# 179-01-74 II:179 En 1966 : > Une mise en garde prophétique\ > de l'épiscopat français « *Une minorité, avec une audace qui s'affirme, conteste, au nom d'une fidélité au passé, les principes du renouveau entrepris... Ils affirment que l'enseignement religieux est en crise ; l'école chré­tienne, en péril ; l'autorité personnelle de chaque évêque, minée par les organismes collectifs de l'épiscopat ; la primauté du Saint-Père, compro­mise par la collégialité ; la doctrine sociale de l'Église, faussée par le progressisme ; la foi de nombreux clercs, pervertie par des erreurs doc­trinales et morales graves. Ils contestent l'appli­cation qui est faite de la Constitution liturgique. Ils critiquent les mouvements apostoliques et leurs méthodes. Ils appellent prêtres et fidèles à s'unir pour sauver l'Église de la décadence à laquelle la conduiraient irrémédiablement les pasteurs... *» (Communiqué du Conseil permanent de l'épis­copat français, juin 1966, pour mettre l'opinion publique en garde contre la revue « Itinéraires ».) 1:179 ### Portés disparus ILS SONT MAINTENANT CINQ. Cinq à l'heure où nous écrivons ces lignes, et peut-être déjà six ou huit, ou davantage, au moment où elles paraîtront. Cinq membres de la com­mission paritaire hors de combat d'une manière ou d'une autre, en fuite ou portés disparus. Depuis que nous avons commencé notre contre-offensive publique, la commission paritaire a donc subi de lourdes pertes, et sans cesse croissantes. Elle a perdu cinq de ses membres. Cinq sur quatorze titulaires. Plus du tiers. Exactement 35,7 %. On estime souvent qu'à plus de 35 % de pertes une troupe est hors de combat. A plus forte raison une commission paritaire. D'autant plus qu'au nombre des pertes figurent le général en chef et le chef d'état-major : et que l'on n'arrive pas à les remplacer. Pas même en faisant automatiquement ap­pel au plus ancien dans le grade le plus élevé. Personne n'ac­cepte. Voici en effet la liste complète des tués, blessés, faits pri­sonniers ou portés disparus depuis le début des hostilités : 1\. -- M. Charles Blondel, président : démissionnaire dès que nous lui avons fait tenir nos premières protestations. 2\. -- M. Touzery, représentant titulaire du ministère de l'in­formation au Sein de la commission : démissionnaire à la suite de M. Blondel. 3\. -- M. Molina : « déchargé de ses fonctions » à sa de­mande. 4\. -- M. Legros, déchargé (ou relevé ?) de ses fonctions par arrêté du ministère des P.T.T. ; 5\. -- M. Fort : même cas. Ces noms, ces personnages et leurs collègues sont inconnus du public ? Ils ne le resteront pas. Nous y pourvoirons. 2:179 Car on ne peut pas à la fois s'attribuer un pouvoir discré­tionnaire et conserver l'anonymat. En sortant de leur fonction de contrôle administratif et de simple application des textes législatifs et réglementaires en vigueur, les commissaires de la commission paritaire se sont exposés à être tirés de leur obscurité et placés en pleine lumière devant l'opinion publique. Nous attendons maintenant d'un instant à l'autre que *le secrétaire général* de la commission, M. Raymond, soit lui aussi relevé ou déchargé de ses fonctions. Nous l'attendons pour plusieurs raisons, la principale étant que nous le récla­mons depuis plusieurs mois, avec des arguments irréfutables et irrésistibles. \*\*\* Pour ceux qui prennent le train en marche, rappelons que la « commission paritaire presse-gouvernement » est cet or­ganisme qui décerne ou refuse arbitrairement, par un pouvoir devenu discrétionnaire, la qualité légale de « périodique » aux publications imprimées. Le refus de cette qualité légale est l'équivalent pratique d'une interdiction administrative de pa­raître. C'est cette interdiction administrative qui a frappé le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, périodique de grande diffusion fondé par la revue ITINÉRAIRES. \*\*\* Le côté le plus spectaculaire de cette affaire est le silence prolongé de la presse. Y compris la presse supposée ou réputée « amie ». Nous en appelons à nos lecteurs, qui pour la plupart lisent aussi d'autres journaux et périodiques ; qui y sont éven­tuellement abonnés ; qui peuvent s'en faire écouter. Nous leur demandons maintenant d'écrire aux directeurs et aux rédacteurs silencieux. Leur écrire gentiment, bien sûr ; mais leur représenter quelle est la situation. En s'appuyant sur notre numéro spécial hors série 179 bis, qui va paraître dans quelques jours. Plus personne ne pourra prétendre qu'il n'est pas « au courant », qu'il n'est pas « informé ». Ce numéro spécial hors série est intitulé : « *L'étranglement administratif du* SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR *et les irrégularités de la commission paritaire presse-gouver­nement. *» 3:179 Nous le disons ici, mais vous pourrez le répéter dans vos lettres aux directeurs et rédacteurs des journaux amis, indifférents ou hostiles : ce numéro spécial sera envoyé gra­tuitement, à titre de « service de presse », à toute personnalité directrice ou rédactrice de la presse française qui nous en fera la demande. S'il s'agit de grands timides, qui n'oseraient pas demander, vous pouvez le leur envoyer vous-mêmes, sous pli fermé, com­me « lettre », et avec une lettre d'accompagnement et d'ex­plication. Parmi les dernières pages du présent numéro figure un bulletin de commande pour ce numéro spécial. Comme il est « hors série », il ne sera pas envoyé à nos abonnés, mais seulement à ceux qui nous en passeront commande. Il faut le répandre, le faire circuler, le faire lire de proche en proche, parmi nos voisins, c'est-à-dire dans le public des autres jour­naux et périodiques. Si vous faites cela, amis lecteurs, si vous le faites suffisam­ment, le reste suivra, quasiment tout seul. \*\*\* Post-scriptum. -- Nous apprenons en dernière minute que la commission paritaire a de nouveau un président, cinq mois après la disparition du précédent : M. Roland Canet, conseiller d'État comme il se doit. On va donc voir maintenant si la commission paritaire sera ramenée dans la légalité ou si son arbitraire continuera comme avant. Le secrétariat de la commission s'était arrogé un pouvoir discrétionnaire. Le nouveau président devra choisir soit de couvrir les habituelles pratiques irrégulières et illégales de la commission, soit d'en changer vigoureusement le personnel et les usages. 4:179 L'arsenal 1 et l'arsenal 2 I. -- Pour le catéchisme l'arsenal indispensable \[...\] II\. -- Suite de l'arsenal : le combat spirituel de notre temps \[...\] 13:179 ## ÉDITORIAL *Contre le sexe obligatoire à l'école* ### C'est maintenant le grand combat par Luce Quenette IL S'AGIT D'UN DEVOIR ABSOLU. DES PARENTS CHRÉTIENS DOIVENT S'INSURGER. Des parents qui savent leurs fins dernières ne peuvent pas accepter sans craindre leur perte éternelle cet enseignement du vice, qui garantit, par « éducation nationale », le droit aux enfants à semer dans la chair pour récolter la mort. Si vous avez engendré pour livrer vos enfants à cela, tremblez devant le jugement qui suit le dernier soupir et où le Juge vous dit : « Qu'as-tu fait de tes enfants ? » Aujourd'hui est le jour de votre colère, -- ou le jour de la colère de Dieu contre vous. La terreur doit saisir l'âme des parents. Se « rassurer », c'est livrer l'enfant au feu, et rire pour lui et pour soi de l'Enfer. \*\*\* Sans doute la « permission de l'avortement » c'est l'ho­micide installé dans les mœurs, l'assassinat prémédité de l'être qui a le plus droit à la protection de la société. 14:179 Lé­gitimer l'avortement, c'est attenter mortellement à la ci­vilisation humaine et chrétienne. Mais si les misérables qui ont donné la vie volontairement pour la tuer ensuite font plus horreur devant la raison que l'assassin d'un enfant au berceau, lequel, pour se défendre, a sa grâce visible et ses cris ; cependant, les créatures humaines de Dieu, ainsi jetées à l'éternité, sans baptême, ne tombent pas au feu éternel ; conçues dans le péché, elles ne con­naîtront pas la damnation, car leurs assassins, eux-mêmes égarés par leur passion, la loi inique, et la peur des con­séquences de leur volupté, n'ont pas pu leur apprendre le mal. Ces petits morts ne seront pas élèves du vice comme leurs frères baptisés le seront après leur baptême. L'hor­reur a soulevé les cœurs et la presse contre l'assassinat des fœtus, mais par cette loi de mort, médecins, chirurgiens, mères et pères ne tuent que le corps. Les autres tuent les âmes. \*\*\* J'ai montré le mortel danger de l'initiation retenue et précautionneuse parce qu'elle introduit au mal en l'appri­voisant, parce que, ayant ouvert par permission magistrale la voie contre nature aux victimes, elle a perdu le pouvoir de les y arrêter ; parce que, maintenant, nous savons qu'il y a, scolaires, autorisés, les manuels (terme effroyable de réalité), les manipulateurs Hachette. Et ces manuels Ha­chette ne sont autre chose que le petit livre rouge habillé « permissivement ». Ce « petit livre rouge des écoliers et des lycéens » avait fait la trouée ; on l'a interdit ; sur ses brisées, passe « l'Encyclopédie de la vie sexuelle » qui légalise sa prédication. \*\*\* Je n'ai plus qu'à vous crier, parents : terreur et croi­sade ! Croisons-nous, pour l'expiation de nos péchés sans doute, mais par obligation, car c'est une Croix qu'il ne nous est plus loisible de choisir, elle est aussi absolue pour les mères que le devoir de garder Vivant, autant que Dieu le veut, le germe croissant dans leurs entrailles -- devoir aussi absolu, mais, je ne crains pas de le dire, plus grave : car moins affreux est de tuer le corps qu'empoisonner l'âme. 15:179 Cette sainte et naturelle terreur doit nous faire crier nous ne voulons pas. Nous ne voulons pas pour nos enfants, pour notre Pierre, notre Philippe, notre Jeanne, mais nous ne voulons pas pour les pauvres et pour les enfants des pauvres. J'entends certes par pauvres ceux qui ne peuvent pas payer une bonne école privée, mais aussi, mais sur­tout ceux qui n'ont pas reçu dans leur éducation, dans leur culture, dans leur apprentissage, autre chose que la laïcité, ceux qui sont nés et qui vivent confiés à l'État, et aussi, enfin, les pauvres chrétiens, pauvres aveuglés par les innombrables mauvais prêtres, agents actifs de la sexua­lité franc-maçonne. Ceux-là, possédés de luxure, exploitent la naïveté, l'ignorance, la routine, la confiance des pauvres qui croient encore à l'écoles des Sœurs, au catéchisme du curé recyclé, du vicaire (« *qui ne nous a pas gardés aujour­d'hui, maman, parce qu'il allait se promener avec sa maî­tresse *» : authentique, par petite fille d'ouvrier, 10 ans). Le riche d'instruction et d'esprit de foi et de critique et d'argent échappe encore à l'abîme de corruption qui veut s'appeler l'Église des pauvres ; mais « les pauvres ne sont plus évangélisés ». Une fille de 20 ans, étudiante à Nanterre, voit distribuer des manuels de cette sorte, elle en rapporte un à sa sœur, mère de cinq enfants : « Lis ! » a-t-elle dit. La jeune mère, aux premières lignes, saisie d'horreur, jette le volume. Alors la fille, dure, impitoyable : « Tu n'as pas le courage de lire, et tu livres tes enfants à ça. Tu n'as pas honte Tu es obligée, entends-tu, de savoir comment ton mari et toi vous acceptez qu'on les tue ! » Il ne s'agit plus de leçons prématurées, imprudentes, perfides, sur les fonctions physiologiques de procréation. Cela, c'est le prétexte, la couverture, la mince couche d'hy­pocrisie dont se contentait l'invraisemblable malice ou faiblesse de l'Éducation Nationale pour autoriser l'invasion de la sexualité à l'école. Maintenant, c'est le Ministre de la Justice qui laisse publier le cynisme d'une initiation, d'une exhortation aux vices contre nature, avec assurance d'impunité, de plaisir, de sécurité, de discrétion, doublée de l'exhortation révolutionnaire contre la famille et sa morale naturelle. Dieu est mort, c'est entendu ; les pa­rents sont encore bons à écraser et les fœtus accidentels à tuer, la stérilité à assurer « avec sécurité absolue » (Ha­chette, p. 121). Les vices ne sont plus honteux, ils sont la soupape de sûreté (p. 55), le nouveau « devoir ». 16:179 Voilà ce qui peut se publier, en France, sans que l'édition Hachette soit « inquiétée », sans que dix mille prêtres, dix mille médecins, dix mille ouvriers, dix mille humains enfin, se lèvent et descendent dans la rue pour la terreur des misérables qui font bien plus que tuer le corps de nos enfants, et par l'école obligatoire, payée de nos « contributions ». Or, la loi contre l'attentat à la pudeur n'a pas été abro­gée, la loi pour permettre l'avortement dans le cas de ceci, dans le cas de cela, n'a pas encore été votée ; et, en classe, *en classe,* on attente à la pudeur et on vote l'avortement aux oreilles et aux cœurs *des enfants.* Le voilà, le texte toujours inscrit dans nos lois contre l'immoralité et l'impudicité : « Articles 283 à 286 du Code pénal. « Sera puni d'un mois à deux ans de prison et de 360 à 18 000 francs d'amende quiconque aura : fabriqué, dé­tenu, commercé, distribué, loué, affiché, exposé, importé, exporté, transporté ; *fait* importer, exporter, transpor­ter ; quiconque a projeté, offert, remis, fait entendre, attiré l'attention, publié, publiquement ou non, par quelque moyen ou forme que ce soit, tout ce qui est contraire aux bonnes mœurs. Doublé si cela est com­mis envers un mineur. » Décret sévère, complet, prévoyant, attentif, redoutable... et mort. \*\*\* Mais savez-vous le premier et imprévu résultat, auprès des bons parents inquiets et tremblants, de cette offensive d'Enfer ? Le voici : On nous donne le conseil de nous précipiter, dans les jours qui restent, à instruire nos enfants, vite, vite, nous-mêmes, de quoi ? -- Du splendide amour humain et de la totalité de ce que comporte le don réciproque *spirituel, affectueux et tendre* des époux, dans le sacrement de mariage. 17:179 J'entends ! Mais, oui ou non, engage-t-on les parents à expliquer physiologiquement, eux-mêmes, à leurs enfants, AVANT LA SIXIÈME, la physiologie de l'œuvre de chair. Oui ou non ? *S'il s'agit de l'affection spirituelle et tendre entre leur papa et leur maman, tous les enfants chrétiens sont au courant et la vivent, si leurs parents sont vertueux.* Veut-on dire : sexualité physique, alors on vous charge d'ALLUMER ET DE NOURRIR LA CURIOSITÉ CHARNELLE dûment enrobée de spirituel. Je vous en supplie, comprenez que la « *curiosité *» n'est pas un vase à bords délimités qui, lorsqu'on l'a rempli d'une satisfaction prématurée dite honnête, ne demande plus rien et reste plein et tranquille. La curiosité de la chair est vivante, concupiscence et pressentiment de volupté : l'œu­vre de chair ne doit pas être expliquée dans un âge où cette explication est contre nature. Si on éveille, qui arrêtera les questions et l'appétit des réponses que proposeront en classe, à des imaginations déjà instruites, les monstres dont l'arsenal est tout préparé, arsenal double : *Ta mère et ton père t'ont dit cela et cela, pour te faire croire que c'est tout,* « on t'a donné des allumettes, en te défendant de jouer avec le feu » (Hachette, p. 14). *C'est que tes parents ont peur que tu en saches trop...* \*\*\* Croyez au péché originel, croyez à la curiosité, appétit insatiable. Taisez-vous et *réfléchissez.* Votre enfant a reçu de vous les explications qui con­viennent à son âge *dans une société chrétienne normale.* Et donc, *rien* de l'union charnelle de l'homme et de la femme. Eh bien, *apprenez-lui maintenant que l'école athée a résolu de lui enseigner le MAL,* en double agression l'impureté, et la haine de ses parents. Dites-lui que vous ne le mettrez jamais dans une école qui le forcerait à subir cette infernale entreprise. Allez trouver le Directeur, protestez que jamais vous n'auto­riserez votre enfant à assister à une seule de ces leçons, exigez l'horaire. Vous viendrez le chercher, l'extraire. Et dites à votre enfant qu'il doit fuir cette heure abominable et *courir vers vous.* 18:179 Voilà l'unique, la seule conduite à tenir avec *lui,* si vous avez fait votre devoir, je veux dire si vous avez inspiré une confiance invincible et *l'horreur du péché,* la peur des châtiments éternels. Ce que je dis là a été expérimenté cent fois et a fortifié l'amour des enfants pour leur père et pour leur mère, a fortifié leur volonté, la grâce en leur âme, leur force de caractère, éclairé et satisfait leur intelligence. Ce n'est pas en prévision de l'information monstrueuse du vice que vous devez parler à vos enfants de sexualité et altérer ainsi les structures traditionnelles de la famille chrétienne ; c'est indépendamment de ce cataclysme. MAIS vous avez à apprendre *aujourd'hui* à vos enfants à *fuir le Mal ;* avec résolution, héroïsme s'il faut ; et il faut sûre­ment. \*\*\* Cette force nouvelle, accrue, fortifiée de foi, de confiance en la vertu des parents, cette ferveur de pureté, cette pru­dente farouche et gracieuse, c'est la nouveauté (combien antique) qui « adaptera » la famille chrétienne, parents et enfants, à l'horreur d'aujourd'hui, à la lutte nouvelle, actuelle, à toutes les nouvelles attaques de l'ennemi du Salut. C'est de croix, de foi, de virginité, de fidélité héroï­que qu'il faut parler aux enfants ; non d'accouplement, si méritoire et splendide qu'on le proclame. Il faut armer nos petits comme les premiers petits chrétiens, parmi les­quels fleurissait la virginité martyre. Et pour les fortifier ainsi, la physiologie est inutile ; la pudeur naturelle, la grâce du baptême, la confiance en vous (si vous la méritez par votre conduite, votre *tenue,* votre conversation) sont des armes toutes puissantes. Mais, dites-vous, si mon pauvre enfant est déjà conta­miné *par de mauvais camarades,* ne dois-je pas... Vous devez *le convertir,* inspirer le repentir. C'est par l'horreur du péché, l'amour de Notre-Seigneur crucifié, l'amour de la Sainte Vierge, la honte d'avoir souillé un corps créé à l'image de Dieu et racheté par Notre-Seigneur qu'on rend un enfant à la pureté, et à l'amour de la chas­teté, forte, Virile, victorieuse. *Je* vous assure que cette méthode est la seule véritable. 19:179 Je dis à cette petite fille de 9 ans et demi dont la mère est ce que je vous souhaite d'être : « Tu sais qu'en classe, sous ce vilain nom de sexualité, on veut t'apprendre le mal ? » Et la petite aux yeux purs : « Je sais, Maman me l'a dit. J'ai entendu un jour une cousine en vacances dire à un garçon d'enlever sa culotte, j'ai emmené ma petite sœur, on a couru vers Maman qui a crié après cette fille et maintenant, jamais je n'irai vers elle. » Et la mère : « Je n'attends qu'une place dans votre école pour l'y mettre. Je vais aller exiger, et avec quelle colère, que jamais elle ne reste à une de ces horreurs de leçons, mais elle n'y resterait jamais ; d'elle-même, elle se sauvera, je le sais... Seulement, pourquoi n'y a-t-il pas d'écoles saines pour nos pauvres petits enfants ? Oui, pourquoi ? Parce qu'on nous dit qu'il faut beaucoup de gros capitaux ? » Moi je vous dis qu'il faut le feu sacré dans la pauvreté et le dévouement ! C'est l'indicible tristesse : trois, quatre, cinq, dix écoles... pour des millions d'enfants. Et vous ne me croirez pas, vous croirez qu'il suffit, pour préserver, de prévenir honnêtement en sexualité les vices de la sexua­lité ! Ces jours-ci, je ne lis partout que ce moyen-là qui place l'éducateur catholique sur le terrain choisi par l'ennemi, terrain où nos monstres, seuls avec la fragile enfance, ne redoutent plus rien. \*\*\* Mais je dédie ma tristesse, et mon espoir et ma suppli­cation et tout ce que nous avons écrit sur ce sujet depuis plus d'un an, à M. l'Abbé Berto. Sa sainte et libre parole nous fortifie et garantit la nôtre ([^1]). Heureuses les religieuses de Pontcallec qui ont joui d'une formation si doctrinale, qui ont appris de lui comment élever dans la pureté les enfants « déshérités » comme on disait et auxquels il donnait le plus noble et le plus sûr héritage de l'expérience catholique. Luce Quenette. 20:179 ## CHRONIQUES 21:179 ### Dom Bellot par Henri Charlier DIEU A DONNÉ à la France, à la fin du XIX^e^ siècle et au début du XX^e^ des grands hommes en abondance qui ont renouvelé tous les langages de la pensée. Peintres, sculpteurs, poètes, économistes, philosophes ont tenté et réussi la réforme intellectuelle qu'on sentait de plus en plus pressante depuis le XVIII^e^ siècle. Ils ont essayé de retrouver les méthodes et les principes que la Renaissance avait fait oublier et mépriser. Leurs œuvres ont une jeu­nesse, une abondance, une fraîcheur, une variété qui rap­pelle celle du XII^e^ siècle. Contre la Renaissance qui avait tourné l'art et toute la pensée dans la voie de la psycho­logie et de la passion, ils ont recherché les fondements métaphysiques de l'art et de la pensée, complètement oubliés, perdus ou méprisés. Oui, même des artistes comme ceux que les critiques ont appelés « *impressionnistes *», d'un mot qui les fait prendre pour de purs sensualistes, ont fait une réforme intellectuelle de la plus grande profondeur. Ils ont détruit dans l'esprit des artistes une fausse abstraction de la cou­leur que la Renaissance avait fini par imposer. Car, comme le dit Péguy : « Il y a une tourbe d'hommes qui pensent par sentiments tout faits dans la même proportion où il y a une tourbe d'hommes qui sentent par sentiments tout faits (...). Il y a aussi peu de peintres qui regardent que de philosophes qui pensent. » La conception réformée de la couleur par les impres­sionnistes (si mal dénommés) est par excellence une œuvre intellectuelle comparable seulement à celle de Bergson dans son livre : *Les données immédiates de la conscience*. Mais Bergson n'était pas forcé de comprendre un autre langage que le sien. Dans ce livre même où il tire de l'art beaucoup de comparaisons, son incompétence éclate dans ses juge­ments sur l'art même dont il voudrait s'aider. 22:179 Parlant à lui-même, j'ai pu constater qu'il ne voyait dans la couleur que sensations et perceptions. Mais, pour le peintre la couleur n'est pas seulement une perception : il l'a choisie comme son langage. Ce langage est bien forcé, comme tous les langages, comme celui du musicien, de partir des perceptions, mais il est aussi, nécessairement, une conception de l' « étant ». Le résultat doit être l'har­monie des couleurs, c'est-à-dire l'accord, l'union de l'un et du divers, le problème éternel de la pensée. Vinci croyait l'avoir résolu par le clair-obscur, en ad­mettant qu'une échelle du blanc au noir traduisait exacte­ment les rapports de valeur entre les couleurs. Or rien n'est plus faux ; c'est le type même d'une fausse abstraction. On ébaucha tous les tableaux en partant de là et tous les tableaux entre le XVI^e^ siècle et les impressionnistes ont un dessous bistre ou noirâtre très sensible. Bien entendu ce que les peintres appellent la valeur existe bien mais elle est couleur. C'est le type même d'une idée générale abstraite par l'intelligence. Quand Descartes, dans son « poêle » s'est mis à douter de sa propre existence, il avait commencé sa journée par se lever et chercher son pot, vous savez pourquoi. Il s'est recouché, a cogné sur la cloison pour appeler son ordonnance, et il a déjeuné. Puis, il a douté d'être. Je pense que la conscience d'être a commencé très tôt, sur les genoux de sa mère, et qu'il n'a pu penser qu'à l'aide des images, puis des mots matériels que lui four­nissait ce monde dont il s'est pris à douter. Le « je pense donc je suis » est une néfaste sottise, j'en parle seulement pour faire sentir le poids de matière et de sou­venirs de sensations que recèle tout langage. Ce poids est même si lourd qu'il est souvent impossible de traduire exactement un mot d'une autre langue dans la vôtre. Et vous croyez comprendre exactement le mot pain dans toutes les langues où il existe. Mais si en un pays le pain n'est jamais salé alors qu'il l'est dans le vôtre, vous voilà quinaud : le mot ne correspond pas vraiment au même objet. L'Allemand dit : « Je deviens aimer » pour dire « J'aimerai ». Le Français dit : « J'ai à aimer. » Hegel ne sera jamais compris, chez nous, sinon par ceux qui veulent faire croire qu'ils le comprennent. Le peintre *crée* la couleur, et pour la créer, il est obligé de *supprimer une dimension de l'espace*. Sans cela, il n'y a pas d'art de la couleur, qui devient ainsi un langage de l'esprit. 23:179 Quoi de plus intellectuel qu'un tel procédé ? Il est ana­logue à celui du langage qui est forcé de parler *successi­vement* de ce qui est *en même temps* dans l'être, et de trou­ver *un ordre pour ce qui n'est nécessité* que du langage, et pas de *l'étant*. Or c'est là de l'art pur, comme l'architec­ture, aussi délicat et faillible que celui des peintres. La besogne des impressionnistes fut donc intellectuelle au premier chef. Les premiers d'entre eux qui s'en occupè­rent durent négliger ce qui n'était pas couleur : mais leurs successeurs immédiats, Cézanne, Van Gogh et Gauguin réin­troduisirent dans cette couleur rénovée la tension de la forme, le grand art du Moyen Age à peu près perdu depuis le XVI^e^ siècle. Dans un siècle tout matérialiste et déter­ministe et où le matérialisme paraissait réussir pleinement, ces artistes incompris ont été les héros du spiritualisme et quelques-uns même les martyrs. On ne peut appeler autrement des artistes comme Gauguin, Erik Satie, Van Gogh. D'autres, grâce à quelques petits revenus, comme Cézanne et Puvis de Chavannes, ont pu vivoter. Des écono­mistes de la valeur de Le Play et La Tour du Pin n'ont pu persuader une société qu'aveuglait le contentement d'elle-même. Péguy, à la veille de sa mort, avait vendu cinq exemplaires de l'Ève, parue six mois auparavant. La réfor­me allait si loin, elle était si profonde que peu de gens se souciaient de réformer des habitudes mentales qui ne pa­raissaient pas si mal réussir dans le monde. Aujourd'hui, où le matérialisme social, le déterminisme historique ont montré quels étaient leurs fruits, beaucoup d'honnêtes gens commencent à réfléchir ; ils se demandent si le plus précieux de tout dans le monde n'est pas cette parcelle d'amour et de liberté que tout homme apporte et si le bon usage qu'on en fait n'est pas la chose véritable­ment essentielle. Or cela leur fut dit sur tous les tons, pendant quatre-vingts ans (en dehors du clergé) par tous les grands hommes que Dieu avait disposés pour cela. La France, ni le monde ne les a guère écoutés : la plupart sont morts pauvres (ce qui n'est rien) et inconnus, ou n'ont touché qu'une élite impuissante à faire entrer leur pensée dans le train des jours. L'obstruction d'un monde qui court à sa perte dure encore. La race des parasites de la pensée, que le papier, l'imprimerie, les machines, les écoles et le journal ont fait grandir en force et en nombre, déchire et dévore l'œuvre des penseurs et n'en laisse paraî­tre sur le papier que les restes de son horrible digestion. La réforme intellectuelle est ainsi compromise par ceux même qui font semblant de la prôner. C'était une mise en ordre ; ils en font une révolution perpétuelle. C'était une recherche des fondements de la pensée ; ils en font un subjectivisme absolu. Tout craque ; l'on aurait besoin plus que jamais d'une lumière pure et les efforts pour offusquer celle que Dieu nous envoyait sont près d'aboutir. 24:179 Les grands talents et les hommes de génie de cette triste époque auraient donc été gâchés en pure perte, si tout ce qui est esprit pouvait se perdre. L'immense effort de ce temps passera en quelques hommes qui en conserveront les principes, et ceux-ci traverseront l'époque de barbarie où nous entrons pour reparaître et se développer au grand jour des époques fortunées quand Dieu rendra la paix à la terre, aux hommes le bon sens et la foi. Car, comme l'écrivait dom Bellot dans les « Réflexions sur l'Architecture », « les œuvres d'art ne naissent pas de la suffisance et de l'orgueil, mais de la connaissance du réel. L'art véritable édifie sur un fond de bon sens et de simplicité, il s'élabore dans le silence et l'humilité, il est le fruit de l'esprit et du cœur de l'homme tout entier. L'Évangile nous dit que le Paradis est pour ceux qui ressemblent aux petits enfants ; or l'art est comme une porte ouverte sur les achèvements et les harmonies de l'éternité bienheureuse, mais que seules peuvent pousser des mains candides. Je parle ici, on le comprend, de l'art chrétien, qui est l'art parfaitement humain, tout comme, proportionnellement, l'homme parfait ne se trou­ve que dans le saint ». \*\*\* On voit que l'homme dont nous entreprenons de parler savait présenter lui-même sa pensée fondamentale. Il n'a pas été mieux traité que ses émules des autres arts. Comme religieux, il a été pendant vingt-cinq ans exilé de son pays même. Enfin, dans la déroute des esprits, son influen­ce n'a même pas commencé en France, non plus que celle de Gauguin et d'Erik Satie. Nul n'est prophète en son pays. \*\*\* LE RÉVÉREND PÈRE PAUL BELLOT est né à Paris le 7 juin 1876. Son père était architecte et il va de soi que les goûts du jeune homme ne furent point contrariés. Il entra aux Beaux-Arts en 1894. A vingt-quatre ans, en 1900, il obtenait son diplôme. C'était un jeune homme très bien doué dont l'avenir paraissait assuré. A cette époque, il fut donc question dans sa famille de l'établir, et dans celles qui étaient armées d'une fille de la proposer à un jeune homme dont l'avenir s'annon­çait si bien. Un de ses anciens maîtres et les parents ar­rangèrent une rencontre au cours d'une réunion. Les jeu­nes gens furent présentés l'un à l'autre, les conversations s'engagèrent de tous côtés ; et les parents guettèrent tout de même les jeunes gens ; ils étaient ravis, car une par­faite entente paraissait régner entre eux, à en juger par l'aimable animation de leur conversation. 25:179 Hélas pour les intentions matrimoniales : les deux jeunes gens parlaient de saint Jean de la Croix, et s'avouaient l'un à l'autre leur vocation religieuse ; l'un voulait entrer chez les bénédictins, l'autre chez les carmé­lites : ils étaient parfaitement d'accord. \*\*\* Dom Bellot m'a dit n'avoir pas eu alors d'idées bien nettes, mais seulement le désir de faire autre chose que ce qu'il voyait faire autour de lui. Mais il faut croire que ses désirs allaient plus haut qu'à une réforme de l'art. Il entrait à l'abbaye de Solesmes au moment même où des lois iniques chassaient les religieux de France. Il avait renoncé pour toujours à l'architecture dans l'espé­rance du ciel et devant la nécessité de conformer ce Paul qu'il était à l'image du Christ, besogne qui doit en effet prévaloir à toute autre. Le 29 mai 1904, le jour de la Sainte Trinité, dom Paul Bellot faisait sa profession mo­nastique. Les dons intellectuels et la faculté créatrice, en ceux qui les ont reçus, ont une telle puissance, qu'en général ils subordonnent tout à leur exercice. Ce sont parfois des monstres qui dévorent famille, patrie, bonheur. L'exemple de Bernard Palissy est célèbre. Les artistes de nos jours ont embrassé la misère, se sont vus rejetés de la société (grand scandale, dont la société reçoit le châtiment) et ils l'ont acceptée plutôt que de renoncer à l'exercice de ces dons qui leur paraissent leur raison d'être. On connaît les douces paroles de Van Gogh à son frère : « Si un peintre se ruine le caractère en travaillant dur à la peinture, qui le rend stérile pour bien des choses, pour la vie de famille, etc., il peint non seulement avec de la couleur, mais avec de l'abnégation et du renonce­ment à soi, le cœur brisé. Plus je deviens dissipé, ma­lade, cruche cassée (*sic*), plus, moi aussi, je deviens artiste, créateur, dans cette grande renaissance de la­quelle nous parlons. ... Mais cet art éternellement existant, et cette renaissance, ce rejeton vert sorti des racines du vieux tronc coupé, ce sont des choses si spirituelles qu'une certaine mélancolie nous demeure en songeant qu'à moins de frais on aurait pu faire de la vie au lieu de faire de l'art. » 26:179 En abandonnant pour Dieu les dons exceptionnels qu'il en avait reçus, dom Paul Bellot faisait un très grand sacrifice que seuls peuvent comprendre ceux qui sacri­fient une vocation. Mais Dieu ne lui avait pas fait tant de dons pour lui seul et n'entendait sans doute pas qu'ils lui fussent ainsi sacrifiés sans avoir servi manifestement à Sa Gloire. Les religieux chassés de France avaient besoin d'asiles sur la terre étrangère, de chapelles pour l'office divin, de lieux conventuels. Ils se trouvèrent amenés à bâtir des monastères qu'ils espéraient provisoires et, plutôt que de s'adresser à des architectes de renom capables d'élever de coûteuses bâtisses en « pur treizième », ils prirent chez eux le jeune architecte dont le diplôme était censé prou­ver le savoir et les aptitudes. Ils lui demandèrent d'élever rapidement des monastères économiques. Il se trouva que ce jeune profès était un homme de génie et que ces monastères provisoires furent des chefs-d'œuvre. Dom Bellot avait renoncé pour servir Dieu aux dons intellectuels mêmes qu'il en avait reçus, et ainsi ces dons furent amenés à servir Dieu directement et uni­quement. La profession monastique, le vœu de pauvreté, le mettaient à l'abri de l'ambition et des besoins qu'impose la vie d'un laïc et dom Bellot n'a bâti que des églises, des monastères ou des écoles. Il n'avait jamais cessé, sans toujours s'en rendre compte, de réfléchir, depuis son entrée au monastère, à la destinée de l'art et à sa réforme nécessaire. Dans une conférence faite au Canada en 1934, il explique : « Je sais par expérience la tyrannie qui peut résulter d'une trop grande expérience de l'architecture classique, ayant pendant sept ou huit ans dessiné des kilomètres de corniches, des centaines de frontons, des armées de colonnes, de chapiteaux et de tout ce qu'on peut imaginer en ce genre ; je ne voyais plus que par ces formes. (...) L'apprentissage de la vie monastique, fort heureusement, me permit de me livrer vraiment à la réflexion, de me dégager de la fascination des formes anciennes et de dé­couvrir pour mon profit l'âme même de la tradition, son courant vital, et en lui, les principes perdurables de l'art et du goût. « Ce ne sont pas tant les formes d'art qu'il faut ensei­gner à la jeunesse que leurs principes invariables, c'est-à-dire : leur raison d'être, leur structure, leurs méthodes, leurs transformations suivant les besoins et les mœurs. » 27:179 Cette vie monastique qui paraissait un abandon des dons réels donnés par Dieu, était en vérité une mise en ordre par un esprit réfléchi, sous l'influence de la grâce, de ces dons eux-mêmes. Dieu est la source, le centre et l'aboutissement de notre vie. Il importe de le mettre à la première place. Tout chrétien le peut quelle que soit sa condition et son état de vie. Les jours de dom Bellot sont un parfait exemple de ce qu'un esprit libre et intelligent gagne à voir en Dieu le soleil de sa vie. Dieu nous mène, il est en nous plus intime à nous que nous-même, et pré­pare ses serviteurs. Le jeune moine eut au monastère le temps de réfléchir avant d'opérer, et celui qui avait aban­donné sa vocation d'architecte pour servir Dieu, fut amené par son maître à construire églises, écoles, monastères dans trois parties de l'ancien et du nouveau Monde. \*\*\* La communauté de l'abbaye Saint-Pierre de Solesmes, à laquelle il appartenait, s'était réfugiée dans l'île de Wight en Angleterre, où les religieux louèrent une grande propriété ; celle de Saint-Paul de Wisques se réfugia en Hollande, près de Breda. Trop étroitement logés, les reli­gieux voulurent construire. Dom Bellot y fut envoyé et commença à bâtir à Oosterhout cellules, simple cloître et chapitre sur le plan traditionnel. Mais dans l'île de Wight, l'abbaye de Solesmes n'était que locataire d'un abri pro­visoire très mal disposé pour la vie religieuse. Les cir­constances imposèrent de trouver le plus rapidement pos­sible une demeure pour cent religieux. En un an, à partir d'avril 1907, dom Bellot construisit les cellules, trois côtés du cloître, le réfectoire et le chapitre. Pendant ce temps, le monastère d'Oosterhout, conçu pour abriter les religieux chassés de France, recevait de nombreux novices hollandais. Le gouvernement de la Fille aînée de l'Église, si mal disposé pour elle, remplissait malgré lui sa mission providentielle et introduisait en Hollande des missionnaires de la vie contemplative que ce pays n'avait pas connue depuis trois siècles. Dom Bellot retourne en Hollande et construit le chœur des moines et la bibliothèque, il agrandit le cloître et le réfec­toire. L'agrandissement du plan le pousse à construire le bâtiment de l'office et de la cuisine en dehors de l'ancien plan et sur sa diagonale, solution très heureuse et fort originale. La cuisine a une voûte en mitre reposant sur des trompes qui assure le cube d'air nécessaire et qui est du plus magnifique effet. Dom Bellot retourne à son mo­nastère. 28:179 L'expérience acquise pendant les quatre années précédentes va lui servir car il construit alors en trois ans l'église de son abbaye (1910-1912). On peut réussir un réfec­toire et manquer une église. La première qu'il construisit fut l'œuvre d'un maître. Sa consécration eut lieu en 1912. Une hôtellerie, bâtie aussitôt après, complète cette grande abbaye qui commença d'établir la réputation de dom Bellot. Dès ces premières constructions il avait déjà employé les briques de multiples couleurs et les joints diversement colorés dont il fit par la suite un si magnifique usage. Les principes très simples de ses constructions à venir y étaient déjà tous appliqués. Mais à Oosterhout, le monastère n'avait toujours point de chapelle, la sacristie en tenait lieu. En 1920, dom Bel­lot fit édifier le sanctuaire, et sans doute il en serait resté là, ayant mis à l'abri ses frères en religion, si la divine Providence n'avait amené faire sa retraite à Saint-Paul un curé hollandais qui avait une église à construire. Ému à bon droit de la beauté religieuse du sanctuaire où il venait prier, il désira d'un grand désir avoir une église de la main du même architecte. Il insista assez pour obtenir du Père Abbé qu'on laissât dom Bellot construire hors du monastère. Ainsi est née l'église de Noordhoek dans les polders du delta du Waal. Il est peu de contrées aussi tristes pour un habitant des pays de collines ou de montagnes que ces plaines au-dessous du niveau de la mer, divisées par des digues en carrés d'une vingtaine d'hectares. Les mai­sons sont bâties sur la pente des digues qu'elles semblent à peine dépasser ; elle s'y abritent du vent. Le climat est rude ; Noordhoek veut dire « Coin du Nord ». L'église qu'y a construite dom Bellot y est une joie pour le cœur et les yeux ; elle y est aussi l'unique et commune richesse des pauvres habitants. A la fin de ce travail, dom Bellot ne put suffire aux travaux qui lui étaient demandés. Sa compétence en ma­tière de devis égalait son art et ajoutait encore à sa renommée. Il bâtit successivement le collège d'Eindhoven, la garderie de Bavel, l'église de Heerle, puis celles de Besoyen et de Leerdam, la chapelle du cimetière de Bloe­mendaal, des églises encore en de nouveaux quartiers dans les villes d'Eindhoven et de Nimègue. Telle est son œuvre hollandaise. Elle prit fin parce que le gouvernement français, sans abolir les lois qui les chassaient, permit la rentrée des religieux et toléra leur présence. C'est à ce moment (1928-1930) que dom Bellot construit le monas­tère de la Visitation à Bruxelles, œuvre charmante et vir­ginale, et l'église de Comines sur la frontière franco-belge ; celle-ci en collaboration avec M. Storez qui l'y avait généreusement invité. 29:179 Dom Bellot allait rencontrer en France de nouveaux matériaux. En Hollande, l'unique matériau qui vienne du sol même est la brique ; les autres y doivent être importés ; dom Bellot avait donc employé uniquement la brique et s'était montré un maître dans la façon d'en user. Serait-il devenu un architecte aussi ori­ginal dans l'emploi de la pierre et du ciment s'il avait été amené, de sa vingt-cinquième année à sa quarantième, à bâtir uniquement en pierre et en ciment ? Nous le croyons. Dom Bellot a donné dans ces deux matériaux des œuvres belles et ingénieuses, comme l'église d'Audincourt et le cloître de Solesmes dont il était capable de perfectionner les solutions s'il avait eu davantage à construire à l'aide de ces matériaux. On oublie trop que le ciment est un matériau cher, et dont la décoration reste à trouver ; la pierre, un matériau dont la décoration est trouvée depuis longtemps, mais la sculpture est une décoration chère, aussi chère que le serait la mosaïque sur le ciment. Dom Bellot avait donc une préférence secrète pour la brique, qui est bon marché et dont il pouvait tirer en même temps l'architecture et la décoration de ses bâtiments. Un contre­maître avec qui je visitais un des chantiers du Père Paul me disait : « *Monsieur, on a coutume de dire : Quand les maçons s'en vont il n'y a que la moitié de l'ouvrage de fait. Eh bien ! nous allons nous en aller, et c'est fini ! et comment ! regardez-moi ça ! *» Dom Bellot était maçon. Il a fait pour la brique ce que nos architectes du Moyen Age ont fait pour la pierre ; l'ornement lui-même est tiré des éléments de la construction. Le support, la croisée d'ogive, les arcs, tels sont les ornements ; tracez-y quel­ques moulures et l'église est décorée d'une manière qui souligne la construction au lieu de la cacher. Sans doute on peut concevoir un décor plaqué sur la bâtisse et indé­pendant de la construction. Certaines époques ne s'en sont pas privées. Mais l'unité d'un monument est certainement plus satisfaisante pour l'esprit, la pensée qui l'a fait naître plus claire et plus puissante quand ce sont les nécessités matérielles, les principes même de la construc­tion qui se tournent visiblement en grâce et en liberté. Or cela n'avait jamais été fait pour la brique : elle était, ou bien revêtue de matériaux plus riches, ou bien em­ployée en mélange avec la pierre, celle-ci faisant toujours au moins le cadre des ouvertures. En Hollande même, où la brique était l'unique matériau, on se contentait de lui donner différentes formes par le moulage. Elle figurait ainsi des colonnes et des moulures imitées de la pierre. 30:179 Rien qu'à ce point de vue, l'œuvre de dom Bellot est tout à fait exceptionnelle et l'on comprend sa préférence pour cette fille de son esprit. Les artistes ont rarement l'occasion de faire faire à l'art un pareil saut dans l'his­toire. La brique s'offrait à cette entreprise depuis bien des siècles sans que personne s'en soit avisé. Un homme de chez nous vient de s'offrir cette gloire : désormais la brique est à elle seule un matériau d'art d'une richesse surprenante et il sera à jamais impossible maintenant d'employer la brique sans devoir quelque chose à l'esprit créateur de dom Bellot. Nous verrons que son œuvre a une portée plus haute encore. L'église de Comines est faite d'une charpente de béton avec remplissages en briques ou en parpaings colorés. Le mélange de ces deux éléments de dimensions différentes est fait avec beaucoup de goût et donne même sur le portail principal très grand effet. Dès son retour d'exil, dom Bellot bâtit l'église d'Au­dincourt (1931) dont toute l'armature et les voûtes sont en ciment. Il construit une aile du monastère Saint-Paul de Wisques. Les formes du cloître sont assurément les plus originales qu'on ait inventées depuis le XII^e^ siècle. Il agrandit le monastère de La Pierre-qui-Vire, ajoute un cloître à l'abbaye de Solesmes : là il emploie des formes qui, pensées d'abord en briques, sont pourtant aussi logi­ques et originales dans la pierre. En 1933, il construit en briques l'église de Notre-Dame-des-Trévois, à Troyes. Elle est particulièrement réussie, bien que la sottise des gens l'ait privée d'un clocher tout à fait original, placé en angle au centre de la façade. On lui donne alors à faire à Suresnes une des églises des « Chantiers du Cardinal ». Sans plus de crédits qu'aux autres (800 000 francs), on lui donne un emplacement dont personne ne voulait : une place immense comme la place de la Concorde à Paris, au centre de laquelle une église, avec d'aussi modestes crédits, devait paraître ridi­cule. Pour éviter le défaut d'échelle, dom Bellot conçut une nef très hardie et très élevée qu'il a menée à bien et qui fait l'effet désiré ; mais la crise survenant, il ne put obtenir des habitants de Suresnes les crédits supplémentaires qu'il escomptait. Le sanctuaire et la façade restèrent à bâtir. Dom Bellot entreprend alors une chapelle de reli­gieuses, rue Desnouettes à Paris, la chapelle du petit sémi­naire de Neuvy-sur-Barangeon, dans les environs de Bourges. Ce petit séminaire est placé dans un château moderne du genre nouveau riche, aussi peu adapté que possible à sa nouvelle destination. 31:179 Les communs où ont été établis beaucoup des salles indispensables à un col­lège, comme les dortoirs, sont très loin du bâtiment cen­tral. Dom Bellot a construit au milieu de ce grand qua­drilatère une chapelle et un cloître qui réunissent le tout, forment un centre et imposent en quelque sorte une tenue de prière à ces lieux conçus pour le plaisir et la dissipation : Dom Bellot est appelé alors à construire le monas­tère des Bénédictines Missionnaires à Vanves, dont le moindre détail est un chef-d'œuvre. Il donne les plans d'un monastère du même ordre à Madagascar mais sans se rendre sur place. Dans le même temps il fut appelé à Porto, au Portugal, pour donner les plans de l'église de Notre-Dame-de-la-Conception, sans diriger l'exécution. Il bâtit à Montpellier le monastère des Dominicaines, où il s'adapte aux caractères de l'architecture méridionale. Il entreprend l'église Saint-Joseph d'Annecy qui, à cause du climat et de la mauvaise qualité des briques de la région, est bâtie en pierre pour le gros œuvre, avec des arcs en ciment. Cette église était commencée en 1937 quand dom Bellot fut appelé au Canada pour y reprendre les travaux de l'Oratoire Saint-Joseph. Il s'y était déjà rendu pour une tournée de conférences et y avait des relations déjà anciennes. Je retrouve une lettre de septembre 1931 où il m'écrit : « ...Comme vous le savez, j'ai ici un Canadien français de 27 ans ; c'est un type intéressant qui est enchanté de travailler avec nous... il est bien élevé, ré­fléchit beaucoup et pourra, je l'espère, bien faire ; il se pourrait qu'il aille, je ne sais quand, vous rendre visite. Est-ce possible ? J'ai pensé que si vous pouviez former un Canadien (pas lui naturellement) cela pour­rait faire au point de vue de la statuaire catholique ce que je voudrais faire pour l'architecture, si c'est pos­sible. Ce sont des gens de notre race, la seule qui garde encore des traditions. » Comme on le voit, dom Bellot était un moine mission­naire. Il a vraiment désiré d'un grand amour aider le Canada français à s'armer pour l'apostolat auquel la Pro­vidence l'a évidemment préparé. Le Canada est le seul pays de vieille culture catholique de l'Amérique du Nord, le seul où subsiste, encore que très menacé, quelque chose d'une société chrétienne... Ne lui faudra-t-il pas, avec ses quelque cinq millions de catholiques, conquérir par l'exemple les dizaines de millions d'âmes qui l'entourent, lorsque les funestes conséquences du mercantilisme, du libéralisme et de l'hérésie seront pleinement visibles, ce qui ne tardera pas ? Pour cela il faut au Canada une armure intellectuelle à l'épreuve des mauvaises méthodes et de l'erreur. 32:179 Dom Bellot comprenait qu'une méthode intellectuelle était à tous points de vue nécessaire. Un monde apostat comme est le monde chrétien actuel voit non seulement, s'écrouler sa foi avec toutes les conséquences morales que cela entraîne, mais se voit amoindri dans l'exercice de l'intelligence naturelle même. L'aban­don de la foi pour les peuples qui en avaient reçu le dépôt vient de orgueil et des passions. L'intelligence en est troublée et n'est plus capable de voir le réel. Ne voyons-nous pas des hommes d'État, des économistes, des industriels hypnotisés par la « production » sans se soucier de l'homme qui la fait et pour qui elle est faite, bâtir des villes sans se soucier de la famille, fonder constitutions et sociétés sur l'égalité des hommes sans même profiter de ce que leur réelle inégalité a d'avantageux pour tout le monde, enfin des chrétiens vouloir conquérir les âmes par les moyens du diable, en excitant l'orgueil si naturel à la jeunesse ? Les fausses méthodes entraînent à mille confusions génératrices d'erreurs dans toutes les ques­tions religieuses, sociales, politiques, institutionnelles, fa­miliales. Les chrétiens sont atteints du même mal in­tellectuel, sans quoi nous ne les verrions pas combattre les principes du communisme et en accepter les solutions pratiques, parler de relever ou conserver la famille et ad­mettre pratiquement des mœurs païennes. Dom Bellot commençait donc bravement pour sa part la réforme in­tellectuelle, d'accord avec une élite canadienne qui ne lui a pas ménagé son soutien. Car il eut à souffrir ; d'aucuns ne voyaient qu'un concurrent en un homme qui venait leur transmettre le flambeau que nous avons reçu des constructeurs de nos cathédrales, des Romains, des Grecs et des Égyptiens, qui, sans aucun motif d'intérêt person­nel, faisait pour cela le sacrifice d'une vie tranquille avec ses frères, non loin de sa famille et de ses amis. Ils vou­lurent le faire expulser du Canada. Mais sa patrie lui avait-elle davantage reconnu la place qui était la sienne ? L'avait-elle utilisé comme elle eut dû le faire ? A l'Oratoire Saint-Joseph à Montréal, dom Bellot avait à reprendre un bâtiment immense, élevé à la hauteur des voûtes et dont il était quasi impossible de changer le plan. Il le couvrit et, pour le couronner, bâtit un dôme très grand, très élevé qui est un modèle d'élégance et de force. Il a prévu l'aménagement intérieur de l'Église. La guerre le retint au Canada ; il fit pour ses confrères de Saint-Benoît-du-Lac le plan de leur monastère et en com­mença l'exécution. Le plan en est un pentagone irrégu­lier ; deux côtés sont actuellement terminés. Sur la façade est, une galerie ouverte, au 3^e^ étage, permet de contem­pler en tout temps l'admirable paysage des montagnes et du lac. 33:179 Est-ce souvenir de l'abbaye de sa profession, ou simplement de la mère-patrie ? du « Vieux pays » comme disent les Canadiens ? L'aspect d'ensemble est celui d'un château de France, mais consacré à la louange divine. Là s'arrêtèrent les travaux de dom Bellot. Un cancer, une douloureuse opération, un an de misères et il est retourné à Dieu le 5 juillet 1944. Les fragments de cette lettre d'un de nos communs amis apprendront à beaucoup de ceux qui l'ont connu, aimé et admiré quelques-uns de ces détails précieux pour ceux qui aiment ; et puis ils verront que son œuvre missionnaire n'a pas été vaine au Canada : « ...Je m'étais rendu à son chevet quelques heures à peine avant sa mort. Il espérait encore revoir sa patrie, chère France martyre. Notre cher ami, que je n'avais pas pu voir depuis six mois, était méconnaissable tant il était décharné. Au milieu de souffrances indicibles il trouvait le moyen de sourire, de s'informer de ses amis, de parler de la France... Je me rendis auprès de lui le 4 juillet au soir. J'avais apporté ce qu'il fallait pour célébrer le Saint Sacrifice sur l'autel portatif qui avait servi à dom Bellot pour la dernière fois à la messe de minuit du 25 décembre 1943. J'ai pu causer près d'une heure avec lui ; il semblait si heureux de me voir, de parler de ses amis et de la France. Il est mort presque subitement quelques heures plus tard en parlant du Bon Dieu à son infirmier. Je lui ai donné Extrême-Onction et peu après je célébrais la messe à laquelle dom Bellot se proposait d'assister. Le jeudi, après un « Libera » chanté à la cathédrale de Québec, la dépouille mortelle de notre ami fut transportée à Saint-Benoît-du-Lac ; le service et l'inhumation eurent lieu le lendemain. Je me rappellerai toujours cette scène du cimetière et la descente du cercueil de notre cher ami, dans un décor de lumière et de feu, en vue du magnifique monastère de Saint-Benoît. Plusieurs artistes canadiens français étaient là pleurant celui qui contribua tellement à régénérer l'art de notre pays. » \*\*\* L'art a donc encore besoin d'être régénéré ? Ne crie-t-on pas chaque jour au génie ? Ne voyons-nous pas vanter plusieurs fois par an des découvertes inouïes qui trans­figurent l'art ? Et puis, quelle peut bien être l'importance d'une réforme des arts plastiques ? Voici un exemple. 34:179 Les intellectuels qui ont fait l'opinion aux XVII^e^ et XVIII^e^ siècles ont pendant près de trois cents ans passé auprès de Notre-Dame et visité Saint-Germain-des-Prés tout en par­lant de la barbarie de l'époque où ces églises furent cons­truites, comme le professeur d'histoire de ma jeunesse, à la suite de Michelet, parlait des « ténèbres du Moyen Age ». Ils avaient accepté la prétendue réforme intellec­tuelle de la Renaissance ou lui emboîtaient le pas sans beaucoup réfléchir. Je me demande comment de tels exemples n'enseignent pas la modestie ou du moins la prudence aux intellectuels tout semblables qui, aujour­d'hui, jouent le même rôle ? Jamais l'art n'a été plus grand que lorsque les intellectuels ne s'en occupaient point. Quant à l'intérêt d'une réforme des arts, elle vient de ce fait que beaucoup de gens ne forment leur esprit qu'à l'aide de ce qu'ils voient et non de ce qu'ils lisent. La plupart des métiers, qui sont d'admirables moyens de culture intellectuelle, usent de la vue plus que de tout autre moyen d'observation. La logique dont nous y usons est non pas contraire, sans doute, mais si différente de la logique du langage, qu'elle crée une classe d'esprits distincte chez qui redescendent toutes les erreurs du haut enseignement de l'architecture ; eux aussi ne voient plus le réel et se contentent du « préfabriqué ». D'où l'impor­tance d'une philosophie de l'œuvre et d'une vue droite des problèmes du faire. A ce degré ce sont des problèmes de pensée pure. D'ailleurs la fausse vue des intellectuels des siècles passés ne s'est pas étendue seulement aux arts plas­tiques ; elle a voilé la scolastique, la musique grégorienne, Joinville, Villon, Ronsard et même Rabelais. Elle a nui à toute la pensée ; c'est à cause d'elle qu'on a pu installer les erreurs modernes. La fameuse querelle des Anciens et des Modernes a pour base l'incompréhension des pro­blèmes de la pensée. Elle a donné naissance à l'idée de progrès indéfini, qui, faute des distinctions nécessaires, empoisonne encore tant d'esprits. Qu'est-ce que ça pour­rait bien vouloir dire « qu'on a dépassé Sophocle ou Platon » ? ou que saint Augustin « n'est plus au cou­rant » ? La quantité s'ajoute mais non point la qualité ; les progrès matériels s'additionnent, non pas la valeur des esprits. C'est donc une chose très grave qu'une erreur intellec­tuelle. L'écroulement prévisible de la société européenne en est la conséquence. Seul un renouveau chrétien peut la sauver, mais il lui faut s'accompagner d'une réforme intellectuelle dont il n'est pas nécessairement la condition. En architecture, à partir de la Renaissance, on a attribué aux formes extérieures, aux éléments de décoration, une importance qu'ils n'ont pas. 35:179 Une bonne doctrine, en ar­chitecture, consistera non pas à préférer un style à l'autre, ni à être éclectique, mais à chercher ce qu'ont de commun les bons ouvrages de tous les styles, car il y a du mau­vais gothique comme il y a du mauvais baroque, bien qu'il y en ait beaucoup moins. Et quand un ouvrage est réussi, il l'est pour des raisons profondes qui tiennent aux proportions et à une logique interne propre. Cette logique a un immense avantage qui est d'échapper à la discursion et d'être *réversible ;* c'est là un aspect de la pensée que seuls les arts plastiques peuvent rendre plei­nement. Pagode chinoise ou chapelle romane y obéissent pareillement. Faire des ordres grecs la base de l'archi­tecture et de son enseignement est une erreur intellec­tuelle. Ce qu'il faut, c'est retrouver le principe même des ordres ; ce principe sera le même que celui du temple khmer. Or c'est ce qu'a fait dom Bellot. Sans doute de bons esprits ont avant lui accompli une partie du chemin, sans aboutir comme lui. Cela est peu compris et peu connu. N'entendez-vous pas prôner partout le ciment armé comme la condition d'un nouveau style ? Quelle plus grossière erreur peut-on faire ? Le style dépend de l'es­prit et non de la matière qu'il est chargé d'informer. La forme des bâtiments dépend beaucoup des conditions dans lesquelles vit la société qui les construit, mais encore faut-il que l'esprit l'anime. N'avons-nous pas vu encore récemment reprendre les discussions sur la forme des églises, sur les plans ronds, les plans carrés, avec l'autel au centre ? C'est toujours l'erreur matérialiste : c'est croire que le centre matériel, géométrique d'un édifice doit être son centre d'intérêt pour l'esprit. Or l'art de l'architecte consiste à créer pour l'esprit le centre d'inté­rêt, à diriger l'attention où il veut. L'expérience de mil­liers d'années prouve qu'il en est ainsi et montre qu'il n'est aucun moyen de donner une direction à l'attention, s'il n'y a pas prépondérance d'une direction sur une autre. Ce qui exclut les salles rondes ou carrées. A Sainte-Sophie, les architectes ont placé deux colonnades pour créer une direction dans ce plan carré, et l'autel était à une extrémité. Il est vrai que ces discussions sont élevées et soutenues par des intellectuels incompétents. Un archi­tecte, homme de goût et de savoir, a protesté. Mais d'autres architectes s'y laissent prendre et c'est la preuve que le haut enseignement de l'architecture n'existe pas. 36:179 C'est celui-là que voulait instaurer dom Bellot et qu'il a essayé de donner au Canada. Mais il est certain qu'il ne comptait pas pour cela sur les écoles. Les écoles tiennent éloigné de l'expérience qui est la base nécessaire de tout enseignement fructueux. Elles insistent sur tout ce qui s'enseigne facilement par leçons dans une classe, elles négligent forcément ce qui ne peut s'apprendre qu'à l'ate­lier et sur le chantier, ce qui fait le fond du métier. L'école des Beaux-Arts entretient ses élèves dans cette idée qu'ils doivent profiter du temps qu'ils y passent pour donner libre cours à leur imagination pendant qu'ils ne sont pas retenus par les conditions matérielles. On ne peut donner formation plus mauvaise, car l'imagi­nation doit avoir pour point de départ les conditions matérielles et économiques du lieu et du temps. Mais il est impossible dans une école de s'en instruire. L'enseignement est donc compris au rebours du bon sens. Il suffirait de revenir à ce qui se faisait avant la Révolution française. L'élève était employé par un archi­tecte à construire, à établir de vrais devis, surveiller des travaux. En dehors de cela, il suivait des cours, de ma­thématiques par exemple, mais qu'il n'était nullement besoin de donner dans une école d'architecture. On com­plétait ainsi sa formation sans le retirer des conditions qui seules peuvent donner de l'expérience. Telle était la méthode de dom Bellot. Il était allé au cœur des principes de l'architecture, sans s'encombrer des formules qui ne sont que des applications particu­lières des principes et doivent pouvoir varier. « *Il faut à l'architecte,* disait-il, *des mains non pas ignorantes et inexpertes, mais candides. *» Cette liberté d'esprit lui don­nait une grande clarté pour enseigner la logique des formes, puisque ses formes étaient neuves (il n'a pas cessé d'en inventer de nouvelles jusqu'à la fin de sa vie) et que leur logique ne devait rien aux habitudes scolaires, aux routines de l'esprit. Il faudrait donner beaucoup d'exemples, mais ce serait enseigner l'architecture. Ce n'est pas le lieu de le faire, ni une tâche qui me convienne. Bien des détails qui parais­sent pure fantaisie, parce que dom Bellot y a mis beau­coup d'art, découlent des nécessités mêmes de la cons­truction. L'invention architecturale a pour règle, d'une part les possibilités d'un matériau et les conditions de son emploi, d'autre part les besoins à satisfaire. Trouver des solutions heureuses répondant à ces deux nécessités naturelles, telle est la marque des grands architectes. C'est en tous cas la base et le fondement de leur art ; car on leur demande encore autre chose, que cet ouvrage soit beau. Le beau est l'éclat du vrai, il ne saurait exister sans la parfaite convenance technique de la construction. 37:179 Pensé par un esprit, le bâtiment utile, pratique, commode à l'usage ne peut pas se dispenser de dire aux esprits qu'il est 1'ouvrage d'un esprit. Chacun en cherche la trace, demande une unité par où le bâtiment dépasse l'utilité de ses détails et la commodité de son agencement. L'ar­chitecte qui croit n'avoir cherché que l'utilité, dans la manière dont il l'a cherchée, manifeste une idée. Nous retrouvons là le problème de l'un et du divers, du même et de l'autre qui est celui de la science, de la philosophie comme de la peinture. L'unité de l'œuvre, dans une heu­reuse proportion des détails, voilà où gît la beauté es­sentielle de l'architecture. Or cette unité dépend d'une commune mesure (sym-métrie, pour les Grecs) dont dé­pendent toutes les proportions. C'est là que dom Bellot a montré la vigueur et la clarté de son esprit. Car l'idée qu'on se fait des proportions chez les architectes depuis la fin du Moyen Age est extrême­ment confuse. Les uns se fient seulement à leur œil, et sans doute l'œil reste le souverain maître, mais il lui est bien difficile d'être précis sur des plans au 1/20^e^, ou bien d'échelle différente, sur des feuilles séparées, sur des géométraux que la perspective ne touche pas. L'œil a besoin d'un système de proportion géométrique qui lui facilite son travail. Les autres ont repris les modules an­tiques comme une base intangible. Or ce ne sont que des résultats. Claude Perrault en a fait une critique dure et serrée, mais sans donner pour les remplacer aucune théorie qui satisfasse l'esprit. Viollet-le-Duc a fait quel­ques recherches qui l'ont amené tout près de la solution. C'est de notre temps que, de divers côtés, on a re­trouvé les principes de l'antiquité et du Moyen Age. On trouvera l'essentiel de ces recherches résumé dans le livre de Matila Ghyka : *Esthétique des proportions dans la nature et dans les arts.* On a retrouvé les principes, mais non la technique. C'est l'œuvre de dom Bellot d'avoir d'un trait de génie retrouvé la manière aisée et pratique d'uti­liser les principes. En quoi consistent ceux-ci ? Nous l'avons expliqué dans un écrit, *Art et Missions,* auquel il suffit de se re­porter. Disons, pour résumer, que dès la plus haute anti­quité de grands esprits se sont posé cette question très mystérieuse des proportions. Prenant un cas très simple, ils s'avisèrent que la diagonale A-B du carré était évidem­ment liée au côté par une proportion *naturelle, immuable et nécessaire.* Ils se servirent donc de cette proportion dans leur architecture. Ils trouvèrent d'autres systèmes, entre autres celui du « nombre d'or » lui aussi dérivé du carré. 38:179 Cette proportion est certainement la plus élégante de tou­tes, car elle divise une ligne en deux fragments où je petit morceau est dans le même rapport avec le grand que le grand avec le tout. C'est le système employé par dom Bellot. Il se trouve que tous ces rapports sont des nombres incommensurables. Nous ignorons si les Égyptiens s'en étaient mathématiquement rendu compte. Les Grecs le sa­vaient. Cela est d'une portée philosophique que nous avons essayé d'exposer dans l'écrit plus haut cité, mais les ar­chitectes peuvent l'ignorer : ce qui est grand c'est d'avoir cherché dans la géométrie un rapport nécessaire pour ser­vir de commune mesure. Or ce fut trouvé 3 000 ans avant Jésus-Christ. La manière d'en user qu'a réinventée dom Bellot est si simple et si heureuse qu'elle enlèverait aussitôt l'adhésion des gens non prévenus et intelligents. Mais dom Bellot estimait que ce devait être un secret d'atelier, comme au Moyen Age. Il n'y a que trop de gens intelligents qui dis­cutent de nos arts sans en avoir la pratique ; il est inutile d'en augmenter le nombre. Nous nous souvenons que ce sont les intellectuels platonisants du XVI^e^ siècle qui ont définitivement gâché la méthode architecturale pour trois siècles par leurs spéculations sans fondement plastique. Quant aux jeunes architectes, lorsqu'ils auront donné aux maîtres des preuves de leur savoir et de leurs dons, lors­que la sélection sera faite, alors on pourra les initier au trésor d'expérience inclus dans la règle des proportions. C'est leur rendre service que de les empêcher d'en discuter sans expérience suffisante. Or cette sélection est impossible à faire dans une école où le maître est bien obligé de faire son cours pour tout le monde, pour des élèves qu'il n'a pas choisis lui-même, dont beaucoup sont des imbéciles. Une école désire en effet avoir le plus grand nombre d'élè­ves possible, c'est son triste honneur ; un maître dans son atelier n'en veut avoir que de bons. Nous nous tairons donc sur la technique des propor­tions. Ce n'est d'ailleurs pas la technique des proportions qui donne des idées, ni qui peut les remplacer. Raison de plus pour ne la communiquer qu'aux praticiens qui ont donné la preuve qu'ils ont des idées ; les autres ne peuvent que compromettre la réputation d'une technique sûre par le mauvais usage qu'ils en feront. \*\*\* Ce n'est ni le lieu, ni le moment de m'étendre davantage, mais néanmoins je veux faire entrevoir quel homme fut dom Bellot. Ceux qui l'ont connu liront ces notes avec plaisir ; les autres y apprendront avec contentement que l'homme était à la hauteur de l'artiste qu'ils admirent. 39:179 Dom Bellot était avant tout un religieux. Il n'a jamais rien sa­crifié au monde. C'est hors de son monastère qu'on peut juger des vertus monastiques d'un religieux. Ayant eu sou­vent l'occasion de le voir sur les chantiers et dans le monde, je ne l'ai jamais rien vu faire, je ne l'ai jamais rien entendu dire qui ne fût digne d'un religieux. Sa réserve ne laissait aucune prise aux femmes. Il m'a dit que jamais ses travaux ne lui avaient causé la moindre distraction pendant les offices, et j'ose dire qu'il ne m'au­rait pas fait cet aveu s'il s'était douté de la grande grâce que c'était. Il était très maître de lui ; moine voyageur, il était l'image de ces paroles : « modestia vestra nota sit omnibus hominibus ». Il était prévenant pour ses amis et rendait des services sans qu'on le sût et sans le dire. Alors qu'il avait un cœur aimant fortement, on eût pu croire qu'il était insensible. Il avait un souci constant de tous les membres de sa famille, et peut-être ne l'ont-ils jamais su, car il comptait pour leur faire du bien par la prière et le sacrifice. Cet authentique Parisien a beaucoup souf­fert de l'exil ; il a souffert aussi de vivre avec des hommes n'ayant pas la moindre idée des préoccupations intellec­tuelles d'un artiste. Cet homme si maître de lui avait un léger travers : il plaisantait constamment ; et il faut dire que ce compatriote de Molière voyait choses et gens d'une manière très comique. Je lui fis remarquer néanmoins qu'il abusait peut-être un peu. Il me répondit que c'était d'abord une détente, puis un moyen d'ouvrir les esprits, d'atteindre des gens, en des pays pleins d'hérétiques ou d'apostats, parmi lesquels sa robe de moine aurait pu jeter un froid ; il ne manquait jamais de leur laisser quelque bonne parole à ronger car, son obédience l'envoyant dans le monde, il était très préoccupé d'y faire du bien ; il est mort en parlant du Bon Dieu à son infirmier. Ses plaisan­teries étaient aussi, je l'ai vu, un moyen de défense contre les importuns, qu'il désarçonnait, d'observation sur les inconnus. Leurs réactions aux bons mots du Père le ren­seignaient sur leur caractère et leur intelligence. J'ai passé moi-même bien souvent au crible de ses plaisanteries et je le voyais sourire intérieurement des réactions de mon caractère, très différent du sien, et que je commence à connaître un peu. Sous ce voile, il cachait aussi sa sensi­bilité. C'était un maître homme, et qui a vécu bien solitaire. Le caractère de son architecture répond à ce qui m'est apparu de son esprit ; toutes ses constructions sont pensées par l'intérieur. Cela devrait être ainsi toujours, mais bien souvent on sent que l'aspect extérieur des édifices a prévalu dans la pensée de l'architecte. 40:179 De là viennent ces fenêtres coupées par des étages, ces entresols lugubres, ces attiques inhabitables. Dom Bellot ne pensait que très peu à l'extérieur de ses bâtisses. Mais l'heureuse disposition in­térieure, la belle proportion de deux salles ne donne pas forcément un aspect agréable au dehors. A force de lui faire remarquer qu'il eût pu facilement remédier à tel défaut d'aspect extérieur, il y fit attention davantage et réussit très bien : des églises comme N.-D. des Trévois à Troyes, Saint-Joseph des Fins à Annecy sont aussi belles au dehors qu'au dedans. Toutes ses œuvres, cloîtres, réfec­toires, escaliers sont des abris pour l'oraison où est mani­feste la présence de Dieu. Les maîtres du collège d'Eindho­ven remarquèrent, lorsque le nouveau bâtiment fut en usage, que les élèves d'eux-mêmes se taisaient en montant un certain escalier qui conduit à la chapelle. Cet escalier lui aussi portait une vertu d'oraison. C'est l'application de ces paroles de saint Benoît : « *Ut in omnibus glorificetur Deus*. » Afin qu'en toutes choses Dieu soit glorifié. De là vient aussi que dom Bellot est un maître inégalé dans la disposition de la lumière. « Les formes, disait-il, ne sont aptes à animer la matière et l'espace que parce qu'elles sont un reflet de vie intellectuelle, disons plutôt spirituelle, car la technique de l'artiste n'est pas affaire de pure spéculation ; elle tend à la direction d'une activité engagée dans le concret, pour produire de l'utile et du beau et signifier des valeurs humaines. » Dom Bellot charge généralement la lumière d'ajouter au mystère des formes. Il n'est pas d'homme ayant réfléchi qui ne bute sur quelque mystère. La lumière que la foi donne au chrétien n'est pas moins mystérieuse ; plus elle est grande, plus le mystère grandit, plus il devient existant d'une vie person­nelle toujours plus mystérieuse. Dom Bellot a voulu faire dire à la lumière du jour ce qu'est pour l'âme la lumière de la foi. Il n'est aucune de ses églises où il n'ait pris des dispositions spéciales pour que la lumière ne fût pas tout à fait directe ou n'attirât pas le regard au détriment de l'autel. Et il a toujours réussi. Saint Benoît dit aussi dans sa Règle qu'un moine n'est jamais autant moine que lors­qu'il gagne sa vie du travail de ses mains, et saint Gré­goire dit de lui qu'il prêchait la foi « avec ardeur et persé­vérance » aux habitants des environs du Mont Cassin. De toutes les manières, dom Bellot. moine, artisan, mission­naire, est un digne fils de saint Benoît, dont la devise se résume en ces deux mots : « ORA ET LABORA. » Henri Charlier. 41:179 #### Textes de Dom Bellot *Dom Bellot était un esprit cultivé ; avant le temps où il lui fut demandé de construire, il était occupé dans son monastère à traduire des textes latins dont tel ou tel Père avait besoin. Il pensait dans son art non par symboles littéraires, ou cuisiniers ou maraîchers ou mathématiques, mais par lignes et par volumes, comme il se doit. Mais quand l'occasion s'en présentait, il savait très bien s'ex­primer* « *vernaculairement *» *sans embarras.* *Nous commençons ces citations par le passage d'une conférence au Canada où il dénonce l'œuvre de Le Corbusier. Dénoncer n'est pas de trop, comme on va le voir. Si j'avais connu ces textes quand j'écrivais pour* ITINÉRAIRES (*numéro 130*) *l'article intitulé : Une imposture, Ronchamp, j'eusse été plus sévère. Oui, cette église commandée à un artiste ouvertement incroyant et très hostile à notre foi, par un archevêque, a bien volontairement l'aspect d'une ruine. Voilà ce que parviennent à faire la propagande, la publicité et l'imbécillité. Voici Dom Bellot :* Les architectes se sont enfoncés dans une géométrie sèche et triste sans autre directive que faire le contraire de leurs de­vanciers. Et nous voilà bien avancés avec nos termitières, avec leurs fenêtres en large et décoiffées de leurs toits. L'homme est-il né pour vivre en vitrine, en aquarium ou dans un éternel sanatorium ? Un Suisse nommé Le Corbusier s'est installé grand pontife de cette conjuration contre la tradition. Sur son œuvre a été écrit un livre bienfaisant dont le titre : *Le Cheval de Troie du Bolchevisme* démasque énergiquement les tendances. Le Corbusier est loin de méconnaître la valeur éducative de l'art. « L'art, dit-il, est d'essence hypnotique, et aucune force n'est davantage capable de préparer les révolutions politiques et sociales, de servir en les infusant lentement mais sûrement dans la masse les théories philosophiques. » Or voici quelques traits de la doctrine dont Le Corbusier est l'apôtre et dont le leitmotiv est « mort à la tradition »*.* « Nous sommes partie d'un monde sans mystère issu d'un Dieu impersonnel. Si on le veut ou si on le peut, que l'on croie que l'homme est Dieu, et l'homme lui-même est une machine géométrique. La vie n'a de sens que dans le présent qui est une marche vers le progrès. 42:179 « L'arc-en-ciel et le firmament, l'être vivant sont moins beaux que la plus humble des machines, parce qu'ils ne s'inscrivent pas dans les tracés unitaires de la géométrie ; l'animal humain est comme l'abeille, le constructeur de cellules géométriques. Toutes les villes doivent être bâties sur le même plan ; tous les hommes doivent habiter des mai­sons semblables. Les grands hommes sont superflus ; visons à former l'homme commun, et pour cela cherchons à pro­duire les émotions types, à créer l'esprit de série. L'histoire du monde se divise en deux périodes : le prémachinisme et le machinisme. Libérons-nous donc des servitudes séculaires maudites ; charognes vénérables que le roman, le gothique et les styles issus du mauvais goût des grands rois, chemin des ânes que nos vieilles villes avec leurs cathédrales. Nous sommes à l'aube du machinisme, l'heure de la science a sonné. » « La maison est la machine à habiter, elle ne doit plus être cette chose épaisse qui prétend défier les siècles, mais un outil comme l'auto ; elle ne sera plus une entité archaïque à la dévotion de laquelle s'est instauré le culte de la famille et de la race ; mais elle doit servir à libérer les instincts anarchiques par les images qu'elle impose et le mode de vie qu'elle entend mouler. » Attention donc et mettons les autres en garde contre la fascination malsaine qui pourrait s'exercer sur les bas-fonds de notre être devant les élucubrations de tels sectaires. La vision de toute belle architecture suscite en l'homme cultivé une sorte de rayonnement intérieur et renforce son goût de vivre. Les œuvres de Le Corbusier provoquent des sentiments contraires : on frissonne, le sens vital se relâche, une dame nommait ces maisons : une caisse à suicides. (...) On voit bien comment juger un tel style, et la pensée qui le soutient, puis­qu'un style, Le Corbusier le professe avec nous, est un état de penser. C'est du communisme le plus pur et que malheureuse­ment d'honnêtes gens, parfois très intelligents, mais peu pers­picaces, couvrent inconsciemment de leur crédit. Il est d'autant plus urgent d'ouvrir les yeux ([^2]). #### Réflexions d'un architecte (dom Bellot) Si une église peut suggérer l'Éternité à l'esprit de l'homme, ce n'est pas parce qu'elle ne bouge pas, mais parce qu'elle pré­sente d'une façon vivante et pleine, avec un certain mouve­ment, la solution équilibrée et stable d'un problème architec­tural. 43:179 Il faut à l'architecte des mains candides. Mais la candeur n'est pas nécessairement liée à l'ignorance et à l'inexpérience ; j'entends par là, au contraire, une qualité du savoir et de l'expé­rience, une marque de sagesse. Ces mains candides doivent en effet, se livrer à une sorte de création, et créer ne se peut sans sagesse ; elles doivent créer ce petit univers complexe et cohé­rent qu'est l'édifice, ensemble de formes animant la matière, et ordonné à une fin de manière à avoir un style ([^3]). Mais ces formes ne sont aptes à animer la matière et l'espace, que parce qu'elles sont un reflet de vie intellectuelle, disons plutôt de vie spirituelle, car la technique de l'artiste n'est pas affaire de pure spéculation et de pure déduction logique ; elle tend à la direc­tion d'une activité engagée dans le concret, pour produire de l'utile et du beau, et signifier des valeurs humaines. Un artiste n'est pas un historien, ni un théoricien de l'art, ni un psychologue, ni un métaphysicien ; il peut être cela par ailleurs et avec quel avantage ! Mais sa manière de voir les for­mes est toute différente et bien spéciale. Il est possible qu'elle soit caractérisée par l'abondance et la diversité des images, mais là n'est pas ce qui la distingue premièrement et essentielle­ment ; car cela peut ne pas être, et en tous les cas, les formes, dans l'esprit de l'architecte, ne sont pas calquées sur la vie des images et des souvenirs. C'est sur le plan des exigences techni­ques et à l'intersection de l'intelligence et du sentiment que s'élabore le jeu de ces formes matérielles que sont les formes architecturales. En tout cela, naturellement, aucune prédestina­tion inflexible ; les diverses structures d'esprit sont à l'aise : tel n'aura qu'à tirer de sa sensibilité et éveiller on elle la forme ; tel autre possédera plus directement la forme, et devra la revêtir de sensibilité. Certains sont dominés par la mémoire et celle-ci, qui empêche les trouvailles chez le pasticheur, les multiplie chez le virtuose. \*\*\* 44:179 Il serait naïf de penser que tous les bâtisseurs du Moyen Age étaient des génies ; mais leur savoir à tous était étayé par des procédés ayant fait leurs preuves, tant au point de vue technique qu'au point de vue proprement esthétique des proportions ; tandis que beaucoup de nos jeunes architectes, imbus de leur talent, croient ne rien devoir aux âges révolus, et se lancent dans l'inconnu. L'orgueil gâche ainsi les dons de la Providen­ce ; car le génie et le talent ne sont pas plus rares aujourd'hui qu'autrefois, et c'est l'individualisme et la fatuité qui les ré­duisent à rien. \*\*\* L'originalité d'une architecture réside surtout dans son volume interne. Dans cet espace délimité par elle, elle crée vraiment comme un nouvel univers où le lieu est défini, la lumière dispensée selon les lois d'une géométrie, d'une optique, d'une mécanique préexistant dans la nature elle-même, mais que l'on fait jouer autrement, en les faisant entrer dans la ligne des utilités et des fins de la créature raisonnable. La proportion de tous les éléments confère aux formes leur va­leur, alors que la lumière les anime, modèle l'espace, et déter­mine l'ambiance de recueillement, d'intimité ou de gaîté. \*\*\* La lumière joue un rôle décisif dans l'édifice religieux. C'est elle qui donne la vie à tout l'ensemble, le fait valoir ou le tue. Trop abondante ou trop directe, elle donne aux églises l'impression de continuer la place publique ; dispensée trop parcimonieusement ou sans contraste, elle engendre l'ennui. La place des ouvertures, leur hauteur et leur forme ne sont donc pas choses indifférentes. Chacun sait par ailleurs que l'église est le grand vêtement destiné à grouper dans le Christ le peu­ple chrétien ; or, l'autel symbolise le Christ, en même temps qu'il est le lieu où se perpétue le sacrifice du Chef, entraînant les âmes dans le grand courant de la Rédemption. Toute la structure interne de l'église doit donc être en fonction de l'orientation des fidèles vers l'autel, centre de l'assemblée chré­tienne. La disposition du plan permet cela, et la direction des lignes l'exprime ; mais la lumière vient unifier ces moyens et les accentuer en déterminant leur signification. \*\*\* 45:179 Il ne manque pas d'esprits redoutables, qui s'ancrent dans leur façon de voir et, d'un air de supériorité, refusent toute discussion, sous prétexte que des goûts et des couleurs on ne discute pas. Ce qui est vrai, lorsqu'il n'est question que des goûts sensuels : on peut avoir de la répugnance ou de la pré­férence pour telle saveur ; chacun suit son goût et on n'en dis­cute pas, car un défaut d'organe ne se corrige pas. Mais il en va autrement en architecture, où l'on se trouve en présence de beautés indépendantes de celui qui les juge. Il y a un bon goût qui procède de l'esprit et discerne les beautés réelles, et il y a un mauvais goût, façonné par l'ignorance et l'irréflexion. *Le texte suivant forme la première partie d'une conférence faite par dom Bellot en 1934, dix ans avant sa mort.* #### Les conditions d'un vrai style Dans la première conférence, nous avons vu l'état lamenta­ble où se trouvait l'art en général au commencement du XX^e^ siècle. Phénomène unique dans l'histoire de l'humanité, cette époque n'a pas d'art qui lui soit propre. Les valeurs morales ont fait place au culte de la matière. Nos grandes villes le proclament éloquemment ; ne sont-elles pas des déserts pour la pensée ? A travers ces grands échiquiers de rues, quel souvenir ou quel intérêt artistique peut nous émouvoir ? Où est le repos de l'esprit ? Où s'arrêter ? On n'y trouve plus l'empreinte de l'âme de l'homme, ni le labeur de sa pensée, ni les souvenirs de son histoire. Rien de plus que la marque de son intérêt matériel quotidien. L'architecte n'est pas le seul coupable de cette misère, et pourtant certains d'entre eux devraient avoir quelques remords. L'objet d'art est formateur de l'imagination ; n'offrir au public que des satisfactions purement matérielles le diminue et ne peut lui suffire. Le bâtisseur qui entreprend de changer la surface de la terre devrait s'en souvenir. Il peut grandir l'âme de ses concitoyens, édifier un chef-d'œuvre, gloire de la cité, ou bien, par son incapacité ou sa négligence, associer tout son entourage à sa propre honte. Essayons donc de nous rendre compte des moyens qui s'of­frent aux jeunes générations pour sortir de l'impasse où nous sommes engagés. Reprendre l'esprit qui a présidé à l'édification des grandes architectures et y adapter nos moyens modernes me paraît être la voie la plus sûre à suivre pour exprimer dans la matière l'âme de notre époque, bien terre à terre et pourtant pleine d'espoir. Parlons donc un peu des problèmes que pose la construction d'une église. 46:179 Bâtir une église, il ne faut pas le dissimuler, est chose très complexe. C'est, en somme, avoir à réaliser un problème artistique, qui implique un problème de construction, lequel se rattache à un problème financier. Toute entreprise en est là, mais, dans le cas présent, ces trois facteurs sont plus exigeants que partout ailleurs. Le problème artistique est tout à fait de mode, et il faut s'en réjouir. On essaye actuellement de créer un style nouveau, ce qui est à encourager ; mais, me semble-t-il, on pose mal le problème. Beaucoup croient, par exemple, qu'en employant du béton on va trouver un style nouveau. On a assisté jusqu'ici à des efforts individuels, qui ont produit des édifices d'un aspect inédit, c'est vrai. Or cela est loin de pouvoir constituer un style. Arrêtons-nous ici pour fixer nos idées. Que faut-il entendre par ce mot « style » ? Lorsqu'un problème se pose, il est élé­mentaire de définir exactement les termes avec lesquels il se présente. Les définitions vagues ont causé bien des erreurs et laissé prendre racine à bien des idées fausses. Si, lorsqu'on met un mot en avant, chacun y attache un sens différent, les raison­nements mal assis n'arrivent pas à se concerter, embarrassant les esprits, et ne font pas avancer les questions d'un degré. Nous commencerons donc par distinguer, à la suite de Viol­let-le-Duc, entre « le style » et « les styles ». Les styles sont des *types de formes*. Ce sont les caractères dont l'ensemble fait distinguer entre elles les époques et les écoles. Les monuments d'architecture grecque, romaine, byzan­tine, romane, gothique, diffèrent entre eux de telle sorte qu'il est facile de classer chacun dans sa famille. Le style grec, le style byzantin, etc., sont comme autant de races, de types com­muns mais non absolument universels ; car ils sont le résultat d'une époque et d'une civilisation particulière. A vrai dire, il eût mieux valu parler de forme grecque, de forme byzantine, de forme romane, de forme gothique, etc., et ne pas étendre à ces caractères particuliers de l'art le mot « style ». Mais l'usage a été plus fort que la rigoureuse logique, et l'on conti­nuera à parler des styles. Toutefois, c'est bien sans les confon­dre avec « le style » ; n'arrive-t-il pas souvent, en effet, que l'on dise d'une œuvre d'art, abstraction faite de ses liens avec un style : « Telle chose a du style » ? « Le style » est la manière d'être, disons le mode qui ap­partient à l'œuvre d'art en général, en tant qu'elle est une conception de l'esprit humain. L'art n'est pas autre chose, au fond, que la vertu réalisatrice telle que la détient l'homme ; vertu par laquelle il agit sur les choses de la nature créée par Dieu ; vertu par laquelle il agit non pas à l'aveugle, mais pour ordonner, disposer, selon un plan qu'il a conçu en son esprit. 47:179 Par où il nous apparaît que l'art a sa source, son origine, sa règle dans l'intelligence. Celle-ci, qui est, dans l'univers, exclu­sivement propre à l'homme, devient puissance d'art lorsqu'elle s'oriente vers la réalisation pratique ; voilà comment cette puissance d'art distingue l'homme de l'animal, en même temps que l'intelligence elle-même. Notez surtout -- car c'est cela qui nous intéresse actuellement -- la dépendance de l'œuvre d'art comme telle, vis-à-vis de l'intelligence humaine. Or l'intelligence humaine a un fond invariable et commun, des principes sta­bles dirigeant son opération, dont la marque se retrouve en tout ce qui procède d'elle. Et l'œuvre d'art n'étant pas autre chose que la manifestation, dans une matière, d'une idée conçue par l'intelligence, le style est tout simplement ce qui la carac­térise comme expression des principes de l'intelligence. *Le style, c'est,* dit Viollet-le-Duc, *la manifestation d'un idéal établi sur un principe*. N'est-ce pas là ce que nous avons confusément l'intention de signifier, lorsque nous disons : « Cet édifice a du style » ? Cet édifice a du style signifie : « cet édifice porte les reflets de l'intelligence », « un ordre se lit en lui ». Le style ainsi entendu est ce que l'on nomme le *style absolu*. Mais il y a encore ce que l'on appelle le *style relatif*. Le premier est quelque chose de commun à toute conception artis­tique, le second se modifie selon l'objet, il est commandé à l'intelligence par la destination de l'œuvre : ainsi le style qui convient à une église ne saurait convenir à une habitation privée : c'est le style *relatif*. Mais une maison, aussi bien qu'une église, peut avoir une expression indépendante de sa destina­tion et relevant davantage de l'idée de l'artiste que de sa desti­nation : c'est le style *absolu*. L'un et l'autre peuvent par sur­croît revêtir des caractères secondaires qui apparentent leurs formes à une civilisation, à une époque, et constituent un style. Le style, à tous ses degrés, relève donc proprement de l'esprit. Il est important d'en être convaincu. Le don créateur de style est chose spirituelle : or, voici qu'au lieu de travailler dans cet ordre, on étouffe toutes les tentatives de l'esprit sous un monceau de préoccupations maté­rielles et on les voue à l'insuccès par le refus de toute loi, de toute discipline. Puisque bâtir, au sens plein du mot, c'est mettre de l'esprit dans une matière, -- il faut pour cela savoir se soumettre à toutes sortes de disciplines, celles de l'âme, celles de l'intel­ligence en particulier, celles enfin que les matériaux employés nous imposent. Le malheur est que la plupart de nos contem­porains veulent s'affranchir de toute contrainte -- car les idées modernes nous ont rendus libres. Mais tout cela ce n'est que de l'enfantillage. 48:179 Ce sont ces lois qui nous libèrent, ces contrain­tes qui nous guident, ces disciplines qui nous affranchissent et nous permettent de donner à nos talents leur maximum de rendement. Lorsqu'un groupe bien uni saura se soumettre à des lois, alors nous verrons poindre l'aurore d'une architecture nouvelle, d'un style nouveau, qui sera vraiment du « style ». Cela a été ébauché à Wisques. C'est déjà une petite société internationale, unissant un Hollandais, un Belge et cinq ou six Français. Nos méthodes sont communes, il y a discipline, les idées sont coordonnées -- d'où entente -- et chacun, tra­vaillant avec son tempérament personnel, arrive, presque à son insu, à donner à son œuvre un air de famille avec celles des autres confrères de notre association, qui s'est créée sans le rechercher, simplement en profitant des occasions qui se sont présentées. Le Canada, dans ce domaine, n'est-il pas une terre toute préparée ? J'en ai la conviction profonde. De quelques milliers vous êtes devenus un peuple ; il est normal que cette vie qui bouillonne en vos cœurs se traduise par un effort collectif, qui pourra enfanter des œuvres nouvelles et durables ; l'Amé­rique a besoin de cet apport canadien-français pour sortir du matérialisme où elle s'est enfoncée. Ne croyez pas que vous ferez œuvre durable et architecturale simplement en utilisant tel ou tel matériau nouveau. Cela ne suffit pas, car un style est le résultat d'une impulsion commune, d'un accord spirituel, d'une foi religieuse. Voilà ce qui vous fera faire de grandes choses. Étudiez l'histoire de l'architecture et vous verrez que les belles époques ont toujours été celles où la société réalisait une communauté intellectuelle, résultant de la croyance au surnaturel. Si nous travaillons selon l'esprit, le résultat viendra bientôt. L'avenir de l'architecture canadienne est aux mains des catholiques, des catholiques canadiens, car où seriez-vous, combien seriez-vous, si votre foi ne vous avait soutenus ? C'est encore elle qui doit, sur le terrain des arts, vous mener à la victoire. *Le passage par lequel nous terminons les citations des écrits* (*très rares*) *de dom Bellot montre à quel point ce Bénédictin avait, comme saint Benoît lui-même, l'esprit missionnaire. Hélas ! Pendant cette même guerre où dom Bellot, malade, construisait le monas­tère de Saint-Benoît-du-Lac, puis agonisait, les dominicains fran­çais dont le funeste P. Couturier, apprenti peintre, vinrent à Montréal accomplir tout ce que nous voyons prospérer en France aujourd'hui de sottises religieuses, philosophiques, artistiques et sociales. Si bien qu'aujourd'hui, les bons Canadiens n'osent plus parler du Canada.* 49:179 *Il n'y a d'espérance, des deux côtés de ce que mon arrière-grand-mère appelait :* « *le grand patouillat *» *que dans la prière et la sainteté. Que Dieu veuille nous donner des saints et nous aider à comprendre comment s'essayer à le devenir.* \*\*\* *Ne pouvant donner d'illustrations, nous conseillons aux Parisiens que l'architecture intéresse d'aller visiter le monastère des Bénédic­tines de Vanves, qui représente parfaitement la manière de dom Bellot.* *Ils peuvent alter voir le nouveau cloître de Solesmes ; à Troyes, l'église N.-D.-des-Trévoix ; à Annecy, Saint-Joseph-des-Fins sur la route de Genève ; le monastère de Wisques près de Saint-Omer.* H. C. 50:179 ### Le Brésil à Lausanne par Gustave Corçâo Au dernier congrès de Lausanne, le 13 avril 1973, notre illustre et vénéré ami Gustave Corçâo présidait la séance inaugurale où Marcel Clément traita des finalités de l'éducation. Voici le texte de l'allocution par laquelle il a rendu présente en Europe, comme un exemple et comme un drapeau, la glorieuse contre-révolution brési­lienne. *J. M.* CHERS AMIS, d'abord un mot de reconnaissance émue pour l'honneur de cette présidence qui m'a été offerte et pour la généreuse présentation de M. d'An­digné, qui vous a révélé un secret terrible. Oui, il vous a dit que je suis Brésilien ! J'espère n'épouvanter personne et j'ose même croire que vous ne verrez pas dans ma pauvre vieille figure les traits d'un tortionnaire et pour­voyeur de bourreaux ; mais je me vante d'avoir travaillé, d'avoir lutté avec ceux qui, en 1964, ont vaincu les com­munistes déjà cramponnés au pouvoir. Oui, les Brésiliens ont fait cela, et ce qui a paru impardonnable au monde fut ce fait vraiment inouï et incroyable : les communistes ont été vaincus et chassés au nom de Dieu. C'est cela que le monde ne nous pardonne pas. « Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous. » (Jo. XV, 18.) \*\*\* 51:179 Et maintenant parlons de notre tâche à ce Congrès. Cette année, avec la persévérance et l'endurance de ses admirables animateurs, l'Office International ose faire face au problème de l'éducation. Qu'est-ce que l'éducation ? Vous le savez bien : c'est une somme de travaux de pré­paration et de formation des hommes pour la « Cité char­nelle » et pour la vie éternelle dans la Cité de Dieu. Nous sommes tous des hommes pour l'éternité, des hommes vers l'éternité et avec la grâce de Dieu, hic et nunc, nous sommes déjà dans l'éternité ([^4]). Revenons à Pie XI pour bien savoir à qui appartient l'autorité et la charge de l'éducation. L'Encyclique *Divini illius Magistri* nous enseigne que l'éducation est l'œuvre de trois sociétés distinctes mais harmonieusement unies par Dieu, au sein desquelles l'homme naît, croît et se sanctifie : la famille, la société civile et l'Église. Or un vertige nous saisit quand nous pensons à l'état actuel de l'Église du Christ prisonnière des apostats qu'on appelle progressistes par dérision, et surtout quand nous avons connaissance des aberrations produites contre nos enfants dans les éco­les dites catholiques. Permettez-moi de vous rappeler un conte d'Edgar Poe, qui a eu l'honneur d'être traduit par Baudelaire : « Le système du professeur Plume et du Docteur Goudron. » Dans une maison de santé, après une Révolution victorieuse, les fous ont mis en prison et en camisole de force les gardiens, les infirmiers, les médecins, et après ces mesures de consolidation du régime ils ont tenu une assemblée pour élire l'un d'eux à la Présidence de l'Établissement. Je vois notre Maison du Salut soumise au système du Professeur Plume et du Docteur Goudron. La conscience du pauvre fidèle chavire, comme si nous étions au centre d'une tempête cosmique, et le tableau devient encore plus sombre quand on ajoute aux assemblées des fous la mar­che triomphale des sots. Que pouvons-nous faire sans la présence effective de la vraie Église, ou avec l'encombrante présence de la fausse ? Quant à la société civile j'espère que vous m'épargnerez la peine de la peinture trop connue e ce monde où la pornographie est une espèce de fête, le communisme une chose normale exigée par le pluralisme démocratique et le massacre des innocents prend forme de législation. Après le siège de l'Église et la perversion des mœurs, la décomposition de la famille s'ensuit ; et les trois facteurs tournent en rond : *causae ad invicem sunt causae.* Si cette histoire vous embête... Voilà pourquoi, quand vous me parlez d'éducation, je tiens à vous dire, rappelant les chères voix qui se sont tues, que nous sommes au seuil de l'Apocalypse. 52:179 Je ne vois pas, sauf miracle, la moindre probabilité de faire re­bondir une civilisation chrétienne, vaille que vaille, sur cette boue gluante de mensonges, puante de traîtrises, glis­sante de duperies. Il y a eu une « journée des dupes » ; nous sommes en train de préparer l'apothéose d'un siècle de dupes. Pour rompre le cercle vicieux dont je vous parle, il faudrait un miracle et un effort d'éducation capables de nous donner une nouvelle génération douée d'un *feed­back* positif capable de le rompre et de le renverser. J'ai peur que Dieu ne nous demande pour cela trop de sueur, trop de larmes, trop de sang. Sans effusion de sang il n'y a pas de rédemption. Moi qui suis trop avancé dans le cré­puscule de ma pauvre vie, je vous offre ma part de larmes. Je pleure sur vous tous, chers amis de partout, très chers frères dans le Sang de notre Sauveur. Je ne dis ces choses pour décourager personne, ce qui d'ailleurs ne serait pas facile d'obtenir des lutteurs de l'Office International. Si je vous parle noir ce n'est pas par pessimisme ni par la fatigue de l'âge. Ripostant à Mauriac, Bernanos lui criait : « Non ! Ce n'est pas par pessimisme que je refuse le temps mo­derne ; je le refuse avec toute la force de mon Espérance. » J'arrive au bord de la tentation de vous dire que la tâche d'éduquer est devenue impraticable... et cependant impéra­tive et urgente. Elle sera possible à une condition : celle de ne pas relâcher le combat que l'ennemi nous impose. \*\*\* Deux mots sur notre expérience au Brésil. En ce qui concerne l'Église notre situation ne présente aucune origi­nalité. Nous souffrons les conséquences à peine variées par les sauces régionales des erreurs qui viennent de loin et d'en haut. En matière d'éducation catholique et de nou­veaux catéchismes produits sous l'ombre protectrice de la Conférence Nationale des Évêques, je suis sûr que difficilement on fera chose plus bête jusqu'à la fin du monde. Nos groupes de laïcs de Permanencia, Hora Presente, S.E.P.E.S. et T.F.P. cherchent à combler le vide creusé par la bureaucratie ecclésiastique, mais la marée montante menace notre pusillus grex. Notre principal handicap est la minceur de la culture catholique dans toute l'Amérique. N'oubliez pas que l'histoire de ce grand continent est toute inscrite entre deux jalons tragiques de la Civilisation Occi­dentale : Le *Brave New World* est né au moment même ou la Chrétienté en Europe agonisait, et tous les pays amé­ricains, le Brésil excepté grâce à une singularité de son histoire, sont arrivés à l'indépendance nationale sous l'in­fluence des sociétés de pensée du XVII^e^ siècle qui, travail­lant en creux, ont produit l'écroulement de la Révolution française. 53:179 Le nouvel humanisme anthropo-excentrique et apostat de la Renaissance et de la Réforme a été le lait du Nouveau Monde dont la nouveauté relevait donc de la *via modernorum* plutôt que de la transfigurante nouveauté devant laquelle l'Apôtre s'écriait : « Voyez ! Tout est nou­veau. Quiconque est dans le Christ est une nouvelle créa­ture. » (II Cor., V, 17.) Pour la lutte culturelle nous sommes peu nombreux. Il nous semble que chaque jour deviennent plus rares ceux qui sont capables d'enseigner la saine doctrine et d'écrire un article de combat. Nous sommes pauvres et nous sen­tons que l'Amérique Latine est aujourd'hui la cible de la Révolution. La conscience du devoir de témoignage nous pousse à tenir bon, dans nos cours et nos publications, en dépit de notre petitesse culturelle ; et nous savons bien que c'est encore ici, en Europe, que se joue le sort de la Civilisation. C'est pourquoi nous suivons avec un intérêt passionné l'effort de nos frères aînés. Au Brésil nous nous heurtons souvent à la Conférence épiscopale qui s'est trans­formée en une machine dont les leviers sont aux mains des « progressistes ». Notre douloureuse expérience nous à convaincu que, parmi tant de flagellations qui tourmentent l'Église aujourd'hui, une des plus pernicieuses est celle-là qui dissout l'autorité des Évêques. Le phénomène est d'ailleurs universel, comme tous ceux qui relèvent de la même cause et des mêmes scandales. \*\*\* Je vous ai parlé ouvertement de nos faiblesses ; si vous me permettez, je me vanterai de notre petite force qui s'est avérée très efficace contre la pédanterie des nouveaux théo­logiens et contre les abondantes déclarations de la Confé­rence épiscopale toujours aussi pleines de mots que vides de sens. Nous avons une espèce de génie pour rehausser le ridicule des choses. On développe cet aspect du don de Science en commençant par savoir rire de soi-même. A mon avis cette méthode mérite diffusion. Pleurons dans nos prières, mais rions dans nos combats. Ainsi faisant, si vraiment nous sommes au seuil de l'Apocalypse, nous nous accorderons avec la voix de la Femme Forte qui rira aux derniers jours. Quant au marxisme je peux vous dire la tête haute que notre peuple et nos ouvriers n'ont pas marché dans cette voie-là qui est décidément trop bête pour la vraie petite sagesse de leur sens commun. 54:179 Cela je le proclame avec fierté. L'ouvrier brésilien peut croire qu'il doit formu­ler un désir lorsqu'il voit une étoile filante, mais il est trop sage dans son humilité pour croire à l'abstraite générosité des socialistes. Il est fier de son métier mais il ne sait pas ce qu'est « la classe ouvrière », comme d'ailleurs moi-même je ne le sais pas. L'ouvrier brésilien a déjà marché dans la voie du paternalisme ; il y marchera peut-être en­core. Mais permettez-moi, chers amis, le courage de faire face au monde entier, s'il le faut, pour proclamer que le paternalisme s'accorde beaucoup mieux avec la loi natu­relle que la féroce utopie de l'égalité. Tout homme normal a le goût d'obéir, tout homme sain rêve d'un bon roi, tout homme sage craint Dieu. Au contraire, ce qui s'oppose à la loi naturelle c'est la sotte égalité et la hideuse fraternité qui commencent par la négation du père ou la décapitation du roi. Et rien n'est plus opposé à l'esprit d'éducation que le péché collectif contre le IV^e^ Commandement -- péché qui est au centre de ce démocratisme qui veut aplatir l'Église pour la réduire à un « peuple » qui serait le Corps mystique du Christ guillotiné. Je crois qu'un des beaux traits spirituels du peuple bré­silien est la fidélité nationale du IV^e^ Commandement, ce qui ne veut pas dire qu'il soit un peuple discipliné et révèrent. Loin de là, bohème, altier, narquois, moqueur, il garde ce­pendant au fond de son âme collective une piété filiale qui se traduit à la surface de la culture, au folklore, par une multitude d'applications où les termes « père » et « mère » expriment des variétés d'amours de révérence. Toutes ces singularités de son code génétique font du Brésil, en dépit de toutes ses faiblesses, un rempart contre la Révolution. Prions Nossa Senhora da Aparecida de bien accueillir le titre spécial que cent millions de Brésiliens lui offrent du fond du cœur : Rainha do Brasil. Malheureusement le Brésil est environné de pays où le « progressisme » est au service d'une « liberaciôn » qui passe pour être synonyme de marxisme ([^5]). \*\*\* 55:179 Je reviens aux difficultés du thème de notre Congrès à Lausanne. La tâche de l'éducation qui est essentiellement un effort d'ascension humaine et de nouvelles acquisitions dans tous les planisphères ouverts à la conquête de l'hom­me, ce même effort implique aujourd'hui un effort redou­blé de restauration des valeurs perdues, d'où la nécessité de travailler sur deux fronts : construction, combat. A mon avis le combat doit l'emporter. Combat d'abord. Je vous avoue qu'ici les deux moitiés de moi-même se heurtent à la re­cherche d'une composition. Ingénieur de mon état et nou­veau venu de chez Charles Maurras, j'aime l'ordre et le travail fécond ; mais l'autre moi-même venu de chez Léon Bloy, l'*Entrepreneur de Démolitions,* réclame la primauté du nettoyage. Il faut déblayer, nettoyer le terrain, il faut revenir en arrière pour dénoncer les impostures dont tout un siècle se have, il faut dénicher les duperies, et surtout, ah ! surtout il faut vomir les contre-vérités qu'on nous a fait gober. Ce travail de nettoyage d'écuries est un travail d'Hercule ; mais je suis sûr que l'Office International a été créé pour préparer et rallier des Hercules du Christ Notre-Seigneur. -- Ce qui me rappelle mon devoir d'aujourd'hui : vous présenter M. Marcel Clément, un Hercule du Christ bien connu de toutes les personnes présentes tandis que moi je suis le soldat inconnu. Je ne dissimule pas mon embarras, mais j'obéis. Gustave Corçâo. 56:179 ### La trahison d'Alger par André Guès La trahison dont je veux parler n'est pas celle de 1962, mais celle dont les libéraux se sont rendus cou­pables en 1830, renouvelant celle d'Espagne en 1823 (voir ITINÉRAIRES, n° 173 de mai 1973), avec cette différence que la mer et la distance les ont seules empêchés de venir au secours du dey comme à celui de la constitution espagnole. Mais trahison encore plus laide, car elle ne s'explique même plus par le patriotisme confondu avec l'adhésion aux Immortels Principes que les libéraux allaient défendre en Espagne par une méthode qui devait en outre les établir en France. En voulant mutiner l'armée d'Angoulême, puis en se battant contre elle, les « patriotes » entendaient servir la Liberté à Paris comme à Madrid En œuvrant contre l'expédition d'Alger, ils n'avaient plus la même peu absolutoire excuse des intérêts de la religion libérale. Leurs travaux ne devaient profiter qu'à la barbarie algé­rienne et à l'Angleterre. En 1830 la trahison des « patriotes » apparaît donc pure de toute cause idéologique et manifeste seulement leur haine de la Monarchie légitime, quoi qu'il en pût coûter à la France. L'opposition libérale est systématique, absolue, contradic­toire, et purement négative. Le roi ne fait rien pour réparer l'offense faite à la France ? Cris de fureur des « patriotes » jaloux de l'honneur de leur pays. Soucieux de cet honneur, mais aussi d'épargner le sang des Français, le roi pense-t-il faire intervenir une tierce puissance qui aurait la caution de la France ? Colère des libéraux qui crient à l'indignité d'un souverain incapable de faire respecter tout seul l'honneur du pavillon, et à l'incapacité de l'intermédiaire, qu'ils sont d'ail­leurs bien incapables de mesurer. La marine établit-elle le blo­cus des côtes algériennes ? L'opposition fait sienne à tous coups la version ennemie des incidents qui se produisent, s'indigne que le Roi de France s'abaisse à faire de semblables misères à un si petit peuple, et son anticatholicisme se cabre en voyant que Paris soutient un « prince italien » -- c'est le Pape -- à propos de deux de ses bateaux que les Algériens ont enlevés. 57:179 Charles X décide enfin une expédition militaire ? Alors les « patriotes » s'y opposent par tous les moyens : ils n'ont plus qu'un but, le renversement de la Monarchie par le moyen d'un désastre mili­taire et naval de leur pays. Voyons les faits. Après l'incident du coup d'éventail (30 avril 1827), tout à fait banal et moins grave que de mettre un consul au bagne, sa femme et sa fille dans un harem, ou de massacrer de malheureux naufragés, le gouvernement français, indécis, se borne à établir un blocus naval. Une expédition militaire eût d'ailleurs été impossible, le gros de la flotte étant occupé en Grèce. La croisière est fastidieuse pour les équipages, dispen­dieuse pour le budget, dangereuse pour les navires à voiles et, de surplus, inefficace. Personne, et le gouvernement bon pre­mier, n'est satisfait de cette méthode qui ne résout rien. Il faut en finir. Le 3 août 1829, la *Provence* se présente au port d'Alger sous pavillon parlementaire pour proposer un arrangement. Son commandant, le capitaine de vaisseau La Bretonnière, est reçu par le dey, n'obtient rien, se retire couvert par un sauf-conduit. Mais comme le vaisseau, à peine appareil­lé et toujours sous pavillon parlementaire, défile lentement de­vant les forts à une demi-portée de leurs pièces, il est sévère­ment canonné pendant une demi-heure car le vent est faible et il prend peu de vitesse, essuyant 80 boulets, dont 11 portent, et plusieurs bombes. Et encore la *Provence* a-t-elle été quelque peu protégée par la corvette anglaise *Pilorus,* interposée au mouillage entre elle et une partie des batteries. Quin, com­mandant du *Pilorus*, assistait à l'appareillage sur la terrasse du consulat d'Angleterre et s'inquiétait du danger que couraient d'autres marins, bien que français, anxieux qu'ils ne vinssent à riposter, car le vent des déflagrations eût fait faseyer cer­taines voiles, embarder le bateau. Comme s'il était lui-même à bord, il disait : « *Don't fire, boys, keep up close the wind --* Ne tirez pas, garçons, continuez à serrer le vent. » Finalement, il s'enthousiasma en connaisseur et écrivit ses félicitations à La Bretonnière pour le calme avec lequel ses marins avaient manœuvré sous le feu pour sortir de cette position difficile : ah ! la belle marine que la France avait là... Dans le pays, l'indignation est générale. Vaulabelle écrit « *Les journaux de toutes nuances s'indignèrent de ce nouvel outrage ; ceux de l'opposition sommaient le nouveau cabinet* (Polignac, 8 août) *d'en tirer la vengeance la plus éclatante. Le silence et l'immobilité du gouvernement devinrent bientôt, pour ces derniers, l'occasion des accusations les plus vives : M. de Polignac et ses collègues, indifférents à l'honneur de la France, disaient-ils, ne lui apportaient que faiblesse et que honte. *» Mais que le cabinet sorte de son silence et son immobilité, l'opposition sera toujours opposée à tout ce qu'il dira ou entre­prendra. 58:179 Ce que Vaulabelle, historien qui devait être ministre de l'Instruction publique en 1848, n'a pas dit, c'est que le gouverne­ment n'était pas indifférent à l'honneur de la France et pas davantage au sang des Français. Après le blocus, les bombar­dements navals sont d'une inefficacité. reconnue. Il n'est donc d'autre solution que le débarquement. Or le risque est gros, les pertes peuvent être sévères, même en cas de succès, contre un ennemi qu'on connaît mal, mais qui jouit d'une réputation guerrière née de l'expérience séculaire des débarquements qui ont échoué. Or voilà que Méhémet Ali, vice-roi d'Égypte, fait une pro­position : il fournirait les troupes d'une expédition, la France lui donnerait quatre vaisseaux, de l'argent, et sa garantie contre le Sultan. L'idée est séduisante, la proposition paraît honnête, Polignac la voit d'un bon œil. Alors l'opposition libérale prend feu. Elle fait état de difficultés auxquelles il faut s'attendre avec la Porte : mais puisque la tentative d'arrangement a donné lieu à une plus grave insulte, puisque blocus et bom­bardement sont sans effet, il ne reste que l'expédition militaire, que l'opposition réclame maintenant à grands cris. Qu'elle soit faite par Méhémet Ali avec la caution de la France ou par la France seule, c'est toujours la France qui est impliquée dans une opération contre une province turque, et l'on ne voit pas qu'une des deux méthodes soit moins désobligeante pour le Sultan. Plus remarquable encore est l'opposition à la personne du vice-roi en raison de l'utilisation qu'ils feront du personnage dix ans plus tard. En 1840, en effet, on le couvrira de fleurs, on lui trouvera toutes les qualités de l'homme d'État et du chef d'armée, quand il s'agira, pour soutenir sa révolte contre le Sultan, que la France fasse rien moins que la guerre à toute l'Europe. Pour lors, en 1829, ce n'est qu'un triste sire, de faible sens, de petits moyens et de moralité douteuse : il convient de se méfier du « *caractère du Pacha, dépourvu du génie et des moyens qu'on lui attribue *». En fait les libéraux ne sont pas plus renseignés sur lui en 1829 qu'ils ne le seront en 1840. La France, d'ailleurs, refuse finalement sa proposition pour des raisons de prestige national s'ajoutant à ces consi­dérations que la progression de son armée du Nil à Alger était rien moins que sûre, qu'il ne disposait que de 35.000 hommes dont seulement 15.000 réguliers, qu'il ne serait pas assez fou pour en vider l'Égypte au risque de perdre son trône par le fait de quelque sédition ou d'une attaque turque qui trouverait la couronne et la pachalik sans défense. Ce fut Charles X per­sonnellement qui décida d'arrêter la négociation déjà fort avancée : Polignac avait envoyé un négociateur à Alexandrie et des fonds à Toulon. 59:179 Restait donc l'opération militaire conduite par la France seule. Alors se déchaînent avec fureur l'antipatriotisme des « patriotes » libéraux unanimes et, accessoirement, leur hu­manitarisme inhumain : parlementaires des deux chambres, journalistes, écrivains, depuis les grands ténors et les vedettes jusqu'à la plus petite feuille satirique et, comme il fallait s'y attendre, les historiens de gauche ont été sur cette affaire d'une exemplaire discrétion. \*\*\* Il ne s'agissait plus pour la France de faire peser sur Alger une menace militaire pour en obtenir une réparation, mais de détruire le nid des pirates qui enlevaient des bateaux et auxquels les nations qui voulaient éviter cet inconvénient à leurs nationaux étaient obligées de payer tribut. Le congrès d'Aix-la-Chapelle avait chargé la France et l'Angleterre de faire à Alger sommation de renoncer à la piraterie. La mission avait été exécutée en septembre 1819 par Jurien de la Gravière et Freemantle. Sans succès : le dey leur déclara qu'il ne consi­dérait pour amies que les nations qui payaient tribut et qu'il tenait les autres pour ennemies. Toute libérale qu'elle fût, la *Revue des deux mondes* publiait en mars 1830 le tableau de ces tributs annuels : la Toscane payait 132.075 francs, Naples et le Portugal 128.400 chacun en deniers et 107.000 en pré­sents, la Suède 21.400 comme le Danemark, plus 53.500 tous les dix ans, l'Angleterre 15.120 et les États-Unis, le Hanovre et Brême, la même somme en commun. Au total 675.660 francs, trois millions de notre monnaie, plus les sommes à verser par tout nouveau consul à son entrée en fonctions. Quand il y avait retard dans le paiement ou quelque difficulté avec le dey, c'était bien dommage pour le consul : il était simplement mis au bagne jusqu'à parfait acquittement comme il était arrivé en 1806 à ceux de Hollande et du Danemark et, le cas échéant, sa femme et sa fille avaient l'honneur d'être admises au harem de Sa Hautesse. En 1811, le vice-consul d'Espagne avait été envoyé travailler aux carrières. En 1823, le consulat d'Angleterre avait été saccagé et le consul, prudent, avait fait filer sa femme et sa fille sur un bateau suédois. Aux bagnes étaient envoyés équipages et passagers des navires razziés : cinq dans ce cas en 1827, dernière année avant le blocus. Et de même, s'ils n'étaient pas massacrés sur place, les marins qui avaient le malheur de faire naufrage sur cette côte inhospita­lière, comme il était arrivé en 1829 à 25 marins de la croisière française. 60:179 La France a décidé de mettre fin à la barbarie comme le cabinet le fait savoir le 5 mai à l'ambassadeur anglais qui demande des explications : « *Le Roi, ne bornant plus ses des­seins à obtenir la réparation des griefs particuliers à la France, a résolu de* FAIRE TOURNER AU BÉNÉFICE DE LA CHRÉTIENTÉ *tout entière l'expédition dont il ordonnait les préparatifs ; il a adopté pour but et pour prix de ses efforts la destruction défi­nitive de la piraterie, l'abolition absolue de l'esclavage des chrétiens, la suppression du tribut que les puissances chré­tiennes payent à la Régence. *» Ce bienfait apporté à l'huma­nité importait peu à la Fraternité universelle des humani­taristes libéraux. Ils négligeaient le témoignage de feu Paul-Louis Courier qui attribuait aux barbaresques l'état inculte de l'Italie méridionale. Témoignage recoupé par Lamartine. En 1819 il projeta avec quelques amis d'acquérir Pianosa, île quasi-déserte entre Corse et Toscane. Avant de se lancer dans l'en­treprise colonisatrice, il était prudent de s'assurer que son état était dû à une autre cause qu'à l'infertilité. Lamartine ques­tionna le consul de France à Florence, son ami Fontenay, qui répondit que le sol en était excellent, mais que Pianosa était « *sans défense, exposée aux insultes des barbaresques qui y descendent journellement *», et qu'une colonie qui s'y instal­lerait ne recevrait aucune protection de la frégate du roi de Sardaigne ni des « *bricks de Toscane *». Le danger était à peine moindre sur les côtes de France. M. Jean Vidalenc écrit : « *Dans les régions littorales les douaniers pouvaient encore voir des corsaires barbaresques croiser devant les côtes, entretenant par leurs captures de bâtiments le souve­nir de leurs anciennes incursions et de l'insécurité endémi­que. *» (*La Restauration*, coll. Que sais-je ?, P.U.F., 1968.) C'est Charles X qui a eu l'excellente idée de placer l'expé­dition sous le signe de *la chrétienté :* bonne position diplo­matique, conforme à la réalité, qui met l'Europe continentale dans le jeu français et l'Angleterre dans une position inconfor­table. L'opposition libérale s'indigne du mot et y voit la preuve d'une intrigue du « parti-prêtre », même les plus intelligents et cultivés des rédacteurs du *National,* Mignet, Carrel et Thiers, ce qui permet de douter de leur bonne foi. Les libéraux qui, il y a peu, réclamaient une expédition au nom du droit des gens, y sont maintenant opposés pour la même raison. Le dé­puté Alexandre de Laborde écrit dans une brochure : « *Cette guerre est-elle juste ? Non... Cette guerre est-elle utile ? Qui pourrait le penser ? Cette guerre est-elle légale ? -- l'argument est que le gouvernement ne peut s'y engager sans un vote des chambres. Une voix s'élèverait, plus haute, plus ancienne que la Charte, celle de la morale publique et du droit naturel. Elle assignerait les ministres à comparaître à la barre de la France et de l'humanité... Elle accuserait les auteurs de cette entre­prise même si elle réussissait. *» 61:179 Le rapport présentant au roi les ordonnances de juillet s'exprimait avec justesse : « *Indiffé­rente aux grands intérêts de l'humanité, il n'a pas dépendu* (*de la presse*) *que l'Europe ne restât asservie à un esclavage cruel et à des tributs honteux. *» Le progrès de l'humanité postulait pour les libéraux que la France mît le feu à l'Europe une nouvelle fois, comme en 92-93, pour y répandre, avec le sang humain, les idées de quatre-vingt-neuf, mais non pas qu'elle extirpât à sa racine la barbarie qui régnait en Médi­terranée. Il y a autre chose, et qui n'est pas moins laide. L'opposition « patriotique » est travaillée par lord Stuart, ambassadeur d'Angleterre, qui fait le siège des députés et pairs hérités des assemblées révolutionnaires *via* le Sénat impérial. Siège facile, il les trouve convaincus contre l'expédition. Ainsi dans les années 89-92 les « patriotes » étaient-ils travaillés par l'An­gleterre qui les trouvait mal disposés contre le Pacte de Fa­mille, et par la Prusse qui les trouvait de même contre l'al­liance autrichienne. Stuart persuade ceux de 1830 que l'Angle­terre considère l'entreprise comme un *casus belli,* et ces hommes belliqueux se font pacifistes. Ils ne sont pas capables de comprendre que la menace anglaise est du bluff, comme en 1823 et pour la même raison : Londres ne peut pas déclarer la guerre parce qu'elle n'a pas trouvé de puissance continentale pour la faire à sa place, et faire renoncer Paris devant l'oppo­sition intérieure est la seule méthode qu'elle puisse em­ployer. Elle ne peut pas, comme elle le fera en 1840, lui opposer l'ultimatum d'une coalition anglo-continentale, car, par une intelligente préparation s'appuyant sur l'aspect humain de l'expédition, la France a mis l'Europe de son bord et isolé l'Angleterre. Toute l'Europe est favorable à l'entreprise, voire désire lui porter son concours : le Tsar fait tenir un mémoire sur les méthodes de combat des musulmans auxquels ses gé­néraux se heurtent aux frontières de l'empire ; faute de pou­voir offrir une aide militaire parce qu'elle est gênée dans ses finances, l'Espagne propose des courriers, accepte le droit de relâche sans restriction des bateaux de guerre français dans ses ports ainsi que l'installation d'un hôpital à Mahon ; la Sar­daigne même demande à participer aux opérations ; toutes les armées envoient des observateurs à l'état-major de Bourmont et le Pape bénit les Armées du Roi de France. Charles X a fait de l'expédition son affaire personnelle : « *Il mena tout, dirigea tout,* dit Polignac, *je ne fus que son premier secrétaire *», ce qui jette un jour différent sur ce roi prétendument peu actif et peu intelligent. Devant son obsti­nation, les « patriotes » se déchaînent dans un concert dis­cordant, depuis les extrémistes de gauche comme le *Courrier français* et le *National* jusqu'aux graves *Débats* de « l'opposition dynastique » et aux petites gazettes satiriques comme le *Corsaire* et le *Figaro.* 62:179 Ils insultent le commandement et le gouvernement, incitent les troupes à la désobéissance et la désertion comme en 1823, répandent de faux renseignements pour démoraliser l'armée, se moquent des précautions sani­taires prises et dépeignent contradictoirement l'Algérie comme un pays d'où l'on ne revient pas, divulguent tout ce qu'ils arrivent à savoir des préparatifs, et le lieu du débarquement même ; c'est cela qui est criminel, car pour eux l'ennemi n'est pas tant la Régence que l'Angleterre dont le bluff a réussi à leur faire croire que l'expédition signifiait la guerre : de leurs divulgations, ils espéraient un nouvel Aboukir dans les eaux de Sidi Ferruch. Reprenons le rapport de présentation des Ordonnances « *Dès les premiers temps de cette expédition... la presse en a critiqué avec une violence inouïe les causes, les moyens, les préparatifs, les chances de succès. Insensible à l'honneur na­tional, la presse s'est attachée à publier tous les secrets de l'armement, à porter à la connaissance de l'étranger l'état de nos forces, le dénombrement de nos troupes, celui de nos vaisseaux, l'indication des points de station, les moyens à em­ployer pour dompter l'inconstance des vents et pour aborder la côte. Tout, jusqu'au lieu de débarquement, a été divulgué comme pour ménager à l'ennemi une défense plus assurée. Et, chose sans exemple chez un peuple civilisé, la presse par de fausses alarmes sur les périls à courir, n'a pas craint de jeter le découragement dans l'armée, et signalant à la haine le chef même de l'entreprise, elle a pour ainsi dire excité les soldats à lever contre lui l'étendard de la révolte, ou à déserter leurs drapeaux. Voilà ce qu'ont osé faire les organes d'un parti qui se prétend national. *» C'est ce que M. de Lacretelle appelle « *une mise en accusation presque burlesque du journalisme *». Il faisait alors l'histoire du *Figaro* (*Revue de Paris*, novembre 1966). Il est probable que, cette accusation, il ne l'avait même pas lue. Car s'il l'avait lue et qu'elle lui fut apparue burlesque, on serait obligé de lui demander quelle est sa conception de la morale professionnelle. Voici en revanche l'opinion d'un témoin qui n'est pas mauvais puisqu'il sera dans quelques jours un des piliers du régime de Juillet. Viennet écrit le 16 juillet : les journaux de l'opposition « *ont tout critiqué, l'armement, l'embarquement, le plan de campagne, la descente. Ils parlaient de la pénurie des marins, de celle des vaisseaux de transport, des difficultés de leur équipement, de la lenteur qu'on y mettait ; on disait que l'Angleterre aurait fait en quinze jours ce que nous n'avions pas achevé en deux ou trois mois. On disait que la saison n'était pas favorable, on craignait les orages, les coups de vent, les calmes, tous les accidents de la mer, toutes les mauvaises chances du débarquement.* 63:179 *On exagérait les forces des Algériens et des Arabes, les dangers qui attendaient nos soldats, le man­que de vivres, de munitions, les risques de la flotte dans une baie ouverte aux vents les plus dangereux. D'autres disaient que la prise d'Alger serait chose facile et qu'il était ridicule de faire un armement si considérable *». Juste conclusion de Viennet sur le degré de moralité de ses amis : « *On perd le droit de critiquer ce qui est mal, quand on s'attaque ainsi à ce qui est bien. *» Le ministère a engagé les frais sans en demander les crédits à la Chambre, et pour cause : elle est prorogée. Ce qui permet aux *Débats* d'écrire que cette insulte sera plus ressentie par l'opinion que le coup d'éventail. Mais à défaut, il y a les pairs, parmi lesquels l'amiral Verhuel, que la Hollande napoléonienne a cédé à la France, joue les spécialistes en détaillant toutes les causes qui se conjuguent pour vouer l'opération à un inévi­table échec. Polignac, parce que sa femme est anglaise, est accusé d'avoir molli devant l'Angleterre en prenant l'enga­gement que la France ne s'établira pas en Algérie, engagement qu'il s'est refusé à prendre. L'opposition lui attribue ainsi des vues politiques qui sont exactement le contraire des siennes. Car il écrivait en 1826 : « *Il faut suivre l'Angleterre, l'épier, partout, dans toutes les parties du monde, car c'est parfois dans un autre hémisphère qu'on peut trouver des armes pour en arrêter la marche progressive en Europe. *» C'est ce qu'en termes de sport on appelle marquer l'adversaire. Dans un mé­moire rédigé pendant son ambassade à Londres : « *Le repos du monde exige que cette influence* -- de l'Angleterre -- *se renferme autant que possible dans ses limites naturelles. C'est surtout à la France, gardienne, si j'ose dire, des vraies libertés en Europe, à surveiller les mouvements de son ambitieuse voi­sine... sinon son influence tyrannique pèsera bientôt sur le monde. *» Six mois n'auront pas passé sur la révolution de juillet que, devant la Chambre, le très libéral Lamarque lui rendra hommage : « *Oui, il eut quelque patriotisme, ce mi­nistre... car c'est sans le consentement de l'Angleterre, c'est en bravant avec fierté les menaces du cabinet de Saint-James qu'il fit la conquête d'Alger. *» Il n'y avait plus aucun inconvénient politique à dire le patriotisme de Polignac, emprisonné à vie et mort civil. Mais s'il avait été patriote en s'opposant à l'An­gleterre, qu'avaient donc été les libéraux qui s'y étaient sou­mis ? Lamarque condamnait son propre parti. Son parti qui ne s'embarrassait pas de contradiction. Tantôt 32.000 hommes ne sont pas assez nombreux pour vaincre, et encore moins pour fonder un établissement, car le dey dispose de plusieurs centaines de milliers de guerriers. Tantôt ils sont trop contre les 3.500 janissaires qui sont toute l'armée de la Régence. 64:179 Les *Débats* font de l'Algérie une description ridi­cule en énumérant les dangers mortels que vont y courir les soldats : le simoun, la peste, le choléra, les lions, les chacals, les hyènes, les boas, les sauterelles et « *dans les plus riches maisons, de petits scorpions dont la piqûre est mortelle *». On se demande comment il y avait encore âme qui vive dans ce pays. Carrel compare l'expédition avec celle de Bonaparte en Égypte : « *Alors c'étaient d'autres illusions. Du moins c'étaient les illusions de la France entière. Aujourd'hui ce n'est plus que l'illusion d'une faction, d'une coterie, d'une poignée de courti­sans *» qui veut « *non pas une conquête, non pas de brillants établissements, non pas de durables avantages pour notre com­merce, ils n'y songèrent jamais *», mais seulement « *la gloire pour un homme. *» L'ancien officier se donne le tort de tourner en dérision les minutieux préparatifs, et, certes, tout le ridicule est pour lui quand il en rajoute de son cru : il annonce que l'on emporte « *huit-mille piquets armés de lances pour repousser une cavalerie que les aigrettes de nos voltigeurs suffiraient à inti­mider d'une lieue *», avec quatre cents chiens pour goûter l'eau et des mannequins pour dresser de fausses embuscades. Le 6 avril, les graves *Débats* accusent le cabinet d'être à la remorque de l'Angleterre, ce qui n'est fait que pour lui per­mettre d'ajouter à la sottise cette perfidie : « *Il faut du temps pour rapprendre sa langue nationale quand on l'a oubliée pen­dant plusieurs années -- allusion à l'émigration -- ; on n'en retrouve jamais l'accent dans toute sa franchise et toute sa pureté. *» Seuls, n'est-ce pas, parlaient français les « pa­triotes » qui suaient la trahison par le verbe et la plume, mais point ce d'Haussez qui, à Stuart venu le menacer, répondit que son collègue des Affaires étrangères lui définirait la posi­tion de la France en termes diplomatiques, mais que lui, mi­nistre de la Marine, la lui donnait ainsi : « LA FRANCE SE FOUT DE L'ANGLETERRE. » Charles X lui-même est insulté par cette allusion aux émigrés. Il ne parlait donc pas français non plus, le vieux Roi qui dit au même, venu menacer : « *Tout ce que je puis faire pour votre gouvernement, c'est de ne pas avoir écouté ce que je viens d'entendre. *» Jamais peut-être n'y eut-il opposition plus ignoble à un gouvernement plus gravement et plus intelligemment attaché à tous les aspects de l'intérêt national. Cette opposition pousse ses méthodes fort loin dans le cri­me : l'armée et la marine, la marine surtout, semble-t-il, sont travaillées et montrent les plus vives répugnances à préparer l'expédition. La mauvaise foi des stratèges et des logis­ticiens est manifeste, qui calculent besoins et délais hors de proportion avec la réalité et prédisent un désastre. L'amiral de Rigny estimait que, par fortune de mer, la moitié du ma­tériel serait perdu au débarquement : la perte fut de 10 %. La marine réclamait huit mois de préparatifs, le roi haussa les épaules, elle réduisit à six, on lui en accorda trois et demi, qui furent suffisants. 65:179 L'amiral Duperré calculait que le débarque­ment durerait vingt-sept jours : tout fut mis à terre en huit heures. Et ces précisions pessimistes sur les délais étaient faites sur une première approximation de 22.000 hommes alors que l'expédition en comporta 35.000, 2.200 chevaux alors qu'elle en emporta 4.000 et 30.000 tonnes de matériel alors qu'on lui en donna 70.000. Les amiraux refusaient le commandement de la flotte : des étoiles supplémentaires données avant même l'appareillage ne les convainquaient pas, ce qui est incroyable. Il fallut faire violence à Duperré. Il avait été candidat libéral, et malheureux, aux dernières élections. Après avoir fait en vue des côtes d'Alger un demi-tour sur les Baléares pour de douteuses raisons de météorologie, ses atermoiements à or­donner un nouvel appareillage sont suspects, donnent à penser qu'il attendait des événements à Paris et faillirent compro­mettre le succès. Ils en augmentèrent en tous cas la difficulté : l'apparition de la flotte avait alerté le dey et le délai de quinze jours qui lui fut laissé avant le débarquement lui donna le temps d'appeler les troupes de ses vassaux. Bourmont, com­mandant en chef, n'était en fait que le passager de Duperré à son bord. Or le roi se méfiait de Duperré, et on vient de voir comme il avait raison. Il avait donc pourvu Bourmont d'une lettre de commandement à produire en cas de nécessité, qui lui donnait autorité sur l'amiral, même à la mer. Aux Baléares, il fut bien près d'avoir à s'en servir. \*\*\* Alger prise, la déception des « patriotes » s'exhale en fureur contre Bourmont sur qui leur presse poubellière déverse ses injures et invente d'ignobles calomnies. Il joue les satrapes d'orient avec des bayadères. Les misérables : il avait quatre fils à l'armée et l'un d'eux, Amédée, vient d'être tué. Il a dérobé une partie du « trésor de la casbah » ; or, relevé de son commandement après la Révolution, il écrit à sa femme : « *Notre appartement est trop cher, tâchez d'en céder le loyer... Il est nécessaire de faire le moins de dépense possible parce que je n'ai rien pour y pourvoir : je suis parti les mains et les poches vides. *» Tellement vides que lorsqu'il a quitté Alger sur un méchant petit brick autrichien nolisé à ses frais, deux marins ont suffi à porter son bagage à bord de l'Amatissimo, capitaine Cagrizza. La calomnie court cependant les rues à Paris et ne se limite pas au seul Bourmont. Le libéral Dumont, dit d'Urville, qui avait reçu de la Restauration deux décora­tions et trois grades en huit ans et attendra ensuite dix ans une nouvelle promotion, consignait dans son journal le 1^er^ août : « *Il paraît que Bourmont et les siens pillent à qui mieux mieux à Alger. *» 66:179 Cette calomnie des libéraux fut prise en considération quand les Trois Glorieuses les eurent portés au pouvoir. Elle atteignit le payeur-général Firino qui fut rappelé en France pendant qu'un inspecteur général des finances était envoyé sur place et que Clauzel, successeur de Bourmont, nommait une com­mission d'enquête. Voici ce qu'on en apprit. La veille de l'entrée dans Alger, Bourmont avait constitué une commission présidée par Firino pour prendre possession de tous les ob­jets précieux appartenant à la Régence. Le 5 juillet, Firino et deux payeurs pénétrèrent dans la Casbah avec l'avant-garde, trouvèrent le trésorier du dey qui les attendait clefs en mains et placèrent aussitôt des sentinelles. Immédiatement la com­mission de Firino s'était mise à l'ouvrage et, en 33 jours, avait dressé 32 procès-verbaux d'inventaire : 5.285.609,14 francs en monnaie locale que le payeur-général a déposés dans les caisses de l'armée et qui subviendront à ses besoins jusqu'en décembre ; 7.967,95 et 97.984,94 kilos de numéraire or et ar­gent qui ont été expédiés en France à partir du 7 août et qui, tous frais déduits, rapporteront 42.602.282,74 francs suivant arrêté du ministre des Finances du 3 octobre 1831 ; 53 kilos d'objets précieux en argent et 24 en or, des tapis, des pen­dules, etc. qui ont été expédiés en France pour la fonte, les musées ou le garde-meubles ; des grains, laines et autres ma­tières qui, l'adjudication sur place ne donnant rien, ont été portés de même en métropole. Conclusion de la commission d'enquête : « *Jamais peut-être prise n'entra plus intégralement dans les caisses du Trésor. *» L'honnête Firino, englobé dans les calomnies des « patriotes » contre Bourmont, réhabilité, sera nommé payeur-général de l'armée qui assiège Anvers. Ce n'est pas tout. Le 20 novembre 1830, le *Sémaphore,* jour­nal marseillais du centre-gauche, racontait que les bagages de Bourmont n'avaient été si réduits à bord de l'*Amatissimo* que parce que la commission d'enquête les avait allégés sur le quai même de tout ce qui provenait du pillage. Par coïncidence, l'*Amatissimo* était de passage à Marseille. Cagrizza fut indigné. Et comme le journal prétendait s'autoriser des dires de l'équi­page, il s'en fut avec ses marins au consulat d'Autriche le 27 novembre et tous signèrent par-devant le consul un démenti sous serment que le *Sémaphore* refusa naturellement d'insérer. Ce n'est pas tout encore : quand un des fils de Bourmont ren­tra en France, ramenant les restes de son frère, les douaniers ouvrirent le cercueil, persuadés d'y trouver des douros de la Casbah. A côté de quoi, il est à peine besoin de noter que la municipalité de Toulon y va de sa petite mesquinerie en envoyant à Bourmont en exil une note de 1.500 francs pour l'hôtel où elle l'a invité, et Duperré de la sienne en lui refusant le moindre aviso pour le porter aux Baléares. \*\*\* 67:179 Nombre d'historiens, négligeant les raisons nationales et humaines que Charles X avait de prendre Alger, affectent de ne voir dans l'opération qu'une manœuvre de politique inté­rieure : acquérir ce qu'il fallait de gloire militaire pour faire passer les Ordonnances de juillet. Ils n'ont pas pris garde que, ce disant, ils portaient condamnation morale des libé­raux de 1830 : leur opposition à l'entreprise, puis leur hargne devant le succès des armes de la France montrent assez que le calcul du roi était erroné si d'aventure il avait tablé sur un enthousiasme patriotique des « patriotes ». Dans cette conjoncture, il est apparu indiqué à beaucoup de ne point parler de l'opposition libérale à la conquête d'Alger. C'est le cas de Malet et Grillet, *Histoire contemporaine* (1815-1920), Hachette, s.d. ; de Desdevises du Dézert, au tome X, de Lavisse et Rambaud, *Histoire générale* (1815-1848), Armand Co­lin, 1898 : quand on glorifie justement une entreprise à laquelle « *quelques jours avaient suffi pour anéantir cette puissance qui, depuis des siècles, faisait peser la terreur sur l'Europe méditerranéenne *», ce n'est pas pour raconter comment l'oppo­sition libérale a tout fait pour l'empêcher puis pour la faire échouer. C'est le cas de Sébastien Charléty : pas un mot (dans l'*Histoire de France* de Lavisse, tome IV -- *la Restauration,* Ha­chette, 1921). C'est le cas de M. Vidalenc (*op. cit.*)*.* Le cas de M. L. Genet est pire (*L'époque contemporaine I -- Restau­rations et révolutions,* coll. « Clio », P.U.F., 1953) : « *Malgré la méfiance anglaise --* la méfiance seulement --, *malgré l'hosti­lité générale --* et pas seulement des libéraux -- *contre Bour­mont commandant en chef --* contre Bourmont seulement -- *malgré la rivalité qui sépare celui-ci de l'amiral Duperré, le débarquement de Sidi Ferruch... *» Voilà donc toutes les dif­ficultés que le gouvernement eut à vaincre et l'opposition des libéraux, étendue à tout le monde, est réduite à une simple hostilité à la personne de Bourmont, l'ancien chouan qui était passé de l'autre bord à la veille de Waterloo. Si l'historien avait réduit les difficultés de l'expédition à l'opposition an­glaise, édulcorée ridiculement en méfiance, et à une rivalité dans le commandement, on pourrait penser qu'il a oublié l'op­position politique des libéraux, ou qu'il fut mal informé. Cas peu croyable, mais qui obligerait à l'absoudre au bénéfice du doute. 68:179 Mais il a touché au sujet de l'hostilité des libéraux, et, en la généralisant abusivement, il l'a transformée, de poli­tique, d'anti-nationale qu'elle était, et de barbare, en hostilité à la seule personne de Bourmont : il n'a pas oublié l'oppo­sition, il l'a dénaturée. \*\*\* Je ne pense pas avoir été exagéré en qualificatifs infamants pour l'opposition libérale. Ces qualificatifs valent même pour l'ensemble de ses activités de 1815 à 1830 et je suis autorisé à les employer par les aveux même que firent les libéraux, toute­fois après la Révolution de juillet. Alors Armand Carrel, toute honte bue, écrivit dans le *National* sous le titre : UNE COMÉDIE DE QUINZE ANS : « *Contre le gouvernement des Bourbons, il n'y avait pour les cœurs indépendants* -- indépendants donc de la loyauté, du patriotisme et de la morale -- *qu'une seule attitude, l'hostilité. Toute la politique, pour les journaux comme pour l'opposition de la Chambre, consistait à vouloir ce qu'il ne voulait pas, à combattre ce qu'il demandait, à refuser tout bienfait offert par lui comme une trahison secrète, en un mot à lui rendre tout gouvernement impossible afin qu'il tombât, et c'est par là en effet qu'il est tombé. *» Le *Globe :* « *Lorsque nous avons juré fidélité à Charles X et obéissance à la Charte, tout cela n'était qu'une feinte. Vous étiez un de ces spectateurs novices qui, assis au parterre pour la première fois, prennent pour des réalités la scène qu'on joue devant eux. Détrompez-vous, pairs, députés, magistrats, simples citoyens, nous avons tous joué une comédie de quinze ans. *» Mais comme dans tous les partis il y a toujours un Chrysostome qui en dévoile naï­vement les arcanes, un libéral n'avait pas attendu la chute de Charles X pour témoigner de ces méthodes inciviques. Dupin aîné, lors de la discussion de *l'Adresse* de mars 1830, s'écria : « *On dit qu'il faut attendre pour juger les ministres... Eh ! bien, vinssent-ils à nous les mains pleines de bonnes lois, je les re­pousserais. *» Si ce n'est pas là le contraire du patriotisme, je prie que l'on veuille bien me dire ce que c'est. André Guès. 69:179 ### La Révolution à Infreville par Jacques Dinfreville EN RELATANT la vie du Mesnil-Jourdain, notre village, pendant la période révolutionnaire (1789-1804) ([^6]), nous avons montré qu'elle fut, en Normandie, une douloureuse et triste épreuve pour les habitants des cam­pagnes. L'étude d'une monographie d'un autre village du département de l'Eure, Infreville, a confirmé notre opinion à ce sujet. L'auteur de la monographie, curé de cette parois­se au début du siècle, a utilisé de nombreux documents ex­traits des archives locale : registre des délibérations de la municipalité, cahier de la fabrique, fond des domaines nationaux L'analyse impartiale de tous ces documents est probante. Contrairement à la thèse soutenue par nombre d'historiens, la Révolution française a été une période d'insécurité, de disette, de régression sociale. Les partisans du pouvoir ne constituaient alors qu'une minorité dans le milieu rural et la masse de la population des campagnes subissait à contre cœur les agissements de cette minorité, faisait le gros dos devant les maîtres de l'heure, attendant que la bourrasque passe. N'en déplaise aux thuriféraires de nos « grands ancêtres » ! Pour réduire à néant leur argumentation et faire crouler leur édifice révolutionnaire échafaudé à grands frais de romantisme, il est inutile de se livrer à une longue exégèse des textes. Nous nous en garderons dans notre récit. Il suffit de raconter. Les faits sont suffisamment convaincants. 70:179 **Le village d'Infreville** Infreville fait partie du Roumois, ce riche et riant pays qui s'étend au sud et le long de la basse Seine, d'Elbeuf à Quillebeuf. La belle forêt de la Londe enserre de près le village. Les hautes cimes des hêtraies limitent ses hori­zons au nord et à l'est, mais lui constituent un magnifique décor. Séparé de la bourgade de Bourgtheroulde par 2 km à peine, Infreville est proche du Neubourg (20 km) et de Rouen (25 km). Cette petite et paisible agglomération de 383 habitants vit de nos jours au ralenti et n'a plus d'autres sources de revenu que celles dues à l'agriculture. Saint-Ouen, sa pa­roisse, sommeille sans curé. Il en était tout autrement avant la Révolution. Infreville dépendait alors de l'archi­diocèse de Rouen, relevait de l'élection de Pont-Audemer, du bailliage de la Vicomté, du Parlement et de la Géné­ralité de Rouen. Le village jouissait dans la contrée d'une certaine renommée. Sa population était nombreuse et ac­tive. De petites industries y prospéraient : artisanat du bois exploitant la forêt de la Londe, métiers à tisser, bri­queteries, moulin à vent, fours de potier. Ces industries animaient le pays. Plusieurs familles de notables vivaient dans de jolis manoirs à pans de bois rutilants. Le vent du large soufflait sur la contrée par le large couloir de la Seine. La proximité de la Manche faisait naître à Infreville des vocations maritimes, comme le témoignent encore au­jourd'hui sur un mur de l'église les graffiti d'un vaisseau et à l'intérieur les épitaphes de Louis d'Infreville, intendant de la marine du roi sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV, et de son fils, M. de Saint-Aubin, chevalier de Malte et chef d'escadre des armées navales. Ainsi que le raconte l'auteur de la monographie du village, de nombreuses manifestations et fêtes locales con­tribuaient à y entretenir des coutumes traditionnelles qui attestaient l'intensité de la vie rurale à cette époque. On fêtait la Saint-Sylvestre avec les *raguignettes,* la Saint-Jean et la Saint-Pierre avec des couronnes, la Fête Dieu avec ses bouquets, et, bien entendu, Pâques avec ses œufs colorés. On *s'assemblait* pour la Saint-Martin. Les jeunes gens chantaient le *rivalet* le soir d'un mariage. Les mois­sonneurs offraient à la fermière la faucille enrubannée pour couper la dernière poignée d'épis ; elle leur donnait en retour la *passée d'août* -- le festin au jour de la paie finale. 71:179 On imagine la scène : nos belles Normandes à la chair épanouie, toutes voiles dehors, avec leurs multiples atours, la tête ceinte de la coiffe haute comme un hennin, et pontant en sautoir le Saint-Esprit d'argent ciselé ; nos gars normands, revêtus de la blouse bleue au col rehaussé de broderies et l'air faraud avec leur grande casquette à visière. Quel régal ! Une confrérie du Saint-Sacrement se montrait active au village : elle soignait les malades, enterrait les défunts et participait aux cérémonies du culte. Tout ce monde ru­ral était animé d'une foi fervente, pratiquait ses devoirs religieux. En 1692, comme l'archevêque de Rouen deman­dait au curé si tous les paroissiens d'Infreville avaient fait leurs Pâques, celui-ci lui répondait : « Il y en a trois qui n'ont pu satisfaire au devoir pascal. Ils attendent la Pen­tecôte, ainsi qu'ils m'ont promis, après les avoir avertis et menacés de les dénoncer à Votre Éminence... » Cette piété militante n'était pas due à l'absence de savoir des vil­lageois. Les « petites écoles », fondées en 1712 par le chevalier d'Infreville, obtenaient de bons résultats. L'exa­men du registre paroissial le montre. Les *marques,* au cours du XVIII^e^ siècle se font de moins en moins nom­breuses. Certaines pages sont remarquables par le style et même l'orthographe. Beaucoup de signatures dénotent de l'aisance. **Les préludes de la Révolution** A Infreville, l'orage révolutionnaire tarde à se manifes­ter. Les grondements du tonnerre parisien demeurent longtemps lointains. Au travers des nuages qui s'amon­cellent, le ciel conserve des échappées d'un bleu rassu­rant. La Révolution revêt d'abord un visage administratif. Tandis qu'on légifère à l'Assemblée Constituante, on in­terprète la loi dans le Roumois. Les autorités s'en donnent a cœur joie. Procédure... Chicane... Il n'y a pas lieu de s'en étonner. Nous sommes en Normandie, un pays où les plaideurs sont nombreux et habiles. Première alerte : l'Assemblée Nationale Constituante décrète, le 19 décembre 1789, l'inventaire et la liquidation des biens du clergé. La question fournit l'occasion d'inter­minables discussions entre la municipalité d'Infreville et le directoire du district de Pont-Audemer, au sujet de l'évaluation du revenu de la cure. Le 10 décembre 1791, celui-ci est finalement fixé, en considération des charges, à 2.565 livres et 20 sous (ce compte *rompu* conserve sa sa­veur d'ancien régime...). 72:179 Mais les événements ont marché beaucoup plus vite que la machine administrative. Le 12 juillet 1790, l'Assem­blée Constituante a voté la *Constitution civile du clergé* et imposé, le 4 janvier 1791, aux ecclésiastiques de prêter serment de fidélité au pouvoir, sous peine de perdre leurs fonctions. Cinquante prêtres du doyenné se réunissent afin d'examiner en commun cette constitution. Tous reconnais­sent que l'obligation du serment est entachée de schisme et qu'aucun prêtre ne peut en conscience prononcer ce serment. Tous prennent la résolution de ne pas jurer. « Ils s'embrassent une dernière fois avec effusion, ayant la qua­si-certitude de ne se revoir qu'au ciel et reprennent le chemin de leurs cures. » Mais nombre d'entre eux ont compté sans les supplications de leurs proches, les ins­tances de beaucoup leurs paroissiens qui les conjurent de ne pas livrer leur paroisse à l'abandon, de ne pas les priver de sacrements. La résistance au décret peut con­traindre les réfractaires à l'exil, à la prison, peut-être à la mort... Quelques prêtres faiblissent. L'abbé Vitard, le curé d'Infreville, sera de ce nombre. Il prêtera serment malgré les conseils de son vicaire, l'abbé Sénécal et du vicaire d'Aubevoye, l'abbé Hiaumet, tous deux nés à Infreville. Ces prêtres *insermentés,* « encoura­gés et bénis par leurs parents », gagneront l'Angleterre. Le marquis de la Londe, seigneur d'Infreville, en butte aux insultes et aux menaces des sectateurs de la Révolution, avait déjà pris le parti d'émigrer en Allemagne. Il devait y demeurer longtemps, attendant la fin des mauvais jours avec sérénité. Recevant un visiteur venu de Normandie, il lui disait : « Dieu m'avait donné des biens. Il me les a repris. Que sa volonté soit faite ! » Aussitôt son départ pour l'Allemagne connu, les propriétés du marquis avaient en effet été confisquées et déclarées biens nationaux. La grande ferme située près de l'église, d'une contenance d'en­viron 90 acres, devait être achetée 98.402 francs, le 17 thermidor de l'an IV de la république (1795), pour le compte de M. de la Londe, par Jacques Boutigny, son fer­mier, qui lui rétrocéda son bien dans la suite. La munici­palité d'Infreville s'était empressée de faire détruire au burin les armoiries qui ornaient les manoirs et l'église, cet acte de vandalisme administratif étant payé 12 francs à un certain sieur Allain. 73:179 Le 29 juin 1791, les édiles d'Infreville se joignirent à ceux de toutes les municipalités du canton pour assister à Bourgtheroulde à un service solennel d'action de grâces, célébré dans l'église, à l'occasion du retour de Louis XVI, après la fuite à Varennes. Ce fut là sans doute la dernière manifestation de la première phase de la Révolution -- re­lativement tiède dans le Roumois. Désormais la température va devenir brûlante, même à Infreville. **La Terreur** Les ventes des biens nationaux s'accélèrent. L'abbaye de Sàint-Georges de Boscherville ayant été dépossédée de sa ferme de Saint-Martin d'Ecoutecoq, celle-ci est vendue pour 13.000 francs à un charpentier de Pont-Au­demer. La maison des « petites écoles », propriété du mar­quis de la Londe, est également vendue, et jusqu'à la fin de la Révolution, c'est-à-dire jusqu'en 1804, les enfants d'Infreville seront privés de tout enseignement. L'anarchie règne au village. Un état permanent d'in­sécurité s'installe dans les campagnes voisines de Rouen. Des bandes de brigands -- *les chauffeurs de pieds* -- les parcourent et terrorisent les cultivateurs. La disette com­mence à se faire sentir. Le procureur de la commune d'In­freville, un nommé Rousselin, multiplie les démarches auprès des paysans pour les contraindre à vendre leur blé. L'abbé Vitard accepte le poste de secrétaire général d'Infreville. L'infortuné *jureur* ne bénéficie plus de la con­sidération des honnêtes gens et sa voix ne rencontre un écho qu'auprès de quelques « fougueux défenseurs ». L'église est l'objet de profanations et dépouillée. Les clo­ches sont descendues et envoyées aux fonderies de Rouen. Le 25 floréal an II (1793), le district de Pont-Audemer livre à l'hôtel des Monnaies de Paris calice, ciboire, custode, ostensoir. Les reliques sont jetées au feu. L'autel, après avoir été souillé, est détruit. Des scélérats pillent le mau­solée des anciens seigneurs d'Infreville : Ils brisent la pierre tombale, s'emparent des épitaphes. Le caveau lui-même est visité. On ouvre les cercueils, en particulier celui du chevalier de Saint-Aubin. Les pillards recherchent l'épée d'or que Louis XIV a, paraît-il, donnée au chef d'escadre en récompense de ses services. Le plomb des cercueils sert à faire des balles. Les restes des défunts sont entassés dans une fosse commune du cimetière. 74:179 Après ces profanations, l'église devient le *Temple dé­cadaire*, mais celui-ci est bientôt fermé, les habitants du village ayant cessé d'assister à des cérémonies impies dans le genre de celles qui se pratiquaient à l'époque. Ces ha­bitants ont le courage d'affirmer leur foi. On lit à la date du 30 thermidor an III (1794) dans le registre municipal : « Les citoyens en général de la commune d'Infreville se sont présentés au greffe de la municipalité pour déclarer que leur intention est de reprendre le culte qu'on les a forcés d'abandonner, que cette liberté étant assurée par les lois, ils veulent user de cette liberté qui ne peut être nuisible à la république, aux lois de laquelle ils ont été et seront toujours soumis. » L'abbé Vitard, deux jours plus tard, inscrit sur le registre municipal : « Je, Michel-Jean-François Vitard soussigné, déclare que je me propose d'exercer le ministère d'un culte connu sous la dénomination de culte catholique dans l'étendue de cette commune, et je requiers qu'il me soit décerné acte de ma soumission aux lois de la répu­blique, conformément à la loi du 11 prairial de l'an III. » Acte lui est donné de cette déclaration et, le 7 bru­maire, il écrit sur le même registre : « Je déclare que je choisis l'enceinte connue sous le nom de cy-devant Églize pour y exercer les fonctions du culte catholique. » La disette devient de plus en plus pénible à Infreville ainsi que dans toute la contrée. Le procureur Rousselin menace en vain les cultivateurs et « les supplie de pourvoir à la subsistance de la commune ». Il faut un arrêté du représentant du peuple Duval pour les y contraindre. La persécution sévit contre les prêtres réfractaires. Le 16 frimaire, les biens des enfants Le Motteux de Rouen, « religieux fugitifs », sont vendus : « 1 acre 1 vergée de masure, plantée d'arbres fruitiers, 1 acre de terre en 3 pièces, 5 vergées en 2 pièces. » De petits propriétaires... Le 5 thermidor, le presbytère est lui aussi vendu. L'in­fortuné abbé Vitard meurt le 12 messidor, an V de la république. Le 29 brumaire de l'an VI, les habitants d'Infreville sont invités à réorganiser la garde nationale et à élire de nou­veaux officiers. Sans doute cette mesure est-elle nécessitée par l'insécurité qui règne dans le pays. Voleurs et incen­diaires continuent à exercer leurs méfaits à Infreville. L'ordre public ne sera rétabli qu'après la proclamation de l'Empire. Ainsi occupés à balayer devant leur porte, suivant une expression chère à nos villageois, les habitants d'Infreville ne semblent avoir attaché que peu d'intérêt aux événe­ments historiques. Nous n'en trouvons pas trace dans les documents municipaux. 75:179 Fait caractéristique, seule est mentionnée « la proclamation du directoire exécutif aux Français à l'occasion de la paix conclue avec l'empereur, du 5 brumaire présent mois ». Il s'agit du traité de Campo-Formio (octobre 1797). Tous les citoyens rassemblés saluè­rent cet heureux événement des cris répétés de « Vive la République, Vive Bonaparte ! » **L'apaisement des esprits** A l'abbé Vitard succéda l'abbé Quesnel. Nous ignorons s'il était assermenté ou non. En tous cas, il fut mandaté par ses paroissiens pour aller à Rouen faire l'acquisition d'un nouveau maître-autel. Il s'acquitta au mieux de sa mission puisqu'il y découvrit le 6 mars 1798 le magnifique retable qui décore actuellement l'église d'Infreville. Deux paroissiens, Adrien Caritté et Guillaume Caillouel, respec­tivement capitaine et sous-lieutenant de la Garde Nationale, avancèrent les 96 francs nécessaires à l'achat de cette œuvre d'art ([^7]). En effet, la pénurie du trésor était alors grande. L'église devait se contenter d'un calice et d'un ciboire en étain. Néanmoins, la foi des paroissiens d'Infreville de­meurait vivace, ainsi que l'atteste cette inscription du re­gistre de la fabrique : « Les trésoriers devront faire avec exactitude et zèle ce qu'il est d'usage de faire pour sub­venir aux frais, dépenses et entretiens du culte *catholique, apostolique et romain que nous professons tous. *» Sans aucun doute, Bonaparte, avec sa connaissance pro­fonde des sentiments du peuple français, sut écouter la voix de cette majorité silencieuse et estima de bonne po­litique de lui donner satisfaction, en passant outre aux récriminations des Jacobins. Il avait compris qu'il ne pouvait se concilier les Français sans rendre hommage tout au moins au « Génie du Christianisme ». Il négocia donc le rétablissement du culte catholique avec le Saint-Siège. Le Concordat fut signé à Paris le 15 juillet 1801 et publié le 5 avril 1802. Dès lors, comme l'écrit l'auteur de la monographie, « un souffle d'espérance passa sur l'église de France ». Les prêtres d'Infreville qui avaient émigré, l'abbé Hiaumet et l'abbé Sénécal, rentrèrent d'Angleterre et regagnèrent leur village. Ce dernier fut nommé curé d'Infreville au mois de brumaire an XI (1802) et « installé dans le chœur de l'église par le maire, en présence du peuple assemblé, con­formément aux intentions exprimées par le préfet du dé­partement ». 76:179 L'abbé Sénécal s'efforça aussitôt de parer aux besoins du culte, procéda aux réparations urgentes à faire à l'église, réorganisa la confrérie du Saint-Sacrement qui devint la Charité d'Infreville. Avec l'appui du marquis de la Londe, revenu d'Allemagne, il rétablit aussi « les petites écoles » pour l'instruction des. garçons. Il trouva le local nécessaire dans la maison avoisinant l'église et découvrit dans la personne de François Élie « l'homme de bien » capable de remplir l'office de maître d'école. Ce dernier, afin d'augmenter le faible traitement qui lui était alloué, reçut les émoluments de clerc laïque. Il restait à rendre à la paroisse d'Infreville sa voix. En 1804, les habitants du village se cotisèrent pour acheter une petite cloche -- bien modeste, « dont le son n'était pas très agréable et ne portait pas assez loin pour avertir du temps des offices les paroissiens qui n'habitaient pas à proximité de l'église ». Il fallut attendre jusqu'en 1823 pour doter celle-ci de deux belles cloches, pesant respecti­vement 657 et 476 livres. « De son très doux et harmo­nieux », elles portaient les noms de *Marie* et d'*Eugénie*. Le chanoine Hiaumet, devenu curé-archiprêtre de Pont-Audemer procéda à leur bénédiction. Le parrain de la cloche *Marie* était le maire d'Infreville, Louis-Félix Le­clère, qui avait succédé à son père, Guillaume Leclère. Ce dernier, agent municipal de la commune pendant la Révolution, nommé maire aussitôt après, « avait eu l'hon­neur d'apaiser les esprits, de rétablir la sécurité à Infre­ville et l'ordre dans les finances locales ». Quant aux signa­taires du procès-verbal relatant le baptême des cloches, ils portaient, sinon les mêmes prénoms, du moins les mêmes noms que les édiles responsables des destinées du village durant les plus sombres journées de la Terreur. Le curé, auteur de la monographie d'Infreville, à la­quelle ce récit doit beaucoup, relate simplement ce baptême sans commentaires. Nous admirons son esprit de charité vis-à-vis de ces anciens attentistes que Jean de La Varende appelait les pancaliers (les grands choux potagers de l'Ouest) et nous croyons devoir imiter cette réserve -- en bon Normand que nous sommes... *Autant en emporte le vent* du noroît. Jacques Dinfreville. 77:179 ### Passage d'une comète par Louis Salleron NUL N'IGNORE que la Nouvelle Catéchèse est fondée sur la « pédagogie des signes ». Il sera intéressant de voir l'interprétation qu'elle nous donnera du pas­sage de la comète. Les « signes dans le ciel » comptent, au premier chef. De l'étoile des mages qui marqua le com­mencement de la fin des temps jusqu'aux prodiges célestes qui accompagneront la fin de la fin des temps, le ballet sidéral nous invite à ouvrir l'œil. L'arrivée de la comète a, en tous cas, été annoncée par de grands courants d'air dont l'automne a été tout remué. La fin d'Allende au Chili, la guerre du Kippour, la diplo­matie sur les dents, tous les pays menacés d'un manque de pétrole au milieu du désordre inflationniste accéléré. Drôle d'époque, vraiment ! Retenons l'affaire du pétrole comme « signe » caracté­ristique de l'état du monde. Quelle lumière jetée sur la politique internationale actuelle et sur l'avenir de la pla­nète ! On se rappelle que, le 9 février 1972, M. Mansholt lan­çait un cri alarme, à la suite d'un rapport du M.I.T. (Massachussets Institute of Technology) projetant sur le futur de l'humanité des vues d'un pessimisme noir. Pas­sant en revue cinq facteurs -- la population, la production industrielle, la production agricole, les ressources naturel­les et la pollution --, le M.I.T. montrait que l'évolution de ces facteurs, si elle se prolongeait selon la courbe des der­nières années, nous mènerait en quelques décennies à une situation apocalyptique. En conséquence, M. Mansholt in­vitait l'Europe à s'installer dans une économie de pénurie, afin d'éviter la catastrophe. 78:179 Tant le rapport du M.I.T. que l'avertissement de M. Mansholt suscitèrent des discussions passionnées pendant quelques mois. Puis on n'en parla plus. Critiquable à maints égards, le rapport du M.I.T. était indiscutable dans son orientation générale. Suspect dans ses intentions, l'avertissement de M. Mansholt n'en était pas moins plein de sens. La vraie question était : de quel centre mondial de gouvernement l'alerte émanait-elle ? Nous n'en savons rien, et finalement c'est de peu d'importance. On sait bien, en gros, où sont les puissances de ce monde, et c'est d'abord aux États-Unis. Autour de l'histoire reli­gieuse de l'humanité, son histoire politico-économique dé­roulait son destin, annonçant des échéances, sans les préciser autrement. En novembre dernier, toute l'Europe fut brusquement informée qu'elle eût à réduire son chauffage et sa circula­tion automobile. Austérité donc, dans laquelle les États-Unis nous avaient devancés. Alors nous fûmes inondés d'une pluie de chiffres pour nous expliquer tout cela, en nous soulignant fortement que la France était privilégiée à cause de ses amitiés arabes (ce que les journaux hésitaient à considérer comme un titre de gloire ou comme une humiliation avec précédents). Toujours est-il que l'Occident, sans parler du Japon, était suspendu aux décisions des potentats arabes. Ouvriraient-ils, ferme­raient-ils le robinet du pétrole ? Jamais le droit de propriété n'avait été l'objet d'une telle révérence. Des puits forés et exploités par la science, le travail et le capital de l'Occident étaient l'intangible propriété de personnages tout-puissants qui, non contents d'en percevoir chaque année une rente de millions et de milliards de dollars, pouvaient encore fixer souverainement le prix et le débit. Qui menait le bal ? Quelque réponse qu'on veuille don­ner à cette question, un fait est clair : les États-Unis sont les seuls à n'être en rien menacés. S'ils ont crié très fort à la crise de l'énergie, chacun sait qu'ils ne dépendent en rien des pays arabes, qui leur permettent seulement d'éco­nomiser leurs propres réserves. En y ajoutant celles de l'Alaska et les ressources illimitées que leur assurent le charbon et les schistes bitumineux, ils n'ont aucune crainte à avoir pour l'avenir et peuvent attendre la relève nucléaire. C'est plus cher ? Eh ! bien, pain bénit. Si le pétrole arabe se fait trop rare ou trop cher, ils ont à leur merci l'Europe et le Japon, et le dollar n'est plus contesté. Au total, on aboutit à un nouvel équilibre de marché et à un nouvel équilibre des prix, à partir des données américaines. 79:179 Premier effet sur l'Europe : une impulsion donnée à la « concertation », dans le sens de l'unité. Deuxième effet possible, et probable : une division européenne plus grande à cause des attractions diverses : États-Unis, U.R.S.S., pays arabes. -- La France risque d'être terriblement secouée en­tre deux tendances : celle de l'unité européenne et celle de l'indépendance. Mais sa « marge de manœuvre » est extrêmement faible, car elle est, de tous les pays d'Eu­rope, de beaucoup la plus pauvre en énergie naturelle ; pas de pétrole, autant dire rien de gaz et peu de charbon. La Grande-Bretagne, l'Allemagne et même l'Italie sont bien mieux pourvues qu'elle. Aux impératifs géographiques et géologiques vont s'ajouter ceux des idéologies. Aucun gouvernement, et le nôtre moins qu'aucun autre, ne peut plus rien contre le pouvoir salarial. On va donc vers un mélange de corpora­tisme et de socialisme qui, pour éviter l'anarchie inflation­niste, sera nécessairement autoritaire. Tous les partis, tous les mouvements, tous les rassemblements ayant, semble-t-il, abandonné l'idée de la justice et du bien commun pour se rallier à une conception fondamentalement matérialiste de la société, les luttes politiques ne seront plus que pour la conservation ou l'acquisition du Pouvoir, avec des pro­grammes identiques sur le fond. Bref, la Matière va gouverner de plus en plus. Le coup de semonce du pétrole sera relayé par les grandes peurs de la pénurie alimentaire et de la montée démographique du Tiers-Monde. Celui-ci, en l'an 2000 aura, à peu près, doublé sa population, tandis que l'Occident n'aura guère que con­servé la sienne. Comme on dit : vous faut-il un dessin ? Alors, c'est toujours la même rengaine : rien n'est fatal. Mais si rien n'est fatal, il faut tout de même con­naître la direction dans laquelle nous conduit l'inertie de la Matière. Que faire donc ? Aux chefs politiques nous rappellerions volontiers le conseil de Richelieu : « En matière d'État, il faut prévoir et pénétrer de loin les affaires et ne pas appréhender tout ce qui paraît formidable aux yeux. » Quant aux biffins de la piétaille, ils pourront regarder la comète. On ne perd jamais son temps à lever les yeux au ciel. Louis Salleron. 80:179 ### Le cours des choses par Jacques Perret Rencontre de\ Gustave Corçao L'Angola opprimé, Lip opprimé, les Cafres enchaînés, les Grandes surfaces muselées, le Sexe bâillonné, la Zom­bie sous la botte, le Chili pinoché, la Grèce torturée, tous au meeting ; les entrepreneurs de solidarité sont vrai­ment débordés. A peine affichée la tête humide encore du brave Allende étouffe dans la nuit sous le matelas des appels aux manifes concurrentes. Ils en viendraient à ou­blier que le Brésil gémit dans les fers. Nous-même en revanche avions peut-être oublié de quelle oppression délirante le Brésil s'était libéré en 1968. Un article ici publié de M. Gustave Corçao, témoin des faits, nous a rappelé ces journées d'angoisse et comment les militaires ont su balayer la calamiteuse anarchie avec une économie de moyens dont il s'émerveille encore comme d'un miracle. Jean Madiran et Hugues Kéraly nous ont dit à ce pro­pos qui était M. Gustave Corçâo. La veille de son départ j'ai eu l'honneur et le plaisir de passer quelques instants avec ce noble Brésilien plus français que bien des Français. J'avais craint qu'il ne fixât rendez-vous au *Hilton ;* j'aurais admis à la rigueur le *Lutétia* et j'ai eu la bonne surprise de le trouver à Saint-Germain-des-Prés dans le vestibule d'un modeste hôtel, au renfoncement d'une petite rue par­ticulièrement étroite, grouillante et interlope. « J'ai déjà croisé, dit-il, deux exilés de Rio qui ont eu la chance et le bon goût de me reconnaître. C'est un quartier admirable­ment hospitalier. » 81:179 M. Gustave Corçâo est un jeune vieillard possédé de l'amour du vrai, du beau et du bien. Il me parlait de main­tes choses intéressantes avec beaucoup de chaleur et je l'écoutais avec beaucoup d'attention pour ne rien en perdre. J'en ai tout de même hélas un peu perdu, l'accent et la voix ne m'étaient pas familiers et, pour ma part, je tendais une oreille qui commence à durcir. C'est le charme des dia­logues entre septuagénaires hétérophones. Mais la sympa­thie est assez rusée pour trouver des ouvertures, on s'est très bien compris. Les traits de lumière ne m'ont pas échap­pé, entre autres, celui-ci que je voulais vous rapporter : « Comme nous tous, disait-il, je me suis emballé pour Maritain, le bon Maritain, je m'en suis nourri. J'admirais comme sa façon d'écrire témoignait à elle seule de la qualité de sa pensée. Le style, la syntaxe, le vocabulaire, je les observais à la loupe et même je les surveillais. Un jour en effet, ou plutôt peu à peu, je me suis aperçu qu'il utilisait des mots et des tournures nouvelles, et je me suis inquiété. Mais lui ne s'en apercevait pas. Il se croyait tou­jours dans la même direction. J'ai compris avant lui qu'il s'engageait sur un autre chemin. A son insu dénoncé par le style. » Je lui ai demandé alors s'il ne songeait pas à rédiger une méthode de contrôle des idées par l'évolution du style, à rendre compte au moins de son expérience du cas Mari­tain. Sur ce dernier point il m'a répondu que oui, peut-être. Pour autrui et pour nous-même nous serions heureux d'avoir connaissance d'un signal avertisseur du dévoiement prochain de la pensée. Mais alors, si trop le savent, que de trucages encore faut-il prévoir. Mieux vaudrait-il pas garder la clé pour soi. Inutile je crois. Un graphologue diplômé n'arrive pas à maîtriser bien longtemps son écriture. Au bas de la page il est trahi par la boucle d'un jambage. Il en serait de même pour l'écrivain délivrant un adjectif masqué. \*\*\* Il ne reste plus dans l'Algérie occupée qu'un petit nom­bre d'églises disponibles pour le culte mahométan ou tout autre usage. La situation en métropole est loin d'être aussi satisfaisante. La dévolution de nos églises et chapelles à l'Islam traîne en longueur. Cette année en effet les popu­lations musulmanes établies en France n'ont pu, que je sache, obtenir, à titre onéreux ou gratuit, que trois églises. Le bonheur de ces transactions est dû, pour l'une à Mon­seigneur de Lille, pour l'autre à Monseigneur de Grenoble et pour la dernière à Monseigneur de Pontoise qui ne savait plus que faire de la chapelle Sainte-Geneviève d'Argenteuil. Sous le vocable de Fatima l'Argentouil, les Parisiens seront désormais protégés. 82:179 On ne voit pas pourquoi d'autres donations ou ventes auraient pu s'effectuer sous le manteau quand l'agrément de l'État et des populations intéressées est acquis d'avance. Quoi qu'il en soit le nombre des églises et chapelles ur­baines ou rurales, désaffectées de droit ou de fait et tou­jours vacantes ne cesse d'augmenter conformément au vœu de la nouvelle réforme qui se voudrait à l'aise partout ailleurs que dans une église. Je me permets néanmoins de suggérer une solution élégante à qui de droit. Un assez grand nombre de Parisiens obstinés dans la religion catho­lique et n'ayant pas craint de se constituer en paroisse catholique volante sous la houlette d'un clergé ostensible­ment catholique s'évertuent à célébrer la messe dans des locaux de fortune. Or il semble bien que la gloire de Maho­met, de l'ONU, de Bouddha, de Mao, de Pan, d'Éros, du Grand Architecte, voire celle de Jésus agitateur-hippie, serait plus utilement célébrée. N'y aurait-il pas moyen de s'arranger : un local pour une chapelle. Les locaux dispo­nibles sont rares et nombreuses les chapelles vacantes. \*\*\* Le derrière de M. Polnareff, chanteur, s'est maintenu deux mois grandeur nature dans les couloirs du métro sans avoir grand'chose à nous chanter. Celui de M. Pom­pidou n'a tenu que huit jours à la devanture des mar­chands de journaux, mais il avait quelque chose à dire. En se proposant à la compétition des flatteurs il annon­çait la récompense : « l'ORTF au gagnant ! ». Le président a jeté un coup d'œil sur l'image, le sourcil un peu froncé mais le sourire dans le mégot : bah ! se dit-il, Charles X en a vu bien d'autres, il s'est énervé, il n'a pas tenu le coup. Dieu sait ce qu'il me reste à voir mais moi, humaniste avant tout, habillé ou déshabillé, je reste. Pauvre de moi, beau masque libéral que je suis, disait Louis-Philippe : mon règne durant je me suis rongé d'amer­tume et d'humiliation à voir ma tête affichée sous les traits d'une poire, le plus généreux, le plus innocent des sym­boles. 83:179 Pauvre de moi, folliculaire délicat que je suis, me dis-je en constatant avec nostalgie tout ce qui sépare M. Pom­pidou de son prédécesseur. N'ayant cru devoir signaler au général que l'insécurité de sa parole et l'irrégularité de ses manières, il me fit condamner six fois pour outrage à sa pudeur. Voilà au moins un homme qui faute d'hon­neur savait venger la dignité de sa personne et de sa fonc­tion. Ah ! si je n'avais été aussi pudibond que pusillanime je n'eusse pas craint d'évoquer métaphoriquement son der­rière dénudé offert aux hommages de ses amis et de nos ennemis ; c'eût été pour moi la langue coupée, la roue, le plomb fondu dans les veines, mais la palme du martyr. C'est trop tard maintenant et le successeur décourage l'of­fense. Il est vraiment pour la liberté d'expression. Comment ne le serait-il pas, toutes les sciences philosophiques et médicales ont reconnu la liberté d'expression indispensable à l'écologie des nations démocratiques, en attendant le dictateur de leur choix. \*\*\* La libre expression du plus chéri de nos besoins na­turels restait à conquérir après dix mille ans d'oppression. La voie triomphale est ouverte enfin de l'amour authentique dans toute la variété de ses expressions, à pied, à cheval, au petit bonheur la chance, à la fortune du pot, et du berceau à la mort. Le roi de la création explore les confins libérés de son royaume, il miaule, il ronronne, il transpire, il braie, il brame, il se roule, il s'ébat, le poil repousse mais la cervelle fume, il est à quatre pattes et nous observons qu'il a toujours sa couronne sur la tête. La liberté d'expression est d'abord entendue comme la liberté d'exprimer publiquement sa pensée par des écrits, des paroles et des images. C'est encore dans ce sens limité que l'entendent aujourd'hui le législateur et le tribun. Limitée aussi par les frontières plus ou moins élas­tiques de la morale, de la sécurité publique, de la dignité de l'État, et cetera. En pratique au moins les frontières de la morale ont été repoussées à l'infini. Aussi bien la juris­prudence est-elle en voie de reconnaître enfin d'autres su­jets d'expression et d'autres moyens qui échappaient jus­qu'ici aux bénéfices de la liberté. C'est ainsi que le pistolet, la mèche lente, la prise d'otages et les liquides inflamma­bles, en accédant à la dignité de moyens d'expression, re­vendiquent la protection des lois en toutes circonstances. L'odieuse discrimination tend à s'abolir qui aujourd'hui encore sous le nom mal famé de droit commun rejette trop souvent au ban de la société le surineur, l'étrangleur, le braqueur ou l'incendiaire qui ne cherchait après tout que son bonheur d'expression. 84:179 En matraquant les militants de la société permissive, la démocratie, comme le célèbre folingue, se donne des coups de bâton sur la tête : Ça fait du bien quand on s'arrête, à force on en crève. Libéraux que nous sommes nous dirons que la liberté d'expression va de soi dans les sociétés bien élevées. Vien­ne un régime d'oppression, les hommes bien élevés reste­ront des hommes libres. La liberté est autre chose qu'une affaire d'expression. Celle-là, me dis-je, en la poussant un peu, on dirait du Joubert, au moins de son école. J'avais bonne mine l'autre jour à moquer les confrères qui jouent les mora­listes. \*\*\* Les bonnes mœurs cultivées dans les couches pro­fondes, la ramure est pourrie mais les racines sont saines, la vertu réfugiée dans le peuple, ces demi-vérités de lieu commun ont survécu à toutes les révolutions. Agacée par une telle opiniâtreté, la Révolution a décidé d'en finir, elle met le paquet. C'est une grande éducatrice, elle a de puis­sants moyens, elle a gagné le clergé à sa cause, en atten­dant de s'y gagner elle-même. Le peuple est donc mis en demeure de rigoler au spectacle de la vertu pour se re­cueillir et s'épanouir au spectacle du vice. Flatté de se voir invité au festin de Trimalcion il met plus hardiment la main au plat. D'ailleurs on le lui porte à domicile. Tous les cinémas de Grenelle à Pantin sont érotiques ou cas­seurs, il y a des sex-shops à Belleville, la came fait discrè­tement son entrée à l'usine, la télé enfin, la même que pour les riches et ce n'est pas peu dire. \*\*\* Sur les murs le gentil monsieur qui vous demande votre argent mais donnant donnant bien sûr, il vous le rendra au centuple, il n'y a qu'à et cetera, signer un chèque et faire la foire : tous les plaisirs affichés autour de moi passent par mes services. Que ce gentil monsieur ait le sourire du diable ce n'est pas de sa faute, mais le diable a fait un bon placement. La banque n'a jamais été si glorieuse et nous y flairons comme une angoisse. 85:179 Nous savons bien que les apogées sont brèves et à quoi il faut s'attendre d'une mi­nute a l'autre. Dans l'illustration frénétique de ses bien­faits nous voyons peut-être l'apogée du capitalisme. Nous n'irons pas cracher sur sa tombe mais plutôt la fleurir en bravade, prier pour son âme, et nous inquiéter du suc­cesseur. \*\*\* La bibliothèque municipale d'un quartier populaire du V^e^ arrondissement est installée dans les bâtiments d'une école publique. C'est un très beau local, entrée libre, et les enfants n'ont pas besoin de savoir lire pour y feuilleter l'Encyclopédie du Sexe (Hachette), parmi les ouvrages cou­rants étalés sur la table. Devant le livre ouvert, celui du troisième degré d'initiation, une petite fille de 6 ans était là, fascinée par une image scientifique à congestionner un bataillon de zouaves. La mère s'en avisant arrache douce­ment sa petite fille prise au piège et va demander raison à la préposée qui a le titre d'hôtesse. Étonnement de la bonne hôtesse, commisération et découragement, elle lève les épaules, puis les yeux au ciel pour le prendre à témoin du sous-développement intellectuel, moral et moyenâgeux où se complaisent encore certaines mères du quartier. A l'heure qu'il est la mère moyenâgeuse est à la recherche du baron qualifié pour entendre sa plainte et punir les sorcières. (A suivre.) La question de savoir si de Gaulle aurait accepté ou non d'incarner le destin érotique et abortif où devait se parachever la grandeur d'une certaine France, est dénué d'intérêt. La libération de notre libido nationale n'était pas dans son programme et le secret de sa libido personnelle est enfoui sous trente-six tonnes de béton granité. Le fuyard de Mai ne songeait qu'à se soustraire à l'incarnation d'une chienlit dont il ignorait encore qu'elle dût faire de sa ré­publique une mère maquerelle. Toujours est-il. que M. Pompidou, héritier volontaire d'une situation chienlitique, ne s'en veut aucunement res­ponsable. Si la putréfaction des mœurs lui pue au nez, il surmonte assez bien l'envie de le faire savoir à haute voix. Il paraît qu'un jour, à titre privé, il a déploré ; c'est une at­titude pontificale. Je ne parle pas seulement des mœurs po­litiques, il en a l'habitude, mais des mœurs au sens popu­laire du mot employé sans adjectif. Que les veaux devins­sent lubriques, il ne s'y attendait pas. Homme de terroir et de tradition, bon paroissien, bon époux, rayonnant de santé morale, et pour tout dire élevé dans le respect des bonnes mœurs, il n'en souhaitait probablement pas la destruction. Mais quand on est président il faut bien présider. 86:179 Auteur d'une anthologie des poètes français, amateur de citations lyriques, père Noël élyséen des petits enfants de la République, M. Pompidou sera donc, jusqu'à nouvel ordre et sans vraiment l'avoir désiré, le président inaugu­rateur et souriant de la priapée nationale, le rempart de l'impudeur, le chaperon des pourvoyeurs de limbes, le proviseur de l'enfance dessalée, le protecteur de l'abjection dans le respect des institutions démocratiques. Mais tous ses collègues de l'Occident chrétien sont plus ou moins dans le même cas, c'est une question de solidarité euro­péenne. Et l'Autre se frotte les mains, inutile de prendre la fourche, la pelle suffira. \*\*\* Le mois dernier, à propos de persil, j'ai confondu le Smig avec la liste des 284 articles témoins de l'évolution des prix. Je n'en suis que honteux mais si j'étais au *Monde* j'en serais puni. Les coquilles, c'est autre chose ; mais dans la plupart des cas je disculpe le correcteur au bénéfice du doute car ma copie n'est jamais bien propre. La dernière fois pourtant j'avais lisiblement écrit des propos de M. Messmer qu'il était permis de s'en égayer, i grec, et non pas de s'égailler, comme je le vois imprimé. Je ne soupçonne pas le correcteur de corriger pour le compte de l'UDR, ce n'est pas bien le genre de la corporation. Alors ? Allons-y voir, à toute coquille son amande, son jaune ou son bigorneau : égailler c'est la traduction ortho­graphique de l'accent vendéen du verbe égayer signifiant alors disperser, éclaircir les rangs. Estimant que nous n'avions plus le cœur à nous égayer d'un discours de M. Messmer, le correcteur a saisi l'occasion de me signifier gentiment que ma pensée s'égaillait au risque de se perdre. Profitons-en pour rappeler qu'aujourd'hui l'océan pollué fait toute huître suspecte, mais qu'aussi bien depuis Gu­tenberg il est des coquilles venimeuses en toute saison. Ainsi dans le même article on aura trouvé le mot conard pour couard. Comment peut-on imaginer que)e puisse écrire un tel vocable, ici, moi, père et grand-père de famille qui dans les cas d'urgence où le mot de Cambronne se ré­vèle irremplaçable, ne peux que tracer d'une main trem­blante l'initiale suivie de trois points. Et pourtant, voyez la malice des choses : il se pourrait bien que pour une fois la coquille fût dans le vrai. 87:179 Je reproduisais en style indi­rect les paroles de M. Sanguinetti rapportées dans le *Jour­nal du Dimanche.* Parmi les épithètes outrageantes et ca­lomnieuses que le pittoresque et douteux matamore profé­rait à l'encontre des militants de l'OAS je n'ai pas relevé en effet le mot en question, mais je jurerais bien qu'il fut prononcé. C'est vous dire que nos coquilles sont aussi bifides que bivalves. Jacques Perret. 88:179 ### Billets par Gustave Thibon La liberté et les sciences humaines 12 octobre 1973. La liberté, mot magique inscrit dans l'essence même de l'être humain, objet des aspirations les plus hautes comme des revendications les plus basses. Depuis l'aurore des temps, l'homme s'est cru libre. La foi en la liberté est à la base, non seulement des religions un peu évoluées, mais de la morale, du droit, de l'éducation, de la sagesse, de la culture, bref, de l'ensemble des relations entre l'hom­me et Dieu, l'homme et lui-même, l'homme et ses sem­blables. S'il n'y a pas de liberté, il n'y a pas non plus de responsabilité et tout l'édifice humain s'effondre. Or voici que l'essor foudroyant des nouvelles sciences de l'homme (physiologie, psychanalyse, sociologie, etc.) vient mettre en question, à l'aide d'observations de plus en plus précises, le pouvoir et jusqu'à l'existence de la liberté. Celle-ci, nous disent les spécialistes de ces sciences, n'est qu'une illusion due à l'ignorance des mécanismes aveugles qui déterminent notre conduite et cette illusion se dissipe à mesure qu'on va plus loin dans la découverte et l'analyse des dits mécanismes. Bref, les conditionnements qui nous font agir -- états du corps, pulsions de l'inconscient, pres­sions du milieu social, etc. -- sont infiniment compliqués, mais analogues par leur nature à ceux qui soumettent une pierre aux lois de la pesanteur ou poussent un animal vers la nourriture ou vers un individu du sexe opposé... Nous ne nions pas le rôle immense de ces facteurs dans la conduite, en apparence libre, de la plupart des hommes. Mais le seul fait de s'interroger sur les conditionnements, de les analyser et de les modifier (par la médecine, la psy­chanalyse, l'art de la propagande, etc.) implique déjà l'exercice d'une activité non conditionnée. 89:179 Connaître son esclavage et en démonter les ressorts, c'est rendre témoignage à la liberté. L'homme n'est que cela -- corps, sexe, marionnette sociale, etc. -- osent affirmer les matérialistes de tout plumage. Réponse : s'il n'était que cela, il ne le saurait pas. A-t-on jamais vu une pierre méditer sur l'at­traction universelle ou un herbivore sur la fatalité qui le condamne au végétarisme ? Ainsi les sciences humaines, loin d'aboutir à la négation de la liberté, nous renseignent uniquement sur ses limites et sur les obstacles qui s'opposent à son exercice. Et par cette prise de conscience, elles renforcent notre indépen­dance, car la limite et l'obstacle clairement reconnus sont déjà à demi franchis... Ce qu'on oublie, quand on discute sur l'existence de la liberté, c'est qu'elle n'est pas donnée une fois pour toutes à la façon des facultés sensibles, comme par exemple la vue ou l'ouïe qui subsistent quel que soit l'emploi que nous en fassions. Si je passe mon temps à regarder des spectacles dégradants ou à écouter des insanités (je pense ici à cer­tains films de basse qualité), je ne deviendrai pour cela ni aveugle ni sourd. Tandis que la liberté -- faculté élastique par excellence -- se développe ou se perd suivant le bon ou le mauvais usage que nous en faisons. L'homme qui, dans la majorité des circonstances, préfère le devoir au plaisir, une occupation noble à une distraction futile de­vient de plus en plus libre ; celui qui, au contraire, choisit mal, perd peu à peu la capacité de choisir. L'alcoolique, le drogué s'intoxiquent d'abord volontairement : après un certain temps, ils ne sont plus que les esclaves impuissants de l'alcool ou de la drogue. Et c'est ici qu'éclate la malfaisance de ceux qui, au nom des sciences humaines faussement interprétées, es­sayent de ruiner la foi en la liberté. Car, tout problème métaphysique mis à part, c'est un fait d'expérience cou­rante qu'un homme placé devant un choix difficile, réagit très différemment suivant qu'il se croit libre ou non : il a beaucoup plus de chances, dans le premier cas, de domi­ner sa faiblesse ou ses passions et, dans le second, de céder à la pression de ses appétits inférieurs ou du conformisme ambiant. Ce n'est d'ailleurs pas un des moindres paradoxes de notre siècle que de voir fleurir, dans les mêmes courants d'opinion et chez les mêmes hommes, d'une part une phi­losophie matérialiste qui repose sur la négation de la li­berté et de l'autre le refus de toute discipline et un appel permanent à la révolte, non seulement contre l'ordre établi, mais contre les bases mêmes de la condition humaine. 90:179 Le marxisme, le gauchisme par exemple nous enseignent que la réalité économique conditionne tous nos contemporains et, simultanément, ils prêchent une « libération », une émancipation qui renversent toutes les lois de l'économie dont la première est qu'on ne peut consommer que ce qu'on produit. Marx n'a-t-il pas osé prédire, comme réalisable, une société où tous les hommes « travailleraient suivant leurs forces et consommeraient suivant leurs besoins » ? Mais le paradoxe n'est u'apparent, car ce que les foules modernes, agitées par les tripoteurs de l'opinion, revendi­quent sous le nom de liberté, ce n'est pas l'autonomie de la personne humaine, c'est presque toujours la licence d'obéir aux impulsions et de satisfaire les désirs les moins libres de notre nature, aggravés et multipliés par les con­ditionnements sociaux. « La liberté à la bouche, le servage au cœur », disait Chateaubriand... Plus qu'aucune autre, notre époque a besoin d'appren­dre que toutes les libertés extérieures n'ont de sens et de valeur qu'en fonction de la liberté intérieure et que, chez l'homme incapable de se gouverner lui-même, elles pour­rissent à mesure Qu'elles éclosent et n'aboutissent Qu'à des raffinements de servitude... Conversation et commerce 19 octobre 1973. « Rien de nouveau sous le soleil », disait Salomon. Le monde moderne dément constamment cet apophtegme d'un autre âge. On va d'étonnement en étonnement, on apprend même mille choses qu'on préférerait ne pas savoir... Je lis dans mon journal les lignes suivantes : « La difficulté qu'éprouvent les Américains à communiquer avec leurs semblables est bien connue. D'où la création, dans une banlieue de San Francisco, d'une boutique où l'on peut acheter à son gré une heure de conversation sur quelque sujet que ce soit. Dans cette boutique travaillent en per­manence quatre ou cinq interlocuteurs professionnels. Le client entre et, pour huit dollars, a le droit de s'asseoir dans un box étroit et intime, de boire une tasse de café, de parler et de recevoir des réponses. » 91:179 Bravo ! La conversation tarifée dans un siècle où l'on ne parle que de dialogue, cet humble fait prouve une fois de plus que lorsqu'un mot devient à la mode, c'est que la réalité qu'il désigne est en train de s'évanouir. Les femmes de mince vertu nous ont vendu de tout temps le simulacre de l'amour. Voici maintenant que des interlocuteurs professionnels (j'ose à peine ajouter le mot consacré de « valables ») nous vendent le simulacre de l'amitié. C'est un fait que les vraies conversations -- celles où on livre quelque chose de soi-même -- deviennent de plus en plus rares et difficiles. En premier lieu, à l'intérieur même de la famille où la séparation (pour ne pas dire le cloison­nement) des travaux, le fossé creusé entre les générations, la multiplication des divertissements anonymes (on se tait en regardant la télévision...) tarissent en grande partie les possibilités d'échanges. Ensuite, dans la vie profession­nelle : les membres des entreprises géantes ne se rencon­trent guère en dehors de leurs relations techniques ; le commerce, de plus en plus résorbé par les magasins de grande surface, ne permet plus de rapports personnels entre le vendeur et l'acheteur. Essayez donc d'engager une con­versation à bâtons rompus avec la caissière d'un super­marché ou d'un restaurant self-service, comme on le faisait jadis avec l'épicier ou le bistrotier du coin... Ce n'est pas que nous soyons menacés d'une invasion de silence. Sans parler des bruits d'origine mécanique, qui tournent au danger public, un torrent de voix -- celles de l'information, des publicités, des propagandes -- se déverse sur nous chaque jour. Mais ces voix lointaines, adressées à des auditeurs impersonnels, n'ont guère plus de signi­fication que les bruits, car elles excluent le dialogue ; elles s'impriment en nous sans nous laisser la possibilité de nous exprimer -- bref, on nous parle sans fin sans que nous puissions rien répondre... Au sein de ces foules qui ne sont que des conglomérats de solitudes, l'individu privé de conversation se sent frustré et dépareillé. Or, dès qu'un besoin s'allie à un manque, il est normal que le commerce exploite ce débouché. Même si, dans ce domaine, il ne peut offrir que des ersatz. D'où la création de ces boutiques où la conversation se débite par tranches horaires... Ce n'est d'ailleurs là qu'un aspect particulier d'un phé­nomène général. Je lisais récemment, sous la plume d'un de nos grands économistes que, grâce à l'essor prodigieux de la productivité agricole et industrielle et la redistribution opérée par les États, la distinction classique entre les biens onéreux et les biens gratuits tendait à s'atténuer. 92:179 En fait, bien des choses jadis réservées à quelques privilégiés -- la voiture, les vacances, les voyages, les spectacles (qui n'a pas son poste de télévision ?) -- sont maintenant à la por­tée du plus grand nombre. Sans parler de l'instruction des enfants et des soins médicaux et pharmaceutiques qui sont devenus pratiquement gratuits. Je ferai pourtant une res­triction : la différence demeure, mais elle s'est renversée ; en d'autres termes, les biens jadis onéreux tendent vers la gratuité et les biens jadis gratuits tendent à devenir onéreux. L'air non pollué, le silence, un environnement agréable -- choses dont jouissaient les plus pauvres dans la civilisation rurale d'autrefois -- sont aujourd'hui un luxe coûteux pour l'habitant des grandes villes. Et voici qu'on y ajoute la conversation payée pour les uns, payante pour les autres. Le progrès économique a ses revers. Il suscite, et il permet de satisfaire à peu de frais un grand nombre de besoins factices. Mais pourquoi faut-il qu'il comprime les besoins les plus naturels ? Je pense aux ménagères d'hier assemblées au lavoir public, aux paysans réunis dans les veillées : la conversation n'était pas toujours d'un niveau très élevé ; du moins naissait-elle sans effort et ne coûtait rien à personne. L'idée de recourir à un spécialiste du dia­logue aurait paru venir d'une autre planète et c'est de frein plus que d'aiguillon que les langues auraient eu besoin ! Après L'éloge de la folie d'Érasme, et L'éloge de la paresse d'Abel Bonnard, le souci de l'équilibre et du moindre mal nous conduira-t-il à composer l'éloge du bavardage spontané ? Solidarité humaine\ et responsabilité collective 26 octobre 1973. Dans le désordre actuel de notre société qui paraît se désagréger sous le poids du bien-être dont nos pays pro­fitent de plus en plus, nous croyons qu'il est opportun de rappeler la grande loi de solidarité dont nous devons nous inspirer pour retrouver une société plus stable et donc plus heureuse dans laquelle chacun se met naturellement dépendant de l'autre. 93:179 La solidarité entre les hommes est le meilleur remède au mythe absurde et malfaisant de la lutte des classes. A cause des facilités de communication et d'échanges et de la concentration grandissante de l'humanité, cette solidarité concerne aujourd'hui des groupes de plus en plus vastes et s'étend sur presque toute l'étendue de la planète. Il n'y a plus, comme autrefois, de petits groupes hu­mains isolés, ni d'économies en vase clos où l'individu ne dépendait que de sa famille et de son prochain immédiat. Tout est dans tout : le plus humble ouvrier de la moindre industrie locale, le paysan perdu au fond de la plus loin­taine province subissent les remous de la politique et de l'économie mondiales. Cet état de choses nous invite à prendre une conscience plus vive de la solidarité universelle. Mais une transformation aussi subite et aussi pro­fonde ne va pas sans un terrible danger. Les hommes, de plus en plus intégrés dans d'immenses ensembles, sont tentés de céder au mirage du collectivisme, c'est-à-dire de perdre de vue leur responsabilité individuelle pour se confier à des organismes géants (syndicats, ententes, grou­pes de pression, systèmes d'assurances, etc.) qui pensent, prévoient et agissent à leur place. Et toutes ces structures abstraites et impersonnelles sont couronnées par l'État omniprésent et omnipotent -- « le plus froid de tous les monstres froids ». Puis encore : à l'intérieur même de ces structures, personne n'est directement responsable de quoi que ce soit. Tout se dilue dans la paperasserie bureaucratique et le parasitisme généralisé. -- Je me souviens d'un vieux pay­san qui, étant venu réclamer je ne sais quoi dans une administration et se voyant renvoyé d'un bureau à l'autre comme une balle de tennis, s'écria à bout de patience : « Ah ça ! est-ce qu'il y a ici quelqu'un qui commande ? » Nous ne contestons pas la nécessité de l'État ni d'un certain nombre de grands organismes qui servent d'inter­médiaire entre le pouvoir central et l'initiative privée : la complexité et le dynamisme de l'économie moderne exigent un minimum de contrôle et de planification (on ne peut pas, par exemple, édifier le marché commun sans réunir des représentants de toutes les nations et de toutes les pro­fessions), mais à condition que l'intervention de ces super­organismes se borne à l'indispensable, c'est-à-dire que cha­que individu conserve, dans le cadre et dans les limites du bien commun, sa liberté d'action et d'entreprise et, cor­rélativement, assume la responsabilité du secteur où il exerce cette liberté. 94:179 La responsabilité personnelle est d'ailleurs la condition absolue d'une entraide efficace et, par conséquent, de la vraie solidarité humaine. Pour que cette solidarité ne soit pas un vain mot, il faut qu'elle relie entre eux les individus conscients de leur devoir et responsables de leurs actions. Dans une cordée d'alpinistes, la réussite de l'ascension ne dépend pas de la cordée, entité abstraite, mais de l'effort et de l'habileté de chacun de ses membres. Et si tout le groupe roule dans l'abîme, il ne viendra à l'idée de personne de dire : c'est la cordée qui est responsable ! On accusera plu­tôt la défaillance ou la maladresse d'un ou de plusieurs des individus qui la composaient. Si nous ne voulons pas que le merveilleux progrès tech­nique et économique de notre époque s'enlise dans les marécages d'un dirigisme anonyme et paralysant, nous de­vons réagir énergiquement contre cette confusion entre la solidarité humaine et la responsabilité collective. Car il n'y a pas de responsabilité collective -- et ce qu'on appelle de ce nom n'est que l'excuse et le refuge des incapables et des parasites. Gustave Thibon. © Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique). 95:179 ### JEAN DES BERQUINS ***Seconde partie* (*suite*) *\ \ Les jours du milieu *** #### Chapitre XI Restitutions « Il ne faut pas que Madeleine soit malade. Déjà il ne faut pas qu'elle soit dans le souci ; déjà c'est trop. Je suis fort. Un rossignol a chanté sur mon cœur. Je suis un homme au milieu de tous les hommes, je sais bien que ce n'est pas beaucoup, mais qu'est-ce que cela fait *si* je suis, pour une chose, plus grand que Madeleine pourtant si au-dessus de moi, si je peux la protéger de certains malheurs qui viendraient d'être trop pauvre. Je ne suis presque rien au monde -- j'aurais cru un temps que j'étais beaucoup -- mais celui qui m'a fait, s'il y en a un, qu'il me garde puisqu'il m'a fait ; qu'il garde tous les hommes, qu'il prenne en garde Madeleine. C'est peut-être parce qu'il la prend en garde qu'il m'a fait réveiller ici ce matin le cœur net et qu'il a fait chanter le rossignol. » 96:179 Il se releva, il fallait vite gagner la ferme pour man­ger sa bouchée, et puis descendre en courant chez Bichat se louer pour tout l'été, tout l'automne, jusqu'à la fin des semailles et des betteraves rentrées. Quand il arriva d'un bond, le vieux sortait de sa maison, le teint tout brouillé comme un qui n'a pas dormi. On peut manquer son somme pour trop de joie comme pour trop d'ennui -- et il y avait au long du mur à côté de la porte quatre bouteilles vides au goulot entouré de cire : Bichat était conseiller. En lui le nouveau conseiller pensa, puisque celui-là des Berquins venait s'engager pour au moins cinq à six mois, ce qui s'appelle s'engager, qu'un bonheur ne vient jamais seul ; c'était une chose d'avoir le gaillard dans une maison : tout le monde qui s'y mettait de meilleur courage. On le vit peu de temps après dans les près artificiels, des grandes pièces où la mûraison se faisait assez tôt. On aurait dit qu'il endiablait les choses autant Que les gens : tout le sainfoin qui s'était abattu d'un seul coup avec la faucheuse en bel allage sans une malice, sans un caillou rencontré, et deux jours après qui se retournait à belles fourchetées avec autant de monde que pour danser le branle, quatre hommes au long d'un andain, quatre femmes à un autre : on se pressait à cause du temps, Bichat avait dû prendre des journaliers en plus de son personnel, mais Jean Costat entraînait tout : un, la fourche se glisse ; deux, enlève ; trois, rabat pour mettre au soleil ce qui était contre terre. Et pas plus de deux jours après -- qu'il a fait chaud ce mois de mai vers sa fin, c'est pour ça qu'on était en crainte d'orages -- tout qui s'enlevait à belles fourchetées encore, à larges râtelées des grands râteaux de bois pour faire les tas... Ah ! rien ne pouvait traîner, c'était comme un bon sort, Voilà déjà les voitures qui crient : toutes les voitures de Bichat crient, gémissent, il faudra que Jean des Berquins voie ça. Celle-là enfonce, les deux chevaux tirent, le charretier crie aussi, la voiture ne bouge plus. Jean qui a les bras en l'air les rabaisse tout d'un coup, se précipite quasi sous la roue, c'est la chambrière qui s'est rabattue et retient la voiture à la terre. Et ce n'est plus le branle, mais c'est encore le bon et beau mouvement. Une ! les fourches glissées sous le foin, deux ! enlevées en l'air, trois ! ramenées sec sur la voiture où une femme dispose la fourchetée comme il faut. C'est la servante, elle « a le coup » et Bichat aime mieux payer la Roussette pour aider la Biquatte autour des vaches dans ces occasions-là et emmener la fille faire les voiturées : elle n'est d'ailleurs pas peu fière de faire voir son adresse aux commis. 97:179 Surtout Jean des Berquins étant là ; ce n'est pas qu'elle coure après, il y en a un plus gentil, mais c'est qu'il est si allant, si chantant ; alors avec lui tout va, chante et vous chante. Mais c'est pour de vrai qu'il s'est mis tout d'un coup aux chansons ; sa jolie voix s'envole avec les brins de sainfoin autour de la voiture, va plus haut avec les alouettes et le beau temps, il n'y a que lui pour aller si léger et si haut et vous emmener si loin jusqu'au pays de la belle fille à manières qui fait rire toute la compagnie. « Allons, Jean Costat, celle de la fille dans son jardin... » Il les emmène : *Y a-t-une fill' dans son jardin'* *Vous n'en savez si peu que point ;* *Y a-t-une fill' dans son jardin'* *Allez le voir au p'tit matin.* *La bell' fille m'a dit un jour :* *Je ne suis ni contre ni pour ;* *La bell' fille m'a dit un jour :* *Vous donnerai-je mes amours ?* *C'est t'y pour moi, c'est t'y pour toi.* *La rose a fleuri sur le toit,* *C'est t'y pour toi, c'est pas pour moi,* *Que jamais plus je ne la voie.* *J'aime les filles sans détours,* *Adieu ma belle pour toujours..* *J'aime les filles sans détours,* *La plus douce aura mes amours !* Les autres se sont mis au refrain, la servante aussi : la jolie voix à vous prendre le cœur, s'il n'y avait le second commis si gentil quoiqu'il n'aie pas de voix du tout, ce qui ne l'empêche pas de vouloir bourdonner au milieu des au­tres en clignant de l'œil du côté de sa bonne amie, la jolie voix de celui des Berquins ! Il a fini que les autres recommencent à sa place : *Y a-t-une fill' dans son jardin,* *Vous n'en savez si peu que point...* Ils se sont arrêtés, un moment, entre deux voitures, à s'essuyer le front avec leur manche de chemise. Et puis : « Hop ! Jean Costat ! » 98:179 *La bell' fille m'a dit un jour* *Je ne suis ni contre ni pour...* La chanson est repartie du gosier bien fait, refleurit dans l'air, allège tout le champ : il faut bien cacher le jeu qu'on mène. Il avait seulement gardé son originalité d'aller coucher aux Berquins. Il traînait d'abord un peu, après souper, avec les autres ; et puis on s'apercevait tout d'un coup qu'il n'était plus là. C'était son genre. Il était furtif, il était noc­turne, il passait sur les champs comme le vent du soir ; des fois on l'avait vu partir, il semblait que c'était le mo­ment d'avant et déjà on le voyait à mi-pente se baisser au clair de lune pour cueillir l'herbe à la tremblote, puis tout aussitôt il était en haut. Et d'en bas, le matin, dans la cour, c'était un éclat de rire entre la servante et son galant de le voir dévaler le chemin si bien monté la veille. Mais même en arrivant au jour il ne faisait pas plus de bruit quand il passait qu'une hermine ou un blaireau, Bichat en sursautait s'il se trou­vait baissé à terre vers quelque chose : « Dire qu'on lais­sera tout traîner, tout perdre... » C'était un bouchon usagé, un morceau de fer grand comme la main et *on,* c'était tout le monde autour de lui, y compris la Biquatte pourtant regardante. Mais à l'arrivée rapide et silencieuse du gar­çon, il changeait son prône : « Bonté de Costat, il m'aurait presque fait peur ! » et si la Bichatte était déjà par là à mettre son nez pointu, elle mettait aussi son mot : « Feu Laurent des Berquins, son grand-père, était en­core tout tel à cinquante ans passés, celui-là est de la race ; c'est du souple et du bien tendu », à quoi Bichat répondait entre ses dents, le garçon déjà loin : « Il a beau aller vite, il serait encore plus tôt venu s'il couchait au pays comme tout le monde. » Pourtant le garçon arrivait à son heure, sans manquer une fois et elle était tôtive, mais on sait bien que rien ne contente un ava­ricieux, tout le vole. Mais il n'y avait pas que des nuits de lune ; et ce n'est pas longtemps après les foins finis qu'il y eut de l'eau et les nuages restant au ciel, même plus d'étoiles. Alors un matin qui suivit une de ces nuits noires, un beau matin tout de même, de ceux où les pavots des jardins secouent leur grosse tête pour en faire tomber la rosée, la Bichatte qui se faisait gloire justement de ses pavots, sortant de sa maison pour aller les voir, poussa du pied un paquet sur le pas de sa porte. 99:179 Il était tout petit et il y avait une pierre dessus ; elle pensa tout de suite à une attrape que des gar­nements lui auraient faite, il y en a dans Saint-Usage com­me ailleurs, on le sait bien ; et peut-être pas la peine d'aller si loin, quand il y a toujours le commis de son neveu et cette servante à manigancer ensemble ; même la nièce fe­rait bien de les serrer d'un peu près : Dieu sait à quelle manigance ils finiront par arriver ces deux-là... Le paquet faillit passer par-dessus la barrière. Mais c'est un peu dur des fors de sacrifier sa curiosité, même à sa dignité ; et puis maintenant que le paquet était ramassé et plus près des yeux, voilà que la vieille Voyait de l'écrit dessus ; pas de l'écriture, mais des lettres de journal découpées et col­lées pour faire un mot : *Restitution.* La bouche arrondie, ses vieilles frisettes hors du bon­net, elle déchirait le papier de trop se presser et il en sortait vingt francs, un beau papier neuf et joliment bien imité si c'était de l'imitation. Mais non... Et puis qui donc aurait pensé à Saint-Usage à appeler une attrape « resti­tution » ? Pas le commis et la servante en tout cas, ni les autres gars non plus, et d'ailleurs, en ce moment de l'an­née, ils avaient autre chose à faire : à dormir poings fer­més ces nuits courtes... Les tours c'est pour l'hiver, pen­dant les veillées. Et quant à lui restituer, ah bien, ce n'était pas pour dire, mais on lui avait fait assez souvent tort dans sa vie, sa famille la première ; et des étrangers, comme un voisin de champ qui aurait fait son pain avec du blé de lune -- blé de lune comme il y a vin de lune fait avec le butin pris la nuit sur le bien des autres... -- ou ramassé des fagots tout faits dans son bois, ou des pommes dans son champ à cidre, des pommes de terre dans son clos : elle avait bien vu des fois qu'il en manquait. Il avait même bien fallu prendre, dans le temps, pour arriver à vingt francs : parce que la chose avait dû se faire du temps de défunt Pascalin, son Bichat-le-pauvre qui ne surveillait rien. Et d'ailleurs, -- comme les idées vous viennent vite là-dessus ! -- qui sait si ce n'était pas de l'ouvrage de défunt Bichat-le­riche ? On ne devient pas riche pour rien. Pourtant, ça serait étonnant que le Bichat d'aujourd'hui songe à mettre là-dessus l'âme de son père en repos. Enfin, de la main de n'importe qui et pour qui, c'était rendu, ce dû, et bon à prendre. Elle rentra vitement dans sa cuisine, bien décidée à ne parler de rien. Si on lui avait « pris » cette nuit elle pousserait de beaux cris ; mais donné, non ; rendu, cela ne regardait personne. Seulement le réparant avait tout de même enfoncé une belle aiguille de guêpe : si on peut de la sorte piquer la curiosité des gens ! 100:179 Une autre vieille veuve ouvrait dix minutes après ses volets sur la rue ; elle était bien plus pauvre et c'étaient cinquante francs qu'elle trouvait ; et encore « Restitution ». Un vieux, dix francs ; Amélie Grandier, quarante sous ; Lucie -- à quoi rêvait-elle donc pour n'avoir pas entendu les pas souples sous ses fenêtres, -- vingt francs comme la Bichatte, sur le dessus de son plus beau pot de fleurs. Jus­qu'à la Biquatte à avoir son petit paquet dans la chatière de la porte du grenier : dix sous déposés là comme par le chat en passant... Deux ou trois autres encore et tou­jours « Restitution ». Maintenant, il faut imaginer le train, déjà dans la tête de chaque restitué -- comme on finit par les appeler -- avec vœu en soi de n'en jamais rien dire ; mais la langue qui démange, mais les sous-entendus pour se soulager, les mines, les soupirs, les mystères, et pour finir le « N'en dites rien » parce qu'on a fait sa confidence. Avant la fin de la semaine, c'était une traînée dans le pays. Il n'y avait que la Biquatte et Amélie à n'avoir rien dit ; mais on sut deux jours après que Sévère venait de trouver cent francs. « Un à qui j'ai sauvé ses bêtes et qui croit maintenant me devoir », dit le vieil homme tranquillement. Mais tout le monde était loin d'être aussi tranquille, et ceux qui n'avaient rien reçu se passionnaient comme les autres surtout quand ils auraient bien voulu avoir été volés : telle la Roussette qui consciencieusement regardait tous les matins sur ses pots de fleurs, derrière ses volets, dans son escalier de grenier et déjà sur le pas de sa porte, se levant la première exprès, en disant au père Mouquot son voisin : « Et vous, êtes-vous un restitué ? » Mais il ne l'était pas non plus et il répondait en se grattant la tête : « On m'a pourtant bien pris aussi quelque chose dans le temps. Mon gros prunier du clos, je n'en avais jamais que la moitié des prunes pour faire la goutte et les pru­neaux : quand encore on m'en laissait ! Une nuit où je ne m'y attendais pas, toutes les branches basses étaient dé­pouillées, et tous les ans pareil ; c'en a été du butin perdu pour moi ! Il y a eu aussi une fois, quoique ça remonte loin, les dents de ma faux armée que j'avais enlevées et laissées au bout de mon champ : eh bien, je ne les ai jamais retrouvées. C'est pas pour dire, mais je pourrais aussi bien que la Bichatte trouver mon dédommagement dans du papier devant ma porte. » 101:179 Pertuisat même finissait par raconter ce dont il ne s'était jamais vanté, surtout à sa femme, que dans sa tour­née d'épicier à la Ville-au-Bois et autres pays, il avait été plus d'une fois « refait » de paquets de café, de boîtes de conserves et autres denrées toutes prêtes à vendre sur le derrière de sa voiture : « Et pas facile de prendre la vo­leuse sur le moment ; c'était toujours quand j'étais sur le côté avec une autre femme, en train de lui remplir un litre de vinaigre ou d'autre chose, parce qu'il faut un mo­ment. Et surtout pas commode de dire : « C'est vous », même si on a plus que de la doutance. Il faut les essayer, et si la chose est sûre, la dire sans la dire. Il y en a, on ne se douterait pas que c'est elles. » Il mettait au féminin parce que la clientèle est toujours des femmes autour des voitures. Et il avait été assez penaud chaque fois que c'était arrivé, mais maintenant il s'en don­nait de l'importance. Aussi bien il arrivait que peu à peu tout le monde l'avait été plus ou moins, volé ou dommagé, et à les en croire, l'un après l'autre, tout le pays aurait été mis en coupe. C'était même la mode de s'en vanter, et d'aucuns avec le secret espoir que le scrupuleux passât dans leur cour s'il n'y avait encore pensé. Bichat comme les autres : on causait assez de l'affaire à sa table ! Comme à toutes les tables ; mais la sienne était de dimensions avec tout son personnel, alors les langues y allaient comme des battants de cloches aux jours de grand'fêtes, et les suppositions pareillement ; d'autant plus que tous du dehors, ces domestiques, ils sa­vaient qu'il n'y aurait point de trouvaille pour eux, alors ils y allaient sans retenue, à grosses risées, et tout pleins d'admiration pour le « rendeux » comme on avait fini par dire aussi, non pas à cause de son honnêteté, « ça il n'y était pas forcé puisque personne ne le savait, c'est plutôt de la simplicité », mais pour son adresse à passer partout et ne pas se faire prendre : « Un beau voleur que ça aurait fait. Il a fait les choses au rebours » et de rire encore. La petite servante pourtant s'attendrissait, allait aux beaux sentiments ; et Laurentiau ne disait pas grand mot, mais quelque chose en lui peut-être aussi s'émouvait. « Et toi, Jean Costat, tu ne dis rien ? » Il avait pourtant le premier jour trouvé bien des folies à dire et ses imaginations avaient passé celles des autres, surtout celle du revenant : si ce n'était pas un vivant qui avait fait tous ces tours de passer par-dessus ou par-des­sous les portes, traverser quasiment les murs, et peut-être faire tranquillement son affaire au milieu de nous autres ! 102:179 Eh, bien, on n'avait pas autant haussé l'épaule qu'il n'aurait pensé ; on s'était ébahi : c'est vrai, mais après on était devenu tout sérieux : c'est qu'il y en avait eu au pays des histoires de revenants ; des vraies, mais vraies : un grand-oncle de Sévère, -- ça remontait loin, -- mort dans un voyage, vous pouvez le croire comme j'y crois, avait apparu à sa mère dans ce moment où il trépassait ; elle avait été réveillée en sursaut au milieu de la nuit et c'était son gar­çon qui se penchait sur elle. Des autres aussi. Pourtant on n'avait jamais entendu dire que cette sorte de monde ap­portait de l'argent... Mais ce soir-là le boute-en-train ne disait plus rien. A quoi pensait-il : que tous les tours n'étaient peut-être pas faits, et qu'on en verrait encore ? « Tu ne dis plus rien, Jean Costat ? » Il haussait l'épaule. « C'est-il que tu aurais trouvé de la restitution à ton tour et que tu ne voudrais pas le dire de peur de régaler les camarades ? » Il finissait par répondre : « Vous le voyez, l'oiseau de nuit, ramer jusqu'aux Ber­quins pour se cogner à mes chouettes et mes chauves-sou­ris, et se prendre les pieds aux ficelles que je tends tout au travers de ma cour ? » L'autre le prit tout de go : « Des ficelles ! Et pourquoi faire ? -- Pour y prendre les biches. » Il avait dit cela sans beaucoup de sel, mais c'était lui, et d'un ton si comiquement tranquille et l'autre restait si coi, que toute la tablée manqua étouffer et qu'il fallut recourir aux cruchons, chacun ayant le sien devant soi où il buvait à même ; et c'était une double longée de toutes les couleurs, avec le plus beau devant le second commis, on peut bien penser qui l'y mettait. Mais un revenait au rendeux : « Tout de même, il a dû bien s'amuser, celui-là... -- Ou celle-là », fit encore le garçon d'un ton si net tombant au milieu de la compagnie que chacun se mit à dire : « C'est vrai, pourquoi ça ne serait-il pas une femme ? » tout stupéfait de n'y avoir jamais pensé. Mais bientôt les risées de recommencer : « Tant mieux, riez mes amis ; au fond vous n'êtes pas bien malins, au fond vous êtes plus innocents que je ne m'y attendais moi qui avait si peur de vous... » Elles recommençaient parce qu'une voix s'était écriée par-dessus les autres : 103:179 « C'est la sacristine ! Et sans déranger son toupet de cheveux ! -- Non, la mère Quinquenelle ! Elle a dit un jour à son curé : Mon homme, je ne peux pas laisser ça au compte de défunt Quinquenelle, je m'en vas le décharger. J'ai ramassé assez d'écules pour y parer... » Et ainsi de suite. Les cruchons durent être vidés jus­qu'à fond. Jean les trouvait de moins en moins soupçon­neux. On ne sut pas tout à fait pour Madeleine Laîné. Pour elle, ce fut un éblouissement ce matin où s'étant levée avec son souci elle avait eu son tour devant sa porte : un beau billet de cinq cents francs dans une enveloppe, un autre de cent francs ; et c'était une restitution à laquelle elle se crut le droit de toucher ayant tant peiné déjà pour payer les dettes de l'héritier de Gérasime : au reste, le vieux curé la rassura là-dessus. Ce qu'ils ne savaient ni l'un ni l'autre, c'est combien le rendeux aurait voulu rendre davantage s'il n'avait eu crainte de les faire douter. En tout cas maintenant elle avait sa machine en grande partie payée et gagnerait le reste, elle était logée pour un bon moment encore, elle allait enfin pouvoir vivre son petit train en bénissant Dieu et attendant du temps ce qu'il apporterait : le secret de son sort de femme. #### Chapitre XII Rencontre *...* Ce sort noué, Jean des Berquins, non, ne l'oubliait pas, son manque d'espoir y était pendu. Mais savoir qu'il y a des choses impossibles et jamais elles n'arriveront ; pis, qu'on aura peut-être un jour l'occasion toute vive et conti­nuellement présente d'être humilié, tourmenté dans son cour et sa chair ; puis, que déjà cela ne *devrait même pas être*, tout cela ne peut empêcher que soit la pensée obstinée. Aux Berquins, elle est dans toutes les choses, mais il serait en bas parmi les hommes ou au fond de sa maison en fer­mant les yeux, qu'elle serait toujours là comme si c'étaient tous les oiseaux du bois et toutes les branches et tout l'air et la rosée aux feuilles et la rose des matins, et quoi, quoi encore, sinon tout le monde abattu soudain sur son cœur, enfermé au dedans, et plus encore que le monde et toute sa beauté. 104:179 C'est sûr, on est pris un jour en un train d'affaires qui n'ont l'air de rien pour commencer, ou plutôt on ne sait pas où elles vous emmènent ; c'est comme l'oiseau-qui-perd quand il commence à appeler : on y va des premiers pas sans se méfier ; et on marche et on se voit tout d'un coup au creux du bois. On dit que toutes les magies s'y prennent de la sorte, celle du cœur plus que les autres. Au moins où partait Jean, tout étonné qu'il était des fois abattu et des autres comme envolé ; il savait que ce n'était pas pour être perdu ; comme l'oiseau vous perd, pas com­me de l'amour qui perd. Plutôt un grand ange l'avait pris par la main, et l'Es­prit avait soufflé sur lui. Alors de moins en moins il allait du côté des autres. C'était la fête à Saint-Usage : les boutiques, le bal, les invitations, les bons repas avec la galette et le vin bouché, tout ce qui fait les fêtes dans les pays encore que la mode s'en perde ; c'en était une bonne pourtant, la parenté de tout autour vous arrivant après les ouvrages du matin et on était ainsi en compagnie de famille jusqu'à l'heure de ceux du soir où il fallait bien s'en retourner traire et don­ner à manger aux bêtes. Et peut-être que le saint était aussi un peu prié, en tout cas le lendemain matin il y avait la messe pour les morts de la paroisse. Mais ce beau dimanche il y avait bien autre chose encore. Pauvre Bichat, il avait eu si forte joie, celle dont il cachait l'ambition, et la chose s'était faite si curieusement par le refus des uns, l'intérêt des autres, par idée de ven­geance contre quelqu'un, parce qu'on ne voulait ni peu ni point de Pertuisat qui aurait bien voulu, parce qu'enfin il y a de ces tourne-vire qui vous rendent tout cois à regar­der le train des hommes : oui, Bichat avait été élu maire par le conseil. Seulement, moins d'un mois après une lettre anonyme avait fait savoir à la préfecture un petit vice de forme dont personne ne s'était aperçu et ce dimanche il fallait tout recommencer. Quant à savoir qui avait écrit, va voir ; on le mit sur le compte de l'instituteur qui était au mieux avec Pertuisat et c'était peut-être lui tout de même. 105:179 Il y avait donc la fête et la nouvelle nomination. Un tel bruit en perspective que sitôt fini le repas de midi le garçon s'habilla pour descendre à la Grangeonnée où passe le ruisseau de l'Orvet qui plus loin se jette à la grande rivière et entre les deux il y a toute une prairie avec son herbe à foin, ses fleurs, ses buissons, ses peupliers, et les grandes, places fermées de haies où s'abattent l'hiver les canards sauvages, exprès on dirait pour s'y faire prendre et tuer. Beaucoup de gens de Saint-Usage y louent là des bouts de pré puisqu'ils n'ont là-haut que de l'artificiel ; mais le garçon y avait du bien à lui. A vrai dire, c'était la seule souvenance qui lui faisait garder ce bien venu de sa grand'mère, celle aux contées et qu'il allait voir avec sa mère, petit garçon, et même sans Jeanne Costat parce qu'il se plaisait bien là. Longtemps, il y avait eu au coin de deux ruelles la petite maison en pans de bois, la plus vieille du pays qui, peu à peu, s'était écroulée parce qu'on ne mettait pas d'argent à la réparer étant de peu d'importance, et aussi parce que personne, la fille bien mariée à Saint-Usage, ne viendrait plus l'habiter ; alors, maintenant, ce n'était plus guère qu'un tas de pierres avec de la viorne et du sureau où venaient boire les mou­ches à miel et manger les oiseaux. C'était le père qui avait laissé aller les choses, mais le garçon quoique encore jeunet avait eu déplaisir à voir le toit dégringoler au milieu de la cuisine et le sureau pousser dans la cheminée ; et chaque fois encore qu'il voyait l'em­placement de la maison, il en avait une gêne un peu hon­teuse. Tant il y a que dans les générations cela va souvent en enjambant, et ce sont les petits-fils qui ont le goût des grands-parents et leur ressemblance. Est-ce que Jeanne Costat elle-même avait bien retenu toutes ces histoires de la grand'mère qui avait eu sa vie de fille dans la chaumine : une cuisine, une chambre, une vinée, une basse-goutte, et même la fenêtre de la cuisine si petite qu'un pot de fleurs l'aurait bouchée. Elle aimait surtout remonter à son temps de promise. Le grand-père était de la Chapelle-Lussay. Elle racontait alors la cour qu'il venait faire les fins de dimanches et des fois en semaine la nuit ; le loup qui l'avait suivi un jour et qu'il avait écarté en faisant les grands bras et celui qu'elle avait vu elle-même en revenant d'une veillée avec sa mère ; les deux femmes avaient entendu derrière elles des pas, elles s'étaient retournées et ç'avait été pour voir auprès, de leurs jupes comme deux chandelles qui les re­gardaient ; on peut penser la frayeur, heureusement elles étaient au clayon de leur porte : 106:179 « Mais depuis ce temps-là j'aurais voulu être vitement mariée pour qu'il n'arrive rien à ton grand-père et aussi parce que je prenais peur le soir dans notre cour. » Ç'avait été pourtant un bon temps que celui des ac­cords ; le garçon assis sur un coin de la maie à côté du feu, et elle avec son rouet, quand ce n'était pas dimanche, de l'autre côté ; le temps des naïvetés, des amourettes, des contées, la cour qu'on fait aux parents, le jeu des devi­nettes : « Qui est sur sa petite sellette, tout de rouge habillée, à regarder le monde passer ? -- C'est la fraise aux bois. » C'était l'hiver, la nuit venait tôt, avec la fenêtre si petite il fallait laisser la porte ouverte et la mère allait sur les marches préparer la pâte à gaufres : on épargnait la chandelle. Quel malheur de n'avoir pas d'enfants pour leur conter ces histoires d'un temps qu'on ne reverrait plus parce que le monde a plus changé en cinquante ans qu'auparavant en cinq cents, du moins dans ces pays de campagne, du moins ici en Champagne. Il s'en allait vers son pré, s'étant donné la raison d'aller voir ce que valaient deux peupliers penchés sur le ruisseau et prêts à tomber la tête de l'autre côté si on ne les abat­tait pas avant. Deux peupliers qui avaient été si hauts dans l'air et si bellement tremblants de toutes leurs feuilles, bien au-dessus des vernes et des têtes de saules ; mais le grand vent les avait fait céder, l'âge aussi bien sûr et main­tenant il fallait les estimer autrement qu'à la mesure plai­sante de les voir balancer là-haut leur odeur de sève qui monte ou s'en va suivant la saison. C'était le père qui les avait plantés le mariage fait et par gentillesse de jeune marié, il avait dit à la mère encore toute brillante de ses noces : « Celui-là, c'est toi ; et l'autre, c'est moi. Nos enfants les verront quand ils viendront couper le pré, et les premiers de nos petits enfants ; mais il ne sauront pas comment tu étais bravette en les plantant. » Ah, les hommes disent ; mais il n'y avait eu d'enfant que lui, pas marié, le père et la mère étaient morts tous les deux et maintenant le garçon allait abattre les peupliers, pour rien, parce qu'il faut faire les choses. Il avançait dans ces pensées et il se disait, insoucieux de l'argent comme il était. « Si ce n'était l'entrave sur le ruisseau et l'abatage de l'autre côté, je les laisserais bien faire ce qu'ils vou­draient. » 107:179 Il y allait pourtant, dans la menthe et la queue-de-renard et aussi la reine-des-prés fauchée avec l'herbe mais qui restait encore autour des buissons où la faulx ne s'aven­turait pas. Aussi bien tous les prés n'étaient pas fauchés, on voyait le chemin à peine, il fallait le retrouver avec le pas allongé qui séparait ces herbes penchées, accrochées d'un côté à l'autre. A travers les vernes luisants, l'eau lui­sait plus qu'eux, l'air était plein d'une odeur fraîche, insi­nuante et fraîche encore : « Comme tout sent bon ici... » Il avait quitté ses parents, sa grand'mère, la petite maison écrouée et les peupliers même ; il venait de repen­ser à Madeleine ou plutôt sa pensée qui était en toutes choses venait de recouvrir tout une fois de plus et c'étaient les souvenirs justement qui l'avaient fait remonter, si vive du fond du cœur, peut-être aussi l'air chargé du goût d'herbe, d'eau, de fleur. « Comme tout sent bon ici... » Il ne sut pas si c'était lui qui avait parlé tout haut. Mais c'était sûr qu'une dame était là, assise au bord de l'eau sur un tronc allongé à terre et elle regardait dans sa main une touffe de viorne fleurie. Puis elle le regarda, lui, doucement et dit : « L'odeur d'été du pays, quand j'y pense là-bas, c'est la viorne ; et je n'ai qu'à fermer les yeux pour revoir toutes les haies fleuries. La Grangeonnée, quand j'étais petite fille et jeune fille, et qu'il y avait du soleil pendant trois mois de suite... » Elle se tut, elle respirait la viorne, et puis elle la jeta doucement dans l'eau. « Mais j'aime encore mieux maintenant que je l'ai re­trouvée l'odeur de mes près. » Jean ne disait toujours rien, tout plein d'étonnement de la rencontre. La dame dit encore : « Tu sais bien, Jean Costat, que chaque pays a son odeur pareille à aucun autre, et on a le goût parmi tous les autres... » Il ne répondit pourtant pas encore, il faisait effort pour revoir ces yeux qui le regardaient comme ils étaient en son temps de petit garçon, dans un visage tout riant aux choses ; et il le voyait levé vers les pruniers au-dessus des haies et les hauts branlants chariots de foin avec un air d'amour qu'il avait aussi pour les enfants et les vieilles gens. Il l'avait reconnue presque tout de suite, après ce premier choc de voir devenu autre le visage en fleur qu'on avait dans le souvenir. Il finit par répondre : 108:179 « Oui, je sais, Mme Marceline ; quand je suis revenu pour la première fois en permission, au temps de mon ser­vice, je me suis dit en montant la Grangeonnée : « C'est le goût du pays » et j'ai compris que je ne l'avais pas senti une seule fois ailleurs ; mais le mieux, c'est quand j'ai pris le chemin des Berquins, je ne savais plus où j'étais, c'était comme un entêtement. Et après, quand j'ai été ren­tré, c'était le contraire ; je n'avais plus qu'à penser à Saint-Usage pour sentir les champs, et au Haut-Chemin pour sentir les bois. » Mais la dame avait maintenant d'autres pensées : « Tu m'as reconnu, Jean-à-sa-grand'mère ? -- Vous voyez bien, Mme Marceline. -- Pas tout de suite ?... » Elle souriait à cause des vingt ans qui avaient coulé entre eux. Il devint un peu rouge. « Pas tout à fait tout de suite, mais il y avait vos yeux. -- Seulement, il fallait les placer dans une autre fi­gure. » Il devint plus rouge encore sous le regard de la devi­neresse. Mais elle souriait toujours parce qu'elle n'avait pas peur de paraître vieillie, elle avait passé l'âge, et il y avait aussi maintenant dans sa vie quelque chose que sa jeunesse n'avait pas tenu et qu'elle tenait serré de toute sa force pour ne plus le laisser partir. Vieillie ! Pourtant l'étrange, et vive, et claire demoiselle elle avait été. Et savante, elle était aux écoles, et on disait que maintenant elle faisait des livres comme des fables. Il la regardait ; aussi bien elle avait « passé » avec bien du charme encore, restée petite et blonde, avec, des mouvements jeunes, ses deux nattes si longtemps pen­dantes sur sa jeune poitrine et bien plus bas que la cein­ture, aujourd'hui enroulées autour de sa tête, et surtout ses yeux que le garçon ne savait pas nommer et qui étaient ses yeux de poétesse. Une belle dame et si joliment mise, un peu comme dans une mode ancienne. Mais pourquoi Jean se mit-il à penser en lui-même : « Elle ressemble à Madeleine », ce n'était pas le même genre, et ce n'étaient pas les mêmes traits. Le sourire pourtant s'attristait. « Tu m'as reconnue surtout parce que je ressemble a mon père. » Il prit un air de doute, il songeait à la ressemblance secrète. Mais il dit aussitôt : 109:179 « Votre père, Mme Marceline, comme tout le monde pense encore à lui aujourd'hui ! Deux générations qu'il a élevées, et le commencement d'une autre. » C'était la fille du maître d'école d'y avait quarante ans, arrivé là tout jeune en ménage avec cette petite fille et il y était resté si longtemps ! Il y était encore qu'elle était partie, mariée, veuve, et puis son père et sa mère étaient allés mourir après loin de là. Et voilà qu'aujour­d'hui elle avait voulu revoir ce que ses yeux d'enfant avaient vu, de jeune fille, de jeune femme. Elle dit : « La Grangeonnée, c'était mon vrai pays. » La vie l'avait emmenée ailleurs, la vie l'avait fait loin de là rire ou pleurer. Mais c'était ici qu'en arrivant elle avait reconnu les pas des hommes sur la route, les cris des femmes dans les cours, cette arrivée au soir, l'odeur du blé chaud en gerbes qui entrait dans toutes les rues, et dans les ruelles avec les haies celle de la viorne enroulée aux sureaux qui avait fait des couronnes et ses traînes de mariée après la première communion. Elle en avait porté une vraie après, une couronne de mariée... C'était elle qui parlait parce qu'à se retrouver là tout redevenait comme tout neuf en elle. Pourtant la vie y avait apporté ses changements aussi ; comme elle ajoutait : « Et la pauvre maison d'école, c'était ma vraie mai­son. » Jean dit : « Ce n'est plus la maison d'école, ils ont fait bâtir un château. -- Je sais, j'ai tourné autour et j'ai compris. » C'était une vieille maison en longueur, à toit bas, sans chambres hautes, et que rien ne distinguait d'autres mai­sons de la Grangeonnée, sinon sur un côté les fenêtres aux carreaux brouillés. Maintenant, c'était le facteur qui l'avait louée, et l'instituteur avait un château comme disait le garçon et d'autres avec lui. « Le jardin n'a plus ses fleurs, mon pauvre papa qui les aimait tant ! Trois ou quatre heures avant l'école en été au frais de l'aube, il était levé comme un paysan ; et il bêchait, semait, plantait, arrosait. Je l'entends encore nous dire à maman et à moi, comme on annonce un exploit : « Demain matin, avant que vous ne soyez réveillées, j'aurai mis quarante seaux d'eau dans le jardin ! » 110:179 Et elle ne dit plus rien un temps, à nouveau, parce qu'elle sentait la terre et les fleurs mouillées sous la fenêtre à son réveil dans sa chambre de jeune fille et après de jeune mariée, au moment des vacances quand s'ouvraient les reines-marguerites, les phlox, le réséda Et bientôt dans la cuisine à côté le léger va-et-vient de sa mère qui ne voulait pas les réveiller, elle et ses songes et plus tard, elle et lui, son jeune mari. Sa mère, quelle figure encore dans cette maison, comme elle y était mêlée, comme elle avait brillé là, dans l'humble condition qu'elle illuminait, vive et plaisante avec de beaux yeux passionnés, pas une heure soucieuse de la médiocrité de sa vie. Ses parents, la maison, le jardin... Et voilà, un matin d'octobre avec la brume sur les géraniums en leur ceinture de buis, ce petit recoin en jardin de curé où elle arrivait seule dans sa robe noire après avoir enseveli de ses mains ce jeune mari qui avait été bien plutôt un doux frère malade. L'étrange sentiment qu'elle avait eu alors d'avoir à peine quitté sa vie d'avant et que la porte de la maison refermée sur elle dans le cercle magique du feu de bois et des meubles familiers elle allait se retrouver, petite fille sage devant la flamme avec sa poupée, jeune fille avec ses deux mains abandonnées regar­dant les deux du feu comme on cherche un mystère à venir. Et lui -- qu'elle avait versé de larmes, pourtant ! -- brume dans la brume, défait dehors dans les derniers géraniums. Elle avait pensé après que les morts se défont parce qu'on ne les aide pas assez à rester, maintenant elle sait ce qu'il y a de vrai dans cette rêveuse pensée, maintenant comme elle prie pour celui qui était aux ombres ! Il reste pourtant qu'il n'a pas été son vrai passé d'ici ; que les ombres dans la maison sont bien celles du maître d'école et de sa femme enjouée, passionnée, comme les souvenirs les plus précieux ceux de l'enfance inexprimable, paysanne et mi-paysanne et les deux mêlés avec elle au milieu, plus proche encore comme sont les enfants de tous ceux qui étaient leur monde, voisins, amis, la parenté qui venait les voir, chez qui ils allaient aux vacances. Le soir, chez la grand'mère de Jean -- il n'était pas au monde en ce temps-là -- elle allait chercher le lait ; ce n'était pas nuit encore mais l'ombre était dans la cuisine, la vieille n'avait pas fini de traire, elle criait de l'étable : « Assieds-toi auprès du feu, petite, mets du bois sous les pommes de terre du cochon, au respect que je te dois. » Les pom­mes de terre étaient dans la marmite pendue à la crémail­lère, celles du dessus craquantes, fondantes, une farine à travers la peau fendue ; elle n'avait jamais osé en de­mander, mais la vieille cuisine avec la seule clarté du feu, son odeur de bois qui brûle, de géraniums et de laitage, quelle vue sur la vie, pour toujours. 111:179 Jean Costat a dit encore, revoyant le passé : « Oui, ils étaient aimés, vos parents. Ses voisins, pour ma grand'mère, -- il voyait encore la vieille femme leur faire des révérences, elle sur sa porte et eux dans leur jardin -- c'étaient des divinités. Et Mme Laurin avait toujours quelque chose d'aimable à lui dire, et souvent de gai. -- Maman avait des mots bien plaisants, et après n'importe quelle tristesse l'envie de rire lui revenait. » Mais la songeuse s'arrêta parce qu'elle voyait sur le lit de mort un visage tout autre, énigmatique. « Et votre père ! Elle dit très vite, de peur qu'il n'éveillât un souvenir trop contraire : « Il est parti avec un air d'enfant sage. » Et puis se levant du tronc renversé : « Mais vous ne savez pas, Jean, c'est ici un pays de fantômes : tous ceux dont on me parle sont morts et ceux que je vois sont devenus soudain si vieux. » Si vieux qu'elle les voyait comme des semblants diminués, difformes et grimaçants des souvenirs qu'elle en avait gardés : tous ceux-là qui avaient été les amis de ses parents et de sa jeunesse. Elle s'était mise en marche, il s'en allait avec elle, ou plutôt il allait devant, entr'ouvrant comme tout à l'heure de ses pas les herbes emmêlées. Mais bientôt dans un champ enclos entre deux près, avec une haie de hauts vernes d'un côté et un petit fossé plein de joncs et de feuilles d'iris, et son petit pont de fortune, elle s'arrêta et dit : « ...Je le reconnais, c'est bien ici, les vernes, le fossé, ce pont toujours raccommodé, c'est le champ de la mère Loise, une brave femme qui nous en donnait toujours deux rayages pour y planter des pois d'hiver. Mon père les plan­tait, bien droit, au cordeau, en marquant les distances avec un petit bâton coupé en venant ; nous venions les voir pousser les jeudis ou les dimanches ; et puis un jeudi de septembre, quand les veillottes étaient sur les près, nous venions les chercher par brouettées. La vie simple que c'était. Nous en avions des paquets pendus comme chez les paysans, sous l'auvent du hangar. Au revoir, mon petit Jean, c'était ce champ que je venais revoir ; une des hum­bles façons de ceux qui m'ont tant aimée. » Jean se disait en la quittant : « Au moins elle n'est pas fière, Mme Marceline. » 112:179 Fière, de quoi aurait-elle été en supposant qu'on pût. être fier de quelque chose. Dieu ne lui avait même pas confié, comme au simple maître d'école, un petit enfant à voir danser dans ces près. Mais elle avait regardé longuement le garçon en s'en allant dans sa douce robe brune qui flottait parmi les herbes, et après quelques pas elle se retourna : « Jean, est-ce que je ne t'ai pas parlé de fantômes ? -- Oui, Mme Marceline. -- Et tu n'as pas beaucoup aimé cela... -- Ni oui, ni non. » Il n'osait dire : à mon âge on n'en connaît pas encore beaucoup, surtout on n'y a pas autant pensé. « C'est que j'ai le remords d'en avoir trop ou pas assez dit. Les fantômes, vois-tu, il y en a à cause de notre cœur, de nos souvenirs, c'est là qu'ils sont, autrement il n'y en a pas, il n'y a que des vivants encore, de l'autre côté d'un mur impénétrable et si léger, si léger pourtant, qu'il y suffit de la seconde de notre mort pour le renverser. » Il la regardait, immobilisé. « Tu crains la mort, mon petit Jean ? » Voilà, main­tenant, qu'elle l'appelait comme autrefois par-dessus la barrière, quand elle était une brillante demoiselle et lui un petit emprunté de campagne. Mais elle l'avait regardé trop longtemps tout à l'heure ; et puis ce retour sur ses pas : c'est qu'elle avait quelque chose à dire... Une fois encore la ressemblance avec Madeleine vint le frapper. Elle hésitait pourtant, et puis : « Mais crains-tu ton Jugement ? » Comme il ne répondait pas elle se reprenait : « Crois-tu au moins à ton Jugement ? » C'était donc vraiment Madeleine qui parlait ? Elle fit plus doucement : « Tu sais bien que tu as une âme éternelle ? » Il fit alors « Oui », le feu aux joues parce qu'il venait de recevoir le premier choc direct, que pour la première fois le mot avait été prononcé autour de quoi tout tournait depuis le commencement, depuis que le vieux Gérasime avait été ramassé soufflant au long de sa haie, et c'était bien Mme Marceline qui venait de le prononcer, mais Ma­deleine l'avait fait entendre dès ce soir-là, sur le pas de la porte. 113:179 « Ce qu'on ne disait pas autour de nous aux enfants tout prêts à la vie et aux vieilles gens lassés parce qu'on ne le savait pas, le vrai savoir, il faut bien le dire au­jourd'hui, il faut leur en ouvrir le trésor ; le vrai bonheur des plus pauvres dans leur esprit ; c'est pourtant en leur esprit ; c'est pourtant en leur esprit qu'il tient. Mais, toi, mon petit Jean, toi surtout... » Elle était allée s'adosser à un peuplier, comme une rêveuse, un mouvement de sa main faisait un beau pli noble à sa jupe. L'herbe luisait, le ruisseau dans les ombres était couleur de ses yeux, il y avait contre une feuille de roseau un éclat d'argent. On n'entendit rien un moment que les cris d'une pie, puis d'une autre qui firent un jeu dansant tout au bout d'une branche, puis elles s'envolèrent de leur vol horizontal. Et on sentait la chaleur sur un blé de l'autre côté du ruisseau, mais ici tout près de l'eau et sous les feuilles, il faisait frais. Elle semblait toujours penser, débattre un peu en soi. Et puis elle releva la tête : « Tu as un signe sur toi, Jean Costat -- déjà, autre­fois, tes yeux d'enfant -- qui m'oblige à te parler. Nous ne nous reverrons plus jamais sans doute, alors c'est plus facile. Voilà ce que je veux te dire : tu n'as peut-être ja­mais aimé encore... « Non, c'est vrai, se dit le garçon, jamais jusqu'ici. -- Mais tu as sûrement péché. -- Elle sait, elle sait Fine Trousselot, la Découvée. » Il baissa la tête, à cause de la surprise, mais elle conti­nuait doucement : Écoute, je ne sais rien, ou mal, et ce n'est pas pour t'en parler. D'ailleurs qu'aurais-je à t'en dire ? Pas plus qu'à toi on ne m'avait appris à tourner mon cœur vers ce qui ne passe pas ; alors nous nous sommes agrippés à ce qui passe. Nous avons aussi aimé les choses et ce n'est pas défendu : Dieu a donné la terre aux hommes, et pas seulement pour « sa graisse et sa rosée » mais pour la compagnie adorable de sa beauté. seulement toute cette beauté du monde est encore une créature, et elle ne nous a pas empêchés de pécher. Fine, la Découvée repassaient. Et quel visage devant les yeux de Mme Marceline ? « Mais voilà ce que je voulais te dire. Tu es jeune encore, si tu veux ta vraie vie va commencer ; la veux-tu comblée ? Cherche la femme au grand cœur et au juste savoir capable de porter les péchés de ton passé. » 114:179 Où étaient la fille éclatante, la femme aux anneaux dorés ? Il n'y avait même plus Mme Marceline ; il y avait, comme un soir, une apparition ; elle était devant lui sous le soleil oblique, et elle le regardait d'un visage tout clair, avec un grand air d'émotion dessus ; elle semblait vraiment dire : « Donne, donne-moi tes péchés. » Qui l'avait jamais regardé ainsi, mais qui le regarderait ja­mais, puisque Madeleine ne le pouvait pas ? Il était de­venu tout pale : était-ce pour le bien, pour le mal, qu'il avait rencontré la poétesse, pour sentir plus cruellement sa misère ? Non, jamais Madeleine Lainé ne le regarderait comme il venait de la voir, jamais elle ne porterait les péchés de Jean des Berquins. Alors, quand les gens n'ont que demi-vue, ils feraient mieux de se taire. Et lui, qu'était-il venu faire aux prés ? Mais on aurait dit qu'elle ne pouvait pas justement se taire : « Si elle est bonne et servante en Dieu, elle les por­tera d'un si grand amour qu'il t'embrasera tout le cœur. » Elle s'était arrêtée, le regardait à plein, et puis on voyait qu'elle se disait en elle-même : « Allons, parle encore, dis pour lui ce que tu n'as jamais dit ; pour toi peut-être aussi, et le vieux souvenir tombera de toi pour toujours. Si étrange que soit à cette heure la confidence, ce Jean sans doute au clair visage est capable de l'en­tendre. » Elle écouta la voix : « Vois-tu, mon plus grand amour à moi n'a pu sup­porter les miens. Alors tout s'est défait comme un brouil­lard au fond des marais : ah, ce retour avec le cœur si amer ! Nous nous aimions, je savais sa vie, sa grande faute, comme elle avait été payée et aussi combien à cause d'elle il me trouvait au-dessus de lui. Ai-je eu tort de vou­loir descendre, je ne le crois pas ; et où c'était, et quand, à quoi bon y repenser sinon pour voir devant moi un revers bleu de montagne et entendre en arrière dans les chemins montants vers les villages des sons de flûte aiguë qui dansaient dans l'air du soir. Il s'était assis à côté de moi, il m'avait fait enfin son aveu, et il dit après, hum­blement : « Je sais que je suis un grand pécheur. » C'est alors que la franchise de toute ma vie parla avant la ré­flexion -- mais sans doute c'était elle qui avait raison -- et je m'entendis répondre doucement pendant que je re­gardais le revers bleu : « Moi aussi j'ai été pécheresse. » Pas autant que lui, c'était sûr, mais j'avais un lourd remords dans le cœur. » Elle respira un peu fort et puis reprit : 115:179 « J'ai mis longtemps à tâcher d'oublier ce moment et ce que je vis dans les yeux bien-aimés : le recul, le désarroi, la douleur, mais la faiblesse aussi avec le senti­ment aigu en moi que jamais un tel cœur ne serait mon soutien pour monter -- Je ne dis plus un mot, lui non plus, un silence plein de blessures tombait toujours plus lourd entre nous -- hélas ! les minutes d'avant, ç'avait été un autre silence, détruisant les images du bonheur à venir si simple et quiet, si loin de ce pathétique amer : l'été, les allées d'un jardin où nos pas se rencontreraient, j'au­rais ma dernière robe blanche et il s'arrêtait et me regar­dait comme on regarde son dernier amour ; le coin du feu l'hiver, la petite table avec la lampe et les livres, la jacinthe fleurie dans son pot ; le plus réel, le plus puéril, le plus illusoire d'un rêve ; c'est pourtant à le voir se détruire en ces choses que j'ai mesuré d'abord ma douleur. » Elle avait parlé comme pour elle, elle entendit une voix troublée : « Pauvre Mme Marceline ! » Elle releva la tête un moment baissée : -- Mais je ne suis plus à plaindre, mon petit Jean. Celui que j'avais aimé m'a laissée dans la grande Compa­gnie. Je ne voulais pas d'abord la regarder, je mettais la main sur mes yeux. Il a fallu bien de la patience à Celui qui voulait me ravir. -- Et maintenant ? -- Maintenant il y a des soirs où les anges viennent chanter au-dessus de mon petit jardin. -- Qu'est-ce qu'ils chantent ? -- La vieille chanson d'accord et de miséricorde : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! » Il attendit alors un moment, le cœur battant de ce qu'il allait dire : -- Mme Marceline, quand j'aurais bonne volonté, celle qui pourrait m'aider n'est pas libre de sa personne, ni de son cœur ni de rien... -- Mariée... fit doucement la poétesse. Il devint plus rouge. -- Oui. Mais vite : « Elle ne sait rien. Et puis elle est abandonnée ; et je n'ai pas fait exprès de l'avoir en mon amitié. » 116:179 Mme Marceline avait de nouveau les yeux sur les près, dans les songes ; puis le regard profond revint sur lui et elle dit un peu singulièrement : -- Pauvre Jean, il y en a, il leur faut passer par le feu. Mais Dieu leur donne au-delà la fraîcheur et l'eau pure. #### Chapitre XIII Le Christ en bois Il avait quitté les près et pris la route des champs, mais ce n'était pas celle qui monte tout droit à Saint-Usage ; il n'y voulait pas rentrer tout de suite, il voulait éviter ces « fétéieux » qui vont et viennent un jour com­me celui-là, à pied, en bicyclette, en auto, et presque tou­jours un qui vous connaît, surtout quand on est Jean des Berquins. Ces fêtes perdues, on les fête tout de même. Alors il avait pris le chemin du cimetière Saint-Léo­nard. C'est un étrange cimetière tout seul dans la cam­pagne, entouré de haies, avec deux ou trois beaux arbres à l'entrée d'une autre route. Tout seul et si ancien ; et pour qui le rencontre une première fois, quel effet, ce village de morts avec aucun autre à côté de vivants ! Pas même un hameau ; peut-être autrefois, il y en avait un qui fournissait les morts, mais personne n'en parle plus sauf peut-être des curés savants et des instituteurs, en fouillant de vieux cadastres... Pourtant le cimetière est bien là, avec une toute petite chapelle sous deux grands sapins, des tombes, des couronnes ; on y enterrait encore il y a trois quarts de siècle, et c'est le plus étonnant, mais l'étonnant aussi, c'est que les noms sur les tombes ne sont pas de par ici : on dirait que les derniers défunts finissaient leurs familles. Qui donc alors a planté pour eux les vieilles fleurs des parterres campagnards comme la rose moussue, le bouquet-tout-fait, la Croix-de-Jérusalem, qui durent encore, envahissent, meurent, renaissent, en­vahissent de plus en plus, dégénèrent et renaissent un printemps de plus ? Un endroit découvert pourtant au­près de la petite chapelle et sous deux sapins, où les moissonneurs viennent goûter, les traîne-pieds se reposer et les gens à roulotte faire étape à la seule ombre au long de la route crayeuse. 117:179 Jean n'entra pas mais s'assit au haut du talus, le dos à la haie. l'après-midi allait à sa fin. Tout était calme, si calme. En bas dans le pré, il y avait eu le bruit de l'eau, des cris et chants d'oiseaux, des remuements de peupliers ; ici il n'y avait rien, c'étaient les champs avec les blés coupés, les seigles rentrés, il n'y avait debout que les avoines avec leur odeur, ce n'était pas le temps encore des milliers de petites fleurs dans le chaume ; et il n'y avait de bruit que celui du grillon verdelet, par moments, mais comme il est rare, ces moments étaient rares aussi. Le garçon s'était arrêté là pour penser, tran­quille, comme tout à l'heure il se lèverait et marcherait a grands pas à cause des mêmes pensées. Aussi bien il n'en avait qu'une, son âme dont avait osé parler Mme Marceline, et Madeleine. Ce n'était pas une agitation en lui. La grande émotion n'était pas pas­sée, Dieu non, passerait-elle jamais tout à fait, est-ce qu'il n'entendrait pas toujours les paroles de Mme Mar­celine ? Ç'avait été comme un rêve pendant qu'il écou­tait, et pourtant tout restait si net de cette scène presque inconcevable avec le profond de son cœur mis à nu ; mais ce n'était pas une émotion à le laisser exalté. C'était comme cette heure, ce calme, le beau soir qui allait venir, les avoines à peine balancées, une grande chose immo­bile, pour un temps, au fond de l'âme. Allons, le vieux sort peut-être était resté sur le pré, et il fallait maintenant tâcher de se mouvoir dans l'autre, le nouveau, puisqu'on pouvait faire une autre vie même sans bonheur. Les autres n'y comprendraient rien, mais puisqu'ils ne comprennent quasi jamais ; être un peu plus loin d'eux ou un peu moins, qu'est-ce que cela fait ? Et puis d'une seule personne il aurait voulu être proche... ... Il se leva du talus, rejeta la tête en arrière, aspira tout l'air qui pouvait entrer dans sa poitrine ; cela même n'en finissait pas, tout son corps respirait, s'allégeait, se dressait dans la vie ; et il avait tout à coup comme le matin de son réveil au bois le plein sentiment de sa jeu­nesse encore, de sa force vive, capable de serrer, enserrer, entasser comme dans les contes tout ce monde d'arbres et de choses autour de lui. Mais ce monde d'hommes, fermé, sans hauteur -- un mauvais vent a passé sur nous, a pesé, nous a laissés à terre -- faudra-t-il em­ployer sa force aussi pour lui, contre lui ? 118:179 Et un autre, est-ce qu'on se bat pour Lui, contre Lui ?... Il ne savait pas la première occasion si proche où décharger son cœur. A son retour à Saint-Usage -- sur la route les arbres devenus tout bleus, la musique des marchands de sucre au loin, sur la place, avec le bruit des tourniquets ; quel­ques rires de jeunes filles ; des éclats de voix de gar­çons -- il y avait Madeleine devant sa porte qui recon­duisait Lucie et les enfants. Les deux petits, d'un élan, sautèrent à lui ; Madeleine salua de la tête, Lucie rit d'un rire plus léger que celui des filles : « Voyez, nous faisons aussi la fête. » Mais vite elle ajouta, s'étant sentie trop familière : « Un autre aussi la fait : Bichat est encore élu ; seu­lement -- et cette fois le rire était une contenance -- il ne veut plus payer le vin bouché ! » C'était vrai que Bichat était maire, et pour tout de bon, il n'y avait plus rien à redire, tout s'était passé en règle. Et vrai aussi qu'il était furieux quand même cette histoire de vote cassé lui avait enlevé son contente­ment qui reviendrait bien sûr mais en attendant il n'était plus là, à cause de la dénonciation, ce n'était plus la vraie gloire et il y avait de quoi enrager. Bien entendu, le bonhomme s'en prenait à ceux « de l'autre bord » comme on disait aussi, aux dévots -- de beaux dévots pourtant à part trois ou quatre femmes et des petits enfants, mais ceux-là étaient les premiers à se croire tels à fond... -- et comme il était plein de sottise il en chargeait surtout le bon abbé Simonin lequel n'en pouvait mais. Ainsi on aurait pu l'entendre tout le jour rager dans les champs : « Il me le paiera » ; rager dans les écuries « Attends un peu un tour de ma façon » ; et quand il y avait du monde : « Il faut sauver les libertés ! » Il était, redevenu bilieux, d'autant plus qu'il ne savait à quoi s'arrêter au juste. Le faire partir, ce vieil homme malé­ficieux ? Mais ce ne serait peut-être pas si facile, il était là depuis longtemps, il faudrait pour le moins une péti­tion : et il les connaissait ses administrés de Saint-Usage, il n'aurait pas le quart des signatures, les dévotes feraient une émeute, les femmes prêcheraient leurs hom­mes, les gens de sens rassis hocheraient la tête, enfin il n'osait pas se dire que même après en avoir fait un con­seiller, même après en avoir fait un maire, on lui ferait de bon cœur la nique à lui plutôt qu'au vieux curé. Sur­tout il faudrait une raison ; et la belle à donner que celle-là : « Rapport à l'affront que j'ai reçu. » Rien qu'à la soupçonner, ils en feraient des gorges chaudes pen­dant des mois à la suite. 119:179 Il fallait pourtant faire payer l'avanie au fauteur et à son parti. Et d'abord se montrer *contre,* absolument *contre* quoi­qu'il eût pensé un temps se radoucir après les élections ; et populaire -- il appelait comme ça on ne sait trop quoi -- aux biens près : mais justement il fallait les faire oublier ces biens et tout ce train de ferme et les bêtes et tout avec ce qu'on pouvait deviner d'argent caché ; mais ces têtes à malice, il les mettrait quand même de son côté. Et alors on verrait bien si un curé qui n'avait que des pommes de terre à manger se moquerait longtemps encore d'un homme considérable : il était vraiment si bête qu'il se contredisait même en parlant tout seul ; pour­tant si le vieux curé avait su les choses, il n'aurait pas manqué de s'inquiéter où le coup porterait, parce que la sottise aussi a ses songes et ses imaginations. Mais il ne savait rien, comme à son habitude ; il priait, rêvait même des temps meilleurs. La Quinquenelle, heureusement, était plus renseignée ; elle ne rêvait pas, elle, et elle aimait tout savoir ; chacun ses habitudes. Et pour savoir, il y a moyen de s'y pren­dre ; on traîne par les rues en allant voir dans sa mai­son si elle a goût d'enfermé, on traîne chez Larrivey en allant voir la femme qui est malade, on traîne chez l'épicier en allant au lait le soir ; toutes ces traîneries finis­sent par vous faire savoir le train des affaires et, mon homme, il y a plus d'une fois à redire à ce train-là. On arrive même à savoir autant celles de Saint-Usage que de la Ville-au-Bois pour s'aviser qu'elles vont encore plus mal. Ce n'est pas bien difficile non plus ; déjà les nou­velles d'un pays se laissent emporter à l'autre avec une incroyable docilité ; et pour les plus secrètes la Bichatte qui n'a rien à faire qu'à se promener peut les emmener dans ses tours aux bois du côté des Mottes. D'abord, elle, c'est une vraie court-les-bois ; c'est son plaisir, elle sait mieux que Zélina, ce qu'il y pousse de saison en saison, même de mois en mois et quasi par semaine : fleurs, fraises, champignons, herbes à remèdes ou autres em­plois. Elle en connaît tous les oiseaux, surtout ceux qu'elle peut piper, et se régale de toutes sortes de choses comme de l'asperge sauvage, la raiponce et le loir de noisetier qu'elle trouve en hiver en terre où il a fait son nid pour y dormir des mois, tout gras : 120:179 cela se sait cette fricassée et les autres en rient, mais elle s'en moque, elle sait comme c'est bon. Enfin, comme la Quinquenelle, elle ramasse dans sa brouette tout ce qui peut brûler ; alors il arrive que là-haut, comme dans la rue, deux brouettes se rencontrent et on peut être sûr que c'est pour s'arrêter un bon bout de temps avec les deux com­mères sur les manches : surtout étant donnée la tran­quillité qu'on a, la solitude pour les histoires. Dans ces temps-là, ce qu'on trouvait au bois c'étaient les premières girolles, vrais champignons d'abord, disait la Quinquenelle en faisant la dégoûtée sur les quelques morilles de mai. C'est vrai qu'il y en avait ; pour un peu de pluie, elles s'étaient mises à sortir leur tête ronde, puis à monter sur leur pied court, s'élargir, enfin se creu­ser, en deux jours elles avaient été bonnes à cueillir et les deux bonnes femmes prêtes à les chercher. Mais cet après-midi, la Bichatte cherchait surtout Zé­lina qu'elle pensait bien trouver à la bonne place, dans un petit bois derrière les sapins des Mottes. Et sitôt après l'avoir trouvée, elle entreprenait une communication de telle importance que l'une comme l'autre en oubliait de guetter le butin dans le panier de sa camarade. « ...Alors, ma bonne, j'ai eu vent, et j'ai voulu savoir j'ai su. Dites-en à votre curé ce que vous voudrez, mais qu'il se dépêche si vous l'enseignez et s'il trouve quelque chose à faire. » La mère Quinquenelle écarquillait les yeux, joignait les mains. Et puis elle prit violemment son panier et s'éloi­gna à grands écarts de ses maigres jambes dans son court cotillon des bois. Ç'avait été un mardi. Le surlendemain, jeudi, Bichat disait en sortant de table : « Je ne t'ai rien dit pour tantôt, Costat, je voulais savoir ce que ferait le temps -- à la vérité, ce n'était pas le temps qu'il avait consulté dans la matinée, mais il avait dû trotter assez par le pays, parlementer. Le voilà au vrai beau, on peut rentrer l'avoine de la pièce du Haut-Chemin. Attelle pour deux heures : rien qu'un cheval ; et bricole en attendant. J'irai avec toi. » Si Jean avait pris la peine de s'étonner, il aurait regar­dé le patron au visage et y aurait vu certain éclat déjà surpris dans les vilains petits yeux gris, mais il ne se défiait pas. D'autre part, si la veille au soir ou ce matin dans les champs il avait eu occasion de rencontrer la Bi­chatte, peut-être elle lui eût touché quelques mots d'une aventure qui se préparait ; mais aussi elle n'aurait pas songé à le rechercher exprès. 121:179 Il avait donc bricolé sans souci après un petit tour chez lui. Là, il avait eu tout de même un étonnement ; c'était au jardin en regardant -- ce qui lui arrivait moins souvent pourtant, il se domptait là-dessus -- du côté de chez Madeleine : eh bien, Madeleine n'était ni renfermée, ni sur le banc, mais elle allait et venait comme affairée ou la tête si occupée qu'elle aurait eu besoin de se donner de l'agitation. Il vit son air absorbé, il vit aussi qu'elle était plus nette encore que les autres jours, comme en après-vêpres. Il la vit enfin courir au jardin faire un bouquet et il pensa : « Un bouquet d'église », mais sitôt après, elle sortait, rapide, et ne prenait pas le chemin de l'église, mais l'entrée du Haut-Chemin. Il ne pensa à rien. Mais comme avant d'ouvrir sa barrière elle s'était retournée faisant un signe à quelqu'un dans son jardin, il eut la tentation trop vive de voir qui était resté après elle : une petite robe noire, deux mains croisées dessus que tout le monde connaissait, il n'avait pas besoin d'en voir davan­tage ; d'ailleurs, un peu plus tard, le vieux curé sortait à son tour tête baissée, et dans ses grosses mains, cette fois, il avait son chapelet. ... Puis Bichat demanda « C'est prêt ? -- C'est prêt. » Et ils s'en allèrent à l'ouvrage par le chemin montant. Quel ouvrage, et quelle montée ! Il ne comprit pas tout de suite ; il n'avait pas pu comprendre quand Bichat avait redit : « Suffit d'un seul cheval » ; il ne se méfia pas quand il le vit rire et se frotter les mains en enfilant le chemin, pas tout à fait encore quand le rire redoubla à la vue du groupe les précédant. Pourtant il en eut un coup : devant eux ils étaient trois qui furent obligés de les laisser passer en se mettant sur le côté, ce vieil homme de curé, et à sa droite et sa gauche deux grands gaillards pour tout dire assez gênés de leurs personnes, l'un au moins, mais l'autre aussi qui se serait cru plus forte tête ; le maréchal et son commis, tous deux baptisés autrefois par celui qu'ils encadraient, qui avaient appris de lui leur catéchisme ; des petits enfants, en ce temps-là, aussi gen­tils que d'autres, et le jour de leur première communion, il y avait dans un banc toutes les femmes de leur famille, leur maman, leurs grand'mères, les tantes et la marraine en robes neuves à pleurer toutes leurs larmes dans des mouchoirs blancs ; 122:179 et le père à l'honneur dans le chœur, serré dans la redingote de noce, tout rouge et la gorge serrée, qui tâchait de se bien tenir ; la veille au soir, ils avaient demandé pardon ; c'était à cela aussi que le père pensait. Et voilà : maintenant qu'ils étaient hommes, con­sidérés, pleins de force et le patron d'argent, ils allaient faire une chose telle que l'ami de leurs jeunes années, plus doux que père et mère, devenu ce vieux prêtre à qui personne n'avait absolument rien à reprocher, dont on ne disait même pas comme d'autres : « Bah, c'est un bon garçon », ou pis : « Que voulez-vous, les curés c'est des hommes comme les autres... » celui-là croyait devoir s'en mettre à genoux devant eux, les supplier avec des larmes. Oui, Jean Costat vit cela sans voir toute la chose en­core. Il entendit ricaner Bichat assis au bord de la voiture, les jambes pendantes en arrière de lui, il avait vu de loin le pauvre curé prendre une main de l'un et de l'autre de ses compagnons ; et juste au moment où la voiture pas­sait, les autres s'écartant, là, dans le chaume, le vieil hom­me s'était agenouillé et disait : « Mes enfants, mes enfants, n'allez pas faire cela... « Mes enfants, laissez-Le où Il est... « Mes enfants, il faut qu'Il y soit jusqu'à la fin du monde. » Le garçon était devenu tout pâle, Bichat ne riait plus, tout en regardant la scène de côté. Mais le cheval voulant faire un écart, Jean le retint, y fixant un moment son attention. Cependant le vieux curé s'était relevé, il suivait maintenant la voiture avec les autres en s'épongeant le front de trop forte émotion ; et il suppliait toujours : « Mes enfants, ce n'est pas possible... Lui faire cette nouvelle injure de frapper sa croix glorieuse ! Après l'y avoir attaché, vouloir la jeter a bas, les briser tous les deux elle et Lui ; briser son image et briser son cœur. La croix, mes enfants, la seule chose qui nous sauve de notre damnation d'hommes ! » Il marchait mal, ses mains tremblaient... « Mes en­fants, la croix que vos pères ont mise là parce qu'ils sa­vaient, eux, ce que c'est que la croix... Ils savaient qu'au bout de la vie il n'y aura plus qu'elle. Forgeron, tu forges le fer pour tous les besoins de la vie des hommes, mais un jour il n'y aura plus pour toi que ces deux bras de fer. C'est Vérité, mes enfants, c'est la seule chose vraie ; vous vous croyez vivants, mes pauvres enfants, mais vous êtes déjà des morts parce que vous en serez tout à fait un jour ; tout à fait en votre corps jusqu'à la résurrection ; mais vous vivrez pourtant et le verrez dans votre chair, si vous voulez aimer la croix... » 123:179 On voyait le bois plus proche, l'odeur et le frais en venaient sur le chemin... « Forgeron, le plus beau fer c'est celui-là, forgé en croix... Mes enfants, le plus bel arbre de ces bois c'est votre croix du Haut-Chemin... Mes petits enfants, laissez son ombre sur le chemin ; aujourd'hui, pour l'avoir à l'heure de votre mort, et qu'au jour du Jugement, les grands bras maintenant étendus viennent vous chercher dans la terre... » Il haletait parce qu'il montait et qu'il parlait en mon­tant ; il s'essuyait le front par un geste devenu machinal, il joignait ensemble et tordait ses vieilles mains. Les deux autres se taisaient toujours ; ils s'épongeaient aussi par contenance et peut-être aussi que dans une sorte de honte ils avaient encore plus chaud que lui. Bichat faisait sem­blant de regarder les avoines ou l'air du temps. Dans la voiture, il y avait un cliquetis d'outils que les hommes venaient d'y mettre, après les avoir pris dans un champ où ils étaient cachés depuis midi. « Mes enfants, ne le faites pas : pour votre vieux curé qui vous a bien aimés, qui aime maintenant vos petits enfants. » Le pauvre argument humain : peut-être il se disait, dans la tendresse de son cœur, que celui-là au moins porterait. Le cœur de Jean Costat, à lui, chavirait. Mais il ne disait pas un mot, ne desserrait pas les dents, il attendait son moment. Quand il avait eu enfin compris (ah ! c'était donc cela qu'avait trouvé le vieux : jeter la Croix du Haut-Chemin à bas, ce que d'aucuns dans d'autres com­munes avaient fait il y a trente ans, mais à Saint-Usage personne n'avait. été assez mauvais pour y penser) il avait failli jeter les rênes, sauter de la voiture et dire son fait à celui qui se croyait le maître. Mais sa conscience l'avait retenu : le cheval était vif, Bichat en arrière et empêtré, son devoir était de tenir bon quelques minutes encore ; mais quelle figure il avait prise dans ces minutes-là ! Les autres, cependant, avaient fini par répondre : « Ça ne nous regarde pas... Il faut faire l'ouvrage commandé » ; et une ou deux choses comme celles-là, avec une sorte de haussement d'épaules, comme quand on ne peut rien à ce qui arrive. 124:179 Non, ils n'étaient pas méchants, mais ils croyaient à la loi, et que Bichat et son invention, c'était la loi, et ils n'en étaient pas plus fiers pourtant. ... En haut, voilà que c'étaient les femmes, Madeleine Lainé d'un côté avec les enfants de Lucie qui n'était pas venue, mais de l'autre, quel singulier groupe : Amélie Grandier avec son air de commandante, mais se conte­nant toujours aussi bien chapeautée, et un peu en arrière d'elle, faisant triangle, l'inattendu de la Bichatte et la Quinquenelle, toutes deux bien reblanchies, l'air digne : Zélina pourtant un peu en bataille, quoique moins par croyance peut-être que par amour de la tradition, du droit, et de son curé. Son curé, elle ne l'avait pas prévenu qu'elle serait là ; mais sitôt lui à ses réflexions après le retour du bois de la bonne femme, elle s'était dit : « Mon homme, j'irai, j'irai avec la Bichatte, les autres, elles seront la dévotion, mais nous on sera l'opinion. » Quant à savoir comment la Bichatte avait su la chose, elle n'en rapportait pas la nouvelle avec le reste parce que personne ne l'a su ; mais la Bichatte avait voulu représenter aussi l'opinion et plus d'un a dit après qu'il aurait fait comme elles, s'il avait su. Il aurait bien fallu... Bichat, rien qu'en voyant ce petit groupe devint vert de jaune qu'il était, et puis, tout d'un coup, rouge marbré... Surtout quand Jean Costat eut tiré la voiture de côté et demandé d'un ton à vous glacer les os : « On commence par ce côté-ci du champ ou par l'autre ? » Bichat répondit seulement : « Tiens toujours le cheval... -- Ici ? -- Ici. -- Pourquoi faire ? -- Tu le verras tout à l'heure, fais seulement ce que je te commande. » Jean alors lâcha le cheval, se croisa les bras et dit : « Non... -- Non ? » Bichat éclatait soudain, heureux de secouer sur quelqu'un son malaise. « Non, mais sais-tu que tu es à mes gages, mon garçon. » Mais Jean aussi éclatait : 125:179 « Pour faire de l'honnête ouvrage, et pas du malpropre comme celui qui se prépare. -- On ne te demande pas d'y mettre les mains, beau parleur ! -- J'ai pourtant envie de les y mettre. » Il était blanc, mais il avait repris tout de suite son calme : quel regard aussi Madeleine avait eu vers lui ! Presque celui qu'il avait vu en imagination, celui qui dirait l'amitié, l'estime... Bichat le voyant résolu, voulut saisir la bride du cheval qui prenait peur de ce monde. Dédaigneusement, Jean l'écarta, la main sur l'encolure de la bête qu'il calma, tira la voiture un peu à l'écart et enfin l'abandonna au fermier assez satisfait de se trouver une contenance. Pourtant il fit au garçon : « Je te réglerai ton compte ce soir. » Jean haussa l'épaule ; il vint au pied de la croix, atten­dit tout droit ; et là-dessus Bichat dit aux autres : « Faites votre travail ! » Le vieux curé cependant avait enlevé son chapeau, s'était agenouillé, mis en prière. Et puis il s'était relevé et redressé contre le socle, contre les roses rouges que Ma­deleine y avait posées, les bras écartés comme pour dé­fendre quelqu'un, il avait recommencé à parler. Mais ce n'était plus sur un ton suppliant, c'était d'un air quasi solennel et d'une voix qui par moments s'enflait : « Ne le faites, mes enfants, que personne n'y touche, ce serait trop grand péché. Tout à l'heure encore je le voyais en idée mais maintenant je vous le dis, il est là pour de vrai. C'est plus pour de vrai que vous ne pensez. Il est là, tout près, tout à côté. Il est tout autour de nous, mes enfants, vous savez bien qu'il y est toujours... Il a monté le chemin. Il est si fatigué. Il se laisse à aller toujours et toujours, par tous les chemins des champs, par les routes et par les rues, et dans les ruelles derrière les maisons où il y a des femmes qui guettent quelqu'un par la fenêtre de la laverie. Si au moins elles le voyaient... Il y passe pour nous chercher, il cherche toujours à tirer nos yeux, il demande qu'on le regarde, qu'on le fasse entrer dans la maison. « C'était pareil, étant sur la terre en son corps aussi voulait des gens qui l'aiment, qui le fassent entrer dans leur maison : il n'en avait point, vous savez bien ; alors il demandait à se reposer dans celle des autres, il savait assez ce qu'il leur rendrait après. 126:179 Mais le monde était si mauvais déjà il n'avait point trouvé de logis au commen­cement de sa vie, à la fin il n'en a trouvé qu'un et ç'a été la croix ; oui, la croix : son toit, son lit, sa table, et sa maison. Alors maintenant c'est comme si vous lui enleviez tout ce qui lui était resté, son pauvre bien de dans le temps... » Et comme les hommes sans pouvoir se décider à com­mencer avaient pourtant sorti de la voiture les marteaux, les pinces, les grosses barres de fer, il s'écria tout à coup : « C'était comme maintenant, le jour du Grand ven­dredi : les hommes, les outils ! Ah, mes enfants, si c'était au moins ce jour-là que vous ayez démoli la croix ! » Et Bichat cria bien à travers les impatiences du cheval : « Allez-vous bientôt commencer, oui ou non ? » le pau­vre homme cette fois se mettait à pleurer : « Mes amis, c'est parce que je suis un trop grand pécheur que vous allez faire ce péché, c'est mon trop peu de sainteté qui vous a scandalisés ; si j'avais été un saint, Dieu aurait eu pitié de nous tous, il n'aurait même pas permis la mauvaise pensée... Mon Dieu, pardonnez à votre méchant serviteur, mais faites tomber sur lui le châtiment du péché ! » Madeleine et les deux enfants étaient fondus de larmes, la Bichatte aussi sans s'en douter, la sacristine serrait les lèvres, et la mère Quinquenelle ne pouvait s'empêcher de se révolter contre « des menteries pareilles » qu'elle devait se reprocher, devant plus d'un, d'avoir laissé dire à son curé. Silencieusement, cependant, les hommes avaient pris les outils et Jean hors de lui se demandait s'il n'allait pas en­gager la lutte -- il se voit : il saute sur l'un, sur l'autre, les marteaux volent, il est si fort, si effrayant qu'ils renon­cent -- ou s'élancer pour recevoir les premiers coups, les bras étendus, prévenant, écartant le vieillard qui voudra peut-être aussi se précipiter. Toutes ces idées, ces images, tournent vite : mais à quoi bon ? Ils reviendraient une autre fois de nuit ; sans doute déjà, si Bichat ne l'a pas fait, c'est qu'il escomptait un beau succès de plein jour, un re­tour triomphal à travers les rues. Allons, restons calme, attendons, c'est déjà quelque chose d'être là, comme un mépris en face de Bichat, et à Celui qui est en croix une présence, une aide. Oui, les idées tournent vite, mais pas assez pour empêcher les deux hommes de s'énerver et le maréchal de dire enfin vivement : « Allons, retirez-vous, monsieur le curé, vous nous faites perdre notre temps. » 127:179 Alors le garçon lui-même prit la main du vieil homme qui se laissant tirer en avant dit seulement aux femmes et aux enfants : « Au moins, une dernière fois, chantons-lui quelque chose, à notre vieille croix. » Et la vieille voix et les voix pures -- celle de Made­leine était si égale, elle montait comme une flamme de cierge dans un air calme -- entonnèrent ensemble : *O crux ave* et aussitôt on entendit le premier coup : un coup de barre en travers qui l'ébranla dans le socle... Ce fut long et dur ; la vieille croix -- forgée par quel maître ou compagnon depuis longtemps cendre et poussière sous la place, l'ancien cimetière où on passe et danse au­jourd'hui -- tenait bon puisqu'elle avait été mise là pour des siècles. Il fallut casser la pierre, il fallait secouer à quatre mains ; le chant était fini depuis longtemps et même un autre, et après ç'avait été un grand silence, quand la croix enfin s'inclina, le Christ à moitié détaché, les clous sautés. C'est à ce moment que Jean Costat fit un bond et recueillit presque dans ses bras le corps de bois, qu'il dé­tacha d'un coup de ciseau, agenouillé, quand la croix tou­cha terre. Cela avait été si vite que les hommes n'avaient pas eu le temps de le faire à sa place, ni d'empêcher le vieux curé de s'élancer à son tour, baiser les pieds percés et s'écrier d'un tel ton que Bichat même n'aurait osé élever la voix plus haut : « *Cela* au moins, je l'emporte, sa place est à l'église. » Ce n'était peut-être pas la loi, mais il venait de la faire ; et c'était le droit de Dieu. Il était trop faible pour­tant pour porter ce lourd Christ, bien plus grand mainte­nant descendu à terre et de si bon bois ; le commis du maréchal dit : « On va vous le mettre dans la voiture avec les outils et la croix et on vous le mènera jusque là. » Mais le vieillard dit non de la tête, il se méfiait peut-être, et il avait raison puisque la croix, le soir même, fut descendue dans la mare ; ou peut-être, simplement, il vou­lait vraiment porter le précieux fardeau. Et il n'eut pas à se répéter parce que Jean s'avançait : « A nous deux, monsieur le curé, nous allons le des­cendre ; et je vous le placerai où vous voudrez. » Et il mit la tête couronnée d'épines sur l'épaule du vieil homme s'arrangeant pour porter tout le poids en arrière. La singulière procession qui descendit le Haut-Chemin ! 128:179 En avant les deux porteurs que les autres avaient laissés passer ; puis les femmes, sans la Bichatte et la Quinque­nelle qui en avaient assez fait et étaient ailées commenter du côté du bois. mais Madeleine avec Amélie et les enfants disant le chapelet. Enfin, en arrière, la voiture s'attardant, ni Bichat ni le maréchal, ni même le commis ne se souciant d'être mêlés au groupe manifestant. Ce qui n'empêcha pas une partie du pays de les avoir vus et au soir tout Saint-Usage de connaître l'expédition et les commentaires d'aller leur train qui fut plutôt un train de blâme, on était si habitué depuis l'âge de connais­sance à voir là-haut la croix des anciens, et le respect qu'on leur doit, aux anciens, avait été bien mis de côté ! Même Laurentiau n'avait pas les raisons communes, pour­tant il parla : « Ça défait la contrée... » Enfin plus d'un pensa tout bas et un bon nombre dit tout haut : « Ça ne leur portera pas bonheur » et pour leur donner raison c'est peu de temps après que la femme du maréchal commença à devenir dérangée et les moins avi­sés ne s'y trompèrent pas ; tout au plus on s'étonna que le mal ne fût pas tombé chez Bichat, mais on sentait peut-être que Bichat avait déjà son malheur en lui. Quant aux héros, oui, il y en avait eu : ce vieux curé tout de même, pour un semblant d'emprunté on avait vu ce qu'il savait faire et dire ! Et ce Jean des Berquins : en voilà un qui avait su se mener ; on ne voyait pas grand'chose à ce qui l'avait pris, mais si c'était à recommencer il serait bien du conseil à la place de l'autre ; le passé deviendrait le passé, ce serait à voir une autre fois. (*A suivre.*) Claude Franchet. 129:179 ### L'exemplaire Ancel et le Chili par Jean-Marc Dufour Contre le Chili, un raz-de-marée de calomnies quasi­ment hystériques a envahi la radio-télé et la presse démocratique du monde entier. Deux raisons à cela : 1. Le gouvernement Allende était tout à la fois franc-maçon, communiste et post-conciliaire : le premier de cette espèce, le premier gouvernement à « réussir » ce composé. 2. La contre-révolution chilienne est une authentique contre-révolution, d'origine catholique et militaire, comme au Portugal, en Espagne et au Brésil. Nous n'avons rien contre la personne de Mgr Ancel. Mais son texte sur le Chili est exemplaire. Il rassemble les principales contre-vérités, erreurs de perspective, con­fusions, méprises et fausses accusations que répandent les ennemis du Chili. C'est pourquoi il était utile de le recueillir et de le discuter. J. M. LE 4 OCTOBRE 1973*, La Croix* publiait une *Méditation sur les événements du Chili* due à Mgr Ancel. Ce texte mérite un examen approfondi. On y trouve, en effet, toutes les équivoques qui peuvent troubler le jugement de chrétiens, assénées avec toute l'autorité que leur confère la personnalité de « l'évêque auxiliaire de Lyon ». Je vais donc le reprendre point par point. 130:179 « Je suis allé plusieurs fois au Chili. Je connais la pauvreté de ses paysans : j'ai vécu dans la banlieue de Santiago en contact avec des ouvriers ; j'ai logé chez des prêtres, dans une cabane semblable à celle de tous ; j'ai constaté aussi l'oppo­sition des grands propriétaires à la réforme agraire proposée par la démocratie chrétienne. Je n'y suis pas retourné depuis l'arrivée au pou­voir de M. Allende ; mais je suis resté en com­munication avec ce pays et je viens de lire une lettre qui a pu passer, je ne sais pas comment : elle parle de la violence de la répression. Je ne puis pas me taire. » Ce paragraphe, le premier, se compose de trois affir­mations : *a*) je connais le Chili, *b*) je ne connais pas le Chili d'Allende, *c*) je connais tout de même le Chili d'au­jourd'hui ; conclusion : je ne puis pas me taire. Le fait que Mgr Ancel n'ait pas connu le Chili de l'Unité Popu­laire aurait, semble-t-il, dû le conduire à plus de prudence. « Je voudrais parler sans passion, bien que je communie profondément à la souffrance et à l'écrasement de ce peuple. Je voudrais simple­ment méditer, à la lumière de l'Évangile, et de l'enseignement de l'Église sur les événements actuels. » Mgr Ancel parle « sans passion », du moins le vou­drait-il. Cela ne l'empêche pas, la ligne suivante, de pro­clamer que le régime actuel «* écrase et opprime le peu­ple *». Cela, c'est l'absence de passion ? Curieux. « J'ai lu les journaux ; j'ai pris part à des conversations. Il y a un premier triage qui se fait parmi les chrétiens. » Peut-on être assez indiscret pour demander : « Quels journaux ? » Mgr Ancel a-t-il lu la presse (des deux bords) publiée *au Chili*. Sans doute pas... « Quand on est, au plan idéologique, plus ou moins lié au système capitaliste, on se réjouit de la fin d'un régime inquiétant. Est-ce que, par hasard, un régime socialiste pourrait non seule­ment s'instaurer légalement, mais réussir, peut-être, dans le respect des lois ? Si cela arrivait, que deviendrait l'absolu de l'option capitaliste ? » Autant de mots, autant de contre-vérités. 131:179 Aucun régime socialiste ne s'était instauré au Chili. Un président socialiste avait été élu, ce qui entraînait que le pouvoir exécutif se trouvait aux mains des socialistes et leurs alliés. Pour qu'un régime socialiste soit réelle­ment instauré il aurait fallu que le POUVOIR LÉGISLATIF et le POUVOIR JUDICIAIRE se trouvent *aussi* aux mains des marxistes. Ce n'était pas le cas. Quant à la « réussite » de Salvador Allende, même ses amis les plus fidèles recon­naissent que son expérience fut un échec. Pour ce qui est enfin « du respect des lois », s'agit-il d'ironie ? Elle serait déplacée. « Quand on a pris une option socialiste, la réac­tion est toute différente. On réagit contre le coup d'État militaire ; on proclame son caractère il­légal. On ne peut accepter cet écrasement par la force d'un éveil populaire qui était si plein d'es­pérance. » A signaler tout de suite « cet écrasement par la for­ce... » qui rejoint le « je communie profondément à la souffrance et à l'écrasement de ce peuple » du deuxième paragraphe. Allons, Mgr Ancel n'est pas si dénué de pas­sion qu'il voudrait bien le croire. Ensuite,... ensuite, lors­qu'on a « pris une option socialiste » et qu'on a la moindre vergogne, on se tait au chapitre de la violence. Car il n'y a pas *un seul régime socialiste* au monde qui ne soit né d'une guerre civile ou d'un coup de Prague. « Je dirais aux premiers : N'avez-vous pas fait, contrairement aux directives du Concile, un blocage entre votre foi et l'option capitaliste (G.S., par. 3). Auriez-vous oublié la condamnation du libéralisme économique telle qu'elle a été faite par Paul VI ? (P.P. 28). Finalement, est-ce que votre foi est chrétienne ou partisane ? « Je dirais aux seconds : Comment avez-vous réagi en face d'autres interventions armées en d'autres pays ? Nous avons tous à nous méfier de l'influence même inconsciente de nos idéologies sur nos jugements de valeur. » Quel beau balancement, quelle inégalité de jugement savamment camouflée ! Car les premiers, les méchants, les « capitalistes » sont condamnés sur le fond, à coup de décisions conciliaires et d'encycliques récentes. Mais les autres ! Paternellement on leur conseille de « se méfier » d'un mouvement trop rapide. Quant à la condamnation du « libéralisme économique », depuis quand cela veut-il dire qu'il faille devenir marxiste ? 132:179 « Le putsch de Santiago est, évidemment, une insurrection militaire ; la force n'est pas le droit. Or le régime de M. Allende était certainement légal. Sans doute, l'insurrection peut être légitime dans certains cas ; mais, en dehors de ces cas, elle a toujours été condamnée par l'Église. « Paul VI disait : « L'insurrection révolution­naire -- sauf le cas de tyrannie évidente et pro­longée qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux de la personne et qui nuirait au bien commun du pays -- engendre de nouvelles injustices, introduit de nouveaux déséquilibres et provoque de nouvelles ruines. On ne saurait com­battre un mal réel au prix d'un plus grand malheur » (P.P. 31). Peut-on dire qu'au Chili régnait une tyrannie évidente et prolongée ? » La tyrannie « évidente et prolongée » règne à Moscou, à Prague, à Budapest, etc. Les Russes, les Tchèques et les Hongrois peuvent-ils s'en débarrasser ? Non. Quant au « bien commun », qui peut prétendre que le régime marxiste de Santiago ne lui « nuisait pas dangereusement » ? « On nous dit : Mais ce pays allait à la ruine. C'est possible, mais avons-nous à juger à sa place ? Avait-on enlevé au pays le droit de vote ? Est-ce que les dernières élections n'avaient pas marqué un progrès en faveur d'Allende ? Est-ce qu'un pays n'a pas le droit de préférer la souffrance à la chaîne ? Peut-on justifier une insurrection pour des motifs purement économiques ? » C'est évidemment là le nœud de toute l'argumentation. Cette accumulation de questions sans réponses doit mettre l'adversaire en position d'infériorité. Questions habilement tendancieuses. Avons-nous le droit de juger de la situation chilienne à la place des Chiliens ? Non, évidemment. C'est pourtant ce que fait Mgr Ancel depuis le début de cette « méditation ». Les Chiliens avaient-ils encore le droit de vote ? Mais oui, et ils s'en sont servis. Les dernières élec­tions n'ont-elles pas marqué un succès d'Allende ? *Non, absolument pas. Comparées aux précédentes élections légis­latives, les dernières élections ont marqué une avance de 1 % des voix de l'Unité Populaire. Et cela, malgré le fait que les analphabètes aient voté pour la première fois*. Les dernières élections ont confirme le caractère MINORITAIRE du gouvernement Allende. C'est *El Mercurio* qui a écrit cette phrase clef. Mgr Ancel ne lit certainement pas *El* *Mercurio.* 133:179 Quant à demander si un pays « ne peut pas préférer la souffrance à la chaîne », c'est se moquer du monde, et d'abord de ceux qui souffrent. Et puis, quelles chaînes ? La dernière phrase refusant de justifier une insurrection par des motifs économiques ne peut s'adresser qu'aux marxistes. « Certes, nous n'avons pas à juger des personnes ni de leurs intentions. Mais, objectivement, on ne peut pas justifier ce coup d'État. Dans un pays qui a conservé la liberté dans ses votes, une insurrection révolutionnaire ne peut être légitime. » Si le gouvernement Allende avait appliqué la consti­tution chilienne, on pourrait soutenir à juste titre que l'intervention de l'armée « ne pouvait pas être légitime ». En pratique, il n'en fut rien. La longue lettre adressée par Salvador Allende au Président de la Cour Suprême, pour lui expliquer que le pouvoir exécutif se refusait à appliquer les décisions de justice, suffirait de preuve, à elle seule. « Cependant, dit-on, cette répression était né­cessaire pour détruire le marxisme. Eh bien, même si le marxisme était un mal absolu, on n'a pas le droit d'oublier l'enseignement de l'Écri­ture. On n'a pas le droit de faire le mal pour arriver au bien (Cf. Rom. III, 8) » N'étant pas qualifié pour le faire, je ne discuterai pas de l'interprétation de tel ou tel texte des Saintes Écritures. Ce n'est donc pas sur ce point que portera mon commen­taire, mais sur le début du paragraphe. L'intervention de l'armée chilienne n'avait pas pour raison initiale de « détruire le marxisme », mais bien de prévenir un coup d'État marxiste. Il est aujourd'hui prou­vé que ce coup d'État était préparé : *a *-- Par les déclarations des amis de Salvador Allende. Je ne reviendrai pas sur l'article d'Alain Labrousse publié dans *Le Monde* du 14 septembre dernier et expliquant que des « soviets » étaient en formation dans le sud du Chili avec la bénédiction de l'Unité Populaire. Le même journal, dans son numéro daté du 28/29 octobre, reproduit les dé­clarations faites à *La Stampa* par un dirigeant du Parti Communiste Chilien. Entre autres : « *Nous avions des armes. Celles que les militaires ont prises ne représentent qu'une petite partie. *» 134:179 *b* -- Par les photos et les indications données par la presse chilienne. En effet, des photos des armes saisies ont été publiées. J'avoue que mon naturel méfiant m'avait poussé à négliger ces photos : c'est si facile de photogra­phier n'importe quelles armes... Une précision : il s'agis­sait, disaient les journaux chiliens, d'armes soviétiques ou tchèques. Comme, de toute évidence, de telles armes n'avaient pas été livrées au gouvernement Frei, ou à la Junta, elles n'avaient pu l'être qu'au gouvernement Allende. Un dernier fait a balayé toutes les hésitations possibles. Les armes trouvées ont été rassemblées et présentées... *aux attachés militaires* étrangers en poste à Santiago. Ce sont certainement là les personnes les moins faciles à tromper quand il s'agit d'armes ! « Enfin et surtout, comment peut-on considérer comme des criminels des hommes qui défendent le pouvoir établi ? Car le pouvoir établi, le seul qui était légitime était celui de M. Allende. Or, nous avons appris par les journaux que tout op­posant à la junte militaire pris les armes à la main devait être immédiatement fusillé ! » Cette fois-ci, un pas est sauté : de « légal » le gouver­nement Allende devient « légitime ». La seule question à poser est alors celle-ci : Un pouvoir exécutif qui refuse appliquer les décisions du pouvoir judiciaire, qui méprise et bafoue les lois votées par le pouvoir législatif, qui se vante de gouverner en « profitant des fissures de la loi », qui tolère et protège la formation de soviets illégaux, qui organise des milices armées, et qui prépare un coup d'État, est-il un « pouvoir légitime » ? Transposons le problème. Supposons qu'aux prochaines élections présidentielles M. Georges Pompidou soit élu avec seulement 36 % des suffrages -- cela peut arriver s'il y a suffisamment de bulletins blancs ou nuls -- ; que la majorité des députés et sénateurs soient anti-gaullistes ; que, malgré cela, les gaullistes s'accrochent au pouvoir et importent des armes... mettons d'Israël, pour équiper les C.D.R., Mgr Ancel estimerait-il que le pouvoir serait, mal­gré tout, légitime ? « On parle souvent, dans les journaux, des fautes économiques et politiques commises par M. Al­lende. Je n'ai pas compétence sur ce point, mais je vois de nombreuses fautes morales commises par ceux qui voulaient détruire l'économie chilienne. 135:179 « On aurait dû aider le Chili comme les autres pays en voie de développement en respectant le régime qu'il avait choisi librement. Or que s'est-il passé ? Sur ce point encore, il suffit d'avoir lu les journaux. Non seulement le Chili a été livré à l'exploitation des pays riches, ce qui est le sort commun de tous les peuples pauvres (P.P. 57) mais il a été victime de l'impéria­lisme international de l'argent déjà condamné par Pie XI (cité dans P.P. 27). » Un seul ennui : ce n'est pas vrai. Durant les trois an­nées de présence de S. Allende au pouvoir, *la dette exté­rieure chilienne a augmenté de 800 millions de dollars.* Autrement dit : les pays étrangers ont prêté cette somme au Chili socialiste. *Plus de 75 % de ces prêts proviennent de pays capitalistes.* Ajoutons que, pendant le même laps de temps, les réserves monétaires chiliennes diminuaient de plus de 300 millions de dollars. En définitive, le régime Allende a coûté *un million de dollars par jour,* payés par ces bons nigauds de capitalistes en première ligne, puis par le peuple chilien, riches et pauvres confondus, et enfin très loin, mais très loin derrière, par les pays socialistes. Parler, dans ce cas, de « l'impérialisme international de l'argent », c'est se moquer du monde. « Et que dire de l'exode des capitaux ? Il y a des Chiliens qui ont fait passer le souci de leur fortune avant les exigences d'un vrai patriotisme. Le Concile avait clairement condamné une telle manière d'agir (G. S, 65, par. 3). » Et que dire de Salvador Allende commandant à Merce­des-Benz un autocar valant 168.000 dollars pour ses dé­placements, alors que les queues s'allongeaient aux portes des boulangeries ? Que dire des dirigeants du M.A.P.U. -- parti chrétien, mais marxiste -- qui organisaient le trafic des automobiles revendues au marché noir, en profitant des « copinages » de l'Unité Populaire ? Allons, cette in­dignation n'est pas sérieuse. « Ne nous faisons pas d'illusions, les conséquen­ces du coup d'État au Chili dépassent de beau­coup les frontières de ce pays. 136:179 « En ces dernières années, au sein du courant socialiste, une tendance s'était développée en faveur d'un accès légal et progressif à des formes socialistes dans le respect de la liberté et de la paix. Or, ce qui vient d'arriver au Chili est un argument en faveur de la violence. Beaucoup pen­seront que seule la violence peut assurer la vic­toire du socialisme. On l'a bien vu au cours des manifestations sur des banderoles d'extrême gauche. » Quelle merveille, cette « tendance », « en faveur d'un accès légal » au pouvoir ! Enfin les marxistes devenaient comme les autres ! Tout cela est bien malheureusement dé­truit par ces méchants militaires. En réalité, le coup d'État de la Junta n'a fait que prévenir cette guerre civile que préparait la gauche chi­lienne et dans laquelle les rouges chrétiens du M.A.P.U. prévoyaient plus d'un million de morts. « Alors, on pense à la réflexion du Christ : Ce­lui qui frappera par l'épée périra par l'épée Mat. 26, 52). On pense aux paroles de Paul VI sur la tentation de la violence (P.P. 30). » Je crois qu'il y a là une erreur typographique : Mgr Ancel a probablement voulu parler des « paroles » du Christ, et des « réflexions » de Paul VI... « Par la mission qui m'a été confiée, je demeure au contact des réactions populaires. Si on savait à quel point ce coup d'État a été meurtrier pour l'espérance des travailleurs ! « Quant à ceux qui, en ces dernières années, commençaient à croire que l'Église se libérait vis-à-vis des riches et des puissants de ce monde pour communier aux souffrances des exploités, ils sont violemment arrachés à leur confiance. » Que veut dire ce dernier paragraphe ? Que l'Église a pris une attitude militante en faveur des véritables « ex­ploités » du XX^e^ siècle : les forçats de Sibérie, les intellec­tuels russes dans les asiles de fous ? Il en aurait certainement transpiré quelque chose. Et que je sache, Mgr Ancel n'a pas pris la tête d'un mouvement de solidarité en faveur des Uniates catholiques abandonnés à Moscou. 137:179 Tout cela n'est que le plaquage hypocrite d'une phra­séologie quarante huitarde sur la sanglante réalité actuelle. Comme un masque. « Des ouvriers m'ont parlé de cette image parue à la télévision : un évêque qui, au temps de la répression, bénissait des soldats armés. Là en­core je ne juge pas les intentions, mais cette image est atroce ! Pourront-ils l'oublier ? » « Je ne juge pas les intentions » mais alors que fait-il ? Il juge les *apparences *? Il juge les « *images *» ? Ce texte est vraiment affreux. Ici je passe un paragraphe où Mgr Ancel expose ses titres militaires que l'on ne met point en doute, et qui ne sont pas en cause. « Mais précisément parce que j'ai souffert et combattu, j'ai honte pour ce qu'a fait l'armée chilienne. Une armée n'a pas pour but de tuer le chef de l'État ni de massacrer ceux qui lui restent fidèles. Son rôle, c'est de défendre le pays contre les injustes agresseurs et c'est tout. Et si l'armée exerce dans un pays une fonction poli­cière, raison de plus, pour elle, de rester fidèle à son gouvernement. » Je ne répondrai qu'en citant ces quelques lignes des consignes diffusées par Salvador Allende aux ministres d'État de son gouvernement : « Le fond du problème en politique c'est la question du pouvoir. Cette vérité essentielle du marxisme doit présider tous nos actes. L'élégance des mots n'a aucune valeur : les choses sont bonnes ou mauvaises selon qu'elles nous rapprochent ou nous éloignent du pouvoir, selon qu'elles assurent ou non l'irréversibilité du processus révolution­naire. » L'armée chilienne « gardienne de la constitution » de­vait-elle respecter un gouvernement qui professait une telle philosophie du pouvoir ? « L'affaire du Chili apporte donc à tous les anti­militaristes comme à tous les partisans de la révo­lution violente les plus forts arguments qu'ils auraient pu espérer. » 138:179 La « révolution violente » n'est donc pas condamnée en soi. Ses partisans possèdent même « de forts arguments » -- le coup d'État chilien ne lui apportant que « les plus forts ». « L'affaire du Chili, par ses conséquences, n'est pas seulement une affaire nationale : c'est une affaire internationale. Elle a ses répercussions dans le monde entier comme dans l'Église... et l'Évangile n'est pas neutre ! » Je n'insisterai pas sur ce dernier paragraphe qui n'a, de toute évidence, d'autre prétention que de terminer par une formule brillante une bien curieuse « méditation ». -- On trouvera ci-après trois documents (parmi cent autres analogues) que Mgr Ancel s'abstiendra probablement de publier et de commenter dans *La Croix*. Jean-Marc Dufour. #### DOCUMENTS. *Les deux premiers documents ci-dessous sont tirés du* Livre Blanc *publié par l'actuel gouvernement chilien. Il s'agit de textes découverts après le coup d'État : l'un émane du Parti Communiste chilien ; le second est une lettre du directeur des Services des Enquêtes de la police chilienne, ce qui corres­pond à la fois à la Sûreté Nationale et aux Renseignements Généraux français. Cette lettre d'Alfredo Joignant est adressée au* « *compaiero Victor Barberis *»*, député socialiste.* ##### Circulaire du Chef Régional du P. C. à ses cellules de Santiago -- 30 juin 1973. Obligations pour tous les militants du P. C. pour le mois de juillet : a\. -- Se procurer une arme à feu. b\. -- Se procurer et transporter dans les campements désignés bouteilles de verre, lanternes, pétrole, eau potable dans les maisons de chaque militant. c\. -- En cas d'affrontement, ne jamais agir contre des carabiniers en uniforme sans prendre des précautions auparavant car il pourrait s'agir d'équipes de militants du P.C. en uniformes de carabiniers (...) 139:179 En cas d'affrontement, les militants doivent quitter le « quartier haut » le premier jour, car on emploiera des bombes capables de dé­truire les constructions (...) Toutes les équipes du P. C. sont désignées par numéro. Ex. : Équi­pe 3, Équipe 83, Équipe 369. Les équipes qui seront formées avec des militants d'autres partis seront précédées d'une lettre. Ex. : Équipe E 14, Équipe R 93. En cas d'affrontement, une équipe du P. C. hautement spécialisée éliminera les dirigeants de l'opposition -- sur quoi les militants de­vront garder le secret absolu. Le stockage de bougies, d'allumettes, d'aliments, de pétrole, etc. se fera à l'usage exclusif des militants et pour assurer leur subsis­tance, car, lorsque l'affrontement se produira, les usines électriques et les adductions d'eau sauteront. Cette même instruction est valable pour les militants du parti qui défendront leur usine ou leur fabrique qui, étant essentielle, ne devra pas tomber au pouvoir du fascisme. Au cas où la défense en serait im­possible, la fabrique devra être incendiée ou on devra la faire sauter. Les besoins en matériel explosif doivent être indiqués le plus rapi­dement possible au P.C. pour être transmis à la fabrique qui le pro­duit. ##### Lettre d'Alfredo Joignant à Victor Barberis. « Le 3 mars de cette année, vers trois heures du matin, douze indi­vidus armés arrivèrent à la poudrière de l'entreprise Oscar Spichiquer et Cia Ltda, située à Québrada Honda de Lo Zarate, à 20 kilomètres de San Antonio. Après avoir neutralisé le gardien, Alvaro Lorca Lorca, ils se mirent à forcer le cadenas et le coupèrent avec un « napoléon » (?!) Après quoi, ils emportèrent les explosifs suivants : 1.598 détona­teurs Tec, n° 6 ; 412 détonateurs électriques ; 1.000 retards électri­ques ; 23 détonateurs Selskmin ; et 3.472 cônes de rupture APD 223-C. « Le samedi 3 mars, alors qu'il était approximativement 10 heures du matin, le Ministre de l'Intérieur, Général don Carlos Prats, me don­na comme instruction, étant donné le danger représenté par les explosifs volés, d'accélérer l'enquête prenant pour point de départ un camion appartenant au département exécutif de la CORVI, que les auteurs du vol avaient abandonné à moitié renversé. « L'auteur de ces lignes qui, pour des raisons évidentes, se con­sacrait fondamentalement à contrôler les groupes séditieux de droite menaçant de déchaîner une série d'actes terroristes à propos des élections du lendemain, doit confesser qu'il n'apporta pas aux faits cités plus haut l'attention qu'ils méritaient. 140:179 « Cependant, le samedi soir, le ministre de l'intérieur m'appela à nouveau dans son bureau. Il me fit savoir que les services de ren­seignements avaient clairement découvert les auteurs ; que ceux-ci étaient socialistes et que le principal impliqué était O'Higgins Palma. Que, en conséquence, il fallait retrouver Palma, récupérer les explosifs, et que le Service des Enquêtes mette les chefs du groupe à la dis­position de la Justice ordinaire, en gardant la discrétion nécessaire, étant donné que l'élection allait avoir lieu quelques heures plus tard. « Il faut souligner que, le même samedi vers midi, était arrivé à mon bureau le camarade Gustavo Ruz accompagné d'une camarade dont j'ignore le nom ; il me dit que cette camarade connaissait un dépôt d'explosifs aménagé par la droite, ce qu'on pourrait exploiter de façon publicitaire. D'où, il est facile de conclure que le camarade Ruz fut trompé dans cette affaire. « Le dimanche 4 mars, le camarade Wong comme le camarade Fai­vovich m'informèrent qu'O'Higgins Palma désirait me parler ; je leur dis qu'il vienne à mon bureau. Entre-temps, le président Allende me téléphona, m'ordonnant de faire arrêter tous ceux qui étaient impli­qués dans l'affaire. Nonobstant, et dans le dessein d'éviter un scan­dale dans le Parti, j'essayai de manœuvrer avec le maximum de dis­crétion. Vers midi, Palma arriva à mon bureau et je lui exposai qu'il devait me dire l'endroit où se trouvaient les explosifs. Il me répondit que, dans une demi-heure, il m'appellerait au téléphone pour me four­nir le renseignement. Il en fut effectivement ainsi et il m'indiqua que les explosifs se trouvaient dans un lotissement situé dans la des­cente de Cartagena, qui présentait des caractéristiques déterminées. « Je donnai immédiatement des instructions aux fonctionnaires de San Antonio afin de localiser l'endroit, d'y pénétrer, et, une fois les explosifs repérés, de prévenir l'Armée pour qu'elle les emporte. Ce­pendant, vers les six heures du soir, on m'avertit que les explosifs n'avaient pas été retrouvés. Dans l'intervalle, j'avais reçu des coups de téléphone du Général Prats et du Président me demandant d'acti­ver les recherches. Devant cette situation, je joignis Palma dans la maison de Wong et lui indiquai que je l'envoyais chercher en voiture pour qu'il vienne à la caserne. Ce qu'il fit. Dans mon bureau, je lui dis qu'il allait se rendre avec les fonctionnaires du Service à l'endroit où se trouvaient les explosifs. Ainsi fut fait, et le résultat des diligen­ces fut positif bien qu'au jour d'aujourd'hui on n'ait pas récupéré la totalité de ce matériel. « De plus, en exécution des instructions du Général Prats, les fonctionnaires mirent à la disposition de la justice civile -- et non de la justice militaire, comme cela eût dû être fait -- O'Higgins Palma, Rodriguez Zuniga, auteurs du délit de vol ; Hector Silva Guerrero, Pedro Matte Prado et Leandro Matte Prado, pour la responsabilité qu'ils pouvaient avoir dans le même délit. « Le lundi 5 mars, vers 10 heures du soir, alors que je venais d'arriver chez moi, je reçus un coup de téléphone du préfet de Santiago me disant que le juge de San Antonio avait ordonné une perquisition dans la parcelle « Las Encinas », propriété de Hector Silva, pour re­trouver l'instrument nommé « napoléon ». 141:179 « Durant la perquisition, dans une pièce contiguë au hangar placé à l'est de l'habitation, on avait trouvé : 27 pistolets Tala ; 17 revolvers ; 1 pistolet marque Browning ; 1 pistolet calibre 6,35 ; 1 carabine type Winchester, marque Marin, calibre 44 et une quantité non précisée de munitions. « En face de cette situation, je donnai comme instructions aux fonctionnaires que le Service d'Enquêtes fasse parvenir deux ou trois armes au tribunal et que le reste soit transporté à Santiago, tout cela pour éviter des ennuis aux inculpés et neutraliser une évidente utili­sation politique de la part de la réaction. « Enfin, il convient d'expliquer que, quoique le juge de San Antonio se soit déclaré incompétent et ait transmis l'affaire à la justice mili­taire, les accusés n'auront qu'un minimum de sanction grâce au pro­cédé policier que je viens d'exposer et que, chose plus importante, l'utilisation politique de ces faits par la droite a été rendue impossible. « Saluts fraternels. « Santiago, le 11 avril 1973. » ##### Les déclarations du cardinal *Voici un long fragment d'un entretien publié par* l'Avvenire *de Milan, entretien accordé par le Cardinal Archevêque de Santiago. Ce texte n'avait été que* « *transmis partiellement *» *dans les dépêches de l'Agence France-Presse. C'est l'Archevêché de Santiago qui, on le verra, a tenu à rétablir la vérité.* (*Les passages soulignés l'ont été par nos soins. J.-M. D.*) Le Département d'Opinion Publique de l'Archevêché de Santiago du Chili a fait connaître la version suivante de l'entretien accordé par le Cardinal Raul Silva au journal *Avvenire* de Milan : « L'agence A.F.P. a transmis partiellement une entrevue accordée au journal *Avvenire* de Milan par le Cardinal, le 17 octobre dernier. Afin que l'opinion publique soit correctement informée, nous donnons ci-dessous la totalité du texte de l'entrevue : Question : le récent pronunciamiento des Forces Armées a été une dure répression anti-marxiste ; l'attitude des Forces Armées Chilienne a creusé une profonde division entre les Chiliens. Dans ce cas, comment l'Église chilienne croit-elle pouvoir reprendre son rôle de pacification ? 142:179 Le Cardinal : *Les informations internationales touchant au pronunciamento militaire au Chili ne sont pas totalement en accord avec la vérité*. Il s'est produit quelques faits qui, pour nous, sont lamenta­bles. Cependant, le présent s'explique par les causes qui l'ont provoqué. Nous avions pu voir comment le pays se divisait, comment l'unité de la classe ouvrière se déchirait, comment s'imposait le sectarisme idéologique. C'est ainsi que, le 16 juillet, nous lançâmes un appel solennel pour un dialogue entre les forces politiques et sociales qui voulaient le changement, aussi bien au sein du gouvernement qu'au sein de l'opposition, car un grand consensus national était nécessaire pour obtenir la paix et les transformations sociales. Nous croyions que c'était le seul chemin pour atteindre la réconci­liation de tous les Chiliens et pour que la conscience d'un peuple organisé se mette au service de la justice et non de la violence. Hélas, il n'en fut pas ainsi. *Ceux qui détenaient le pouvoir ne voulurent pas renoncer à la prétention que leur vérité sociale était l'unique.* *La Junta militaire a été la première à déplorer la décision qu'elle dut assumer. Et, devant ce nouveau gouvernement, dont l'attitude, à mon sens, ne peut être qualifiée de dure répression anti-marxiste.* L'Église du Chili a la mission qui doit être la sienne : être la conscience vive du peuple, le porte-parole permanent des valeurs évan­géliques ; car il ne nous appartient pas de renverser ou de mettre en place des gouvernements. Notre mission est seulement de servir le Chili avec un amour privilégié pour les plus pauvres, et de veiller à ce que les droits de toute personne humaine soient respectés, non seulement en paroles mais en fait. C'est à cela que nous travaillons et ce n'est pas facile. Il y a des moments, dans la vie de l'Église, où les faits valent mieux que les paroles. C'est pourquoi, essayant de veiller à ce que soit respec­tée la dignité de tous les hommes, et avec la collaboration des au­torités civiles, nous avons créé un Centre des Réfugiés politiques, et mis à la disposition des étrangers résidant à Santiago toutes les Maisons des Œuvres de l'Archidiocèse, qui, *avec la collaboration de l'autorité militaire, bénéficient de l'exterritorialité*. De plus, ces jours-ci, a été créée une Commission pour la Paix Civile ; elle aura pour mission de concourir au respect des droits personnels sociaux des Chiliens, ainsi que d'aider et de fournir une assistance person­nelle et juridique aux détenus. (...) L'IMPORTANCE *de la déclaration du cardinal vient de ce qu'il n'est pas du tout lui-même un contre-révolution­naire. C'est au contraire un prélat parfaitement post­conciliaire, démocrate, ami des francs-maçons et des socialis­tes, et qui a soutenu, avec une impudeur tranquille, le despotis­me de Salvador Allende. D'ailleurs on le voit : les* « *orien­tations *» *qu'il donne sont assez lamentables. Mais son témoi­gnage est là, il devrait n'en avoir que plus de valeur pour Mgr Ancel et ses semblables : non, il n'y a pas au Chili de* « *dure répression anti-marxiste *»*, c'est un mensonge inventé par la presse démocratique internationale.* 143:179 *La contre-révolution chilienne aura sans doute de graves ennuis avec un épiscopat et un clergé très entamés par l'esprit post-conciliaire. De même, au Brésil, la conférence épiscopale, avec un sectarisme inépuisable, s'efforce en permanence de saboter la contre-révolution. En cela les circonstances ne sont nullement analogues à celles qui virent entre les deux guerres mondiales, au Portugal d'abord, en Espagne ensuite, la contre-révolution catholique bénéficier, comme il est normal et légi­time, de l'appui sans équivoque de l'épiscopat et du Saint-Siége. Aujourd'hui, au Chili, au Brésil, la contre-révolution ca­tholique doit faire face en outre à la trahison cléricale. Notre sympathie n'en est que plus grande et plus affirmée pour le Brésil catholique et militaire, pour le Chili catholique et mili­taire, qui sauvent l'honneur de la chrétienté et qui, par leur exemple justement contagieux, raniment partout l'espérance. Partout, du moins, en Amérique latine et catholique.* J. M. 144:179 ### De Rousseau en Bourbaki par Paul Bouscaren VOIR dans la souveraineté du peuple une exigence im­prescriptible de l'universelle égalité des personnes, c'est la démocratie moderne, qu'il est simplement hon­nête de dire *moderne,* par opposition fondamentale, et catas­trophique, à la démocratie selon Aristote et saint Thomas d'Aquin. Faut-il croire impossible d'être fondé pareillement à parler des *mathématiques modernes ?* Aux faits de la cause de répondre, et voici. Quel rapport aux nombres naturels clas­siques des *symboles* qui peuvent composer avec eux, suivant les mêmes règles opératoires, mais que l'on ne peut définir, -- le beau premier le zéro ? Pascal a voix au chapitre, et Pas­cal a dit : « Le zéro n'est pas du même genre que les nom­bres » ; et encore : « J'en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte quatre, reste zéro. » Quel rapport, d'une science qui avait pour objet spécifique la quantité, avec une théorie que la quantité n'a pas à objectiver ? Je dis moderne la mathé­matique selon que la multiplicité, au lieu d'être soumise aux exigences de l'unité qui sont la pensée même, devient pour la pensée un jeu d'échecs (on l'avoue), et à la fois (on le proclame), ce que la pensée a de mieux pour se satisfaire ; -- pour se satisfaire axiomatiquement, et c'est-à-dire à partir de ses pos­tulats, comme les joueurs d'échecs partent de la règle du jeu. Demandons alors si la mathématique n'est pas à dire moderne *tout de même sorte* que la démocratie moderne : les yeux fermés sur le réel en cause, ici la *foule* des hommes à faire vivre en *société,* là une quantité, multiple en tant que telle, donc incapable de consister par elle-même, et d'être l'esprit, -- l'esprit ne fût-il qu'un joueur d'échecs, mais c'est dire tout autre chose qu'un jeu d'échecs selon sa règle. \*\*\* 145:179 Les nombres négatifs inférieurs à zéro ? Oui, par une valeur relative imposée à leur valeur absolue, tandis que le zéro est inférieur à tout nombre positif en valeur absolue, -- ce qui n'est pas vrai des nombres négatifs, inférieurs à tout nombre positif quant à la seule valeur relative. Et c'est-à-dire que le zéro obtient valeur relative entre les nombres du fait de n'avoir, lui, au contraire des mêmes nombres, positifs ou négatifs, aucune valeur absolue. Cette promotion numérique du zéro procède-t-elle d'autre sorte que la promotion civique de l'homme en tant qu'homme, et c'est-à-dire du non-français en tant que non-français, par le sophisme humanitariste (anti­raciste, aujourd'hui), que les non-français, ne sont pas moins des hommes, alors que ce sont, pour exister de même que les Français, des Anglais, des Espagnols, etc. ? \*\*\* Il y a le concept de l'homme, et ses relations logiques avec les autres concepts ; ce concept est certainement applicable à tout être humain, et s'ensuivent les conséquences logiques de cette application fondée, -- non pas qu'il soit logique de prétendre une science des humains par axiomatisme de la ratio­nalité. Il y a le concept de l'ensemble, et ses relations logiques avec les autres concepts ; ce concept est certainement appli­cable à tout être conçu, et suivent les conséquences logiques de cette application, -- selon qu'elle est fondée mathémati­quement, non pas qu'il soit logique de prétendre, comme on le prétend, une science *de omni re scibili* par l'axiomatisme de l'ensemble, c'est-à-dire par « l'étude des conséquences lo­giques de systèmes d'axiomes arbitraires, mais cohérents », *axiomes* ne disant plus que *postulats.* (G*.* E. Larousse, *Axioma­tique* (*méthode*)*, Axiomatisation et formalisation.*) 146:179 Axiomatisme de l'ensemble pas plus logique, notons-le pour l'histoire des idées, qu'il n'est logique à l'axiomatisme démocratique, depuis deux siècles, de prétendre gouverner la société comme un ensemble des raisons individuelles, sous prétexte d'en respecter une en chaque citoyen ; comme si ce respect devait définir la société par la logique du concept de l'être raisonnable ! Ce serait sophistique même si chaque citoyen était toujours, en effet, sa raison qui se respecte ; mais le sophisme en cause est beaucoup plus gros, puisqu'il prend les concepts et leurs relations logiques pour le réel avec ses relations réelles, sous prétexte que ceci fonde l'esprit à cela. N. Bourbaki est fils de J. J. Rousseau ; l'axiomatisme, de l'idéologie égalitaire... « On doit construire les différentes théories mathématiques sur un terrain neuf constitué par les *systèmes d'axiomes *» (Ibid.) ; quelle différence avec la politique de contrat social, -- témoin le récent opuscule intitulé « La France sans citoyens ?, de MM. Jean Fourastié et Jean-Louis Boursin, à titre d'hommes de science ? \*\*\* *Mathématique moderne* est une expression fondée en deux manières : a\) Mathématiquement, selon qu'il s'agit de partir, non plus de la réalité sensible, mais de postulats. b\) Historiquement, selon que cette pensée axiomatique n'est pas une autre que celle de la politique de contrat social, à partir de la liberté volontariste, faisant ses choix d'elle-même, pour être elle-même. \*\*\* « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme » : toute association politique *par définition,* tout homme *par défi­nition ;* or, s'il est certain que toute société humaine existante doit conserver (socialement) les droits naturels de ses mem­bres humains, il est sophistique d'identifier avec cette obli­gation de toute politique ce que doit être la politique de la société concrète qui est la France. Le but politique selon la Déclaration de 1789, et toute la démocratie à la suite, doit être dit la politique au degré zéro : tout de même que l'ensemblisme réduit la réalité des objets (en eux-mêmes et dans le monde), au degré zéro de l'existence qui est celui des éléments (dans leurs ensembles). Qu'est-ce que le Tiers-État dans la société d'Ancien régime ? L'appellation le dit à qui l'entend : le troi­sième État de cette société organique. 147:179 Après 1789, qu'en est-il de lui ? Le néant social d'une poussière d'individus ; plus exactement, pire que le zéro social, puisque la multitude des individus, prise comme telle, a valeur négative quant à l'exis­tence nationale, qui est d'abord un héritage national, -- ca­tastrophe de plus en plus manifeste,... sauf, pour la démocra­tie, à dire la nation française un jeu démodé. N'est-ce pas de pareille sorte que la logique moderne trouve démodé l'arbre de Porphyre, et dégringole, déracinée avec lui, à l'universelle équivoque de l'appartenance aux ensembles ? Le nom du che­val n'est-il pas un centaure, comme tous les autres noms ? \*\*\* Les objets les plus disparates apparaissent ensemble dans l'existence spatio-temporelle, les objets les plus éloignés par cette existence apparaissent ensemble selon quelque être com­mun ; l'ensemble, sans autre précision, dit de manière uni­voque, par conséquent, le voisinage dans l'existence ou le voisinage selon l'être. Or ces deux voisinages font bien, l'un et l'autre, dans l'esprit, du fait de l'esprit, un même voisinage de *considération simultanée ;* mais cette réalité psychologique n'autorise en rien, ni la réduction de ce qui est pensé de la sorte à son existence dans la pensée, ni la confusion, de par cette existence seconde, de l'existence première avec l'être défini de chaque objet. Le carré existe dans l'esprit par son être défini de losange rectangle, c'est tout un de cet être avec cette existence dans l'esprit ; mais pas du tout ce tout un, s'il s'agit de l'existence d'un homme et de son être d'animal raison­nable ! (Pascal, BR. 514.) Pareilles confusion et réduction vouent au quiproquo l'hypothèse d'un même objet de pensée en de telles conditions. \*\*\* Les êtres sont en relation comme ils existent dans l'espace et le temps ; d'autres relations apparaissent à la pensée comme elle conçoit les êtres et leur donne une autre existence, dans un espace mental plus ou moins variable d'un homme à l'autre, mais dont la caractéristique moderne est de volatiliser l'exis­tence naturelle ; il y a donc une énorme équivoque à parler de s'intéresser aux relations des êtres-plutôt qu'à leur fuyante définition : leurs relations d'existence, ou leurs relations con­ceptuelles ? (Soyons juste, il y a des relations d'existence que la moderne prise de conscience ne laisse pas échapper : celles qui lui paraissent exiger la révolution, -- les conditions *néga­tives.*) \*\*\* 148:179 Que serait une logique aristotélicienne ou thomiste des en­sembles ? Voir au moins Ia, 13,7. -- Ensemble dit relation de réunion (mais toute relation réunit en quelque manière), ce qui emporte : la réunion en tant que telle relation ; -- pour avoir celle-ci, les individus réunis ; -- pour que ceux-ci, sé­parés en tant qu'individus, soient tenus comme réunis, le principe de leur réunion. De la sorte, non seulement l'ensemble dit la multiplicité au moins virtuelle qu'il s'agit de considérer, mais il dit une multiplicité irréductible de la considération elle-même, selon qu'elle n'est pas absolue, mais relative : non les petites cuillères de Bertrand Russell, mais leur classe. Réduire toute chose, tout objet de pensée, à l'appartenance à quelque ensemble, cela peut être mathématique selon que la mathématique a la multiplicité pour objet propre ; non pas être logique selon que la logique veut l'unité comme la pensée même, sans excepter la pensée mathématique en tant que pensée. Avoir la multiplicité pour objet propre ne peut pas être le fait d'une pensée qui, par le renoncement à l'unité, re­noncerait à être une pensée ! Il y a ce que la pensée pense par l'être propre comme suffisant à le penser, par exemple une petite cuillère ; et il y a ce que la pensée ne peut penser que moyennant la pensée d'un autre être, par exemple une classe, qui sera celle des petites cuillères, ou d'autre chose, non point une classe et voilà qui suffise pour être pensé. Ainsi donc, si *tout* doit être pensé par ensembles, il faut que rien ne soit pensé que par autre chose, et il faut que la pensée, sans pou­voir s'arrêter à rien, prétende néanmoins concevoir par là même le terme de sa course sans terme, d'inconsistance en inconsistance. \*\*\* Ensemble dit voisinage ; s'il s'agit d'un voisinage d'exis­tence, l'ensemble est réel ; s'il s'agit d'un voisinage d'être ca­ractéristique, l'ensemble est de l'ordre de la connaissance, et il faut en juger selon que la connaissance est un être conçu, second à l'être connu, relatif à cet être absolu, opposé au réel comme un miroir à ce qu'on lui présente. Confondre voisinage conceptuel et voisinage d'existence n'est pas autre chose que le sophisme idéologique du frère en humanité *au lieu et* place du prochain, soit dans l'existence nationale, soit dans l'exis­tence chrétienne, ou même dans l'existence familiale ; qui est vouloir, au lieu et place de la solidarité de fait et de droit, le pur amour chimérique d'un être humain qui ne serait qu'amour. Aussi superbement, les ensembles mettent à égalité toutes choses sans exception par appartenance univoque, et c'est-à-dire sous considération simultanée, et c'est-à-dire selon qu'il peut y avoir conception commune d'une multiplicité quelconque, sans excepter la conception commune de tonte les multiplicités ainsi conçues. 149:179 Il s'agit donc de réduire tous les êtres à l'égalité univoque de la conception, comme si celle-ci avait le pouvoir de recréer l'être, en concevant les êtres, selon une vérité par elle seule et non par rapport à lui, pas à pas. \*\*\* Comme on les pense, les êtres forment des ensembles dans la pensée ; or il y a deux manières de sens contraire de penser les objets individuels : ou bien selon que l'existence les met en relation et les met ensemble ; ou bien selon l'être spécifique attribuable à chacun pour le définir aussi absolument que possible. Avec la première pensée, on part des ensembles réels et on y aboutit ; avec la seconde pensée, on part d'une défi­nition de l'être individuel pour aboutir à des ensembles de raison pure. On peut concevoir, certes, que la pensée abonde en un seul de ces deux sens ; mais il est clair que notre con­dition exige la première pensée pour notre existence, la se­conde pensée pour une existence digne de l'être humain où qu'il se trouve pour exister. Le fait est pourtant que la poli­tique idéologique est *révolution permanente* contre toute poli­tique réelle par sa prétention de raison pure (et de pur volon­tarisme). Et la science moderne a suivi la politique moderne, avec l'ensemblisme axiomatique, selon qui la raison, où qu'elle s'exerce, et d'autant plus que la vie des hommes en dépend davantage, doit raisonner par ensembles scientifiques et non par ensembles empiriques, si réels soient ceux-ci pour le sens commun. \*\*\* Absolue ou relative, et à quelque point de vue qu'elle ap­paraisse, l'égalité suffit à mettre ensemble dans la pensée ; l'ordre, qui implique l'inégalité, met ensemble d'une façon spécifiquement supérieure : celle d'un tout organique exigeant chacune de ses parties à telle place pour qu'il s'agisse de ce tout et non d'un autre ; par exemple, telle construction et non une autre, avec tel ensemble d'éléments au sens premier, c'est-à-dire de pièces qui ont en commun de pouvoir également être ajustées pour construire tel ou tel édifice. 150:179 Un ensemble dit bien ordonné, tel celui des nombres entiers, a donc la supériorité spécifique de l'édifice construit sur l'entassement des matériaux de construction, si l'on rapporte cet ensemble des nombres en­tiers à l'ensemble des pluralités existantes ou imaginables ; que dire de la société des hommes, lorsque l'on veut y voir, au nom de la justice, l'ensemble des individus pris à égalité ? \*\*\* Chacune des parties d'un tout organique y est telle partie par l'exigence du tout, selon l'unité de ce tout ; la partie im­plique le tout pour se définir comme partie (Cuvier) ; lorsque le tout n'est pas organique, la partie lui est opposée comme son contraire, ce tout n'est donné que par l'ensemble des par­ties, et non plus par la partie comme partie que l'unité comme unité ne donne la multiplicité totale comme telle ; il ne s'agit pas ici d'autre chose. Donc, ou bien l'ensemble est celui des parties intégrantes d'un tout organique, ou bien c'est l'ensemble des individus totalisant une multiplicité ; dans le premier cas, l'unité règne de part en part, la multiplicité dans le second cas. Or c'est à ce dernier que nous avons affaire avec l'en­semble axiomatique ou démocratique. \*\*\* L'objet bien individualisé, en tant que tel, est *indivisum in se, divisum ab aliis *; le regarder comme élément d'un ensem­ble le veut capable, au contraire, d'union avec d'autres indi­vidus ; il faut donc passer de l'individu absolument pris à l'individu relativisé qu'est l'élément d'un ensemble. Ce pas­sage est manifeste lorsque la propriété caractéristique de l'en­semble est une relation des individus considérés, incapable de les définir comme ces individus et supposant pareille définition pour cette relation, -- par exemple, l'ensemble des Français victimes d'un accident de la route en 1971. Mais l'ensemble peut être catégoriel, avoir pour éléments des individus consi­dérés selon leur définition, par exemple, l'ensemble des hom­mes ; les éléments d'un tel ensemble ne paraissent pas relati­viser les individus en cause, puisque chacun garde son être défini ; mais cet être défini, alors, fait les éléments identiques de tout point et interchangeables ; ce qui substitue à la réelle individualité des objets individualisés une individualité numé­rique : chaque élément fait nombre avec les autres, alors que l'individu en tant qu'individu (le Moi humain) refuse de faire nombre, par contradiction de sa singularité avec tout autre chose ; il y a donc, là aussi, relativisation des objets mis ensemble. \*\*\* 151:179 Appartenir à un ensemble réel en fait partie, et c'est-à-dire, d'en faire partie, tient ce qu'il faut pour être un élément de cet ensemble. L'appartenance à un ensemble axiomatique est au contraire, puisque la propriété constitutive de l'élément fait partie de l'objet pour que celui-ci appartienne à l'ensemble. Exactement l'inversion rousseauiste du réel citoyen, -- qui suppose le corps social dont il est membre, -- en moderne citoyen de droit humain, chez qui l'homme, pure essence et toute liberté, fait contrat de vie sociale. Au lieu de la société mère des hommes, ce sont les hommes qui prétendent créer la société, de par leur liberté volontariste ; le même abstrac­tionnisme aveugle, au lieu des ensembles réels d'existence com­mune, impose à tout les ensembles axiomatiques de commune considération. \*\*\* Les relations réelles (de voisinage spatial, etc.) s'ajoutent à l'être individuel des objets d'une collection, des bêtes d'un troupeau, des abeilles d'une grappe, des citoyens dans la société ; si bien qu'il y a abstraction de leur *être collectif* à les regarder pour les individus qu'ils sont, mais ne sont pas à eux seuls. Au contraire, un ensemble axiomatique n'ajoute rien à l'être individuel de ses éléments, il n'a d'être collectif que *de raison seconde* à cet être individuel, qu'il implique absolu­ment sans être aucunement impliqué par lui. De la sorte, l'en­semblisme réduit à zéro tout ce qu'il y a d'indispensable réa­lité collective dans la vie des hommes, concrètement humaine étant sociale, et sinon, pas du tout. Entendue abstraitement et prise pour la réalité sociale, la volonté démocratique de vivre ensemble est historiquement le premier modèle d'ensem­ble axiomatique au lieu et place rationaliste du réel. Cette vue abstraite seule fait trouver « déroutante » (A. Krempel) l'in­sistance de saint Thomas sur la primauté du bien commun ; car quels individus sont les gens qui fondent des États ou s'y rallient, regardés concrètement, sinon des humains en société, sous peine de n'être pas des humains ? Mais alors, des humains satisfaisant aux conditions concrètes du bien commun : *la primauté personnelle, selon l'être, passe par la priorité d'exis­tence sociale de cet être personnel.* C'est une stricte nécessité prérequise qu'il faut voir dans « l'indigence des hommes », pour en « déduire le droit d'existence » de la société. L'homme ne suffit à l'homme qu'en société concrète, c'est-à-dire en sou­mission au bien commun. « La société pour l'homme » n'a de vérité concrète que si l'on entend : pour l'homme en société qu'est chacun des membres de la société qu'elle est. \*\*\* 152:179 Au principe de la révolution moderne, il y a le passage du concret à l'abstrait pour raisonner à partir de celui-ci *en vue de l'action.* C'est une telle aberration philosophique, et non le prestige de la science expérimentale, qui nous vaut, après la destruction sociale par le démocratisme, la destruction person­nelle par les idées scientistes, et c'est-à-dire, de part et d'au­tre, le concret réduit à l'abstrait, axiomatiquement. Un mur, un pont, une maison, peuvent être dits des ensembles de pierres, mais à parler *matériellement,* et de manière à les confondre avec un simple amas de pierres ; parler formelle­ment dira le mur, le pont, la maison, telle construction spécifique de pierres. De même la société est-elle faite d'individus, mais il y a un sophisme grossier à prendre cette vérité matérielle pour l'évidence moderne que la société ne peut être, formellement et de droit, que l'ensemble des individus ; au contraire, la société ne peut pas être cela, ce ne sont là que des mots sans suite : *il faut chaque individu à sa place sociale pour que société il y ait,* où trouve place chaque individu, -- comme il faut chaque mot d'une phrase en sa place pour que phrase il y ait, qu'il est ridicule de vouloir, sans plus, un en­semble de mots. Et s'il en va de la sorte, est-ce bien dire l'Église, une société de personnes ? Là aussi, on doit recon­naître une vérité matérielle, selon que les membres de l'Église sont des humains appelés par Dieu à la suite de son Fils Incarné et personnellement fidèles à la grâce personnelle de cette vocation. Mais la Vraie Vigne qui est le Christ n'est pas un ensemble de sarments ; mais le Corps dont Jésus-Christ est la Tête n'est pas l'ensemble de ses membres ; l'Église ne peut se dire une société de personnes comme résultant du concours des personnes qui en sont les membres : c'est la Personne du Christ qui veut en société les personnes vivant de sa Vie, et qui les fait vivre en Église ; c'est *le Christ en forme d'Église,* non les chrétiens formant l'Église. Réduire à un ensemble d'hommes la société requise par la vie des hommes est inco­hérent, réduire l'Église à l'ensemble des chrétiens s'inscrit en faux contre la doctrine de saint Paul et de Jésus-Christ lui-même. Dire l'homme un animal social ou politique n'emporte pas mais exclut, au contraire, une vie humaine et capable de société autrement que par son existence sociale dans son milieu social. On a pu dire l'âme humaine naturellement chrétienne, -- mais il n'y a de vie chrétienne que d'hommes vivant de Jésus-Christ, Dieu Sauveur. Ni Dieu ni César ne feront vivre l'homme moderne de la parfaite inconsistance d'une consistance humaine antérieure à César et à Dieu. \*\*\* 153:179 Combien voudraient-ils dire avec Ronsard : « J'ai joué comme aux dés ma vie et mes amours ? » Pourtant, les dés n'ont pas de face zéro ; et le zéro, premier des nombres en la mathématique moderne, sacrifie avec elle notre existence sur les hauts-lieux inhumains de Rousseau et de Bourbaki. Paul Bouscaren. Ouvrages de Paul BOUSCAREN que l'on peut se procurer chez l'auteur (à Beausoleil-Haut, 82000 Montauban) : -- « Travail numéro un » (1953). -- « Les logia de Monsieur Pouget, ou l'intelligence en flagrant délit » (1956). -- « La République absolue » (1958-1959). -- « La guerre à l'école » (1960). -- « Dieu seul est bon » (1961). -- « L'absurde, comme il est fin » (1962). -- « Service de critique thomiste. (71 notes, de novembre 1961 à novembre 1969). 154:179 ### Après l'année thérésienne par Louis Salleron L'ANNÉE THÉRÉSIENNE est close. J'appelle année thé­résienne celle du centenaire de la naissance de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus : 4 janvier 1973-4 janvier 1974. Elle s'est bien passée. Je veux dire qu'il y a eu peu de fausses notes. Je m'attendais à des attaques feutrées contre « la plus grande sainte des temps modernes ». Il n'y en a pas eu. Même les sottises de J.-F. Six ne concer­naient que la famille de sainte Thérèse ou les carmé­lites de son temps ; elle-même était épargnée. Bien mieux, J.-F. Six prétendait souligner ses mérites en l'opposant à son milieu. Mais quelque chose de vraiment neuf nous a-t-il été dit sur Thérèse ? Question dont on peut discuter le bien-fondé. Car pour­quoi dire du neuf ? Moi-même, je passe mon temps à ré­péter : Nous avons l' « Histoire d'une âme ». Tout y est. Pourquoi lire des commentaires ? » Éternel débat... Nous avons les évangiles. Pourquoi lire des vies de Jésus ? Je ne sais trop quoi me répondre à moi-même. Il n'est que trop certain qu'on se noie dans la littérature torrentielle que suscite toute œuvre importante. Pourtant on doit bien confesser que l'œuvre peut être éclairée, soit par des informations qui aident à en mieux saisir certains aspects, soit par une présentation et une « herméneu­tique » qui viennent au secours de notre indigence imagi­native, intellectuelle ou spirituelle. Reprenant ensuite la lecture de l'œuvre elle-même, celle-ci nous nourrit plus substantiellement. A l'inverse, le risque est qu'influencés par des interprétations aberrantes nous perdions l'œil « simple » qui nous faisait voir exactement, sinon complè­tement, l'œuvre et l'auteur qui nous avaient touchés. 155:179 J'ai lu quelques livres et beaucoup d'articles sur sainte Thérèse de Lisieux pendant l'année thérésienne. Bons dans l'ensemble. Cependant je n'en vois qu'un qui ajoute quel­que chose à l' « Histoire d'une âme » (conforme aux ma­nuscrits autobiographiques -- Éd. Cerf DDB), c'est le « *Pro­cès de béatification et canonisation *» (T.I., Procès informa­tif ordinaire, Ed. Teresianum, Roma, Piazza S. Pancrazio 5 A). Les dépositions d'une quarantaine de témoins en font un document de premier ordre. Comme, d'autre part, il contient le texte des manuscrits autobiographiques, on peut dire que si on devait se contenter d'un seul livre sur Thérèse de Lisieux, c'est celui-là qu'il faudrait avoir. \*\*\* Tout a été dit sur Thérèse, par elle-même. Tout a été dit sur elle par d'innombrables témoins de sa vie et interprètes de son œuvre. Il y a pourtant beaucoup de choses qu'on aimerait savoir d'elle ou à son sujet. Par exemple : quels étaient ses senti­ments à l'égard de ses compagnes du Carmel ? comment les leur manifestait-elle ? et elles, de leur côté, quels étaient leurs sentiments à l'égard de Thérèse ? *Quel climat général en résultait-il ?* On le sait, dira-t-on. Les témoignages sont surabon­dants. Pour ma part, je ne lis pas clairement là-dedans. Il n'y a que la sœur Marie-Madeleine du Saint Sacrement qui s'exprime sans fard : « Depuis les premiers jours jusqu'à sa mort, je ne me sentis jamais attirée vers elle d'une ma­nière sensible. Je la fuyais même. Ce n'était pas manque d'estime, au contraire, c'est que je la trouvais trop par­faite ; si elle l'avait été moins, cela m'aurait encouragée. » (Procès, p. 479.) Voilà de réjouissants propos. La sœur Marie-Madeleine, converse, avait été novice de sainte Thé­rèse. Elle dit la vérité tout à trac, montrant une belle honnêteté et un jugement sur elle-même singulièrement aigu. Si le cas est probablement exceptionnel dans sa ru­desse, il exprime une tendance qui a dû être assez répan­due. A l'inverse, sainte Thérèse ne pouvait pas ne pas susciter des admirations passionnées, qui se sentaient en­suite rebutées. Elle-même, si elle aimait également en Dieu toutes ses sœurs, avait, humainement, ses préférences, qu'elle ne montrait pas. Tout cela apparaît dans les témoi­gnages. 156:179 Mais ce que je me demande, c'est le climat qui en résultait, dans un milieu clos comme est le Carmel. Même en tenant compte de la vertu exceptionnelle des car­mélites, de leur mise en garde contre les mouvements de la sensibilité et finalement d'une Règle faite pour ramener toutes leurs pensées à Dieu et leur éviter tous les désor­dres qu'engendrent attractions et répulsions personnelles, on n'arrive pas à imaginer que la présence d'une sainte du calibre de Thérèse ait pu ne pas créer une certaine tension permanente, malgré sa serviabilité, sa gentillesse, sa gaieté et son effacement. Elle devait déchaîner des tempêtes inté­rieures. L'amour du prochain chez ceux qui aiment Dieu exclu­sivement est le mystère des mystères. Non pas l'amour du prochain en général, ni de tel ou tel malheureux, mais l'amour humain, celui qui peut être payé de retour au même niveau. Car l'amour, et aussi bien l'amitié, exige quelque égoïsme pour être, si l'on peut dire, désintéressé. Et si l'on peut imaginer des sentiments sublimes d'amour ou d'amitié entre personnes qui ne se voient que de temps en temps, comment sont-ils possibles entre personnes qui vivent ensemble et se voient chaque jour ? Une suffisante médiocrité jointe à une suffisante solitude au sein d'une activité commune solidement réglée peut assurer la mesure des sentiments. Mais la sainteté n'a-t-elle pas de quoi faire tout craquer ? La réponse est dans les faits. Il n'y a donc pas à la chercher ailleurs. S'agissant du degré et de la nature de la sainteté de Thérèse, elle me plonge dans l'étonnement -- un étonnement admiratif mais qui me laisse plein de questions intérieures. \*\*\* Sainte Thérèse est célèbre pour sa « petite voie » -- la voie d' « enfance spirituelle » (qu'elle ait ou non em­ployé elle-même l'expression). Il est incontestable que l'idée d'enfance est partout chez elle. La voie d'enfance est bien celle qu'elle propose. Qu'en­tend-elle par là exactement ? Mgr Combes s'est livré à une analyse très fine de la question dans son *Introduction à la spiritualité de Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus* (Vrin). Mais pour juste que me paraisse cette analyse, je crois qu'il n'est pas besoin de raffiner. Tout le monde se rend compte avec suffisamment d'exactitude de ce qu'est l'esprit d'enfance. 157:179 Ce qui peut étonner, c'est l'insistance de sainte Thé­rèse sur cet esprit d'enfance, présenté par elle comme ac­cessible à tous. Parlant de ses manuscrits, elle disait à Mère Agnès. « Il y en aura pour tous les goûts, excepté pour les voies extraordinaires. » Elle entendait, bien sûr, par « voies extraordinaires », celles qui impliquent des vies hors du commun dans les domaines de l'ascétisme, de la mystique, de l'intelligence, de l'action, etc. Mais ici deux questions se posent. Car si sa vie fut « ordinaire », son héroïsme fut à ce point « extraordinaire » qu'on voit mal comment les « pe­tites âmes » pourraient l'imiter -- même si c'est sa voie qu'elle qualifie d'ordinaire et qu'elle la propose en priorité aux pécheurs, aux imparfaits et aux médiocres. D'autre part, si sa vie fut d'un héroïsme extraordinaire, ses dons aussi étaient, sinon extraordinaires, du moins ex­ceptionnels. Elle a peu lu, mais son intelligence est pénétrante ; et si la plupart de ses « poésies » nous paraissent mièvres ou simplettes, ce n'est que par le peu de soin qu'elle y apporte. En fait, son génie poétique est d'une qualité rare ; mais au contact de quelques grands poètes, il se fût épanoui en un chant admirable. Elle se veut enfant, et même elle « fait l'enfant » dans les derniers mois de sa vie. Mais sa maturité fut précoce. A vingt ans, elle dirigeait avec une autorité souveraine des novices souvent plus âgées qu'elle. Elle eût été prieure sans aucune difficulté et joua un rôle bien plus délicat que celui d'une prieure en étant maîtresse des novices sans l'être, sous la férule d'une supérieure au caractère om­brageux, et avec le handicap de trois sœurs et une cousine où tout le monde, bon gré, mal gré, voyait l'existence du « clan Martin ». Alors, pourquoi ce goût affiché de l'enfance ? Sans vouloir l'expliquer, je pense qu'on peut noter les faits suivants. Thérèse eut, dès ses toutes premières années, un appé­tit de Dieu extrêmement vif. Elle l'eut à la mesure de son âge, c'est-à-dire qu'avec le réalisme, la naïveté et la con­fiance de l'enfant, elle croyait et aimait, dans un univers paradisiaque où tout était confondu. Installée, dès son bap­tême, dans le Royaume des cieux, son père, sa mère et ses sœurs aînées lui en révélaient perpétuellement la beauté, ce que lui attestaient, par ailleurs, les fleurs du jour et les étoiles de la nuit. Peu à peu, cependant, le monde se dé­voile à elle tel qu'il est. 158:179 Grands ou petits, mais toujours terriblement significatifs à sa sensibilité, elle en fait les instruments d'une purification intérieure où sa sainteté s'affirme vite, mais elle garde en elle la mémoire de ce temps merveilleux de l'enfance où l'amour unit sans obsta­cle le ciel de l'âme au ciel des yeux et où la liturgie dominicale de l'église ne fait que couronner dans l'encens, les lumières et les chants, les petites liturgies quotidiennes et banales de la vie familiale. Ainsi, tandis qu'elle connaît chaque jour davantage la vanité de ce monde et s'enfonce dans la vérité du Dieu caché, son enfance lui rappelle le secret d'un bonheur qui ne peut appartenir qu'aux enfants. D'épreuve en épreuve, elle découvre sa voie d'enfance qui n'est que la voie clas­sique du -- « nada » de son premier maître, Jean de la Croix, mais teintée de cette nuance particulière qui est celle de l'indestructible confiance de l'enfant -- l'enfant qui ne peut rien sans son père et sa mère, et l'enfant qui exige, et à qui son père et sa mère ne peuvent rien refuser. Les départs de ses « mères » successives -- sa mère qui meurt et ses sœurs qui la quittent pour le couvent -- la rendent orpheline et adulte, mais pour convertir son en­fance charnelle en enfance spirituelle. Et elle tient à garder les images de l'enfance, comme pour s'assurer qu'elle est dans la bonne voie, celle qui la conduira à la vision, un jour, de toutes choses nouvelles dans la lumière de Dieu où elle les retrouvera, mille fois plus belles, telles qu'elle les avait entr'aperçues aux premiers temps de sa vie. Rien n'est plus eschatologique que l'*Histoire d'une âme*. C'est le présent le plus « existentiel » enraciné dans l'éter­nité la plus absolue. C'est l' « Amen ! Viens, Seigneur Jésus ! » de l'Apocalypse dans l'aujourd'hui embrassé avec joie. Un trait qui la peint est l'histoire de la statue de la Vierge qui lui a souri. Lui a-t-elle vraiment souri ? Elle n'a que dix ans, mais est déjà sans illusion. Les statues ne sourient pas, même si on est porté à le croire parce qu'on les regarde avec amour. Il lui faudra attendre quatre ans pour avoir la confirmation, à N.-D. des Victoires, que la Vierge lui a bien souri dans sa statue et que c'est elle aussi qui l'a guérie. Thérèse ne croit ni aux statues, ni aux images, ni à rien de ce monde, mais elle y croit parce qu'elle croit à la réa­lité de tout ce qui est, que Dieu a fait pour Lui et pour nous et dont Il peut user comme il l'entend. C'est le réa­lisme ontologique dans toute sa pureté. Jusqu'à la fin de sa vie, le ciel qui est au-dessus de nos têtes, le ciel de son enfance où elle voyait son nom inscrit dans les étoiles, portera pour elle la vie éternelle à laquelle elle ne croit plus que dans la nuit de la foi. Elle est vraiment l'enfant chéri du ciel. \*\*\* 159:179 Son attitude à l'égard de l'Église ressemble à celle de Jeanne d'Arc. Pour elle, de Dieu et de l'Église, c'est tout un. Mais au sein d'une obéissance parfaite sa liberté est totale. A l'inverse de Jeanne d'Arc, elle n'a pas à affronter le conflit, mais « Dieu premier servi » et « mes voix ne m'ont pas menti » sont sa vérité ultime, sous-jacente à une vie de carmélite qui ne connaît pas d'histoires avec la hiérar­chie. Parce qu'une brochure pieuse lui a plu, elle admire son auteur ; mais quand elle apprend que cet auteur est en révolte contre son évêque, elle ne veut plus entendre parler ni de la brochure ni de l'auteur. Pour elle, l'évêque et le prêtre sont sacrés. Toute sa vie, elle prie pour les prêtres. Mais elle n'eut jamais de directeur de conscience, se lais­sant guider par Notre-Seigneur. Au temps de son enfance scrupuleuse, elle obéissait à sa sœur pour confesser ses fautes et ne demandait pas de conseils à son confesseur, dont en même temps elle recueillait pieusement les avis. L'alliance chez elle d'une obéissance intégrale, jusque dans les plus infimes détails, et d'une liberté d'esprit et d'allure non moins intégrale a quelque chose de prodigieux. On eût aimé la voir à l'épreuve dans notre ère postconci­liaire. Les saints, participant plus que d'autres au mystère de Dieu, sont toujours eux-mêmes très mystérieux. A ce qu'il y a d'inconnaissable en tout homme s'ajoute chez eux ce qu'il y a d'incompréhensible dans la grâce. Chez Thérèse de Lisieux, le mystère apparaît particu­lièrement insaisissable en ce sens qu'on n'arrive même pas à le cerner. Elle déconcerte par une simplicité absolue où éclate le contraste entre un caractère incontestablement enfantin et l'incroyable vigueur d'une personnalité qui s'impose. Il serait intéressant de poser, à une dizaine de person­nes également intelligentes et chrétiennes, mais les unes subjuguées par Thérèse et les autres marquant des réser­ves à son égard, les questions suivantes : « Indépendam­ment du jugement que vous vous efforcez de porter objec­tivement sur Thérèse, qu'est-ce qui, en elle, vous attire, ou au contraire vous repousse, ou vous arrête ? Que vous apporte-t-elle ? ou que manque-t-il chez elle, du moins quant à ce que vous attendez pour vous-même de l'exem­ple d'un saint ? En quoi vous comble-t-elle ? ou en quoi vous laisse-t-elle à certains égards insatisfait ? Bref, pour vous, qui est-elle ? » 160:179 Des réponses sincères à ces questions ne seraient pas faciles à obtenir, parce qu'elles seraient, en réalité, des confessions. On les voudrait subjectives, et elles tendraient à l'objectivité. Néanmoins, à travers elles, le visage de Thé­rèse se préciserait sans doute, comme se révélerait la con­ception que les uns et les autres se font de la sainteté et, finalement, du christianisme. Il semble que l'adhésion enthousiaste de certains et la relative réticence d'autres s'expliquent de la manière sui­vante. Les premiers voient en Thérèse la démarche chrétienne par excellence. C'est l'attitude de la créature à l'égard du Créateur selon la relation : « Je suis Celui qui est, et tu es celle qui n'est pas. » Mais cette relation métaphysique se fait existentielle -- et chrétienne. Elle devient : « Je suis le Père et tu es l'enfant. » Le mystère ontologique s'incarne dans le Christ et l'Église. Thérèse de Lisieux, « fille de l'Église », comme sa patronne d'Avila, réaliserait ainsi la perfection évangélique. Pie X voyait en elle « la plus grande sainte des temps modernes ». Je ne serais pas étonné qu'un homme comme Mgr Combes, et d'autres avec lui, eussent été prêts à confesser qu'ils la tiennent pour la plus grande sainte de tous les temps. Les seconds concèderaient évidemment sans peine le caractère éminent de sa sainteté, mais ils contesteraient que le modèle en soit universalisable. Sans imputer à Thé­rèse le moindre fidéisme, le moindre quiétisme, le moindre infantilisme, ils craindraient éventuellement le risque de ces déviations pour des tempéraments moins solides que le sien. Ils feraient observer aussi qu'aucune approche de Dieu n'interdit les autres et que le Christ étant seul la voie, la vérité et la vie, il peut se communiquer différem­ment à chacun. Les puissances de l'homme étant illimitées, à l'image et à la ressemblance de Dieu, les vocations à la sainteté peuvent être diverses. Un François d'Assise, un Thomas d'Aquin, une Jeanne d'Arc, un Vincent de Paul, et tant d'autres, peuvent parler davantage à certains esprits que ne ferait Thérèse de Lisieux qui, d'ailleurs, en visant les « petites âmes », ajoute plutôt aux modèles existants qu'elle ne s'y substitue ou les englobe tous. Dans un débat de ce genre, on n'apercevrait d'ailleurs que des nuances, les uns et les autres mettant seulement l'accent, soit sur le critère le plus certain de la sainteté, soit sur la diversité de ses manifestations. 161:179 Il est possible aussi qu'enthousiastes et réticents se met­traient d'accord sur le fait que l'apparente facilité de la « petite voie » ne fait que dissimuler sa difficulté. Elle ris­que ainsi de porter le chrétien « moyen » au découragement. Comment insérer dans une vie occupée par tant de travaux, de soucis, de projets, les sublimités de Amour divin ou la surveillance perpétuelle des pensées et des actes pour les orienter vers le ciel ? La « petite voie » ne semble convenir qu'à la vie religieuse ou à un état permanent de servitude, de soumission à une nécessité naturelle ou sociale. Ce qui accapare l'esprit, par l'action, l'initiative, la responsabilité, la lutte, semble l'exclure. N'y aurait-il donc que les plus « petits » et les plus « grands » pour être en mesure de comprendre Thérèse de Lisieux et pouvoir songer à la suivre ? Peut-être. Mais n'est-ce pas déjà le problème que pose à tous l'Évangile ? En fait, si le message de Thérèse atteint tant de gens, au plus secret d'eux-mêmes, c'est parce qu'elle leur dit : si vous ne pouvez croire et si vous ne pouvez aimer, « l'Amour miséricordieux » ne vous permet pas de déses­pérer. Les trois vertus théologales culminent en elle et c'est de la plus grande, la Charité, qu'elle vit. Mais celle qu'elle enseigne par toute son existence, c'est l'Espérance. Quand les médiocres se sentent écœurés jusqu'au déses­poir à l'idée de leur médiocrité, ils commencent à devenir petits et peuvent accéder à l'Espérance. Finalement, c'est cela la « petite voie ». On conçoit qu'elle intéresse beau­coup de monde dans la chienlit contemporaine. Louis Salleron. 162:179 ### Sainte Jeanne d'Arc vierge et martyre par R.-Th. Calmel, o.p. LA PETITE THÉRÈSE a toujours considéré Jeanne d'Arc comme une vierge martyre. Ce n'est sûrement pas à la légère que *la plus grande sainte des temps moder­nes,* douée d'un discernement spirituel tout particulier, attribuait ce titre à la sainte Pucelle. J'ai donc essayé de voir comment sainte Jeanne d'Arc méritait le titre de martyre, et pourquoi l'oraison liturgique affirme qu'elle a été suscitée miraculeusement pour défendre la foi : *ad fidem ac patriam tuendam.* Or nous le savons, *lex orandi, lex credendi.* Mon espoir, dans cette recherche, est que l'Église invoquera un jour Jeanne d'Arc comme martyre et non seulement comme vierge ; de même qu'elle étendra son culte à tous les pays. Cette universalité dans la véné­ration me paraît ne pas moins convenir à la vierge de Lorraine qu'au roi Louis de France. \*\*\* Donc, les Anglais qui brûlèrent Jeanne à l'âge de 19 ans n'étaient pas des hérétiques. Ils croyaient à tout ce que l'Église nous enseigne. Simplement ils refusaient d'admet­tre *qu'en nom Dieu,* qui que ce soit se permît de soutenir publiquement et par ses faits et gestes que le Seigneur, au sujet de la France, ait une autre intention que la leur, qu'il ait des vues précises sur la légitimité, qu'il ait confié enfin une mission miraculeuse à une vierge ayant fait vœu, à une *Pucelle,* pour faire valoir son intention et faire prévaloir la légitimité. Les Anglais auraient pu dire : nous sommes catholiques : toutefois si quelqu'un prétend que Dieu puisse intervenir par un miracle pour permettre à la France de survivre, et de survivre chrétiennement, par le moyen du roi sacré, si quelqu'un ose soutenir, ouverte­ment et par des actes, la possibilité d'une semblable inter­vention divine, nous le déclarons hérétique et nous le brû­lons tout vif. 163:179 Car si nous admettons que Dieu puisse don­ner aux hommes des messages de salut temporel et chré­tien par la médiation des anges et des bienheureux, nous nions en revanche qu'il ait donné un message pareil en faveur de cette patrie chrétienne qui est la France. Si les Anglais, délibérément, consciemment, eussent tenu pour vrais non seulement les articles du *Credo* mais certaines vérités qui s'y trouvent liées, ils eussent écouté les invitations de Jeanne d'Arc à rentrer chez eux, au moins après la perte de la cité d'Orléans, alors qu'il était mani­feste que la puissance du Très-Haut soutenait les troupes certainement insuffisantes ([^8]) de la *Fille de Dieu.* Mais les Anglais, sans peut-être en avoir une claire conscience, rejetaient une vérité qui se tient avec les vérités de foi : Dieu est libre d'intervenir par des *Voix* et par une sainte messagère afin de rétablir contre des usurpateurs le roi chrétien légitime. Le témoignage rendu jusqu'à la mort, le témoignage donné par pur amour, par les saints et les saintes qui sont déclarés martyrs ne porte pas toujours directement sur une vérité définie de la foi catholique. Il peut porter sur une vérité qui lui est reliée intimement. Saint Jean-Baptiste est tenu pour martyr. Or il fut décapité non pas directement en haine de sa proclamation de *l'Agneau de Dieu, de Celui qui devait venir sans qu'il y eût à en attendre un autre ;* s'il fut décapité c'est pour avoir rendu témoignage à cette vérité, aussi ancienne que la création d'Adam et Ève, et donc antérieure à la révélation de Jésus, mais indissoluble­ment liée à cette révélation : il n'est pas permis à l'hom­me de prendre une femme autre que la sienne. *Tibi non licet...* Tel est le cas de Jean-Baptiste, précurseur et mar­tyr. Et il nous serait interdit de considérer comme mar­tyre la vierge chrétienne qui a souffert mort et passion, avec autant de douceur que de force, pour attester que s'est réalisée par son intermédiaire cette vérité qui se tient avec la foi : la réalité des droits de Dieu sur une patrie chré­tienne et la possibilité de faire reconnaître ces droits par un miracle ? \*\*\* 164:179 J'ai entendu quelquefois à ce sujet une objection bien subtile. On convient que la régence du Seigneur sur une patrie chrétienne soit une vérité liée à la foi catholique ; on convient qu'un certain témoignage rendu à cette vérité pourrait mériter le nom de martyre. Mais on objecte que ce n'est pas à cette seule vérité que Jeanne en réalité a rendu témoignage, c'est d'une manière indivisible à ses *Voix* et à cette vérité. Or le miracle de ses *Voix* est un fait personnel ; il n'est pas en rapport avec la foi au même titre que l'affirmation universelle de la seigneurie de Jésus-Christ. -- C'est vrai. Mais je ne vois pas que le témoignage rendu à cette vérité universelle de la régence du Seigneur Jésus soit infirmé en rien parce que le témoi­gnage porte également sur un miracle personnel. La preuve me paraît être la suivante : si le miracle personnel des *Voix* avait porté, je suppose, sur une autre vérité non moins universelle, comme par exemple l'indissolubilité du mariage, dans ce cas la sainte Pucelle n'eût été ni empri­sonnée, ni brûlée. N'est-ce pas la preuve que les Anglais en voulaient *autant au contenu du message des Voix qu'au fait miraculeux des Voix ?* La Pucelle a été mise à mort en haine du témoignage rendu indivisiblement à l'authenticité divine des *Voix* et au contenu du message des *Voix*. Le contenu du message c'est la reconnaissance des droits de Jésus sur une patrie chrétienne. Le contenu de ce message est lié à la foi chrétienne. Le *miracle personnel des Voix,* tellement garanti de par ailleurs, ne diminue pas la réalité du *lien imbrisable entre la foi chrétienne et le contenu du message des Voix.* \*\*\* Sinon, du reste, pourquoi l'oraison de la fête s'expri­merait-elle comme elle le fait ? *Dieu qui avez suscité, par un miracle, la bienheureuse vierge, Jeanne d'Arc, pour défendre la foi et la patrie... ad fidem* ac patriam tuendam *mirabiliter suscitasti ?* Jeanne d'Arc a-t-elle donc défendu la foi dans la Trinité, ou dans le consubstantiel, ou dans la transsubstantiation ? L'histoire répond par la négative. Mais le *Procès* montre en revanche avec une clarté solaire qu'elle a rendu un témoignage inflexible et très humble à l'origine céleste des *Voix* et à la teneur de la mission qu'elles lui confiaient, cette mission étant la reconnais­sance pratique, effective, par le moyen du sacre, des droits du Seigneur sur le royaume de France. C'est parce qu'elle a défendu explicitement la régence du Seigneur sur une patrie chrétienne que Jeanne d'Arc a défendu la foi. Or cette défense aussi claire et publique que possible, elle l'a assurée jusqu'à la mort. 165:179 Pour n'avoir rien voulu céder dans cette défense, elle a été enfermée dans un cachot, les fers aux mains et aux pieds, elle a été tourmentée de jour et de nuit par d'épouvantables soudards, elle a subi les interrogatoires les plus hypocrites dirigés par un évêque indigne, -- plus indigne encore que ne le suggérait son nom, -- elle a été privée de messe et de communion et enfin brûlée vive à 19 ans ; et toutes ces tribulations elle les a supportées avec l'amour et la douceur de Jésus dans son âme et dans ses paroles. Jeanne d'Arc a donc livré sa vie, sinon pour avoir affirmé tel ou tel article du *Credo,* du moins pour avoir rendu témoignage à des *Voix* qui l'avaient chargée d'une mission miraculeuse, la mission de faire valoir, dans un cas éminent, les droits du Seigneur Jésus sur une patrie. Cela est suffisant pour que l'Église déclare qu'elle a été suscitée pour *défendre la foi*. Comme d'autre part elle a donné sa vie saintement en vue de sou­tenir ce témoignage j'espère que l'Église voudra un jour la déclarer martyre. \*\*\* D'autant plus qu'elle est martyre encore au titre de la virginité. Car elle n'ignorait pas qu'en reprenant l'habit, qui lui était nécessaire pour préserver son appartenance à Dieu comme vierge, comme *Pucelle* qui a fait vœu, elle s'exposait inéluctablement à périr toute vive au milieu des flammes. Elle a préféré le bûcher et son horreur plutôt que de prendre un habit qui l'exposait à faire profaner son corps. Que faudrait-il de plus, si ce témoignage ne suffisait pas pour qu'une vierge soit reconnue martyre ? Martyre de la virginité, martyre pour avoir attesté la vérité surnaturelle des *Voix* qui lui confiaient sa mission (*va, fille de Dieu*)*,* ces deux titres du martyre sont dis­tincts mais inséparables. Car, dans sa prison, elle n'a été persécutée pour sa virginité que parce qu'elle affirmait l'authenticité divine de ses *Voix*. Qu'elle eût fléchi dans son témoignage, qu'elle eût convenu que les *Voix* l'exhor­taient simplement à la piété privée, loin de lui donner une mission toute relative à la seigneurie de Jésus sur la Fran­ce, alors les Anglais l'auraient laissée bien tranquille. Plus de martyre, parce que plus de témoignage rendu à la réa­lité d'une intervention miraculeuse du Seigneur, qui veut faire reconnaître ses droits sur le temporel. *Deus qui... ad fidem ac patriam tuendam...* \*\*\* 166:179 Après ces considérations, on aperçoit mieux en quel sens on peut qualifier Jeanne d'Arc de *sainte de la patrie.* Ce n'est pas comme tout soldat digne de ce nom, c'est-à-dire un soldat qui est prêt à se faire tuer pour défendre la patrie, que Jeanne d'Arc a consenti à être brûlée vive. Ce n'est même pas à la manière du soldat chrétien qui marche à la mort pour l'amour de Dieu, parfois même pour coopérer par sa mort à la conversion de sa patrie, car il a jugé, comme Psichari et comme bien d'autres « centurions », que « leur mission à eux est de racheter la France par le sang ». La mission de Jeanne d'Arc est d'origine proprement céleste et miraculeuse. Elle consiste à attester cette grande vérité que le Seigneur Jésus a des droits sur les patries de la terre. Pour remplir cette mis­sion, la *Pucelle* s'est offerte volontairement à la mort. Si donc on l'appelle sainte de la patrie il importe de voir la manière toute spéciale, et très éminente, selon laquelle sa sainteté à elle est en rapport avec la défense de la patrie ([^9]). \*\*\* A notre époque, l'un des grands obstacles à la régence de Jésus-Christ sur notre patrie est la séparation, préten­due évangélique, entre la droite raison naturelle et la foi chrétienne. Pour vaincre ces obstacles nous demanderons à sainte Jeanne d'Arc les grâces nécessaires. Voici donc, brièvement rapportés, quelques. slogans et sophismes de cette séparation absurde et criminelle entre la grâce divine et l'ordre foncier qui tient à la nature des choses. Une chrétienté s'accommode de n'importe quelle consti­tution politique. Une constitution toute pénétrée des principes de la démocratie rousseauiste ou même du socialisme ne rend pas impossible la réalisation d'une chrétienté... Comme si la seigneurie du Christ sur les nations n'avait point d'exigence précise dans l'ordre politique. -- On peut garder la foi en professant n'importe quelle philosophie en vogue, serait-ce les aberrations issues de l'hégélianisme... Comme si la foi théologale pouvait normalement coexister avec les systèmes philosophiques qui détruisent les *prae­ambula fidei. --* La liturgie est compatible avec n'importe quelle attitude et n'importe quelle musique. Comme si cer­taines expressions musicales n'étaient pas une offense à la sainteté du culte chrétien, comme si certaines attitudes ne constituaient pas une négation pratique de la foi dans l'eu­charistie. 167:179 Nous pourrions multiplier les exemples. Toutes ces erreurs ont ceci de commun : on nie que la droite raison avec ses exigences normales dans l'ordre des institutions et des lois, de l'art et de la pensée, soit nécessairement requise par la vie chrétienne. Au fond, et sans l'exprimer ainsi, on estime non pas que la grâce purifie et surélève la nature mais que la grâce justifie et canonise la contre nature. On fait de la religion du Fils de Dieu rédempteur la caution et la garantie d'une vie et d'une société démoniaques. Or il est quand même évident que, dans une nation, la foi et la vie chrétienne ne résistent pas à cer­taines coutumes ni à certaines constitutions politiques ; de même, dans un particulier, la foi et la vie chrétienne ne résistent pas à certaines philosophies ni aux essais et ten­tatives d'un certain art anti-humain. De même encore la chasteté ne résiste pas à certaines façons de se tenir et de s'habiller. Semblablement, et depuis l'invasion d'une cer­taine action catholique, il est visible que pour nombre de militants, et même pour bien des prêtres ou des évêques, la foi et la vie chrétienne n'ont pas résisté à l'acceptation de pratiques et de coutumes aberrantes et toutes impré­gnées de naturalisme, cependant qu'ils ne croyaient pas à la primauté de la prière, de la sainte Messe, de l'étude doc­trinale et en général niaient la primauté de la contempla­tion. La foi, l'oraison, la vie théologale exigent impérieuse­ment que, par attachement à cette foi elle-même, soient sauvegardés et défendus les principes naturels, les institu­tions et traditions conformes à la droite raison naturelle. Que sainte Jeanne d'Arc, *la fille de Dieu suscitée mira­culeusement pour défendre la foi* par le sacre du roi chré­tien, que la sainte *Pucelle,* vierge et martyre, obtienne aux Français, mais aussi à tous les peuples baptisés, de recon­naître et d'accepter les exigences temporelles inéluctables de la souveraineté du Roi Jésus. R.-Th. Calmel, o. p. 168:179 ## NOTES CRITIQUES ### Le retour des nomades LES CARTES DU MOYEN AGE nous montrent le monde disposé en cercle autour d'un centre sacré, Jérusalem. Centre du mon­de, la ville sainte l'est aussi d'une autre façon, aujourd'hui. Le sort du monde y oscille et s'y décide. Il est curieux de remarquer que les deux peuples, Israéliens et Arabes, sont des peuples qui furent nomades. Apparemment, le monde entier aujourd'hui est sédentaire : le champ, l'usine, le bureau astreignent tous les peuples à une certaine fixité. Mais notre société comprend pourtant plusieurs traits de no­madisme : la mobilité de l'emploi, le tourisme, les migrations de travailleurs, les transferts de population à la suite d'une guerre. Le très vieux débat entre nomades et sédentaires n'est pas terminé. Depuis des siècles, ce sont les nations de sédentaires, riches de leur agriculture et de leur industrie, qui avaient la puis­sance, qui faisaient l'histoire. Le fait que dans la guerre du Proche-Orient, les deux camps puissent porter le blason du nomadisme a peut-être une signification. Le peuple de la Bible fut d'abord un peuple de pasteurs. Mais il faut noter aussi qu'une bonne part des citoyens d'Israël ne sont pas nés sur cette terre. Et les Juifs de la Diaspora, de la dispersion, ont connu en notre siècle, des tribulations plus grandes encore que celles qu'ils avaient subies dans le passé. Quant à leur importance, elle n'est pas niable. Il suffit d'évo­quer les principales figures dont se réclame notre temps : de Marx à Freud et à Einstein, le peuple juif peut en réclamer un bon nombre comme siennes. Les Arabes, traditionnellement nomades et pasteurs, sem­blaient il y a un demi-siècle en marge de l'histoire. Ce qui les replace au centre de gravité du monde, c'est moins leur explosion de nationalisme (le mot ici est assez inexact) que cette chance fabuleuse : sous le sable de leurs déserts ce con­centrent les plus grandes quantités connues de ce pétrole indis­pensable aux États industriels. Le pétrole qui, par l'auto, est un instrument de nomadisme, et a donné la bougeotte aux na­tions les plus sédentaires. 169:179 Don de Dieu, à des peuples qui n'en avaient pas l'usage, qui ne l'ont pas trouvé, qui ne l'ont pas extrait du sous-sol, mais qui par lui deviennent maîtres du destin des lointaines nations occidentales et de l'énorme ma­chinerie qu'elles ont forgée. Il y a de quoi rêver. Voilà deux peuples -- dont l'un n'existait pas hier en tant que nation et dont l'autre paraissait épuisé, presque réduit à l'état de fantôme, de souvenir. Et c'est autour de leur lutte que s'ordonne notre avenir, tandis que des nations qui se sou­viennent encore d'avoir dominé le monde, et toujours riches de leur ingéniosité, de leur travail, de leur énorme industrie, tentent par la prudence, par la flatterie, d'échapper aux contre­coups du combat. La domination des sédentaires sur le monde n'est pas si ancienne. Si l'on suit Emmanuel Berl, elle date de la mort de Tamerlan : « Les sédentaires, après lui, allaient l'emporter sur les nomades, les fantassins sur les cavaliers. » Ainsi dis­paraissait une puissance incontestée pendant des siècles, des grandes invasions à l'explosion de l'empire arabe et aux cam­pagnes de Gengis Khan. Il est vrai que derrière les combattants du Proche-Orient il y a les États-Unis et l'U.R.S.S. qui fournissent à la guerre les gigan­tesques quantités de matériel qu'aucun des deux adversaires n'est en mesure de fabriquer. En continuant de s'égarer dans le sentier que nous avons pris, on pourrait dire que ces chars et ces avions sont un tribut aux champions d'un combat dont nul n'imagine la fin. Georges Laffly. **Le peuple des fauves** Le rousseauisme de notre époque aurait sans doute effrayé Rousseau, retenu par les chaînes invisibles d'un siècle civilisé. Mais si le désir de retrouver « la nature », de se dépouiller de tous les artifices de la société, est très fort, jamais non plus on n'avait entendu des mises en garde aussi nettes contre ce mythe destructeur. Robert Ardrey donnait au début novembre, au *Figaro litté­raire,* un article sur un livre d'un de ses confrères : *Le peuple des fauves,* par Colin Turnbull. Impossible de croire, après cela, que l'homme est dépravé par la société. A travers l'article d'Ardrey, on lit un apologue sinistrement actuel. 170:179 Colin Turnbull décrit le comportement des Iks, une tribu de chasseurs de l'Ouganda. Depuis toujours, les Iks avaient pour territoire de chasse la vallée de Kidepo. Ils chassaient au filet, ce qui supposait le concours des femmes et des enfants. Il y a quelques années, la vallée devint réserve nationale. Premier aspect de la fable : les bonnes intentions, la sauve­garde indispensable de la nature. On proposa au Iks de s'installer ailleurs, puisqu'ils ne pouvaient plus exercer leur activité traditionnelle. Mais ils refusèrent : ils aimaient leur pays. On tenta d'en faire des agriculteurs : cela échoua. Le climat, à cause de sa sécheresse, se prête mal à ces travaux. Lorsque Turnbull arrive, on en est là. Il voit des villages entourés de clôtures, ce qui est courant, mais, fait unique, des clôtures, des remparts séparant les familles à l'intérieur du village. Méfiance entre familles. Méfiance « entre l'homme et la femme, entre chacun d'eux et leurs enfants ». Méfiance et bientôt haine. « Les enfants sont des fardeaux inutiles, comme les per­sonnes âgées... L'amour, cette autre qualité de la vie, que nous tenons pour nécessaire, les Iks le rejettent comme stupide et hautement dangereux. » Telle est la nouvelle loi. Rappelons-le, les Iks ne se comportaient pas ainsi avant que leur mode de vie fût bouleversé. Après trois ans, la mère rejette son enfant. Il ne reste au petit qu'à vivre de rapines. Turnbull raconte ceci : Une mère déposa son enfant près d'un trou d'eau. Un léopard l'emporta. « Elle en fut ravie. » Et pour deux raisons : elle était débar­rassée de l'enfant, et le léopard endormi par la digestion serait facile à tuer. Ce qui arriva. On mangea le léopard en se réjouissant. Comme on voit, la nouvelle loi n'a qu'un mot d'ordre, que nous connaissons trop bien : efficacité. Turnbull connaissait dans un autre village, un Iks appelé Loméja. Celui-ci s'adonnait à la chasse clandestine (dans la réserve). Grâce à quoi il était resté humain, et joyeux. C'est lui qui apprit le langage de la tribu à l'Américain. Un jour, Loméja fut attaqué, on lui vola ses bêtes, on incendia sa hutte. Turnbull, alerté le trouva mourant. Loméja demanda du thé. Turnbull en prépara, sous les injures de l'épouse de Loméja : -- Pourquoi s'occuper de cet inutile ? Turnbull apporta le thé. L'agonisant sourit. Mais un ins­tant plus tard, sa femme s'empara de la tasse, et partit en riant. On pourrait attribuer ces changements à la faim. Pourtant Turnbull vit pourrir tomates et citrouilles, et les quelques champs de maïs étaient abandonnés aux babouins. 171:179 Il y a plus. Le gouvernement offre aux Iks des secours, sous forme de vivres. Ceux qui vont les chercher s'empiffrent pen­dant le voyage pour ne pas en laisser aux autres. Égoïsme. Mépris d'autrui. Mépris du faible. Ces traits, n'imaginons pas qu'ils sont réservés aux Iks Nous les voyons se développer follement dans nos grandes villes : là aussi, il n'y a plus de « prochain ». Le sort de cette malheureuse tribu peut être celui de tous ceux qui parient contre la survie, contre la durée, contre la société, et qui sacrifient tout à l'égoïsme efficace. La régression est brutale, et la destruction du groupe en découle rapidement. G. L. ### Bibliographie #### Marie Carré : E.S 1025 E.S. : élève séminariste ; E.S. 1025 : nom de code du mille vingt-cinquième communiste entré au séminaire, vers 1930, sur ordre du Parti. Ce n'est pas un roman policier, ni une enquête pour l'histoire, que Marie Carré nous donne sous ce titre, mais quelque chose d'intermédiaire entre ces deux genres : la syn­thèse romancée d'une page tragiquement vraie de notre his­toire, -- « Les Mémoires d'un Anti-Apôtre » (sous-titre du récit) ([^10]). Le projet communiste de participer activement, et chaque fois que possible de l'intérieur, à la destruction de l'Église catholique est établi par de nombreux documents ; il l'est, mieux encore, par les fruits évidents et multiples que, sous les formes d'une religion nouvelle, la religion de l'Homme, il porte aujourd'hui. Douter que l'envoi de « sous-marins » (les *loups déguisés en brebis* de l'Évangile) soit une des princi­pales chevilles ouvrières de cette monstrueuse entreprise re­vient à prêter aux communistes une loyauté de chevalier chré­tien... Quand les agents de Moscou investissent les plus hauts postes d'un office de contre-espionnage européen, ou recopient chez nous les plans d'un avion supersonique, nul ne s'en étonne : c'est de la politique, comme on l'entend aujourd'hui. 172:179 Eh bien, la mort de Dieu est toujours inscrite au programme du Parti ; et elle reste plus décisive, pour le triomphe final du matérialisme dialectique, que la suprématie économique ou militaire. Le pouvoir politique lui-même importe moins en effet à l'avènement du « paradis » socialiste que ce pouvoir pris jour après jour sur les intelligences et sur les mentalités, contre tout ce qui y fait encore obstacle à la divinisation de l'État, -- c'est-à-dire à une humanité sans Dieu, sans âme et sans loi. Cependant la propagande anti-religieuse du Parti, toute en argumentation et en discours pseudo-scientifiques, ne devait ni emporter la conviction de la majorité des intellectuels ni arracher vraiment le peuple à sa foi ; et la persécution directe, qui lui donne des martyrs, finit toujours par servir l'Église. Restait donc cette troisième voie, la vieille stratégie communis­te du « noyautage » : porter la subversion *usque in sinu gre­mioque Ecclesiae,* en préparant aux postes-clefs de professeurs de séminaire, rédacteurs et secrétaires de commission, des hommes prêts à manœuvrer toute une vie pour l'extraction anes­thésique des mots et des gestes où l'essentiel de la foi catholi­que (spécialement ce qui la distingue des autres religions) est contenu. Et, ce faisant, provoquer l' « autodémolition » de l'Église, comme on l'a assez répété ; prendre l'ennemi avec ses propres armes, sur son propre terrain, qui est celui de la cha­rité : « Je connaissais trop bien la vulnérabilité des chrétiens pour douter de mon succès futur. Je crois que cette vulnérabi­lité peut s'intituler : *charité.* Au nom de cette sacro-sainte charité, on peut leur inoculer n'importe quel remords. Et le remords est toujours un état de moindre résistance. » (p. 27.) Marie Carré raconte, à la première personne, les pensées et la vie d'un de ces agents du communisme déguisé pour la vie en homme de Dieu, l'E.S. 1025. Ayant tous les résultats de son ouvrage sous les yeux, elle n'a guère eu besoin d'inventer pour décrire ce qui se tramait dans la tête de son personnage. Mais elle l'a fait à sa manière, qui est incomparable de simplicité, et de vérité psychologique, privilège de nos meil­leures femmes écrivains. Par là, elle dit plus en cent pages que trois volumes de révélations ou de documents sur le même sujet. Elle dévoile, en acte, à travers l'aventure intérieure d'un ennemi de Dieu, ce ressort éternel de la déchristianisation du monde : le fol orgueil, inspiré de Satan. Hugues Kéraly. 173:179 #### Michel Grelon : Ce monde affamé d'énergie (Lafffont) *Depuis octobre, la question de l'énergie bouleverse tout le monde : on s'aperçoit que notre monde est fragile.* *Mais il l'est depuis longtemps. La croissance industrielle n'est possible que par la boulimie d'énergie. La sacro-sainte expansion repose là-dessus : depuis 1952-1953, une croissance mondiale de 5 %, donc un doublement tous les quinze ans.* *Le livre de Michel Grelon a paru au début de 1973 : il traduit un souci antérieur à la guerre du Proche-Orient. On n'en notera que les points principaux.* *Pour notre pays, particulièrement, le souci d'accroître la production, donc le bien-être, a été considéré comme essentiel. Il fallait donc une énergie à bon marché. Le pétrole du Proche-Orient était nécessaire. L'auteur n'envisage même pas que nous aurions pu conserver le Sahara -- qui d'ailleurs n'aurait pas été suffisant. Il aurait pu fournir 40 à 50 millions de tonnes par an. En 1972, nous en avons consommé 108 millions -- et la quantité augmente en. principe de 10 % par an. Ç'aurait pu être un appoint précieux, au moins.* *C'est d'ailleurs l'ensemble du monde qui vit sur le pétrole. Cependant, il reste du charbon. Il y a des schistes bitumeux, des sables asphaltiques, dont on peut tirer huile ou gaz. Mais les principales réserves sont aux États-Unis, en U.R.S.S. et au Canada : elles représentent plusieurs fois les réserves de pé­trole arabe.* *On les utilisera sans doute bientôt. Si on ne l'a pas fait jusqu'ici c'est que cette énergie était trop coûteuse. L'augmen­tation du coût du pétrole arabe est en train de combler la dif­férence, et de rendre ces ressources* « *rentables *»*. Cependant, pour l'Europe et le Japon, la question continuera de se poser : au lieu d'être dépendants des émirs du désert, ils le seront des deux empires qui dominent le monde.* *Dans un autre livre récent,* « *Le nouvel enjeu pétrolier *»*, de Jean-Marie Chevalier* (*éd. Calmann-Lévy*)*, on voit l'auteur affirmer que nous assistons seulement au passage d'une énergie à une autre : Les sept grandes compagnies pétrolières, les* « *majors *»*, sont en train d'abandonner le pétrole pour les charbons et schistes dont nous avons parlé. Ce sont eux qui favoriseraient la hausse du coût de l'énergie, dont le princi­pal résultat sera de rendre aux États-Unis leur indépendance énergétique et de compromettre l'économie de l'Europe et du Japon.* 174:179 *Revenons à M. Grelon. En dehors des carburants* « *possi­bles *» *il existe d'autres possibilités. La première à laquelle on pense est l'énergie nucléaire. Elle présente plusieurs inconvé­nients. Elle est très coûteuse. Elle sera longue à installer : on estime qu'au mieux, d'ici la fin du siècle, elle représenterait le quart de l'énergie nécessaire* (*on parle évidemment des prévisions courantes, et d'une expansion continue*)*. Enfin, elle est dangereuse, ou le paraît. Il y a un fort mouvement d'hosti­lité contre elle chez certains savants, dans* « *la nouvelle gau­che *» *et généralement dans la jeunesse qui rêve d'anti-pollution et de retour à la nature.* *On peut voir à Paris des affiches qui mettent dans le même sac le pétrole et l'atome et réclament le développement de l'énergie solaire. Celle du vent aussi peut être exploitée. Et l'énergie géothermique. Mais pour l'instant, cela touche à l'uto­pie. Impossible de prévoir quand les quantités fabuleuses d'énergie nécessaires à notre société seront fournies par ces moyens.* *Ou il faut changer de société. C'est bien ce que veulent ces gens, mais pensent-ils que les peuples occidentaux accep­teront de bon cœur de renoncer à leur niveau de vie, à leurs biens truqués et éphémères, mais qui leur sont pourtant deve­nus nécessaires ?* *Un dernier point. Il est sûr que nous gaspillons énormé­ment. Sur 2 400 millions de TEC* (*tonnes-équivalent charbon*) *produites par les États-Unis en 1970, 1220 millions ont produit un travail utile, 1180 millions représentent les pertes. L'élec­tricité produite à partir d'un carburant perd les deux tiers de l'énergie fournie. Le rendement d'un moteur à explosion est de 15 à 25 %. Ne pourrait-on améliorer ces proportions ? Et M. Chevalier demande simplement si en rendant les murs plus isolants on n'économiserait pas une grande part du chauffage. Mais, malgré les cris d'alarme périodiques sur l'épuisement des réserves, on n'écoutait pas. L'énergie était bon marché. La crise est venue non d'une pénurie réelle, mais de circonstances politiques.* *Notre monde étant encore plus oublieux que fragile, elle ne servira peut-être à rien.* Georges Laffly. 175:179 #### Gaston Roussel : La circonfusion (Téqui) A la fois méditation sur une vie et réflexion sur l'évolution de l'Église, ce livre du cha­noine Roussel porte à juste rai­son en sous-titre « Défense des valeurs essentielles ». Avec les arguments les plus solides, les plus sains, et une verve naturelle, l'auteur criti­que la pensée, le langage, la liturgie et la musique qu'on tente d'introduire dans l'Église. Il y dénonce vulgarité et fausse audace (il parle très bien de ces clercs qui s'exhibent à gauche sans risques et ne cessent, comme il dit, de fran­chir le Rubicon à pied sec). Il montre que c'est le Sacré qui est en cause. « On ensei­gne aujourd'hui publiquement que le sacré est une invention relativement récente. » (On a peine à croire qu'une sot­tise aussi grosse puisse être enseignée, mais il ne faut s'étonner de rien.) Quand on connaît l'auteur, on ne s'étonne pas qu'il in­siste sur « le matraquage or­ganisé de la musique reli­gieuse ». Un livre vigoureux et cou­rageux, à chaque ligne. Des prêtres de cette trempe, nous en avons bien besoin. Georges Laffly. #### Jean Rostand : Inquiétudes d'un biologiste (Livre de poche) Ce livre a paru en 1967. On vient de le rééditer en livre de poche. On y trouve tout. Le meilleur : « On ignore quelle est la dose maximale d'érotisme qu'une société puisse absor­ber sans dommage, mais on peut être sûr que cette dose, un jour ou l'autre, sera dépas­sée, pour peu que l'érotisme soit objet de commerce. » Le mauvais : « C'est un puissant argu­ment en faveur de l'idéal com­muniste qu'il ait pu faire con­sentir tant d'hommes estima­bles aux moyens dont il use. » G. L. 176:179 #### Suzanne Prou : La terrasse des Bernardini (Calmann-Lévy) Les vieilles dames elles aussi sont des êtres affreux, qu'il convient de « dé­mystifier », après tant d'autres ; et c'est une hypothèse toujours fort plausible qu'une veuve ait tué son mari, même si la faiblesse de l'âge ne lui permet plus désormais que de saigner la lapine qui l'a mordue... Madame Laure désormais apparaît comme d'autant plus redoutable qu'elle consacre une attention méticuleuse à sa toilette : le fard, comme chacun sait, est le symbole éternel de l'hypocri­sie, en même temps qu'une caractéristi­que du luxe bourgeois ! Pourquoi résis­terais-je à l'envie de caricaturer une caricature ? « La terrasse des Bernardini » est, pour les idées, d'une étonnante plati­tude, pour ne pas dire d'une extrême pauvreté ; on songe au mot perfide de Gide sur la poésie de Théophile Gautier : « une certaine adaptation de la forme à l'absence de fond ». Par là-même, l'his­toire de Madame Laure (une Bovary qui aurait réussi) se prête à un excellent exercice de style que nulle philosophie originale ne risque d'obscurcir ou de surcharger. C'est fort bien écrit, et com­me travail scolaire, l'ouvrage mérite am­plement un 19 sur 20 ou même le prix Renaudot qui pourtant, jadis ou naguère, vint couronner des œuvres d'une autre densité. L'application ingénieuse des re­cettes est propre à charmer les délicats, encore que les procédés y restent assez visibles. Le canevas est constitué par les turpitudes que laissent toujours supposer les trop dignes façades des maisons de province. Après tout, l'humanité est certes pécheresse, nous le savons ; mais nous savons aussi qu'elle réclame un certain amour, et l'auteur n'éprouve au­cun attachement pour ses personnages. Son impassibilité critique, en gardant les distances, le conduit à ne présenter leurs ignominies que comme des racontars peu sûrs : nous sommes alors surpris de voir ces fruits revêtir la forme d'évo­cations aussi précises, et c'est une dis­sonance dans la construction générale, assez gênante parfois. Un contrepoint sa­vant fait alterner ces zones obscures et mélodramatiques d'un passé conjectural avec les conversations des vieilles amies sur la terrasse : propos indéfiniment enchaînés, d'une banalité typique, à la manière du « Dictionnaire des Idées Re­çues » de Flaubert. C'est en somme le chœur des tragédies antiques, aux pen­sées routinières et timorées, qui entoure les deux mégères, Madame Laure et Madame Thérèse. Le roman naturaliste est appuyé par la technique du « nouveau roman » ; en un style souvent heureux mais toujours volontairement très léché, Suzanne Prou dépeint, avec une minutie destinée à créer l'agacement, les beautés du jardin, la toilette de Madame Laure et la confection de la pâtée pour les lapins : c'est le genre « la cafetière est sur la table ». Peut-être la minutie ma­niaque des gestes de Fleurissoire donne-t-elle au Lafcadio de Giclai l'obscure in­tention de le tuer ; pour moi, finalement, je ne ressens pas l'envie de tuer Mada­me Laure pour venger le meurtre suppo­sé du mari ou l'assassinat réel de l'infortunée lapine. Tout cela est bien fait ; mais comme tout cela manque d'âme ! Jean-Baptiste Morvan. 177:179 #### Jean-Michel Angebert : Hitler et la tradition cathare (Laffont) Si l'on savait rire encore en ce vieux pays de France, et s'il y avait moins de badauds incultes, le foisonnement des livres consacrés à l'ésotérisme susciterait une saine hilarité, et inspirerait la ver­ve d'un nouveau Molière. On peut ima­giner aussi qu'un écrivain ayant quelques loisirs compose, d'après ces innombrables modèles, un ouvrage encore plus délirant dont le succès serait assuré ; après quoi, on révèlerait la supercherie, et si la « démystification » restait sans effet sur la majorité des fervents, elle guérirait peut-être une heureuse minorité. L'ésoté­risme présente un double caractère : une insatiable voracité et une tendance irrationnelle autant qu'invincible au syn­crétisme. Sa gloutonnerie réclame toutes les prétendues initiations, et en compose une sorte de pudding. Rien n'est de trop, et comme disait l'autre « tout est dans tout et réciproquement » ; n'importe quel détail plus ou moins avéré paraît doué d'une clarté fulgurante, et la passion frénétique des rapprochements découvre par­tout des liens secrets. Alors, pourquoi pas Hitler ? Dans la perspective adoptée, on ramène uniquement le nazisme à une magie ; on repousse dédaigneusement les « explications pseudo-historiques » qui le situent dans la ligne politique du ger­manisme, de Frédéric II à Bismarck, pour n'y voir qu'une « gnose raciste ». Dans la grande famille gnostique, voilà un cousin bien encombrant et compromettant ; ce mauvais garçon est attirant, mais on a encore des pudeurs et on admet que le catharisme albigeois, « cette foi si pure », a été vue par les nazis à travers un prisme déformant, celui du mythe raciste. Mais comment diable ira-t-on dé­couvrir les critères d'une orthodoxie dans la ménagerie gnostique ? Au nom de quoi repoussera-t-on une initiation Une invocation lyrique à Montségur, citadelle des cathares et haut-lieu de la subversion intellectuelle présente, ter­mine le livre, sans pourtant effacer l'es­sentiel ; et nous nous demandons si nos modernes cathares ne réalisent pas la prédiction de Goering au procès de Nuremberg : « Dans soixante ans, on nous élèvera des statues. » De fait la criti­que révolutionnaire du nazisme a tou­jours paru incertaine, incomplète et boi­teuse ; les délires ésotériques sont révélateurs de cette carence profonde. Com­me toujours le rationalisme matérialiste des uns, joint à la corruption de la théolo­gie chez les autres, aboutit à la débâcle de la simple logique et du plus ordinaire bon sens ; de ce phénomène, nous n'avons pas fini de subir les retombées. J.-B. M. #### Georges Mathieu : De la révolte à la renaissance (Gallimard) Fulminant, fastueux, fasci­nant, insaisissable ou plutôt irrattrapable, le peintre qui est Georges Mathieu pourrait passer pour notre Dali. Mais ce Français, s'il est joueur n'est pas un amuseur. Ce re­cueil de textes de diverses époques nous permet de sui­vre la ligne de sa carrière. Dans son *Journal*, Mircea Eliade évoque la régression de la peinture moderne vers l'amorphe et le chaos. Cette dissolution est nécessaire, dit-il, pour préparer un autre Monde, un autre ordre « au­roral, frais, inédit ». Paral­lélisme avec les renouveaux cosmiques qui rythment le temps des sociétés primitives. 178:179 Mathieu serait d'accord pour le mouvement de destruction. Mais il pense qu'on a atteint le noir absolu avec les « in­formels », et que la peinture qu'il propose marque la re­naissance. Nous venons de dé­passer minuit, un autre jour commence. Ce qui est détruit, selon lui, c'est l'héritage grec (il ne cesse de maudire Aris­tote et Platon), la perfection, la mesure. Ce qui naît avec l'absolution lyrique -- le si­gne, la vitesse d'exécution, la concentration mentale sont les caractéristiques de cette peinture -- c'est une vision nouvelle de l'univers, une au­tre logique. Cette rupture ne signifie pas oubli du passé. Il y découpe d'autres tranches que celles qu'on a l'habitude de voir. Les plus belles pages de ce livre sont peut-être celles qu'il con­sacre à Charles Lebrun, ordon­nateur des beautés du grand siècle, et à Watteau. Georges Laffly. #### Mircea Eliade : Fragments d'un journal (Gallimard) Fameux historien des reli­gions, Mircea Eliade est un exilé. Depuis 1945, il n'a pu revoir sa patrie, et son jour­nal, de 1945 à 1969, nous ren­voie sans cesse l'écho de cette triste condition. La terre na­tale interdite, la langue ma­ternelle incomprise, et les amis emprisonnés ou torturés par la tyrannie communiste. Mais c'est le sujet de ses études qui fait l'unité de ce livre. Pour l'auteur, la pensée dite primitive, et la pensée indoue et chinoise sont des terres encore nouvelles, que l'Occident doit se décider à explorer. Il y trouvera les chances d'un renouveau. Il voit bien que l'homme occi­dental se sent de plus en plus profane, jusqu'aux théologiens qui parlent de « démytholo­gisation » et de mort de Dieu. Il constate que « l'inconscient seul est resté encore reli­gieux », et il nomme cela, de façon troublante, la deuxième chute de l'homme. Reste que le fait religieux est une com­posante de l'humanité : « Au­cun comportement religieux, si archaïque soit-il, n'est jamais définitivement aboli. Une crise en profondeur, un syncrétis­me inspiré par le désespoir, peuvent actualiser n'importe quelle divinité, fût-elle exoti­que ou périphérique. » Il en cite un exemple, l'as­sassinat d'une jeune fille à Li­verpool, victime offerte au dieu polynésien Tiki, dont les adeptes sont des Polynésiens émigrés, mais aussi des intel­lectuels britanniques. On pour­rait citer beaucoup d'exem­ples de telles aberrations. A considérer l'homme comme « adulte » on favorise les pires régressions. L'étude constante de mon­des étrangers favorise chez Eliade une vue neuve de no­tre Occident. Peut-être est-ce aussi le privilège de l'exil ? Il nous voit *du dehors.* 179:179 A preuve cette note curieuse d'octobre 1961. Le professeur Éric Heller lui parle d'un con­grès de microphysiciens, l'été précédent, qui lui a laissé une impression déprimante. Ces savants ne trouvent aucun sens à la Création, ni à l'existence. La vie, selon eux, ne serait qu'un simple hasard. De là, selon Heller, leur désir inconscient de mettre fin à la vie sur terre ; ils se sentent coupables d'en être arrivés là, d'avoir complètement « dé­mystifié » toute la Création, et ils veulent expier leur faute en détruisant le Monde par quelques super-bombes. Si rien n'a de sens, autant en finir définitivement. » Indice d'une tentation de suicide dont on pourrait trou­ver d'autres signes. Un des agréments d'un journal, ce sont les petits faits vrais, inattendus, que l'auteur a rencontrés sur sa route et dont il nous fait part. Je vou­drais en citer deux. Le pre­mier : « Le Dr Humphrey Osmond, le savant qui a recommandé la première fois la mescaline à Aldous Huxley, raconte com­ment il l'a connu à un con­grès de psychologie à San Francisco. Huxley écoutait at­tentivement les communica­tions « se signant avec dé­votion chaque fois qu'on mentionnait le nom de Freud ». Intéressant sur ce qu'il ré­vèle d'Huxley et de l'idée qu'il se faisait du Viennois. Et la deuxième notation me paraît encore plus extraordinaire : « Hier soir, chez Suzanne Tezenan, je rencontre Henri Michaux. Il me parle du Pa­dre Pio. Il a assisté plusieurs fois à sa messe. Impression extraordinaire : le Padre Pio parle avec Dieu, pour lui Dieu est *là*. Au bout de trois jours, il est parti, de peur de se convertir : « Mon chemin est tout autre, m'avoue-t-il. Je suis un artiste. J'ai mes expérien­ces personnelles. Il y a de quoi rêver. L'in­térêt de ce journal vient d'abord de ce qu'il tient sous son observation l'arc immense qui sépare le poète de *La nuit remue* du prêtre stigmatisé. Et du fait qu'on en voit l'au­teur toujours préoccupé de l'essentiel. G. L. #### André Martin : Les croyants en U.R.S.S. (Éditions Albatros) Gabriel Marcel a donné une préface à ce livre, c'est sans doute un de ses derniers tex­tes. Il estime que les radios doivent y faire écho et que « la responsabilité de l'O.R.T.F. sera engagée ». Mais c'est justement de ce genre de li­vres qu'on ne parle pas à l'O.R.T.F. 180:179 Il montre comment la foi en U.R.S.S. est combattue, jour après jour, sans merci. La loi est parfaite, et les communistes s'y réfèrent sou­vent. -- La pratique est abomi­nable : les chrétiens sont fi­chés, les prêtres déportés ou asservis, les enfants ne peu­vent recevoir d'éducation re­ligieuse. On trouvera dans le livre de M. Martin tous les documents nécessaires, y com­pris quelques comptes rendus de procès, bouleversants. Il faut les lire pour comprendre pleinement que la foi ne meurt pas sous les persécu­tions. Ce qui est frappant, c'est le parallélisme qu'on fait mal­gré soi entre ce que l'État an­tireligieux impose en U.R.S.S. et ce que l'Église de France, par exemple, pratique d'elle-même. Dans les deux cas, on détruit ou on ferme les égli­ses, on ne remplace pas les prêtres, etc. Deux faits précis : La conférence de Za­gorsk, en 1969, traite des « problèmes de notre temps ». Elle groupe les diverses Églises d'U.R.S.S. On y traite de la sécurité européenne, du racisme, du Moyen-Orient, de la lutte contre le colonialisme, du Viet-Nam. Deuxième fait : Le concile orthodoxe de 1961 réduit le rôle des prêtres et confie les tâches essentielles d'organisa­tion et de vie de la paroisse à des petits groupes de fidè­les, dont on pense bien qu'ils sont choisis selon les désirs du parti tout-puissant. N'est-ce pas ce que nous voyons se faire sous nos yeux ? La seule différence est qu'en France on se jette au-devant des désirs révolution­naires, tandis qu'en U.R.S.S. on les subit. G. L. 181:179 ## AVIS PRATIQUES ### Informations M. VALÉRY GISCARD D'ESTAING, ministre des finances et de l'économie nationale, a expliqué le fond de sa pensée politique et morale dans le *Nouvel Observateur,* « numéro 472 du 26 novembre au 2 décembre 1973 ». La plupart de nos lecteurs, nous le soupçonnons, ne lisent pas le *Nouvel Observateur :* cet hebdomadaire démocratique est celui à qui, au nom de la démocratique égalité devant la loi, les pouvoirs publics accordent exactement ce qu'ils refu­sent à ITINÉRAIRES, -- comme on peut le voir en long, en large et en détail dans notre numéro spécial hors série 179 bis. Et très démocratiquement, le *Nouvel Observateur* accepte une telle discrimination et, comme il s'exprimerait, un tel « racisme ». Donc, disions-nous, il y a beaucoup de chances pour que la plupart de nos lecteurs n'aient pas eu connaissance des dé­clarations de M. Valéry Giscard d'Estaing sur le fond de sa pensée. Nous croyons utile de leur en faire connaître les deux points à notre avis les plus importants. Premièrement, M. Valéry Giscard d'Estaing est un libéral « *Que je sois libéral, c'est un fait, mais je vous précise qu'il ne s'agit pas du tout du libéralisme au sens où l'entendent les économistes. Non. *» Au sens où l'entendent les économistes, on ne peut être que libéral ou socialiste. Socialiste, Louis Salleron pense que M. Giscard d'Estaing l'est assez gaillardement (voir : *Le nou­veau socialisme :* article de Louis Salleron dans ITINÉRAIRES, nu­méro 175 de juillet-août 1973). Libéral néanmoins, en un autre sens que celui des écono­mistes. Quand on est libéral, mais pas au sens « économique » du terme, c'est qu'on l'est au sens moral et religieux, au sens philosophique. 182:179 Justement. Le seul exemple que M. Valéry Giscard d'Estaing donne de son libéralisme, c'est qu'il est « libéral » en matière d'avortement : « *La loi sur l'avortement, par exemple. J'estime qu'en un tel domaine, quels que soient les principes ou les croyances de chacun, la loi n'a pas à se substituer à l'appréciation personnelle des intéressés. *» La faiblesse proprement intellectuelle du libéralisme ap­paraît ici en pleine lumière. Si l'on disait : -- *En matière d'assassinat, la loi n'a pas à se substituer à l'appréciation personnelle des assassins*, M. Giscard d'Estaing refuserait cer­tainement de souscrire à une telle déclaration. Et pourtant, avec d'autres mots, il a dit EXACTEMENT LA MÊME CHOSE en ma­tière d'avortement. Avec en outre un cynisme sans doute in­conscient, mais extraordinaire, quand il parle de l'*appréciation personnelle des intéressés.* C'est de l'humour noir, involontaire peut-être, mais atroce, et fort déplacé. Car le principal inté­ressé en matière d'avortement, est une vie innocente qui est bien incapable de donner son appréciation personnelle... D'autre part, on notera que M. Giscard d'Estaing va beau­coup plus loin que le projet de loi gouvernemental : sa décla­ration réclame la liberté complète de l'avortement, à n'importe quel moment de la grossesse et dans tous les cas : puisqu'il n'admet en ce domaine aucune autre « loi » que ce qu'il nomme « l'appréciation personnelle des intéressés ». On comprend que M. Giscard d'Estaing ait choisi le *Nouvel Observateur* pour exprimer de telles opinions. \*\*\* Second point, qui intéressera certainement les braves élec­teurs « de droite » : « *Les gens -- et même certains de ceux que vous appelez mes amis -- découvrent une chose que, moi, je sais depuis longtemps : les croyances qui m'animent et l'action que je conduis ne sont ni les croyances ni l'action d'un représentant de la droite classique. Il fallait bien qu'un jour celle-ci le découvre. Voilà, c'est fait. A bien y regarder, j'ai été classé dans la droite classique bien plus en raison de mon appartenance sociale de mon éducation et des calculs de mes adver­saires qu'en raison des positions que j'ai prises. *» 183:179 Excellente clarification. Nous avons toujours pensé que la « droite classique » n'est pas du tout représentée. dans le régime actuel et dans l'actuelle majorité gouvernementale. \*\*\* -- A peu près au même moment, nous lisions en dernière page de *La Croix* du 24 novembre un « profil », c'est-à-dire un portrait, de M. René Rémond, recteur de l'université de Nan­terre et président des soi-disant « Intellectuels catholiques ». Au passage nous y apprenions qu'il a aujourd'hui 55 ans et qu'en 1947 il était devenu secrétaire général de la J.E.C. (Jeu­nesse étudiante chrétienne) : donc, à l'âge de *vingt-neuf* ans. C'est un bon âge pour une « jeunesse étudiante » prolongée... Mais cela n'est qu'une remarque marginale, et d'un intérêt qui va décroissant : bientôt tout le monde sera obligatoire­ment étudiant jusqu'à trente ans au moins, comme l'a été M. Ré­mond, grand précurseur. Passons. Nous voulions surtout rete­nir autre chose, qui rejoint les propos de M. Giscard d'Estaing. L'auteur du « profil » de M. Rémond écrit tranquillement : « *Présider les Intellectuels catholiques, dont l'éventail des opinions s'étend de la droite libérale à la gauche classique ou nouvelle, constitue également une perfor­mance, etc. *» Est-ce la première fois ? A notre connaissance, oui, c'est la première fois qu'EXPLICITEMENT on reconnaît dans *La Croix* que « la droite » est désormais exclue du catholicisme en gé­néral et des « Intellectuels catholiques » en particulier. Car regardez bien : toute la gauche y est admise. La gauche *classique* et la gauche *nouvelle.* Mais ni la moindre droite « nouvelle », ni cette droite « classique » dont M. Giscard d'Estaing se sépare ostensible­ment. Seulement la « droite libérale ». Or il est bien clair qu'une droite qui peut être dite « libé­rale » n'est certainement plus une droite du tout. C'est le centre. Et même le « centre gauche ». *La Croix* aurait dit exactement la même chose, mais elle l'aurait dite plus clairement, si elle l'avait dite ainsi : « *Les Intellectuels catholiques, dont l'éventail des opinions s'étend d'un bout à l'autre de la gauche, depuis l'extrême-gauche jusqu'au centre gauche... *» 183:179 Bien entendu, on peut dire aussi que ces classifications et étiquettes de gauche, de droite et de centre n'ont aucun sens. Cela est vrai d'une certaine manière. Mais alors, quand on les emploie de cette manière-là, on parle pour ne rien dire. Or M. Giscard d'Estaing n'a point parlé pour ne rien dire. Et ce n'était pas non plus pour ne rien dire que *La Croix* a précisé les limites de « l'éventail des opinions » admises au sein des Intellectuels catholiques. Pour l'un et pour l'autre le sens est clair et sans équivoque. M. Giscard d'Estaing ne gouverne pas la France en la considérant comme le pays de saint Louis, de Jeanne d'Arc, de Lyautey, de Philippe Pétain. Et le catholicisme actuel selon *La Croix* exclut Le Play, La Tour du Pin, Albert de Mun, Xavier Vallat. Nous citons chaque fois quatre noms, et point vingt ou cent, parce que ces quatre-là suffisent à rendre visible et sensible sur qui et sur quoi pèsent les nouvelles excommunications. Quand M. Giscard d'Estaing tourne le dos à la « droite classique », c'est à la France de saint Louis, de Jeanne d'Arc, de Lyautey, de Philippe Pétain qu'il entend tourner le dos. Quand *La Croix* n'admet comme catholique que la « droite libérale », à l'exclusion des autres droites, classiques et nouvelles, c'est bien la droite catholique traditionnelle à la Le Play, La Tour du Pin, Albert de Mun, Xavier Vallat qu'elle entend exclure. Dont acte. 185:179 Annonces et rappels \[...\] 191:179 #### Legem credendi statuat lex supplicandi Nous avons recherché l'origine et la portée exactes de cet adage. Il est souvent cité sous la forme lapidaire, et abrégée : *lex orandi, lex credendi,* la loi de la prière est la loi de la croyance. Une interprétation erronée en avait été repoussée par Pie XII dans l'encyclique Mediator Dei (20 novembre 1947) : « ...L'erreur de ceux qui ont considéré la liturgie comme une sorte d'expérience des vérités à retenir comme de foi ; de façon que si une doctrine avait produit, par le moyen des rites litur­giques, des fruits de piété et de sanctification, l'Église l'ap­prouverait, et qu'elle la réprouverait dans le cas contraire... Mais ce n'est point cela qu'enseigne, ce n'est point cela que prescrit l'Église. » Au contraire, disait la même encyclique : « Dans la liturgie sacrée nous professons la foi catholique expressément et ouvertement... Toute la liturgie donc contient la foi catholique, en tant qu'elle atteste publiquement la foi de l'Église. « C'est pourquoi, chaque fois qu'il s'est agi de définir une vérité divinement révélée, les Souverains Pontifes et les conciles, lorsqu'ils puisaient aux « sources théologiques », ti­rèrent maint argument de cette discipline sacrée ; tel, par exemple, Notre prédécesseur d'immortelle mémoire Pie IX, lorsqu'il décréta l'Immaculée Conception de la Vierge Marie. Et de même l'Église et les Saints Pères, lorsqu'ils discutaient de quelque vérité douteuse et controversée, ne négligeaient pas de demander des éclaircissements aux vénérables rites transmis depuis l'antiquité. 192:179 De là vient l'axiome connu et res­pectable : « *Legem credendi lex statuat supplicandi*. Que la règle de la prière fixe la règle de la croyance. » Ainsi, la sainte liturgie ne désigne et n'établit point la foi catholique absolument et par sa propre autorité, mais plutôt, étant une profession des vérités célestes soumise au suprême magistère de l'Église, elle peut fournir des arguments et des témoignages de grande valeur pour décider d'un point particulier de la doctrine chrétienne. Que si l'on veut discerner et déterminer d'une façon absolue et générale les rapports entre la foi et la liturgie, on peut dire à juste titre : *Lex credendi legem statuat supplicandi*. Que la règle de la croyance fixe la règle de la prière. » Le texte exact et originel de l' « axiome connu et respec­table » est : *ut legem credendi statuat lex supplicandi*. Il figure, dans un contexte que nous citerons plus loin, au cha­pitre VIII des *Capitula* joints à la lettre de saint Célestin I^er^ ([^11]) aux évêques de Gaule (431). Il a été plusieurs fois cité ou invoqué par les papes, plus ou moins littéralement, plus ou moins explicitement, mais dans un sens toujours substantiellement identique. Par exemple Benoît XIV dans l'encyclique *Quemadmodum preces* du 23 mars 1743 : « La loi de la foi et celle de la prière s'accordent parfai­tement entre elles. Et nous lisons dans les très célèbres addi­tions de la Lettre de saint Célestin aux évêques de Gaule *Faisons aussi attention aux mystères des prières sacerdotales, afin que la loi de la prière établisse la loi de la foi*. » Léon XIII, lettre *Apostolicae curae* du 13 septembre 1896 : « Une relation nécessaire existe entre la foi et le culte, entre la loi de la croyance et la loi de la prière. » Pie XI, constitution apostolique *Divini cultus* du 20 dé­cembre 1928 : « Le pape Célestin I^er^ estimait que la règle de la foi est exprimée dans les vénérables formules de la liturgie ; il disait en effet que la loi de la prière détermine la loi de la croyance. » Il s'agit de la lettre de semonce que saint Célestin I^er^ avait adressée en 431 aux évêques de Gaule, à la demande du laïc Prosper d'Aquitaine, pour rejeter la doctrine des semi-péla­giens et faire l'éloge de saint Augustin (mort l'année précé­dente). 193:179 Cette lettre est suivie sans séparation, dans les manus­crits anciens et dans les collections de documents officiels, par un recueil de décrets conciliaires et pontificaux, long­temps nommé : *capitula Caelestini.* C'est dans ce recueil an­nexé à la lettre que figure la formule : *ut legem credendi statuat lex supplicandi*. Depuis le VI^e^ siècle jusqu'au XVI^e^, les Capitula furent fré­quemment cités comme étant de la main de saint Célestin. On estime maintenant qu'ils ont été écrits après sa mort (survenue en 432), soit par saint Léon le Grand encore diacre, soit plus probablement par ce Gaulois sympathique et militant, déjà nommé plus haut, saint Prosper d'Aquitaine, théologien laïc du V^e^ siècle (dates incertaines de sa naissance et de sa mort), qui soutint les doctrines de saint Augustin sur la grâce. Quoi qu'il en soit de l'auteur, ces *Capitula* ont toujours été regardés comme exprimant authentiquement la foi de l'Église. On les trouve, sous le nom d'Indiculus, en traduction fran­çaise, dans le nouveau Dumeige, p. 333, et dans l'ancien, p. 327 (mais attention au Dumeige ; voir la mise en garde du P. Cal­mel : « Le nouveau Dumeige », dans ITINÉRAIRES, numéro 149 de janvier 1971, pages 133 et suiv.). Après sept chapitres de décisions pontificales et conciliaires, le chapitre VIII déclare : « *Praeter has autem beatissimae et apostolicae sedis in­violabiles sanctiones* (*...*)*, obsecrationum quoque sacerdotalium sacramenta respiciamus, quae ab apostolis tradita, in toto mundo atque in omni Ecclesia catholica uniformiter cele­brantur, ut legem credendi statuat lex supplicandi :* après ces décisions inviolables du très Saint-Siège apostolique (...), exa­minons aussi les paroles sacrées des prières sacerdotales (que les apôtres nous transmirent et qui sont célébrées uniformé­ment dans le monde entier et dans toute l'Église catholique), afin que la loi de la prière établisse la loi de la foi. » Dans notre traduction, nous ajoutons des parenthèses pour éviter une équivoque et montrer à quoi se rattache *afin que *: « examinons afin que », -- et non pas « célébrées uniformé­ment afin que ». Dumeige fait carrément le choix inverse, en coupant indûment la phrase par un point, et il nous semble que c'est un contresens : « ...considérons aussi les mystères des prières dites par les prêtres. Transmis par les apôtres, ils sont célébrés unifor­mément dans le monde entier et dans toute l'Église catholique, pour que la loi de la prière constitue la loi de la foi. » 194:179 C'est méconnaître, croyons-nous, le mouvement du texte et la suite des idées. Après avoir recueilli le témoignage des documents pontificaux et conciliaires, on recueille celui de la liturgie. Donc : « examinons aussi les paroles sacrées afin d'y trouver (là aussi) une règle de foi ». Il s'agit de fonder, de justifier la démarche qui, à la suite des textes du magistère, va maintenant attester la pratique liturgique ; celle-ci est, elle aussi, témoin de la tradition et règle de foi. En marge de ces textes vénérables, on peut rappeler l'opi­nion de Bossuet (parfois trouvée exagérée, mais qui ne l'est qu'en apparence) : le principal instrument de la tradition de l'Église est renfermé dans ses prières. (*Instruction sur les états d'oraison*, traité I, 1. VI, n. 1.) ============== fin du numéro 179. [^1]:  -- (1). Voir : « Toute éducation doit être virginale », par l'abbé V.-A. Berto, ITINÉRAIRES, troisième éditorial du numéro 177 de novembre 1975. [^2]:  -- (1). Cet avertissement donné par dom Bellot date de 1934. Ce qui a suivi dans le monde prouve que ce sont les Le Corbusier qui ont été suivis même par les archevêques et non les dom Bellot. Une nation ne peut pas mettre de côté ses grands hommes comme le fait la France depuis plus d'un siècle et demi -- sous une influence diabolique -- sans s'en ressentir : le Français moyen n'est plus intelligent. [^3]:  -- (1). Ce mot style signifie à cette place : donner le signe distinctif d'une pensée. [^4]:  -- (1). Allusion au film *Un homme pour l'éternité* présenté la veille de l'ouverture du congrès. [^5]:  -- (1). Le Chili s'est déjà libéré de cette « *libéracion *», et les évé­nements qui préparèrent la vraie libération du Chili prouvent bien ostensiblement que l'exemple brésilien n'a pas été inutile. (Note de novembre 1973, G.C.) [^6]:  -- (1). « La Révolution dans un village normand » : numéros 98 et 99 d'ITINÉRAIRES (décembre 1965 et janvier 1966). [^7]:  -- (1). Celle-ci provenait de l'église Saint-Ouen de Rouen. [^8]:  -- (1). Sur cette question l'ouvrage très éclairant de Régine PERNOUD : *La Délivrance d'Orléans* (Gallimard édit. à Paris). [^9]:  -- (1). C'est dans cette perspective qu'il convient de situer une phrase trop elliptique sur sainte Jeanne d'Arc de nos *Mystères du Royaume de la Grâce :* page 107, au bas de la première colonne. [^10]:  -- (1). Diffusion de la pensée française, à Chiré-en-Montreuil, 86190 Vouillé. [^11]:  -- (1). Saint Célestin I^er^ est le pape du concile d'Éphèse, célébré en cette année 431. Sur le concile d'Éphèse, voir la notice sur saint Cyrille d'Alexandrie, dans notre numéro 170 de février 1973, pages 159 à 170.