# 180-02-74 II:180 AUCUN organe de presse, nous disons bien : aucun, n'ayant encore fait écho à nos révélations précises et détaillées sur les agissements illégaux de la commission paritaire, voici que les commissaires, -- ceux du moins qui n'avaient pas déjà démissionné ou pris la fuite devant notre contre-offensive, -- retrouvent leur assurance et réitèrent leurs audaces. Ils ont frappé LUMIÈRE, bulletin mensuel d'information, *le seul* organe de presse ayant osé faire connaître et recommander notre numéro spécial hors série 179 bis sur les irré­gularités de la commission paritaire presse-gouvernement. Un pouvoir anonyme est en train d'établir son contrôle arbitraire sur l'ensemble de la presse française. Il faut organiser la résistance, la protesta­tion, la solidarité. Voir dans le présent nu­méro nos « Informations et commentaires », à la rubrique : « Avis pratiques ». 1:180 ## ÉDITORIAL ### Pourquoi le Chili NOUS NE SAVIONS évidemment pas en 1971 que le Chili, deux ans plus tard, ferait une contre-révolution authen­tique, une contre-révolution catholique et militaire, comme au Portugal, comme en Espagne, comme au Brésil. Mais nous avions quelques raisons de penser que le Chili prenait une importance mondiale. Nos lecteurs ont donc été très régulière­ment et très abondamment tenus au courant de ce qui s'y est passé depuis l'arrivée au pouvoir de Salvador Allende. Une « expérience socialiste », menée par un gouvernement minori­taire composé de communistes et de francs-maçons, soutenu par l'épiscopat local et par le Vatican, jour après jour ravageait le Chili et le détruisait presque complètement. Pendant près de deux ans, nous avons publié l'impressionnante série d'articles de Jean-Marc Dufour, série que nous croyons sans équivalent dans la presse de langue française : -- Ce qu'on ne vous dit pas sur le Chili : numéro 158 de décembre 1971. -- Une année à puces au Chili : numéro 160 de février 1972. -- Le Chili résiste : numéro 161 de mars 1972. -- Deux documents sur le Chili socialiste : numéro 162 d'avril 1972. -- Dans les mines du Chili : numéro 163 de mai 1972. -- De la Colombie au Chili : numéro 167 de novembre 1972. -- Chili : la fin du voyage ? : numéro 168 de décembre 1972. -- Ce qui pour vous est une crise : numéro 169 de janvier 1973. -- Portrait du général Prats : numéro 170 de février 1973. -- Le Chili ravagé par le socialisme : numéro 171 de mars 1973. -- Après les élections au Chili : numéro 173 de mai 1973. -- L'affaire de la Controlaria : numéro 175 de juillet-août 1973. Depuis la victoire de la contre-révolution chilienne, nous continuons à tenir nos lecteurs très exactement au courant des affaires du Chili : -- Pourquoi le Chili s'est libéré : numéro 177 de novembre 1973. -- La face cachée du Chili : numéro 178 de décembre 1973. -- Documents : Au Chili (même numéro). 2:180 -- L'exemplaire Ancel et le Chili (article suivi de trois documents) : numé­ro 179 de janvier 1974.  -- Précisions chiliennes : ci-après dans le présent numéro L'importance exceptionnelle du Chili provient du fait que, pour la première fois depuis « le concile », un gouvernement que l'on peut véritablement dire conciliaire et œcuménique se trouvait au pouvoir quelque part sur la terre. Ce gouvernement était marxiste et maçonnique, ce qui est un point capital pour l'esprit issu de Vatican II : cet esprit postule d'abord, en effet, une démocratique réconciliation entre la franc-maçonnerie et le parti communiste (réconciliation qui est équivalemment nom­mée fin de la guerre froide, détente, dialogue entre les « démo­craties libérales » et les « démocraties socialistes »). Secon­dement, cet esprit issu de Vatican II, inspirateur de l'actuelle politique vaticane, apporte aux marxistes et maçons réconciliés l'appui militant des sociétés de pensée qui, dans l'Église, ont pris la place des institutions traditionnelles : ce sont les « équi­pes » nouvelles de la collégialité et de la nouvelle religion, conseils épiscopaux et presbytéraux, comités pastoraux, etc., qui transforment la société ecclésiastique en une société de philanthropie idéologique, sur le modèle de la Maçonnerie. Ce néo-catholicisme bénéficie encore quelque peu de la docilité habituelle des peuples chrétiens à l'égard du clergé. Au vrai cela n'ira pas très loin, car *les peuples chrétiens sont en train de perdre soit la foi catholique en suivant les évêques, soit leur respect pour les évêques en touchant du doigt leur apostasie immanente.* Mais en tous cas il est bien clair que l'idéal poli­tique de la diplomatie vaticane, celui de la nouvelle religion, celui entre autres de l'épiscopat de France, c'est quelque chose comme ce que fut l' « expérience socialiste » au Chili : un gouvernement maçonnico-marxiste, arrivé au pouvoir par l'in­dispensable consentement actif de la démocratie chrétienne, tournant le dos aux traditions nationales et religieuses du pays, sous prétexte d'évolution et de mutation, détruisant les fonda­tions naturelles de la société et instaurant ce que Marcel De Corte appelle une « dissociété », fondée sur la manipulation collective des imaginations idéologiquement déchaînées. Sous la pression du Saint-Siège, l'épiscopat chilien soutenait « pas­toralement » l'entreprise maçonnico-marxiste de Salvador Al­lende. L'écroulement de cette entreprise a permis de mesurer jus­qu'où s'étend, non seulement « à gauche » où elle est normale, mais aussi « à droite » où elle demeure habituellement cachée, la colonisation maçonnico-marxiste de la presse démocratique du monde occidental. Colonisation qui est bien œcuménique et post-conciliaire selon « l'esprit du concile ». Et qui a fait que quasiment tous les journaux ont à cette occasion jeté le masque ; ils ont laissé voir, pour une fois sans équivoque, à quel camp en réalité ils appartiennent. 3:180 Il suffit d'ailleurs de confronter leurs sentiments exprimés sur la mort de Salvador Allende et sur celle de Carrero Blanco ([^1]). Que l'amiral Carrero Blanco ait été assassiné, *ce n'est pas un assassinat,* et c'est bien fait pour lui, puisqu'il était un contre-révolutionnaire, un catholique, un pratiquant de la messe quotidienne, et qu'il sortait, précisément, de la messe quand il a été tué. Mgr Ancel n'a eu aucun mal à étouffer son indi­gnation, à se censurer lui-même et à demeurer silencieux au nom de l'Évangile qui « n'est pas neutre » ; et à ne faire aucun article de protestation dans *La Croix.* Si l'Évangile de Mgr Ancel n'est pas neutre et si le protestataire Mgr Ancel ne proteste pas contre l'assassinat de l'amiral Carrero Blanco, c'est que, direz-vous, Mgr Ancel est évangéliquement *pour* l'assassi­nat de l'amiral ? Non, je ne le crois pas si noir, malgré des apparences plus que fâcheuses. Mais il lit les journaux (de gauche ; ou, en France : de droite, c'est pareil, de l'avortement à la révolution culturelle, de l'information sexuelle à la non-résistance au communisme). Et, lisant tel qu'il est les journaux tels qu'ils sont, *il ne s'est même pas aperçu,* l'innocent, que l'as­sassinat de l'amiral Carrero Blanco était un assassinat. Inversement, voyez Salvador Allende. Il n'a existé que deux versions de sa mort : selon la première, il est mort en combat­tant, les armes à la main ; selon la seconde, quand il a vu la défaite, il s'est lui-même donné la mort. Ni dans l'un ni dans l'autre cas, rien donc d'un assassinat. C'est pourtant, implici­tement et même explicitement, de l' « assassinat » de Salvador Allende que la presse de gauche (et de droite), et les radios, et les télés, nous ont régalés inépuisablement, pour nous indigner, par le mensonge, contre « le fascisme ». \*\*\* Le fascisme ! Pour les communistes qui n'en croient pas un mot, et pour les imbéciles qui s'en laissent persuader par eux, « le fascisme » c'est toute résistance au communisme et toute contre-révolution. \*\*\* Le fascisme ? Entre les deux guerres mondiales il a existé un fascisme : celui de Mussolini. Et, si l'on veut ainsi parler, il a existé une forme allemande du fascisme, qui fut le nazisme hitlérien. 4:180 Mais il a existé aussi, entre les deux guerres, deux contre-révolutions victorieuses, qui ne sont point « fascistes », ou qui ne le sont que dans le vocabulaire communiste, maçonnique, œcuménique et post-conciliaire : la contre-révolution militaire et catholique du Portugal, la contre-révolution militaire et ca­tholique de l'Espagne. L'une et l'autre ayant en outre reçu la grâce d'un grand homme d'État pour la diriger. L'une et l'autre appuyées à fond, comme il se devait, par l'épiscopat local et par le Saint-Siège. Je l'ai déjà dit, mais je veux y insister, attirer à nouveau l'attention sur l'héroïsme particulier aux deux contre-révolu­tions d'aujourd'hui, celle du Brésil et celle du Chili. Toutes deux sont détestées par l'épiscopat et le clergé du néo-catholicisme, toutes deux sont haïes par la politique vaticane, toutes deux sont en butte à un constant sabotage clérical, tantôt sour­nois, tantôt affiché. La même politique vaticane, au demeurant, a réussi à dynamiter l'Église d'Espagne, à en faire sauter l'uni­té, à y installer les sociétés de pensée de la nouvelle religion. L'esprit conciliaire et œcuménique selon Vatican II, tel qu'il est compris en fait et mis en œuvre sous l'impulsion de la politique vaticane, consiste donc à militer : -- *pour* un pouvoir temporel maçonnico-marxiste soutenu par le néo-catholicisme, c'est-à-dire par les sociétés de pensée de l'apostasie immanente ; exemple : le Chili de Salvador Allende ; -- *contre* toute contre-révolution catholique existante ou imaginable ; exemple : le Portugal et l'Espagne, le Brésil et le Chili. On le voit sans doute plus clairement en politique qu'en théologie, car les questions théologiques passent maintenant au-dessus de la tête du plus grand nombre ; tel est en effet l'obscu­rantisme moderne ; nous ne sommes malheureusement plus au Moyen Age. Beaucoup de catholiques ne comprennent donc pas bien ce que c'est exactement que cet esprit conciliaire et œcu­ménique d'aggiornamento, d'ouverture, d'adaptation soi-disant pastorale. Mais ils comprennent beaucoup mieux dès qu'ils le voient opérer dans les faits : ils comprennent que c'est la trahison. Nous souhaitons aux dirigeants chiliens de ne pas hésiter à le comprendre, et d'être extrêmement vigilants de ce côté-là. Et nous souhaitons à la contre-révolution chilienne de trou­ver dans ses rangs, civil ou militaire, un Salazar ou un Franco pour la gouverner ; ou un Philippe Pétain. 5:180 Il faut relire une fois encore l'admirable morceau de Mgr Ancel, qui a tout dit en trois phrases : « *...Comment peut-on considérer comme des criminels des hommes qui défendent le pouvoir établi ? Car le pouvoir éta­bli, le seul qui était légitime, était celui de M. Allende. Or, nous avons appris par les journaux que tout opposant à la junte militaire pris les armes à la main devait être immé­diatement fusillé ! *» Quand un *opposant* est pris *les armes à la main,* c'est sans doute qu'il est en train de s'en servir, et en général pour tuer. Violence qui serait condamnable, et qui serait condamnée au nom de l'Évangile par Mgr Ancel, s'il s'agissait d'opposants réactionnaires, OAS, catholiques, etc. Mais ici ce sont des marxistes qui s'opposent, ce sont des marxistes qui opèrent « les armes à la main » : eux, ils ont le droit de tuer ; et l'on n'a pas le droit de les exécuter. « A la lumière de l'Évangile et de l'enseignement de l'Église », dit Mgr Ancel. « Nous avons appris par les journaux » qu'il y avait au Chili une « une dure répression anti-marxiste ». Nous n'avons pas appris par les journaux, et Mgr Ancel ignorera toujours, que le cardinal-archevêque de Santiago, ami pourtant des francs-maçons et des marxistes, et qui avait soutenu Salvador Allende, a déclaré lors de son voyage en Italie : « *L'attitude de la junte militaire, à mon sens, ne peut être qualifiée de dure répression anti-marxiste. *» Mais cela n'intéresse pas les jour­naux, eux-mêmes presque tous maçonniques ou marxistes, ou les deux à la fois. Ils suivent un autre principe que la vérité des faits. Ils ont un critère *a priori*. Ils approuvent les répres­sions quand elles sont conduites par la révolution, ils désap­prouvent les répressions quand elles sont conduites par la contre-révolution. Tel est leur système. Il suffit de le savoir une bonne fois pour être vacciné contre leurs racontars et leurs mises en scène. La France révolutionnaire, de *Libération* au *Figaro,* de Marchais à Giscard et de Mgr Ancel au cardinal Daniélou, n'a de leçons ni à donner ni à recevoir en matière de répression. Elle a massacré l'OAS. Elle a tué Bastien-Thiry qui n'avait tué personne : elle est allée plus loin que la loi du talion. Elle a liquidé les harkis, et il faut voir comment : en les livrant à l'ennemi. En 1944-1945, elle a opéré entre 40.000 (chiffre mini­mum) et 120 000 (chiffre peut-être maximum) exécutions som­maires, et 200 000 condamnations dont les victimes étaient tra­duites devant des juges choisis uniquement parmi leurs enne­mis politiques ou personnels. Le Chili reste très loin derrière ; extrêmement loin. 6:180 C'est pourquoi les campagnes hystériques faites pour nous impressionner ne nous impressionnent pas du tout. Elles veulent nous détourner de connaître, de comprendre, d'aimer et d'ho­norer la contre-révolution chilienne. Elles ne nous détourne­ront pas de nous souvenir que *le Chili contre-révolutionnaire tue énormément moins que la France révolutionnaire :* et de cela aussi, nous le félicitons. J. M. 7:180 ## CHRONIQUES 8:180 ### Travaillons-nous pour rien ? par Louis Salleron DANS ITINÉRAIRES du mois dernier, Jean Madiran relève ce propos de la Croix : « Présider les Intellectuels catholiques, dont l'éventail des opi­nions s'étend de la droite libérale à la gauche classique ou nouvelle, constitue également une performance, etc. » Le compliment vise M. René Rémond, président des­dits intellectuels catholiques. Jean Madiran montre sans peine que ce texte signifie que toute la gauche est reçue aux Intellectuels catholiques, tandis que seule la droite « libérale » (c'est-à-dire en fait le centre, voire le centre gauche) peut y être admise ([^2]). Autrement dit, le catholicisme, en tant qu'il est intel­lectuel, c'est-à-dire en tant qu'il se pense lui-même, est à gauche. Ce n'est que par « libéralisme » qu'il accueille une droite « libérale » -- ne pouvant aller jusqu'à accueil­lir une droite qui ne l'est pas. Effectivement, il en est bien ainsi ; et les choses étant ce qu'elles sont dans les ans de grâce que nous vivons, on concevrait difficilement qu'il en fût autrement. A telle enseigne qu'on se demande pourquoi la Croix parle d'une « performance ». La performance serait de présider des intellectuels catholiques dont l'éventail des opinions s'étendrait de l'extrême-droite et de la droite à la gauche libérale. Si toutefois la Croix parle de performance, c'est parce qu'elle sait bien qu'il y a, dans la composition actuelle des Intellectuels catholiques, quelque chose qui est contre nature -- contre la nature du catholicisme et de l'intelligence catholique. Sans quoi la Croix se fût con­tentée d'énoncer un fait -- un fait normal à ses yeux -- en écrivant : « M. Rémond préside les Intellectuels catho­liques, dont l'éventail des opinions s'étend de la gauche classique ou nouvelle à la droite libérale. » 9:180 Ces phénomènes de langage sont révélateurs et méri­tent d'être analysés. Si le catholicisme a toujours été classé à droite, en France, c'est parce que, dès la Révolution, tout ce qui l'a combattu s'est dit à gauche, s'est défini comme la gauche. Ce ne sont donc pas les catholiques, intellectuels ou pas, qui se rangeaient à droite. Dès l'instant qu'ils étaient catholiques, ils étaient considérés comme de droite. Leur place leur était assignée par le Pouvoir, et le Pouvoir était à gauche, était la gauche. En (bientôt) deux siècles cependant, les mots, et leur contenu, se sont usés. Il y a eu des infiltrations récipro­ques. Il y a eu plusieurs guerres, et leurs brassages. Il y a eu l'évolution du monde et l'influence énorme exercée sur notre pays, devenu tout petit, par les géants étran­gers et leurs idéologies propres. Alors la violence des images qu'évoquaient les mots « droite » et « gauche » s'est atténuée, et la précision de leurs contours s'est estompée. Périodiquement, de petits cercles essaient de redéfinir la droite et la gauche. Il est arrivé qu'*Itinéraires* fasse écho à ces essais. Pourtant, dira-t-on, il y a encore des partis de gauche et des partis de droite. C'est exact, mais en ce sens seule­ment que les partis de gauche sont ceux qui se disent de gauche, et que les partis de droite sont ceux qui refusant de se dire de gauche ou de droite. Que signifie cette différence ? Elle signifie qu'au-delà des programmes concrets il y a *quelque chose* qui, à gauche, correspond à une profession de foi expresse et intime, tandis qu'en face cette profession de foi n'existe pas, au moins intime, et qu'il n'y en a pas d'autre. Quelle est donc la profession de foi de la gauche C'est la *vérité démocratique,* considérée dans une double perspective : historique et métaphysique. La perspective *historique,* c'est la filiation de l'instau­ration révolutionnaire de la légitimité du Pouvoir (1789 ou 1917). La perspective *métaphysique,* c'est l'attribution de l'origine du Pouvoir légitime au peuple, considéré non dans sa réalité diverse et organique et non pas même dans son vœu majoritaire, mais dans la matérialité de son nombre et de sa capacité à la révolution permanente. 10:180 Finalement, la profession de foi démocratique, celle de la gauche (en France), c'est la vérité évolutionniste, l'évolution étant censée continuer quand la révolution installe un Pouvoir nouveau, celui-ci se targuant de dé­fendre l'évolution, et la révolution, en dénonçant comme ennemis du peuple tous ceux qui luttent contre l'oppres­sion. Quoique le Credo démocratique s'épanouisse dans un éventail très large -- allant du totalitarisme communiste au libéralisme américain --, il demeure, dans toutes ses formes, une foi dans l'homme, dans l'homme-nombre, dans l'homme-matière, comme source de la vérité et de la légitimité politique. Ce Credo est aujourd'hui pratiquement universel. Sa forme libérale, incarnée par les États-Unis et les organismes internationaux (O.N.U., U.N.E.S.C.O., etc.), est encore la plus puissante. Mais elle est serrée de près par la forme totalitaire, incarnée par l'U.R.S.S. et les innom­brables pays qu'elle domine directement ou indirectement. Les catholiques restent imprégnés de l'enseignement de saint Paul que tout pouvoir vient de Dieu et de celui de l'Église que tout pouvoir est finalement légitimé par sa volonté de réaliser le bien commun de la société et par sa capacité à y réussir. Les non-catholiques le savent bien et c'est pourquoi, chez nous, ils admettaient difficilement qu'un catholique pût être un *vrai* républicain, un *vrai* dé­mocrate, un *vrai* révolutionnaire, un *vrai* homme de gau­che. Le ralliement à des institutions politiques ou à des réformes sociales leur paraissait de peu de prix. Même si ce ralliement s'accompagnait d'une profession de foi *expresse,* ils ne croyaient pas à la sincérité de la profes­sion de foi *intime,* car elle leur paraissait (à juste titre) contraire au catholicisme. Tout cela a bien changé... Oui, mais tout cela con­tinue d'exister dans les héritages de l'Histoire. C'est bien ce que nous prouve le propos de la *Croix* qui trouve que c'est une « performance » de réunir aux intellectuels catholi­ques des gens qui sont tous de gauche, ou au mieux (au pis) de la droite « libérale ». Si c'est une performance, c'est sans doute parce que la *Croix* pense que la gauche est toujours la gauche. Alors la performance est-elle que c'est le catholicisme qui n'est pas le catholicisme ? A la vérité, la droite et la gauche ont plus changé que ne le pense vraisemblablement *la Croix*. Car il y a une gauche -- une fraction de la gauche -- Qui, farouche­ment opposée au communisme, finit par trouver dans la liberté une valeur parfaitement distincte des notions d'évolution et de révolution. 11:180 Malheureusement, la droite que *la Croix* qualifie de « libérale » a changé plus substan­tiellement encore, car ni la notion d'évolution ni celle de révolution ne lui font peur désormais et on se demande bien comment elle peut les concilier avec le catholicisme. Le plus grave, c'est que cette droite « libérale » et cette gauche « classique ou nouvelle » sont aujourd'hui *tout le catholicisme officiel,* c'est-à-dire celui de la hié­rarchie ecclésiastique, celui des groupements et mouve­ments « mandatés » par elle, celui enfin des mass-media qu'elle protège. Finalement, tout ce qui évolue aujourd'hui dans la sphère des États et « des Églises » professe le dogme démocratique, comme le professe aussi bien une « oppo­sition » qu'on pourrait dire officielle. En France, cet humanisme qui remplace exactement la chrétienté de ja­dis est assez bien représenté par l'inlassable projection sur nos écrans de télévision, d'un côté de MM. Pompidou, Messmer et Giscard d'Estaing, de l'autre de MM. Marchais, Mitterrand et Séguy. Le reste est marginal et épisodique. Dans ces conditions, nous pouvons nous poser la ques­tion : *travaillons-nous pour rien ?* Nous -- c'est-à-dire tous ceux qui, non présidés par M. Rémond, ne cessent de rappeler les conditions de sur­vie des nations et de la civilisation, tant au plan des vérités religieuses qu'à celui des vérités politiques, économiques, sociales, etc. Si nous devons en juger par les résultats obtenus au cours des semaines, des mois et des années, on peut dire que nos études, nos analyses, nos réflexions, nos propo­sitions, ne servent rigoureusement à rien. Le flot révolu­tionnaire les emporte à mesure qu'elles sont produites. Il n'y a là, à notre estime, rien de bien significatif. Certes une catastrophe sans recours est tout à fait pos­sible, ne serait-ce que par le déclenchement de la guerre nucléaire. Mais il est également plausible qu'après des secousses plus ou moins violentes et prolongées la double aspiration au bien commun et à la liberté personnelle contraigne quelque Pouvoir nouveau à instaurer une for­me de gouvernement qui y réponde. A ce moment, tout ce qui aura tenu servira. Le théologien, le philosophe, l'écri­vain, le professeur, le journaliste qui font honnêtement leur métier jouent le même rôle, quoique différemment et à plus longue échéance, que l'ingénieur, le savant, l'ouvrier, l'officier, l'agriculteur, la mère de famille qui font le leur, chacun dans son secteur et dans son coin. 12:180 Seul l'imprévisible est probable ; et même le pire n'est pas toujours sûr. Nous voyons bien le Léviathan qui s'avance, armé de toutes les certitudes logiques de sa pro­chaine et définitive victoire. Mais qu'en sait-il lui-même ? Imaginez seulement le pape -- l'actuel, si vous vou­lez -- remettant l'Église sur ses rails. Quel coup de ton­nerre dans le ciel serein du socialisme déjà triomphant ! Louis Salleron. 13:180 ### Précisions chiliennes *que vous n'avez pas trouvées\ dans votre journal habituel* par Jean-Marc Dufour L'ENNUI, dans cette affaire chilienne, c'est qu'il y aurait tant à dire qu'un numéro d'*Itinéraires* tout entier, tous les mois, y suffirait à peine. Le mal­heureux rédacteur fait son choix, prend ce qui lui paraît le plus symptomatique, écarte le douteux ou l'accessoire ; et, un mois plus tard, l'actualité a changé de cap : c'est ce qu'il a négligé qui est remis au premier plan. Aussi faut-il s'en consoler et admettre que cette chronique ne sera jamais que partielle, encore heureux si aucune des parties émergées de l'iceberg chilien n'a échappé à notre regard. \*\*\* Le personnage de M. Juan Garces m'était connu depuis que *El Mercurio* avait publié la lettre confidentielle qu'il adressa à Salvador Allende à la veille du soulèvement militaire. J'aurais voulu commenter cette lettre, qui est certainement un document de premier ordre : Juan Garces est un homme intelligent ; son analyse de la situation, l'une des plus pertinentes que j'aie lues. C'est aussi un marxiste chevronné : les articles qu'il a donnés en dé­cembre 1973 au journal le *Monde* en sont une preuve. Ce témoin partial a du moins l'avantage sur d'autres laudateurs de Salvator Allende de ne pas dissimuler la réalité. 14:180 Il la méprise, mais ne l'ignore pas. Il reconnaît que « *l'Unité Populaire a pu gouverner sans avoir à s'appuyer sur plus de 50 % de l'électorat *» -- ce qui revient à dire qu'elle n'a jamais eu la majorité dans le pays ; ou que « *le résultat des élections législatives de 1973 a montré les limites du processus révolutionnaire par voie légale *» -- ce qui est une manière élégante d'avouer une défaite. Mais il a tort d'ajouter, quelques lignes plus loin : « *La droite a voulu empêcher toute possibilité de développe­ment du processus au point de manigancer, en juillet, une campagne de propagande intensive -- et dépourvue de tout fondement -- dénonçant la falsification massive des bulletins de vote* (*...*)*. *» Rappeler cet épisode est une erreur -- ou du moins serait une erreur s'il existait encore une presse en France -- car l'hypothèse d'une falsification massive des élec­tions de mars 1973 ne peut être écartée par une simple incise placée entre tirets. ##### Y a-t-il eu fraude électorale en mars 1973 ? Ce n'est point une affabulation de « la droite ». Ou alors il faut admettre comme normale la classification marxiste qui range sous ce vocable tout ce qui n'est pas partisan d'un régime socialiste ou communiste. La Com­mission désignée par la Faculté de Droit de l'Université catholique du Chili, qui enquêta sur les élections légis­latives de mars 1973, comprenait : Gustavo Cuevas Far­ren, professeur, chef du département de Droit politique ; Guillermo Bruna Contreras, professeur de Droit consti­tutionnel ; Hernan Larrain Fernandez, « master » en Droit politique de l'Université de Londres et professeur de cette spécialité. Ce ne sont point là des gamins qui mettraient en jeu leur renom et leurs titres si l'affaire n'était pas sérieuse, et sérieusement étudiée. Qu'ont-ils découvert ? « *Plus de 200 000 suffrages, représentant au moins 5 % de la masse totale des électeurs, voilà la quantité des votes pour les­quels les renseignements vérifiés à cette heure semblent ne correspondre à aucune déclaration légitime de citoyens ayant le droit de vote. *» 15:180 Après avoir étudié les renseignements donnés par les registres d'état civil, avoir estimé le nombre des analpha­bètes admis pour la première fois à voter, avoir fait des estimations par recoupement du nombre probable des nouveaux inscrits -- car il ne suffit pas d'avoir le « droit de vote », encore faut-il s'inscrire et voter -- les professeurs ci-dessus en viennent à la conclusion : « *Il est évident que, pour au moins 250 000 électeurs, il n'y a pas d'explication raisonnable à leur participation aux élections du 4 mars 1973... *» Quelques faits viennent jeter un jour nouveau sur ces inexplicables électeurs. Dans la dixième circonscription sénatoriale -- Chiloé, Aysen, Magallanes -- l'examen des votes antérieurs montrait que, de toute manière, la C.O.D.E. (groupement de Droite unie) aurait trois sénateurs élus et que l'Unité Populaire en aurait deux. Ce n'était donc pas la peine de s'occuper de cette circonscription. Curieusement, le pourcentage des nouveaux inscrits cor­respondit aux calculs de la Commission et fut bien au-dessous du niveau moyen national : il n'y en eut que 18%. En revanche, dans la deuxième circonscription, l'Unité Populaire pouvait perdre un siège et, là -- Atacama et Coquimbo --, le pourcentage des nouveaux inscrits fut de 28 %. L'examen des listes d'inscrits devait apporter d'autres lumières. Les numéros des cartes d'identité présentées au moment de l'inscription ne correspondaient à rien ou correspondaient à d'autres personnes. Un exemple au ha­sard : à Coquimbo, bureau de vote numéro 84 (hommes), « l'électeur numéro 22 déclare s'appeler Eduardo Enrique Ordenes Rivera, carte d'identité numéro 60480 de Coquim­bo, qui correspond à doña Blanca Ventura Bugueño Rojas. » Des cas semblables, la Commission en a relevé des pages entières. Dans le bureau de vote cité, elle releva au moins dix-huit irrégularités sur trois cents inscrits nouveaux. Dans ce bureau, l'Unité Populaire obtint 69,3 % des suf­frages ; dans le reste de la commune elle n'en eut que 49,5 %. Ce n'est certes pas là « une propagande intensive » ; c'est une enquête soigneusement menée. Il est bien évident que la presse internationale n'a nul­lement fait état de ladite enquête, il est certain qu'elle n'en parlera plus jamais. Elle est bien trop occupée actuel­lement à exécuter des variations sur le droit d'asile et les malheurs de ce pauvre ambassadeur de Suède. 16:180 ##### Le problème du droit d'asile. Le dirais-je en commençant ? Il y a dans toute cette histoire de droit d'asile une chose qui m'est allée au cœur : c'est le nom de M. l'Ambassadeur de France qui se trouvait, a-t-on dit, aux côtés de celui de Suède pour faire respecter un « droit » qui, en l'occurrence, était douteux. Il s'agissait de M. de Menthon. C'est, me dit-on, le fils. On m'assure aussi que le de Menthon de l'épuration a vieilli, tenaillé par les remords que lui ins­pirait sa conduite dans cette affreuse période. Si c'est vrai, que Dieu lui pardonne. Mais quelle famille ! Pour en venir au cas des « asilés », il faut savoir que le « droit d'asile » est strictement réglementé en Améri­que latine. C'est une sorte d'assurance sur la vie pour les « politiques » ; ils doivent se rendre à l'ambassade de l'un des pays qui a signé la convention du droit d'asile : dès lors, ils sont sous la protection du pays qui les abrite. L'ambassadeur demande ensuite un laissez-passer avec le­quel ils peuvent gagner, sans être inquiétés, l'aéroport ou tout autre point d'embarquement. Il est prévu que ce droit d'asile ne s'applique qu'aux « politiques ». Dans le cas de l'ambassadeur de Suède, son pays n'a pas signé la convention, et c'est parce que la Suède représente les intérêts de Cuba qu'il a été mêlé aux complications des jours derniers. La France n'a pas signé non plus la convention en question ; elle ne représente aucun pays dont les relations diplomatiques avec le Chili aient été rompues, M. de Menthon ne pouvait donc se trouver là qu'en « curieux ». De quoi s'agissait-il ? Une jeune femme, disant s'ap­peler Consuelo Alonso Freiria, de nationalité uruguayenne, avait cherché asile à l'ambassade de Cuba. L'ambassa­deur de Suède, chargé, donc, des intérêts cubain, fit savoir au ministère des Affaires Étrangères chilien que cette personne se trouvait en mauvais état de santé et demanda d'urgence un laissez-passer pour qu'elle puisse quitter le Chili. Le ministère des Affaires Étrangères offrit de donner immédiatement un sauf-conduit pour qu'elle puisse se rendre dans une clinique. L'ambassade de Suède déclina cette offre, estimant que, pour le mo­ment, le transfert n'était pas nécessaire. Deux jours plus tard, l'ambassade de Suède fit trans­porter Consuelo Alonso dans une clinique privée de San­tiago, sans prévenir le ministère des Affaires Étrangères chilien. L'ambassadeur de Suède devait, par la suite, re­connaître qu'une erreur avait là été commise. 17:180 Du fait même de son départ de l'ambassade de Cuba, l'Uruguayenne en question avait abandonné « l'asile di­plomatique » ; elle se trouvait à nouveau soumise au droit commun. L'examen de sa carte d'identité, -- qu'elle avait remise à la police en quittant les bâtiments de l'ambassade -- avait prouvé qu'elle se trouvait en situation irrégulière. La police chilienne voulut donc l'interroger. L'ambassa­deur de Suède tenta de s'y opposer. De là les incidents, dont il semble bien qu'ils aient été dramatisés à plaisir. Tout se compliqua lorsqu'une femme se présenta au journal *El Pais* de Montevideo (Uruguay) et protesta qu'elle était la seule et véritable Consuelo Alonso, qu'on lui avait volé ses papiers d'identité et que la « Consuelo » de Santiago du Chili était une fausse Consuelo. Empreintes digitales, intervention d'Interpol : en réa­lité, la Consuelo du Chili était la veuve d'un terroriste Tupamaro, tué en Uruguay lors d'un échange de coups de feu avec la police. Elle-même avait été arrêtée en Uruguay, s'était évadée et avait gagné le Chili d'Allende avec un visa de tourisme. Là, on lui avait tout de suite trouvé du travail et tout alla bien jusqu'au soulèvement mili­taire. On pensa même, un moment, qu'elle avait poussé l'usage de l'hospitalité jusqu'à aider ses amis chiliens dans une attaque à main armée. Qu'est-elle devenue ? Ces brutes de militaires chiliens, tenant compte croit-on de son état de santé -- elle serait gravement malade -- l'ont remise au délégué des Nations Unies pour les réfugiés. Elle a donc quitté le Chili et est arrivée en Suède. On a moins de manières en régime socialiste. Pour ne pas quitter l'Amérique latine, il suffit de se rendre à Cuba. Il y eut une fois un président de la République qui s'appelait Manuel Urrutia. Il fut le premier (et le seul) président de la République du régime castriste. Sa prési­dence ne dura pas longtemps. Dès le mois de juillet 1959, cet homme, -- « la conscience de la révolution cubaine » selon Fidel Castro, « le président cuillère ; il ne peut être ni couteau, ni fourchette, car il ne coupe ni ne pique » selon les Cubains du rang -- avait dû choisir l'asile d'une ambassade capitaliste. Motif ? Il avait refusé de signer le décret rétablissant la peine de mort pour « crimes contre-révolutionnaires ». En 1962-1963, lorsque je me trouvais à Cuba, Manuel Urrutia n'avait pas encore reçu son sauf-conduit pour se rendre à l'aéroport. Je crois qu'il a dû l'obtenir en 1964. Cela lui faisait cinq ans de prison, dorée certes, mais prison tout de même. C'est cher pour une « conscience ». 18:180 Autre chose : imaginons que, demain, M. Marchais soit au pouvoir en France ; bonnes gens, dans quelle am­bassade trouverons-nous abri ? Qui s'occupera de nous obtenir un laissez-passer ? M. de Menthon, dont les amis faisaient perquisitionner chez les Bénédictins soupçonnés d'avoir abrité des « suspects » ? Seule l'ambassade de Sibérie nous ouvrira ses antichambres. ##### De quoi demain sera-t-il fait ? La commission de rédaction de la nouvelle Constitu­tion chilienne vient de rendre publique une lettre dans la­quelle elle définit de façon assez précise ce que sera la prochaine Charte fondamentale de l'État issu du soulève­ment militaire de septembre 1973. Cette commission était composée du professeur de Droit politique et ancien ministre de la Justice Enrique Ortuzar Escobar, et des juristes Jorge Ovalle Quiroz, Jaime Guzman Errazuriz, Enrique Evans de la Cuarda, Ser­gio Diez Urzua, Gustavo Lorca Rojas, Alejandro Silva Bacunan, et Rafael Eyzaguirre Echeverria. Le document qu'ils ont publié comporte dix-neuf pages : c'est dire qu'il indique de façon assez explicite les tendances du futur régime chilien. « La structure constitutionnelle reposera sur une con­ception humaniste chrétienne de l'homme et de la société, qui répond au sentiment intime de notre peuple, et selon laquelle la liberté de l'être humain et ses droits fondamen­taux sont antérieurs à la mise en ordre juridique, qui doit leur apporter une protection sûre et efficace. « La Constitution devra promouvoir une intégration effective des forces vitales de la Nation, afin que, inspirées par un sentiment d'unité et de solidarité nationales, au-delà des rancœurs, intérêts et divisions, elles contribuent au développement et au progrès de la communauté. « La Constitution aura comme principe fondamental que tous les actes de l'autorité doivent être déterminés et inspirés par le concept supérieur du bien commun, car c'est là ce qui constitue la véritable raison d'être du gou­vernant, appelé à faire naître le bien-être spirituel et maté­riel du peuple. » 19:180 C'est là le préambule ; il donne le ton de cette lettre, empreinte tout à la fois de christianisme, de respect inné de la Déclaration des Droits de l'Homme, et d'un sens profond du bien commun et des libertés nécessaires. Les « droits humains » sont, d'ailleurs, le sujet du second chapitre. Il est intéressant de constater que, nulle part, on ne fait allusion dans ce document à une « liber­té » abstraite et évanescente, mais que les libertés sont soigneusement énumérées. De même, le passage suivant mérite d'être bien souligné : « Elle (la Constitution) aura pour préoccupation fon­damentale aussi bien la tradition chilienne de la léga­lité qu'elle a reçue en héritage du passé hispanique, que le contenu des documents internationaux qui se sont atta­chés au maintien du respect des Droits Humains dans le monde contemporain, entre autres de ceux qui ressortent de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, de la Déclaration Américaine des Droits de l'Homme, et de la Déclaration des Droits de l'Enfant. » C'est là, disons-le tout de suite, un assez joli mélange. Faire coexister, dans les préoccupations des constituants, l'héritage hispanique et la Déclaration des Droits de l'Homme -- qui a présidé à la dilapidation dudit héritage -- est une gageure peu commune. Cette référence aux Droits de l'Homme est cependant une obligation dans le monde latino-américain. Il ne faut pas oublier que les pays d'Amérique latine sont nés d'une révolte et d'une révolution. Le fait même de se dire citoyen d'un de ces pays entraîne que l'on est solidaire d'une histoire qui commence avec Bolivar, O'Higgins, San Martin, et qui rejette toute la tradition hispanique d'avant 1810. C'est pourquoi, le fait que les constituants chiliens aient eu le courage de rappeler le passé espagnol de leur pays me paraît bien plus important que cette révérence aux idoles en vogue. Un pays, et un seul dans le continent sud-américain, échappa pourtant à cette naissance révolutionnaire : le Brésil. Il y eut une monarchie brésilienne ; la rupture avec la mère patrie fut moins violente, et sans effusion de sang. Aussi, les conditions et le développement d'une contre-révolution brésilienne devraient être notablement différentes de celles des pays d'héritage hispanique. 20:180 La suite du document que nous analysons montrera le même mélange de véritable esprit contre-révolution­naire et de révérence aux tabous démocratiques. L'énu­mération des libertés concrètes est suivie par l'affirmation vigoureuse du droit de propriété : « Elle (la Constitution) fortifiera de même le droit de propriété auquel est inhérent une fonction sociale. Sans lui, les libertés publiques constituent une illusion. C'est un fait que l'intervention excessive de l'État dans les ac­tivités économiques livre la subsistance des citoyens à l'entier arbitraire des autorités publiques, et l'exercice réel de toutes les libertés s'en ressent ou disparaît. » Suivent : le droit des pères à éduquer leurs enfants, l'inviolabilité du foyer et des communications, les droits de pétition, association et participation. Contrairement aux autres constitutions, celle-ci n'hé­site pas à fixer les devoirs du citoyen « fondés sur le pa­triotisme, la solidarité, la responsabilité, l'honorabilité et le respect mutuel, en enfin la coexistence fraternelle ». Définition de l'État et de sa mission : « Promouvoir le bien commun et protéger effectivement les garanties fon­damentales des personnes, de la famille et des corps in­termédiaires. » Ce qui a trait aux différents pouvoirs est, à nouveau, un mélange de saine pensée politique et d' « ouverture au monde moderne ». Les trois pouvoirs de Montesquieu sont en place : pouvoir politique, pouvoir judiciaire et pouvoir législatif. La seule innovation (heu­reuse à mon sens) c'est l'apparition d'un « pouvoir social » : « On comprendra par « pouvoir social » la faculté des corps intermédiaires entre l'homme et l'État -- qui réu­nissent les êtres humains en raison de leur voisinage ou de leur activité -- de se développer avec une autono­mie légitime pour l'accomplissement de leurs fins légiti­mes en accord avec le principe de la subsidiarité, comme également de représenter devant les autorités de l'État leur conception de la réalité sociale que celles-ci doivent régir. » (...) « La participation sociale sera, dans la Constitution, un concept nouveau et fondamental pour la vitalité du régime démocratique. » Les attributions et prérogatives traditionnelles du pou­voir judiciaire sont évidemment rappelées ; de même, le rôle de la *Controlaria general de la Republica --* à la fois Cour des Comptes et Conseil d'État -- est maintenu, bien que je n'aie pas trouvé dans le présent texte d'indication selon laquelle la Controlaria vérifierait la constitutionalité des décrets gouvernementaux. 21:180 Le pouvoir exécutif est un pouvoir de type présidentiel « par tradition et par idiosyncrasie ». Pourtant, le récent passage de Salvador Allende au pouvoir a souligné les défauts d'un tel régime : « Les éventuels excès du Gouvernement doivent avoir un frein institutionnel, exercé au moyen d'un contrôle effectif des actes du Président et de l'administration en général, expression de la responsabilité qui doit caracté­riser l'action des autorités dans une démocratie. C'est dans le manque d'instruments de contrôle efficace et non dans l'ampleur de leurs facultés que l'on doit chercher des déficiences qui, dernièrement, permirent les déborde­ments abusifs du Président et de l'administration. » Reste le pouvoir législatif. C'est là que se trouve toute l'ambiguïté du projet de Constitution. Ses rédacteurs consacrent, en effet, l'existence et le rôle des partis poli­tiques. Je sais bien qu'ils entourent leur fonctionnement de toutes sortes de barrières et précautions. Si le peuple est souverain, les partis sont contrôlés : « (...) Les partis politiques doivent s'organiser et agir conformément aux principes démocratiques et maintenir, dans leur position idéologique et dans la conduite de leurs militants, une stricte et permanente adhésion au système démocratique et républicain de gouvernement et aux principes et valeurs qui constituent l'essence de l'État de Droit. En conséquence, les partis qui, dans leurs fins ou par l'action publique de leurs militants, iraient à l'encon­tre du système démocratique de gouvernement, seraient considérés comme contraires à la Constitution. » C'est là certes, une fort belle déclaration. Mais ce n'est qu'une déclaration de principes et, même si ces principes sont inclus dans la nouvelle Constitution chilienne, ils risquent de ne subsister que le temps nécessaire à l'ou­bli de l'expérience Allende. Pour qu'une telle interdiction remplisse son rôle, il faudrait que, derrière la Constitution chilienne, existent une volonté et un élément de continuité auxquels le nou­veau texte ne laisse aucune place. Il semble que les rédac­teurs de la lettre que je viens d'analyser à grands traits ne se souviennent pas de spectaculaires mises « hors la Constitution » qui se sont produites après la « République Socialiste chilienne ». Là, déjà, des mesures avaient été adoptées, des sanctions prises, qui n'empêchèrent pas, quelques années plus tard, le commodore Marmaduke Grove de jouer les précurseurs dans le Parti Socialiste. 22:180 Pleine de bonnes intentions ? Certes. Satisfaisante et assurant un avenir paisible au Chili ? Sûrement pas. La nouvelle Constitution chilienne risque fort, d'ici quelques années, d'être le nouveau jouet d'une nouvelle aventure. Jean-Marc Dufour. 23:180 ### Pages de journal par Alexis Curvers LES PARTISANS d'un système lui font généralement plus de tort que ses adversaires. Ce sont les gens de gauche qui m'ont ramené à la Tradition, alors que les gens de droite avaient été près de me convertir à la Révolution. Les curés d'autrefois me rendaient voltairien, ceux d'aujourd'hui m'ont rendu intégriste. De dégoût en dégoût je suis revenu et m'en suis tenu à l'Évangile, qui seul ne m'a jamais rebuté. \*\*\* Dans le bel *Hommage à Lucien Rebatet* que publie Benoist-Méchin dans *Rivarol* du 12 octobre 1972, il cite (de mémoire, dit-il), à propos des créateurs de l'opéra italien, contemporains de Monteverdi, « une phrase que Jacopo Peri avait inscrite dans la préface de son Eury­dice », et que voici : « Nous voulons exprimer toutes les passions de l'homme au moyen d'un langage qui surpasse d'autant le parler ordinaire que celui-ci dépasse le lan­gage des bêtes. » Et de commenter : « Cette phrase me semblait exprimer toute l'ambition de la Renaissance -- l'accomplissement de l'homme par la connaissance -- comme le chant grégorien reflétait tout l'espoir du Moyen Age -- le salut de l'âme par la Rédemption. » Benoist-Méchin marque ainsi à merveille l'antagonis­me irréductible des deux systèmes de pensée qu'illustre avec un éclat particulier le passage du Moyen Age à la Renaissance, mais qui ne cessent de se rencontrer aussi, par différents détours et sous des formes plus ou moins voilées, à toutes les époques de l'histoire et dans tous les mouvements de l'esprit humain : d'une part ambition, connaissance, accomplissement de l'homme, d'autre part espoir en Dieu, Rédemption et salut de l'âme. 24:180 Jacopo Peri l'annonce en toute franchise : il a pour intention d'expri­mer avec splendeur « toutes les passions de l'homme », non de traduire avec humilité une vérité plus haute que l'homme, de celles qui pourtant lui sont le plus néces­saires. C'est tout le programme de l'humanisme : substi­tuer la psychologie à la métaphysique, sans voir qu'une psychologie sans métaphysique, pour exaltantes qu'en soient les premières démarches, conduit fatalement au chaos où l'homme se détruira lui-même. Ainsi le chant grégorien, qui n'aspirait qu'à la beauté du ciel, parle ce­pendant sur la terre le langage le plus humain que nous y puissions entendre, tandis que la musique profane, enfin affranchie des lois qui la retenaient de s'abandonner aux seules passions de l'homme, est aujourd'hui tombée fort au-dessous du langage des bêtes, ce qu'on ose encore ap­peler musique étant la parfaite expression de ce monde moderne qui, comme l'écrivait Robert Le Vigan dans une de ses dernières lettres, « *n'a plus d'attache qu'avec l'infra-humain *». \*\*\* Vous mettez l'Homme à la place de Dieu, et de l'hom­me vous faites un animal. C'est raisonner très conséquem­ment. Sans Dieu pour lui donner une âme, l'homme en effet n'est rien d'autre qu'un animal, d'ailleurs le plus bête et le plus méchant de la création. \*\*\* *Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous.* Nous le croyons, Seigneur, mais comment le compren­dre ? Notre salut était-il à ce prix ? Pour quelles inson­dables raisons le Fils de Dieu est-il venu s'incarner sur la terre et mourir sur la croix ? La seule que j'entrevois serait qu'il ait voulu connaître par expérience tout ce qu'un homme peut avoir à souffrir des hommes, et nous persuader ainsi, par son divin exemple, de les aimer en frères quand ils nous sont le plus ennemis. \*\*\* L'assassin Buffet, au moment de mourir sur l'écha­faud, espère qu'il sera « le dernier supplicié de France ». Il ne songe pas à souhaiter d'avoir été le dernier assas­sin. Il ne déconseille pas l'homicide aux futurs homicides, mais seulement à leurs juges. Il désapprouve la loi qui le condamne à mort, bien que cette loi ne l'ait pas em­pêché de donner la mort à d'autres qui la méritaient moins. Il réclame pour les assassins plus de clémence qu'il ne demande grâce pour leurs victimes. 25:180 Dans ce moment suprême où, comme dit Montaigne, « il n'y a plus que feindre, il faut parler français », de tels propos ne sont pas naturels. On eut compris un geste de révolte, une angoisse panique, un appel au secours, un défi insultant, un cri de désespoir, un baroud d'hon­neur, un sursaut de l'instinct de conservation, un effon­drement dans le remords, un mot de repentir. On y eût compati. Je déteste la peine de mort. Mais je déteste l'assassinat encore plus. Les dernières paroles du malheureux Buffet sonnent faux. Jusqu'au pied de la guillotine il récite une leçon, celle-là précisé­ment qui se lit dans les journaux et que serinent les maî­tres à penser du siècle. Nous sommes tous coupables, paraît-il, l'assassin toutefois seul excepté. C'est manquer au bon ton que de s'en montrer surpris, comme ce jour­naliste belge qui ne craint pas d'avouer : « Chose curieuse, ce sont les meurtriers qui deviennent les chantres du ca­ractère sacré de la vie humaine. » Encore la phrase est-elle signée d'un pseudonyme (« Coco », dans *Pan* du 6 dé­cembre 1972). \*\*\* Existe-il encore quelques pays civilisés ? On peut l'es­pérer, tout au moins à certains égards. Un homme vient d'être cité en justice pour avoir battu son chien jusqu'à ce que mort s'ensuive. Le tribunal le condamne à subir à son tour la peine du fouet, laquelle est appliquée séance tenante (malheureusement il n'en meurt pas). Cela s'est passé en Afrique du Sud. Détail important : cet homme avait la peau blanche. Dommage pour la presse bien pen­sante. \*\*\* Comme il faut juger les gens sur la mine, on peut juger la fin sur les moyens. La méchanceté visible des moyens va toujours de pair avec l'insanité de la fin cachée. \*\*\* 26:180 En Russie et dans les autres pays où le communisme s'imposa par surprise, le nouveau régime eut à mener d'emblée une lutte violente contre tout ce qui de l'ordre ancien était encore debout : en premier lieu la religion, et particulièrement le christianisme. S'ensuivit une persé­cution soudaine, brutale, sanguinaire, implacable, odieuse. Dans les pays de la seconde fournée communiste, Polo­gne et Hongrie par exemple, on usa de plus de ménage­ments. L'expérience avait montré que mieux valait étran­gler doucement ce qu'on ne pouvait sans risque attaquer de front. Les ennemis de toute religion instituèrent donc une fausse Église qui fût à leur service, et qu'ils mirent en état de supplanter et d'étouffer la vraie. Système si avantageux que la Russie elle-même s'y rallia sur le tard, offrant à la dévotion du peuple et à l'admiration des touristes le spectacle d'un culte parfaitement imité de l'ancien, sauf que la doctrine évangélique y est condition­née par la ligne du parti, et que le clergé admis à le célé­brer se compose obligatoirement de fonctionnaires sovié­tiques. Quant aux patriarches, prélats, évêques, métro­polites, prêtres, popes ou simples croyants qui se seraient ancrés dans l'erreur au point de préférer la parole du Christ à la propagande marxiste, il est sans inconvénient de les reléguer dans des camps de concentration ou des asiles de fous, puisque dans ce cas on ne parlera ni n'en­tendra plus jamais parler d'eux. Mais dans les pays qui ne sont pas encore communis­tes, la même tactique s'emploie avec un surcroît d'habi­leté, c'est-à-dire à titre préventif. Avant même d'avoir pris officiellement le pouvoir en Occident, les communistes ont réussi à convaincre l'Église d'éliminer elle-même de son sein tout ce qui pourrait leur faire obstacle : la foi et la raison ensemble. Les cosaques peuvent venir. La fausse Église est en place pour les accueillir. Les nouveaux prê­tres leur ont préparé le chemin, sur le terrain et dans les âmes. \*\*\* Le bulletin de l'Université Harvard (1972) annonce un livre du professeur Holmes Welch : *Le Bouddhisme sous Mao.* D'après le résumé, l'auteur décrit comment, dans la Chine communiste, « les institutions bouddhistes sont contrôlées, protégées, utilisées et supprimées ». Quant à l'avenir, il prévoit, non sans optimisme, « la possibilité d'une survivance de certains éléments du bouddhisme dans des formes nouvelles ». 27:180 On ne saurait mieux définir le sort que tout régime communiste réserve ou promet à n'importe quelle reli­gion, et principalement au christianisme. \*\*\* Ni Marx ni Jésus, dites-vous ? Hâtez-vous de vous détromper. Tout ce que vous enlevez à Jésus, vous le donnez à Marx. Pour échapper à Marx force vous sera d'en venir à Jésus. Et si vous refusez Jésus vous aurez Marx inévitablement. \*\*\* *Socialisme à visage humain.* -- Il n'y a pas contra­diction dans les termes, à condition de bien comprendre qu'il s'agit d'un socialisme à visage humain pour *les socialistes.* Ceux-ci estiment non sans raison que le régime qu'ils ont fondé ne leur offre pas toujours un visage aussi agréable qu'ils se croyaient en droit de l'attendre. Mais ils ne songent nullement à radoucir ni à retoucher, encore moins à voiler d'une ombre de repentir, le visage atroce que ce régime n'a cessé de tourner vers les millions de parias non socialistes qu'il voue par principe à la mort lente, quand ce ne fut pas à l'extermination massive, im­médiate et vite oubliée. \*\*\* Ils ont beau jeu de décliner la responsabilité des con­séquences, après qu'ils n'ont pas craint d'assumer celle des causes. \*\*\* Avocats et adversaires du communisme ne s'enten­dront jamais, parce qu'ils ne plaident pas le même dos­sier : le dossier des uns ne contient que les discours des communistes, alors que le dossier des autres consigne leurs actions. Les premiers soutiennent donc que les com­munistes aspirent à la paix, à la justice, à la liberté, au progrès social, au bonheur des peuples, etc. Partout où ils sont les maîtres, observent les seconds, ils instaurent au contraire l'esclavage, la guerre, l'oppression, la barba­rie, une terreur sans fin, des misères qui crient vengeance au ciel. 28:180 Ceux-ci refusent de croire aux belles paroles dé­menties par les faits. Ceux-là refusent de voir les faits affreux où les paroles s'accomplissent. \*\*\* L'indignité des subversifs n'ayant d'égale que la mé­diocrité des fidèles, chacun des deux partis cherche du renfort moins dans la vertu de sa propre cause que dans le point faible de la cause adverse. Les succès de l'un ne font éclater que l'insuffisance de l'autre. C'est pourquoi leur mutuel combat, quelles qu'en soient les péripéties, tourne à leur confusion commune plutôt qu'à l'avantage d'aucun. La subversion ne remporte que des victoires truquées, et la fidélité que d'inutiles. Quand Nietzsche dénonçait les « scribes du troupeau », nous ne voyons que trop bien lesquels de nos contem­porains il désignait d'avance à notre mépris. Mais il ne nous a pas dit s'il convient de mépriser davantage la mali­gnité des scribes qui nous mènent, ou l'imbécillité du troupeau qui les suit. \*\*\* « Les grands ont souhaité d'être flattés ; les jésuites ont souhaité d'être aimés des grands. Ils ont tous été dignes d'être abandonnés à l'esprit du mensonge, les uns pour tromper, les autres pour être trompés. » Traduisez *jésuites* par *progressistes,* et voyez de quel côté sont aujourd'hui « les grands » : la remarque de Pascal reste d'une éclatante justesse. Alexis Curvers. 29:180 ### Le cours des choses par Jacques Perret L'AIR excédé mais la voix tranchante, le gouvernement a dû rappeler aux membres de l'Assemblée natio­nale que non seulement la guerre d'Algérie n'avait pas eu lieu mais que faute de combattants elle ne pouvait pas avoir eu lieu. Aucun texte officiel relatif à cette contrée n'y doit faire état de la présence de combattants depuis 1858, date à laquelle, par la soumission des Ouled-Sidi-Cheik, la con­quête prenait fin. Ainsi la notion d'ennemi devenait-elle caduque pour le céder éventuellement à rebelle ou dis­sident. Plus d'ennemi, plus de combattants. Il ne suffit pas de combattre pour être combattant. Si, au cours de ces dernières années, des soldats ont cru bon de combat­tre en Algérie, ils n'ont pu le faire qu'à titre privé, à leurs risques et périls et ne pouvant réclamer ni arguer du nom de combattant. Il tombe sous le sens que combattre en qualité de non-combattant, c'est courir une aventure personnelle. Aventure guerrière si l'on veut mais foncièrement étrangère à l'état de guerre. Eu égard aux droits de l'homme elle fut tolérée dans les limites de la liberté d'expression jusqu'au jour où ces combattants non man­datés se révélèrent effectivement combatifs, et que leur combativité traversait une stratégie précisément fon­dée sur les prestiges du non-combattant. S'ensuivit le cé­lèbre malaise. Personne au monde évidemment ne soup­çonnait le général de Gaulle de livrer par détour ses pro­pres amis à la victoire d'une faction française ou inver­sement. Comme il fallait néanmoins prévenir le malen­tendu, la situation fut réglée dans l'honneur et à l'amiable. Jusqu'à quand faudra-t-il répéter tout cela. 30:180 Dix ans de combats sans combattants ne feront pas d'anciens combattants. On oubliait cette position-clé du parti gaulliste. Là est le socle juridique, le point d'hon­neur, la paix de la conscience, la sûreté des gamelles. S'il venait à reconnaître que l'armée d'Algérie était formée de combattants dûment qualifiés, ce qui n'était jusqu'ici qu'une livraison de gré à gré entre particuliers serait bel et bien enregistré par toutes les jurisprudences du monde comme l'exemple rarissime et parfait de la capitulation sans condition d'une armée victorieuse. Les successeurs du général abandonnaient volontiers ce jugement au tri­bunal hypothétique de l'Histoire. Mais l'idée qu'il soit proclamé, entériné de leur vivant et dès aujourd'hui à la faveur d'un amendement d'aspect dérisoire qu'un minis­tre aurait concédé par faiblesse ou étourderie, cette idée-là les fait anxieux. Ils ont tort à mon avis. A ne prendre que les erreurs et les petitesses ils en ont fait avaler bien d'autres. Ce qui fut applaudi à chaud ne sera pas flétri à froid. Toujours est-il qu'effrayé par la discussion d'un projet de loi qui menaçait de tourner à la gloire des anciens combattants de l'Algérie Française et pourquoi pas de l'O.A.S., le représentant du gouvernement n'a pu éviter l'affront qu'en retirant le projet. C'est à peine trop dire que le vrai, le pur gaulliste est saisi de rougeurs, de pâleurs et sueurs froides, au seul nom de l'Algérie française articulé d'une bouche étrangère au parti. Bercée par la caution du général, sa conscience ne bronche pas mais c'est quand même un point faible, et plus sensible encore que l'épuration. Toute allusion à cette canaillerie ne fait pas surgir à ses yeux le fantôme écorché du harki, mais il est sur ses gardes, il appelle son papa et siffle ses amis. Si déchirée soit-elle toute la coterie fait alors chorus pour célébrer avec lui l'intelligence du forfait, le bonheur du fiasco et l'indignité de ses victimes. Le meurtre hélas n'ayant pas tenu ses promesses, l'héritier gaulliste, enfant prodigue, est devenu caractériel, pusil­lanime, tout son génie en est vicié, c'est l'affreux jojo, le petit rageur. En cela d'ailleurs tout pareil au fondateur de sa race. Rappelons au passage que dans la discussion de ce projet de loi, ce sont les socialistes et les communistes qui ont mis le gouvernement en minorité : ils ont voté comme un seul homme pour que justice soit rendue aux combattants de l'Algérie française. Nous l'avions bien dit en son temps qu'un régime socialiste populaire, toutes choses égales par ailleurs, n'eût jamais abandonné l'Al­gérie. Quand reviendra le Tsar il retrouvera son Ukraine. 31:180 Avouons que l'heure était mal choisie pour attirer la sollicitude de la République sur les défenseurs mal-aimés de l'Algérie. Les sultans africains débarquaient à Paris tout exprès pour nous jeter bruyamment le sabre de Ma­homet dans la balance commerciale. Ils pouvaient prendre la coïncidence pour provocation. Mais ils sont beaux prin­ces et la rumeur déjà se répandait qu'en souvenir de leur visite ils exigeraient de M. Messmer que les vaillants chré­tiens et nobles soldats qui furent dépossédés de leur vic­toire au profit de l'Islam fussent tous pensionnés au titre de colonels, car Allah est grand et protège la France. La nouvelle était probablement lancée par un homme de bonne foi, admirateur de Lyautey. Le grand chef se plai­sait en effet à célébrer les façons chevaleresques et le cœur magnanime des seigneurs musulmans. Il pouvait se le permettre. Le vainqueur s'honore d'honorer son vaincu ; c'est une tradition dont les civils font moins de cas que les militaires et quand on est aussi largement vainqueur que le fut Lyautey on peut sans trop de risques forcer sur la louange et se faire un peu de cinéma. Toutefois il gardait présent à l'esprit ce proverbe arabe emprunté sans doute au Coran : « Baise la main qui te frappe, mord la main qui te caresse. » Comme le disait Mgr de Lille offrant une chapelle pour en faire une mosquée : nous avons intérêt à découvrir les vérités de l'Islam. Mais une autre rumeur bientôt courait dans la ville. On rapportait que certains propos entendus au marché Edgar Quinet laissaient craindre un revirement de l'opi­nion populaire quant aux bienfaits de la politique arabe du général de Gaulle. Une ménagère apparemment lucide et honnête s'était enhardie jusqu'à regretter publiquement d'avoir méconnu les bonnes intentions de l'O.A.S. Elle n'en fut ni écharpée ni même contredite. Et son cas n'est pas unique. Des propos analogues ont été avancés ou même proférés en différents points de la ville et de la banlieue par des citoyens visiblement prolétaires et d'autres visi­blement ethnologues ou simplement démocrates. D'après l'analyse des sondages secrètement effectués sur la raison de ces murmures, il ne s'agirait que d'une vague d'anti­racisme au deuxième degré, un phénomène de reflux, au­trement dit un effet de racisme provoqué par dépasse­ment du seuil de tolérance, ou d'intolérance, peu importe, cela dépend du côté où vous mettez le pied. Toujours est-il que l'expression est en usage dans les journaux les plus sérieusement républicains. Mais comment alors osent-ils parler de seuil de dépassement quand il s'agit de toléran­ce. 32:180 Disons qu'en revanche la fédération des immigrés ne tarderait pas à obtenir, par tel moyen qu'elle jugerait bon, le repli des indigènes sur un seuil tolérable. \*\*\* Bien qu'ils n'en aient pas parlé ils ont peut-être lu le livre de Jean Raspail, *Le camp des saints* (Laffont). C'est un gros roman de courte anticipation, un travail difficile que certains d'entre nous ont pu rêver de faire et craindre de rater. Le Tiers-Monde oriental a débarqué sur les côtes de Provence et toute l'Europe est menacée. Une horde innombrable, sordide, affamée, ravageuse, une invasion de criquets. Surpris en pleine digestion l'Occident se re­fuse à la résistance pour élaborer en catastrophe un dis­positif d'accueil. Les déclarations chaleureuses, les mo­tions de solidarité, l'abandon de nos greniers, mais la dévastation se propage et c'est la panique, la panique à plat-ventre. Toutes les autorités, toutes hiérarchies para­lysées dans le complexe humanitaire et libéral s'évanouis­sent devant la pullulation implacable et fétide. Seule une demi-douzaine hommes libres et forts se découvrent une âme et se ramassent en hérisson. Retranchés dans une petite maison très aristocratique ils se battront jusqu'à la mort et très gaiement pour l'honneur de la race blan­che et après tout de la chrétienté. On me dit que l'agita­tion des émirs saoudistes, koweitiens et autres sidis re­muants, aurait, sur ce livre étouffé jusqu'ici, éveillé la curiosité des gardiens du seuil. Il m'étonnerait. \*\*\* Quand une liste de lauréats, de promus, de signataires de pétition me tombe sous les yeux, je la lis volontiers, dans un esprit de civisme et de vigilance, de A jusqu'à Z. Pour bien faire il me faudrait la situation au moins nu­mérique des changements de noms officiellement homo­logués ; elle m'amènerait sans doute à corriger tant soit peu une conclusion hâtive, mais j'ai la mauvaise habitude de me satisfaire des apparences et des conclusions hâti­ves, en me disant que les conclusions définitives ne sont pas plus de ce monde que la fin des apparences. Ainsi n'ayant pas sous les eux l'état nominatif des admis à Polytechnique, j'ignore si le nombre des élèves noirs, jaunes ou blancs d'origine arabique ou sémitique, approche ou non du seuil de tolérance. Et va savoir en ces milieux matheux à quel pourcentage il serait franchi. 33:180 Il y aurait même inconvenance à poser la question s'il était vrai que la science fût une grande famille unie par un chromosome non reconnu à ce jour mais pressenti. Il se pourrait aussi bien que sous l'effet du temps aggravé par le démantèlement de toute famille, la vénérable unité polytechnicienne commençât à se désagréger au bénéfice des Énarques, jeune famille assez trouble, contaminée par toutes sortes d'influences, dévorée des plus hautes et lou­ches ambitions. N'empêche que les gens de l'extérieur parlent encore des polytechniciens comme d'une entité sociale uniformément caractérisée par un code génétique. Elle a même donné lieu à des travaux et mémoires dont la valeur expérimentale est à peine amoindrie par le ton satirique. En fait la grande famille scientifique est bel et bien sujette à d'implacables querelles d'où le facteur ethnique n'est pas toujours exclu. En biologie par exemple le pro­blème de la transmission des caractères acquis a donné lieu à de sévères empoignades entre la science capitaliste anglaise et la science communiste russe. Plus caractéris­tique encore est l'animosité supérieurement mathématique et dont la lice est le tableau noir. Nous y devinons parfois qu'une science juive en viendrait aux mains avec une science non-juive. J'en ai reçu naguère et personnellement le témoignage. Un ecclésiastique agrégé de math et mis­sionnaire spiritain avait pris au sérieux un petit essai de géométrie comparée où j'étudiais les raisons eucli­diennes ou non d'une droite perpendiculaire abaissée sur le plan humain au risque d'y humilier une prétendue in­finité de gauches soi-disant parallèles. Le savant mis­sionnaire me fit savoir la tristesse et l'étonnement qu'il ressentait à me voir épouser les doctrines de l'ennemi. Je protestai de la pureté de mes intentions que trahissait une plume trop légère. Il me répondit fort aimablement par un factum de huit pages où il m'exposait en langage de vul­garisation comment la géométrie d'Euclide était viciée par sa méthode de réduction à l'absurde et qu'en parti­culier pour l'histoire des parallèles il frisait le ridicule à postuler ce qui est parfaitement démontrable. Vu que les ennemis de la Vérité menaçaient de s'en faire caution je me voyais affectueusement enjoint de ne plus consi­dérer désormais Euclide comme un ami sûr. Pour peu que je m'en serve je devais m'en souvenir. Le débat n'était encore qu'intellectuel, philosophique et politique. Peu après, et du même article, je recevais d'un mathématicien astronome et néanmoins raciste un commentaire beaucoup plus strict et virulent sur les trafiqueurs de science exacte. Il avait, dans mes futiles propos, flairé une attitude assez molle et frisant l'indul­gence à l'égard des théories d'Einstein. Je n'avais songé une seconde ni à l'indulgence ni même à Einstein, mais peu importe je ne demandais qu'à m'instruire. 34:180 Malheureusement, sur quatre pages dactylographiées grand format il s'exprimait, lui, en chiffres, parenthèses, crochets, et tout l'alphabet grec y passait en référence des calculs acquis. Ayant trop de mal à suivre sa pensée je ne pouvais que m'émouvoir en confiance. Il travaillait à la fois sur l'anneau de Saturne et sur Phobos pour dé­montrer que la vitesse de la lumière n'est pas du tout la plus grande possible. Il démasquait ainsi les professeurs de notions fausses. Pour m'aider à le suivre il soulignait parfois une série d'équations d'une apostrophe en langage clair : « Qu'est-ce que vous en dites ?... Et maintenant à vous de jouer ! Ils avaient oublié R^2^ figurez-vous ! » Une locution banale interjetée par-ci par-là dans un discours chiffré, c'est une politesse qui me touche. La lumière déchue de sa vitesse absolue ce n'était qu'un exemple à ma portée pour m'ouvrir les yeux sur la valeur d'une science foraine. Einstein allait rejoindre Freud sur les tréteaux de la réclame et de la propagande. Leurs découvertes célébrées en fanfare ne seraient d'ailleurs qu'un montage abusif de travaux précédemment accomplis sans tapage par d'honnêtes et modestes savants. La spé­culation dans tous les sens du mot est l'affaire de ces bateleurs dont le génie ne serait que celui de la publicité aiguillonné par le démon de l'hégémonie. Le seul nom de ces deux vedettes et quelques allusions aux perspecti­ves métaphysiques impliquées dans leurs jongleries ne laissaient pas douter que mon correspondant ne voulût mettre en cause les ambitions et mirages d'une science jui­ve. Incapable de contrôler ni d'apprécier ses références, je suis quand même tout disposé à croire que mon astro­nome n'est pas un illuminé. De toutes manières je voulais seulement dire que la science n'est pas immunisée contre les effets du racisme, de l'antiracisme et du contre-racis­me. Le mot de racisme a l'inconvénient d'être sorti des œuvres nazies mais nous n'avons pas le choix. Trouverait-on un mot plus adéquat à notre affaire qu'il serait négligé, étouffé sous présomption de bénignité artificieuse. \*\*\* 35:180 Revenons à l'école polytechnique. On peut dire, en gros et sans passion, que la patronymie non-française y est principalement représentée par des juifs, des slaves, quelques vietnamiens peut-être, peu d'arabes sinon pas du tout. Je les croyais pourtant, ceux-ci, inventeurs histo­riques de l'algèbre, en tout cas des chiffres arabes. Dans les écoles primaires où ils sont fort nombreux et piéti­nent parfois le seuil d'intolérance, la bosse du calcul n'est pas au premier rang de leurs caractéristiques originales. Si des siècles d'oppression en étaient la cause on ne voit guère pourquoi l'oppresseur n'aurait voulu les instruire que pour en faire tant d'avocats, de diplomates et de phar­maciens distingués, mais si peu de forts en math. J'en viens à me demander si le génie mathématique de leurs aïeux n'aurait pas été un peu gonflé par les arabisants de l'École des Hautes Études Orientales. Ou s'ils n'auraient brillé jadis dans les arts et les sciences qu'en tant que véhicules ou habiles traducteurs et imitateurs de la Chine, de la Perse et de la Grèce. Notre défunt ami Jean Brune avait donné là-dessus des explications très intéressantes. Il y a des cas d'assimilation qui, même de fraîche date, nous émeuvent par leur perfection. Sur la liste des admis à Polytechnique, les patronymes de consonance étran­gère et dont l'illustration ne peut qu'honorer notre patrie ne sont pas rares. Assez nombreux tout de même pour que nous ayons pu naguère, entre amis et buvant un verre, célébrer dans une joie voisine de l'exaltation le succès de Mlle Chopinet, major de sa promotion. Je ne m'étendrai pas sur tous les bonheurs d'un pareil nom. L'oreille se régale, le cœur s'attendrit, l'horizon s'éclaire. Nous vou­lions que Chopinet fut salué, festoyé par toute la famille gauloise comme son image de marque estampillée par l'État. Je veux bien qu'une pareille attitude me fasse épingler comme raciste, mais ne gaspillons pas les grands mots, et s'il faut que j'en sois flétri, cocardier suffirait, et je n'en serais pas gêné. Un an plus tard je n'avais pas épuisé les délices de Chopinet quand soudain jaillit au ciel du Ponant, raide comme trique, franc comme l'épée, joyeux comme pétard de fête, Pinochet. On n'improvise pas un coup pareil. Le royal doublé s'élaborait dans les mystères joyeux de la patronymie nationale : Chopinet ci, Pinochet là, une com­mère attendait son compère, la comptine qui les séparait les retrouve : un deux trois, Chopinet, quatre cinq six, comptait sur ses doigts, ouvrez le ban, pif paf pif et rataplan, Pinochet fait l'exercice, en chœur : et nous irons à Val­paraiso, ho hisse eh ho ! a ixe deux plus bé ixe égale zéro, entrez dans la danse, on efface tout et on recom­mence, Pinochet ci Chopinet là, tout ce qui s'ensuit, et cetera. 36:180 Ce n'est pas tous les jours qu'on est fier d'être gaulois. Si la terre doit brûler comme torchon c'est bien le moment de rire un peu. C'est le nom, bien entendu, que nous fêtons d'abord. Que le nommé réponde à l'appel et nous fêtons la con­joncture. Il est permis de croire que l'aimable matheuse fait honneur à son nom et nous croyons savoir que celui de Pinochet n'est pas mal servi. Le père, dit-on, person­nage demi-légendaire, ayant fait au service du roi dont il était camelot un exploit qui déplut à la République, passa les mers, traversa les pampas et les cordillères pour con­fier la fortune de sa race au peuple chilien, vieil ami de la France et buveur de vin. La dette aujourd'hui est en voie d'être payée par le fils. Déjà fameux sinon légendaire, il a chassé le dragon rouge, une espèce de scolopendre qui tenait du catoblépas et s'étirait, gluant et vorace, entre la mer et les monts. Et le Chili qui se mourait en chienlit renaît à l'espérance. Que cette nation amie, lointaine, et dont il paraît que les mystères antiques et douloureux n'ont pas tari la bonne humeur, puisse connaître enfin trente-cinq ans de paix comme sa vieille mère espagnole. Et Dieu veuille pour cela que les démons de l'idéologie soient écartés de sa route. \*\*\* Un jour la télévision française nous informait de la situation au Chili, ou à Chili comme disaient les cap-horniers bretons. L'émission ne montrait que des images filmées de soldats en marche, en camions, en patrouille, en perquisition. Le commentateur se bornait à faire ob­server que ces gens-là étaient bien des soldats, et encore des soldats. La parfaite objectivité de sa voix suffisait à révéler que la république socialiste, la tendre épousée du Chili, était la proie des soudards. Succédant à ces mouve­ments de militaires, une dernière image fut présentée et retenue dans l'accablante immobilité d'une photographie : deux cadavres au bord d'une route. Le silence du com­mentateur ne laissait pas douter que les fusilleurs ne fussent passés par là. On pouvait le croire, la chose était vraisemblable. On eût cru aussi bien qu'il s'agissait d'un accident de la route. 37:180 Le surlendemain, même heure et même écran, der­nières nouvelles du Chili : toujours des soldats, pas les mêmes sans doute, mais toujours allant, venant, patrouil­les, camions, vérifications, et autres servitudes ordinaires au maintien de l'ordre. En revanche, la dernière image, c'était bien la même, la même que l'avant-veille, et déjà son immobilité un peu moins impressionnante. Erreur de montage, probablement ; assez fâcheuse d'ailleurs pour laisser croire que les fusillés sont rares là-bas. Ou que l'économie de la maison se contentait d'un cliché poly­valent pour les massacres en Grèce, Angola, Chili, etc. Possible encore que le public se laisse captiver indistinc­tement par toute image inédite ou déjà vue. Si captivé d'ailleurs que la privation peut en faire un déboussolé, un aboulique, un inadapté, un paumé. Le dimanche où la télé fit grève on a vu par milliers des familles entières se répandre dans la ville, pères, mères, aïeux et petits-enfants pour y exposer leur hébétude et perdition. Elles gémissaient de manque et n'échappaient à la crise qu'en se jetant sur le premier venu des suc­cédanés. Jamais la queue ne fut aussi longue aux ciné­mas. Les enquêteurs dépêchés ici et là ont recueilli de la bouche des patients un certain nombre de propos qui se résument à celui-ci : « Un dimanche, rendez-vous compte, un dimanche de fichu, les enfants allaient faire des bêti­ses et le père tournait en rond dans la salle à manger comme un ours en cage. » \*\*\* Nous ne sommes pas exigeants : inutile de nous mon­trer une photographie pour savoir qu'il y a eu des fusillés au Chili. Nous pensons également que c'est la moindre des choses pour quiconque s'aventure dans une révolution ou un poutch que d'envisager la violence et la mort. Et comme le rappelait ici J.-M. Dufour à l'honnête et douloureux Mgr Ancel : une « option » socialiste peut aussi vous conduire, sous ce vocable bénin, à pratiquer un certain nombre d'exécutions sommaires. Quelques semaines avant le poutch, et je rappelle au passage à tous ceux qui disent poutch que ce mot nous vient d'Allemagne et non d'Angleterre où la chose d'ail­leurs est assez rare ; quelques semaines donc avant le poutch et désespérant d'une situation qui lui échappait de plus en plus, M. Allende s'inquiéta de savoir si le géné­ral Pinochet interviendrait à sa demande pour rétablir l'ordre. A la forme près, Pinochet a répondu ceci : « Ai-je besoin de rappeler au gouvernement que dans tous les cas où un gouvernement quel qu'il soit fait appel à l'armée pour rétablir l'ordre c'est qu'il estime le moment venu de tuer un peu. » Je ne sais pas ce que vaut Pinochet au pouvoir, mais son avertissement me plait. \*\*\* 38:180 J'étais seul l'autre soir dans le Cirque d'Hiver, ou presque seul. Je menais un petit garçon voir les tigres et les clowns. En plein mois de décembre, un de ces mercredis qui tiennent lieu de jeudi, la moitié des gradins n'était pas garnie. Nous avons connu au moins quatre cirques à Paris où la séance quotidienne suffisait à peine au pu­blic. Dans nos sociétés le cirque est tout de même une institution mineure et je ne ferai pas un drame de son déclin. Nous assistions peut-être en 1913 à une apogée par­ticulière du cirque parisien. N'eût-il fait que participer à une apogée nationale nous déduirions aujourd'hui de son déclin le déclin même de la nation. Or d'aucuns ont pré­tendu que la décadence d'une civilisation s'annonçait dans la prospérité du cirque, tout en admettant qu'il n'y avait pas de bonne civilisation où le cirque ne fût honoré. Au­tant dire que la grande vogue du cirque de Moscou n'aurait pas plus de signification que le déclin du cirque parisien. Et pourtant l'autre soir je me sentais accablé de significations. Les connaisseurs font observer que les grands cirques forains sont plus achalandés, plus prospères, plus beaux que nos cirques urbains dont je crains d'ailleurs que celui-ci ne soit le dernier. Je vois là, entre autre, un effet de ce que G. Laffly, épiloguant ici sur un livre d'Emmanuel Berl, appelait la revanche des nomades sur les sédentaires. La revanche est précaire si le nomade est nourri et con­trôlé par de gros sédentaires. Soirée d'irritation mitigée de compassion. Du côté des artistes engagés pour la saison, nomades en étape, je dois dire que le travail est honnête et la tradition à peu près respectée. Je reprochais seulement à la dompteuse, non seulement d'être Suisse et fille de banquier comme le révélaient les journaux, mais de se présenter aux fauves quasiment à poil. Nous ne sommes pas sur une plage ni même dans un salon. Si le courage en paraît mieux, ce n'est tout de même pas une tenue pour se présenter à des tigres. Mais il paraît que la dompteuse est une intellec­tuelle. L'impression d'une cité qui se défait m'est venue principalement, et c'est normal, de tout ce qui a été ici cons­truit, constitué pour se maintenir à demeure, les murs, les aménagements, le personnel. J'y voyais une décré­pitude, un laisser-aller de la matière et de l'esprit. Une société s'attardait à mourir dans les débris d'une gloire déjà défigurée par les expédients de la technique et de la démagogie. 39:180 M. Loyal a perdu son frac bleu et ses manières distinguées ; il est vêtu de noir comme un gérant de brasserie, son langage est vulgaire et son micro le fait pré­tentieux, car il a un micro, c'est l'instrument de la puis­sance. Et les clowns aussi traînent leur micro, et ce n'est pas un gag, c'est un organe de survie, ils sont branchés sur la science qui magnifie des plaisanteries à faire pleu­rer de chagrin. La joie des enfants me gêne, mon petit compagnon trépigne et je n'arrive pas à rire comme lui, c'est navrant, serait-il bien de faire semblant, je ne suis pas sûr, et pourtant. Mais tout à l'heure je lui ferai faire la culbute et nous rirons ensemble. Détrompez-vous, quand je vais au cirque je demande à rire, c'est la première fois que j'y manque ; mais pour la bêtise elle aussi, un seuil de tolérance. Ajoutez à cela que les garçons de piste, ils étaient cinq, avaient tous le teint basané. Seul un raciste fieffé pouvait relever ce détail. L'hypothèse où leur présence n'aurait de raison que la coutume de présenter au public des spécimens d'espèces rares n'est pas à retenir. Je comprends bien que ces braves gens sont embauchés en hommage au Tiers-Monde et repentir de nos exactions. En 1913 j'ai eu l'honneur de rire au numéro des célèbres Footitt et Cho­colat. Footitt était un faux Anglais et Chocolat, comme son nom l'indique, n'était pas un vrai noir mais un vrai nègre. Toute l'Europe en réclamait. Je n'insiste pas sur le raffinement de cruauté qui nous faisait applaudir et ad­mirer un homme de couleur dans un rôle d'auguste. La revanche est prise au sommet, l'auguste est blanc. Peut-être avais-je l'autre soir les idées braquées. C'est un phénomène aujourd'hui assez répandu et fréquent. J'étais plutôt comme sous l'empire d'un cauchemar et je ne dis pas cela pour écarter une injuste accusation de malveillance, je suis responsable de mes cauchemars. J'assistais aux derniers moments du baladin occidental. Les acrobates mis à part tout respirait la dégradation, l'application maladroite à survivre, le délaissement des rites, la foi perdue, l'avilissement des joies enfantines. Ne restait pour vivacité que la triste impatience de garder la clientèle en y perdant son âme ; c'est un pari stupide. Vous me voyez venir et j'en viens en effet à cette image un peu cynique et vieillotte où tout est cirque et cirque dans le cirque, et que tout le monde y passe, de la piste aux gradins et vice-versa. J'en viens par exemple à la séance inaugurale des nouveaux locaux de l'archevêché de Paris. Sous le nom de Père un ecclésiastique faisait le clown blanc. Il menait le dialogue avec son partenaire qui, déguisé en abstraction et sous le nom de Dieu, faisait l'auguste. 40:180 Riche programme, tous les classiques du chapiteau : le cascadeur, le fakir, l'avaleur de grenouille, le cracheur de flammes, le ventriloque, l'antipodiste, les paires de claques, le strip-tease comique et pour finir le clown blanc balayait l'auguste en loque, et ses calembre­daines de résurrection, rédemption, étc. Ce gala préludait à une série de conférences intitulée « Formation du chré­tien adulte ». Il existe un compte rendu sténodactylogra­rphié de la séance. Je dois dire que M. Loyal n'était pas là, probablement retenu par le conseil permanent des réflexions et suggestions. \*\*\* A propos de cirque l'éléphant de mer se rappelle à mon souvenir. J'avais noté ici qu'il tournait inlassablement selon la coutume en vigueur dans l'hémisphère nord, à savoir dans le sens inverse des aiguilles d'une montre et contrairement à ce qui se passe dans l'hémisphère sud. J'ai constaté avec plaisir que nos chevaux de cirque eux aussi sont toujours fidèles à cette vieille tradition qui nous vient de la géophysique. Elle aurait, dit-on, force de loi. Quand les chevaux sont en nombre sur la piste, le nez du dernier dans la queue du premier, ils donnent bien l'impression d'un mouvement cosmique, proprement ir­réversible et accepté dans la joie. L'écuyer parfois, vou­lant démontrer son pouvoir et sa liberté, leur commande une figure où ils doivent exécuter un demi-tour et repartir quelques pas dans le sens inverse, mais visiblement les chevaux n'y tiennent pas et le fouet doit claquer pour les soumettre un instant à la volonté de l'écuyer. Je me souviens aussi que dans les compagnies de discipline les séances dites de pelote s'effectuaient toujours dans ce même sens inverse des aiguilles d'une montre. Je ne me souviens pas qu'aucun de nous eût jamais amorcé dans la ronde une tentative de révolution au sens propre. Ni que le feldwebel en eût exigé l'exécution en surcroît de châtiment. Toutes les lois de la nature ne sont pas à la disposition du vainqueur. Il pouvait aller jusqu'à s'op­poser à la satisfaction de nos petits besoins en cours de séance, mais contrarier le sens giratoire de la pelote c'était risquer d'inimaginables bouleversements, jusqu'à inverser la rotation de la Terre et peut-être bien les aiguilles des montres. 41:180 Ce phénomène très complexe a piqué ma curiosité pour la seule raison qu'il aurait partie liée avec le cours des choses dont le sens et la fin sont encore discutés. Trop de gens se complaisent à n'y voir qu'un mouvement rectiligne uniformément accéléré, mais beaucoup en tiennent pour un mouvement circulaire et ils collectionnent à cet effet des arguments qui ne sont pas toujours négligeables. Mais l'hypothèse d'un circuit fermé est exclue comme of­fensante à la notion d'évolution et de progrès ; elle con­tredit absolument à l'intouchable postulat de l'expansion. Il ne peut s'agir que d'un mouvement spirale conciliateur de l'évolutif et de l'expansif. La synthèse est générale­ment reçue comme satisfaisante quoique fauteuse de re­tard. Sauf erreur les nébuleuses tournent volontiers dans le sens contraire des aiguilles d'une montre et ce pourrait être une indication sur le sens du cours des choses, dans la mesure où il aurait un sens, mais n'est-il pas insensé de lui refuser un sens. Toujours est-il que le sens n'im­porte qu'en fonction du but et c'est là que les grands es­prits se heurtent. Les uns feignant de négliger ou ignorer la notion de but foncent dans le brouillard sur la foulée des choses et lui font confiance. D'autres bavent d'impa­tience à la vision du point oméga, inéluctable podium de l'homme parfait dans un cosmos accompli. Mais d'aucuns, au nom de la liberté, en tiennent encore pour le sein d'Abraham toujours promis et plus ou moins douillet selon nos mérites. C'est dire qu'en tâtant du cours des choses on soulève des problèmes. C'est dire aussi pourquoi nous retournerons au Jardin des Plantes. Ce n'est pas hélas qu'on y trouve une image de l'Eden, mais j'ai envie de voir les serpents. Ils en ont à dire sur le cours des choses. La façon de leurs enroule­ments, la spirale de leurs anneaux, savoir dans quel sens le boa se love et le python se tourne. Inutile de préciser que la démarche aura lieu dans un esprit parfaitement biblique et prévenu. Je n'irais pas entendre la leçon des serpents si je n'étais armé en conséquence et de pieds en cap. Jacques Perret. 42:180 ### Billets par Gustave Thibon **La démocratie économique** 16 novembre 1973. Un de mes amis vient de faire un long séjour dans un rays de l'Est, satellite de l'Union soviétique. Ce qui l'a frappé avant tout, c'est la médiocrité, la monotonie de l'existence. Dans les hôtels, en dépit de l'effort accompli pour attirer les touristes et leurs devises, le service est négligemment assuré par un personnel indifférent à la clientèle. De même dans les magasins, où l'on a tout au plus le choix entre deux ou trois articles de qualité infé­rieure. Toutes les entreprises étant nationalisées et tous leurs membres étant réduits à l'état de fonctionnaires, aucun empressement, aucune émulation. On vit au ralenti dans la morne résignation qui naît de l'impossibilité de satisfaire le moindre désir allant au-delà des nécessités élémentaires. Logement, vêtement, nourriture, tout se res­semble comme si le pays était devenu une immense ca­serne. Cette conversation a eu lieu à Paris dans le quartier de Montmartre et nous l'avons prolongée par une promenade dans les rues. Le contraste était frappant entre l'abon­dance qui se déployait sous nos yeux et la pénurie, l'uni­formité que nous venions d'évoquer. A chaque pas, des magasins regorgeant des produits les plus variés offraient au consommateur éventuel un prodigieux éventail de choix. Et quelle diversité dans les immeubles environnants, dans les voitures en circulation et dans la foule elle-même où se croisaient des individus de toutes races, de toutes les langues et de tous les milieux sociaux ! Il fait meilleur vivre ici que là-bas ! avons-nous dit spontanément. 43:180 Oui, mais aussi, car il n'est pas ici-bas de bien sans revers, quelle multitude d'inutilités et de nuisances au sein, même de cette profusion ! Je n'ai rien contre l'indus­trie pharmaceutique, mais comment ne pas hausser les épaules devant ces innombrables clients qui se pressent dans les officines en quête du remède magique qui apai­sera les symptômes de leur mal (insomnie, migraine, las­situde ou éruptions cutanées...) sans en tarir la source -- mauvaise hygiène et abus de toute sorte -- un peu comme on éponge sans fin l'eau qui tombe d'une gouttière au lieu de réparer la toiture. -- Je n'ai rien contre les soins de beauté bien compris, mais que penser de toutes ces fem­mes qui viennent chercher dans les boutiques ad hoc un tas d'onguents et de fards dont le principal effet est de souligner la laideur ou l'âge qu'elles voudraient effacer. Pire encore. Nous étions à Montmartre, un des « quar­tiers chauds » de Paris. A chaque pas s'ouvraient devant nous un sexshop, une maison de strip-tease, un cinéma érotique avec d'alléchantes photographies publicitaires à l'extérieur -- sans parler des nombreuses prostituées qui arpentaient le trottoir, offrant aux passants leurs tristes services. Citons aussi pour mémoire quelques plaques de voyantes et d'astrologues qui, à côté de tous ces plaisirs frelatés du présent, livraient à leurs clients les clefs de l'avenir... Voilà l'économie du marché, me dit mon ami. Tous les goûts, tous les appétits y trouvent leur compte. Les tendances les plus vaines et les plus basses de la nature humaine y sont non seulement satisfaites, mais honteuse­ment provoquées et exploitées. Il faut mettre à l'actif des pays de l'Est qu'ils ignorent cet étalage scandaleux d'insa­nités et de turpitudes. Le choix y est très maigre en ce qui concerne l'utile et le beau : la corruption du moins n'y est pas organisée et encouragée comme ici. J'ai répondu une ces possibilités de dégradation étaient inhérentes à la liberté du marché et que, même si l'État, plus soucieux qu'aujourd'hui de la moralité, parvenait un jour à endiguer certains excès (ceux de l'érotisme com­mercial en particulier), il resterait toujours à nos com­patriotes mille occasions de dépenser stupidement leur argent. Et qu'à tout prendre, je préférais vivre en France, car les restrictions sont obligatoires dans les pays de l'Est tandis qu'ici nul n'est tenu d'acheter des objets inutiles ou de regarder des spectacles avilissants. Moralité : l'étendue de nos droits nous dicte celle de nos devoirs. La démocratie, disait saint Thomas d'Aquin, est le régime politique qui exige le maximum de vertu chez des concitoyens. 44:180 Il en va de même pour la démocratie économique qu'est la liberté du marché. L'électeur et le consommateur ont besoin d'autant de sagesse l'un que l'autre, le premier pour départager les candidats qui sol­licitent sa voix, le second pour utiliser à bon escient le bulletin de vote fourni par chaque pièce de monnaie. L'usage d'un bien ne va jamais sans la possibilité d'en abuser. Aussi est-ce dans les climats où règnent les plus grandes libertés extérieures que l'homme a le plus besoin de liberté intérieure pour guider son choix ou son refus. Et la liberté non méritée mène tout droit à l'esclavage. **Réhabilitation de la politesse** 23 novembre 1973. Les hommes de ma génération se lamentent sur le déclin de la politesse chez les jeunes gens. Je ne suis pas sûr que cette accusation soit fondée. Disons plutôt que nous vivons dans un climat de tension nerveuse et de dis­persion psychologique peu favorable, à tous les âges, à l'éclosion de cette fleur délicate qu'est la courtoisie. Un jeune « affranchi » m'a tout de même tenu le propos suivant : « Votre fameuse politesse, c'est de l'hy­pocrisie. Oserez-vous dire que vous êtes sincère quand vous souriez dans le train à cet inconnu dont le visage vous déplaît ou quand vous écoutez patiemment le bavar­dage assommant d'un vieux raseur ? » J'ai répondu que les choses n'étaient pas si simples et que la notion de sincérité comportait bien des étages. Lorsque, assis à une bonne table, je refuse de m'octroyer un supplément du plat qui me fait envie, je ne suis pas sincère avec ma gourmandise, mais je le suis avec ma volonté qui me commande d'y résister. De même pour les inconnus rencontrés dans le train : si, en me montrant aimable avec eux, je ne suis pas logique avec mes hu­meurs, je me sens parfaitement accordé avec un impératif plus profond : celui qui m'enjoint de me comporter hu­mainement avec tous les hommes. Hypocrisie ? Il faut distinguer. L'hypocrite est celui qui feint des sentiments qu'il n'éprouve pas, dans le but de tromper ses semblables à son avantage personnel. Tel le faux dévot dans un milieu religieux ou l'homme poli­tique qui change de couleur au gré des fluctuations de l'électorat ou du pouvoir. Tandis que la courtoisie, même si elle comporte une part de feinte, joue exclusivement à l'avantage du prochain. 45:180 Surtout quand elle s'adresse à des inconnus ou des inférieurs. Un vieil ami me racontait avoir assisté à une réunion mondaine en compagnie du philosophe Bergson, alors au sommet de sa gloire. On avait donné à celui-ci, comme voisine de table, l'une des plus invraisemblables perruches de la société parisienne. Et, à l'émerveillement de l'assistance, il écouta jusqu'au bout, avec un ravisse­ment apparent, les propos biscornus de sa compagne. Il sortit sans doute assommé de cet entretien, mais la pécore rentra chez elle ravie -- et, qui sait ? peut-être un peu améliorée -- par l'attention et l'affabilité du grand hom­me. Peut-on rêver d'une bienveillance plus désintéres­sée ? S'il me fallait donner une définition de la politesse, je dirais qu'elle est la forme épidermique et anonyme de l'amour du prochain. Être poli, c'est faire bénéficier n'im­porte quel être humain d'un préjugé favorable. Vertu mineure et superficielle ? Bien sûr, comme l'in­dique l'étymologie du mot qui dérive du verbe polir, rendre lisse. Mais les échanges superficiels ne sont-ils pas ici-bas de beaucoup les plus nombreux ? Et, surface pour surface, mieux vaut le contact d'un corps lisse que celui d'un corps rugueux... Un de nos grands moralistes français résume ainsi la question : « la politesse n'implique pas toujours la bonté ; elle en donne au moins l'apparence et fait paraître l'hom­me au dehors comme il devrait être au-dedans ». Plus que cela : elle l'aide à devenir au-dedans ce qu'il paraît au dehors. Notre époque, si prompte à déprécier les convenances extérieures au nom d'une pseudo-profondeur qui se réduit le plus souvent aux remous anarchiques des humeurs et des impulsions, méconnaît là un phénomène commun à toutes les formes de discipline et d'apprentis­sage : les gestes et les signes les plus conventionnels imprègnent peu à peu l'être intérieur ; en jouant correc­tement le jeu social, on assimile les règles du jeu -- en d'autres termes, l'habit, quoi qu'en dise le proverbe, dé­teint toujours plus ou moins sur l'âme du moine et, à force de « sauver les apparences », on finit par modifier positivement les réalités. 46:180 **Le parasite à la seconde puissance** 30 novembre 1973. En biologie, on nomme parasite l'être (plante ou ani­mal) qui, fixé sur ou dans un organisme étranger, vit aux dépens de la substance de celui-ci. Ainsi le lierre est le parasite du chêne, la tique du chien, etc. Il faut distinguer entre deux espèces de parasites : 1\. Celui qui vit purement et simplement aux dépens de l'hôte. 2\. Celui qui, non seulement détourne en sa faveur une partie du potentiel énergétique de son hôte mais entrave, soit par une activité intempestive, soit par des sécrétions nocives, le fonctionnement normal de l'organisme sur le­quel il vit. En sociologie, le parasite a ceci de particulier que, au lieu d'être une espèce étrangère à l'organisme qu'il exploite, il fait partie intégrante de celui-ci. Le chêne n'est jamais le parasite du chêne, l'homme est toujours le parasite de son semblable. Mais la même distinction entre le parasite inutile et le parasite nocif s'applique à lui. Dans la première catégorie, il faut ranger les anor­maux, les handicapés, les paresseux qui sont entretenus par la société sans faire œuvre utile, mais qui du moins ne perturbent pas l'activité de ceux qui travaillent. Dans la seconde, prennent place tous ceux que la société entretient, non pour ne rien faire, mais pour désor­ganiser par leurs interventions le travail des autres. Ceux-là, non contents de ne servir à rien, rendent encore de mauvais services. Le nombre et la virulence de ces parasites croissent en fonction de la complexité et de la centralisation des sociétés. L'étatisme, dégénérescence hypertrophique de cet organe essentiel qu'est le pouvoir politique, est leur ter­rain d'élection. Notons bien d'abord que les cellules parasitaires du corps social ne sont pas affectées de cette tare à l'origine ; elles correspondent au contraire à des fonctions normales et c'est uniquement par leur prolifération disproportion­née à leurs services réels qu'elles deviennent inutiles, puis nuisibles. Analogiquement, les cellules graisseuses sont indispensables à l'équilibre du corps : si elles se multi­plient sans mesure, elles troublent le fonctionnement des organes nobles. 47:180 Quelques exemples concrets : le fisc, l'administration des douanes, la sécurité sociale répondent aujourd'hui à d'indiscutables nécessités. Il n'en reste pas moins que ces trois organismes, par leur étendue, leur pesanteur, leur empiétement et leurs interventions arbitraires, la pape­rasserie accablante qu'ils sécrètent et qu'ils imposent aux individus et aux entreprises, non seulement coûtent très cher à entretenir, mais encore gênent le libre exercice des éléments productifs de la nation. Pour le fisc en particulier, nous nageons en pleine tragi-comédie. Des formulaires à faire capituler un agrégé de mathématiques, des contrôles aussi odieux dans le dé­tail (on annonce dans le journal d'aujourd'hui le suicide d'une petite épicière après la visite des inquisiteurs fis­caux) qu'inefficaces dans l'ensemble, la contre-offensive des contribuables (avec tout le gaspillage de temps et de travail qu'elle implique) devant des ponctions si massi­ves et si injustement réparties qu'on *distingue de plus en plus mal les frontières entre la fraude et la légitime dé­fense.* Comment le sens civique ne s'émousserait-il pas sous la pression de ce monstre aux mille ventouses dont la voracité n'a pas de limites et qui redistribue si mal ce qu'il prélève ? Ce parasitisme à la seconde puissance est la plaie de l'économie contemporaine. Une assistance accrue et plus équitable aux membres non productifs de la collectivité (malades, vieillards, sous-développés mentaux, etc.) ne consommerait, en comparaison, qu'une part dérisoire des ressources nationales. J'entends encore tel haut person­nage d'une organisation internationale m'avouer dans un accès presque nauséeux de sincérité : « Mais, Monsieur, si les contribuables savaient l'inanité de nos travaux -- rapports inopérants, projets avortés, vaines statistiques, etc. -- et les sommes fabuleuses ainsi englouties en pure perte, ils déclencheraient des émeutes ! » D'où, comme nous l'avons cent fois répété, la nécessité et l'urgence d'une refonte des structures, qui purge­rait l'État de l'étatisme -- cette excroissance pathologi­que qui bouleverse l'activité des citoyens et le paralyse lui-même -- pour le rendre à ses vraies fonctions : celle de guide, de justicier et d'arbitre. Car si nous continuons dans la voie de la centralisation, nous irons en droite li­gne -- et l'exemple des régimes totalitaires le montre assez -- vers l'État obèse, empêtré dans sa propre massè et écrasant sous son poids inerte une nation décharnée. Gustave Thibon. © Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique). 48:180 ### JEAN DES BERQUINS ***Troisième partie :\ \ Le vieux combat*** #### Chapitre XIV * *La vieille femme Mais que ce monde ne savait rien... C'est presque sitôt après les parlements finis, le sujet épuisé, que se déclenchèrent des événements si peu ac­cordés, il aurait semblé, malgré ses passions et ses con­tées, à un Saint-Usage sous le ciel léger entre ses bois de pins à l'odeur de coronille, et sa vallée où vont les char­retiers le fouet autour du cou sans rien voir d'autre que la feuille ou l'alouette, tout au plus à la porte du vieux cimetière la couleuvre enroulée qui dort au soleil. Et pourtant, ils arrivèrent. Cela commença par la vieil­le femme. Elle parut un jour avant midi à la première maison en venant de la Grangeonnée, c'était donc chez Madeleine. 49:180 Elle était tassée dans de vieux habits mal faits à sa taille, un peu boiteuse d'une jambe, un peu tordue d'une épaule, les cheveux cachés sous une grande capeline avan­çante tout autour de sa figure et on voyait au fond des yeux jaunes et luisants comme il n'en est guère par ici. C'est la Bichatte qui la vit et c'étaient justement ces yeux qui l'avaient le plus frappée : « Je n'en ai vu qu'une fois de tels, c'est quand la dame du notaire de la Grangeonnée avait eu son garçon. Un matin que j'apportais mon beurre on m'avait fait entrer auprès d'elle pour lui faire mon compliment -- entre nous il n'y avait pas de quoi, je n'avais jamais vu un si chétif enfant, si beau garçon qu'il est devenu : ce qui prouve u'il ne faut jamais s'étourdir là-dessus, je le récitais à ma nièce à chaque venue au monde de ses grenouillats, mais eux m'ont fait mentir -- pour en revenir à ma politesse, pendant que je la faisais, après avoir tout avisé autour de moi je regardais la descente de lit en grosse bête à la peau tachée, eh bien la vieille de ce matin -- je l'ai vue de plus près qu'elle n'aurait pensé -- m'a rappelé ces yeux en verre jaune. Sûr, ça n'est pas des yeux de chrétien. » Puis on s'avisa que les mains aussi étaient jaunes, ca­chées plus d'à moitié par les manches trop longues du caraco ; il fallut bien les voir pourtant ; la seconde fois que la femme revint elle portait un cabas et une assez grande boîte fermée d'une courroie passée en bandoulière, qu'il lui fallait soutenir. Enfin quand elle parla ce fut avec une voix rauque et criarde en même temps qui faisait mal aux oreilles « Une roue de brouette qu'on croirait entendre », dit encore la Bichatte. Une drôle de vieille. A cette première maison il n'y avait personne ; c'était jeudi, Madeleine était au catéchis­me où elle aidait maintenant l'abbé Simonin, vieilli encore depuis l'aventure du Haut-Chemin. Et après, elle le ra­menait déjeuner avec elle et il ne s'en retournait à la Ville-au-Bois qu'à la fin de la journée, la grosse chaleur passée. Amélie aussi l'invitait, et une fois Lucie, et il y était allé à cause des enfants ; mais c'était chez Made­leine qu'il se plaisait ; qui sait s'il n'y retrouvait pas aussi -- on ne voyant pourtant pas de là sa grande forêt là-haut, on ne voyait que le petit commencement des Ber­quins -- un peu de la douceur de l'ancienne maison qui avait aussi des marches ?... Ainsi Madeleine était au catéchisme. La vieille était venue tout droit, avait secoué la porte de la barrière, plusieurs fois, puis hoché la tête et regardé comme avi­dement par-dessus la palissade. On aurait dit, se croyant seule, que son œil perçant voulait tout voir, tout deviner. 50:180 Et il allait, ce regard -- bien entendu la Bichatte était aux écoutottes -- des fenêtres à la porte fermée, puis à celle du petit bâtiment, grange autrefois et aujourd'hui hangar-remise pour le bois, la brouette, les outils de jar­din, la cabane à lapins. Là dedans surtout la Bichatte aurait gagé que l'œil curieux aurait voulu voir ; plus encore qu'à travers les rideaux de la chambre proche de la rue, plus qu'à travers la croisée de la cuisine, transper­cer cette porte en planches, le mur de cailloux ; on voit des fois le train des gens, et s'il y a homme ou femme, plus au « bâtiment » qu'à la maison. Et puis -- la Bichatte était toute raidie dans ses ge­noux, accroupie qu'elle était, mais n'aurait pas donné sa place pour un empire -- la vieille ayant tout considéré : la cour avec sa petite allée dans l'herbe pour aller jus­qu'aux marches ; la petite allée jusqu'au banc du pom­mier et celle qui joignait aussi du pommier à ces mar­ches et cela faisait un triangle comme une toute petite pelouse de maison bourgeoise, puis c'était encore un autre cheminat pour aller à la porte du jardin ; et tout cela bien propre, bien marqué, comme de quelqu'un se délas­sant à y travaillotter jour à jour, avait fait hocher une fois de plus la tête à la vieille extraordinaire, et alors la Bichatte l'avait vue longer la haie de la rue, tourner sous le petit bois jouxtant presque au jardin, enfin réapparaî­tre dans le sentier qui longe toutes les granges et les clos de ce côté des maisons, sur les champs : et c'est par là qu'on rentre des fois chez soi, par une porte du fond, quand on revient sans attirail de chevaux et voitures. Aussi la guetteuse se dit : « Pourvu que la voisine ait fermé la porte... » Mais elle était bien fermée, Madeleine mettait toujours le gros verrou de bois, et même pour plus de sûreté un cadenas au-dessus ; la Bichatte le comprit en revoyant la femme au bout du jardin et puis dans la rue où elle s'arrêta encore hésitante devant la maison. Tout ce bout de rue était si tranquille en ce jour d'août, à cette heure, qu'elle s'était bien crue seule, sûre­ment, pour tout son train de curiosité après avoir secoué la porte et vu qu'il n'y avait personne. Sans cela, elle ne s'y serait pas risquée. Mais elle voyait la maison d'en face dans le silence aussi et bien plus abandonnée que celle-là : point de rideaux, qu'un panneau rouge à la première fenêtre, celle de la cuisine sans doute ; de l'her­be partout sauf le long du mur sous les fenêtres, ce petit parterre travaillé, retourné, protégé par des arceaux d'osier, avec les reines-marguerites repiquées, mi-bouton­nées déjà ; 51:180 le jardin pourtant, assez soigné aussi, mais personne dedans. Un midi chaud, l'heure avait tourné, pleine de silence ; les deux ou trois poules de la maison habitée dormaient sous le bois, dans un coin frais ; on n'entendait que des grillons dans l'herbe, et ils avaient si chaud, eux aussi, que, par moments, ils se taisaient. Personne ne revenait, personne n'était en vue. Oui, la vieille se croyait bien seule entre ces deux premières maisons. Elle s'assit un moment contre la haie, dans un peu d'ombre, semblant réfléchir, elle avait posé à côté d'elle sa boîte à courroie, elle semblait vouloir s'étirer les bras, les jambes : quelle drôle de vieille, c'était sûr, ces bras et ces jambes paraissaient vraiment s'allon­ger ! Enfin, elle sortit de dessous son jupon une gourde qu'elle porta à sa bouche, et tint un bon moment le fond en l'air, le goulot sur ses lèvres, et quand elle l'en retira elle avait un air un peu béat que la Bichatte ne lui avait pas vu encore. Puis elle s'essuya de sa manche et la Bi­chatte la vit encore se relever en faisant un signe en l'air de sa longue main jaune ; ses yeux brillaient et, après, ce fut un autre signe de l'épaule tordue qui pouvait signifier « tant pis » ou « assez pour aujourd'hui », ou « on verra voire », du moins à l'estimation de la bonne femme qui la vit enfin tourner du côté du petit bois pour n'en plus sortir. Une heure après elle n'y était plus et personne ne la vit revenir ce jour-là. Madeleine prévenue à grands détails avait commencé par s'étonner : qui pouvait s'intéresser tant à sa maison ou à ce qui s'y passait ? Et puis dans la tête la plus sage, l'imagination va son train si vite surtout aidée par l'in­quiétude qu'à la moitié de l'après-midi elle avait cette pensée d'abord assez loin d'elle : « Mon Dieu, cette vieille saurait peut-être quelque chose d'Émilien... » Et plus vite encore, mais c'était quasi trop : « Et si c'était lui sous un déguisement, qui n'osait se montrer à ceux de Saint-Usage et il reviendrait de nuit... » Elle vit bien par la suite que la vieille n'avait rien d'Émilien, ni par les mains et la figure et surtout par les yeux que personne ne peut changer. Mais comme elle dormit tard cette nuit-là ; comme elle regarda longtemps du lit sa Vierge de couleurs, et comme elle regardait aussi la fenêtre la plus proche de la rue faire son rectangle blanc dans une demi-lune s'attendant presque à voir une main sèche y toquer, et après un grattement de pieds au mur, un visage peut-être apparaître. 52:180 Elle ne sut pas que Jean Costat agité comme elle, et surtout inquiet de la sentir seule à son bout de pays, n'était pas monté aux Berquins et veillait de sa maison, de son jardin. Aussi bien, la vieille revint deux jours après et com­mença à tenir toutes les maisons et même elle ne tarda pas à se nommer, espérant bon accueil de ce qu'elle s'était mise à raconter. C'était chez Bichat, une fin de journée, il y avait là Laurentiau qui rentrait ses brebis, et pour une chose avait eu besoin d'entrer dans la cuisine ; il y avait la Bichatte, il y avait le vieux Sévère venu au lait en lon­geant ses murs, il y avait encore deux ou trois pratiques, des couseuses qui n'ont ni vache ni bique et se dégour­dissent les jambes le soir en venant avec leur casserole ou leur laitière sans compter leur langue pour ne rien oublier. Enfin, il y avait bravement la Roussette qui avait travaillé dans la maison et coupait la soupe, et tout ce monde-là causait de ce qu'on avait déjà vu la veille, -- chacun l'habillant encore plus mal qu'elle n'était. La Bichatte, Dieu sait pourtant si la langue lui avait démangé, n'avait encore dit qu'à Madeleine et à Jean, son confident à défaut de la Qninquenelle, ce qu'elle avait vu le pre­mier matin. Et elle se demandait si elle n'allait pas le dire présentement pour le plaisir de mettre en l'air tout le pays, ou si ce n'était pas un secret encore plus plaisant à garder qu'à dire ; quand la femme entra, une bourse à la main. « On vend des œufs ici ? » Un grand silence. On la dévorait des yeux, à la voir tout près ; mais pas une lèvre ne remuait. Alors la voix de brouette refit : « Je demande s'il y a des œufs à vendre, j'ai de quoi payer... » La Bichatte née effarée, et ce n'était pas une maison où l'effarement avait pu lui passer, était bien là avec son seau, mais elle n'avait encore pu trouver le moyen de répondre. Ce fut la Roussette qui s'en chargea ; et qu'est-ce qui lui prit, sinon qu'elle se piquait d'esprit : « Oui, et justement des cuit-durs-pondus, c'est la mode ici et ça vous épargnera de faire du feu. » Les femmes rirent, la vieille ne sourcilla pas. « Je reviendrai donc à Pâques pour les roulées ; parce que justement les œufs, je les gobe tout crus... » Le rire, cette fois, fut de son côté. Et Sévère hochait la tête : 53:180 « Laissez, laissez, chacun a droit à tout sans moquerie avec son argent, et même sans argent le pauvre a droit encore. -- Je ne suis pas si pauvre, j'ai de quoi payer, répéta la femme encore. -- Bon, bon, fit la petite voix douce ; ce que j'en disais c'était pour rire. Mais vous les appelez donc aussi des roulées, les œufs de Pâques, dans votre pays ? -- Je les appelle tels. Quant à l'argent, si je n'en avais pas, je pourrais payer tout de même, et elle montra sa boîte. -- En faisant des tours, dit Laurentiau ; c'était le moment où il venait d'entrer. -- En donnant des produits, fit sérieusement la vieille. -- Quoi ? » Une des femmes avait tendu le cou. « En donnant une poudre de mon cabas, pour les dou­leurs ou la croissance ou le mal de poitrine. J'en ai même, et la voix rauque fit trois tours de roue, pour le mal d'amour ! » Cette fois, toute la société se mit à rire de bon cœur, même la Bichatte. Et encore la Roussette : « Je pense, ma bonne femme, que vous avez dû l'es­sayer sur vous dans le temps ? --. Dans le temps, oui, dans le temps ! fit la vieille en secouant sa capeline avec un drôle de rire. Et des fois, vous savez, l'amour ne veut pas céder. Mais toi, ma fille, pas besoin d'en donner à ton mari : ce mal-là, il y a longtemps que tu as dû lui faire passer ! » La Roussette redressa la tête, tout à coup furieuse... « Dites donc... la vieille. » Mais une autre : « Quand on tire sur la queue du chien. -- C'est ses dents qu'on a devant soi. » Et tout le monde rit une fois de plus. C'était un soir de belle humeur. Cependant la Bichatte avait compté six œufs ; la vieille de ses doigts jaunes, venus de loin sous la manche longue, longue, tirait ses sous et elle dit encore après avoir semblé hésiter : « Oui, je vous aurais payé en poudre d'herbes et, vous n'auriez pas fait une mauvaise affaire, les pharmaciens vendent les mêmes choses en fioles, mais dix fois plus cher. » 54:180 La Roussette faisait semblant de passer dans la la­verie quand la Bichatte -- elle avait trouvé tout à l'heure un drôle d'air à la vieille à propos des amours -- revint sur la question : « Et vous vendez encore mieux qu'eux, d'après ce que vous avez dit, si vous vendez de la poudre à se guérir le cœur, ou se garder celui qu'on a choisi ? -- Ça sûr, ils n'en vendent pas. Et il y en a pourtant qui en auraient eu besoin. » Elle regarda la Roussette qui se retournait comme piquée au talon : « Sans rancune, ma bonne fille, ce que j'en dis n'est pas pour vous : mais je songe à une autre personne du pays. » La femme de Parfait revint sur ses pas, chacun arrêta le geste commencé. « Elle n'est pas ici, alors je peux le dire : si la pauvre petite dame du bout du pays avait mis de cette poudre-là dans le verre de son mari, à un certain moment, il ne serait sûrement pas parti si loin, ni pendant si long­temps. » Du coup, tous ceux qui étaient là, des pieds à la tête semblèrent devenus de bois. « Sûrement pas parti comme il a fait, avec celle qu'il a emmenée. » Mais alors la petite voix s'éleva : « Avec qui le malheureux est parti, personne ne l'a su au juste. Et de cela il ne faut pas trop parler, surtout à elle, qui est une personne de bonne conduite, estimée de chacun. -- Surtout que cet ensauvé reviendra peut-être, après tout », dit Laurentiau qui voulait placer son mot. Vivement alors, tout le monde se rappela des semai­nes après l'avoir remarqué, la vieille se tourna vers celui-là, sembla vouloir parler pourtant elle ne dit pas un mot, éteignit son regard qui avait brillé encore, fit mine de saluer la compagnie en allant vers la porte. Et puis, ar­rivée là, elle dit tout de même, mais ça n'avait plus rap­port et elle avait pris un ton nasillard. « Je repasserai un jour pour les herbes ; je ne vends pas cher mes petits sacs et ils font beaucoup de bien ; j'ai des écrits à montrer, si on veut, de gens qu'elles ont soulagés. » Elle tenait la poignée quand Sévère s'avisa : 55:180 « Un vieux venait aussi dans le temps, vous savez Laurentiau, on en a parlé la nuit de la veillée de Géra­sime -- qui nous vendait des mélanges d'herbes pour les maux, et il avait d'autres secrets encore. » Alors la vieille se tourna et dit simplement : « C'était mon père et je les ai tous, ses secrets. » On entendit des exclamations, puis la Bichatte : « Tiens, je croyais que c'était un garçon qu'il avait. -- Il avait aussi une fille... Mon frère... mon frère est mort jeune. » Et Sévère : « Comment cela se fait-il qu'on ne vous ait jamais vue ? L'un dans l'autre, on faisait bonne confiance à votre père, et il emportait une bonne bourse après ses tournées -- bonne à la mode de ce temps-là, bien com­pris. » La femme -- à regarder les dates, elle n'était peut-être pas si vieille tout de même et c'étaient ses guenilles et ses infirmités qui lui auraient donné plus d'âge -- fit un geste qu'on pouvait comprendre : « Pour rien... Pour bien des raisons... et puis, que voulez-vous, la vie amène, em­mène, et ramène... Du temps s'est passé ailleurs et main­tenant c'est ici que me voilà » et elle sortit. Seulement la Bichatte excitée sortait en même temps : « Votre père ne venait depuis longtemps quand est arrivée l'histoire du garçon à Gérasime Laîné ; vous avez donc pu la savoir tout de même ? » L'autre regarda la curieuse un peu de côté, et puis comme insouciante : « On n'était pas tellement loin d'ici, à l'époque, et de pays en pays tout se sait, surtout des histoires comme celles-là. Et aussi nous autres à aller et entrer partout en apprenant de l'un et de l'autre ; et il y a les rencontres : plus d'une nouvelle circule en roulotte. » Elles avaient marché côte à côte, et la Bichatte était bien maintenant devant sa porte, elle ne pouvait pourtant se décider à lâcher l'espèce de vieille, elle voulait trop la pousser plus loin : « Quand même, ils devaient vous intéresser, ces Laîné, pour que vous ayez retenu la nouvelle ? » Mais l'autre avait l'air de plus en plus léger : « Moi ? Comme ça ; mais le vieux m'avait si souvent parlé de Saint-Usage que j'y ai fait attention. Et aussi, voyez-vous, à cause de ma poudre magique -- elle ricana -- je m'intéresse aux histoires d'amour. 56:180 -- D'amour ? » Et la Bichatte haussa les épaules comme si le mot était loin de la gravité de l'événement, et elle allait peut-être s'expliquer mais la femme ne lui en laissa pas le temps : « A propos -- elle détournait la tête comme si elle ne voulait pas être vue pendant ce temps -- à propos, on ne l'a jamais revu, ce garçon Laîné, et il n'a jamais donné de ses nouvelles, jamais ? -- Vous pensez, fit la Bichatte avec sincérité, vous pen­sez comme il reviendra ! A moins, mais ça serait par des rencontres comme vous dites qu'il ait su la nouvelle, qu'il ne s'en vienne un beau jour réclamer l'héritage de son père : m'est avis que non ; ou encore qu'il ne reprenne idée de sa femme mais ça serait encore le plus étonnant... » La vieille branla la tête, tournée vers la maison. « A bien regarder, on voit que c'est une habitation de personne seule, de femme, même : point d'outils qui traî­nent et du soin partout. Je n'ai pas été étonnée d'y trouver rien que la petite dame quand je suis entrée hier. » Et elle s'en alla, cependant que la Bichatte se disait en rentrant : « Ah, ah, c'était donc cela, vieille, qui t'intéressait l'au­tre jour, et tu savais où tu venais ! » Elle n'en dit rien à Madeleine mais confia la chose au voisin. #### Chapitre XV Guérisons On ne mit pas longtemps à l'appeler la sorcière. Et elle ne mit pas longtemps à le savoir ; moins de huit jours après, quelqu'un plus hardi lui ayant demandé où était sa roulotte, si elle en avait une, ou si des fois elle ne couchait pas à la maison mendiante de la Grangeonnée -- il n'y a pas plus grande vexation à leur faire, ils en ont horreur de ces maisons pour eux -- elle avait répondu moitié gaus­serie, moitié sérieux ce qui avait fait encore plus d'effet : « Les sorcières n'ont besoin ni de maison, ni de rou­lotte, ni de lit, ni même de paille ou de foin pour bien dormir : un peu d'une de mes poudres et me voilà en doux sommeil en l'endroit le plus dur du monde ; et encore un peu d'autre mélangée si l'idée m'en prend, personne ne peut me voir là, pas plus que si mon corps n'y était pas... » 57:180 La réponse avait fait, on peut penser, le tour du pays, et on avait bien compris que c'était une façon de renvoyer pitauds les curieux, pourtant elle faisait, refaisait son voyage : de porte en porte, de porte en maison ; des bancs autour des tables dans les cuisines aux bancs le soir aux pignons ou mieux aux banquettes d'herbe où il fait encore meilleur s'asseoir les jambes allongées, ces vaillantes jam­bes qui ont tant compassé le champ tout le jour -- et de songer comme il l'avait été par le père, et le grand-père, et les autres avant... Il y en a eu des jambes lassées dans la famille. Les femmes, elles, ont assez à faire jusqu'au coucher à vaisseler, ranger, repréparer pour le lendemain matin ; pourtant, quand la journée a été trop brûlante il fait chaud jusque dans les chambres et plus d'une vient prendre l'air du dehors ; et aussi il y a celles qui n'ont pas grand train, la Bichatte, la Roussette, la vieille Périnette qui n'entend ni ne comprend aucune chose mais se plaît là et criaille tout au travers. Même ces temps-là il y avait si bien à causer qu'Amélie Grandier un soir se montra sur son banc, le soir suivant daigna prendre place sur celui des Rousset, puis cela devint une habitude. C'est que peu à peu, sans qu'il y eût paru d'abord, la sorcière emplissait tout Saint-Usage : il n'y pouvait guère paraître, en effet, elle s'était si bien arrangée pour qu'il n'y eût rien de trop fort à en dire, pour qu'aussi on ne s'étonnât pas de la voir rester dans les parages. Elle ne venait pas tous les jours, elle paraissait un matin et ne revenait pas le tantôt, ou bien c'était le contraire ; de deux ou trois jours elle restait invisible, même davantage, et si quelque commère en faisait réflexion, la roue de brouette grinçait au fond de la capeline : « J'avais trop pris de ma poudre à dormir, faut croire. » Aussi les questions avaient duré d'autant moins long­temps que le petit œil jaune clignait, semblant ajouter : « Et ma poudre à rester cachée, donc, c'est-il que vous l'oubliez ? » Oui, c'était tout ce qu'on en avait, et même sans y croire, on n'aimait guère le propos ni la façon, alors on n'essayait quand même pas d'aller plus loin, et c'était elle, la vieille, qui des fois, quand elle pensait le monde un peu fâché, le remettait à l'aise : « Il faut bien rire, n'est-ce pas ; quand ce ne serait que de soi ! » Si bien que l'un dans l'autre on avait fini par dire : 58:180 « C'est seulement une vieille drôle ; pas la peine de s'en inquiéter plus que de raison puisqu'elle n'a point fait de mal jusqu'ici. -- C'est sûr qu'il y a aussi des originaux dans le pays ; s'ils allaient ailleurs, ils pourraient paraître comme elle. -- Ça ne serait que Sévère, au respect qu'on lui doit il aurait pu étonner dans le temps, avec ses guérisons... » Mais là une tête hochait ; il n'y en avait pas beaucoup à envisager Sévère sous cet angle-là : cette petite figure si nette, ces yeux presque éteints mais d'un gris encore si doux, la voix comme une flûte claire ! Et puis il n'avait jamais dit ni fait de bêtises sur les remèdes qu'il conseil­lait d'occasion au monde comme il les donnait aux bêtes, il ne faisait point de signe, ne récitait jamais un mot de latin ou de magie, pas plus prière que charabia. Et ses plantes, on les connaissait : c'était du tout simple, tout au plus s'il faisait bouillir ensemble, contre les enflures de cœur par exemple, du sureau et du genièvre. Enfin il n'avait pas de poudre pour ou contre les amours, et c'était cela aussi qui avait fait regarder de travers la sorcière pour commencer. Mais ceux qui veulent quand même avoir raison bran­laient à leur tour la tête... vrai dire, pour ceux-là, c'est que la sorcière, toujours sans en avoir l'air, et malgré la cré­celle, les yeux jaunes, la boiterie et la demi-bosse, les avait plutôt tirés de son côté : elle avait une façon de vous regarder des fois... Et cela malgré même les signes en croix ou en rond sur les maux et son baragouinage si on n'y voulait voir du latin. C'est qu'elle avait vraiment commencé à soigner. Des choses de rien pour se mettre en train : un petit à Rous­set, elle lui avait fait donner de la poudre de marguerite pour ce qu'il était « sucé en dedans » ; sans manigances d'ailleurs, comme on prendrait un remède de chez le phar­macien. Tout de même, les autres femmes avaient trouvé la Roussette bien hardie d'accepter une poudre de la sorcière, mais cette pauvre Roussette qui l'avait déjà contra­riée une première fois n'avait pas osé refuser ; et puis le pharmacien coûte cher -- la sorcière avait eu raison en cela quand elle avait fait son boniment la première fois chez la Biquatte -- enfin la chose était venue de telle façon devant le gamin tout vert aux joues, tout bleu par le menton ! « Il ne doit pas être commode votre enfant -- il était en vérité comme une mauvaise gale -- difficile à tout, à manger, à obéir, à dormir ? Il est pourtant mignon, le pau­vre gâchot ; aussi tout ça n'est pas de sa faute, c'est le sang bu en dedans par la vermine ; prenez-moi un paquet de poudre : tenez, sans rancune, je vous le donne. » 59:180 La mère hésitait, cela se voyait. « J'ai dit des bêtises l'autre jour parce qu'on était cu­rieux, mais je ne suis pas si sorcière que j'en ai l'air : rien qu'une empirique -- la Roussette ne savait pas ce que c'était -- comme mon pauvre père qui en a tant soigné, des gens de par ici. Sûr qu'une bonne moitié a pris de cette même marchandise au temps de l'enfance. » Là-dessus la Bichatte arrivée voir la Roussette -- deux commères qui « disaient » l'une de l'autre, mais se ren­contraient au moins une fois le jour -- avait voulu sentir la poudre ; et, le paquet ouvert sous son nez, elle s'était écriée qu'elle le reconnaissait très bien, que sa belle-sœur autrefois n'aurait pas méprisé, quoique riche, d'en admi­nistrer au Bichat d'aujourd'hui dès la première fois que l'homme était venu. Alors le petit Rousset avait avalé la poudre dans de la fleur d'oranger, malgré les airs de son père qui n'avait pas parlé pour si peu, et il avait été si soulagé que sa mère avait acheté deux paquets à la visite suivante pour recom­mencer à l'automne, puis au printemps, suivant le conseil de la vieille. Même ce n'était pas trop cher, en effet. Ce que voyant, d'autres avaient fait comme elle : les enfants rafraîchissaient. Puis la sorcière avait soigné un mauvais sang, puis une mauvaise peau, une autre fois ç'avait été un mal au doigt, une autre une enflure du cœur. De place en place, c'était sans grimoire ni grimace apprise, et par un moyen auquel personne n'aurait pensé tant il était simplet ; ainsi pour un homme aux foies man­gés, elle avait fait préparer un bain à l'avoine bouillie, et deux, et trois, et avant le quatrième l'homme se trouvait si remis qu'on prenait date pour la noce de sa fille renvoyée à... personne n'aurait osé dire quand. Il y avait eu aussi pour une peau coulante un trafic de sapin bouilli au sel, puis de vapeur de charbon de bois dans un tonneau, puis encore des bains de sainfoin à une femme avec un mal en elle, et tout cela réussissait ; comme les reboutures, seule­ment là elle retrouvait les paroles et les signes. Elle réussissait si bien même qu'on se mettait vrai­ment à la prendre en considération. D'autant plus que si elle sentait ne rien pouvoir au mal elle n'en faisait pas accroire et se contentait de hocher la tête, puis s'en aller en disant : « Dieu vous garde » sans rien vouloir accepter. 60:180 C'est ainsi que devant la femme du maréchal bien occupée à faire un pot-au-feu avec un morceau de brique, des feuilles de noyer, un pied de bardane et des pommes de terre par là-dessus, elle était restée un bon moment sans bouger, ses petits yeux devenus plus perçants, et puis sa tête s'était mise en branle ; et elle avait dit en sortant : « Tout ce que je pourrai vous donner, ça sera une certaine herbe, dans quelque temps, quand elle aura les grands transports : alors elle sera calmée, mais pour faire mieux, c'est impossible. » Tant et si bien qu'à la fin, Lucie Galande en personne, étant devenue pâlotte à toujours rester penchée sur sa couture, lui avait acheté de quoi retrouver ses couleurs. Parce que... Voilà : autant dire tout de suite qu'il y avait un petit commencement de nouveau... Elle le savait bien avoir perdu le rose de ses joues, elle se regardait assez souvent dans la glace depuis que le cordonnier de la Ville-au-Bois le lui avait dit ! Toute une histoire : ce cordonnier, veuf d'une femme ni propre ni plaisante, et il avait bien fallu la supporter avec ses traîneries et ses criailleries, et ç'avait été un rude bail, encore assez jeune et sans enfants, s'était avisé un jour en rapportant les souliers de Luc : « Ça ferait un gentil apprenti, ce petit ! » de présenter en même temps les restes d'une culotte ancienne pour en avoir un gilet. Lucie avait rougi, c'était Amélie qui, on le sait, « faisait les hommes » mais le bonhomme était si confiant, si engageant... Elle avait donc accepté, et c'est après, la pâleur étant revenue d'autant plus remarquable, qu'il avait dit passant légèrement, mais, hélas, un peu fa­milièrement la main sur une des joues blanchettes : « Vous travaillez trop, ma petite, vous restez trop là ; seulement un gentil ménage comme vous savez en avoir et de la promenade après vous irait mieux. C'est dommage, c'est dommage, vous qui êtes encore comme une jeune fille... » Il n'était pas beau le cordonnier de la Ville-au-Bois. Pas beau comme Jean Costat. Mais celui-là... Et le cor­donnier était riche, avait une grande maison, plusieurs ouvriers... C'est sûr qu'elle lui plaisait, et, à part la caresse sur la joue, il avait toujours été respectueux. Ah ! ce n'était pas tout de même comme si ç'avait été Jean Costat ; pourtant, il fallait se faire une raison : être reine et maî­tresse dans une maison facile à embellir, élever largement ses enfants, avoir argent, considération ! Le timide sourire s'était tourné vers la Ville-au-Bois. 61:180 Mais là, Lucie avait consulté M. le Curé, pas pour le cordonnier, pour le remède de la femme. Était-ce bien chré­tien de recourir à telle façon de se soigner ? Le bon curé avait songé ; peut-être avait-il songé surtout aux vieux remèdes des boitiers, ses pères, qui étaient, tout comme ceux de Sévère, uniquement d'herbes des bois et des près dont on avait vu la fleur honnêtement fleurie appliquée sur le mal telle quelle ou pressée avec la feuille rendant son jus ; ou en tisane à couleur naturelle ; mais peut-être aussi il s'était rappelé le vieux qui passait et n'avait jamais fait de mal à personne ; alors quand Lucie avait fait allu­sions aux mots charabiatés : « Si elle ne les dit pas sur vous, ma fille, et si elle ne fait pas ses simagrées, je pense que oui, en conscience, vous pouvez prendre de sa poudre. Il doit y avoir une bonne dose de thym d'ailleurs qui étant rouge fait le sang fort et rouge... Et puis, ces gens-là sont souvent plus sa­vants que les savants, d'un vieux savoir enseigné par tra­dition et leur façon de secret ne serait que pour se faire valoir. » Lucie était revenue bien aise, et quand la Grandier avait tenté de dire son mot aux voisines sur l'achat du remède, elle s'était vue dûment ripostée par une doucette rencontrée deux jours après sur le seuil de l'église : « Je sais que vous vous inquiétez, mademoiselle Amélie, de me voir mise à la poudre de la vieille : mais c'est que M. le Curé me l'a permis. » Et elle avait passé légèrement, laissant coite la sacristine sur la marche en ancienne pierre tombale. A dire vrai, celle-ci s'était rattrapée un peu après avec l'histoire du gilet qui s'était trompé de porte. « Une belle étoffe à fleurs, ma pauvre Amélie ! » : c'était la Roussette qui avait pris le courage de le lui dire, enseignée par la Bichatte, enseignée par la Quinquenelle, parce qu'on cau­sait à la Ville-au-Bois.... Et ce n'était peut-être pas très joli, ou alors c'était par dévouement à la vertu, mais la sacris­tine surveillait maintenant, surtout à la nuit tombée, les allées et venues du côté de chez Lucie. D'autres aussi, qui avait eu vent comme le reste de Saint-Usage, des nouvelles amours de la Galande : on met longtemps à faire peau neuve dans l'esprit des gens quand c'est pour changer en bien... Mais on ne put rien voir que d'honnête, et encore était-ce peu de chose : ce fameux gilet, il avait bien fallu venir l'essayer, et puis le chercher, et les démarches s'étaient passées au grand jour. ...Pour en revenir sur ces premiers temps de la sorcière elle n'y allait pas tout doux partout, cela dépendait de la façon dont elle était reçue. Elle devait avoir pourtant volonté pateline en tombant un beau jour chez le bon curé lui-même. Mais il n'y avait que la Quinquenelle : 62:180 Mon homme, quelle réception ! Cel­le-là ne s'en laissait pas croire ; et elle était d'accord encore en cette affaire avec la Bichatte qui faisait la bête, mais ne s'était pas rendue et se chargeait d'épier sans en avoir l'air, de faire parler l'un et l'autre, l'accord étant qu'il y avait dans l'histoire de la vieille de bien autres manigances que les poudres au thym ou à la marguerite et les paquets d'herbes séchées. Pourquoi donc la poudre et les paquets auraient-ils apparu tout d'un coup dans un aussi pouilleux cabas par les rues de Saint-Usage ? Non, non, c'était un cabas qui enfermait d'autre mar­chandise et sous la capeline rapiécée se cachaient des pen­sées loin de celles d'honnêtes marchés... Et maintenant oser se présenter jusque chez M. le Curé ! Si c'était Dieu possible ! Ah, on ne savait pas le fond du fond de la tête et du cabas, eh bien on pouvait au moins jeter un balai à travers ces jambes de sorcière, puisque sorcière il y avait ! et pan, voilà l'objet envolé jusqu'à la vieille à travers la cuisine. Mais... A ce coup, c'est elle qui fait un éclat de rire à vous faire trembler « sur vos fondations » puis rattrape prestement le balai et se met à cheval dessus en faisant le tour de la cuisine au grand galop et chantant un chant de terrible charabia « à vous enlever en l'air par les che­veux », même à force d'y penser la Quinquenelle se de­mandait si elle ne l'avait pas été vraiment enlevée, et si elle n'avait pas vu des flammes rouges autour de ce sabbat, et senti comme une odeur de soufre au dernier saut de la sorcière par la porte ; ce qui était sûr, c'est que son balai sentait maintenant le roussi. Elle l'avait peut-être trop ap­proché le matin de son fourneau ; en tout cas de cette aventure, elle resta deux jours sans manger. Revenu, le bon curé la laissa dire ; puis pour plus de sûreté il aspergea la cuisine d'eau bénite ; même sans sorcière pour l'attirer le démon ne manque pas de rôder au­tour de nous. Il se pouvait avec cela que la vieille ne man­quant pas d'à-propos eût voulu répondre sans tarder aux façons de Zélina. Pourtant le soir, assis sur le banc de son verger, il se remit à songer à cette ancienne grand'mère dont on lui avait conté l'histoire. Une rude, celle-là, puisque c'était elle que son homme avait trouvée un soir en retard pour le souper, et seulement à tailler le pain dans la soupière ; et comme il en faisait l'observation, elle lui avait dit sans quitter la miche et le couteau : « Ne vous mettez pas en fâcherie, mon mari, c'est que j'ai eu de l'occupation : allez voir seulement sous l'édredon... » Et là il y avait deux petits besselots, comme on y met à l'aventure une couvée venue en temps frais. 63:180 C'était donc une femme de tête, et brave et tout, et on ne lui aurait pas fait prendre un fromage blanc pour la lune. Eh bien, elle s'en revenait un soir d'un pays à deux lieues de là où elle était allée, après les ouvrages faits, voir sa belle-mère malade, et elle avait vu la bonne femme, dit son mot sur le cas, fait ses recommandations à la belle-sœur un peu follette et puis elle s'en revenait donc, toute serrée dans sa mante et la tête dans sa capeline, un soir de septembre par la pleine lune. Comme c'était une femme de foi aussi elle avait commencé ses prières d'avant le coucher : et bien lui en avait pris, parce qu'à la ren­contre de son chemin avec celui qui montait au bois, voilà le sabbat qui se menait... Elle l'avait vu, de ses yeux vu. L'homme rouge au milieu qui sautait des drôles de pas en lui faisant signe de venir les danser avec lui, et toutes ces sorcières en rond autour, démenées sur leurs balais. Un branle, celui-là, comme elle n'en avait jamais vu même mené dans ses pays des bois où pourtant on s'y connaissait ; et le pire, ses pieds à elle qui commençaient à lui démanger comme si le diabolique tré­moussement des autres les avait appelés... Mais la tête restait solide et ce fut moins que tentation ; elle fit un grand signe de croix, tout le sabbat s'évanouit là-dessus, la minute d'après il n'y avait plus que les champs avec la lune et le bois sur la côte entre les deux. L'histoire s'était transmise. Dans le grenier de ses parents, le jeune abbé Simonin furetant un jour avait trouvé un cape brune et sa mère avait dit : « C'est celle de l'arrière-grand'mère Babet. On n'en avait qu'une par vie, elle devait la porter la fois de la rencontre au carrefour du chemin du bois. » Et elle avait conté le sabbat et lui était resté tout interdit devant cette chose qui peut-être avait vu la Chose... (*A suivre*.) Claude Franchet. 64:180 ### La messe au présent par Hugues Kéraly LE COURRIER DE Jésus-Christ vient de s'enrichir d'une nouvelle lettre ; Marie Carré y verse des larmes amères sur ce qu'elle appelle, un peu légèrement, la messe *d'autrefois.* « Ce qui fut notre très sainte messe, ce qui fut l'objet de tous nos amours, ce qui fut la consola­tion, la force, la lumière et la Joie de nos vies ne peut pas tout d'un coup présenter de tels dangers qu'il faille, à tout prix, la détruire, l'enterrer et l'oublier, surtout l'ou­blier. » ([^3]) On ne devrait jamais parler ainsi au passé de la messe catholique. Quand même il ne subsisterait dans ce monde qu'une infime poignée de prêtres pour célébrer LA MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE, SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V, cette messe de notre enfance reste celle de toujours. C'est par elle et elle seule que, sans l'ombre d'une équivoque, la PRÉSENCE réelle du Christ continue institutionnellement d'habiter son Église ; c'est elle et elle seule qui nous confirme dans cette certi­tude surnaturelle absolue que le Sacrifice divin se renouvelle aujourd'hui pour nous, comme il s'est renouvelé pour nos pères. Dans chaque messe catholique, on le sait, le même mystère éternel s'accomplit à l'artel, sous le rempart ad­mirable d'une liturgie millénaire, pour le salut des hommes du temps présent : *novi et aeterni testamenti, mysterium fidei...* Dans les « nouvelles messes » au contraire, la li­turgie se fait tellement humaine, à ce point diverse et changeante, qu'on ne peut pas attribuer grand-chose à celles d'avant-hier qui soit sûr de se retrouver dans celles d'après-demain. Règle : 65:180 « Faites-y donc ce que votre ins­piration vous suggérera, à l'exception de ce qui s'est fait jusqu'à présent. » Ainsi les « nouvelles messes » pré­sentent-elles tout un échelonnement ; elles ne sont point nécessairement abominables, car il y a mille façons pour une chose de sortir de la perfection ; l'errance admet au­tant de degrés qu'on voudra. Les plus indulgents accor­deront du moins qu'aucune de ces tentatives n'apparaît excellente d'un bout à l'autre, et cela devrait suffire à les rendre inacceptables aux yeux des fidèles. -- Je ne me prononce pas ici en théologien sur la validité ou la licéité des « nouvelles messes » ; cet argument est de simple bon sens (catholique) : l'institution divine n'est pas un spec­tacle, elle ne tire pas sa qualité et son pouvoir des dispo­sitions interprétatives ou inventives de celui qui célèbre. La messe est ce que Dieu offre aux hommes de plus grand. Comment en sommes-nous venus à parler de messes plus ou moins « bonnes », ou plus ou moins « mauvaises » ? Qui, sauf le démon, pouvait nous conduire à soumettre au jugement d'ici-bas le don gratuit que le Père fait de son Fils ? Or, c'est à ces misérables appréciations humaines qu'ac­cule le caractère intentionnellement *subjectif, évolutif* et *multiple* des célébrations post-conciliaires. C'est bien le cas de les dire imparfaites en tous les sens du mot et de leur réserver, plutôt qu'à la vraie, le temps grammatical corres­pondant. D'ailleurs, évoquer à l'imparfait la messe tradi­tionnelle finit par confirmer les catholiques « recyclés » dans l'idée que celle-ci appartient à un monde bel et bien révolu. Ils n'en ont guère besoin. Nous n'en avons pas le droit. Telle est la seule raison qui me retient de signer, com­me l'éditeur nous y invite à la dernière page, cette longue « Lettre ouverte » que Marie Carré adresse « à Jésus de Nazareth en Galilée ». Je m'empresse d'ajouter qu'on a peu souvent eu l'occasion de lire un témoignage aussi fort -- humainement et théologiquement -- contre les messes réformées. Il fallait sans doute être converti du calvinisme pour rester à ce point déchiré de cette protestantisation multiforme de notre liturgie eucharistique, et dans le même temps y voir aussi clair. « Il semble que, pour compenser le fait que la nouvelle messe n'est plus présentée franche­ment comme le Sacrifice de la Croix, renouvelé d'une ma­nière non sanglante sur nos saints autels, nous soyons choisis pour être en quelque sorte crucifiés sur nos bancs. » ([^4]) 66:180 Tous ceux qui s'agacent en silence de leurs nouvelles messes devraient bien méditer ce petit ouvrage, rédigé *la­crymabiliter* pour exprimer au Sauveur l'abandon où son peuple a été jeté. Certes, ils n'en souffriront que davantage, c'est-à-dire en plus grande connaissance de cause. Mais c'est Dieu ici qui est en cause, et Il vomit les tièdes. Ce sera leur manière, à eux de ne point accepter benoîtement l'auto­démolition où de trop puissants voudraient nous voir as­servis. Hugues Kéraly. 67:180 ### Les exercices spirituels de saint Ignace *selon la méthode anti-libérale du Père Vallet* par Dom Augustin Marie, o.s.b. #### Pour la royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ « Saint Ignace reçut comme des mains de la Mère de Dieu ce code dont tout bon soldat du Christ doit faire usage. » (Pie XI.) Ceux qui ont connu l'œuvre des retraites du Père Vallet à ses débuts, en France, ne peuvent pas oublier cette splendide épopée répondant à l'appel du Christ-Roi. On était tout d'abord frappé du nombre incroyable des critiques et des méchancetés répandues contre le Père Vallet dans les milieux catholiques. On était étonné de voir de « vé­nérables » ecclésiastiques, des laïcs habitués à la pacifique discussion s'enflammer subitement et exploser de haine à la seule évocation du Père Vallet et de son œuvre des Exercices spirituels de saint Ignace. C'était plus que de la haine, c'était de la rage, des accusations incohérentes : on disait que le Père Vallet, nouveau « cathare » était contre le mariage, et qu'étant Espagnol il avait pour la femme le même mépris que les musulmans. En réalité ce qu'on ne disait pas, c'est que le Père Vallet prêchait tout simplement la doctrine catholique. Rien que cela, mais... tout cela. Il disait que la chasteté est une vertu angélique pour laquelle nous n'aurons jamais trop d'estime, dans le monde en état de putréfaction où nous vivons. 68:180 Il tonnait contre le scandale des modes, contre le lâche respect humain qui pousse les épouses à la « panique de l'enfant de plus » et les fait ainsi tomber, elles et leurs maris, dans l'onanisme, fraude dans l'usage du mariage pour empêcher la procréation. « C'est là, répétait-il avec la sainte Bible, un péché mortel abominable : *res pessima ! res pessima ! *»*.* Il disait que la vocation est un état de vie plus saint, plus parfait, et plus heureux que le mariage. Et on comprenait qu'une telle prédication devait faire tinter les oreilles à bien des gens à la conscience tor­tueuse. On disait aussi que le Père Vallet était contre l'Action Ca­tholique et même civique, alors qu'il n'attaquait que les vices substantiels et mortels où vient parfois à tomber ce genre d'activité, comme la suite l'a hélas trop bien prouvé. Quand on n'avait plus rien à dire, on haussait les épaules sur cet « ex-jésuite » qui avait fui sa congrégation par « or­gueil » et par « manque de bon sens ». Sa fondation n'était-elle pas « fragile, dure, austère, fracassante et contondante » ? Et lui, un « homme seul » ? L'attaque contre le Père Vallet se terminait par des malédictions capables de réfrigérer les meilleures bonnes volontés. Le plus extraordinaire, c'est que malgré tout ce tintamarre, ou à cause de lui, les maisons du Père Vallet ne désemplissaient pas de retraitants : trente, cinquante, quatre-vingts, et plus en­core ! C'était à n'y rien comprendre ! Au bruit qu'on faisait contre le Père Vallet, il n'y aurait dû avoir personne à l'écou­ter. Au contraire, plus il y avait d'ennemis -- et des « Mon­seigneurs », s'il vous plait, et des Présidents Directeurs, et des Révérends Pères -- plus le Père Vallet augmentait le nombre de ses amis. L'œuvre des Exercices de saint Ignace selon la méthode du Père Vallet, criblée de critiques toutes plus effrayantes et paralysantes les unes que les autres, continuait sa marche triomphale du calvaire. La multitude hurlait « Crucifiez-le ! Crucifiez-le ! » et, dans le même temps, levait la moisson des trois mille baptisés, des cinq mille baptisés. C'était l'image vivante des « deux étendards » dont parle saint Ignace : au dehors Lucifer et ses « Babyloniens » en désordre et grinçant des dents... au dedans le Père Vallet et ses quatre ou cinq pauvres Religieux en paix dans le château fort de leur prière ; au dedans aussi ces groupes d'hommes en silence pleurant de repentir et de joie : « Nous, me disait un des fils spirituels du Père Vallet, nous faisons comme Citroën, nous laissons dire et nous inondons le marché ! » Et cela se passait sous les regards effarés et impuissants de la franc-maçonnerie. « Je crois, disait le Père Vallet, je crois au démon embrouilleur du ciel et de la terre, et à la franc-ma­çonnerie sa fille unique. » 69:180 Si j'écris cela au passé, c'est que le passé est une excellente leçon pour le présent. Les figures ont changé, le combat de­meure. Jésus-Christ, Notre-Seigneur, reste la pierre d'achoppe­ment. L'Agneau Pascal est nourriture pour ses amis et mort pour ses ennemis. Jésus n'est pas libéral, il est *contre* ses ennemis et *pour* ses amis. Ses ennemis mourront sur une croix dure et lourde, celle du mauvais larron et ils tomberont au feu éternel ; ce qui peut arriver « cette nuit même ». Les amis chu Christ-Roi, au contraire auront une croix douce et légère. A nous de bien choisir puisqu'il en est encore temps. La force de la méthode du Père Vallet, c'est de ne faire aucune concession sur la vérité et de ne mendier aucun appui humain. Il y a simplement deux camps en présence : celui du Christ-Roi et celui de Lucifer. Il n'y a pas de « no man's land » : Tout homme est obligatoirement de l'un ou de l'autre de ces deux camps. ##### 1*° *Le camp de Lucifer *qui éblouit les intelligences* en leur proposant les commo­dités du libéralisme. « Être libéral c'est être accommodant à l'erreur, à qui en doctrine ou en fait on se réjouit de voir reconnaître les mêmes droits qu'à la vérité » ([^5]). On joue sur les deux tableaux. Tout en faisant le mal (adultère, ona­nisme conjugal, péchés d'impureté solitaires, etc.) ou en le tolérant, on est, sur d'autres chapitres, un « homme de bien » on est contre l'avortement, contre le marxisme ; on est pour le Christ-Roi, implicitement, c'est-à-dire en le passant sous silence dans les problèmes politiques ou sociaux, etc. ; *qui réduit les volontés en esclavage* par la fascination du plaisir, des images, des fameuses « chaînes » de la télévision ; de la bourse de Judas à l'appât de la « situation », les astuces de Satan ne varient guère... La Franc-Maçonnerie arrive à la rescousse avec ses innombrables sous-produits à étiquettes ca­tholiques. Après avoir jeté leurs tentacules sur la politique naguère chrétienne et l'avoir ruinée, ces sectes s'en prennent ouvertement, sans se gêner, à la hiérarchie catholique pour tenter de réaliser une Église maçonnique et assurer par là, au nom de l'obéissance, la damnation éternelle de la totalité des hommes. Ce camp de Lucifer où le vrai et le faux sont dosés au goût du consommateur satisfait beaucoup de catholiques : 70:180 « Large est la voie qui conduit à la perdition et ils sont nom­breux ceux qui la suivent. Combien est étroite la voie qui mène à la vie éternelle et qu'ils sont peu nombreux ceux qui la trouvent » a dit Notre-Seigneur. Que trouve-t-on dans cette voie large ? Rien. Quelques maigres jouissances subitement stoppées par une mort non prévue au programme. ##### 2*° *Le camp du Christ*-*Roi *qui satisfait. les intelligences,* les jeunes surtout qui aiment la vérité pleine et entière. Sans faux fuyants, sans subtils sous-entendus : c'est simple et c'est fort ! *qui libère les volontés* des clinquants de ce monde, de la peur du « qu'en dira-t-on ». Les Exercices de saint Ignace, suivant la méthode anti-libérale du Père Vallet, sont un jeu de massacre de faux problèmes. Avec le Christ-Roi aucun échec, aucune mort qui ne devienne la voie royale de la Croix et du Ciel. Des cités maçonniques il fait des cités catholiques : « Ma volonté est, dit-il, -- de conquérir le Monde entier. » Et nous nous contenterions d'un petit coin ? Mais finalement j'en ai trop dit ou pas assez. En tout cas on ne peut pas décrire les Exercices selon la méthode du Père Vallet, comme on ne décrit pas une Cantate de Bach. Il faut les faire. Dom Augustin Marie, o.s.b. Supérieur du Monastère Saint-Joseph. A partir du mois de janvier 1974, les inscriptions aux Exercices donnés par les Pères du monastère Saint-Joseph sont reçues à l'adresse suivante : Exercices Spirituels, Monastère Saint-Joseph, Case Postale 162, 1920 Martigny -- Suisse (affranchir à 60 centimes). Calendrier des Exercices pour l'année 1974 : \[...\] 72:180 ### Tu gloria Jerusalem SAINTE REINE ET MÈRE DE MISÉRICORDE, douceur de notre Espérance de salut, le Saint Esprit vous a fait dire, alors que vous abordiez votre cousine Élisabeth «* Toutes les générations me diront bienheureuse ! *» Pro­clamons-le donc nous-mêmes. Ainsi, notre « génération » n'aura point manqué au devoir de remercier Dieu des « grandes choses » dont il vous a comblée, ô Marie, et d'accomplir la prophétie que vous même avez prononcée le jour de la Visitation, sur la place à vous réservée jusqu'à la fin des temps dans l'amour et la prière des Chrétiens. Le Christ n'était pas qu'un homme ; il était d'abord le Verbe Incarné pour souffrir à notre place et payer ainsi la dette à son Père (et notre Père), dette que nous étions bien incapables de payer nous-mêmes. La Sainte Vierge, elle est uniquement femme, mais elle est la seule créature humaine entièrement pure du péché. Quelle merveille ! Étonnez-vous de l'admiration universelle qu'elle inspire à tous ceux qui se sentent et se reconnaissent pécheurs. Et quelle honte pour chacun de nous s'il nous fallait faire publiquement l'aveu de nos péchés tels que Dieu les connaît ! La Sainte Vierge tenait son privilège du Fils même à qui elle devait donner le jour et qui paierait pour elle comme pour nous. 73:180 Ainsi, par avance, pour que l'habitacle où naîtrait ce Fils fut entièrement pur, le corps et l'âme de la Vierge Marie furent préservés des conséquences du péché originel. Ève était pure lors de sa création, mais lorsqu'elle fut tentée, elle crut pouvoir décider elle-même de ce qui était bien et de ce qui était mal au lieu de s'en fier à Dieu, son Créateur et son Père. C'est la faute que nous voyons se reproduire chaque jour autour de nous, et avec quel or­gueil, hélas, et dans le clergé même. « Nous sommes adul­tes maintenant ! » disent les contempteurs de Dieu. Et pourtant Jésus a dit lui-même : « Si vous ne devenez sem­blables à ces enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume de Dieu. » Marie a sûrement été tentée : son Fils l'a bien été. Elle connaissait bien le péché par les pécheurs qui l'entouraient. La première fois qu'elle entendit une petite camarade men­tir sciemment, elle eut peur de la voir engloutir comme le furent dans le désert Dathan et Abin Abiron. Et puis elle comprit la miséricorde de Dieu patientant avec les pé­cheurs et leur préparant, s'ils le voulaient, des occasions de se repentir avec de grandes joies de reconnaissance pour leur salut dans le monde des âmes. Ainsi donc Marie, en présence de la tentation, la trouva si bête qu'elle n'y prit même pas garde : elle était une enfant sans tache et sans autre désir que grandir dans l'amour de Dieu. C'est pourquoi, jusqu'à la fin des temps, le chapelet sera un lien très doux avec la volonté divine qui a donné un rôle si extraordinaire à une simple fille des hommes. Ces innombrables AVE MARIA répétant la salutation de l'Ange, Marie, au ciel ne peut les voir ou les entendre qu'en Dieu Lui-même, puis commander aux An­ges gardiens ce que Dieu demande à chacun d'eux pour chacun de nous, et enfin, intervenir elle-même là où Dieu le demande. Tout se fait dans l'amour au Ciel. Péguy, dans le Mystère des Saints Innocents, a repré­senté cette immense salutation journalière comme une immense flotte aux blanches voiles suivant la flotte des PATER : Et telle est la flotte des *Pater*, solide et plus innom­brable que les étoiles du ciel. Et derrière je vois la deu­xième flotte et c'est une flotte innombrable, car c'est la flotte aux blanches voiles, l'innombrable flotte des *Ave Maria*. (...) Et tous ces *Ave Maria*, et toutes ces prières de la Vierge et le noble *Salve Regina* sont de blanches cara­velles, humblement couchées sous leurs voiles au ras de l'eau ; comme de blanches colombes que l'on prendrait dans la main. 74:180 Or ces douces colombes sous leurs ailes, Ces colombes familières, ces colombes dans la main, Ces caravelles vêtues de voilures De tous les vaisseaux ce sont les plus opportunés, C'est-à-dire celles qui se présentent le plus directement devant le port. En cette année nouvelle qui se présente comme tragique sous le poids des folies accumulées de ces « *adultes *» or­gueilleux, sautons dans la barque opportune et répétons avec la Sainte Vierge ce verset qu'elle chantait en récitant ce psaume avec s. Joseph (Ps. 120) : « Voilà : il ne s'as­soupira ni ne dormira, Celui qui garde Israël. » D. Minimus. 75:180 ## Saint Thomas d'Aquin Septième centenaire *7 mars 1274 -- 7 mars 1974* 77:180 ### En quelles circonstances... SAINT THOMAS D'AQUIN est mort le 7 mars 1274. Nous célébrons cette année le septième centenaire de sa mort. Nous le célébrerons plus spécialement le 7 mars, qui est depuis sa canonisation le jour de sa fête liturgique ainsi qu'on peut le voir dans le calendrier romain non réfor­mé, que nous conservons pour notre usage et que nous main­tenons pour le transmettre, Dieu aidant, à ceux qui vien­dront après l'actuelle auto-destruction de l'Église. \*\*\* Lorsque le calendrier liturgique a été sauvagement ravagé et finalement détruit par les réformateurs du néo-catholicis­me qui prétendaient, juchés sur leur propre science, faire la leçon à l'Église, ils ont assuré qu'il convenait mieux de fêter les saints le jour anniversaire de leur mort, lequel est vérita­blement leur *dies natalis,* le jour de leur naissance au ciel. Ils mentaient là comme ailleurs. Ils mentaient en donnant à croire que l'Église ne l'avait point fait jusque là ; ils men­taient en promettant qu'avec eux on allait enfin se mettre à le faire. L'Église a toujours fixé la fête liturgique des saints au jour anniversaire de leur mort ; sauf pour saint Jean-Baptiste, on sait pourquoi ; sauf aussi, cela va de soi, pour ceux dont on ignore la date exacte du *dies natalis* *;* sauf enfin quand le jour est déjà pris. Saint Thomas, mort à la fin du XIII^e^ siècle, a été canonisé dès le début du XIV^e^ (en 1323). Et dès ce moment, sa fête liturgique fut correctement fixée au jour anniversaire de sa mort, le 7 mars. Les réformateurs sauvages qui conduisent l'autodestruc­tion de l'Église ont décrété, sans aucune raison avouable, que la fête liturgique de saint Thomas serait transférée au 28 janvier. C'est à cette date qu'on le trouve dans les nouveaux missels de la nouvelle religion épiscopale française, ceux qui depuis 1969 enseignent comme un « rappel de foi » que la messe n'est pas un sacrifice, et qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ». 78:180 Ils avaient raconté, les menteurs, que ce transfert était motivé par leur extrême dévotion à saint Thomas (tu parles !), laquelle était violemment chagrinée de voir sa fête supprimée par le Carême. Examinons donc cela de près. Nous gardons le véritable calendrier, celui d'avant le déferlement provisoi­rement victorieux de la révolution moderniste : la fête de saint Thomas d'Aquin y est de rite double. Elle vient cette année en occurrence avec le jeudi de la première semaine de Carême, qui est une férie majeure non privilégiée. On peut donc, au choix, célébrer soit la messe de saint Thomas avec mémoire de la férie, soit la messe de la férie avec mémoire de saint Thomas. Il n'y a d'empêchement véritable que si le 7 mars tombe un *dimanche de Carême* (qui est de rite double de première classe) ou encore le *mercredi des cen­dres* (qui est une férie majeure privilégiée) : dans ce cas la fête n'est pas reportée et on n'en fait pas non plus mémoire. Mais ces années-là sont rares. Pour ne pas remonter plus haut que mars 1956, date de la fondation d'ITINÉRAIRES, c'est-à-dire depuis dix-huit ans, il est arrivé trois fois seulement que la fête de saint Thomas soit empêchée (en 1965, en 1971 et en 1973). D'ici l'an 2000, c'est-à-dire durant le prochain quart de siècle, cela n'arrivera que cinq fois (en 1976, en 1982, en 1984 et en 1999 ; bien entendu dans l'hypothèse -- plau­sible mais non certaine -- où le temps ne sera pas suspendu avant). A quoi il faut ajouter que cela est le droit commun ; à côté demeurent les droits particuliers ; non seulement ceux de l'Ordre dominicain ; mais ceux des écoles catholiques dont saint Thomas est le patron depuis le 4 août 1880 (décision de Léon XIII). Les années où la fête est empêchée, les institu­tions chrétiennes d'enseignement peuvent, elles, la reporter au premier jour libre. Il n'y avait donc aucune nécessité de transférer en janvier la fête liturgique de saint Thomas d'Aquin. Ceux qui ont prétendu, à la fin du XX^e^ siècle, décou­vrir brusquement cette nécessité qui était restée inaperçue de l'Église pendant sept siècles, sont en réalité ceux qui ne *célèbrent pas* la fête du Docteur commun : ils l'estiment moins « actuel » que Lénine, et ils l'enseignent dans les « nouveaux missels » qu'ils s'efforcent, mais en vain, de nous imposer. \*\*\* 79:180 Avant d'en venir aux fables de ces missels, notons que, dans le système du mensonge par quoi s'opère l'autodestruction de l'Église, « le » concile, comme ils disent, l'unique, tient bien sa place en ce qui concerne saint Thomas. Car « le concile » a promulgué une véritable promotion de saint Thomas d'Aquin : mais c'était pour la frime, c'était pour nous tromper, et cela se démontre. Aucun concile en effet, avant Vatican II, n'avaient rien énoncé sur saint Thomas. Certes, dès le chapitre provincial des Dominicains tenu à Gaète en 1317, saint Thomas avait été *de facto* honoré, d'abord dans l'Ordre des Prêcheurs, puis dans toute la chrétienté, du titre de « docteur commun ». Saint Pie V, le 11 avril 1567, l'avait officiellement proclamé docteur de l'Église. On connaît, ou l'on devrait connaître, au moins l'encyclique *Aeterni Patris* de Léon XIII, 4 août 1879, et son bref *Cum hoc sit* du 4 août 1880 ; le motu pro­prio *Doctoris Angelici* de saint Pie X, 29 juin 1914 ; l'ency­clique *Studiorum ducem* de Pie XI, 29 juin 1923. Il en existe des traductions françaises qui sont encore aisément acces­sibles dans les bibliothèques ([^6]). Les enseignements pontifi­caux sur saint Thomas sont nombreux, convergents, cons­tants. Mais il n'y avait pas d'enseignements conciliaires à son sujet (sinon, en un sens, par *l'exemple* qu'avait donné le concile de Trente). La remarque est du P. Fernandez, à l'époque maître général des Dominicains, lors de son voyage en France de novembre 1966. Il avait déclaré en substan­ce, au cours d'une « interview » : *-- Parmi les nouveautés du second concile du Vatican, il y a celle-ci : c'est la première fois qu'un concile œcuménique recommande à l'ensemble de l'Église un docteur par­ticulier. Mais ce docteur particulier est justement* « *le doc­teur commun *»*. A deux reprises, en deux documents, le second concile du Vatican a recommandé aux prêtres et aux laïcs de la catholicité entière l'exemple, la doctrine, la mé­thode de saint Thomas d'Aquin. Aucun autre concile ne l'avait encore fait.* A deux reprises, disait le P. Fernandez. Les voici : 1\. -- Au numéro 10 de la déclaration conciliaire *Gravissi­mum educationis momentum* sur l'éducation chrétienne. « ...On saisira plus profondément comment la foi et la raison s'unissent pour atteindre l'unique vérité. Ce faisant, on suivra la voie ouverte par les docteurs de l'Église et spécialement par saint Thomas. » 80:180 2\. -- Au numéro 16 du décret conciliaire *Optatam totius ecclesiae renovationem* sur la formation des prêtres : « ...Pour mettre en lumière autant qu'il est possible les mystères du salut, les séminaristes apprendront à les pénétrer plus à fond et à en apercevoir la cohérence par un travail spéculatif avec saint Thomas pour maître. » Sans doute, les papes en avaient dit beaucoup plus ; mais aucun concile n'en avait dit autant. Ces prescriptions conciliaires n'ont eu aucun effet. Les prescriptions traditionnelles de Vatican II sont toutes comme si elles n'avaient pas existé. Aucune d'entre elles n'a été obéie ; aucune n'a été rappelée et urgée avec conviction, avec fermeté par l'actuelle hiérarchie ecclésiastique. Le P. Fernandez lui-même, qui vient d'arriver au bout de ses années de maître général, n'a pas été capable de faire respecter dans l'Ordre dominicain les prescriptions conciliaires concernant saint Thomas ; on n'a même pas entendu dire qu'il s'y soit seule­ment essayé avec force et persévérance. Tout s'est passé comme si ce que « le concile » avait décrété de traditionnellement catholique n'était qu'un alibi pour nous duper. Et nous con­cluons aujourd'hui qu'il en fut bien ainsi. Sans quoi les auteurs et signataires de ces prescriptions, qui sont aussi les respon­sables de leur exécution, n'auraient pas consenti d'emblée, sans rien dire et sans rien faire, à ce qu'elles soient lettres mortes. Il était et il demeure vrai que les textes conciliaires de Vatican II, malgré leurs malfaçons, leurs ambiguïtés, leurs omissions, contiennent aussi des passages et des prescriptions conformes à la tradition catholique. Il est vrai, il demeure vrai, en outre, que les passages et prescriptions équivoques pouvaient être interprétés aussi dans un sens traditionnel. C'est ainsi, c'est explicitement ainsi, c'est seulement ainsi qu'à l'époque nous avons *reçu* les décisions de ce concile ; nous l'avons déclaré lors de sa clôture : « *Nous recevons les déci­sions du concile en conformité avec les décisions des conciles antérieurs. Si tels ou tels textes devaient paraître susceptibles de plusieurs interprétations, nous pensons que l'interprétation juste est fixée précisément par et dans la conformité avec les pré­cédents conciles et avec l'ensemble de l'enseignement du ma­gistère. S'il fallait -- comme certains osent le suggérer -- in­terpréter les décisions du concile dans un sens contraire aux enseignements antérieurs de l'Église, nous n'aurions alors au­cun motif de recevoir ces décisions et personne n'aurait le pouvoir de nous les imposer. *» 81:180 Mais systématiquement, par­tout et toujours, et toujours par ordre ou permission du pape actuel et des évêques en communion avec lui, c'est précisément dans un sens contraire aux enseignements antérieurs de l'Église que les décisions conciliaires ont été interprétées et appli­quées. Ainsi entendues, ainsi mises en œuvre, elles n'ont au­cune autorité et, comme nous l'avions déclaré, le pouvoir de nous les imposer, nous ne le reconnaissons à personne. Quant aux prescriptions conciliaires qui ne sont susceptibles que d'une seule interprétation, celles par exemple ordonnant de conserver le latin comme langue liturgique, et celles qui nous occupent en ce moment, recommandant de suivre la voie de saint Thomas et de le prendre pour maître, elles étaient un faux semblant, l'instrument d'une escroquerie, elles avaient pour but de rassurer trompeusement le peuple chrétien et le clergé catholique. On ne peut plus aujourd'hui s'y laisser prendre. Le P. Congar ne s'y était pas laissé prendre un seul mo­ment. Il avait tout de suite dit le contraire de ce que disait innocemment le P. Fernandez ; il assurait en effet, quant à lui, que *saint Thomas n'avait pas eu à Vatican II la place qu'il avait eue à Trente et à Florence,* voulant dire par là qu'à Vatican II il avait eu une place moins grande ([^7]). A Trente et à Florence saint Thomas avait été en quelque sorte le principal docteur de la majorité. Mais les opinions d'une majorité, même conciliaire, ne sont ni règle de foi ni règle disciplinaire ; elles sont d'ailleurs peu stables. A Vatican II, par ce qui est en principe et aurait dû être en fait une promotion, saint Thomas était passé des opinions de la majorité à la réalité des textes officiellement promulgués : ce n'aurait pas dû être une place moindre, au contraire. Mais ce le fut. Le P. Congar avait raison, et non pas le P. Fernandez : à Vatican II la ma­jorité était celle d'un parti sans foi ni loi qui promulguait une chose pour nous endormir, et avec l'intention d'en faire une autre pendant notre sommeil. Tout ce qui est « issu du conci­le », garanti ou protégé comme tel par la hiérarchie, ignore, méconnaît ou méprise complètement saint Thomas. \*\*\* Le *Nouveau Missel des dimanches 1974,* imprimatur de l'inépuisable René Boudon, donné à Mende le 3 octobre 1973 ès qualités de « président de la commission liturgique fran­cophone », est le missel le plus répandu parmi les sectateurs de la nouvelle religion que l'épiscopat, avec la permission au moins présumée du Saint-Siège, injecte dans les veines du catholicisme français. 82:180 Ce missel commémore le *dies natalis* de saint Thomas. Il commémore aussi celui de Lénine. Voici les deux commémorai­sons face à face : ([^8]) Saint Thomas d'Aquin. Ce dominicain, mort il y a sept cents ans (le 7 mars 1274), fut le plus grand théologien du Moyen Age. Il sut exprimer la doctrine chrétienne avec vi­gueur en tenant compte des exigences de la philosophie et de la science de son époque. (page 74.) *Il y a 50 ans, le 22 janvier 1924, mort de Lénine. Tout chrétien est aujourd'hui in­terrogé par les énormes pro­blèmes sociaux et humains auxquels il s'est attaqué.* (pa­ge 64.) Saint Thomas est le plus grand théologien... du Moyen Age seulement. Il *tenait compte,* quelle bêtise, *des exigences de la philosophie et de la science de son époque...* Mais « la phi­losophie de son époque », c'était quoi et qui, au fait, sinon lui-même ? Avec Lénine, c'est encore plus bête. On prétend qu'*aujourd'hui* tout chrétien est interrogé (!?) par les énormes pro­blèmes auxquels Lénine s'est attaqué... avant 1924, il y a plus d'un demi-siècle. Les encycliques d'avant 1924 (et même d'avant 1958) ne valent plus rien, nous dit-on. Mais Lénine et Marx, ça vaut toujours, immuablement, malgré tout ce qu'on nous ra­conte sur la mutation du monde, l'évolution des mœurs, la révolution culturelle ([^9]). Nous n'allons pas nous mettre à discuter aussi bas. Voulant simplement noter, pour les lecteurs contemporains et éventuellement pour ceux de l'avenir, en quelles circons­tances tombe le septième centenaire de saint Thomas d'Aquin, nous avons mis la main sur un détail assez caractéristique : l'année du septième centenaire est celle où *le culte de Lénine* est introduit dans les missels par l'épiscopat français. \*\*\* Par parenthèse, mais complémentaire, on retiendra encore quelques autres religieuses commémoraisons introduites par l'épiscopat dans le *Nouveau missel* de la nouvelle religion. 83:180 Page 52, semaine du 6 au 12 janvier 1974 : L'an dernier, le 11 janvier, signature des accords de cessez-le-feu au Vietnam. Page 56, semaine du 13 au 19 janvier 1974 : Il y a 30 ans, le 15 janvier 1944, fondation de la Mission de Paris. Le lendemain, 16 jan­vier, mort de l'abbé Godin, l'un des initiateurs de la Mission de Paris et du renouveau apos­tolique en France. Page 69, semaine du 27 janvier au 2 février : Le 1^er^ février 1954, l'abbé Pierre lance à la radio un appel, etc. Page 210, semaine du 21 au 27 avril 1974 : Le 22 avril 1724, naissance du philosophe Emmanuel Kant, dont la pensée contribua à la crise intellectuelle de l'Allemagne au XVIII^e^ siècle. (Dire de Kant, en tout et pour tout, qu'il « contribua à la crise intellectuelle de l'Allemagne au XVIII^e^ siècle » paraîtrait bizarre comme motif de religieuse commémoraison, si l'on oubliait qu'il s'agit d'un missel instituant le culte liturgique de Lénine, et qu'on nous donne donc ici l'interprétation mar­xiste-léniniste du rôle historique de Kant.) Page 236, semaine du 26 mai au 1^er^ juin 1974 : Il y a 25 ans, le 30 mai 1949, mort du car­dinal Suhard, qui fonda la Mission de France et la Mission de Paris. (Ainsi le *dies natalis* de Lénine, celui du cardinal Suhard, de l'abbé Godin, ci-après de Maurice Blondel, sont commémorés en anticipant sur leur béatification.) Page 241, semaine du 2 au 8 juin 1974 : Il y a 25 ans, le 4 juin 1949, mort de Maurice Blondel, philosophe chrétien, un des précur­seurs de la pensée chrétienne contemporaine. 84:180 Page 327, semaine du 30 juin au 6 juillet : Le 3 juillet : indépendance (1962) et fête nationale de l'Algérie. Et cetera, et cetera... Et saint Albert le Grand, mentionné page 423 comme un « savant naturaliste ». Par une délicate provocation, le nouveau missel nous fait vénérer, page 220, sainte Judith, ermite, comme *patronne de la Prusse,* alors que nulle part n'est indiquée aucune *patronne de la France :* ni à l'Assomption, ni à Jeanne d'Arc, ni à sainte Thérèse. Les seuls patronages nommés, par une faveur excep­tionnelle et inexpliquée, sont ceux du Luxembourg (pages 227 et 418), de la Suisse (page 385), de l'Alsace (page 18) et de l'Europe (page 331). La seule fête nationale française religieu­sement commémorée est justement celle qui n'est pas religieuse, celle du 14 juillet (page 336). Les deux fêtes nationales de la France qui sont des fêtes religieuses, celle du second dimanche de mai et celle du 15 août, ont évidemment été supprimées dans la nouvelle religion. \*\*\* Telles sont les circonstances. Le septième centenaire de saint Thomas d'Aquin tombe en un temps sans précédent, puis­que jamais encore la réclamation catholique adressée au pape et aux évêques en communion avec lui n'avait été : -- *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe,* et qu'ils ne les ont point encore rendus au peuple chrétien et au clergé catholique : l'Écriture sainte dans sa version et son interprétation traditionnelles, le catéchisme romain, la messe catholique. Ne croyez pas ceux qui, ayant tout fait pour nous priver de la messe, du catéchisme et de l'Écriture, veulent par surcroît nous priver de saint Thomas. Ne les croyez pas quand ils disent que saint Thomas est un vestige dépassé d'une mentalité infan­tile (ou alors comprenez que par là ils veulent dire : chrétienne et catholique). Ne les croyez pas non plus quand ils disent que la pensée de saint Thomas n'est pas accessible. Prenez le *Saint Thomas d'Aquin* de Chesterton, version française de Maximilien Vox (Plon, 1935) : on le trouve encore, lui aussi, dans les bibliothèques ; non plus paroissiales, ecclésiastiques, religieuses, bien sûr ; mais municipales et universitaires. C'est un livre à la portée déjà d'un élève de seconde moyennement intelligent et moyennement cultivé ; et c'est la meilleure intro­duction à la pensée de saint Thomas ([^10]). 85:180 Et puis apprenez et faites savoir ce que l'on vous cache : que si la théologie de saint Thomas ne s'étudie pas dans le texte sans préparation, en re­vanche ses *sermons au peuple chrétien* conviennent à l'instruc­tion et à la méditation du simple fidèle. Ces sermons, ce sont : LES TROIS CONNAISSANCES NÉCESSAIRES AU SALUT : l'explication du Credo, qui instruit la vertu théologale de foi ; l'explication du Pater, qui instruit la vertu théologale d'espérance ; l'expli­cation des Commandements, qui instruit la vertu théologale de charité. Nous en avons fait paraître la traduction française en trois petits volumes aux Nouvelles Éditions Latines. Il s'agit du salut éternel ; et il s'agit des connaissances qui y sont non pas suffisantes assurément, connaître ne suffit point, mais qui y sont nécessaires. A ce niveau aussi, à ce niveau du caté­chisme au peuple chrétien, saint Thomas est le docteur com­mun de l'Église militante. Jean Madiran. 86:180 ### La prière de l'Église à saint Thomas d'Aquin par R.-Th. Calmel, o.p. DANS L'ORAISON LITURGIQUE en l'honneur de saint Tho­mas, l'Église militante demande à Dieu, par son Fils Jésus-Christ, dans l'unité de l'Esprit Saint, qu'il nous donne de *saisir par notre intelligence l'enseigne­ment* du Docteur commun, *ensuite d'imiter ce qu'il a fait ; quae docuit intellectu conspicere et quae egit imitatione complere.* Implorer d'imiter la conduite de ce confesseur admirable, de ce religieux et de ce prêtre qui est l'une des gloires les plus nobles de l'Ordre des Prêcheurs, rien de plus naturel que cette prière. Mais *saisir intellectuellement* la doctrine de saint Thomas est tout autre chose. Cette demande-là ne va pas sans explication, car l'Église n'attend certainement pas de chacun de ses fils qu'il s'adonne à l'étude de la *Somme de Théologie.* Pour ce qui est d'imiter la sainteté, chacun à notre poste et selon notre mesure, l'Église attend bien cela de nous et le demande pour chacun de nous. Comment l'Église en effet pourrait-elle ne pas désirer de toute la tendresse et la force de son cœur de mère que nous aimions le Seigneur au mépris de tout considération et de tout éta­blissement terrestres, à l'exemple de celui qui préféra de­venir un simple frère dans un Ordre mendiant plutôt que de commander comme supérieur, en crosse et en mitre, à la prestigieuse abbaye bénédictine du Mont Cassin ? Comment ce grand exemple d'humilité et de renoncement ne serait-il pas proposé à notre imitation ? *Quae egit imi­tatione complere...* Que les richesses et les honneurs du siècle ou les grandeurs ecclésiastiques soient considérables ou fort maigres, il n'en reste pas moins que tout disciple de Jésus-Christ est appelé à préférer le Seigneur crucifié aux splendeurs de ce monde. 87:180 C'est l'immuable doctrine de la révélation, celle que l'Église ne cessera d'enseigner à tous ses fils dans tous les siècles. Et pour corriger et dé­former les oraisons qui demandent *de mépriser les choses de la terre et d'aimer les choses du ciel, terrena despicere et amare coelestia,* il n'a fallu rien de moins que la pseudo-liturgie « postconciliaire ». Nul chrétien ayant écouté l'évangile de la fête de Toussaint, l'évangile des béatitudes ne peut plus ignorer que la préparation au bonheur du ciel, comme la joie de l'âme sur la terre, passent par l'esprit de pauvreté et non par l'attachement aux richesses ; la mortification et non la recherche des plaisirs ; la misé­ricorde et non l'assouvissement des désirs de vengeance ; la chasteté et non la luxure ; la persécution pour le nom de Jésus, donc le courage de témoigner pour le dogme et les sacrements, et non la pusillanimité ou la fausse obéis­sance, qui évitent par-dessus tout de se compromettre, de parler et d'agir simplement, en témoin fidèle de l'Église de toujours ([^11]). Je disais donc que nous devons imiter saint Thomas dans son mépris, à cause de Dieu, des pompes et des faci­lités du monde ecclésiastique ou du monde profane. Nous devons aussi l'imiter dans la prière assidue qui lui permit de rester fidèle au choix que Dieu avait fait de lui, dé­ployant une énergie farouche à ne pas laisser entamer les grandes résolutions dictées par l'amour du Seigneur. On sait sans doute comment pour le jeune Thomas la fidélité à l'appel de Dieu ne fut point chose facile. Sans une oraison devenue habituelle et sans une tendre dévotion à Notre-Dame jamais il n'aurait enjambé les obstacles énormes que ses parents, mais surtout ses frères, avaient attentivement amoncelés sur sa route. Se sortir de l'ab­baye du Mont Cassin dont il devait devenir abbé, recevoir l'habit blanc et noir du Prêcheur de la main du Maître général, cela allait presque tout seul. Mais ce fut bien autre chose, lorsque se dirigeant vers Paris avec quelques frères de l'Ordre, il fut surpris et arrêté à la fontaine d'Aquapendente par la troupe des cavaliers lances à sa poursuite par sa propre famille. A toute force les hommes d'armes et leurs valets s'acharnent sur son habit domi­nicain et veulent le faire défroquer malgré lui. Il se serre vigoureusement dans sa cape, ne donnant aucune prise, de sorte que les soldats n'ont d'autre ressource que de le hisser comme un bloc sur une monture et de l'emporter à bride abattue dans la forteresse de Roccasecca où on va le séquestrer. 88:180 Mais après tout mieux vaudrait sans doute le séduire que le contraindre. C'est l'hiver. On lui donne une pièce bien exposée, bien chauffée, très agréable. Puis on lui envoie une charmante personne qui, sans doute, a trouvé le plausible prétexte, pour se faire agréer, de venir chercher une explication sur quelques questions difficiles de vie spirituelle. Thomas n'est point dupe. Avec certaines tentations, certains tentateurs et certaines tentatrices, il sait que la seule méthode de discussion digne d'un ami du Seigneur est le refus de discussion, l'exclusion sans pitié, l'offensive sans ménagement. Et tant pis pour les âmes lâches qui gémiront sur ce « manque flagrant de charité ». Saint Thomas donc bondit de son bureau à la cheminée, empoigne un tison en flamme et fonce comme un archange sur la belle demoiselle qui venait engager le dialogue. Elle déguerpit en hurlant et sans demander un complément d'explication. Le diable déguerpit avec elle. Le saint ayant refermé la lourde porte y trace une croix avec son tison fumant, puis il tombe à genoux pour bénir et remercier le Seigneur. Pendant son oraison deux anges viennent le ceindre d'un cordon mystérieux ; à compter de ce jour et de cette heure le saint fut préservé de toute tentation impure. Or ce grand miracle n'a été accordé que comme couronnement d'une grande victoire ; et la grande victoire elle-même n'a été accordée grue comme couronne­ment d'une lutte portée par la prière, illuminée par la sagesse que donne l'amour de Jésus-Christ et l'inspiration de son Esprit Saint. Il fallait une grande charité, une foi en harmonie avec ce grand amour et l'inspiration des dons du Saint-Esprit, pour permettre à saint Thomas de mener une lutte aussi franche, aussi prompte, aussi forte, sans fléchissement et sans faille. De la charité, de la grande charité seule, il est vrai de dire : *docet manus meas ad praelium et digitos meos ad bellum ;* elle nous instruit au maniement des armes spirituelles pour toutes sortes de combats ([^12]). Évidemment cet exemple magnifique de cha­rité combative fait partie des merveilles que l'Église nous presse d'imiter dans la vie du docteur Angélique. *Quae egit imitatione complere...* 89:180 Tout autant est proposée à notre imitation sa charité contemplative ; car s'il est permis d'employer ici un mot très moderne, cet *intellectuel* prodigieux fut bien davantage encore un contemplatif très humble et très aimant. Et même son labeur intellectuel tout entier, son application incessante à scruter les mystères révélés n'a été rendue possible que par sa prière et sa contemplation. A la lecture de la *Somme* on voit bien qu'il avait lu de très près le plus grand des sages antiques, Aristote, le *philosophe* par excellence, on voit bien qu'il l'avait redressé dans la lu­mière de la foi ; on voit encore combien il aimait et révé­rait le docteur d'Hippone, saint Augustin ; on voit surtout que l'Écriture sainte n'avait pas de secret pour lui, qu'il la portait pour une très grande part dans sa mémoire et dans son cœur. Pour s'apercevoir de cela il suffit de faire attention aux citations en italiques qui viennent fleurir tous les articles de la *Somme.* Cependant ce que l'on ne voit pas mais dont on a le pressentiment, aussi bien par la perfection de l'ordonnance générale que par l'accent de beaucoup d'articles, c'est l'élévation de la contemplation qui était le partage de l'auteur d'une œuvre aussi extraor­dinaire. Il est certain que ce qui soutenait tout c'était les oraisons devant le tabernacle, la Messe célébrée chaque, jour en versant des larmes, les jeûnes, les veilles pieuses qui se prolongeaient aussi longtemps que la lumière se faisait attendre sur tel ou tel point de doctrine. Saint Thomas a dit lui-même, et les témoins de sa vie ont été unanimes à affirmer que cette *Somme,* avec ses trois parties et ses 591 « questions », était le fruit de la prière encore plus que de l'étude. Des trois parties, des 591 « ques­tions », on peut dire qu'elles ont été implorées et reçues du Seigneur Dieu. L'on peut dire tout autant qu'elles ont été écrites dans l'unique intention de lui plaire. Le té­moignage du saint, en effet, avant de communier une der­nière fois au Corps du Christ, ne saurait être récusé : « Je vous reçois, prix de ma rédemption, viatique de mon pèle­rinage, pour l'amour de qui j'ai étudié et veillé, travaillé, prêché enseigné Jamais je n'ai rien dit contre vous ; mais si je l'ai fait, c'est par ignorance, et je ne m'obstine pas dans mon sens ; et si j'ai mal fait quelque chose, je laisse tout à la correction de l'Église romaine. C'est dans son obéissance que je m'en vais de cette vie. » Eh ! bien donc, soumettre entièrement notre raison à la foi, attendre de Jésus-Christ qui nous les a révélés l'intelligence des mys­tères divins, chercher à les pénétrer non par vaine curiosité mais par amour et en grande humilité, ce sont là des dis­positions intérieures de saint Thomas qui sont proposées à notre imitation. De même, nous devons faire nôtre sa réponse fameuse, qui est le vœu profond du pur amour, à la question que lui posait le Seigneur : 90:180 -- *Tu as bien écrit de moi, Thomas, quelle récompense veux-tu que je te donne ? -- Pas une autre que vous, mon Seigneur...* *Quae egit imitatione complere...* \*\*\* Mais l'Église fait demander encore : *quae docuit intel­lectu conspicere, saisir ce qu'il a enseigné.* L'Église de­manderait-elle au Père céleste, dans une oraison liturgi­que, que chacun de ses fils devienne un lecteur assidu de la *Somme de Théologie ?* La question est trop paradoxale pour être prise au sérieux. L'Église sait que la plupart de ses fils ne disposent ni du loisir ni de la formation intel­lectuelle qui sont indispensables pour s'adonner utilement à l'étude de la *Somme.* Mais l'Église sait aussi qu'il faut voir dans la *Somme,* non seulement la construction tech­nique mais le principe animateur qui l'a suscitée. A ce titre, au titre de l'esprit qui l'anime, la *Somme* est acces­sible à tout chrétien. Tout chrétien en effet est capable, avec la grâce de Dieu, de conduire son esprit de la manière suivante : ne réfléchir sur les mystères de la foi qu'à partir de la soumission de l'intelligence ; -- poursuivre cette réflexion afin d'approfondir notre soumission adorante et de grandir en charité ; -- ne jamais réduire les mystères surnaturels à des connaissances rationnelles ; -- surtout ne jamais les aligner sur les erreurs modernes, quel que soit l'aspect sous lequel elles se présentent : critique ou philologique, politique ou psychologique. En ce sens-là l'Église demande la grâce pour chacun de ses enfants, quel que soit son poste et son état, de saisir l'enseignement de son docteur commun : *Quae docuit intellectu conspicere.* Mais pour ceux dont l'office est proprement doctrinal, en particulier pour les clercs, l'Église demande davantage, ou du moins elle implore de Dieu des biens plus déter­minés. *Doctrinae divi Thomae inhaerentes : que les clercs s'attachent à la doctrine de saint Thomas en philosophie et théologie,* proclame la loi cinq cent quatre-vingt-neu­vième du Droit Canon ; et la loi mille trois cent soixante-sixième : *que les directeurs des futurs prêtres traitent de la philosophie rationnelle et de la théologie et forment les élèves à ces disciplines selon les arguments, la doctrine et les principes du Docteur angélique qu'ils garderont reli­gieusement ; rationem, doctrinam et principia.* Telle est la signification pour les clercs et les savants de l'oraison li­turgique : *quae docuit intellectu conspicere.* 91:180 Arguments, principes, doctrine : essayons de manifes­ter la portée de ces termes. Ayons conscience d'abord de l'unité synthétique de la *Somme ;* c'est tout le contraire d'une série de monographies rapprochées plus ou moins heureusement ; c'est un corps de doctrine ou tout se tient. Cependant le Docteur angélique domine de trop haut son exposé d'ensemble pour éprouver le besoin de multiplier les rappels et les renvois. Mais le lecteur dont la vue est tellement plus basse fera bien de ne jamais oublier la cohérence interne ou, si l'on veut, l'unité de lumière qui éclaire la *Somme* de part en part. Lorsque par exemple nous lisons le traité de la *grâce,* dans la Secunda-Secundae, souvenons-nous que des principes essentiels furent déjà donnés dans le traité de bien et de la *prédestination,* et d'autre part lorsque saint Thomas analyse la grâce en ce qu'elle a de formel, il pense déjà à l'état *concret* de la grâce, de sorte que le *De Gratia* à la fin de la Secunda-Secundae exige pour être complet et équilibré l'étude de la grâce du Christ et de la grâce sacramentelle, la Tertia Pars. Qu'y a-t-il encore de fondamental à saisir dans la *Somme de théologie ?* Ceci qui est si facilement méconnu par une raison orgueilleuse et qui est trahi sournoisement par le modernisme : à savoir que l'argumentation ration­nelle la plus exigeante doit être employée à se soumettre lucidement aux mystères, jamais à les réduire et a les dissiper. Pas un traité, pas une question, pas un article de la *Somme* qui ne suppose à son principe un acte de foi simple et total et qui ne soit destiné à approfondir cette même foi. Ce n'est pas à la *Somme* que l'on peut adresser le grave reproche si justement mérité par des systèmes modernes comme le « molinisme » ou le « probabilisme » : on comprend fort bien, mais il ne reste pour ainsi dire rien de surnaturel à comprendre. \*\*\* *Quae docuit intellectu conspicere...* Il est encore une grande vérité qu'il importe de saisir dans la lecture de la *Somme ;* une vérité fondamentale de la révélation et que la Petite Thérèse est venue rappeler au monde : toute âme est appelée à la perfection de l'amour ; la morale chrétienne est une morale de croissance dans la charité. De cette loi de croissance surnaturelle, la Secunda Pars fournit la justification la plus éclairante et la plus solide. Par ailleurs, le Docteur angélique nous explique éga­lement la nécessité de « l'inspiration » du Saint-Esprit pour vivre de la grâce. Dans notre nature créée en effet nous avons seulement par participation la vie surnaturelle qui est celle de Dieu en lui-même. Nous avons besoin par suite d'être mus et inspirés par ce Dieu qui possède en propre une telle vie. 92:180 Les sept dons de l'esprit d'amour sont indis­pensables au salut, comme ils sont indispensables pour la croissance de l'union à Dieu, pour une vie de prière et d'ac­tion qui soient dignes de Dieu. Il n'y aurait pas de sens pour saint Thomas à traiter des vertus théologales et mo­rales sans traiter, du même mouvement, des dons particu­liers qui y correspondent et qui les aident et des « béati­tudes » spéciales qui les couronnent, comme il n'y aurait pas de sens à étudier la vie divine qui est en nous sans ap­porter l'attention la plus lucide aux péchés qui la menacent ou qui la tuent. -- Il est très remarquable, mais on le fait bien rarement remarquer, que saint Thomas lorsqu'il traite de telle ou telle vertu se demande souvent si elle restera encore après cette vie, *post hanc vitam.* De plus les raisons qu'il apporte de la permanence des dons, con­joints à la charité, dans la vie éternelle même, sont une des preuves les plus saisissantes que sa vision de la vie « ver­tueuse » d'ici-bas est profondément *évangélique.* Pour lui la vie vertueuse ne se conçoit que dans la charité et elle ouvre sur le paradis ; sa signification ultime, c'est la con­templation éternelle du Dieu bien-aimé. Mystique d'une manière moins concrète certes que les commentaires du Docteur du Carmel sur ses *cantiques,* la théologie morale de la *Somme* doit être cependant appelée mystique. C'est la grandeur du grand thomiste contempo­rain de l'Ordre des Prêcheurs, le Père Garrigou-Lagrange, que d'avoir mis en lumière l'harmonie tacite mais profonde qui existe entre les deux grands Docteurs : le Carme et le Dominicain. *Quae docuit intellectu conspicere...* On ne peut dans un modeste article faire une présentation exhaustive de la *Somme.* Ajoutons seulement qu'une philosophie, une très sûre philosophie est vitalement utilisée dans tout le labeur théologique du Docteur Commun ; c'est la philosophie naturelle de l'esprit humain, la philosophie de l'être, déjà formulée par Aristote, mais purifiée dans la lumière de la foi. Il est assez visible que, privée de cet instrument, la synthèse théologique de la *Somme* n'aurait jamais été menée à bien. -- Il est assez visible d'autre part que n'importe cruelle philosophie n'est point utilisable pour celui qui veut étudier droitement et sans les altérer les vérités de la foi. \*\*\* 93:180 Si saint Thomas n'eût pas été le prêtre qui versait des larmes en disant la Messe, qui même parfois était élevé au-dessus du sol pendant la célébration des saints mystères, s'il n'eût pas été le frère prêcheur dont la dévotion tendre et forte à la sainte Eucharistie s'est exprimée merveilleu­sement dans l'*Adoro te,* le *Pange lingua* et le *Verbum supernum prodiens,* s'il n'eût pas été le contemplatif qui conversait familièrement avec le Seigneur et Notre-Dame, nous sommes assurés que, malgré la vigueur de son esprit, il n'eût point mené à bonne fin cette œuvre immense et définitive d'intelligence de la foi que constitue la *Somme de Théologie.* A l'image de tant d'autres, quoique avec un génie plus hardi, plus vaste, plus puissant, il fût resté un simple ratiocinateur sur le donné révélé, un simple argu­mentateur peut-être orthodoxe mais, en définitive, peu utile à l'Église de Dieu. Si saint Thomas est beaucoup plus qu'un théologien parmi d'autres, s'il est le sage ordonnateur du grand édi­fice doctrinal qui est un asile sûr jusqu'à la fin des siècles, s'il est cette lampe ardente qui éclaire notre maison, c'est parce qu'il fut un saint et un très grand saint. Laïcs ou religieux, prêtres ou évêques, quel que soit notre poste dans l'Église catholique, nous tous qui sommes accablés par le déferlement postconciliaire du mensonge et de la stupidité modernistes, ayons recours à saint Thomas, mais commençons par le commencement : veillons à imiter son exemple de sainteté, en particulier sa dévotion à la sainte Messe et au sacrement de l'autel. C'est une des conditions premières à remplir, -- une autre condition étant, lorsque c'est possible, la fréquentation de la *Somme,* pour que le modernisme soit confondu et pour que se ranime enfin le zèle de la saine doctrine, dans la fidélité au thomisme, en vue d'une plus grande fidélité à l'Évangile du Seigneur. R.-Th. Calmel, o. p. 94:180 ### En marge de l'Office du Saint-Sacrement par Henri Rambaud JE NE SAIS ce qui me frappe le plus, quand je relis *l'Office* du Saint-Sacrement, de sa richesse doctrinale ou de la splendeur de l'expression. Ce langage a la première vertu d'un langage poétique, la seule dont aucun ne puisse se passer : il chante. un, quelque belles que soient les choses dites, le poème n'atteindrait pas à l'existence. Et quelle variété dans ce chant ! Poésie qui exulte, qui jubile : *Sit laus plena, sit sonora,* *Sit jucunda, sit decora* > *Mentis jubilatio*... Tournez la page, c'est l'accent de la plus humble suppli­cation : *Bone pastor, panis vere,* *Jesu, nostri miserere ;* *Tu nos pasce, nos tuere,* *Tu nos bona fac videre* > *In terra viventium*. \*\*\* Il n'y a plus aujourd'hui à prendre la défense de la poésie latine syllabique et rimée contre les étroitesses des naissants ; mais il n'y a pas non plus à la goûter, comme Baudelaire y inclinait, à la manière dont peuvent plaire les excès de raffinement d'une décadence. Langue et métrique y valent par elles-mêmes, sans que l'oubli ou la violation des règles anciennes y soient à noter d'infamie. 95:180 C'est un autre système, en dépendance directe du latin parlé par les clercs de ce temps-là, latin où bien des nuances de la syn­taxe classique n'étaient plus perçues et qui, même dans une diction soignée, comme est celle du vers, distinguait trop peu les longues et les brèves pour qu'une métrique fondée sur la quantité n'y devînt pas artifice d'érudit ([^13]). La rime apparaît en latin dès le dixième siècle, sinon plus tôt. L'*Office du Saint-Sacrement* s'inscrit ainsi dans une tradition déjà longue ; déjà proche aussi de s'éteindre. Deux chefs-d'œuvre contemporains ou de peu postérieurs, le *Dies irae* de Thomas de Celano et le *Stabat mater* de Jacopone de Todi, un assez grand nombre de pièces cu­rieusement ouvragées au quatorzième siècle encore, puis c'est fini. Les hymnes anciennes restent bien en usage dans l'Église, plus ou moins corrigées parfois, mais la Renais­sance détourne d'en produire de nouvelles du même type. Et bientôt c'est au latin lui-même que la Réforme sen prendra. \*\*\* Rien ne montre qu'aucun de ces poètes ait eu le souci que sa voix sonnât distinctement dans le chœur. Ils craindraient plutôt d'y détonner. Œuvres dont l'auteur est assez souvent connu, mais qu'on croirait anonymes, garce qu'il ne leur est rien confié de personnel. De là quelles puisent sans scrupule de toutes parts : ce n'est pas pour s'approprier le bien d'autrui ; la matière est commune, le poète n'y met que sa main. Saint Thomas ne fait pas exception. Urbain IV l'a com­mis pour écrire l'office de la fête du Corps du Christ, c'est l'Église qui doit parler. Même lui, donc, recourt au déjà dit : le départ de son *Pange lingua* est tiré mot pour mot de Fortunat (ou de Claudien Mamert, on ne sait) : *Pange, lingua, gloriosi* > *Praelium certaminis*... ([^14]) \*\*\* 96:180 Rémy de Gourmont qualifie saint Thomas poète de disciple génial d'Adam de Saint-Victor. Filiation manifeste ; en effet mais limitée à l'ordre de la technique : les diffé­rents types de strophe du *Lauda Sion*, les dernières tri­plant et même quadruplant la rime, ont tous leur modèle chez Adam de Saint-Victor ([^15]), et c'est aussi de son de­vancier du siècle précédent que saint Thomas tient son art si frappant de faire chanter le vers par la répétition de mots riches de sens et le rapprochement de sonorité. voisines. Même sur ce plan, cependant, la différence des natures reste sensible. Il y a du virtuose chez le chanoine régulier de l'illustre abbaye, il lui arrive de jouer de sa maîtrise verbale. Aucune recherche du brillant chez l'Aquinate et, s'il n'est pas incapable de comprendre le jeu, comme il comprend toute chose, il n'y est pas porté. Au fait, de tous les grands philosophes, le plus dépourvu d'humour pro­bablement. On aurait plus vite fait d'en trouver chez Aris­tote, qui pourtant n'en a guère. \*\*\* Surtout, ce poète reste un théologien. Même en chan­tant, il enseigne. Il veut expressément « dire le dogme ». *Dogma datur Christianis,* déclare le *Lauda Sion*, que sous les apparences du pain et du vin se cache la sublime réa­lité de la personne du Christ, tout entier sous l'une et l'autre espèce : *Sub diversis speciebus,* *Signis tantum et non rebus*, > *Latent res eximiae.* 97:180 *Caro cibus, sanguis potus* *Manet tamen Christus totus* > *Sub utraque specie*. Et de même sous chaque parcelle *Fracto demum sacramento,* *Ne vacilles, sed memento* *Tantum esse sub fragmente* > *Quantum toto tegitur.* *Nulla rei fit scissura ;* *Signi tantum fit fractura,* *Qua nec status nec statura* > *Signati minuitur*. Insistance ? Sans doute, mais très précieuse. Il n'est pas superflu de distinguer avec autant de précision le signe et la réalité. L'œuvre poétique de saint Thomas est assurément cour­te : il n'émerveille que davantage qu'en si peu d'espace tant de points essentiels soient abordés avec l'inépuisable profondeur des formules exactes : rapports de l'Ancien et du Nouveau Testament, théologie de l'Incarnation et de la Rédemption, bonheur de la vision béatifique, et j'en passe. Ainsi, pour l'Incarnation : *Verbum supernum prodiens* *Nec Patris linquens dexteram*... Ou encore sur ces imprévisibles voies, si souvent, en effet, de vrais sentiers, qui nous conduisent au vœu de notre lus intime nature et par la splendeur des dons de Dieu ont rougir les rêves de l'homme : *Per tuas semitas duc nos quo tendimus* > *Ad lucem quam inhabitas*. \*\*\* Combien de temps faudra-t-il maintenant pour que ces trésors du peuple chrétien ne soient plus à la portée que des lettrés ? Si seulement il en reste... Henri Rambaud. 98:180 ### La science politique selon saint Thomas par Hugues Kéraly LES TEXTES où saint Thomas aborde des questions de phi­losophie politique sont peu traduits et, de ce fait, mal connus. Tel est le cas du vaste « Commentaire des livres de la Politique d'Aristote », dont la seule Préface éblouit, par sa richesse et sa rigueur, le lecteur accoutumé aux creuses so­norités des préambules. Entre autres choses, la nécessité, le genre, la dignité et la méthode propres à la politique y sont établis. Quatre paragraphes auront donc suffi à saint Thomas pour fixer dans ses bases une conception chrétienne de la science sociale, et par là ses « pistes de recherche » obli­gées : la politique est une science nécessaire, morale et archi­tectonique, dominée par la vertu de prudence. On n'a guère tenté d'épuiser, dans les pages qui suivent, l'une ou l'autre des directives, ou plutôt des directions, ainsi indiquées. C'était assez pour nous de montrer en quoi elles consistent et pourquoi -- sept siècles après la mort du Docteur commun -- nul ne peut s'en affranchir sans tomber dans ces pièges éternels de la politique que sont le relativisme et l'utopie. \*\*\* Dans le passage auquel nous nous limitons ici ([^16]), saint Thomas établit d'abord que la politique est une science, et que cette science présente un caractère d'absolue NÉCESSITÉ : « Tout ce que nous pouvons connaître rationnellement, il faut bien en effet que quelque doctrine l'élève vers cette perfection de la sagesse humaine recherchée par la philosophie. Or ce « tout » constitué par la Cité est, lui aussi, sujet de certains jugements rationnels. Il s'est donc avéré nécessaire à l'achè­vement de la philosophie d'élaborer sur la Cité une doctrine appelée politique, une science sociale. » 99:180 Ce qui revient à dire, sous une forme syllogistique plus prononcée (pour la commodité de l'analyse) : tout ce qui *peut* être connu par la raison *doit* faire l'objet d'une science -- or la société *peut* être connue par la raison -- donc la société *doit* faire l'objet d'une science. La majeure rappelle ici la condition nécessaire et suffi­sante, selon le critère thomiste, de toute connaissance « scien­tifique » (qui-fait-savoir) : qu'elle soit le fruit d'une activité enrichissante et cohérente de la raison, appliquée au réel. Certains ne manqueront pas de sourire avec indulgence d'une telle tautologie. Ils n'oublient qu'une chose : pour l'intelli­gentsia contemporaine, il y a longtemps que celle-ci n'en est plus une. Qu'on interroge n'importe quel manuel scolaire, qu'on ouvre la première encyclopédie : il n'y a aujourd'hui de science que du « quantitatif » et du « mesurable », de la relation mathématiquement exprimée -- ou encore du calcul probabilitaire, introduit dans le domaine de la contingence. Il suit de là qu'en dehors des purs « êtres de raison », on n'admet plus d'objets susceptibles de théorie authentiquement et intégralement scientifique : totalitarisme de mathématiciens ; victoire des seules mathématiques fondamentales ou appliquées, et de toutes les sciences expérimentales ou « hu­maines » qui en découlent. Il suit de là également que la psychologie, la morale, la métaphysique, *ne sont plus* des scien­ces pour le monde moderne. A fortiori la politique... Aussi nous faut-il revenir à la définition traditionnelle de la science, sans laquelle la démonstration de saint Thomas reste incom­préhensible : *cognitio certa necessarii per causas*, « la con­naissance certaine du nécessaire par ses causes ». Définition beaucoup moins restrictive, on le voit, que celle imposée par le génie, prétendument scientifique, de notre siècle : un phé­nomène n'aura nul besoin, pour devenir objet de science, d'être « réductible » à un pur faisceau de mesures, de struc­tures ou de relations, au seul point de vue de sa *quantité*. Il suffit (et en vérité c'est déjà beaucoup) de montrer que cet objet peut recevoir une explication satisfaisante, nécessaire et générale, du point de vue de sa causalité. Connaître par les causes, tel est le propre de la raison : toute connaissance vrai­ment causale est scientifique par définition. 100:180 La vérité de la mineure (*or la société peut être connue par la raison*) doit être établie avec le plus grand soin. La com­munauté civile en effet n'est point le fruit d'une décision arbi­traire, ou encore de quelque circonstance purement fortuite dans l'histoire de l'humanité ; elle résulte d'une nécessaire conjonction causale, dont la liberté et la volonté humaine, sont deux éléments essentiels, mais non les seuls à prendre en considération. Il faut donc admettre que la société tombe sous le coup d'une connaissance « rationnelle », au sens propre -- et ceci même à plusieurs points de vue : ■ Au point de vue de sa cause *matérielle,* parce que toute communauté humaine est d'abord un fait de nature, dont on peut à ce titre rechercher les lois les plus générales : « (...) Il y a des lois sociologiques ; il y a des lois économiques. Mai ; elles ne dérivent pas de la nature physique des choses. Elle ; dérivent de la nature morale des hommes ([^17]). » ■ Au point de vue de sa cause *efficiente,* parce que la communauté civile est un fait de la nature humaine assumé, comme tel, par la volonté. Or la volonté n'est pas libre pour n'importe quoi, elle n'est pas totale indétermination. Qui, réellement, veut son propre malheur, sa mort ? Toute volonté, à commencer par la plus fondamentale (le vouloir-vivre), obéi donc à certaines nécessités conditionnelles. C'est par une « détermination essentielle et nécessaire de notre volonté » dit saint Thomas ([^18]), que chacun d'entre nous veut ce qui le conserve. Sous cet aspect, la société est encore l'objet d'une explication rationnelle, car elle nous est imposée par la nature pour la conservation de notre être et son épanouissement. ■ Au point de vue de la cause *formelle --* c'est-à-dire de l'ordre spécifique qui unit entre elles les diverses parties du « tout » social --, parce que cet ordre se trouve régi quant à ses fondements universels par un certain nombre de principes. On atteint les deux principaux en étudiant, d'une part, les rapports individu-société (régis par le principe de totalité et son corollaire sur le bien commun) et, d'autre part, le : rapports des diverses communautés humaines et de l'État (régis par le principe de subsidiarité). L'observation des réalités de l'ordre social en dévoile bien d'autres encore : c'est une des tâches irremplaçables de la philosophie sociale que de les établir ou de les rappeler. ■ Au point de vue enfin de la cause *finale,* c'est-à-dire du bien intrinsèque -- la vertu -- ou extrinsèque -- la fruition de Dieu -- de toute vie sociale, la communauté est le sujet d'un nouveau type de connaissance rationnelle : dans la dépen­dance étroite, alors, de la morale, de la métaphysique et de la théologie. Il n'est pas douteux que le Docteur commun ait dit là-dessus l'essentiel de ce qui devait être dit. 101:180 La conclusion (*donc la société doit faire l'objet d'une science*) s'impose maintenant dans toute sa nécessité. On ob­servera néanmoins que la démonstration de saint Thomas n'établit pas la seule légitimité d'une science de la Cité ; elle fixe, en même temps, sa juste place : *Necesse fuit ad comple­mentum philosophiae...* Cette idée, que la philosophie des choses humaines « s'achève » avec la politique, est d'Aristote. Le Philosophe avait montré que la raison humaine procède, comme la nature, du simple au complexe ; or la vie sociale apparaît, et de beaucoup, comme la chose la plus complexe dont la philosophie pratique puisse s'occuper : la communauté civile « contient » en effet tout le reste. La science sociale, qui est donc première en raison de l'objet dont elle s'occupe, première sur le plan de l'urgence, de l'importance et de la nécessité, est en même temps, sur le plan de la méthode per­mettant d'y accéder, la dernière acquisition de la raison pra­tique : sa discipline la plus élaborée. La plus difficile aussi... A noter que cette postériorité de la science politique, dans l'ordre de la connaissance humaine, ne se vérifie pas seule­ment à l'intérieur des sciences pratiques. Elle se vérifie encore, en un sens, par rapport à toutes les autres parties de la philosophie, telles que les décrit la classification thomiste : la logique, et de façon générale toute la philosophie spécula­tive, ne sont-elles pas comme postulées par la science sociale fondée sur l'observance de l'ordre naturel, sur son investiga­tion préalable par le philosophe ? Il ressort donc de ce premier paragraphe que la politique est une science, et une science à part entière. Non parce qu'elle réduirait ses objets à l'état de phénomènes abstraits ou pure­ment quantitatifs, mais parce que dans son domaine propre -- qui est celui d'une certaine qualité de la vie humaine -- elle apporte aux hommes un ensemble de connaissances ration­nelles, spécifiques et nécessaires des réalités de l'ordre social, envisagées sous l'angle de leur causalité. \*\*\* Le paragraphe suivant de notre Préface introduit deux éléments strictement complémentaires l'un de l'autre : la po­litique est une de nos sciences pratiques et, parmi celles-ci, relève du domaine de la philosophie MORALE. Voici le texte : 102:180 « Les sciences pratiques, on le sait, se distinguent des sciences spéculatives en cela que ces dernières sont axées sur la seule connaissance de la vérité, tandis qu'elles-mêmes sont orientées vers l'action. Nous devons donc inclure la science politique dans le domaine de la philosophie pratique : la Cité est un certain ensemble que la raison humaine ne se contente pas de connaître, mais qu'elle fait. -- Mais il nous faut encore dis­tinguer deux sortes de raison (pratique). La première opère selon un mode de fabrication dont l'activité se transmet à la matière extérieure : cela appartient en propre aux techniques appelées mécaniques, comme celle du forgeron, de l'ingénieur, etc. La seconde, selon une manière d'agir dont l'activité reste au contraire immanente à celui qui agit : ainsi lorsque nous délibérons, choisissons, voulons, etc., actions qui relèvent toutes de la philosophie morale. Or la science politique a pour objet l'ordonnance des hommes. Il est donc clair qu'elle ne doit pas être insérée parmi les sciences de production (ou techni­ques mécaniques), mais bien parmi celles de l'action, c'est-à-dire parmi les sciences morales. » *La science politique appartient au domaine des connais­sances pratiques.* Une fois admis que la politique est une science, c'est évident : contrairement aux sciences spéculatives (purement spéculatives) qui ne peuvent produire, sans l'inter­vention de la nature bien vivante, les objets qu'elles étudient, la science politique a pour fin propre de réaliser ce qu'elle commence par connaître. Elle est donc, par vocation autant que par nécessité, immédiatement pratique. Ce qui ne signifie pas qu'elle puisse « fabriquer » quoi que ce soit, pour s'en dire ensuite auteur et propriétaire : il n'y a pas antériorité de la politique sur son objet -- et à vrai dire, il n'y a pas non plus postériorité. C'est ce qu'exprime saint Thomas en définissant la Cité comme « un certain ensemble que la raison humaine ne se contente pas de connaître, mais qu'elle fait : *quoddam to­tem cujus humana ratio non solum est cognoscitiva sed etiam operativa *». Par cette simple remarque, le Docteur commun se tient à égale distance des théories extrêmes du fait social (naturalistes et volontaristes), où la spécificité du phénomène politique, à la fois fait de nature et de volonté, semble bien perdue de vue... 103:180 Rien au contraire ne définit mieux ce qu'est et peut la politique -- comme ce qu'elle n'est pas et ne pourra jamais -- que, par exemple, cette autre remarque de saint Thomas d'Aquin : « Une cause qui ne produit pas l'homme, mais lui donne seulement une qualité, n'a pas à créer les propriétés de l'homme, mais à s'en servir seulement. Or l'art social rend bien l'homme membre d'une société, mais pourtant ce n'est pas lui qui lui a donné une raison capable d'être disciplinée : il utilise cette propriété pour faire de l'homme un citoyen. » ([^19]) Mais voici une conclusion plus difficile à faire admettre par bien des esprits contemporains, y compris certains philo­sophes thomistes -- cette nécessité que *la science politique appartienne au domaine de la philosophie morale ;* qu'elle soit une science pratique et, à l'intérieur même des sciences pra­tiques, une science morale... Saint Thomas commence par rappeler ici une distinction classique dans sa philosophie, à savoir que les sciences pratiques se divisent en deux caté­gories : -- Les sciences de la « production » (*scientiae factivae*)*,* qui fabriquent, réalisent effectivement quelque chose dans une matière extérieure à l'homme, opérant donc de manière mé­diate : ainsi au moyen du bras, de l'outil qui le prolonge, de la machine. Toutes ces sciences, ou plutôt toutes ces tech­niques, relèvent de la philosophie de l'art. C'est le domaine du « savoir faire ». -- Les sciences de l' « action » (*scientiae activae*)*,* qui traitent de l'ensemble des manières d'agir immanentes à celui qui agit : penser, vouloir, modérer ses passions. Toutes les actions de cette deuxième catégorie relèvent de l'éthique, ou morale. Domaine du « savoir agir ». La science politique, conclut saint Thomas, appartient évi­demment à cette deuxième catégorie. Puisqu'elle a pour objet « l'ordonnance des hommes » (*politicam scientiam, quae de hominem considerat ordinatione*)*,* elle *est* une discipline mo­rale -- exactement la troisième et dernière partie de l'éthi­que... Et morale, même, à un double titre. Elle est morale *par sa fin :* il faudrait citer ici les nombreux passages du « Traité du Gouvernement royal » où saint Thomas répète que le pouvoir politique n'a qu'une fin, procurer « la vie bonne » à la multitude ; c'est-à-dire porter les hommes à la perfection immanente de leur nature, qui est de vivre « selon la vertu ». 104:180 Mais, naturellement, cette moralité de la fin politique ne su­bordonne jamais la politique elle-même à la morale au sens où on l'entend aujourd'hui (à la seule « moralité » subjective de chacun). -- Elle est morale *par ses moyens,* parce que « la société politique n'est pas constituée, dans son unité, par une entité ou forme substantielle surajoutée à l'ensemble des indi­vidus qui la composent : elle se réalise par l'ordre établi entre les opérations volontaires immanentes de ses membres » ([^20]). Cet ordre a une garantie, qui est la loi civile, et un garant, qui est l'autorité de l'État. En soi les pouvoirs législatifs, exé­cutifs ou judiciaires ne relèvent point, en effet, de la conscience individuelle. Sans quoi, où irions-nous ? Mais l'autorité civile elle-même ne serait rien si chacun n'acceptait d'être placé, fût-ce contre lui-même, sous la garantie de l'appareil législatif, exécutif et judiciaire... Certes une mauvaise légis­lation, une organisation économique défectueuse, des pouvoirs mal exercés ne rendent pas les citoyens bons ; et parfois même les rendent mauvais, plus du moins qu'ils ne le seraient na­turellement. Mais, quand elle est bonne, l'organisation de la vie sociale ne doit pas son excellence au seul législateur : plus profondément, elle la doit à l'intelligence et à la droite volonté des hommes que cette organisation gouverne et ordonne en fonction du bien commun. Toute la dignité de la politique con­venablement comprise ne tient peut-être qu'à cela. Il ne s'agit aucunement pour nous de nier la spécificité des « problèmes » posés à la politique dans son ordre propre, qui n'est pas celui de la vie domestique ou privée ; mais de rejeter la fausse et dangereuse antinomie des « morales » pu­blique et privée : « Rien n'est plus faux, écrit encore le Père Schwalm (*op. cit*., p. 135), que la prétendue distinction et op­position des deux morales politique et privée ; une même loi morale domine la moralité des individus et celle des États. Au principe faux de la « Raison d'État », saint Thomas oppose celui de la moralité politique : *idem oportet esse judicium de fine totius multitudinis et unius*. » ([^21]). En vérité, il n'est possible d'opposer la Morale (« en soi ») à la Politique (« en soi »), et par suite de discerner entre l'une et l'autre de constantes tentatives de domination réciproque, qu'à une condition, tout à fait inacceptable : définir la pre­mière comme purement personnelle, autonome, c'est-à-dire relevant de la seule subjectivité individuelle, et limiter la seconde au domaine technocratique, aux seules exigences im­médiatement pratiques de la vie collective : l' « intérêt » de tous, comme on dit aujourd'hui sans autre précision... 105:180 Les an­ciens échappaient à cette périlleuse dichotomie, par leur défi­nition même du domaine moral : est « moral », pour eux, tout ce qui touche aux *mœurs*, à l'agir humain en général. Or, rien ne touche davantage aux mœurs que l'organisation sociale. Platon, Aristote et tous les philosophes de la tradition clas­sique sont d'accord là-dessus : à défaut du consensus unanime, il me semble que cela pourrait suffire. Quant à saint Thomas, il y échappe également, voire doublement, par la conception chrétienne de la morale dont sa philosophie exprime les fon­dements : est moral, pour lui, tout ce qui ordonne l'ensemble des actes humains à la fin dernière de l'homme, telle qu'elle serait si l'homme avait pour fin dernière cette béatitude natu­relle -- bien vivre, vivre *selon la vertu*. ([^22]) La politique est donc bien une science. Authentiquement et intégralement « scientifique ». Elle est une science pra­tique, dont le but n'est pas seulement d'élaborer des théories sur les phénomènes de l'ordre social (« sciences politiques » au sens actuel), mais de participer elle-même à la réalisation de ce qu'elle étudie. Et elle est une science morale, aussi bien par la matière de toutes ses investigations -- les actes humains de la vie sociale -- que par le caractère, éminemment moral, de sa vocation : *ordinare in bonum commune,* mener la com­munauté tout entière au seul bien que chacun de ses membres ait vraiment en commun avec les autres, celui d'une vie pleine et bonne, et pleine parce que bonne. \*\*\* Le paragraphe suivant nous apporte cette précision supplé­mentaire que la politique est à l'égard de toutes les autres sciences pratiques, une discipline principale, donc une discipline ARCHITECTONIQUE : « ...Tous les ensembles constitués par les sciences de production à partir des matériaux qui s'offrent à leur usage sont ordonnés aux hommes comme à leur fin. Si donc la science principale est celle qui traite de l'objet le plus noble et le plus parfait, la politique sera né­cessairement cette science principale, autrement dit architec­tonique, à l'égard de toutes les autres sciences pratiques. Tel est du moins ce qui ressort de la considération du bien ultime et parfait, dans les choses humaines. » *La politique est la* «* principale *» *des sciences pratiques*. Saint Thomas le démontre, dans notre texte, par la considé­ration de son objet. De deux sciences d'un même genre, en effet, celle-là doit être regardée comme la plus importante « qui traite de l'objet le plus noble et le plus parfait » -- *de nobi­liori et perfectiori *; 106:180 or la société est bien l'œuvre maîtresse, la plus complexe et parfaite en même temps de toutes celles auxquelles la raison pratique de l'homme puisse s'attacher dignité qui confère à la science sociale une sorte de priorité, de primauté absolue sur toutes les autres sciences du même genre. Il le démontre ailleurs par la considération de la fin propre à l'art politique, c'est-à-dire du bien commun qui, précisément en tant que commun, est « plus divin » que le bien d'un seul : nouvelle application du principe de totalité... On trouve de nombreux raisonnements similaires dans la « Somme théologique », au chapitre des vertus sociales. Par exemple, à propos de la primauté de la justice sur toutes les autres vertus : « Les vertus morales autres que la justice ne tirent leur louange que du bien qu'elles réalisent dans l'homme vertueux, tandis que la justice est louée en outre pour le bien que l'homme vertueux réalise dans ses rapports avec autrui (*secundum quod virtuosus ad alium bene se habet*)*,* de telle sorte qu'elle est d'une certaine manière le bien d'autrui... Il est donc manifeste qu'elle dépasse en valeur toutes les autres vertus morales » ([^23]). Il en va de même pour les sciences mo­rales, en fonction de leur nature et de leur portée exacte -- générale ou exclusivement personnelle --, du bien que leur possession réalise en chacun. *La politique est une science* « *architectonique *»*.* Cela sem­ble évident par rapport à toutes les autres sciences pratiques, quelles qu'elles soient. La politique étant ce qui (en principe) procure à l'homme sa plus grande plénitude humaine, il est juste qu'elle « commande » aux autres sciences pratiques, comme l'architecte commande à tous les corps de métier ; qu'elle les contrôle, les utilise et les ordonne en fonction de la seule primauté du bien commun dont elle reste le garant. Mais cela est vrai aussi, quoique sous un certain rapport seulement, vis-à-vis des sciences spéculatives elles-mêmes : la politique doit les ordonner au bien commun ; non pas selon tout elles-mêmes, pour se prononcer par exemple sur leurs objets et leurs mé­thodes (*quantum ad determinationem sui operi*)*,* mais du moins quant à leur utilisation, c'est-à-dire en tant qu'elles sont exer­cées par -- et pour -- des citoyens (*quantum ad usum*) *:* « La politique n'a pas à commander à la géométrie ses conclusions sur le triangle, car cela ne dépend pas de la volonté humaine, mais de la nature même des choses... La politique prévoit et ordonne quelles sont les sciences spéculatives ou pratiques à cultiver dans les sociétés : qui doit les étudier, et pour com­bien de temps » ([^24]). 107:180 Ce qui signifie qu'indirectement, et d'une manière que limite en quelque sorte la nécessaire subordination de la politique elle-même au « bien ultime et parfait des choses humaines » -- but que le penseur et le politique ont normalement en commun --, qu'indirectement donc les activités spéculatives de l'homme n'échappent pas, pour saint Thomas d'Aquin, à un certain contrôle du pouvoir politique. On pour­rait s'amuser à tirer de là quelques considérations brûlantes d'actualité, sur le statut de la science dans les sociétés con­temporaines ; mais le jeu risque de comporter aussi des con­clusions plutôt attristantes, que chacun aura déjà formulées. N'y a-t-il pas cependant quelque danger, à subordonner ainsi (même indirectement) la quasi-totalité des activités hu­maines à la politique ? Oui, sans doute, tant que l'art politique lui-même n'aura pas trouvé son statut légitime dans la vie de la Cité. Non, si on lui restitue sa véritable signification ; si on le rapporte au fondement *doctrinal* qui lui confère, en même temps que ses vrais pouvoirs, ses justes limites... « La diffi­culté tombe, remarque en effet le Père Schwalm ([^25]), si l'on considère que la fin de l'homme est la totalité du bien de sa nature ; par conséquent la politique n'est pas la science de la fin suprême de l'homme ; mais la science du moyen suprême d'arriver à cette fin. Elle se subordonne indirectement et en partie la morale, l'art, l'industrie, mais en se subordonnant elle-même aux exigences du bien humain, c'est-à-dire ce qu'il y a de meilleur dans les choses humaines. Elle n'influe donc légi­timement sur la morale, l'industrie, l'art, que selon les néces­sités de la moralité même de l'homme et non d'une manière arbitraire et absolue. » \*\*\* Voici, enfin, la méthode propre à la science politique, selon saint Thomas : « ...Quand les sciences spéculatives s'atta­chent à l'explication d'un tout quelconque, que font-elles ? Elles élaborent, en se fondant sur l'observation des parties et principes de l'ensemble considéré, un concept susceptible de rendre compte de ce à quoi cet ensemble se trouve soumis, aussi bien que des processus qu'il met lui-même en jeu. De même notre science, considérant les parties et les principes constitutifs de la Cité, définira le concept susceptible de rendre compte : de ces parties dont elle est faite, de ce à quoi elle se trouve soumise, et des processus qu'elle-même met en jeu. Et comme elle reste pratique, la politique expliquera aussi par quels moyens chacun de ces trois éléments peut être mené à sa perfection propre, ainsi que toute science pratique est tenue de le faire. » 108:180 Il ressort de ce passage que la politique étudie les réalités de l'ordre social selon un *double point de vue,* spéculatif et pratique. Mais cette dernière distinction, capitale en vérité, risque de n'être point comprise si l'on ne garde présente à l'esprit cette idée que la société humaine est à la fois un fait de nature et un fait de volonté : Elle est un *fait de nature* par sa cause matérielle ; car l'homme, en tant que créé, et créé pour vivre en compagnie de ses semblables, en tant qu' « animal politique » par es­sence, et non par calcul ou par hasard, l'homme donc four­nit à la Cité une première dimension de phénomène naturel donné : phénomène qui se trouve régi comme tous les autres par un certain nombre de lois, bien que celles-ci ne relèvent pas à proprement parler d'une « physique » mais d'une morale... Elle est un *fait de volonté* par sa cause efficiente : l'homme est une nature créée libre, raisonnable, volontaire ; et il ne « devient » en quelque sorte ce pour quoi il est fait que par une adhésion active et constante de lui-même au bien de sa nature. On ne saurait donc, sans sophisme, introduire entre les exigences du lien social et celles de la liberté humaine une réelle antinomie : la vie sociale, tout comme les lois aux­quelles elle obéit, restent par nature des réalités morales... Autrement dit, c'est *par* la vie sociale et ses obligations parfois extrêmes qu'il est donné ou permis à l'homme d'être libre ; de réaliser harmonieusement et utilement ses devoirs d'état, comme ses aspirations les plus personnelles. Sans doute, celui-ci peut cultiver l'illusion qu'il serait encore « libre », et même davantage, hors de ces multiples contraintes que lui impose le bien de la communauté. Mais il ne peut s'en affranchir pour de bon qu'en tombant dans la barbarie pure et simple, esclave de son propre choix. (Aristote en effet défi­nissait les barbares « ceux qui ne vivent pas sous des lois » -- c'est-à-dire qui, s'attribuant tous les droits, ne se recon­naissent plus aucun devoir. La chose est malheureusement toujours d'actualité.) Donc : Parce que celui-ci est un fait de nature (une *donnée*), la politique commencera par étudier son objet de la façon dont n'importe quelle science spéculative purement spécula­tive est tenue de le faire -- c'est-à-dire selon un procédé *analytique,* qui réduit chaque « tout » complexe en ses élé­ments les plus simples. Saint Thomas, dans son commentaire d'Aristote ([^26]), rappellera à nouveau la nécessité d'appliquer cette règle générale à l'étude de la Cité : 109:180 « En d'autres choses, pour connaître un tout, il est nécessaire de le diviser jusqu'aux réalités simples et indivisibles qui en constituent les parties infimes... Ce qui est vrai partout ailleurs reste vrai également pour l'objet de notre recherche... La première démarche, pour la connaissance des choses composées, est donc analytique : elle consiste à diviser ces choses en leurs éléments premiers. Ensuite seulement une démarche synthétique sera requise la déduction des conséquences qui résultent des éléments pre­miers ainsi connus. » L'analyse n'a donc rien de gratuit : elle devra déboucher sur une théorie, générale mais non point « idéale », de l'organisation naturelle de la Cité. Car, dans la perspective aristotélicienne qui reste ici celle de saint Tho­mas, « l'analyse est en même temps justification, elle montre ce qui est conforme à la nature » ([^27]). Ainsi s'explique la nécessité de réunir préalablement un grand nombre de con­naissances positives, de les comparer, de les classer, en suivant jusqu'à son terme l'ordre des causalités naturelles, pour en formuler ensuite -- comme au « ras » de l'expérience -- l'ex­plication la plus complète et rigoureuse possible. Platon, on le sait, aimait à procéder tout autrement ; et c'est malheureu­sement sa méthode qui semble avoir prévalu chez les philoso­phes utopistes du monde moderne : on part d'un système d'idées *a priori*, pour s'indigner ensuite que la réalité ne s'y conforme pas. Mais parce qu'il constitue également un fait de volonté (une *fin*), la science politique ne saurait se contenter d'étudier son objet : il faut qu'elle envisage encore « par quels moyens » celui-ci peut-être mené « à sa perfection propre ». D'ailleurs : « On ne possède vraiment la science parfaite des choses pra­tiques (la société en est une) que lorsqu'on les connaît comme pratiques » ([^28]). La science politique ne sera donc pleinement achevée que si, après avoir défini la nature, les qualités et les finalités de l'ordre social, elle considère encore dans le détail les moyens de sa réalisation ou de sa conservation. Or, appli­quer aux cas particuliers les principes généraux établis par la théorie, c'est bien mettre en œuvre un procédé *synthétique :* « Il est nécessaire dans toute science pratique de procéder synthétiquement, c'est-à-dire d'appliquer les principes univer­sels aux êtres particuliers dans lesquels se réalise l'action. » ([^29]) \*\*\* 110:180 Faire, comme Aristote et saint Thomas, la théorie naturelle des réalités politiques et sociales n'est certes pas à la portée du premier venu : il y faut un esprit armé, non seulement de science, mais encore de patience et d'expérience, d'humilité face au réel. Il n'en va pas tout à fait de même (heureusement) pour l'application des principes aux cas particuliers ; celle-ci est l'affaire d'une vertu cardinale : la PRUDENCE, dont la pru­dence politique est la dimension éminente et spéciale qui nous intéresse ici. La science politique, bien comprise, reste en effet immédiatement pratique. Non qu'elle dicte à l'homme politique ou privé la conduite à tenir dans chaque circons­tance de son action ; mais elle lui fournit le critère de moralité, politique ou civique, de ses décisions et de ses comportements dans la Cité. Une volonté bonne, entretenue dans le respect du bien commun, et l'habitude d'une droite délibération face à chaque cas particulier, devrait normalement lui permettre de parcourir le chemin qui reste... Normalement, cela ne veut pas dire aisément : « La prudence personnelle est difficile. La prudence sociale, par laquelle le chef d'une communauté doit gouverner le groupe ou la multitude dont il a la charge, l'est beaucoup plus encore. En effet, *par la prudence en général, l'homme se dirige lui-même par rapport à son bien propre ; mais par la politique, il agit surtout par rapport au bien général* ([^30]). D'où il résulte que ce qui est demandé à tous ceux qui prennent part à la conduite de l'État, ce n'est point tant d'être des savants, des érudits, des doctrinaires, ou des idéologues. C'est d'être des hommes prudents, des hommes sages, au sens où l'Écriture employait le mot. Non point donc, des timorés et des pusillanimes. Point non plus des hypocrites et des menteurs. Mais des hommes de pensée et de volonté droites, ayant acquis, aux lumières conjuguées de l'expérience et de la raison, et la grâce de Dieu aidant, la disposition permanente à choisir les moyens les plus aptes, dans des circonstances déterminées, à ramener la société politique vers sa fin : le bien commun. » ([^31]) Telle qu'elle se trouve présentée par saint Thomas d'Aquin dans cette riche Préface au « Commentaire des livres de la Politique d'Aristote », la méthode propre à la science politique amène donc à définir l' « art » politique lui-même sous ces deux aspects complémentaires : d'une part d'un corps de con­naissances théoriques et normatives, fondé sur une démarche scientifique dont le mode est spéculatif et le procédé analy­tique (c'est l'œuvre de la raison) ; d'autre part d'un ensemble d'aptitudes et de dispositions ordonnées au bien commun tem­porel de la Cité, sorte de « savoir faire » moral dont le mode est pratique et le procédé synthétique (œuvre de la prudence). 111:180 Cette dualité -- nous pensons l'avoir ici assez souligné -- n'est point arbitraire, ni superflue ; mais bien utile, efficace et même salutaire parce que commandée par la substance vraie de l'ordre social, à la fois fait de nature et de volonté. Il faut la remettre dès maintenant à l'étude pour que -- Dieu aidant -- elle revienne quelque jour à l'honneur, et à l'œuvre, dans notre Cité. Hugues Kéraly. 112:180 ### Réalisme thomiste et matérialisme marxiste par le chanoine Raymond Vancourt D'UNE CERTAINE MANIÈRE, le thomiste et le marxiste ont en commun le sens du réel. Ils entendent partir des réalités qui s'imposent à nous et non point d'abs­tractions ; partir, en d'autres termes, de ce qui existe, c'est-à-dire de ce dont tout le monde admet la présence : l'univers des corps, dont on affirme d'emblée qu'ils sont indépendants de la connaissance que nous en avons. Sur ce point, le thomiste souscrirait à certaines formules de Lénine, lequel écrit par exemple : « Le réalisme naïf de tout homme sain d'esprit con­siste à admettre l'existence des choses, du milieu, de l'univers, indépendamment de notre sensation, de notre conscience, de notre moi et de l'homme en général ([^32]). » Pour lui comme pour nous, l'homme est plongé dans un monde dans lequel il naît, vit et meurt et qui n'existe point par la « grâce de nos actes », ni par je ne sais quel pouvoir constituant dont jouirait ma conscience. L'autonomie ontologique de l'univers paraît aux thomistes comme aux marxistes confirmée par les sciences de la nature, lesquelles nous obligent à concevoir un temps où l'espèce humaine n'existait pas et où par conséquent la matière évoluait indépendamment de toute prise de conscience par l'homme ([^33]). 113:180 Ni le thomiste ni le marxiste ne se font d'ailleurs de cette indépendance une idée simpliste. Ils admettent que le milieu où nous vivons a été profondément modifié par notre action et contient beaucoup d'objets qui sont notre œuvre. Les réalités naturelles elles-mêmes reçoivent de nous leur signification, con­signée dans les noms que nous leur conférons. En outre, l'hom­me ne crée rien du néant, mais à partir de matériaux qui, fina­lement, impliquent une nature régie par des lois que nous essayons de découvrir et auxquelles il faut se soumettre pour agir efficacement. Ainsi, la profession de foi réaliste, l'affir­mation que le réel existe indépendamment de l'idée que nous en avons n'excluent pas les initiatives que l'homme déploie pour connaître et transformer l'univers. Marxistes et thomistes sont d'accord sur ce point. \*\*\* Il en est de même quand il s'agit d'apprécier les efforts faits par certains pour atténuer l'autonomie ontologique du monde, chercher un compromis, une position qui se situerait en deçà ou au-delà du réalisme et de l'idéalisme. Mach et Avenarius prétendaient, un peu à la manière de Fichte, que le moi et le non-moi sont indissolublement liés ; si la conscience ne se conçoit pas sans le monde, celui-ci ne se conçoit pas davantage sans la conscience. Les phénoménologues existentialistes ont repris cette thèse en la rajeunissant. Les sciences, disons-nous, prouvent sans conteste que le monde a existé avant l'homme et qu'il fut un temps où la conscience était absente de notre terre. Pour Merleau-Ponty et d'autres, ce ne serait point un argument décisif en faveur du réalisme, car on pourrait rétor­quer qu'après tout, c'est nous qui affirmons la priorité de l'uni­vers. Il ne faudrait donc point partir d'elle en philosophie, mais plutôt du lien indissoluble qui rattache l'homme au monde et qui n'autorise ni à réduire celui-ci à la conscience ni à l'en séparer ([^34]). Lénine ne serait pas de cet avis. Il s'est opposé vigoureuse­ment aux thèses d'Avenarius et de Mach, qu'il qualifie de « prétentions creuses » ([^35]), et qu'il réfute par une citation de Feuerbach : « L'idéalisme peut répliquer : mais cette nature est une nature *conçue par toi*. Certes, mais il ne s'ensuit pas qu'elle n'ait pas existé dans le temps, comme il ne s'ensuit pas que Socrate et Platon, parce qu'ils n'existent pas *pour moi* quand je ne pense pas à eux, n'aient pas eu une existence réelle dans le temps sans moi ([^36]). » Indiscutablement, un rapport étroit unit l'homme au monde ; mais il s'agit de savoir si le monde existe indépendamment de sa relation avec nous. 114:180 Pro­blème inévitable, auquel il faut apporter une solution précise. pour Lénine une relation n'existe que par les termes qu'elle relie et ces termes ont une réalité indépendante de la relation et qui la fonde. Il serait, par conséquent, illusoire de partir de la « coordination principale » de la conscience et de l'univers, sans avoir pris position au préalable sur le statut ontologique de ce dernier. Il faut attribuer au rapport qui unit l'homme au monde une signification réaliste ou idéaliste. Impossible de rester neutre. Si on se borne à décrire cette relation en se refu­sant à l'option préalable, on tombe infailliblement dans l'idéa­lisme ([^37]). -- Les marxistes, quand ils ont affronté la phénomé­nologie et l'existentialisme, ont retrouvé le même problème ([^38]). En excluant la possibilité d'une « troisième voie » entre le réalisme et l'idéalisme, ils n'ont fait que reprendre le point de vue de Lénine. \*\*\* Le monde renferme des corps variés, de multiples espèces végétales et animales, au sommet desquelles se trouve l'homme. Celui-ci est chair, mais aussi conscience et esprit, créateur de techniques, de sciences, d'organisations économiques et poli­tiques, de langage, de morales, de droits, de religions, d'arts ; et notre existence présente une dimension historique. Ainsi, à première vue, l'univers semble constitué de réalités disparates, situées à plusieurs niveaux ontologiques. Est-ce seulement une apparence et ce monde serait-il d'une seule étoffe ? -- Le marxisme le prétend et soutient que tout ce qui existe est, en dernière instance, matériel, même la conscience. Son réalis­me se confond ainsi avec le matérialisme, identification que le thomisme rejette absolument. -- Divergence capitale, qu'il faut examiner de près. Cet examen s'avère malaisé, car des équi­voques toujours possibles risquent de conduire à un dialogue de sourds. Pour s'y retrouver, on devrait d'abord s'entendre sur la structure de la matière, entente d'autant plus difficile qu'on ne sait pas bien à qui il faudrait s'adresser pour savoir ce qu'elle est. Avant que naisse, à la fin du XVI^e^ siècle, la physique mathématique, les philosophes ont cherché à percer le secret de la matière ; et leurs interprétations « subsistent encore plus ou moins dans notre conception actuelle » ([^39]). -- Que valaient-elles ? Pouvait-on dire quelque chose de sensé sur la matière, tant qu'on n'en avait pas scruté scientifiquement le mystère ? 115:180 N'est-ce point aux sciences de la définir ? De la définir d'ail­leurs d'une façon toujours provisoire, les progrès de la physique obligeant à rectifier sans cesse les vues antérieures ? Que peut bien faire le philosophe, sinon entériner les résultats obtenus par les savants ? Est-il capable d'apporter personnellement une contribution à l'élucidation du problème ? La question ainsi soulevée n'est qu'un aspect particulier d'une autre, beaucoup plus vaste : celle des rapports entre la philosophie et les scien­ces, question que les marxistes et les thomistes ne résolvent pas tout à fait de la même manière. #### 1) Philosophie de la nature et dialectique de la nature. La connaissance, chez l'homme, s'effectue à plusieurs ni­veaux. Il y a d'abord celle qui repose sur les données sensibles et que le sens commun traduit dans le langage ordinaire, ce langage dont Nietzsche dit avec raison qu'il est porteur d'une métaphysique implicite. -- Il y a ensuite les sciences et la phi­losophie. -- Mais le thomiste distingue à l'intérieur de celle-ci la philosophie de la nature et la métaphysique. La première se donne pour tâche d'expliquer l'être mouvant des réalités de ce monde. Que les corps inertes et vivants soient compréhen­sibles, c'est incontestable, puisque nous en parlons, parvenons à nous entendre à leur sujet et à agir sur eux. Partant de cette constatation, Aristote recherche les fondements de l'intelligi­bilité du réel. Elle suppose, d'après lui, que les corps contien­nent matière et forme. Cette affirmation va déjà au-delà de ce qui est observable et mesurable ; elle concerne les bases invi­sibles sur lesquelles repose la « cognoscibilité » des réalités corporelles. Puisqu'elle dépasse l'expérience, la philosophie de la nature se distingue des sciences. Toutefois, elle ne se con­fond pas avec la métaphysique, car elle reste en étroit rapport avec le monde sensible et ne s'intéresse pas à l'être en tant qu'être, mais en tant que soumis au devenir. Les catégories dont elle se sert, celles de matière et de forme, d'âme et de corps, par exemple, ne sont pas, à proprement parler, des catégories métaphysiques, car elles ne peuvent être totalement détachées de l'univers matériel auquel elles renvoient. La philosophie de la nature n'en constitue pas moins la première étape dans la recherche des fondements ontologiques de ce qui existe ; une étape par laquelle l'homme, immergé dans le monde des corps et fait lui-même de chair et de sang, doit nécessairement com­mencer. -- La métaphysique la présuppose ; elle en a besoin, si elle veut garder ses attaches avec le réel et ne pas se trans­former en une spéculation dans les nuages, effectuée par un esprit replié sur soi. -- D'autre part, une fois constituée, la métaphysique projette sa clarté sur la philosophie de la nature, laquelle lui est, de ce point de vue, subordonnée. 116:180 S'attribuant pour mission d'expliquer, au plan ontologique, les réalités de ce monde, les corps inertes et vivants, la philo­sophie de la nature ne peut, sans se disqualifier, négliger les apports de la science ; et elle ne doit pas non plus se substi­tuer à celle-ci pour ce qui concerne l'étude des phénomènes et la recherche des lois qui les régissent. Cette tâche relève exclusivement de la compétence du savant, lequel conserve son autonomie et peut même, à la rigueur, se désintéresser des pro­blèmes philosophiques qui apparaissent à l'horizon de ses dé­couvertes. On lui demande seulement de ne pas les nier et de ne point en proposer des solutions prétendument scientifiques et qui seraient en réalité philosophiques ou pseudo-philosophi­ques. Bref, la philosophie de la nature apparaît comme une discipline intermédiaire entre la science et la métaphysique, dif­férente de l'une et de l'autre, bien qu'en étroit rapport avec elles ; et il importe au plus haut point de maintenir, en parti­culier, à la fois la liaison organique et la distinction entre la philosophie de la nature et la métaphysique. Certes, le statut de la première n'est pas conçu de la même manière par tous les disciples de saint Thomas ([^40]). L'interprétation que nous venons d'évoquer semble cependant avoir les faveurs du plus grand nombre. \*\*\* 117:180 Il ne peut être question pour les marxistes d'une discipline située entre la métaphysique et les sciences, puisqu'ils répu­dient toute métaphysique ([^41]) et ramènent la philosophie au matérialisme historique et dialectique. Néanmoins un problème analogue à celui auxquels le thomisme se trouve affronté se pose à eux. Entre les sciences et le marxisme, y a-t-il place pour une discipline philosophique autonome, qui s'occuperait du monde des corps inertes et vivants ? La question a donné lieu à un intéressant débat entre les penseurs russes contemporains ([^42]). Pour comprendre la portée de ce débat, il faut se rappeler que la philosophie de Marx s'est constituée à partir d'une réflexion sur la société capitaliste et l'économie politique et non sur les réalités corporelles et les sciences de la nature ([^43]). Les principes, d'origine hégélienne, qui ont guidé cette réflexion : lois de la transformation de la quantité en qualité, de la pénétration réciproque des contraires et de la négation de la négation, ces principes peuvent-ils servir également dans l'interprétation du monde des corps ? Si Marx s'est posé la question, il a laissé à Engels le soin d'y répondre. Celui-ci s'est mis, vers 1870, à l'étude des sciences. Il dût cesser à la mort de Marx en 1883, pour s'occuper de l'édition du *Capital.* De ses recherches sont sortis l'*Anti-Dühring,* paru en 1877, et des esquisses, publiées à Moscou en 1925, sous le titre *Dialectique de la nature* ([^44])*.* \*\*\* 118:180 La « dialectique de la nature » est-elle l'équivalent marxiste de la philosophie de la nature ([^45]) ? -- Pas tout à fait. -- Venant après la constitution du marxisme, elle apparaît plutôt comme une extension des principes de ce dernier au monde physique, et nullement comme une première étape dans l'édi­fication de la philosophie marxiste, car indubitablement le ma­térialisme historique n'est devenu que secondairement et tardi­vement théorie générale de la nature. A cet égard, Staline, de l'avis même des penseurs soviétiques, embrouille quelque peu la question, lorsqu'il déclare : « Le matérialisme dialectique étudie les phénomènes de la nature, tandis que le matérialisme historique est *l'extension* des positions du matérialisme dialec­tique à l'étude de la vie sociale ([^46]). » 119:180 D'après ce texte, le maté­rialisme dialectique, inventé d'abord pour l'interprétation des réalités corporelles, aurait servi ensuite à l'analyse de la société. Engels disait plutôt le contraire et cherchait à appli­quer au domaine de la matière inerte et vivante les principes qui avaient prouvé leur fécondité dans l'examen du capita­lisme ([^47]). Pour Engels, l'état des sciences de la nature et leurs progrès légitiment, exigent même, cette extrapolation, et les savants devront s'accoutumer à la conception dialectique de l'univers. Ils y arriveront sans doute « sous la pression des faits qui s'accumulent dans la science de la nature » ; mais il serait bon qu'ils s'initient personnellement à l'art de penser dialectiquement, lequel « n'est ni inné, ni donné dans la conscience ordinaire de tous les jours, mais exige une pensée réelle, pensée qui a également une longue histoire » ([^48]). En d'autres termes, le savant devrait apprendre à philosopher, ce qui sup­pose un sérieux entraînement et la connaissance du passé de la philosophie dont, pour Engels, le matérialisme historique et dialectique constitue le point culminant : bref, s'il est souhaitable que le philosophe soit un savant, il l'est tout autant que le savant soit imprégné par la philosophie marxiste. Dans cette perspective, la dialectique de la nature est partie intégrante du marxisme ; elle est l'application de ses principes à l'étude de l'univers ; elle ne constitue nullement une disci­pline intermédiaire entre les sciences et le marxisme, encore moins une étape qui préparerait l'édification de celui-ci. \*\*\* C'est précisément une discipline intermédiaire entre les sciences et le matérialisme historique et dialectique que des philosophes russes contemporains, Platonov et Routkévitch, auraient voulu constituer. Sans doute, les penseurs soviétiques n'emploient pas volontiers le terme « philosophie de la nature » pour désigner cette discipline ([^49]) ; ils préfèrent parler de phi­losophie des sciences. 120:180 Néanmoins l'objet qu'ils lui assignent coïncide avec celui de notre philosophie de la nature. Il s'agit, en effet, d'étudier la structure de la matière, le temps et l'espace, le mouvement, la différence qualitative entre le vivant et le non-vivant, l'évolution et son orientation. Ces thèmes ne de­vraient-ils pas être examinés en eux-mêmes, à partir des don­nées scientifiques, sans que pour cet examen, pourtant philo­sophique, on ait besoin de recourir aux principes du marxis­me, un peu comme dans le thomisme il est possible d'édifier une philosophie de la nature sans faire d'emblée appel à la méta­physique proprement dite ([^50]) ? -- Dans la discussion suscitée par l'article de Platonov et Routkévitch, discussion subtile et un peu floue, les adversaires estimaient qu'il serait inutile, voire dangereux, d'instaurer une philosophie des sciences qui ne serait pas marxiste. Une discipline autonome doit avoir un objet spécifique ; or l'objet qu'on assigne à la philosophie des sciences ou bien comporte des problèmes scientifiques et il relève alors du physicien ; ou bien implique des questions phi­losophiques et dans ce cas, il appartient au matérialisme his­torique et dialectique de s'en occuper ([^51]). En outre, une discipline autonome emploie une méthode qui lui est propre, pos­sède un ensemble systématiquement organisé de lois, de con­cepts spécifiques et, toujours d'après les adversaires de Plato­nov, on est obligé de constater que la philosophie des sciences qu'on évoque ne remplit pas ces conditions. Par conséquent, il n'existe pas ni ne peut exister un secteur philosophique inter­médiaire entre les sciences et le marxisme et qui serait indé­pendant de celui-ci. \*\*\* Les marxistes sont d'autant moins portés à concéder à une éventuelle philosophie de la nature son autonomie, fût-elle rela­tive, qu'ils n'acceptent pas sans réserves celle des sciences. Ils répètent avec insistance que le matérialisme historique et dia­lectique doit donner l'impulsion et servir de guide aux savants ; 121:180 les empêcher de sombrer dans un « objectivisme » qui leur ferait atténuer l'opposition entre « la science soviétique qui se développe sur la base de la philosophie marxiste, et la science bourgeoise poursuivie sous le contrôle de la philosophie idéa­liste » ([^52]). Sans doute ne faut-il pas camper en face l'une de l'autre une science bourgeoise et une science prolétarienne ; il n'y a qu'un seul savoir scientifique, doté de méthodes spéci­fiques et visant à connaître le réel. Néanmoins, ce savoir, au dire des marxistes, demeure soumis à la philosophie et il importe souverainement qu'il se rattache au matérialisme his­torique plutôt qu'à l'idéologie bourgeoise ([^53]). S'il en est ainsi des relations des sciences avec le marxisme, on voit mal com­ment pourrait exister une discipline -- qu'on l'appelle philo­sophie des sciences ou philosophie de la nature, peu importe --, qui serait indépendante du matérialisme historique et dialec­tique ([^54]). -- Il faut tenir compte de cette situation, quand il s'agit de préciser à qui il revient de définir la structure de la matière. #### 2) Qu'est-ce que la matière ? Thomistes et marxistes sont d'accord pour affirmer qu'on ne rencontre jamais *la* matière. Ce qui nous est donné, ce sont des formes déterminées de matière, des corps singuliers, mul­tiples et variés, soumis au changement, doués de propriétés diverses et, en premier lieu, de la capacité d'agir ([^55]). Le mot matière est un vocable s'appliquant aux réalités susceptibles d'affecter nos sens. Il désigne ce que tous les corps présentent de commun, lorsque, par abstraction, nous laissons de côté les particularités qui les distinguent les uns des autres. 122:180 A ce niveau, le logicien a son mot à dire. Il demande, en effet, qu'on lui précise l'extension et la compréhension du concept en ques­tion. Les marxistes répondent que son extension est absolu­ment universelle. L'idée de matière englobe tout ce qu'il y a eu, tout ce qu'il y a et tout ce qu'il y aura dans notre univers, le seul qui existe. Elle est donc la plus riche en extension et, conséquemment, la plus pauvre en compréhension : la matière ne peut se définir que par elle-même, puisqu'en dehors d'elle il n'y a rien. Les thomistes, au contraire, prétendent qu'il existe ici-bas des réalités qui ne sont pas matérielles ; l'idée de ma­tière n'est donc point la plus large, ce privilège appartenant à l'idée d'être. En d'autres termes, la matière constitue seulement un secteur de l'être, alors qu'on voit mal comment on pourrait affirmer que l'être ne désigne qu'un secteur de la matière ([^56]). Quoi qu'il en soit de cette divergence, d'ailleurs essentielle, il n'en demeure pas moins que l'idée de matière est d'une très grande amplitude, puisqu'elle signifie ce qui est commun à tous les corps. Mais en quoi consiste ce fond commun ? Il pourrait faire partie de la structure même des corps ; mais il pourrait s'agir aussi d'une relation des corps avec quelque chose d'autre, d'un rapport gnoséologique, par exemple. Cette dernière interprétation semble interdite aux marxistes. Si, comme ils le prétendent, il n'y a rien en dehors de la matière, avec quoi celle-ci pourrait-elle bien entrer en relation sinon avec elle-même ? \*\*\* Lénine l'adopte cependant. La matière, d'après lui, est une « catégorie philosophique », qui désigne « la réalité objective donnée à l'homme par nos sensations, et existant indépendam­ment d'elles » ([^57]). Elle est ainsi envisagée du point de vue de la connaissance ; Lénine se désintéresse de sa structure, lais­sant aux savants le soin de la scruter. 123:180 Les définitions que ceux-ci en proposent sont sujettes à de constantes révisions, au fur et à mesure des progrès de la science ; la définition philosophique, au contraire, s'avère immuable, parce qu'elle s'appuie sur une propriété indiscutable de la matière : celle d'exister indépendamment de notre conscience, propriété qui affecte toutes les réalités de ce monde, puisqu'en dehors des corps il n'y a rien et que Lénine, comme Engels, identifie le réel et la matière. En insistant sur l'autonomie ontologique de la matière, Lénine entend mettre un terme aux tentatives de certains savants et philosophes de son temps, qui cherchaient à la « dématérialiser », tentative inadmissible pour le marxisme ([^58]). \*\*\* La définition léniniste a posé des problèmes aux commu­nistes eux-mêmes ([^59]). N'introduit-elle pas, en effet, une dualité inquiétante pour un monisme matérialiste : celle de la matière et de la conscience ? On répondra sans doute que la conscience est elle-même, en dernière analyse, matérielle et que la con­naissance consiste en un rapport ontologique entre deux ma­tières, une « matière connue » et une « matière connais­sante » ([^60]). 124:180 Rend-on ainsi suffisamment compte du mystère de la connaissance ? Il est permis d'en douter, d'autant qu'il paraît difficile de présenter la conscience comme « une propriété d'une matière hautement organisée », sans avoir déjà quelques idées sur la structure de la matière. Les marxistes d'ailleurs ne se contentent pas de la définition gnoséologique léniniste, et ils attribuent à la matière, à l'exemple d'Engels, un ensemble de propriétés : l'existence par soi, l'infinité ([^61]), l'éternité, le mouvement, le pouvoir de susciter des formes d'être de plus en plus élevées, toutes propriétés qu'on retrouve déjà à cer­tains égards dans le *Système de la nature* de d'Holbach. Celui-ci affirme péremptoirement que « la matière a toujours existé, qu'elle se meut en vertu de son essence, que tous les phéno­mènes de la nature sont dus aux mouvements divers des ma­tières variées qu'elle renferme et qui font que, semblable au phénix, elle renaît constamment de ses cendres » ([^62]). Et d'Hol­bach d'insister : « La nature est la cause de tout : elle existe par elle-même, elle existera toujours ; elle est sa propre cause ; son mouvement est une suite nécessaire de son existence néces­saire ; sans mouvement, nous ne pouvons concevoir la na­ture » ([^63]), car un être qui n'agit pas n'existe pas. « L'hom­me est l'ouvrage de la nature » ; son âme, « bien loin de devoir être distinguée du corps, n'est que ce corps lui-même, envisagé relativement à quelques-unes de ses fonctions » ([^64]). -- Certes, les marxistes prennent leurs distances par rapport au maté­rialisme du XVIII^e^ siècle, qu'ils qualifient de « mécaniste », et ils lui substituent un matérialisme « dialectique ». Nous au­rons toutefois à nous demander si l'emploi de ce terme sup­prime les difficultés ; en tous cas, il ne doit pas masquer les analogies entre la conception marxiste de la matière et celle des matérialistes français du XVIII^e^ siècle, ni non plus les insuffisances de la définition gnoséologique proposée par Lé­nine ([^65]). \*\*\* 125:180 Les thomistes, tout en admettant que la matière existe in­dépendamment de notre connaissance, évitent de la définir par cette propriété, qui se retrouve en d'autres réalités qu'on peut qualifier d'immatérielles, car la catégorie de matière, rap­pelons-le, n'a pas une extension absolument universelle, ce privilège revenant à l'idée d'être, laquelle désigne aussi bien l'esprit que le corps. En refusant de réduire l'esprit à la matière, le thomisme parvient à expliquer la connaissance sans recourir à la théorie du reflet ([^66]) et sans pour autant, tomber dans l'idéalisme : la connaissance est pour lui une présence de l'esprit à ce qui existe et non point à l'image intérieure que nous nous en forgeons ([^67]). Cette présence éta­blit, entre l'esprit et la réalité connue, une relation qui ne se constitue pas à l'intérieur de la matière, mais à l'intérieur de l'être. « Connaître est un rapport ontologique (*Seinsverhältnisse*), qui suppose les catégories de totalité et de partie, et par lequel un existant participe à l'être d'un autre existant, sans que par là ne soit posée la moindre modification dans celui-ci. Ce qui est connu devient une partie de ce qui con­naît, sans qu'il ait modifié en quoi que ce soit sa situation ou subi n'importe quel autre changement » ([^68]). L'esprit, dans la connaissance, n'entre pas seulement en relation avec des réalités matérielles, mais aussi avec d'autres types de réalités, comme nous l'expliquerons plus loin. C'est pourquoi, souli­gnons-le encore une fois, on ne définit pas suffisamment la matière en déclarant qu'elle existe indépendamment de nous et met en branle, en affectant les sens, notre activité cogni­tive. \*\*\* Aussi le thomiste, à la suite d'Aristote, se met-il en quête de la structure de la matière. Pour lui, répétons-le, ce que nous rencontrons d'abord ce sont les corps. Malgré leur ca­ractère individuel et changeant, nous parvenons à les connaître et à nous entendre à leur sujet. 126:180 Comment est-ce pos­sible si, d'une part, il n'y a de savoir que de l'universel et si, d'autre part, il n'existe que des réalités singulières ? Pour résoudre la difficulté, Aristote affirme que les corps contien­nent matière et forme. Celle-ci est ce qui détermine la subs­tance, ce qui fait que Socrate est un homme et non un animal ou une pierre. La forme n'a pas, comme chez Platon, d'exis­tence séparée ; elle se trouve à l'intérieur même des réalités particulières. Elle implique une matière : la statue de Péri­clès suppose le marbre sculpté par l'artiste. Tout ce qui existe en ce monde est de la matière déjà « informée ». -- Mais en descendant pour ainsi dire l'échelle des êtres, on arrive à une matière « nue », informe, « possibilité indé­finie de déterminations ultérieures » ; à la « matière pre­mière », ultime substrat des changements qui se produisent dans les corps, pure potentialité démunie de toute caractéris­tique propre. Répétons-le : nous ne rencontrons jamais *la* matière ; nous avons toujours affaire à *des* matières détermi­nées, que nous distinguons aisément les unes des autres. Nous affirmons néanmoins l'existence de la matière première ; nous en avons besoin pour expliquer le devenir qui affecte les réalités sensibles et la connaissance que nous en avons. Par cette affirmation, nous dépassons incontestablement le donné, l'observable, le mesurable. La matière première ne sera jamais objet d'expérience scientifique, car nous ne pouvons agir sur elle, mais seulement sur des matières déjà « informées ». Ne réduisons pas cependant la matière première à une idée générale ; ne la considérons pas non plus simplement com­me une exigence logique, une possibilité abstraite de déter­minations. Elle est, au contraire, le substrat des réalités sen­sibles ; une potentialité effective ; une « cause » véritable, aussi nécessaire que les autres causes pour l'existence des objets de ce monde. Gardons-nous toutefois de l'identifier à un corps simple, car « ce n'est pas un corps du tout, même le plus simple. Aristote enseigne dans la *Physique* (I, 6 ; III, 5) que les corps apparemment les plus simples de notre monde sublunaire, les quatre éléments, la terre, l'air, l'eau et le feu, ont eux-mêmes des contraires et peuvent se trans­former l'un dans l'autre » ([^69]). Ils sont déjà, par conséquent, matière et forme. En d'autres termes, les éléments ne sont pas *la* matière ; mais des matériaux déterminés, à l'aide desquels se construisent les autres corps ; la matière première, au contraire, est l'indétermination pure ([^70]). 127:180 Telles sont les grandes lignes de la conception aristotélicienne de la matière, con­ception adoptée par le thomisme ([^71]) ; \*\*\* Cette doctrine, la physique quantique oblige-t-elle à la con­sidérer comme périmée ? Que nous apprend la science con­temporaine sur la structure de la matière ? -- L'étude du noyau de l'atome, déclare Heisenberg, a permis de découvrir, « outre les trois briques fondamentales de la matière : élec­tron, proton et neutron, de nouvelles particules élémentaires pouvant se créer dans des processus à ultra-haute énergie et qui disparaissent après un bref laps de temps. Ces nouvelles particules (on en connaît actuellement plus de trente) ont des propriétés analogues à celles des anciennes, sauf leur instabilité » ([^72]). -- Seraient-elles des « atomes au sens de Démocrite, sans autre lien que les forces qui agissent entre elles, ou ne sont-elles que *des formes différentes du même genre de matière *» ? Heisenberg répond : « Les expériences ont montré que ces particules peuvent se créer à partir d'au­tres particules, ou tout simplement à partir de l'énergie ciné­tique de particules et qu'elles peuvent de nouveau se désin­tégrer en d'autres particules. En fait ces expériences ont montré la complète *mutabilité de la matière...* Par consé­quent, nous avons là *la démonstration finale de l'unité de la matière.* Toutes les particules élémentaires sont faites de *la même substance que nous pouvons appeler énergie ou ma­tière universelle.* Elles ne sont que des formes différentes sous lesquelles peut apparaître la matière » ([^73]). 128:180 Et Heisenberg d'invoquer, pour faire comprendre son point de vue, l'hylé­morphisme : « Si nous comparons cette situation avec le concept de l'école d'Aristote sur la matière et la forme, nous pouvons dire que la matière d'Aristote, qui n'est que *potentia,* devrait être comparée à notre concept d'énergie qui passe au *réel,* à l'aide de la forme, au moment où se crée la parti­cule élémentaire » ([^74]). Manifestement, les physiciens ne con­sidèrent pas l'hylémorphisme comme totalement périmé et on s'étonnera moins dès lors de lire chez un penseur sovié­tique les lignes suivantes : « La conception d'une matière pre­mière dont surgiraient toutes les choses par l'acquisition d'une forme déterminée appartient à Aristote. Dans notre littérature philosophique, on a déjà attiré l'attention sur cette intéres­sante idée, en liaison avec le problème des particules élé­mentaires en physique quantique » ([^75]). \*\*\* Toutes les questions ne sont pas pour autant résolues ; loin de là ! Savant et philosophes (qu'ils soient thomistes ou marxistes), se doivent en particulier de préciser, si faire se peut, le statut ontologique des particules élémentaires. Exis­tent-elles indépendamment de nos expériences et de nos ap­pareils de mesure ([^76]) ? Sont-elles des « objets », analogues à ceux du monde macroscopique ? L'école de Copenhague pen­che pour une interprétation à la fois positiviste et idéale. *Positiviste,* car d'après elle, la réalité des particules se réduit aux propriétés qui lui sont attribuées lors de leur description par les physiciens ; ce serait un non-sens de parler d'une réalité objective, existant en soi et située derrière ces pro­priétés. -- *Idéaliste :* l'appareil de mesure constituant une prolongation et un affinement des facultés cognitives de l'ex­périmentateur, la « réalité physique dépend, par le fait même, de l'activité connaissante du sujet » ([^77]). 129:180 Les penseurs soviétiques reprochent à l'école de Copen­hague d'avoir, dans son explication du principe de complé­mentarité, nié la causalité et l'objectivité des microphéno­mènes. Son erreur fondamentale résiderait « dans le fait qu'elle considère la fonction ondulatoire caractérisant les états des particules, non pas comme une propriété du micro­élément en soi, mais seulement comme l'expression des con­naissances de l'observateur » ([^78]). Les thomistes opteraient également pour une interprétation réaliste des particules élémentaires, tout en soulignant que nos concepts d'objet, de cause, de chose, voire de complémentarité, forgés pour expri­mer les êtres du monde macroscopique, ne peuvent s'appli­quer que d'une manière analogique à l'atome et à ses compo­sants ([^79]). Il s'agit là de problèmes difficiles que les progrès de la science permettront peut-être d'éclaircir... à moins qu'ils ne les rendent encore plus complexes. Il importe davantage pour notre propos d'évoquer l'attitude des marxistes en face des résultats indéniables obtenus par la physique quantique. A les en croire, ces résultats constitue­raient une confirmation éclatante de la vérité du matérialisme dialectique ([^80]). La découverte des particules élémentaires, découverte qui élargit singulièrement notre connaissance, prouverait le bien-fondé de la thèse léniniste sur l'infinité, le caractère inépuisable de la matière ([^81]). 130:180 L'aspect à la fois ondulatoire et corpusculaire de celle-ci s'expliquerait par la loi dialectique de la lutte des contraires et de leur unité, etc. On retrouve dans cette façon d'argumenter le procédé cher aux marxistes, qui consiste à porter au crédit du matérialisme dialectique les réussites de la science ([^82]). Mais, pour ne con­sidérer que le cas particulier de la physique quantique, la « démonstration » n'a point la portée qu'on lui attribue. Elle permet seulement de conclure que les principes philosophi­ques du marxisme sont compatibles avec cette physique. Les thomistes pourraient en dire autant. Bien plus, l'école de Copenhague a fourni elle-même la preuve qu'on peut, sur le plan philosophique, interpréter sans trop de difficultés la physique quantique en partant d'une théorie positiviste et idéaliste de la connaissance ([^83]). Bref, l'interprétation philo­sophique « n'est pas déterminée d'une manière univoque » par la science elle-même ; « elle dépend essentiellement du point de départ philosophique sur lequel on a fondé sa ré­flexion. L'on ne peut donc parler d'une confirmation du ma­térialisme dialectique par la physique moderne. Les philo­sophes soviétiques n'ont pu prouver que sa compatibilité avec la physique des quanta » ([^84]). \*\*\* Ce n'est point tout, ni le principal. Le thomiste apprécie certes l'effort déployé par les marxistes pour écarter l'inter­prétation positiviste ou idéaliste de la physique quantique ; mais à supposer qu'on puisse établir que les particules élé­mentaires possèdent une réalité indépendante de nos mesures et de nos observations, cela ne prouverait pas encore que la matière est « l'unique et ultime réalité », et que tout ce qui existe ici-bas s'y ramène. 131:180 Là se trouve la question fonda­mentale, sur laquelle il faut maintenant porter notre attention. \*\*\* #### 3) Les degrés d'être et la dialectique. Tout le monde admet que le réel comporte plusieurs ni­veaux. Le thomiste distingue les corps inertes, les vivants, le psychique et l'esprit ([^85]). Le philosophe, avant d'interpréter les rapports entre ces différentes sphères, doit recueillir avec soin les indications que fournissent l'observation vulgaire, la description phénoménologique et l'analyse scientifique. \*\*\* Ces sources lui apprennent d'abord que l'organisme, sans se réduire à la matière inerte et à ses lois, les contient. Le corps vivant a, comme les autres corps, une structure spa­tiale, un poids, une inertie ; ses cellules se composent d'ato­mes. « Sans doute, l'organisme comme tel est plus que tout cela ; mais il ne se débarrasse pas pour autant de ces éléments de base. Il les conserve et leur confère une forme supérieure, en construisant à partir d'eux une réalité plus élevée. Cette transformation montre d'ailleurs clairement en quoi consistent l'autonomie et l'originalité de l'organisme. Il s'agit d'une au­tonomie limitée par les particularités mêmes de ces éléments auxquels la vie donne une organisation nouvelle. Les lois et les catégories physiques restent en vigueur dans l'être vi­vant ; elles s'y font très fortement sentir et ne sont nullement éliminées par ce qu'introduit de neuf la forme du vivant. Bien plus, on peut affirmer que ces lois et ces catégories demeurent encore ce qu'il y a de plus puissant à l'intérieur de l'organisme. Aussi l'autonomie de celui-ci est-elle restreinte ; l'organisme doit tenir compte aussi bien des lois physico-chi­miques que des atomes eux-mêmes » ([^86]). Bref, entre la vie et la matière, il y a, à la fois, rapport de conditionnement et d'intégration. \*\*\* 132:180 La relation du psychique avec le biologique se présente différemment. On constate, certes, une certaine imbrication des deux sphères ; de nombreux processus apparaissent si­multanément physiologiques et psychiques : la perception, par exemple, le langage, etc. Mais alors que la matière inerte fournit en quelque sorte à l'organisme des éléments de base qui subsistent à l'intérieur du vivant, la vie s'en emparant seulement pour les intégrer dans une synthèse supérieure, les choses se passent autrement dans les relations entre le psychique et le biologique. Les processus psychiques, en effet, ne sont ni spatiaux, ni matériels comme les processus phy­siologiques ; et ceux-ci ne rentrent pas, si on peut ainsi s'ex­primer, dans le psychique : « La vie de l'âme ne *contient* pas l'organisme ; même un examen superficiel ne permettrait pas de soutenir que les organes sont les éléments du psy­chique, ni que les lois de l'organisme constituent son fonde­ment. Le psychique est plus que tout cela et ne se réduit pas à un réarrangement, sur un plan supérieur, des bases orga­niques ; il est quelque chose d'hétérogène. Les caractères spécifiques de l'être vivant, la forme qu'il revêt, tout cela le psychique le laisse pour ainsi dire derrière soi et s'en dé­pouille. Certes, les états physiologiques se reflètent dans l'âme ; ils font sentir leur influence ; ils pèsent sur elle de multiples manières. Mais les processus organiques ne font point, pour autant, partie de l'essence de la vie psychique ni ne lui ressemblent. Aussi la transcendance du psychique sur le physiologique s'avère d'une autre espèce et d'un autre ordre de grandeur que celle de la vie sur la matière » ([^87]). Il s'agit moins d'un réarrangement d'éléments donnés, que d'une construction nouvelle. Au-dessus de l'organisme, si on peut ainsi s'exprimer, s'édifie un ensemble de structures parais­sant faites d'une autre étoffe, et le physiologique ne constitue point le matériau dont se fabrique cet ensemble. Les catégo­ries qui valent pour l'organisme, en particulier la spatialité avec ce qu'elle implique, ne se retrouvent pas dans le psy­chique. A l'être vivant, par contre, on peut appliquer, au moins dans une certaine mesure, les catégories de la matière inerte, preuve que la distance entre celle-ci et le biologique est moindre que celle qui sépare le biologique du psychique : la relation entre ces derniers est une relation de condition­nement, non d'intégration. \*\*\* 133:180 Du psychique, il faut distinguer le spirituel ; les faits l'exigent. Descartes, on le sait, identifie le psychique avec la conscience et l'esprit, et cette confusion a pour contrepartie la négation du psychisme animal. Comme le corps humain, l'animal pour Descartes est une machine et se réduit à l'éten­due et au mouvement. Descartes devait arriver à cette con­clusion, dès lors qu'il assimilait le psychique au spirituel. Mais la thèse de l'animal-machine est tellement contraire à la réalité qu'elle aurait dû faire douter Descartes du bien-fondé de son présupposé. Il y a incontestablement dans l'ani­mal sensibilité, mémoire, imagination et ce que saint Thomas appelle *aestimatio* ([^88])*,* désignant par là non point l'instinct au sens de la psychologie moderne, mais plutôt une sorte d'intelligence pratique. Les recherches contemporaines de psychologie animale montrent qu'il existe un psychisme non spirituel, une conscience qui n'est pas encore esprit et « à laquelle on ne peut dénier de l'ingéniosité, une certaine in­telligence attachée au service des besoins vitaux » ([^89]). \*\*\* Se demander en quoi consiste le spirituel, c'est s'enqué­rir de ce qui différencie l'homme de l'animal. On range parmi les activités spécifiquement humaines la connaissance de l'universel, la réflexion, l'action orientée vers des buts préfixés, la compréhension du sens, l'attitude morale, la ca­pacité de transformer l'univers, le sentiment du divin, le pouvoir de penser l'Absolu et de tendre vers lui, etc. De ces particularités, la plus importante est l'aptitude à dégager l'essence commune aux réalités individuelles et à l'exprimer dans le concept ; « elle constitue le caractère fondamental de l'esprit humain, base de tous les autres » ([^90]). L'homme peut de la sorte se libérer du concret et du particulier, se­couer pour ainsi dire le joug pesant des choses singulières ; il peut, en conséquence, au plan de la conduite, dominer ses réactions instinctives et immédiates. N'est-ce point là l'essen­tiel de la liberté, laquelle de ce point de vue, semble consti­tuer le cœur même du spirituel ? 134:180 L'homme a aussi le pouvoir de réfléchir et de se connaître. Toutefois, il ne s'ap­préhende qu'à travers les activités qu'il déploie dans l'univers. Nous prenons conscience de nous-mêmes en prenant conscience du monde qui nous entoure et auquel nous nous iden­tifions à certains égards. Ce que nous savons sur nous-mêmes, nous l'apprenons à partir de ce que nous savons de nos rap­ports avec l'univers et c'est par le truchement de ces relations que la conscience réfléchie devient possible. \*\*\* L'homme agit et produit. Ne se contentant pas, comme l'animal, de ce que lui offre la nature, il crée ses moyens de subsistance grâce aux techniques de plus en plus perfection­nées qu'il invente. Il produit aussi les langues, les sciences, le droit, les morales, les institutions sociales et politiques, les arts, les relations, les philosophies. Ces réalités, qui dépassent l'individu dans l'espace et le temps, lui permettent de com­munier avec autrui, alors que le psychique comme tel le maintiendrait plutôt dans son quant-à-soi. -- Ainsi, la sphère du spirituel offre un double aspect : elle comprend les acti­vités spécifiquement humaines que l'individu déploie au cours de son existence et les réalités auxquelles ces activités sont liées : langues, sciences, arts, religions, etc. Chacun possède une vie spirituelle propre, mais dont l'originalité et l'auto­nomie sont restreintes, puisqu'elle implique une participation à un fond commun dont on ne peut la séparer et sans laquelle elle serait inconcevable. Ce fond commun, que dans un lan­gage hégélien on appellerait l'esprit historique ou objectif, s'avère ontologiquement différent de la réalité psychique. Il ne consiste pas seulement dans la somme des consciences in­dividuelles, même si chaque conscience se l'approprie à sa manière ; il est d'un autre ordre de grandeur. Les catégories qui définissent le psychisme, la subjectivité par exemple, ne lui sont pas plus applicables que les catégories du monde organique ne l'étaient au monde psychique. Vouloir faire du spirituel un simple réarrangement de ce dernier, c'est tom­ber dans le psychologisme, et la critique du psychologisme a montré qu'on ne pouvait réduire le spirituel à sa matière psychique ; que le principe de contradiction, par exemple, ne se réduit pas à une impossibilité psychologique d'affirmer que A est en même temps non-A. La sphère spirituelle n'est donc pas un produit du psychique, qui, tout en lui étant supérieur, serait fait de la même étoffe. Entre le psychique et le spirituel, il y a un hiatus ontologique. \*\*\* 135:180 Dans l'homme, se retrouvent tous les degrés d'être qu'on peut observer en ce bas monde. Cette indéniable pluralité et la tension qu'elle provoque ne suppriment pas la certitude qu'a chacun de nous de son unité. -- D'autre part, si notre vie spirituelle nous élève au-dessus de l'animal, elle n'en re­pose pas moins sur le psychique, le biologique et la matière, laissant ainsi entrevoir le type de relation qui se rencontre partout dans l'univers : les sphères supérieures sont, pour ainsi dire, portées par les sphères inférieures, le biologique par la matière, le psychique par le biologique et l'esprit par le psychique, sans que ce genre de relation supprime la spécificité de chaque sphère. -- Telles sont finalement les données du problème qui se pose au philosophe. Comment le thomiste et le marxiste vont-ils tenter de le résoudre ? \*\*\* Ils paraissent d'accord pour affirmer la spécificité de cha­cun des niveaux d'être. Le marxisme, en effet, admet que le biologique constitue une « essence » formellement irré­ductible à celle de la matière inorganique et qu'il y a, dans le psychique et l'esprit, quelque chose de radicalement neuf par rapport aux sphères inférieures. Le matérialisme dialec­tique se différencie précisément du matérialisme mécaniciste en ce qu'il n'abolit pas les différences qualitatives essen­tielles entre les êtres ([^91]). Toutefois, il n'explique pas de la même façon que le thomisme la genèse de ces différences. D'après lui en effet, tout ce qui existe ici-bas, même la conscience et la vie sociale, prend finalement sa source dans la matière inorganique. Les sphères supérieures en émanent par un processus temporel, en vertu des lois fondamentales de la dialectique : lois de la transformation de la quantité en qualité, de l'unité et de la lutte des contraires, de « la négation de la négation ». Ce processus fait surgir le plus parfait du moins parfait ; une matière dépourvue de vie, de conscience et d'esprit, va progressivement donner naissance aux réalités organiques, psychiques et spirituelles. Le thomiste objecte qu'un degré d'être inférieur ne peut produire de lui-même et à lui seul un degré supérieur. 136:180 Il faudrait que celui-ci préexiste déjà, d'une manière ou d'une autre, au stade antérieur. Hegel concevait d'ailleurs les choses ainsi. Le su­jet du devenir n'est point pour lui la matière, mais l'*Idée,* qui sans doute prend peu à peu conscience d'elle-même dans l'homme, mais se trouve déjà présente au point de départ. Dans ce contexte, le résultat de chaque étape du développe­ment peut exercer son action sur l'étape précédente, dont cependant il procède. Rejetant la conception idéaliste de la dialectique, les marxistes ne peuvent recourir à la solution hégélienne ([^92]). Mais en prétendant que c'est la matière liée à l'espace et au temps qui se développe et se dépasse en un devenir temporel, les marxistes, de leur propre aveu, ont par­fois l'impression qu'ils sombrent dans l'irrationnel et que la dialectique, telle qu'ils l'interprètent, n'explique pas grand-chose ([^93]). \*\*\* Elle n'apporte pas, en tous cas, une solution satisfaisante aux problèmes que posent les êtres vivants. Leur présence constitue pour les thomistes, comme d'ailleurs pour Aris­tote ([^94]), un chapitre particulièrement important de la philo­sophie de la nature ; et les marxistes, quant à eux, y voient « un des principaux champs de bataille dans la lutte entre les deux camps philosophiques irréconciliables : le matéria­lisme et l'idéalisme » ([^95]). La discussion porte sur les questions suivantes : en quoi consiste la spécificité de l'organisme ? Et la vie a-t-elle pu surgir d'une matière inorganique ? 137:180 Sur le premier point, marxistes et thomistes s'accorde­raient peut-être pour définir la vie par la finalité interne ([^96]). Celle-ci, en effet, est un fait que le savant lui-même constate, mais qui n'a pas à intervenir dans la structure de ses expli­cations, et qu'il considère comme une sorte d'irrationnel. Le philosophe tâche d'expliquer cette finalité. Sans doute tho­mistes et marxistes parviendraient-ils encore à s'entendre pour déclarer que le mécanisme en est incapable ; mais ensuite les divergences apparaîtraient. Pour le thomiste, la source de l'ordre qui règne chez le vivant se trouve dans la cause for­melle, à laquelle la cause finale s'identifie, comme le dit expressément Aristote ([^97]). La finalité n'est donc pas quelque chose d'extérieur au vivant ; elle est, comme la matière et la forme, immanente à l'être et n'existe qu'en lui et par lui ([^98]). Les thomistes baptisent de différents noms le principe à l'aide duquel ils expliquent la finalité : âme, eidos, morphé, entéléchie, logos, etc. ; mais ces noms ne disent pas ce qu'est la finalité en elle-même ; ils doivent simplement être consi­dérés « comme le chiffre ou la formule intelligible de la nature des êtres organisés, la loi immanente de leur structure et de leur développement. La seule utilité de lui donner un nom est de nous empêcher d'oublier son existence et même de nous permettre de l'affirmer, bien que nous ne puissions dire ce que c'est » ([^99]). Les marxistes ne veulent pas entendre parler d'entéléchie, d'âme, d'eidos ; ce serait introduire un principe immatériel dans le vivant et compromettre, par conséquent le monisme de la matière. Et ils estiment que, de fil en aiguille, on serait conduit à l'affirmation d'une intelligence ordonnatrice su­prême, car pour expliquer la finalité on est tenté de conce­voir l'action de la nature sur le modèle de notre activité consciente, comme visant à réaliser un ordre préconçu. 138:180 Le vivant ne construisant pas lui-même le plan de cette organisation, ne faut-il pas qu'une intelligence étrangère s'en charge ? -- Ce raisonnement est à la base d'un argument traditionnel en faveur de l'existence de Dieu. Les marxistes refusent de se laisser entraîner dans cette direction. Obtiendrait-on leur adhésion en expliquant qu'au niveau de la philosophie des sciences, il n'est point nécessaire d'aller jusque là et qu'il suffit d'affirmer le minimum indispensable pour rendre in­telligible la structure du vivant, la notion de finalité inconsciente, confondue avec celle de cause formelle, remplissant convenablement ce rôle ? Ce n'est pas du tout sûr. Dès l'ins­tant, en effet, où nous professons que tous les corps, même inorganiques, contiennent matière et forme, nous devenons suspects aux marxistes, car nous introduisons dans la matière un élément « immatériel » : la forme, l'*eidos*. -- Mais peut-on se passer, pour expliquer les corps, et particulièrement l'or­ganisme, d'un principe dynamique d'ordre et d'arrangement, que nous ne percevons pas en lui-même, directement, mais dont nous voyons les effets ? \*\*\* En ce qui concerne l'origine de la vie, les points de vue thomiste et marxiste pourraient peut-être se rapprocher dans une faible mesure. D'abord les marxistes sont contraints d'ad­mettre que la science, même si elle a fait des progrès dans l'explication de la sphère pré-biologique ([^100]), n'a pas encore établi que la vie est sortie de la matière inerte ; et aucun sa­vant, comme le souligne fort bien Gilson, n'a jamais créé au laboratoire un être vivant ([^101]). Les marxistes voient dans l'évo­lution pré-biologique un ensemble de changements « quanti­tatifs », qui se seraient terminés par un « saut brusque », donnant naissance à un type d'être « qualitativement » nou­veau, à un vivant. Mais nous avons déjà souligné ce qu'a d'ambigu la notion marxiste de dialectique ; et le P. Wetter fait remarquer à juste titre lorsqu'on fait de l'apparition de la vie le résultat « d'une évolution extraordinairement longue, qui (d'après Oparine) crée *nécessairement* l'organisation du corps vivant permettant son continuel échange d'élé­ments et son adaptation au monde ambiant » ([^102]) ; lorsque, dis-je, on défend cette thèse, on se réfugie dans l'irrationnel ou on re­tombe dans les interprétations mécanistes (qu'on prétend cepen­dant rejeter). 139:180 « Quand on tire l'apparition de la vie du simple saut dialectique, comment explique-t-on, par exemple, que dans un cas donné ce saut conduise vers un état supérieur (par exem­ple de la macromolécule organisée vers le vivant), et non pas vers un état inférieur (par exemple, un morceau de charbon ou de l'eau) ? Ou bien comment expliquer que ce saut conduise à un niveau déterminé et pas plus haut » ([^103]) ? -- Répétons ce que nous avons déjà dit précédemment : comment la « né­gation dialectique » de la matière inerte peut-elle donner naissance à une matière vivante ? La négation n'explique ab­solument rien, pas plus que le hasard. Mais supposons que la science établisse que la vie est sortie de la matière inerte, le thomiste serait-il contraint de recourir pour expliquer ce passage à une intervention parti­culière de la Cause transcendante ? Ce n'est pas sûr et la question d'ailleurs n'est pas nécessairement liée à la thèse évolutionniste. La preuve en est que saint Thomas, tout comme les savants jusqu'à une époque relativement récente, admet­tait la génération spontanée ; et il n'a jamais enseigné qu'il fallait une intervention spéciale de la Cause première pour toute accession à un degré d'être supérieur. Dieu aurait pu donner aux forces de la nature la capacité de produire la vie à partir de la matière inerte, car après tout la distance entre l'inorganique et l'organique est moindre que celle qui sépare l'un et l'autre du psychique et du spirituel. Le problème es­sentiel qui, à cet égard, nous sépare des marxistes est celui de l'avènement de l'homme et c'est autour de l'anthropologie que les divergences se multiplient et s'accentuent. Chanoine Raymond Vancourt. 140:180 ### La plus humaine des vertus *Court traité de la prudence* par Marcel De Corte **1. -- **Pour Aristote et pour saint Thomas, la prudence est la première qualité d'un homme. C'est elle qui le fait homme au sens plein du terme. C'est par elle qu'il se dirige, se commande, s'ordonne à sa fin propre, tant individuelle que spécifique, rassemble en un seul geste tous les éléments de son être, s'unifie et s'accomplit. Le prudent, c'est l'homme arrivé à sa belle maturité dorée, à l'état qui correspond adéquate­ment à sa nature. Le prudent, c'est l'homme parfait. « Maître Robert, dit saint Louis à son ami Sorbon, je voudrais bien avoir le renom de Prud'homme, mais que je le fusse. Quant à tout le reste, je vous l'abandonne. Car Prud'homme est si grande chose, que même au nommer, elle emplit la bouche. » Ainsi la Charité elle-même est-elle Prud'homie. Même dans l'ordre surnaturel, la prudence garde la première place, sauf là où la charité parfaite est devenue le seul guide de l'âme. Car si les trois vertus théologales lui assignent la fin surna­turelle qui la met en branle, elle n'en règle pas moins leur exercice. Ce n'est pas n'importe quel acte que l'amour sur­naturel de Dieu inspire. Ce sont des actes d'homme, des actes raisonnables, mesurés. « Croyez-moi, mes filles, écrit sainte Thérèse d'Avila aux religieuses confiées à ses soins, tout ce qui vous écarte de la raison vous écarte de Dieu. » Sans doute aucun la raison est-elle ici pénétrée de lumière divine et la prudence surélevée par la grâce, mais la grâce n'abolit pas la nature. 141:180 Contrairement à tous les exaltés, à tous les illuminés que l'ouverture au monde a déchaînés aujourd'hui dans l'Église qu'ils détruisent, à l'inverse de leur frénétique amour de Dieu qui proclame que tout amour est Dieu, la vraie pratique du christianisme consiste dans la *mesure* déterminée par la prudence. En effet, la règle du juste milieu prudentiel ne concerne pas les fins de la vie surnaturelle. Comme le remar­que le P. Gardeil, « à ce plan règne la loi d'excès : *tantum potes, tantum aude, quia major omni laude *» et la mesure d'aimer Dieu sera toujours d'aimer Dieu sans mesure -- nous disons bien Dieu et non l'un ou l'autre de ses *ersatz* actuels --. La loi du juste milieu prudentiel concerne les moyens prati­ques, toujours humains par définition, que l'homme élabore pour atteindre *l'objectif* de la charité : « devenir le conci­toyen des saints et le familier de Dieu ». Ces moyens sont *mesurés.* Ils ne sont pas abandonnés à notre fantaisie, moins encore à notre prétendue « créativité », moins encore et surtout à l'influence des idéologies politiques et des utopies qui rempla­cent aujourd'hui la foi, l'espérance et la charité ou qui osent leur assigner leurs fins. Notre volonté, libre dans le choix des moyens, ne peut élire en fin de compte que ceux-là que la raison, faculté du réel et du vrai, déclare adéquats à notre fin surnaturelle... Elle ne le fera que si elle les trie, que si elle y met de l'ordre, que si elle impose à nos sens, à notre volonté propre, la juste mesure qui les adapte objectivement à leur fonction d'instrument de notre destinée surnaturelle. C'est la prudence qui établit ce juste milieu, écartant les moyens excessifs, refoulant les moyens faibles. Ici comme ailleurs, in *medio stat virtus,* la vertu ne balance pas : elle se fixe dans le juste milieu que la prudence lui révèle. Il est inutile de dire que cette prudence surnaturelle, faite de raison, de fermeté, de décision, de commandement, et, pour tout dire, de refus de n'importe quel subjectivisme, n'a plus cours dans l'Église. La prudence infuse a subi le sort de la prudence acquise. Celle-ci n'est pas seulement disparue des mœurs, elle a été chassée du langage. Les philosophes ignorent aujourd'hui jusqu'au mot qui sert à la désigner. Nous pouvons fixer l'époque où la chose et le nom disparaissent, avant tant d'autres trésors. C'est au XVIII^e^ siècle. La Bruyère associe en­core l'idée de prudence à celle de perfection humaine : « Dans un méchant homme, il n'y a pas de quoi faire un grand hom­me : louez ses vues et ses projets, admirez sa conduite, exagérez son habileté à se servir des moyens les plus propres et les plus courts pour parvenir à ses fins ; si ses fins sont mauvaises, la prudence n'y a aucune part ; *et où manque la prudence, trouvez la grandeur si vous le pouvez. *» Voltaire n'hésite pas, soixante-quinze ans plus tard, à qualifier la prudence de « sotte vertu ». Kant prononce son arrêt de mort en la bannissant de la morale. 142:180 Les impératifs de la prudence sont selon lui strictement hypo­thétiques puisqu'ils sont suspendus à un bien suprême dont l'existence est scientifiquement indémontrable : si tu veux jouir un jour de la vision de Dieu, agis selon les règles de la pru­dence et ordonne tes moyens à cette fin ! Comment pourraient-ils avoir une valeur morale absolue et universelle ? La voie de la transcendance bouchée, il ne reste plus que celle de l'imma­nence. A partir de Kant, toute la morale, au lieu de dépendre de la prudence, dépendra de la conscience. C'est du sein de la conscience séparée de tout ce qui n'est pas elle que jailliront les valeurs morales. A l'objectivité de la prudence se substitue­ra peu à peu la subjectivité de la conscience individuelle, origine du chaos moral où se débat l'humanité contemporaine. La théologie morale avait déjà du reste précédé la philo­sophie dans sa tentative de dépouiller la prudence de sa sou­veraineté et de lui substituer celle de la conscience. Dès le XVII^e^ siècle, sous l'influence de saint Alphonse de Liguori, la casuistique amorce le mouvement qui érigera peu à peu la conscience, toujours individuelle par définition, en juge unique du bien et du mal. La conscience se transforme en une sorte de doublure de l'être humain investie du mandat d'en diriger les actes, alors qu'elle n'est en fait qu'un retour passager de l'intelligence ou de l'imagination, sinon des deux à la fois, sur elles-mêmes, acte qui ne pourrait durer sans couper les relations des facultés de connaissance, de la volonté et des passions avec le monde extérieur et installer le sujet ainsi mutilé dans une schizophrénie permanente. L'*Hypostasierung* de la conscience et son érection en sub­stance spirituelle où siégeraient la loi morale, le sens de l'obli­gation et du devoir ainsi que le remords d'y avoir contrevenu, est un mythe qui ne résiste pas à l'examen. C'est un mythe dangereux qui ne laisse pas d'incliner la morale vers le sub­jectivisme. Les innombrables *Tractatus de Conscientia* qui ont infléchi l'esprit des clercs (et des laïcs) sur lui-même et sur ses représentations mentales n'ont pas peu contribué à leur faire substituer le logique au réel, l'utopie à l'être, et à conce­voir le monde comme une matière plastique où leur volonté de puissance imprime leurs idées désincarnées. Saint Thomas s'est bien gardé d'accorder à la conscience une place exorbi­tante dans l'activité morale de l'homme. Son sens de l'objet pressentait combien cette réflexivité continue -- propension maladive de tant d'intellectuels débranchés du réel -- dénature la morale et finit par naturaliser le surnaturel lui-même. C'est ce que nous constatons aujourd'hui : la disparition de la vertu de prudence a engendré l'apparition d'un succédané qui a lui-même dégénéré en vice : on ne peut appeler autrement la « conscience collective », alibi de toutes les démissions et de toutes les responsabilités refusées, point de jonction des « cons­ciences » individuelles débilitées par leur repliement auto­phagique sur elles-mêmes et manipulées par les régisseurs du théâtre de ce monde qui s'en servent comme d'un boutoir pour renverser les derniers ; vestiges de l'ordre moral. 143:180 S'étonnera-t-on alors de constater que le mot *prudence,* naguère encore si riche de signification *positive,* n'a plus guère qu'un sens *négatif* et désigne, comme l'assurent les dic­tionnaires les plus récents, « l'attitude d'esprit de celui qui, réfléchissant à la portée et aux conséquences de ses actes, prend ses dispositions pour éviter des erreurs, des malheurs possi­bles, et s'abstient de tout ce qu'il croit pouvoir être source de dommages » ? Il suffit de mesurer la distance qui sépare la *prud'homie* de saint Louis et la *prud'hommerie* de M. Joseph Prudhomme, ce personnage que créa Henri Monnier en 1857, l'affligeant d'un caractère médiocre et fat qui le rend plein de lui-même et le vide de toute capacité d'atteindre le réel autrement que par des banalités sentencieuses et des niaiseries. Le prudent est devenu l'homme qui n'affronte plus la *réalité* de son être et de sa destinée *objective.* Il ménage les personnes *avec l'illusion* qu'elles ménageront à leur tour son être chétif, replié sur soi et sur ses seuls intérêts. Il *prend ses précautions* à l'égard des événement *de peur* qu'ils ne viennent heurter et briser sa fragile personne. Sa devise est : « Pas d'histoires », et la monstrueuse Histoire majusculaire l'engloutit. Mais « les mots sont la seule chose pour laquelle il vaille la peine de se battre », comme l'assure Chesterton. Si le lan­gage actuel n'accueille plus le mot *prudence* qu'au sens dégradé d'habileté à esquiver les écueils et les risques inhérents à la vie humaine, si le *prud'homme* n'apparaît plus qu'en un sens technicisé à l'extrême dans les *Conseils de Prudhommes* for­més d'hommes de métier qui sont chargés de juger les diffé­rends entre employeurs et employés d'une même profession, si la prudence se trouve en état d'hibernation chez la plupart des hommes d'aujourd'hui, ce n'est pas une raison pour la laisser périr de faim et de froid dans un engourdissement dé­finitif. Bien plus, la résurrection de l'Église, gardienne des mœurs et sacrement de salut pour l'homme, est liée à la résur­rection de la prudence. Il faut se battre pour le vrai sens de ce mot afin de sauver la réalité qu'il signifie. C'est le destin de l'homme qui est en jeu avec lui. Le *kaloskagathos* grec, le *civis romanus* latin, le chevalier du Moyen Age, l'*hildago* espagnol, l'honnête homme du XVII^e^ siècle, le *gentleman* anglais ont cessé d'être. Mais si le prudent qui en est la substance est mort avec eux, s'il ne subsiste pas au fond de l'âme, prêt à renaître à l'appel de son nom, l'humanité aura terminé sa course. Une *mutation* irré­versible, comme disent les sots, aura transformé l'*homo sapiens* en *homo faber* et ce dernier, ainsi que nous le verrons au terme de notre étude, en un être qui n'a encore reçu de nom dans aucune langue et qui est devenu l'esclave de la Technique dont il a été l'apprenti sorcier. 144:180 **2. -- **Pour saint Thomas, la prudence est « la vertu la plus nécessaire à la vie totale de l'homme » ([^104]). Elle est « la bonne conseillère dans les choses qui se rapportent à la totalité de la conduite et de la fin ultime de la vie humaine » ([^105]). Elle est « l'art de bien vivre » ([^106]). « Aucune vertu morale ne peut exister sans elle » ([^107]). Opérant en chaque vertu, elle est à l'œuvre dans toutes, *sicut sol aliqualiter influit in omnia cor­pora,* à la façon de la lumière du soleil qui se répand sur tous les corps ([^108]). Pareille à l'aurige qui, fermement appuyé de ses deux pieds sur le plancher du char, dirige celui-ci vers le but de la course, elle guide toutes les vertus vers leur accomplisse­ment ([^109]). Sa fonction principale est de gouverner la vie de l'homme ([^110]). En une formule dense, mille fois répétée, et dont nous aurons à saisir l'insondable profondeur, elle est la *recta ratio agibilium,* elle est la droite règle de l'agir humain. S'il en est ainsi, il importe en premier lieu de rappeler ce qu'est l'*action humaine* pour saint Thomas. Toute action se définit par la fin vers quoi elle tend. Cette fin est toujours un bien. Même si l'action vise au mal, ce mal est encore tenu pour un bien par l'auteur de l'acte. Le bien et la fin sont donc identiques. Telle est la donnée immédiate de l'intelligence. Mais comme il y a une multitude d'actions, il y aura du coup une multitude de fins et de biens. L'expérience montre que ces fins et ces biens ont entre eux des rapports de subordination et de hiérarchie : on poursuit telle fin précise en vue de telle autre ; celle-ci à son tour sert de tremplin à une troisième recherche, et ainsi de suite jusqu'à un point d'arrêt qui constitue la fin dernière de l'homme. Toutes les fins arti­culées les unes aux autres sont donc suspendues en dernière analyse à une fin qui n'est pas voulue en vue d'une autre, qui est au contraire voulue pour elle-même, et que le sens com­mun appelle *bonheur* ou *béatitude.* « Tous les hommes veulent être heureux, même ceux qui vont se pendre », écrit Pascal, répercutant la sagesse des nations exprimée par Cicéron : *Bea­tos nos omnes esse volumus*. 145:180 Qu'est-ce donc que le bonheur sans lequel l'action humaine est inintelligible, sinon quelque chose de complet, un état où rien ne manque à l'homme, l'accomplissement de l'homme, non point en ce qu'il a d'accidentel, de passager, d'accessoire ou d'extrinsèque, mais en ce qu'il a d'essentiel, de permanent, d'universel, d'intrinsèquement propre, autrement dit : en son opération propre, qui le distingue de tous les autres êtres vi­vants : la raison. L'acte humain est donc l'acte raisonnable. Mais comme la raison peut être considérée soit en son opération propre qui est de connaître, soit en tant qu'elle commande à la partie irraisonnable de l'homme, il y aura en nous deux types d'opérations humaines que nous appellerons les opérations intellectuelles et les opérations dites morales. Les vertus intel­lectuelles : l'intelligence, la science, l'art et la sagesse sont les perfections de la partie raisonnable de l'homme. Les vertus morales : la justice, la force et la tempérance, et le cortège des vertus qui gravitent autour d'elles résultent de l'imprégnation par la raison de la partie irraisonnable de l'homme. Où se situera donc le bonheur ? « On n'entend rien d'autre sous le nom de béatitude, écrit saint Thomas, que le bien parfait de la nature raisonnable à qui il est propre d'éprouver la satisfaction engendrée en elle par le bien qu'elle possède » ([^111]). Le bonheur se définit donc par un acte et par l'objet de cet acte. Il consiste en une satis­faction durable et parfaite, impliquant une relation à l'objet qui la produit. Il y a donc dans le bonheur, indissociables l'une de l'autre, une face objective : la réalité dont la possession procure le bonheur, et une face subjective : la délectation ressentie par l'agent dans l'acte de possession de cette réalité. La réalité qui nous rend pleinement heureux, c'est la *béatitude objective ;* l'ensemble des actes par lesquels nous en jouissons, et cette jouissance elle-même, c'est la *béatitude subjective.* La réalité est la *cause* du bonheur ; la délectation en est l'*essence ;* l'opération ou l'ensemble des opérations qui nous procurent le bonheur est le *moyen* d'obtenir la réalité qui sera pour nous notre souverain bien. De toute évidence, la béatitude subjective est subordonnée à la béatitude objective, *sicut finis sub fine*, comme une fin sous une autre fin ([^112]). Il suit de là que la béatitude subjective, la seule que nous puissions éprouver, est nécessairement une participation imparfaite à la parfaite béatitude objective. 146:180 L'expérience le montre à suffisance, car « si la béatitude objective est le bien parfait et suffisant qui exclut tout mal et comble tout désir, il est clair que, dans cette vie, on ne peut exclure tout mal, puisque la vie présente est soumise à des maux nombreux que nous ne pouvons éviter : l'ignorance, du côté de l'intelligence ; l'attachement désordonné, du côté de l'appétit, et les multiples souffrances qui proviennent du corps ([^113]). De même, nous ne pouvons étancher, dans cette vie, le désir du bien. L'homme désire naturellement la permanence du bien qu'il possède. Or les biens de la vie présente sont passagers, la vie elle-même passe, cette vie que nous désirons naturelle­ment et que nous voudrions voir durer toujours. L'homme rejette naturellement la mort et, par suite, il est impossible d'avoir en cette vie la vraie béatitude » ([^114]). De plus, « il est impossible que la béatitude de l'homme consiste en un bien créé quelconque. En effet, la béatitude est le bien parfait qui satisfait complètement l'appétit, et il n'y aurait pas de fin ultime si, après avoir obtenu la béatitude, il restait quelque chose à désirer. Or l'objet de la volonté, qui est l'appétit propre à l'homme, c'est le bien universel, comme l'objet de l'intelligence est le vrai universel. D'où il apparaît évident que rien ne peut satisfaire la volonté de l'homme, si ce n'est le bien universel, qui ne se trouve en aucune créature, mais seulement en Dieu, car toute créature a une bonté participée. Par suite, Dieu seul peut remplir la capacité de la volonté. Et donc, en Dieu seul consiste la béatitude de l'homme » ([^115]). En revanche, nous ne pouvons aimer les perfections de l'Être sou­verain, sans le connaître, sans nous le représenter *au moyen de concepts* que nous tirons du monde sensible. Par suite, nos concepts sont inadéquats lorsqu'on les applique à l'Être imma­tériel, simple, infini, qu'est Dieu. L'amour que nous pouvons lui vouer sera donc toujours imparfait, précaire, instable, dis­continu. La grâce elle-même, si elle surexhausse la nature hu­maine, ne lui permet d'atteindre Dieu qu'à travers l'obscurité de la foi surnaturelle. Pour posséder Dieu tel qu'il est en lui-même et participer durablement à sa vie intime, il faut que l'homme attende la vie future où Dieu sera, simultanément, dans sa générosité infinie, l'objet (*id*) et le moyen (*quo*) par lequel il le connaîtra et l'aimera ([^116]). L'homme ne laisse cependant pas de poursuivre le bonheur dans sa vie présente. Le problème qui se pose est donc de savoir quel est le bonheur *réalisable* par l'homme au cours de sa vie terrestre. Le bonheur *réalisable* sera son bonheur *réel* dont la grâce ici-bas non seulement restaurera les failles, mais en prépa­rera la perfection relative à se convertir en perfection absolue, entièrement donnée dans le Royaume de Dieu qui n'est pas de ce monde. 147:180 *Gratia non tollit naturam*, la grâce ne supprime pas la nature. Le naturel est le fondement du surnaturel. Il est le *bonum essentialissimum*, le plus conforme à la nature humaine. Encore que l'être de la grâce soit supérieur à l'être de la nature, il est plus essentiel à l'homme d'exister selon la nature que d'exister selon la grâce : *homini est essentialius esse naturae quam esse gratiae, quamvis esse gratiae sit di­gnius* ([^117]). C'est mal sauvegarder le couronnement gratuit de l'être humain que de lui enlever ses assises. Comme l'écrit Jorge Laporta, le don de la grâce, loin de bouleverser, d'abo­lir et de remplacer l'ordre naturel des choses, complet en lui-même, *l'établit *: « La grâce ne supprime pas le naturel pour le remplacer par une économie inattendue. Au contraire, le surnaturel ne fait que couronner l'œuvre, amener l'équi­libre parfait » ([^118]). Pour saint Thomas, le désir naturel de voir Dieu existe en toute créature intellectuelle, avant tout acte intellectuel et volontaire... Être intelligent, l'homme est fait pour cela. Il n'en sait rien, il le nie, il perd son temps à chercher ailleurs son bonheur ? Néanmoins, *naturaliter ap­petit visionem*, son être est construit pour voir la Vérité suprême ([^119]). « Mais si cette destinée est réalisable, il est impossible qu'une substance créée puisse y parvenir par ses propres forces : une créature intellectuelle est définie par une fin qu'elle ne peut atteindre par ses propres ressources » ([^120]). Tel est le glorieux secret de la nature humaine : « formidable disproportion entre ce que cet être désire par-dessus tout, irrésistiblement, inconsciemment souvent », parce qu'il est né de Dieu et que son principe est également sa fin « et ce que cette même créature peut espérer et décider de conquérir. Déséquilibre, marque de grandeur !... Plus la grâce apparaît gratuite... plus la nature elle-même ressort grandiose... Car l'invraisemblable don de Dieu ne fait tout de même qu'ache­ver cette humble créature : *gratia perfectio naturae *» ([^121]). « C'est de sa race que nous sommes », avait proclamé Paul, après le poète grec, à l'Aréopage d'Athènes ([^122]). La marque de Dieu est indélébile. Mais il nous est impossible, par nos seules forces, que le creux de l'Infini qu'elle imprime en nous devienne le plein, car ce creux est apposé dans une substance finie, limitée, incapable par elle-même d'accueillir une sub­stance infinie. 148:180 Le bon sens le plus élémentaire le crie : pour franchir la distance qui sépare le fini de l'Infini, il faut le don gratuit de Dieu. Sartre l'a entrevu, dans une dernière grimace, au bout de sa fastidieuse enquête sur *L'Être et le Néant* l'homme est travaillé par le désir de devenir Dieu, « mais c'est une passion inutile ». Rien n'est plus faux, non seulement au plan de la grâce, mais au plan de la nature elle-même où l'homme, en toutes ses actions d'homme, est tendu vers sa fin absolument dernière qui est Dieu, aussi nécessairement que la pierre qui tombe tend vers le centre de la terre. Si le bonheur est l'acte de la partie spécifique de l'homme, il est à son haut degré de per­fection chez l'homme dans l'acte où son intelligence est le plus pleinement elle-même, à savoir la sagesse (*sophia*) ([^123]) qui englobe tous les aspects de l'activité contemplative de l'esprit, depuis la saisie, en leur éclatante vérité, des principes premiers du savoir (*intellectus*) et la démonstration des causes premières de l'être et du Principe suprême de toute réalité (*scientia*)*,* jusqu'à l'ensemble des conséquences qui découlent de leur empire universel ([^124]). La fonction propre de la sa­gesse est de contempler l'ordre du monde et de saisir la présence de Dieu dans toutes les créatures, comme en un miroir dans la pensée. C'est pourquoi on la nomme sagesse *contemplative ou spéculative* ([^125]). Le bonheur qu'elle procure se suffit à lui-même et est recherché pour lui-même, « parce qu'il ne produit rien en dehors de l'acte de contem­pler, alors que de toutes les autres activités de l'homme nous retirons un avantage plus ou moins considérable à part de l'action elle-même » ([^126])*.* Loin d'être « inutile », cette « passion » permet à l'homme de s'élever jusqu'à la vision des rapports des parties au tout, des conséquences à leur cause et de toutes choses à leur fin, en quoi consiste l'harmonie du monde ([^127]). Tel est le bonheur en sa cime : *videre ordinem et dispositionem divinae providentiae est valde delectabile* ([^128])*,* contempler l'ordre de l'univers et le rangement que la divine providence y effectue est suprêmement délectable. 149:180 Rien ne dépasse cette joie née de la contemplation de la vérité, *gaudium de veritate* ([^129])*,* qui ramène continuellement à Dieu comme en sa source ([^130]). Mais comme le dit Aristote, une vie strictement contem­plative « est trop élevée pour la condition humaine, car ce n'est pas en tant qu'homme qu'on vivra de cette façon, mais en tant que quelque élément divin est présent en nous » ([^131]). L'homme qui vaque à la contemplation ne vit pas à proprement parler d'une façon humaine, mais à la manière des substances supérieures dont la nature est purement intellectuelle. Il se place en quelque sorte en continuité avec l'ange ([^132]) et même, par la grâce, avec Dieu ([^133]), très imparfaitement il est vrai et selon la faible part dévolue à son intelligence, *in homine autem imperfecte et quasi participative* ([^134])*.* Cependant, cette faible part est supérieure à tout le reste : *et tamen istud par­vum est maius omnibus aliis quae in homine sunt* ([^135])*.* Marie a choisi la meilleure part et elle ne lui sera pas enlevée ([^136]). La vie contemplative, absolument parlant (*simpliciter*)*,* est supérieure à la vie active. Rien n'empêche en effet qu'une chose soit, en elle-même (*secundum se*)*,* de plus haut prix qu'une autre, tout en étant, à tel point de vue particulier (*secundum quid*) surpassée par cette autre ([^137]). « S'il est vrai que l'intellect est au plus haut degré l'homme même » ([^138]) et « si l'homme, lorsqu'il vit selon l'esprit, adopte le genre de vie qui lui est le plus approprié » ([^139])*,* « il s'en suit de toute évidence que celui qui s'adonne à la contemplation de la vérité est heureux au plus haut point, pour autant que l'homme puisse être dit heureux en cette vie » ([^140])*.* Saint Thomas, comme Aristote, estime donc que la vie contemplative fondée sur les seules opérations de l'intelligence (et dont l'orientation vers les choses divines est surélevée par les vertus théologales) est nécessaire à l'homme pour son bonheur. Il ne faut pas écouter le vulgaire, qui, à la suite du poète Simonide, incite l'homme mortel à ne goûter qu'une nourriture mortelle. 150:180 « L'homme doit (*debet*) tendre vers 1'im­mortalité, autant qu'il le peut, et, selon tout ce qui est en son pouvoir, vivre selon l'intelligence, la plus noble des facultés humaines, et sa part immortelle et divine » ([^141]). Mais puisque l'homme est composé d'un corps et d'une âme, et que la nature humaine se définit à la fois par le sens et par l'intelligence, la vie qui lui est proportionnée (*vita homini commensurata*) semble bien consister en le gouvernement par sa raison de ses affections et de ses activités sensibles et corporelles (*vide­tur consistere in hoc quod homo secundum rationem ordinet af fectiones et operationes sensitivas et corporales*)*.* Telle est la vie morale dont le domaine est celui de l'humain : *circa humana* ([^142])*.* *Nec hoc est contra id quod supra dictum est :* il n'y a au­cune contradiction entre cette affirmation et le primat de la vie contemplative ([^143]) : « On va de la vie active à la vie contemplative selon l'ordre du temps (*secundum ordinem ge­nerationis*)*,* mais on revient de la vie contemplative dans l'or­dre de la direction (*per viam directionis*)*,* en vue de sou­mettre la vie active à la direction de la vie contempla­tive » ([^144]). La vie morale que gouverne la prudence a priorité sur la vie contemplative par rapport à nous (*quoad nos*)*,* mais parce que l'homme n'est pas seulement ordonné à l'accomplis­sement de sa nature humaine, mais à la contemplation des choses divines, il ne s'agit que d'une priorité temporelle et temporaire : « En disciplinant les passions de l'âme et en les soumettant à l'ordre de la raison, la vie active prépare à la vie contemplative, toujours imparfaite avant de déboucher dans la vie future ([^145]), mais en soi et quant à son objet, souverai­nement parfaite autant qu'il est possible ici-bas ([^146]). « Par nature, la raison supérieure, dont la fonction est de contem­pler, se trouve vis-à-vis de la raison inférieure, préposée à l'action, dans le même rapport que l'homme vis-à-vis de la femme, qui doit être gouvernée par lui selon la doctrine de saint Augustin dans le *Traité de la Trinité *» ([^147]). La vie active qui se déroule dans le temps est donc « mue et diri­gée » ([^148]) par la vie contemplative vers une fin qui la dépasse : la plénitude de la contemplation de Dieu au terme de la vie présente. 151:180 Entre la prudence qui gouverne la vie active et dirige toutes les vertus morales, et la sagesse qui gouverne la vie contemplative et toutes les vertus intellectuelles, les con­nexions sont aussi étroites que possible. « La prudence con­sidère ce qui mène au bonheur, la sagesse considère l'objet, même du bonheur » ([^149]). Si la grandeur spécifique d'une vertu se mesure à son objet, la sagesse, qui considère la cause la plus haute qui est Dieu et qui juge par elle des causes infé­rieures, exerce son jugement sur la prudence qui regarde les choses humaines. Il en serait autrement « si l'homme était tout ce qu'il y a de plus grand au monde ». Tel n'est point le cas, déclare Aristote lui-même ([^150]). Il faut donc que la sagesse commande à la prudence et que la prudence prescrive aux hommes comment ils doivent parvenir à la sagesse, même dans sa plus haute forme architectonique : la prudence politique. « La prudence introduit auprès de la sagesse en préparant les entrées chez elle, comme le fait l'huissier chez le roi. » Il en résulte non seulement que la sagesse est pour la prudence un pôle d'attraction dont le rayonnement l'imprègne et l'at­tire, mais, en vertu du principe fondamental selon lequel ce qui est dernier dans l'ordre de l'exécution est premier dans l'ordre de l'intention, qu'elle en est même le principe. La sagesse est la force motrice de la prudence sous deux formes, la première relative au statut de créature de l'homme qui, comme tout être issu de la bonté divine, tend à retourner vers lui et est animé par l'amour naturel de Dieu, la seconde, re­levant de la nature même de la prudence, qui, pour régler la conduite de la vie humaine, préexige des principes généraux d'où découlera l'action particulière et concrète. On a reconnu là la *syndérése,* « loi suprême de l'intelligence pratique, habi­tus supérieur qui contient les préceptes de la loi naturelle, lesquels sont les premiers principes de l'agir humain » ([^151]). Or la loi naturelle n'est autre que la participation dans la créature humaine à la loi éternelle qui existe en Dieu et gou­verne toutes choses créées ([^152]). Ces principes premiers, connus de soi, sont dans l'ordre pratique le pendant des premiers principes de la raison spéculative. Au principe d'identité dans l'ordre spéculatif répond au plan de l'action le principe qu'il faut faire le bien et éviter le mal, et en outre, ajoute saint Thomas, une certaine conception générale de la vie (*aliqua scientia practica*) ([^153]), une connaissance des vérita­bles fins de l'homme et de sa destinée. Saint Thomas n'a pas longuement analysé les composantes de cette conception géné­rale de la vie, répandue à son époque à degrés divers dans toutes les intelligences, même les plus frustres, par l'inter­médiaire de l'Église et de la Cité catholique. 152:180 Nous verrons plus avant qu'elles se rassemblent toutes dans l'acceptation et dans le respect du bien commun et de ses lois. Sans la pré­sence d'un ordre social stable où se transmet de génération en génération une sagesse de vie, fermement connue et pra­tiquée chez les élites dirigeantes, et réfléchie par elles dans le peuple, la prudence disparaît et fait place à des succédanés perturbateurs des conduites humaines. *Causae ad invicem sunt cauae :* la sagesse répandue dans la société dirige la prudence et la prudence oriente les vertus morales vers cette même sagesse qu'elle conforte. Rien n'est cloisonné ni étanche dans l'ordre spirituel. La vie active du composé humain fait d'une âme et d'un corps, est donc pour tous ceux qui possèdent la nature hu­maine ou pour la plupart d'entre eux (*omnibus vel pluribus habentibus humanam naturam*) le siège du bonheur humaine­ment réalisable dès ici-bas ([^154]). Elle est animée par la pru­dente et par les vertus morales dont la prudence est le pilote. *Virtutes compositi, proprie loquendo, sunt humanae, inquatum homo est compositum ex anima et corpore. Unde et vita, quae est secundum has, scilicet secundum prudentiam et virtutem moralem, est humana, quae dicitur activa. Et per consequens felicitas quae in hac vita consistit est humana. Sed vita et felicitas speculativa, quae est propria intellectus, est separata et divina* ([^155])*.* La contemplation elle-même ne peut s'en pas­ser puisqu'elle présuppose les vertus morales de la prudence, à titre de disposition préalable (*dispositive*) ([^156])*.* La prudence est, de ce point de vue, la vertu humaine par excellence. C'est elle qui perfectionne la nature humaine et la dirige avec fermeté, facilité, aisance, vers ce que Maurras appelle admi­rablement « les pics de la sagesse ». **3. -- **Ainsi la prudence est-elle le plus noble de tous nos *ha­bitus.* On sait que l'*habitus* perfectionne toutes les activités hu­maines en les orientant en dernière analyse de plus en plus fermement vers leur fin ultime. En les faisant travailler dans un sens déterminé selon leurs fins respectives et sur des objets déterminés, il leur communique une facilité, une promp­titude, une aisance dans l'action qui manquent à tous ceux qui les laissent en friche ou les abandonnent à leurs humeurs vagabondes. De plus, nous prenons plaisir à les exercer habi­tuellement. 153:180 *Firmiter, expediter, delectabiliter,* quand ces trois indices se rencontrent dans les activités raisonnables de l'hom­me, on se trouve en présence d'un *habitus,* d'une disposition stable à l'action, qui, loin d'être mécanique et monotone, se révèle vivante, souple, variée, toujours prête à jaillir en ac­tion ([^157]). Les *habitus,* écrit Jean de Saint-Thomas en son latin baroque, sont les *turgentia ubera animae,* les mamelles gonflées de l'âme, toujours disposées à entrer en action dès que l'impulsion se fait sentir. Grâce aux *habitus,* l'homme acquiert cette facilité d'agir qui lui permet de dominer les élans désordonnés de ses facultés vers leurs objets respectifs, de leur imposer une règle, de les conduire vers leur fin pro­pre et de se gouverner soi-même. Il suffit à cet égard d'obser­ver l'homme qui possède les *habitus* de justice, de force, de tempérance pour constater qu'il est maître de soi, tient réso­lument en mains les rênes de l'agir et dirige ses activités aisé­ment, allègrement, vers leur fin. De tels *habitus* sont des *vertus.* Or la vertu implique non seulement le gouvernement de soi-même, la droiture de la volonté, le contrôle des passions de l'irascible et du concupiscible, mais aussi *leur bon usage.* On est maître aussi de soi dans le vice, même si par après le vice devient notre maître. C'est pourquoi les vertus purement intellectuelles, l'intelligence, la science, et même, en un cer­tain sens -- *video meliora proboque sed deteriora sequor --* la sagesse, ne sont pas des vertus au sens plein et défini du mot. L'art, qui est lui aussi un *habitus* de l'intelligence, l'est moins encore. On peut mal user de son savoir ou des tech­niques que l'on possède. On peut même voiler d'une sagesse verbale ou cérébrale des entreprises perverses : voyez Tar­tufe ! « La grammaire nous donne la capacité de bien parler. Elle ne fait pas pourtant qu'on s'exprime correctement, car on peut connaître la grammaire et commettre volontairement un solécisme ou un barbarisme » ([^158]). On ne peut faire un mauvais usage de la vertu, on ne peut employer la prudence à mal agir. « Il est impossible d'être prudent si l'on n'est bon » ([^159]). Ainsi que nous verrons plus loin, la prudence étant « la vertu qui délibère, juge et commande comme il faut (*recte*) en vue de la fin bonne de la vie tout entière » ([^160]), doit être au préalable aimantée vers cette fin bonne, à peine de n'être plus que ruse et astuce. On peut être savant et vil, tout à la fois. On ne peut être vraiment homme sans faire un bon usage de ses activités proprement humaines. Les vertus intellectuel­les, les arts, les techniques ne perfectionnent point l'homme au point de lui communiquer leur bon usage. 154:180 C'est pourquoi elles ne sont pas des vertus au même titre que la prudence et que les vertus morales ([^161]). Pour qu'il y ait vertu au sens défini du terme, il faut que l'habitus ne soit pas purement intellectuel, mais aussi volontaire. C'est le cas de la prudence, vertu suprême de l'intellect pratique, intellectuelle par son siège, par son essence et par son objet, morale par sa ma­tière : la justice, la force, la tempérance et leurs vertus orbi­tales ([^162]). La prudence se trouve donc à la charnière même de l'hom­me : elle noue ensemble l'intelligence et la volonté dans la vertu de justice ([^163]), l'intelligence, la volonté et les passions dans les vertus de l'irascible et du concupiscible, l'animal raisonnable et l'animal social, dans le premier cas, les élé­ments constitutifs du composé humain en son entier dans le second. Elle est la plus humaine de toutes les vertus puis­qu'elle remonte, ainsi que nous le dirons plus explicitement encore, jusqu'aux principes généraux de l'action humaine pour en redescendre jusqu'au cœur même de leur application, singulière, concrète et contingente. La célèbre définition aristotélicienne de la vertu, reprise par saint Thomas, le fait bien voir : « La vertu est un *habitus,* une disposition stable de la volonté consistant dans le choix d'un juste milieu relatif à nous, déterminé par la droite rai­son et tel que le fixerait l'homme prudent » ([^164]). Rappelons que son premier caractère est d'être « un état habituel qui dirige et assure l'exécution correcte d'une activité » ([^165]) et que son second est d'atteindre le juste milieu de l'acte en cause, rela­tif à son auteur, aux circonstances où il se trouve, à la place qu'il occupe dans la société, s'il s'agit de la justice, à l'en­durance qu'il doit manifester dans les épreuves de la vie, si c'est la force, à l'imprégnation par la raison des désirs de la partie inférieure de son être, pour la tempérance. Ce juste milieu est toujours un point culminant entre deux excès con­traires : le trop ou le trop peu, le plus ou le moins. Le milieu de la justice générale n'est pas le même chez le chef que chez le subordonné parce que leur apport respectif au bien commun n'est pas identique : il est normal d'exiger plus d'un roi que d'un simple citoyen. Le milieu de la force n'est pas le même chez l'homme, la femme ou l'enfant. Celui de la tem­pérance varie de l'athlète au gringalet. Les particularités qui entourent le fait, l'événement, la situation le modifient encore. 155:180 En présence d'un tel éventail, l'erreur est fréquente et facile : il suffit de s'abandonner à telle ou telle sollicitation. Il est beaucoup plus malaisé d'agir droitement, car une seule direc­tion importe, la bonne, celle qui va au centre de la cible et que *la droite raison* établit. La droite raison est la raison adéquate, la raison propre au cas particulier en présence duquel on se trouve, la raison qui lui fournit sa règle exacte, et non point une raison géné­rale qui engloberait l'action comme du dehors avec toutes les autres actions similaires dans un genre ou dans une es­pèce déterminée. Cette droite raison est pareille au *coup d'œil* de l'artisan qui discerne à tel ou tel signe dans la matière qu'il travaille ce qu'il faut faire : ajouter ou diminuer, attendre ou hâter, bref ce qu'il convient de faire en ce cas précis, ce qui est conforme en l'occurrence à la fin poursuivie, ce qu'il faut choisir, décider, arrêter, régler en fonction de la chose qu'il veut réaliser et à laquelle il tend volontairement. Il ne suffit pas ici de connaître les règles générales qu'il con­vient d'appliquer en tel ou tel genre d'opération, mais du juste milieu en un cas précis. « Celui qui possède seulement la règle générale n'en sait pas assez pour avancer plus avant dans l'action, laquelle est toujours particulière. Par exemple, si l'on répondait à quelqu'un qui s'enquiert de ce qu'il faut donner en un cas précis à un malade et qu'on lui répondît : « ce que la médecine ordonne » ou encore « ce que prescrit le médecin qui possède l'art de guérir », on ne connaîtrait pas pour la cause ce qu'il faut donner effectivement au ma­lade. Pour le savoir, il faut s'adresser à la droite raison, à la droite raison de l'art s'il s'agit d'un objet à façonner, à la droite raison de la prudence s'il s'agit d'une action humaine qu'il importe d'accomplir » ([^166]). Il faut donc adapter au cas envisagé les règles générales de l'action de telle manière qu'elles deviennent la règle pertinente, idoine, adéquate, c'est-à-dire la règle du juste milieu de l'acte accompli *hic et nunc* dans sa concrétude particulière. C'est l'œuvre de la droite raison prudentielle. Pour qu'il y ait vertu, il faut donc qu'il y ait d'abord ten­dance vers une fin, appétit, désir, et d'autre part le choix opéré par la raison du moyen adapté à cette fin, de telle façon qu'il ne la manque ni par excès ni par défaut. Le désir doit être non seulement conforme à la fin poursuivie, mais, en fonction même de la hiérarchie des fins, à la fin ultime de la vie humaine. La règle d'action choisie, étant l'œuvre de la raison, doit obéir à la loi qui gouverne tout acte de la raison : se conformer à la réalité pour être vraie. Il est clair que c'est la rectitude de l'appétit qui rend droite la raison : si le désir n'est pas droitement dirigé vers la fin propre de l'hom­me, la raison sera tout ce qu'on veut, sauf droite. 156:180 Inversement, si l'appétit est droit, mais si la raison erre en son choix de la règle appropriée, l'action n'atteindra jamais sa fin. Comme le dit Aristote en une formule qui condense, d'une manière admirable, ce double et indivisible aspect de l'acte moral, « il faut qu'à la fois la règle soit vraie et le désir droit, si le choix est bon, et qu'il y ait identité entre ce que la règle affirme et ce que le désir poursuit » ([^167]). Il suit de là que le choix, ayant pour principe l'appétit et la raison, est l'œu­vre de la raison *désirante* en tant qu'il est par essence un acte d'intelligence, ou encore l'œuvre du *désir intelligent* en tant qu'il est, essentiellement aussi, un acte de l'appétit diri­gé par la raison ([^168]). Or, comme l'objet du choix est en définitive le bien, ou le mal, qui sont eux-mêmes l'objet de la volonté, lesquels ne sont point ceux de l'intelligence : le vrai, ou le faux, il vaut mieux dire que le choix est l'acte du désir intelligent ([^169]). Dès lors, la vérité en matière pratique ne sera pas, comme en matière théorique, correspondance de la pensée à l'être, mais correspondance de la raison à la rec­titude de l'appétit. La droite raison de la prudence sera donc toujours celle qui délibère et choisit en fonction d'un désir droitement orienté ici-bas vers la fin ultime de la vie humai­ne : le bonheur de l'homme, pris en tant que composé d'intel­ligence et de désir, d'une âme et d'un corps. Mais c'est un axiome évident par lui-même que « tel est un chacun, telle lui apparaît sa fin ou sa raison d'être » ([^170]). Tous les raisonnements qui concernent les actes humains pro­cèdent en effet de l'homme concret, en chair et en os : *et tale principium est homo, scilicet agens* ([^171])*.* Il importe donc que l'auteur de l'acte soit d'abord orienté *effectivement,* et non point seulement en pensée, vers le Souverain Bien *véritable* pour que la droite raison prudentielle puisse opérer ses choix. En d'autres termes, il faut qu'il soit homme de bien au préa­lable, « car la méchanceté fausse l'esprit et nous induit en erreur sur les principes de la conduite » ([^172]). L'homme de bien peut seul juger du véritable Souverain bien parce qu'il s'y attache par toute sa conduite. La pratique des vertus mo­rales de justice, de force, de tempérance, et des autres vertus satellites, doit donc précéder l'exercice de la prudence. Il est impossible d'être prudent sans être vertueux. 157:180 D'autre part, nous savons qu'il est impossible d'être ver­tueux sans être prudent puisque la définition de la vertu inclut la droite raison prudentielle. Avec une clarté diaman­tine, saint Thomas nous le prouve : « La vertu morale peut bien exister sans certaines vertus intellectuelles, par exemple : sans la sagesse, ni la science ni l'art, mais elle ne peut exis­ter sans l'intelligence ni la prudence. Sans prudence, il ne peut y avoir de vertu morale. La vertu morale est l'habitude de faire de bons choix (*habitus electivus*). Or pour qu'un choix soit bon, il faut deux choses : 1°) qu'on ait à l'égard de la fin l'intention qu'on doit avoir, et ceci est l'œuvre de la vertu morale qui incline l'appétit vers un bien en harmonie avec la raison, ce qui est la fin qu'on doit poursuivre ; 2°) qu'on prenne correctement les moyens qui aboutissent à la fin, et ceci ne peut se faire qu'au moyen d'une raison qui sache bien conseiller, juger et commander, ce qui est l'œuvre de la prudence et des vertus qui lui sont annexées. Il n'y a donc pas de vertu morale sans prudence, ni par conséquent sans intelligence. C'est en effet par simple intelligence que sont connus les principes naturellement évidents tant dans l'ordre spéculatif que dans d'ordre pratique. Donc, de même que la droite raison en matière spéculative présuppose, en tant qu'elle découle des principes connus naturellement, l'in­telligence de ceux-ci, de même la prudence qui n'est que la droite raison dans la conduite de la vie » ([^173]). Il n'y a là aucun cercle vicieux. L'antériorité des vertus morales sur la prudence est à la fois ontologique et psycholo­gique. Elle résulte de l'indéniable primauté que la fin exerce sur les moyens et du fait, tout aussi incontestable, que les *habitus* de justice, de force et de tempérance s'acquièrent d'abord sous l'influence du milieu social et de l'exemple diffusé par les élites. Ce n'est qu'ultérieurement, à mesure où s'élargit le domaine où l'homme doué de raison pratique exerce le gou­vernement de soi-même, que la prudence apparaît. Aussi long­temps que l'homme n'a pas acquis la capacité de se gouverner soi-même, il n'en est pas moins vertueux, car « sa vertu ne lui est pas dictée par la prudence, mais par l'opinion vraie » ré­pandue dans la société dont il est membre ([^174]). Les vertus morales sont le fruit de l'éducation au sein des diverses socié­tés dont nous faisons partie et, au plus haut chef, au sein de la Cité. Ce n'est pas seulement le cas de la jeunesse, mais aussi de l'âge mûr : « La plupart des gens, en effet, obéissent à la nécessité et à la contrainte des lois plutôt qu'au raisonnement, et aux châtiments plutôt qu'au sens du bien » ([^175]). 158:180 La prudence se développe ainsi en fonction de la croissance des vertus morales chez ceux qui, se soumettant à l'attraction du bien commun de la Cité et du bien commun universel qui est Dieu, sont capables de se gouverner eux-mêmes et de gouverner les autres plus démunis, en leur servant de droite raison pruden­tielle ([^176]). Elle se trouve à son point culminant et « architectonique » chez le chef, qui réalise ainsi le type de l'homme prudent par excellence ([^177]). C'est pourquoi saint Thomas ajoute, à la suite d'Aristote, un ultime caractère à la vertu : elle consiste dans le choix d'un juste milieu, d'un moyen adéquat à la fin correcte poursuivie, déterminé relativement à nous par la droite raison et « tel que fixerait l'homme prudent ». **4. -- **Nous pouvons voir à quel point la morale aristotélicienne et thomiste de la prudence est conforme à la réalité de l'ac­tion humaine et de sa fin. Rien de moins subjectif que cette morale, rien qui relève moins des « impératifs de la conscience individuelle », moins encore des « exigences de la conscience universelle », rien qui soit plus ajusté à l'être fluent, éphémère, concret, contingent de l'action que les vertus morales orientent vers leur fin et dont la prudence est la règle. A première vue, l'axiome sur lequel repose cette morale : « Tel est un chacun, telle lui apparaît la fin qu'il poursuit », peut sembler l'expression la plus nette du subjectivisme. Le bien varierait selon l'humeur particulière de chaque individu, au gré de sa fantaisie. Il n'en est rien. La bonté de la fin -- ou sa malice -- ne correspond pas à l'idiosyncrasie d'un cha­cun. C'est le contraire qui est vrai. Aristote, en effet, entend par là que « la fin ou le Souverain Bien ne se manifeste qu'aux yeux de l'homme de bien » ([^178]). C'est à l'homme formé à la discipline des vertus cardinales que la bonté foncière de la fin ultime poursuivie se révèle. Un tel homme jugera dès lors de toutes les autres fins en fonction de son être vertueux parce qu'il est lui-même accordé par toutes les fibres de sa raison et de sa volonté à « l'Unique Nécessaire » : la béatitude à laquelle il ne peut se soustraire, quoi qu'il fasse et dont il entrevoit la véritable *réalité.* Son être vertueux est désormais accordé à l'élan qui le guide, *firmiter, expedite, delectabiliter,* vers la fin véritable de son existence. Tous les actes humains particuliers et contingents qu'il accomplit *en ce sens* et qui, sans lui, seraient dépourvus de toute signification, acquièrent une pro­fondeur intelligible qui lui découvre lumineusement sa desti­née. 159:180 Il est désormais en possession de la clef qui lui ouvre le mystère de son être et, plus exactement, il fait corps avec elle en suivant *habituellement,* sans défaillance, la voie qu'elle lui signifie de suivre. Toutes ses conduites ont désormais un sens, non point parce qu'il leur en conférerait un, ni parce qu'il engendrerait, du sein même de sa radicale autonomie, sa propre loi, mais parce qu'elles ont à ses yeux, et au regard de l'observateur, *un objet réel* qu'elles visent et qu'elles attei­gnent. Quoi de plus réaliste, de plus objectif que cette morale qui nous montre, pour ainsi dire du doigt, la structure onto­logique et psychologique de l'acte humain ? Le seul présupposé qu'elle admette, et que la sagesse uni­verselle des nations consacre, est qu'il vaut mieux être vertueux que vicieux, juste qu'injuste, fort que pusillanime, tempérant que glouton, ivrogne ou libertin. La raison commune l'approuve du reste puisqu'elle constate que le vice obture infailliblement toutes les formes de l'intelligence, même l'astuce qu'il paraît aiguiser et que la passion finit toujours par rendre moins inci­sive : les conduites de l'homme vicieux sont désordonnées, chaotiques, ténébreuses et, affaiblissant en lui la raison, le font déboucher dans le pur imaginaire, le mythe justificateur, l'idéal « bouche-trou », le néant de réalité ou, tout simplement, l'absence animale de pensée. La même objectivité marque « le juste milieu relatif au sujet », à la quête duquel la prudence est vouée, et que l'im­prudence de la plupart des thomistes contemporains appelle de ce fait *le milieu subjectif.* Saint Thomas évite avec soin cette dénomination. Il ne s'agit aucunement ici d'un milieu que le sujet élirait par un décret arbitraire de la volonté créatrice, déliée de toute observation des règles de l'agir, persuadée qu'elle est capable d'engendrer d'elle-même sa propre règle. Il est impossible d'échapper à la nécessité de la fin ultime et, si l'on est raisonnable, de tenter d'organiser, à partir de ce critère qui ne trompe pas, toutes ses conduites d'homme. Il n'est pas da­vantage possible d'échapper au dilemme : ou bien l'on recourt *à la pratique* de la vertu pour le savoir *effectivement,* ou bien l'on y renonce et l'on fabrique artificieusement un fallacieux système de morale autojustificateur pour mettre sa raison en harmonie avec ses conduites désorbitées. La vérité en matière morale se définit comme correspondance de la raison à un désir bien dirigé. Cette bonne direction ne se révèle que dans les conduites vertueuses. Tel on est, telle est la fin que l'on poursuit. Cette vérité de la raison pratique n'est pas moins objective, ni moins assurée, ni moins infaillible que la vérité de la raison spéculative. 160:180 Elle s'appuie sur un roc aussi ferme, mais, encore une fois, la pratique seule de la vertu le révèle. Si nous n'en sommes pas sûrs, c'est que nous n'avons pas assez nourri ni fait croî­tre en nous l'*habitus* vertueux. Si nous la récusons, c'est en raison d'un acte premier de liberté, le plus souvent enfoui dans l'oubli, par lequel nous avons refusé d'établir les premières fondations de l'*habitus* vertueux, et choisi au contraire le sable de l'apparence et son perpétuel effritement. Le juste milieu de la prudence se fonde sur ces assises ob­jectives dont on ne répétera jamais assez qu'elles ne se révèlent pas à la raison spéculative, mais à la raison pratique agissante dans l'axe de *l'habitus* vertueux et incarnatrice dans l'existen­ce d'un acte fugitif de moralité dont l'apport viendra conso­lider, à la suite de tant d'autres, antérieurs, la droite voie qui conduit à la fin ultime de la vie humaine. La raison pruden­tielle, bien orientée de ce fait, est pourvue d'un critère qui lui permet de la juger objectivement et sans complaisance. Elle peut ainsi découvrir la règle du juste milieu appropriée à l'être du sujet et aux circonstances de l'acte humain qu'il accomplit et cette règle, épousant la réalité concrète de l'acte et de son orientation droite, sera seyante au sujet en tant qu'objet. La morale d'Aristote et de saint Thomas n'a rien de l'impossible « morale de situation » dont rêve le sub­jectivisme des existentialistes de tout acabit : leur comporte­ment narcissique est par trop patent. Le choix prudentiel du moyen approprié à la fin de l'acte vertueux participe non seulement à l'objectivité de cette fin, mais coïncide avec elle. S'il n'y a qu'un moyen d'atteindre le centre de la cible (et d'innombrables de la manquer) : la droi­te direction de la flèche braquée sur lui, le moyen converge exactement vers la fin et fait corps avec elle au moment même où il l'atteint, comme la flèche frémissante au cœur même du but visé. Il est donc vain de trouver une contradiction entre la question 47, article 6, de la IIa-IIae et la question 66, arti­cle 4, ad 3 m, de la Ia-IIae. La première nous assure qu' « il n'appartient pas à la prudence de fournir leur fin aux vertus morales, mais seulement de disposer de ce qui est pour la fin ». La seconde nous affirme que « la prudence dirige les vertus morales non seulement en élisant les moyens pour la fin, mais aussi en désignant la fin ». Dans l'acte concret, accompli *hic et nunc,* le moyen ne se distingue que logiquement de la fin, et inversement, puisque la fin est déjà présente en son choix en vertu de l'adage : *ultimum in executione, primum in inten­tione*, ce qui est dernier dans l'ordre de l'exécution est pre­mier dans l'ordre de l'intention, et puisque le moyen est déjà présent dans la fin au moment même où il est braqué vers elle, en vertu du même adage retourné, *primum in intentione, ulti­mum in executione.* 161:180 Il est trop clair du reste, comme le souli­gne Cajetan, que la prudence a son mot à dire quant à la fin poursuivie, puisqu'elle s'y applique et ordonne de l'atteindre, mais que la vertu morale ne laisse pas d'être en relation essentielle avec elle, puisqu'elle exécute l'ordre reçu de la prudence qui lui permet, par le truchement du moyen idoine, d'atteindre effectivement la fin propre à l'acte moral de son ressort ([^179]). Le fait que la prudence est ordonnatrice, au double et in­divisible sens du mot : commander et mettre de l'ordre en orientant le moyen choisi vers la fin poursuivie, montre d'ail­leurs sa supériorité sur toutes les vertus morales. Celles-ci, étant des *habitus,* ne créent en l'âme qu'une propension sub­jective à parvenir à leur fin propre, tandis que la prudence, en se conformant à leur rectitude et en élisant le moyen adé­quat de réaliser leur fin, leur donne de l'atteindre et de l'éta­blir dans l'existence. Par elle, la fin devient réellement et exis­tentiellement objective : elle fait passer la fin de la puissance à l'acte. Or, « toujours la cause est supérieure à son effet... Dès lors, la cause et la racine de la perfection étant la raison -- et celle-ci étant définie par son adaptation à la réalité né­cessaire, ou contingente, comme c'est ici le cas --, la prudence qui parfait la raison l'emporte en perfection sur les autres vertus morales qui parfont la puissance affective en tant qu'elle participe à la raison » ([^180]). L'éminente noblesse de la prudence parmi toutes les vertus humaines dérive de sa nature intellectuelle. C'est par elle et en elle que se manifeste l'objectivité de la raison pratique, faculté du réel opérable. L'archer qui braque sa flèche vers le centre de la cible *sait* qu'il la dirige vers ce but, tandis que le but qui est pourtant son point d'attraction, ne le sait pas. La prudence reçoit de la vertu morale sa raison d'exister mais elle lui communique l'intelligence de son acte. Elle est ainsi, derechef, la plus humaine des vertus, la vertu de l'intelligence, supérieure com­me telle aux vertus de la volonté. Elle est encore la plus humaine des vertus en tant que vertu de l'intelligence qui collabore vitalement avec le sens pour l'atteindre et ordonner l'acte moral en sa réalité parti­culière et contingente. Son réalisme est ici total : il embrasse à la fois l'universel et le singulier, le nécessaire et le fortuit. Encore que sa certitude pratique ne soit pas de la qualité de la certitude spéculative, elle met en jeu, pour combler la différence, toutes les facultés de l'être humain. 162:180 Nous avons vu en effet que la *recta ratio* de la prudence, vertu intellectuelle, est fondée sur sa conformité à l'appétit droit, lequel n'existe que dans l'homme vertueux qui repré­sente la réalité humaine par excellence, si bien que la *confor­mitas ad appetitum rectum* n'a rien de subjectif. Bien plus, l'intention droite des vertus morales reçoit l'éclairage de la prudence qui la fait passer à l'acte par son commandement fondé sur un choix du moyen adéquat. Tout choix dérive d'une délibération et d'un raisonnement. Tout raisonnement part de principes et aboutit à une conclusion. Nous sommes ici en présence du « syllogisme pratique » dont la majeure est constituée par les fins *réellement* humaines que poursuit l'homme vertueux et ces fins à leur tour prennent leur néces­sité des principes premiers de l'agir et, singulièrement de son tout premier principe : *il faut* faire le bien et éviter le mal. Ce n'est point seulement une obligation morale à laquelle on puisse se soustraire par un acte de liberté, c'est la condition *sine qua non* de l'action : *l'homme ne peut poursuivre que le bien, il ne peut qu'éviter le mal,* et ce bien détient son contenu réel de la pratique des vertus, leur absence ou le vice altérant ou détruisant en l'homme ce par quoi il est homme : l'intel­ligence et la volonté. « Les vertus morales pratiquées par l'homme de bien reçoivent donc leur fin ultime ou leurs principes -- car la fin est principe en tout agir -- de la loi na­turelle » : ces principes immédiatement connus par la raison constituent, on le sait, la *syndérèse*. La connaissance prati­que, comme la connaissance spéculative, part de principes naturellement connus, « avec cette différence, ajoute saint Thomas, que les principes communs sur lesquels la prudence s'appuie dans sa délibération, *sont plus connaturels à l'hom­me,* comme le dit Aristote, car la vie spéculative est au-dessus de la nature de l'homme » ([^181]). « La syndérèse meut ainsi la prudence, comme l'intelligence des principes meut la scien­ce » ([^182]). Elle est dans l'ordre pratique l'équivalent de l'intel­ligence des principes dans l'ordre spéculatif. C'est sur elle que se fonde la délibération ou le conseil de la prudence, ainsi que le jugement qui élit le moyen approprié. Ces pha­ses de la prudence sont parallèles à celles de la recherche spéculative. Elles participent comme elles à l'ordre du né­cessaire. Saint Thomas effectue clairement la comparaison lorsqu'il écrit : « La prudence est la droite raison des actions qu'il faut accomplir. D'où il suit que nécessairement prend rang d'acte principal de la prudence cet acte qui est le principal de la raison préposée aux actions à faire. Celle-ci émet trois actes. Le premier est *le conseil *: il se rattache à l'invention, car délibérer c'est chercher. Le second acte est *le jugement* relatif à ce qu'on a trouvé. 163:180 *Et ici s'arrête la raison spécula­tive* ([^183]). Mais la raison pratique, ordonnée à l'œuvre effec­tive, avance plus loin et son troisième acte est de *commander* celui-ci consiste en ce qu'on applique à la réalisation le ré­sultat du conseil et du jugement. Et parce que cet acte est plus proche de la raison pratique, il est l'acte principal de la raison pratique et par conséquent de la prudence » ([^184]). « Ce troisième acte est propre à l'intellect pratique, en tant que celui-ci est ordonné à la réalisation. » La raison spéculative, en effet, n'ordonne rien, elle contemple, constate, conclut. Mais pour les actions que nous avons à accomplir, il est ma­nifeste qu'il faut un commandement de la raison pratique. « Gouverner est, dans l'ordre de l'action, l'acte principal au­quel tous les autres sont ordonnés. » Il dépend de « cette vertu de bon gouvernement qu'est la prudence » ([^185]). Dans ses deux premières phases, la prudence ressemble donc à la raison spéculative qui porte sur le nécessaire. Mais ces deux phases ne sont que la préparation à l'essentiel : la position de l'acte dans l'existence, son accomplissement dans la réalité. « Qui délibère bien, délibère de façon à aller droit au but », il en est de même de qui juge bien ([^186]). Et ce but est l'acte humain *singulier, concret, contingent* qui dé­pend seulement de la prudence et de la volonté qui obtempère à ses ordres. Car « si mouvoir, entendu absolument, appar­tient à la raison, commander implique motion accompagnée de l'ordination qui la guide. Aussi est-ce un acte de la raison prudentielle » ([^187]). La prudence porte donc sur l'universel et le singulier. « Elle ne considère pas seulement les raisons universelles de l'agir, car aucune raison universelle n'est capable de mouvoir à l'action, elle doit connaître en outre le singulier parce qu'elle est au principe de toute action et que toute action est singulière. Puisque la prudence est la raison d'agir, il faut donc que l'homme prudent ait la double con­naissance de l'universel et du singulier. C'est pourquoi tels qui n'ont pas la connaissance de l'universel accomplissent mieux certaines actions particulières que tels autres qui pos­sèdent cette connaissance : leur supériorité provient de leur expérience dans un domaine particulier. Par exemple, tel médecin sait que les viandes blanches sont digestives et pro­pices à la santé, mais il ignore quelles sont, parmi les vian­des, celles qui sont blanches : il ne pourra rien faire pour la santé de son malade. A choisir, il vaut mieux en ce cas, avoir la connaissance du particulier parce qu'il est plus pro­che de l'acte » ([^188]). 164:180 Le raisonnement prudentiel qui aboutit à l'action parti­culière et contingente comprend ainsi la connaissance des principes universels contenus dans la syndérèse et la con­ception générale, plus ou moins élaborée, de l'homme et du monde dont nous avons parlé plus haut, mais il présuppose également la connaissance de l'acte singulier qu'il faut ac­complir ou ne pas accomplir. Il répond de la sorte pleine­ment à la définition de l'homme « animal raisonnable » : la raison est la faculté de l'universel, le sens est la faculté qui nous rend apte à saisir l'acte singulier en sa singularité même. L'observation de la vie animale nous indique quel est ce sens pratique qui correspond au niveau de l'action aux sens externes d'où l'intelligence spéculative abstrait l'intelli­gible. D'où vient en effet que l'agneau fuit le loup avant d'avoir fait l'expérience de la menace qu'il constitue pour lui, alors qu'il suit le chien dont la ressemblance avec le loup est patente ? D'où vient que la brebis donne son lait à son agneau alors qu'elle le refuse à un autre ? Pourquoi mange-t-elle certaines herbes et se détourne-t-elle des autres ? Pour­quoi le moineau fait-il son nid avec des fétus de paille et non point avec des brindilles de bois qui leur sont quasiment sem­blables ? Les sens externes n'atteignent pas les objets sensi­bles en tant qu'utiles ou nuisibles, en tant que bons ou mau­vais. L'imagination qui travaille sur leurs données ne les atteint pas davantage. Il faut donc qu'il y ait en l'animal une capacité de discerner l'efficace de l'inopérant, l'avanta­geux du dommageable, ce qui est bon à la fin qu'il poursuit (se nourrir, faire son nid, continuer l'espèce, etc.) de ce qui lui serait néfaste. Les Anciens appelaient cette faculté *l'esti­mative,* parce qu'elle « estime » que tel objet est utile ou nuisible. L'homme, en tant qu'animal, sera donc pourvu d'une *estimative,* mais comme sa raison pratique est en relation constante avec elle, comme sa raison spéculative avec les sens externes, elle prendra le nom de *cogitative* qui expri­me l'idée de travail discursif et de délibération. Il s'agit de toute évidence d'une faculté de connaissance qui présente l'objet comme avantageux ou dangereux, mais qui est, de toute évidence encore, intimement unie à l'appétit. De fait, « alors que les autres animaux atteignent ces repré­sentations spéciales relatives à l'accomplissement d'une ac­tion particulière de poursuite ou de fuite par un instinct naturel, l'homme les conçoit par une sorte d'inférence » (*collatio*) ([^189])*,* 165:180 « qui opère des synthèses de représentations individuelles, comme la raison proprement dite fait des syn­thèses de représentations universelles. C'est pourquoi on ap­pelle encore la cogitative « raison particulière » (*ratio par­ticularis*) ([^190])*.* L'acte de la raison résulte de l'union en nous de la sensibilité et de l'intelligence. C'est même un acte intelligent portant sur un objet sen­sible et saisissant l'individuel comme tel, *hunc hominem prout hic homo, hoc lignum prout hoc lignum*, cet homme-ci comme cet homme-ci, pas un autre, et donc l'homme, ce morceau de bois comme ce morceau de bois, pas un autre, et donc le bois, et, dans le domaine pratique, cette action-ci qu'il faut accom­plir, non telle autre, en vue de la fin prescrite par la vertu morale correspondante, et dès lors l'acte humain en général. Elle appréhende donc l'individuel *ut existens sub natura com­muni,* par une opération intellectuelle réflexe, en ce sens qu'il se retourne sur ses actes singuliers antérieurs, relatifs à l'exercice de la vertu en cause, qu'elle évoque en sa mémoire et qu'elle a rassemblés dans ce qu'il est convenu d'appeler son expérien­ce de la vie ([^191]). Elle les saisit tout gorgés encore de l'uni­versel humain dont elle les a jadis imprégnés en descendant des hauteurs de la syndérèse jusqu'à leur position dans l'exis­tence concrète. « Car l'intelligence est capable de connaître dans la réalité saisie par le sens, bien plus que le sens n'en peut percevoir » ([^192]) : elle appréhende en elle, en même temps que sa singularité, la nature universelle dont celle-ci est implicitement grosse. Elle distingue les unes des autres ces représentations individuelles, les compare, les trie et finit par en élire une qui va inspirer sa puissance créatrice d'une nou­velle représentation particulière relative au cas donné et que la prudence commandera à la volonté d'incarner dans l'exis­tence selon la vertu dont elle dépend quant à sa fin. La cogitative ou raison particulière est donc la faculté qui rassemble les faits moraux *éprouvés,* les ordonne à la fin en vue, en induit le contenu approprié à la tendance générale de la syndérèse, en tire une loi universelle adaptée au cas singu­lier donné ou plutôt encore constate que, dans le cas singu­lier, la loi universelle du bien à suivre et du mal à éviter se trouve présente. Elle est exactement ce que Maurras appelle dans une admirable formule un *empirisme organisateur :* par un retour à l'observation des faits moraux antérieurs et à l'expérience globale de la véritable destinée humaine dont ils sont lestés, elle constitue l'instrument ou la *mesure* adéquate que le prudent adaptera concrètement à l'acte vertueux qu'il commande d'exécuter. 166:180 Mais il est manifeste que seul le prudent peut déterminer de manière pertinente cette mesure élaborée par la raison parti­culière. Aristote et saint Thomas l'affirment explicitement dans leur définition de la vertu. La plupart des hommes n'ont pas cette intelligence qui unit l'universel et le singulier dans un même acte. Ils obéissent à l'impulsion prudentielle répandue dans le milieu social où ils se trouvent par les élites morales et qui vient, pour ainsi dire, servir de tuteur à la faiblesse de leur cogitative. C'est un axiome, confirmé par les faits au point d'être la plus éclatante des vérités, que l'homme est le plus imi­tateur des animaux. Il imitera de toute façon, de gré ou de force, ceux qui le commandent dans la société dont il est membre. S'y conduire à sa guise est radicalement impossible. L'anticonformisme se répand aussitôt et devient le pire des conformismes : la normalisation de l'aberrant. Dès lors, s'il est vrai qu'il vaut mieux avoir dans la pra­tique le tour de main, le tour d'esprit, l'habileté, la prudence au sens le plus concret du terme, comme nous l'avons dit plus haut, il est meilleur encore d'avoir ce flair et d'en connaître la cause et la manière dont il opère. « En effet, les hommes d'expérience connaissent qu'une chose est, mais ils ignorent le pourquoi. Les hommes de l'art (et le prudent au sens élevé du mot) savent à la fois le pourquoi et la cause (ainsi que le com­ment). C'est pourquoi nous pensons que les chefs, dans toute entreprise, méritent une plus grande considération que les manœuvres : ils sont plus savants et plus sages parce qu'ils connaissent les causes (et le comment) de tout ce qui se fait, tandis que les manœuvres sont semblables à ces choses inani­mées qui agissent, mais sans savoir ce qu'elles font, à la façon dont le feu brûle ; seulement, les êtres inanimés accomplis­sent chacune de leurs fonctions en vertu de la nature, et les manœuvres, par l'habitude » ([^193]). Cette habitude viendra des vertus que les chefs leur auront inculquées et qui constituent les mœurs -- et le niveau moral -- de la société dont ils sont membres. *Paucis vivit humanum genus,* le genre humain vit par très peu d'hommes. Une telle loi ne connaît aucune excep­tion, ni sur la terre ni dans le ciel. Nous tenons déjà là le plus solide fondement qui soit de la prudence commune : le social, le politique. Mais n'anticipons pas sur une conclusion que l'étude des textes nous imposera : la parfaite prudence est politique et, si la prudence est bien la plus humaine des vertus, la politique est, *humainement parlant,* la tâche la plus noble de l'homme en sa vie ici-bas. Maurras a parfaitement et invinciblement raison de déclarer : *Politique d'abord.* 167:180 Comme on peut le voir, la cogitative ou raison particulière qui est l'âme de la prudence, vertu du juste milieu, est d'un *réalisme total :* non seulement sa vérité correspond à la nature humaine universelle, mais à tel individu pourvu de la nature humaine et engagé au titre individuel dans l'action toujours concrète et particulière. Lorsque la raison prudentielle a choi­si en fonction de son expérience accumulée la règle qui con­vient dans le cas donné, elle le fait parce qu'elle correspond à la réalité humaine de ses actions antérieures similaires et elle est vraie parce qu'elle lui est conforme. Lorsqu'elle est rectifiée par la fin bonne qu'elle poursuit, elle est encore conforme à la réalité vraiment humaine de cette fin, *per conformitatem ad ap­petitum rectum.* Rien n'est plus objectif, répétons-le sans las­situde, que la raison prudentielle. Partout elle est mesurée par la réalité. « Quant au vrai de la vertu intellectuelle prati­que, ou de la prudence, si on le rapporte à la réalité, il se pré­sente comme mesuré, et à cet égard, le milieu est pris par con­formité à la réalité, de la même manière dans les vertus intel­lectuelles pratiques que dans les spéculatives. Mais par rap­port à l'appétit, il se présente comme une règle et comme une mesure » ([^194]). Autrement dit, la prudence est mesure de l'appétit *parce qu'elle est elle-même mesurée* en aval par la fin morale­ment bonne qu'elle vise et en amont par la réalité de l'universel et du singulier à laquelle la raison particulière qu'elle utilise se conforme pour être vraie. « La prudence est une vertu intel­lectuelle et dès lors, c'est la réalité elle-même qui la mesure et la règle » ([^195]). En tout cas, comme on peut le constater, il n'est pas ques­tion un seul instant de « conscience ». Partout, il s'agit d'adap­ter des facultés, intellectuelles ou affectives, à la réalité. Or « la conscience n'est pas une faculté, mais un acte » ([^196]). La conscience est toujours le rapport d'une connaissance avec quelque chose. Lorsqu'on dit que la conscience atteste, oblige, incite ou encore accuse, reproche ou reprend, tout cela procède de l'ap­plication actuelle de notre connaissance à notre action. Sa règle est toute subjective. En effet, la décision de ma conscience ne touche en rien le reste des hommes. Si l'anthropophage s'esti­me obligé en conscience de manger de la chair humaine, c'est sa conscience à lui qui le lui dicte : elle n'oblige pas la conscience des autres. Il s'ensuit que la règle de la conscience est strictement particulière. Elle ne s'appuie sur aucun principe universel comme le fait la prudence, mais uniquement sur elle-même. 168:180 La règle de la conscience est aussi essentiellement fail­lible et la preuve, c'est qu'il y a une conscience droite et une conscience erronée. La première n'est en aucune manière droite en elle-même puisqu'il y a toujours en elle une possibilité d'er­reur : sa droiture ne lui vient pas de son essence, mais pré­suppose la *recta ratio agibitium*, la prudence et sa double véri­té objective, l'universelle et la particulière. D'autre part, la conscience droite oblige non point en tant que droite, mais en tant que conscience puisque la conscience erronée oblige. Voilà pourquoi au-dessus de la règle faillible de la conscience, nous avons besoin d'une règle infaillible : c'est la pru­dence qui nous la donne. La droite raison prudentielle est droite, ou elle n'existe pas. *Corrupta ratio non est ratio* ([^197]). C'est par un abus du langage que nous parlons d'un raison­nement faux : un raisonnement faux n'est pas un raisonnement. « L'homme qui raisonne mal, ne raisonne pas, il déraison­ne » ([^198]). On comprend alors pourquoi saint Thomas ne fait pas intervenir la conscience dans sa morale, comme le font les modernes à tort et à travers, la subjectivité et la faillibilité inhérentes à la conscience prise comme telle s'opposent radica­lement à l'objectivité et à l'infaillibilité pratique de la pruden­ce dont le propre est toujours de bien raisonner, de bien juger et de bien commander, ou de n'exister pas. Ce n'est pas la conscience qui constitue la moralité, mais la seule prudence et son réalisme intégralement humain. Ce réalisme éclate dans les composantes de la prudence. Nous n'envisagerons ici que deux d'entre elles, les plus méconnues la mémoire et la docilité ([^199]). (*A suivre*.) Marcel De Corte. 169:180 ## NOTES CRITIQUES ### En marge de la crise *D'un gaspillage que nous ne savions pas maîtriser\ à une pénurie que nous ne saurons pas supporter* Dans le *Nouvel Observateur* du 10 décembre 1973, on peut lire un article de Michel Bosquet sur la crise. Il y déclare notamment qu'il convient de « rompre avec un système économique dans lequel la production du nécessaire et la production du gaspillage sont indissociablement mêlées pour la simple raison que la re­cherche de la rentabilité maximale et la recherche du moindre coût en termes de travail et de ressources sont deux choses fondamentalement distinctes. « La production de tissus pratiquement inusables, de chaussures durant des années, de machines faciles à réparer et capables de fonctionner un siècle, tout cela est, dès à pré­sent, à la portée de la technique et de la science -- de même que la multiplication d'installations et de services collectifs (de transport, de blanchissage, etc.) dispensant chacun de l'achat de machines coûteuses, fragiles et dévoreuses d'éner­gie. » Mais « il est plus rentable en termes de profit de vendre beaucoup de choses qui s'usent de plus en plus vite, et qui permettent de faire tourner des usines de plus en plus grandes ». Pour le même prix unitaire, explique M. Bosquet, on pré­fère produire des tubes électriques qui durent mille heures plutôt que dix mille heures. Pour une même dépense, fabri­quer cinq paires de chaussures qui durent 300 heures cha­cune, que deux paires qui durent 3 000 heures chacune. La solution, c'est de produire moins et meilleur. Travail­ler 20 heures par semaine. Chacun ayant deux ou plusieurs métiers à temps partiel. D'une part, de petites unités de pro­ductions, de technologie légère, destinées aux besoins de la communauté locale ; de l'autre, des unités plus grandes, ré­pondant aux objectifs nationaux et internationaux. 170:180 Le seul obstacle à un tel programme est politique. Car il comporte l'élimination du gaspillage, « une frugalité et une simplicité générales » qui, disait Mansholt « ne seront accep­tables que si tout le nécessaire est assuré et distribué à tous » c'est-à-dire si les privilèges matériels sont bannis et avec eux les rapports de domination hiérarchique. « Des millions de Français au printemps de 68, et un mil­lier de Lip en 73, ont fait l'expérience directe que l'égalité de la frugalité peut entraîner sur le plan des rapports hu­mains un enrichissement infiniment préférable aux consom­mations « opulentes » auxquelles on renonçait d'autre part : Il s'agit là « d'anticipations actuelles sur ce qui est possi­ble, sur ce qui est nécessaire... » Voilà ce que dit Michel Bosquet. J'ai touché à ce sujet du gaspillage dans un article publié dans ITINÉRAIRES en 1969 (la qualité industrielle). Cela me donne envie d'y revenir. Je parlerai aussi de la frugalité. \*\*\* Il y a mille raisons de préférer des objets durables à des objets éphémères, et pas seulement des raisons économiques. On préfère des objets qui soient des œuvres, faits avec respect et traités avec respect. Et l'homme a besoin de cette durée dans les outils qu'il manie, les ustensiles dont il se sert, le milieu qu'il habite. Même aujourd'hui, quelque chose est blessé en nous à l'idée du gaspillage, du rebut précipité. Ce sentiment peut passer pour un archaïsme, mais il est vivace. Il est sûr que la multiplication d'objets éphémères et leur rapide renouvellement favorise les marchands pour qui c'est une source de profits. « Faire tourner des usines de plus en plus grandes » : tout notre système est fondé là-dessus. Mais si on nous amuse, comme des sauvages, avec de la pacotille, est-ce parce que les marchands nous ont achetés, pliés complètement à leurs désirs ? difficile à croire. Le gaspillage est lié au goût du changement, à la puissance de la mode. Konrad Lorenz, dans son dernier livre, appelle cela « néophilie » et en parle comme d'une « maladie cultu­relle » de notre temps. Même si les marchands ont utilisé ce vice, et en aggravent les symptômes, ils ne l'ont pas créé. C'est un vice qui tient à tout l'Occident (si on définit l'Occi­dent par l'esprit de conquête et de progrès, la néophilie est une caricature de cet esprit, mais une caricature très ressem­blante), et l'un des aspects de la course insensée où nous sommes engagés. 171:180 Culte de la jeunesse, souci de l'anticipation, besoin éperdu de renouveler, d'être différent de ce qu'on était hier, multiplication indéfinie de départs qui ne sont que des faux-départs ; dans cette perspective le gaspillage n'est qu'un des aspects d'une attitude profonde, on dirait même fonda­mentale pour l'homme de notre société. Il gaspille parce qu'il a besoin de changer, de s'évader, de fuir un vide interne qu'il sent avec terreur et qu'il ne sait pas combler. Il s'agit d'une forme intensive du divertissement. Tous les moyens sont bons pour satisfaire ce besoin, et le plus simple est utilisé joyeusement par les marchands (pro­ducteurs, diffuseurs ou publicitaires) qui accélèrent le mou­vement tant qu'ils peuvent : tant que nous achetons, nous avons l'illusion de vivre, de grandir, d'être mieux. Mais c'est toujours à recommencer. Le gaspillage a un autre attrait. Les usines de plus en plus grandes, tournant de plus en plus vite, ont réussi à mettre à la portée du plus grand nombre des biens qui étaient réservés à quelques-uns (ou qui n'existaient pas). On a réalisé ainsi une sorte d'égalité -- fausse bien sûr, car il y a grande dif­férence entre la 2 CV et la Chrysler, entre l'hôtel de luxe sur la côte et le terrain de camping flanqué d'un supermarché -- mais ce qui l'emporte pourtant c'est le sentiment d'égalité. Les mêmes besoins sont satisfaits. On en vient au deuxième point de M. Bosquet, la fruga­lité. Lip, c'est une maison qui tourne sans patron, mais dans des conditions de rêve : on ne paye pas les fournisseurs, on ne renouvelle pas les stocks, on ne se soucie pas d'assurer des marchés. Dans les deux cas, situations éphémères, où la réalité, les nécessités sont mises entre parenthèses. Mais il paraît léger d'y trouver le goût « d'une frugalité et d'une simplicité générales ». Le refus de l'autorité, des hiérarchies est un sentiment fort -- et soigneusement nourri. Le goût de la frugalité, non. Ce qui est général, c'est au contraire un appétit immense, une goinfrerie entretenue par les habitudes de gaspillage et qui se satisfait d'ailleurs d'objets médiocres. Il semble que nous allons tomber d'un gaspillage que nous ne savions pas maîtriser dans une pénurie que nous ne saurons pas supporter. Frugalité, simplicité, comment ces vertus seraient-elles remises en honneur ? Elles sont le contraire des habitudes acquises et de l'idée que la société française se fait d'une vie digne d'être vécue (cette idée n'est pas brillante). 172:180 Dans le luxueux magazine où on les trouve, ces idées étonnent un peu. On aurait attendu de la pensée progressiste une autre analyse. Par exemple, que la pénurie probable était un châtiment inventé par les Pères pour punir les Fils pro­digues. Ou une machination réactionnaire à tendances mora­lisantes. (Halte à la gourmandise. Faisons pénitence. Refusons la facilité.) C'est tout le contraire. On appelle la fin de l'opulence -- fausse opulence, en fait. On savait que « le retour à la terre » était passé dans la panoplie de la gauche. Garder les moutons, vivre dans une vieille ferme, tisser la laine (en chantonnant Gardarem lo Larzac et en mélangeant un peu les couples, pour montrer qu'on est moderne). Maintenant, c'est le tour de la frugalité, de la simplicité de vie, vertus patriarcales, venues des mondes hors de l'histoire. Arrivés là, citons Maurras : « Le nécessaire est peu. Que ce peu nous contente ou non, c'est une autre affaire ! Mais, au vrai, que faut-il ?... Du feu, du pain, du vin, des fruits, des viandes, quelque poisson. Le toit, le vêtement. Certains instruments de travail et, fût-il illusoire, le sentiment de disposer ainsi de toi-même. » Cela s'appelle d'un vieux mot honni, délaissé : une sagesse. Mais c'est vraiment trop s'éloigner de la mode. Georges Laffly. ### Le rachat des captifs Les NOUVELLES EDITIONS LATINES préparent actuellement la publication d'un livre consacré à une des plus grandes pages de l'histoire de la chrétienté : « *Le rachat des captifs *»*,* de S. Moreau-Rendu ([^200]). L'auteur y retrace, à l'aide d'une documentation aussi vivante que bien fournie, les œuvres admirables d'un ordre fondé au XII^e^ siècle par saint Jean de Matha et saint Félix de Valois, pour le rachat des captifs chrétiens en terre infidèle -- l'Ordre des Trinitaires (*ordo SS. Trinitatis redemptionis captivorum*)*.* Mieux connus en France sous le nom de « Mathurins », parce qu'ils habitaient à Paris le couvent de Saint-Mathurin, patron des simples et fous, les Trinitaires furent confirmés en 1198 par Innocent III, puis par chacun des autres papes du Moyen Age. 173:180 Ils con­nurent un immense éclat à travers toute l'Europe du XV^e^ au XVIII^e^ siècle, où l'on s'enthousiasmait du simple courage de ces mendiants rédempteurs, en même temps que de leur efficacité : d'après les meilleurs historiens, l'Europe chrétien­ne ne doit pas moins de 900 000 Rédemptions -- c'est-à-dire rachats -- au dévouement et souvent au martyre des Pères de la Trinité... 900 000 chrétiens tirés des fers de l'Islam, de ses harems ou de ses galères, parce qu'un jour Jean de Matha ([^201]), docteur en Sorbonne, se retire avec quelques com­pagnons pour fonder dans un coin désertique du diocèse de Meaux (Cerfroid) une communauté vouée tout entière à la charité rédemptrice, sous le signe de la divine Trinité. La Révolution française a balayé de chez nous l'Ordre des Trinitaires. Et elle y a mis une particulière férocité : la liberté « républicaine », sans doute, ne pouvait s'accommoder de ces libérateurs authentiques qui, en sept siècles de quêtes, de voyages et de sacrifices sanglants, n'avaient rien voulu re­vendiquer pour eux-mêmes. L'Ordre existe toujours en Italie, en Espagne, en Autriche, au Canada, aux États-Unis, dans presque toute l'Amérique latine ([^202]) et même à Madagascar. Il s'y consacre à des œuvres missionnaires, hospitalières et enseignantes. Ce nouveau champ d'action n'implique aucune­ment que la lutte contre l'esclavagisme soit sortie de ses vues, mais celle-ci appelle désormais d'autres armes, d'autres ges­tes de miséricorde, adaptés aux formes contemporaines de l'esclavage -- qui, pas plus que le mal, n'a de fin... Encore doit-on faire une vaste exception pour les nombreux pays où l'influence de la religion islamique est restée vivante. Il n'y a que l'O.N.U. à ne pas le savoir : l'esclavage y a gardé sa définition la plus traditionnelle, singulièrement sur les chemins de la Mecque. On a signalé récemment que des mil­liers de jeunes noirs musulmans y étaient tranquillement *vendus* chaque année par leurs familles ou par leurs maîtres, pour subvenir aux énormes dépenses du « pèlerinage ». L'Ordre de la Sainte Trinité, dont le Général est à Rome, a certainement été sensible à ces informations. J'ose émettre ici le vœu ardent qu'il réserve une part de sa sollicitude présente et quelques-unes de ses entreprises fu­tures à notre pays, où le beau nom des Trinitaires -- hormis dans une congrégation féminine au couvent de Valence -- n'est plus représenté. 174:180 Qu'il songe, non seulement que la France est une patrie de l'Ordre, mais aussi qu'il nous faut toujours des hommes, et des hommes de Dieu, pour négocier les rachats : nous avons, en France, plusieurs milliers de frères à arracher aux Infidèles, par tous les moyens que Dieu permettra, s'Il veut les voir sauvés. On les appelait pudiquement, mais improprement, les « disparus » d'Algé­rie ; beaucoup sont encore en vie. Aujourd'hui, on ne leur donne aucun nom, et chacun préfère les oublier : le gouver­nement, pour la raison évidente qu'il ne veut pas avouer à tous l'atroce marché humain dont fut assorti l'abandon de nos terres françaises d'Algérie ; le pays, parce qu'il y a belle lurette que la honte ne lui est plus un sentiment naturel... Les lecteurs d'ITINÉRAIRES, eux, connaissent l'existence de ces « disparus » ([^203]), en réalité prisonniers de la vieille barbarie musulmane, et celle de la petite association civile qui fait son possible pour répondre par des actes de simple vertu naturelle et chrétienne à l'odieuse politique des uns comme à la lâche indifférence des autres. Il me semble que la place des Trinitaires du XX^e^ siècle est aussi, et même d'abord, aux côtés de ces familles et en­fants de disparus. Et -- pourquoi pas -- sur les mers, sur les rives et dans les villes d'Afrique du Nord, à la recherche de leurs nouveaux captifs, de leurs modernes Rédemptions. L'histoire nous le montre : les moines ont souvent réussi, là où les plus forts desseins politiques échouaient, et quel­quefois contre eux. Je n'ai aucune titre à le demander, sinon celui de catholique et de Français, et je vois bien les mille et une bonnes raisons que j'aurais ici de me taire... mais, tout de même -- à l'époque des démissions permises et encoura­gées, une restauration française de l'Ordre des Trinitaires, avec mission de ramener à leur indigne patrie les enfants sacrifiés au dernier vent de l'Histoire, voilà qui ferait un fameux bouquet jeté dans l'éternité. Hugues Kéraly. 175:180 ### Bibliographie #### Michel de Saint Pierre : églises en ruine, Église en péril (Plon) Il existe en France quelque 40 000 églises paroissiales, 40 000 églises de pierre, antérieures pour la moitié d'entre elles au XIX^e^ siècle. De ce trésor d'art chrétien unique au monde, lumineux témoignage du passé, consolation dans la nuit présente et creuset de la foi à venir, l'Église de France est la dernière à vouloir se soucier. Quand elle ne le saccage point délibérément au profit du « misérabilisme » de sa litur­gie rénovée, elle l'abandonne au pourrissement et va cons­truire ailleurs ces cubes sans âme, sans clocher et sans Croix dans lesquels leurs dernières générations de fidèles achèveront de perdre toute piété. Ou encore, pressée d'en finir avec la maison du Seigneur, elle aménage de vagues hangars en tôle ondulée, pendant que des merveilles de chapelles romanes ou gothiques abritent ici un garage, là des cochons... Au cœur même du scandale, car *tout se tient,* les nouveaux prêtres, leur religion de l'Homme et leur messe surtout, leurs messes du dieu-copain qui ne vit que par nous : sous des voûtes où des siècles de chrétienté ont chanté la Majesté di­vine et ses mystères, au point que l'usure même du temps nous y parle de Dieu, le clerc orgueilleux manque étouffer. Tandis qu'à grand renfort de micros il orchestre sa révolte contre la pruderie bourgeoise (ou n'importe quoi d'autre), chaque pierre de la vieille église lui oppose en effet une silencieuse et puissante invite -- à la paix, à la prière, à la médi­tation. Alors, il rêve de bulldozers et de tôle ondulée. Cer­tains sont passés à exécution. Michel de Saint Pierre raconte, photos à l'appui, l'un de leurs assassinats. Et leurs innom­brables abandons, qui sont peut-être pires. Les faits rapportés dans ce livre -- dont la revue ITINÉRAIRES a publié deux larges extraits : numéros 171 et 172 -- constituent un dossier véritablement accablant. Mais pas seu­lement pour le clergé, auquel les lieux et objets du culte n'ap­partiennent pas. L'État a aussi des comptes à rendre, qui ne consacre point *un millième* de son budget aux Monuments historiques ([^204]), dans un pays dont le patrimoine architectural est universellement admiré... 176:180 Et pourtant « il n'y a pas, dans le monde moderne, de valeur plus sûre que les créations de l'art ancien -- ni de meilleur investissement que leur conservation » (p. 258). Notre civilisation résiste encore, tant bien que mal, aux assauts de la barbarie ; elle ne survivrait pas au massacre de ses églises. Si donc l'État ne se préoc­cupe pas activement du vandalisme des clercs, de l'incurie des collectivités locales et de la sclérose des Monuments histo­riques, si en outre il ne suscite point de nouvelles initiatives pour pallier l'insuffisance de ses propres crédits, il faut d'ur­gence en appeler au sentiment national de tous les Français, et, singulièrement, aux cœurs restés chrétiens. Michel de Saint Pierre a fait tout ce qui était en son pouvoir pour réveiller en eux le réflexe d'autodéfense endormi. « L'une des tâches fondamentales des écrivains -- il y en a d'autres -- consiste à lancer dans les airs des éléments de peur salutaires. Les retombées sont rarement inutiles. » (p. 222.) Hugues Kéraly. #### Giono : Le déserteur (Gallimard) *Un peintre d'ex-votos, en Suisse, au XIX^e^ siècle. Comment et pourquoi Charles-Frédéric Brun arriva dans le Valais, nul n'en sait rien. Il avait les mains blanches. Il eut une vie de simple, de saint, il laisse des peintures qui ravissent -- un pré­douanier en somme, et traitant souvent de sujets pieux. Giono raconte cela. Merveilleusement. Il a quitté ses oli­viers pour aller voir ces pics noirs et ces champs de neige. Il a* enquêté. *Évidemment, il a transformé tout de suite Brun en l'un de ses personnages. Pour une part, il s'identifie à lui, il le suit à travers ces déserts.* 177:180 *Le déserteur, surnom commun donné par la légende, devient le sans-papier, l'artiste, l'ennemi de la société. Un tel homme, selon Giono, roublard à qui on ne la fait pas, est capable de toutes les ruses. Si on a vu Brun prier sur le bord des routes, ce ne pouvait être que ruse, qu'attitude d'un homme traqué.* *Cette roublardise, chez Giono, si fréquente, n'est pas pur plaisir de montrer la bassesse de l'homme, trop réelle. Elle signifie : voyez comme je suis malin, je ne me laisse pas prendre. Plus : il se donne le plaisir de compliquer, d'em­brouiller, de noircir et gonfler les arrière-plans. Je l'avoue : tout en voyant la manœuvre, elle me donne un grand plaisir. Artifice de conteur, pour vous tenir en haleine.* *Il y a trois autres textes, avec cette nouvelle. Voyez* « *Ar­cadie... Arcadie... *» *chronique sur un village provençal et le culte de l'huile, le rôle qu'elle avait dans la vie locale, les mœurs, les habitudes qu'elle engendrait et soutenait. C'est un texte qui donne une joie vraie.* Georges Laffly. #### Jacques Chessex : L'Ogre (Grasset) « Tantôt, à un sujet vain et de néant, j'essaie voir si mon esprit trouvera de quoi lui donner corps et de quoi l'ap­puyer et étançonner », disait Montaigne. Je crains que mon annuelle promenade à travers les prix littéraires n'amène nos lecteurs à se demander pourquoi je m'obs­tine à noter des ouvrages décevants. Mais nous avons, rédacteurs ou lecteurs d' « Itinéraires » une tâche militante ; et les sottises des livres sont, plus que jamais, immédiatement proches des scan­dales de la vie réelle. Une œuvre pri­mée est diffusée ; elle suggère des at­titudes, elle renforce celles qui sont acquises ou en voie d'être acceptées par l'opinion ; nous ne devons pas cesser de marteler ces conformismes crétinisants, de dépister les sophismes pernicieux à travers. leurs illustrations romanesques. La stratégie de l'ignorance affectée et du silence dédaigneux n'a jamais servi à ses partisans qu'à se faire botter le train davantage. Peu importe sans doute que « L'ogre » appartienne à une catégorie de livres qui se fabrique comme le pâté en boîte ; et il est habituel quoique re­grettable qu'un Suisse désirant une pal­me bien française prenne des leçons de « démystification » à Saint-Germain-des-Prés ; alors que son ciel natal attrait pu lui fournir d'autres inspirations. Et cer­tes, en lisant ce Prix Goncourt, j'ai re­gretté l' « Obermann » de Sénancour, cet autre René désespéré et désespérant de l'aube du XIX^e^ siècle, athée de sur­croît, mais dont les méditations sauve­gardaient les vertus poétiques du paysage helvétique, et qui n'eût point consacré sa virtuosité stylistique à dépeindre « l'eau merdeuse du canal ». Le personnage de Chesseix est un professeur, choix discu­table pour qui veut toucher aux réalités immédiates. 178:180 C'est une sorte d'Amiel ra­bougri, refermé sur des rêveries infan­tiles et malpropres, sur des impuissan­ces multiples. Le secret de sa vie, c'est le poids écrasant de la personnalité de son père, qui tient du colosse et du sa­tyre : encore un thème fréquent ! Nous songeons à l'épisode biblique du man­teau de Noé, dont nos auteurs émancipés prouvent malgré eux la profonde vérité leurs personnages ne posent pas le fa­meux manteau sur la nudité du père, ils le retirent au contraire, et ils subiront la malédiction inévitable. Leur vie, pour toutes sortes de raisons morales et psy­chologiques que les philosophes devraient étudier, en perdra toute autonomie et toute vraie personnalité. Le Jean Calmer de « l'ogre » ira jusqu'au suicide, dépeint avec la même précision sadoma­sochiste qui règne dans les pages éroti­ques ou dans l'évocation de la cérémonie de l'incinération paternelle au début du livre. Quant à l'idée maîtresse (si l'on peut dire), même si elle est un cliché déjà « fort tracassé » comme dirait aussi Montaigne, elle est digne de quelques réflexions critiques. Quels sont ces pau­vres gens que leurs pères dévorent, même à titre posthume ? Et comment les pères, eux, ont-ils fait pour n'être pas dévorés ? Qu'est-ce qui a changé, dans l'homme et autour de l'homme ? Pourquoi cette « dé­mystification » de la paternité se situe-t-elle au moment précis où la paternité connaît une baisse de prestige ? Pourquoi l'extension de ce thème littéraire coïnci­de-t-elle avec une campagne idéologique subversive allant dans le même sens ? Est-ce un parallélisme fortuit, ou bien une seule et unique volonté préside-t-elle aux propagandes des casseurs et aux cou­ronnements littéraires des auteurs ? on pense parfois que la suppression du père est bien propre à laisser la place à d'au­tres puissances... Nous aurons dans tout cela gagné au moins quelque chose. Nous aurons enlevé le masque aux anciennes prétentions des « libertins » des siècles classiques, proclamant que la bonne mo­rale pouvait fort bien s'accommoder de l'athéisme : ce n'était sans doute qu'une hypocrisie précaire et tactique. On peut dire avec Musset : « Ton siècle était dit-on, trop jeune pour te lire -- Le nôtre doit te plaire et tes hommes sont nés. » Quels hommes ! Le lecteur de « l'Ogre » devrait au moins se demander : Pourquoi Jean Calmet est-il ainsi ? Voudrais-je être Jean Calmet ? Que dois-je penser et cher­cher pour n'être pas comme lui ? Jean-Baptiste Morvan. #### Tony Duvert : Paysage de fantaisie (Éditions de Minuit) Avez-vous quelque raison professionnel­le, si vous êtes médecin ou psychologue spécialisé, de vous intéresser aux psy­choses de l'homosexualité, du sadisme, de la nécrophilie, aux obsessions scatolo­giques ? En ce cas le « Prix Médicis » de l'an 1973 vous offrira un champ d'ob­servations abondantes, sinon nouvelles. Si vous souhaitez analyser le processus vo­lontaire de la décomposition du langa­ge, ces pages d'obscénités argotiques non ponctuées peuvent servir à votre étude... Voilà qui suffirait si deux éléments n'at­tiraient notre attention. Tout d'abord, les personnages sont des enfants. 179:180 Depuis le préromantisme le thème de l'enfant de­vint de plus en plus autonome ; au point de départ, notre méfiance n'est éveillée que par une tendance, morale­ment discutable, à la culture de l'atten­drissement. L'enfant est aimé d'une affec­tion lentement détachée des notions re­ligieuses et de la perspective familiale ; ils sert bientôt à un jeu intellectuel qui l'oppose à l'adulte jusqu'à en faire un « héros » de la subversion. Et peu à peu les nuances les plus troubles s'y ajoutent pour aboutir à l'ignoble, et nous y sommes maintenant. On continue cependant à subir subconsciemment l'hypothèse préalable de « l'innocence » essentielle d'une enfance sans péché originel, sorte d'humanité pri­mitive à la Rousseau ; cela aide à ac­cepter *les* conséquences les plus scan­daleuses. Au dos de la couverture, goû­tez ce jugement du « Figaro ». « Là est le miracle de ce livre scandaleux où, de la perversion la plus vertigineuse, mysté­rieusement naît le mot qui fera horreur à Tony Duvert, mais c'est bien son tour : l'innocence. » En effet, M. Duvert, qui connaît la musique, referme sa pou­belle par une réminiscence du « Bateau Ivre » « ...il est très loin maintenant ailleurs au grand soleil très loin au lar­ge vers les îles. » D'où la délicate ex­tase du « Figaro ». Il convient de le compléter par « le Monde ». « La seule vraie subversion conduisant à un mon­de libéré passerait par le risque, partagé entre auteurs et lecteurs, de détruire jus­que dans nos corps les vestiges de l'idéo­logie en place. » C'est aussi, à peu près, l'avis de « l'Express ». Nous nous deman­dons, nous, si l'idéologie en place ne serait pas plutôt celle de M. Duvert et des trois feuilles panégyristes. Et précisément, le deuxième élément remarquable, c'est le prix littéraire. Il a surpris. Un commentateur radiophonique l'avouait tout en affirmant que « le talent de M. Duvert n'était pas en cause ». Le ta­lent me paraît même tout à fait hors de question... L'auteur lui-même en aurait été bouleversé dans la candeur de son âme. Mais il n'a pas refusé la palme. Or tout prix joue le jeu bourgeois, il est un épi­phénomène de la bourgeoisie à la mode et « dans le vent ». Molière n'a peint que le Tartuffe de la religion ; les siècles suivant auraient offert des *Tartuffes* de l'athéisme et de la subversion pornogra­phique. « La rumeur rive gauche est formelle, le jeune auteur qui monte, qu'on ne va pas tarder à citer et à imiter, c'est Tony Duvert » : ainsi parle « le Monde ». En somme, appelons-le : « maî­tre ».-- Pauvre rive gauche, et « purée de nous autres ! » comme disaient les pieds-noirs... Décidément, en un temps où l'on a créé bien des œuvres sociales pour les » handicapés » physiques et mentaux, il devient urgent d'en fonder une pour les « Handicapés-Moraux ». J.-B. M. #### Lucien Bodard : Monsieur le consul (Grasset) L'interminable décadence anarchique de la Chine au temps des « Seigneurs de la guerre » inspire dans ce livre la ver­ve satirique plus que le souci d'une construction romanesque. Un empire crou­pissant et agité tout à la fois, en proie à la corruption généralisée, doit normale­ment susciter un Juvénal. Mais chez L. Bodard, le Juvénal de l'ex-Céleste-Empire fait souvent place au chroniqueur d'un « Clochemerle » chinois, ou plutôt fran­co-chinois, car la France a délégué, cons­ciemment ou non, dans ces provinces du Sud voisines de l'Indochine française, des représentants fort peu prestigieux. 180:180 Chez Monsieur le Consul Bonnard, la pro­bité et la connaissance du pays ne font pas oublier la faiblesse d'un caractère où la roublardise satisfaite se joint à l'indécision. Dumont l'affairiste, qui tra­fique sur les armes, sur l'opium, pour­rait reprendre à son compte le mot : « L'argent, c'est le sang des autres. » On voit un triumvirat de banquiers co­casses et inquiétants. Il y a enfin le Gouverneur général de l'Indochine fran­çaise, vieux politicien radical-socialiste, flanqué d'une jeune épouse inculte, sé­millante et écervelée ; avec eux, on croit entendre à la fois des échos d'Offenbach et du « Pays du Sourire ». Encore ces deux-là n'apparaissent-ils, à vrai dire, que dans une longue rêverie euphorique que M. le Consul a tirée de sa pipe à opium, quand il imagine enfin réalisé son grand projet de chemin de fer Interna­tional, et le Gouverneur en visite dans sa circonscription. Le tableau de Madame la Gouverneur en quête d'oracles prophéti­ques chez les Bonzes est hautement ra­belaisien... Tout cela est vu par l'enfant du Consul, et sans doute recomposé par lui à l'âge adulte : le roman est clai­rement présenté comme une tranche d'autobiographie à peine déguisée, « dé­mystifiante » au point d'être gênante pour un lecteur encore attaché à quel­ques scrupules souvent jugés désuets. L'enfant juge son père et sa mère, égale­ment et diversement vaniteux, provin­ciaux médiocres transportés dans la Chi­ne putride comme sous un miroir grossis­sant pour une satire flaubertienne : pers­pective toujours agréable à nos jurys littéraires. On goûtera la peinture des Chinois, tueurs, trafiquants ou vidangeurs, d'autant plus qu'on a trop souvent subi les couplets de « sinophiles » qui s'ex­tasiaient devant l'abîme mystérieux de l'esprit chinois ou qui exaltaient dans la misère du peuple les prémices de la révolution purificatrice. Les portraits al­lègres et grotesques des généraux, des bonzes et des politiciens civils laissent peu de place à l'idée de métamorphoses miraculeuses. Mais les missionnaires chrétiens et leur ouailles ne sont pas mieux traités : les premiers, autoritaires, combinards et frénétiques, les seconds, hypocrites, faméliques et intéressés. Il nous déplait un peu qu'un enfant soit notre guide à travers cette fresque ma­cabre, sarcastique et goguenarde qui va jusqu'à la dérision totale. Le ton, pour­tant, ne surprend pas : je l'ai souvent noté dans les récits des anciens « colo­niaux ». Entre les thuriféraires abstraits et agressifs du « Tiers-Monde » et ces critiques sans complaisance, forts de leur expérience vécue, comme il est dif­ficile de retrouver l'Homme dans la Chari­té et l'Espérance ! Il faut un supplément d'âme venu d'En Haut : autrement l'Hu­manité ne suffit pas à l'Humanité, et la connaissance des hommes petit inspirer tout autre chose que l'amour. J.-B. M. #### Konrad Lorenz : Les huit péchés capitaux de notre civilisation (Flammarion) Je n'aime pas ce genre de titres -- et pourquoi huit d'ailleurs ? Mais si l'on passe là-dessus on se trouve devant une méditation pleine de sagesse sur les carences du monde mo­derne. 181:180 Première cause de déséqui­libre, selon Lorenz, le surpeu­plement. C'est une notion va­gue (certains estiment la Fran­ce surpeuplée, alors que sa densité d'habitants est bien moindre que celle de ses voi­sins). Mais Lorenz précise, et là on lui donne raison : ce qu'il critique, c'est l'entasse­ment dans d'énormes villes, la concentration insupportable, avec sa conséquence : « De­vant cette multitude et cette promiscuité, notre amour des autres s'amenuise au point que nous en perdons la trace. » Deuxième faute : la ruine du milieu naturel par une technologie toujours en pro­grès qui agit comme un bom­bardement : destruction des sites, anéantissement de la terre arable par l'érosion, cor­ruption des eaux et de l'air. « L'aliénation, généralisée et toujours croissante, de la na­ture vivante est en grande par­tie responsable du retour à la brutalité que nous constatons chez l'homme civilisé dans le domaine esthétique et mo­ral. » Troisième faute, ce que Lo­renz appelle « la course con­tre soi-même », la passion de l'argent et la hâte fébrile, qui sont devenues communes -- et presque fatales. Elles trahis­sent une angoisse profonde qui a pour conséquence « l'in­capacité manifeste des hom­mes modernes à rester seuls en face d'eux-mêmes, ne se­rait-ce qu'un moment ». Et pourquoi ce besoin d'un ac­compagnement continuel de bruit (le transistor partout) ? « Quelque chose doit être étouffé à tout prix. » Quatrièmement : un dépla­cement du registre de la sen­sibilité, qui nous rend hyper­sensibles au déplaisir, alors que le sens du plaisir s'émous­se. L'homme d'aujourd'hui re­doute la souffrance et refoule la mort. Et il s'ennuie facile­ment. Lorenz rapporte une re­marque d'Helmut Schultze. Ni le mot ni le concept de joie ne sont présents chez Freud. Seulement la jouissance. Cinquièmement. Le sens du bien et du mal se voile : la tolérance absolue fait que les comportements les plus aber­rants sont admis, considérés comme acquis. (Lorenz ne le dit pas, mais nous voyons bien comme on fait servir à cet aveuglement jusqu'au « Ne ju­gez pas » du Christ.) Mais s'il n'y a plus de règles, de responsabilités reconnues, le désordre s'installe : « Un homme dont le comportement social n'a pas atteint le degré de maturité suffisant, reste à un stade d'infantilisme et ne peut que devenir un parasite de la société. Il veut continuer de jouir de la sollicitude des adultes, qui ne revient qu'à l'enfant. » Sixième point : l'oubli des traditions et des sagesses anciennes, et la confiance dans la science pour bâtir un mon­de neuf : « L'incroyable sous-estimation des trésors de culture relevant de l'irrationnel et la surestimation simultanée de ce que l'homme (homo fa­ber) est capable de forger grâce à sa raison. » Et ce qui aggrave cela, c'est que le ra­tionalisme arrogant est en même temps, dans les jeunes générations, agressif et hai­neux : « La révolution de la jeunesse actuelle est fondée sur la haine. » Les aînés sont traités en pseudo-espèce étran­gère (et ennemie) : par ses vêtements, les mœurs et cou­tumes qu'elle adopte, les in­terdits qu'elle veut bafouer, toute une jeunesse ne cherche pas seulement à se singulari­ser, mais à s'opposer, et à se poser en rivale. Cette rupture qu'elle recherche serait catas­trophique pour elle, et pour la suite de l'humanité. 182:180 Septième faute : la conta­gion de l'endoctrinement. Par la propagande ou par la pu­blicité, par les moyens de masse, les hommes sont de plus en plus ramenés à un modèle uniforme. L'humanité entière pourrait être rassem­blée « autour d'une doctrine fausse et perverse ». Enfin, dernière tare, les ar­mes nucléaires. Konrad Lorenz, qui s'est oc­cupé toute sa vie du comporte­ment animal, parle en homme de science. Il évoque une fois sa croyance en Dieu, mais ce n'est pas ici en croyant qu'il parle, même s'il dit : « Si l'on jette un regard attentif sur tout ce qui se passe dans le monde, on ne peut pas con­tredire un croyant qui affirme que le règne de l'Antéchrist est arrivé. » Ce tableau des périls qui nous menacent, regardons-le, il est bien complet. Il trahit la grande faute du monde d'au­jourd'hui : c'est un monde sans piété. Sans piété à l'égard de la nature, à l'égard du pas­sé, à l'égard des hommes. Un monde en désordre, où l'homme ne sait plus quelle est sa place, son rôle. Un monde qui, prétendant se passer de Dieu, retourne au chaos. Georges Laffly. #### Cioran : De l'inconvénient d'être né (Gallimard) Depuis un quart de siècle, I.-M. Cioran se raccroche pa­thétiquement au néant. Il dit non à Dieu, à l'être, avec une rage et une constance qui de­vraient lui valoir les faveurs du siècle, si le siècle ne se sentait pas englobé dans une fureur destructive qui le dé­passe infiniment, mais l'atteint de surcroît. Comme si brûlant une maison, on brûlait du même coup un chiffon oublié dans un coin. Cela place le monologue de Cioran bien au-dessus des bavardages habituels. Son ni­hilisme ricane à des remarques de ce genre : « Regarder sans compren­dre, c'est cela le paradis. L'en­fer serait donc le lieu ou l'on comprend, où l'on com­prend trop... » Même appuyé sur un frag­ment de la Genèse, cela ne passe pas. Car d'ailleurs, pour­quoi se préoccuper de la Ge­nèse, diraient les enfants du siècle ? De livre en livre, ce que prouve l'auteur, c'est une dé­chirure, toujours saignante. Le plus extraordinaire, c'est que son œuvre est remplie de su­jets de méditations chrétien­nes, telles qu'il n'y a presque plus de prêtres pour en pro­poser. 183:180 Exemple : « On ne jalouse pas ceux qui ont la faculté de prier, alors qu'on est plein d'envie pour les possesseurs de biens, pour ceux qui con­naissent richesse et gloire. Il est étrange qu'on se résigne au salut d'un autre, et non à quelques avantages fugitifs dont il peut jouir. » Un tel écrivain serait-il un des derniers moyens que Dieu emploie pour nous parler ? Cioran ne le croirait évidem­ment pas. Mais sait-il ce qu'il est chargé de dire ? G. L. #### Th. Alajouanine : Valery Larbaud sous divers visages (Gallimard) Le professeur Alajouanine, qui soigna Larbaud dans sa longue maladie, réunit ici quelques études sur l'auteur d' « Aux couleurs de Rome », un des meilleurs et des plus nobles écrivains de ce siècle. Retenons seulement ici l'étu­de sur Larbaud religieux. Né dans une famille protestante, on ne savait pas jusqu'ici à quelle date il s'était converti au catholicisme. C'est le 24 décembre 1910. Larbaud fut discret sur ce sujet. Qu'on ne s'y trompe pas : s'il n'a pas claironné son retour dans l'Église, nul calcul bas chez lui. Il ne voulait pas contris­ter sa mère, il ne voulait pas non plus, je pense, paraître profiter d'un courant favora­ble (on se convertit beaucoup, à ce moment-là, dans les mi­lieux intellectuels. Plusieurs croient même que Gide est sur le point de le faire). Discret, secret, Larbaud ne fut pas un tiède. Lisez les pa­ges que l'auteur consacre aux vingt-deux années d'aphasie et de paralysie, qui privèrent de mots et de voyages l'hom­me du langage et du voyage. Il supporte cela en homme de foi. Mais il suffirait pour le deviner de relire l'œuvre, vouée à l'éloge de la Création et de son Auteur. Le certificat de baptême communiqué au professeur Alajouanine, Mgr Pézeril lui « a fait remarquer que cet ancien libellé de la formule d'abjuration n'étant plus œcu­ménique, a été modifié ». Tels sont nos progrès. Mais Lar­baud -- qui écrivit un éloge de la lenteur, rêva d'un retour aux provinces, et qui savait le poids des mots -- aurait-il aimé ce progrès ? Je ne le ju­rerai pas à Mgr Pézeril. G. L. 184:180 ## AVIS PRATIQUES *Informations et commentaires* ### Le mensuel « Lumière » est frappé à son tour Le périodique LUMIÈRE, *bulletin mensuel pour une information objective,* est publié à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), sous la direction de Michel Duchochois et avec la collaboration de Paul Scortesco, Bernard Wacongne, Yves Leudollans et Hu­bert Philippe. C'est *l'une des très rares* publications (trois au total) qui ont protesté contre l'étranglement administratif de notre SUP­PLÉMENT-VOLTIGEUR. C'est la seule qui avait recommandé, et à deux reprises, de lire et de diffuser notre numéro spécial hors série sur les irrégularités de la commission paritaire. Voici donc que la commission paritaire lui retire son numéro d'inscription. I. -- Protestation et solidarité Avant de rendre public et d'analyser le détail de l'affaire, nous appelons tous nos lecteurs à manifester en faveur de LUMIÈRE leur protestation et leur solidarité. Beaucoup n'ont pas encore compris que le numéro d'inscription à la commission paritaire n'est pas une faveur ou une facilité, mais un élément *indispensable* à la parution normale d'une publication pério­dique. Sans ce numéro d'inscription, on ne peut avoir accès aux tarifs postaux de la presse : cela tout le monde le sait, mais en croyant que c'est le tout de la question. 185:180 Or, si importants que soient les tarifs postaux, ils ne représentent qu'une part de l'ensemble des conditions économiques, financières, profes­sionnelles qui sont, je le répète, *indispensables* à la presse, et dont une publication est automatiquement privée par le refus ou l'annulation de son inscription à la commission paritaire. *Oui : indispensables.* Non pas de simples commodités, j'y in­siste. Le régime fiscal, postal, financier, économique, profession­nel qui est propre à la presse a été calculé et établi non pas pour l'avantager, mais pour lui permettre de survivre. C'est bien *l'indispensable* qui a été calculé. Et calculé très juste voyez le nombre de journaux et de publications qui ont disparu quand même, depuis dix ans... Bien sûr, on peut paraître malgré tout, même sans numé­ro d'inscription : soit en acceptant d'avoir en permanence un déficit abyssal comblé par quelque mécène ou par de continuel­les souscriptions des lecteurs, soit en augmentant énormément les tarifs de vente et d'abonnement. Au moment où nous écrivons ces lignes, LUMIÈRE n'a pas encore pris sa décision. Nous la ferons connaître dans notre prochain numéro. Il est probable que cette décision sera de continuer à paraître, au prix d'une énorme augmentation des tarifs d'abonnement et de vente au numéro. Quand ces nou­veaux tarifs seront arrêtés, nous inviterons tous ceux de nos lecteurs qui le peuvent à s'abonner, par protestation et par solidarité, à LUMIÈRE, dont voici dès maintenant l'adresse : B.P. 508, 62311 Boulogne sur Mer Haute Ville. II\. -- Organiser la protestation\ et la solidarité L'ÉCHO DE LA PRESSE l'avait déclaré lors de l'étranglement du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR : « *Si l'ensemble de la presse française ne se solidarisait pas sans hésitation avec Jean Madiran, nous ne donnerions pas cher de sa liberté et de son avenir. *» Édith Delamare avait averti : « *Toutes les publications de droite, et notamment les publications catholiques, sont visées. *» Mais les directeurs de ces publications imaginent que cela ne peut pas leur arriver à eux-mêmes ; ils ne bougent pas, ne se croyant pas menacés. Tant pis pour eux. Nous leur répétons qu'ils se­ront, dans ces conditions, frappés les uns après les autres, isolément, bêtement. Quand ils auront été frappés, étranglés, interdits à leur tour, ils viendront se joindre à notre protesta­tion et à notre solidarité. Et nous les y accueillerons, bien sûr. Mais nous aurions préféré les y accueillir *avant :* quand ils étaient encore en mesure, à condition de réagir tous ensemble, d'insurger l'opinion publique contre le pouvoir discrétionnaire que la commission paritaire s'est illégalement arrogé. 186:180 III\. -- Tous les numéros d'inscription\ automatiquement annulés Les publications qui n'ont PAS ENCORE été touchées appren­dront sans doute avec intérêt, par les documents ci-dessous, que leur numéro d'inscription est d'ores et déjà annulé, « automa­tiquement annulé », mais qu'elles n'en seront avisées qu'ulté­rieurement, « au fur et à mesure des opérations de révision ». Cela concerne tous les numéros inférieurs à 50000 ; autant dire tous. En théorie LE MONDE, et LE FIGARO, et L'EXPRESS, et le NOUVEL OBSERVATEUR et tous les autres grands seigneurs sont eux aussi concernés. Naturellement ils n'ont rien à craindre ; du moins pour le moment, dans un premier temps. Voici en effet la lettre que la commission paritaire avait adressée à LUMIÈRE le 18 juin 1973, c'est-à-dire peu de temps après l'interdiction administrative de notre SUPPLÉMENT-VOLTI­GEUR. C'est la lettre n° 71018. Nous recommandons qu'on la lise avec toute l'attention qu'elle mérite : Monsieur le Directeur, J'ai l'honneur de vous faire connaître que la Commission Paritaire des Publications et Agences de Presse, agissant en accord avec les organisa­tions professionnelles de la presse et les adminis­trations compétentes, a décidé de procéder à une révision générale des certificats d'inscription attri­bués dans le passé, et qui comme vous le savez, donnent droit à l'obtention du régime économique de la presse, et en particulier à l'exonération de la T.V.A. et au tarif postal préférentiel. Cette révision permettra de refuser le certificat d'inscription à des publications périodiques diverses qui ne constituent pas ou ne constituent plus de véritables organes de presse et qui alourdissent d'une façon excessive la charge que représente pour l'État le régime économique précité, compromettant ainsi à terme le maintien de ce régime en faveur des véritables journaux et publications qui remplis­sent, eux, les conditions prévues par la loi. 187:180 En conséquence, il a été décidé d'annuler auto­matiquement les numéros d'inscription, délivrés dans le passé, au fur et à mesure de l'avancement des opérations de révision. Seront alors seuls vala­bles les numéros délivrés à la suite d'une nouvelle demande et identifiés par le fait qu'ils appartien­nent à la série commençant au numéro 50 000. Il vous appartient donc, des maintenant, si vous désirez continuer à bénéficier de ce régime, de m'adresser sous le même pli : 1° -- une lettre de demande mentionnant le numéro de référence complet de cette lettre, le numéro d'inscription actuel et le titre de votre publication et, éventuellement, en cas de modification, le titre pour lequel le numéro avait été obtenu ; 2° -- le questionnaire ci-joint, rempli avec le plus grand soin (en particulier pour les renseignements demandés à la page 2 concernant la diffusion et la vente) et accompagné de toutes pièces tendant à prouver la réalité des chiffres indiqués. Les renseignements fournis feront l'objet de con­trôles de la part de l'administration fiscale, à quelle ils seront communiqués. 3° -- les statuts de la société, de l'association ou du groupement éditeur ; 4° -- un exemplaire de chacun des six derniers nu­méros parus de votre publication. Il va de soi que ces dispositions s'appliquent toutes les publications dont vous seriez également l'éditeur. J'attire tout spécialement votre attention sur le fait que, étant donné l'ampleur de l'opération de révision entreprise, il est absolument nécessaire que l'ensemble de ces documents fasse l'objet d'un envoi unique, leur expédition séparée risquant d'être la cause de retards ou d'erreurs préjudiciables à l'exa­men de votre dossier. Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l'assurance de ma considération distinguée. La secrétaire de la commission (signé) M. Graude. Dans cette lettre, on aura remarqué principalement deux choses : 1° « Il a été décidé d'annuler automatiquement » : qui l'a décidé, à quelle date, cela n'est point dit. On se trouve en présence d'un pouvoir exorbitant, qui se veut discrétionnaire et qui entend rester anonyme. 188:180 C'est pourquoi la première contre-mesure à prendre est de faire connaître au public les noms des responsables et le détail de leurs agissements. Nous nous y sommes employés dans notre numéro spécial hors série 179 bis. 2° La lettre est signée d'une irresponsable, Madame la secré­taire Graude, qui n'est ni membre titulaire ni membre sup­pléant de la commission. Mais, comme nous l'avons amplement démontré dans notre numéro spécial, *c'est bien le secrétariat* de la commission paritaire qui tranche et décide à son gré. IV\. -- La notification incomplète LUMIÈRE ayant rempli toutes les formalités demandées reçut de la commission paritaire la lettre n° 71312 du 3 juillet 1973 : Monsieur le Directeur, J'ai l'honneur d'accuser réception de la demande que vous présentée (sic) en vue du maintien du numéro d'inscription à la Commission Paritaire des Publications et Agences de Presse, qui avait été attribué à votre publication. Je vous signale que la Commission reprendra ses travaux fin septembre et je ne manquerai pas de vous informer de la décision prise. Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l'assurance de ma considération distinguée. Le secrétaire général (signé) illisible. La commission reprendra ses travaux fin septembre ? Fin septembre, rien du tout. C'était la grande débandade à la suite de nos contre-atta­ques. La commission était comme n'existant plus. Les démissions se multipliaient. Mais les commissaires survivants s'apercevaient peu à peu *qu'aucun* journal ne faisait écho à nos révélations précises sur les irrégularités de la commission et sur les individus qui en sont personnellement responsables. 189:180 Alors ils retrouvèrent leur assurance. Et LUMIÈRE reçut la lettre n° 72817 du 11 décembre 1973. Cette lettre était *écrite depuis septembre.* On y lit nette­ment la date : 17 septembre 1973 (17/9/73). La date du 11 décembre 1973 y vient en surcharge. Elle n'a d'ailleurs été postée que le 19 décembre : Monsieur le Directeur, J'ai le regret de vous faire connaître que la Commission Paritaire des Publications et Agences de Presse, après examen de votre dossier a jugé que la Publication, intitulée : « LUMIÈRE » ne rem­plissait pas les conditions prévues à l'article 72, 4°, de l'annexe III du Code Général des Impôts (ci-joint). Elle a donc décidé de lui retirer le numéro d'inscription qui lui avait été précédemment déli­vré. Monsieur le Ministre des Postes et Télécommu­nications et M. le Ministre de l'Économie et des Finances ont été avisés de cette décision. Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, D'assu­rance de ma considération distinguée. Le secrétaire général  (signé) illisible. Sans doute, la signature manuscrite *ressemble* plus ou moins à celle du secrétaire général Pierre Raymond. Mais cette res­semblance n'apparaît qu'à celui qui connaît déjà ce nom et cette signature manuscrite. C'est pourquoi la politesse et l'usa­ge, dans un cas semblable, sont de faire dactylographier son nom au-dessous de sa signature. Le secrétaire général Pierre Raymond l'a omis. Il préférerait lui aussi conserver un com­mode et irresponsable anonymat. Qu'il n'y compte pas. La notification faite à LUMIÈRE ne comporte ni la date de la réunion où la commission paritaire aurait « jugé », ni le nom des « neuf membres au moins », dont obligatoirement le président, qui sont nécessaires pour qu'une délibération de la commission soit valide. Nous recommandons à toutes les vic­times de la commission d'*exiger* systématiquement, pour n'im­porte quelle décision qui leur est notifiée, que ces renseigne­ments leur soient communiqués. Nous les avons réclamés et nous les avons obtenus dans l'affaire du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR ; cela est raconté dans notre numéro spécial hors série 179 bis, où nous indiquons comment et pourquoi une telle communica­tion est exigible de plein droit. 190:180 En recommandant cette exigen­ce à tous ceux que frappe la commission paritaire, nous ferons reculer l'irresponsabilité et l'anonymat où se retranchent les commissaires ; ainsi nous révélerons les noms de ceux qui sont personnellement responsables de l'arbitraire ; ainsi nous or­ganiserons un mouvement public de protestation, qui ira de­mander des comptes à chaque coupable personnellement. V. -- Le mensonge cynique LUMIÈRE est donc administrativement étranglé pour le motif invoqué de ne pas remplir « les conditions prévues à l'article 72, 4° ». Cet article 72 est intégralement reproduit dans notre numéro spécial hors série 179 bis. Son quatrième paragraphe, ici invoqué, déclare : « Être habituellement offert au public ou aux organes de presse à un prix marqué ou par abon­nement sans que la livraison du journal ou pério­dique considéré soit accompagnée de la fourniture gratuite ou payante de marchandises ou de pres­tations de services n'ayant aucun lien avec l'ob­jet principal de la publication et constituant en réalité une forme particulière de publicité. » La lettre de la commission paritaire ne dit pas *en quoi*, selon elle, LUMIÈRE aurait contrevenu à ce quatrième para­graphe. La vérité évidente est que LUMIÈRE n'y a aucunement contrevenu. La commission paritaire, ou plutôt son tout-puissant secré­tariat, l'invente et l'affirme arbitrairement, par un gros men­songe, un mensonge cynique, proféré avec la tranquille audace de ceux qui se croient sûrs de l'impunité. VI\. -- Avertissement et question\ au président Roland Cadet Nous n'adresserons pour le moment rien de plus qu'une sérieuse mise en garde à M. Roland Cadet, nouveau président de la commission paritaire. 191:180 Avec lui tout recommence donc comme précédemment ? Les yeux fermés, la commission et son président enté­rinent les énormités que le secrétariat leur a préparées ? Si le président Cadet se laisse dès le départ engluer dans des compromissions de cette sorte, il se trouvera bientôt pri­sonnier d'une situation inextricable dont il ne pourra plus se dégager. Mais attention. L'anonymat commode et irresponsable où s'est si longtemps abrité son prédécesseur, nous l'en préve­nons, c'est fini. Fini aussi le secret des manœuvres dilatoires en coulisse. Nous n'ignorons pas que M. Roland Cadet, encore au mois de janvier, semblait faire ou laisser chuchoter que son accepta­tion de la présidence n'était encore que théorique, et que la commission n'avait pas encore vraiment repris son activité. *Comment alors a-t-elle pu retirer à* LUMIÈRE, *en décembre, son numéro d'inscription ?* Cette décision suppose un président en fonction, un président qui fonctionne. Statutairement, le président est le seul membre de la commission qui ne peut jamais se faire remplacer. M. Roland Cadet a-t-il réellement, a-t-il personnellement présidé à la décision contre LUMIÈRE ? La question est posée. Elle est publique. Nous y ajouterons prochainement *les autres* décisions prises et notifiées par la commission en décembre 1973. Ou bien ces décisions engagent la responsabilité personnelle de M. Cadet. Ou bien elles ont été délibérées et signifiées à son insu. VII\. -- Faites connaître\ le numéro spécial\ aux lecteurs des « silencieux » J'appelle *silencieux*, en l'occurrence, les journaux et pério­diques qui, même supposés ou réputés « amis », gardent depuis huit mois un silence obstiné sur l'assassinat du SUP­PLÉMENT-VOLTIGEUR. Ceux que l'on peut directement atteindre, ceux que l'on peut rapidement convaincre, ce ne sont pas les dirigeants, mais ce sont les lecteurs de ces organes silencieux et passifs. Les atteindre sans aucune agressivité. Il s'agit simplement de les informer. (Puisqu'ils ne le sont pas.) En leur faisant connaître, en leur donnant à lire notre numéro spécial hors série 179 bis. 192:180 Ils y trouveront *la vérité sur la presse*, la vérité la plus vitale : à savoir que le secrétariat de la commission paritaire s'est attribué un pouvoir discrétionnaire sur l'existence des journaux et publications. Et que la plupart de ceux-ci ont choisi la capitulation au lieu du combat. Espérant ainsi sauver leur existence. Faux espoir. Ils la prolongeront à peine. Le public des journaux et publications le comprendra beaucoup mieux que leurs dirigeants, endormis dans les illusions. Faites lire le 179 bis. Quand toute la France l'aura lu, les journaux ne croiront plus pouvoir se dispenser d'en re­produire et d'en commenter eux aussi les révélations. J. M. ### Chronique de l'apostasie immanente *Le Directoire romain\ pour les messes d'enfants* Nous l'avions déjà lu dans *La Croix* du 21 décembre 1973 : le Saint-Siège décrète maintenant qu'*il est dommageable pour l'enfant d'être pendant des années en contact avec des réalités à peine intelligibles*. Il s'agissait d'un « Directoire des messes d'enfants » promulgué par la célèbre congrégation romaine du culte divin, celle dont l'illustre Hannibal Bugnini est le secrétaire inamovible. *La Croix* annonçait : ...Le Directoire prend acte en effet qu'il est dom­mageable pour l'enfant d'être «* pendant des années en contact avec des réalités à peine intelligibles *» alors qu'il se trouve à l'âge de la réceptivité. Cette chose incroyable était, comme on le voit, rapportée moitié en style indirect, moitié en citation : il pouvait y avoir une erreur de transmission. Alors, le texte officiel ? Le texte officiel, à notre connais­sance, n'a été publié nulle part. *La Croix* du 21 décembre assurait qu'il avait été « rendu public » le jeudi (20 décem­bre) par la congrégation romaine. 193:180 Mais *L'Osservatore romano* du 21 décembre donnait seulement l'analyse d'une conférence de presse faite à ce sujet par Monsignor Gilberto Agustoni, « consultore della Sacra Congregazione per il Culto Divino ». (Une vieille connaissance, cet Agustoni. Il fut de la manière que l'on sait secrétaire du cardinal Ottaviani. *L'Osservatore romano* du 7 mai 1970 avait, on se rappelle peut-être en quelles circonstances, annoncé sa nomination au poste d'audi­teur du Tribunal de la Rote. Mais le voici dans la ménagerie bugninesque. C'est normal.) Quant aux *Acta Apostolicae Sedis,* il faut les attendre pen­dant des mois. Le dernier numéro paru, reçu en France par les abonnés pendant la première quinzaine de janvier, est le numéro du 30 novembre 1973... Seule lumière nouvelle : dans la *Documentation catholique* du 6 janvier, sous le titre : « S. Congrégation pour le culte divin. Directoire des messes d'enfants », la publication d'une « traduction du Centre national (français) de pastorale litur­gique ». Aucune référence n'est donnée à une quelconque publication antérieure d'un texte officiel ou original. Nous savons seulement que ce document n'a pas été écrit en fran­çais, puisque la version française qu'on nous en donne est une « traduction ». Une traduction du CNPL est-elle digne de foi ? Il semble que la question ne puisse plus désormais comporter de réponse certaine, si l'on ne publie que des traductions, sans laisser donc aucune possibilité de les comparer à l'ori­ginal. Il semble aussi que la volonté du Saint-Siège soit d'au­thentifier, si l'on peut dire, là vaste marge de liberté, et même de licence, que les épiscopats locaux et leurs bureaux pren­nent habituellement dans leurs traductions des textes romains. Comme d'ailleurs des textes scripturaires, liturgiques ou au­tres. En tous cas *La Croix* ne nous avait pas trompés. Le Direc­toire romain, dans sa version officielle française procurée par le CNPL, énonce bien l'incroyable principe : « On doit craindre un dommage spirituel si dans l'Église les enfants sont constamment, pendant des années, en contact avec des réalités à peine intelli­gibles. » (§ 2.) Cela est signé non seulement par le secrétaire Hannibal Bugnini, mais par le cardinal Villot, secrétaire d'État. Nous disons bien : *le cardinal Villot,* en personne, « *par mandat spécial du Souverain Pontife *». \*\*\* 194:180 A côté de ce que l'on vient de lire, les autres anomalies du même document sont presque mineures. Henri Charlier a plusieurs fois raconté qu'il avait entendu des membres du clergé lui déclarer (sans doute pour l'encou­rager à cultiver le grégorien) qu'à la messe il faut en effet faire chanter les fidèles pour les *empêcher de s'ennuyer*... Cette opportune et bonne intention n'avait du moins figuré encore dans aucun document romain officiel. Maintenant c'est fait ; au § 24, qui stipule qu'aux messes d'enfants il faudra prendre les chantres « soit parmi les enfants, soit parmi les adultes », et qui conclut : « *Ainsi la variété des voix évitera l'ennui. *» \*\*\* Par parenthèse, les traducteurs du CNPL ne savent même pas le français. Car dire qu'on prendra les chantres « soit parmi les enfants, soit parmi les adultes », cela veut dire -- en français -- que l'on pourra très bien les prendre *seulement* parmi les enfants, ou seulement parmi les adultes. Or le texte veut manifestement dire le contraire, puisqu'il fait de cette disposition un élément de « variété » des voix. La traduction du CNPL, une fois traduite en français, devrait dire : « aussi bien parmi les adultes que parmi les enfants », ou encore : « tantôt parmi les enfants, tantôt parmi les adultes ». \*\*\* Moins souvent les enfants iront à la messe en semaine et mieux cela vaudra ; et plus cela leur profitera. Ainsi parle le nouveau Directoire romain : « La participation des enfants à la messe en se­maine pourra évidemment (*sic :* «* évidemment *») se célébrer avec plus de fruit et un moindre risque d'ennui si (par exemple dans les collèges d'internat) elle n'est pas quotidienne. En outre, on pourra la préparer avec plus de soin si un plus long intervalle sépare les diverses célébrations. » (§ 27.) Voilà un principe qui est susceptible d'une application il­limitée : « *On pourra la préparer avec plus de soin si un plus long intervalle sépare les diverses célébrations. *» 195:180 Ce que le Saint-Siège déclare vouloir obtenir par les messes d'enfants, c'est que « *les enfants puissent considérer les prières* \[liturgiques\] *comme exprimant leur vie propre et leur expé­rience religieuse *» (§ 51). Bravo. On progresse à grands pas. L' « esprit du concile » coule à pleins bords. Tendons nos rouges tabliers liturgiques. \*\*\* Bientôt d'ailleurs il y aura des « prières eucharistiques » fabriquées sur mesure, selon cet esprit, pour les enfants : pour qu'ils puissent les considérer comme exprimant leur vie propre et leur expérience religieuse. La *Documentation catholique* nous rappelle que l'épiscopat français les réclame (à l'énorme majo­rité de 100 contre 14) ; ou plutôt qu'il les a déjà machinées, et qu'il réclame leur approbation par le Saint-Siège : ... Par 100 voix contre 14 et 5 bulletins blancs, l'assemblée plénière de l'épiscopat français (Lour­des, 3-10 novembre 1973) a suivi Mgr Coffy, prési­dent de la commission de liturgie, qui souhaite avec les autres conférences épiscopales francophones soumettre à Rome la demande d'approbation des trois prières eucharistiques spécialement adaptées aux enfants. Cette approbation aussi, comme les autres, l'épiscopat fran­çais l'obtiendra du règne actuel. Le Directoire romain sur les messes d'enfants précise en effet, au sujet de la « Prière eucha­ristique » : « Pour le moment, on emploiera les diverses for­mes de cette Prière approuvées par l'autorité su­prême pour les adultes et entrées dans l'usage litur­gique, *jusqu'à ce que le Siège apostolique ait pourvu autrement aux messes d'enfants*. » (§ 52 ; c'est moi qui souligne.) « Le Souverain Pontife Paul VI, le 22 octobre 1973, a ap­prouvé, a confirmé et a ordonné la publication de ce Directoire préparé par la S. congrégation pour le cuite divin. » Ainsi continue l'auto-destruction. J. M. 196:180 ### Nouvelle définition des chrétiens de gauche et des chrétiens de droite Dans *Le Monde* du 9 janvier, cette intéressante information : Au « petit sommet » de l'Église de France, chrétiens de gauche et chrétiens de droite se sont courtoisement affrontés. Ce « *petit sommet *», c'était celui qui rassemblait « les laïcs » : ils étaient invités par les évêques de France à donner leur opinion. Non pas « *des *» laïcs, mais bien : « *les *» laïcs, dit l'objective information du *Monde.* « Les » laïcs se sont donc réunis le 5 et le 6 janvier à Paris, en présence de 32 évêques. Les laïcs étaient quarante-trois, « représentant autant de mouvements et de groupements ». L'assemblée s'est tenue à huis clos. Pour autant que nous sachions, il n'y avait parmi « les » laïcs ni Henri Charlier, ni Gustave Thibon, ni Louis Salleron, ni Jacques Perret, ni Michel de Saint Pierre, ni Marcel Clé­ment, ni l'amiral Auphan, ni Bernard Faÿ, ni Maurice de Cha­rette, ni Henri Rambaud, ni Jacques Trémolet, ni Antoine Bar­rois, ni André Clément, ni Georges Laffly, ni Jacques Vier, ni Hugues Kéraly, ni Édith Delamare, ni Luce Quenette, ni Jérôme Lejeune, ni Roland Mousnier, ni Paul Scortesco, pour ne citer, et en vrac, que les premiers noms qui nous viennent à l'esprit ; il n'y avait aucun des dirigeants, des orateurs ou des militants du congrès de Lausanne ; il n'y avait aucun représen­tant de la rue des Renaudes, ni de *L'Homme nouveau*, ni du « Centre Humanae vitae », ni de « L'action scolaire », ni d'Una voce*,* ni bien entendu d'ITINÉRAIRES. Alors, la « droite » ? les chrétiens « de droite » ? quelle droite ? Ce n'est pas que nous tenions tellement à représenter *la droite.* Nous n'avons pas choisi cette étiquette. Mais on nous l'a tellement attribuée, pour nous en flétrir, et nous désigner à la haine des populations évoluées, que nous nous demandons quels peuvent donc bien être ces nouveaux « chrétiens de droite » parmi lesquels ne figurait aucun d'entre nous ? L'information objective de l'informateur religieux du *Monde* va nous renseigner. Il suffit de lire attentivement : 197:180 « Les laïcs réunis à Paris ont discuté courtoise­ment mais âprement (...). Leurs optiques, en effet, divergent profondément selon les options temporel­les prises par les uns et par les autres. Ceux qui se réclament de l'analyse marxiste sont tentés de con­sidérer le salut en Jésus-Christ sous le seul angle politique. Pour eux, le chrétien ne peut être fidèle à Jésus-Christ que s'il lutte sur le terrain politi­que pour la promotion sociale. A la limite, ils esti­ment que le salut passe par la lutte des classes et que l'Église ne saurait prétendre libérer les hom­mes que si elle s'engage elle-même dans des mou­vements de libération politique. Mais n'est-ce pas là une évidence pour ceux qui se souviennent que Vatican II a défini l'Église comme « le peuple de Dieu » et non comme une hiérarchie. « Cette manière de voir -- est-il besoin de le préciser -- heurte profondément les chrétiens con­servateurs. Ceux-ci soulignent que le salut en Jésus-Christ est d'une nature radicalement différente (...). « Ces deux attitudes se sont affrontées durant le « petit sommet » sous l'œil bienveillant, mais at­tentif, des évêques, qui se sont abstenus de trancher prématurément. Le but de cette réunion préliminaire était, en effet, de poser des questions et non d'y répondre. « Les évêques se sont réunis par la suite entre eux au sein du Conseil permanent. Ils ont décidé que d'ici au 14 septembre pourraient débattre de ces problèmes six « ateliers » nationaux... J'espère que vous avez bien lu ces religieuses informations avec toute l'attention qu'elles méritent. Il en ressort : 1\. -- Que les chrétiens de gauche sont ceux qui se récla­ment de « l'analyse marxiste » et qui considèrent le salut en Jésus-Christ *sous l'angle de la politique marxiste.* 2\. -- Que cette position marxiste est « *une évidence *» pour ceux qui se souviennent de Vatican II. 3\. -- Que les chrétiens « *de droite *» ou « *conservateurs *» sont tous ceux qui ne sont pas marxistes. Prenons un exemple. Soit M. François Mitterrand. Il se déclare socialiste en préci­sant qu'il n'est pas marxiste : s'il devenait chrétien en gardant la même position politique, il serait classé -- du point de vue objectif, conciliaire et collégial de l'information religieuse selon la nouvelle religion -- il serait classé, dis-je, comme un « conservateur » et un homme « de droite ». 198:180 Est-il permis de faire observer que cette sorte de classifica­tion, déclarant *conservateur* et *de droite* tout ce qui n'est pas marxiste, est riche en implications de toutes sortes ? 4\. -- Quant à l'épiscopat, placé en face d'un christianisme marxiste qui considère le salut en Jésus-Christ sous le seul angle de la politique marxiste, eh ! bien, « IL S'ABSTIENT DE TRANCHER PRÉMATURÉMENT ». Il se donne jusqu'au 14 septem­bre, et six « ateliers » de travail, pour se faire une opinion à ce sujet. Pour le moment, dans l'Église de France, le marxisme, cet inconnu qu'il faudra étudier, est simplement une option libre. L'*information religieuse* telle qu'elle est pratiquée, si elle n'existait pas, il faudrait l'inventer. Elle nous montre que ces « évêques » et ces « laïcs » ont perdu tout contact avec les réalités naturelles et surnaturelles ; ils se meuvent dans le monde imaginaire d'une nouvelle religion qui n'a plus rien à voir, sauf de rares apparences, avec le catholicisme. \*\*\* Ces *quarante-trois* mouvements de laïcs, c'est-à-dire ceux de gauche et ceux dits « de droite » additionnés, à eux tous ensemble ils ne réunissent pas le quart de la moitié du dixième des militants catholiques. Leur « petit sommet » est une mise en scène, une coproduction évêques-informateurs religieux, pour donner, par un trompe-œil, quelque consistance à ces fantômes. \*\*\* Pour compléter l'information religieuse, pourtant si riche, du journal *Le Monde,* nous préciserons que les déjà nommés Henri Charlier, Gustave Thibon, Louis Salleron, Jacques Perret, Michel de Saint Pierre, Marcel Clément, l'amiral Auphan, Bernard Faÿ, Maurice de Charette, Henri Rambaud, Jacques Trémolet, Antoine Barrois, André Clément, Georges Laffly, Jacques Vier, Hugues Kéraly, Édith Delamare, Luce Quenette, Jérôme Lejeune, Roland Mousnier, Paul Scortesco et tous les autres analogues et voisins, ont été frappés d'inexistence par décret épiscopal, collé­gial, maçonnico-marxiste et post-conciliaire. L'information religieuse a été chargée de l'exécution de ce décret. J. M. 199:180 ### Annonces et rappels Le 179 bis Vient de paraître : notre numéro spécial hors série 179 bis intitulé : « L'étranglement administratif du SUP­PLEMENT-VOLTIGEUR et les irrégularités de la commis­sion paritaire presse-gouvernement ». Étant hors série, ce numéro spécial n'est pas envoyé aux abonnés de la revue, mais seulement à ceux qui en passent commande (l'exemplaire : 10 F franco). Utiliser (ou recopier) le bulletin de commande qui fi­gure parmi les dernières pages du présent numéro. Vient de paraître :\ « Préface à la politique »\ de saint Thomas d'Aquin «* Avant-propos *», «* traduction *» et «* explication *» par Hugues Kéraly. C'est un nouveau volume -- le cinquième -- de la «* Collection Docteur commun *», dirigée par Jean Madiran aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES. Il paraît en même temps que les articles de ce numéro consacrés à saint Thomas d'Aquin, pour la célébration de son septième centenaire. Dans cet ouvrage, Hugues Kéraly donne *la première traduc­tion en langue française* (texte latin en regard) de la belle Préface de saint Thomas au « Commentaire des Livres de la Politique d'Aristote », où sont fixés les principes, l'objet et les caractères propres d'une science de la Cité. Cette traduction inédite est suivie d'une explication approfondie et détaillée de chaque paragraphe du texte de saint Thomas. 200:180 Plus que jamais en effet, la pensée politique et sociale du Docteur com­mun a besoin d'être « expliquée », spécialement à l'intention de ceux qui exercent des responsabilités dans l'éducation ou le gouvernement des citoyens. Un volume de 180 pages 11 19 : 18 F. « La messe. État de la question. »\ Nouvelle édition mise à jour Cette édition nouvelle, complétée et mise à jour, vient de paraître. Elle est en vente à nos bureaux au prix de 3 F franco l'exemplaire. Bulletin de commande à la dernière page du présent numéro. \[cf. It. 193-bis\] Une édition murale\ de la « Lettre à Paul VI » Les Éditions DMM publient une édition de la LETTRE A PAUL VI : « Une édition si l'on peut dire murale, au sens d'une inscription sur un mur... La LETTRE A PAUL VI est une inscription publique. Elle fait partie de notre vie sociale. Bien sûr, elle est au cœur des petits enfants ; et aussi des écoles, des communautés qui résistent ; comme des foyers qui se fortifient ; et encore de ceux qui sont dans la solitude... La place de la LETTRE A PAUL VI est aussi le mur du foyer. Et peut-être les murs de la ville, du bourg et du village. » Cette édition est une présentation sur trois colonnes, en un recto seul, format 18 24 ; tirage en deux couleurs sur vélin pur chiffon. 201:180 Contre l'abjecte\ encyclopédie Hachette « L'Encyclopédie de la vie sexuelle », cinq volumes, illustrés en couleurs, édités par Hachette pour apprendre le vice aux enfants à partir de l'âge de 7 ans. Sous la signature de grands éducateurs de l'âme française, qui se nomment Kahn, Nathan, Cohen et Tordjman. Un livre « *abject *»*,* a écrit avec raison Marcel Clément. Nous avons dit tout le nécessaire sur cette abjection dans ITINÉRAIRES, numéro 177 de novembre 1973, pages 35 à 37. Nous avons signalé à nos lecteurs l'étude dactylographiée de 16 pages qu'en a faite *L'autodéfense familiale de l'Ouest* (adresse : à Fyé, 72490 Bourg le Roi). Nous signalons maintenant le numéro 76 du périodique *L'Action scolaire :* un numéro de 28 grandes pages sur l'ignoble encyclopédie Hachette et sur la contre-offensive à organiser. Ce numéro, fortement pensé et vigoureusement rédigé Par Michel Creuzet, est à lire et à diffuser. Adresse de *L'Action scolaire :* 134, boulevard Brune, Paris 14^e^. L'exemplaire : 3 F. ============== fin du numéro 180. [^1]:  -- L'amiral Carrero Blanco était l'homme d'État que le général Franco avait chargé d'assurer sa succession et de guider les premiers pas de la monarchie restaurée de Juan Carlos. Le choix était bon. Le terrorisme international ne s'est pas trompé lui non plus en l'assassinant. On peut raisonnablement penser en effet qu'avec l'amiral Carrero Blanco au gouvernement, le roi Juan Carlos n'aurait pas osé ou pas pu se parjurer, liquidant les institutions et les principes du général Franco après leur avoir solennellement juré fidélité. (Note de 1984.) \[*Éditoriaux et chroniques,* tome III.\] [^2]:  -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 179 de janvier, pages 183-189. [^3]:  -- (1). Marie CARRÉ : *La messe,* p. 81 (Diffusion de la Pensée Françai­se, Chiré-en-Montreuil, 86190 Vouillé). [^4]:  -- (1). *Op. cit.*, p. 90. [^5]:  -- (1). *Le libéralisme est un péché,* par Don Sarda y Salvany. [^6]:  -- (1). La traduction française de trois de ces documents figure en an­nexe du livre de MARITAIN : *Le Docteur angélique,* Desclée de Brou­wer, *s.* d. (1930). -- Pour l'encyclique *Æterni Patris* de Léon XIII, se reporter au (libre) commentaire qu'en fait Gilson aux pages 191-216 de son ouvrage : *Le philosophe et la théologie,* Fayard, 1960 -- Pour l'encyclique *Studiorum ducem,* utiliser de préférence le volume du P. LAVAUD, O.P. : *Saint Thomas guide des études,* Téqui, 1925 : texte latin de l'encyclique, traduction française et commentaire détaillé. [^7]:  -- (1). Yves CONGAR, *Le concile au jour le jour, quatrième session*, Éditions du Cerf, page 145. [^8]: **\*** -- ...dans l'original. [^9]:  -- (1). Page 104 néanmoins, on revient en trois lignes sur saint Tho­mas, pour dire qu'il est « le grand théologien du Moyen Age, dont l'influence reste déterminante pour l'Église » : opinion apparemment différente de celle qui était exprimée page 74. [^10]:  -- Depuis lors une traduction plus exacte et plus complète -- la première traduction française intégrale -- a été réalisée par Antoine Barrois et publiée par DMM en 1977. (Note de 1984.) [^11]:  -- (1). Pour connaître la vie de saint Thomas on peut lire : Raïssa MARITAIN, *L'Ange de l'école* (Alsatia, Paris, 1957). Jacques MARITAIN, *Le Docteur Angélique* (Desclée De B., Paris, 1930). Et surtout H. GHÉON, *Triomphe de saint Thomas d'Aquin* (édition de la Vie Spiri­tuelle, Saint-Maximin (Var), 1924). [^12]:  -- (1). Psaume 143 et (17). [^13]:  -- (1). Ce n'en est pas moins en distiques réguliers qu'Adam de Saint-Victor ( 1192) écrira son épitaphe (citée par Rémy de GOURMONT, *Le Latin mystique,* nouv. édit., Grès, 1922, p. 271-272). Curieux de la part du maître de la poésie latine rimée ? Moins qu'il ne semble. Une épitaphe n'est pas destinée à être chantée à l'église. [^14]:  -- (2). Texte complet dans *Le Latin mystique,* pp*.* 74-75 et dans Ulysse CHEVALIER, *Poésie traditionnelle de l'Église catholique en Occident,* 1894, p. 50-51. Ce premier Pange lingua n'est naturellement pas rimé ; il observe en revanche fidèlement le rythme trochaïque, négli­gé par saint Thomas. [^15]:  -- (1). Comparer avec la prose d'Adam de Saint-Victor pour la qua­trième férie de Pâques. Je transcris la dernière strophe : Jesus victor, / Jesus vita, / Jesus vitae via trita, / Cujus morte mors sopita, / Ad paschalem nos invita / Mensam cum fiducia. Vive panis, vivax unda, / Vera vitis et fecunda, / Tu nos pasce, tu nos munda / Ut a morte nos secunda Tua salvet gratia. (Ulysse Chevalier, *op. cit.*, p. 69.) [^16]:  -- (1). *In libros Politicorum Aristotelis expositio,* texte latin de l'édi­tion. Marietti, § 5 à 8. [^17]:  -- (2). Marcel CLÉMENT, « Les sciences sociales sont-elles des sciences morales ? » (ITINÉRAIRES, n° 8 de décembre 1956.) [^18]:  -- (3). *Somme théologique,* Ia IIae, qu. 10, art. 1. [^19]:  -- (4). In *Metaphysicorum,* Livre VI, ch. 3, circa finem -- traduit par Schwalm, *La société et l'État* (Flammarion, 1937). [^20]:  -- (5). SCHWALM, *op. cit.*, p. 136. [^21]:  -- (6). « Or, il faut porter le même jugement sur la fin de toute la multitude et sur celle de l'individu. » (DE REGNO, Livre premier, ch. 14.) [^22]:  -- (7). On peut consulter à ce sujet Jacques MARITAIN, *Éléments de philosophie*, tome I, p. 190 à 192 (Téqui, 1963). [^23]:  -- (8). IIa IIae, qu. 58, art. 12. [^24]:  -- (9). In *Ethic.,* Livre I, ch. 2, § 27-28. [^25]:  -- (10). *Op. cit*, p. 147. [^26]:  -- (11). *In libros Politicorum Aristotelis expositio*, Livre I, ch. 1, § 16. [^27]:  -- (12). Raymond WEIL, *Présentation de la Politique d'Aristote*, p. 30 (Librairie Armand Colin, Collection « U » -- Paris, 1966). [^28]:  -- (13). *Somme théologique,* Ia, qu. 14, art. 16, ad 2. [^29]:  -- (14). In *Ethic.,* Livre 1, ch. 3, § 35. [^30]:  -- (15). *Somme théologique,* IIa IIae, qu. 50, art. 2. [^31]:  -- (16). Marcel CLÉMENT, « Prudence politique et prudence civique », ITINÉRAIRES, n° 30 de février 1959. [^32]:  -- (1). LÉNINE, Matérialisme et empirio-criticisme, dans Œuvres com­plètes, édit. sociales internationales, t. XIII, p. 47. [^33]:  -- (2). *Op. cit.*, p. 52 : « Les sciences de la nature affirment que la terre exista en des états tels que ni l'homme ni aucun être vivant ne l'habitaient ni ne pouvaient l'habiter. La matière organique est un phénomène tardif, le produit d'une très longue évolution. Il n'y avait donc pas à cette époque de matière douée de sensibilité, pas de com­plexe de sensations, pas de moi d'aucune sorte indissolublement lié au milieu. » [^34]:  -- (1). MERLEAU-PONTY, *Phénoménologie de la perception,* Paris, N.R.F. [^35]:  -- (2). LÉNINE, *op. cit.*, p. 46. [^36]:  -- (3). *Op. cit.*, p. 57-58. [^37]:  -- (1). LÉNINE, *op. cit.*, p. 50-51. [^38]:  -- (2). Cf. sur ce point G. LURACS, *Existentialisme ou marxisme,* Paris, Nagel, 1948. [^39]:  -- (3). Werner HEISENBERG, *Physique et philosophie,* Paris, Albin Michel, 1971, p. 191. [^40]:  -- (1). Le IV^e^ *Congrès thomiste international* (Rome, 1955) a laissé paraître ces divergences. Pour Selvaggi, par exemple, « la philoso­phie naturelle est une science mixte ou intermédiaire, au sens tho­miste, entre la physique et la métaphysique, matériellement physi­que et formellement métaphysique, c'est-à-dire comme science de l'être physique, non pas en tant que physique (sensible et expérimen­table), mais absolument en tant qu'être » (*Sapientia Aquinatis, II, Relationes, communicationes et acta IV Congressus thomistici interna­tionalis*, Officium libri catholici, 1956, p. 49.). Isaye propose de définir la philosophie de la nature comme *l'interprétation métaphysique du sensible.* A Guérard des Lauriers, ces formules ne paraissent pas souli­gner suffisamment la distinction entre philosophie de la nature et métaphysique et il préfère la formule que nous avons utilisée et qui voit dans la philosophie de la nature *l'étude de l'être sensible en tant que soumis au changement et non pas en tant qu'être.* Par ailleurs, Guérard des Lauriers distingue de la philosophie de la nature les métasciences. « Chaque science réfléchit sur elle-même et donne ainsi naissance à une métascience qui lui correspond : par exemple, les *Physiques* d'Aristote, les réflexions de Mach, les analyses de Poincaré ou de Louis de Broglie, sont du type métascience » (*Revue thomiste,* 1957, p. 700). Et pour Guérard des Lauriers, « la philosophie de la nature aura pour fonction de récapituler, pour chacune des catégo­ries de l'être sensible, le contenu intelligible des métasciences qui correspondent à cette catégorie et enfin de réaliser une synthèse to­tale s'il est possible » (*Ibid.*). On le voit : tout n'est pas clair dans le statut de la philosophie de la nature, ni non plus dans la question générale des rapports entre le thomisme et les sciences. [^41]:  -- (1). La métaphysique, pour Marx comme pour Hegel, aurait le tort de séparer comme au couteau des réalités indissolublement unies entre elles et de les figer, alors qu'elles sont entraînées dans un per­pétuel devenir. [^42]:  -- (2). Sur cette controverse, cf. Bernard Jeu, *La philosophie sovié­tique et l'Occident,* Paris, Mercure de France, 1969, p. 128-141. [^43]:  -- (3). Sans doute l'étude de la société présuppose-t-elle, comme le dit Marx, l'existence « d'individus humains vivants. Le premier état de choses à constater, c'est donc l'organisation corporelle de ces indivi­dus et le rapport où cela les met avec le reste de la nature » (*Idéo­logie allemande,* dans *Œuvres philosophiques*, trad. Molitor, Paris, Cestes, 1937, t. VI, p. 1654). Il n'en demeure pas moins que, ces pré­supposés indispensables admis, c'est à partir d'une réflexion sur les réalités sociales que c'est constituée la philosophie marxiste. Il ne faut jamais l'oublier. [^44]:  -- (4). Sur les circonstances dans lesquelles ont été écrits ces ouvra­ges, cf. *Anti-Dühring*, trad. Bottigelli, Paris, édit. sociales, 1950, p. 7-45, et *Dialectique de la nature*, trad. Bottigelli, Paris, édit. sociales, 1952, Préface. [^45]:  -- (1). Engels n'aime guère le terme « philosophie de la nature ». Il l'entend dans le sens d'une discipline philosophique « séparée, s'éri­geant en dehors ou au-dessus » de la science (*Anti-Dühring,* Préface, p. 44). Dans *L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique alle­mande* (MARX-ENGELS, *Sur la religion,* Paris, édit. sociales, 1968, p. 247-248), il écrit : « C'était autrefois la tâche de ce qu'on appelait la philosophie de la nature » de fournir « un tableau d'ensemble des phénomènes naturels et de leurs connexions. Elle ne pouvait le faire qu'en remplaçant les connexions réelles encore inconnues par des connexions imaginaires... En procédant ainsi, elle a eu maintes idées géniales, pressenti maintes découvertes ultérieures, mais elle a également, comme il ne pouvait en être autrement, mis au jour pas mal de bêtises. Aujourd'hui, où il suffit d'interpréter les résultats de l'étude de la nature dialectiquement, c'est-à-dire dans le sens de l'enchaînement qui lui est propre, pour arriver à un système de la nature satisfaisant pour notre époque, où le caractère dialectique de cet enchaînement s'impose, qu'ils le veuillent ou non, même au cer­veau des savants formés à l'école métaphysique, *aujourd'hui la phi­losophie de la nature est définitivement mise à l'écart. Toute tenta­tive pour la ressusciter ne serait pas seulement superflue, elle serait une régression *». On a tiré de ce texte, et d'autres analogues, des conclusions « scientifiques », comme si Engels attribuait à la philo­sophie simplement la tâche de résumer les résultats auxquels les sciences sont parvenues à un moment donné. P. Naville développe cette interprétation et souligne le discrédit dans lequel était tombée la philosophie de la nature, à laquelle Schelling et Hegel accordaient encore une grande importance : « Vers 1860, la philosophie de la nature n'était déjà plus qu'un souvenir. Le *Cosmos* de Humboldt n'a même plus la forme grandiose de la philosophie de la nature de Schelling et Hegel. » (*Psychologie, marxisme, matérialisme,* Paris, Rivière, 1946, p. 25.) Sur les ambiguïtés des formules d'Engels et les tendances scientistes qui se sont manifestées en Russie et ont d'ail­leurs été condamnées, cf. G. WETTER, *Le matérialisme dialectique,* Rome, Desclée de Brouwer, 1962, pp. 150 et suiv. et pp. 265-270. [^46]:  -- (2). STALINE, *Questions du léninisme,* 11^e^ édit., Moscou 1947, p. 535. -- Ce point de vue est discuté par Gretzki ; cf. B. JEU, *La phi­losophie soviétique et l'Occident,* p. 137. [^47]:  -- (1). ENGELS, *Anti-Dühring,* Préface à la 2, édit., p. 43 : « Ce sont précisément les oppositions diamétrales, représentées comme inconciliables et insolubles... qui ont donné à la science théorique de la nature aux temps modernes son caractère métaphysique borné. Re­connaître que ces oppositions et ces différences existent certes dans la nature, mais avec une validité relative ; que par contre, cette fixi­té et cette valeur absolue qu'on leur imputait ne sont introduites dans la nature que par notre réflexion, tel est l'essentiel de la con­ception dialectique de la nature... De toute façon, la science de la nature a fait de tels progrès qu'elle ne peut plus échapper à la syn­thèse dialectique. » [^48]:  -- (2). ENGELS, *op. cit.*, p. 44. [^49]:  -- (3). Platanov et Routkévitch ont défendu leur point de vue dans un article publié en mars 1963 dans la revue russe *Questions de philosophie,* sous le titre : « *De la dialectique de la nature comme science philosophique. *» Ces auteurs déclarent qu'il ne s'agit pas de restaurer une quelconque philosophie de la nature, mais de donner, conformément à la consigne d'Engels, « un tableau d'ensemble de la nature en tant qu'elle constitue un tout lié » ; et, pour réaliser ce projet, il faut s'appuyer sur les résultats acquis par les sciences de la nature elles-mêmes. D'autres penseurs parlent cependant d'une philosophie de la nature marxiste. [^50]:  -- (1). Des penseurs russes ont souligné l'analogie entre leur con­troverse et les débats qui ont eu lieu au IV^e^ Congrès thomiste en 1955, au sujet du statut de la philosophie de la nature. Cf. B. JEU, *op. cit.*, p. 133. [^51]:  -- (2). B. JEU, *op. cit.*, p. 132. [^52]:  -- (1). G. WFTTER, *Le matérialisme dialectique,* p. 308. [^53]:  -- (2). Lucien SIVL*, Marxisme et théorie de la personnalité*, 2^e^ édit., Paris, édit. sociales, 1972, pp. 62-63. [^54]:  -- (3). Les philosophes soviétiques parlent parfois de métascience ou de science des sciences ; mais il ne semble pas qu'ils distinguent avec précision métascience et philosophie de la nature, comme le fait, par exemple, chez les thomistes, Guérard des Lauriers. [^55]:  -- (4). Engels fait écho à Aristote lorsqu'il déclare : « La matière comme telle, à la différence des matières déterminées existantes, n'a pas d'existence sensible. » (*Dialectique de la nature*, p. 259.) Les penseurs soviétiques disent la même chose : « Il n'existe pas de substance telle qui ne serait ni l'eau, ni l'air, mais qui serait seule­ment matière. » (*Livre pour enseigner la philosophie marxiste-léni­niste*, Gospolitisdat, 1960, p. 106.) -- Notons que *les* savants font des remarques analogues : « Lorsque les sciences expérimentales s'atta­quent au problème de la matière, elles ne peuvent le faire que par l'étude des formes de cette matière. » (W. HEISENBERG, *Physique et philosophie,* Paris, Albin Michel, 1971, p. 194.). [^56]:  -- (1). Certains penseurs soviétiques le font cependant. V.-I. TCHER­NOV, dans *Analyse des concepts philosophiques*, Moscou, 1966. p. 47, identifie l'être et la matière quand il s'agit de la question : est-ce la matière ou l'idée, l'être ou la conscience qui est première ? En dehors de cette question, la matière, d'après Tchernov, désigne « la substance du monde » ; l'être, au contraire, « le monde sensible dans son existence immédiate sous forme d'objets ». [^57]:  -- (2). LÉNINE, *Matérialisme et empiriocriticisme,* p. 117. -- A.-V. VOSTRIKOV résume ainsi la position de Lénine : « La matière est étu­diée par la philosophie marxiste, non pas du côté de sa structure et de ses propriétés physiques, mais comme le plus général inhérent à tous ses genres et à toutes ses formes, c'est-à-dire comme réalité objective existant en dehors et indépendamment de la conscience et reflétée par elle. » (*L'objet de la philosophie marxiste-léniniste,* Mos­cou, 1963, p, 8.) [^58]:  -- (1). Lénine luttait contre « l'idéalisme physicien », désignant par là des savants (Mach, Poincaré, Duhem, Pearson) et des philosophes qui croyaient, à partir de la découverte des particules élémentaires, pouvoir parler d'une « dématérialisation » de la matière. [^59]:  -- (2). Jusqu'en 1951, on admettait dans la philosophie russe deux concepts de matière : un concept philosophique et un concept scien­tifique et on attribuait cette distinction à Lénine. A partir de 1951, la terminologie change. Il n'y a plus qu'une seule définition : celle de la philosophie, qui vaut pour toute espèce de matière, connue ou in­connue. « Les concepts scientifiques, eux, reflètent des aspects et des qualités particulières de la réalité objective ; les sciences particuliè­res... étudient les différents aspects de la matière, ses propriétés phy­sico-chimiques, biologiques, etc. ; c'est pourquoi il ne peut y avoir plusieurs concepts de matière, mais des concepts différents des dif­férentes formes et des aspects de la matière. » (WETTER, *Le matéria­lisme dialectique,* p. 307.) -- On croit faire ainsi mieux ressortir l'importance de la définition philosophique de la matière et sa né­cessité absolue, même pour les savants, qui doivent en tenir compte et ne jamais compromettre la réalité objective de la matière. [^60]:  -- (3). Nous distinguons « la matière de la conscience, nous les opposons l'une à l'autre ; mais cette opposition est relative et n'a de sens qu'au point de vue du problème de la connaissance, dans la mesure où nous trouvons dans la matière elle-même une certaine propriété de cette matière : la conscience, en tant que propriété d'une matière hautement organisée. L'opposition de connaissance et d'être est une opposition de *matière connaissante et de matière con­nue.* L'opposition tout à fait légitime du sujet et de l'objet perd son sens en dehors du point de vue du problème de la connaissance. Si nous commencions à opposer la matière du point de vue scientifique à l'esprit, ce serait une trahison envers le monisme matérialiste, une concession au dualisme. Seules existent la matière et ses mani­festations. Le sujet lui aussi est matériel ». (MITIN, *Le matérialisme dialectique,* Moscou, 1933, p. 107.) [^61]:  -- (1). L'infinité de la matière joue un rôle important dans la syn­thèse marxiste ; c'est pourquoi Bernard JEU lui consacre un de ses premiers chapitres et en parle avant même d'avoir défini la matière (*La philosophie soviétique et l'Occident,* chap. II, L'infini, problèmes et controverses, pp. 88-114). [^62]:  -- (2). *Système de la nature*, édit. Olms, Hildesheim, 1966, t. I, pp. 12-13. [^63]:  -- (3). *Op. cit.*, t. II, p. 155. [^64]:  -- (4). *Op. cit.*, t. 1, pp. 120-121. [^65]:  -- (5). Sur les critiques adressées à la définition léniniste de la ma­tière par des non-marxistes, cf. F. CHATELET, *Logos et praxis, Recherches sur la signification théorique du marxisme,* Paris, Sedes, 1962, p. 23-35. -- Il faut toutefois signaler que plusieurs de ces critiques ne sont point faites d'un point de vue réaliste, mais plutôt dans une perspective phénoménologique et existentielle, qui prétend dépasser l'opposition du réalisme et de l'idéalisme. [^66]:  -- (1). S'appuyant sur Merleau-Ponty et d'autres auteurs contempo­rains, CHATELET n'hésite pas à dire que « la théorie du reflet consti­tue une navrante régression de la pensée » (*Logos et praxis*, p. 27, note 2). [^67]:  -- (2). C'est encore dans ce contexte idéaliste que Merleau-Ponty, par exemple, conçoit la connaissance, laquelle, d'après lui, « se trouve par principe en deçà de son objet et n'en atteint *que* le double interne » (Les Aventures de *la Dialectique,* Paris, N.R.F., 1955, p. 83). [^68]:  -- (3). M*.* SCHELER, *Erkenntnisse und Arbeit,* dans *Die Wissensform und die Gesellschaft,* Verlag der Neue Geist, Leipzig, 1926, p. 247. [^69]:  -- (1). F. COPLESTON, *Histoire de la philosophie,* trad. française, Cas­terman, 1964, t. I, p. 328. -- Cf. aussi E. WEIL, *Essais et conféren­ces,* t. I, Paris, Plon, 1970, p. 88. [^70]:  -- (2). Cette distinction, Heisenberg la trouve déjà dans l'ancienne philosophie grecque, de Thalès aux atomistes. « Cette philosophie, en quête d'un principe unifiant au sein de la mutabilité universelle de toutes choses, avait formé le concept de matière cosmique, substan­ce universelle subissant toutes ces transformations et dont toutes les choses individuelles émergeaient pour y retourner plus tard. Cette matière était en partie identifiée avec quelque matière spécifique comme l'eau, l'air ou le feu, *mais en partie seulement*, car cette dernière n'avait d'autre attribut que d'être le matériau avec lequel toutes choses étaient faites. » (*Physique et philosophie,* p. 191.) [^71]:  -- (1). Il faut cependant noter que l'application de la doctrine hylé­morphique a suscité de nombreuses discussions parmi les thomis­tes. Pour certains, la doctrine ne pourrait s'appliquer qu'aux réalités que nous percevons par les sens. D'autres acceptent de parler de for­mes substantielles seulement pour les êtres vivants. -- D'autre part, on se demande également s'il y a pluralité de substances au niveau du monde inorganique ; ou, au contraire, s'il ne faudrait point par­ler d'une substance unique, dont les différents corps seraient les par­ties ? [^72]:  -- (2). HEISENBERG, *Physique et philosophie,* p, 209. [^73]:  -- (3). *Op. cit.*, p. 210. [^74]:  -- (1). *Loc. cit.* [^75]:  -- (2). L.-G. ANTIPENKO, « Le développement du concept d'objet matériel dans la physique du micromonde », dans la revue *Questions de philo­sophie,* 1967, n° 1, p. 111. [^76]:  -- (3). Bernard JEU, *La philosophie soviétique et l'Occident,* p. 116 : « Quand, en fin de compte, la seule donnée sensible constatable à la­quelle on aboutit se trouve être des taches sur une plaque photogra­phique, quel est le degré de réalité physique qui correspond aux inter­prétations de l'expérience ? En un mot, quel est le contenu de la physique mathématique, au niveau subatomique : des équations ou des choses ? » [^77]:  -- (4). *G.* WETTER, *Le matérialisme dialectique,* p. 431. [^78]:  -- (1). *Op. cit.,* p. 432. [^79]:  -- (2). Les penseurs soviétiques aussi d'ailleurs, tels Blokhintsev et Omélianovski, ont soulevé le problème de l'inadéquation de nos con­cepts lorsque nous les appliquons au monde atomique ; mais ils semblent croire que la physique quantique progressera en forgeant des concepts adéquats à la saisie des microphénomènes et que peut-être nous suffira-t-il « de deux ou trois mots pour exprimer l'idée physi­que nécessaire à la pleine compréhension du micromonde ». (BLO­KNINTSEV, *Problèmes philosophiques de la physique des particules élémentaires,* Moscou, 1963, édit. Académie des sciences, p. 14.) Les thomistes seraient plutôt d'avis « qu'on ne pourra jamais élimi­ner le caractère analogique de nos concepts, et donc la contradiction apparente des diverses formulations quantiques ». (WETTER, *op. cit.*, p. 436. -- Cf. aussi sur cette question Jean MARIANI, *Les limites des notions* *d'objet et d'objectivité,* Paris, Hermann, *1937.*) [^80]:  -- (3). « La physique nouvelle confirme le matérialisme dialectique, et, par tout son contenu, elle place les scientifiques devant le devoir d'appliquer consciemment le matérialisme dialectique à l'explora­tion de la nature. » (OMÉLIANOVSKI, *Questions philosophiques de la* mécanique *quantique,* Moscou, 1956, p. 33.) [^81]:  -- (4). On retrouve ici les questions soulevées par Kant dans les deux premières antinomies de la raison pure, en particulier le problème de la division à l'infini de la matière. Cf. aussi le « monadisme » leibnizien. [^82]:  -- (1). On trouvera une présentation et une critique de cette méthode dans F. CHATELET, *Logos et praxis,* p. 13 et suiv. [^83]:  -- (2). Aussi HEISENBERG estime-t-il, non sans raison, que les critiques adressées par le marxisme à l'école de Copenhague mêlaient aux problèmes scientifiques des questions politiques, le matérialisme ayant l'impression que le terrain allait se dérober sous la science, au grand dam évidemment du matérialisme dialectique (*Physique et phi­losophie,* pp. 221-222). En ce qui concerne la réalité des phénomènes atomiques, Heisenberg écrit : « Dans les expériences sur les phénomè­nes atomiques, nous avons affaire à des choses et à des faits, à des phénomènes qui sont tout aussi réels que les phénomènes de la vie. *Mais les atomes ou les particules élémentaires ne sont pas aussi réels ; ils forment un monde de potentialités ou de possibilités plutôt qu'un monde de choses ou de faits. *» (P. 248.) -- Si la poten­tialité dont parle Heisenberg signifie une virtualité réelle et pas seu­lement une possibilité logique, ne rejoindrait-on pas la théorie de la *materia prima,* puissance pure et indéterminée de détermination ? [^84]:  -- (3). G. WETTER, *Le matérialisme dialectique,* p. 439. [^85]:  -- (1). Les marxistes distinguent généralement trois sphères dans la réalité : la matière inorganique, le monde organique (dans lequel ils placent l'homme et la conscience), et la vie sociale. [^86]:  -- (2). N. HARTMANN, *Das Problem des geistigen Seins,* 2^e^ édit., Berlin, de Gruyter, 1948, p. 67. [^87]:  -- (1). HARTMANN, *op. cit.,* p. 68. [^88]:  -- (1). *Sum. théol.,* I, 18, 4. [^89]:  -- (2). N. HARTMANN, *Das Problem des geistigen Seins,* p. 48. [^90]:  -- (3). Max SCHELLER *La situation de l'homme dans le monde,* trad. Dupuy, Paris, Aubier, 1951, p. 69. -- Scheler souligne, par ailleurs, que professer la distinction du psychique et du spirituel, c'est pren­dre une position anti-cartésienne : « Nous ne nous laissons pas le moins du monde impressionner par la vieille alternative, issue de la métaphysique cartésienne, selon laquelle tout devrait être psychique ou physique. » (*Le formalisme en éthique et l'éthique matériale des valeurs,* trad, de Gandillac, Paris, Gallimard, 1955, p. 394.) [^91]:  -- (1). Lorsque le changement quantitatif est arrivé à un certain point, il se produit un « saut brusque » et le changement quantitatif se transforme en changement qualitatif, grâce auquel « la chose cesse d'être ce qu'elle est et devient autre ; on assiste alors à l'apparition d'une *qualité* nouvelle ». Les marxistes, comme Hegel d'ailleurs, entendent par qualité « la détermination essentielle d'un objet », ce qui le distingue des autres sortes d'objet (WETTER, *Le matérialisme dialectique,* pp. 339 et suiv.) [^92]:  -- (1). Les marxistes eux-mêmes, si on en croit Althusser, ont parfois tendance, après avoir admis que Marx a remis la dialectique sur ses pieds, à interpréter la dialectique dans un sens encore trop hégélien. (*Pour Marx,* Paris, Maspéro, 1966, p. 67 et suiv.) [^93]:  -- (2). Botigelli écrit : « Il ne manque pas de points obscurs dans la dialectique matérialiste ; notre démarche manque souvent de *scienti­ficité.* Quand il s'agit de la contradiction, ne sommes-nous pas enclins à expliquer son mouvement par des notions telles que *le négatif-moteur,* ou le passage de l'inférieur (qui se nie lui-même) au supé­rieur ? Or le concept de *négatif...* fait appel à une explication irra­tionnelle mystérieuse et on ne peut guère dire qu'il se situe au niveau de la pensée claire. » (« En lisant Althusser »*,* dans *Raison présente,* n° 2, 1967, p. 88-89.) -- On ne saurait mieux dire. Que peut en effet, si­gnifier la formule : la matière inorganique se nie elle-même pour produire le vivant, sphère supérieure ? Le négation, fût-elle négation de la négation, fût-elle dialectique et pas seulement « métaphysique », ne produit rien ; elle ne peut faire plus que nier. Et *a fortiori,* elle ne suffit pas à expliquer l'apparition de quelque chose de supérieur à ce qui a précédé. [^94]:  -- (3). ARISTOTE, *Traité sur les parties des animaux,* liv. I, trad. Le Blond, Paris, Aubier, 1945, p. 117. [^95]:  -- (4). A.-T. OPARINE, *Le problème de l'origine de la vie à la lumière des enquêtes de la science moderne,* cité par WETTER, *Le matérialisme dialectique,* p. 469. [^96]:  -- (1). Oparine définit la vie par la finalité interne, « d'après la­quelle des milliers et des milliers de réactions chimiques sont stric­tement adaptées les unes aux autres dans le temps, et de telle façon que cet ordre est commandé par le renouvellement du système vivant tout entier » (cité par WETTER, *op. cit.,* p. 471). [^97]:  -- (2). *Métaphysique,* H, 1044 a 36-b 11 -- *Physique*, B, 7, 198, a p. 24 et suiv. [^98]:  -- (3). GILSON, *D'Aristote à Darwin et retour,* Paris, Vrin, 1971, p. 202. [^99]:  -- (4). GILSON, *op. cit.,* p. 204. -- Cuénot écrit dans le même sens : « Il a paru nécessaire de loger dans la machine cartésienne un in­venteur-conducteur : les lamarckistes, mnémonistes, entéléchistes, holistes, organiscistes essaient d'exprimer *un irrationnel* en imagi­nant une entité : principe vital, autonomie de la vie, idée organo­formatrice, intelligence organique, psychoïde, conscience cellulaire, concept totalitaire, entéléchie, élan vital, etc. *Au fond ces mots obs­curs sont des symboles de la cause profonde* inconnue *dont on a be­soin pour interpréter la finalité biologique. *» (*Invention et finalité en biologie,* Paris, Flammarion, 1941, p. 153.) [^100]:  -- (1). Joël DE ROSNAY, *Les origines de la vie, de l'atome à la cellule,* Paris, Édit. du Seuil, 1966. [^101]:  -- (2). GILSON*, D'Aristote à Darwin et retour,* Paris, Vrin, p. 181 et suiv*.* [^102]:  -- (3). WETTER, *Le matérialisme dialectique,* p. 471. [^103]:  -- (1). *Le* *matérialisme* *dialectique*, p. 477. Cf. également sur ce point, PÉTROV, *L'indigence* *philosophique* *du* *marxisme* (en russe), Frankfurt a.M., 1952, p. 20-27. Si le « saut dialectique » signifie un passage irrationnel d'une forme d'être à une autre, on ne voit pas pourquoi ce « saut » est un « saut en hauteur » et non une « chute ». Au fond de cette explication on réintroduit, sans le dire, la finalité : le mouvement dialectique est nécessairement un progrès ; mais pour­quoi ? [^104]:  -- (1). *S. Th.,* Ia-IIae, qu. 57, a. 5, c. [^105]:  -- (2). *S. Th.,* Ia-IIae, qu. 57, a. 4, ad 3 ; a. 5 et ad 1 ; a. 5 et ad 1 ; In Sent. III, Dist. 33, qu. 2, a. 1, quaestiuncula 3, ad *2.* [^106]:  -- (3). *S. Th.,* Ia-IIae, qu. 58, a. 2, ad l. [^107]:  -- (4). *S. Th.*, Ia-IIae, qu. 58, a. 4, c. [^108]:  -- (5). *S. Th.,* IIa-IIae, qu. 47, a. 5, ad *2.* [^109]:  -- (6). Elle est le *motor* et l'*auriga virtutum* selon In Sent. IV, d. 17, qu. 2, a. 2, q. 4 c., qui ajoute : *ideo quaelibet cum motu proprio habet aliquid de motu ejus*. [^110]:  -- (7). *S. Th.,* IIa-IIae, qu. 57, a. 6, qu. 58, a. 5, ad 3. [^111]:  -- (8). *S. Th.,* Ia-IIae, qu. 26, a. 1, c. [^112]:  -- (9). *In Sent.* II*,* d. 38, qu. 1, a. 2. [^113]:  -- (10). *Ibid*. \[manque l'appel de note -- 2003\] [^114]:  -- (11). *S. Th.,* Ia-IIae, qu. 5, a. 3. [^115]:  -- (12). *S. Th.,* Ia-IIae, qu. 2, a. 8. [^116]:  -- (13). *Contra gentiles,* III*,* 51. [^117]:  -- (14). *S. Th., Suppl., qu. 40,* a. 3, c. [^118]:  -- (15). J. LAPORTA, *La destinée de la nature humaine selon saint Thomas d'Aquin,* Paris, 1965, p. 124. [^119]:  -- (16). *Ibid.,* p. 43. [^120]:  -- (17). *Ibid.,* p. 59, cf. p. 61 : « Toute créature intellectuelle est définie par une destinée inaccessible par les seules forces de sa na­ture. » Cf. p. 95 et 100. [^121]:  -- (18). *Ibid.,* p. 127 et In *Sent.* I, d. 3, qu. 1, a. 1, ad 2, n° 15. [^122]:  -- (19). *Act., 17,* 38 [^123]:  -- (20). *In libr Eth. Arist. ad Nicom.* (éd. Marietti), n. 1191 et 2134 (désormais : sigle *In E.N.* suivi du numéro du paragraphe). [^124]:  -- (21). *Ibid.,* n. 1182, 1177, 1190, 2086, 1187, 1175, 1181, 1258, 1193, etc. [^125]:  -- (21 bis) *In Sent.* III, d. 35, qu. 1, a. 2, qu. 3, e. [^126]:  -- (22). ARISTOTE, *Eth. Nic.,* X, 7, 1177 b 1 sq et *In E.N.*, 2097. [^127]:  -- (23). *Ibid.,* 1 et *S. Th., Ia,* qu. 21, a. 3, c. : *ordo semper dicitur respectu principii.* Cf. aussi qu. 42, a. 3, c., *Quodlib.,* 5, 19, e et *In Sent.* I, d. 20, qu. 3, c ainsi que *S. Th.,* Ia-IIae, qu. 1, a. 4, c., qu. 6, a. 1, ad 1 ; *De Ver.,* qu. 5, a. 1, ad 9 ; *S. Th.,* Ia, qu. 21, a. 1, ad 3 ; qu. 47, a. 3, c. [^128]:  -- (24). *Expo. s. Thomae super Psalmos,* 26. [^129]:  -- (25). *S. Th.,* Ia-IIae, qu. 3, a. 4, c. Cf. *In Tim.,* 3, lect. 3, princ. [^130]:  -- (26). *Comp. Theol.,* c. 107. [^131]:  -- (27). *Eth. Nic.,* X, 7, 1177 b 26 sq et *In E.N.*, 2105-2110 pour ce qui suit. [^132]:  -- (28). *In Sent.* III, d. 35, qu. 1, a. 3, q. 2, ad 1. [^133]:  -- (29). *S. Th.,* Ia-IIae, qu. 3, a. 5, c. [^134]:  -- (30). *In E.N.,* 2110. [^135]:  -- (31). *Ibid.* [^136]:  -- (32). *Luc,* 10, 42. [^137]:  -- (33). *S. Th.,* IIa-IIae, qu. 182, a. 1, e. [^138]:  -- (34). *Eth. Nic.,* X, 7 in fine. [^139]:  -- (35). *In E.N.*, 2109. [^140]:  -- (36). *In E.N.*, 2110. [^141]:  -- (37). *In E.N.,* 2107. [^142]:  -- (38). 2106. [^143]:  -- (39). 2110. [^144]:  -- (40). *S. Th.,* IIa-IIae, qu. 182, a. 4, ad 2. [^145]:  -- (41). A. 3, c. [^146]:  -- (42). *Ibid.,* ad 1. [^147]:  -- (43). *Ibid.,* qu. 182, a. 3, c. [^148]:  -- (44). *Ibid.* [^149]:  -- (45). *S. Th.,* Ia-IIae, qu. 66, a. 5, ad 2. [^150]:  -- (46). *Ibid.,* c. et ad 1. [^151]:  -- (47). Ia-IIae, qu. 94, a. 1, ad 2. [^152]:  -- (48). Ia-IIae, qu. 91, a. 2. [^153]:  -- (49). Ia-IIae, qu. 58, a. 5, c. [^154]:  -- (50). *In E.N.*, 170. [^155]:  -- (51). *In E.N.*, 2115. [^156]:  -- (52). IIa-IIae, qu. 180, a. 2, c. [^157]:  -- (53). De Virt., qu. 1, a. 1, c. [^158]:  -- (54). Ia-IIae, qu. 56, a. 3, c. [^159]:  -- (55). Eth. Nic., VI, 6, 1144 a 36. [^160]:  -- (56). IIa-IIae, qu. 47, 13, c. [^161]:  -- (57). *De Virt.,* qu. 1, a. 7, c. [^162]:  -- (58). Ia-IIae, qu. 58, a. 3, ad 1. [^163]:  -- (59). Elle est une vertu de la volonté. [^164]:  -- (60). *Eth. Nic.,* 11, 6, 1106 b 36. [^165]:  -- (61). Voir note 43-44. [^166]:  -- (62). *In E.N.,* 1110-1111. [^167]:  -- (63). *Eth. Nic.,* VI, 2, 1139 a 26. [^168]:  -- (64). *In E.N.*, 1129. [^169]:  -- (65). 1137. [^170]:  -- (66). IIa-IIae, qu. 58, a. 6, c. et *Eth. Nic.,* VI, 13, 1144 a 30 sq. ; *In E.N.* 1273. [^171]:  -- (67). *In E.N.,* 1137*.* [^172]:  -- (68). 1274, la citation est d'Aristote. [^173]:  -- (69). Ia-IIae, qu. 58, a. 4, c. [^174]:  -- (70). ARISTOTE, *Po1.,* III, 4, 1277 b 26 ; *S. Th.*, IIa-IIae, qu. 47, a. 12, ad 1 et resp. [^175]:  -- (71). *Eth. Nic.,* X, 10, 1180 a 4 ; *In E.N.*, 2150. [^176]:  -- (72). *Eth. Nic.,* X, 8, 1141 b 25 ; *In E.N.,* 1197. [^177]:  -- (73). IIa-IIae, qu. 47, a. 12, c. in fine [^178]:  -- (74). *Eth. Nic.,* VI, 13, 1144 a 33 sq. [^179]:  -- (75). *Commentaire,* éd. Léonine, t. VIII, p. 324-325. [^180]:  -- (76). Ia-IIae, qu. 66, a. 1, c., *De Virt.,* qu. 5, a. 3. [^181]:  -- (77). IIa-IIae, qu. 47, a. 15, c. et Eth. Nic., X, 7, 1177 b 26. [^182]:  -- (78). IIa-IIae, qu. 47, a. 6, ad 3. [^183]:  -- (79). C'est-à-dire l'ordre des concaténations nécessaires : on va du général au particulier par une suite bien liée de raisons, tant dans l'ordre pratique que dans l'ordre spéculatif. [^184]:  -- (80). IIa-IIae, qu. 47, a. 8. [^185]:  -- (81). Ia-IIae, qu. 57, a. 6. [^186]:  -- (82). *Eth. Nic.*, VI, 10, 1142 b 8. [^187]:  -- (83). IIa-IIae, qu. 47, a. 8, ad 3. [^188]:  -- (84). *In E.N.,* 1194. [^189]:  -- (85). Ia, qu. 78, a. 4 ; cf. *In E.N.*, 1123*.* [^190]:  -- (86). *Ibid.* [^191]:  -- (87). *In I Met.,* éd. Marietti, lect. I, n^os^ 15 et 16. [^192]:  -- (88). Ia, qu. 78, a. 4, ad 4. [^193]:  -- (89). *Met.,* A, 1, 981 a 27 -- b 5 et le commentaire de saint Tho­mas ad locum. Le texte d'Aristote se situe au plan spéculatif. Nous avons ajouté des parenthèses pour le transporter au plan pratique. [^194]:  -- (90). Ia-IIae, qu. 64, a. 3, c. [^195]:  -- (91). lbid., ad *2.* [^196]:  -- (92). Ia, qu. 79, a. 13, c. [^197]:  -- (93). In Sent. II, dist. 24, qu. 3, a. 3, ad 3. [^198]:  -- (94). R.P. L. LEHU, *Revue Thomiste*, 30, 1925, p. 160. [^199]:  -- (95). Sur les parties intégrantes de la prudence, voyez toute la qu. 49 de la IIa-IIae. [^200]:  -- (1). Sa parution est attendue pour le printemps 1974. [^201]:  -- (1). Fête le 8 février (voir au calendrier de ce numéro). [^202]:  -- (2). Argentine, Chili, Pérou, Colombie, Porto-Rico -- une fonda­tion est prévue au Brésil pour cette année. [^203]:  -- (1). Voir l'article sur les disparus d'Algérie, par le colonel Hervé de Blignières, Président de *l'Association pour la Sauvegarde, des Fa­milles et Enfants de Disparus* (*A.S.F.E.D.,* 12, rue de Siam, 75015 Paris), dans notre numéro 164 de juin 1972, pages 104 à 114. [^204]:  -- (1). Et presque tout est absorbé par l'entretien des cathédrales et des grands châteaux -- ou encore pour des opérations absurdes com­me cette nouvelle répartition des tableaux à l'intérieur du Louvre qui exige, de l'aveu même des conservateurs, plusieurs centaines de mil­lions anciens par an (certains tableaux ne passent pas les portes, et il faut percer les murs énormes du musée).