# 181-03-74
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### LES RIEURS
*Reconnus, oui mais identifiés ?*
RAPPEL. -- Nous avons déjà publié le cliché ci-contre ([^1]) dans notre numéro 178. Comme on le voit, c'est la reproduction de la couverture de la « Documentation catholique » du 3 mai 1970 : une photographie prise le 10 avril de la même année ; nous avons rappelé en quelles circonstances.
Au premier plan, Paul VI et les « observateurs non catholiques » : ce premier plan est bien connu et il a été abondamment commenté depuis plus de trois ans. Mais notre grand et vénéré ami Gustave Corçâo avait attiré notre attention sur les personnages qui figurent AU SECOND PLAN, au fond : ces figurants rient. POURQUOI RIENT-ILS ? Et d'abord : qui sont-ils ? Nous avions publiquement posé la question en décembre 1973. Nous avons reçu quelques réponses.
NOS LECTEURS ROMAINS ont étudié avec soin la photographie du 10 avril 1970. Ils avaient d'ailleurs la ressource d'aller sur place, chez le photographe pontifical Felici, en consulter le cliché original : il est forcément plus net que la reproduction d'une reproduction. Ainsi, quatre des rieurs du fond ont été reconnus par les Romains :
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1\. -- Il s'agirait premièrement d'un certain Père LIGIER, professeur à la Grégorienne.
2\. -- Ensuite, du GÉNIE DE CAMBRAI.
3\. -- Puis d'un certain LÉCUYER, général de son état.
4\. -- Enfin d'un dénommé GY, surnommé GIGI, ou J. J., religieux très répandu dans le monde de la néo-liturgie.
A notre avis, il y a sur cette photographie au moins six ou sept figurants qui devraient être aisément reconnus par ceux qui les connaissent. Quatre déjà, ce n'est pas mal, c'est un bon début. Examinons.
Recherches faites, renseignements pris et vérifications opérées, il apparaît que trois des quatre personnages mentionnés existent bien.
Le douteux, dans l'état actuel de nos connaissances, est le professeur à la Grégorienne. Nous ne savons rien de lui, et d'ailleurs nous nous en consolons, la Grégorienne elle-même étant tout entière tombée dans un état intellectuel et moral assez voisin du non-être.
Voyons les trois autres.
Il y a bien présentement un archevêque à Cambrai, M. Henry JENNY, né en 1904 à Tourcoing d'une famille d'origine alsacienne ; entré au grand séminaire en 1921, ordonné prêtre en 1947, évêque nommé par Jean XXIII en 1959. Il reçoit le mercredi matin, le vendredi après-midi et sur rendez-vous, 32, rue de Noyon. Complice de longue date du centre de pastorale liturgique (CPL, devenu en 1965 CNPL) et de la revue *La Maison-Dieu,* M. Henry Jenny a été en outre l'un des agents d'exécution de l'interminable persécution contre l'abbé de Nantes : il s'est distingué par un communiqué d'une singulière bassesse en janvier 1967. C'est un sectateur fanatique de la nouvelle religion, de la nouvelle liturgie, de la messe nouvelle. En 1970 et en 1973, le missel le plus répandu dans son diocèse, de par son autorité épiscopale, était le *Nouveau Missel des Dimanches,* qui inculquait autoritairement au peuple chrétien, comme un « *rappel de foi *», qu'à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire *». Il peut rire, en effet.
Le nouveau général des Spiritains est bien, depuis 1969, un certain Joseph LÉCUYER, né en 1912 à Kerfourn (diocèse de Vannes). Il réside à Rome, clivo di Cinna 195 ; il est partout et actif dans les organismes de la curie romaine prétendument réformée (C.R.P.R.). En 1968, il a publié aux Éditions du Cerf les questions 34 à 40 du « Supplément » à la Somme théologique, traitant du sacrement de l'ordre : il nous y propose sans fausse modestie des « vues plus profondes », écrit-il, et une « meilleure connaissance de la tradition » que celles de saint Thomas d'Aquin et même que celles du concile de Trente. Cet infatigable autogobeur est un partisan fanatique de Vatican II, un militant obstiné de l'esprit et de la liturgie post-conciliaires.
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Enfin, il existe bien un religieux dominicain nommé Pierre-Marie GY. Il a fait longuement carrière à l'institut supérieur de liturgie, dont il est finalement devenu directeur, et au centre français de liturgie pastorale, ou de pastorale liturgique : il est plus ou moins adjoint-directeur du CNPL depuis sa création en 1965. Il a sévi dans tous les domaines de l'autodestruction de la liturgie, mais plus spécialement, semble-t-il, dans la révision du rituel romain et dans l'animation de la nouvelle célébration des funérailles d'adultes. Un personnage important, lui aussi, de la religion nouvelle.
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Donc,
le dominicain Pierre-Marie GY,
le général spiritain Joseph LÉCUYER,
l'archevêque cambrésien Henry JENNY,
(et accessoirement, et éventuellement, le professeur à la Grégorienne LIGIER),
ont été *reconnus* sur la photographie parmi les figurants qui s'esclaffaient derrière le dos de Paul VI.
*Reconnus,* bon. Mais *identifiés ?*
C'est-à-dire : c'était bien leur apparence. Était-ce bien leur personne ?
Ou une fantasmagorie diabolique ?
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Des démons sortis tout exprès de l'Enfer, afin que la présence physique de leurs rires en cette circonstance soit attestée dans l'iconographie, auraient très bien pu revêtir l'apparence tout indiquée de militants connus de la révolution liturgique.
Nous demandons publiquement à MM. Henry JENNY, Joseph LÉCUYER, Pierre-Marie GY (et accessoirement, éventuellement, au professeur LIGIER) de confirmer ou démentir qu'ils étaient bien, le 10 avril 1970, présents en personne dans le lieu et la posture où les montre la photographie, occupés à rire comme on les y voit.
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Nous leur demandons, c'est clair, de dire si c'était eux, ou si c'était des démons à leur image et ressemblance.
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Si c'était eux, alors il faudra qu'ils nous disent aussi pourquoi ils riaient.
A moins que le motif de leurs rires n'ait été inavouable ?
J. M.
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### Un an de persécution administrative
PREMIER ANNIVERSAIRE : voici un an exactement, c'était en mars 1973, commençait l'affaire du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, frappé par les pouvoirs publics de l'équivalent administratif d'une interdiction de paraître. Voici un an, le secrétariat de la commission paritaire ouvrait contre nous les hostilités : il refusait à ITINÉRAIRES la même autorisation qu'il délivrait au même moment au NOUVEL OBSERVATEUR.
Ce n'était que le début de toute une série d'actes arbitraires. Mais c'était un début significatif.
I. -- La preuve est imprimée\
dans « Le Sauvage »
La décision discriminatoire de la commission paritaire nous fut notifiée pour la première fois par sa lettre n° 70036 du 20 mars 1973.
Elle fut réitérée par sa lettre n° 70138 du 2 avril.
Ces lettres, comme tout le dossier, figurent dans notre numéro spécial hors série 179 bis.
Selon cette première décision, un « supplément », portant la mention « supplément au numéro de... », ne peut obtenir son inscription à la commission paritaire, -- si c'est un supplément d'ITINÉRAIRES.
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Mais il l'obtient sans difficultés si c'est un supplément au NOUVEL OBSERVATEUR.
Il suffit de se reporter au premier numéro du SAUVAGE, supplément mensuel au NOUVEL OBSERVATEUR, qui commence à paraître au même moment.
Ce numéro un portait la mention proscrite, dirimante et rédhibitoire (mais proscrite, mais dirimante, mais rédhibitoire seulement quand il s'agit d'ITINÉRAIRES), elle figurait en page 7 : « supplément au numéro 439 du NOUVEL OBSERVATEUR ».
Sur le vu de ce seul premier numéro, la commission paritaire décernait au SAUVAGE son numéro d'inscription : puisque ce numéro d'inscription, le numéro 53.927, figure dès le second numéro paru, en page 6.
La preuve est décisive et ne peut être effacée : à moins d'aller détruire les deux premiers numéros du SAUVAGE partout dans les archives et les bibliothèques.
II\. -- Madame la secrétaire
La discrimination qui nous frappait était décidée, au demeurant, par le seul secrétariat de la commission, sans qu'ait eu lieu la délibération réglementaire de neuf commissaires au moins, en présence du président. Et ce n'était même pas le « secrétaire général » qui décidait. C'était, toute seule, l'impérieuse Madame Grande, qui sans doute est secrétaire au secrétariat de la commission paritaire, mais qui n'est pas membre de la commission.
Madame la secrétaire a donc, d'elle-même, motu proprio, introduit en mars 1973, voici un an, une discrimination dans le statut de la presse française : ce qui est permis aux puissants seigneurs du NOUVEL OBSERVATEUR, vedettes mondaines du conformisme culturel actuellement régnant à l'Université, à l'ORTF et dans les ministères, est interdit aux misérables rebelles d'ITINÉRAIRES, incurablement réfractaires aux préjugés dominants et aux idéologies installées.
Une discrimination de cette sorte est évidemment contraire au principe démocratique de l'égalité devant la loi, que le NOUVEL OBSERVATEUR professe en théorie, quand ça l'arrange.
C'est une discrimination que le NOUVEL OBSERVATEUR, dans son langage ordinaire, a coutume de nommer « raciste ».
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Ni l'énormité de la chose, ni l'audace de la coupable n'ont ému aucune des personnalités « responsables » ni aucune des personnalités « concernées ».
III\. -- Présidents et commissaires
Depuis un an, il y a eu deux présidents successifs de la commission : M. Charles Blondel puis M. Roland Cadet. Ni l'un ni l'autre n'ont apparemment rien trouvé d'anormal à l'acte exorbitant de Madame la secrétaire. Et aucun commissaire non plus. Personne dans la commission n'a trouvé inacceptable qu'une secrétaire qui n'est même pas membre de la commission prenne d'elle-même et notifie des décisions au nom de la commission. Et quelles décisions ! Or la décision discriminatoire nous concernant n'a été annulée ni par M. Blondel ni par M. Cadet. Elle est toujours en vigueur. Et Madame la secrétaire est toujours en place, toujours active, toujours intacte.
IV\. -- La presse et sa liberté
Le NOUVEL OBSERVATEUR, qui a bénéficié d'une discrimination qu'il nommerait raciste, n'a pas encore, depuis un an, désavoué, fût-ce platoniquement, cette entorse à ses principes déclarés.
D'autre part, au cours de cette même année, le CANARD ENCHAÎNÉ a fait toute une histoire, et même un gros scandale, au nom de la « liberté de la presse », de micros posés dans ses futurs bureaux pour « écouter » les délibérations ultérieures de sa rédaction. Et tous les journaux, y compris L'AURORE et le FIGARO, habiles à se faire prendre pour des journaux « de droite » par les imbéciles, ont exprimé leur indignation, manifesté leur protestation. Tous ces protestataires, le CANARD ENCHAÎNÉ en tête, pourraient-ils nous expliquer comment et pourquoi tenter d' « écouter » ce qui se dira dans les bureaux d'un journal serait une plus grave atteinte à la « liberté de la presse » que sa suppression administrative pure et simple ? Nul n'ignore que la commission paritaire a infligé à notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR *l'équivalent administratif d'une interdiction de paraître ;* et cela sans même daigner invoquer aucune des dispositions législatives ou réglementaires en vigueur : par l'arbitraire explicitement avoué d'un pouvoir qui se veut discrétionnaire, sans autre règle que son bon plaisir. Des lecteurs, des amis naïfs, dupes des réputations mondaines, nous disaient :
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-- Vous allez voir que le CANARD ENCHAÎNÉ, lui du moins, prendra la défense du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR contre l'arbitraire des pouvoirs publics.
Tu parles. Rien du tout. Pas même après l'avertissement et l'appel lancés à tous les journaux, dans leur propre intérêt, en septembre, par L'ÉCHO DE LA PRESSE.
V. -- Le public maintenu par la presse\
dans l'ignorance sur la presse
Bien entendu, nous l'avons dit dès le début de cette affaire, le refus d'inscription que la commission paritaire a opposé à notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR n'est pas une interdiction phy*sique* de paraître. Nous conservons le droit théorique de publier le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR. On ne nous enverra pas les gendarmes pour nous en empêcher, on ne nous mettra pas en prison pour cela. Simplement, on nous prive de l'ensemble des conditions économiques, financières, professionnelles qui sont indispensables à une parution normale.
Parmi ces conditions, il y a, certes, les tarifs postaux. C'est la seule chose que connaisse un public systématiquement tenu dans l'ignorance, par les journaux, de ce qui concerne les journaux ; sans doute au nom de ce qu'ils appellent le « droit à l'information ». Il en fut longtemps ainsi pour la publicité commerciale, que les lecteurs voyaient prendre une placé croissante sans que personne leur dise pourquoi : il y a presque une vingtaine d'années maintenant, lorsque nous avons fondé ITINÉRAIRES, nous étions à peu près les seuls à en révéler la raison à un public qui n'en savait rien ; à savoir que l'ensemble de la presse était vendue *plus de la moitié au-dessous de son prix de revient.* Naturellement, comme toujours quand nous sommes seuls à révéler quelque vérité cachée, il y a la moitié de nos lecteurs, ceux qui s'imaginent les plus futés, qui ne nous croient qu'à moitié ; ou pas du tout. Ils finissent par nous croire seulement quand les *autres,* ceux qu'ils reconnaissent pourtant eux-mêmes comme *l'adversaire,* en viennent eux aussi à dire ce que nous avions dit. Attitude intellectuelle qui est clairement absurde, mais dont on ne guérit pas vite. Depuis lors, les journaux eux-mêmes, principalement LE MONDE et LA CROIX depuis quelques années, ont expliqué que la publicité fournit la moitié environ (et dans certains cas les trois quarts) des ressources indispensables à la vie d'un journal ; les recettes en provenance de la vente et de l'abonnement sont insuffisantes, en raison des tarifs aberrants qui sont pratiqués (tarifs qui accoutument le public à ne pas payer les publications périodiques à leur vrai prix).
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Cela commence donc à se savoir. Mais les journaux n'ont pas expliqué d'autres secrets, aussi décisifs : le mécanisme de la commission paritaire, *dont dépend leur existence même.* Comme nous sommes jusqu'à présent les seuls à en parler, beaucoup de lecteurs s'imaginent que nous exagérons, que nous nous faisons des idées, que nous nous trompons. Ils croient que tout se limite à une question de tarifs postaux, ayant eu eux-mêmes l'occasion de constater, en envoyant ou réexpédiant des journaux, que leur affranchissement est inférieur à celui des lettres. Mais ils ne savent pas que le tarif journaux pour le public est encore très supérieur au tarif journaux pour les journaux ; et ils ne savent pas que les tarifs postaux sont fort loin de faire le tout de la question.
Alors certains d'entre eux nous écrivent que nous devrions continuer à publier le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR ; et qu'ils sont prêts à le payer *un peu* plus cher.
Un peu plus cher !
VI\. -- Le prix
Voyez LUMIÈRE, qui avait pris notre défense contre la commission paritaire, et que la commission paritaire a puni en lui retirant arbitrairement son numéro d'inscription.
LUMIÈRE continuera quand même sa parution. En augmentant « un peu » ses tarifs ? -- En les augmentant, c'est inévitable, astronomiquement : en *multipliant par trois* le prix de son abonnement, qui passe de 10 à 30 F par an.
Notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR a été conçu comme une publication très légère, très courte, très mobile, *très peu coûteuse :* elle changerait complètement de caractère s'il fallait multiplier par trois le prix de son abonnement, et le porter de 5 F par an à 25 F. Ce n'est pas possible, ce ne *serait plus* le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR.
C'est là toute la différence qui découle de l'attribution ou de la suppression de la qualité légale de « périodique » par la commission paritaire.
VII\. -- Appel au public pour soutenir « Lumière »
LUMIÈRE, dans son cas, *a raison* de continuer malgré tout sa parution.
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Il faut soutenir son effort héroïque. Nous aurions fait de même si le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR avait été notre seul moyen d'expression et de combat : suspendre alors sa publication eût été consentir à disparaître, renoncer à se battre, accepter la défaite. Mais le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR est une création de la revue ITINÉRAIRES. Et la revue ITINÉRAIRES, pour le moment, n'est pas empêchée de paraître normalement. C'est donc à la revue qu'il incombe de poursuivre la lutte contre l'arbitraire de la commission, jusqu'à la reparution normale du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR sous une forme ou sous une autre.
La lutte que la revue ITINÉRAIRES mène contre la commission paritaire consiste d'abord à révéler, à un public de plus en plus étendu, les agissement illégaux du secrétariat de cette commission ; et à organiser la protestation et la résistance. La diffusion de notre numéro spécial hors série 179 bis, partout où elle est opportunément opérée, entraîne la souscription d'abonnements de protestation et de solidarité, -- selon le bulletin de souscription qui est à la dernière page de ce numéro spécial. La commission paritaire frappe les publications pour les affaiblir au point de les faire disparaître. La réaction du public doit être de renforcer les publications que frappe la commission paritaire : les renforcer au point de développer leur action, d'étendre leur influence et d'amplifier par tous les moyens la mise en accusation de la commission devant l'opinion et devant les tribunaux.
C'est ce que j'appelle « organiser » la résistance et la protestation.
Donc, systématiquement, promouvoir un mouvement d'abonnement et de diffusion en faveur de toute publication que la commission frappe arbitrairement.
Je demande à tous ceux des lecteurs d'ITINÉRAIRES qui le peuvent de souscrire immédiatement, par solidarité et par protestation, un abonnement à LUMIÈRE : 30 F au compte de chèques postaux Lille 2161.66.
A ceux de nos lecteurs qui ne disposent pas actuellement de 30 F, je propose d'écrire à LUMIÈRE pour demander des numéros spécimens, des numéros de propagande qu'ils pourront faire connaître autour d'eux : Boîte postale 508, 62311 Boulogne Haute Ville.
\*\*\*
Cela irait beaucoup mieux, beaucoup plus vite, beaucoup plus fort, si l'ensemble de la presse réputée ou supposée « amie » ne nous avait pas laissé tomber. Mais nous ne tombons point pour autant. Ce qui tombe en réalité, c'est quelques illusions et faux-semblants qui se maintenaient encore dans le public.
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Il est salubre de voir la situation telle qu'elle est. Sans aucune spontanéité, sans aucune précipitation, la presse « amie » finira par se mobiliser peu à peu contre la commission paritaire, quand elle ne pourra plus faire autrement : c'est-à-dire quand elle y sera incitée assez fortement par ses propres lecteurs.
Donc, aux lecteurs de se manifester.
J. M.
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## ÉDITORIAL
### Un brutal retour au réel
par Louis Salleron
LE FRANC FLOTTE. La France flotte. Tout et tout le monde flotte. Le cerveau se perd dans ces vagues. On voudrait comprendre ce qui se passe. On voudrait surtout savoir ce qui va se passer. Ce n'est pas facile. Bainville disait : on peut tout prévoir, sauf la date. Les experts n'ignoraient pas que le problème de l'énergie se poserait un jour. Qui aurait osé annoncer qu'il se poserait à l'automne 1973 ?
\*\*\*
Il s'est alors posé, puis il s'est apparemment transformé en un problème de prix. D'où le problème monétaire vite doublé d'un problème économique, en attendant (mais c'est déjà fait) le problème politique. Où en serons-nous dans un an, dans six mois ? Nous flottons...
On a d'abord essayé de comprendre par quel miracle le pétrole arabe, qui coulait chez nous si régulièrement depuis tant d'années, s'était subitement congelé, pour se dégeler ensuite, mais en s'offrant à des prix astronomiques. Si vous avez lu là-dessus une étude sérieuse, signalez-la moi. Car on n'achète pas le pétrole comme un litre de vin chez le bistrot. Qu'ils fussent propriété privée ou propriété publique, les puits de pétrole avaient des propriétaires, avec qui les acheteurs avaient des contrats. Compliquez la question autant que vous le voulez avec tous les éléments intermédiaires que vous voulez, il reste que les vendeurs ne débitaient pas leur marchandise au jour le jour ou à la petite semaine. Alors que s'est-il passé ?
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Ce qu'on voit bien, c'est que les Américains, les Russes et les Arabes ayant eu, à un moment donné et pour des raisons différentes, convergence rigoureuse de leurs intérêts, l'Europe a dû payer la note. L'Europe est aujourd'hui à l'Amérique et à la Russie ce qu'étaient les Balkans à la Russie et à l'Europe il y a cent ans. Ce qu'on aimerait savoir dans l'affaire du pétrole, c'est qui l'a déclenchée, à condition qu'elle ne se soit pas déclenchée toute seule. Mais la petite histoire ne satisferait ici que la curiosité, car la nécessité, en ce genre d'affaire, gouverne les puissants.
Nous sommes surtout sensibles à la victoire américaine parce que le dollar a repris son empire et fait sauter les monnaies européennes. Mais toute l'Europe du nord et de l'est devient plus étroitement dépendante de l'U.R.S.S. pour son énergie, -- donc son économie, donc sa politique. Le pacifique rouleau compresseur avance vers l'Atlantique avec une lenteur majestueuse, tandis que la télévision nous distrait.
Première conséquence, donc, la victoire américaine : le franc a décroché. Nécessité fait loi. Nous avons 30 milliards lourds à débourser en plus cette année pour acheter notre pétrole, si on nous le livre. Comme notre balance des comptes n'est que légèrement excédente, il nous faut, pour la garder en équilibre, augmenter d'autant nos exportations. Si au pétrole on ajoute le reste des importations et notamment les matières premières, on imagine l'effort à fournir et ce que va être la hausse des prix cette année. Finalement, il s'agit d'un rééquilibrage général des prix à partir des tarifs mondiaux des matières premières et sous la contrainte de la monnaie dominante, le dollar.
La première réaction de la France a été conforme à la ligne gaullienne et, en l'espèce, il faut bien le dire, à notre tradition nationale la plus certaine. Elle a agi seule, remettant à plus tard les soucis d'une monnaie stable et d'une Europe unie.
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Cet « à plus tard » est-il définitif ? Ce n'est pas certain, et à notre sens ce n'est pas souhaitable. Mais ne nous faisons pas d'illusions ; si la politique engagée se précise, nous allons vers le protectionnisme. C'est à ses échanges intérieurs et à une augmentation massive du prix de ses produits agricoles que l'hexagone devra demander son équilibre.
L'alternative fondamentale n'est d'ailleurs pas entre libéralisme et protectionnisme, dont les modèles anciens ne correspondent plus à la réalité moderne. Il ne peut s'agir, en ce domaine, que d'une tendance dans un sens ou dans l'autre. La véritable alternative est entre monnaie saine et monnaie malade.
Or une monnaie saine ne peut être qu'une monnaie « réelle », c'est-à-dire rattachée à l'or et éventuellement à quelque indice de matières premières. Cette thèse, malheureusement, compte fort peu de partisans. Elle est « dépassée », comme le « réalisme » dans tous les domaines -- sauf celui de la politique. Il faudra bien y revenir si l'on veut remettre de l'ordre sur la planète.
La hausse de l'or est, à cet égard, un signe favorable. On y a vu généralement une parade à l'inflation. Mais ce n'est vrai qu'à titre secondaire. La vérité, c'est que l'or a retrouvé son cours de matière première, rappelant du même coup ses titres monétaires. Si, après la guerre, les États-Unis n'avaient pas prétendu affirmer, contre l'or, la suprématie du dollar, nous n'aurions pas connu cet immense dérèglement des « termes de l'échange » entre les pays développés et le Tiers-Monde ; et les secousses, aux effets encore imprévisibles, de ces derniers mois, ne se seraient pas produites.
Si la France, en faisant cavalier seul depuis l'affaire pétrolière, a obéi à une constante de sa politique, il faut espérer qu'elle obéira à cette autre constante qu'est son goût de la monnaie réelle. Ce serait un beau service à rendre au monde et d'abord à l'Europe. Ainsi ne pourrait-elle être accusée d'égoïsme.
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Le brusque « *retour au réel *» dans le domaine économique nous invite à un retour au réel dans le domaine monétaire. Le dollar libre dans la bergerie des monnaies européennes n'est pas une solution viable. L'Europe y succomberait, mais au détriment de l'Amérique, car c'est l'U.R.S.S. qui profiterait de la situation.
L'occasion est donc propice pour la France de « prendre des initiatives ». Ainsi manifesterait-elle sa bonne volonté européenne.
Les difficultés techniques, pour grandes qu'elles soient, n'ont pas de quoi effrayer nos prestidigitateurs financiers. Ce sont les difficultés politiques qui constituent l'obstacle véritable. Internationales, d'abord, mais surtout nationales.
Refaire une monnaie saine, en effet, c'est arrêter l'inflation et le socialisme. Comment affronter ces deux monstres qui ont les faveurs de tous les pouvoirs installés ? L'Histoire nous enseigne que ce n'est guère qu'après une catastrophe qu'un nouveau gouvernement ou un nouveau régime peut restaurer les conditions d'une vie sociale normale. Il est à craindre que nous n'y échappions pas. Cependant le pire n'est pas toujours sûr et il n'est pas impossible que des incidents graves permettent à un gouvernement résolu d'agir dans le sens de l'intérêt public. Comme il aurait la complicité secrète de l'immense majorité de la population, ses chances de réussir seraient grandes. On l'a vu au moment où la crise du pétrole parut absolue : les esprits, frappés de stupeur, étaient prêts à tout accepter.
\*\*\*
Le plus grand risque, à cet égard, n'est peut-être pas du côté de l'opinion, mais du côté des technocrates de la finance et de l'économie. Toutes les images qui se profilent derrière les mots « stabilité », « épargne », « capitalisation », « biens durables », « famille », etc., sont repoussées avec horreur, comme autant de signes de la stagnation, du conservatisme, de la réaction, etc. ; tandis que le mouvement perpétuel du gaspillage, de l'éphémère, du provisoire, du cassable, de la répartition, avec ses supports de l'inflation et du socialisme, apparaît comme le progrès pur.
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C'est donc toute une rééducation à faire et les événements y seront probablement plus puissants que les doctrinaires. En attendant, nous ne pouvons guère escompter que l'augmentation des impôts, avec une redistribution accrue de la richesse au bénéfice des catégories sociales les plus défavorisées dans les zones protégées ou repérables, ce qui est bien, mais une aggravation de la pauvreté ou de la misère dans les zones plus vastes qui demeurent ignorées ou mal vues de l'opinion, ce qui est déplorable.
Le bon côté de la situation présente, c'est que les vrais problèmes commencent à se laisser entrevoir. Ce ne sont pas des problèmes financiers, ni même économiques ; ce sont des problèmes politiques, philosophiques et religieux. Les dangers qui nous menacent concernent la nature de l'homme et ses fins ultimes. Ils portent donc à y réfléchir.
Flottons, mais ne sombrons point.
Louis Salleron.
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## CHRONIQUES
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### Mon désir est-il de plaire aux hommes ?
*Gal., I, 10*
par Gustave Corçào
AVEC UN REGRETTABLE RETARD, voici mon témoignage sur la LETTRE A PAUL VI. Pour moi, la LETTRE où Madiran, malgré tous les obstacles ou préjugés, lance son cri d'alerte et de douleur, n'est que la pointe ou le sommet du gigantesque travail déjà accompli par lui-même et l'admirable groupe formé autour d'ITINÉRAIRES (sans parler de prêtres comme l'Abbé de Nantes. l'Abbé Coache, le Père Barbara et tant d'autres). J'arrive à la ferme conclusion qu'aucun catholique, vraiment catholique, éveillé, conscient du cours des choses, ne peut refuser à Madiran le droit de lancer par cette lettre le cri de douleur et de stupéfaction qui dans tant d'âmes s'étrangle en un sanglot étouffé.
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On pourrait analyser et discuter fastidieusement les termes les plus convenables, l'accent tonique des idées ou des images, l'enchaînement des arguments en vue d'une portée plus sûre ; on pourrait débattre autour de la date favorable, de la lunaison propice, remplacer les adjectifs ou les adverbes ; on pourrait même organiser un collège de laïcs électeurs pour la désignation du signataire le plus recommandé pour une telle missive. Moi, je pense que Madiran était amplement dispensé de se laisser écraser par ce surcroît de responsabilité, en raison de l'énorme travail déjà accompli pour la Messe, le Catéchisme, et la Sainte Écriture ; largement dispensé, il l'est surtout en raison du besoin que nous avons de lui et d'ITINÉRAIRES.
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On arrive même à penser que le désir d'épargner ITINÉRAIRES nous pousserait à déconseiller l'initiative de Madiran dans ce geste extrême qui pourrait se perdre dans le vide d'une impasse. En escrime, on ne tombe à fond que pour toucher.
Par contre, l'idée de ne rien dire pour défendre notre plus précieux trésor, pour défendre l'honneur des catholiques, et -- pourquoi pas ? -- l'honneur de la planète habitée, était impensable, intolérable. Je ne suis pas spécialement sensible à ce que penseront de moi les futuribles, mais quand même il me fait mal d'imaginer, dans un paysage lunaire des années 70 de notre siècle, un habitant du XXX^e^ siècle à la recherche d'une seule voix qui aurait dit ce qu'il fallait dire. Je tremble de penser à l'effroyable avenir que nous promet ce mouvement de dégradation eu progression géométrique, si l'amollissement gagne tous les catholiques de notre temps !
Tout compte fait, nous arrivons à dire ce qu'on a dit au Concile Vatican I (un) à propos du dogme de l'infaillibilité : « quod importune dicerunt opportune fecerunt ».
Donc, en dépit de tous les inconvénients, ou au contraire à cause d'eux, nous arrivons à la conclusion que Madiran était la personne évidemment indiquée pour écrire la *Lettre à Paul VI.* Aussitôt écrite, elle a été approuvée par quelques-unes des plus nobles figures du catholicisme belge et français. J'ai un réel plaisir a écrire ces noms : Henri Charlier, Marcel De Corte, Louis Salleron, Maurice de Charette, Élisabeth Gerstner, Thomas Molnar, Paul Bouscaren, Édith Delamare, Alexis Curvers, Luce Quenette, Henri Rambaud, Antoine Barrois... et à mon tour, au bas de cette liste, je signe avec joie mon nom, qui n'ajoute pas grand-chose au document, mais m'apporte, à moi, la paix d'un devoir rempli. Je demande à Marcel De Corte la permission d'user de sa formule : « *Il n'est pas une seule phrase, un seul mot de la* LETTRE A PAUL VI *que je ne contre-signerais. *»
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Et maintenant, après cette déclaration qui signifie une union globale d'idées et un partage de souffrances, nous pouvons nous entretenir de quelques réponses que je dois faire *contra murmurantes.*
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La première objection à notre combat, dressée par beaucoup de catholiques qui ne veulent pas voir le Cheval de Troie, ou l'autodémolition de l'Église, est celle de la contradiction qu'on nous attribue : si nous nous présentons comme soldats de la tradition et du principe d'ordre et d'autorité, nous ne devrions pas défendre ces valeurs en apostrophant celui qui représente le sommet de la hiérarchie et qui est le maillon vivant de la Tradition. Il est évident que la contradiction se retournera contre ceux qui, pour mieux défendre l'Église, posent le principe de l'absolue intangibilité du Pape, Lui qui a la suprême responsabilité de leur garde et qui, dans la plus grande partie des actes et allocutions desquels dépend le sort du catholicisme, n'engage que très rarement l'infaillibilité. Si le Pape incarne lui-même l'autorité suprême, Il est alors la seule personne capable de rétablir les valeurs suprêmes de l'Église, à qui donc nous adresserions-nous sinon à Lui, lorsque l'on voit l'Église chanceler ? A qui pourrions-nous recourir, sinon à Lui, lorsqu'on entend prêcher *un autre Évangile ?* Et pourquoi ne pas faire ce que l'Apôtre conseillait aux Galates : dire, fût-ce à un apôtre, fût-ce à un pape ou à un ange : anathème ! Le mot d'ordre de s'adresser aux évêques, d'obéir aux évêques est devenu impraticable depuis l'invention des conférences épiscopales qui sont des machines pour dissoudre l'autorité de droit divin des évêques et la remplacer par les décisions des experts. Ne pouvant pas obéir à une machine, il ne nous reste que le Pape. Je me rappelle avoir entendu Madiran dire en sourdine : « quand on pense que le Pape est l'homme le plus harcelé par la grâce de Dieu... » et j'ajouterai qu'il sera aussi le Monarque le plus harcelé par les cris de ses fils. Et quand on s'aperçoit que le Pape est entouré de murailles qui l'isolent, ou si l'on craint qu'il soit assoupi dans un sommeil profond, il est juste et raisonnable que ses fils les plus conscients crient plus fort leur *exurge !*
\*\*\*
Permettez-moi encore quelques réflexions sur le contenu d'une lettre imaginaire que j'écrirais si j'avais la voix de Madiran ou les charismes de Catherine de Sienne. Pour commencer je dirais que, au lieu de choisir les trois points : Messe, Catéchisme, Sainte Écriture, j'aurais préféré un seul cri, une seule supplique dirigée au Pape pour demander l'expulsion de l'*esprit* qui anime toutes ces réformes, qui anime toutes ces aberrations, ces démolitions dans l'Église. Et je crierais : « Rendez-nous le Catholicisme ! » Oui, c'est l'Église CATHOLIQUE, et parce que CATHOLIQUE, qui subit un processus d'autodémolition. C'est la catholicité maternelle et virginale de l'unique Église du Christ qui est attaquée, assiégée, envahie, en faveur d'un christianisme vague, aplati, desséché, exsangue.
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Aux *murmurantes* de l'Ordre des Chevaliers de Notre-Dame qui ont écrit une *Note doctrinale sur le Nouvel Ordo Missae* ([^2]) je dirai très amicalement deux mots sur ce qu'ils ont écrit à propos de l'argument que nous employons souvent pour renforcer l'évidence de l'appauvrissement spirituel (je suis doux dans mes termes) du Nouvel Ordo Missae : le fait d'avoir réjoui les protestants (qui maintenant jugent disparus les obstacles qui les empêchaient de participer à notre Messe) nous inclinerait à la méfiance, avant même l'étude des nouveaux rites. Pour nous, cette joyeuse déclaration des protestants prouve que le travail fait, en présence des spectateurs invités, a bien mérité leurs applaudissements. Peut-on m'accuser d'exagération si j'ajoute que ce n'est pas par hasard que le spectacle a plu à Taizé mais parce qu'il a été fait *dans l'intention de* PLAIRE ?
Nos frères de l'O.C.N.D. s'écrient : « Vais-je donc crier au scandale parce que mes frères commencent à se sentir attirés par la Maison du Père ? » Ils développent ensuite leur grande sympathie comme si les gens de Taizé nous avaient démontré avec une solaire évidence un désir ardent de s'approcher de l'Église CATHOLIQUE. Et nos frères O.C.N.D. de s'engager à fond en leur défense : « Vais-je les repousser parce que le désir leur vient de prier avec les mêmes paroles que moi ? Vais-je les traiter en ennemis parce qu'ils sont nés hors de l'Église, sans qu'il y ait faute de leur part ? Si leur cœur est gagné est-ce que la foi ne va pas suivre ? Si nos belles anaphores leur plaisent ou tout au moins ne les rebutent plus, la foi au sacrifice et à la Présence réelle ne va-t-elle pas s'insinuer... » Suspendons pour respirer un peu. Continuons : « ...ne va-t-elle pas s'insinuer peu à peu dans le cœur et triompher finalement des dernières erreurs, des derniers préjugés ? Quand Max Thurian parle des communautés non catholiques qui pourront PEUT-ÊTRE utiliser le nouvel Ordo, il pense à Taizé. Et il est bien trop honnête et beaucoup trop bon théologien pour ne pas savoir que le jour où sa Communauté sera mûre pour le nouvel Ordo, elle n'a plus qu'à chanter sa profession de foi catholique et à demander le sacerdoce du Christ aux mains de nos évêques. » Nos chers frères de l'O.C.N.D. sont, évidemment, enivrés d'œcuménisme.
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En attendant qu'ils se réveillent, raisonnons : il faut bien comprendre que la cinématique des personnes ou des groupes humains n'a pas la même relativité que celle des corps inertes. Dans le cas des corps inertes, lorsque, au gré de leur mouvement, la distance entre eux diminue, on peut dire indifféremment de chacun d'eux qu'il s'approche de l'autre. Mais dans le cas du mouvement des personnes, il faut savoir qui a eu l'initiative pour pouvoir dire qu'il s'est rapproché de l'autre. Ce petit soin de l'agencement des mots est spécialement recommandable quand on parle de choses très sérieuses, ce qui ne nous empêche pas d'apporter à ces considérations abstraites l'histoire du rêve de sainte Monique ([^3]) qui tombe à propos pour illustrer le cas des rapprochements humains bien polarisés. Dans ce songe, la pauvre mère éplorée par les désordres de son fils Augustin se tenait debout sur une planche de bois, et au devant d'elle venait un jeune homme d'une splendide beauté qui riait de sa tristesse et de sa désolation. Il lui demanda la raison de sa peine et de ses larmes quotidiennes, et sur sa réponse qu'elle pleurait la perte de son fils, l'ange lui ordonna de se rassurer et la pria de remarquer que, là où elle était, Augustin aussi se trouvait. Elle regarda et le vit auprès d'elle sur la même planche.
Quand elle lui raconta son rêve, le vif Augustin tenta de l'embarrasser en lui proposant de prendre le rêve par l'autre bout : elle, Monique, ne devait pas désespérer d'être un jour rapprochée de lui, là où il était. Mais aussitôt, sans hésiter, Monique corrigea : Non ! il ne m'a pas dit : « là où il est, tu seras toi aussi », mais « là où tu es, toi, il sera, lui aussi ». *Sed : ubi tu, ibi et ille.*
Or il paraît indiscutable que dans ces rencontres de protestants et catholiques on prétend nous convaincre que c'est Monique qui, par bonté maternelle, par compréhension, par tolérance ou par dialogue, devrait aller à la rencontre d'Augustin.
Oui, dans ce cas du Nouvel Ordo Missae il est évident que ce sont les catholiques qui ont cédé, qui ont déformé le Cœur de l'Église pour plaire aux protestants. L'aimable invitation adressée aux adeptes de Taizé montre bien que l'initiative est partie des catholiques. Le côté de chez Thurian n'eut que la peine du déplacement pour assister au spectacle agréable et gratuit qu'on leur dédiait. Ils restent ce qu'ils sont pour le risque de leur salut, et je ne vois aucune raison œcuménique pour se réjouir de leur dangereuse opiniâtreté à moins que la Foi qui croit à la Présence réelle du Christ dans le Sacrement de l'autel ne soit plus nécessaire désormais au salut.
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Nous nous trouvons là devant l'équivoque la plus hideuse de notre temps : celle qui confond la mollesse et la facile tolérance avec la vraie charité catholique. Je ne prétends pas faire une leçon de catéchisme à nos frères de l'O.C.N.D. mais je me trouve dans l'obligation de rappeler que la vraie charité nous oblige souvent -- au prix de quelles souffrances ! -- à la dureté et à la sévérité pour secouer les endormis. Au contraire, l'amabilité qui tranquillise les pécheurs dans leur vice est un péché contre la charité. Saint François de Sales, qui a répandu tant de miel dans ses images, disait de la charité qui châtie qu'elle est plus glorieuse que la charité caressante, parce que celle-ci est douce aussi pour qui l'applique. Et Marcel Proust, lui, qui n'était pas un saint, nous a laissé, quand même, l'admirable esquisse du « visage antipathique et sublime de la vraie bonté ».
Encore un mot sur le titre de « frères » libéralement distribué aujourd'hui par les catholiques aux hérétiques. Ce doux titre oblige infiniment, il ne doit être et ne peut être employé qu'en vue du Sang de notre rachat et non pas en raison des discours du genre O.N.U. Pour nous, CATHOLIQUES, c'est un titre surnaturel d'appartenance à l'unique Église du Christ, et non pas un titre naturel dû à n'importe qui en raison de notre égalité spécifique. Par une concession nourrie par l'espérance, depuis longtemps on dit des protestants inoffensifs et obscurs qu'ils sont des héritiers d'erreurs plutôt que des faiseurs d'hérésies ; on les appelait « nos frères séparés » ; mais il faut être dupe de nature pour ne pas comprendre qu'on ne peut pas avoir la même disposition envers ceux qui sont à la pointe d'une secte, comme chef de file et comme « bon théologien » qui sourit d'un plaisir triomphant quand il voit le nouvel Ordo Missae que le Consilium lui dédie. Le titre *exact* qu'on doit donner dans ce cas, comme l'observe si bien Madiran, est le titre d'*hérétique,* « sans aucune intention agressive, offensante ni même rhétorique ».
Revenons à l'enquête principale de cet article et demandons-nous : qu'est-ce donc qui pousse tout le monde à cet étrange amollissement ?
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Où chercher la cause principale, la force centrale qui produit la graduelle réduction de la Messe, qui encourage l'*Institutio Generalis* qui démocratise la Messe, qui conseille la dévolution des trophées de Lépante, qui inspire les discours à l'ONU où l'on dit que cette association est notre dernier espoir ? Je crois l'avoir trouvée, cette ficelle centrale, en re-relisant le chapitre I de l'Épître aux Galates. Plusieurs leçons débordent de ce texte majeur.
Voyons d'abord la première, où l'Apôtre nous enseigne une chose très importante pour les temps modernes. Il dit aux Galates, gens simples et pauvres, qu'il faut jeter l'anathème sur quiconque, apôtre, pape ou ange, oserait nous proposer un *autre* évangile ; donc saint Paul enseigne aussi que chaque homme possède une infaillibilité naturelle, qui vient des premiers principes par lesquels nous pouvons distinguer avec certitude entre *le même et l'autre.* Il faut bien comprendre que cette infaillibilité naturelle des premiers principes est infiniment loin du *libre examen* protestant, lequel implique un jugement et un raisonnement individuels sur les choses de la Foi, ce qui est le comble de l'orgueil et de la folie.
On voit dans cette leçon l'importance vitale de l'infaillibilité naturelle sans la conscience de laquelle personne ne pourrait maintenir, défendre et mourir pour sa Foi. On voit par ce texte que la LETTRE de Madiran, comme au IV^e^ siècle les cris du peuple de Dieu devant les évêques ariens, suit de près le même conseil paulin, à l'opposé du libre examen de Luther.
Voyons maintenant la deuxième leçon, celle qui nous dévoile *l'esprit* qui pousse les gens à l'inquiétude, au goût des changements, à la fièvre des réformes, aux prurit des nouveautés. Dans le même chapitre 1, saint Paul, après avoir expliqué ce qu'on doit dire aux défigurateurs de l'Évangile ou de la Messe, continue : « *En ce moment, est-ce la faveur des hommes ou elle de Dieu que je recherche ? Mon dessein est-il de complaire aux hommes ? Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais pas serviteur du Christ. *» Trois fois il nous dit le nom du Cheval de Troie ou de *l'esprit qui* paraît enivrer les catholiques modernes : LE DÉSIR DE PLAIRE AUX HOMMES superposé au désir de plaire à Dieu. Ou encore, à l'envers : LA PEUR DE DÉPLAIRE AU MONDE.
Revenons au Catéchisme de Trente : l'Église dénonce ces trois ennemis : le Démon, le Monde (ou anti-Église), la chair (ou amour-propre) ; nous arrivons presque à voir fonctionner les rouages de la mécanique de ce DÉSIR DE PLAIRE. Il consiste dans une double capitulation : celle envers soi-même (l'amour-propre), l'autre envers le « monde » ou Contre-Église : les deux commandées par des ficelles manipulées par le Démon qui s'y connaît bien !
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Il faut donc combattre avec la conscience claire de cette mécanique centrale de la subversion. Ici nous pourrions encore proposer une idée très utile au bon combat.
Prenons ce que Madiran. nous disait dans le numéro de décembre à propos du rire sinistre des personnages du Consilium et de l'évolution des réformes liturgiques. A la page 2, pour ce qui concerne le travail du *Consilium,* nous lisons : « Il avait accompli l'essentiel de la « réforme liturgique » ; principalement il l'avait mise en mouvement, il lui avait communiqué ce mouvement de chute libre, uniformément accéléré... » Je me demande si Madiran lui-même a bien mesuré la profondeur scientifique de ces deux lignes qu'un lecteur distrait prendra peut-être pour une simple métaphore. Les grandes intuitions parfois se traduisent par deux ou trois mots.
Je rappelle au lecteur des notions de physique élémentaire : quand une masse M est mue par une force F qui lui transmet une quantité de mouvement, et que cette force cesse, la masse, dans l'espace vide, continuera son mouvement uniforme, c'est-à-dire de vitesse constante ; mais si la masse M est mue par une force F constante et permanente (comme c'est le cas d'une masse placée dans un champ de gravitation), alors le mouvement est accéléré : sa vitesse s'accroît d'une valeur J à chaque unité de temps. C'est le cas des chutes libres. Transposons cette idée au niveau de la métaphysique. Dans notre cas, nous dirions : Si la cause d'un mouvement demeure constante, les effets suivront la loi du mouvement accéléré.
Madiran complète son examen de la mécanique du *Consilium* avec cette conclusion effrayante : « ...mouvement accéléré que plus rien n'arrêtera ». Oui, que rien n'arrêtera si nous admettons que rien ne peut réduire la cause, que personne ne peut même freiner cette monstrueuse FORCE qui pousse notre civilisation vers le néant, force qui en vérité est la faiblesse humaine, oui la faiblesse hideuse de ce « nouvel humanisme » du culte de l'homme, jusqu'au mépris de Dieu, devant lequel les lévites de l'Église modernisée se pâment heureux et hilares. Mais qui nous empêche de nous mobiliser sous le drapeau : PLAIRE A DIEU ? Mais qui donc nous empêchera de mettre notre confiance dans la force des prières, *opportune et importune ?*
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Ceux qui résistent sont beaucoup plus nombreux qu'on ne le pense.
Dans cette orgueilleuse oligarchie des vivants -- comme le disait Chesterton -- la plus grande partie est contre nous, contre la Messe, contre le Catéchisme, contre la Sainte Écriture, mais les morts travaillent pour nous, les saints sont de notre côté dans cette croisade pour libérer le Cœur de l'Église ; la Sainte Vierge, Mater afflictorum, ne veut que nous aider, -- mais dans ce jeu du salut il y a une condition, une règle : il faut demander, il faut saturer les heures du jour de prières incessantes, frappez, on vous ouvrira, priez sans cesse, importunez Dieu et Il vous entendra. C'est bien vrai qu'Il ne dissimule pas son courroux envers les abus de grâce de cette civilisation perverse, qui a eu à sa disposition l'abondance des biens de l'Église dans la plénitude de sa beauté. Et voilà ce qui dévoile un peu le sombre mystère de la permission de Dieu dont se gavent les nouveaux lévites qui ont ouvert les portes de l'Église au culte de l'Homme jusqu'au mépris de Dieu !
\*\*\*
Dieu est pour nous : Il veut qu'on nous rende la Messe, le Catéchisme, la Sainte Écriture. C'est d'ailleurs cette conviction, cette Foi qui anime tous les guerriers de cette croisade pour la libération du Cœur de l'Église. Oui, Dieu est pour nous, et Il n'attend que le contre-courant de l'histoire, le déluge de pénitences et l'ouragan de prières. Sans refuser aux combattants du bon combat la valeur de tous les travaux réalisés par les âmes courageuses, je crains que nous n'obtiendrons rien sans ce travail que tout le ciel attend du monde. De nous. A commencer par le monde de nous-mêmes, si nous parvenons à ébranler les colonnes de cette civilisation perverse et pourrie, si nous arrivons à contaminer les esprits de cette soif de PLAIRE A DIEU par-dessus tout -- alors, cher Madiran, votre triple demande sera exaucée ; les dons de Dieu jailliront, et les vivants verront encore une fois, dans cette douce terre du pain et du vin, le Cœur de l'Église re-devenu visible dans son antique et toujours nouvelle beauté.
Gustave Corçâo.
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### L'Université cinq ans après
par Thomas Molnar
SIX MOIS AVANT les événements de mai 1968, j'avais publié dans ITINÉRAIRES un article sur la crise de l'université. Je pense qu'il pourrait être utile de réexaminer la question, à la lumière de la demi-décennie écoulée depuis lors, et notamment de la crise généralisée dans tous les domaines de ce que nous appelons toujours « culture ». Il faut commencer cette analyse par les trois théories qui s'affrontent au sujet du présent et de l'avenir de l'université. Nous verrons ensuite laquelle des théories a le plus de chances de se révéler correcte, d'après l'évolution du phénomène « université ». Enfin, nous allons replacer ce phénomène dans un contexte plus large : l'influence de l'université sur le milieu social, ainsi que la réaction de ce milieu.
\*\*\*
Première théorie (que j'avais présentée au lecteur américain, puis en traduction aux lecteurs allemands et italiens dans un ouvrage en 1960, sur *l'Avenir de l'enseignement*)*,* théorie calquée -- nous étions en 1960 ! -- sur l'éducation américaine *seule,* mais depuis applicable dans tout l'Occident et ailleurs : l'enseignement supérieur, rabaissé de son état d'institution pour élites intellectuelles, s'est fait le desservant de toutes les activités sociales, économiques et politiques. C'est la fameuse « démocratisation », fruit aux États-Unis de l'idéologie démocratique avant même qu'on ne la mette en marche dans les pays européens. Or, l'immense nombre enrôlé comme « étudiants » nécessite un nombre proportionnellement aussi immense de « professeurs », l'une et l'autre catégorie se signalant par le mépris de l'érudition (*scholarship, Wissenschaft*) et, dans l'inévitable frustration et ennui qu'ils ressentaient *avant* l'année de la révolution (1968), se tournant vers des activités extra-universitaires.
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De cette manière, l'université devint ce que j'ai appelé en anglais une *service station,* remplissant la tâche d'encadrement deb jeunes jusqu'à ce qu'ils soient littéralement déversés sur le marché des affaires et de la grande bureaucratie. Leur « éducation » consistait, grosso modo, en un conditionnement routinier qui leur permît de trouver un job et de se comporter selon les exigences de la société de consommation. Rien de plus, sauf cas exceptionnels.
Survint 1968. L'université déjà habituée à ne plus être qu'une agence de la société comme une autre, pouvait faire rapidement peau neuve, c'est-à-dire changer ce rôle de serviteur de la Grande Bête contre celui du serviteur de la Révolution. Car c'était toujours servir la société ! Les pseudo-étudiants et les faux-professeurs virent dans ce léger changement d'orientation leur chance de se faire valoir, d'être les guides d'un monde meilleur. Chance inespérée, et pour la saisir il ne fallait pas même être marxiste, mais seulement avoir assimilé le cocktail idéologique des maîtres irresponsables. Que le lecteur français se rappelle les balivernes dont le régalaient en 1968 MM. Alain Touraine, Henri Lefebvre, Maurice Duverger sur les nouvelles élites révolutionnaires -- étudiants et assistants -- qui ne laisseront pas cette fois échapper l'avenir car, instruits et dotés de conscience de classe (laquelle ?), ces jeunes rebelles ne s'endormiront pas avant la victoire, tels leurs ancêtres, les prolétaires et les peuples néo-colonisés.
D'une certaine façon, les rebelles et leurs guides idéologiques avaient raison : les universités se font gigantesques, et ne remplissent plus en aucune manière le rôle ¢'enseigner à une élite l'art de diriger la société et l'État à partir de connaissances réelles fondées dans l'amour de la vérité. D'autre part, les universités restent indispensables en vue de bureaucratiser la vie et de mettre à la disposition de la société les robots diplômés qui font leur boulot pendant la journée et ingurgitent la propagande télévisée le soir. Comme les cartes d'identité se multiplient dans notre poche, permettant à nos guides suprêmes de nous numéroter et mettre en fiches, l'université y ajoute sa carte à elle, attestant que nous avons passé quatre ans dans ses salles de conférence. La première théorie conclut, par conséquent, que l'enseignement supérieur se joindra aux autres institutions de masse : syndicats, *media,* grandes entreprises, qui encadrent la société sans lui apporter cette ouverture nécessaire sur des tâches supérieures sans laquelle et l'individu et les masses tant soit peu structurées étouffent.
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Les universités doivent-elles survivre ? Certes, mais renouvelées à la source, intellectuellement et moralement réformées, sous des initiatives rivées et d'ailleurs de dimension modeste. Les universités énormes et officielles ? Les laisser se dégrader encore davantage jusqu'à ce qu'elles succombent au destin d'autres dinosaures.
La deuxième théorie est plus facile à exposer car tout le monde la connaît ; elle est celle des révolutionnaires eux-mêmes : les universités, tout comme les autres institutions depuis le Jardin du Paradis jusqu'à la Général Motors, ont été au service de l'exploitation et de la violence étatisée, commercialisée, bref, bourgeoise. Le peuple les prend en charge et les transforme en agences d'utilité publique car il s'agit d'un moyen de production et de démocratisation. Cela ne se fait guère du jour au lendemain : il faut d'abord paralyser l'université, exaspérer les parents (bourgeois) et provoquer l'État, en y introduisant la politique, c'est-à-dire les grèves, les débats populaires, la lutte des classes, le contrôle de l'enseignement et des enseignants. Entre-temps il faut se liguer avec les autres forces progressistes : les ouvriers agissant indépendamment des syndicats, les mouvements subversifs, le clergé en rupture de ban, bref, avec les agents de la transformation du monde. Étant donné qu'il y a une période de transition, tout comme dans le marxisme orthodoxe, il faut faire flèche de tout bois et se servir de l'université en l'occupant : ses structures existantes doivent être investies par les étudiants progressistes afin de muter la politique universitaire à l'égard de l'État, changer le contenu des cours ainsi que le personnel enseignant. C'est déjà une réalité en Chine où les professeurs encore « bourgeois » tremblent et devant les officiels du Parti et devant les étudiants, leurs maîtres.
Troisième théorie : c'est celle approuvée par la majorité des professeurs, qui voudraient que l'université continue sur sa voie traditionnelle mais réformée afin d'accommoder les exigences peut-être radicales mais somme toute bien motivées. Les tenants de cette théorie, les « modérés », ont leurs situations acquises : libéraux ou socialistes, mais à la façon d'un radicalisme capable de survivre à (presque) tous ales bouleversements, ils n'arrivent pas à concevoir qu'il vient un moment où leur faillite né peut plus être dissimulée. Je connais tel professeur américain, appelons-le M. H., âgé de 70 ans, disciple fervent de l'archi-progressiste John Dwey, marxiste dans les années 1930, anti-communiste depuis, athée militant, socialiste tempéré de libéralisme, démocrate comme pas un. Je fais le portrait de H. mais 80 % des profs pourraient s'y reconnaître : convaincu qu'avant 1968 la « liberté académique » a été strictement observée (en effet, mais c'était leur liberté :
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franc-maçonne, athée, matérialiste, réductionniste, professant des « valeurs », instruments subtils pour combattre la « vérité »), mais que les enseignants étaient trop enfoncés dans leurs recherches pour pouvoir s'occuper des étudiants. Et de toute façon, la démocratie ne doit pas avoir de limites, les étudiants eux aussi ont droit de regard, ce qui peut se réaliser par le truchement des anciens comités dont les étudiants choisis par leurs pairs deviendront membres. L'université continuera donc, mais plus démocratique, ayant à sa disposition plus d'argent et plus de ressources. Tous les Messieurs H. rejoindront leur poste, les étudiants reprendront leurs livres et on continuera à déverser dans la société des robots aux cheveux longs au lieu de robots ayant les cheveux en brosse.
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Telles sont les théories. Que se passe-t-il en vérité ? Laquelle des théories, lequel des programmes, semble prévaloir dans la pratique ? La question principale est de savoir si les théories 1 et 2 ont raison, si l'université est dès à présent une institution révolutionnaire, ou bien si les faits justifient l'optimisme des tenants de la théorie qui dit : les universités sont rentrées dans l'ordre, un peu allégées des programmes trop « stricts », et fonctionnent désormais à la satisfaction de tout le monde. Il est vrai que la théorie 3 pèche par manque de prévoyance : s'il est vrai que la révolution de 1968 fut déclenchée sans raison apparente (c'est l'explication de MM. H.), qu'est-ce qui va empêcher que d'autres révolutions n'éclatent tous les dix ans ? S'il suffit de démocratiser l'université, n'y aura-t-il pas, bientôt, un besoin nouveau de démocratiser davantage ? Ou bien les structures mises en place après 1968 sont-elles si souples que le passage à toujours plus de démocratie sera automatiquement assure ? Et puis : le problème est-il uniquement la démocratisation ou son absence ?
Jetons un regard sur les universités telles qu'elles sont depuis cinq ans. Certes, la majorité des étudiants a repris ses livres ; mais il ne vient à l'esprit de personne de constater que cette majorité -- silencieuse et passive -- n'avait jamais voulu déposer les livres de ses mains, qu'elle y avait été forcée par une minorité agressive et par des professeurs lâches. Fonder son optimisme sur cette majorité fluctuante et sans résistance, qui ne « participe » pas et reste indifférente aux luttes idéologiques, c'est bâtir sur plus mouvant que sable.
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D'autre part, s'imaginer que la minorité agissante a, elle aussi, déposé les armes, est une naïveté que seules les « situations acquises » se permettent. L'université est restée le lieu de rassemblement des masses véritables de la société de consommation, masses dans le sens d'un potentiel révolutionnaire, inflammable, telle que le fut récemment encore la classe ouvrière. Seulement la société démocratique ne cesse de fabriquer des « masses », car son idéologie innovatrice fait de plus en plus de promesses qu'elle ne peut tenir. Dans ces sociétés tout le monde est toujours mécontent, et lorsque le sort réunit une quantité de mécontents et en fait une « classe » selon la terminologie marxiste, il est inévitable que des agitateurs surgissent, prônant la « conscience de classe », « l'intérêt de classe », etc. Or, qui dit classe fait un découpage dans la société ; aussi artificiel que soit ce découpage, il inspire une prise de position hostile à l'égard des « autres », le reste de la société. De là vient tout le potentiel de violence révolutionnaire.
Mais, dit-on, il n'y a plus de violence dans les universités, ou bien très peu. En effet, les bombes n'explosent plus, les profs ne sont pas menacés de défenestration, leurs dossiers de recherche ne flambent plus, la police n'est pas contrainte à investir les campus. C'est que la révolution de 1968 digère sa victoire. J'ai parlé ailleurs d'une révolution qui « n'aboutit pas », révolution nouveau modèle, mais plus dangereuse car au lieu d'une saignée qui ne détruit pas, au moins, les réactions et rapports humains, elle fait vivre les hommes dans l'insécurité, sape la morale, conditionne tout le monde à accepter la dégradation sans fin de ce qu'il estime, respecte, vénère. La violence et la terreur ont assumé, elles aussi, des aspects neufs. Voyons lesquels :
D'abord l'infiltration d'éléments idéologiquement non-universitaires, anti-universitaires dans les structures de l'enseignement supérieur. Promus par 1968, ils siègent dans les conseils d'étudiants, de professeurs, menacent et font du chantage, exercent une pression toujours plus forte sur la matière à inclure dans les programmes et sur la façon d'enseigner cette matière. Ils influent sur le choix de certains professeurs et sur le renvoi d'autres. Cela ne se fait pas dans tous les cas par une agression caractérisée : dans des dizaines de cas j'ai pu constater que l'administration universitaire (en Allemagne, aux États-Unis) va au-devant de leurs exigences, et même lorsqu'il n'y a pas d'exigence crée un climat qui la provoquera à coup sûr. L'introduction. aux États-Unis, de formulaires que remplissent les étudiants et qui « notent » les professeurs (leur capacité, leur degré de « difficulté », même leur courtoisie à l'égard des jeunes, leur affabilité, etc.) n'est pas une demandé de la part des étudiants, c'est une obligation imposée d' « en haut » à laquelle les moutons que sont les profs se soumettent comme dans le meilleur régime totalitaire.
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Il ne faut jamais oublier que la démocratie elle-même, sans l'apport de Marx ou des anarchistes, est déjà un régime révolutionnaire qui sape ses propres fondements et instruments. Il ne faut pas s'étonner que le révolutionnaire numéro un dans l'État démocratique soit l'État, dans la famille démocratique le père, dans la salle de classe démocratique l'enseignant, à l'université l'administration, et ainsi de suite.
Il est, par conséquent, naïf de clamer que la révolution a baissé le ton à l'université depuis 1968 : elle a tout simplement facilité la tâche de révolutionner la société. L'État peut à présent déclarer que pour le maintien de l'ordre (universitaire) il va décréter telle mesure, telle loi. Pour me référer une fois de plus aux États-Unis, où, selon les benêts de conservateurs européens, l'ordre règne partout (en vérité, si la « troisième théorie », celle des « modérés », fait rage en Europe, c'est qu'on imite, là encore, ce qui se clame en Amérique à ce sujet), le gouvernement fédéral et municipal a non seulement décrété l'inscription de n'importe qui, donc totalement analphabète ou voyou ou imbécile, sur les rôles universitaires, il poursuit maintenant celles des universités privées où le pourcentage des membres de la faculté (noirs, minorités locales, femmes, etc.) n'est pas conforme à la proportion nationale ou locale de ces mêmes « minorités ». Bref, les contrôleurs de Washington ont maintenant le droit de faire des descentes dans n'importe quelle université, d'y vérifier la proportion des noirs, etc., d'ordonner qu'on en engage un nombre suffisant et de choisir, entre un blanc et un noir à qualification égale, le noir (ou la femme de préférence à l'homme, etc.). La qualité, la compétence ne comptent plus, et pourquoi compteraient-elles avec une politique de « open admission » des soi-disant étudiants, qui ne sont là que parce que c'est gratuit et que c'est un lieu d'amusement comme un autre. En Allemagne où l'on a l'habitude de plus de sérieux -- et où il n'y a pas de noirs ou de « minorités », -- les étudiants exigent la nomination d'agitateurs marxistes comme professeurs, les recteurs, tel celui de Heidelberg, prenant l'initiative des mesures subversives, prenant aussi la tête des manifestations de rue.
L'aggiornamento universitaire a eu un effet déplorable sur la qualité des programmes. Encore une fois, ce n'est pas une « exigence » des révolutionnaires de 1968, tout comme l'enterrement du latin liturgique, de la messe traditionnelle, du catéchisme, etc., n'a pas été, à proprement parler, l'initiative de prêtres et de fidèles rebelles.
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Les mots d'ordre viennent de partout et de nulle part, mais ils sont articulés, mis dans les moules bureaucratiques et imposés par l'autorité, par les dirigeants -- que ce soit à l'université ou dans l'Église. Disons que ces dirigeants se soumettent d'abord, puis dépassent en zèle les révolutionnaires. Disons aussi que lorsqu'il y a carence d'autorité, les éléments qui s'étaient tenus jusque là dans l'égout en sortent et, comme nous parlons de l'enseignement, imposent leurs notions saugrenues. Ces notions sont discutées avec sérieux, ensuite avalisées, car le climat révolutionnaire est un climat d'abaissement moral : ceux qui y jouent des rôles de « négociateurs » trouvent un plaisir pervers à tout rabaisser car cela les disculpe, ou du moins allège leur propre fardeau.
Un maître de conférence (haïtien) de Vincennes, homme intégré, m'a raconté que dans son département (que je ne nommerai pas) deux enseignants seulement tiennent tête à la subversion estudiantine, lui qu'on n'ose pas agresser car il est noir et bâti comme un ours, et un autre, blanc celui-là. Les autres misérables enseignent ce que les étudiants leur dictent et, bien entendu, laissent passer tout le monde aux examens. Je parle de 1973, non pas de 1969. Même chose à Munich où dans les classes (séminaires) de cinquante étudiants (science politique, philosophie, sociologie) trois tiennent tête au professeur et à leurs condisciples, et cela vers la fin du semestre seulement, après que leurs travaux aient été satisfaisants pour que le prof ne puisse plus revenir sur sa note favorable. Dans la quiète Angleterre, un certain nombre d'universités (de Manchester, de Londres) subissent le despotisme des étudiants et jeunes professeurs qui interdisent les cours et conférences de « racistes », de « fascistes » et d'autres savants non-révolutionnaires. Dernièrement le professeur Eysenck, psychologue d'origine allemande, a été roué de coups, le nez brisé, et expulsé d'une université du nord de l'Angleterre. Un peu auparavant, le professeur Richard Lowenthal, israélite marxologue, s'est vu traiter de nazi à l'Université de Berlin. Il a cru bon de changer de climat et enseigne à présent en Angleterre.
Aux États-Unis, les choses se passent plus « scientifiquement ». La révolution ici a débuté en 1964, à Berkeley. Disons une fois de plus que 1968 ne fut pas déclenché par le marxisme et par Moscou, mais par la démocratie et par l'Amérique. (Relire, toujours relire, la Démocratie en Amérique, de Tocqueville) Ce n'est donc pas sous la pression directe de 1968 que le programme d'études a changé, bien que les exemples du contraire abondent, mais à la suite des travaux de cent mille comités qui délibèrent et établissent qu'en effet, un programme mieux adapté aux besoins des étudiants est à formuler.
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Et on le formule : le latin, même là où il survivait encore, souvent clandestinement, a disparu ; les cours d'histoire sont remplacés de plus en plus par des « affaires courantes » (manuel : le *New York Times*) ; la science politique par le *business administration ;* les langues modernes par rien ; et dernièrement même l'anglais par une sorte de mélange indescriptible où la « discussion » des romans pornographiques et de « Dracula » remplace Shakespeare.
Finalement, oui, les « modérés » sont revenus après la grande peur de 1968. Mais n'est-ce pas eux qui avaient tout commencé, pour qui la société n'a jamais été assez démocratique, l'université assez « autogestionnée », la religion et la morale assez persécutées, l'âme humaine suffisamment réduite et « explicable » en termes de psychologie du rat dans son labyrinthe ? Où est la garantie que ces modérés ont fini par comprendre ? A mon avis, il est certain qu'ils ont tout oublié et rien appris. D'abord, à présent que la frousse est derrière eux, leur diagnostic des événements de 1968 consiste à dénoncer comme grand coupable les « vieilles structures » qui les avaient poussés à chercher un rôle d'élite à l'intérieur de l'université, à se construire des tours d'ivoire loin des étudiants. Ils sont prêts à faire leur autocritique, à entrer en copinage avec les étudiants, bref, à se démocratiser. Le résultat est le conditionnement encore plus intense de ceux-ci car l'idéologie du professeur n'était jusqu'ici évidente que dans les cours ; désormais, on recueille ses confidences tout aussi idéologiques de bouche à oreille. Des générations nouvelles de jeunes seront plus complètement idéologisées -- par les professeurs de « l'ordre », ceux qui ont été « indignés » par le comportement si peu académique des étudiants, mais qui ne se rendront jamais compte que leur comportement à eux, celui de Monsieur H. et de ses compères, n'a jamais été « académique » non plus. (L'ironie veut que Monsieur H., le vrai, celui dont je généralise le portrait et qui avait marxisé deux générations en son temps, soit celui que le président Nixon a cité en exemple aux intellectuels du pays. Il a même été ressenti pour un poste vaguement gouvernemental d'où il aurait dirigé la rentrée « dans l'ordre »).
\*\*\*
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Il faut retenir une chose lorsqu'on discute de l'influence de l'université sur la société : dans ce vingtième siècle finissant, dans ce Bas-Empire agonisant, il n'y a plus d'institutions, c'est-à-dire de fonctions aux contours nets et assumant l'autorité à l'intérieur d'un certain périmètre -- il y a l'État qui ignore son rôle et met la main sur tout, puis il y a l'anticipation vers une « société idéale », que toutes les institutions : Église, École, Parti, Parlement, Syndicat, Média, cherchent à deviner, à construire à qui mieux mieux, en se faisant la concurrence la plus abjecte. Situer l'université dans ce mélange est chose difficile si nous nous en tenons à la première théorie (voir au début de cet article), selon laquelle avant même 1968 elle était un champ trop vaste et encombrant, une espèce de société en plus petit. La caractéristique qui s'est accentuée depuis 1969 est pourtant le rôle de l'université en tant que quatrième moyen de communication, après la presse, la radio et la télévision, et peut-être plus *amplifiant* que les autres. Son « public » est la société entière car chaque famille (je parle surtout des U.S.A., mais l'Europe ne pourra trop tarder) a au moins un ou deux enfants à « l'université » et ces enfants amplifient le message dans le milieu familial, tout comme le font le journal et la télé. Le contenu de ce message ne se distingue guère du contenu des média, il est compressé donc falsifié, idéologique, véhément, anticipatoire d'un « monde meilleur ». Davantage que les media, l'université est suggestive et fascinante car elle imprime son message sur des cerveaux peu préparés mais déjà arrogants car accoutumés à des messages brefs, superficiels, hypnotiques, qui réduisent le monde chaque matin et chaque soir à des formules simples, totalisantes. Lorsque les pédagogues progressistes argumentent qu'on peut à présent alléger les programmes scolaires et académiques des matières lourdes à digérer car les étudiants obtiennent les informations sérieuses devant l'écran et autres moyens audio-visuels, ils perpètrent la plus grande falsification car précisément dans un monde où tout est audiovisualisé et réduit en formules stupides le besoin est plus grand encore de donner aux esprits jeunes une nourriture intellectuelle doublement solide.
L'influence de l'université se fait néfaste, et cette influence se conjugue avec d'autres influences venues d'autres ex-institutions. Il y aurait des volumes d'histoires à raconter sur ce qui se passe dans les universités, histoires recueillies de la bouche des étudiants. Ce qui en ressort avec le plus d'évidence c'est que les jeunes gens dont l'esprit est encore ordonné et qui cherchent justement l'ordre à l'extérieur, dans le monde extra-mental, ces jeunes gens, dis-je, mènent dans les dédales des programmes abracadabrants une existence intellectuelle clandestine : ils sont conscients qu'à chaque pas on met des entraves sur leur chemin, entraves idéologiques, stultifiantes, entraves faites de platitudes et de sornettes, sans parler de la philosophie qu'on leur impose et des gouffres d'ignorance où on les laisse patauger comme à dessein.
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Alors ils se mettent à chercher seuls, débouchent ou ne débouchent pas sur le chemin droit, rencontrent ou ne rencontrent pas celui qui saura les guider. Le pire est de savoir que la masse de leurs collègues se noie chaque jour davantage dans l'erreur et dans le vice intellectuel, spirituel, mais que cette masse est trop molle pour réagir. Et il s'agit non seulement des étudiants, mais des professeurs aussi qui cherchent la popularité, la mode, les manières d'être « jeune ».
Les similitudes avec l'Église de Paul VI sont hallucinantes : on retrouve les mêmes arguments de part et d'autre, sauf qu'il y a toujours davantage d'étudiants et d'enseignants, et chaque jour moins de prêtres. Mais la qualité baisse uniformément. Pourquoi ? Parce que l'idéologie qui domine Église et Université massifie les esprits et flatte les passions. L'Université s'adresse aux étudiants et tient ce langage : « Je vous fais entrer dans mon sanctuaire, mais afin de vous faire place, afin de vous épargner certain malaise, je vais évacuer de ce sanctuaire tout ce qui le distingue d'autres lieux. Vous vous trouverez donc à l'aise, car vous obtiendrez, à la fin, les mêmes diplômes que ceux qui avaient auparavant desservi mon sanctuaire. » En langage plus concret : on rabaisse le niveau des études sous prétexte que tous doivent être instruits. Puis on s'étonne que personne n'en sorte instruit, alors on baisse le niveau d'un cran de plus. Le résultat est pire encore. Démocratisons donc davantage : résultat catastrophique, car les masses restent stupides mais deviennent arrogantes par-dessus le marché, les élites s'avilissent et cessent d'être des élites. Sur ce, la révolution (1968) éclate. Mais les Diafoirus continuent à recommander la seule cure qu'ils connaissent : démocratisation à outrance, donc saignée de l'université jusqu'à ce qu'elle en meure. On ravive le cadavre. C'est l'université post-1968.
L'Église, elle aussi, s'adresse aux fidèles : la religion vous a été trop lourde, dit-elle, on va vous la rendre plus facile, plus amusante, plus moderne, plus relevante. On rendra nos sanctuaires plus accueillants, plus semblables à vos lieux de travail, à vos maisons de culture. On va créer ensemble un monde monocolore afin que les daltoniens et les aveugles ne s'offusquent pas de toutes ces couleurs. Et on réduira le Saint-Esprit à sa plus simple expression, Il parlera sur le ton d'un bureaucrate onusien. Là-dessus les églises se vident, les vocations s'évaporent, le clergé se démoralise, les ordres religieux se décomposent.
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C'est, disent les Diafoirus se faisant Tartuffe, que la religion est encore trop lourde à porter, la morale est trop, restrictive, la liturgie trop étrangers à la culture populaire : éliminons ce qui reste d' « élitiste » (comme le latin), rendons la vie des prêtres semblable à celle des laïcs, laissons les fidèles se conduire à l'église comme ils se conduisent chez eux ou au bistro. Résultat : révolution dans l'Église ; révolution sur un seul point dissemblable à celle qui a eu lieu dans l'université : il y eut éclatement à l'université car la société de consommation est ainsi faite que tout le monde, nolens volens, doit passer quelques années à l'université et obtenir sa carte de présence. Alors la masse, dans son désespoir, fait éclater les murs. Mais la société sécularisée est ainsi faite que personne n'a besoin de religion, les clercs moins que les autres car ils ont leur idéologie. Les murs de l'Église n'éclatent donc pas, on les quitte sans même claquer la porte : on se marie, on conteste un brin, pour la forme, on écrit un livre sur l'abomination qui règne à l'intérieur. Et puis fini. La révolution dans l'église n'aboutit pas non plus...
Le rapprochement entre l'Université et l'Église nous fait voir la méthode qu'utilise la démocratie pour décomposer les structures dans lesquelles elle s'infiltre : élimination des exigences (dans les études, dans la foi) qui élèvent l'homme au-dessus de lui-même ; constatation de ce que les choses se gâtent alors, mais que la cure doit consister en des doses accrues du même médicament : lente décomposition des structures qui appuyaient la foi (ou les études) ; constatation que les structures se sont effondrées, preuve de ce que ni les fidèles, ni les étudiants ne veulent plus faire des efforts. Fin de l'Église, rideau sur la civilisation.
Heureusement, on n'en arrive jamais là, car il y a Dieu et sa providence. A l'insu des Diafoirus et des Tartuffe, une minorité sauve toujours les situations, in extremis. Mais il ne faut pas spéculer sur le « quand » ni sur le « comment ».
Thomas Molnar.
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### Révolution et contre-révolution
*Réflexions sur quelques livres anciens et modernes*
par Jacques Vier
LA FORTE ARMATURE des institutions monarchiques n'excluait pas le risque du mauvais roi. Mais, jusque dans les pires tempêtes, la couronne de France avait résisté. Elle devait triompher d'une guerre interminable et de toutes les formes possibles de révolutions seigneuriale, paysanne, communale, cathare, huguenote. A l'aube du XVII^e^ siècle qui devait dater son apogée, on la vit même étouffer une Fronde en qui déjà coexistent quelques traits du cataclysme de 1789, à savoir la collusion des nobles, des parlementaires et de la populace, l'insurrection contre la branche aînée. La manière forte de Richelieu, les souples esquives de Mazarin devaient contenir, avec une égale efficacité, les campagnes d'opinions dont les héritiers de Coligny ou ceux de la Ligue pouvaient être les agents. Les libertins ne grandiront qu'à la fin du siècle pour donner le jour aux philosophes.
Toutefois, l'aventure spirituelle et politique du jansénisme permet de voir la monarchie, éclairée à temps sur les dangers d'une secte, la dépister, la traquer, la détruire. Au moins en apparence, car le jansénisme laïcisé trouva dans les Parlements de bons foyers de résistance et de solides places de sûreté. On disputera toujours sur la maladresse ou l'efficacité de la révocation de l'Édit de Nantes. Louis XIV ne pouvait guère prévoir que la vengeance des religionnaires contribuerait à aiguiser l'esprit philosophique et à féconder les sociétés de pensée.
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Une chose semble sûre, c'est que l'Église de France, anémiée par les infiltrations jansénistes et gallicanes, aurait trop à se garder de la contagion des « lumières » pour être en état d'insuffler à la monarchie très chrétienne l'esprit de croisade quand le moment viendrait de faire face à un nouvel Islâm. Car c'est cela la Révolution, d'abord manifestée par un incroyable réveil du fanatisme et une non moins incroyable volonté de destruction. Il faut faire, surtout dans les derniers temps de l'Ancien Régime, très attention aux mots. Jusqu'au XVI^e^ siècle, la théorie politique qui, bien entendu, n'ignorait pas le terme, réduisait le sens du mot *révolution* à celui d'un renversement de situation le plus souvent générateur de catastrophes. A partir de Spinoza ([^4]) le mot se gonfle de la frénésie du changement. A quoi confine la rage mêlée d'allégresse avec laquelle Voltaire introduit au bonheur du genre humain par la destruction de la Croix ([^5]) et confère au sacrilège une signification délibérément réformiste. Si le renouvellement tant prêché du déicide ruisselle d'enthousiasme, comment s'étonner que la pluie de sang, qui baigne les discours de Marat ou de Saint-Just, rafraîchisse la dure escalade des pionniers du Paradis retrouvé ? Même si l'on est fondé à reprocher à l'Abbé Barruel des confusions, des erreurs et des contresens, même si ses fameux *Mémoires pour servir à l'étude du jacobinisme* ([^6]) ont subi de la part de Joseph de Maistre quelques dures critiques ([^7]), du reste assez vite rectifiées, certaines de ses conclusions subsistent inentamées et fort proches de celles des *Considérations sur la France* ([^8])*.* Encyclopédistes, francs-maçons, illuminés, ou simples académiciens de province, qui fraternisent dans les sociétés de pensée, sont devenus les dépositaires d'une mission et entendent concourir à l'établissement d'un monde nouveau. Certes, Barruel est surtout sensible au pacte du sang qui unit les plus hauts responsables, de Maistre à la vocation satanique des trois Assemblées, téléguidées par Dieu sans le savoir et surtout sans que leur maître apparent le sache lui-même, Augustin Cochin à la rupture totale des ponts entre le réel et l'utopie ([^9]).
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Tous s'accordent pour analyser la Révolution à la seule lumière qui lui convienne, celle d'une contre révélation, laquelle impose comme rançon des nouvelles Béatitudes, l'intégrale destruction du trône et de l'autel, immédiatement suivie du règne sans entraves de la liberté et de l'égalité. A travers un événement d'une telle taille, de Maistre échiffre l'action divine, comme si tant de flots de sang nécessaires à l'édification du bonheur prédit par *l'Encyclopédie* laissaient par intervalles entrevoir le réglage des ressorts providentiels. L'agnostique Taine ne remontera pas jusqu'à cette Cause ([^10]), et se contentera de dévoiler, dans l'épouvante même de ses découvertes, qu'il lui sera difficile de contenir, une orchestration de la table rase et un festival de la barbarie que couronne l'insanité. Vient un moment où la Révolution française ne peut plus être seulement expliquée par les faiblesses et les tares de l'Ancien Régime. Lequel fournit bien les bois et même le couteau de la guillotine, le mode, peut-être, mais non certes la cadence de l'emploi. L'automatisme, qui fit de grands progrès au XVIII^e^ siècle, n'envisageait pas le dépeçage méthodique du genre humain, le Paradis fût-il au bout. Vaucanson et sans doute aussi le Docteur Guillotin pouvaient être des hommes tendres. Et d'où le public qui prenait la Bastille, égorgeait les prisonniers, envahissait les Assemblées acquérait-il cette constance à se repaître de massacres ? Car Taine, comme Mortimer-Ternaux ([^11]), aperçoit les aspects sacrificiels de la Terreur, mais seul, de Maistre y a vu une application de la Réversibilité.
Il y a un vertige de la Révolution, un bouillonnement dans ce maelström qui fait comprendre qu'on ait pu parler d'accélération de l'Histoire, et qui explique, en tout cas, que Karl Marx et Lénine puissent en sortir tout armés. Le premier reprit à son compte et conjugua le messianisme de l'*Encyclopédie* et celui du *Contrat social,* le second confisqua la puissance d'action des meneurs de 93 et y ajouta le génie des réalisations à longue portée ; Staline intervint à son tour, moins comme un Bonaparte aux victoires éphémères qu'à la façon d'un Charlemagne créateur d'empire ([^12]).
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Depuis cinquante-six ans, la Russie déroule le panorama des fins révolutionnaires en voie d'accomplissement tandis que le monde se demande si après les soubresauts de 1830, de 1848 et de la Commune, la Révolution n'a pas définitivement découvert son rythme, son souffle, son pas et surtout sa durée. Tout aussi antichrétienne et athée que l'orthodoxie jacobine, -- il ne faut pas oublier que l'une des principales causes de la chute de Robespierre fut non pas l'exercice de la Terreur, mais la solennité de l'Être Suprême, -- l'orthodoxie marxiste a réparé l'échec de la première république, laquelle avait tenté l'instauration du communisme. Blanc de Saint-Bonnet savait que le grand terrain d'affrontement serait la propriété, que les chrétiens devaient gagner la bataille de la Foi, puis celle du Roi et enfin que la dernière victoire à remporter, la plus difficile, relèverait de l'ordre économique ([^13]). Or, si le Moyen Age avait connu son ordre social chrétien, si une sorte d'ascension bourgeoise naturellement plus rapide dans les villes que dans les campagnes contribuait, sous l'Ancien Régime, à maintenir le respect des traditions, la Révolution s'était révélée d'une telle stérilité économique et sociale ([^14]), ayant du reste accumulé plus de victimes à l'intérieur du Tiers-état que dans les rangs du Clergé et de la Noblesse, qu'elle ne cessait de susciter dans son propre sein des revendications collectivistes. Auxquelles la dictature du moment ne savait répondre que par une répression sanglante. Si Blanc de Saint-Bonnet croyait que les chrétiens du XIX^e^ siècle gagneraient la bataille de l'ordre social, celui-ci demeura enseveli dans les Encycliques pontificales. Il ne fallait pas trop compter sur l'État capitaliste, -- étant bien entendu que l'expression a pris le sens de tout régime non communiste, -- pour l'en faire sortir. Blanc de Saint-Bonnet pouvait s'illusionner sur l'aptitude des chrétiens à triompher sur le terrain de l'économie. En circonscrivant ce champ clos comme devant être celui de l'affrontement moderne des deux étendards, il prédisait que le marxisme saurait profondément dissimuler, sous l'appellation la plus propre à en imposer aux masses, son véritable caractère d'apocalypse et d'eschatologie ([^15]).
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Tous les détonateurs de la Terreur, vrai messianisme inversé, l'indivisibilité de la République, l'unification des esprits, l'universalité de la guerre, l'épuration permanente, le marxisme les a pris à son compte en y ajoutant une capa-cité supplémentaire de destruction que le progrès fournit. Quand il enseigne que la bourgeoisie capitaliste incarne le Mal, il appelle à la croisade selon une tactique héritée de ces illuminés ou de ces sociétés de pensée que Barruel exècre. Bien fou qui s'imaginerait que le rempart est solide. L'admirable combat de Léon de Porcins nous a depuis longtemps appris que la Franc-Maçonnerie ne saurait être absente des différentes formes de subversion qui jalonnent l'histoire moderne et contemporaine ([^16]). Elle est partie prenante dans le bolchevisme, elle est partie prenante dans l'activité plus ou moins secrète des synarques ([^17]), et tout cela dans la mesure où elle-même inspire, nourrit, vivifie la doctrine du gouvernement mondial ([^18]). Or c'est ici que l'on voit varier les données du problème.
Il y a longtemps déjà que les rois, les vrais, ont disparu de la scène du monde, mais la Révolution s'enfanterait des ennemis pour mieux assurer sa pérennité. Il en est un qui pendant des siècles ne s'est jamais relâché de sa vigilante hostilité ; le maintien et le développement de l'Église catholique peut justifier, en effet, de la part de la Révolution une mobilisation permanente. La question -- troublante -- est de savoir quelle Église les forces occultes ou déclarées de la subversion trouvent aujourd'hui devant elles. En vertu d'une concertation fort bien conduite, certains loups se sont faits bergers et aspirent à assurer la garde du troupeau. Si l'on voulait savoir comment une théologie postconciliaire révise les rapports que, de Pie VI à Pie XII, l'Église entretint avec la Révolution, il suffirait de lire le livre inepte du P. Comblin ([^19]). Mais il importe, avant de feuilleter ces tristes pages, de revenir aux foyers jacobins d'où partit, en 1790, la Constitution civile du clergé.
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J'ai tâché de montrer ailleurs que l'Église de France, dans son ensemble, n'avait pas été éblouie par la philosophie des lumières, et que sa fermeté doctrinale et liturgique avait permis l'admirable levée des prêtres réfractaires ([^20]). Toutefois les assermentés furent assez nombreux et la facilité, dans certains cas l'obligation, du mariage, apparaissent à l'origine de maintes apostasies. La rébellion du Tiers-État est en partie d'origine sacerdotale, et ne manquent pas les documents où l'on voit des prêtres partager et prêcher devant les Assemblées légiférantes, dans les réunions de sections, et en chaire, les dogmes issus de la prise de la Bastille et des grandes journées ([^21]). Ils sont les premiers et non les moins ardents à parler de la régénération de l'espèce humaine ([^22]) et c'est une question de savoir si, dans les fréquents retours qu'ils font au christianisme primitif, dans leur violent désaveu de la Tradition, ils n'ont pas, en légalisant, pour ainsi dire, quelques vieilles hérésies, déjà inventé, avec cent soixante ans d'avance sur le concile Vatican II, la double théorie de la *culpabilité séculaire* de l'Église catholique, et de sa *nécessaire ouverture* au monde moderne. Dans le détail de l'organisation du clergé assermenté, ils ont précédé MM. Philippe Warnier ([^23]) et Bernard Besret sur le chemin des communautés de base, avec cette différence qu'ils maintenaient, au moins dans les formes, un certain respect à l'égard du Saint-Siège. Ce qui ne les empêchait pas de souscrire à la *Déclaration des droits de l'homme,* condamnée par le pape Pie VI, ainsi que la *Constitution civile du Clergé* ([^24])*,* l'anathème faisant encore partie du gouvernement de l'Église. Quoi qu'il en soit, de l'Assemblée constituante au Consulat, la politique révolutionnaire ne transige pas sur la déchristianisation systématique du pays, et, sur cette route maudite, l'Église assermentée ne représente qu'une étape.
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Si elle disparut avec le Concordat, auquel Bonaparte ne parvint pas à imposer toutes ses volontés, est-il exagéré de dire qu'elle est de nos jours prête à renaître, avec cette différence que certains curés contemporains ne se contentent pas d'ouvrir leur église à maintes activités profanes, mais qu'ils célèbrent des offices de leur invention. Il n'est pas interdit de supposer que la messe du prêtre « jureur » ne se distinguait pas, à quelques écarts du prône près, de celle du réfractaire. Or le livre de Jean Vaquié, *La Révolution liturgique*, en approfondissant dans une lumineuse synthèse l'histoire, la théologie, la signification, l'avenir enfin de la nouvelle messe, foyer qui absorbe, concentre et répercute la puissance explosive de l'aggiornamento, montre que si la révolution des clercs n'a pas encore entrebâillé les portes du sanctuaire, elle peut user des innovations comme d'autant de leviers capables d'ébranler les dogmes fondamentaux ([^25]). Si tel évêque d'aujourd'hui ([^26]), traite de « malhonnête » tout rappel de l'Encyclique de Pie XI, qui condamne radicalement et sans recours possible le communisme « intrinsèquement pervers », comment s'étonner qu'une nouvelle théologie, loin de se contenter de faire la part du feu et de retrouver à tout prix dans la phraséologie jacobine quelques balbutiements évangéliques, considère la Révolution comme une grâce insigne, octroyée par le Ciel. Sera-ce à condition d'aller la chercher dans les dévastations les plus terrifiantes ? Le P. Comblin sait, comme Blanc de Saint-Bonnet, distinguer les étapes d'une déchristianisation progressive ; il connaît la tendance universaliste d'une Terreur directement issue des sociétés de pensée, et que n'assouvira qu'une désacralisation généralisée ; seulement, là où Joseph de Maistre reconnaît la continuité du châtiment divin, ce prêtre d'aujourd'hui applaudit à la libération de l'homme. On rêve à des théologiens de la vingt-cinquième heure qui finiraient par faire remonter l'aggiornamento jusqu'à la rébellion de Lucifer, archétype incontestable de la Révolution. Quand le P. Comblin nous dit dans une prose assistée que « le christianisme est ce qu'il y a de plus révolutionnaire et qu'il n'y a pas de révolution sans lui », il ne donne que trop raison à l'un des axiomes souverains de Marcel De Corte :
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« Un ferment divin corrompu ne peut être qu'un agent de subversion d'une puissance incalculable » ([^27]). La profondeur de la croyance populaire, la fermeté du Saint-Siège, les conversions à l'ombre de l'échafaud, l'efficacité apologétique du martyrologe, la prière des Saints, -- n'oublions pas que c'est en pleine période de la chasse aux réfractaires que le jeune Jean-Marie Vianney se sentit dévoré du zèle apostolique, -- et, pourquoi ne pas le dire ? le retour au bon sens des pouvoirs publics assurèrent le rétablissement et la purification de l'Église. Une fois de plus elle avait vaincu le monde en n'abdiquant rien de ce qu'elle avait toujours été. Tandis que de nos jours, trop de clercs qui n'ont jamais eu à répondre à un assaut concerté du dehors, ont paru surtout soucieux de tourner leurs armes contre leurs frères, et, sans doute peu courageux pour la guerre, s'acharnent à jouer aux factions. Quand certaines formes d'apostolat se réduisent à la chasse aux intégristes ou au travestissement de la liturgie, la Révolution triomphe dans l'une de ses plus dangereuses offensives, celle qui consiste à conduire l'adversaire à démanteler lui-même ses bastions. Pour le néo-christianisme d'aujourd'hui la tâche n'est pas ici-bas d'achever ce qui manque à la Passion du Christ, mais ce qui manque à la Révolution. N'oublions pas non plus que celle-ci est raciste, et que c'est d'elle que nous vient la discrimination des sangs : purs, impurs, indifférents. Demandons au P. Comblin quelle place son dithyrambe jacobin ménage aux chrétiens martyrisés en Russie soviétique ou en Chine maoïste !
L'Église catholique d'aujourd'hui, après deux millénaires, envierait-elle les variations de l'Église protestante Une chose est certaine : la Révolution, pour sa part, ne change pas. Tout se passe comme si les sociétés, secrètes ou avouées, dont elle est issue, avaient une fois pour toutes réglé son offensive, laquelle ne connaît que des haltes, lorsqu'il lui arrive d'être intimidée, mais jamais brisée, par un militaire. La souveraineté du peuple, on le sait de reste, n'a pas d'autre raison d'être que la constitution de comités toujours destinés à se maintenir par la Terreur. Le soulèvement dit des Trois glorieuses accomplit en 1830 le programme élaboré en 1789 par le Palais-Royal et dépassé par la suite, à savoir l'usurpation de la branche cadette ([^28]).
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En 1848, les Girondins ressuscitèrent dans la personne de Lamartine, qui, on le sait aussi, proclama la République sous pression maçonnique ([^29]), et si le gouvernement provisoire parut être la revanche de Vergniaud et de ses amis, la présence de l'ouvrier Albert et de Louis Blanc parmi les ministres assurait celle du socialisme, jugulé par la constitution de la première République. Cavaignac laissa un Bonaparte profiter de sa victoire sur les faubourgs ; vingt-deux ans plus tard, la Commune de Paris vengeait, pour peu de temps, Robespierre et Saint-Just. En somme la grande Révolution avait paru échouer parce qu'elle n'avait pas su éterniser la Terreur. Lénine, grâce à la création d'un parti souverain, sut éviter pareille faute, et il ne serait pas difficile, de Danton à Robespierre, sans oublier de passer par Marat, de trouver dans le personnel éphémère des Comités de salut public et de sûreté générale les précurseurs, évidemment moins stables, de Staline et de ses successeurs. Le thème essentiellement révolutionnaire de la guerre à tout prix et le recours systématique à la patrie en danger, pour permettre à l'épuration intérieure de sévir, ne semblent pas étrangers à la création de la quatrième République, laquelle par la bouche de l'un de ses ministres ([^30]), établit à son avantage le tableau comparatif des victimes des deux Terreurs, celles de 1793-1794 et celle de 1944-1945. L'Algérie représentait le dernier cadeau des Bourbons à la France ; elle fut abandonnée par un régime qui ne pouvait renier la doctrine révolutionnaire d'où le Front de Libération nationale tirait sa raison d'être ([^31]).
Il ne suffisait pas de dire que les événements de mai 1968 recoupent ceux de 1789, ni que le démantèlement de l'Université fut décidé longtemps à l'avance en sociétés d'initiés, lesquelles deviennent, à la faveur des troubles, comités de surveillance et clubs d'agitation permanente. Le fonctionnement actuel des Conseils d'Université demeure, sous l'influence des syndicats d'extrême-gauche, surtout dans les établissements littéraires, l'affaire des marxistes, qui correspondent tout naturellement aux jacobins des sections, les gauchistes renouvelant les enragés. L'appoint des étudiants rouges -- la grande majorité des autres pratiquant l'absentéisme -- assure une majorité continue aux motions démagogiques.
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L'essentiel, c'est que l'opinion soit maintenue en état de constante mobilisation et que la démocratisation de l'enseignement autorise la rapide extinction des *mandarins,* c'est-à-dire des ci-devant et des aristocrates de la culture classique. De plus en plus la cooptation dépend de l'arc-en-ciel syndical avec une préférence fortement marquée pour l'écarlate, ce qui reviendra quelque jour à remplacer les titres par des brevets de civisme. L'on connaît enfin des Universités parisiennes ou provinciales où l'on s'entraîne à la guerre de rues. Beau foyer d'infection révolutionnaire, qu'une loi néfaste n'a pu qu'aviver, l'Université contemporaine souffre du vice du siècle, celui qu'un Marcel De Corte ne cesse de dénoncer en l'exposant aux sulfureuses « lumières » de *l'Encyclopédie,* et qui tient tout entier dans l'assujettissement forcé du réel au fantasmes d'un esprit désincarné ([^32]). La civilisation dont Paul Valéry enchante l'agonie ne meurt pas de sa belle mort. Elle expire en berçant un monstre, maintenu jusqu'à présent, au moins dans une partie du monde, mais qui en 1789 et en 1917 a pu donner de sérieuses raisons de craindre son extension planétaire. Quand l'Antéchrist sera hors de page et que toute licence lui sera donnée d'outrepasser ses frontières, alors la Révolution, plusieurs fois ajournée dans son échéance dernière, foulera enfin sa terre promise qui ne coïncidera pas forcément avec le terme entrevu par Teilhard de Chardin, dont l'estomac de paléontologiste digère si facilement la Contréglise. Voilà pourquoi le même Marcel De Corte a mille fois raison de proclamer à temps et à contre temps, à l'heure même où des évêques saluent la socialisation comme une grâce, que seule la Révélation détruira la Révolution ([^33]).
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Si j'ai bien compris l'excellent livre du colonel Château-Jobert, ([^34]), qui, en tant que manuel d'action, complète si heureusement le beau traité des principes contre-révolutionnaires, dû à Jean Ousset ([^35]), c'est bien de l'usure et de la pulvérisation d'un esprit délétère qu'il s'agit, étant bien entendu, comme il le dit lui-même, « qu'une contre-attaque n'est pas une action défensive face à une attaque ; c'est une action positive, qui consiste en une reconquête et une consolidation de position ». Il faut surtout purifier l'opinion et la renouveler, ce qui suppose une complète régénération de l'homme. Un regard jeté sur les résultats et sur les projets de ce triste XX^e^ siècle en son déclin, suffit à montrer que l'individu et le peuple subissent le double assaut de l'obscénité des mœurs et de l'obscénité de l'esprit. Écartelé entre la bête et la chimère, l'être humain est chaque jour invité par l'actuelle multiplication des sirènes à sortir de sa propre nature. Voilà pourquoi la contre-révolution commence quand nous réintégrons l'ordre que Dieu, une fois pour toutes, nous assigna dans l'univers. Cette restauration-là sera tôt ou tard imposée par une élémentaire hygiène car on peut demander à notre temps ce que Sainte-Beuve vieilli se demandait à lui-même : a-t-il mûri ou pourri ? Il suffit de voir à quoi tournent les lettres, les arts, les spectacles et la pédagogie elle-même, qui devient sexuelle et abortive. La contre-révolution du colonel Château-Jobert, c'est le retour à l'intégrité humaine ; elle s'appuie sur la légitime défense, le vouloir vivre, l'honneur de servir. Elle prend ainsi le caractère d'une extension des puissances nobles et rejoint une ascèse qui ne restaurerait la grandeur de la patrie que pour lui permettre d'accroître son rayonnement spirituel. La Révolution cultive ostensiblement la vertu et la raison mais ne tarde pas à les prendre pour patronnes d'épurations toujours plus rigoureuses. La contre-révolution redécouvre les vertus ancestrales non pour les embaumer mais pour en retirer le ferment qui trempe les cours et élève les esprits d'aujourd'hui. La croisade est à l'intérieur répétait Péguy, mais comment empêcher l'esprit de croisade de devenir communicatif, fraternel et conquérant ? Plaise au ciel que ce coup de clairon dans la nuit opaque fasse naître une aube de chevaliers !
Jacques Vier.
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### Feuillets romains,
*Extraits*
par Élisabeth Gerstner
NOVEMBRE 1973. Quelle tristesse, ce retour à Rome où, pour la première fois, je ne verrai pas, je ne verrai plus le cher Mgr Pozzi. Il est mort le 12 juillet, à l'âge de 53 ans, usé par les chagrins de l'autodestruction de l'Église.
Mgr Renato Pozzi était le grand ami romain de tous les traditionalistes. Et c'était un grand ami pour moi personnellement. Combien de fois, au cours des dix dernières années surtout, ne m'avait-il pas aplani toutes sortes de difficultés vaticanes. C'est de lui que je parlais, sans le nommer, dans le numéro 177 d'ITINÉRAIRES (page 78). Mes premières visites sont naturellement aux amis qui sont en deuil de lui ; et tout spécialement à la bonne religieuse de l'église S. Girolamo della Carità, cette petite église de S. Filipo Neri, qui fut toute la consolation de Mgr Pozzi : il y maintenait la messe traditionnelle. Les derniers temps, que de larmes il versait en la célébrant ! Il y prêchait aussi, joignant dans sa prédication la ferveur à l'érudition. C'est dans cette église que ses obsèques ont été célébrées, dignement, traditionnellement, contre les directives de ses collègues de la Sacra Rota, contre l'insistance des cardinaux et évêques présents, qui voulaient les rites nouveaux. Nos amis de l'Una Voce romaine ont su imposer le bon droit, le respect des dernières volontés de Mgr Pozzi. Tous nos amis savent que le dernier coup qu'il avait reçu, celui dont il n'avait pu se relever, avait été l'instruction pontificale *Immensae caritatis*, celle que Jean Madiran a commentée dans ITINÉRAIRES de juin 1973 sous le titre : «* La dérision *».
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C'est l'instruction pontificale qui instituait, entre autres, *le jeûne d'un quart d'heure,* par dérision, oui, il n'y a pas d'autre explication possible. Depuis que Mgr Pozzi avait eu connaissance de cet abominable document, il n'avait fait que pleurer. Ce document l'a littéralement tué. Il est significatif que ce document meurtrier ait eu *caritas* dans son titre.
.........
Je dois à sa mémoire de faire ce qu'il attendait de moi ; ce que je lui avais promis. Trois choses, dont l'une est de recommencer *chaque année* mon pèlerinage à Rome.
##### *L'abbé de Nantes à Rome*
Me voici donc à Rome, une fois de plus. Cette fois, c'est parce que j'ai offert mes services à l'abbé de Nantes je serai l'une de ses interprètes. Il vient remettre des exemplaires de son *Liber accusationis* aux prêtres et aux fidèles de la sainte Église romaine, *mater et magistra omnium Ecclesiarum ;* la sainte Église romaine dont le pape est l'évêque ; il faut plutôt dire : dont l'évêque est pape. C'est l'évêque de Rome, c'est l'évêque de l'église de Rome qui possède, en tant que successeur de Pierre, la primauté de juridiction.
L'abbé est arrivé à Rome ce matin avec le frère Gérard et une autre interprète. Une petite délégation de la haute aristocratie romaine est venue le saluer à la gare et le conduire à son hôtel Santa Chiara. Je lui raconte comment Mélanie Calvat, venue à Rome pour défendre ses apparitions, a vécu à Rome précisément dans ce vieil hôtel.
Le P. Saenz y Arriaga est arrivé lui aussi. Il s'était cassé la jambe l'été dernier ; il a profité de son immobilisation forcée pour traduire en espagnol, en plein accord avec l'abbé de Nantes, le *Liber accusationis.* La traduction italienne sort tout juste du tirage.
Conférence stratégique. Tous les amis bien placés que j'ai consultés m'ont recommandé que l'abbé n'aille point d'abord à la Secrétairerie d'État : dès que celle-ci aura eu vent de sa présence, elle déclenchera le mécanisme policier. Il vaut mieux commencer par quelques contacts privés, discrets, avant la mise en alerte des polices civiles et ecclésiastiques. Nous ne serons certes pas privés ultérieurement de voir ces polices à l'œuvre. Je fais là-dessus mon rapport à l'abbé. Il en tombe d'accord.
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Dès l'après-midi de ce même jour, première rencontre importante.
.........
Le soir, réception d'un journaliste américain qui est bien disposé à notre égard. Il fait pour son agence une interview de l'abbé de Nantes ; il s'y est bien préparé, il connaît déjà les faits et leur chronologie sur tout ce qui concerne la personne de l'abbé et la Ligue de la Contre-Réforme catholique. Bientôt la conversation navigue en pleine théologie.
Le dernier concile, dit le journaliste américain, n'a-t-il pas eu raison, en. somme, de vouloir rendre à l'homme son ancienne importance, celle que traduit le mot de saint Irénée : *gloria Dei, homo vivens ?*
*-- *Bon, répond l'abbé, parlons de ce mot, mais n'oublions pas que saint Irénée continue en ces termes : *vita autem hominis, visio Dei est...*
L'abbé fait la conquête du journaliste. Celui-ci fera un bon article pour son agence. Mais il pense que, favorable à l'abbé, cet article ne sera pas publié. Il a eu récemment une expérience analogue à propos de Mgr Marcel Lefebvre : l'article qu'il avait fait sur Écône, simplement « objectif », nullement « engagé », est « tombé sous la table », nous dit-il : refusé, sans aucune explication du pourquoi. C'est depuis lors, ajoute-t-il, qu'il commence à avoir des doutes sur la liberté de la presse. Tout se passe comme si des puissances occultes donnaient des consignes et des orientations.
\*\*\*
... Je reprends mes notes, je les trie, je suis dans un grand embarras. Je ne puis évidemment pas publier, du moins dès maintenant, la version intégrale de mon journal romain. Par exemple, on ne peut rien dire de ce qui comporterait un risque pour des amis, et les exposerait à un redoublement de persécutions. On ne peut pas non plus, pour la même raison, ou pour des raisons analogues, donner la source et la preuve de certaines informations...
Celle-ci, je la tiens de plusieurs témoins, elle est bien recoupée, mais je ne puis dire qui sont ces témoins. Et c'est en tout cas une information parfaitement *typique* pour caractériser la manière dont l'Église est actuellement gouvernée. La conférence épiscopale italienne avait eu à voter sur le point de savoir si le pape, avant d'envoyer une encyclique dans un pays déterminé, devait d'abord consulter l'épiscopat de ce pays sur l'opportunité de son encyclique.
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Les évêques italiens, à la quasi-unanimité, ont voté que le pape doit procéder à cette consultation préalable. Pourquoi ce vote ? Les évêques italiens ont-ils donc l'intention de limiter les pouvoirs du Souverain Pontife ? Pas du tout. Au contraire. Ils ont voté ainsi pour faire plaisir au pape. Avant le vote, le Saint-Siège avait fait dire aux évêques un à un que le pape désirait qu'on vote dans ce sens-là ; et qu'il serait très mécontent que l'on vote autrement. C'est pour ne pas avoir d'ennuis avec le Saint-Siège que les évêques italiens ont donc voté ainsi. « Et c'est toujours comme ça », me disent les uns et les autres : « sous le pontificat actuel, l'autorité s'emploie seulement à porte atteinte à l'autorité ».
##### *Visites à des cardinaux*
L'abbé dit sa messe à l'autel de la Vierge à Santa Maria Sopra Minerva. Puis nous nous séparons en deux commandos, le frère Gérard avec son interprète, et moi avec l'abbé. La distribution du livre va commencer.
D'abord une prière à Saint-Pie X. Tout aurait pu se terminer ici : l'abbé a sous le bras un porte-documents d'une lourdeur suspecte, il contient au moins vingt exemplaires. Mais les amis sont en prière partout dans le monde, et la police dort encore ; personne ne demande à inspecter le porte-documents. Nous sommes pressés, mais c'est un groupe désemparé de pèlerins américains qui nous arrête :
-- S'il vous plaît, peut-être le Père pourrait-il nous aider, ou nous renseigner. Nous sommes venus ici pour l'Année Sainte, nous voudrions obtenir les indulgences promises, mais jusqu'ici personne à Rome ne paraît être au courant, les prêtres que nous interrogeons haussent les épaules, ou bien se moquent de nous...
Avec une grande patience malgré notre hâte, l'abbé de Nantes leur explique qu'il ne peut, quant à lui, que les bénir, mais qu'ils doivent eux-mêmes, dans les confessionnaux des pénitenciers, insister, exiger, réclamer les renseignements sur les indulgences. Après tout, c'est le pape qui a décrété l'Année Sainte et les indulgences qui s'y rattachent. Voilà qu'arrivent les pèlerins qui l'ont pris au mot, et rien n'est prêt, personne sur place ne semble au courant. Cela est bien typique de l'actuel gouvernement de l'Église.
53:181
On parle, parle, parle de l'Année Sainte, de la réconciliation universelle (mais ce n'est pas la réconciliation de l'homme avec Dieu, c'est la recherche de la chimérique, de l'impossible réconciliation entre les idéologies), et on est, pour le dire avec un mot de saint Grégoire le Grand, verbosus in superflues, mutus in necessariis*.* Et les bons pèlerins, venus de si loin, ne trouvent pas les moyens d'obtenir leurs indulgences.
-- Insistez, réclamez !
C'est tout ce qu'on peut leur dire.
Il est dix heures déjà.
Nous entrons au Saint-Office par surprise. Surprise préparée, bien entendu.
-- Ne regardez pas du tout à gauche, où se trouve la portineria, avais-je dit à l'abbé.
Il porte un chapeau romain. Ainsi, on le prend pour un monsignor qui connaît son chemin et n'a rien à demander au concierge.
Nous allons directement à l'ascenseur. Personne ne nous arrête. Nous y entrons. Nous montons.
Nous voici arrivés à l'appartement d'un des cardinaux qui habitent là. L'abbé prie. Je sonne.
La sœur qui ouvre, en voyant ce qu'elle prend pour un monsignor romain, nous conduit directement au salon. Et voici Son Éminence. Il doit se rendre dans peu de temps à une réunion. Je lui présente l'abbé de Nantes en expliquant la raison pour laquelle il se trouve à Rome. Le cardinal a déjà lu le *Liber* en français : il nous demande si nous attendons de lui qu'il nous donne son opinion sur cet ouvrage. Non, ou du moins pas maintenant, un cardinal de l'entourage du pape n'est pas libre, et du reste nous n'avons cette fois ni le temps ni l'intention d'entrer dans des discussions : toute notre action sera, pour le moment, de distribuer le livre au clergé romain, en disant seulement à chacun : « Veuillez examiner ce livre devant votre conscience et devant Dieu. » Dehors, le frère Gérard est en train de distribuer le livre en prononçant la même invitation. Je jubile. Déjà un cardinal, et qui ne nous insulte pas, au contraire, il nous donne une aimable bénédiction. Et la police du Vatican ne sait encore rien.
Aussitôt après, nous voilà chez le cardinal Ottaviani. Hélas ! Il n'est plus que l'ombre de lui-même, coupé du monde par son infirmité.
54:181
-- *Eminenza,* lui dis-je ([^36]), vous avez devant vous l'abbé de Nantes, qui vient vous remettre son *Liber accusationis.*
*--* Ah, vous venez de la part de l'abbé de Nantes ?
-- Non, *Eminenza,* c'est l'abbé de Nantes en personne que vous avez devant vous. Il vous apporte le livre qu'il est venu distribuer à toute l'Église de Rome...
-- Vous venez de la part de l'abbé de Nantes ? répète le cardinal.
Il n'y aura pas moyen d'en sortir. Sur le moment, je me demandais si le cardinal le faisait exprès ; s'il nous faisait du cinéma, comme on dit en français. L'abbé de Nantes me disait : « Allons-nous en. »
A la réflexion, j'ai mieux compris, je crois.
Privé de la vue, le cardinal Ottaviani est forcément très méfiant. Et je ne suis même pas sûre qu'il ait reconnu ma voix. On lui annonce la présence de l'abbé de Nantes. Il sait que c'est *impossible.* Il lui aurait été moins difficile de me croire si je lui avait dit : « Vous avez devant vous votre sœur Rosvilda, ressuscitée des morts. » Car il n'était absolument pas croyable que l'abbé de Nantes ait pu entrer au Saint-Office sans être arrêté sur-le-champ, et qu'il ait pu arriver jusqu'au cardinal Ottaviani !
J'ai remis le livre au cardinal, je lui ai répété : « C'est le *Liber accusationis,* faites-vous le lire », je lui ai répété aussi : « C'était l'abbé de Nantes en personne qui était devant vous. » Mais je pense que je ne chercherai plus à voir le cardinal. Je me souviens alors que Jean Madiran avait abouti à la même conclusion, et à la même décision, après l'entrevue qu'il avait réussi à avoir, par surprise lui aussi, au printemps 1970. A la page 7 du supplément au numéro 142 d'ITINÉRAIRES, Jean Madiran faisait une allusion à « *l'épisode analogue d'Hosius *»*.* Et peu après, pour éclairer ceux qui savent lire, il y avait dans ITINÉRAIRES de juin 1970 (numéro 144) un article d'Édith Delamare intitulé : « *Le précédent d'Hosius *»*.*
55:181
L'abbé de Nantes entre un moment dans la chapelle où il avait souvent prié durant son étrange procès devant le Saint-Office.
Sur notre lancée, nous voulons rencontrer maintenant le cardinal Seper. Malchance, il est en réunion. Mais nous voyons le secrétaire de la congrégation. L'abbé lui remet un exemplaire dédicacé, comme il le fait pour les personnalités importantes ; et il lui remet un autre exemplaire à l'intention du cardinal Seper lui-même, pour le cas où il n'accepterait pas de le recevoir dans les prochains jours.
-- Pourquoi donc le cardinal devrait-il ne pas recevoir l'abbé de Nantes ? nous dit le monseigneur en souriant. Et il note l'adresse de l'hôtel où réside l'abbé. Il nous assure qu'ici, au Saint-Office, on n'a rien compris aux mesures policières du mois d'avril, et on n'y était-pour rien.
L'abbé parle ensuite du document pontifical *Mysterium Ecclesiae* et demande si le P. Congar a eu raison d'écrire dans *Le Monde* que ce document visait non seulement Hans Kung, mais aussi l'abbé de Nantes.
-- Ah, ah, ah, fait le secrétaire, dans un grand rire.
-- Vous riez, n'est-ce pas, parce que l'abbé de Nantes n'était nullement visé par ce document ?
-- Je n'ai pas dit cela expressis verbis, ah ah ah !
-- Alors l'abbé de Nantes est visé ?
Le monseigneur fait ah ah ah encore plus fort.
-- Mais c'est dégoûtant, Monseigneur, d'être toujours dans l'équivoque, comme tout est dans l'équivoque depuis le concile. Néanmoins votre rire a parlé quand même, et il vous en sera tenu compte...
C'est moi qui ai dit cela. L'abbé n'aime pas trop quand je parle pour mon propre compte, ce n'est pas mon rôle. Il veut rester grave et digne. Pour moi, je suis sensible aussi au côté opera buffa de tout cela.
En repartant, nous passons devant les boîtes à lettres de tout le Saint-Office. Le gardien, bouche bée, nous voit mettre un exemplaire dans chaque boîte. L'abbé note dans son agenda, pour éviter tout double emploi, car nous n'avons que 2 000 exemplaires à distribuer pour tout le clergé romain.
Pas de taxi pour rentrer : c'est mercredi, la fin de l'audience du pape. Nous prenons l'autobus 64. Y monte aussi un évêque anglophone et son secrétaire, qui n'ont pas non plus trouvé de taxi.
-- Dommage, dis-je à l'abbé, que nous n'ayons pas un exemplaire en anglais.
56:181
-- En voici un, dit l'abbé en le tirant de sa poche, je l'avais apporté à l'intention du cardinal Wright.
Je parle avec les Anglais. L'évêque déclare qu'il est « le responsable de l'Église anglicane après du Saint-Siège ».
-- Ah, lui dis-je, vous négociez pour obtenir la légitimation des ordinations anglicanes, mais ne croyez pas que l'Église post-conciliaire, celle qui fait tous ces trucs, soit l'Église de toujours, qui a déjà parlé par Léon XIII. Sachez aussi que nous sommes nombreux à refuser toutes ces innovations insensées...
-- Je sais, je sais, me répond-il. Nous avons en effet de nombreux traditionalistes en Angleterre.
Quand je leur donne le livre en anglais, l'évêque et son secrétaire manifestent le plus vif intérêt en lisant le nom de l'abbé de Nantes.
Nous sommes déjà arrivés à hauteur du Palazzo della Cancellaria où nous devons descendre. C'est seulement à ce moment que nos Anglais comprennent que ce prêtre qui est avec moi est l'abbé de Nantes. Ils auraient aimé discuter avec nous. Mais nous n'avons pas de temps pour la discussion.
\*\*\*
A l'hôtel, nous apprenons que la police est venue, et qu'elle reviendra à 15 heures.
Il me semble que les gens de la direction de l'hôtel font un visage long comme une semaine sans pain et j'entreprends de les interroger.
-- La visite des policiers était assez étrange, me disent-ils. D'une part ils ont relevé vos noms et tous les renseignements vous concernant, comme si vous étiez suspects.
Mais d'autre part ils nous ont dit qu'il s'agissait de vous protéger, car l'abbé de Nantes est un personnage molto important. Ils voulaient savoir s'il avait déjà reçu des journalistes, car ils ne voudraient pas, ces bons policiers, que l'on dérange la tranquillité des touristes qui séjournent à l'hôtel.
A trois heures, en effet, les policiers reviennent. Ils veulent savoir si l'abbé prépare une « manifestation ». Non, pas de manifestation, à moins que l'on appelle manifestation la distribution d'un livre. Voici le livre qui est remis en cadeau au clergé romain. Un des policiers nous prévient que l'abbé ne doit pas tenir de conférence de presse. Mais la mimique des autres montre qu'il n'aurait pas dû nous faire cet aveu : car ils doivent empêcher toute conférence de presse, mais sans le dire.
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Ils nous demandent notre programme pour les jours suivants. Nous n'avons pas de programme fixé à l'avance. Notre seul but est la distribution de ce livre. Bon, mais ils nous rappellent que la loi nous oblige, pour séjourner plus de trois jours à Rome, à déposer une demande d'autorisation à la Questura. Comment ! Cette prescription est tombée en désuétude, elle n'est plus jamais appliquée, quel honneur pour nous, de la voir exhumer spécialement à notre usage ! Ils répondent qu'il s'agit seulement pour eux de protéger l'abbé, parce qu'il est un V.I.P. ; l'abbé déclare qu'il est un simple prêtre, n'ayant comme arme que son chapelet, et qui ne fait rien d'autre que des cadeaux en distribuant son livre : il n'a donc aucun besoin de la protection de la police et il n'a nullement demandé cette « protection ». Ils regrettent, mais le devoir est le devoir, un ordre est un ordre, ils ont l'ordre de « protéger » l'abbé de Nantes. Ils reviendront demain pour dire si l'abbé est autorisé à distribuer son livre.
Cela pourrait annoncer un interdit policier pour le lendemain. Donc, hâtons-nous. L'abbé décide d'aller cet après-midi même à la Secrétairerie d'État :
-- Ils sont de toutes façons avertis maintenant de notre présence à Rome.
\*\*\*
Sans être arrêtés par les Suisses, nous pénétrons dans l'Ufficio Permissi, au Portone di Bronzo. Je donne à l'abbé les formulaires à remplir et je bavarde avec les gendarmes. Mais l'un d'eux reconnaît l'abbé. Il sort de son tiroir de grandes photographies qui ont été faites de lui, par la police vaticane, en avril dernier.
-- Vous êtes avec l'abbé de Nantes ? me dit-il. Il est tout d'un coup devenu très nerveux.
-- Soyez gentille, dites-lui de se retirer discrètement, sans quoi je devrai agir. Il y a contre lui un *divieto* (interdit) absolu. Il ne peut pas passer. S'il insiste je dois donner l'alarme générale, et intervenir par la force.
J'explique la situation à l'abbé. Il prend la décision d'aller voir un ami dans une congrégation. Et c'est moi qui vais avoir à faire pénétrer ici le *Liber,* si l'on ne m'en empêche pas. Il est convenu que l'abbé viendra aux nouvelles, chaque heure sonnée, dans San Pietro, à l'autel de saint Pie X.
58:181
Et, de l'Ufficio Permissi, je téléphone au « théologien du pape », le dominicain Ciappi, que je connais bien. Je le rencontre régulièrement depuis deux ans. C'est Mgr Pozzi qui avait tenu à ce que j'aille le voir. Il vit au Palais apostolique. Je l'ai au téléphone, je ne lui dis pas la raison pour laquelle je suis à Rome : bien sûr, je peux venir, demain matin, 10 heures.
La dernière fois qu'il m'avait reçue, je lui avais dit tout ce que j'avais sur le cœur. Il avait écouté avec une grande patience mes lamentations et mes protestations. Je lui avais parlé de ce *despotisme asiatique* qui règne maintenant dans l'Église post-conciliaire. L'expression de « despotisme asiatique » pour qualifier cette nouvelle Église, savez-vous de qui elle est ? Il ne savait pas. De Jean Madiran, dans ITINÉRAIRES. Ah ! oui, il connaissait bien ITINÉRAIRES. C'était pour moi une consolation de dire tout cela ici, au Palais apostolique, dans la maison du pape, parlant au « théologien du pape ». J'avais regardé par la fenêtre, qui donne sur la place Saint-Pierre :
-- Vous avez sans doute le plus bel appartement de Rome, lui avais-je dit. Mais si j'étais à votre place, je ne pourrais pas y rester plus de vingt-quatre heures. Car la première fois où je verrais le pape, je lui dirais tout, et bien sûr je perdrais ma position de « théologien du pape ».
Le P. Ciappi m'avait dit alors qu'il se souvenait toujours d'un mot que lui avait dit Pie XI : « Si tu ne peux parler de Dieu avec un homme, parle de cet homme avec Dieu. »
-- Mais c'est affreusement triste, si le théologien du pape ne peut pas parler de Dieu avec le pape !
Ma remarque l'avait effrayé :
-- Je n'ai pas dit cela...
Pourtant, c'est bien cela qui ressortait du contexte.
Midi avait sonné. Je m'étais levée.
-- Vous voulez déjà vous en aller ? m'avait-il dit.
-- Non pas, mais je pensais que vous vouliez réciter l'Angélus.
Il s'était levé à son tour, et nous avions récité ensemble l'Angélus en latin...
.........
Ce matin je suis donc reçue par le Père Ciappi. Je pense avec quelque mélancolie que ce sera pour la dernière fois ; en tout cas pour la dernière fois avant longtemps. Car je vais lui donner le livre ! Le livre interdit au Vatican, le livre que personne, d'ordre de l'Autorité supérieure, n'a le droit de seulement toucher du bout des doigts.
59:181
L'accueil du Père Ciappi est amical, comme toujours. Mais au bout de deux minutes je lui explique pourquoi je suis à Rome cette fois. Il se met à trembler. Je pose le livre sur la table. Il le regarde avec des yeux-horrifiés. Je parle. Je lui dis qu'on doit au pape la vérité, que les papes en ont besoin ; qu'on ne doit aux papes que la vérité, pour le dire avec des mots de Joseph de Maistre.
-- Vous vous trompez si vous pensez que le théologien du pape peut faire quoi que ce soit. Ily a longtemps qu'on ne me consulte plus. A peine, quelquefois, la Secrétairerie d'État, sur des points très particuliers. On se fait au dehors une idée tout à fait fausse des possibilités du théologien du pape.
Il s'anime et paraît ne pas vouloir être identifié avec sa charge. Je lui réponds :
-- Je suis très heureuse d'apprendre que le Père Ciappi prend ses distances et ne veut pas laisser supposer qu'il aurait une part de responsabilité ou d'influence dans l'actuel gouvernement de l'Église !
-- Vous tournez mes mots dans ma bouche !
Je prends un livre et le place dans ses nobles mains :
-- Étudiez, jugez, devant Dieu et votre conscience.
Il ne veut pas recevoir le livre ; il veut me le rendre, comme s'il lui brûlait les mains. Il veut que je le remporte. Je le repousse. Le livre tombe à terre. Il le ramasse. Je m'enfuis. Il me poursuit pour me le faire reprendre :
-- Je vous implore, je vous supplie, soyez donc aimable, Madame, écoutez-moi, mais non, Madame, je ne vous connaissais pas ainsi, prenez-le, reprenez-le, je dois le refuser, comprenez-vous, je dois, soyez gentille, prenez-le, je vous en supplie...
Je cherche à m'éclipser en lui laissant le livre entre les mains.
Il me poursuit dans l'appartement.
Mais en cherchant la sortie, j'entre dans sa chambre à coucher.
Scandale au Vatican. Une femme dans la chambre du théologien du pape. Je lui fais les gros yeux :
-- Voyons, mon Père, toute cette panique à cause d'un livre ! C'est tout de même surprenant !
-- Mais c'est que je *dois* le refuser, comprenez-vous ? Chère, très chère Madame, vous allez le reprendre, n'est-ce pas ?
-- Vous me tueriez plutôt !
-- En tout cas, je l'ai refusé !
60:181
-- Vous connaissez Térence, mon Père ? -- Térence, Térence, pourquoi donc ?
-- Parce que Térence a dit : *Veritas odium parit*.
-- Vous êtes épouvantable, épouvantable, murmure. épuisé, le bon Père Ciappi, pendant que je sors enfin. Dans l'ascenseur, un évêque que je ne connais pas. Je lui donne un livre, sans explication. En me remerciant, il l'enfouit très vite dans sa serviette. Dans le Cortile, je rencontre un fonctionnaire du Vatican qui me dit qu'il m'a aperçue hier au Saint-Office avec l'abbé de Nantes. Sa femme est très malade, il faut une opération, mais il n'a pas d'argent. S'il savait seulement où se procurer le livre du Padre de Nantes ! Déjà plusieurs personnalités vaticanes lui ont demandé de le leur procurer discrètement, à n'importe quel prix...
En bas, à l'Ufficio Permissi, je demande encore au téléphone un haut prélat de l'entourage du pape. Peut-il me recevoir ?
-- Pour quel motif ?
-- Je suis une amie de sa famille et je voudrais le saluer un moment...
Entendu. Mais je prends mes précautions. Je vais dans une confiserie acheter une boîte de bonbons. Et je demande à la vendeuse de me donner les bonbons comme ça, mais de faire un emballage-cadeau pour un exemplaire du livre. Je ne veux plus de chasse à courre dans les appartements privés du Palais apostolique, et me retrouver poursuivie dans la chambre à coucher du théologien du pape !
##### *17 novembre*
J'ai fait un peu de toilette pour le haut prélat. L'abbé de Nantes se met à rire quand il me voit :
-- Comme Judith va chez Holopherne...
-- Ah, si c'était Holopherne en personne qui me recevait, j'aurais fait bien davantage de toilette. Et je ferais comme Judith. Car, n'est-ce pas, elle est restée vertueuse en tout ?
-- Oui, elle a prié tout le temps.
61:181
... Et maintenant je monte seule la Scala Regia. Je vais prier dans la Capella Paolina, où mes deux filles ont fait leur première communion et ont reçu le sacrement de confirmation...
Puis je sonne...
M'accueillant à bras ouverts, le prélat veut me féliciter.
-- De quoi donc ?
-- Mais voyons, c'est aujourd'hui votre fête, c'est la sainte Élisabeth, j'ai prié pour vous ce matin, à ma messe -- C'est bien gentil, Monseigneur, mais malheureusement je dois aujourd'hui refuser vos félicitations. C'est votre nouveau calendrier qui a transféré la sainte Élisabeth au 17 novembre. Nous ne reconnaissons pas ce nouveau calendrier. La sainte Élisabeth reste pour moi au 19 novembre. Vous me connaissez...
Il sourit avec urbanité. Il m'assure que j'ai bonne mine, que je me porte bien malgré toute cette lutte. Nous bavardons un peu sur la famille. Puis je lui dis que j'accompagne à Rome un théologien français. Je ne le nomme pas. mais je vois sur son visage qu'il sait de qui je parle. Je dis au passage que nous avons été reçus déjà par plusieurs cardinaux, plusieurs évêques, des chefs de congrégation... Et quels sont les cardinaux qui vous ont reçus ?
Je ne me laisse pas prendre à la légèreté du ton. Il n'aurait pas la charge qu'il occupe s'il ne se rendait pas utile... Je lui explique donc que ce n'est pas moi qui ai été reçue, mais le théologien que j'accompagne, et que je ne peux donc prendre sur moi de nommer les cardinaux que nous avons vus.
Il n'insiste pas.
Avant de m'en aller, je dépose sur sa table mon emballage-cadeau qui ressemble vraiment à une boîte de bonbons :
-- C'est pour vous, Monseigneur. Mais à ouvrir seulement quand je serais dehors...
Et je m'échappe, mission accomplie.
.........
La police est revenue à l'hôtel pour dire à l'abbé qu'il peut distribuer son livre, que nous n'aurons pas besoin de demander une autorisation de rester plus de trois jours à Rome, et que même l'abbé pourra, s'il le veut, tenir une conférence de presse... Je leur réponds :
-- Cela veut dire, en réalité que vous empêcherez la conférence de presse d'avoir lieu, à la demande du Vatican, et que l'on ne trouvera absolument rien là-dessus dans les journaux.
62:181
Malgré cette conviction, je fais une tentative. Je vais au centre de la Stampa Estera, via della Mercede. Là, au temps du premier pèlerinage à Rome, à un moment où la situation était difficile, nous avions pu avoir, et gratuitement, la grande salle. Cette fois, c'est un nouveau responsable qui est là. Il m'écoute et commence à regarder dans son petit livre quel jour, à quelle heure, il nous donnera la salle, bien sûr, gratuitement, pour une conférence de presse de l'abbé de Nantes. Mais à ce moment mon ange gardien me fait tourner la tête, et je vois sa secrétaire, assise derrière moi, qui lui fait des signes de dénégation. Elle est au courant du *divieto* venu d'en haut. Et alors mon interlocuteur commence à balbutier, à m'expliquer qu'il n'est pas seul à décider, qu'il doit consulter son conseil. Mais il y a deux minutes vous me donniez la salle de votre propre initiative ? Je sais que c'est fini. Il me prie de revenir chercher la réponse le lendemain matin. Et le lendemain, c'est non. « Je l'avais déjà compris hier. La voilà bien, votre soi-disant liberté de la presse. » Il ne nie pas, il regrette...
Certes, on aurait pu tenir la conférence de presse dans une demeure privée. Mais à quoi bon ? Les journalistes seraient venus, assurément. Leurs journaux n'en auraient pas soufflé mot. Par ordre. C'est la démocratie.
\*\*\*
Téléphone au cardinal Garrone, pour savoir si et quand il recevra l'abbé de Nantes. Quand je prononce son nom, il me semble qu'au bout du fil on tombe en syncope. J'insiste. On finit par me dire que l'on va s'informer. Ce sera la réponse :
-- Le cardinal regrette infiniment, mais il n'est pas libre.
Merveilleuse réponse.
A chacun de l'interpréter.
Veut-elle dire que, pour recevoir l'abbé de Nantes, le cardinal Garrone n'est pas libre de son temps ?
Ou qu'il n'est pas libre de sa décision ?
63:181
##### *Choses de Curie*
Je constate qu'ici, à Rome, et spécialement dans la Curie, en cet automne 1973, tout le monde ne parle que du prochain pape comme si l'actuel ne comptait déjà plus. Et ce prochain pape, je l'entends nommer pour la première fois : si tout se passe comme le veut Paul VI, si tout continue à aller de mal en pis, ce sera le favori, l'intime, le cardinal Baggio, le pire des pires possibles, qui tient déjà tous les fils dans sa main.
Si tout va mal, non seulement j'aurai annoncé à l'avance le prochain pape, mais ce sera le troisième que j'aurai ainsi annoncé. Preuve qu'il n'y a pas à négliger ce genre d'informations, quand elles sont puisées où il faut. (Naturellement, si tout va bien, ce ne sera pas Baggio.) Je me souviens en effet d'un précédent.
Au moment de la mort de Pie XII, j'avais au Vatican mon bureau au comité permanent du congrès international de l'apostolat des laïcs ; c'était tout un milieu composite déjà en pleine préparation de cette révolution qui allait éclater au concile. C'est là que j'avais entendu dire :
-- C'est Roncalli qui va être pape, pour une transition qui préparera la venue de Montini.
Je me rappelle que j'avais demandé, j'étais bien ignorante alors, qui était donc ce Roncalli.
-- Comment ! Vous ne connaissez pas le patriarche de Venise, ci-devant nonce apostolique en France ?
Il était bien vrai qu'il y avait un plan : puisque le plan était connu à l'avance, et qu'il s'est réalisé.
J'avais aussitôt fait un article pour un journal allemand ; et il se trouve qu'ainsi j'ai annoncé à l'avance la venue de deux papes. En aurai-je annoncé un troisième, leur successeur, avec le cardinal Baggio ?
\*\*\*
Vous pensez bien que je n'ai pas manqué de rapporter une telle information à Jean Madiran. Mais j'ai à peine ouvert la bouche, commençant à lui dire que mystérieusement je connais l'identité éventuelle du prochain pape, qu'il m'interrompt :
-- Vous, vous allez me parler de Baggio ? de Sebastien Baggio ?
-- Comment, vous savez déjà ?
-- Il faut bien avoir une oreille partout. Quand il est parti pour être archevêque de Cagliari, on savait d'avance qu'il serait de retour à Rome deux ans plus tard ; que c'était en somme un « stage pastoral », pour préparer sa candidature...
64:181
Il y a bien trois ou quatre ans que je l'ai raconté dans ITINÉRAIRES, d'une manière allusive, que les initiés pouvaient comprendre. Afin de leur montrer de temps en temps, quand j'y pense, que l'on connaît leurs histoires.
Je suis assez interloquée.
Comme il voit mon étonnement, Madiran ajoute :
-- Voyons, sérieusement, comptez, ITINÉRAIRES existe depuis plus de dix-huit ans. Réfléchissez. En dix-huit ans, on apprend à connaître son monde. Comment voulez-vous que nous ne soyons pas en mesure, à ITINÉRAIRES, d'être parmi les premiers informés de ce qui se dit et se passe a Rome ? Mais le plus important, voyez-vous, est de savoir en même temps à quel point cela est peu important.
J'avoue que je n'ai pas très bien compris s'il a dit cela seulement pour m'épater.
Mais il y a ITINÉRAIRES, en effet, scripta manent, juillet-août 1970, il y a plus de trois ans, numéro 145. Il y a la page 64 : l'allusion aux « *préparatifs en faveur de l'officieux et obscur cardinal B...* », il s'agit bien de préparatifs en vue de l'élection pontificale. Et il y a aussi une situation, un état d'esprit, qui sont manifestes partout dans la Curie en cet automne 1973, mais que Madiran décrivait et analysait ainsi déjà en 1970, à la même page :
« ...Les cardinaux ont leur regard tourné vers la succession : et les cardinaux de Curie plus encore que les autres, puisque désormais, par la volonté de Paul VI, ils doivent automatiquement perdre leur charge à chaque changement de Pontife.
« La conséquence des mesures prises par Paul VI est donc cet isolement humainement total où il se trouve désormais, au Vatican même.
« Même les cardinaux de son parti et de sa clientèle, même ceux qui lui doivent tout, évitent maintenant de s'engager trop avant et de se compromettre avec le Pontife qui s'en va. Tous ont déjà commencé à se situer par rapport au Pontife qui vient. »
Oui, c'est bien cela, et de plus en plus.
Raison supplémentaire, pour moi, de développer le petit comité que j'ai établi avec mes amis : le comité CLAMOR AD COELUM, pour le pèlerinage à Rome qui aura lieu, pour l'année 1974, du 3 au 6 mai, autour de la fête de saint Pie V.
65:181
##### *Le pèlerinage à Rome*
Je l'avais promis à Mgr Pozzi : faire, pour autant qu'il dépendrait de moi, que le pèlerinage à Rome ait lieu désormais chaque année. Naturellement, les obstacles grandissent chaque fois, et ils semblent devoir être pour 1974 plus grands que jamais.
Madiran n'y participe plus ; mais il n'y est nullement hostile, contrairement à ce qu'on a dit parfois. J'insiste pour qu'à défaut de son concours il me donne au moins son avis :
-- Mon avis, me dit-il, est que vous vous inquiétez sans vrai motif. Personne n'a le pouvoir légitime de vous empêcher d'organiser tous les pèlerinages à Rome que vous voudrez : surtout vous, qui justement êtes la fondatrice de ce pèlerinage ! Les deux premiers pèlerinages à Rome, les deux auxquels j'ai participé, c'est vous qui les avez institués et dirigés. Les Allemands le savent bien. Mais les Français ne peuvent pas raisonnablement le nier : tous les documents écrits en français pour annoncer le pèlerinage, en 1970, en 1971, précisaient qu'il était organisé « *sous la direction du Dr Élisabeth Gerstner *». Aucun document *de l'époque,* écrit en français, ne mentionne une autre direction. Tout le monde a le droit d'aller en pèlerinage à Rome quand il le veut. Mais vous, après tout ce que vous avez fait, vous en avez en quelque sorte encore plus le droit que tout le monde !
Je sais bien quelle est maintenant la position d'ITINÉRAIRES et pour être sûre de ne pas la déformer je la recopie telle qu'elle a été publiée :
« Depuis janvier 1972, la revue ITINÉRAIRES ne prend plus aucune part aux discussions concernant le pèlerinage à Rome ni aucune position à leur sujet. Cette attitude ne sera pas modifiée dans un avenir prévisible. »
Je sais bien tout ce qui motive cette position d'ITINÉRAIRES.
Mais moi, j'irai en pèlerinage à Rome du 3 au 6 mai 1974 : avec la fête de saint Pie V au milieu, le dimanche 5 mai. J'irai comme je l'avais fait en 1970, pour le premier pèlerinage. Ceux qui désirent soit y venir, soit organiser chez eux, au même moment, des prières et des cérémonies simultanées, peuvent m'écrire à mon nom, au CENTRE CATHOLIQUE, 506 Bensberg-Immekeppel, Allemagne occidentale.
\*\*\*
66:181
Le pape Pie XI assurait, voici plus de quarante ans, que le monde est plus dépravé de nos jours qu'il ne l'était à l'époque de Noé, quand Dieu détruisit le genre humain en raison de sa corruption. (Et il faut songer que le communisme, par exemple, est une dépravation de nature intellectuelle et spirituelle, probablement plus grave encore que les péchés de l'humanité au moment du Déluge.) Le pape Pie XI sous-entendait que les hommes du XX^e^ siècle doivent craindre un châtiment semblable, à moins de changer de conduite.
Mais loin de nous amender, nous avons eu l'éclipse de la messe. C'est la messe, pourtant, qui sauve et qui soutient le monde ! C'est elle qui tient le démon en échec. C'est elle qui rachète les hommes et les protège des pires calamités attirées par leurs péchés. Les prières du Missel romain l'enseignent clairement. Si aujourd'hui Dieu permet que la messe soit mutilée, défigurée, souvent rendue invalide, que les sanctuaires soient souillés, que les âmes des enfants soient scandalisées, cela peut indiquer qu'Il se prépare à laisser toutes les conséquences de nos péchés s'abattre sur nous dans un proche avenir.
Raison supplémentaire de faire monter notre CLAMOR AD COELUM, un cri vers le Ciel ne donnant ni à Dieu notre Père, ni à Son Vicaire sur la terre, ni à nos évêques, le moindre repos avant qu'ils ne nous aient rendu les trésors de la messe, les rites sûrement valides des sacrements, le catéchisme romain et la Sainte Écriture.
Le prochain pape, quel qu'il soit, ne devra monter sur le trône qu'accompagné d'une formidable clameur catholique.
A partir du 25 avril 1974, notre permanence à Rome pour le pèlerinage sera à la Casa Pallotti, via dei Pettinari 64. Cette voie donne sur le Ponte Sisto ; elle n'est pas loin du Palais Farnèse et de notre chère église San Girolamo della Carità.
Élisabeth Gerstner.
67:181
### Chili : Menteurs et témoins
par Jean-Marc Dufour
A LIRE LES NOUVELLES DU CHILI telles que les reproduisent les journaux non chiliens et particulièrement les français, on est frappé par l'extraordinaire subjectivité des jugements portés. D'une part, on annonce périodiquement que tout n'est pas fini, qu'on va voir ce qu'on va voir, que la « gauche » n'a pas dit son dernier mot ; par ailleurs, on dénonce la brutalité de ces militaires qui ne veulent pas se laisser, sinon tuer, du moins mettre en prison. Il n'y a pas de semaine qu'on ne mette en vedette un quelconque incident, comme s'il n'était pas naturel qu'un pays de quatre mille et plus kilomètres de long, en grande partie dépeuplé, puisse abriter, dans quelque coin de montagne, des irréductibles prêts à tout. En même temps, on refuse au gouvernement tout droit de légitime défense.
Cela est déjà instructif. Mais lorsqu'on y regarde de plus près, que l'on scrute avec soin les dépêches relatives au Chili, on constate une totale absence de bonne foi, un systématique mensonge, qui, s'il ne me surprend plus depuis longtemps, me remplit d'admiration pour son impudence totale.
Le dernier et instructif exemple m'a été fourni par une dépêche publiée dans *Le Figaro* du 4 janvier 1974. Tout de suite, je dirai que je ne crois pas que, dans ce cas, la bonne foi de ce journal puisse être mise en cause. Non. La dépêche est arrivée « toute cuite », et publiée sans hésiter par un secrétaire de rédaction qui ignore tout du Chili : elle était « dans le ton », elle a paru vraisemblable, on l'a passée. Voici ce texte :
68:181
« CHILI. Deux condamnations à mort.
Un mexicain, Jorge Albino Sosa Gil, et un Chilien, David Quintanilla Bugueno, ont été condamnés à mort par un tribunal militaire pour avoir tenté de s'emparer de l'arme d'un sous-lieutenant. Deux autres personnes, faisant partie de leur groupe, ont été condamnées à vie. »
Voilà : un point, c'est tout.
Quels sont les faits « réels » ? José Sosa Gil, mexicain, est arrivé au Chili comme touriste le 24 avril 1973. Ayant de bonnes références révolutionnaires, il fut embauché par l'administrateur socialiste d'Indugas, Pedro Garrido. Son visa vint à expiration et personne ne songea à le faire renouveler. Entre temps, pour donner des preuves de sa gratitude révolutionnaire, Sosa Gil organisa un groupe qui « récupérait » des armes en en délestant les passants attardés. C'est ainsi qu'il voulut, le 29 août 1973 -- c'est-à-dire sous le gouvernement Allende --, débarrasser un sous-lieutenant de son revolver. Ce sous-lieutenant ne fut pas d'accord ; il résista ; Sosa Gil *le tua* de quatre balles de revolver.
Notez que tout ce qu'a publié *le Figaro* est exact. Il ne manque que le détail, le petit fait gênant, la mort de la victime...
Pourquoi, me dira-t-on, raconter cela ? Pour montrer que l'on ne peut en aucun cas se fier aux « moyens de communications », aux *mass media* chers aux sociologues modernes, et que l'on doit examiner leurs informations avec le plus grand scepticisme. Alors que faire ? Et bien, se rabattre sur les renseignements fournis par des non-professionnels, par des gens que leur profession ne contraint pas à un conformisme, par ceux qui échappent à la terreur idéologique marxiste et marxisante. Il y en a, et voici deux témoignages « à contre courant ».
##### *Foot-ball et politique*
L'Union Soviétique ayant refusé d'aller jouer un match à Santiago du Chili, la Fédération Internationale de Football Association (F.I.F.A.) fut saisie de l'affaire et envoya deux de ses représentants dans la capitale chilienne pour enquêter sur les conditions de vie et dire s'il était possible ou non d'y organiser une rencontre comptant pour la Coupe du Monde. Voici un passage du rapport rédigé par les représentants de la F.I.F.A. « Dès notre arrivée à Santiago, nous sortîmes séparément pour observer comment cela se passait en ville. Nous trouvâmes que la vie était normale, qu'il y avait une grande quantité de véhicules et de piétons, que les gens paraissaient contents, que toutes les boutiques étaient ouvertes et on nous dit que, à la différence d'avant le 11 septembre, les produits alimentaires et les autres marchandises étaient disponibles. A l'exception des alentours du Palais du Gouvernement, qui est gardé militairement, nous ne vîmes pas de patrouilles militaires circulant dans d'autres parties de la ville ni de sentinelles militaires autour des édifices publics.
« Dans les entretiens que nous eûmes avec les habitants, nous eûmes l'impression qu'ils étaient contents et qu'ils trouvaient que la vie valait, une nouvelle fois, la peine d'être vécue, et tout le monde était retourné au travail. L'unique restriction que l'on puisse noter, c'est le couvre-feu, à Santiago, à partir de 22 heures.
« Avant d'aller rencontrer les dirigeants de la Fédération Chilienne de Football, le Dr. Kaiser profita de l'auto qui avait été mise à sa disposition pour visiter d'autres parties de la ville, où il trouva que la situation était exactement la même que dans le centre. »
Il est bien évident que, après cela, le football doit être considéré comme un sport éminemment réactionnaire. Mais je ne peux résister au plaisir de citer le début de l'article publié le 8 janvier 1974 dans *Le Monde* et intitulé : *Une décision inique et honteuse :*
« Le stade national de Santiago du Chili peut-il encore servir d'enceinte sportive ? Peut-il encore retentir des clameurs des supporters après avoir résonné des cris des suppliciés ?
« *Rougi par le sang des patriotes chiliens, transformé en camp de concentration et en une arène de tortures et d'exécution *»*,* comme le dénonçait, la Fédération soviétique de football dans une déclaration du 2 novembre, ce stade n'est-il pas désormais historiquement maudit ? »
J'arrête ici la citation de M. Michel Castaing ; pas la peine d'aller plus loin : tout y est. Même la référence à la *Fédération soviétique de football.*
69:181
Les camarades de l'Archipel de Goulag dénonçant « les camps de concentration » et *Le Monde* emboîtant le pas, c'est presque trop beau : on voudrait l'inventer que l'on n'oserait pas.
##### *L'argument d'autorité progressiste.*
J'ai promis des témoignages et voici le second. Il est tiré du *Pèlerin.* Oui, vous avez bien lu : du *Pèlerin.* C'est, disons-le tout de suite, une lettre de lecteur, mais pas de n'importe quel lecteur : d'un Père Assomptionniste résidant à Santiago du Chili, le Père Pérès. Voici le texte :
« Nous sommes outrés de voir comment les nouvelles du Chili à l'extérieur sont faussées, exagérées et inconscientes de la réalité politique qui a amené au coup du 11 septembre. Le Pèlerin est tombé dans le même panneau ? Je ne sais d'où il a pu tirer les faits qu'il cite. Je me permets de reprendre l'article du Pèlerin 4172 du 14 octobre 1973 qui vient de nous arriver.
« Chili : Terreur. Pas du tout ! Je cours les rues de Santiago à pied, en bus, à bicyclette ; je vais dans les quartiers populaires ; j'ai aidé des chômeurs du gouvernement passé ; j'ai parlé avec les prisonniers du Stade National, intitulé « camp de concentration » par les étrangers. On ne respire aucune terreur, bien au contraire : de la sécurité et de l'espoir. Il doit y avoir quelques coins de terreur dans les salles de police, mais où n'y en a-t-il pas ?
« Les « syndicalistes et militants » de l'article, appelez-les plutôt les guérilleros ; parmi eux, 20 000 étrangers qui avaient rempli les usines, les banques, les ministères, les universités et même la maison présidentielle, de tout un arsenal d'armes russes et tchèques. Ce sont ceux-là que l'on recherchait, et pour cause.
« *Il ne fait pas bon être étranger au Chili *» continue l'article. J'y suis très bien en tout cas. Évidemment, les snobs ou les aventuriers qui sont venus jouer ici à la révolution qu'ils ne pouvaient faire chez eux, on n'en veut plus. Allende avait promis une révolution chilienne et c'étaient les Argentins, Uruguayens, Cubains qui menaient le bal.
« Mgr Gouyon se lamente qu'il y ait eu atteinte aux droits de l'homme. Il a raison. Mais cette atteinte existait bien avant le 11 septembre. Dans les moments violents que nous avons vécus, il y a eu, évidemment, des erreurs ou vengeances inutiles. Les militaires et les policiers ont été tellement utilisés pour des tâches indignes qu'ils en avaient lourd sur l'estomac.
71:181
« Mgr Gouyon se désole de voir une espérance, qui avait grandi dans le cœur des pauvres, s'éteindre. Nous nous désolons plus que lui. C'est le crime de l'Unité Populaire d'avoir trahi si bassement le monde ouvrier. L'Unité populaire a fait un tort immense au vrai socialisme. Au lieu de faire la révolution honnête qui aurait trouvé de la sympathie même chez les adversaires, ils faisaient la bringue, ruinaient le pays, mentaient publiquement et, sous prétexte de secouer le joug yankee, nous vendaient encore moins cher aux Russes. C'est peut-être pour cela qu'Allende a préféré se suicider. L'Histoire le retiendra avec amertume.
« Mgr Ancel invoque le « pouvoir établi ». Bien sûr ! Mais quand le tiers du pays se permet de saboter, d'humilier et d'étouffer peu à peu les deux autres tiers, ça fait grincer les dents. Pourquoi Allende n'a-t-il jamais voulu du plébiscite que tout le monde, à commencer par le Congrès, lui demandait depuis longtemps ?
« *Une armée, continue Mgr Ancel, doit défendre le pays contre les injustes agressions et c'est tout. *» Bravo ! C'est justement ce que l'armée chilienne a fait. Elle n'a pas assassiné Allende (elle a mis un avion à sa disposition pour qu'il s'en aille). Elle nous a sauvés d'un massacre qui devait, le 16 ou le 19 septembre, décapiter les têtes des armées, des civils et des curés ; le fameux plan Z, dont on découvre jour à jour les terribles réseaux, aurait semé la mort partout. Le million de morts dont parlait Allende aurait été réalisé. Est-ce un crime de l'avoir évité ?
« *Quelle issue ? *» termine l'article. Et de conclure, sans plus, au fascisme. Déduction grossièrement gratuite. Nos militaires n'ont rien, pour le moment, des gorilles argentins ou brésiliens. Les démocrates chrétiens (des naïfs, d'après l'article) sont d'accord avec le pas que donne le nouveau gouvernement. Tout le monde reconnaît que les moments sont durs et anormaux. Il y a couvre-feu à onze heures du soir. Il y a censure de la presse, bien sûr. Après la débauche de mensonges dans laquelle tombaient, les derniers mois, la presse de droite, la presse de gauche et du milieu, nous ne perdons pas grand chose. Il y a des extrémistes tout le long du pays qui ne cherchent qu'à décharger leurs armes sur les militaires. Faut-il voir d'un mauvais œil si ceux-ci s'en défient ?
« Le fascisme, c'était l'Unité populaire qui l'introduisait : brigades de jeunesses, casques, gourdins, défilés, consignes, bureau politique, propagande dans les lycées, propagande murale uniquement communiste ou socialiste. Ce n'est pas ça le fascisme ? Évidemment des antifascismes s'étaient formés, mais à qui la faute ? »
72:181
*Le Pèlerin* fait suivre cette lettre du commentaire que voici *:*
« Nous publions ce témoignage qui nous vient du Chili. Il est possible que nous ayons été mal informés, mais que la presse mondiale, la hiérarchie catholique, et même le Pape, se soient trompés à ce point, le P. Pérès nous permettra d'en douter. »
C'est merveilleux ! En langage clair voici le discours tenu au P. Pérès par les rédacteurs du *Pèlerin :*
« Mon Père, vous êtes sur place et vous nous parlez de ce que vous voyez. Permettez-nous de ne rien croire de ce que vous dites. Comment, parce que vous êtes témoin, vous prétendriez en savoir plus que nos monseigneurs qui, eux, a quelques milliers de kilomètres de distance, ont l'immense avantage de ne rien savoir ? Et le Pape ? Ne savez-vous pas que le dogme de l'Infaillibilité Pontificale proclamé au Concile Vatican I a été étendu aux matières politiques et révolutionnaires -- à condition que ça marche dans le bon sens -- par nos bureaux depuis la clôture du Concile Vatican II ? Nous vous soupçonnons, mon Père, d'avoir ou d'être un mauvais esprit. Taisez-vous donc et qu'on ne vous y reprenne plus. »
Et je pense qu'ils ont fermement regretté, à cet instant, la disparition du Saint-Office.
##### *Élections en tout genre : Venezuela et Colombie.*
Des élections ont eu lieu au Vénézuéla ; des élections vont avoir lieu en Colombie. Des premières, pas grand chose à dire si ce n'est que disparaît du pouvoir dans ce pays le président démocrate chrétien Rafael Caldera. Nous ne le pleurerons pas. Alors que ses camarades démocrates chrétiens chiliens étaient aux prises avec le gouvernement Allende, Caldera ne trouva rien de mieux que de se rendre a Santiago du Chili, et d'apporter aux marxistes de l'Unité Populaire un soutien indirect, en pleine campagne électorale. Cette petite démagogie visait à gagner quelques voix sur la gauche.
73:181
Elle n'aura servi à rien. Tant mieux. Dire que j'ai plus de sympathie pour les vainqueurs de l'Accion Democratica, serait exagérer beaucoup. Ce parti « socialiste » aligné sur les guichets des banques nord-américaines ne peut guère enthousiasmer. Du moins a-t-il eu le courage de s'opposer durement aux guérillas castristes.
Les guérillas ont disparu. La proposition de « paix des braves » faite par Caldera, après une longue politique de force pratiquée par les gouvernements antérieurs, a en apparence porté ses fruits. Il n'y a plus de guérilleros dans les montagnes : ils sont tous dans les Universités.
Les élections qui se sont déroulées ont, du moins, eu le mérite de mettre en évidence le peu d'importance de la frange révolutionnaire vénézuélienne : cinq pour cent des voix pour le M.A.S. (Mouvement vers le Socialisme), le P.S.U. vénézuélien. Ça faisait beaucoup de bruit, mais ça ne correspondait à rien. Nous connaissons parfaitement cette sorte de parti.
\*\*\*
L'affaire colombienne, elle, est beaucoup plus compliquée. D'abord parce que la situation politique de ce pays n'est pas simple du tout ; ensuite parce que la Colombie est l'un des deux pays d'Amérique latine où les mouvements de guérillas ont une importance certaine, -- l'autre étant la pauvre Argentine.
Pour mettre fin à la guerre civile non déclarée qui déchirait le pays -- elle fit environ 200 000 morts dont personne, à l'époque, ne parla --, les dirigeants des partis libéral et conservateur signèrent un accord de *Frente Nacional.* La situation était telle en Colombie que les représentants des deux partis durent venir en Espagne pour pouvoir se rencontrer, et ce fut le Pacte de Benidorm.
Ce acte prévoyait « l'alternance » d'un président de la république conservateur et d'un président de la république libéral et le partage des pouvoirs. Il fut appliqué. Il ne mit pas fin aux guérillas : les marxistes de toutes sortes firent leur août sur les restes de la guerre civile. Communistes de stricte observance avec Juan de la Cruz Varela et Tiro Fijo, ce dernier dirigeant les Forces Armées de la Révolution Colombienne (F.A.R.C.) ; castristes avec l'E.L.N. -- Armée de Libération Nationale -- de Fabio Vasquez Castaüo ; maoïstes aussi mais ces derniers sans grande importance.
74:181
Si le *Frente Nacional* a pu gouverner -- et ce n'est pas un petit résultat -- il a eu pour conséquence de rejeter en dehors de la vie politique, ou du moins en dehors des bénéfices moraux et matériels attachés à cette vie, tous ceux qui refusaient de rentrer dans l'appareil des partis libéral et conservateur. Cela fit une bonne quantité de mécontents qui se regroupèrent dans des formations variables mais pratiquant toutes une indignation patriotique constante. « Le fascisme, me disait l'un d'eux, c'est la dictature d'un parti. Ici nous avons inauguré un fascisme avec dictature de « deux » partis. »
Les mouvements qui s'opposèrent au *Frente Nacional* eurent les fortunes les plus diverses. L'un des premiers fut le M.R.L. -- prononcer Emé-éré-élé -- dont le chef, Alfonso Lopez Michelsen, est le candidat du parti libéral pour les prochaines élections. A. Lopez Michelsen, fils d'un président de la république, est un homme de gauche. Le mouvement qu'il dirigea lors de sa poussée de fièvre, le Mouvement Révolutionnaire Libéral, passait pour castriste. Cela n'empêchait pas A. Lopez Michelsen de placer au Mexique sa fortune rondelette : « C'était plus sûr » confiait-il à des amis. Le M.R.L. connut le sort habituel des mouvements extrémistes : de scission, de partage en *Linea dura* et *Linea blanda,* il s'effrita sans gloire et son chef, ayant fait sa soumission, revint à la surface des eaux libérales comme ministre des Affaires étrangères du président Lleras Restrepo.
Le président Carlos Lleras Restrepo est un homme dont le destin s'est parfaitement joué. C'est un démocrate, libéral, respectueux des droits du peuple et du suffrage universel, c'est aussi, aux dires de ses adversaires même, l'homme politique le plus intelligent de Colombie. Tout cela acquis il n'en reste pas moins que le gouvernement de cet homme intelligent se termina sur la victoire électorale des adversaires les plus démagogiques et les plus sots du Frente Nacional et que ce démocrate dut trafiquer les résultats des élections pour éviter l'arrivée au pouvoir de l'Anapo du général Rojas Pinilla.
L'Anapo c'est l'Alliance Nationale Populaire, le général Rojas Pinilla, c'est l'ancien dictateur contre lequel se conclut le pacte de Benidorm. De programme politique, on peut dire qu'il n'y en a pas. Comment pourrait-il en être autrement lorsque les gens de l'Anapo, conservateurs en principe, font des réunions communes avec les communistes ?
75:181
Aux prochaines élections du mois d'avril, l'Anapo présente comme candidate à la présidence de la république, la fille du général Rojas Pinilla : Maria-Eugenia Rojas. Ce n'est certes pas un personnage négligeable. Le mot « virago » est un peu trop fort en ce qui la concerne, mais si peu. Tout ce que l'on peut dire c'est qu'une présidence de Maria-Eugenia -- comme on l'appelle communément en Colombie -- ne serait ni de tout repos, ni exempte de surprises spectaculaires.
En face d'elle, les libéraux alignent « Alfonsito » Lopez Michelsen, vieilli, assagi dit-on, devenu, de révolutionnaire, réformiste. Il traîne pourtant derrière lui et son passé et la clique gauchisante qui l'a accompagné au long des dernières années. Les conservateurs, eux, proposent Alvaro Gomez Hurtado. Un homme sans histoire, partisan du « développement » et ennemi de tout changement.
S'il ne se produit aucun changement dans l'orientation politique des électeurs colombiens, la victoire devrait revenir aux libéraux. L'inconnue est évidemment fournie par l'Anapo. Surtout depuis l'incorporation à ce mouvement d'un homme politique chevronné, théoricien socialiste connu et doué : le professeur Antonio Garcia. Quelle va être l'influence de ce socialiste sur les électeurs ? Va-t-il attirer une partie de la frange gauchiste des libéraux ? Va-t-il faire fuir l'importante clientèle conservatrice de l'Anapo ? Personne ne peut rien en savoir encore.
Remarquez qu'il reste toujours aux partis en place la possibilité « d'interpréter » les résultats comme le leur a si bien enseigné Carlos Lleras Restrepo.
Jean-Marc Dufour.
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### Pages de journal
par Alexis Curvers
*Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît.*
Et par conséquent : Cherchez d'abord le royaume de l'Homme et sa justice, et le reste vous sera enlevé par surcroît.
Variante progressiste : Cherchez d'abord votre justice et le reste, et le royaume de Dieu vous sera offert en cadeau-réclame.
Ce qui revient à dire : Cherchez d'abord le reste, et justice vous sera rendue par surcroît dans le royaume du diable.
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EX ORE INFANTIUM. -- Dans une église neuve de la grande banlieue parisienne, à la nouvelle messe du dimanche, le père curé achève son homélie, nouvelle aussi : bientôt les vacances, préparatifs de départ, horaires des trains, camping adapté, civilisation des loisirs, ouverture au monde et patati et patata, le tout d'ailleurs assez gentil. Un petit garçon d'un peu moins de cinq ans tire sa maman par la manche et lui dit à l'oreille : « Pourquoi ne parle-t-il pas de Jésus ? » (*Historique.*)
Ce mot fait l'étonnement de la famille, nullement encline à discuter la pastorale de monsieur le curé. Force est bien d'en convenir : le petit a trouvé ça tout seul.
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Depuis qu'ils ont jeté les saints à bas des autels dont ils avaient la garde, les prêtres qui ne veulent plus être prêtres ne savent plus à quel saint se vouer. Ils savent encore moins que devenir. Et les voilà interminablement occupés à se *définir,* à *se situer,* à *s'insérer,* etc. Mais s'insérer dans quoi ? Bons à tout faire, sauf leur métier, ils en cherchent vainement un autre. La grève du sacerdoce les réduit au chômage bavard et au parasitisme agité. N'excellant en rien que par l'incompétence et le ridicule, on ne voit qu'eux partout ; mais, déclassés inclassables, ils partagent la disgrâce des défroqués de jadis, qui, mieux éduqués pourtant, et plus humbles, ne trouvaient à se caser nulle part. Le monde moderne, ce fameux monde où ils brûlent d'entrer en masse par l'escalier de service, n'a vraiment pas d'emploi pour eux, et les laisse dehors à jouer le rôle de mouches du coche de la Révolution qui les écrabouillera.
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Encore une bonne nouvelle. -- Le conseil pastoral de la ville de Liège, comprenant « des prêtres délégués par leurs pairs, des représentants de mouvements chrétiens, mais également des personnes issues de divers milieux sociaux et professionnels », se prononçait officiellement, le 30 mai 1972, en faveur de l'avortement légal. La même assemblée souhaitait d'ailleurs « une politique globale mettant en œuvre les moyens de préconiser une saine éducation à la sexualité, à la contraception, à la parenté responsable », etc.
A son tour, dès le lendemain, l'évêque de Liège publiait un communiqué « désapprouvant nettement l'avis du Conseil pastoral ». Et puis c'est tout.
Tout le monde a la conscience tranquille. L'évêque a parlé : il a fait son devoir. Le Conseil pastoral avait agi : il continue.
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Paris, 17 avril 1973. -- L'épiscopat français se déclare contre l'antisémitisme. Bravo. On peut donc espérer qu'il prépare une déclaration non moins ferme contre l'antichristianisme. Les raisons n'en seront pas moins bonnes, et le besoin s'en fait actuellement sentir avec une plus cruelle urgence.
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Parce que le mal est le contraire du bien, nous supposons à la légère que le bien est le contraire du mal. Rien de plus fallacieux. Un mal a souvent pour contraire un autre mal, souvent même encore pire. Et tout bien a contre lui mille maux qui se contrarient entre eux non par antagonisme de nature, mais par rivalité d'action : ils n'en sont que plus virulents, et mieux armés pour la victoire de la cause qui leur est commune.
Dieu seul peut dire sans nous tromper : « Qui n'est pas avec moi est contre moi. » Et tout aussi justement : « Qui n'est pas contre moi est avec moi. » Les deux paroles sont dans l'Évangile.
Elles ont plus de succès dans la bouche du diable, quand il les pastiche à sa guise pour nous amener à choisir, ou plutôt à ne pas choisir, entre la peste et le choléra : si vous êtes contre le choléra vous êtes donc pour la peste, et si vous ne voulez pas de la peste inoculez-vous le choléra. Dans les deux cas le diable gagne, et vous n'avez plus qu'à mourir des deux maladies à la fois pour les avoir combattues l'une par l'autre. C'est ce qui arrive au monde moderne, par élimination du seul antidote universel, qui est Dieu.
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Si le christianisme n'existait pas, il faudrait l'inventer. Mais aucun homme n'en serait capable.
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A l'égard du péché, toute condescendance du jugement n'est que mensonge, imposture et trahison, dont les pécheurs eux-mêmes seront les victimes autant qu'ils en auront été les dupes.
A l'égard des pécheurs -- que nous sommes tous --, la conduite à tenir se définit en quatre points :
1\) Que celui qui n'a jamais péché leur jette la première pierre.
2\) Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés.
3\) Le Christ, comme il l'a dit, est venu pour les pécheurs.
4\) Les pécheurs ne formant pas une catégorie à part dans l'humanité, pour eux comme pour tout le monde l'acceptation de la croix est la condition du salut.
Tout le reste est littérature, et mauvaise.
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Jésus pardonne aux pécheurs en leur disant : « Allez en paix, et ne péchez plus. »
Les modernes disent : « Restez en paix, vous ne péchez pas. » Ils ne font espérer le mieux que par la négation du mal, et ne voient de remède au mal que dans la négation du bien. Mais la loi qu'ils abrogent pour autoriser l'infraction n'en reste pas moins inscrite dans la nature humaine et dans la nature des choses. En oblitérant ainsi dans les âmes la notion sinon le sentiment du péché, ils ne font qu'en aggraver les conséquences au détriment du pécheur, qu'ils abandonnent ensuite à son triste sort et à sa conscience détraquée.
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*A transcrire en lettres d'or. --* La revue *Una Voce* de Paris (n° 37, mars-avril 1971) publiait cet extrait d'une lettre de « Mme D. (Orne) » :
« Je rends les prêtres de ma paroisse en particulier, et les autres en général, responsables de la perte de foi ou de pratique d'un grand nombre ; je les rends responsables de cet assassinat de la spiritualité de la jeunesse, je les rends responsables du dévoiement de cette jeunesse. » Chapeau bas devant Mme D.
Elle dit ce que tout le monde pense et que n'ose dire personne ou presque parmi les docteurs de la loi, dont les plus hauts placés sont généralement les plus lâches.
Elle ne cherche pas d'excuse à l'ignoble prêtraille qui fait actuellement la loi dans l'Église et par conséquent dans le monde, pour la perte de l'une et de l'autre.
Elle dit leur fait à messieurs les curés en salopette, sans égard au défunt prestige de la soutane qu'ils ont jetée aux orties.
Elle les rend responsables du désastre où l'humanité est en train de sombrer, c'est-à-dire qu'elle les accuse de savoir et de vouloir ce qu'il font, comme ils le savent et le veulent en effet, sans feindre d'admettre les pseudo-excuses de la bonne foi et des bonnes intentions qu'ils invoquent à seule fin de poursuivre avec plus de succès et d'impunité leur travail destructeur.
Elle leur jette à la face les noms de corrupteurs et d'assassins, les seuls en effet dont ils soient dignes.
Elle appelle les choses par leur nom et elle respecte le principe de causalité.
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Mme D. fait exception dans son siècle. Chapeau bas devant elle.
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*Une théologie* « *dépassée *»*. --* Je trouve dans ma boîte aux lettres un curieux texte publicitaire en l'honneur de la fête de Pâques :
« *Niez la résurrection du Christ, et vous arrachez le cœur même du christianisme. Si le Christ n'est pas ressuscité corporellement d'entre les morts, son enseignement n'était qu'un enseignement parmi d'autres, et Lui-même était un homme grand et bon, certes, mais un homme et rien de plus. Si le récit de Pâques n'est pas authentique, alors nous pouvons rejeter tout le Nouveau Testament, car l'Église des premiers temps fondait toutes ses affirmations sur l'existence du tombeau vide.*
« *Mais le Christ est* vraiment *ressuscité d'entre les morts. En sortant vivant de la tombe, il a prouvé qu'il était plus qu'un homme ordinaire :* « *Le Fils de Dieu revêtu de puissance *»*... Aucun autre Maître de doctrine n'est jamais revenu de la tombe...*
« *La résurrection de Jésus est l'un des faits historiques les mieux établis...*
« *Aucune religion instituée par un homme mortel n'est digne de votre confiance. Mais aujourd'hui donnez votre foi au Christ crucifié, ressuscité et vivant, qui a reçu de Dieu la mission de juger le monde, et Il deviendra votre Sauveur et votre Seigneur. *»
Devinez : qui ose encore ainsi parler en 1974 ? Un cardinal ? un évêque ? une conférence épiscopale ? une commission diocésaine ? un ecclésiastique mandaté ? Vous voulez rire. Le bulletin paroissial que m'apporte le même courrier n'est plein que de sexe, d'avortement, de cinéma, de démystification par la science, de dialogue, de syndicalisme et de propagande communiste.
D'où émane donc cet étrange document qui respire la pure foi catholique et, s'il ne la résume pas tout entière, du moins n'y contrevient en rien ? Tout simplement de l'Armée du Salut.
Alexis Curvers.
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### Billets
par Gustave Thibon
##### *Les symétries abusives*
7 décembre 1973.
Tout le monde connaît le dialogue entre un fabricant de pâté d'alouette et un ami qui le pressait de questions sur la vraie composition de son produit : « Peux-tu me jurer que tu ne mets que de l'alouette dans ton pâté ? -- En toute franchise, non : j'y mets aussi du cheval. -- Dans quelle proportion ? -- Oh ! moitié-moitié : une alouette, un cheval ; un cheval, une alouette. »
Cet apologue me revenait à l'esprit en lisant le manifeste d'un mouvement de jeunes qui proclamait en substance : nous disons non avec la même énergie aux deux faces du Janus Bifrons que représentent le capitalisme américain et le collectivisme soviétique, car de part et d'autre, c'est la même volonté de puissance, le même matérialisme, la même méconnaissance des vraies valeurs humaines et, finalement, le même esclavage imposé à l'Ouest par le culte du dieu dollar et à l'est par celui de l'État totalitaire.
Je connais un peu les États-Unis et je n'ai rien d'un apologiste inconditionnel de ce mode d'existence qu'on nomme the american way of life. Je n'en suis pas moins irrité devant les fausses symétries qu'on établit si légèrement entre le bloc américain et le bloc soviétique, devant cette façon sommaire de mettre dans le même sac et de renvoyer dos-à-dos deux idéologies et surtout deux modes de vie séparés, malgré les apparences, par un abîme.
Dire non également à l'un et à l'autre ? Il faut distinguer. S'il s'agit de mon idéal social et politique, je ne veux ni des tares du régime américain ni de celles du régime soviétique. Ce qui ne signifie pas que j'enveloppe ces deux régimes dans la même réprobation.
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Faisons une comparaison. La grippe et la peste sont deux maladies. Mon idéal étant la santé, je refuse la première autant que la seconde. Mais si, par suite de nécessités pratiques, je me trouve obligé de m'exposer à la contagion, je préfère traiter avec des grippés plutôt qu'avec des pestiférés.
Regardons les faits. On sait qu'à Yalta, Roosevelt et Staline ont départagé leurs zones respectives d'hégémonie. Où la dépendance -- idéologique, politique, économique à l'égard du colosse protecteur est-elle la plus étroite et la plus pesante ? Les États-Unis, par exemple, imposent-ils le régime du parti unique dans les pays appartenant à leur zone d'influence ? Et, en cas de dissidence, interviennent-ils avec leurs chars, comme les Russes à Budapest et à Prague, pour ramener les égarés à l'orthodoxie ? On invoquera leurs équipées militaires en Extrême-Orient, mais peut-on comparer leur intervention dans des situations si confuses à l'étouffement brutal de deux peuples qui commençaient à respirer en liberté ?
Et même dans le domaine économique, où leur pression est la plus forte, il faut reconnaître au moins deux choses : d'abord que nos pays de l'Ouest n'avaient pas attendu leur hégémonie pour vivre sous le régime dit capitaliste (alors que le collectivisme marxiste a été imposé par la puissance russe dans toute l'Europe de l'Est), ensuite qu'il y a chez nous mille possibilités de sortir de l'engrenage rendement-consommation à tout prix tandis que, dans le camp opposé, il est pratiquement impossible de desserrer l'étreinte de l'État sur l'individu. Je connais un jeune ouvrier de la région parisienne qui, fatigué de travailler dans la grande industrie, s'est installé (avec l'aide du Crédit agricole) dans nos garrigues méridionales où il élève des chèvres et des moutons. Il vit durement, mais librement, sans s'embarrasser du capitalisme américain ni même français. Peut-on concevoir pareille aventure pour un ouvrier soviétique ?
Je ne parle pas de nos libertés d'opinion et d'expression qui sont pratiquement illimitées dans tous les sens. Tel professeur d'économie politique -- nommé et payé par l'État « capitaliste » -- enseigne ouvertement chez nous le matérialisme dialectique, sans encourir la moindre sanction. Voyez-vous son homologue polonais ou hongrois vanter les mérites de l'économie de marché ? Et, réponse encore plus directe à ceux qui prétendent que les deux visages du Janus Bifrons ne valent pas mieux l'un que l'autre, c'est qu'on ne peut propager impunément cette opinion que de ce côté-ci du rideau de fer. De l'autre, gare au camp de concentration ou à l'hôpital psychiatrique !
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Dernier argument de nos fabricants de pseudo-symétries : si le collectivisme est aliénant par la toute-puissance et l'omniprésence de l'État, le système américain et capitaliste l'est tout autant, mais d'une façon plus diffuse et insidieuse, par le climat dégradant qu'il fait régner dans la Cité : course délirante au rendement et à la consommation, création de besoins factices, conditionnement des esprits par les mass-media, etc. Je ne méconnais pas le danger, mais je répondrai qu'aucune loi, aucune police, ne me contraignent jusqu'à nouvel ordre à rentrer dans cette ronde, c'est-à-dire à éprouver des désirs préfabriqués, à consommer des produits que je juge inutiles ou nuisibles, à me laisser modeler comme un bloc de cire par les propagandes et les publicités. En deux mots, je peux résister à la corruption tandis que là-bas personne ne peut échapper à l'oppression. Et si je n'en suis pas capable, je ne suis pas digne de cette liberté dont je jouis encore.
Il ne s'agit pas, bien entendu, de choisir massivement entre deux systèmes, dont l'un représenterait le bien sans mélange et l'autre le mal absolu, mais de discerner de quel côté résident, en dépit d'immenses lacunes, les plus grandes chances de salut pour la liberté et pour les valeurs humaines et divines qui gravitent autour d'elle.
##### *L'inflation des signes*
14 décembre 1973
Un histoire vraie. Dans une ville touristique en pleine expansion, une société achète un immeuble et y aménage un restaurant de luxe. Celui-ci bat de l'aile pendant deux ou trois ans à cause des énormes frais généraux et, au dernier bilan, on constate, au lieu des bénéfices escomptés, un déficit d'environ un million. Beau résultat, dit un de mes amis, membre du conseil d'administration, un million de perdu. -- Pas du tout, répond le Président, un million de gagné, car l'immeuble que nous avions payé un million en vaut trois aujourd'hui.
Tels sont les mystères de l'inflation et de la « surchauffe ». Pour celui qui économise, les gains deviennent des pertes ; pour celui qui spécule, les pertes deviennent des gains.
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Profit d'ailleurs illusoire dans une monnaie qui s'effeuille comme un arbre au vent d'automne. On nage dans la fiction et le quiproquo, on remplace par des signes la réalité défaillante...
Je songeais à une autre forme d'inflation -- plus bénigne mais non moins significative -- en parcourant l'autre jour la vallée du Rhône. On sait combien la généralisation du tourisme a détérioré les rapports humains entre les étrangers et les autochtones. Il est à peine exagéré d'affirmer que l'antique vertu d'hospitalité décroît en fonction du nombre et du luxe des « hostelleries ». Mais il y a des compensations. Je quitte l'Ardèche pour entrer dans la Drôme, et je tombe successivement sur deux énormes panneaux : « L'Ardèche vous remercie de votre visite » et « La Drôme est heureuse de vous accueillir ». Je franchis plus bas le Rhône en sens inverse. Nouveau panneau :
« Vivez heureux en Ardèche ».
A quelle réalité correspondent ces amabilités administratives ?
Celle des paysages et des monuments ? Si admirables qu'ils soient, je doute qu'ils aient jamais éprouvé ni traduit le moindre sentiment à l'égard de leurs visiteurs. « L'insensibilité de l'azur et des pierres », disait le Poète...
Des habitants ? Tous les panneaux du monde ne changent rien à la qualité de leur accueil. Et si, surtout dans les mois d'été où l'afflux des touristes imite les cadences du travail à la chaîne, des serveurs maussades et surmenés m'ont offert des plats insipides, assaisonnés d'une addition astronomique, ces belles paroles de bienvenue ou d'adieu me seront de bien minces fiches de consolation...
Autre exemple. J'ouvre un journal et j'y trouve la publicité suivante : « Il y a des jours où la vie paraît bien terne. Pour reprendre goût à l'existence, ouvrez un compte à la Banque X. » Suit l'énumération des avantages offerts par la dite banque, dont le principal est de me permettre grâce à ses nombreuses succursales, de retirer et de dépenser plus vite mon argent... J'apprécie à sa juste valeur cette facilité ambiguë, mais je ne lui reconnais pas la vertu de porter au rose vif la grisaille quotidienne.
Ainsi partout la formule impersonnelle s'efforce de remplacer la vibration irréductible du contact humain. Les affiches sont d'autant plus chaleureuses que les hommes se refroidissent davantage. J'imagine la grimace d'un automobiliste distrait butant sur un de ces panneaux où il lirait, dans un éclair, des souhaits de bienvenue et de bonheur...
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Au vrai, il ne s'agit même plus de signes, mais de signes de signes, de substituts à la seconde puissance. Un sourire, un geste d'accueil sont le signe de la bienveillance intérieure : la pancarte en est le décalque abstrait qui s'adresse à tout le monde et n'émane de personne. Au temps de l'occupation, où la saccharine était devenue presque aussi rare que le sucre, on a vendu je ne sais quel produit bizarre, sous cette étiquette alléchante : « le meilleur ersatz de la saccharine ». On peut aller à l'infini dans cette voie, car la fiction a cet avantage sur la réalité qu'elle ne connaît pas de limites. Pourquoi ne pas faire un pas de plus vers l'impersonnel en remplaçant le panneau d'accueil par un simple disque de couleur euphorisante ?
Nous vivons parmi les ersatz et ersatz d'ersatz. Ersatz de la prospérité, la multiplication démesurée du papier monnaie. Ersatz de la saine administration de la Cité, les discours des hommes politiques, gonflés de promesses impossibles. Ersatz de l'amour et même de la sexualité normale, le déferlement de l'érotisme. Partout l'inflation, masque du néant.
Ce pullulement des signes aux dépens des réalités, semblable à celui des champignons autour du tronc d'un arbre malade, prépare des réveils amers. Les trompe-faim n'ont qu'un effet passager : l'inanition est au bout. Et si tant de jeunes se plaignent déjà de ce que la vie manque de sens et de saveur, n'est-ce pas dans cette débauche de mots et d'images sans caution dans le réel qu'il faut chercher l'une des causes de ce désenchantement prématuré ? Car à force d'abuser des signes tout devient insignifiant...
##### *Le message de Noël*
21 décembre 1973.
En ces jours qui précèdent la commémoration du mystère de la nativité, ces vers prophétiques de Victor Hugo me reviennent à l'esprit :
« Mais parmi les progrès dont notre âge se vante,...
Une chose, ô Jésus, en secret m'épouvante,
C'est l'écho de ta voix qui va s'affaiblissant. »
A quoi songent les hommes dans leur immense majorité à l'approche de cette nuit sacrée ? A leurs soucis et à leurs plaisirs quotidiens, aux restrictions d'essence, à l'évasion vers la neige ou le soleil, si ce n'est aux délices du réveillon ? Combien de pensées, combien d'élans du cœur vers ce Messie qui, suivant le mot de saint Augustin, « s'est fait homme afin de nous faire Dieu » ?
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On comprend les incroyants. Mais comment expliquer l'indifférence de tant de chrétiens devant une révélation devrait transfigurer leur existence ? Si Dieu existe, si Dieu nous aime, s'il s'est incarné, pour nous sauver, s'il nous répare dans le ciel un bonheur sans mélange et sans mite auquel nous pouvons déjà participer ici-bas, pourquoi cette disproportion scandaleuse entre cette promesse infinie et l'accueil infinitésimal qu'elle trouve en nous ? Les athées au moins sont logiques, tandis que la plupart des chrétiens vivent à rebours de leurs convictions...
Cette indifférence aux choses divines faisait l'effroi de Pascal. On ose à peine parler d'un refus ; il s'agit plutôt d'une anesthésie, non de la pensée mais de l'âme, qui nous rend impropres à saisir Dieu comme une présence vivante et un appel intérieur. Dieu, pour ces « croyants » étrangers à leur foi, c'est un mot, une abstraction qui n'a pas plus d'influence sur leurs sentiments et leur conduite que les théorèmes de géométrie appris dans l'enfance...
N'en a-t-il pas toujours été ainsi ? Oui et non. Les époques de chrétienté ont connu cet oubli de Dieu qui est à la base de toutes les erreurs et de toutes les fautes de l'homme. Mais du moins la présence divine y était-elle affirmée à chaque instant par le climat où baignait la société, par le style d'une civilisation imprégnée jusqu'au fond de christianisme, par la vigilance des ministres de la religion rappelant sans cesse aux hommes leur origine divine et leurs fins dernières. Cette voix d'en haut, on pouvait ne pas l'écouter, on ne pouvait pas ne pas l'entendre.
Dieu aujourd'hui est absent des mœurs, des institutions, des habitudes, de presque tout ce qui fait la trame concrète de l'existence. Et -- pourquoi ne pas oser le dire ? -- absent en partie de la religion elle-même, si souvent dégradée par ses représentants en humanitarisme insipide et en messianisme nébuleux où les promesses de l'éternité se diluent en visions utopiques de l'avenir, où la poursuite du bonheur terrestre estompe la fidélité aux exigences surnaturelles de l'Évangile.
Non que la religion proscrive le bonheur temporel : il fait partie de ce « surcroît » promis par le Christ à ceux qui cherchent d'abord le Royaume de Dieu. Mais s'hypnotiser sur lui et vouloir l'obtenir exclusivement et à tout prix est le plus sûr moyen de ne jamais le trouver.
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Et c'est précisément le spectacle que nous donne le monde actuel : au sein d'une abondance matérielle encore inédite dans l'histoire qui, bien organisée et orientée, offre des possibilités indéfinies de collaboration et de concorde, les hommes aveuglés sur le vrai sens de leur destinée s'acharnent à multiplier les conflits et les désordres. A tous les degrés : psychologique (recherche du plaisir pour lui-même, comme par exemple dans l'érotisme), économique et social (lutte des classes), politique (rivalité entre les nations et guerres latentes ou déclarées) -- bref, le gaspillage universel ou l'utilisation perverse des dons de la nature et des œuvres du génie humain. Hier encore, un vieux paysan, qui avait connu toutes les âpretés de l'existence (misère, guerre, captivité, etc.) me disait avec l'étonnement scandalisé des simples devant la folie de ses semblables : « Je ne comprends plus. Les hommes d'aujourd'hui ont pourtant tout pour être heureux ! » Tout, sauf eux-mêmes, sauf leur âme qui a perdu la capacité et jusqu'au goût du vrai bonheur...
L'oubli de la Rédemption élargit et envenime la blessure du péché originel. C'est le sens de la formule admirable de Chesterton : « Ôtez le surnaturel, il ne reste que ce qui n'est pas naturel. » C'est-à-dire la nature déchue, divisée contre elle-même et incapable de retrouver par ses propres forces, même au niveau le plus humblement temporel, l'équilibre détruit par le péché. C'est pourquoi il n'est pas de civilisation authentique qui ne repose sur des fondements religieux. « Les nations, disait Rivarol, sont des navires mystérieux qui ont leurs ancres dans le ciel. »
Le Christ nous a apporté la révélation de la paternité divine. Sans elle aucune fraternité humaine n'est concevable, car l'homme devenu l'ennemi de lui-même ne saurait vivre en paix avec ses semblables.
##### *L'érosion des responsabilités*
28 décembre 1973.
Un très humble fait, mais qui peut servir de canevas à de vastes méditations sociologiques et morales.
Tel jour du mois dernier, je devais donner une conférence à Bruxelles à 17 heures. Grèves tournantes à la S.N.C.F. : je juge plus prudent d'utiliser l'avion. J'entre dans une agence de voyages pour m'enquérir des horaires. La préposée me répond : « Vous avez un départ d'Orly à 13 heures, arrivée à Bruxelles à 14 heures. » C'est parfait.
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J'achète donc le billet, mais pris d'un vague soupçon (car je sais qu'il y a deux aéroports internationaux 9 Paris) demande : « Êtes-vous bien sûre que l'avion parte d'Orly ? » Réponse presque offensée : « Mais voyons, Monsieur, c'est notre métier. » Confiant jusqu'à la sottise, j'empoche le billet où la mention Paris-Orly-Bruxelles s'étale très lisiblement et je me présente le lendemain à Orly où l'employé de contrôle m'annonce que mon avion part du Bourget. Aucun moyen de m'y transporter dans un si court délai. Ma seule ressource est de me confier à un chauffeur de taxi qui, pour la modeste somme de 750 francs me véhicule jusqu'à Bruxelles. Non sans m'avoir dit en guise de consolation : « Vous n'êtes pas le premier, j'ai déjà conduit trois ou quatre voyageurs dans le même cas. »
Tout au long de l'autoroute du Nord, j'ai eu le loisir de méditer sur les éclipses de la compétence et de la conscience professionnelle. Inutile d'ajouter que sur les horaires d'Air-France, le départ du Bourget était indiqué très clairement.
Étourderie accidentelle ? Je veux bien. Mais à voir le visage impeccablement maquillé de la petite employée, on pourrait penser qu'elle n'avait pas confondu les crèmes et les fards au cours de sa longue toilette matinale. Peut-être même y avait-elle épuisé sa faculté d'attention : d'où la confusion des aéroports...
Cet incident n'est qu'un mince exemple de l'érosion du sens des responsabilités dont tout le monde constate la gravité et l'universalité. Qu'il s'agisse du salarié, qui réclame tous les avantages et répudie tous les risques de l'emploi, du patron épris de libéralisme économique aux années de vaches grasses et mendiant l'aide de l'État en temps de crise, du fonctionnaire très conscient de ses droits et oublieux de sa charge, de l'homme politique qui se lave les mains « en noyant le poisson » (curieuse manière de « ne pas se mouiller ») -- chacun tend à rompre le lien entre ses actions -- ou ses omissions -- et leurs conséquences.
La responsabilité, au sens psychologique et moral du mot, se définit comme l'acceptation des suites naturelles de ses actes, en soi-même et dans les autres. Elle implique donc la conscience qui peut prévoir et la liberté qui peut choisir. Le petit enfant, le fou sont considérés comme irresponsables. En d'autres termes, liberté et responsabilité sont indissociables.
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Or, par une étrange contradiction, nous assistons, à une échelle peut-être inédite dans l'histoire, à la disjonction entre ces deux pôles de l'agir humain. Le flot montant des revendications en faveur de la liberté coïncide avec le reflux du sens des responsabilités. On se veut d'autant moins responsable qu'on est plus libre : plus précisément, ce qu'on réclame sous le nom de liberté, c'est d'être dispensé des obligations que toute action libre traîne à sa suite.
L'exemple est frappant en ce qui concerne la liberté sexuelle. Le droit à « l'amour » (disons au plaisir) vire à l'impératif catégorique, mais on repousse avec la même énergie les conséquences normales de la sexualité humaine, tant sur le plan biologique (maternité) que sur le plan spirituel : prise en charge de l'être aimé, fidélité, etc.
Où sont les causes de cette mutilation ?
Le sens de la responsabilité repose sur deux fondements qui correspondent à la double nature de l'homme : le dressage opéré par des sanctions précises et immédiates et la conscience morale qui, même en l'absence de toute sanction extérieure, nous impose la solidarité de notre personne avec nos actes.
Exemple : dans la Corse ou la Sicile d'autrefois, le séducteur d'une fille enceinte qui refusait de l'épouser, s'exposait à être abattu par les parents de celle-ci. Ce danger n'existant plus dans la société d'aujourd'hui, le même homme se mariera librement, par amour ou par devoir.
L'élément dressage s'évapore de plus en plus dans le monde actuel. Des enfants choyés, protégés contre tous les chocs du réel, dont on excuse tous les manquements et dont on comble tous les désirs, préparent des légions d'adultes irresponsables : « Attention à la névrose d'échec ! avant tout, ne pas culpabiliser l'enfant », me disait un éducateur « dans le vent ». Or, c'est avant tout par la sanction directe de nos erreurs et de nos fautes que s'inscrit en nous le sens de la responsabilité. Le langage courant ne s'y trompe pas : quand on demande à quelqu'un d'assumer ses responsabilités, ce n'est jamais des conséquences heureuses mais des suites fâcheuses de son comportement qu'il est question. Un général est dit responsable d'une défaite et non d'une victoire. D'où l'importance des sanctions dans l'éducation de la responsabilité. Et celles-ci portant sur les négligences autant que sur les fautes. « Je ne l'ai pas fait exprès », pleurniche l'enfant. Est-ce une excuse ? L'inattention, la légèreté font ici-bas autant de ravages que la mauvaise intention. « Mais il ne comprend pas, il sera traumatisé, soupirent nos psychologues. » Et certes, il est bon de lui expliquer les motifs de la sanction, mais il faut aussi parfois le punir au-delà de ce qu'il peut encore comprendre. Il obéira d'abord, il comprendra plus tard. La force des choses, puissante éducatrice, n'opère pas autrement.
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Quand l'enfant touche au feu, comprend-il pourquoi le feu brûle ? Il retire sa main et ne recommence plus, sans être voué pour autant à la névrose d'échec. Comme la crainte de Dieu, choc en retour de l'impassible nécessité est le commencement de la sagesse.
Quant à la sanction intérieure de la conscience, elle tend à disparaître avec le déclin de la foi religieuse. La morale sociale -- et le juridisme qui en découle -- limite la responsabilité au for intérieur. D'où l'éternelle tentation du « pas vu, pas pris, pas responsable ». Tandis que la foi en un juge transcendant et omniscient sculpte en nous un juge intérieur, plus lucide et plus exigeant que le juge social.
Et d'autant plus que la morale sociale -- dernier refuge de la responsabilité dans un climat d'athéisme pratique -- s'effrite à mesure que la société évolue vers la centralisation et l'anonymat. Dans les métiers élémentaires, dans les communautés organiques où règne un code aussi strict qu'informulé d'usages et de mœurs, les responsabilités de chacun sont connues de tous et les manquements sanctionnés à bref délai. Mais ou situer les responsabilités dans ces organismes géants et compliqués où n'existe aucun lien direct entre le devoir public et l'intérêt personnel et où chacun, en cas d'échec, peut renvoyer n'importe où et à n'importé qui une balle qui d'ailleurs finit toujours par s'égarer. Après les sonores et inopérantes déclarations des premiers jours, qui songe aujourd'hui à découvrir les responsables des scandales des abattoirs de la Villette, construits en vain et démolis sans avoir servi, ou de l'hôpital psychiatrique de Besançon, effondré deux ans après son achèvement, qui ont coûté des milliards aux contribuables ? Et qui peut déceler les auteurs du gaspillage effréné de soins et de remèdes (lequel coïncide d'ailleurs avec le manque de personnel et d'équipements dans les services hospitaliers) inhérent au fonctionnement trop centralisé de la Sécurité sociale ?
Ajoutez à cela la fuite du risque qui va de pair avec la revendication de toutes les libertés. La généralisation de l'assurance -- chose nécessaire mais terriblement ambiguë par ses conséquences -- est un merveilleux bouillon de culture pour l'irresponsabilité. S'étant dégagé en bloc des répercussions de ses actes, l'être assuré contre tous les risques peut se permettre toutes les imprudences. Il est en effet deux formes de sécurité : celle qui s'allie au risque et peut se perdre en cas de négligence ou d'infraction (l'exemple typique est celui du paysan : la terre ne lui manquera jamais à condition qu'il ne manque pas à la terre) et celle qui pallie d'avance n'importe quel risque.
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La première aiguise, la seconde émousse le sentiment de responsabilité. En cela, la sécurité automatique produit les mêmes effets que l'insécurité absolue. L'homme que rien ne protège se sent exempt de responsabilité au même titre que celui dont l'existence se déroule sous le signe de l'amortisseur et du paratonnerre. Les époques de calme plat, où l'homme n'est plus stimulé par le risque, et celles de violentes tempêtes, où il est en proie à tous les périls, se signalent par une égale recrudescence de l'insouciance et de la licence. C'est dans ce sens que Simone Weil disait qu'un dosage harmonieux de sécurité et de risque est un besoin vital de l'être humain.
« Fais ce que tu veux, paie le prix et Dieu sera content », dit un proverbe espagnol. Ce qui rejoint l'étymologie (contestée, mais si lourde de sens) du mot responsabilité donnée par Littré : res-sponsus : marié à la chose. Et comme dans le mariage, pour le meilleur et pour le pire. Celui qui rompt ce lien nuptial entre ses actes et leurs conséquences n'est pas seulement un mauvais élément social, mais un fantôme d'humanité. Car la liberté ne respire et ne s'épanouit que par les liens qu'elle noue et par les devoirs qu'elle assume. La mot de Nietzsche éclaire le fond du problème : « Je ne te demande pas *de quoi* tu es libre, mais *pour quoi* tu es libre. » En d'autres termes : à quel attachement supérieur, à quel don plus pur de toi-même correspond ton affranchissement ? Mais que signifie le mot de libération dans la bouche des esclaves du plaisir, du confort et de la vanité ? Ceux-là ne demandent, en dernière analyse, qu'à être libérés de leur liberté...
Gustave Thibon.
© Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique)
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### JEAN DES BERQUINS
#### Chapitre XVI Les nouvelles
L'histoire de Lucie soulageait le garçon d'un poids incroyable. De ce côté au moins le monde allait le laisser tranquille, aucune idée n'en viendrait plus à *personne* que ce fût en bien ou en mal, avec bienveillance ou malice ; il se sentait libre, libre.
Il avait repris son travail chez Bichat : pas tout de suite, pas le soir du descellement où il avait refusé de mettre les pieds à la ferme, s'était terré chez lui. Bichat qui malgré sa colère se gardait bien cependant de vouloir le renvoyer pour de vrai, l'avait envoyé chercher par le second commis, puis par Laurentiau, à tous deux il avait dit non. Et puis avec le berger il avait causé. Ils étaient amis de par leur pareil amour des champs, la droite simplicité du berger et son regret, peut-être d'une petite maison dont il parlait toujours après avoir dû la vendre, son dévouement aussi à Madeleine... Avec celui-là au moins il pouvait parler d'elle sans cacher ce qu'il en pensait ; et c'était sa douceur des soirs avant de monter aux Berquins quand dans la journée il n'avait pas eu l'occasion du beau regard un moment posé sur lui ; et c'est ce qui arrivait le plus souvent et il aimait encore mieux cela pour être sûr de bien garder son secret : si quelqu'un s'en avisait, si la réputation de Madeleine en recevait atteinte !
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Mais personne n'y aurait pensé. Et quand le fermier était venu lui-même au dernier coup tâcher de le ramener à l'ouvrage, il y était allé et restait d'apparence le plus joyeux, le plus dégagé de souci. Ainsi à la poêlée de la moisson quand on a rentré la dernière voiture avec un bouquet au faîte et qu'il y a gaîté le soir, c'était encore lui qui avait chanté les plus belles chansons, et trois fois de suite au milieu des bans *la belle fille dans son jardin.*
Mais vraiment dégagé, chantant ? Non, la vie est toujours là qui vous serre et d'abord vous ramène l'étrange remuement d'esprit. Est-ce que Jean des Berquins se reposait sur sa vaillance depuis l'affaire du Haut-Chemin ? Croyait-il que ce devait être tout, et que la rencontre avec Mme Marceline n'exigerait rien de plus, et alors s'il le pensait, lui-même aurait appelé ce second et cruel avertissement d'avoir en soi une âme si précieuse au dire du petit Luc, après...
Ils se voyaient toujours souvent tous les deux ; mais plus franchement du côté du garçon depuis qu'il ne craignait plus la mère, ne pouvait plus soupçonner le petit d'intrigue, même naïve, auprès de lui. C'étaient les dimanches tantôt, qu'ils passaient dans les bois ; ou les jours, après midi, quand Jean était sorti de table et le petit allait à l'école : Petit Luc soupçonné ! c'est un jour comme celui-là que la chose arriva.
Un cheval de Bichat, justement celui du Haut-Chemin, s'était échappé de la cour au moment où on voulait l'atteler ; on n'a pas su au juste ce qui l'avait pris, si c'était mal d'entrailles, ou une mouche dans l'oreille ou peut-être la surprise de quelqu'un passant trop près, on a pensé plutôt une idée de bête parce qu'au lieu de sauter il filait comme une flèche, d'un coup, faisant angle droit du côté de chez Jean attardé dans sa maison par un travail pour la ferme : les outils de Bichat, ils traînent partout, et ceux qu'on trouve sont en mauvais état.
Seulement juste à ce moment, ils sortaient de la cour, Luc et lui, et voilà ce que les autres virent : le petit se jetant en avant les bras étendus sans que le garçon ait eu le temps de faire un geste -- et pourtant il est vif et d'œil prompt, Jean Costat, ce fut à n'y rien comprendre -- attirant le cheval sur lui et sauvant son ami.
Il n'était pas mort pourtant ; et même au bout d'une semaine il se trouvait sorti, grâce aux compresses de la sorcière introduite en cachette, de ce long tunnel de fièvre et de délire bien plus inquiétant jusque là que sa jambe brisée. Et cette jambe aussi il allait la garder, il serait un petit estropié, mais on avait tellement pensé à pis !
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... Une mère plus douce que son ami, l'enfant n'en pouvait avoir, même la douceur et l'amour de Lucie n'étaient rien auprès de l'amour, de la douceur de Jean qui passait là ses nuits au chevet, encore bouleversé, songeur, et de quels songes ?
Et, quand le petit fut en état de parler :
« Luc, mon petit Luc, qu'est-ce que tu as fait ce jour-là ? »
Le malade le regarda finement, et presque riant dans sa souffrance :
« J'ai fait le duvet. »
Il s'attendait si peu à cela. Pourtant tout au fond, est-ce qu'il ne s'attendait pas à une chose que personne n'aurait vue ?
A côté d'eux, Luce ouvrait des yeux ardents :
« Tu... Tu ne l'as pas fait exprès ?
-- Non... Je ne sais pas... Quelque chose m'a dit, et j'ai pensé que c'était le vent sur le duvet. »
Jean un moment saisi et aussi sa pensée fait des cercles toujours plus grands jusqu'au bord de la lumière, dit avec une sorte d'effroi :
« Mais tu donnais ta vie, et la mienne c'est si peu de chose ! »
Le petit fit alors :
« Oh non, pas peu de chose... » Et il referma les yeux et aucun des deux autres ne le questionna plus.
Mais le garçon crut tout de bon à son âme et ce fut à la fois tourment et contentement.
Cependant il y avait eu sur tout le pays un moment de grand calme étendu, dans la pleine chaleur de juillet, si égale et calme elle-même. Puis ce fut à nouveau la sorcière.
On ne l'avait pas perdue de vue dans l'émotion passée puisqu'elle était arrivée chez Lucie presque sitôt connue la nouvelle de l'accident et qu'on s'y était réjoui du bon effet de son remède ; mais son trottinement à travers les rues, on y était assez habitué maintenant pour ne plus guère le remarquer, non plus que ses disparitions chacun ayant appris son commerce aussi dans les autres pays, à la Grangeonnee où elle avait fini par se montrer, à la Ville-au-Bois, la Chapelle-Lussay, Chanteloup, un peu partout et même son rayon paraissait s'étendre.
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On ne s'étonnait donc pas... Seulement, tout doux, deux ou trois nouvelles arrivèrent par l'un, par l'autre, se rencontrèrent, se reconnurent. D'abord on fut tout à fait sûr, tout le monde à la fois, que la femme n'était pas venue sans raison à Saint-Usage et dans les environs. C'est que, autant elle avait été silencieuse, sauf pour le nécessaire dans les commencements, autant alors elle repassait vite les seuils qu'on lui eût acheté ou non, autant maintenant elle s'attardait à vouloir causer ouvertement. Sans doute elle avait ses maisons : ainsi chez Pertuisat, à la boutique d'épicerie où les nouvelles s'apportent dans les sacs à provision et se remportent accrues avec les pâtes, le sucre, le café, les paquets de biscuits ; et chez Fine Pipeau. Oui, maintenant la sorcière buvait volontiers son petit verre à l'auberge, et quand elle avait fini en reprenait un autre.
Même elle s'y était prise au moyen d'une histoire à faire rire le monde ; c'était le premier jour où elle redoublait.
« Je fais comme la femme de la Chapelle dont le vieux nous faisait conte. Il était un jour à l'auberge, il la voit arriver avec ma foi pas mauvaise façon, pourtant elle dit : « Je ne me sens pas trop à mon aise ; servez-moi donc un petit verre de goutte. » On lui en sert, elle boit avec des mines, fait la grimace, étrangle, pleure et en fin de compte pousse le verre devant l'aubergiste : « Chiens d'hommes, comment donc ils font pour boire ça... Donnez-moi voire encore pour deux sous ? »
Le moyen de prendre des airs quand on a ri avec la singesse ! depuis ce jour Fine laissait la bouteille sur la table pour le second verre. La vieille buvait donc, s'animait et se faisait un peu plus deviner ; ainsi une fois, alors qu'avant elle aurait paru ne pas entendre la réflexion de Mme Pipeau : « C'est tout de même étonnant que vous ayez attendu votre âge pour venir ici », elle avait cligné de l'œil si drôlement que le cafetier et sa femme s'étaient regardés tout sots.
... Oui, elle causait, mais questionnait surtout : vous croiriez, après l'auberge et l'épicerie, chez la Bichatte laquelle n'a rien à faire qu'à répondre ? Non, elle devait avoir méfiance, cette sorcière à tout deviner ; mais chez la Roussette, c'est que depuis la poudre à vermine elles étaient devenues amies au point que la Roussette avait fini par dire un jour à la ferme, avec un air à en laisser entendre au-delà des paroles :
« Vous ne pouvez pas vous douter, malgré ce qu'elle en a déjà montré, de tout le savoir de cette femme-là. »
A force de sous-entendus, on avait fini par comprendre que la vieille faisait merveille à dire la bonne aventure, et qu'elle la lui avait dite, à elle, la Roussette, du mieux qu'on n'aurait jamais pensé.
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C'était donc cela qu'elle prenait tant d'airs depuis un moment : voilà qu'elle faisait la belle, arrangeait ses frisons, roucoulait à cause « d'une beau brun » soupirant en secret. « C'est toi, Costat, gare à Parfait ! » Il fallait entendre les rires autour de la table chez Bichat ; la petite servante en perdait le souffle, et manquait casser les assiettes... D'ailleurs la chose a failli mal tourner, Parfait l'ayant apprise aux champs : il sortit si bien de son silence que la Roussette en eu la jaunisse et la vieille plus jamais ne passa le seuil de la maison.
Mais elle s'en moquait, ayant eu le temps d'apprendre de son amie une chose qu'apparemment elle ne savait pas encore, puisque jamais elle n'avait jeté à Jean le regard qu'il reçut ce jour-là, sur le pas de sa porte, comme elle repassait devant.
... Puis les nouvelles eurent un centre.
Quel ramassis en avaient dû faire les deux bonnes pièces que l'on sait ! Quel triage et rassemblage comme de leurs champignons à la corne d'un bois :
« Ma bonne Zélina, à celui-là, elle aurait dit... -- Mon homme, l'autre matin, Larrivey m'a appris en attendant M. le curé en retard... -- Et la Partuisat qui l'a entendue... » Et ceci, et cela, comme si vraiment la mieux renseignée avait dit généreusement : « Tends ton tablier, mêlons notre butin pour une fois ; mieux, mettons tout là, par terre, on verra a s'arranger dans le tas. » Au bout du comte, sûr : tout ramassé, tiré de coté, mais bout à bout, refait en tas, c'était bien comme la Bichatte l'avait vue faire au premier jour, autour de la maison Laîné que la vieille avait toujours tourné. Elle s'en était fait conter peu à peu, en détail, les événements ; elle avait questionne surtout sur la mort de Gérasime et ses suites : à qui serait la maison, s'il avait laissé de l'argent, si on pensait que le garçon reviendrait chercher son héritage. Elle avait interrogé aussi sur Madeleine, ses habitudes, ses relations ; elle avait même dit à l'auberge un jour de triple goutte :
« Alors, on ne lui sait pas de connaissance, elle est restée sage, la petite dame ? »
Fine qui était bonne fille et ne portait guère envie à Madeleine avait vivement répondu oui.
« Ses voisins ? » Elle les connaissait sûrement, mais ce n'était pas la première fois qu'elle faisait dire les choses avec une idée à elle, et Fine avait haussé l'épaule :
« Les voisins ! Bichat qui ne pense qu'à ses sous, la Bichatte, une femme sérieuse. En face, un garçon, c'est vrai, mais est-ce qu'on sait à quoi il peut penser celui-là, un original... »
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Pourtant, elle était devenue rouge, la pauvre Fine, et la vieille l'avait regardée d'un air si moqueur qu'elle avait rougi davantage encore, de colère... Jean des Berquins, c'était vrai, elle avait joué vilain jeu avec lui qui lui plaisait pourtant ; mais maintenant, elle s'était mise à l'estimer et cela ne regardait personne. Quant à Madeleine Laîné, sans se comprendre elle se serait présentement jetée au feu pour elle.
Elle était colère, mais la Bichatte au courant du propos avait surtout songé, à partir de ce jour, à ne plus guère quitter les écoutottes, même le soir, et elle avait vu la vieille venir à pas de loup épier aux dernières maisons... Jean Costat était-il devenu si lourdaud que lui-même dans son jardin, pas encore monté aux Berquins ou décidé à rester en bas, n'avait pas paru la voir, n'en avait rien dit en tout cas ? Pourtant lui aussi devait bien veiller. Et heureusement sa présence à sa maison du pays était expliquée d'avance : c'était le temps où il allait encore, une nuit sur deux, veiller le petit Luc. Et bienheureux aussi -- la bonne femme ne pouvait s'empêcher d'en soupirer d'aise dans ses écoutottes -- que l'affaire du cordonnier avait éclaté, oh ! en tout bien tout honneur ; ce qu'on aurait entendu raconter, encore, de ces veillées-là ! C'était bien assez, mon Dieu, du micmac qu'il y avait...
Et bien assez d'avoir à dire à celui-là, mais elle s'y croyait obligée, que le dernier bavardage de la Roussette avait été sur la Découvée et son séjour de quelques semaines...
Jean revit le regard noir, froid et violent ensemble ; il attendit. Tout le monde attendait ; c'était l'idée dans Saint-Usage qu'une chose allait arriver ; on ne savait pas bien quoi, mais les regards se tournaient de plus en plus, comme entraînés par ceux de la vieille, vers la maison de Madeleine. Le savait-elle, savait-elle les manèges de la sorcière et toutes ces contées ? En tout cas, elle n'en laissait rien paraître, ne se confiait à personne. Le vieux curé peut-être était plus renseigné, peut-être attendait-il avec elle comme les autres : mais qui le savait ? L'après-midi du jeudi, ils restaient silencieux tous les deux sur le banc, tandis qu'elle travaillait, ou bien elle était à la maison et lui sur une chaise auprès des marches, tout contre le tabac odorant commençant à ouvrir ses étoiles. Peut-être aussi tout de même leur attente ne ressemblait pas à celle des autres...
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Ce ne fut pas très long. Et ce qui tomba d'abord sur le pays fut une vraie nouvelle cette fois, toute chaude, et considérable. Qui l'avait préparée, déjà brandie si bien qu'elle n'étonna pas grand monde ? La vieille, peut-être, un jour de goutte sur goutte et chacune redoublée parce qu'elle avait deux auberges maintenant, celle de Saint-Usage et celle de la Grangeonnée, et faisait la navette plusieurs fois la journée si le goût l'en tenait : quelle tricoteuse de chemin alors ! Peut-être un de ces jours-là, sans l'avoir fait exprès ; mais peut-être aussi bien un autre en sachant ce qu'elle faisait ; quoi qu'il en soit, jeu de malice pour exciter le monde ou bavardage d'ivrognesse, ce qu'il apparut de sûr, c'est qu'elle avait attendu elle aussi, mais bien avant les autres, et toujours su.
Pourtant, ce n'était encore que propos sans preuve, il y fallut cet homme de la Ville-au-Bois qui, ayant des affaires à quelques lieues de là, entra dans un café avec son compère.
Il fallait l'entendre, celui-là, tout gonflé de sa gloire :
« J'étais à causer du marché, on n'était pas encore d'accord, chacun devant son verre de vin blanc. Faut dire que j'avais quitté la place comme un qui ne veut rien entendre, et l'autre avait couru après moi ; et j'étais bravement en train de dire : « Écoutez, je ne donne pas un sou de plus -- un beau cheval que j'achetais, et qui me faisait envie, mais si on les écoutait, c'est comme si on m'écoutait, moi, quand je veux vendre une vache ! -- Pas un sou vous ne l'aurez, même si on me le donnait pour vous le donner, ce n'est pas pour le sou, c'est pour le sentiment. » Quand voilà un particulier qui fait son entrée, moitié voyageur, moitié trimard et à sa façon je pense en moi : « Je l'ai déjà vu ce gaillard-là... » sans compter quelque chose en lui qui donnait à l'aviser. L'autre réfléchissait sur son cheval ; moi, ça ne me regardait plus, soi-disant ; j'avise donc l'homme à mon contentement ; il demande une chopine, il cherche du pain dans une espèce de sac noir, et tout à coup je saute dessus : « Ah ! par exemple, Émilien Laîné ! Émilien Laîné de Saint-Usage ! Comment ça va, mon conscrit ? -- on avait tiré ensemble -- depuis le temps qu'on ne t'a pas vu ? » Vous dire qu'il a paru à son aise, pas tant, à la fin il m'a répondu à côté : « C'est vrai que le père est mort ? -- Vrai ! Ah... -- Et la maison est fermée ? -- Non mon gars. -- Ah... » Il n'a rien dit de plus pendant un moment et puis il a fait : « Comme ça, il y a toujours quelqu'un dedans ? » Et j'ai dit oui en le regardant bien. Il en a été un peu songeard, mais sans dire sa réflexion et il a seulement fait au bout d'un moment :
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« C'est bon, mais ne me vends pas, il sera toujours temps de me voir arriver -- et puis, pour être tranquille, je m'en vais changer de quartier : ni vu ni connu... » J'ai vu là-dessus qu'il aurait autant aimé me savoir dans la lune. Il avait peut-être pensé tomber dans sa maison à un moment de son choix. En tout cas, il est bien en vie, plus si faraud, mais pas davantage plaisant. »
La personne la plus à l'aise dans cette histoire, ce fut peut-être la sorcière que la rencontre assurait sur un point appris -- où, dans le pays où Émilien Laîné avait demeuré un bout de temps ? -- à savoir qu'il était parti ailleurs et pourtant c'était loin d'être là sa première demeurance, il en avait tenu des quartiers ! Mais les gens finissent toujours par savoir les choses ; ceux de là-bas pouvaient assurer qu'il avait eu un jour la nouvelle de la mort de son père. Là-dessus, la vieille se serait dit que pour le coup il allait peut-être retourner à Saint-Usage et que le meilleur moyen pour elle de ne plus perdre en courant après sa peine et son temps, était de venir attendre la pie à côté du nid : avec la chance, qui sait, de l'y trouver déjà ? La pie voleuse, et une autre pas loin, si la chance y était vraiment...
Mais ce fut un arrangement dans les têtes après ; sur le moment, on ne savait d'une part ce qu'il y avait au juste, et dans la sienne aussi on la croyait même plus renseignée.
... Et le plus important, c'était Madeleine Laîné.
A vrai dire, la nouvelle la trouvait prête, droite comme d'habitude et sur le visage le quant à soi de pureté, d'honneur. Puis tout de suite au cœur le bon courage tourné face à l'événement : il fallait savoir plus précisément encore ; préparer aussi la maison pour quelques mois au moins puisqu'au printemps, elle devait revenir à Bichat, mais peut-être la laisserait-il à loyer, et elle y travaillerait tant à refaire la nouvelle vie du fugitif qu'il s'y plairait enfin, oublierait même qu'elle n'était plus à lui. Il n'en voudrait pas à son père, lui qui, le premier, avait tant à se reprocher ; et puis il était assagi sans doute, il avait sûrement souffert. Et en tout cela, il aurait besoin d'être soutenu, et ce serait son devoir à elle, éclatant comme le jour. Hélas, pourquoi l'éclat du jour, tout à coup, fait-il si mal à une âme pure qui n'a rien à se reprocher ? Pourquoi maintenant que le vieux curé venu exprès dire la nouvelle -- c'en devrait être une bonne pourtant, et personne n'a osé la lui apprendre -- maintenant qu'il est parti, elle a courbé la tête et s'est mise à pleurer, pleurer, comme si c'était aujourd'hui que sa vie était perdue...
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Et pourtant oui, il y a le devoir tout clair, humblement lisse et rond comme cette pomme d'été devant elle, au petit pommier naguère planté dans ce bien, sous sa vigilance, et c'est le lendemain matin qu'elle s'en va à la Ville-au-Bois pour y rencontrer l'homme qui a vu, lui faire tout raconter en détail ; comment il est, s'il paraît avoir beaucoup pâti ; un peu honteusement : s'il est propre sur lui ; et aussi s'il a vieilli ; elle n'ose pas demander s'il a changé d'air et quel est celui de maintenant.
Enfin, elle écrit à l'aubergiste de là-bas pour lui décrire le passant, le faire souvenir, si c'est possible, du chemin qu'il aurait pris. Elle songe aussi à faire enquêter l'abbé Simonin auprès des confrères des alentours.
Mais personne ne sait rien ; et l'aubergiste même n'a répondu qu'à cause du timbre dans la lettre : « S'il fallait se rappeler tous ceux qui passent et savoir où ils vont ! »
#### Chapitre XVII La découverte
Elle ne se découragea pas, attendit, demanda encore ; les marchands, maintenant, qui passaient devant sa porte, elle leur achetait pour pouvoir les interroger, savoir d'eux s'ils n'avaient rien entendu du revenu : les femmes parlent autour des voitures en attendant d'être servies. Ou si quelqu'un ne l'avait pas vu ; un hasard au tournant d'une rue, dans un pays où on ne croit pas être connu et justement on tombe sur un qui ne s'y trompe pas, comme c'était arrivé.
L'idée de son devoir, maintenant, c'était qu'il fallait aller au-devant de lui en lui montrant belle figure, c'était cela peut-être qu'il attendait ; l'homme de la Ville-au-Bois disait bien que non, mais si elle pensait au meilleur d'elle-même ?
Certains disaient autrement :
« Pas besoin qu'elle prenne tant de peine, la bonne fille, la sorcière cherche pour elle... »
Un idée qu'on avait, on la gardait au fond de soi un moment, et puis on la disait à un autre ; la Bichatte à Zélina, par exemple, ou Laurentiau qui prenait maintenant toutes les passions du pays à Jean Costat.
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Jean Costat, Jean des Berquins... C'est vrai, il y avait eu le bel original de ce printemps encore, le compagnon qu'on regardait aux yeux pour y voir quelque chose de hardi et plaisant, même si c'était une moquerie sur vous. Qui allait à belles enjambées cadencées, qui chantait au vent et riait au jour. Et celui que personne ne connaissait, perdu dans les feuilles, dans l'air du matin et du soir, dans toutes les odeurs de la terre et du bois, mêlé aux bêtes et aux oiseaux, l'ami des blancs clairs de lune et du grand silence nocturne, et du temps bas, ou des milliers d'étoiles ensemble et celle toute seule, la grosse qui se tient suspendue en septembre, juste à la corne du bois un peu triste. Et celui-là, dans son jardin qui bêchait en mai défleuri, songeant et regardant parfois la femme qui avait son secret à elle et, sans le savoir, son secret à lui. Et celui, enfin, que peu avaient vu, mais quelle vue, certain après-midi, voilà trop pas longtemps, à la terrasse du Haut-Chemin.
Mais si tous ceux-là avaient passé, il y en avait donc un autre maintenant ? Non, comment faire entendre la chose, il n'y en avait pour ainsi dire pas ; il y avait comme personne, quelqu'un d'arrêté net au dedans de soi, dans son cœur, dans son âme ; c'était qu'avant, il n'avait point d'espoir, mais se tenait plein de vie vivante ; aujourd'hui ce n'était pas le désespoir, mais un puits de vide. Il restait là, d'ailleurs : le soir, la nuit ; il restait au pays ; pourquoi ? Pour être au milieu de toute cette histoire ? De ces parlers ? Pour entendre Laurentiau -- oh celui-là, comme il lui serrait le cœur avec ses lamentations sur Madeleine et pourtant il était le seul qui le desserrait un peu -- pour entendre la Bichatte, Bichat, le commis et la servante, et même Amélie Grandier, et jusqu'à Lucie avec le cordonnier qui, faisant ouvertement sa cour, faisait aussi déjà le beau-père, un bon beau-père avec le petit. « Courage, mon petit homme, tu seras cordonnier avec moi, c'est bravement un métier pour les mauvaises jambes. » Et Sévère qui venait hocher la tête, et les autres.
Ou pour tâcher de voir encore un peu la femme qu'il avait aimée seule dans sa cour, dans son jardin, et après quand elle ne serait plus seule, il savait bien ce qu'il ferait : il s'en irait pour toujours, loin ; ce serait lui le fugitif à ce coup ; mais sans briser le cœur de personne : qui s'en soucierait ?
Ou pour *voir*, comme on aime voir des fois ce qui fait le plus de mal ; pour se remplir l'esprit de la chose une bonne fois : ce retour de l'autre.
Celui-là sûrement approchait ; ce serait un soir à la rentrée de la nuit qu'il ferait sa rentrée, venu par les champs plutôt que par la route. Plusieurs soirs, le garçon guetta ses pas au fond du jardin voisin, un homme pouvant sauter la haie.
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... Ce fut au fond de son jardin à lui qu'il entendit le saut, qu'il entendit les pas. Tout le sang à la gorge, il s'était retourné ; une grande forme enveloppée, homme ou femme, il ne savait trop quoi, accourait à lui, se jeta à ses pieds, les embrassa, demandant pitié.
« Cachez-moi un jour au moins, ou deux, pas dans votre maison si vous voulez, mais dans un coin du hangar, de l'écurie. Il faut que je sois cachée. »
Elle était là dans son corps vivant, il l'avait tellement senti des fois qu'elle reviendrait, et puis il avait perdu cette image de son retour, il avait cru que c'était fini, il croyait avoir mérité que c'était fini... Mais elle était là dans un étrange pauvre manteau, avec ses anneaux d'or, pis que découvée, affolée, comme traquée, toujours belle, mais tellement plus pitoyable. Et elle était toujours à ses pieds et il n'avait pas eu le temps de dire un mot qu'il avait tout vu : sa faute passée, la conséquence avec la femme revenue, installée chez lui, la nouvelle comme une grande banderole au-dessus de sa porte, ce que chacun en dirait dans la rue, dans les maisons, les rires, les hochements de tête ; Madeleine en face de cette honte, et les gens avec leur malice de par ici :
« Tiens ! Tiens ! Jean des Berquins qui refait ménage aussi... »
Cette banderole éclatante, Madeleine la lirait comme les autres. Ah ! un fossé à n'en plus voir le fond se creusait dans la rue entre les deux maisons : ah ! il allait partir, partir, qu'est-ce qui le retiendrait de s'en aller une nuit comme les autres viennent ?
Puisque s'en aller, c'était déjà sa pensée, mais il avait cru qu'il partirait net, avec un peu d'estime pour lui au cœur de la claire apparition, et maintenant voilà celle-ci apparue aussi, l'étrange créature de nuit.
Elle était toujours à ses pieds, elle ne demandait que de la pitié, et on aurait dit qu'elle devinait les pensées du cœur enfin désespéré, elle disait : « Pardon » et, « Secours... » Contre qui, contre quoi, il ne devinait pas, mais à la voir le danger était sûr ; allait-il laisser à son sort une femme en terreur, celle-là surtout ? Il courba la tête sous le ponds de l'ancien péché, en accepta la rançon. Il y avait pourtant moyen de retarder un peu le scandale de l'écriteau de son malheur ; il prit la femme par la main.
« Viens, mais pas ici, nous allons monter à ma maison des bois. »
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Il alla prendre les provisions qu'il avait, la rejoignit au fond du jardin, montra un passage facile, tourna avec elle la haie de la Bichatte, coupa par les champs et arrivés au chemin la précéda. Elle l'avait suivi, docile, sans donner une explication et il n'avait rien demandé.
La nuit autour était aussi pleine de silence qu'il y en avait entre eux. Il avait plu, les alouettes et les courlis se taisaient dans les champs ; pas un grillon, il n'y avait au long du chemin que l'odeur d'herbe mouillée et, à mesure qu'ils approchaient de la vieille ferme, de feuilles et de sous-bois. Quand ils arrivèrent le garçon ouvrit doucement la porte et fit un peu de lumière ; puis, à voix presque basse -- et pourquoi si basse -- qui aurait-il craint, il expliqua le lit, le placard, le petit hangar fermé communiquant par l'intérieur avec la cuisine, où elle devrait prendre du fagot ; il lui recommanda aussi de fermer la porte à clé au dedans quand il serait sorti. Parce qu'il allait redescendre. Mais à ce moment une pensée lui vint :
« Vous n'aurez pas peur au moins ? » Il ne parlait plus comme tout à l'heure à sa quasi-servante, la laisser là lui donnait soudain pour elle une révérence mal expliquée et aussi il venait de voir à la petite lumière de la lampe son brun visage fatigué où le regard était ailleurs ou pis.
Elle dit non, elle avait confiance, et puis elle ne savait pas bien où il l'avait emmenée.
Lui non plus ne le savait pas. Deux jours il resta dans Saint-Usage ; la pauvre femme avait à manger là-haut, et sa maison du bas, on aurait dit qu'il ne pouvait pas la quitter, son travail fini. Puis le troisième jour qui était un dimanche, ayant fait le matin tout son service de cour chez Bichat, dans l'après-midi il reprit des provisions et monta.
Il respirait un peu ce dimanche ; rien ne s'était passé ; de la Découvée personne ne semblait avoir rien su et Émilien n'était pas revenu ; il semblait prendre son temps, ce n'en était guère plus rassurant, pourtant, c'était comme une halte entre les émotions des jours passés et celles peut-être des jours qui allaient venir. Le garçon avait le cœur desserré aussi parce que la veille au soir il était allé voir Luc. Combien de temps serait-il encore là dans le lit, ce petit sacrifié ; Lucie devait emmener le petit en voiture d'ambulance. Lucie, grave, faisait déjà ses paquets de petite bonne femme.
L'enfant en avait parlé à Jean.
« J'ai du chagrin de partir d'ici, je ne te verrai plus aussi. souvent. »
Jean avait répondu :
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« Moi aussi, j'aurai de la peine », mais il pensait surtout à ce grand départ, quand il aurait fermé ses deux maisons et s'en irait sur les routes chercher sa vie ailleurs. Et alors il avait dit encore :
« Tu m'aimeras bien toujours, et tu prieras pour moi. » Le petit avait fait « oh ! oui » en l'attirant pour l'embrasser.
« Et tu aimeras toujours bien Mme Laîné ? » Il n'aurait pu s'empêcher de parler d'elle.
« Oh ! celle-là ! » Luc avait presque joint les mains.
« Tu l'aimes bien, n'est-ce pas ? »
Et l'enfant tout grave :
« C'est elle qui m'a fait accepter mon mal. »
Jean restait sans réponse mais au-dedans :
« Et le mien, sera-t-elle assez forte pour me le faire accepter ?... » Cependant que Luc reprenait :
« Mais à la Ville-au-Bois, il y a toujours M. le Curé, la petite cloche sonne ses années -- soixante-quinze il en a maintenant -- tous les matins pour la messe ; j'aurai le petit tintement au cœur si je ne peux pas y aller. »
Alors vive, l'image du vieux curé avait passé devant Jean ; puis son image effacée : quand le vieil homme serait couché sur son père et sa mère, est-ce qu'il y en aurait un autre à la Ville-au-Bois ? Est-ce qu'on avait remplacé les derniers curés défunts de Saint-Usage, la Chapelle, Chanteloup ? Un souci le prenait amené par la confiance du petit ; ce serait donc tant qu'un curé dans un pays... La Bichatte en avait parlé un jour avec la Quinquenelle : « On a beau en envoyer un autre d'ailleurs, en binage, comme ils disent ; et des meilleurs : quand il n'y en a plus au pays les habitudes se perdent. Oui-dà ; c'est comme pour les bonnes sœurs : de leur temps les jeunesses se tenaient plus loin des garçons. » C'était un jour où Zélina passait, allant à la Grangeonnée ; il avait entendu le propos.
Il y repensait en montant au bois. Quel poids dans le monde que celui de ces choses ; et dans un homme tout seul. Il ne savait pas grand-chose, il ne savait rien, il n'était rien dans le pays, moins que le riche Bichat, moins que Pertuisat patenté, que le vieux Pipeau prudent, que Sévère révèrent, que l'un et l'autre conseiller, sa gloire de fantaisie, elle était passée, il était tout juste un commis de ferme, mais il sentait une grande chose oubliée qui est le fond du fond de la vie des hommes et alors l'avoir oubliée pour un pays c'est perdre pied peu à peu dans un pauvre marais de petites histoires ou de grands drames avec le sentiment quasi désespéré de l'absurde et de l'inutile, et la grande épouvante de la mort avec tous les oiseaux qui ne chantent plus ? Pour un pays... Et dans un homme tout seul.
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Et il allait partir sur les routes.
Soudain il s'abattit au pied du socle sans croix, tout à terre, la tête dans les bras. Il ne pleurait pas parce qu'un homme n'a pas beaucoup de larmes, il en avait seulement eu, le premier jour, sur le petit Luc ; mais il l'appela, lui, et Madeleine, et le vieux curé ; il les appela violemment, douloureusement, à son secours.
Et il n'y avait plus le beau Christ humilié pour baisser la tête vers lui, mais puisqu'il passe, inlassable par les chemins, il l'appela aussi. Il ne savait plus où il en était.
Il arriva là-haut, prêt à la bonté ; mais à ce qui l'attendait son sang ne fit qu'un tour : la femme n'y était plus. Il eut beau chercher, appeler, il ne la trouva ni dans les bâtiments, ni autour ; aussi bien il avait tôt compris que c'était peine perdue ; déjà la porte fermée au simple loquet l'avait étonné, mais la clef rejetée dans la cour à deux mètres de là comme si refermant avec violence, quelqu'un l'avait fait sauter de la serrure ; au-dedans une chaise à terre, la table à demi renversée contre le mur, la couette du lit tombée avec un seul drap resté sur les deux qu'il y avait ; un reste de manger enfin sur le petit fourneau au coin de la cheminée, tout cela disait encore davantage.
Sûrement Hilda avait été arrachée de là, liée, entraînée, et la malheureuse avait dû ouvrir, à supposer que le ravisseur -- c'était un homme on n'en pouvait pas douter, elle était grande et forte et se défendant désespérément -- n'eût pas trouvé un moment où elle s'était glissée dehors la clef sur la porte. Si elle avait ouvert, pourquoi ? Et après, quelle surprise en voyant l'homme, celui peut-être dont la pensée la faisait tant trembler l'autre soir ? Et lui, Jean, l'avait jetée plus sûrement à celui-là. Il les avait donc vus, suivis ? Qui était-il ? Un instant, parce qu'il avait rencontré la vieille en sortant de chez Bichat, la pensée l'en effleura ; il haussa aussitôt les épaules : la vieille, cette poigne, cette violence, et peut-être cette autorité ? Parce qu'elle était bizarre et suspecte il ne fallait pas la voir partout.
Une fois encore, il fit le tour de la maison, s'avança sur le chemin de noisetiers, guetta, tendit l'oreille, il n'y avait rien que les bruits du bois, des glissements d'insectes, des volètements d'ailes, de branches, des jacassements de geais ; et son cœur qui battait. Si, pourtant, au bout d'un bon moment un autre bruit encore ; celui de pas tout doux ; on venait vers le chemin.
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Il se jeta entre deux noisetiers et attendit ; les pas étaient tout près maintenant et il y avait un souffle fort et retenu ensemble, puis ce fut un ballement de jupes et la Bichatte apparut blanche comme un linge.
Quand elle passa devant lui, il eut la science de se montrer sans l'effrayer ; mais elle se laissa quasi tomber à terre :
« Ah ! Jean Costat, c'est trop de chance de te trouver ici. »
Sans réflexion il demanda :
« La Découvée ? »
Elle eut les yeux plus grands que la figure :
« Je ne sais pas, je ne pouvais pas voir qui c'était. La Découvée, tu dis ? »
Il se sentait du froid dans les veines, pourtant il prit le temps de l'emmener à la ferme, la réconforter malgré le désordre quasi tragique autour d'eux. Il fallut aussi lui parler à cause de ce désordre, mais n'avaient-ils pas été déjà des alliés, lui conter l'arrivée de la femme l'autre soir dans le jardin et la peur qu'elle avait. Et la Bichatte quand il eut fini :
« Ah ! elle pouvait, mon gars, avoir peur... »
Voilà comme c'était allé. La chercheuse de champignon, pas plus que les autres ne prenait envie d'entrer dans le bois d'Aman ; pourtant elle le longeait tout à l'heure et elle avait vu sur le bord un gros bolet des sapins, et un autre un peu plus dans le bois, et un autre encore ; elle était entrée, avait vu luire tout roux encore dans l'ombre, continué, quand tout à coup ç'avait été si inattendu dans ce silence et cette demi-ombre, elle avait entendu soupirer pas loin d'elle. Comme elle est curieuse pourtant elle avait avancé encore jusqu'à une sorte d'écoutotte, et là, elle avait vu dans un creux où manquait un sapin une toute petite voiture couverte, comme les plus pauvres des marchands de paniers en traînent par les pays, et auprès d'elle liée à un tronc qui avait perdu ses branches basses, cette femme qu'elle n'avait pas bien vue, étant prise de peur. Elle avait quitté la place sans demander son reste, elle serait morte avant d'avoir pu parler à la prisonnière, mais quand le voisin l'avait vue, elle se préparait à descendre chez lui pour le mettre au courant, elle ne le croyait pas aux Berquins ; et encore, à ce moment-là ses jambes pouvaient à peine la porter.
Ils se regardaient maintenant ; la même idée leur était venue : la roulotte était à la sorcière, et le bois à Aman, c'était là qu'était sa cache depuis le commencement. Mais la Découvée là-dedans ?
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La Bichatte hochait la tête :
« Je ne l'ai point, point reconnue... »
Mais le garçon était sûr que c'était elle. Et quelle autre, quand elle était dans le pays ? d'ailleurs, il allait bien savoir. La vieille voisine le voyait se préparer, tâter son couteau dans sa poche, prendre un gros bâton. Un moment il alla au fond de son placard, fit glisser une planche, c'était là qu'était son fusil chargé pour les soirs d'affûts trop tentants, mais avec son mouvement insouciant de l'épaule, il replaça le fusil à peine touché, refit glisser la planche dans sa rainure, et puis il se tourna vers la Bichatte : Elle semblait ne pas avoir vu, tournait la tête du côté de la fenêtre : chacun ses affaires, n'est-ce pas, et ses petits mystères ; mais quand il lui demanda si elle voulait retourner pour lui montrer la place, elle s'aperçut qu'elle n'avait plus peur et irait avec lui n'importe où.
Ils avaient pris sur le côté du bois, délaissant la sombre allée où on aurait pu tout de même d'un peu loin les voir venir ; ils n'étaient même pas sur le petit creux de lisière qui fait une sorte de chemin, ils étaient dans la sapinière d'à côté où des noisetiers et de l'épine Sainte-Lucie faisaient de place en place des buissons et aussi des genévriers. Tous les deux habitués aux bois, ils allaient à pas souples dans l'herbe grise où se fanaient encore quelques coronilles ; des petites sauterelles grises et rouges se détendaient devant eux, il y avait aussi des clochettes bleues. Jean voyait ces choses comme en un rêve précis ; la Bichatte avait peur et courage à la fois. A un moment elle fit arrêter son compagnon, c'était à peu près là, ils entrèrent sous les sapins.
Le silence y était quasi solennel sur leur gauche, par une étroite éclaircie, ils voyaient passer l'allée comme un tunnel d'ombre. A leur droite, il fallait soulever les branches lourdes, se frayer un passage au travers de plus basses ; c'est de ce côté qu'ils trouvèrent la roulotte, là où la Bichatte l'avait découverte, et la femme liée à côté qui s'était dressée au bruit des pas. Son visage était sans expression, mais, les voyant elle regarda comme une folle dans l'allée, écouta si personne d'autre ne venait et leur cria comme on crie à voix basse :
« Allez-vous-en, allez-vous en tout de suite... Il ne fallait pas me chercher. »
Jean n'avait eu aucun étonnement devant la pauvre Hilda. Il lui dit doucement :
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« Vous êtes seule ?
-- Oui, mais partez, ne l'attendez pas.
-- Avec vous, ma pauvre fille, je suis venu vous délivrer. »
Elle répéta comme sans l'avoir entendu :
« Partez, il va revenir et il aura peut-être bu... »
La Bichatte qui s'était crue plus forte tremblait de tous ses membres, elle retrouva pourtant de la curiosité :
« Qui, lui, ma fille ? »
Hilda eut un regard de haine :
« Lui, mon mari, la vieille femme de la roulotte. »
Voyait-elle leur sursaut ? Ainsi c'était cet homme de la Découvée, qui avait été la sorcière... Cependant la pauvre femme suppliait encore :
« Vous avez été bons de venir, mais il faut vous en aller. »
Mais Jean ne l'entendait pas, il demandait à son tour :
« C'est lui. Il nous avait vus l'autre soir.
-- Et c'était vous qu'il cherchait par ici sous son carnaval... »
Elle dit plus bas.
« Non, il ne savait pas que j'y viendrais aussi. Peut-être tout de même il y pensait.
-- Mais il savait que quelqu'un devait venir ?
-- Oui...
-- Revenir, vous voulez dire ?
-- Oui...
-- Émilien Laîné ?
-- Oui, lui. » Mais cette fois ç'avait été comme un souffle.
Un peu de silence se fit, un air étrange passa entre eux trois ; et c'était celui d'une vieille fatalité oubliée dans les bois. La Bichatte si mouvante se tenait toute raidie, mais sur le visage du garçon le sang avait afflué, reflué, tout son effort luttait contre la présence antique et l'effroi de la danse qu'ils avaient menée à quatre, le chassé-croisé du péché. A la fin il fit simplement, revenant à Émilien :
« Ah ! »
Mais alors la femme les regarda tous les deux en face, à nouveau, avec une expression passionnée qu'ils n'attendaient pas, ses beaux yeux brillants, et comme on jetterait son trésor devant quelqu'un :
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« C'était avec moi qu'il était parti voilà huit ans, et on est restés cinq ans tous les deux. »
Huit ans, cinq ans... Et il y en avait eu trois dans l'hiver que la Découvée était venue toquer à la fenêtre de Jean des Berquins. La Bichatte avait fait aussi le compte, elle demanda comme malgré elle, montrant le garçon :
« Il sait que vous avez demeuré à Saint-Usage ? »
La femme fit signe que oui ; d'ailleurs la Bichatte le savait depuis le bavardage de la Roussette. Elle fit encore :
« Il le cherche aussi ?
-- Il ne lui en veut pas comme à l'autre, mais avec lui on ne sait jamais. »
Cependant Jean s'apprêtait à couper les cordes ; elle l'arrêta : « Ce n'est pas la peine, il me retrouverait. Vous avez bien vu.
-- Au moins sauvez-vous ailleurs, tâchez de lui échapper... »
Elle secouait ses grands anneaux, ne répondait plus.
« Vous ne voulez pas vous sauver ? »
Elle fit signe que non, de la tête.
« Mais vous vous êtes débattue quand il a voulu vous emmener, et avant vous me demandiez de vous cacher. »
Elle eut un air bizarre :
« J'ai pensé autrement depuis ; j'aime mieux rester avec lui. »
Tout d'un coup le garçon crut avoir compris :
« Vous avez peur qu'il ne me fasse du mal s'il pense que je vous ai délivrée... »
Elle dit alors franchement non, elle ne pensait pas à lui.
« Mais il vous fera du mal à vous ! »
Elle ne le croyait pas. Elle en avait honte, mais elle croyait qu'il tenait encore trop à elle pour la tuer maintenant.
Ils s'en allèrent par l'autre bout du bois et les champs descendants sur la route de la Grangeonnée. Tout malheureux, ils débattaient le cas, mais ils ne pensaient pas qu'il y avait grand-chose à faire : sinon pour Jean remonter là-haut passer la nuit à portée de secourir la prisonnière s'il en était besoin. Il veillerait.
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Peut-être aussi fallait-il avertir Madeleine du danger couru par Émilien : c'était le garçon qui venait d'y songer, maïs c'était la Bichatte qu'il chargeait de la commission : la jeune femme comprendrait-elle au moins ce qu'il faisait en tâchant de sauver la vie du fugitif ?... Mais est-ce que c'était bien nécessaire ?... Quand on est seul on l'est jusqu'au fond, on descend quand même en tournant dans ce fond.
#### Chapitre XVIII Ils prendront des breuvages...
Ce n'avait pas été aussi facile à la Bichatte qu'elle avait pensé, de remplir sa mission. C'est qu'en arrivant à la porte de sa voisine, elle l'avait trouvée fermée ; souvent Madeleine, depuis les beaux jours, accompagnait le vieux curé s'en retournant dire sa seconde messe à la Ville-au-Bois. Elle chantait, faisait le catéchisme aux petits enfants ; elle était aussi une compagnie au vieil homme ces longs dimanches après vêpres où la Quinquenelle faisait le tour des commères quand elle ne prenait pas son panier pour aller aux champignons.
La vieille était donc rentrée attendre dans sa maison. Puis comme vers le soir Madeleine n'était pas revenue, elle avait décidé d'aller au-devant d'elle ; sur le chemin elle lui dirait la chose, et puis elle se sentait trop, agitée pour rester en place, et quelle imprudence, aussi, pour une jeune femme de revenir si tard par ces contrées où pouvaient se passer des choses, maintenant surtout. Seulement, au coin de la dernière ruelle elle avait trouvé le cordonnier qui arrivait en retard pour souper, retenu qu'il avait été au dernier moment ; et comme par crainte de paraître faire le furet le soir au long des maisons, elle lui demandait s'il n'avait pas vu Mme Laîné, le bonhomme avait dit :
« Oui, ça aurait pu se faire, mais bravement la Quinquenelle, en venant chercher des souliers, a mis dans ses jacasseries que la pauvre petite dame couchait ce soir au presbytère. Je ne peux pas vous en dire plus long. »
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La Bichatte avait répondu poliment :
« C'est assez pour me rendre service », et puis elle était rentrée ronger son frein. Mais le lendemain matin de bonne heure, elle était sur la route de la Ville-au-Bois, peut-être Madeleine Laîné devait y passer la journée pour un ouvrage fin dont Zélina n'était pas capable ?
Mais la pauvre femme ! Elle avait reçu la veille une rude secousse ; eh bien c'en était une autre qui l'attendait sur le chemin... Et elle ne sut jamais ce qui s'était passé ; jamais pourquoi rattrapant Jean Costat allant aux champs à côté de son cheval et sa charrue, quand il avait tourné la tête, elle s'était trouvée en face d'une si effrayante figure -- l'air comme fou, des yeux de somnambule -- qu'elle en avait encore le frisson à y repenser seulement. Et quand elle a tout de même essayé de marmonner qu'elle n'avait pas vu Madeleine mais allait la trouver, il avait levé sauvagement les épaules comme si la chose le mettait tout à coup hors de lui et qu'elle était, elle, une vieille folle.
Quelle chose avait pu arriver depuis hier ? Est-ce qu'il aurait vu la nuit pis que dans la journée, et c'était pour cela qu'il avait l'air de ne pas savoir seulement où il était...
L'ébaubie ne croyait pas penser si juste ; c'était vrai pour la nuit, vrai aussi qu'il ne savait pas où il était, ni même qui il était, ou s'ils n'étaient pas deux en lui à se battre furieusement ; somnambule, et jeté hors de lui tout en gardant ses gestes, avec une terrible clarté dans la demi-folie. Si c'était pour cela qu'il s'était jeté hier au pied de la croix démolie en priant, oui, en priant !
« Allons, droit ! droit ! Ho ! Holà ! Ho ! Là ! Gentil ! »
C'était toujours ce cheval qui avait emporté la croix et brisé la jambe de Luc, qui aurait *pu* le briser lui-même : si c'était aujourd'hui, comme il courrait au-devant !
« Ho ! Holà ! » Des alouettes s'envolent, la charrue enfonce dans l'engrais vert, cette herbe qu'on enterre ; les alouettes vont se reformer en rond un peu en arrière dans la roie. Elles chantent, le soleil chauffe, l'une d'elles veut s'envoler jusqu'au ciel. Un grillon noir qui sortait de son trou s'est enfoncé, il n'y a plus une seule gerbe sur la contrée ; il commence à faire chaud, de la première Motte vient l'odeur des sapins ; le garçon voudrait boire, boire, il a le gosier, l'estomac, le corps tout en feu.
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Comme l'alouette a chanté clair, celle qui veut monter au plus haut du ciel ! ah boire ! Toute l'histoire a repassé devant lui.
Quand la Bichatte l'a eu quitté, hier, il est resté un moment les yeux sur la route ; Saint-Usage était caché par le petit bois d'arrivée, mais la Grangeonnée était dans ses près, avec son petit clocher bleu. Tout commençait à s'adoucir, après la chaleur de tantôt. Laurentiau était de l'autre côté, sur un replan, au milieu de ses brebis, et dans un de ces près du bas où le ruisseau brillait Mme Marceline avait été assise un dimanche, il n'y avait pas longtemps, sur le tronc d'arbre abattu. L'âcreté de ces derniers jours cédait devant l'humilité, la pauvreté du passé devant la bonté des autres ; il ne sut plus, un moment, ce qu'il y avait de tragique là-haut, de tragique en bas, il eut seulement envie d'honnête compagnie : continuer à descendre, traverser la route, joindre Laurentiau, et quand le soleil serait un dernier éclat derrière la colline au loin, revenir avec le berger dans la maison de Saint-Usage, à côté des maisons des autres.
Mais si quelque chose se passait là-haut que sa présence pouvait empêcher ; si la pauvre Hilda revenait demander secours aux Berquins... Les mêmes pensées eurent le dessus, celles de l'autre soir dans le jardin : il fallait continuer à porter aux épaules l'ancien fardeau de plaisir et de défi alors si étourdiment chargé ; Hilda malheureuse, charnelle et passionnée, il avait trouvé bon de refermer sa porte sur sa venue, de bien clore la fenêtre, jeter le fagot joyeux au feu, aller chercher le vin dans la cruche à fleurs... Maintenant, il fallait se tenir prêt peut-être à vendre sa vie pour elle, tu ne le croyais plus mais tout se paie, Jean des Berquins, tu vois bien...
Pourtant avant de remonter il songea un instant, pour Émilien et la bohémienne à la fois, à aller trouver les gendarmes : il avait fait avertir Madeleine, s'il allait maintenant à la Grangeonnée faire enquêter au bois la nuit. Mais ils trouveraient Hilda, déliée, en apparence d'accord avec son mari ; celui-là ses papiers étaient sûrement en règle, quant au déguisement, le gardait-il dans le bois ? Surtout ce soir il se méfierait, aurait déjà trouvé quelque invention ; et au fond, tout au fond, le garçon se sentait vouloir reculer le moment où il faudrait bien aboutir à rendre ces événement connus, où la justice en serait avisée, les journaux, où la pauvre histoire du ménage de Madeleine serait la curiosité de ceux qui, après manger, un verre encore devant eux, les bras allongés sur la table dans les miettes et la femme essaie de passer son torchon autour, lisent les nouvelles dans le journal du département...
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« Dérange-toi un peu, que je jette les miettes aux poules... »
L'homme soulève ses bras -- tout à l'heure, il lèvera les jambes sous la table, à cause du balai, et pousse ses exclamations parce que depuis deux jours il y a du nouveau, et il veut même le lire tout haut. Et alors Madeleine est là dans la cuisine où la femme a balayé, dont elle ferme les volets à cause des mouches en laissant le rai qu'il faut pour la lecture. Madeleine chez tout le monde, dans toutes les cuisines, auprès de la pile d'assiettes, des légumes que la femme met dans la terrine pour le soir, près de la vieille horloge, au coin de la laverie, sur le banc que les commis viennent de quitter et il y a encore la poussière ou la boue de leurs souliers après les pieds de la table. Madeleine exposée à tous, avec Hilda, Émilien, lui-même, la sorcière... Si tout pouvait s'arranger avant, sans éclat, quelques compagnons de bon service à faire la besogne en silence. Il ne croyait pas le drame aussi proche, ni les affaires comme elles étaient.
En remontant, il s'enfonça dans le bois du côté opposé à celui d'Aman. Il marcha longtemps et puis se laissa tomber au pied d'un arbre, et ce fut un moment contre son cœur la grande amitié des choses, dont il avait tant besoin.
Vers huit heures, il était à nouveau aux Berquins. Il avait mangé un gros morceau du pain de la pauvre Hilda, des pommes d'été dont il avait un corbeillon. L'air était encore assez chaud, il s'apprêta à prendre son hamac pour aller veiller au bois joignant l'allée et la retraite des sapins.
Quand une ombre fut sur son seuil ; il n'eut pas le temps de faire un mouvement ; c'était la sorcière et son cabas, sa vieille jupe, sa capeline, tout son déguisement. Mais malgré sa caricature de pauvresse, l'air patelin avait disparu, c'était vers lui le regard de l'autre jour, un rire silencieux. Il fit deux pas en arrière vers son placard, se tenant prêt à l'événement, mais les premières paroles de l'autre l'arrêtèrent :
« Bonsoir, mon voisin, je sais bien que vous êtes loin de vous douter du voisinage mais j'ai pensé qu'il était temps de vous en donner connaissance, et comme dernière venue dans ces parages, je vous fais civilité de la première visite. »
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Elle s'arrêta et rit : « Vous ne trouvez pas que la sorcière a de belles manières ? C'est la fréquentation du beau monde... Mais la vérité, Jean des Berquins, c'est que vous m'avez rendu dernièrement un grand service, peut-être sans vous en douter, que je viens vous en remercier et -- la voix grinça drôlement -- faire amitié ce soir avec vous plus encore que civilités. »
La voix grinçait et le regard était devenu si mauvais que, un court moment, le garçon se demanda s'il n'aurait pas bien fait quand même de descendre à la Grangeonnée. Mais est-ce qu'un homme doit craindre pour sa peau : les gendarmes, pour lui, il n'en avait pas besoin. la vieille défroque continuait, tournant la tête et la main vers la porte -- à cette minute, il eut encore envie de lui sauter sur le cou, mais c'est difficile au courage de prendre les gens en traître même s'ils sentent le fagot :
« J'ai ma niche là-bas, sous les grands sapins, et ma boîte à poudres, vous savez, qui ont fait des guérisons. Ah ! j'en sais, des secrets sur ces sortes d'affaires. »
Le regard semblait guetter l'effet, avec une arrière-pensée ; Jean ne la devina pas et se sentit prêt à poser des questions : « Pourquoi venez-vous aujourd'hui vous montrer, de quel service me parlez-vous ? » Mais l'homme ne dirait rien, ne parlerait pas d'Hilda ; il fallait ruser aussi :
« Eh bien asseyez-vous, et puisque nous allons voisiner, trinquons d'abord ensemble. »
Et il prit dans le placard, au lieu du fusil, deux verres et sur la cheminée la gourde de bonne eau-de-vie qui déjà tantôt avait réconforté la Bichatte. Les yeux de l'homme brillèrent, il se laissa verser une courte rasade. Puis quand il eut tout vidé d'un trait sans prendre la peine de cacher son habitude, c'est alors qu'il tira de son cabas une petite bouteille en disant en façon de gracieuse malice :
« A mon tour maintenant, voisin ; j'avais pensé d'avance la même cérémonie, j'ai apporté de ma liqueur, une espèce de Chartreuse avec mes plantes ; je n'en ai pas encore vendu, vous avez l'étrenne... »
C'était donc cela... Jean était brave, pourtant à la vue de la fiole, il se sentit changer de couleur, et il devinait que sa voix aussi, s'il parlait, serait changée. Il attendit donc un peu et puis il fit comme il pouvait :
« Ce n'était pas la peine. »
115:181
Mais la main jaune, une vraie main d'homme sortie tout au long du caraco avec un poignet solide versait déjà la liqueur chaude aux yeux, cependant que la voix railleuse et rauque, une vraie voix d'homme aussi le provoquait :
« Vous avez peur ? »
Le garçon prit le verre dans sa main ; allait-il en jeter, comme un pleutre, le contenu par terre ? et la voix continuait :
« Vous avez peur, voisin ! Mais voyez, j'en prends aussi... » L'homme, en effet, s'en servit. Jean chauffait toujours le verre avec sa main : c'est peut-être cela qui est lâche de se laisser donner la mort. Et si bêtement mourir. Toute sa vie, un vif instant, tourna autour de lui ; toutes les images depuis l'âge de la connaissance, et il y en avait de si vieilles qu'il n'aurait pas cru les revoir ; et des figures : Madeleine n'y était pas, il vit seulement, bizarrement, la porte de sa maison. Il fit un mouvement pour reposer le verre, mais il comprit aussitôt que ces images, c'était parce qu'il allait boire, et aussi l'homme le regardait les yeux fixes et comme rétrécis, puis sans cesser de le regarder avala ce qu'il s'était servi : moins que le garçon, c'était sûr, assez tout de même. Jean dit alors adieu à Madeleine, demanda pardon à quelqu'un si c'était vraiment mal faire et but à son tour, lentement, comme par réponse, les yeux aussi sur ceux de l'homme...
Ils causèrent quelques instants, l'autre parlait de ses plantes, de l'enchantement du bois, on aurait dit qu'il faisait pour de vrai une incantation. Et puis il s'en alla en souhaitant une bonne nuit ; il s'en alla en chantant un chant étrange dans la langue d'Hilda ; le garçon l'entendait cet air, oui, Hilda le chantait aussi les soirs de sauvagerie et il lui donnait à lui une angoisse incompréhensible... Puis, tout d'un coup, ce fut un rire à glacer les os, et plus loin la longue plainte, comme d'une nuit des Morts, de l'homme-des-bois.
Ce n'était pas le poison qui fait mourir mais celui qui vole un homme à lui-même. Cela commença dans la nuit ; il fit un de ces rêves dont toute la vie en garde le souvenir, un rêve long, suivi, ou plutôt double mais dont la seconde partie toute différente n'était que pour ajouter à l'angoisse de la première. C'était d'abord un lieu triste où pourtant de la foie dansait : une vieille maison le soir au bout d'un chemin creux plein de feuillages et d'herbe mouillée ; la fête était dans la salle basse, une grande pièce qui sentait l'humide et avait malgré les lumières des reflets de la verdure du dehors regardant à travers les fenêtres à petits carreaux ce qui se passait ce soir-là dans la maison abandonnée.
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Mais le garçon avant d'entrer savait déjà, lui, ce qui s'y passait : c'était une noce et les mariés allaient bientôt quitter le bal pour s'en aller ensemble. Et quand il avait été là, il n'avait pas vu tout de suite la mariée mais il savait bien que c'était pour lui la seule femme au monde ; et maintenant il la voyait, mais le marié c'était comme sans le voir : Émilien, un autre ? Qu'importait, c'était sa Madeleine qui dansait parce qu'elle était heureuse ; comme elle dansait bien, quelle dame elle faisait dans sa toilette des jours de fête, si belle avec peu de chose, et quelle douce joie était sur son visage... Ah ! Mais Jean des Berquins que faisait-il là ?
Il se rendit compte : il n'était qu'une ombre et passait à travers les autres comme le reflet vert passait à travers les petits carreaux -- quel drôle d'éclairage il y avait aussi pour un soir de noce, des chandelles, des lucerons, des lampes à cornes comme dans l'ancien temps comme chez la Nanette et la grand-mère de la Grangeonnée -- une ombre au cœur plus solitaire, plus empli de douleur qu'elle en traversa un moment les épaisseurs du rêve mais ce fut aussitôt à nouveau le profond monde irréel pourtant si pareil au réel où le garçon reconnaissait cette fois, peu à peu, tous ces couples qui tournaient tout à l'heure : et voilà que c'étaient Madeleine à part, et l'inconnaissable marié, tous ses morts, ceux qui avaient été ses plus proches dans leur vie, son père, sa mère, ses grands-pères et ses grand-mères, tous ses parents connus et des voisins, de vieilles amies qui l'avaient ramassé quand il était petit, toujours courant et toujours tombé, de vieux bonshommes qui lui donnaient des pommes, le maître d'école qui le faisait lire dans un alphabet, des autres encore comme des images de leur vie mortelle. Et ils avaient été si bons pour lui dans ces temps, et maintenant qu'il aurait eu tant besoin d'eux, ils étaient là pour danser à cette noce qui faisait de lui une ombre pour toujours. Jeanne Costat, bizarrement, avait à son bonnet un ruban bleu tout dansant avec elle.
Justement, il regarde ce ruban quand il y a un mouvement dans la compagnie ; on arrête les avant-deux et les balancez-vos-dames, c'est que les mariés s'en vont. Puis les danses se reforment, l'ombre seule suit les partants, descend derrière eux les marches cassées : mon Dieu, celles de chez Madeleine et ce pied de tabac étoilé !
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Une voiture attend dans le chemin creux, un cabriolet de l'ancien temps aussi. Laurentiau tient les rênes. Tiens ! c'est le vieux cabriolet de Bichat, et ah, toujours ce Gentil de malheur ! Mais les mariés montent ; un court moment Madeleine se retourne, elle paraît extraordinairement belle et plus vivante à la lueur de la lanterne, mais elle ne voit pas l'ombre et c'est l'ombre qui la voit mettre sa main avec quel air de confiance dans la main du marié. Il ne sait toujours pas qui mais ce peut être, ah oui, voilà une lumière dans son esprit, Émilien vieilli.
Puis Laurentiau parle à Gentil, et la voiture s'en va vers un village qu'on l'entend traverser au grand galop. Sous un dernier reflet de la lanterne un géranium-Robert a lui, tout rose, dans l'herbe mouillée du talus.
... Ce qui se passait maintenant dans la maison, il ne le savait plus. Après être resté longtemps sans bouger, il avait pris le chemin aussi et au bout d'un moment, ayant dépassé des haies, des jardins, des pauvres maisons, il s'était trouvé sur une place. Mais une place pas comme les autres ; une vraie pourtant puisqu'il l'avait déjà vue voilà longtemps, dans un pays des bois ; une sorte de clairière d'herbe et de bruyère avec des maisons écartées autour et une mare dans un coin bordée de plantes d'eau. Seulement ici, il y avait d'un côté un haut et long mur moussu, celui du domaine sans doute dont on voyait plus loin les cimes des arbres et un peu le grand toit avec une tourelle. Le ciel était tout bleu, de ces bleus de nuit qui gardent encore assez de clarté pour qu'on y voie mais aucune lueur, ni lune, ni aucune étoile, si bien que c'était quand même une vue un peu étrange qu'on avait de toutes les choses.
Et en arrivant c'était vers le mur et le ciel que s'étaient portés les yeux du garçon, maintenant c'était vers les maisons du côté de la place. En ce rien de temps, depuis son arrivée tous les habitants en étaient sortis et ils se tenaient là, massés, les vieux, les jeunes, des hommes, des femmes, des jeunes gens, des jeunes filles et ceux d'âge déjà, et des enfants sur les bras des mères et d'autres pendus à leurs jupons, et d'autres qui se tenaient la main, et il y en avait qui passaient la tête entre les grandes personnes. Et tous regardaient dans un silence sans même un souffle, une rigidité de tous les corps, vers un point au-dessus de Jean Costat, là peut-être où lui-même avait déjà porté les yeux. Il se retourna : sur le vieux mur une forme de bête allongée était apparue aussi nette qu'un contour de dessin net, une énorme bête chimérique. Elle emplissait à la voir ainsi tout un pan du bleu de là-haut et elle était d'une immobilité pareille à celle de ceux qui la regardaient, mais avait la tête tournée vers eux, et ils savaient qu'à un moment venu elle allait bouger.
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L'épouvante de l'attente emplissait leurs cœurs, et chacun redoutait avec de la haine le moindre geste d'un autre comme s'il eût dû précipiter la terrifiante aventure.
Tout un petit peuple naguère encore clos et quiet dans la verte ceinture de son village, maintenant suspendu à l'horrible chimère inconnue qui semblait tenir son destin...
Cependant quelque chose encore changeait la scène, et c'était parce que lui, le garçon, attiré d'abord sans s'en rendre compte jusqu'au pied du mur se haussait pierre à pierre tandis que lentement aussi, lentement, le monstre baissait vers lui sa tête jusque là impassible où se mettaient à briller comme des yeux d'aspic : celui-là qui l'avait fixé un jour dans la pierraille, voilà qu'il le revoyait une seconde ; mais quand il fut tout près, c'étaient les yeux aussi de la sorcière, comme d'un prince infernal -- tout devenait sans mystère -- envoyé pour corrompre le plus sain de lui, et l'horrible était qu'il se sentait avec une sorte de joie mauvaise devenir ce qu'on voulait.
... La tête affreuse continuait à se pencher ; quand elle le toucha, il perdit le sens et tomba du mur. La chute le réveilla, mais l'horreur durait toujours avec son sang battant et le goût trouble qu'il s'était senti.
(*A suivre.*)
Claude Franchet.
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### L'éducation de la pureté
*La conversion des enfants\
suite et fin*
par Luce Quenette
Voici la fin de cette étude de Luce Quenette. Rappelons qu'elle comportait un indispensable préambule, le « Préambule à une éducation de la pureté », paru dans nos numéros 162 d'avril, 163 de mai et 167 de novembre 1972. Quant aux trois premières parties de « l'éducation de la pureté », elles ont paru dans nos numéros 173 de mai, 174 de juin et 178 de décembre 1973. Bien entendu, ces articles seront prochainement recueillis en un volume ; sa parution sera indiquée en temps utile dans notre rubrique « Annonces et rappels ».
Nous avons préparé la conversion par une vraie retraite : la retraite de leçons de catéchisme expliquées, apprises par cœur, exhortées, signifiées aux jeunes âmes dans leur absolu terrible : Dieu souverain Maître -- le malheur du péché -- les inévitables fins dernières -- le péché d'impureté -- le tribunal de la Pénitence. -- Enfin le Cœur de Jésus, infiniment miséricordieux à la réelle contrition du ferme propos.
Nous précisions bien ce dernier point, à cause de l'hérésie montante, à cause des communions sans confession, à cause de l'atmosphère de sécurité pourrie, d'indulgence faiblarde, d'optimisme imbécile qu'on laisse sans réfléchir respirer aux enfants.
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La miséricorde de Notre-Seigneur n'a pas pour terme le péché, le péché vécu, habituel, ni même confessé et sitôt recommis, mais *le pécheur repentant,* converti, décidé sincèrement à mourir plutôt qu'à retomber dans le plus grand des malheurs, le pécheur de n'importe quel âge qui établit *dans sa volonté* (avec ou sans larmes) la plus grande des douleurs qui est d'avoir offensé Dieu et crucifié le Sauveur et le prouve par le ferme propos, c'est-à-dire en ne recommençant jamais, avec la grâce de Dieu, la grâce de conversion accordée abondamment, surabondamment au cœur sincère désormais transformé et disposé à détester et fuir ce qui l'attirait auparavant.
Voilà qui est sérieusement établi. Mais nous avons dit qu'il est cependant assez souvent besoin d'entretiens particuliers, individuels, selon le trouble, la maladie, la faiblesse des âmes. D'où, peut-être, l'utilité de donner là-dessus quelques clartés d'expérience. De peur que, encore, on croie que les seules clartés fortifiantes, au moins cette fois, en entretien particulier, sont d'anatomie et de physiologie sexuelles.
##### *Les tout petits*
L'impureté hélas, surtout de notre temps, n'a pas d'âge. Il est des vicieux de trois, quatre, cinq ans. L'impureté revêt régulièrement à cet âge, une seule forme : la saleté, et quel que soit le trouble plaisir des tripotages, c'est par la honte de la saleté physique qu'il faut redresser l'âme. Je précise encore une fois que je ne parle que des enfants qu'aucune leçon magistrale n'a dévoyés, puisqu'ils veulent les « commencer » à trois ans ! Je parle d'instinctifs petits vicieux. J'ai vu des mères rire, hausser les épaules quand leur bambin épie frères ou sœurs aux cabinets ; ou, en classe, les camarades, par des trous pratiqués à cet ignoble effet. Ces pauvres insouciantes n'ont point de jugement. Et nous avons trop médité sur l'éducation de la pureté pour que j'aie besoin de vous donner une démonstration.
Alors, en particulier, il faut expliquer au petit que le bon Dieu Créateur a tout disposé dans notre corps pour qu'il demeure bien propre, bien pur, pour qu'il ne reste en lui que ce qui est bon pour notre santé, pour la bonne qualité de notre sang. On reprend la leçon de Notre-Seigneur : nous mangeons de bonnes choses qui ne salissent ni le cœur, ni le corps, et ce qui ne peut pas servir est trié et doit être rejeté, dit le Maître, « au lieu secret » (Mat., XV, 19).
121:181
Mais, au lieu de comprendre avec quel soin Dieu montre à tenir notre corps propre, à faire vite, à le débarrasser souvent de tout le sale, de l'inutile qui le souillerait. comme font les animaux prompts et débrouillards, le mauvais cœur de l'homme « abîme » ce providentiel arrangement, cherche le sale, offense le bon Dieu en fabriquant exprès un vilain amusement de péché avec les parties du corps qui sont faites pour le maintenir propre. Ici, ridicule ou absolument malicieux de parler de sexualité. Ce développement sur la Providence dans la fonction d'excrétion est puissant et suffit, je vous le garantis et je vous l'assure, bien au-delà de cinq, six ans, et même dix ans. Pourquoi ? parce qu'il est *réel,* évident pour la raison de l'enfant. J'en prends la forme dans l'Évangile, mais j'en ai trouvé un développement analogue dans un propos de Socrate rapporté par Xénophon, sur la bonté divine éloignant de notre visage odeur et aspect qui troubleraient la pensée.
La fonction de reproduction est étrangère, sauvage, barbare aux enfants, comme les soucis d'argent des grandes personnes (je pèse ma comparaison). L'excrétion, l'élimination et ses règles, la pureté dans cette fonction, cela leur est quotidiennement obligatoire.
##### *L'honneur des membres*
De là, quand l'âge a ouvert l'intelligence et que la pudeur active la honte, toujours en particulier, et toujours en dehors de toute sexualité magistrale, il faut prendre la leçon de saint Paul sur les parties du corps humain, surtout à l'occasion d'un aveu que l'accablement du dégoût a fait jaillir du pauvre cœur, avec le désir de bien comprendre, de mettre maintenant tout en ordre sous la raison : on se voit insensé, on veut désormais se conduire dans la sagesse, on a soif de forte lumière. Eh bien, voyez, voilà la forte lumière :
(I Corinthiens, XII)
« *Notre corps n'est pas composé d'un seul membre, mais de beaucoup. Si le pied disait : Puisque je ne suis pas la main, je ne fais pas partie du corps ! n'en est-il pas cependant ? Et si l'oreille disait : puisque je ne suis pas l'œil, je ne suis pas du corps ! N'en est-elle pas cependant ? Si tout le corps était œil, comment entendrait-il ? S'il était tout entier oreille, par quoi sentirait-il les odeurs ? Mais Dieu a disposé les membres* chacun dans le corps comme il l'a voulu ; *des membres nombreux et divers, un seul corps. L'œil ne peut dire à la main : je n'ai pas besoin de toi ; ou bien la tête dire aux pieds : vous ne m'êtes pas nécessaires. *»
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« *Bien plus, mon enfant, ceux de nos membres qui paraissent humbles et vils, nous devons les estimer comme très nécessaires, ceux qui sont les moins nobles, destinés aux fonctions les plus basses, nous devons les honorer avec un grand soin, justement parce que leur usage est sans honneur, nous devons veiller à les garder purs, honorés de pureté, de convenance. Il est de nos membres qui s'honorent bien tout seuls : notre tête, nos bras, mais Dieu a arrangé les choses pour que nous honorions de pudeur ceux auxquels manquerait un honneur naturel... *»
C'est pourquoi nous marchons tête nue et nous voilons soigneusement nos membres faibles et bas...
Il s'ensuit que mépriser un organe de notre corps pour nous en servir dans un autre but que la fonction voulue pour lui par Dieu, c'est un déshonneur, un péché contre nature.
Respecter soigneusement l'usage établi par Dieu, voilà le gouvernement obligatoire du corps par l'âme. L'instinct des animaux nous le montre bien : toute la nature ne se sert de ses membres que selon le décret divin. Vous n'imaginez pas, mon enfant, un pauvre animal cherchant à utiliser un de ses organes à autre chose qu'à sa fonction naturelle.
L'horreur du contre nature dans l'usage des membres, c'est la direction réaliste pour toute la vie.
Ce contre nature, uni au contre grâce, brandi, manié, exprimé avec indignation, force, véhémence contre la mauvaise habitude qui ne voit pas encore son absurdité, qui est encore engluée dans son sale plaisir, je vous dis que c'est l'argument qui réveille et met debout la dignité humaine dans l'enfant. Vous comprenez bien que, lorsqu'il s'agira de l'usage dans l'acte procréateur, le principe resté vivant aura son plein emploi, sa pleine et menaçante majesté.
##### *L'ordre de la nature*
Une ou deux années de plus, ou une intelligence plus vive, la croissance commencée, pénible parfois, alors il est bon, toujours en particulier, d'achever par le raisonnement suivant :
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le corps se développe en toutes ses parties, le sang les irrigue et les fortifie toutes, mais, bien entendu, de beaucoup le plus important, c'est le cerveau dont le bon fonctionnement conditionne l'intelligence et donc la netteté de la pensée, les progrès de la raison. Si, par le malheur d'une misérable habitude, vous avez profité de la transformation d'un organe pour un plaisir contre la nature, votre attention, votre imagination va au plus bas, le plus loin de la pensée, et produit comme un afflux anormal, déséquilibré, à la fois nerveux et sanguin, qui fait de vous, mon pauvre enfant, un infirme *tourné à l'envers*, pour qui tout travail de raison sera, sinon raté, du moins dur, sec, ennuyeux.
Voilà le réalisme physiologique qui frappe l'enfant de 12 ans, 13 ans, sans troubler son imagination, mais redoutable à sa dignité, inquiétant pour son avenir et capable de le porter au dégoût du mal et au respect de lui-même. Mais ce grave entretien, en particulier, souvenez-vous qu'il n'est ni premier, ni principal, c'est *pour une âme repentante*, préparée par la sévère méditation des « grandes vérités ».
##### *Sexuel inutile*
J'assure que le plus grand nombre des enfants atteints du vice d'impureté le sont indépendamment de curiosité sexuelle, même s'ils ont été contaminés par de mauvais camarades : ce sont saletés, exhibitions, attouchements, même si de pauvres petites filles ont participé à ces péchés communs.
Et même aussi, quand le camarade perverti a parlé pour scandaliser le petit, je peux témoigner que la plupart des jeunes enfants n'ont rien compris, il y a des gestes ignobles, rituels pour ainsi dire, dont le sens leur échappe et dont ils savent seulement que c'est très mal, très sale, et qu'il faut les cacher soigneusement. C'est une atmosphère de diable qui les attire ; le perverti les engage d'ailleurs au silence et distille ses révélations, il entend les initier progressivement.
Sur ces cœurs troublés, alourdis, embourbés, les leçons de catéchisme ont passé le fer rouge, la sainte terreur les pousse à l'aveu. Il convient, en privé, de les aider à dire nettement et décemment leurs péchés.
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##### *Effacer les images*
Mais c'est à condition qu'on les ait délivrés définitivement des « mauvaises compagnies ». Il faut les avoir enlevés à l'immonde école, ils ne doivent plus recevoir, jamais, ces cousins, cette bande, ces voisins, sinon l'obsession des images n'est pas conjurée ; remis dans le même milieu, quoique prévenus, ils subissent de nouveau l'envoûtement. Je connais des enfants qu'on n'a pu guérir parce qu'ils savaient qu'en vacances ils retrouveraient le même voyou, la même diablesse ; et, d'avance, leur sensibilité se brouillait, la langueur et l'excitation tour à tour, diminuait leur résistance. A la question : que signifie cette paresse ? cet air buté ? ils répondent : je pense aux vacances ! Et le sens tragique de cette réponse échappe à l'éducateur superficiel.
On dit alors fermement aux parents : en tel lieu, en tel temps, vous l'avez laissé aller jouer, partir seul avec tel ou tel, il ne faut pas, c'est l'occasion dangereuse.
La réaction est chrétienne ou mondaine.
Chrétienne : « C'est entendu, *plus jamais* il ne mettra les pieds chez de tels amis, telle famille, dussions-nous nous brouiller. »
Mondaine : « Que voulez-vous, on ne peut se dispenser de voir, de fréquenter... on ne peut avoir l'air de se méfier... d'ailleurs, c'est exagéré, ces enfants sont légers, tout au plus, mais moi, je n'ai rien vu de mal, nous n'avons rien remarqué ! »
Bien sûr, on ne vous a pas donné de représentation, vous voilà bien tranquilles ; le cœur léger et gravement superficiel, c'est le vôtre. Car ce qui trouble et emprisonne les enfants, ce qui fait obsession, ce sont les images. Il ne faut pas demander trop à la faible nature. C'est le devoir de l'éducateur d'éloigner, de changer les images, on n'élève pas en compagnie de la Télévision. Je l'ai trop dit ! L'ai-je assez dit ?
J'ai raconté, dans la vie de Louis Vargues, le trouble de ce garçon qui avait ri au cinéma du collège, avec les autres, « d'une femme très vilaine ». Et, comme il en faisait l'aveu à sa mère, elle lui dit : « Tu as bien fait d'aller te confesser ; c'est fini, tu n'iras plus à ce cinéma ! »...
Il y a des enfants qui rapportent d'un jeu douteux fait à l'écart à la colonie de vacances, une image qui les poursuit *pendant l'année* et stérilise leurs efforts.
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Les deviner, les faire avouer et confesser, ce n'est pas suffisant, il faut conclure et par là exorciser : « Eh bien, tu n'iras plus ! » Ce n'est pas condamner le cinéma ou la colonie pour d'autres qui n'y ont pas trouvé scandale. C'est appliquer à ce cas précis la radicale solution qui soulage brusquement une sensibilité malade.
##### *Grossièreté mondaine*
Il est « très délicat » dit-on de rompre avec les compagnies d'enfants, d'adolescents *de la famille,* voire d'adultes de la parenté incapables de respecter les jeunes oreilles, ou pris de la manie de caresser et tripoter bêtement. « Délicat ! » Il faut s'entendre. Ce qui est délicat, c'est l'âme et la sensibilité de votre petit garçon et de votre petite fille. Ce qui est non pas « délicat » mais ennuyeux, coûteux à la grossière nature mondaine, c'est d'essuyer les susceptibilités de gens vexés qui vous le feront sentir. Et on sacrifie à la sale peur de ces dangers mondains, la chasteté de ses enfants. « Si vous étiez du monde... » En êtes-vous, oui ou non ? Allons, courage, le monde n'aime pas ce qui n'est pas de lui. -- « Mes belles sœurs et leurs amies se sont moquées de moi, me déclare une jeune femme résolue, quand je leur ai dit que mes filles ne joueraient jamais avec une sale gamine, qu'elles reçoivent parce que sa mère est une Madame belle relation ! »
##### *Devoir de dénonciation*
Il faut parler, maintenant, de l'obligation morale de dénonciation. Le préjugé démocratique, là-dessus, est tout puissant.
Quand la petite fille épouvantée court à sa mère, avec sa petite sœur. « Maman, Maman, X a dit au garçon de quitter sa culotte ! » et que la mère, à son tour, enquête, prouve, enfin confond la galeuse, il y a grand « tollé » scandalisé. « Vos filles, Madame, sont des rapporteuses, des cafardes, qui en veulent à la pauvre petite, *la pauvre petite qu'il faut comprendre. *»
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Ce n'est pas qu'en cours d'assise, ou devant les victimes calcinées des incendies volontaires, ou le cadavre du chauffeur trucidé par ses belles clientes, ou le Commissaire écrasé sous les pavés de Mai 68, ou les beaux platanes traités à la tronçonneuse, qu'il faut « comprendre » les incendiaires, les meurtriers et les saboteurs, c'est en classe, en « réunion de famille » où le premier devoir est au moins de garder le silence sur les attentats. La formule m'en a été donnée, je vous la livre : « Ma fille a eu *l'intelligence de ne rien dire ! *»
Application des Droits de l'homme, code suprême du Comite de Salut public, à l'école, où l'on apprend aux gosses que « la liberté » est le bien souverain. *La liberté du crime exige le silence de la victime.* Si bien que je ne m'avance pas trop en affirmant que la mère du dénonciateur est plus honteuse que la mère du cochon.
L'enfant courageux, qui par un instinct d'honneur naturel (non hérité de 1789) vient spécialement déclarer un scandale et qui, par là, rend possible le nettoyage sauveur, cet enfant est accueilli, d'ordinaire froidement, avec mépris et scepticisme. Presque toujours, l'autorité penche avec sympathie vers le monstre qu'il accuse. L'hypocrisie dévote du temps y ajoute sa tartine de « charité », et le scandalisé est qualifié de *délateur.* S'il se trouve cependant un surveillant, un professeur pour reconnaître l'utilité publique du malheureux, on dira qu'il « favorise la délation ».
La situation est trop grave pour que nous ne rappelions pas, là-dessus, les principes moraux de la politique, « art de gouverner » dont la pédagogie fait, en ce sens, évidemment partie.
La question qui nous occupe est celle-ci : Une politique chrétienne (la seule légitime) peut-elle se passer de police ? La police est l'arme de la justice. Il faut que ce qui est juste soit fort. Une police non renseignée est une police désarmée, dont la force, ne sachant où s'appliquer, est ou inerte ou injuste puisqu'aveugle. Le gouvernement des enfants ne peut se passer de police. L'enfant est rusé, le mal, chez les enfants comme partout se cache ; de tous les vices, l'impureté est le plus ami des ténèbres. De plus, l'enfant, au service de l'hypocrisie, a le charme, la gentillesse et l'insouciance de son âge ; son sens moral, par hypothèse, est peu développé, sa curiosité intense, la crainte des châtiments, quand elle n'accompagne pas la crainte du péché, favorise fatalement la dissimulation. Il ne s'agit pas de supprimer les sanctions sous prétexte d'encourager la loyauté, c'est instaurer la licence et le cynisme et il n'y a pas lieu de préférer cynisme à hypocrisie.
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Enfin, l'école, surtout l'école nombreuse (et, au prix de la famille, elle est toujours nombreuse), l'école peut devenir comme magiquement un redoutable terrain d'entente et de complicité, où les nains tiennent en échec tous les géants. Qui en douterait aujourd'hui ?
Surveillance, surveillance ! Continuelle formation de la conscience. Vie des enfants avec les parents. Vie des enfants avec les maîtres ; autorité !
Cependant, quels que soient votre zèle... et votre renoncement, certains accidents, à moins de miracle, vous restent inconnus. Les actes et les propos publics de luxure sont de ceux-ci. Le scandale ne peut être vu que par le scandalisé. Surtout parce que le luxurieux est hypocrite spécialisé.
Relisez Tartuffe. Voyez ce qu'il a fallu pour convaincre ce brave homme d'Orgon, que de ruses ([^37]) et de précautions on mit en branle pour qu'il ait enfin vu, « de ses propres yeux vu, ce qui s'appelle vu ».
Or Tartuffe n'avait pas les ressources d'un adolescent pervers.
##### *Médire : révéler inutilement*
Il faut donc établir pour le devoir de dénonciation des règles morales très claires, qu'on répétera souvent aux enfants. Le péché, *de lui-même,* ne mérite pas la discrétion des témoins. Mais au pécheur est due la charité. C'est pourquoi, celui qui révèle *inutilement* une faute est coupable de médisance. *Inutilement !* c'est-à-dire quand la faute n'apporte pas un dommage considérable au prochain, soit physique, soit moral.
Dans le cas contraire, la justice, tant celle de Dieu que celle qui reste encore parmi les hommes, traite le témoin muet de complice. Cela est frappant dans le cas d'impureté.
Les enfants ont la misérable tendance à se dire entre eux les scandales et les accidents et à les cacher à l'autorité qui peut sévir, soigner, corriger. D'abord parce qu'ils ont peur des représailles du méchant : l'impur est particulièrement cruel ; et aussi par cette autre peur mondaine qu'on leur a inculquée : « ne pas avoir d'histoire » et rien ne fait plus « d'histoire » en effet, dans un milieu hypocrite, que les histoires d'impureté.
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Mais l'autre face de la concupiscence les pousse à gloser entre eux et à répandre ainsi l'horrible contagion. Par-dessus le marché, le même prurit de médisance (c'est ici le mot juste) les porte à parler dans la famille, en suppliant de faibles et aveugles parents de ne rien dire au maître de peur que...
L'élite qui se dégage dans l'épreuve de nos jours lira ces lignes avec étonnement, car plus la boue déferle sur les mondains, plus la foi est clairvoyante chez les familles fidèles. Mais enfin, vous entendrez dans les « ménages amis » de tels ignobles arrangements avec le vice. Il s'agit donc justement de former dans les enfants
ces *haines vigoureuses*
que doit donner ce vice aux âmes vertueuses.
##### *Ce qu'il ne faut pas dire*
Mettons vite de côté, mes enfants, les rapportages qui sont des péchés contre la charité, et prouvent seulement l'irritation de l'égoïsme et de l'immortification. Ce sont malheureusement les choses que vous rapportez sans cesse. Je veux parler de ces écarts habituels qui gênent votre confort, vos aises, vous causent de ces petits ennuis, de ces petits désagréments dont vous vous plaignez si vite et si méchamment :
Maman, Louis m'a poussé. Il m'a pris ma petit auto.
Il a pris ma place (très important).
Il a dit que j'étais grognon.
Il a dit que je ne valais pas plus qu'une fille (authentique).
Il m'a marché sur le pied.
Elle a pris deux bonbons.
Elle a répondu à Grand-Mère.
Elle ne veut pas me prêter sa poupée.
Ou bien : Pierre a eu un très mauvais bulletin, vous savez, Maman. Paulette ne sait pas ses leçons, la maîtresse l'a punie. Et même : X. a regardé sur Paul pendant la composition.
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Toutes ces accusations, mes enfants, sont défendues par la charité et démontrent votre amour-propre. Tous les défauts qu'elles dénoncent chez les autres doivent, pour vous qui en avez autant, être occasions de patience, de support, et de silence.
##### *Les quatre scandales qu'il faut dire*
Mais il y a les grands péchés qui « scandalisent », c'est-à-dire qui ENTRAÎNENT AU MAL ceux qui les voient. Notre-Seigneur en a horreur puisqu'Il dit qu'il vaudrait mieux pour ces pécheurs d'être noyés avec une meule au cou. Ces grands scandales, le démon vous ordonne et vous répète de ne pas en parler. Démon du mutisme. Vous partagez ainsi le grand crime du coupable.
Quels sont pratiquement ces péchés qu'il faut dénoncer tout de suite à votre mère, à votre père, en famille ; à vos maîtres à l'école ?
Ils sont quatre, et ils sont parents : l'impureté, la cruauté, le sabotage et le blasphème.
L'expérience, autant que la méditation de la loi de Dieu, nous a manifesté l'équation entre ces quatre monstres. On a dit plaisirs sadiques, disons plaisir contre nature, à trois faces :
l'impureté : cruel mépris du corps,
la cruauté envers les bêtes et les plus faibles : plaisir impur de faire souffrir ;
le sabotage : cruauté révolutionnaire envers les choses ;
le blasphème, qui sort des cœurs impurs, cruels et destructeurs car « la bouche parle de l'abondance du cœur ».
##### *Comment il faut dire*
En face d'un de ces malheurs, mes enfants, votre devoir est un *combat immédiat.*
D'abord *intervenir* par la voix, par la force.
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Devoir non héroïque, si le scandaleux est l'exception ; hélas, héroïque, au-dessus des forces naturelles d'un enfant dans la mauvaise, innombrable école. Effrayante responsabilité des parents, laquelle n'enlève pas l'obligation du pauvre petit.
Ensuite dire au coupable d'aller s'accuser. C'est l'honneur de la vraie charité -- en le *menaçant de le dénoncer* s'il refuse. Et, dans ce cas, y aller tout de suite, *au maître en qui on a entière confiance*. (On en revient toujours là : ce maître sera la mère ? le père ?... le professeur ? celui qui mérite.)
*Ne parler à aucun autre*, et, après avoir parlé, ne plus s'inquiéter. Voilà ce que nous devons inspirer à CETTE AUTRE CHEVALERIE qui grandit sous nos yeux.
##### *Devoir absolu*
Des jeunes gens et des jeunes filles qui appartiennent à des lycées où va sévir le scandale majeur de l'enseignement sexuel m'ont écrit qu'ils regardaient comme de leur devoir d'intervenir par la protestation, dénonciation publique seule possible quand l'autorité est sourde et complice.
Oui, une autre Chevalerie !
Mais les enfants, les enfants en face du scandale magistral !
Malheur à qui les y expose ! Les nôtres, parents chrétiens, sont préparés à des occasions que notre vigilance rend exceptionnelles, mais que l'état de la société rend possibles jusque dans la bonne école, jusque dans la pieuse famille.
J'ai expliqué ce devoir de dénonciation, car si les bons enfants n'y sont pas prêts, je ne les crois pas vraiment bons, et je ne crois pas que, dans ces conditions, les impurs puissent être convertis.
Mon étude de la conversion des enfants rejoint là celle de leur sainteté. Nous y reviendrons : il y a communion des saints dans la société des enfants, un apostolat qui ne se fait qu'entre eux, et malheur à qui, au contraire, ose leur suggérer : « Ne dis pas, ne fais pas punir, fais comme si tu n'avais pas vu, ça ne te regarde pas. » Autant de mensonges et d'hérésies morales que de mots.
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##### *Exclusion*
Je dois dire qu'un scandale qui arriverait après les leçons de catéchisme réitérées, vécues, et la préparation que j'ai dites, nécessite *l'exclusion immédiate* de son auteur, car il est la preuve d'un endurcissement qu'il faut traiter loin de toute société enfantine. De pauvres courageux adolescents, dans des collèges contaminés, mais non encore soumis à l'enseignement sexuel, soutiennent une lutte continue à la fois pour intervenir quand les paroles impies sont prononcées devant eux, et échapper au contact de ces malheureux. Mais ils ont 17 ans, 18 ans et plus, en école professionnelle. Ils se défendent comme au régiment, ils sont le nombre infime, rare, le sel de la pauvre terre. Ils sont de ceux qui protesteront quand viendra l'horrible classe du vice. Mais c'est un devoir grave de l'école chrétienne de chasser le pervers.
##### *Endurcissement par l'orgueil*
Voyons en effet ce terrible état d'endurcissement *dans un enfant*. Il ne s'agit pas de rechute secrète qui ne prouverait que la faiblesse, le manque de ferme propos, une imparfaite contrition. C'est très grave, nous l'avons dit et c'est le chemin de la déchéance, il faut le répéter sans indulgence. Mais il s'agit ici de scandale, de péché public, de cynisme, donc d'orgueil. Voilà l'aggravation majeure, celle de l'impureté mondaine. « Ils font leur gloire de ce qui fait leur honte. »
C'est exactement rejoindre par le démon seul, le démoniaque dessein de l'enseignement sexuel : « On vous a dit : c'est abominable, on vous a caché que c'est très intelligent. »
Absurdité magistrale du serpent. Est-elle possible dans un enfant ? Hélas oui.
L'orgueil dans l'impur fait de lui un être hermétique, absolument étranger au pécheur par faiblesse, et, par suite, effroyablement dangereux.
##### *La grâce d'humilité*
Car mon pécheur par faiblesse, pécheur repentant et de ferme propos, est merveilleusement touché d'une grâce d'humilité.
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La chair humiliante a entraîné l'âme si loin de Notre-Seigneur ! il est si vrai que ce péché de la pauvre créature L'a crucifié ! toutes les saintes plaies le disent, et la sueur et les soufflets. Comment exprimer, mon Dieu, l'édification de ces larmes douloureuses d'enfant, d'adolescent où la honte est devenue amour, où la pénitence réveille la grâce du baptême, baigne l'âme d'une reconnaissance surnaturelle dont nous dirons tout à l'heure les fruits magnifiques.
Rien n'est plus opposé à l'orgueil que la contrition de ce péché-là.
##### *Détruire l'obsession*
Il est des cas où le pauvre enfant est obsédé, en effet, par ce qu'on appelle aujourd'hui de ce malheureux nom obsédant : la sexualité. Il vient, morne, dans une affliction muette. Et certes, il faut interroger, mais le moins possible, car, en interrogeant, on peut dépasser, suggérer ce qui n'est pas encore entré dans l'imagination. Enfin, le pauvre enfant fait comprendre qu'il s'agit de l'acte charnel et qu'il ne peut se déprendre de « cette idée ». Là encore, là surtout, je vous assure qu'il est néfaste, qu'il est absolument inutile d'ajouter à la description. Voilà ce que paisiblement on peut dire :
-- Mon pauvre enfant, tu as questionné ou tu as écouté, dans une mauvaise intention de curiosité, ce qui ne te regarde pas, en espérant entendre le mal et en éprouver une vilaine satisfaction. Si tu avais eu bonne intention, ce n'est pas à ce sale camarade que tu aurais parlé, mais à ton papa, à ce prêtre, à ce maître. Tu as eu ce que tu cherchais. L'œuvre de Dieu dans le corps de l'homme et de la femme en vue de l'enfant, et que tu ne devais apprendre que l'esprit et le cœur bien chrétiennement formés et instruits, on l'a déformée et salie pour, toi. C'est avant le temps et dans la malice de ta sottise que tu as découvert que le père et la mère sont volontairement agents physiques dans la création de chaque homme. Tu as deviné que cet acte qui est devoir et vertu dans le sacrement de mariage était occasion de péchés horribles pour les vicieux. Tu as écouté le péché avant de pouvoir comprendre la loi. Ton esprit, loin d'en être éclairé, s'en trouve assommé, et comme abruti.
133:181
Et tu t'es rendu plus incapable, pour le moment, de voir juste dans l'œuvre divine, tu y es prêt moins que jamais. Tes pensées ont été souillées, déformées ; d'affreuses habitudes, qui sont exactement contre la conduite obligatoire dans le mariage, t'avaient porté depuis l'enfance à cette « mauvaise conversation ». Voilà qu'il faut te délivrer avec force, la force de ta résolution, unie à la grâce de pénitence, et mourir plutôt que retomber dans l'habitude ou consentir à ces représentations, sinon, c'est l'enfer, sinon, c'est sur la terre, un vicieux de plus, tourmenté du dégoût de lui-même. Mais ta vie est déjà transformée, tu n'es déjà plus le même, rien n'est perdu. Sois résolu et ta jeunesse sera renouvelée.
A l'adolescent (quatorze, quinze ans) disons encore : -- Ce que tu as appris dans le mal et la bêtise, par ton cœur avide de laideur t'instruit maintenant d'une loi sévère de la nature : le respect du corps est un devoir non seulement envers soi-même, mais envers la société, puisque l'homme et la femme servent d'instruments conscients de la vie. Profanant dans tes pensées et dans tes actes ce qui ne t'appartient que pour le service de Dieu, tu te rendais incapable d'être un époux, une épouse, un père, une mère digne de ce nom, de ce nom humain, chrétien.
Et maintenant, les tentations *méritées* reviendront dans ce pauvre corps méprisé, il faudra te dire selon la nature et selon la foi : « je paie », car la chair garde trace, puis lutter, répéter : plutôt mourir ! par la Sainte Vierge et par le travail, éloigner sans pitié toute représentation, éviter regard, parole... C'est impossible à l'homme, mais tout est possible à Dieu...
Ne croyez pas qu'on restera sur cette partie purificatrice, terrible, de l'austère retournement d'une jeune vie. Indispensable, elle ne suffit pas à la conversion. Il y a, à la gloire de Dieu, une autre conclusion. Mais nous sommes encore dans le tunnel.
##### *Le climat respirable à l'école*
D'aucuns diront : Vous parlez de conversion d'enfants, de tout jeunes adolescents, qui n'ont pas été à fond contaminés et qui ne sont pas fornicateurs. Il est vrai : c'est que la place de ceux-ci, la place de celles-ci n'est plus dans l'école chrétienne, il y a une limite physique qui vieillit définitivement le jeune corps et que « la maison d'éducation » ne peut plus admettre.
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Ce n'est pas une limite à la miséricorde divine, ce n'est pas une impossibilité de conversion, ce n'est pas une impossibilité de sainteté. C'est une incompatibilité physique avec la virginité essentielle de l'enfance et de l'adolescence. Balzac imagine que le sinistre faux prêtre Herrera envoie sous un faux nom la courtisane Esther au pensionnat. Chimère de romancier ! Mais il analyse avec génie l'état d'esprit de la malheureuse convertie, hantée de souvenirs, tourmentée d'une ferveur étrange, jamais sœur et amie de ses jeunes compagnes, cependant moins méritantes qu'elle.
Dans notre temps contre nature où les filles enceintes ou pilulées côtoient ce qui reste enfant et honnête, mon propos paraît d'un autre monde. Oui, il est d'un autre monde, celui de l'enfance chrétienne qui, altérée, souillée, convertie, doit retrouver l'atmosphère de virginité *fraternelle,* seule respirable au jeune âge gardé ou redevenu pur. L'Église catholique notre Mère l'a toujours compris. Dieu y a suscité des Ordres pour la tâche sublime et merveilleusement intéressante de la rééducation des jeunes filles « tombées » comme on disait, quand le péché aux yeux du monde était encore une déchéance. C'était les religieuses du Bon Pasteur, et leurs élèves pouvaient devenir religieuses à leur tour. Le Carmel lui-même a été embaumé des vertus de Mademoiselle de Lavallière, et Balzac y met, avec vraisemblance, la duchesse de Langeais ; sa redoutable Camille Maupin devient humble Visitandine. Rien qui ne soit ici impossible à la paix des monastères. Mais l'école chrétienne, comme la famille, demande une fraternité d'innocence gardée, retrouvée, et fraternité de relative mais cependant *précise* ignorance. Encore que, pour ramener à Dieu ceux ou celles qui ont connu toutes les chutes, la Voie droite est ouverte, décente, surnaturelle, chaste, basée sur cette absolue vérité : la chair n'est rien. Qui le sait mieux que ceux qui n'ont semé que dans la chair. A eux surtout l'esprit surnaturel ne doit parler d'elle que pour la passer outre, au-delà d'elle-même, car « nous sommes pleins de choses qui la jettent dehors ».
C'est une digression, elle était nécessaire, avant de mettre le véritable sceau à une véritable conversion.
##### *L'air pur*
Avec quelles délices d'intelligence et de cœur nous allons sortir du tunnel et, à l'air libre, pousser le jeune converti dans la voie juste et charmante de la chasteté. Le plus tôt possible, avons-nous dit, le traiter comme les préservés avec la robe, l'anneau, le festin et les musiques du retour de sa belle jeunesse.
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Qui dira la gracieuseté de cette grâce d'humilité ?
Notre-Seigneur l'a décrite avec une divine simplicité : Il lui est « beaucoup pardonné parce qu'elle a beaucoup aimé ».
Comme c'est vrai de l'enfant, de l'adolescent ! comme il verse aux pieds du Maître le vase de son repentir, comme il y offre son cœur brisé de contrition !
C'est qu'il y avait dans ses péchés tant d'aveuglement, tant d'ignorance. Quelle ignorance ? celle de la chair et de ses sortilèges ? Non point ! mais l'ignorance de la loi de nature, de la loi de vertu, de grâce, de dogme, d'amour divin.
Le repentir d'un enfant est complètement *désintéressé,* il ne se recherche en rien, car les passions n'ont pas dévoré son cœur, et il revient à Dieu avant d'avoir trouvé ses intérêts dans le monde.
« Le Maître est là et Il t'appelle ! » Le passé est assumé par son amour, l'avenir est ouvert. L'avenir ? La votation. La soif du don entier de soi est née au souffle de la miséricorde. Tout donner à Celui qui a tout donné.
Se dire : à partir de mes dix ans, quinze ans, « je n'ai rien refusé au bon Dieu ». Quel enivrement ! quel rêve ! dont l'âme craint qu'il ne soit pas permis, tant est sensible encore, et pour toujours, la conscience de sa misère.
##### *Les fruits de vie*
C'est le moment de prononcer le thème d'un Magnificat qui engagera, avec la grâce, toute la vie.
En deux temps :
Mon enfant, de ces fautes pardonnées, Notre-Seigneur par sa sainte Passion a tiré le bien de ton âme. Te voilà dans la lumière, tu es sorti des ténèbres et tu es plus avancé que lorsque, encore innocent, tu n'avais pas compris les pièges du démon. Maintenant, de ces fautes, il faut faire profit. D'abord pour ne jamais oublier ta faiblesse, ta malice et la miséricorde qui a tout effacé ; mais aussi pour qu'un jour, ces lumières douloureuses *te servent pour les âmes.*
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Tu sais les dangers, tu sais les chutes, tu sais l'horreur des habitudes, la force de la foi, la nécessité des vertus ; un jour, devenu grand, tu sauras deviner, exhorter, sauver les autres, tu ne te croiras jamais supérieur, mais obligé de les aider par la même voie droite qui t'a guéri. C'est comme cela, mon enfant, que nous déjouons le diable. Qu'il soit écrasé et que nous puissions dire : *Félix culpa !*
Il faut maintenant, pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, acquérir la vertu, cultiver ton intelligence, fortifier ta volonté. Que tout ce qui est bon, tout ce qui est beau, que tout ce qui est sage, rapporté au Seigneur Jésus, soit ta conquête.
Au travail, à la peine, à la mortification, sans regarder en arrière, mais cherchant à saisir pourquoi tu as été saisi !
Seigneur Jésus, que voulez-vous que je fasse ?
Et parfois, des yeux confiants se lèvent et les lèvres prononcent : j'avais, AVANT, pensé que je serai prêtre... j'avais, AVANT, pensé à être religieuse...
Poésie de cette timidité qui laisse en tremblant paraître une telle lumière intérieure, cachée sous le boisseau et redevenue brûlante !
#### Le feu sacré
Car c'est bien cela : il faut allumer le feu dans les cœurs d'élite. Éducation de la pureté !
Comprenons bien. Être pur, se savoir pur, ou détaché de la chair, innocent ou converti du péché, n'est pas le but en soi.
Nous n'élevons pas l'enfant pour qu'il soit pur... Nous nous gardons, nous nous purifions pour l'amour d'un seul. Je garde mon cœur pur pour voir Dieu. Les cœurs purs sont heureux parce qu'ils verront Dieu. Malheur à l'intact qui se garde pour soi ; le guéri ne retrouve pas la santé pour se sentir bien portant. L'intact et le purifié, purs et droits tous les deux, frères, sœurs, unis, ne se sont gardés ou retrouvés que pour se donner jusqu'à la consommation de leur être.
Le sceau de l'innocence et le sceau de la conversion, c'est le don. Sans doute, elles sont bonnes et relativement efficaces, ces raisons de rester propre : l'honneur, le respect et l'estime de soi, la liberté d'esprit, l'équilibre mental et physique, le respect du conjoint et de la postérité, de la patrie, de la race, et même une noble assurance sur le salut éternel.
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Mais, est-elle si sûre, cette assurance, tant il y a d'intérêts temporels à cette sauvegarde de soi-même ?
Ne serait-ce pas risquer « d'avoir reçu sa récompense » ?
C'est une chose effrayante que l'annexion de la chasteté par la révolution victorieuse. Pornographie, érotisme, drogue : moyens de la Révolution en marche. Avilir pour dominer. Vainqueur, le régime proscrit la corruption qu'il a prêchée. Les vertus « devenues folles » sont, chez Mao, en service obligatoire. La Révolution que nous voyons conquérir le monde ne peut être l'œuvre des seules puissances humaines. Ce mystère d'iniquité dépend d'un gouvernement tout spirituel. Il est le péché permanent de l'esprit du mal contre l'Esprit Saint. Le Démon, pur esprit, « n'a que mépris pour les choses de la chair » ([^38]). Il ne les utilise que pour perdre les hommes, mais les proscrit de son royaume.
La chasteté, la virginité, satisfaites du goût, du parfum d'elles-mêmes, ne se suffisent pas. Guettées autrefois par l'égoïsme, elles seraient aujourd'hui disponibles à l'empire de Satan. La Révolution a bien annexé le « travail », cette vertu des vertus communistes.
Porteuses de lampe sans provision d'huile (de foi, d'espérance, de charité surnaturelles) elles mériteraient le Nescio vos du Maître. C'est pourquoi la pureté du cœur ne doit être que préparation au don absolu.
Nous l'avons dit pour le saint mariage : la virginité garde toujours pour donner à un seul ; elle enseigne l'unité d'amour.
\*\*\*
Mieux se posséder pour mieux se donner, voilà l'authentique inspiration.
Notre divine Mère, *Virgo Virqinum*, a porté le Fruit de Vie, nous a enfantés au pied de la Croix : Virginité féconde, scandale pour le monde. Dogme pressenti par Iphigénie et par Antigone, familier au chrétien.
Nous avons assez rappelé, en abordant notre étude, la doctrine de la *Sacra Virginitas*, il nous faut enfin refermer le cercle.
138:181
Éclairés par l'estime catholique de la chasteté consacrée, nous avons vu comment élever les enfants en atmosphère virginale ; les guérir par la foi et non par l'artifice de la chair. Et maintenant, la voie est tracée. Aux jeunes hommes et aux jeunes filles de ce temps qui ont marché dans cette droite voie, ou qui viennent de la comprendre, qui y croient, qui la trouvent seule vraie, savoureuse et féconde, parce qu'ils ont reconnu ce qu'ils aimaient inconsciemment, j'ose dire : *Voici le temps de la Virginité.*
Libres encore, vous n'avez point établi vos intérêts dans ce monde, vous n'y avez pas posé les jalons de votre « situation », retenez vos pas, votre cœur, aujourd'hui indépendants de toute servitude ; libres du monde, soyez esclaves de Jésus-Christ. Laissez tout, traitez tout de balayures, vite, le temps presse, il faut une armée invincible de vierges résolus.
La virginité consacrée sauvera la famille, la continence volontaire rachètera le temps, levez-vous, recueillez les enfants, faites l'école urgente, virginale, où vous leur rendrez la vie, et vivez heureux et libres, insouciants.
Oui, heureux d'un bonheur secret au sein même de l'angoisse qui nous étreint.
Oui, insouciants de tout ce qui n'est pas service de l'éternelle vérité.
Le secret de ce bonheur et de cette insouciance sous le pressoir d'une détresse incroyable dans l'Église, c'est une certitude écrite désormais au fond de votre cœur « J'ai choisi la vocation, la seule vocation où je puis dire mon travail, mon métier, mon sommeil, mon repas, mes larmes, mes douleurs, tout est directement au service des âmes pour mon seul Maître Jésus-Christ. Je me suis établi dans la vie de telle sorte que je ne puis plus rien Lui dérober. »
L'épouvantable cloaque d'hérésie qui a défiguré jusqu'au Sacrifice de l'autel, ou qui a tout défiguré à partir du Sacrifice de l'autel, révélation affreuse de l'ignominieuse vieillesse du monde à laquelle un concile, un pape, des évêques ont voulu adapter mon Église immortelle, cet effondrement de « la Valeur », nous a plus éclairés que toutes les demi-sécurités et les demi-épreuves et les demimalheurs qui l'avaient précédé.
Il n'est plus temps de dormir, la jeunesse voit : il faut tout donner, voici l'Epoux qui vient, allez au devant de Lui, lampe allumée et provision bien gardée de foi et d'espérance, non d'espoir humain, mais de dévorante charité.
\*\*\*
139:181
Jeanne d'Arc parle à cette génération où le petit nombre élu du sacrifice est appelé en compensation de la masse aveuglée. C'est une Pucelle brûlée vive qui appelle les jeunes âmes au feu sacré.
« Quand j'aurais cent pères et cent mères et dussé-je user mes jambes jusqu'aux genoux... »
Justement, de cette génération où Dieu lève des vocations, pères et mères, vous ne serez vraiment pères et mères que si vous vous glorifiez en eux, que si vous *sacrifiez tout* pour les garder purs et pour encourager leur don absolu ; sinon, de vous, ils souriront avec pitié.
Un prêtre « des derniers temps » nous a demandé un jour si nous lui permettions de dire à nos enfants que Dieu pouvait appeler un ou une de nos élèves *sur trois* à son absolu service. C'est bien peu, lui dis-je, au prix de la Sainte Messe intacte chez nous, au prix de la Sainte Vierge, Reine et Maîtresse de la Maison, au prix de ce séminaire d'Écône où se tournent les yeux de nos écoliers, au prix de cette soif et cette faim d'écoles saintes qui torture nos cœurs. Toutes les voix crient à la jeunesse préservée : consacrez-vous ! Les voix des martyrs, les voix des innombrables clandestins, traqués derrière le rideau de fer, déportés en asiles psychiatriques, ces héros qui, piqués, drogués, disent encore : Dieu existe ; et les voix innombrables du passé, voix de la vocation singulière de la France, cette voix du Chili délivré, du Brésil revenu à sa tradition religieuse par un surgissement de prière, ce Carneiro brésilien qui en communiant a offert « *pour la France *» sa vie que Dieu a prise ([^39]) ; des voix saintes sans nombre pressent la jeunesse de vingt ans en cette année précise que nous vivons. Mais les autres voix impures, ignobles, déprimantes, sataniques, persécutrices, à ces cours bien préparés font entendre le même appel avortement, corruption des petits enfants à l'école, est-ce tentation pour une jeunesse attentive et virginale ? Loin de là, les voix perverties du vice, aux cours blindés de vraie charité disent : il est temps de vous jeter dans le combat. « *Ruamus in media arma. *» La voix de grand, pitié du royaume de France appelait Jeanne aussi fort que celle de l'archange et des Saintes.
\*\*\*
140:181
Voilà où nous en sommes. Un refusé à la Croix comme Montherlant jetant son âme à l'absurde pour ne pas perdre ses deux yeux ne touche plus la génération des appelés de l'autre chevalerie.
J'ai relevé deux traits piquants qui apprendront aux gens d'un demi-siècle que l'on ne saisit plus la jeunesse par les petits moyens édifiants d'il y a vingt ans, même dix ans.
« Une bonne personne, me raconte cette moqueuse jeune fille, nous a prêché contre le flirt avec cet argument : je sais que vous flirtez pour trouver un mari. Rassurez-vous, même sans flirt, vous en trouverez quand même. On nous assura aussi que nous serions jolies et attirantes *quand même* avec très peu de fard et en couvrant nos cuisses. Braves gens, voilà vos arguments : « Quand même ! » Ça veut dire qu'on accroche mieux en flirtant et en mini-jupe. C'est comme cela que vous nous prêchez encore la vertu ! Donnez-nous l'absolu, dites-nous ne cherchez que Dieu, fichez-vous du reste, sauvez votre âme, sauvez les âmes, nous comprendrons. »
Ce ferment d'absolu, il surgit partout. Un jeune homme, directeur d'engagement de travail temporaire, m'écrit : « Je vois tout le jour des jeunes, étudiants, ouvriers et parmi eux, ils sont nombreux ceux qui me disent : contre les cochons qui nous prennent pour des cochons, nous voudrions faire quelque chose, dites-nous quoi ? Je ne vois pas cette soif chez la génération de trente-cinq, quarante. Les tout jeunes sont pressés par quelque chose. » « Personne ne nous a loués. » En juin 1940, j'évacuais des enfants de régions bombardées au Puy en Haute-Loire, quand fut annoncé l'armistice. Sur les trottoirs, gens soulagés soupirant d'aise, qui leur en aurait voulu ? Soudain, devant moi, un très jeune officier d'aviation, uniforme impeccable, visage en larmes. « Est-ce vrai, Madame, nous sommes vaincus ? *On ne nous a pas demandé notre vie*. » Qu'est-il devenu ce héros, de 55 ans aujourd'hui ? Appelle-t-il au don absolu les jeunes de 1973 ? A-t-il gardé le cœur que révélaient ses larmes ?
Car il n'y a rupture entre générations que par rupture d'idéal. L'élite des jeunes répond à qui l'appelle. Ils cherchent des maîtres qui les jettent à l'absolu, à condition qu'il y soient jetés eux-mêmes. Ceux qui leur disent : donnez tout, ne ménagez rien, trouvent le direct chemin de leur âme.
A ceux qui leur disent : « Il faut fléchir au temps sans obstination », les nouveaux chevaliers jettent leur mépris, et les corrompus, leur désespoir.
141:181
J'appelle « chevaliers » garçons et filles qui ont tout quitté pour servir Dieu ; avec allégresse ils vont au combat, dégagés, contents, « portant la victoire dans leurs yeux ». Quelle victoire ? Celle que Dieu voudra. Le martyre peut-être.
Je répète qu'ils cherchent des maîtres sur la terre pour leur dire ce qu'il faut faire.
C'est bien parce que cette génération a besoin de maîtres et qu'elle erre sans pasteur, c'est bien pour cela que Satan lui suscite des enseigneurs officiels de vices, des prêtres de la liberté charnelle, une hiérarchie de lâcheté et d'hérésie avec le mythe de l'obéissance à une « cathedra pestilentiae ».
Les modérés, les demi-sages leur proposent des arrangeurs pour leur diluer la vertu en initiation édifiante, charnelle encore, en confiance, en flatterie, en compréhension concessive, tiède et indigeste.
Pour saisir leur volonté, il les faut jeter au Maître absolu par des Maîtres temporels dont l'âge importe peu s'ils savent leur crier : « En nom Dieu, suivez-moi, tout est vôtre ! »
\*\*\*
« La corruption générale installée dans l'Église est un moyen providentiel pour rassembler les chrétiens fidèles de toute l'Europe. »
Voilà qui est parler ! C'est l'âme jeune d'Henri Charlier qui déclare cela ([^40]). L'esprit de Satan pousse les clercs « au péché contre l'esprit », irrémissible en ce monde et en l'autre : il s'agit de faire servir le bien au mal, de tirer la corruption de l'excellent. Celui qui trouve dans cette corruption même « un moyen providentiel » de soulever les âmes, de détourner à lamais de l'infidélité, celui-là, fait lever du mal, un appel à tout quitter pour suivre le Parfait.
Nous recevons tous, ces jours-ci, un merci gracieux du « séminaire sauvage » d'Écône pour les secours qui lui viennent du monde entier catholique. Les vocations affluent, les jeunes répondent d'Australie, d'Amérique, de partout à l'appel d'un chef à cheveux blancs, véritable évêque défenseur de la Cité Église. En dépit de toutes les colères, de l'envie et de la lâcheté des principautés de Satan, sa voix est allée jusqu'aux extrémités de la terre :
142:181
« Venez, jurez fidélité à l'unique Messe, et marchez dans l'absolue chasteté jusqu'à la mort et la mort de la Croix. » Plus la voix sera sévère, absolue, sans concession, plus la vie abondera en ces jeunes membres de toutes races. C'est pourquoi il faut sans doute leur donner de nos biens ([^41]) ; mais prier pour que l'exigence sur ces vies offertes gagne chaque jour en vigueur, en pauvreté, en âpreté, c'est-à-dire en la forte douceur de Jésus-Christ à qui est promise la conquête des âmes. Dans la « providentielle persécution » toute concession, tout arrangement inocule la mort. École, famille, séminaire, si vous lâchez l'absolu, votre maison, tôt ou tard, plus tôt que tard, « vous sera laissée déserte ».
Oui, c'est bien le temps de tout quitter pour Le suivre.
L'absolu seul séduit pour toujours. Sortir de ce monde d'absurdité, sans lui dire un mot, former à deux ou trois une petite école extrêmement modeste, ou un petit orphelinat ou quelque œuvre toute simple pour veiller les malades, et voilà que se détachent peu à peu de la révolution permanente des âmes que rien de relatif ne pouvait satisfaire. Le grain de sénevé s'élance en arbre, il faut plus modérer sa croissance que l'accélérer.
Jamais la virginité n'apparut plus féconde, plus urgente, plus nécessaire pour réhabiliter, sanctifier, honorer la famille, pour réhabiliter la sainteté du mariage, pour démontrer que la chair ne doit jamais commander la destinée, mais la seule Volonté divine. C'est la violation du célibat par les malheureux prêtres qui bouleverse tant d'âmes jeunes et leur « donne l'idée » de la forte et complète chasteté. Une compensation étonnante est en train de naître. Que celui qui peut comprendre comprenne !
Je n'aurai rien fait pendant cette longue étude si je n'ai pas fait sentir l'attrait étincelant de cette virginité catholique, libre splendeur, armure invincible et cependant secret mystère qui unit la terre au Ciel, les soldats de Jésus-Christ à l'armée des Anges.
C'est la vierge Cécile, belle, sainte, audacieuse, qui conclura mon ouvrage.
Mariée malgré elle, le soir de ses noces, la patricienne à ce païen son époux, osa dire :
« *Est secretum, Valeriane, quod tibi volo dicere : Angelum Dei habeo amatorem, qui nimio zelo custodit corpus meum. *» C'est un secret, Valérien, que je veux vous dire : j'ai pour ami un Ange qui veille jalousement sur mon corps.
143:181
Dans l'immense confusion, l'invraisemblable désastre des cœurs et des destinées, surgissent de partout d'ardentes vocations. Jeunes hommes, jeunes filles voient la force extraordinaire de cette liberté en Dieu, la virginité résolue, décidée, et les Anges admirent cette armée. Chaque prédestiné qui répond à l'appel entend le secret de Cécile. Un ange combattant devient son ami et garde jalousement son corps et son âme pour la résurrection de l'Église.
Luce Quenette.
144:181
### Journal logique
*Lettre à mes cousins*
par Paul Bouscaren
Voulez-vous me permettre d'ajouter, à retardement, mon grain de sel à ce que m'a dit Simone de certains propos religieux (et antireligieux) échangés avec vous ? Le grain de sel d'un vieux témoin.
Touchant les mœurs des prêtres, j'ai vécu assez près d'un assez grand nombre d'entre eux, pour témoigner contre une accusation d'hypocrisie, que j'explique, non par la réelle vie des prêtres (telle que je l'ai côtoyée de 1920 à 1950), mais par celle de leurs accusateurs. Sans autre mystère que celui-ci : dire que les prêtres sont des hommes comme les autres dit vrai, pour conclure l'impossibilité de la continence, non chez des hommes qui s'en donnent les moyens, mais chez les individus persuadés qu'il y a faim sexuelle tout de même sorte que faim de nourriture (encore sait-on et admet-on qu'il soit possible de se laisser mourir d'inanition...), et qui, jour après jour, vivent, de façon qu'il en aille ainsi pour eux, par une existence commune aphrodisiaque, et même, depuis peu, pornographique à jet continu, si l'on *regarde* tout ce que l'on rencontre. Mais si l'on garde ses yeux et ses autres sens, pour ne pas être l'esclave de son bas-ventre avec, son ventre, on peut constater, personnellement, que la continence est possible, avec des heures difficiles, sans doute, plus ou moins fréquentes selon l'âge, le tempérament, la vie déjà vécue, etc. Cette expérience d'homme se double, pour qui le veut, d'une expérience chrétienne de l'efficacité de la prière et des sacrements ; expérience personnelle de la vérité du vieux livre de l'Imitation de Jésus-Christ, confirmée à notre époque, de façon toute positive, par le savant Alexis Carrel, entre autres.
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Autre chose, l'Évangile comme il parle, et ce qu'on lui fait dire ; distinction nécessaire, ô combien ! depuis le concile... Mais là encore, je peux et je dois vous dire, chers cousins, que je ne cesse de relire l'Évangile. (et pas seulement l'Évangile, dans la Bible) depuis cinquante ans bien sonnés, sans avoir du tout à constater que ce soit en désaccord avec l'enseignement catholique traditionnel ; mais qu'il faut, bien au contraire, beaucoup d'ignorance. de sottise, ou de mauvaise foi, ou un peu beaucoup de tout cela, pour trouver l'Évangile d'accord avec les mensonges modernes de la démocratie, de la révolution, de la vie impossible ousquia de la gêne. Entre mille, un fait du jour a l'appui.
L'évêque Matagrin trouve un paradoxe de « notre temps, qui proclame la dignité de la personne humaine et ses droits », à vouloir tuer l'enfant dans le sein de sa mère (*Figaro,* 15 mai) ; quoi de paradoxal, en réalité, à ne pas admettre un droit de l'enfant qui impose à la femme, pour être sa mère, le sacrifice de son propre droit, si tous les humains ont des droits égaux, ont les droits égaux que l'on ne cesse de leur chanter, à vivre et être, illico, heureux ? Chacun se repose là-dessus, et puis, patatras ! on n'aurait plus, selon Auguste Comte, « que le droit de faire son devoir » ? Le paradoxe, le voilà, nullement au contraire ! Aussi bien d'ailleurs, quoi de paradoxal dans une « libéralisation de l'avortement » pour tuer les enfants des femmes, après un siècle d'avortement laïque pour tuer par l'école les enfants de Dieu ?
Avec des si, on met Paris dans une bouteille, et le monde en paix par l'amour, -- qui est l'Évangile, dit-on ; mais l'Évangile distingue, lui, deux sortes d'hommes : ceux qui le connaissent pour le mettre en pratique, et ceux qui s'en dispensent ; or, quel avenir promet-il aux uns et aux autres ? Également la tempête, sur la maison bâtie par les uns et par les autres ; mais celle des premiers seule tiendra le coup. Voilà l'Évangile comme il parle, ce ne sont pas les balivernes à la mode.
Autre chose, enfin, trouver ridicule à un humain 1974 de croire à son âme, soit ; mais supposez donc le tableau de toutes vos coordonnées physiques : taille, poids, photographie, état des organes et des fonctions, etc. Verrez-vous, dans ce tableau, ce que vous connaissez d'expérience quotidienne (ou extraordinaire, à telles heures du passé), pour être vous, l'être que vous pensez être pour les vôtres ?
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Trouver ridicule, disions-nous ; ne serait-ce pas le cas, si dix kilos de moins sur quatre-vingts se donnaient pour vous contester un huitième de votre vie personnelle, etc. ?
#### **ENCORE L'HOMME RÉEL, ANIMAL CITOYEN**
Il faut distinguer l'homme, existence individuelle et partie du tout social, -- de l'homme, être personnel dont le tout ne peut être que Dieu. Cette distinction met en bonne lumière la différence des deux formules de saint Thomas : l'homme tout entier ordonné au bien commun, l'homme non ordonné selon tout son être qu'à Dieu seul. Car, ordonné ou subordonné, en quelle sorte ? Pourquoi pas mutuellement à divers titres ou niveaux ? Être pour, avoir pour fin : faut-il l'entendre absolument, donc, sans réciprocité concevable ? Absolument, l'outil est pour la main ; dans le travail, la main est pour l'outil à manier. Peut-on dire *l'être pour* sans regarder à *l'être par :* dire la société pour l'homme et non l'inverse, -- alors que la société ne peut être que par les hommes, et c'est dire par les hommes s'astreignant aux conditions de l'existence sociale ; donc, par les hommes ayant pour fin le bien commun, et, en ce sens, les hommes pour la société ? Le vice de l'alternative : ou la société pour les hommes, ou les hommes pour la société, n'est-ce pas de regarder comme absolu en soi *ce qui n'est absolu qu'en relation à Dieu, les hommes immédiatement, les sociétés par leurs membres ?*
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Quel homme et quelle société, en d'autres termes, sinon la société comme elle doit être et l'homme vivant en homme ? Cela suppose la société possible et l'homme actuel ; mais la société possible, c'est sans doute à des conditions nécessaires obligeant notre liberté quant à l'existence sociale ; et la liberté actuelle de l'homme actuel va du plus humain au moins humain, soit personnellement, soit socialement. Il faut donc lever ces deux équivoques et parler de la société comme elle peut et doit être pour l'homme tel qu'il doit être, -- mais compte tenu de ce qu'il peut être.
Est-ce le cas de la Déclaration de 1789, selon qui la société doit être pour les droits naturels de chacun faisant obligation à tous, la liberté premier de ces droits ? Abstraitement, oui, selon qu'il y a ici un devoir-être, et de la société, et de l'homme ; réellement, pas du tout, selon que le devoir-être de l'homme serait premièrement liberté, sans autre devoir de la liberté que de ne pas toucher à la liberté d'autrui, ce qui fait l'existence sociale sans autre devoir-être réel que la liberté de chacun ; incohérence dont ne pouvait sortir que la destruction, et de la société, et des hommes eux-mêmes ; c'est l'histoire dont nous voyons la fin, -- disons-nous justement : la catastrophe.
Insistons encore. Le nom d'homme désigne une double réalité : la commune nature de l'animal raisonnable, qui est donc une personne libre ; mais alors, cet ordre commun de droit s'accompagne inséparablement d'un ordre personnel et de fait l'exercice par chacun de la liberté d'usage de soi-même (tout acte libre mesure tout l'être), du plus raisonnable au moins raisonnable, selon l'infinité de la raison ; or, qu'est-ce à dire, sinon que l'être humain, qu'il faut respecter en tout homme ainsi appelé, -- que l'on a en vue lorsque l'on dit la société pour l'homme, -- cet être humain n'a pas d'autre consistance de fin sociale qu'au titre de la vocation de chacun à vivre en homme. Il y a donc une illusion fondamentale à considérer l'homme absolument, *au contraire de la société ;* la société ne peut avoir pour fin que la vocation de chacun à l'humain.
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Un homme pris comme otage pourra vivre longtemps avec ses ravisseurs comme leur compagnon, il n'y aura là qu'une réalité partielle quant à cet homme, il ne peut se réduire, humainement, à la situation violente où il se trouve. Beaucoup d'hommes, aujourd'hui, voire à peu près tous, ont pour eux-mêmes, dans l'existence et en société, les yeux de qui se trouve contraint et forcé à vivre de telle ou telle sorte, nullement tenu en conscience à ce qui n'est pas sa vie d'homme ; bien plutôt, poussés par leur conscience à user, même violemment, du droit revendiqué par Jeanne d'Arc : celui de tout captif à s'évader.
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Droit au suicide contre une existence où l'on n'a pas demandé à venir ; droit à la révolution violente contre l'injuste société. Illusion moderne, que dissipe un texte topique de saint Thomas d'Aquin (II. II. 65, 1). Ce n'est pas seulement selon quelque partie de son être qu'il puisse distinguer de lui-même, que l'homme existe dans le monde et vit en société ; il ne s'agit pas de lui-même, mais d'une idée abstraite qu'il se fait de lui-même, s'il se sépare, pour s'y opposer, d'avec la création où il existe, d'avec la société où il vit ; quoi qu'il ait à en souffrir, et même qu'il doive y redire, ce ne sera jamais sans aberration qu'il ne s'y verra pas selon tout lui-même comme la partie dans le tout : « quia ipse totus homo ordinatur ut ad finem ad totam communitatem cujus est pars ». (Le sens précis de *ipse totus homo* tient au contexte, par opposition à *membrum humani corporis :* lui-même en tant qu'il est un tout, -- non lui-même en toutes ses parties sans exception : « secundum se totum et secundum omnia sua », I.II. 21,4). Et en effet, dans la définition classique, *individua substantia* dit le moi incommunicable, mais *rationalis naturae* dit l'ouverture et la communion à l'infini, de droit pour cette nature, de vocation pour les personnes qui en sont les sujets. D'où il suit qu'une « société de personnes » parle avec incohérence d'une société qui consisterait par addition d'individus tels quels, mais parle bien de l'obligation personnelle pour tous et chacun de se vouloir à hauteur de vie sociale par noblesse de raison, -- que vient rehausser la charité chrétienne, -- noblesse non pas de raison abstraite, mais de raison concrète : comme elle est née de vie sociale et vit de vie sociale.
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Chacun sa place dans la société par le droit égal de tous ? Chacun à sa place pour que société il y ait, selon que tous en ont besoin et y sont humainement obligés ? Ceci n'est peut-être pas contredit par cela, mais c'est, de facto, la vie rendue impossible par une certaine idée de la vie. Impossibilité immédiate de l'existence sociale ; impossibilité consécutive, pour chacun, de se suffire en conscience, étant privé de tenir une place qui soit la sienne, et de donner par là même à tous, avec tous, l'univers des hommes dans l'univers cosmique, la société. L'idéal insufflé à la jeunesse conteste une société où elle ne se voit pour rien, ne voyant d'abord rien de l'inestimable réalité sociale, bien au-delà des générations contemporaines ; comment la jeunesse échapperait-elle à l'angoisse ?
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La société pour l'homme ou l'homme pour la société, cette alternative est abstraite ; concrètement, il y a la vie commune des hommes en société, il y a la vie personnelle de chacun ; or celle-ci implique celle-là chez tous et chacun, alors que celle-là n'est pas liée de la sorte à celle-ci, non seulement comme elle se trouve chez tel et tel, mais même chez tous à telle époque, non à telle autre époque où la société a d'autres membres. Une seule vie sociale répond à la double vie personnelle d'existence individuelle et d'être humain, celle-ci obligeant celle-là pour chacun ; dire la société pour la vie personnelle n'est donc pas la dire pour l'existence individuelle, si ce n'est que celle-ci obéit à ses obligations humaines -- donc aux exigences de la vie sociale.
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Ce qui est en soi est à mesure pour soi ; or la société n'a pas d'existence actuelle extérieure aux hommes ses membres, et ne peut donc être pour elle-même extérieurement à eux ? Cela est vrai, mais strictement de la sorte : la société doit être pour ses membres en société, ce n'est pas à dire pour chacun d'eux selon que la société lui est extérieure comme l'ensemble des autres personnes. Dire la société pour l'homme, il y a cette équivoque que *l'homme* désigne chacun des hommes en soi et tous les hommes, qui ne sont pas chacun en soi sans être extérieurs les uns aux autres.
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La société chrétienne est pour l'homme, et l'inverse n'est pas possible, puisque l'homme est personnellement pour Dieu. La société moderne est pour l'homme parce qu'il est libre, c'est-à-dire est pour lui-même. Ainsi passe-t-on de l'ordre social à l'anarchie, selon que l'alternative abstraite : « la société pour l'homme ou l'homme pour la société », suppose Dieu ou s'y refuse ; car alors, impossible d'y échapper, l'alternative laïcisée devient, paradoxalement pour la bêtise au front de taureau : l'homme est Dieu pour la société, la société sera Dieu pour l'homme.
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Les plus hautes vérités rendent exécrables une vie des hommes qui les corrompt, l'Évangile ne fait pas exception à cette loi métaphysique. Mais il s'agit d'autre chose avec l'idéal de la démocratie égalitaire : c'est lui qui pourrit la conscience des hommes et leur vie sociale rendue impossible.
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Ainsi les révolutionnaires et les réactionnaires peuvent-ils se taxer mutuellement d'aberration, il y a cet abîme entre la gauche et la vraie droite.
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« ...Je regarde comme de droite quiconque veut le bien des autres sans leur assentiment. » (Emmanuel Berl, *Figaro littéraire,* 28 avril 1973.)
1°) Leur bien *politique.*
2°) Sans leur assentiment *démocratique.*
3°) Or le bien politique est un bien commun, et c'est-à-dire le bien des uns et des autres, inséparablement ; il est sophistique d'en parler selon l'opposition des individus et des biens individuels, où l'un n'est pas l'autre, et ce qui est à l'un n'est pas à l'autre ; le bien commun, chacun y a droit comme à un bien à lui, encore que ce ne soit pas à l'exclusion des autres.
4°) Plus encore, le bien commun n'est pas seulement objet de droit, mais d'abord de devoir pour chacun, et à un double titre : comme indispensable à la vie humaine d'obligation pour tous ; selon qu'il s'agit d'un héritage, immensément au-delà de ce que peut chaque génération, et qui doit être transmis à la génération suivante. Or le devoir de chacun ne tient pas à l'assentiment des autres.
5°) Exiger l'assentiment démocratique impose comme le bien de tous ce qui peut être leur mal inévitable, les hommes étant ce qu'ils sont, et leur liberté ce qu'elle est, non plus quant au droit de chacun, mais quant au choix du bien selon que le bien s'offre à notre choix *en concurrence concrète avec le mal.* Or cette concurrence n'est pas égale, mais selon l'ancien adage il suffit au mal d'une seule déficience, le bien suppose réunies toutes ses conditions, -- bref, *plura requiruntur ad bonum quam ad malum* (I.II. 71,5) ; et qu'est-ce à dire, sinon que mal faire est davantage à la portée des hommes que faire le bien Tant la chose est vraie, et fol d'y être aveugle, que la liberté des hommes ne cesse de choisir mal même avertie qu'elle va le payer cher en ce monde et en l'autre ; tout de suite, choisir ma est séduisant et nous coûte si peu ! la route est large pour se perdre, voilà pour l'Évangile (Mathieu, 7/13-14) ; commentaire philosophique de saint Thomas : notre raison est à partir de nos sens, la plupart s'y arrêtent (I.II. 72,2). Quoi de moins conciliable avec la prétention démocratique, humble à ses propres yeux, d'extravaguer pour tous également ?
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« ...La confusion entre la libération sociale et le salut en Jésus-Christ... » (*Figaro,* 21 mai, page 12). Que faut-il entendre par « libération sociale », sinon la libération marxiste de la marxiste aliénation ? Il s'agirait donc pour l'homme d'être rendu à soi par la transformation de la société, -- alors que le salut en Jésus-Christ consiste pour chaque *personne* à naître de nouveau en Dieu sous condition de *se renoncer soi-même.* A parler net de pareille « confusion », le marxisme régnant inverse terme pour terme le salut chrétien. Et il importe d'ajouter que Jean-Jacques Rousseau vient ici le beau premier, avec sa doctrine du contrat social, oublieuse du péché originel, dit-on, et voyant les hommes bel et bien *perdus,* mais par la société traditionnelle, qui a pour principe l'autorité, et les sauvant par leur liberté *renoncée* en volonté générale. Soulignons ce dernier trait de l'inversion du salut chrétien : se renoncer soi-même pour renaître en Dieu sauve divinement ce qu'il renonce, la théorie de la volonté générale ne peut faire de la société qu'une idole, et lui sacrifie les humains en pure perte, -- nous voilà aujourd'hui aux petits enfants jetés à Moloch...
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Le principe des droits naturels et imprescriptibles de l'homme est anti-totalitaire, mais l'exercice de ces droits, en premier la liberté, selon les lois de la volonté générale, fait démocratie de n'importe quel totalitarisme ; la différence réelle du nouveau à l'ancien régime, dit d'arbitraire royal, est que celui-ci avait affaire à des créatures de Dieu et à la loi de Dieu, tandis que l'homme moderne est à l'entière discrétion de la volonté de l'homme faisant loi comme elle est libre ; et c'est-à-dire majoritaire, -- majoritaire de fait, au prix des mensonges les plus énormes, à commencer par celui de l'opinion raisonnable à la portée de chaque citoyen ; non seulement quant à la nature des problèmes en cause, mais quant à être informé de leurs données réelles.
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Il y a empirisme et empirisme, et un abîme philosophique entre l'adage équivoque : « Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu », et la doctrine de saint Thomas : « Omnis nostra cognitio a sensu principium habet. » On peut se demander s'il n'en va pas de même du « politique d'abord » de Maurras, et de ce que lui fait dire la mentalité moderne ; cette pollution des esprits les rend incapables d'une vue organique telle que celle-ci : l'action politique est nécessaire à l'existence sociale, on ne peut avoir véritablement cette existence que moyennent cette action ; pas de corps social vivant sa vie, dont vivent les hommes, sans tête politique de ce corps.
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Quoi de commun entre cette nécessité d'une tête qui soit la tête, et prétendre pour la politique au mérite de la bonne marche de toutes les fonctions sociales, -- réduisant la société nationale à l'État, avec aussi peu de bon sens que d'avoir voulu réduire la connaissance intellectuelle à celle des sens, qu'elle suppose ? Il est d'une entière vérité que « la femme sans tête » appelée République française défait la France, mais les rois n'ont fait la France qu'autant ils y appliquaient l'action politique convenable, et c'était bien, qui veut voir, l'action royale. Dire que nous n'aurions pas eu Molière sans Louis XIV ne réduit pas *Le Misanthrope* à une explication royaliste, comme il y a une explication révolutionnaire de la mort d'André Chénier, ou de la mort de Robert Brasillach, ou de la misère des beaux-arts, et qu'en témoigne sans aucun écho de l'information *L'art et la pensée* d'Henri Charlier.
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Je ne dis pas non à la liberté ni même à l'égalité ; je dis non à la canularesque prétention de tirer la forme de l'existence sociale d'une égale liberté dont le *Figaro* de ce jour (6 juin) m'apporte ce témoignage de jeunes filles en fleur d'actualité : « Un enfant, c'est une part de soi, on a donc le droit d'en faire ce qu'on veut », -- le droit, et c'est-à-dire ce qui doit être respecté, de faire de soi ce qu'on veut ; si ce n'est pas la vie sociale à zéro, qu'est-ce que c'est ? La liberté de l'avortement a pour principe l'avortement de toute vie humaine par la liberté de principe.
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On parle proprement des révolutions d'Angleterre, qui ont fait passer brusquement cette nation d'un ordre politique à un autre ; on parle très bien et très mal, en même temps, de la Révolution française de 1789 ; car celle-ci n'a rien de français que la première nation à en être victime, étant, comme elle est sans aucun doute, la Révolution sans seconde, par la destruction de principe de tout ordre politique en tant que tel, au profit de la liberté volontariste des individus, sans autre règle que la force du nombre. Trouver humaine pareille révolution, voilà ce qui fait clairement la distinction prétendue insaisissable de la gauche d'avec la droite ; mais les esprits en ont-ils encore la liberté, à force de liberté ? Ne parle-t-on pas d'extrême-gauche pour une révolution marxiste où il s'agit, en fait, d'un nouvel ordre à imposer, -- d'une fausseté abominablement inhumaine, certes, mais par un mensonge bien incapable de dépasser le mensonge maçonnique de 1789, repris sous nos yeux par des « gauchistes » qui sont, eux, les bien nommés.
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Juif ou Grec, homme ou femme, toute distinction de ce monde est zéro pour la vie chrétienne : la révolution dans l'Église le dit un peu vite ! Oui, zéro pour la vie chrétienne selon la vocation de tous au Royaume qui n'est pas de ce monde ; mais pas du tout zéro selon que chacun doit vivre chrétiennement la vie en ce monde qui est la sienne, et qui n'est pas n'importe quelle vie en ce monde comme n'importe quelle vie doit être chrétienne.
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Au témoignage du Professeur Pierre-P. Grassé, l'aberration individualiste ne nous vaut pas le seul ensemblisme mathématique : « ...Pour la plupart des biologistes et des sociologues, l'animal social, comme l'aurait dit Monsieur de la Palisse, n'est qu'un animal solitaire groupé. Or cette naïveté est aux antipodes de la vérité... Un agrégat d'animaux solitaires forme une foule et non une société... » (*Toi, ce petit dieu,* page 173.) Non pas naïveté, mais préjugé de l'égalitarisme.
Paul Bouscaren.
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### Court traité de la prudence
*suite*
par Marcel De Corte
La première partie de ce traité a paru dans notre numéro 180 de février 1974 ; sous le titre : « La plus humaine des vertus ».
RAPPELONS que la prudence a pour objet les actions humaines contingentes. En ce genre de choses, les directives qu'elle impose ne peuvent pas être toujours vraies, le contingent étant ce qui peut se produire ou non. La vérité en matière contingente n'apparaîtra donc pas toujours et partout comme en matière nécessaire, mais la plupart du temps et dans le plus grand nombre de cas. Or ce qui est vrai la plupart du temps et dans le plus grand nombre de cas, on ne peut le savoir que par l'expérience. On sait par exemple que tel médicament qui a guéri Pierre, Paul et Jacques, guérit à peu près tous les malades affectés de telle maladie ; L'expérience est toujours le produit d'un grand nombre de souvenirs engrangés dans la mémoire. Mais rien n'est plus réaliste que la mémoire : sans doute peut-elle se tromper, mais on n'a jamais de souvenir de ce qui n'a pas été. Le caractère véridique de la mémoire tient à sa relation constitutive à des événements qui ont réellement eu lieu et à des choses telles qu'elles se sont passées. Aussi la connaissance de l'histoire, qui est essentiellement mémoire, fait-elle partie de la prudence, directrice des bonnes conduites humaines : l'histoire, *magistra vitae*, maîtresse de vie, lui fournit d'innombrables exemples de choix opérés par l'homme et de leurs conséquences fastes ou néfastes inscrites dans les faits. C'est en se référant à ces faits éclairants pour elle, c'est en se rapportant à ce qui a déjà été fait et qui, dès lors, a valeur de nécessité indéniable, que la prudence délibère, choisit, commande :
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elle sait par la mémoire et par l'expérience du passé que telle attitude prise a été féconde ou, au contraire, nuisible. La nécessité du passé est pour elle la lumière qu'elle projette sur la contingence de l'acte qu'elle impère. C'est seulement du passé qu'elle tire sa prévision et sa connaissance de l'avenir qui, par définition, n'est pas encore et ne peut donc être, comme tel, objet de connaissance vraie. Sans le passé, seule phase du temps qui ne change pas, qui est définitivement et qui échappe désormais à la contingence, sans sa présence *réelle* et *objective* au sein de la mémoire, il serait impossible à la prudence d'être la droite raison des actions à accomplir. En se nourrissant de la réalité du passé, la prudence leste de réalisme et de vérité le choix du moyen qui conduira vers la fin entrevue. Le passé lui donne l'intelligence de l'avenir et en perce les ténèbres.
Aussi la rupture avec le passé à laquelle nous assistons depuis deux siècles est-elle la pire ennemie de la prudence. Elle la remplace par une idéologie qui se substitue au gouvernement de soi-même et qui, par un savant dosage d'abstractions désincarnées et de passions désorbitées, sert de moteur aux actions humaines, si l'on peut encore employer ce qualificatif. La mythologie politique de « l'homme nouveau » et de la « la société nouvelle » s'insinue dans l'espace laissé libre par la disparition de la prudence, morte d'inanition. L'imagination de l'avenir évacue la réalité du passé. « On mène alors la populace par l'imagination comme par le bout du nez », écrivait Napoléon qui s'y connaissait en la matière. Déraciné du passé, l'homme est rigoureusement incapable de se diriger lui-même. Il est manœuvré par des volontés de puissance étrangères à son destin. Le vers de l'*Internationale *: « Du passé faisons table rase », inaugure le théâtre de marionnettes, tantôt affolées, tantôt disciplinées comme des robots, qu'est la « société » contemporaine dont les tireurs de ficelle et les ventriloques de l'opinion publique connaissent les ressorts élémentaires.
Il n'y a pas de prudence parfaite, adéquate à la réalité des moyens et de la fin, sans *docilité*.
« Comme on l'a dit plus haut, la prudence concerne les actions particulières à accomplir. En cet ordre des choses, la diversité est infinie, et il n'est point possible qu'un seul homme soit informé sans lacune de tout ce qui s'y rapporte ; il ne s'en instruit qu'à force de temps et non pas en un court moment. C'est pourquoi la prudence est une matière où l'homme a besoin plus qu'ailleurs des lumières d'autrui. Les vieillards entre tous sont qualifiés pour l'éclairer, qui sont parvenus à la saine intelligence des fins relatives aux actions (*qui sanum intellectum adepti sunt circa fines operabilium*). D'où ces mots du Philosophe au VI^e^ livre des *Éthiques *:
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« Il importe d'être attentifs aux dires et opinions indémontrables des vieillards et des hommes prudents et d'y croire non moins qu'aux démonstrations : car leur expérience fait qu'ils voient les principes, *propter experientiam enim vident principia. *» Dans le même sens, il est dit au livre des *Proverbes :* « Ne prends pas appui sur ta prudence », et dans l'*Ecclésiastique :* « Tiens-toi au milieu des anciens (c'est-à-dire des vieillards) prudents, et unis toi de cœur à leur sagesse. » Or il relève de la docilité que l'on reçoive bien l'enseignement. Voilà pourquoi la docilité est légitimement tenue pour une partie de la prudence. L'étude et l'exercice concourent fort efficacement à parfaire l'aptitude naturelle à la docilité, en ce sens que l'homme, avec soin, assiduité et respect, applique son esprit aux enseignements des anciens, évitant et de les négliger par paresse et de les mépriser par superbe. La docilité qui dispose à bien recevoir l'opinion droite (*rectam opinionem*) qui vient d'un autre engendre la sagacité (*eustochia*) qui rend apte à acquérir par soi-même la droite estimation, la facile et prompte conjecture relative à la découverte de ce qui convient dans le cas donné » ([^42]).
Il est à peine besoin d'insister sur cette vertu de docilité, partie intégrante de la prudence, et dont le nom, à notre époque d'individualisme délirant, est disparu, comme le sien, du vocabulaire contemporain : signe indubitable de la déshumanisation de l'homme d'aujourd'hui. La docilité à quiconque connaît la réalité en matière pratique, est encore docilité au réel, à la variété des situations, à l'invention véritable de la règle qui les mesure et les épouse. Elle n'est ni modestie, ni humilité, mais réalisation aussi parfaite que possible, par l'expérience des autres, de l'intelligence adéquate à une situation donnée, et donc vraie, et elle est par là-même le prélude indispensable à la formation personnelle. Notre mémoire et notre expérience insuffisantes se chargent des richesses accumulées dans la mémoire et dans l'expérience d'autrui. Bien plus, notre prudence en formation imite le mouvement prudentiel par lequel ceux qui ont déjà traversé les imprévisibles difficultés de la vie et en ont orienté correctement les contingences ont su remonter aux principes de l'action et les appliquer à une situation déterminée. Cette initiation au réalisme nous permet de nous gouverner nous-mêmes sans jamais perdre le contact avec les générations antérieures, de nous enrichir à notre tour et de transmettre aux générations qui nous suivent nos acquisitions personnelles. C'est ainsi, *et pas autrement,* que des mœurs saines se continuent, au-delà de l'éphémère existence morale individuelle, dans une société.
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C'est ainsi que l'on sort de la barbarie propre à l'état de nature pour accéder à l'état de civilisation : par la *tradition,* par la transmission d'un capital moral acquis et qu'il faut préserver à tout prix, à peine de retomber rapidement dans la sauvagerie propre à la nature indisciplinée et abandonnée à elle-même. C'est ainsi que s'acquièrent, se conservent et se communiquent dans le temps les vertus, les bonnes habitudes, qui ne sont pas seulement personnelles mais *sociales.*
On comprend alors pourquoi l'indocilité des générations, leurs affrontements, leurs divisions vont toujours de pair avec l'idolâtrie de « l'homme nouveau » et de « la société nouvelle ». Rien n'est plus exaltant que cette entreprise qui flatte les forces inemployées de la jeunesse. Mais rien n'est plus chimérique. Il s'agit en effet de refaire toute une civilisation à partir de la seule donnée disponible : le Moi de chaque individu délié de sa relation à autrui, aux principes reconnus de la vie morale et sociale, décapité de sa prudence, enivré de mythologie par les propagandes, devient la proie des meneurs qui, une fois hissés au pouvoir, lui montreront qu'en cas de déraison la raison du plus fort remplace la raison pratique et se révèle toujours la meilleure.
**5. -- **La prudence est la reine d'un royaume qu'elle n'aura jamais fini d'explorer : celui des réalités contingentes qui dépendent de sa lucidité et de son commandement pour être. Afin d'ordonner ses conduites, l'homme qui s'initie à la pratique de la prudence n'a d'autre ressource que de se référer aux actions contingentes passées que leur réalisation dans l'existence a rendues nécessaires. Les seules réalités effectivement établies dans l'existence en matière de morale sont les *actes humains accomplis par autrui,* dont on peut constater, par les traces qu'ils ont laissées, qu'ils ont atteint *réellement* leur bonne fin par des moyens qui ont *réellement* fait leurs preuves. *C'est parce qu'elle est une vertu impliquée dans la sociabilité de l'homme que la prudence est réaliste.* Sans vie en société, sans influence réciproque des conduites, sans un certain niveau, il n'y aurait pas de prudence et la découverte du juste milieu ou du moyen pertinent serait abandonnée à tous les hasards et à toutes les impulsions de la subjectivité. Partout, dans l'exercice, dans le perfectionnement et dans la conservation de la vertu de prudence, nous rencontrons le lien social, la relation qui unit les hommes les uns aux autres dans la poursuite d'un même bien commun.
Sans doute, la prudence porte-t-elle toujours sur des actes particuliers, mais elle ne les dirigera correctement vers leur fin que si elle les imprègne de l'universalité propre à sa structure rationnelle : *recta ratio agibilium.*
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Sans doute est-elle créatrice et invente-t-elle le moyen qui convient *hic et nunc,* à cet homme-ci, placé en ces circonstances-ci. Mais elle ne crée pas à partir de rien. Découvrir comment il faut agir dans un cas donné, c'est toujours redécouvrir comment d'autres que nous ont agi dans des cas analogues et *adapter* les moyens employés à la situation inédite où l'on se trouve. Les fins de la vie morale sont éternelles et immuables : la justice visera toujours à rendre à chacun ce qui lui est dû, la force à résister à la crainte de la mort, la tempérance à dompter les passions de L'amour. Comment les moyens ne participeraient-ils pas à la pérennité des fins ? Les vertus morales ne datent pas d'hier dans la vie de l'humanité qui ne fait que s'approcher (ou s'éloigner) de leur perfection au cours de ses vicissitudes historiques. Il en est de même de la prudence qui les accompagne inséparablement. Le prudent le plus ingénieux, le plus fertile en ressources, le plus inventif ne rompt jamais avec ce qui s'est toujours fait en matière de morale. Il affine les usages. Il les élague. Il les améliore. Il distingue en eux ce qui est mort et ce qui est vivant. Le mot de Maurras : « La vraie tradition est critique » est un aphorisme d'homme prudent.
Dans leur immense majorité, les hommes agissent « comme le fait l'homme prudent ». Car l'homme prudent est heureux *Beatitudo activa est actus prudentiae* ([^43])*,* le bonheur qui naît de l'action vertueuse est l'œuvre de la prudence. « Si le bonheur consiste dans la vie et dans l'activité, écrit Aristote, et si l'activité de l'homme de bien est vertueuse et agréable en elle-même, si, d'autre part, le fait qu'une chose est proprement nôtre est au nombre des attributs qui nous la rendent agréable, si enfin nous pouvons contempler ceux qui nous entourent mieux que nous-mêmes et leurs actions mieux que les nôtres », l'homme en quête du bonheur, et ils le sont tous, ne sera jamais un solitaire. Il aura besoin de modèles sociaux de vie ([^44]). « Nous ne pouvons jouir que de ce que nous connaissons, commente saint Thomas. Si donc nous connaissons mieux autrui que nous-mêmes, et ses activités vertueuses mieux que les nôtres, parce que l'amour-propre vient toujours troubler le jugement que nous portons sur notre propre personne, nous aurons toujours besoin d'êtres heureux, vertueux et prudents autour de nous qui nous indiquent le chemin du bonheur. » ([^45]) Notre prudence, source de nos choix heureux et de notre bonheur, se forme au contact des prudents plus avancés que nous *et gagne en objectivité, en réalisme,* lorsque nous les suivons.
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C'est pourquoi « l'homme prudent est la mesure des autres hommes et leur règle : *mensura unicuique homini,* car ce qui est parfait dans un genre est précisément la mesure à laquelle se réfère tout ce qui appartient à ce genre : ce qui est grand ou petit en lui se mesure à. sa proximité ou son éloignement vis-à-vis du modèle du genre, c'est-à-dire de ce qu'il a de parfait en lui. L'homme prudent est la mesure même du genre humain » : *Mensura in toto humano genere* ([^46]). Il est le pivot autour duquel tourne une société. On ne s'étonnera donc pas de voir le Moyen Age mettre au sommet des vertus proprement humaines la prudhomie. C'est sa place naturelle : il est la règle et la mesure du véritable bonheur de l'homme ([^47]).
Centre organisateur autour duquel s'ordonne la vie morale d'une société, le prudent est, du coup, le juste. On n'a pas ou très peu remarqué, à notre sens, la relation étroite et même essentielle qu'ont entre elles la prudence et la justice légale dont la visée est tout entière au bien commun de la société ou, plus exactement, des membres de la société. Elle est pourtant expressément soulignée dans l'œuvre d'Aristote, dans les commentaires de saint Thomas, dans la *Somme Théologique* et ailleurs. Sans doute, ni le Stagirite ni le Docteur Angélique ne lui consacrent-ils de longs développements : ce rapport entre le prudent et le juste a même pour eux valeur d'identité. La chose leur paraît aller de soi : pour Aristote, il n'est point de société politique qui ne soit fondée sur la justice dont le juste milieu est déterminé par la prudence ; pour saint Thomas, comme pour saint Louis et pour toute la société médiévale, le preux chevalier, le chevalier *prudent,* est l'axe même de l'ordre social où il fait régner la justice et l'obéissance aux lois à l'encontre de tous les perturbateurs de la tranquillité publique.
L'union des citoyens est le bien commun par excellence et cette union n'est possible que si chacun rend à autrui considéré socialement (*ad alium in communi*) ce qui lui est dû. « La partie, en tant que telle, est quelque chose du tout ; d'où il résulte que le bien de chaque partie doit être subordonné au bien du tout. C'est ainsi que le bien de chaque vertu, de celles qui nous concernent personnellement -- telles la force et la tempérance -- ou de celles qui concernent nos rapports avec d'autres personnes -- telles la justice distributive et la justice commutative --, doit être rapporté au bien commun auquel nous subordonne la justice, générale. De cette manière, les actes de toutes les vertus •peuvent relever de la justice générale qui subordonne l'homme au bien commun. Mais parce que c'est le rôle de la loi de nous orienter vers le bien commun, cette justice dite. générale est appelée justice légale : car, par elle, l'homme, se soumet à la loi qui subordonne les actes de toutes les vertus au bien commun » ([^48]).
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On ne saurait mieux dire, d'une part, que la justice générale est le moteur de toutes les vertus humaines, « pareille au soleil qui illumine et transforme tous les corps par sa présence... et en tant qu'elle subordonne les actes des autres à sa fin, ce qui revient à les mouvoir sous son commandement » ([^49]), et, d'autre part, que le bien commun est constitué par l'union de tous en lui par la subordination des multiples intérêts particuliers à son unité ([^50]).
Le commentaire de saint Thomas à l'*Éthique à* *Nicomaque* n'est pas moins explicite. « Point de société sans lois et point de lois qui n'aient en vue l'utilité commune et qui ne prescrivent en outre d'accomplir les actes de l'homme courageux (par exemple, ne pas abandonner son poste, ne pas prendre la fuite, ne pas jeter ses armes), ceux de l'homme tempérant (par exemple, ne pas commettre d'adultère, ne pas être insolent), ceux de l'homme de caractère agréable (comme de ne pas porter des coups et de ne pas médire des autres) et ainsi de suite pour les autres formes de vertus ou de vices, prescrivant les unes et interdisant les autres... Cette forme de justice est alors une vertu complète non point cependant au sens absolu, mais dans nos rapports avec autrui... Dans la justice est en somme toute vertu, comme dit Euripide » ([^51]). En effet, ajoute saint Thomas ([^52]), il est meilleur d'être parfait dans ses relations avec les autres que de l'être par rapport à soi, parce que les rapports sociaux multiplient les facettes de la perfection et rendent ainsi la vertu plus vertueuse encore. Il faut donc en conclure que la justice qui ordonne tous les actes humains à l'union aussi parfaite que possible avec autrui et au bien commun est la vertu parfaite au plus haut point : *est virtus maxime perfecta* ([^53]) et que, « selon le mot de Bias, un des sept Sages de la Grèce, « le commandement révèle l'homme », parce que celui qui commande est en rapport avec autrui et qu'il lui appartient de disposer toutes choses qui sont en vue du bien commun » ([^54]). Dès lors, « l'homme le plus parfait n'est pas l'homme qui exerce seulement sa vertu envers lui-même, mais celui qui la pratique aussi envers autrui » ([^55]). Et saint Thomas de commenter le *sed etiam ad alterum par un sed etiam ad amicos*, parce que la justice légale est principe d'union et donc d'amitié entre les citoyens ([^56]).
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Qui ne voit que si le parfait est le juste et qu'il est le prudent, l'homme juste et l'homme prudent ne sont qu'un seul et même homme parvenu à son point de perfection humaine. Nous savons du reste que le propre de la prudence est l'*imperium*, le commandement. Celui qui commande le faisant en vue du bien commun supérieur à son bien propre et à celui de son subordonné, doit donc être le prudent et sa justice coïncider avec la prudence. Vertus parfaites agissant en toutes vertus, la justice et la prudence sont les deux faces de l'acte vertueux le plus parfait que l'homme puisse accomplir ici-bas. C'est pourquoi la symbolique ancienne représentait la prudence sous la forme d'un *Janus bifrons* ou encore sous celle d'une flèche autour de laquelle s'enroule un serpent. Il fallait du reste s'y attendre : d'un côté « la justice légale n'est pas une vertu particulière au sens propre du terme, mais la vertu à laquelle toute vertu se réfère » ([^57]) ; de l'autre, tous les actes vertueux sont soumis à la délibération, au choix et au commandement de la prudence. *Ergo*, il n'y a point de différence réelle entre justice et prudence, mais seulement différence de raison.
C'est ce que saint Thomas affirme avec vigueur : *prudentia et politica sunt idem secundum substantiam, quia utraque est recta ratio rerum agibilium circa bona vel mala*. La prudence et la politique constituent un seul et même habitus quant à leur essence, car toutes deux déterminent rationnellement et justement comment il faut agir en matière de biens ou de maux relatifs à l'homme. Être différent logiquement entre elles (*secundum rationem*) en ce que la prudence se réfère aux biens ou aux maux de l'individu, tandis que la politique se rapporte aux biens ou aux maux de la société. Mais comme les actes de l'individu ont toujours directement ou indirectement une portée sociale, en fonction de la subordination de la partie au tout, il suit que la prudence au sens plénier du terme est la prudence politique, la *prudentia architectonica,* régulatrice de toute la vie humaine ([^58])
Ce qui confirme cette conclusion, c'est la déclaration formelle de saint Thomas, dans son commentaire du premier chapitre de l'*Ethique à Nicomaque* d'Aristote, concernant le caractère *architectonique* de la politique (*scientia civilis*) qui, comme telle, ordonne toute la vie *humaine* à sa fin ultime et « principalissime » : le bien commun de la Cité ([^59]). Maurras a donc irrésistiblement raison de proclamer : « Politique d'abord », lorsqu'il s'agit de la destinée terrestre de l'homme. Entre la *scientia civilis architectonica* et la *prudentia architectonica*, il y a, de toute évidence, identité. La justice légale, vertu essentielle de l'homme politique, concerne sans exception (*universaliter*) tous les aspects de la vie morale (*circe totam materiam moralem*) ([^60]) comme la prudence est bonne conseillère, concernant tout ce qui se rapporte à toute la vie humaine (*ad totam vitam*) ([^61]).
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La prudence politique où se rencontrent, s'allient et se fondent vitalement les plus hautes et les plus nobles vertus de l'homme, est donc l'humaine vertu par excellence.
Comme d'habitude, saint Thomas s'appuie sur Aristote pour l'établir. On se trompe gravement, dit-il après le Stagirite, en pensant que l'homme prudent est celui qui ne s'occupe que de soi et de ses propres affaires, car la poursuite du bien propre à chaque personne singulière ne peut s'entreprendre avec fruit si la raison prudentielle relative à ce bien particulier n'a d'abord été rectifiée par rapport au bien commun ([^62]). La raison alléguée trop souvent est que l'homme ne peut et ne doit rechercher autre chose que son bien propre. « Mais cette estimation est contraire à la charité, laquelle ne recherche point ses propres avantages, et à la raison droite, laquelle juge que le bien commun est meilleur que le bien d'un seul. » « Lorsqu'on cherche le bien commun de la multitude, par voie de conséquence on cherche en outre son bien propre. D'abord, parce que le bien propre ne peut exister sans le bien commun de la famille, de la cité ou du royaume. Ensuite, parce que l'homme, étant partie de la maison et de la cité, doit considérer le bien qui lui convient relativement au bien de la multitude, la bonne disposition des parties se prenant en effet par rapport au tout. » A quiconque apposerait que la tempérance et la force, qui sont réglées par la prudence, s'entendent seulement par rapport au bien propre, et dès lors, la prudence à son tour, il faut répondre que ces vertus sont commandées par la loi et sont relatives, elles aussi, au bien commun. Du reste, « la prudence et la justice s'y rapportent directement, comme appartenant à la partie rationnelle de l'âme : ce qui est commun en effet intéresse davantage directement la raison, tandis que la poursuite du bien singulier se réfère plutôt à la partie sensitive ». ([^63]). La prudence politique imite ainsi la prudence -- ou la prévoyance -- de Dieu qui s'étend au bien commun de l'univers dont il est le maître ([^64]).
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C'est pourquoi la prudence, vertu intellectuelle, se trouve à son plus haut degré dans le Prince dont la fonction est de diriger et de gouverner intelligemment la multitude vers le bien commun. Cette prudence n'appartient aucunement au sujet en tant que sujet, dont le propre est d'être dirigé et gouverné, mais elle lui appartient dans la mesure où, comme être raisonnable, il participe à la vie de la cité et que, doué de libre arbitre, il choisit d'obéir aux lois plutôt que de les violer. A ce titre, il possède à son tour et à sa manière la prudence politique. Autrement dit, la prudence politique est dans le Prince à la manière dont le plan de la maison est dans l'esprit de l'architecte, et elle est dans le sujet à la manière où la partie de la construction de la maison conforme à ce plan est dans la main et dans l'intelligence du maçon ([^65]). Ce qu'est l'art architectonique vis-à-vis des arts manuels subalternes, la prudence politique du chef l'est donc à l'égard de la prudence politique du sujet. Le discernement rationnel du sujet quant au bien commun de la société dont il est membre se mesure ainsi à la place réelle qu'il occupe dans la cité et aux service *réels* qu'il lui rend. Partout le service *réel* du bien commun est la mesure réelle de la prudence politique. Plus la place qu'on occupe réellement dans la Cité est élevée, plus la prudence politique ordonne de servir *réellement* la société et réciproquement.
Rectifiée par la recherche *effective* du bien commun qui transcende tous les biens particuliers, la *prudence politique*, qui délibère au sujet des moyens les plus adéquats à cette fin, choisit celui qui convient en l'occurrence et en commande l'application, *est la plus haute vertu humaine*. Rien ne dépasse cette vertu que saint Thomas appelle *prudence royale* (*prudentia regnativa*) ([^66]) « dont le siège est en celui qui non seulement est chargé de se conduire lui-même, mais doit aussi gouverner la société parfaite qu'est une cité ou un royaume et auquel il revient de posséder *la plus parfaite de toutes les prudences *» ([^67]). « C'est pourquoi, ajoute-t-il, l'exécution de la justice au service du bien commun, telle qu'elle appartient à la fonction royale, a, elle aussi, besoin de la prudence qui la dirige. » Et de conclure en associant les deux vertus en leur sommet : « Aussi la prudence et la justice sont-elles souverainement propres au roi », mais, « parce que diriger appartient davantage au roi et exécuter aux sujets, la science royale s'entend plutôt comme une espèce de la prudence, laquelle est directrice, que de la justice, laquelle est exécutrice » ([^68]). On le comprend puisque la prudence est une vertu intellectuelle qui « comporte l'application à l'œuvre, ce qui se fait par la. volonté » ([^69]) et « qui dépend de la rectitude de l'appétit » ([^70]), et que l'intelligence est toujours supérieure à la volonté. La prudence politique trône au sommet de toutes les vertus humaines.
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On le constate encore à l'examen de ses parties potentielles, l'*eubulie,* la *synesis,* la *gnômé,* vertus adjointes à la prudence et ordonnées à des actes ou à des matières secondaires ou préparatoires dont le commandement de la prudence est le terme.
« La délibération (*euboulia* en grec) comporte en effet une recherche conduite par la raison relativement aux actions à faire, et, *en celles-ci consiste la vie humaine* (*in quibus consistit vita humana*) ([^71]). » Étant ordonnée au commandement comme à l'acte principal, la délibération est parallèlement ordonnée à la prudence comme à la vertu principale, faute de laquelle elle ne serait pas vertu ([^72]). Si l'*euboulie* porte sur tout ce qui se réfère à la vie humaine, que dire alors de la prudence politique dont elle prépare l'acte de commander à autrui l'observation de la loi ?
Le jugement (ou *synesis*) qui désigne un jugement droit, non en matière de spéculation, mais en matière d'actions particulières, est plus parfait encore que la délibération. Il est des hommes en effet qui se forment facilement des représentations les plus diverses de l'action à accomplir, qui en discutent avec virtuosité, en pesant le pour et le contre, mais qui ne sont pas doués d'un jugement droit. Ils abondent en bons conseils, mais ils manquent de ce bon sens qui consiste précisément à saisir une chose comme elle est (*secundum quod in se est*)*.* La *synesis* a pour mission d'écarter de l'esprit les conceptions déformées, les chimères, les projets utopiques, et par un jugement sûr, de lui permettre d'aller droit à la solution *réaliste,* celle qui correspond non seulement aux principes universels de l'acte, mais au moyen particulier qui permet d'atteindre la fin vertueuse envisagée. En communiquant son objectivité au commandement de la prudence politique, le *bon sens* lui permet d'ordonner adéquatement ce qu'il faut faire dans le cas en question « à l'unique fin dernière qui est le bien-vivre dans sa totalité » et dont le bien commun est la forme parfaite ici-bas ([^73]).
Il en est de même de la *gnômé* qui rend le jugement du bon sens plus perspicace et plus réaliste encore, en sachant ce qu'il faut faire ou ne pas faire dans un cas qui, éclairé par la règle commune, aboutirait à une fausse solution, mais qui, placé dans la lumière de principes plus élevés, est fidèlement résolu. L'exemple classique est qu'il ne faut pas rendre à l'ennemi de la patrie un dépôt qu'il vous aurait confié et dont la restitution serait dommageable au bien commun. Le réalisme de la prudence politique s'en trouve affiné et plus rigoureux. Par là, l'acuité de la *gnômé* enrichit la prudence politique et la fait ressembler à la Providence divine dont le regard s'étend à la totalité des choses qui peuvent arriver en dehors du cours ordinaire du monde ([^74]).
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Préparée en ces voies par les vertus de conseil, de jugement et de perspicacité, la prudence politique est la plus parfaite des prudences puisque la fin à laquelle son acte ordonne toute chose est la plus éminente que l'homme puisse se proposer. En dehors de cette fin, il n'y a que la vision de Dieu, don gratuit de la libéralité divine et bien commun universel d'ordre surnaturel. L'objet propre de la prudence politique est ainsi *la loi qui prescrit aux hommes établis en société comment ils peuvent viser au bien commun et réaliser entre eux l'union, la concorde et la paix sans lesquelles aucune civilisation n'est possible. Recta ratio se habet ad appetitum rectum sicut motivum et regula extrinseca :* la droite raison prudentielle se comporte vis-à-vis de la volonté rectifiée par rapport au bien et, en l'occurrence, au bien commun, comme un élément moteur et comme une règle qui la gouverne à la manière de l'aurige qui dirige son char vers le terme de sa course ([^75]). La définition de la loi comme « règle de la raison promulguée en vue du bien commun par celui qui a la charge de la communauté », le proclame clairement ([^76]). La politique dont la loi est le moyen est la fin suprême temporelle de l'homme.
C'est dire qu'il n'y a de morale que subordonnée à l'ordre du bien commun. C'est dire que le vrai nom de la morale est la politique dont Aristote et saint Thomas ne cessent de déclarer hautement qu'elle est la science (pratique) architectonique par excellence d'où les conduites humaines tirent leur sens. De la véritable politique, s'entend, de la politique réellement conforme à l'animal raisonnable dont le seul objet est de *devenir ce qu'il est.* L'intelligence humaine, qu'elle soit spéculative ou pratique, n'a point d'autre, objet.
Le propre de la loi, de la vraie loi, est de rendre les hommes vertueux : *legislatores assuefaciendo homines per praecepta, praemia et poenas ad opera virtutum, faciunt eos virtuosos. Et ad hoc debet ferri intentio cuiuslibet legislatoris. Qui vero hoc non bene faciunt pecccant in legislatione. Et horum civilitas differt a recta civilitate secundum differentiam boni et mali* ([^77]). On ne saurait être plus affirmatif avec plus de force : si l'intention du législateur néglige cette fin, la cité, siège de la civilisation, qu'il gouverne, sera tout ce qu'on veut, sauf une cité, et du coup, une civilisation ordonnée au bien commun de la vie humaine, et il n'y aura plus de vie proprement humaine.
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Ce n'est pas que la loi descende jusqu'à chacune des actions particulières de l'homme. Saint Thomas qui reconnaît le primat de la prudence politique -- *lex positiva dicitur architectonica prudentia* ([^78]) -- laisse place, en son réalisme, à la prudence « monastique » ou personnelle, à laquelle, nous l'avons souligné plus haut, il délègue le soin d'obéir à la loi. Mais la loi, même positive, à la condition qu'elle se réfère à la loi naturelle et qu'elle se conforme à la nature humaine, à la condition plus haute encore qu'elle se suspende à la loi éternelle et à l'ordre établi par Dieu qui éclate dans tout l'univers, ne laisse pas de jouer un rôle capital en sa morale. Là encore nous voyons combien *la morale aristotélicienne et thomiste, loin d'être une morale de la personne*, ainsi qu'un christianisme désaxé nous l'insinue et le prescrit publiquement depuis Kant, *est une politique*. Comment du reste en pourrait-il être autrement dans une perspective qui subordonne la partie au tout selon l'impératif de l'évidence la plus étincelante et du réalisme le plus fondé en raison ?
Il n'est pas besoin en effet d'être un observateur avisé pour constater à vue de nez que la plupart des hommes n'obéissent pas à des raisonnements, comme le fait le prudent, mais à la contrainte des lois. « Dans le domaine de la pratique, en effet, la fin, à savoir le bien commun qui est le plus humain qui soit, ne consiste pas dans l'étude et dans la connaissance purement théoriques des différentes actions, mais plutôt, dans leur exécution » : *finis scientae quae est circa operabilia non est cognoscere et speculari singula, sicut in scientis speculativis, sed magis fecere ipsa* ([^79]). Il ne suffit pas de savoir ce qu'est la prudence, ni comment elle opère, mais il faut la posséder et la mettre en pratique. « Or, c'est un fait d'expérience, écrit Aristote, que les arguments n'influencent que les esprits généreux, épris de noblesse morale, mais sont impuissants à inciter la majorité des hommes à une vie noble et honnête : la foule, en effet, n'obéit pas naturellement au sentiment de l'honneur, mais seulement à la crainte, ni ne s'abstient des actes honteux à cause de leur bassesse, mais par peur des châtiments ; car, vivant sous l'empire de la passion, les hommes poursuivent leurs propres satisfactions et les moyens de les réaliser, et évitent les peines qui y sont opposées, et ils n'ont même aucune idée de ce qui est noble et véritablement agréable, pour ne l'avoir jamais goûté. Des gens de cette espèce, quel argument pourrait transformer leur nature ?... En général, ce n'est pas au raisonnement que cède la passion, c'est à la contrainte » ([^80]).
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A celui qui s'en tient avec force aux principes contraires au bien commun, il n'est d'autre recours que la force de la loi établie par la prudence architectonique de l'homme politique ([^81]). La loi joue ici le rôle de la prudence chez ceux qui n'en ont pas. Elle commande à leur volonté comme la prudence ordonne les moyens à la fin chez l'homme vertueux. Autrement dit, l'obéissance à la loi dont l'homme politique a pour fonction de garantir l'exécution est pour la majorité des hommes le substitut nécessaire de la prudence sans lequel aucune société ne serait possible.
Mais cette obéissance n'est pas le résultat de la contrainte pure et simple. Selon l'admirable proverbe, *elle fait de nécessité vertu*. Aristote et saint Thomas y insistent avec un bon sens éclatant dont la plupart des détenteurs de l'autorité dans un domaine quelconque ont perdu aujourd'hui jusqu'au souvenir : « Recevoir en partage, dès la jeunesse, une éducation tournée avec rectitude vers la vertu est une chose difficile à imaginer quand on n'a pas été élevé *sous de justes lois *; car vivre dans la tempérance et la constance n'a rien d'agréable pour la plupart des hommes, surtout quand ils sont jeunes. Aussi convient-il de régler au moyen de lois la façon de les élever, ainsi que leur genre de vie, qui cessera d'être pénible en devenant habituel... Et cette remarque vaut pour toute la durée de la vie. » ([^82]) *Ad hoc indigemus legibus, et non solum a principio, quando scilicet aliquis incipit fieri vir, sed etiam universaliter per totam vitam hominis* ([^83]). La loi a essentiellement une valeur éducatrice : sa fin est de rendre l'homme vertueux. « Cela est impossible si la vie des hommes n'est pas dirigée par une intelligence qui possède à la fois une conception de l'ordre qui conduit au bien et la puissance coactive de la faire respecter par les récalcitrants. Et comme l'autorité paternelle ne possède pas de soi cette efficacité, non plus que l'autorité de n'importe quel homme prudent, il reste le bras du prince armé de la force de la loi. La loi est le discours prudentiel (*sermo procedens ab aliqua prudentia et intellectus*) qui oriente les actions humaines vers le bien. Il s'ensuit que la loi est nécessaire pour rendre les hommes bons. » ([^84]) « Elle n'est pas à charge (*non est onerosa, gravius vel odiosa*) si elle prescrit à tous de mener une vie honnête. » ([^85]).
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Quel que soit l'homme chargé de légiférer et de faire observer la loi, « si cette tâche revient à quelqu'un, c'est assurément à l'homme possédant la connaissance pratique, comme c'est le cas pour la médecine et pour tout ce qui fait appel aux soins et à la prudence d'autrui » ([^86]). Cette connaissance englobe le discernement de tout ce qui favorise la vie en communauté (*scientia communium*) et permet à celui qui la possède de saisir à la lumière du principe du bien commun le moyen particulier qui la confortera, ainsi que l'expérience et la pratique des affaires politiques. Nul ne peut devenir homme d'État en vivant simplement d'une manière habituelle dans une cité bien ordonnée. L'empirie, l'empirisme organisateur, l'étude et la pratique de la politique fondée sur l'expérience du passé et sur la nature même des choses est requise au plus haut point ([^87]). Sans cette alliance indissoluble de la doctrine et de son application, de la *theoria* et de la *praxis*, la politique échappe à la prudence qui ordonne les moyens éprouvés, ou ceux qu'elle a inventés sur leur modèle, au bien commun, essence immuable de toute société humaine. On ne le dira jamais assez : *la pratique, dont la prudence est reine, est action dirigée vers une fin.*
Tout le reste est littérature, roman, construction de l'imagination. Mais nous savons aujourd'hui que le roman ne fait plus concurrence à l'état civil, mais à la science pratique du gouvernement des sociétés humaines. Rien n'est plus facile que de bâtir dans les nuées une société imaginaire et parfaite et d'en répandre à l'aide du discours le mirage dans les âmes des hommes dont les liens sociaux se sont rompus et qui aspirent par toutes les fibres mutilées de leur être à la société qu'ils ont perdue. Aristote l'avait déjà constaté et saint Thomas entérine ses observations : « Les Sophistes qui se vantent d'enseigner la politique sont manifestement loin de compte. Ils ne savent ni quelle est sa nature, ni quel est son objet : *sans cela, ils n'auraient pas confondu la politique avec la rhétorique ;* ils n'auraient pas non plus pensé que légiférer est chose aisée, consistant seulement à collectionner celles des lois qui reçoivent l'approbation de l'opinion publique. La sélection est une œuvre d'intelligence (*synesis*) et le discernement de la prudence est ici l'essentiel... On ne voit jamais personne devenir médecin par la. simple étude des recueils d'ordonnances. » ([^88]) « Les recueils de lois et de constitutions ne sont utiles qu'à ceux qui sont capables de les méditer et de discerner ce qu'il y a de bon ou de mauvais et quelles sortes de dispositions légales doivent répandre à une situation donnée. » « Ils perdent toute valeur entre les mains de ceux qui sont dépourvus d'expérience politique » ([^89]).
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*Omnia haec videntur esse utilia solis expertis, illis autem qui nesciunt singularia propter inexperientiam videntur esse inutilia* ([^90]).
On en revient sans cesse au même point : « pour parachever la philosophie des choses humaines » (*hé peri ta anthrôpeia philosophia*) ([^91]), c'est-à-dire « la science de l'action (*scientia operativa*) qui traite des choses humaines (*quae est circa humana*) », il faut user de la *prudence politique.* Celle-ci rassemble le plus grand nombre possible de données sur les lois et les constitutions en vigueur dans le présent et dans le passé. Elle procède à une enquête sur la monarchie, l'aristocratie, la république et sur leurs formes corrompues : la tyrannie, l'oligarchie et la démocratie. Elle s'efforce de découvrir « à quelles sortes de causes sont dues la conservation ou la ruine des cités ainsi que la conservation ou la ruine des formes particulières de constitutions, et pour quelles raisons certaines cités sont bien gouvernées et d'autres tout le contraire ». C'est la phase du conseil prudentiel. « Elle peut ensuite-mieux discerner quelle est la meilleure des constitutions. » C'est la phase du choix opéré par la prudence. Enfin, elle détermine « de quelles lois et de quelles coutumes chaque État doit faire usage » pour assurer le bien commun. C'est la phase décisive de l'imperium où s'achève le rôle de la plus haute des vertus humaines ([^92]).
La vertu architectonique de prudence politique édifie de la sorte une Cité où les lois donnent un contenu vivant et réel au principe de la syndérèse sans lequel aucun raisonnement n'est possible dans l'ordre moral et sans lequel les actions des hommes, privées de toute fin, fusent au hasard : « Il faut faire le bien et éviter le mal. » L'ordre moral dépend de l'ordre politique comme de sa cause pour l'immense foule des hommes qui n'ont ni les capacités ni le désir ni le temps de raisonner juste et d'atteindre leur vrai bien. Le bon gouvernement des hommes est le seul moyen d'arriver au bon gouvernement de soi pour la majorité des animaux raisonnables. Derechef, il faut mesurer ici la profondeur de l'exigence humaine fondamentale : *Politique d'abord*. Il ne s'agit pas seulement d'une priorité dans le temps qui, anticipant sur un ordre de valeurs *humaines* supérieures, telle la civilisation par exemple, lui donnerait ses assises. Il s'agit d'une primauté dans l'ordre même des *causes :* la politique enveloppe et donne une signification *humaine* à toutes les activités qui dépendent de l'homme. Comme son nom l'indique, la civilisation, la vraie, est suspendue à la politique, la bonne, qui est l'œuvre de la prudence.
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La justice elle-même, la vraie et bonne justice, celle qui vise au bien commun et qui rend à chacun ce qui lui est dû selon le niveau des services qu'il rend à la société, la simple justice égalitaire des échanges matériels à son tour ne peuvent fleurir que dans une société régie par la prudence politique. La morale personnelle enfin ne s'épanouit que dans sa chaleur et dans sa lumière. Les vertus qui perfectionnent tout un chacun ne germent que dans une société bien faite, aussi bien faite que possible, où la prudence découvre constamment les moyens de conserver le bien commun et l'union de tous. Saint Thomas l'affirme avec force : « Il est impossible que quelqu'un soit bon s'il n'est pas bien disposé à l'égard du bien commun », *impossibile est quod aliquis homo sit bonus, nisi sit bene pro portionatus bono communi* ([^93]). « Il faut juger de son bien propre en considérant ce qui est prudent par rapport au bien de la multitude », *oportet quod homo consideret quid sit sibi bonum ex hoc quod est prudens circa bonum multitudinis* ([^94]). On ne peut être vertueux sans être un bon citoyen. « C'est le propre de la loi de conduire les sujets à l'acquisition de leur vertu propre. Et donc, étant donné que la vertu rend effectivement bon celui qui la possède, il s'ensuit que l'effet propre de la loi -- acte de la prudence politique -- est de rendre bons ceux à qui elle s'adresse. » ([^95])
Telle est la Cité dont la prudence est la reine : elle est « l'arche catholique, classique, hiérarchique, humaine, où les idées ne sont pas des mots en l'air, ni les institutions des leurres inconsistants, ni les lois des brigandages, ni les administrations des pilleries et des gabegies ». C'est en elle que se manifeste, en dépit de toutes les défaillances humaines, « la primauté invincible de l'Ordre et du Bien » ([^96]). C'est elle qui assure la béatitude naturelle de l'homme. « L'ultime achèvement temporel de l'homme ne se rencontre ni dans les steppes ni dans la forêt. Il s'obtient par la participation à tous les biens excellents qu'une société bien organisée est en mesure de lui offrir. De sorte que, dans l'ordre des réalisations pratiques, la cité apparaît comme un potentiel d'une efficacité suprême, comme la seule réalité concrète capable de produire le bien humain avec une certaine plénitude et une certaine intégrité. » ([^97])
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*Beatitudo activa est actes prudentiae*. Le bonheur qui naît des actes humains est l'œuvre de la prudence politique, la plus humaine de toutes les vertus ([^98]). La prudence politique est l'*habitus* qui commande à tous les autres et les ordonne à la fin suprême de l'homme ici-bas : *habitus qui ordinatur ad finem ultimam et imperat aliis habitibus* ([^99]).
Comment se fait-il alors qu'une telle vertu soit disparue aujourd'hui au point qu'il n'en est plus fait mention dans la morale commune, ni dans l'Église dont la charge est de la garder, ni dans la politique ? Si le mot qui la désigne s'est perdu, comment pourrons-nous la retrouver ? Si nous ne savons plus à quelle fin suprême nous sommes voués ici-bas, si nous avons égaré la clé du bonheur, ne sommes-nous pas contraints d'en forger une de remplacement, une clef imaginaire qui ne pourra dès lors ouvrir que des serrures postiches et nous engager sur des voies irréelles qui ne conduisent nulle part ? Ne sommes-nous pas alors condamnés au malheur permanent ?
Telle est l'aventure de l'espèce humaine depuis la Renaissance. Si notre monde est aujourd'hui placé sous le signe exclusif de la *technique* et qu'une civilisation exclusivement industrielle, inédite dans l'histoire, est en train de s'étendre sur toute la planète, c'est précisément parce qu'il n'y a pas d'autre substitut à la prudence évaporée que l'art.
**6. -- **Ce triomphe de l'art -- au sens le plus général du terme -- sur la prudence est facilité du fait qu'il est, comme la prudence, une vertu de l'intellect pratique et que l'intelligence de l'homme unie au corps est pour ainsi dire contrainte de matérialiser les opérations extérieures de la prudence politique dans des institutions et dans des lois, *créations* du génie humain destinées à répondre à des situations données. Le caractère indéterminé et contingent de l'objet de l'acte prudentiel a besoin des rallonges de *l'art* pour se charger de déterminations qui serviront de cadre ou de canal aux opérations ultérieures de la prudence placée en face de situations nouvelles.
Il importe donc de préciser, aussi exactement que possible, la nature de l'art et surtout de souligner sa subordination à la prudence en fonction du caractère pleinement humain de celle-ci.
L'art se définit comme une capacité de produire un *artefactum* ou de faire passer dans une matière extérieure apte à la recevoir une détermination, une forme, une structure conçue par l'esprit. *L'artefactum,* l'œuvre d'art, est quelque chose *qui peut être fait,* façonné, modelé par l'homme en fonction d'un schéma prédéterminé. C'est un *factibile.*
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Elle peut exister ou ne pas exister. Elle dépend du décret de son auteur. Elle est donc radicalement contingente. Elle dépend pour exister de celui qui sait comment (*know how*) la *faire,* la *produire,* l'engendrer au dehors de soi. A ce titre, l'art se définit comme la *recta ratio factibilium,* la droite détermination des objets à fabriquer, les connaissances techniques concernant la transformation des êtres et des choses ([^100]). La causalité de l'art est essentiellement exemplative : l'image ou la représentation mentale de l'objet à fabriquer ou de la chose à transformer est le principe de l'opération exécutée par l'homme d'art, tel est le plan de la maison dans l'esprit de l'architecte, et le résultat de l'action de ce dernier est la ressemblance de la maison ainsi construite avec son modèle abstrait préalable ([^101]). Autrement dit, tout ce qui relève de l'art présuppose la jonction d'une connaissance spéculative et d'une activité productrice : *ratio humana eorum quae sunt secundum artem est cognoscitiva -- idest speculativa -- et factiva* ([^102]). « Le technicien appréhende tout d'abord la représentation mentale de l'objet à fabriquer et l'introduit ensuite dans une matière extérieure », *artifex primo apprehendit formam domus absolute et postea inducit eam in materia* ([^103])...
En ce sens, la connaissance de l'homme de l'art ressemble à la connaissance créatrice de Dieu qui porte non seulement sur la forme universelle de chaque créature, mais sur la matière qui l'individualise, et s'étend de la sorte jusqu'à la connaissance des êtres singuliers jusqu'en leur singularité même. Si le savoir du technicien était capable de produire un être dans la totalité de son être, et non seulement dans sa forme idéale, il serait un savoir divin. Comme Dieu, l'artisan crée des réalités existantes, mais tandis que Dieu crée l'être existant jusqu'en la racine même de son existence (*esse simpliciter*), il ne produit que l'état nouveau de telle ou telle chose (*esse hoc*) ([^104]) au terme du pouvoir de transformation dont il est le détenteur. Plus précisément encore, alors que Dieu est purement et simplement le créateur de l'existence (*esse*) et connaît chaque réalité singulière plus profondément et plus radicalement qu'elle ne pourrait jamais le faire elle-même, l'homme de l'art est la cause d'un devenir transformateur (*fieri*) aboutissant à un *esse hoc,* à telle ou telle réalité concrète dont il connaît la forme idéale par son intelligence qui en est la cause, mais dont il ne peut connaître la singularité que par les sens, car il n'est pas la cause de la matière qui individualise cette forme et qui préexiste à son opération ([^105]). Connaître est en effet connaître la cause.
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Il faut déduire de là que la connaissance du *faire* ou connaissance « poétique » ([^106]) implique la connaissance, par voie réflexive, des représentations mentales des « choses à faire », qui n'existent donc pas encore réellement à l'instant où leur producteur les pense. Elle n'est pas, comme la connaissance spéculative, connaissance de *ce qui est,* des essences ou des natures qui existent indépendamment de nous, mais connaissance de *ce par quoi* une chose particulière peut exister en vertu de notre décision créatrice. Elle ne connaît pas le *quod* mais le *quo.* L'architecte ne connaît pas la maison qu'il bâtit au sens où l'astronome connaît le ciel qu'il contemple. Il connaît la maison parce qu'il connaît le plan *par lequel* il va la construire et ce plan équivaut dans son esprit à la nature ou essence de la maison construite. Le *quo* se substitue dans sa pensée au *quod.* Connaître pour lui c'est connaître les moyens, les techniques, le comment-faire, la méthode, les procédés, les recettes, les instruments, les outils, les machines, les artifices, les ficelles, les manèges, les manœuvres, les expédients, les ressorts, les tactiques et les stratégies, bref tout ce *par quoi* une chose créée par l'homme vient à l'existence. Connaître cela, c'est connaître la chose elle-même, le *factibile.*
Observons toutefois que cette connaissance présuppose une soumission totale de l'homme à la matière dans laquelle il introduit ses représentations mentales. La transformation de la matière par l'homme et l'esprit de domination qui l'accompagne nécessairement s'accompagnent d'une servitude à l'égard de ce qu'il y a de plus indéterminé dans l'être : le donné matériel informe qui recevra sa forme de l'intelligence ouvrière. On ne triomphe de la nature qu'en lui obéissant, disait Bacon. La dialectique hégélienne du maître et de l'esclave se vérifie ici beaucoup plus que dans le domaine social. L'homme victorieux de la matière ne laisse pas de s'aliéner en elle. Si pour connaître une chose il faut la faire, c'est tout l'ordre de la connaissance qui se renverse : le monde extérieur ne se spiritualise plus pour être pensé, c'est la pensée qui se matérialise pour le connaître.
La prudence qui porte sur le singulier contingent, tout comme l'art, diffère essentiellement de celui-ci. L'attitude de l'esprit envers les *agibilia* est foncièrement distincte de son attitude envers les *factibilia.* La prudence commande à l'homme de *bien* agir en faisant passer à l'acte les *habitus* vertueux qui le rendent bon et qui le perfectionnent. Elle délibère, elle choisit, elle ordonne.
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Elle est le principe d'opérations immanentes qui laissent en l'homme leur trace, améliorent son comportement vertueux, le rendent davantage homme. Il est du reste évident que « tous les *agibilia* ont leur existence dans celui qui les accomplit et nulle part ailleurs ». L'art, au contraire, a pour objet les choses qui se font, c'est-à-dire qui sont constituées dans une matière extérieure, comme une maison, un contenu et autres choses semblables ([^107]). Son objet est la perfection de la chose produite, tandis que celui de la prudence est le perfectionnement de l'agent lui-même ([^108]). La prudence est une activité immanente, tandis que l'art est une activité transitive.
Notons que cette immanence n'a rien de subjectif. La prudence ne perfectionne pas le sujet en tant qu'il serait enfermé dans sa subjectivité. Elle le parfait en tant que doué d'intelligence pratique, faculté qui saisit le contingent exactement de la même manière que l'intelligence spéculative : en se conformant à la réalité et à la vérité qu'il possède, *secundum eamdem rationem objecti, scilicet secundum rationem entis et veri*, c'est-à-dire *objectivement*, sans plier son objectivité à de prétendues exigences du sujet, en se réglant au contraire sur elle sous l'angle du vrai et du bien dont elle est chargée ([^109]). L'action contingente que commande la prudence n'a évidemment pas la même consistance objective que les réalités nécessaires dont se nourrit l'intelligence spéculative : elle doit se conformer elle-même à la volonté rectifiée du sujet, mais cette rectification de la volonté s'opère en stricte dépendance de la fin ultime qui s'impose nécessairement à l'appétit volontaire sous la forme du Souverain Bien. Il n'est rien de contingent, répète souvent saint Thomas, qui ne soit lesté de nécessité.
On peut même avancer sans paradoxe que l'art, qui vise à la perfection de la chose produite plutôt qu'à la perfection du producteur, est infiniment plus tourné vers le sujet que vers l'objet. Il est l'expression de la subjectivité de l'homme en présence d'une matière extérieure qu'il transforme afin de l'adapter à ses besoins. Il modifie le milieu où le sujet se trouve afin que le résultat de cette métamorphose soit utile ou agréable au sujet lui-même. C'est pourquoi l'art est ordonné à des fins particulières à l'encontre de la prudence qui est « la bonne conseillère de l'homme dans les choses qui se rapportent à la totalité de sa conduite et à la fin ultime de la vie humaine », *de his quae pertinent ad totam vitam hominis et ad ultimum finem vitae humanae* ([^110]). L'intelligence ouvrière ou poétique se cantonne dans des domaines distincts les uns des autres en fonction des besoins divers que le sujet humain aspire à combler pour assurer sa survie.
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« Aux animaux la nature a préparé nourriture, vêtements de pelage, moyens de défense tels que les dents, les cornes, les griffes, ou du moins la rapidité de la fuite. L'homme, par contre, s'est trouvé créé sans que rien de pareil lui ait été fourni par la nature ; mais en échange, il a été pourvu de la raison qui le met en état d'apprêter toutes ces choses *au moyen de ses mains*. » ([^111]) La raison, faculté de l'universel, qui imprègne la technique, spécialise celle-ci selon les privations dont l'individu souffre dès sa naissance et qu'il aspire à pallier pour se maintenir en vie. Il n'y a pas de Technique qui concernerait la totalité de l'homme. La Technique majusculaire est un mythe qui s'effondre à l'analyse. Il n'y a que des techniques qui visent des fins particulières. La technique ne peut être en aucune manière « architectonique » comme la prudence en raison même de sa tendance constitutive à la spécialisation. Il suit de là que les techniques suppléent par des voies déterminées aux divers outils dont l'homme est démuni et sans lesquels il ne pourrait assurer sa survie individuelle ni par suite celle de l'espèce. *Elles sont à son usage*. Elles lui sont *utiles*.
Or qui dit utile dit utile à l'homme qui emploie les techniques en question ou les fait employer par d'autres pour son usage. *Finis ultimus cujustibet facientis, in quantum facientis, est ispemet ; utimur enim faclis a nobis propter nos*, « la fin ultime de quiconque transforme la matière par son intelligence technique *est lui-même, en son être propre de sujet *; tout ce que nous fabriquons, nous l'employons en effet pour nous » ([^112]). *Nos simus fines omnium artificialium ; omnia enim propter hominis usum fiunt*, « chacun de nous est la fin de tous les objets qu'il fabrique, ou tous sont fabriqués par lui pour lui », que ce soit directement ou par l'intermédiaire d'autrui ([^113]). Tous les efforts que l'homme déploie pour dominer le monde par ses techniques sont ordonnés à lui-même en tant que sujet individuel animé de l'instinct de conservation. La perfection de l'objet fabriqué selon les règles déterminées de la technique a pour fin le sujet qui le fabrique. Son être et son existence d'objet se ramènent rigoureusement à l'être et à l'existence du sujet dont ils ne sont que le prolongement. Rien n'est plus étroitement lié à la subjectivité de l'homme que les objets qu'il manufacture. On le comprend par ailleurs : l'art est un *effet* dont la cause est tout entière, sauf au titre de cause matérielle, dans l'homme lui-même. L'œuvre porte la frappe de l'homme. Elle est marquée à son effigie. Elle dépend formellement de la pensée humaine qui se retrouve en elle parce qu'elle s'est pour ainsi dire répandue dans sa matière, si bien que le technicien ne rencontre jamais que soi-même dans le monde qu'il soumet à ses exigences.
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Il ne dépend pas de ce monde qu'il fabrique. Sauf encore une fois quant à la matière, il conforme ce monde à l'idée qu'il s'en fait. C'est la définition même de l'idéalisme depuis Descartes et Kant. Le monde est ma volonté et ma représentation. Alors que la prudence est réaliste, l'art, pris comme tel, est idéaliste. Il en résulte que toutes les philosophies idéalistes sont poésie et non philosophie. Elles sont toutes des créations de l'esprit, des œuvres d'art, des romans, de la littérature, et parfois bien mauvaise.
(*A suivre*)
Marcel De Corte.
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### Brumes du "révélationisme" et lumière de la foi
par R.-Th. Calmel, o.p.
J'APPELLE « RÉVÉLATIONISME » une confiance *désordonnée* dans les révélations privées ; confiance qui n'est pas assez éclairée et rectifiée par la raison et par la foi. L'expérience montre que les chrétiens atteints soit d' « apparitionisme » soit de « révélationisme » sont gens difficiles à guérir. Je voudrais au moins que leur maladie ne soit pas trop contagieuse et c'est pourquoi je rédige cette note. Pour sûr je ne reproche pas à ces frères dans la foi de croire au merveilleux d'ordre privé, ni à son rôle indispensable dans l'Église, mais bien de le situer *pratiquement* au-dessus de l'Écriture et de la Tradition ; ensuite d'équiparer les faits merveilleux les plus différents ; enfin de laisser désorbiter leur vie intérieure par le merveilleux, au lieu de la mettre sous l'empire des vertus théologales qui sont le centre véritable de toute vie dans le Christ.
\*\*\*
On trouve donc certains chrétiens qui accordent à des révélations puériles et bizarres, reçues soi-disant par des âmes privilégiées, exactement le même crédit qu'aux messages de Lourdes si limpides, si sobres, si consonants avec le dogme catholique. Et que dire de ces chrétiens qui, se prévalant des visions de ces fameuses âmes privilégiées, en savent beaucoup plus long sur la Passion du Seigneur que les évangélistes eux-mêmes. Un auteur nous accablait naguère de tracts de dévotion sur les *douleurs secrètes de Notre-Seigneur.*
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Ces tracts dénotent chez la visionnaire, qu'il est du reste impossible d'identifier, une imagination trouble, malsaine, et pour tout dire détraquée. Or le même auteur se met à diffuser maintenant une compilation copieuse qui nous est présentée tour à tour comme une « encyclopédie de prophétisme chrétien » et comme « le livre du siècle ». -- « Hâtez-vous, dit le dépliant-réclame de six pages, hâtez-vous de le commander a St-Germain-en-Laye, France. » Hâtez-vous d'autant plus qu'il est midi moins cinq. *Il est midi moins cinq* tel est le titre de l'ouvrage prophétique et encyclopédique qui nous annonce que « Paris va bientôt brûler comme Sodome et Gomorrhe, que trois jours de ténèbres vont terminer les calamités annoncées et que, après des catastrophes de toutes sortes, il ne restera qu'un quart de l'humanité et même moins peut-être ». Ces châtiments n'ont rien d'impossible, mais on voudrait que prophètes ou prophétesses produisent des titres suffisants pour leur donner créance. Pour accréditer leur propre message, des saintes aussi éminentes que Jeanne ou Bernadette, ne s'en étaient pas dispensées. -- Et puis est-il bien convenable de mélanger dans un prospectus les intérêts commerciaux et le sens religieux ; de faire appel à la crainte de Dieu et en même temps de mettre en œuvre les astuces de la publicité, car on vous dit tout à trac que ce livre est « *le livre du siècle*... on a besoin de l'avoir sous la main à tout moment... il exerce sur le lecteur une influence calmante ». Tout cela ne paraît pas fort sérieux.
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Mais combattre les marchands de révélations ne me passionne guère. Écarter les nourritures avariées ne suffit pas à nourrir les âmes. Cherchons plutôt la nourriture vivifiante des divines Écritures. Et puisque les révélationistes nous parlent tellement des jugements du Seigneur sur l'histoire des hommes, rappelons-nous les enseignements de la Révélation tels que nous les rapportent les textes inspirés ([^114]). Rappelons-nous aussi, sur le même sujet, la doctrine solide des Pères et des docteurs. -- Nous croyons au retour du Seigneur : « *Credo*... in unun Dominum Jesum Christum... et iterum, venturus est cum gloria judicare vivos et mortuos, cujus regni non erit finis. »
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Cependant nous ne sommes pas figés sur le jour et l'heure, car il n'est pas dans la mission du Seigneur de nous les faire connaître (Matth. XXIV, 36). -- Nous savons que non seulement il viendra, à la fin, un suprême antéchrist mais aussi que, dans le cours de l'histoire, il y aura des préfigurations de l'antéchrist. -- Non seulement il aura la dernière apostasie générale prédite dans la seconde épître aux Thessaloniciens (II Thes. II. 3-12), mais, auparavant, on connaîtra des préfigurations de l'apostasie. -- Non seulement à la fin des fins la foi sera presque éteinte et la charité ne sera vivante que chez un petit nombre, tellement la froideur et l'égoïsme auront répandu la mort dans l'âme des hommes, non seulement donc à la fin de l'histoire, l'humanité sera presque tout entière sans foi et sans amour, mais encore il y aura au cours de l'histoire des préfigurations de cet enténébrement et de cette sorte d'extinction de la vie spirituelle. -- Nous savons, les chrétiens ont toujours su, en particulier l'apôtre saint Jean et depuis saint Augustin, qu'il viendrait un dernier antéchrist mais qu'il avait des précurseurs depuis les temps apostoliques (1a Jo. II, 18). -- Nous savons que l'Apocalypse n'est pas une chronologie anticipée mais une théologie de l'histoire sous forme de symboles qui se répètent, se récapitulent, se précisent mutuellement ([^115]). -- Nous savons que le chapitre XXIV de saint Matthieu, les chapitres XVII (dernière partie) et XXI de saint Luc ne concernent pas seulement et de façon exclusive deux générations : la génération contemporaine de la première venue du Seigneur, celle qui vit la ruine du temple et la dernière génération, celle qui verra le retour glorieux de Jésus-Christ ; mais ces chapitres s'adressent aussi, sous bien des rapports, aux générations qui se situent entre les deux. Le Seigneur a jugé dignes de son enseignement infaillible, au sujet des jugements qu'il porte sur le déroulement de l'histoire, les nombreuses générations intermédiaires qui devaient être, de loin, celles qui compteraient le plus de fidèles, celles qui formeraient la part la plus importante de son Église. -- Il est un signe de la fin qui n'aura pas de répétition antérieure : c'est la conversion du peuple juif au titre de peuple. Mais ce signe même, nul n'est en mesure de dire à quelle place exactement il faut le situer avant la fin du mondé. Pour les autres signes : apostasie, antéchrist, expansion de l'Évangile, mort spirituelle, guerres et cataclysmes, nous savons que même s'ils vont se développant selon *une sorte de progrès linéaire*, ils procèdent aussi par des *répétitions comme cycliques.*
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Vers laquelle des répétitions sommes nous en marche : Dieu le sait.
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Donc aux générations intermédiaires entre celle qui connut la ruine de Jérusalem et celle qui verra la fin du monde, le Seigneur a donné une révélation double : en même temps qu'il annonçait les débordements de l'iniquité et les châtiments prodigieux, il nous garantissait la permanence des sources du courage et de la consolation. Quelles que soient en effet les perfectionnements historiques de l'iniquité, cependant ces jours d'épreuve, aussi dangereux soient-ils, seront abrégés à cause des élus (Matth. XXIV, 22) ; d'autre part nul ne pourra ravir les brebis de la main du Bon Pasteur (Jean X, 28-29) ; troisièmement la Rédemption ne cessera pas d'être proche et il faudra lever la tête, *levate capita vestra* (Luc XXI, 34) vers Celui dont le Cœur est ouvert pour nous (Jo. XIX, 37) ; quatrièmement le Saint-Esprit ne cessera de rendre témoignage du Christ (Jo. XVI, 1 à 15), même lorsque l'apostasie semblera tout submerger. Pour tout résumer *les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre l'Église* (Matth. VI, 18), contre Pierre et contre la foi ; contre la Messe ([^116]) et contre les sacrements, alors même que *l'homme d'iniquité* siégera dans le lieu saint (II Thes. II, 4 et Matth. XXIV, 15). -- Il est donc une double révélation au sujet des jugements et des châtiments divins. Les aspects contrastants ne doivent pas être isolés et séparés. Lorsque des révélations privées portent sur les interventions de la justice divine, elles doivent s'inscrire fidèlement dans cette perspective de la révélation canonique.
Or ce n'est pas ce que l'on trouve dans les publications diverses des révélationistes. Ces écrits ont tout juste ce qu'il faut pour affoler les âmes et les terroriser. Non seulement ils prétendent repérer le jour et l'heure où nous en sommes des préparations et des préfigurations de la fin, ce qui déjà ne manque pas d'audace ; mais dans leur rétention simpliste à pronostiquer le jour et l'heure ils habituent ceux qui les écoutent à vivre dans l'irrationnel, à préférer aux lumières du bon sens et de la réflexion sagement conduite des racontars sans garantie. -- Ils n'ont pas le souci véritable et réaliste de préciser les remèdes qu'il est toujours en notre pouvoir d'apporter, quel que soit l'état où nous sommes de la répétition de la fin.
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Par ailleurs ils sont beaucoup plus préoccupés de chercher curieusement quel laps de temps nous sépare de la fin que de s'affermir dans la foi, la foi dans la grâce de la rédemption, qui est toujours suffisante quels que soient l'éloignement ou la proximité de la Parousie. Il est midi moins cinq nous racontent les fabricants d'encyclopédie prophétique ; mais ils ne sauront pas nous dire ceci : midi moins cinq ou dix heures et demie, de toute façon il est l'heure de faire ce qui est en nous pour assister à la bonne Messe dans de bonnes dispositions ; il est l'heure de méditer et de réciter le chapelet ; il est l'heure de servir notre prochain sans complicité pour ses faiblesses comme sans énervement pour ses misères ; il est l'heure de faire des sacrifices exceptionnels, pour préserver les enfants de la corruption et pour assurer l'existence de vraies écoles chrétiennes ; il est l'heure enfin, pour les clercs, de vivre encore plus selon la dignité de leur état et d'approfondir les sciences ecclésiastiques, au lieu de perdre leur temps à décrypter les coquecigrues dont nous submerge la publicité indiscrète des apparitionistes de tout acabit.
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Nous ne repoussons évidemment pas les prophéties privées sous le prétexte qu'elles annoncent les châtiments divins : la peste et le feu, la guerre et la famine et des catastrophes de toutes sortes. Nous les repoussons d'autant moins sous un tel prétexte que les prédictions redoutables font partie intégrante de l'Évangile de Jésus-Christ. Notre miséricordieux Sauveur s'est donné comme roi et comme juge ; juge non seulement à la fin du monde, mais encore juge sur le cours de l'histoire. *Ipsius sunt tempora et saecula* ([^117])*.* Les prédictions sur la ruine de Jérusalem, sur la terrible fin du monde, sur les persécutions des chrétiens ne peuvent pas être enlevées des Évangiles et des Épîtres. C'est à plusieurs reprises que Jésus a parlé en *prophète de malheur.* Mais il est *prophète de malheur* dans un climat d'Évangile et c'est cela qui change tout, qui fait de sa prophétie une nourriture pour vivre de la grâce divine, une source de paix intérieure et de béatitude. *Beati qui lugent quoniam ipsi consolabuntur* ([^118])*.*
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Ainsi, nous aurons garde de mépriser les prophéties privées quand elles sont prophéties de malheur et précisément pour cette raison ; mais nous demandons deux choses : d'abord des titres suffisants pour admettre que le messager ou la visionnaire nous parle de par Dieu, *en nom Dieu,* et non pas de son propre cru ; ce qui suppose cette deuxième condition que sa prophétie se situe dans cette ligne de paix, de conversion, d'équilibre surnaturel qui est la ligne de l'Évangile. En un mot que les prophéties privées, même comminatoires, se tiennent à ce niveau d'élévation, de sobriété, de pureté qui est celui de l'Évangile.
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*Le Grand Monarque et le grand Pape :* c'est l'un des chapitres de la fameuse encyclopédie. C'est bien beau, mais de toute façon si le Seigneur, dans sa miséricorde, veut une fois encore donner à la France un chef qui soit sage et saint, docile au siège de Pierre mais exempt de papisme, si le Seigneur daigne accorder à notre patrie cette miséricorde tout à fait extraordinaire, eh ! bien, une préparation est indispensable. Or cette préparation ne se fera pas si trop de chrétiens se laissent emporter par l'épidémie du révélationisme.
Il peut être bon de rappeler quelquefois « la prophétie de saint Pie X » : « Que dirai-je, maintenant, à vous fils de France, qui gémissez sous le poids de la persécution ? Le peuple qui a fait alliance avec Dieu aux fonts baptismaux de Reims se repentira et retournera à sa première vocation... Les fautes ne resteront pas impunies mais elle ne périra jamais la fille de tant de mérites, de tant de soupirs et de tant de larmes. Un jour viendra, et nous espérons qu'il n'est pas éloigné, où la France, comme Saül sur le chemin de Damas, sera enveloppée d'une lumière céleste et entendra une Voix qui lui répétera : « Ma fille, pourquoi me persécutes-tu ? Et sur sa réponse : « Qui êtes-vous Seigneur ? » la Voix répliquera : « Je suis Jésus que tu persécutes. Il est dur de regimber contre l'aiguillon, parce que, dans ton obstination, tu te ruines toi-même ». Et elle, frémissante et étonnée, dira : « Seigneur que voulez-vous que je fasse ? » Et lui : « Lève-toi, lave-toi des souillures qui t'ont défigurée, réveille dans ton sein les sentiments assoupis et le pacte de notre alliance, et va, Fille aînée de l'Église, nation prédestinée, vase d'élection, va porter comme par le passé mon nom devant tous les peuples et tous les rois de la terre. » ([^119])
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Le rappel d'une telle prophétie peut être utile. Encore faudrait-il le faire avec logique et honnêteté, car il est malhonnête autant qu'illogique de laisser espérer la miséricorde de Dieu pour l'avenir de la patrie et de ne pas faire le peu qui est en nous dans l'heure présente. L'heure présente c'est celle où la célébration de la Messe étant terriblement menacée il faut d'autant plus la maintenir, donc la dire et y assister *dans les dispositions requises.* C'est l'heure où le vrai catéchisme étant difficile à assurer c'est une raison de plus de s'y mettre. C'est l'heure où la législation familiale (si on peut dire) devient criminelle et monstrueuse, il faut donc la combattre de toutes nos forces. C'est l'heure où les innovations de Paul VI sont frappées de la suspicion la plus légitime comme le prouve la liste accablante établie par le *Libellus* de l'abbé de Nantes ; ayons donc le courage de voir que, par les nouveautés *de ce pontife-là* ([^120]), nous ne sommes pas liés. C'est l'heure où les évêques malaxés et manœuvrés par la collégialité tentent de faire prévaloir un syncrétisme religieux simultanément maçonnique, communiste et chrétien ; nous n'avons pas à suivre de pareils évêques. C'est l'heure enfin où nous devons témoigner de la foi de toujours avec des dispositions de force et d'humilité qui sont à renouveler sans cesse, car notre témoignage n'est point en face d'une persécution violente, ce. qui précipiterait et simplifierait bien des choses, mais en face d'une révolution moderniste qui est inspirée par les démons des pires embrouillaminis. Telle est l'heure présente. Or ce diagnostic, même incomplet, n'est pas celui que nous trouvons dans les bavardages confus et irrationnels des révélationistes ; c'est le diagnostic que nous faisons en nous servant de la raison que Dieu nous a donnée, éclairée par les lumières de la foi et de la réflexion théologique. C'est donc dans l'heure présente, qui est telle, que nous avons à nous sanctifier et à rendre témoignage. et cela d'autant plus que nous demandons à Dieu que, pour les années à venir, se réalise, de quelque façon, la prophétie de saint Pie X. La période présente, autant et plus que les périodes antérieures ; requiert du chrétien une attitude spirituelle de lucidité, de réalisme, de foi, de charité, d'espérance. Or ce ne sont pas ces attitudes raisonnables et théologales que favorisent dans les âmes de bonne volonté les producteurs et les détaillants de papiers révélationistes.
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Les révélationistes nous tympanisent les oreilles de messages nébuleux, enfiévrés, sentimentaux, mais ils ne s'attachent vraiment pas aux *messages de sainteté* des mystiques les plus autorisés : l'auteur de l'*Imitation,* saint Jean de la Croix, la petite Thérèse... De la prophétie privée au sein de l'Église ils ne semblent connaître qu'un seul aspect : l'annonce des châtiments divins. *Or il est d'autres aspects :* non opposés au premier sans doute, mais bien supérieurs : ce sont les charismes d'ordre doctrinal, comme l'enseignement de sagesse, le *sermo saeientiae* qui est accordé à quelques grands saints pour l'édification des âmes. -- Ce *sermo sapientiae* n'est pas à proprement parler un charisme accordé aux femmes ([^121]) ; on doit dire cependant qu'un message comme celui de la *voie d'enfance* de la petite Thérèse relève d'un véritable charisme. C'est trop restreindre les faveurs que l'Esprit du Christ accorde à l'Église de ne voir les charismes que dans les messages comminatoires donnés en des apparitions, même si le message est orthodoxe et le voyant digne de créance.
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L'une des failles les plus graves des révélationistes est celle-ci : ils n'ont point médité sérieusement sur la vie et la mort des saints et des saintes qui furent engagés le plus avant dans la prophétie privée, dans les apparitions, dans le merveilleux et le miracle : une Jeanne d'Arc, une Marguerite-Marie, une Catherine Labouré, une Bernadette, les enfants de Fatima. Dans la vie et la mort de ces privilégiés authentiques rien que de simple, de calme, de limpide ; ni affolement, ni exaltation. Leur message fut le moins entortillé qui soit, le moins compliqué. Pour ce message ils étaient prêts à donner leur vie et, de fait, sainte Jeanne d'Arc fut martyre. Cependant ce n'est pas dans un merveilleux *séparé et comme exorbité* que Jeanne et les autres avaient situé et fixé leur âme ; c'est comme tous les chrétiens, comme tous les saints, dans la foi, l'espérance, la charité. Ils ne tenaient à leur message que parce que celui-ci faisait partie du devoir exceptionnel que Dieu leur commandait à eux de remplir -- comme il commande à la plupart un devoir ordinaire ; devoir *ordinaire* qu'il faut remplir avec un amour *parfait.*
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Ces messagers tenaient à leur message uniquement parce que cette fidélité première était pour eux la condition pour vivre des vertus théologales et des dons du Saint-Esprit ; là se situait l'âme de leur vie spirituelle. Leur vie ne se conçoit pas plus sans l'intervention du merveilleux que sans la fidélité à rendre témoignage de ce merveilleux, mais l'âme de leur vie c'est la charité non le merveilleux. -- Le merveilleux, révélations et prophéties, dont ils étaient les messagers fidèles, est indispensable à l'existence et à la sainteté de l'Église, à la conversion et à la survie de la France. Le corps mystique ne se passe point ici-bas des grâces *gratis datae.* Mais c'est la grâce *gratum faciens,* la grâce des vertus et des dons, qui est son âme vivante. -- Jeanne, Marguerite-Marie, Catherine Labouré, Bernadette, les enfants de Fatima, ces messagers du merveilleux le plus exceptionnel ne cessèrent pas, en communiquant et défendant leur message, de s'affermir dans la grâce sanctifiante, dans l'amour le plus humble et le plus réaliste. On comprend alors une leur message, non seulement par l'équilibre de son contenu mais par la manière de le transmettre, ne fut pas affolant mais pacifiant, aussi bien pour leur prochain que pour eux-mêmes.
L'Église ne rejette pas, ne peut pas rejeter le merveilleux, les révélations et les miracles ; mais l'Église place au-dessus, et sans comparaison, la vie théologale et la sainteté. Fidèles à cette doctrine, nous gardant bien de faire fi par principe des manifestations du merveilleux, mais sans être sottement crédules ou vainement affolés, ayant mis à leur place les révélations privées qui méritent confiance (notamment les révélations privées de portée universelle), nous les utiliserons au mieux dans la lumière de la foi, -- *la foi qui est agissante par la charité* (Gal. V, 6).
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Pour vivre droitement dans l'Église il ne suffit pas au chrétien de se dire : l'enseignement du magistère hiérarchique suffit ; s'il y a autre chose je ne veux pas le savoir. Car le magistère lui-même est obligé de savoir qu'il y a autre chose ; non certes un autre enseignement que celui dont la hiérarchie a le dépôt et la garde vigilante mais d'autres voix miraculeuses de messagers fidèles, qui ont mission de parler pour attirer l'attention sur ce même enseignement que dispense le magistère. Il n'y a pas un autre magistère que celui de la hiérarchie, un magistère inspiré qui lui serait supérieur et devant lequel le sien se devrait de baisser pavillon ;
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mais il y a d'autres messagers que ceux de la hiérarchie, des messagers inspirés, miraculeux, que les dignitaires hiérarchiques doivent accepter d'entendre, encore que ce soit à la hiérarchie de conclure et de trancher. La notion catholique de l'Église n'exclue certes par les charismes ([^122]) mais elle les subordonne à la hiérarchie. Elle n'exclut pas les révélations privées, elle demande seulement que ce ne soit pas des illusions privées, ensuite que ces révélations soient en accord avec la Révélation.
En aucun temps de l'histoire de l'Église la voix de la hiérarchie véritable, non pas les insinuations de la hiérarchie moderniste, -- donc en aucun temps la vraie hiérarchie que garantit à titre ordinaire et officiel le *charisme de vérité* (saint Irénée), n'a prétendu étouffer les voix inspirées et miraculeuses car ces voix, si elles viennent de Dieu, loin de contredire la Révélation, la redisent, la font comprendre, en persuadant les cœurs avec un accent plus pénétrant et comme sur un ton plus approprié aux situations nouvelles. C'est ainsi que les paroles du magistère hiérarchique sur le Sacré-Cœur de Jésus n'ont pas été changées par les révélations privées de sainte Marguerite-Marie mais, après ces révélations, les mêmes paroles ont été dites avec plus de véhémence et répercutées avec plus d'enthousiasme. En 1854 avait retenti la grande voix du Pontife romain dans la définition infaillible de l'Immaculée-Conception, mais cette voix n'a mis en marche les foules et mobilisé les nations pour la prière et la pénitence qu'à la suite des apparitions de l'Immaculée à sainte Bernadette. On ferait des remarques semblables pour la dévotion au Rosaire et pour la consécration au Cœur Immaculé de Marie : sans la voix inspirée des voyants de Fatima, la voix du magistère ordinaire ne se serait pas imposée aussi profondément aux âmes chrétiennes. Et que dire des révélations privées comminatoires ? Les avertissements du 24, chapitre de saint Matthieu sont toujours là et l'Église les fait toujours entendre pour le dernier dimanche après la Pentecôte ; seule une liturgie d'inspiration et de fabrication modernistes tente de les aire oublier. Donc l'Église fait toujours retentir aux oreilles des fidèles les oracles du 24^e^ chapitre de saint Matthieu ; mais pour que ces avertissements soient pris au sérieux par tant de chrétiens modernes qui tournent en rond dans leurs péchés, avec une hébétude aussi épaisse que les contemporains de Noé à la veille même du déluge, pour réveiller les dormants, il est nécessaire que, selon les circonstances historiques, l'enseignement du magistère hiérarchique sur les jugements divins soit non pas modifié, non pas infléchi dans un sens millénariste, mais répercuté fidèlement par des messagers ayant la charge de transmettre des révélations comminatoires.
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On demande seulement à ces messagers de se présenter avec des garanties suffisantes, de même que l'on attend du message qu'il soit consonant à l'Évangile.
Tout ceci pour dire que les révélations privées et, d'une façon générale, tous les charismes ont une place dans la vie de l'Église, un rôle non négligeable, non surérogatoire mais nécessaire ; il faut donc les mettre à leur place : les subordonnant à l'autorité du magistère véritable (tout autre que le faux magistère moderniste), les situant dans la ligne de la Révélation divine, nous laissant réveiller, toucher, convertir, édifier par l'accent miraculeux avec lequel ils nous redisent les paroles de la vie éternelle.
R.-Th. Calmel, o. p.
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## NOTES CRITIQUES
### Le livre de Mgr Graber
Je commençais donc à me réjouir de ce livre lucide ([^123]) écrit par l'évêque d'un diocèse ; je voyais successivement les préparatifs maçonniques et communistes de la subversion dans l'Église, puis l'œcuménisme, puis le modernisme. A mesure que j'avançais dans la lecture je me disais : patience, le diagnostic ne va pas tourner court et les remèdes seront clairement indiqués. Patience, cet évêque en arrivera bien à nous dire ce qu'il fait chez lui. Il doit bien s'opposer, chez lui, à cette autodestruction dont il fait le diagnostic. Je ne fermerai certainement pas le livre sans avoir appris de cet évêque qui dénonce l'œcuménisme qu'il tient les nouvelles messes pour l'arme numéro 1 de l'œcuménisme et qu'il célèbre en conséquence la Messe de toujours. Il dénonce la collégialité, il ne manquera donc pas de me dire avant que je n'arrive à la table des matières que lui, évêque de Ratisbonne, a rompu avec la collégialité nationale germanique. Enfin puisqu'il rapporte (page 25) les paroles du Pontife actuel sur la *fissure* qui a permis à Satan d'envahir l'Église, il affirmera pour sûr, serait-ce à la dernière page de son étude, qu'il est au pouvoir du Pape de fermer cette fissure d'Enfer, qu'il a même reçu l'autorité pour cela ; si lui, Paul VI, se contente de discours et n'exerce pas sa primauté devant un péril aussi grave, il devient alors, en fait, un grand adversaire de la primauté romaine. Eh ! bien, je suis arrivé à la dernière page, à la dernière ligne, au dernier point sans rien savoir de ce que fait cet évêque pour la Messe de toujours et contre les messes nouvelles ; pour la constitution traditionnelle de l'Église et contre la collégialité ; pour s'opposer enfin au type de gouvernement, *entièrement nouveau sur le siège de Pierre,* inauguré par le Pontife actuel : gouvernement d'un Pape qui, ayant les clés du Royaume, ou ne s'en sert pas ou, ce qui est pire, fait semblant de s'en servir là où il est sûr qu'elles ne peuvent pas jouer. J'ai refermé le livre désolé. Ce n'était donc que cela. Un diagnostic qui tourne court. Un diagnostic sans nulle ordonnance de remède.
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Nous sommes très heureux de l'hommage public rendu par un évêque de 1973 au grand saint Athanase, mais comment ne pas souhaiter à un évêque qu'il imite de plus près le confesseur de la foi catholique en face des nouveautés ariennes ? L'heure est trop grave pour que je ne dise pas publiquement à un évêque qui écrit pour le public ce qu'attendent de lui beaucoup de prêtres et de fidèles ; nous attendons qu'il passe aux actes ; à l'heure où missel, rituel, catéchisme, constitution de l'Église sont hypocritement minés et chaque jour un peu plus menacés de dissolution, que fait cet évêque pour les maintenir et les défendre ? Que pense-t-il du degré d'autorité des innovations infinies tantôt déclenchées, tantôt acceptées, par le Pontife actuel et jamais canoniquement réprouvées ? Beaucoup de prêtres et de fidèles commenceront à sortir du désarroi le jour où, dans chaque pays *quelques évêques au moins se risqueront* à prendre parti *clairement* en faveur du missel, du rituel, du catéchisme, du gouvernement de l'Église antérieurs à Paul VI.
A la différence des laïcs et des simples prêtres, vous parlez, Monseigneur, comme siégeant sur une chaire épiscopale. Vos paroles sont revêtues de l'autorité d'un successeur des Apôtres. Elles sont trop graves pour ne pas les peser sagement avant de les faire entendre, et dans cette nécessaire évaluation préalable vous penserez peut-être ceci : quand je vous aurai dit que les mesures novatrices du gouvernement pontifical actuel sont toutes frappées de suspicion légitime, quel bien vous aurai-je fait ? Quel bien tirerez-vous de ma déclaration ? Quand je vous aurai dit au titre d'évêque : l'introduction des messes nouvelles, des rites nouveaux et fuyants pour tous les sacrements, l'acceptation des catéchismes nouveaux, l'invention conciliaire des collégialités nationales et des nouveaux secrétariats romains, bref, quand j'aurai dit : toutes les mesures novatrices du pontificat actuel sont des mesures suspectes, parce qu'elles manquent de franchise aussi bien dans le contenu que dans les motifs, et surtout parce qu'elles sont faites hypocritement en faveur des hérétiques et contre les catholiques ; quand je vous aurai tenu ces propos serez-vous encore capables de rester attachés au siège de Pierre ? Croirez-vous toujours aussi fortement à la primauté romaine ?
Oui, répondront sans perdre cœur un bon nombre de fidèles, de religieuses, de prêtres séculiers et réguliers. Oui, commenceront à répondre quelques évêques, qui briseront avec les collégialités. Oui, répondront les catholiques qui *croient suffisamment* dans l'Église du Christ pour être sûrs que, pour vivre et, pour durer jusqu'à la fin, elle n'a pas besoin du mensonge. Oui, répondront en général les fidèles qui comprennent que le cas rarissime de la défection d'une Pape même grave et même en *matière religieuse,* ne met. pas en cause les vérités de la foi relatives au successeur de Pierre.
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Certes, nous voyons de plus en plus que nous traversons un intermède de cauchemar, mais nous croyons aussi, sans difficulté, que nous sommes toujours liés par tout ce que le siège romain, invariablement, a promulgué et approuvé en deux mille ans d'Église, et plus de deux cents papes ; -- et pendant vingt conciles, vingt conciles dont pas un seul ne porte l'étiquette ou le stigmate de dégénérescence de *concile pastoral*. -- Nous sommes sûrs en gardant la Messe dite de saint Pie V dans sa langue, son formulaire et ses rites, en maintenant le rituel et le catéchisme d'avant le Concile, en pratiquant le genre de vie religieuse dont nous avons fait profes*sion usque ad mortem*, nous sommes sûrs d'être attachés à la primauté. -- Aucun parti pris d'immobilisme dans notre attitude ; aucune hostilité a priori à l'égard de toute réforme, mais certitude que les réformes, dans l'Église, pour être justes et réclamer l'obéissance, présupposent la tradition, ne font que l'exploiter *in eodem sensu et eadem sententia*, bien loin d'aligner l'Église sur les diverses formes de la contre-Église.
R.-Th. Calmel, o. p.
### Extravagances maritainiennes
Pour le petit-fils de Jules Favre se sera donc vérifiée la boutade connue : « Il a commencé en faisant sauter des locomotives ; il finira tout pareil. » Il a fini en essayant de faire sauter l'Enfer : rien de moins.
*Le cercle d'études Jacques et Raïssa Maritain* a tenu à ne pas laisser dormir en paix les ultimes productions du philosophe ; le père maître de l'institut religieux des Petits Frères de Jésus, du Père de Foucauld, a voulu orner d'une longue préface les derniers écrits de son nonagénaire de novice. C'est tant pis pour le père maître et tant pis pour le novice. Il reste que l'œuvre de Maritain ne saurait être réduite aux élucubrations des *Approches sans entraves* ([^124]). Cette œuvre, on le sait, se compose pour part égale d'un enseignement fidèle du thomisme classique et des inventions personnelles de ce que l'on peut appeler le maritainisme ;
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et il arrive plus d'une fois que les deux soient inextricablement mélangés. D'un côté donc nous avons non seulement les résumés excellents du thomisme le plus sûr, notamment celui du Père Garrigou, mais des exposés d'ensemble qui approfondissent le thomisme dans sa ligne propre. Rédigés assez souvent dans une belle langue, prenante et poétique, ces exposés ou ces aperçus ont largement contribué à faire connaître la pensée du Docteur Commun. Pour bien des clercs ou des laïcs de ma génération le premier sentiment qui s'élève de leur cœur en pensant à Maritain est celui d'une immense gratitude : c'est par lui qu'ils sont venus à saint Thomas. Malheureusement nous devons convenir qu'il existe un autre Maritain. A côté du grand professeur de thomisme, et parfois même se fusionnant avec lui, il existe le Maritain de ce qu'il faut bien appeler le maritainisme ; le Maritain des théories, « approches » ou essais qui prétendent faire progresser la doctrine thomiste dans les directions aberrantes des modernes. Comme ces théories personnelles, ces « approches », ces essais utilisent copieusement une espèce de phraséologie thomiste on risque de s'y laisser prendre. Mais il s'agit en réalité d'erreurs modernes ; toutes déguisées qu'elles soient, diluées ou maquillées, ce sont toujours des erreurs modernes, dans les divers domaines de l'esthétique, de la politique, de la psychologie ou même de la théologie ou de la vie spirituelle. Mises à part certaines formules ou expressions, que reste-t-il encore du thomisme dans une utopie politique telle que *l'Humanisme intégral* ou dans la théologie pour ectoplasme de *la Grâce et de* *L'Humanité de Jésus ?* Et que reste-t-il, non seulement de la saine théologie, mais du donné de la foi au sujet de la rétribution éternelle, dans *les idées eschatologiques* du dernier livre *Approches sans* *entraves ?* Cet Enfer vaincu est digne de Victor Hugo visionnaire ; c'est la *Fin de Satan* expliquée dans un langage théologique ; en somme une vieille hérésie. Il est désolant de penser que l'auteur « mourut soudain » lorsque l'éditeur lui envoyait pour révision les épreuves de ce chapitre hétérodoxe ([^125]).
Citons quelques passages : « Lucifer sans doute, sera le dernier changé. Pendant un temps il sera seul dans l'abîme, et se croira le seul condamné aux tourments sans fin, et son orgueil sera sans borne. Mais pour lui aussi on priera, on criera. Et à la fin lui aussi sera restitué au bien, dans l'ordre de la seule nature, rendu malgré lui à l'amour naturel de Dieu, porté par miracle dans ces Limbes dont la nuit brille d'étoiles... humilié toujours, mais humble maintenant. » (page 28.)
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« ...le souvenir des lieux bas de l'Enfer, des tortures là souffertes, de l'obstination dans le mal, et de la rage et des blasphèmes où les réprouvés étaient immergés avant leur pardon, témoignent pour toujours de la catastrophe, dont le Sang du Rédempteur a tiré *tous les hommes *: les élus pour la béatitude de gloire, les réprouvés pardonnés pour la félicité -- blessée -- de nature, qu'ils doivent à la prière du Christ et de ses membres bienheureux. Quand tous les habitants des Enfers seront réunis dans les Limbes, quand tous les réprouvés seront des pardonnés (réprouvés toujours, mais pardonnés), un chant de gratitude montera vers l'Église triomphante, vers Dieu et vers Jésus et vers tous les élus pour leur grand cri d'amour. Ce sera le chant de la nature ; de la pauvre et belle nature, laissée seulement nature et redressée ; l'Hosanna de l'Enfer vaincu. » (page 30.)
*Hosanna de l'Enfer vaincu* ou plutôt hosanna ricanant du démon des grands vertiges qui obscurcit la foi d'un écrivain chrétien ? Hosanna de songe-creux qui aura ruminé invariablement, pendant trente ans et plus, ses folles « idées eschatologiques » ; exactement d'avril 1939 au printemps de 1973 ([^126]). C'était bien la peine d'avoir écrit à l'âge de la pleine maturité dans un chapitre splendide des *Degrés du Savoir* (page 33) : *le diable a ses martyrs, témoignage sans promesse rendu à* *ce qui est plus que mort* pour conclure dans le dernier livre, et juste à la veille de paraître devant Dieu, qu'après tout la mort spirituelle de Satan n'est pas si terrible, qu'il s'en tirera après quelques années de réclusion et qu'en définitive le bien ou le mal, l'amour de Dieu ou le péché mortel, la sainteté ou les pires trahisons, rien de tout cela ne tire tellement à conséquence car tout homme est assuré d'une chose : jouir pour toute l'éternité sinon du Paradis *au moins* du bonheur naturel des Limbes. Judas et l'Antéchrist, les hommes d'Église prévaricateurs qui, jusqu'à leur dernière seconde inclusivement, auront préparé en toute malice les voies du *fils de perdition* ([^127]) se retrouveront tous pour toute l'éternité exactement logés à la même enseigne que les petits enfants morts sans baptême. Ainsi le raconte un philosophe qui passe fréquemment pour un véritable mystique. Mystique illusionné...
Il était tout indiqué, pour dispenser cette nouvelle doctrine sur la rétribution éternelle, de s'adresser à un clergé de style très nouveau. Donc Maritain nonagénaire, veuf de Raïssa depuis une dizaine d'années, conscient de la crise moderniste, qu'il a lui-même appelée « l'apostasie immanente », Maritain, fils spirituel du Père Clérissac, ne trouve rien de mieux à faire, à la veille de sa mort, que de suggérer l'ordination de prêtres mariés. Voici les innovations que propose pour les prêtres de Jésus-Christ ce vieux laïque moins réformiste que révolutionnaire :
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« ...on peut se demander si le temps n'est pas venu où l'existence de tels prêtres mariés est souhaitable, je dis à l'avantage du ministère sacerdotal lui-même... Il semble que ces risques (de liaisons sacrilèges) seraient beaucoup moindres si c'est seulement avec des prêtres mariés -- et ; autant que possible, avec leurs femmes, moins que jamais prêtes à cesser d'avoir l'œil sur leurs maris -- que de dévouées (et parfois sentimentales) jeunes chrétiennes s'adonnaient à un commun travail apostolique. » (Page 528, note.)
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Maritain aura joué un grand rôle dans le renouveau thomiste à la veille de la grande guerre et dans l'après-guerre. Ce rôle semble à peu près terminé. Malgré les efforts d'une chapelle fervente les nombreuses théories propres au maritainisme portent les marques implacables de la décrépitude. Dans l'œuvre de Jacques Maritain, œuvre considérable mais disloquée, contradictoire, parfois entachée de graves erreurs, la tradition thomiste vivante devra faire de plus en plus « la défalcation du passif », -- un lourd passif.
Nous avions souhaité pour Maritain une fin tellement plus digne de ses premiers amis, de ses premiers maîtres : Psichari, le Père Clérissac, le Père Garrigou, ces hommes éminents par la foi, la sainteté, l'attachement à la tradition. Il faut en prendre notre parti. Maritain sera entré dans l'éternité à la veille de corriger les épreuves de sa *Fin de Satan.* Nous ne pouvons que nous répéter la recommandation de l'Apôtre : *qui se existimat stare videat ne cadat* (Ia Cor., X ; épître du 9^e^ dimanche après la Pentecôte).
R.-Th. Calmel, o. p.
### Société anonyme
A la fin de sa communication au Congrès international des Écrivains à Genève (voir *la Nef,* novembre 1946), Bernanos, après la saisissante alarme à la catastrophe qui menace notre civilisation et une hallucinante vision de mains humaines, figurant la rapacité des uns et la veulerie des autres, également dangereuses, concluait : « Le monde ne sera sauvé que par des hommes libres. » C'est le message encore de *La France contre les Robots* ([^128]), dont le titre agressif rappelle plaisamment et non peut-être sans intention le genre *Deuxième Bureau contre Kommandantur* ou mieux *Le Saint contre Teal* de Leslie Charteris.
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Car *la France* est une personne, et elle parle souvent chez Bernanos. De la veine de ses grands pamphlets, ce livre est un appel passionné et truculent pour tenter de réveiller en nous cet esprit de liberté, particulièrement incarné dans la France, qui fait la dignité et la raison de l'homme et menace de sombrer dans l'asservissement progressif et certain de l'homme à la machine et à l'État.
Ces pages ont été écrites en 1944. Elles sont dédiées à Aug. Rendu, Président du Comité France Libre à Rio de Janeiro, et s'ouvrent sur une préface dont l'extraordinaire mouvement, directement issu des Cahiers de Péguy, -- son nom ne se fait pas attendre, -- donne le ton : « Eh bien, Rendu, voilà le témoignage que je veux vous rendre d'abord. Je sais ce que c'est que le travail, le vrai, pas le travail d'amateur. Vous êtes un bon ouvrier, Rendu. Et votre chère femme est aussi une bonne ouvrière ; vous faites, à vous deux, comme aurait dit Péguy, un rude ménage ouvrier. Voilà précisément ce qui n'est pas du goût de tout le monde. » Etc. Cette grande ombre envoûte le livre : souffle ardent de liberté, protestation, piétinement, violence, la Révolution avec la vieille France, et du même côté, réclamant les mêmes droits, grands et gros mots côte à côte, tout cela s'y retrouve. Et, comme en lisant Péguy, on a souvent la désagréable et salutaire impression que, lorsqu'à plusieurs reprises il s'adresse aux « imbéciles », Bernanos s'en prend à vous, à nous.
On ne s'étonnera donc pas que Bernanos s'appuie au départ sur la vocation révolutionnaire, je dirais sur la *tradition révolutionnaire,* de la France. Ces deux mots assemblés peuvent paraître un paradoxe ; nul doute qu'il le cherche, convaincu que le paradoxe est souvent le visage inconnu de la vérité. Cet esprit de révolution fleurit à ses yeux bien avant la Révolution proprement dite -- en vieux paysan, dirait-on, Bernanos aime à ne rien renier de son « domaine » -- culmine en 1789 et, abattu en 1792, végète depuis lors et subit une éclipse dont l'auteur estime qu'il n'est pas encore sorti. Un nouvel âge est né, *managerial era,* dirait Bernham ; « les régimes jadis opposés sont maintenant étroitement unis par la technique ». C'est cette réduction de l'homme à « l'animal économique » contre laquelle s'insurge Bernanos, renouvelant le vieux procès du machinisme à la lumière des derniers et futurs événements contemporains.
Dans ce pamphlet étonnant de violence et de pressentiment, Bernanos nous montrait l'homme devenu le « personnel » de l'État, bientôt le « matériel humain », dont la qualité requise est, comme pour la matière, la ductilité susceptible d'en faciliter le rendement. D'où lui est venue, se demandait Bernanos, une soumission si contraire à sa nature ? Des guerres, répondait-il et qui, par cet état de résignation où elles ont laissé les survivants, hâtent l'événement de cette ère où l'homme sera bientôt acheminé à la condition de machine.
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Ainsi résumée, la thèse peut paraître naïve. Mais Bernanos ne craint pas la simplicité ; ils s'en prévaudrait plutôt. Tout ce qu'il a cherché, c'est à susciter les consciences endormies. Aussi lance-t-il de virulents appels aux puissances étourdies de l'esprit libre, aux ressources de la vie intérieure, proprement *indispensable,* à tout ce qui peut nous éveiller, même si c'est seulement l'amour-propre. Réitérant *Erwache,* coupé de fulgurantes apostrophes, de pièces parfois serrées de dialectique ou de saisissantes suggestions. Œuvre de combat, elle prend souvent ses images dans les réalités de la guerre. Méditer notamment la confrontation du reître des guerres anciennes, qui, faisant métier de la guerre, se met de lui-même en dehors de la communauté, et du bombardier moderne qui, après avoir détruit sur ordre avec son objectif des enfants, des femmes, ira s'asseoir, son « devoir accompli », à la table de famille sous le regard tendre et fier de sa femme, admiratif de ses enfants. Que pouvait-il faire d'autre, dira-t-on ? C'est précisément ce qui me trouble, répond Bernanos, que dans les temps modernes il n'a pas le choix. L'évolution de la guerre, cela m'a toujours frappé, permet d'observer l'aggravation régulière d'un curieux complexe d'hypocrisie et de réticence. A mesure que des sentiments humanitaires pénètrent davantage la conception commune, l'homme répugne d'autant plus à la guerre, mais sans y renoncer, il cherche seulement, dirait-on, à tuer de plus loin sinon plus proprement, plus vite et plus collectivement. Du fusil au canon, de l'avion à la bombe atomique, ce n'est pas seulement un accroissement de l'efficacité de l'arme, mais la marque d'un malaise accru à voir le sang versé par sa propre main. Il travaille à camoufler l'identité du tueur et du tué. Le fatalisme de la guerre nous a si bien pénétrés que nous pensons à peine à la repousser, mais surtout à trouver le « bouton à tuer le mandarin ». Il y a beau temps que les chefs ne conduisent plus leurs peuples à la guerre où ils les poussent et l'on trouverait sans peine des photographies de la veille où restent fixés les traits des ministres ennemis riant en chœur. Les états-majors se boursouflent : il y a des raisons techniques à cela, la guerre s'est organisée, mais c'est en faveur d'une délégation de plus en plus étendue de cette tâche disgracieuse : tuer.
Bernanos prend particulièrement à partie cette forme larvée de fatalisme qui détourne l'homme moderne d'essayer même de lutter contre ce qui lui paraît l'inéluctable développement de l'histoire. Il fait effort pour nous prouver que nous avons encore notre mot à dire, que nous *faisons* l'histoire.
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Le croyons-nous en effet ? « Obéissance et irresponsabilité, voilà les deux mots magiques qui ouvriront demain le Paradis de la Civilisation des Machines », s'emporte-t-il. Certes, de plus en plus, notre société prend la tournure d'une société anonyme : société d'instruments qui nous donne les cordes pour nous lier et les vents à qui nous en prendre. Car à qui nous en prendre, qu'à nous-mêmes ? Le serf avait un maître, bon ou mauvais, au moins il le connaissait. Nous nous perdons dans une forêt de fantômes. Nous multiplions les pièges où nous sommes les premiers à tomber et les mailles du filet que nous tissons se referment sur nous. Les outrances de Bernanos exagèrent à peine l'aspect pitoyable et fantastique de la situation où le monde moderne s'enfonce davantage en se débattant. Par multiplication des intermédiaires, nous ne pensons plus des hommes derrière les règlements que nous édictons, mais des abstractions. Nous perdons le sens de l'homme et ainsi périssent peu à peu administrés et administrants, victimes, non du devoir, mais de la fonction. « La démocratie, perdant son sens initial, est devenue le gouvernement des délégations : elles alternent de la polyarchie à la monarchie, en d'autres termes de ce que nous appelons démocratie à ce que nous appelons dictature. » Ainsi le monde ira-t-il, prévoit Bernanos complétant Montesquieu, à un rythme toujours accéléré, « de la démocratie à la dictature, de la dictature à la démocratie, jusqu'au jour où... »
Voilà qui va bien, si l'on peut dire. Mais ce que ne dit pas Bernanos ce sont les moyens de sortir du cercle vicieux et c'est précisément ce que nous aimerions le mieux connaître.
J. B. Barrère.
### Relire les Provinciales
« Les Pères étaient bons pour la morale de leur temps ; mais ils sont trop éloignés pour celle du nôtre. Ce ne sont plus eux qui la règlent, ce sont les nouveaux casuistes. »
C'est le jésuite des *Provinciales* (5^e^ lettre) qui fait cette fière déclaration de « modernisme », d'adaptation aux exigences de l'époque, et relègue les Pères de l'Église au grenier.
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Tout le débat sur la morale, dans l'œuvre de Pascal, nous montre une attitude que nous connaissons très bien : il s'agit de tourner la loi chrétienne, en feignant quelquefois de la respecter, ou même en la déclarant franchement « dépassée ». Nos clercs ont changé de vocabulaire -- et nous y avons perdu, les jésuites du XVII^e^ savaient au moins le français -- mais ont gardé leur complaisance au monde, leur aptitude à baptiser, à reconnaître comme chrétiens les pires dérèglements.
Déjà, c'étaient les obligations de la morale qui blessaient. Déjà, on trouvait des accommodements avec le ciel.
Dans cette cinquième lettre, le jésuite triomphant expose que la bataille est gagnée : tout le monde, en somme, s'est rallié à la morale des casuistes. Son interlocuteur répond :
-- *Je vois bien par là que tout est bien venu chez vous, hormis les anciens Pères, et que vous êtes les maîtres de la campagne. Vous n'avez plus qu'à courir.*
*Mais je prévois trois ou quatre grands inconvénients, et de puissantes barrières qui s'opposeront à votre course.*
*-- Eh quoi ? me dit le Père tout étonné.*
*-- C'est, lui répondis-je, l'Écriture sainte, les papes et les conciles, que vous ne pouvez démentir, et qui vont tous dans la voie unique de l'Évangile.*
*-- Est-ce là tout ? me dit-il. Vous m'avez fait peur. Croyez-vous qu'une chose si visible n'ait pas été prévue, et que nous n'y ayons pas pourvu ?...*
N'est-ce pas beau, ce « vous m'avez fait peur » ? Voilà un dialogue qu'on croirait tout neuf. Et on peut voir, dans une autre lettre, que la méthode d'invasion et de dénaturation de l'Église était déjà au point.
L'interlocuteur du jésuite lui dit : « *C'est ainsi que vous faites croître peu à peu vos opinions. Si elles paraissaient tout d'un coup dans leur dernier excès, elles causeraient de l'horreur ; mais ce progrès lent et insensible y accoutume doucement les hommes, et en ôte le scandale. *»
Évidemment, notre progrès n'est pas « lent et insensible » nous sommes dans une phase active. Mais nous voyons ce jeu d'ambiguïtés, de pointes poussées puis retirées, de phrases à double ou triple entente. Et ceux qui sonnent l'alarme se voient accusés d' « exagérer ». Relisez les Provinciales. C'est un livre d'actualité.
Georges Laffly.
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### Bibliographie
#### Un numéro de « L'Ordre français » sur Louis Jugnet
Le Professeur Louis Jugnet (1913-1973), « philosophe catholique » comme il se désignait lui-même en toute justice, a été rappelé à Dieu le 12 février 1973, dans sa ville de Toulouse où il enseignait depuis 28 ans. La revue L'ORDRE FRANÇAIS ([^129]) lui consacre un numéro d'hommage (n° 174 de septembre-octobre 1973) où Marcel De Corte et quelques-uns de ses anciens élèves parlent du vrai, du grand maître chrétien qu'ils ont connu et aimé.
*Pour connaître la pensée de saint Thomas d'Aquin* est l'ouvrage le plus répandu, et sans doute le plus utile, de Louis Jugnet : car, s'il existe bon nombre d'introductions et de présentations générales du thomisme, celle-là est une des seules que l'on puisse recommander à l'apprenti philosophe sans crainte de le décourager dès le premier chapitre. Louis Jugnet a également publié de multiples études -- dont quelques articles dans ITINÉRAIRES ([^130]) ; mais, de l'avis général, l'essentiel de son œuvre est au-delà de l'écrit. Il est dans son enseignement, auquel tant de générations d'étudiants doivent le meilleur de leur formation ; dans les grandes qualités intellectuelles mais aussi morales dont il l'animait, avec une sorte de passion de faire comprendre qui ne s'est jamais démentie. Sur ce plan, les témoignages réunis par L'ORDRE FRANÇAIS sont d'une admirable unanimité :
« Cet homme souvent présenté comme un caractère difficile et susceptible était avec ses élèves d'une patience infinie. Il écartait toutes les objections, et ne se moquait jamais, même des âneries. Il répétait volontiers la démonstration, et ne refusait lamais une information supplémentaire ou un conseil de lecture. Il ne se dérobait pas. » (*Jean de Viguerie.*)
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« Il venait à nous, avant même que nous l'ayons salué : au hasard de l'entretien le plus fugace fût-il, il savait déceler l'essentiel de nos préoccupations et nous repartions, riches de quelque référence glanée, de quelque précision notée, toujours réconfortés. » (*Jean de Quissac.*)
« De temps à autre naissent des sujets privilégiés qui ont reçu de Dieu le don d'enseigner, de faire comprendre, doués d'un discernement aigu, capables de distinguer dans les divers courants de pensée de leur époque leurs conséquences plus ou moins lointaines. Louis Jugnet était de ceux-là. » (*Dr François Lamasson.*)
« A vrai dire, c'est, en Jugnet, le *Maître* que j'ai d'abord découvert, et je dois dire qu'il fit tout de suite mon admiration... Manifestement, cet homme avait été créé et mis au monde pour enseigner... D'un entretien avec Jugnet on ne sortait jamais sans avoir fait le plein du cœur, de l'âme et de l'esprit. » (R.P. *Georges Delbos, M.S.C.*)
« Si le propre de l'intelligence est de se nourrir de réalités et de transmettre celles-ci à d'autres intelligences, Louis Jugnet a été un merveilleux *éducateur.* Nous disons bien *éducateur,* celui qui aide l'intelligence à se dépouiller de la fascination de l'imaginaire qui se substitue, avec une fréquence inouïe, à son objet propre : la réalité intelligible, et non l'enseignant qui exécute mécaniquement un programme venu « d'en haut », d'un État dont la prétention pédagogique est égale à son « omniscience ». Les qualités de l'éducateur sont la conviction, qui n'est point seulement l'assurance d'être dans la vérité, mais l'acquiescement de l'esprit à des certitudes communicatives aux autres par elles-mêmes, la fermeté, qui ne se laisse ébranler par aucune autre argumentation spécieuse parce qu'elle s'appuie sur la solidité inébranlable du réel, et enfin ce respect de l'intelligence de l'élève à laquelle on ne peut se résoudre à donner une autre nourriture que l'être lui-même pourquoi elle est faite. » (*Marcel De Corte.*)
Une Association des « *Amis de Louis Jugnet *» ([^131]) vient de se constituer, sous la présidence de M. Jean de Viguerie. Mgr Marcel Lefebvre, le R.P. Delbos, Marcel De Corte, Henri Rambaud, Louis Salleron et Gustave Thibon ont tenu à la patronner. L'Association se propose de publier toute l'œuvre inédite, considérable par sa puissance et son ampleur, de l'éminent philosophe thomiste ; elle rééditera aussi les ouvrages épuisés. Les cours et notes de travail de Louis Jugnet constituent en effet une véritable mine, dans laquelle pourront puiser tous ceux qui désirent affermir ou compléter leurs connaissances à la lumière de la doctrine réaliste.
200:181
D'autre part, L'ORDRE FRANÇAIS ouvre une souscription à l'édition définitive de *Problèmes et grands courants de la philosophie,* que Louis Jugnet avait préparée peu avant sa disparition (préface de Marcel De Corte). Ce sera le septième Cahier de L'ORDRE FRANÇAIS.
Nous attirons à ce propos l'attention de nos lecteurs sur les six Cahiers déjà publiés : « *La cathédrale effondrée *» (Henri Massis et Louis Daménie), « *Propositions pour un nouveau régime *» (Maurice Jallut), « *La France moderne et la démocratie *» (Maurice Jallut), « *La technocratie, carrefour de la subversion *» (Louis Daménie), « *La Révolution, phénomène divin, mécanisme social ou complot diabolique ? *» et les « *Leçons d'initiation aux questions politiques *» récemment parues. Avec les articles de L'ORDRE FRANÇAIS, spécialement ceux de Louis Daménie ([^132]), ces Cahiers représentent certainement une des plus sérieuses contributions contemporaines au rétablissement de la vérité de l'ordre politique à travers l'étude de l'actualité.
H. K.
#### Louis-Philippe : Mémoires (tome I^er^ : 1773-1733) (Plon)
Il est si commun aujourd'hui d'être irrespectueux et injuste envers le passé qu'on répugne à s'en donner l'apparence. Le roi Louis-Philippe a des titres à la reconnaissance des Français. Mais il faut dire que l'image qu'on se fait de lui après avoir lu ces « Mémoires » est désastreuse.
On connaissait le roi-citoyen. Voici le duc patriote (patriote au sens de 93). Il a seize ans quand la Bastille est prise : à cet : âge, on peut penser que ses réactions, ses sentiments tiennent pour une grande part à l'éducation donnée par Mme de Genlis. Mais quand il écrit ses souvenirs, mûri, plus conscient, il persiste, et cela est plus grave.
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Il semble un résumé de tous les préjugés de son temps. Citons : « Mme de Genlis faisait de nous des républicains honnêtes et vertueux... »
« Elle nous faisait lire et relire les livres du Nouveau Testament dont la tendance est assurément très démocratique et très nivelante. » (La « tendance » des Évangiles, ô Joseph Prudhomme.) « ...tout tendait à nous rendre de plus en plus enthousiastes de la Révolution et de son système... » « ...nos lois étaient contradictoires et oppressives... » Tout est de cette encre-là.
Ces mémoires auraient été récrits par un instituteur du temps de Jules Ferry, le résultat ne serait pas différent.
Il y a deux traits qu'il faut raconter un peu en détail. En 1791, Louis-Philippe, duc de Chartres, est colonel à Vendôme. A une procession, la foule s'ameute contre un vieux prêtre non assermenté et son père, qui sont accusés d'avoir fait *la grimace* au prêtre « constitutionnel ». Ils manquent d'être lynchés. Le jeune duc parvient à éviter le pire. Bon. Mais il écrit son action à Mme de Genlis (il lui écrit tout). Elle s'enthousiasme. Elle veut faire lire le récit de ce glorieux épisode aux jacobins par le duc de Montpensier (frère cadet), etc. Et elle ajoute : vous avez eu raison de montrer votre piété à Vendôme, sans cela le peuple ne vous aurait pas obéi, « il n'aurait vu dans votre ardeur à sauver ces misérables que du mépris pour la Religion, qu'ils avaient outragée ».
Ainsi sous la plume de la vieille folle, le prêtre fidèle non-jureur, devient une espèce de chevalier de la Barre, un « misérable ». Louis-Philippe cite la lettre sans commentaire. Il doit la trouver toute naturelle.
En un autre endroit, notre auteur écrit tout aussi naturellement que Mme de Genlis veut aller en Allemagne : « Elle était effrayée de ce qu'elle prévoyait devoir arriver en France et regardait la contre-révolution comme très probable. » Voyez-vous ça. Ce qui menace la France, en 1791, c'est une contre-Révolution, qui s'annonce sanglante puisqu'elle fait fuir cette honnête personne. Cela fait penser aux gens qui vous disent froidement, aujourd'hui, que « le fascisme » menace l'Université française -- ou même tolet le pays.
Autre passage très remarquable, celui sur les serments imposés à l'armée. En 89 on demande aux officiers de jurer fidélité « à la nation, au Roi et à la loi ». En 90, « à la nation, à la loi et au Roi ». En 91, il s'agit de la Patrie et de « maintenir la Constitution ». La progression est déjà bien remarquable, et le fait que dans le troisième serment le Roi est escamoté. Notre duc, qui les a prêtés tous les trois, ne s'émeut pas, et avoue ne pas comprendre qu'il y ait eu difficulté. Pourtant, dans cette vieille monarchie militaire, l'introduction d'éléments neufs comme la fidélité à la Nation et à la loi avait de quoi troubler. Un officier n'est pas un casuiste. Et s'il y avait conflit entre le Roi et la nation ? Louis-Philippe est aveugle -- ou se fait aveugle -- à toutes ces difficultés. Mais je pense que sa vraie pensée se fait jour quand il écrit : « Je pense qu'il était très désirable et très avantageux pour le Roi que les officiers prêtassent le serment, et qu'il était très nuisible à ses intérêts et aux leurs qu'ils le refusassent. »
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Vrai ou faux, je ne sais. Mais ce mélange d'intérêts et de serments, dans la même phrase, sent mauvais.
Pour n'être pas trop long, résumons ici la thèse de ce livre : sincèrement convaincu qu'il n'y a pas de régime supérieur à la monarchie parlementaire, Louis-Philippe enrage que son cousin n'ait pas suivi franchement cette voie, et il s'attache à chaque page à montrer qu'elle était et nécessaire et possible.
Étrangement, ce qui ressort de cette lecture, c'est l'admiration pour Louis XVI, si isolé, si mal aidé, dans ces années. Son jeune cousin n'a pas pour lui un mot d'émotion. Ce qu'il note, au moment de la fuite à Varennes, c'est le « patriotisme » général. Le jeune duc de Montpensier court au district et propose ses services : « La patrie est en danger, j'accours... »
C'est tout le temps ainsi. Très dur pour le Roi et la Cour, et pour les ennemis de la Révolution, approbateur de tout ce qui est révolutionnaire.
De la préface du Comte de Paris, qui est politique, je ne dirai qu'un mot. Selon lui, Louis-Philippe, qui ne voulait ni révolution, ni contre-révolution, cherchait une troisième voie. D'où contre lui, la fureur des assassins : « Car, sur ce point, d'Henri IV à Charles de Gaulle, notre histoire se répète avec une désolante logique. » Sur cette phrase, deux remarques. Pourquoi ne pas citer Henri III, premier Capétien à être l'objet d'attentat, et qui y perd la vie ? Parce qu'il a mauvaise réputation, victime des calomnies ligueuses et espagnoles ?
Deuxième remarque. Henri IV fut un rassembleur de Français. Louis-Philippe voulut l'être, et y parvint partiellement. Charles de Gaulle ne s'en soucia pas, et joua au contraire des divisions civiles. Cela fait une différence qui enlève beaucoup de sa portée à la phrase du préfacier.
Georges Laffly.
#### Pierre-Marie Dioudonnat : Je Suis Partout (Table ronde)
Le sous-titre du livre est : « Les maurrassiens devant la tentation fasciste. » *Des* maurrassiens aurait été plus exact. Il s'agit d'une étude du célèbre hebdomadaire : ses collaborateurs, ses positions, son évolution de 1930 à 1944. Étude universitaire, sérieuse, exempte des préventions si habituelles aujourd'hui qu'elles semblent aller de soi quand on aborde ce sujet.
203:181
J'ai pourtant quelques réticences devant cet ouvrage. Je me demande si le genre même de l'étude de presse, qui tient une grande place dans l'histoire actuelle, ne comporte pas une certaine fausseté. Les journaux ne sont pas faits pour être lus trente ans après. Ils vivent, ils ont un sens dans une certaine atmosphère, dans une situation historique donnée. Après coup, ils semblent incompréhensibles : le ton, les goûts, tout a changé. Il est clair, par exemple, que tous les journaux d'avant 39 nous étonnent quand ils parlent de la France comme d'une grande nation -- mais elle l'était. Nous sommes ainsi constamment tentés de dédaigner ces vignettes fanées, ces contradictions, ces oublis, ces outrances, qui nous sautent aux yeux. Il est plus difficile de les situer et de les comprendre.
M. Dioudonnat fait tout son livre sans tenir grand compte du communisme. Il note qu'il fait peur aux conservateurs ! C'est oublier trop facilement le Komintern, la volonté de conquête, la franchise et la violence du communisme d'alors. Ainsi que la résistance d'un pays encore conscient de son être propre. Aujourd'hui où un marxisme plus sophistiqué domine au moins la moitié de l'Université, où il est diffusé par tous les moyens de communication, où son vocabulaire et ses schémas sont d'usage courant, la situation est autre. Et l'on parle avec dédain des « conservateurs ». Ce faisant, on applique les jugements et les modes d'une époque, la nôtre, à une époque différente, ce qui est le meilleur moyen de ne pas comprendre.
Ce défaut se retrouve dans certains portraits. Dans celui de Jacques Bainville, par exemple. On ne s'étonne pas que l'auteur parle de « profond scepticisme et de pessimisme foncier ». Il est déjà plus curieux qu'il parle de « conservatisme désabusé ». (Il faudrait préciser le sens de ce conservatisme, qualificatif appliqué d'ailleurs ici à toute l'Action française).
L'œuvre de Bainville « défense et illustration du capitalisme » ? Là encore, le mot est à préciser. M. Dioudonnat remarque au détour d'une phrase que ce « capitalisme » n'a rien de libéral. Pour Bainville, pour Maurras, toute civilisation se définit par une accumulation de capital : notre langage, les mœurs, les outils, les métiers, les savoirs, sont des capitaux. Ce n'est pas dans ce sens que le mot est entendu aujourd'hui : il a reçu une couche du fond de teint marxiste. Comme le mot « bourgeois ». Dire « la défense de la bourgeoisie est une des grandes préoccupations de Bainville » risque fort d'être mal entendu. (Et par l'auteur lui-même). Bainville parlait d'ailleurs plus volontiers de classes moyennes -- et le terme s'étendrait à presque toute la population française.
M. Gaxotte n'a pas plus de chance. Est-il juste de dire que ses articles sont parfois « un démarquage presque servile » de Jacques Bainville ? Je ne crois pas. Et je trouve significative la phrase : « il avoue son mépris pour les masses » (rien -- que ce mot, « les masses »), quand Gaxotte, après bien d'autres, tient compte de la bêtise des hommes. Voltaire aussi serait envoyé au piquet -- ou en Sibérie -- pour « mépris des masses ».
204:181
Encore un détail. M. Dioudonnat écrit : « Bourgeois de province, Cousteau ou Rebatet se donnent plus ou moins des allures de ratés incompris et cyniques. » Cyniques, peut-être, mais ratés ? Ils ont tous les deux la trentaine, sont parmi les journalistes les plus brillants de leur génération. Et l'un d'eux porte déjà dans son cerveau une œuvre digne du premier rang. Et il se serait donné des allures de raté ? Curieux encore une fois.
Ce sont là des détails, sans doute. Mais de leur accumulation naît une certaine couleur -- fausse et désagréable.
G. L.
#### Vance Packard : Une société d'étrangers (Calmann-Lévy)
L'expression « les nouveaux nomades » est d'O. Spengler (dans *le Déclin de l'Occident*). Il désigne ainsi les habitants des grandes métropoles des fins de civilisation, déracinés, coupés de leur passé.
C'est ce phénomène qu'étudie Vance Packard. Il l'observe dans son propre pays, les États-Unis, mais son développement étant lié à celui de la société industrielle, nous pouvons en noter les manifestations en Europe. Quarante millions d'Américains déménagent chaque année. L'expression de « ville natale » est en train de s'obscurcir. Et, ceux qui ne bougent pas (c'est le cas de V. Packard lui-même, qui habite depuis vingt-huit ans la même ville) sont aussi dépaysés, car tout a changé autour d'eux.
Des causes de cette situation, certaines sont propres à l'Amérique (mythe, du pionnier, de l'audace conquérante), mais d'autres tiennent au mécanisme de la société industrielle et de la concurrence. Les conséquences, selon Vance Packard, se nomment solitude et déracinement. Solitude. Il devient de plus en plus difficile d'avoir le sentiment d'une communauté, si nécessaire à l'homme. Car la différence entre ces nouveaux nomades et le nomadisme traditionnel, c'est qu'on se déplaçait en groupes : la tribu restait soudée, avait sa hiérarchie, ses mœurs ; tandis qu'il s'agit aujourd'hui de migrations individuelles et de courte durée. Promenés toute leur vie à travers le continent, les individus ne trouvent nulle part ou s'attacher.
Certains trouvent cela bon. « Les racines ? ça ne sert qu'à s'encroûter », dit un correspondant du sociologue. Et Samuel Bellow (qui fait partie de ce qu'on a appelé « l'école juive new-yorkaise ») écrit « C'est un concept de paysan. »
205:181
Très juste -- et l'on sait que le type du paysan est resté, haï, par notre société. Mais on aurait tort de ne pas voir ce que ce vagabondage entraîne.
La communauté où l'on vit étant toujours fragile et provision, le sens des normes disparaît. L'autre, qui était le voisin, l'ami, celui dont on connaissait la famille depuis longtemps, n'est plus qu'une silhouette anonyme. On triche plus facilement avec des anonymes, les agressions sont plus nombreuses (Packard cite d'intéressantes expériences à ce sujet). La perte du sens du prochain renforce l'égoïsme. Le sentiment d'appartenir à un groupe se perd. Et celui des responsabilités civiques : comment s'occuper d'une cité qu'acquittera dans deux ans et qu'on ne reverra plus ?
Mais il se trouve que l'homme a besoin de faire partie d'une communauté. Il ne peut en compenser la disparition. D'où recrudescence de l'alcoolisme et des névroses. Packard remarque que nous ajoutons foi (enfin, le courant dominant) aux analyses de Freud, qui voit la cause des névroses dans la rigidité trop grande d'une société, alors que nous vivons dans une situation opposée, où les troubles psychiques naissent de l'extrême fluidité sociale, de l'absence de normes reconnues. du fait qu'il n'y a plus de rampes.
Cette solitude accentue l'émiettement social. On voit se créer des villages pour « le troisième âge » -- où les vieillards se retrouvent entre eux (en France, on en est seulement aux clubs et restaurants).
Pour les adolescents, la perte de la communauté est sensible également : ils forment des bandes. Chaque âge vit replié sur lui-même -- méconnaissant et niant les autres.
Le sens de ce livre me paraît bien résumé dans ces phrases : « Le déracinement semble clairement associé à un déclin des relations sociales, des affectivités de groupe, de la confiance mutuelle, de la sécurité affective. Il encourage la superficialité des relations sociales et une relative indifférence aux problèmes de la communauté. Il engendre un sentiment d'insatisfaction chez l'individu en même temps qu'il accroît le malaise social aussi bien qu'individuel. Et il contribue à faire naître un sentiment d'impuissance et d'insignifiance chez l'individu. Que ce soit pour le meilleur ou pour le pire -- et je pense que c'est pour le pire -- il fait de l'hédonisme un mode de vie. »
Des êtres anonymes, insignifiants, dont la durée est émiettée, tel est le type humain que fabrique notre société. Il est remarquable que ce diagnostic nous vienne d'un homme qui ne prétend qu'à faire œuvre de science. Nous nous rappelons que le mot de « déracinement » dans le sens où il est employé ici, nous vient de Barrès. Que de réfutations et de quolibets on a entendu à ce sujet. Et pas un de nos intellectuels ne se donnerait la peine de parler encore de Barrès. Il avait pourtant pressenti le chaos où nous nous débattons. Mais cela fait partie des choses à ne pas dire, des vérités qu'il ne faut reconnaître à aucun prix.
G. L.
206:181
## AVIS PRATIQUES
### Informations et commentaires
#### Il s'agit simplement de faire mémoire
Ce nouveau dogme figure bien dans le missel\
mais seulement une fois tous les trois ans
On nous demande si le fameux « rappel de foi », qui fait et fera la gloire durable de l'épiscopat français, figure encore cette année dans le *Nouveau missel des dimanches.*
Comme on le sait, le *Nouveau missel des dimanches,* édition pour 1974, a des titres qui lui sont propres. Par prophétisme sans doute, il commémore le *dies natalis* de plusieurs personnages sans attendre leur béatification (éventuelle) : l'abbé Godin, le cardinal Suhard, le philosophe Maurice Blondel (père du Charles Blondel qui, président de la commission paritaire, a frappé d'interdiction administrative notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR), et même Lénine. Quand le missel le plus répandu, de par l'autorité de l'épiscopat, en est à Lénine, nous sommes tout à fait dispensés de suivre plus avant, fût-ce seulement du regard, sa descente ininterrompue dans l'abjection.
I. -- Avertissement préliminaire :\
ce missel n'est pas notre missel
Donc, qu'on veuille bien ne pas nous prendre pour des sortes de spécialistes, censeurs attitrés et vigilants du missel à couverture hippy. Nos remarques sur cette « édition collective liturgique » ne sont pas exhaustives.
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Nous avons noté, d'ailleurs à propos d'autre chose, qu'en 1974 ce soi-disant missel s'est mis à liturgiquement commémorer la mort de Lénine, et que cela aussi fait et fera une autre gloire durable de l'épiscopat français. Que nous importe maintenant que par exemple en 1975, poursuivant sur sa lancée, il en vienne à commémorer en outre Staline, Béria, Emmanuel d'Astier de la Vigerie, Che Guevara et Salvadore Allende. A partir d'un certain niveau de bassesse, les bassesses supplémentaires n'ajoutent plus rien.
Ce missel n'est pas notre missel. C'est de manière fortuite que nous étions tombé, seulement à la fin de l'année 1972, sur son « rappel de foi » : à la messe, « il s'agit simplement de faire mémoire ». Les utilisateurs avaient absorbé cela une fois déjà, dans l'édition pour l'année liturgique 1969-1970, sans y rien trouver d'anormal. Tout au long de l'année 1973, nous avons mené la campagne que l'on sait, principalement pour donner, aux évêques qui l'auraient voulu, motif et occasion d'intervenir. Aucun ne l'a fait, nous allons en parler tout à l'heure. Expliquons d'abord comment le « rappel de foi » en question n'a été ni maintenu ni corrigé dans le Nouveau missel pour 1974.
II\. -- Le cycle de trois années
En effet, ce fameux « rappel de foi » est appelé à figurer dans le missel non pas tous les ans mais tous les trois ans. Son absence dans le missel de 1974 est donc normale et n'a aucune signification particulière. La nouvelle liturgie ou, pour parler plus exactement, la pseudo-liturgie de la nouvelle religion n'est plus annuelle. Il n'y a plus d'année liturgique pour les sectateurs de l'apostasie immanente. Il y a un « cycle de trois années », dénommées respectivement l'année A, l'année B et l'année C. On a commencé en 1970, mais on n'a point commencé par l'année A : l'année 1970 a été décrétée année B. Puis l'année 1971, année C ; l'année 1972, année A ; l'année 1973, de nouveau année B ; et ainsi de suite.
Ce sont seulement les années B qui comportent une lecture de l'épître aux Hébreux et une introduction à cette lecture qui, au titre des « *rappels de foi indispensables *», énonce avec autorité :
« Il ne s'agit pas d'ajouter l'une à l'autre des messes, extérieurement et intérieurement si bien célébrées qu'elles obtiennent de Dieu sa grâce. Il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli, du sacrifice parfait dans lequel le Christ s'est offert lui-même, etc. »
208:181
La première année B fut l'année 1970. Ce « rappel de foi » figurait à la page 332 du *Nouveau missel des dimanches* pour l'année 1970.
La seconde année B fut l'année 1973. Absolument inchangé, immuable comme un dogme, le même « rappel de foi » figurait à la page 383 du *Nouveau missel des dimanches* pour l'année 1973.
Si l'on veut s'assurer que ce dogme est bien maintenu dans les livres sacrés de la nouvelle religion, il faut maintenant attendre la troisième année B, qui sera l'année 1976.
Ni en 1974 ni en 1975, plus qu'en 1971 et qu'en 1972, le « rappel de foi » n'est appelé à figurer dans le missel. Son absence, normale et prévue, en 1971 et en 1972, ne l'a pas empêché de reparaître comme attendu en 1973. Son absence actuelle en 1974, son absence l'année prochaine en 1975 sont et seront pareillement normales et prévues, et n'annonceront pas du tout qu'il ne réapparaîtra point à sa date, en 1976, en 1979, et ainsi de suite tous les trois ans, aussi longtemps du moins que durera le présent règne, et que n'aura pas été renversée la présente occupation étrangère de l'Église militante par le parti de l'Ennemi.
Dans l'hypothèse où ce « rappel de foi » serait finalement supprimé, une suppression subreptice n'aurait aucune valeur rectificative. D'abord parce qu'il faudrait attendre jusqu'en 1976 pour constater qu'elle a eu lieu : et jusque là, le pauvre peuple chrétien, du moins dans sa partie non encore affranchie des tromperies de l'épiscopat, continuera à recevoir comme vérité dogmatique épiscopalement garantie le « rappel de foi » qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ». Ensuite parce qu'après avoir inculqué aux fidèles une foi aussi gravement falsifiée, il ne suffirait certes pas de cesser de la leur inculquer pour que le mal soit réparé. Il faudra leur enseigner en quoi l'erreur était une erreur.
Mais comment les évêques pourraient-ils enseigner ce qu'ils ne savent pas ? ce qu'ils ne croient plus ?
III\. -- Une « enquête sociologique » sur la foi des évêques
Concernant les évêques français, Henri Charlier avait déclaré dans notre numéro 168 de décembre 1972 : « *Nous ne pouvons plus croire qu'ils aient encore la foi. *»
L'année 1973 devait permettre une vérification méthodique.
209:181
(Et j'indique au passage que pour nous elle aura été la *dernière ;* nous considérons maintenant la cause comme définitivement entendue ; sauf fait nouveau d'un poids suffisant.)
Nos lecteurs, comme nous le leur avions demandé, ont écrit et fait écrire aux évêques, les interrogeant sur tous les tons, de la supplication à la mise en demeure, au sujet du « rappel de foi » du missel.
Et ils nous ont communiqué les réponses qu'ils recevaient. Cela compose un dossier considérable et décisif sur la position des évêques actuels en face de l'essentiel de la foi catholique : la messe est-elle un sacrifice ? ou bien, à la messe, s'agit-il simplement de faire mémoire ?
Nous avons ainsi entre les mains les résultats d'une « enquête sociologique » sur la foi des évêques français en 1973. La conclusion d'ensemble qui s'en dégage est d'ailleurs moins leur hérésie que leur *indifférentisme religieux.* Eux qui sont si prompts et si prolixes lorsqu'il s'agit de porter des condamnations politiques contre le capitalisme, le militarisme, le racisme et autres croquemitaines qui excitent leurs passions, ils trouvent inintéressante et « stérile » toute discussion proprement religieuse ; ils cherchent surtout à s'en évader et à en détourner leurs fidèles. Ils ne sont pas toujours très sûrs que le « rappel de foi » ne soit pas une « maladresse », mais ils sont tous à peu près d'accord pour la trouver en somme « sans importance », invitant plutôt leurs correspondants à s'occuper des questions réelles, les salaires, l'action syndicale et le combat politique.
Ceux d'entre eux qui tentent d'argumenter un peu reprennent avec plus ou moins d'audace ou d'inconscience l'argumentation Boudon, qu'ils ont dû recevoir à domicile, car nous avons quelque raison de supposer qu'elle a été fabriquée par un bureau d'agit-prop du secrétariat général de l'épiscopat, et envoyée à tous les évêques dans une de ces clandestines notes d'orientation par lesquelles on éclaire périodiquement leur religion. Cette argumentation Boudon a été suffisamment examinée dans notre numéro 173 de mai 1973, pages 17 à 20 ; inutile d'y revenir. On rencontre aussi une autre sorte d'argumentation, que j'appellerai, non, sans motif, une argumentation de type Congar, qui déclare en substance :
-- *Il est possible que Mgr Boudon ou le rédacteur du texte incriminé ne se soient pas bien exprimés. Mais ils n'ont pas d'hérésie dans l'esprit ni dans l'intention.*
Savoir si Mgr Boudon et les rédacteurs du missel ont quelque hérésie DANS LEUR INTENTION, cela les regarde, et leur confesseur, et leur directeur de conscience. Ce n'est pas la question que nous avons soulevée.
210:181
La question est *l'indifférence et la passivité constatées* de tout l'épiscopat, et des esprits de type Congar, en face d'un missel qui inculque au peuple chrétien, comme « *rappel de foi *», le dogme qu'à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire *».
Concéder qu'un tel énoncé serait « insuffisant » ou « maladroit » est tout à fait inadéquat, secondaire et également hors de la question. *Si quis dixerit... anathema sit.* Si quelqu'un dit que la messe est une simple commémoration, qu'il soit anathème. Ainsi en a décidé, avec bon sens et logique, un canon du concile de Trente qui n'est ni abrogé, ni tombé en désuétude.
Que si les auteurs du missel étaient coupables d'une simple « maladresse », ils l'auraient rectifiée depuis longtemps ; la maladresse étant publique, ils l'auraient publiquement rectifiée. Les évêques, qui sont évêques pour cela, y auraient tenu la main ; et ils auraient écarté ce mauvais missel, au lieu d'en faire le missel le plus répandu, de par leur autorité, dans chaque diocèse.
Les maladroits, les étourdis, les ignorants ne sont pas perdus sans rémission : s'ils sont catholiques, dès qu'on leur fait constater qu'ils ont énoncé par mégarde une hérésie condamnée comme telle par le concile de Trente, ils se rétractent. Et d'autant plus facilement que leur conviction intime n'y était pas engagée mais seulement, nous dit-on, leur ignorance, leur étourderie ou leur maladresse.
Ce qui est inadmissible, c'est le refus de tout l'épiscopat français en bloc, et de chaque évêque en particulier, de se prononcer nettement, gravement, officiellement contre le fameux « rappel de foi » prétendant qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ». Ce qui est décisif, c'est qu'aucun évêque *n'aperçoive même plus pourquoi donc* il y aurait lieu de se prononcer ainsi.
IV\. -- Louis Salleron et Michel de Saint Pierre
Les réflexions qu'on vient de lire ont été écrites à l'occasion et en marge, en quelque sorte, d'un entretien entre Michel de Saint Pierre et Louis Salleron, publié par *Carrefour* le 17 et le 24 janvier 1974. Ils y ont l'un et l'autre dénoncé une fois de plus le scandale du faux « rappel de foi » dans le missel :
211:181
MICHEL DE SAINT PIERRE. -- Comment se fait-il qu'à la page 383 du missel du dimanche, tout ce qu'il y a de plus officiel, valable pour toute la France, vous savez, le missel à la couverture fleurie, comment se fait-il qu'on y trouve ceci : à la messe « il s'agit *simplement de faire mémoire du sacrifice déjà accompli *» ? (...) Ma question est celle-ci : pourquoi les évêques de France offrent-ils à la foule des fidèles un missel contenant une hérésie grave ?
LOUIS SALLERON. -- Je connais ce problème, c'est Madiran qui a tout déclenché.
MICHEL DE SAINT PIERRE. -- Je dois dire que j'ai suivi Madiran dans ses indignations. Mais j'ai constaté que dans le missel de 1969, l'erreur était déjà commise : elle fut dénoncée à l'époque :
(Non. Point cette erreur-là. Elle ne fut dénoncée ni en 1969 ni en 1970. Aucun des utilisateurs du nouveau missel ne s'était aperçu de rien qui lui parût contraire à sa foi. Et nous, bien sûr, nous n'étions pas utilisateurs de ce missel. Personne nulle part n'avait protesté contre le faux « rappel de foi » avant notre protestation du 1^er^ janvier 1973 : dans notre numéro 169, pages 212 et suivantes. Personne nulle part n'avait publiquement fait-remarquer que ce faux « rappel de foi » figurait déjà dans le missel de 1969-1970 avant notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR du 15 février 1973 : ce fut ce que nous avons nommé nos « secondes révélations », commentées dans ITINÉRAIRES, numéro 171 de mars 1973, pages 259 et suivantes.)
... Et nous la retrouvons dans notre missel d'aujourd'hui. Un évêque que je connais bien et qui m'est fort sympathique, alerté par moi à ce sujet, m'a répondu : « oui, il y a là une grande faiblesse doctrinale ». Il m'a fait également remarquer que le même missel revenait à plusieurs reprises sur le caractère sacrificiel de la messe. Alors je lui ai dit avec toute ma conviction : « Mais ça ne suffit pas ! Dans ce cas-là, puisqu'il y a une erreur, une ambiguïté, une hérésie ou une source d'hérésie à la page 383, supprimez-la » or l'erreur y figure toujours.
LOUIS SALLERON. -- Ce que vous me dites m'intéresse beaucoup parce que, en réalité, si je comprends bien, et je crois, en effet, que c'est la racine de la question, il s'agit de leur part d'une lâcheté. Les choses sont toujours présentées d'une manière ambiguë. On nous explique : ça dit ça, mais ça peut vouloir dire autre chose, et puis d'ailleurs, en tel endroit, à telle page... Autrement dit, on vous dit blanc d'un côté, noir de l'autre, gris au milieu, et petit à petit on inculque l'erreur, ou l'hérésie, ou le manque de foi.
MICHEL DE SAINT PIERRE. « Il s'agit simplement de faire mémoire du sacrifice déjà accompli. » Cette phrase a tout de même le mérite de ne contenir aucune ambiguïté. Elle est hérésie pure et simple...
LOUIS SALLERON. -- Pure et simple.
212:181
V. -- Ceux qui ont protesté
C'est donc l'occasion de redonner, en la complétant, la liste des auteurs et des publications qui ont fait écho à notre protestation. Elle permet en outre, *a contrario*, d'imaginer mentalement la liste des publications catholiques qui, au bout de *quatorze mois*, n'ont encore rien trouvé à dire sur la question, ou n'ont pas encore jugé opportun d'en parler.
La liste est chronologique. Elle met en lumière que cinq auteurs seulement ont estimé important de souligner que le « rappel de foi » remontait à 1969. Nous avons noté aussi quels sont ceux qui ont explicitement demandé à leurs lecteurs d'appuyer la campagne d'ITINÉRAIRES. En revanche nous n'avons ni noté ni marqué d'un signe spécial les auteurs qui, étant par exemple, chronologiquement, le 12^e^ ou le 22^e^ seulement à en parler, laissaient croire à leurs lecteurs qu'ils étaient le premier, et que c'était de leur part une trouvaille personnelle...
1\. -- Louis SALLERON dans *Carrefour* du 15 janvier 1973.
2\. -- L'abbé J. Emmanuel des GRAVIERS dans le numéro 111 du *Courrier de Rome*.
3\. -- L'éditorialiste de *Lumière*, numéro 104 de janvier.
4\. -- L'abbé Louis COACHE dans *Monde et Vie* du 6 février.
5\. -- Le *Courrier de Rome* pour la seconde fois : numéro 112. lettre aux évéques.
6\. -- *Nouvelles de chrétienté*, numéro 533.
7\. -- *Una Voce Helvetica*, numéro 27 de Janvier-février.
8\. -- Louis SALLERON pour la seconde fois, dans *Carrefour* du e mars.
9\. -- *Lumière* pour la seconde fois : numéro 106.
10\. -- L'abbé Georges de NANTES dans la *Contre-Réforme catholique*, numéro 66.
11\. -- *Monde et Vie* pour la seconde fois : numéro du 16 mars.
12\. -- Un lecteur, dans le courrier des lecteurs de *L'Homme nouveau*, numéro du 18 mars.
13\. -- G. de WURTEMBERGER, dans *Le Républicain* d'Estayer-le-lac (canton de Fribourg en Suisse).
14\. -- *Lumière* pour la troisième fois, article de Bernard WACONGNE : numéro 107.
15\. -- Édith DELAMARE dans *Rivarol* du 5 avril : elle est en outre la première à faire écho à nos « secondes révélations » sur la date de 1969.
16\. -- Le *Bulletin de l'A.P.S.,* numéro 9 : il est le premier à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne.
213:181
17\. -- Jacques RABANY dans *Les Compagnons de saint Martin et d'Ozanam,* numéro du 8 avril.
18\. -- *Cooperatores veritatis* de Bruxelles, numéro 7 : Ils sont les seconds à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne.
19\. -- L'abbé Luigi VILLA dans *Chiesa viva* de Brescia, numéro 18 d'avril : il est le second à souligner la date de 1969.
20\. -- Luce QUENETTE dans la *Lettre de le Péraudière*, numéro 47 elle est la troisième à souligner la date de 1969.
21\. -- *Fidélité chrétienne*, numéro 18.
22\. -- L'abbé Luc J. LEFEBVRE dans *La Pensée catholique* de mars-avril.
23\. -- *Tradition et renouveau*, numéro 43 de mai.
24\. -- Louis SALLERON pour la troisième fois, dans *Carrefour* du 17 mai : où il est le troisième à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne.
25\. -- Édith DELAMARE pour la seconde fois : dans le *Bulletin du C.I.C.E.S.* du 1^er^ juin. Elle souligne à nouveau la date de 1969.
26\. -- SAINT-GILLES dans la revue de presse de *L'Homme nouveau* du 3 juin : il est le quatrième à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne.
27\. -- La lettre circulaire n° 23 (du 25 juillet) de la « Confédération nationale des familles chrétiennes ».
28\. -- L'abbé Louis COACHE pour la seconde fois : dans *Le Combat de la foi*, supplément à Forts dans la foi, numéro 28 ; il est le quatrième à souligner la date de 1969, et le cinquième à recommander que l'on apporte un soutien actif à notre campagne.
29\. -- Marcel LAPIERRE dans *La Vérité catholique*, mensuel publié à Montréal, numéro de septembre 1973.
30\. -- Marcel DE CORTE, dans le *Bulletin indépendant d'information catholique* publié en Belgique. (Le même Bulletin avait précédemment publié un extrait d' « Itinéraires » sur ce sujet : dans son numéro d'avril-mai, paru vers le 25 mai.)
31\. -- Michel de SAINT PIERRE, dans son livre : *Églises en ruine, Église en péril* (Plon), pages 148 et 149. Michel de Saint Pierre est le cinquième auteur qui souligne la date de 1969.
32\. -- Introïbo, bulletin de liaison et d'information des membres de l'Association sacerdotale Noël Pinot (31, rue Thiers, 49000 Angers), dans son numéro 2 de septembre 1973.
33\. -- Michel de SAINT PIERRE et Louis SALLERON, dans leur entretien publié dans *Carrefour* du 17 janvier 1974.
N.B : -- Quelques auteurs de langue allemande, anglaise ou espagnole ont également fait écho à notre campagne. Mais, comme nous ne sommes pas en mesure d'en faire un recensement suffisamment complet dans ces trois langues, nous préférons avertir qu'ils ne figurent pas sur notre liste.
214:181
Dans l'entretien cité entre Michel de Saint Pierre et Louis Salleron, celui-ci a cette remarque profonde, qui s'applique aussi bien à la société ecclésiastique qu'à la société civile :
-- « *Entre le pays réel et le pays légal, il y a ce que j'appelle le monde imaginaire, c'est-à-dire les mass-media, la télévision, la presse, la radio, etc. Ce monde-là est quelque chose de différent du pays légal, parce que ce n'est pas la légalité ; il est différent du pays réel, parce que ce n'est certainement pas la réalité profonde. La presse, la radio et surtout la télévision entretiennent ce monde imaginaire. *»
Nous avons plusieurs fois expliqué -- notamment dans notre *Hérésie du XX^e^ siècle, --* que l'épiscopat postconciliaire a perdu à peu près tout contact avec les réalités naturelles et avec les réalités surnaturelles. Il se situe dans le « monde imaginaire » mis en scène par les mass-media.
En se prolongeant, cette situation somnambulique amène inévitablement le peuple chrétien dans son ensemble à perdre soit la foi catholique, soit le respect pour les évêques.
Oui, cela se comprend, le peuple chrétien, chaque jour davantage en vient à perdre :
-- soit la foi catholique, quand il continue à suivre aveuglément l'épiscopat dans sa nouvelle religion ;
-- soit le respect pour les évêques, quand il en vient à toucher du doigt leur endurcissement dans l'apostasie immanente.
J. M.
215:181
### Association du vœu pour le Vietnam
\[voir It. 166 p. 169\]
218:181
Le président vient d'adresser la lettre suivante aux adhérents et aux sympathisants de l'Association :
*Monsieur, Madame,*
*En juillet 1972, alors que de nouvelles ruines s'accumulaient au Sud-Vietnam, des catholiques français, soucieux de secourir matériellement et spirituellement un peuple auquel nous tient tant de souvenirs communs, fondèrent l'Association du Vœu pour le Vietnam.*
*Ses premiers objectifs étaient les suivants :*
*1° Construction à Cam-Ranh, dans la province de Nhatrang, d'un village pour les réfugiés de Gio-linh et Cam-Io, bourgades proches du 17^e^ parallèle.*
*Ce lieu était choisi en raison de sa relative sécurité et de l'aide que Mgr THUAN, évêque de Nhatrang et secrétaire exécutif du Comité pour la reconstruction du Vietnam était disposé à y apporter.*
*C'est ainsi qu'est né le village de SONG-MY, qui accueille aujourd'hui 6.000 personnes réfugiées.*
*2° Aide aux montagnards des hauts plateaux de Kontum et Pleiku. La situation matérielle désastreuse de ces populations, la faiblesse de l'aide extérieure dont elles bénéficient, la présence auprès d'elles d'un évêque français, Mgr SEITZ et d'un prêtre qu'a pu rencontrer un responsable de l'Association, le R.P. LEONI, des missions étrangères, ont déterminé ce choix.*
*3° La fourniture des médicaments* (*vitamines, sulfamides, pansements...*) *dont les réfugiés du Centre-Vietnam -- et tout spécialement les enfants -- ont un urgent besoin.*
*Grâce à la générosité de nombreux Français, une partie de ce programme à pu être réalisée. Mais beaucoup reste encore à faire, d'autant plus que des appels bouleversants venant de prêtres français et vietnamiens nous sont parvenus depuis que l'Association est publiquement connue.*
*La tâche est donc immense et, pour la mener à bien, nous ne pouvons compter que sur la générosité de chacun. Le sacrifice que cela peut représenter est largement payé par le réconfort qu'apporte à nos frères dans la détresse ce geste de solidarité :*
« *Je suis ému de voir des amis penser à nous dans nos souffrances, nous écrivait Mgr THUAN. Je vous remercie de tout cœur pour ce que vous faites en faveur de notre pays si durement éprouvé : VOS PRIÈRES ET VOTRE AIDE ONT UNE TRÈS GRANDE VALEUR EN CE MOMENT DIFFICILE. *»
*Ayons donc à cœur de ne pas décevoir ceux qui attendent beaucoup de nous.*
*Le Président,\
Paul SCHMITZ.*
Adressez vos doits à l'Association du Vœu pour le Vietnam, 56, rue Kléber, 75116 Paris
219:181
### Annonces et rappels
#### Le livre rouge de l'avortement
C'est le « livre de poche » du combat politique contre l'avortement. Il est publié par l'Association des médecins pour le respect de la vie, qui déclare dans l'Avertissement du volume :
*Des médecins français réunis au sein de l'Association des Médecins pour le Respect de la Vie ont éprouvé la nécessité de mettre à la disposition de la population les documents précis qui lui permettraient de se faire une opinion dans les discussions récentes sur l'avortement.*
*Avec plusieurs collègues, nous avions envisagé d'écrire un livre, un petit livre, qui donnerait tous les éléments de décision aux lecteurs. La tâche était énorme ; nous étions en train de la réaliser lorsque nous avons eu connaissance du livre du docteur et de Mme Willke. Ce livre nous à semblé répondre exactement aux notions médicales actuelles et à la description précise de tous les phénomènes à la fois moraux, économiques et sociaux qui entourent l'avortement. Il nous est apparu que d'écrire une paraphrase française serait une erreur et nous avons préféré présenter au public français cette traduction d'un excellent livre.*
*Outre les documents précis, nombreux et très divers qu'il apporte, il donne des références sur ce qui se passe aux État-Unis à propos de l'avortement. On ne peut qu'être intéressé par l'expérience américaine, d'autant qu'on est frappé par la similitude des arguments et des procédés employés pour permettre l'avortement dans un grand pays.*
*Cette expérience peut nous permettre d'éviter les même catastrophes chez nous.*
La revue PERMANENCES à précisé (numéro 105, page 37) : « Nos amis ne rechercheront dans ces pages ni la doctrine catholique exhaustive sur l'avortement ni même la pleine expression du simple droit naturel », mais un certain éventail d' « arguments apologétiques ».
220:181
Ce livre a été publié par le Docteur et Mme Willke à Cincinnati (U.S.A.) sous le titre : Handbook on Abortion.
En France il paraît aux ÉDITIONS FRANCE-EMPIRE, 68, rue Jean-Jacques Rousseau, 75001 Paris, sous le titre : *Le livre rouge de l'avortement.*
\[Avis pratiques, suite...\]
242:181
Faisant mémoire de nos morts
plus spécialement, et institutionnellement, le dernier vendredi du mois :
Henri POURRAT
Joseph HOURS
Georges DUMOULIN
Antoine LESTRA
Charles DE KONINCK
Henri BARBÉ
Dom G. AUBOURG
L'abbé V.-A. BERTO
Henri MASSIS
Dominique MORIN
André CHARLIER
Claude FRANCHET
Henri RAMBAUD
Chaque jour, trois fois le jour, le matin, à midi, le soir, notre rendez-vous spirituel est la récitation en latin de l'Angelus.
============== fin du numéro 181.
[^1]: **\*** -- pas reproduit ici, ni ailleurs \[2002\]
[^2]: -- (1). Publiée par *Défense du Foyer*, numéro de février 1970, pages 32 et suivantes.
[^3]: -- (1). Saint Augustin, *Confessions.*
[^4]: -- (1). Le *Tractatus théologico-politicus* de Spinoza est de 1670.
[^5]: -- (2). On sait que le refrain *Ecr. l'inf.* (Écrasons l'infâme) termine la plupart des innombrables lettres de Voltaire, surtout à partir de 1760.
[^6]: -- (3). La première édition est de 1797.
[^7]: -- (4). Joseph de Maistre commença par réfuter -- durement -- la thèse du complot, dans le courant de l'année 1800. Il l'admit en partie, surtout pour les Illuminés de Bavière, qui occupent chez Barruel une place centrale, quelques années plus tard. Cf. Émile DERMENGHEN : *Joseph de Maistre mystique,* Paris, 1946, p. 87-88. Alexandre MATTE, dans son importante thèse, *Les Sources occultes du romantisme,* Paris, 1965 (réédition), tome I, p. 314-316, se borne à dénombrer les erreurs les plus manifestes de Barruel. (Une nouvelle édition des « Mémoires » est en cours pour 1974. Notice sur demande à Diffusion de la Pensée française, Chiré-en-Montreuil, 86190 Vouillé).
[^8]: -- (5). 1797.
[^9]: -- (6). Ce maître incontesté des études révolutionnaires qui mourut âgé de trente-neuf ans sur le front de Verdun a laissé trois ouvrages : *Les Sociétés de pensée et la Démocratie moderne*, 1921 -- *La Révolution et la libre-pensée*, 1924 -- *Abstraction révolutionnaire et réalisme catholique,* 1935.
[^10]: -- (7). TAINE : *Les Origines de la France contemporaine*, Paris, 187. 1893.
[^11]: -- (8). MORTIMER-TERNAUX : *Histoire de la Terreur.*
[^12]: -- (9). Il va sans dire que la comparaison s'arrête là.
[^13]: -- (10). *La Restauration*, 1851, p. 110.
[^14]: -- (11). Consulter sur ce point des ouvrages d'esprit absolument opposé : Pierre GAXOTTE, *La Révolution française*, Paris, 1928 ; Albert SOBOUL, *La Première république*, Paris, 1968.
[^15]: -- (12). Cf. Jules MONNEROT : *Sociologie de la Révolution*, Paris 1970, p. 235 : « Le marxisme est le nec plus ultra du genre idéologie. L'eschatologie, l'apocalypse, l'état d'esprit adventiste, non seulement travestis, méconnaissables, ne se présentent pas dans cette idéologie pour ce qu'ils sont, mais encore seront revêtus d'une forme bien propre à forcer le respect du profane ignorant : l'économie politique. »
[^16]: -- (13). Léon DE PONCINS : *Les Forces secrètes de la Révolution*, Éditions Bossard, Paris 1928 -- *La F.-M. d'après ses documents secrets,* quatrième édition, D.P.F., 1972 -- *Top secret -- secrets d'État anglo-américains*, D.P.F., 1972.
[^17]: -- (14). Cf. Louis DAMÉNIE : *La Technocratie, carrefour de la Sub*version, Les Cahiers de l'Ordre français, 4^e^ Cahier, Nouvelle édition, 1973.
[^18]: -- (15). Cf. Pierre VIRION : *Bientôt un gouvernement mondial, une super et contre-église,* Éditions St-Michel, St-Céneré, 1967.
[^19]: -- (16). Joseph COMBLIN : *Théologie de la Révolution*, Éditions universitaires, 1970.
[^20]: -- (17). *Le rayonnement doctrinal et littéraire de l'Église de France au XVIII^e^ siècle,* Pensée catholique, n^os^ 121 et 123.
[^21]: -- (18). Cf. Dr ROBINET : *Le Mouvement religieux à Paris pendant la Révolution* (1789-1801), Paris, 1898, 2 vol.
[^22]: -- (19). Paul LESOURD et Claude PAILLAT : *Dossier secret de l'Église de France,* Paris, 1967, tome II, disent au début de l'ouvrage : « Si invraisemblable que cela puisse paraître, c'est l'Église qui permit la Révolution française. »
[^23]: -- (20). Ph. WARNIER : *Les Communautés de base,* 1972.
[^24]: -- (21). La condamnation formelle et définitive de la Constitution civile du clergé fut promulguée dans un bref daté du 8 avril 1790. Il est amusant et peut-être scandaleux d'entendre cette condamnation jugée de la sorte par le P. Comblin, dont je parle plus loin : « Le Pape condamna la Constitution civile du Clergé, inaugurant ainsi l'attitude d'opposition systématique des catholiques à la Révolution. » *Théologie de la Révolution*, p. 156.
[^25]: -- (22). Jean VACQUIÉ : *La Révolution liturgique,* Préface de Léon de Poncins, D.P.F., 1971. L'extrême netteté de l'exposition et son remarquable équilibre font d'autant mieux ressortir le sombre avenir, dans la mesure où il est humainement possible de le conjecturer, qui attend cette révolution liturgique.
[^26]: -- (23). Mgr Matagrin, évêque de Grenoble.
[^27]: -- (24). *L'Intelligence en péril de mort,* Paris, Éditions du Club de la Culture française, 1969, p. 91.
[^28]: -- (25). Sur la Révolution aristocratique, cf. le beau livre de Bernard FAŸ : *La Grande Révolution*, 1789-1815, Paris, Le Livre Contemporain, 1950.
[^29]: -- (26). Cf. Odilon BARROT : *Mémoires*.
[^30]: -- (27). Le professeur de droit Teitgen.
[^31]: -- (28). Cf. *La Contre-révolution en Algérie*, présenté par Claude Mouton (de l'Algérie française à l'invasion soviétique), D.P.F., 1972.
[^32]: -- (29). *L'Intelligence en péril de mort*, *op. cit.*, p. 46 et sqq.
[^33]: -- (30). ITINÉRAIRES, avril 1973 : Révolution et Contre-révolution.
[^34]: -- (31). P. CHATEAU-JOBERT : *Doctrine d'action Contre révolutionnaire*, D.P.F., 1972.
[^35]: -- (28). *Pour qu'Il règne,* Office international des œuvres de formation civique, Paris, 1970 (réédition).
[^36]: -- (1). Cette interpellation est correcte en italien. Elle serait fautive en français. Car en français, à la différence de l'italien, « Éminence » n'est pas un vocatif, pas plus que « Majesté », « Excellence », etc. On doit dire : « Monseigneur le cardinal... daigne Votre Éminence... » Ce n'est pas l'usage, mais le bon usage qui est la règle de la langue : c'est-à-dire l'usage des bons écrivains. Toutefois on signale un cas, récent, où un bon écrivain a employé « Éminence » comme vocatif : C'est la lettre d'Henri Rambaud au cardinal Renard, en mars 1971 (voir notre numéro 157, page 259). Faut-il y voir le début d'une évolution du bon usage, ou, ce qui n'est pas complètement impossible, une faute occasionnelle d'un bon écrivain ? (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^37]: -- (1). Ruses plutôt immorales.
[^38]: -- (1). *Courrier de Rome,* 5 novembre 1973.
[^39]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 178, page 31.
[^40]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 178, page 92.
[^41]: -- (1). Mgr Marcel Lefèbvre, CCP La Source 33.127.30 ; adresse : Séminaire Saint Pie X, 1908 Riddes, Suisse.
[^42]: -- (96). *Eth. Nic.,* VI, 12, 1143 b 12 ; Prov., 3, 4 ; Eccl., 6, 35 ; IIa-IIae, qu. 49, a. 3, c. et ad 2 ainsi que la qu. 4.
[^43]: -- (97). *De Virt.,* qu. 1, a. 5, ad 8.
[^44]: -- (98). *Eth. Nic.,* IX, 9, 1169 b 30 sq.
[^45]: -- (99). *In E. N.,* 1896.
[^46]: -- (100). 1905.
[^47]: -- (101). 2062.
[^48]: -- (102). IIa-IIae, qa. 58, a. 5, c.
[^49]: -- (103). *Ibid., a. 6, c.*
[^50]: -- (104). Cf. M. DE CORTE, *De la Justice,* DMM, 1973.
[^51]: -- (105). *Eth. Nic.,* V., 3, 1129 b 13 sq. et in *E.N.,* 900-906.
[^52]: -- \[seul se trouve l'appel de note dans l'original\]
[^53]: -- (107). *In. E.N.,* 907.
[^54]: -- (108). 909.
[^55]: -- (109). *Eth. Nic.,* 1130 a 7.
[^56]: -- (110). *In E.N.,* 910.
[^57]: -- (111). 911.
[^58]: -- (108 bis) *In. E.N.,* 1196-1199.
[^59]: -- (109 bis) 1197 et 25.
[^60]: -- (110 bis) 919.
[^61]: -- (111 bis) 1163.
[^62]: -- (112). *Eth. Nic.,* VI, 9, 1142 a 1 ; *In E.N.,* 1206.
[^63]: -- (113). IIa-IIae, qu. 47, a. 10 c. et ad 2 et 3.,
[^64]: -- (114). Ia, au. 22, a. 1.
[^65]: -- (115). IIa-IIae, qu. 47, a. 12, c : et qu. 50, a. 2, C. et ad 2.
[^66]: -- (116). IIa-IIae, qu. 50, a. 1.
[^67]: -- (117). *Ibid*., c.
[^68]: -- (118) *Ibid.*
[^69]: -- (119). IIa-IIae, qu. 47, a. 1, ad 3.
[^70]: -- (120). IIa-IIae, qu. 47, a. 4, c.
[^71]: -- (121). IIa-IIae, qu. 51, a. 1, c.
[^72]: -- (122). IIa-IIae, qu. 51, a. 2.
[^73]: -- (123). IIa-IIae, qu. 51, a. 3, c. et ad 1 ; cf. aussi a. 2, ad 2.
[^74]: -- (124). IIa-IIae, qu. 51, a. 4, c. et ad 3.
[^75]: -- (125). *In E.N.,* 327.
[^76]: -- (126). Ia-IIae, qu. 90, a. 4, c.
[^77]: -- (127). *In E.N.,* 251. Il faudrait lire ici tout le Traité des Lois de la Somme qui est un long commentaire de notre texte Cf. M. DE CORTE, « Telle est la Loi », ITINÉRAIRES, numéro 127 de novembre 1968.
[^78]: -- (128). *In E.N.,* 1971.
[^79]: -- (129). 2138.
[^80]: -- (130). *Eth. Nic.,* X, 10, 1179 b 7 sq et *In E.N.,* 2141.
[^81]: -- (131). *In E.N.,* 2142-7.
[^82]: -- (132). *Eth. Nic.,* 1179 b 31 -- 118 a 4.
[^83]: -- (133). *In E.N.,* 2150.
[^84]: -- (134). 2153.
[^85]: -- (135). 2154.
[^86]: -- (136). *Eth. Nic.,* X, 10, 1180 b 27 sq.
[^87]: -- (137). *In E.N.,* 2171.
[^88]: -- (138). *Eth. Nic.,* X, 10, 1181 a 12 -- b 3, et *In E.N.,* 2172-6.
[^89]: -- (139). *Eth. Nic.,* X, 10, 1181 b 7.
[^90]: -- (140), *In E.N.,* 2177.
[^91]: -- (141). *Eth. Nic.,* X, 10, 1181 b 15.
[^92]: -- (142). 1181 b 14 sq et *In E.N.,* 2179-80.
[^93]: -- (143). Ia-IIae, qu. 92. a. 1, ad 3.
[^94]: -- (144). IIa-IIae, qu. 47, a. 10, ad 2.
[^95]: -- (145). Ia-IIae, qu. 92, a. 1.
[^96]: -- (146). Ch. MAURRAS, *De la politique naturelle au nationalisme intégral*, textes choisis par F. Natter et C. Rousseau, Paris, 1972, p. 277.
[^97]: -- (147). L. LACHANCE, *L'humanisme politique de saint Thomas d'Aquin,* Paris, 1965.,
[^98]: -- (148). *De Ver.,* qu. 1, a. 5, ad 8.
[^99]: -- (149). IIa-IIae qu. 47, a. 11, ad. 3.
[^100]: -- (150). *De virt.,* qu. 1, a. 7, c. ; Ia-IIae, qu. 56, a. 3, c. ; 57, a. 3, c. ; *In E.N.,* 516 ; Ia-IIae, qu. 57, a. 4, c. ; a. 5, ad 1 ; qu. 68,.a. 4, ad 1 ; In Met. I, n. 34.
[^101]: -- (151). *Contra Gent.,* III, 11 ; S. Th., Ia, qu. 15, a. 1, c. ; a : 3, c.
[^102]: -- (152). *In Pot.* I, *Proem,* n. 2.
[^103]: -- (153). *In De Coelo* I, *Proem*., n. 2.
[^104]: -- (154). *Contra Gent.,* Il, 2 ; III, 66 ; *De Pot*., qu... 5, a. 1 :-, ad..5.
[^105]: -- (155). Ia, qu. 104, a. 1, c., ; qu. 90, a. 3. ; qu. 105, a. 2, ad 3,..
[^106]: -- (156). Au sens du verbe grec *poiein*, faire, fabriquer, œuvrer, construire, produire une œuvre extérieure à l'agent.
[^107]: -- (156 bis) IIa-IIae, qu. 47, a. 5, c. ; Ia-IIae, qu. 57, a. 4, c.
[^108]: -- (157). Ia-IIae, qu. 57, a. 5, ad 1 ; qu. 56, a. 5, ad 2.
[^109]: -- (158). Ia, qu. 79, a. 9, ad 3.
[^110]: -- (159). Ia-IIae, qu. 57, a. 4, ad 3.
[^111]: -- (160). De regim. princ., I, 1.
[^112]: -- (161). Contra Gent., III, 17.
[^113]: -- (162). Ibid., 36.
[^114]: -- (1). Nous nous permettons de renvoyer aux chapitres sur *Jésus Souverain Juge* dans notre livre sur *Les Grandeurs de Jésus-Christ* (DMM).
[^115]: -- (1). Le classique sur cette question est l'Apocalypse du Père Allo, o p., Gabalda, éditeur à Paris ; Collection Études bibliques (épuisé).
[^116]: -- (1). Sur ce sujet précis (permanence de la Messe), voir Malvenda, o.p., dans la *Dissertation sur l'Antéchrist,* n° 22, qui fait suite à la II^e^ Thessal, dans *la Bible de Vence,* t. 16, Paris 1773. La Bible dite de Vence reprend et complète la Bible de Dom Calmet.
[^117]: -- (1). Bénédiction du Cierge pascal dans la veillée de Pâques.
[^118]: -- (2). Noter cet ad 2 dans IIa-IIae, quest. 174, art. 6 : « Dieu est plus porté à écarter les fléaux dont il nous menace qu'à retirer les bienfaits qu'il nous promet. »
[^119]: -- (1). Consistoire du 29 novembre 1911.
[^120]: -- (2). On. peut voir nos articles : « Ce Principe très simple » (décembre 1972) ou « L'Église dispensatrice des sacrements » (mars 1973).
[^121]: -- (1). Voir sur ce sujet IIa-IIae, au traité des états (comme on l'appelle) la question 177. -- La fin de la IIa-IIae contient en réalité trois traités majeurs : celui des états de perfection, qui termine tout, vient après le traité des charismes (grâces *gratis datae*) et des formes de vie (active ou contemplative) :
[^122]: -- (1). Relire Rom., XII, la Cor., XII, Eph., IV, la Thes., V, 16-22.
[^123]: -- (1). Rudolph GRANER. *Athanase et l'Église de notre temps ;* traduit de l'allemand par Albert Garreau. Éditions du Cèdre, 13, rue Mazarine, 75006 Paris.
[^124]: -- (1). Chez Fayard à Paris, 600 pages.
[^125]: -- (1). Préface, page XXVII.
[^126]: -- (1). Indications des dates pages 3, 5, 19, 31.
[^127]: -- (2). IIa Thessal. 11, 4.
[^128]: -- (1). Paris, Laffont, 1947. Nouv. éd. Plon, 1971.
[^129]: -- (1). B.P. 11, 78000 Versailles.
[^130]: -- (2). « Face au modernisme » (n° 86 de septembre-octobre 1964), « Comment combattre une hérésie » (n° 87 de novembre 1964), « Teilhard et les incroyants » (n° 108 de décembre 1966), « Claudel, saint Thomas et Teilhard » (n° 115 de juillet-août 1967).
[^131]: -- (1). 21, rue d'Édimbourg, 75008 Paris.
[^132]: -- (1). Sur Louis Daménie, voir notre « Note critique » dans le n° 161 de mars 1972, pages 138 à 145.