# 182-04-74 1:182 HENRI RAMBAUD *est mort à Lyon le 14 février, à l'âge de soixante-quinze ans. La plupart de nos lecteurs l'auront sans doute appris ou entendu dire presque aussitôt : car les journaux, ou du moins les plus importants, à Paris et à Lyon, ont annoncé la nouvelle, et même adressé à notre ami un dernier salut qui était en général conve­nable. La notoriété disons mondaine d'Henri Rambaud était fort étendue, pour deux raisons. La première tient à ses travaux littéraires, par exemple sur Gide, sur Mauriac, sur Valéry, qui l'avaient mis en relation avec des milieux intel­lectuels fort éloignés par ailleurs de ses pensées et des nôtres. La seconde est que ce maurrassien, -- comme l'a rappelé Roger Joseph, avec une exacte discrétion, dans son émouvant et fidèle article d'* « Aspects de la France » *du 28 février, --* « dans les dernières saisons de l'occupation alle­mande, avait personnellement opté pour une cer­taine résistance », *-- c'est-à-dire, précisons-le, pour une résistance qui n'était plus la résistance de l'Action française à l'occupant, mais qui était la Résistance majusculaire et gaullo-communiste, l'officielle, celle dont sont issus depuis trente ans les princes qui nous gouvernent, à la seule excep­tion du président Pompidou, les institutions qui nous régentent, les équipes, les dogmes, les pré­jugés qui dominent encore la presse, l'édition, les radio-télés et l'université.* 2:182 *C'est en qualité majus­culairement et gaullo-communistement reconnue de* « résistant » *qu'Henri Rambaud, le 26 janvier 1945, vint témoigner au procès de Charles Maur­ras. Même trente ans après, c'est aussi, c'est, sur­tout à cette qualité de* « résistant » *qu'il doit que la presse installée ait suspendu, à l'occasion de sa mort, l'application de la loi du silence qui frappe ordinairement les collaborateurs réguliers de la revue* ITINÉRAIRES. « Les dernières années de sa vie », *dit Le Mon­de, il écrivait un* « journal » *qui* « ne donne qu'une idée partielle de ses centres d'intérêt et de sa pensée ». *Ce* « Journal des temps difficiles » *d'Henri Rambaud manifeste au contraire son intérêt, sa pensée, sa foi catholiques : qui étaient l'essentiel de son âme, de son œuvre, de sa vie.* *La chronologie, à elle seule, l'indique déjà. En effet, il avait été pour* ITINÉRAIRES *un ami quasiment dès le début. Mais il n'avait d'abord donné à la revue que quatre articles en dix ans. C'est en janvier 1969 qu'il publie dans* ITINÉRAIRES *son* « Analyse détaillée de la prévarication des évêques français », *à propos de leur* « monu­ment de complaisance au monde et d'infidélité ». 3:182 *C'est de novembre 1969 qu'est la première page de son* « Journal des temps difficiles » *dont la publication commence en avril 1970.* *C'est donc bien l'année 1969 qui date la mobi­lisation militante d'Henri Rambaud à* ITINÉRAIRES *l'année 1969 qui est celle où l'* « *auto-démolition *» *de l'Église est officiellement reconnue, en propre terme, par le pontife romain.* *Ce n'était pas là pour Henri Rambaud un* « *cen­tre d'intérêt *» *partiel ou secondaire. Pour lui com­me pour nous, il y allait de tout. Il fut avec nous, depuis 1699, dans tout l'essentiel du combat pour l'Écriture, le catéchisme et la messe. Il publia son* « *accord complet *» *avec notre* LETTRE A PAUL VI. *Son dernier article dans* ITINÉRAIRES, *paru quinze jours avant sa mort, se terminait en reco­piant ces deux vers de saint Thomas d'Aquin dans l'office du Saint-Sacrement :* *Per tuas semitas duc nos quo tendimus\ Ad lucem quam inhabitas*. *Daigne Dieu entendre la prière de son servi­te*ur. A *la mémoire d'Henri Rambaud, nous rappel­lerons, nous expliquerons tout cela dans un* *pro­chain numéro ; cette année même, nous l'espérons.* *J. M.* 4:182 ## ÉDITORIAUX ### Résister au chantage par R.-Th. Calmel, o.p. L'ÉGLISE DU VRAI DIEU NE PEUT ÉVOLUER SOUS LE SIGNE DU MENSONGE. C'est bien pourtant ce qui semble se produire, avant tout par l'imposture des chefs, depuis le Concile de Vatican II. Il importe de n'être pas dupe des masques, il importe de les faire craquer sans égard pour les mains ecclésiastiques abominables qui voudraient les plaquer sur notre visage et les imposer à notre vie intérieure. Combien de fois depuis Vatican II entre évêques et prêtres de bonne volonté, entre prieure et sœurs obéis­santes, combien de fois s'est renouvelé l'atroce dialogue du chantage le plus insidieux, le chantage qui fait appel à la fidélité, au désir de sainteté, à la volonté de tout donner pour Jésus-Christ. Et combien rarement religieux, religieuses ou prêtres séculiers ont su trouver dans la simplicité de leur foi, dans la droiture de leur amour, la force de résister tranquillement au chantage, de ne pas s'empoisonner ni se briser dans leur résistance ; mais au contraire de se rapprocher de Dieu, *du Dieu de toute consolation.* \*\*\* Cela se passait au début de l'an de grâce 1970, peu après le « lancement » du *novus Ordo* du Pape novateur. L'évêque avait fait appeler le jeune curé d'une modeste paroisse. Accueil embarrassé mais qui voulait être gen­til ; félicitations banales qui essayaient de donner le chan­ge ; puis tout à coup, non sans une gêne visible, une at­taque brusquée de la part de l'évêque : mais enfin, qu'at­tendez-vous pour prendre la nouvelle Messe ? 5:182 -- Pardon, Monseigneur il n'y a pas *la* nouvelle messe il y a *des* messes nouvelles et autant que de prêtres. -- Soit. Mais vous, vous célébrez comme on a toujours fait jusqu'ici. Est-ce que cela va durer encore longtemps ? Le Pape a parlé. -- Et qu'est-ce qu'il a dit, Monseigneur ? A-t-il dit *anathème* à quiconque célèbrera selon le rite catholique traditionnel, latin et grégorien ? Le Pape nous a-t-il chargé la conscience d'un péché mortel si nous persévérons à dire la messe comme lui, Pape, l'a dite pendant 30 ou 40 ans ? Le Pape a-t-il parlé de sanctions canoniques ? Je dis canoniques, Monseigneur, vous n'ignorez pas le sens de ce terme. -- Passons, Monsieur le Curé. Pape ni concile ne veulent plus parler de damnation ni porter de condamna­tion. Mais enfin, vous qui parlez si souvent, dans votre *bulletin paroissial,* de fidélité à l'action du Saint-Esprit, vous ne craignez donc pas de résister au Saint-Esprit, car le Saint-Esprit est à l'œuvre dans ce prodigieux renou­veau. -- Je ne crains nullement de résister au Saint-Esprit en gardant le rite traditionnel de la Messe. Je ne crains pas de prendre le chemin du minimum dans l'obéissance et la ferveur. -- Vous ne prenez quand même pas le chemin du maximum d'obéissance et d'abnégation. -- Pardon, Monseigneur, ce chemin du maximum que j'ai toujours désiré suivre, que j'ai toujours prêché à la suite du Maître, ne peut pas être un chemin de ténèbres. -- Eh ! bien, où voyez-vous un chemin de ténèbres dans l'obéissance aux dispositions du *novus Ordo ?* -- Mais, Monseigneur, le chef qui prétend engager notre obéissance, alors qu'il n'ose pas engager son auto­rité, nous jette par là-même dans un chemin de ténèbres. Il nous dupe. Il nous roule. Il est un menteur. Pensez-en ce que vous voudrez, Monseigneur, mais avant de me presser, de m'exhorter (à votre façon) à prendre le *novus Ordo* pour me livrer à fond à Notre-Seigneur et à son service, donnez-moi une garantie suffisante qu'il s'agit bien du service de Dieu et non pas d'un caprice ponti­fical pour ne pas dire un abus de pouvoir sacrilège. 6:182 Si vraiment la messe nouvelle ou les nouvelles messes vien­nent du Saint-Esprit et non pas de l'esprit de ténèbres, nous n'avons qu'un moyen de le savoir : que le chef, à qui le Saint-Esprit, paraît-il inspirerait le renouveau, ose donc frapper les opposants au nom de ce même Saint-Es­prit. S'il ne le fait pas, c'est la preuve qu'il n'est pas sûr. -- Ah ! je vois bien que vous n'êtes pas revenu du juridisme et des anathèmes. Mais Jésus ignorait les ana­thèmes. Vatican II a fait comme le Seigneur. Et notre Pape conciliaire, selon la parole d'un cardinal, a misé sur l'amour. -- Pape conciliaire et inconciliant. La preuve : il ne fait la guerre à personne excepté à ses fils qui gardent la Messe de toujours. Mais laissons cela. Vous trouvez qu'il n'y a pas d'anathèmes dans l'Évangile. Et les malédic­tions aux villes du bord du Lac ? Et les malédictions à ceux qui scandalisent les petits qui croient au nom de Jésus ? Et les malédictions aux hypocrites ? Si notre Pape conciliaire veut imiter Jésus qu'il imite également son attitude à l'égard des chrétiens qui n'acceptent pas ce qui *paraît* être son commandement à lui, Pape, mais qui *ne peut pas l'être.* Encore une fois s'il commande au nom du Saint-Esprit qu'il condamne aussi au nom du Saint-Esprit. Il a le pouvoir *de lier et de délier,* qu'il l'exerce avec franchise. Très irrité l'évêque leva la séance. En renvoyant le curé il marmonnait entre ses dents : « Inutile de discuter. Il n'a rien compris à l'évolution de l'Église. Comme si nous avions fait un concile pour rien. » Ce simple curé a échappé noblement au chantage. De sa part, l'examen des titres de l'autorité ne procédait pas d'une volonté obscure d'en faire le moins possible. Il estimait simplement que le chemin que l'autorité lui pro­posait comme celui du don le plus généreux ne pouvait être un chemin de ténèbres ou de faux-semblant. Il ne voulait que se donner, mais se donner dans la lumière. L'évêque ni le Pape n'ayant apporté de garantie suffi­sante que la forme nouvelle de générosité et d'obéissance qu'ils réclament de nous est vraiment située dans la lu­mière, ce simple curé a estimé ne devoir rien changer à la forme précédente du don de *soi,* qui était manifeste­ment dans la lumière la plus pure. Si c'était l'Esprit Saint qui assistait le Pape pour faire des réformes qui vont *contre* ce qui est intrinsèquement lié à la tradition apostolique, le Pape devrait alors ex­communier en conséquence, *au nom de l'Esprit Saint,* ceux qui résistent à ses réformes. S'il ne le fait pas, nous n'avons pas d'assurance que ses réformes viennent de l'Esprit Saint. 7:182 Une piété qui pour s'approfondir s'attache à la Messe traditionnelle catholique, une foi qui pour s'éclairer con­tinue de s'instruire dans je catéchisme romain, un zèle qui, pour se nourrir, s'enracine dans les pratiques éprou­vées de l'ascèse et de l'oraison, cette piété, cette foi, ce zèle ne sont pas engagés dans une impasse ténébreuse ; ils procèdent de l'esprit de lumière, du Saint-Esprit. En revanche rejeter la Messe, le catéchisme, la disci­pline religieuse qui furent toujours approuvées avant Paul VI, rejeter en un mot une tradition *intrinsèquement* liée à la tradition apostolique, *donc une tradition contre la­quelle le Pape n'a aucun pouvoir,* ce serait là résister à l'Esprit Saint. R.-Th. Calmel, o, p. 8:182 ### Le monde à l'heure du pétrole par Louis Salleron L'AFFAIRE DU PÉTROLE, pour récente qu'elle soit, a déjà connu trois phases au niveau de l'opinion publi­que : celle de l'embargo, celle du prix et celle du paiement. La première phase n'a duré que quelques semaines. Était-il vrai que le robinet du pétrole allait être fermé ? Allions-nous geler tout l'hiver ? Les autos allaient-elles cesser de rouler ? Les usines allaient-elles cesser de tour­ner ? Il y a eu un moment d'angoisse, fortement tempérée par le scepticisme. On n'y croyait pas. La seconde phase rassura. Ce n'était qu'une question de prix. Il y aurait du pétrole, mais il faudrait le payer. Combien ? On n'a jamais su. On ne sait toujours pas. Finalement, à travers les informations et les estimations les plus variées, on s'arrêta à l'idée que les prix à la pro­duction étaient désormais à peu près triplés ou quadru­plés. Pour l'homme de la rue, ce fut simplement le litre de super qui passait à 1,75 F, en attendant plus. L'hom­me de la rue ne comprit pas, et ne chercha pas à com­prendre, comment un prix triplé ou quadruplé à la pro­duction se traduisait, à la consommation, par une augmen­tation nettement inférieure à 50 p. 100. Cela fait partie du mystère de l'Économie. La troisième phase apparut à la fin de janvier (se su­perposant aux précédentes sans les abolir). Payer, c'est très joli, mais comment ? 9:182 Ouvrons ici une parenthèse pour rappeler ce que sont les échanges, internationaux ou non. Jean-Baptiste Say s'est fait un nom au début du XIX^e^ siècle par sa formule fameuse : *les produits s'échangent contre les produits.* Il voulait dire que la monnaie n'est qu'un voile. Un pays reçoit de l'argent quand il exporte, et il en verse quand il importe, mais finalement on ne fait qu'échanger des produits. C'était sommaire, car les données qui entrent en com­position dans l'échange sont nombreuses et subtiles : les produits, les services, le capital, le travail, la monnaie, le crédit, le temps, etc., mais enfin il reste vrai que dans un système d'équilibre déterminé, la monnaie, qui expri­me précisément cet équilibre, dépend de toutes les autres données, et d'abord des produits. Il est impossible à un pays de payer brusquement et tant soit peu durablement des sommes qui excèdent le revenu net dont il dispose au sein d'un équilibre général. Après la guerre 14-18, le slogan fut : « L'Allemagne paiera. » On lui présenta l'addition de ce qu'elle avait détruit et quelle devait payer. L'addition était gigantesque. Même si elle l'avait voulu, ce qui n'était pas le cas, l'Alle­magne eût été incapable de payer. Pour le faire, il lui au­rait fallu acheter de l'or, ou des francs, ou d'autres mon­naies valant de l'or, ce qu'elle ne pouvait faire qu'en ven­dant des produits. Elle ne pouvait produire assez pour cela et l'eût-elle pu, elle aurait conquis tous les marchés. Même les réparations en nature n'allaient pas sans inconvénient : elles nuisaient ou risquaient de nuire à l'industrie fran­çaise. Règle absolue et universelle : dans tout échange, si la violence est exclue, l'avantage durable de l'échangiste favorisé ne peut être qu'infime -- disons 2 ou 3 p. 100 pour fixer les idées. C'est peu, mais c'est énorme dans un équilibre de paix et de stabilité monétaire. En lui-même, l'échange est bénéfique pour les deux parties, car des deux côtés, on troque ce qu'on a contre ce qu'on n'a pas. La multiplicité des échanges rend la mon­naie nécessaire, et l'enrichissement naît de là. Comme l'échange économique s'inscrit dans le cadre plus vaste des rapports humains, l'avantage final (et en­core provisoire) revient au groupe social qui est *au total* le plus fort. C'est souvent la guerre qui en décide, mais ce peut être simplement un changement des règles du jeu -- changement imposé par le plus fort, lequel peut de­venir celui qui était le plus faible au début, mais que son énergie a rendu le plus fort à la fin parce que son adver­saire s'est affaibli en devenant plus ou moins le simple rentier de la situation privilégiée. 10:182 Toute l'histoire de l'humanité illustre cette vérité sim­ple. Quand Hegel la résume dans la dialectique du maître et de l'esclave, et Marx dans celle de la lutte des classes, ils en font une image qui n'a que sa valeur d'image et n'épuise pas une réalité à laquelle l'Histoire donne les formes les plus diverses. Tous les rapports humains qui s'inscrivent en termes économiques s'expriment par des transports de capital ou de revenu. Le transport en capital c'est la réduction en esclavage, ou l'annexion territoriale on l'appropriation d'unités économiques quelconques. Le transfert en revenu, c'est le bénéfice commercial, qui, répétons-le, ne peut être que limité, s'il est général et durable. \*\*\* Revenons au pétrole. La note à payer excède infiniment les possibilités des Européens et des Japonais. Prenons quelques chiffres indiqués par la presse. 65 milliards de dollars, dit, selon B. de Jouvenel, M. Witte­ween, directeur du F.M.I. Il ne s'agit pas du prix total, mais du simple surplus à payer. Dans *Le Monde* du 10-11 février, nous apprenons que les experts de la Maison Blanche évaluent ce surplus à 70 milliards de dollars (115 en 1974 contre 45 en 1973). Pour l'Europe de l'Ouest, 55,2 milliards (contre 22,2) dont pour la France 10,7 (contre 3,9), soit 6,8 de plus, lesquels représentent, en francs, quelque 35 milliards qui ne sont pas très éloignés des 30 milliards dont M. Giscard d'Estaing avait parlé précédemment. Tous ces chiffres sont approximatifs, mais ils don­nent l'ordre de grandeur. Ici, évitons d'entrer dans la valse des comptabilités. nous n'en sortirions pas, et elles n'auraient pas grand intérêt. Contentons-nous de quelques constatations sim­ples et évidentes. Si le problème se posait à la France seule, elle serait déjà incapable de le résoudre. Comment pourrait-elle aug­menter ses exportations de 30 ou 35 milliards, c'est-à-dire de quelque 20 p. 100 (nos exportations se sont mon­tées à 162,5 milliards en 1973) ? Or le problème qui se pose à elle se pose également à tous l'Ouest européen et au Japon (sans parler des pays pauvres qui importent eux aussi du pétrole). 11:182 Et ce problème, qui n'était que celui du pétrole, va devenir, a déjà commencé de devenir ce­lui de l'ensemble des matières premières. On voit que c'est tout l'équilibre mondial des échanges qui est remis en cause. L'immensité de la tâche à entreprendre invite à des réflexions d'ordre très général. Nous en présente­rons quelques-unes, telles qu'elles nous viennent à l'esprit dans leur diversité. \*\*\* Le fait premier qui frappe dans sa massivité, dans son énormité, c'est le recul de l'Europe. Que pèse-t-elle maintenant à la surface de la planète ? Deux guerres ci­viles l'ont tuée. Certes si l'on se réfère aux chiffres de la production et des échanges, elle fait encore bonne figure à côté de l'U.R.S.S. et même des États-Unis. Mais, politi­quement et militairement, elle n'est plus rien, ou du moins pas grand-chose, entre les deux super-puissances qui l'écrasent. De surcroît, elle n'est qu'un mot, car elle n'est qu'une constellation de petits États qui n'arrivent pas à s'unifier. Si l'on ajoute qu'elle n'a pas, chez elle, les immenses ressources naturelles dont disposent les super­puissances, on mesure le degré de sa dépendance. Quant à la France, elle est, au sein de l'Europe, la plus pauvre en ressources naturelles. Elle résume en elle-même l'état de l'Europe et, cependant, l'idée de l'Europe la hérisse. La raison de cette hostilité, ou de cette méfiance, est historique. La France s'est constituée en État, au cours des siècles, contre ce qui apparaissait l'amorce d'un Empire européen. « Le roi de France est empereur en son royaume. » Depuis le XIX^e^ siècle, la France n'a eu qu'un souci : empêcher l'hégémonie allemande. Le souci était normal, et la France est parvenue à ses fins. Mais ce n'a été que pour se retrouver sans moyens, aux côtés de la nation voisine coupée en deux et pourtant déjà plus forte qu'elle-même, un quart de siècle après son effondre­ment de 1945, tandis que les maîtres du monde ne sont plus les Européens. \*\*\* Les réalités géopolitiques sont premières. Mais les réa­lités idéologiques ont pris, de nos jours, une importance capitale. La France, privée de moyens physiques, tente de jouer la politique idéologique. Tous les pays du monde trem­blent devant les super-puissances. 12:182 Ils voudraient bien de­meurer indépendants, c'est-à-dire bénéficier de la double liberté économique (face aux États-Unis) et politique (face à l'U.R.S.S.). La France se pense suffisamment assurée du prestige historique de son ancienne puissance et de sa Révolution pour prendre le leadership de cette aspiration diffuse à laquelle on donne communément le nom de « socialisme », en en précisant, si nécessaire, le « visage hu­main ». Le général de Gaulle ayant mené cette politique avec un certain succès, ses successeurs tentent de l'imiter. \*\*\* Au fond, il n'y a, pour l'Europe, que deux politiques possibles : accepter le leadership global des États-Unis (politique, militaire, économique et monétaire) ou jouer la carte idéologique d'une relative indépendance liée au socialisme. Le socialisme a la complicité de tous les pays. Il ronge sournoisement les États-Unis. Il ronge également, en tant qu'opposé au communisme, l'U.R.S.S. Il repré­sente donc une force. La France choisit le socialisme indépendant. Ses parte­naires européens inclinent à la reconnaissance du leader­ship américain. Les grandes époques de paix ont été celles de l'exercice de la toute-puissance ou du leadership d'un État. Rome autrefois, la Grande-Bretagne au XIX^e^ siècle. Il serait nor­mal que les États-Unis relaient la Grande-Bretagne. Mais ils n'ont pas l'expérience britannique. Après un siècle et demi d'isolationnisme, ils assument des responsabilités mondiales auxquelles ils ne s'étaient pas prépares. Le fait est qu'ils irritent tout le monde. Ils irritent l'Europe, qu'ils ont relevée de ses ruines, mais dont ils ont fait sauter l'empire colonial et qu'ils ont placée sous la menace de ! U.R.S.S. Ils irritent les anciennes colonies européennes, dont ils ont fait des États politiquement indépendants mais qu'ils tiennent sous la dépendance de leur économie. Ils irritent leurs propres citoyens par la mauvaise conscience qu'ils leur donnent à cause des conflits et des con­tradictions que révèlent leur idéal proclamé et leur prati­que politique. C'est un fait que les Européens, et particulièrement les Français, s'ils se sentent, pour mille évidentes raisons, plus proches des Américains que des Russes, louchent de plus en plus du côté de l'U.R.S.S. Puisque MM. Nixon et Brejnev sont d'accord, pourquoi aller chercher outre-Atlantique une protection qui n'a plus de raison d'être que dans la tension même qu'engendre ce choix ? 13:182 Les problè­mes intérieurs, asiatiques et mondiaux auxquels a à faire face l'U.R.S.S. rendent peu dangereuse une coopération avec elle. Elle a tout intérêt à montrer au monde et aux Soviétiques eux-mêmes qu'elle n'exporte pas la révolution et qu'elle est, somme toute, libérale. Face aux États-Unis elle n'a pas de meilleure politique à suivre. Les Euro­péens, eux, trouveraient peut-être, dans le temps gagné, a possibilité de se redéfinir et de se retrouver. Telle est, manifestement, l'idée souterraine qui hante la France et, peu ou prou, toute l'Europe. La confusion est donc reine. \*\*\* Au départ, il y a eu ce relèvement du prix du pétrole par les pays producteurs arabes, 200 ou 300 p. 100. On croit rêver ; et on subodore quelque étrange machina­tion. Si l'adage est vrai -- *is fecit qui prodest --,* les bénéficiaires, qui sont en première instance les pays ara­bes, sont bien davantage les Américains et les Russes qui tiennent aussi l'Europe à la gorge, seule véritablement dépendante du pétrole arabe. Le régime pétrolier est si compliqué que les experts peuvent seuls en disserter. Mais un fait est clair : il y a des pays producteurs, et la bizarrerie du Droit public veut qu'un État souverain peut, s'il s'en sent la force, nationa­liser les industries et propriétés privées diverses qui exis­tent chez lui. Il peut donc aussi fixer les prix des pro­duits qui sortent de chez lui. Si des contrats limitent son pouvoir, il peut rompre ces contrats -- à ses risques et périls. Apparemment les États arabes ne risquent rien. On remarquera le curieux Droit de propriété qui en résulte. Originellement, ce qui fonde la propriété c'est l'occu­pation du sol et le travail. Je suis propriétaire du blé ou du bétail que je vends parce que c'est mon travail qui a produit ce blé ou ce bétail sur la portion de territoire que je fais fructifier. Avec le développement de la civili­sation, la propriété du capital remplace, dans le commerce et l'industrie, celle du sol. Le travail de l'entrepreneur lui assure la propriété de son profit. Le travail du salarié lui assure la propriété de son salaire. Dividende, intérêt et loyer sont la propriété de l'actionnaire, du prêteur ou du propriétaire immobilier parce que l'entrepreneur, l'emprunteur ou le locataire trouvent leur avantage dans le contrat qu'ils passent avec le propriétaire du capital dont ils font usage. 14:182 Par la loi, l'État met une limite aux droits du pro­priétaire en vue de sauvegarder l'intérêt général ou de protéger le contractant le plus faible. D'où les législations multiples concernant les produits du sous-sol, l'expro­priation, la protection des salariés, etc. Le cas du pétrole est extraordinaire. Ceux qui ont fourni l'invention, la technologie, le capital et le travail se trouvent dépossédés de tout droit de propriété du fait du droit de la souveraineté ! Il y a là, manifestement, quelque chose qui cloche. La « destination universelle des biens », dont il est tant question de nos jours, est bafouée de la même façon que le droit de propriété. Ce qui apparaît donc certain dans cette affaire pétro­lière, c'est u'elle va accélérer l'élaboration d'un Droit nouveau tenant à sauvegarder les intérêts de tous, c'est-à-dire du monde entier. Le cas du pétrole est, en effet, également le cas des matières premières, de tous les pro­duits du sol, de la mer, de l'air et, finalement, de tout. On imagine sans peine qu'il n'est pas facile de régler tout cela. Ni les théories « capitalistes », ni les théories « socialistes » ne le permettent. On sera obligé de revenir à l'harmonisation de la destination universelle des biens et du droit de propriété privée selon le critère ultime du bien commun. Belle revanche de la philosophia perennis ! \*\*\* Il s'ait d'un problème de « redistribution des riches­ses ». L'expression est souvent employée, mais elle est trompeuse. Les richesses, pourrait-on dire, n'existent pas. Elles sont une création perpétuelle, résultant d'une im­mense accumulation de savoir, d'organisation, de machi­nes, de travail et de « capital » (qui représente tout cela). Ces richesses-là ne se redistribuent pas. Elles doivent même rester là où elles sont pour permettre la création d'autres richesses là où règne la pauvreté. C'est l'investis­sement et ce sont les échanges qui font la richesse nou­velle. Mais l'investissement est chose lente et complexe, précisément parce qu'il ne suffit pas de produire des biens nouveaux, il faut encore former les hommes, les instruire, leur donner toutes les qualités et les capacités sans les­quelles la création locale des richesses est impossible. 15:182 Les colonies avaient cette mission. Les colonisateurs l'ont plus ou moins bien remplie, mais dans l'ensemble ils ont tout de même fait évoluer positivement les pays qu'ils ont gouvernés. Dans bien des cas, l'indépendance a entraîné une régression. On voit mal comment des prix astronomiques conférés à des matières premières assure­raient à des pays rentiers une promotion quelconque en bien-être, en culture ou en savoir-faire. \*\*\* Ce qui est sûr, c'est qu'aucun règlement *durable* de l'actuelle affaire pétrolière ne peut s'établir sur la base d'accords directs entre pays européens acheteurs et pays arabes vendeurs. En effet, les pays européens ne pour­raient payer que par le réinvestissement, chez eux, des sommes gigantesques versées aux pays arabes. Autant-dire que ceux-ci deviendraient les propriétaires de nos do­maines et de nos industries et que, finalement, le pétrole ne servirait qu'à assurer le plein emploi de millions de salariés travaillant pour l'Arabie heureuse. Quelle que soit donc la légitimité d'accords bilatéraux provisoires entre pays européens et pays arabes, il est évident que le problème, étant général, appelle une solu­tion générale. Ce qui signifie le choix final entre leader­ship américain consenti ou prépotence de fait, de l'Amé­rique dans l'anarchie mondiale. Au XIX^e^ siècle, le leader­ship britannique n'excluait pas le « concert européen » et le rôle capital de la France. Toute la question est de savoir si les États-Unis seraient capables d'assurer un leadership de ce genre. \*\*\* L'obstacle majeur auquel on va se heurter est la mon­naie. Il n'y a plus de monnaie. Il y a *des monnaies,* mul­tiples, flottantes, indiscernables. Leur caractère fantoma­tique est assez bien marqué par les nouveaux noms dont on les affuble : euro-dollars, euro-devises, arabo-devises, etc. Seuls les super-experts peuvent dirent en quoi elles consistent et comment elles fonctionnent. Mais ce qui est parfaitement clair, c'est qu'elles sont de plus en plus éloi­gnées des réalités économiques qu'elles sont censées re­présenter. Il en résulte un écart qui va croissant entre les équilibres économiques profonds et les pseudo-équilibres monétaires que les super-comptables affichent sur le pa­pier. 16:182 Le trouble monétaire est ancien. Il n'a jamais cessé depuis la fin de la guerre. Mais il s'est accentué au point de devenir pure anarchie. Comme ce dérèglement se tra­duisait, dans tous les pays, par l'inflation, on s'en souciait peu. L'inflation fouettait la production, augmentait la richesse générale, favorisait les plus forts, nourrissait le socialisme étatique. L'appauvrissement des plus pauvres, l'élimination des faibles, la destruction des valeurs étran­gères à l'Économie ne semblaient pas un prix trop élevé à payer pour tant d'avantages. Mais tous les équilibres sociaux sont liés. Les équili­bres inflationnistes, en rongeant les équilibres fondamen­taux des valeurs permanentes de la société, finissent par révéler leur caractère de déséquilibres réels. Chaque pays se trouve maintenant confronté à cette vérité. L'affaire du pétrole révèle soudain que c'est le monde entier qui est atteint. Il va falloir refaire la monnaie. Or c'est impossible avant longtemps. C'est impossible parce que la quasi-unanimité des économistes ne croient plus au « réalisme » monétaire. C'est impossible parce qu'une monnaie véritable ne pourrait être restaurée que dans le sillage du dollar, comme l'était la monnaie d'avant 1914 dans le sillage de la livre. Or les États-Unis n'ont ni la prudence, ni le fair-play, ni l'expérience financière qu'avait naguère la Grande-Bretagne. C'est impossible enfin parce que le déséquilibre général actuel se traduit par des équilibres relatifs de surface qu'il faut ménager pendant des années sous peine de catastrophe. Au mieux, on ne pourrait envisager qu'une déclaration d'intention, assortie d'un programme-cadre s'étalant sur une longue période. Rien ne semble poindre à l'horizon ou dans cette direction. \*\*\* Alors, que va-t-il arriver ? Nul n'en sait rien, car la conjoncture est particulièrement fluide. En quelques mois, nous avons vu les réactions psychologiques diverses qu'ont engendrées les phases successives de la crise. Avec l'em­bargo est apparue la menace d'une récession dramatique, accompagnée d'un énorme chômage. Ensuite la hausse du prix du pétrole a fait imaginer une inflation gigan­tesque. Quand on eut compris que les 200 à 300 p. 100 de hausse du pétrole ne signifiaient pas une hausse égale du prix de la vie, on a été tout réjoui de penser qu'une petite accélération de l'inflation serait bénéfique et que finalement l'année 1974 serait aussi bonne et, pourquoi pas ? peut-être meilleure que l'année 1973. Le déséqui­libre de la balance des paiements, notion peu familière au grand public, n'agite guère les esprits. 17:182 Cependant les faits sont les faits. Si l'on peut espérer que les mois prochains ne révéleront, au plan interna­tional, que des dissensions politiques et monétaires insuf­fisantes pour perturber gravement la vie quotidienne des Français, il faudra bien rétablir l'équilibre des échanges. De quelle manière ? On ose à peine écrire sur ces questions, tant elles sont difficiles et tant le moindre événement peut en modi­fier la nature. Cependant, si nous considérons la donnée actuelle qui est la hausse énorme du prix à payer aux pays producteurs, on peut dire très simplement que la solution des problèmes posés par cette hausse est le réin­vestissement des sommes qui tombent entre les mains des heureux vendeurs dans leur propre pays, dans les pays acheteurs et dans les pays du Tiers-Monde pauvre. Dans quelle proportion et par quels mécanismes ? C'est l'affaire, pas bien compliquée, des techniciens. La double menace de capitaux demeurant essentiellement spéculatifs et d'enga­gements qui ne seraient pas respectés est facile à éviter si les États acheteurs s'entendent pour qu'elle soit évitée. En ce qui concerne les pays européens et d'abord la France, la politique à suivre est facile à discerner mais difficile à réaliser. Il va nous falloir gouverner l'inflation de telle manière qu'à son accroissement nominal inévi­table corresponde une diminution réelle. D'autre part, l'augmentation du coût des produits importés nous invite, ou plutôt nous oblige, à augmenter le coût de nos propres produits indigènes, et en tout premier lieu les produits agricoles. Nous ne parlons pas de l'augmentation nominale qui résultera nécessairement de l'inflation, mais d'une aug­mentation réelle, car il faut payer les produits avec les produits, le travail n'y suffisant plus. Les deux parties de ce programme sont aussi difficiles l'une que l'autre à réaliser, pour des raisons purement politiques et psychologiques. Mais si on se dérobe devant la difficulté, les mécanismes opéreront d'eux-mêmes et, à travers récessions et chômages, se révéleront infiniment plus onéreux. \*\*\* 18:182 En réalité, toutes ces cogitations sont dérisoires en face des menaces que traîne avec lui un incontrôlable progrès technique. L'équilibre de la terreur est devenu l'équilibre de multiples terreurs dont le fameux rapport de M.I.T. (Massachussets Institute of Technology) nous donne quel­que idée. La seule inflation démographique du Tiers-Monde a de quoi faire frémir quand on voit la manière dont, présen­tement, les famines et les génocides s'emploient à le frei­ner. L'Europe ne sera bientôt qu'une goutte d'eau dans la marée humaine. Nous n'en sommes pas là, mais le ma­térialisme qui préside aux idéologies contemporaines n'a pas de quoi nous rassurer sur les solutions qui seront pré­conisées pour les problèmes biologiques et génétiques. De plus en plus, les hommes se battent dans la nuit. Ils aspirent au règne du Léviathan qu'ils construisent de leurs mains et qui se disloque au fur et à mesure. L'affaire du pétrole n'est qu'un avertissement. Mais on ne sait de quoi il avertit, sinon de l'imprévisible. C'est peut-être pourquoi la guerre d'Israël en est à l'origine. Non que Mme Golda Meïr y soit pour rien, mais d'une manière ou d'une autre, Israël est toujours présent au Discours de Dieu sur l'Histoire universelle. Louis Salleron. 19:182 ## CHRONIQUES 20:182 ### Régis Debray confirme par Jean-Marc Dufour C'EST PEUT-ÊTRE revenir sur une vieille histoire, mais le livre récemment publié par Régis Debray aux Éditions du Seuil donne une vie nouvelle à l'aven­ture bolivienne de Che Guevara ([^1]). L'ouvrage a été écrit, déclare son auteur dans une interview accordée au bulletin de cette maison d'édition, avec l'aide de « la révolution cu­baine » ; il poursuit : « Je crois avoir eu accès aux meilleures sources disponibles, comme on dit. » Dois-je ajouter que j'en suis heureux ? La guérilla du Che -- c'est le titre du volume -- confirme parfaitement ce que j'écrivais ici au lendemain même de la mort de Guevara, et les « meilleures sources disponibles » coïncident avec ce que la simple logique et un peu d'intuition me permet­taient alors d'affirmer. Qu'on veuille m'excuser de citer ce que j'écrivais alors dans le numéro 122 d'ITINÉRAIRES : « Le terrain semble bien avoir été choisi sur la carte, et non d'après les facilités qu'il offrait réel­lement. 21:182 Sur la carte, il est parfait : les frontières d'Argentine et du Paraguay sont proches ; il existe à proximité un objectif pour les opérations de sabo­tage : les pétroles de Camiri. Mais la réalité ne tient pas compte des cartes, fussent-elles d'État-Major. Dans les fonds étouffants de Nancahuazu, les « gue­rilleros » de Che Guevara ont été isolés du monde, pris au piège le plus effroyable et, de plus, aban­donnés par ceux-là même qui semblaient devoir les épauler. » Voici maintenant ce qu'écrit Régis Debray : « Comme zone guerillera, la région de Nancabua­zu bénéficiait d'une vraisemblance topographique. En la survolant de très haut par avion ou en regar­dant une carte au 1/1000 000°, on peut observer un relief montagneux, entrecoupé de gorges profondes, tapissé de vert par une forêt à perte de vue. La pro­ximité de la frontière argentine était, il est vrai, un attrait puissant pour le Che -- avantage que les autres zones envisagées n'offraient pas. Dans l'abs­trait et à vol d'oiseau, c'était un théâtre d'opéra­tion possible. » Au moment même de la mort de Che Guevara, le grand spécialiste des affaires sud-américaines du *Monde*, Marcel Niedergang écrivait au contraire : « *Cette zone n'a pas été choisie au hasard, non seule­ment en raison du terrain... *» Dans le même numéro d'ITINÉRAIRES, toujours à pro­pos de l'équipée de Guevara, je rappelais la conversation que j'avais eue à La Havane avec un jeune révolution­naire cubain et le projet qu'il m'avait révélé de former un nouveau type de révolutionnaire « sud-américain » ; je citais sa phrase : « *La révolution en Amérique latine sera continentale. *» C'est avec une certaine satisfaction que je retrouve, chez Debray, des phrases à peu près iden­tiques. Parlant des difficultés soulevées par le Parti Communiste bolivien, il dit notamment : « *Ainsi, la Bolivie, d'arrière-garde qu'elle avait été pour les diverses sections de l'armée guerillera continen­tale en gestation... *» Ce sont donc « les meilleures sources disponibles » qui viennent confirmer ce que nous avions soutenu depuis le début de cette affaire : 22:182 le projet de Che Guevara n'était pas un projet de révolution bolivienne seulement. « L'ob­jectif de Nancahuazu n'a jamais été, ni à court terme ni à moyen terme, la prise de pouvoir à La Paz » (Debray, p. 86), mais de promouvoir la révolution dans toute l'Amérique latine, la Bolivie servant de « base arrière » aux divers mouvements révolutionnaires. Le but était « *la lente mise au monde d'une avant-garde politico-mili­taire latino-américaine, ou plus exactement l'établissement d'une pépinière d'avant-gardes nationales destinées, par détachements successifs, à irradier vers les pays voisins du continent *» (Debray, p. 86). Dès lors, tous ceux qui se sont indignés de l'aide ap­portée par Washington aux troupes boliviennes pour ré­duire le foyer de guérilla de Nancahuazu, font figure de ces « idiots utiles » qu'affectionnent les dirigeants marxis­tes. Leurs clameurs indignées, au nom de « la souverai­neté nationale bolivienne » violée, venaient au secours d'une entreprise dont le but -- aujourd'hui avoué -- était justement de violer autant de souverainetés nationales qu'il y a d'États en Amérique latine. Nous nous trouvons, là d'ailleurs, devant une des constantes de l'intoxication marxiste : les marxistes ne s'indignent jamais tant des atteintes à la liberté d'expres­sion que lorsqu'ils s'apprêtent à expulser Soljénitsyne ; et, s'ils dénoncent la famine chez les Papous, c'est qu'on est entrain d'imprimer des cartes de rationnement pour Moscou. Le tout c'est de le savoir. Il nous faudra revenir plus longuement sur les li­vres de Régis Debray ([^2]). Encore qu'il ait un fâcheux, penchant à prendre le Pirée pour un homme ([^3]), il y a chez lui une certaine candeur normalienne qui le conduit à dire tout haut ce que, dans le clan révolutionnaire, l'on cache d'habitude. La lecture de ces textes est fort rafraî­chissante pour l'esprit. ##### *Retour au Chili* Les ouvrages sur le Chili commencent à paraître chez les éditeurs. Nous ne sommes pas au bout de nos peines tout le monde est revenu de la Foire du Livre de Francfort avec un ouvrage sur ce pays dans sa serviette ; nous pouvons ainsi nous attendre à lire du Chili aux sauces allemande, anglaise, italienne ou moldo-valaque, jusqu'à n'en plus pouvoir. 23:182 Le livre d'Alain Touraine qui vient de sortir au Seuil est donc le premier d'une longue lignée. Disons tout de suite que la vue de sa couverture m'a plongé dans une douce hilarité. Deux photographies sur cette page : d'un côté, une jeune fille, presque une enfant, joyeuse, souriant à la vie et tenant à la main un petit drapeau ; de l'autre, un soldat rébarbatif, fusil au poing, derrière un grillage inquiétant. Visiblement, la première symbolise le Chili démocratique et heureux ; le second, la barbarie militaire. C'est beau. Le seul ennui c'est que *le maquettiste s'est trompé* de photographie et que le drapeau que brandit la jeune fille en fleurs est celui des adversaires de Sal­vador Allende ; l'insigne, celui de la coalition de droite qui remporta les élections du mois de mars 1973. Cette légère erreur change évidemment le sens caché de cette couverture allégorique, et cette jeune fille acclame le sol­dat qui vient de la délivrer d'un régime abhorré. Ce n'est probablement pas ce qu'a voulu signifier M. Touraine ; car le cœur de M. Touraine est à gauche. Très à gauche même. Les structuralistes qui chantaient en 1968 sur l'air des *Sergents de La Rochelle :* « Et Touraine on s'le paiera » ne se fussent offert qu'un de leurs alliés « objectif », comme on dit au P.C. Au Chili, Touraine est pour Allende. Le « journal » qu'il publie est l'expres­sion d'un long déchirement. Car, s'il est de gauche, M. Touraine n'est cependant pas assez aveuglé par ses pas­sions pour ne pas voir ce qui crevait les yeux de tous les visiteurs. J'ajouterai que je ne sais pas s'il est absolument de bonne foi ; j'ai même quelque raison de croire le contraire ; cela ne fait rien : ce qu'il dit n'en a que plus de poids lorsqu'il accable les partis et les hommes de l'Unité populaire. Car le texte le plus dur que j'aie lu sur les groupes marxistes chiliens c'est sous la plume de cet éminent pro­gressiste que je l'ai trouvé. Il se trouve à la date du 29 septembre ; Alain Touraine fait un retour sur les événe­ments qui ont accompagné le coup d'État militaire. Voici ce qu'il a écrit : « Il a fallu que passent deux semaines pour que se fasse entendre en moi la question : partis, où étiez-vous le 11 septembre ? Qu'avez-vous fait ? 24:182 Qu'avez-vous dit ? (...) Qu'on ne dise pas que la répression rendait toute action impossible. *Au mo­ment où était attaquée la Moneda, la plus grande partie de la ville était calme.* Il était possible de se réunir, d'enregistrer une proclamation, d'imprimer un tract*. Je n'imaginais pas que la décomposition politique de l'Unité populaire en était arrivée à la désarmer, à la rendre muette au moment du com­bat. *» Et c'est un ami de l'Unité Populaire qui écrit ça ! Ayez donc des amis. Du même, en date du 19 août, ce jugement sur la faiblesse du gouvernement Allende : « Cette faiblesse a je crois des causes opposées. Elle ne vient pas de la juxtaposition de plusieurs politiques, mais plutôt de la priorité donnée à une synthèse confuse de toutes les tendances, à un po­pulisme révolutionnaire qui distribue sans pro­duire, qui multiplie les groupes de pression, qui s'enchante de déclarations plus violentes que précises. » Ou encore, en date cette fois du 14 septembre : « Ce qui frappe dans l'histoire de l'Unité Popu­laire est le rôle du Parti Socialiste, à la fois com­me secteur de l'opinion et comme groupe dirigeant. Démembrement de l'État, absence de souci *de la réalité économique,* maximalisme verbal, et finale­ment *volonté d'affrontement avec les militaires. *» Tant d'aveux laisse pantois. On en vient à ne plus comprendre comment « l'expérience Allende » a pu se prolonger si longtemps. Il faut louer la patience du peu­ple et des militaires chiliens qui ont toléré le maintien de ce régime de décomposition et de corruption. ##### *Le problème des* «* asilés *» Dans un précédent numéro, j'ai déjà abordé le pro­blème des Chiliens et des étrangers qui ont cherché asile dans les ambassades étrangères à Santiago du Chili ou dans les centres d'accueil qui ont été ouverts à l'initiative de l'Église catholique, et avec l'appui des autorités mili­taires et civiles chiliennes. 25:182 La plupart d'entre eux ont déjà obtenu les laisser-passer qui leur ont permis de quitter le Chili. Nous en avons reçu notre part -- un reportage photographique du *Figaro* nous prouvait récemment que l'on avait fait pour eux ce que l'on n'avait pas fait pour les Harkis rescapés de l'Algérie de Ben Bella, devenue de Boumédienne. Une lettre du ministre des Affaires étrangères du Chili à l'ambassadeur de Colombie à Santiago, publiée récem­ment dans la presse chilienne, permet d'ajouter quelques chiffres : sans parler des étrangers en situation irrégu­lière, -- dont s'est chargée l'Organisation des Nations Unies pour les Réfugiés --, le gouvernement chilien a accordé 3 419 sauf-conduits aux diverses personnes réfu­giées dans les ambassades ; à quoi il faut ajouter 1 886 sauf-conduits pour les familles. Il semble bien que ce soit maintenant terminé. Les ressortissants chiliens et les étrangers auxquels un laisser-passer n'a pas été accordé à ce jour sont en effet recherchés comme délinquants de droit commun. C'est le cas de Hernan del Canto, socialiste, contre qui une procédure d'extradition a été diligentée, non parce qu'il est socialiste, mais parce qu'il a fait passer eu fraude des colis provenant de Cuba et contenant des armes. Il en est de même pour les dirigeants du M.A.P.U. -- chrétiens de gauche -- qui avaient organisé le marché noir des automobiles pour renflouer leur caisse. Comme il est admis que c'est l'ambassadeur recevant les réfugiés qui est juge de leur qualité de politiques, il est à peu près certain que ni Hérnan del Canto, ni les dirigeants du M.A.P.U. ne seront priés de quitter les lo­caux de l'ambassade de leur choix. Alors ? Alors ils y resteront. Cela peut durer des années. Jean-Marc Dufour. 26:182 ### La matinée de Fontanet par Roger Glachant *Pour Yves et A.-M. Millecamps* DES NUAGES ronds et jaunes se promenaient au-dessus des vallonnements noircis par l'hiver. La petite église était glaciale. Le bas des piliers était verdi par l'humidité et, d'année en année, on l'avait vidée de ses ornements. J'avais espéré vaguement y trouver quelque mention de ce qui s'était passé aux abords. Mais non, rien. J'allai rendre la clé au bistrot, j'interrogeai la dame du zinc, ainsi que les deux ou trois consommateurs. Tout ce qu'ils purent me dire, après discussion, c'est que sur la colline est un obélisque. Mais ils n'avaient pas regardé l'inscription. J'étais dans cette région qu'on appelle La Puisaye, entre l'Auxerrois et le Morvan, et qui fut le berceau bien-aimé de Colette. Les Romains la considéraient comme le centre le plus touffu de la Gaule. Aujourd'hui elle est plutôt moins boisée que le Morvan. Je ne cherchais pas tellement le souvenir de Colette mais l'endroit où, un matin de juin, le jeune roi de *Francie,* petit-fils de Charle­magne et nommé Charles, aidé de son frère Louis, autre petit-fils et autre roi mais d'au-delà du Rhin, battirent leur aîné Lothaire, roi de Bourgogne et d'Italie. Ce n'est pas d'hier. Il faut vous avouer tout de suite que j'en tiens pour l'Histoire sur place. C'est idiot, je ne vous dis pas, et ironiser là-dessus n'est pas difficile. Néanmoins les lieux parlent. Inexplicablement, oui. Mais quoi, ils parlent. Et je vais essayer de vous dire ce qu'ils m'ont dit. 27:182 Le village de Fontenoy est dans un creux, au croise­ment de deux routes, avec son église fermée. Les textes originaux l'appellent Fontanet, et les historiens anciens aussi. Les terres montent puis deviennent un plateau un peu en pente. Le soleil commençait à s'abaisser sur ces labours, couleur chocolat, où on avait tant crié. Je n'en­tendais que le silence du vent, avec quelques moineaux, sans doute gelés comme moi-même. A la manière habituelle des champs de bataille, l'en­droit a quelque chose de solennel, comme si les cérémo­nies de ce genre ne pouvaient se dérouler que dans un cadre satisfaisant pour l'œil. L'obélisque ignoré de la bis­trotière indique en substance qu'en ce 25 juin 841 la nation française prit ici son départ. L'obélisque simplifie. Si la nation a commencé à ce moment, elle ne s'en est pas aperçue ! Mais cette hémorragie oubliée eut des con­séquences sur lesquelles nous vivons bel et bien encore. \*\*\* Tout le monde sait que Charlemagne avait régné sur un territoire situé entre la mer du Nord, l'Oder, La Ca­labre et l'Èbre. Les éléments ethniques de cet Empire étaient divers, et on ne peut parler d'unité politique, mais seulement d'une unité de gestion, de fisc, de police des frontières et communications. De bien des manières, ce temps-là était très proche de celui où les Francs avaient saisi les terres et les populations de la Gaule ro­maine. Trois cents ans, ce n'est rien. Charlemagne (768 à 841) et au moins les deux générations suivantes, ne se sentaient ni Germains ni Gallo-romains, ils se sentaient Francs. Et l'Empire franc, c'était un réseau de guerriers francs à qui l'Empereur avait confié les terres et les popu­lations. Enfin voilà du moins l'aspect d'ensemble. Car des Gallo-romains ont pu alors, et même avant Charlemagne, se voir attribuer certaines responsabilités administratives ou militaires. Et bien entendu, le peuple dans son entier avait été, très tôt et largement, utilisé comme troupes. Plusieurs mesures de Charlemagne montrent que le bras­sage était une perspective certaine, pour cet esprit clair, donc à organiser comme n'importe quelle réalité. L'impor­tance de cette journée de Fontenoy est d'avoir déterminé une aire naturelle, ou plutôt une aire géographique, au brassage pour les gens de l'ouest et d'y avoir préposé un roi particulier. \*\*\* 28:182 L'empire de Charlemagne était passé à son fils Louis le Pieux. Celui-ci ne valait pas son père. Il avait du mal à tenir ses fils dans l'obéissance ou, pour mieux dire, il n'y était pas arrivé du tout. Ils voulurent le détrôner ou, à défaut, se déposséder mutuellement des territoires qu'il leur avait attribués en acompte. Lothaire avait reçu ainsi l'Italie et les territoires s'étendant de la Méditerranée au pays, rhénan suivant l'axe du Rhône. Louis, dit le Ger­manique, avait les pays au-delà du Rhin. Charles avait reçu la *Francie* ou plus généralement, les pays de l'Ouest. A la mort de Louis le Pieux, ils devaient nécessairement se battre. Lothaire voulait être l'empereur. Son ambition était de conserver à son profit la grande unité de Charle­magne. Malheureusement il apparaît comme un envieux, d'une duplicité ininterrompue et incohérente. A aucune époque cela n'a créé de bonnes conditions pour régler les problèmes. A juger les choses maintenant, on est tenté de se dire que Lothaire voyait cependant plus loin que ses frères et que ceux-ci ont été coupables en faisant échec à ses pré­tentions. Mais c'est que nous ne voyons pas avec leurs yeux. A l'origine, quand les Francs arrivèrent en Gaule ro­manisée, la royauté n'avait parmi eux aucun caractère sacré. Elle n'était pas une souveraineté, elle impliquait seulement la direction des campagnes. Et elle était élec­tive ; il y avait égalité entre le roi et ses compagnons. Les rois mérovingiens avaient réalisé un progrès : la royauté avait pris racine dans leur famille. Mais aucun principe dynastique ne réglait les successions. Les fils de rois avaient tous les mêmes droits. Elles étaient des par­tages, des legs de forces faits à quelques individus, pourvu qu'ils eussent celle de les recevoir. On dira que, jadis ou aujourd'hui, les successions de pouvoir sont cela. Mais non. A ce moment-là aucun droit public n'intervenait, et l'intérêt général n'était pas considéré directement. Enfin la royauté franque du début n'est pas vraiment une insti­tution. Elle cherchera bientôt à en devenir une, aidée par l'Église, mais ce sera lent. Les Francs n'avaient rien trouvé de si beau que cette Rome, qu'ils avaient si largement contribué à détruire. Ils s'étaient émerveillés de son administration, qui d'ail­leurs restait intacte à Constantinople et s'y prolongerait mille ans. Leurs rois auraient voulu insérer, les habitudes de leur nation dans cet ordre de chose démoli, qui affleu­rait encore partout en Gaule et dont la gloire était singulièrement vivace. Après trois siècles Charlemagne y était arrivé à peu près, mais la notion d'État n'avait pas eu le temps d'être assimilée, et d'ailleurs elle n'avait pas trouvé une forme qui eût donné de l'homogénéité à son empire. 29:182 Il n'y avait de liaison qu'entre cet Empereur et ses guerriers de confiance, responsables personnellement devant lui. Charlemagne avait bien « sacralisé » la souve­raineté, comme les Mérovingiens avaient essayé avant lui d'y parvenir. Mais pour habituer les vieux réflexes à sa réussite, pour faire de celle-ci plus qu'une réussite mili­taire, il lui aurait fallu du temps, ainsi qu'une communi­cation avec la « base »*.* Surtout il eût fallu à ses succes­seurs autant de calme et autant de finesse qu'il en avait eu. Maintenant, les Francs vont se comporter comme au­trefois, avant que ses ancêtres, les Pépin et les Charles de la maison d'Héristal, ne les eussent pris un peu en mains. Jusqu'à l'essor des Capétiens, qui cent cinquante ans plus tard prendront leur départ parmi la décompo­sition complète de tout, les Francs traîneront les séquel­les à première vue indéchiffrables de l'égalitarisme initial et du mimétisme romain. Et même bien au-delà. Ainsi la tentative « européenne » de Lothaire était en même temps dépassée et prématurée. Elle avait quelque chose d'artificiel. Elle voulait faire ré-exister un fait. Elle voulait ressusciter une situation qui avait été créée par les capacités d'une personne, alors que lui-même en avait beaucoup moins. Les nations allemande et française n'étaient pas là pour le gêner : elles n'existaient pas. Seulement elles se mettaient à avoir besoin d'exister, le branle du morcellement ayant été donné au monde franc dès les premières luttes entre les frères, du vi­vant même de Louis le Pieux. Les hasards de la guerre et les lacunes de caractère expliquent l'échec de Lothaire. Mais finalement sa destinée exprimera une certaine fata­lité qui, à plusieurs reprises au cours des siècles, a inter­calé un État entre le monde germanique et le monde atlan­tique. Cette fatalité s'est appelée la Lotharingie (Lorraine) et 600 ans plus tard le fameux Duché de Bourgogne et Flandre. Lothaire est en somme une première édition de Charles le Téméraire, et Charles le Chauve une espèce de Louis XI, en moins efficace ! Les manuels d'enseignement nous disent, au choix, que la France a commencé en 1789, ou bien avec Jeanne d'Arc, ou encore à Bouvines, et notre obélisque veut que ce soit à partir de l'événement qu'il rappelle. Naturellement, elle a commencé à chaque minute de son histoire. Tou­tefois, on peut dire qu'au cours des cent cinquante ans qui suivent l'affaire de Fontenoy, un relatif sentiment de communauté se développera sur le fonds gallo-romain, à cause des souffrances multipliées par les luttes avec les Francs d'outre-Meuse, qui dans le même temps rejoi­gnaient le fond germanique, et aussi par les invasions païennes que la dislocation de l'empire attira. 30:182 Dans la poignante « Chanson de Roland », que jusqu'ici les spécialistes dataiept du XII^e^ siècle mais qui donne bien l'im­pression d'être antérieure, au moins pour la substance et le thème, la conscience de la France est formulée en termes bien trop précis et trop vifs pour être récente. \*\*\* Le jeune Charles venait de Champagne, poursuivi par Lothaire ou bien le poursuivant, selon les nouvelles an­nonçant des renforts à l'un ou à l'autre et selon que des effectifs les quittaient ou les rejoignaient. Il n'avait pas eu une enfance paisible. Sa mère avait été la deuxième femme de Louis le Pieux. Elle était très belle, et c'est sur le tard qu'elle avait obtenu pour son fils un morceau d'empire, après une première répartition. D'où les ef­forts de Lothaire pour nuire au fils et à la mère. Plus tard Charles sera surnommé « le Chauve », mais sans doute il ne l'était pas encore, et la vivacité ne lui man­quait pas. Il n'avait que 17 ans. Il avait affaire à forte partie avec ce demi-frère qui en avait 46, avec tout un passé de campagnes et de négociations. Mais des seigneurs chevronnés avaient misé sur lui pour des raisons variées, notamment Nithard, son propre cousin, un soldat quin­quagénaire, petit-fils de Charlemagne lui aussi. Nithard racontera la bataille dans un latin personnel et intelli­gent, qui fait bien deviner qu'il était homme de bon con­seil. C'est un de ces écrivains qui ont des choses à dire. Il devrait être en Livre de Poche. Charles traversa. sans rencontrer de traquenards, la forêt d'Othe, qui s'étend entre Troyes et Joigny, et il fit sa jonction quelque part dans l'Auxerrois avec Louis, ac­couru de Rhénanie. Parallèlement, Lothaire était descen­du au sud, comptant être rejoint par des Aquitains. Pour Charles, Louis était un allié pas tellement rassurant, avec ses 35 ans. Mais, menacé et lésé pour l'instant par Lothai­re, il offrait des garanties provisoires, et tous deux avaient intérêt à faire face ensemble. Ils établirent leur camp auprès du village de Thury, au sud de Fontenoy. Celui de Lothaire, beaucoup plus vaste, s'établit à 3 lieues de là, sans doute nord-est. Un bois et un étang séparaient les guetteurs de chaque parti. 31:182 Plusieurs va-et-vient de négociateurs eurent lieu. Cha­cun attendait le règlement de comptes comme un juge­ment de Dieu. Pour en limiter l'envergure, Charles et Louis convièrent Lothaire, d'après ce qu'on croit compren­dre, à régler la question sur le plan individuel ou, du moins, restreint. Ce à quoi Hitler ni Daladier ne songè­rent. Les rois alliés se postèrent sur les collines qui des­cendent vers Fontenoy et que limite à l'Est une dépres­sion où coule un filet d'eau, appelé le « ruisseau des Bour­guignons », parce que jadis, du temps des Mérovingiens, il avait fait la limite d'un royaume de Bourgogne. A flanc de coteau est le hameau de Solmet, séparé du lieu dit Briottes par une gorge. Mais Lothaire ne vint pas. Probablement il comptait sur une bataille générale, croyant qu'elle lui serait favora­ble, car la supériorité numérique était pour lui, et il atten­dait encore des renforts. Il fit traîner les pourparler, où Charles et Louis se posaient en demandeurs. Ils offraient de lui abandonner un morceau de leurs possessions respecti­ves. Ou bien de le laisser prendre dans leurs camps tout ce qu'il pouvait désirer. Sauf cependant les chevaux et les armes, car ils ne voulaient tout de même pas se mettre à sa discrétion. Enfin ils offrirent de reconsidérer tout le partage, où il aurait le choix initial. Lothaire réclama deux fours pour réfléchir, reçut ses renforts, puis fit savoir qu'aucune offre ne l'intéressait. Charles et Louis revinrent donc occuper les collines. Une fois les deux armées en présence, le combat s'enga­gea, spontanément ou non -- les récits ne sont pas clairs -- le long du ruisseau. La masse des combattants le fit s'étirer en longueur. Les points les plus denses furent aux abords d'un village qui a complètement disparu, ap­pelé Fagit, et de Solmet, qui semble avoir été plus étendu qu'aujourd'hui, ainsi qu'auprès du lieu-dit Briottes. Vers la fin de la matinée, l'armée de Lothaire commença à quit­ter la place, puis elle se disloqua. Pour souligner que le jugement de Dieu était bien clair, Nithard dit que Charles et Louis n'avaient là que le tiers de leur armée. Mais d'au­tres textes disent qu'un renfort de méridionaux leur arri­va et qu'il emporta la décision en leur faveur. Le nombre des morts est resté dans le vague, ce qui n'a rien d'étonnant. Aujourd'hui, le bilan de la libération en 1944 oscille du simple au triple, et celui des guerres de Napoléon a pu être évalué du simple au sextuple ! La ten­dance récente est de réduire l'affaire de Fontanet au ca­ractère d'une escarmouche. Les historiens aiment bien minimiser les événements auxquels la tradition attribue une grande importance. Cela met en relief l'esprit critique. Peut-être se vengent-ils ainsi sur l'imagination populaire d'en manquer généralement. 32:182 En fait, impossible de dis­cuter du nombre des morts dans le cas présent. On sait seulement qu'il fit scandale. Et avec cela, les rois étaient frères ! Cela montre une espèce de fraîcheur chez leurs contemporains. D'après l'archevêque de Ravenne, témoin direct aux côtés de Lothaire et qui, de ce fait, n'était sans doute pas incité à exagérer, ce dernier perdit à lui seul 40.000 combattants. Un écrit du duc breton Noménoé men­tionne de nombreux milliers (« multa millia »). De toute façon, pour un affrontement de six ou huit heures, ce n'est pas mal du tout. Jamais on n'avait vu autant de Francs par terre. D'où les noms attribués par les cartes anciennes à différents lieux : la fosse aux gendarmes (c'est-à-dire aux guerriers), le sentier des guerriers, le grand charnier. Pour s'entretuer, il a toujours fallu y mettre du sien. Or, ici, on n'est pas mort pour ou contre la France : elle n'existait pas, au sens que les siècles postérieurs dégage­ront. Ici, n'étaient en présence que des intérêts de hauts personnages. Pourquoi les troupes suivent-elles leurs chefs, c'est toujours une question, en Histoire : ou du moins souvent. Il s'agit de comprendre leurs aspirations et com­ment celles-ci ont coïncidé avec les aspirations des chefs. Les troupes des trois princes comptaient participer aux avantages immédiats qui seraient dévolus aux vainqueurs. Et d'abord au pillage des camps. Et puis elles subissaient cette capillarité qui, certaine ambiance une fois créée, pousse les hommes sur les objectifs qui leur sont dési­gnés. Bref, les impulsions élémentaires étaient là, mais pas seules. Certainement tous ces gens se donnaient des motifs plus relevés. C'est ainsi. D'abord et toujours s'im­pose le fait de la guerre, les motifs sont brodés dessus ensuite. Cela se voit de loin mieux que de près. Aujour­d'hui nous n'avons aucune peine à trouver que cette ba­taille n'était pas indispensable, mais apparemment les étoiles y tenaient. Le pillage et le carnage se prolongèrent jusqu'au milieu du jour, puis s'arrêtèrent. En effet, sur les lieux même, Charles stoppa la poursuite avec une maîtrise de soi et une autorité remarquables chez un si jeune homme. Il était d'accord là-dessus avec Louis. Des capitaines avaient manifesté leur déception, mais les deux rois passeront ou­tre, par égard pour leur frère aîné et aussi à cause des malheurs que des hostilités prolongées vaudraient au peu­ple chrétien, qui en avait eu suffisamment. Bref, ils arri­vèrent à retenir leurs effectifs. On s'essuya, on but, on ras­sembla, on chercha, on pansa, on ramassa, aussi longtemps qu'il y eut de la clarté. \*\*\* 33:182 Le lendemain matin, il y eut d'abord messe. Après quoi on enterra les morts, sans distinction de parti et non sans avoir trié, au mieux, les blessés que la nuit avait lais­sés en vie. Puis les évêques des deux bords se réunirent. Ils s'entendirent sur les points suivants. Le pardon serait octroyé aux prisonniers. Parmi les fuyards, seraient re­cherchés les seuls qui, dans l'entourage de Lothaire, avaient eu des responsabilités voyantes dans le conflit, et cette recherche aurait lieu dans des conditions régulières, ainsi que le procès qui suivrait. La sentence de Dieu ayant été rendue clairement, la paix et le pardon s'imposaient. En outre, pour racheter les fautes des morts, les Francs vainqueurs, « *sachant combien eux-mêmes étaient impar­faits *», observeraient un jeûne de trois jours afin que Dieu, qui les avait aidés dans leur juste cause, leur restât fa­vorable. Cela donne à rêver. Quels combattants modernes se­raient capables de dominer ainsi des avantages stratégi­ques ou politiques ? Pourtant il ne faut pas perdre de vue que le cousin Nithard n'oublie jamais de justifier son jeune Roi et qu'il fait ressortir, chaque fois qu'il le peut, sa modération. Naturellement la rudesse n'a pas manqué dans ce temps-là. Ni plus ni moins d'ailleurs qu'en d'autres, notamment le nôtre. Louis le Pieux, par exemple, avait eu un neveu qui cultivait le séparatisme en Italie. Il était arrivé à s'en emparer. Pieusement, il lui fit crever les yeux, et l'intéres­sé en mourut trois jours après. Cette opération, pour tout dire, n'était pas destinée uniquement à lui être désagréable. Elle avait aussi un autre sens, celui d'un veto définitif à des prétentions abusives. Ainsi dans l'Inde du XVIII^e^ siè­cle, elle était beaucoup pratiquée dans les familles des Mogols, des Nababs et des Rajas. On ne s'empalait pas entre parents. Des yeux crevés assuraient le loyalisme. En histoire la difficulté de raccorder les contradictions est encore plus grande que dans la vie présente. Les per­sonnages sont simultanément près et loin. D'où un piège, pour l'historien. Il cède volontiers à la facilité de les rap­procher ou de les éloigner, alors que là n'est pas la ques­tion. La différence entre eux et nous, c'est qu'ils n'ont pas connu la suite, et c'est la seule. Mais, d'âge en âge, les vices et les vertus jouent à la main chaude, sous l'influen­ce des circonstances, et les physionomies d'ensemble ont l'air de changer. Tracer ces physionomies est aussi déli­cat que préciser où et en quoi elles se modifient. 34:182 Surtout, il est absolument vain de parler d'évolution. Si vous vou­lez évoquer Lothaire, Louis et Charles, vous ne ferez rien de bon en vous laissant aller à croire ou à faire croire qu'ils étaient différents parce que loin de nous ; que le temps affine ; qu'en le remontant on trouve de la barba­rie et le contraire en descendant. \*\*\* Les gens de Fontenoy ne m'avaient pas tellement éton­né. Il y a beau temps que je voudrais m'expliquer l'in­différence du peuple à l'égard de ce qui a précédé l'état de choses qu'il a sous les yeux. Cette indifférence ne me paraît pas normale. L'histoire n'est qu'une histoire de bourgeois, jusqu'ici. Et encore d'une minorité. Moi, je n'aurais rien aimé autant que de savoir la raconter aux gens que l'on dit simples, car il importe plus que jamais, aujourd'hui, que les hommes comprennent qu'ils ne sont pas plus seuls dans le temps que dans l'espace. Mais, après tout, les curieux d'histoire ne sont-ils pas les anormaux ? En quoi consiste, d'où vient, et à quoi peut bien aboutir l'instinct qui les pousse à faire face en arrière, à vouloir saisir la « vérité historique », puisque, dans la meilleure hypothèse, nous ne sommes à même d'en saisir que des bribes. Sans doute cet instinct doit s'interpréter comme une forme d'amour, lequel est, cha­cun le sait, un état visionnaire dénué de toute justifica­tion et qui fait toute vie, pourtant. En tout cas, si le peuple se moque de l'Histoire géné­rale, il lui arrive de conserver des traditions locales. Di­sons poliment qu'il se rend compte que les efforts de syn­thèse sont vains, que ce qui est mort est aboli, sinon in­touchable. Mais quelquefois des paysans vous parlent du village, tel que leurs vieux l'avaient décrit. « Là, il y avait tant de feux en 1914. Ici, quatre gros châtaigniers ombrageaient un pacage à mulets depuis toujours. » Il n'y a plus qu'un châtaignier, il n'y a plus de mulets, les feux ont émigré aux deux tiers, mais l'arrière-grand-père savait cela car son propre arrière grand-père, etc. Voilà une forme émouvante d'Histoire. Pas la seule, mais essen­tielle. Je voulus un jour voir Solmet, où Nithard dit modeste­ment qu'il a rendu service. C'est environ à quinze cents mètres de l'incurieuse bistrotière, à vol d'oiseau. Là sont quelques maisons. Je vis un homme qui faisait face à un mur. 35:182 J'attendis un moment qu'il eût fini. Ce fut long, et je craignais que ma femme n'en profitât pour me faire des objections, car elle n'aime pas que j'interroge les au­tochtones, alors que moi, je m'en suis toujours trouvé très bien, pour l'Histoire telle que je l'entends. Enfin je pus poser mes questions. Il était clair que mon bonhomme sortait du gros déjeuner gallo-romain du di­manche. Son œil était un peu glauque, mais devint tout à fait précis lorsque je lui demandai s'il avait par ha­sard entendu parler d'une bataille qui aurait eu lieu dans les parages, autrefois. « C'est le père qu'il aurait fallu que vous voyiez, me répondit-il. Malheureusement, il n'est pas là, il est mort. Il en savait un bout, vu qu'il était là quand ils ont em­pierré le chemin. Moi, forcément, j'avais 10 ans. Vous au­riez vu ce débarras ! Des os, de la ferraille, il y en avait, il y en avait ! Le père avait *fait la Première,* cela l'aurait plutôt rajeuni, mais la mère avait les nerfs comme retour­nés sur l'estomac. » « Tout a été emporté je ne sais trop où. Pas loin de Fontenoy, un Monsieur artiste-peintre a ouvert un musée avec quelques-unes de ces bricoles. Les toiles à côté des fémurs, cela fait un genre, vous savez. De temps en temps on trouve encore des choses dans le bois et sur la pente. Le fond, là-bas, on l'a toujours appelé l'étang de la guerre, non père m'a dit. Ce serait plutôt un petit marais, quand il a plu. Sûr, il y a eu du sang par ici, allez, mon cher Monsieur ! » \*\*\* La bataille n'avait rien réglé. Lothaire recommença aussitôt des raids sur les terres de ses frères, des enlève­ments et exécutions de fidèles, etc. A nouveau se produi­sirent des déplacements d'armées pour remettre de l'ordre, c'est-à-dire du désordre. A ce moment-là l'Occident offre à peu près l'aspect du Maroc avant l'arrivée de Lyautey ou celui de l'Inde avant la conquête anglaise. Harcelés ainsi, Charles et Louis furent amenés à réaffirmer leur alliance à Strasbourg, sept mois après la journée de Fontanet, par une formule de serment qu'ils prononcèrent chacun dans la langue de l'autre et devant ses troupes. Il apparaît là que les dirigeants francs étaient alors trilingues. Ils par­laient un allemand primitif, un français primitif et le la­tin, langue convenable. Et surtout il apparaît que ces trou­pes étaient en majorité composées de Gaulois, du côté de Charles, et du côté de Louis composées de Germains. 36:182 La formule, pour Louis, commençait par « pro Deo amur, et pro christian poblo et nostro commun salva­ment... » ce qui signifie « pour l'amour de Dieu et pour le chrétien peuple et pour notre commun salut » : on dirait du catalan actuel. C'est le premier texte français connu, fruit de quelques 800 ans de maniement du latin par les gosiers gaulois. Nous le devons encore à Nithard, qui le transcrit consciencieusement. Si nous avions été là, vous et moi, nous aurions à peu près compris. Nous aurions identifié des mots et saisi de quoi il retournait, comme quand nous entendons du patois dans des coins de cam­pagne. En somme, c'est à partir du moment où les Francs ont été mangés par les Gaulois qu'on va parler de la France. \*\*\* Par suite, la vie de Charles le Chauve devait être ex­trêmement difficile. Aucun roman, aucun film n'ont ja­mais égalé le spectacle que donnent, à grande distance, ces inconnus qui étaient de hauts personnages et qui fu­rent déchirés entre leur vision et les nécessités. Ce Char­les, on le connaît assez mal, ne pas s'y tromper. Les tex­tes qui le concernent ne sont pas nombreux. Et les déduc­tions qu'on a pu faire pour le tirer au clair ne vont pas loin. Mais, sûrement, il avait une bonne volonté profon­de. Nithard laisse bien un peu entendre, parfois, qu'il se montrait léger. Mais il avait du ressort. Son règne devait être un des pires moments de la France, avec la guerre de 100 ans, avec les guerres de religion. Car les rois frères avaient lancé par leur querelle une révolution immense. L'Empire franc était irrémédiablement lézardé. Il allait même se fendiller, littéralement, dans tous les sens. Et il semble pas que l'on ait compris d'emblée ce qui arri­vait ni ce qui s'en suivrait. Le processus eut lieu en deux temps. D'abord les fonc­tionnaires responsables de territoires profitèrent des hos­tilités entre les frères pour les faire « chanter ». Ils prê­taient ou refusaient leur obéissance et par là rendaient la situation encore plus confuse. Dès lors, à la périphérie du monde franc la contre-at­taque du monde païen et de l'Islam se produisit, et le morcellement de détail devint inévitable. Les Scandinaves remontèrent tous les fleuves, puis passèrent à l'intérieur des campagnes. Les Arabes débordèrent sur le Midi, par­fois jusque sur la Loire et même sur la Haute-Seine. 37:182 Les Finno-Hongrois accoururent de l'Est et mirent le feu au cœur de l'Auvergne. La force expansive du monde franc et son unité avaient assuré précédemment la sécurité des frontières et, par conséquent, celle de la circulation inté­rieure. L'unité politique et administrative une fois brisée, il s'avéra que les murailles des villes, ainsi que les mé­thodes de rassemblement et les effectifs ne suffisaient plus contre ces infiltrations massives. Des pouvoirs locaux s'im­provisèrent, mais n'offrirent que des résistances fragmen­taires et de proche en proche. En même temps, le pou­voir central perdait la plupart de ses ressources fiscales. Surtout, à partir du moment où les Normands prirent pied durablement dans la Basse Seine et dans la Basse Loire, la décomposition s'accéléra invinciblement, comme par une fatalité plus impérieuse encore que les causes concrètes du désordre. On se servait en raison des néces­sités de défense, mais aussi par banditisme simple, au nom du Roi de Francie qui avait bon dos. Ce n'était plus l'heure des grands fonctionnaires. Les gens qui saisissaient les territoires étaient maintenant de n'importe quelle ori­gine ethnique ou sociale : seuls les impératifs de sécu­rité les sélectionnaient. Ceux qui deviendront la future noblesse, ou du moins sa première souche, sont à l'origine des espèces de chefs de maquis. Il n'y a pas plus démocra­tique, dans son principe, que la noblesse. Nithard a assisté au début du phénomène et il expri­me un certain découragement. Dans ses époques-là l'égoïsme des hommes, leur manque de prévision, en même temps que leur capacité de ruse, ont quelque chose d'incompré­hensible pour les gens qui cherchent à voir un peu plus loin et dans le sens des intérêts généraux. Ces importants personnages, qui avaient fait « chanter » les trois souve­rains frères, ne pouvaient que provoquer le pire pour tout le monde. Ils amorçaient un énorme retour en arrière. Mais c'est ainsi. L'ambition est un mystère. Le pauvre Ni­thard s'exclame (en substance) : « Ces Francs sont vrai­ment impossibles ! » En somme ils étaient arrivés à nous ressembler. L'ouvrage de Nithard s'achève sur ces lignes qui ne manquent pas d'une sombre poésie : « Mon livre, dit-il à peu près, fait voir ce qui arrive quand les intérêts publics sont négligés pour les intérêts privés. Dieu est offensé. Alors il rend les éléments hos­tiles. Du temps de Charlemagne, d'heureuse mémoire, mort voilà bientôt 30 ans, l'abondance était partout et la joie de vivre. Maintenant la pénurie et les dissensions armées règnent, et la désolation. 38:182 J'écris à la fin de mars 844. Une éclipse de lune vient d'avoir lieu, accompagnée d'une considérable et lugubre chute de neige. Elle atteste aux hommes ce que Dieu pense de leurs agissements. Les rapines et le mal s'étendent. Les intempéries des airs anéantissent pour tous, mauvais ou bons, les espérances de récoltes à venir. » Soit dit en passant, d'après cette phrase, les saisons ont l'air d'avoir bougé. On utilisait le calendrier Julien, c'est-à-dire institué par Jules César, et il sert toujours, mais il a été retouché au XVI^e^ siècle. A la longue, il dé­crochait par rapport aux saisons : il les rétrogradait, en quelque sorte. Dans notre temps, des chutes de neige n'ont rien d'extraordinaire en mars. Nithard n'en avait plus pour longtemps quand il écri­vait cela. Charles l'avait nommé Abbé laïc de Saint-Riquier, dans la Somme, tout près de Crécy, où les Anglais nous arrangeront si bien 500 ans plus tard. Un Abbé laïc était un militaire adjoint à une abbaye et touchant une partie de ses revenus : il dispensait celle-ci de faire sa police. Saint-Riquier était un centre de culture et devait encore se développer par la suite. Le monastère d'aujourd'hui est de l'époque classique, et l'église est du XV^e^ siècle. Tout cela est beau. A proximité immédiate, dans une ferme, vous pouvez voir une salle voûtée, reste d'une tour dispa­rue, où Jeanne d'Arc prisonnière fut enfermée une nuit, au cours de l'itinéraire qui la conduisait vers son af­freuse mort. Pour Nithard, il s'agissait d'assurer la sécurité des cô­tes de la Manche. Ce n'était pas une petite affaire. En 844, il voulut prêter main forte à Charles, qui s'évertuait alors à prendre Toulouse, mais le duc d'Aquitaine lui coupa la route, et il eut la tête cassée par une masse d'armes. \*\*\* Ces grands, responsables de la décomposition, ont frô­lé un rôle qui aurait pu être positif. A quatre reprises ils obligèrent Charles à reconnaître les droits de sujets à préciser les obligations réciproques. En l'espèce, ces sujets, c'était seulement les grands. Pourtant il aurait pu y avoir là le point de départ d'une définition de la liberté indivi­duelle par rapport à l'État. Le fameux système des garan­ties donné en Angleterre à l'individu est sorti d'exigences analogues, exprimées au Roi de ce pays -- beaucoup plus tard d'ailleurs -- par les féodaux. Chez nous l'évolution aura lieu dans un autre sens. 39:182 C'est que la France a ce désavantage de n'être pas une île, et les pouvoirs seigneuriaux seront autant de portes ouvertes aux agressions venant des quatre points cardinaux. Or le titre royal des derniers Carolingiens et des pre­miers Capétiens ne correspondait plus à une faculté con­crète de suprématie, mais il avait quand même une im­portance. On pouvait s'y tromper, certes, et pendant long­temps il aura l'air d'un simple souvenir. Il impliquait, cependant, la vocation d'assumer un jour la sécurité de notre peuple sur toute l'étendue de l'ancienne Gaule, et ceux qui le portaient, qu'il s'agisse des derniers Caro­lingiens ou des premiers Capétiens, en étaient singuliè­rement conscients. Durant de longs siècles, l'institution royale transi­gera avec les forces de morcellement, tout en tâchant de les entamer ou de les jouer. Elle cherchera un équilibre avec elles, souvent même de bonne foi, mais chaque fois qu'elle en aura l'occasion, elle ne manquera pas de le remettre en question à son profit. Or, dans cette lutte, vitale pour ce qu'on a appelé la civilisation française, elle sera obligée de gagner com­plètement. Emportée par la logique de son action, elle ira jusqu'à l'absolutisme, et elle en mourra. Rien ne res­ta de ces droits des grands, qui auraient pu devenir les droits de chacun, sauf certains rites de la cérémonie du sacre dont le sens se perdit. Dans le vaste vaisseau de Reims, la foule apercevait le nouveau roi près de l'autel, enveloppé d'hermine, et à un moment donné des per­sonnages chamarrés modulaient trois acclamations suc­cessives à son adresse. Elle ne se souciait guère de ce que cela voulait dire. Or c'était la vieille trace de l'assen­timent jadis donné au pouvoir royal, moyennant condi­tions, par ces grands qu'il avait par la suite si bien maî­trisés. Quelques érudits le savaient, cependant, et aussi quel­ques ronchonnots, mal en cour, qui rouspétaient à huis-clos dans leurs châteaux. Car, même dans le temps du plus complet triomphe des Bourbons, une veine de mau­vaise humeur nobiliaire, sinon d'opposition, subsista. Et chose amusante, in extremis, quand sous Louis XVI on commença à parler ouvertement de Constitution, ces droits si lointains furent allégués dans certains milieux, qui caressaient l'espoir de fonder la réforme de la Fran­ce sur un cadre aristocratique. \*\*\* 40:182 Désormais, aucun principe politique collectif n'exis­te plus. La fiction impériale s'efface, Charles se débat contre tout. Les forces élémentaires enflent et divaguent. C'est ce que les naïfs appellent un temps de sélection des forts. Étouffement des communications, grossière­té, cruauté multipliée, « Liberté » en somme. Sous les Mérovingiens, les activités de culture s'étaient maintenues, et Charlemagne les avait beaucoup dévelop­pées : écoles, manuscrits, bâtiments, etc. Tout cela s'arrê­ta. Une sorte de provincialisation supplémentaire eut lieu. Époque rance, éclairée d'incendies. Des îlots de pensée étaient les abbayes. Leur caractère religieux les protégeait un peu, mais non contre les Normands païens ni contre les Musulmans, et elles aussi flambaient souvent. En per­manence les germes de vie organisée étaient anéantis, et le pire cloisonnement régnait. Et l'indispensable travail de la terre ? Il se faisait au minimum, et pour employer une expression familière qui dit très bien les choses, « à la sauvette ». \*\*\* Est-ce que les gens avaient quand même de bons mo­ments ? Tout le monde sait qu'en peinture les raccourcis intensifient les couleurs. Par un effet analogue, la den­sité inhérente à l'exposé historique peut tromper, et il y a manière à rêver là-dessus. Notre temps, vous pouvez le décrire sinistrement, rien qu'à mentionner des faits survenus tout près de chez vous. Moi, j'habite Maisons-Laffitte, localité relativement viable, assez connue pour ses écuries de course. Or, dans un rayon de 150 mètres au­tour de mon domicile, il y a eu, dans l'espace de 6 ans, un jeune homme poignardé par un administrateur de société qui « draguait » en DS, un incendie volontaire, al­lumé par une hôtelière en vue de flamber son hôtelier, qui faisait la sieste au premier étage, un enlèvement de fil­lette, un viol à 16 participants (de braves lads, rejoints par un père de famille frustré, qui passait par là), sans parler d'une quinzaine de vols par effraction. Bon Dieu, quelle époque ! Cela n'empêche que ce matin j'ai pris le thé avec mon chien, en observant le levant derrière les feuillages, ainsi que les merles et autres cabrioleurs ailés. Ensuite j'ai eu les adieux très réussis de ma fille partant pour le lycée. Etc. Voilà quelques années, j'avais loué un local dans les Cévennes, chez un tonnelier. Les maisons du village for­maient un anneau, et au centre étaient des vergers. Des montagnes dominaient tout cela. 41:182 Je disposais d'une mer­veilleuse petite terrasse en ciment. C'était des jours de massacre et d'infamie, que les manuels scolaires de l'ave­nir auront du mal à présenter décemment. Le soir, des moucherons s'élevaient des vergers, sans doute, car les martinets tenaient au-dessus un meeting immense. Ils sabraient le ciel, en semant leurs cris aigus, jusqu'à la limite du visible, puis plongeaient jusqu'au ras des pom­miers. Ils exaspéraient leur vitesse comme par magie ou vibraient voluptueusement sur place et changeaient sans cesse la manière d'opposer à l'air le tranchant de leur ailes, suivant qu'ils voulaient virer, freiner ou échapper. Je les regardais indéfiniment, et les bêtes étant très cabo­tines, ils me donnaient des démonstrations. Ils passaient à 50 centimètres de mes oreilles, dans un bruit de fouet, ou fonçaient sur un mur où ils avaient leurs trous, mais in extremis faisaient un rétablissement et entraient avec une grâce sobre, destinée à m'étonner. Tout à coup, le silence de la montagne les remplaçait et impossible de savoir s'ils avaient disparu ensemble ou un à un. J'eus là de bonheur, sur un fond noir. Alors, est-ce que le stock des malheurs et celui des bon­heurs ne seraient pas un peu semblables d'une époque à une autre, celle-ci étant réputée heureuse et celle-là malheureuse ? Pendant la décadence carolingienne des copains ont nagé dans des rivières, de jeunes enfants ont dansé sur des genoux de mères en poussant de grands éclats de rire, de muettes affections ont existé, etc. Il y avait abondance de vie feuillue, de vie velue, de vie em­plumée, abondance de variétés animales et végétales. Les étangs et eaux courantes frémissaient de poissons. La terre était spacieuse et très belle, bien plus belle qu'au­jourd'hui. Mais elle était dangereuse. La Mort était sortie des normes ordinaires de sa mystérieuse économie, comme cela lui arrive de temps en temps. Diffuse et en détail, elle sautillait partout, ou bien elle débouchait en vrac de ces fleuves si clairs, de ces chemins humains, de toutes ces orées de forêts. Or la peur et la cruauté se tiennent, et elles suscitent des résurgences, qui ensuite peuvent se montrer tenaces. Vers l'an mille, des cas de cannibalisme seront rapportés. A vrai dire, est-ce si singulier ? Un cas, au moins, a eu lieu en 1943 à Paris. D'autres, publics, au cours de la Révolution, de qui nous nous honorons d'être les fils. « Cela donne une crâne idée de l'Homme », com­me dit une légende de Gavarni -- à propos d'autre chose, d'ailleurs. 42:182 Bref, le noyau de l'Homme doit être à peu près im­muable. Rien, du moins, ne permet de dire sérieusement qu'il se soit modifié dans l'ensemble de l'espèce depuis longtemps, ni même dans des fractions minimes de cet ensemble. Mais sans doute on peut dire que son humanité moyenne est inégale suivant les époques. Certaines, à ju­ger dans les grandes lignes, autant que c'est possible, mon­trent un rétrécissement général des ressources de la sensi­bilité, et d'autres une certaine expansion. Et à l'intérieur d'une époque donnée, les lieux et les modes de vie rendent cette moyenne très incertaine et bien difficile à évoquer. \*\*\* Au cœur de ces demi-ténèbres, les composants de la France vont se mettre en place pour mille ans. On peut avancer, sans trop d'arbitraire ; que ce siècle est le princi­pal de notre histoire et que la suite en est un supplément allant de soi ; cela jusqu'au XVIII^e^, lequel renversera cette première France, pour une élaboration nouvelle, dont l'aboutissement est encore inconnu. Les théories facilitent les conversations, et celle-là en vaudra bien d'autres. L'ambiance qui vient d'être indiquée suscitait partout l'engagement de l'individu envers celui qui se montrait plus fort que lui, suivant une fatalité qui s'apparentait d'assez près à notre fameuse « loi du Milieu ». Pas ques­tion de féodalité, au IX^e^ siècle. Celle-ci sera un système d'engagements, animés par une moralité, dans toute la mesure où les hommes parviennent à mêler la moralité à leur affaires et, pour le moment, rien de pareil ne semble devoir exister jamais. Mais l'Église romaine le fera exis­ter. Il y faudra une centaine d'années, ou davantage. Si une vue des intérêts généraux s'entretient quelque part, alors, c'est au sein de l'Église. Elle se targue d'être apolitique, mais aucune politique digne de ce nom ne se manifeste en Occident autre que la sienne. Peut-être le fameux « rendez à César » explique cette souplesse, cette indifférence aux pouvoirs. Elle ne s'embarrasse pas d'atta­chements à leur égard, quand ils déclinent, et en temps opportun elle lâchera les derniers Carolingiens pour les Capétiens, comme elle avait lâché les derniers Mérovin­giens pour les Carolingiens et les derniers officiers ro­mains luttant, tel ce Syagrius dont on ne sait rien, contre Clovis. Décadences pleines de héros. 43:182 Ainsi elle arrivera à doubler le gangstérisme pré-féo­dal, après avoir doublé l'empire romain, les royautés mé­rovingiennes et l'empire carolingien. Son affaire essen­tielle, c'était d'assurer la protection concrète du peuple chrétien et son unité idéologique. Et en fait, elle seule a permis, alors, que les habitants de notre pays se sentent quelque chose en commun. Grâce à son autorité et à son influence, petit à petit, vers la fin du IX^e^ siècle, la féodalité se dégagera comme une institution ayant un potentiel de stabilité, répondant aux besoins, et elle apparaîtra comme un progrès. Les gens s'y reconnaîtront un peu. Des notions du licite et de l'illicite prendront forme. Un peu de cir­culation recommencera. Ce ne sera plus la fantaisie abso­lue de la matière. Puis, un peu plus tard, l'Église donnera sa solution au vieux et éternel problème de l'harmonisation de la force : elle créera la Chevalerie, code et synthèse de l'ins­piration guerrière germanique et de l'inspiration chré­tienne. La physionomie de la France a porté très long­temps la trace de tout cela, et aujourd'hui elle est encore perceptible. Si vous ne vous en rendez pas compte, beau­coup de ses réactions, même populaires, seront inexpli­cables pour vous. \*\*\* Mais alors, et Charles ? Qu'était-il devenu ? Eh bien, il n'avait cessé d'aller d'un bout à l'autre de ce qu'il ap­pelait son royaume, en alléguant la référence au déjà légendaire grand-père et en tâchant de limiter le désordre, ou plutôt de refaire l'ordre au fur et à mesure qu'il se défaisait. Que cherchait-il ? Il aurait pu s'assurer un do­maine où il eût été à peu près le maître, entre Laon, Saint-Quentin et Paris, et s'y installer assez solidement. Mais sans doute il lui semblait qu'il eût démérité de ses ancêtres, que l'Empire devait être rétabli, que là étaient le devoir et la vérité et le bien du peuple chrétien. N'en doutez pas, il vivait au-dessus de l'égoïsme. Avec cela, il s'intéressait à la culture. Il voyait qu'elle s'en allait et il comprenait son importance. Ces beaux psautiers qui se raréfiaient, il les aimait. Il faut réaliser les vies voyageuses de ce temps là. Seuls, des groupes bien armés circulaient. Un préjugé courant est que les modernes voyagent beaucoup plus que les gens du Moyen-Age. Mais de quel Moyen-Age veut-on parler ? Il y en a eu tant ! Cette notion d'âge « moyen » est drôle ! Ce qui est vrai, c'est qu'à partir du moment où la féodalité est devenue un ordre de choses largement contrôlé par l'Église et supervisé par le Roi, c'est-à-dire deux cents ans au moins après Fontanet, le Moyen-Age se présente comme une frénésie voyageante. 44:182 Les chemins seront pleins alors, sauf de serfs, bien entendu, qui sont en principe rivés à leur terre. Pendant la liquidation carolingienne il en était autrement. Pas question, pour le commun des gens, de chercher fortune d'un canton à l'au­tre. Mais les grands, eux, voyageaient comme ne le font ni M. Servan-Schreiber, ni le Pape, Et ces voyages-là n'avaient rien d'abstrait. Les distances avaient toute leur saveur. C'était des cheminements dans la boue ou la pous­sière, ou sur des chaussées romaines qui se disloquaient, si solides qu'elles eussent été, avec camping dans des forteresses de bois ou aux abords de chaumières étiques. Organisation de guets, itinéraires barrés, détours, retours, échauffourées, pourparler, voilà les voyages de Charles le Chauve. Toute sa vie il eut des malles plutôt qu'un domicile. Et s'il est devenu Chauve, il n'y a pas lieu de s'en étonner. Ses successeurs n'auront pas une existence moins trou­blée. Ces derniers Carolingiens, quels gens émouvants ! Ils s'escrimaient pour une idée qui n'était plus qu'une idée. Comme ils nous sont proches, au fond ! Ils ne voyaient plus bien l'avenir. Parfois même ils n'étaient pas sûrs que le genre humain en aurait un. A un moment donné les ravages des Normands prirent une telle ampleur que les grands déclarèrent Charles incapable. Il fut déposé (entre 856 et 859) et remplacé par Louis le Germanique, mais qui ne fit pas mieux. Finalement Charles crut tenir, comme on dit, le bon bout. Au début de 877 il arriva à s'entendre avec le Pape pour se faire sacrer empereur. Comme il lui fallait abso­lument avoir les mains libres, il commença par payer aux Normands ce qu'il fallait pour qu'ils cessent de sac­cager la côte de la Manche. Puis il réunit les grands et essaya de stabiliser en institution la foire d'empoigne universelle. En effet, jusque là les titres de duc, marquis et comte avaient correspondu à des responsabilités terri­toriales attribuées par l'autorité centrale et révocables par elle. La jouissance des terres pouvait théoriquement pren­dre fin sur sa décision. Mais, en réalité, l'autorité cen­trale ne s'exerçait presque plus, et il était vain de ne pas en tenir compte. Charles admit donc que désormais cette jouissance, ainsi que les anciens titres, seraient trans­missibles. Les détenteurs auraient le droit de guerre pri­vée, de fortification, de justice. Ce n'était même plus une concession, de la part de Charles, c'était la reconnaissance d'un état de fait, presque une recommandation. 45:182 Il appa­raissait que la Francie s'organiserait mieux pour se dé­fendre grâce à cette hérédité des possessions territoriales. Cela se passait à dix kilomètres de Laon, dans le village de Quiercy-sur-Oise. Les ancêtres de Charles avaient eu là, depuis toujours, une villa fortifiée. La féodalité est née ainsi, qui devait finir le 4 août 1789. Cette importante décision une fois prise, Charles cou­rut à Rome. Il revint non moins en hâte, Louis étant mort, dans l'espoir de déposséder ses enfants, mais se fit battre par leurs fidèles. Puis il repartit, encore en hâte, pour défendre le Pape contre un débarquement arabe. Dans ses bagages était la belle couronne impériale. Mais en Italie du Nord il se trouva devant un vaste rassemblement ar­mé, suscité par un de ses neveux. Autre demi-tour ! Les grands ne lui ayant consenti que des levées insignifiantes, il n'était pas mieux encouragé que n'importe quel coureur de grands chemins, et l'affrontement ne pouvait rien donner. Il reprit le chemin de la Francie, disant qu'il en avait vu d'autres et qu'il reviendrait, encore que le courage de­vienne monotone à la longue. Or, vers le Mont Cenis, un mal d'entrailles le prit, qu'on ne manqua pas d'attribuer à son médecin juif. Dans un tout petit village on l'installa. C'était le 6 octobre 877. Les noyers brunissaient. Des neiges nouvelles étaient tombées sur les sommets. Là il rendit son âme à l'Empereur des Cieux, espérant sans trop y compter l'intercession du rayonnant grand-père et bien dolent de s'en être si mal tiré. Roger Glachant. 46:182 ### L'union sacrée par André Guès CECI N'EST PAS un article d'actualité et ne se réfère pas à un appel de M. le Président de la Républi­que. Il s'agit de l'*Union sacrée* de 1914. On a pu lire dans un précédent travail (*Le pacifisme avant 1914,* ITINÉRAIRES, n° 67, novembre 1972), comment la propa­gande et les succès électoraux de la Gauche pacifiste, anti­militariste et antipatriote avaient pu faire croire en Al­lemagne à un affaiblissement du patriotisme français et être ainsi une des causes de la guerre de 1914. Le gouver­nement de Berlin et le Grand État-Major allemand s'étaient toutefois trompés et la réponse des Français fut l'*Union-sacrée.* Encore faut-il voir de plus près, et singu­lièrement comment elle fut accueillie et pratiquée dans certains milieux politiques. Cet examen est d'autant plus nécessaire que l'histoire officielle et scolaire s'extasie sur la manière exemplaire dont elle le fut, ce qui précisément ne peut faire douter *a priori* de cette exemplarité. Et d'abord l'*Union sacrée* ne fut pas proclamée dès la déclaration de guerre par l'Allemagne. L'expression se trouvait bien dans le message de Poincaré au Parlement, et Viviani de même avait fait appel à l'union des partis et des cœurs. Mais c'était pour l'un comme pour l'autre pure clause de style, et le Président de la République lui-même avait conseillé au Président du Conseil de ne pas remanier son cabinet dans le sens de l'union : il n'était pas question que le danger national fît changer les métho­des démocratiques et parlementaires de dosage des partis, don de casse pour avoir du séné, combinaisons de cou­loirs, peaux de banane sous les pieds des ministres et guerre civile larvée contre les catholiques. Pour que cela changeât il fallut Charleroi, et Poincaré put « *traduire *» l'union « *en une reconstitution ministérielle *» (*Au service de la France,* 10 vol., Plon). 47:182 Il ne faut pas s'imaginer davantage que dans les mi­lieux politiques la formule souleva l'enthousiasme de tous avec l'abnégation des uns et le dévouement des autres. Poincaré écrit encore : « *Je me heurte à des préoccupa­tions personnelles, à des partis pris, voire même à des intrigues politiques et à des cabales qui m'affligent et qui m'écœurent. Toutes sortes d'ambitions rôdent autour de M. Viviani qui... me cite des candidatures aussi invraisemblables qu'éhontées. A la fin de l'après-midi tout s'arrange. *» C'est euphémisme. Car la flamme patriotique nouveau-née des « vrais républicains » n'allait tout de même pas leur inspirer de marquer leur désir d'union en offrant à la Droite le moindre sous-secrétariat d'État : « ...*tout s'arrange. Avec une réserve cependant. J'aurais voulu que la droite, elle aussi, fût représentée dans le cabi­net. J'avais proposé les noms de MM. Albert de Mun et Denys Cochin. Mais MM. Viviani et Malvy --* celui-ci ministre de l'Intérieur -- *ont objecté que le Parlement ne comprendrait pas qu'on allât jusque là *»*.* Argument irrecevable : Cochin entrera comme ministre d'État dans le cabinet Briand d'octobre 1915. Ainsi, malgré la formule semi-divine, la Droite ralliée demeurait exclue de la Répu­blique, frappée de cette illégitimité morale qui faisait son caractère aux yeux des « vrais républicains ». Ses électeurs étaient autorisés à aller se faire tuer, elle n'était pas autorisée à être, politiquement parlant. Cet ostracisme, fermement maintenu depuis le Ral­liement, fut tout à son honneur pendant cette première année de guerre. Car l'effet politique de l'*Union sacrée* fut d'étendre le cabinet à l'extrême-gauche en y faisant en­trer deux socialistes, Guesde et Sembat, plus tard un troi­sième, Albert Thomas. Il était apparu nécessaire d'étouffer l'antimilitarisme, le pacifisme et l'antipatriotisme des socialistes sous les blandices du pouvoir et de les tenir par là comme on tient un ennemi : par des otages. Avec la Droite, patriote voire nationaliste, cette précaution n'était pas nécessaire, il n'était pas à croire qu'en raison de son exclusion elle manquerait à se dévouer pour la France et que ses voix feraient défaut au ministère de l'*Union sa­crée.* Mais MM. Ducasse, Meyer et Perreux (*Vie et mort des Français,* 1914-1918 -- Hachette, 1958) traduisent cet ostracisme en une phrase admirable : « *Viviani a remanié son cabinet et l'a reconstitué à l'image de la nation. *» C'est écrire noir sur blanc que la Droite -- électeurs et élus -- ne fait pas partie de la nation française. 48:182 Du côté socialiste, l'explication donnée par Albert Tho­mas à son entrée au ministère vaut d'être relevée. Plus tard, il crut devoir se laver du crime d'avoir passé outre à l'interdiction de collaborer avec un ministère « bour­geois » lancée en 1904 par le congrès socialiste interna­tional d'Amsterdam : c'est, dit-il, qu'il avait considéré que le gouvernement allemand était responsable de la guerre. Et non pas qu'il devait servir patriotiquement son pays en danger. On peut se demander quelle attitude leur paci­fisme et leur antipatriotisme eussent dictée aux socialistes français s'il leur était apparu que les personnalités étaient seulement partagées sur ce point. Il ne faudrait pas croire enfin que cette *Union sacrée,* si étriquée et fallacieuse qu'elle fût, et bien qu'elle lais­sât le gouvernement de la République aux seuls « vrais républicains », a été admise d'enthousiasme, ni même que tous s'y sont pliés comme à une nécessité pénible à la Démocratie mais bienfaisante à la France. Lucien Herr, le ténébreux bibliothécaire de Normale dont l'influence débordait de beaucoup celle que lui valait sa place dans l'organigramme de *l'intelligentsia* socialiste, écrivait : « *Tout vaut mieux que l'uniformité passagère d'un accord* « *superficiel qui tue ou engourdit l'initiative des activités* « *profondes. *» TOUT vaut mieux que la paix civile : la tradition est jacobine, et c'est avec joie qu'il salua la rupture de *l'Union sacrée* à l'initiative de ses coreligion­naires politiques. Caillaux de même lui était fermement contraire, qui ressentait une espèce d'horreur pour tout mouvement d'union des Français. Déjà en 1911, quand le « coup d'Agadir » avait dressé un moment l'opinion publique quasi universellement indignée de la brutalité des métho­des germaniques en matière de relations internationales, il avait tourné en dérision ce mouvement, quelque passager et superficiel qu'il fût. A la fin d'août 1914, encore que la Droite fût exclue, il déplorait que Viviani ait remanié son cabinet « *en dehors des règles parlementaires *»*.* Le demi-sommeil politique qui s'ensuivit indigna profondément son cœur de démocrate, car la lutte des partis lui paraissait nécessaire en cas de guerre, et « *c'est même comme cela qu'on repousse l'ennemi *»* :* voyez les Grands Ancêtres jacobins. 49:182 Enfin, parmi les premières manifestations contraires à *l'Union sacrée,* il faut bien citer, et j'ai honte à le faire, celle d'un évêque, Mgr Mignot, d'Albi. Dès octobre 1914 il envoyait au cardinal Ferrata, secrétaire d'État du nouveau pape, un mémoire destiné à provoquer contre l'*Action française* des sanctions qui, naturellement, ne vinrent pas. Il y aurait bien des choses à raconter sur ce curieux évêque que fut Mgr Mignot. Je me bornerai à souligner, pour ne pas sortir de mon sujet, qu'il fut le protecteur attitré du *Sillon.* \*\*\* On ne se défait pas aisément d'habitudes qui sont de principe. Un certain antimilitarisme demeure, qui n'est pas dans l'opinion publique, mais à l'Elysée, dans le gou­vernement et au Parlement. La tradition jacobine est maintenue par l'ordre que Messimy, ministre de la Guerre, téléphone à Joffre de faire fusiller les généraux incapa­bles, ceux-là même à l'élimination desquels les « vrais républicains » s'étaient opposés violemment pour peu qu'ils fussent francs-maçons quand, quelques mois avant la guerre, le généralissime désigné s'y était prudemment attelé. Joffre lui-même, tout « vrai républicain » et maçon qu'il fût, n'échappe pas à la suspicion et doit s'opposer à ce que les activités de son quartier général soient con­trôlées par des parlementaires qui renouvelleraient les représentants du peuple en mission de la Révolution. Son antimilitarisme inspire au gouvernement de retarder la publication du bulletin de victoire de la Marne, à la mini­miser -- crainte jacobine du général victorieux -- et à ajouter au texte une phrase associant au mérite des Ar­mées « *le gouvernement de la République *» qui avait tou­jours été aux petits soins pour elles et ne leur avait jamais refusé aucun moyen de vaincre. Il y a tout un choix d'anecdotes caractéristiques sur l'antimilitarisme de Poincaré, le « *républicain modéré *» qui n'était pas « *modérément républicain *» et qui comme tel était aussi antimilitariste qu'anticatholique. En visite à Verdun il assiste à un rapport d'état-major où Pétain a convoqué en outre les généraux qui sont « dans la troupe ». Sur sa réponse négative, Pétain clôt la réunion par cette phrase écrasante : « *Messieurs, le Président de la République n'a rien à vous dire. *» C'était bien voulu : un avocat, doublé d'un vieux parlementaire, a la parole facile. Même son de cloche de la part de Weygand : Poincaré ne disant pas le mot qu'il faut en décorant Foch le 25 octobre 1915. On cite de lui cette phrase inepte « *Pour une fois que je rencontre un officier intelligent... *» Le Grand Patriote Lorrain a les tares du jacobin qui sclé­rosent en lui tout ce qu'il y a de patriotisme, on le verra bien dans la fabrication du traité de Versailles quand il se refusera, malgré sa conviction personnelle, à soutenir Foch contre Clemenceau. 50:182 Mais ce qui demeure surtout, clair, vif et actif malgré l'*Union sacrée,* de la tradition jacobine, c'est l'anticatho­licisme, je veux dire non pas dans l'opinion générale mais au gouvernement, dans les chambres, les partis avancés et les loges, leurs comités et leur presse. Il se manifeste dès l'abord par le refus de rétablir les relations diplo­matiques avec le Vatican comme l'Angleterre sollicitait la France de le faire avec elle. C'eût été, à plusieurs titres, une manifestation d'intelligence politique. C'eût été d'abord une bonne politique auprès des populations catholiques à l'étranger, en particulier chez les neutres, sur lesquelles la propagande allemande et autrichienne ne manquait pas de s'exercer contre la France athée, anticatholique, persé­cutrice de la religion. C'eût été pénétrer au Vatican et y contrebattre les intrigues qu'y nouaient en toute tran­quillité contre la France les représentants diplomatiques de l'ennemi. C'eût été aux yeux du monde entier, alliés, neutres et adversaires, une utile manifestation de com­munauté de vues politiques avec l'Angleterre qui, dési­reuse d'envoyer un ambassadeur auprès du pape, eût ap­précié que la France en fît autant. Enfin, si le cabinet anglais demandait à Paris de faire la même chose que lui, c'est parce qu'il y avait à Londres une forte opposi­tion à ce projet : il eût aimé pouvoir montrer que les Français, athées et aussi antipapistes que les Anglais, envoyaient cependant un représentant auprès du Saint-Siège. C'est là un genre de services qu'on doit se rendre entre bons alliés. L'anticatholicisme des « vrais républi­cains » fut plus fort que toutes ces raisons péremptoires à l'intelligence politique. Il faut suivre ici Jacques Bainville qui, sans être catho­lique, savait ce qu'était la religion catholique dans le monde et écrivait dans l'*Action française* du 24 novembre 1914 : « *Le cabinet Asquith, composé en majorité de pu­ritains et de quakers, n'est pas d'avis que le fanatisme soit un état esprit politique. S'il est pourtant un pays chez qui l'absence de relations avec la Papauté soit pas­sé à l'état de tradition, c'est bien celui où le vieux cri* NO POPERY *est toujours capable d'éveiller des puis­sances de sentiments formidables. Et s'il est dans ce pays un parti qui soit hostile à l'Église romaine, c'est sans doute celui qui descend en droite ligne de ces pres­bytériens qui s'acharnèrent à la ruine de la dynastie catholique en Angleterre.* 51:182 *Eh ! bien, ce sont ces héri­tiers de Cromwell qui envoient un ambassadeur au pape de Rome. Ils ont compris que, quand on s'enga­geait dans une guerre aussi vaste que celle qui met au­jourd'hui en mouvement presque tous les peuples de la terre, c'était folle imprudence ou ignorance grossière que de se priver de contact diplomatique avec la plus grand puissance morale et internationale qui soit sur la planète... les libéraux anglais n'ont pas voulu qu'il fût dit qu'ayant engagé leur pays dans cette partie for­midable, ils auraient abandonné à l'adversaire la moin­dre chance de succès. *» Pour ne pas l'abandonner, les libéraux anglais abandonnèrent eux-mêmes l'antipapisme de leur tradition anglicane. Les « vrais républicains » français n'abandonnèrent pas l'anticatholicisme de leur tradition jacobine. Si d'aventure le bon démocrate qui me lit a tendance à récuser l'opinion du royaliste Bainville comme trop en­clin à trouver des erreurs dans la politique démocratique, peut-être accordera-t-il quelque crédit -- *fas est et ab hoste doceri --* à la nationaliste *Gazette de Francfort* qui se frottait les mains : « *Par la rupture avec Rome, la France a commis la plus lourde faute qu'elle pouvait commettre. *» Sa haine du catholicisme ne permit pas au gouvernement français de se hausser au niveau de ces considérations d'évidence et de profiter des circonstances psychologiques favorables à l'intérieur du pays -- l'*Union sacrée --* pour réparer la faute de 1905 que l'état de guerre aggravait singulièrement. Viviani fit même suppri­mer les « *vœux pour la grandeur de son Pontificat *», phrase de pure courtoisie que Poincaré avait mise dans sa réponse à la notification de son élection que Benoît XV lui avait adressée, comme à tous les chefs d'État : avec l'Église romaine, la République française ne se sentait même pas obligée à la politesse de cour et à son eau bénite. Malgré le principe officiellement proclamé de l'*Union sacrée,* la censure laisse la presse de gauche développer en toute liberté sa haine de classe et sa haine du catholicisme. Dès le mois d'août 1914, cette presse propage ce que l'on a appelé justement « *la rumeur infâme *» qui est que « *les riches *» et « *les curés *» trahissent la France d'une habile manière par le moyen des fonds recueillis par le Denier de Saint-Pierre envoyés aux Allemands pour financer leur guerre. Or non seulement la censure laisse complaisamment passer cette calomnieuse stupidité, mais encore quand les évêques protestent contre elle dans leurs mandements, quand ils traînent leurs calomniateurs devant les tribunaux, alors elle « caviarde » au contraire et ne laisse rien publier des informations. 52:182 Cette affaire ne suffisant pas à sa haine, la presse de gauche ajoute bientôt une nouvelle forme à la « rumeur infâme » en découvrant avec indignation qu'il n'y a au front ni prêtres ni riches. Pour ces derniers, je ne saurais dire s'il a été fait une statistique. Mais ce que l'on sait très bien c'est que, sur 10 000 prêtres congréganistes reve­nus de leur exil pour être mobilisés, sans tenir rigueur à leur pays de les avoir chassés, près du tiers a été tué. Or les pertes furent de 16,5 % des effectifs sous les dra­peaux : on peut donc dire que LES CONGRÉGANISTES SE SONT FAIT TUER PLUS QUE LES AUTRES FRANÇAIS. Il importait à la République qu'il n'en fût rien et Barrès rapporte qu'un député dont il ne dit pas le nom, mais qui était le ministre Malvy, geignait dans les couloirs de la Chambre : « *Ces cochons de curés, ils se font tous tuer pour nous emm...... *» L'ignoble calomnie se répand, « rumeur infâme » de la première et de la deuxième sorte dont la radicale *Dé­pêche de Toulouse* s'est fait comme une spécialité. On y lit ceci en octobre 1914 : « *Battez-vous maintenant, petits soldats. Donnez votre chair, votre vie. Et mourez en pensant que la cloche de l'église sonnera peut-être des carillons quand les Allemands entreront dans votre vil­lage. *» Manque d'imagination : quelques jours avant le Seize-Mai, Albert de Mun avait lu à la tribune de la Cham­bre, tirée d'une feuille radicale, une calomnie anticatho­lique du même tonneau. La *Dépêche de Toulouse* est poursuivie en justice par l'*Union de défense sacerdotale* du diocèse de Perpignan pour ses attaques calomnieuses contre le clergé en général et en particulier contre l'abbé Guisset, curé d'Ausignan. Le 16 décembre 1915, elle est condamnée à 50 francs d'amende, 100 de dommages et intérêts, et trois insertions de jugement. Elle n'en con­tinue pas moins son ignoble campagne. Le 15 février 1916 : « *Je mets au défi n'importe quel poilu* (*mais un vrai, alors*) *de dire qu'il a vu monter la garde aux tranchées à un curé ou à un millionnaire. *» Peu lui im­portait qu'au 31 décembre précédent il y eût 1.165 prêtres tués et 1.121 décorés. Barrès était personnellement mis au défi de répondre. Il le fit, et l'honnête journal radical refusa naturellement d'insérer sa réponse. 53:182 L'inventeur connu de la « rumeur infâme » sur les prêtres et les riches était un certain Victor Snell ou Schnell, suisse-allemand, avocat au barreau de Genève qu'il avait dû quitter avec précipitation en 1898 pour éviter les Assises, naturalisé en France peu avant la guerre, membre pendant la guerre de l'équipe du *Bonnet rouge,* collaborateur après la guerre de l'*Œuvre* et de l'*Humanité.* A la fin de 1915, le *Bonnet rouge* comptait 12 580 curés embusqués, qui auraient dû être dans les tranchées et qui n'y étaient pas, et le député socialiste Sixte-Quenin, spécialiste de la « rumeur infâme » à l'*Hu­manité,* reprenait ce nombre à son compte. Une carte postale est répandue, qui porte la légende : « *Ne donnez plus d'argent aux curés... ! Assez de cadavres ! Assez de sang !* VIVE L'ÉCOLE LAÏQUE. » Il eût été bien étonnant que le général Percin, inoubliable chef du ca­binet de la Guerre aux temps des « fiches », peu avant la guerre spécialiste de la chose militaire dans la presse de gauche ou il faisait campagne contre l'artillerie lourde, n'ait pas collaboré à l'entreprise anticatholique dans la spécialité où il était si compétent : en septembre 1915, il signait dans le *Bonnet rouge,* organe allemand de langue française, un article où il mettait en parallèle l'excellence des généraux « vraiment républicains », inégalable pha­lange où il figurait, ce qui lui avait valu d'être limogé pour impéritie par Joffre, avec les échecs sur le champ de ba­taille des généraux « réactionnaires ». Tout de même, la censure s'opposa à la publication de cet article, le journal passa outre, ne fut pas sanctionné, et le général Percin eut ainsi l'honneur de voir sa prose reproduite par la *Gazette des Ardennes,* organe de la *Kommandantur* dans les ter­ritoires occupés. La censure laissait faire tout cela malgré l'*Union sa­crée.* Il faut dire qu'on y trouvait des gens comme le capitaine Gaston Moch, pacifiste forcené, c'est-à-dire fran­çais ardemment germanophile, et qui avait deux beaux-frères dans l'armée allemande, les députés radicaux Paul Bourély et Klotz, ce dernier ancien et futur ministre, et le député socialiste Alexandre Varenne. Mais il advint que, pour répondre à la « rumeur infâme » de la deuxième espèce, *l'Express du Midi* fit faire une enquête dont il entreprit de publier les résultats sous forme de listes : prêtres morts pour la France, blessés, disparus, prison­niers, décorés. La censure en arrêta la publication après la sixième. Ainsi, quoi qu'il en soit de l'*Union sacrée,* la cen­sure laissait passer les calomnies les plus propres à attiser les haines entre Français et empêchait les calomniés de répondre. La raison fournie à son interdiction de publier les listes de prêtres était que l'ennemi pouvait en tirer des renseignements statistiques sur les pertes françaises, et ce n'était pas faux. Mais l'argument était irrecevable et ce n'était qu'un prétexte car dans le même temps elle laissait l'*Humanité* publier les noms des syndicalistes morts au champ d'honneur et l'*Action française* ceux des *came­lots du roi.* 54:182 Pendant ce temps encore, elle caviardait la nouvelle que six religieuses étaient citées à l'ordre de l'ar­mée, demeurées à soigner des blessés intransportables dans un village sous le feu complètement évacué par sa popula­tion, et qu'un curé de campagne avait été fusillé par les Allemands. Enfin, toujours la bonne méthode du tire-laine qui crie au voleur plus fort que tout le monde, la presse de gau­che accusait les catholiques d'avoir rompu l'*Union sa­crée.* Et comment ? Par des manifestations religieuses tant publiques que privées. Car elle tenait pour rupture de l'*Union sacrée* le fait de donner l'extrême-onction aux mourants dans les hôpitaux militaires. Cette racaille n'était naturellement pas à la cote 304 de Verdun certain jour de 1916 pour dénoncer ensuite cette rupture de l'Union sacrée et manifestation publique de catholicisme de l'aumô­nier, ordonnant avant l'assaut, l'absolution collective aux Vendéens du bataillon Morand... André Guès. 55:182 ### JEAN DES BERQUINS #### Chapitre XIX "... et ils ne leur feront aucun mal" Alors rien d'étonnant à ce que la Bichatte l'ait trouvé ce matin comme un halluciné. Et une journée comme celle qui suivait la nuit, jamais il ne pourrait la repas­ser à supposer qu'il en eût encore beaucoup à vivre ; mais peut-être en effet n'en mourrait-il pas, le sorcier avait si bien combiné son poison, pour qu'il y eût sans le briser cet extravagant en lui, cet autre qui subitement avait crû, *plus* fort, plus sauvage et terriblement vivant, le faisant éclater de partout, la peau, le cerveau, tout son corps et son cœur pas assez vastes pour celui-là ; et l'ancien ballottait au milieu comme un enfermé avec la vue de ce que l'autre allait faire. C'est ainsi qu'il vit l'image après, et il se rappelait avoir éprouvé dans son corps quelque chose de pareil, endormi une fois où il avait fallu lui travailler le côté pour un mauvais coup attrapé à ébrancher un arbre C'était avant de tomber insensible qu'il avait senti tout sous l'ivresse de l'éther vouloir éclater et son sang battre comme un feu qui se débat d'où il est. 55:182 Mais cette autre fois ç'avait été sans mauvaises pensées, tandis qu'aujourd'hui... Ah les pensées... De quelle herbe à regrets l'autre lui avait-il donc versé le suc ? Et quelle poudre à tuer le cœur en exaspérant le sang, en vrillant l'idée fixe en tête ? Ah, le village étrange pouvait être tranquille au bord de sa mare, ce n'était pas pour ces pauvres gens que le monstre était venu ; mais comme il était bien venu, à ce moment au bout du chemin creux où il y avait eu la maison de noces ! Il continuait à travailler pourtant, toute la matinée, toute la journée : « Hue, Gentil. Hé ! Ho... » Il avait pris sa place à la tablée, devant son cruchon ; il avait mangé, parlé ; avec les autres, au lieu de faire un tour dans sa maison, il était allé se jeter sur la paille de la grange. Mais ce qu'a dit le petit commis au pre­mier charretier : « Il en a une figure, aujourd'hui, Jean Costat, il a l'air d'un dépendu. » Il n'en a jamais vu mais ça ne fait rien, il les imagine comme celui-là. Et la servante, douce comme un ange parce qu'elle va se marier entre les pommes de terre et les betteraves, lui ayant demandé : « Vous êtes malade, monsieur Jean ? » Il lui a fait un regard terrible, si drôle que la Biquatte a murmuré en lui tournant le dos : « Si on ne le con­naissait pas depuis toujours, Jean des Berquins, on ne voudrait pas le rencontrer au coin de son bois. » Il a entendu tout de même et s'est mis à ricaner : elle peut toujours y venir, au coin de son bois, la patron­ne, ça n'est pas elle qu'il empêcherait de passer. Et puis il sait encore plus que d'habitude ce qu'il pense, ce qu'il dit, il en a senti une peur. Mais si c'est le diable qui le mène, il a beau savoir. Ce démon du dedans, tout le jour il le sentit se déme­ner en lui comme un enragé ; tout le jour il lui mordit le cœur, rongea sa volonté ; il lui semblait que le cerveau lui tournait dans la tête ; et toujours ce corps en feu. Il n'avait qu'un apaisement de temps en temps, c'était de penser au compte qu'il irait demander ce soir à l'autre, dans le bois à Aman : une fameuse explication, et avec le gourdin au poing et la menace d'une dénonciation, le sorcier peut-être donnerait un contre-poison ; peut-être aussi -- mais après tout que tous ces gens se débrouillent, s'arrangent entre eux -- il pourrait s'il se sentait un peu moins mauvais à ce moment-là lui faire promettre de s'en aller, abandonner la partie avec Émi­lien. Et la peur de tant de folies rendrait Hilda raison­nable, elle s'en irait avec lui, on ne les reverrait plus jamais. 57:182 Mais après. Quand quelque chose d'aussi clair serait sorti de tout ce sortilège, toute cette mêlée et secouée de vies, un couple sur les routes, qui s'en irait se faire pendre ailleurs ; un couple en bas dans une maison où la femme balaie, fait la cuisine et coud, et s'en va le jeudi avec un bonnet propre à la messe, après ? Jean des Ber­quins niche au bois, niche à Saint-Usage, fais l'ouvrage de Bichat, laisse son jardin tranquille, quelle idée d'y avoir, tant travaillé, va le dimanche boire le vin bouché chez la Fine-à-Pipeau, sois le parrain du premier enfant du cor­donnier, danse, chante, pleure. Qu'est-ce que cela peut faire à tout le monde, et même si la grande amitié là-haut ne veut plus de toi, si tes berquins et tes bois sont devenus emplis d'une incurable et frénétique tristesse, qu'est-ce que cela peut faire, bonté ! Mais celle de qui tout t'est venu, ah ! que tu as été bête, bête, de ne pas la faire trébucher dans le piège à oiselles, est-ce que tout ce qu'elle faisait, ce n'était pas aussi de l'enchantement, est-ce que ses façons étaient plus honnêtes, en fin de compte, pour enjôler les gens que les moyens d'un sorcier ? Il n'y a pas que les poudres pour changer le cœur, il peut y avoir aussi des mines de mi­jaurée... Alors, tout, depuis le printemps, c'a été une histoi­re à l'envers. Il brise la bouche de Gentil avec le mors. Au soir enfin... La journée avait été si longue, il ne prit pas le temps de souper, il monta d'un bond aux Berquins. C'était bien la fin du jour mais pas encore la nuit serrée, on recon­naissait tout dans les champs, à mi-Haut-Chemin la croix brisée, au pied du bois la procession de genévriers, les noisetiers en touffes, les bouleaux légers, tout en arrière le bois noir à Aman. Il montait, jamais il n'était monté si vite ; il se dé­tourna du socle. Le soir était étrange, non pas tant à cause de ce qu'il portait en lui, le garçon, et de ce qu'il y avait au creux le plus secret du bois secret, mais à cause du soir lui-même avec une corne de lune énorme et toute rouge dans le ciel, une lune tout près de la terre et des hommes, toute seule sans les étoiles qui n'étaient pas encore venues. Une de ces rares fois chaque année où le ciel est si dé­courageant, où on aimerait mieux que ce ne soit pas com­me c'est : ce quartier de lune rouge vif et cornu, près et loin, qui est là tout d'un coup à toucher les épicéas et déjà prêt à s'en aller en terre. 58:182 La nuit tombait. Il voyait ses Berquins. Il y avait un grand silence, en bas tous les bruits dans toutes les rues, dans toutes les cours étaient finis ; une bêlée, seulement, de temps en temps, qui s'éteignait, un aboi de chien vite cassé, et le grand silence encore ; il y avait longtemps que les plus lanterniers à rentrer, ceux qui font encore une roie de champ après la dernière, toujours une famille com­me ça dans le pays et les petits-fils font comme les grand-pères -- avaient dételé, mangé, fait leur tour aux étables et à l'écurie ; c'était un soir où les gens ne s'amusaient pas à traîner. Mais les plus à se taire encore, c'étaient le bois et les Berquins ; jamais il n'y avait eu un calme pa­reil. A son arrivée pourtant, les grillons crissèrent ; deux chauves-souris sorties de la grange se mirent à tourner, il entendit la chouette appeler sur le toit et puis tout doux elle passa dans l'air. Les choses étaient redevenues com­me avant, comme les autres soirs ; ce calme lui avait presque fait peur, et grandi l'énervement au lieu de l'apai­ser, ces vies familières lui rendaient un peu de l'amitié perdue ; et aussi la corne rouge avait disparu derrière un pan du bâtiment. Il la retrouva dans la cour, et sa bizarre clarté sur le pas de la porte. Mais grand Dieu, ce qu'elle éclairait ! Qui était là sur le pas de la porte ! et qu'était-elle venue faire la malheureuse, un jour pareil... Elle était assise comme une pauvresse qui attend, en le voyant venir pourtant elle s'était levée, un peu avancée, elle lui apparût pâle, mais avec un air de grand courage et aussi de confiance. Elle ne tremblait donc pas d'être aux Berquins ? Elle ne se doutait donc pas que lui au moins pouvait trembler de ce qu'elle était là toute droite, toute blanche, toute belle... Dieu qu'elle était belle ce soir et quel éclat dans les yeux ! -- toute seule à seul, et que tout le jour un démon dans son sang l'aurait fait crier après une chose pareille. Un démon qui plein d'un mauvais rire avec des mor­ceaux de sa vie rejetés loin et par mauvaise magie retrou­vés et raccordés, avait refait un homme avec son mau­vais désir. Il eut peur pourtant qu'elle ne vît sur son vi­sage ce que les autres y avaient vu. Il fit un pas de côté dans l'ombre, la laissant dans la clarté ; elle n'avait pas eu un geste, il n'en eut pas non plus, se pliant lui-même il attendit. Et alors elle parla de sa voix volontairement égale, où quand même il sentait tout au fond un petit fré­missement : pourquoi, pour être venue seule ici ? il y revenait encore sur cette chose incroyable ; mais non, c'était bien plutôt à cause de ce qu'elle venait demander, de la crainte aussi d'un refus. 59:182 Aussi bien d'être venue seule, elle s'en expliquait, la prudente ; elle avait deman­dé à Mme Bichat de l'accompagner, mais la voisine était malade de sa journée d'hier et son voyage de ce matin, elle avait du prendre le lit en rentrant de la Ville-au-Bois où elle n'avait même pas trouvé la jeune femme. Hier après la messe, Larrivey les avait rattrapés sur la route, le vieux curé et elle, il les avait fait monter dans sa voi­ture et là son bavardage leur avait appris qu'il allait aujourd'hui même en ce pays où Émilien avait été reconnu. Elle y était allée avec lui ; mais elle n'avait rien su de plus ; et à son retour à Saint-Usage c'étaient les nouvelles d'ici que la Bichatte lui avait fait entendre, la découverte de la roulotte, la Découvée, le véritable personnage de la sorcière. « J'ai pensé tout le reste du jour, monsieur Jean. Et je suis bien fatiguée, mais ne sachant quoi faire de mieux, j'ai décidé d'aller parler à cet homme, apprendre de lui s'il sait du nouveau, de toute façon le supplier par pitié au moins pour moi qui ne lui ait point fait de mal, de pardonner au malheureux qui veut rentrer dans son pays, dans sa maison. Ce n'est pas un monstre, n'est-ce pas ? Il doit avoir un cœur... Et puisqu'il a maintenant sa fem­me avec lui, qu'il lui a pardonné à elle, est-ce qu'il ne pourrait pas oublier le passé ? » Elle avait fini par joindre les mains, on aurait dit que c'était le garçon qu'elle suppliait. Sa voix aussi tremblait davantage : avait-elle vraiment de l'amour pour Émilien -- il s'aperçut que jamais il n'avait songé à se le deman­der -- ou seulement à cette heure un peu d'exaltation sur ce qu'elle croyait être son devoir ? « Seulement, j'ai bien compris que je ne pouvais y aller seule et je ne me suis trouvé aucune amitié à part Mme Bichat mêlée aux choses et de bon service pour moi. J'ai pensé à vous. » Elle avait hésité tout d'un coup, si maîtresse d'elle jusque là : sans s'en apercevoir avait-il fait un mouvement, découvert dans sa surprise son visage hors de l'ombre ? Il se raidit davantage. « J'ai pensé que vous voudriez peut-être bien m'accompagner dans la seule démarche qui me reste à faire. » Elle s'arrêta un instant et puis : « A qui demander conseil ? Je ne pouvais pas retour­ner à la Ville-au-Bois et tout m'a poussée ici. Je n'ai plus senti ma fatigue en montant », et elle attendit. Il la sentait pleine d'angoisse et de résolution, prête à faire à travers le bois tous les pas qu'il faudrait. Quoi lui dire ? Elle n'attendait peut-être même pas d'être combattue, ou les réponses seraient si simples que les con­tradictions, tout de suite, ne vaudraient plus rien. 60:182 On ne se bat pas si facilement sans doute contre une idée de fem­me raisonnable d'habitude ; et si une fatalité les menait tous en rond et si l'idée de Madeleine Lainé était un tour de plus dans la ronde, qu'avait-il à faire de se mettre en travers, le branle serait plus fort que lui... Quant à être touché par sa présence, il était trop tard. Tout ce qu'il pouvait faire ce soir, c'était de se lier comme tout à l'heu­re, s'enchaîner au silence tout le temps qu'elle serait là. Alors, quand elle eut tout dit en le fixant de ses yeux un peu trop grands, il fit simplement : « Puisque vous le voulez, allons », sans dire autrement ce qu'il en pensait. Il tâta seulement s'il avait bien son couteau, sa lampe de poche, prit son bâton resté depuis la veille auprès de la porte, ouvrit tout de même pour voir si rien n'était sur­venu au-dedans, puis referma et fit signe à Madeleine de le suivre. Et toujours sans parler, il reprit avec elle comme avec la Bichatte hier l'allée de noisetiers. C'était vraiment comme une avenue charmante et qui donnait aux Berquins façon de petit domaine ancien où des mariés il y avait longtemps, auraient mené leur hon­nête train délicieux. Jeanne Costat l'avait dit plus d'une fois : « Si ce n'avait été l'affreuse cuisine de Costat, com­me j'aurais aimé vivre là, mon panier de raccommodage au gros de l'été sous les noisetiers. » Et même ce soir, malgré son angoisse et le silence oppressant de son com­pagnon, Madeleine ne put s'empêcher de penser tout haut comme la défunte mère : « Que c'est beau ici. » Et Jean malgré lui-même : « Si vous y étiez par le vrai clair de lune !... » Mais entre deux noisetiers sur le côté il avait vu descendre la lune rouge, et c'était un peu plus loin qu'il fallait brusquement tourner, face à elle en quittant l'enchan­tement de l'allée : la corne venait de bizarrement l'appe­ler et il secoua la tête. Il se plaisait entre ces branches et ces feuilles lui aussi comme la mère ; las des fois à tom­ber de la fatigue de la journée, il ne pouvait aller dormir sans y passer un moment. Et il s'était dit des soirs que Madeleine aimerait ce lieu touchant, comme voilà qu'elle disait ; et il avait pensé : « L'avoir seulement une fois ici, en belle honnête amitié », comme voilà que c'était ; mais la lune rouge l'appelait. 61:182 Ils l'avaient devant eux maintenant, mais elle descen­dait vite, toujours plus énorme, une pointe presque en terre, si bas que l'étroite sente entre les sapinières était déjà dans l'ombre, et que dans cette ombre les hautes herbes et les repousses paraissaient d'étranges plantes, immenses, de pays de l'autre côté du monde. Il avait fait passer la jeune femme devant lui et il se demandait si elle découvrait ce pays. nouveau comme celui de tout à l'heure, si l'énorme croissant et le bois noir et les arbres étrangers ne lui avaient pas donné comme à lui un saisis­sement apeuré. Elle n'en disait rien, elle allait plus vite, indifférente aux branches sur la sente, ou les écartant du même mou­vement ample et vif que ses pas allaient. Des fois pourtant une branche plus épaisse l'arrêtait brusquement et alors il se trouvait d'un coup si près d'elle qu'il en reculait malgré lui. Malgré lui, oui... Le chemin était long, qu'il était devenu long ! Avait-il donc été plus vitement fait avec la Bichatte ? cette nuit cela n'en finissait pas ; ils étaient à peine déjà au commencement du bois à Aman, dans la friche d'à côté, et la roulotte était presque au bout, c'était encore une belle longée devant soi. Et tout à l'heu­re il était quand même un peu engourdi de l'aventure, il se disait : « Allons tout passe, ce moment passera com­me un autre », mais il y a façon et façon de passer. C'est que, malheureusement, elle était là. Ce n'étaient pas des images comme ce tantôt, des regrets furieux mais avec de l'air devant soi, c'était elle, en personne, « la plus belle femme de tout par ici » disait Laurentiau, mais il n'avait pas besoin du berger pour le savoir. Et ce soir ! cette démarche devant lui, et ce mouvement du bras qui écarte la branche, de la tête qui se baisse un peu et à un moment se tourne et c'est tout clair et vivant contre l'épine Sainte-Lucie... Ah ! ce goût de ce qu'on aime et qu'on ne pourra jamais tenir, et ce quelque chose en soi qui n'aura jamais, jamais, son contentement : aussi ce contentement qui déborderait le monde, est-ce que c'est pour un homme ? Alors il faut tuer le goût, tuer le bonheur, tuer tout en soi, mais est-ce que mon cœur sauvage n'a pas été ensauvagé encore, le diable en soit remercié, depuis des semaines, des mois, qu'elle était là partout presque plus présente que si j'avais été son homme dans sa maison. Des mois que tout était pour elle, et tout autrement qu'avant à cause d'elle. Allons, j'étais fou et c'est mainte­nant que je suis raisonnable : grâce à toi, sorcier, et ce n'est pas du poison que tu m'as donné, mais le meilleur de tes remèdes ; et comme un ami prévoyant puisque tu sais tout, tu savais qu'elle allait venir ce soir me de­mander de l'emmener au fond des bois. Ah... Son démon l'avait délié, tout était revenu, le chemin était trop long. 62:182 Cependant, Madeleine avait commencé à dire son cha­pelet. D'abord la main dans la poche de son tablier, ses doigts glissants sur les grains, mais à chaque instant il fallait quitter à cause de cet embarras des branches ; alors elle avait continué du cœur et des lèvres, ne se trompant pas au compte tant elle s'y était habituée avec la couture ma­chinale, ou des fois dans son jardin piochant ou bêchant, et s'arrêtant à chaque Gloria patri. Depuis ce moment, quand elle se tournait à demi, il aurait pu voir ces lèvres légèrement remuantes ; il ne les voyait pas pourtant, il ne voyait presque plus rien parce que sa vue était au dedans. Mais tout d'un coup, voilà qu'elle se mettait à réciter plus vite et d'un plus grand élan, prise sans savoir pour­quoi d'une angoisse qu'elle n'avait pas eue jusque là, une peur de bête et d'enfant. Et que faire pour y échapper, elle n'osait même pas la dire, ni reculer dans une démarche où tout, soudain, l'affolait. « Mon Dieu, mon Dieu, si j'ai mal fait, agi sans con­seil, ayez tout de même pitié de moi. » Le mal, partout dans le bois, derrière elle, elle le sentait maintenant. Et l'autre ensauvagé, possédé, tout à coup hors de soi. « Fais de cette femme à ta volonté. » « Mon Dieu, que personne ne mette la main sur votre servante. » « Fais à ta volonté, cette occasion tu ne la retrouveras jamais. Et après ? Qu'est-ce qu'une vie, qu'est-ce que deux vies, tu aurais donné la tienne pour rien, ce ne sera pas pour rien. » Être tuée là, au long du bois noir, après des années de vie pas comme une autre, après le poids de ces derniers jours... Elle sentait le crime sur elle. « Va ! » La corne était tout à fait enfoncée en terre, dans ce fourré de genévriers on ne voyait pas les petites étoiles. « M'en aller sans prêtre... » Elle sentit plus fort la mort, fit la recommandation de son âme à Dieu, poussa un gé­missement. Une sorte d'appel étouffé lui répondit. Elle se retourna et ce fut pour voir le garçon chanceler, les bras en croix sur sa poitrine ; et d'une voix qu'elle reconnut à peine : « Pourquoi m'avez-vous fait si mal ? Pourquoi me l'avez-vous jeté sur le cœur ? » 63:182 Elle dit elle-même en un souffle « Quoi donc ? -- Votre chapelet. » Le chapelet était au fond de sa poche et elle savait bien, elle, qu'elle n'y avait pas touché ; pourtant ce ne fut pas tout de suite une défense : « Vous saviez donc que je l'avais ? -- Non. » Et il ferma les yeux. Toujours sans s'expliquer elle l'aida à s'appuyer à un arbre. Mais de quoi se serait-elle défendue ? Elle avait les bras levés en faisant sa dernière prière, de ses deux mains elle écartait les branches de hauts genévriers entre lesquels elle s'avançait ; et c'est dans ces secondes même qu'elle avait entendu l'appel. Mais quelle autre angoisse à le voir ainsi tout blanc, les yeux fermés, et cet air de souffrir. « Mon Dieu, mon Dieu, qu'il ne meure pas ; s'il pensait le mal ne le laissez pas mourir dans son péché ! » Il ouvrit les paupières. Elle se pencha et dit alors sim­plement : « J'avais les mains levées... » Il fit oui de la tête, il se rappelait bien maintenant. « Vous allez mieux ? -- Oui. » Mais il était encore tout pâle. Tout pâle de ce qu'il venait d'entrevoir, tout à coup, le cœur en déroute mais les idées à nouveau si nettes, plus qu'elle peut-être même encore indécise devant l'événement : le miracle... Il savait à peine ce que c'était, mais ce seul mot connu lui venait ; le miracle de la brusque guérison tombée avec ce coup « d'une chose bénite » comme il le redit dans la suite aux deux seuls qui aient jamais su, le vieux curé, Madeleine. Et ç'aurait été le troisième signe vers lui. Cependant elle le voyait peu à peu se raffermir, perdre cet éclat pâle du visage ; retirés en arrière contre le sapin, ils avaient maintenant au-dedans d'eux les petites étoiles heureuses et brillantes d'être la seule clarté pure au ciel. Alors la nouvelle peur aussi l'abandonnait, elle ne com­prenait toujours pas encore tout à fait, mais elle faisait confiance à ce qui était arrivé, à la nuit, à Dieu et ne se sentait plus au cœur que le doux instinct pitoyable des femmes, mieux, la charité. Elle demanda doucement : 64:182 « Que voulez-vous que je fasse ? -- Me pardonner. » Mais elle secouait la tête : « Ce n'est pas ce que je voulais dire. Voulez-vous que je reste auprès de vous, ou que j'avance toute seule vers la cachette ? Je n'ai plus peur maintenant... » Seul, oh oui il aurait voulu rester seul, avec son aven­ture, avec lui-même, avec Celui peut-être qui venait de le frapper, lui échapper même à elle si douce, trop douce dans cette nuit trop emplie de choses. Rester étendu là au pied de l'arbre, jusqu'à l'aube, jusqu'au jour, le grand jour sur le monde, en lui. Pourtant il ne pouvait l'abandonner. D'un effort il se détacha de l'arbre, fit quelques pas encore tremblants, et puis redressé il entrouvrit les branches : « Venez, suivez-moi de tout près maintenant ; nous irons près de l'homme ensemble. » Et ils entrèrent sous le bois sombre. Seulement quand ils arrivèrent au retrait, il n'y avait plus que la mousse piétinée, des traces de roues, un rond charbonneux dont la cendre au milieu semblait encore tiède. Plus loin, en contre-bas, après la sortie au-dessus de la route de la Grangeonnée, les yeux du garçon crurent bien voir un moment comme une petite lueur au ras de terre -- et vraiment il y avait par là une ancienne carrière de sable -- mais si fugitive qu'il pensa s'être trompé. Il était si las que tout par instants dansait devant lui. #### Chapitre XX Le cimetière Saint-Léonard Ce fut pourtant là, au fond de la carrière, qu'une hui­taine de jours après on trouva les débris calcinés de la roulotte. Et pour le reste... C'est un homme s'en venant vers Saint-Usage avec sa voiture par la route du cimetière Saint-Léonard qui trouva tout près ces deux corps étendus, l'un « d'une espèce de voyageur », l'autre d'une bohémienne, tués à coups de fusil. 65:182 Ces sortes d'histoires à faire peur à des générations les nuits d'hiver quand on conte sont rares par ici si on songe que le grand-oncle à la Biquatte c'était loin de l'autre côté des bois ; et il n'y avait eu depuis cent ans peut-être, à part l'enlèvement par un loup, au « champ de la bête », d'une petite fille endormie, d'autre chose horrible que l'as­sassinat d'une femme à une croisée de chemins, dont le meurtrier avait décidé le sûr silence, après un autre atten­tat... Aussi le temps pour l'homme de descendre et remon­ter vitement en faisant tourner bride à son cheval et le fouettant comme un fou jusqu'à la Grangeonnée et les gen­darmes étaient là, le médecin, des curieux déjà... Derrière la haie, sous les deux sapins, on trouva trace d'un piétinement récent et un peu plus loin, dans un em­brouillis d'églantiers, le fusil qui avait servi au meurtrier ; car c'était bien un meurtre, qui pouvait en douter : ces quatre coups dont deux, les victimes déjà à terre, frappées au dos, comme une sûreté, un assouvissement peut-être aussi. Et qui pouvait douter, chacun ayant attendu le coup, que c'était le sorcier descendu pour la nuit, rensei­gné sans doute sur l'approche d'Émilien, se mettant à portée de le suivre à Saint-Usage, et puis le voyant tout à coup paraître à l'aube jeté sans le savoir dans la gueule du loup. Une marque de sa façon aussi, c'était le fusil qu'il avait trouvé le moyen de dérober, la vieille canardière de Géra­sime. Comment l'avait-il décrochée dans le fournil où per­sonne ne l'avait touchée depuis la mort du berger et même longtemps avant, Madeleine pensait si bien tout fermer... Mais c'était elle, connue non seulement de Saint-Usage, aussi des alentours pour le bon emploi que le bonhomme en faisait, les nuits d'hiver, et surtout pour ses contes sur elle. Il était au coin de son feu, caressant le long canon. « Un acier, mes agneaux ! Et d'un service ! Un lapin part d'un buisson à côté de moi, je tire : pan ! à bas ; un de l'autre côté, je me retourne : pan ! à bas... Deux sangliers ç'aurait été pareil. » La canardière bien entendu n'avait qu'un coup et c'était cela qui réjouissait les compères. Ah, lui n'aurait pas eu de quoi rire avec son vieux compagnon entre les mains, mais il ne savait pas... Ainsi quatre fois le meurtrier avait dû charger et avant la seconde décharge, peut-être même avant la première si elle avait été assez prompte, Hilda s'était jetée au-devant de celui qu'elle aimait tou­jours pour le protéger et mourir avec lui : et ç'aurait été pour cela qu'elle ne voulait plus quitter le bohémien, déses­pérant de trouver seule Émilien, quand la Bichatte et le garçon l'en priaient. 65:182 Aussi bien on sut exactement les choses quand l'hom­me, des mois après, fut trouvé loin de là dans une grange abandonnée, mourant d'alcool et de maladie ; d'abord pro­tégé de roulotte en roulotte comme naguère son rival de tribu, il s'était vu un jour jeté sur la route, les autres las­sés. Et après avoir parlé il mourait parmi les herbes qui ne pouvaient plus le secourir ni mettre le monde à bien ou à mal. Madeleine lui fit dire une messe comme pour la Découvée déjà. Quant à Émilien, dès le premier jour on avait su qu'en fin d'après-midi, la veille, il s'était rendu chez le notaire de la Grangeonnée et là avait appris d'un clerc l'acte passé avec Bichat ; furieux et réalisant aux façons du clerc que son vol n'avait pas été oublié, que d'autre part le mobilier pouvait être vendu sur sa seule signature, il avait décidé de reprendre le large sans se montrer à Saint-Usage. Oui, mais auparavant un méchant café l'avait reçu, et là il avait bu sur sa déception, et trouvé moyen d'en faire rire les gens tout en chargeant son père : pauvre Gérasime, s'il avait su aussi pareille oraison ! Et pauvre Madeleine : il « n'avait jamais eu de goût pour les saintes nitouches », il « avait eu mieux depuis... » et là-dessus des grimaces, et des imitations de sa femme, et l'adjuration aux parents, une main sur le cœur, de ne pas marier leurs enfants selon leur goûts à eux. Une vraie pantomime, qui lui fit gagner ses consommations ; et même à la fin des propos odieux. Et pas un ne lui dit, mais peut-être ceux-là ne le savaient pas quoique la sorcière eût fréquenté la mai­son, qu'une vieille horrible vengeance courait après lui. Il était alors parti à l'aube, et on a pensé que s'étant mis en chemin par cette route pour tourner le dos à Saint-Usage il s'était senti mal éveillé, et le vieux cimetière tout calme et clos lui avait tendu son piège. Oh oui, pauvre Madeleine : rien de bon à garder de celui à qui elle avait été liée devant Dieu, qui avait été le père de son petit enfant. Comme elle avait parfois les mains abandonnées, quittant son ouvrage, angoisse et résignation se mêlant... Cependant la saison avait tourné, le train des journées aussi ; tout le travail des champs, des jardins, des vergers avait été fait. Chez Bichat on avait mené le fumier, labouré, fait les semailles ; il y avait eu les regains dans les près de la Grangeonnée ; Jean était allé en chercher des voitures avec le petit commis ; il y avait vu les brumes de septembre flotter les matins jusqu'aux premières branches des peu­pliers, ces branches jaunir et tomber en rondes dans l'eau des noues et dans l'herbe fleurir la colchique violette. Il avait aussi travaillé sur son pré à lui, où Mme Marceline avait parlé en maniant de ses doigts rêveurs la viorne cueil­lie aux haies de sa jeunesse. 67:182 « Si tu aimes un jour choisis celle qui sera capable de porter tes péchés. » Mais si celle-là était un ange hors de son amour... On avait fait les labours, les alouettes en troupes s'en­volaient au milieu des champs violets ; on avait fait les semailles : de grands corbeaux guettaient de la corne du bois et s'abattaient en criant quand l'attelage était reparti sur la route. La douceur des soirs avait été des fois mer­veilleuse ; et au matin de ces temps-là, quand il s'éveillait dans sa maison du bas il trouvait, auprès de sa porte, la reine-marguerite fleurie. Des corbeilles et des corbeilles de pommes avaient été cueillies aux vergers, il avait descendu les siennes dans sa cave, sur les claies comme les autres années, songeur pour­tant ; il faisait toutes les besognes d'habitude, mais ces pommes qui allait les manger 2 Il était resté chez Bichat comme il s'y était engagé pour jusqu'à la fin des gros tra­vaux, mais voilà qu'ils allaient être finis, que la Toussaint avait passé, et les Morts et la Saint-Martin, la mi-novembre secouait les dernières feuilles, elles rouleraient toutes noires déjà sur la route quand il partirait. Oui, Saint-Usage pour un moment encore allait trouver de quoi parler : c'était ce bout du pays qui se vidait. Il y avait d'abord Madeleine Lainé qui s'en irait passer l'hiver à la Ville-au-Bois, chez M. le Curé. On en était sûr, c'était la mère Quinquenelle qui l'avait dit à la Bichatte et la nouvelle était revenue par une écoutotte. Rien de bien caché d'ailleurs -- la jeune voisine l'aurait bien dit quel­que jour à la vieille -- ni contre quoi on pouvait trouver à redire ; pas la servante en tout cas, toute réjouie d'avance de n'avoir plus bientôt que le souci de ses ramanances ; ni les autres non plus ; et Laurentiau, Parfait, Rousset, Amé­lie, Pertuisat, la Fine-à-Pipeau et le prudent Pipeau lui-même, enfin le vieux Sévère, tous regardant un moment la chose comme si elle était devant eux, avaient décidé que la jeune femme faisait bien, surtout le sorcier n'étant pas encore rattrapé à ce moment-là. 68:182 Mais pour Jean des Berquins on comprit beaucoup moins ; il n'était pas garçon à avoir pris peur, lui, et c'était une autre raison qui le faisait partir mais qu'on ne trou­vait pas. Si loin, et pourquoi faire ? Quelqu'un en aurait eu peut-être l'avisement si le cas n'avait été si personnel au garçon, si bien à lui, la raison se jouant au fond de son cœur ; c'était encore Zélina qui s'en expliquait avec sa commère, en un chemin du bois cette fois : « Moi je suis sûre que ce pauvre cher homme de curé est dans les secrets... Je ne l'ai raconté à personne, mais je peux le dire à vous, vu l'intérêt que vous portez à votre voisin : c'est le nombre de fois qu'il est venu chez nous ces soirs après souper et deux ou trois dimanches dans la jour­née. Le dernier c'était ce jour-là qu'il faisait beau quasi comme à la Saint-Jean ; il est resté manger avec nous -- justement Mme Lainé n'était pas là -- et après ils se sont tous les deux promenés dans le jardin, et je-te-vas et je-te-viens en bourdonnant comme deux frelons... Ils n'au­raient pas voulu que j'entende, mais ma fi par la laverie j'en ai entendu quelque chose tout de même : c'était com­me une conversation d'orémus ; et, c'est pas croyable, peut-être bien des amours par le travers. Le reste, je ne le sais pas ; et ce que je sais, gardez-le pour vous. » La Bichatte avait laissé partir l'autre en la regardant un peu de temps, et puis elle avait repris ses manches de brouette : oui, elle « le garderait pour elle », à côté de ce qu'elle croyait savoir pour son compte ; et ce n'était pas ses écoutottes qui l'avaient renseignée, mais quelque chose de subtil, depuis longtemps, autour de la maison du Bar­on. Et sa langue s'était tue, mais c'était son cœur qui par­aît sur le chemin dévalant du bois : « Mon Dieu que tout ça finisse bien pour lui ! » Et elle se rappelait les pommes et les groseilles qu'elle lui donnait quand il était petit. Elle y pensait comme à un mort ou à un marié ; mais puisqu'il n'était pas mort... Bien sûr, que le vieux curé savait ; et lui aussi songeait. Il savait tout, l'amour, les avertissements, la tentation, le miracle et l'a­mour encore. Soir à soir les aveux étaient venus et ce di­manche encore « quasi beau comme à la Saint-Jean » dans ce va-et-vient entre les petits cordons de buis, l'histoire longuement, consciencieusement, avait été repassée : d'un cœur ouvert, d'un cœur dépouillé de faux-semblant, de secrète réserve. Parce que si le cœur avait été miraculé, l'esprit l'avait été aussi, depuis si longtemps le vent souf­flait dessus ; mais alors c'était lui, le garçon, qui ne voulait rien espérer quant à son bonheur, qui n'en avait pas le droit, pensait-il, même aux yeux des hommes. Il disait au vieux curé : « Toutes ces histoires... » et le bonhomme ne répondait rien. « Toutes ces histoires ; et Hilda, Émilien et moi, d'un côté comme un mauvais tas ; et elle toute pure de l'autre, qui toujours nous reverra en­semble. Et le monde aussi : il ne faut pas forcer le monde, ni le sort qu'on s'est fait. » 69:182 Le bon curé encore secouait ses cheveux longs. On ne sait pas ce que peut penser un vieux saint homme qui se tait ; pourtant celui-là avait jaugé les cœurs, supputé aussi les vies : Madeleine devenue plus sensible et fragile, et jetée à quel vent ? Et lui ce vivant, ce débordant qui avait besoin pour son âme de calme bonheur, et de la mesure exquise où il n'atteindrait pas tout seul. Et ce que le monde dirait ? Allait-on manquer l'occasion de lui faire savoir que le bon Dieu plus d'une fois n'est pas si dégoûté que les hommes parce qu'il y voit bien plus loin, bien plus profond, grâces Lui en soient rendues ! Les vieux yeux embrumés n'étaient pas dans les songes, ils étaient sur le garçon : quel regard sur les vies mouvantes et l'immuable Dessein, sur le péché et l'obstinée préoccupation d'en tirer le salut et faire encore fleurir autour la douceur des jours... ...Longtemps à son tour Jean Costat s'était tu. Seulement il fallait partir. Ils avaient cherché. Eh bien, à cinquante lieues de là, dans un autre département, l'abbé Simonin avait un ami d'enfance avec son exploitation presque au cœur d'une fo­rêt, au milieu d'une grande clairière où étaient ses près et ses champs, mais c'était la forêt autour pareille à celle de son pays qui l'avait attaché là. Plusieurs fois le vieux curé y était allé, avait pris sa part aux fêtes de famille, marié la dernière fille ; c'était une maison où on vivait encore comme dans l'ancien temps, avec Dieu au milieu de la ron­de des vies. Si on y pouvait recevoir Jean ? Et voilà que justement on y avait besoin d'un homme jeune, fort, actif, qui commanderait l'abattage au bois déjà tout l'hiver et tout le printemps et déchargerait bien le maître du souci de ces boîtiers étrangers, Espagnols et Portugais, comme il y en avait maintenant. Ainsi le garçon s'en allait vers le moitié connu et quand t'eût été pis, c'était son jeu de tout quitter. Et le bois sa vieille rassurante ; le bois d'hiver avec la cognée glacée, le givre, l'herbe qui craque pleine de fleurs brillantes dé­coupées et fugitives, l'air vif et rose à plein visage, la pen­sée solitaire, l'abri en claie de bouleau tressé, le feu, la ver­dière, le rouge-gorge, peut-être la neige, tout un monde de pureté réduit à un tout petit nombre de choses pour être mieux senties. Et, il le savait, Celui qui passerait entre les arbres, l'Inlassable. 70:182 La veille de son départ, pour la dernière fois, il retour­na à la Ville-au-Bois. Il y avait Luc et Luce à revoir, les adieux au bon curé et même à la mère Quinquenelle qui savait et ne savait pas, qui se récriait, prenait « mon homme » à témoin de tout ; Luc souriait auprès d'une fe­nêtre, Luce était douce avec le cordonnier, Lucie allait et venait gracieusement dans sa nouvelle maison ; mais le plus beau c'était le sourire de Luc. A la cure le garçon rêva un peu ; il y était venu le pre­mier jour de son incroyable histoire, il revoyait les deux vieilles gens, le petit repas, puis la hâte de l'abbé Simonin à courir à l'église, le jardin par la porte restée ouverte d'où venait l'odeur du buis... Et Madeleine déjà mêlée à tout. Il n'était pas tard, le vieil homme le reconduisait jusqu'à la dernière Motte, d'où la forêt faisait sa brume violette, et les yeux que Jean regardait lui paraissaient pareils au doux et triste flottement là-bas. Et puis il rentra finir ses apprêts ; il n'en avait plus beaucoup, dans la matinée le voiturier avait porté son bagage à la gare de la Grangeon­née ; il s'en irait le lendemain matin, de bonne heure, de ses longues enjambées et le sac en bandoulière, prendre le premier train. Il descendit pourtant à la cave faire un dernier tour aux claies, poussa un soupir en regardant les pommes à la rangette comme s'il quittait de vieilles amies, en choisit trois ou quatre pour mettre dans son sac ; les autres se­raient pour la cure, pour la Bichatte aussi, elle lui en avait assez donné dans le temps, et elle garderait la clé de la maison. « Tu reviendras quand, mon garçon ? Il faudra t'en laisser deux bonnes claies. » Mais il avait secoué la tête non, quand il reviendrait la saison des pommes en cave serait passée, il ne verrait de Saint-Usage ni le printemps ni même l'été à moins d'un tour, un tout petit tour aux beaux jours. La Bichatte était restée bouche bée, et puis s'avait contentée de lui offrir à souper pour ce dernier soir. Et parmi tout ce monde, il n'avait pas vu Madeleine quand le soir il l'aperçut enfin ; elle traversait sa cour, un peu songeuse, en suivant minutieusement, comme on fait en pensant à autre chose, le cheminat menant à la porte de la barrière ; et là elle s'arrêta, regarda vers le voisin. Mais un sentiment plus fort que lui, inconnu, le cloua dans son jardin, et ce fut si court, ce regard vers lui : quand il sortit de son étrange retenue elle était déjà partie. Il alla voir Sévère aussi : 71:182 « Jean Costat, quand tu reviendras je serai parti à mon tour. » Il serait parti peut-être et ce serait fini pour tout le monde des visions de neige et de feu et de tours croulantes sous le ciel étranger, fini l'écho des cris dans la langue inconnue entre la mare avec ses petits saules et le rosier de juin ; et en attendant la Périnette criaillait autour d'eux parce qu'elle n'avait pas assez de braise pour sa chaufferette et peut-être là-bas aussi c'avaient été des corbeaux tournant sur le sang rouge et le feu violet, et la terre si blanche. « Non, Sévère, j'aurais trop de peine de ne pas vous revoir. » Mais ce vieillard de près de cent ans... #### Chapitre XXI La seconde apparition Puis était venu le souper chez la Bichatte, et mainte­nant la dernière soirée coulait devant le feu avec Lauren­tiau qui disait : « J'irai berger là-bas, ils doivent avoir des animaux. » Laurentiau, ce passant, c'était un vrai ami. Mais quelle idée, tout à coup, pendant que du bout de son sabot le berger écrase un tison qui vient de tomber ils sont là dans l'amitié tous les deux, dans les propos qui se cherchent parce que ce n'est déjà plus le train des jours ; si Madeleine prenait la pensée aussi de venir devant son feu se taire, causer un peu, faire enfin comme avec quelqu'un qui s'en va. Elle arriverait légère, de son pas sûr, elle toquerait à la porte ; le coin de la cheminée, c'est la place qu'on donne par honnêteté, pourtant on lui appro­cherait une chaise entre eux deux, ils seraient si bien ainsi, tous les trois. Laurentiau dit encore : « Et Mme Madeleine ? » parce qu'il n'a pas vu qu'elle était là. Le petit matin se leva comme un des plus beaux d'hi­ver, avec une immense rose au-dessus des bois.. Mais les champs de l'autre côté étaient dans du violet pale, et les rues immobiles, et il n'y avait point de bruit dans les maisons. Le voyageur secoua son sommeil, se vêtit à la hâte, prit son sac et son bâton, sortit, referma sa porte et mit la clef dans une cache convenue avec la vieille voisine. Il ferma aussi la porte de la barrière. 72:182 Puis à son tour il regarda la maison d'en face. Qu'elle était pleine de paix ! Comme un soir où il y avait gardé un mort. Et pourtant c'était maintenant pour lui comme si toute la vie des mondes était enfermée là. Madeleine ne s'en doutait donc pas qu'elle dormait si tranquille près de sa vierge en couleurs ? Elle ne savait donc pas toutes les images d'elle qui allaient partir aussi jusqu'au bois loin­tain ? Elle ne les sentait donc pas sur la route et la dernière n'était que l'image d'une image devant le feu dansant : il aurait voulu pourtant en emmener une autre avec le regard sur lui de ses yeux vivants. Un moment resté sans bouger, l'amer regret lui venait de la minute perdue d'hier où il aurait pu bondir de son jardin, lui dire son adieu en simplicité ; elle aurait eu ce beau regard, quelques paroles, et c'était lui à ce moment-là qui n'avait pas voulu... Mais allons, puisque déjà sa porte à lui le regardait comme un en allé ; allons, l'épreuve était l'épreuve, il fallait partir tout seul avec son âme à sauver : Dieu lui donne force ! Il avança dans la rue, dépassa les jardins et puis il se retourna. Contre son attente une petite lumière brillait à la fenêtre chère : petite étoile du matin ! Il en eut le cœur un peu allégé et elle, lui fit des signes comme si c'était quelqu'un ; puis il prit la route pour de vrai. C'est au détour qu'il la trouva, étonnamment rose dans le rose du levant. Il l'attendait si peu ; elle était sortie par la grange, avait fait un bout de chemin dans les champs, contourné le petit bois, et elle était là maintenant qui le regardait venir, toute droite, comme une voyageuse aussi avec la mante dont elle s'était vite enveloppée de peur de le manquer. L'idée l'avait peut-être prise au réveil, déjà priant pour lui. Elle s'avança et fit simplement : « Vous n'aviez pas de parent pour vous dire au dernier moment : Dieu vous garde ! Alors je suis venue. » Il ne répondit pas, trop saisi. C'était la seconde appari­tion -- celle du soir des Berquins, oh non, elle ne comptait pas -- mais cette fois d'un mouvement de son cœur vers sien. Tout ce qu'il avait songé, repoussé, rêvé encore, pourrait donc être vrai, et ce qu'il allait tenter déjà béni sur la terre... Elle disait encore : « Je sais pourquoi vous allez si loin. » Et c'était pour trouver mieux son âme, l'attendre, la mériter. Et ainsi elle serait avec lui là-bas, de son gré, de sa pensée dans les bois glacés. Le Haut-Chemin montait, on voyait le toit des Berquins, le bois à Aman faisait son long carré sombre, l'écharpe pourpre des bouleaux traînait par le milieu d'un bleu brumeux ; 73:182 elle ne souriait même pas, mais ses yeux si gravement le regardaient que c'était déjà plus qu'une amitié, comme un engagement à ne point man­quer s'il ne manquait pas. Ainsi la pure acceptait le charnel, la sans reproche, celui qui avait si gravement péché ; le destin merveilleux commençait. Mais il ne pouvait parler, il finit par dire seulement : « Merci ! » Et elle : « Non, ce n'est pas moi qu'il faut remercier. » Et com­me l'angelus à travers les arbres se mettait à sonner, tour­née vers Saint-Usage, elle le dit à mi-voix, et à la fin tout haut le poignant appel des hommes pendus au divin désir : « Faites descendre, Seigneur, nous vous en supplions, votre grâce dans nos âmes... » Jean tout près d'elle avait retiré son chapeau, il regar­dait aussi l'invisible clocher ; et il pleurait doucement parce que c'était sa première minute d'amour et que ja­mais il ne l'avait pensée si belle. Alors elle lui tendit la main ; un monsieur l'aurait peut-être baisée, mais il n'était qu'un paysan, et aussi sa délicatesse était devenue gran­de : il donnait seulement ces larmes. Et elles étaient mêlées de peine mais non point d'amer­tume ; il quittait celle qu'il aimait pour des lieues et des mois, mais au delà s'étendrait la vie aussi chère et secrète à suivre ensemble que le doux chemin de noisetiers, avec tout au. bout, éblouissante, l'éternité. FIN Claude Franchet. 74:182 ### Lettres du Brésil par Gustave Corçâo *Souvenirs franco-brésiliens* DANS L'ARTICLE *Comment le Brésil s'est libéré,* le premier paru dans une traduction de Hugues Kéraly ([^4]), il y a une allusion à Santos Dumont. Ce texte, je l'avais écrit sans songer qu'il serait un jour publié dans ces pages. Santos Dumont était pour moi la gloire de mon enfance, la gloire qui, dans notre vieille chanson, aurait amené l'Europe à se courber devant le Brésil : « E a Europa curvou-se ante o Brasil. » En 1964, j'eus l'enfantine illusion d'une nouvelle gloire brésilienne, pour laquelle l'Europe entière nous admirerait. Deux fois dans un siècle, ce n'est pas trop demander ! La déception fut brutale. Nous savons le reste. Or, reprenant ce numéro d'ITINÉRAIRES, je lis la note, en bas de page, où mon cher ami Kéraly dit de San­tos Dumont : « Aéronaute brésilien (1873-1932) dont les expériences firent faire un pas décisif à l'aviation. » J'ai senti envers Santos Dumont, ou peut-être envers mon en­fance, l'impiété de l'oubli et l'injustice d'un refroidisse­ment. Nous ne sommes pas riches en éclats d'inventions : nous pourrions redresser la tête comme Michel de Unamu­no qui, à propos de la même pauvreté des Espagnols, disait en pointant le regard vers les pays du nord : « Ellos que inventen ! ellos que inventen ! » Qu'ils inventent, eux. Comme si l'invention des machines était un travail de subalternes ! Hélas, je n'arrive pas à ce superbe et ma­jestueux mépris d'un grand d'Espagne, et je choyais mon Santos Dumont qui est pour moi une gloire brésilienne, et aussi française : 75:182 n'est-ce pas à Paris qu'il a vécu et fait tous ses essais -- d'abord avec les ballons dirigeables, ensuite avec les « plus lourds que l'air » ? Son éclatant succès fut sa *Demoiselle,* libellule si gracieuse et légère que l'on croirait à l'aboutissement d'une technique plutôt qu'à un premier essai ; surtout si on la compare aux bar­bares capsules modernes et aux lourdauds biplans des frères Wright, qui nous disputaient la paternité de l'avia­tion. Mais l'inoubliable figure que je garde, et à laquelle je m'accroche, est celle du petit habitant d'un monde perdu. Au lieu de s'affubler dès accoutrements de l'avia­teur moderne, pour ne rien dire de celui des astronautes, Santos Dumont portait un impeccable complet en cache­mire anglais, un chapeau panama aux larges ailes tom­bantes, sur un haut col d'une blancheur d'émail. Ainsi habillé, comme si une force interne l'empêchait de renon­cer à la civilisation pour adhérer au progrès, il entrait dans le hangar ; et le voilà assis à la sellette de vélo, au cœur de sa libellule aux ailes de soie, s'élevant en l'air, contour­nant la Tour Eiffel et atterrissant au Bois de Boulogne où des amis l'attendaient pour une tasse de thé. Paris sus­pendait quelques minutes la discussion de l'Affaire, et ap­plaudissait le petit Brésilien qui volait. Le voilà, entre deux bords de l'histoire, très Toulouse Lautrec, son cha­peau panama, son complet élégant, civilisé. Mais, mon Dieu ! vous avez quelque part à Paris sa statue. J'en suis sûr ! Ou sinon, que sais-je ? le vent l'emporta. Peu avant son succès, aux premières années du siècle un autre Bré­silien faisait des essais en ballon. Un jour, où tout le mon­de attendait une démonstration du dirigeable, le ballon « Pax » prit feu en l'air, et Augusto Severo tomba mort. La voix de ma mère résonne encore au fond des abîmes : « Dulcelina, le ballon Pax est tombé en flammes... » -- Je me souviens -- croyez-vous ? -- d'un numéro de l'*Il­lustration* où le petit dessin de la première page montrait une grosse et imposante dame, sur le pont d'un paquebot, scrutant avec son lorgnon un jeune homme timide. Elle s'enquérait de sa nationalité, et lui : -- Moi ? Madame, je suis Brésilien, pour vous servir. -- Mais alors, où est votre ballon ? Lorsque j'ai annoncé à mon ami Bernard Bouts, maî­tre peintre, qui jusque là m'a si bien piloté dans mes ami­tiés françaises, mon intention d'écrire des souvenirs sur Santos Dumont, il m'a averti d'y aller doucement : les Français seraient un petit peu chatouilleux sur la pa­ternité de l'aviation, à cause de Clément Ader qui fut le premier à s'élever de terre dans un appareil « plus lourd que l'air », en 1890. 76:182 Chers amis, je vous en prie... vous avez tant d'inventeurs déjà... laissez moi mon Petit prince de l'aviation qui, en 1973, célèbre son centenaire. En tant qu'ingénieur et même qu'inventeur de petites choses élec­troniques, je sais bien que personne n'est inventeur d'une chose qui naît tout entière, adulte, une espèce d'Adam dans son genre. Chaque engin est un rendez-vous, un car­refour d'apports divers qui prennent corps par un proces­sus d'addition plutôt que de croissance. Mais quand il s'agit de garder le souvenir d'une libellule, il vaut mieux ne pas philosopher. Souvenons-nous. Rêvons. Et de mon enfance -- pourquoi la réveiller ? -- il me vient le souve­nir d'une discussion passionnée entre les défenseurs du « plus lourd » et les champions du « plus léger que l'air ». C'était à Paris, que je visitais dans les pages du bon vieux Jules Vernes, *Robur le Conquérant...* Un souvenir ancien éveille un souvenir plus récent. Une page de Léon Bloy, à propos de la première traversée de la Manche en 1908 par Blériot. Si ma mémoire ne com­mence à me jouer de mauvais tours, je me revois reli­sant cette page qui annonçait la nouvelle de la promesse ; un académicien, Gabriel Hanotaux, après avoir accroché à la machine une branche de je ne sais quel végétal, pour symboliser la colombe de la paix, prédit dans son discours un âge de concorde et de paix. Et Léon Bloy d'écrire en son journal : « Apprêtez les cercueils... » \*\*\* Pauvre Santos Dumont ! Un jour il désira retourner au Brésil pour y mourir. Le grand soleil dissiperait peut-être l'ombre de mélancolie qui le hantait. Une idée l'habi­tait. Non pas une invention, mais une idée sombre, -- disons une contre-invention. La nouvelle de son voyage parvenant au Brésil, quelques compagnons de l'École Po­lytechnique de Rio de Janeiro eurent l'idée de fréter un avion pour voler sur la Guanabara à la rencontre du ba­teau. L'avion fut baptisé « Santos Dumont ». Le jour venu, le quai fourmillait de spectateurs. Le bateau surgit à l'entrée du port, et l'avion, qui survolait la baie, se dirigea à sa rencontre. A bord du paquebot l'inventeur était porté par les passagers afin qu'il puisse bien voir son nom briller au soleil sur une bannière. Soudain un grand cri lugubre : la machine plus lourde que l'air tombait bête­ment devant son inventeur. Sur le quai, on le descendit comme un fardeau inerte. Bouche bée, regard perdu, jam­bes flottantes, il ne se tenait plus debout. 77:182 Jour après jour la folie s'organisait autour d'une idée fixe : il avait inventé un engin maudit. Devenu sombre, toujours distrait, on eût dit qu'il cherchait la contre-in­vention, l'issue. Un après-midi de 1932 à Sao Paulo, on le trouva pendu au cordon d'une robe de chambre, dans sa salle de bain. Cherchez la statue de Santos Dumont à Pa­ris afin d'y réciter trois Pater et trois Ave pour sa pau­vre âme ! \*\*\* 1932 ? Non, l'engin maudit n'est pas le jouet neutre, innocent en ses rouages, avec lequel les hommes songent à reconquérir le don de domination sur les choses infé­rieures, don qu'ils possédaient au Paradis. Hanotaux exagérait bêtement, Santos Dumont exagérait sombrement. L'engin maudit, l'homme l'invente en son cœur. Cette date me rappelle une petite note au bas d'une page du *Paysan de la Garonne,* où le grand philosophe thomiste laissa, pour notre humiliation, la ligne la plus dépourvue de bon sens qu'un Français ait pu écrire à cette époque : « La date de la fondation de la revue *Esprit* en France (1932) et, à peu près à la même époque, celle du *Catholic Worker* aux États-Unis, peuvent être regardées comme marquant, au moins symboliquement, le point de rupture qui annonçait la fin de cette confusion. » Oui ! le point de rupture, si nous voulons choisir une date symbolique qui annonçait les premiers vols d'un véritable engin maudit, piloté par Satan, servi, assisté, entretenu par son clergé, pour la destruction de la civi­lisation et de l'Église. Et voilà où m'amènent comme une obsession les souvenirs de trois quarts d'un siècle. **La néantisation accélérée** Merci pour les coupures de journaux. Je prends le long article dans lequel *le Monde* s'occupe de nous : Titre et sous-titres : *Brésil -- Nouveau Président de la République.* LE GÉNÉRAL ERNEST GEISEL POUR­RAIT RELANCER LE DIALOGUE AVEC L'ÉGLISE. Mor­ceaux choisis : « Le fait que le nouveau président soit de religion luthérienne a généralement été bien accueilli dans les milieux catholiques où l'on se félicite de l'élection d'un « authentique chrétien » à la magistrature suprême et des perspectives œcu­méniques qui en découleront. » 78:182 Pas besoin d'être malin pour deviner que ces boni­ments adressés au nouveau gouvernement sont l'étrier pour monter l'ancien dada ; en voici la preuve : « Mais déjà plusieurs prélats ont exprimé l'es­poir que le nouveau chef d'État allait rapidement ouvrir un dialogue constructif pour tenter d'atté­nuer les frictions de ces derniers mois, entre le régime sortant et la *puissante* Confédération des évêques du Brésil (CNBB). » J'ai souligné le mot *puissante* qui dévoile l'intempé­rance de cette association, pour ceux qui ne l'avaient pas encore pressentie. Oui : « *volonté de pouvoir *», voilà le nom de la plus vieille passion du vieil homme, le nom dé­chiffré de la CNBB. Ces messieurs devant le fait de la totale démission d'une hiérarchie spirituelle pour le salut des âmes, ou convaincus de l'inutilité d'un tel effort, cherchent le pouvoir sur les masses. Or, les experts leur ayant dit que la Machine du Monde, par un processus historique inéluctable et irréversible, déversera toutes ses énergies par les tuyaux de la révolution, ces messieurs, d'ores et déjà, prennent position, et à chaque secousse de l'histoire corri­gent les petites déviations pour se maintenir à la tête de la queue, si vous me permettez cette figure qui schéma­tise la CNBB. Voici quels sont ses griefs contre le régime sortant : « Ces frictions se sont accentuées, dès le début de l'année dernière, quand plusieurs évêques du nord-est et du centre du pays, à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de la Déclaration Univer­selle des droits de l'homme, ont signé et publié deux documents contestant avec *virulence* le régi­me politique et économique. » On voit que cette association d'évêques contestataires affiche publiquement aux journaux de Paris son transfè­rement de siège : désormais l'ONU prend la place du Sinaï et du Golgotha et nous apprenons ainsi sa disposition vi­rulente à intervenir dans les questions politiques et sociales. 79:182 Nous savons bien que ces phrases du *Monde,* les mêmes que nous pouvons lire dans les hebdomadaires des villa­ges de Matto-Grosso, relèvent plutôt d'une vantardise sotte et monotone que d'une sérieuse menace. Mais voilà le grand paradoxe de ce monde que *Le Monde* représente si bien, en le connaissant si mal : le pire danger du moment historique que nous avons l'honneur de subir, gît juste­ment dans cette vantardise sotte ou cette sottise débordan­te. Sans le sentir, sans même le savoir, ce sont ces évêques automates qui nous prodiguent tout cela : nous avons vu ce qu'ils ont encore une fois fait au Brésil, au nord-est : une proclamation par laquelle ils exigent du gouvernement un décret de prospérité rapide et générale du peuple, que ces mêmes mauvais pasteurs abandonnent ou pervertis­sent. Devant cette monochromatique et perverse stupidité, que le gouvernement sortant a patiemment désarmé et que le nouveau gouvernement traitera certainement de la même manière, nous nous fatiguons dans une épuisante répétition des mêmes cris. Poursuivons la lecture du *Monde :* « Simultanément, on assistait à un « raidisse­ment » du pouvoir dans ses rapports avec la pres­se, l'université et l'Église, et plusieurs incidents étaient signalés, dans l'arrestation des prêtres dans le Matto-Grosso et la « disparition » (...) de deux collaborateurs du plus contestataire des évêques bré­siliens, Dom Helder Camara. » *Le Monde* est prodigieusement mal informé. Je ne par­le pas des incidents, des arrestations qui probablement sont vraies, parce que nous avons, Dieu merci, des insti­tutions répressives pour les désordres. Le manque d'in­formation du *Monde* se rapporte à Dom Helder : ils croient encore que Dom Helder existe. Or ce personnage qui a fait quelque bruit, il y a cinq ans passés, était en ce temps-là grâce à la propagande européenne, quelqu'un de qui on pouvait dire : « Lui, toujours lui ! » Puis il a som­bré dans la mythologie, et alors, passant de Victor Hugo à Cocteau, on dira : « Dom Helder est un fou qui se croit Dom Helder. » Encore une année, et Dom Helder disparaît. Je n'ai pas lu la notice de son décès. Le fait est qu'il n'existe plus, sinon pour *Le Monde.* Au Brésil, quatre-vingts millions d'âmes passent des jours, des mois, sans le moindre souvenir, sans le plus mince regret de son absence dans les journaux. On ne s'aperçoit même pas du vide. Ou peut-être le vide, c'est-à-dire son vide, n'existe pas lui-même. Et c'est vous, *Le Monde,* qui l'avez néantisé. 80:182 Oui, vous avez tué Dom Helder. Vous devriez savoir, si le journalisme apporte quelque expérience, qu'on ne peut pas inventer un héros révolutionnaire qui, pen­dant cinq ans, six ans, NE FAIT RIEN ! Votre pantin a voya­gé, parlé, annoncé, prononcé, dénoncé, menacé, sans que rien ne soit modifié à la face du globe ! Au Brésil, il a beau s'esquiver par les coins sombres, comme si une troupe de flics étaient à sa recherche, rien ne lui est arrivé. Vous avez même commis une erreur technique impardon­nable : vous n'avez pas soumis votre héros à un régime de pesage régulier, comme on le fait pour les jockeys. Et voila qu'abandonné de ses entraîneurs, votre homme en­graisse, ce qui est mortel pour un leader révolutionnaire marqué par une maigreur qui criait contre l'injustice sociale des régimes ! Vie paisible, promenades, applaudis­sements, bonne table -- et rien ! Oui, aucun pli tragique. Aucune date inoubliable. Sept ans, huit ans. Regardez au fond de votre rétorte et vous verrez que votre com­position chimique s'est dissoute ou s'est évaporée mysté­rieusement... Honnêtement, selon tous les codes de la jus­tice du travail, vous pouvez faire le bilan et congédier votre commis ; par cet argument irréfutable : vous *n'exis­tez plus,* il ne pourra même revendiquer une indemnisation. Rien. Néant. Rien. Zéro. Ci-gît -- Dom Helder -- fini. Pour vous, *Le Monde,* il est quand même étrange et un peu humiliant que vous ayez besoin d'un vieux Bré­silien pour vous donner des leçons de journalisme moder­ne. J'aurais encore deux mots à dire sur la souffrance que *Le Monde* attribue à la CNBB : c'est presque un théâtre de robots où un homéostat regarde, du coin de l'ampère­mètre, une machine à calculer électronique et sensible. Allons-y : « Une des raisons profondes de cette « vi­gueur » contestataire de l'Église brésilienne (?) est sans doute que celle-ci éprouve le besoin impérieux de re­prendre le contrôle d'une masse de quelques 80 millions de catholiques qu'elle s'estime menacée par la « déchristia­nisation » et par le développement inquiétant des religions « parallèles » comme le pentecôtisme ou simplement le fétichisme. » Passons sans faire de commentaires sur cette hypocri­sie symétrique, et aussi mal jouée, de l'espoir de perspec­tives œcuméniques avec le nouveau gouvernement. Notre attention doit se concentrer sur ce chef-d'œuvre de style néo-pastoral pour lequel j'appelle à la rescousse toutes les ruses de Jacques Perret, en vue d'un forum que nous organiserons peut-être un jour. Observez, cher maître de la langue française, ce joyau du style qu'ils ont trouvé pour exprimer les préoccupations maternelles et spiri­tuelles de l'Épouse du Christ : « Une des raisons profondes de cette vigueur contestataire de l'Église brésilienne est sans doute que celle-ci *éprouve le besoin impérieux de re­prendre le contrôle d'une masse de quelques millions... *» 81:182 Analysez mot à mot : éprouve -- besoin -- impérieux -- reprendre -- *contrôle --* MASSE -- QUELQUES -- MILLIONS. Remarquez bien ce pluriel vague, après le singulier massifié. Et voilà le phénomène qui, à mon avis, menace le monde de plus près que l'énergie nucléaire. Au Brésil, nous vivotons. Nous survivons. Mais je ne cache pas ma préoccupation envers vous, car j'ai cru voir dans cette coupure du *Monde* un signe, une menace, non pas d'explosions mais d'implosions, c'est-à-dire d'une épidémie des riens ou d'une action en chaîne de néanti­sation, à partir de cette poussière de négation de Dieu, at­tribuée avec une visible joie aux Églises contestataires du Brésil. Oui, contestation de Dieu sans lequel l'être même de cette petite coupure, couverte de petits signes noirs, ne peut pas tenir. *Mysterium iniquitatis !* Gustave Corçâo. 82:182 ### Le cours des choses par Jacques Perret LA BATAILLE DE POITIERS. Pas celle que nous perdîmes, celle que nous gagnâmes. Les images qui nous re­présentent généralement l'affaire comme un combat de cavalerie n'ont voulu retenir que le brio d'un épisode, équestre en effet, définitif au demeurant. Les conclusions cavalières sont classiques et l'artiste est autorisé à choi­sir dans le tout la partie la plus favorable à son talent et la plus propre à nous émouvoir. N'empêche que les deux plus ont en commun, dans le gros de action, que les fantassins l'emportèrent sur les cavaliers. La cavalerie de Jean le Bon se fit massacrer par les archers et coutilliers du Prince Noir comme la cavalerie d'Abderame s'écrasa sur la piétaille de Charles Martel. Pourtant, sur un terrain plat, les chevaux arabes avaient la partie belle comme à Longchamp alors que les per­cherons et boulonnais du roi Jean ne purent que s'em­pêtrer dans les vignes. Ce n'est pas l'orgueil du biffin qui me fait ainsi parler, je n'ai gagné aucune bataille. Mais l'infanterie reine des batailles, il ne faudrait pas que la banalité de cette formule nous en cachât les vérités pro­fondes. Si nous tenons Waterloo pour somme tactique de toutes les armes dignes de ce nom, l'héroïque et terrible cavalerie française, en allant se démolir sur les carrés anglais, nous convainc des mystères glorieux de l'infan­terie. Mais laissons cela, mon propos n'est pas de tactique, plutôt de morale. Il s'agit d'une interprétation de la bataille de 732 pro­posée à l'édification des téléspectateurs français. Pour peu que ce public en ait entendu parler il semblait qu'il fût temps de lui apprendre la vérité sur une fâcheuse ren­contre où les soldats d'une nation civilisée furent taillés en pièces et mis en fuite par une armée barbare. 83:182 Un historien et deux érudits ou amateurs locaux se chargeaient d'expliquer sur le terrain les conditions ma­térielles et historiques de la bataille. Ils étaient eux-mêmes, je suppose, de souche gallo-romaine et franque. Je suppose également qu'ils étaient là en tant que spécia­listes ou amateurs des temps mérovingiens. Or le sujet ne semblait pas tellement les passionner, chose curieuse pour des spécialistes et plus encore pour des amateurs. timidité sans doute et la prudence, car aujourd'hui ces choses-là sont délicates. J'ai cru deviner en effet que leur zèle et même leur savoir pouvaient être empêchés par une obsession d'objectivité. Ce n'était pas de l'objecti­vité gros calibre à défoncer le plafond mais tout de même assez gentiment balancée pour en attendre un petit fût de mazout au bénéfice de l'expansion. Le camp de Charles Martel avait pour représentant un homme du pays habillé en soldat franc. L'intention n'est pas mauvaise mais c'est une illusion de croire qu'aujour­d'hui un campagnard, aussi franc et dégourdi serait-il, puisse revêtir, comme ça, en plein air, au pied-levé, le costume, le harnois et les armes d'un guerrier du VIII^e^ siècle, sans faire un petit peu mardi-gras. On lui avait ex­pliqué en plus la façon d'avoir l'air d'un franc, c'est-à-dire farouche, inquiétant et un peu tête-de-lard. L'hon­nête garçon a fait de son mieux. Vu son rôle d'arché­type on lui avait recommandé l'immobilité complète, la raideur et le silence hiératiques. Impressionnante image. A mon avis elle n'était pas loin de la vérité dans le genre comique troupier de haute époque. On attendait un gag, une chansonnette, mais l'émission était vraiment cultu­relle et notre guerrier ne prit enfin la parole que pour une brève et solennelle harangue en dialecte francique. Bonne récitation dans le genre fruste et pathétique ; j'écartais la mauvaise pensée de quelques plaisantins ayant abusé de l'idiot du village. Pour ce qui est du rôle de la foi chrétienne à laquelle nous accordions encore un certain poids dans cette af­faire, quelques mots d'explication furent demandés à un moine de Ligugé, saint homme assurément, et je ne di­rai rien du néant de sa réponse. On est intimidé, on est prudent et ces choses-là sont délicates, la coopération, la violence, le dialogue, l'OAS, la communication, la ren­contre, le racisme, attention, peau de banane et pas de clerc. Et voilà pour le Camp de Charles Martel. Voyons-voir en face. Pour nous le grand chef s'appelle Abderame, abréviation francophone, mais il faut dire Abd­er-Rhaman, Abd-er-Rhaman le Juste, n'oublions pas le surnom, répétons-le, sachons que nous allons barrer la route à un juste. 84:182 Je le sais bien pardi que tous les Arabes ne sont pas des voyous, qu'il en est de nobles et respecta­bles et si Abderame en est, tant mieux ; en toutes cir­constances il est plus agréable d'avoir affaire à quelqu'un de bien. Comme juste aussi la cause et le camp arabes étaient beaucoup mieux soignés, ce n'était pas difficile. Les tentes, le méchoui, les chevaux, une dizaine, de figu­rants, authentiques bédouins, tous beaux, plein de fer­veur et d'élégance, la prière et ses modulations si trou­blantes, le marabout du régiment, la veillée d'armes, le grandiose appel à la guerre sainte, le baise-doigt de la bouche au cœur, inch'Allah, de quoi rêver en effet, tous ces gens-là ont quand même un peu plus d'allure, non ? Hélas ! hélas pour la chrétienté, Abderame tombait le len­demain sous les coups de Martel et ce fut la déroute. L'Is­lam, son message et son génie nous échappaient pour douze siècles. Fin des évocations, débat. Interview d'un lettré mu­sulman. C'est la caution arabe d'une certaine orientation infligée à l'émission. Il parle bien français, il est disert, fidèle à sa foi, fier de sa race. Il estime que l'importance de Poitiers est très surfaite au bénéfice d'un regrettable malentendu que l'heure est venue de dissiper. Le chrétien encore barbare s'était privé d'une civilisation féconde qui ne demandait qu'à répandre ses bienfaits. La Gaule enfin avait perdu l'occasion de se développer en symbiose avec l'Islam dispensateur de toutes les richesses de l'âme et de l'esprit, pas de quoi pavoiser. Sur ce, quelques mots de notre historien qui, avec plus de courtoisie je dois dire que d'enthousiasme, admet qu'une symbiose heureuse consécu­tive à une défaite des Francs n'était pas une hypothèse à rejeter. Fin d'émission. Repassage du générique sur fond vaporeux où se détache comme une apparition prometteu­se la figure d'un noble sidi apparemment sublimée par tous les parfums de l'Arabie Pétréole. \*\*\* RÈGLEMENT RELATIF AUX RAPPORTS ENTRE VAINQUEUR ET VAINCU. Il va de soi qu'un homme bien élevé ou natu­rellement généreux ne méprise pas le vaincu et qu'à l'oc­casion il peut saluer son vainqueur sans déchoir. A l'heu­re du combat le premier devoir du guerrier est de con­naître son ennemi comme un homme de son espèce. Le combat terminé son premier devoir est d'honorer l'ad­versaire vainqueur ou vaincu, et tout cela ne change rien aux bonnes raisons qu'il avait de le réduire à trépas ou à merci. 85:182 Au mieux de sa forme l'hommage au vaincu se fera debout sur le champ de bataille encore chaud. A mesure que le temps passe le protocole pourra se modifier. Dans le cas par exemple où douze siècles plus tard la situa­tion serait inversée, l'hommage rétrospectif du ci-devant vainqueur se fera plié en deux la main sur le cœur avec amende honorable de ses victoires ineptes. A réfléchir un peu c'est bien de notre faute en effet si, par notre victoire inconsidérée, la tentative de symbiose espagnole au lieu de s'accomplir en douceur et en vitesse, a dû échouer en huit siècles. J'oubliais de mentionner l'auteur de l'émission ; il s'ap­pelle Henri de Turenne. Gardons notre calme et soyons sérieux. Jusqu'ici nos manuels d'histoire les plus attentifs à l'enseignement laïc ont au moins admis l'importance des religions dans les causes et les effets de cette victoire. Au pire quelques insinuations visant à la démystifier, mais fréquemment l'aveu que la foi chrétienne, en ce temps-là, méritait ab­solument qu'on la défendit. Charles Martel exerçait le pouvoir au nom de Thierry IV, avant-dernier roi fainéant dont la fainéantise était je crois vivement encouragée. Une demi-douzaine d'expéditions heureuses poussées dans tou­tes les directions entre l'Atlantique et l'Elbe avait non seulement fortifié son prestige en Austrasie mais con­vaincu la Neustrie, la Frise, l'Aquitaine, la Thuringe, l'Alé­manie et autres nations plus ou moins turbulentes ou croupissant dans le paganisme, des avantages qu'elles au­raient à reconnaître sa loi. Entre-temps il se montrait par­fois cruellement anticlérical mais tout de même attentif à protéger saint Boniface qui prêchait et baptisait à tour de bras les populations germaniques. La fortune des Pé­pinides avait pris son élan. Les Arabes cependant passaient les monts, ravageaient l'Aquitaine et fonçaient en direction de Tours, excités qu'ils étaient par la réputation de cette métropole chrétien­ne et surexcités par la vision des trésors plus ou moins fa­buleux de la basilique Saint-Martin. Et encore n'eût-ce été là qu'une étape, une pause-pillage, Abderame caressait en effet le grand dessein de se rabattre sur l'Orient par les vallées de la Loire, du Rhône et du Danube pour se jeter sur Constantinople. Tout le bassin de la Méditerranée entre les pointes du croissant. Je me doute bien que Char­les avait quelque soupçon de ce projet, mais de toutes façons le Sarrasin n'est pas un ennemi ordinaire, il est totalement étranger, il n'a rien de commun avec le Saxon ou le Lombard, il pille et tue en haine des chrétiens plus encore qu'en passion de rapine. 86:182 Il injurie la croix. Mais lui, Charles, est capitaine des Francs par la grâce du Dieu de Clotilde. L'honneur et l'intérêt de l'Église et du royau­me sont liés entre eux et à sa propre gloire, cela est juste et nécessaire. Il lui a donc suffi de savoir que l'Infidèle avait franchi les monts et que la précieuse mémoire de saint Martin patron des Gaules était menacée de profa­nation pour qu'enflammé de mâle colère il courut au défi d'Abderame. C'est ainsi qu'à la tête d'une armée fran­co-germanique et payant de sa personne Charles Martel a déconfit les Arabes devant Poitiers. On a donné pour les effectifs engagés et les morts laissés des chiffres fa­buleux mais en réalité énormes. Le soir de la bataille, posant son épée pour se peigner les cheveux : -- Par Dieu, s'écria le Martel, rude journée, mais pour la symbiose ils repasseront. \*\*\* ILS ONT QUAND MÊME ATTENDU DOUZE SIÈCLES pour qu'un autre Charles, qui ne portait pas l'épée, les priât et sup­pliât de repasser. Vraiment il valait la peine de patienter si longtemps. Mahomet lui-même du haut de son bousbir paradisiaque ne pouvait rêver pareil triomphe. Personne au monde ne pouvait imaginer que la postérité du royau­me franc se traînerait invaincue aux pieds des Infidèles pour se faire pardonner ses victoires et ses bienfaits. Ain­si les enfants d'Abderame sont-ils venus et sans coup férir déguster la vengeance de leur père. Les sultans hystéri­ques tout gavés des trésors que nous avons déterrés ont daigné revenir sur un tapis volant des Gobelins pour rece­voir la soumission des chiens de chrétiens qui prétendaient les tirer de leur crasse coranique. Et nos pasteurs éber­lués de visions œcuméniques se tournaient vers la Mecque pour chanter le gloria d'Allah et Allah leur disait : « Allez vous faire couper, l'œcuménisme est mon affaire et je vous préviens que ! Islam est intégriste. » Du même coup et soit dit en passant, tandis que les cloches se mêlaient aux you­you, nos exportateurs de pucelles baptisées se voyaient admettre aux douceurs de la loi. Mais nous, mauvais joueurs au festival des renégats et fatigués de colère, nous haussons les épaules et crachons par terre à nous dessé­cher la langue. 87:182 On voudra bien me passer une fois de plus un mouvement d'humeur. Il m'est donc venu à propos de Poitiers. Je ne m'en laisserai pas conter par les démystificateurs et les narquois. Trop jeune pour y prendre part d'en ai beau­coup ouï-dire par mon père Théodulf qui combattait à l'aile droite. Il ne racontait aucune autre bataille avec autant de ferveur et de gravité. Un peu plus tard c'est en Provence, contre les Maures et sous les yeux du Martel, que je reçus le baptême du fer qui me pela le chef, du coin de l'œil jusqu'à l'oreille. La campagne contre les Saxons fut plus dure, ils étaient fort loin et plus nom­breux mais le Martel avait plus de savoir et de cœur et croyez-moi nous n'étions pas une horde, on veillait à ne pas trop piller les amis, l'intendance suivait et l'un dans autre nos mouvements et nos batailles n'étaient pas plus pagailleuses que celles de Mac-Mahon en 70. Le fils valait le père et je fus l'écuyer du Bref dans la grande Quintaine de Dürenwald, il m'avait à la bonne, il me fatiguait beaucoup mais c'était un homme captivant. Sur tous les Pépin, sacrée famille, j'en aurais long à dire, et du meilleur et du pire, ces temps-là étaient rudes, les fortes natures dégageaient dans tous les sens. On était cruel un jour mais pieux le lendemain, on eût dit que la piété se fortifiait de brutalité. Nos évêques d'ailleurs n'y allaient pas non plus de main morte et les plus doux d'entre eux ne confondaient pas douceur et lâcheté. Quand nous partions au loin laissant derrière nous la chaste romaine ou la tendre gauloise et nos sacrés petits corniauds déjà nés plus français que leurs pères, nous savions qu'un pasteur plus ou moins angélique et entouré de diacres Intrépides veillaient sur le bien des âmes et des corps dans les murs de la cité. S'il fallait trop souvent que le ministère de la charité en appelât à la violence, la crainte de Dieu, l'amour de Jésus et l'honneur de la Croix faisaient déjà la France fille aînée de l'Église, et Charles Martel nous sauva de l'Islam. Moyennant quoi nous avons une histoire de France. Je n'oublie pas qu'on peut juger n'importe quoi par rapport à n'importe quoi et Poitiers insignifiant par rap­port au taux d'analphabétisme chez les maîtres fourbis­seurs et au niveau de vie des tenanciers libres en 732. Je n'oublie pas non plus que la réalité historique se nour­rit volontiers de légendes. Ainsi la prise de la Bastille, événement qui tient de la fable, nous a-t-elle valu trois siècles de réalités historiques. Aussi bien n'est-il pas d'his­toire qui tienne sans héros, ni de héros sans légende, et peu de légende à partir de rien. Quoi qu'on vous dise croyez bien que Tolbiac a eu lieu et qu'au plus chaud de la mêlée Clovis a proféré son vœu en regardant le ciel. 88:182 Pour ce qui est de Poitiers on ne peut rajouter ou récu­ser que des ornements de détail. Mais ce n'est tout de même pas pour rien que les Arabes ont dit que longtemps après sur le champ de bataille on entendait le cri des morts suppliant les croyants de prier pour leurs âmes. Toujours est-il que chez nous le bruit de cette victoire se répandit avec bonheur jusqu'aux frontières indécises de la jeune chrétienté où de nombreux païens furent gagnés au baptême. Et s'il est aujourd'hui des chrétiens pour en rougir, qu'ils soient réputés renégats. Pour tout dire voici deux propos sur Poitiers que j'emprunte à deux organes publiés dans les dernières an­nées du XIX^e^ siècle. Le premier a pour auteur le célèbre Henri Martin dont la tripe républicaine a nourri si j'ose dire toute une génération de patriotiques mangeurs de curés. Son ouvrage est intitulé *Histoire de France popu­laire.* Voici un extrait de sa conclusion sur Poitiers : « C'était le sort du monde qui venait de se décider devant Poitiers. Si les Francs eussent été vaincus, la terre eût été à Mahomet. (...) Et alors l'avenir de l'Europe et du monde eût été perdu, car l'activité qui pousse les hommes vers le progrès n'était pas dans le génie des musulmans. » Suit une curieuse apologie du Dieu des chrétiens animateur de progrès. Mis à part son idée fixe de progrès nous retenons de cet historien plutôt sectaire la grandiose importance qu'il donne à cette bataille et nous la mesurons à la rétrospective horreur qu'il éprouve à l'idée d'une symbiose franco-arabe. Le deuxième ouvrage est de M. Dareste, auteur d'une *Histoire de France* fort estimée en son temps. Sans l'avoir qualifiée de populaire il n'en est pas moins épris d'idéal républicain, et voici la citation : « La France et la civilisation chrétienne furent sau­vées. Le spectacle actuel des pays où l'islamisme s'est établi nous permet de juger ce qu'il eût fait de l'Europe. » On ne s'étonnera quand même pas si la réputation de Poitiers doit succomber d'une panne d'essence, elle était condamnée dans les accords d'Évian. \*\*\* IL N'EST PAS TROP TARD POUR EN PARLER : le 27 janvier, 3^e^ dimanche après l'Epiphanie, c'était l'Évangile de saint Matthieu, la foi du centurion. Dans une petite chapelle moins schismatique assurément que bien des paroisses ne sont hérétiques, j'attendais l'homélie sans trop d'inquiétude. 89:182 Disons tout de suite qu'elle fut brève. La brièveté convient à la vérité. Étirée en longueurs et si un grand talent ne la soutient, elle risque fort de s'amollir, s'entortiller, s'obscurcir, échapper à la surveillance et li­vrer passage à la malice des mots. De toutes façons le sermonaire doit savoir qu'il faut un certain génie pour rete­nir en attention la totalité de l'auditoire beaucoup plus d'un quart d'heure. Et la charité doit commencer par les inattentifs qui sont des pauvres. Cette homélie donc fut brève, très simple et très fer­me, avec une pointe d'impatience à l'idée qu'on puisse ergoter sur une situation aussi clairement expliquée par le dialogue de Jésus et du centurion. Je me suis souvenu que notre ami brésilien, M. Gustave Corçao, avait montré la même impatience dans un article publié quelques mois auparavant à propos du Chili (*Aspects de la France,* 4 octobre 1973). J'ai coutume de jeter les journaux sitôt lus, mais ce numéro-là méritait que je le recherchasse et voici le principal de l'article en question : Cependant, laissant l'actualité du Chili, j'ai parcouru en esprit le XX^e^ siècle à la recherche de l'origine de cet­te horreur que les gens de gauche éprouvent pour le mili­taire. Qu'un anarchiste, qu'un nihiliste ait l'armée en horreur, c'est compréhensible, c'est l'ordre du désordre. Mais un catholique, comment comprendre son aversion ? A ce point de mes cogitations, j'ai eu le fulgurant sou­venir de l'homélie entendue à Rio de Janeiro dans l'église de la Sainte-Croix des Militaires. Mgr Antonio Morais de Almeida, évêque de Niteroi, demandait aux fidèles quel était le personnage le plus souvent loué par Notre-Seigneur Jésus-Christ. La réponse est dans Matthieu VIII, 5-10 : « Comme il était entré dans Capharnaüm un centu­rion vint Le trouver en Le suppliant : -- Seigneur, dit-il, mon serviteur est dans ma maison, atteint de paralysie et souffrant atrocement. Jésus lui dit : -- Je vais aller le guérir. Et le centurion : -- Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit, mais dis seulement une paro­le et mon serviteur sera guéri. Car moi, qui ne suis qu'un subalterne, j'ai sous moi des soldats, et je dis à l'un : -- Va ! et il va, et à l'autre : Viens ! et il vient, et à mon ser­viteur : Fais ceci ! et il le fait. Entendant cela, Jésus fut dans l'admiration et dit à ceux qui le suivaient : -- En vérité, je vous le dis, chez personne je n'ai trouvé une pareille foi en Israël. » 90:182 Méditons ces mots : *Jésus fut dans l'admiration.* Oui, Jésus admira un militaire, et encore un militaire d'une puissance impérialiste. Aujourd'hui encore, c'est grâce à cette admiration du Christ que les paroles d'un soldat ro­main sont prononcées à la Sainte Messe des millions de fois par jour et le seront jusqu'à la fin du monde. Mgr Antonio Morais de Almeida fit une pause et reprit : -- Nous voilà maintenant à l'heure sombre de la passion et de la mort de Notre-Seigneur. Le rideau du Temple se déchire, la terre tremble, le soleil s'obscurcit et des femmes regardent à distance. Quant au centurion et aux hommes qui, avec lui, gardaient Jésus, ils furent saisi d'une grande frayeur à la vue de ce qui se passait et dirent : « Vraiment celui-ci était le Fils de Dieu ! » Faut-il vous rappeler, cher lecteur de Paris, la conver­sion de Charles de Foucauld obtenue par la grâce de Dieu dans un cadre d'obéissance et d'ordre ? Faut-il vous rappeler les pages de Jacques Maritain écrites en 1922, au temps où le filleul de Léon Bloy se rattachait à l'Action française, où il parle de la conversion d'Ernest Psichari ? Comme Charles de Foucauld, le petit-fils de Renan retrouva la foi de son baptême dans le service de la Patrie. Maritain, que je cite de mémoire dans ma cham­bre d'hôtel, nous a laissé cette légende dorée où l'on respire l'air des Évangiles : quand Psichari, la tête rasée, se trouva dans ce cadre militaire où un homme dit : -- Va ! et il va, -- Viens ! et il vient, il comprit que son dépôt spirituel était en sûreté et qu'il était sauvé. Il est bien compréhensible que les semeurs de désordre et les « excavateurs du néant » poussent des cris devant la libération du Chili qui a suivi l'exemple du Brésil. Moins compréhensible est l'attitude des catholiques dont l'hostilité aux militaires n'a pas de fondement dans l'Évangile et la tradition de l'Église. Ce n'est pas trop dire je crois que cet Évangile a voulu la constitution hiérarchique de l'Église et que tenter de la détruire est aussi vain que sacrilège. Si j'avais le propre du temps gravé dans la tête et si j'étais centurion, j'aurais prévu d'envoyer mes gens ce dimanche-là dans quelques paroisses de Paris avec mission d'ouvrir les oreilles et de me rapporter les homélies dont j'eusse fait recueil ici même. Le lecteur en eût été probablement, et selon l'humeur, attristé de leurs tricheries ou égayé de leurs sottises. \*\*\* 91:182 RECTIFICATION D'AMOUR-PROPRE. La dernière fois, par­lant d'une dompteuse de tigre je lui aurais repro­ché « non seulement d'être suisse mais fille de banquier » ([^5]). Or je croyais avoir pris grand soin de me défendre expressément de ne lui reprocher ceci ni cela. Cette coquille, à mes yeux seuls, béait comme une huître géante du Pacifique. A ce point-là impossible d'accuser autrui. Je prends donc l'affaire à mon compte mais j'en viens à me demander si, dans un état second, je n'aurais pas écrit très lisiblement le contraire de ce que je voulais dire. Horrible avertissement ; j'irai demain au psycholo­gue de la rue Lacépède, en cinq minutes de sofa j'en aurai le cœur net. Il s'est déjà trouvé que je dise blanc pour noir, mais en toute lucidité, après m'être assuré d'un public suffisam­ment prévenu pour accepter le passage au suprême degré de l'ironie qui, paraît-il, est de dire le contraire de ce qu'on pense ou de ce qui est. Il ne s'agit d'ailleurs que d'une figure de rhétorique un peu sommaire comme son nom l'indique : l'antiphrase. Un exemple banal est d'appe­ler philopater le meurtrier de son père. Quand on est fatigué de répéter les adjectifs adéquats au sujet ou d'en chercher d'inédits, on y va de l'antiphrase. Mais je ne dirais pas : « de Gaulle, ce parfait gentilhomme », si je n'avais pas toutes les chances d'être entendu comme je l'entends. Or, non seulement le cas de la dompteuse ne justifiait pas un tel recours, mais jamais de ma vie je n'ai reproché à quiconque son père et sa patrie. De toutes façons trop d'illustres confrères ont daubé sur la Suisse pour que j'aille y perdre mon talent comme il arrivait à Baudelaire quand il injuriait la Belgique. Pour ce qui est de la banque, heureux banquier dont la fille est domp­teuse et réciproquement. Cela dit, le conseil technique d'ITINÉRAIRES m'a pro­posé un moyen de remettre ma copie sans bavures ni mal­façons et j'espère ainsi que le thème des coquilles qui com­mençait à s'épuiser ne reviendra plus que rarement. \*\*\* LE JARDIN DES PLANTES (suite). J'ai donc fait ma visite aux serpents. Démarche consécutive à mes observa­tions sur la loi des tourbillons liquides et aériens, sinistrogyres au nord de l'équateur, dextrogyre au sud. 92:182 Constatant que cette loi exerçait son autorité sur certains êtres vivants, notamment sur l'éléphant de mer et sur l'homme, je désirais vérifier l'hypothèse de son extension à l'ensemble de l'univers. Passant outre le règne végétal, on ne peut pas tout faire, je me contenterais d'observer ses effets sur le monde animal et d'en remonter les traces avec l'intention témé­raire de surprendre quelque secret de sa création. C'est alors que, ayant tout de même à m'occuper d'autres cho­ses, je résolus de brûler les étapes et de m'adresser direc­tement aux serpents. Non seulement conditionné pour la pratique des enroulements spiraux, mais réputé cause pre­mière de bien des choses, le serpent était bien désigné pour me révéler la raison d'un partage hémisphérique où le cours des choses ne pourrait que se dérouler ici sur la droite et là sur la gauche. Ma dernière visite au pavillon des sauriens et reptiles remontait aux années 60. Épatantes années qui se dérou­laient majestueusement dans l'ombre du *Serpens histo­ricus loquacior.* Dressé sur sa queue, toutes écailles grin­çantes le grand naja siffleur fascinait 40 millions de pi­geons et poulets hébétés. Pour échapper à ses charmes sans le chasser de mon esprit j'allais donc voir ses con­génères modestement consacrés à la pédagogie ophi­dienne. Deux enfants me tenaient par la main et je vous ferai grâce du questionnaire ininterrompu autant que prime­sautier auquel je fus soumis en défilant le long des vitri­nes. Alignées dans la pénombre tiédasse, les cages de verre s'éclairaient de lueurs uniformément lunaires et verdâtres, une sorte de fondue spectrale empruntée à d'invisibles frondaisons. L'odeur, l'éclairage et le climat eurent bientôt fait de me rappeler cette ambiance des sous-sols de Fres­nes où nous descendions aux parloirs. Je revoyais leur dispositif de vivarium, les cabines en enfilade où les pri­sonniers nous attendaient, le visage souriant et collé sur la vitre épaisse au milieu ide laquelle était ménagée une petite ouverture astucieusement impraticable à tout au­tre passage que celui de la voix. C'était l'hygiaphone. Ce nom-là dit-on n'a pu être inventé que par l'humaniste même inventeur du système. Le serpent n'a pas droit à l'hygiaphone, et d'ailleurs il n'en a pas besoin, ayant dit un jour tout ce qu'il avait à dire. Cette fois je reviens chez les reptiles sans autre souci que de recherche scientifique, travaux personnels entre­pris à mes risques et périls. Les petits enfants mille fois questionneurs ne sont pas là et moi je n'ai qu'une question à poser, la réponse me sautera aux yeux. 93:182 Si l'esprit malin de la curiosité me pousse au pavillon des serpents je n'aurai quand même pas la cruauté de demander à la vipère cornue ou même à l'aimable couleuvre le pour­quoi d'elle-même. Néanmoins, objet de collection scienti­fique, il faudra bien que le serpent, animal ontologique­ment scientifique, me propose un exposé silencieux mais complet des ambiguïtés de la condition serpentine de l'uni­vers. Or ils m'ont vu venir, tous. Du fragile orvet au boa constrictor, tous avaient pris position de non-réponse. Torsadé comme une serpillière le crotale séchait sur une branche, indémêlable au seul regard ; avachi dans la poussière le python se dégonflait comme une chambre à air sans commencement ni fin, tourné en huit, couvert de rustines et sans autre signification que d'un infini hors d'usage ; le trigonocéphale pendouillait en festons immo­biles comme une pâte à berlingots étirée sur sa tringle et si tortueux qu'il en portait ses lunettes au derrière. Aucun ne me laissait deviner dans quel sens il avait tourné. Le python lui-même s'était noué, renoué, entrelacé comme une aussière épissée en tête de Turc par un matelot ivre, et l'aspic long de Mandchourie, arrêté dans un mouvement circulaire, avait sa queue dans la gueule derrière un gros caillou me laissant ignorer ainsi quel bout avait tourné à gauche ou à droite pour se la mordre. Seul un ophidien arboricole de Mésopotamie, variété de sinistre mémoire, se tenait parfaitement lové sur son piquet, j'allais enfin distinguer la tête et le sens des virages, mais c'était le rarissime amphisbène. Je n'avais plus qu'à m'en aller. Pressant le pas sans détacher mon regard de ces lumières glauques où les ser­pents feignaient de dormir, je me sentais lorgné de toutes leurs écailles comme autant de paupières mi-closes. Je ne cherchais même plus à les distinguer de leur environ­nement factice. Les troncs secs, les branches mortes et les brindilles fourchues semblaient retenir une respira­tion vipérine. M'avisant alors et enfin que j'arpentais les lisières du verger défendu je ne pensai qu'à me tirer de là et gagner la sortie en affectant cette allure innocente qui, je le savais d'expérience, caractérise dans tous les pays du monde le démarcheur délictueux. Mais tout se passa très bien. A aucun moment je n'eus même à connaître que j'étais nu car je sortais aussi correctement vêtu que j'étais entré ; le gardien n'eut même pas la peine de me chasser. 94:182 Je m'en fus aussitôt jusqu'au fond du jardin m'assurer que les loups étaient toujours là et me réconforter à la vue de ces bêtes loyales. Nous en dirons quelques mots la prochaine fois. \*\*\* DERNIÈRES NOUVELLES DU BRÉSIL. Je ne les tiens pas d'un journal humoristique, mais de source sûre et directement brésilienne. Je m'étonnerais qu'elles puissent être inédites en France car ce sont tout de même de grandes nouvelles. Mais j'en rate beaucoup qui sont délivrées sans tapage. Ce que j'apprends ce matin 71 février, les lecteurs d'avril en auront peut-être eu con­naissance. S'il n'en reste qu'un seul dans l'ignorance, je me réjouis de l'émerveiller par ceci : En application de décrets plus ou moins récents du Gouvernement brésilien : 1\) L'enseignement religieux est obligatoire dans tous les collèges d'État et fédéraux. 2\) Tout élève doit apprendre un métier en même temps qu'il fait ses études. 3\) Sont désormais confiés à des entreprises privées le service des Postes et Télécommunications, les Transports en Commun, le Service des Eaux et Égouts à Rio, le Gaz et l'Électricité. 4\) Et ceci qui ne relève pas d'un décret mais d'un état de fait : l'éducation sexuelle n'est donnée que dans les seuls établissements privés d'origine française à savoir : le collège de l'Assomption et celui du Sacré-Cœur. Jacques Perret. 95:182 ### Pages de journal par Alexis Curvers DIEU EST CRÉATEUR, le diable est destructeur. A la lumière de ce principe très simple, il est pos­sible de distinguer à coup sûr ce qui est du dia­ble et ce qui est de Dieu. Tout ce qui tend à détruire, quel qu'en soit le prétex­te, est du diable à n'en pas douter. Le difficile est d'éven­ter le prétexte, l'art diabolique par excellence étant jus­tement de singer la puissance divine, c'est-à-dire de faire le mal sous le couvert et à l'imitation du bien. Dieu au contraire agit les mains nues, avec une originalité qui souvent nous rend son œuvre indiscernable, car nous avons peine à reconnaître ce qui ne ressemble qu'à soi-même. Le déguisement nous éblouit, alors que le naturel nous paraît banal. Ainsi risquons-nous que le mensonge du diable nous séduise autant que la vérité de Dieu nous échappe. La différence n'éclate que dans leurs consé­quences : d'un côté le néant, de l'autre la vie. Mais pres­que toujours, à défaut de la raison qui les aurait prévues et de la foi qui aurait prévenu la raison, les conséquen­ces nous instruisent trop tard. L'empire du diable est un désert dont la stérilité nous épouvanterait si nous le parcourions seulement du regard. Mais les puissances qui l'administrent, si elles sont incapables d'y rien produire, sauf des mirages, ex­cellent à tout y empêcher, même le regard qui percerait à jour les mirages. De là vient que le monde sur lequel règne Satan man­que de pain, et fait cependant l'admiration des peuples assez stupides pour renier le Dieu auquel ils doivent le blé qu'ils moissonnent encore en abondance. 96:182 A mesure que Dieu donne l'être à tout ce qu'il tou­che, le diable fabrique le non-être qui ronge comme un cancer l'œuvre divine, puisant ainsi par elle un semblant d'existence. A moins d'avoir la foi qui sauve, on se de­manderait lequel se fatiguera le premier, le diable d'a­néantir chaque soir la création, ou Dieu de la renouveler chaque matin. \*\*\* *Le fameux* « *problème de la pollution *»*. --* Il n'y a là aucun problème. Pourquoi voulez-vous que les hom­mes respectent la création, quand vous leur enseignez le mépris du Créateur ? Et comment voulez-vous qu'ils ne polluent pas l'univers, alors que vous les excitez à se polluer d'abord eux-mêmes ? Le rapport de cause à effet n'est pas un problème ; pas plus que le manque de rap­port entre mal et remède, quand le remède n'affecte pas la cause. Comme tous les problèmes de votre invention, celui-là est absurde par incompatibilité des données. Vous cherchez remède à un mal dont la cause est votre œuvre, et vous tenez à votre œuvre encore plus qu'au bien qu'elle empêche. \*\*\* Une preuve que la substance des choses est de nature immatérielle, c'est que toutes les cellules dont se compo­se le corps d'un homme se renouvellent périodiquement, et que c'est toujours le même homme. Et comme la forme qui conditionne l'existence des chose est encore plus immatérielle que leur substance, on peut se demander si la matière existe, ou du moins si les choses matérielles existeraient sans un principe spi­rituel qui les détermine à être ce qu'elles sont. Sans au­cune détermination, elles ne seraient pas. En tout cas les doctrines qui se prétendent matéria­listes ne trouvent à s'imposer que par la propagande, le mensonge et la terreur, c'est-à-dire par les moyens les plus spiritualistes qui soient. Le matérialisme est une vue de l'esprit. \*\*\* L'homme est naturellement bon, dites-vous, mais la société le rend mauvais. Or la société est faite par les hommes. Comment alors expliquez-vous que des êtres si bons concourent à produire une œuvre si malfaisante ? \*\*\* 97:182 L'œuvre de Bossuet est une mer immense et qui pa­raît tranquille. Le mouvement des eaux y est régulier, les routes y sont sûres, les digues et les havres, sans sur­prises. Mais qu'on y plonge, on découvrira des épaves remplies de trésors oubliés, des lueurs mystérieuses, une flore et une faune étonnantes, et jusqu'à des survivances de monstres marins témoins de la préhistoire. \*\*\* « Les pays arabes n'ont pas la capacité de se servir de façon adéquate des armements modernes », a récem­ment déclaré M. Podgorny, osant seul dire ce que tout le monde pense. Un homme d'État non communiste, le couteau sur la gorge, n'avouerait pas cette aveuglante vérité : que les peuples décolonisés sont décidément in­capables de se gouverner eux-mêmes. Or, on l'a vu, c'est à l'instigation du parti de M. Pod­gorny que la décolonisation s'est faite, en sorte que ce même parti reste seul en mesure de recoloniser sous son autorité ce qu'il avait d'abord feint d'émanciper par pur libéralisme. \*\*\* Ce fut une excellente idée que d'accorder indépen­dance, pleins pouvoirs et souveraineté à des gouverne­ments possesseurs du pétrole. Mais alors il ne fallait pas inventer l'automobile. \*\*\* Que l'entreprise de décolonisation ait été une immen­se mystification, une imposture, une machination diabo­liquement ourdie par les ennemis de l'Europe non seule­ment pour la perdre, mais pour plonger dans un abîme de désespoir et de misère les peuples mêmes que le ré­gime colonial en avait un instant tirés, c'est ce que tout le monde savait depuis le début de l'opération, mais que tous ceux qui n'osaient pas le dire se refusaient à enten­dre. Il y a maintenant quelque chose de changé. Non que les yeux se soient ouverts, car ils l'étaient depuis long­temps. Mais du moins les langues se délient. Plus d'un signe annonce que la vérité commence, timidement en­core, à recouvrer le droit de parole. 98:182 Dans un même jour­nal (*Le Soir* des 11 et 12 novembre 1973), je trouve deux de ces aveux dont les auteurs se seraient naguère fait conspuer, à supposer que la censure préventive ne les eût pas bâillonnés à temps. Premier aveu : « On oublie les bienfaits -- réels -- de la colonisation et, si on en énumère les « méfaits », c'est pour en faire un catalogue biaisé et conventionnel qui omet les pires d'entre eux : les frontières, les natio­nalismes, la naïveté technicienne, le goût du profit, la recherche du prestige. » L'auteur (M. Paul M.-G. Lévy) veut dire que ces tares des pays décolonisés sont un héritage qu'ils ont reçu de l'Europe. C'est là un reste du préjugé qui fait de l'Eu­rope la grande coupable de tous les maux du monde, voire du monde qu'elle ne dirige plus. Ce mensonge est en contradiction avec les réalités les plus évidentes. Ces « pires méfaits » auxquels les peuples décolonisés sont en butte sont aussi leur ouvrage : loin de profiter de leur liberté nouvelle pour retourner à la pratique de leurs prétendues vertus natives, ils n'ont retenu des bienfaits de l'Europe que les moyens matériels d'aggraver leur pro­pres malheurs. Et ceux-ci (frontières, nationalismes, naï­veté technicienne, goût du profit, recherche du prestige, etc.) résultent de la nature humaine insuffisamment édu­quée et livrée à elle-même, sans le tempérament moral qu'un progrès de la civilisation peut seul y apporter. Mais notre auteur, en dépit d'une illusion qui a la vie dure, continue à lever méritoirement le voile : « L'Europe unie n'est pas désirée par le monde afri­cain, asiatique et latino-américain, elle n'est plus désirée par l'Amérique du Nord. Elle reste peu sympathique pour l'Union soviétique. Quant à la Chine, elle ne lui manifeste un condescendant intérêt qu'en raison de l'hostilité amé­ricano-soviétique. » Et voilà parfaitement débrouillés, quoique sous for­me d'euphémismes, tous les fils du complot dont l'Europe ose enfin s'avouer la victime consentante. Il est bien tard pour s'en défendre. Encore a-t-il fallu la menace des week-ends sans voitures pour que nos maîtres à penser trou­vassent le courage d'apercevoir l'épée de Damoclès désor­mais suspendue sur nos têtes. On eût préféré que de plus snobes et plus pressantes raisons justifiassent leurs alar­mes. 99:182 Second aveu (signé C.B.), de même source et de même date : « Près de cent mille morts et des milliers de réfu­giés en Éthiopie. -- ... Le gouvernement éthiopien, qui a créé en avril dernier » (nous sommes en novembre) « un comité interministériel chargé de faire face à la famine, déclare avoir sollicité par voie diplomatique l'aide de di­vers gouvernements étrangers et des grandes organisations internationales. » Mais ou bien ses appels à l'aide furent éclipsés par l'attention accordée aux pays du Sahel *reliés à l'Europe par leurs rapports avec les anciens pays colo­nisateurs,* ou bien ils furent trop discrets pour être perçus par l'opinion publique. « Ce n'est qu'à l'heure actuelle, où la sécheresse est devenue synonyme d'hécatombe, que les nouvelles prove­nant d'Éthiopie ont franchi les barrières d'une indifférence internationale *due à l'ignorance et au silence relatif des autorités éthiopiennes*, silence dont on ne sait encore s'il est *dû à des considérations politiques, ou à l'inertie admi­nistrative, ou à une fierté nationale mal placée*... » J'ai souligné les mots qui comptent. Tout autre com­mentaire est inutile. Traduction en clair : si Mussolini n'eût cessé trop tôt de coloniser l'Éthiopie, celle-ci n'au­rait aujourd'hui rien à envier au bonheur du Sahel. Alexis Curvers. 100:182 ### Billets par Gustave Thibon ##### *Ne pas geler l'avenir* 11 janvier 1974. Ceci se passait il y a quelques années. Un homme d'af­faires avait retenu une place dans l'avion Nice-Paris. Ar­rivé à bord, il trouve ladite place déjà occupée par une dame. Il montre son billet, elle le sien, et on s'aperçoit que le même siège avait été loué deux fois par erreur. L'avion était complet. Le Monsieur supplie : « Madame, pourriez-vous me céder cette place ? Une affaire très im­portante m'appelle à Paris sans délai. » -- « Pas question, répond aigrement la dame, mes affaires sont aussi impor­tantes que les vôtres. » -- Là-dessus, le Monsieur des­cend, furieux et prêt à intenter à la Compagnie une action en dommages-intérêts. Mais comme il reprend sa voiture pour regagner son domicile, il voit l'avion décoller et, quel­ques secondes après, s'écraser en flammes sur la colline. Il bénit alors la négligence de l'employé et la discourtoisie de la passagère et rentre chez lui fou de joie. Voilà un exemple extrême, mais riche d'enseignements. Qui de nous en regardant en arrière, ne trouve pas dans sa destinée un certain nombre de déceptions qui ont eu pour lui des conséquences heureuses ? Je connais un gar­çon qu'un échec universitaire avait plongé dans le déses­poir et qui s'est fait ensuite dans l'industrie une situation bien supérieure à celle qu'il aurait eue comme fonction­naire. Et un autre qui, après avoir pleuré toutes les lar­mes de son corps et de son âme parce qu'une jeune fille lui avait refusé sa main, goûte aujourd'hui un vrai bon­heur auprès d'une autre femme. Et ainsi de suite... 101:182 Les choses que nous croyons les meilleures nous réser­vent souvent d'amères surprises, Et celles qui nous parais­sent les pires sont peut-être grosses, à plus ou moins lon­gue échéance, d'un bien que nous ignorons. Tout le monde sait cela, mais rares sont ceux qui s'en souviennent à l'heure de l'épreuve. La philosophie, disait La Rochefoucauld, nous console aisément des maux pas­sés et futurs mais elle ne peut rien sur les maux présents... La déception est le revers négatif de la faculté d'atten­tion et de désir. On se concentre sur un projet ; on mobi­lise pour le réaliser toute l'énergie qu'on porte en soi, et, s'il échoue, cette énergie tombe dans le vide et la privation d'un seul objet semble boucher définitivement l'avenir. D'où le désarroi qui suit l'échec. Le temps remet peu à peu les choses en place en nous ouvrant de nouvelles possibilités. Mais la sagesse serait d'anticiper, par les lumières de l'intelligence et l'effort de la volonté, sur ce processus bienfaisant de la nature. « N'as-tu pas honte, écrivait Sénèque à un ami qui remâ­chait sans fin ses déconvenues, de ne pas demander à la raison ce que le temps t'apportera fatalement tôt ou tard ? » Cette gymnastique de l'âme exige une sévère discipline, mais elle a pour résultat de tarir à la source ce flot de stériles souffrances qui nous menace à chaque accident de parcours. Une des conditions essentielles du bonheur -- autant qu'il est possible ici-bas -- est de ne pas s'hypnotiser sur l'échec. La vie est une course d'obstacles. Quand elle nous refuse ce que nous attendons, c'est parfois pour mieux nous donner ce que nous n'attendons pas. Un projet qui avorte, une porte qui se ferme nous invitent à chercher ailleurs d'autres issues. Napoléon mourut de tristesse à Sainte-Hélène (je viens de lire l'ouvrage d'un médecin amé­ricain, affirmant que le cancer répond à un désir inconscient de suicide dû à la fixation sur un échec), les yeux tournés vers la splendeur de son empire évanoui, plus docile à l'événement, il aurait pu féconder son malheur en remplaçant la puissance par la sagesse, en ajoutant, à ses triomphes extérieurs, la victoire sur lui-même et cons­truire ainsi, avec les ruines de ses rêves écroulés, cet édifice intérieur qui résiste à tous les coups du destin. Ce qui nous attache aux choses, c'est moins les cho­ses elles-mêmes que l'énergie que nous mettons à les con­quérir. Il suffit donc, en cas d'échec, d'orienter cet élan intérieur vers d'autres objets. Et pour cela, il faut rester souple devant l'inconnu qui nous attend, ne pas geler l'ave­nir et ses mille promesses sous le vent glacé de la déception. 102:182 ##### *Évangile ou démagogie* 18 janvier 1974. J'ai reçu récemment une lettre d'un lecteur m'accusant de prendre en toute occasion le parti des riches et des puis­sants et me mettant au défi d'écrire un article en faveur des pauvres et des petits, pourtant si chers, si l'on médite l'Évangile, au cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Si je me réfère à ce que j'ai écrit, ce reproche concer­ne avant tout mon aversion envers la politique socialiste qui se présente en effet sous les belles couleurs d'amour du peuple et de défense des faibles et des opprimés, mais qui n'aboutit en fait qu'à faire peser sur les masses la­borieuses un joug beaucoup plus lourd que celui dont nous souffrons dans notre libéralisme décomposé. L'exem­ple des pays de l'Est est d'une évidence qui dispense de tout commentaire : les riches, les puissants -- et les parasites ! -- s'y retrouvent, non plus comme propriétai­res des moyens de production, mais comme privilégiés du système, et le sort des humbles y est pire que chez nous. Qu'on ne vienne donc pas nous parler d'amour des pau­vres à propos d'une idéologie politique qui ne vise qu'à leur asservissement total et sans remède. La démagogie -- « l'art d'agiter le peuple avant de s'en servir », disait Talleyrand -- se situe aux antipodes de l'esprit de pau­vreté évangélique. Il importe ici de dénoncer l'utilisation sacrilège de l'Évangile à des fin de subversion sociale. Le Christ n'a pas maudit les riches et les puissants en tant que tels (on conçoit mal une société sans hiérarchie et par conséquent sans inégalités...), mais dans la mesure où ils abusent de leur fortune ou de leur pouvoir. Il n'a pas non plus mis en question les structures économiques et sociales de son époque ni prêché la lutte des classes. Il a seulement con­damné la préoccupation exclusive des biens matériels (Bienheureux les pauvres en esprit) qui détournent les hommes de la recherche des biens spirituels -- et cet avertissement s'adresse à tous : aux riches pour leur ins­pirer le détachement et la bienfaisance et aux pauvres pour les immuniser contre l'envie et la révolte : Car le mauvais pauvre, obsédé par ce qui lui manque (et je ne parle pas ici du nécessaire mais d'un superflu indéfiniment élastique) ne vaut pas mieux, aux yeux de Dieu, que le mauvais riche, esclave de ce qu'il possède. 103:182 Cela dit, examinons de près la question posée par mon correspondant. Suffit-il de faire partie des pauvres et des petits pour mériter automatiquement la faveur divine ? En autres termes, la faiblesse économique comme on dit aujourd'hui, est-elle par elle-même une valeur, une vertu agréable à Dieu ? Je répondrai que la pauvreté matérielle est une carence dans l'ordre de l'avoir, comme la faiblesse physique ou in­tellectuelle, la maladie, etc., sont des carences dans l'ordre de l'être. Or un manque n'est jamais un bien en soi, mais il peut le devenir indirectement par l'accueil qu'on lui fait et comme moyen d'accès à des valeurs supérieures. C'est dans ce sens que Pascal parlait du « bon usage des mala­dies ». J'ai connu jadis un enfant qui, frappé et marqué à jamais par une sévère attaque de poliomyélite, fit de son mal un merveilleux instrument d'ascension spirituelle. Une déficience, un malheur, sous quelque forme qu'ils se pré­sentent, ne constituent pas un mérite : ils fournissent seu­lement, suivant la façon dont on les reçoit, des occasions de mérite -- et parfois, hélas ! de chute. Nous connaissons tous des êtres que l'épreuve dégrade au lieu de les purifier. La pauvreté ne fait pas exception à cette loi. Si, comme le laisse entendre mon correspondant, elle suffisait à nous réconcilier avec Dieu au même titre que la foi ou la charité pourquoi ce même Dieu nous enjoint-il de soulager des indigents, c'est-à-dire de diminuer leur pauvreté ? Traite-t-on ainsi les autres vertus évangéliques ? Est-il question de rendre les purs moins purs, les pacifiques moins épris de paix, etc. ? Ce qui prouve que la pauvreté est un mal auquel il faut chercher des remèdes et non une vertu dont la loi serait de s'épanouir le plus possible... La pauvreté n'est une vertu aux yeux de Dieu que dans la mesure où elle est acceptée ou choisie par amour de Dieu. C'est par excellence le cas des religieux qui font vœu de pauvreté pour se consacrer sans obstacle au service de Dieu et des hommes. Quant aux « pauvres », il faut établir des distinctions. Il y a ceux qui préfèrent une pauvreté relative, soit par goût de la vie simple, soit parce qu'ils répugnent aux efforts et aux soucis qu'impliquerait l'acquisition ou la gestion d'une fortune. Ceux-là n'ont aucun mérite car ils suivent la pente de leur nature. Il y a les membres dits inférieurs de la hiérarchie éco­nomique et sociale. Là encore, il ne s'agit pas de mérite, mais d'un état inhérent à toute société, le nivellement absolu des fortunes et des revenus étant une dangereuse utopie qui, appliquée au réel, ne profiterait à personne et surtout pas aux plus faibles, car il tarirait l'esprit d'initia­tive et émulation qui est le moteur de la prospérité éco­nomique. 104:182 Mais ces « pauvres », dont la plupart appartien­nent au monde des exécutants, trouvent une compensation à la médiocrité de leur existence matérielle dans le fait qu'ils assument moins de responsabilités et courent moins de risques. Ce qui ne veut pas dire que leur situation ne doit pas être améliorée autant que le permet un juste et fécond équilibre de l'économie. Parmi ces derniers il est des travailleurs qui sont visi­blement exploités et opprimés par les riches et les puis­sants -- ce qui ne leur confère a priori aucune valeur mo­rale, mais leur donne le droit de se défendre et d'être dé­fendus en tant que victimes d'une injustice. Notons en pas­sant que cette exploitation de l'homme par l'homme, loin d'être uniquement le fait du capitalisme privé, s'exerce de plus en plus aujourd'hui au profit de l'État dont les exigen­ces dévorantes et les dépenses incontrôlées neutralisent les effets bienfaisants des lois sociales... Il y a enfin une masse flottante d'éléments marginaux qui, soit par incapacité corporelle (malades ou vieillards non ou insuffisamment assistés), soit par débilité mentale (asociaux, instables, paresseux incurables, etc.) vivent dans un était voisin de la misère. Ceux-là -- quel que soit leur degré de déchéance, physique ou morale -- doivent être secourus par la collectivité, sinon comme élus du ciel, du moins comme membres souffrants de l'humanité. Il est intolérable de voir subsister la misère, c'est-à-dire la priva­tion du nécessaire, dans une société comme la nôtre, gorgée de tant de biens accessoires ou superflus. C'est dans cette optique et dans ces limites que je me sens le défenseur des pauvres. Mais je répugne à cette idéo­logie qui tend à les considérer indistinctement comme les seuls amis de Dieu, comme dans un christianisme dégé­néré, ou les rédempteurs de l'histoire, comme dans le mar­xisme. Le dogme de « l'immaculée conception du proléta­riat » me laisse aussi froid que celui du « patronat de droit divin ». Riches et pauvres sont taillés dans la même étoffe humaine avec sa grandeur et sa misère et le plus rapide regard sur l'histoire suffit à montrer combien ils sont sem­blables et interchangeables. Je suis prêt à réclamer pour les pauvres justice et secours, non à les flatter et à les exalter sans mesure pour en faire les agents inconscients d'une subversion générale qui se résoudrait par une ag­gravation de l'injustice et de la misère. 105:182 La fidélité au véritable esprit de pauvreté enseigné par Jésus-Christ doit nous mettre en garde contre cette inter­prétation négative de l'Évangile qui consisterait à ériger les infériorités naturelles en supériorités spirituelles. Car c'est avec cette mentalité qu'on écrase l'élite sous la masse,(et quand je parle d'élite, j'entends les meilleurs à tous les niveaux de la société), pour le plus rand malheur de cette masse elle-même qui, privée de ses éléments les plus actifs et les plus féconds, finit par s'aplatir comme un pain sans levain... ##### *Variations sur l'égoïsme* 25 janvier 1974. Un petit groupe d'amis : nous parlons d'un personnage connu de nous tous qui vient de mourir et dont chacun s'accorde à reconnaître qu'il représentait le type du plus parfait égoïste. Je demande à brûle-pourpoint : qu'enten­dez-vous par égoïste ? Réponse immédiate : c'est un homme qui ne pense qu'à lui et qui subordonne tout à son plaisir ou à son intérêt personnels. J'approuve cette définition et j'enchaîne : d'où vient donc que cet être, qui n'aime que lui, est aussi l'être qui se suffit le moins à lui-même et qui se sent le plus mal dans sa peau quand il est réduit à sa seule compagnie ? Et j'évoque l'apologue de Lanza del Vasto : « Prenez l'homme le plus amoureux de lui-même que vous con­naissez, enfermez-le sans compagnon dans une chambre obscure et enregistrez ses réactions désespérées. Et cepen­dant qu'y a-t-il de plus délicieux que d'être isolé dans une pièce obscure avec l'objet de son amour ? » Conclusion : l'égoïste se place effectivement au centre du monde, mais ce centre ne peut subsister que par la pré­sence d'innombrables satellites qui gravitent autour de lui : plaisirs, argent, honneurs, êtres à son service ou sous sa domination, etc. En fait, c'est le plus avide et, dans cette mesure même, le moins indépendant des hommes. Cette insuffisance se manifeste dans tous les défauts qui dérivent de l'égoïsme. L'envie. L'envieux n'est heureux ou malheureux que par comparaison avec ses semblables. Selon le mot de Sartre, il se sent pauvre de tout ce qu'ont les autres. La vanité. Elle implique une référence perpétuelle au prochain. Loin de se suffire, le vaniteux ne prend conscien­ce de son existence et de sa valeur qu'à travers l'opinion d'autrui. 106:182 Il a besoin de cette opinion comme d'un miroir qui lui renvoie l'image embellie de sa propre personne. En d'autres termes, il s'acharne à faire envie dans la mesure où, réduit à lui-même et vu tel qu'il est, il ne pourrait que faire pitié. On débouche ainsi sur ce paradoxe que, exception faite de quelques égoïstes amorphes et végétatifs, ces êtres qui soi-disant ne vivent que pour eux-mêmes sont les plus incapables de solitude et cherchent sans fin dans le monde extérieur -- êtres et choses -- de quoi les distraire un instant du vide incurable qu'ils portent en eux. Les ter­mes courants d'exigeant, d'insatiable qu'on leur applique si spontanément expriment très bien cette double infirmité permanence de la faim liée à l'impossibilité du rassasie­ment. N'aimer que soi-même est le moyen le plus sûr de pas­ser à côté de soi-même -- de laisser mourir d'inanition le vrai moi de l'homme qui est fait pour l'amour, c'est-à-dire pour la réciprocité des échanges. D'où l'insatisfaction chro­nique de l'égoïste : il ne jouit vraiment de rien dans la mesure où il tire tout à lui. Et -- nouveau paradoxe -- il s'épuise plus dans ce stérile effort d'annexion que l'hom­me aimant et généreux dans ses actes de dévouement. C'est un fait d'expérience qu'on se détend dans le don de soi tandis qu'on se crispe dans la poursuite d'un intérêt ou d'un prestige uniquement personnels. De l'être -- mère de famille, médecin, artiste ou apôtre -- qui se sacrifie to­talement à sa vocation ou de la coquette acharnée à plaire, de l'ambitieux altéré d'honneurs et de puissance, lequel est le plus en paix avec lui-même et offre le spectacle le plus reposant ? La vieillesse, en ramenant l'homme à la solitude, met à nu la misère fondamentale de l'égoïsme. Nous connais­sons tous des exemples de ces fins de vie désertiques des vieux égoïstes. Mal vieillir, c'est vieillir sans aimer... Quoi qu'il fasse, l'homme est condamné à vivre en fonc­tion des autres, soit pour s'en servir, soit pour les servir. Dans le second cas, il est infiniment plus libre à l'égard des objets de son dévouement que l'égoïste devant les victimes de ses exigences. Et par surcroît, plus heureux. Car le ba­romètre du bonheur oscille entre ces deux pointes : vivre par soi-même et pour les autres ou vivre pour soi-même et par les autres. L'égoïste penche dans le dernier sens : il est également incapable de se suffire et de se donner -- d'où son malheur. Ainsi la plus élémentaire expérience psycho­logique rejoint la morale... Gustave Thibon. © Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique). 107:182 ### La philosophie de l'affaire *La presse et le gouvernement\ ont la même religion politique* par Jean Madiran -- L'affaire, laquelle donc ? -- Celle de l'étranglement de notre SUPPLÉMENT-VOL­TIGEUR par la commission paritaire : la commission pari­taire presse-gouvernement. Notre numéro spécial hors série 179 bis, qui a rendu public le dossier, comporte un chapitre onzième et der­nier où l'on tire les conclusions politiques de cette af­faire. En voici les principaux passages. (Quant aux derniers développements de l'affaire, voir dans le présent numéro les « Informations et commen­taires » à la rubrique « Avis pratiques ») La commission « paritaire », nous l'avons dit, repré­sente « la presse » et « le gouvernement » : en principe « à égalité », parce que leurs intérêts peuvent être diver­gents ([^6]). Cette divergence éventuelle passe aujourd'hui pour renforcée par la rivalité politique : « la presse » est *en majorité une presse d'opposition de gauche ;* « le gouver­nement » s'appuie au contraire sur *une majorité qui est électoralement de droite.* Et certes la rivalité politique entre cette droite et cette gauche est bien réelle ; elle est parfois aiguë et violente comme une rage de dents. 107:182 Néanmoins « la presse » et le « gouvernement » ont été parfaitement d'accord sur un point : ils ont été d'ac­cord pour priver le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR de cette liberté de la presse qu'ils proclament pourtant comme un dogme. Bien sûr, je ne prétends pas que, pendant six mois, la principale préoccupation commune du « gouvernement » et de la « presse » ait été sans trêve ni repos, jour et nuit, de méditer et perpétrer l'étranglement du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR. Mais enfin ils l'ont étranglé paritairement. Et ils sont paritairement et pareillement restés insen­sibles, presse et gouvernement, à la révélation de l'abus de pouvoir qui avait été commis en leur nom par leur com­mission. Ils n'auraient pas été insensibles à un tel abus s'il avait frappé M. Jean Daniel ou M. Jacques Fauvet, Mme Françoise Giroud ou M. Robinet. *L'Écho de la Presse,* dans ce cas, n'aurait même pas eu le temps d'imprimer, comme il l'a fait pour le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, que *pour sa propre liberté et son propre avenir, l'ensemble de la presse doit se solidariser sans hésitation :* la presse dans son ensemble l'aurait fait d'emblée, dans l'instant même, de la droite du *Figaro* à la gauche du *Nouvel Observateur,* au grand complet ; et le ministre de l'information en tête, ou en serre-file. « Presse » et « gouvernement », la presse de gauche et le gouvernement de droite sont parfaitement d'accord pour défendre en commun les droits et libertés de chacun des leurs. Ils sont cyniquement indifférents aux libertés et aux droits de quiconque n'en est pas. -- N'en est pas ? demandera-t-on, n'en est pas de quoi ? La presse, vous en êtes pourtant ? Vous êtes même syndi­qué à la très puissante Fédération Nationale de la Presse Française... -- Et pourtant, vous le voyez bien, je ne suis pas des leurs. -- Vous n'êtes pas de leur parti ? Mais ils sont plu­sieurs ; et opposés ; et rivaux. Alors d'un club secret ? d'un clan ? une espèce de maçonnerie ou de maffia, com­mune aux dirigeants de la presse et à ceux du gouverne­ment ? -- Je dirais plutôt : une sorte de religion commune. Mais cela demande explication. 108:182 #### I. -- Une communion qui va tellement de soi qu'on n'y pense plus Les dirigeants de la presse (d'opposition de gauche) et ceux de la majorité gouvernementale (électoralement de droite) sont divisés *politiquement.* Mais ils sont en com­munion sur des choses plus *fondamentales que la poli­tique :* une certaine philosophie générale de la vie humai­ne. Cette communion s'opère le plus souvent sans y penser, comme allant de soi. Et même sans y attacher d'importance tant qu'elle ne rencontre aucune contradiction. Exemple : la liberté de l'avortement. Ce n'est pas un problème spécifiquement « politique » au sens courant du terme ; mais ce n'est pas non plus un problème marginal, ou secondaire, ou technique, comme la limitation de vitesse sur les routes, le taux du crédit, l'aérobus. C'est une ques­tion qui engage la valeur de la vie, les finalités de l'homme et de la société ; une question que l'on nommera « méta­physique », ou « religieuse », ou « morale », dans l'accep­tion la plus générale de ces termes. L'opposition de gau­che est pour l'avortement ; les dirigeants de la majorité de droite sont, eux aussi, « pour » ; ils sont les auteurs du projet de loi où l'avortement est autorisé. En désaccord sans doute sur le degré : l'avortement, la gauche le veut total et immédiat, subventionné et assorti d'une prime de productivité ; la droite ne l'accepte que progressif et modulé. La droite et la gauche peuvent bien s'affronter là-dessus : elles s'affrontent dans le cadre d'un accord fondamental, à partir de l'idée, qui leur est commune, que l'avortement n'est plus, en soi et dans tous les cas, un crime. La gauche et la droite ne prêtent habituellement aucune attention consciente à cet accord fondamental qui existe entre elles ; elles n'attachent aucune importance à leur communion dans une même vision de la vie et de la mort. Pour qu'elles prennent conscience de cette com­munion, il leur faut se heurter à un autre dogme, qui soit étranger et contraire à leur dogme commun. Elles considéraient toutes deux comme allant de soi que l'avor­tement n'est plus un crime aux yeux de personne : puis­que les évêques eux-mêmes, qui l'avaient déclaré « un crime abominable » pas plus tard qu'à Vatican II, n'osaient plus le redire, pas même en s'abritant derrière « le concile » dont ils ont ordinairement plein la bouche. C'était donc acquis. 110:182 Alors, celui qui maintenant vient protester qu'il tient toujours l'avortement pour un crime apparaît comme l'homme d'un autre univers, d'une autre religion, d'un autre siècle. La commission paritaire presse-gouver­nement n'a pas pour lui de numéro d'inscription ([^7]). Sur le principe de la société moralement permissive, sur la pratique de l'information sexuelle à l'école, sur l'extension constante d'une scolarisation sans obligations ni sanctions, et sur tous les sujets analogues qui touchent le plus profondément au sens et à la valeur de la vie humaine, les deux classes dirigeantes ont la même philo­sophie générale, elles pensent la même chose : elles la pensent plus ou moins, mais c'est bien en substance la même chose qu'elles pensent. Elles ont l'une et l'autre *épousé leur temps.* Oui à l'avortement, oui à la scolari­sation universelle, oui à l'information sexuelle, oui à la société moralement permissive. Elles se sont affranchies de toutes nos traditions nationales et religieuses, elles en favorisent la démolition, elles en provoquent l'abandon. Ce faisant, les dirigeants de la presse d'opposition de gauche sont fidèles à l'idéologie de la gauche. Mais les dirigeants de la majorité gouvernementale électoralement de droite bafouent impudemment ce que leurs électeurs ont de plus sacré. Ce dernier point appelle qu'on s'y arrête un moment. #### II. -- Sur une certaine trahison Après les élections générales du 4 et du 11 mars 1973, où la gauche et son « programme commun » furent battus, il est devenu visible, au point d'en être stupéfiant pour les observateurs non avertis, que la majorité gouverne­mentale électoralement de droite appliquait certains points du « programme commun » de la gauche vaincue aux élections. Cela, non pas sur les choses secondaires ou techniques de la politique au jour le jour : mais sur « les choses de la vie », sur celles qui engagent l'homme en tant que tel, son esprit, son âme, sa philosophie, son honneur, sa religion. Les électeurs de la majorité gouvernementale n'avaient pas voté pour l'avortement, ils n'avaient pas voté pour l'information sexuelle, ils n'avaient pas voté pour que l'ORTF ([^8]) et l'enseignement public demeurent des fiefs de la révolution culturelle marxiste. 111:182 L'électorat majoritaire de droite est assez variable politiquement ; assez amorphe ; assez passif. Ce qui le caractérise en permanence, c'est une constante non pas politique mais morale ; ou plutôt *religieuse,* au sens très large où nous employons ce mot dans le présent chapitre. Ce qui le caractérise, c'est un attachement à peu près immuable, immobile si l'on veut, aux valeurs morales traditionnelles. Autrement dit, et par voie de conséquence, un refus plus ou moins conscient, plus ou moins « cri­tique », plus ou moins cohérent, mais finalement inflexi­ble, de la philosophie générale commune aux deux classes dirigeantes ; un refus des dogmes communs aux diri­geants de la presse d'opposition et aux dirigeants de la majorité gouvernementale. ......... ...Quel *abîme* sépare, D'UN CÔTÉ, la philosophie générale ou « re­ligion » commune aux deux classes dirigeantes, la classe journalistique et la classe gouvernementale, D'UN AUTRE CÔTÉ les pensées et les aspirations de l'électorat majori­taire, *bafoué précisément dans ce qui lui tient le plus à cœur ;* bafoué et trahi non point tant politiquement, car il n'a pas de vues politiques bien assurées ; mais bafoué moralement, dans les croyances pour lesquelles, avec un peu de courage, il donnerait sa vie. ......... ... Je ne m'écarte pas de l'affaire du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR. J'en donne au contraire l'explication. Pour les dirigeants de la presse d'opposition de gauche et pour ceux de la majorité gouvernementale électorale­ment de droite, le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR est l'ennemi commun et le pire ennemi ; au moins par réflexe et en quelque sorte par instinct. Ils ne prennent peut-être même pas la peine d'en avoir clairement conscience. Ils sentent immédiatement que nous leur sommes entièrement étran­gers, que nous n'appartenons pas au même univers men­tal et moral. Et ils suppriment ce qui leur est étranger. Que si, dans un second temps, on leur en fait prendre conscience, ils trouvent que c'est très bien ainsi. Ils n'ont aucune envie de donner la parole à des adversaires de ce qu'ils ont en commun. Ils n'ont aucun désir que cette communauté idéologique des deux classes dirigeantes du pays légal soit dévoilée aux dupes électorales qui forment le pays réel. 112:182 #### III. -- Une opposition radicale Et ce qui aggrave tout, c'est qu'il n'y a aucun espoir, avec nous, de compromis idéologique ou de neutralité. Notre opposition aux dogmes communs à la droite et à la gauche est une opposition active, une opposition militante, une opposition permanente et fondamentale. Nous ne chicanons pas l'actuelle scolarisation univer­selle sur des nuances ou des degrés. Nous sommes pour la déscolarisation massive des âges et des professions qui n'ont rien à faire de bon sur les bancs d'une école. Notre doctrine en la matière est celle de l'ouvrage d'Henri Char­lier : *Culture, École Métier.* C'est une doctrine qui em­brasse l'ensemble de la vie familiale, professionnelle, in­tellectuelle : ce n'est donc pas pour nous un point de détail ou une considération secondaire. Cette doctrine est absolument étrangère aux mentalités dominantes dans la majorité gouvernementale (électoralement de droite) et dans la majorité de la presse (d'opposition de gauche). Nous sommes absolument et inconditionnellement con­tre toute espèce d'information sexuelle faite en public par les puissances publiques, universités, ministères, préfec­tures, administrations. La nécessité d'une information sexuelle publique et obligatoire est au contraire l'un des dogmes communs à la droite et à la gauche, à la presse et au gouvernement. Nous rejetons le dogme socialiste. La marche au so­cialisme, la presse d'opposition de gauche la réclame à grands cris, la majorité gouvernementale électoralement de droite prétend l'assurer, en douceur, plus efficacement et plus confortablement. Comme l'a remarqué Louis Sal­leron, le gouvernement « entend désamorcer le socialisme de l'opposition en montrant que celui de la majorité le vaut bien ». « Position tactique, donc. Mais ce faisant il confesse d'autre part que le socialisme est bien la vérité (sans quoi il le combattrait expressément), et d'autre part on sent bien que telle est effectivement sa pensée. » ([^9]) La différence entre la droite gouvernementale et la gau­che journalistique, au sujet du socialisme, concerne les délais, les modalités, les procédés de financement et d'exécution. Au contraire, nous sommes, dans le principe et dès la racine, contre toute espèce de socialisme ; y compris contre la « socialisation » attribuée à Jean XXIII et assumée par la constitution conciliaire *Gaudium et Spes*. 113:182 Les dogmes communs à la presse et au gouvernement n'apparaissent pas comme des « dogmes », et n'apparais­sent même pas comme « communs », tant qu'ils ne se heurtent à aucune opposition radicale. Il ne viendrait à l'idée de personne que la table de multiplication, par exemple, puisse être considérée ou définie comme un dogme commun à la presse et au gouvernement : ni le gouvernement ni la presse n'ont rien à y voir, bien qu'ils l'admettent tous deux. De la même façon, tout le monde, avant d'y avoir réfléchi, aurait tendance à dire que l'avor­tement, l'information sexuelle, la scolarisation générale ne sont pas des questions pendantes entre la presse et le gouvernement, ne sont pas des questions qui se posent au niveau du gouvernement et de la presse : pas plus que la table de multiplication. Seulement, la table de mul­tiplication existe depuis toujours et n'est pas contestée. Tandis que la scolarisation générale, l'information sexuel­le, l'avortement libre sont des abominations ou des absur­dités tout à fait nouvelles, étrangères jusqu'ici à l'histoire de l'humanité civilisée, et qu'une fraction majoritaire de la population française n'admet pas : or cette fraction de la population demeure sans représentation dans les sphères dirigeantes de la presse et du gouvernement. Il y a là un phénomène de *domination* dans l'ordre intellec­tuel et moral ; une domination en quelque sorte dogma­tique exercée sur le pays réel par un pays légal. #### IV. -- C'est toujours l'histoire du rescrit de Trajan Si les deux classes dirigeantes ont une vive conscience de leurs intérêts politiques immédiats, elles sont le plus souvent inconscientes de la portée véritable de leurs dog­mes communs et des actes que ces dogmes déterminent. Ainsi en fut-il pour le rescrit de Trajan. Il s'agissait de savoir si l'empire romain admettrait l'existence du chris­tianisme ou bien le supprimerait par la persécution. La classe politique du moment fut tout entière pour la sup­pression : comme ça, tout simplement, sans hésitation, sans réflexion. Et sans avoir eu la plus petite idée de ce qui était réellement en question. Ce fut donc le rescrit de l'an 112. Il est la cause principale de la ruine de l'empire, sans que bien entendu Trajan s'en soit douté ; 114:182 il arrive que des historiens ne s'en aperçoivent pas davantage, même avec le recul du temps ([^10]). Trajan n'était peut-être pas un mauvais homme : « son buste, qui est au Vatican, nous montre une tête très sympathique, mais étrangement inapte à la réflexion intellectuelle » ([^11]). L'aptitude à la réflexion intellectuelle est souvent fort utile, même en politique ; je le rappelais dans ITINÉRAIRES à propos des mathématiques nouvelles ([^12]) -- Ces deux décisions, disais-je, le rescrit de Trajan en l'an 112, et les mathématiques nouvelles imposées par voie autoritaire à tous les niveaux de l'enseignement français, n'ont matériellement rien de commun. Elles ont pourtant, à plus de dix-huit siècles de distance, une res­semblance profonde. Elles réclamaient l'une et l'autre, à la tête de l'État, une véritable intelligence, aidée par un caractère capable d'aller à contre-courant. Le rescrit de Trajan ne fit en somme que donner force de loi au con­formisme en usage. La mainmise, aujourd'hui, des ma­thématiques nouvelles sur l'enseignement, résulte d'un autre conformisme. Au demeurant, Trajan et peut-être Pompidou pensent qu'il ne faut rien dramatiser, que ces choses n'ont pas tellement d'importance, et que des ques­tions plus pressantes les tiennent occupés ailleurs. En l'an 112, Trajan n'imaginait pas que le rescrit qu'il prenait concernant les chrétiens porterait son nom jusqu'à la fin de l'histoire humaine. Il n'imaginait pas que son acte était important. Il décidait de supprimer le christianisme, il le décidait *comme allant de soi.* De même, c'est *comme allant de soi,* et sans qu'il y ait matière à *dramatiser*, que Pompidou a accepté en 1971 les mathé­matiques nouvelles, et qu'il a consenti à l'avortement dans sa conférence de presse de septembre 1973. C'est *comme allant de* *soi* que l'information sexuelle laïque et obliga­toire a été votée en juillet 1973 et qu'elle entre en vigueur le 1^er^ janvier 1974. C'est *comme allant de soi* que l'on considère uniformément bon, indistinctement profitable pour tout le monde d'aller à l'école le plus longtemps qu'il se pourra, sans sélection ni élimination : jusqu'à 16 ans, jusqu'à 18, et dès qu'on aura un budget suffisant, jusqu'à 25 ou 30. Avec le rescrit de Trajan, toutes ces décisions ont en commun de n'avoir, au moment où elles ont été prises, provoqué aucun dramatique débat de conscience chez ceux qui les prenaient. ([^13]) Les dirigeants de la presse et du gouvernement sont aussi tranquilles, dans leur conformisme commun, que Trajan l'était dans le sien, supprimant le christianisme d'un trait de plume sans se casser la tête à ce sujet. ­Et nous, nous sommes aussi radicalement étrangers aux dogmes communs de la presse et du gouvernement qu'un chrétien de l'an 112 pouvait l'être aux pensées d'un Trajan. ......... Jean Madiran. 116:182 ### Journal logique par Paul Bouscaren LES VÊTEMENTS et la maison existent pour l'homme selon que l'homme est par lui-même nu et sans abri, à la dif­férence des ours et des tortues ; peut-on dire la société pour l'homme dans le même sens, et c'est-à-dire pour l'homme regardé antérieurement à la société, socialement nu et sans maison commune ? Mais un tel homme n'est que la fiction incohérente d'un être humain qui serait un dieu, ou une bête, -- Aristote n'a rien dit de plus digne d'Aristote. Il faut donc dire la société pour l'homme en société ; et alors, quel homme en société ? Celui qui se comporte comme la société doit l'exi­ger de ses membres, pour que société humaine il y ait, ou, aussi bien, celui qui s'y refuse de fait, voire libertaire par principe ? La réponse à pareille alternative est la farce horri­fique du bon sens de l'ancienne société devenu pour les mo­dernes le monstre d'avant la démocratie : monstre d'inégalité, monstre d'intolérance, monstre d'autorité au lieu de liberté pour tous, monstre d'une distinction des bons citoyens et des mauvais, au lieu de définir le citoyen par son choix en tant que son choix, n'importe si l'on se moque à parler de *son* choix... \*\*\* Il est raisonnable de penser que nos informateurs parlent de même sorte, à chacun de nous, de ce qu'il ignore et de ce qu'il connaît ; or chacun de nous peut voir, quand il s'agit de ce qu'il connaît, jusqu'où va le sans-gêne de l'information à l'égard de la vérité. \*\*\* Quelle est la liberté politique du chrétien ? 117:182 Il y a en lui le citoyen et le chrétien, qui font deux ; il y a donc l'obligation pour lui d'être un citoyen chrétien et un chrétien citoyen de son pays. Spécification mutuelle. Liberté emporte pluralisme de droit, que tous doivent res­pecter : est-ce vrai ? La foi laisse libre, ou bien en ce sens négatif qu'elle est neutre quant au choix en cause, qu'elle n'en dit rien du tout, et, par conséquent, ne peut faire obligation de pluralisme ; ou bien il s'agit de la liberté positive comme un droit de chacun entraînant ce pluralisme, et, à ce compte, la foi intervient en politique pour qu'elle soit démocratique. Et ce, au pire sens volontariste, puisque pareil droit au pluralisme est sans restric­tion. En tant que chrétien, le citoyen est charité politique, *inclination* au bien commun ; quant à *diriger* cette inclination selon la vérité nationale, c'est à la raison politique de choisir avec prudence (cfr I.II. 60, 1, vid. 1 et ad 1) ; la foi ne dit pas que ce *doit être* dans l'hypothèse démocratique ; moins encore, que ce *puisse être* dans la prétention volontariste ; ceci est contraire à la raison en principe, cela peut l'être en fait pour tel pays ; la foi ne peut pas être, ici non plus qu'ailleurs, liberté contre la raison, ni donner sa neutralité pour un droit au pluralisme. Pas plus quant à la santé politique, fin obliga­toire du citoyen, que touchant la santé physique et l'art mé­dical ; celui-ci peut-il être homéopathique aussi bien qu'allo­pathique, la foi n'en dit rien et ne dit rien de pareil pluralisme à respecter ; beaucoup moins lui ferait-on autoriser une médecine magique, -- or, n'est-ce pas de quoi il retourne avec le volontarisme démocratique ? Voir les choses comme elles sont pour voir notre action comme elle doit être. Dualité du savoir et du pouvoir, lorsque celui-ci s'oblige à être humain. Indispensable souplesse de l'esprit pour aller de l'un à l'autre, -- et non l'illusoire sou­plesse de papillonner sur toute hypothèse. 118:182 Avoir droit, est-ce d'abord obliger la justice des autres, ou être soi-même en règle avec la justice ? Ne faut-il pas d'abord le respect de soi-même pour être respectable au sens moderne d'avoir droit ? \*\*\* Il est certain qu'une oraison peut se dire sans esprit de prière, un signe de croix ou une génuflexion être hypocrite ; il n'est pas moins hors de doute qu'il faut une drôle de corni­chonnerie pour estimer inutiles aux humains des rites dont ils abusent parfois, moins dangereux de se passer de nourri­ture que d'aller à table au risque d'avaler de travers. \*\*\* Qu'est-ce que le bonheur ? Pour saint Thomas, vouloir veut le bien, nécessairement, mais ce peut être un faux bien ; vou­loir la fin dernière veut le bien parfait, mais quel est-il ? En tant que bien parfait, c'est le bonheur ; mais qui entend, sous le nom de bonheur, le vrai bien parfait, pour qu'il s'agisse, avec son bonheur, de la béatitude, ou félicité, que voit saint Thomas dans la fin dernière ? Bref, le Théologien fait toutes sortes de distinctions dont se dispensent nos charlatans du droit au bonheur. Faute de rien préciser, le langage d'aujourd'hui fausse tout et n'arrête pas de mentir, -- menteur par la préten­tion même d'être un langage. \*\*\* S'agit-il de justice, de ce que je dois à autrui, la matière même de mon action en est aussi la règle ; s'agit-il de tempérance et de la matière que sont les plaisirs, mon action ne peut être vertueuse ou vicieuse que selon ma disposition intérieure quant à ces plaisirs, selon ce qu'il sont pour moi, de la manière la plus concrète, et non par définition de ce qu'ils sont en eux-mêmes ; que devient cette distinction des vertus chez saint Thomas (I.II. 60, 2 et 3), lorsque l'on fait honte à la morale chrétienne de nous faire honte du plaisir ? Que penser d'hu­manistes incapables de voir qu'il faut à l'homme réel honte et peur de lui-même, comme il abuse du plaisir ? \*\*\* 119:182 Les adolescents ni les femmes ne peuvent aimer que pas­sionnément, c'est fort bien ; mais il s'ensuit, fort mal, qu'il faut les aimer de la sorte ou leur paraître menteur d'amour et incapable d'aimer. \*\*\* Éclatant déni de justice d'une Déclaration des droits égaux de toute naissance humaine qui ignore les droits particuliers des parents. Ignorance d'un droit naturel second qui est la civilisation même (I.II. 94, 4 et 5). Le bonheur d'un foyer chrétien n'a pas plus à attendre de l'idéal de l'amour que le bonheur de la France de l'idéal démo­cratique ; il faut, vaille que vaille, le réel amour de la réelle mère patrie, il faut, vaille que vaille, le réel amour mutuel des époux dans la réelle charité du réel Jésus-Christ. On peut faire son faux dieu de la catégorie de l'idéal, on ne vit pas de ver­biage. \*\*\* La nature humaine, en chacun de nous, est à la discrétion d'une personne, qui en use dignement ou en abuse, plus ou moins indignement ; faute de reconnaître ce dualisme (et non seulement celui de la chair et de l'esprit), on fait, de majorité, démocratie naturelle, -- incapable des distinctions de bon sens de saint Thomas (I.II. 71, 2 vid. 2 et ad 2). Ce premier pas est celui de l'égalité des personnes identifiées à la commune nature, et c'est-à-dire *ignorées comme personnes ;* le second pas suit par la même ignorance, c'est le totalitarisme au nom de « l'homme générique », mais on ignore ce rapport d'igno­rance des personnes. \*\*\* L'énergie nucléaire est pour les hommes un bien matériel dont la mesure de la raison doit faire formellement un bien humain ; il n'en va pas d'autre sorte, ni à moindre risque, du plaisir sexuel (Cfr I.II. 63, 4). Mais pour ne rien soupçonner de ce genre, suffit de tenir à la seule et unique vertu de la jus­tice, avec sa raison droite identique au partage des choses, ignorant les vertus de gouvernement de soi-même, propres à chacun selon ses passions *à lui*, comme elles donnent maille à partir à la raison *en lui...* \*\*\* 120:182 Mais oui, les rites sont la religion, comme les aliments sont notre vie, mastiqués, digérés, assimilés par nous. Dire la re­ligion charité d'abord, et non les sacrements d'abord, est logo­machique : les sacrements sont une action déterminée, la cha­rité ne détermine d'elle-même aucune action mais s'élance pour faire en tout ordre ce que cet ordre réclame, en nom Dieu. \*\*\* Tout l'être de celui qui aime est l'instrument de son amour ; rien de plus vrai, rien de plus beau, rien de si bon pour les pauvres hommes ; *mais quel instrument ?* « Celui qui aime son prochain a accompli la loi » (Romains, 13/8) ; loin d'en conclure qu'il suffit d'aimer, saint Thomas ne voit pas comment accomplir la loi sans exercer toutes les vertus (I-II, 65, 3). Quant au besoin d'un bon instrument, il fait cette comparai­son : l'homme de science a beau être un maître en sa partie, son intelligence pataugera, si quelque indisposition le fait somnoler. Quant à la virtuosité de l'amour, la charité, précise-t-il, est la racine des vertus selon la perfection requise par la vertu, elle ne présuppose pas moins la foi en tant que foi, l'espérance en tant qu'espérance (I-II, 65, 5). \*\*\*\*\*\* Je souscris volontiers au propos ressassé de Saint-Just « Le bonheur est une idée neuve en Europe », -- c'est-à-dire dans le monde chrétien : pourquoi pas, du bonheur aussi bien que du reste, une idée neuve, et fallacieuse à mesure, *étant prise pour la réalité en cause ?* Regardant aux conditions du bonheur, je n'ai jamais vu le moins du monde, -- pas plus que ne le voyaient les Vendéens ! -- que la Révolution les aient améliorées, mais détruites, au contraire. (De ce point de vue fondamental, on ne saurait trop priser des études comme celle de Claude Harmel sur « les fondements intellectuels et moraux du socialisme », -- *Itinéraires* de janvier 1973, pages 198-208.) Un des monstres ahurissants d'aujourd'hui n'est-il pas l'évi­dence dont ne cessent de témoigner toutes sortes d'esprits, que le peuple, comme il vit sous nos yeux, vit plus heureux que le peuple d'avant 1789 ? Plus heureux de quel bonheur humain et chrétien, pour l'esprit et pour l'âme, dans quelle vérité et dans quelle beauté du dehors et du dedans ? Ou s'agit-il d'un bétail à l'engrais dans une forcerie moderne ? \*\*\* 121:182 Monsieur pense que le mariage donne inévitablement beau­coup à supporter à chacun de la part de l'autre ; Madame trouve cette manière de voir un peu facile pour tout ce qu'il lui faut endurer ; il n'est pas impossible, certes, que les faits autorisent Madame à se plaindre ainsi de Monsieur ; mais ne faut-il pas remarquer et peser cet autre fait, que Madame n'ait pas un mot pour accorder à Monsieur la vérité générale, et que chacun doit avoir toujours présente, humblement, du fardeau mutuel des animaux que sont les humains ? Là-dessus, Monsieur et Madame sont-ils légion dans le mariage, à chacun de voir ; mais il importe à tous de reconnaître la même différence des regards en ce qui concerne la société, selon Monsieur l'esprit traditionnel et selon Madame la mentalité moderne. \*\*\* « En vérité, je vous le dis, cette génération ne passera pas que tout cela n'ait eu lieu. » (Matthieu, 24/34.) Que n'a-t-on pas dit sur cette parole du Sauveur ! Or, primo, le texte grec pré­sente deux mots de la même famille pour : *génération,* et pour *avoir lieu *; ce qui suggère, à partir des choses qui ont lieu, un lieu de ces choses, un ordre temporel des choses. Pure imagina­tion ? Non point, puisque, secundo, nous avons aussi, dans la parabole de l'économe astucieux : « Les fils du siècle sont mieux avisés que les fils de la lumière » (Luc, 16/8), -- et qui voudrait traduire la fin du verset par : « Dans leur propre génération » ? Et si l'on peut entendre ici : « Dans d'ordre des choses qui est le leur », pourquoi pas la même latitude, s'agis­sant des prophéties du Christ ? \*\*\* Dire l'homme, est-ce dire : liberté, égalité, fraternité ? Peut-être, mais comment cela se dit-il : l'homme ? L'homme dit *l'être qu'il doit être,* l'homme dit *les conditions d'existence qu'il suppose *; ceci avant pour que cela lui soit accessible après. De la sorte, l'homme dit les conditions de son existence sociale, pour pouvoir dire liberté, égalité, fraternité ; non pas l'inverse ! Non pas le rêve démocratique, non pas la société par la liberté, l'égalité, la fraternité, comme ayant là ses condi­tions d'existence ! Comment l'homme se dit-il, pour dire Dieu, sinon en disant l'être que doit être l'homme ? Et comment le chrétien dit-il l'homme libéré selon l'Évangile, sinon par la vérité, la conver­sion, le renoncement à soi-même, la rédemption en Jésus crucifié, la justification dans la foi, le bonheur du Royaume de Dieu ? 122:182 Quel rapport à tout cela d'une libération de l'homme par la révolution, hormis le mot, et le mensonge, en réalité, de l'homme libéré en devenant César, -- voilà pour l'illusion dé­mocratique, -- de l'homme libéré par l'homme et non par Dieu, -- voilà pour la vérité de l'Évangile. Il ne suffit pas à la société d'avoir le but d'un bien commun pour échapper au grief de volontarisme, puisque ce but déclaré peut être la liberté de chacun sans autre fin dernière qu'elle-même ; et c'est le cas de la société moderne selon 1789. Il est sophistique de confondre comme religieuse, avec la foi en l'Invisible qui est, en qui et par qui nous sommes, une foi en un invisible qui n'est pas, mais que l'on croit devoir être, aux deux sens de la dignité et de l'avenir, et qui sera par nous. Autre confusion sophistique, celle de croire parce que l'on voit qu'il faut croire, et de croire par besoin incoercible de croire, par « instinct religieux ». Paul Bouscaren. 123:182 ### Court traité de la prudence *suite et fin* par Marcel De Corte SI L'ŒUVRE D'ART, au sens large comme au sens étroit du terme, dépend de l'intelligence fabricatrice de son auteur, il faut dire que l'art est une vertu plus strictement intel­lectuelle que la prudence dont l'acte ne peut être dissocié des vertus morales et de la volonté que l'exercice de ces vertus rectifie. C'est pourquoi l'artiste peut pécher volontairement contre son art sans cesser d'être un artiste, tandis que le prudent ne peut délibérément commettre une erreur dans sa délibération, son jugement et son commandement sans cesser de l'être. « Aristote le remarque : l'artiste qui commet volon­tairement une faute contre son art est réputé meilleur artiste que celui qui le ferait sans le savoir, car ce dernier manque manifestement de technique. Il en est de même de ceux qui emploient de leur plein gré des expressions impropres en com­paraison de ceux qui ignorent la grammaire. Mais en ce qui concerne la prudence, il n'en est pas de même : on louera moins l'homme qui pèche contre la prudence en le voulant que celui qui le fait sans le vouloir. On peut en dire autant des vertus morales contre lesquelles ont pècherait : là où il n'y a pas volonté de pécher, il n'y a point de péché. Il en est ainsi parce que la prudence implique que l'appétit soit rectifié par rapport à la fin vertueuse qu'il poursuit. On voit clairement par là que la prudence ne se confond pas avec l'art, lequel a pour tâche de faire correspondre l'œuvre au modèle élaboré par la raison, et qu'elle requiert, en connexion avec les vertus morales, la rectitude de l'appétit » ([^14]). C'est pourquoi la technique ne rend pas bon celui qui la possède, elle en fait un bon technicien et non un homme au sens plénier du mot. 124:182 « Pour assurer le bon usage, il faut quelque chose d'autre qu'elle » ([^15]), il faut la prudence et les vertus morales, il faut la prudence personnelle, la prudence économique, la prudence militaire, et singulièrement la prudence politi­que ([^16]) qui découvre les moyens d'intégrer les biens utiles produits par le génie industrieux de l'homme et destinés à son usage dans le bien commun de la cité sans que leur caractère privé ne nuise au plus précieux des biens humains : l'union. Il faut en outre la justice « qui en rectifiant la volonté incline à faire du travail consciencieux » ([^17]) et incite les individus dont la subsistance est le souci primordial à concilier la re­cherche de leurs intérêts particuliers avec le devoir essentiel de servir le bien commun qui les garantit par ailleurs. C'est par sa subordination à l'intelligence pratique que l'intelligence ouvrière peut acquérir une signification mora­le ([^18]). Sans cette soumission, elle n'est qu'un savoir-faire analogue à celui que tous les animaux possèdent pour défendre, garantir, protéger, consolider leur existence, et dépourvu com­me tel de valeur humaine proprement dite. Tout art, quel qu'il soit, est inhumain s'il ne s'imprègne pas de prudence. On a honte de rappeler ces évidences à une époque où la perte du sens de l'humain entraîne l'homme à transformer indéfiniment le monde, à l'asservir à son usage et à ériger les moyens d'exis­ter en fin unique de l'existence. La rupture de la collaboration entre l'art et la prudence est le drame même de notre époque. Elle entraîne la divinisation de l'homme qui se pose en fin de l'univers et, selon le mot fameux de Marx, « érige sa conscience en seule et unique divinité ». **7. -- **Les profondes différences qui séparent la technique et la prudence ne doivent pas nous dissimuler les relations qu'elles nouent continuellement dans la vie quotidienne de l'homme. Rappelons que l'intelligence ouvrière assure *le vivre* à l'homme, que l'intelligence pratique, la prudence, les vertus morales lui permettent d'accéder au *bien-vivre,* et que, cou­ronnant l'aspiration naturelle du *vivre* au *bien-vivre,* l'intelli­gence théorétique et la sagesse le font accéder au-delà de l'humain à *la vie de l'esprit* qui s'absorbe dans la contempla­tion des réalités intelligibles et de leur Principe. En se sura­joutant à ce mouvement ascensionnel de la nature humaine vers sa perfection, la Grâce rend l'homme *divinae consors naturae* participant à la nature divine, et le fait parvenir, s'il lui est pleinement fidèle, à la Béatitude objective qu'il n'aurait jamais pu atteindre par ses seules forces. 125:182 Il est clair que, dans l'état de la vie présente, le *vivre* et le *bien-vivre* qui le prolonge, constituent les préoccupations ma­jeures de tout homme. Il n'est pas moins clair que la préoccupation de *vivre* et celle de *bien-vivre* s'épaulent réciproque­ment. Chez les plus déshérités des hommes, elles se rencontrent associées l'une à l'autre. Robinson obsédé de survivre finit par rencontrer Vendredi. De leurs rapports sociaux élémentaires naît chez eux un désir de mener une vie meilleure. Aucun homme, si proche qu'il soit de l'animal, ne se contente unique­ment de pourvoir à ses besoins matériels. S'il est vrai de dire, *primum vivere deinde philosophari,* l'homme n'en a pas moins besoin de mener une vie d'homme pour soutenir sa vie animale. Le genre ne se sépare pas en lui de l'espèce ni l'espèce du genre. On ne s'étonne donc pas de voir l'art se greffer sur la prudence et sur les vertus morales, ni celles-ci se maintenir à l'aide d'institutions et de techniques sociales diverses qui consolident leur fluidité. Les moyens industrieux que l'animal raisonnable invite pour suppléer à son indigence physique native ont besoin des vertus de l'intellect pratique pour se transmettre et celles-ci à leur tour les requiert pour passer par leur canal de génération en génération. Or, nous dit saint Thomas, « parmi les choses qui peuvent être mises à l'usage de l'homme, les principales consistent précisément dans les autres hommes, étant donné que l'indi­vidu humain est par nature un animal social » ([^19]). Les tech­niques de la vie sociale sont elles-mêmes au service du bien commun, exactement comme les techniques de transformation de la matière que l'homme invente lui garantissent la jouissance de son bien le plus propre : sa vie, son existence irréducti­blement personnelle. Le tout a toujours raison de fin vis-à-vis de la partie et la fin du tout est la perfection de la partie en ce qu'elle a de plus perceptible : sa raison et sa volonté. Par une sorte de flair de raison, l'homme cherche, en pour­suivant le bien commun, à consolider ce perfectionnement et les structures sociales qu'il élabore, les constitutions qu'il invente, la « machine » politique qu'il construit pour renforcer son désir de mieux vivre sont au service du bien commun qu'il poursuit inlassablement en fonction du vœu le plus intime de sa nature. Il devient *bâtisseur de cités,* avec tout ce que cette expression comporte d'art et de prudence enchevêtrés, pour assurer son aspiration au bien-vivre en recherchant le bien commun, le meilleur de tous les biens qui se proposent à lui. Toutes les techniques, soit celles qui répondent au désir de vivre, soit celles qui résultent du désir de mieux-vivre sont finalisées par le bien commun. 126:182 Il en est ainsi parce que l'homme est *naturellement un* animal social. C'est la nature et l'Auteur de la nature qui le veulent. Il y a en l'homme un *ordre préétabli* auquel sa raison, sa volonté, ses passions se soumettent afin qu'il puisse répon­dre à sa définition d'homme. Aristote le dit : l'individu isolé est une bête ou un dieu, ce n'est plus un être humain. La néces­sité de vivre en société est si contraignante que l'homme doit encore s'associer à d'autres hommes pour détruire la société qui s'oppose à lui. « L'individu contre les pouvoirs », pour reprendre l'expression d'Alain, ne laisse pas de s'intégrer dans un groupe, une secte, un parti. Mais l'opération est contre nature, et son *antiphysis* ne peut se réaliser qu'à l'aide de moyens artificiels. L'art, au lieu de s'ajouter à la nature, pour la soutenir dans sa tendance au bien commun, se substitue ici à la nature, et comme toutes les techniques sont au service de la vie de l'individu et qu'elles ne contribuent au bien commun *que si le bien commun existe encore,* il en résulte que la « société » nouvelle qui prend la place n'est plus une société véritable, mais une *dissociété* dont les membres sont juxtaposés les uns à côté des autres et dont l'unité ne peut plus être maintenue *que par un artifice redoublé,* par la création de toutes pièces de l'État dit moderne, technique souveraine qui utilise toutes les techniques pour vivre et survivre. « Les griffes d'acier » de cet État inédit dans l'histoire, plus ou moins serrées selon les régimes, les temps, les lieux, les cir­constances, en rassemble les éléments dispersés, si bien qu'à la limite vers laquelle toutes les dissociétés contemporaines tendent de plus en plus, *nous nous trouvons en présence d'un mécanisme totalitaire artificiellement construit et entretenu par mille techniques coercitives* qui supplante la vie naturelle en société et qui, n'étant plus l'organe du bien commun ainsi que l'était l'État traditionnel, *est à lui-même sa propre fin.* L'indi­vidu qui se dresse contre l'ordre social préétabli dont il refuse de servir le bien commun et qui revendique son autonomie de partie, n'a d'autre ressource que de bâtir, *à coups d'artifices,* une « société » imaginaire, antinaturelle, qui existe seulement dans son imagination et qui, pour passer dans l'existence, exige de lui son agrégation à d'autres individus, pareillement déracinés, dans un *parti* prétendant détenir à lui seul le plan de la Cité humaine. Du coup, inexorablement, ce parti tend à s'ériger en *parti unique,* lequel imposera *par l'artifice suprême de sa force physique triomphante* un moule prétendument « social » à la masse amorphe des individus désencadrés. 127:182 Nous sommes en face de la *Subversion* la plus radicale qui soit, celle qui se rebelle contre les principes fondamentaux de l'intelligence et la volonté humaines : le principe d'identité, le principe de finalité, et qui attribue à la partie la fonction du tout. La révolte de l'individu contre son statut d'individu au service du tout dont il est membre implique dès lors l'élimi­nation de la prudence politique, la plus organisatrice de toutes les prudences, finalisée par le plus haut bien auquel l'homme puisse participer ici-bas : le bien commun, objet de la justice générale ou légale. Elle implique tout aussi nécessairement le remplacement de la prudence par l'art. Un monde où le Moi est la mesure de toutes choses, sous sa forme individuelle ou dilatée par sa projection dans la collectivité, est un monde où les techniques règnent sans appel : *Finis cujuslibet facientis in quantum facientis, est ipsemet.* Lorsque l'individu inverse le mouvement *naturel* qui le porte à servir le bien commun, *il ne* dispose *plus que des produits de son habileté fabricatrice de succédanés.* A l'homme privé de ses moyens naturels de lo­comotion fortifiés par *l'habitus* de la marche, il ne reste que des jambes de bois. Pour aller de soi-même à soi-même, le Moi doit multiplier les béquilles. L'ensemble exponentiel de ses appareils de prothèse, c'est l'État-Moloch actuel, revanche de la nature offensée. A mesure où les individus se libèrent des prétendues contraintes de la société et du bien commun, ils *produisent* par sécrétion le Léviathan qui les façonne en rouages de son im­placable mécanisme. La suppression de toutes les aliénations débouche sur l'abîme de l'Aliénation suprême de l'homme dans la pseudo-société nouvelle où son intelligence technique l'em­prisonne sans appel. La question se pose alors de savoir comment l'art a-t-il pu remplacer la prudence ? Nous n'hésitons pas un seul instant à répondre : *sous l'in­fluence d'un christianisme sécularisé.* Ce n'est pas, en effet, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité que l'individualisme ronge et détruit les socié­tés péniblement édifiées par la nature et par l'art humain, et que la prudence politique, rectifiée par le souci du bien commun et de la justice, maintenait en vie. Les cités grecques, l'Empire romain en sont des exemples. L'histoire est un char­nier de sociétés disparues. Il suffit pour cela d'un relâchement de la prudence politique, la plus haute et la plus humaine de toutes les vertus, celle qui COMMANDE et ORDONNE les mo­yens à mettre en œuvre pour que l'homme accède au plus haut et au plus humain de tous les biens : la concorde, l'union, la complémentarité hiérarchique des membres de la société dont il fait partie. *Ces moyens sont des actions.* Nous disons bien *des actions, des opérations de l'intelligence et de la volonté de celui qui exerce l'autorité dans la société.* Point de société sans conjugaison vers le bien commun des efforts de tous selon la place que chacun occupe dans la communauté. Point d'ordon­nance de ces actes sans prudence politique. Point de prudence politique sans commandement. 128:182 Point de commandement sans autorité. Dès que l'autorité se desserre, le lien social se relâche, pourrit et se casse. « Détendez cette corde, remarque Shakespeare, et vous verrez quelle dissonance il s'en suivra ! » C'est que le lien social est un être de relation et que l'être de la relation est le plus ténu de tous : *ens relationis tenuissi­mum*. Il n'a pas la solidité de la substance. Il est fait d'actions les plus diverses depuis les plus humbles et les plus ordinai­res -- les menus services, la politesse, l'entraide égoïste même : « Si ton voisin vient à mourir, c'est sur toi que le fardeau tom­be » -- jusqu'aux plus rares et aux plus sublimes, tel le don total de la vie chez le héros qui défend sa patrie. Parce que la société est un être de relation et l'individu une substance et même la substance première ! -- ce dernier a toujours ten­dance à rompre la trame de ce tissu fragile et nécessaire. C'est pourquoi il faut des lois et une autorité qui les fait respecter. La rébellion de l'individu contre l'autorité, sous quelque forme que ce soit, est fréquente à toutes les époques. Rien n'est plus facile que ce refus. Il suffit de dire : *Moi*. Il suffit de procla­mer, avec tous les hauts parleurs de notre époque, *la primauté de la personne humaine.* C'est alors le désastre : la partie usur­pe la place du tout et la société se dissociant doit sans cesse être artificiellement socialisée. Il n'est pas douteux que le christianisme est la seule reli­gion qui ait mis en relief la notion de personne, non seulement dans le dogme de la Sainte Trinité dont elle est l'élément essen­tiel, mais dans l'organisation sociale de l'Église chargée de garder et de répandre son message. L'Église est la seule socié­té composée de personnes que l'histoire connaisse. Elle n'est ni nationale ni même internationale. Aucune caractéristique sociale n'est exigée de celui qui en fait partie. On y entre par le seul baptême et l'Église ne baptise que des individus, non des communautés. La grâce divine est rigoureusement person­nelle : *proprias oves vocat nominatim*, Dieu appelle chacune de ses brebis par son nom. Ce n'est pas l'homme en tant qu'ap­partenant à une société donnée qui se trouve être le récepteur de la grâce, mais l'individu simplement doué de raison et de volonté. Le Nouveau Testament substitue la notion de person­ne élue à celle de peuple élu de l'Ancien Testament. En un mot comme en cent, c'est la personne qui reçoit la grâce et toutes les richesses *surnaturelles* qu'elle véhicule, qui participe à la société surnaturelle des personnes de la Sainte Trinité et à la vie personnelle du Christ qui lui fait connaître le Père et lui envoie l'Esprit. « La grâce sanctifiante, écrit saint Thomas, ordonne l'homme à un contact immédiat et à une union sans intermédiaire avec sa fin ultime » ([^20]). 129:182 « La Loi Nouvelle, ajoute-t-il, a la vertu de nous introduire immédiatement à notre destinée suprême » ([^21]). L'amour que Dieu porte à l'homme s'adresse à l'individu pris comme tel : il élit Pierre et rejette Judas. L'amour que l'homme porte à Dieu est une relation de personne à personne. L'Église est une communauté surnaturel­le de personnes en qui Dieu habite par la grâce baptismale. Elle est, selon l'admirable formule de Bossuet, « Jésus-Christ répandu et communiqué ». Ce que la nature ne peut opérer, à savoir la communication de la personne, incommunicable par définition, avec d'autres personnes tout aussi foncièrement incommunicables, la pré­sence surnaturelle de Dieu en chacune d'elles l'accomplit. « Sans moi vous ne pouvez rien faire. » Dieu immédiatement et réellement présent dans l'âme individuelle par le don de la grâce, et plus moi-même que moi, *intimior intimo meo*, articu­le l'âme aux autres âmes qui participent à leur tour à son inti­mité trinitaire la plus profonde, si bien que chacune d'elles, contemplant la même réalité surnaturelle (*id*), se trouve, par cette réalité surnaturelle (*quo*), en communication avec ce qu'il y a de plus profond et de plus intransmissible dans la personne du prochain. Pour aimer le prochain *d'une manière surnaturelle,* il faut, de toute évidence, aimer surnaturellement Dieu. Dans la pureté même de son essence, l'Église est l'unique société de personnes qui soit possible parce qu'elle est une société *surnaturelle* dont le bien commun *surnaturel* est Dieu même en son intimité révélée au plus intime de ses membres. Ce qu'on appelle le personnalisme chrétien n'a donc de signi­fication *réelle* qu'au niveau du *surnaturel*, au niveau du *surhu­main*. S'il dégringole de ce niveau pour devenir « naturel », « humain », « trop humain », il n'est plus qu'une construction de l'imagination, une utopie, destructrice de l'humain comme toutes les utopies que l'homme incarne en ses conduites, et dont nous allons analyser le prodigieux pouvoir dévastateur. Notons au préalable que, selon le vieil adage, la grâce ne détruit pas la nature : elle la surélève à un niveau qu'elle n'au­rait pu jamais atteindre par elle-même et *elle la présuppose.* C'est l'évidence même : il n'y a point de surnaturel s'il n'y a du naturel, s'il n'y a une nature humaine, s'il n'y a un ani­mal naturellement politique. Si la béatitude naturelle, à sa­voir la possession et la jouissance du bien commun, est impos­sible sans l'insertion de l'individu dans une communauté poli­tique, sans la prudence et l'autorité politique qui découvrent et mettent en œuvre les moyens adaptés à cette fin suprême dans l'ordre, temporel, la béatitude surnaturelle *présuppose* la subor­dination de la personne au tout dont elle est une partie. 130:182 On ne va pas à la fin surnaturelle sans l'intermédiaire rigoureusement obligatoire de la fin naturelle. Sans ordre social, sans prudence politique, le Christ ne peut se répandre et se communiquer. Ce serait un miracle perpétuel que Dieu produisît en chaque per­sonne, prise comme telle, les conditions de son accès à l'ordre surnaturel : un certain savoir, une certaine bonne volonté, la pratique élémentaire des vertus cardinales qui font de l'indi­vidu un être humain et qui ne peuvent s'acquérir qu'en socié­té. Il faudrait qu'en s'adressant *nominatim* à chaque personne, Dieu créât en elle tous les éléments constitutifs de l'homme. Il faudrait à chaque coup, une création de l'homme par Dieu à partir du néant. Ce qui est une absurdité. En fait, Dieu s'adresse à la personne *nominatim* parce que la personne, loin d'être *la fin* de la société, est *l'effet* de l'ordre social établi par la prudence politique. Si la personne est, selon la définition de Boèce, « la substance individuelle d'une nature raisonnable », elle n'accède jamais à une certaine perfection de la raison que si elle reçoit les bienfaits de l'ordre social auquel se subordonnent ses activités. A supposer que la chose soit possible, une nature raisonnable individuelle qui serait par hypothèse isolée de toute relation avec autrui, et donc d'une forme élémentaire de société, ne jouirait même pas du langage. Elle n'entendrait rien. Comment alors, sourde et muet­te, pourrait-elle recevoir et répandre la Parole de Dieu ? On a honte de rappeler ces truismes. Rien ne supplée à la nature politique de l'homme. La lettre sociale est écrite avec du fer au plus profond de son être. Sans elle la grâce ne pénètre pas. Le Dieu Rédempteur ne renie pas le Dieu Créateur. Deux conséquences, d'une importance capitale à une époque où le laïcisme imbibe les mentalités, en dérivent directement. La première est que là où le bien commun temporel n'est pas maintenu, au moins sommairement, par la prudence politi­que du chef, le message évangélique se trouve paralysé. Il faut à l'effusion de la grâce un minimum d'ordre social *naturel*, axé sur les vertus morales, sur la justice générale qui exige que chacun serve le bien commun selon la. place qu'il occupe dans la société, sur la justice distributive qui rend à chacun selon ses services, sur la justice commutative qui règle les échanges, ainsi que sur la prudence politique, qui découvre les moyens adaptés à maintenir l'union et la paix entre les membres de la société. Ce n'est pas au temps des guerres civiles qui déchirè­rent la République que le Christ est né, mais à celui de l'Em­pire qui étendit sur le monde le manteau protecteur de la *pax romana*. Une époque comme la nôtre où sévit la lutte des clas­ses, où les partis se heurtent, où les groupes de pression para­sitent et dévorent le bien commun, où la révolution couve en permanence, où les grands blocs impérialistes s'affrontent, où les nations s'entredéchirent, où le chantage économique le plus éhonté s'exerce sur des peuples innocents, où le *hold-up* et la prise d'otages deviennent des institutions internationales plus puissantes que « le Machin », une telle époque est corrélative­ment celle du déclin du christianisme. 131:182 La démocratie diviseu­se est l'ennemie mortelle de la foi, de l'espérance et de la cha­rité surnaturelles. Elle neutralise, annihile en elles leurs possi­bilités d'exercice, elle atrophie leurs habitus respectifs. C'est visible à l'œil nu. Mais il est malheureusement trop vrai qu'on ne voit que ce qu'on veut voir. L'aveuglement des clercs ac­tuels est à cet égard incurable : *l'aggiornamento* à un monde qui se meurt de démocratie leur a crevé les yeux. La seconde est tout aussi importante : là où il n'y a plus de religion *naturelle*, où il n'est plus rendu à Dieu le culte qui lui est dû, où la vertu de religion, annexe de la vertu de justice, n'est plus pratiquée, où la société se laïcise, où le bien com­mun du groupe ne s'adosse plus à un Bien Commun transcen­dant et immuable, fin ultime de la vie humaine, où les contin­gences de l'existence ne peuvent plus être réglées efficacement par la prudence politique parce que leurs variations ne sont plus mesurées à l'aide d'un critère invariable, la semence de la grâce tombe sur de la pierre. La prudence politique requiert *nécessairement* l'appui de la religion pour s'exercer parce que la justice temporelle, gardienne du bien commun, ne peut évi­ter les changements de mœurs, toujours préjudiciables à sa sta­bilité, que si les mœurs elles-mêmes reçoivent la leur de leur rapport à un Être qui ne change pas. Les sociétés modernes, organisées suivant les principes de la « neutralité » et de la séparation des Églises et de l'État, voient rapidement leur bien commun s'effacer de la mentalité de leurs citoyens. Mais « l'al­liance du Trône et de l'Autel » n'est pas seulement indispensa­ble au Trône, elle l'est à l'Autel lui-même, dans toute l'immense mesure où, comme nous l'avons dit, le bien commun *naturel* constitue le terrain propice à la pratique des vertus dont le bien commun *surnaturel* est la fin propre. A un État qui ne rend plus les hommes vertueux selon les voies de la nature, correspond alors une Église où les vertus théologales cèdent la place à une politique révolutionnaire et à un christianisme ra­dicalement vidé de toute signification surnaturelle. A la limite, l'État laïcisé se transforme en un État athée qui se confond avec une Église athée, avec une Hiérarchie athée, une Inquisi­tion athée, ultime étape des négations conjointes du bien com­mun temporel et du bien commun spirituel, où la prudence politique est évacuée au profit d'un appareil policier impito­yable, où la communion des saints fait place au communisme, à l'utopique propriété collective dont une nouvelle classe diri­geante, un *nouveau clergé athée* détient les leviers de comman­de et en est le seul bénéficiaire, à des biens de main-morte, no­minalement possédés par tous et effectivement possédés par quelques-uns. 132:182 Sur un tel bloc de ciment armé, comment la grâce pourrait-elle germer ? Il n'est pas d'utopie plus *démesurée,* résultat de la perte simultanée de la vertu de *mesure* qu'est la prudence et du sens du *surnaturel*, que le projet insensé de « baptiser » le communisme athée. La tragédie du monde moderne est là tout entière : dans *la disparition conjointe du naturel et du surnaturel,* du bien com­mun temporel dont la prudence politique détermine les moyens et du bien commun spirituel dont la grâce divine est la cause, au *maléfice de constructions ou de* « *structures *» *artificielles* desti­nées *à encadrer vaille que vaille les individus qu'aucune fin natu­relle ou surnaturelle commune ne relie plus entre eux.* Il n'y a pas à chercher midi à quatorze heures pour découvrir la cause, la seule cause de la maladie mortelle qui affecte les sociétés con­temporaines : *c'est l'immersion dans le temporel d'un christia­nisme corrompu.* « Si le sel s'affadit, avec quoi salera-t-on ? » Le christianisme a engendré la seule société de personnes qui ne soit pas un rond-carré et qui ne peut exister qu'au niveau surnaturel. On ne fait pas une société. avec des individus, mais avec des animaux naturellement politiques, unis préalablement entre eux par le désir de vivre et par l'aspiration ce bien vivre, et dont la prudence et l'art institutionnalisent les tendances. *La société est antérieure à la personne qui ne peut pratiquement en* *être que l'effet.* Si le christianisme est parvenu à édifier une société de personnes, c'est parce que ces personnes ont reçu la grâce de participer à la vie divine qui fonde surnaturellement leurs relations mutuelles. En ce sens, l'Église est la seule socié­té qui soit postérieure à la personne. Il n'y en a pas d'autre. Il ne peut pas y en avoir d'autre. Elle seule est ordonnée au salut SURNATUREL de la personne qui possède la grâce. Mais si le levain surnaturel se corrompt, si les sociétés qui ont établi un *modus vivendi* entre le naturel et le surnaturel voient cette alliance se rompre, l'empreinte de celui-ci sur celui-là ne laisse de persister. Les sociétés qui furent chré­tiennes ne se dépouillent pas du surnaturel comme d'un vêtement anachronique et usé qu'il faut remplacer par un autre plus « moderne ». Le christianisme est pour ainsi dire leur peau même par quoi elles respirent. Il suffit de faire appel à l'histoire pour constater à quel point le christianisme a fait corps, et corps vivant, avec elles. Leur peau arrachée, ces sociétés en sécrètent une autre, purulente, gangrenée, et dont l'infection contre laquelle leur relative immunisation naturelle et surnaturelle ne joue plus, gagne les organes essentiels et en détruit les relations organiques. Cette terrible maladie est l'in­dividualisme, le personnalisme. Lorsque la substance de l'ordre surnaturel chrétien s'est évaporée, il en reste la forme qui se projette dans le temporel, le pénètre et engendre ce monstre inviable qu'est la « société » moderne, composée d'individus libres de toute obligation envers le bien commun, la loi naturelle et la loi éternelle, parfaitement autonomes, rigoureusement in­capables de communiquer entre eux (puisque la personne est de soi incommunicable sauf dans l'ordre surnaturel) et fonciè­rement inaptes à faire entre eux société. 133:182 Cette « société » prétendument vouée à la « promotion » de la personne humaine, est en réalité, disons-le sans fatigue, une *dissociété dont le seul liant ne peut-être qu'une contrefaçon de la grâce* *surnaturelle : lu religion de l'humanité, camouflage du culte d'adoration que la personne* *humaine s'adresse à elle-même.* La personne dont la fin surnaturelle est Dieu en son inti­mité ne peut plus que s'idolâtrer soi-même une fois que sa rela­tion à la Transcendance est rabattue dans le temporel. Il n'y a pas d'autre fin que Dieu ou le Aloi. Le christianisme orienté vers le surnaturel avait tourné le Moi vers Dieu. Le christianis­me inversé dans le temporel et transformé en idéologie politi­que a viré Dieu au compte du Moi. Il n'y a qu'un nom et un seul à cette effroyable subversion : *la Démocratie moderne,* dont le système ; selon l'aveu même de Rousseau, son géniteur, « ne peut convenir qu'à un peuple de dieux ». Les démocraties libé­rales comme les démocraties communistes et les démocraties dites chrétiennes, sont des produits de remplacement du chris­tianisme, des décalques des vertus théologales devenues « an­thropologales ». Selon l'éclatante formule de Chesterton qu'il faut sans cesse citer tant elle va au fond même du drame mo­derne, « Ôtez le surnaturel, il ne reste plus que ce qui n'est plus naturel » : l'ARTIFICIEL. Nous vivons, nous faisons sem­blant de vivre depuis la dissolution de la Chrétienté médiévale, dans un décor social *factice,* dans une « *société *» qui ne doit plus rien ni à la nature sociale de l'homme ni au surnaturel qui la conforte, et qui se veut être radicalement l'œuvre de l'homme, la création de l'*homo faber.* La « société » contemporaine est déjà préformée dans celle qui naît de la Renaissance et de la Réforme. L'éblouissant feu d'*artifices* de toute espèce qui éclate à la Renaissance ne doit pas faire oublier qu'elle est le temps où explose l'individualis­me le plus forcené *à la suite de la décomposition de la chrétien­té médiévale et. du surnaturel qu'elle charriait dans les esprits.* Sans doute, les bases naturelles de la vie en société n'en sont guère ébranlées : le naturel à ce niveau n'est-il pas encore de­venu l'artificiel, et les bastions de résistance sociale sont enco­re puissants, étendus, nombreux, surtout dans les campagnes qui recouvrent à cette époque la plus, grande partie de l'Euro­pe et dont l'influence proprement politique est à peu près nul­le. Mais, toutes les élites dirigeantes sont atteintes, même au sommet de l'Église. *Une réforme profonde se réalise dans la conception de la vérité.* « Après que, pendant des siècles, écrit Eugenio Garin, la pensée humaine se fut efforcée surtout d'éla­borer une philosophie de l'espérance religieuse -- signe sous lequel on avait considéré toutes choses -- la raison de l'hom­me tendit tous ses efforts *vers l'homme poète, vers sa cité, vers cette nature mondaine* qu'on était en train de conquérir » ([^22]). 134:182 ­En termes aristotéliciens et thomistes, *l'intelligence ouvrière, fabricatrice de choses artificielles, se substitue à l'intelligence pratique finalisée par l'appétit du Souverain Bien naturel et surnaturel.* Comme on l'a remarqué mille fois, *à la conception théocentrique du monde se substitue parallèlement une concep­tion anthropocentrique.* Saint Thomas nous indique la cause de ce renversement de perspective avec une lucidité inégalée. Ci­tons derechef son diagnostic précis, lumineux, adéquat au réel *Finis facientis in quantum est facientis est* IPSEMET. Pour Bacon, connaître c'est modifier les données de l'expé­rience, c'est *faire, transformer* le réel : le savoir se double d'un savoir-faire, d'une technique, d'un art. Chez les innombrables inventeurs, astrologues, alchimistes, magiciens et savants de l'époque, l'idée dominante est celle de la plasticité des choses, de leur obéissance à la volonté dominatrice et transformatrice de l'homme. A l'inverse d'Aristote et de saint Thomas, écrit encore Eugenio Garin, « les humanistes insistaient sur la liber­té de *faire,* sur l'homme *qui construit* et *se construit,* qui ne copie pas un modèle mais *le façonne,* qui -- comme Dieu -- est *créateur,* « *poète *»*,* avec le risque toujours renaissant d'un échec qui *remette en question la réalité *» ([^23]). Un nouveau courant de pensée se dessine où la vérité n'est plus correspon­dance de la pensée au réel, mais à l'inverse correspondance du réel à la pensée qui imprime en lui sa forme. A l'intelligence contemplative succède l'intelligence poétique : « Sculpte-toi et cisèle-toi dans la forme que tu veux ; change le monde selon les décisions de ton esprit et les aspirations de la volonté. » On connaît les paroles célèbres de Telesio sur les hommes de son temps qui « rivalisent avec Dieu et luttent avec lui... com­me s'ils avaient fait eux-mêmes le monde » ([^24]). C'est alors que, tournant le dos à la conception aristotélicienne et thomiste du monde, se font jour les techniques alchimiques et magiques qui ont pour but de changer les choses, et les techniques expéri­mentales dont la fin est d'utiliser les lois naturelles pour ren­dre. l'univers docile aux exigences de l'utilisateur. 135:182 L'activité humaine *n'est plus régie par la prudence mais par l'art,* la méthode, la technique, le savoir-faire, l'habileté, l'ad­resse, par les mille et une recettes grâce auxquelles on se fait valoir, on dépasse les autres, on triomphe de l'adversaire, on soumet le monde à sa volonté de puissance.. La prudence dis­parue, c'est son objectivité qui meurt. Il ne s'agit plus d'obéir aux fins des vertus morales en découvrant les moyens qui per­mettent de les atteindre, mais de soumettre les autres et le mon­de à ses désirs, à sa subjectivité conquérante, grâce à des mo­yens éprouvés et par des techniques infaillibles. La notion de bien commun et de prudence politique disparaît au profit du seul bien particulier et de l'astuce. Machiavel n'est pas l'ins­tituteur du Prince chrétien, ni, quoi qu'on en ait dit, du Prin­ce païen, mais du Dompteur du « gros animal » populaire dont il utilise la force pour établir son pouvoir personnel. La politi­que devient, selon la formule de Voltaire, « l'art de tromper les hommes » et non plus celui de les rendre vertueux, comme l'imaginait en sa candeur un saint Thomas à la suite d'Aristote. L'astuce comme « préparation en esprit de moyens qui ne sont pas vrais, mais simulés et apparents » ([^25]), et la ruse « qui les met en exécution », particulièrement « dans le langage » ([^26]), sont « *des vices,* nous enseigne saint Thomas, *opposés à la pru­dence par fausse similitude *»*.* L'art, frère jumeau de la pru­dence, l'a désormais complètement supplantée. Il s'en suit que la « société » ou plus exactement la dissociété n'est plus considérée en sa finalité naturelle et dans sa structure organique ordonnée au bien commun, à l'union, à la paix entre citoyens. Elle est une pâte molle dans laquelle vient s'enfoncer par ruse ou par violence, sinon les deux conjuguées, *la raison du plus fort,* du plus cynique. De la période de la Renaissance jusqu'à nos jours où les propagandes pilonnent les mentalités, pulvérisent leurs capacités de réaction, leur inter­disent par l'information déformante d'accéder au vrai, les ag­glutinent dans un moule emboutisseur, la continuité est inin­terrompue. La seule différence est qu'aujourd'hui la volonté de puissance se déploie avec la complicité, sinon l'enthousiasme, de ses victimes mystifiées, persuadées que leurs meneurs sont leurs serviteurs et que la « société nouvelle » dont ils font miroiter le mirage à leurs yeux éblouis est construite pour l'épanouissement total de leurs chétives personnes. Un tel individualisme n'aurait jamais pu se répandre sans l'affadissement du surnaturel, dans l'âme des élites d'abord, dans celle des masses ensuite, et sans le reniement délibéré ou tacite de l'ordination de la personne au bien commun que tou­te déchristianisation provoque. La recherche éperdue de tou­tes les techniques, dans tous les domaines, de la matière au gouvernement des sociétés a pour cause la chute du niveau vital du christianisme dans les cœurs, la perte de la finalité surnaturelle et, par suite, naturelle, l'inutilité consécutive de la vertu de prudence, et son remplacement nécessaire par l'art. 136:182 Il est à peine besoin de montrer, après les études fameuses de Max Weber, combien l'individualisme protestant est lié aux progrès techniques dans tous les pays où il a évincé le catho­licisme. *Finis cujuslibet facientis in quantum est facientis est* IPSEMET. Réciproquement l'individu esseulé, privé des cadres tutélaires de l'Église et de la Tradition, réduit à être son pro­pre pape, abandonné à sa seule interprétation des Écritures, n'a plus d'autres ressource que de *se construire,* à partir de sa seule subjectivité, de son *ipséité,* un monde surnaturel nouveau. En face de cette tâche effarante, démesurée, infinie, où il se trouve seul à seul avec Dieu dont la Transcendance l'écrase, il est en proie *à* une angoisse inapaisable. Il s'est coupé du canal par le­quel la grâce lui parvient : l'Église qui n'est autre que « Jésus-Christ répandu et communiqué » aux hommes. Il se trouve dans un état d'insécurité totale concernant son salut. Qu'est-il en pré­sence de l'Infini, sinon un néant regorgeant de péchés ? Les bonnes œuvres, la pratique des vertus morales sous la régula­tion de la prudence ne sont que le travestissement de l'épou­vantable fuite qui l'éloigne de Dieu. C'est dans la puissance du péché qu'il éprouve la mortelle absence de Dieu en son âme. *Pecca fortiter,* pèche fort et tu sentiras davantage le besoin d'être sauvé. Le salut ne peut provenir que du dehors, de l'in­compréhensible volonté de Dieu, de l'arbitraire divin. *Credo quia absurdum.* C'est *sola gratia, sola fide* que l'homme peut échapper à la damnation éternelle. Rien ne garantit un tant soit peu la rédemption de l'homme seul, de la personne humaine séparée de l'Église. Aucune intelligence pratique, aucune pru­dence ne viennent percer de leurs humbles lumières ces ténè­bres opaques. L'intelligence spéculative est plus impuissante encore dans sa totale finitude. Elle est « la putain du diable » dont l'attrait éloigne invinciblement de Dieu. Comme l'écrit avec pénétration Étienne Gilson, il ne s'agit de rien moins, dans ce combat du protestantisme contre l'Église catholique, « que de savoir si le surnaturel chrétien allait accepter le naturel antique pour le compléter, ou le détruire sans retour pour s'y substituer. C'est lui l'enjeu de la Réfor­me ». un surnaturel vidé de toute relation à la nature, l'in­telligence spéculative de l'homme dont l'objet est radicalement surhumain, à l'intelligence pratique dont la fin est éloignée à l'infini, à la prudence humainement incapable de découvrir les moyens d'atteindre cette fin, même à travers un voile, et *qui ne laisse plus dès lors à l'homme que la capacité d'exer­cer son intelligence poétique et transformatrice du monde, si­gne désormais infaillible de l'élection divine. La technique de­vient* l'annonce, *la promesse, l'indice, la manifestation,* lu *preu­ve du salut.* Dans ses fameuses thèses de 1517 contre la théolo­gie scolastique, « Luther visait les organes vitaux de la pensée de l'homme » : la raison en sa double fonction spéculative et pratique et singulièrement *la prudence,* vertu, intellectuelle qui rend bonnes les œuvres de l'homme ([^27]). 137:182 Il ne reste plus à l'homme que l'art de façonner l'univers *pour sa propre person­ne.* Une fois de plus, *Finis cujuslibet facientis in quantum est facientis est* IPSEMET. Dans un monde où l'individualisme triom­phe, le *contempler* et *l'agir* cèdent définitivement la placé au *faire.* Faire TOUT. Car tout est à refaire pour la personne qui devient le centre de l'univers et à l'entour de laquelle gravite même la volonté salvatrice de Dieu. Tout tend à passer sous la tutelle de l'activité transitive car tout *se radicalise* sous la pres­sion d'une multitude d'individus dont chacun devient en quel­que sorte la fin de toutes choses. La subversion est totale : elle atteint le tréfonds de l'être humain dans sa relation avec lui-même, avec autrui, avec le monde et avec Dieu. Comme ce pro­jet est contre nature, il faut accumuler artifice sur artifice pour en réaliser l'utopie. De degré en degré, la substitution de l'ar­tificiel au naturel atteint la société, l'État et l'être humain défi­ni comme animal naturellement politique : il s'agit rien moins que d'inverser la subordination de la personne au bien com­mun naturel et surnaturel et, selon le mot de Marx, d'ériger la conscience humaine individuelle en divinité. A l'*omnia tendunt assimilari Deo,* à l'universel mouvement de toutes choses vers Dieu qui, au niveau humain passe par l'exercice de la vertu de justice générale et par la régularisation de la prudence politi­que, selon saint Thomas, fait place l'*omnia tendunt assimilari homini :* tout doit recevoir dans l'univers l'empreinte de l'hom­me, tout doit être transformé par lui et pour lui. C'est le phé­nomène révolutionnaire qui n'a pas encore fini d'exercer ses ravages. De la Renaissance et de la Réforme à la Révolution politique, il n'y a pas solution de continuité. De la Renaissance et de la Réforme à la Révolution industrielle, il n'y a qu'une suite ininterrompue de techniques qui s'additionnent et progressent sans fin parce que les hommes tentent *l'impossible gageure* de bâtir artificiellement une « société » dont ils seraient chacun personnellement la fin : ce projet irréalisable n'aboutit qu'à l'accumulation des moyens. Une civilisation du *faire,* une « société » qui ne serait qu'économique est l'utopie des utopies. Révolution politique et révolution industrielle ne pourraient aboutir que s'il était possible de construire une société de per­sonnes. Le projet est voué, dès sa formation, à l'échec. La seule société de personnes qui puisse exister est *surnaturelle : *ç'est l'Église, c'est le Royaume de Dieu dont le Bien Commun, la Sain­te Trinité des Personnes, ne sera pleinement atteint qu'après la fin du monde, lorsqu'il y aura une *Terre nouvelle* et des *Cieux nouveaux,* selon la prédiction de l'Apocalypse. 138:182 La dégradation du Christianisme dans le temporel, la volonté d'édifier ici-bas un nouveau Paradis Terrestre, dont la personne humaine serait le principe et la fin est la seule et unique cause de la Révo­lution politique et de la Révolution économique qui ébranlent le monde contemporain. Le refus du surnaturel objectif et le mépris consécutif du naturel sont à l'origine de l'invasion de la technique -- et finalement de l'État, Technique omnipotente -- dans les domaines de la Sagesse et de la Prudence qu'elle évince et extermine. C'est pourquoi il n'y a plus de Sages, mais des Experts, plus de Prudents, mais des Habiles et des Roublards, et l'im­mense foule des Cobayes et des Dupes. C'est pourquoi le projet insensé de construire une « société nouvelle » et un « homme nouveau » grâce aux techniques conjointes des sciences appli­quées et de la politique -- plus exactement de ce que la poli­tique est devenue -- se prolonge dans la chimère d'une religion de l'Homme et de l'Avenir. Marx a encore ici la formule dia­boliquement adéquate : l'Homme, c'est l'Avenir de l'Homme. Le jeune Renan qui venait de transposer l'attribut divin de la seconde Personne de la Trinité à l'Humanité à venir le pensait également, lorsqu'il prophétisait l'apparition de *la Religion de l'Avenir.* Mais c'est à Ballanche l'inspiré, le précurseur de tous les clercs gyrovagues d'aujourd'hui que nous devons le diagnostic exact de la situation actuelle : « Le génie chrétien est devenu le génie social » ([^28]). En se temporalisant et en se sécularisant, la société de personnes que le Message surna­turel du Christ a fondée s'est muée en facteur de dissolution de toutes les sociétés naturelles au bénéfice de la personne humaine, contrainte désormais de reconstruire de fond en comble une « société » nouvelle qui aura pour religion un christianisme corrompu et laïcisé. Aux fêtes du Centenaire de la Révolution en 1889, une sociétaire de la Comédie-Fran­çaise chantera dans un hymne à la Raison-architecte du monde nouveau le mot de la fin : « Homme qui par moi devient dieu ! » La Révolution est désormais une « minia­ture du jugement dernier » et « l'ère du christianisme en esprit et en vérité commence avec l'abolition de l'empire sacerdotal » ([^29]). Le génie *poétique* remplace la grâce. L'écri­vain exerce un sacerdoce. L'artiste d'abord, le technicien ensuite et sur sa foulée vont transfigurer le monde et réaliser le Royaume de Dieu sur la terre. 139:182 L'ère de l'*intelligentsia* créatrice s'ouvre. La nouvelle théo­cratie -- ou « anthropocratie » -- s'installe à Pathmos, à la tribune, dans la presse, devant le micro, dans tous les moyens de communication et, avec l'appoint des experts, des psycho­loques, des sociologues, des philosophes, des économistes, des ingénieurs de la matière et de l'âme, *tente par tous les moyens,* par des *techniques* tour à tour grossières et raffinées, brutales et insinuantes, de fonder *un nouveau christianisme* ([^30]) SANS SURNATUREL, un christianisme purement humain où l'homme est la fin de l'homme : IPSEMET. L'Église catholique et la plupart des Églises chrétiennes s'étaient jusqu'à présent bien gardées de ces vésanies. Brus­quement, la digue s'est rompue. Avec une *imprudence* non pareille, Jean XXIII le Débonnaire a prononcé le mot fatal : *aggiornamento.* Le monde moderne, résultat de « la natura­lisation du christianisme » ([^31]) ou, plus précisément, d'un christianisme amputé de sa finalité surnaturelle et, par voie de conséquence, incapable de perfectionner la nature, apte seulement à la détruire, a envahi l'Église et sa Hiérarchie qui *se sont mises à son service.* Elles sont ainsi devenues *l'instru­ment* de son artificialisation croissante et du renversement de finalité de Dieu à l'Homme qui l'accompagne, ainsi que de leur propre *auto-démolition.* L'Église, société *surnaturelle* de per­sonnes, devient ainsi, en renonçant à sa vocation essentielle, le *moyen* le plus efficace dont dispose la Subversion pour convertir l'impossible démocratie « personnaliste » en socia­lisme totalitaire. Elle est entrée dans le système et s'efface lentement et implacablement devant lui. Comme le confiait avant de mourir le cardinal Liénart, responsable, avec tant d'autres, de cette « mutation », au chanoine Vancourt qui en a rendu l'aveu public : « Humainement parlant, l'Église ne peut plus être sauvée. » Sa caricature la dévore. Avec elle (temporairement du moins pour le croyant qui sait qu'elle a reçu la promesse de la vie éternelle) disparaît ou s'affaiblit dangereusement notre raison la plus sûre d'espé­rer en un retour de l'humanité à la santé sociale. **8. -- **L'horizon est sombre et les lendemains ne chantent que pour l'optimiste qui marche au bord de l'abîme avec la sécurité aveugle du somnambule. Il ne faut rien moins que la vertu naturelle -- et surnaturelle -- de force pour renoncer à lutter contre l'inversion totale de toutes les finalités à laquelle nous assistons. Notre conclusion ne peut donc être que brève et notre pro­nostic sommaire. A moins d'être un mystificateur qui se pré­tendrait voyant et prophète, il est impossible de percer du regard les nuages orageux qui s'amoncellent devant nous. 140:182 Deux points essentiels apparaissent toutefois avec netteté à l'homme prudent, averti par l'expérience du passé et doté d'un bon sens élémentaire. Il n'y a point de morale, personnelle ou sociale, sans critère stable ou rendu tel. Aristote et saint Thomas plaçaient à cet égard leur confiance dans la loi, dans « la recherche de la meilleure des constitutions » ([^32]), *quales politiae salvant civitates* ([^33]), et, en fin de compte, dans la loi naturelle, reflet de la loi éternelle selon le Docteur Angélique. Aujourd'hui que *l'artificiel* a quasiment éliminé toutes les traces du *naturel* de la politique et, avec celui-ci, toute préoccupation du bien commun temporel, les possibilités d'un retour à *la nature des choses* se révèlent étonnamment réduites. Émerge seulement de la nuit la faible lumière *surnaturelle* que diffuse encore le Christianisme dans les âmes, sans doute nombreuses, mais dont l'influence sur les responsables du gou­vernement de l'Église *gagnés par l'artificialisme* est à peu près nulle. C'est du surnaturel cependant, du maintien éner­gique et sans défaillance de sa présence, que le naturel pourra renaître. Les clercs l'ont oublié, du haut en bas de la Hiérar­chie. Leurs préoccupations vont exclusivement au temporel. « La volonté de Dieu c'est le plein emploi », prononce un évêque écervelé qui ne sait plus que « la volonté de Dieu est notre sanctification », notre participation à la vie surnaturelle de Dieu : *haec est voluntas Dei : sanctificatio vestra* ([^34]). Or point de surnaturel sans présence du naturel : *gratia naturam supponit.* Là où se trouve encore le surnaturel, le naturel est présent. Il est aisé d'en tirer la conclusion. L'histoire la confirme. Ce ne sont ni les guerriers, ni les diplomates qui ont fait la civilisation occidentale en ce qu'elle a d'*humain*, ce sont les SAINTS. Lorsque la Hiérarchie se consacrera uniquement à sa sanctification et à l'amour surnaturel de Dieu, notre monde, ébranlé par l'artificalisme et le subjectivisme individuel ou collectif, récupérera son assiette : le bien commun temporel finalisera les conduites *d'une manière stable et la prudence politique* en découvrira les moyens, parce que le Bien Commun surnaturel et *immuable* manifestera encore sa présence effec­tive dans le monde. 141:182 Reste l'immense problème de la civilisation industrielle que l'éviction de la prudence par la technique et l'universali­sation d'un christianisme vidé de sa substance surnaturelle ont étendue aux quatre coins de la planète. Son dynamisme pro­digieux a exorcisé sur les trois quarts du globe le spectre de la pénurie. Mais à quel prix ? Au prix du sacrifice de toute finalité autre que celle des moyens multipliés à profusion, au prix d'une contradiction interne qui provoquera infailliblement sa mort s'il n'est à temps porté remède : la poursuite des *moyens* devenue la *fin* de la vie humaine, la socialisation *arti­ficielle* croissante de la vie humaine, le déclin et la disparition des communautés naturelles, la poursuite de la productivité pour la productivité, l'épuisement des énergies de la nature, l'absorption du domaine privé dans le domaine public, et enfin la substitution du *vivre* considéré comme la seule caractéris­tique de l'homme au *bien-vivre* auquel a toujours aspiré l'ani­mal qui vit en société. Dans l'optique de cette civilisation, si l'on peut encore parler ainsi, l'homme est fait pour produire et consommer. Produire pour consommer et consommer pour produire est désormais la seule loi qui régit l'humanité. Le travailleur est le seul être humain digne de ce nom. Mais tout se paie : *finis cujuslibet facientis in quantum facientis est* IPSEMET. La fin de l'homme qui transforme la matière ne peut être que lui-même, envisagé individuellement ou collectivement. L'humanité ne sera bientôt plus qu'une fan­tastique usine où l'on produira à l'entrée, où l'on consommera à la sortie, dans un cycle sans fin dont l'État omnipotent, puissance mérovingienne dont il faut chercher ailleurs les mai­res du palais, assurera le roulement impeccable. Pour Marx et pour ses recrues ecclésiastiques contemporaines, ce sera la réouverture de l'Éden. Mais l'Enfer, disait Simone Weil, est de se croire au paradis par erreur. Jamais les hommes n'ont été plus stupides, alors qu'ils disposent de techniques qui leur permettent de *vivre* sans être rivés de manière quasiment exclu­sive à la préoccupation de leur subsistance, comme l'étaient naguère leurs ancêtres. Ils ont perdu le très simple secret du *bien-vivre* sans lequel « l'économie d'abondance » où ils s'en­lisent suscite sans cesse de nouveaux problèmes insolubles. Le dynamisme de l'économie moderne qui assure pourtant le vivre à l'immense majorité des hommes dans les sociétés industrielles d'aujourd'hui est devenu une sorte de fièvre endémique, rare­ment rémittente, souvent paroxystique, dont la courbe infla­toire monte sans cesse. C'est le signe d'un état maladif. La santé, quoi qu'en dise le docteur Knock, est l'état naturel de l'homme. « Les miracles de la technique » sont en train de se convertir en mensonges parce qu'il n'y a plus de politique digne de ce nom et singulièrement parce qu'il n'y a plus de politique économique. La raison en est claire. De par sa finalité, de par l'*ipsemet* qui. les caractérise, l'économie et la technique qui la meut appartiennent ENTIÈREMENT *au domaine du privé.* 142:182 Sans doute n'est-elle plus individuelle comme aux temps historiques de la cueillette et de la chasse. Très rapidement les hommes ont vu qu'il fallait s'associer pour assurer leur vie et leur survie. Mais ces associations sont précaires : elles sont loin d'avoir la durée des États et des civilisations. Elles en diffèrent essentiellement par leur fin. Jamais l'économie et la technique, *prises comme telles,* n'assureront le bien commun, fin suprême de l'homme vivant ici-bas en société, dont la prudence politi­que découvre les moyens. Le domaine public est ENTIÈRE­MENT politique. Une société politique qui serait en même temps et sous le même rapport une société économique, telle que la rêve le socialisme, est une contradiction entre les termes le *vivre* n'est pas et ne peut pas être le *mieux-vivre ;* le bonum *utile* ne peut pas être le *bonum honestum.* Il y a *dénivellation* de l'un à l'autre. En fait toutefois, sous l'influence d'un christianisme dégé­néré et sécularisé, l'individu s'est érigé, lentement, puis tor­rentueusement, fin dernière de l'ordre social. Le mouvement de l'intelligence laborieuse qui va du *moi* au *moi* s'est transporté dans le domaine du bien commun qu'il a pulvérisé. On travaille pour vivre et la vie (comme la mort) est ce qu'il y a de plus personnel à l'homme. Le tout est ainsi devenu le moyen par lequel la partie prétend s'ériger en tout. Ce projet toujours avorté est toujours recommencé à l'aide de techniques de plus en plus puissantes destinées à leur tour à l'échec. Il faut rompre ce cercle vicieux dans lequel le domaine du privé et celui du public se confondent. Il faut séparer l'économie du politique, afin de restituer à l'un et à l'autre leur essence et leur finalité propres. On ne va pas contre la nature des choses sans catastrophe au terme de l'entreprise. Cela ne veut pas dire que l'économique soit un secteur auto­nome et radicalement étranger au politique. Il en est distinct par nature. Mais il lui est subordonné si bien que des rapports constants se nouent entre eux et que le rouage le plus impor­tant de l'État, dans la situation *actuelle,* est la *politique éco­nomique.* C'est précisément ce qui manque le plus à tous les États. Nous n'appelons pas *politique économique* les interven­tions constantes des groupes de pression dans la vie de l'État ni, par un inévitable retour des choses, l'intervention per­manente de l'État dans la vie économique. Un parasitisme réciproque dans lequel les parties dévorent le tout et le tout les parties n'a de politique économique que le nom. L'État, en fonction de sa souveraineté, doit être le juge des parties. Son rôle est tout d'arbitrage dans les conflits d'intérêts qui éclateront. Le rôle de l'économie est entièrement de servir le consommateur en chair et en os : une entité collective ne consomme rien ; il faut avoir un corps matériel, *qui indivi­dualise,* pour consommer des biens matériels, et une collectivité n'a pas de corps. 143:182 Il s'ensuit que le seul système qui réponde à la finalité de l'économie est *l'économie de marché* où le pro­ducteur qui sert le mieux les intérêts de ses clients est à chaque instant « élu » par lui et maintenu dans son statut de produc­teur. Un tel système ne peut pas être abandonné à lui-même. Subordonné au politique, il doit être constamment surveillé par le politique de manière à ne pas s'opposer au bien commun et à servir l'aspiration, naturelle de l'homme au bien-vivre. Les Anciens n'hésitaient pas à dire que l'État a pour fin de rendre les hommes vertueux. La fonction de l'État en l'occurrence est de veiller à la moralité du système économique et au respect de sa finalité : le service du consommateur. Plus précisément, l'économie dynamique actuelle devrait avoir sa *charte* ([^35]), analogue aux chartes corporatives du Moyen Age qui garan­tissaient, en régime d'économie statique, la moralité du marché et sa finalité. Nous ne prétendons pas que cette tentative de domestiquer le dynamisme sauvage des techniques et de l'économie mo­dernes, d'adapter les biens utiles aux biens honnêtes, de faire coïncider l'intérêt et le devoir, de réconcilier le désir de vivre et celui de mieux-vivre, d'atténuer dans la mesure du possible le fallacieux antagonisme, romantique comme tout ce qui relève d'un christianisme abâtardi, entre l'individu et la société, soit chose facile. Au contraire, nous serions même tentés de dire que les hommes de notre temps, fascinés par les techniques présumées capables de conjurer tous leurs maux, en proie au narcissisme individuel, collectif et humanitaire, ne s'y résou­dront qu'au bord de la catastrophe ou peut-être même après elle. Remettre l'économie à l'endroit, rétablir la dissociété en société, ne se fera pas en un jour. Mais il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre ce qui est nécessaire. C'est le métier du philosophe de dire en paroles qui ont un sens et qui renvoient à des réalités éternelles ce que d'autres que lui, et bien supérieurs à lui, accompliront par leurs actes. Des actes humains, par des vertus humaines qui leur feront atteindre leur fin objective d'homme, et par la plus humaine d'entre elles qui leur en donne les moyens objectifs : la pru­dence, la prudence parfaite, la prudence politique, et non « la conscience humaine subjective conçue comme la plus haute divinité ». Marcel De Corte. 144:182 ### Lettres de l'abbé Berto Les Dominicaines du Saint-Esprit ont recueilli et pré­senté une partie de la correspondance de leur fondateur l'abbé Berto. Le livre paraît ces jours-ci aux Nouvelles Éditions Latines, c'est un important volume de 336 pages intitulé : *Notre-Dame de Joie, correspondance de l'abbé VA. Berto, 1900-1968*. L'avant-propos explique pourquoi une édition intégrale n'est pas encore possible. La partie principale de l'œuvre de l'abbé Berto est cer­tainement dans sa correspondance. En voici quelques ex­traits. ##### *A des prêtres* « Être des saints ». C'est la phrase qui vous jaillit des lèvres après les courtes semaines que vous venez de passer en contact plus direct avec les âmes. C'est l'obsession de mes journées ; mais, hélas ! ce mot qui me devrait être un programme m'est un reproche. Je sens que tout est là, et parfois avec une conscience si vive que, me jugeant trop inférieur à la tâche, je suis repris de mes anciens désirs d'une vie tout occupée à la prière et à l'étude. Je vous vois sourire, et penser que ces désirs-là ne doivent pas être bien sé­rieux. C'est vrai, pas assez. Pourtant, ils le deviennent da­vantage. C'est une chose affreuse de porter la responsabi­lité habituelle de beaucoup d'âmes. Dans cette lutte corps à corps avec le péché, où l'on tremble à chaque instant d'être vaincu, et plus encore de l'être par sa faîte, et dont l'enjeu est si précieux, que d'angoisses, que de troubles, que de chagrins, que d'effrois ! Que de fois, après des journées accablantes, écrasé sous les péchés que je voyais, et n'arrivant point à me persuader que je n'y avais point de part, j'ai supplié Notre-Seigneur de me retirer de la terre. 145:182 Je n'ai plus guère la tentation dont je vous parlais l'an dernier, de me tenir au rôle du spectateur psychologue que tout mouvement de l'esprit intéresse. Je suis engagé de toute mon âme dans la bataille. C'est un tourment continuel, mais malheur au prêtre qui n'éprou­verait point ce tourment-là ! (Lettre du 12 mai 1927) Sainte Thérèse d'Avila. Personne n'a jamais mieux compris que la sainteté consiste toute dans l'amour, et que par conséquent, ce qui n'est pas essentiel à l'amour n'est pas essentiel à la sainteté. Il y a des saints qui ont la sainteté vive, d'autres qui l'ont morose ; certains qui l'ont sombre, d'autres qui l'ont gaie ; certains qui l'ont circonspecte, d'autres qui l'ont hardie ; certains qui l'ont retirée, d'autres qui l'ont audacieuse. Affaire de tempéra­ment. Consentons bonnement à être ce que nous sommes, dit sainte Thérèse, pourvu que nous soyons intégralement dans la main de Dieu. « Ne forçons point notre talent, nous ne ferions rien avec grâce. » Ce païen de La Fontai­ne a dit là une grande vérité, et que sainte Thérèse illus­tre fort bien de sa vie, en même temps qu'elle l'enseigne dans ses œuvres. (Lettre du 14 octobre 1936) Le fond des choses, c'est que, comme le disait un jour un prêtre que j'ai beaucoup vénéré : « Le Bon Dieu veut ce que veulent les bons cœurs. » Il ne s'agit donc que de se faire, avec sa grâce, un « bon cœur ». Quand on a bien prié, bien réfléchi, bien pris conseil, qu'on a en vue uniquement la gloire de Dieu, l'honneur de l'Église, le bien du prochain, alors il faut se lancer hardiment, avec une confiance inflexible. Dieu est fidèle dans ses promesses, il ne joue pas à cache-cache avec nous pour nous faire choir exprès dans le précipice. On peut, ou plutôt on doit être sûr de son secours et de son soutien. Si c'est de l'ar­gent qu'il faut, c'est de l'argent qu'il donnera, pourvu qu'on ne se tourne pas les pouces en attendant. (Lettre du 16 janvier 1966) ##### *A des religieuses* L'avenir nous est caché, et nous ne pouvons prévoir les effets d'aucune de nos paroles, d'aucun de nos actes. 146:182 Dieu qui dispose du temps peut très bien nous envoyer passer dix ans quelque part, rien qu'à cause d'une four­née privilégiée, qu'il aura marqué au cours de ces dix ans, où nous dirons un mot, où nous ferons une démar­che, où nous donnerons une absolution, d'où il fera jaillir sa plus grande gloire. Il est possible qu'il n'en soit pas ainsi, mais nous n'avons aucun moyen de le savoir, et le mieux me paraît de s'en tenir à l'obéissance pure et simple, à moins que des indications bien claires et bien pressantes du Seigneur ne nous invitent à prendre l'ini­tiative d'un changement. (Lettre du 1^er^ Juin 1930) Ne mettez jamais dans votre apostolat aucun exclusi­visme. Ne soyez jamais jalouse de votre influence, n'es­sayez jamais de diminuer celle d'autrui. Ayez au contrai­re le souci de chercher toutes les collaborations. On n'est jamais trop pour faire le bien. Soyez sûre du reste que votre influence grandira dans la mesure où vous facilite­rez celle des autres. N'oubliez pas que les âmes sont faites pour Dieu, et que ce serait un crime de les arrêter à soi. (Lettre du 28 décembre 1934) Menez paisiblement et joyeusement votre vie dans la légère austérité de votre règle. Faites toujours ce qu'elle demande en attendant, s'il y a lieu, que se précise le point de l'obéissance. Il peut y avoir de la paresse d'âme, de la démission de soi, dans le désir d'obéir. Je ne nie pas que d'un autre côté, il y ait un mérite propre dans le vœu d'obéissance ; mais combien le désir de le faire doit être purifié de toute scorie ! Du reste, dans les choses qui ne sont pas liées intrinsèquement à la charité, il n'y a pas de volonté divine *déterminée à l'avance.* (Lettre du 18 août 1940) ##### *A des parents* Le superflu fait parti du nécessaire, je veux dire qu'il y a des moments où on a plus envie de fumer une cigarette que de manger du pain. Et je ne voudrais pas qu'on insis­tât auprès des enfants sur leur misère matérielle, et qu'on leur répétât sans cesse qu'ils doivent se tenir déjà heureux d'avoir vivre et couvert. 147:182 Non, ils ne se sentiraient pas heu­reux à ce compte, justement parce que dans aucun domaine le cœur humain ne peut se contenter du nécessaire, étant fait pour la surabondance de biens. Retenez bien cela pour comprendre comment vous devez faire la charité, et pour comprendre aussi pourquoi il y a tant de gens aigris dans le monde, qui pourtant ne manquent pas du « nécessaire », ou de ce qu'on est convenu de regarder comme tel. On a trop confondu le nécessaire avec le suf­fisant. Et c'est pour cela que nous avons la guerre sociale. (Lettre du 4 septembre 1938) Allez avec douceur et lenteur : pour l'humilité aussi il faut une éducation et l'enfant n'est pas prêt à être *trop* humilié. J'ai aussi des indices qu'il n'est pas droit en tout, et il faut patiemment l'accoutumer à l'être. On ne se plaint pas de son travail ; on constate la faiblesse des résultats. Elle me surprend moi-même. Elle vient à peu près en­tièrement, je crois, de ce que l'enfant n'a pas idée de ce que c'est que l'effort *utile.* C'est un papillon contre une vitre. Il bat des ailes tant qu'il peut, mais il ne raisonne pas pour trouver l'issue. S'il la rencontre, c'est au petit bonheur. Cela doit se corriger, mais l'habitus est long à s'implanter. (Lettre du 28 avril 1950) Un enfant n'est pas heureux si on le gâte, si on cède à ses caprices, si on lui donne raison quand il a tort. Un enfant est heureux quand il est *absolument sûr* qu'ON L'AIME, tout simplement ; mais qu'on l'aime pour lui-même, pour sa valeur infinie devant Dieu, sans défaillance, sans faiblesse, sans caprice (car il y a aussi les caprices des éducateurs, et même des papas et mamans) mais avec égalité, constance d'action, patience, fermeté inlassable. C'est cela *aimer.* (Lettre du 1^er^ septembre 1958) L'absence corporelle du Père, je l'ai vécue avant eux. Pendant la première grande guerre, de ma quinzième à ma dix-neuvième année, je n'ai pas vu une seule fois mon père, qui commandait le cercle de Na-Cham. Il nous gouvernait des confins chinois, par de longues lettres, qu'il écrivait à notre mère, et ces lettres, qui mettaient six ou sept semaines à nous arriver, étaient pour nous la loi et les prophètes. Tout était traité, ce que ses enfants devaient aimer, ce qu'ils devaient détester ; ce qu'ils devaient esti­mer, ce qu'il devaient mépriser, les études, les relations, la conduite quotidienne et les grandes orientations de la vie. 148:182 Tout était écouté, admis, exécuté, je ne dirai pas sans une désobéissance, mais sans même l'idée d'une dé­sobéissance, et d'autant moins que nous n'aurions pu dé­sobéir à notre père sans meurtrir notre mère, chose à laquelle nous aurions certainement préféré la mort. Cette présence paternelle dans l'absence, vos enfants la vivront comme je l'ai vécue, non seulement sans détriment, mais avec plus de gravité et d'austérité, ce qui, pour des chré­tiens, est un bienfait, comme tout ce qui enracine dans notre vie la Croix très sainte de Notre-Seigneur. (Lettre du 23 octobre 1961) ##### *La morale et le dogme* Si des chrétiens en arrivent à cette conception d'une morale indépendante du dogme, la faute n'en est-elle pas à nous, les prêtres ? Quels fidèles ont été formés à faire dépendre intrinsèquement leur conduite du dogme ? Com­bien savent que la morale chrétienne est à la fois toute pareille à la morale naturelle, et tout autre qu'elle, pa­reille pour les préceptes, différentes par l'esprit, par la transfiguration intérieure due à la grâce du Christ ? Une personne isolée qui devient un membre vitalisé par le Corps mystique, un acte humain qui devient acte du Christ total, des vertus acquises qui se divinisent par ces prolongements en nous de l'influence du Christ que sont les Vertus infuses et les Dons, le passage de l'étage natu­rel à l'étage surnaturel, qui de nous prêche inlassable­ment tout cela ? L'amitié devenant, comme je le disais tout à l'heure de la nôtre, une participation de l'intimité des trois Personnes entre elles, la Tempérance une suite connaturelle du respect dû à l'Esprit vivificateur qui est présent tout entier en chaque membre du Corps mystique comme l'âme en chaque partie du corps, la Prudence une évaluation de l'agir qui tient compte de la nouvelle échelle de valeurs introduite en ce monde avec la Crèche et la Croix, bref, les motifs spécifiquement chrétiens de la droi­te conduite de la vie, qui, encore une fois, qui donc pro­clame tout cela, qui y insiste, le répète, le rabâche ? Je ne puis guère être surpris que la plupart des chrétiens en viennent à considérer le dogme comme une sorte de géo­métrie non euclidienne, dotée d'une forte logique interne, mais sans aucun lien avec la vie. 149:182 Le solide, pour eux, c'est la morale, et ils l'entendent d'une morale qui ne subirait aucun changement, quand même le dogme serait tout autre. Autant dire qu'en cela même où ils se croient le plus chrétiens, à savoir dans leur conduite, c'est en cela qu'ils le sont le moins, car adhérer au dogme comme spéculativement vrai, c'est déjà acte chrétien, au lieu que se conduire selon l'honnêteté naturelle, même comme on fait grâce à l'Église, mais sans référence « aux dogmes générateurs de la piété », ce n'est à aucun degré se con­duire en chrétien. (Lettre du 19 décembre 1939) ##### *De l'usage chrétien du temps* Tuer le temps est une entreprise surhumaine. On peut bien s'y acharner ; on n'en viendra pas à bout. Saint Paul tient un autre langage. A deux reprises il fait cette exhortation : « Rachetez le temps » (Ephés. 5, 16 et Coloss. 4, 5). Rachetez le temps, qu'est-ce à dire ? Ce qui n'a pas de valeur ne s'achète pas. On se le procure sans bourse délier, ou l'on s'en passe. S'il faut acheter le temps, c'est donc que le temps a une valeur. Encore le saint Apôtre ne dit-il pas de l'acheter, mais de le racheter. Cette nuance n'est pas négligeable. Elle est seulement difficile à saisir et à exprimer. Ainsi en est-il souvent dans ces merveilleuses Épîtres. Saint Paul laisse beaucoup à faire à son lecteur. Non certes qu'il ne lui laisse rien à deviner : il n'y a point ici de place pour le jeu de la fantaisie ; ni qu'il lui laisse rien à ajouter : tout est dit. Mais il lui laisse à méditer, à approfondir, à ana­lyser. Une pensée d'une incroyable richesse se condense et se contracte dans des termes d'une incroyable conci­sion. Laisser le terme fondre dans l'esprit, comme on laisse fondre une pastille dans la bouche, afin de retrou­ver la complexe saveur de la pensée, c'est affaire au lec­teur, et saint Paul ne se laisse pas pénétrer à moindre patience. Il dit donc : *Rachetez* le temps. On rachète, quand on a perdu un objet indispensable, un autre objet de même espèce. 150:182 On rachète l'objet même qu'on possédait et dont on avait cru qu'on pouvait se séparer, quand on en découvre après coup la nécessité. On rachète d'une denrée si coû­teuse qu'on aurait pas assez de capital pour en acheter beaucoup à la fois, ou si rare que le vendeur ne consen­tirait pas à nous en donner d'un coup une grande quan­tité. On rachète par économie, pour éviter le gaspillage ou l'affadissement d'un produit qu'on aurait sous la main en trop grande abondance. Ainsi les infirmières rachètent de l'eau oxygénée, les pauvres rachètent du charbon, et dans la pénurie de la guerre, les ménagères rachetaient du sucre. On rachète des souliers, et lorsqu'il eut vendu son droit d'aînesse, Esaü volontiers l'eût racheté. Par-dessus tout, racheter suppose qu'on connaît bien la valeur de l'objet. C'est parfois erreur d'acheter, ce se­rait souvent sottise de racheter. Il ne faut pas donner deux fois dans le même piège. Racheter le temps, c'est donc l'acheter à chaque ins­tant, comme une chose précieuse, comme une chose rare c'est s'en emparer pour ainsi dire, et n'en point laisser perdre une parcelle ; c'est l'économiser diligemment. Ce temps qui nous est offert goutte à goutte, il faut que nous soyons toujours prêts à le saisir, à le payer d'une bonne œuvres, et à recommencer l'instant d'après. Avec une atten­tion toujours en éveil, il faut le prendre tandis qu'il s'en­fuit, et pour notre titre de possession, le marquer du sceau de notre activité surnaturelle. Racheter le temps, c'est cela. (Lettre de 1933) Tendez au maximum de simplicité dans l'usage du moment présent, et quand ce moment est devenu du passé, il faut le remettre à Dieu et s'occuper du moment sui­vant qui est devenu le présent. Comme dit Notre-Seigneur, ce n'est pas quand on a la main à la charrue qu'il faut regarder derrière soi. Si ce qu'on a fait du sillon était de travers, ce n'est pas de le regarder qui le rendra droit, et pendant qu'on a les yeux détournés, on risque encore de faire de travers ce qui aurait pu être droit si on avait regardé devant soi. Saint Paul dit la même chose : « J'ou­blie ce qui est derrière moi et je m'étire vers ce qui vient. » Vos lectures mêmes ne doivent pas vous faire mesurer de trop près la distance qu'il y a entre l'idéal et ce que vous en réalisez (qui est pour tout le monde très peu de chose). 151:182 Il faut admirer l'idéal, non pas certes d'une admiration stérile, en se secouant au contraire comme on peut, mais sans désarroi devant l'abîme entre ce que nous devrions être et ce que nous sommes. Il n'y a qu'à con­fesser l'abîme, et prier la miséricorde de Dieu de le rem­plir. (Lettre du 19 rosi 1952) ##### *Que l'instant d'à présent soit le premier instant* Il n'y a pas de lieu au monde qui soit à l'abri des ennuis que font naître les différences de vues, les diver­sités des caractères, les procédés désagréables, etc. Seu­lement, ces ennuis inévitables n'ont que l'importance que l'on veut bien leur attribuer. Quand une fois on a pris le parti de les abolir aussitôt de la mémoire, de les con­damner instantanément aux oubliettes, on les supporte très bien. J'ai coutume de dire que les couleuvres sont un aliment très nauséeux à avaler, mais très facile à digérer, et que, lorsqu'on vient d'absorber la millième, on n'a qu'à se préparer pour la mille et unième, qui ne tarde guère à se présenter, et qui passe aussi bien que les autres si on a voulu expédier lestement la précédente. Je répète qu'on ne souffre de ces choses-là que dans la mesure ou on ne s'est pas décidé à n'en pas souffrir. Or, telle est bien la règle donnée par Notre-Seigneur : « A chaque jour suffit sa peine » ; disons à chaque ins­tant, ce sera encore plus clair. Ce qui nous perd, ce qui fait la peine d'aujourd'hui trop lourde, le coup d'aujour­d'hui trop rude, ce n'est pas que cette peine ou ce coup soient trop lourds ou trop rudes en eux-mêmes. C'est que nous les aggravons de la peine passée, et des coups déjà reçus. Nous faisons des additions avec hier et avant-hier, et alors nous trouvons que c'est trop. Mais c'est nous qui avons fabriqué le total. Si les souffrances précédentes étaient si bien oubliées que celle de cette minute fût vraiment comme la première, celle-ci paraîtrait toujours supportable. La preuve, c'est que nous endurons moins bien la vingtième ou la centième avanie que la première, alors que souvent la première a été plus douloureuse en soi. Mais c'était la première ! Or, il ne tient qu'à nous que chacune soit la première ; il n'y a qu'à oublier les précédentes ! 152:182 Ce que je dis des épreuves, il faut le dire de toute la vie intérieure. Qu'on vive résolument, éperdument, dans l'instant présent. Qu'on fasse chaque chose du mieux qu'on peut, en s'y donnant à fond pendant qu'on la fait ; et ensuite qu'on n'y pense plus du tout, pas plus que si on n'avait jamais eu à la faire. Qu'on pense aussitôt à la suivante, qui est devenue la présente, qu'on s'y donne, qu'on oublie, et ainsi de suite. C'est cela que saint Paul appelle « marcher en nou­veauté de vie », et qui consiste à ramener à chaque mo­ment le compteur à zéro, au bienheureux zéro. Que l'ins­tant d'à présent soit le premier instant. Puisqu'après tout nous ne pouvons pas remonter le temps, pour refaire mieux ce qu'il nous semble que nous n'avons pas fait assez bien, le plus simple et le plus prudent n'est-il pas de tout remettre sans cesse à Dieu ? C'est son privilège que le passé et l'avenir lui soient du présent. Quelle rage avons-nous, temporels et succes­sifs par essence, de singer son incommunicable éternité ? En cette manière coïncident la simplicité de la colom­be et la prudence du serpent. (Lettre du 19 janvier 1938) ##### *L'Église en abrégé* Le Dieu que les Anges servent est appelé dans l'Écriture le Seigneur des sciences, « *scientiarum Dominus *»*,* et ce doit être à leurs yeux un grand spectacle que celui d'une âme qui monte vers Dieu par la voie royale de l'intelligence, et qui consent à être crucifiée entre ciel et terre, sur le bois très dur des vertigineux problèmes qui font voir à la fois la grandeur de l'homme, puisqu'il les pose, et sa misère, puisqu'il ne les résout pas. C'est là ce qu'il y a de réellement crucifiant dans la mission des intellectuels chrétiens. Y a-t-il plus grand sacrifice que de renoncer à la tranquille adhésion des simples pour tout contrôler, tout vérifier, tout critiquer ? Quelles pro­fondeurs et quels troubles ; quelles étendues et quelles angoisses ! Et y a-t-il plus noble manière de se donner au Corps mystique que de consentir à ne croire qu'à grand labeur, pour que d'autres, à l'abri de cette protection, puissent croire paisiblement ? Et, comme contrepartie, y a-t-il plus beau destin ici-bas que d'être voué à une con­naissance plus complète de l'ordre universel, naturel et surnaturel, établi par la Pensée divine ? C'est être du cerveau de l'Église, si je puis dire, et c'est beau. 153:182 Je vou­drais que vous tourniez de ce côté vos désirs ; il y aura des troubles, des nuits horribles ; mais aussi des clartés ravissantes ; des heures de ténèbres, mais aussi des heures de lumière. Et à mesure qu'on avance, on sait davantage qu'une heure éternelle viendra, où il n'y aura plus que de la lumière. (Lettre du 25 novembre 1936) Il y a quelque chose qui m'est plus précieux et plus doux que tous les diplômes, c'est de vous voir penchée sur les préférés de Notre-Seigneur, sur lesquels personne ne se pencherait s'il ne suscitait dans son Église des dé­vouements que rien ne lasse. Voyez comme à vous deux vous vous complétez bien, et comme vous donnez bien l'image de ce que c'est que l'Église. Elle ne serait pas divine si elle n'avait que la science sans la charité, elle ne serait pas divine si elle n'avait la charité et la science que comme deux éléments en lutte ultime et en désac­cord profond ; elle est divine parce qu'elle a la charité et la science unies et l'une sur l'autre appuyées *comme deux sœurs.* Que non seulement unies aux autres, mais chacune à elle toute seule, vous puissiez toutes, au sein de notre petite fraternité, être ainsi un abrégé de l'Église. Que celles qui ont surtout à faire œuvre de science devien­nent de plus eu plus dévouées aux petits de ce monde ; que celles qui ont à faire surtout œuvre de charité de­viennent de plus en plus savantes. Ainsi mériterons-nous la bienveillance du Père des lumières, que l'Écriture ap­pelle aussi le Père des orphelins. (Lettre du 21 octobre 1941) ##### *L'honneur des pauvres* Il nous reprochent notre « triomphalisme », comme ils ont inventé de dire ! Et ils disent qu'ils veulent faire « l'Église des pauvres » ! Que savent-ils des pauvres, que savent-ils si les pauvres n'ont pas besoin de ce qu'ils appellent notre « triomphalisme », ces hommes de cabi­net et d'Université, de livres et de revues, de conférences et de sessions ? Je ne leur reproche pas d'être tels. Il faut de grandes chaires dans l'Église, il faut des savants, il les faut de premier ordre, qui puissent marcher dans leur science les égaux des plus grands savants de toutes les sciences. 154:182 Je leur reproche de parler de ce qu'ils ne con­naissent pas, et d'en parler « irréellement ». Ils se sont fait une idée du pauvre, aussi irréelle que toutes leurs idées ; ils n'ont pas l'expérience du pauvre, ils se sont rendu incapables de l'avoir, parce que l'esprit de système les domine, et que l'esprit de système est clos sur soi, en­fermé en soi ; et, pour que les faits tels qu'ils sont ne lui donnent pas de démenti, il les décrète autres qu'ils ne sont. Il n'a pas prise sur le réel, mais aussi le réel n'a pas prise sur lui, n'exerce plus sur lui la fonction réductrice que seul il peut remplir ; et la raison raisonnante dérai­sonne sur les pauvres, comme elle déraisonne sur toutes choses. Ils ont donc décidé que l'Église sera « l'Église des pau­vres » quand le pape ne paraîtra plus porté sur la *sedia,* quand les évêques ne revêtiront plus d'ornements pré­cieux, quand la messe sera célébrée en langue vulgaire, quand le chant grégorien sera relégué au musée des dis­cothèques, et choses de ce genre, -- c'est-à-dire quand les pauvres seront privés de la seule beauté qui leur soit gra­tuitement accessible, qui sache leur être amie sans rien perdre de sa transcendance, qui est la beauté liturgique ; quand les cérémonies de l'Église, vulgarisées, trivialisées, ne leur évoqueront plus rien de la gloire du ciel, ne les transporteront plus dans un monde plus haut, ne les élèveront plus au-dessus d'eux-mêmes ; quand l'Église en­fin n'aura plus que du pain à leur donner, -- et Jésus dit que l'homme ne vit pas seulement de pain. Qui leur a dit que les pauvres n'ont que faire de beauté ? Qui leur a dit que le respect des pauvres ne demande pas qu'on leur propose une religion belle, com­me on leur propose une religion vraie ? Qui les rend si insolents envers les pauvres, que de leur refuser le sens du sacré ? Qui leur a dit que les pauvres trouvent mau­vais de voir un évêque présider une procession, crosse en main et mitre en tête, et s'approcher d'eux pour bénir leurs petits enfants ? Sont-ce les pauvres qui ont crié au gaspillage, quand Marie-Magdeleine a répandu le nard sur la tête de Jésus, jusqu'à briser le vase pour ne rien épargner du parfum ? Qui leur a dit surtout que, les évêques dépouillés des marques liturgiques de leur auto­rité, les prêtres en seront plus évangéliquement dévoués aux pauvres ? Qui leur a dit que les honneurs extérieurs rendus aux évêques ne sont pas une garantie faute de laquelle l'évangélisation des pauvres n'aurait plus, aux yeux des pauvres même, aucune marque d'authenticité, sans laquelle l'évangélisation des humbles ne serait plus assez humble elle-même, n'ayant plus le caractère d'une mission reçue d'une autorité *visiblement* supérieure, mais tous les dehors de l'entreprise d'un prédicant particulier ? (Lettre de 1963) 155:182 Les États qui se déclarent athées ne dépensent pas d'argent à construire des églises, mais cette épargne ne va pas aux pauvres : elle va aux bombes atomiques, ce qui force les autres à en fabriquer aussi, et voilà bien avancés les pauvres et les petits de ce monde, pitoyables troupeaux d'esclaves, batraciens décérébrés de laboratoi­re, réduits à l'attente impuissante et épouvantée du ca­taclysme qui détruira leur vie temporelle sans que, dans la nuit cruelle où on les tient aveuglés, ils aient jamais soupçonné seulement l'espérance de la vie éternelle. Au lieu que la générosité pour Dieu déborde d'elle-même en générosité pour les pauvres. Non seulement (comme je vous l'ai dit plus haut), parce que « l'espace de charité » dilate les cœurs, mais parce que la beauté recherchée pour Dieu est à peu près la seule *gratuite.* On paie pour aller au spectacle, on paie pour entrer dans les musées, on paie pour visiter les monuments, on paie déjà en certains lieux, on paiera bientôt partout -- chose vrai­ment sordide, injure rapace à la magnificence du Créa­teur -- pour admirer un site. Barrières partout, gardiens partout, tickets partout, redevances et pourboires par­tout. Ô vautours ! Ô cupides usuriers de l'univers ! Il ne reste aux pauvres que les églises. Parce qu'elles sont faites pour Dieu, elles sont à eux. « Entrez donc, chers pau­vres, c'est pour rien » ; ça ne leur arrive pas souvent, aux pauvres, de recevoir pareille invitation ! Ils entrent, fati­gués, errants, la faim au ventre, on ne leur demande même pas s'ils ont la foi, s'ils viennent vraiment prier : de toute manière, c'est pour rien. Et l'accueillante église leur offre ses trésors, les forêts de piliers, les voûtes vertigineuses, le peuple des statues, les ciselures des autels, le prodige lumineux des verrières, et, s'il y a office, les torrents so­nores des orgues, le cristal des manécanteries ; c'est pour rien, il en restera autant pour les autres. Ils puisent à pleines mains, à pleines oreilles, à plein cœur s'ils veulent, on ne demande pas mieux, c'est pour rien. Tout cela a coûté cher, très cher, des millions de millions à travers le monde, mais à d'autres qu'à vous, chers pauvres, et parce que cela a été fait pour Dieu, c'est gratuit pour vous. (Lettre du 27 avril 1968) V.-A. Berto. • Sur l'abbé Berto : voir notre numéro 132 d'avril 1969. 156:182 ### SOLJÉNITSYNE *Pour combien de temps ?* par Hugues Kéraly La personnalité lumineuse d'Alexandre Soljénitsyne exerce sur tout le monde une grande fascination. La gauche elle-même s'en défend assez mal, qui pour une fois accepte ou feint d'admirer ailleurs que chez elle un modèle de simple courage et de dignité. L'af­faire Soljénitsyne est donc maintenue à l'avant-scène de l'actualité, comme un épisode exemplaire de la lutte pour les « droits de l'homme » ou la « liberté d'expression ». Bien. Mais contre quelles violences Soljénitsyne cherche-t-il à préserver nos droits ? Qu'exprime-t-il, lui-même, à travers tous ses livres, et ses discours, et ses lettres, et ses interviews ? Il n'est pas bien difficile de prévoir que l'engouement de notre classe intellectuelle pour le combat solitaire du grand écrivain ne résisterait pas trois mois à une diffusion en Occident de sa complète et véritable pensée. Si même celle-ci a lieu. « Soljénitsyne sait beaucoup mieux que moi ce qu'il doit nous apprendre -- écrivait Eugène Ionesco ([^36]). Mais s'il veut nous dire ce qu'il a déjà dit, que la conscience du bien est innée, qu'il n'y a pas de société possible sans amour, que toute police ne peut finalement sauvegarder un régime, que la religion est préférable à la doctrine, ne lui rira-t-on pas au nez ? » 157:182 Rien n'est plus probable. Car cet homme que l'État soviétique jette en pâture à l'Occident, cet homme secret et fort traqué par la presse comme une marchandise de choix, n'a rien, strictement *rien* en lui à vendre qui puis­se plaire selon le siècle. Il n'est plus communiste, ni so­cialiste, ni même progressiste -- s'il l'a jamais été. Il n'appelle point à la révolte, à l'anarchie ou au néant... Brejnev le sait, et compte certainement là-dessus pour le voir bien vite écrasé : dans un cas aussi patent de non-conformisme intellectuel, la censure insidieuse de notre intelligentsia pourrie vaut bien toutes les Sibéries du monde, en ce qui concerne la propagation des idées. Nous sommes assez bien placés ici pour l'apercevoir. Alexandre Soljénitsyne en effet est croyant ; et croyant actif, croyant *écrivain*. Cette disgrâce-là n'est pas près chez nous aussi de lui être pardonnée. Il croit à l'ordre naturel établi par Dieu, aime la beauté de la Création, voit dans l'art « un humble apprentissage de l'harmonie du monde », en même temps qu'un plaidoyer contre « la laideur dont l'homme l'éclabousse » ([^37]). Il ne cesse de dénoncer, d'une manière substantiellement identique à celle de nos meilleurs écrivains catholiques, les illusions ou les furies qui conduisent à l'esclavage totalitaire ([^38]) ; il rejette avec force « l'idée que le cours meurtrier de l'histoire est irrémédiable » ([^39]), et ce mythe inhumain du « nivellement des nations et des peuples fondus dans le creuset de la civilisation moderne » ([^40]) -- admirant au contraire dans les nations et leurs destinées spécifiques la vraie richesse de l'humanité : « La plus humble d'entre elles, explique-t-il, a l'éclat d'un coloris unique et incarne le reflet particulier de l'intention créatrice de Dieu » ([^41]). Bref, Soljénitsyne le croyant se reconnaît « tributaire d'une puissance qui le dépasse » ([^42]) et, parmi les plus nobles vertus naturelles de l'homme, à sa place, dans sa vie comme dans ses œuvres, il cultive avec une rare abnégation alliée à un très grand talent l'esprit de sacri­fice, de charité lucide et d'amitié. 158:182 Il est clair que Soljénitsyne aurait beaucoup à nous apprendre. Et pas seulement sur son pays. Car il ne fau­dra pas longtemps à ce juste pour embrasser dans une même aversion le matérialisme de l'Ouest et celui de l'Est : l'esprit de jouissance institutionnalisé et le com­munisme intrinsèquement pervers. Mais sans doute moins de temps encore, aux gardiens de la « bonne » conscience occidentale, pour étouffer sa voix... \*\*\* Il est déjà, dans l'œuvre de Soljénitsyne, une fort belle « Lettre ouverte » de cinq pages dont presque per­sonne jusqu'ici ne nous a parlé. Pour une raison évidente, que je réalise seulement aujourd'hui, mais qui ajoute beaucoup de vraisemblance au propos ci-dessus dévelop­pé : cette LETTRE AU PATRIARCHE PIMÈNE, si mal reçue par Occident chrétien, est contemporaine de la LETTRE A PAUL VI, toujours inconnue de la grande presse fran­çaise, et, par-delà le silence ou le mépris concerté, c'est une magnifique parenté spirituelle qui lie à jamais ces deux témoignages, dans l'histoire de la Chrétienté. La « Lettre de Carême » écrite par Alexandre Soljénit­syne « au Patriarche Pimène, de toutes les Russies » remonte au mois d'avril 1972 : nous le savons par *La France Catholique,* qui en a publié le texte intégral dès sa parution ([^43]). La « Lettre à Paul VI » de Jean Madiran est datée du 27 octobre de la même année, et rendue publique dans la revue ITINÉRAIRES, n° 169 de janvier 1973. -- Ni l'une ni l'autre à ce jour n'a reçu de réponse, malgré la personnalité et la qualité des deux auteurs ; les profondes répercussions nationales (mais non journalis­tiques ou publicitaires) ; le nombre des théologiens, reli­gieux et simples fidèles qui se sont empressés d'y joindre leurs voix. Malgré, surtout, l'urgence et l'éminente géné­rosité chrétienne de leur réclamation. (A partir d'ici, nous prions humblement ceux de nos lecteurs à qui seule la persécution de la chair semblerait vraiment douloureuse de ne point nous suivre dans cette démonstration.) ...Car si la trahison des clercs, dans l'Église ortho­doxe officielle, est devenue tellement évidente que la foi des chrétiens authentiques y trouve comme l'occasion de s'approfondir et de se renforcer, le peuple catholique de France (malheureusement sans le savoir) glisse vers une situation analogue vis-à-vis de son propre clergé. 159:182 Certes, notre épiscopat n'a pour lui aucune des circonstances « atténuantes » des métropolites orthodoxes ; il n'est point politiquement persécuté ; il n'a pas besoin des for­midables pressions de l'appareil totalitaire pour se noyer dans le mensonge ou l'erreur doctrinale. Mais le résultat est le même : les enfants sont peu à peu privés de caté­chisme, jugés inaptes aux mystères de la foi ([^44]), et dans la plupart des églises on nous invite fraternellement à n'importe quoi -- sauf à l'amour de Dieu et de la destinée surnaturelle de l'homme. Ici encore, la véritable Église du Christ, l'Église mili­tante et souffrante, se perpétue ailleurs, parmi les quel­ques prêtres et laïcs restes fidèles. Et c'est chez eux sinon par eux qu'elle renaîtra. « Est-il exagéré, à ce sujet, de voir un parallélisme entre la tyrannie déclarée d'un côté, et la tyrannie sour­noise de autre côté du mur, les deux Églises officielle­ment dévoués au socialisme (régnant ici, s'apprêtant à régner là) -- et dans les deux cas quelques témoins qui rappellent que la promesse du Christ n'est pas celle d'une société temporelle, ces témoins se trouvant être, ici et là, aussi souvent des laïcs que des prêtres ? » ([^45]) \*\*\* Le parallélisme de Georges Laffly n'a en fait rien d'exagéré. Lisez, relisez les deux LETTRES. C'est bien le même constat, la même alarme, la même ardente suppli­cation : presque et certainement la même *inspiration,* qui suggère à ces hommes au destin si différent pareille insis­tance et mêmes répétitions. Pour flétrir l'atroce abandon, l'abandon où le peuple de Dieu est jeté par la complicité et la volonté même de ses chefs spirituels, pour émouvoir ou du moins rappeler le Pasteur suprême au devoir de sa charge, le catholique et l'orthodoxe sont d'emblée com­me en symbiose, en communion historique de senti­ments... Comparez, par-dessus tout, l'endroit où s'amorce l' « argument » essentiel des deux LETTRES, leur point culminant. Il est, substantiellement et littérairement, identique : 160:182 *Lettre au Patriarche Pimène :* Éminentissime Seigneur,... dans votre message de Noël, je sur­sautai d'émotion en lisant ce passage où, enfin, vous avez mentionné les enfants. Depuis un demi-siècle, c'est la première fois que, de cette altitude hiérarchique, mention en fut faite. *Lettre à S.S. Paul VI...* Et puis, surtout, laissez venir jusqu'à vous la détresse spirituelle des petits enfants. Poursuivez. L'assassinat spirituel des enfants -- ici livrés et là préparés à la même Révolution, au même refus de la transcendance -- se dresse alors comme la tige sen­sible et vraiment décisive des deux accusations. Mieux que la douleur ou l'incompréhension des fidèles, mieux encore que la colère argumentée des vrais hommes de Dieu, cette nuit spirituelle qui s'abat sur les enfants des deux plus vireux berceaux du christianisme porte témoignage contre l' « autodestruction » ([^46]) de si haut permise ou organisée : *Lettre au Patriarche Pimène...* Nous volons nos enfants, en les privant de cette expérience unique et irremplaçable qu'est la participation du jeune âge à la sainte liturgie. Adultes, il n'y aura plus moyen de récupérer ni peut être même de comprendre ce que l'on a perdu. On a aboli le droit de fidélité à la foi de nos ancêtres, le droit des parents à élever leurs enfants selon leurs convic­tions intimes. Et vous autres, princes de l'Église, vous l'acceptez ! Mieux encore, vous y collaborez, en proclamant que c'est « un risque authentique » de la *liberté de conscience et de religion !* vous êtes d'accord avec ceux qui nous obligent à livrer nos enfants sans défense non pas à des mains neu­tres, mais sous la coupe d'une propagande athée primaire et fourbe. Vous consentez que nos enfants arrachés au christianisme n'aient d'autre choix pour leur formation morale que le fichier du mili­tant athée ou le code pénal. *Lettre à S.S. Paul VI...* Les enfants chrétiens ne sont plus éduqués, mais avilis par les méthodes, les pratiques ; les idéologies qui prévalent le plus souvent, désormais, dans la société ecclésiastique. 161:182 Les innovations qui s'y imposent en se réclamant à tort ou à raison du dernier concile et du pape actuel, -- et qui consistent, en résumé, à sans cesse retarder et diminuer l'instruction des vérités ré­vélées, à sans cesse avancer et augmenter la révé­lation de la sexualité et de ses sortilèges, -- font lever dans le monde entier une génération d'apos­tats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s'entretuer aveuglément. Rendez-leur, Très Saint Père, rendez-leur la mes­se catholique, le catéchisme romain, la version et l'interprétation traditionnelles de l'Écriture. Qu'on se reporte maintenant à la « chute » des deux réclamations (juste avant les formules finales dites de poli­tesse). N'est-ce point, face aux puissances établies dans le mensonge, le même recours solennel et suprême -- l'appel au Jugement divin ? Paul VI et Pimène, ces deux plus grands pouvoirs spirituels de la Chrétienté, ils n'auront pas manqué, auprès d'eux, de défenseurs, ni de conseils, ni d'avocats mitrés, pour endormir leurs inquiétudes -- et sans doute jusqu'à leur conscience. Peuvent-ils seulement comprendre ces deux grandes LETTRES qui leur parlent de Dieu, et de son peuple trahi, persécuté par les siens, et de leur terrible responsabilité... *Lettre au Patriarche Pimène...* Ne nous laissez pas supposer, ne nous permettez pas de penser que pour les chefs hiérarchiques de l'Église russe le pouvoir terrestre domine le pouvoir céleste, que la responsabilité temporelle est plus redoutable que celle face à Dieu. Ni face au monde, ni à plus forte raison dans la prière, nous n'admettrons jamais que nos desti­nées visibles triomphent de la puissance de l'Esprit. *Lettre à S.S. Paul VI :* Si vous ne les leur rendez pas dans ce monde, ils vous les réclameront dans l'éternité. Les formules finales des deux LETTRES méritent aussi quelque attention. On a reproché au catholique Directeur d'ITINÉRAIRES d'y manquer de déférence ; sans doute pour l'avoir mal lu. Car Madiran est bien doux de dire : « Dai­gne Votre Sainteté agréer, avec ma très vive réclamation, l'hommage de mon filial attachement à la succession apos­tolique et à la primauté du Siège romain, et pour votre personne, l'expression de ma profonde compassion... » 162:182 Alexandre Soljénitsyne, lui, compatit peut-être, comme il est demandé dans l'Évangile, mais il n'en exprime abso­lument rien. Il presse au contraire durement le Patriarche de s'humilier, et -- conscient de l'indignité originelle et publique du personnage -- va jusqu'à lui proposer une salutaire démission : « Ces jours-ci, en vous prosternant devant la Croix plantée au milieu de l'église, interrogez le Seigneur : quelle est votre véritable raison d'être au service d'un peuple qui a presque perdu et l'esprit du christianisme et jusqu'à son apparence chrétienne ? » Il est vrai que la trahison du Patriarche de toutes les Russies, allié de chaque instant au pouvoir et à l'idéologie communistes ([^47]), semble plus grave ou du moins plus évi­dente que cette lâche duplicité de notre pape Paul VI dans les actes de sa politique « étrangère ». \*\*\* ...Mais peut-être faudrait-il désormais inverser ces deux constatations (historiques), et dire : *duplicité* pour le patriarcat de Moscou, *traîtrise* pour le Vatican. Les rela­tions en effet entre le patriarcat de Moscou et l'État sovié­tique furent régies hélas définitivement par la funeste « Déclaration » du 29 juillet 1927, pacte qui livrait pieds et poings liés au communisme la foule des croyants ortho­doxes, donnant aussitôt naissance à l'Église clandestine d'U.R.S.S. ([^48]). « *Les joies et les succès de l'Union soviéti­que,* pouvait-on y lire, *sont nos joies et nos succès, et ses échecs sont nos échecs... *» Or cette « Déclaration » sert aujourd'hui encore de charte à l'épiscopat orthodoxe éta­bli ou reconnu par Moscou : sur ce plan, la succession du métropolite Serge est d'une remarquable continuité. Dans l'asservissement. 163:182 Mais comme les actes de cette Hiérarchie officielle crypto-communiste restent tous frappés d'illégi­timité, n'étant manifestement pas *d'Église,* mieux vaut ici parler d'hypocrisie que de trahison : un agent du Parti ne s'égare jamais en mentant, si le contraire est vrai. La Hiérarchie catholique, par contre, n'a point fait acte officiel d'allégeance envers Moscou. C'est pourquoi elle peut encore trahir, lorsqu'elle livre tel ou tel des siens au bon vouloir du Parti. Et elle le fait : la récente déposition du cardinal Mindszenty du siège archiépiscopal d'Esztergom, et de son titre de Primat de Hongrie ([^49]), ne saurait être comprise autrement. L'acharnement du Parti communiste et du gouverne­ment hongrois contre la personne mais surtout le *titre* du vieux cardinal s'explique, en effet, par une disposition de la Constitution hongroise, inconnue naturellement de nos informateurs religieux. Celle-ci nous a été rappelée fort à propos par l'historienne Édith Delamare : « Il faut savoir que, jusqu'en 1947, la Constitution hongroise faisait de l'ar­chevêque d'Esztergom, Primat de Hongrie, le *garant de la légitimité du pouvoir* TEMPOREL en tant que Prince-Primat, et le *régent de Hongrie, en cas de* VACANCE *du pouvoir* ([^50])*.* Or le cardinal Mindszenty, élevé par Pie XII au siège d'Esztergom en 1945, n'a jamais reconnu la légitimité de la nouvelle Constitution, adoptée par le Parlement hongrois alors que le pays était occupé par l'armée soviétique ([^51]). » On comprend mieux ainsi la noble réaction du cardinal Mindszenty : son abdication eût parachevé et même cau­tionné avec beaucoup d'éclat la mainmise du Pouvoir com­muniste sur toutes les administrations ecclésiastiques et civiles de son pays. Mais en même temps qu'elle justifie à nos yeux le *non possumus* du cardinal, martyr de la foi, cette circonstance fait du pape Paul VI un allié au moins « objectif » de la politique du Kremlin à l'égard des pays satellites. Pour la première fois dans l'histoire de l'Église, un pape sacrifie aux fumées de ses vues personnelles ([^52]) l'un des plus anciens peuples catholiques d'Europe. Et, l'affaire conclue, en homme qui sait reconnaître les vrais services, Brejnev déjeune, se fait présenter les armes au Vatican. Il y aura sans doute bien des échanges et des projets nouveaux, comme disent nos journalistes indiffé­rents... 164:182 L'ombre s'étend sur la Chrétienté. Mais ce n'est plus la Croix que le successeur de Pierre porte sur son épaule -- c'est la hache, ou du moins l'insigne maudit des persécu­teurs. Dans la sinistre lignée des Serge et des Pimène de Moscou. Écoutons encore Soljénitsyne : « Quels motifs pourraient nous convaincre que la destruction planifiée de l'esprit et du corps de l'Église, dirigée par les athées, est la meilleure garantie de sa survie ? Survie pour qui ? Certes pas pour le Christ Seigneur ! Survie comment ? Au prix de mensonges ? Comment les mains de ceux qui mentent peuvent-elles célébrer la sainte Eu­charistie ? » (*Lettre au Patriarche Pimène,* vers la fin.) Hugues Kéraly. 165:182 ### L'Archipel GOU-lag par Alexandre Troubnikoff Le Père Alexandre TROUBNIKOFF, qui a lu en russe *L'Archipel Gou-lag*, est archiprêtre orthodoxe, supérieur de la paroisse orthodoxe russe de la Résurrection de N.-S. de Meudon, et directeur du « Centre orthodoxe d'infor­mation », 46, rue Abel Vacher, 92190 Meudon. IL Y A dix ans, ITINÉRAIRES donnait une série d'articles et de notes sur l'Église orthodoxe russe : celle qui se manifeste en U.R.S.S. et dans les grandes rencontres inter-religieuses en Occident, celle qui est clandestine, et l'Église hors frontières -- libre. L'article sur « La foi en U.R.S.S. » (n° 90 de février 1965) montrait que celle-ci était vivante et se manifestait dans toutes les couches de la société soviétique, qu'il exis­tait une Église clandestine rejetant l'obédience d'une hiérar­chie officielle et soumise au Pouvoir, et qu'enfin tous les croyants (orthodoxes et catholiques) étaient persécutés. De plus, nos lecteurs apprenaient que des cas de résis­tance et de protestations contre les persécutions avaient eu lieu : appels ses fidèles et des moines du monastère de Potchaiev -- le dernier est de janvier 1974 --, où les au­torités décidèrent d'organiser, entre autre, un musée anti­religieux ; appels de Kirov, Gorki... A ces appels, envoyés en recommandé et avec accusé de réception, signés, donnant adresses et professions -- on sait ce que cela coûte en U.R.S.S.. --, les destinataires n'ont jamais daigné répon­dre ([^53]). Depuis cette époque des messages de détresse commen­cèrent à parvenir dans le monde encore libre, adressés à l'O.N.U., au Conseil œcuménique des Églises à Genève, aux Patriarches et Primats des Églises chrétiennes. 166:182 Puis vin­rent des lettres ouvertes accusant la hiérarchie de compro­mission avec le Pouvoir et d'obéissance à des ordres illé­gaux, contraires à la Constitution. Citons la lettre des prêtres de Moscou Nicolas Echliman et Gleb Yakounine du 21 novembre 1965 ([^54]), du professeur Talantov (mort en déportation en 1973), de Krasnoff... Enfin on a entendu la voix de Soljénitsyne, écrivain chrétien orthodoxe et prix Nobel de littérature. Alors se pose la question : -- nos informations étaient-elles justes ? -- étaient-elles le reflet de la vie religieuse en U.R.S.S. ? Le dernier livre de Soljénitsyne, *L'Archipel Gou-lag,* qui vient de paraître à Paris en russe, qui paraîtra prochainement en traduction française, et dont justement la parution a motivé l'expulsion et la déchéance de la na­tionalité soviétique de son auteur, apporte en effet quel­que chose du point de vue religieux : -- sur l'Église officielle en U.R.S.S., -- sur la vie des fidèles et la persécution, -- et sur la philosophie de son auteur. \*\*\* 167:182 D'abord, qu'est ce que *L'Archipel Goulag* ([^55]) ? Principalement, un dossier dédié à tous ceux qui n'ont pas vécu assez pour raconter. Un monument à la mémoire de tous les torturés ou tués, basé non seulement sur les souvenir de l'auteur, sur ce qu'il a supporté, vu et enten­du, mais aussi sur le témoignage de 227 personnes et une bibliographie obtenue grâce au dévouement et aux efforts de collaborateurs bénévoles. Cet « Archipel » mystérieux s'étend sur des milliers d'îles entre le détroit de Béring et, pratiquement, le Bosphore (p. 489). Ces îles sont invisibles, mais elles existent. L'Archipel a ses grands ports -- prisons de transit, ses ports moins importants -- camps de transit. Des navires d'acier, clos, le sillonnent. Des canaux collecteurs y dé­versent sans arrêt depuis plus d'un demi-siècle des mil­lions d'habitants. L'œuvre comporte deux parties : 1\. *L'industrie des prisons,* en 12 chapitres ; 2\. *Le Mouvement perpétuel,* en 4 chapitres. L'auteur parle peu de lui. On ne l'y rencontre que pour expliquer telle technique d'arrestation, ses motifs éventuels, ou encore pour étayer une information par son témoignage personnel. Certes, depuis un quart de siècle, des ouvrages d'anciens détenus et déportes avaient paru en Occident. Mais ces ouvrages paraissaient en russe et, comme l'a souligné Dimitri Panine, ami et ancien co-détenu de Soljénitsyne, les éditeurs occidentaux. les dédaignaient. Il est vrai qu'au­cun de ces ouvrages n'avait l'ampleur de *L'Archipel Gou­lag*, axés qu'ils étaient sur la personne de leurs auteurs. Pour que l'Occident daigne se réveiller, il fallait un prix Nobel, et de plus vivant en U.R.S.S., c'est-à-dire sous la coupe d'un Pouvoir dont l'auteur connaissait la tyran­nie et la cruauté inhumaines. Car il nous faut, pour nous intéresser, un certain frisson : un acrobate même ordi­naire mais sans filet de protection n'est-il pas plus applau­di qu'un artiste acrobate voltigeant au-dessus de ce filet ? 168:182 Le fait religieux est, dans le livre, occasionnel. Il al­lait de soi que tous les croyants, laïcs, prêtres, moines et religieuses, hiérarques, devaient peupler l'Archipel. Car « la suppression radicale de la religion dans ce pays étant un des buts essentiels du G.P.U.-N.K.V.D. ([^56]), cela ne pou­vait être obtenu que par la déportation massive de fidèles orthodoxes. Ainsi moines et religieuses étaient-ils active­ment cueillis, emprisonnés et déportés. On arrêtait et jugeait les militants. Les cercles s'agrandirent, et voilà qu'on embarquait les simples fidèles laïcs... Il est vrai qu'il était admis qu'on arrêtait et jugeait non pas pour avoir eu la foi, mais pour l'avoir exprimée ouvertement et avoir éduqué dans cet esprit les enfants ([^57]). » Et l'au­teur cite un vers de T. Hodkevitch : Tu peux prier librement mais... de façon que Dieu seul t'entende. ([^58]) Lénine ayant décrété que la terre russe devait être débarrassée de ses « insectes nuisibles », il allait de soi que les membres des conseils paroissiaux, les chantres, tous les prêtres et encore plus tous les moines et reli­gieuses étaient ces « insectes nuisibles » (p. 40). « Dans les provinces et communes, on arrêtait les mé­tropolites et évêques, et naturellement après les gros poissons, comme toujours, vinrent les archiprêtres, moi­nes, diacres... Les prêtres complétaient obligatoirement chaque pêche et leurs cheveux argentés se voyaient à chaque étape » (p. 49). Les techniques et motifs d'arrestation varient à l'in­fini. Ce qui ne varie pas, ce sont les conditions de déten­tion « préventive ». Ne varient pas non plus les procédés de l'interrogatoire et les techniques appliquées pour faire « avouer », pour dénoncer ou simplement accuser de soi-disant complices. Ni les conditions de transport vers une quelconque « île » de l'Archipel, ainsi une les conditions de vie dans ces îles. L'horreur de tout cela est difficile­ment descriptible. Soljénitsyne y consacre de très nom­breuses pages. Il nous faut ici ouvrir une parenthèse pour souligner le fait que de telles horreurs ne sont pas spécifiques de l'U.R.S.S. mais se manifestent dans tous les pays où s'installe le communisme : Roumanie, Albanie, Espagne (pendant la guerre civile), Grèce (à la fin de la deuxième guerre mon­diale)... ([^59]). 169:182 Pour les communistes, de quelque race ou nationa­lité qu'ils soient, toute forme de croyance en Dieu doit être extirpée par tous les moyens. Soljénitsyne cite quelques cas de fidèles arrêtés. Les profanations de Saintes Reliques en 1918 et les confisca­tions d'églises toujours accompagnées de sacrilèges, ayant provoqué la résistance des fidèles, ont permis aux autori­tés d'une part d'en liquider un certain nombre sur place, et d'autre part d'augmenter abondamment celui des ha­bitants de l'Archipel. En 1922, le Pouvoir essaya de créer un schisme dans l'Église orthodoxe russe : on put ainsi arrêter ceux qui restaient fidèles à l'Église traditionnelle, l'Église proprement dite (p. 41 à 50). En 1934, un prêtre, le Père Izakly, se rend à Alma-Ata visiter des fidèles déportés. Durant son absence, on se pré­sente trois fois à son domicile pour l'arrêter. Ses parois­siens viennent attendre son retour à la gare, et le cachent pendant 8 ans. Il est finalement arrêté en 1942 (p. 28). Arès la deuxième guerre mondiale, vers les années 1948, les croyants sont d'après Soljénitsyne en seconde place parmi les arrêtés (la première revenant aux pré­tendus « espions anglo-américains »). Si les flots de pri­sonniers ressemblaient à ceux de 1937, les condamnations à 10 ans étaient des condamnations bénignes (p. 101). Pour être juste, relevons qu'en 1947 un certain nom­bre de prêtres sont libérés -- fait que Soljénitsyne indi­que comme extraordinaire (p. 97). Il est vrai aussi que ces prêtres n'étaient pas libérés sur l'initiative des auto­rités : il revenait aux fidèles « libres » de se souvenir des prêtres déportés et de solliciter leur libération. ITINÉRAIRES a publié autrefois sur le Métropolite Nico­dème une *Note critique* où l'on pouvait lire sa déclaration : « Les rapports entre l'Église orthodoxe et l'État soviétique sont normaux (*sic*), et les fidèles exercent de plein droit le culte. » ([^60]) -- Quelques mois plus tard, un article de Peregrinus ([^61]) mentionnait le texte d'une message du Patriarche Alexis à Staline, lui exprimant au nom de tous des sentiments « d'amour et de fidélité ». 170:182 Ces articles soulignaient l'asservissement d'une partie de la hiérar­chie de l'Église orthodoxe officielle au Pouvoir. Et, en 1972 «* Le Trêtre *», un roman de Lavr Divomlikoff (pseu­donyme), décrivait un agent du Parti chargé de s'infil­trer dans l'Église pour espionner, dénoncer, travailler à la détruire, et qui pour ce faire devient prêtre. On se po­sait la question de savoir si la chose -- si démoniaque qu'elle soit -- était possible ([^62]). Or en 1957 sortait aux éditions soviétiques de La Jeune Garde, tiré à 100.000 exemplaires, une brochure d'Eurographe Douloumann : l'auteur, propagandiste an­tireligieux, raconte comment ayant fait semblant de se convertir, il fut admis pour 4 ans d'études au séminaire d'Odessa ; puis reçu en raison de ses brillantes facultés à l'Académie Théologique de Moscou -- soit encore quatre autres années d'études. Il en sort avec le grade universi­taire de « candidat ès sciences théologiques », pour être nommé professeur au séminaire de Saratov, où ses cours lui valent les félicitations du Patriarche. Après trois ans d'enseignement, il jette là son masque et reprend la pro­pagande anti-religieuse... Et Soljénitsyne mentionne par­mi les ruisseaux ou les fleuves qui alimentent l'Archipel celui -- permanent -- de prêtres ayant refusé de colla­borer avec la N.K.V.D. en dévoilant le secret de la con­fession (p. 70). Le pasteur Wurmbrand affirme dans son livre *L'Église du Silence torturée pour le Christ* ([^63]) qu' « il est bien connu que l'archevêque Nicodème est un indicateur » et que « le commandant Deriabine, ex-membre de la police secrète soviétique, a certifié que ce Nicodème était de ses agents ». Ainsi divers ouvrages ou articles recoupent ou complè­tent le dossier de Soljénitsyne. D'ailleurs on peut lire dans *L'Archipel Gou-Lag,* au quatrième chapitre de la I^e^ partie, la description des pressions que subissaient les jeunes universitaires se préparant à devenir physiciens ou chimistes, pour entrer dans les écoles de la N.K.V.D. (p. 168). Des officiers valeureux, combattants des premiè­res lignes, en subissaient également (pp. 176-177). 171:182 Grâce à ces recoupements, aux témoignages émanant de personnes aussi diverses que Soljénitsyne, le pasteur roumain Wurmbrand, le militant anti-religieux soviéti­que cité, nous avons tout lieu d'affirmer que certains prêtres et certains évêques de l'Église officielle d'U.R.S.S. sont des collaborateurs de la Police d'État, sont des col­laborateurs d'un État dont la destruction de toute reli­gion est un des buts primordiaux. Des tortures variées à l'extrême et dont l'horreur dé­passe l'imagination sont décrites tout au long de l'ouvra­ge. On retrouve là encore les mêmes horreurs sataniques décrites dans les *Dépositions devant le Sénat des États-Unis* du pasteur Wurmbrand. Russe-slave, roumain-latin, le communisme intrinsè­quement pervers est toujours le même. \*\*\* Nous avons à plusieurs reprises, en parlant de l'Église orthodoxe en U.R.S.S., précisé Église « officielle ». Cette précision est indispensable, car c'est de l'Église officielle que viennent les délégués à toutes les rencon­tres interconfessionnelles. En 1962, pour l'ouverture du Concile Vatican II, on tenait tellement à les recevoir que Mgr Willebrands a dû avoir de nombreuses rencontres et même faire un voyage à Moscou, où « il avait sûre­ment donné des assurances que les observateurs ne se­raient jamais placés dans une situation délicate » ([^64])*.* Or, que pouvait avoir de « délicat » la présence d'un ob­servateur orthodoxe au Concile catholique ? L'Église rus­se hors frontières a accepté, elle, l'invitation quelques mois plus tôt, sans se permettre de demander des garanties et sans aucune crainte... Cette Église hors frontières et ses Centres d'information disposent de volumineux dos­siers attestant l'existence en Russie soviétique d'une Église orthodoxe clandestine ([^65]). 172:182 Certes, les informations émanant de l'Église hors frontières sur l'Église clandes­tine passent difficilement dans la grande presse. Cela se comprend : si l'on tient compte de l'existence d'une Église clandestine, on est obligé de considérer les délégués si désirés de l'Église officielle comme autant d'interlocuteurs non valables. Les catholiques ont connu une situation semblable lors de la Révolution française, avec les prêtres et évêques assermentés ou non assermentés : ce sont les non assermentés qui furent canonisés ; c'est en eux que vivait l'Église catholique. \*\*\* On trouve peu de choses sur cette Église du Silence dans le dossier qu'est *L'Archipel Gou-lag.* Relevons, pages 139 et 140, l'interrogatoire d'une vieille femme -- maillon d'une chaîne clandestine d'évasion de l'Archipel de prêtres et d'un métropolite. Mais le compagnon de détention et l'ami de Soljénitsyne, Dimitri Panine, a déclaré lors d'une réunion d'informateurs religieux en janvier 1974 que cette Église existait, qu'elle comptait des amitiés et même des soutiens dans les milieux de l'Église. Le lecteur se demandera enfin : Soljénitsyne est-il croyant ? La réponse peut être trouvée dans le livre con­sacré à cette question par A. Martin ([^66]). Elle est nette­ment affirmative, et Dimitri Panine l'a encore répété aux informateurs religieux ([^67]). Que nos lecteurs fassent con­fiance à ces deux réponses : une étude détaillée, basée sur tous les écrits de Soljénitsyne -- c'est-à-dire non seu­lement ses livres mais aussi ses interviews, lettres ouver­tes (dont celle au Patriarche de Moscou), circulaires, etc. -- exigerait un volume. 173:182 Quant à *L'Archipel Gou-lag,* il donne une réponse à toutes les questions que nous nous posons, réponse qui explique aussi le comportement des saints martyrs des premiers siècles de la vie de l'Église. A travers tout l'Empire Romain -- de Lyon à Rome, Car­thage, Alexandrie, Antioche, Nicomédie et autres lieux in­nombrables --, les chrétiens supportaient tout sans fail­lir car ils ne craignaient absolument rien d'autre que d'en­freindre les lois de l'Église. Et, pages 139 et 140 de *L'Archipel Gou-lag,* Soljénitsyne écrit (nous traduisons librement) : Il faut entrer dans la prison, sans tressaillir pour sa tiède vie laissée en arrière. Il faut se dire sur le seuil : la vie est terminée -- un peu trop tôt -- mais il n'y a rien à faire... A partir d'aujour­d'hui mon corps m'est inutile -- il n'est plus mon corps. Seuls mon esprit et ma conscience me res­tent chers et importants. Et, devant un tel détenu, l'instructeur cède... Mais com­ment transformer son corps en pierre ? Soljénitsyne cite ici Berdiaev, arrêté en 1922 et maintes fois interrogé par Dzerjinski, célèbre pour ses cruautés. Berdiaev ne s'est pas humilié, n'a pas supplié, mais « a exposé avec fermeté les principes religieux et moraux qui ne lui permettaient pas d'accepter le pouvoir qui s'est instauré en Russie ». Et Berdiaev fut libéré, puis expulsé. Soljénitsyne cite encore l'exemple d'une vieille femme arrêtée en 1937. Questionnée chaque nuit, menacée, elle répondait invariablement : « Vous ne pouvez rien faire de moi, même en me coupant en morceaux. Vous crai­gnez bien vos chefs, vous avez peur l'un de l'autre... et moi -- je n'ai peur de rien ! Moi -- je suis prête ! Même tout de suite, chez le Seigneur, pour répondre de­vant Lui. » Ne sentons-nous pas dans la réaction de cette vieille femme le même souffle qui émanait des vies des saints martyrs ? Et nettement, pour Soljénitsyne, cette position est la seule et unique voie de salut possible. En refermant le livre, il nous vient naturellement à l'esprit le tropaire ([^68]) aux martyrs : 174:182 « Tes martyrs, Seigneur, par leur combat, ont, reçu de Toi, notre Dieu, la couronne incorruptible. Avec Ta force, ils ont terrassé les tyrans et brisé même l'audace impuissante îles démons. Par leurs supplications, ô Christ, sauve nos âmes. » A. Troubnikoff. Le Père Troubnikoff a déjà publié dans ITINÉRAIRES : -- « L'Église orthodoxe russe hors frontières » : numéro 75 de juillet-août 1963. -- « Les Chrétiens en U.R.S.S. » : numéro 81 de mars 1964 -- « La foi en U.R.S.S. » : numéro 90 de février 1965. Il a d'autre part publié trois ouvrages : -- *Proche-Orient, berceau de l'orthodoxie*, en russe : un volume de 351 pages 19,5 14. Éditions de la Représentation des émigrés russes en Amé­rique, Madrid 1964. -- *Commentaires sur la divine liturgie*, en français : un volume de 64 pages 24 15. Éditions du Centre orthodoxe d'information, Meudon, 1971. -- *Commentaires sur les sacrements*, en français : un volume de 64 pages 24 15. Éditions de l'Action orthodoxe, Genève 1973. 175:182 ## NOTES CRITIQUES ### La part de vérité De tous côtés, et souvent de très haut, on appelle le peuple chrétien à « l'écoute » des opinions de l'adversaire ou de l'étranger. Fort bien. Nous n'entendons pas nous fermer aux vérités détenues par les voisins ; ni leur refuser en cas de nécessité le secours de nos réfutations. Mais quel sort réserver aux sottises pures et simples, qui sont légion... ? Ainsi, en ouvrant la « Somme de Théologie » à sa question initiale -- *De Deo, an Deus sit ?* -- je me demande ce que répondrait saint Thomas d'Aquin à l'objection de cet astronaute soviétique si prompt à claironner la fin des illusions religieuses : il n'avait pas vu Dieu le Père dans son voyage extra-terrestre. En effet, fidèle à cette méthode qui fait toute la vigueur de la « disputatio » médiévale, le Docteur commun ne s'objecte que des propositions apparemment irréfutables. Non pour le seul plaisir de les réfuter quand même, mais bien pour répon­dre aux difficultés qui s'imposent vraiment comme telles. Or, quelle apparence ou quelle part de vérité pourrait-il y avoir dans cette affirmation que Dieu n'existe pas, parce qu'il ne m'est pas actuellement donné de Le voir ? En quoi l'absence de perception sensorielle directe renseigne-t-elle le scientifique, le philosophe ou même l'historien sur l'existence ou l'inexis­tence d'un *être,* quel qu'il soit ? La personne concrète, vivante, de Napoléon Bonaparte n'est point -- pour nous -- le fruit d'une expérience tactile ou visuelle ; ni l'atome du physicien, qui doit être perçu, comme on sait, à travers l'écran d'un ou­tillage théorique et technique extrêmement élaboré. Pourtant, le code civil existe bien, et la bombe atomique aussi. S'il ne nous vient pas à l'idée de douter que l'un manifeste la réalité historique d'un Bonaparte et l'autre la nécessité physique des atomes, c'est qu'entre la trame des choses invisibles ou passées et l'homme de tous les temps se meut un moyen terme, au nom d'intelligence, qui -- à condition bien sûr d'en utiliser les ressources -- permet de ne point sombrer dans la nuit douce-amère du scepticisme intégral. En elle-même, l'existence de Dieu s'impose beaucoup plus lumineusement que celle de l'atome ou de Napoléon, car *Dieu* et *Être* sont une seule et même chose ; donc, contrairement au préjugé tenace du relativisme, l'affirmation inverse n'offre au­cune « part » de vérité. 176:182 Mais, pour l'homme qui n'a jamais voulu orienter son intelligence vers la recherche de Dieu, c'est-à-dire vers l'univers entier en tant qu'il témoigne sans fin de l'existence et de la puissance de son Créateur (comme le code civil témoignera sans fin de l'existence de Napoléon, et même de bien des choses sur Napoléon), cette réalité suprême n'ap­paraît pas du tout comme une évidence. C'est la réponse précise de saint Thomas, dans sa « Somme de Théologie » : « Je dis donc que cette proposition : Dieu est, autant qu'il est en elle, est évidente par elle-même (*per se nota*)*,* car le prédicat y est identique au sujet ; Dieu, en effet, est son être même, comme on le verra plus loin. Mais comme nous ne savons pas, nous, ce que Dieu est, cette proposition, pour nous, n'est pas évidente ; elle a besoin d'être démontrée par ce qui est mieux connu de nous, à savoir par les effets de Dieu. » (Ia, qu. 2, art. 1.) En répétant sottement que toutes les idées, croyances ou convictions contiennent leur part de « vrai », et qu'on doit sans plus tarder se mettre « à leur écoute », le beau parleur libéral dénature en fait une vieille et très sage formule héritée des philosophes grecs : « *Chaque homme possède en lui quel­ques parcelles de vérité. *» Si l'on comprend que la vérité se définit comme le rapport d'adéquation de l'intelligence au réel, ne souffrant pas en elle de degrés, en soi ces parcelles d'in­tuitions vraies ne sont aucunement « mélangées » d'erreur ; mais elles sont comme emprisonnées sous la gangue fort épais­se des idées toutes faites et des imaginations... C'est précisément le rôle de la dialectique, art de mener nos échanges vers une plus grande lumière, de soumettre à l'épreuve d'une critique interne et externe serrée le tout venant des opinions humaines. Historiquement, l'inventeur de la dialectique est Socrate, qui en réserve cependant l'emploi à l'élucidation des concepts de la morale ; on doit à Platon, puis à Aristote, d'en avoir fait un instrument vraiment rationnel et scientifique, applicable à tous les domaines du savoir. « *Du choc des idées,* écrit Aristote, *jaillira la lumière *». Cela signifie que dans toute recherche honnêtement menée en commun, les erreurs tendent à s'annuler mutuellement à cause même de leur fragilité et du frottement auquel on les soumet ; les vérités au contraire, si limitées soient-elles, finissent un jour ou l'autre par s'entendre et se conjuguer. La chose vaut aussi pour cette sorte de discussion avec soi-même qu'implique l'activité du chercheur solitaire. Et c'est ici qu'apparaît le mieux l'optimisme (ou le réalisme) foncier des grands philo­sophes grecs : l'intelligence, quelles que soit ses errances, reste faite pour la vérité ; elle y tend spontanément ; et, de ses ren­contres, de ses expériences, elle ne sort jamais qu'enrichie d'une certaine part, parcelle ou particule de connaissance vraie. Aux meilleurs de faire fleurir ces graines pour le pro­grès du patrimoine intellectuel commun. 177:182 A cette dialectique de l'erreur et de la vérité, de nouvelles mœurs intellectuelles substituent un sentimentalisme ou un sen­sationnisme tout à fait désolant. A quoi bon pousser l'une con­tre l'autre des idées qui, presque toujours, ne sont plus que des vouloirs ou des impressions ? Ainsi s'expliquent ces macro­discours parfaitement clos sur eux-mêmes, qui sonnent aujour­d'hui le glas de toute pensée conforme à son objet. Il suffit pour s'en convaincre d'assister à l'un de ces fameux « débats » sociologiques ou culturels que les mass-media ont mis à la mode : les interventions pourraient toutes y avoir été enregis­trées séparément -- comme chez les sophistes du IV^e^ siècle avant J.-C., que Socrate avait salutairement contraint à dispa­raître ou à se corriger. Socrate et ses génials disciples parlaient pour une époque où l'on rêvait seulement de marcher sur la lune ; mais il faut croire que les exigences de la recherche du vrai s'y trouvaient davantage respectées, car ce qu'ils ont apporté au monde, en méthode et en connaissances fondamentales pour la vie humai­ne, est considérable. -- Nous, nous en serons à oublier que nous avons une âme et que le monde chante les louanges de Dieu, quand avec certitude la présence d'une vie animale sur Afars pourra être établie. Hugues Kéraly. ### Une introduction à la philosophie Enfin un livre de philosophie ([^69]) où le lecteur, par l'his­toire même de la philosophie, comprendra que les grandes questions métaphysiques ne sont pas « dépassées » et sont en petit nombre ; elles se rapportent forcément à l'être et la natu­re, l'acte et la puissance, la possibilité pour l'esprit d'attein­dre le vrai, la réalité de la liberté, mais aussi les limites insur­montables de l'intelligence toute seule devant le mystère du mal... 178:182 Petit nombre de questions, et nombre restreint des solu­tions typiques ; et si l'on refuse les réponses déjà indiquées par Aristote, portées à leur point de perfection par saint Tho­mas d'Aquin, on se condamne à tourner indéfiniment dans un cercle d'erreur étroitement circonscrit. -- Enfin un livre de philosophie où les idoles du jour : marxisme et freudisme, les idoles pourries d'une *intelligentsia* catholique installée et dévo­yée, sont démasquées, dégonflées, vidées, crevées, enterrées. Je n'ignore pas que certains ouvrages de Maritain auraient pu introduire à la philosophie le lecteur profane. Les ouvrages auxquels je pense se distinguent en effet par les qualités de l'expression et par la manière vivante d'aborder les problèmes ; mais ils sont atteints hélas ! d'un vice congénital ; il arrive trop souvent à Maritain par sympathie pour les modernes et sous prétexte de « délivrer des vérités captives » d'accepter la manière moderne de poser la question et de laisser croire que, même dans des conditions pareilles, il reste possible d'ap­porter une réponse thomiste. Finalement je ne vois dans toute l'œuvre de Maritain que deux bons livres *d'introduction géné­rale à la philosophie :* d'abord *le manuel,* qui porte ce titre, qu'il publiait au début de sa carrière contradictoire ; ensuite les *Trois Réformateurs : Luther, Descartes, Rousseau.* Mais *De Bergson à Thomas d'Aquin,* malgré d'utiles *leçons,* ne critique le bergsonisme qu'avec mollesse ; les *Quatre Essais sur l'esprit,* dans l'une des études admettent la thérapeutique psychanaly­tique et couvrent d'éloge Roland Dalbiez. Or la thèse de ce dernier, composée sans doute avec une certaine force dialec­tique, fut en réalité, selon le mot si juste de Louis Jugnet, un véritable *cheval de Troie,* elle a transporté des tonnes et des tonnes de poison freudien dans les séminaires, les scolasticats et les noviciats ; dans des dizaines et peut-être dans des centai­nes de cloîtres. Nous n'avons pas à connaître les intentions de Roland Dalbiez mais son œuvre, tant célébrée par Maritain, est mortellement toxique. Le grand philosophe chrétien Marcel De Corte a présenté l'ouvrage posthume de son ami dans une préface splendide qu'il faut lire et relire. « Le livre que nous présentons au lec­teur manifeste les qualités de l'éducateur-né. Nous disons bien de *l'éducateur,* de celui qui aide l'intelligence à se dépouiller de la fascination de l'imaginaire qui se substitue, avec une fréquence inouïe, à son objet propre : la réalité intelligible, -- et non de l'enseignant qui exécute mécaniquement un pro­gramme venu « d'en-haut », d'un État dont la prétention péda­gogique est égale à son « omninesscience. » (p. 8) 179:182 « Louis Jugnet a puisé sa force dans l'enseignement du « Maître de ceux qui savent » : Aristote, et dans celui de saint Thomas d'Aquin qui le clarifie, le prolonge et en souligne sans cesse l'harmonie avec la Révélation chrétienne. Il ne craint pas de se présenter tel qu'il est : un *philosophe catholique*, un tho­miste de la stricte observance qui affirme, avec une sereine et solide assurance, prête à faire front à tout « contestataire », que, « *si une doctrine telle le thomisme est substantiellement vraie, elle peut fort bien contenir la réponse à des problèmes historiquement variables en leur formulation, d'autant plus que la pensée humaine, loin d'être affectée du coefficient de varia­bilité que certains voudraient lui attribuer, oscille entre un as­sez petit nombre de problèmes fondamentaux, pourvus d'un nombre presqu'aussi restreint de* « *solutions-types *». Pour Louis Jugnet, comme pour nous, *la valeur du thomisme est quelque chose de présent -- et d'éternel, -- de présent parce qu'éternel. *» (p. 10) Louis Jugnet mourut subitement dans la nuit du 11 au 12 février 1973, le chapelet à la main. Ce grand exemple d'un phi­losophe chrétien véritable ne sera pas perdu. Car si l'étude et la docilité à la tradition sont absolument indispensables, ce­pendant sans la prière elles tournent court ; et c'est par la simple prière à Notre-Dame que nous seront accordé l'humi­lité d'esprit et le courage sans lesquels il n'y aurait ni philo­sophie, ni théologie, qui puissent tenir. R.-Th. Calmel, o. p. ### Bibliographie #### Utopie et religion Les Éditions Beauchesne publient la traduction française d'une des grandes études politiques de notre collaborateur Thomas Molnar, parue dans sa version américaine en 1967 « *L'Utopie, éternelle hérésie *»*.* Il s'agit d'une critique interne, très serrée, des principales revendications de l'utopisme reli­gieux ou athée à travers l'histoire ; car -- c'est la thèse principale du livre -- leur racine est commune : « A la racine de l'utopie, il y a la défiance de Dieu, l'orgueil sans limite, l'ap­pétit d'un énorme pouvoir et l'usurpation d'attributs divins en vue de manipuler et de modeler le destin de l'homme. » (p. 253) La traduction elle-même manque parfois d'élégance ; elle ne laisse pas du moins échapper la vigueur de l'analyse, où se noue une intuition tout à fait originale du phénomène utopi­que, avec l'inquiétante conclusion que nous venons de citer. 180:182 Pour beaucoup, l'utopie se limite à un projet de caractère politique : l'abolition de toute propriété privée, y compris celle de l'argent, s'y conjugue avec le thème de l'évanouissement des conflits, parle simple effet de la création d'un gouvernement mondial ; celui-ci donne ensuite naissance à un univers par­faitement un parce que collectivité jusqu'à la moelle des men­talités humaines, c'est-à-dire (selon le langage utopiste) fondu dans l'amour et la compréhension réciproques. On reconnaît ici le vieux mythe, « grotesque » dit Molnar, d'une société par­faite d'hommes imparfaits. Le communisme n'est que la der­nière ou avant-dernière mise en scène de cette antique « illu­sion », dont la *libido dominandi* est le moteur psychologique constant ; la seule qui se soit assurée d'aussi puissantes assises temporelles -- mais certes pas pour avoir tenu ses. promesses. Cependant, si l'utopie débouche nécessairement sur la poli­tique, elle puise ailleurs son inspiration. Plus qu'un système de gouvernement, le penseur utopiste cherche à imposer autour de lui une certaine vision du monde ; l'humanité y est présentée comme ayant sa fin en elle-même, et ici-bas : la perfection ul­time immanente à l'espèce est au bout de son histoire, des pro­grès de son aventure biologique et cérébrale. On notera qu'il s'agit bien d' « humanité » et jamais de l'homme, l'utopiste n'ayant par définition à connaître que des idées. Celles-ci peu­vent être évolutionnistes, matérialistes, panthéistes ou les trois à la fois, elles ont en commun de n'attribuer de qualité et de perfection qu'au Tout. Elles excluent par conséquent toute ré­férence à un Dieu personnel et transcendant, incompatible avec le *monisme* presque forcené dont se nourrit la spéculation utopique : « La nécessité d'exclure de l'utopie un Dieu radi­calement différent du monde et d'introduire à sa place un Dieu immanent est due au fait que Dieu agit toujours comme un aimant, attirant à lui une partie du loyalisme de l'homme. L'admettre reviendrait à désorganiser l'utopie. Au contraire, si l'humanité est considérée comme divine en elle-même, la co­hésion de l'utopie est parfaite. » (pp. 134-135) Donc, tandis que la religion s'efforce de réconcilier l'hom­me avec son Créateur, en l'incitant à reconnaître et combattre ses propres imperfections, 1'utopisme décrète la réconciliation définitive de l'humanité avec elle-même, par elle-même : com­me si tout le mal venait, non des individus concrets, mais d'une sorte de malentendu historique, d'une conspiration qua­siment inconsciente des siècles passés contre le seul principe du Bien, celui de la cohésion mondiale. l' « Organisation », mot-clé des programmes utopistes contemporains, mettant enfin un terme aux vieux conflits, assurera ce passage à l'unité où toutes les perfections de l'espèce humaines devront nécessai­rement s'épanouir -- tandis que s'évanouissent peu à peu les honteuses différences de race, de morale et de religion. De Ménie Grégoire aux théologiens de la « mort de Dieu », entend-on aujourd'hui un autre refrain ? 181:182 Mais, en attendant d'être effective, l'Organisation appelle un promoteur particulièrement puissant, un gouvernement, qui ne saurait ressembler à aucun autre. C'est l' « État-Providen­ce ». Tant que la « conscientisation » du groupe n'est pas suf­fisante, le passage à l'utopie impose en effet à l'État 1'exorbi­tant pouvoir de prendre en charge chaque détail de notre vie, nous libérant même du souci de penser : « La personne pri­vée est ignorante, irresponsable et égoïste ; le gouvernement est sage et agit dans l'intérêt de tous, même quand il informe les citoyens de ce qu'ils *devraient* désirer (...) La société tout entière est transformée en un monstrueux système d'assistance et ses membres sont réduits à l'état d'enfants. » (p. 158-159) Thomas Molnar nous fait toucher ici aux deux plus gran­des contradictions du phénomène utopique : une vision foncièrement pessimiste de l'univers, conçu comme le fruit du ha­sard, et de l'histoire en perpétuel échec, vision qui conduit à la prophétie d'une symbiose paradisiaque de toutes les nations en un seul corps ; et surtout cette extraordinaire foi en une liberté humaine sans limites (« tout est possible »), qui n'en débouche pas moins sur l'organisation de l'esclavage par l'État. Le réel point final historique de l'utopie, c'est le totalitarisme. On nous dira que les utopistes eux-mêmes prennent rare­ment le pouvoir. Et il est vrai qu'aucun de leur fumeux modè­les ne voit le jour comme il avait été décrit. L'utopisme a ce­pendant de nombreuses répercussions sociales et politiques par le type de pensée, voire seulement l'état d'esprit, dont il est l'inlassable propagateur. Les révolutionnaires n'ont guère be­soin en effet des hérauts de l'utopie pour installer concrète­ment leur pouvoir. Mais il leur en faut pour préparer, justifier et entretenir cette Révolution des intelligences sans laquelle la mise en mouvement de l'appareil totalitaire ne se fait pas. Il leur en faut pour enseigner le catéchisme socialiste aux en­fants. Thomas Molnar cite ici un texte qui passerait presque pour une caricature, s'il n'émanait d'un authentique penseur utopiste ([^70]) : Q. -- Par qui êtes-vous engendrés ? R. -- Par l'État souverain. Q. -- Pourquoi êtes-vous engendrés ? R. -- Pour aimer et servir l'État souverain, tou­jours. 182:182 Q. -- Qu'est-ce que l'État souverain, ? R. -- L'État souverain est l'Humanité, être com­posite et parfait. Q. -- Pourquoi l'État est-il suprême ? R. -- L'État est suprême parce qu'Il est mon Créateur et mon Conservateur, au sein duquel je suis et vis, qui dispose de mon existence et sans lequel je ne suis rien. Q. -- Qu'est-ce que l'individu ? R. -- L'individu est seulement une partie d'un tout, et il trouve sa complète et parfaite expression dans l'État souverain. Les individus sont seulement faits pour la coopération, comme les pieds, les mains, les paupières, ou comme les rangées de dents supérieures et inférieures. Dans ce texte, dogme de l'esclavagisme sociologique, on voit que la littérature utopique ne répugne aucunement à se servir du langage de la religion, présentant comme une fin sur­naturelle et absolue la soumission à l'État tout-puissant. Tho­mas Molnar montre d'ailleurs fort bien que l'utopisme reste, à plusieurs point de vue, en rapport très étroit avec les héré­sies religieuses. En effet, historiquement, on ne trouve point d'hérésie qui ne prêche un bouleversement des rapports sociaux dans le sens de certaines utopies : cas de l'arianisme, de l'hérésie albigeoise, aussi bien que de la Réforme à son ori­gine. En combattant l'hérésie, l'Église catholique ne défend pas seulement le dépôt révélé contre les déviations ou les affaiblis­sements doctrinaux ; elle protège contre les plus dangereux désordres les bases naturelles de la vie en société. D'autre part, le ressort philosophique ou religieux de l'utopiste est, comme celui de l'hérésiarque, une sorte de revendication de la pureté absolue, parfois généreuse, parfois feinte ; une volonté de divi­nisation hic et nunc de l'humain. Dans la mesure où l'Église ne renonce pas à communiquer aux hommes la crainte de Dieu et l'amour de leur destination surnaturelle, le christianis­me reste donc un très solide rempart contre l'utopie révolu­tionnaire. Celle-ci n'est peut-être aussi florissante, aujourd'hui, que parce que tant d'hommes de Dieu négligent de nous parler du Ciel -- quand ils ne mettent pas la main à l'entreprise de subversion, au nom d'un Évangile qu'ils ne savent plus lire. En tout état de cause, ce vide spirituel où les clercs (de toutes les Églises) s'appliquent à faire tomber le monde des croyants doit, un jour ou l'autre, trouver des produits de sub­stitution... Comment l'utopie ambiante n'en sortirait-elle pas renforcée ? « L'individu qui ne participe plus spirituellement à la réalité transcendante ne peut être qu'un atome en dérive dans le complexe politique. Il n'est pas surprenant que l'uto­pie soit son refuge : mais l'utopie n'est-elle pas un refuge pour des individus anonymes, pour le troupeau inquiet et sans loi ? (p. 267) Hugues Kéraly. 183:182 #### L'animal politique La pensée politique, aujourd'hui, est voilée (comme on dit d'une roue) par l'histoire, et le sentiment naïf que nous nous trouvons à un moment incomparable de cette histoire : au seuil de sa fin, sur le point de réaliser la société parfaite. Tel est de courant dominant. Th. Molnar, avec quelques au­tres, y résiste merveilleusement, et à ce titre, *L'animal politi­que* ([^71])*,* à la suite de *La Gauche vue d'en face* et de *L'utopie,* est une œuvre salubre, un rayon de lumière qui transperce les ténèbres. Il est important de le lire. Molnar commence par constater que la société politique tend à l'universel : on nous promet une cité unique, qui cou­vrirait tout le globe. L'ennui, c'est qu'il en existe au moins deux modèles : l'américain et le russe. C'est un de trop. Et puis nous nous faisons des illusions sur la diffusion des modes de pensées, des systèmes, et des idéologies de l'Occi­dent : Molnar, grand voyageur, a observé le contraire. Notre vocabulaire est partout présent (dernier hommage à une puis­sance qui se retire), mais pour le Tiers-Monde *démocratie* veut dire seulement une saine gestion, une corruption moindre, et *socialisme,* « une démocratie plus démocratique ». A vrai dire, l'Occident est de moins en moins un modèle, parce qu'il a perdu confiance en lui. Molnar met le doigt sur un point trop souvent laissé dans l'ombre. L'Occident doit une bonne part de son prestige à sa puissance technique. On obser­ve un déclin des vertus nécessaires à l'économie industrielle c'étaient les vertus paysannes et civiques qui ont permis les énormes sacrifices sur lesquels s'est établie notre puissance. Aujourd'hui le ressort est usé, et rongé par la société même qui en vit. « La démocratie libérale, forme politico-sociale qui ca­ractérise l'Occident depuis bientôt deux siècles, va s'amenui­sant, et avec elle la mentalité productive en économie. » 184:182 Cette démocratie, destructrice de l'ordre ancien, n'était qu'une étape pour la gauche, qui s'en moque assez aujourd'hui (elle s'accommode très bien des partis uniques, de l'absence de liberté, etc., pourvu que le chef soit *socialiste*)*.* Et c'est la droi­te, nouvelle convertie, qui s'accroche aux règles du jeu démo­cratique, sans émouvoir personne. Trait complémentaire : l'Occident regarde ailleurs, en You­goslavie, à Cuba, dans le Tiers-Monde, et y cherche des modè­les. Comment se présente l'avenir ? « Voici que l'Occident se décompose en direction de ces deux formes prépolitiques \[l'anarchie et le totalitarisme\] depuis longtemps dépassées par lui, tandis que le despotisme oriental et la société tribale sur­gissent sous le régime communiste et sous les régimes improvi­sés et provisoires du Tiers-Monde. » Ce n'est pas le lieu ici de montrer comment Molnar peut en venir à ces affirmations, mais on peut indiquer comment l'Occident lui-même y pousse. Pour *Le Monde,* nous savons que le Chili d'Allende, dans la misère, vaut mieux que le Brésil prospère, parce que le premier est révolutionnaire et le second non. Et la réaction du quotidien français est celle de toute l'in­telligentsia occidentale. (Il y aurait une étude à faire de cette classe informante et enseignante qui, faible numériquement, est majoritaire parce qu'elle dispose des moyens d'information, et frappe d'interdit tous ceux qui ne se rallient pas à ses thè­ses.) Dans la deuxième partie de son ouvrage, l'auteur montre comment nous sommes à la fin d'un long processus qui a miné peu à peu les sociétés politiques *articulées,* différentes, modé­rées (chefs-d'œuvre nés de la Grèce *et* du christianisme), pour en arriver à nos sociétés monolithiques. Un temps, l'individu et l'État luttèrent ensemble contre les corps intermédiaires et les diversités. A la fin, ne restent que l'État et des puissances obscures, non contrôlables parce que non reconnues. Sous l'approbation universelle, on ne voit pas la mort du mythe démocratique, assailli de tous côtés. (Dans cette analyse, l'auteur se réfère à M. Eliade.) Ce qui reste, c'est un mélange d'anarchie et de totalitarisme, l'un nourrissant l'autre, qui inter­dit toute vie normale de la cité. A la limite il n'y a plus de cito­yens : seulement des policiers et des délinquants (et des indi­vidus passant d'un rôle à l'autre). Alors ? Il faut finir comme Molnar : « Dans la société ar­chaïque on avait recours, à des intervalles réguliers, aux céré­monies du mythe de fondation, autrement dit, à l'immersion dans l'Être ; dans nos sociétés occidentales, ce n'est pas possi­ble, on ne peut pas remonter le cours du temps, se replonger à coup sûr dans l'Être.  185:182 Moins régulièrement et donc avec davan­tage de risque d'échec, nous cherchons une inspiration réno­vatrice dans l'autre pôle de la dualité, celui qui, précisément, nous fait saisir la politique dans sa précarité, et ses limites, mais aussi dans son inévitabilité en tant que domaine légitime de César. C'est ainsi que le déclin est souvent arrêté : l'âme des hommes s'ouvre alors à la transcendance et, l'espace d'un éclair, tout devient clarté et transfiguration. La politique se complète par ce qui la dépasse. » Georges Laffly. #### Tableau de la littérature française de Madame de Staël à Rimbaud (Gallimard) Voici sans doute un des li­vres les plus ridicules de l'an­née. Il y eut en 39 le « tableau de la littérature de Corneille à Chénier » (Giraudoux y trai­tait de Racine, Malraux de La­clos, Maurras de Chénier), puis en 55, un second tableau, de Rutebeuf à Descartes (Nimier parlant de Scève, J. Perret de Saint-Amand, Valéry de Des­cartes, Audiberti des *Mystè­res*)*.* Le tableau du XIX^e^ siècle est d'autant plus décevant qu'il paraît après ces deux excel­lents volumes. Certes on y trou­vera de bonnes pages : celles de Brice Parain sur Constant, de R. Judrin sur Béranger, de M. Mohrt sur Gobineau (il y en a quatre ou cinq autres). Mais à côté de cela, que d'er­reurs : peut-on imaginer le XIX^e^ sans Tocqueville, A. Comte, Proudhon, Veuillot ? Le pre­mier tableau s'arrêtait à Ché­nier, et cela a pu faire exclure des écrivains nés avant lui : cependant, si on le comprend pour le prince de Ligne, cela s'explique mal pour Maistre, pour Bonald, pour Joubert. qui sont à nos yeux post-révolu­tionnaires, et que l'on aurait dû classer avec le XIX^e^ -- et pour Maine de Biran (1766), la date ne joue pas. Nous avons droit à Eugène Sue et à Jules Verne, mais pas aux noms qu'on vient de citer, ni à ceux de Custine, de Fustel de Coulanges, ou d'Augustin Thierry (ou de Thiers). Deuxième reproche : le bre­vet de durée que délivre ce tableau est en fait un certifi­cat de civisme, comme on di­sait sous la Révolution. Voici ce que devient Taine, sous la plume de Pierre Nora : « Son nom seul évoque tout ce qu'il y a de détestable (...) l'Alsace-Lorraine et l'ordre moral en littérature, la droite enfin, la Droite surtout... » Pour P. Jul­lian, E. de Goncourt, qui a le tort d'être « antisémite, scato­logique »... « devait être pédé­raste. » Comme il a écrit plus haut qu'il était « veuf » de son frère, on se demande si ce Jul­lian est totalement idiot ou to­talement ignoble. 186:182 Et il doit se croire brillant ! Pour Bour­geade, Loti, « c'est Dada », et Burguet batifole avec une lé­gèreté d'éléphant à propos de Balzac. A. Joufroy, lui, con­damne Baudelaire, qui n'a rien compris à la Révolution. Tout cela est lamentable. Plus lamentable encore, l'ad­miration qui a accueilli, ici et là, l'article de Roland Barthes sur Bloy. Barthes part du rôle de l'argent chez l'auteur du *Sang des pauvres.* Ce n'est pas bête. Mais comme il n'y a pas à se gêner avec ces auteurs, *irrécupérables,* il finit par dire que personne ne prend au sé­rieux ce qu'écrit Bloy, (« l'illusion, ce sont les contenus, les idées, les choix ») seule compte la langue, « l'érotique du langage ». Ce qui est encore plus cu­rieux, c'est que Barthes (qui a été élu « génie à vie » il y une quinzaine d'années, com­me Bonaparte était consul à vie) n'a pas lu son auteur. Il ne signale même pas que pour Bloy, l'argent était aussi une image du Christ : « N'est-il pas clair comme le jour que l'Argent est préci­sément ce même Dieu qui veut qu'on le dévore et qui seul fait vivre, le Pain vivant, le Pain qui sauve, le Froment des élus, la Nourriture des Anges, mais en même temps, la Manne ca­chée que les pauvres cher­chent en vain ? » (Exégèse des lieux communs.) Ce troisième « tableau » suf­fit à montrer le triste état de la critique officielle. G. L. #### Dino Buzzati : Le Rêve de l'escalier (Laffont) C'est un recueil de nouvelles avec, pour réunir tous les grains du collier, un fil noir : la mort. Sa hantise (je crois qu'il s'agit là du dernier re­cueil de l'auteur, mort quel­ques mois après cette publica­tion) se manifeste sous les for­mes les plus diverses, dans ce mélange de textes qui tien­nent de l'apologue, du récit fantastique du récit de rêve. Nouvelles fantastiques, oui, et satiriques aussi. Un très beau livre et qui, par parenthèse, donne une fière idée du lec­teur italien : ces textes ont pa­ru d'abord dans un quotidien. le *Corriere della Sera.* Un quo­tidien français les aurait im­médiatement écartés, pour cau­se de *qualité.* G. L. 187:182 #### Ernst Jünger : Rivarol (Grasset) C'est un match France-Alle­magne. D'un côté « le Fran­çais par excellence » selon Voltaire, l'homme de la raison, de la clarté, des définitions précises. En face, l'Allemand aux écoutes du mystère, des analogies, sismographe sensi­ble aux mouvements souter­rains, qui pressent et devine. Rivarol regarde, Jünger est vo­yant : on n'imagine pas deux esprits plus complètement op­posés. Déjà dans son Journal, Jünger notait : « *L'homme qui dort est l'homme diminué...* une des erreurs de Rivarol. » Malgré une telle distance, cet essai est admirable de com­préhension. Il a servi de pré­face à une traduction des œu­vres de Rivarol faite par Jün­ger lui-même il y a une ving­taine d'années. Type achevé de l'homme du XVIII^e^, produit d'une civilisa­tion exquise, Rivarol n'est pas épuisé par cette définition. Il a conscience du changement des temps. « Voilà pourquoi sont injustes les critiques qui le considèrent uniquement comme un phénomène de l'ancienne société, un esprit de l'Ancien Régime dans sa per­fection. Ils négligent de voir la nouvelle vigilance qu'éveille la proximité d'un grand dan­ger jusque là inconnu. » Cet « incorruptible » du lan­gage et du jugement, comme dit Jünger, met toute la clarté et l'acuité de son esprit à dé­crire exactement la situation. Il voit le début du nivellement, la pression écrasante de l'état nouveau. Sa « froide raison » lui fait rejoindre l'esprit pro­phétique. Il y a des pages proprement politiques dans cet essai. On tourne autour de vieilles véri­tés, dit Jünger, « quand elles apparaissent vêtues du costu­me du temps, alors seulement la tradition peut de nouveau s'établir ». (Je ne respecte pas la ponctuation du livre. Mais il me semble que c'est ainsi qu'il faut comprendre la phra­se.) Restaurer, conserver (conser­ver quoi, pour ce qui est de la politique ?), ces mots ont per­du de leur poids. Il s'agirait plutôt de *fonder* à nouveau. Jünger n'emploie pas ce ver­be. On se contentera ici d'in­diquer la discussion possible. Il est vrai que Rivarol ne fut pas ultra, et qu'il y avait un romantisme dans l'attitude ul­tra, la nostalgie de ce qui n'était plus. D'autres essais, sur des écri­vains, ou sur le langage com­plètent ce volume, que domine le grand nom de Rivarol si mal aimé d'ailleurs dans son propre pays. G. L. 188:182 #### Sainte-Beuve : Cahiers, tome 1 (le cahier vert) (Gallimard) Sainte-Beuve a mauvaise ré­putation (on le dit bas, en­vieux) et sa critique est jugée de haut : à l'abri du contre *Sainte-Beuve* de Proust, on lui reproche de ne s'occuper que des biographies, de fouiller les tiroirs et de médire des hom­mes au lieu de s'occuper de leurs œuvres. C'est à croire que ses adversaires ont tous un cadavre dans leur placard et peur de ce qu'on pourrait découvrir chez eux en appli­quant la méthode beuvienne. La vérité semble assez différente. Sainte-Beuve est d'une dévorante curiosité à l'égard des hommes et de leurs secrets, mais nous reconnaissons vo­lontiers qu'il vit à une époque où les masques, les convenan­ces cachent un peu trop l'hom­me vrai. Et qu'il a suffisam­ment de délicatesse pour ne pas tout dire, ou dire avec dis­crétion. Il n'est sans doute pas che­valeresque. Mais cette vertu est-elle si commune aujour­d'hui que nous puissions lui reprocher d'en manquer ? Ce qui paraît par ce pre­mier tome des Cahiers (dont de nombreux fragments avaient déjà été publiés depuis les Cahiers de 1876 jusqu'à *Mes poisons*) c'est autre chose. Il est vrai que Sainte-Beuve n'a pas aimé son siècle. Cet amateur de musique de cham­bre détestait le tintamarre et Hugo, Lamartine, Balzac aussi, étaient tintamarresques, il faut le reconnaître. Trop de cuivre, trop de grosses caisses et de cymbales pour des oreil­les délicates. Et puis, Sainte-Beuve a le souci du vrai, quand ses con­temporains ne pensent qu'à donner de la voix, et à se fai­re applaudir. Il s'étonne que Hugo, Lamartine, Lamennais, légitimistes en 1825, se retrou­vent vingt ans après sur le dos du lion populaire et n'aient à la bouche que liberté et ré­volution. Comment ne s'éton­nerait-il pas ? Cette débandade est bien surprenante. Il avait commencé, sur ce terrain, par être un girondin de la nuance aigre. A mesure que l'âge passe, il comprend mieux l'infirmité des hommes, la légèreté des enthousiasmes, et il connaît mieux le passé. Il n'incline plus du tout à la révolution, sans rien renier d'ailleurs. Les journées de 48 furent pour lui ce que la Fron­de avait été pour Pascal, ce que la Commune sera pour Taine. C'est cela son crime. « Il y en a qui me croient encore libéral et girondin ; il y en a d'autres qui me croient plus ou moins catholique ou janséniste ; c'est trop d'hon­neur : je ne suis rien, après tout, qu'un épicurien passion­né et inconséquent. Je vois les choses comme elles sont, et l'homme comme il est ; et, par accès, je l'oublie. » Voilà ses limites, et chose rare, il les connaît, ce qui vaut toujours mieux que de se pren­dre pour Dieu le Père, comme il le reproche à Lamartine. 189:182 Son autre crime, c'est qu'il a trompé Victor Hugo. (N'im­porte qui mais pas Hugo, c'est le cri de cinq générations.) Et voilà pourquoi on méses­time cet homme de goût, de discernement, si appliqué à corriger ses adjectifs, à glisser des correctifs infinis dans ses jugements, se reprenant, re­touchant sans cesse. « Malheur à moi, je suis nuance. » (Nietz­che). Esprit subtil et d'un grand savoir, qui reste le meil­leur guide pour visiter ces pa­lais muets, ces siècles loin­tains où la France vivait. G. L. #### Michel Dard : Juan Maldonne (Seuil) Parmi tous, les bénéficiaires des Prix littéraires de 1973, ce roman est le seul à présenter un intérêt original, le seul auquel nous pouvons nous attacher sans y ressentir comme un obstacle absolu des idées auxquelles nous ne pouvons souscrire. Juan Maldonne est une sorte de héros byronien par le besoin de sa destinée, mais chez qui le désenchantement amer de Byron se­rait remplacé par une bizarre aptitu­de à la tendresse ; ses aventures amou­reuses elles-mêmes sont présentées comme les effusions d'un rayonnement intérieur, Il attire les êtres en leur inspirant une sympathie mystérieuse qui leur procure un irremplaçable ré­confort, un remède aux tourments de leur existence. Est-ce une résurgence du caractère « sacré » de la passion romantique, un enseignement des sec­tes slaves ou orientales ? Cette notion aberrante d'une présence gratuitement charismatique s'unit à une métaphysique illuministe complaisamment développée par les personnages dans leurs dialo­gues ou leurs monologues exaltés. Pour­tant on nous laisse le pouvoir de gar­der nos distances : tout cela est situé dans un milieu étranger, la Turquie à la veille de la dernière guerre ; de plus il y a la singularité de tous les person­nages, révolutionnaires isolés ou aven­turiers mystiques : M. Isaa qui est peut-être le Juif Errant, M. Bradès, ca­tholique à la manière de Léon Bloy, le peintre Nizan, Ali Farouk ancien lé­gionnaire puis garde du corps de Trot­ski, et plusieurs personnages féminins séduisants, rêveurs ou torturés. Ce sont des Don Quichotte évoluant dans une poétique où triomphe le langage de l'exception, exprimant l'exaltation des uns ou la mythomanie des autres. Ce­pendant aucun -- et c'est le mystère de l'art -- n'est absolument artificiel et tous sont bizarrement attachants. Les propos qui leur sont prêtés, les pages où l'auteur parle lui-même, sont ri­ches d'une poésie ample et suggesti­ve, enrichie par les souvenirs des er­rances de Juan Maldonne, pèlerin plané­taire d'un idéal confus. C'est un uni­vers, où. sans nous sentir lamais chez nous, nous éprouvons cependant. grâ­ce à un inconstatable souci de hauteur intellectuelle, l'impression de respirer plus librement que dans les autres ro­mans de la même saison. Jean-Baptiste Morvan. 190:182 #### Jean Effel : La création du monde : l'homme (Livre de poche) Les dessins de Jean Effel ont été chers à ma génération, sans qu'on par­tageât pour autant les options politi­ques de l'artiste. Brasillach a raconté que Maurras lui-même, emprisonné avant la guerre, avait épinglé au mur de sa chambre une caricature de lui-même à la Santé par Effel. A quarante années de distance, et compte tenu de l'univers intellectuel et esthétique qu'on nous a « pâtissé » depuis, comme dirait Montaigne la « Création du Mon­de » nous paraît plus près de l'esprit d'enfance que de l'irrévérence. Après tout, Marie Noël avait bien contribué elle-même au folklore biblique amu­sant dans un petit conte où Dieu créait l'homme pour faire plaisir au chien... Mais en feuilletant ces pages de J. Effel, nous nous posons maintes ques­tions. De même que le « Losinus » de Colomb renferme des bons mots de­venus inintelligibles du fait de l'élimi­nation du grec et du latin, l'humour d'Effel sera-t-il perceptible aux géné­rations nouvelles ? « Il sera une fois... » dit Dieu à Adam : raconte-t-on enco­re ainsi des histoires aux enfants ? et les « Il était une fois » les charment-ils encore ? Les petits anges croient préparer la création de l'homme en faisant pousser des choux. « Naïfs ! » dit le Père Éternel... Avec l'éducation sexuelle. Il faudra bientôt une note explicative. De même pour Adam ap­prenant à nommer les animaux et voyant passer des loups : « Pour le moins, tu devrais connaître le blanc. » Le pro­verbe s'en est allé avec bien d'autres, et le loup blanc a paradoxalement sombré dans l'obscurité. Et pour ap­précier Effel, on aurait besoin de con­naître l'imagerie chrétienne la plus ancienne. La religion pouvant acces­soirement enseigner aussi l'humour sans agressivité en même temps que l'es­prit d'enfance. Le pourra-t-elle encore demain ? J.-B. M. #### Andrée Bourçois-Macé : Farandoles à travers la vie Nous avons nos poètes dont l'œu­vre exprime et harmonise notre foi et nos sentiments intimes. Leur langage est celui-là même que nous connais­sons depuis, l'enfance ; on nous en par­le trop souvent un autre qui n'est pas fait pour nous et.. pour lequel nous ne nous sentons décidément pas faits. Pourquoi sacrifierons nous alors les musiciens de nôtre âme à des gloires suspectes et à des productions qui n'éveilleront jamais en nous, même si nous nous forçons, un intérêt véritable ? Ce recueil, unissant des poèmes déjà anciens à des œuvres inédites, déroule à nos yeux le tissu ininterrompu, d'une longue expérience poétique gardant tou­jours dans sa versification classique la souplesse agile de farandole en même temps que le souci d'une méditation chrétienne de la vie. 191:182 Une des pièces, « Intériorité », joue sur le sens de son titre : d'une part la vie intérieure, d'autre part la contemplation du monde se­lon la vision particulière de l'âme fé­minine, l'intérieur domestiqué, la mu­sique de ce monde clos où règnent les enfants, les jouets, les fleurs et les couleurs des étoffes, et où l'imagina­tion danse avec infiniment plus de natu­rel que dans tant de laborieuses dra­maturgies de l'âme qui ne nous offrent qu'un univers mutilé. Ce monde est celui d'une certaine paix ; mais il me semble entendre déjà ceux qui font métier de proclamer la paix murmurer des mots comme « mièvrerie.. optimisme sécurisant perspective bourgeoise » : peut-être n'aiment-ils pas non plus les toiles de Vermeer de Delft. S'il y a ici une sécurité, c'est celle de la Foi ; elle est loin d'écarter l'inquiétude. La pensée de la Mort s'intègre à la trame du chant, elle y tient une place importante, avec le souvenir des trépassés (dont il ne semble plus guère opportun de parler dans la spiritualité sophistiquée du temps post-con­ciliaire). L'univers poétique est ici un univers habituel : le domaine de la poésie n'est-il pas, tout compte fait, celui de l'habitude ? Il faut l'accoutumance pour trouver l'harmonie essentielle ; il faut la tendresse aussi. Nous réclamons le droit à l'attendrissement sur les sujets qui en sont dignes ; Il est dans notre nature et la vérité humaine ne peut l'oublier ou le méconnaître. Les bébés, les fleurs, l'humour quotidien, le « monde peint en bleu » d'un azur plus ou moins assombri, tout cela ne saurait être ignoré sans mensonge, comme la crèche de Noël et les commémorations sacrées trop dédaignées maintenant. « Pourquoi rêver toujours de remonter le fleuve ? » s'interroge le poète : « il exis­te cependant une manière authentique de refaire le parcours, non sans secrètes souffrances, du moins sans amertume, et cette manière est celle des « Farandoles » à travers la vie ». (Imprimerie Henri Pinson -- Les Sables-d'Olonne -- ou chez l'auteur, 26 avenue Maginot -- 35666 Rennes.) J.-B. M. 192:182 ## DOCUMENTS ### Après le départ de Jean Ousset A l'automne 1973, Jean Ousset a quitté la présidence de l'Of­fice international des œuvres de formation civique et d'action culturelle selon le droit naturel et chrétien. Michel de Penfen­tenyo lui succède. Voici l'annonce qu'en a faite Amédée d'Andigné dans *Per­manences*, numéro 107 de février 1974 (reproduction intégrale) Mes chers amis, Il appartient -- me dit-on -- au premier Président de notre Œuvre qui jadis, au lendemain de la guerre, l'a tenue avec son fondateur sur les « fonts baptismaux », de vous faire part d'une nouvelle qui nous affecte tous au tréfonds de l'âme : réalisant une décision longuement mûre et dont il avait reporté l'exécution d'une année, Jean Ousset s'est retiré de la Direction de l'Office. Dans une lettre adressée le 7 décembre aux plus anciens compa­gnons de notre travail pour les avertir de ce départ, Michel de Pen­fentenyo cite ce passage d'un message que Jean Ousset lui avait déjà remis en mars dernier, message destiné aux congressistes de Lausanne, car il avait alors envisagé de ne pas apparaître au Congrès : « Dans une œuvre effacée comme se veut, comme doit être la nôtre, tout culte de la personnalité risque d'être plus désastreux qu'ailleurs. « Je vous supplie de vous en garder. Et cela d'autant plus que c'est là un péril que je pressens depuis quelques années. Péril qui m'a dès lors incité à ne plus rien signer de mon nom de ce que je continuais à rédiger pour *Permanences*. 193:182 « Sachez donc vous-mêmes, et sachez dire autour de vous que je n'ai jamais été pour rien dans maintes activités de l'Office. Activités qui sont précisément les plus fécondes ! Celles qui progressent le plus (...) Mon retrait donc ne doit pas inquiéter. Il ne menace rien de ce que vous venez demander à l'Office ». \*\*\* « Le culte de la personnalité » ?... « Je n'ai été pour rien dans maintes activités... les plus fécon­des... » ? De telles formules ne sont-elles pas surprenantes ? Au-delà de l'humilité qui les caractérise, elles trouvent leur expli­cation plus profonde dans la conception même du développement et de l'avenir de l'Office que Jean Ousset tenait, depuis plusieurs années, à préparer, conception qu'il a esquissée dans son exposé de clôture du dernier Congrès. Après avoir souligné la nécessité de développer toujours davan­tage l'unité doctrinale des animateurs de notre action civique, par une formation « intellectuelle, morale, spirituelle sans laquelle le bien­fait harmonieux de cette action animatrice cesserait d'être », Jean Ousset développait l'importance d'un « embrayage » social plus adap­té de notre action. « L'ensemble des animateurs aura besoin d'être averti, recyclé, compétent, selon le rang de chacun. C'est pour y tendre, que nous avons naguère substitué à une « Cité Catholique » trop unitaire, trop monolithique, la formule actuelle d'un « Office » multiforme, aux satellites variés ». Un Office aux satellites variés... grâce auxquels nos progrès de­vront nous permettre : « de coller davantage à la diversité des fonctions sociales, éco­nomiques, culturelles, politiques, sans pourtant cesser de contribuer à la relative unité, sinon à l'union suffisante des réseaux susceptibles de contribuer à la renaissance ». Telles sont les vues de Jean Ousset sur les prochaines étapes de notre développement. Travailler à une plus forte unité doctrinale EN VUE d'un embrayage plus adapté aux réalités multiformes de la vie sociale actuelle. Mais alors comment ces conceptions d'avenir ont-elles pu condui­re Jean Ousset à s'éclipser au moment précis où, semble-t-il, son rôle d'inspirateur et d'animateur faisait de lui le principal facteur d'unité de l'Office tandis que d'autres pouvaient travailler aux multiples em­brayages sociaux ? -- Paradoxalement, Jean Ousset en a jugé autrement, depuis plu­sieurs années il n'a cessé d'affirmer sa résolution de « passer les commandes » et de se retirer progressivement, refusant de signer de son nom maints articles qu'il continuait à rédiger pour *Permanen­ces*, refusant de s'engager dans les opérations « satellites » où pourtant se réalisait le plus heureusement l'efficacité des formules d'ac­tion qu'il avait inspirées. Ses explications revenaient constamment sur l'erreur, selon lui, des fondateurs d'œuvre qui ne facilitent pas le re­lais à la « seconde génération » en repoussant tard dans la vie « leur retrait du balcon ». 194:182 Aussi bien, dans sa délicatesse, eut-il soin dans sa dernière lettre d'aller au-devant d'éventuelles inquiétudes. « Il faut que la rue des Renaudes continue. Elle le peut d'ailleurs. Ce qui y marche le mieux étant précisément ce dont je ne me suis jamais occupé ». \*\*\* A toutes ces raisons profondes qui touchent à l'avenir de l'Office, n'y a-t-il pas aussi chez Jean Ousset « ce besoin incoercible de soli­tude, d'anonymat et de silence » auquel il fait allusion dans la lettre citée plus haut, et comme le remarque un ami de grande expérience, « le mystère d'une âme devant lequel il faut s'incliner avec respect » ? \*\*\* Le courrier que nous avons déjà reçu témoigne de l'unité de cœur et d'esprit de nos amis. Tous sont attristés de ce départ -- cette présence de tous les instants va nous manquer -- mais tous aussitôt réagissent : ils-font confiance au chef qui a su, pendant vingt-six ans, diriger la nef avec quel dévouement, quelle intelligence, quelle clairvoyance au milieu des plus dangereux écueils et les yeux fixés sur la divine étoile. Alors les amis serrent les rangs. Ils promettent de travailler avec plus de courage. De cet abondant courrier nous citons quelques extraits : -- « Raison de plus pour être auprès de vous à Lausanne ». -- « Je ne pensais pas revenir à Lausanne, maintenant, cela pa­raît nécessaire ». -- « Nous saurons continuer l'œuvre de Jean Ousset ». -- « Avec vous et dans toute la mesure de nos pauvres moyens, nous continuerons à travailler selon le mode d'action qu'il nous a enseigné ». -- « Je profite de cet événement pour vous assurer, en dépit d'un « absentéisme » involontaire, de toute mon amitié et de mon ardent désir de retravailler plus activement au service de la Cité.. » -- « Je tenais à vous confirmer non seulement ma pleine con­fiance et mon soutien, mais aussi mon intention ferme de pour­suivre avec les miens, à notre mesure, le bon combat engagé depuis des années avec l'Office, POUR QU'IL RÈGNE dans nos familles et dans notre société ». Confiance aussi dans l'œuvre : -- « Je suis sûr que l'Office a des bases tellement fortes qu'il ne tremblera pas », nous écrit-on du Portugal. 195:182 -- « La tâche est lourde », écrit un autre. « mais je vous sais de taille à la poursuivre ». -- « Nous vous remercions de toute notre âme de continuer sans défaillance l'œuvre entreprise qui est une véritable source humaine d'espoir en une rénovation chrétienne de nos cités chamelles. Le fondateur s'efface, mais l'œuvre continue ». -- « Quant à l'œuvre elle survivra bien sûr à son fondateur... et surtout celle-là. Un certain style d'action ne peut disparaître une. fois l'impulsion initiale donnée, et surtout quand sa fécondité est évidente, ce qui est le cas. Alors donc, vous pouvez toujours compter sur nous ». Enfin, d'un ami des premières années de la Cité Catholique deve­nu député : -- « Grâce à Dieu ! Jean Ousset n'est pas mort et je sais bien que dans cette course de relais qu'est la vie des sociétés humaines, il importe surtout que le « témoin » ne tombe pas, mais soit repris des mains de l'athlète fatigué, par un coureur jeune et ardent, je sais que ces mains nouvelles et fortes existent : les vôtres et celles de l'équipe que vous avez su constituer (...) « Alors continuez, car nous sommes encore des milliers -- même ceux du narthex -- à avoir besoin de votre lumière. Priez pour que ceux qui comme moi sont dans la dure servitude de l'hypothèse, ne perdent jamais de vue la grande lumière de la Thèse ». Si les meilleurs se tournent vers l'avenir, résolus plus que jamais à faire front, ils ne peuvent s'empêcher d'avoir pour leur fondateur un solide attachement : -- « Au moment de cette retraite, nous voudrions rendre hom­mage à ce qu'il a apporté à tous, en général, certes, mais plus spécialement à ce qu'il nous a apporté en particulier : une lumière et une certitude doctrinales dans le domaine jusqu'à présent mal connu du droit naturel et chrétien en matière politique et sociale. Cela répondait à un réel besoin des hommes de notre temps ». \*\*\* L'œuvre doit donc continuer. Sans doute le retrait de Jean Ousset et son absence même au congrès prochain nous pèseront. Mais lui-même insiste assez pour que nous poussions en avant notre action, nous y sommes d'ailleurs encouragés par nos amis : « Le navire n'est pas démâté parce que le commandement change de mains... Le Pavillon reste le même, celui du Christ-Roi. Des tem­pêtes, vous en avez connu ensemble et l'équipage a su faire front. Et vous n'en avez été que mieux soudés les uns aux autres, chacun à votre poste. Ayez confiance, le Seigneur demeure à bord ». Oui, le dévouement ne manque pas rue des Renaudes. L'équipe est faite de talents, de compétences diverses et qui se complètent. Mais un gouvernement collégial n'est pas dans l'ordre de la nature. Si notre œuvre se veut décentralisée, il faut une tête. Sur ce point, Jean Ousset s'est clairement prononcé sur sa succession : il a dési­gné Michel de Penfentenyo. Des amis, dans le courrier que j'ai cité, lui demandent de prendre le gouvernail, et l'équipe tout entière a confirmé ce choix. 196:182 Prions Dieu qui est fidèle de continuer à nous donner Ses lu­mières et Sa force et mettons-nous au travail plus ardemment encore, pour le Règne du Christ-Roi. (Fin de la reproduction intégrale de la lettre d'Amédée d'Andigné parue dans *Perma­nences*, numéro 107 de février 1974.) Ce départ de Jean Ousset a été commenté en ces termes par Louis Salleron dans *Carrefour* du 14 février 1974 (repro­duction intégrale) : Dans le numéro de février de *Permanences*, bulletin de l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action culturelle selon le droit naturel et chrétien » (c'est le titre exact), le président de l'Office, Amédée d'Andigné, annonce le départ du directeur : Jean Ousset ([^72]). La nouvelle était déjà connue. Jean Ousset l'avait communiquée dès le 7 décembre dernier à M. de Penfentenyo (qui lui succède) et à ses plus anciens compagnons de travail, et à cette date elle était la simple confirmation d'une décision qu'il avait prise depuis long­temps et dont il avait fait part à plusieurs. Cette fois, c'est officiel et, comme toujours en pareil cas, on s'interroge. pourquoi s'en va-t-il ? Et, comme, sinon toujours du moins souvent en pareil cas, les raisons sont simples et sont celles qu'il donne : il a envie de faire retraite, il a soif de solitude. Jean Ousset, après la guerre, avait fondé la « Cité Catholique ». Quelques adhérents, au départ, puis quelques dizaines, puis quelques centaines, et bientôt des milliers. Trouvant son organisation « trop unitaire, trop monolithique », Jean Ousset, pour en assurer la crois­sance, la transforma dans « la formule actuelle d'un Office multifor­me aux satellites variés ». 197:182 Féru du principe de subsidiarité qui, à son niveau, signifiait « décentralisation », il décentralisa donc, à un degré que je n'ai vu nulle part ailleurs. On ne peut même pas dire que l'Office soit une fédération, il est plutôt le centre, à peine défini, d'une quantité d'offices divers qui, dans des domaines variés, se rattachant tous à l'action civique ou culturelle, travaillent en tou­te indépendance, avec leurs budgets propres. Beaucoup plus que par la structure, c'est par l'esprit, un esprit d'amitié de communauté doc­trinale, que l'unité de cet univers est assurée. Avec humour, Jean Ousset écrit dans sa lettre à ses amis : « Sa­chez dire autour de vous que je n'ai jamais été pour rien dans main­tes activités de l'Office -- activités qui sont précisément les plus fécondes ! » Il le dit, et il le pense. Il en tire modestie -- et fierté. Car il croit à la vertu d'une inspiration désintéressée et d'une idée vraie. Il a créé, il a fondé, il a forgé une âme, il a insufflé un esprit. Maintenant, il s'en va, pensant que son œuvre n'a plus besoin de lui. Il va avoir 60 ans. Ce n'est pas l'âge de la retraite. Quels sont ses sentiments profonds, en outre des raisons simples et vraies qu'il donne ? Lui seul le sait -- à supposer qu'il sache parfaitement. On pourrait imaginer quelque découragement ; mais il est plein de courage, et l'Office ne connaît que des succès. Alors, quoi ? Alors rien, vraisemblablement. Il s'en va parce qu'il est libre -- libre de partir comme de rester. On s'étonne, on ne comprend pas, parce que l'activité débordante de ses années passées paraît incompatible avec ce départ. Mais si je le connais peu, je le connais assez pour m'être aperçu que cet actif était avant tout un contemplatif. S'il estime maintenant devoir arrêter une action per­sonnelle qui n'était que la projection de sa contemplation profonde, c'est son droit. Espérons que sa retraite ne durera pas trop longtemps. Mais s'il la rompt un jour, ce sera aussi librement qu'il est parti et ce ne sera, de toute façon, pas dans les mois prochains. Son nom figure au programme du Congrès de Lausanne qui a lieu du 13 au 15 avril. Mais le programme avait été imprimé avant sa décision officielle de départ et les organisateurs font savoir qu'il ne faut pas compter sur sa présence. Le Congrès (sur « Pluralisme et Unité ») n'en connaîtra pas moins son habituel succès, ce qui sera pour Jean Ousset, dans sa retraite, un motif profond de satisfaction. (*Fin de la reproduction intégrale de l'article de Louis Salleron dans* « *Carrefour *» *du 14 février 1974.*) Le neuvième Congrès de Lausanne, qui sera le dixième con­grès de l'Office international, a lieu les 13 avril (samedi saint), 14 avril (dimanche de Pâques) et 15 avril (lundi de Pâques). Il a pour sujet : « Pluralisme et unité ». Voici le programme des communications : 198:182 Samedi 13 avril. -- Louis DAUJARQUES : Le pluralisme en question. -- Michel de PENFENTENYO : Bilan d'une année. -- Jean BEAUCOUDRAY : Comment développer nos formules d'action. -- Arnaud de LASSUS : Pluralisme et unité du phénomène révo­lutionnaire. Dimanche 14 avril. -- Marcel CLÉMENT : Omnia instaurare in Christo. -- Gustave THIBON : L'unité, à quel prix ? Lundi 15 avril -- Yvonne FLOUR : Régionalisme et unité nationale. -- (Jean Ousset) : Unité d'action dans la diversité des formules. (Cette communication finale sera probablement faite par Michel de Penfentenyo.) 199:182 ## AVIS PRATIQUES *Informations et commentaires* ### La commission paritaire et le Supplément-Voltigeur I. -- Remerciements L'affaire du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR et celle de LUMIÈRE, ar­bitrairement frappés par la commission paritaire presse-gou­vernement, a été évoquée par plusieurs journaux ou périodi­ques : -- *Minute* du 23 janvier (un article), puis du 30 janvier (7 lignes) ; -- *Monde et vie* du 31 janvier (14 lignes) ; -- *La Nouvelle Action française* du 6 février (un article) ; -- *Rivarol* du 21 février (14 lignes) ; -- *Permanences,* numéro de février (une page). La plupart d'entre eux ont signalé au public l'existence de notre numéro spécial hors série 179 bis ; et certains ont même indiqué l'adresse où se le procurer. Nous les en remercions. II\. -- Constatation La nature, l'importance, les modalités, les circonstances de ces articles ou échos invitent à un certain nombre de constata­tions. Nous en exprimerons deux ou trois cette fois-ci. 200:182 La première est que ces journaux et périodiques sont tous politiques (ou civiques), et non point religieux. Pourtant, d'une part, ni le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR ni LU­MIÈRE ne sont à proprement parler des publications « politi­ques » ; ce sont des publications catholiques. D'autre part, bien qu'elle ne le comprenne apparemment pas du tout, c'est la presse catholique qui est directement et immédiatement en cause ; ce sont les « publications catholiques de droite » qui sont visées, comme l'écrivait Édith Delamare dans Rivarol du 15 août 1973. Néanmoins, aucune publication « catholique de droite », aucune publication « traditionaliste », aucune publi­cation « intégriste » n'a encore dit un mot de cette affaire. C'est peut-être que la presse « catholique de droite » vit un peu dans les nuages, et que la presse politique a davantage les pieds sur terre ; ou davantage le sens des solidarités pra­tiquement nécessaires ; ou peut-être les deux à la fois ? III\. -- Autre constatation Dans le même temps, la presse de gauche continuait à nous montrer ce qu'elle sait faire : elle nous le montrait dans l'affai­re du *Canard enchaîné*, pour une atteinte beaucoup moins gra­ve aux libertés de la presse. En effet, le *Canard enchaîné* n'a été ni étranglé ni supprimé. On a seulement posé des micros dans ses futurs bureaux, pour espionner les délibérations ulté­rieures de sa rédaction. Cela est assurément fort désagréable. Mais moins désagréable qu'une interdiction administrative de paraître. Or toute la presse de gauche a MENÉ CAMPAGNE en fa­veur du *Canard enchaîné*. Quand nous disons la presse de gau­che, nous y incluons évidemment *L'Aurore* et le *Figaro*, habiles à se faire prendre pour des journaux « de droite » par les imbéciles, mais muets quand il s'agit du SUPPLÉMENT-VOLTI­GEUR ou de LUMIÈRE. Une « *campagne de presse *», voilà ce que c'est. On l'a vu dans l'affaire du *Canard enchaîné*. Les journaux cités en commençant, qui ont aimablement exprimé leur compréhension et leurs condoléances attristées dans notre affaire, on ne peut pas dire qu'ils aient mené cam­pagne en faveur de LUMIÈRE ou du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR. Ce n'est pas là de notre part une récrimination. C'est une consta­tation. Ils n'ont pas voulu ou pas su faire ce que les autres ont voulu et su faire pour le *Canard enchaîné*. 201:182 IV\. -- Savoir faire et faire savoir A l'exception de *Permanences.* ils n'ont pas eu non plus l'idée de reproduire nos révélations sur les illégalités de la commission paritaire. Quand le *Canard enchaîné* se plaignait de la D.S.T. et du ministre de l'Intérieur M. Marcellin, la presse ne se contentait pas d'imprimer : « *Le Canard enchaîné se plaint de la D.S.T, et du ministre *», sans dire en quoi et pour­quoi ! Elle REPRODUISAIT les plaintes et les accusations du *Canard*, elle les FAISAIT CONNAÎTRE ; elle menait un tel tapage que le ministre de l'intérieur a dû partir pour l'agriculture... Mais les journaux qui ont signalé l'existence de notre numéro spécial hors série 179 bis (et nous les en remercions à nou­veau), n'ont pas eu l'idée d'en faire connaître le contenu à leurs lecteurs. Et encore moins de mener tapage contre le mi­nistre de l'information. Ils n'ont pas eu l'idée, à l'exception de *Permanences*, de faire connaître par exemple le scandale de la discrimination « raciste » en faveur du *Nouvel Observateur :* celui-ci rece­vant, au même moment, la même autorisation qui nous était refusée. La commission paritaire nous notifiait, dans une let­tre que nous avons rendue publique, qu'un « supplément » por­tant la mention « supplément au numéro de... », ne pouvait pas être inscrit à la commission paritaire. Et au même instant le *Sauvage*, portant la mention interdite : « supplément au numé­ro 439 du *Nouvel Observateur *»*,* était inscrit à la commission paritaire et recevait son numéro d'inscription. Non, ils n'ont pas eu l'idée... Nous constatons cette carence sans en discerner clairement la raison. V. -- Une distraction,\ une négligence, une indifférence ? Nus avons révélé en outre, en produisant un document of­ficiel de la commission (sa lettre n° 71018 du 18 juin 1973), que *tous les numéros d'inscription inférieurs à 50.000 sont automa­tiquement annulés,* -- mais que la commission paritaire n'en avise les publications concernées qu'une à une, peu à peu, « au fur et à mesure des opérations de révision ». Cette révélation a paru dans notre numéro 180 de février 1974, pages 186 à 188. A notre connaissance, elle n'a encore reçu aucun écho. 202:182 VI\. -- Un soutien fraternel En revanche, la revue *Permanences* nous a manifesté une véritable solidarité active, présentant notre 179 bis notamment en ces termes : Ce dossier, consacré par *Itinéraires* « à l'affaire du. Supplément-Voltigeur », a le mérite de révéler le caractère arbitraire et dis­crétionnaire de la Commission paritaire. Primitivement conçue com­me un organisme administratif chargé de vérifier si les périodiques remplissent les conditions réglementaires énoncées par l'article 78, annexe III, du Code général des Impôts, la commission tend aujour­d'hui à se transformer en pouvoir de décision jugeant sans appel et sans justification... C'est la vie même des périodiques qui est en cause. Comment admettre qu'un journal ou une revue dépende d'un appareil dont visiblement -- les décisions sont proportionnées à la puissance ou -- à l'importance des alliés extérieurs dont lis peuvent se prévaloir ? Jean Madiran mène ici un courageux combat où sont en jeu les Intérêts vitaux de tous les périodiques indépendants. (*Fin de la citation d'un extrait de* Permanences, *n° 107 de février 1974.*) A suivre, bien entendu. ### L' « imprimatur » sans obligation ni sanction Le cardinal Marty a eu l'audace de prétendre, motu proprio et de sa propre autorité, soumettre les auteurs catholiques à un *imprimatur* de sa façon. Louis Salleron a rabattu cette prétention dans *Carrefour* du 14 février : Que tel ou tel livre se voit accorder l'Imprimatur au rebours de ce qu'exigerait l'honnêteté est scandale insignifiant au regard de celui que constitue la production des LIVRES OFFICIELS de l'Église qui, sous le sceau de l'Imprimatur, poursuivent la besogne de des­truction que l'on connaît. 203:182 Le Nouveau Missel des dimanches, celui-là même qui dit qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli », et qui, dans son édition de 1974, se livre à une subtile propagande révolutionnaire, a l'imprimatur de René Boudon, évêque de Mende. Le Nouveau Catéchisme, qui entreprend de démolir systématique­ment la foi des enfants, a tous les imprimatur qu'on peut imaginer : ce qui faisait dire au P. Bruckberger, à l'assemblée des Silencieux de Versailles, le 13 mai 1973 : « *Le jour où l'archevêque de Paris changera le catéchisme du diocèse de Paris, ce jour-là, on pourrait faire confiance à ses déclarations publiques... *» Quand Jean Madiran supplie le Souverain Pontife de rendre aux fidèles l'ÉCRITURE SAINTE, la MESSE et le CATÉCHISME, il touche au fond du problème. Aujourd'hui, c'est dans l'Écriture sainte, dans la Messe et dans le Catéchisme que sont la falsification, l'ambiguïté. le mensonge et l'hérésie. Alors, il est bien évident que l'imprimatur donné ou refusé à tel ou tel ouvrage devient un événement dérisoire. (*Fin de la citation d'un extrait de Louis Salleron dans* « *Carrefour *» *du 14 février 1974.*) Dérisoire, certes. Et même *suspect.* Un « imprimatur » dé­cerné par ceux qui cautionnent toutes les falsifications actuelles des Livres saints ne pourrait évidemment que frapper de sus­picion les ouvrages qui en seraient revêtus. Au demeurant, ce serait un « imprimatur » sans obligation ni sanction. Du temps où il y avait encore des lois en vigueur dans l'Église, il existait une sanction spécifique pour les ouvrages qui étaient publiés en se soustrayant indûment à l' « imprimatur » l'inscription à l'index. Mais l'index a été aboli. Alors ? Daigne Son Éminence « le Père Marty », comme il aime à se faire appeler de bureaux en bistrots, s'abstenir de nous fati­guer les oreilles. Qu'ils nous dise plutôt où donc il a mis l'Écriture, le caté­chisme et la messe. Qu'il nous dise ce qu'il en a fait. Qu'il nous les rende : l'Écriture sainte dans sa version et son interprétation traditionnelles ; le catéchisme romain ; la messe catholi­que. Nous n'accepterons *rien* de lui avant qu'il ne nous ait ren­du la messe, le catéchisme et l'Écriture : les vrais, ceux de son ordination sacerdotale, ceux de sa consécration épiscopale, ceux d'hier, de demain, de toujours. 204:182 ### Message aux députés et aux sénateurs *pour qu'ils refusent de légaliser\ l'extermination des enfants français* La bataille de l'avortement augmente d'intensité. Tous doi­vent s'y engager à fond. Dans *L'Homme nouveau* du 3 mars, Marcel Clément a publié un important « message aux députés de France » dont voici la reproduction intégrale. Dans quelques jours, le destin spirituel de la France sera pour longtemps engagé. Le 15 avril, un vote définitif sera demandé aux élus du peuple. C'est en effet au nom du peuple de France qu'ils devront répondre à un gouvernement qui leur propose de rendre légal l'avortement provoqué des petits enfants, meurtre verbalement dissimulé, pour moins traumatiser les Français, sous la dénomination hypocrite « d'interruption de grossesse ». A quand la prochaine déclaration de guerre sous le nom falla-cieux « d'interruption de la paix » ? A quand ? Mais nous y sommes ! C'est bien la guerre qu'on propose aux élus du peuple de voter. La guerre civile contre des citoyens. Contre les plus petits, les plus démunis. une guerre qui tuera, qui tuera tous les jours, qui tuera légalement. Une guerre d'extermination : elle frappera en plein cœur la vitalité de la France, la générosité profonde de son peuple, sa capacité même de résurrection, intacte depuis sa fonda­tion. Ce que veulent les puissances des ténèbres -- elles existent c'est frapper à mort la femme de France, la famille française, et par-delà, anéantir la vocation spirituelle de la France. La vocation spirituelle de l'être humain Ici, je m'arrête un peu. On n'en a pas assez parlé. Le temps est venu de le faire. J'ai assisté aux débats des 13-14 décembre dernier, à l'Assemblée nationale. Il y a de la noblesse, il y a de la force, il y a de la lumière chez le plus grand nombre de nos députés. Ils méritent qu'on s'adresse au meilleur de ce qu'ils sont. C'est la certitude qui inspire ce message. 205:182 Car on nous a fait barboter dans des marais. On nous propose de tuer « l'être humain » dans des « cas » bien précis : la santé cor­porelle « et psychique » de la mère, la maladie génétique de l'en­fant... Mais pourquoi sommes-nous sur terre ? Et pourquoi sommes-nous, en un certain sens, de race divine ? Et pourquoi y a-t-il un tressaillement en nous lorsque nous assistons au sacrifice intime et déli­béré de ceux qui offrent leur santé, ou leur souffrance, ou leur vie pour le salut de leurs frères ? Pourquoi ne prononce-t-on pas les noms d'un Soljénitsyne ou d'un Mindszenty, d'un Guynemer ou d'un Foch, d'un Foucauld ou d'une Thérèse Martin sans percevoir la vocation spirituelle de cette race humaine ? Parce que, tout au fond de l'être du plus matérialiste, du plus athée, il reste assez de lumière pour que, devant une vie donnée par amour, le cœur, mystérieuse­ment, parle. L'héroïsme n'est pas une vocation exceptionnelle. C'est tout hom­me. toute femme, qui est appelé à ne pas vivre comme une bête, mais comme un esprit. Sous les coups, l'animai se met en boule il se replie. Sous les coups, Jésus-Christ accepte la croix : il se déplie. Pour les États comme pour les personnes, il n'y a pas d'au­tre alternative. Toute vie est un élan. Il n'est que deux élans pos­sibles : se préférer aux autres ou se donner aux autres. Tuer les autres par amour de soi, ou bien mourir à soi par amour des autres. J'insiste : ce n'est pas de la haute mystique pour vocations « spéciales ». C'est le choix de toute vie, quelle qu'elle soit. C'est le choix à l'heure de la puberté, à l'heure du mariage, à l'heure de la mort. Même l'incroyant comprend à ce niveau le message de Jésus : si la croix n'est pas portée dans l'amour qui donne et qui pardonne, elle est rejetée sur l'autre qu'on écrase et qu'on tue. C'est vrai pour tou­te vie. C'est vrai pour tout homme et pour toute femme. C'est vrai pour toute femme qui porte un enfant. Elle consentira à lui donner son sang, son lait, son temps, son sourire, sa patience, ses forces, et le nom de « maman » prononcé par ses petits consacrera son amour. Ou bien elle refusera de renoncer à sa vie, de sacrifier sa vie et c'est son sang, à lui, qu'elle fera couler, son existence, à lui, qu'elle anéantira, éventuellement par la méthode « d'aspiration » -- par l'avortement « propre » -- où l'enfant ne saigne pas, car il est volatilisé... La vocation spirituelle de la France Un mot de Guillaumet, rapporté par Saint-Exupéry, me revient en mémoire. « Ce que j'al fait, je te le jure, aucune bête ne l'aurait fait. » Aucune bête, délibérément, ne se donne complètement, ne s'offre jusqu'au sacrifice suprême par amour des autres. C'est l'hom­me intérieur, spirituel, comme dit saint Paul, qui triomphe de l'homme charnel, animal. C'est l'homme « nouveau », le Christ en nous, qui nous aide à dépouiller le « vieil » homme : celui qui refuse tout dépassement, tout sacrifice, toute offrande de soi. 206:182 Or, depuis sa fondation, la France a porté, devant toutes les autres nations, le témoignage de l'homme spirituel. Depuis sa fondation, dans ses lois comme dans ses mœurs, de Geneviève de Nanterre à Jeanne de Domrémy, de Louis IX à Jeanne de France, de Vincent de Paul à Jean-Marie Vianney, des héros de la Marne à ceux de la reprise de Strasbourg, la France a porté le témoignage silencieux des épouses et des mères qui ont éclairé d'amour humble et souriant la famille française. Elle a porté au monde entier, -- et c'est cela que les autres nations attendent d'elle -- le goût et le style du courage qui s'ignore, de l'héroïsme un peu gouailleur qui se dissimule sous une plaisanterie, de la vocation communautaire d'un peuple qui, à tort ou à raison, est un de ceux -- et dans certains domaines celui -- qui donnent l'exemple, qui montrent la voie. Chrétiennement, la Fran­ce est première née des nations catholiques. Fille aînée, elle a pour vocation d'aider sa Mère, l'Église, à conduire au Christ et à faire croître dans le Christ, toutes les autres nations. Vocation spirituelle du témoignage de l'amour fraternel qui se don­ne : les incroyants l'acceptent et y répondent bien souvent. Vocation surnaturelle de la foi au Christ pour ensemble mourir au « vieil » homme et, tous ensemble, ressusciter en un seul homme « nou­veau », corps mystique dont le Christ est la tête : les catholiques le savent et prient pour cela. Pour cela, depuis sa fondation, par Clovis et par Clotilde, et bap­tisé comme peuple par Remy, la France, confiée à Marie, toujours, a été maternelle. Jamais, depuis le pacte de Reims jusqu'à l'incom­préhensible trahison des Taittinger et des Poniatowski, elle n'a ad­mis dans ses lois, qu'une mère, quelle que soit sa souffrance, quelle que soit sa détresse, ait le DROIT de tuer. Non par dureté de cœur, certes. Non par fanatisme cérébral. Mais par amour. Par le plus grand amour, car -- c'est aujourd'hui ou jamais l'occasion de le rappeler -- « il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime ». Le contraire est aussi vrai, hélas ! Il n'y a pas de plus grand refus d'amour que de refuser sa vie à ceux que l'on a conçus et que l'on tue. \*\*\* A ce point, j'entends les objections des découragés qui fusent : -- On voit bien que vous ignorez la réalité. Si vous aviez, com­me nous, l'expérience de ces femmes affolées, apeurées... -- Vous êtes tyrannique, vous voulez imposer à tout le monde votre conviction. Mais chacun a droit à ce qu'on respecte sa conscience... -- Vous êtes un pharisien : vous avez demandé un sacrifice dont vous, comme homme, ignorez tout, et cela à des femmes qui... -- Vous trouvez alors préférable que des centaines de milliers d'avortements clandestins conduisent chaque jour à la perte de la santé ou, de la vie des milliers de malheureuses... Je réponds : Nous en avons assez d'être culpabilisés par des prédicateurs de la faiblesse humaine et de la lâcheté chrétienne. Toute l'expérience de ma vie -- un demi-siècle et plus -- m'a appris que les problèmes les plus graves ne se résolvent qu'en montant. Plus est en nous. 207:182 Nous en avons assez de voir des Révérends Pères, des aumôniers ou des vicaires prétendre que l'Église n'est qu'une voix dans le con­cert pluraliste de la Démocratie individualiste, alors que tous les Papes nous ont enseigné -- et Paul VI plus encore que ses prédé­cesseurs -- que Dieu, Dieu seul est le maître de la vie et de la mort de l'innocent. Dieu, et non la femme. Dieu, et non le médecin. Dieu, et non le juge du tribunal. Dieu, et non un ministre de la « justice », Dieu, et non un ministre de la « santé ». Nous en avons assez d'entendre des gens qui parlent comme s'ils étaient meilleurs que les autres parce qu'ils ont pitié des souffrances. En fait, au lieu d'aider par des lois, par de l'argent, par de l'espé­rance, les mères en détresse ils anesthésient leur âme et souvent les abandonnent -- il n'y a pas d'autre mot -- à agir « selon leur conscience ». Nous en avons assez de ces femmes qui se scandalisent quand elles entendent dire qu'une mère peut faire adopter l'enfant qu'elle ne peut, ou ne veut élever, mais qui trouvent normal de tuer celui dont la vie palpite en elle. Nous en avons assez de la prédication de tout ce qui n'est ni juste ni humain, ni généreux, ni héroïque. Nous en avons assez d'une morale de facilité et d'érotisme, d'avortement et d'euthanasie. Nous en avons assez des naufrageurs de la famille, de la Patrie, et des assassins de la Foi. Appel aux députés et aux sénateurs C'est donc avec confiance, c'est parce que nous sommes sûrs qu'ils savent que le destin de la Patrie est entre leurs mains, que nous nous tournons vers ceux que nous avons élus, A QUELQUE PARTI QU'ILS APPARTIENNENT. Aujourd'hui, il n'y a plus de parti ni de discipline de parti. Il n'y a plus que ceux qui veulent tout faire pour aider la vie, la favoriser, la respecter, la développer. Et ceux qui veulent tout faire pour que la loi permette de tuer. Ceux qui s'abstiendront feront le jeu des seconds. Il serait dérisoire, devant un tel enjeu, de dire à nos élus que c'est leur réélection qu'ils vont dits maintenant décider. Car avant tout, encore une fois, c'est de l'essentiel qu'ils ont le droit que nous leur parlions : C'est l'avenir de la Patrie qui est entre leurs mains. C'est un droit sacré Ils vont voter la mort, ou la vie de la France, dans le monde, au service de la famille humaine. (*Fin de la reproduction intégrale de l'article de Marcel Clément dans* « *L'Homme nouveau *» *du 3 mars.*) 208:182 Une édition spéciale de ce « Message aux députés » est mise en vente par *L'Homme nouveau* en vue de sa diffusion massive (5 F les 25 exemplaires, 15 F les cent exemplaires, 60 F les cinq cents exemplaires, 100 F les mille exemplaires). A commander à la *Librairie de l'Homme nouveau,* 1, place Saint Sulpice, 75006 Paris. \*\*\* Quand Marcel Clément mentionne la « *trahison des Taittin­ger et des Poniatowski *»*,* il emploie une figure de rhétorique qui consiste à parler de la partie pour le tout. C'est le gouvernement qui propose l'avortement, et qui multiplie les pressions sur les députés de la majorité pour leur imposer le vote de la loi légalisant le crime. Les responsables sont le premier ministre Messmer et le président Pompidou. Cela ne leur portera pas bonheur. ============== fin du numéro 182. [^1]:  -- (1). Régis Debray est ce normalien français qui fut arrêté en Boli­vie par les forces armées alors qu'il revenait du campement de « Che » Guevara. Auteur déjà de *Révolution dans la Révolution,* livre que l'on sait aujourd'hui avoir été inspiré, corrigé, approu­vé par Fidel Castro, Régis Debray fut accusé d'être un complice des guérilleros boliviens et condamné à 30 ans de prison. Il en fit 3, au bout desquels le gouvernement Torres le libéra. Il vient de publier deux copieux volumes aux Éditions du Seuil : de leur lec­ture, on peut conclure que Debray avait déjà accompli des missions en Bolivie pour le compte des services ou du gouvernement cubains, qu'il était parfaitement au courant de tous les prolongements de la tentative de « Che » Guevara, et qu'il n'était en aucun cas le philo­sophe égaré et candide que voulut alors dépeindre une certaine pres­se. [^2]:  -- (1). En même temps que *La Guerilla du* « *Che *» vient d'être publié le premier volume de *La Critique des Armes.* [^3]:  -- (2). Régis Debray croit que don Segundo Sombra est « un légen­daire gaucho du siècle passé ». En fait, il s'agit du héros d'un roman de Ricardo Guiraldes, publié au cours des années vingt. [^4]:  -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 177 de novembre 1973. [^5]:  -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 180 de février 1974, p. 38. [^6]:  -- Cette commission paritaire est celle qui accepte l' « inscription » d'une publication périodique et lui délivre un « numéro d' inscription », reconnaissant ainsi qu'elle est conforme aux règlements administratifs qui (entre autres) ouvrent l'accès aux tarifs postaux de la presse. Le refus d'inscription équivaut pratiquement à une interdiction de paraître. Pendant *toute une année,* la commission paritaire refusa l'inscription du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR mensuel de la revue ITINÉRAIRES, en alléguant des prétextes sans cesse changeants parce que toujours insoutenables, que je rendais publics au fur et à mesure. Il fallut aller jusqu'à une intervention du « médiateur », qui était alors Antoine Pinay. (Note de 1984.) [^7]:  -- Le refus d'inscription de la commission paritaire avait en effet immédiatement suivi (coïncidence ?) la parution du numéro 6 du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, qui combattait vivement le projet de loi autorisant l'avortement. (Note de 1984.) [^8]:  -- C'était alors le nom du monopole étatique de la radio et de la télévision. (Note de 1984.) [^9]:  -- (1). Cf. Louis SALLERON : *Le nouveau socialisme,* dans ITINÉRAIRES, numéro 175 de juillet-août 1973. [^10]:  -- (1). Sur le rescrit de Trajan, voir Henri Charlier : dans ITINÉ­RAIRES, numéro 12 d'avril 1957, pp. 87-91, ; ou bien dans son livre *Culture, École, Métier,* Nouvelles Éditions Latines, 1959, pp. 181-184. [^11]:  -- (2). Henri Charlier, *loc. cit..* [^12]:  -- (3). ITINÉRAIRES : numéro spécial sur les mathématiques nou­velles (n° 156 de septembre-octobre 1971). [^13]:  -- (1). Car ne vous y laissez pas tromper : si l'on entend parler de drame de conscience à propos du vote de la loi « libéralisant » l'avortement, c'est seulement chez ceux qui, malgré la pression du pouvoir, voudraient bien ne pas la voter (mais garder leurs avan­tages politiques de membres de la majorité). Les partisans de l'avor­tement, au contraire, le considèrent comme « une évidence ». [^14]:  -- (163). In E.N., 1173. [^15]:  -- (164). Ia-IIae, qu. 57, a. 3, ad 1. [^16]:  -- (165). IIa-IIae, qu. 50, en entier. [^17]:  -- (166). Ia-IIae, qu. 57, a. 3, ad 2. [^18]:  -- (167). Ibid. [^19]:  -- (168). *Contra Gent.,* III, 28. [^20]:  -- (169). Ia-IIae, qu. 111, a. 5. [^21]:  -- (170). *Ibid.,* qu. 106, a. 4. [^22]:  -- (171). *Moyen-Age et Renaissance,* Paris, 1969, p. 9. [^23]:  -- (172). *Ibid*., p. 28. [^24]:  -- (173). Cité par E. GARIN, p. 81. [^25]:  -- (174). IIa-IIae, qu. 55, a. 3, c. [^26]:  -- (175). Qu. 55, a. 4, c. et ad 2. [^27]:  -- (176). E. GILSON, *Héloïse et Abélard,* Paris, 1938, p. 200. [^28]:  -- (177). *Œuvres complètes*, Paris, 1833, t. III, p. 19. [^29]:  -- (178). SAINT-MARTIN, *Mon portrait historique et philosophique*, rééd. Paris, 1961, n. 707. [^30]:  -- (179). Comme on sait, c'est le titre d'un opuscule de Saint-Simon. [^31]:  -- (180). P. M. MASSON, *La religion* *de J.-J. Rousseau,* Paris, 1916, t. 1, p. 279. [^32]:  -- (181). *Eth. Nic.,* X, 10, 1181 b 21 et *in E.N.,* 2180. [^33]:  -- (182). *I Thers.,* 4, 3. [^34]:  -- (183). I Thess., 4, 3. [^35]:  -- (183). Les principes de base de cette charte sont énoncés dans H. DE LOVINFOSSE et G. THIBON, *Solution Sociale*, Édition des Journées de Waasmunster, 1953, p. 171. Après vingt ans, ils sont toujours d'actualité. [^36]:  -- (1). *Le Point*, n° 74 du 18 février 1974, p. 53. [^37]:  -- (1). *Discours pour le Prix Nobel 1972* (jamais prononcé), I^e^ partie. [^38]:  -- (2). Il faudrait relire ici, à la suite, son *Premier Cercle* et *La vieillesse du monde.* [^39]:  -- (3). Interview publiée dans *Le Monde* du 29 août 1973. [^40]:  -- (3). *Discours cité,* V^e^ partie. [^41]:  -- (5). *lbid., loc. cit.* [^42]:  -- (6). *Ibid.,* I^e^ partie. [^43]:  -- (1). On retrouvera ce texte dans le beau livre d'André Martin *Soljénitsyne le croyant*, p. 29 à 35 (Éditions Albatros, 1973 -- 14, rue de l'Armorique, 75015 Paris). [^44]:  -- (1). « Directoire romain pour les messes d'enfants », décret de la Congrégation du culte divin, rapporté et commenté dans ITINÉ­RAIRES, n, 180 de février 1974, p- 192 à 195. [^45]:  -- (2). Georges Laffly, dans ITINÉ­RAIRES, n° 178 de décembre 1973, p. 167. [^46]:  -- (1). Le mot, c'est à souligner, revient deux fois dans la *Lettre* de Soljénitsyne. [^47]:  -- (1). Pimène fut longtemps le bras droit du Patriarche Nicodème. C'est à ce triste duo que les orthodoxes doivent la fermeture, dans les années soixante, de quelques 13.000 églises, tandis que plus de 15.000 prêtres étaient physiquement ou administrativement « liqui­dés ». Et c'est Pimène qui déclarait le 19 décembre 1964 à Radio-Moscou : « Les affirmations concernant la fermeture des églises sont dénuées de tout fondement : pareilles insinuations démontrent un esprit de guerre froide, puisque les croyants en U.R.S.S. n'ont nulle­ment besoin d'être défendus. » [^48]:  -- (2). Voir A. Troubnikoff : « La foi en U.R.S.S. » (ITINÉRAIRES, n° 90 de février 1965), et « Soljénitsyne le croyant », *op. cit.,* p. 67 et suiv. [^49]:  -- (1). Cette destitution est du 6 février dernier ; elle a été *rejetée* par le cardinal Mindszenty le 8 du même mois. C'est la première fois à notre connaissance qu'un cardinal ose se dresser contre une déci­sion de Paul VI. [^50]:  -- (2). C'est nous qui soulignons. [^51]:  -- (3). *Rivarol* du 14 février 1974, p. 16. [^52]:  -- (4). Car l'infaillibilité du Magistère, est-il besoin de le dire, n'est aucunement engagée par la décision de Paul VI à l'égard du Primat de Hongrie. [^53]:  -- (1). Et qui plus est, le premier « dramatique appel » ayant été reproduit en France par, entre autres, *La Croix* et *Le Monde* (du 17. 11.62), le bulletin d'information du Conseil œcuménique des Églises du 5 avril 1963 diffusait un démenti de Mgr Grégoire, évêque de Lvov et Tarnopol, affirmant « que la vie se poursuit comme de coutume..., que les moines remplissent normalement leurs devoirs religieux, ac­cueillant aussi de nombreux pèlerins ». [^54]:  -- (2). Cette lettre, ainsi qu'un appendice rédigé en complément à la Lettre ouverte et divers autres documents, a été éditée en France par le « Centre Orthodoxe d'Information » en une brochure de 104 pages 15,5 23,5. Quelques exemplaires de ce document primordial pour comprendre la situation de l'Église orthodoxe en U.R.S.S. sont encore disponibles. [^55]:  -- (3). Alexandre Soljénitsyne : *L'Archipel du Goulag, 1918*-*1959,* Essai, I^e^ et II^e^ parties. Un volume de 606 pages 13,5 19,5 et plu­sieurs illustrations photographiques de l'auteur et de personnes ci­tées. Édition en russe YMCA press, Paris, 1973. [^56]:  -- (4). Sigle de la police d'État en Union soviétique. [^57]:  -- (5). *Archipel,* p. 49. [^58]:  -- (6). *Archipel,* p. 50 (pour ces vers, Hodkevitch a « reçu » 10 ans de déportation). [^59]:  -- (7). Lire à ce sujet, du pasteur Richard Wurmbrand, une série d'ouvrages en français, dont : *Dépositions devant le Sénat des États-Unis, L'Église du silence torturée pour le Christ, Mes prisons avec Dieu,* etc. Le pasteur Wurmbrand, roumain d'origine juive, a passé 14 ans dans les prisons, de 1948 à 1964, pour sa fidélité à la foi chrétienne. D'un prêtre catholique : *Prisonnier avec l'Eucharistie* (Éditions Saint-Michel). Du père Van Straaten : *Où Dieu pleure.* Du Père J. Nicolas : *Onze ans au Paradis* (Fa­yard). Ce ne sont là que quelques ouvrages parmi d'autres... [^60]:  -- (8). ITINÉRAIRES, n° 70 de février 1963 : « Mgr Nicodème n'a pas dit la vérité. » [^61]:  -- (9). Id., n° 77 de novembre 1963 : « A propos de l'Orthodoxie rus­se. » Voir aussi dans les Documents du n° 88 de décembre 1964, p. 153 à 157 : « Mandement orthodoxe sur les persécutions », par les évêques de l'Église orthodoxe russe hors frontières. [^62]:  -- (10). Cette brochure avait été signalée dans les *Nouvelles du monde orthodoxe,* n° 27-28 de février-mars 1958 (bulletin édité et diffusé par l'auteur du présent article de 1955 à 1970). [^63]:  -- (11). Apostolat des Éditions -- Paris, 1969 (voir p. 132). [^64]:  -- (12). *Vatican II, première session,* A. Wenger, p. 232 (Éditions du Centurion, 1963). [^65]:  -- (13). Sur l'Église du Silence, en langue française, on peut égale­ment consulter : -- *Catacombes* (bulletin interconfessionnel), dont le rédacteur en chef, S. Grossu, journaliste et écrivain roumain, a lui aussi con­nu les prisons pour sa foi en Jésus-Christ. Paraît régulièrement le 15 de chaque mois depuis octobre 1971. Chaque numéro relate les derniers faits connus de persécution et les souffrances des martyrs. Rédaction : S. Grossu, R.P. 79, 92400 Courbevoie. -- *Tant qu'il fait jour* (mensuel protestant, 16^e^ année), où le Professeur J.-G.-H. Hoffmann, se fondant sur une abondante et très sûre documentation, décrit toutes les persécutions et démasque cou­rageusement les compromis de l'Occident. Adresse : 14, rue du Cher­che-Midi, 75006 Paris. [^66]:  -- (14). *Soljénitsyne le croyant,* Éditions Albatros, Paris, 1973. Recension dans ITINÉRAIRES, n° 178 de décembre 1973, pp. 167 et 168. Des analyses de ce livre ont également paru dans le bulletin de « L'aide à l'Église en détresse » du R.P. Werenfried Van Straaten, numéro d'août-septembre 1973, et dans *Exil et Liberté* (même date). [^67]:  -- (15). Voir l'article de Georges Daix dans *L'Homme Nouveau* du 17 février 1974. [^68]:  -- (16). Un tropaire est une courte composition résumant le sens d'une fête ou la vertu d'un saint. Nous citons ici d'après le Liturgi­con de Mgr Edelby de l'Ordre Basilien Alépin -- ouvrage publié à Beyrouth, Éditions du Renouveau de l'Archevêché grec-catholique, Imprimatur de S. B. le Patriarche Maximos IV. [^69]:  -- (1). Louis JUGNET : *Problèmes et grands courants de la philoso­phie* (232 pages). Les Cahiers de l'Ordre Français (B.P. n° 11, 78001 Versailles). [^70]:  -- (1). Conde Pallen : « Crucible Island » (New York, 1919). [^71]:  -- (1). Éditions de la Table Ronde. [^72]:  -- (1). Il nous semble que les titres exacts des uns et des autres n'étaient et ne sont pas ceux-là. Jean Ousset était le *président* de l'Office international, et Michel de Penfentenyo le *directeur* de son organe mensuel PERMANENCES. Amédée d'Andigné était, pendant les premières années de l'Office international et jusqu'en 1966, *président* des « Amis de la Cité catholique » ; en 1967 il devint *délégué géné­ral* de l'Office international. Aujourd'hui Amédée d'Andigné est tou­jours *délégué général* de l'Office ; et Michel de Penfentenyo, tout en restant directeur de PERMANENCES, est devenu, semble-t-il, *président* de l'Office, successeur à ce poste de Jean Ousset. Rappelons en ou­tre, pour mémoire, que le dixième et dernier congrès de la Cité ca­tholique eut lieu à Paris en 1960 ; et que le premier congrès de l'Of­fice international eut lieu à Sion (Suisse) en 1964. (Note d'ITINÉRAI­RES.)