# 183-05-74 II:183 ### L'atroce témoignage d'un prêtre « Il y a trois ans, ma mère est décédée. Elle avait 85 ans, et jusqu'à ses 80 ans elle avait prié je ne sais combien de chapelets par jour. Elle allait communier tous les ma­tins, alors que l'église se trouve à une demi-heure de mar­che, alors qu'elle n'avait pas de santé et que l'hiver est rude dans nos régions. Or cette femme est morte incro­yante. Des prêtres, en chaire, avaient tellement ridiculisé les formes de prière dans lesquelles elle avait, sans dif­ficulté, reconnu la sienne, et devant les émissions à la radio et à la télé elle a tellement cru prendre conscience que les prêtres qui parlaient ne croyaient plus eux-mêmes en rien, qu'un jour elle m'a dit : « J'ai passé ma vie à travailler pour les autres, alors que pendant plus de cin­quante ans le médecin m'a conseillé de ne pas « forcer », tu le sais. J'ai toujours cru qu'on était sur terre pour tra­vailler et pour aimer, et que plus tard je me reposerais près du Bon Dieu. On m'a trompée. Maintenant je sais qu'après la mort, il n'y a plus rien. Toi aussi, tu es prê­tre ; et si les autres prêtres sont au courant qu'on a tou­jours raconté des fables aux gens jusqu'ici, tu l'es aussi. Mais tu n'as jamais eu le courage de me le dire. Il a fallu que je l'apprenne sur le tard et par d'autres. » (Ce témoignage du P. Marcel Corne­lis a été publié dans la « Revue de l'association Charles de Jésus ».) 1:183 ### L'ENCYCLIQUE PONTIFICALE DU 8 SEPTEMBRE *Cette importante encyclique sociale\ reste aussi inconnue\ que si elle n'existait pas* *Il faut bien le constater, et enfin en prendre acte : l'ency­clique du 8 septembre est partout tenue et maintenue sous le boisseau. On la cache aux fidèles. On la cache au clergé. Les évêques eux-mêmes semblent n'avoir pas pu en prendre con­naissance. Le texte reste introuvable. Personne ne le publie. A cette carence qui est absolument générale, nous avons décidé de suppléer sans attendre davantage : bien que ce ne soit pas notre fonction*, *nous publions l'encyclique* (*en traduction fran­çaise*)*.* 2:183 *C'est une encyclique qui va tout à fait à contre-courant des conformismes établis. Elle ne cherche pas à* « *épouser son temps *»*. Elle dit au monde en quoi l'esprit du monde n'est pas l'esprit du Christ.* *Mais ce n'est pas une encyclique-programme : elle ne re­commande pas telles ou telles mesures particulières, comme ont pu le faire d'autres encycliques sociales. Elle va plus pro­fond. Elle s'attache aux causes fondamentales des* « *maladies *»*, qui ravagent la société moderne ; elle précise* DE QUEL ESPRIT *un chrétien doit se revêtir pour y faire face ; elle l'énonce en toute simplicité.* *L'encyclique du 8 septembre proclame avec force que l'espé­rance du bonheur éternel n'a jamais pour conséquence d'* « *arrêter le progrès politique et social *»*. Au contraire. Le progrès véritable est le fruit des vertus chrétiennes ; l'abandon de ces vertus nous ramène à une épouvantable barbarie.* \*\*\* *Il ne faut point parcourir cette encyclique en diagonale, d'un regard superficiel : on n'y comprendrait rien.* *Il faut la lire attentivement, exactement, et la méditer point par point.* 3:183 *Et alors on apercevra son opportunité, son actualité, sa per­tinence. On y verra dans toute leur lumière les principes les plus importants, les plus dynamiques, et aujourd'hui les plus mécon­nus, de la doctrine sociale catholique.* *L'encyclique du 8 septembre comporte vingt-quatre paragraphes. Nous ne reprodui­sons pas les quatre premiers ni les trois derniers, qui contiennent les salutations et autres choses analogues.* ......... 5\. -- Il n'échappe à personne combien, en vertu de Notre suprême charge apostolique, Nous Nous sommes appliqué à contribuer au bien de la société. Nous sommes prêt, avec la grâce de Dieu, à continuer. Nous avons sou­vent rappelé aux dirigeants politiques que la législation et le gouvernement ne doivent pas enfreindre le Décalo­gue. Quant aux citoyens que leurs talents, leurs mérites, leur naissance ou leur fortune ont placés dans une posi­tion éminente, Nous les avons fréquemment invités à unir leurs lumières et leurs forces pour protéger et promou­voir les biens les plus importants de la société politique. § 6. -- Mais il y a beaucoup trop de choses, dans l'état actuel de la société, qui affaiblissent les liens de l'ordre public et qui détournent les peuples d'une vie juste et honnête. Nous estimons que trois facteurs principaux travaillent à la désagrégation du bien commun temporel : I. -- la répugnance pour une vie modeste et laborieuse ; II\. -- l'aversion de la souffrance ; III\. -- l'oubli des biens futurs, objet de notre espérance. 4:183 #### I. § 7. -- Nous déplorons -- et même ceux qui s'en rap­portent aux seuls critères de la raison naturelle et de l'utilité le reconnaissent et le déplorent eux aussi -- Nous déplorons une profonde maladie sociale. Elle consiste en une dépréciation des devoirs et des vertus qui honorent une vie simple et ordinaire. De là vient, dans les mœurs familiales, que l'obéissance naturelle est effrontément refusée par des enfants ne supportant aucune discipline austère et ferme. De là vient que les travailleurs perdent le goût de leur métier, fuient l'effort et, mécontents de leur sort, visent à un rang supérieur et revendiquent in­considérément un partage égal des biens. Des sentiments analogues en conduisent beaucoup à déserter leur cam­pagne natale pour les bavardages et les séductions de la ville. § 8. -- De là vient encore qu'il n'y a aucune harmonie entre les classes sociales ; que l'on bouleverse tout ; que les esprits sont tourmentés par les discordes et par l'en­vie ; que le droit est ouvertement violé ; que ceux qui ont été trompés dans leur espoir s'en prennent à la paix publique par la révolte et l'émeute, et résistent à ceux qui ont la charge de maintenir la paix. § 9. -- La guérison de ces maux doit être demandée au Rosaire de Marie, qui consiste à la fois en un ordre fixe des prières et une pieuse méditation des mystères du Sauveur et de sa Mère. Que l'on commente comme il faut, et d'une manière accessible aux simples fidèles, les MYSTÈRES JOYEUX, et que l'on présente à leurs regards comme un tableau des vertus dont ils offrent l'image : on y trou­vera aisément une abondante matière pour des enseigne­ments sur la conduite de la vie, qui attireront les âmes avec une admirable douceur. 5:183 § 10. -- Que l'on contemple en esprit la maison de Nazareth, ce domicile naturel et surnaturel de la sainte­té. Quel exemple pour la vie quotidienne ! Quel modèle parfait de la société familiale ! Simplicité et pureté des mœurs ; permanente union des cœurs ; point de désor­dres ; des égards mutuels ; et enfin l'amour, non point un amour de grimace et de mensonge, mais l'amour at­tentif à rendre service, qui se manifeste à tous les re­gards. Exemple d'application à subvenir aux besoins de la vie : mais *in sudore vultus,* « à la sueur du front » comme ceux qui, sachant se contenter de peu, travaillent davantage à diminuer leur pauvreté qu'à augmenter leur avoir. Sur tout cela règne une parfaite paix du cœur, une joie de l'âme : l'une et l'autre accompagneront toujours la conscience du devoir accompli. § 11. -- Ces exemples de modestie et d'effacement, d'endurance dans le labeur et de bienveillance envers au­trui, d'exactitude dans l'accomplissement des humbles de­voirs de la vie quotidienne, et de toutes les autres vertus. à mesure qu'on les médite et qu'ils pénètrent dans les âmes, provoquent peu à peu une réforme intellectuelle et morale. Alors les charges de chacun n'apparaissent plus méprisables et ennuyeuses ; on s'y intéresse et s'y atta­che ; on y trouve une joie, et la conscience en sera plus forte pour faire le bien. Les mœurs s'adouciront à tous égards ; l'intimité familiale connaîtra l'amour et la joie ; les relations avec autrui comporteront beaucoup plus de déférence et de charités vraies. Et si cette réforme de la personne individuelle s'étend aux familles, aux cités, au peuple tout entier et aux institutions, quel profit mani­feste pour le bien commun ! 7:183 #### II. § 12. -- La seconde maladie sociale, réellement très funeste, et que l'on ne saurait trop déplorer, car elle per­vertit de plus en plus les âmes, consiste à refuser la souf­france, à écarter passionnément les contradictions et les difficultés. La plupart des hommes ne considèrent plus la paix et la liberté de l'âme comme la récompense de celui qui accomplit son devoir sans se laisser abattre par les périls ni les peines : ils se représentent un état idéal de la société où il n'y aurait plus de désagréments, et où tous les plaisirs de cette vie seraient rassemblés. Désirer si passionnément et si désordonnément une vie heureuse conduit à la dissolution du caractère ; s'il n'en est pas complètement anéanti, il en est du moins affaibli au point de céder et de succomber sous les misères de la vie. § 13. -- Ici encore, on peut attendre du Rosaire de Marie -- si grande est la force de l'exemple -- le plus grand secours pour raffermir les âmes, si l'on s'applique dès le plus jeune âge, et assidûment par la suite, à une contemplation silencieuse et douce des MYSTÈRES DOULOU­REUX. Nous y voyons le Christ, « l'auteur de notre foi, qui la mène à la perfection » (Heb., XII, 2), joindre le geste à la parole : afin que nous trouvions en Lui des exemples de son enseignement sur la patience dans les épreuves et les souffrances, Il a voulu endurer Lui-même les peines les plus difficiles à supporter. Nous le voyons ac­cablé d'une angoisse qui lui donne une sueur de sang. Nous le voyons enchaîné comme un malfaiteur, subissant le juge­ment des pires, cruellement outragé, accusé de crimes qu'Il n'a pas commis. Nous le voyons flagellé ; couronné d'épines, cloué à la croix ; jugé indigne de vivre, condamné à mort sous les clameurs de la foule. Nous méditons sur la souf­france de sa Très Sainte Mère : un glaive de douleur a transpercé son cœur, afin qu'elle devienne et qu'elle soit appelée la Mère des douleurs. § 14. -- Celui qui donne à de tels exemples non pas un simple coup d'œil, mais une méditation fréquente, brû­lera du désir de les imiter. Que la terre lui soit maudite, couverte de ronces et d'épines, que son esprit soit accablé de misères et son corps de maladies : il n'y aura rien, ni la méchanceté des hommes ni la colère des démons, il n'y aura aucun malheur privé ou public dont sa patience ne finira par triompher. C'est pourquoi l'on dit avec raison que le propre du chrétien est de faire et de supporter beaucoup, *Facere et pati fortia christianum est ;* car per­sonne ne saurait être vraiment chrétien en se dispensant de suivre le Christ dans sa Passion. La vertu de patience n'est pas la vaine ostentation d'une âme endurcie à la douleur, comme pour certains philosophes de l'antiquité ; la vertu de patience prend modèle sur Jésus qui « au lieu de la joie qui lui était promise, endura une croix dont il méprisa l'infamie » (Heb., XII, 2) : après avoir demandé à Dieu le secours de Sa grâce, la vertu de patience ne récuse aucune souffrance mais, si grande soit-elle, la con­sidère comme profitable. Le catholicisme a toujours eu et a toujours, en tous lieux et dans toutes les classes de la société, des hommes et des femmes qui, mettant leurs pas dans ceux du Christ Notre-Seigneur, supportent avec un courageux esprit surnaturel les injures et les amer­tumes, redisant avec l'Apôtre Thomas, en actes plus en­core qu'en paroles : « Allons nous aussi, et mourrons avec lui » (Jean, XI, 16). 8:183 Que de tels exemples se multiplient et de plus en plus, pour le bien de la société, pour la vertu et la gloire de l'Église ! #### III. § 15. -- Le troisième genre de maux auquel il faut porter remède est le plus caractéristique des hommes de notre temps. Dans les siècles précédents, même quand on aimait trop passionnément les choses de la terre, on n'avait cependant point un mépris total pour les choses célestes : les plus sages des païens tenaient la vie pré­sente pour un lieu de passage et non pour une demeure permanente. § 16. -- Aujourd'hui, bien qu'ils aient été formés par le christianisme, les hommes poursuivent les biens péris­sables de la vie présente comme s'ils voulaient non seule­ment écarter, mais bien effacer tout souvenir d'une patrie meilleure dans je bonheur éternel ; ils n'entendent plus l'avertissement de saint Paul : *Nous n'avons pas ici-bas de demeure permanente, mars nous recherchons celle qui est à venir* (Heb., XIII, 14). § 17. -- Voici la cause principale d'un tel état d'es­prit : beaucoup s'imaginent que la préoccupation des choses futures abolit l'amour de la patrie terrestre et ar­rête le progrès politique et social. Or c'est tout à fait absurde. La nature des biens que nous espérons n'est pas telle qu'elle détourne l'esprit humain du souci des choses présentes ; le Christ lui-même nous a ordonné de chercher le royaume de Dieu en premier lieu, mais non point de mépriser tout le reste.  9:183 L'usage des biens présents et des satisfactions honnêtes qu'ils procurent quand ils sont un stimulant ou une récompense de la vertu, -- et quand le rayonnement d'une civilisation humaine, mettant en lu­mière la communion de la cité terrestre, est une image de la cité céleste, -- n'a rien de contraire à la raison natu­relle ni aux desseins de Dieu. Dieu est l'auteur de la nature comme de la grâce ; Il n'a pas voulu qu'elles se combat­tent mais que, conjuguées en une amicale collaboration, elles nous conduisent toutes deux plus aisément au bon­heur éternel pour lequel nous sommes nés. § 18. -- Ceux qui n'aiment qu'eux-mêmes et leur plai­sir, ceux dont les pensées se perdent dans les choses périssables au point qu'il leur devient impossible de s'éle­ver plus haut, ceux-là, plutôt que de trouver dans les biens visibles le désir des biens invisibles, perdent complètement de vue l'éternité et tombent au dernier degré de l'indignité. Dieu ne saurait infliger à l'homme un châ­timent plus grave que de le laisser toute sa vie pour­suivre les plaisirs dans l'oubli des biens éternels. § 19. -- On ne sera point exposé à ce danger si, pra­tiquant la dévotion du Rosaire, on en médite souvent les MYSTÈRES GLORIEUX. Ce sont ces mystères qui révè­lent les biens que notre œil ne peut apercevoir, mais dont, nous savons par la foi que Dieu les a préparés pour ceux qui L'aiment. § 20. -- Nous y apprenons que la mort n'est pas l'en­trée dans le néant, mais le passage d'une vie à une autre, et que le chemin du Ciel est ouvert à tous. Quand nous voyons le Christ monter au Ciel, nous nous rappelons sa promesse : *Je vais vous préparer une place.* 10:183 Nous appre­nons qu'un temps viendra où *Dieu séchera toute larme de nos yeux,* et où *il n'y aura plus de deuil, ni de gémis­sement, ni aucune douleur,* mais où *nous serons toujours avec Dieu, semblables à* *Dieu, parce que nous Le verrons tel qu'Il est ; rassasiés de Sa joie, concitoyens des saints,* en communion avec la Reine du Ciel, la bienheureuse Mère de Dieu. § 21. -- Ces méditations donnent à l'âme une sainte flamme et lui font répéter avec un grand saint : *Que la terre me paraît vile quand je regarde le Ciel !* Elles nous donnent la consolation de penser *qu'une tribulation pas­sagère et superficielle nous charge de gloire éternelle.* Eu vérité, telle est la seule manière d'unir le temps présent et l'éternité, la cité terrestre et la cité de Dieu ; telle est la seule manière de former des âmes fortes et nobles. S'il y en a beaucoup, la société conservera sa dignité et sa grandeur ; le vrai, le bien et le beau y fleuriront, à l'image et ressemblance de Celui qui est le principe et la source éternelle de toute vérité, de toute bonté, de toute beauté. ...... *Datum Romae apud S. Petrum die VIII septembres.* Rome, près Saint-Pierre, le 8 septembre, en la fête de la Nativité de la T.S. Vierge. Pour copie conforme.\ Traduction J. M. 11:183 ## ÉDITORIAL ### La France à la dérive *Viae Sion Lugent* QUE FAUT-IL DÉSIRER, aujourd'hui, pour la France, dans cette élection présidentielle ? Quel candidat, quelle politique ? L'esprit public ne le sait pas. Pour le savoir avec assurance, il faudrait une idée du bien : du bien à espérer et à vouloir. Cette idée manque. C'est une crise de finalité. L'histoire entière de l'humanité, et celle de la France en parti­culier, montre que l'entente au moins implicite sur une com­mune idée du bien est l'indispensable ressort de toute vie na­tionale. Quand cette idée s'estompe, quand aucune autorité politique n'est en situation de la ranimer et de la faire préva­loir, alors l'État et la société s'en vont à la dérive : comme aujourd'hui. #### I. -- D'un point de vue simplement électoral Le résultat de l'élection présidentielle est connu d'avance, pour cette fois ou pour la suivante. Nous sommés gouvernés par la V^e^ République de telle façon que la coalition socialo-com­muniste aura la majorité : elle l'aura ce mois-ci ou elle l'aura plus tard, mais elle l'aura, logiquement, mécaniquement, en quelque sorte automatiquement, si aucun facteur imprévisible, homme ou événement, ne vient modifier les données de notre situation. La V^e^ République nous conduit en effet au communisme, lentement mais sûrement, de deux manières, l'active et la passive. 12:183 Passivement, par non-résistance. Les gouvernants de la V^e^ République ne font de l'anti-communisme qu'au moment des élections ; ils le font seulement pour la frime, et pour avoir nos suffrages. S'ils estimaient vraiment que le communisme, le socialisme, le marxisme, la coalition socialo-communiste sont un danger pour la France, ils s'en occuperaient quand ils gouvernent ; ils gouverneraient en conséquence. Pour prendre un seul exemple, ils commenceraient par supprimer les subven­tions gouvernementales à la C.G.T., qui est la principale cour­roie de transmission du Parti communiste ; ils retireraient à cette centrale sa « représentativité » légale ; ils ne feraient d'ailleurs en cela qu'appliquer la loi, puisque la loi stipule que la « représentativité » d'un syndicat est incompatible avec son allégeance à un parti politique. Il n'y aurait donc besoin d'aucune loi d'exception. Il suffirait de faire respecter la légis­lation en vigueur. Mais Chaban, qui a eu, premier ministre, trois ans pour le faire, ne l'a pas fait ; l'ardente conviction de sa rhétorique anti-communiste est limitée aux compétitions élec­torales. Quant à Giscard, il faut reconnaître que son anti­communisme, même électoral, a toujours été fort modéré. Cela est général chez les gouvernants de la V, République. Parmi eux les uns, faute d'intelligence et d'imagination, ne croient pas que le communisme soit un danger véritable ; et les autres, faute d'énergie et de caractère, préfèrent se dispenser du rude combat civique qui serait nécessaire. Il en va donc du commu­nisme dans la société comme de l'apostasie moderne dans l'Église : ce fléau n'y étant plus suffisamment contrecarré y, a conquis droit de cité, et il y étend peu à peu sa colonisation politique. La passivité du gouvernement en face du communisme suf­firait à en assurer tôt ou tard la victoire. Mais il s'y ajoute des facteurs positifs de communication. L'Éducation nationale, monopole gouvernemental, et l'Office de la Radio-Télévision Française (O.R.T.F.), autre monopole gouvernemental, travaillent chaque jour à multiplier le nombre des électeurs de gauche. Ces deux institutions étatiques y travaillent surtout, et le plus efficacement, quand elles ne parlent pas de politique. Elles diffusent une culture de gauche, elles développent une sensi­bilité de gauche, elles indiquent, illustrent et vivent une morale de gauche. Ce n'est peut-être pas toujours, la gauche du gau­chisme ; c'est certainement, dans le domaine culturel et dans celui de l'affectivité, la gauche unie de Mitterrand et de Mar­chais. Il n'importe pas que ces deux monopoles d'État soient éventuellement neutres entre les différentes candidatures pré­sidentielles. Il n'importe pas non plus que, tout au long de l'année, dans les émissions télévisées d'information politique, les hommes publics du gaullisme au pouvoir apparaissent plus souvent que ceux de l'opposition socialo-communiste. 13:183 Ce n'est pas à ce niveau que l'influence est déterminante. Ces deux mo­nopoles d'État militent en permanence non pas pour des candidats aux élections, mais pour un univers idéologique pour la licence sexuelle, pour l'incitation publique à la luxure, pour la société moralement permissive, pour le scientisme matérialiste. Les jeunes gens ainsi « informés » et « éduqués » vont logiquement, de plus en plus nombreux, et sans qu'on ait besoin de leur faire un dessin, au programme commun de la gauche unie. Les plus grandes fautes politiques du président Pompidou se situent dans cette perspective. Quels qu'aient pu être son cou­rage personnel, son sens de l'État, sa compétence économique et financière, en définitive son règne aura été gravement fu­neste. Il a placé ou laissé l'autorité de l'État au service d'une intellectualité de gauche, d'une moralité de gauche, d'une spi­ritualité de gauche. Il n'a pas abattu, il n'a pas attaqué les formidables féodalités spirituelles constituées par l'O.R.T.F. et l'Éducation nationale. Et puis, fût-ce davantage par complai­sance que par conviction, il a pris parti pour l'avortement, il a essayé d'y entraîner la nation. Il s'y montrait résigné, mais pourquoi ? dans sa conférence de presse de septembre 1973 ; pendant l'hiver 1973-1974, il en était même, pour une raison obscure, devenu le partisan implacable, multipliant les pres­sions personnelles les plus impérieuses sur les députés de la majorité. -- Pourtant, direz-vous, sa politique économique n'était pas une politique de gauche ? -- Non, elle ne l'était pas, mais sa politique intellectuelle et morale l'était ; par action et par omission. Il a fait la politique intellectuelle et morale de ses adversaires, en acceptant comme un fait définitif (ou né­gligeable ?) la *colonisation* marxiste de l'O.R.T.F. et de l'Éduca­tion nationale ; il l'a faite en jetant son autorité dans la balance pour imposer l'avortement par la loi. Mais si l'on est pour la libéralisation de l'avortement, si l'on est pour une société moralement permissive, si l'on est pour promouvoir ou tolérer *l'incitation* publique à la luxure, si l'on est résolu ou résigné à supporter la mainmise marxiste sur l'information culturelle, alors, en ce cas, on s'en va tout naturellement voter pour le programme commun de la gauche unie plutôt que pour les successeurs élargis ou rétrécis, supposés ou réels, du président Pompidou. D'un simple point de vue électoral, si l'on voulait éviter (à supposer qu'il en ait été encore temps) l'immédiate ou pro­chaine arrivée au pouvoir d'une majorité socialo-communiste, il fallait cesser de faire une politique intellectuelle et morale qui inculque à la population les réflexes mentaux d'un électeur de gauche. 14:183 #### II. -- Le point de vue du bien commun temporel  Mais ce n'est pas seulement leur présente colonisation marxiste qui rend radicalement nuisibles les deux institutions étatiques de l'O.R.T.F. et de l'Éducation nationale. Cette colo­nisation marxiste n'en est que la malignité la plus immédiate­ment perceptible, la plus voyante. Il y a autre chose. Une jeunesse condamnée à passer toute sa vie active en milieu scolaire, et toutes ses soirées à la télévision, en est institutionnellement décérébrée, même si l'on suppose cette télévision et cette scolarité libérées de leur actuelle colonisa­tion marxiste. Car toute la vie active de la jeunesse en milieu scolaire, et toutes ses soirées au spectacle télévisé, cela fait une institutionnelle déséducation, une constante contre-éducation, une révolution culturelle permanente, noyant les âmes dans un monde imaginaire, les détournant de l'apprentissage du réel et de l'apprentissage de l'effort. Il n'est pas conforme à la nature humaine de repousser obligatoirement au-delà de 16 ou de 18 ans l'apprentissage d'un métier ; il n'est conforme aux vrais besoins d'aucun âge d'être au spectacle tous les soirs. Les besoins véritables de la nature humaine sont le bonheur fami­lial (il n'existe pas d'autre bonheur temporel) et l'exercice d'un métier qui apporte un profit légitime en même temps qu'un intérêt intellectuel et spirituel dans le travail même ([^1]) : la prolongation démesurée de la scolarité et l'usage quotidien de la télévision y sont directement contraires. Qu'on n'aille pas dire que ce sont là des problèmes « moraux », au sens (erroné) où, un problème moral relèverait de la conscience individuelle, à l'intérieur de la vie privée, et non de l'action politique. L'Éducation nationale et l'O.R.T.F. sont des monopoles étatiques régis par le gouvernement. Il revient à l'action politique du gouvernement d'en réprimer les abus et d'en régler le bon usage. A toute époque, au demeurant, le pourrissement dans la luxure accompagne et accélère la fin des civilisations, des sociétés, des nations. Ce n'est pas un phénomène marginal ; c'est un phénomène central dans toute décadence. La luxure, dès qu'elle est publiquement suscitée, ou seulement tolérée, envahit tout, corrompt tout. Nous voyons bien qu'elle a tout envahi et tout corrompu autour de nous, les travaux et les jours, les rues et les chansons, le commerce et les loisirs, la littérature et l'art ; elle a envahi jusqu'aux livres d'enfants et jusqu'aux livres de prières ; 15:183 jusqu'aux écoles, et jusqu'aux églises. Une infection généralisée n'est pas un problème particulier ou privé. C'est une affaire politique. Dans la France de 1973 et de 1974, il n'y a eu et il n'y a quasiment que la revue ITINÉRAIRES pour le rappeler ; pour dire et répéter que c'est bien une question politique, et l'une des plus graves, et l'une des plus fondamen­tales aujourd'hui. La contagion universelle de la luxure est un fléau social. Le devoir politique s'impose aux gouvernements, aux institutions et aux lois de la réfréner au lieu de la facili­ter. Les pouvoirs temporels ne peuvent évidemment pas la guérir : ils peuvent et ils doivent la faire reculer ; ils peuvent et ils doivent salutairement la contraindre au moins à se cacher. C'est là une vérité très certaine, qui devrait être très courante : mais les pouvoirs responsables ont cessé de l'enseigner, de la défendre, de la faire respecter, de la mettre en œuvre. Répétée par tous les siècles, c'est aujourd'hui seulement qu'elle se tait, par la trahison des pouvoirs temporels et spirituels. Or cette vérité est au centre de la vie politique : laquelle s'édifie par l'esprit de sacrifice et se défait dans l'esprit de jouissance. J'insiste. Ces considérations ne sont pas latérales ou annexes par rapport au problème politique français. Elles ne sont pas secondaires. Elles sont cardinales. Elles sont au premier rang des urgences. Elles réclament : 1\. -- la déscolarisation massive des âges et des professions qui n'ont rien à faire sur les bancs d'une école ; 2\. -- la réduction massive des horaires de la télévision ; 3\. -- l'interdiction de toute information sexuelle faite en public par les puissances publiques, universités, écoles, minis­tères, préfectures, administrations ; et aussi des deux autres formes d'incitation politique à la luxure, qui sont la propa­gande pour la contraception et la libéralisation de l'avorte­ment ; 4\. -- la restauration, comme loi fondamentale de l'État, des règles de la morale naturelle qui sont celles de tous les peuples et de tous les temps, et que résume le Décalogue, autrefois et naguère enseigné au catéchisme sous le nom de « commande­ments de Dieu » ; étant entendu que le Décalogue comporte, comme son nom l'indique, non pas sept commandements, mais dix, les trois premiers étant inséparables des sept qui viennent ensuite, l'omission d'un seul, ou de trois d'entre eux, consti­tuant une atteinte à la loi naturelle que ne compense pas le maintien supposé de tous les autres. C'est de la politique, je le répète et j'y insiste encore, c'est de la politique et non de la morale individuelle ou privée. C'est même ce qui, en politique, importe le plus ; c'est la condition de tout le reste. Le *bien commun temporel,* unique finalité véri­table de toute action politique, ne consiste en rien d'autre, pour l'essentiel, que la transmission, l'explication, l'illustration et l'observation du Décalogue. 16:183 Ici l'on objectera peut-être que la loi naturelle ou Décalogue n'est pas habituellement praticable sans les grâces de la Rédemption. La remarque est juste, mais les grâces de la Ré­demption n'appartiennent pas à la politique, elles ne sont pas contenues dans le bien commun naturel. Que la politique elle aussi, comme tout le reste, ait besoin des secours de la reli­gion, assurément. Néanmoins cette observation ne retranche rien au fait que la politique, en tant que telle, a pour fonction de servir le bien commun, ni au fait que l'essence du bien commun temporel est la conservation de la loi naturelle : cela ne relève point de préférences subjectives, cela ne dépend pas des requêtes variables de chaque conscience particulière. Si la politique, réduite à ses seules forces naturelles, n'arrive pas à promouvoir le bien commun temporel, qu'elle en prenne acte comme d'un autre fait d'expérience, objectif et constant ; et bien connu, sauf des analphabètes intellectuels de l'obscuran­tisme moderne ; qu'elle n'aille pas se crever les yeux en inven­tant de prétendre qu'elle n'aurait plus la trop difficile fonction de servir le bien commun ; ni que le bien commun ne consis­terait plus essentiellement dans la trop exigeante obéissance au Décalogue non mutilé. #### III. -- Essai de discernement du moindre mal politique On veut toujours imaginer un chemin supposé plus court ou plus aisé. On rêve qu'il serait possible, par quelque habileté technicienne ou astucieuse, d'économiser ses forces et de se dispenser des considérations et des exigences que nous venons d'évoquer. On consent qu'elles définissent le bien, mais on le remet à plus tard, en déclarant qu'aujourd'hui ne réclame et d'ailleurs ne permet que le moindre mal. Il est fort vrai que le moindre mal est souvent en politique la seule forme immédiate­ment possible du bien commun. Mais il ne faut pas prendre pour un moindre mal celui qui ne contient plus aucune espé­rance ni aucune possibilité de bien ; celui qui ne comporte plus le minimum indispensable d'essentiel ; celui qui n'aurait de bien qu'une apparence inconsistante tout juste suffisante à mettre en scène une duperie électorale. 17:183 Les quatre points indiqués constituent le minimum du mini­mum, l'urgence des urgences : la déscolarisation, la réduction verticale des horaires de la télévision, l'interdiction de toute information sexuelle publique, l'acceptation du Décalogue com­me loi fondamentale de l'État. Une politique qui esquiverait ce minimum ne pourrait plus être une politique du moindre mal, car elle n'interromprait pas la dérive de la France dans un mal chaque jour de plus en plus grand. La scolarisation déme­surément prolongée fabrique en effet des utopistes et des envieux mûrs pour le programme commun de la gauche unie. Les jeux du cirque de la télévision, le spectacle gratuit chaque soir, pré­parent un peuple aboulique et paresseux, aspirant à l'oisiveté et non à l'effort laborieux. tôt ou tard un tel peuple votera en majorité pour le mirage socialo-communiste. L'incitation publi­que à la luxure, par les trois voies principales de l'information sexuelle, de la propagande pour la contraception, de la libéra­lisation de l'avortement, cultive l'esprit de jouissance au détri­ment de l'esprit de sacrifice, et livre ses victimes, d'avance désarmées, aux séductions de toutes les démagogies de la gau­che. Enfin, la méconnaissance habituelle du Décalogue est la plus sûre propédeutique pour progressivement conduire une société au communisme. C'est pourquoi il serait illusoire, pour barrer la route au communisme et à la gauche unie avec lui, de voter pour le « moindre mal » Chaban ou le « moindre mal » Giscard. Si l'on a Giscard pour sept ans, on aura Giscard *et* la gauche avant sept ans., Si l'on a Chaban, on aura Chaban *et* la gauche. Et pour commencer, avec eux aussi bien qu'avec la gauche, on aura le double génocide du « groupe ethnique » français l'installation de la liberté de l'avortement, qui assassine les en­fants dans le sein de leur mère ; la poursuite de l'information sexuelle laïque, publique et obligatoire, pour massacrer l'âme des survivants. Ce libéralisme-là, qui organise scientifiquement le meurtre biologique et spirituel de la France, ce libéralisme tyrannique, celui de Chaban comme celui de Giscard, c'est le libéralisme menteur de la Franc-Maçonnerie, masque tradition­nel de son implacable dogmatisme à l'envers. Ce n'est pas un moindre mal. « *Le moindre mal aujourd'hui,* écrit avec raison Marcel Clément, *ce n'est pas une majorité libérale aux ordres de la Franc-Maçonnerie. Le moindre mal, ou plutôt le meilleur bien, c'est le regroupement conscient de tous ceux qui veulent restaurer notre vie politique sur la base du droit naturel* ([^2])*. *» 18:183 A défaut du meilleur bien temporel clairement conçu et com­plètement proposé, la candidature de Jean Royer peut repré­senter un moindre mal réel et non pas trompeur. Un bon signe : dès qu'elle fut annoncée, le *Figaro*, -- ce journal que Maurras, toutes raisons à l'appui, a définitivement qualifié « le journal maudit », ce journal qui reste absolument fidèle à sa propre tradition, -- ce journal donc l'attaquait plus violemment qu'il n'attaque Mitterrand : un fanatique, nous dit-il, 1'œil à allu­mer les bûchers, la main prête à saisir indifféremment la croix ou l'épée, un homme disposé à « rouer, pendre, bouillir ou crucifier ». C'est ma foi le signe de détresse, l'appel à la défense républicaine dans son langage le plus classique. Le *Figaro* redoute que Jean Royer « se présente comme le candidat des familles », et comme celui « des jardiniers ». Cet homme abo­minable « se lève à six heures du matin », comble de cruauté, c'est l'heure sans doute à laquelle se couchent les noctambules bien parisiens du *Figaro* littéraire et immobilier. En annonçant sa candidature, Jean Royer venait de dé­clarer : « La politique n'est pas uniquement le moyen de diriger les hommes à travers la seule administration des choses ; elle est aussi la manière de les respecter, de les entendre, de les encourager, et de les aider à progresser en les considérant comme des personnes libres et responsables, douées d'une vie spirituelle et morale. » Obligé, par les contraintes de l'information quotidienne, d'imprimer ces paroles atroces, signes manifestes d'une épou­vantable intolérance, le *Figaro* du 12 avril tenait donc à flé­trir le monstrueux « fanatisme » d'un homme capable de pro­noncer de tels propos et d'avouer de telles intentions. Le trait de la fin est de le donner pour « l'homme qui rend la vertu triste », alors que la tendance, au *Figaro*, serait plutôt de la rendre commode, complaisante, baveuse. 19:183 Et pourtant le mot est profond. La vertu paraît triste à celui qui n'a pas la grâce de s'y conformer. L'idée de la vertu est une idée triste, en effet, et même insupportable pour les peuples apostats. Jerusa­lem, Jerusalem, convertere ad Dominum Deum tuum. #### IV. -- Précisions sur Giscard d'Estaing Avec moins de moelleux dans son talent d'alambic, Alfred Fabre-Luce devient au *Monde* ce que Mauriac était à *L'Express*. Le 10 avril, il y évoque avec quelque bonheur d'expression « les faits publics qui ont situé Chaban en homme d'affaires et en contribuable également ingénieux », et il ajoute non sans dis­cernement que « par son ton, ses procédés, ses intimités, Jac­ques Chaban-Delmas incarne un des aspects les moins plaisants du gaullisme, qui est de couvrir des combinaisons par des cocoricos ». Fabre-Luce se rallie donc à Giscard. Mais les raisons qu'il donne de ce ralliement le montrent, comme il l'a toujours été, trop sensible à l'opinion de l'adversaire. Ce fut probablement son défaut principal dans toute sa carrière de mémorialiste politique. Il en est dupe une fois de plus : « Pierre Mendès-France, écrit-il, disait récemment qu'à cause de Valéry Giscard d'Estaing le mot célèbre de Guy Mollet selon lequel la droite française était « la plus bête du monde » avait cessé d'être vrai. C'est donc lui qu'il faut porter en tête... » Voilà bien l'erreur, et cette erreur-là est comme instinctive chez Fabre-Luce, il ne s'en défait jamais. Il ne voit pas en quoi consiste le trompe-l'œil. Il croit que la meilleure droite est celle qui se fait admettre, admirer, couvrir d'éloges par la gauche. Mais c'est le contraire. C'est quand la droite a raison que la gauche trouve que la droite a tort. Et quand la gauche insulte la droite avec une particulière bassesse, c'est que la droite est particulièrement fidèle à sa vocation. Quand la gauche nous annonce que la droite devient intelligente et respectable, c'est ordinairement que la droite est en train de flancher. Pourtant je ne m'étonne point ici, je sais que Fabre-Luce est allergique, à une telle considération, qu'il entend, ou plutôt qu'il ressent comme sauvagement sectaire ; mais qui ne l'est point ; qui n'est que de constatation expérimentale ; et de bon sens. Là où il m'étonne, c'est lorsqu'il paraît concéder qu'un Guy Mollet aurait qualité, pour juger de la bêtise des autres : par connaturalité alors ? Mais quoi qu'il en soit, un Giscard devenu respectable et intelligent aux yeux de la gauche l'est-il forcément, et forcé­ment pour cette raison, aux yeux de la droite ? 20:183 Valéry Giscard d'Estaing a expliqué une fois, hors de toute compétition électorale, le fond de sa pensée politique. Il a choisi le *Nouvel Observateur* pour le faire. Nous avions relevé en son temps cette importante prise de position ([^3]). Comme elle est cependant restée méconnue de la plupart de ceux qu'elle inté­resse le plus, il ne sera pas inutile d'y revenir. Peut-être Fabre-Luce ne lit-il pas le *Nouvel-Observateur ;* peut-être au contraire est-il, comme Mendès, enchanté surtout de ce Giscard-là, qui déclare avec quelque cynisme : « Les gens -- et même certains de ceux que vous appelez mes amis -- découvrent une chose, que, moi, je sais depuis longtemps : les croyances qui m'animent et l'action que je conduis ne sont ni les croyances ni l'action d'un représentant de la droite classique. Il fallait bien qu'un jour celle-ci le découvre. Voilà, c'est fait. A bien y regarder, j'ai été classé dans la droite classique bien plus en raison de mon appartenance sociale, de mon éducation et des calculs de mes adversaires qu'en raison des positions que j'ai prises. » La droite classique a considéré Giscard comme son repré­sentant au point de lui apporter fidèlement ses suffrages dans toutes sortes d'élections. Était-il exactement honnête de lui laisser, à cette droite, le soin de découvrir elle-même, un jour ou l'autre, après coup, qu'il y avait erreur sur la personne ? Encore voudrait-on être sûr que cette découverte, maintenant, est faite et bien faite, et qu'aucune voix de la « droite clas­sique » n'ira plus s'égarer (trompée par la bonne « éducation » de Giscard, qui fait illusion). Nos lecteurs du moins auront été avertis. Giscard d'Estaing disait encore : « Que je sois libéral, c'est un fait, mais je vous précise qu'il ne s'agit pas du tout du libéralisme au sens ou l'entendent les économistes. Non. » Non, Giscard n'est pas libéral, pas du tout, au sens des économistes, car en économie, il est dirigiste, étatiste, socia­liste, autant et plus que Chaban : Je rappelle que Louis Sal­leron en a fait la démonstration ([^4]). 21:183 Libéral, Giscard l'est au sens moral et religieux. Le seul exemple qu'il ait donné de son libéralisme dans sa déclaration au *Nouvel Observateur,* c'est qu'il est « libéral » en matière d'avortement : « La loi sur l'avortement, par exemple. J'estime qu'en un tel domaine, quels que soient les principes ou les croyances de chacun, la loi n'a pas à se substituer à l'appréciation personnelle des in­téressés. » Cet homme réputé intelligent n'a pas aperçu que le principal intéressé, l'enfant qu'on assassine, n'est justement pas en mesure de faire connaître son appréciation. Et qu'en con­séquence la loi intervient pour le protéger. Mais cet aveugle­ment abyssal de Giscard ne lui est pas personnel : c'est l'aveuglement caractéristique du libéralisme. Seulement, dire comme il le dit qu'en matière d'avortement *la loi n'a pas* (PAS DU TOUT) *à se substituer à l'appréciation personnelle* (DES AVORTEURS), c'est aller beaucoup plus loin encore dans le « libéralisme » meurtrier que n'allait le projet de loi Pompidou-Messmer : c'est l'avortement entièrement libre dans tous les cas. Avec Giscard comme avec Chaban et comme avec Mitter­rand, ni plus ni moins quant à l'essentiel-, c'est toujours la France à la dérive. #### V. -- En politique aussi, il y a deux esprits -- Mais ne voyez-vous pas, dira-t-on, que les électeurs se préoccupent avant tout, et légitimement, de la hausse des prix, du pouvoir d'achat, de l'inflation ? C'est possible. Et ce n'est pas plus mal, s'ils. s'en préoc­cupent sérieusement. On peut entrer dans le problème poli­tique aussi bien par cette entrée-là. Entrons-y. 22:183 La hausse des prix ne dépasse point la capacité technique, la compétence économique de nos gouvernants, ou de leurs experts. Elle ne pose, au point de vue économique, et techni­que, que des problèmes simples, en quelque sorte classiques. Mais elle dépasse la capacité de gouverner qui est celle de l'autorité politique dans la V^e^ République. Il y a en effet une part de l'inflation dont les causes sont en France : on peut lutter contre elles, avec des sacrifices. Il y a une autre part de l'inflation dont les causes sont extérieures, et hors de notre portée : on ne peut que la sup­porter, au prix d'autres sacrifices. Mais d'où l'esprit de sacrifice pourrait-il naître, et qu'est-ce donc qui viendrait le motiver ? Le scientisme matérialiste ? la moralité permissive ? la licence sexuelle ? Après avoir tant flatté et encouragé l'esprit de jouissance, les gouvernants de la V^e^ République n'osent pas courir le risque de le contredire ouvertement et à angle droit. Ils pen­sent n'avoir d'autre ressource que de le tromper : par des promesses qui lui font prendre patience, ou qui lui apportent des diversions, mais qui finalement l'entretiennent, le renfor­cent, le font plus exigeant. Et la dérive s'accentue. Et eux se maintiennent à la surface du pouvoir en flottant à la dérive. Ils n'ont pas la capacité politique d'aller à contre-courant. Ce qui, au contraire, appartient en propre à l'autorité poli­tique d'un véritable chef d'État, c'est de dire au peuple français : « L'esprit de jouissance détruit ce que l'esprit de sacrifice a édifié. C'est à un redressement intellectuel et moral que, d'abord, je vous convie. » J. M. #### Paroles d'un chef d'État au peuple français *L'esprit de jouissance l'a emporté sur l'esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu'on n'a servi. On a voulu épargner l'effort ; on rencontre aujourd'hui le malheur.* 23:183 *N'espérez pas trop de l'État qui ne peut donner que ce qu'il reçoit. Comptez pour le présent* sur *vous-mêmes et pour l'avenir sur les enfants que vous aurez élevés dans le sentiment du devoir.* \*\*\* *Le travail des Français est la ressource suprême de la patrie. Il doit être sacré. Le capitalisme international et le socialisme international qui l'ont exploité ont été d'autant plus funestes que, s'opposant l'un à l'autre en apparence, ils se ménageaient l'un l'autre en secret. Nous ne souffrirons plus leur ténébreuse alliance.* \*\*\* *Un peuple n'est pas un nombre déterminé d'individus, arbi­trairement comptés au sein d'un corps social. Un peuple est -- une hiérarchie de familles, de professions, de communes, de responsabilités administratives, de familles spirituelles, arti­culées et fédérées pour former une patrie animée d'un mouve­ment, d'une âme, d'un idéal, moteurs de l'avenir, pour produire, à tous les échelons, une hiérarchie des hommes qui se sélec­tionnent par les services rendus à la communauté, dont un petit nombre conseillent, quelques-uns commandent et, au som­met, un chef qui gouverne.* \*\*\* *La solution consiste à rétablir le citoyen, juché sur ses droits, dans la réalité familiale, professionnelle, communale, provinciale et nationale. C'est de cette réalité que doit procéder l'autorité positive et sur elle que doit se fonder la vraie liberté.* *Je me propose de recomposer un corps social d'après ces principes. Il ne suffira plus de compter les voix. Il faudra peser leur valeur pour déterminer leur part de responsabilité dans la communauté.* \*\*\* *La politique est l'art de gouverner les hommes conformé­ment à leur intérêt le plus général et le* *plus élevé. Elle ne s'adresse pas aux sentiments bas tels que l'envie, la cupidité, la vengeance, mais à la passion du bien public, à la générosité.* 24:183 *Elle ne se propose pas d'exploiter le peuple, mais de le servir ; elle ne s'efforce pas de le flatter ou de le séduire, mais d'éveiller sa conscience et de provoquer sa réflexion ; et si elle lui parle de ses droits, elle n'oublie pas de lui rappeler ses devoirs.* \*\*\* *Le droit des familles est antérieur et supérieur à celui de l'État comme à celui des individus. La famille est la cellule essentielle. ; elle est l'assise même de l'édifice social ; c'est sur elle qu'il faut bâtir ; si elle fléchit, tout est perdu ; tant qu'elle tient, tout peut être sauvé.* \*\*\* *S'il est normal que les hommes se groupent selon les affini­tés de leur métier, de leur niveau social, de leur genre de vie, et s'il est légitime que ces groupements divers essaient de faire valoir, les uns par rapport aux autres, leurs intérêts et leurs droits, la lutte des classes considérée comme le grand moteur du progrès universel est une conception absurde, qui conduit les peuples à la désagrégation et à la mort.* \*\*\* *La nature ne crée pas la société à partir des individus, elle crée les individus à partir de la société.* \*\*\* *Le travail répond à cette loi sévère de la nature que rien ne s'obtient sans effort. C'est donc à tort que l'on a fait luire à vos yeux le mirage d'une cité future où il n'y aurait plus de place que pour le plaisir et pour le loisir. Mais si le travail est pour l'homme un fardeau, il est aussi un bienfait : il est une condition de la bonne santé morale et physique, de l'équilibre et du développement des facultés humaines. C'est une erreur de croire que l'on puisse conserver intacts ces dons ou ces facul­tés dans l'oisiveté. Nous ne développons nos capacités, et n'aug­mentons nos forces que par l'exercice que nous leur donnons.* \*\*\* 25:183 *Il s'agit de mettre fin à cet esprit revendicatif qui, passant du social au politique et respectivement, nous a perdus parce qu'il a dissocié et décomposé les mœurs et les pratiques qui sévissaient dans les rapports du capital et du travail.* \*\*\* *Il y avait à la base de notre éducation nationale une illu­sion profonde : c'était de croire qu'il suffit d'instruire les esprits pour former les cœurs et pour tremper les caractères.* *Le cœur humain ne va pas naturellement à la bonté ; la volonté humaine ne va pas naturellement à la fermeté, à la constance, au courage. Ils ont besoin, pour y atteindre et pour s'y fixer, d'une vigoureuse et opiniâtre discipline. Vous le savez bien, parents : un enfant bien élevé ne s'obtient pas sans un usage vigilant, à la fois inflexible et tendre, de l'autorité familiale.* \*\*\* *L'école française ne prétendra plus à la neutralité. La vie n'est pas neutre ; elle consiste à prendre parti hardiment. Il n'y a pas de neutralité possible entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, entre la santé et la maladie, entre l'ordre et le désordre, entre la France et l'anti-France.* \*\*\* *Il faudra que les maîtres de notre enseignement primaire se pénètrent de cette idée qu'il n'est pas moins noble et pas moins profitable, même pour l'esprit, de manier l'outil que de tenir la plume, et de connaître à fond un métier que d'avoir sur toutes choses des clartés superficielles.* \*\*\* *Jeunes Français : vous payez des fautes qui ne sont pas les vôtres. C'est une dure loi qu'il faut comprendre et accepter, au lieu de la subir ou de se révolter contre elle. Alors l'épreuve devient bienfaisante, elle trempe les âmes et les corps et pré­pare des lendemains réparateurs.* 26:183 *Méditez ces maximes : le plaisir abaisse, la joie élève ; le plaisir affaiblit, la joie rend fort. Cultivez en vous le sens et l'amour de l'effort : c'est une part essentielle de la dignité de l'homme et de son efficacité.* *Lorsque vous aurez à faire le choix d'un métier, gardez-vous de la double tentation du gain immédiat et du minimum de peine. Visez de préférence aux métiers de qualité qui exi­gent un long et sérieux apprentissage.* *Seul, le don de soi donne son sens à la vie individuelle, en la rattachant à quelque chose qui la dépasse, qui l'élargit et qui la magnifie.* \*\*\* *Mères de notre pays de France, votre tâche est la plus rude, elle est aussi la plus belle. Vous êtes, avant l'État, les dispensa­trices de l'éducation. Vous seules savez donner à tous ce goût du travail, ce sens de la discipline, de la modestie, du respect, qui fait les hommes sains et les peuples forts. Vous êtes les inspiratrices de notre civilisation chrétienne. Et voici qu'au­jourd'hui, dans nos deuils, dans nos misères, vous portez la plus lourde croix. Mères de France, entendez ce long cri d'amour qui monte vers vous. Mères de nos tués, mères de nos prisonniers, mères de nos cités, qui donneriez votre vie pour arracher vos enfants à la faim, mères de nos campagnes qui, seules à la ferme, faites germer les moissons, mères glorieuses, mères angoissées, je vous exprime aujourd'hui la reconnais­sance de la France.* 27:183 ## CHRONIQUES 28:183 ### Un évêque parle : Mgr Marcel Lefebvre La parution du livre de Mgr Lefebvre est. l'un des grands événements religieux de l'année : il est significatif (et d'ailleurs comique) d'observer la stupeur silencieuse qui a frappé l'ensemble de la presse catholique et de ses informateurs en face de cet événement. Les « informateurs religieux » sont carrément « dépassés » ...ils sont dépassés par la douce simplicité, par la souveraine sérénité avec lesquelles Mgr Lefebvre affirme et explique -- « La messe ne sera plus valide » -- « Je me vois sincèrement incapable de fonder un séminaire avec la nouvelle messe. » -- « Les déviations ré­centes ont attiré sur nous la malédiction divine. » -- « C'est le Concile qui est à l'origine de tout cela. » -- « Nous n'avons pas le droit de dire que la crise religieuse que nous subissons n'a rien à voir avec le Concile, que c'est simplement une mauvaise interprétation du Concile. » Voici, avec les aimables autorisations de l'éditeur et de l'auteur, quelques extraits de ce livre. (Les intertitres sont de notre rédaction.) ##### *La prétendue réforme liturgique* Il ne s'agit pas d'une Réforme liturgique semblable à celle de saint Pie X, il s'agit évidemment d'une nouvelle conception de la Messe. Les réformateurs ne s'en sont pas cachés. La Messe normative du P. Bugnini, telle qu'il l'a expliquée dans ses conférences à Rome, est bien celle qui est définie au n° VII de l'Introduction de *l'Ordo Missae novus.* Tout ce qui a été prescrit comme nouveauté se ressent clairement de cette nouvelle conception plus proche de la conception protestante que de la conception catholique. Les affirmations des Protestants qui ont contribué à cette Réforme illustrent naïvement et tristement cette vérité « Les Protestants ne voient plus ce qui pourrait les empê­cher de célébrer le *Novus Ordo. *» 29:183 On peut donc se demander très légitimement si insen­siblement la foi catholique dans les Vérités essentielles de la Messe disparaissant, la validité des Messes ne disparaît pas aussi. L'intention du célébrant portera sur la nouvelle conception de la Messe qui, dans peu de temps, ne sera autre que la conception protestante. La Messe ne sera plus valide. ##### *La cause prochaine : le concile* Il me semble qu'*il est impossible d'expliquer la situa­tion dans laquelle nous nous trouvons sans remonter au Concile* (...) J'insisterai sur le fait qu'*au Concile on n'a jamais voulu donner des définitions exactes des sujets dont on discutait,* et c'est ce refus des définitions, ce refus d'examiner philo­sophiquement et théologiquement les sujets qui étaient traités qui a fait que nous n'avons pu que *décrire* les sujets mais non pas les *définir. Et non seulement on n'a pas défini, mais bien souvent,* dans les discussions qui ont été faites de ces sujets, *on a faussé la définition traditionnelle,* et c'est pourquoi, je pense, nous nous trouvons maintenant devant tout un système que nous n'arrivons pas à étreindre, que nous n'arrivons que difficilement à contrecarrer, parce qu'on n'accepte plus les définitions traditionnelles, les véritables définitions. ......... Donc, *une mauvaise définition, et nous voilà en plein désordre.* Ou *absence de définition.* Nous. avons demandé plu­sieurs fois de définir ce qu'était la Collégialité ; ils n'ont jamais été capables de définir la Collégialité. Nous avons demandé plusieurs fois de définir l'Œcuménisme. Et ils nous disaient même, par la bouche des Secrétaires des Commissions, des Rapporteurs : « *Mais nous ne faisons pas un Concile dogmatique, nous ne faisons pas de défi­nitions philosophiques. C'est un Concile pastoral qui s'adresse au monde entier ; par conséquent, il est inutile de donner ici des définitions qui ne seraient pas comprises. *» 30:183 Mais enfin, c'est insensé que nous puissions nous réunir et ne pas arriver à définir les termes sur lesquels nous discutons. ......... Et cela continue actuellement : on continue à ne plus définir les choses. Je suis allé voir un cardinal l'année der­nière, au mois de mai, et je lui ai expliqué ce que je faisais. Je lui ai décrit le séminaire, sa spiritualité orientée surtout vers l'approfondissement de la théologie du Sacrifice de la Messe et vers la prière liturgique. Il m'a dit : « *Mais, Monseigneur, mais c'est exactement l'opposé de ce que les jeunes prêtres, chez nous, désirent actuellement. On ne définit plus le prêtre que par rapport à l'évangélisation, non pas par rapport à la sanctification, ni au Saint-Sacri­fice de la Messe. *» Je lui ai dit : « *Quelle évangélisation ? Si elle n'a pas un rapport fondamental et essentiel avec le Saint-Sacrifice de la Messe, comment comprenez-vous cette évangélisa­tion ? Alors... évangélisation politique ? sociale ? huma­nitaire ? Quels sujets d'évangélisation ? *» Oui, mais c'est comme çà maintenant. C'est l'évangé­lisation qui prédomine, ce n'est plus la sanctification. Donc, mauvaise définition encore du prêtre, et *une fois qu'on ne donne plus la véritable définition, on en subit toutes les conséquences.* *Il en est de même de tous les Sacrements. Prenez tous les Sacrements les uns après les autres, on ne les définit plus comme ils étaient définis autrefois.* ......... *Je crois sincèrement que c'est le Concile qui est à l'origine de tout cela,* parce qu'une bonne partie des évêques, surtout ceux qui ont été choisis comme membres des Commissions, étaient des gens qui avaient fait une philosophie existentialiste, qui n'avaient pas fait une philo­sophie thomiste, et par conséquent qui ne savent pas ce que c'est qu'une définition. Pour eux, il n'y a pas d'es­sence : on ne définit plus rien ; on exprime, on décrit une chose, mais on ne la définit plus. D'ailleurs, *ce manque de philosophie s'est fait sentir dans tout le Concile,* et c'est ainsi, je crois, qu'on en est arrivé à avoir un Concile rempli d'équivoques, de vague, de sentiment, de choses qui maintenant permettent évi­demment toutes les interprétations, et qui ont laissé toutes les portes ouvertes. 31:183 ##### *La Messe* Mais nous devons revenir sur la Messe, qui nous inté­resse plus intimement, nous prêtres. *La Messe, c'est le cœur de l'Église,* comme le dit si bien le Concile de Trente. *Lorsqu'on s'attaque à la Messe, on s'attaque à toute l'Église, et par le fait même au prêtre.* Le prêtre est celui qui en définitive est le plus touché par toutes ces réformes, car lui il est au cœur de l'Église, chargé de propager la foi et la sainteté de l'Église. C'est lui qui est le vrai ministre responsable, en raison de son caractère sacer­dotal. L'Église est essentiellement sacerdotale. Ainsi, quand on touche à quelque chose dans l'Église, le prêtre en subit les conséquences. C'est pourquoi le prêtre actuel­lement est dans la situation la plus tragique, la plus dra­matique qu'on puisse imaginer. Les séminaires sont inexis­tants, parce qu'on a abandonné la définition du prêtre et la véritable notion du sacerdoce. *Je vous avoue que je me vois incapable, sincèrement incapable, de fonder un séminaire avec la nouvelle Messe.* Précisément, le prêtre se définissant par le Sacrifice, on ne peut pas définir le prêtre sans faire allusion au Sacri­fice, ni définir le Sacrifice sans faire allusion au prêtre. Ce sont des notions qui sont liées absolument par leur essence même. Et donc, s'il n'y a plus de Sacrifice il n'y a plus de prêtre. Je ne vois pas comment on peut faire des prêtres s'il n'y a plus de Sacrifice. Et il n'y a plus de Sacrifice, par exemple, s'il n'y a plus de Victime, et il n'y a plus de Victime s'il n'y a plus de Présence Réelle et s'il n'y a plus de Transsubstantiation. Ainsi donc pas de Victime, pas de Sacrifice. Or, qu'est-ce qui tient le prêtre, le séminariste ? Qu'est-ce qui fait, je dirais, sa ferveur, sa piété ? : Qu'est-ce qui lui donne une raison d'être dans le séminaire ? C'est le Sacri­fice de la Messe. Je pense que ce fut vrai de nous tous : notre bonheur, notre joie durant tout le séminaire était de penser à la tonsure, aux ordres mineurs, à monter à l'autel, à être sous-diacre, à être diacre, et enfin prêtre. Enfin, pouvoir offrir la divine Victime ! enfin pouvoir offrir le Sacrifice de la Messe ! Cela a été toute notre vie de séminaristes. Or, *on doute maintenant de la Présence Réelle, on doute du Sacrifice de la Messe :* c'est une cène, c'est un repas, c'est une présence : 32:183 le Seigneur est présent comme lorsque nous sommes ensemble. Mais ce n'est pas cela la Présence de Notre-Seigneur dans l'Eucharistie ; c'est la Présence de la Victime, la même Victime que sur la Croix. Alors on comprend qu'il y ait des séminaristes, qu'il y ait des vocations ; ça vaut la peine d'être prêtre pour offrir le Sacrifice de la Messe, le vrai Sacrifice de la Messe. Ça ne vaut, pas la peine d'être prêtre pour faire une assemblée où les laïques peuvent presque concélébrer, où les laïques peuvent tout faire. *Il n'y a plus rien dans cette nouvelle conception de la Messe,* conception protestante, et qui nous mène au protestantisme. C'est pourquoi je ne vois pas comment on peut faire un séminaire avec cette nou­velle Messe. Elle ne peut ni attacher les séminaristes ni susciter des vocations. Là est, à mon avis, la raison fonda­mentale pour laquelle il n'y a plus de séminaires : il n'y a plus de sacrifice de la Messe. Il n'y a pas de prêtre sans Sacrifice, on ne peut pas définir le prêtre sans Sacrifice. Il n'y a pas d'autres motifs. Tant qu'on ne rétablira pas le véritable Sacrifice de la Messe, dans toute sa divine réalité, il n'y aura plus de séminaires et plus de séminaristes. Vous me direz : « *Mais il y a d'autres rites *»*.* D'accord, il y a d'autres rites : le copte, le maronite, le slave, tout ce que vous voudrez ; mais dans tous ces rites catholiques on retrouve les notions de Sacrifice, de Présence Réelle, de caractère sacerdotal. Certes, on aurait pu changer cer­tains rites, mais en mettant davantage peut-être encore en valeur les trois ou quatre notions fondamentales de la Messe. Alors, oui, d'accord. Qu'il y ait un changement en mieux, une affirmation encore plus grande et plus forte de ces vérités fondamentales : d'accord. Mais pas en les faisant évanouir, pas en les supprimant. Ce n'est pas possible. ......... Dans la mesure où s'évanouit notre sacrifice de la Messe, dans cette mesure-là aussi nous n'avons plus la source de notre sainteté sacerdotale. *Le problème actuel de la Messe est un problème extrê­mement grave pour la Sainte Église. Je crois que si les diocèses, et les séminaires, et les œuvres que l'on fait actuellement sont frappés de stérilité, c'est parce que les déviations récentes ont attiré sur nous la malédiction divine.* Tous les efforts que l'on fait pour raccrocher ce qui se perd, pour réorganiser, reconstruire, rebâtir, tout cela est frappé de stérilité, parce qu'on n'a plus la source véritable de la sainteté qui est le Saint-Sacrifice de la Messe. 33:183 Profané comme il est, il ne donne plus la grâce, il ne fait plus passer la grâce. Combien de prêtres voit-on maintenant qui ne célèbrent plus la Sainte-Messe lorsqu'ils ne peuvent pas concélébrer, ou s'il n'y a pas de peuple pour y assister. Ils ne célèbrent plus la Sainte-Messe seuls. C'est très fréquent, même dans nos sociétés religieuses. Pensez aussi à tous les sacrilèges qui se font maintenant avec ce mépris de la Présence Réelle de Notre-Seigneur dans la Sainte Eucharistie. Enfin, c'est tout de même le Concile de Trente qui a dit que Notre-Seigneur était pré­sent dans les moindres parcelles de la Sainte Eucharistie. Alors, quel manque de respect chez ceux qui peuvent avoir des parcelles de l'Eucharistie dans les mains, et qui s'en retournent à leur place sans se purifier les mains ! Quand. on se sert d'un plateau, lorsque les communions sont peu nombreuses il y a toujours des parcelles qui restent dans le plateau. *Par conséquent, ces parcelles restent dans les mains des fidèles, et il y a là un mépris de la Présence de Notre-Seigneur qui est un sacrilège. Saint Thomas cite comme exemple de sacrilège que des laïques prennent l'Eucharistie avec leurs mains.* Sans doute, c'est autorisé maintenant ; mais la pres­cription ecclésiastique qui l'interdisait a une telle impor­tance, que *la foi en est ébranlée certainement chez beaucoup de fidèles, et surtout chez les enfants.* Comment voulez-vous que les enfants aient encore une véritable foi dans la Présence Réelle ? Comment voulez-vous qu'ils aient encore le respect du prêtre, lorsque le prêtre ne se respecte plus lui-même ? Et comment voulez-vous qu'ils aient une juste notion du Sacrifice de la Messe, alors qu'il n'y a même plus le Crucifix sur les autels ? Il est évident qu'on lui a enlevé sa signification. ......... C'est pourquoi *nous devons nous maintenir sur les posi­tions d'avant le Concile, et ne pas craindre de sembler être en désobéissance avec l'Église lorsqu'on continue une Tra­dition qui est deux fois millénaire. Ce n'est pas possible.* *Quel doit être le critère du Magistère ordinaire,* pour savoir s'il est infaillible ou non ? *C'est sa fidélité à toute la Tradition.* Dans la mesure où il ne se rapporte pas à la Tradition, dans cette mesure-là nous ne sommes pas con­traints par les actes du Saint-Père. C'est la même chose pour le Concile. Dans la mesure où le Concile se réfère à la Tradition, puisque c'est du Magistère ordinaire, on doit s'y conformer ; mais dans la mesure où c'est nouveau, où ça ne correspond pas à la Tradition, il y a une plus grande liberté d'option. 34:183 Donc, *nous ne devons pas craindre de juger les choses maintenant, parce que nous ne pouvons pas nous* *laisser entraîner dans ce courant de modernisme qui risquerait de nous faire perdre la Foi à* *nous-mêmes et de nous faire devenir protestants sans le savoir.* ##### *Perdre la foi par* «* obéissance *»* ? Nous n'en avons pas le droit* Saint Thomas se demande, dans les questions qu'il pose sur la correction fraternelle, si la correction fraternelle peut exister à l'égard des supérieurs. Ce peut être, en ap­parence, une question osée de la part de saint Thomas. Mais il n'évite aucun problème, il n'a pas peur des problè­mes. Il pose donc la question : peut-on exercer la correction fraternelle vis-à-vis de ses supérieurs ? Après avoir fait toutes les distinctions nécessaires et utiles, il répond : « On peut exercer la correction fraternelle à l'égard des supé­rieurs, lorsqu'il s'agit de la foi. » Et il a tout à fait raison. Ce n'est pas parce que quelqu'un est le supérieur, qu'il peut nous imposer de perdre la foi, qu'il peut nous impo­ser de diminuer notre foi. Là est tout le problème. Nous n'avons pas le droit de courir le risque de perdre la foi : c'est le bien le plus précieux que nous avons ; et si nous étions plus fermes dans la foi, nous éviterions ainsi d'en venir tout doucement à assimiler les hérésies. Que vont devenir ces enfants qui auront, pendant des années, étudié ces catéchismes nouveaux ? Pour nous, qui avons un cer­tain âge et qui avons été élevés dans la vraie foi, avec le vrai catéchisme, le danger est moindre. Mais les enfants, les jeunes séminaristes qui sont formés dans ce milieu-là, que seront-ils plus tard ? C'est ce que me disait le Supérieur général des Pères Franciscains que je rencontrais dernière­ment à Rome. Il me disait : « Monseigneur, ce n'est pas tellement pour nous que cette crise est grave, mais c'est pour les jeunes séminaristes qui se trouvent actuellement dans les universités. Que sauront-ils, en fait de théologie dogmatique, morale ? Plus rien ! » Et d'ailleurs, parce qu'ils ne veulent plus étudier ces sciences, ils font de la psychologie expérimentale, de la sociologie. Ils ne font plus de théologie dogmatique ni de théologie morale, ni de Droit Canon ou d'Histoire de l'Église. Tout cela ne les intéresse plus. Alors ? ceux-là seront les prêtres de demain, les évêques ? qu'en sera-t-il alors de la foi de vos enfants, de la foi de ceux qui vivront à cette époque ? Nous n'avons pas le droit de nous en désintéresser. 35:183 ##### *L'histoire lamentable du Concile* J'ai été dans la préparation du Concile, membre de la Commission centrale préparatoire du Concile, et j'ai donc, pendant deux ans, assisté à toutes ses réunions ; la Commission centrale était chargée de vérifier et d'examiner tous les schémas préparatoires qui venaient de toutes les Commissions ; par conséquent, j'étais bien placé pour savoir ce qui avait été fait, ce qui devait être examiné, et ce qui devait être présenté au Concile. Ce travail était fait avec beaucoup de conscience et avec beaucoup de perfection. J'ai les soixante-douze sché­mas préparatoires et j'ai pu constater que dans ces soixante-douze schémas la doctrine de l'Église, d'une ma­nière générale, était absolument orthodoxe et qu'il n'y avait, pour ainsi dire, plus rien à retoucher ; il y avait donc un très beau travail qui avait été fait pour être présenté au Concile : des schémas conformes à la doctrine de l'Église, adaptés d'une certaine manière à notre époque, mais avec beaucoup de mesure et de sagesse. Or, vous savez ce qui est arrivé au Concile. Quinze jours après que le Concile était commencé, il ne restait plus aucun des schémas préparés, plus aucun schéma ! Tout a été renvoyé, tout a été mis au panier ; plus rien, plus aucune phrase. Tout a été rejeté. Il était prévu dans le règlement du Concile qu'il fallait les deux tiers des voix pour rejeter un schéma préparatoire. Or, dans la sixième ou septième séance du Concile, on a voté sur les schémas préparatoires pour savoir si on les prenait comme sujets d'études, ou si on les rejetait. Il fallait donc les deux tiers des voix pour les rejeter. En réalité il y a eu soixante pour cent contre et quarante pour cent pour ; par conséquent, il n'y avait pas les deux tiers et donc normalement, on devait continuer avec les schémas, c'était le règlement du Concile. Mais il faut bien dire qu'il y avait déjà à ce moment-là une organisation puissante, très puissante, bien organisée par des cardinaux des bords du Rhin et tout leur secré­tariat parfaitement monté ; 35:183 ils ont fait pression auprès du Pape Jean XXIII, en lui disant : « C'est inadmissible, vous allez nous faire étudier des schémas qui n'ont pas eu la majorité. Il faut absolument les faire rejeter. » Le Pape Jean XXIII nous a fait dire qu'étant donné qu'il n'y avait pas la moitié des membres de l'assemblée favorables à ces schémas, tous étaient renvoyés. Nous nous sommes retrou­vés au bout de quinze jours sans aucune préparation : c'est vraiment inimaginable. Mais qui parmi vous, Messieurs, étant Président de Conseil d'Administration ou en faisant partie dans vos Sociétés, accepterait de siéger sans aucune préparation, sans aucun ordre du jour ? Le Concile a commencé comme cela. Puis, il y avait eu l'affaire des Commissions, qui devaient être des Commissions conciliaires. Il y avait d'abord eu les Commissions préconciliaires, celles qui avaient. préparé le Concile, ensuite il fallait nommer les Commissions conciliaires ; là, deuxième drame. ......... Imaginez des évêques qui arrivent de leur pays ; ils connaissent bien deux, trois de leurs collègues. Mais com­ment des évêques qui viennent de partout et se réunissent à Rome, peuvent-ils connaître ceux de leurs confrères présents qui sont les plus aptes à se trouver dans la Com­mission du Sacerdoce, dans celle de la Liturgie, dans celle du Droit Canon. Ils ne se connaissent pas. Aussi le cardinal Ottaviani, très légitimement, a fait passer à tous la liste des membres qui faisaient partie des Commissions préconciliaires, des gens, par conséquent, qui avaient été choisis par le Saint-Siège et qui avaient déjà travaillé dans ces commissions. Il semble assez normal qu'un certain nombre d'entre eux fassent partie des Commissions conci­liaires. Mais alors un cri s'est élevé ; je n'ai pas besoin non plus de parler de la personne qui a poussé ce cri ([^5]) et qui a dit : « C'est une pression intolérable exercée sur le Concile de donner des noms. Il faut laisser la liberté aux Pères conciliaires. C'est encore une fois la Curie romaine qui veut faire pression pour faire nommer ses membres dans les commissions. » Alors, un peu pris d'épouvante devant cette levée de boucliers, on a arrêté la séance et l'après-midi, le Secrétaire, Mgr Felici, nous a dit : 37:183 « Eh bien, le Saint-Père reconnaît, en effet, qu'il vaut peut-être mieux que ce soient les Conférences épis­copales qui se réunissent et fournissent les listes. » Or, les Conférences épiscopales étaient encore à l'état embryon­naire : elles se réunissent donc pour désigner les membres qu'elles croient les plus aptes à faire partie des Commis­sions. Mais ceux qui avaient préparé ce petit coup d'État, eux, étaient prêts. Ils avaient déjà toutes leurs listes et toutes les Commissions préparées, tous les noms choisis dans divers pays, connaissant bien leurs individus, et nous les ont immédiatement mises sous les yeux ; et comme il s'est trouvé que les Conférences épiscopales n'ont pas eu le temps de se réunir, puisqu'il fallait que ce soit dans les vingt-quatre heures, elles n'ont pas pu présenter assez tôt les noms. Alors ces listes sont passées évidemment avec une grande majorité. C'est ainsi que nous nous sommes trou­vés dès le début du Concile avec des Commissions qui étaient formées avec des membres qui étaient pour les deux tiers d'une tendance évidemment très prononcée, le troisième tiers étant nommé par le Saint-Père. On l'a bien vu après dans tous les schémas qui nous sont venus, qui étaient d'orientation complètement différente des schémas de la préparation. Je voudrais, si j'en avais le temps et la possibilité, publier les deux textes : ceux de la préparation et ceux qui nous ont été donnés, après. Il est évident que les orientations sont très différentes. Il y a donc eu des faits qui ont dominé le Concile et l'ont orienté. Il en fut de même, il faut bien le dire, pour les quatre modérateurs nommés après les Présidents. Le Pape Jean XXIII avait nommé dix Présidents du Concile. Puis le Pape Paul VI, après la mort du Pape Jean XXIII, a nommé quatre modérateurs seulement après la deuxième session du Concile. Ces quatre modérateurs furent le car­dinal Döpfner, le cardinal Suenens, le cardinal Lercaro et le cardinal Agagianian ; l'orientation était manifeste. Cela a eu un poids énorme sur la masse des Pères conci­liaires*.* Nous aurions pu avoir un concile splendide, en sui­vant la préparation et en prenant comme Maître et comme Docteur du Concile le Pape Pie XII. Le Pape Pie XII a parlé de tous les problèmes ; il aurait suffi de se référer à lui. Je ne pense pas qu'il y ait un problème du monde moderne, de l'actualité, qu'il n'ait pas tranché avec toute sa science, avec toute sa théologie, avec toute sa sainteté. 38:183 Le Pape Pie XII y a donné une solution, je ne dis pas définitive, mais quasi définitive. C'est parce qu'il a vraiment vu les choses sous l'angle de la foi. Mais non, on n'a pas voulu faire de concile dogmatique, rappelez-vous bien de cela. Le Pape Jean XXIII l'a dit, le Pape Paul VI l'a répété. Dans les séances du Concile, plusieurs fois nous avons voulu faire définir les notions. Définissez la liberté religieuse ; la collégialité, etc. On nous répondait : « Mais nous ne faisons pas ici du dogmatisme, nous ne faisons pas ici de la philosophie. Nous faisons de la pastorale. » Définissez ce qu'est l'homme, définissez ce que c'est que la dignité humaine. C'est très beau de parler de dignité humaine, mais qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'est-ce que la liberté ? Définissez ces termes-là. -- Non, non, nous faisons ici de la pastorale. -- C'est bien, vous faites de la pastorale, mais alors votre concile n'est pas comme les autres conciles. Les autres conciles ont tous été dogma­tiques. Tous les conciles ont combattu des erreurs. Or, Dieu sait s'il y avait des erreurs à combattre de notre temps. Il y avait de quoi faire un concile dogmatique, et je me souviens très bien que le cardinal Wyszynski nous disait : « Mais faites donc un schéma sur le communisme ; s'il y a une erreur aujourd'hui qui est grave et qui menace le monde, c'est bien celle-là. Si le Pape Pie XI a cru devoir faire une encyclique sur le communisme, il serait tout de même bien utile que nous, ici réunis en assemblée plénière, nous fassions un schéma sur le communisme. » Nous avons obtenu six cents signatures d'évêques en faveur d'une déclaration contre le communisme. Mais savez-vous comment cette histoire s'est terminée ? les six cents signatures ont été oubliées dans un tiroir...Et lorsque le rapporteur de « Gaudium et spes » nous a exposé le problème, il nous a dit : « Il y a eu deux pétitions pour demander une condamnation du commu­nisme. -- Deux pétitions ? avons-nous répondu, il y en a eu plus de six cents. -- Mais, a-t-il dit, je ne suis pas au courant. » Des recherches ont été faites ; les six cents signatures sont bien restées dans les tiroirs. Ces choses-là, je les ai vécues. Si je vous le dis, ce n'est pas pour condamner le Concile. Il aurait pu être une chose magnifique, mais tel qu'il s'est passé, il faut bien le dire : il y a eu des choses qui ont été inadmissibles. Mais, direz-vous, le Concile est tout de même inspiré par le Saint-Esprit ? Pas nécessairement. Un concile pastoral, non dogmatique, c'est une prédication, qui de soi n'engage pas l'infaillibilité. 39:183 Lorsque nous avons demandé au Secrétaire du Concile, à la fin des Sessions : « Ne pourriez-vous pas nous donner ce que les théologiens appellent la « note théologique » du Concile ? » Il nous a répondu : « Il faut distinguer sui­vant les schémas, les chapitres, ceux qui ont déjà fait l'objet de définitions dogmatiques dans le passé ; quant aux déclarations qui ont un caractère de nouveauté, il faut faire des réserves. » Donc, ce concile n'est pas un concile comme les autres, et c'est pourquoi nous avons le droit de le juger avec prudence et réserve. Nous n'avons pas le droit de dire que la crise que nous subissons n'a rien à voir avec le Concile, que c'est simplement une mauvaise interprétation du Concile. ##### *Invalidité de la consécration* Pour que l'Eucharistie soit valide, ainsi que tous les sacrements, il faut la matière, la forme et l'intention nécessaire pour leur validité. Et cela, le Pape même ne peut pas le changer. La matière est d'institution divine ; le Pape ne peut pas dire : « Demain, on prendra de l'alcool pour baptiser les enfants. » Il n'y peut rien. Il y a des choses que le Pape ne peut pas changer dans les sacrements. Il ne peut pas non plus en changer essentiellement la forme. Il est des mots essentiels ; par exemple, on ne peut absolument pas dire « Je te baptise au nom de Dieu ». Notre-Seigneur lui-même a donné la forme : « Vous baptiserez au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. » Le Pape ne peut pas changer non plus le fait que l'intention du prêtre est nécessaire. Comment peut-on le savoir ? Souvenez-vous de ce fait historique du Pape Léon XIII proclamant que toutes les ordinations anglicanes sont invalides par défaut d'intention ; défaut d'intention, parce qu'il faut vouloir faire ce que veut l'Église. Il est vrai que la foi du prêtre n'est pas un élément nécessaire, un prêtre peut ne plus avoir la foi, un autre peut en avoir moins, un autre une foi pas tout à fait intègre ; et cela n'a pas une influence directe, mais indirecte, sur la validité des sacrements. Or, précisément les Anglicans, parce qu'ils ont perdu la foi, ont refusé de faire ce que fait l'Église : N'aurons-nous pas le même cas chez les prêtres qui perdent la foi ? Nous aurons des prêtres qui ne voudront plus faire le sacrement de l'Eucharistie selon la définition du Concile de Trente. 40:183 Si on leur demande : « L'Eucha­ristie que vous faites, est-elle celle du Concile de Trente ? -- Non, dira-t-on, le Concile de Trente, il y a longtemps que c'est passé. Il y a maintenant le Vatican II. Mainte­nant, c'est la transsignification, la transfinalisation. La transsubstantiation : Présence Réelle de Notre-Seigneur, du corps de Notre-Seigneur, présence physique de Notre-Seigneur sous les espèces du pain et vin ? Non, plus à notre époque. » Si des prêtres vous disent cela, leur consé­cration est invalide, car alors ils ne font plus ce que l'Église a défini au Concile de Trente. Or, ceci est irréfor­mable. Ce qu'a dit le Concile de Trente sur la Sainte-Messe et sur l'Eucharistie, les chrétiens sont obligés de le croire jusqu'à la fin des temps. On peut expliciter les termes, mais on ne peut plus les changer, ce n'est pas possible. Celui qui dit qu'il n'accepte pas la transsubstan­tiation -- dit le Concile de Trente -- est anathème, donc séparé de l'Église. Vous serez peut-être un jour obligés de demander à vos prêtres : « Croyez-vous aux définitions du Concile de Trente, oui ou non ? Si vous n'y croyez plus, votre Eucharistie est invalide. Le Seigneur n'est pas présent. » Parce qu'ils voudront faire ce que, soi-disant, la nouvelle théologie, la nouvelle religion veut ; ce n'est plus ce que veut l'Église. C'est pourquoi il faut faire très attention. On ne peut pas faire n'importe quoi avec les sacrements ; les sacrements ont été fondés par Notre-Seigneur Jésus-Christ et ont été précisés par toute la tradition de l'Église. ##### *Il faut vous organiser pour agir* Et enfin, maintenant il faut aussi organiser votre apos­tolat, soutenir vos prêtres et les aider. Je comprends les difficultés qu'ils ont actuellement pour résister, surtout ceux qui sont dans le ministère, qui ont des charges. Je comprends très bien que c'est difficile, parce qu'une pres­sion morale est exercée sur *eux,* et elle les met dans une espèce d'obligation de faire ce qu'ils font, de modifier dans une certaine mesure tous les rites de la Messe. Cette adoration du Saint-Sacrement qui avait lieu, tous ces saluts du Saint-Sacrement qu'il y avait autrefois, tout cela disparaît, le chapelet, on ne peut plus le dire, et ainsi de suite. Il faut donc soutenir vos prêtres. 41:183 S'ils sentent qu'il y a des chrétiens autour d'eux qui les encouragent, les prêtres reprendront courage et on recommencera à adorer le Saint-Sacrement, à prier le chapelet, à ne plus donner la Communion dans la main, à ne plus faire prêcher n'importe qui ou lire n'importe quelle lecture, que sais-je. Tout doucement, on reprendra les bonnes et saintes tra­ditions (...). Quand on nous dit : « Mais vous n'avez pas le droit, saint Pie V avait fait une Messe, Paul VI en a fait une autre. Vous devez prendre la Messe de Paul VI, et abandonner celle de saint Pie V. », ce n'est pas du tout la même chose. La messe qu'on nous a donnée est une messe qui a changé. La meilleure preuve, c'est la définition de la messe de l'article 7, qui, n'est pas la même définition que celle du Concile de Trente. Saint Pie V n'a rien changé ; au contraire, il n'a fait que codifier ce qui était depuis les temps des apôtres. Saint Thomas le dit lui-même : en ex-piquant toute la Messe, il dit fréquemment que ces prières sont de tradition apostolique. Donc, nos prières du Canon, et bien d'autres prières, sont de tradi­tion apostolique. Saint Pie V n'a rien changé. C'est main­tenant qu'on nous fait changer en vue de l'œcuménisme, en vue de pouvoir prier avec les protestants. Dans sa naïveté -- dirais-je -- le Père Schutz de Taizé l'a dit en termes clairs, lorsque, revenant de Rome comme attaché à la Commission pour la Liturgie et pour la Réforme de la Messe, il a commenté : « Maintenant, nous pouvons dire la Messe avec les prêtres catholiques. » Pourquoi maintenant ? Pourquoi pas avant ? Il y a donc quelque chose de changé. Et puis aussi la question du catéchisme. Il faut orga­niser vos catéchismes de telle manière que partout il y ait des groupes qui se forment pour expliquer la vraie doc­trine, et pour que les enfants soient bien enseignés. Le Bon Dieu vous bénira, soyez-en sûrs. -- Mais que vont dire nos prêtres, que va dire notre curé ? On va nous refuser la Première Communion, la Confirmation. -- Laissez cela au Bon Dieu. Enseignez la foi à vos enfants, et tout s'arrangera. Le Bon Dieu, un jour, ouvrira les portes. 42:183 Déjà les évêques commencent à s'inquiéter sérieusement. Plus personne dans les séminaires ! Il n'y aura plus de prêtres...Mais vous, gardez la foi, donnez la foi aux enfants, vous verrez que les choses s'arrangeront. En tout cas, ce que je puis vous affirmer, c'est que mes séminaristes ont la foi, et que je suis édifié par ces jeunes. Ils sont pieux, gais. Beaucoup d'entre eux ont fait des études universitaires ; j'ai deux ingénieurs, un médecin, quatre ou cinq licenciés en mathématiques, un maître en biologie ; des jeunes gens donc, qui ne sont pas des enfants, qui savent ce qu'ils font, qui savent ce qu'ils veulent. Aussi, j'ai beaucoup de confiance dans cette jeunesse et je suis persuadé qu'elle est excellente. Pour moi, c'est un miracle, un vrai miracle. Car tous ces jeunes ont vécu comme tous les autres jeunes, ils ont été dans les universités, ils ont donc été en contact avec le monde. Quand on dit que ces jeunes gens ne seront pas adaptés au monde -- mais voyons, ne sortent-ils pas des univer­sités ? L'un d'entre eux a fait sept ans de biologie et il ne serait pas adapté au monde ? soyons sérieux. Ce sont des jeunes gens qui savent très bien ce qu'ils font. Ils aiment le Saint-Sacrifice de la Messe, parce qu'ils sentent que c'est le cœur de l'Église. Tout cela est profondément consolant et encourageant. Je vous assure qu'il ne faut pas du tout désespérer de notre temps, bien au contraire. Il y a encore de très belles vocations ; et il suffirait qu'on donne la possibilité à toutes ces vocations d'éclore normalement, et nous pourrions de nouveau remplir les séminaires. Je suis persuadé que si aujourd'hui aux États-Unis, en Angleterre, en Italie et même en Suisse allemande, je pou­vais ouvrir des séminaires, je les remplirais de bonnes vocations. C'est absolument certain. Si je vous dis cela, c'est pour vous encourager, pour que vous ne perdiez pas confiance et je souhaite vivement que vous soyez, vous aussi, capables de dire comme saint Paul à la fin de ses jours, en attendant la récompense du Seigneur : « J'ai gardé la Foi. » Et pourquoi a-t-il dit cela ? parce qu'il se rendait compte que garder la foi jusqu'à la fin de ses jours, jusqu'à sa mort, c'est une très grande grâce du Bon Dieu, c'est la plus grande grâce : celle de la persévérance finale. Je demande donc au Bon Dieu que vous aussi, jusqu'à la fin de vos jours, vous gardiez la foi, pour que l'Église continue : Mgr Marcel Lefebvre, Supérieur général\ de la Fraternité sacerdotale S. Pie X. © Copyright DMM, éditeurs à Jarzé (49140 Seiches). 43:183 ### Feuillets romains *Extraits* par Élisabeth Gerstner Tant de choses qui ne pourront être publiées que plus tard (mais qu'il est utile de savoir dès mainte­nant...). De ce nouveau voyage à Rome (mars 1974), plusieurs points essentiels qu'il faut pour le moment gar­der pour soi. J'ai vu pendant trois heures Slipyi, le cardinal Joseph Slipyi, que l'on nomme ici, non sans raison, « le prisonnier du Vatican » ; nous avons parlé en allemand, qu'il connaît très bien. Mais je ne puis rien dire encore de cette conversation. Je trie mes feuillets, je range ceux qui n'iront à l'imprimerie qu'un peu ou beaucoup plus tard... ##### *19 mars 1974.* En vol pour Rome, en la fête du patron de l'Église universelle. Le prêtre assis à côté de moi doit avoir vu mon chapelet, il me demande si je suis catholique (je suis si malheureuse quand je dois voyager en avion que je n'y puis rien faire d'autre que prier, seul moyen de rester calme). C'est un Irlandais du Nord. Je lui réponds par politesse, et nous voilà peu à peu engagés dans une grande conversation ; bien typique des conversations que l'on peut avoir aujourd'hui avec un prêtre rencontré par hasard. Il me raconte qu'il a longtemps résisté, dans l'isolement, aux changements apportés par le concile, et qu'il a de la sorte beaucoup souffert. Et puis, un beau jour, brusquement, le Saint-Esprit l'a illuminé, il a compris que la réforme litur­gique et toutes les autres réformes sont œuvre divine, et qu'il n'y a rien de plus beau que la nouvelle messe à laquelle tout le peuple peut participer. 44:183 Cela se passait dans son pays, en Irlande. C'est un Salésien, il vit maintenant à Rome, il regrette de tout cœur que je me prive de tant de beautés prodiguées par les innovations. Je lui réponds ce qu'il faut. Et j'ajoute : -- Ce qui vous a illuminé si soudainement, ce n'était pas l'Esprit Saint. C'était l'égoïsme et l'instinct de conser­vation, qui vous ont fait décider de *ne plus souffrir,* de tout accepter aveuglément, comme les autres, afin d'avoir une vie plus tranquille... Il ne nie pas qu'en effet, de ce point de vue, il y a gagné. Il y a gagné de pouvoir vivre à Rome : mais je cons­tate que, comme beaucoup d'autres prêtres qui jouissent du même privilège, il l'apprécie à peine. Tandis que je retrouve toujours en moi la même allégresse quand je débarque à Rome. Il y a maintenant la confusion, les grè­ves, le chaos du trafic, etc., mais cela n'y fait rien. ......... Mise au point du programme de notre pèlerinage *Clamor ad coelum :* VENDREDI 3 MAI : nous monterons à genoux la Scala Santa à 17 heures ; nous chanterons le *Vulneratus est prop­ter iniquitates nostras, puis* le *Parce Domine ;* et en haut, dans la chapelle, le *Stabat Mater.* A 19 heures : en l'église Santa Maria di Loreto (piazza Venezia) nous chanterons un *Requiem* pour tous ceux de nos parents et amis qui, dans leur pays, n'ont pas pu avoir de funérailles catholiques. SAMEDI 4 MAI : (sainte Monique) : deux messes à Saint-Pierre, à 8 h 30 et à 9 h (chapelle du Saint-Sacrement). Une troisième messe, spécialement pour les pèlerins qui arriveront ce samedi, sera célébrée sur la tombe de la vénérable Anna Maria Taïgi, grande mystique et mère de sept enfants, à S. Crisogono (Trastevere). A 22 h : début de la grande veillée de prière devant le Saint-Sacrement exposé en l'église Santa Maria sopra Mi­nerva. Fin de la veillée par la messe de 6 h devant le Saint-Sacrement exposé (c'est justement dans cette église qu'est née cette coutume) et *Te Deum.* DIMANCHE 5 MAI : fête de saint Pie V. A 16 h nous irons prier sur sa tombe à Santa Maria Maggiore. 45:183 LUNDI 6 MAI : départ en autocars pour Montecassino (messe) puis pour Fossanuova afin de prier là où mourut, il y a 700 ans cette année, saint Thomas d'Aquin. Sermons sur saint Thomas par le P. Marchoski (U.S.A.) et par le P. Cinelli O.P. (Rome). Retour par Nettuno (s. Maria Go­retti) et par Tre Fontane. \*\*\* Gardez ce programme avec vous, vous qui ne pourrez pas venir. Accompagnez-nous, le 3 mai, le 4 mai, le 5 mai, le 6 mai, par vos prières. Nous penserons à vous tous, amis français, qui aurez le 5 mai vos élections présidentielles ; en la fête de saint Pie V, le pape des victoires ! Et le dimanche suivant, ce sont nos amis italiens qui auront leur référendum sur le divorce... ......... Tout le monde à Rome a lu mon article de mars sur le cardinal Baggio ([^6]). (Il faut vous dire qu'à la Curie et dans le clergé romain, on lit énormément ITINÉRAIRES, dont chaque numéro va de main en main, il circule, on se le prête, j'enrage, car tous devraient plutôt s'abonner personnellement) Donc mon article sur Baggio a provoqué des contre-rumeurs ; des rumeurs de sens contraire. A savoir que Paul VI s'est depuis quelques semaines brouillé avec Baggio et qu'il a maintenant un autre dauphin. Il est fort possible que Paul VI ait simultanément « plusieurs fers au feu », comme vous dites en français. Il est possible aussi que ces contre-rumeurs aient pour but de faire oublier celles qui concernent Baggio, afin de lui rendre toutes ses chances : car bien sûr un dauphin démasqué à l'avance risque de les perdre par là-même. Quoi qu'il en soit, écoutons ces précisions nouvelles, tout en ne leur accordant que le peu d'importance qu'elles méritent. Le cardinal Baggio, donc, qui était depuis plus de quatre ans il Pupillo de Paul VI, a commis une grave erreur de psychologie : il a voulu, étant lui, Baggio, il prediletto*,* ne plus être traité comme les autres cardinaux, il a demandé à Paul VI que lui-même, Baggio, et avec lui trois autres cardinaux du même clan, soient habituelle­ment consultés et avertis avant Villot et Benelli, et sans passer par leur intermédiaire. Paul VI n'a pas du tout aimé cela. 46:183 On ajoute : il y a un homme plus dangereux que Baggio, un homme qui connaît mieux l'art de plaire à Paul VI, et qui s'en vante depuis des années (« quand il soupire et pleure, je lui montre le bon côté des choses, l'aspect positif, il est consolé, il m'en est reconnaissant... »). On le sait depuis longtemps. C'est Villot. Il se tient bien tranquille pour le moment, il se fait sagement oublier, il pense lui aussi que la succession est proche ; et que le nouveau pape sera, comme le plus souvent, celui qui aura été le moins nommé dans les pronostics et discussions avant le conclave... ##### *23 mars.* Sur la place Saint-Pierre, la police réussit à arrêter à la course trois hommes parmi un groupe de dix personnes qui galopaient toutes nues, à l'américaine : on appelle ça du *streaking.* Ils avaient voulu pénétrer dans cette tenue à l'intérieur de la basilique. L'Année sainte de Paul VI s'annonce bien. ##### *24 mars.* Dimanche de *Laetare.* Réjouissons-nous avec saint Bernard qui disait : *Quanta pauperibus procuras solatia* Quelles consolations, mon Dieu, vous donnez aux pauvres que nous sommes ! L'espoir change de camp. A Rome, les progressistes sont accablés, les traditionalistes pleins de confiance. Un réconfort est venu par le cardinal Mindszenty, que Paul VI a déchu : il y a eu un écho mondial de sympathie pour la victime de ce coup, et une unanime désapprobation pour l'auteur. Et puis on lit beaucoup à Rome le livre d'un auteur allemand, Reinhard Raffalt : *Wohin steuert der Vatikan.* La collusion de la diplomatie vaticane avec le communisme international apparaît plus clairement dé­sormais. Les yeux s'ouvrent et la résistance s'organise. 47:183 Un exemple du changement des esprits. Je rencontre une personnalité catholique d'origine allemande, que je connais depuis le temps de Pie XII. Ce haut personnage est d'une famille noble qui occupe d'importantes positions dans le catholicisme allemand depuis le Kulturkampf. Au cours des dix dernières années, il a tout avalé « par obéis­sance », les nouveaux catéchismes, les nouvelles messes, les nouveaux sacrements, la soumission au monde mo­derne, la collaboration avec le communisme. Et savez-vous ce qu'il me dit maintenant, en ce mois de mars 1974 ? Il me dit : -- *Nous les traditionalistes, nous devons nous entrai­der...* « Nous » les traditionalistes ! comme s'il avait lutté, comme s'il avait combattu avec nous ! Mais ce n'est pas un cas isolé. J'ai eu forcément beaucoup de relations au Vatican du temps de Pie XII. Des gens qui faisaient semblant de ne plus me connaître durant la période post-conciliaire. Mais justement, cette période post-conciliaire, on dirait qu'elle touche à sa fin, en tous cas ils en sont persuadés, puisqu'ils cherchent à me revoir, et qu'ils me disent, ou me ont dire, qu'ils n'ont collaboré avec le parti au pouvoir dans l'Église que pour chercher à sauver ce qui pouvait être sauvé. Je connais la chanson. Je l'ai entendue en Allemagne, en 1945. Les persécuteurs, les criminels et les couards, tous ensemble, venaient nous dire qu'ils n'étaient pas nazis, qu'ils avaient seulement voulu freiner et adoucir les choses en restant dans la Gestapo, dans les S.S., etc. Les néophytes du traditionalisme se livrent déjà à des excès (de langage) qui n'ont jamais pété nôtres. Dans la Curie, les jeunes loups avides de faire carrière, qui étaient à l'avant-garde du progressisme, les voici maintenant qui appellent Paul VI, entre eux, en privé : « le communiste », ce qui est une exagération, mais ce qui est aussi un signe. Au train où vont les choses, on peut s'attendre à ce que Karl Rahner lui aussi fasse demi-tour... Mais nous ne sommes pas juges des sincérités des uns et des autres. Qu'on nous rende la messe catholique, le catéchisme romain, et l'Écriture sainte dans sa version et son interprétation traditionnelles. Nous n'en demandons pas moins. Nous n'en demandons pas plus. Quand on nous aura rendu l'Écriture, le catéchisme et la messe, nous ou­blierons le passé, nous ne demanderons de comptes à personne. Ce n'est pas notre charge. 48:183 Et quand les anciens progressistes viendront nous dire : -- *Nous autres, traditionalistes...* alors nous fermerons les yeux et nous dirons seulement en nous-mêmes : *Deo gratias.* Élisabeth Gerstner. 49:183 ### Spockisme et autres formules par Thomas Molnar JE REÇOIS de Jean Madiran un article de l'Aurore (7 fé­vrier 1974) où Louis Pauwels rend compte, avec une visible lueur d'espoir, d'une déclaration récente du Dr Spock, en quelque façon le « père indulgent » de tous les bébés américains. Le Dr Spock a déclaré : « *Je me suis trompé. Il serait temps que les parents reprennent aux psychologues la carte blanche qu'ils leur avaient don­née. Nos théories étaient pernicieuses. Il n'y a pas d'édu­cation sans autorité. *» Et ainsi de suite, ce qui incite Madiran à me demander si, en effet, comme le dit Pau­wels, il y a un revirement chez les éducateurs américains. \*\*\* Comment répondre ? Si quelqu'un demandait aujour­d'hui à Soljénitsyne s'il est vrai que le parti communiste montre des signes de libéralisation car au lieu de lui tirer une balle dans la nuque il l'a déporté en Europe occidentale -- que devrait-il répondre ? Oui, dirait-il selon toute vraisemblance, on ne fusille plus tellement à l'aube. Non, ajouterait-il sans reprendre haleine, le Parti n'a rien libéralisé et n'en a pas l'intention. Je me trouve, grâce à Dieu *mutatis mutandis,* un peu dans la même situation : de nombreuses familles ne suivent point les injonctions de Spock, -- mais, dois-je ajouter tout de suite, elles suivent d'autres méthodologues, psycho-pédagoges et pé­do-psychologues. Car ce qui change en Amérique, c'est la formule ; ce qui ne change pas, c'est que la FORMULE est toute puissante et le restera aussi longtemps que l'âme américaine sera imprégnée de puritanisme. 50:183 Voyons la chose en détail -- bien que j'aie l'impres­sion d'usurper un peu le rôle de Mme Luce Quenette qui nous parle incomparablement mieux que je ne pourrais le faire des enfants et de leur âme. Seulement je ne par­lerai pas de *l'âme* des enfants mais de leur « non-âme », c'est-à-dire justement des formules qui les encadrent, pour ne pas dire enchaînent, dans l'étroitesse exaspérante des « théories » absolument fausses, absurdes, saugrenues, finalement criminelles. Commençons par le Dr Spock lui-même que je cite d'après un journal américain, le très respectable *Christian Science Monitor,* de Boston, à la date du 19 février. Douze jours après l'article de Pauwels. Tout y est de ce qui réjouissait le cœur de Pauwels : le mea culpa, le discrédit jeté sur la permissivité dont le Dr Spock dit à présent qu'il ne l'a jamais prônée, l'appel aux parents pour qu'ils soient fermes. En même temps le bon père Spock admet qu'il a beaucoup profité de ses récents ressourcements dans les mouvements pour la paix, pour la libération des femmes, pour la participation démocra­tique. « Je n'ai pas été suffisamment conscient du bien que propage le *women's liberation *»*,* a-t-il déclaré. « Afin d'être un bon activiste, ajouta-t-il, il faut que les jeunes gens soient moralement plus endurcis. » Voilà ce qu'il en est de la conversion de Spock : si l'éducation permissive -- notamment autorisation à l'en­fant d'uriner dans la soupière si c'est ce qu'il veut -- est arrivé au bout de son rouleau en matière de subver­sion de la morale et de la société, il faut prendre un autre rouleau -- l'entraînement politique des militants -- afin de terminer le travail. Le pédagogue Spock se convertit en le militant Spock, sans que l'objectif -- conscient ou inconscient, peu importe -- se modifie. Mais ne parlons pas des métamorphoses spockiennes, et d'ailleurs soyons certains que son mea culpa apporte un supplément de tirages à ses livres, ainsi que des invi­tations à venir s'expliquer devant les associations péda­gogiques et autres, chacune de ces « séances d'explica­tion » lui rapportant au moins 2000 dollars, inflationnés, mais quand même. Parlons de ce qui remplace le spoc­kisme. Après avoir reçu la demande de Madiran, j'ai fait une petite enquête auprès des jeunes mères de ma connais­sance, et j'ai ajouté leurs dires à mon dossier sur « l'édu­cation aux États-Unis ». 51:183 J'ai également parcouru (une fois n'est pas coutume) quelques revues pédagogiques de grand tirage, la rubrique de quelques journaux où des « experts » font réponse aux questions posées par les parents, et je me suis entretenu avec quelques collègues des Facultés de pédagogie, de psychologie, de relations hu­maines, etc. Dans ce qui suit je vous rapporte les données et les conclusions. \*\*\* Depuis que le Dr Spock s'est noyé dans la politique (candidat à la présidence en 1972 de je ne sais plus très bien quel groupe, etc.), donc depuis qu'il ne soigne plus les nouvelles éditions (millième ? dix millième ?) de ses ouvrages -- eh bien, oui, il est éclipsé par d'autres, notam­ment par le Dr Haim Ginnott. Que dit le nouveau pro­phète. J'ai consulté son ouvrage intitulé approximati­vement « Comment vous devez vous conduire vis-à-vis de votre enfant ? », où il n'y a que très peu de théorie mais plutôt des épisodes, vrais ou inventés, je ne saurais le dire. En voici un qui dit tout sur les autres : Bob, garçon de 13 ans, entre dans le salon en jouant avec son ballon de rugby. -- Cesse immédiatement, lui ordonne maman. Bob : -- Je n'y pense pas ! -- Sors, que je te dis ! -- Tu ne peux pas me contraindre ! -- Eh bien, je t'ordonne de sortir ; ces jeux-là sont pour la cour. Bob continue à jouer, à désobéir ; cris aigus de maman, suite d'imperti­nences de Bob. Rideau. Leçon pédagogique du Dr Gin­nott : dans des cas semblables maman aurait dû d'abord ne pas perdre son sang-froid, elle aurait dû expliquer calmement à Bob qu'il pourrait casser un vase ou abîmer un meuble. Bob aurait compris sans qu'il ait été provo­qué. Etc. Vous voyez la subtilité de l'ère post-spockienne ? Le Dr Ginnott a dû flairer le changement d'une formule à l'autre, il s'est dit : pas de permissivité, conseillons la fermeté douce et explicative, le dialogue. Ah le dialogue ! Depuis que le bon pape Jean nous a convoqués à toujours dialoguer, que de crimes ont été commis en ton nom, Dialogue ! Passons. Quelles autres formules post-spockistes ? Au lieu de gâter l'enfant chez soi, genre 1950-1960, dans les 1970 on l'endurcit en l'envoyant dès 2 ans dans le jardin d'enfants (kindergarten) afin qu'il apprenne à partager ce qui lui appartient, afin qu'il apprenne que tout est, au fond des fonds, propriété commune. Même les parents. Car il est actuellement d'usage que plusieurs jeunes couples fas­sent ménage à quatre, à six, à davantage, afin que les enfants de tous soient sans cesse surveillés, qu'ils sentent la chaleur de l'amour des adultes. 52:183 Suivant la mode afri­caine et indienne, les mères portent l'enfant sur le dos ou sur le ventre afin qu'il éprouve la chaleur et la pré­sence maternelles. Cette façon d'agir est évidemment louable ; mais c'est encore une mode, un engouement, une infatuation -- d'ailleurs depuis deux décennies, cette formule, sous le sigle TLC (tender loving care) « soins amoureux et tendresse », est enseignée aux jeunes mères (et pères) comme une formule scientifique, comme une nouvelle découverte à l'instar du DDT. Ce qui est ridicule et exaspérant en tout cela c'est d'idéologie sous-jacente : l'homme est une machine dépourvue de bon sens, il faut lui administrer des piqûres afin de lui apprendre les plus simples fonctions de l'existence, notamment l'amour ma­ternel. A San Francisco, par exemple, on vient de créer un centre pour jeunes mamans. C'est très bien, dites-vous. Oui mais c'est pour offrir aux jeunes mamans l'occasion d'observer leurs bébés comme si ces bébés ne leur appar­tenaient pas ! Vous avouerez que ce n'est plus tellement bien...En effet, les bébés sont à l'intérieur d'une espèce de cage de verre, et les mamans à l'extérieur, bloc-notes en main, faisant des notations sur le comportement du petit, notations qui seraient moins objectives dans l'at­mosphère familiale ! Les papas peuvent, eux aussi, assis­ter, après quoi les couples se réunissent pour discuter bébé. Tout cela sous l'égide d'une immense bureaucratie, mais qui a ceci de bon -- oh, bénie soit la société de con­sommation ! -- qu'elle donne du travail aux diplômés en psychologie qui s'affairent en grand nombre autour des parents, leur prodiguant des conseils de « spécialiste ». Au lieu du méchant centralisateur-dictateur qu'était Spock, on a donc pluralisé le conseil pédo- psycho- socio-. Mais : 1) le bon sens en est tout aussi absent, et 2) la FORMULE continue à régner en maîtresse. Le bébé et l'en­fant continuent à ne suivre aucune règle, sauf lorsque la mère travaille (chose très répandue) car alors on les met dans un kindergarten -- davantage dans les villes, bien entendu, qu'à la campagne où la possibilité d'une grand-mère n'est pas à exclure. Il faut cependant insister sur le fait que la permissivité n'a point été réduite, elle découle non pas des caprices d'un Spock mais d'une idéologie qui, elle, ne change pas. Si quelqu'un ne connaissant pas les États-Unis descendait soudain des nuages et s'instal­lait derrière les jeunes mamans de San Francisco qui observent, lunettes sur le nez et crayons à la main, leurs progénitures s'ébattant parmi d'autres petits, il se senti­rait ému de tant de bonne volonté, mêlée à la « science », des mamans qui s'attendrissent, des expertes qui s'affai­rent, des discussions qui s'engagent. 53:183 Cet inconnu ne pen­serait ni aux phalanstères de Fourrier, ni au mot de Goethe (en 1786, déjà) que la société de demain ressem­blera à un hôpital. Il dirait plutôt : Que c'est beau, que de science, que de préoccupations avec l'enfant, généra­tion de demain, hommes meilleurs que nous ne fûmes, etc. Mais quelqu'un qui, à la différence de notre visiteur de Sirius, connaît bien les États-Unis et y voit la réali­sation de ce que Goethe avait prévu, ne s'attendrit pas de si tôt. Il voit dans tous ces laboratoires, labyrinthes pour rats ou pour enfants, dans tous ces experts et ces notes prises par les mamans -- une version sucrée des asiles psychiatriques en Soviétie. Dans les uns et dans les autres il s'agit d'enlever à l'homme sa personnalité, la part en lui qui prend des risques, qui est incalculable, qui le dis­tingue d'une machine, d'un animal, d'un ordinateur. Il s'agit aussi de camoufler la véritable existence, de l'écra­ser sous le poids de faux problèmes, de fausses discus­sions, de comportements stéréotypés. Finalement, il s'agit de mettre au pas, ce qui a toujours été la tentative des tyrans, des tenants de l'esprit géométrique, des ingénieurs de l'âme. \*\*\* Hélas, ce n'est même pas tout. A côté de la révolution anti-spockienne il y en a actuellement une autre, l'une et l'autre dictées par l'éternel souci du puritanisme de ne pas paraître puritain. Auparavant, il fallait écraser la spontanéité ; le nouveau message puritain est tout aussi anti-naturel, inhumain : il faut libérer la spontanéité -- et il faut la protéger par le premier amendement à la Constitution, celui sur la liberté de parole. Car selon l'équation : parole = *self-expression* = n'importe-quel-acte = liberté, l'accouplement d'un homme et d'une chienne sur la Cinquième Avenue, pour peu que l'homme (de la chienne, on ne saurait pas -- encore) le déclare « acte politique », est inviolable. Bref, la nouvelle révo­lution antipuritano-puritaine s'appelle « sensitivity trai­ning » que l'on traduirait : « entraînement à être conscient de la présence physique d'autrui ». Une fois de plus, le puritain a peur du toucher, et même du toucher verbal, du toucher émotionnel : il est emmuré dans son psy­chisme qu'il n'ose appeler « âme » car cela pourrait mener à des aventures, à des découvertes. 54:183 Voilà la véri­table racine du conformisme américain, ce n'est pas la masse des gens ou des dollars qui en est responsable, c'est l'impératif psychologique de ne jamais sonder les profondeurs de l'être, de se donner des règles, des auto­matismes. Il faut donc s'en débarrasser, mais comment, car on doit éviter à tout prix les voyages à l'intérieur de l'âme. Alors il y a le voyage scientifiquement guidé par un expert (la psychanalyse) ; ou le voyage collectif, éga­lement guidé. Le « sensitivity training » est ce voyage collectif. Il a autant de formes que peut en motiver la publicité des experts. Et voilà qu'on « l'enseigne » à Université où, pauvre de moi, j'enseigne la philosophie, mais en vraie vieille lune : Platon, Aristote, saint Thomas, Kant, Descartes et les contemporains. Ce qui est drôle c'est que les étudiants me font davantage confiance qu'à leurs experts, d'abord parce que je les mets carrément en garde contre ces guides abusifs, ensuite parce que chez moi ils apprennent à apprécier la raison, l'irrationnel, la foi, leur rapport, les distinctions à opérer entre nos facultés, la place de chacune dans l'économie d'un être humain. Que me racontent ces étudiants ? Le professeur X nous fait asseoir (35 étudiants des deux sexes) autour de lui, et chacun doit se lever à son tour et dire « bonjour » aux autres. -- ? -- Et puis c'est tout, ça prend une ving­taine de minutes et le professeur nous dit que de cette façon nous prenons conscience des autres. Autre étudiant, autre classe. Le professeur Y nous demande de fermer les yeux et de concentrer notre esprit sur le grand orteil. -- ? -- Et puis c'est tout, ça prend quinze minutes, cela nous rend conscients de nous-mêmes. Autre classe. Le professeur Z nous fait asseoir deux à deux, chaque couple se tournant le dos. Il faut penser à l'auréole qui est censée se former au-dessus de notre tête à tous. -- ? -- C'est tout. Mais le professeur Z nous a dit que rien qu'à force de concentration mentale on peut même faire l'amour. -- ! -- Voilà, je rapporte ce que j'entends dire. Je ne puis m'empêcher de demander à ces jeunes personnes qui me racontent ces...épisodes, ce qu'elles en pensent, ce qu'en pensent leurs copains. La réponse : Ils pensent que c'est une perte de temps, mais d'un autre côté que si on fait ce qu'exige le prof on obtiendra, gratuitement, une bonne note. La réponse est d'un parfait bon sens, et pourtant je rappelle à mes interlocuteurs qu'ils sont trop indulgents envers le prof et que loin d'être simplement « inutiles », leurs « cours » sont nuisibles. 55:183 La plupart comprennent, et, chose tout à fait naturelle, certains décollent de cette base d'absurdité vers la conversion au catholicisme (ja­mais à autre chose), en passant par la bonne philosophie. C'est ainsi que, sans le savoir, les professeurs X, Y et Z travaillent pour moi : ils me facilitent la tâche de rame­ner leurs étudiants à la raison et de là à la foi. Enfin pas tous, mais un noyau qui pourra se révéler solide. Ainsi même dans le jardin des absurdités, des arbres sains poussent aussi. Surtout, il ne faut pas abandonner, décourager le travail de jardinier. Thomas Molnar. 56:183 ### Confusion en Argentine *Le péronisme est\ une dictature sans tête* par Jean-Marc Dufour On ne peut comparer les deux arrivées de Juan Domingo Peron au pouvoir sans en être frappé : le scénario de la seconde semble calqué sur celui de la première. Calqué, mais par un élève maladroit qui a souvent inversé les ombres et les lumières, le sang et le rire. Lorsque, le 17 octobre 1945, Peron remporta sa pre­mière victoire politique, ses adversaires se nommaient, par ordre d'importance décroissant : la bourgeoisie ar­gentine -- baptisée « oligarchie » pour mieux marquer le caractère « de classe » de cette opposition -- ; les partis politiques, en tête desquels le parti radical ; l'armée ar­gentine, peu satisfaite de la démagogie manifestée par le rutilant colonel. En 1973, on retrouve les mêmes oppo­sants, mais l'ordre de préséance a changé ; en tête : l'armée, qui détient le pouvoir et pressent qu'il va falloir céder la place ; ensuite, le parti radical -- éternel compétiteur électoral ; enfin, la bourgeoisie -- victime dési­gnée et résignée. Dans les deux cas, derrière Peron, non pas un parti, mais une foule, et j'y reviendrai ; dans les deux cas, l'ambassadeur des États-Unis joue le rôle du méchant traî­tre : en 1945, Spruile Bradden était effectivement intervenu sans discrétion dans les affaires intérieures argentines ; cette fois, l'ambassadeur américain est victime d'une gros­sière provocation. Enfin, une fois comme l'autre, il y eut des coups de feu et du sang répandu ; mais si en 1945 il n'y eut autour du journal « Cronica » qu'un mort et une cinquantaine de blessés, c'est par centaines que l'on dénombra, en 1973, les victimes de la fusillade de l'aéro­port d'Ezeiza. 57:183 On pourrait, en cherchant tant soit peu, trouver d'au­tres coïncidences entre les deux triomphes. Mais le plus important n'est pas l'identité des accessoires et des décors, c'est celle du personnage principal. En 18 ans, Juan Domingo Peron a vieilli ; il n'a pas changé. Déjà, lors du voyage éclair effectué avant la décisive consultation électorale de 1972 (qui vit la victoire du péronisme incarné par l'ineffable Campora) on avait re­connu, en plus maladroit, l'illusionniste des années qua­rante. Le discours qu'il tint devant la presse étrangère, où il accumula les plus éclatantes contre-vérités chiffrées, semblait un retour aux fantaisies économiques de son premier règne ; l'espèce de paralysie, d'engourdissement qui le conduisit à se calfeutrer dans une villa autour de laquelle ses partisans les plus acharnés se lassaient de crier des slogans à sa gloire, faisait irrésistiblement penser aux hésitations, aux prudences du même homme confiné, en 1945, au septième étage de l'Hôpital Militaire. Les confidences du chef syndicaliste qui organisa les manifestations de 1945, Cipriano Reyes, peuvent être au­jourd'hui reprises quasiment telles quelles : « *Le 17 octobre vit le triomphe de la classe ouvrière et servit à créer le Parti Travailliste. Après, Peron se sen­tit le maître de tout et détruisit cet outil précieux pour qu'on ne l'oblige pas à appliquer le programme révolu­tionnaire auquel il s'était engagé. Durant tous les jours les plus difficiles d'octobre 1945, Peron était tout effondré* ([^7]) *et, le 17, il ne trouvait pas le courage de sortir de l'Hôpital Militaire par crainte d'être liquidé... *» Le parti travailliste argentin fut en effet dissous et Cipriano Reyes jeté en prison par l'homme qu'il avait poussé au pouvoir. Aujourd'hui, les principaux artisans de la nouvelle victoire péroniste risquent fort de con­naître le même sort. ##### *Les bigarrures du Justicialisme* Qui donc a arraché aux militaires argentins le retour de Peron, les élections générales, et toutes les concessions qui ont permis la fin des dix-sept ans d'exil de Juan Domingo Peron. ? 58:183 La masse des péronistes est avant tout composée des ouvriers groupés dans les syndicats. C'est la piétaille du « justicialisme », ceux qui ont voté quand on leur en a donné l'ordre, voté comme on leur en avait donné l'or­dre, ou qui se sont abstenus -- malgré le vote obligatoire et malgré les sanctions prévues par le code -- lorsqu'on leur a dit de le faire. Mais il ne faut pas se le cacher : cette masse n'aurait pas à elle seule enlevé la partie. Le régime militaire ar­gentin, aussi amer que cela puisse paraître, a dû céder devant l'insécurité grandissante, et les véritables auteurs du retour triomphal de Peron, ce sont les terroristes « montoneros » ([^8]) péronistes, l'Armée Révolutionnaire du Peuple (E.R.P.) ou plutôt *les* E.R.P. car on en compte au moins trois : l'E.R.P. simple -- dont le chef Roberto Santucho s'évada de la prison de Rawson en août 1972 (sa femme a été tuée dans les événements de la prison de Trelew) -- et qui se réclame de « Che » Guevara ; « l'E.R.P. rouge » trotskiste mais on ne sait pas très bien de quelle tendance ; « l'E.R.P.-22 août », pé­roniste malgré tout. La grande et la seule différence entre 1945 et 1973 est l'existence de ces troupes clandestines -- on estimait à 60 000 le nombre des terroristes, membres de leurs « ré­seaux de soutien » et sympathisants --, de leur armement, de leurs trésors de guerre. Soixante mille hommes, cela peu sembler peu, ou beaucoup. Peu, si l'on compare ce chiffre aux 7.569.746 voix recueillies par le ménage Peron lors de la dernière consultation électorale. Beaucoup, si l'on considère que les troupes péronistes sont un agglomérat de tendances les plus opposées. Car le péronisme est un fourre-tout où l'on trouve mélangés les communistes orthodoxes et les anti-communistes de tradition, les gens qui suivaient Rucci, et les gens qui ont tué Rucci, les amis de Frondizi -- les partisans de l'entrée en Argentine de capitaux étrangers -- et ceux de l'actuel ministre de l'économie, M. Jose Ber Gelbard -- ennemi des mêmes investisse­ments --, les fanatiques d'Evita Peron, et les résignés à Isabelita Peron. 59:183 L'énumération pourrait se continuer pendant quelques dizaines de lignes ou de pages selon que l'on examine en gros ou de près l'éventail politique argentin. Il est évident que, dans une situation aussi trouble, des groupes armés et décidés peuvent jouer un rôle sans commune mesure avec leur importance numé­rique. ##### *Qui enlève qui ?* En attendant, les chefs des groupements révolution­naires doivent bien constater qu'ils ont, jusqu'ici, travaillé « pour le roi de Prusse ». Et, quand on examine froide­ment les choses de l'extérieur, force est de se dire que c'est bien de leur faute. Dès le gouvernement Campora, c'est-à-dire dès le 11 mars 1973, ils ont tenté d'imposer leurs hommes et leur politique ; ils ont cri qu'ils pour­raient gouverner à la mitraillette, et sans beaucoup d'au­tre programme que la mitraillette. Ce fut l'époque où les administrateurs nommés par le nouveau gouvernement se faisaient expulser *manu militari* de leurs administrations par des partisans dudit gouvernement, et remplacer par d'autres administrateurs, fervents soutiens de ce même gouvernement. La lutte entre la gauche et la droite du mouvement péroniste remplaçait celle entre amis et en­nemis de Peron et il était extrêmement difficile de perce­voir la moindre différence entre ces deux styles d'activité. Le printemps de Campora s'effaça devant le retour des Peron. Selon sa coutume, le chef du justicialisme fit campagne dans la plus parfaite incohérence idéologique. Soutenu avant tout par la bureaucratie syndicale, dont le représentant le plus qualifié était Rucci, il acceptait avec le sourire que les jeunes péronistes se réunissent et mani­festent au slogan de : *Rucci, Rucci, traidor* *A te va a pasar lo que paso a Vandor.* « Rucci, Rucci, le traître, Il va t'arriver ce qui est arrivé à Vandor. » Vandor avait été assassiné, Rucci le fut aussi. L'ennui, avec ces jeunesses péronistes, c'est qu'elles ont une fâcheuse tendance à faire passer dans les faits les menaces de leurs slogans. Les contradictions internes du mouvement justicialiste n'avaient pas empêché l'élec­tion triomphale du ménage Peron : 60 % des suffrages, plus de 7 millions de voix (sur lesquelles, combien avaient voté Peron par désespoir ?). 60:183 Rucci tué, ce fut le temps des enlèvements. La séques­tration des chefs d'entreprises étrangères fut à la fois le sport favori et la principale source de revenus des élé­ments d'extrême gauche. Les « prisons du peuple » ne désemplirent plus. Les rançons devinrent de plus en plus astronomiques. On dit que, pour la liberté de son direc­teur, Berliet aurait versé près de deux milliards d'anciens francs. C'est là un chiffre moyen, l'Américain est plus cher. Versé, mais versé à qui ? Nul n'en sait plus rien, aux gangsters ou aux politiques ? A des gangsters politiques ? On est aussi mal à l'aise pour se retrouver dans les sub­tiles combinaisons de « l'underground » argentin qu'on l'était, hier, pour distinguer les diverses variétés de l'E.R.P.... ##### *Intervention de* «* l'Ange Gabriel *»*..* M. Jose Lopez Rega, secrétaire de Juan Domingo Peron -- ancien caporal de police dans une ville perdue de la province argentine, ancien imprésario d'Isabelita Peron au temps où celle-ci dansait dans les cabarets panaméens -- est ministre du Bien-Être Social. Il est aussi spirite et reçoit directement ses révélations de « l'Ange Ga­briel » ; ce qui lui assure dans le gouvernement argentin une situation tout à fait particulière. M. Jose Ber Gelbard, lui, est un israélite polonais ayant fait fortune en Argentine. Il est devenu le ministre de l'Économie de Peron. M. Lopez Rega ne jure que par Khadafi. M. Ber Gel­bard ne songe qu'à mettre au pas les capitalistes étrangers qui ont eu l'imprudence d'aventurer leurs capitaux en Argentine. Au-dessus de ces deux chefs visibles de la politique orthodoxe péroniste, le chef de l'État vaticine avec un imperturbable sang-froid et proclame tantôt le blanc, tan­tôt le noir, avec la même assurance. La plupart du temps, on a quelques échos des nouvelles assurances du chef de l'État par les confidences des jeunes péronistes orthodoxes que le vieil homme reçoit tous les jeudis et devant qui il débonde son cœur. Tout cela n'est guère encourageant, mais les signes les plus inquiétants de décomposition sociale sont venus d'un autre horizon. L'affaire de Cordoba est, à mon sens, infiniment plus importante que ces querelles ou ces fai­blesses. Plus exactement, elle est le symptôme le plus grave de la maladie péroniste dont souffre l'Argentine. 61:183 Rappelons en quelques mots les faits : le gouverneur élu de l'État de Cordoba, jugé trop à gauche par le chef de la policé, a été arrêté, déposé et remplacé sur l'initia­tive des forces de l'ordre. Ce sont là des incidents qui peuvent se produire partout, mais surtout en Amérique latine et particulièrement en Argentine péroniste. L'im­portant, ce n'est pas le fait en soi, mais bien les réactions du pouvoir central (sans oublier toutefois que l'Argentine est un État fédéral). Eh bien -- c'est là que notre surprise est grande --, le pouvoir central a commencé par ne pas réagir... Ce qui ne laisse pas de faire penser que l'Argentine a découvert une toute nouvelle forme de gouvernement Peron, ou la dictature sans tête. Jean-Marc Dufour. *Les deux documents ci-après sont extraits de l'excel­lente revue argentine* « *Cabildo *». *Document 1 :* « A Cordoba, Rosario, Tu­cuman, Corrientes, etc. s'est produit, à un an de différen­ce, ce qui s'est passé dans les grandes villes françaises. Pour les sots et pour les hypocrites, il s'agit dans les deux cas « d'agitateurs professionnels » manœuvrés de l'étranger. Pour ceux qui savent la vérité, c'est le début de la véritable révo­lution qui, soutenue par les jeunes et les travailleurs com­mence à démontrer que si la révolution est un instinct des peuples sous-développés du Tiers-Monde, elle l'est aussi chez les peuples des nations super-développées. Elle ne se fait pas contre un gouverne­ment déterminé, mais contre un avenir incertain que vomit, dans la pratique, la société industrielle. 62:183 « *Vous êtes les guérillas contre la mort climatisée qu'ils veulent nous vendre sous le nom d'avenir *», disait une af­fiche fameuse collée sur les murs de Paris le jour des bar­ricades. Une autre aussi ex­pressive affirmait : « La ré­volution qui commence ne mettra pas seulement en ques­tion la société industrielle. La société de consommation doit périr de mort violente. La société aliénée doit disparaître de l'Histoire. Nous sommes en train d'inventer un monde nouveau et original : l'imagi­nation a pris le pouvoir. » Extrait de : *Le livre rouge de Peron,* pp. 133-134. *Document 2 :* « Nous n'admettons pas la guérilla parce que je connais parfaitement l'origine de cette guérilla. Les partis commu­nistes qui, dans d'autres pays, ont vu qu'au sein de la léga­lité ils couraient à leur des­truction, ont voulu sortir de cette légalité pour mieux se défendre. Cela n'est pas pos­sible dans un pays où la loi doit s'imposer, car la seule manière de ne pas être es­claves c'est d'être esclaves de la loi ; et cela nous l'impose­rons par tous les moyens. « Je connais l'origine de tout cela. J'ai été à Paris, précisément sur les barricades, j'ai fréquenté des gens et par­lé à beaucoup de ceux qui étaient là ; et qui y étaient pour cela, pour les barricades. Je sais bien quels sont les procédés qu'ils veulent mettre en marche, et qu'ils ont mis en marche dans ce qu'ils ap­pelèrent « la seconde révolu­tion française », les 30 et 31 juillet 1968 (sic), à Paris, lors­qu'ils placèrent sur la façade de la Sorbonne un grand pan­neau qui disait : « Vous êtes les guérilleros qui doivent nous libérer de ceux qui veulent nous vendre la mort climatisée sous le nom d'avenir. L'ordre industriel doit disparaître. Le Marché Commun doit mourir de mort violente. Nous cherchons un gouvernement capable de met­tre l'imagination au pouvoir. » « C'est ce que disait le panneau. Mais la finalité c'était de former la guérilla. Guéril­las que depuis nous avons va fonctionner partout. » Peron : *Discours devant les gouverneurs,* 2 août 1973. 63:183 ### Lettres du Brésil par Gustave Corçâo **Ja posso gritar** En écrivant cette lettre, que je crois promise à une large diffusion en langue française, grâce à ITINÉRAIRES, je ne puis pas étouffer ce cri qui, par ironie, m'échap­pe en portugais. *Enfin, je peux crier !* Et encore par contradiction, ou par un cuisant remord, ce cri m'est-il dicté par Camoes, qui n'est pas seulement le plus grand poète épique du monde, sauf votre respect, mais aussi l'un des plus grands lyriques. Dans sa Cancion 10, espèce d'autobiographie comprimée, il dit ceci : *...mas quem pena* *Forçoso le é gritar, se a dor é grande.* *Gritarei ; mas é debil e pequena a voz...* Le poète blessé, comme tous les poètes, veut être en­tendu dans sa grande douleur. « Quand on souffre, forcé­ment l'on crie. Je crierai ! Mais elle est faible et chétive, ma voix... » Que dirons-nous, si Camoes lui-même ne parvint pas à arracher ce bâillon de cauchemar ? L'ouverture qui m'est offerte par ITINÉRAIRES de m'exprimer en langue française me donne une joie en­fantine : celle de m'exprimer enfin dans la langue mater­nelle de ma pensée, engourdie par l'immobilité de trois quarts de siècle. Compensera-t-elle l'effort supplémentaire que je dois faire, en ce point de ma vie, pour organiser, agencer, discipliner et même -- quelle folie -- espérer encore quelque éclat, quelque surprise, capables d'éveil­ler les endormis ! 64:183 Qu'importe. Le bâillon est arraché. Je puis crier. Je crierai ! Mais, mon âme, si tu sors du sommeil, ou si tu t'évades des murailles de la belle langue portugaise, si injustement méconnue, crois-tu que maintenant, grâce à la langue française, tu possèdes le *stentoreio* des héros de Homère ? Regarde autour de toi, et observe le nouveau phénomène d'hétérophonie de notre siècle. Il ne s'agit plus d'une Babel où, les langues étant brouillées, les gens ne s'enten­daient plus. Aujourd'hui une surdité polymorphique et capricieuse dresse un obstacle nouveau. Soudain, personne ne nous entend plus ! Et encore, il faut observer avec une attention spéciale les surdités dirigées ou unidirection­nelles. J'ai signalé dans mon livre *O Seculo do Nada* ce phé­nomène déjà observé à Paris en 1937. Le pape Pie XI se levait la nuit, avec 39 degrés de fièvre, pour achever l'ency­clique *Divini Redemptoris* qu'il rédigeait, encyclique mo­tivée par l'horreur des persécutions religieuses en Es­pagne, qu'on a convenue d'appeler Guerre Civile Espa­gnole, comme si guerre il y avait entre des régiments « rouges » et des brigades de carmélites déchaussées ! En 1936, après tant d'églises incendiées, tant de reli­gieuses violées et assassinées, enfin après tant d'années d'horribles persécutions religieuses, Franco enfin se leva et alors commença ce qu'on appelle la Guerre Civile. Le pape Pie XI suivit le conseil de Camoes : il fallait crier. Et il cria. Mais, chose étrange, à Paris, personne n'entendait le son de la voix pontificale qui se perdait dans les précipices des Alpes. J'ai souligné l'abstrus phéno­mène : personne n'écoute le pape. En ce temps-là les catholiques de gauche, ou de demi-gauche (comme on dit au football), étaient trop occupés par les rédactions et les signatures des manifestes contre le bombardement de Guernica, lequel n'a pas eu lieu. Mais oui ! Lisez Louis Bolin, dont je connais le livre *Spain. The vital years.* grâce à la *National Review* du 5 janvier 1973, article de Jeffrey Hart. Le cardinal Gosma, primat d'Espagne, lança le 1^er^ juillet 1937 une lettre collective de l'épiscopat espa­gnol adressée au monde entier. Jamais dans l'histoire on n'avait entendu un cri si douloureux et si vigoureux de la Femme forte. Jamais on n'avait vu une si imposante unanimité épiscopale dans les réponses du monde entier. Contre cette catholicité, cependant, A LA MÊME DATE, les « intellectuels de gauche » répondaient par le manifeste pro-basque et par l'article de Maritain, publié dans la *Nouvelle Revue Française.* 65:183 Mais la plus bizarre de toutes ces aberrations des années 30 fut la victoire d'un tableau de Picasso, « Guernica », sur la voix de Pie XI, sur la lettre collective des évêques d'Espagne, et sur le millier de lettres des évêques du monde entier. Aujourd'hui nous savons que le bombardement de Guernica n'a pas eu lieu sinon dans les têtes fiévreuses des intellectuels de gau­che ([^9]). Mais, même en acceptant l'hypothèse de sa véracité, nous n'arrivons pas à comprendre qu'un tableau puisse couvrir la voix de *toute* la hiérarchie de l'Église Catholique. Où sont donc les lois de *l'acoustique ?* Ou bien devons-nous nous incliner devant les apôtres de l'image, face à la décadente civilisation de la Parole ? Je me reprends : j'ai dit tout à l'heure que personne à Paris n'écoutait, n'entendait la voix de Pie XI. Pardon. Un homme l'entendait, l'écoutait, et lui répondait en bai­sant la main qui avait écrit *Divini redemptoris.* Un sourd. Une victime de la ténébreuse Affaire qui tenta de bâil­lonner les dernières voix qui tonnaient à l'Action fran­çaise. Et le pape, éveillé par les voix de Lisieux, multipliait les bénédictions pour Charles Maurras, et la petite Thé­rèse multipliait du ciel la pluie de roses sur *l'athée, le dur, le rebelle* que la France dix ans plus tard condamne­ra comme traître ! \*\*\* Le fait est que, de notre temps, dans le petit plateau fuyant qu'on appelle actualité, l'acoustique a ses caprices, et la surdité change d'orientation. Aujourd'hui, c'est le pape qui n'entend pas Paris. Madiran a beau chercher des mégaphones pour renforcer sa voix de grand lamentateur. En vain il se dédouble. En vain il s'ingénie. Il paraît que l'oreille droite du Saint-Siège se durcit ou, peut-être, l'atténuation acoustique serait le fait de la position du corps entier des Romains. S'ils se tournent vers l'Orient, c'est l'oreille gauche qui s'offre à Paris. Si la LETTRE de Madiran n'arrive pas à Rome, si le LIBER ACCUSATIONIS de l'abbé de Nantes ne passe pas au-dessus des Alpes, si l'Appel lancé par l'Abbé Coache pour être jugé officiellement par le Saint-Siège sombre dans les précipices du silence, si les cris du Père Barbara, les gra­ves leçons des Pères Calmel et Guérard des Lauriers ([^10]) n'éveillent pas l'attention de Rome, quel avantage peu­vent apporter mes bégayements, mes bredouillements, mes tardifs efforts de produire les étincelles sans lesquelles personne n'écoute personne ? 66:183 La traduction anglaise d'un de mes livres a paru avec un titre cueilli d'une citation de Rilke : « Who if I cry out... ? » Le vers complet disait : « Qui, si je crie, qui m'entendra parmi les hiérar­chies des anges ? » Plus que jamais, nous devons bien savoir que « ce n'est pas contre la chair et le sang que nous combattons, mais contre les princes, contre les puissances, contre les dominateurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits mauvais répandus dans les airs » (Eph., chap. VI). Donc, pour suivre l'inspiration du poète et le conseil de l'Apôtre, crions, crions notre grande misère aux hiérarchies des anges, crions à saint Michel, Prince des Milices célestes ! **La foi et le fanatisme** Il est un fait visible à l'œil nu : le niveau baisse. Niveau de quoi ? Le niveau de l'homme. Je n'ai jamais cru à l'idole de l'évolution. Oui, avant mon retour à la foi du baptême, j'ai beaucoup, beaucoup marché ; j'ai parcouru les chemins des douleurs et des erreurs, com­me le Parsifal wagnérien au troisième acte ; mais jamais, au grand jamais, je n'ai payé cette dîme au Léviathan de la bêtise moderne. Tranquillisez-vous, je ne suis pas en veine de grand enthousiasme pour ma pauvre vie -- et c'est justement à cause de cette disette que je me permets ce petit brin d'exhibitionnisme. Donc, je répète avec un visible plaisir : je n'ai jamais, au grand jamais, cru à l'histoire de l'évolution ; mais je commence à croire à l'histoire inverse, qui d'ailleurs s'accorde avec ce que les physiciens nous disent de l'Univers : il descend, il s'écroule, il *involue* vers l'entropie croissante. L'humanité progresse dans des perspectives bien con­nues et bien encadrées dans les techniques qui manifes­tent -- un peu trop ostensiblement -- la domination de l'homme sur les choses extérieures et inférieures. Par contre, dans les autres cadrans, il glisse, il tombe, il descend. Le niveau de nos intellectuels catholiques en est une preuve éblouissante. Je vous offre ci-joint un échan­tillon produit par un ex-grand leader catholique, ex-intel­lectuel, ex-catholique, ex-lui-même... 67:183 Aujourd hui ce Mon­sieur est membre pro-éminent de la Commission « Justice et Paix », teilhardiste distingué, admirateur du pauvre Allende du Chili, dévot de Camillo Torres, de Guevara, etc. Opiniâtre chroniqueur de l'un de nos grands jour­naux, il a écrit récemment un article, « *La Foi contre le Fanatisme *», pour mettre les choses au juste point, et pour nous désigner, sans nous nommer, comme fanatiques de la Foi. Voici un morceau choisi que je me suis efforcé de traduire mot à mot : « Pour vivre dignement la vie, nous ne pouvons nous passer de la foi, au moins dans l'ordre natu­rel des valeurs. Si nous voulions, outre cela, pous­ser l'exercice spontané de cette exigence biologique, psychologique et sociologique à ses extrapolations naturelles, nous arriverions naturellement au seuil de notre vie surnaturelle. Cela sans confondre ni isoler les deux plans. » Cette dernière phrase paraît indiquer une légère in­quiétude, elle est là pour assurer quelque chose qui me­naçait de s'écrouler. Mais notre ex-tout continue coura­geusement : « L'essentiel, sans doute, est de réserver le mou­vement naturel et, disons ainsi (je traduis mot à mot), instinctif de la foi, comme inclination spon­tanée de la propre nature humaine en sa spécifici­té. Ainsi faisant, le passage au plan surnaturel se fera *da se,* pour ainsi dire, comme exigence propre de cette soif d'intégralité qui est l'un des attributs typiques de la nature humaine. » Ne négligez pas de lire attentivement, posément, cher lecteur. Oui ! Relisez. Méditez. Relisez encore. Méditez encore. Il y a là-dedans, à travers les sottises trop visi­bles, un mystère profond où je me perds, où je me con­fonds, où je me morfonds. Après une méditation prolongée, soudain, je me suis heurté aux ombres, aux figures hallucinatoires des victimes de ce déluge de bêtises où se noient tant d'innocents. Et alors je bondis ! Après avoir présenté au lecteur brésilien des morceaux de l'article, j'entrais dans un interrogatoire monotone, répétant toujours cette même structure : Demande : Si Monsieur X est catholique, comment s'explique ce qu'il a écrit contre saint Pie X au cha­pitre un tel ? 68:183 Réponse : Oui, je suis catholique, mais je ne suis pas fanatique. Une collection de dix ou douze articles de ce genre, bien fondés en faits et publications trop connus, occu­pait la moitié de ma chronique, au terme de laquelle j'ai eu la naïveté d'essayer un petit peu de doctrine pour rap­peler à l'ex-leader et au membre illustre de la Commis­sion de Justice et Paix à Rome, l'impropriété de l'appli­cation du « *Schéma de juste milieu *» aux vertus théolo­gales ; et, je commis la folie d'appeler en ce débat le Docteur Angélique : Somme, Ia IIae, qu. 64, art. 4. Dans la chaîne des démences, j'eus même le soin de trans­crire le *Sed contra* où saint Thomas dit explicitement que l'idée de *juste milieu* ne s'applique pas aux vertus théo­logales, car personne ne peut pécher par excès de foi, exagération dans l'espérance ou dans la charité. J'ai jugé que le lecteur avait droit à ce complément parce que tout l'article de Monsieur X est construit autour de l'idée, si idée il y avait, d'être prudent, de ne pas exagérer dans les exigences doctrinales. Or, à ma grande surprise, deux ou trois jours après le même journal publie une lettre d'un vieux dominicain français qui courrait à la défense de l'ex-tout et m'atta­quait pour avoir commis la faute de citer seulement le *Sed contra* qui, comme on le sait, d'après son opinion, est une « position provisoire de saint Thomas ». Faisant apparat d'un savoir profond, ce religieux transcrivait tout le *respondeo dicendum* pour essayer de prouver qu'il y avait un *per accidens* et un *ex parte nostra* qui donnait pleine raison à l'amas de bêtises de notre chroniqueur teilhardien. Ah, oui ! j'oubliais un détail : ce dominicain est aujourd'hui teilhardien, lui aussi. Triste histoire. Je connaissais depuis des années ce religieux. Nous étions amis. C'est de lui que je parlais dans mon livre *O Seculo do Nada,* page 25. Je racontais l'arrivée du Père Lebret au Brésil, au temps de ma lune de miel avec l'Église. A cette page, je disais que ma pre­mière confiance en lui venait du fait de le savoir fils de saint Dominique. Dans ce temps-là, tout porteur de cet habit blanc, que je revois en rêve, était assurément pour moi à peine un peu moins sage que saint Thomas. Et je laisse le stylo courir, au gré des souvenirs : 69:183 « Je me souviens bien de cette première fois où j'ai vu et entendu le Père Secondi. Il parlait d'un problème social quelconque, très carrément, sans précautions et sans demi-mots. Voyant peut-être une ombre de peur ou de scandale sur le visage de quelque vieille dame, il crut bon d'affirmer : -- Nous, dominicains, nous pouvons marcher sur n'importe quel terrain sans peur, parce que nous avons bonne doctrine et le pied ferme ! Pour illus­trer ce discours, il marcha d'un pas lourd sur l'estrade, d'une extrémité à l'autre, et moi, émerveillé, j'écoutais le bois grincer sous la corpulente orthodoxie du frère domi­nicain. Plus tard, il voulut traduire mon « Licoes de abismo ». Nous étions amis. Quand la tempête arriva il résista, il s'accrocha à ses vieux, à saint Thomas, et souvent, la nuit, ce pauvre Nicodemus m'appelait pour chuchoter les horreurs que déjà l'on entendait au couvent...Ses frères firent autour de lui « le gel », comme nous disons en por­tugais. Pour eux, il n'existait pas au réfectoire, ni dans les corridors, ni au cloître. Un jour, je me suis demandé pourquoi donc depuis si longtemps frère Secondi ne me faisait plus de visites nocturnes par téléphone. Peu après, je connus la raison de son silence. Il avait succombé au siège, au « gel », à la cruauté communautaire. Ne pou­vant adhérer au terrorisme, ni même au marxisme décou­vert et explicite, il trouva en Teilhard de Chardin issue et refuge pour sa capitulation. Pauvre vieux « M. Le Trohadec saisi par la débauche » ! Je n'ai jamais écrit une ligne contre ce pauvre diable de religieux. Mais le voilà aujourd'hui qui se dresse devant moi, disant d'une voix magistrale, que, si la doctrine sacrée et le thomisme n'étaient en jeu, il laisserait tomber en poussière ma cri­tique à l'article de Monsieur X...Mais la doctrine sacrée et le thomisme étant en cause, il ne pouvait se taire ! Lorsque j'ai lu ces lignes, j'ai repassé rapidement en mémoire les conférences, articles, leçons de frère Secondi sur Teilhard de Chardin. Tout le monde a ses limites. Soudain j'éclatai : Trêve d'hypocrisies !! Vous savez bien, Père Secondi, ce que vous avez f... de la doctrine sacrée. Vous savez bien que vous avez ridicocularisé saint Thomas la nuit où vous avez succombé aux avantages pratiques du teilhar­disme ! Et vous savez trop bien que votre responsabilité est beaucoup plus lourde que celle de Tristao de Athayde qui ne fut jamais qu'un amateur d'idées générales et de mots vides. Je pleure sur vous, pauvre ex-dominicain, sur vous qui prétendez encore dire aux gens ce qu'est le tho­misme que vous avez trahi. Gustave Corçâo. 70:183 ### Le cours des choses par Jacques Perret SUR UN BLEU PROFOND DE NUIT SPATIALE NOTRE GLOBE SE DÉTACHE EN LUMIÈRE. Il n'est pas lumineux par lui-même. Il ne reçoit la lumière ni de la Croix ni du Croissant ni de la Chevelure de Bérénice ou de la Grande Ourse UDR, mais de la Grande Équerre en sus­pension dans le ciel de l'Orient. Sa platitude brillante me paraît à vue de nez parallèle au plan tangentiel à notre sphère en un point situé entre Addis-Abeba et Katman­dou. Ce ne peut être évidemment qu'une situation de passage. Il saute alors aux yeux que l'important du sys­tème c'est l'ombre portée par une équerre évidée qui serait non pas dispensatrice de lumière mais régulatrice écono­me d'une source ineffable. Interposée entre les feux éblouissants de l'être cosmique et notre pâle planète, elle fonctionne comme un pochoir où se découpent les trois anges gardiens de l'ordre terrestre. La surface privilégiée qu'ils définissent ne peut qu'épouser partiellement la ro­tondité de la Terre. Pour l'instant le sommet A est au cœur de la république française tandis que B va se perdre dans les embruns des 40°, rugissant entre le Cap Horn et la Bonne-Espérance et que C nous échappe dans l'hémisphère caché en direction de Macao et des Toua­motous. Il va de soi qu'étant donné l'immuabilité essen­tielle aux vérités de l'équerre toute la surface du globe en rotation aura droit en vingt-quatre heures aux bienfaits de ce corps astral et géométrique. Si dans le moment qui nous est représenté le maître point de la figure tutélaire se trouve à Paris nous y verrons soit un hommage rendu à nos mérites, une marque d'impatience, un rappel à l'ordre, de toutes manières un signe. 71:183 Au cas où il vous aurait échappé, je viens de décrire le timbre français de quatre-vingt-dix centimes édité en 1973 pour le bicentenaire du Grand Orient de France. Est désignée sous ce nom, l'émanation légale et néanmoins larvée d'un bourbillon philosophal à vocation politique hégémoniaque. Il fut élaboré jadis et utilisé avec succès pour la démolition de la cité catholique et royale sur les gravats de laquelle doit s'édifier l'univers babélique : *Lilia pedibus destrue.* Leur destruction paraît achevée, à peine reste-t-il une vague odeur plus agaçante que nocive, le moment est venu de construire : frères, il faut dérouler nos plans. Prévoyant que l'usager vulgaire pourrait ne voir en cette image qu'un telstar à relayer la voix de Brassens, le graveur en a précisé discrètement la signification. La vignette est bordée à l'Ouest et au Sud par deux légendes en caractères minuscules : *Bicentenaire* et *Grand Orient de France 1773-1973.* En revanche les côtés Est et Nord sont festonnés d'une chaîne d'arpenteur dont les maillons seraient formés par l'entrelacs conventionnel de l'infini, ce qui me paraît aussi ingénieux que la balance à peser la bêtise ; mais je suis mal informé de leur attirail symbo­lique. Pour en finir avec ma description, le profil de la calotte sphérique Sud, à partir du Capricorne environ, est doublé par la devise : *Liberté Égalité Fraternité,* qui for­me ainsi le support éthéré du globe tout entier. Déjà, il y a quelques années, ils avaient risqué un ballon d'essai un peu hermétique encore mais à grande diffusion. Une nouvelle pièce de cinq francs portait sur sa tranche les signes majeurs de leur confrérie : équerre, niveau, maillet, que sais-je, de telle sorte que la nation française apparaissait littéralement circonvenue, bouclée par la maçonnerie. Sauf quelques professionnels de la réaction, l'initiative était passée quasiment inaperçue chez les usagers de la thune. Il ne s'agissait là bien sûr et avouons-le que d'une expression un peu hardie d'un état de fait. Sans doute en haut lieu la jugea-t-on prématurée, quoi qu'il en soit elle fut bientôt retirée de la circulation. Depuis lors l'alliance inespérée conclue entre loges et diocèses et l'hommage solennel du Vatican à l'ONU ont splendidement éclairé la situation. Ce timbre-là n'aurait donc été qu'une manifestation préliminaire au vœu de libération, ouverture au monde et insertion tout récem­ment formulé par la jeune classe des Frangins de la Veuve. « Les épouvantails de papa, disent-ils, ont cessé de nous bluffer, nous voyons les enfants de nos vieux ennemis rivaliser de zèle à démolir de leurs propres mains leurs derniers remparts, la voie est libre et notre appareil de gouvernement est prêt à fonctionner, il est temps de le mettre en place et de hisser nos emblèmes. » 72:183 Tous les princes du sublime secret ne sont pas de cet avis paraît-il. On nous fait savoir qu'au sommet deux stratégies sont en conflit. La discorde au sein des états-majors est une chose assez banale pour que nous puissions y croire, sans négli­ger l'hypothèse d'un numéro classique pour amuser le tapis. Il est bien vrai qu'en d'autres temps l'effondrement de la hiérarchie catholique dans les bras du Grand Archi­tecte eût signifié pour eux la victoire. Mais les vieux ka­doches du trente-troisième font ressortir que précisément la liquéfaction de l'ennemi traditionnel a jeté le désarroi dans la Fraternité : l'ordre de bataille, disent-ils, est dé­bordé, disloqué par l'imprévu des forces mêmes que nous avons enchaînées. Il nous faut soupçonner que ni le pro­cessus des Rose-Croix ni l'organigramme opérationnel écos­sais ne serait à même aujourd'hui de contrôler la préci­pitation des nouveautés survenues : Moscou, Pékin, l'ato­me, le tiercé, Bagdad, le kérosène, la pollution, la télé, le Sinaï, les cheveux longs, l'Opus Dei, la greffe du cœur, la Lune, le plastique, la porno, la psycho, les Énarques, on a beau se pointer partout, les ficelles s'emmêlent et le triomphe s'éloigne. L'heure n'est donc pas venue de tom­ber le masque, redoublons de prudence et de ruse, allons jusqu'à nous dire que l'heure est venue d'envisager un renversement des alliances, prenons des contacts avec l'ex­trême droite et l'intégrisme, nous forgerons les structures du Grand Occident de France, et alors là nous aurons droit au timbre à cinquante centimes. Jouons cartes sur table, sans retrousser nos manches. Pour en finir avec ce timbre, je dirai qu'il participait à l'affranchissement d'une lettre expédiée au Brésil. Je n'étais pas l'expéditeur, mais le destinataire est un compa­triote ami fixé là-bas. Il a pris soin de décoller la vignette pour me l'envoyer recollée sur une feuille blanche où il avait écrit ces trois mots : *Avec mes compliments.* Je lui ai répondu de la même encre ; j'en avais autant à son service avec le timbre brésilien que j'avais sous les yeux. Lui aussi astronomique il ne représente pas moins que le globe céleste et ceinturé de la devise : *Ordine Progresso.* Constellé au-dessous de la ceinture, le ciel du haut ne veut briller que d'une étoile solitaire qui n'est sans doute pas celle des mages, mais je ne veux dans l'ignorance préjuger du symbole. N'empêche que ce blason, antérieur ou non à Auguste Comte, nous rappellerait que cette nation très catholique fut l'enfant chéri du positi­visme. 73:183 Aujourd'hui que la république brésilienne a l'en­viable et rarissime courage de se fortifier dans la religion de sao Paulo et de saint Louis, je trouverais harmonieux que ce globe fût sommé d'une petite croix. Sans rien y changer pas même la devise, tout serait mis sens dessus dessous, autrement dit d'aplomb. Les ennemis le savent bien, ce serait le tollé mondial. Le diable est le premier à connaître l'importance du signe. \*\*\* LE BON SENS DES MASSES RURALES EST UNE RÉPUTATION QUI TIENT. La sagesse du paysan ne se dément pas, il a voté de Gaulle et Pompidou comme il votera Mitterrand. Je ne dis pas cela pour plaisanter ni moquer le laboureur, j'en dirais autant des Parisiens, prolétaires ou bourgeois qui ont su reconnaître dans les voix rondes et charnues de Waldeck-Rochet, Marchais et Duclos le chant profond de la terre gauloise et l'irrésistible appel de nos vertus ancestrales. Je veux bien croire que M. Du­clos, natif d'Ivry me dit-on ([^11]), a hérité de ses pères l'ac­cent loyal et charmeur qui dans les salons comme à l'usine a su maintenir ou ramener dans le droit chemin un certain nombre d'électeurs pusillanimes. Les succès imputables à son élocution rurale vont désormais peser dans le choix des tribuns et récitants assermentés du Parti : on y serait enclin à donner la préférence aux au­thentiques provinciaux dotés d'un confortable accent d'ori­gine ; ils n'auraient que la peine de l'entretenir et le cul­tiver au service de la cause. C'est l'accent de fonction. Mais les imitateurs, à mon avis, auraient plus de souplesse. Un accent trop spécifique peut éveiller un soupçon de régio­nalisme. La ressource phonétique n'aura pas échappé aux stra­tèges de l'Église catholique et démocratique. Il est permis de croire que l'accent rustique de Mgr Marty aura contri­bué à sa promotion archiépiscopale au siège de Paris. Certes il avait déjà le regard franc, la démarche droite, l'intransigeance dans les principes et la générosité dans le combat, tous les courages enfin et toutes les vertus qui font depuis toujours le défenseur de la Cité. 74:183 Rien en cela d'ailleurs qui le distinguât de la plupart de nos évêques, mais il y aboutait l'impayable charisme d'un accent de terroir qui déroute l'adversaire, subjugue les indécis et attendrit les fidèles. On lui pardonnera de le savoir, il peut même en rajouter, on ne lésine pas sur un talent de société quand il réjouit le peuple de Dieu. Mais de quels terroirs ces accents magiques ? Pour Mgr Marty, véritable natif de l'Auvergne, l'accent est d'abord auvergnat, mais à l'usage, pour les besoins de la clientèle et de l'œcuménisme, il pourrait semble-t-il emprunter au béarnais, au bourguignon, au normand. Les Parisiens ne sont pas tellement connaisseurs. A part l'accent marseil­lais injustement exclu des affaires sérieuses, n'importe quel accent de terroir lui chantera la sagesse et le bon sens. Mieux encore, son esprit de synthèse ne sera pleine­ment satisfait que du parler paysan unitaire et passe-partout qui est celui des comédiens. Disons toutefois qu'aujourd'hui son charme est provisoirement compromis par la faveur dont il jouit chez les cocos. La démocratie étant, à la base, une affaire d'éloquence et son éloquence n'étant qu'une musique, les rats seront menés à la baignade au son de la flûte. S'il ne connaît pas la musique le guide ne sera pas suivi. Il apprendra donc le solfège et la diction. S'il veut charmer le troupeau li­béral et bourgeois il commencera par s'instruire dans les modes parlementaires qui ont leurs propres accents et il choisira la variété convenable à satisfaire les élites sans se détacher de la masse. Ainsi le général de Gaulle, n'ayant hérité ni l'accent chtimi ni celui des Flandres, aurait en­visagé des leçons d'accent lorrain, mais l'accent lorrain s'il n'est pas donné ne s'achète pas. Il s'est alors adressé à un acteur célèbre, Mounet-Sully, Escande, Albert-Lam­bert, Talma, Bertin, je ne sais plus : -- Il faut, dit-il, que vous m'exerciez dans la diction parlementaire, patricienne d'abord, éventuellement tribu­nicienne mais intelligible au niveau international et utili­sable en plein air où elle serait entendue comme de la bouche même du destin. -- Votre destin sera le nôtre, mon général, et nous lui apprendrons à parler, mais déjà dans votre voix j'ai sur­pris de fatales promesses. Tout le répertoire est à votre disposition et d'Eschyle à Ibsen en passant par Molière et Dumas nous trouverons les exercices de diction adé­quats au rôle que vous souhaitez interpréter. -- Je n'interprète pas, je suis. Nous prendrons je vous prie les exercices dans Shakespeare et Marivaux. 75:183 -- S'il vous plaît, mon général, c'est moi qui décide. Respirez, détendez-vous. -- Ho ho ! je vois ce que c'est, l'esprit du Conserva­toire. Oubliez-vous mon cher ami ce que je fais du Sénat ? Donc je vous répète : Shakespeare pour le ton, Marivaux pour les nuances. -- N'insistez pas, mon général, les erreurs de distri­bution ne pardonnent pas. Vous êtes mon élève et je suis responsable de vos succès. Au travail. Respirez, détendez-vous et dites-moi ceci : *Vous craignez ma clémence ! Ah ! n'ayez plus ce soin ;* *Souhaitez-la plutôt, vous en avez besoin.* L'élève s'exécute, le maître hoche la tête : -- Ouais. Le sens des mots vous aura troublé mais ne vous inquiétez pas je commence toujours par éprouver l'élève sur un petit texte présumé incommode à son natu­rel. Vos deux nasales sentent le coryza plus que le destin, nous corrigerons, mais votre Ah est très mauvais et c'est la clé, le pivot du distique. Au travail. Respirez, déten­dez-vous, nous commencerons par le béaba. Si doué fût-il notre élève avait dû se plier à la condition de perroquet. Pose de la voix, dépose, repose, la voix dans le masque, les rappels de voix de l'occiput au pylore et inversement, les changements de ton, le vibrato élégiaque et le chevroté caustique, l'anathème bien roulé sur la glotte, les voyelles éthérées pour visions euphoriques, les abîmes entrouverts sous le poids d'une diphtongue, les inter­jections d'attaque, les *Ah* les *Ho* et surtout les *Eh bien,* l'art des *quos ego,* l'articulation moqueuse d'un vocable détesté, les silences limpides et les opaques, tout l'ar­senal es consonnes, les sifflantes vipérines, le miel in­quiétant des chuintantes, les imprécations volcaniques, le grondement des voyelles caves soutirées de la gidouille etcetera. Moyennant quoi pendant un quart de siècle environ le destin de la France nous fut très noblement signifié du haut de la Tour de Nesles. Toutefois, si parfaitement réglée qu'elle fût, son éloquence n'a jamais pu se débar­rasser d'un petit défaut. Il croyait exceller dans l'ex­pression du sarcasme hautain et chaque fois il dérapait dans la bassesse et la vulgarité. Ce n'était pas une imi­tation, il ne pouvait plus retenir son filet de bave. Peut-être aussi en avait-il conscience et qu'ayant séduit l'élite il voulait flatter la canaille d'un accent voyou. Déjà la radio de Londres nous avait mis la puce à l'oreille. 76:183 Le secret des leçons de diction fut bientôt éventé. Il est prouvé qu'à cette époque et dans les meilleures fa­milles ou a pu voir un instant s'éclairer l'horizon à l'idée que le papa de Gaulle se préparait comme Louis XIV à jouer *Athalie* et *La paix chez soi* à la garden-partie de l'Élysée. A part ceux-là tout le monde avait déjà compris que le souverain Président s'étant fait comédien pour l'honneur et l'avantage du monde civilisé, il assu­merait le premier rôle dans un long mélodrame au Théâ­tre de l'Ambigu. Il y aurait de la distraction, la claque, les sifflets, les bravos, les pompiers, les cipeaux, les pom­mes-cuites et les gerbes de lilas blancs. \*\*\* MGR ANCEL n'est décidément pas une girouette. Je veux dire par là que sans rien céder à l'honnê­teté il se maintient ferme dans le vent. Comme il l'a déclaré lui-même en termes savants, il a pris option pour le socialisme. Je signale en passant à tous ceux qui font d'*option* leur tarte à la crème, que sous l'influence du Droit et de la Bourse le mot évoque un je ne sais quoi de provisoire et de révocable. A peine avait-il tonné d'indignation devant le peuple chilien brutalement frus­tré de l'ordre et de la prospérité marxistes, que le père évêque publiait ses conclusions pastorales sur le pro­blème soulevé par la condition des misérables harkis. Il nous a fait savoir qu'eu égard aux obligations de charité impliquées dans sa charge il approuvait les efforts qui seraient faits pour donner de quoi vivre à ces misérables qui naguère avaient pris les armes contre leurs frères de race. Dans ce genre-là nous en avons entendu de plus gra­tinées encore à propos de ces Pieds-Noirs qui, sous le prétexte de défendre leur foyer, n'hésitaient pas à user de violence contre leurs frères de race revêtus des in­signes de l'ordre républicain. Mais vraiment l'ignoble ici le dispute à la stupidité. C'est le crachat gratuit à la face du pauvre. On n'imaginait pas qu'un évêque pût à ce point renchérir sur la haine recuite et la vindicte gaul­lienne. On s'interroge encore une fois sur les manœuvres de longue main qui ont abouti à une pareille floraison de pasteurs haineux, bêtes et lâches. Les historiens de l'Église nous diront peut-être que tel est l'ordinaire et efficace recrutement de l'hérésie et de l'apostasie. 77:183 Mais jusqu'ici l'ordinaire a toujours voulu que trois, deux, un évêque au moins se révélât intraitable gardien de la foi, de la justice et de la raison. En quel diocèse attend-il son heure, de quelle nuit va-t-il surgir, ou faudra-t-il attendre qu'il soit choisi par quelque soldat triomphant ? Questionnons toujours, tant crie-t-on la question que la réponse vient. \*\*\* ENCORE LA HAINE. Pour l'enterrement de M. Wiriath, notable parisien, fidèle paroissien de Passy et, il faut bien le dire, un peu réactionnaire, la famille avait demandé une messe de requiem et de tradition telle que le silence du pape les autorise encore. Refus ca­tégorique et brutal du curé : « Aucun de mes vicaires ne dira cette messe. » -- « Qu'à cela ne tienne, nous aurons un prêtre pour la dire. » -- « Votre messe est interdite, question réglée. » La famille obstinée réussit à faire inter­venir le cardinal Daniélou qui, lui au moins, est intelligent et poli ([^12]). Le curé met les pouces et ronge son frein. Il ne sera pas dit que l'église de ténèbres l'emportera impunément chez lui. La messe de l'ennemi va commencer quand il survient pour s'interposer entre l'officiant obscurantiste et sa clientèle médiévale qu'il ne veut pas connaître. Il croit seulement devoir, en conscience, présenter ses excuses aux paroissiens étrangers à la famille du défunt qui se trouve­raient choqués par une messe inconvenante et dont la célé­bration n'aura pas dépendu de sa volonté. Ajoutons ce dé­tail que les conditions matérielles de l'office avaient été préalablement trafiquées de telle sorte que le célébrant eut peine à s'y retrouver. A part l'intervention du curé, l'incident n'a rien d'ex­ceptionnel, le scandale en est usé. Je n'ose imaginer le petit nombre de paroisses où il n'aurait pas eu lieu. Ils ne sont pas rares en effet les curés qui en toute autre circons­tance peuvent se montrer polis, dévoués et charitables mais qui, dans ce cas-là, et seulement dans ce cas-là, c'est-à-dire en présence d'un témoignage ou d'un témoin de la religion de ses pères, s'abandonne à la haine. C'est un réflexe de renégat. Et disons-nous qu'après tout la renégation elle aussi peut n'être qu'une option temporaire et révocable. On a beau se répéter que la haine, de si haut qu'elle paraisse venir, vient toujours d'en bas, ce n'est pas tou­jours consolant. \*\*\* 78:183 LE JARDIN DES PLANTES (suite). Sur le chemin des loups j'ai fait le crochet par la fauverie que je n'avais pas visitée depuis longtemps. Il fait froid dehors, toute la ménagerie est à l'intérieur. Le plus im­pressionnant c'est toujours l'odeur. Ni les tanières de l'Abyssinie ou du Bengale ni même le cirque ne nous don­neront à respirer une odeur aussi compacte et délicieuse­ment sauvage. Elle vous donnera peut-être une idée de l'at­mosphère biologique intense qui régnait dans l'arche de Noé quand elle mettait à la cape tous les panneaux fermés. Sous l'éclairage crépusculaire embrumé des vapeurs tiédas­ses du remugle et de la sueur mon regard est d'abord saisi par la niche royale ou trois tigres luisants de majesté me regardent venir. Je reconnais bien dans la composition du groupe les attitudes nobles et résignées de l'auguste famille en corvée d'audience. Ils sont plus ou moins rugissants, cela dépend de l'heure et de l'humeur. Pour maintes raisons tout à fait légitimes, à commencer par l'épuisement des grandes colères du captif, ils sont économes de leur voix. Tantôt le rugissement est expédié sans conviction comme un bâillement un peu sonore, tantôt délivré comme un échantillon du registre, ou en­core va déraper dans un couac bien décevant. Mais cette fois, et c'est une chance, le plus beau des trois a bien voulu m'honorer d'un modèle du genre. Il a mis, comme on dit, tout le paquet : à pleine gueule, babines roses retroussées sur crocs d'ivoire et commissures baveuses, le son était plein, puissant, fracassant, écrasant, prolongé sans faiblir et terminé dans un déchirement sans ré­plique. Cela pouvait signifier mille choses à la fois, stric­tement zoologiques, terriblement passionnelles, indéfini­ment poétiques : une impatience de la soupe, l'avertis­sement d'un jaloux à la tigresse volage qu'il rêvait, l'espoir qu'à sa voix les barreaux s'écarteraient comme un rideau de lianes sur les profondeurs de la jungle, ou l'expulsion d'un petit os de veau coincé dans le vestibule du pharynx, ou l'éternel regret de la lyre d'Orphée, la satisfaction don­née à quelque banale exigence de l'en-soi félin, ou encore l'envoi d'un rugissement expérimental à l'intention des élèves de terminale qui se trouveraient dans l'assistance. Il me souvient en effet de la formule de je ne sais quel Hume ou James nous invitant à ne plus dire : le lion rugit, j'ai peur, je tremble, mais le lion rugit, je tremble, j'ai peur. Ce propos m'avait paru assez louche et même insensé qui faisait permutation de la cause et de l'effet. A la rigueur j'eus admis qu'étant môme et à l'occasion, par plaisanterie ou calcul enfantin, j'eusse pu déclarer que la soif m'était venue après boire, mais tâter ma bosse avant de rencontrer le mur ou recevoir la claque avant de casser la tasse, au­tant renier l'éducation que j'avais reçue. Pour ce qui est du tremblement je n'en connaissais pas d'autre que celui du froid mais vraiment l'idée ne me serait pas venue qu'il ferait moins froid si je ne tremblais pas. 79:183 La fauverie pour l'instant manque de lions, mais si le philosophe a parlé de lion je pense qu'un tigre ferait aussi bien l'affaire ; mais je ne suis plus en âge d'avoir peur et de trembler, ou vice versa, au rugissement d'un tigre en cage. N'ayant jamais rencontré de lion ni de tigre en liberté je ne ferai pas le tartarin. D'une façon générale on admet aujourd'hui que ces bêtes-là ont un caractère assez doux pour qu'un maître aimable et attentionné leur découvre une âme de teckel. Elles ne seraient méchantes que peureuses ou affamées. Enfin tous les animaux sauvages à l'exception des insectes auraient peur de l'homme. Il faudrait même à leur sujet ne plus parler de courage. Croyez bien que je suis navré d'avoir l'air de déprécier la férocité des fauves. C'est une attitude que je réprouve. Le philanthrope aujour­d'hui s'épanouit en zoophile et c'est le bouquet. Si le re­mord de nos carnages inconsidérés y est pour quelque chose nous le paierons de la déchéance et dérision d'un trésor d'images immémoriales qui contribuait à l'éducation des hommes et nourriture des poètes. Mais j'y vois encore une façon de nous faire admettre la possibilité d'un paradis terrestre aménagé par des charmeurs d'hommes et de fauves. Il s'est publié dernièrement un ouvrage important sur la pieuvre, une réhabilitation de la pieuvre, on ne lui a pas demandé la permission et il n'est pas sûr du tout que cette initiative lui plaise. En général on n'aime pas se voir dé­mystifié. Il y a depuis quelques années un engouement pour l'étude et l'analyse des mythes. Or, non seulement ces cher­cheurs-là ont droit aux laboratoires et crédits du CNRS mais nous constatons un peu trop souvent que cette passion n'a pour effet sinon pour but que la destruction de son objet ; tant et si bien que la démystification ne tardera pas à engendrer son propre mythe. En attendant, le déclasse­ment de la pieuvre au niveau moral et caractériel du tou­tou à sa mémère fait craindre au virus filtrant sa promotion à l'échelon coccinelle. Et tout cela manigancé dans l'espoir de nous convaincre une bonne fois que le premier serpent ne fut jamais qu'un ami sincère de l'homme et sa pomme une jolie reinette ou vulgaire golden sans bien ni mal. On voit un peu que cette offensive contre nos préjugés zoo­logiques participe au grand mouvement d'aide et assistance aux mutations en cours. Comme son nom déjà l'indique la démystification est l'agent libérateur par excellence, il est pacifique, prudent, séducteur, nous le voyons se tailler des succès relativement faciles dans le visible et l'invisible, sur la terre comme au ciel. Grisé par ses victoires il aurait alors l'imprudence de nous faire prendre la vérité pour un mythe et célébrer dans le chaos, pour la ennième fois, l'apothéose de la liberté. 80:183 Tout à l'heure j'ai dit n'avoir jamais vu de bête fauve à l'état sauvage et libre. J'oubliais qu'une jaguar avait tra­versé ma vie. Le féminin n'est pas là pour un jeu de mots. Si, en 1930, l'automobile de cette marque féroce avait déjà vu le jour et qu'elle eût traversé ma vie j'en eusse couru plus de risques assurément que de l'animal éponyme de ce véhicule. Il ne s'agissait en effet que d'un jaguar, fe­melle m'a-t-on dit. Je me trouvais seul au fond des bois de la Guyane avec un indien nommé Toucoutsi, charmant jeune homme. Fatigués par une longue marche nous avions, le soir, tendu nos hamacs. Mais il se fait tard et je n'aurais pas le temps ni la place de vous raconter aujourd'hui l'anecdote. Vieille de 45 ans elle peut attendre un mois encore son admission en chronique. Au demeurant elle n'est rien moins qu'effroyable et si j'annonce la suite au prochain numéro, ce n'est pas pour tenir le lecteur en haleine. \*\*\* EN REVANCHE ET POUR FINIR JE RATTRAPE ET D'UN PIED LÉGER LE COURS DES CHOSES dans la foulée des jeunes Américains qui ont couru l'autre matin un deux cents mètres à poil à travers le Champ de Mars avant de se dérober en voiture à l'admiration des mères de famille. A cet âge-là un deux cents mètres fait 30 secondes au plus et c'est plus qu'il n'en faut pour offrir une vision d'apoca­lypse ou de saturnale. Le temps de se frotter les yeux et les chèvre-pieds ont disparu dans une pétarade méphitique. Le gardien de la paix aura béni le ciel de lui avoir épargné les vérifications d'identité, le procès-verbal et la conduite au commissariat. « A mon avis, se dit-il, c'est un coup des Beaux-Arts, ils ont fait un pari, avec eux ça ne va jamais loin, c'est la rigolade, l'académie, le classique, faut les com­prendre, c'est tout. » Quoi qu'il en soit et pour peu qu'il en reste la pudeur napoléonienne est toujours protégée par la loi républicaine, et la jurisprudence a le bon goût de n'en pas tenir compte. Elle en fait de même en bien d'autres articles. Sur l'ensemble du territoire et en toutes matières la société française est en état d'infraction permanente. L'infraction, le délit et le crime prospèrent en symbiose avec la tolérance. Mais ce n'est là qu'une observation ba­nale et je n'y insisterai pas : C'est la première et banale observation suscitée par l'initiative de ces jeunes gens. Mais ce ne sont pas que de petits rigolos. Ils étaient en mission. 81:183 A la discipline dont ils se réclament ils ont donné le nom de « Streak », autrement dit le dépassement du strikt minimum. Elle se refuse absolument à passer pour sportive et nous sommes bien d'accord. A la rigueur elle passerait pour déviation urbaine d'un club naturiste, nudiste ou autre niaiserie de ce genre. Vu la conjoncture elle se pren­drait plus facilement pour ultime et dérisoire défi à une tradition de bienséance qui en a déjà vu de toutes les cou­leurs, mais je ne pense pas qu'une telle équipe se soit dérangée pour si peu. Ce pourrait être aussi bien une manifestation d'extrémistes hippies dirigée contre les su­perstitions d'une société vêtue et d'un slip oppressif. Ainsi le way of *life* aurait-il franchi sa dernière étape en accé­dant au confort nu. A vrai dire je ne serais pas surpris si la raison de ces ébats, sous une apparence humoristique, se révélait beau­coup plus sérieuse. Le retour des Adamites est une hypo­thèse à envisager dans le contexte philosophique et néo­théologique du siècle. Sans dire que ces jeunes gens sont allés jusqu'à ne pas connaître qu'ils étaient nus, ils sont peut-être allés jusqu'à feindre la méconnaissance de leur nudité. Dans les deux cas leur affaire est à surveiller. Les premiers Adamites ont apparu au II^e^ siècle. Ils se préten­daient restaurés dans la nature première et impeccable d'Adam. Toutes les Ève postulantes, correctement dévêtues et reconnues de bonne foi, participaient à leurs assemblées. Ils professaient que la chasteté serait le bon moyen d'en finir avec le péché originel, ce qui me paraît insuffisant mais passons. Nous voyons bien que sous le couvert de ces bonnes intentions ils se retranchaient dans une hérésie capitale. Le succès ne fut pas foudroyant et la secte péri­clita jusqu'à passer pour disparue. Mais nous savons bien que tous les germes d'hérésie se perpétueront jusqu'au Jugement comme braises d'enfer sous la cendre. Les Adamites ont refait surface au XIII^e^ siècle en Bo­hême où le climat fut longtemps favorable aux sectateurs de toutes sortes. La doctrine avait considérablement évolué. Sans renier l'esprit de ses fondateurs elle prit en effet le nom de Lucifer et du même coup le principe de la nudité changea de signe. Ils proclamèrent que l'homme nu faisait la preuve de sa liberté absolue. Autrement dit le dépouil­lement vestimentaire de la tête aux pieds traduisait le rejet de toute servitude corporelle, morale et dogmatique. Vous devinez les premiers bienfaits de cette hygiène : la liberté sexuelle à caution doctrinaire fera toujours bonne réclame de l'hérésie. 82:183 Que cette épreuve *in naturalibus* ait assumé plus de significations que les coureurs n'en pouvaient con­cevoir, je l'admets de bon cœur. Mais comment ne pas soup­çonner nos galants sprinters d'avoir été à leur insu dépê­chés en avant-coureurs de l'humanité en marche vers le Magic-City annoncé par tant d'humanistes intégraux, clercs et laïcs, visionnaires ou calculateurs. N'était-ce pas, là encore, au moins allégoriquement, l'avant-garde expérimen­tale fonçant coudes au corps vers le terminus des mutations, la nymphée oméga, le jardin des jardins reconquis et amélioré par l'homme seul. Je crois savoir qu'en attendant de rédiger leur rapport, nos sympathiques estafettes ont attrapé un rhume et qu'emmitouflés dans leur duffel-coat ils ont bien gagné de respirer tous les parfums du paradis dans les vapeurs d'un whisky chaud. Jacques Perret. 83:183 ### Pages de journal par Alexis Curvers CAR enfin de deux choses l'une. Ou bien nos dirigeants, tant civils que religieux, ne savent pas à quoi ils nous mènent et ce sont des crétins. Ou bien ils le savent et ce sont des canailles. L'un d'ailleurs n'empêche pas absolument l'autre. Peut-être sont-ils à la fois trop bêtes pour savoir ce qu'ils font, et trop méchants pour vouloir ne pas le faire. \*\*\* Quand Marilyn Monroe mourut à l'âge de 36 ans, l'un de ceux qui l'avaient connue à Hollywood prononça en guise d'oraison funèbre : « C'est ce qu'elle avait de mieux à faire. Un *sex symbol* ne doit pas vieillir. De toute façon, à 47 ans, elle serait devenue une épave alcoolique. » Rien de plus vrai. Et rien de plus éloquent pour confir­mer que le cinéma, comme toutes les industries propres au monde moderne, est une machine à broyer les êtres, à les avilir avant de les détruire, qu'ils soient acteurs ou spec­tateurs. La biographie qui rapporte ce mot cynique (cité par le journal *La Meuse* du 25 septembre 73) nous apprend pour­tant que la vedette « n'en pouvait plus d'être la blonde idiote, la fille sans nom, la caricature qu'elle fut dans tant de films »... « Marylin avait tenté un ultime effort pour répudier le symbole et être adoptée comme un être pensant. Elle fit savoir qu'elle avait lu *Ulysse* de James Joyce... » Elle avait d'ailleurs beaucoup lu : une *Mythologie grecque,* un *Abra­ham Lincoln*, les *Essais* d'Emerson, des lettres de G.B. Shaw, puis Dostoïevski, Salinger, etc. « Elle précisa même que son poème favori était l'*Ode au rossignol*, de Keats, et qu'elle gardait un recueil de Walt Whitman à côté de son lit. » Peine perdue. 84:183 Le même cinéaste qui devait la vouer jusque dans l'éter­nité au rôle de *sex symbol* s'amusa un jour de lui voir à la main un livre de Rainer Maria Rilke. -- Savez-vous qui est Rilke ? lui demanda-t-il. -- Non. Qui est-ce ? Il répondit que c'était un poète allemand et qu'il était mort. Elle expliqua : -- Vous savez, dans toute ma vie, je n'ai pas eu beau­coup l'occasion de lire. Je ne sais comment m'y prendre ni par où commencer. Alors je procède comme ça : j'entre chez Pickwick et je regarde autour de moi. Je feuillette au hasard et, quand je tombe sur une phrase qui m'intéresse, j'achète le livre. Ai-je tort ? Non, pauvre âme, vous n'aviez pas tort. Les torts sont du côté de ceux qui pour vous exploiter vous ont réduite à ce degré de misère morale et se sont moqués de vous. Ils sont légion dans un monde où les âmes qui cherchent un peu de lumière ne savent en effet par où commencer, n'ayant rencontré personne pour leur indiquer le chemin. Vous n'aviez pas si mal choisi parmi les livres de la li­brairie Pickwick, une des mieux fournies de Hollywood. Ce n'est pas votre faute si vous n'y avez pas découvert l'Évan­gile. \*\*\* C'est une mode assez nouvelle parmi tant d'autres dans la semaine qui précède la première communion, le clergé paroissial emmène les enfants faire une retraite à la campagne, et les héberge pour quelques jours dans un pensionnat ou couvent plus ou moins désaffecté, en tout cas assez éloigné de la paroisse et hors de la vue des pa­rents. Comment ceux-ci n'y consentiraient-ils pas les yeux fermés ? Le vocabulaire traditionnel de la chose est tout ce qu'il y a de plus rassurant. Première communion, re­traite, monsieur le curé : ce sont des mots encore magiques, dont tirent parti les imposteurs qui les emploient sans avertir qu'ils en ont entièrement changé le sens. Ainsi en cette année 1973, les enfants d'une paroisse de Liège se préparèrent à la première communion par un séjour à Gomzé-Andoumont, charmante localité qui se re­marque à peine sur la route de Spa. L'air y est pur ; l'en­vironnement, merveilleusement impollué. 85:183 A la veille du grand jour, on vit revenir les enfants à demi morts de fatigue. Ceux d'entre eux qui n'étaient pas aphones étaient pour le moins enroués. Ils expliquèrent que les nuits comme la plus grande partie des journées s'étaient passées à chahuter. Le pot-aux-roses enfin se découvrit par le candide aveu d'un petit garçon singulièrement peu avancé pour son âge, qui raconta n'avoir jamais pu s'endormir avant deux ou trois heures du matin, tant la petite fille qui partageait sa chambre s'amusait à le taquiner. On apprit ainsi que les chambres étaient à deux lits, et que dans chacune les mes­sieurs prêtres avaient instauré la mixité puérile et honnête. \*\*\* « Que sont devenues les civilisations qui ont cessé d'in­nover ? » -- Ce slogan publicitaire occupe une page entière du *Figaro* (26-27 janvier 1974). Il résume admirablement les principales inepties du siècle, et les plus meurtrières. N'en déplaise à Valéry, le mot de civilisation est au pluriel un pur non-sens. On connaît des sociétés civilisées, on ne peut concevoir ni découvrir qu'une civilisation uni­que, toujours et partout la même, et c'est dans la mesure où elles y aspirent, en approchent, y participent et y con­tribuent que les sociétés se définissent comme plus ou moins civilisées, en quelque point que ce soit du temps et de l'espace. La vraie question serait donc : que sont de­venues les sociétés civilisées qui ont cessé d'innover ? On l'ignore, puisque l'histoire n'en offre aucun exemple. Ce qu'on sait très bien au contraire, et que l'histoire confirme incessamment, c'est que toutes les sociétés, et avec elles la part de civilisation dont elles sont porteuses, commen­cent à dépérir le jour où elles se laissent persuader par leurs ennemis de chercher leur salut dans l'innovation. L'Évolution est un mythe si douteux que ses partisans mêmes sont obligés de suppléer à ses lacunes par des sortes de miracles qu'ils appellent mutations. Tout ce que l'Évo­lution n'explique pas s'explique par des mutations qui la rendent inutile, et ne la complètent qu'en la contredisant. 86:183 Or je ne vois dans l'histoire du monde que deux muta­tions qui comptent : une effective, qui a déréglé l'ordre divin de la nature par le péché d'Adam ; une virtuelle, seule capable de restaurer cet ordre par la grâce du Christ. \*\*\* Nous nous étions laissé dire que nous descendions du singe. Quelle erreur. Il paraît maintenant que nous som­mes restés, que nous sommes toujours des singes. Des so­ciologues et des biologistes le découvrent et l'affirment non sans quelque apparence de raison. Car en tout cas l'huma­nité aspire, tend et accède chaque jour plus manifestement à l'état simiesque, et elle marge à grands pas dans la voie de ce retour aux sources. Il est vrai que nous n'avons plus l'innocence, la bonté ni l'intelligence naturelles des singes. Mais tous les espoirs sont permis. N'avons-nous pas déjà des mœurs de singes, une littérature, des beaux-arts, des jeux et spectacles de singes, une politique de singes, une pédagogie de singes, des religions de singes ? On se sentirait singe à moins. La seule difficulté vient de ce que plus nous devenons singes, plus les singes que nous sommes se traitent mutuel­lement et traitent leurs frères, les singes proprement dits, et les animaux en général, avec une férocité que ceux-ci n'ont jamais égalée ni seulement approchée, et dont le singe qui s'est cru homme se montre seul capable. Si nous som­mes singes, ils sont hommes. Mais nous sommes singes sans leurs vertus, tandis qu'ils sont hommes sans nos crimes. \*\*\* Dieu n'a vraiment pas de chance. Le monde, instruit par ses malheurs, était en train de commencer à com­prendre qu'il n'en pourra sortir qu'avec le secours du Christ et de son Église. Et c'est le moment que choisissent les gens d'Église pour renier le Christ et, par cette trahison, descendre dans la bassesse plus bas que le monde lui-même. C'est plutôt le monde qui n'a pas de chance, ayant besoin de Dieu et ne trouvant littéralement plus de saint à qui se vouer. \*\*\* 87:183 Mardi 30 mai 1972. Le ministère belge de la Défense nationale communique à la presse un projet de loi déjà adopté par le Conseil des ministres, sur le nouveau règle­ment de discipline militaire. En un mot, la discipline à l'armée sera « adaptée » sans être « relâchée ». C'est en propres termes ce qu'on nous disait aussi de la liturgie, et de tant d'autres choses que nous voyons maintenant suprêmement relâchées et totalement inadap­tées. Tout permet d'espérer que l'armée belge ne tardera plus à marcher sur les traces glorieuses de la nouvelle Église. Et d'autre part : « A l'exception des gendarmes, les militaires pourront désormais s'affilier à un parti politi­que et à un syndicat. » Comme les prêtres. Encore donc « une bonne journée pour le bolche­visme ! » ainsi que parlait déjà un journal suisse, au len­demain de l'abdication forcée du roi Léopold III. \*\*\* Le grand œuvre de la déchristianisation mondiale se poursuit par tous les moyens, sans désemparer. En Bel­gique, la Commission de la Justice de la Chambre vient d'accepter deux propositions de loi tendant à supprimer la formule finale du serment judiciaire : « Ainsi m'aide Dieu » ou « Ainsi Dieu me soit en aide ». On pourrait rendre ces formules facultatives, de ma­nière que les incroyants soient libres de s'en dispenser. Ce qu'on veut, c'est que les croyants ne soient plus libres de les employer. Le nouveau texte qu'on propose est ainsi conçu : « Je jure en honneur et conscience de dire toute la vérité, rien que la vérité. » Et dans la procédure pénale : « Je jure de remplir ma mission en honneur et conscience, avec exactitude et probité. » Tout dépendra donc du sens que donneront au verbe jurer ceux qui seront appelés à prêter serment. Il est à prévoir que le sens variera selon les opinions de chacun. Conséquence très grave : les croyants pourront ne pas se sentir ou se sentir moins liés par un serment qui ne les engagera plus devant Dieu mais seulement devant les hommes, envers lesquels ils ne sont tenus à honneur et conscience que par autorité de Dieu. Le serment laïque ne les obligera plus ou les obligera moins. Restés chrétiens dans le fond de leur cœur, de faux témoins se regarderont comme coupables d'un simple péché de mensonge, non du crime de parjure qu'ils auraient davantage redouté de commettre. 88:183 En dernière analyse, qui donc, si ce n'est Dieu, nous fait un devoir de dire la vérité qu'Il est seul à connaître et à faire connaître, à garantir et à venger ? Supprimez l'absolu auquel tout est relatif, tout le relatif tombe en. poussière. \*\*\* Dans la série de films télévisés qu'il a intitulée « le Prisonnier », Patrick Mac Goohan a créé un moment extra­ordinaire. On promet au héros de le présenter au « géné­ral » de qui tout dépend, qui commande en dernier ressort et répond à toutes les questions ; sans doute allons-nous connaître enfin ce fameux « numéro 1 » que personne jusqu'ici n'a pu voir. Le moment venu, nous découvrons que le « général » est une machine, sorte de cerveau élec­tronique, énorme, aux rouages très compliqués. Le Pri­sonnier est invité à lui faire une question, qu'il doit écrire sur une feuille de papier ; il le fait en moins d'un instant. Le papier est introduit dans la machine qui reproduira elle-même la question sur carte perforée, puis immédiate­ment livrera la réponse. Mais voilà que la mécanique se détraque : il en sort de la fumée et des bruits anormaux, les aiguilles sur les cadrans tournent folles, des explosions crépitent, et du « général » il ne reste bientôt qu'une carcasse effondrée. On interroge alors le Prisonnier : -- Quelle était donc votre question ? Et il répond : -- J'avais simplement demandé : What ? \*\*\* Juin 1973. Championnat d'orthographe. L'épreuve a lieu le 13 mai à Bruxelles, sous le patronage des ministres de l'Éducation nationale, de la Culture française, etc. On dicte aux concurrents deux textes empruntés à des auteurs belges, d'assez bonne qualité mais ne présentant aucune difficulté particulière. Le jury accorde certaines latitudes, comme l'élision fautive de l'e final dans l'expression *pres­que uniquement*. Il n'a cependant pas poussé l'indulgence au point de tolérer les fautes les plus fréquentes, qu'il a relevées dans des mots aussi usuels et aussi réguliers que : *marronnier, voletant, ennobli, boitillant, apercevoir, souci, maldonne, la plupart, censitaire, exutoire, événement, dif­fraction, amarre, allusif.* 89:183 Plus de mille candidats s'étaient inscrits, dont les âges varient de treize à soixante-dix ans et plus. En fait, huit cents d'entre eux se présentent et subissent l'épreuve. Ré­sultat : huit lauréats. -- C'est peu ; dit Candide. -- C'est beaucoup, dit Martin. \*\*\* *Stultorum eventus magister*. Il fallait que Tite-Live eût beaucoup d'optimisme, pour s'imaginer que l'événement instruit les sots. Rien ne peut les instruire. L'événement qu'ils ont préparé de leurs mains les surprend sans leur ouvrir les yeux. Et la preuve, c'est que l'événement suivant, qu'ils auront aidé à résulter du premier, les prendra encore plus au dépourvu et les étonnera davantage. Ils finissent par s'apercevoir qu'ils ont été les dindons de la farce, mais ne comprennent jamais à temps la farce qui les dindonne, bien que ce soit toujours la même. \*\*\* Un de nos augures parle de l'Europe : « *Pour reprendre délibérément sa marche en avant, il lui faudrait une grande inspiration ou un grand péril. *» C'est parler pour ne rien dire. Car : 1°) L'Europe s'étant jusqu'à présent contentée de pié­tiner sur place, on peut lui souhaiter de se mettre enfin en marche, non de reprendre une marche en avant dont elle n'a jamais fait le premier pas autrement qu'en paroles. 2°) Il n'existe pas de péril plus grand que celui dont l'Europe se voit depuis longtemps menacée, et devant le­quel cependant elle n'a cessé de reculer en mettant bas les armes. Elle a donc de moins en moins de raisons d'espérer que, le péril devenant encore plus pressant, elle serait soudain en état de se retourner contre lui avec les armes dont elle s'est complaisamment dépouillée en temps utile. Tout donne à prévoir au contraire que le péril croissant la rendra de plus en plus lâche et la trouvera de plus en plus désarmée. 3°) Dans ces conditions, l'Europe n'a plus à compter en effet que sur la grande inspiration qui aurait dû prévenir le grand péril, et dont elle s'est malheureusement privée à mesure qu'elle en avait besoin. Mais d'où lui viendrait le secours d'une inspiration si tardive ? Par quel miracle lui tomberait-il d'un ciel auquel elle ne croit plus ? 90:183 Quel Européen serait aujourd'hui digne et capable de recevoir cette inspiration salvatrice et de la traduire en actes ? Il faudrait là un bien grand homme. Or l'Europe n'a plus d'hommes : elle les a tous étouffés dans son sein. \*\*\* Je me demandais depuis quelque temps si Judas était au nombre de ceux à qui Jésus a dit : « Qui vous écoute m'écoute, qui vous méprise me méprise. » Recourant enfin au texte (Luc, X), je vois que Jésus a dit cela non pas aux douze Apôtres, dont était Judas, mais aux soixante-douze autres disciples qu'il « envoya devant lui, deux à deux, en chaque ville et localité où lui-même devait se rendre ». \*\*\* Ce n'est pas à Judas que Jésus a dit : *Vade retro, Sata­nas.* C'est à Pierre. Alexis Curvers. 91:183 ### Billets par Gustave Thibon #### Le maléfice des « ismes » 1^er^ février 1974. Je critique le socialisme. Première réaction de mon auditeur : « Le social ne compte donc pas pour vous ? » -- Le progressisme ? On m'accuse d'être l'ennemi du pro­grès. -- L'intellectualisme ? On trouve que je fais bon mar­ché de la plus haute des facultés humaines : l'intelligence. Réponse : ma sévérité procède d'un sentiment exacte­ment inverse. C'est parce que je suis « social » que j'atta­que le socialisme, c'est parce que j'aime le progrès que je répudie le progressisme, c'est par respect de l'intelligence que je dénonce les jeux stériles de l'intellectualisme. En deux mots, je me méfie des « ismes » dans la mesure où je suis attaché aux réalités sur lesquelles ils viennent se greffer à la façon du ver qui se glisse dans un fruit. Les « ismes » -- et Dieu sait s'ils pullulent aujour­d'hui dans tous les domaines -- sont des parasites idéo­logiques qui vident les choses de leur substance en les projetant hors de leurs limites. Qu'est-ce en effet que le socialisme ? Une utopie qui ne peut s'incarner dans les faits qu'en niant les droits les plus légitimes, non seulement des individus, mais des com­munautés naturelles (familles, groupes, entreprises, etc.), qu'en plaçant tous les citoyens sous le joug d'un pouvoir central absolu aux mains d'un parti politique, c'est-à-dire en sapant par la base ces fondements de toute société digne de ce nom. Le plus élémentaire sens social se révulse devant cette caricature de l'égalité et de la justice. 92:183 Et qu'est-ce que le progressisme ? L'idéologie suivant laquelle le mouvement de l'histoire entraîne irrésistible­ment l'humanité vers des états supérieurs, ce qui implique la dévaluation du passé et la foi aveugle dans l'avenir, fon­dée sur l'identification gratuite du nouveau et du meilleur. Mentalité qui risque de barrer la route au vrai progrès qui se mesure, non d'après la position des choses dans le temps, mais selon les critères immuables du vrai et du bien. Quant à l'intellectualisme, j'appelle ainsi cette infirmité de l'esprit qui consiste à laisser fonctionner la raison et la logique sans tenir compte de la nature des choses ni des données de l'expérience qui sont l'objet, le terrain d'épreuve et le garde-fou de l'intelligence normale. Mais cette intelli­gence tournant à vide comme un moteur désembrayé, est-ce encore l'intelligence, faculté du vrai, celui-ci se définissant comme l'accord entre la pensée et la réalité ? On pourrait allonger sans fin la liste de ces « ismes » chimériques et dévorants. Un nationalisme de type hitlérien, en cultivant le mythe du peuple élu et de la race des maîtres, dessert la nation, laquelle est certes une réalité unique et irréductible, mais aussi et maintenant plus que jamais dans le monde ouvert où nous vivons, un foyer d'échanges avec l'ensemble de l'humanité. Ce durcissement des nationalités, amorcé dès la fin du Moyen Age, a atteint, dans la première moitié du XX^e^ siècle, un degré d'intensité qui confine à la démence. Je feuilletais récemment une revue française destinée à soutenir, pendant la première guerre mondiale, le moral des combattants et des civils. La propagande antigerma­nique s'y déployait sans discernement m vergogne jusqu'à dénier toute valeur authentique aux plus illustres représentants de la pensée et de l'art d'Outre-Rhin. Bach, dans cette optique, n'était plus un grand musicien, ni Leibniz un grand penseur. Mais était-ce servir la France que de calomnier en bloc l'Allemagne ? Notons, pour rétablir l'équilibre, que le même bourrage de crâne sévissait en sens inverse dans les Empires centraux... Et l'érotisme (encore un mot nouveau et furieusement à la mode) qui réduit l'amour aux plaisirs superficiels de la chair, n'est-il pas le pire ennemi de la sexualité nor­male dont l'exercice embrasse la totalité de l'être humain, depuis l'émoi fugace des corps jusqu'à la tendresse, la fidélité, l'entraide et le sentiment du sacré qui sont le signe de l'union des âmes ? Que représente l'Éros égoïste et jouisseur devant cette constellation d'échanges à tous les niveaux de l'être qui font l'harmonie et la plénitude du couple humain ? 93:183 En un mot, devant chaque idole, nous défendons la réalité trahie par l'idolâtrie. Nous sommes pour le social contre le socialisme, pour la communauté contre le com­munisme, pour la nation contre le nationalisme, pour l'amour contre l'érotisme. Nous sommes pour chaque chose à sa place et dans ses limites. Et par là même contre tous ces « ismes » qui, en détachant chaque réalité de l'ensemble dont elle dépend, crée des oppositions factices là où la nature n'a mis que des compléments. #### L'arithmétique et la vie 8 février 1974. J'avais à peu près six ans. Un frère de mon grand-père que nous appelions « l'oncle d'Amérique » (ces mots avaient alors une résonance magique que la facilité des communi­cations a bien amorti...) venait d'arriver chez nous après vingt ans d'absence. Je regardais ce vieillard, avec l'éblouis­sement de l'enfance, comme un personnage de légende. -- « Voyons mon ptit, me dit-il, sais-tu compter ? -- Mais oui. -- Alors, voici un problème : dix oiseaux perchent sur un arbre ; un chasseur passe par là et tire sur eux ; quatre oiseaux tombent ; combien en reste-t-il sur l'arbre ? -- Six, répondis-je très fier de ma jeune arithmétique -- Eh non ! mon pauvre petit : zéro, car les survivants se sont envolés. » J'ai compris ce jour-là -- et la leçon m'est restée -- qu'un raisonnement logiquement impeccable peut, si on l'applique au réel, se révéler totalement faux. Le fait que les oiseaux s'envolent quand ils entendent un coup de fusil n'est pas prévu par l'arithmétique : on l'apprend par l'ob­servation, non par le raisonnement. C'est dans ce sens que Pascal disait : « esprit mathé­matique, donc faux ». Pourquoi ? Parce que les mathématiques ne brassent que l'aspect dénombrable et mesurable du réel, sans tenir compte des différences concrètes et qualitatives entre les êtres. 94:183 Si, par exemple, je dénombre une foule de mille per­sonnes ou si je distribue des tickets d'entrée au seuil d'un théâtre, chacun des individus qui composent cette foule -- si différent qu'il soit de tous les autres par son corps, son esprit, ses qualités et ses défauts -- ne représente pour moi qu'une unité mathématique. Pierre, en tant que chiffre, ne vaut ni plus ni moins que Paul... Mais tout change dès qu'on entre plus avant dans le réel. Ici deux et deux ne font plus quatre, et surtout à me­sure qu'on s'élève dans l'échelle des êtres et des valeurs. Le langage des chiffres, s'il n'est pas sans cesse corrigé par l'expérience, dérape lamentablement sur les phénomènes biologiques et spirituels. Exemples. Dix litres d'essence dans le réservoir d'une voiture permettent de franchir 100 kilomètres : versez 50 litres et vous ferez 500 kilomètres. Un demi-litre de vin peut stimuler un travailleur. Qu'il boive 5 litres et, loin d'abattre dix fois plus de travail, il sombrera dans la stupeur de l'ivresse. Dix dactylographes, à supposer qu'elles soient d'habileté à peu près égale, tap­eront dix fois plus de pages qu'une seule mais la collab­oration de cent poètes médiocres ne produira pas une seule pièce digne de Shakespeare ou de Victor Hugo. Ce sont là des évidences criantes -- et cependant ou­bliées dans les calculs et les programmes des hommes, surtout en matière économique et sociale. L'égalitarisme, cette épidémie mentale qui s'étend au­jourd'hui sur toute la planète, est d'inspiration arithmé­tique. On s'imagine par exemple qu'en nivelant au maximum la fortune et les revenus privés, la part des riches ira né­cessairement aux pauvres et que la condition de ces der­niers s'améliorera en proportion. Mais on ne voit pas que ce nivellement tarira l'esprit d'entreprise et d'émulation et, par la diminution corrélative de la prospérité générale, ag­gravera encore le sort des déshérités. Le faible niveau de vie des ouvriers dans les pays de l'Est nous renseigne élo­quemment sur ce point. De même en politique fiscale. On pense que l'augmen­tation croissante des impôts aboutira nécessairement, non seulement à un afflux corrélatif de ressources pour l'État, mais à une plus juste répartition des charges fiscales. Mais on oublie que cette voracité de l'État décourage l'effort et l'initiative (travailler davantage pour se voir de plus en plus dépossédé du fruit de son travail n'a jamais été un stimulant pour personne...) et favorise la dissimulation, la fraude, l'évasion et le gel des capitaux, etc. -- manœuvres qui finissent par s'identifier, dans l'esprit du contribuable, à des réflexes de légitime défense. Là aussi, les coups de fusil font s'envoler les oiseaux... 95:183 Le même calcul décevant se retrouve dans nos lois con­cernant l'instruction publique. En prolongeant l'âge de scolarité obligatoire, nos législateurs semblent gouvernés par cette arrière-pensée que le niveau de culture s'élèvera pour tous en fonction du nombre d'années passées sur les bancs de l'école. Mais ils ne tiennent pas compte de deux faits d'expérience courante, à savoir la diversité des intel­ligences et des vocations (tous les professeurs nous diront qu'un grand nombre d'enfants, doués pour les travaux manuels, mais non pour les études abstraites, perdent leur temps à l'école) et d'autre part le manque de débouchés pour ces demi-savants qu'on fabrique ainsi à la chaîne, ce qui grossit ce prolétariat intellectuel, prétentieux et aigri, levain permanent d'insatisfaction et d'agitation sociale. Vauvenargues écrivait, au XVIII^e^ siècle, ces lignes pro­phétiques : « Rien n'est si séduisant, dans la spéculation, que l'égalité, mais rien n'est plus impraticable et plus chi­mérique dans la pratique. » Nos idéologies pseudo-démo­cratiques illustrent cruellement cette pensée : issues d'une logique étrangère à l'expérience et appliquées à des réalités dont elles sont incapables d'épouser les contours et de prévoir les réactions, elles aboutissent à des résultats diamé­tralement opposés à leurs prétentions. Une large partie des erreurs et des maux de notre époque -- et spécialement ces lois aberrantes et ces interventions arbitraires des États qui empêchent le progrès économique de tourner au profit de tous -- tiennent à ce conflit insoluble entre les inégalités naturelles et l'égalité mathématique à laquelle on veut les réduire. #### Violence et mensonge en politique 15 février 1974. Soljénitsyne, parlant du régime d'oppression et d'hypo­crisie qui sévit dans son pays, écrit les lignes suivantes : « N'oublions pas que la violence n'est jamais seule, qu'elle ne peut vivre seule. Elle est unie au mensonge par des liens indissolubles...La violence n'a pas d'autre recours que le mensonge, le mensonge ne peut survivre qu'à l'abri de la violence. Quiconque a choisi la violence comme mé­thode d'action doit inéluctablement épouser le mensonge comme principe normatif...La violence, pour survivre, doit se plonger dans un brouillard de mensonge et se masquer sous des faux-fuyants... » 96:183 On connaît -- et on me le reproche assez dans les mi­lieux chrétiens dits progressistes -- mon peu de tendresse pour le régime soviétique. Raison de plus pour que je fasse un effort d'objectivité en essayant de me mettre à la place des dirigeants de ce régime. Que répondraient-ils à Soljénitsyne s'ils pouvaient parler sincèrement ? Vraisemblablement ceci : que tout pouvoir est par na­ture conservateur de lui-même et par là se trouve entraîné à user des moyens qui lui paraissent nécessaires pour as­surer sa survivance, y compris, s'il est impossible de faire autrement, la violence et le mensonge. Et qu'au surplus, si regrettable que soit, du point de vue moral, l'utilisation de tels procédés, l'anarchie qui suivrait l'écroulement du ré­gime déclencherait un mal infiniment pire, suivant la maxime bien accréditée en politique que n'importe quel ordre est préférable au chaos. Je ne méconnais pas la part de vérité contenue dans cet argument. Je dirai même qu'aucun pouvoir politique ne peut subsister sans un minimum de violence et de men­songe. De violence. Celle-ci se définit comme le fait de con­traindre quelqu'un à des actes qu'il n'accomplirait pas de son plein gré. Par exemple payer des impôts, faire le service militaire, etc. Qui oserait dire que les caisses et les caser­nes de l'État seraient aussi bien remplies si on laissait le choix à tous les citoyens de s'acquitter ou non de l'impôt, de prendre ou de refuser l'uniforme ? De mensonge. Quel est l'État qui n'use pas de moyens plus ou moins tortueux (ruses diplomatiques, police poli­tique, espionnage, propagande à sens unique, fausses pro­messes démagogiques, etc.) pour asseoir son autorité et pour voiler ses erreurs ou ses abus ? « Qui ne sait dissi­muler ne sait régner », disait Louis XI qui fut pourtant un grand roi. Et encore vivait-il à une époque où les grands de ce monde n'étaient pas tenus, comme aujourd'hui, de justifier leur conduite devant une opinion publique exi­geante et capricieuse, aussi avide d'informations qu'inca­pable de supporter la vérité. Gouverner n'est pas un jeu d'enfant de chœur, nous le savons. Mais ce qui importe, ce n'est pas la présence de la violence et du mensonge, c'est le dosage de ces deux élé­ments dans la cuisine politique. Et ici, le parallèle entre l'Occident et l'Orient est accablant pour ce dernier. 97:183 Ici, nous jouissons encore d'une liberté presque infinie d'expression et de critique. Le pouvoir laisse le champ libre à ses adversaires pour dénoncer ses abus et pour contester son autorité, soit par la parole (l'opposition dispose, de nombreux organes de presse), soit par l'action : réunions, manifestations, défilés, grèves des services publics, etc. En France, l'installation -- vraie ou supposée, je n'ai pas vérifié -- d'un système d'écoute dans les locaux d'un jour­nal satirique déclenche un scandale public qui tourne à l'avantage dudit journal dont le tirage augmente en fonc­tion du tapage soulevé. Et malgré tout cela, le régime branle indéfiniment sans s'écrouler parce qu'il conserve, à travers tant de licences, quelques rudiments, très menacés mais encore actifs, des libertés naturelles. Là-bas, au contraire, c'est le monolithisme de l'État et du parti : l'opposition réduite au silence ou à la clandes­tinité, la presse monopolisée et censurée, la grève, droit sacré des travailleurs en pays capitaliste, qualifiée de sabo­tage public, les contestataires internés ou traînés dans la boue : tout ce qu'on trouve par exemple pour répondre aux accusations accablantes de Soljénitsyne, c'est de le traiter d'ennemi du peuple ou de « marionnette hystérique au service du capitalisme international ». Aussi bien, ce que je reproche aux dirigeants soviéti­ques, c'est moins leur tyrannie et leur hypocrisie que leur adhésion à une idéologie contre nature qui ne peut s'incar­ner dans la pratique que par l'emploi massif et permanent de la violence et du mensonge. Si, pour passer à la limite, on veut amener les hommes à marcher sur la tête, on n'ob­tiendra ce résultat que par la terreur doublée d'un puis­sant bourrage de crâne présentant cette nouvelle démarche comme un progrès et un affranchissement par rapport à la position normale du marcheur. Et c'est pour cela que la timide libéralisation du régime amorcée après la disparition de Staline n'a pu se pour­suivre. Les Soviétiques ont construit sur la glace un édi­fice aussi froid, aussi inhumain que ses fondements : le dégel provoquerait une débâcle qui emporterait tout avec elle. Ces hommes qui se disent les apôtres du progrès et du renouveau sont en réalité les hommes de l'hiver ; c'est la seule saison propice à la durée de leur entreprise ; aussi sont-ils condamnés à le prolonger le plus longtemps possible sous peine d'être balayés par la poussée du prin­temps. 98:183 #### «* *Changer la vie » 22 février 1974 C'est sous ce titre, aussi vague que prometteur, que j'ai reçu l'invitation d'assister à une réunion d'étudiants révo­lutionnaires. De quel changement s'agit-il ? ai-je pensé aussitôt. Et de quelle vie ? S'il s'agit des conditions matérielles de notre existence, nous avons enregistré, depuis un demi-siècle, plus de chan­gements que dans les millénaires précédents : confort gé­néralisé, sécurité étendue à tous, augmentation des loisirs, facilités incroyables d'information et de communication, etc. Valéry faisait déjà remarquer que le Français moyen d'aujourd'hui mène dans l'ensemble une vie moins rude que celle de Louis XIV en son temps : celui-ci -- l'abon­dance de nourriture et le luxe des bâtiments mis à part -- était plus mal chauffé pendant l'hiver, moins efficacement soigné s'il était malade (la chirurgie naissante ignorait l'anesthésie et la médecine les analgésiques), circulait plus lentement et dans des conditions plus défectueuses, etc. A telle enseigne qu'il ne voyagea jamais hors des frontières de son royaume, alors que tant de nos « prolétaires » s'offrent communément des séjours à l'étranger. Témoin la conversation que j'ai eue récemment avec un cadre moyen à qui je conseillais de visiter l'Espagne : « L'Espagne, me répondit-il avec une moue dédaigneuse : aujourd'hui, ce sont les ouvriers qui vont en Espagne ; moi je ferai la Turquie d'Asie. » Or, c'est précisément au milieu de ces changements aussi prodigieux qu'inédits que les gens sont les plus mé­contents de leur sort et réclament de nouvelles métamor­phoses ! Ayant demandé quelques éclaircissements sur ce point à l'un des organisateurs de la réunion, j'ai obtenu la réponse suivante.  « Ce n'est pas seulement du progrès matériel qu'il s'agit. Celui-ci aliène autant qu'il libère. Ce que nous vou­lons, c'est l'épanouissement total de l'être humain par l'abolition des cloisonnements sociaux et l'accès pour cha­cun à toutes les dimensions de la vie publique. En écono­mie, la cogestion fraternelle des entreprises substituée au patronat. En politique, la participation de tous au pouvoir : Lénine n'a-t-il pas écrit que l'État devrait être aménagé de telle sorte que la cuisinière ait autant de part à ses décisions que le ministre ? C'est la dignité de l'homme qui est en jeu... » 99:183 Reprenons ces arguments. Le régime de l'entreprise privée et du patronat est-il donc incompatible avec la dignité du travailleur ? je sais que ce régime n'est pas sans reproches, qu'il y a de bons et mauvais patrons, que les impératifs de la production et de la rentabilité imposent des limites à la bonne volonté des meilleurs, etc. Mais la vraie question est de savoir si tout irait mieux ou plus mal dans le changement que vous proposez. La cogestion ? Elle n'est concevable que dans les entreprises élémen­taires où il existe, outre un parfait accord entre les participants, l'identité des travaux et des compétences : par exemple, dans mon voisinage, quatre frères exploitent en commun la même propriété. Mais dès que la nature de l'entreprise exige la pluralité des talents et des tâches, il faut une hiérarchie et des chefs. -- Ceux-ci seront élus par le personnel, réplique mon interlocuteur. -- D'accord, mais ce pouvoir délégué aura-t-il, non seulement la compétence, mais l'autorité et la continuité nécessaires pour assurer la bonne marche de l'entreprise ? L'expérience soviétique est très significative à ce point de vue. Est-ce du soviet d'usine ou du pouvoir central que dépend le sort des travailleurs ? A la relative fluidité du pouvoir économique dans les na­tions libres (avec la marge de choix et d'évasion qu'elle comporte), voulez-vous substituer le bloc homogène et écra­sant d'un patronat unique et omnipotent ? De même en politique. Lénine était-il sérieux quand il écrivait la phrase célèbre citée plus haut ? Le régime qu'il a instauré dure depuis bientôt soixante ans et l'on y cherche en vain la moindre trace de promotion politique pour les cuisinières comme pour l'ensemble du prolétariat. La politique est un art qui, comme tous les autres, exige des dons et un apprentissage particuliers. Le meilleur État est celui où les citoyens sont assez bien gouvernés pour n'être pas obligés de se préoccuper sans cesse de la forme et des décisions du gouvernement. Comme le bon médecin nous dispense de faire des études médicales et le bon pilote d'avion de connaître à fond les secrets du mo­teur à réaction. Le meilleur service que l'homme d'État puisse rendre à la cuisinière, c'est de créer des conditions de vie où, libre dans sa cuisine bien pourvue, elle n'aura pas besoin de faire de la politique pour préparer des mets abondants et savoureux. Chacun son métier, affirme la sagesse populaire, et elle ajoute aussitôt qu'il n'y a pas de sot métier. Depuis quand la division du travail est-elle une offense à la dignité hu­maine ? Et pourquoi confondre discipline et servitude, hié­rarchie et cloisonnement ? 100:183 « Vous citez toujours la triste expérience soviétique, rétorque mon partenaire. Et je vous accorde qu'elle a trahi le socialisme. Mais c'est contre elle autant que contre le capitalisme que nous voulons construire la nouvelle cité des hommes. » -- Je ne doute pas de vos bonnes intentions, mais je crains les retombées désastreuses de vos belles utopies. Car, après avoir créé le chaos en détruisant une hiérarchie et des relations sociales imparfaites, mais via­bles, au nom d'une perfection irréalisable, vous serez con­traints, les structures actuelles ayant disparu, de rétablir l'ordre en construisant sur les ruines un immense Lazaret totalitaire où le mot abstrait de liberté ne sera plus qu'une inscription menteuse sur le tombeau de toutes les libertés effectives. Ce qui ne signifie pas que rien ne doive être changé ni amélioré dans le système actuel. Mais dans le respect des lois de la nature et de l'expérience, c'est-à-dire en tenant compte des possibilités et des limites de l'homme. Et non en l'exaltant sans mesure comme un demi-dieu omniscient et omnivalent en puissance qu'on berce de promesses imp­ossibles. Le mot célèbre de Pascal : « Qui veut faire l'ange ait la bête », vaut pour la société autant que pour l'indi­vidu. L'idéalisme le plus ailé débouche sur le réalisme le plus grossier et le plus bas -- sur ce mélange de cynisme et d'hypocrisie qui caractérise les régimes totalitaires -- et cette société dont on voulait faire une légion d'anges se résout en troupeau d'esclaves. Gustave Thibon. © Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique). • Notre éminent ami et collaborateur Gustave THIBON vient de publier un nouveau livre intitulé : *L'ignorance étoilée* (un volume de 206 pages chez Fayard). 101:183 ### Histoire et fondement de la notion d'autorité par Marcel De Corte Que la notion d'autorité soit mise en cause au cœur même de la crise planétaire où marine, fermente et bouillonne, à des degrés divers, jamais nuls, l'humanité actuelle, est d'une évidence solaire. Il n'est pas un seul endroit au monde où l'autorité ne soit contestée, et les pays dits totalitaires, malgré la puissance de leur appareil policier, ne font point exception. La famille elle-même, ultime réduit où l'autorité semblait invincible, est attaquée de toutes parts : les parents déposent les armes dont la nature les a pourvus devant leur progéniture en révolte. Quant à l'Église catholique, ce « temple des défi­nitions du devoir », comme l'appelle Maurras, elle a, d'un seul coup, abdiqué toute autorité depuis le récent concile. Après avoir connu, au cours du siècle dernier et au début de ce siècle, une « morale sans obligation ni sanction » qui aboutit aujourd'hui, avec Sartre et ses acolytes, à une morale de la libération totale à l'égard de toutes les con­traintes et à l'apothéose du Moi, voici que nous avons sous les yeux le spectacle prodigieux, fascinant, incroyable, d'une Église sans obligation ni sanction, d'une Église « permissive », où tout est dorénavant permis, où la loi surnaturelle et ses articles dogmatiques sont reniés, où la loi liturgique cède à tous les dérèglements, où la loi natu­relle entortillée dans les pires sophismes a fait place aux plus dangereuses divagations de la conscience livrée à son propre arbitraire. Si l'on veut mesurer l'ampleur et la profondeur de la crise d'autorité dans l'Église catholique, que suffit pas de souligner la révolte d'une partie du bas clergé remuant contre ses évêques, ni la volonté de puissance d'une hiérar­chie quasi unanimement dressée contre le pouvoir ponti­fical, ni la distance prise par les deux derniers papes vis-à-vis des impératifs de la Tradition continuellement rap­pelés par la voix de leurs prédécesseurs, il faut surtout être attentif à l'immense révolution opérée dans l'enseigne­ment de l'Église. 102:183 La disparition des commandements de Dieu et de l'Église dans les nouveaux catéchismes est à cet égard le signe le plus éclatant, le plus lourd de consé­quences aussi, de la ruine de l'autorité dans l'Église mili­tante. Le lien moral qui assujettit les fidèles à une loi religieuse ou sociale est désormais rompu. Il n'est plus personne dans l'Église, qui sache ce qu'il doit faire ou ne doit pas faire. Le principe du subjectivisme révolutionnaire : *Ama et fac quod vis,* a emporté la dernière digue élevée avec l'aide de Dieu par le génie humain contre la Subversion universelle. Sous prétexte que Dieu est Amour, tout amant de n'importe quoi et de n'importe qui est dé­sormais Dieu. L'*eritis sicut dei* se conjugue au présent. La promesse du Tentateur est en train de s'accomplir. La devise de nos contemporains, de tous ceux qui se préci­pitent aveuglément dans la servitude et de tous les esprits prénommés libres, est *ni Dieu ni maître.* L'autorité est aujourd'hui la chose la plus haïssable qui soit au monde et, comme il n'y a pas et qu'il n'y aura jamais de société digne de ce nom sans autorité, il n'est pas étonnant de voir l'humanité vaciller sans cesse au bord de l'anarchie et de la révolution permanente dont la planète est la proie ne pouvoir plus être jugulée que par un ap­pareil policier omniprésent. L'homme contemporain refuse l'autorité, sa nécessité, ses bienfaits. Il oscille perpétuellement *entre ce qui en est le contraire et ce qui en est la caricature.* Pour com­prendre cette situation destructrice de l'ordre social, il est nécessaire d'en dégager les causes. L'histoire les indique sans ambiguïté : elle se partage sous nos yeux en deux périodes : l'une où, si les autorités *au pluriel* se contestè­rent souvent les unes les autres, l'autorité *au singulier* ne fut jamais mise effectivement en doute ; l'autre, qui est la nôtre, où elle est récusée en son essence même. Si l'on en croit le poète espagnol, tout ce qui n'appar­tient pas à l'histoire de l'antiquité est *utopie*. L'histoire de la Grèce et de Rome nous révèle ainsi la nature *réelle* de l'autorité, principe vital des sociétés humaines. Mais pour en comprendre l'enseignement, il faut nous débarrasser des préjugés fantastiques que nous tenons de notre époque et que nous projetons malgré nous dans le passé. La Révolu­tion française qui rompit complètement, dans tous les do­maines, avec le monde antique ne laisse pas d'avoir été la première victime de cette illusion rétrospective : 103:183 on sait assez qu'elle chercha les premiers modèles de son acte de subversion du réel et de son culte de l'utopie en Grèce et à Rome. Il n'est guère d'historien moderne qui ne suive son exemple, sous prétexte que la Grèce cultivait au plus haut degré la liberté et l'égalité, et que Rome fut le type même de la République. #### L'autorité en Grèce Sans entrer dans des détails fastidieux, il suffit de faire remarquer que la *démocratie* athénienne et son isonomie ou égalité des citoyens devant la loi n'ont rigoureusement rien à voir avec ce qu'une oreille moderne entend par ces mots. La *démocratie* était en fait une *aristocratie* des ci­toyens formellement distincte de l'immense majorité des habitants d'Athènes composée de métèques et d'esclaves. Quant à l'égalité des citoyens, elle ne prend son sens que dans un cadre social préétabli où le bien commun de la Cité exerce sur eux sa primauté : *tous en font également partie, mais n'en sont point des parties égales.* Tout au contraire ! Périclès lui-même, à la belle époque du régime, nous avertit, et son exemple en est la preuve : à l'isonomie se superpose l'*excellence,* l'*arètè* de ceux qui mieux doués dans l'art du *logos*, simultanément *parole* et *raison*, per­suadent les autres de la pertinence de leurs avis ; cette excellence elle-même se subordonne au bien commun de la société dont la transcendance lui communique force et vi­gueur, et le primat des intérêts de la Cité sur l'individu est lui-même justifié par les divinités poliades, par le culte des héros, par celui des ancêtres qui en garantissent l'immuable nécessité. Rien n'est plus étranger à l'esprit grec que l'individua­lisme des droits de l'homme et du citoyen qui modèle la société selon la volonté de ses membres. En dépit de toutes les luttes entre factions rivales pour la conquête du pou­voir qui l'ont secouée, Athènes n'a jamais cessé, au temps de sa splendeur, de professer hautement que *la personne a pour fin le bien supérieur de la Cité.* Que la société soit au service de la personne, comme il est courant de l'en­tendre affirmer aujourd'hui, même dans les déclarations pontificales et conciliaires, aurait semblé au citoyen grec une aberration non pareille, rompant avec l'évidence la plus limpide de la raison qui proclame que la partie est inférieure au tout, et corrompant la vertu de justice géné­rale qui veut que la personne sacrifie jusqu'à sa vie même pour le bien commun de la Cité. 104:183 Le sentiment de Périclès, comme celui de tout homme bien né, est que la société est une fin et non un moyen : l'homme est *par nature* un ani­mal social, voué à vivre et à mieux vivre dans une Cité qu'il a bâtie selon le vœu le plus intime de son être, et à laquelle il doit une obéissance religieuse qui s'exprime dans la vertu de piété patriotique. Dans un de ses discours rapporté par Thucydide, l'homme d'État athénien souli­gne la transcendance de cette loi suprême dont l'autorité s'étend sur tous les citoyens : « Nous obéissons à cette loi non écrite dont la transgression, de l'avis de tous, inflige au violateur un mépris universel. » Loin que « tous les pouvoirs émanent de la nation » dans la « démocratie » athénienne, ils ont leur source *dans la fin même poursuivie par tous les citoyens,* à savoir leur *union*, leur *bien* et leur *salut communs*, la défense de la Cité contre ses ennemis. Comme l'écrit Max Pohlenz dans son ouvrage classique *La liberté grecque, nature et évolu­tion d'un genre de vie,* « la liberté de l'individu ne pouvait s'exercer que dans les limites des intérêts de la collecti­vité », loi suprême de tous ses actes, ainsi qu'en témoigne l'admirable réponse de Démarate à Xercès : « Les Lacédé­moniens, s'ils sont libres, ne sont pas libres de tout, ils ont un maître, la loi qu'ils redoutent encore bien plus que tes sujets ne te craignent, et ils font tout ce que ce maître leur commande ». *Ho nomos pantôn basileus*, « la loi, reine de toutes choses », cette formule de Pindare résume la conception que les Grecs avaient de l'autorité, et cette autorité transcendante de la loi ne dérive pas des hommes, mais de sa nature divine. Héraclite le remarquait déjà : *tréphontai pantes hoi anthrôpeioi nomoi hypo tou theiou*, c'est le Divin qui nourrit toutes les lois humaines. Il est clair que l'*isonomie* grecque, placée dans un tel contexte, n'a rien de commun avec l'égalité des modernes : la loi engendre la première et soumet tous les citoyens à son autorité ; elle n'est pas une œuvre de l'homme, mais l'expression de son immuable nature sociale indépendante de sa volonté et de son arbitraire ; c'est, au contraire, la seconde qui engendre la loi, produit des volontés humaines et, comme telle, toujours révocable. Les caractéristiques que les Grecs attribuèrent à la *tyrannie* confirment cette radicale différence : le tyran ne se soumet pas à la loi ; il n'agit pas en vue du bien commun de la Cité, mais pour son bien propre ; et sa victoire sur la loi se fonde sur l'*égalité des citoyens,* « sur le nivellement des élites, sur l'anéantissement des esprits supérieurs, et sur tous les moyens qui empêchent les citoyens de se connaître les uns les autres », et qui leur font oublier leur nature sociale, comme le diagnostique Aristote dans sa *Politique*. 105:183 Tous les régimes ont leur faille. L'action politique appartient non pas au domaine de la nécessité, mais à celui de la contingence des choses qui peuvent être ou ne pas être, des actions humaines qui peuvent être bonnes ou mauvaises et qui se rapportent au futur, avec l'incer­titude, l'indétermination, l'instabilité qu'une telle relation comporte. Une décision imprudente est-elle prise ? Elle peut faire virer un régime à sa perdition et l'orienter du bien commun à son contraire. C'est pourquoi tous les ré­gimes se raccrochent en dernière analyse, pour se conso­lider, à la *nature* des choses, à un *ordre immuable* de l'uni­vers, à une *loi divine* solide et inébranlable, d'où la con­tingence des actions humaines reçoit une règle, une stabi­lité, une continuité, une permanence qui la délivre des secousses imprévisibles du hasard et des retournements inattendus de la fortune. Dès que ce rapport de la loi morale ou de la loi politique à la loi naturelle est rompu, dès que la subordination de *l'action morale* ou politique au chœur des vérités invariables que la *contemplation* de l'univers découvre, vient se relâcher, les fondements de la société branlent. Un régime considéré comme bienfaisant ou, étant donné la précarité de l'ordre humain, comme un moindre mal, se mue en cause de désordre, avec l'inévitable recours à la violence ou à la seule contrainte physique que ce renversement provoque. *C'est ce que la Grèce a connu à l'époque de la sophis­tique triomphante.* Le thème constant de la prédication des sophistes est l'opposition de la nature et de la loi considérée non plus comme un prolongement de la nature, mais comme une *convention* toujours abrogeable. Tout régime bascule ainsi dans l'instabilité. Le citoyen n'obéit plus à la loi supérieure de la Cité. Toute loi n'est qu'en­trave à la liberté. L'individu n'est plus soumis à l'ordre social. C'est l'ordre social qui est soumis à ce que nous appelons aujourd'hui « les exigences de la personne hu­maine ». Dans les *Helléniques*, Xénophon nous décrit le déferlement de la licence à Athènes. L'orateur qui préten­dait rappeler le règne de la loi se faisait huer, sous prétexte qu' « il est insensé que le démos n'ait pas le droit de faire ce qu'il lui plaît ». Platon est encore plus net. Les pages qu'il a écrites à ce sujet au livre VIII de la *République* sont d'une actualité corrosive : 106:183 « Quand un État démocratique, altéré de liberté, trouve à sa tête des échansons -- corrompus par la sophistique à la mode -- il ne connaît plus de me­sure et s'enivre de liberté pure ; alors, si ceux qui gouvernent ne sont pas extrêmement coulants et ne lui donnent pas une complète liberté, il les met en accusation et les châtie comme des criminels et des oligarques. Et s'il est des citoyens qui sont soumis aux magistrats, on les bafoue et on les traite d'hom­mes serviles et sans caractère ; mais les gouvernants qui sont gouvernés et les gouvernés qui sont des gouvernants, voilà les gens qu'on vante et qu'on prise, et en particulier, et en public. N'est-il pas inévitable que dans un pareil État l'esprit de li­berté s'étende à tout et qu'il pénètre dans l'intérieur des familles et qu'à la fin l'anarchie se développe jusque chez les bêtes. Je veux dire par là que le père s'accoutume à traiter son fils en égal et à craindre ses enfants, que le fils s'égale à son père et n'a plus res­pect ni crainte pour ses parents, parce qu'il veut être libre ; que le métèque devient l'égal du citoyen, le citoyen du métèque, et l'étranger de même. Dans un pareil État, le maître craint et flatte ses élèves, et les élèves se moquent de leurs maîtres, comme aussi de leurs pédagogues. En général, les jeunes vont de pair avec les vieux et luttent avec eux en paroles et en actions. Les vieux, de leur côté, pour complaire aux jeunes, se font badins et plaisants et les imitent pour n'avoir pas l'air chagrin et des­potique. Le dernier excès où atteint l'abus de la liberté dans un pareil gouvernement, c'est quand les hommes et les femmes qu'on achète ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetés. La li­berté et l'égalité vont jusqu'au-delà de l'extrême dans les rapports des hommes et des femmes. Les bêtes même qui sont à l'usage de l'homme sont ici beaucoup plus libres qu'ailleurs, à tel point qu'il faut l'avoir vu pour le croire. C'est vraiment là que les chiennes, comme dit le proverbe, ressemblent à leurs maîtresses...C'est partout de même un débor­dement de liberté. On conçoit quelle grave consé­quence ont tous ces abus accumulés : c'est qu'ils rendent les citoyens si ombrageux qu'à la moindre apparence de contrainte, ils se fâchent et se révol­tent, et qu'ils en viennent à se moquer des lois écri­tes ou non écrites, afin de n'avoir absolument aucun maître, *hina dè mèdamêi mèdeis autois êi despotès*. Tel est le beau et séduisant début de la tyrannie. » Pourrait-on mieux décrire la crise d'autorité où suc­combent les États modernes et les Églises ? 107:183 Platon va jusqu'au bout de son analyse. Il met à nu le principe de mort qui conduit ces sociétés à leur perte. *L'autorité s'effondre,* et avec elle, toutes les communautés dont elle est l'axe, *parce qu'elle ne repose plus sur Dieu,* selon la voie qu'inique la considération de la nature, *mais sur l'homme délié* de l'observation de la loi qui le transcende et qui exige de lui l'obéissance au bien com­mun de la société et au Bien commun universel, *sur l'hom­me* proclamé *mesure de toutes choses* par les Protagoras de tous les temps, sur l'homme qui se proclame dieu. Il n'y a plus d'autorité, il n'y a plus de société *humaine,* parce que *Dieu est mort.* Dostoïevski l'a dit une fois pour toutes dans *Les Possédés :* « Sans Dieu, tout est permis. » Témoin vigilant de son époque -- et de la nôtre -- Platon découvre dans *l'impiété,* dans le détournement de la croyance spontanée de l'intelligence humaine en un ordre cosmique, modèle de l'ordre de la Cité garanti par les dieux et dans l'exploitation de la crédulité, dans la contrefaçon du bien public, dans le renversement de la finalité où le Moi agit pour l'ensemble, en une adaptation toujours plus étroite du Tout au Moi individuel et collec­tif, dans l'imposture des faussaires de la philosophie, de la politique, de la religion : les sophistes, les tyrans, les dé­magogues et stratèges, les devins et sorciers, les célébrants des cultes et des mystères privés, bref dans tout ce qui éclate aujourd'hui sous notre regard, tant dans les États que dans les Églises, l'origine de la crise de l'autorité et de la dérive de l'homme vers l'animalité du troupeau, vers ce qu'il appelle « le gros Animal », la Masse, négation de l'humain et du divin. Rien de tout cela n'est encore systématisé, n'est devenu « la philosophie » officielle des Cités. Ce n'est pas encore *l'autorité comme telle* qui se trouve niée, mais les *autorités* qui la représentent et l'exercent. Mais le principe de mort est déjà à l'œuvre dans la distorsion que subit le lien de filiation unissant le pouvoir divin au pouvoir humain. Avec la pénétration du génie, Platon a vu que l'autorité, *l'archè,* qui signifie le *commencement* et le *commandement* géné­rateur de l'harmonie entre les conduites humaines et l'ordre dans la Cité, ne se maintient que relié à son origine trans­cendante, et que là où ce commencement premier est récu­sé, s'amorce inéluctablement *la fin.* La Cité grecque, ou le sait, n'a pas survécu à cette « mutation ». #### L'autorité à Rome Il en est de même, à bien des égards de la République et de l'Empire romains. 108:183 De même que la Grèce plaçait sous un même mot l'ori­gine et l'autorité et les ceignait d'une auréole religieuse, Rome fait de l'*auctoritas*, de la même racine que le verbe *augere*, le principe vital de croissance et de développement des sociétés humaines mis en œuvre par l'*auctor*, par le fondateur d'une Cité dont l'acte initial revêt une valeur sacrée par la consultation des *augures*, mot qui lui est aussi étroitement apparenté. A Rome comme en Grèce, l'autorité du père de famille est indéniablement religieuse comme auctor et fondateur de la société familiale, le père de famille donne son soutien, son approbation, leur vali­dité et leur être même aux actes juridiques accomplis par ceux qui dépendent de lui. Il dispose de la puissance sur eux exactement comme les dieux sur l'univers. Il la met en œuvre et il leur communique leur réalité sociale de la même manière qu'il leur a communiqué l'existence. Il pos­sède le droit de vie ou de mort sur ses enfants, droit divin par excellence. C'est parce que son *auctoritas* sur sa progé­niture se situe dans le *prolongement* de l'*auctoritas* des dieux sur le monde et que cette croyance religieuse im­prègne ses actes, qu'il *prolonge* et *complète* à son tour religieusement par son autorité la capacité d'agir insuf­fisante de ses enfants. Il crée ainsi du droit. Il fortifie de son autorité la société familiale qu'il a engendrée. Il est l'*auctor* de son union. La même croyance religieuse, la même *fides* sert de lien à Rome entre le patron et son client, entre la Ville éternelle et la société par excellence qu'elle représente et, d'autre part, les peuples soumis à son autorité et ainsi amenés à la véritable existence sociale. Les peuples vaincus s'en remettent à la *fides* de Rome victorieuse, persuadés que Rome ne peut agir arbitrairement à leur égard, car elle commettrait alors une faute grave, une *fraus*, à l'égard des dieux eux-mêmes. Toute société étant composée de familles, il est naturel que l'*auctoritas* du père de famille passe aux *patres*, aux membres du Sénat romain dont elle est l'attribut spécifique. Le Sénat représente toutes les *gentes*, tous les groupements familiaux associés en vue d'une vie meilleure et de la défense de la Cité. Il est pour ainsi dire la famille d'où naît continuellement Rome. Il est l'*auctor* du peuple romain, son tuteur, qui donne sa garantie et son efficacité aux déci­sions qu'il a prises. Il est l'instance suprême dont l'auto­rité rend valables les actes de l'assemblée populaire. Il les contrôle. Il pèse l'opportunité des mesures proposées *en fonction du bien commun de l'État* dont il assume la charge. Le Sénat dirige. Il tient le gouvernail. Les magis­trats exécutent toutes les manœuvres subordonnées à cette orientation vers le bien commun auquel chaque Romain se sent subordonné. 109:183 Avec des modalités très différentes et des structures juridiques tout autres qu'en Grèce, nous constatons que l'autorité à Rome a la même nature : elle est le fondement des actes de la vie sociale parce qu'elle en est l'origine et que cette origine est divine ; elle trouve sa justification dans la justice qu'elle instaure et dans le bien commun qui la finalise ; chacun lui doit obéissance parce qu'elle trans­cende, en fonction de sa source et de sa fin, le bien parti­culier de la personne. Celui qui détient l'autorité a la pré­éminence, la direction, l'initiative en tout ce qui concerne l'articulation des décisions du peuple au bien public. Comme on l'a souvent remarqué, Cicéron associe souvent le chef ou la tête (princeps), le guide (*dux*), le détenteur de l'autorité (*auctor*) qui fait croître et ordonne pour le bien de l'ensemble les diverses parties du corps social. L'*auctoritas* restera le concept central de l'État pendant toute la belle époque de la République. Elle déclinera après les guerres puniques et lors des guerres civiles mal­gré les efforts de Sylla pour la restaurer, et *sa régression est liée aux mêmes causes qui détruisirent l'autorité en Grèce* et, avec elle, la structure fortement charpentée des Cités grecques. Sous l'influence du néo-pythagorisme im­porté en Grèce et des cultes orientaux en provenance d'Asie Mineure, le lien religieux, garanti par des prescriptions rituelles minutieuses, qui unit les citoyens les uns aux autres en vue du bien commun et de la grandeur de Rome, se relâcha : le mysticisme, avec la charge d'individualisme exalté et les orgies collectives qu'il a toujours véhiculées au cours des temps, envahit les esprits, les replie sur eux-mêmes, les détourne de la poursuite du bien commun et fait de la prétendue expérience du divin éprouvée inté­rieurement par la personne le sommet de la vie humaine. Lorsque la Grande Mère des dieux, la grande déesse de l'Ida aborde les rivages de l'Italie sous la forme d'une pierre noire au début d'avril 204 et qu'elle est solennelle­ment intronisée dans le temple de la Victoire par Scipion Nasica et par une matrone aristocratique de la vieille famille des Claudes, on peut dire que cette date marque le commen­cement de la fin de la République : le Sénat, malgré ses repentirs ultérieurs, la « chasse aux sorcières » qu'il en­treprend contre les philosophes grecs, la défense de célébrer les cultes orgiastiques qu'il promulgue, va lentement abdiquer son *auctoritas* au bénéfice de ce qu'on appellerait au­jourd'hui la « conscience individuelle » et des impératifs moraux ou soi-disant tels à quoi celle-ci doit seulement obéir. Un siècle plus tard, les guerres civiles embraseront la République disloquée et la violence tentera de remplacer *l'auctoritas* disparue. 110:183 On sait le nom de celui qui l'emporta sur ses rivaux : Octave. C'est lui qui, en rendant la paix au peuple et en délivrant l'État de l'anarchie, restaure l'*auctoritas.* Le nom d'Augustus, étymologiquement apparenté, que le Sénat as­sagi lui décerne, est significatif à cet égard. Lui seul le possède. Il est *auctoritate omnibus praestans*, il l'emporte sur tous par l'autorité. Une fois de plus, la dissolution de l'autorité aboutit à sa réfection par et dans une seule main. Mais à la différence de la démesure du tyran grec qui se place au-dessus de la loi, la sagesse et la clémence d'Au­guste rétablissent les fondements de l'*auctoritas*. Dans un texte souvent cité, Cicéron déclare que l'*auctoritas* de l'homme politique s'appuie sur une double assise : les *res gestae*, les actions d'éclat accomplies pour le salut, la sau­vegarde, le bien de l'État, qui engendrent pour ainsi dire à nouveau l'État et le consolident, et, d'autre part, les hon­neurs qui sont la récompense octroyée par l'État à celui qui l'a soustrait au désastre et qui imposent l'auteur de la vic­toire au respect public. Le 13 janvier 27, le Sénat reconnaît *l'auctoritas* qu'Octave a obtenue par son triomphe sur ses rivaux et le 27 du même mois, il lui rend les honneurs. Auguste est de ce chef considéré comme le nouveau fonda­teur de l'État, comme un nouveau Romulus. Un culte religieux est rendu à l'Empereur qui a renoué les liens qui unissent les citoyens les uns aux autres. L'autorité, l'ordre social, la paix, vont à nouveau de pair. Les angoisses, les exactions et les crimes que provoque l'anarchie sont exorcisés, les vraies libertés renaissent. Les choses humaines, loin d'aller toujours de mieux en mieux, sont cycliques, nous le savons par l'histoire, non celle des idéologies, mais celle qui inspire Clio et la pre­mière des Muses, Mnémosyne, l'Aînée, celle qui se sou­vient. *Les religions du salut individuel et les philosophies qui, tel le stoïcisme*, *font reposer* la *vie morale non sur la fin poursuivie, mais sur l'effort personnel qui fait de l'homme un dieu, ne laissent pas d'infiltrer à nouveau les poisons dans l'immense corps de l'État restauré.* L'ubiquité spirituelle de l'Empereur se montre incapable d'assurer la cohésion des citoyens immergés dans un cosmopolitisme toujours plus vaste et plus impersonnel. Entre la sôterio­logie du Souverain et la promesse de salut par l'immorta­lité des nouvelles religions, la partie n'était pas égale. 111:183 Dans le cas du christianisme, le conflit ne pouvait être que dra­matique. En refusant de sacrifier à l'Empereur, le chrétien s'excluait de la communauté politique, pratiquait en fait la désobéissance civile et niait l'autorité du Souverain. Mal­gré les dénégations de saint Augustin dans *La Cité de Dieu,* Gibbon verra justement dans le christianisme le facteur le plus important de destruction de l'Empire romain. Au­cune religion ne soutient plus vraiment l'autorité. Celle-ci devient, comme au temps des guerres civiles, la proie du plus fort : Pour assurer l'union des citoyens de l'Empire, il n'est plus que l'appareil administratif toujours plus con­traignant d'une bureaucratie et la paralysie universelle qui en dérive. (*A suivre*.) Marcel De Corte. 112:183 ### Tremunt potestates *Préface commune* par R.-Th. Calmel, o.p. PLUS L'AME EST ASSURÉE en Dieu par l'espérance et par l'espérance vive, c'est-à-dire par l'espérance de quel­qu'un qui aime, plus aussi l'âme tremble au sujet d'elle-même. C'est la doctrine des auteurs spirituels et de la Somme de Théologie. Cette doctrine surprend de prime abord et demande des explications. D'autant que pour cer­taines âmes elle constitue un scandale insupportable. Com­ment diront certains êtres moins favorisés, certaines âmes qui sont hésitantes et craintives soit par nature, soit parce que la vie les a beaucoup malmenées, soit par une expé­rience lassante de leurs rechutes dans le péché, comment, diront certaines âmes, je ne suis déjà que trop porté à dou­ter de moi, à trembler pour des riens et vous m'enlevez l'assurance que j'avais cru trouver ; vous me dites que je tremblerai d'autant plus que mon espérance théologale sera plus forte. C'est déroutant. Il faut voir ici que le tremblement dont parlent les auteurs spirituels ne se situe pas au même niveau que celui de ces âmes tremblantes. Disons donc, en distinguant les registres ou les niveaux : plus nous avons confiance en Dieu, plus aussi nous trouvons ou retrouvons cette con­fiance en nous-mêmes, saine, normale, naturelle qui est une loi de notre âme comme la respiration est une loi de notre corps. Combien de confesseurs n'ont-ils pas répété à des êtres même doutant d'eux-mêmes, doutant de tout et près même de douter de la bonté de Dieu à force d'avoir trébuché dans la voie étroite de l'Évangile : *mais ayez donc assez confiance en Dieu pour avoir confiance en vous*. 113:183 Dieu ne vous a pas donné la vie pour que vous ayez peur de vivre, pour que vous n'osiez pas dire en face des tentations ou en face des méchants que votre âme est à vous. La confiance en Dieu, ce Dieu qui ne veut pas que périsse un seul de *ces petits qui valent infiniment mieux que des pas­sereaux*, la confiance dans le Père des cieux qui nous a donné son propre Fils, la confiance théologale ne peut pas ne pas affermir chez le disciple la confiance naturelle. Et si cette confiance naturelle était sur le point d'agoniser, la confiance théologale la remettrait debout. Par le fait même que la confiance surnaturelle nous permet d'affronter en paix le démon et l'Enfer, nous écriant avec saint Paul : ([^13]) *Quis non separabit a Charitate Christi... in his omnibus su­peramus*, elle a pour conséquence de mettre fin à un doute de nous-même qui tient à une nature trop faible ou trop souvent déçue. Donc il est un tremblement au sujet de nous-mêmes qui n'est pas bon, qui ne vient pas de la vertu théologale d'espérance, mais qui est corrigé et même guéri par cette vertu. Mais l'espérance théologale ne peut pas ne pas apporter un autre tremblement d'origine divine et non point natu­relle ; et c'est par allusion à ce tremblement que la préface de la Messe nous dit : *tremunt Potestates*. C'est un tel tremblement qui fut celui des Principautés célestes pen­dant la durée mystérieuse où elles étaient *in via* et avaient à mériter le Paradis. C'est encore un quelque chose de ce tremblement, mais dans une condition différente, qui se continue pendant l'éternité dans toute créature bienheu­reuse, pour cette raison qu'elle est une créature que Dieu a glorifiée par pure grâce. Les Dominations ou les Puissances, les Anges et les Archanges, ces esprits qui ne sont qu'esprits ne ressem­blent quand même pas à de pauvres petites créatures, dé­chirées dans leur psychologie, frileuses dans leur sensibilité. Ce sont des esprits purs. On ne voit point par quelle fis­sure ce que nous appelons le doute de soi pourrait s'insi­nuer dans l'intelligence et dans le cœur de ces êtres magni­fiques qui sont intelligences à l'état pur. S'ils tremblent de­vant Dieu, comme la foi nous l'affirme, leur tremblement n'est pas au niveau du doute de soi. Leur tremblement est au niveau du sentiment surnaturel qu'ils ont de Dieu, au niveau de l'expérience de leur fragilité infinie par apport au bien divin. 114:183 Vous me direz que ce bien divin ils le tien­nent à jamais et que malgré leur défectibilité constitutive il leur est devenu à jamais impossible de défaillir ; ils sont tenus par la vision immédiate de Dieu et par l'amour qui en dérive pour toute l'éternité. Pour toute l'éternité ils sont stabilisés dans le bonheur de Dieu. C'est vrai, qu'ils ne peuvent perdre Dieu et qu'ils le savent. Mais plus ils savent cela, plus aussi ils expérimentent que ce n'est pas leur faute. Tout ce u'ils auraient pu et la seule chose dont ils étaient capables, à eux tout seuls, si la grâce ne les eût prévenus et portés, c'était de manquer à Dieu, de se fermer en eux-mêmes, de ne jamais atteindre la béatitude, de devenir des démons. S'ils tremblent ce n'est plus dans la crainte de se perdre, c'est dans le sentiment que leur nature, comme toute nature créée, n'est elle-même capable que de se perdre. Eh ! bien, l'espérance théologale, plus elle grandit, plus elle nous préserve de toute hésitation dans notre confiance en Dieu ; mais plus aussi elle avive en nous ce sentiment que c'est Dieu seul qui nous donnera d'être fidèles à Dieu, que cette fidélité nous ne la tirerons pas de nous-mêmes. L'inspiration de *crainte de Dieu* disons le *don de crainte de Dieu* ([^14]) vient au secours de notre confiance en Dieu, jus­tement pour que celle-ci soit plus pure, plus abandonnée à Dieu et par suite d'autant plus tranquille, d'autant plus assurée. Ainsi la confiance en Dieu avec le don de crainte qui en est inséparable dans une âme qui aime, qui est unie à Dieu par l'amour, la confiance en Dieu dis-je fait cesser un tremblement sur soi-même d'un ordre inférieur, mais fait grandir sans limite le sentiment de notre néant et de notre impuissance à tout bien et à toute fidélité par rapport à Dieu ; de sorte que nous sommes toujours plus confiants en Dieu seul, et toujours plus abandonnés. Nous attendons Dieu de Dieu seul, mais par cela même nous sommes alors d'autant plus assurés qu'il se donnera au pauvre pécheur que nous sommes. 115:183 Or nette espérance théologale d'autant plus ferme et immobile en Dieu que nous ne comptons en rien sur nous et que, de ce fait, nous sommes comme tremblants par rapport à nous, cette espérance divine c'est Jésus qui la met en nous, comme c'est Jésus qui nous envoie son esprit de crainte ; avec la charité qu'il allume dans notre âme il nous donne ce sentiment de crainte qui ne se sépare pas des divines aperceptions de l'amour ; il le donne ce senti­ment à ses frères de l'Église militante comme à tous les élus et aux Séraphins eux-mêmes. C'est par lui que les Puissances éprouvent ce sentiment d'humilité confondante. *Per quem majestatem tuam...tremunt Potestates*. Car les dons du Saint-Esprit en même temps que la charité et toute grâce viennent aux hommes et aux anges par Jésus-Christ : *Per quem* majestatem tuam laudant Angeli... L'espérance, jointe à l'humilité, vivifiée par l'amour et inspirée par la crainte de Dieu, loin de désenchanter une âme la fait au contraire exulter pieusement en Dieu, le seul Sauveur ; lui fait goûter la béatitude de ceux qui n'atten­dent rien d'eux-mêmes, la béatitude des pauvres. C'est pourquoi les Pères de l'Église, notamment saint Augustin, ne se lassent pas de dire que plus une âme grandit dans la confiance en Dieu, plus alors elle est inspirée par le don de crainte, inséparé de l'amour, et plus elle goûte la béati­tude des pauvres. Une des saintes qui ont le mieux compris l'amour de Dieu, Thérèse de l'Enfant Jésus, nous a dit de bien des manières que l'amour nous rend heureux de notre petitesse, heureux de ne pouvoir compter que sur la miséricorde de Dieu*,* mais aussi, réciproquement, que *c'est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l'amour. --* Souvenons-nous des paroles de l'Écriture que l'Église fait dire à Notre-Dame en toute vérité : ([^15]) : *Je suis la mère du bel amour et de la crainte* (*de Dieu*) *et de la connais­sance* (*dans la foi*) *et de la sainte espérance.* R.-Th. Calmel, o. p. 116:183 ### Mémoire de la Croix L'ÉGLISE faisait mémoire de la Croix à partir du Di­manche « *in Albis *» pendant tout le temps pascal jusqu'à l'Ascension, par une oraison spéciale ayant pour Laudes et Vêpres une antienne particulière à chacune de ces heures canoniales. Pendant les joies pascales rappe­lons donc dans son esprit ce qu'elles ont coûté à notre Sauveur. Jésus, sur la croix a crié : « *J'ai soif ! *» Et s. Jean dit : « *Afin que les Écritures fussent consommées. *» Que dit l'Écriture ? Le psaume 21 porte (verset 16) : « Ma force est desséchée comme un tesson et ma langue s'at­tache à mon palais, et tu m'as réduit en poussière de mort. » C'est le « divin psaume » comme Bossuet l'appelait, celui que Jésus entonna sur la croix : « Eloï, Eloi, lamma sabactani ! Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? » Cette plainte était un enseignement, afin que les Juifs comprissent que Lui, Jésus, était en train d'en accomplir les prophéties : « *Ils ont compté tous mes os ; ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont partagé mes vêtements et ont tiré ma robe au sort. *» 117:183 Oui, tout cela était en train de s'accomplir en ce moment même. Le psaume 68 ajoutait (vers. 6) : « *Et ils m'ont donné pour nourriture du fiel et dans ma soif, ils m'ont abreuvé de vinaigre. *» S. Jean nous dit : « *Il y avait là un vase rempli de vinaigre* (*la boisson de l'escouade de soldats romains chargés de garder le gibet : de l'eau vinaigrée*)*. Ayant donc fixé à un javelot une éponge remplie de vi­naigre, ils l'approchèrent de sa bouche. Lors donc que Jésus eut pris le vinaigre, il dit :* « *Toutes choses sont bien ac­complies. *» (Consummatum est.) S. Luc ajoute : « *Et poussant un grand cri, Jésus dit* « *Père, je remets mon esprit entre tes mains. *» Ce qui suivit, le voile du temple qui se déchire, le trem­blement de terre, acheva d'ouvrir les yeux des hommes droits qui avaient compris la portée du psaume entonné par Jésus. S. Luc ajoute : « *Et tous les groupes qui avaient assisté à ce spectacle, considérant les choses qui s'étaient passées, revenaient en se frappant la poitrine. *» (26/48.) \*\*\* Jésus avait réellement plus que soif ; Il était épuisé ; une nuit entière sans dormir, les soufflets des serviteurs des grands prêtres, le fouet de Pilate, le sang versé, puis la crucifixion, expliquent sans peine, hélas ! cette soif phy­sique. Mais était-ce la seule soif de Jésus ? Oh non ! Il avait soif de quitter ce monde de péché, de voir réunie dans la Bienheureuse éternité son âme d'homme unie au Verbe éternel dans l'unité divine de la Très Sainte Trinité. Il avait soif enfin de la conversion de ses bourreaux eux-mêmes et de tous les hommes. En ce moment solennel de son existence sur la terre dans la dure condition humaine, au moment où tout allait être accompli, que penser de ce grand cri noté de tous les témoins et si contraire au cri d'un mourant qu'avaient épuisé les sévices et la perte de sang ? Car s. Marc, rédi­geant l'évangile de s. Pierre, nous dit, comme s. Luc : « *Jésus, ayant poussé un grand cri, expira. *» Et s. Mat­thieu : « *Jésus ayant de nouveau crié d'une voix forte, rendit l'esprit. *» ­ Nous osons dire que c'est un cri de triomphe et d'amour au moment si étrange pour l'homme où l'esprit est séparé du corps. Quoique Jésus eût à en supporter comme nous, à en subir l'étonnement du mystère, il était dans une con­dition telle de supériorité par rapport à nous qu'il avait publiquement déclaré ce que rapporte s. Jean au chapitre X de son Évangile : « *Mon Père m'aime parce que je donne ma vie pour la reprendre à nouveau. Personne ne me l'ôte ; Mais c'est de moi-même que, je la laisse ; J'ai le pouvoir de la laisser et de la reprendre : c'est le commandement que j'ai reçu de mon Père. *» 118:183 Étant de condition divine, entièrement pur de tout péché, de toute imperfection, de toute faiblesse, comment Jésus n'aurait-il pas souffert de se trouver au milieu des pécheurs ? Il n'ignorait aucun de leurs péchés car, disent les Évangélistes : « Il savait tout ce qu'il y a dans l'hom­me. » Tout ce qu'il avait à souffrir avait pour cause ces péchés qu'il voyait s'accomplir dans le silence de la pensée adverse : il les voyait, sentait, détestait comme une offense à son Père et en même temps plaignait le pécheur et priait pour lui. Il n'était heureux qu'avec Marie et Joseph, le juste. Petit, il balayait les copeaux ; plus grand, il ensei­gnait à ses parents le mystère de la T. S. Trinité. Quel modèle que la Sainte Famille pour la famille chré­tienne ! Et l'on voudrait lui enlever ce soutien ? Vivre avec Jésus, Marie et Joseph comme ces modèles ont vécu leur vie familière, Marie à faire le pain et raccommoder, Joseph à parer le bois, Jésus à s'apprêter au métier d'homme. Sans péché ! Jésus, sur la croix, avait donc soif de la conversion de ces hommes réunis au pied du Calvaire pour lesquels il mourait. Il savait ce qu'ils feraient des grâces accumulées sur leurs têtes. Les uns allaient s'en retourner en se frap­pant la poitrine ; d'autres en se réjouissant de s'être débar­rassés si facilement du prophète. Ils ne savaient pas que la Pensée divine avait tout pesé et offert son salut au monde par le moyen de leurs propres fautes. \*\*\* Avons-nous soif du salut de nos frères ? Ne condam­nons-nous pas trop facilement les inconséquents, les frous­sards et les suiveurs des hérauts apparents de l'opinion mondaine ? Avons-nous soif, pour eux comme pour nous, de probité et de pureté ? Songez aux deux larrons qui furent crucifiés en même temps que Jésus ; croyez-vous que la Sainte Vierge ne pensait qu'au glaive qui lui perçait le cœur ? Elle participait au mystère du salut et en avait pleine conscience. Comment n'aurait-elle pas prié à ce mo­ment même pour le diacre et le sous-diacre du Sacrifice, les deux larrons qui mouraient en même temps que son Fils ? Elle est la seule qui, alors, en ce moment même, ait pu penser à ce qui se passait, comme les apôtres ont pu le faire après la Pentecôte, cinquante jours plus. tard, ou nous autres après vingt siècles, comme au sommet de l'histoire. du monde et à en traiter tous les acteurs comme d'éternels témoins. 119:183 Malgré l'Évangile qui s'arrête à la mort même de Jésus, on peut penser que ces deux malheureux n'ont pas été en vain les personnages de ce drame unique. Ils vivaient en­core sur le soir ; on leur brisa les jambes pour hâter la mort. A cause de la fête, il fallait qu'ils eussent disparu bien vite. Comment moururent-ils ? Dans la nuit ? enterrés tout chauds, à demi morts ? Les amis de Jésus, *Et les hommes de Joseph d'Arimathie qui déjà s'approchaient* *Portant le linceul blanc.* ne pensaient qu'à Lui. Seule la Sainte Vierge a pensé encore au supplicié, compagnon de la mort de son Fils, qui n'était pas encore converti. Nous en avons un indice dans l'appa­rition de Pontmain. La Sainte Vierge suivait les chants dont les habitants à genoux accompagnaient les récits des jeunes voyants. Quand ils chantèrent le cantique de péni­tence : *Mon doux Jésus...*dont le refrain comporte le *parce Domine,* « un crucifix rouge apparut que la Sainte Vierge tenait, avec tristesse, penché vers l'assistance comme un recours contre le siège de persécutions qui alors allait suivre. Puis on chanta *Ave maris stella.* Le crucifix dis­parut, la Vierge se remit à sourire et deux croix blanches apparurent sur ses épaules ; on chantait : SOLVE VINCLA REIS...Enlève les liens des accusés ». Nous pensons que ces deux croix blanches, aussitôt après la présentation du crucifia, indiquent le salut des deux compagnons du sup­plice de Jésus que seule n'oublia pas Marie au pied de la croix. En ces jours où l'Église, tout au moins en France, ne parle guère que par son passé, il n'est pas étonnant que le Saint Esprit, dont tous les chrétiens sont le temple, ins­pire un peu partout un rappel de la gloire du Ciel et du rôle éminent de Celle que les litanies appellent : l'ARCHE D'ALLIANCE. D. Minimus. 120:183 ## NOTES CRITIQUES ### Publicité Les rapports entre la publicité et la propagande sont évi­dents. Dans les deux cas, il s'agit de s'approprier un esprit, d'en faire un disciple docile et zélé pour une marchandise ou pour une opinion. Le consommateur et le militant sont soumis aux mêmes méthodes, à la même intoxication. Et ce n'est pas un hasard si dans les deux cas, on se soucie d'im­pressionner les esprits enfantins, marqués ainsi de façon in­délébile. Mais l'aveu de ces rapports est peu fréquent. On le trouve sur les murs de Paris, en ce moment, avec deux affiches. La première, l'affiche de « Camel » (marque de cigarettes) représente une foule de jeunes Chinois, brandissant à bout de bras, non le livre rouge de Mao*,* mais un paquet de « Ca­mel ». Les Chinois sont à la mode. Mais ce que cette affiche tra­duit clairement, d'abord, c'est le rêve secret du marchand. Il souhaite une foule d'acheteurs aussi dociles, aussi convain­cus et enthousiastes que les foules chinoises imbibées de maoïsme. Une masse, une totalité uniforme, unanime, voilà comme il nous veut. Il y a peut-être un autre rêve derrière celui-là. Cette foule symbolise huit cent millions de Chinois. Quel marché. Quelle quantité grandiose de « Camel », d'autos, de chaussettes de­vrait-on pouvoir écouler dans ce pays ! La deuxième affiche est celle d'un fabriquant d'appareils ménagers, Arthur Martin. On y voit des couples extasiés de­vant des machines de cuisine. Là, c'est le slogan qui est inté­ressant : « On gagne toujours à écouter les fanatiques. » Le rapport entre le fanatisme et les appareils domesti­ques ? Le besoin de mobiliser le public, de secouer son indif­férence, son inertie. Les entreprises réclament des cadres « dynamiques », qui « en » veulent, qui aient la rage de vendre. Eh bien, l'idéal, c'est que le client aussi soit dyna­mique, ait la foi en *sa* marque, ait finalement la rage d'acheter. Qu'il devienne à son tour un fanatique. 121:183 Tout cela est d'abord ridicule. Ici, « fanatique » n'a guère de poids -- encore moins que dans l'abréviation « fan » pour parler des amateurs d'une vedette. Cette usure des mots, pour­tant, n'est pas indifférente. La publicité, après la presse, vit sur le capital commun que représente la langue. Elle prati­que une inflation continuelle, rejetant les uns après les autres, exténués, les termes les plus forts et les superlatifs les plus exagérés, pratiquant le calembour (« ceints et saufs », pour les ceintures de sécurité, par exemple). On aboutit à une sorte d'évaporation sémantique. Et, de ce côté, on peut remarquer que le mot de « fanati­que » est pris ici dans le sens le plus laudatif. Curieuse réha­bilitation. Les Français n'aiment pas marcher en rang, paraît-il. Jamais ils n'ont été ainsi embrigadés, et de toutes les fa­çons. Georges Laffly. ### Bibliographie #### Robert Sabatier : Les noisettes sauvages (Albin Michel) *Après les* « *Allumettes suédoises *» *et* « *Trois sucettes à la menthe *»*, ce nouveau roman complète la trilogie consacrée aux enfances d'Olivier. Ainsi se trouve inversé l'ordre fré­quent des suites romanesques, évoquant une démarche orien­tée de la province vers Paris. Ce n'est qu'après les expérien­ces enfantines du milieu populaire montmartrois et de la pa­renté bourgeoise qu'Olivier entreprendra son pèlerinage aux sources vers ces confins de l'Auvergne et du Gévaudan d'où sa famille est issue et qu'il ne connaît que par ouï-dire. Pour l'homme des agglomérations urbaines, il y a là déjà un ensei­gnement possible. Peu à peu vont se dessiner pour l'enfant les traits d'un monde plus complet ; d'abord presque abandonné, il découvre une famille à Paris ; puis ici une famille encore beaucoup plus large, presque innombrable, aux multiples ré­seaux, en des lieux où il est reconnu sans être connu.* 122:183 *Il est pour tous* « *le fils de Pierre *»* ; il saura les drames pénibles qui dans la vie de ses parents ont précédé sa naissance, mais ils seront pour lui enveloppés dans un ensemble vital et ré­confortant où les faits passés retrouvent leur exacte mesure, et où la solidarité ambiante ne laisse place à aucune malédic­tion fatale. Au-delà même des grands-parents, du cousin Victor, le bon hercule forgeron, des gamins du bourg rustique, des voisins, Olivier bénéficiera d'un paysage poétique de Géorgi­ques auvergnates où les animaux et les plantes ont leur rôle, leurs secrets parfois et toujours leur nom, comme les hommes. Robert Sabatier, avec une virtuosité animée par l'amour du pays natal, nous restitue cette poésie botanique où nos pères trouvaient une sérénité attentive bien étrangère à la vision pessimiste de la racine attentive bien étrangère à la vision normal que la gourmandise enfantine se réjouisse dès la pre­mière heure de ces* « *franches lippées *» *agrestes où excelle une grand-mère rêche, un peu sauvage et bougonne, mais qui est un des plus sûrs intercesseurs de ce monde nouveau. Dans un pays où personne n'est n'importe qui, il connaîtra des personnages nombreux, certains fantaisistes, la plupart labo­rieux, silhouettes vivantes qu'une vie active et efficace dirige sans tourments sophistiqués. Victor forge deux fois pour que l'ouvrage soit plus solide, Sœur Clémentine, la religieuse, est une jardinière artiste. Ce panorama humain est heureusement propre à réhabiliter tous les âges, les vieillards comme les en­fants. Le grand-père se régale du* « *Populaire *» *et des articles de* « *Monsieur Blume *»* ; mais il initie Olivier à une tradi­tion, tout comme le berger illettré. C'est par les légendes du folklore, la mention des lieux de pèlerinage que se dessine déjà un élément pré-religieux. Le brave Alphonse, autre Pari­sien connu d'Olivier, revenant aussi temporairement au pays, met ses connaissances* *d'autodidacte plus lettré au service d'Olivier à qui ses vacances auront révélé déjà un peu les dimensions de l'histoire, pour la petite et la grande patrie. Tout part d'un pays réel, et pour Olivier la France prendra un visage. La littérature de ce siècle confond, depuis Gide, la vocation d'éveilleur avec celle d'inquiéteur. Les inquiéteurs n'ont-ils pas rétréci la vision des hommes et des choses ? Le véritable éveilleur n'est-il pas celui qui comme R. Sabatier, éveille les hommes à ce qui les complète, et non à ce qui peut les rabaisser et les humilier ? La trilogie d'Olivier est le spec­tacle d'un monde vrai, même si certains traits de cette avant-guerre ont disparu ; et cet univers nous épargne l'orgueil tor­turant et stérile de croire que tout dépend de l'individu seul, de ses irritations et de ses cauchemars.* Jean-Baptiste Morvan. 123:183 #### Bertrand de Jouvenel : Arcadie (Hachette-Littérature) Ce livre, qui groupe des essais écrits entre 1957 et 1967, avait été édité une première fois par la S.E.D.E.I.S. en 1968. Il n'a rien perdu de son actualité, quoique en six ans les thèmes qu'il traite aient connu une grande vogue. Mais ce n'est pas parce que des questions sont à la mode qu'on y réfléchit mieux, ni que se développe à leur sujet une pensée cohérente et mesurée. Ces « essais sur le mieux vivre » partent d'une constata­tion. Nous avons, par la technique, multiplié notre puissance et nos richesses. Nous avons négligé les aménités de la vie. Bertrand de Jouvenel précise ainsi ce qu'il entend par ce terme : « En latin, le mot *amoenitas* désigne l'agrément, le char­me d'une perspective. On ne dira « amène » ni un lieu sau­vage, ni un ouvrage fonctionnel, si imposants puissent-ils être, mais seulement un lieu délicieusement habitable pour l'homme. Telle étant la signification propre du mot, il me paraît bien choisi pour désigner la qualité qu'il est désirable d'imprimer au milieu d'existence de l'homme. Il me plait que ce mot figure déjà dans le vocabulaire juridique anglais, et qu'il y soit entré précisément à propos des « coûts externes » de l'industrialisation, « la perte d'aménités » désignant ce qu'une implantation industrielle a pu enlever à l'agrément du lieu. In­versement, un effort systématique pour rendre un lieu agréable s'appelle aux États-Unis : « créer des aménités ». Ce mot dénote donc heureusement ce que j'ai dans l'esprit, à savoir l'asser­vissement de notre productivité à l'aménité. » Première erreur à éviter : que notre technique se soit peu souciée des aménités, que le progrès se soit accompagné de nuisances et de pollutions, cela ne veut pas dire qu'il faille balancer, la technique par-dessus bord et recommencer l'aven­ture humaine -- à partir de quel stade d'ailleurs : la charrue en bois, la cueillette ? Ce genre de solution brutale excite beaucoup certains maniaques, aujourd'hui, qui placent le pé­ché dans l'auto, dans la machine, parce qu'ils ont oublié où il est vraiment. Nous sommes pris dans la technique, et nous lui devons trop. de bienfaits pour la renier. Mais on peut se poser des ques­tions à son sujet. Tout dans notre civilisation est organisé pour l'accroissement des richesses (et tout aussi bien dans les pays « socialistes » : rattraper les États-Unis, etc.). Cette richesse, pour quoi faire ? 124:183 Réponse : la puissance d'abord, le bien-être ne vient qu'ensuite. Jouvenel cite l'exemple du « Lunik » qui suffit « à dévaloriser la plus grande douceur et facilité de la vie privée » de l'Occident. La place de l'auto dans notre mode de vie en est aussi la preuve. Toujours plus de puissance, pas toujours plus de beauté. Saint-Simon, s'il connaissait notre richesse, s'attendrait à ce qu'elle « fût annoncée par la beauté des villes et le langage du citoyen ». Ce n'est vraiment pas de ce côté qu'ont porté nos efforts. Il n'y a pas cent Athènes en France (l'argument est un peu hasardeux : notre Paris n'est même pas comparable à celui de 1674, de 1774). La cité qui ne pense qu'à produire exerce une pression pénible pour les hommes. « L'homme de la cité productiviste doit être un nomade docile ». On touche là à la question des besoins essentiels de l'homme qui ne sont pas satisfaits par la société technique (la durée, la progressivité des change­ments, une certaine disponibilité de soi-même) carences qui peut-être la ruineront. Pour le moment, on est au point où l'on désire les biens que donne cette société, mais où on ne s'accommode pas de ses résultats. B. de Jouvenel a l'optimisme de penser que l'on peut amé­nager cette situation, éduquer les goûts, apprendre aux hom­mes à soigner le jardin de la Terre. Peut-être. Sur la durée, un point intéressant. Cet auteur note que les revenus des ménages ont considérablement augmenté depuis deux siècles, pour la capacité d'acheter la plupart des pro­duits. Mais le pouvoir d'achat du logement a-t-il suivi le même mouvement ? Il semble en douter. Il est clair que ce qui re­garde un produit de longue durée, qui peut profiter en principe à plusieurs générations, ne peut obéir aux lois du « ren­dement » telles que nous les observons d'habitude. On voit que c'est toute cette notion du rendement et de l'utile qui est en jeu. Jouvenel met aussi et beaucoup plus nettement en ques­tion l'augmentation du niveau de vie, en faisant mention de la notion de services gratuits. Tous ceux qui n'interviennent pas dans la comptabilité nationale, à commencer par le tra­vail de la mère de famille, par l'organisation familiale diffé­rente, en allant jusqu'à ces « détails » : les fruits donnés par un paysan, ou les produits de cueillette. On peut encore obser­ver de tels changements en France : il y a peu, les champi­gnons étaient récoltés familialement. On les mangeait, on en faisait des conserves. Il suffisait de connaître « les bons coins ». L'automobile a bouleversé cette économie. On fait de grands trajets, on ramasse dix ou quinze fois plus que la con­sommation familiale, pour revendre. Les paysans chez, qui on récolte s'estiment lésés. Petit problème, sans doute. Cela veut dire qu'il y aura demain des usines de conserve de champi­gnons, que l'on se fera payer pour récolter. Un nouveau pro­duit passera de l'économie locale et familiale à l'économie commune, et connaîtra son prix. 125:183 Revenons à Jouvenel. Il observe que si l'on tient compte des services rendus gratuitement dans « l'économie de subsis­tance », la hausse du niveau de vie dans l'économie marchan­de paraît moins considérable. Mais le passage est opéré maintenant. Il faut s'en accommo­der, et guetter les occasions où -- par l'accroissement des loisirs --. des services gratuits d'une autre sorte (bricolage, occupations civiques, culture) sont réintroduits dans la socié­té. Il y a bien d'autres choses dans ce livre très riche. En parler rapidement, c'est le déflorer, au lieu de l'illustrer. Il faut le lire. Georges Laffly. #### Louis Pauwels : Ce que je crois (Grasset) Le catholique traditionaliste qui lit cet­te profession de foi a l'impression de su­bir une douche écossaise : les idées ou critiques salutaires alternent avec des notions qu'il ne saurait accepter. Finalement il se demande s'il n'est pas l'objet d'une manœuvre de séduction ou plus exactement de récupération, car sa propre église est regardée par Pauwels comme moribonde, sa propre foi comme illusoire ou vétuste. Je ne mets pas en doute la loyauté de l'auteur : Il note lui-même que les approbations qu'il suscite peuvent provenir d'un malentendu ; mais sa démarche intellectuelle reste fortement déterminée par le style ma­çonnique. Le langage n'a pourtant rien d'insinuant ; il est net, lapidaire, per­cutant ; il témoigne du sens de l'image poétique et de l'anecdote familière ; il s'enrichit toujours de l'expérience per­sonnelle et du souvenir. Pourquoi l'en­semble nous paraît-il ambigu ? D'une part nous sommes heureux de l'enten­dre proclamer : « Je crois que j'ai une âme » « je crois en Dieu et je prie », « L'homme spirituel, sans nier le temps, vit dans l'éternité ». Pauwels réhabilite aussi la prière de demande, et nous ne sommes plus tellement ha­bitués à entendre tout cela dans notre église post-conciliaire...Il reprend et concentre toutes les critiques indispen­sables de la psychanalyse destructrice, de l'évolutionnisme et des gauchismes. « L'idéologie scientiste est sûrement une superstructure pour la consolidation de la classe intellectuelle matérialiste. » Il envisage aussi la conception actuelle de la philosophie qui revient à en nier la valeur intellectuelle et l'intérêt hu­main, il revendique une « philosophie éternelle ». Mais d'autre part nous li­sons : « Ce Christ-homme me gène, Je ne crois pas à la divinité de Jé­sus ». Sa critique du « messianisme demanderait à être repensée ou tout au moins nuancée. 126:183 Et l'éloge enthousiaste de la sérénité et du bonheur antiques est bien étonnant ! Pour qui connaît le dialogue d'Achille et de Priam dans l'Iliade, la tragédie grecque, les odes d'Horace et la quatrième Églogue de Virgile, il est vraiment difficile de se représenter les Anciens comme de peti­tes âmes joyeuses, de bonnes pommes saines et vernissées, des cœurs gais comme petits oiseaux, des esprits ripo­linée de bleu et de rose à la manière des meubles tyroliens ! Le recours aux ésotériques et aux alchimistes fait penser à une révolution culturelle du pau­vre, ou à un classicisme de drugstore. Pauwels reproche aux philosophes sub­versifs d'avoir anéanti la morale ; mais celle qu'il nous propose, le calme, l'art du vieillissement, la « pure allégresse d'exister », semble fort décevante. N'al­lons point jusqu'à dire qu'elle fera l'ef­fet d'une sagesse pour gâteux, encore que les plus jeunes lecteurs puissent être agacés par un manque de suggestions positives, lacune due peut-être à une tolérance trop scrupuleuse, peut-être aussi à la crainte de voir rentrer cer­taines formes de « messianisme » ou d'espérance que son hygiène psycholo­gique lui a fait écarter. Sans doute nous invite-t-il à un apport personnel, mais l'impératif du calme et certains exem­ples offerts à l'appui nous font suppo­ser une prédilection pour la vacuité, la routine psychologique et le train­train oisif qui se prend pour de la contemplation. Nous avons connu avant guerre des vieillards diserts au ton sucré, disciples d'Anatole France et de Renan, dont apparemment le souci pro­fond était de nous faire tenir tranquilles. Nous n'avons pas gardé un bon souve­nir de ce qui s'ensuivit, et nous n'ai­merions pas que notre propre vieillesse distille cet enseignement-là. Quant à l'éloge de la démocratie libérale, il le fonde sur la nécessaire présence d'éléments acquis en d'autres temps, et que la démocratie consommatrice a toujours dédaignés ; il recommande bien l'enracinement, mais la résonance barrésien­ne du mot n'enlève pas notre méfiance. Compte-t-il pour reconstituer de telles vertus sur une « église gnostique » à fonder pour demain ? Avec « Nouvelle École » et quelques autres, l'idée est dans l'air... « J'ai mal à vos églises », dit-il aux chrétiens. Nous aussi. bien sûr ; mais ces églises étant celles de Jésus, nous comprenons mal ce mouve­ment charitable ; et en fin de compte nous préférons encore la traversée du désert à des chants de sirènes déjà trop connus, et guère plus prestigieux à nos oreilles qu'un air de mirliton. Jean-Baptiste Morvan. #### Alphonse Boudard : Cinoche (Table ronde) Si le roman des mœurs d'au­jourd'hui ressemble de plus en plus au Satyricon, ce n'est ni hasard ni complaisance. Dans « Cinoche », Alphon­se Boudard décrit les milieux du cinéma. Cette histoire d'un scénario qui subit les transfor­mations les plus extravagantes permet à l'auteur de montrer un monde de producteurs, d'ac­teurs, de metteurs en scène, faune à vrai dire répugnante. Dans ce monde règne le goût du faux, du bas et des per­versions : exemplaire, en som­me. 127:183 Alphonse Boudard en a tiré un récit cocasse, dans une langue verte et ferme, forte­ment pimentée comme il se doit. Son livre n'a évidemment rien à voir avec ceux de la Comtesse de Ségur : il y a divers publics. Mais il est vrai, plaisant, et en som­me, vengeur. Voilà plusieurs raisons pour le signaler. Georges Laffly. #### Mikaylo Ossadchy : Cataracte (Fayard) Vous avez trente ans. Vous êtes Ukrainien, membre du parti communiste, professeur de faculté, auteur d'un livre de poèmes. Une vie réussie, en somme. Et, citoyen d'un grand pays, il ne vous semble pas anormal de faire l'éloge de la langue et de la littérature ukrainiennes. On n'est plus sous Staline, n'est-ce pas. Mais un matin, la police survient. On trouve chez vous un tract nationaliste ukrainien. Vos propos ont été écoutés. Vous êtes un ennemi du peu­ple, un nationaliste bourgeois, et pour tout dire un antiso­viétique. Prison. Interrogatoi­res. Huit mois de détention comme prévenu, puis deux ans de camp, dans la misère, le froid, avec la violence des gar­diens, leurs mille ruses pour faire souffrir, leur bêtise. Ossadchy n'est pas Soljé­nitsyne. Son témoignage est un peu trop « poétique ». Plus de sécheresse aurait mieux valu. Mais que son talent ne soit pas de premier plan ne change rien. C'est même plus émouvant. On pense aux mil­liers qui sont comme lui pro­fesseurs ou poètes détenus, aux centaines de milliers qui n'écriront pas. Voilà donc, cinquante ans après, ce qu'est devenue cette entreprise de libération tota­le : les barbelés ont poussé partout. G. L. 128:183 ## DOCUMENTS ### L'O.R.T.F. pris sur le fait UN EXEMPLE TYPIQUE de la manière dont fonctionne l'OF­FICE DE RADIO-TÉLÉVISION FRANÇAISE (O.R.T.F.), relevé par *L'Homme nouveau* (17 mars 1974) : « Lorsque *trois cent trente* médecins s'accusent de pratiquer des avorte­ments, l'écho dure trois semaines à travers les quotidiens, les radios, les « chaînes » de télévision. Lorsque *douze mille* mé­decins manifestent contre l'avortement, la nouvelle est enterrée en vingt-quatre heures. Et si *douze mille* maires en font autant, les dictateurs des journaux radio-télévisés *refusent* de se dé­ranger : à l'O.R.T.F., on pratique aussi l'avortement des nou­velles (...). Finalement la France apparaît à l'analyse en pro­fondeur comme un pays où la majorité silencieuse ne peut plus faire entendre sa voix. » L'O.R.T.F. a également *refusé* de faire connaître la position des juristes. Nous publions ci-dessous tout le détail du dossier, qui montre comment une féodalité arbitraire et toute-puissante s'y prend pour tromper l'opinion publique. \*\*\* Le 29 juin 1973, à 18 h, dans les salons de l'Hôtel Lutetia Paris, l'ASSOCIATION DES JURISTES POUR LE RESPECT DE LA VIE ([^16]) rendait publique une Déclaration signée par 3.422 ma­gistrats, professeurs de droit, avocats et notaires, dans laquelle était affirmée avec solennité l'opposition de ces gardiens du droit à toute éventualité de légalisation du crime abominable qu'est l'avortement. 129:183 L'ensemble de la presse écrite et parlée avait été invitée à cette manifestation. Seul l'O.R.T.F. (radio et télévision) refusa de s'y rendre et d'y faire le moindre écho. *Le Monde* consacra à cet événement la quasi-totalité de sa première page, le *Parisien libéré* sa première, le *Figaro* en par­la pendant deux jours, *La Croix* et *L'Aurore* aussi. Mais cet événement N'A PAS EXISTÉ pour le plus grand nom­bre des Français qui sont informés par l'O.R.T.F. Les radios dites « périphériques » sont elles aussi, comme l'O.R.T.F., favorables à l'avortement. Mais ni Europe n° 1, ni Radio Monte-Carlo, ni Radio-Luxembourg (R.T.L.) n'ont cru pouvoir passer complètement sous silence la Déclaration des juristes. Le représentant de l'Association des juristes envoya une protestation au président-directeur général de l'O.R.T.F., qui était alors Arthur Conte, soi-disant grand partisan de la liberté et de l'honnêteté de l'information. L'O.R.T.F. étant un monopole gouvernemental, cette même protestation fut communiquée aux responsables des pouvoirs publics, c'est-à-dire au président de la République et aux mi­nistres compétents. *Lettre de Jacques Trémolet de Villers, en date du 3 juillet 1973, au P.D.G. de l'O.R.T.F. Arthur Conte.* Monsieur le Président Directeur Général, L'Association des Juristes pour le Respect de la Vie a tenu une Conférence de Presse le vendredi 29 juin 1973 à 18 heures dans les salons de l'Hôtel Lutetia. Le but de cette manifestation était de porter à la connaissance du public le texte d'une Déclaration condamnant le permis légal de tuer et les noms des signataires de ce texte. La fermeté de la position de ces 3422 juristes, la qualité pro­fessionnelle de ceux qui l'ont approuvée, autant que leur nombre, ont fait de cet événement une information de tout premier ordre. Le fait que cette Information se rattachait à la critique du projet de loi relatif à l'avortement accroissait encore son intérêt pour tous les Français. Aussi l'ensemble de la Presse, et pour ne citer que les plus importants, le Monde, le Figaro, le Parisien Libéré, L'Aurore, le Journal du Dimanche, la Croix, ont donné à cet événement, avec l'objectivité qui leur est propre, la place qui devait être la sienne. Les radios, dites périphériques, n'ont pas tenu, elles non plus, leurs auditeurs dans l'ignorance. 130:183 Dans ce concert d'information, le silence de l'O.R.T.F. prend. un relief impressionnant. Vos services pourtant avaient été invités comme ceux des autres moyens de communication sociale, et plus encore puisque confirmation leur avait été donnée par téléphone. Une fois d'ailleurs, l'accueil avait été inélégant. L'amabilité des autres n'a rien changé à leur apathie. Délibérément donc, en pleine connaissance de cause, l'O.R.T.F. a ignoré une information dont il ne pouvait méconnaître l'importance. C'est pourquoi, je crois de mon devoir d'élever auprès de vous une protestation solennelle contre la faute grave commise par vos services à l'occasion des faits que Je viens de rappeler. La gravité du mal révélée par cet incident m'oblige -- et vous le comprendrez -- à envoyer copie de cette lettre au Président de la République, au Premier Ministre, au Ministre de l'Information et à la rendre publique Elle n'est en rien le départ d'une polémique mais la requête, formulée auprès de l'autorité compétente, en vue de la satisfaction d'un droit. Il dépend de vous que la justice, en ce domaine, soit rétablie. Soyez assuré, Monsieur le Président Directeur Général, de ma respectueuse considération. Jacques Trémolet de Villers. Copie de cette protestation fut envoyée au ministre de l'In­formation Philippe Malaud, au premier ministre Pierre Messmer et au président de la République Georges Pompidou. La première réponse fut celle de M. Philippe Malaud, mi­nistre de l'Information (réponse qu'il signa personnellement). *Réponse de M. Philippe Malaud, ministre de l'Information, en date du 11 juillet 1973.* Monsieur, J'ai bien reçu votre lettre en date du 4 juillet 1973 transmettant : le texte de la correspondance que vous avez adressée, le 3 juillet, à M. Arthur CONTE, Président-Directeur Général de l'O.R.T.F. Elle a retenu toute mon attention. Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de ma considération dis­tinguée. Philippe Malaud. Le premier ministre Messmer faisait répondre par son « conseiller technique » Jean-François de Martel. 131:183 *Réponse de Jean-François de Martel, conseiller technique auprès du premier ministre, en date du 13 juillet 1973.* Monsieur, Le Premier Ministre m'a chargé de vous accuser réception de la lettre que vous lui avez adressée le 4 juillet et dont il a pris connaissance. Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments dis­tingués. Jean-François de Martel Pour écrire des lettres de cette encre, il faut, bien sûr, au moins un « conseiller technique ». Nous lui souhaitons des ap­pointements à la hauteur de ses talents, et de ses labeurs. Mais il les a, et plutôt deux fois qu'une. Le P.D.G. de l'O.R.T.F. a lui aussi un « conseiller technique » ; mais il n'a pas les moyens, semble-t-il, de s'offrir comme le premier ministre un conseiller technique sachant écrire en français. *Réponse de François Barnole, conseiller tech­nique au cabinet du président directeur général de l'O.R.T.F., en date du 17 juillet 1973.* Monsieur, M. Arthur CONTE. Président Directeur Général de l'O R.T.F. a bien reçu votre lettre du 3 juillet et m'a prié d'y répondre. J'ai fait procéder à une enquête auprès des Directeurs d'informa­tion de la 1^e^ et de la 2^e^ chaînes, afin de savoir, si j'en juge par votre correspondance, s'ils ont délibérément ignoré une information à la­quelle l'ensemble de la presse écrite et radiophonique s'est atta­ché. Je ne manquerai pas de vous tenir informé de la réponse que je recevrai. Je vous prie de croire, Monsieur, à l'assurance de ma considération distinguée. François Barnole. 132:183 Non seulement le conseiller technique François Barnole écrit en charabia, mais encore il ment. « *Je ne manquerai pas de vous tenir informé de la réponse que je recevrai *»*,* assurait-il le 17 juillet 1973. Eh ! bien, justement, il y a manqué. Il ne l'a jamais fait. Un oubli ? Non point. Un rappel lui fut adressé le 21 juillet 1973, au­quel il ne répondit même pas. \*\*\* Enfin, c'est encore un autre « conseiller technique » qui ré­pondit au nom du président de la République. Et c'est une autre espèce de charabia : *Réponse de Xavier Marchetti, conseiller techni­que de la présidence de la République, en date du 23 juillet 1973.* Monsieur, Le Président de la République a pris connaissance de la lettre que vous avez adressée au Président Directeur Général de l'O.R.T.F. Il me charge de vous remercier de cette communication dont j'ai moi-même fait part au Président A. Conte. Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments dis­tingués. Xavier Marchetti. Quelle est donc cette « communication » dont le conseiller Marchetti a « lui-même fait part » au président Conte ? C'est la lettre déjà envoyée au dit président Conte, dont communica­tion était faite au président de la République. Par quoi il apparaît que l'on n'avait guère « pris connaissance » de cette communication. L'arbitraire de l'O.R.T.F. va jusqu'à l'insolence et au mépris pour cette *majorité silencieuse* du peuple français que l'on arri­vera bien à faire *renier ses traditions religieuses, morales et nationales.* 133:183 La seule réponse finalement donnée aux réclamations de l'ASSOCIATION DES JURISTES POUR LE RESPECT DE LA VIE, ce fut de « programmer » une seconde fois une émission particuliè­rement écœurante en faveur de l'avortement : *Lettre de Jacques Trémolet de Villers, en date du 21 juillet 1973, à François Barnole, au cabinet du président directeur général de l'O.R.T.F.* Monsieur, Je vous remercie de votre lettre du 17 juillet 1973, par laquelle vous m'indiquez que vous faites procéder à une enquête auprès des Directeurs d'information de la 1^e^ et de la 2^e^ chaînes, afin de savoir pourquoi notre conférence de presse a été ignorée par la seule O.R.T.F. Je serai évidemment très Intéressé par les résultats de cette enquête, puisque vous voulez bien m'indiquer que vous m'en ferez part. Je me permets de vous écrire à nouveau car j'ai appris aujourd'hui, par plusieurs lettres de nos adhérents, que le prochain « Actuel 2 » consisterait en une rediffusion de l'émission où figuraient M. R. Barjavel et Mme B. Bardot. Ayant eu l'occasion de voir cette émission, qui ne figure certes pas parmi les plus passionnantes de cette série, j'avoue ne pas comprendre la faveur exceptionnelle dont elle bénéficierait. Ou plutôt, je crains de la comprendre. On y entendait en effet M. Barjavel s'alarmer des menaces effrayantes de la surpopulation, à l'heure même où les démographes -- et tout récemment le Pro­fesseur Sauvy dans « La Vie Française » du 5 juillet -- s'accordent à dire que ce qui menace la France, comme la plupart des pays occidentaux, ce n'est pas la surpopulation, mais bien la dépopula­tion. On entendait aussi Mme Bardot, après avoir apitoyé la France entière sur les bébés phoques et les malheureux veaux conduits à l'abattoir, s'affirmer partisane du meurtre de petite enfants. La rediffusion de cette émission apparaîtrait donc à de très nom­breux téléspectateurs comme une provocation inadmissible. J'espère que vous voudrez bien tout mettre en œuvre pour qu'elle ne puisse avoir lieu. Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments dis­tingués. Jacques Trémolet de Villers.\ p. o. : J. M. Schmitz. L'émission de Mme Brigitte Bardot et de M. René Barjavel fut rediffusée. La censure contre les juristes fut maintenue. 134:183 Ni la direction de l'O.R.T.F., ni le ministre de l'Information, ni le premier ministre, ni la présidence de la République n'énoncèrent une explication ou une excuse de leur attitude. Ils nous demandent seulement de voter pour eux, de payer l'impôt et de nous taire. 135:183 ### Le président Pompidou était-il « chanoine » ? Périodiquement reparaît l'affirmation que le chef de l'État français est chanoine (d'honneur) de Saint-Jean de Latran. Ce n'est pas exact. Chanoine, oui sans doute. Du Latran, non. Sur le Latran et ses rapports avec la France, nous avons publié une ample notice ([^17]). Revenons sur ce point particulier du chef de l'État. A aucun moment il n'apparaît que les rois de France (ni les présidents de la République considérés comme leurs... « suc­cesseurs ») aient officiellement porté le titre de chanoine du Latran ([^18]). Certes, Saint-Jean de Latran et son chapitre sont unis à la France par toute une tradition et par des traités : spécialement par l'accord du 6 juin 1605 entre l'ambassadeur du roi et le chapitre du Latran. Par cet accord, le chapitre s'engageait à célébrer *deux messes annuelles* à l'intention d'Henri IV et de ses successeurs : l'une à la sainte Luce (date anniversaire de la naissance du roi, le 13 décembre), l'autre à la saint Denis (9 octobre). Cet accord fut confirmé par le pape Paul V le 11 octobre 1605 et par le roi de France le 14 février 1606. Les offices prévus furent rendus solennels ; il y fut ajouté une *messe quotidienne* à l'intention de la France et de ses rois. De son côté, le roi donnait au chapitre du Latran seigneurie spirituelle et temporelle sur Clairac, au diocèse d'Agen (arron­dissement de Marmande, canton de Tonneins) ; seigneurie con­firmée par Louis XIV en janvier 1655, mais perdue de facto lors de la Révolution de 1789. Dans quelle mesure le président de la République française est-il ou n'est-il pas le « successeur » des rois de France ? 136:183 Quand il est en visite à Rome, -- événement rarissime, -- il est accueilli en grande pompe dans l'archibasilique du Latran. On ne lui impose bien sûr ni messe ni salut du saint sacrement, la République française étant officiellement sans Dieu, mais simplement un concert spirituel au cours duquel on chante *Domine salvam fac Galliam.* Après quoi, le président reçoit la croix d'or du Latran (décoration créée le 18 février 1903 par Léon XIII). Puis il écoute le discours que lui adresse le car­dinal chargé de l'archibasilique. Il prononce sa réponse. Enfin il fait halte devant la statue d'Henri IV qui se trouve sous le portique latéral, à gauche de la façade de Carlo Fontana, regar­dant l'obélisque. On lit sur cette statue une inscription qui compare Henri IV à Clovis pour sa piété, à Charlemagne pour ses combats et à saint Louis pour la propagation de la foi. -- On peut donc dire, si l'on veut, que le chef de l'État fran­çais est en quelque sorte considéré et traité comme un cha­noine d'honneur de Saint-Jean de Latran : *mais il n'en a pas le titre.* Tout président de la République française mort en charge, et c'est le cas du président Pompidou, a traditionnellement droit à une messe funèbre dans l'archibasilique. Mais ni les rois de France, ni leurs « successeurs » répu­blicains, n'ont jamais porté le titre de chanoine de Saint-Jean de Latran, en revanche ils sont en France chanoines de plu­sieurs chapitres. A la fin de l'Ancien Régime, le roi de France était investi de diverses dignités ecclésiastiques lui permettant d'être dans le chœur en costume canonial ; notamment : 1\. -- Abbé, chef et protecteur du chapitre de Saint-Martin de Tours. Cet abbatiat remontait aux Robertiens ancêtres d'Hu­gues Capet. Louis XIV fut le dernier roi à se faire introniser (1650). Le chapitre a disparu après 1789. 2\. -- Premier chanoine de la cathédrale des saints Jean-Baptiste et Étienne de Lyon ; et ainsi comte de Lyon. Mais il y a maintenant interdiction aux clercs de porter un titre nobiliaire. 3\. -- Premier chanoine de la cathédrale Saint-Julien du Mans depuis au moins Charles VI. Louis XIII y fut installé. 4\. -- Premier chanoine de la cathédrale d'Embrun depuis au moins Louis XI. Mais cet archevêché a été supprimé en 1790. 5\. -- Premier chanoine de la cathédrale Notre-Dame d'Auch, comme successeur des comtes d'Armagnac. 6\. -- Premier chanoine de Saint-Julien de Brioude et comte de Brioude (sauf erreur, ce chapitre n'existe plus aujourd'hui). 7\. -- Premier chanoine de la cathédrale Notre-Dame de Nancy. 137:183 Il semble que les chefs successifs de l'État français sous tous les régimes aient hérité des rois de France ces dignités ecclésiastiques. Napoléon III, empereur des Français, accepta les insignes de chanoine de Notre-Dame de Nancy. Le maréchal Pétain, chef de l'État français, fut investi chanoine de la ca­thédrale de Lyon. Bien que n'ayant point, à notre connaissance, été investi, le président Georges Pompidou doit être compris, semble-t-il, dans la liste des chanoines de Saint-Jean-Baptiste de Lyon, de Saint-Julien du Mans, de Notre-Dame d'Auch, de Notre-Dame de Nancy ; probablement aussi de Notre-Dame du Puy. *Salvo meliore judicio.* 138:183 ### La grande fraude de Guernica Nous donnons ci-dessous une traduction des principaux passages de l'article du Professeur Jeffrey Hart paru dans la National Review du 5 janvier 1973, pages 27 à 29, sous le titre : « The Graet Guernica Fraud ». C'est de cet article que parle Gustave Corçaô dans ses « Lettres du Brésil ». (..) Le récent ouvrage de Louis Bolin, *Spain : The vital years*, suggère avec assez d'évidence cette conclusion : l'histoire de Guerni­ca a été totalement fabriquée. L'horreur présumée du bombardement est un non-événement, dont on a tiré une émotion historique tout à fait réelle. En premier lieu, Guernica n'était pas simplement une « petite ville », mais une partie du système de défense de Bilbao. Dans sa banlieue, des usines fabriquaient munitions et mortiers. Il s'y trouvait aussi un important entrepôt, huit routes convergeant en cet endroit ; c'était le quartier général d'une division, et la ville possédait station et che­min de fer. Pendant la campagne, on y concentra de nombreuses ré­serves d'hommes en route vers le front. Naturellement, ces cibles se situaient hors de la ville ; aussi furent-elles soumises à des bombar­dements répétés. Mais la ville elle-même ne fut pas touchée par l'aviation. Alors, qu'advint-il des maisons et des rues de Guernica ? Car, à l'ar­rivée des Nationalistes, la ville n'était plus en fait qu'un amas de rui­nes. Belin publie ici pour la première fois des dépêches des chefs de la cause nationaliste dans leur marche sur Guernica. Ces messages ont tout le poids d'une certitude historique car on ne les destinait pas à la publication, mais à l'information du commandement régional ; il n'y avait donc aucune raison d'y dissimuler quoi que ce soit, bien au con­traire (...) Or, que révèlent les documents de Belin ? Tout d'abord, que Guer­nica, loin d'être sans résistance ni importance militaire, constituait une position âprement défendue (...) En avril 1939, trois jours après le prétendu terrible bombardement, les troupes nationalistes entrèrent dans la ville. Et la trouvèrent intégralement détruite -- à l'exception, toutefois, de l'historique Arbre de Guernica, symbole des libertés basques, et de ses alentours. Ce qui n'est guère compatible avec la thèse d'un intense bombardement aérien. 139:183 A qui donc faut-il attribuer la destruction des quartiers purement résidentiels de la ville ? Dans une dépêche militaire datée du 28 avril et non destinée à publication -- elle est d'ailleurs restée inconnue jusqu'à ce jour --, on relève ce passage : « Les hommes se mon­traient impatients d'entrer dans la ville. Ils savaient déjà que l'ennemi avait quitté la ville après sa criminelle destruction, acte dont ils fai­saient porter toute la responsabilité à nos avions, mais dans Guernica même aucun cratère de bombe ne put être relevé (en italiques dans le texte). » (...) Un autre rapport militaire, émanant de l'armée nationaliste du Nord, vient confirmer cette première dépêche : « Les fugitifs Bas­ques traversant nos lignes semblent terrifiés par les tragédies qui se sont déroulées dans des villes comme Guernica, délibérément détrui­tes et brûlées par les Rouges alors que nos troupes n'étaient plus qu'à une dizaine de kilomètres (...) La pluie et le brouillard ont em­pêché ces derniers jours nos avions de voler. Revenons aux deux thèses en présence. Pour la Gauche, Guernica est un abominable bombardement allemand ; pour les Nationalistes, ce sont ses défenseurs qui ont délibérément détruit la ville. Comment l'historien pourrait-il trancher, sinon à partir des caractères mêmes, matériels, du sinistre ? L'impact des bombes laisse des traces tout autres que la dynamite ou l'incendie. Or « les correspondants de l'agence Havas, du Times et de plusieurs autres journaux ont affirmé que, de manière évidente, la plupart des dégâts visibles ne résultaient point d'un bombardement, mais d'une destruction délibérée, d'incen­dies allumés à partir du sol...Quelques trous seulement avaient été provoqués par des bombes, mais dans le quartier le plus complète­ment détruit, on ne relevait sur les murs des maisons aucun impact d'éclat de bombe. » Autre témoignage, sur le caractère même de la destruction : « Une pluie de bombes pouvait bien détruire intégrale­ment une rue, mais certes point de cette façon. » (Fin de la citation de l'article de Jeffrey Hart dans la « National Review » du 5 jan­vier 1973.) 140:183 ## AVIS PRATIQUES ### Informations Le numéro 118 (mars 1974) de LUMIÈRE, paru à la fin du mois de mars, publie un éditorial intitulé : « Un pas vers la justice. » En voici la reproduction intégrale : Comme promis nous revoilà ! Et avec un numéro d'inscription de la Commission paritaire. Ce ne fut pas sana mal. Voilà plus d'un mois maintenant que la dite Commission nous faisait lanterner, nous paralysant et inter­disant la parution normale de ce numéro. Il semble qu'une parfaite harmonie ne règne pas au sein de cet organisme ministériel : ce que l'un paraissait vouloir accorder, l'autre avait l'air de le refuser par diverses procédures. Enfin, tout ayant été utilisé pour nous ennuyer et tout ayant été satisfait, on nous rend notre dû. Nous rendons grâce à la Providence pour cette reconnaissance de justice, à la Providence et à ses outils. Mais cela est du domaine privé. Nous en profitons pour demander à nos lecteurs de se joindre à nous dans nos prières pour M. Cadet, président de la Commission, hospitalisé à la suite d'une douloureuse maladie. Il n'importe plus ici de savoir la responsabilité qu'il a eue dans nos déboires et celle dans l'acte de justice. Que Dieu le guérisse et lui donne le courage de réaliser son œuvre dans le sens de l'équité. Il est vain de nous excuser, nos lecteurs ont compris les raisons de notre retard et certainement nous ont-ils déjà pardonné. LUMIÈRE continue... mais nous savons que pour certains ce n'est qu'un sursis et qu'on reprendra contre nous des assauts des­tructeurs... Cela ne nous fera pas taire... au contraire. Il serait scandaleux d'achever cet éditorial sans remercier Jean Madiran et ITINÉRAIRES. Depuis le début de nos ennuis ITINÉRAIRES s'est trouvé sur notre chemin pour nous aider, nous conforter, nous. apporter des soutiens matériels par de nombreux abonnements. Il a été entendu par des quantités de ses lecteurs que nous remercions du fond du cœur. 141:183 Notre satisfaction de l'instant ne nous fait pas oublier qu'ITINÉ­RAIRES avant nous a été frappé par la Commission qui lui a refusé son numéro d'inscription. Nous protestons à nouveau avec vigueur contre ce déni de justice. Tout autant que le « Sauvage » émanation du Nouvel Observateur, tout autant que « Lui », ordure luxueuse pour parvenus désœuvrés, ITINÉRAIRES a droit pour son « Supplément-Voltigeur » à un numéro d'inscription. Nous protesterons jusqu'à ce que l'arbitraire soit supprimé et nous incitons nos lecteurs à accorder leur soutien à cette revue. (*Fin de la reproduction intégrale de l'éditorial de* « *Lumière *»*. numéro 118 de mars 1974.*) ============== fin du numéro 183. [^1]:  -- (1). Voir *Henri Charlier :* « Création de la France », dans *Itinéraires,* numéros 154 et 155. [^2]:  -- (1). *L'Homme nouveau* du 7 avril. Dans le même article : « Nous en avons assez, je tiens à le dire à haute et intelligible voix, de l'escroquerie dont nous sommes victimes depuis quelques années. On quête les voix des fils de Dieu, puis on fait la politique des fils de ténèbres. On quête les voix de la France, puis on fait la politique de l'anti-France (...). On nous a ainsi, aux élections de mars 1973, invités à voter pour la « majorité » contre le programme commun de la gauche. En suite de quoi, nous avons vu, morceau par mor­ceau, cette « majorité » commencer à réaliser le programme même de ses adversaires (...). C'est à un véritable chantage que certains des groupes dits de la « majorité » se livrent depuis des années. Ils se présentent comme la seule alternative face au programme commun de la gauche et obtiennent les fonds et les voix du patronat (*tiens ! tiens !*) et de tous ceux qui ont quelque chose à conserver. Le chantage doit cesser et va cesser. Quelles que soient les consé­quences, les candidats qui ne se prononcent pas pour le respect inconditionnel du droit à la vie de l'innocent doivent savoir qu'ils n'auront pas nos voix. » -- Mais le « regroupement » réclamé par Marcel Clément « de tous ceux qui veulent restaurer notre vie politique sur la base du droit naturel » doit se faire sur la base du droit naturel tout entier (c'est-à-dire du Décalogue), et non pas seulement du droit de l'innocent à la vie. [^3]:  -- (1). *Nouvel Observateur,* numéro 472 du 26 novembre au 2 dé­cembre 1973. Cf. ITINÉRAIRES, numéro 179 de janvier 1974, pp. 181-184. *L'Ordre français* y a fait largement écho dans son numéro de mars 1974, p. 36 et suiv. [^4]:  -- (2). Louis Salleron : « Le nouveau socialisme », dans ITINÉRAIRES, numéro 175 de juillet-août 1973. -- Voir aussi son article : « Lévia­than approche » de janvier 1971 : « En France, le processus de socia­lisation trouve ses meilleurs agents d'exécution dans les dirigeants qui sont au pouvoir depuis quelques années. Ils sont de la race des légistes... M. Giscard d'Estaing en est la parfaite incarnation... il accélère le passage au socialisme par conscience professionnelle. » [^5]:  -- (1). *C'était le très suspect et très funeste cardinal Liénart, agissant sons l'impulsion du très suspect et très funeste cardinal Frings, au centre du complot par lequel une maffia ecclésiastique- a mis la main sur le Concile.* (Note d'ITINÉRAIRES.) [^6]:  -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 181 de mars 1974, pages 63 et 64. [^7]:  -- (1). L'espagnol, qui brave l'honnêteté, écrit « *todo cagado *», que nous ne saurions traduire. [^8]:  -- (2). « *Montonera *» : nom des levées de Gauchos qui combattirent pendant les guerres de l'Indépendance, puis pendant les guerres civi­les du XIX^e^ siècle. Montonero : un de ces Gauchos. [^9]:  -- (1). Voir dans le présent numéro : *La grande fraude de Guernica,* à la rubrique : « Documents ». [^10]:  -- (2). Et pardonnez-moi, car dans ces énumérations il y a toujours les oubliés qui ne sont pas pour autant les moins vaillants. [^11]:  -- (1). DUCLOS (Jacques) est né en Bigorre, près de Tarbes. D'ailleurs il est depuis longtemps entré dans le *Petit Larousse* (sans parler du grand), où l'on peut lire : « Homme politique français, né à Louey (Hautes-Pyrénées) en 1896, l'un des dirigeants du parti communiste français. » (Note d'ITINÉRAIRES.) [^12]: **\*** -- En fait, Mgr Marty : cf. 128:185-07-74. [^13]:  -- (1). Qui donc nous séparera de la charité du Christ ?...Mais dans toutes (ces causes possibles de séparation) nous sommes plus que vainqueurs (*hypernicomen*) par celui qui nous a aimés (Rom. VIII, 35-39). [^14]:  -- (1). Les dons du Saint-Esprit sont des dispositions surnaturelles reliées à la charité, qui rendent notre âme parfaitement adaptée à recevoir les inspirations du Saint-Esprit en tout ce que requiert la pratique des vertus théologales et morales. L'Esprit de Dieu inspire d'autant plus facilement notre âme que celle-ci est plus unie à Dieu par la charité dans le Christ. -- La charité en grandissant dispose notre âme aux inspirations plus fréquentes du Saint-Esprit par l'un ou l'autre des sept dons et, réciproquement, ces inspirations dans le domaine de la vie théologale et morale, font grandir la charité. -- Sur le don de crainte et l'espérance, voir IIa IIae, qu. 19, art. 9 à 12 ; sur le don de crainte dans l'âme très sainte de Jésus lui-même, voir IIIa Pars, qu. 7, art. 6. [^15]:  -- (1). Épître de la Messe du Cœur Immaculé de Marie, le 22 août. [^16]:  -- (1). Adresse de l'Association : 2, square de Clignancourt, 75018 Paris. [^17]:  -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 177 de novembre 1973, pages 294 à 300. [^18]:  -- (2). Voir Hervé Pinoteau : *Le sang de Louis XIV,* Braga, 1961-1962, t. I, pp. 41-42.