# 184-06-74 1:184 ### Le dossier secret de l'affaire Mindszenty par Roland Gaucher DEPUIS QUE, sous la pression du Vatican, il a dû quitter l'ambassade des États-Unis à Budapest, et qu'échappant au séjour romain que lui accordait Paul VI, il s'est retiré à Vienne, le cardinal Mindszenty a eu l'occasion d'effectuer un certain nombre de déplacements à l'étranger. Il s'est rendu en Allemagne occidentale, à Bamberg et à Augsbourg. Il a célébré la messe devant 6.000 personnes le 27 août 1972, en Belgique, à la Basilique du Sacré-Cœur, à Koe­kelberg. Le 14 juillet 1973, il a été accueilli en Grande-Bre­tagne par le cardinal Heenan dans la cathédrale de West­minster, débordante de fidèles. Il a été ensuite reçu dans un dîner officiel à la Chambre des Communes et acclamé par les députés présents. Il s'est rendu en Afrique du Sud, aux États-Unis, au Canada. Dans ce pays on a célébré, lors de sa venue, le millénaire de la conversion de la Hongrie au christianisme. Partout, il a été salué avec déférence et émotion tant par les autorités politiques de ces pays que par les auto­rités spirituelles. A différentes reprises il a été interviewé par la T.V. Nulle part sa visite n'a soulevé de problèmes ni d'incidents. Ni d'affronts. 2:184 Tout a changé à partir du moment où le cardinal a fait connaître son vœu de venir en France, et que des Hongrois catholiques se sont adressés, dans ce dessein, aux autorités religieuses de notre pays, c'est-à-dire aux re­présentants de l'Archevêché. A partir de ce moment, on s'est concerté dans l'entourage de Mgr Marty, d'abord pour éviter de recevoir le cardinal hongrois, puis pour examiner comment on le recevrait, c'est-à-dire comment on le recevrait *mal*. Pièces, *la plupart inédites,* à l'appui, nous allons suivre les étapes de ces répugnantes manœuvres. \*\*\* La première prise de contact, en vue d'organiser le séjour du cardinal en France, remonte assez loin, très exactement au 10 mai 1973. Un premier entretien se dé­roule ce jour-là, au service interdiocésain des travailleurs immigrés (S.I.T.I.), 34, rue Vaneau, service qui se trouve placé sous le contrôle de Mgr Pézeril, auxiliaire de l'Arche­vêché. y prennent part du côté hongrois, les pères Ruzsik et Hierro, qui représentent la mission hongroise et du côté français les pères Mossand et Guillard, de la pastorale des migrants. Cet entretien préliminaire fait l'objet d'un procès-verbal que nous donnons *ici in extenso.* SERVICE INDERDIOCÉSAIN\ DES TRAVAILLEURS IMMIGRÉS 34, rue Vaneau -- Paris 7^e^\ Tél. 705-90-10 MISSION HONGROISE\ 10-5-1973 *Présents au dialogue* P. Ruzsik et P. Hierro (Mission hongroise) ; P. Guillard et P. Mossand (Pastorale des Migrants). *Objet :* Projet de visite du cardinal Mindszenty à Paris. Opportunité ? #### **I. -- Arguments de la partie française** • Le secrétariat de l'Épiscopat (P. Huot-Pleuroux), donc l'Épiscopat, n'est pas favorable à la venue du cardinal Mindszenty pour des raisons de prudence... On craint en France les retombées nocives de cette visite sur l'Église de Hongrie. Ce ne sont pas les intentions du cardinal qui sont en cause, mais l'interprétation de sa venue, dans un sens politique, par l'Ambassade, donc par le -- Gouvernement hongrois. 3:184 • La prudence de la part de l'Église de France et du Vatican semble s'imposer pour ne pas perturber les conversations en cours dans le sens d'un accord (concordat) entre la Hongrie et le Vatican. • Danger de provocation de la part de l'Ambassade hongroise et aussi de certains groupements politiques français. La presse s'emparera de l'événement, dans un sens politique. • Si le cardinal Mindszenty venait, le cardinal Marty devrait consulter le Nonce qui, vraisemblablement, déconseillerait... L'Église de France ne peut pas aller contre le Vatican qui est très réticent devant les voyages du cardinal. • Le cardinal Marty n'est pas qu'archevêque de Paris. Aux yeux de l'opinion il est aussi président de l'As­semblée plénière de l'Épiscopat... Donc son geste d'accueil serait interprété comme le geste de l'Épis­copat. • N'y a-t-il pas une ambiguïté sur l'emprisonnement du cardinal ? Affaire de trafic de devises ? #### **II. -- Arguments de la partie hongroise** • Le cardinal Mindszenty se demande pourquoi seule la France, pays de liberté, refuse sa visite. Il a fait le tour de l'Europe et se propose d'aller aux U.S.A., en Australie et en Afrique du Sud. Pourquoi la France accueille-t-elle tout le monde sauf lui ? • Le Vatican lui-même se montre réticent devant les voyages du cardinal Mindszenty. Il en souffre et les Hongrois immigrés en souffrent également, car ils ont l'impression que l'Église ne tient pas compte de toutes les souffrances subies par le cardinal pour son Église hongroise, donc pour l'Église universelle. Il n'est pas reconnu comme « confesseur de la foi ». • L'intention du cardinal n'est absolument pas poli­tique. Son but est exclusivement de raviver la foi des Hongrois immigrés à l'occasion du millénaire de saint Étienne, patron de la Hongrie. 4:184 • Le voyage est strictement d'ordre religieux et cul­turel... C'est très important pour la foi des Hongrois immigrés et pour ceux de Hongrie. Les inconvénients ne sont pas proportionnés aux avantages pour le Bien de la foi et de l'Église. • Les difficultés pour l'Église ne sont pas de grande importance. « Nous sommes habitués à la persécution... » « La situation de l'Église de Hongrie ne sera pas pire que la situation actuelle. » « Il n'y a pas de coexistence pacifique possible sur le plan idéologique... Refuser la venue du cardinal, c'est capituler et accepter un compromis impossi­ble... » • « La visite du cardinal ne nous fera rien perdre ni ici ni en Hongrie. Nous gagnerons sur les deux ta­bleaux : -- Réconfort de la foi des immigrés ; -- La présence des Hongrois immigrés est un atout en faveur de l'Église de Hongrie, car les communistes auront peur de leurs réactions internationales. » • La venue du cardinal aidera la Mission hongroise de Paris et de France. Elle n'est pas connue par tous les Hongrois. Cela révélera sa présence. Le cardinal donnera la confirmation à vingt enfants ; bénira les nouveaux locaux de la Mission. Les gens seront d'autant plus généreux et la Mission pourra ainsi régler les frais des travaux. • Il y a des évêques hongrois qui ont des contacts of­ficieux avec la Mission hongroise en France. Mais nous craignons que certains autres, dupés par les promes­ses du Gouvernement, en arrivent à envoyer d'au­tres missionnaires acquis au régime. Ce que nous n'admettrons jamais. L'Ambassade fera tout pour diviser l'Église de Hon­grie et la Mission hongroise. Elle craint la concur­rence d'influences. • « C'est donc un scandale que la France, pays libre, capitule sous la pression communiste, devant les exi­gences de la foi... » • « Est-ce souhaitable qu'il ne se passe jamais rien ? Il vaut mieux courir des risques que d'être condamné au silence. 5:184 « Le cardinal Mindszenty est un capital pour toute l'Église, pas seulement pour l'Église de Hongrie... C'est un Confesseur de la Foi ! » • Ambiguïté sur l'emprisonnement ?... C'est une calom­nie contre le cardinal. Il a dit publiquement : « Nous voulons vivre en paix avec l'U.R.S.S... et nous vou­lons nous aussi une société sans classes. Mais nous voulons rétablir nos traditions ancestrales hongroi­ses : les écoles, les monastères, les séminaires... Je n'ai jamais parlé « des grands propriétaires ». Allons-nous aller dans le sens des calomnies ? ou dé­fendre la vérité ? #### **III. -- Propositions positives de la partie française** • Renoncer à visiter la Mission de Paris, de Lyon, etc. • Venir à un pèlerinage à Lourdes à organiser pour tous les Hongrois, en préparation du millénaire de saint Étienne. Le cardinal Mindszenty pourrait donc venir à Lourdes, être en contact avec tous les Immigrés (aspect purement religieux) avec une messe, avec un certain nombre d'évêques de France et d'ailleurs.. • Cette manière de faire dédouanerait sa venue de toute intention politique... et ne ferait pas courir à l'Église de Hongrie les risques de retombées atomi­ques politiques. #### **IV. -- Conclusions** *-- *Il est urgent que les PP. Ruzsik et Hierro aient une entrevue avec Mgr Pézeril... Ils sont d'accord que l'entrevue soit préparée par la communication du rap­port ci-dessus. -- Cela suppose, du côté français, une ouverture aux arguments des Pères hongrois et de la communauté hongroise immigrée... Cela suppose aussi une com­préhension de la part des missionnaires hongrois de la position diplomatique de l'Église de France en communion avec Rome. Donc nécessité d'un dialogue fraternel. -- Si l'archevêque de Paris ne désire pas la venue du cardinal Mindszenty, le P. Ruzsik demande un mot écrit pour expliquer ses raisons... -- M.J.M. est chargé de prévoir la date de la rencontre avec les missionnaires hongrois. 6:184 Avant de commenter ce texte, il est bon de dire quel­ques mots des divers interlocuteurs. Les pères hongrois dépendent de l'Archevêché de Paris qui ne leur a jamais prodigué de très gros encouragements. Ainsi l'Archevêché n'a jamais versé un sou pour l'édification de la maison de la mission catholique hongroise (42, rue Albert-Thomas). Les laïcs hongrois qui forment le comité diocésain, au­raient souhaité en effet obtenir du côté français l'assurance qu'une maison achetée ou construite avec les de­niers de l'Archevêché ne servirait jamais à loger un « prêtre hongrois de la paix », c'est-à-dire un employé du régime Kadar. *Cette assurance n'a pu être obtenue.* C'est pour­quoi les fidèles ont préféré se débrouiller avec leurs propres deniers. D'autre part, sur les trois pères hongrois affectés à la mission, un au moins est rétribué par l'Église de France. Ce qui créé une certaine dépendance. Du côté français, le père Mossand est un ancien aumô­nier de la J.O.C. Le père Guillard vient de la région de Nantes, où il était un protégé de Mgr Vial. Le père Mossand anime le bulletin de liaison du S.I.T.I. placé sous la di­rection de Mgr Pézeril, tandis que le père Guillard est le directeur d'un autre bulletin *France-Babel.* On trouve dans ces publications la coloration gauchiste sans laquelle on se sentirait mal à l'aise chez Mgr Marty, et plus de *Babel* que de *France.* Le numéro d'octobre 1973 de *France-Babel* (allez, France... Babel) prend la défense du pasteur-agitateur Parker, et on y reproduit avec délices une vignette du M.R.A.P. (Mouvement contre le racisme. contre l'antisémitisme et pour la paix), où l'influence communiste est sensible. Maintenant que nous connaissons les acteurs, voyons le procès-verbal et plus particulièrement les « arguments de la partie française ». Pas besoin de très longs commentaires pour faire ressortir que ces arguments vont tous contre un éventuel voyage du cardinal. A cette époque, on ne nous dit pas qu'il devrait venir dans telle ou telle con­dition, et sous réserve de ceci ou de cela. On signifie aux pères hongrois que leur Mindszenty on ne veut pas le voir. On précise encore que c'est l'opinion du secrétaire de l'épiscopat, Mgr Huot-Pleuroux. De tous les arguments invoqués, le dernier tire vio­lemment l'œil, et ne peut être lu sans sursaut : « *N'y a-t-il pas une ambiguïté sur* (*sic*) *l'emprisonne­ment du cardinal ? Affaire de trafic de devises ? *» 7:184 Il faut lire et relire ces deux questions et les situer par rapport à leur objet. Au cours du procès intenté à Mindszenty, en 1948 à Budapest, et monté dans des con­ditions abominables par la police politique du régime Rakosi, le cardinal fut en effet accusé de s'être livré au trafic des devises. Le monde entier a eu connaissance des tortures phy­siques et morales infligées au captif pendant 39 jours et autant de nuits, avant qu'il comparaisse. Le monde entier sait aujourd'hui que les aveux arrachés aux accusés des procès de Moscou, à Rajk en Hongrie, à Slansky et à Lon­don en Tchécoslovaquie, étaient dus le plus souvent à des pratiques abominables. Le monde entier -- communistes compris -- sait aujourd'hui, que ces procès étaient fabri­qués de toutes pièces, les aveux extorqués, qu'il s'agissait de mascarades sinistres, ordonnées et machinées par des bourreaux qui se nommaient Staline, Vychinski ou Rakosi. Aucun communiste aujourd'hui n'oserait demander : -- Dites donc, votre Mindszenty, est-ce que par hasard ce n'était pas un trafiquant ? J'hésitais encore à croire qu'une interrogation aussi stupéfiante ait pu être émise, et *enregistrée sur procès-verbal.* C'est pourquoi, le 9 avril dernier, rue de la Ville-l'Évêque, au cours d'une conférence de presse, à laquelle d'ailleurs je n'étais pas invité, je posai textuellement à Mgr Pézeril, cette question : -- Parmi les accusations infâmes, portées par la police communiste de Hongrie contre le cardinal, il y a eu une histoire de trafic de devises. Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de cette accusation ? Monseigneur eut un haut-le-corps et montra un dou­loureux émoi, assaisonné d'insolence. -- Monsieur, me dit-il, Monsieur, je me demande si vous êtes bien sain d'esprit pour me poser une pareille question. L'insanité n'était pas de moi. Elle était du père Guillard ou du père Mossand. Je crois savoir qu'elle eut pour auteur le premier. Je m'empressai donc de répondre à Pézeril, que si je m'étais permis de lui demander des explications qui pouvaient en effet paraître scandaleuses, c'est que l'insa­nité avait été proférée par un représentant de l'Archevêché. J'admirai alors comment Monseigneur faisait aussitôt volte-face. Comprenant que j'étais au courant et que je devais posséder quelque preuve, il se garda bien de nier quoi que ce soit. Mais il me rétorqua sèchement : -- Vous interprétez fort mal un propos *privé*. 8:184 Ce n'était pas un propos privé. *C'était un propos des­tiné à rester confidentiel,* ce qui n'est pas la même chose. Quand j'exprime à un interlocuteur la détestable opinion que j'ai d'un Pézeril, ou d'un Guillard, et qui correspond rigoureusement à celle que je publie, c'est bien une opinion privée, car je n'éprouve pas le besoin de la faire enregis­trer sur procès-verbal. Précisément, le procès-verbal lui donne, ou entend lui donner, une importance particulière. J'ai obtenu du moins, publiquement -- ce que je dési­rais -- *la confirmation devant vingt confrères, que la question avait bien été posée.* La question insane. La ques­tion infâme. La question qui est un outrage supplémen­taire infligé au cardinal torturé, vingt-cinq ans après, par, j'ose l'écrire, par Mgr Pézeril, responsable de ce S.I.T.I., où un misérable interroge, et refait vingt-cinq ans après, vingt-cinq ans après Rakosi, vingt-cinq ans après les salauds de Budapest, le procès du cardinal martyr. Et si j'interprète mal le propos, dit privé, d'un révérend père français, parlant au nom de l'Archevêché, alors les pères hongrois m'ont précédé, puisqu'ils parlent, eux, de « calomnie ». A l'issue de cet entretien, « fraternel », tout ce que les représentants hongrois -- qui souhaitaient que la commémoration du millénaire de saint Étienne, patron de leur patrie, soit faite en France ([^1]) -- ont pu obtenir, c'est la possibilité d'une visite *qui doit éviter Paris, Lyon,* bref, les grands centres urbains. Le climat est tel que le père Ruzsik en vient à demander que le cardinal Marty, s'il ne souhaite pas la venue du primat de Hongrie, l'exprime par écrit. Nous croyons l'Archevêque de Paris trop avisé pour avoir commis cette imprudence. D'autres conversations, dont nous ne connaissons pas la teneur, ont dû aboutir ensuite à un accord, pour la venue du cardinal, si peu désiré. Il apparaît en tout cas, d'après un second document -- une lettre du père Ruzsik à M. Yves de Daruvar -- que le principe d'un voyage est admis pour la seconde quinzaine d'avril. 9:184 ÉCOLE MISSIONNAIRE LAZARISTE 308, route Nationale 59910 Bondues Le 31.12.1973 MISSION HONGROISE A Monsieur de Daruvar 3, rue de Buenos-Aires Paris 7^e^ Cher Monsieur de Daruvar, Avant tout, je viens vous souhaiter une très bonne année. Je tiens à vous informer, qu'à mon passage à Paris, dernièrement, j'ai essayé de vous atteindre par téléphone, mais n'ai pas réussi. N'ayant qu'une après-midi de dis­ponible, devant revenir à Lens, je tiens aujourd'hui à vous exposer le sujet de mon entretien. Vous avez pro­bablement eu écho d'une prochaine visite en France de notre cardinal Mindszenty. Dans quinze jours, j'aurai l'avantage de le voir à Vienne, pour commencer la pré­paration de ce voyage qui est prévu pour la deuxième quinzaine d'avril prochain. Je compte beaucoup sur l'aide de votre bon cœur hongrois afin de mobiliser toutes les personnes susceptibles (Français et Hongrois) pour organiser une réception digne de sa personnalité. A partir du 15 janvier, je serai à Paris jusqu'au 19 à midi -- devant aller ensuite à Cambrai. Le 15 courant, nous avons une grande réunion qui peut se prolonger jusqu'au lendemain. Mais tous les soirs, je suis libre. Pourrai-je à ce moment convenir avec vous d'un ren­dez-vous pour parler de nos projets ? Vous remerciant à l'avance, je vous prie de croire, cher Monsieur de Daruvar, à l'expression de mes sen­timents de bonne amitié. P. G. RUZSIK. Compagnon de la Libération, M. de Daruvar est né de père hongrois et de mère française. Il s'est toujours inté­ressé avec passion au sort des hommes qui, ayant le même sang que lui, ont trouvé refuge en France, après les mas­sacres de 1956. 10:184 Il a également écrit un ouvrage plein d'in­térêt : *Le Destin dramatique de la Hongrie* ([^2])*.* Il se dé­pense beaucoup pour organiser un accueil digne de l'hôte illustre que la France va recevoir. Retenons de cette lettre le passage où le père Ruzsik exprime son accord pour que l'accueil soit digne du visiteur. Ce n'est sans doute pas la même préoccupation qui inspire le secrétaire de l'Épiscopat Huot-Pleuroux. Le 17 janvier 1974, il rédige, probablement à l'intention de la mission hongroise, cette note : VISITE DU CARDINAL MINDSZENTY 1 La date la plus favorable paraît être du 20 au 27 avril. 2\. Il serait bon de commencer cette visite par Paris (le 20 avril). 3\. Le cardinal Marty sera heureux de recevoir le cardinal Mindszenty pour déjeuner ou dîner le samedi 20 avril. 4\. Il serait bon d'inviter Mgr Pézeril pour la cérémonie à la mission hongroise. 5\. Si le cardinal Mindszenty souhaite célébrer une messe dans une grande église de Paris, ce pourrait être la Madeleine. Demander cela au chanoine Thorel, curé de la paroisse. 6\. Pour une séance dans une salle, il serait préférable de choisir une salle privée, peut-être une salle pa­roissiale. Par exemple la salle du Bon-Conseil (parois­se Saint-François-Xavier), ou demander à une institu­tion religieuse. P. HUOT-PLEUROUX. 17-1-1974. On le notera : un progrès a été accompli, Mindszenty n'est plus interdit de séjour dans notre capitale. Marty daignera même le recevoir. Oh ! pour un repas privé, dé­jeuner ou dîner (pourquoi pas pour un apéritif à ce zinc qui fit le bonheur de la « une » de « France-Soir » ?). Au visiteur on accordera, non point Notre-Dame, mais la Ma­deleine. Quoi encore ? Ah ! Il désire dire quelques mots. Allons soit ! une salle paroissiale fera bien l'affaire. Allez, au revoir, cardinal ! 11:184 Dans cette note cursive, ce qui me frappe c'est qu'on ne se met guère en frais. Il veut dire la messe, Mindszenty ? Mes révérends, réglez donc ça avec Thorel, nous autres de l'Épiscopat nous sommes très occupés... Est-ce *interpréter* que d'écrire que le ton, la sécheresse, la désinvolture de cette note relèvent de la muflerie ? Yves de Daruvar conçoit sans doute autrement cette réception. Dans le courant du mois, un certain nombre de personnes reçoivent ce communiqué signé *conjointement* par le père Ruzsik et par lui-même. MISSION CATHOLIQUE HONGROISE 42, rue Albert-Thomas 75010 Paris Monsieur, Le cardinal Joseph Mindszenty, primat de la Hongrie, actuellement retiré à Vienne, devant visiter la France du 19 au 27 avril prochain, nous avons pensé qu'il serait né­cessaire de mettre sur pied un Comité d'Accueil et d'Or­ganisation susceptible de mobiliser toutes les bonnes volontés pour préparer à l'héroïque cardinal une récep­tion qui soit digne de sa prestigieuse personnalité et aussi des nobles traditions de l'hospitalité française. Aussi bien serions-nous particulièrement heureux et honorés de pouvoir vous compter parmi les membres de ce Comité dont la première réunion se tiendra le samedi 2 février prochain, à 17 heures, dans la salle de conférence, sise au 1^er^ étage de la Mission catholique hongroise, 42, rue Albert-Thomas, Paris 75010 (métros : République, Bonsergent). Espérant beaucoup sur votre participation à cette réu­nion nous vous prions, Monsieur, de bien vouloir agréer l'expression de nos sentiments les plus distingués. Père Guillaume RUZSIK, Délégué national de la Mission catholique\ hongroise pour la France. Yves DE DARUVAR, Grand Officier de la Légion d'Honneur\ Compagnon de la Libération. 12:184 Entre-temps, Yves de Daruvar a écrit à Monseigneur Meszaros, secrétaire du cardinal à Vienne. Il reçoit de lui, le 5 février, cette réponse : Vienne, le 5 février 1974. Cher ami, Merci pour votre lettre du 3 février qui n'est pas arri­vée qu'aujourd'hui. Il est ainsi presqu'impossible de vous faire parvenir ces lignes jusqu'au 8 février qui est la date de la réunion. S'il s'avère nécessaire, je viendrais à Paris très volon­tiers. Nous ne pouvons pas aller très loin avec nos senti­ments de scandale. Il faut compter avec la croûte que nous avons dans nos mains. Aujourd'hui, c'est le cirque et, pendant plus de six heures, je n'ai fait que répondre aux agences de nouvelles que le cardinal, entre-temps, ne donne aucun commentaire sur les nouvelles divulguées par le Vatican. Je vis depuis bientôt trois mois ou plus dans ce purgatoire du Pouvoir cruellement exercé vis-à-vis d'un homme qui n'a pas « bouffé » de riz et de macaroni pendant toute une vie dans une dicastère bien chaude, bien sécurisé, mais qui a payé ce qu'il avait dit et fait de sa vie. Mais le Pouvoir fait vivre et exécute... Concernant sa visite en France, rien ne sera changé. Il y ira. Il ne faut pas mendier l'honneur d'une invita­tion ([^3]). L'archevêque de Paris est seigneur à Paris. Rien à faire. Il faudrait essayer d'autant plus que le cardinal Mindszenty soit reçu -- dans des visites très courtes et officielles -- de par des dignitaires d'État les plus haut possibles, non pas pour son honneur personnel, mais pour la cause. Les communistes, les Soviets, les pays satellites -- y compris le clergé hongrois « de paix » ont une bonne presse en France qui n'est pas un honneur pour la France et il faudrait le faire voir et comprendre à tous ceux qui sont intéressés à faire quelque chose non pour Mindszenty, mais pour le renforcement d'une position claire et nette. Devant l'archevêque, on pourrait demander Notre-Dame ou une salle plus grande uniquement dans le cas où le nombre des participants serait assuré. Quant à la salle, je vous prie d'être certain que la réunion ou la session soit dotée d'un programme riche et de haut niveau. Il ne faut rien dire contre ceux qui veulent s'abstenir des mani­festations lors de sa venue. 13:184 Avec la télévision, il faudrait engager des conversations en vue de faire une émission uniquement dans le cas où celle-ci serait disposée à la faire d'une manière objective, de gentleman et non pro­vocatrice. En général, la visite du cardinal est une visite pastorale et non pas politique. Il ne le faut jamais perdre de vue. Les chemins du cardinal sont droits, dans n'im­porte quelle situation ou rencontre il dira ce qu'il pense et il faut être tranquille de ce côté-là. Les manigances du Mal nous ne les pouvons pas éviter. S'il y a quelque chose d'urgent, prière de nous appeler. Sélection Autriche -- Sélection de Vienne -- 34-91-91. Bien à vous tous. Tibor S. MESZAROS. Mgr Meszaros qui parle très bien français, n'écrit pas toujours dans notre langue avec la même aisance. Mais, compte tenu que sa pensée est parfois elliptique, son texte reste très déchiffrable. Passons sur le jugement lapidaire qui concerne le Vatican, et retenons seulement ce passage : « Il ne faut pas mendier l'honneur d'une invitation. L'ar­chevêque est seigneur à Paris. Rien à faire. » Ce qui veut dire qu'on est bien conscient à Vienne de l'affront fait par l'archevêché, mais qu'on s'en accommodera, que l'es­sentiel est de venir. Au reste, la mention manuscrite sou­ligne que le cardinal a son franc-parler, et qu'il en usera au besoin à l'égard d'un hôte qui s'apprête à le recevoir à la sauvette. Autre chose : le sens de la visite est nettement défini. Il ne s'agit pas d'honorer la personne du cardinal. Mais de contrebalancer la propagande insensée faite chez nous par les puissances de l'Est, en rappelant les souffrances subies, et le sort de la foi persécutée. Appuyé par le père Ruzsik, encouragé par le secrétaire du cardinal, Yves de Daruvar a donc une sorte de blanc-seing. Le 7 février, il écrit au chef de cabinet du président Poher, avec l'entière approbation du père Ruzsik. Paris, le 7 février 1974. Monsieur Bernard Guyomard, Directeur du Cabinet de Monsieur le Président du Sénat, Palais du Petit-Luxembourg, 17, rue de Vaugirard, 75006 Paris Monsieur le Directeur et bien Cher Ami, En réponse à votre aimable lettre du 21 janvier dernier, j'ai l'honneur de vous préciser que Son Éminence le Car­dinal Joseph Mindszenty sera en visite en France du 19 au 27 avril prochain et séjournera, plus particulièrement, à Paris, du 19 au 23 avril, devant être en fin de semaine l'hôte de Son Éminence le Cardinal Renard, Archevêque de Lyon et Primat des Gaules. 14:184 Au nom du Comité d'Accueil et d'Organisation dont le Délégué de la Mission Catholique Hongroise en France m'a confié la présidence, je me permets de vous faire part, à nouveau, du vif souhait que nous aurions de voir le Car­dinal reçu au Palais du Luxembourg par Monsieur le Pré­sident Poher, au cours d'une courte audience, suivie d'une réception simple mais chaleureuse qui s'inscrirait dans les nobles traditions de la Haute Assemblée, afin de lui témoigner l'estime et la considération que lui valent, en France, sa foi inébranlable et son courage intrépide et tranquille devant toutes les persécutions et sous tous les totalitarismes, « la plus grande distinction du Cardinal étant, comme a dit le Cardinal Heenan en l'accueillant à Londres, d'avoir été la victime à la fois des nazis et des communistes ». Au demeurant, peu de visiteurs auront, autant que le Grand Primat de Hongrie, provoqué l'estime et même l'admiration du monde civilisé, et, sans aucun doute, peu autant que lui passeront la Postérité. Cette réception, compte tenu du programme du séjour du Cardinal à Paris, pourrait, si Monsieur le Président du Sénat en était d'accord, se situer soit le lundi 22 avril, en fin d'après-midi, soit le mardi 23, en fin de matinée. A toutes fins éventuellement utiles, je vous communi­que, ci-après, l'adresse de son Éminence le Cardinal Jo­seph Mindszenty : Pazmaneum, Boltzmangasse 14, 1090 Vienne (Autriche). J'ajoute que son Secrétaire, qui parle parfaitement le. français, s'appelle Mgr Tibor Meszaros. Espérant une suite favorable à notre suggestion, je vous prie d'agréer, Monsieur le Directeur et bien Cher Ami, l'expression de mes sentiments très cordialement dévoués et les meilleurs. Yves DE DARUVAR. Yves de Daruvar 3, rue de Buenos-Aires 75007 Paris 15:184 La réponse, favorable, ne tarde guère. *République française* SÉNAT Cabinet du Président Le Directeur Paris, le 13 février 1971. Monsieur Yves de Daruvar 3, rue de Buenos-Aires Paris 7^e^ Cher Ami, Le Président, de passage à Paris, a fixé l'audience qu'il accordera, à votre demande, au cardinal Mindszenty, au lundi 22 avril, à 18 heures, au Petit-Luxembourg. Je vous prie de croire, cher Ami, en l'assurance de mes sentiments très cordiaux. Bernard GUYOMARD. Une démarche identique est faite auprès du président du Conseil Municipal de Paris. Bien que nous ne possédions pas ici de documents, nous savons qu'elle a été bien ac­cueillie. Il a même été envisagé de remettre au cardinal au cours de la réception, une médaille d'or de la Ville. Nous croyons savoir qu'une réception par Edgar Faure, président de l'Assemblée, était aussi prévue. En même temps, Yves de Daruvar, très actif, a envisagé la constitution d'un comité d'accueil qui réunirait person­nalités ecclésiastiques et laïques, et pour le dimanche 21 avril, une réunion, non plus dans la salle paroissiale, chère à Huot-Pleuroux, mais à Pleyel. Plusieurs personnalités hongroises doivent y prendre la parole. Du côté français, le professeur Lesourd, parlera de l'obéissance du cardinal et Michel de Saint Pierre de sa résistance. C'est ici qu'une première faille se dessine, au sein même de la mission hongroise. Le 12 février, le père Ruzsik s'adresse en ces termes à Yves de Daruvar : 16:184 MISSION CATHOLIQUE HONGROISE 308, route Nationale 59910 Bondues Le 12.2.74 A Monsieur Yves de Daruvar 3, rue de Buenos-Aires Paris 7^e^ Cher Monsieur Daruvar, Je tiens à vous remercier pour l'habile déroulement de la session de vendredi dernier : nous avons bien profité de notre temps et que les décisions ont été bien prises. Malgré cela, je reçois bon nombre d'observations que je ne veux pas nommer critiques, pour être optimiste. La plus fréquente : comment organiser une fête hongroise, sans en parler la langue ? Que tout est décidé déjà sans demander un avis ? L'Archevêché proteste surtout sur le Comité d'honneur qui donne un ton politique à l'accueil, et il était opposé à la salle Pleyel ; en disant que c'est une salle publique, en conséquence, dangereuse, comme vous l'avez lu dans la note. En ce qui concerne le Comité d'honneur, j'ai dit qu'il a toute la liberté de faire les rectifications. Pour la salle Pleyel, je crois qu'il l'acceptera, ayant avancé qu'on avait besoin d'une très grande salle, en ajoutant que vous aviez déjà collecté entre vous le prix de la location. L'Arche­vêché souhaiterait, ou plutôt la Commission pastorale, que le texte des discours soit présenté à sa considération à l'avance. Vous comprenez que la Mission est strictement soumise à la Commission pastorale, alors, nous devons dans ces petites choses, nous accommoder à ses désirs. J'ai encore réfléchi que nous avions lancé le nom des orateurs, sans laisser lieu à d'autres propositions. Je comprends qu'avec beaucoup de discussions, ou n'avance pas vite, mais je voudrais éviter que les Hongrois vous considèrent comme un dictateur. C'est un ami qui vous dit tout cela en pleine confiance, et je vous renou­velle que je suis très heureux de mon choix. Nous sommes d'accord que nous avons besoin de tous les Hongrois, alors tâchons de nous unir tous. En attendant le plaisir de nous revoir, agréez, cher Monsieur de Daruvar, l'assurance de mes sentiments de bonne amitié. P. G. RUZSIK. 17:184 Les Hongrois de Paris, comme toute émigration, et même comme les Français non-émigrés, sont divisés en plusieurs tendances politiques qui ne s'entendent pas tou­jours très bien. Si l'on se fie à cette lettre, il semble qu'Yves de Daruvar n'ait pas toujours ménagé, dans son activité si efficace, certaines susceptibilités. Mais c'est là une affaire qui concerne la colonie hongroise, qui ne nous concerne pas, qui intéresse des laïcs, et qui, par consé­quent, ne devrait pas intéresser l'Archevêché. A cette date, l'Archevêché ne reçoit pas encore officiel­lement Mindszenty. Il entend, néanmoins, ce qui est inouï, contrôler son déplacement. Le choix de Pleyel est jugé « dangereux » (pourquoi Pleyel serait-il dangereux pour Mindszenty, et la Mutualité où Helder Camara et Matagrin prirent la parole, non dangereuse ?). La constitution d'un Comité d'Honneur est très mal accueillie. Ce serait « poli­tique », mot que nous entendrons souvent prononcer avec réprobation. Nous y reviendrons. Deux choses encore : l'Archevêché, ou plus exactement la commission pastorale, souhaite contrôler les discours de Pleyel. N'est-ce point ce qu'on appelle « censure », pratique qu'on feint de réprouver en autres circonstan­ces ? D'autre part, c'est le père Ruzsik qui l'écrit : la mission hongroise est soumise au contrôle de la mission pastorale, c'est-à-dire de Pézeril, des pères Mossand et Guillard. C'est donc l'auteur de la question : « Et cette fâcheuse histoire de devises ? », qui visera les paroles de Michel de Saint Pierre, leur donnera le feu vert, les amputera, ou décrè­tera : « mihi non placet ! ». Cette lettre du père Ruzsik, nous pouvons considérer qu'elle reflète le point de vue de l'Archevêché. C'est dans ces jours que se produit un tournant décisif. L'Archevêché change complètement ses batteries. On y a tout fait, dans un premier temps, pour décou­rager le voyage. Puis, on s'y résigne, à condition d'éviter Paris, puis on limite les contacts entre le cardinal impor­tun et le cardinal Marty à un déjeuner fugitif et non officiel. Soudain, Marty ouvre grand les bras et sa porte. Il se dit prêt à accueillir officiellement et à loger le pestiféré de Vienne. Oui, Mindszenty sera reçu, accueilli, et ne résidera nulle part ailleurs que rue Barbet-de-Jouy. 18:184 Les motifs de ce revirement ne figurent à notre con­naissance dans aucun document. Mais ils ne sont pas diffi­ciles à cerner. Quoi ! Mindszenty sera reçu officiellement (Cf. plus loin) à Lyon par le cardinal Renard. Quoi ! il sera reçu par Poher, par Dominati, par Edgar Faure peut-être, c'est-à-dire par de très hautes autorités civiles, et le cardinal de Paris, lui, persisterait à ne voir son hôte qu'en privé ? Mais que dirait-on ? Marty se rend compte, tardivement, qu'il ne peut faire moins que les autres, qu'une grossière faute de tactique a été commise. Il s'empresse de la réparer. Il adresse donc une invitation officielle au cardinal Mindszenty, qui l'ac­cepte. Nous serions tenté d'écrire qu'il l'accepte à tort. Mais nous ne connaissons pas ses raisons qui devaient sans doute reposer sur des bases sérieuses. Peut-être lui était-il d'ail­leurs impossible d'opposer un refus, sans gravement atten­ter au protocole religieux. Seulement, à partir de l'instant où l'invitation est acceptée, le cardinal devient prisonnier d'une logique du comportement auquel il ne peut échapper. La clé de cette situation, nous la trouvons dans la lettre de Mgr Meszaros : « l'évêque est seigneur chez lui ». Résidant chez l'Archevêque de Paris, le cardinal hongrois se doit de se plier à son horaire, à son choix, à ses accep­tations ou à ses refus. Il ne saurait par exemple se rendre à la réunion de Pleyel sans y être accompagné d'un repré­sentant de l'Archevêché. Toute autre conduite serait jugée gravement outrageante. Les conséquences de cette situation se dévoilent aussi­tôt dans une lettre du 2 mars que Mgr Meszaros adresse au président Poher. Vienne, le 2 mars 1974. Monsieur le Président, Chargé de Son Éminence, le cardinal Jos. Mindszenty, j'ai l'honneur et le regret -- les deux s'associent parfois -- de vous communiquer que Son Éminence ne sera pas en état de participer à la réception prévue par M. le Pré­sident et MM. les Membres du Sénat. Le cardinal est invité, comme vous le savez, par Mgr l'Archevêque de Paris, le cardinal François Marty et il souhaite que sa visite se déroule dans un cadre strictement pastoral. Néanmoins, la vérifié et la grâce de Dieu de la pouvoir dire ne dé­pendent d'aucun cadre. Son Éminence voudrait respecter la volonté de celui qui l'invite. Il compte sur votre com­préhension et il sait gré de tout ce que vous avez fait ou que vous ferez pour la réussite de sa visite. 19:184 Je suis heureux de vous transmettre les meilleurs vœux et la bénédiction de Son Éminence. Agréez, cher Monsieur le Président, l'expression de mes sentiments de regret et de haute considération. Mgr Tibor A. MESZAROS secrétaire. Monsieur Alain Poher Président du Sénat, Palais du Luxembourg Paris VI^e^ Pourquoi le cardinal Mindszenty a-t-il, en Grande-Bre­tagne, déféré à l'invitation des Communes ? Et pourquoi, à Paris, se refuse-t-il à se rendre à l'invitation du président Poher ? Sinon parce que le seigneur Marty en a décidé ainsi, selon son bon plaisir. L'annulation du programme prévu, qui concerne aussi Dominati et éventuellement Edgar Faure, sème la conster­nation chez Yves de Daruvar et de nombreux Hongrois de Paris. Il est probable que des démarches sont alors effec­tuées auprès de l'Archevêché pour obtenir une modification de sa position. Si tel est le cas, elles n'ont aucun succès. Le 18 mars, le père Mossand a rédigé les deux notes suivantes qui fixent un certain nombre de points : Archevêché de Paris Service Interdiocésain des Travailleurs Immigrés 8, rue de la Ville-l'évêque 75008 PARIS Tél. 266-21-20 Après consultation de son Éminence le Cardinal Marty, de son Excellence Monseigneur Pézeril et du Conseil épis­copal, le P. Marie-Jean Mossand est chargé de communi­quer à MM. les Missionnaires hongrois et au Conseil pas­toral hongrois, la position suivante, concernant la visite à Paris du Cardinal Mindszenty : 1\) S.E. le Cardinal Marty recevra le Cardinal Mindszen­ty dans sa résidence archiépiscopale. 2\) S.E. le Cardinal Marty assistera à la messe de la Madeleine. 20:184 3\) Le Conseil épiscopal juge inutile la Constitution d'un Comité d'accueil ecclésiastique, qui pourrait donner l'im­pression que le Cardinal Marty ne garde pas la souve­raineté de sa décision. 4\) En ce qui concerne la constitution d'un Comité d'accueil laïc, le Conseil épiscopal juge que ce n'est pas de sa compétence. La consultation devrait se faire au ni­veau du quai d'Orsay ou de l'Hôtel de Ville de Paris. Le même Conseil juge inopportune la présence d'ecclésias­tiques dans ce Comité pour éviter toute confusion. A Paris le 1^er^ mars 1974 Marie-Jean MOSSAND. Archevêché de Paris Service interdiocésain des Travailleurs Immigrés 8, rue de la Ville-l'Evêque 75008 PARIS Tél. 266-21-20 Pour répondre à la déférente consultation de nos amis hongrois sur la constitution d'un Comité d'accueil aïe, Monseigneur Pézeril pense que le Comité devrait se ré­duire à 5 ou 6 personnes ; personnalités diplomatiques : ancien ambassadeur. Personnalités culturelles : académiciens. Personnalités politiques, tels que MM. Poher, Edgar Faure, Brouillet (du Conseil institutionnel). Il reviendrait plutôt au Quai d'Orsay et à l'Hôtel de Ville de Paris d'être consultés. Cela pour éviter toute erreur et toute confusion. Noms retenus sur la liste : MM\. Jacques Dominati de la Tournelle Paul Boncour Thierry Maulnier Pierre Emmanuel Jean Guitton Jacques Rueff. *N.B. I :* S. E. le Cardinal Daniélou sera invité avec le Cardinal Mindszenty chez le Cardinal Marty et à la célé­bration eucharistique à la Madeleine. 21:184 *N.B. II :* S.E. le Cardinal Renard prendra lui-même sa responsabilité lors de la visite de S.E. le Cardinal Minds­zenty à Lyon. A Paris le 1^er^ mars 1974. Marie-Jean MOSSSAND. Il est assez stupéfiant qu'il. n'y ait pas de comité d'ac­cueil ecclésiastique, qu'on n'admette pas davantage que des ecclésiastiques fassent partie d'un éventuel comité d'accueil laïc. Pour ce dernier, on affecte d'écrire que sa constitution ne regarde pas l'Archevêché, mais on ne se prive pas de distribuer quelques conseils pour sa compo­sition, qu'on souhaite aussi peu étoffée, que possible. On suggère des noms, dont certains sont parfaitement légi­times : Dominati, Thierry Maulnier, Jean Guitton. Un est pour le moins discutable, Pierre Emmanuel, co-signataire de motions communistes. Citer des noms (y compris celui de Paul Boncour, décédé) c'est aussi une façon d'écarter les gens dont on ne veut pas, tel Michel de Saint Pierre. De son côté, Yves de Daruvar voyant le tour pris par la réception, a écrit à Mgr Meszaros. Il en reçoit cette réponse attristée : Vienne, le 2 mars 1974. Cher Monsieur Daruvar, Ça passe comme cela quand on est exécutif et non pas décisif. Je vous prie de ne pas faire aucun reproche au Cardinal, ni à moi. J'ai toujours espéré que vous allez deviner tout ce qui se passe derrière les événements. Je vous prie également de n'en pas devenir triste. Vous connaissez assez la communauté hongroise de Paris, ses représentants de passé et de présent pour savoir à quoi vous tenir. Je sais que la visite de Paris sera néanmoins une réus­site, si le Seigneur lui donne salut et force. Ci-joint, je vous envoie les deux lettres et je vous prie de les présenter aux adressés. Peut-être, sera-t-il une ma­nière de faire savoir que les hésitations ne viendraient pas de vous. 22:184 J'espère que je serai de la suite de Son Éminence, mais ce n'est pas sûr. Avec mes meilleur salutations à vous et aux vôtres. Mgr Tibor A. MESZAROS secrétaire. *N.B. :* Les deux lettres sont identiques sauf les adresses. Je laisse une ouverte pour que vous puissiez vous en renseigner. Prière de la fermer avant de la mettre au des­tinataire. Merci pour tout. Monsieur Yves de Daruvar 3, rue de Buenos-Aires 75007 Paris -- France Il est clair que le secrétaire du cardinal est plutôt mal à l'aise. Mais, comme il l'écrit lui-même, il est dans une situation qui le dépasse. Cependant, à Paris, les choses continuent à évoluer. Le 7 mars le père Ruzsik écrit à Yves de Daruvar : Monsieur Y. de Daruvar 3, rue de Buenos-Aires 75007 Paris Bondues, 7 III 1974. Cher Monsieur de Daruvar, Merci pour votre téléphone de ce matin, 7.III. Je par­ticipe de votre souffrance et sacrifice, parce que nous avons eu la même intention ; de préparer une réception digne à notre cher Cardinal. Dieu nous a exigé ce sacri­fice ; que ce soit pour un plus grand bien. A la suite j'ai téléphoné à la Mission Cath. Hongroise de Paris et j'ai recommandé au P. Hiero qu'il tâche d'ob­tenir l'autorisation de l'Archevêché pour que le Card. Daniélou prenne la parole à la Salle Pleyel pour présenter le Card. Mindszenty à la réunion. Le Père Hiero a promis de faire la démarche. Ce soir j'essaierai de téléphoner à Vienne, où je pense aller lundi prochain (11 mars.) Avant d'aller à Vienne j'irai à Strasbourg pour l'installation du Père Potanko. -- Le vendredi, 15.111. je serai de retour à Paris pour assister à notre réunion. 23:184 Remettre la visite du Card. me semble très difficile ; pas impossible tout de même : les préparatifs sont déjà trop avancés. Je tiens à vous dire, personne ne m'a dit que l'Arche­vêché s'abstiendra d'aller à la Salle Pleyel ; c'était mon opinion personnelle, comme je vous l'ai déjà dit ; et per­sonne ne m'en a parlé, moins encore des motifs. Mais j'ai remarqué la réticence continuelle de l'Archevêché et c'est pourquoi m'est venue cette idée. C'est vrai que le nom de M. Michel de St. Pierre a été contesté plusieurs fois, mais dans une autre relation. J'espère tout de même que s'arrangera la question de la Salle Pleyel et avec ça la dernière difficulté. Je dirai encore que pour mardi, 23.IV., nous ne pou­vons pas faire aucun programme déjà à Paris, parce que on nous attend à Lens pour 11 heures. Les frères polonais se sont mobilisés avec joie. Bon courage, cher Monsieur de Daruvar. Un bon chré­tien aime les difficultés... Bien fraternellement. P. G. Ruzsix C.M. Très « signifiante » cette lettre. Le Sénat, l'Hôtel de Ville, c'est fini. Mais Pleyel continue à « faire problème », comme disent nos révérends dans leur jargon. L'Archevê­ché ne « digère » pas cette réunion. On ne le dit pas fran­chement au père Ruzsik, mais celui-ci le sent bien, il per­çoit cette « réticence continuelle ». Expression qui peut s'appliquer à tout le voyage. Dès cette date, notons qu'Yves de Daruvar envisage l'ajournement de la visite en France du cardinal. Et le père Ruzsik, au fond, n'est pas loin de partager ce point de vue. Non moins réticent que l'Archevêché, Mgr Schmitt, évê­que de Metz. Sa lettre, qui relève de l'anecdote, vaut ce­pendant d'être citée. Le 2 mars, il a écrit au père Ruzsik. L'ÉVÊQUE DE METZ Metz, le 2 mars 1974. Père P. RUZSIK C.M. Mission Catholique Hongroise 308, Route Nationale 59910 BONDUES Cher Père, Votre lettre en date du 25 février m'apprend que Son Éminence le Cardinal Mindszenty se propose de rendre visite à ses concitoyens réfugiés en France, à la fin du mois d'avril, sur l'invitation des Cardinaux Marty et Renard. 24:184 J'ai cru de mon devoir d'attirer l'attention de Monsieur le Secrétaire Général de l'Épiscopat de France sur la situation particulière du diocèse de Metz. Aucun prélat étranger ne peut y prendre la parole en public, fût-ce au cours d'une messe, sans y être autorisé par Monsieur le Ministre de l'Intérieur (Service des Cultes). Il m'a été répondu que la visite du Cardinal Mindszenty avait un caractère privé et qu'elle ne donnerait lien aucune manifestation publique. Dans ces conditions je serai très heureux de l'accueillir à titre privé à l'Évêché de Metz pour la nuit du 24 au 25 avril et de témoigner à ce confesseur de la foi mon respect, mon admiration et mon attachement. Veuillez croire, cher Père, en mon respectueux dévoue­ment. Paul-Joseph SCHMITT évêque de Metz. Que de précautions ! Que de « légalisme » ! Des curés, des évêques, ouvrent les portes des églises à des travailleurs étrangers pour qu'ils y fassent la grève de la faim. On laisse s'y tenir les propos les plus subver­sifs. Dans leur *Babel,* les pères Guillard et Mossand, inter­pellent le ministre de l'Intérieur. Et de quel droit a-t-il donc expulsé le pasteur Parker ? Mais que le cardinal Mindszenty s'avise peut-être de parler au cours d'une messe... Hola ! Schmitt veut un visa de l'Intérieur. Et de rappeler les règlements, comme un adjudant de quartier. \*\*\* Voilà où en sont les choses, quelques semaines avant la date prévue pour le voyage (19 avril-1^er^ mai). Toutes ces tractations finissent pas être connues à l'extérieur. « Minute », « L'Aurore », les révèlent. L'opinion sait que les réceptions au Sénat et au Conseil Municipal ont été annulées par la volonté de l'Archevêché. De nombreux croyants sont saisis de stupeur et d'indignation. 25:184 Le scandale est tel que Mgr Marty éprouve le besoin de tenir une conférence de presse pour une mise au point. Il s'élève contre les interprétations qui ont été données de son attitude. « Pourquoi -- écrit Marty -- faut-il que certaines personnes se croient autorisées à tromper l'opinion pu­blique ? « Espèrent-elles faire de l'Église catholique un instru­ment entre leurs mains pour une cause politique. Cher­chent-elles à se servir d'un cardinal contre l'archevêque de Paris ? Ont-elles l'intention par une campagne de presse de ruiner la communion ecclésiastique ? Je souffre des lettres injurieuses que j'ai reçues, à la suite d'articles incorrects. Je souffre, non pas pour moi-même, mais pour mon hôte à qui je tiens à offrir une hospitalité digne et cordiale. » Pour la dignité et la cordialité de l'accueil, on a vu plus haut ce qu'il en était. On voit aussi comment l'Arche­vêque de Paris tente de renverser les rôles. C'est lui (ou son entourage) qui a amputé le voyage de Mindszenty de ses réceptions officielles. Que les Hongrois s'en indignent, que les catholiques français avertis à leur tour par plu­sieurs journaux en éprouvent une légitime colère, et ces réactions deviennent dans le langage *martynien,* une « cam­pagne » qui cherche à « tromper l'opinion ». Mais qui trompe ? Qui *ment ?* Le 9 avril, à sa conférence de presse où il donne le détail du séjour de Mindszenty en France, Mgr Pézeril parle encore avec mépris de « manifestations politiques hâtivement organisées ». Quand je lui demande s'il fait entrer dans cette catégorie la réception prévue au Sénat, au Conseil Municipal, et l'accueil en Grande-Bretagne des Communes, il se garde de répondre d'une façon nette. Il faut ici souligner l'impudence de la Hiérarchie. Un prélat étranger éminent dont les épreuves ont ému le monde entier, donnerait, nous dit-on, prise à une agitation politi­que, par le simple fait qu'il serait reçu par des autorités officielles. On le détournerait ainsi de sa mission purement « pastorale et spirituelle ». Quand Pézeril se rend à Saint-Germain-des-Prés, au milieu des gauchistes, pour protester contre un verdict rendu à Burgos ; quand Mgr Riobé se prononce contre l'arme nucléaire et la vente de *Mirages* au Brésil ; quand Mgr Matagrin, à la Mutualité, disserte sur « Foi et Poli­tique » ; quand Mgr Huyghe s'en va à Cuba ; quand Mgr L'Heureux, interviewé par le *Nouvel Observateur,* se pro­nonce pour l'option socialiste ; quand Helder Camara, de passage chez nous, bavarde pendant une heure à la T.V., et en Hollande, salue, hilare, le poing levé (oui, le poing levé.. je possède l'affiche où ce geste de haine dont Thorez lui-même ne voulait plus, est fixé), alors tout cela, voyez-vous. c'est « pastoral et spirituel ». 26:184 A ce degré, ce n'est même plus de l'hypocrisie. Nous sommes en présence d'une provocation cynique. Je n'en connaissais pas encore toute l'étendue. Au cours de la badine conférence de presse de Pézeril, le 9 avril, une notice fut distribuée à la presse. C'était un résumé de la vie du cardinal hongrois, suivi de « quelques traits » de sa personnalité. J'appris ainsi qu'un de ses traits les plus remarquables était sa sobriété, et sa pro­pension à se lever de table avant la fin du repas ! Il fallait bien tout de même, dans cette notice, aborder la fâcheuse, l'irritante, l'épineuse question du procès de 1948, dont le rappel risquait de brouiller nos évêques avec les braves domestiques de l'ambassade Kadar. Bon ! On voulait bien concéder que ce procès s'était déroulé dans des « conditions iniques, qui sont encore dans toutes les mémoires ». Formule qui évitait d'en faire un rappel plus précis. Mais qui donc avait été responsable de cette iniquité ? J'en cherchai en vain la mention. Nulle part, le mot *com­muniste* ne figurait ([^4]). Si les historiens de l'avenir n'ont à leur disposition que ce document, ils devront conclure que le cardinal a été injustement condamné par des *in­connus.* « Par des laïcs », dira, avec une grande pudeur, Pézeril au cours de son babillage de presse. En Grande-Bretagne, le cardinal Heenan avait claire­ment nommé les persécuteurs. Il rappelait aussi que cette persécution continuait contre les croyants. En France, rue de la Ville-l'Évêque, on observait un silence systématique sur les bourreaux. Je n'eus guère à attendre qu'une dizaine de jours pour en comprendre le motif. Le 18 avril, pour son soixante-dixième anniversaire, *L'Humanité* publiait un numéro spécial. On y trouvait le début d'une grande enquête sur les rapports entre com­munistes et chrétiens. Ce premier article était « enrichi » par les interviews de Mgr Fauchet, évêque de Troyes, et de Mgr Ancel, hier encore auxiliaire de Lyon. 27:184 En 1970, Georges Marchais avait été l'invité de *La Croix.* En 1974, deux évêques français rendaient la poli­tesse au quotidien communiste. Ils voulaient, disaient-ils, le dialogue. Avec les communistes. Ils voulaient travailler à un monde plus juste. Avec les communistes. Plus fra­ternel. Toujours avec eux. Mindszenty devait atterrir le 19 à Orly. Fini le comité d'accueil. Supprimée aussi la réunion de Pleyel où l'af­freux Michel de Saint Pierre devait prendre la parole. Sup­primée et remplacée par un concert à Saint-Eustache, as­sorti d'un discours qu'on envisagea un moment de confier à Maurice Schumann. *Et, vingt-quatre heures avant l'arrivée de Mindszenty, deux évêques français allaient publiquement se frotter aux complices de ses bourreaux.* Dans la note de l'Arche­vêché on ne pouvait nommer ceux-ci de crainte de com­promettre ces bonnes relations. Mais quand l'enquête « pastorale et spirituelle » de *l'Huma* parut, Mindszenty avait décommandé son voyage. Dans un télégramme, fort sec, adressé à la veille de Pâques, à Mgr Marty, il disait qu'en raison du deuil na­tional du peuple français et de la campagne présidentielle, il jugeait préférable de remettre sa visite à plus tard. Ultérieurement, un communiqué du secrétariat de Marty tenta de faire croire que cette renonciation avait été con­seillée par l'Archevêché. C'était un mensonge de plus. Le 7 avril, une délégation hongroise était venue trouver Pézeril pour lui demander d'ajourner ce voyage qui risquait en effet de provoquer des incidents. Pézeril s'y refusa caté­goriquement. Dans sa conférence du 9, alors que le décès de Pompidou était connu depuis longtemps, il ne fit pas la moindre allusion à un ajournement souhaitable. Au contraire, il donna tout le détail du voyage. Entre-temps, le père Ruzsik, cédant à la pression forcenée de l'Archevêché avait fini par désavouer Yves de Daruvar, en ces termes : Y. de Daruvar 3, rue de Buenos-Aires 75007 PARIS. Bondues, 18.III.1974. Cher Monsieur, Je suis très peiné d'être obligé de vous écrire cette lettre, puisque pendant des années vous avez souvent servi généreusement la cause hongroise, même dans le cadre de la Mission Catholique Hongroise. 28:184 J'ai cru donc pouvoir, de ma propre initiative, solliciter en toute confiance votre aide pour la préparation de la réception du Cardinal Mindszenty en France. Ma con­fiance en vous n'a pu être que renforcée par vos très hautes distinctions. Il m'était d'autant plus douloureux de constater, qu'en profitant de ma confiance, vous vous êtes servi de docu­ments de nos *dossiers préliminaires et strictement confi­dentiels* pour attaquer tendancieusement dans la presse le Cardinal Archevêque de Paris, contrairement aux in­tentions maintes fois exprimées du Cardinal Mindszenty et de la Mission Cath. Hongroise. En plus, vos attaques contre l'Archevêché contiennent des graves contre-vérités puisqu'il n'existait aucune condition sine qua non de leur part. Bien au contraire, le Cardinal Marty a reçu toutes nos requêtes avec la plus grande bienveillance. Vous devez également connaître la ferme intention du Cardinal Mindszenty, maintes fois exprimée, qu'il désirait garder un caractère spirituel et pastoral à sa visite en France. En conséquence je vous demande, en ma qualité de délégué national de la Mission Catholique Hongroise, de bien vouloir vous abstenir de toute activité d'organisation concernant la préparation du voyage du Cardinal Mind­szenty. Veuillez agréer, cher Monsieur, l'expression de mon religieux dévouement. P.G. RUSZIK C. M. P.S. : Copie de cette lettre a été envoyée à Son Émi­nence le Cardinal Marty et à Son Éminence le Cardinal Mindszenty. Épargnons un homme qui se trouve assurément placé dans une situation difficile. Les Hongrois de l'émigration ont une autre optique. Les laïcs de la mission hongroise l'ont nettement fait comprendre aux pères Ruzsik et Hierro. De même pour l'Association des Anciens Combattants Hon­grois en France qui a adressé cette lettre au père Ruzsik. 29:184 Paris, le 22.3.1974. R.P. RUZSIK Directeur de la Mission\ Catholique Hongroise en France 42, rue Albert-Thomas Paris 10^e^ Mon Père, Je viens d'apprendre que vous avez retiré le mandat confié par vous à M. Yves de Daruvar, pour préparer l'accueil civil du Cardinal Mindszenty. J'ignore si votre décision est due à votre prise de po­sition personnelle, ou si elle était dictée par des person­nes étrangères à notre émigration. Par contre, j'ai connaissance des intrigues de certains politiciens hongrois, connus par leur passé peu glorieux au service de la « Démocratie Populaire Hongroise ». Je sais également qu'il y a parmi nous des agents ca­mouflés du régime actuel de la Hongrie, dans le but de diminuer nos efforts. Une chose me paraît certaine, nos supérieurs ecclésiastiques sont très mal informés sur la situation réelle de l'émigration hongroise de Paris. Cela aurait été votre rôle, mon Père, de les mieux éclairer. Vous ne l'avez pas fait ou si oui, visiblement vous n'avez pas réussi. En tant que catholique, ainsi qu'en ma qualité de président d'une association hongroise, suivant avec res­pect le chemin tracé par notre Cardinal, je me permets de vous exprimer mon étonnement, sinon mon indignation devant votre décision malheureuse. J'espère, néanmoins, que vous mettrez tout en œuvre pour réparer la blessure faite à notre ami, M. Yves de Daruvar. Ce dernier, par son attitude droite, loyale et efficace est assuré d'avoir derrière lui l'immense majorité de l'émigration hongroise en France. Veuillez croire, mon Père, à mes sentiments respectueux. 30:184 Nous ne connaissons pas les pensées profondes du cardinal Mindszenty et de son entourage. Nous croyons cependant qu'en ajournant son voyage en France, il a sage­ment agi. Il risquait d'être piégé. Ou bien, en effet, sa visite se déroulait sans incidents dans le cadre établi par Marty. C'était donc que le peuple français le souhaitait ainsi, en dépit des odieux complots des intégristes et des activistes. Ou bien des incidents se produisaient, hypothèse à vrai dire plus vraisemblable. Il n'aurait pas manqué alors de bons apôtres pour souligner que la visite du cardinal était une intrusion directe dans les affaires du peuple français, à un moment où il décidait de son destin. Je crois -- mais c'est une interprétation toute person­nelle, comme dirait Pézeril -- qu'à l'Archevêché de Paris, certains se seraient réjouis d'attirer le cardinal hongrois dans ce traquenard. Laissons cela. Les pièces que nous avons produites suf­fisent à nous montrer les rouages d'une machination. Elles pourraient servir à un manuel du « ne pas savoir vivre » : comment vous y prendre pour ne pas recevoir quelqu'un ? De ce point de vue la conduite de l'Archevêché de Paris est, pour ainsi dire, exemplaire. Nous voyons à l'œuvre une mafia. Et comme il s'agit d'une mafia, aucune consi­dération ne peut nous empêcher de lui crier notre dégoût. Éminence, Excellences, Révérends Pères englués dans le gauchisme, scribes accroupis dans votre Bonne Presse, vous nous donnez la nausée. Roland Gaucher. 31:184 ## ÉDITORIAL ### Après l'élection ■ La victoire électorale de la « gauche unie » (unie au parti communiste) n'est donc pas pour cette fois. Mais il s'en est fallu de peu ; et ce sera pour la prochaine, si demeure en place l'universel système de conditionnement qui inculque à la po­pulation une mentalité de gauche, une sensibilité de gauche, des réflexes électoraux de gauche. Les deux monopoles gouver­nementaux de l'Éducation nationale et de l'ORTF « informent » et « forment » les esprits, en permanence, à l'univers idéolo­gique de la société moralement permissive et du scientisme matérialiste. Nous n'avons rien entendu dans le programme annoncé aux électeurs par M. Giscard d'Estaing qui indique que l'importance vitale d'une telle situation ait été seulement aperçue. ■ Mais nous n'avons nullement l'intention de censurer par avance les actions et les omissions éventuellement prévisibles du nouveau président de la République. Nous imaginons que ces actions et ces omissions, au cours des sept ou cinq années à venir, n'auront souvent qu'un rapport lointain avec ce qui a été dit durant la campagne électorale. Le nouvel élu n'est pas intrinsèquement pervers. Sa personnalité n'appelle point d'avan­ce une opposition systématique. Les responsabilités du pouvoir suprême peuvent lui donner une nouvelle dimension. Donc, n'anticipons pas. ■ Cette expectative n'est pas de notre part un préjugé favora­ble. Il est assez connu que la personnalité et la politique de M. Giscard d'Estaing n'ont jamais provoqué notre enthousiasme. Il se réclame explicitement d'une « philosophie », et c'est la « philosophie libérale », comme un intellectuel du XIX^e^ siècle. Notre opposition philosophique à la philosophie du président de la République est donc acquise, et totale. Ou plutôt elle le serait s'il était absolument certain qu'il parle de ces choses philosophiques en connaissance de cause et non en dilettante. Mais c'est douteux, dans la mesure où il a l'air d'un empirique plutôt que d'un idéologue. 32:184 ■ Après la philosophie, la religion. Celle que le nouveau pré­sident de la République déclare sienne est assez mystérieuse. Durant la campagne (c'était à propos de l'avortement, et j'y viens) je l'ai entendu de mes oreilles proclamer qu'il est « un croyant spiritualiste ». Cela fait référence à une secte religieuse, probablement non chrétienne, que nous ne connaissons pas, et dont il est peut-être le seul membre, ou le fondateur. Un chré­tien dit : je suis chrétien. Un catholique dit : je suis catholique. M. Giscard d'Estaing ne l'est apparemment point ; il l'aurait dit. Or il ne l'a pas dit, il a dit autre chose, qui est quelque chose de fichtrement obscur. *Spiritualiste,* ce pourrait être une position philosophique, mais il a bien précisé : *croyant,* ce qui est une affirmation de foi religieuse. Mais peut-être, ici encore, son propos était-il de dilettante, plus empirique que dogma­tique ? ■ En tous cas le « croyant spiritualiste » a fait en tant que tel plusieurs déclarations électorales sur le « respect de la vie » qui ont conduit notre ami Michel de Saint Pierre et quelques autres à en conclure que le candidat s'était prononcé contre l'avortement. Comme il était précédemment un partisan déclaré de l'avortement libre, un retournement aussi complet avait quel­que chose de surprenant ; pour lui en donner acte, il nous paraissait prudent d'attendre au préalable ses explications, et de les examiner en détail. Il est permis de changer d'avis ; cela est même fortement recommandé quand il s'agit de passer d'un avis détestable à un avis meilleur. Mais d'explications sur ce changement d'opinion, il n'y en eut point. Pour une bonne raison. C'est qu'il n'y avait pas lieu. Il n'avait pas changé. ■ Les déclarations orales de M. Giscard d'Estaing sur l'avorte­ment ont été en substance, et même littéralement, identiques à sa déclaration écrite parue dans *La Croix* du 30 avril. A l'ex­ception de la bizarre profession de foi religieuse du « croyant spiritualiste ». M. Giscard d'Estaing affirmait d'abord : « *Il existe des valeurs essentielles dans toute société qui ne se veut pas matérialiste. Le respect de la vie en est une. *» Bravo. C'est net. La cause est entendue ? 33:184 Mais non ! C'était son : « Je vous ai compris. » Car voici le paragraphe suivant : « *Il serait inconcevable que la détresse morale ou matérielle amène une femme qui désire garder son enfant à ne pas le faire. Notre société a des devoirs précis à l'égard d'une telle situation. De même qu'elle doit secourir, dans le refus de la clandestinité, les cas de détresse et ceux dans lesquels la santé physique de la femme est menacée. *» ■ Mais peut-être, si son regard a été trop rapide, le lecteur n'aura-t-il pas déchiffré exactement ce morceau d'anthologie. Le raffinement dans la pudeur verbale y est extrême. Si extrême que le plus souvent il est passé inaperçu. Et inaperçu aussi ce qu'il avait l'intention d'exprimer. Déjà les avorteurs avaient imaginé, au lieu de parler d' « avortement », de dire en termes émoussés : « interruption de grossesse ». Cette atténuation n'était rien auprès de la trouvaille giscardienne : « secourir dans le refus de la clandestinité ». On ne sait même pas de quoi il s'agit si l'on n'est pas averti et attentif ; on peut très bien ne pas s'apercevoir qu'il s'agit de l'avortement, et qu'il s'agit de l'aider à sortir de la clandestinité. Quel habile homme. ■ Exposant le fond de sa pensée tranquillement, sereinement, hors de toute compétition électorale, M. Giscard d'Estaing avait, dans le *Nouvel Observateur* (numéro 472 du 26 novembre au 2 décembre 1973), sélectionné l'avortement, en l'appelant cette fois par son nom, pour illustrer d'un exemple bien choisi son « libéralisme philosophique » : « *La loi sur l'avortement, par exemple. J'estime qu'en un tel domaine, quels que soient les principes ou les croyances de chacun, la loi n'a pas à se substituer à l'appréciation per­sonnelle des intéressés. *» Ou les mots ne veulent rien dire, ou c'est libéralement la liberté totale de l'avortement. Elle n'est d'ailleurs pas niée, elle est à peu près entièrement avouée dans ce « refus de la clandestinité » qui a fait merveille pour l'annoncer aux uns sans être entendu des autres. Il conviendra donc, avec un tel homme, capable de telles performances, d'être singulièrement attentifs. Et même vigilants. Et même méfiants. ■ Mais il faut le dire aussi : quelque chose a fortement re­haussé le portrait de M. Giscard d'Estaing. C'est la bassesse hargneuse, envieuse, haineuse, menteuse de l'argumentation de la gauche unie avant et après l'élection. 34:184 La gauche s'est unie dans la tromperie et le ressentiment révolutionnaires ; dans l'excitation rageuse à la lutte de classe, à l'exécration, à la haine. Quand on entendait les lamento et vociférations des Mitterrand, Defferre, Marchais, Mendès, Séguy (et les glapissements teigneux du chrétien Edmond Maire, qui les distance tous sur leur propre terrain), on était efficacement incité à voter pour n'importe quel candidat contraire à cette dégoulinade d'insupportables et méchantes fabulations. Nous qui n'étions pas « giscardiens », et qui ne le sommes pas devenus, nous reconnaissons volontiers que M. Giscard d'Estaing a fait face à ces déchaînements avec crânerie, avec élégance, avec fermeté ; avec beaucoup de sang-froid et de maîtrise de soi. Peut-être que, contrairement à l'opi­nion généralement répandue, son caractère est supérieur à son intelligence : celle-ci ne nous a jamais bouleversés, mais celui-là semble susceptible de manifester une réelle solidité. Accep­tons-en l'augure. ■ Le nouveau président nous avait promis à la veille du scru­tin : « Vous serez surpris par l'ampleur et la rapidité du changement. » Au lendemain du scrutin, il annonçait le début d' « une ère nouvelle de la politique française ». La fertilité de son imagination paraît en effet plus palpable que la sûreté de son jugement. Ce qui nous surprendrait vraiment, ce qui marquerait véritablement le début d'une ère nouvelle dans la V^e^ République, ce serait, pour prendre un exemple simple, que l'on ose enfin supprimer les subventions gouvernementales attri­buées à la C.G.T., principale courroie de transmission du parti communiste. Ce serait de s'en prendre à cette colonisation marxiste qui asservit l'Éducation nationale et l'ORTF ; ce serait simultanément de jeter bas, fût-ce peu à peu et pierre à pierre, les privilèges et monopoles de ces deux monstrueuses féodalités spirituelles, qui sont l'une et l'autre un État dans l'État. Le nouveau, le surprenant, l'utile, ce serait de voir un président de la République prendre en considération les problèmes fon­damentaux et méconnus que nous évoquions ici le mois der­nier. Ces problèmes touchent à l'éducation intellectuelle et mo­rale, mais l'éducation intellectuelle et morale est la principale raison d'être de la société politique. Nous disions : 1° La scolarisation obligatoire démesurément prolongée fa­brique des utopistes et des envieux mûrs pour le programme commun de la gauche unie. 2° Le spectacle gratuit chaque soir pour tous, par les jeux du cirque de la télévision, cela prépare un peuple aboulique et paresseux, aspirant à l'oisiveté et non à l'effort laborieux : tôt ou tard un tel peuple votera en majorité pour le mirage socialo-communiste. 35:184 3° L'incitation publique à la luxure, par les trois voies principales de l'information sexuelle, de la propagande pour la contraception, de la libéralisation de l'avortement, cultive l'esprit de jouissance au détriment de l'esprit de sacrifice, et livre ses victimes, d'avance désarmées, aux séductions de toutes les démagogies de la gauche. 4° La méconnaissance habituelle du Décalogue dans les institutions et les mœurs politiques est la plus sûre propé­deutique pour progressivement conduire une société au com­munisme. Là-contre nous avons formulé quatre réclamations : 1° La déscolarisation massive des âges et des professions qui n'ont rien à faire sur les bancs d'une école. 2° La réduction verticale des horaires de la télévision, en attendant d'en réformer de fond en comble l'esprit, les struc­tures, les personnels et les programmes. 3° L'interdiction de toute information sexuelle faite en pu­blic par les puissances publiques, universités, écoles, ministères, préfectures, administrations. 4° L'acceptation réelle (et de préférence la proclamation officielle) du Décalogue comme loi fondamentale de l'État. Nous n'avons point dit qu'avec ces quatre mesures d'urgence la France serait sauvée. Nous avons dit et nous redisons qu'une politique qui esquiverait ce minimum ne pourrait pas être une politique de moindre mal, car elle n'interromprait pas la dé­rive de la France dans un mal chaque jour plus étendu, plus profond, plus installé et plus difficilement réparable. ■ Quelles tâches attendent le nouveau président de la Répu­blique ? On peut en faire divers recensements. Sa tâche la plus difficile et la plus nécessaire sera de démentir dans les faits le pronostic que nous avons énoncé ici le mois dernier, à la veille du premier tour de scrutin : « Si l'on a Giscard pour sept ans, on aura Giscard et la gauche avant sept ans. » Mais la liberté humaine est (parfois) imprévisible. Nous serions heureux de nous être trompé dans ce pronostic. Nous souhaitons de tout cœur au nouveau président de la République la volonté, la capacité et la chance, la bonne chance, de dé­montrer qu'à son sujet nous avons eu tort. J. M. 36:184 ## CHRONIQUES 37:184 ### Les évolutions socialistes à venir par Louis Salleron Au moment où ces lignes paraîtront, la cinquième République aura un nouveau Président. Au moment où je les écris -- avant le premier tour de scrutin -- nul ne peut prévoir qui l'emportera. Ce qui me frappe dans la campagne électorale, c'est la surenchère socialiste qui se manifeste entre les principaux candidats. « Qu'appelez-vous socialisme ? » me demandera-t-on. J'appelle socialisme la prétention d'instaurer l'égalité entre tous et la sécurité pour tous par la voie de l'État, -- l'abolition partielle ou totale de la propriété et la redis­tribution de la richesse étant les moyens privilégiés de l'opération. A cet égard, c'est à qui promet davantage, tout en jurant de juguler l'inflation. Il n'y a guère là-dedans que la certitude de l'augmentation de cette inflation, même si on l'enraye légèrement au début par des diminutions d'impôts indirects, un renforcement de l'impôt direct et de vastes emprunts, en remettant à un peu plus tard la course inflationniste dont l'accélération aura été préparée par les mesures prises. Les péripéties de l'évolution socialiste seront différentes selon la personnalité élue. Mais elles sont totalement im­prévisibles. Je ne tenterai donc pas de les prévoir. Simple­ment, une fois de plus, je m'interroge sur la nature de ce socialisme dont le développement paraît généralement ir­réversible et le succès final assuré. 38:184 En réalité, dans l'examen de ce problème, la confusion est totale. Cette confusion a beaucoup de causes ; mais il y en a au moins une qui est évidente et qui, pour être connue de tout le monde, est trop facilement éliminée de la réflexion : c'est la réduction à la simplicité de deux mots d'une réalité infiniment complexe et mouvante. On oppose candidement « socialisme » à « capitalisme » pour dire, et penser, que le capitalisme est à bout de souffle et que le socialisme, déjà envahissant, va bientôt le rempla­cer définitivement. Mais qu'est-ce que ce capitalisme qui signifie indifféremment tant de régimes, et depuis près de deux siècles ? Et qu'est-ce que ce socialisme qui est en place, si diversement, en Allemagne, en Angleterre, en Suède, en U.R.S.S. et un peu partout dans les pays du Tiers-Monde ? Si, pour réduire la difficulté, nous nous bornons à con­sidérer le socialisme dans les régions extérieures au com­munisme soviétique et à son influence, c'est-à-dire dans les pays du « monde libre », nous apercevons que sa préten­tion à instaurer l'égalité et la sécurité par la voie de l'État n'implique en rien un modèle uniforme et définit fort mal son contenu. Serait-il donc autre chose ? et alors quoi ? Si, par exemple, nous prenons le socialisme anglais et le socialisme français, s'agit-il du même socialisme, et s'oppose-t-il au même capitalisme ? Nous voyons bien que les deux socialismes ont des traits communs, et qu'ils s'opposent à des capitalismes qui ont aussi des traits communs ; mais puisqu'il y a des traits différents, ces traits sont-ils secon­daires ou doivent-ils être retenus pour découvrir une réalité plus profonde qui serait l'essence du socialisme et l'es­sence du capitalisme ? Poser ces questions, c'est soulever le problème de l'inter­férence des données autres que le libéralisme économique dans les effets de ce libéralisme et de la résistance à ce libéralisme. Ces données sont multiples. Il y a d'abord les structures mêmes de l'économie (plus ou moins agricole, commerciale, industrielle, financière). Il y a les structures politiques. Il y a les idées (religieuses, philosophiques). Il y a, d'une manière générale, les mœurs. Bref, d'un pays à l'autre, tout diffère. Le socialisme anglais, par exemple, s'est développé dans un respect constant de la règle du jeu démocratique, selon des procédures établies par la loi et en dehors de toute influence du marxisme. IL en est résulté un étatisme géant, compensé par des formes également géantes du capitalisme, avec une rivalité de fait des pouvoirs politique et syn­dical, mais sous la domination de la loi. La société est réduite à une grande uniformité des situations financières (l'éventail des salaires est très fermé), mais l'espèce de classe unique qui s'est instaurée sous le gouvernement des élites politiques, syndicalistes, technocratiques et financières, est, par ses ressources, plutôt une classe moyenne qu'une classe populaire. 39:184 Les hiérarchies traditionnelles ne sont plus sociales mais fonctionnelles (administration, in­dustrie, armée, etc.). C'est un état voisin de l'entropie ; mais le profit super-capitaliste, l'innovation, l'espoir du pétrole et du gaz de la mer du Nord, conservent la vie du pays, malgré une lourde inflation qui exigera peut-être pro­chainement, si le pays ne s'enfonce pas dans la stagnation d'un État-Providence qui serait l'état stationnaire prédit par J. Stuart Mill, une, mutation politique radicale. Le socialisme français est très différent. Le capitalisme dont il émane baignait dans une structure fortement ru­rale ; l'état d'esprit en était plus technicien que commer­çant, plus porté à la rente qu'au profit, plus « ingénieur » que financier ; il répugnait à l'exportation comme au gi­gantisme. Sa contradiction socialiste s'est développée dans un contexte politique tumultueux, dans la cascade des régimes et des gouvernements, au milieu de débats doctri­naux passionnés où dominait le marxisme et du s'implan­tait un fort parti communiste. Quels que fussent les inté­rêts et les idées en cause, les mœurs civiques étaient fai­bles, compensées par de puissantes traditions familiales. Le catholicisme enfin imprégnait les esprits dans un sens hostile à la primauté de l'économie. Des projets infiniment plus révolutionnaires qu'en Angleterre se brisaient dans une sorte d'anarchie permanente où un libéralisme de fait refaisait perpétuellement surface dans un capitalisme « sauvage ». Dans un certain sens, il y a donc aujourd'hui, en An­gleterre, à la fois plus de capitalisme et plus de socialisme qu'en France, *au plan économique.* Quant à savoir lequel des deux pays est le plus réellement socialiste, cela signi­fierait qu'il y a un au-delà du socialisme *économique, --* au-delà qui serait le véritable socialisme mais qu'on aurait du mal à définir. Il signifierait, à travers le déve­loppement, par la voie étatique, de l'égalité et de la sécurité, un *état général de la société* dont on peut se de­mander s'il est compatible avec la vie sociale, sauf s'il débouche dans le communisme totalitaire qui substitue le dynamisme de la dictature politique au dynamisme de la liberté. Si l'égalité économique et la sécurité économique pou­vaient être établies sans incidence particulière sur la vie de la société, personne n'aurait d'objection à y faire. Mais l'incidence est énorme, d'abord au plan économique lui-même (stagnation ou régression du revenu national), mais surtout à tous les autres plans de la vie sociale. A un certain niveau, l'égalité et la sécurité, en étouffant la liberté, étouffent la vie. 40:184 Dans l'immense littérature consacrée au socialisme, il est un livre relativement récent qui a bien étudié : ce pro­blème. C'est « Capitalisme, socialisme et démocratie » de J. Schumpeter. Écrit en 1942, mis à jour en 1946, il a été traduit en français en 1951 et réédité sans changement en 1972 (chez Payot). Les titres de la deuxième et de la troi­sième partie posent, dans leur contradiction, tout le pro­blème : « Le capitalisme peut-il survivre ? », « Le socia­lisme peut-il fonctionner ? » En fait, Schumpeter ne sait quoi répondre. Il pense et dit que le capitalisme né peut survivre, mais il ne voit pas comment le socialisme peut fonctionner. Une réponse aussi faible serait sans intérêt si l'analyse de Schumpeter n'était d'un bout à l'autre d'une intelligence admirable. Je ne sais pas pourquoi il n'a pas été jusqu'au bout de sa pensée, qui est, ou qui devrait être, que l'évolution économique est liée à une évolution globale de la société, et que tout ce qu'on peut mettre, derrière les mots usés de capitalisme et de socialisme ne correspond plus à grand-chose. Le véritable débat est dans la proportion que doivent garder l'égalité et la liberté, la sécurité et le risque, dans l'organisation de la société, notamment en ce qui concerne les faits techniques et économiques dont la place est si grande aujourd'hui. Il s'agit donc d'un problème essentiellement philoso­phique. C'est à ce niveau qu'il faudra bien un jour repenser toute l'organisation de la société. En ce qui concerne la France, l'évolution socialiste à venir s'inscrit dans les possibilités suivantes : 1) glisse­ment paisible vers l'accroissement de l'égalité et de la sécurité selon le modèle anglais (mais sans les sources d'énergie et le grand capitalisme dont dispose l'Angleterre), 2) soubresauts permanents conformes à notre tradition (mais ce système qui nous est cher s'use et n'est plus compatible avec la situation internationale et l'inflation grandissante), 3) saut dans le noir d'une dictature commu­niste ou anti-communiste, 4) redressement des idées et re­fonte des institutions pour instaurer un équilibre écono­mique favorable à des fins sociales conformes aux lois de la société et aux valeurs supérieures de la personne (mais on en est loin). De toute façon, il ne faudra pas de très longs mois pour que l'inflation oblige à des options. Louis Salleron. 41:184 ### Billets par Gustave Thibon ##### *La vertu d'attente* 8 mars 1974. Je traversais récemment l'une de nos grandes capitales européennes. Les murs étaient barbouillés d'éclatantes af­fiches invitant le public à profiter des facilités du voyage d'agrément à crédit : « Partez tout de suite pour n'importe quelle partie du monde : vous paierez plus tard. » Je ne me suis pas enquis des modalités de paiement, mais l'in­térêt du capital avancé était certainement très lourd, vu l'érosion rapide de la monnaie dans le pays en question. Est-ce mon vieux fonds paysan qui me rend allergique à certaines facilités qu'offre la société de consommation ? Je comprends très bien qu'on s'endette quand on manque du nécessaire ou pour se procurer un instrument de tra­vail, mais non pour s'offrir une distraction superflue. Si j'avais envie de visiter les Antilles ou la Polynésie, j'at­tendrais tout bonnement d'avoir les moyens de payer cette « évasion ». Et cela non par ascétisme, mais pour ne pas acheter une satisfaction immédiate et aléatoire au pris d'un trop long et trop certain déplaisir. Exemple extrême et tragi-comique. J'ai connu un jeune couple de condition très modeste qui voulut à tout prix -- comme si la lune de miel brillait plus suavement au voisinage de l'équateur que dans le ciel européen ! -- s'of­frir un voyage de noces sous les tropiques. Les jeunes époux s'embarquèrent donc à crédit et, par un raffinement de malchance, contractèrent dans leur périple une dysen­terie amibienne dont la guérison fut aussi pénible que l'amortissement de leurs dettes. On imagine avec quel ravissement ils accueillaient les échéances qui leur rappe­laient un si charmant souvenir ! 42:184 Sans aller jusque là, il est trop évident qu'on met tou­jours plus de ferveur à économiser en vue d'un agrément à venir, paré de tous les prestiges de l'imagination et de l'espérance, qu'à se priver dans le présent pour un plaisir déjà englouti dans le passé... Cette expansion galopante du crédit pour le superflu n'est qu'un des nombreux symptômes d'un mal universel : l'érosion de la vertu d'attente. Tout et tout de suite (ce qu'on pourrait traduire par la belle formule latine : *omnia illico*) tend à devenir la devise d'un nombre imposant de nos contemporains. Exemples : l'enfant qui trépigne d'impatience après un nouveau jouet, l'homme qui se laisse séduire par les pu­blicités affirmant qu'on peut tout apprendre, depuis le dessin jusqu'aux langues étrangères, sans effort et pres­que sans délai, le malade qui préfère un remède brutal et nocif aux bienfaits d'une longue hygiène, les amoureux qui, brûlant les étapes, mettent au principe de leur amour l'union charnelle qui devrait en être la conclusion, etc. Le cas limite est celui du hold-up qui, s'il réussit, procure en quelques minutes à ses auteurs plus d'argent qu'ils ne pourraient en gagner normalement dans toute leur vie. Mais quel usage en font-ils ensuite ? Ce refus des délais de maturation et des disciplines correspondantes fait de la vie une succession d'avortements...L'homme qui n'est pas préparé intérieurement à la pos­session d'un bien, même s'il l'obtient, en jouit mal et réagit à cette insatisfaction chronique par le désir perpétuel d'au­tre chose. D'où la montée parallèle de l'ennui et de la soif de nouveauté si bien analysée par les psychologues. C'est un fait d'expérience quotidienne que les enfants comblés de jouets ne s'amusent plus avec aucun ou que les amants comblés avant terme voient se succéder à courte échéance la naissance et l'agonie de leur amour. Des statistiques américaines nous révèlent que les mariages contractés im­pulsivement par de très jeunes gens (moins de 20 ans) sont ceux qui fournissent à très bref délai le plus haut pourcen­tage de divorces. Enchaînement très logique. C'est la même soif d'un bonheur immédiat et immérité qui rend ces jeunes gens incapables de s'attendre à l'heure du désir et ensuite de se supporter à l'heure de l'habitude et de la satiété. L'espagnol et le provençal n'ont qu'un seul verbe (*éspe­rar* et *espera*) pour désigner l'acte d'attendre et l'acte d'es­pérer. En fait la vertu d'attente se noue à la vertu d'espérance. 43:184 Qui ne sait plus attendre ne sait plus vraiment es­pérer. L'attente nourrit, purifie et mûrit l'espérance -- : elle proportionne la jouissance à la possession. L'impatience au contraire dessèche d'avance la joie convoitée car, suivant le proverbe oriental, « on ne fait pas pousser les feuilles en tirant dessus ». ##### *Science et sagesse* 15 mars 1974. On se plaint de toutes parts que les hommes investis des plus hautes fonctions sociales ne sont pas à la hauteur de leur tâche : qu'ils manquent de lumières pour prendre les décisions qui s'imposent et d'énergie pour les appliquer. Cette lacune s'explique. en partie par le critère de sé­lection qui désigne les titulaires de ces emplois. Ce critère est presque toujours le diplôme octroyé à la suite d'un examen favorable. Or, quelles sont les qualités nécessaires pour réussir dans un examen ? Une intelligence souple, une mémoire fidèle et la faculté de mobiliser rapidement, le jour de l'épreuve, toutes les connaissances qu'on possède. Mais cela ne suffit pas pour faire un homme d'action et un chef. Et nous trouvons partout des exemples de l'abî­me qui sépare le savoir théorique de la puissance agissante. Tel ingénieur, sorti en bon rang d'une grande école, manquera des qualités nécessaires pour diriger une usine. Tel docteur en médecine, qui peut réciter par cœur les manuels de pathologie, se révèlera incompétent devant un malade en chair et en os. J'ai connu un évêque, docteur en théologie et en droit canon, qui n'ignorait rien de toutes les sciences ecclésias­tiques et qui a laissé, dans son diocèse, le souvenir d'un administrateur déplorable. Nous ne manquons pas de savants. Nous en avons même de plus en plus grâce à la multiplication des écoles ; nous manquons de sages. Qu'est-ce donc que la sagesse ? C'est l'art de faire passer la théorie dans la pratique, de « trouver le joint » par où, dans chaque cas particulier, le savoir abstrait peut s'articuler à la réalité concrète, de prendre et d'exécuter les décisions exigées par des circons­tances nouvelles et imprévues. 44:184 Ce qui exige du « flair », de l'intuition, du courage -- qualités qui ne s'apprennent dans aucune école, mais qui sont des dons de la nature et qui se développent par l'action et par l'expérience des choses et des hommes. L'exemple suprême de la sagesse nous est fourni par le Christ, qui ne possédait aucun titre universitaire mais qui, nous dit l'Évangile, « parlait avec autorité et non comme les scribes et les pharisiens », dont la plupart, soit dit en passant, étaient docteurs de la loi. Loin de moi la pensée de médire de la science ni des diplômes qui la consacrent ! Je dis seulement qu'elle ne suffit pas à faire des hommes capables de diriger efficace­ment leurs semblables. Les diplômes et les titres par les­quels nous accédons à telle ou telle fonction sociale ressem­blent un peu au passeport qui nous permet d'entrer dans un pays étranger. Mais la possession de ce passeport ne nous dispense pas des efforts, des risques et des respon­sabilités du voyage. Car la science n'est qu'un moyen. Si nous n'en faisons pas un instrument de l'action, elle reste aussi stérile que le trésor d'un avare. Et, au soir de notre vie, Dieu ne nous jugera pas sur l'étendue de nos connaissances, mais sur la qualité de nos œuvres. ##### *En relisant Sénèque* 22 mars 1974. L'autre soir, accablé par la grippe et incapable de tra­vailler, je me suis plongé dans la lecture de Sénèque. Et j'y ai rafraîchi, non seulement mon latin, mais toutes les convictions nées de mon expérience. Sénèque vivait il y a bientôt 2000 ans. Rome, ployant sous le poids de ses conquêtes, penchait déjà vers la déca­dence. Que peut nous apporter ce contemporain de Néron ? diront les esprits avides de nouveauté. Nos mœurs, nos institutions, notre vision du monde et de la société ont-elles encore un rapport avec cette civilisation engloutie ? Je répondrai que la différence est moins profonde qu'on ne croit et que le vieux Sénèque est aussi présent à notre époque qu'à la sienne. Et que ce qu'il écrivait il y a vingt siècles s'adresse encore à l'homme d'aujourd'hui dont la misère, sous d'autres masques, garde le même visage. 45:184 Veut-on des exemples ? J'ai souvent dénoncé la disjonction, opérée par tant d'intellectuels, entre la science et la sagesse. Trop souvent, on apprend tout dans les écoles, sauf l'art de vivre. Écou­tons Sénèque et nous trouverons le portrait exact de nos soi-disant « maîtres à penser » dont la pesante et vaine érudition voile l'ignorance des plus simples réalités. -- « Que de temps il a fallu perdre, que d'auditeurs il a fallu assommer pour mériter cet éloge. ô le savant ! Il vaudrait mieux se contenter de ce titre plus rustique : ô le sage... C'est une façon d'intempérance de vouloir savoir plus qu'il ne convient... On oublie le nécessaire à force d'apprendre le superflu... L'esprit s'accoutume plus aisément à se dis­traire qu'à se guérir et à faire un jeu de la philosophie qui devrait être un remède. » -- Il faut avouer que les temps n'ont guère changé depuis Sénèque : la race des jongleurs de mots et d'idées « qui parlent mieux qu'ils ne vivent » ne semble pas en voie d'extinction ! Autre mal de notre époque : la primauté de l'avoir sur l'être, la soif des biens extérieurs au détriment de l'har­monie et de la paix intérieures. Besoin d'autant plus ina­paisable qu'il est plus factice et qu'il porte sur des objets superflus. -- « Tu cherches le bonheur dans la richesse, nous dit Sénèque : alors la pauvreté te torturera, même si, suprême misère, elle est imaginaire. Si riche que tu sois, tu te sentiras privé, devant un plus riche, de toute la différence entre sa fortune et la tienne. » -- Admirable analyse de l'envie, souffrance qui naît, non de l'insatis­faction d'un besoin réel, mais de l'immatérielle compa­raison avec autrui. Et Sartre ne répète-t-il pas Sénèque lorsqu'il écrit la phrase célèbre : « On est pauvre de tout ce qu'ont les autres » ? Chose plus grave encore : l'homme en proie à cette fièvre de l'avoir perd tout souci de son âme et de sa liberté et devient l'esclave de ce qu'il possède. -- « Si tout cela n'était pas à nous, nous serions à nous-mêmes. » -- Ce qui n'inclut pas, comme voudraient nous le faire croire les contempteurs fanatiques de la « société de consommation », la condamnation absolue des richesses matérielles. Sénèque nous avertit que le sage se reconnaît à ce signe qu'il sait également dominer la privation et l'abondance des biens extérieurs. « Ne pouvoir supporter la fortune, écrit-il, est le fait d'une âme sans vigueur. » Quoi de plus actuel dans une époque où tant de riches n'osent plus assumer ni même avouer leur privilège, sans doute parée qu'ils se sentent incapables de remplir les devoirs qui y sont attachés ? 46:184 Encore une des plaies de notre civilisation : la vie tré­pidante et le besoin perpétuel de distraction et de nou­veauté. Quand Sénèque nous parle de ces gens « qui ne sortent que pour grossir la foule, qui courent çà et là com­me des fourmis et dont le loisir est une paresse sans repos, un affairement à vide », comment ne pas reconnaître tant de nos contemporains dont l'agitation incessante n'est qu'un réflexe de fuite devant leur vide intérieur ? -- « Com­me dans un labyrinthe, on se retrouve d'autant moins qu'on court davantage... Tu t'étonnes de ce que le voyage ne t'apporte aucun profit. C'est que tu es parti avec un mauvais compagnon de route : toi-même. C'est d'âme et non de lieu que tu devrais changer. » De même pour le grégarisme, l'obéissance passive à l'opinion et à la mode. Sénèque nous met en garde contre la contagion de la foule : « Rien ne nous engage dans de plus grands maux que de nous conformer à la voix publi­que. Nous périssons en suivant l'exemple des autres, nous guérissons à condition de nous séparer de la foule. Car les choses humaines ne sont pas tellement bien orientées que le meilleur plaise au plus grand nombre : l'opinion de la foule est l'indice du pire. Il faut chercher le meilleur et non le plus fréquent... Si peu de gens faisaient cela, nous ne voudrions pas les imiter, mais quand plusieurs se met­tent à le faire, nous prenons la suite et l'égarement nous tient lieu de droit chemin quand tout le monde s'égare. » -- Quel avertissement pour ces hommes du troupeau (et parmi eux pour tant de chrétiens) que la crainte servile de ne pas être « à la page » ou « dans le vent » conduit au naufrage de la pensée et de l'âme ! J'arrête là mes exemples et mes citations. Mille autres textes pourraient être invoqués dans le même sens et avec la même opportunité. Ce qui prouve une fois de plus que la vraie sagesse ne vieillit pas et qu'il n'est pas nécessaire, de chercher de nouveaux remèdes à des maux plus ou moins virulents suivant les époques, mais aussi anciens que l'humanité. ##### *L'autorité et l'autoritarisme* 29 mars 1974. Si nous disons d'un homme : « il a de l'autorité », ce jugement est une louange. Mais si nous disons : « il est autoritaire », nous exprimons plutôt une critique. 47:184 Où est donc la différence entre l'autorité et l'autori­tarisme ? L'autorité d'un homme se mesure à sa capacité de commandement, c'est-à-dire à la confiance qu'il inspire à son prochain et qui incline celui-ci à lui obéir sans discuter. Dans le drame célèbre « King Lear », Shakespeare nous montre le vieux roi dépossédé qui erre dans la forêt. Un gentilhomme, qui passait par là, le rencontre et lui dit « Je ne vous connais pas, mais je sens quelque chose en vous qui donne envie de vous obéir. -- Et quoi donc ? demande le roi. -- L'autorité. » Autorité vient du mot latin augere qui signifie : aug­menter, faire croître. Là est le sens et le but de l'autorité. On sent, devant celui qui la possède, qu'en obéissant à ses ordres, on ne sera ni trompé, ni brimé, ni exploité, mais qu'on se réalisera, qu'on épanouira sa propre per­sonnalité à travers la discipline imposée. En autres ter­mes, on sent que le chef ne commande pas pour son propre compte, mais qu'il obéit à une loi supérieure qui est celle du bien commun dont il est le représentant et l'agent. Ainsi le bon père de famille exerce l'autorité dans l'intérêt de ses enfants, le bon patron dans celui de tous les membres de l'entreprise et l'homme politique digne de ce nom dans celui de la nation tout entière. Dans ce sens, le chef est le serviteur de tous. L'homme autoritaire, au contraire, est celui qui com­mande sans tenir compte des exigences du bien commun et pour le seul plaisir d'exercer sa puissance. Ses ordres sont arbitraires, capricieux et, dans cette mesure même, vexatoires pour celui qui les reçoit. Et contrairement à l'étymologie du mot, l'obéissance à de tels ordres diminue l'exécutant au lieu de l'épanouir. Ce qui engendre, suivant le caractère du subordonné, la servilité ou la révolte. Il est important de noter que cet autoritarisme est presque toujours le fait de ceux qui ont la passion du pouvoir sans avoir reçu le don naturel de l'autorité. Ne possédant pas les qualités intérieures qui font les vrais chefs, ils essayent de combler cette lacune en multipliant et en exagérant les manifestations extérieures de l'autorité. Le vrai chef est respecté parce que son autorité s'im­pose d'elle-même et il est aimé parce qu'on sait qu'il l'exer­ce pour le bien de tous. Le chef autoritaire, au contraire, est redouté parce que ses ordres, inspirés par l'égoïsme et la vanité et non par la claire vision du but à atteindre, sont incohérents et imprévisibles et, par là-même, presque impossibles à exécuter, ce qui décourage l'obéissance et aboutit tôt ou tard au mépris de d'autorité. 48:184 Le meilleur exemple de cette contradiction interne nous est fourni par cet étrange mélange de discipline rigoureuse et de négli­gence dans l'exécution qu'est trop souvent l'organisation militaire. -- « Ne nous pressons pas, me disait un vieux sergent, chaque fois qu'il recevait un ordre d'un supérieur attendons le contrordre... » L'autorité saine s'exerce à la façon d'un dialogue entre deux libertés unies pour un but commun : celle de l'homme, qui commande et celle de l'homme qui obéit. Mais l'auto­ritarisme, en ruinant ce rapport humain, ne peut faire que des tyrans qui trahissent le pouvoir dont ils abusent et des esclaves qua trichent avec le pouvoir qu'ils subissent. Gustave Thibon. © Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique) 49:184 ### Le cours des choses par Jacques Perret JARDIN DES PLANTES (suite). Au loup ! C'est un cri que nous lancions quelquefois dans nos deux d'enfants. Ja­mais de ma vie je ne l'ai poussé ni entendu pour de vrai. Mais rien que d'y penser je crois sentir un petit rien qui s'émeut dans la mémoire viscérale. S'il faut y recon­naître un effet de l'héritage gaulois il a dû se renforcer du fait qu'un soir d'hiver un aïeul rural âgé de douze ans avait dû rentrer chez lui à reculons pour se garder d'une bande de loups qui le poursuivait. D'autre part si, passant un soir d'hiver à Saint-Loup-en-Goëlle entre l'extinction des télés et le coucher des enfants, j'étais assez vicieux pour dévaler la Grand'rue en criant au loup, je sais bien que mon cri ferait plus de remous dans les âmes qu'un vulgaire appel au secours, au voleur ou à l'assassin. Par une journée d'avril au Jardin des Plantes, on me répondrait : c'est à gauche après les bisons. Mais je con­nais le chemin. Donc, sortant de la fauverie où je quittais le lecteur, j'allais droit aux loups. Une envie de loups. Droit aux loups en évitant les singes. Les singes n'ont jamais compté pour beaucoup dans ma vie. De toutes manières, quand on a le loup, en tête, on ne va pas s'arrêter à voir des singeries. Je connais assez le chemin pour l'avoir fait plusieurs fois avec les enfants et petits-enfants. Ils ha­bitent, je parle des loups, le quartier le plus inhospitalier du jardin. C'est toujours là que je les ai vus. La dernière fois ils étaient trois à se partager une méchante cabane dans un enclos de dix mètres sur cinq le long du quai Saint-Bernard avec vue sur la grosse grille de l'enceinte qui doublait leur clôture. Quand il s'agit de captifs hu­mains, le dispositif est inversé : l'économie du gardiennage fait en sorte en effet que le premier obstacle soit nettement plus fort que le deuxième et personnellement, je m'en suis toujours bien trouvé. 50:184 Il m'est pénible de constater que les animaux prisonniers tentent si rarement de s'évader. Très peu de tunnels et moins encore de brèches. Les bisons pourtant n'auraient qu'à peser de la hanche pour enfoncer le grillage et s'en aller paître le gazon du grand parterre. Mais je comprends un peu qu'un tel enfantillage ne vienne pas à l'idée quand on a du même coup buté la locomotive du Grand Western, culbuté quinze wagons de pionniers anabaptistes et déraillé dix fourgons de pelles et pioches. Ces trois loups vivaient donc nuit et jour dans le va­carme du quai Saint-Bernard où le trafic est intense et la puanteur des gaz. J'admirais qu'ils n'en fussent pas com­plètement abrutis mais toujours trottant à cette allure économique et soutenue à travers le vieux monde et depuis la fin du déluge. Et toujours la truffe humide, le regard inquiet, l'arrière-train prêt à se détendre, enfin tous les signes d'un état de vigilance à la fois aigu et indéterminé. Rien dans leur nature de loup ne semblait émoussé. Le défilé des voitures et le passage des visiteurs les mainte­naient en alerte comme un torrent de périls toujours in­connus ou l'interminable défi d'un gibier uniforme et pro­visoirement inaccessible. Mais que vienne l'ouverture et les loups, j'espère, bondiraient comme des loups. Avant tout ne pas laisser mollir le jarret. Des heures et des heures à courir. Des milles, des verstes et des lieues à se taper la Mongolie, les toundras, les faubourgs d'Omsk et les poubelles de Tobolsk, les chiens crevés dans le sillage des traîneaux, toute la Bérézina pour un grognard surgelé, la traversée des Ardennes, toutes les Vosges pour les re­liefs d'un duc dans sa carcasse de fer, la forêt d'Orléans derrière un chapeau rouge, la bobinette etcetera, le coup de cafard sur le tombeau d'Ysengrin, la vallée de la Bièvre sous une peau de mouton mais la bergère de Nanterre, les piégeurs de Vincennes, les fossés de Philippe Auguste, la brèche aux loups et clac ! il faut continuer sur l'infini des huit, et des huit bouclés, rebouclés, entortillés sur dix mètres de long et cinq de large avec six cents demi-tours à l'heure et plus rien dans le museau que l'odeur du loup, à la longue insipide. Je pense qu'ils ont trouvé tout de suite le système de diagonales et courbes le plus avantageux pour exploiter leur espace vital et de telle façon qu'à leurs pattes au moins il parût illimité. A chacune de mes visites je les trouvais en action sur le même parcours et je dois dire que leur cabane était charitablement conçue avec un libre passage qui facilitait les combinaisons du circuit. Comme ils étaient trois ils avaient dû mettre au point l'ordre de marche qui ne les gênât pas dans leurs évolutions et syn­chroniser l'allure. 51:184 Le ballet était si bien réglé que les trois loups faisaient comme une bande en migration de longue haleine. Aux yeux d'un visiteur, comme le fut Léon Bloy, enclin à dramatiser la vie des bêtes, ils donnaient l'im­pression d'un carrousel du désespoir ou de quelque mission pénitentielle et mystérieusement propitiatoire. Personne évidemment n'aurait osé dire qu'ils étaient heureux, mais sait-on jamais. Disons qu'en général le visiteur se fait une raison en décidant qu'elles aussi les bêtes s'en font une. C'est un peu mon avis, à cela près que si j'ouvrais la porte, là encore ils ne tarderaient pas à s'en faire une autre. J'avais noté en effet qu'aux demi-tours face au peuple ils avaient le nez frémissant au ras du grillage et le regard braqué vers le dehors. Ils n'auraient donc pas tardé je suppose à découvrir la brèche improbable. A ce moment-là deux solutions : rester dans le jardin où ils auraient de quoi s'amuser toute la nuit, les brebis du Tibet ne sont pas loin, et à l'aube ils regagneraient leurs foyers, ni vus ni connus et pleinement satisfaits. Ou alors c'est le grand saut à travers la grille et, à vue d'œil, l'écartement des barreaux me paraît suffire à la maigreur de leurs flancs. Le quai est assez mal éclairé, quelques lampadaires pour le trafic, mais le trottoir est dans l'ombre et peu fréquenté. Ils auraient au moins le temps de s'habituer à leur nouvelle écologie mais les aventures ne sauraient tarder. C'est une belle histoire que j'ai failli raconter plus d'une fois mais les prétendus sujets en or ont cessé de m'éblouir, trop faciles à rater. Vous pensez bien que nos trois loups lâchés dans la ville à deux heures du matin ne demanderaient qu'à prolonger la virée en épisodes merveilleux, aberrants, apocalyptiques mais pour finir je le crains dans le senti­mental et l'édifiant. Nous les verrions loups-garous, loups blancs, lycanthropes et mangeurs d'enfants perdus, puis berceurs d'enfants trouvés, auxiliaires de police, attractions de banquet, gardiens de crèches, rhéteurs de carrefours et se retrouver comme chiens de salons et sentencieux bavards entièrement vidés de leur nature. La seule façon de la sauvegarder honnêtement aux yeux du public et de la tradition serait qu'à peine atterris sur le trottoir, ils sautassent à la gorge du premier venu pour le dépecer sur place avant de succomber sous les balles d'un escadron de gardes mobiles et impitoyables. Après quoi ils se feront romanciers ou franciscains, mais avant tout : à la gorge. J'aime bien que les loups se conforment aux idées reçues et surtout quand elles sont reçues comme vérités d'Évan­gile. N'allons quand même pas oublier que le loup c'est le pharisien. Et si le loup n'est plus féroce, je n'attends rien de bon ni du berger oisif ni de l'agneau rassuré. 52:184 Déjà le mois dernier je dénonçais les pourfendeurs de mythes et plus injustement ceux qui, sous couvert de pro­téger la faune sauvage, finiront bien par dépouiller le tigre de ses fonctions de bête dangereuse et cruelle comme ils l'ont fait de la pieuvre. Si je reviens sur la question, c'est qu'à force de nous montrer des films édifiants, nous aurons bientôt affaire à des tigres de cinéma qui nous joueront les petits pères tranquilles, et les derniers lions n'auront d'autre emploi que se balader gentiment pour la science avec un transistor derrière l'oreille. Du même coup Hercule ne sera plus que le ridicule tombeur d'un lion inoffensif et d'une hydre philanthrope, et le dragon de la Bièvre dont saint Marcel délivra mon quartier qu'un âne un peu rétif. Préparons-nous à savoir que Daniel, sainte Blandine et Androclès n'auront jamais eu que beau jeu à séduire des veaux qui n'étaient féroces que par complaisance au vœu des martyrs. Encore un aggiornamento qui tourne mal. Toute une éducation à refaire, La Fontaine au panier bien sûr et comment ferons-nous quand nos bestiaires appri­voisés ne pourront même plus traumatiser nos enfants. J'aime bien savoir que le loup est le plus fidèle des époux et le plus dévoué des pères, à faire honte au coucou, et si le terroriste a l'esprit de famille je ne suis pas scandalisé, au contraire ; mais je serais bien navré que n'ayant jamais dévoré ni moutons ni bébés les loups eussent fait trembler pour rien nos grands-mères. Singulière façon de réhabiliter les loups et d'honorer nos grands-mères. Je n'ai pas sous les yeux le classement des animaux selon le poids, le nombre et la valeur réelle ou fiduciaire des symboles qu'ils assument dans l'ordre de la création depuis le débarquement de l'Arche. Si nous mettons à part le vautour pour l'unique et sensationnelle opération qui soulagea l'humanité d'un hépatique outrageusement témé­raire, nous sommes tentés de mettre le lion et l'aigle ex aequo à la première place et l'héraldique suffirait à témoi­gner de leur incomparable réputation. Elle est essentielle­ment fondée sur la noblesse de leurs attitudes et la crainte, qu'ils inspirent. Si la loi, ce qu'à Dieu ne plaise, me faisait obligation de me conduire en citoyen d'un monde adulte affranchi de l'héritage, il se pourrait qu'à la rigueur, même dans le privé mais entre nous et une fois les enfants au lit, j'admisse que le lion et le tigre sont de mœurs bourgeoises, que le poulpe n'a jamais englouti le moindre navire, que le doryphore est le plus sincère ami de l'homme, que le singe s'évertue gentiment de nous délivrer de la pudeur oppressive etcetera ; mais pour le loup je ne marche pas. Je veux que le loup reste loup et qu'il n'aille pas s'humilier dans le décri et la dérision de toutes les leçons de morale qu'il n'a cessé d'illustrer jusqu'ici pour notre gouverne à tous les âges de notre vie. 53:184 Je lui demande instamment de ne pas se laisser aller. Qu'il n'en démorde pas et, de mon côté, je m'engage à le retenir auribus dans le droit chemin des datifs et ablatifs pédagogiques à commencer par gaul­liens gaullico lupus qui fait notre consolation à l'heure où j'écris. Le jugement téméraire est mon péché mignon et ces propos à première vue n'en sont pas exempts ; mais je ne cherche pas le procès d'intention. Les intentions ici-bas, c'est la bouteille à l'encre. Je n'ai fait état que de tendances, on y voit plus clair et le procès me paraît bon. Personne ne contestera qu'en matière de morale, de justice et de religion, il y a une forte tendance à innocenter. Le cas du diable étant réglé dans ce sens-là je crains seulement que le loup ne se laisse blanchir. Guidé par le souvenir de ces trois loups je les ai d'abord cherchés en vain. Le périmètre au bout duquel ils étaient parqués mitoyennement à d'autres animaux dont je ne me souviens plus est aujourd'hui désaffecté, nivelé, méconnais­sable. Je pensais d'abord qu'un sol piétiné depuis Buffon par toutes sortes de quadru palmi et solipèdes avait besoin d'être ameubli, et que peut-être on y sèmerait du ray-grass ou du paturin en attendant l'arrivée du grand bizoard amphiloche annoncé tant de fois. Mais à bien regarder je trouvai à la surface une abominable apparence de terrain à bâtir. Il est vrai aussi que le Muséum est pauvre et je pense alors qu'il se contentera d'installer ici le mérinos antilopé du Zambèze qui ne peut plus se voir avec l'onagre des steppes. Quoi qu'il en soit, me dis-je, le Jardin ne sau­rait sans déshonneur se priver de loups. Effectivement il y en a un et je l'ai trouvé à cent pas de là, relativement bien logé, plus au large, un peu soulagé des fracas du quai Saint-Bernard. Un beau solitaire et dans la force de l'âge. Comme tous ses pareils il n'arrête pas de courir mais la solitude et la surface de manœuvre lui permettent non seulement d'allonger le trot parallèlement au grillage, mais d'arrondir plus commodément ses crochets et de boucler le circuit en disparaissant dans la cabane pour en sortir comme d'un antre à deux issues et repasser devant les hommes en les dévisageant. Tout cela ne sortirait pas de son quotidien s'il ne tenait dans sa gueule un rat, un gros rat mou, la queue raide et le ventre pâle. Sans cesser de courir le loup nous montrait sa proie comme un objet de défi. Rengorgé, plastronnant, il salivait de superbe et s'im­patientait d'une bagarre. Mais d'où venait ce rat ? Du pavillon des rongeurs ou des libres égouts ? Il en faisait comme d'une rarissime aubaine attrapée vivante et tiède encore ; mais ce pouvait n'être qu'un rat crevé, lancé par un gardien qui en avait l'habitude. 54:184 Aussi bien et soit dit sans malveillance, pouvait-il en être à son deuxième ou troisième jour d'exhibition et nous faisait-il un numéro. Le gros rat mol et visqueux pendouillait à sa gueule bavante et le loup continuait d'aller, venir, disparaître dans son trou et resurgir les reins cambrés, la tête haute et l'œil en feu. Inlassable et fumant d'orgueil il n'arrêtait pas de parader devant son public et de provoquer sa convoitise en agitant sous ses yeux la chasse du loup. Évidemment il ne s'agissait pas de rat. C'était bel et bien l'éternelle brebis, sinon la biche, le lion, la chèvre d'or, la nymphe des marais, la fille du louvetier qu'il tenait comme un chiot par la peau du cou. Et toujours personne pour la disputer. C'était vraiment la gloire du loup. Une bande d'écoliers criards vint alors s'abattre en paquet contre la grille et se mettre en devoir d'apostro­pher le captif. Je leur trouvais à tous quelque chose d'un peu bizarre, dans la voix, la dégaine, même dans l'habille­ment et certaines coiffures. Le surveillant était un maigre, long et silencieux jeune homme, chapeau noir à bords plats jusqu'aux oreilles, barbe rectangulaire, un peu rousse et bien frisée, grand paletot noir collé au corps jusqu'aux mollets. Je compris alors qu'il s'agissait d'une école privée, très nettement confessionnelle. Un échantillonnage complet de la diaspora juvénile. Toutes les variétés africaines, asiatiques et européennes du petit juif à l'âge ingrat fai­saient chorus pour fêter le captif et sa piteuse capture. Un concert d'interjections gouailleuses, quolibets, lazzis, injures et même la peau de banane qui fait plus mal qu'un glaviot. Mais le loup de plus en plus glorieux continuait de balader sa petite charogne sans même retrousser les ba­bines. Le surveillant restait à l'écart, impassible et hiéra­tique en sa lévite, sans manifester le moindre intérêt pour une confrontation qui tout de même, à mon avis, rendait un son vaguement biblique. Elle me rappelait plus nette­ment certains épisodes de la Résistance, à cela près que les voix ricaneuses et les invectives étaient alors moins enfan­tines et plus franchement parisiennes. Disons que cet âge est sans pitié, que la lâcheté n'a pas d'âge ni de patrie et restons-en là. D'ailleurs le loup ne m'a pas confié ses im­pressions et je ne suis pas fabuliste. \*\*\* 55:184 D'UNE façon ou de l'autre, par l'humeur ou la raison, en rase campagne ou en forteresse, pour l'heure ou pour l'éternité nos « *itinéraires *» sont batail­leurs. Au mois d'avril la fortune des armes a voulu que la bataille de Poitiers fût livrée dans le cours des choses par un amateur cependant que dix pages plus loin celle de Fontenoy ou Fontanet nous était révélée par un historien véritable et néanmoins ravi de se connaître pour enfant naturel ou légitime des francs-gaulois et tout le portrait de ses pères. La mémoire de Charles Martel eut ainsi la bonne surprise de se voir honorée conjointement à celle de son arrière-petit-fils Charles le Chauve. Coïncidences victo­rieuses et familiales. Une couple de victoires et une paire de Charles comme on n'en fait plus. S'il me faut recommencer aujourd'hui à faire le petit soldat, ce n'est pas la déontologie du chroniqueur qui m'en fait obligation, mais la politesse ordinaire. Et je le fais la mort dans l'âme car il s'agit d'un désastre. Nous ne manquons pas de désastres. Toutes les défaites ne sont pas glorieuses, peu de désastres le sont. Il est admis pour­tant que l'honneur commun peut se dire satisfait par les traits de bravoure individuelle, au moins par l'abondance des morts, la mort sous les armes étant considérée, un peu à la légère, comme honorable en soi et pour le moins absolutoire. Aucun désastre, ni Alésia, ni Rossbach, ni Trafalgar, ni les deux Sedan, ne me fait plus de peine qu'Azincourt. Avouez qu'avec Trafalgar et Azincourt, la phonétique nous a gâtés. A vrai dire, politiquement, Azincourt n'a pas tel­lement d'importance. Tout au plus a-t-il retardé de quel­ques années notre gain de la guerre de Cent Ans. La fleur de chevalerie fauchée à Crécy avait repoussé pour Azin­court, elle repoussera pour l'autre Poitiers, elle refleurira joyeusement pour la prise d'Orléans et ainsi de suite. Au­jourd'hui même figurez-vous que sa fleur ne désespère pas d'éclore, la graine se conserve en secret, elle attend son jardinier. Si Azincourt n'a pas ruiné le destin du royaume, en tant que pile et raclée nous avons là un chef-d'œuvre assez rare et purement militaire. Son effet moral fut considérable, il a disparu chez nous pour les raisons que vous savez, mais il persiste chez eux et ils n'ont pas tort de se montrer plus fiers d'Azincourt que de Mers-el-Kébir et même de Waterloo. Chaque fois que je remémore Azincourt le cœur me fend. Comme un arbalétrier de la milice d'Amiens, quinquacentenaire à pension indexée mais témoin lucide et scandalisé encore que radoteur, j'enrage d'une grande bataille évidemment gagnée d'avance et immédiatement perdue en moins d'une heure par l'incapacité stupéfiante et totale de notre chef le connétable d'Albret. 56:184 Paix à son âme, il est mort en brave mais quand même ; l'incapacité du chef, passe encore, mais s'il y met de la bravoure il faut s'attendre au pire. On n'a jamais vu en si peu de temps et de place un tel gâchis de vaillants seigneurs écrabouillés dans leur ferraille. A pleurer je vous le dis. M'est avis que si le roi Charles VI, qui avait encore à certains jours l'esprit clair et vif, n'avait pas été à ce moment-là immobilisé à Paris dans ses ténèbres, les choses auraient bien pu ne pas tourner si mal. Si donc j'en viens aujourd'hui à rappeler Azincourt c'est que je m'en crois tenu. A propos d'une méchante émission de télé sur la bataille de Poitiers, j'avais pris la mouche et je ne m'en dédis pas. Mas peu après, dans la même série de grandes batailles, Azincourt était, si j'ose dire, beaucoup plus satisfaisant, images et paroles. C'est assez inattendu pour en faire mention. Du côté anglais un commentateur oxfordien a eu le bon goût de ne pas insister sur la nullité tactique du commandement français. Il a deviné je pense que la chose est pour nous un lieu commun assez pénible. Ils ont eu un croiseur nommé Azincourt qui s'est croisé pour la démocratie et, à ses temps perdus, recroisait pour de Gaulle, ça suffit comme ça. Donc, nullité tactique et je suis bien d'accord. En considération de l'esprit chevale­resque je pourrais dire qu'il s'agissait peut-être moins d'incapacité que de parti pris contre un art considéré com­me indigne et sournois ; mais là vraiment, dans ce cas, je le ferais par charité. Le commentateur français ne pouvait manquer lui non plus d'évoquer les effets catastrophiques d'une action de cavalerie plus déraisonnable et sommaire que Rézonville. Mais il l'a fait de telle sorte que nous n'ayons pas à rougir d'une bataille perdue, comme tant d'autres, par le sacrifice aberrant d'une chevalerie passionnée de gloire, exclusive­ment fonceuse et entêtée à ne voir dans la guerre qu'une partie de bravoure : au diable ruse et stratagème, au diable la manœuvre. Mais s'il est vrai qu'en ce temps-là tout pro­cès, toute bataille se voyaient réglés par jugement de Dieu, n'était-ce pas en effet une vilaine pensée qu'un champion calculateur pût satisfaire la justice divine. On sait que notre armée, beaucoup plus nombreuse, plus fraîche et mieux placée que celle d'Henri V, fut obli­gée de contenir son enthousiasme et surseoir à l'engagement plus de quarante-huit heures. Décision du connétable. Aus­si sec et sur la pointe des pieds la victoire change de camp. 57:184 J'ignore si le connétable était coutumier du fait, invétéré dans le confort des décisions négatives, fieffé temporisa­teur, maniaque têtu de la remise au lendemain et en fin de compte pusillanime opiniâtre, mais peu importe, en Azincourt il fut tout cela. Peut-être aussi qu'il savait à quoi s'en tenir sur la témérité de ses jeunes barons et les effets calamiteux de leur impatience. N'oublions pas non plus que la surprise est un parti déloyal, mais quand elle est proposée gracieusement par le doigt même de la Provi­dence, passer outre est un péché, peut-être mortel, en tous cas meurtrier. Monsieur saint Denis n'était pas content et l'archange a puni. Certes il pleuvait à torrents et le champ retenu pour la bataille n'étant plus qu'un marécage il n'y avait pas lieu d'y enliser prématurément les chevaux : mauvais prétexte, la terre ne sècherait pas en un jour, il va même pleuvoir jusqu'à la fin du drame et le connétable va mourir parmi les siens : debout dans la boue jusqu'aux genoux, le fer à la main, la superbe ganache ne pouvait survivre à pareille hécatombe de princes, barons et ban­nerets. Tout le monde avait très mal dormi. Les pieds dans la gadoue et l'armure n'est pas imperméable. Et pourtant ce ne fut toute la nuit que cérémonies liturgiques, adou­bements de chevaliers, grands concours d'embrassades et oubli des querelles, fêtes, jeux, cantiques et chansons. L'Anglais à portée de voix n'en perdait pas une miette. Encouragé par la bonne ambiance il fortifiait sa position à la lumière de nos feux de bivouac et de joie. Chose extra­ordinaire, personne, que je sache, n'a jamais parlé de tra­hison, voila qui force le respect. Mais non, la bataille ne sera pas racontée. Je veux seu­lement rappeler un épisode sur lequel on a sans doute in­justement daubé. Beaucoup de chroniqueurs, et les nôtres autant que les leurs, ont insisté avec plus ou moins d'ironie ou d'imagination sur le côté un peu nouba de la nuit fran­çaise. Ne soyons pas trop sévères. On peut même croire que ce déluge picard fut accueilli chez nous comme une épreu­ve à surmonter d'un cœur joyeux. Ce nocturne en pot pourri divertissait notre impatience de combattre, et dans l'intervalle des attractions les prières appropriées aux veil­lées d'armes. La fête des fous ne manquait pas de dignité. Or l'historien commentateur, bonne surprise, était un peu de mon avis. J'ai cru comprendre qu'à demi-mots il nous mettait en garde contre une tendance à renchérir sur une veillée d'armes en ripailles et beuveries en lui refusant même les indulgences consenties aux régiments saouls de mai 1940. Tout ce que la scène pouvait avoir de pathétique, fantastique et exaltant, je le conçois de bon cœur et que les survivants purent en être obsédés jusqu'à la mort. 58:184 J'ajouterais même au tableau les anges du royaume tout baignés de larmes et de pluie, volant bas et sonnant en vain de leurs trompettes. Et je tremblerais qu'un scé­nario fût tiré de là pour quelque cinéaste francophone. Enfin n'en rajoutez pas ni pour l'art ni la morale. N'allez pas vous imaginer que le 25 octobre 1415 vers les neuf-dix heures du matin l'armée française fut réveillée cuvant son vin dans la mouscaille aux cris des archers anglais, non plus que nos barons eussent été, ivres morts, hissés sur leurs chevaux par des pages titubants. Nous savons qu'avant l'aube la plupart ont préféré dormir à cheval sous la cuirasse et le bassinet. Sans doute ont-ils chargé comme somnambules cavalant à l'abattoir, mais il y aurait indé­cence et calomnie à imputer le désastre à une chevalerie de tastevins bambocheurs. Parmi tous les gentilshommes grands et petits, princes du sang et noblaillons qui périrent ce jour-là il ne manquait ni de parfaits héros, ni de soldats intelligents, ni de prud'hommes. Nous avons suffisamment d'informations pour nous permettre d'en rabattre assez largement sur une version tendancieuse inspirée chez nous et sur le moment par l'amertume de la défaite mais reprise et étoffée quatre siècles plus tard pour mieux nous con­vaincre des bonnes mœurs républicaines. Le processus est constant chez les historiens de parti : on choisit d'abord un détail peu connu, anecdote ou fait divers, mais garanti d'origine par témoignages d'époque, de première ou dou­zième main ; après quoi, nettoyé, paré, rehaussé, verni, encadré, il est promu à la dignité de signes des temps suf­fisant et nécessaire à l'opinion des gens pressés. Les person­nes impliquées dans ces genres de tableaux ne sont pas en mesure de transmettre un rectificatif, mais le potentiel de leurs démentis est à multiplier par le coefficient posthume. On s'explique alors le nombre incalculable de coups de pieds au cul restés en suspension dans le ciel de l'histoire. Nous ne devons pas désespérer que d'une manière et un jour ou l'autre ils n'arrivent à destination. Il n'est d'ailleurs pas inconcevable que j'en reçoive quelques-uns. Pour en finir avec mon sujet, il ne faudrait pas oublier que, même au déclin de son ordre, un chevalier est tenu par éducation et serment à la pratique des vertus chrétiennes qui sont aussi les militaires, et convenir après tout que le plus grand nombre d'entre eux n'y a peut-être pas failli. Voilà ce qu'en substance et discrètement nous fut dit ou suggéré par notre commentateur. Nous lui accorderons le mérite d'avoir honnêtement parlé à quelques millions de Français ordinairement livrés à des pédagogues renégats. Jacques Perret. 59:184 ### Le Jacobin, la Prusse et l'Autriche par André Guès L'HISTOIRE DE FRANCE VOIT APPARAÎTRE LE QUATORZE­ JUILLET UN NOUVEAU FRANÇAIS, LE « *patriote *», QUI EST LE PARTISAN DES IDÉES NOUVELLES. Le sentiment qui l'anime n'est pas le patriotisme au sens qu'a le mot dans la langue, mais l'attachement aux Immortels Principes. Le mot de patriotisme, chargé des « *puissances de sentiment *» (Barrès), donc très apte à remuer les hommes, a ainsi changé de sens sans que les historiens se soient attachés à montrer ce changement ni ses conséquences. D'affectif et presque charnel, le patriotisme est devenu intellectuel : ce n'est plus un sentiment, encore que justi­fié en raison, mais une idée. Or, par exemple, ni Daniel Mornet, décortiquant *les origines* INTELLECTUELLES *de la Révolution* (A. Colin, 1934), ni M. Godechot présentant la PENSÉE *révolutionnaire* (id., 1964), n'ont jugé à propos d'introduire ce néo-patriotisme intellectuel dans leur savant travail. Avant qu'ITINÉRAIRES me permette de le décrire, je vais dire le résultat en politique extérieure de ce qu'il a eu de plus cruel pour notre pays : son anti-catholicisme. Commencé en 1756 à l'occasion du *Renversement des alliances,* ce changement de sens s'est fait en une tren­taine d'années. On voit d'abord appliquer l'adjectif de *patriote* au Français opposé à l'alliance autrichienne et attaché à l'alliance traditionnelle avec la Prusse. Or l'ini­mitié franco-autrichienne était sans raison depuis que l'Autriche avait perdu l'Espagne. Car quand le Capétien faisait la guerre au Habsbourg, ce n'était pas au maître de l'Autriche lointaine, mais de l'Espagne et des Pays-Bas qui tenaient la France en tenaille. Erreur capitale donc que celle du *patriote* maintenant sa politique dans une tout autre situation géo-stratégique à laquelle Louis XV pliait souplement ses alliances. 60:184 En outre le Habsbourg, exclu des Allemagnes, y avait le même intérêt que le Bourbon : que le Hohenzollern, homme de proie en plein essor de puissance, n'y prenne pas leur place et n'en fasse pas dans sa poigne de fer une nation compacte. Puis, considérant les palinodies de Frédéric qui faisaient de lui un partenaire peu sûr, elle donnait à la France un allié continental puis­sant propre à assurer la paix en Europe pendant qu'elle serait occupée ailleurs. Car avec l'acquisition de la Lorraine, la France était terminée de ce bord et n'y pouvait reculer ses frontières sans porter une atteinte d'incalculables con­séquences au savant édifice dynastique et territorial bâti par les deux actes de Westphalie et d'Utrecht. La France ne pouvait avoir d'activité que coloniale, expansion dans la­quelle le heurt avec l'Angleterre était inéluctable, d'où la nécessité d'une puissante alliée continentale. Si la guerre de sept ans ne fut pas heureuse sur mer et aux colonies, car une marine est œuvre de longue haleine, du moins les frontières de la France demeurèrent inviolées, ce qui ne s'était vu de longtemps et ne devait pas se revoir avec les autres systèmes d'alliances. Mais c'est surtout la guerre d'Amérique qui a montré la justesse de cette politique, prouvée peu après *a contrario* par les résultats de l'austro­phobie jacobine. Enfin depuis 1740 la dynastie qui règne à Vienne est lorraine et Vienne en est devenue plus « vien­noise » encore. Une communauté de sentiments généraux est venue s'ajouter à celle des intérêts politiques, puis, par le mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette, des liens de famille, qui font du couple France-Autriche le maître solide de la paix en Europe. Ajoutons le *Pacte de Famille* entre Versailles, Madrid et Naples qui assure la suprématie navale des Bourbons sur l'Angleterre en Méditerranée occidentale. Pour autant qu'on soit sûr des calculs humains, la diplomatie de Louis XV assurait à la France un siècle de bonheurs. On notera qu'au XIX^e^ siècle trois souverains français qui paraissaient devoir être les moins disposés envers l'Autriche ont été comme contraints d'en rechercher l'alliance : le jacobin Napoléon avec son mariage, le vol­tairien Louis-Philippe aidé du protestant Guizot par le traité de 1847, enfin le *carbonaro* Napoléon III à la veille de la guerre voulue par Bismarck. Il y avait là une loi de la politique française conforme à la nature des choses et contraire à l'esprit jacobin. Cette erreur jacobine est à inscrire au débit de l'anti­catholicisme et nous voyons pour la première fois un des cruels effets de cet élément constitutif du néo-patriotisme. L'opposant à la politique allemande de Louis XV, c'est le Philosophe dont la doctrine s'alimente du libéralisme intel­lectuel de la Réforme contre le « dogmatisme » romain. 61:184 Le réalisme de François I^er^ le fit capable de s'allier avec le Grand Turc contre Charles Quint. Encore l'Islam n'était-il pas un danger intérieur. Plus réaliste encore, Louis XIII soutint les protestants d'Allemagne contre l'Empereur pen­dant qu'il combattait le protestantisme en France. L'idéa­lisme des *patriotes* ne leur fait voir dans l'Autriche que la puissance catholique à « abaisser » bien que leur pays ait en elle son alliée naturelle dont les intérêts coïncident avec les siens propres. L'austrophobie du Philosophe s'exaspère au fil des ans. Son ridicule est que Joseph II, qui règne à partir de 1780, écrit : « *J'ai fait de la Philosophie la législation de mon empire *» et que le *joséphisme* est un véritable jacobinisme avant la lettre. On lit sous sa plume des expressions, qui seront celles des Jacobins, sur les prêtres « imposteurs » qui font une « communauté de fourbes », voire celles des rad-soc de bonne époque quand il se propose « *d'écraser l'hydre ultramontaine *». Il établit la liberté des cultes, fait du mariage un contrat civil, institue le divorce, règle l'exercice du culte catholique, révise les taux du casuel, supprime des évêchés, remanie les circonscriptions ecclésiastiques, remplace les séminaires diocésains par des écoles ou il s'assure que le *joséphisme* est enseigné, épure les listes d'ordinands, sur 36 000 religieux des deux sexes n'en laisse subsister que 2 700 au couvent ; son réformisme religieux, étendu à la Belgique, y soulève une rébellion qu'il réprime, tel la Convention en Vendée. Son principe, jacobin, est que « *l'Église est dans l'État *»*.* Pour le faire passer dans les faits, il s'appuie sur le *fébronianisme,* théorie que Hon­theim, coauteur à Trêves, a répandue en 1763 sous le pseudonyme de Febronius dans un ouvrage, qui fit un bruit énorme, où il préconisait, pour rallier les Réformés, l'aban­don par le pape de ses « privilèges » d'autorité. Allant plus loin que ne le fera en France la Constitution civile du clergé, Joseph ne lui reconnaît aucune autorité discipli­naire ni spirituelle, mais une simple préséance. De même que la Révolution française à ses débuts s'est inspirée de la maçonnerie, il s'appuie sur les *Illuminés* de Weishaupt qui en sont une secte si virulente qu'elle fait horreur à tel frère orthodoxe de France, et non des plus modérés. Il n'importe au néo-patriotisme, pris par l'apparence du mot sans aller jusqu'à la réalité des choses : il suffit que l'empe­reur se dise catholique pour qu'il soit l'homme à abattre. Une expression de l'époque est que le *patriote* est un « es­prit éclairé » : dans cette affaire il montre comme il l'est. 62:184 Son erreur sur la Prusse est identique : il lui suffit qu'elle soit protestante pour qu'il la croie libérale. La forme des rapports entre l'État prussien et l'Église luthé­rienne est le *césaro-papisme,* totalitarisme qui met sur le même chef les pouvoirs politiques et religieux, qu'un libé­ral ne tolèrerait pas dans un pays catholique, que nul ne songe d'ailleurs a y instaurer (doctrine des *deux glaives*)*,* mais qu'il admet dans les pays où domine la Réforme. En Prusse jusqu'en 1918, le roi est *summus episcopus,* nomme au Conseil évangélique et aux consistoires, convoque les synodes, y est représenté et leurs décisions ne valent que par son contreseing. Les pasteurs sont ses fonctionnaires appointés pour prêcher l'obéissance inconditionnelle. Il lui arrivera même au XIX^e^ de décréter une fusion entre les diverses Églises réformées de Prusse et de définir la doc­trine obligatoire à l'Église unique. Ainsi appuyée sur la soumission des consciences, une féroce dictature s'exerce. Ce n'est pas Hitler qui a inventé les camps de travail forcé, mais Frédéric II. Encore Hitler n'appliquait-il la méthode qu'aux ennemis de sa politique ou de son pays : le Roi-Philosophe razziait les jeunes gens pour les faire travailler à ses forteresses. L'U.R.S.S. n'a pas davantage inventé le rideau de fer pour éviter à ses libres citoyens l'amollissant spectacle des délices du capitalisme : Frédéric interdit à ses jeunes sujets d'aller faire leurs études à l'étranger. De son État-bagne la politique intérieure, qui est la dicta­ture, repose sur la police, mieux payée que ses ministres, l'extérieure, qui est l'impérialisme, sur l'armée où il fait couper les oreilles et le nez aux déserteurs, et le tout sur les finances ; aussi ses impôts sont monstrueux. Les his­toriens honnêtes qui parlent des rois de Prusse, et pas seulement de celui-là, disent férocité méthodique, barbarie calculée, mépris de l'humanité et parfait amoralisme. N'importe : Voltaire, Rousseau, Diderot, d'Alembert, Raynal, Mirabeau et tous autres n'ont pas de mots assez forts pour louer Frédéric : penseur sublime, grande âme, le Juste. Le genevois « ennemi des rois » se propose d'aller « *mourir* de joie *au pied de son trône *», le provençal écrit que la Prusse est une œuvre d'art, qu'elle est en avance d'un siècle sur l'Europe, que si elle périt « *l'art de gou­verner retournera vers l'enfance *» et voit Frédéric « *bril­lant de toutes les qualités physiques et morales, beau comme le génie *». Guibert : « *Un des plus grands hommes qui aient occupé le trône. Grand capitaine, homme d'État, homme de lettres, philosophe, poète, auteur, il a toutes les qualités qui mènent à la puissance et à la gloire. *» Il « *parle avec grâce et éloquence toutes les langues, il est savant dans presque toutes les sciences *». D'Alembert après Rossbach : « *Comme français et comme philosophe, je ne puis m'affliger de ses succès. *» Pendant la guerre de sept ans, raconte Morellet, les Philosophes faisaient des vœux pour la prospérité de son règne et le succès de ses armes. 63:184 Or voici ce qu'il pensait d'eux : « *Les Encyclopédistes sont une secte de soi-disants philosophes, formée de* *nos jours ; ils se croient supérieurs à tout ce que l'antiquité a produit en ce genre ; à l'effronterie des cyniques, ils joignent l'im­pudence de débiter tous les paradoxes qui leur tombent dans la tête. Il faudrait mettre ces fous aux Petites-Maisons pour qu'ils soient les législateurs des fous leurs sembla­bles, ou leur donner à gouverner une province qui aurait mérité d'être châtiée. *» Devant Frédéric, le comble de la bassesse revient à Voltaire, défiant la concurrence. Frédéric le met plus bas que terre : « *un fou, bouffon de grand seigneur, faiseur de libelles sans génie, ennemi d'un homme de génie* (Mau­pertuis), *un singe que* (Maupertuis) *aurait dû mépriser après qu'on l'eût fouetté *»*,* la stérilité de son imagination, comble de l'infamie, frivolité, scélératesse, ignorance, « *j'en appelle à votre conscience, si vous en avez une, vous étiez né pour devenir le ministre de César Borgia *»*.* Voltaire a un procès en Prusse pour une affaire louche : « *Un fripon veut tromper un filou. *» Frédéric l'a humilié publiquement, réduit à s'enfuir de Berlin, fait insulter par un sbire, in­sulté lui-même, il n'importe : Voltaire voit réunis dans sa personne Salomon, Alcibiade, Télémaque, Auguste, César, Marc-Antoine, Trajan, Marc-Aurèle, Alexandre, Hen­ri IV, Louis XIV, Apollon, Bacchus, Esculape, Orphée et j'en oublie sans doute, l'appelle *Deus meus* et lui écrit : « *Je rêve à mon prince comme à une maîtresse *» ce qui, pris à la lettre, ferait douter de l'orthodoxie de ses mœurs. En pleine guerre, Frédéric abandonne la France et signe avec l'ennemi commun le traité de Breslau : « *Adorable roi, vous êtes un héros, mais vous êtes un sage *» et la lettre finit ainsi : « *Vous n'êtes donc plus notre allié, Sire, mais vous serez celui du genre humain. *» Après Rossbach, il lui écrit ses félicitations en termes délicats : « *Héros du Nord, je savais bien / que vous aviez vu les derrières / des soldats du roi très-chrétien / à qui vous taillez des crou­pières. / Mais que vos rimes familières / immortalisent les beaux culs / de ceux que vous avez vaincus, / c'est une faveur singulière...* » Avant la guerre de 14, un cuirassé reçut le nom de cet excellent patriote. La propagande continue sous Frédéric-Guillaume, un polygame hypocrite, dévot et sordidement avare qui rosse ses domestiques, destitue ses généraux pour des broutilles avec la formule consacrée : « *Va au diable. *» La discipline de son armée est barbare : un soldat engagé pour sept ans demeure en fait toute sa vie, et il n'est pas question de déserter car si on est repris il en coûte douze fois les verges. 64:184 Dans la garnison de Potsdam, qu'il surveille de près, il y a une épidémie de suicides. Il n'importe : depuis le milieu du siècle jusqu'à la guerre de 1792, tout ce qui se pique de philosophie et se veut « des lumières » court à Berlin, hommes et femmes du monde, journalistes, poli­tiques, membres des sociétés de pensée, écrivains, savants et militaires. C'est une mode, un snobisme contre lequel s'élève honnêtement un ministre de France à Berlin, et davantage contre l'attitude des visiteurs : ils montrent « *un enthousiasme ridicule *» et « *déprécient *» leur pays à l'étranger. Le recul de l'histoire n'a rien appris ni rien fait oublier aux Jacobins ni à leur descendance qui continue jusque dans notre siècle le concert de louanges. Napoléon admire en Frédéric le chef d'État autant que le militaire, et le premier « mot » qu'il donne à la garde consulaire est : DUGOMMIER-FRÉDÉRIC. Michelet lui trouve toutes les qua­lités, même celles que n'avait pas Napoléon, et s'étonne de ne pas pouvoir le haïr alors qu'il réunissait en lui le Roi et le Soldat soit, avec le Catholique, les objets de ses plus solides détestations. Il est vrai que le Roi-Soldat n'était pas catholique, ce qui effaçait le reste. Deschanel : « *Le modèle des hommes d'État *»*,* sa politique est un « *admirable dessein ébauché par la raison *»*.* Il le défend contre son historien, Broglie, à qui il reproche un jugement porté au nom de « *la conscience de la société moderne issue de la Révolution *»* :* pour défendre Frédéric, Deschanel renie les Immortels Principes, un comble. Au-delà de ce comble, il le loue d'avoir donné asile aux Jésuites dispersés par le Pape : un démocrate bienfaiteur des Jésuites, même par personne interposée, cela passe mesure. Il n'y a pas de me­sure à la louange de Frédéric. Dans son *Histoire populaire de la Révolution* qui n'a pas 300 pages, Mme Duvergier de Hauranne trouve nécessaire de placer un couplet à sa gloire. Sous l'euphémique plume de la dame, l'immoralisme du sire devient : « *établir la direction des affaires d'après les règles de la politique et non d'après celles de la théo­logie *»*.* Lavisse : « *Un homme d'une modestie superbe et d'une simplicité majestueuse. *» Spüller : « *Plus admi­rable peut-être dans la politique que dans la guerre. *» Clemenceau : « *Un homme épatant. *» Cette prussolâtrie délirante produit ses effets dès que le néo-patriotisme approche du pouvoir. En 1787 la ma­jorité « philosophe » des Notables, conduite par d'Espré­ménil, celui qui voulait *débourbonnailler* la France pour la décatholiciser, refuse au ministère les moyens d'arrêter le projet prussien d'intervention en Hollande. En août 89, Frédéric-Guillaume envoie ses troupes soutenir les Lié­geois contre leur Prince-Évêque. 65:184 En octobre il aide mili­tairement la révolte des Pays-Bas autrichiens. Les *patrio­tes* ne s'émeuvent pas : la Prusse a tous les droits, même d'intervenir contre les intérêts français évidents dans les zones que renferment les « frontières naturelles » de la France. Le 22 avril 91, le juif Benjamin Ephraïm, « *agent des basses-œuvres de la diplomatie berlinoise,* écrit Albert Sorel, *l'homme d'intrigues et d'agiotage qui se rencontrait partout où la Prusse ourdissait secrètement quelque trame inavouable, le plus insidieux courtier d'affaires interlopes dont disposait la chancellerie de Berlin *», lui rend compte de Paris que le Club des Jacobins est « *tout à fait dévoué à la Prusse *»*.* Je croyais qu'en français on appelle patriote un bon serviteur de son pays, non le serviteur dévoué d'un pays étranger. Ephraïm, écrit encore Sorel, « *n'aurait pas réussi, malgré tout son savoir-faire, sans le préjugé philoso­phique que Voltaire et les Encyclopédistes avaient répandu en faveur de Frédéric, sans la haine persistante de l'Au­triche qui transformait aux yeux des badauds --* des Ja­cobins -- *les ennemis de l'Autriche* -- la Prusse -- *en amis de la France *»*.* Même après que la Prusse ait renversé la République batave et rétabli le Stathoudérat, que le Congrès de Pillnitz ait émis une déclaration où ils affectent de voir la menace d'une intervention contre-révolutionnaire, que la Prusse ait fait alliance avec l'Autriche, que les ar­mées prussiennes aient envahi la France, que Brunswick ait fulminé sa proclamation, la prussolâtrie des Jacobins continue, se manifestant par leurs entreprises pour faire de Brunswick le roi de France (Cf. ITINÉRAIRES, n° 165 de juillet-août 1972) et par la persuasion où ils sont que l'al­liance austro-prussienne est une maldonne sur laquelle la Prusse ne demande qu'à revenir, que roi, général-duc et ministres, prussiens sont indéfectiblement amis de la Fran­ce. Jamais personnel politique n'a si bien pris ses désirs pour la réalité et nul ne fut jamais si bien berné. Car après Valmy, roi, général-duc et ministres amusent généraux, conventionnels en mission et. commissaires de l'Exécutif de dîners, parlottes, conventions et armistices en leur don­nant à croire que la Prusse va rallier l'alliance française. Le temps de se tirer sans un coup de feu d'une situation catastrophique, et le Prussien rompt aussitôt. En renon­çant de la sorte à exploiter sa victoire puis en reportant son effort sur les Autrichiens pour encore épargner la Prusse, Dumouriez manque la manœuvre stratégique qui s'impose et qui, après avoir anéanti l'armée prussienne en débâcle dans les défilés de l'Argonne, eût pris à revers l'armée autrichienne de Belgique par Coblence et l'eût ame­née à capituler (Jomini, Chuquet). 66:184 Par le traité de Bâle, la Convention laisse les mains libres à la Prusse en Allemagne. Les plénipotentiaires du Directoire au congrès de Rastadt reçoivent la directive de profiter de la circonstance exceptionnelle pour « *réorgani­ser l'Empire et le Corps germanique *» dans l'intérêt de « L'ALLEMAGNE CONSIDÉRÉE COMME UNE NATION ». Il faut dire que le savant désordre instauré dans les Allemagnes par les plénipotentiaires en Westphalie sous le nom de « libertés germaniques », empêchant quiconque d'y do­miner et donnant à la France toutes facilités d'y étendre son influence comme protectrice de ces libertés, est en horreur aux spéculateurs simplistes de la jacobinière pour qui cette situation paraît absurde parce qu'elle est com­pliquée : elle l'était à dessein. Le congrès échoue comme l'on sait, mais le traité de Lunéville, renouvelant en mieux la circonstance exceptionnelle, donne à Bonaparte le pou­voir de réorganiser l'Allemagne : il simplifie la carte, réduisant le nombre des États de 287 à 147, sécularisant à tour de bras, accroissant l'influence protestante et accrois­sant la Prusse. Plus tard il ramène le nombre des États allemands à 31, donne le Hanovre à la Prusse en récom­pense de sa neutralité pendant la campagne d'Austerlitz tout en sachant que si elle n'est pas intervenue, c'est parce qu'il s'en fallait de quinze jours qu'elle fût prête. En 1815, la France perdra les conquêtes qui avaient inauguré en 1795 ce grand branle-bas, mais la simplification de la carte demeurera et aussi l'accroissement de la Prusse à l'appétit aiguisé, que cette politique jacobine a désignée pour le rôle de fédérateur du *Deutschtum* (P. Lafue). La prussolâtrie jacobine, muée en germanolâtrie au fur et a mesure que la Prusse étend son influence, continue pendant le siècle. Mme de Staël et Michelet s'y distinguent entre tous, donnant de la Germanie une fausse image toute faite de paix, de poésie et de métaphysique, ignorant la face de Gorgone du pangermanisme dont les idées se ré­pandent merveilleusement depuis Fichte à qui le siècle donne de nombreux disciples et imitateurs qui le dépassent même. Quinet seul y échappe parce que les frères de sa fiancée allemande lui ont dévoilé le vrai visage de l'Alle­magne et l'honnête Buloz caviarde son témoignage dans la *Revue des deux mondes.* Toute la Gauche fait des vœux pour l'entreprise bismarckienne, illumine à Sadowa, pro­drome des défaites françaises où Michelet voit le libéra­lisme protestant vainqueur de la « *barbarie catholique *»*.* Entre cent, cette déclaration de *l'Opinion nationale,* de Guéroult : 67:184 « *Nous sommes pour l'amoindrissement de l'Autriche parce que l'Autriche est une puissance catholique qui doit être supplantée par la Prusse, boulevard des pro­testantismes dans le centre de l'Europe. Or la mission de la Prusse est de protestantiser l'Europe, comme la mission de l'Italie est de détruire le pontificat romain. Voilà les deux raisons pour lesquelles nous sommes tout à fait pour l'agrandissement de la Prusse et pour l'agrandissement de l'Italie. *» Alors que, Bismarck l'avouera, l'apparition de quelques pantalons rouges sur le Rhin l'aurait obligé à rétrograder sur Berlin, Napoléon III laisse écraser l'Au­triche à Sadowa. Politique de midinette : c'est pour se venger des catholiques qui lui créent des ennuis avec la question romaine. Pendant les quatre années qui suivent Sadowa, la Gauche combat furieusement la loi militaire (Niel) et en­dort l'opinion publique en garantissant tantôt que l'unité de l'Allemagne est impossible, tantôt que la France n'a rien à en craindre, et tout le temps qu'elle se fera dans la paix parce que Bismarck est pacifique : que l'armée prus­sienne, dont elle cache l'accroissement, est un outil pure­ment défensif. Il fallait une singulière effronterie dans le mensonge pour garantir les sentiments pacifiques de Bis­marck après la guerre des duchés, la guerre contre l'Au­triche et sa première intervention parlementaire comme chancelier, qui avait fait scandale : « *L'Allemagne ne re­garde pas au libéralisme de la Prusse mais à la force de la Prusse. Les grandes questions du temps ne seront pas décidées par des discours et des décisions de majorité, ce fut la grande faute de 1848 et 1849* (allusion au Parlement de Frankfort qui avait échoué à faire l'Allemagne) *mais par le fer et par le sang. *» La lecture de la libérale *Revue des deux mondes* est édifiante : Mars, Forcade et Mazade qui y font successivement la chronique politique, le Suisse Cherbuliez qui y est le spécialiste de l'Allemagne, se con­torsionnent pour montrer que, si la Prusse ne jouit pas d'un régime libéral, du moins les Prussiens ont toutes les qualités intellectuelles et morales des libéraux et qu'ainsi tout accroissement de la force prussienne est une victoire de la Liberté. De l'aveu même de Bismarck, les marks de son *Reptilienfund* n'ont pas été étrangers à l'entreprise d'endormir l'opinion publique en France. Après la guerre, la germanophilie républicaine est en sourdine pour des raisons électorales aisées à comprendre, mais continue dans les cénacles, salons et à l'Université qui fait du kantisme la philosophie officielle de la Répu­blique. Elle éclate dans l'anti-catholicisme qui sévit sans discontinuer jusqu'en 14 : c'est la participation française au *Kulturkampf* par lequel Bismarck veut renforcer l'unité du Reich contre les particularismes catholiques et assurer sa prépondérance mondiale en. diminuant l'influence du catholicisme devant la Réforme. 68:184 Bismarck, qui n'est pas une bête, s'aperçoit bientôt qu'il perd des plumes dans la bagarre et s'en retire sur la pointé des pieds, faisant confiance à la République française pour la continuer à sa place et de la sorte instaurer en France une manière de guerre civile : coup double pour l'Allemagne dont cette fine manœuvre assure la force et la tranquillité. Les Répu­blicains français, obnubilés d'anti-catholicisme, n'ont pas honte d'accepter l'aide de Bismarck, et probablement à nouveau son argent, pour fonder la République. Les principaux du parti, et jusqu'à Thiers, fréquentent chez l'Ephraïm de l'époque, Donnersmarck, implacable ennemi de la France, ambassadeur officieux doublant l'ambassa­deur officiel plus que réticent à empêcher la restauration de la Monarchie en la personne du comte de Chambord. Le parti républicain, s'il avait dévoilé sa germanophilie persistante, se fût coulé dans l'opinion. Mais à la fin du siècle, l'aile gauche du radicalisme, les socialistes et les syndicats reprennent publiquement la tradition jacobine. Jaurès, Andler et Herr, l'*intelligentsia* qui gouverne la S.F.I.O., tous trois germanisants distingués, utilisent *muta­tis mutandis* sur l'Allemagne les arguments et considéra­tions sur la Prusse des libéraux d'avant 70. Aux élections de mai 14 encore, toute la Gauche brandit contre la loi portant le service à trois ans les mêmes preuves que contre la loi Niel entre Sadowa et la guerre de 70. En 1917, c'est pour satisfaire aux prétentions italiennes à détruire la monarchie austro-hongroise que le gouverne­ment repousse sans presque l'examiner l'offre autrichienne de paix séparée. Clemenceau, alors président de la Com­mission sénatoriale des Affaires étrangères, a ce cri d'un cœur jacobin : « *Favoriser les catholiques aux dépens des protestants, jamais. *» Cette politique triomphe aux traités de 1919. Clemenceau refuse à Foch le démembrement du Reich en faveur d'un traité avec les États-Unis et l'Angle­terre qui fait de la France victorieuse une nation assistée, et qui ne sera d'ailleurs pas ratifié. Il offre le reste misé­rable de la double-monarchie disloquée aux appétits pan­germanistes dont il laisse soigneusement subsister l'organe. Déjà, à la barbe des Alliés, la constitution de la République allemande inclut l'*Anschluss* que le traité de Versailles interdit formellement. Dans son *Manuel historique de po­litique étrangère* (Belin, 1932), Bourgeois écrit : « *Du mys­tère qui enveloppa les décisions finales* de Versailles, *le plus complet. mystère qui ait jamais réglé une négociation, diplomatique annoncée d'abord comme la première scène d'une diplomatie nouvelle* « *au grand jour *»*, l'histoire ne doit pas chercher pour le moment à pénétrer le secret elle y serait impuissante. *» 69:184 Elle veut toujours l'être après cinquante ans et je n'ai pas lu qu'on se soit ingénié depuis lors à percer ce secret. Un secret dont les parlementaires français de 1919 s'accommodèrent tranquillement. Car Bar­thou, rapporteur à la Chambre de la loi autorisant la rati­fication du traité de Versailles, leur dit que celui-ci « *a donné à la constitution unitaire de l'Allemagne une consé­cration officielle que le Chancelier de fer n'aurait osé rêver. Était-ce une nécessité ?* LES RAISONS EN RESTERONT SECRÈ­TES COMME LES NÉGOCIATIONS QU'ELLES ONT INSPIRÉES ». Le secret est facile à percer : il s'appelle la tradition jacobine. L'Allemagne a été faite avec le concours empressé des Jacobins. « *De l'incurie diplomatique,* écrit Maurras, *cela vous fait l'effet de simples fautes d'orthographe sur un vélin à tranches d'or. Regardez mieux. De plus près, c'est du sang humain. *» A plus forte raison des sottises. Le sang des Français morts dans les grandes guerres depuis la Révolution crie contre les Jacobins. André Guès. 70:184 ### Chili *Une histoire et deux documents* par Jean-Marc Dufour Pour commencer, une histoire édifiante. Au cours de la première semaine de mars 1974 eut lieu, dans la capitale de la République Dominicaine, un tournoi international de tennis. Le 8 mars, à onze heures du soir, une des participantes à ce tournoi s'enfuit et de­manda l'asile politique à l'ambassade d'un pays latino-américain. Deux jours plus tard, elle fut interviewée par un journaliste et, au cours de la conversation, elle dit notamment : « *Maintenant, je suis très préoccupée au sujet de ma famille. Je ne sais pas ce qui se passera...* » Curieusement, la presse occidentale a conservé au sujet de cette affaire un silence total. Il y avait pourtant beau­coup à dire. Par exemple, que cette jeune femme a racon­té ceci aux journalistes : quelques jours auparavant deux autres joueurs avaient, eux aussi, cherché à s'enfuir de leur cantonnement ; ils avaient été surpris, arrêtés, et renvoyés sous bonne garde dans leur pays... Ce sont là évidemment des procédés « fâchistes », la conscience universelle eût dû s'émouvoir ; elle continua de ronfler paisiblement. Il y a tout de même une explication. La conscience uni­verselle ne pouvait pas s'émouvoir, la presse internationale ne pouvait pas s'emparer de l'affaire : cette joueuse avait commis une faute doublement sacrilège : elle avait voulu fuir *de Cuba* et avait demandé asile à *l'Ambassade dit Chili.* 71:184 Il est évident que cette double image : Cuba-esclavage, Chili-liberté, ne pouvait apparaître dans nos journaux sans dé­truire le confort intellectuel de toute la gauche-qui-pense-et-qui-souffre-avec-les-victimes-de-la-Junta. Alors on l'a bien poliment reléguée aux oubliettes. Aleida Spek, cubaine, noire, fugitive, est allée se réfu­gier à. l'Ambassade du Chili «* parce que, dans ce pays, il y a un gouvernement anti-marxiste. Je sais, ajoute-t-elle, que le Gouvernement Chilien m'aidera tant qu'il le pourra. C'est pour cela que je viens dans cette ambassade *». Il y a dans ces trois lignes une critique implicite et complète de la « coexistence pacifique » : pour les esclaves cubains (ce sont des esclaves puisqu'on les fait surveiller par des « miliciens » déguisés en soigneurs lorsqu'ils sor­tent de leur pays-prison, puisqu'on les arrête lorsqu'ils tentent de s'échapper, puisqu'on les ramène sous bonne garde aux avions-négriers et aux bagnes subséquents) pour les esclaves cubains, donc, la liberté ce n'est pas l'Améri­que capitaliste et affairée de M. Kissinger. La liberté c'est le Chili. C'est d'ailleurs pour cela que la « coexistence paci­fique » peut se développer entre les capitalistes de New York et les marxistes de Moscou. ##### *Un évêque chilien* Voici maintenant deux documents. Je donnerai la tra­duction intégrale du premier ; sans commentaire, parce qu'il n'en a pas besoin, parce que tout y est dit. Voici donc le texte de l'entrevue accordée par Mgr Augusto Salinas Fuenzalida, évêque de Linarès, au journal *El He­raldo,* de cette même ville. *Question. -- Nous avons observé chez beaucoup de ca­tholiques de la surprise et de l'égarement devant l'attitude de quelques prêtres qui ont adhéré au marxisme.* « *Pourriez-vous nous dire pourquoi l'Église n'a pas adopté les mesures adéquates pour éviter un dommage aussi grave ?* « *Réponse.* -- Il convient de rappeler que depuis long­temps, l'Église, dans divers documents émanant du pape com­me des évêques, a rejeté et réprouvé la doctrine marxiste. « Citons seulement la lettre Apostolique de Paul VI au car­dinal Van Roy pour le 80^e^ anniversaire de « *Rerum Novarum *»*,* le 15 mai 1971, et le document de travail des évêques du Chili, du 27 mai de la même année, « *Évangile, Politique et Socia­lisme *»*.* 72:184 « Dans le premier, le pape s'exprime ainsi : « Le chrétien qui voudrait vivre sa foi dans une action politique, conçue comme service, ne peut pas adhérer à des systèmes idéolo­giques qui s'opposent radicalement ou sur des points subs­tantiels à sa foi et à sa conception de l'homme ; ni à l'idéo­logie marxiste ; ni à un matérialisme athée, à sa dialectique de la violence et à la manière dont elle entend la liberté individuelle au sein de la collectivité, déniant en même temps toute transcendance à l'homme et à son histoire per­sonnelle et collective ; ni à l'idéologie libérale, qui croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limi­tation. » « Les évêques chiliens disent dans le document cité : « Un chrétien qui désire vivre sa foi ne peut, dans son désir de collaboration politique, en venir à adhérer à la vision marxiste de l'univers et de l'homme. » « Cela pour ce qui est des principes doctrinaux. « Maintenant, concrètement, vis-à-vis du mouvement « Chré­tiens pour le socialisme », l'Épiscopat adopta la résolution suivante : « Nous interdisons (Prohibimus) aux prêtres et aux religieux de faire partie de cette organisation et aussi d'accomplir (sous quelque forme que ce soit, institutionnelle ou personnelle, organisée ou spontanée) le type d'action que nous avons dénoncé dans ce document. » « Ce qui précède montre bien que la hiérarchie ecclésias­tique a déterminé clairement l'orientation doctrinale et disci­plinaire que les clercs et les laïcs doivent observer dans la matière en question. » *Question. -- Autre question discutée parmi les catholiques et les Chiliens en général : quelle a été et quelle doit être l'attitude de l'Église devant les derniers gouvernements du Chili : concrètement celui de la malnommée et malheureuse Unité populaire et l'actuelle Junta militaire ?* *Un éclaircissement sur ce point particulier nous intéresse tout spécialement.* *Réponse. --* En premier lieu, il convient d'établir que l'Église a une position générale sur les affaires de cette sorte, qui ne dépend pas d'un moment historique déterminé. « Le Concile Vatican II détermine avec clarté cette posi­tion : « La mission propre que le Christ a confiée à son Église, dit-il, n'est pas d'ordre politique, ni économique, ni. social. La fin qu'Il lui assigne est d'ordre religieux. » (Constitution sur l'Église dans le monde actuel. 42) 73:184 Et il ajoute : « La com­munauté politique et l'Église sont indépendants et autonomes, chacun sur son propre terrain. Toutes deux, cependant, quoiqu'à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale de l'homme. » « L'Église et l'État sont donc des sociétés de caractère différent ; leur action s'exerce sur les mêmes sujets, dont elles s'efforcent de faire le bien. « Il ne revient pas à l'Église de déterminer quelle forme de gouvernement sera la meilleure ou la plus indiquée, parce que ces problèmes sont politiques, mais elle doit reconnaître et respecter tout gouvernement légitime, car la légitimité tou­che à la justice et la finalité même du Pouvoir. On peut affir­mer que, sans légitimité, il n'y a pas de Pouvoir. « Le Pouvoir Exécutif élu en 1970 en la personne de don Salvador Allende Gossens fut légitime à son origine, lorsque celui-ci, qui n'avait obtenu qu'une majorité relative au premier scrutin, fut élu par le Congrès National selon ce qui est précisé dans la Constitution politique. Mais, postérieurement, il se rendit illégitime, aussi bien par la violation de cette même loi fondamentale que par la violation d'autres lois, et en manquant à la finalité même du Pouvoir, qui est de procurer le bien commun. « C'est pourquoi, divers organismes officiels et fondamen­taux de l'État déclarèrent son illégitimité, à savoir : la Cour Suprême de Justice, la Chambre des Députés et la Contro­laria General de la Republica. « En accord avec la doctrine traditionnelle des grands théologiens catholiques, le droit de rébellion contre un gouver­nement illégitime existe, lorsque celui-ci attente au bien com­mun de la société par son existence même. « Les théologiens mettent diverses conditions à l'usage du droit de rébellion -- la première étant précisément que le gou­vernement soit illégitime ; parmi les autres : que la rébellion ne soit pas un mal pire ; qu'existe le ferme propos de rétablir la justice ; qu'il y ait une probabilité de succès. « Au milieu, de 1973, la situation du Chili était telle que, si on ne faisait pas usage du droit de rébellion, le pays allait devenir esclave du marxisme, avec le cortège de tyrannie, de vols, de persécutions, de domination étrangère, etc. qui s'ensuit. « Nos Forces Armées et nos Carabiniers comprirent qu'ils étaient appelés à exercer ce droit, puisque le pays l'exigeait -- ce qu'il manifestait par de nombreux actes collectifs, au prix des plus répugnantes représailles. 74:184 « Le mouvement du 11 septembre accomplit la prise du pouvoir et l'expulsion de ses détenteurs illégitimes avec une rapidité, une précision, une efficacité admirables ; ses buts étaient élevés. « L'Église du Chili a reconnu la légitimité du gouvernement exercé par les Forces Armées, aussi bien dans les documents collectifs de l'Épiscopat que dans les documents particuliers émanant de divers évêques. « Il faut bien souligner la déclaration du Comité Permanent de l'Épiscopat, datée du 13 septembre, qui dit expressément « Confiants dans le patriotisme et le désintéressement qu'ont exprimé ceux qui ont assumé la tâche difficile de restaurer l'ordre institutionnel et la vie économique du pays si grave­ment altérés, nous demandons à tous les Chiliens que, étant donné les circonstances actuelles, ils coopèrent à la réalisation de cette tâche ; et surtout, avec humilité et ferveur, nous de­mandons que Dieu les aide. » « Nous n'ignorons pas que quelques prêtres ont adopté une attitude contraire ; mais ce sont des voix dissonantes, qui n'expriment pas la pensée de l'Église. » *Question. -- Pourriez-vous nous dire, Monseigneur, quel ju­gement mérite l'actuel Gouvernement des Forces Armées et des Carabiniers, après quatre mois écoulés depuis sa prise de pouvoir ?* *Réponse. --* « Je réponds à cette question avec le plus grand plaisir, précisant bien qu'il n'appartient pas à l'Église de se prononcer sur les formes de gouvernement, ni en matière po­litique. « Je considère que la Junta militaire ainsi que les Forces Armées et les Carabiniers qui collaborent avec elle sont inspi­rés par les soucis les plus nobles et les plus patriotiques de justice, d'honnêteté et de service. « Nous devons aux Forces Armées le salut du Chili et, par là même, la vie et la liberté de l'Église chilienne. « Nous considérons que le mouvement du 11 septembre doit être regardé comme identique à la geste de O'Higgins, qui donna la vie à notre Nation. « La Patrie était en train de mourir ; elle a ressuscité. » *Question. -- Enfin, Monseigneur, il nous semble que quel­ques catholiques sont préoccupés par des mesures touchant à la situation des travailleurs de l'agriculture comme de l'indus­trie.* 75:184 *Nous avons entendu des plaintes selon lesquelles on revien­drait sur les conquêtes des gouvernements antérieurs. Pouvez-vous nous dire ce que pense l'Église à ce sujet ?* *Réponse. --* « Excusez-moi de déterminer une fois encore le domaine qui est de la compétence de l'Église en matière de justice sociale : ce n'est pas l'aspect technique, mais l'aspect moral ; non les normes proprement économiques, mais celles des droits et des devoirs. « Je crois opportun, de rappeler ici, avant de répondre à vos questions, quelques-uns des principes que l'Église professe dans cet ordre. « Premièrement, en ce qui concerne le droit de propriété. « Rien de mieux que de rappeler ce qui a été écrit par quelques papes. « Ainsi, Jean XXIII, dans «* Mater et Magistra *» : « Le droit de propriété privée, même en ce qui touche aux moyens de production, a une valeur permanente, puisque c'est un droit contenu dans la nature même, laquelle nous enseigne la priorité de l'homme sur la société civile, et, par conséquent, la nécessaire subordination téléologique de la société civile à l'homme. D'autre part, il est vain de reconnaître au citoyen le droit d'agir librement dans le domaine économique si on ne lui donne pas, en même temps, la faculté de choisir et d'employer librement les choses indispensables pour l'exercice de ce droit (109). » « C'est un fait que l'actuel gouvernement agit pour défen­dre et promouvoir le droit de propriété, surtout chez les tra­vailleurs -- ce qui est en harmonie avec la thèse depuis tou­jours défendue par l'Église. « Mais cette défense du droit de propriété privée n'impli­que en aucune manière l'oubli par l'Église du fait que l'homme est un être sociable, qui a besoin de son prochain pour son propre développement. De là, ce que le même pape Jean XXIII ajoute, toujours dans *Mater et Magistra *: « Il est indispensable que les hommes de la campagne éta­blissent un vaste réseau d'entreprises coopératives, consti­tuent des associations professionnelles et interviennent avec efficacité dans la vie publique, aussi bien dans les organis­mes de nature administrative que dans les activités à carac­tère politique (143). « Nous sommes persuadé, néanmoins, que les principaux artisans du développement économique, de l'élévation du niveau culturel et du progrès social dans les campagnes doivent être les intéressés eux-mêmes, c'est-à-dire les agri­culteurs (144). » 76:184 « Les travailleurs industriels n'ont certes pas été oubliés dans les prescriptions de l'Église. Ainsi dans la « Constitution sur l'Église dans le Monde d'aujourd'hui » du Concile Vatican II, leur participation active à l'entreprise est expressément demandée : « Dans les entreprises économiques, ce sont des personnes qui s'associent, c'est-à-dire des hommes libres et autonomes, créés à l'image de Dieu. C'est pourquoi, compte tenu des fonctions de chacun -- propriétaires, administra­teurs, techniciens, travailleurs -- et sauvegardée l'unité né­cessaire à la direction, on doit promouvoir la participation active de tous dans la gestion de l'entreprise, selon des for­mes qu'il faudra déterminer avec prudence (68). » « Il nous est très agréable de déclarer que le gouvernement actuel est en train de mettre en pratique ce très sage principe d'ordre économico-social ; on n'en voudra pour preuves que ses décrets et résolutions, ainsi que les faits eux-mêmes. « En conséquence, très loin de reculer, on a avancé sur une voie qui conduit au mieux être de tous, spécialement des tra­vailleurs. « Je me permets d'unir ma voix aux plus autorisées, de la Junta militaire comme de la Conférence Épiscopale, et, d'insis­ter pour que nous vivions en paix, sans méfiance, dans un amour fraternel. « Que l'idéal d'une patrie prospère et pacifique, dans la grandeur du travail et de la vertu, nous fasse abandonner tout sentiment hostile. « Je voudrais ajouter que nous sommes dans des heures de grand sacrifice. Que personne ne s'illusionne et pense que nous pouvons reconstruire le Chili sans efforts et sans souf­frances. Les heures les plus fécondes des nations sont celles de la douleur. « C'est en elles que naquit le Chili ; en elles, se forgera sa grandeur. « Notre belle histoire nous appelle dans le souvenir de Chacabuco et Maipu, de Iquique, de Chorillos et Miraflores, ([^5]) à être des héros. » ##### *La déclaration de principes du gouvernement chilien* Ce second document est indispensable pour juger de l'actuelle situation au Chili, et plus encore pour tenter, de se rendre compte des directions qu'entend suivre la Junta militaire. 77:184 Il a été publié au cours du mois de mars 1974, et répond en quelque sorte à la « lettre d'intentions » que la commission chargée d'étudier la prochaine constitution chilienne avait adressée à la Junta. (Cf. ITINÉRAIRES, nu­méro 180 de février 1974.) Il est malheureusement impossible de reproduire la totalité de ce document qui remplit plus d'une page et demie de quotidien grand format. Je me contenterai de ce qui me semble le plus important et le plus significatif sur un plan général, c'est-à-dire du second chapitre : « Con­ception de l'homme et de la société » : « En accord avec ce qui précède, nous concevons l'homme comme un être doué de spiritualité. C'est là le véritable fonde­ment sur lequel est basée la dignité humaine, et cela s'exprime à travers les conséquences suivantes : 1 -- *L'homme a des droits naturels antérieurs et supérieurs à ceux de l'État*. « Ce sont des droits qui procèdent de la nature même de l'être humain en ce qu'ils doivent leur origine au Créateur lui-même. L'État doit les reconnaître et réglementer leur exercice ; mais, n'étant pas celui qui les concède, il ne pourra jamais en nier l'existence. 2 -- *L'État doit être au service de la personne et non le contraire*. « Aussi bien du point de vue de l'être que de celui de la fin, l'homme est supérieur à l'État. Du point de vue de l'être, parce que l'homme est un être substantiel, alors que la société ou l'État sont des êtres accidentels de relation. C'est ainsi que l'on peut concevoir l'existence temporelle d'un homme en marge de toute société, mais il est en revanche inconcevable, même momentanément, d'imaginer une société ou un État sans êtres humains. L'homme a également priorité sous l'angle de la fin ; car, tandis que les sociétés ou les États s'épuisent dans le temps et dans l'histoire, l'homme les transcende ; il vit dans l'histoire mais ne s'épuise pas en elle. 3 -- *La fin de l'État est le bien commun général*. « Nonobstant ce qui a été exposé antérieurement, l'homme ne peut chercher sa plénitude sans vivre en société ; il doit se grouper avec d'autres êtres humains. La forme juridique supé­rieure de ce groupement est l'État. 78:184 « La fin de l'État est le bien commun général défini par la « Junta de gobierno » dans un document publié récemment comme « l'ensemble des conditions sociales qui permettent à tous et à chacun des Chiliens d'atteindre sa pleine réalisation personnelle ». « Cette définition traduit une conception du bien commun qui diffère de celles qui sous-tendent l'individualisme libéral comme le collectivisme totalitaire. L'individualisme libéral conçoit le bien commun comme la simple somme des biens individuels que chacun essaie d'obtenir en faisant totalement abstraction du bien des autres. Le collectivisme totalitaire se situe à l'extrémité opposée et comprend le bien commun com­me un concept se référant au tout collectif ou étatique, face auquel le bien de chaque personne perd toute existence. C'est ainsi que notre siècle a été le témoin des horribles massacres perpétrés par le communisme ou le nationalisme -- justifiés par leurs auteurs au nom d'un soi-disant « bien ou nécessité collective », qui révèle une méconnaissance absolue de ce que la personne humaine, en vertu de ce qui est exposé plus haut, possède un être et une fin ultime, qui lui concèdent des droits qu'aucune autorité humaine n'est en droit d'outrager. « La véritable idée de bien commun est éloignée de ces deux extrêmes ; elle les surpasse. Elle voit, dans le bien com­mun, un bien d'ordre ou de relation ; il s'ensuit que l'obten­tion du bien individuel de chacun exige, pour être véritable­ment un bien, une préoccupation ainsi qu'un respect mutuel et actif du bien des autres, ce qui écarte la conception libérale. Mais en même temps, se fondant sur la reconnaissance des droits naturels de la personne humaine, cette conception nie que, au nom d'un faux bien commun, il devienne admissible de fouler aux pieds le bien individuel. « Le bien commun n'est donc pas le bien de l'État. Il n'est pas non plus le bien de la majorité, et encore moins celui d'une minorité. Il est l'ensemble des conditions qui permettent à tous et à chacun des membres de la société d'atteindre son vérita­ble bien individuel. Le bien commun tend à rendre possible l'obtention du bien individuel pour les hommes, non pour quelques-uns d'entre eux -- qu'ils soient la majorité ou la mi­norité --, mais pour tous et pour chacun d'eux. Le bien com­mun est, par conséquent, un objectif que l'on ne peut atteindre complètement ; de même que la perfection personnelle absolue ne peut être atteinte. Mais, il indique à l'État le but auquel il doit s'efforcer de parvenir dans toute la mesure du possible. Il constitue un défi permanent pour l'État, qui doit constamment tendre vers le but recherché, bien que la plénitude lui en échappe toujours, en raison de l'imperfection humaine. 79:184 « Le Droit apparaît alors comme le principal instrument dont dispose l'autorité pour promouvoir le bien commun gé­néral, c'est-à-dire pour instaurer, en accord avec les diverses circonstances de chaque moment historique, l'ordre ou le mon­de de relation et de vie commune les plus adéquats pour per­mettre à tous et à chacun de ceux qui forment la société d'at­teindre leur propre bien personnel. 4 -- *Le bien commun exige le respect du principe de sub­sidiarité*. « L'homme étant la fin de toute société et les sociétés éma­nant de la nature humaine, il faut comprendre que les plus grandes se forment pour satisfaire des fins que de plus petites ne peuvent remplir à elles seules. L'être humain constitue une famille pour atteindre des fins qu'il ne peut obtenir seul. Il donne vie, ensuite, à diverses formes de regroupement social plus amples, pour toucher des objectifs que la famille est in­capable d'approcher à elle seule. Finalement, il intègre toutes sortes de sociétés intermédiaires dans un État, la nécessité s'imposant d'un ordre commun à toutes -- qui les coordonne avec justice et assume les fonctions qu'aucune d'entre elles ne pourrait remplir directement. « Ainsi, cette réalité délimite le champ d'action de chaque grande société vis-à-vis des plus petites. Si la plus grande naît pour remplir des fins que la plus petite ne peut accomplir seule, si c'est là sa justification, il est évident qu'elle n'est pas en droit d'absorber le champ d'action qui est propre à la plus petite, et dans lequel celle-ci doit avoir une suffisante auto­nomie. L'orbite de compétence de la plus grande société commence là où s'achève la possibilité d'action de la plus petite. « C'est dans une telle idée-mère que prend naissance ce qu'on appelle le principe de subsidiarité. En vertu de celui-ci, aucune société n'est en droit de s'arroger le champ d'action que peuvent occuper -- eu égard à leurs fins spécifiques -- des entités plus petites et, en particulier, la famille ; de même, aucune société ne peut envahir ce qui est propre et intime à chaque conscience humaine. « Si ce principe est appliqué à l'État, nous devons en conclure qu'il revient. à l'État d'assumer directement les seules fonctions que les sociétés intermédiaires ou particulières ne sont pas en condition d'accomplir de façon adéquate -- que ce soit parce que cela dépasse leurs possibilités (cas de la Défense nationale, des tâches de Police, ou des Affaires étrangères), soit parce que l'importance de ces fonctions pour la collecti­vité veut qu'elles ne soient pas confiées à des groupes particu­liers restreints (cas des entreprises ou services stratégiques ou fondamentaux pour la nation), soit parce que ces fonctions né­cessitent une coordination générale qui, par sa nature, est d'État. 80:184 « Quant au reste des fonctions sociales, l'État ne peut commencer à les exercer directement que si les sociétés inter­médiaires qui, par elles-mêmes, seraient en condition de les assumer convenablement ne le font pas, par négligence ou par faute, après que l'État ait adopté les mesures nécessaires pour aider à surmonter ces déficiences. Dans ce cas, l'État agit en remplaçant, pour raison de bien commun. « Le respect du principe de subsidiarité est la clef de la vigueur d'une société authentiquement fondée sur la liberté. on pourrait presque dire qu'il est le principal baromètre per­mettant de mesurer le degré de liberté d'une structure sociale. A l'opposé, plus grand sera le degré d'étatisme qui affecte une société, plus faible sera la liberté effective -- aussi étendu que soit l'exercice civique des droits politiques. C'est dans la pos­sibilité d'avoir un cadre de vie et une activité propre indé­pendants de l'État, soumis au contrôle supérieur de celui-ci seulement sous l'angle du bien commun, que réside la source d'une vie sociale où la liberté offre à la création et à l'effort personnels une marge suffisante d'alternatives et de choix. L'Étatisme, en revanche, engendre une société grise, uniforme, soumise et sans horizon. » J'interromps ici la traduction de ce texte, sans doute le plus satisfaisant qui ait jamais fondé l'action d'hommes d'État. La suite est imprégnée de la même inspiration après avoir affirmé et montré que le principe de subsidia­rité « suppose l'acceptation du droit de propriété privée et de la libre initiative dans le domaine économique », le texte aborde des questions plus précises et d'une appli­cation immédiate. L'un des objectifs relève directement des traditions chiliennes de la grande époque de Diego Portales : « (...) la remise en honneur du caractère apolitique de l'ad­ministration publique, dont la transformation en instrument partisan a engendré le sectarisme, l'inefficacité et le manque de doctrine nationale de l'État. *La destitution de tout fonction­naire appartenant à l'administration publique -- dans toute l'ample gamme de services et d'entreprises publiques, mixtes et de régie de cette administration -- qui aura utilisé ses fonc­tions à des fins partisanes* sera strictement appliquée selon les formes annoncées par la Junta de gouvernement. » Un autre point important : le droit à ne pas être d'ac­cord est reconnu et garanti : « Le droit de différer d'opinion devra être maintenu, mais l'expérience des dernières années indique qu'il est nécessaire de fixer des limites à cette « différence ». 81:184 On ne pourra jamais plus accepter que, au nom d'un pluralisme mal compris, une démocratie ingénue permette qu'agissent librement dans son sein des groupes organisés qui prônent la violence des guéril­las pour atteindre le pouvoir, ou qui, feignant d'accepter les règles de la démocratie, sous-entendent une doctrine et une morale dont l'objectif est de construire un État totalitaire. En conséquence, les partis et mouvements marxistes ne seront plus admis à nouveau dans la vie civique. » Enfin, avec une franchise à laquelle nous ne sommes plus habitués, le document aborde la question de la durée du passage au pouvoir de la Junta : « L'actuel gouvernement, y est-il écrit, a catégoriquement déclaré qu'il ne prétend pas se limiter à être un gouvernement de simple administration -- ce qui signifierait une parenthèse entre deux gouvernements partisans similaires -- ou, en d'au­tres mots, qu'il ne s'agit pas d'une « trêve » de remise en ordre pour redonner, par la suite, le pouvoir aux politiciens qui eurent tant de responsabilité, par action ou par omission, dans la virtuelle destruction du pays. » Ces phrases d'une limpide clarté seront la meilleure conclusion. Fixant les responsabilités, elles mettent certai­nement fin aux supputations de ceux qui -- au Chili et ailleurs -- voyaient dans les militaires une sorte de « balayeurs de la chose publique ». C'est là une leçon qui doit être retenue et méditée. Jean-Marc Dufour. 82:184 ### Vers de la mort d'Hélinant de Froidmont *adaptation de Michel Bouvier* Brillant seigneur et poète mondain du temps de Philippe Auguste, Hélinant se fit moine, vers 1206, à l'abbaye cistercienne de Froidmont. Son grand poème de la mort, méditation qui s'étend sur quelque 600 vers, fut écrit directement en fran­çais, suivant une forme nouvelle à l'époque -- la strophe de douze octosyllabes à deux rimes -- et abondamment imitée par la suite. Sur ce poème, Régine Pernoud a écrit : « *Les Vers de la mort* dans leur cadence impressionnante, nous semblent plus puissants que tout ce qui a été écrit sur le même sujet, y com­pris même le *Grand Testament. *», Mais la langue du XIII^e^ siècle nous est peu accessible. *Michel Bouvier* vient d'achever une adaptation intégrale (encore iné­dite) de cette œuvre, en français moderne. Nous en donnons ci-dessous quelques extraits, choisis pour leur vigueur... ou leur actualité. H. K. (*...*) *Mort, qui vins entre dents et pomme,* *D'abord en femme, puis en homme,* *Qui bas le monde, ton tapis,* *Va de ma part saluer Rome,* 83:184 *La grand rongeuse je la nomme* *Car les os ronge sans répit* *Et entretient les hérésies* *En les couvrant de broderies ;* *Rome aux malins donne diplôme* *De faire blanc ce qui est gris ;* *Pour pilote elle s'est choisi* *Un fils du vieux Joseph Prudhomme* *Mort, fais préparer tes chevaux* *Qu'ils emportent les cardinaux* *Brillants et noirs comme charbon* *Par le grand feu de leurs défauts ;* *Apprends-leur quel cruel bourreau* *Tu es pour de tels histrions* *Qui par flatterie et passion* *Se sont acquis quelque renom.* *Rome emploie trop de jetons faux* *Et de fretins et de bouffons :* *Ainsi naquit la confusion* *Où le plus saint vaut le plus sot.* *Mort, crie de Rome, crie au Rhin :* « *Messieurs, vous êtes dans mes mains,* *Le plus haut comme le plus bas.* *Ouvrez vos yeux, ceignez vos reins* *Avant que je vous prenne aux liens* *Et vous fasse crier : Hélas !* *Je cours, et vous allez au pas* *Vous croirez aux dés faire éclat* *Que je vous les prendrai des mains.* *Laissez vos jeux et vos ébats.* 84:184 *Un tel me couve entre ses draps* *Qui se prétend solide et sain. *» *Mort, à Paris va-t-en courant* *Chez l'évêque que j'aime tant* *Et qui sans doute m'aime aussi ;* *Dis-lui qu'il faut sans expédient* *Te suivre un jour, on ne sait quand ;* *Qu'il époussette donc sa vie,* *Balaie de son cœur les débris* *Qu'y a laissés diplomatie.* *On se croit grand durablement,* *Quand ton coup sourd résonne à l'huis :* *Au plus haut siège on est transi,* *Et tout croule, face devant.* *Mort, qui tiens les grands au grappin* *Aussi bien que nous, pauvres chiens* *Que le monde voue au mépris,* *Salue nos vicaires poupins* *Qui prêchent le bonheur humain* *Dis-leur qu'ils ont moins de répit* *Que leur jeunesse ne le dit.* *Tu fais d'un long terme un petit :* *Qu'ils se gardent de ton gourdin* (*...*) *Mort, ton empire est notre monde ;* *Tu règnes partout à la ronde,* *Tu dresses, défi, ta bannière* *Il n'est personne qui réponde.* 85:184 *Ni par force ni par faconde ;* *Dans ton horreur vit toute chair.* *Tu nous détruis en cent manières* *De près, tu tires ta rapière,* *De loin, tu fais tourner ta fronde ;* *Souvent tu nous prends à revers :* *Et voici en premier la bière* *Qu'on croyait venir la seconde.* *Mort, douce à l'un, à l'autre amère,* *Bonne parfois, mais adversaire* *Les uns chassés, les autres fuis ;* *Souvent les jeunes tu fais taire,* *Tu prends le fils avant le père,* *Cueilles la fleur avant le fruit ;* *Tu tords le corps juste fleuri,* *Et l'âme encor pleine de bruit,* *Tu la frappes dans sa lumière.* *Mort, voleuse opérant la nuit,* *Tu fais ton choix de l'endormi :* *Il dormira bien mieux sous terre.* *Mort, qui est clairement écrite* *Sur les figures décrépites,* *Tu aimes bien les jouvenceaux,* *Tu te penches sur cette élite* *Qui croit t'avoir su mettre en fuite* *Avec ses drogues et ses photos,* *Sa pop-musique et ses autos ;* *Ces amateurs de bons morceaux* *Se rient de toi quand ils héritent ;* *Pour eux tu tires ton chapeau* 86:184 *Et tu les vêts d'un tel manteau* *Qu'en plein midi leur jour s'anuite* (*...*) *Mort, malheur à qui ne te craint,* *A qui de toi ne se souvient* *Qu'au moment où sa vie défaille.* *Il faut la rendre, avec dédain* *Que gagne-t-il qui la retient ?* *Ce qu'on allonge, Mort la retaille.* *Mais le fou dit :* « *Et que nous braille* *Ce sermonneur et ses sonnailles ?* *Prenons toujours le bien qui vient !* *Vraiment, pour la simple canaille,* *Mort est un bel épouvantail,* *Du néant charmant pèlerin ! *» *Ces moqueries sont plus que rances :* *Y a-t-il plus vieille science* *Que la sotte philosophie* *Qui radote telles sentences,* *Enlève à Dieu sa providence,* *Fait du présent son infini ?* *Selon cette vieille ébahie,* *Il vaut mieux suivre la folie* *Que vivre dans la clairvoyance.* *Si nous n'avons que cette vie,* *Entre un saint homme et une truie,* *Je ne vois plus de différence* (*...*) *Les mieux vêtus et. les plus gras* *Vont toujours dépouillant ci-bas,* 87:184 *Les malchanceux, ce qui nous prouve* *Ou bien que Dieu n'existe pas,* *Ou qu'Il est juge du débat* *Dès que nous tient, Mort, cette louve* *A belles dents qui l'âme éprouve :* *Ses biens et ses maux elle trouve* *Quand elle arrive à son trépas ;* *Alors elle apprend, elle éprouve* *Qu'il faut vivre comme Il l'approuve :* *Dieu ne nous fit pour vivre en joie.* *Dieu qui nous créa un à un* *Ne saurait être qu'un gredin* *Si du pauvre il n'était vengeur ;* *Non, des hommes jamais le saint* *En son nom n'en condamne aucun.* *Par Néron, qui fut grand pécheur,* *Fut condamné le saint Pasteur* *Le plus détestable empereur* *Immensément chargé de biens ;* *Pierre, quand il était pêcheur* *Autant que quand il fut prêcheur,* *Plus démuni qu'un pèlerin.* *Le temps fut à ceux-là divers :* *A l'un été, à l'autre hiver ;* *L'un fut loué, l'autre harcelé ;* *Paradis l'un, à l'autre enfer ;* *Celui-là fut chargé de fer,* *Celui-ci ne connut danger ;* *Celui-ci fut de biens chargé,* 88:184 *Celui-là de tout déchargé.* *Dieu ! ce loup dévora tes serfs,* *Cet agneau fut par lui mangé.* *Vraiment, si Tu ne l'as vengé,* *Tu n'es qu'un horrible pervers...* (*adaptation de Michel Bouvier*) 89:184 ### Jeanne d'Arc *Notes pour un portrait* par Joseph Thérol #### I. La fille au corsage de fer Avant-propos Lorsqu'elle parut pour la première fois devant le Dau­phin, à Chinon (mars 1429), Jeannette ne payait guère de mine. Gaucourt, capitaine de Chinon, qui assista à cette rencontre, vit en elle « une pauvre petite bergerette ». Vêtue de noir de la tête aux pieds, 1,60 m environ, plutôt moins, la chevelure noire coupée très court en rond autour de la tête, le visage fortement hâlé, comme celui d'une fille de plein air, elle devait être, en outre, fort intimidée par le brillant entourage de dames et de seigneurs qu'éclairaient cinquante torches. Mais l'assistance s'aperçut vite qu'il fallait placer cette fille habillée « en guise d'homme », très en dehors du commun. On avait voulu la piéger, lui faire prendre le comte de Clermont, magnifiquement vêtu, pour ce roi de Bour­ges ([^6]) que, jusqu'au sacre, elle devait appeler le Dauphin, et même le « gentil Dauphin », gentil signifiant, suivant l'étymologie, (gens, race) de la race des rois. 90:184 Si elle s'y était trompée, on en aurait aussitôt conclu qu'au lieu d'être envoyée de Dieu, comme elle le prétendait, elle n'était qu'une pauvre toquée à rembarquer après forte semonce, sinon pire. N'avait-elle pas annoncé quelle reconnaîtrait le Dauphin sans l'avoir jamais vu auparavant ? Or, elle ne s'y trompa nullement. Elle fendit la foule et alla droit à lui qui se tenait caché, elle ôta son chaperon noir, plia le genou. Dès les premiers mots qu'elle lui dit, le Dauphin fut tellement ému qu'il l'entraîna à l'écart et eut, avec elle, un assez long entretien, au cours duquel on vit sur le visage du prince, habituellement triste, se répandre l'éclat de la consolation. Dès ce moment, on put comprendre qu'il fallait compter avec la bergerette. Convaincu lui-même, le Dauphin, pour imposer cette humble fille, à ses chefs de guerre surtout, décida de la faire reconnaître publiquement comme digne de confiance par son Parlement réuni à Poitiers. Après six semaines d'enquête et d'interrogatoires favorables -- on était allé jusqu'à faire vérifier sa virginité par les dames de Gaucourt et de Trèves, et la reine Yolande, belle-mère du Dauphin -- il lui donna rang de chef de guerre. Ainsi, cette paysanne de 17 ans et 4 mois pouvait remplir l'extraordinaire mission dont elle se disait chargée par Dieu : délivrer Orléans de l'étreinte de plus en plus étroite des Anglais, qui l'assié­geaient depuis sept mois, faire sacrer le Dauphin à Reims, « bouter » les Anglais hors de France et libérer le duc d'Orléans, prisonnier en Angleterre depuis Azincourt (1415). Les deux premiers objectifs, elle allait les atteindre elle-même en moins de trois mois. Quant aux deux autres, elle en aurait facilité l'approche avant de les mériter par son martyre. Sa prise de commandement n'alla pas sans récrimina­tions de la part de certains capitaines. « Voicy ung vaillant champion pour récupérer le royaume de France », profé­rèrent ces gaillards. Mais « La Hierre (Lahire) saillit en place et jura qu'il la suivrait à tout (avec) sa compagnie où qu'elle le voudrait moiner (mener) ([^7]) ». Cette scène se passa à Blois, le 25 avril 1429. Et les récalcitrants sui­virent, assez réticents jusqu'à la victoire d'Orléans, puis volontiers jusqu'au moment où le roi préféra la diplomatie aux conseils de celle qui avait rétabli sa fortune. 91:184 #### Jeanne en « habillement de guerre » Nous avons, de Jeanne, au début de sa « chevauchée », un portrait tracé par un chambellan de Charles VII, Per­ceval de Boulainvilliers, dans la lettre, datée du 21 juin 1429, qu'il adressa au duc de Milan, Philippe-Marie Vis­conti, oncle du duc d'Orléans, prisonnier. « Cette pucelle est d'une élégance bienséante, elle rivalisé d'activité avec les hommes, parle peu, manifeste une admi­rable prudence en ses paroles et en ses avis. Elle a une gracieuse voix de femme, elle mange peu, boit encore moins. Elle aime les beaux chevaux et les belles armes, les gens de guerre et les gentilshommes, fuit les fréquentations et les conversations oiseuses, verse parfois abondance de lar­mes, montre habituellement un visage gai, et tant de force en travaux incroyables et dans le port des armes qu'elle peut demeurer armée de toutes pièces pendant six jours et six nuits. » Que Jeanne ait aimé les beaux chevaux et les belles armes, quoi d'étonnant à cela ? Régnault de Chartres, ar­chevêque et chancelier de France, en fait pourtant reproche à la jeune fille dans une méchante lettre qu'il adressa à ses diocésains de Reims, après la capture de la Pucelle. Mais, dit un proverbe, les bons ouvriers ont toujours de bons outils. Parfaite ouvrière, Jeanne s'attachait aux meil­leurs moyens d'accomplir sa haute mission. Regardons donc de plus près et ses chevaux, et ses armes et sa compagnie, pour nous la représenter lors de son entrée en campagne. Les montures Quels chevaux monta donc Jeanne ? On lui connut d'abord celui qui l'amena de Vaucouleurs à Chinon, C'était une brave bête, assez ordinaire, qui fut achetée, pour elle, au prix de 12 francs par son « oncle » Durand Laxart et un nommé Alain ? Peu auparavant, le duc de Lorraine, qui l'avait priée d'aller le voir lui en avait pourtant donné un : Nous lui voyons ensuite deux autres montures. L'une lui fut donnée à Chinon par le duc d'Alençon, émerveillé par son comportement en courant une lance. C'était sans doute le beau « coursier » blanc sur lequel elle entra dans Orléans, le 29 avril 1429 au soir. L'autre, d'Alençon le lui avait donné à Poitiers. 92:184 Une lettre des frères Guy et André de Laval, dont nous parlerons plus loin, nous montre Jeanne à Selles-sur-Cher, en juin 1429, sur un cinquième cheval, un cheval noir. Quand la Pucelle fut prise à Compiègne (24 mai 1430), elle montait un « demi-coursier » gris. Enfin, par une réponse qu'elle fit à ses juges à Rouen (14 mars 1431), nous savons qu'elle disposait du moins après le sacre de cinq coursiers, ou chevaux de bataille, et de sept trottiers, chevaux de route, tout cela payé par le roi. De deux de ces chevaux, nous connaissons le prix, d'après Hémon Raguier, trésorier des guerres de Charles VII : l'un fut acheté en août 1429, à Soissons, 38 livres 10 sols tournois ; l'autre à Senlis, un mois plus tard, 137 livres 10 sols tournois. Enfin, les documents qui en faisaient, foi ayant disparu, on ne peut plus que signaler un cadeau du duc Jean de Bretagne à la Pucelle : une dague *et des chevaux de prix :* le duc, alors allié à l'Angleterre, désirait se réconcilier avec Charles VII par l'intermédiaire de Jeanne. L'armure Il n'est pas indispensable de la décrire en détail. Elle était faite comme toutes celles de l'époque et les diction­naires illustrés en parlent suffisamment. Jeanne « che­vaulchait toujours armée en habillemens de guerre ainsy qu'estoient les aultres gens de guerre », écrit Jean Chartier. Les comptes d'Hémon Raguier donnent le prix du har­nois complet qui fut offert à Jeanne par le roi à Tours : 100 livres tournois. Mais, avant celui-ci, la jeune fille avait déjà, à Poitiers, revêtu un autre habillement de guerre (*Chronique de la Pucelle*)*,* ce qui explique que son page, Louis de Contes, qui ne se trouvait pas à Poitiers et qui est seul à donner ce détail, ait pu dire qu'elle avait reçu, à Tours, deux armures. C'est ici que nous évoquerons plus au long le témoi­gnage des frères Guy et André de Laval. Ils étaient les fils de Jeanne de Laval, elle-même fille d'Anne de Laval, qui, en premières noces, avait épousé Duguesclin. Guy devait être fait comte par Charles VII, à Reims. Quant à André, il allait devenir l'illustre André de Lohéac, amiral et maréchal de France. 93:184 Tous deux, « loyaux » français, rejoignirent le dimanche 5 juin 1429, à St-Aignan-sur-Cher, Charles VII, qui les emmena le lendemain à Selles-sur-Cher où ils rencontrèrent la Pucelle qui venait au-devant du roi. Et voici quelques lignes extraites de la lettre qu'ils adressèrent le mercredi 8 juin, à leurs « très redoutées dames et mè­res », alors résidant au château de Vitré : « fit ladite Pucelle très bonne chère à mon frère et à moi, armée de toutes pièces, sauf la teste, et tenant la lance en main. » La jeune fille emmena les deux frères « à son logis ». Ils remarquèrent « semble chose toutte divine de son faict, et de la voir et de l'ouïr ». Puis, « aux vespres », ce 6 juin, elle partit de Selles pour Romorantin, d'où elle devait gagner Orléans avant d'aller assiéger (le 11), et prendre Jargeau (le 12). Au mo­ment de ce départ, voici comment la virent ces deux jeunes seigneurs : « la veis monter à cheval, armée tout en blanc, sauf la teste, une petite hache en sa main sur un grand coursier noir, qui à l'huis de son logis se démenoit très fort et ne souffroit qu'elle montast, et lors elle dit : « Menés-le à la croix » qui estoit devant l'église auprès, au chemin. Et lors, elle monta, sans ce qu'il se meust, comme s'il fust lié. Et lors se tourna vers l'huis de l'église, qui estoit bien prochain, et dit en asses voix de femme : « Vous les prestres et gens d'église, faites pro­cession et prières à Dieu ». Et lors se retourna à son chemin, en disant « Tirés avant, tirés avant », son esten­dart ployé que portait un gracieux page, et ayant sa hache petite en la main. » La petite hache est assez surprenante. Quoi qu'il en soit, c'était une arme de guerre fort en usage et celle-ci reste occasionnelle. L'histoire n'en a pas autrement parlé, et l'on verra plus loin qu'au combat Jeanne portait tou­jours son étendard. En principe, l'armure assurait au chevalier une pro­tection suffisante de la tête aux pieds. L'homme à cheval était torse, jambes, bras et mains, couvert de ces pièces de fer assez mobiles les unes sur les autres pour laisser suffisamment d'aisance aux gestes. Néanmoins, toute cui­rasse a son défaut et cette protection en présentait pas mal. Le soleret (ou pédieux) n'empêcha pas la Pucelle d'être blessée au pied par une chausse-trappe, le 6 mai 1429, devant la bastille des Augustins, au sud du fort des Tou­relles, sur la rive gauche de la Loire d'Orléans. La cuirasse et le gorgerin ne l'empêchèrent pas d'avoir, le 7 mai, de­vant les Tourelles, l'épaule traversée par un trait. 94:184 Les jambières ne l'empêchèrent pas d'avoir, devant Paris, le 7 septembre, une cuisse traversée par un vireton d'arbalète. Et quand on se rappelle, dans le portrait d'elle, tracé par Perceval de Boulainvilhers, qu'elle pouvait passer six jours et six nuits armée de toutes pièces, quand on lit dans la « Chronique », si le cas advenait « qu'elle logeast aux champs avec les gens de guerre, jamais ne se désarmoit », quand on songe que son armure pesait une vingtaine de kilos, on imagine quelle vigueur naturelle et quel secours céleste supplémentaire il fallait à cette toute jeune fille, qu'à Rouen, Anne de Bourgogne, duchesse de Bedford, en vérifiant encore sa virginité, découvrit meurtrie jusqu'aux « inferiora » ! Sous la cuirasse, la protection se doublait pourtant d'un jaseran ou cotte de mailles. C'est en jaseran que Jeanne, dont la blessure à l'épaule n'était pas encore cicatrisée, suivit, le 8 mai 1429, la procession d'action de grâces qui mena les Orléanais remercier Dieu de les avoir délivrés ([^8]). Sur l'armure, les chevaliers portaient une courte tu­nique sans manches, fendue sur les côtés depuis les épau­les, la *huque,* ornée des symboles de leurs maisons. Les documents révèlent que Jeanne porta au moins deux hu­ques. La première fut donnée sur l'ordre et aux frais (deux escus d'or) du duc d'Orléans ; elle fut faite d'une « aulne de vert perdu » (sombre) ornée des Orties symboliques de la deuxième maison d'Orléans ; la seconde est celle qu'elle avait lorsqu'elle fut prise à Compiègne et qui, d'après deux chroniqueurs bourguignons, Lefèvre de Saint-Rémi et Georges Chastelain, était une riche huque de drap d'or vermeil. Mais un autre bourguignon, le greffier de la Cham­bre des comptes de Brabant, la décrit plus simplement en velours vermeil. Le casque Revenons à la lettre des frères de Laval. « Armée tout en blanc, écrivent-ils, sauf la teste. » Pendant ce voyage de Selles-sur-Cher à Romorantin, nul danger n'exigeait qu'elle fût casquée. Par contre, pour les combats, elle était coiffée soit du bacinet de l'époque, soit de la « salade » qu'on lui vit devant Saint-Pierre-le-Moutier, en novembre 1429. 95:184 Lors de l'assaut contre des places fortes, les assiégeants portaient des capelines (chapelines), chapeaux de fer à très larges bords destinés à écarter les pierres ou l'huile et la poix bouillantes jetées par les assiégés. Le 12 juin 1429, alors que, l'étendard à la main, elle montait à l'échelle la muraille de Jargeau, Jeanne reçut justement sur sa ca­peline une pierre qui se brisa en morceaux, mais la précipita au bas du mur. Aussitôt relevée, elle s'écria : « Amis, en avant ! Notre-Seigneur a condamné les Anglais. » Cette aventure semble avoir fait grande impression sur l'ennemi. A Rouen, en effet, les juges posèrent à leur pri­sonnière la question que voici : « Quand vous fûtes devant Jargeau, que portiez-vous derrière votre heaume ? N'y avait-il pas quelque chose de rond ? » Elle répondit : « Par ma foi, il n'y avait rien », coupant court à l'accusation, ridicule, mais facile à prévoir, d'avoir orné son casque d'un nimbe, attribut des saints du ciel, par lequel Jeanne aurait cherché à « ensorceler » ses hommes. Les armes Lors de leur première rencontre avec elle, les frères de Laval ont vu une lance à la main de la Pucelle. Il est probable, étant donné son goût pour les armes, qu'entre les combats Jeanne ait souvent porté la lance, en bon chevalier, et d'ailleurs si habilement que de nombreux témoins en ont dit leur étonnement. Reprenons plus en détail la scène citée à propos des chevaux et qu'a racontée le duc d'Alençon. Lorsque celui-ci la vit pour la première fois, c'était à Chinon, deux mois avant quelle fût acceptée comme chef de guerre. « Après le repas, le roi alla se pro­mener aux champs. Et là, Jeanne courut la lance ; vu qu'elle se comportait si bien à porter et à courir la lance, je lui donnai un cheval. » Il faudrait, ici, par exemple d'après le *Livre des faits du Maréchal de Boucicaut,* ex­poser à quel dur et long entraînement étaient soumis les futurs écuyers pour le combat à cheval et la manœuvre de la lance. Mais on conçoit facilement qu'une fille qui, quatre ans plus tôt, avait dit à saint Michel : « Je ne sais pas guerroyer ni chevaucher » et qui n'avait jamais été entraînée depuis, ait étonné des gens aussi avertis que d'Alençon et les autres hommes de guerre. Le Doyen de Saint-Thibaud de Metz, qui n'a jamais vu la Pucelle, mais écrit d'après les témoignages, signale qu'elle « chevauchait en armes moult hardiment et portoit une moult grosse lance et une grande épée ». 96:184 Mais puisque Jeanne ne se servit pas de la lance au combat, laissons cette arme et parlons de son épée, dont d'ailleurs elle ne se servit pas non plus, nous le verrons. Jeanne d'Arc a porté plusieurs épées. D'abord, au départ de Vaucouleurs, celle que lui donna le commandant de cette place, Robert de Baudricourt. Quand elle attaqua Paris (« non par commandement de ses Voix, mais à la requête des capitaines ») elle y « gagna », avec un har­nois blanc entier pour homme d'armes, une épée qu'elle déposa ensuite à Saint-Denis avec ledit harnais. Quand elle tomba aux mains de l'ennemi devant Compiègne, elle en portait, depuis Lagny, une autre encore, qui avait été prise à un Bourguignon. Mais celle qu'elle porta de Blois jusqu'à Lagny (avril 1430) était l'épée qu'elle avait envoyé chercher à Sainte-Catherine-de-Fierbois, par un armurier de Tours, l'épée des victoires et du sacre. Qu'est devenue cette épée ? Les juges, à Rouen, le lui ont demandé. Elle s'est contentée de répon­dre : « Ce sont mes frères qui l'ont, à ce que je crois. » Que sont devenues Joyeuse et Durandal, les épées de Charlemagne et de Roland, qu'un poète bien oublié, Henri de Bornier, a chantées dans *La fille de Roland ?* On les regrette moins cependant que l'épée de Jeanne d'Arc dont une légende veut qu'elle ait été celle de Charles Martel. Légende, disons-nous, mais qui s'est tissée sur une bien curieuse trame. De l'origine de cette épée, voici ce qu'a dit Jeanne : « Elle était sous terre, toute rouillée ; il y avait dessus cinq croix gravées. C'est par mes Voix que j'ai su qu'elle était là. Je n'avais jamais vu l'homme qui l'est allé chercher. J'écrivis au clergé de l'endroit de vouloir bien la laisser prendre. Elle était assez peu en­terrée derrière l'autel. A dire vrai, je ne me rappelle plus si c'était devant ou derrière. Dès qu'on l'eut retrouvée, le clergé la frotta et la rouille tomba aussitôt. » Dans les expositions organisées à l'occasion du cinquiè­me centenaire de la réhabilitation de Jeanne d'Arc en 1966, a été montrée une épée qui porte cinq croix gravées près de la garde, sur la lame. Est-ce l'épée de Fierbois ? Il est prudent d'en douter. Quant à affirmer que l'arme trouvée à Fierbois avait appartenu à Charles Martel, c'est encore plus difficile. Mais nous avons, ici, l'occasion de parler de ce village de Fierbois, si important dans l'histoire de la Pucelle et trop peu connu, bien qu'on y voie encore des pèlerins chaque dimanche de Laetare, à la date anniversaire du passage de Jeanne en ce lieu. 97:184 *Ferus boscus*, tel était le nom latin de la forêt qui entourait cet écart de la paroisse de Sainte-Maure, en Tou­raine. Ferus (d'où est venu féroce) signifiait sauvage et par corruption donna « fier ». Fierbois. En ce lieu, il est possible que Charles Martel, qui venait de battre aux en­virons de Poitiers, (autre rapprochement avec l'histoire de Jeanne d'Arc), Abdérame et ses Sarrazins, ait rencontré et taillé en pièces un détachement ennemi. C'est d'après la tradition, en reconnaissance pour cette victoire qu'il aurait fait construire une chapelle et l'aurait dédiée à Sainte-Catherine d'Alexandrie, dont les attributs étaient la roue et l'épée, instruments du martyre de cette jeune vierge. En tout cas, la chapelle tombait depuis longtemps en ruines dans l'impénétrable forêt, devenue le domaine des loups, des renards et autres bêtes sauvages, où personne ne s'aventurait plus. Or, un jour de l'an 1375, un certain Jean Godefroy, habitant le hameau de Fierbois, eut une soudaine inspi­ration. Cloué par la paralysie, il décida d'aller à la chapelle faire une neuvaine à sainte Catherine pour lui demander sa guérison. Ses journaliers ouvrirent donc à grand coups de hache un passage à travers la forêt et transportèrent le pa­ralytique jusqu'à l'oratoire mystérieux. Avant même la fin de la neuvaine, Godefroy fut guéri. En témoignage de gratitude, il résolut de faire restaurer la chapelle. Le travail fut exécuté par un maçon de Saint-Epain, Hilaire Habert, à qui sa femme dut reprocher de s'être fait trop peu payer pour une besogne dont sainte Catherine pouvait fort bien se passer. A son tour, cette femme tomba gravement malade, au point d'en être réduite à prier, elle aussi, Madame sainte Catherine de la guérir ; et à son tour elle fut exaucée. Alors les pèlerins affluèrent, et en tel nombre que, vers 1410, le maréchal de Boucicaut, seigneur de l'endroit, fit construire une aumônerie, composée de deux chambres, d'une salle pour les pauvres et d'une chapelle dédiée à saint Jacques de Compostelle -- la route du fameux pèle­rinage passant par là. Problème épineux : cette chapelle était-elle celle de Charles Martel et de sainte Catherine, à qui l'on aurait fait l'affront de l'écarter au profit de saint Jacques ? Ou une autre chapelle construite non loin de celle-là ? Nous n'en savons rien. Quoi qu'il en soit, des documents donnent les noms des huit gardiens de l'aumô­nerie à cette époque et indiquent les biens-fonds d'où provenaient les ressources. 98:184 Sainte Catherine était la patronne des hommes de guer­re. Bientôt les ex-votos se multiplièrent, armures, lances, épées, etc. et chaînes aussi, déposées par les prisonniers libérés. Un manuscrit rapporte que plus de 250 pèlerins bénéficièrent de miracles. Le 18 avril 1430, un chanoine d'Angers, Jean Boucher, ayant été guéri d'atroces névral­gies, célébra, à Fierbois, une messe d'action de grâces qu'il offrit « pour le Roy et la Pucelle ». Dunois et Lahire pas­sèrent aussi à Fierbois. Mais un incendie détruisit la cha­pelle de l'aumônerie où Jeanne, le 4 mars 1429, avait communié et entendu trois messes. Et le monument fut rem­placé en 1484 par l'église actuelle de Sainte-Catherine de Fierbois dans laquelle est enclavé un vieux mur où s'ouvre une excavation qui porte cette inscription : « Ici fut trou­vée l'épée de Jeanne d'Arc. » Quant à l'aumônerie, supprimée en 1698, il en reste le bâtiment qui sert maintenant de presbytère et de mairie. #### La compagnie de la pucelle A l'époque de Jeanne d'Arc, ce mot de compagnie ne dé­signait nullement une unité régulière comme dans notre infanterie d'aujourd'hui. L'effectif variait suivant les res­sources et les caprices du chef. Ainsi, à Selles-sur-Cher, le grand seigneur qu'était le duc d'Alençon, cousin du roi, avait, d'après les frères de Laval, « très grosse compa­gnie ». Par une réponse de la Pucelle à ses juges (Procès, 3 mars 1431), nous savons que la sienne comptait deux ou trois lances, du moins au départ de Blois, semble-t-il, d'après le contexte. Mais cela dut varier au cours de la chevau­chée. Le mot lance désignait non seulement l'arme et le chevalier qui la portait, mais aussi le groupe de compa­gnons au service de celui-ci. D'abord, le ou les écuyers ou valets d'armes, également à cheval, plus légèrement cuiras­sés et armés, et qui avaient pour rôle d'assister et de se­courir le chevalier, devoir urgent et pénible quand il avait été désarçonné et, pis encore, blessé ; ensuite, le ou les pages ; enfin, les hommes de pied. Écuyers et fantassins portaient soit la brigandine, pour­point de cuir solide intérieurement doublé de lamelles de fer, avec épaulières et cubitières (aux coudes) de fer, soit la cotte de cuir appelée aussi jaque de mailles. Tous étaient, en principe, coiffés du bassinet de fer. 99:184 Les hommes de pied, c'étaient d'abord les archers et les arbalétriers. Les archers pouvaient tirer jusqu'à dix flèches par minute, en sorte qu'une troupe nombreuse de tireurs était capable d'arroser l'ennemi de salves qui étaient autant d'averses de fer tombant dru comme grêle. Les arbalètes, en raison du système de réarmement, ne dépas­saient pas deux coups par minute, mais leurs « viretons », beaucoup plus pénétrants et de plus longue portée, étaient plus efficaces. Les autres hommes portaient diverses armes dont nous ne citerons que les principales : la guisarme, qui compor­tait au bout d'un manche, soit une hache à deux tranchants terminés en pointe et qui se manœuvrait à deux mains, soit -- ce qui était plus fréquent en ce début du XV^e^ siècle -- deux lames tranchantes et pointues disposées en fourche ; la vouge, terminée par une lame épaisse, large et pointue, d'un côté et assortie, de l'autre, d'un ou deux crochets, la miséricorde, poignard ainsi désigné, euphémisme ma­cabre, parce que le coutilier s'en servait pour achever les mourants ou les vaincus dont on n'espérait pas de rançon. Par ces mots de Jeanne « deux ou trois lances », il faut donc entendre que sa compagnie comptait une vingtaine d'hommes. Nous n'en pouvons reconnaître que quelques-uns. A leur tête, Jean d'Aulon, gentilhomme originaire de l'actuel département de Haute-Garonne, que le roi avait chargé de la garde et de la conduite de la Pucelle, comme « le plus sage et vaillant homme du royaume ». A ce titre il veillait non seulement sur la personne de Jeanne, mais aussi sur le maintien de ses gens en bonne condition de guerre et sur la bonne marche de son « hostel », logement, ravitaillement, habillement, etc. Les deux pages étaient : le premier, Louis de Contes (de Comtes, écrit la Chronique) jeune gentilhomme de 15 ans environ en 1429, surnommé tantôt Mugot, tantôt Imerguet, qui la quitta après l'assaut de Paris (septembre 1429) et devait en 1456 au Procès de Réhabilitation, faire une des plus intéressantes déposi­tions ; le deuxième, Raymond, que nous ne connaissons que par Louis de Contes et qui fut probablement tué devant Paris.. Les autres lances étaient, au départ de Blois, Bertrand de Poulengy et Jean de Nouillompont, dit Jean de Metz, tous deux gentilshommes qui avaient mené Jeanne de Vau­couleurs à Chinon. 100:184 Parmi les hommes de pied, nous compterons au moins jusqu'à la victoire d'Orléans les deux frères de la Pucelle, Jean et Pierre, qui avaient rejoint leur sœur à Blois et figurent sur les registres de comptes de la forteresse d'Or­léans. Anoblis après le sacre, ils furent alors montés aux frais du roi et sans doute ensuite portèrent-ils la lance ? De Blois à Orléans figura aussi un écuyer nommé Simon Beaucroix, qui déposa en 1456 au Procès de Réhabilitation. En marge de la Compagnie venait l'aumônier, confes­seur de la Pucelle, Frère Jean Pasquerel, moine augustin du couvent de Tours. Nous savons par sa déposition que, par exemple, il resta près d'elle toute la journée de l'as­saut des Tourelles, le 6 septembre 1429, pendant lequel elle fut blessée comme elle le lui avait prédit la veille. Venait aussi un autre religieux, Nicolas Rommée, dit de Vauthon, cistercien de l'abbaye de Cheminon (diocèse de Châlons­sur-Marne) qui était un cousin de Jeanne et avait obtenu de son abbé l'autorisation de suivre la pucelle. #### L'étendard « Prends l'étendard de par le Roy du ciel. » Tel est, d'après ce que Jeanne elle-même a dit à ses juges de Rouen (Procès, 14 mars 1431) l'ordre qui lui fut donné par ses Voix, sainte Catherine et sainte Marguerite. Bien des questions se posent à propos de cet étendard. Et d'abord, le 10 mars précédent, Jeanne avait dit à ses juges : « Je n'ai jamais eu qu'un seul étendard. » Or les comptes d'Hémon Raguier révèlent qu'un certain Heuves Polnoir, peintre à Tours, a reçu 25 livres tournois en paie­ment d'un grand et d'un petit étendard pour la Pucelle. En ce petit étendard, la plupart des historiens voient l'enseigne que la Chronique du Greffier de La Rochelle décrit ainsi : « Fit faire audit lieu de Poitiers son étendard auquel y avait un écu d'azur : et un coulon blanc de-dans ycelui était, lequel coulon tenait un role en son bec ou avait écrit de par le roi du ciel. » Coulon est à traduire par colombe et role par banderole. On retrouve dans les six derniers mots de cette description l'ordre donné par les Voix. Ainsi, la Pucelle affirme n'avoir jamais eu qu'un éten­dard ; le trésorier du roi en a payé deux à un peintre de Tours ; un chroniqueur rapporte qu'un des deux a été fait à Poitiers. Comment concilier tout cela ? 101:184 Peut-être le Journal du Siège d'Orléans va-t-il nous y aider ? Voici comment il raconte l'entrée de la Pucelle dans cette ville le 29 avril 1429. « Comme à huit heures du soir, malgré tous les Anglais qui oncques n'y mirent empêche­ment aucun, elle y entra armée de toutes pièces, montée sur un cheval blanc, et faisant porter devant elle son estandard qui estoit pareillement blanc, auquel avait deux anges tenans chacun une fleur de liz en leur main ; et au panon estoit empainct comme une Annonciation (c'est l'image de Nostre Dame ayant devant elle ung ange lui présentant ung liz). » En cette première manifestation de sa mission, à l'heure où elle va commencer de la remplir, Jeanne, sous les armes, est bien signalée par deux enseignes. Alors ou bien le Gref­fier de La Rochelle a été mal renseigné sur le lieu de fabrication du petit étendard, ou bien le trésorier du roi a payé quelques jours plus tard, à Tours, entre les mains d'un correspondant de l'artisan poitevin, la fabrication de cette enseigne. Mais, autre question : qu'entend exactement le Journal du Siège par ce « panon » dont on dirait qu'il le considère comme un morceau de l'étendard ? En ce cas, ce serait la partie fourchue de celui-ci. Car les enseignes de l'époque étaient tantôt effilées en une seule pointe (ou penne, de penna, plume, aile), corrompu en panna (étoffe) d'où panon, au lieu de pennon (et panonceau), et tantôt terminés par deux pennes, autrement dit fourchus. A notre avis, le mot étendard étant devenu un terme global, ceux de la première forme devaient être appelés pennons, ou, si l'on veut, panons, et non pas étendards. Comment se présentait l'étendard de Jeanne ? Deux contemporains nous le montrent fourchu : ce sont la tapis­serie dite d'Azeglio (1430), et un croquis dessiné sur son registre, en marge du 10 mai 1429, par le greffier du Parle­ment de Paris, Clément Fauquemberque. Il est donc vrai­semblable que le grand étendard était un rectangle d'étoffe terminé par deux pennes. Dans la suite de son récit, le Journal du Siège conte que le « panon » de Jeanne prit feu au contact d'une torche et que les témoins s'émerveillèrent de l'habileté avec laquelle la Pucelle manœuvra pour étendre le feu. Comme il n'a jamais été rapporté que l'étendard ait connu sem­blable mésaventure, il faut donc comprendre que pennon et étendard constituaient deux enseignes différentes. 102:184 Et le pennon fut sans doute très gravement endommagé malgré l'intervention de la Pucelle, puisque l'histoire ne parlera plus de lui. C'est pourquoi Jeanne a pu dire : « Je n'ai jamais eu qu'un étendard »... celui, a-t-elle dit aussi, qu'elle portait toujours elle-même lorsqu'elle attaquait, pour éviter de tuer. A quoi elle ajouta : « Je n'ai jamais tué personne. » De l'étendard, voici, par elle, la description (Procès de condamnation 10 et 17 mars 1431) « ...le champ était semé de lys. Il y avait dessus le monde figuré, et deux anges par côté ; il était blanc, en toile blanche, du bou­cassin. Il y avait écrit dessus Jhésus-Maria, je crois. Il avait des franges de soie ». Les noms de « Jhésus-Maria étaient écrits par côté, je crois ». Qu'entendait-elle par *monde ?* Elle l'a précisé le 17 mars. Sur l'étendard « Notre-Seigneur était figuré tenant le monde ». A quoi son aumônier a ajouté cette autre pré­cision : « Sur son étendard était peinte l'image de Notre-Seigneur séant en jugement dans les nuées du ciel. » Quelles étaient les dimensions de l'étendard ? Dans son ouvrage, qui fait autorité, *Jeanne d'Arc, ses costu­mes, ses armures,* Adrien Harmand inscrit l'étoffe dans un triangle mesurant 0,62 m de hauteur (à la hampe), 2,14 m (grand côté oblique), 1,97 m (côté horizontal du bas) avec frange de soie de 2,5 cm. C'est lui donner la for­me du pennon. Et nous croyons ne devoir retenir ces di­mensions que comme celles du pennon disparu. Car de plus récentes études montrent qu'à cette époque nombreux étaient en Occident les étendards développant jusqu'à 5 m d'étoffe sur 0,90 m environ de hauteur. Quant à la hampe, Harmand lui accorde une longueur de 2,75 m, alors qu'elle était très souvent un bois de lance atteignant 5 m avec pointe de fer de 0,32 m. Il reste à prouver, nous sem­ble-t-il, que ces enseignes immenses, fort difficiles à tenir rendant les combats, n'étaient pas utilisées seulement pour les fêtes et les tournois, c'est-à-dire plantées à l'entrée des villes et des champs clos, ou même au sommet des châ­teaux. Quoi qu'il en soit, l'appareil, même posé sur un récep­tacle fixé à l'étrier, était si pesant que, pour le tenir dressé pendant les combats, Jeanne, cette fille de 17 ans, devait faire preuve d'une force physique bien supérieure à celle de la plupart des femmes. Or, on sait par ses compagnons qu'elle portait et courait la lance aussi bien qu'homme d'armes aguerri. Certes, endurcie aux travaux des champs, elle était naturellement vigoureuse et robuste. 103:184 Certes aussi, de même qu'on avait le plus possible allégé l'armure forgée pour elle, on avait peut-être pris soin de ramener l'éten­dard plus à sa portée. N'empêche qu'on ne peut s'empêcher de penser au secours qu'elle reçut tout au long de sa che­vauchée et dont elle a parlé si clairement devant Dunois : « Quand je suis courroucée parce qu'on ne croit pas facile­ment ce que je dis de la part de Dieu, je me retire à l'écart et, ma prière faite, j'entends une voix qui me dit : Va, fille de Dieu, va ! Je serai à ton aide, va ! » Tout cela dit, que penser des reconstitutions de l'éten­dard qui ont été faites au début de ce siècle dont on voit un exemple à Sainte-Catherine-de-Fierbois : sur la face, au milieu du semis de lys, le Christ en majesté entre deux anges qui lui présentent un lys : au revers, la scène de l'Annonciation sommée de l'écu aux armes de France, avec au pied l'écu portant le coulon et le role ? Elles sont émou­vantes, mais nous nous permettons la suggestion que voici : la bannière de Jeanne (voir plus loin) n'était pas héral­dique, mais religieuse ; nous croyons donc probable que son étendard tenait aussi lieu de bannière héraldique et que, par conséquent, il présentait des deux côtés les mêmes figures et devise. Sur le pennon figurait, des deux côtés aussi, la scène de l'Annonciation. Cependant, un mot du Journal du Siège ne laisse pas de nous embarrasser « au panon estoit empainct *comme* une Annonciation... » Ce « comme » n'amène-t-il pas à supposer que la scène de l'Annonciation, décrite en­suite par le Journal, se résumait simplement en cet écu où était le coulon blanc annonçant Jeanne comme l'envoyée « du roi du ciel » ? Simple supposition. ##### La bannière. Cette enseigne, on le sait, était le signe de ralliement *du Ban,* c'est-à-dire de l'ensemble des vassaux que leur suzerain convoquait pour la guerre. Sur son étoffe, de forme carrée, étaient peintes sur les deux faces, avec ou sans les symboles et la devise, les « armes » du suzerain. D'après la déposition de Frère Jean Pasquerel, Jeanne fit peindre une bannière à Blois, pendant les trois jours qu'elle y passa en attendant que fussent rassemblée la troupe et prêt le convoi qu'elle devait mener à Orléans. On y voyait représenté le Christ en croix, probablement entre la Vierge et saint Jean, comme si souvent à l'époque. 104:184 Il est admis que contrairement à la position habituelle des bannières guerre, celle de Jeanne, suspendue par le milieu, n'était pas disposée-perpendiculairement à la ham­pe, mais tombait. parallèlement à celle-ci. C'était donc une bannière religieuse. ##### La leçon des enseignes. Dès maintenant, l'étendard et la bannière vont imposer à l'historien, s'il est de bonne foi et reste fidèle aux docu­ments, le grand dessein de Jeanne d'Arc et ce qu'il faut penser de l'origine de sa mission. « La bannière faite, dit Frère Jean Pasquerel, Jeanne elle-même, deux fois par jour, c'est-à-dire matin et soir, me faisait rassembler tous les prêtres autour de la ban­nière ; ils chantaient des antiennes et des hymnes de Notre-Dame et Jeanne en personne était avec eux. Dans cette assemblée, elle ne voulait pas admettre d'autres gens d'armes que ceux qui s'étaient confessés le jour même, avertissant tous les soldats qu'ils aient à se con­fesser s'ils voulaient la rejoindre en ces assemblées. Et là, tous les prêtres étaient prêts à confesser tous ceux qui le voudraient. » Il serait trop long de citer tous les témoignages qui por­tent sur cet apostolat de la Pucelle. Entre autres, un Or­léanais, le chanoine Pierre Compaing, a vu La Hire se confesser ainsi que plusieurs hommes de sa compagnie. Cet exemple donné par l'impétueux capitaine aida grande­ment au résultat que recherchait la Pucelle : ramener les pillards, les paillards, les écorcheurs qu'étaient devenus ses hommes, à l'obéissance aux dix commandements, afin qu'ils fussent dignes de reprendre (*gesta Dei per Francos*) « la geste de Dieu ». Quelques remarques encore. Au départ de Blois, pour la délivrance d'Orléans, par ordre de Jeanne, les prêtres partirent en tête autour de la bannière. L'armée et le con­voi suivirent, derrière Jeanne armée en guerre. L'étendard était porté par un des deux pages, puisqu'elle ne le ; portait que lorsqu'elle attaquait et qu'en effet, à son entrée dans Orléans, il était porté devant elle. Ainsi, personne ne s'y pouvait tromper. L'armée qui s'avançait n'était pas seule­ment celle du Gentil Dauphin, roi de Bourges, « vray Héri­tier et fils de roi ». Qu'était-elle donc, cette armée ? Au départ, toujours par ordre de la Pucelle, les prê­tres entonnèrent le *Veni Creator Spiritus.* (Venez ; Es­prit Créateur). La cinquième strophe de cet hymne. était particulièrement de circonstance. *Hostem repellas longius.* En voici la traduction : « Repousse l'ennemi au plus loin, donne-nous promptement la paix. Ainsi, toi, premier ouvrant le chemin, nous éviterons tout dommage. » 105:184 De ces mots « Toi ouvrant le chemin », comment ne pas rap­procher une parole que Jeanne avait prononcée deux mois plus tôt ? Comme elle allait quitter Vaucouleurs, on l'acca­blait de bons conseils sur la meilleure route à suivre pour gagner Chinon sans rencontrer les gens de guerre enne­mis. Elle avait répondu : « Je n'ai pas peur des gens de guerre. S'il y en a par le chemin, Dieu, mon Seigneur, me fait la route pour aller au Dauphin. C'est pour ce que je suis née. » Et, comme naguère de Vaucouleurs à Chi­non, aujourd'hui l'Esprit divin, qui renouvelle la face de la terre, lui ouvrait la route de Blois à Orléans, où elle arrivera, en effet, sans dommage. Autre remarque : la musique, sinon les paroles, du *Veni Creator* a été attribuée à Charlemagne. Or, en arrivant devant Orléans, Jeanne vit Dunois venir à sa rencontre. Et elle lui dit : « Je vous amène le meilleur secours que eut oncques chevalier, ville ou cité et ce est le plaisir de Dieu et le secours du roy du ciel. Non mie pour l'amour de moy, mais procède purement de Dieu, lequel, à la requête de sainct Louys et de sainct Charlemagne, a eu pitié de la ville d'Orléans... » Charlemagne, une des trois plus grandes figures de la geste de Dieu, les autres étant saint Louis et Jeanne. Éton­nant rapprochement. Mais tout est étonnant dans l'histoire de Jeanne d'Arc. Et d'abord, cette prédiction dans la pre­mière sommation aux Anglais, datée du mardi saint 1429 : « Si vous ne croyez pas les nouvelles de Dieu et de la Pucelle, en quelque lieu que vous trouverons, nous fer­rons dedans à horions, et si verrons lesquels meilleur droit auront, de Dieu ou de vous. » Ainsi affirmait-elle, avant même d'être reconnue chef de guerre, ce qu'exprimaient aujourd'hui les figures claire­ment parlantes de son étendard et de sa bannière : l'armée menée par Jeanne était l'armée de Dieu « droiturier et souverain seigneur » dont Charles VII, qui allait être sacré moins de trois mois plus tard, le 17 juillet 1429, devait se considérer comme le lieutenant, avec tous les devoirs spiri­tuels et temporels que comporte ce titre. \*\*\* Nous pouvons maintenant nous représenter la Pucelle entrant en campagne. Un dernier rayon va achever le por­trait de la Fille *au dur corsage* ([^9])*.* 106:184 *L'an mil quatre cent vingt et neuf* *Reprint à luire li soleil.* Parmi les historiens de Jeanne qui ont tous, ou à peu près, cité ces vers de Christine de Pisan, sa contemporaine, qui donc a cherché à voir en ces deux vers autre chose qu'une de ces allégories dont les poètes sont coutumiers ? Cependant, l'hiver 1428-1429 avait été très pluvieux. D'après les érudits locaux, nombre de rivières étaient en crue en ces mois de février et mars 1429. Quant à la Loire, dont on connaît les furieuses colères, elle était, le 27 février, montée si haut qu'elle noyait les meurtrières des Tourelles et submergeait les terrassements anglais autour du fort ; les Orléanais avaient même espéré qu'elle emporterait ces ouvrages. Et le jour de l'arrivée de Jeanne (28 avril), elle était si grosse et rapide que, sans un retour subit et mira­culeux du vent d'ouest, les bateaux d'Orléans n'auraient pas pu remonter jusqu'au port Saint-Loup où les attendait le convoi sauveur. Permettons-nous donc de prendre ces vers de Christine au pied de la lettre, et de voir le soleil briller enfin dans un ciel débarrassé. Alors, ceux qui, avec Dunois, avaient passé le fleuve et s'étaient portés à la rencontre de Jeanne, purent admirer ce spectacle magnifique. Derrière la bannière de Dieu, un groupe s'avançait sur des chevaux caparaçonnés aux couleurs seigneuriales, et par-dessus casques et heaumes, étendards et pennons mul­ticolores « volitaient en l'air du vent ». Il y avait là, entre autres, l'archevêque de Reims, Regnault de Chartres, bla­sonnant écartelé de Reims, Chartres et Nesle, lys, fasces et bars argent, azur et gueules ; l'amiral de France Louis de Culan, azur semé de molettes d'or au lion de même ; Étienne de Vignolles, le terrible Lahire, grappes d'argent sur fond de sang ; Gilles de Rais, bientôt maréchal de France et plus tard, hélas ! fou de magie noire, azur à croix de sable ; Raoul de Gaucourt, revenu de treize ans de captivité en Angleterre, capitaine de Chinon et premier chambellan du roi, bar de gueules sur champ d'hermine. Au centre du tableau, les yeux levés vers son étendard, la Pucelle, armée en guerre. Son armure étincelle au soleil nouveau. Elle arrête devant Dunois son haut coursier blanc. « *Enfin bien prise en sa cuirasse et droite sur l'arçon*... « *Souple sur le cheval et le caparaçon*... ». la voici donc cette Pucelle que les gens d'Orléans, au bord du désespoir, vont accueillir avec autant de joie que « si ilz veissent Dieu descendre entre eulz ». 107:184 #### II. -- La Fille de Dieu « *Avant la levée du siège d'Orléans* *et tous les jours depuis, quand elles me parlent,* *mes Voix m'ont plu­sieurs fois appelée Jeanne la Pucel­le,* *fille de Dieu. *» (P.C. 12 mars 1431.) On sait que pour la réhabilitation de Jeanne la Pucelle en 1456, l'Inquisiteur de la Foi, le dominicain Jean Bréhal, consulta plusieurs grands théologiens de l'époque sur le bien-fondé du Procès de condamnation. Parmi ces maîtres figuraient le bienheureux Hélie de Bourdeilles, alors évêque de Périgueux et plus tard archevêque de Tours, Martin Berruyer, évêque du Mans, Jean Bochard, évêque d'Avran­ches, c'est-à-dire trois hautes autorités. Partant eux aussi de ce mot de l'Apôtre saint Jean, « Éprouvez les esprits pour voir s'ils viennent de Dieu », ils examinèrent les actes et les paroles de Jeanne et conclurent que le Procès de Condamnation était une iniquité, que la Pucelle avait été véritablement envoyée de Dieu. Il y a là, ainsi que dans la *Recollectio* qu'en fit Jean Bréhal, une mine très riche pour l'étude de la spiritualité de Jeanne d'Arc. Ce que nous tentons ici est différent. Étant admis que la Pucelle venait bien « de par Dieu », nous voulons essayer de retrouver pourquoi les Voix célestes qu'elle entendait ont pu décerner a ce chef de guerre le titre de FILLE DE DIEU. Rassurons tout d'abord encore une fois les chrétiens qui nous liront : en bonne doctrine, tout baptisé devient par le baptême fils adoptif de Dieu. Mais quel autre baptisé s'est jamais entendu donner ce titre du haut du ciel et si clairement ? Et déjà sur ce point nous nous rappelons l'évangile du baptême du Christ, authentifié par la voix même du Très Haut. Une étude fouillée de la vie d'union à Dieu ne saurait faire l'objet de cet essai. Bien des auteurs ont, par des pa­rallèles saisissants entre la vie du « Fils de l'Homme, Fils de Dieu » et la vie de Jeanne d'Arc, montré en elle la parfaite Imitatrice de Jésus-Christ. 108:184 Ici nous ne considé­rerons en elle que ce qui intéresse le plus directement sa carrière militaire, ces vertus qui, grâce à elle, pour le plus grand profit de la France, redevinrent un temps pratiques chevaleresques. Toutefois souvenons-nous des trois principales intentions de ses prières : 1° le succès de sa campagne (c'était demander à Dieu la réussite de ses pro­pres desseins) ; 2° que Dieu assiste les Français et garde bien les villes de leur obéissance (même intention com­plétée par la note d'amour envers le prochain) ; 3° le salut de son âme » (P.C., 14 mars) ([^10]). Rappelons-nous également cette question d'un de ses juges : « Êtes-vous sûre d'être en état de grâce ? » Et sa célèbre réponse : « Si je n'y suis, Dieu m'y mette ; si j'y suis, Dieu m'y garde. Je serais la plus affligée du monde si je savais n'y pas être. » (P.C., 24 février.) Saint Louis, qui fut le chevalier parfait, n'affir­mait-il pas qu'il ne voyait pas de plus grand malheur que le péché mortel ? Rappelons-nous enfin que, d'après son aumônier, Fr. Pasquerel, et nombre de témoins, elle se confessait très souvent et communiait en versant abondance de larmes. Cela noté, relisons la requête de sa mère, Isabelle Romée, aux juges du tribunal de réhabilitation siégeant à Notre-Dame de Paris le 7 novembre 1455 : « De mon légi­time mariage j'avais une fille. Elle avait été baptisée et dû­ment confirmée. Je l'avais élevée dans la crainte de Dieu, le respect et la tradition de l'Église, autant que le permet­taient son âge et notre condition ; vivant parmi les bêtes et les travaux des champs, elle n'en fréquentait pas moins l'église très souvent et elle était assidue aux sacrements de l'eucharistie et de la pénitence, pour ainsi dire chaque mois ; elle priait et jeûnait avec ferveur pour les misères du peuple de ce temps-là, et elle compatissait de tout son cœur ; elle n'avait jamais rien pensé ni fait contre la foi... Et pourtant, ma Jeannette, les ennemis du royaume l'ont traînée en justice, ils l'ont condamnée au feu... ([^11]) » Avant d'aller plus loin, parlons donc du royaume et du peuple de ce temps-là. La France était entrée dans la qua­trième phase de la guerre de Cent ans. Les défaites de Crécy-en-Ponthieu (1346), la prise de Calais (1347), la dé­faite de Poitiers (1356), la captivité du roi Jean le Bon en Angleterre jusqu'au traité de Brétigny (1360) qui donnait aux Anglais, outre deux millions d'écus d'or, les provinces du sud-ouest, ancien apanage d'Aliénor d'Aquitaine épouse en secondes noces d'Henri II d'Angleterre, avaient déjà ter­riblement affaibli le royaume des lys. 109:184 De 1360 à 1380 Charles V, successeur de Jean le Bon, avec l'aide de Du Guesclin, de Clisson, de Boucicaut, avait réussi à reprendre partie du sud-ouest, à apaiser les dis­cordes civiles et à pacifier à peu près la France. Puis, troisième phase, sous le règne de Charles VI bien­tôt atteint de démence, la guerre civile ayant recom­mencé, les Cabochiens avaient livré Paris aux ducs de Bourgogne, Jean sans Peur jusqu'en 1419, ensuite Philippe le Bon. Enrichis de la Flandre et de l'Artois apportées en mariage à Philippe le Hardi, père de Jean sans Peur, par Marguerite, comtesse de Flandre, les ducs bourguignons guignaient le trône de leur cousin, le roi fou. Le duc Louis d'Orléans, frère de Charles VI, s'opposant à leur ambition, Jean sans Peur le fit assassiner en 1407. Aussitôt le royau­me se déchira entre Bourguignons et Armagnacs, ceux-ci prenant parti pour Charles d'Orléans, le poète, fils de Bonne d'Armagnac et du duc assassiné. Profitant des circonstan­ces, Henri y d'Angleterre débarqua en France où les prin­ces de Bourgogne lui cédèrent le pas parce qu'ils tenaient au commerce des Flandres avec l'Angleterre. Il écrasa la chevalerie française à Azincourt (1415) où Charles d'Or­léans fut fait prisonnier. Puis, fort de la complicité de Jean sans Peur, et, après l'assassinat de ce dernier (1419), de l'alliance de Philippe le Bon, il imposa à Charles VI en 1420 le traité de Troyes qui lui donnait la main de Cathe­rine, fille de Charles VI, et le reconnaissait comme héritier de la couronne de France aux dépens du dauphin Charles de Valois, futur Charles VII. Quatrième phase. Paris est aux mains des Anglo-Bour­guignons. Le dauphin s'est retiré derrière la Loire. En 1422 Henri y et Charles VI meurent et le dauphin se proclame à Bourges roi de France. Il a épousé Marie d'Anjou, fille de la Reine des quatre royaumes, Yolande d'Aragon. Son fils, le futur Louis XI, naît en 1423 ; il le fiance en 1428 à Marguerite d'Écosse âgée de 3 ans. Mais il ne règne plus que sur quelques provinces du sud de la Loire ; il doute de sa légitimité, il est berné et grugé par son principal con­seiller, Georges de la Trémoille, ex-chambellan de Jean sans Peur et qui a conservé des attaches bourguignonnes ; enfin, ses caisses sont vides. C'est ce que résument ces mots de Marguerite la Touroulde (P.R.) : « Quand Jeanne vint à Chinon où était le roi, j'étais à Bourges avec la reine. En ce temps-là le royaume et les provinces de l'obédience du roi souffraient si grande calamité et pénurie d'argent que c'en était pitié ; les sujets du roi étaient tous comme dé­sespérés. Cela, je le sais, parce que mon mari était alors receveur général et, tant de l'argent du roi que du sien, il n'avait pas plus de quatre écus. Il n'y avait plus alors d'espoir qu'en Dieu. » 110:184 Quant aux misères du peuple de ce temps-là, conten­tons-nous de deux documents. D'abord cet extrait du Jour­nal du Bourgeois de Paris (1419) : « Les gens de guerre coururent çà et là, pillant, volant, rançonnant, incen­diant... La plupart (des habitants)... ont été chassés de chez eux et vivent en nomades comme des bêtes sauva­ges... certains deviennent larrons et meurtriers par déses­poir. » Ensuite cet extrait de la lettre adressée aux États Généraux de Blois (1433) par Jean Jouvenel des Ursins qui fut successivement évêque de Beauvais (1432), de Laon (1443) et archevêque de Reims (1449). Il y raconte ce qui s'était passé dans le diocèse de Beauvais : « Sacrilèges, destructions d'églises et en icelles mettre feux et brûler le précieux Corps de Jésus-Christ, hommes, femmes et en­fants dedans. Violations de pucelles, prostitutions de ma­riages, profanations de lieux saints, pilleries, larcins, meurtres. Beaucoup se tuèrent eux-mêmes par désespé­rance. Je ne dis pas que les crimes se commettent seulement par les ennemis, mais ils ont été faits et commis par beau­coup de ceux qui se disaient au roi, lesquels sous ombre de appatis ([^12]) et autrement prenaient hommes, femmes et petits enfants... efforçaient les femmes et les filles, tuaient maris et pères en présence des femmes et des filles, pre­naient prêtres, moines, gens d'église, laboureurs et les bat­taient dont les uns sont mutilés et les autres enragés et hors de sens, appatissaient les villages tellement qu'un pauvre village était appati à huit ou dix places et si on ne payait allaient mettre le feu aux villages et églises... » Paysans et bourgeois fuyant la terreur et formés eu bandes, garnisons des châteaux battant les campagnes, aventuriers courant les routes, champs incultes, famine, épidémies, avilissement moral. On prête à Lahire ce mot : « Si Dieu redescendait aujourd'hui sur terre, il se ferait pillard. » Parmi toutes ces bêtes sauvages, les Anglais n'étaient pas les moins redoutées. Si leur juron, Goddam, les avait fait surnommer « godons », on les appelait aussi « toués » comme ces diables aux longues queues qui tor­turent les damnés sur les linteaux des porches. Tout cela saint Michel l'avait résumé en ces quelques mots que Jeanne nous a révélés : « L'ange me racontait la grande pitié qui était au royaume de France. » (P.C. 15 mars.) C'est à cette « pitié » que, de par Dieu, l'Archange envoyait Jeanne porter remède. 111:184 Mission analogue à celle de Notre-Seigneur telle que l'expose Zacharie au début de l'Évangile de saint Luc : « Le Seigneur vient éclairer ceux qui sont dans les ténèbres et l'ombre de la mort pour gui­der leurs pas sur le chemin de la paix. » (Luc I, 67-80.) La cause de tant de misères ? Prenons-la dans cet ex­trait de la lettre d'Alain Chartier (1422) aux princes, aux nobles et au peuple de France. « Nature vous a devant tou­tes choses obligés au commun salut du pays de votre nativité et à la défense de cette seigneurie dans laquelle Dieu vous a fait naître... Qu'est devenue la loyauté du peuple français qui a eu si longtemps renom de persévérer loyal, ferme et entier vers son naturel Seigneur ?... Les Anglais se sont joints aux déloyaux rebelles de ce royau­me. » Pour tirer le royaume de France de la grande pitié où il était tombé, il fallait donc, autant qu'à l'Anglais, s'en prendre à ses causes : déloyauté, rébellion et même tra­hison des princes et des nobles infidèles à leur serment de chevalerie. C'était une profonde réforme morale à tenter et à mener à bien, mais qui exigeait politiquement le réta­blissement d'une autorité légitime et reconnue. Hélas ! Les gens d'Église étaient divisés en partisans de Bourgogne, d'Angleterre et de France. Quant au dauphin, légitime héri­tier de la couronne, on oserait écrire qu'il ne savait plus à quel saint se vouer si l'on ne savait qu'à cette époque Char­les VII priait assidûment, lui aussi. Ce qui n'empêcha point que ses troupes fussent battues à Cravant-sur-Yonne en 1423 et à Verneuil-sur-Avre en 1424. Dunois et Lahire infligèrent bien en 1427 à Montargis un grave échec aux Anglais, mais en octobre 1428 Salisbury vint assiéger Or­léans qui se vit bientôt en danger de succomber. Si ce dernier verrou sautait, plus rien ne s'opposerait à l'occu­pation par les Anglais des dernières provinces fidèles. Les appels aux saints protecteurs, les prières et les pèlerinages semblant rester vains, de qui donc attendre le secours ? \*\*\* Or, le secours, Dieu l'avait préparé à l'insu de tous depuis quatre ou cinq ans. Sur son ordre, ainsi qu'elle l'a révélé, cette fille qui, dès son plus jeune âge, jeûnait et priait avec ferveur, saint Michel, sainte Catherine d'Alexan­drie, sainte Marguerite d'Antioche l'avaient formée en vue de la mission pour laquelle nous l'avons vue en armes. Page de Dieu, elle en avait plus appris par ses « Voix » que d'ordinaire les candidats à la chevalerie. Aussi pourra-t-elle dire plus tard au Parlement de Poitiers : « Il y a ès livres de Notre-Seigneur plus que ès vôtres. » 112:184 Elle ne s'était pas contentée de « se bien gouverner », elle s'était donnée à Dieu par le vœu de virginité dès l'âge de 13 ans, et mon­trait pour son prochain tant d'égards qu'elle allait jusqu'à passer la nuit près de la cheminée pour laisser sa couche à quelque malheureux épuisé. Un de ses amis d'enfance, Simonin Musnier, a déposé en ces termes (P.R.) : « Bonne, simple et pieuse, elle craignait Dieu et ses saints. Elle allait volontiers souvent à l'église et aux chapelles, récon­fortait les malades et faisait des aumônes aux pauvres. Je l'ai constaté moi-même ; quand j'étais petit, je ne me portais pas bien et Jeanne venait me *consoler. *» Déjà la présence de Jeannette était consolation. Et si elle allait prendre les armes sans avoir passé par le stage des sept ans « d'escuyerie », du moins avait-elle acquis les vertus exigées par l'Ordre de Chevalerie et qu'elle devait pousser jusqu'à un si haut degré de perfection. En 1428, à 16 ans, elle s'en était allée, sur l'ordre de ses Voix, trouver à Vaucouleurs le capitaine de cette place, Robert de Baudricourt, qui tenait pour la France, et lui avait demandé de la faire conduire au dauphin. Repoussée avec dédain, elle était repartie. Ses Voix lui ayant prédit cette rebuffade, elle ne se découragea point. Peu après. la veille de la Saint-Jean d'été 1428, elle fit à un autre ami d'enfance, Michel Lebuin, cette confidence qu'il ne comprit pas alors : « *Il y a entre Coussey et Vaucouleurs une fille qui avant un an fera sacrer le roi de France. *» Et, au début de 1429, elle retourna à Vaucouleurs où l'un des officiers de Baudricourt, Jean de Metz, lui demanda : « Ma mie, que faites-vous ici ? Ne faut-il pas que le roi soit chassé de son royaume et que nous soyons Anglais ? Elle répondit : « Je suis ici venue à chambre de roi parler à Robert de Baudricourt pour qu'il me fasse mener au roi, mais il n'a souci de moi ni de mes paroles. Et pourtant il faut que je sois devers le roi avant la mi-carême, dussé-je user mes jambes jusqu'aux genoux. Personne au monde, ni roi, ni duc, ni fille du roi d'Écosse ne peut recouvrer le royaume de France. Il n'y a de secours que par moi. » (P.R. Jean de Metz.) Tel était le secours de Dieu qui, comme toujours, choi­sissait la faiblesse pour confondre la force. \*\*\* 113:184 Par cette fille en qui fleurissaient toutes les vertus, Dieu va donc s'en prendre aux causes que signale Alain Chartier. C'était l'humilité, base de tout effort fructueux et de toute perfection, que l'ORDRE DE CHEVALERIE exi­geait d'abord du chevalier. « Fuir l'orgueil, toujours tendre à l'humilité. » Aussi avons-nous vu la Pucelle, avant son entrée en campagne, demander à ses hommes de s'age­nouiller, comme Clovis devant saint Rémi : « Courbe la tête, fier Sicambre ! » et de s'humilier aux pieds des con­fesseurs. Ainsi Dieu, pour sa « geste », reprenait en mains sa chevalerie française. Certes tous les hommes de guerre ne se confessèrent pas, mais le principe était rétabli et, puisque Lahire et plusieurs de ses gens, avaient courbé le front ; les chevaliers récalcitrants ne pouvaient pas ne pas réfléchir et se remémorer la cérémonie de leur adoubement. Elle leur avait recommandé à l'égal d'un devoir la pureté, symbolisée par le rite du bain (image baptismale), la ceinture et le « chapel » blancs. Ne nous rappelons-nous pas ici ce mot de Jésus à ses Apôtres le soir du Jeudi-Saint : « Vous êtes purs... mais non pas tous. » (Jean, XIII, 11.) En Jeanne la pureté était évidente jusqu'à l'éclat, et nous y voyons le secret de la double influence dont tous les témoins se sont émerveillés. En ces temps excessifs, on ne doutait pourtant ni de l'existence de Dieu ni de celle du diable. Deux célèbres figures françaises, Dunois et Rais, tous deux compagnons d'armes de Jeanne, en sont l'illustration : Dunois fera sculpter dans sa chapelle de Beaugency ces mots du psaume de la Pénitence : COR MUNDUM CREA IN ME, DEUS (Dieu, créez en moi un cœur pur) ; le maréchal de Rais (Gilles de Retz) deviendra le sinistre et terrible magicien noir de Tiffauges avant de subir en pénitent exemplaire le châtiment qu'il avait mé­rité. Et c'était chez les Anglais acte de foi en même temps que calcul ou réflexe de défense que de voir et montrer un suppôt de Satan en celle que les loyaux Français tenaient pour envoyée de Dieu. L'influence de la pureté de Jeanne sur eux-mêmes et sur leur entourage, nombreux parmi les loyaux Français sont ceux qui en ont témoigné. Voici quelques-uns de ces témoignages (P.R.). *Bertrand de Poulengy :* « La nuit, avec Jean de Metz, je couchais près d'elle qui restait vêtue de son surcot et de ses chausses étroitement attachées. J'étais jeune alors, cependant je n'avais ni volonté ni émoi charnels et je n'aurais pas osé requérir ladite Jeanne en raison du bien que je voyais en elle. » *D'Alençon,* qu'elle appelait « gentil duc » : « En cam­pagne ; il m'arriva de coucher à la paillade avec Jeanne et les hommes d'armes, et quelquefois, quand elle se préparait, je vis ses seins qui étaient beaux ; je n'eus pour­tant jamais d'elle concupiscence charnelle. » 114:184 Dunois dépose qu' « il ne croit pas qu'il y ait femme plus chaste que cette Pucelle. Lui et d'autres, quand ils étaient en sa compagnie, n'avaient aucune volonté ni désir de commerce ou compagnie de femme, et cela lui paraissait comme une espèce de miracle ». *Gobert Thibault,* écuyer du roi : « J'ai oy de plusieurs de ses familiers qu'ils n'eurent jamais concuspiscence d'el­le ; si leur survenait quelque désir charnel jamais ils ne s'y laissaient aller envers elle et ils croyaient qu'elle ne pouvait pas être convoitée ; souvent quand ils parlaient entre eux du péché de chair ou de choses qui pouvaient pousser au plaisir, dès qu'ils la voyaient et l'approchaient, ils ne pouvaient plus continuer ces conversations et, bien plus, le trouble charnel les abandonnait aussitôt. J'ai in­terrogé plusieurs de ceux qui quelquefois couchèrent la nuit en compagnie de ladite Jeanne ; ils m'ont fait même réponse et ajoutaient qu'ils n'eurent jamais désir charnel quand ils la regardaient. » Plus que l'armure brillait donc le mystérieux et sou­verain rayonnement dont la source était intérieure. « C'était chose toute divine de la voir. » Et c'est là aussi qu'il faut chercher la cause qui figea les Anglais dans leurs retran­chements lors des premières apparitions de Jeanne sur les champs de bataille d'Orléans. Apparitions, le mot sem­ble juste, car il y eut alors « au sainct royaume de Fran­ce » (c'est un mot de Jeanne) un être de chair, cette Pucelle, dont la splendeur virginale éblouit et neutralisa l'ennemi, comme tant de fois dans l'Écriture et l'Histoire l'apparition d'un ange. Les documents conservent les tra­ces de phénomènes qui touchaient à l'illusion (visions d'an­ges et de saints, galopades dans le ciel, nuées de papillons blancs). Nous leur préférons, naturellement, ces témoi­gnages relevés dans le Procès de réhabilitation : *Frère Paquerel :* « Elle vint à notre rencontre et nous entrâmes sans encombre dans Orléans, où nous apportions des vivres à la vue des Anglais, ce qui fut miraculeux. Car les Anglais, nombreux et puissants, armés et prêts au combat, voyaient les gens du roi en troupe petite par rap­port à eux ; ils voyaient aussi et entendaient chanter les prêtres parmi lesquels je me trouvais portant la bannière : et pourtant aucun Anglais ne bougea. » Avant même d'avoir été acceptée comme chef de guerre, Jeanne à Poitiers avait prédit à un « maistre de requêtes de l'hostel du roy » : « En nom Dieu nous mettrons les vivres dedans Orléans à nostre aise ; et si n'y aura Anglais qui saille ne qui face semblant de l'empescher. » L'événe­ment lui donna raison. Vingt-sept ans plus tard Dunois s'en étonnait encore en décrivant l'arrivée devant Orléans (P.R.). 115:184 Tous étaient venus par la Sologne au bord de la Loire, en vue de l'église Saint-Loup « ou se trouvaient des An­glais nombreux et bien armés, à qui les troupes du roi me semblaient et aux autres capitaines incapables de résister... Or la Loire fut traversée et l'on passa l'église Saint-Loup malgré les Anglais... A partir de cette heure, je l'affirme, alors qu'auparavant deux cents Anglais mettaient en fuite huit cents ou mille des gens du roi, quatre ou cinq cents de nos hommes, auraient-ils eu affaire à toute la puissance d'Angleterre, forçaient les assiégeants anglais de telle façon que ceux-ci n'osaient plus sortir de leurs refuges et bas­tilles. » (P.R. Dunois.) Un bourgeois d'Orléans, *Jean Luillier,* dépose en ces termes (P.R.) : « Dès ce moment les Anglais furent terrifiés et n'eurent plus la même force de résistance qu'aupara­vant ; bien plus, souvent quelques hommes d'Orléans se lançant contre la grande puissance des Anglais les forçaient tellement que ceux-ci n'osaient plus sortir de leurs bastil­les. » Le même témoin donne un détail à remarquer : Lors de l'assaut contre le boulevard des Tourelles, l'étendard de Jeanne fut d'abord porté par d'Aulon et un homme d'armes surnommé Le Basque. Jeanne, qui avait été blessée et sommairement pansée, revint après avoir prié quelques minutes à l'écart, et prit elle-même son étendard. Alors les Anglais la reconnurent et « aussitôt, la voyant, les An­glais frémirent d'épouvante, les soldats du roi reprirent courage et attaquèrent le boulevard sans plus rencontrer de résistance ». Enfin *Jean d'Aulon.* La plus grande partie du convoi et de l'escorte était retournée à Blois ou se trouvait le pont le plus proche qui permettait de passer la Loire. Ils devaient revenir à Orléans par la rive droite où les Anglais avaient assis leurs fameuses bastilles tenues par de fortes garnisons capables de se grouper rapidement pour com­battre en rase campagne. Jeanne sortit d'Orléans à la rencontre du convoi et « fist tellement que, non obstant la grant puissance et nombre des gens de guerre étant en l'ost des ennemis, touteffoiz, la mercy Dieu, passèrent avecques toutes leurs gens et seurement allèrent leur chemin... Au veu et sceu desdits ennemis entrèrent lesdits Pucelle, Du­nois, Mareschal, Lahire, il qui parle et leurs dites gens en icelle cité, sans contradiction quelxconques ». (P.R.) Ce que la CHRONIQUE DE LA PUCELLE résume ainsi « et si passèrent devant les Anglais qui n'osèrent yssir de leurs bastilles ». 116:184 Français enthousiasmés, Anglais terrifiés -- certains commencent à fuir et ce mouvement deviendra tel que Bedford fera fermer à ses déserteurs les ports de Nor­mandie --, il y a lieu de donner raison à l'historien qui, reprenant la belle image biblique, a comparé la Pucelle à la colonne de feu et de nuée du cœur de laquelle Yaweh éclairait les Hébreux sortant d'Égypte et enténébrait les armées du Pharaon. Tel était bien l'effet que produisait sur les Anglais la rayonnante pureté de Jeanne. La preuve en est dans les insultes qu'ils lui jetaient en réponse à ses messages. « Vachère ! Putain ! » et autres gentillesses de même sorte. Glasdale et ses godons tentaient ainsi de se persuader et de faire croire aux Français qu'ils n'avaient pas affaire à une vierge totalement vouée à Dieu, que cette fille « habillée en guise d'homme » était une sorcière souil­lée, instrument de Satan. Ils reprenaient à leur manière le sot blasphème des Scribes et des Pharisiens : « C'est par Beelzebub qu'il chasse les démons. » Mais l'intégrité cor­porelle de Jeanne, qui avait été vérifiée à Chinon par Yo­lande d'Aragon assistée des dames de Gaucourt et de Trê­ves, le sera aussi à Rouen par Anne de Bourgogne, épouse de Bedford, ce dont les Anglais ne se soucieront plus car, ange ou sorcière, ils allaient se débarrasser d'elle. \*\*\* Un portrait spirituel ne saurait négliger les dons du Saint-Esprit, c'est-à-dire ces facultés qui facilitent la pra­tique des vertus. De ces sept dons, sagesse, intelligence, conseil, force, science, piété, crainte de Dieu, Jeanne d'Arc n'a cessé d'administrer la preuve que Dieu l'en avait abon­damment pourvue. Dès le début de son « ministère » elle montre intelligence et sagesse en insistant sur la nécessité de faire au plus tôt sacrer le dauphin légitime, afin de rétablir l'autorité, servante et garante du bien commun. Si le cadre de cet article nous y autorisait, nous montre­rions en elle le don de conseil, lorsque surtout elle recommanda au dauphin de remettre son royaume au « Roy du ciel et de tout le monde » qui le lui rendrait en commande au titre non seulement de « naturel seigneur » mais de Lieutenant de Dieu. Personne ne discute la piété de Jean­ne ni sa crainte de Dieu. Les dons qui nous intéressent ici plus directement sont la science et la force. Sans aucune expérience de l'art militaire, Jeanne s'y est tout de suite montrée particulièrement experte. Que de témoins ont remarqué et retenu son habileté manœuvrière ! Écoutons le *duc d'Alençon* (P.R.) : 117:184 « En tous ses faits, hors la guerre, elle était simple et jeune, mais sur le fait de la guerre, elle était très savante, tant pour porter la lance que pour ordonner l'armée, la mettre en bataille et disposer l'artillerie. Et tous s'émerveillaient de la voir agir en guerre avec autant de sûreté et de prévoyance qu'un capitaine qui aurait combattu pendant vingt ou trente ans, surtout quand elle mettait en place l'artillerie, car en cela elle se comportait très bien. » C'est là témoignage d'un artilleur, à qui Jeanne avait d'ailleurs évité devant Jargeau d'être décapité par un boulet ; averti par elle, d'Alençon s'était déplacé et le boulet qui l'aurait atteint emporta la tête du sire du Lude au lieu de la sienne. Mais voici le témoignage de *Thibaud d'Armagnac* (P.R.) : « Hors le fait de la guerre elle était simple et innocente, mais dans le commandement et la disposition des gens de guerre, comme dans les manœuvres des combats et la conduite des troupes, elle se com­portait comme si elle avait été le plus habile capitaine du monde et le plus expérimenté dans les guerres de son temps. » Enfin, ceci, d'un avocat, *Aignan Viole* (P.R.) : « Dans l'ordonnancement des gens d'armes pour la guerre elle était aussi experte que possible ; un capitaine nourri et élevé sur les champs de bataille n'aurait pu faire aussi bien, et tous les capitaines en étaient dans la plus profonde admiration... Je crois, étant donné ses faits et leurs consé­quences, qu'elle était conduite par l'esprit de Dieu et qu'il y avait en elle une vertu divine, non pas humaine. » Quant au don de force, Jeanne, de son propre aveu, n'eut jamais qu'une seule tactique, la tactique angélique. Lorsque les anges reçoivent un ordre, pourquoi hésite­raient-ils ? Ils sont la force du Tout-Puissant. Ils foncent. Ainsi faisait l'angélique Pucelle : « Je disais : entrez hardiment parmi les Anglais et j'y entrais moi-même. » (P.C. 13 mars.) Debout sur les étriers -- à cette époque le combattant à cheval ne s'asseyait pas sur la selle, dont le troussequin relevé était d'ailleurs très rapproché du pommeau -- l'étendard à la main, elle chargeait au pre­mier rang. S'agissait-il d'assaillir une place ? « A la bastille du pont (d'Orléans) je fus la première à poser l'échelle en haut. » (P.C. 27 février.) A Jargeau elle fut encore la pre­mière à l'escalade. Ce courage, cette générosité, elles les conserva jusqu'au bout. Ainsi, prisonnière à Beaurevoir, sauta-t-elle du haut d'une tour, malgré ses Voix. Pourquoi cette désobéissance aux deux Saintes ? 118:184 Parce qu'elle venait d'apprendre que les gens de Compiègne étaient assiégés et serrés de près, parce que sa mission l'obligeait à se porter au combat, parce qu'elle n'avait pas encore compris que la guerre des chevaliers était finie pour elle et que son « droiturier et souverain Seigneur », le Crucifié de sa bannière, l'appe­lait maintenant au sacrifice de sa vie. \*\*\* L'humilité faisait de Jeanne l'instrument docile à la volonté du Tout-Puissant, conforme au Christ dont « la nourriture (la vie) était de faire la volonté de son Père ». Sa pureté faisait d'elle l'instrument sans paille ni faille et qui a pu dire à ses Juges de Rouen : « L'ennemi (Satan) n'a jamais eu puissance sur moi », à l'imitation de Jésus-Christ disant aux Pharisiens : « Qui de vous me convain­cra de péché ? » Humilité, pureté, fidélité, désintéressement, si ces ver­tus étaient recommandées aux chevaliers, c'est qu'elles leur étaient nécessaires pour l'exact accomplissement de leur devoir social : défense de la justice, protection des faibles et des opprimés. Car, à son apogée, la chevalerie n'était pas autre chose que la Charité en armes, et elle aurait pu prendre pour devise cette parole du Christ : « Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir. » On sait que la vertu de Charité a double objet. Dieu et le prochain. Qu'en fut-il de Jeanne envers Dieu ? Pour répondre à cette question il suffirait d'un de ses mots les plus connus : « Messire (Dieu) premier servi. » Il y en a beaucoup d'autres. Toutes ses répliques enregistrées au Procès de condamnation affirment qu'elle a toujours agi pour le plaisir de Dieu, parce qu'il plaisait à Dieu, parce que Dieu le commandait, etc. Quand dans sa prison ses Voix viennent lui dire : « Ne te chaille (inquiète) de ton martyre » elle pense, et le révèle aux juges : « J'appelle martyre la peine que je souffre en ma prison et je ne sais si j'en souffrirai plus grand, mais je m'en rapporte à Notre-Seigneur. » (P.C. 14 mars.) Or elle savait que les Anglais ne la lâcheraient plus et la « feraient mourir ». Elle n'en affirmait pas moins : « Je crois, puisqu'ainsi plaît à Notre-Seigneur, qu'il vaut mieux que j'aie été prise. » (P.C. 12 mars.) Nulle promesse, nulle menace, pas même la vue des instruments de torture, n'entameront donc sa fidélité. « Acceptez-vous, lui demande le juge Jean de Chatillon, de vous corriger et amender suivant les conseils des prudhommes ? » Elle répond : « Je me rapporte de tout à Dieu mon créateur. *Je l'aime de tout mon cœur...* Si je voyais le feu, je dirais toujours de même et rien d'autre. » (P.C. 2 mai.) On sait qu'elle a tenu parole et jusqu'à quel héroïsme, jusqu'à quel calvaire elle a prati­qué la Charité. 119:184 Envers le prochain ? Nous avons entendu Simonin Mus­nier. Marguerite la Touroulde, son hôtesse de Bourges dont elle partagea le lit pendant plusieurs nuits selon la cou­tume de l'époque, témoigne qu'elle distribuait de géné­reuses aumônes aux pauvres. Les petites gens, au passage des troupes, ne craignaient plus les sévices, les rapines, les exactions de toute sorte. Et ils savaient bien à qui ils devaient cette transformation des mœurs militaires. Aussi accouraient-ils vers elle. « Les pauvres gens volontiers ve­naient à moi parce que je ne leur faisais pas de déplaisir, mais les soutenais autant que je pouvais. » (P.C. 3 mars.) Ce n'était pas seulement pour ses œuvres de miséricorde corporelle qu'ils « ne se pouvaient saoûler de la voir ». C'était aussi en raison de l'espérance qu'elle réveillait, « du bien qu'on admirait en elle », et de ses œuvres de miséri­corde spirituelle : apostolat auprès des gens de guerre, consolation des affligés, assistance aux mourants, par exem­ple cet Anglais blessé à Patay et que, descendue de cheval, elle aida à mourir, etc. Mais l'aspect de la Charité le plus étonnant en elle restera l'aspect politique. En vrai chevalier, elle voulait la paix dans la justice, après quoi soupirait depuis si long­temps le peuple de France. Sur l'ordre de Dieu, nous le savons par elle, jamais elle n'engagea le combat sans avoir auparavant tenté de faire entendre raison à l'ennemi. Re­lisons sa première lettre aux Anglais : « Roy d'Angleterre, faictes raison au roy du ciel de son sang royal ; rendés les clefz à la Pucelle de toutes les bonnes villes que vous avez enforcées. Elle est venue de par Dieu pour réclamer le sang royal et est toute preste de faire paix, se vous voulez faire raison... Roy d'Angle­terre, se ainsi ne le faictes, je suis chef de guerre, en quelque lieu que je actaindray vos gens en France, se ilz ne veullent obéyr, je les feray yssir, vuellent ou non. Et s'ilz veullent obéir, à merci je les prendray... Et vous promect et certiffie la Pucelle qu'elle y fera si grant hahay que deppuis mil ans en France ne fut veu si grant, se vous ne lui faictes raison... « Entre vous, archiers, compaignons d'armes qui estes devant Orléans, allez-vous en en vostre pais, de par Dieu. Et se ainsi ne le faictes, donnez vous garde de la Pucelle, et de vos dommaiges vous souviengne... Se vous ne croyez les nouvelles de Dieu et de la Pucelle, en quelque lieu que vous trouverons, nous fierrons dedans à horions et si verrez, lesquelz meilleur droict auront, de Dieu ou de vous... 120:184 « ...Duc de Bethfort, qui vous dites régent de France pour le roy d'Angleterre, la Pucelle requiert et prie que vous ne vous faciez mie détruire... » « Escrit le mardy en la grant semaine », c'est-à-dire le mardi saint 1429, bien avant le départ pour la délivrance d'Orléans. Deux fois encore, d'Orléans même, elle s'adressa eu termes analogues aux Anglais. S'il y a menace dans cette lettre, qui ne voit que c'est bien la charité qui l'a dictée ? « Ne vous faites pas détruire. » Les Anglais ricanèrent, insultèrent, et quelques semaines plus tard, le 18 juin 1429, ils se faisaient écraser à Patay où plusieurs milliers d'entre eux furent occis. De Reims, le jour du sacre de Charles VII (17 juillet), c'est au duc de Bourgogne que Jeanne écrit ces lignes magnifiques : « Hault et redoubté prince duc de Bourgoigne, Jehanne la Pucelle vous requiert de par le Roy du ciel mon droittu­rier et souverain Seigneur que le Roy de France et vous faciez bonne paix ferme qui dure longuement, pardonnez l'un à l'autre de bon cuer, entièrement, ainsi que doivent faire loyaulx christians... Prince de Bourgoingne, je vous prie, supplie et requiers tant humblement que requérir vous puis que ne guerroiez plus au saint royaume de France... et de la part du gentil Roy de France il est prest de faire paix à vous, sauvé son honneur... et vous fait à savoir de par le Roy du Ciel mon droitturier et souverain Seigneur pour votre bien et pour votre honneur et sur voz vie que vous n'y gaignerez point bataille à l'encontre des loyaulx françois et que toux ceux qui guerroient au dit sainct Royaume de France guerroient contre le Roi Jhésus Roy du Ciel et de tout le monde... » Le duc de Bourgogne pouvait accepter sans froissement d'amour-propre : c'est devant Dieu même qu'il se serait incliné. Il ne répondit même pas. Le peuple de France apprenait vite tout cela. Il savait que, bourgeois ou villageois, marchands ou laboureurs, personne, n'avait plus rien à craindre des gens de guerre que menait la Pucelle. D'une ville, où elle était entrée, à l'autre se colportait la nouvelle : grâce à Jeanne Charles VII ne respirait pas la vengeance, il pardonnait. De. Troyes à Chalons, de Chalons à Reims et de Reims à Paris, on se répétait la lettre de la Pucelle aux habitants de Troyes : 121:184 « Très chiers et bons amis, s'il ne tient à vous, sei­gneurs, bourgeois et habitants de la ville de Troies, Jehanne la Pucelle vous mande et fait sçavoir de par le roy du ciel, son droitturier et souverain Seigneur, duquel elle est chas­cun jour en son service roial, que vous fassiés vraye obéis­sance et recongnoissance au gentil Roy de France quy sera bien brief à Reims et à Paris, quy que vienne contre, et en ses bonnes villes du sainct royaume, à l'ayde du Roi Jhésus. Loiaulx François, venés au devant du roy Charles et qu'il n'y ait point de faulte et ne vous doubtés de voz corps ne de vos biens, se ainsi le faictes. Et se ainsi ne le faictes, je vous promectz et certiffie sur voz vies que nous entrerons à l'ayde de Dieu en toultes les villes quy doibvent être du sainct royaulme et y ferons bonne paix ferme, quy que vienne contre... » Et les villes rassurées s'ouvraient devant l'invincible cavalière qui apparaissait à tous comme l'Ange de la Paix. Quand l'Archange Michel avait dit à Jeannette qu'il y avait grande pitié au royaume de France, il exprimait à la fois qu'il y avait foule de malheureux dans ce royaume, et sur­tout que le royaume lui-même était à secourir. Et voici l'aspect politique de la Charité en Jeanne : 1° chasser l'étranger d'un pays sur lequel il n'a aucun droit -- puis­qu'elle ne doit léser personne, la Charité doit être et faire justice -- 2° par l'onction de Reims, rendre à l'échelle sociale son sommet sacré. Descendant de Dieu sur le chef et du chef sur tous ses délégués aux divers échelons, la grâce de Reims, par le juste exercice de l'autorité garan­tissant le juste usage des libertés, rétablissait à tous les niveaux sociaux l'ordre, cet équilibre entre les devoirs et les droits. Et cet ordre, suivant l'expression de Jeanne, aurait duré « mil ans et plus » si les passions humaines... Suivant une définition fameuse, la paix est la tranquil­lité de l'ordre. Sur quoi donc d'intangible et de sacré fonder l'ordre et sa tranquillité, sinon sur Dieu, immuable par nature ? C'est pourquoi la Pucelle avait tant pressé che­valiers et gens de guerre de respecter leur serment et le roi de se laisser mener à Reims pour ce bien suprême du peuple, la paix. Aussi a-t-elle pu donner elle-même de sa mission mili­taire et politique cette définition qui nous en semble la meil­leure et qui est aussi celle de la vraie Chevalerie : « J'ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des indi­gents. » (P.R., Marguerite la Touroulde.) Or n'est-ce pas ainsi, presque littéralement, que le Fils de Dieu a défini son propre ministère : « Mon Père m'a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres » ? Que nous faut-il de plus pour nous convaincre que Jeanne d'Arc méritait hautement le titre de Fille de Dieu que lui ont décerné ses Voix. Joseph Thérol. 122:184 ### Histoire et fondement de la notion d'autorité *suite* par Marcel De Corte ##### *L'autorité au Moyen Age* C'est la fin de la société antique et la lente naissance de la société médiévale à partir d'une multitude de petites sociétés familiales serrées autour du *pater familias* comme la cellule autour du noyau, et la constitution de nouvelles hiérarchies, de nouveaux rapports d'autorité à obéissance qui ont reçu le nom de *féodalité* et qui sont garantis par un serment d'allégeance : l'homme lige ou libre s'engage devant Dieu à une fidélité absolue envers un homme libre plus puissant que lui, qui lui assure aide et protection. L'*autorité* et la *société* resurgissent au niveau élémentaire. Elles ressuscitent également au niveau d'un Empire ins­table dont le christianisme est la foi officielle, et des États les plus divers en formation en son creuset. L'*auctoritas* retrouve une vie nouvelle dans la langue ecclésiastique. En 494, le pape Gélase écrit à l'empereur Anastase la phrase célèbre qui dominera les relations de l'autorité spirituelle et de l'autorité temporelle à travers tout le Moyen Age : *Duo quippe sunt, Imperator Auguste, quibus principaliter hic mundus regitur, auctoritas sacra Pontificum et regalis potestas*, deux puissances dirigent ce monde, ô Empereur Auguste : l'autorité sainte des Papes et le pouvoir royal. Ce texte si bref était gros d'ambiguïtés. L'Empereur res­tait *Auguste*, détenteur comme tel de l'*auctoritas*, mais sa potestas, ou pouvoir d'exécution, semblait subordonnée à l'*auctoritas* du Chef de l'Église. On peut dire toutefois en gros que l'autorité spirituelle ne fut jamais contestée par l'autorité temporelle, et réciproquement. 123:184 L'accord se fit sur les deux textes fameux du Nouveau Testament où le Christ ordonne de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, et où saint Paul déclare que, tout pouvoir vient de Dieu. Il existe deux sociétés, parfaites chacune dans leur ordre : une *société surnaturelle,* l'Église, et une *société naturelle*, l'État. Les autorités qui les ras­semblent et les dirigent vers le bien commun respectif de leurs membres détiennent, chacune, leur pouvoir de Dieu. Il y a désormais une société spirituelle et une société tem­porelle pourvues chacune d'une structure et d'une autorité qui leur sont propres et qui sont garanties de manières différentes par Dieu, maître unique de toutes choses et possesseur de l'autorité suprême indivisible. Ces deux sociétés sont parfaites dans leur ordre. Les autorités qui les régissent ne peuvent s'opposer l'une à l'autre pas plus que la grâce et la nature ne peuvent se faire obstacle. Le problème de l'autorité prend ainsi une dimension que les Anciens ignoraient : il est un corollaire du principe qui gouverne les rapports de la grâce et de la nature. S'il est vrai, comme la théologie catholique l'a toujours ensei­gné jusqu'à une date récente, que la grâce n'abolit pas la nature, mais la soustrait aux influences du péché originel, la perfectionne, la rend plus nature -- *gratia perfectio naturae*, ose écrire saint Thomas --, il va de soi que le christianisme ne peut que consolider la tendance naturelle de la partie à se subordonner au tout, de la personne à préférer le bien commun de la société dont elle fait partie à son bien particulier, des individus à se soumettre à la loi d'inégalité sans laquelle il n'y aurait pas d'échanges et, par suite, pas de société entre eux, et à s'ordonner les uns aux autres sous l'autorité d'un chef. De même, le christia­nisme doit pouvoir fleurir, pour donner ses fruits surna­turels, dans des communautés politiques conformes à la nature des choses, dans une Cité gouvernée par des lois justes, dans un espace social où la justice, qui consiste à rendre à chacun son dû, fait rendre à la personne l'union qu'elle doit à toutes les autres dans la société dont elle est membre, et la dispose à consentir à l'autorité qui en­gendre et maintient cette union. Le christianisme ne peut croître et se développer que dans un *ordre social réel :* il s'étiole dans une pseudo-société dont le ciment est *le mythe, l'idéologie, l'utopie ;* il meurt dans *la Cité des Nuées.* Toute société est établie sur un axiome fondamen­tal : *l'ordination de ses parties au tout* par une autorité législatrice, exécutrice et, judiciaire. L'Église le confirme de toute l'autorité surnaturelle qu'elle reçoit de Dieu. 124:184 Aidée par la nature surnaturellement fortifiée, elle peut ainsi annoncer sans peine aux hommes pacifiés et disposés à le recevoir le commandement premier de l'amour de Dieu. L'alliance du trône et de l'autel n'est pas une formule polé­mique : elle traduit exactement les rapports entre les deux sociétés dont le chrétien fait partie sous l'autorité unique de Dieu. Le sacre du Roi de France à Reims en est la preuve. Si fréquents et si âpres que furent au Moyen Age les conflits de priorité et d'influence entre les papes et les princes, l'autorité impériale ou royale et l'autorité de l'Église ne furent jamais *comme telles* mises en question. Ni la Papauté ni l'Empire ni la Royauté ne furent contestés, mais seulement telle autorité particulière de tel pape, de tel empereur, de tel roi. Lorsque Dante plonge au fond de l'Enfer Boniface VIII, le pape glorieusement régnant au moment où il écrit la *Divine Comédie,* il n'a pas la moindre intention d'attaquer l'autorité. pontificale prise comme telle. Lorsque Grégoire VII humilie Henri IV à Canossa, c'est un homme porteur d'un nom propre qu'il mortifie : il ne prétend en aucune façon anéantir l'autorité impériale, mais la réduire à ce qu'il estime en être les justes limites. ##### *La* «* transition révolutionnaire *» * vue par Bossuet* Il faut attendre le début de l'ère moderne et la Réforme pour que l'autorité (et la société dont elle est inséparable) soit mise en discussion. C'est alors que commence, comme le dit Auguste Comte avec son prodigieux génie, « l'immense transition révolutionnaire qui dure depuis la fin du Moyen Age », à laquelle sa tentative de rénover la distinction capitale entre l'ordre spirituel et l'ordre temporel intro­duite par le christianisme ne pourra mettre un terme, et dont nous subissons encore aujourd'hui les interminables effets. Personne n'a mieux vu que Bossuet, témoin oculaire et attentif des remous de son époque, la révolution opérée par la Réforme contre l'autorité prise comme telle, contre l'essence même de l'autorité et de la société. Relisons les pages extraordinaires de l'*Oraison funèbre de Henriette-Marie de France, Reine de Grande-Bretagne,* prononcée le 16 novembre 1669. 125:184 Parlant des agitations et des violences qui secouent l'Angleterre, il se demande « quelle force, quel transport, quelle intempérie » les a causées ? « N'en doutons pas, Chrétiens, *les fausses religions, le libertinage d'esprit, la fureur de disputer des choses divines, sans fin, sans règle, sans soumission,* a emporté les courages. Voilà les ennemis que la reine a eu à combattre, et que ni sa prudence, ni sa douceur, ni sa fermeté, n'ont pu vaincre... J'ai déjà dit quelque chose de *la licence où se jettent les esprits quand on ébranle les fondements de la religion et qu'on remue les bornes une fois posées*. » Il est nécessaire ici, conti­nue le prédicateur, « de *remonter jusques au principe* et de vous conduire pas à pas par tous les excès où *le mépris de la religion ancienne, et celui de l'autorité de l'Église,* ont été capables de pousser les hommes ». « Donc la source de tout le mal est que ceux qui n'ont pas craint de tenter, au siècle passé, la réformation par le schisme, ne trouvant point de plus fort rempart contre toutes leurs *nouveautés,* que la sainte autorité de l'Église, ils ont été obligés de la renverser... *Chacun s'est fait à soi-même un tribunal* où il s'est rendu *l'arbitre de sa croyan­ce...* et... il n'y a point de *particulier* qui ne se voie *autorisé par cette doctrine* à adorer ses inventions, à consacrer ses erreurs, *à appeler Dieu tout ce qu'il pense.* Dès lors, on a bien prévu que, *la licence n'ayant plus de frein, les sectes se multiplieraient jusqu'à l'infini,* que l'opiniâtreté serait invincible ; et que tandis que les uns ne cesseraient de dis­puter, ou donneraient leurs rêveries pour inspirations, les autres, fatigués de tant de folles visions, et ne pouvant plus reconnaître la majesté de la religion déchirée par tant de sectes, iraient enfin chercher un repos funeste, *et une entière indépendance, dans l'indifférence* des religions ; ou dans l'athéisme. » « ...Ces disputes n'étaient encore que de *faibles com­mencements* par où ces esprits turbulents faisaient comme *un essai de leur liberté.* Mais *quelque chose de plus violent se remuait dans le fond des cœurs :* C'ÉTAIT UN DÉGOÛT SECRET DE TOUT CE QUI A DE L'AUTORITÉ, *et une démangeai­son d'*INNOVER SANS FIN, après qu'on en a vu un premier exemple. » « Ainsi rien n'a retenu *la violence des esprits féconds en erreurs ;* et Dieu, pour punir l'irréligieuse instabilité de ces peuples, les a livrés à l'intempérance de leur folle curiosité, en sorte que *l'ardeur de leurs disputes insensées, et la religion arbitraire est devenue* LA PLUS DANGEREUSE DE LEURS MALADIES. » « *Il ne faut point s'étonner s'ils perdirent le respect de la majesté et des lois, ni s'ils devinrent factieux, rebelles et opiniâtres.* On énerve la religion quand on la change et *on lui ôte un certain poids, qui seul est capable de tenir les peuples.* 126:184 Ils ont dans le fond du cœur je ne sais quoi d'in­quiet qui s'échappe, *si on leur ôte ce frein nécessaire ; et on ne leur laisse plus rien à ménager, quand on leur permet de se rendre maîtres de leur religion.* C'EST DE LA QUE NOUS EST NÉ CE PRÉTENDU RÈGNE DE CHRIST, INCONNU JUSQUES ALORS AU CHRISTIANISME, QUI DEVAIT ANÉANTIR TOUTE ROYAU­TÉ, ET ÉGALER TOUS LES HOMMES ; *songe séditieux des indé­pendants, et leur chimère impie et sacrilège, tant il est vrai que tout tourne en révolte et en pensées séditieuses* QUAND L'AUTORITÉ DE LA RELIGION EST ANÉANTIE ! » Parlant ensuite de Cromwell, l'évêque de Meaux précise que, de « ce mélange infini de sectes », il fit « un corps redoutable » et un « assemblage monstrueux » en attisant en elles « le charme de dogmatiser sans être repris ni con­traint qui possédait les esprits ». Son diagnostic est alors fulgurant : « *Quand une fois on a trouvé le moyen de prendre la multitude par l'appât de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu'elle en entende seulement le nom. *» Les citoyens vont alors toujours vers l'objet qui les trans­porte, « SANS REGARDER QU'ILS VONT VERS LA SERVITUDE ». « Où tout le monde peut faire ce qu'il veut, dit-il ailleurs, nul ne fait ce qu'il veut ; où il n'y a point de maître, tout le monde est maître ; où tout le monde est maître, *tout le monde est esclave *» et appelle de tous ses vœux le tyran qui saura les gaver à la fois d'anarchie et les en sevrer, tout en leur en promettant davantage encore : l'anarchie est d'hier, la dictature d'aujourd'hui, mais la définitive et parfaite liberté pour demain. « Il est visible, conclut Bossuet, que puisque la sépa­ration et la révolte contre l'autorité de l'Église *a été la source d'où sont dérivés tous les maux,* on n'en trouvera jamais les remèdes que *par le retour à l'unité et par la sou­mission ancienne. *» Ce texte sublime développe en filigrane la dernière étape de l'évolution de l'autorité, celle qui nous emporte et que nous n'avons pas encore dépassée. ##### *A la racine de la contestation* Les répercussions de la religion nouvelle sur les deux types de société et d'autorité que le monde chrétien con­naît, sont immenses et nous n'avons pas encore fini d'en mesurer la terrible ampleur. 127:184 Pour le comprendre, il nous faut analyser la nature de la société qu'est l'Église catho­lique et l'autorité qu'elle présuppose. *L'Église catholique est essentiellement une société de personnes* à l'image de la Sainte-Trinité qui est son dogme premier et fondamental sur lequel reposent tous les autres. Il est de foi que nos premiers parents ne furent pas créés selon la condition ordinaire, mais dans un état sur­naturel, gorgé de privilèges préternaturels. Il est également de foi que le péché originel qu'ils connurent est un péché de nature qui dépouille de la grâce tout individu venant en ce monde, qui blesse sa nature et qui la force à se re­plier pour ainsi dire sur elle-même, en la détournant de Dieu. Le péché originel est propre à chaque personne hu­maine. Chaque personne humaine ne peut en être délivrée que par le baptême et la foi en la Révélation qui la font naître à nouveau et l'introduisent dans la société de l'Église, gardienne des vérités à croire et organe de son salut. Au surplus, l'acte de foi, émanant d'une intelligence et d'une volonté incarnées d-ans un corps est éminemment personnel. Il en est de même des actes d'espérance, de charité et de contrition. Personne ne peut les faire à la place d'un autre. L'Église est donc bien une société de personnes. Le Christ qui l'a fondée n'est pas mort sur la Croix pour soustraire les nations, les races, les classes, les sociétés hu­maines, les civilisations aux assauts destructeurs du temps et de la mort, mais pour sauver chaque être humain en particulier et lui rendre la possibilité de participer à la vie même de Dieu qu'il a perdue par sa naissance. *L'Église est la seule société qui soit composée de personnes au sens strict du terme, sans autre lien entre elles que celui du péché avant le baptême, ou celui de la grâce surnaturelle après l'élection divine.* Une société de personnes est en effet sinon une contradiction au plan de la nature, du moins une impossibilité à celui de la nature humaine blessée par le péché : Comment pourraient-elles communiquer entre elles *puis­que les personnes sont de soi incommunicables ?* Les per­sonnes ne peuvent communiquer entre elles que si elles communiquent d'abord chacune avec Dieu qui devient leur lien social *surnaturel* par sa grâce. Les personnes ne com­muniquent entre elles qu'au niveau surnaturel *dans l'Église qui les rassemble.* C'est ici que l'admirable définition de Bossuet prend tout son sens : « L'Église est Jésus-Christ répandu et communiqué. » L'Église est une société de personnes qui a, comme toute société, une seule tête : le Christ qui les unit entre elles, comme il est lui-même un avec le Père dans la Trinité sainte. 128:184 Sans l'autorité de l'Église qui continue celle de Jésus-Christ, le lien surna­turel qui unit les personnes se dénouerait promptement il n'y. aurait plus que des personnes éparses, isolées les unes des autres, incommunicables, et qui ne peuvent com­muniquer entre elles *qu'en imagination seulement,* cha­cune d'elle étant l'Église entière, chacune d'elle étant son propre pape, et, en fin de compte, chacune d'elle étant Dieu ou un substitut de Dieu, chacune d'elle détenant sur soi la suprême autorité, chacune d'elle enfermée dans son autonomie radicale. Lorsque les réserves de « la religion ancienne » seront épuisées dans les esprits, dans les cœurs, dans les mœurs, qu'arrivera-t-il ? Le surnaturel ne perfectionnant plus la nature, ce sera le détraquement continu de la nature sociale de l'homme, le délitement des hiérarchies nécessaires à la justice, à l'harmonie des conduites et aux échanges sociaux, et, par suite, *la mise en accusation, non plus de telle ou telle autorité, mais de l'autorité prise comme telle, de l'autorité en son essence même.* Les premières fissures dans l'ordre social surgissent déjà avec Luther qui accorde le divorce aux grands de ce monde dont il a besoin pour répandre son hérésie et avec les Anabaptistes et Thomas Münzer qui déduisent immédiatement les conséquences qu'entraîne la logique de la religion nouvelle. *Au fur et à mesure que la verticale de la grâce surnaturelle diminue de hauteur dans les âmes, il n'y a plus, pour maintenir un certain succédané d'ordre. social que la projection, dans l'horizontale de la vie temporelle, de la religion nouvelle elle-même, de cette société de personnes qui ne sont plus unies entre elles par le lien de la grâce et par leur convergence vers Dieu au sein de la société surnaturelle qu'est., l'Église, mais par leur enthousiasme personnel et par la chimère d'une* « *société nouvelle *» *destinée à remplacer l'Ancien Régime disparu.* ##### *La démocratie moderne, société de personnes, est la caricature de l'Église* Nous tenons là l'acte de naissance de la démocratie moderne, régime radicalement différent des démocraties antiques et médiévales *parce qu'il est une hérésie chré­tienne.* La démocratie moderne n'est pas et ne peut pas être un régime politique. 129:184 Elle résulte d'un rabattement dans l'ordre temporel d'une religion nouvelle née du christia­nisme et dans laquelle l'Église n'est plus considérée qu'en tant que *société de personnes* que la délégation d'autorité à la Hiérarchie catholique et au pape, opérée par Jésus-Christ pour garantir intacte la transmission interrom­pue du dépôt révélé, n'unit plus entre elles. Or, puisqu'il faut quand même vivre en société, le lien qui articule entre eux les citoyens ne sera plus tissé par la nature même de l'homme et des choses, *mais il sera un produit artificiel de la volonté humaine, élaboré dans l'es­prit d'un chacun et supposé convenir à tous.* Le problème qui se pose est alors le suivant : peut-on faire du social avec de l'individuel ? La raison répond aussitôt : non ! On ne fait du social qu'avec du social. Il est impossible d'associer *réellement* des individus séparés les uns des au­tres et qui n'ont, par hypothèse, rien de commun les uns avec les autres. La société politique ne se compose pas d'individus, mais de familles dont elle prolonge l'élan na­turel vers la vie en commun, vers une vie en commun *civilisée.* La vie, au sens biologique du terme, qui présup­pose la communauté de l'homme, de la femme, de leur pro­géniture, de leur domesticité, se trouve ici exhaussée au niveau du mieux-vivre, de la vie pleinement rationnelle et humaine que procure la Cité. Mais si l'on ne peut faire du social avec de l'individuel, la « société » politique mo­derne engendrée par la Réforme et définitivement accou­chée par la Révolution française, *n'est pas une société véritable mais une dissociété.* Le social et l'autorité allant toujours de pair, *cette dissociété portera en son sein un refus latent de toute autorité.* Telle est ce qu'on appelle « la société libérale » de l'époque moderne où l'autorité est toujours contestée parce que son affirmation impliquerait la poursuite d'un bien commun et non plus l'impossible recherche d'une convergence entre une infinité de biens particuliers discor­dants. Dans cette société, on pratiquera le laisser-faire, le laisser-passer en matière économique sans autre fin que l'enrichissement personnel : il n'y aura pas, en cette société de style purement économique, de véritable concurrence, mais une foire d'empoigne plus ou moins feutrée, parce que le producteur des biens matériels, à quelque degré qu'il se trouve, ne sera pas vraiment récompensé de ses peines en raison des services qu'il rend à la communauté, mais en fonction des pressions qu'il exercera sur l'État, dont le pouvoir est immense et l'autorité nulle. Le ciment qui agglomérera les éléments épars et dis­joints de cette *dissociété libérale* sera fabriqué de toutes pièces et coulé dans les esprits ou, plus exactement, sur la surface des esprits. 130:184 Selon les époques, ce sera le déisme ou le culte de l'Être suprême et, comme une telle abstrac­tion n'existe que dans la raison de l'homme, ce sera le culte de la raison assimilée à une divinité intronisée comme patronne de la Révolution à Notre-Dame de Paris ; ce sera, comme l'écrit sarcastiquement Gustave Flaubert dans *L'Éducation Sentimentale,* « Jésus-Christ costumé en méca­nicien et conduisant la locomotive du progrès à travers la forêt vierge », lors des premières épousailles officielles du clergé catholique avec la Révolution en 1848 ; ce sera l'apostrophe que lance à son auditoire en 1889 lors du Centenaire de la Révolution une sociétaire de la Comédie Française costumée en déesse Raison : « Homme qui, par moi, deviens Dieu » ; ce sera le mythe de la démocratie victorieuse des monarchies et des empires en 1918 ; ce sera ce projet millénariste renouvelé par Roosevelt et Chur­chill en 1943 : « *to make the world free for democracy *»* ;* ce sera la proclamation jacobine réitérée par de Gaulle : « Je me suis fait une certaine idée de la France », le mythe de *la Nouvelle Frontière* de Kennedy, la vision de *la Nou­velle Société* de Chaban-Delmas, les mille et un avatars de la « *société permissive *» *d'aujourd'hui,* réincarnation *de l'Église permissive du XVI^e^ siècle* qui, luttant contre ses conséquences : le consentement à la drogue, à l'éro­tisme, à l'avortement et bientôt à tous les crimes, la tolé­rance des folies et des idéologies qui la minent, l'impuis­sance où elle est d'intégrer une jeunesse déboussolée dans une société digne de ce nom, tente en vain de se concilier l'ennemi mortel que son libéralisme porte en son sein *le socialisme ou le communisme,* dernière hérésie chré­tienne horizontalisée, laïcisée, sécularisée, ultime effet d'un séisme qui ébranla, voici quatre siècles, la chrétienté, et qui achemine inéluctablement la société édifiée par la na­ture de l'homme, aidée de la raison et confortée par la foi, vers ce que Valéry appelle « la parfaite et définitive four­milière ». (*A suivre.*) Marcel De Corte. 131:184 ### Journal logique par Paul Bouscaren Quel salut de quel monde ? L'absolutisme de l'autorité de droit divin a cédé la place au totalitarisme de la volonté générale : voilà, quant aux principes de la vie sociale, et c'est-à-dire de l'existence humaine, la Révolution où l'on veut voir l'Évangile de Jésus-Christ, -- nié par elle deux fois : et comme refus d'obéir à Dieu sur la terre ; et en soumettant chaque homme à César comme si tout appartenait à César, une fois reçu pour la volonté générale. \*\*\* Je dois être chrétien en tout ce que je fais, non pas selon cela même que je fais, mais selon que je peux y être un homme, d'abord, et ensuite, selon que j'en ai le pouvoir, non pas étant un homme et tel homme, mais étant chrétien. S'il en va bien de la sorte, n'est-il pas illusoire, et périlleux de prétendre « té­moigner de l'Évangile à partir de tous les faits de sa condition sociale » ? N'est-ce pas détourner l'Évangile, du salut des hommes par le Don de Dieu, à un salut des conditions tempo­relles par les œuvres des hommes ? N'est-ce pas faire de l'Évan­gile un signe de contradiction pour les chrétiens eux-mêmes ? S'agit-il d'autre chose quand nous voyons arracher l'Évangile d'avec la morale pour en faire une politique ? \*\*\* 132:184 Si la démocratie fait de la politique l'affaire de chacun de nous comme elle était l'affaire du roi au temps de saint Louis, tout chrétien doit-il être un saint Louis de justice dans le monde par son action politique ? *A cela près* que l'identité du roi avec l'homme était un fait personnel, et, de même, que le devoir d'état royal fût pour cet homme l'Évangile vécu ; tandis que la démocratie déclare le citoyen du droit de l'homme en tant qu'homme, celui-ci identiquement celui-là par la naissance humaine ; et suit une identification inévitable, avec la politi­que, de l'Évangile pour le salut de l'homme. Non que l'Évangile, comme il parle clair, souffre l'idiotie de pareille réduction ; mais elle s'impose à l'idiotie rousseauiste appelée démocratie. \*\*\* L'universalisme du salut chrétien est un intégrisme de la créature humaine, qu'il concerne selon sa nature, et c'est dire son devoir être, et selon la grâce originelle, et c'est dire son besoin de rédemption. L'universalisme humanitariste ignore la création, ignore la grâce perdue en peine du Sauveur divin, ignore, bien pis, une nature de l'homme faisant obligation à chaque homme d'autre chose que de sa liberté dans l'égalité avec tous ; et c'est dire, de l'intégrisme chrétien, le contraire poussé à l'extrême, les humains regardés non plus selon leur naissance de nature et de grâce, et selon que noblesse les oblige, mais la libre disposition de soi de chaque personne en tant que personne, absolument, -- et cette abstraction assez éblouie pour se croire évangélique. \*\*\* *Nova et vetera* (Matthieu, 13/52), du nouveau avec l'ancien, c'est la vérité de l'Évangile ; la vue moderne d'un tout nouveau, du nouveau seul, ne peut être que mensonge, en soi et contre l'Évangile. Pour la mentalité traditionnelle, dont témoigne l'Évangile même, fond et forme, être avec Jésus-Christ ne pou­vait avoir qu'un sens : suivre le Seigneur, marcher derrière lui, nos pas dans ses pas. L'évolutionnisme de la pensée moderne rend impossible un tel sens actuel de l'Évangile : venant après le Christ, c'est dans un autre monde que nous avons à vivre *l'autre vie que le Christ y vivrait* pour le sauver ! Mentalité à coup sûr hallucinatoire de radicale nouveauté du monde, et des humains, et de nos relations avec Dieu ; mais l'esprit tradition­nel doit comprendre que son authenticité chrétienne soit en dé­rision au monde d'aujourd'hui comme il prétend être d'aujour­d'hui : comme il « dépasse » le monde où a vécu le Christ... Si les cosmonautes avaient rencontré Notre-Seigneur par-delà les nuages, qui en aurait cru ou en aurait su quoi, sinon qu'ils étaient devenus fous ? 133:184 De tous les fléaux de Dieu, ou, comme dit le prophète Isaïe (10/5), de tout ce qui est « la verge de sa colère », le plus re­doutable n'est-il pas ce que l'on appellerait trop justement les *vergers* de sa colère, et c'est-à-dire nos vergers à nous qui ne veulent pas être les siens, et qu'il laisse porter leurs fruits empoisonnés ? Aujourd'hui, n'est-ce pas ce qui arrive à l'Église ouverte au monde, -- à quel monde ! \*\*\* Tout animal a inclination sensible déterminée à ce qui lui convient selon son espèce, et cela se trouve dans l'homme se­lon qu'il appartient au genre animal ; mais de plus, et spécifi­quement, la créature douée de raison que nous sommes est capable de pourvoir à soi-même et aux autres ; c'est là participer de la Providence divine ; mais si cette participation élè­ve l'homme au-dessus du monde visible, *ça ne peut être que par une sujétion d'un mode supérieur à la même divine Provi­dence ;* il faut donc que notre raison même participe de la raison divine pour incliner aux fin de Dieu selon les mesures de Dieu ; *et c'est la loi naturelle* (I.II. 91, 02). Cette doctrine de saint Thomas ayant pu s'effacer pour un Jacques Maritain, pourquoi pas pour un Paul VI ? Deux témoins monstrueux de la cassure moderne : au lieu du langage commun traditionnel, celui de la création divine selon l'expérience des hommes, je ne sais quel, et qui le saura jamais ? langage de la création soi-disant humaine selon la liberté de l'amour confondue avec celle du volontarisme, -- « qui fait face à l'avenir sans négliger le passé dans la mesure où il est le terrain d'une culture prospective, d'une culture qui aide à deviner notre futur » : l'Évangile et l'Église tradition­nelle dans la mesure où... Précisons un aspect de la mentalité qui s'exprime de la sorte. Elle exige de toute chose une application immédiate, une utilité directe, pour y reconnaître une vérité hu­maine ; *et c'est dire la vérité avec son critère.* Or c'est dire du même coup l'inversion de la raison traditionnelle, de sa vérité absolue comme vérité, *qui suffit comme vérité à la raison comme raison ;* qu'il s'agisse des vérités de la création, ou, et bien plus, de la Vérité qui est Dieu, soit Dieu notre Créateur, soit la Très Sainte Trinité en Dieu. La raison moderne est incapa­ble de la vérité qui ne lui sert à rien, dit-elle ; entendez : qui ne sert qu'à voir la vérité, fût-elle Dieu ; mais entendez bien *surtout si elle est Dieu, qui n'est pas la liberté de l'homme.* La vérité dit non à la liberté dans l'esprit moderne, qui est, lui, le mensonge réciproque : non à la vérité qui me dit non. 134:184 Comme l'Évangile parle, c'est pour tout homme vocation de Dieu, qui oblige d'abord, et par-dessus tout ; le discours de Paul VI du 3 juin 1973 nous presse d'y voir essentiellement « que tout être humain a droit à une information objective » ; donc, l'Évangile est un droit de l'homme ; et c'est ce droit-là ? \*\*\* Où qu'elle s'applique, la raison veut une méthode par sa nature même, sans doute, mais non sans danger pour l'esprit, -- surtout avec les hautes méthodes, et en premier celles de la logique et de la politique. Non seulement l'esprit fait deux avec la méthode, et il y a l'esprit de Descartes avec sa méthode, ou bien, avec la méthode de Descartes, un tout autre esprit pour une tout autre application de sa méthode ; et de même pour l'empirisme organisateur de Charles Maurras ; mais la pratique même de la méthode peut faire de nécessité vice au lieu de vertu, si l'esprit n'est pas à la hauteur de la méthode et s'en laisse éblouir, et abrutir ; n'est-ce pas la catastrophe actuelle de la méthode expérimentale (au point qu'il suffise d'en prendre le masque), l'épouvantable naufrage de la foi dans la mare de monsieur Bovary ? \*\*\* Au contraire de la vie animale coulant de source de l'être spécifique, impossible de dire la vie humaine sans dire la vo­lonté de l'homme, condition personnelle sine qua non de sa vie propre ; il y a donc pour l'homme obligation d'agir en sorte de vivre en homme : conséquence évidente pour la pen­sée traditionnelle, soit qu'elle exige avec la Bible l'obéissance à Dieu, ou avec Aristote l'acquisition des vertus et le civisme ; soit que la vocation évangélique nous avertisse d'avoir déjà pour recevoir, ou sinon, de tout perdre. Mais avec la pensée moderne dont témoigne ce Père jésuite en ses *Études,* si le vouloir de l'homme est condition de la vie de l'homme, il y a donc liberté de choisir que cette vie ne soit pas. Serrons davantage les termes de la thèse : dans la mesure où la liberté de l'homme a pour condition la liberté de l'homme, chaque homme est libre de choisir contre la liberté. Après tout, n'est-ce pas ainsi que s'exerce la démocratie ? Ne fallait-il pas un jésuite pour en maximer la pratique, au rebours de tout sens moral ? \*\*\* On se donne de bonnes habitudes, on ne se donne pas d'au­tre sorte au pur amour ; ceux qui prêchent ceci à grand mépris de cela, où veulent-ils mener la jeunesse ? \*\*\* 135:184 L'Évangile, c'est le don de Dieu pour le salut des hommes, cela, l'Évangile le dit et nous devons le dire ; mais l'Évangile dit aussi les hommes divisés par le don de Dieu, les uns le recevant pour leur salut, les autres condamnés par leur refus. Quel refus, l'Évangile insiste : le refus de croire, aussi vrai que l'on est sauvé par sa foi ; mais encore, le refus de vivre ici-bas de l'Évangile. -- non pas uniquement, mais première­ment, selon les exigences déclarées de l'Évangile. De sorte que les hommes, contre le droit divin de l'Évangile de les unir de par leur union à Dieu, sont divisés par l'Évangile, non seu­lement du fait qu'il s'en trouve pour ne pas croire, mais les croyants eux-mêmes, du fait de ceux qui ne bâtissent pas sur le Roc divin, et en particulier les faux prophètes. \*\*\* « L'évangélisation du monde contemporain », faut-il y voir en premier « l'activité par laquelle le monde est transformé de quelque manière conformément à la volonté de Dieu » ? a\) De quoi satisfaire les marxistes : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde ; il s'agit maintenant de le transformer. » (Karl Marx.) b\) Mais est-ce la volonté de Dieu révélée par l'Évangile, que le monde soit transformé ? Puisque l'Évangile est la Bonne Nouvelle de notre salut en Jésus-Christ, et puisque ce salut exige notre conversion ; de quelle conversion s'agit-il, et c'est-à-dire de quelle incontestable transformation évangélique selon que Jésus-Christ est le Sauveur du monde ? c\) Poser ainsi la question interdit une réponse équivoque ; la conversion évangélique est celle qui oblige personnellement chacun des hommes à recevoir le don de Dieu et non lui res­ter fermé : consentir à sa transformation d'homme en fils de Dieu. Être baptisé dans l'Esprit Saint, et non seulement du baptême de pénitence de Jean-Baptiste : il y a métanoïa et métanoïa (Actes des Apôtres, 19/4). Voir dans la véritable méta­noïa chrétienne, identiquement, une transformation du monde, c'est dissoudre les personnes humaines dans le monde, préci­sément alors que Dieu les distingue du monde au plus haut point, au point surnaturel de les unir à sa Vie. d\) Que pareille transformation des humains *entraîne* une transformation du monde, c'est concevable à degrés fort divers, selon les mentalités ; l'évolutionnisme l'exige sans aucune garan­tie, au contraire. A procéder par ordre : que dit l'Évangile d'une transformation, soit des hommes en tant qu'hommes, soit du monde en tant que société des hommes ? 136:184 Bien loin de rien dire dans ce sens, l'Évangile ne cesse de parler dans l'hypo­thèse des hommes qui sont toujours des hommes, et de leur société toujours la même, jusques et y compris à la fin du mon­de ; qu'on relise les textes à ce point de vue, si l'on en doute ! Les premiers chrétiens ne concevaient d'autre transformation évangélique du monde que la parousie, et pour cause : brebis au milieu des loups, ils le croyaient, ils le voyaient, le monde ne leur était pas un autre que pour leur Maître... Le monde, c'est tous les hommes ; selon l'Évangile, les hommes sont pour l'Évangile trois mauvaises terres et une seule bonne terre, bon­ne à trois degrés, trente pour un, soixante pour un, et cent pour un. e\) Jésus l'a dit avec une force extrême (Luc, 14/26) : rien, rien, rien, ne doit conditionner notre volonté d'être avec lui, au point d'avoir à nous comporter comme en haine des autres et de nous-mêmes ; que reste-t-il donc de son Évangile, si l'on fait de la transformation du monde une condition de ce qui exclut toute condition, -- ou si l'évangélisation en cause ne consiste pas à obtenir de tels disciples du Christ ? f\) Si abstraite soit l'idée de l'homme chez les modernes, la conversion des hommes apparaît comme une transformation d'êtres irréductibles à des relations ; qu'est-ce, au contraire, que transformer le monde et la société, sinon passer d'un en­semble de relations à un autre, et alors, vive la liberté comme on l'aime, -- en rêve ! L'opium du peuple par inversion de l'Évangile, et de la liberté en volontarisme : au lieu de la liberté qui est dans la nature de l'homme, ouvrier de soi-même en obéissant à Dieu, la liberté comme la nature de l'hom­me, créateur de soi-même en transformant le monde. Le plus mirifique en pareil tour étant de se voir inventer la vocation d'achever la création de Dieu ! \*\*\* Il appartient à l'État d'assurer la défense militaire du pays, mais il n'appartient pas moins à l'Église du Seigneur de juger toute action de politique militaire selon que cette action hu­maine relève en tant que telle de la morale, donc de l'Évangile. Deux obligations de principe qu'il est ridicule, comme ça coule à pleins bords en juillet 1973, de vouloir paralyser l'une par l'autre parce que la politique n'est pas la morale, ni, moins encore, l'Évangile, une défense militaire ; comme si la conscience de chacun devait s'effacer, d'expérience quotidienne, devant ses arts de vivre, ou sinon, s'en moquer ! Mais la conscience de chacun, voilà bien ce qui nous plonge dans la sot­tise, car c'est à elle, désormais, d'être et l'État et l'Église, démo­cratiquement, aussi bien chez l'amiral ou chez l'évêque, et en tout un chacun des citoyens souverains d'égale opinion : « la monnaie de César », nous l'avons tous en poche à notre effi­gie, monsieur l'amiral ! 137:184 Disons ce qui. Comme il faut regarder les hommes, il faut les aimer, ce principe est d'obligation évangélique pour tous ; chacun également juge par lui-même des exigences d'un tel principe en chaque occurrence, aussi bien dans le domaine public que dans la vie privée, non seulement ce n'est pas l'Évan­gile, mais l'Évangile y contredit maintes fois et de maintes façons. Et pour cause, puisqu'il ignore l'identification démo­cratique de l'homme avec le citoyen souverain, selon qu'il re­garde, lui, l'homme comme un fils de Dieu vivant d'obéir à Dieu ; et puisque, aussi bien, la liberté de l'homme ne peut être le salut de l'homme qu'en le donnant à Dieu, ou sinon, bien loin de sauver l'homme par là même qu'il veut sa liberté, le perdre. Triple dénaturation de l'Évangile par une lecture mo­derne, incapable, si l'on veut un signe particulier, de lire « tous frères », sans entendre : « tous égaux », cette ignorance énor­me d'une vérité historique, non encore effacée totalement, du droit d'aînesse. Le quiproquo de l'Évangile politique peut se comparer à celui qui voudrait pédagogique la médecine, du moment que la bonne santé de l'enfant, grâce à la médecine, lui permet de bonnes études ; si l'Évangile met l'homme en bonne santé spirituelle, en bonne lumière et en bonne volonté pour bien vivre toute sa vie, cette nécessaire bonne volonté n'en est pas moins catastrophique, à se croire suffisante ; ça ne devrait pas être moins manifeste, en politique sans préjugé, qu'en médecine. \*\*\* L'Évangile est de droit divin pour des hommes de fait per­sonnellement humain, et c'est-à-dire à mille niveaux du manque d'humanité ; il y a donc lieu à cette manière de dire l'Évangile que l'on nomme la pastorale. Et l'on pense aussitôt à la règle : « Soyez donc simples comme des colombes » : voilà pour l'Évangile, -- « et prudents comme des serpents » : voilà pour la manière apostolique. *Mais il faut les deux et ce n'est pas le second le principal.* Or que se passe-t-il dans l'Église, « depuis le concile », -- et parler ainsi ne l'avoue-t-il pas, puisqu'il s'agissait, pour la première fois, d'un concile expressément pas­toral ? -- sinon que le fait moderne dispose du droit divin de l'Évangile ? Il y a ce que l'on demande pour tout homme ; il y a aussi que cela oblige chacun, ou comme son devoir, ou comme le droit d'autrui, et il y a enfin, de ce devoir ou de ce droit, pourquoi on l'exige. Serait-il aussi vrai que mensonge l'on en fait de dire conforme à l'Évangile, sur le premier point, la démocratie, le socialisme, la Révolution, ... resterait le deuxième point et resterait le troisième point ; et la pire calomnie de l'Évangile, à le dire en moderne, *igno­rer pourquoi il veut ce qu'il veut au monde.* 138:184 La pire calomnie en s'arrêtant à ce que l'Évangile nous demande, mais encore, ce n'est pas un volontarisme, il se soucie des moyens de ce qu'il veut de nous ; et ces moyens, il nous les donne, il met notre salut à notre portée, -- divinement ; au contraire des blagues dégoûtantes à quoi nous voyons jeter les perles du don de Dieu, depuis le concile. \*\*\* -- La seule vérité de l'amour sauvera le monde. -- Des mensonges sans nombre de l'amour. \*\*\* Le mal du péché, saint Thomas le ressasse, n'est pas de vouloir le mal (telle page de la Somme de théologie *naturalise* le péché au-delà de toute attente moderne, I.II. 78, 1), le mal du péché, c'est de ne pas vouloir le bien que l'on doit, vou­lant le bien qui plaît, -- disons : *de ne pas vouloir Dieu, vou­lant le monde.* A bon entendeur salut : le péché du monde, le voilà ! On s'exclame ou l'on s'esclaffe : comment vouloir son plaisir et vouloir le monde peuvent-ils être péché ? Nullement, certes, selon que nous voulons en cela ce que le Créateur a vou­lu ; mais si nous le voulons de manière à ne pas vouloir en nous la créature de Dieu faite pour Dieu. Nous ne pouvons pas ne vouloir que Dieu, nous ne devons jamais rien vouloir comme Dieu ; *il nous faut donc un art de vouloir ce qui n'est pas Dieu,* et c'est la morale, qui n'est pas la religion, -- un bouclier de notre esprit, et non l'épée de son élan vers Dieu. Mais cela ne se comprend plus, et la morale chrétienne de nos pères dégoûte une conscience moderne aveugle à tout bon sens. \*\*\* Égalité des hommes selon leur nature, existence sociale à zéro ; non moins certainement, et par la même aberration inaperçue, l'existence chrétienne est à zéro, avec la question « Aujourd'hui, qu'est-ce qu'être chrétien ? » Définir le chrétien selon temps et lieux donne, pour faire le chrétien, la relation de l'homme au monde au lieu de sa relation à son Père cé­leste de fils adoptif en la grâce de Jésus-Christ. Certes, de cette relation première avec Dieu qui fait le chrétien résultent des conséquences positives et négatives, pour faire chrétienne l'action du chrétien dans le monde ; mais l'action chrétienne *suppose* le chrétien, il est ridiculement stoï­cien et blasphématoire de chercher comment elle peut définir le chrétien, en notre mirifique aujourd'hui ; 139:184 ridiculement blas­phématoire, prière d'entendre : de façon bien moderne, frau­duleuse sans rien craindre de ce genre. Lorsque saint Thomas examine en quelque sorte la soif de l'argent peut être la racine de tous les vices (I.II 84, 1), il s'objecte que cette avidité s'op­pose à la libéralité, laquelle n'est pas la racine des vertus ; réponse : vertus et vices ne procèdent pas d'une même origine, puisque nous péchons à partir de notre désir des biens tem­porels, et il n'est de vertu chrétienne qu'à partir de l'élan vers Dieu, les chrétiens ne sont des chrétiens qu'enracinés et fondés dans l'amour de Dieu, selon la parole de l'Apôtre (Éphésiens, 3/17). D'où il faut conclure l'incohérence de la question posée par les intellectuels catholiques (*Figaro,* 20 novembre 1973), incohérence non moindre que celle-ci : à s'en tenir à l'action requise des hommes d'aujourd'hui, quelle forme de cette ac­tion fait de ces hommes des chrétiens ? Aucune, et il y a *igno­ratio elenchi,* messieurs les intellectuels soi-disant catholiques ! \*\*\* « Les anticommunistes sont des chiens », on l'accordera sans peine à M. Sartre, puisqu'il suffit de considérer, avec nos frères musulmans, que l'homme sans Dieu est au-dessous du chien. Mais plutôt, chrétiens voyant les hommes, *heureux les miséricordieux...* \*\*\* Une sainte pour ce temps, la Petite Thérèse de Lisieux ? Je le crois selon ce qui me frappe le plus chez elle, et ce qui manque le plus à notre époque pour être avec Notre-Seigneur Jésus-Christ : la force. Paul Bouscaren. 140:184 ### Le modernisme actuel par R.-Th. Calmel, o.p. Haec est praefatio catechismi adversus modernis­mum quem pater Lemius aliquando scripsit quem­que hodie illustrissimi atque eminentissimi Fortes in Fide rursus edunt. Quam frater Calmel praedica­tor hic prodere voluit cum permissu superioris et piissimi et beatissimi patris Barbarae, qui mentio­nem non solum Fortium in Fide sed etiam proprii nominis ipsius sine qua non conditionem esse decla­ravit fratri auctori. Quae cum inania sint, ea benigne Madiranus director confirmavit atque in hoc loco imprimi jussit. J. M. L'HÉRÉTIQUE CLASSIQUE, Arius, Nestorius, Luther, même s'il a quelque velléité de rester dans l'Église catholique, fait ce qu'il faut pour en être exclu : il combat à visage découvert la vérité révélée dont le dépôt vivant est gardé par l'Église. L'hérétique ou plutôt l'apostat moderniste, un abbé Loisy, un père Teilhard de Chardin, rejette consciemment toute la doctrine de l'Église, mais il nourrit la volonté de rester dans l'Église, et il prend les moyens qu'il faut pour s'y maintenir ; il dissimule, il fait semblant, dans l'espoir de mener à terme son dessein de transformer l'Église de l'intérieur, ou com­me l'écrivait le jésuite Teilhard de Chardin, de *rectifier la foi* ([^13])*.* C'est dans l'hypocrisie qu'il faut placer la note caractéristique et différentielle du moderniste. Le moder­niste, on ne le saura jamais assez suffisamment, est un apostat doublé d'un traître. 141:184 Vous demanderez peut-être : étant donné la position foncièrement déloyale adoptée par le moderniste, com­ment lui est-il possible de s'y tenir à longueur de vie sans faire craquer son équilibre intérieur ? L'équilibre psycho­logique est-il compatible avec une duplicité entretenue indéfiniment et portant sur les questions suprêmes ? Il faut répondre par l'affirmative en ce qui touche les chefs de file. Pour le grand nombre, qui sont des suiveurs, la question de l'équilibre psychologique à l'intérieur d'une hypocrisie sans faille est sans doute beaucoup moins aiguë. D'autant que ces suiveurs, lorsqu'ils sont prêtres, ce qui est fréquent, finissent généralement par contracter mariage, ce qui met un terme à leur nécessité de dissi­muler. Une fois mariés en effet, ils ont beau rester apos­tats, ils ne sont plus modernistes. Les choses deviennent claires à leur sujet ; ils n'ont plus à contrefaire les appa­rences du prêtre catholique. -- Pour les chefs de file, pour les prélats placés à un poste important, si le modernisme est praticable sans trop de dégâts psychologiques c'est sans doute parce qu'ils sont divertis par des complices jamais en repos, par des flatteurs insatiables. Étant dis­traits de faire retour à leur propre cœur, ils peuvent par­venir à échapper aux questions torturantes d'une conscience morale trop lente à mourir. En tout cas si l'aveuglement de l'esprit et l'endurcis­sement du cœur, si le cas bernanosien de l'abbé *Cénabre* demeure un grand mystère, il ne laisse pas de se produire et il n'aboutit pas nécessairement à la folie. -- Nous som­mes certains que cet emprisonnement dans les ténèbres spirituelles ne se fait pas d'un seul coup mais se prépare longuement par de nombreuses résistances à la grâce. Ce châtiment divin, car il s'agit d'un châtiment, est mérité par bien des péchés. En outre, encore que n'importe quel pécheur puisse se reconnaître un jour et crier miséricorde, il faut bien voir qu'un pécheur de ce genre ne saurait être converti que par un grand miracle de la grâce ; un miracle très rare. \*\*\* Pour le moderniste, ainsi que le nom le dit, la religion est essentiellement moderne. Elle ne domine pas le temps. Elle est immergée tout entière dans l'histoire, dans les aventures de l'humanité en marche. Pas de révélation don­née *une fois pour toutes* pour enseigner les mystères divins. Pas de sacrifice méritant la grâce *une fois pour toutes.* Pas de testament *nouveau et éternel.* Une évolution indéfinie. 142:184 C'est en ce sens que la religion est dite moderne par les modernistes. La religion catholique est purement et simplement hu­maine ; non pas reçue de Dieu dans une initiative infini­ment miséricordieuse, par la Révélation parfaite et la grâce plénière du Seigneur Jésus, mais simple produit du progrès de l'humanité ; la religion catholique est, sans doute, un produit particulièrement précieux et raffiné, mais enfin elle n'a rien à voir avec ce qu'on appelle grâce et révélation. Elle est strictement contenue et enfermée dans les limites de l'esprit humain ; elle ne dépasse pas les virtualités de l'humanité en devenir, car ces virtualités n'ont pas de li­mites assignables. Lorsque le moderniste prononce les vo­cables chrétiens : intervention divine, révélation ou grâce, il ne les entend pas dans le sens chrétien. Il les réinter­prète, les réduisant avec beaucoup d'astuce à ne pas dépas­ser l'humain. Dieu n'est pas transcendant. Le moderniste ne dit pas, dans le sens où nous le disons : *Notre Père qui êtes aux cieux...* pas plus qu'il ne dit, au sens catholique : Jésus est le Fils de Dieu incarné rédempteur. Pour le mo­derniste il n'est pas vrai que *Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique,* né de la Vierge Marie. A partir de cette conception particulière de la religion, ou plutôt à partir de cette négation radicale, le modernisme du temps de saint Pie X et le modernisme actuel diffèrent sur beaucoup de points. Toutefois l'essence est identique ; les variations ne portent pas sur l'essentiel. Dans cette hérésie, ou plutôt dans cette apostasie, *un principe* est im­muable : la religion doit être moderne. *Un procédé* est in­variable : se déguiser pour rester dans l'Église et la chan­ger du dedans. C'est parce que le catéchisme du Père Lé­mius s'attaque vigoureusement à ce principe et à ce procédé qu'il a gardé sa valeur cinquante ans après sa parution, et quelles que soient les différences du second modernisme par rapport au premier. Les variations en effet sont acci­dentelles. \*\*\* Le fond d'idées moderniste n'a rien de très original. Ces apostats n'ont pas inventé une philosophie particulière, mais ils ont tenté d'aligner la religion sur une fausse phi­losophie, sur le subjectivisme et l'idéalisme qui empoison­nent le monde depuis trois siècles. Vous ne trouvez point, parmi les modernistes, un penseur qui rappellerait, serait-ce de loin, Descartes ou Regel. Teilhard de Chardin, qui connut un moment de vogue, n'a rien fait de plus que mul­tiplier les variations sur le thème rebattu du monisme évo­lutionniste. 143:184 Au point de vue des théories le second moder­nisme, celui d'après Vatican II, ajoute cependant au pre­mier l'idée confuse, jamais justifiée clairement, d'un œcuménisme effréné, un faux œcuménisme, religieux et huma­nitaire, qui fusionnerait, après les avoir démarqués, les croyances et les rites. Aussi bien ce n'est pas le génie de quelques grands penseurs qui a donné au modernisme sa force, c'est la per­fection des procédés de pénétration et de domination. Les procédés eux-mêmes sont calqués sur ceux des sociétés occultes, notamment les diverses franc-maçonneries. Ce sont les vieux procédés, mis en lumière jadis par Augustin Cochin ([^14]), qui avaient fait déjà leur preuve à la Révolu­tion française, et qui ont été appliqués à l'Église pour la dévaster. On en connaît les caractères distinctifs : avant tout une autorité de mensonge. L'autorité réelle appartient à des organismes variés, difficiles à décrire avec précision. officiellement irresponsables, tandis que l'autorité officielle est réduite à leur servir de paravent et à faire accepter par le peuple chrétien leurs directives antichrétiennes. Qu'on se rappelle donc, pour avoir quelque idée du pouvoir des­tructeur qui est particulier à une autorité de mensonge, souvenons-nous de la rapidité avec laquelle on a fait pré­valoir la pratique dévastatrice des nouveaux rites de com­munion, les nouvelles « eucharisties », et en général la liturgie nouvelle. -- La forme par excellence des autorités de mensonge c'est la collégialité postconciliaire. La victoire complète de l'Église sur le modernisme passe par la sup­pression de la collégialité. \*\*\* La réinterprétation c'est-à-dire une explication menson­gère des vérités de la foi qui, sous prétexte de les faire mieux comprendre par l'esprit des modernes, les volati­lise furtivement et sans bruit, la ré-interprétation dis-je est devenue l'un des procédés les plus fréquents du mo­dernisme. Or voici qu'elle s'est étendue à toute liturgie. On sait que la liturgie de la Messe comprend deux éléments de valeur du reste différente : d'abord des orai­sons et des lectures qui portent en eux-mêmes une *profes­sion de foi ;* ensuite l'offrande réelle, sous un signe non sanglant institué par le Seigneur, de son propre *sacrifice* unique, offert sur la croix le Vendredi-Saint. 144:184 Quoi de plus facile à qui dispose de la liturgie de s'attaquer aux deux éléments qui la constituent ? On changera la profession de foi sans donner l'éveil, et on préparera la destruction du sacrifice sacramentel. Pour la profession de foi il suffira de coups de pouce ou d'omissions dans les traductions des oraisons et des lectures. Pour le sacrifice sacramentel on introduira des formulaires et des rites équivoques qui n'auront plus ce qu'il faut pour faire coïncider *infaillible­ment* l'intention du prêtre, ministre du Christ, avec l'inten­tion du Christ qui célèbre par lui. Même si l'intention du prêtre demeure plus ou moins souvent celle du Christ et de l'Église, ce n'est point en vertu de l'ensemble des signes officiellement établis, en vertu des formulaires et des at­titudes, c'est une disposition toute subjective. Les signes nouveaux formulaires et attitudes, sont inventés au con­traire afin que, officiellement, ils puissent convenir à la fois au pasteur qui n'est point prêtre et qui nie la messe et au prêtre catholique qui est seul prêtre véritable. Ne dis­posant plus que d'un rite de soi équivoque, l'intention du prêtre sera très exposée à devenir autre que celle du Christ et de l'Église ; la messe elle-même sera très exposée à n'être plus une messe, ni la communion une communion. Or il est d'autant plus facile de multiplier les équivo­ques dans la liturgie que la célébration comporte du feu et qu'elle ne peut être figée dans un carcan ; telle omission d'un geste en effet n'est pas forcément hérétique, telle nou­velle rubrique n'est pas forcément une négation caractéri­sée, tel silence peut être sans importance ; mais la modi­fication systématique et orientée des gestes et des attitudes, la multiplication intentionnelle des silences calculés arrive à fausser la liturgie et à rendre invalides les sacrements. Jamais les procédés modernistes n'auraient connu un tel succès si la liturgie ne leur avait été livrée. Et la litur­gie ne leur aurait pas été livrée sans la mise en train de cet immense appareil de trahison que nous avons déjà signalé : les collégialités épiscopales. \*\*\* Au début du siècle si l'on avait interrogé le simple fidèle sur ce qu'est le modernisme, il est probable qu'on l'aurait fort embarrassé. Cinquante ans plus tard, le simple fidèle aurait beaucoup moins de peine à répondre. 145:184 Il dirait en substance : c'est une nouvelle religion ; la messe n'est plus la même, les nouveaux enterrements nous écœurent, les mariages nouveaux sont de la pitrerie, on ne trouve plus à se confesser, on a toutes les peines du monde à faire bap­tiser les petits enfants ; les curés ne parlent que de prendre femme et leurs sermons sont devenus des boniments poli­tiques ; pour tout dire, le modernisme s'est mis dans la religion. De tels propos deviennent de plus en plus fréquents parmi le peuple chrétien. Au début du siècle le simple fidèle n'avait pas trop saisi ce que pouvait être le modernisme ; cinquante ans plus tard il le sait surabon­damment et il est dégoûté. C'est qu'en effet un demi-siècle après saint Pie X le modernisme est passé de la chaire du savant docteur en théologie dans la messe que célèbre le vicaire ou le curé. L'aberration dans l'exégèse est devenue cérémonie liturgique et catéchisme pour les petits enfants ; l'apostasie qui était le luxe de quelques intellectuels de haute volée est devenue la camelote de fabrication indus­trielle, à la portée du premier prêtre venu, à la portée de pitoyables religieuses que des prêtres diaboliques, très conscients de leur travail, se sont acharnés à dévoyer. En un demi-siècle le modernisme s'est introduit dans tous les secteurs de l'Église ; pas un qui ait échappé. Mais aussi dans presque tous la résistance se fait sentir. Comment expliquer que le virus ait pénétré si avant dans l'organisme ? On peut énumérer trois raisons principales : premièrement l'imposture de Vatican II, le seul de tous les conciles qui ait refusé d'être doctrinal ; deuxiè­mement l'occupation progressive des charges les plus éle­vées par des prélats modernistes ; troisièmement la débilité de la vie théologale dans tout le peuple chrétien, en com­mençant par la tête. Un concile qui a trahi ([^15]), certains prélats qui ont trahi, un peuple chrétien incapable de résis­ter à la trahison, parce qu'il était spirituellement débilité. Voilà, en partie du moins, ce qui s'est passé entre les deux modernismes : celui du temps de saint Pie X, qui est un saint ; celui du temps de Paul VI, qui ressemble étrange­ment à Honorius I^er^. Ce disant je ne méconnais pas d'autres causes, mais je les tiens pour moins décisives. Entre les deux moder­nismes, le monde a connu la révolution communiste et l'extension des méthodes révolutionnaires. Entre les deux modernismes, la maçonnerie a beaucoup progressé parmi les ecclésiastiques et jusque dans les rangs de la cour vati­cane ; sur ce point le diagnostic de l'évêque de Ratisbonne, Monseigneur Graber, est un des plus éclairants ([^16]). 146:184 Entre les deux modernismes il y eut la sauvage condamnation de *l'Action Française ;* dans cette affaire lamentable un pape très autoritaire n'arriva pas à comprendre que ses opéra­tions répressives, étant menées comme il le faisait, n'au­raient d'autre issue que désastreuse : d'abord l'écrasement des catholiques attachés au *Syllabus,* ensuite l'avènement d'un épiscopat non opposé aux erreurs modernes ; quant à la fameuse *action catholique* elle n'y trouverait d'autre avantage que de se politiser et de s'infléchir dans la direction du socialisme. Il y eut encore entre les deux moder­nismes le lancement méthodique des livres du père jésuite Teilhard de Chardin. Ce fut pendant 15 années au moins, de 1945 à 1960, le pilonnage par l'artillerie teilhardienne de toutes les positions orthodoxes ; la destruction des ouvra­ges de défense une fois achevée on a remisé les bombar­diers ; il est très peu question de Teilhard depuis la fin du Concile. On ne peut s'empêcher d'observer à ce propos que, lorsque la destruction battait son plein, les jésuites surent manœuvrer avec assez d'astuce pour éviter à leur grand homme la condamnation catégorique qui aurait préservé de son influence une bonne partie de l'Église. Il n'y eut aucune mise à l'*index* ni de la part de Pie XII, ni de la part de Jean XXIII. Il y eut certes un *monitum,* mais les jésuites n'ignoraient pas que l'efficacité d'un *monitum* n'était pas comparable à celle d'une mise à l'*index...* De toute façon et quelle que soit la multiplicité des causes, les facteurs déterminants ou adventices des pro­grès du modernisme, il faut surtout nous dire à nous-mêmes, et nous dire en vue de nous rapprocher de Dieu, que s'il y avait eu dans l'Église une foi et une ferveur plus profondes, en particulier s'il y avait eu chez les évêques et les prêtres un sens plus chrétien de la Messe, le moder­nisme n'aurait pas gagné comme il a gagné ; en tout cas, il n'aurait pas aussi facilement investi en tout lieu la sainte liturgie ; le peuple chrétien, la foule sans nombre des pusilli n'en serait pas réduit à clamer et à crier : *Très saint Père rendez-nous la Messe, rendez-nous le catéchisme, rendez-nous l'Écriture sainte* ([^17])*.* \*\*\* 147:184 Existe-t-il un remède ? Pour sûr, il existe. Un et même plusieurs. Le mal n'est pas incurable, puisqu'il est de foi que les portes de l'Enfer ne prévaudront pas (Matth. XVI, 18) puisque le Seigneur ne nous laissera pas orphelins (Jo. XIV, 18) puisque nul ne pourra ravir au Seigneur les brebis qu'il tient en sa main (Jo. x, 28) puisque le Seigneur con­tinuera d'offrir son sacrifice par le ministère des prêtres *donec veniat,* jusqu'à son retour (Ia Cor. XI, 26). Ainsi le mal dont souffre l'Église ne va pas anéantir l'Église. Il est guérissable. Mais cette fois-ci, à la différence de ce qui arriva au début du siècle, le mal a grandement pénétré dans la hiérarchie elle-même. Tant que la hiérarchie n'aura pas éliminé le oison qui l'infecte, le remède ne peut être que partiel et limité. Sans doute ce n'est pas de la hiérar­chie toute seule, ce n'est pas non plus du chef tout seul que viendra le remède. Le corps, en tous ses organes, doit se débarrasser du poison. Il reste qu'une guérison d'ensemble réclame que la tête retrouve la santé. Dès que l'on recherche quel remède appliquer contre le modernisme on soulève trois questions capitales : celle du chef de l'Église, celle du témoignage à rendre, celle des études théologiques. Impossible d'éluder la question du chef, puisque le sou­verain pontife actuel s'est rendu complice de l'apostasie. Les preuves en sont flagrantes : recours officiel à des héré­tiques notoires en vue de refondre les rites, de les refondre en faveur des hérétiques et contre les catholiques fidèles ; collusion publique avec les francs-maçons et les communis­tes ; absence de mesures canoniques contre les autorités parallèles qui sapent la religion à la base. Devant cette nouvelle manière de gouverner l'Église de Dieu, à quoi donc peuvent servir les discours de chaque mercredi ? Cette élo­quence intarissable n'arrive même plus à donner le change, parce qu'elle est en contradiction avec les pires innovations dans tous les domaines. La question du chef est posée à cause de ces effrayantes innovations. La question du chef ne deviendrait tragique que si elle était posée à l'intérieur de l'infaillibilité. Il n'en est rien. Les bouleversements du pontife actuel, qui certes s'opposent à la tradition aposto­lique, se tiennent non seulement en deçà de l'infaillibilité, mais même en deçà de préceptes réguliers, précis, assortis de sanctions canoniques. Le devoir d'obéissance n'existe donc pas. D'ailleurs l'obéissance à aucun homme, cet homme serait-il le Pape, ne peut être illimitée, inconditionnelle, soustraite aux limites du bien et du mal, de la vertu et du péché. En cela l'obéissance au Pape ne fait pas exception. Ce n'est pas en faisant abstraction des circonstances, no­tamment en faisant abstraction de la tradition apostolique, que la parole du Seigneur *qui vous écoute m'écoute* définit une obligation pour les fidèles. 148:184 Il serait blasphématoire de penser que, pour obéir au Pape, le Seigneur nous aurait mis dans l'obligation de faire un péché contre les mœurs ou contre la foi, de brader le catéchisme romain ou de nous plier à un rite de la messe équivoque et protestantisé, après avoir envoyé au diable le rite irréprochable et très saint qui s'est transmis intact depuis plus de quinze siècles. De même que le *qui vos audit me audit* ne pouvait s'ap­pliquer dans le cas horrible de tel Pape de la Renaissance qui abusait de sa position pour séduire telle femme à la fois indécise et intimidée, de même le *qui vos audit me audit* ne s'applique pas lorsqu'un pape chimérique prétend se servir de son autorité pour faire accepter des rites équi­voques ou traiter en catholiques des hérétiques sans re­pentance. Le Pape n'ayant d'autorité légitime que dans les mites de ce qui reste conforme à la tradition apostolique, non de ce qui la contredit sournoisement, il s'ensuit que l'obéissance au pape sera contenue dans les mêmes limites. Et voilà pourquoi la question du mauvais chef, posée à la conscience du fidèle, ne demeure pas sans issue. Pour une part, mais pour une part seulement, la ques­tion de l'autorité du chef visible de l'Église se trouvera résolue si nous savons que dans certains cas l'exercice de son autorité peut être mauvais. Le dogme de foi défini au Concile premier du Vatican nous oblige de distinguer l'in­faillibilité, laquelle ne fait aucun doute dans certaines conditions données, de l'impeccabilité laquelle n'est pas un privilège papal ; il peut donc arriver au pape de faillir, non seulement dans l'ordre des mœurs, mais, jusqu'à un certain point, dans l'ordre de la foi elle-même. Or à partir d'une certaine gravité dans les défaillances du pape en tant que gardien de la foi, à partir d'un certain seuil, l'épreuve est à la limite de nos forces. Nous savons, nous savons désormais d'expérience, qu'il ne nous suffit point, pour la supporter sans fléchir, d'avoir une juste notion, une notion chrétienne de l'autorité réservée au pape et de l'obéissance que nous lui devons. La prière seule nous permettra d'accueillir cette épreuve, venue par le chef visible de l'Église, de telle sorte que nous vivrons plus que jamais de la vie de l'Église. Par suite de la défaillance du chef visible, nous sommes obligés, plus que jamais, de nous tenir très proches du chef invisible et victorieux, Notre-Sei­gneur Jésus-Christ. Nous sommes obligés, plus que jamais. de mettre notre recours et de trouver notre refuge dans le Cœur Immaculé de la Mère du Souverain Prêtre, la Vierge de la Compassion et du Cénacle, dont la supplication est toute-puissante sur le cœur de son Fils. 149:184 Sans faire fi du raisonnement et de la réflexion qui sont toujours indispen­sables, il faudra que la prière purifie notre âme et la rende docile à ces inspirations du Saint-Esprit qui sont accor­dées aux cœurs purs ; qui permettent de dépasser, sans les contredire, les conseils et les réflexions les plus sages ; qui sont non pas à l'encontre mais au-dessus de la raison. La prière nous fera comprendre que le Seigneur avait prédit ces temps où l'abomination de la désolation régne­rait dans le lieu de toute sainteté (Matth. XXIV, 15) ; il les avait prédits afin que les fidèles qui en seraient les témoins ne perdent pas courage mais deviennent partici­pants de sa victoire : *ecce praedixi vobis* (Matth. XXIV, 25)*. Sed haec locutus sum vobis ut cum venerit hora eorum, reminiscamini quia ego dixi vobis* (Jo. XVI, 4). *Confidite, ego vici mundum* (Jo. XVI, 33). La ruée néo-moderniste post-conciliaire n'aurait point submergé l'Église si un grand nombre d'âmes parmi les prélats, les prêtres, les simples fidèles, étaient demeurées vivantes ; vivantes par les vertus théologales et par l'orai­son. Inversement, il est indispensable pour repousser le modernisme que la vie de prière refleurisse et s'affirme parmi les fidèles, plus encore parmi les prêtres, plus encore parmi les prélats. \*\*\* Il est indispensable de confesser la foi, d'en rendre un témoignage public avec autant d'humilité et de douceur que de fierté et de patience. Car la vraie confession de foi est œuvre d'amour, d'humilité, de bonté, et pas seulement œuvre de force et de courage. Or nous n'ignorons pas quelles difficultés nouvelles se présentent en période de révolution moderniste pour empêcher la confession de la foi et des sacrements de la foi d'être une grande œuvre d'amour. Mais si elle n'était pas cela elle resterait très insuffisante en présence de Dieu, des anges et des hommes. Si c'était en face des persécuteurs classiques que nous devions rendre témoignage de la Messe catholique tradi­tionnelle, si nous avions affaire comme nos aines aux tribunaux de la Terreur et du Directoire, nous nous trou­verions évidemment exposés à la mort violente par le seul fait d'assister à la Messe catholique. Comment dans ces conditions extrêmes ne pas entendre la Messe ou ne pas la célébrer avec une ferveur accrue ? La violence nous mettrait dans l'occasion prochaine, si on peut dire, de ten­dre vers un grand amour pour ne pas commettre le péché de reniement. Mais voici que nous avons affaire à la révo­lution moderniste et non pas à la persécution violente. 150:184 Rendre témoignage de la Messe catholique traditionnelle exige sans doute de nous un patient effort, mais ne nous met pas carrément en demeure de tendre à une plus grande charité lorsque nous célébrons la Messe ou lorsque nous l'entendons. Nous ne deviendrons pas forcément des rené­gats de la Messe si nous continuons d'y aller avec des dispositions fort insuffisantes, alors que nos aînés des pé­riodes de persécutions classiques seraient devenus renégats si leurs dispositions intérieures étaient restées quelconques. De fait il se trouve des fidèles et des prêtres qui, certes, se donnent du mal pour confesser la foi dans la Messe catholique traditionnelle, mais enfin c'est avec une tiédeur à peu près inchangée qu'ils persistent à la célébrer ou à l'entendre. Il ne semble pas qu'ils y apportent ce grand amour qui animait les martyrs de la Terreur, lorsqu'ils s'exposaient à la mort pour être allés à la Messe d'un prêtre réfractaire. Ils rendent un certain témoignage de la Messe catholique traditionnelle, sans être obligés pour cela à mettre beaucoup d'amour dans l'assistance ou dans la célébration de la Messe. Aujourd'hui le stimulant ne vient presque plus du dehors ; mais même sans provocation ex­térieure, le feu intérieur de la vie théologale et de l'oraison doit devenir assez intense pour nous faire rendre témoi­gnage de la foi et des sacrements de la foi avec l'amour que le Seigneur désire. Non seulement le Seigneur, mais les âmes de bonne volonté l'attendent ; elles espèrent de le trouver en nous, pour avoir le courage à leur tour de se tourner vers Dieu et de confesser la foi catholique et les sacrements de la foi. Si notre témoignage est pénétré de cet amour, l'objection spécieuse, reprise sous mille formes, sera vite balayée. On nous dit en effet : en enseignant le catéchisme romain et maintenant la Messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne, vous ne risquez pas d'avoir prise sur les âmes ; vous conservez des pièces de musée ; les âmes ont besoin d'une religion adaptée ; or l'adaptation consiste à prendre l'esprit du Concile, à entrer dans ce mouvement d'évolution que vous appelez le modernisme. (En vérité le modernisme n'est pas une adaptation mais sous couleur d'adaptation c'est une perversion : *non profectus sed permutatio,* dirait saint Vincent de Lérins.) Nous savons parfaitement que les adaptations rituelles de portée générale, a fortiori les explicitations dogmatiques, relèvent de l'autorité suprême. Lorsque celle-ci est défail­lante, toute adaptation deviendrait-elle impossible et ne nous resterait-il que d'être désadaptés de nos frères de maintenant, dansa mesure où nous confessons la foi de toujours ? 151:184 Question spécieuse et qui se trouve résolue en grande partie lorsque le témoignage est rendu par charité. En effet la charité rend attentif aux véritables besoins du prochain, fait deviner la bonne manière de présenter la religion de toujours pour que, sans être corrompue ni tra­fiquée, elle soit en rapport avec la conjoncture présente. Même lorsque l'autorité suprême vient à défaillir et que les adaptations générales, loin d'être réalisées en vérité, ont pris la forme de perversions générales, même dans ces cas extrêmes la charité fait découvrir au simple prêtre et mieux encore à l'évêque, dans le champ restreint de leur autorité, la meilleure manière de prêcher la saine doctrine et de célébrer la Messe catholique pour y faire participer les fidèles sans rien bouleverser. Du reste les exemples ne manquent pas. Les prêtres qui gardent la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne, par un attachement d'amour au Souverain Prêtre et donc, inséparablement, par zèle des âmes, savent prendre en charge les fidèles en vue de la participation la plus sainte possible. Ces mêmes prê­tres captivent les enfants en leur enseignant le catéchisme de saint Pie X et ne pensent pas qu'il faudrait céder au modernisme pour trouver une pédagogie convenable. Ce­pendant ces présentations adaptées ou cette adaptation fi­dèle se réalisent seulement à une double condition : d'abord méditer sans cesse la doctrine et les rites traditionnels eu vue de les tenir tels qu'ils sont, loin de les infléchir et de les déformer ; ensuite vivre uni à Dieu de sorte que le témoignage que l'on rend de la foi catholique, la ferme attestation que l'on porte, soit un effet de l'amour. \*\*\* Parmi les moyens principaux de résistance au moder­nisme nous avons signalé un enseignement de la saine doctrine qui favorise la vie de prière et la contemplation, loin d'y rester extérieur. Disons quelques mots d'un ensei­gnement de la théologie qui soit pénétré de contemplation et d'une étude théologique qui non seulement éclaire hts intelligences mais qui dispose l'âme à l'oraison et nourrisse la prédication. Le but premier de la théologie n'est pas de développer la vie de prière mais de pénétrer intellectuellement les mystères révélés que nous tenons par la foi, d'y accoutu­mer notre esprit, de nous rendre capables de les exposer au prochain. Le but premier de la théologie est de former des chrétiens dont l'esprit soit versé dans les mystères surnaturels et qui soient en mesure de les prêcher. 152:184 Il reste que le théologien est appelé à tous les tournants de sa réflexion à revenir aux vérités de la foi et par là même il doit approfondir en son âme la vie de prière. Les principes de la réflexion théologique en effet sont tenus par la foi ; dès lors comment poursuivre cette réflexion sans être ap­pelé à nous taire dans la foi et dans une contemplation aimante ? Comment s'élever quelque peu à une vue synthé­tique d'un *traité* de théologie, ou de toute une *Pars* du *corpus theologicum,* sans éprouver le double sentiment de la valeur de cette vision d'ensemble mais plus encore de ses limites ; sans que le désir s'avive en nous de nous laisser instruire par l'Esprit de Dieu, au-delà du discours, dans l'oraison et à travers les sacrifices ? Comment par ailleurs défendre intellectuellement les vérités du salut en vue de les prêcher dans toute leur pureté et ne pas aspirer en même temps, en vue d'assurer cette défense, à un accroissement des vertus de force, d'humilité, de misé­ricorde ? Pour la défense des vérités du salut, pour les vérités de cet ordre-là, il est tellement évident que la péné­tration de l'esprit et la rectitude de la dialectique, toutes nécessaires qu'elles soient, demeurent très insuffisantes. Ainsi donc l'enseignement de la théologie se doit de nourrir la vie de foi, et le zèle apostolique. Mais cela qui est normal est, de fait, peu répandu. Il est assez rare que le labeur théologique procède de la prière et soit tourné vers la prière. De plus, lorsque la notion de la foi théologale est elle-même mutilée, comment l'étude de la théologie pourrait-elle ne pas en ressentir les conséquences fâcheuses ? Que l'on présente donc la foi théologale non seulement dans *son motif formel,* qui est surnaturel par lui-même, non seulement en manifestant la valeur *des motifs* de crédibi­lité, mais que l'on présente la foi dans *son état normal ;* son état normal c'est d'être vivante par la charité, d'être la source d'une contemplation inspiree par les dons du Saint-Esprit qui sont inséparables de la charité. -- Il fau­drait encore dire un mot des systèmes modernes qui ont débilité la grande théologie, qui ont contribué, avant même l'avènement d'une critique des textes rationaliste, à rendre la théologie anti-contemplative, peu capable de favoriser la prière et la prédication. Le molinisme par exemple sous prétexte de sauvegarder la liberté, est bâti sur une méfiance profonde de la toute-puissance mystérieuse de la grâce de Jésus-Christ ; par ailleurs, certains systèmes de théo­logie morale sont hantés par le souci misérable de nous dispenser d'être généreux dans l'amour du Seigneur mais préoccupés aussi de nous éviter de pécher trop grave­ment ([^18]), prétendent assurer notre salut en mettant de côté l'observation du premier précepte qui est la perfec­tion de l'amour ; 153:184 perfection qui est prescrite non comme *matière* à réaliser *hic et nunc* mais comme *fin* vers laquelle tendre en vérité et cela dès maintenant. Les divers systèmes que je dénonce ont anémié la théologie, la rendant impro­pre à nourrir notre intelligence et à nous faire désirer la nourriture supérieure de la contemplation. En revanche la théologie quand elle est convenablement enseignée dans le rayonnement de saint Thomas d'Aquin nous aide, pour sa part, à mieux prier et oppose au déferlement de l'apostasie moderniste un rempart imprenable. Notre lutte contre le modernisme, même si elle est por­tée dans la prière, ainsi qu'elle doit l'être, même si elle use des armes appropriées, demeure sans proportion avec le mal. Cette fois l'apostasie a trop perfectionné ses mé­thodes pour qu'elle soit vaincue sans un miracle. Ne ces­sons d'implorer ce miracle du Cœur Immaculé de Notre-Dame. Poursuivons la lutte de toutes nos forces comme des *serviteurs inutiles,* mais en mettant plus que jamais notre recours dans l'intercession toute-puissante de Marie, Mère de Dieu toujours Vierge, car c'est elle qui une fois de plus sera victorieuse de l'hérésie. *Gaude Maria Virgo, cunctas haereses sola interemisti quae Gabrielis archangeli dictis credidisti.* R.-Th. Calmel, o. p. 154:184 ## NOTES CRITIQUES ### La pollution et le besoin de durer J'écris ceci pendant la campagne électorale. Les choses vont peut-être changer dans les prochains jours, mais il sem­ble bien que les questions de pollution et d'environnement n'y jouent aucun rôle. Il y a bien un candidat écologiste, le professeur Dumont, mais comme il y aurait eu, avant-guerre un candidat de la S.P.A. Les candidats dits sérieux parlent d'autre chose. Il est vrai que les propos sur la pollution agacent bien des gens qui y voient l'effet d'une mode. Et ça a bien été cela, pendant deux ou trois ans, avec tout ce qu'il y a d'extravagant, d'obsédant et de frivole dans la mode. C'était aussi un argument pour révolutionnaires, une bonne raison de refuser la société, et la vie qui est faite aux malheureux terriens du XX^e^ siècle. Les modes meurent jeunes. Déjà la « crise » de l'énergie, à la fin de 1973, avait relégué la pollution au second plan. La consommation d'énergie n'a pourtant pas baissé, ni la fabri­cation de produits chimiques dangereux, ni l'invasion des dé­chets de plastique et des insecticides. Au dernier changement de gouvernement, on supprima le ministère de l'environnement. Et aujourd'hui on a autre chose à faire que de s'occuper de la détérioration de la nature. Une question vraie, importante pour notre présent, plus im­portante encore pour l'avenir -- celle des rapports de l'hom­me avec le milieu qui lui permet la vie -- est donc traitée d'abord comme sujet d'excitation du public (goût du sensa­tionnel) et comme arme politique, puis mise au rancart, parce que l'excitation s'est usée, et qu'il y a des armes politiques plus efficaces. Je vois là une nouvelle preuve que nous avons perdu le sens de la durée. Les phénomènes qui se développent sur une lon­gue suite d'années sont à peine perceptibles pour notre infor­mation. Pour qu'ils le soient, il faut les dénaturer, les adapter à nos soucis et nos querelles d'une saison. De toutes façons, ils ne peuvent être suivis, observés, et traités sérieusement. 155:184 Il faudrait pour cela un monde qui ne saute pas d'instant en instant, mais vive selon la durée, et un public qui se sente responsable de ce qui arrivera aux enfants d'aujourd'hui, et aux enfants de ces enfants. Or, jamais on n'a autant eu souci de « prospective », mais jamais non plus on n'a été autant négligent de l'avenir, incapable de fournir un effort dont le bénéfice ne sera senti que plus tard. Comme si nous étions débordés par le présent. Comme si, prévoyant obscurément une catastrophe, nous pensions qu'il n'y aura pas d'avenir. (Version optimiste : les progrès de la science arrangeront tout cela sans nous.) Georges Laffly. ### Marcel Pagnol Un mot qui ne fait pas partie du vocabulaire de la critique, mais qu'on a envie de prononcer, dès qu'il s'agit de Marcel Pagnol, c'est le mot de santé. Oui, il laisse une œuvre de bon­ne santé, avec ce que cela suppose d'aisance dans l'exercice de la vie, de générosité et de bonne humeur. Il a commencé par le théâtre (et même par une pièce en vers, *Catulle*)*.* Il obtient des triomphes avec *Topaze,* avec *Ma­rius* et *Fanny.* Il passe aux films : la trilogie marseillaise puis *Angèle,* et *la Femme du boulanger* et *Manon des sources.* Puis il devient « prosateur », dit-il, avec *la Gloire de mon père, le Château de ma mère,* et le roman de *l'Eau des collines.* Comme s'il voulait, changeant d'instrument, chaque fois tenter une nouvelle chance. Heureux destin : il gagnait chaque partie. Il y a un charme de Pagnol. Ce charme a enchanté la Fran­ce de l'entre-deux guerres, et il est encore efficace. On pourrait croire qu'il tient à un folklore méridional, à l'accent, au bis­trot et à la partie de cartes. Mais non, il touche des Scandina­ves, des Japonais. Il faut sans doute en revenir à la santé, une santé com­municative. Pagnol met en scène des gens comme tout le mon­de qui ne sont comme personne. Ils aiment, souffrent, connais­sent l'amitié, l'orgueil ou l'abandon avec une force si tran­quille, un naturel si plein qu'ils nous deviennent aussitôt fra­ternels. Ils ne nous quitteront plus. Même, ils nous entraînent, nous nous plions à leurs habitudes, à leur langage. 156:184 C'est que le naturel est une chose assez rare -- et mystérieuse. Ce n'est pas la vertu la plus fréquente des personnages de fiction -- à la scène ou dans les romans. Ce n'est pas, en tout cas, celle qu'on exige d'abord. Sans trop nous le dire, nous préférons des héros un peu étranges, singuliers. Pagnol n'en a pas be­soin. Ses pièces et leurs personnages, c'est à travers les films qu'il en a tirés que nous les voyons. Et il est difficile de pen­ser à l'œuvre de Pagnol sans évoquer des acteurs comme Pier­re Fresnay, Raimu, Fernandel. Faut-il croire que le charme dont nous parlions tient à leur talent ? Pas plus qu'aux parti­cularités marseillaises. Il suffit de penser à ces merveilleux souvenirs d'enfance. C'est un autre Pagnol, et c'est le même. Et, bien sûr, il suffit d'ouvrir ces pages : on y respire l'air odorant des garrigues, on sent le soleil qui dessèche et éblouit, et, au retour des courses dans les collines, la glace d'une sour­ce cachée. Cela fait un beau décor, évoqué de façon ravissan­te. Mais ce qui fait la valeur de ces livres, c'est autre chose : un regard gai sur le monde, et une grande tendresse. Il me semble que Pagnol avait à un très haut point la piété naturelle, envers les siens, envers les hommes et les paysages du lieu où il a grandi. Pour en parler, il est ému et malicieux. On n'ima­gine pas qu'il puisse se montrer amer, ou ricanant, ou mé­prisant. La grande qualité de ses livres -- très rare aujour­d'hui -- c'est qu'ils sont des œuvres de *reconnaissance.* La vie a ses ombres et ses blessures, il le sait, il n'a rien de naïf. Il n'en tire aucun venin. Tout n'est pas aussi réussi dans cette œuvre. On y trouve un *Judas* absurde et un non moins absurde *Masque de fer.* La morale de *Topaze* est basse (à mon sens nulle indignation dans cette pièce qui se résume à ceci : il n'y a que quelques imbéciles -- quelques professeurs, en particulier -- pour croire à l'honnêteté). Et la grande trilogie marseillaise trempe dans le mélo. Mais Pagnol a enrichi nos mémoires d'images, de scè­nes, de personnages inoubliables et familiers. On le place volontiers entre A. Daudet et Giono. Classement commode, tout au plus. Pour la meilleure part de son œuvre, Marcel Pagnol reste à part, inclassable. Ils continuera de faire entendre, autant qu'on lira le français, la chanson d'une fon­taine d'où l'eau coule vive et pure. Nous irons souvent nous y rafraîchir. Georges Laffly. 157:184 ### Bibliographie #### Notre-Dame de Joie Les Nouvelles Éditions Latines nous donnent la Correspon­dance de l'Abbé V.-A. Berto, prêtre, 1900-1968. Entrer dans ces pages ([^19]), c'est faire pénétrer son âme dans une eau vive, transparente, qui transporte, comme dit Pascal, « en chemin qui marche » et vous conduit sans amertume à l'oubli de soi-même, « vers une soumission à la Vérité si parfaitement sin­cère que l'âme finit pour ainsi dire à se confondre avec elle » (p. 80). Oui vraiment, c'était bon pour ses fils et ses filles de se savoir conduits par un chef si sensible, si juste et si... agréa­ble. J'appuie sur « l'agrément » de cette nature et de cette grâce qu'une correspondance aussi variée, où l'âme s'aban­donnait en se surveillant, ne nous rend que trop voyant. On le pleure pour les siens, pour l'Église, pour tous les cœurs fidèles. Mais peut-être convient-il, pour lui, de se réjouir : ce Ro­main, ce sûr de Rome, cet absolu du roc de Pierre, fallait-il qu'il vécût le désastre que nous vivons, dont il sentit l'attein­te et qui peut-être l'a tué. Sa plume était de grande civilisation chrétienne, bellement française, avec grâce bretonne, « innutriée » de suave latinité. Ce qui parfait le charme d'entrer ainsi en cette surnaturelle intimité. Et théologien de terrible vigueur et expertus de tout apostolat... « Il me semble que c'est là (au confessionnal), que les prêtres peuvent trouver une ressemblance du premier mystère douloureux. *Agonia in horto*. Le spectacle des péchés du monde dans leur connexion avec Jésus. Le péché connu comme péché, dans sa hideur, dépouillé de toute sa séduction, non point ca­ressé mais entendu par force, vu purement comme une offense de Dieu. Aucun soulagement, pas même celui de donner au dégoût intérieur l'issue d'un soupir ou d'une contraction des traits. Comble de l'humiliation, se sentir soi-même trop misé­rable et trop froid pour toucher les cœurs et les remplir de charité ! 158:184 Mais aussi, c'est là qu'on voit des merveilles, et qu'on en espère. Des âmes d'une limpidité ravissante. D'autres, long­temps esclaves, à présent triomphantes ; d'autres qu'on voit arriver frémissantes et épuisées de la violence qu'elles se sont faites pour se contraindre à l'aveu et qu'on voit lutter, dans l'acte même de la confession, contre une permanente tentation de mentir. Deux grâces à demander à Notre-Seigneur : beau­coup souffrir et beaucoup se plaire au confessionnal. » Oui, vraiment, c'est un don de grand prix que les Religieu­ses de Pontcalec ont fait par cette correspondance pour reposer et consoler nos âmes parmi les ruines. Luce Quenette. #### Les grandeurs de Jésus-Christ Ce petit volume en sept chapitres ([^20]) forme le complément du Traité du Verbe incarné dans le tome I des *Mystères du Royau­me de la Grâce* ([^21]). C'est comme si la Somme de saint Thomas, en méditations, venait toute lumineuse en nos mains. La substance des leçons de saint Thomas y est vivante, suffisante et cependant invite à aimer et à goûter le Docteur Commun. Pour ceux qui n'en ont pas l'habitude, c'est un apprivoisement de saint Thomas, et, au-dessous de lui, mais en très bonne place, une invite aussi aux *Pensées* de Pascal, au Jésus des *Pensées*. Ce deuxième prix d'honneur pourrait être discuté, mais ceux qui liront Pascal *sous la direction du Père Calmel* ne seront pas déçus... Lisez *Les Grandeurs de Jésus-Christ* en nos jours de noire confusion, pensez que tout le mal vient d'un Arianis­me ressuscité qui nie la véritable « Union du Verbe incarné » et votre foi éclairée sur Celui « égal à Dieu qui s'est anéanti Lui-même » jusqu'à prendre notre vraie nature humaine, votre foi sera fortifiée dans tous les dogmes où le surnaturel s'unit *au* naturel, pour la rendre invincible. 159:184 « Tout ce qui est vrai de Jésus quand on le dénomme selon sa nature divine, est encore vrai de lui quand on le dé­nomme selon sa nature humaine. Nous disons en toute vérité que le Tout-Puissant est un enfant nouveau-né, posé sur un peu de paille, ou bien que le Crucifié du Vendredi Saint est adorable ! » Il y a pour l'âme abattue par l'injustice du temps, un repos tragique dans la contemplation de « Jésus, Souverain Juge ». J'y pensais, l'esprit torturé par le crime contre l'âme des en­fants : « Et lorsque les ténèbres et la tentation de vertige attein­dront une telle extrémité... c'est encore comme Juge que le Seigneur interviendra afin que cette période soit abrégée... le jugement de Jésus-Christ clarifiera toutes choses... Le recours au mensonge sera devenu impossible... » Juste Judex... Venez, Seigneur Jésus. Luce Quenette. #### Un évêque parle  La lecture de Georges Laffly... Quand tout est corrompu, la règle devient exception. La voix qu'on entendait partout et toujours devient une voie iso­lée ([^22]). Elle doit pour parvenir à ceux qui veulent l'entendre, percer le mur du bruit qui nous enferme dans un vacarme d'extravagances et de folies. On pourra me demander comment j'ose distinguer, et choi­sir, entre la voix isolée et le vacarme. Pour parler net, entre cet unique évêque et la chambre basse des évêques de Fran­ce. Eh, sans doute, je ne suis pas théologien, je suis même très ignorant, et le plus facile à tromper. Si j'entends ce que dit Mgr Lefebvre, c'est parce que je reconnais sa voix. Il dit, sur la messe, sur la pénitence, sur l'habit sacerdotal, sur la Révélation, ce qu'a toujours dit l'Église. Je l'entends parce que cette voix unique reprend mille voix qui depuis vingt siè­cles ont dit la même vérité. 160:184 Et puis, il y a (et là, je me sens plus assuré), la franchise, l'honnêteté de ce langage, tout à l'opposé des pièges et miroirs aux alouettes dont sont pleins les textes de l'Église « adulte ». Voilà un très beau livre. Georges Laffly. ...et celle de Luce Quenette Ce sont les écrits et allocutions de Mgr Marcel Lefebvre de 1962 à 1973 : « Le coup magistral de Satan est d'être arrivé à jeter dans la désobéissance à toute la Tradition, par *obéis­sance. *» Ces paroles en épigraphe au livre, en donnent l'esprit. Un évêque explique la vraie obéissance. C'est la lucide autorité qui, progressivement, depuis le Concile voit se déployer ce plan de Satan. Un *esprit de paix* a retenu l'évêque de rien précipiter ; il voulait bien que quelques choses fussent bonnes et bienfaisantes dans la dangereuse as­semblée du Concile, et c'est cette disposition de paix qui rend si impressionnante la clairvoyance douloureuse qui, d'an­née en année, pressent les malheurs, les voit apparaître, gran­dir, s'affirmer. Lisez : « Un nouveau magistère : l'opinion publique » (p. 46) ; « la collégialité contre la hiérarchie » (p. 48) ; « la liberté religieuse contre le magistère » (p. 50). Un évêque voyait attaquée la primauté de Pierre et, en même temps, menacée la liberté paternelle de l'évêque dans son diocèse. Et puis, c'est 1968 et la menace est devenue exé­cution, « le magistère est paralysé, affadi, jamais défini... démo­cratisé, détruit » (p. 69). Alors surgit l'espoir d'une « jeunesse soumise à l'Esprit Saint » cherchant la vraie autorité... qui est véhicule d'amour de Dieu... par la législation, le gouvernement et la justice (p. 95). Sous la seule action de la Providence, vient l'inspiration : saisir cette jeunesse, trier les vocations, former de vrais prê­tres -- à partir de la foi entière en la Messe authentique, sau­vée, essence et unité du Séminaire : 161:184 « Comprenez que tout votre être sacerdotal est fait pour continuer le sacrifice de Notre-Seigneur et, en conséquence, amener les âmes à cette source inépuisable de grâces » (p. 135). Le Séminaire Saint-Pie X est fondé. « Un évêque parle » d'espérance. Il y a bien autre chose dans ce livre : un charme de dignité familière, souriante, qui fleurit particulièrement dans les conférences reproduites sans rien enlever à la simplicité du langage parlé. Excellente idée, qui nous rend l'évêque présent. C'est cela : à nos âmes, un évêque parle, *rarissimus episcopus secundum cor Domini.* Luce Quenette. #### Ontologie du secret *La lecture de Paul Bouscaren...* Lisant au dos du livre les propos tenus à l'auteur par Ga­briel Marcel, on devait, comme ils portent tous, se disposer à beaucoup de travail, mais qui vaudrait bellement sa peine ; on pouvait aussi concevoir, pour reprendre l'expression de Charles Maurras, quelque inquiétude de rencontrer « des philosophies très locales et très originales », très germani­ques, très peu étudiées par le lecteur ; on risquait de passer trop vite sur la remarque finale : « *Nous sommes ici plutôt en présence d'un voyage, je dirais presque une aventure qui a été vécue. Le mot indique par lui-même ce qu'il y a quel­quefois d'un peu hasardeux, de toujours intrépide dans votre démarche. *» Au bout de cent jours et peut-être deux cents heures de travail, et quelques trois cents notes prises, rien, précisément, de plus net que d'avoir affaire à un récit de voyage, un long voyage dont Pierre Boutang nous parle comme d'un voyage tout le sien, difficilement ; et qu'il s'agit pour le lecteur, *s'il veut* *suivre le récit,* d'être lui-même en voyage, ... ne sait pour combien de fois deux cents heures, à se voir si loin, comme il faut pouvoir le faire, de suivre son voyageur ([^23]). 162:184 Alors, et grâce au Ciel, en ce danger de perdre courage à force de perdre le fil, bientôt a surgi un beau souvenir. Lors­que la France perdit Jacques Bainville, en février 1936, Charles Maurras écrivit sur lui un article dont voici la fin : « Jacques Bainville avait trop réfléchi sur l'homme pour douter de la qualité religieuse de sa nature ; il avait dans l'esprit un sens trop vif de la distinction pour se croire obligé d'opposer ce qui se compose : raison, science, foi (...) Quelque page inédite -- Méditation, Mémoires -- ne sortira-t-elle pas quelque jour de ses tiroirs, de ses dossiers, pour élargir, circonscrire, déterminer tels ou tels regards, non fur­tifs, mais fermes et appuyés, que ce grand réaliste portait de temps en temps sur l'envers du Visible et le support de l'Ap­parence ? Je vais plus loin. Qui sait si Jacques Bainville n'aurait pas confié son secret, inarticulable en prose, même en sa prose de diamant, à quelque poème inconnu ? » Ce que Charles Maurras pouvait attendre de Jacques Bainville, comme il pensait devoir l'attendre, n'est-ce pas persuasif de patience dans l'obscurité où l'on cherche le secret de Pierre Boutang ? \*\*\* Ce fait de l'obscurité, d'entrée de jeu, et jusqu'à la fin, consterne le lecteur ; ou bien l'explication serait encore pire : les buts du voyage étant préfix, l'auteur y va, c'est le cas de le dire, *navibus et quadrigis,* et son cheminement confond l'esprit ouvert à une démonstration, et de démonstration il n'y a pas ; ou bien, tant pis et tant mieux pour le tâcheron de lecture, à son tour sans merci de voyager courageusement et lentement, pour arriver à bon port : *anen avans et veiren Berro !* *Ontologie du secret,* aventure métaphysique d'un poète et professeur de lettres de ce temps ; voyage rapporté de manière à réduire le lecteur, ou bien à reprendre le voyage pour son compte, ou sinon, à n'y rien entendre ; faut-il donc, à première lecture, constater l'extrême difficulté de *suivre* pareil récit de voyage, reste à relever au plus vite ce qui peut munir en pareil besoin, quoi faire pour ne pas s'em­barquer sans biscuit. \*\*\* Premier, ne pas prendre pour biscuit du navigateur ce qui ne l'est pas. Et ce sont d'abord les errata de l'imprimé. 163:184 On en relèvera une vingtaine. Mais il y a très vite la question : inaperçues, des coquilles de ce calibre n'expliqueraient-elles pas, du moins par endroits, la terrible obscurité ? (p. 91, bas) : « qu'un », ou : qu'au ? -- p. 97, milieu : « pour être un », ou : une ? -- p. 162, ligne 11 : « il n'y aurait pas de nom », ou : de non ? -- p. 201 : « A l'image et à la ressemblance », mais la Table, p. 522 : « A l'image de la ressemblance ». p. 495, note 210 : il faudrait : in hac vita... non cognoscatur ; et ce texte n'appartient pas à la référence indiquée, ni même semble-t-il, à la Quest. 13 -- page 244 : « vos », pour : vox -- p. 495, n. 212 : encore une référence erronée -- p. 303 : « lo criado », note 265 : « la criado », et : « la interior » -- p. 308, *Le mystère de Jésus* cité avec cette faute : « sans que tu *me* donnes des larmes » -- p. 332, milieu : « Il n'est pas de chevalier », ou : il n'est pas le chevalier ? -- p. 355, bas « dont Hegel avait moins », ou : au moins ? -- p. 365, vers le bas : « sur-ri » de multiple », ou : du multiple ? -- p. 368, l. 1 : « à l'objection que », ou : à l'objection de ? -- p. 371, l. 4 : « mais ou les tas », pour : où les tas ? -- p. 381, bas « du résultant obtenu », ou : du résultat ? -- p. 384, « l'être participé », p. 523 : « l'être participe » -- p. 384, en bas « par quoi est manifesté ce qui l'est », ou : est manifeste ce qui l'est ? -- p. 392, vers le bas : « l'en-deçà, ou l'un », ou bien : où l'un ? -- p. 406 et n. 380 : référence inexacte pour le texte cité ; Suppl. 76, 3 parle du ministère des anges pour rassembler nos poussières, s'agirait-il d'une glose là-dessus ? -- note 386, l. 4 : « (on ne s'y... » ou bien : ou ne s'y ? -- p. 418, l. 7 : « plutôt que », ou : plutôt, que ? -- p. 441, bas « explicitement tel », ou : telle ? -- p. 474, l. 5 : « une ettri­ne », pour : une et trine -- page 519, note 442, vers la fin « je le recueille tout d'un saut, le retient », ou : le retiens ?). A ces errata, joignons brièvement le fait de renvoyer à la Somme de théologie, tantôt par ses Question et Articles (page 256), et tantôt en appelant article une Question (page 433), ou même en inversant les deux dénominations (page 460). \*\*\* Disons maintenant le bon biscuit à prendre pour voyager avec Pierre Boutang ; ce sont bons et beaux textes anciens dont s'est faite la pensée de notre penseur ; prétendre suivre son voyage doit avoir lu et médité ces textes, il faudrait dire sans fin, mais, sans aucun doute, que nul ne s'embarque s'il ne peut être augustiné par le chapitre X des Confessions, platonisé par le Parménide. Vrai est qu'il y a là quelque temps de vrai labeur, mais il faut ce qu'il faut. Mais, juste Ciel, non pas se... pétrifier à vouloir suivre un Liminaire mis par Pierre Bou­tang à l'embarcadère comme pour décourager d'embarquer, infranchissable, vouable à tous les diables de thèses univer­sitaires. 164:184 (Pour échapper au malheur de Descartes, selon tel philosophe universitaire, d'être assez clair pour que n'impor­te qui (sic) prétende lire à livre ouvert ?) \*\*\* « L'envers du Visible et le support de l'Apparence », quel­ques lignes au beau milieu de notre récit de voyage en parlent de la façon suivante : « Nous avions indiqué, au départ, que l'être du secret pourrait bien se muer en secret de l'être, au cours du voyage, ou que les modes du secret avaient chance, ou couraient le risque, d'éveiller, mieux que celles (sic) du « manifeste », cet être par quoi et en quoi il « est », tel qu'Aristote l'a, de manière non prescrite, proposé à la ré­flexion métaphysique. » (page 243.) Sur quoi il n'est pas impossible de dire ce dont il s'agit, pour un thomiste, d'une manière qui autorise à reprendre (librement, une fois de plus) la parole de Clément d'Alexandrie sur le mystère en pleine lumière de Dieu dans l'homme (*Pédagogue,* 3.1.1.5.). \*\*\* Nous ne pouvons rien penser qu'autant nous pensons : c'est ; et cela, dans la rigueur absolue du principe de contra­diction : ce qui est ne peut pas ne pas être, à la fois et sous le même rapport. Voilà un fait premier. En voici un autre : rien ne vient à notre pensée que par nos sens. Or nos sens ne perçoivent partout que changement. Et qu'est-ce à dire : changement, sinon chose perçue en tant qu'elle n'est plus ce qu'elle était, qu'elle n'est pas encore ce qu'elle sera, et qu'elle ne supporte pas qu'on dise d'elle : c'est, sinon ainsi : c'est devenir, c'est-à-dire c'est n'être plus et n'être pas encore, et être strictement cela. Où le principe de contradiction se voit absurdement contredit, où la pensée réfléchie ne peut saisir d'autre être que le devenir, ce qui est impensable. Pourtant, tels sont bien les faits. Une seule issue pour l'intelligence. Puisque l'être sensible se présente comme un devenir, il ne peut y avoir là que de l'être continuellement reçu, continuellement donné. Donné par l'Être non sensible qui mérite seul l'affirmation : Il Est, parce que lui seul répond à l'inflexible exigence du principe d'intelligence : ce qui est ne peut pas à la fois ne pas être. D'où cette courte chaîne : ou penser selon le principe de contradiction, ou ne pas penser du tout ; or l'être saisi par nos sens ne satisfait pas à ce principe inéluctable ; 165:184 il faut donc, ou renoncer à penser d'accord avec nos sens, -- chose impossible et contradictoire, puisque toute pensée vient à par­tir du sensible, -- ou affirmer premièrement, et lui seul en rigueur, l'Être que nos sens ne peuvent saisir, mais que la moindre de nos idées réclame absolument, à raison même, et du témoignage universel des sens, et des premières lois de l'esprit. Ainsi n'y a-t-il qu'un pas, du tout premier principe de la pensée saisissant l'être à l'affirmation de Dieu Ipsum Esse Subsistens, un seul pas qui est d'observer que l'être offert à nos prises n'est concevable, changeant comme il apparaît, qu'en l'avouant simple participation, et notre esprit lui-même, à l'être qui soutienne le nom d'être, et c'est dire l'Être. \*\*\* Cela est clair ; mais, heur ou malheur, encore plus clair, que l'on voyage, avec Pierre Boutang, à d'autres frais de phosphore ! Avouons derechef ne pas savoir quand, ni de quelle sorte, nos yeux verront si, réellement, il convient de cheminer avec lui, comme, à s'y essayer, on incline à le vouloir, mais l'on craint aussi d'avoir à le lui refuser. Disons quelque chose de plus précis de pareilles craintes ; si un homme averti en vaut deux, soyons averti de difficultés qui détourneraient de lire un livre méritant plutôt, on peut l'es­pérer, de mettre en quatre pour se faire lire en effet, des lec­teurs d'un autre type d'esprit que notre philosophe. \*\*\* Celui-ci interroge-t-il le destin, (« ...la tragédie vraie n'est jamais un « conflit de valeurs » : c'est un conflit entre valeur et non-valeur, donc entre l'apparence qui se prenait pour l'être, et l'être qui n'était pas encore manifeste... », p. 25), ou l'histoire de Jonas ; un scandale de mauvaises pensées durant la messe (p. 40-43), (comme d'un monstre d'ange à soi-même parce que *sa* pensée flotte sur *ses* eaux ?), ou l'homme à l'image et la ressemblance de Dieu, ou bien la doctrine de la Somme de théo­logie sur les noms donnés à Dieu (et singulièrement le sacro-saint Tétragramme) ; le miroir et l'énigme selon saint Paul (I Corinthiens, 13/12) ; les profondeurs de Simone Weil, (du genre note 220), qui en feraient « notre Diotime » ; la doctrine des figures chez Pascal, (« conforme à la théologie du jansénisme », selon Brunschvicg) ; un âge de l'adoration, selon Vico (qui semble indemne de la magie, cette technique pour posséder un monde si plein de dieux soit-il) ; qu'il s'agisse de consentir la présence d'un chêne, au mépris de la pensée (p. 417), puis l'argument de saint Anselme (p. 453 sq.) ; 166:184 où que se porte notre voyageur et nous transporte, le manifeste (de l'expérience commune) exige de son esprit un secret (de l'être) que le manifeste ne peut pas être par lui-même : bien, mais cela permet-il de parler comme si le manifeste, n'étant pas le secret de l'être, n'était pas davan­tage, et d'aucune sorte, l'être dont il y a le secret pour l'esprit regardant le manifeste ? \*\*\* Plus au fond du problème : la pensée commence-t-elle par l'être ou par l'un ? Selon cette question, il y a la pensée d'une part, et d'autre part l'être et l'un ; et alors, n'avons-nous pas la réponse sans équivoque : la pensée comme relative à son objet commence par l'être ; la pensée comme étant la saisie sui generis de son objet commence par l'un ? (Cfr Ia II, 2, ad 4). Quant au langage qui convient à notre pensée : « Ver­bum importat relationem originis a dicente ; scienta vero importat relationem ad scibile. » (Tab. aur. verbum, 28.) Cela tombe à pic sur la définition de la science comme « une langue bien faite » et sur « le langage mathématique », selon quoi notre savoir serait cette création de l'homme qu'est une langue, et il s'agit du réel. On posera la question classique : oui ou non, l'intelligence humaine connaît-elle l'essence des choses ? (Cfr *Travail nu­méro un,* p. 236.) Oui et non est la réponse, voici en quelle sorte. Oui, l'intelligence a pour objet l'essence, et c'est-à-dire, de chaque chose, au-delà des apparences parfois très sem­blables à celles d'autre chose, *le ce que c'est qu'être telle chose* (formule d'Aristote dont Pierre Boutang semble ignorer l'explication qu'en a donnée la *Critique de la connaissance* du Père de Tonquédec) : homme ou singe, ou statue, étoile ou planète, charrue ou mitrailleuse, fleur ou papillon. Là est sa visée, là ce qu'elle atteint, ce qu'elle saisit -- ce qu'exprime le nom commun par opposition au nom propre -- et ce sans quoi nos raisonnements perdent pied, pour n'être plus, avec arts, sciences, morale, religion ! que le fruit d'une illusion. Mais en fait, non, l'essence des choses n'est pas souvent saisie d'autre sorte que sous le voile, et même le voile entièrement opaque du *quelque chose*. Nous savons une présence dis­tincte, nous la reconnaissons à telle apparence qui en est le signe, nous ne voyons pas le constitutif intime de cette présence : il y a parmi les hommes, à partir des mêmes apparences, tant d'idées même de nos machines les plus communes ! Et il y a une idée scientifique du cheval, mais quelle est l'essence du cheval ? Bref, oui, l'intelligence ne joue son jeu qu'en se faisant de chaque chose l'idée d'une essence, -- non, nous n'avons pas de toute chose l'idée de son essence, il s'en faut vraiment de beaucoup ! \*\*\* 167:184 Rejoignons notre voyageur grec au péril des flots ; devoir aboutir à l'Être que peut être Dieu seul (qui Dieu peut et doit être selon que ce mot être s'étend à l'infini, de l'être des êtres de notre expérience à l'Être de l'Être qu'il faut à notre esprit), aboutir à Dieu permet-il au discours de paraître égal pour opposer le manifeste au secret de la Création et le mani­feste au secret de la Révélation, -- par exemple, l'Ancien Testament et le Nouveau ? Précisons un peu cette crainte en demandant : est-ce pour avoir trop séparé le secret du ma­nifeste, ou est-ce pour ne pas assez distinguer le surnaturel de notre nature, que Pierre Boutang oppose comme il le fait le Nouveau Testament à l'Ancien ? « Ce qui cache est, justement, manifeste, ne cache qu'à cette condition » (p. 391) : le récit du voyage l'établit-il comme il y insiste ? On en doute même dans le cas le plus favorable, le secret de Dieu, puisque, encore l'Apôtre dit-il que nous voyons, si faiblement que ce soit, dans le miroir de la vie présente : un miroir *cache*-t-il ce qu'il *reflète ?* Connaître emporte-t-il en premier, *empiriquement*, l'opposi­tion du secret au manifeste, ou se contente-t-il de distinguer pour retrouver, -- le souci de connaître, au sens de *saisie adéquate,* suivant à la seule *réflexion*, ... et pour constater le travail sans fin qu'il y a là ? Spontanément, la pensée est le monde, il faut la réflexion pour distinguer un autre monde qui ne peut pas être le monde premier, *qui doit être en tant que pensé* ce qu'il est en son être. Faudra-t-il admettre, comme pour l'Écriture, deux sens du réel ? Ou celui-ci requis par celui-là pour tenir son niveau de savoir, qui n'est pas celui des bêtes, ni ne peut s'établir de lui-même ? Un seul sens, celui de l'être, mais *par étapes* pour notre connaissance, d'abord directe, puis réfléchie, incapable de se justifier à son propre regard autrement qu'à partir d'une activité directe impliquant le sens ontologique accessible à la seule réflexion. \*\*\* Cependant, il y a l'entière vérité d'une thèse, peut-être inspirée de Pascal (p. 269 sq.), certainement à la charge de la science galiléenne comme elle fait regarder et empêche de voir les yeux modernes : le fait scientifique, en tant que tel, rend invisible la création en tant que création, il écarte sans appel « l'hypothèse Dieu » (expression éclairante, puis­que l'hypothèse a besoin de la vérification expérimentale) ; ou bien pareille physique anti-métaphysique n'est qu'une rai­son spécialisée, mais qui le veut ? ou bien la raison écarte la foi comme elle s'arrête au manifeste, celui-ci non pas « se donnant », mais donné modernement au contraire de la foi, « pour n'avoir rien derrière soi » ; là, voyageur, nous y sommes ! 168:184 « Le manifeste cache en ayant « l'air », précisément, de « rien » (p. 395 et n. 369), c'est la thèse ; les faits à l'appui répondent : cache en ayant l'air, pour la connaissance humaine, ou plutôt pour le mauvais exercice de l'humaine aptitude à connaître, pour notre précipitation, etc. ? A ce compte plus exact, « la nature aime à être cachée », ou bien est-ce les hommes qui aiment à parler et à se parler à eux mêmes de tout, sans y mettre un prix dont la plupart se font incapables ? Aujourd'hui, c'est aimer son droit et non seule­ment son plaisir. Son droit au bonheur ? Les gens veulent la perfection pour eux de ce qu'ils veulent sans aucun souci de le vouloir parfaitement ; on appelle ça vouloir être heu­reux, et l'on entend : d'un bonheur humain. Étonnez-vous donc d'en secret du bonheur caché par la vie manifeste ! \*\*\* « Grand amateur de paraboles », l'article de Charles Maurras le dit à l'éloge de Jacques Bainville ; eh bien, ris­quons-nous à lapider notre voyageur en paraboles. Quel para­doxe, et pourquoi opposer les temps (p. 276), alors que Jésus oppose les Apôtres à la foule, car « à celui qui a on donnera », etc. (Matthieu, 13/12) ? Pourquoi tenir à l'explica­tion *négative* selon Isaïe (n. 240), alors que Jésus donne à ses Apôtres l'explication *positive* selon la foi en lui, la donne même à deux reprises (Matthieu, 13/10-12 et 23) ? Pourquoi « Pascal une fois de plus » (p. 279), et non saint Thomas, bien mieux, par exemple Ia I, 9 (« quia omnis nostra cognitio a sensu initium habet »), et 10 ? *Le Mystère de Jésus,* par le Père Bernard (I, pp. 367-371 et 384 sq.) : « Le succès même de l'enseignement oblige Jésus à changer sa manière d'enseigner et l'amène à parler en paraboles. » Mais Pierre Boutang : « Survient le secret, appelé par l'endurcissement charnel » et plusieurs autres contrariétés. A la même page 278 : « L'histoire du secret rendue manifeste par la Croix et la Résurrection » -- rendue manifeste par ce qui est scandale pour les Juifs et folie pour les Grecs ? Les paraboles ne sont pas le mystère passé sous silence, mais « le mystère donné seulement en paraboles », dit le Père Bernard, et il s'y trouve avec progrès et éclaircissement disent le Père Rousselot (Christus) et le Père de Grandmaison (Jésus-Christ). 169:184 Si les paraboles sont le mystère du salut mis à part, c'est pour les hommes qui n'ont pas en eux ce qu'il faut pour le recevoir, Pascal jetterait : ensuite du péché originel, ce mystère de la mise à part de Dieu et de nous-même pour nous-même, -- poursuivons : qui fait en mille manières et mille degrés la foule des secrets où nous sommes perdus. \*\*\* Arrête-toi un peu, Ulysse, et dis-nous : est-ce le bon moyen d'aider à bien penser, est-ce bien dire, que de tout dire avec toute la force et toute la subtilité possibles du langage (litté­raire), et non seulement de l'intelligence (philosophique) Pareil faire n'aura-t-il pas, pour l'ontologie génétique, plu­sieurs apparentes odyssées ? A la découverte de la page 330, surgit une pensée qui demeure à la fin : mais oui, c'est à partir de son voyage que le voyageur accède à l'ontologie ; à partir de son voyage, et non à partir du monde où il voyage ; c'est comme s'il disait indéfiniment à qui l'aime le suive, non pas : voyez donc ! mais : regardez ce que je vois, comme je regarde ! Salvo meliori judicio*.* Paul Bouscaren. *...et celle\ du chanoine Vancourt* L'Université française accepte, pour le Doctorat ès-lettres (en philosophie) deux types de thèse. La plupart des candi­dats présentent des travaux d'érudition ou examinent la pen­sée de tel ou tel auteur, voire un aspect particulier de cette pensée ; bref, ils font de l'histoire de la philosophie dans le sens le plus traditionnel du terme. -- Mais on rencontre aussi, beaucoup plus rarement, des thèses d'un autre genre, où le récipiendaire se risque à présenter des vues personnelles, une pensée originale sur un thème qui lui tient particulièrement à cœur. La thèse de Pierre Boutang, *Ontologie du secret,* qui a été soutenue en Sorbonne, le 27 janvier 1973, appartient sans conteste à cette deuxième catégorie. Gabriel Marcel, bon juge en la matière, a déclaré que « c'était un des ouvrages les plus considérables et les plus originaux que nous ayons pu lire depuis des années ». 170:184 A cette appréciation, Jean La­croix, qui ne navigue pas précisément dans les mêmes eaux que Boutang, fait écho dans *le Monde* (8-9 juillet 1973) en ces termes : « Le livre que Pierre Boutang consacre au secret revêt une importance exceptionnelle et un caractère particu­lier. » C'est dire que *l'Ontologie du secret* mérite toute notre attention. Cette attention, reconnaissons-le, exige un certain effort ; le style de P. Boutang, en effet, est quelque peu hermétique ; l'auteur use abondamment de la métaphore et de l'allusion, procédés qui rappellent la manière des poètes. -- On pourra également ne pas être d'accord avec l'auteur sur tel ou tel point. Il écrit, par exemple, à propos de la conception freu­dienne des rapports entre le sommeil et la veille : « *Si mar­xisme et freudisme font si bon ménage* (c'est nous qui souli­gnons), c'est à travers le mythe unificateur de maître et es­clave, dans le concept de guerre intestine où la médiation ne se nettoie jamais des ténèbres dont elle surgit » (p. 286). J'avais eu, jusqu'ici, après fréquentation des disciples de Marx, plutôt l'impression que marxisme et freudisme s'en­tendaient assez mal. -- Mais les réserves que nous venons de faire, pour ne plus devoir y revenir, ne peuvent masquer l'intérêt essentiel de l'ouvrage. Le thème fondamental pourrait se résumer de la façon suivante : Dieu, à la fois présent et absent, immanent et trans­cendant, se cache et en même temps se manifeste à travers les multiples expériences qui forment la trame de notre vie. A nous de Le découvrir en comprenant la signification de ces expériences. -- Thème classique, dira-t-on ; et c'est en un sens vrai. Mais il y a deux façons de remonter à Dieu : la première notionnelle et abstraite. Il s'agit alors d'aligner des concepts, de montrer leurs rapports logiques ; de nous faire comprendre, par exemple, comment la catégorie de contin­gence exige celle du nécessaire. Mais on peut procéder autre­ment, suivre la méthode que la phénoménologie, dans ce qu'elle a de plus indiscutable, nous recommande. Nous som­mes invités cette fois à nous rappeler que les raisonnements que nous faisons pour arriver à Dieu et les concepts que nous utilisons à cette fin, s'enracinent dans nos expériences les plus quotidiennes ; il faut donc commencer par décrire celles-ci, telles qu'elles se présentent ; en dégager dans la mesure du possible toutes les implications. C'est en somme, croyons-nous, la voie que suit P. Boutang ; celle qu'avait choisie éga­lement son maître spirituel, G. Marcel et qui s'impose même aux thomistes, car aucune philosophie, et surtout pas le thomisme, ne peut se dispenser de montrer son enracinement dans le réel. Édith Stein, par exemple, l'avait fort bien com­pris. 171:184 P. Boutang, incontestablement, excelle dans le maniement de cette méthode. Ses descriptions « phénoménologiques » sont d'une profondeur, d'une richesse, d'une minutie et par­fois d'une subtilité, qui risquent de donner au lecteur un peu de vertige. Les pages qu'il consacre au *sommeil* et à la *veille* (pp. 283-295) constituent un modèle du genre. L'auteur fait appel, avec raison, à ces « analogies immémoriales », par lesquelles on a tenté d'exprimer le passage de l'état de veille à l'état de sommeil, comme s'il s'agissait « du passage à un autre élément, et d'abord le plus fréquent dans nos méta­phores explicites : de l'air à l'eau. Le sommeil, comme l'oubli et la mort, appartient à l'élément liquide. On y tombe, mais aussi l'on s'y plonge : la phrase la plus musicale et déses­pérée des *Essais* transcrit l'intention de cette plongée : « Je me plonge, la tête baissée, stupidement, dans la mort, sans la considérer et reconnaître, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m'engloutit tout d'un saut, et m'étouffe, en un instant, d'un puissant sommeil plein d'insipidité et d'indo­lence » (*Essais* III, IX). Et Boutang de commenter : « Montai­gne croit parler de la mort et ne peut s'empêcher de penser au sommeil et à l'eau : s'endormir, c'est plonger vers le pro­fond ; c'est aussi trahir, plus ou moins vite, l'élément aérien et quotidien ; avec d'aventure, la frénésie têtue, l'ivresse stupide exprès, que Montaigne même dans sa phrase...Se plonger dans le sommeil, ou la mort, n'est pourtant pas si stupide, et ne se conçoit pas sans un projet. Quel ? C'est déjà la tête baissée, dans un renversement, en pressentant une respiration inversée, un rythme contraire ; contraire au sens où le nageur inverse sa respiration, aspirant l'air par la bouche, rejetant par le nez, aspirant très vite, expirant len­tement. » Pour mieux dégager la signification des expériences quo­tidiennes qu'il décrit si bien, Boutang examine de près le langage dans lequel l'humanité les a coulées. Il est d'accord avec Nietzsche, et les grands penseurs de la Grèce, pour ad­mettre que la langue de tous les jours est grossie d'une mé­taphysique implicite, qu'il faut essayer de retrouver. Les ana­lyses étymologiques doivent nous y aider. Elles abondent dans l'*Ontologie du secret,* ravivant et éclairant des notions qui, à force d'être devenues familières, avaient perdu leur saveur originelle. Ici encore P. Boutang manie la méthode avec la plus grande maîtrise, ce qui nous vaut des pages particulièrement réussies, au premier rang desquelles je met­trais, par exemple, celles consacrées à des réflexions sur le mot « veille ». Veille, éveil, réveil, veiller sur, surveiller ; la confrontation de ces termes conduit l'auteur à des remarques qui portent loin. « Qui, sauf l'homme du ressentiment, s'indi­gne ou s'irrite que l'on veille sur lui ? Mais qui aime à être surveillé ? Surtout, que l'on veille sur moi à mon insu, c'est tendresse et amour ; le monde chrétien, et d'autres anciens mondes, étaient pleins d'anges veillant ainsi ; le nôtre, dé­christianisé, est encombré de surveillants » (p. 286). 172:184 Si le freudisme et le marxisme font « bon ménage », comme le prétend P. Boutang, c'est sans doute, à ses yeux, parce que l'un et l'autre accordent une place prépondérante au « sur­veillant », et n'ont point l'idée de quelqu'un qui veillerait sur nous avec tendresse. Et cependant, tout homme, s'il jette un regard attentif sur ce qui s'est passé dans son existence, est obligé de constater qu'à certains moments, en des circons­tances déterminées, quelqu'un manifestement veillait sur lui, quelqu'un qu'il ne voyait pas, mais dont l'action n'en était pas moins évidente et efficace. La Providence divine ne s'oc­cupe pas seulement des hommes en général, mais de chacun de nous en particulier ; l'humanité en a toujours eu le pres­sentiment, avant même que le Christ nous enseigne qu'aucun cheveu de notre tête ne tombe sans la permission du Père céleste. Au philosophe, il appartient d'analyser ce pressen­timent et d'autres analogues, qu'on retrouve au sein de notre vie de tous les jours. En consacrant ses efforts à les faire revivre, et à montrer leur présence dans le langage que les hommes ont créé, P. Boutang opère à sa manière le « retour aux choses mêmes », prescrit par le fondateur de la phénoménologie. Mais l'auteur de l'*Ontologie du secret* n'a pas l'illusion, nourrie, semble-t-il, à un certain moment par Husserl, qu'il pouvait construire une philosophie sans présupposés, faire abstraction de ce qui s'était dit avant lui, repartir en quelque sorte à zéro. Il fait, au contraire, et avec raison, le plus grand cas de la tradition philosophique et religieuse, tout en l'exploitant à sa manière, avec profondeur et originalité. De cette utilisation, le chapitre intitulé *Séjour chez Circé* (pp. 107-125), est un exemple, entre beaucoup d'autres. Héraclite, Protagoras (celui du *Théétète*) Nietzsche, Heidegger sont invoqués tour à tour pour faire comprendre ce que serait un monde où il n'y aurait rien, absolument rien de stable, où le mobilisme régnerait en maître absolu, où le philosophe ne pourrait plus se présenter comme « le berger et le gardien de l'être », puisque l'être se serait évaporé. Avec raison, Boutang souligne que nous som­mes conduits, par cette question, à une croisée des chemins : « Avons-nous rêvé autour de cette mystérieuse doctrine du *Théétète ?* Du moins, c'est à partir d'elle, sans la perdre de vue. Plus elle nous séduit, prolongée vers l'ivresse nietzs­chéenne, ou du côté « sage » de Heidegger, plus nous nous défendons contre elle, avec Platon ou selon le Christ. Là se trouve, en tout cas, une croix de routes » (p. 113). Pour Pla­ton, l'être existe ; mais aussi -- et davantage encore -- pour le chrétien : « Le chrétien prononce avec Paul que *la figure du monde passera,* mais grâce à la résurrection du Christ, le corps par lequel l'homme, image de Dieu, se rattache au reste de la création, ne passera jamais » (p. 114). 173:184 Et d'autre part, pour le chrétien toujours, c'est sur notre terre, cette terre que l'on peut envisager comme une sorte de « terre-plein égaré dans l'espace cosmique, lieu d'une infime partie du devenir... c'est là que le Christ a choisi d'advenir ; et. sous la forme de chose humaine » (p. 115). Mais en redonnant, si on peut ainsi s'exprimer, leur consistance et leur valeur aux réalités de ce monde, le chrétien n'est disposé « ni à les ou­blier, ni à s'y oublier et plonger, ni à les *courtiser* comme c'est la mode » ; et il n'a pas non plus l'intention d'évacuer la Croix du Christ, alors que le P. Teilhard de Chardin donne l'impression de le faire avec sa Messe sur le monde : « Il n'a sûrement pas voulu évacuer la croix du Christ. L'a-t-il éva­cuée sans le vouloir ? En tous cas, il n'a jamais pris garde à l'avertissement de saint Paul, repris par Pascal, *ne evacuata sit crux.* Peut-être, en effet, les Jésuites auront-ils tant aimé le Christ, et le Christ dans le monde, que la Croix a souvent disparu de leur horizon. Mais il y a les *Exercices* de saint Ignace qui disent, et font, le contraire » (p. 487, note 81). Thomiste, Boutang accorde évidemment une large place à saint Thomas, dont la doctrine sur l'analogie retient particu­lièrement son attention, car s'il est un problème intimement lié à celui du Dieu caché, c'est bien le problème de l'analogie. Question capitale. « Rien, en effet, n'importe plus à l'homme et ne devrait plus lui importer que de savoir ce qu'il peut dire de l'être divin » (p. 255)*.* Étant donné la distance qui sé­pare le fini de l'Infini, on peut être tenté de croire que nos mots, inventés pour parler du premier, ne signifient plus rien lorsque nous les appliquons au second (Spinoza). Si on admet au contraire qu'ils s'emploient avec le même sens, on tombe dans l'anthropomorphisme. Les deux erreurs, selon Boutang, sont aussi préjudiciables l'une que l'autre. « Ne rien dire de Dieu, parce qu'il n'y aurait aucune commune mesure au fini et à l'infini, et parler de Dieu comme de sa création, tels sont les deux erreurs transcendantales, les deux écueils réels dont la réflexion moderne a du mal à imaginer que pendant des siècles l'homme crut qu'il pouvait se perdre, mourir de mort spirituelle, sur l'un ou l'autre » (p. 255)*.* Et pour approfondir cette question de l'analogie, Boutang se livre à un commen­taire très personnel de la XIII^e^ *Question* de la première partie de la *Somme théologique,* commentaire qui le situe du côté de ceux qui comme Cornelio Fabro s'efforcent de souligner l'im­portance, attribuée par saint Thomas, malgré les apparences, à la participation platonicienne, « L'aristotélisme de saint Tho­mas, estime Boutang, l'éloigne de la participation platonicien­ne, qu'il retrouve souvent spontanément, mais que son absence de contact direct avec le texte de Platon lui rend difficile. Par exemple *Creaturae participant bonitatem Dei, non quidem se­cundum partem, sed secundum similitudinem et imitationem* (Ia, q. 75, 5 ad 1) 174:184 Cette *participation,* pas seulement *secundum* partem, échappant aux apories de la première partie du *Parmé­nide*, n'abolit pas pour lui la causalité efficiente, horizontale, mais ne la laisse pas seule » (p. 495, n. 212). Et comme le démontre Cornelio Fabro ([^24]), « c'est bien le nom révélé à Moï­se selon l'Exode, ce *sum qui sum,* qui va dominer l'idée thomis­te de la participation et l'entraîner au-delà de l'aristotélisme initial. Pourquoi ? Parce que ce nom révélé ne signifie aucune forme, mais l'être même, l'esse. Il est au-delà de l'essence, com­me Dieu même, qui seul n'a d'autre essence que d'être » (p. 260). \*\*\* Nous venons d'évoquer le Dieu qui s'est révélé à Moïse, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ; avons-nous le droit de le faire en philosophie ? En d'autres termes, demandons-nous si Boutang, lorsqu'il entreprend de retrouver dans l'existence hu­maine les traces cachées de la présence de l'Être suprême, ne sait pas déjà, en commençant, où il va aboutir. N'interprète-t-il pas toutes les expériences qu'il analyse avec tant de sub­tilité en fonction d'une conviction déjà ancrée en lui, à partir de sa foi dans le Dieu des chrétiens ? et n'encourait-il pas le reproche que fait Nietzsche aux philosophes, qui savent d'avan­ce ce qu'ils ont à démontrer et qui « veulent *a priori* une cer­taine vérité de telle ou telle nature » ([^25]) ? Mais s'il sait à quoi il va parvenir au terme de ses analyses (et tous les philosophes en sont là, même Nietzsche), cela ne prouve pas que le philosophe manque de probité intellectuelle. Le philosophe chrétien peut parfaitement prendre son point de départ dans ce que la Bible lui révèle sur l'Absolu et sur les façons dont Dieu à la fois se cache et se manifeste, et se livrer ensuite à un effort d'analyse correctement menée. Bien plus, son a priori, si on tient absolument à ce mot, le fera pénétrer davantage à l'intérieur des expériences vécues par l'homme, que l'a priori contraire. Il n'est pas condamné à être moins lucide que celui qui croirait devoir analyser ces expériences en prenant l'athéisme comme hypothèse de base. \*\*\* Ce sont là quelques-unes des réflexions que m'a suggérées la lecture de l'*Ontologie du secret*. Il y aurait encore beaucoup à dire. 175:184 J'aurais pu souligner, par exemple, la familiarité de l'auteur avec les poètes, en qui il voit, non sans raison, des métaphysiciens aussi profonds que ceux qu'on appelle de ce nom. Il aurait fallu également recueillir avec soin les réflexions sur le langage et les critiques qu'il adresse à la linguistique contemporaine, etc., etc. Pour s'acquitter de ces tâches, les quel­ques pages que nous venons d'écrire auraient dû se transformer en un long, très long article. Et cet article lui-même n'aurait pas remplacé le contact direct avec une œuvre, difficile certes, mais enrichissante. Ceux qui consentiront à l'effort nécessaire pour en pénétrer le secret seront payé de leur peine. Chanoine Raymond Vancourt. #### Jean Cau : La Grande Prostituée (Table Ronde) Jean Cau me passionne et m'irrite, au point que je crains toujours à son pro­pos que l'on se méprenne et qu'on ne voie dans mon appréciation un éreintage jalousement mesquin. Ainsi je n'approu­ve guère le choix du titre. L'Apocalyp­se est moins familière au lecteur fran­çais qu'au public anglo-saxon : l'allu­sion biblique, d'ailleurs transposée, ris­que de lui échapper, et le mot suggère une silhouette dans la manière de Carco, d'Audiard ou de Simonin... La Grande Prostituée contre laquelle Jean Cau veut mobiliser les consciences ruminantes et amorphes des Français, c'est la laideur. Il y range non seulement toutes les vulgarités issues du magma égalitaire, mais aussi toutes les bassesses ins­tinctives qui entravent l'épanouissement généreux de l'âme. « La Laideur, je la définis : ce qui donne haine de la vie. Je la définis encore : ce qui cultive la maladie et provoque les frissons de la mauvaise mort. » Jean Cau traite de la laideur, prostitution suprême, sur le ton de la violence et de la grandeur, avec les images énergiquement triviales qui traduisent la répulsion, la nausée de l'esprit, mais également avec des sym­boles poétiques et prestigieux en contre­partie : le Chevalier à la Mort de Dürer, poursuivant son impassible dé­marche malgré la présence du démon, malgré la grimace du squelette, le ba­teau qui souhaite l'orage, le temple grec, les statues et peintures admira­bles de la Renaissance toscane. Le li­vre abonde aussi en formules puissan­tes : « Dis-moi ce que tu racontes de ton passé et je te dirai quel sera ton avenir. » « Les philosophes avaient in­venté l'Homme qui serait Dieu et con­gédierait celui-ci mais cet homme a claqué entre leurs maigres doigts et dé­sormais il veut se coucher et mourir. Il n'en peut plus d'être Homme. Il n'as­pire plus qu'à jouir, si c'est possible, et à crever. » « Le mot Élite rasait les murs de peur d'être lapidé. » Au temps des législations avorteuses, le livre de Jean Cau est certainement un appel, un cri salutaire. 176:184 L'élan qui l'anime fait passer quelques détails discutables : faut-il trouver « admirable » un mot de Gide, « Je hais la foule parce que je sais ce que j'y deviens » alors que cela était déjà dit, et mieux, par Sénèque ? Il nous dit aussi que la vraie vertu n'est pas jaunâtre comme « un visage de no­taire 1880 » : nous avons connu encore assez de survivants de la bourgeoisie de ces temps-là pour savoir que les notaires n'étaient pas, tant s'en faut, si dyspeptiques et mélancoliques ; bien des gens de cette catégorie ou d'autres assez voisines savaient me raconter, dans mon enfance, des histoires qui m'a­musent toujours, et je donnerais plu­sieurs volumes pimentés du comique involontaire de M. Lévi-Strauss (par exemple) pour une seule de leurs anec­dotes. Simple détail, mais c'est pour dire que quand on conteste la subver­sion, tout est à contester, même et surtout parfois les clichés invétérés. Le point essentiel de mon désaccord réside dans le fait que l'éloge lyrique et sym­pathique de l'harmonie vitale est lié, provisoirement je le crois, à une perpé­tuelle négation de la notion de vérité. « Le vrai n'existe pas » « Il y a des passions de vivre. Il y a des élans et des instincts de vivre. Il y a des for­ces de vivre. Il y a des amours et des tremblements de vivre. Il y a des pous­sées énormes et des volontés de vivre. Il y a un honneur à vivre. Il n'y a pas de raison. » Serait-ce parce que les sophistes de la démocratie égalitaire et subversive se sont toujours targués de parler au nom de la raison que je vais accepter de leur reconnaître un tel mé­rite ? Dois-je leur faire ce cadeau royal, leur accorder ce monopole qu'ils reven­diquent effrontément ? Comment ont-ils vu l'homme et le monde ? Des formes antérieures de la pensée, même contem­poraines, qu'ont-ils lu, qu'ont-ils daigné connaître ? Jean Cau décerne un brevet d'intelligence même aux harpies du M.L.F. : c'est vraiment beaucoup de générosité ! Il se doit, après son magni­fique symbole du temple grec, d'aller en visiter quelques-uns dans l'œuvre de Maurras, et de faire un inventaire des mouvements intellectuels que ceux qu'il a connus et quittés après la dernière guerre se sont efforcés de frapper d'in­terdit et de priver de leurs moyens d'expression. S'il réfléchit sur les phra­ses citées plus haut, il ne peut que voir dans la multiplicité des éléments, passions, élans, instincts, forces, amours, volontés, honneur, un ensemble com­plexe et incertain qui appelle la raison et l'intelligence pour en tirer l'harmonie qu'il souhaite opposer victorieusement à la laideur. Autrement nous risquons de verser dans un néo-nazisme ou dans un existentialisme mal rebouilli. Il faut, dit-il, « étriller son âme » et nous ap­prouvons. Il fait observer que « si le Christ meurt de la mort du plus vil es­clave, il est par-delà son supplice Christ-Roi et Christ en Majesté ». Nous ne concevons pas un stoïcisme gratuit, nous devons savoir pourquoi nous nous étrillerons ; et si le Christ est Roi, l'idée même de son Royaume impose aussi la notion d'une raison supérieure et ordonnatrice que nos âmes, si elles ont précisément confiance dans la vie, ne renonceront pas à miter pour leur humble part et dans leur petit domaine. Maurras remarquait qu'à l'opposé du vo­cable germanique désignant le souve­rain et n'évoquant que la puissance, « King » ou « Kœnig », le mot « Roi » s'apparentait à toute une famille latine signifiant « organiser ». Et Jean Cau n'aspire-t-il pas ici même à faire parler une raison authentique ? Depuis la « let­tre aux têtes de chiens occidentaux », sa démarche est passionnante à suivre. Nous pensons qu'elle ne s'arrêtera pas là. Jean-Baptiste Morvan. 177:184 #### Kléber Haedens : Adios (Grasset) L'adieu semble être un des thèmes profonds de l'inspiration romanesque de Kléber Haedens : on retrouve le mot ou l'idée dans « Adieu à la Rose » et « L'été finit sous les tilleuls ». C'est un monde où tout va très vite, les êtres et les choses, la vie et la mort, « sans rien en lui qui pèse et qui pose », di­rait Verlaine. Mais ces visions innom­brables qu'il offre dans son cours fu­gitif méritent, au moment où elles s'é­loignent, le salut d'une tendresse dis­crète et profonde : situation contraire à celles que déroule dans le roman un héritage naturaliste peu goûté de K. Haedens, et où les présences s'appesan­tissent et découragent l'hommage du cœur. Toute fiction romanesque a sa futilité ; mais l'univers intellectuel a toujours appelé la fiction : les sermons les plus éloquents, les censures mo­rales et religieuses les plus justifiées n'empêchent pas la folle du logis de raconter des histoires ou de vouloir qu'on lui en raconte. Du moins est-il possible de lui assigner un style qui lui soit propre, où elle ne puisse faire illusion sur sa nature illusoire, qui lui enlève toute chance de prendre place dans une chaire de vérité, de jouer les prédicateurs ou les dispensateurs d'une vérité morale ou scientifique. Ce style comporte une accélération légère et dan­sante, un flottement poétique des réa­lités entrevues, un renoncement à toute indiscrète tragédie qui prétendrait être la vie même en en singeant trop bien les démarches. Le jeu tient là une place prédominante. « Adios » commence par un match de rugby, qui ne sera pas le seul ; on trouvera aussi le tennis, et une corrida, comme autant de repères essentiels et d'épisodes symboliques. Ces aventures sportives consentent al­lègrement à une surestimation, tout comme les amours adolescentes ou les délices gastronomiques, fritures de Lon­dres, anguilles de Libourne, charcuteries opulentes des petits restaurants parisiens. Quant aux images humaines, elles res­teront toujours quelque peu indécises : que furent exactement ces personnages, même les parents de Jérôme Dutoit le narrateur, même les jeunes filles de la province d'avant-guerre, malicieusement dépeintes comme hypocritement pudi­bondes et secrètement passionnées, voire dévergondées ? Le romancier ne se char­ge pas de sonder les reins et les cœurs. Nous n'avons jamais le temps, au cours de ce divertissement indéfini­ment renouvelé, de formuler un juge­ment moral ou philosophique qui abou­tirait sans doute à des condamnations ou à un pessimisme général également imprudents. Le spectacle des vies im­morales ou ridicules n'est pas appuyé au point de devenir pénible. Je ne pen­se pas non plus que les jeunes lec­teurs puissent en tirer des conclusions soit pour miter le héros en certaines de ses tentations, soit pour décider qu'en d'autres occurrences ils n'adopte­raient pas sa réserve ou son indiffé­rence. Le point de vue peut paraître d'un moralisme étroit ; mais de toute manière on ne peut y échapper : alors je ne pense pas que la gauloiserie dé­sinvolte soit plus riche d'obsessions sentimentales et sensuelles que la demi-chasteté du « Dominique » de Fromen­tin ou du célèbre roman de Malègue *Augustin ou le Maître est là* -- même si ma franchise doit scandaliser ! 178:184 Le collège religieux, ses maîtres naïfs ou excentriques, entrent aussi dans une dimension spéciale qui rappelle une cer­taine manière de Dickens : fort exac­tement, l'humanité évoquée dans *Adios* a quelque chose de pickwic­kien, avec une pincée d'humeur rabe­laisienne perceptible dans les noms propres du gentilhomme spirite Austre­moine de Palivestre et de M. des Ail­leurs. Et comme il existe une notable part de poésie rabelaisienne chez Apol­linaire, on ne sera pas surpris de voir certaines situations et certains person­nages, comme M. de Palivestre ou Mari­zibill, prolonger au-delà d'une autre guer­re l'imagination érudite et bizarre du poète d'Alcools... La loi de l'adieu est la loi même de la vie ; elle a aidé le journaliste sportif Jé­rôme Dutoit à maintenir, à travers le récit de ses expériences depuis l'enfance, uns allégresse de rythme généralement exempte d'excessive amertume. Cette autonomie de la personnalité, débarras­sée des examens de conscience sans mo­rale qui alourdissent parfois la démar­che intérieure du héros stendhalien, peut paraître faire trop bon marché des souffrances de la vie. Mais cette loi de l'adieu emporte aussi le bonheur avec la femme aimée dont nous avons tout d'abord pu penser qu'elle n'était qu'un charmant portrait ajouté à bien d'autres. C'est le moment où face à un portrait peint par le Titien, Jérôme découvre que ses propres yeux, jadis bleus sont gris désormais. Il semble s'excuser de n'avoir pu maintenir jusqu'au bout l'ambiance charmeuse de l'espiègle farandole ; mais tout à coup s'ouvre une solitude inté­rieure dont le romancier pense qu'elle n'est plus exactement son domaine. L'œuvre trouve cependant, en ces quel­ques dernières pages, sa valeur et son équilibre profond. Il existe en l'homme une autre vie qui n'est plus matière au plaisir de la narration. Nous sommes re­connaissants au romancier, à la fois de s'y refuser et de ne point nous détour­ner d'un paysage d'âme indispensable il nous plaît qu'il nous y amène et qu'il nous quitte sur le seuil, nous laissant à cette minute de vérité la liberté de participer à son œuvre en y apportant nos propres ressources de cœur. J.-B. M. #### André Malraux : La tête d'obsidienne (Gallimard) Les *Antimémoires* c'était une méditation sur la mort, où Mal­raux interrogeait monuments et grands hommes, avec le souci de montrer qu'il n'a pas ra­té un seul rendez-vous du siè­cle. Curieux souci, cette coquet­terie d'être « là où ça se pas­se ». Je me rappelle une inter­view de Malraux dans *Com­bat.* On l'interrogeait sur Régis Debray. Il répondit avec dé­dain que le malheureux s'était trompé en allant en Amérique du Sud. Lui, Malraux, à vingt ans, il avait eu l'instinct d'al­ler en Asie. Il y a aussi l'exem­ple de Morand regrettant (dans une autre interview) d'avoir *raté* de Gaulle à Londres. On sentait le collectionneur à qui il manque une belle pièce. *179*:184 Je n'ai pas lu *Les chênes qu'on abat.* Avec *La tête d'ob­sidienne,* le grand homme mis en scène est Picasso. L'inter­rogation de Malraux est tou­jours la même : la mort et les réponses qu'y ont donné les hommes. Ce crâne d'obsidien­ne, sculpté par un Pré-Colom­bien, symbole de mort et sym­bole religieux, est pour nous une œuvre d'art, et signe de vie. Il fait la preuve d'une sorte d'immortalité -- notre « fugitive immortalité » dit Malraux, étrangement. Que nous donne l'art d'au­jourd'hui ? On parlait du flam­beau de la civilisation. Nous voilà au siècle des torches. Torches des guerres, des révo­lutions, des grand négateurs. Picasso est l'un d'eux. « Il y a du sorcier » en lui, dit Mal­raux. Constatation qui rejoint celle de Jünger. Il note dans son Journal, en 1942, après une visite à l'atelier du peintre, où il a vu les visages assez monstrueux que l'on connaît : « ...quand on le voit se vouer à ces thèmes durant des an­nées, et des dizaines d'an­nées, il faut leur reconnaître une valeur objective alors même qu'elle échappe à notre compréhension. Il s'agit au fond de quelque chose que personne n'a eu encore, qui n'est pas né encore, et d'expé­rience de caractère alchimi­que ; plusieurs fois d'ailleurs le mot « cornue » est revenu dans notre conversation. Que l'homonculus soit davantage qu'une futile invention, jamais encore je ne l'avais compris de façon si forte et si inquié­tante. L'image de l'homme peut être prévue magiquement, et bien peu soupçonnent la terri­ble gravité de la décision qui incombe au peintre. » Il y a dans ces tableaux une volonté démiurgique. Pour le peintre, longtemps, la nature fut un répertoire de belles for­mes, un dictionnaire disait en­core Delacroix. Aujourd'hui, il s'agit de rivaliser avec ce qui est. « Pour imiter la na­ture, travailler comme elle » -- et Picasso ajoutait : « con­tre elle ». De ce démiurge, la création est ou terrible ou parodique. Ce n'est pas moi qui définis ces caractères, c'est Malraux. Par­lant de l'exposition d'Avignon, au palais des Papes (en 70, je crois) il emploie le mot mas­carade, à propos de la série des *Mousquetaires* et de celle des *Tarots.* Plus loin : « Sur cette gigantesque Mi-Carême, règne le Minotaure souvent dessiné, dieu noir des corri­das multicolores. » Et encore, à propos d'un autre tableau : « dérisoire et menaçant ». Toujours les deux cornes du diable (et cette prolifération de tableaux, autre trait à no­ter). Un des aspects remarquables des *Antimémoires* est qu'un des chapitres y était consacré à un récit de Clapicque, le burlesque personnage de *La Condition humaine.* Cette ni­che, Malraux l'avait ménagée sans doute pour montrer qu'il n'avait pas rompu avec le far­felu (mot qu'il aime). Et puis, il y a des liens entre l'angoisse et cette grimace. Dans La *tête d'obsidienne,* n'est-ce pas en­core à certaines pages, le pro­fil de Clapicque qui reparaît, dans l'ombre de ce peintre cruel et bouffon, chez qui le ricanement n'est jamais long­temps absent ? Ce que cherche Malraux en Picasso, c'est le découvreur d'inconnu, celui qui exprime sans le savoir la nouvelle in­carnation du sacré. 180:184 Il s'agit d'un sacré terrible, sauvage « Un bon tableau devrait être hérissé de lames de rasoirs. » L'écrivain admire que les di­verses trouvailles du démiurge agrandissent le musée imagi­naire, y fassent entrer des fé­tiches océaniens, ou des idoles des Cyclades vieilles de cinq mille ans. Le sorcier devient prêtre de l'inconnu. Mais Mal­raux ne soupçonne-t-il jamais que ces formes sortent de l'abî­me le plus noir ? Sans doute : « Cet art est celui des limites humaines... il exprime en ri­canant notre vide spirituel. » Mais il reste fasciné par une expression si vraie de notre abandon. C'est le creux, le négatif, avant que surgisse (peut-être) une nouvelle beauté. Mais le mot de beauté est récusé ici, nécessairement. De même que le mot louange. Louange. Malraux introduit le mot en citant une conver­sation avec Menuhin et Nadia Boulanger. Il disait que la mu­sique suggère que le plus pro­fond sentiment de l'Europe est la nostalgie. « Oh non, la lou­ange », répond Nadia Boulan­ger. Réponse capitale, en opposi­tion complète avec les « figu­res insurgées » que peignait le Catalan. Malraux lui-même chicanera, disant qu'il n'y a jamais eu accord avec le mon­de dans la peinture occiden­tale -- mais toujours tension, et, que la peinture est le do­maine de la révolte, la louan­ge étant réservée à la musi­que. Aveu de complicité, mais réponse faible. On va vite de la création révoltée de Picasso au refus de l'œuvre, au désir de brû­ler les tableaux. Il suffit que l'on passe de la torche aux tor­chons : nous y sommes. Mal­raux rapporte une conversa­tion entendue devant les Picas­so d'Avignon, entre jeunes ré­volutionnaires. Entendue ou plutôt imaginée : ces gaillards se disent vous, n'emploient ja­mais un mot grossier et sem­blent utiliser prestement le langage articulé, bref le texte sonne faux, mais passons. Ces jeunes gens ne parlent que d'agression et de profanation -- et ce sont ces qualités qu'ils consentent à saluer dans le vieux peintre. Mais cela leur paraît insuffisant. Il faut dé­truire. Et Malraux fait con­clure par l'un d'eux : « Si vous voulez dire que Picasso est fini, si vous voulez sommer la peinture de se démettre, vous devez vous marier avec l'instant. L'instant brûlera la peinture ou la peinture con­tinuera à échapper à l'ins­tant. » Logique suicidaire, que Mal­raux n'avance que pour sauver la peinture -- et le Musée ima­ginaire. Mais il arrive que les fins de civilisation. soient lo­giques : la vitesse acquise les emporte. Le livre tout entier, avec ses dentelles de flam­mes noires, avec son intelli­gence aiguë et si on peut dire, vibrante, et son éloquence (on se bouche quelquefois les oreil­les), nous aide à faire le point. Comme on l'a vu, on en est là ou la décision elle-même pa­raît *facile.* C'est l'heure de la gaminerie -- le moment où se mêlent futilité et massacre. Georges Laffly. 181:184 #### Roger Judrin : Feu nos maîtres (Table Ronde) Roger Judrin a eu, l'idée de peindre six chefs d'État con­temporains : Lénine, Staline, Roosevelt, Hitler, Churchill, de Gaulle. Il s'éclaire des biblio­graphies qui ont été écrites sur ces sujets, mais ensuite il des­sine d'un trait. Comme il les a vus, compris. Ces six portraits sont-ils res­semblants ? Je n'en suis pas sûr. Mais ils sont cohérents, et savoureux. Judrin n'a connu, que je sache, aucun de ces hommes. Il en parle d'après des archives et des témoins, et en tant que l'un d'entre nous, l'un d'entre ceux qui furent les victimes -- ou les protégés, mais de qui peut-on vraiment le dire ? -- de ces maîtres. « Leur histoire est taillée dans la nôtre », dit-il. Et ajoutons : leur char a passé sur nous. Roger Judrin écrit avec ver­ve. Il a le sens des formules et d'un si bon métal qu'elles semblent des promesses de pro­verbes. On ne peut lui repro­cher que de peindre clair. L'âcreté lui manque. Son talent a trop d'allégresse pour être vraiment noir -- et son sujet exigerait beaucoup de noir. G. L. #### Bernard Faÿ : De la prison de ce monde (Plon) Sous l'occupation, Bernard Faÿ accepta de diriger la Bi­bliothèque nationale, mission difficile et risquée. On le lui fit bien voir en l'enfermant à la Libération. « Nous vivions d'abord dans une atmosphère de haine et de hasard. » Sa culture et sa foi lui permirent de traverser le gouffre de la prison, de la condamnation, surtout du déni de justice. Ce livre le montre. Il notait sur son carnet des réflexions qu'il attribuait à de grands écrivains (de crainte qu'on l'accusât de penser, si on ve­nait à trouver ses notes). 182:184 Ce­la donne par exemple ceci, attribué à Lafayette : « Ils nous ont emprisonnés sous prétexte que nous nous étions trompés ; maintenant ils ne peuvent plus nous li­bérer parce que nous avions raison. » Ou ce pseudo-mot de Rivarol : « La plupart des gens ne se donnent pas la peine de comprendre ce qu'on leur dit. Ils en tirent une grande force. » La foi, notée par le titre même du livre, s'exprime en méditations et en poèmes, comme celui qui a titre : *Trois prières pour mes enne­mis*. Il est beau. G. L. ============== fin du numéro 184. [^1]:  -- (1). C'est le Canada qui a eu. cet honneur. [^2]:  -- (2). Ed. Albatros. [^3]:  -- (\*) (Mention manuscrite portée en marge.) Le cardinal saura dire ou montrer au card. Marty ce qui est juste ou pas dans son comportement. M. de Daruvar. Prière de traiter cette lettre secrètement. [^4]:  -- (3). Il est seulement question, une fois, de « non-communistes ». [^5]:  -- (1). Il s'agit là des principales victoires de d'histoire du Chili. [^6]:  -- (1). Charles VI étant mort en 1422, son fils, Charles, futur Char­les VII, s'était la même année proclamé roi à Bourges. [^7]:  -- (1). Chronique de Metz. [^8]:  -- (1). Cette procession se renouvelle tous les ans, dans Orléans pavoisée. « Le plus beau spectacle qui se puisse voir en France ›, a écrit un journal de Worcester, U.S.A. [^9]:  -- (1). L'expression est de Péguy dans *La tapisserie de Ste-Geneviève et de Jeanne d'Arc, IV* [^10]:  -- (1). Les initiales P.C. et P.R. signifient Procès de Condamnation (1431) et Procès de Réhabilitation (1450-1456). [^11]:  -- (2). Traduction de Raymond Oursel. [^12]:  -- (1). Extorsion d'argent ou de vivres contre promesse de protection. [^13]:  -- (1). Dans son livre *L'Avenir de l'Homme,* p. 239, Paris, édit. du Seuil, 1959. Voir surtout la lettre du Père Teilhard à l'ex-Père Gor­ce, Revue ITINÉRAIRES, mois de mars 1965. [^14]:  -- (1). Voir Augustin Cochin, surtout *Les Sociétés de Pensée et la Démocratie Moderne* (Plon édit.) et *Abstraction révolutionnaire et réalisme catholique* (Desclée de B. édit. à Paris). [^15]:  -- (1). Sur les « *bombes à retardement *» de ce Concile, voir Mgr Lefebvre, *Un évêque parle,* p. 196 (DMM). [^16]:  -- (1). Dans son livre sur *Saint Athanase et l'Église de notre temps* (Éditions du Cèdre). [^17]:  -- (2). Voir la *Lettre à Paul VI* de Jean Madiran. [^18]:  -- (1). Voir par exemple l'art. « Probabilisme » dans le *Dictionnaire de Théologie Catholique* ou l'excellent petit volume du P. Deman, o.p. *La Prudence,* paru en 1949 dans les fascicules de la *Somme Théolo­gique,* bilingue, de l'édition dite de la Revue des jeunes. [^19]:  -- (1). Voir les extraits publiés dans ITINÉRAIRES, numéro 182 d'avril 1974. [^20]:  -- (1). R.-Th. CALMEL, O.P. : *Les grandeurs de Jésus-Christ* (Domini­que Martin Morin éditeur). [^21]:  -- (2). Sur cet ouvrage, voir l'article de Marcel De Corte dans ITINÉRAIRES, numéro 117 de novembre 1973. [^22]:  -- (1). Mgr Marcel LEFÈBVRE : *Un évêque parle* (Dominique Martin Morin éditeurs). Voir les extraits de ce livre dans ITINÉRAIRES, numé­ro 183 de mai 1974. [^23]:  -- (1). Pierre BOUTANG : *Ontologie du secret,* P.U.F. 1973. [^24]:  -- (1). Cornelio FABRO, *Participation et causalité selon saint Thomas d'Aquin,* édit. Nauwelaerts, 10, rue de l'Abbaye, Paris (6^e^). [^25]:  -- (2). *La Volonté de puissance*, t. I., chap. I, *La psychologie des phi­losophes*, n° 50.