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### L'encyclique du 8 septembre...1893
■ Oui, quelques-uns de nos lecteurs l'ont reconnue, c'est bien l'encyclique *Laetitiae sanctae* de Léon XIII (8 septembre 1893). Elle figure dans le numéro spécial d'ITINÉRAIRES sur *La Royauté de Marie et la consécration à son Cœur Immaculé :* numéro 38 de décembre 1959. Numéro épuisé, mais on peut le consulter dans les bonnes bibliothèques municipales, universitaires, etc., et à la Bibliothèque nationale. C'est dans les bibliothèques ecclésiastiques, religieuses, soi-disant catholiques, qu'on ne le trouve pas. Ce numéro spécial comporte plus de cent pages de documents pontificaux sur la Royauté de Marie ; il mentionne et cite les dix principales encycliques de Léon XIII sur le Rosaire. De l'encyclique *Laetitiae sanctae* il déclarait (page 123) : « *Elle traite des maux de la société moderne, -- ceux précisément qui se sont développés depuis lors, selon le processus décrit et annoncé par Léon XIII, -- et elle montre comment les remèdes à chacun de ces maux sociaux ont leur source dans le Rosaire... *»
■ Mais voilà. Nous pouvions bien proclamer : cette encyclique de Léon XIII, nous la tenons pour capitale (au point d'en refaire de notre main la traduction, ce qui n'est pas l'œuvre d'un jour, ni d'une semaine...), la plupart de nos lecteurs ne l'avaient pas lue pour autant ; ne l'avaient pas vraiment lue ; ne l'avaient pas bien lue. L'avaient considérée comme une curiosité davantage que comme une parole de vie. Et l'avaient oubliée. A leur insu ils sont atteints eux aussi, plus ou moins, par la contagion ; ils ne sont pas tout à fait indemnes de l'actuelle « chronolâtrie ».
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Ils n'avaient pas aussi bien lu cette encyclique qu'ils l'ont lue quand elle leur a été présentée sans date ni nom d'auteur, en leur laissant supposer qu'elle était « récente », « actuelle », « nouvelle »...
■ Et la preuve a été faite. Parmi les lecteurs qui ne l'ont pas identifiée comme étant de Léon XIII, il n'y en a eu *aucun* pour nous dire que cette encyclique lui paraissait « anachronique », ou « vieillie », ou « dépassée », ou « inactuelle » par son ton, son contenu, sa doctrine, sa pastorale. Aucun ne l'a trouvée inadéquate à la situation présente. Au contraire. Ils nous ont dit : -- *C'est bien cela.* Tels sont bien les maux essentiels, les maux les plus fondamentaux qui ravagent la société contemporaine. Personne n'avait l'impression de lire un texte vieux de quatre-vingts ans.
■ C'est que les prétendues « nouveautés » du monde contemporain, et celles de l'Église post-conciliaire, ne sont que les antiques erreurs du XIX^e^ siècle. Relisez le Syllabus de Pie IX (publié en 1864, il y a cent dix ans), il énumère toutes les « idées nouvelles » que l'on prétend avoir inventées depuis Vatican II.
■ Le monde du XX^e^ siècle finissant en est toujours aux idéologies du XIX^e^ siècle ; il en est toujours au « libéralisme » et au « socialisme » ; il en est toujours au marxisme. Il en est toujours à méconnaître, il en est toujours à ignorer l'originalité, la consistance, la signification de la doctrine sociale de l'Église.
Cette doctrine, la plupart des évêques la taisaient hier par ignorance. Aujourd'hui, ils la contredisent par trahison.
■ Nos lecteurs ont très vivement ressenti la différence de ton, d'orientation, de pensée entre cette « encyclique du 8 septembre » et les documents que promulgue maintenant l'Église de l'autodestruction conciliaire. Quelques très rares isolés, visiblement peu informés de ce qui se passe dans l'Église, ont cru pouvoir supposer qu'il s'agirait d'une encyclique de Paul VI, qui aurait été publiée le 8 septembre 1972 ou 1973. Mais tous ceux qui ont quelque pratique studieuse des documents pontificaux d'hier et d'aujourd'hui ont aussitôt trouvé absolument invraisemblable d'attribuer un tel texte à un tel pontife. Ils l'ont attribué à saint Pie X, à Pie XI, à Pie XII ; ou bien ils m'ont soupçonné, quel honneur, de l'avoir moi-même fabriqué. Sans doute Léon XIII fut lui aussi un libéral dans son gouvernement de l'Église ;
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un libéral dans sa politique religieuse et dans son choix des hommes ; mais point dans sa doctrine ni même dans sa pastorale ; point dans ses encycliques, qui sont d'un docteur éminent, d'un témoin de la foi. Il n'était donc pas plausible qu'une telle encyclique pût provenir, à moins d'une révolution, du Vatican actuel. L'ensemble de nos lecteurs a spontanément compris que l' « encyclique du 8 septembre » :
1° parle des maladies du monde moderne telles qu'elles sont ;
2° indique la voie de la guérison, qui est la voie chrétienne ; autrement dit, propose de réformer le monde pour le conformer au christianisme, et non pas de réformer le christianisme pour le conformer au monde ;
3° et pour ces deux raisons, n'est pas en consonance avec la pastorale et l'idéologie post-conciliaires.
■ Quand nous avions publié en 1959 cette encyclique *Laetitiae sanctae,* et cent autres pages de documents pontificaux sur le même sujet, il est vrai que cela ne frappait pas beaucoup nos lecteurs parce qu'ils étaient *habitués,* et parce qu'ils n'étaient pas privés ; ils ne mouraient pas encore de soif...Pie XII n'était mort que depuis un an. Jean XXIII, qui n'avait pas encore ouvert Vatican II, proclamait dans son encyclique *Grata recordatio* du 26 septembre 1959 que les encycliques de Léon XIII sur le Rosaire étaient « *plus que jamais opportunes pour la vie chrétienne *». La richesse, la cohérence, la continuité des enseignements pontificaux étaient si grandes, on était tellement assuré de leur permanence, qu'on négligeait souvent de visiter avec assiduité et attention un trésor dont on n'imaginait pas qu'on pourrait un jour ne plus l'avoir à portée de la main.
En mai 1974, présentée sans date et sans nom d'auteur, l'encyclique *Laetitiae sanctae* a été reçue comme la source inattendue rencontrée au milieu du désert.
■ Nous osons remettre sous les yeux de nos lecteurs le texte de cette encyclique. Nous osons leur dire qu'ils ne perdront pas leur temps s'ils veulent bien la relire. La méditer point par point. Sachant maintenant que ce n'est pas un pastiche dont nous serions l'auteur. Mais un monument de la tradition catholique ; une authentique annonce évangélique, pour la vie sociale et politique en ce monde, et pour la vie éternelle.
J. M.
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Pour mémoire :\
la présentation\
que nous faisions en mai :
*Il faut bien le constater, et enfin en prendre acte : l'encyclique du 8 septembre est partout tenue et maintenue sous le boisseau. On la cache aux fidèles. On la cache au clergé. Les évêques eux-mêmes semblent n'avoir pas pu en prendre connaissance. Le texte reste introuvable. Personne ne le publie. A cette carence qui est absolument générale, nous avons décidé de suppléer sans attendre davantage : bien que ce ne soit pas notre fonction*, *nous publions l'encyclique* (*en traduction française*)*.*
*C'est une encyclique qui va tout à fait à contre-courant des conformismes établis. Elle ne cherche pas à* « *épouser son temps *»*. Elle dit au monde en quoi l'esprit du monde n'est pas l'esprit du Christ.*
*Mais ce n'est pas une encyclique-programme : elle ne recommande pas telles ou telles mesures particulières, comme ont pu le faire d'autres encycliques sociales. Elle va plus profond. Elle s'attache aux causes fondamentales des* « *maladies *»*, qui ravagent la société moderne ; elle précise* DE QUEL ESPRIT *un chrétien doit se revêtir pour y faire face ; elle l'énonce en toute simplicité.*
*L'encyclique du 8 septembre proclame avec force que l'espérance du bonheur éternel n'a jamais pour conséquence d'* « *arrêter le progrès politique et social *»*. Au contraire. Le progrès véritable est le fruit des vertus chrétiennes ; l'abandon de ces vertus nous ramène à une épouvantable barbarie.*
\*\*\*
*Il ne faut point parcourir cette encyclique en diagonale, d'un regard superficiel : on n'y comprendrait rien.*
*Il faut la lire attentivement, exactement, et la méditer point par point.*
*Et alors on apercevra son opportunité, son actualité, sa pertinence. On y verra dans toute leur lumière les principes les plus importants, les plus dynamiques, et aujourd'hui les plus méconnus, de la doctrine sociale catholique.*
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*L'encyclique du 8 septembre comporte vingt-quatre paragraphes. Nous ne reproduisons pas les quatre premiers ni les trois derniers, qui contiennent les salutations et autres choses analogues.*
.........
5\. -- Il n'échappe à personne combien, en vertu de Notre suprême charge apostolique, Nous Nous sommes appliqué à contribuer au bien de la société. Nous sommes prêt, avec la grâce de Dieu, à continuer. Nous avons souvent rappelé aux dirigeants politiques que la législation et le gouvernement ne doivent pas enfreindre le Décalogue. Quant aux citoyens que leurs talents, leurs mérites, leur naissance ou leur fortune ont placés dans une position éminente, Nous les avons fréquemment invités à unir leurs lumières et leurs forces pour protéger et promouvoir les biens les plus importants de la société politique.
§ 6. -- Mais il y a beaucoup trop de choses, dans l'état actuel de la société, qui affaiblissent les liens de l'ordre public et qui détournent les peuples d'une vie juste et honnête. Nous estimons que trois facteurs principaux travaillent à la désagrégation du bien commun temporel :
I. -- la répugnance pour une vie modeste et laborieuse ;
II\. -- l'aversion de la souffrance ;
III\. -- l'oubli des biens futurs, objet de notre espérance.
#### I.
§ 7. -- Nous déplorons -- et même ceux qui s'en rapportent aux seuls critères de la raison naturelle et de l'utilité le reconnaissent et le déplorent eux aussi -- Nous déplorons une profonde maladie sociale. Elle consiste en une dépréciation des devoirs et des vertus qui honorent une vie simple et ordinaire. De là vient, dans les mœurs familiales, que l'obéissance naturelle est effrontément refusée par des enfants ne supportant aucune discipline austère et ferme. De là vient que les travailleurs perdent le goût de leur métier, fuient l'effort et, mécontents de leur sort, visent à un rang supérieur et revendiquent inconsidérément un partage égal des biens.
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Des sentiments analogues en conduisent beaucoup à déserter leur campagne natale pour les bavardages et les séductions de la ville.
§ 8. -- De là vient encore qu'il n'y a aucune harmonie entre les classes sociales ; que l'on bouleverse tout ; que les esprits sont tourmentés par les discordes et par l'envie ; que le droit est ouvertement violé ; que ceux qui ont été trompés dans leur espoir s'en prennent à la paix publique par la révolte et l'émeute, et résistent à ceux qui ont la charge de maintenir la paix.
§ 9. -- La guérison de ces maux doit être demandée au Rosaire de Marie, qui consiste à la fois en un ordre fixe des prières et une pieuse méditation des mystères du Sauveur et de sa Mère. Que l'on commente comme il faut, et d'une manière accessible aux simples fidèles, les MYSTÈRES JOYEUX, et que l'on présente à leurs regards comme un tableau des vertus dont ils offrent l'image : on y trouvera aisément une abondante matière pour des enseignements sur la conduite de la vie, qui attireront les âmes avec une admirable douceur.
§ 10. -- Que l'on contemple en esprit la maison de Nazareth, ce domicile naturel et surnaturel de la sainteté. Quel exemple pour la vie quotidienne ! Quel modèle parfait de la société familiale ! Simplicité et pureté des mœurs ; permanente union des cœurs ; point de désordres ; des égards mutuels ; et enfin l'amour, non point un amour de grimace et de mensonge, mais l'amour attentif à rendre service, qui se manifeste à tous les regards. Exemple d'application à subvenir aux besoins de la vie : mais *in sudore vultus,* « à la sueur du front » comme ceux qui, sachant se contenter de peu, travaillent davantage à diminuer leur pauvreté qu'à augmenter leur avoir. Sur tout cela règne une parfaite paix du cœur, une joie de l'âme : l'une et l'autre accompagneront toujours la conscience du devoir accompli.
§ 11. -- Ces exemples de modestie et d'effacement, d'endurance dans le labeur et de bienveillance envers autrui, d'exactitude dans l'accomplissement des humbles devoirs de la vie quotidienne, et de toutes les autres vertus. à mesure qu'on les médite et qu'ils pénètrent dans les âmes, provoquent peu à peu une réforme intellectuelle et morale.
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Alors les charges de chacun n'apparaissent plus méprisables et ennuyeuses ; on s'y intéresse et s'y attache ; on y trouve une joie, et la conscience en sera plus forte pour faire le bien. Les mœurs s'adouciront à tous égards ; l'intimité familiale connaîtra l'amour et la joie ; les relations avec autrui comporteront beaucoup plus de déférence et de charités vraies. Et si cette réforme de la personne individuelle s'étend aux familles, aux cités, au peuple tout entier et aux institutions, quel profit manifeste pour le bien commun !
#### II.
§ 12. -- La seconde maladie sociale, réellement très funeste, et que l'on ne saurait trop déplorer, car elle pervertit de plus en plus les âmes, consiste à refuser la souffrance, à écarter passionnément les contradictions et les difficultés. La plupart des hommes ne considèrent plus la paix et la liberté de l'âme comme la récompense de celui qui accomplit son devoir sans se laisser abattre par les périls ni les peines : ils se représentent un état idéal de la société où il n'y aurait plus de désagréments, et où tous les plaisirs de cette vie seraient rassemblés. Désirer si passionnément et si désordonnément une vie heureuse conduit à la dissolution du caractère ; s'il n'en est pas complètement anéanti, il en est du moins affaibli au point de céder et de succomber sous les misères de la vie.
§ 13. -- Ici encore, on peut attendre du Rosaire de Marie -- si grande est la force de l'exemple -- le plus grand secours pour raffermir les âmes, si l'on s'applique dès le plus jeune âge, et assidûment par la suite, à une contemplation silencieuse et douce des MYSTÈRES DOULOUREUX. Nous y voyons le Christ, « l'auteur de notre foi, qui la mène à la perfection » (Heb., XII, 2), joindre le geste à la parole : afin que nous trouvions en Lui des exemples de son enseignement sur la patience dans les épreuves et les souffrances, Il a voulu endurer Lui-même les peines les plus difficiles à supporter. Nous le voyons accablé d'une angoisse qui lui donne une sueur de sang. Nous le voyons enchaîné comme un malfaiteur, subissant le jugement des pires, cruellement outragé, accusé de crimes qu'Il n'a pas commis.
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Nous le voyons flagellé ; couronné d'épines, cloué à la croix ; jugé indigne de vivre, condamné à mort sous les clameurs de la foule. Nous méditons sur la souffrance de sa Très Sainte Mère : un glaive de douleur a transpercé son cœur, afin qu'elle devienne et qu'elle soit appelée la Mère des douleurs.
§ 14. -- Celui qui donne à de tels exemples non pas un simple coup d'œil, mais une méditation fréquente, brûlera du désir de les imiter. Que la terre lui soit maudite, couverte de ronces et d'épines, que son esprit soit accablé de misères et son corps de maladies : il n'y aura rien, ni la méchanceté des hommes ni la colère des démons, il n'y aura aucun malheur privé ou public dont sa patience ne finira par triompher. C'est pourquoi l'on dit avec raison que le propre du chrétien est de faire et de supporter beaucoup, *Facere et pati fortia christianum est ;* car personne ne saurait être vraiment chrétien en se dispensant de suivre le Christ dans sa Passion. La vertu de patience n'est pas la vaine ostentation d'une âme endurcie à la douleur, comme pour certains philosophes de l'antiquité ; la vertu de patience prend modèle sur Jésus qui « au lieu de la joie qui lui était promise, endura une croix dont il méprisa l'infamie » (Heb., XII, 2) : après avoir demandé à Dieu le secours de Sa grâce, la vertu de patience ne récuse aucune souffrance mais, si grande soit-elle, la considère comme profitable. Le catholicisme a toujours eu et a toujours, en tous lieux et dans toutes les classes de la société, des hommes et des femmes qui, mettant leurs pas dans ceux du Christ Notre-Seigneur, supportent avec un courageux esprit surnaturel les injures et les amertumes, redisant avec l'Apôtre Thomas, en actes plus encore qu'en paroles : « Allons nous aussi, et mourrons avec lui » (Jean, XI, 16).
Que de tels exemples se multiplient et de plus en plus, pour le bien de la société, pour la vertu et la gloire de l'Église !
#### III.
§ 15. -- Le troisième genre de maux auquel il faut porter remède est le plus caractéristique des hommes de notre temps.
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Dans les siècles précédents, même quand on aimait trop passionnément les choses de la terre, on n'avait cependant point un mépris total pour les choses célestes : les plus sages des païens tenaient la vie présente pour un lieu de passage et non pour une demeure permanente. § 16. -- Aujourd'hui, bien qu'ils aient été formés par le christianisme, les hommes poursuivent les biens périssables de la vie présente comme s'ils voulaient non seulement écarter, mais bien effacer tout souvenir d'une patrie meilleure dans je bonheur éternel ; ils n'entendent plus l'avertissement de saint Paul : *Nous n'avons pas ici-bas de demeure permanente, mars nous recherchons celle qui est à venir* (Heb., XIII, 14).
§ 17. -- Voici la cause principale d'un tel état d'esprit : beaucoup s'imaginent que la préoccupation des choses futures abolit l'amour de la patrie terrestre et arrête le progrès politique et social. Or c'est tout à fait absurde. La nature des biens que nous espérons n'est pas telle qu'elle détourne l'esprit humain du souci des choses présentes ; le Christ lui-même nous a ordonné de chercher le royaume de Dieu en premier lieu, mais non point de mépriser tout le reste.
L'usage des biens présents et des satisfactions honnêtes qu'ils procurent quand ils sont un stimulant ou une récompense de la vertu, -- et quand le rayonnement d'une civilisation humaine, mettant en lumière la communion de la cité terrestre, est une image de la cité céleste, -- n'a rien de contraire à la raison naturelle ni aux desseins de Dieu. Dieu est l'auteur de la nature comme de la grâce ; Il n'a pas voulu qu'elles se combattent mais que, conjuguées en une amicale collaboration, elles nous conduisent toutes deux plus aisément au bonheur éternel pour lequel nous sommes nés.
§ 18. -- Ceux qui n'aiment qu'eux-mêmes et leur plaisir, ceux dont les pensées se perdent dans les choses périssables au point qu'il leur devient impossible de s'élever plus haut, ceux-là, plutôt que de trouver dans les biens visibles le désir des biens invisibles, perdent complètement de vue l'éternité et tombent au dernier degré de l'indignité. Dieu ne saurait infliger à l'homme un châtiment plus grave que de le laisser toute sa vie poursuivre les plaisirs dans l'oubli des biens éternels.
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§ 19. -- On ne sera point exposé à ce danger si, pratiquant la dévotion du Rosaire, on en médite souvent les MYSTERES GLORIEUX. Ce sont ces mystères qui révèlent les biens que notre œil ne peut apercevoir, mais dont, nous savons par la foi que Dieu les a préparés pour ceux qui L'aiment.
§ 20. -- Nous y apprenons que la mort n'est pas l'entrée dans le néant, mais le passage d'une vie à une autre, et que le chemin du Ciel est ouvert à tous. Quand nous voyons le Christ monter au Ciel, nous nous rappelons sa promesse : *Je vais vous préparer une place.* Nous apprenons qu'un temps viendra où *Dieu séchera toute larme de nos yeux,* et où *il n'y aura plus de deuil, ni de gémissement, ni aucune douleur,* mais où *nous serons toujours avec Dieu, semblables à* *Dieu, parce que nous Le verrons tel qu'Il est ; rassasiés de Sa joie, concitoyens des saints,* en communion avec la Reine du Ciel, la bienheureuse Mère de Dieu.
§ 21. -- Ces méditations donnent à l'âme une sainte flamme et lui font répéter avec un grand saint : *Que la terre me paraît vile quand je regarde le Ciel !* Elles nous donnent la consolation de penser *qu'une tribulation passagère et superficielle nous charge de gloire éternelle.* Eu vérité, telle est la seule manière d'unir le temps présent et l'éternité, la cité terrestre et la cité de Dieu ; telle est la seule manière de former des âmes fortes et nobles. S'il y en a beaucoup, la société conservera sa dignité et sa grandeur ; le vrai, le bien et le beau y fleuriront, à l'image et ressemblance de Celui qui est le principe et la source éternelle de toute vérité, de toute bonté, de toute beauté.
......
*Datum Romae apud S. Petrum die VIII septembres.* Rome, près Saint-Pierre, le 8 septembre, en la fête de la Nativité de la T.S. Vierge.
*Pour copie conforme.\
Traduction J. M.*
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## CHRONIQUES
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### Le socialisme dans la démocratie
*Après l'élection présidentielle*
par Louis Salleron
L'ÉLECTION présidentielle est loin. Elle est loin même au moment où j'écris, parce que c'est le propre des élections de tomber dans un passé qui paraît immédiatement très reculé, dès qu'elles sont terminées.
Ou allons-nous ? Je n'en sais rien, mais si j'avais quelque chose à dire là-dessus je ne pourrais que copier l'éditorial de Jean Madiran dans le numéro de mai d'ITINÉRAIRES.
Du moins je garde un bon souvenir de cette campagne électorale qui a été fort instructive d'un bout à l'autre.
Au premier tour, une douzaine de candidats. Il est caractéristique que ce soient les « marginaux » qui aient tenté d'aborder quelques problèmes de fond : les mœurs, le régionalisme, la pollution, l'État, etc. Les ténors racolaient. Résultat : la fin du gaullisme. J'ai voté Royer, pour le principe.
Au second tour, le duel Mitterrand-Giscard fut plein d'attrait, et d'enseignement.
Tout d'abord, nous assistions à la naissance d'une nouvelle procédure. Car si meetings et réunions gardaient une certaine importance, c'est tout de même la télévision qui devenait la plate-forme du succès, ou de l'échec. Il fallait, pour passer l'écran, un minimum d'éloquence et un minimum de photogénie. (Au premier tour, si Arlette Laguiller a écrasé Krivine, ce n'a pas pu être uniquement pour la supériorité de ses idées.) Chacun à sa manière, Mitterrand et Giscard faisaient le poids.
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En second lieu, cette création de la démocratie directe, qui ressuscitait l'agora, favorisait la démagogie. Elle coula a pleins bords. Grosse, épaisse, massive, chez Mitterrand.
Subtile, technique, flûtée, chez Giscard. Match nul.
En troisième lieu, chacun chassait sur les terres de l'autre pour compléter ses effectifs. Mitterrand pourfendait l'inflation, se faisait le champion de la liberté et de la propriété. Giscard ne jurait que changement, progrès social, manne répartie à profusion. On regrettait qu'ils ne pussent être élus ensemble et devenir un seul homme.
En quatrième lieu, l'un et l'autre, comme au premier tour, évitaient les grands problèmes. Il fallait tendre l'oreille, ou plutôt lire les journaux, pour savoir ce que le futur septennat nous apporterait pour la solution d'un certain nombre de problèmes -- l'enseignement, l'énergie, la balance des paiements, le téléphone, la défense nationale, la démographie, etc.
En cinquième lieu, un même silence prudent entourait l'exemple de l'U.R.S.S. et des démocraties populaires. Il ne s'agissait pas, d'un côté, de troubler l'union de la Gauche, de l'autre, de compromettre l'excellence de nos relations diplomatiques. A mon souvenir, le nom de Soljénitsyne ne fut pas une seule fois prononcé. Ni dans un sens, ni dans un autre on n'invoqua Prague, le Chili ou le Portugal. On se rabattit vaguement et prudemment sur l'Allemagne (socialiste), l'Angleterre (travailliste), l'Islande ! Bien sûr, Israël et les pays arabes étaient hors de cause. Quant à l'Europe...
On pourrait continuer longtemps. Inutile. Je ne cessais de me demander : voterai-je ? ou m'abstiendrai-je ? Et si je vote, pour qui voterai-je ? J'étais tenté par l'alternance dont le défoulement me paraissait souhaitable, quoique bien tardif, et j'aurais sans doute cédé à la tentation si, dans les derniers jours, la revendication accentuée du programme commun jointe à des menaces syndicalistes en cas de défaite du candidat de la gauche ne m'avaient agacé. Je me suis donc résigné à voter pour Giscard, sereinement indifférent au résultat de l'élection.
Le lundi 20 mai, j'ouvris *Le Monde* avec curiosité. « Cette fois, le pays est bien coupé en deux : mathématiquement, politiquement, sociologiquement et, il est vrai, traditionnellement (...).
« Même si la droite domine son succès et la gauche sa déception, la coupure est là : entre les générations, les régions, les catégories sociales, pour ne pas dire les classes. »
Signé : Jacques Fauvet.
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Je continue ma lecture du *Monde* et, à la page 4, dans un court article de Joanine Roy, je lis : « Les dirigeants de la C.G.T. ont accueilli avec une satisfaction non feinte les résultats de l'élection présidentielle, alors que ceux de la C.F.D.T. laissent percer une certaine amertume... »
Voilà. Le rapprochement de ces deux textes me paraît être le meilleur commentaire de l'élection, du moins au 20 mai.
Au-delà de ces amusettes, on cherche à savoir ce que donnera la formule nouvelle de démocratie directe dans laquelle nous sommes entrés.
La première expérience que nous venons d'en faire -- les précédentes ne peuvent être retenues -- est en sa faveur. On a beaucoup parlé de la « dignité » de la campagne électorale et de la « qualité » des orateurs. En un sens, c'est vrai -- si l'on s'en tient au spectacle.
D'autre part, le bipartisme du second tour, s'il a poussé les deux candidats à une certaine forme de démagogie, a évité cette autre forme de démagogie qu'est la surenchère dans l'excès à laquelle conduit le pluripartisme (comme on l'a vu au premier tour). Bref, la convergence vers le centre de la droite et de la gauche, pour rattraper les électeurs marginaux, dégageait une certaine unité de sentiment. Les passionnés de chaque bord auraient dévoré leurs adversaires, mais la masse spectatrice pensait vaguement : « Au fond, tout cela c'est le même programme. »
Seulement, ces aspects favorables ont une contre-partie qui va se révéler progressivement.
Le pays « coupé en deux » ne devrait rien signifier pour ceux qui se veulent démocrates. Tout pays qui doit choisir entre deux candidats est coupé en deux. C'est le cas des États-Unis (républicains et démocrates), de la Grande-Bretagne (conservateurs et travaillistes), de l'Allemagne (chrétiens et socialistes) et de bien d'autres. La coupure existe au moment de l'élection. Elle n'existe plus quand l'élu de la majorité gouverne le pays. Il y a simplement une opposition, qui peut redevenir la majorité. C'est la règle du jeu.
Or nous voyons se glisser une nouvelle idée : les deux moitiés ne se valent pas. D'un côté, les hommes, les jeunes, les travailleurs. De l'autre, les femmes, les vieux, les inactifs (ou les capitalistes). Ici le socialisme fait son entrée constitutionnelle dans la démocratie. La voie est frayée. Nous la verrons s'élargir.
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Mais le socialisme va s'avancer encore par d'autres voies. L'élection du 19 mai institutionnalise un régime présidentiel qui n'était que de fait avec de Gaulle. (Pompidou l'avait conservé, mais en lui restituant un certain style III^e^ République). Ou bien, chose peu probable, ce régime présidentiel va prendre l'allure d'une cascade de plébiscites ; ou bien, il va se structurer. La structure ne peut plus être celle de partis multiples enracinés dans les communes, dans les régions et dans la variété des tempéraments. On voit mal un parti U.D.R. en face du parti communiste. On voit moins encore aucun autre parti. Seul subsistera donc le parti communiste et cela grâce, surtout, à la C.G.T. Face au communiste cégétiste, l'État ne peut sécréter qu'une structure technocratique. Syndicalisme et technocratie seraient au nouveau régime ce que la franc-maçonnerie et le pluripartisme étaient à l'ancien. Les nouvelles forces en présence composent un parfait socialisme. La décentralisation, la variété des familles spirituelles, la propriété privée ne pèseront pas lourd en présence de ces forces.
Ce n'est qu'un risque. La partie n'est pas jouée, et les bouleversements du monde à venir en modifieront perpétuellement les données. Mais nous sommes sur la pente.
Espérons que nous n'aurons pas à revenir à l'état de nature pour échapper à l'État-Moloch.
Louis Salleron.
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### Justice et politique
*Y a-t-il un optimum d'inégalité ?*
par Louis Salleron
Si nous observons le monde depuis le XVIII^e^ siècle, nous apercevons que les deux aspirations qui ont gouverné son évolution sont la liberté et l'égalité.
Ces deux aspirations ont toujours été conjointes, mais, pendant un siècle et demi environ, l'accent était sur la liberté ; il est aujourd'hui sur l'égalité.
En elles-mêmes, les deux notions sont contradictoires. La liberté totale signifierait la lutte à outrance, avec la victoire des plus forts. Donc, l'inégalité. L'égalité totale étant, d'autre part, contraire à la nature, où n'apparaissent que la diversité et l'inégalité, ne se conçoit qu'imposée par un pouvoir tout puissant. Donc, l'abolition de la liberté.
Liberté et égalité ne peuvent coexister que dans la mesure où elles sont relatives : une suffisante liberté pour tous, affirmée par certains droits concrets et précis ; une suffisante égalité entre tous, affirmée par certains droits concrets et précis.
Le XIX^e^ siècle apparaît comme le siècle de la révolution libérale. C'est toujours la liberté qu'on réclame et pour laquelle on se bat, l'égalité faisant figure de parente pauvre. Certes, l'égalité est proclamée et concrétisée par l'abolition des trois ordres -- clergé, noblesse et tiers-état --, mais cette conquête juridique est plus que compensée par l'inégalité économique qu'engendre le libéralisme. La différence des « ordres » est remplacée par celle des « classes ».
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C'est pourquoi au XX^e^ siècle, et surtout depuis la dernière guerre, la revendication sociale portera beaucoup plus sur l'égalité que sur la liberté. Il s'agit, soit de rétablir l'équilibre des forces entre les partenaires économiques, soit d'abolir la liberté économique pour établir directement l'égalité par la voie du Pouvoir étatique.
Ou pourrait dire, en simplifiant, que 1789 a été la Révolution de la *liberté-égalité,* en mettant l'accent sur la *liberté,* et que 1917 a été la Révolution de l'égalité-liberté, en mettant l'accent sur l'égalité.
On pourrait dire encore que la Révolution de 1789 a été essentiellement *politique,* en ce sens que le désir de la liberté est d'abord politique, et que la Révolution de 1917 a été essentiellement économique, en ce sens que le désir de l'égalité est essentiellement économique.
Deux mots nomment les régimes couvrant ces aspirations : Démocratie et Socialisme.
La démocratie est le régime politico-économique de la liberté-égalité, avec prédominance de l'idée de liberté. Le socialisme est le régime économico-politique de l'égalité-liberté, avec prédominance de l'égalité.
Il est significatif que le mot « démocratie » soit le plus couramment employé au XIX^e^ siècle et pendant la première moitié du XX^e^, tandis que c'est le mot « socialisme » qui triomphe de nos jours. Les révolutions du XIX^e^ siècle se sont toutes faites au nom de la démocratie, tandis que celles des trente dernières années invoquent toujours le socialisme. On parle du socialisme africain, du socialisme algérien, du socialisme cubain. Le mot démocratie n'est même pas prononcé.
Certes, le mot « démocratie » n'est pas rayé du vocabulaire, parce qu'il exprime une réalité politique et que la politique demeure première dans la hiérarchie des réalités sociales. Mais le monde est coupé en deux : il y a les *démocraties libérales* et les *démocraties socialistes.* Les premières plongent leurs racines dans le XVIII^e^ et le XIX^e^ siècles ; les secondes, dans le XX^e^.
Comme les deux passions de la liberté et de l'égalité ne cessent d'animer les hommes, on pourrait dire sommairement que les populations qui vivent dans les démocraties socialistes aspirent à la liberté ; tandis que celles qui vivent dans les démocraties libérales aspirent à l'égalité.
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Ne faisons pas le parallèle, qui risquerait, d'ailleurs, de conduire à de fausses symétries ; ce qui nous intéresse, c'est de voir où peut nous mener, si nous n'y prenons pas garde, l'aspiration à l'égalité qui, sous l'étendard Au socialisme, se manifeste dans les démocraties libérales, notamment en Europe occidentale.
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« Socialisme » est, de nos jours, le mot roi dans nos pays de l'Ouest européen. De savoir dans quelle mesure les individus sont ou se veulent socialistes n'est pas la question, ou du moins n'est pas la question qui nous occupe ici en première instance. La question c'est que, devant l'opinion publique, le socialisme est la vérité. Pourquoi ? Parce que, dans nos pays, c'est la Gauche qui incarne la légitimité et qu'elle impose son vocabulaire. Elle a donc posé l'alternative : « capitalisme » ou « socialisme » et elle a frappé d'infamie le premier mot au bénéfice du second. Comme le mot « capitalisme » a reçu dans l'esprit public le sens de capitalisme « libéral », à cause de son image du XIX^e^ siècle, très peu de gens se veulent capitalistes, au sens du capitalisme libéral. Alors, tout le monde se trouve être socialiste. Les uns le proclament très haut, les autres n'osent pas souvent se dire anti-socialistes. Ils disent plutôt « je suis socialiste, mais pas comme vous », ce qui revient à dire que le socialisme est vrai, s'il est du moins bien compris. Beaucoup de membres de partis de Droite disent à leurs adversaires : « Les vrais socialistes, ce n'est pas vous, c'est nous. » Le vocable imposé triomphe sur toute la ligne.
En fait, on est arrivé à persuader l'opinion publique que *le socialisme,* c'est *la justice sociale.* Êtes-vous pour la justice sociale ? Vous êtes pour le socialisme.
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Faut-il ici ouvrir une parenthèse pour tenter de définir le socialisme, ou le « vrai » socialisme ?
Nous ne pensons pas que cela soit utile pour notre propos.
Si nous en croyons Werner Sombart, un Anglais, nommé Griffiths, a relevé 261 acceptions du mot « socialisme » ([^1]).
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Mieux vaut ne pas tenter de les passer en revue. Rappelons seulement que ceux qui les premiers, en France du moins, employèrent ou popularisèrent ce vocable -- un Pierre Leroux, un Louis Reybaud -- l'opposaient à « individualisme » ; ce qui paraît assez normal. De même qu'en face de l'individu il y a la société, de même en face de l'individualisme il y a le socialisme. Il faut tout de même s'en souvenir, parce que les mots ont leur logique. Dans tout socialisme, théorique ou pratique, on trouvera toujours l'accent mis sur la société. A supposer qu'un individualiste et un socialiste aient l'égal souci d'une organisation politique équilibrant les droits de l'individu et ceux de la société en vue d'atteindre à la justice, l'individualiste aura nécessairement tendance à partir de l'individu pour construire la société, tandis que le socialiste aura tendance à partir de la société pour y installer l'individu.
En fait, comme l'évolution de la société s'est opérée au XIX^e^ siècle sous le double signe de *l'individualisme* et du *libéralisme,* engendrant le type spécial d'économie qu'on a appelé *capitalisme,* le *socialisme* a pris consistance comme *anticapitalisme.*
Sous le nom de capitalisme, on visait le *capitalisme libéral, individualiste* au début, ensuite « *monopolistique *»*.* Ce qui était le pivot de ce capitalisme, c'était la *propriété privée des moyens de production.* Que lui reprochait-on ? Beaucoup de choses, mais d'abord de créer *l'inégalité* dans la répartition des biens. C'est pourquoi nous croyons qu'en face de lui, le trait distinctif du socialisme, de tous les socialismes, et finalement donc *l'essence du socialisme, c'est la recherche de l'égalité.*
La propriété privée des moyens de production étant considérée comme la cause immédiate, au sein du capitalisme, de l'inégalité, il était normal que, pour établir l'égalité, le socialisme s'en prît à cette propriété. Telle a été, en effet, la conclusion de Marx et de beaucoup d'autres. Le communisme, dit Marx, peut se résumer dans l'abolition de la propriété, privée. Mais le communisme est un des noms du socialisme ; il est, pour son doctrinaire, le socialisme « scientifique ». Scientifiques ou non, beaucoup d'autres écoles socialistes prônent également l'abolition de la propriété privée pour réaliser l'égalité dans la répartition des richesses.
Cependant, il est une autre forme de socialisme : celle qui accepte le capitalisme privé à la production et qui établit l'égalité à la répartition par la voie législative, notamment dans le domaine de la fiscalité. Le premier qui, à notre connaissance, préconisa cette solution est John Stuart Mill.
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Il estimait qu'aucun système n'était capable d'assurer une plus grande production de richesses que le capitalisme libéral et concurrentiel. Mais, comme ce système enrichit à l'excès les capitalistes, l'État doit rétablir l'égalité en prélevant les impôts voulus pour distribuer des revenus supplémentaires aux plus défavorisés ou créer des institutions sociales dont tous peuvent également bénéficier dans la gratuité.
Cette seconde forme de socialisme existe, au moins à l'état d'ébauche, dans toutes les démocraties libérales. On cite généralement la Suède, pour en proposer le modèle le plus achevé. C'est ce qu'on appelle le socialisme à la suédoise.
De nos jours donc, on peut dire qu'il y a *deux* grands systèmes -- quelles que soient les modalités nationales d'application -- de socialisme : le communisme, qui est l'abolition complète de la propriété privée des moyens de production (sauf une propriété individuelle limitée, ne recourant pas à des collaborateurs salariés) et le socialisme *libéral,* qui admet la propriété capitaliste (quitte à nationaliser des pans entiers de la production) en assurant par la voie fiscale la redistribution des richesses.
Finalement, si nous considérons tous les pays, du moins tant soit peu développés, qui existent à la surface de la planète, nous pouvons dire que leurs divers régimes politico-économiques s'insèrent dans l'un des trois modèles suivants : le modèle capitaliste libéral, le modèle socialiste *libéral,* et le modèle *communiste* (socialiste autoritaire). Le classement sera, d'ailleurs, souvent difficile à faire -- surtout entre les deux premiers. Il peut varier selon le jugement des observateurs. Il peut varier aussi selon le jugement des intéressés.
Cependant, quel que soit le régime, on y trouve toujours l'inégalité, et on y trouve toujours aussi une volonté, plus ou moins affirmée, plus ou moins évidente, d'égalité.
Alors, la question se pose : l'égalité absolue est-elle possible ? Et, d'abord, est-elle souhaitable ? A l'inverse, l'inégalité est-elle fatale ? Et est-elle mauvaise ?
A cette question, à ces questions, des réponses viennent, spontanément à l'esprit. Ce sont celles du bon sens. Il faut la plus grande égalité possible, mais une égalité absolue est impossible.
On ajoutera vite : d'ailleurs, il faut s'entendre sur l'égalité. Il est *juste,* dira-t-on, par exemple, que le travailleur gagne plus que le paresseux, ou que celui qui travaille bien gagne plus que celui qui travaille mal, ou que celui qui a des enfants gagne plus que celui qui n'en a pas, etc.
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Très vite, et davantage à mesure qu'on y réfléchit, on s'aperçoit que l'égalité sociale ne peut être poursuivie que si on s'entend sur la définition qu'on en donne ou sur le contenu qu'on lui attribue.
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Le débat sur l'égalité est vieux comme le monde. Mais à s'en tenir seulement à celui que la Révolution française puis la Révolution russe ont déclenché, on doit convenir qu'il est fort embrouillé.
Dans l'abstrait, on peut se contenter de dire que l'égalité est une notion conceptuelle ou purement mathématique. Le monde réel est un monde d'inégalité par le simple fait qu'il n'y a jamais identité entre deux éléments de la réalité.
Les individus, n'étant pas identiques, ne sont jamais égaux. Mais les droits que la loi leur donne et les salaires qu'ils perçoivent peuvent être égaux. Cette entrée du concept et de l'arithmétique dans la société crée précisément le problème de l'égalité.
L'égalité sociale pourrait être sors définie comme l'ajustement de ces égalités théoriques aux inégalités humaines.
Il y faut des *critères*.
C'est sur l'appréciation de ces critères que le débat ne cesse de se poursuivre et de rebondir indéfiniment ; car, que ces critères soient religieux, métaphysiques, éthiques ou rationnels, ils ne font jamais l'unanimité. Supposons dix personnes qui se déclarent, avec une pleine sincérité, favorables à l'égalité sociale la plus absolue possible, elles concevront cette égalité de la manière la plus diverse. En fait, d'ailleurs, l'histoire montre que les grands mouvements de revendication égalitaire, aux différentes époques et dans les différents pays, visent toujours moins l'égalité absolue que l'abolition d'une certaine modalité d'inégalité.
A certains égard, on pourrait soutenir que toute loi vise à abolir une inégalité. La loi pose, en effet, une règle qui tend à établir plus de justice dans la société. Ce plus de justice est, de manière directe ou indirecte, une moindre inégalité, considérée sous un certain rapport. L'égalité de proportion, qui est la définition de la justice selon Aristote, peut être conçue très diversement selon les termes qu'on retient pour déterminer la proportion.
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Elle peut aussi changer avec les conditions techniques qui affectent l'organisation politique et transforment les rapports sociaux. On n'a qu'à penser, par exemple, à la condition de la femme pour voir à quel point la revendication de son égalité avec l'homme a pu varier dans l'histoire, à quel point elle est différente selon les civilisations, à quel point même aujourd'hui elle recouvre des objets variés. Chez nous, par exemple, ceux qui réclament l'égalité totale entre l'homme et la femme songent rarement à imposer le service militaire aux femmes. De même, dans le domaine religieux, peu nombreux sont les catholiques qui demandent l'accès des femmes à la prêtrise, à l'épiscopat et à la papauté, quoi qu'il y ait un courant dans ce sens. Nul, en tout cas, ne réclame que l'homme et la femme soient obligés d'accoucher à tour de rôle.
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Simplifions les choses. Considérons l'égalité économique selon l'image qu'elle éveille dans tous les esprits, c'est-à-dire comme l'égalité des ressources en argent attribuées à tous les individus. A quel degré cette égalité peut-elle atteindre ?
Sans même savoir si cette égalité peut être totale, nous apercevons immédiatement que, pour être la plus grande possible, elle ne peut qu'être imposée par le Pouvoir politique. Disons qu'elle exige le salariat universel. Toute liberté économique, en effet. engendre l'inégalité. Même si cette inégalité peut être réduite, après coup, par la voie fiscale, elle ne peut atteindre le degré d'égalité que permet, au moins théoriquement, la distribution par le seul pouvoir politique de toutes les ressources pécuniaires.
L'inégalité supprimée par le Pouvoir pourrait d'ailleurs renaître par des activités clandestines, qui trouveraient toujours un mode de rémunération par l'accord des intéressés. De fil en aiguille, l'égalité, sinon absolue, du moins la plus parfaite possible, ne pourrait être instituée que par l'esclavage, et l'esclavage le plus rigoureux.
Personne, évidemment, ne rêve d'un tel régime dont l'Histoire elle-même n'offre que des approximations.
On en revient donc à la question : *quelle est la moindre inégalité possible ?*
Cette question, en elle-même, est tout à fait claire.
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Mais, en y réfléchissant, on s'aperçoit qu'elle ne se pose que *dans l'optique d'une certaine richesse générale.* Si c'était la seule question de la plus grande égalité ou de la moindre inégalité qui nous intéressait, nous en trouverions probablement le modèle dans les peuplades primitives où la cueillette et la chasse assurent à leurs membres une égalité économique certainement très supérieure à celle des sociétés plus évoluées. Plus on approche du minimum vital, plus on approche de l'égalité. C'est celle de la misère, ou de l'extrême pauvreté. Des hiérarchies subsistent dans les milieux sociaux de ce genre, mais ce sont moins des hiérarchies économiques que des hiérarchies sociologiques de caractère sacral.
Ce qui nous intéresse est tout différent. Il s'agit de savoir, dans un certain état de la production des richesses, comment celles-ci peuvent être réparties de la manière la moins inégale.
Or, au degré d'évolution de nos sociétés occidentales, les problèmes de production et de répartition sont si intimement liés que l'égalité est affectée également par l'une et par l'autre.
On peut poser la question : *pour une production de richesses déterminée, quelle est la moindre inégalité possible dans la répartition ?*
Mais on peut également poser la question inverse : *quelle est la moindre inégalité dans la répartition qui assure la plus grande production de richesses ?*
Ces deux questions se confondraient alors en une seule : *quel est l'indice d'inégalité susceptible d'assurer à la fois la plus grande production globale de richesses et la moindre inégalité dans leur répartition ?*
C'est cette dernière question qui me paraît être la vraie. Elle en soulève une foule d'autres, mais il faut d'abord s'accorder sur elle. Or, je ne vois pas qu'on puisse la refuser si l'on admet que l'égalité absolue n'est pas possible.
Si nous la posions, non plus dans la seule perspective économique, mais dans une perspective sociale plus générale, nous nous apercevrions qu'on peut la formuler de la manière suivante : *Dans quelle proportion la liberté et l'égalité doivent-elles être assurées pour que l'une et l'autre le soient au maximum, étant donné leur caractère contradictoire. ?*
Il n'est pas inutile de poser ainsi la question pour bien montrer de quoi il s'agit dans la réalité la plus profonde mais aucune réponse précise n'est alors possible, tant sont nombreux les éléments à prendre en considération. C'est pourquoi, nous devons revenir à la notion simple de l'inégalité économique où il est possible d'y voir un peu plus clair.
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L'inégalité économique, au sens où tout le monde l'entend, c'est-à-dire l'inégalité des ressources pécuniaires, est un phénomène naturel. Elle soulève, à cet égard, le même problème que tous les phénomènes naturels. L'homme ne peut commander à la nature qu'en lui obéissant. Il doit obéir à la nature, sans quoi il se briserait contre ses lois. Mais il doit commander à la nature, c'est-à-dire se servir de ses lois pour la dominer. En l'espèce, cela signifie qu'il ne peut espérer abolir l'inégalité, mais qu'il doit la réduire ou l'aménager autant qu'il le peut pour satisfaire à la justice et même qu'il doit s'en servir pour obtenir plus de satisfactions qu'il ne récolterait soit d'une soumission aveugle à l'inégalité naturelle, soit d'une prétention insensée à la supprimer.
Pour mener à bien son entreprise, l'homme peut se contenter de lutter contre l'inégalité de manière empirique ; mais il peut aussi procéder de manière scientifique, comme il fait, de manière générale, quand il entreprend de commander à la nature.
Lutter de manière scientifique contre l'inégalité économique ne peut avoir qu'un sens : *connaître les lois de cette inégalité.*
Est-ce possible ?
A priori, la réponse ne peut être qu'affirmative. Tout ce qui est de l'ordre de la nature obéit à des lois que l'investigation scientifique arrive à découvrir. Ne parle-t-on pas, d'ailleurs, de lois économiques ?
Nous savons cependant que les lois qui concernent la physique sociale sont les plus difficiles à établir, parce que les éléments en sont essentiellement mouvants, à cause de l'interaction de la nécessité naturelle et de la liberté humaine. Dieu sait si, à cet égard, les lois économiques nous donnent du fil à retordre depuis deux siècles environ que les économistes s'en occupent sérieusement et...scientifiquement !
Depuis toujours, les hommes sont conscients de l'inégalité économique. Depuis toujours, les plus généreux d'entre eux se soucient d'y porter remède, voire de la supprimer. Ceux qui veulent la supprimer sont les utopistes. Ils rêvent d'une société idéale qui serait, soit anarchie pure, soit, plus généralement, dictature totalitaire de type communiste.
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Le libéralisme du XIX^e^ siècle, ayant accru l'inégalité du fait de la liberté politique et l'ayant rendue plus sensible du fait du primat donné aux valeurs économiques, a engendré le socialisme, dont les écoles diverses ont, nous l'avons dit, la revendication de l'égalité pour commun dénominateur. Cette revendication s'est concrétisée par des luttes pour l'augmentation des salaires et la protection sociale, mais elle n'a pas trouvé d'expression précise, ni dans l'analyse de l'inégalité, ni dans le projet d'une société égalitaire. Les idées des écoles socialistes sont d'une variété illimitée, et Marx qui se veut « scientifique » ne l'est, jusqu'à un certain point, que dans l'observation des faits de son époque, redevenant l'utopisme personnifié dans sa vision communiste.
Puisque l'égalité est une notion qui peut être étudiée soit au plan philosophique, soit au plan mathématique, elle aurait dû tenter les économistes mathématiciens. Une loi d'inégalité doit pouvoir être établie mathématiquement de la même manière qu'une loi du prix de concurrence, ou du prix de monopole, ou de l'équilibre général. Je ne crois pas que beaucoup de mathématiciens s'en soient sérieusement préoccupés avant Vilfredo Pareto. Il y consacre le chapitre premier du Livre III de son Cours d'Économie Politique, soit une cinquantaine de pages. Contentons-nous d'en donner son propre résumé :
« L'expérience nous a révélé un fait assez singulier c'est que la courbe de la répartition des revenus varie peu en moyenne, soit dans l'espace, soit dans le temps, pour les peuples civilisés sur lesquels la statistique nous fournit des renseignements. -- C'est l'induction qui nous a fait connaître la forme de la courbe des revenus ; c'est la déduction qui va nous permettre d'en tirer deux théorèmes fort importants. Le premier de ces théorèmes nous apprend que la répartition des revenus n'est pas le fait du hasard. Le second nous fait connaître que, pour relever le niveau du revenu minimum ou pour diminuer l'inégalité des revenus, il faut que la richesse croisse plus vite que la population. Par là, nous voyons que le problème de l'amélioration de la condition des classes pauvres est avant tout un problème de production de la richesse ([^2]). »
Commenter ces lignes très denses nous mènerait trop loin. Précisons tout de suite cependant que quand Pareto nous dit que la répartition des revenus n'est pas le fait du hasard, c'est qu'il estime que la répartition ne peut dépendre que de la nature de l'homme, de l'organisation de la société ou du hasard ; selon lui, elle dépend de la nature de l'homme ([^3]).
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Mais l'essentiel de ce qui nous intéresse dans sa déclaration, c'est l'affirmation de la constance de l'inégalité dans la répartition, d'où il tire sa fameuse « courbe des revenus ». Il écrit dans son Cours :
« La forme de cette courbe paraît ne dépendre que faiblement des différentes conditions économiques des pays considérés, puisque les effets sont à peu près les mêmes pour des pays dont les conditions économiques sont aussi différentes que celles de l'Angleterre, de l'Irlande, de l'Allemagne, des villes italiennes, et même du Pérou ([^4]). »
Est-ce à dire que l'inégalité des revenus soit absolument invariable ? Non, puisque Pareto reconnaît que, dans des pays peu évolués, d'immenses fortunes coexistent avec une pauvreté générale. Non aussi, puisqu'il pense que la diminution de l'inégalité peut résulter, et ne peut résulter que de l'augmentation générale de la richesse. Mais, dans un certain état de la civilisation, malgré de grands écarts dans le temps et dans le régime social des États, l'inégalité est peu près constante.
Nous devons nous contenter de ce qu'il dit, qui est intéressant, quoique sommaire et nous laissant un peu sur notre faim ; car il ne s'explique pas sur les variations de l'inégalité dans la très longue durée.
Notons, d'autre part, qu'il insiste sur la distinction qu'il y a lieu de faire entre le paupérisme et l'inégalité des revenus. Mais cette distinction très juste, et qui prend de nos jours une importance accrue, il se contente de la faire, sans se préoccuper de l'expliquer.
Après Pareto, nombreux sont les statisticiens qui ont étudié les phénomènes de répartition, dans les revenus, dans les fortunes et plus généralement dans la réalité économique ou sociale, mais davantage, semble-t-il, dans le souci de photographier exactement les faits que d'en chercher la signification. En tous cas, je ne vois pas que leurs travaux, très spécialisés, aient été incorporés à la réflexion économique et politique.
A la vérité, cette littérature, étant purement mathématique, m'est étrangère. Mais je constate qu'il n'y a guère été fait écho, même quand il s'agit d'études accessibles et du plus grand intérêt. Je pense ici au remarquable ouvrage de R. Gibrat sur « *Les Inégalités Économiques *» ([^5]).
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Certes, c'est l'œuvre d'un mathématicien, mais si les ignorants de mon espèce ne peuvent en suivre les démonstrations, ils peuvent du moins en recueillir les conclusions. Que ces conclusions soient discutables, je l'imagine sans peine, mais telles quelles elles suggèrent fortement le caractère de loi qui est au cœur de la réalité universelle des inégalités ; et, dans le secteur qui retient notre attention, comment ne pas être frappé par l'affirmation suivante :
Nous avons (ainsi) pu démontrer que les revenus et la fortune étaient distribués entre les hommes avec la même inégalité *depuis près de cinq siècles* et qu'ainsi toutes les conquêtes économiques et sociales étaient restées sans influence sensible sur elle ([^6]). »
Cette affirmation étonne. Pour la comprendre, ou du moins pour en pressentir la signification, il faut savoir que Gibrat se réfère à un « indice d'inégalité » dont la détermination, étant hautement mathématique, brise les images simples que nous pourrions nous en faire. Mais cela, pour moi, est sans importance. L'important est que le fait de l'inégalité puisse être précisée en termes scientifiques, et rigoureusement par la voie mathématique.
L'indice que découvre Gibrat est si général qu'il l'estime applicable, non seulement aux inégalités de la richesse, mais à la concentration des entreprises, aux populations des villes, aux statistiques des familles, etc. « Il est même étonnant, écrit-il, de voir l'inégalité rester plus stable que toutes les autres caractéristiques d'une répartition économique, la moyenne par exemple ([^7]). »
Notons en passant que Gibrat, si du moins je l'ai bien compris, estime, à la différence de Pareto, que la loi de l'inégalité est en dépendance des lois du hasard ([^8]).
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Quel est l'objet de ces réflexions ? Rappelons-le, si on l'a oublié. Puisque l'aspiration la plus générale est, dans nos sociétés libres, l'aspiration à l'égalité, il serait bon, pour y donner satisfaction dans la mesure du possible, de savoir ce qui est effectivement possible, c'est-à-dire de connaître de la manière la plus exacte et la plus scientifique *les lois de* l'inégalité.
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Tenter de manière aveugle de réaliser l'égalité absolue, ou même une égalité excessive, c'est courir le risque :
-- soit de diminuer le revenu national, et la part de chacun,
-- soit d'aboutir à un échec qui, par contre-coup, pourrait aboutir à l'instauration d'une inégalité plus grande que celle que l'on voulait supprimer,
-- soit, enfin, d'installer un régime totalitaire où l'égalité des conditions ne serait sans doute pas supérieure, s'accompagnerait vraisemblablement d'un moindre revenu par tête et serait, en toute hypothèse, durement payée au plan de la liberté.
Revenant maintenant à mon point de départ, je voudrais tenter d'analyser la situation actuelle au regard de ces problèmes de l'inégalité.
Il y a d'abord ce fait massif de l'aspiration générale à l'égalité.
On pourrait contester le fait en arguant qu'en réalité beaucoup de gens sont satisfaits de leur sort et que c'est simplement la politique qui crée le problème. C'est possible ; mais, en l'espèce, la politique est déterminante. Or, nous l'avons dit, et je crois que c'est incontestable, la tendance socialiste, c'est-à-dire la tendance à l'égalité, domine l'opinion publique. Disons, en termes vagues, que si « les gens » sont généralement contre le communisme, ils sont non moins généralement pour le socialisme, quel que soit le contenu qu'ils donnent à ce mot.
Le désordre, pour ne pas dire l'anarchie, qui caractérise la société occidentale (au milieu de la prospérité) se traduit, d'une part, par d'innombrables phénomènes d'injustice, d'autre part, par un sentiment profond d'insécurité, qui provoquent les esprits à condamner le régime social actuel et à leur faire souhaiter un régime différent auquel ils sont portés à donner le nom de « socialisme » simplement parce que ce nom s'oppose depuis des décennies à celui de « capitalisme » qu'on accole au régime actuel. Le socialisme supprimerait donc les injustices particulières et instaurerait la justice sociale, c'est-à-dire la sécurité dans toutes les circonstances de la vie. Tel est le socialisme ambiant : une aspiration à l'égalité dans la sécurité, ou, plus profondément sans doute, une aspiration à la sécurité dans l'égalité.
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A l'intérieur de ce climat général, on observe un certain nombre de faits, d'idées, de tendances qui composent les lignes de force d'une évolution générale. Bornons-nous à en relever l'essentiel.
I. -- Tout d'abord, au plan de la théorie économique, nous assistons au renversement d'une croyance qui était celle de tous les dirigeants depuis l'origine du libéralisme, à savoir que l'augmentation globale de la richesse dépend exclusivement de l'affectation des bénéfices à la production. Le salaire était toujours vu comme un coût, jamais comme un pouvoir d'achat. Keynes, retrouvant un courant d'idées très important au XVIII^e^ siècle et jusque chez Malthus, montre les rapports intimes de la production et de la consommation, de l'investissement et de l'épargne, du salaire coût de production et du salaire pouvoir d'achat. A travers des débats confus, une idée générale finit par s'imposer à tous les gouvernements : celle que le plein emploi est l'impératif premier de l'économie et que l'accroissement des salaires est la plus sûre manière de créer la prospérité en assurant le débouché d'un production que le progrès technique rend illimitée. Le prodigieux développement de la richesse qui a marqué les vingt dernières années a consacré le Keynésianisme, qui est devenu un dogme dans l'opinion publique au moment où les économistes se demandent si ce qu'il a de vrai ne constitue pas seulement une vérité partielle et circonstancielle appelée à s'intégrer dans une vérité plus générale lui assignant ses limites. C'est, en effet, à quoi l'inflation permanente et grandissante invite à réfléchir sérieusement. Mais le fait est là : une hausse continue des salaires, à la fois nominale et réelle, est apparue comme la justification du socialisme (quoi qu'elle nous soit venue des États-Unis), parce que le socialisme s'était toujours présenté comme le défenseur des salariés. Concrètement, donc, le climat de plein emploi et de hausse des salaires soutient le socialisme, avec ses connotations d'égalité et de sécurité.
II\. -- Pratiquement, la poussée vers l'égalité et la sécurité se traduit aujourd'hui par une politique que tous les gouvernements poursuivent identiquement, quelles que soient leurs nuances personnelles, et qui consiste :
1\) à relever les bas salaires,
2\) à fermer davantage l'éventail des salaires,
3\) à accroître la redistribution sociale de la richesse (allocations diverses, sécurité sociale, retraite, gratuité de multiples services, subventions de tous genres, etc.).
III\. -- Les activités indépendantes, ayant beaucoup de peine à subsister dans ce régime, disparaissent progressivement. La population active est composée à 80 % par les salariés.
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IV\. -- Le développement du régime salarial est favorisé par trois faits :
1\) les « indépendants » faibles cherchent à devenir salariés, pour bénéficier d'une certaine sécurité ;
2\) la concentration tue les activités indépendantes ;
3\) l'État préfère le salariat qui lui permet de diriger plus facilement l'économie et d'assurer une plus grande égalité des conditions personnelles.
Cependant, à travers la généralisation du salariat, on observe une situation globale caractérisée par un certain nombre de traits qui irritent l'opinion publique en démentant les espoirs d'égalité et de sécurité auxquels le régime salarial paraît seul en mesure de répondre.
-- Les statistiques ne représentent que de la manière la plus fausse la situation réelle des individus à travers les différentes catégories de rémunération. Tantôt, le salaire officiel est la seule ressource d'un individu, tantôt il s'accompagne de modalités diverses, de gratifications, de primes, d'avantages ou de désavantages invisibles qui font que le chiffre connu ne peut avoir qu'un rapport assez lointain avec la réalité.
-- La composition du foyer, avec un seul salaire, ou deux, ou plusieurs, des charges familiales extrêmement diverses (enfants, parents, personnes infirmes ou malades) crée d'énormes inégalités.
-- Selon les secteurs, les salariés sont en mesure de se défendre vigoureusement (grâce aux syndicats ou à la simple loi de l'offre et de la demande), ou en sont, au contraire, tout à fait incapables. Or, les secteurs faibles sont nombreux, et n'intéressent pas les dirigeants politiques.
-- Malgré la volonté d'assurer à tous le minimum vital, une population marginale très importante, le « quart monde », vit dans une pauvreté qui est souvent la misère pure. Le paupérisme classique, loin d'avoir disparu, semble être une réalité plus aiguë qu'autrefois.
-- Bref, la généralisation du salariat s'accompagne d'inégalités multiples, vivement ressenties, et qui ne sont combattues que par les méthodes qui les engendrent, mais auxquelles on ne voit pas de substitut.
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V. -- A côté de la population salariale, et en dehors des activités indépendantes traditionnelles (paysans, artisans, commerçants, professions libérales), une minorité « capitaliste » est très active. Elle se compose d'un petit nombre de dirigeants du grand capitalisme et de la nuée des entrepreneurs du capitalisme « sauvage », qui s'accommodent admirablement de la prolifération législative et du maquis administratif où ils opèrent dans une liberté de fait proche de l'anarchie. Leur secteur privilégié est celui de l'immobilier, mais aucun ne leur est étranger.
Légales ou illégales, leurs activités s'apparentent à celles du marché noir, qui est la forme normale du marché quand l'étatisme et la réglementation paralysent l'exercice normal de la liberté. Cette jungle engendre les scandales où le règne de l'inégalité apparaît triomphant et frappe vivement l'opinion.
VI\. -- Le sentiment de l'inégalité et de l'insécurité, s'il se nourrit du spectacle de la réalité économique et sociale, est puissamment renforcé, dans l'inconscient des individus, par la vision d'un univers qui semble voué à une croissance exponentielle dans tous ses éléments. Chacun, pourrait-on dire, se sent inégal à l'évolution du monde. L'écart entre l'homme individuel et l'homme social, entre la personne humaine et le Léviathan planétaire, s'accroît de jour en jour. Quels que soient les progrès que chacun d'entre nous peut faire en richesse, en pouvoir, en savoir, il se sent de plus en plus, et de plus en plus vite, distancé par la richesse des plus riches, le pouvoir des plus puissants, le savoir des plus savants. La capitalisation du collectif rend de plus en plus dérisoire la capitalisation de l'individuel et du personnel. Le sentiment de cette disproportion, pour inconscient qu'il soit (car je le crois généralement inconscient), n'en est pas moins très vif. Il engendre une inquiétude diffuse dont les effets, apparemment stupides, sont ceux de la fascination. De peur d'être annihilé, l'individu cherche à se fondre dans le collectif. Il appelle au secours l'État qu'il redoute, pour obtenir de lui, dans le phénomène de masse, cette sécurité égalitaire qui, par la promesse d'un destin commun, le rassure.
VII\. -- Les principaux pouvoirs de la société -- pouvoir politique, pouvoir syndical, pouvoir des mass media, pouvoir économique lui-même (ploutocratie et démocratie faisant aisément bon ménage) -- conspirent à l'avènement du socialisme niveleur et sécurisant.
Une anecdote, à ce sujet, me paraît illuminante. Le 5 mai 1973, s'adressant aux jeunes républicains indépendants, M. Valéry Giscard d'Estaing leur disait : « Une société homogène doit avoir un impôt unique, et on doit commencer à le réaliser à la fois par les hauts revenus et les bas revenus. »
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Il préconisait « un régime de protection sociale de base unique pour tous les Français », car « il n'y a aucune raison pour que, dans une société homogène, le niveau de la protection sociale de base varie en fonction de la nature de l'activité professionnelle. Cela conduit à l'inégalité et à la rigidité ».
Cette profession de foi, M. Giscard d'Estaing la présentait comme celle d'un « progressisme libéral », qu'il opposait à la « société collectiviste ». Sans doute, par « société collectiviste », entendait-il le communisme. Mais on admettra que son « progressisme libéral » est du socialisme pur et simple. Vouloir une société « homogène », ne respectant pas la variété des activités professionnelles, et nivelant tout par l'argent à partir de l'impôt unique et d'une protection sociale de base également unique, c'est vouloir faire de l'État le robot tout puissant destructeur de la liberté au nom de l'égalité et de la sécurité.
Si telles sont les vues d'un homme qu'on considère comme bourgeois, libéral et de droite, on voit que l'idée socialiste est, en France, l'idée de référence pour tous.
\*\*\*
Dans son ensemble, la situation se caractérise, dans tous les domaines, par des phénomènes antithétiques :
-- aspiration croissante à l'égalité et à la sécurité, ↔ sentiment croissant d'inégalité et d'insécurité ;
-- appel à l'intervention de l'État, ↔ crainte de l'omnipotence bureaucratique ;
-- développement constant de l'égalité et de la sécurité par la législation sociale et fiscale, ↔ développement constant de l'inégalité par le libéralisme sauvage et l'irréalisme rigide de la réglementation administrative ;
-- exaspération de l'individualisme contestataire, ↔ massification de la société ;
-- culte du progrès, du gadget, de l'innovation, de la technique, de la science, ↔ terreur diffuse de la « mégamachine » (Lewis Mumford) et du Léviathan planétaire, etc.
Quelle conclusion tirer de cette situation ? Ici, je n'entends en tirer qu'une : *il faut étudier le phénomène de l'inégalité davantage qu'on ne l'a fait jusqu'à présent.*
J'entends bien que les problèmes de l'égalité et de l'inégalité ont donné lieu à d'innombrables études depuis l'origine. des temps. Mais ce sont uniquement des études *philosophiques.* Elles ne sont pas pour autant secondaires.
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Je les tiens, au contraire, pour principales, car il s'agit fondamentalement de philosophie. Toutefois, comme nous vivons en un siècle dominé par la Science et que, dans l'opinion publique, l'inégalité apparaît comme une injustice d'abord dans son aspect économique et financier, je pense que les études de Pareto et de Gibrat devraient être poursuivies, en vue d'être raccordées à la philosophie.
J'ai donné à cet exposé le titre : « Y a-t-il un optimum d'inégalité ? » Le mot « optimum » indique ma préoccupation et mon intention.
Quand nous parlons d'égalité, nous ne pouvons envisager ni maximum, ni minimum, ni optimum. L'égalité est, et exclut tout autre rapport que celui qu'elle exprime.
Quand nous parlons, au contraire, d'inégalité, ce n'est que par rapport à quelque chose. Il peut y avoir un maximum et un minimum d'inégalité, entre plusieurs éléments, si on sait à quoi on réfère le rapport d'égalité. N'étant pas mathématicien, je ne sais si l'on peut dire qu'il peut y avoir plusieurs maximums et plusieurs minimums pour une inégalité donnée. Je pense que c'est une question de mots. Je veux dire qu'il me semble qu'une inégalité entre divers éléments ne peut comporter qu'un maximum et un minimum si on l'envisage sous un certain angle, mais que, considérée sous d'autres angles, elle peut comporter d'autres maximums et d'autres minimums. Quant à la notion d'optimum, elle implique un jugement de valeur, ce qui signifie qu'il peut y avoir autant d'optimums que de valeurs considérées.
Prenons un exemple très simple. Supposons que nous examinions la question du *nombre des enfants par famille* dans un pays. Ce nombre varie. Il y a un minimum, qui est évidemment zéro. Il y a un maximum, que révèlent les recensements et qui pourra être, disons 20, 25 ou 30 enfants pour une famille ou un certain nombre de familles. De la même façon, on pourra connaître le *nombre total d'enfants*, avec un minimum (zéro) et un maximum, que fournit *chaque groupe de familles* (de zéro, un, deux, trois, etc. enfants). De même encore, on pourra connaître le *nombre de familles,* avec un minimum et un maximum, qui existent dans chaque groupe (de zéro, un, deux, trois, etc. enfants). Si nous voulons savoir quel est le chiffre *optimum* d'enfants qu'une famille doit avoir, tout change. Cet optimum implique un jugement de valeur, qui peut varier selon chaque individu, qui peut aussi être celui de l'État, lequel peut s'inspirer de critères divers (la richesse, la puissance, la santé, etc.), qui peut être aussi celui de l'Église, des philosophes, des démographes, des biologistes, etc. Tout optimum suppose la prise en considération d'une valeur, d'une éthique, d'une finalité. Le nombre des optimum est donc infini.
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On voit ainsi comment se pose le problème de *l'inégalité économique.*
1° -- Il y a d'abord, dans l'optique actuelle, le problème de *l'inégale répartition des richesses.* Cette inégalité est très difficile à connaître. On la mesure habituellement par l'échelle des revenus déclarés pour l'impôt. Mais, outre ce que les revenus déclarés comportent d'inexactitude, ils ne traduisent, nous l'avons dit, que de la manière la plus grossière, l'inégalité réelle des situations financières des individus et des familles.
Quoi qu'il en soit, dans cette optique, le problème est de savoir dans quelle mesure cette inégalité exprime une loi de la physique sociale. Il s'agirait alors de connaître et de formuler cette loi. C'est à quoi se sont efforcés des mathématiciens comme Pareto et Gibrat.
Les lois de la nature devant être à la fois respectées et utilisées, c'est-à-dire infléchies (peut-être) d'une certaine manière, on aurait à se demander quel peut être l'optimum d'inégalité à atteindre.
Peut-on parler d'un optimum si on se trouve en présence d'une loi ? Je pense qu'on le peut, en ce sens qu'un indice d'inégalité correctement établi peut correspondre à des distributions différentes des éléments en cause selon la structure générale envisagée. Mon ignorance mathématique ne me permet pas de formuler correctement ce que je crois apercevoir exactement. Mais j'exprimerai mon idée d'une manière simple, et qui me paraît claire, de la manière suivante :
-- L'inégalité actuelle des revenus peut être au moins légèrement différente -- un peu moindre, un peu plus grande, autrement répartie. Supposons donc que nous voulions obtenir à la fois le plus grand revenu national et, pour les plus défavorisés, le plus grand revenu individuel possible dans la répartition de ce revenu national ; y a-t-il une échelle d'inégalité qui y corresponde ? Ce serait l'optimum d'inégalité, dans l'optique considérée. Chacun sent bien, en effet, -- c'est la perception intuitive de la loi de l'inégalité naturelle -- que si l'on voulait aligner tous les revenus sur le revenu moyen (qui s'obtient en divisant le revenu national par le nombre des habitants), les plus défavorisés ne verraient leur revenu que légèrement accru (de 5 à 10 %), mais cet accroissement ne durerait pas. Le revenu national diminuerait immédiatement, et les plus défavorisés d'hier se retrouveraient, le lendemain, plus défavorisés encore qu'ils n'étaient la veille.
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Leur seule satisfaction serait la communauté de la misère nouvelle. L'hypothèse, bien sûr, est absurde, et totalement inconcevable ; on doit la formuler cependant pour rendre sensible la notion d'optimum d'inégalité.
2° -- En second lieu, il y a le problème de l'inégalité tel que le pose la diversité sociale. La tendance actuelle, parfaitement exprimée par les propos que nous avons rapportés de M. Giscard d'Estaing, c'est de réduire la diversité sociale à l'identité, afin d'obtenir le maximum d'égalité dans la répartition des revenus, dans la fiscalité et dans la sécurité sociale.
Cette tendance a un premier résultat : c'est d'asseoir tout le système financier sur l'individu ; la famille est ignorée. On brise ainsi le premier et le plus fondamental des agrégats sociaux, avec tout ce qu'il représente d'équilibre et de protection pour les individus. Il me paraît, quant à moi, peu douteux que la paupérisation croissante de nombreux secteurs de la société, notamment chez les personnes âgées, provient de l'écrasement des systèmes naturels de sécurité familiale et locale par l'invasion de la sécurité sociale, dévoreuse des épargnes et des patrimoines personnels.
Le second résultat de cette tendance, c'est d'aligner sur la simplicité de la rémunération salariale l'extrême variété des modes de ressources financières qu'entraîne ou exige la variété des activités professionnelles et de leur environnement. M. Joseph Folliet écrivait un jour : « Je n'arrive pas à voir au nom de quels principes un intellectuel devrait recevoir un revenu supérieur à celui d'un travailleur manuel pour l'unique raison qu'il est un intellectuel. (...) D'aucuns se scandalisent parce qu'en Australie un docker gagne, paraît-il, plus qu'un professeur de faculté ; pour moi ex-professeur de l'enseignement supérieur, je ne m'en offusque point » ([^9]). On voit les sophismes latents. Il est fort possible que ce soit effectivement le cas en Australie, comme il est fort possible que ce soit le cas en France. Il est fort possible aussi que, dans les faits, les gains des dockers soient très variés comme, de même, ceux des professeurs, ce qui rend les comparaisons difficiles. Mais ce qui nous gêne, dans les propos de M. Folliet, ce n'est pas seulement le relent de démagogie que nous y sentons, c'est encore et surtout cette tendance a réduire la diversité sociale à l'identité. Car, quel rapport y a-t-il entre l'activité d'un docker et celle d'un professeur ? En quoi la notion d'égalité financière peut-elle traduire celle d'égalité humaine ? Un homme est un homme.
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L'égalité entre les hommes est celle qui procède des valeurs propres à la nature humaine. Elle n'implique pas l'identité des situations financières. Le véritable problème est que les conditions économiques de l'activité d'un docker lui permettent de réaliser sa vie personnelle, familiale et professionnelle ; de même que le véritable problème est que les conditions économiques de l'activité d'un professeur lui permettent de réaliser sa vie personnelle, familiale et professionnelle. La différence des conditions économiques dans la vie professionnelle du docker et du professeur implique des régimes financiers différents, les services fournis à la société par l'un et par l'autre n'ayant pas de commun dénominateur pour la détermination de leur rémunération. Que les ressources financières soient ou non de la nature du salaire, il est difficile de concevoir que les services de l'ouvrier, du paysan, de l'artisan, du professeur, du soldat, du prêtre, de l'artiste, de la mère de famille donnent lieu à une rémunération identique afin d'assurer entre eux l'égalité désirée. Il y a, du fait de la diversité sociale, un second *optimum d'inégalité,* qui se superpose à celui dont nous avons précédemment parlé.
3° -- Mais, dans le prolongement de ce second optimum d'inégalité, il y en a un troisième, plus important encore dans les profondeurs de la réalité sociale. Si les *conditions économiques* des activités humaines ne se confondent pas avec les *ressources financières* du type que définit le salaire, elles se confondent moins encore avec les *finalités* de ces activités, qui impliquent des conséquences pour l'établissement d'une société harmonieusement conçue. Autrement dit, la diversité des *valeurs sociales* ne doit pas être réduite à la diversité des *valeurs économiques,* ni entravée par cette réduction.
J'aime à citer, à ce sujet, une page admirable du marquis de Mirabeau, dont *L'ami des hommes* eut, au XVIII^e^ siècle, un immense succès. Voici la page en question :
« On accuse un grand prince d'avoir dit à un pauvre officier estropié qui lui demandait du pain sous le titre de la justice : tout est grâce dans mon royaume. Ses ennemis lui en ont prêté bien d'autres, et le fait ne mérite aucune croyance, attendu que ce prince ne fut jamais personnellement dur, et moins encore insensé. Mais il pourrait se faire, dans un État où l'abondance de l'or amènerait la corruption, que cet axiome devînt très véritable. Chaque service mérite son salaire, c'est la justice ; mais le genre de service décide du genre de salaire. L'amitié se paie par l'amitié, la confiance par la confiance, l'honneur par l'honneur, l'argent par l'argent. »
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Admirons cette langue, belle et savoureuse. Admirons surtout cette pensée, dont la noblesse s'exprime en termes d'une rare perfection : « Chaque service mérite son salaire, c'est la justice ; mais le genre de service décide du genre de salaire. » Voilà la *forme suprême de l'optimum d'inégalité,* celle qui se réfère à la plus haute *éthique* des valeurs humaines.
Quand, dans la société, la matière est confessée comme valeur suprême, soit implicitement et indirectement par l'argent, comme dans le capitalisme libéral, soit explicitement et directement par le matérialisme, comme dans le communisme, ce sont nécessairement les valeurs humaines les plus précieuses qui en font les frais. Si notre société occidentale conserve encore un lot appréciable de ces valeurs, c'est grâce à ce qui y subsiste de liberté et à la solidité de mœurs édifiées, le long des siècles. Mais ce patrimoine de civilisation s'effrite rapidement et l'obsession égalitaire, jointe au progrès de la technologie, nous mène insensiblement à cette « définitive et parfaite termitière » qu'annonçait Paul Valéry.
\*\*\*
Que désirent les hommes, dans leur immense majorité ? Ils désirent une vie personnelle et familiale normale, liée à une activité professionnelle également normale. Certes, ils désirent aussi que cette vie normale s'améliore progressivement, mais très peu souhaitent véritablement la richesse proprement dite, avec tout ce que suppose nécessairement d'esprit d'entreprise, d'esprit d'organisation, de risques à courir, de responsabilités écrasantes et de tracas permanents, le goût de l'enrichissement. D'autre part, tout le monde admet parfaitement ou même réclame expressément une certaine hiérarchie des situations économiques, une grande diversité des activités professionnelles et sociales, et une considération particulière à accorder aux valeurs humaines.
On est donc armé pour lutter contre ce glissement vers l'entropie sociale qui semble souvent irréversible. On l'est d'autant mieux que l'aspiration à la liberté n'est pas moins vive que l'aspiration à l'égalité et à la sécurité. Qui, d'ailleurs, n'est conscient que la multiplication des dispositions législatives destinées à accroître l'égalité et la sécurité engendre perpétuellement de nouvelles inégalités et une insécurité nouvelle ? Tout le monde a peur du Léviathan totalitaire qui nivellerait nos personnes par l'esclavage et ne nous ferait travailler que pour instaurer sa domination universelle.
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Un redressement est donc possible. De quelle manière ? Je n'ai pas à l'examiner ici. Mais je pense que les réformes à faire devraient procéder des réflexions que j'ai présentées. Une étude approfondie de ce qu'est l'inégalité et de ce que pourrait être l'optimum d'inégalité nous mènerait sur la voie de la justice -- cette justice qui est la condition de la paix sociale et du simple bonheur des individus.
Louis Salleron.
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### Les travailleurs immigrés
par Maurice de Charette
La présence en France de quelque trois millions et demi d'étrangers pose des questions morales, ethniques, sociales, économiques et politiques si graves que l'on devrait s'interdire de les traiter avec passion et légèreté. Hélas, la plupart des commentaires que l'on peut lire sur ce problème visent (ou du moins aboutissent) à exacerber le débat plutôt qu'à le résoudre.
D'un part, la gauche cherche à utiliser politiquement ces masses de déracinés que sont les immigrés et s'intéresse à la force potentielle qu'ils représentent en vue de l'action révolutionnaire ; d'autre part, l'Église catholique limite l'étude du problème à son aspect caritatif et le fausse d'une manière radicale en refusant d'envisager ses multiples réalités concrètes. Enfin, la majorité de la population -- à quelque niveau social, intellectuel ou moral que se situent les personnes -- préfère *oublier* et détourner les yeux d'un dossier à l'égard duquel elle n'a pas très bonne conscience.
L'industriel se borne à utiliser la main-d'œuvre qui se présente, qu'elle soit française ou étrangère et ne pense aux hommes qu'en termes d'économie et de paix sociale ; l'ouvrier français n'aime pas faire équipe avec l'immigré, dont il prétend pourtant défendre la cause ; les bourgeois emploient à regret les bonnes ou les femmes de journée espagnoles et portugaises parce qu'il y a pénurie de françaises. Le gouvernement lui-même se préoccupe très peu de la question, en parle le moins possible et cherche seulement à éviter les incidents. Il est instructif à cet égard de se reporter à la campagne présidentielle et au peu de place que les immigrés ont tenu dans les programmes et discours des multiples candidats.
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Telle est la situation actuelle qui s'aggrave à mesure que les années passent et dont il importe que nous prenions conscience en tant que chrétiens, en tant que Français et en tant qu'hommes.
\*\*\*
Depuis cinquante ans, nous avons connu plusieurs vagues d'immigrants : les Polonais, après la première guerre, surtout dans les régions minières ; puis les Italiens, spécialement dans le midi, comme agriculteurs et ouvriers du bâtiment ; enfin les Espagnols, au titre de réfugiés politiques. Mais c'est surtout depuis la dernière guerre que l'immigration a pris une ampleur inconnue jusqu'alors, au point qu'au premier janvier 1973 on comptait 3.705.804 étrangers ([^10]) en France.
La plupart des étrangers arrivant en France n'ont aucune qualification professionnelle et occupent de ce fait les postes les plus durs et les plus subalternes. Ils représentent 32 % des ouvriers dans le Bâtiment et les Travaux Publics, fournissent la majorité des manœuvres (53 %), ferrailleurs, bétonneurs, goudronneurs et terrassiers, alors qu'ils sont peu nombreux parmi les plombiers et les électriciens par exemple. Dans les services d'hygiène (égouts, boueux, etc.), ils occupent 27 % des postes. Dans la production et le travail des métaux, 20 % des emplois ; dans la fabrication des matériaux de construction et le caoutchouc 17 %. Pour l'ensemble de l'activité économique française, on compte 17,2 % d'ouvriers étrangers, ce qui représente 11,8 % de la totalité des salariés.
Géographiquement, la proportion d'étrangers va décroissant d'Est en Ouest ; elle dépasse 10 % de la population totale dans la région parisienne (1.241.000), ainsi que dans les régions Rhône-Alpes (475.000) et Provence-Côte d'Azur (370.000).
En chiffres absolus, elle dépasse 80.000 personnes dans six départements de province et 40.000 dans douze autres départements, ces dix huit départements étant situés à l'est de la verticale de Paris, sauf la Haute-Garonne et la Gironde.
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Au point de vue nationalité, on obtient les chiffres suivants pour les principaux pays d'origine :
-- 1.116.000 Nord-africains dont 600.000 actifs ;
-- 742.000 Portugais dont 370.000 actifs ;
-- 608.000 Espagnols dont 260.000 actifs ;
-- 573.000 Italiens dont 230.000 actifs. ([^11])
\*\*\*
Au plan des causes, l'immigration est la conséquence du besoin de vivre et de l'envie d'ascension sociale et économique chez les peuples pauvres, trop nombreux et industriellement sous-développés. Elle est également le fruit des sollicitations des peuples industriellement évolués qui recherchent l'appoint d'une main-d'œuvre extérieure ([^12]).
Il est faux de dire que celle-ci représente une économie car elle perçoit les mêmes salaires et les mêmes avantages sociaux que les Français pour un emploi équivalent. Il est en outre vrai d'ajouter que l'infrastructure d'accueil et d'hébergement représente presque toujours des frais supplémentaires.
Par contre, il est vrai de dire que les étrangers occupent souvent les postes les plus subalternes, les plus primitifs et les plus rudes, pour lesquels on ne trouve plus assez de main-d'œuvre indigène, au point que si cet apport étranger venait brusquement à nous manquer, il y aurait une grave pénurie dans plusieurs professions indispensables telles que manœuvres, bétonneurs, goudronneurs, boueux, travailleurs des métaux, etc...La population française prompte à se croire malheureuse et exploitée est, en réalité, composée presque exclusivement d'*embourgeoisés* qui continuent à jouir et à bénéficier d'un certain confort grâce à l'importation d'hommes et de femmes qui acceptent d'exercer les emplois auxquels ils répugnent.
Les analystes pensent que dans 15 à 20 ans, l'immigration sera tarie par suite du développement industriel des pays fournisseurs. Il serait donc urgent de trouver et d'exploiter dès maintenant des moyens de remplacement compatibles avec l'évolution sociale des Français, car il est toujours dangereux de dépendre des autres, ainsi que vient de nous le rappeler la crise de l'énergie.
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Nous avons attendu la menace des producteurs pour amorcer un véritable programme d'énergie nucléaire qui atteindra la phase d'exploitation dans une dizaine d'années ; mais d'ici là, qu'adviendra-t-il ?...
C'est donc maintenant qu'il faut nous montrer inventifs et créer des machines susceptibles de remplacer l'homme ou de rendre sa tâche plus aisée, si nous ne voulons pas voir un jour nos routes devenir chaotiques par exemple, ou nos ordures ménagères s'accumuler à notre porte, ou encore la construction s'arrêter ainsi que la fabrication automobile.
\*\*\*
Pour importantes qu'elles soient, les considérations économiques que nous venons d'esquisser sont dominées par des problèmes autrement graves.
Lorsqu'un immigré nous arrive sans esprit de retour, il amène avec lui sa famille et recrée à l'intérieur de son foyer quelques-unes des conditions de sa vie d'origine. La cellule demeure saine, mais en contrepartie notre pays devient une tour de Babel où disparaît esprit de clocher (si précieux quoique si décrié) et où se dissout toute solidarité nationale, tous les particularismes qui font la force et le charme des communautés lentement élaborées dans le temps.
Par contre, lorsque l'immigré arrive seul, il ne s'incorpore pas à la nation. Il vit en troupeau, se nourrit dans des cantines et habite des centres d'hébergement ou de sordides hôtels au mois dont les tenanciers l'exploitent. Il ne cherche pas à améliorer ses conditions de vie, désirant seulement envoyer le maximum d'argent à sa famille pour assurer la vie matérielle de ceux qu'il a laissés au pays et accumuler les économies qui permettront son propre retour. Ainsi, l'argent gagné par lui est exporté au lieu d'être dépensé ou investi sur place au profit de la collectivité.
Une telle mentalité n'est pas méprisable ; elle renferme de sérieuses vertus familiales mais, en limitant, immédiatement et dans le temps, la participation que nous consent le travailleur étranger, elle limite par là-même nos devoirs à son égard. Nous lui devons une rémunération juste, ainsi qu'une garantie contre les accidents du travail et les courtes maladies dans le cadre de notre législation sociale, mais nous n'avons pas à assumer à son égard les risques de
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longue maladie par exemple, sauf si elles sont la conséquence de sa venue en France. Il est venu pour un temps, accomplir un contrat. Nous avons à respecter les clauses qui nous obligent dans la mesure même ou il exécute sa part du contrat.
En d'autres termes, il convient de fixer des limites à l'immigration selon des critères définis, en considérant les besoins en main-d'œuvre qui sont les nôtres, mais sans perdre de vue la sauvegarde de l'esprit national et une légitime protection ethnique ; nous avons enfin le droit et le devoir d'exiger une parfaite observance de nos lois et une totale neutralité à l'égard de notre politique intérieure et étrangère.
Lorsque le migrant a manifesté, dès l'origine, ou plus tard, l'intention de s'établir chez nous à titre définitif, il est normal et juste d'attendre de lui qu'il se montre solidaire pour le meilleur et pour le pire, qu'il participe pleinement aux besoins de la nation et aux devoirs d'un Français d'origine ; cependant, il demeure légitime de fixer des étapes à son assimilation complète, en quelque sorte une période probatoire pendant laquelle il assumera tous les devoirs sans bénéficier ni du droit de vote ni du droit à occuper certaines fonctions, à raison de la puissance que confèrent ces droits sur les personnes ou sur la sécurité et l'avenir du pays.
Il ne serait pas nécessaire de rappeler des données aussi évidentes si elles n'avaient été oubliées par trop de Français et, au surplus, dissimulées par trop de démagogues, politiciens ou clercs.
Reste à considérer l'aspect moral de l'immigration, car il ne serait pas concevable de traiter la question uniquement en termes économiques et suivant des considérations temporelles. Pour un vieux peuple comme le nôtre, avec ses traditions, ses coutumes et son histoire, l'absorption inconsidérée de nombreux étrangers ne va pas sans de multiples inconvénients. Il n'est que de se promener dans le quartier de la porte de la Chapelle, à Paris, pour en prendre conscience. La peur entraînant facilement la haine, on voit s'installer trop fréquemment un processus de mépris, d'isolement à l'égard de ces étrangers pour lesquels on éprouve un arrière goût inadmissible de ratonnade. A l'inverse, il peut advenir que, par générosité imprudente, on oublie leur caractère d'étrangers en transit chez nous, et que l'on veuille, sans aucune prudence, les assimiler ou les épouser.
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Considéré à partir de ces mêmes étrangers, on peut se demander si l'avantage matériel qu'ils tirent de leur travail en France compense valablement leur pauvre situation de déportés. La mutation brutale et l'isolement risquent d'entraîner la dislocation du foyer et l'impossibilité pour le migrant de retourner avec joie chez lui après les années de dépaysement. En croyant parvenir à un niveau supérieur, il se retrouvera alors dans la position d'un aigri, d'un étranger dans son propre pays et jusqu'au sein de sa famille.
La France est traditionnellement un pays d'accueil et nous ne pensons pas qu'il faille le déplorer. Cependant, il serait odieux d'habiller de motifs nobles et de dissimuler sous de vertueux prétextes ce qui n'est qu'une forme d'exploitation du bétail humain.
Ne vaudrait-il pas mieux que la communauté française soit en mesure d'exécuter elle-même les tâches nécessaires à. sa vie ?
Par ailleurs, l'étranger aurait sans doute plus de chances de vivre heureux dans son propre pays, suivant ses traditions et ses mœurs. Ne vaudrait-il pas mieux que la chèvre broute là où elle est attachée, même si l'herbe y est rare ?
Maurice de Charette.
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### La politique ecclésiastique
*du Chili à Cuba*
par Jean-Marc Dufour
L'ÉPISCOPAT chilien, par l'intermédiaire de son comité permanent, a adressé aux évêques, fin 1973, une note relative à la position de la hiérarchie chilienne face à la chute de Salvador Allende et du régime de l'Unité populaire. Cette note ne nous est connue que par le résumé qu'en a publié le « *Bulletin officiel de l'Évêché de Cuenca *» (Espagne) en son numéro d'avril 1974.
Dans une note préliminaire, l'évêque de Cuenca expose que l'épiscopat chilien s'est décidé à envoyer cette note parce que, selon ses propres mots, « la presse internationale -- y compris de très nombreux organes catholiques -- a détourné de leur signification véritable les événements du Chili, et a ainsi conduit le lecteur à des interprétations tellement déformées et fausses, qu'il fallait de quelque manière offrir des éléments de jugement pondérés ».
##### *Ce que disaient les évêques chiliens :*
« Le régime de l'Unité populaire se présentait comme une voie nouvelle (légale) vers un socialisme rénové. Mais le but visé ne comportait aucune rénovation : c'était la société du type qui existe déjà dans le bloc soviétique et à Cuba ;
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et le chemin légal fut abandonné par la suite. Les forces déterminantes de l'Unité populaire étaient le Parti Communiste ; qui détenait tous les centres du pouvoir économique, et le Parti Socialiste, qui occupait le centre du pouvoir politique.
« Dès le début, le gouvernement de l'U.P. viola à plusieurs reprises la légalité, malgré le « Statut des Garanties Constitutionnelles » signé (selon le président Allende, seulement par tactique) avec la Démocratie Chrétienne. « *L'axe de l'action politique, c'était la lutte de classes qui le constituait. *» Le Parti Communiste voulait profiter au maximum desdits « *expédients légaux *»* ;* le Socialiste préférait la voie de la violence. Et le pays était rempli de violences.
« Malgré le consensus majoritaire qui existait dans le pays quant à la nécessité de réformes sociales (appuyées également par la hiérarchie ecclésiastique) *la manière de procéder et le projet final de socialisme marxiste-léniniste creusèrent une crevasse de plus en plus profonde entre les Chiliens.*
« Comme le signalait l'épiscopat dans un document interne d'avril 1972, le processus développé par l'U.P. ne conduisait pas à une socialisation dans laquelle le capitalisme serait remplacé par des groupements où se fondraient le capital et le travail, mais à « *un socialisme d'État *»*,* maître de tous les pouvoirs. On allait vers le monopole d'une bureaucratie révolutionnaire. Le gouvernement de l'U.P. se lançait dans l'illégalité.
« En 1973, la violence, l'inflation, le chômage, le chaos économique redoublèrent. La disette des biens de évêque, nécessité était incroyable (pour opérer un évêque, il fallut importer du serum de Buenos Aires). On étatisa ce qui existait, mais on ne créa rien. Indiscipline dans le travail, corruption et discrimination dans l'embauche des travailleurs. En même temps que l'émigration de cadres et d'employés modestes, on put constater l'arrivée au Chili de *milliers de citoyens des pays socialistes et d'extrémistes latino-américains.*
« Les aspects positifs de l'U.P. étaient au début : la mise des travailleurs au centre des préoccupations du pays, ainsi que l'adoption de quelques mesures initiales, bien accueillies d'ailleurs (entre autres, par exemple, la nationalisation des mines de cuivre aux mains de Nord-Américains). Mais l'usage que l'on en fit, le sectarisme, la tentative de conquérir la totalité du pouvoir, le désordre politique gâchèrent tout. On arriva rapidement au désastre financier.
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Les mesures même d'une politique favorable au peuple (logement, alimentation, santé, éducation) se détériorèrent, puis se virent paralysées et réduites. *Le peuple servit d'instrument bien plus qu'il ne fut servi et promu durant le régime de l'U.P. Le soi-disant* « *pouvoir ouvrier *» *était, avant tout un pouvoir d'État.* On asphyxiait les entreprises véritablement communautaires. De nombreux hiérarques de l'U.P. s'enrichirent, eux, d'une manière insoupçonnée.
« Une grande quantité d'armes entra illégalement dans le pays, avec la complicité de hauts personnages du régime. Une loi confia bien le contrôle des armes à l'armée, mais elle déclencha des réactions violentes dans d'importants secteurs de l'U.P.
« Les organes de contrôle de l'État (Controlaria General de la Republica, Cours suprême de Justice, Chambre des Députés) démontrèrent à plusieurs reprises que le gouvernement Allende « *était tombé dans l'illégalité *»*,* « *avait entrepris de conquérir le pouvoir total *» et voulait instaurer un système totalitaire, violant systématiquement la Loi et la Constitution, et protégeant la création de pouvoirs parallèles illégitimes. (...)
##### *L'Église et l'Unité Populaire*
« *Des catholiques militaient aussi dans les partis de l'Unité Populaire,* quoique la majorité d'entre eux fût dans l'opposition, comme l'était depuis des décennies la majorité des citoyens. L'épiscopat essaya d'aider tout le monde en se maintenant en marge de la lutte des partis ; et ne négligea pas les contacts personnels avec le gouvernement. Sans s'affronter à ce dernier, l'Épiscopat fixa clairement sa position devant le processus de marxisation, spécialement en ce qui touchait à l'école. Il ne s'agissait pas d'un marxisme rénové, nouveau ou distinct ; c'était celui du Parti Communiste de Russie.
(...) « Quelques éléments du Clergé, avec la participation particulièrement active de clercs étrangers, se livrèrent, contre les directives de l'épiscopat, à des activités politiques partisanes. *Cela se produisit surtout dans les secteurs de gauche ; dans d'autres secteurs politiques, les prises de positions furent des exceptions et jamais le fait de groupes organisés.*
« Le groupe de gauche le plus important fut celui des « Chrétiens pour le Socialisme » créé et fondamentalement dirigé par des prêtres. Il s'identifia à l'action politique de l'U.P. -- affirmant que, pour un chrétien ; il n'y avait d'autre choix que l'option marxiste de l'U.P., « *unique moyen de rédemption du peuple *»*.*
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« *Le groupe* Chrétiens pour le socialisme *développa un magistère parallèle ou anti-magistère et une conception de l'Église incompatible avec la doctrine catholique. La Hiérarchie, en avril 1973, décida d'interdire aux prêtres et religieux d'appartenir à ce groupe, et, en octobre 1973, publia le document* « *Foi chrétienne et activité politique *» *qui donnait les fondements doctrinaux de cette interdiction. *» (*...*)
##### *Libération nationale*
« *Pour la grande majorité des Chiliens, le 11 septembre 1973 mit fin à un cauchemar, à un état de décomposition du pays, à l'installation de la démagogie, à l'ingérence de politiciens étrangers...à la violence sous toutes ses formes, à l'appauvrissement extrême de la Nation, et, surtout, à la marxisation vers laquelle le Chili était conduit ; tout cela se termina par un acte des Forces Armées et des Carabiniers du Chili, qui représentaient une véritable réserve de l'âme nationale. Pour cette majorité, le 11 septembre fut une véritable libération. *»
##### *Situation actuelle du pays*
(...) « En Italie, France, Allemagne, Suisse, Hollande on recueille des fonds pour armer la résistance à la Junta militaire. Cuba proclame qu'elle aidera cette résistance. L'U.P. avait préparé un coup de force ; de nombreuses armes, des médicaments étaient emmagasinés, etc. Il demeure quelques foyers de guérilla dans des coins inaccessibles de la Cordillère.
« *Le nombre des détenus a notablement diminué.* Le gouvernement a accueilli les démarches de l'Église pour améliorer leur situation.
« Le chômage tend à diminuer. L'U.P. a laissé une situation économique chaotique. Le gouvernement a adopté des mesures remarquables dans le domaine économique et social -- entre autres, une extraordinaire loi anti-monopoles, une loi syndicale et une échelle de salaires pour les travailleurs de l'État.
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« On prépare un projet de Constitution ; les membres de la commission de rédaction *sont des gens de confiance par leur préparation juridique et la netteté de leur vie politique.* Un intérêt prioritaire est apporté aux problèmes de l'éducation. Pour les Universités, le gouvernement a nommé des recteurs délégués, *mesure justifiée par le degré de politisation qui y existait,* beaucoup étaient le centre d'activités extrémistes. Mais le gouvernement respecte l'autonomie des Universités Catholiques ; *comme preuve de l'entente à laquelle il est possible de parvenir, le Cardinal a nommé Recteur de l'Université catholique du Chili le Recteur délégué du gouvernement.* Les mesures sont appliquées de manière souple, et on espère que cette intervention de l'État pourra s'achever le plus rapidement possible.
« *Il existe dans le pays un ordre civique qui permet à toutes les activités civiques de se dérouler de manière normale.* Plus que pendant les périodes antérieures.
« Certaines restrictions tiennent à l'état de siège : les partis de l'U.P. sont dissous ; l'activité des autres est suspendue ; dépolitisation, *reçue très favorablement,* pour compenser l'hypertrophie de politisation. Le droit de grève est suspendu comme celui de réunion politique. Il y a un couvre-feu. Mais la censure des publications est de plus en plus complaisante. Il n'y a ni censure postale, ni censure des télégraphes ou téléphones. Liberté de voyager, avec plus de facilités qu'avant, pour entrer au Chili et en sortir.
« Le commun des citoyens accueille avec gratitude et confiance le régime de la Junta militaire ; ils versent au Fonds de Reconstruction nationale. *Les temps sont difficiles particulièrement à cause des séquelles économiques venant du temps de l'Unité Populaire. Les restrictions doivent être considérées en comparaison de ce qui se passait dans le pays avant le 11 septembre 1973. *»
\*\*\*
Voilà une très longue citation. Elle était nécessaire si l'on veut comprendre ce qui s'est passé depuis lors.
Le 24 avril 1974, le cardinal-archevêque de Santiago a remis à la presse un document qui « avait été approuvé par la majorité des évêques au cours d'une conférence de cinq jours qui s'était tenue à Punta de Tralca, à 170 kilomètres à l'ouest de Santiago ». On ne peut que constater l'absolue différence de ton qui existe entre les deux documents, adoptés tous les deux par l'épiscopat chilien, à quelque quatre mois de distance. Le dernier, lui, a été évidemment repris par l'ensemble de la presse.
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Le cardinal Silva Henriquez a tenu à préciser que la déclaration avait été faite « en pleine liberté », qu' « aucune influence étrangère n'était intervenue dans son élaboration ». Il a, par ailleurs, indiqué qu'il avait reçu un très long télégramme de Paul VI « exhortant les évêques du Chili à poursuivre leur lutte pour la réconciliation et la pacification du pays ». Je me permettrai de remarquer que, s'il n'y avait que cela dans le télégramme pontifical, il n'avait pas besoin d'être « très long »...
##### *Ce que fait la hiérarchie cubaine*
Il est bon, pour saisir toutes les nuances de la politique vaticane en Amérique du Sud, de comparer l'attitude pour le moins critique adoptée par Rome vis-à-vis de la Junta militaire du Chili, et celle qu'elle réserve au régime marxiste-léniniste de Cuba. Pour cela, je ne me servirai pas de textes émanant d'adversaires de Fidel Castro. Les citations qui suivent sont tirées de deux livres : *Persona non grata,* de Jorge Edwards, et *En Cuba,* du Père Ernesto Cardenal. Jorge Edwards est un chilien, diplomate, ami de Pablo Neruda et partisan de Salvador Allende. Le Père Ernesto Cardenal est un moine nicaraguyen, farouche partisan de Fidel Castro. C'est aussi un fameux comédien qui ne se console pas de n'être pas persécuté. Commençons par le représentant de Rome à la Havane, le nonce, Mgr Zacchi.
« Chaque visite enrichissait mon apprentissage, écrit Edwards ; Mgr Zacchi, l'Internonce, qui se trouvait à La Havane depuis 1960, me racontait ses démarches pour arriver à un *modus vivendi* entre le Gouvernement révolutionnaire et l'Église catholique. (...)
« Pour Zacchi, il n'apparaissait pas difficile, pour défendre sa cause, de trouver des parallèles entre la doctrine chrétienne et les objectifs révolutionnaires. Au rôle de négociateur ecclésiastique, il préférait celui de « pont » entre le gouvernement et l'Église. Face à ses congénères religieux, il se faisait l'avocat de la Révolution, ou l'avocat du diable, si on veut, avec une ferveur qui ne pouvait qu'être inquiétante pour des esprits dévots. Une fois, il me dit espérer que, dans un avenir proche, un catholique pourrait militer au parti communiste. Et il vous regardait avec des yeux entre candides et vifs, tenant une cigarette entre les doigts levés de sa main droite. « Oui », répétait-il avec un enthousiasme qu'il n'y avait aucune raison de qualifier d'ingénu : « Pourquoi non ? ».
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« Mes lointaines études m'avaient enseigné que l'athéisme est un élément essentiel du marxisme et mon indifférence religieuse, d'autre part, faisait que je ne m'étais pas attardé à réfléchir à la question. Il était possible que Monseigneur, entraîné par la dialectique du processus cubain, dépassât toutes les bornes. Il avait déjà coupé la canne à sucre, avec toute la publicité que cela comportait, et avait conduit les soixante ou soixante-dix séminaristes de La Havane travailler à la « zafra » -- réalisant là une expérience qui, selon lui, avait donné d'excellents résultats. La position de l'Église, selon Zacchi, était loin d'être équitable : elle attendait que la Révolution lui cédât en tout, mais ne voulait, en revanche, faire aucune espèce de concession. Zacchi était un mélange curieux de curé de la nouvelle église -- qui frôlait, ou pénétrait en plein dans le champ de l'hétérodoxie -- et d'artiste florentin de la diplomatie : souriant, courtisan et malin. »
Passons maintenant au Père Ernesto Cardenal :
« Depuis mon arrivée à Cuba, Retamar m'avait dit que le Nonce Mgr Zacchi, était révolutionnaire. Je lui répondis que je me méfiais des nonces ; mais il m'assura : « Non seulement c'est un diplomate, mais il est sincèrement avec nous. C'est un ami de Fidel. » De même, Raul Roa, à la *Casa de las Americas* m'expliqua : « Il est avec la Révolution. Il va plus loin que la simple diplomatie. Il vient de recevoir une délégation du Parti communiste italien ; ses membres m'ont dit qu'ils s'étaient mieux entendus avec lui qu'avec l'ambassadeur démocrate chrétien d'Italie. Au moment de Giron, il envoya un télégramme à Fidel le félicitant pour le triomphe sur les envahisseurs qu'il appelait des traîtres à la patrie -- et souviens-toi qu'il y avait quatre prêtres parmi eux. » (...)
« Le nonce a dit en une autre occasion que Fidel, quoique n'étant pas idéologiquement chrétien -- puisqu'il s'est déclaré marxiste léniniste -- est, à son avis, « éthiquement chrétien ».
Après cette citation, on peut tirer l'échelle en ce qui concerne Mgr Zacchi, et passer à un autre personnage : l'Archevêque de La Havane, Mgr Francisco Oves.
« Oves est avec la Révolution », écrit Cardenal. Il me dit que les conflits de la Révolution et de l'Église sont maintenant dépassés. Il ajoute : « Nous avons une autre mentalité. » (...)
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« Oves pense que les nouvelles révolutions en Amérique latine n'auront pas de difficultés avec l'Église. Elle ne les aurait pas eues non plus avec Cuba si le Concile s'était tenu un peu avant la révolution ou un peu après. La révolution se produisit justement à la veille de la rénovation de l'Église. Et cette rénovation, pour Cuba, vint trop tard. »
##### *Les séminaristes de La Havane*
Au cours de sa conversation avec l'évêque et les curés qui l'entouraient, le Père Cardenal demanda : « Il y a-t-il des persécutions ? » A quoi l'un d'entre eux, en riant, lui répondit : « Il y a un délire de persécution chez beaucoup de catholiques. »
Dans la même page (page 94 de l'édition Carlos Lohlé) Cardenal cite un fragment de sa conversation avec Mgr Oves :
« Puisque maintenant je vais à l'île des Pins, je pourrais essayer de voir quelques séminaristes qui sont là dans une unité de « rebut social » avec des fumeurs de marihuana, des homosexuels et d'autres délinquants, travaillant aux carrières de marbre... »
Cardenal demande à l'évêque :
-- Travaux forcés ?
-- Pratiquement. Et dans des conditions très dures. Il est aussi extrêmement pénible pour eux de se trouver avec des homosexuels, des voleurs et autres anti-sociaux. Il serait bon que vous les encouragiez, que vous leur disiez d'être gais, et qu'ils travaillent avec bon esprit, et qu'ils maintiennent leurs cercles d'études sociales, et qu'ils ne cessent pas d'être révolutionnaires bien qu'on les traite ainsi. Ils doivent voir qu'il y a des raisons pour qu'on les traite ainsi. Moi aussi, je les ai encouragés. Je ne veux pas qu'ils aient un complexe de martyrs. »
Dois-je dire qu'en traduisant ces paroles j'ai été pris d'une incoercible envie de vomir ?
On pourrait croire que c'est fini. Qu'on ne trouvera plus rien qui puisse vous écœurer davantage. Mais il ne faut jurer de rien.
Mgr Casaroli vient en effet de visiter Cuba. Mgr Casaroli a donné, à son retour une interview qui a été publiée dans la presse sud-américaine. Je n'en retiendrai que deux phrases :
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« Les catholiques qui vivent à Cuba sont heureux sous le régime socialiste. »
« L'Église catholique cubaine et son guide spirituel essayent toujours de ne créer aucune difficulté au régime socialiste qui gouverne l'île. »
Mgr Casaroli est secrétaire du Conseil pour les Affaires publiques du Vatican. Il n'y a plus rien à ajouter.
Jean Marc Dufour.
##### *L'agence* «* France Presse *» (*A.F.P.*) * et le cardinal*
La presse française a publié le 15 avril dernier une dépêche de l'A.F.P. relative à l'homélie prononcée, le jour de Pâques, par le Cardinal Raul Silva Henriquez. Selon son correspondant, le cardinal-archevêque de Santiago « *s'est livré à une vive critique de la junte militaire sans la nommer explicitement, déclarant qu'elle était restée sourde à ses appels *»*.*
C'est là une interprétation pour le moins tendancieuse des propos du cardinal. Le texte de l'homélie, que j'ai sous les yeux, ne permet certainement pas d'affirmer que Mgr Silva Henriquez a voulu attaquer l'actuel gouvernement chilien.
« *Nous avons assisté* DEPUIS LA DERNIÈRE PAQUES *jusqu'à maintenant aux vicissitudes de notre histoire *»*,* déclare-t-il, ce qui comprend de Pâques 73 à Pâques 74 toute la fin du régime Allende et le début du régime de la Junte.
« *Nous avons dit que la violence n'engendrait que la violence, poursuit-il, et que ce n'était pas le chemin pour atteindre une société plus juste et meilleure. Nous avons dit à notre peuple, à nos autorités, qu'on ne peut pas manquer aux principes du respect de l'homme, que les droits humains sont sacrés, que personne ne peut les violer. Nous avons dit, sur tous les tons, cette vérité. On ne nous a pas entendu. Et pour cela aujourd'hui nous pleurons de la douleur d'un père en présence du déchirement de sa famille, de la lutte entre ses enfants, de la mort de quelques uns d'entre eux, de la prison de beaucoup d'autres. *»
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Ou les mots n'ont plus de sens, ou la première partie de ce développement se rapporte au gouvernement d'Unité populaire. C'est à lui que le cardinal-archevêque de Santiago a rappelé que « *la violence n'engendrait que la violence *». Ce gouvernement « ne l'a pas entendu », et pour cela qu' « aujourd'hui » la patrie chilienne est divisée.
La dépêche de l'A.F.P., telle du moins qu'elle a été reproduite dans la presse française, s'est d'ailleurs bien gardée de retransmettre une autre phrase du cardinal-archevêque de Santiago. Cette phrase, la voici :
« *Je sais qu'il y en a beaucoup parmi nous, l'immense majorité, qui n'a pas peur, qui est en paix. *»
Elle éclaire parfaitement le reste de l'homélie.
J.-M. D.
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### Méditation sur trois portraits
*Chronique d'un Français à Cambridge*
par Jean-Bertrand Barrère
#### I. -- Lady Margaret et John Fisher
Chaque fois que je dîne dans le vieux hall de mon Collège, fondé sous le patronyme de saint Jean l'Évangéliste en 1511 par la Lady Margaret Beaufort, comtesse de Richmond et Derby, par qui s'établit sur le trône d'Angleterre la dynastie des Tudor, je lève mes yeux vers le grand portrait de cette Dame au visage ascétique et au regard sévère sous sa coiffe, pieusement agenouillée sous les ors rouges d'un dais. Strictement habillée, elle tient sur un livre ses mains jointes, elle n'est plus jeune. C'est la même qui, mariée à douze ans, -- à un pauvre gentilhomme gallois, Edmund Tudor, -- veuve à quatorze, mais enceinte de ce fils qui deviendra Henry VII, provoqua l'étonnement du sage Dr Fisher, son confesseur et homme de confiance, à la pensée de cet enfant « merveilleusement né et mis au monde par la très noble princesse sa mère, qui, au moment de sa naissance, n'avait pas plus de quatorze ans et était de petite taille, car ne fut jamais une grande femme ; ce semblait miracle qu'à cet âge une personne si menue portât un enfant, qui plus est, si grand et bien bâti que le Roi » ([^13]).
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Ce John Fisher, évêque de Rochester et martyr, mérite qu'on s'arrête à son portrait, suspendu sur le mur du hall, à la tête de la grande table, à l'angle droit par rapport à celui de sa bienfaitrice et pénitente. Elle était morte en 1509 et c'est lui qui fut son exécuteur testamentaire pour la fondation de ce Collège, dont il rédigea les statuts. D'où cette place d'honneur pour qui fut un rebelle, en somme, mais grâce aux prévoyantes dispositions de qui nous devons l'existence et la survie de notre communauté. Car ces collèges étaient conçus comme tels, sur le modèle de ceux de la Sorbonne, et souvent destinés à prendre la place de couvents, dont les bâtiments et le régime s'étaient peu à peu dégradés. Ainsi le nôtre, bâti à l'emplacement du vieil Hospice de Saint-Jean (un hôtel d'étudiants), établi en 1200 et décrépit, « désolé » comme il est dit. Plutôt précoce aussi, docteur en théologie à trente-deux ans, chancelier de l'Université à trente-cinq, Fisher est avec Thomas Moore, son ami, un des plus éminents de ceux qui ont résisté, sans déloyauté à leur souverain, mais avec fermeté dans leur foi, au schisme moderniste patronné par Henry VIII pour des raisons toutes personnelles et servi par ses créatures, son archevêque, Cranmer, et son secrétaire, Cromwell, tous deux prénommés Thomas. Le roi s'était intéressé, dès sa jeunesse, à la théologie, et Cranmer est le rédacteur de ce *Prayer Book* qui fut exalté un récent dimanche de Carême sous les voûtes de Notre-Dame de Paris, si j'en crois cet écho d'un récent numéro du *Daily Telegraph :*
Si les rapports officiels entre la Grande-Bretagne et la France semblent plutôt frais, il y a un autre aspect plus cordial. Un exemple s'est présenté l'autre dimanche à Notre-Dame quand à toutes les messes le sermon prêché par le jeune abbé J. Grès-Gayer portait sur l'Église Anglicane. Pour appuyer son argument, l'abbé distribua aux portes un feuillet en français sur le Prayer Book anglican.
Non contentes de cela, les autorités ecclésiastiques ont livré la grande Cathédrale l'après-midi à la communauté anglicane de Paris pour la célébration de l'*Evensong* en anglais. Les Anglais ont rempli la cathédrale jusqu'aux portes et chanté à pleins poumons sous la conduite du chœur de Saint-Georges, la chapelle anglicane de Paris.
Pour sceller cette « entente cordiale » religieuse, le Rev. Roger Creenacre, de Saint-Georges a prêché un sermon en excellent français.
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Je ne peux, à ma place, que me réjouir d'échanges entre nos deux nations, auxquels j'ai travaillé depuis près de trente ans, à ma manière artisanale, et qui étaient monnaie courante du temps de John Fisher, ami d'Érasme. On poursuivait volontiers ses études d'une université à l'autre. J'ai toujours souhaité et encouragé le rapprochement de deux peuples si différents et si peu faits pour s'entendre, qui néanmoins se retrouvent d'accord sur l'essentiel dans les circonstances graves. J'ai moi-même, avec la permission de l'évêque et l'assentiment de l'archiprêtre, obtenu que le chœur de ce même collège, formé de seize enfants et de douze jeunes gens, vienne se faire entendre dans cette cathédrale de Chartres, qui avait vu son évêque, Jean de Salisbury, enterré non loin, et sur la suggestion de l'archiprêtre, ce chœur accompagna une messe de chants liturgiques (*Kyrie,* Offertoire, *Sanctus, Agnus Dei*) de Wallis, de Victoria, de Palestrina.
Mais accompagnement n'est pas participation. Entente ne doit pas être confusion. Il ne faut pas oublier qu'à la Réforme les doctrinaires de l'Église d'Angleterre ont été animés du souci d'épurer la vérité par un retour direct aux sources exclusives des Écritures, sans médiation ni support offerts de siècle en siècle depuis les Apôtres par les Pères et Docteurs de l'Église romaine, c'est-à-dire sans tenir compte de cette Tradition écrite et orale qui pour celle-ci constitue le trésor de sa foi, et qui a été au cœur des discussions au Concile Vatican II. Ils n'ont pas varié sur ce point, même s'ils s'agissait alors et d'abord d'annuler le premier mariage du roi contre le gré du Pape et donc d'affranchir son autorité de Rome pour y substituer la sienne de plein droit. Les deux, l'idée et la circonstance, allaient de pair. Et nous non plus n'avons changé là-dessus, qui pensons détenir cette vérité par les Écritures appuyées sur cette continuité ininterrompue de compréhension agréée. C'est précisément ce qui frappa Newman au dix-neuvième siècle, lorsqu'avec le groupe d'Oxford il cherchait un renouveau intellectuel de l'Église anglicane et finalement dut s'en séparer, ne voyant d'autre issue que dans cette continuité même et dans sa reconversion personnelle à l'Église romaine, -- bien éprouvante d'ailleurs pour lui, car il se heurtait à la méfiance des uns et au blâme des autres.
Ma pensée revient à John Fisher, qui en 1533 fut le seul des évêques anglais à s'opposer à l'annulation du mariage royal avec Catherine d'Aragon, acte qui, nécessitant l'impossible agrément du Pape, entraînait fatalement la rupture avec Rome et l'ouverture au modernisme schismatique.
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En juin 1535, il refusa à la cour qui jugeait son cas de souscrire aux deux propositions soumises, que le roi Henry VIII était le chef suprême de l'Église d'Angleterre et que son mariage avec Anne Boleyn était légitime, le mariage avec Catherine d'Aragon étant déclaré invalide, et fut condamné à être pendu, son corps traîné sur quatre milles et écartelé. Ce visage de bois, cette face verdâtre, émaciée où je ne reconnais plus le beau regard transcendant par-dessus les pommettes saillantes du dessin d'Holbein, c'est d'un homme que les privations et les épreuves ont préparé à mourir, mais déterminé à ne pas faillir de la ligne droite.
Je relis ses paroles, telles qu'elles furent rapportées par son neveu Rastell, au matin de l'exécution. Lorsque le Lieutenant lui apprit que par grâce royale il serait décapité dans quelques heures, il demanda qu'on le laissât dormir encore, car la maladie et la faiblesse, non la peur de la mort, ne le lui avaient pas permis cette nuit-là. Puis, à son réveil, il demanda son écharpe de fourrure pour la mettre autour de son cou, et, comme le Lieutenant s'étonnait qu'il prît un tel soin de sa santé, n'ayant plus qu'une demi-heure à vivre, -- il aurait pu se douter que le condamné craignait, en frissonnant de fièvre ou de froid, paraître trembler de peur, -- l'évêque répliqua :
« Je sais bien, mais, s'il vous plaît, laissez-moi mettre mon capulet fourré pour me tenir chaud pour le moment présent en attendant le moment de mon exécution ; car, à vous dire le vrai, j'ai beau, Dieu soit loué, avoir bon estomac et l'esprit prêt à mourir pour le présent, et je me fie dans la bonté et la miséricorde de Dieu pour qu'Il continue et même augmente cette disposition, cependant je ne veux gâter ma santé entre-temps, fût-ce pour une minute d'une heure, mais la garderai pour cette courte saison par tous moyens judicieux dont Dieu m'a dans sa gracieuse bonté pourvu ([^14]). »
Il n'y a rien à ajouter à tant de mesure et de soin dans l'expression, de lucidité et de malice, de courage et de conscience de la faiblesse humaine pour le contenu, sinon de relire les mots qu'au pied de l'échafaud il adresse à la foule qui voyait s'apprêter le supplice :
« Chrétiens, je suis venu ici mourir pour la foi de l'Église catholique du Christ. Et je remercie Dieu qu'il m'ait permis de garder bonne contenance jusqu'à présent, en sorte que jusqu'à présent je n'aie pas craint la mort. C'est là que je désire votre aide et assistance par vos prières, pour qu'au moment précis du coup mortel et au moment précis de ma mort, je ne défaille aucunement de la foi catholique à cause d'aucune peur. Et je prie Dieu qu'il préserve le roi et le royaume, et tienne au-dessus sa sainte main, et adresse au roi bon conseil. »
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Tel était l'homme qui, en fait, a pourvu à la fondation de ce St. John's College, deux fois bien nommé, et que l'Église a béatifié il y a deux ans ([^15]) avec quelques autres martyrs de la même époque, au moment où elle se départait de la ligne de conduite qu'il avait voulu garder au prix de sa vie : la palme et un désaveu.
#### II. -- Henriette de France
Mais le déjeuner du Collège a lieu dans la grande galerie, où mon regard, inévitablement, rencontre, dans le cadre de la fenêtre ogivale, traversé par les rayons directs du soleil, s'il brille, un médaillon de vitrail ovale, encadré d'un liseré bleu roi et représentant en brun et jaune le visage fin et doux d'une jeune femme du dix-septième siècle, aux cheveux frisés arrangés avec soin et parée de deux colliers de perles à plusieurs rangs ainsi que d'une sorte de diadème et de breloques de diamants. On ne peut faire autrement que le remarquer, car il est unique en son genre : le reste des fenêtres est en verre ordinaire.
C'est ma compatriote, Henriette de France, *Henrietta Maria*, comme on dit ici, la fille du bon roi Henri, dont j'aurais dû écrire pour le troisième centenaire de sa mort, en 1969, si je n'avais l'esprit de l'escalier. On dirait qu'elle me fait un signe.
Pourquoi donc, toute seule, nous fait-elle l'honneur, et à moi le plaisir tout particulier, de figurer dans cette grande pièce ? Certes, ma Lady Margaret, bien représentée, a aussi sa statue dans une niche de la première cour, et la comtesse de Shrewsbury la sienne dans une niche de la seconde cour qu'elle a donnée, peu de temps, la pauvre, avant de prendre le chemin de cette Tour de Londres où avait dépéri John Fisher : sa statue fut placée sous le roi Charles II, ce qui a un sens pour moi, et son portrait sur un petit panneau d'un noir velouté, égayé par un col de fine dentelle blanche, se détache, sur le lambris d'où elle préside au fond sa galerie, par un large sourire attrayant, un peu semblable, oserai-je dire, à celui de sa gracieuse Majesté la Reine Elizabeth II. Mais Henriette de France, que fait-elle dans tout cela ?
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C'est que son contrat de mariage avec le Prince de Galles, devenu trois mois plus tard Charles I^er^, y fut signé, il y a trois cent cinquante ans. La galerie, achevée en 1602, encore plus longue qu'à présent et dans toute sa fraîcheur, avec ses panneaux de bois et son plafond de stuc blanc ciselé de formes variées, de losanges, de larges trèfles à quatre feuilles, agrémentées des motifs de la vigne, est toujours très belle après plus de trois siècles. Le roi Jacques I^er^, père du Prince, avait dû la choisir pour son ampleur en vue de la signature, qui eut lieu en décembre 1624, et c'est vraisemblablement pour commémorer cet événement exceptionnel dans la vie du Collège qu'on a inséré à une date indéterminée (avant ou après Oliver Cromwell, en tout cas, si ce fut contemporain) ce beau médaillon exécuté visiblement à l'époque, d'après une gravure datée de 1630 du portrait du Hollandais Mytens, brièvement peintre de la Cour avant Van Dyck, conservée au British Museum. Le Collège a pris pendant la guerre civile le parti du Roi Charles et des Cavaliers contre les Têtes Rondes, et cette présence n'est donc pas si surprenante. Pourtant, pourquoi la reine, plutôt que le roi ? Après des recherches relativement infructueuses, j'en viens à penser que ce médaillon a pu être recueilli d'ailleurs et donné en souvenir, puis placé là de même.
Cette présence, en tout cas, m'a imposé depuis vingt ans un lien particulier avec cette Princesse, car, à ma connaissance, nous sommes les deux seuls Français à nous retrouver dans cette salle de son âge ou presque, elle dans son vitrail et moi dans mon corps. Car je ne pense pas qu'entre nous deux il y en ait eu un autre, du moins à titre régulier. Je médite sur ce mystère, sans pouvoir en tirer autre chose que des chiffres et des sentiments. La Princesse avait dix-neuf ans à la signature, sans doute vingt à son arrivée en Angleterre, et moi trente-deux la première fois à Londres, mais quasi le double d'elle à Cambridge, il y a vingt ans. A vingt ans, et non quinze comme dit Bossuet, elle devait être, si possible, plus inexpérimentée que ma Lady Margaret, dont le titre à la royauté, par John of Gaunt, Jean de Gand, remontait à Édouard III, qui avait pour mère Isabelle de France, fille de Philippe le Bel. Car Margaret était *at home,* bien que plus jeune, et aurait pu prétendre à régner elle-même, l'eût-elle voulu.
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Henriette, fille et sœur du roi, ne fut reine qu'en épousant Charles, pour lequel son père avait d'abord cherché une Infante, d'où le voyage infructueux du Prince en Espagne, sinon par le début de sa remarquable collection de tableaux, dispersée aux enchères par les Puritains, et seulement en partie reconstituée, -- car ce Prince eut du goût pour l'art, si on lui dénie le génie politique, ou le savoir-faire comme son père, ou même le courage et la fidélité pour avoir abandonné Strafford, mais Bossuet lui rend l'esprit de justice, la mesure, et la générosité. De toute façon, le roi son père, en briguant pour son fils la main d'une princesse catholique, avait assurément plus le souci d'alliances politiques que la crainte de créer une situation bien embarrassante. En effet, Charles, beaucoup plus austère que son père, plutôt « merry England » ou à vrai dire Scotland, puisque Stuart, institua un régime sévère à la cour qui fut tout de suite remarqué et peu apprécié, car il se rappelait trop bien qu'il était le chef de l'Église d'Angleterre. La jeune Princesse, formée par sa mère florentine, Marie de Médicis, dans la plus stricte obédience à Rome, comme on verra, ne pouvait se faire une juste idée de la situation en Angleterre.
C'est, pour nous Français, Bossuet qui nous renseigne. Il blâme sans ménagements dans sa fameuse Oraison funèbre « la licence où se jettent les esprits, quand on ébranle les fondements de la religion, et qu'on remue les bornes une fois posées : c'était un dégoût secret de tout ce qui a de l'autorité, et une démangeaison d'innover sans fin, après qu'on en a vu le premier exemple ». Certes, l'évêque de Meaux n'était pas l'homme des demi-mots ni des jugements de compromis. Il discernait dans cet abandon initial l'origine des maux qui devaient s'abattre sur le couple royal : « On énerve la religion quand on la change, et on lui ôte un certain poids, qui seul est capable de tenir les peuples. »
Je devine le récri, et je vois bien le risque inhérent à une telle doctrine. C'est la conception d'une religion fortement engagée dans le temporel, autoritaire, pénitentielle, qui réduit les fidèles, notamment ceux qu'on dit prolétaires, à une servitude imbécile et rassurante. A l'opposé, est la tendance de certain clergé moderniste à soutenir, sinon à guider, dans leurs réclamations et leur lutte les croyants ou les travailleurs contre le pouvoir en place, animée par l'idée de prendre l'Évangile à la lettre et d'instaurer dès maintenant le Royaume de Dieu sur la terre. C'est du moins l'alibi qu'il se donne, si l'attitude n'est pas au fond plus savamment machiavélique. Car il est apparent que l'urgence passe à leurs yeux bien avant un au-delà écarté de leurs préoccupations.
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Or, nous voyons bien aussi que l'urgence de la misère ou de la catastrophe n'est jamais rattrapée, qu'elle est seulement déplacée -- ce qui n'est pas une excuse pour ne rien faire, mais une conscience de la limite face à l'illimité -- et nous voyons aussi par l'expérience du présent qu'à partir du moment où, de proche en proche, les principaux articles et rites de la religion sont remis en question, la masse des fidèles désorientée ne sait plus, comme on dit, à quel saint se vouer et ne suit plus.
Alors, l'instabilité des croyances et des pratiques religieuses se communique aux croyances et à la conduite morales. Pour nous en tenir là, on voit s'installer à la place d'une religion autoritaire à la Bossuet un autre sectarisme, bientôt un terrorisme d'un genre nouveau ([^16]). Or ce que nous rappelle Bossuet de la situation en Angleterre à cette époque nous invite à nous en faire l'application :
« L'erreur et la nouveauté se faisaient entendre dans toutes les chaires ; et la doctrine ancienne qui, selon l'oracle de l'Évangile, « doit être prêchée jusque sur les toits », pouvait à peine parler à l'oreille. Les enfants de Dieu étaient étonnés de ne voir plus ni l'autel, ni le sanctuaire, ni ses tribunaux de miséricorde qui justifient ceux qui s'accusent. »
Le retrait des confessionnaux est pour demain, mais nous l'entendons venir dans les gros sabots des assemblées pénitentielles. Et, en vérité, le tabernacle est mis à l'ombre, et l'autel au garde-meubles. Nous n'avons rien inventé, nous refaisons.
Donc la jeune reine, nous dit Bossuet, s'employa à soulager ses coreligionnaires : « Dès l'âge de quinze ans, elle fut capable de ces soins, et seize années d'une prospérité accomplie (...) furent seize années de douceur pour cette Église affligée. » Comme ma Lady Margaret, Madame Henriette commença tôt sa vie d'action. Tout l'y destinait, et d'abord ce fameux contrat dont j'ai eu la curiosité d'aller relire les termes aux archives du Quai d'Orsay, pour vérifier s'il y avait référence au lieu de la signature. Je n'ai pas trouvé la confirmation cherchée, mais bien que la chose se fit à Cambridge, comme l'indique le document daté « Cambriche, ce XXII^e^ déc. 1624 ». C'est une lettre adressée au cardinal de Richelieu par l'un des deux commissaires du Roi de France, Henri Auguste de Loménie de Brienne, également désigné comme Sieur de la Ville-aux-Clercs.
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L'autre était Antoine Ruzé, marquis d'Effiat, le père de Cinq-Mars, futur favori de Louis XIII, que le roman de Vigny nous a rendu familier et qui devait être exécuté dix-huit ans plus tard., tous deux contresignaient une longue dépêche un peu décousue, adressée au roi Louis XIII et relatant le détail de leur réception à Cambridge par le comte de Montgomery, l'Université et le duc de *Bouquingam* (Buckingham). Il y est question des mesures prises pour sauvegarder la foi de la jeune Reine et obtenir « l'assurance de ne la recherchier jamais de chose qui soit contraire à sa religion ». A quoi est ajoutée mention du souci royal dont Bossuet faisait état : « Et l'assurance que Votre Majesté désire que les catholiques de ce pays ne seront jamais inquiétés. » Ce dernier point avait dû être l'objet central des discussions annexes, mais il n'apparaît pas dans les articles du traité.
Je les évoquerai succinctement, car ils éclairent bien des choses passées qui retrouvent leur intérêt de nos jours. Ils avaient été négociés dans l'été de 1624 et agréés par les commissaires français et les ambassadeurs extraordinaires anglais, Carlisle et Holland, le 20 novembre 1624. L'Angleterre, n'ayant pas encore adopté le calendrier grégorien, a ses actes datés avec dix jours de différence : le 12 décembre pour le 22 décembre 1624. Le titre du document en plusieurs grandes pages est : « Articles accordés entre les Commissaires du Roi très-chrétien de France et de Navarre et ceux du Sérénissime Roi de la Grande-Bretagne pour le Mariage d'entre le Sérénissisme Prince de Valles (sic) fils dudit roi de la Grande-Bretagne et madame Henriette Marie sœur de sa Majesté très-chrétienne. » J'aime la musique ancienne de ces appellations : madame, comme *Lady,* avec le prénom pour ces jeunes filles de sang royal, et demoiselle pour une jeune noble, même mariée, charmant paradoxe pour nous.
Le premier article fait état d'une dispense du Pape : il fallait y songer, et l'on pouvait s'y attendre. Le troisième précise que le mariage aura lieu en France (par représentation du Prince, car il n'aurait pu y paraître). Le sixième garantit le libre exercice de la religion catholique, apostolique et romaine à madame Henriette, ainsi qu'une chapelle pour le culte. La lettre des commissaires du roi précise qu'ils ont visité et admiré celle qui était d'abord préparée au palais de Saint-James. L'article 7 reconnaît un évêque comme grand aumônier à la Princesse et l'article 8 lui garantit vingt-huit prêtres ou ecclésiastiques sur l'état de sa maison.
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L'article 10 lui garantit de même autant d'officiers que Princesse de Walles ou Infante d'Espagne. L'article onze garantit que les domestiques de sa maison seront tous catholiques et l'article douze qu'ils feront serment au Prince et à Madame. L'article 13 divise la dot de huit cent mille écus de trois livres pièces monnaie de France en deux versements, le premier la veille du mariage, le second un an après. L'article 14 prévoit qu'en cas de séparation sans enfants, la Princesse remporte sa dot. L'article 15 que, s'il reste des enfants, la restitution sera limitée aux deux tiers. L'article 16, particulièrement important, garantit que ses enfants seront nourris et élevés jusqu'à l'âge de treize ans auprès de Madame. L'article 17, qu'ils hériteront, au cas où leur mère décéderait, des deux tiers de sa dot. Enfin l'article 19 fixe à dix-huit mille livres sterling par an le montant de l'indemnité allouée à la Princesse.
Les articles qui m'intéressent pour l'aspect psychologique de la situation créée sont les articles 8 et 16. Ce sont eux qui furent la source de contestations et de malentendus. On lit en effet dans les livres d'histoire anglais que ce qui choqua le jeune Roi et son entourage, ce fut le nombre des prêtres de sa suite à l'arrivée de la Princesse, et on en compte près de soixante. Peut-être avait-elle effectivement excédé le chiffre accordé, ou plutôt on l'avait fait pour elle, lui laissant le soin de se sortir d'affaire, mais il est possible qu'elle ait eu vingt-huit prêtres et autant de religieux, ce qui ferait le compte d'après une des deux interprétations possibles de l'article. Quoi qu'il en fût, si le chef de l'Église d'Angleterre qu'était le Roi Jacques avait souscrit à cet article, c'était en connaissance de cause, comme de lui accorder une chapelle dans son propre palais. Et Charles, une fois monté sur le trône, avait dû, comme nouveau Roi, contresigner à son tour et donc lire pour soi-même tous les articles du traité. Mais il est évident que ce fut l'entourage du Prince, et notamment le favori du Roi, Buckingham, dont l'attitude arrogante, due à l'influence considérable qu'il avait prise sur le père, puis le fils, qui s'opposa dès l'abord à la jeune Princesse dont il voulut ruiner d'emblée le crédit auprès du Roi.
Autre sujet de malentendu, la garde et l'éducation des enfants. Ils n'en eurent pas au début, puis très régulièrement il leur en naquit huit, et Bossuet, à la fois discret et exact, relate que « les nuages qui avaient paru au commencement furent bientôt dissipés » et que l'affection du Roi permit à la Reine de « procurer un peu de repos aux catholiques accablés ».
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Elle n'eut pas tout de suite cette heureuse influence, mais seulement après la disparition de Buckingham, ignominieusement tué dans une taverne au cours d'une rixe. Or, la jeune Reine dut penser de bonne foi que la charge des enfants impliquait l'éducation dans la religion catholique. Mais le Roi savait que ses enfants, et en particulier ses fils, devaient être élevés dans la religion anglicane. Plus tard, son fils Charles, devenu prétendant au trône après l'exécution de son père et un temps confié à l'institution d'Écossais presbytériens, qu'il avait détestée, mais pressé par ses conseillers et fort avisé de son intérêt, comprit fort bien qu'il devait se soustraire à l'influence maternelle, à laquelle de plus jeunes, sa sœur Henriette et son frère le duc d'York (plus tard Jacques II), élevés à la cour de France, restèrent plus longtemps soumis.
Revenons à l'arrivée d'Henriette en Angleterre. Une lettre de la Reine sa mère donnait à la Princesse ses dernières instructions. Elles constituaient une sévère mise en garde :
« Vous n'avez plus sur la terre que *Dieu pour père,* qui le sera à jamais parce qu'il est éternel. (...) Souvenez-vous que vous êtes fille de l'Église. (...) Rendez grâces à Dieu chaque jour qu'il vous a faite chrétienne et catholique. » Elle lui recommandait au surplus la modestie, la pudeur, et lui enjoignait de plutôt mourir que de quitter sa religion. Ces lignes intransigeantes suffisent à rendre l'état d'esprit et d'âme qui dut être celui de la Princesse en débarquant. Elle était passée chez l'infidèle. Orpheline de père à cinq ans, et dans quelles tragiques circonstances, elle n'avait plus que Dieu pour soutien. Il est vrai qu'elle était « fille de l'Église », et doublement : comme « fille de France », ainsi qu'on disait alors, puisqu'on répétait que la France était « fille aînée de l'Église », -- ce qui a inspiré au *Monde* de récents propos ironiques sur la nécessité pour notre ambassadeur de revenir de ces illusions périmées et de s'ajuster à l'*aggiornamento* en faveur au Vatican, -- et qu'à cette époque on prenait ces mots à la lettre. Et aussi, le Pape Urbain VIII était, si je comprends bien, son parrain et donc lui était un père, à travers qui la Florentine visait « Notre Père qui êtes aux cieux ». Chaque jour agenouillée, d'abord à St. James Palace, puis au Palais de Somerset que le Roi lui fit construire dans le style palladien, elle rendait grâces à Dieu et priait ardemment pour la conversion de son époux et le maintien de sa foi, ainsi que pour le secours aux catholiques persécutés.
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Le roi son frère, Louis XIII, en était préoccupé, comme le prouvent deux lettres conservées dans le même dossier et adressées par Bérulle en son nom au Sieur de la Ville-aux-Clercs, insistant sur la libération des catholiques emprisonnés au seul chef de leur foi. On était revenu aux distinctions de l'édit de Trajan, repris par Antonin, mais relégué par Hadrien et Marc-Aurèle. Le Roi en écrivait à son ambassadeur à Rome, M. de Béthune, et confiait sa missive au même Bérulle, sous la conduite duquel, nous dit Bossuet, les prêtres de l'Oratoire vinrent célébrer l'office pour la Reine Henriette. Aussi Bossuet la proclame-t-il « heureuse d'avoir conservé si soigneusement l'étincelle de ce feu divin que Jésus est venu allumer au monde » et, emporté par son lyrisme, prévoit-il le temps où la postérité la louera d'avoir contribué au « rétablissement de l'Église », « si jamais l'Angleterre revient à soi ».
Vraiment, nous ne sommes pas cette postérité espérée de Bossuet, et c'est, pourrait-on dire, l'Église de Rome qui vient peu à peu à l'Église d'Angleterre. Auriez-vous pu seulement le supposer, Monseigneur ? Comment s'en étonner, pourtant, s'il est vrai que des membres des églises protestantes y compris l'Église anglicane ont collaboré sous la conduite de Mgr Annibale Bugnini à la fabrication de la messe pauline, si équivoque qu'on peut « à son gré lui trouver un sens catholique ou un sens totalement anglican » ([^17]) : « Comme l'a montré Hugh Ross-Williamson, observe le Père Paul Crane, il y a une effrayante similitude entre les mesures prises par Cranmer pour détruire la Messe en Angleterre (au XVI^e^ siècle) et les mesures prises récemment par l'archevêque Bugnini et la Commission liturgique pour adapter la Nouvelle Messe (Normativa) aux vœux supposés des fidèles et en fait, à mon avis personnel, aux prétentions d'un pseudo-œcuménisme, qui voudrait trouver l'unité dans ce qui est, me semble-t-il, l'ambiguïté voulue de la Nouvelle Messe ([^18]). » Le signe extérieur de cette transformation est la substitution de la table à l'autel, du repas commémoratif au sacrifice renouvelé, telle que prescrite par le même Cranmer, il y a environ quatre siècles. Tout recommence.
Mais les temps sont changés. A l'inverse de la démarche actuelle, « la religieuse Henriette », à laquelle Bossuet attribue toutes les vertus et à qui Voltaire lui-même, dans *l'Essai sur les mœurs,* reconnaît « toutes les qualités de son père », travaillait opiniâtrement à la cause des catholiques restés fidèles à la tradition romaine.
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Ainsi, dit l'évêque de Meaux, « le crédit de la reine obtint aux catholiques ce bonheur singulier et presque incroyable d'être gouvernés successivement par trois nonces apostoliques, qui leur apportaient les consolations que reçoivent les enfants de Dieu, de la communication avec le Saint-Siège ». Dans cette Angleterre où « chacun s'est fait à soi-même un tribunal où il s'est rendu l'arbitre de sa croyance », Henriette attire les garants de « l'ancienne tradition du Saint-Siège et de l'Église catholique », qui n'y étaient plus « comme autrefois des lois sacrées et inviolables ».
Je ne peux m'empêcher, à ce sujet de me découvrir un autre lien, bien modeste, avec la princesse. Car, par moi, : deux délégués apostoliques, comme s'est leur titre, et le cardinal Godfrey, archevêque de Westminster, vinrent s'asseoir dans ce Hall, sous le regard de John Fisher, et honorer de leur présence deux années de suite le Fisher Dinner, où se retrouvaient alors les membres de cette société des étudiants et des maîtres catholiques de l'Université. En ces temps d'œcuménisme, il y a plusieurs années déjà, le Conseil du Collège que j'avais osé approcher pour en obtenir la permission, l'avait accordée. Le Hall n'avait pas vu cela depuis quelques siècles et ma Lady Margaret pouvait trouver la chose toute naturelle. Je rendis grâces à Dieu et ne m'en prévalus pas auprès de Rome, qui put l'ignorer. Le conseil ne renouvela pas son accord, laissant à d'autres le soin de l'imiter, -- ce qui n'arriva pas. Depuis, j'ai quitté cette société.
Mais Cambridge ne s'est pas fermé, au contraire, à l'accueil d'éminentes personnalités de Rome. On a pu entendre, ainsi, un autre délégué apostolique, Mgr Cardinale, faire de l'esprit en chaire un soir dans la vieille chapelle de Great St. Mary's dont l'horloge bat comme le cœur de l'Université. Je ne me rappelle guère ce qu'il dit après avoir ainsi essayé de gagner son auditoire, mais je me rappelle fort bien avoir été tenté de donner la réplique au cardinal Suenens, qui vint l'automne dernier, au même endroit nous entretenir du Pentecôtisme « of all subjects », comme on dit ici. Cela, c'était de l'*aggiornamento !*
Certes, nous étions loin de la démarche de Newman et des tribulations d'Henriette, que Bossuet évoque à la manière de celles de saint Paul. Que de traversées de la Manche dans les deux sens sous la menace ou l'urgence du danger ! « Elle se met en mer au mois de février, malgré l'hiver et les tempêtes. (...) L'hiver ne l'arrête pas onze mois après, quand il faut retourner auprès du roi. (...) Elle vit périr ses vaisseaux (...) Elle partit des ports d'Angleterre à la vue des vaisseaux des rebelles (...) Ô voyage bien différent de celui qu'elle avait fait sur la même mer... »
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Où l'on croirait surprendre l'écho des offices de la Semaine Sainte : O Crux....O Felix culpa ! Il montre la reine en fuite, donnant dans Exeter assiégé naissance à la princesse Henriette, dite d'Angleterre, et recueillie en France, humiliée après avoir aidé de sa personne et de ses biens la cause du roi captif, « contrainte de paraître au monde et d'étaler, pour ainsi dire, à la France même, et au Louvre, où elle était née avec tant de gloire, toute l'étendue de sa misère ». Malgré la générosité d'Anne d'Autriche, évoquée par Bossuet, les secours lui sont chichement comptés, la pension payée en retard et l'hospitalité mesurée, si l'on en croit le cardinal de Retz, qui fait appel à la même postérité oublieuse que Bossuet, en relatant une visite faite à la princesse un matin de janvier 1649
« La postérité aura peine à croire qu'une fille d'Angleterre et petite-fille de fleuri le Grand ait manqué d'un fagot pour se lever au mois de janvier dans le Louvre. » Le 30 du même mois, le roi son père, l'époux d'Henriette de France, avait cessé de vivre devant ce même palais qui avait reçu sa mère et sans que celle-ci l'ait revu. La correspondance pathétique échangée entre les deux époux et encore évoquée justement par Bossuet témoigne de cette fermeté que le roi déclarait puiser dans l'exemple de la reine et dont celle-ci faisait bénéficier son esprit d'entreprise, qui finalement servit la cause du fils, même quand pour réussir il affirma avec respect et affection sa nouvelle et nécessaire indépendance.
Finalement, Bossuet loue Henriette d'avoir remercié Dieu pour ces deux grâces : la foi, la croix ; « elle a uni le christianisme avec les malheurs ! » Il nous la propose en exemple pour son endurance : « Dieu a tenu douze ans sans relâche, sans aucune consolation de la part des hommes, notre malheureuse reine. » Elle a tenu ferme dans sa foi, d'abord au milieu de cette foule étrangère qui avait adopté de nouvelles manières de croyance et de culte, puis devant l'adversité triomphante, ne perdant pas espoir, luttant aussi par tous les moyens à sa disposition, prière, argent, bijoux, relations, pour restituer la vraie foi et restaurer la monarchie. Elle a réalisé ce second but, sinon le premier, pour lequel elle a obtenu des aménagements profitables au second, puisque, nous dit Bossuet, « le roi son fils (Charles II) n'a rien trouvé de plus ferme dans son service que ces catholiques si haïs, si persécutés, que lui avaient sauvé la reine sa mère ». C'est cette fermeté qui me réconforte, quand mon regard se pose sur le médaillon lumineux où sont gravés les traits gracieux de cette jeune femme, et lit sa légende : RÉGNER, C'EST SERVIR A DIEU.
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C'est pourquoi je me répète le jugement de Bossuet, qui vaudrait pour John Fisher aussi : « Elle avait appris par ses malheurs à ne changer pas dans un si grand changement de son état. » C'est une leçon à méditer, humainement analogue à toutes les histoires de résistance. Tout ne paraissait-il pas perdu, quand les gardes vinrent se saisir du Christ, que les disciples se dispersaient, que Pierre niait avoir jamais rien eu à faire avec Jésus, qu'Il mourait sur la croix entre deux larrons, et que sur la route d'Emmaüs, deux disciples découragés « s'entretenaient de tout ce qui s'était passé » ?
Jean-Bertrand Barrère.
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### Le patriotisme jacobin
par André Guès
EN 1789 apparaît en France un personnage dit « le patriote » qui est le partisan des idées nouvelles, bientôt « le jacobin », enfin « le montagnard ». Ébauché à l'occasion du *renversement des alliances* (cf. ITINÉRAIRES, n° 184 : « le Jacobin, la Prusse et l'Autriche »), le changement de sens du mot « patriote » s'affirme au renvoi des Parlements par Louis XV, à leur rappel par Louis XVI et à leur nouveau renvoi. Or, patriotes, les parlementaires ne l'étaient guère, qui organisaient la grève de l'impôt. En 1771, lors de l'instauration d'une organisation moderne de la justice par Maupeou, le néo-patriotisme répand dans un flot de libelles que la souveraineté réside dans le peuple. Il en est déjà à défaire la France pour satisfaire sa théorie : un *Manifeste aux Normands* va jusqu'à dire que la réforme judiciaire rompt le pacte de la Couronne avec la Province qui a donc droit de faire sécession sous un prince de son choix. En Lorraine, un groupe de *patriotes* rêve de restaurer la Lotharingie : ce seront en 89 les plus chauds partisans de la Révolution. En 1788, un pamphlet centenaire est réédité. Il est caractéristique qu'il le soit sous le titre : *Les vœux d'un patriote* et que ce *patriote* puisse être le pasteur Jurieu, chez qui Rousseau a pris le plus clair de ses idées politiques et qui, en pleine guerre, entretenait en France un réseau d'espionnage au bénéfice de l'Angleterre.
Les dés sont pipés : le roi est réputé traître à la patrie puisqu'il a noué et maintenu l'alliance autrichienne et que n'en pas vouloir est ce qui caractérise *le patriote.* C'est précisément sous cette calomnie que le Trône s'effondrera.
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La Révolution est rendue sentimentalement possible par l'éclatante calomnie. Elle est rendue politiquement inévitable par le soutien que les *patriotes* apportent aux Parlements acharnés à défendre leurs privilèges contre les réformes des deux derniers rois. Au fur et à mesure que la situation, la financière particulièrement, s'aggrave, le faux-sens du mot s'affirme et s'étend jusqu'à devenir celui de révolutionnaire. C'est celui qu'entend dire Desmoulins, ameutant au Quatorze-Juillet contre une mythique « *Saint-Barthélémy des* PATRIOTES », Cavaignac en rendant compte à la Convention d'un « *feu de joie* PATRIOTIQUE » d'objets du culte, ou Louis Blanc décrivant le « *patriotisme fougueux *» de Châlier faisant baiser aux passants les pierres de la Bastille débitées par le « PATRIOTE *Palloy *»*,* s'agenouillant en larmes devant les pamphlets jacobins, ce qui aurait dû lui valoir le cabanon et a cette époque calamiteuse en fit le grand homme de la jacobinière de Lyon. Le *patriote* est le partisan des idées nouvelles.
Il l'est demeuré et il n'est guère de nos jours de démocrate qui ne définisse le patriotisme comme l'adhésion aux « *grandes idées que, depuis deux cents ans, la France a représentées dans le monde *», texte jugé assez caractéristique pour être mis en frontispice d'un recueil de textes politiques de Blum. Benda : « *Le patriotisme de mes parents était, je crois, celui de la plupart des juifs français de l'époque, peut-être encore d'aujourd'hui. *» Ils « *avaient pour la France un attachement profond, mais cet attachement était surtout intellectuel, il ne comprenait guère d'éléments instinctifs, charnels, irrationnels. Ce qu'ils aimaient dans la France, c'était la Révolution. C'était aussi le cas de Léon Blum. Son dévouement s'adressait surtout à des abstractions : la Vérité, la Justice, la Paix, le Parti. La patrie dans sa substance physique* (*terre à maintenir, peuple à protéger*) *lui échappait *»*,* carence fâcheuse pour un chef de gouvernement. Benda et Blum étaient juifs, ce qui peut faire un cas particulier. Mais voici qui ne l'est pas. Quinet : « *Mes compatriotes sont ceux qui s'inspirent de la Grande Révolution, ceux qui lui restent fidèles dans les actes et dans les règles de la vie *»*,* non ceux qui le sont par la naissance, le sang, mais ce peut être l'étranger, voire l'ennemi. Lavisse : « *Notre patriotisme se confond avec la raison des temps modernes. *» Barrès met dans la bouche de Burdeau, un des philosophes du régime : « *Qu'est-ce que la France ? Une collection d'individus ? Un territoire ? Non pas, mais un ensemble d'idées. La France, c'est l'ensemble des notions que tous les penseurs républicains ont élaborées et qui composent la tradition de notre parti. On est français autant qu'on les possède dans l'âme. *» Qui n'est pas du parti est exclu de la communauté nationale.
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Laboulaye en 1875 : « *La République, c'est la représentation vivante de la patrie. *» Siegfried remarque qu'entre 1871 et 1905 les républicains ont « *la conviction élémentaire que république et patrie sont des notions qui ne peuvent se séparer, à peine se distinguer *»*.* Mais le fait ne cesse pas en 1905. L'historien socialiste Zévaès définit sa patrie comme « *l'avènement de la démocratie française *»*.* Renoult dit le 11 novembre 18 à la Chambre qu'il préside : « *Par la République, l'idée de patrie --* la patrie est devenue une idée, cessant d'être un fait et même un bienfait -- *était encore quelque chose de plus grand et de plus beau. C'était le symbole vivant des espérances de tous les hommes de la terre* -- voici la patrie idéale étendue au genre humain -- *le souvenir toujours présent de nos grandes Révolutions. *» Thorez en 1934 : « *Nous aimons notre France, terre classique des révolutions, foyer de l'humanisme et des libertés. *» Néophyte du patriotisme par ordre de Staline, il se trouvait à l'aise dans le patriotisme jacobin. Albert Keim, qui fut dans les cabinets ministériels de la Troisième et en fréquenta le personnel politique, avec un *nous* qui n'est pas de majesté : « *La République a toujours été pour nous la France, et la France la République. Nous n'avons jamais séparé et nous ne séparerons jamais l'une de l'autre. *»
M. Chastenet, recevant M. Guéhenno à l'Académie lui dit : « *Depuis 1789 existent deux sortes de patriotisme français. L'un, physique et concret, s'attache d'abord au sol, à ses habitants, à son histoire, à ses traditions, à ses tombes même...L'autre, idéologique et abstrait, a pour objet la France porte-flambeau, la France qui osa faire sa devise du triptyque Liberté-Egalité-Fraternité : c'est ce patriotisme qui est le vôtre et qui vous fait écrire :* MON PAYS EST UNE FRANCE QU'ON N'ENVAHIT PAS. » Ce monsieur désincarné dans une patrie idéale quand le *feldgrau* grouille sur le sol de la patrie réelle a quelque chose d'obscène. Je n'en doute pas, c'est ce que M. Chastenet a voulu dire, car dans les discours académiques des épines se cachent sous les fleurs des couronnes et de la rhétorique.
Cette confusion de la France, que je veux pérenne, avec un régime nécessairement transitoire, est consacrée depuis 1946 par nos constitutions qui disent : « *La France* EST *une République. *» Non pas, la rédaction conforme à la nature des deux objets est : « Le régime politique de la France est la République. » On m'accordera que la distinction constitutionnelle entre la France et son régime est nécessaire à un pays où l'on n'a pas assez des doigts et des orteils pour compter les constitutions qu'il a eues en un peu plus de cent cinquante ans, sans compter les périodes où il n'en avait pas.
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A cette unanimité démocratique dans la confusion, je ne vois que deux exceptions : Danton qui a le sens de la patrie charnelle qu'on n'emporte pas à la semelle de ses souliers et Barbès qui écrit après Sadowa : « *Si ça devait finir par l'invasion, je préférerais vingt ans d'Empire. *» L'invasion venue, ses coreligionnaires politiques remercieront les Prussiens qui, par la divine surprise de la défaite, leur avaient donné la République.
Arrêtons-nous à l'instant de notre histoire où le néo-patriotisme jacobin se saisit du pouvoir, car il noue un drame qui ne va plus cesser de peser sur nos destins. La patrie était un fait, elle devient une opinion, symbolisée par une étoffe de couleurs. Bonald l'a dit avant moi des révolutionnaires : « *Les hommes de ce parti ne sont pas de leur pays mais de leur opinion *», et Montégut : « *La patrie telle que la Révolution la fit est une philosophie. *» Mieux encore Michelet définit l'outrecuidante prétention du néo-patriotisme : par lui « *l'homme échappe à* la *tyrannie des circonstances naturelles. Dans cette transformation merveilleuse,* L'IDÉE A TRIOMPHÉ DU RÉEL ». Benda : « *La France* de la Révolution *est* UNE VICTOIRE DE L'ABSTRAIT SUR LE CONCRET. » Or si le fait s'impose à l'esprit, une opinion peut toujours être discutée : la patrie devient discutable et depuis lors les partis ne cessent de lacérer la France en s'entre déchirant sur l'idée qu'il faut se faire d'elle, voire en niant cette idée.
Davantage, cette conception politique a exclu de la patrie deux éléments de sa force et de sa cohésion : le Trône et l'Autel. Plus encore, l'idée qui les remplace est, de par sa nature, cause de destruction du corps social : pulvérisation de l'organisme, la démocratie ne supportant pas les corps intermédiaires qui font un obstacle entre l'individu et le pouvoir absolu de la volonté générale ; pulvérisation du *consensus,* car rien n'est plus vague que l'idée démocratique. Un girondin et un montagnard, un thermidorien et un babouviste, un doctrinaire et un fouriériste, un thiériste et un communard, un « rallié » et un socialiste, MM. Giscard, Mitterrand et Marchais se disent démocrates et ne se font pas la même idée de la démocratie. Un troisième élément de la force nationale pâtit gravement du néo-patriotisme : l'armée. Car par les principes qui la font, par les principes d'action qu'elle applique -- et qui sont d'ailleurs ceux de toutes les actions que l'on veut heureuses -- l'armée est un démenti vivant de la démocratie, la preuve *a contrario* de sa malfaisance.
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L'armée est un danger pour la République, souvent par l'origine sociale de ses cadres, toujours par leur formation intellectuelle. A l'armée de métier, même à l'armée nationale dont les seuls cadres sont de métier, le démocrate préfère une armée qui n'a pas de métier, une armée plus ou moins tumultuaire levée au moment du besoin. Voire, dans les périodes où elle est le soutien d'un régime qui n'est pas celui qui a la préférence du démocrate, il en réclame la destruction, camouflant son antimilitarisme derrière les billevesées, qui prétendent l'armée inutile, du pacifisme et du désarmement. Ainsi la Gauche après Sadowa, ainsi la S.F.I.O. et la C.G.T. avant la guerre de 14, ainsi de nos jours...
Enfin, et c'est peut-être ce qui a le plus coûté à la France, si la patrie n'est plus une réalité mais une opinion, elle *est* là où triomphe cette opinion, et elle n'est que là*.* D'où une quadruple et désastreuse conséquence. D'abord tout homme qui ne nourrit pas une ferme conviction démocratique n'est pas patriote, il est l'homme à abattre plus que l'étranger qui passe la frontière l'arme à la main. C'est écrit dans le cinquième couplet de la *Marseillaise :* vous pouvez épargner le soldat ennemi, mais point le « *despote sanguinaire *» ni les « *complices de Bouillé *»*.* En période calme, les conséquences de cet ostracisme sont feutrées. Elles éclatent en période de révolution ou simplement d'installation du régime : ainsi à partir de 1880 l'expulsion des congrégations. En période de guerre, c'est une bonne méthode pour se débarrasser par un acte quasiment administratif de l'adversaire politique et s'il y a une révolution devant l'ennemi c'est un moyen de le faire déclarer traître à la patrie : cela condamne Louis XVI aussi bien que le maréchal Pétain et par conséquent leurs fidèles.
Deuxième conséquence : la France n'est la patrie du démocrate que lorsqu'y règne la démocratie, sinon son devoir est de la combattre pour les y introduire. Dubois-Crancé, qui était officier, disait que « *servir dans l'armée, c'était servir avec des brigands *»*.* Membre du Comité militaire de la Constituante, son optique avait changé : « *C'est un honneur d'être soldat quand ce titre est celui de défenseur de la plus belle constitution de l'univers. *» A la nouvelle de Brumaire le général E.-F. Simon, chef d'état-major de Brune dans l'ouest, soldat de mérite mais haut gradé dans la maçonnerie, diffuse une circulaire à toutes les armées : « *Vous n'avez plus de patrie, la République n'existe plus. *» Cette conception du patriotisme explique les trahisons des libéraux envers la patrie réelle sous la monarchie légitime lors des expéditions d'Espagne et d'Alger (cf. ITINÉRAIRES, n^os^ 173 et 179), l'abstention de la Gauche dans la guerre avant le 4 septembre, celui, maintenu après cette date, de *l'Internationale,* l'antipatriotisme de la S.F.I.O. et de la C.G.T. avant 14.
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La troisième fâcheuse conséquence du patriotisme jacobin est l'universalisme de son entreprise. La démarche intellectuelle est logique, qui part d'une définition erronée pour aboutir à une contradiction : la patrie est une idée et toute idée a par essence une valeur universelle, la théorie démocratique plus que toute autre, étant une philosophie de l'homme et une anti-métaphysique comme le définissant hors du Créateur. La contradiction est que si la patrie est universelle, il n'y a plus de patrie du tout. Le récit d'une fête *patriotique* de 1790 contient ce passage : « *M*. *Danton eut le bonheur d'obtenir le premier la parole, et fit voir qu'il en était digne. Il dit que le* PATRIOTISME *ne devait avoir d'autres bornes que* l'UNIVERS, *il proposait de boire à la santé, à la liberté de l'*UNIVERS ENTIER. *Sa motion fut accueillie avec l'enthousiasme qu'elle méritait. *» En juin 90, le roi demande à la Constituante, conformément au Pacte de Famille, l'armement d'une escadre pour aider l'Espagne en difficulté avec l'Angleterre. Il s'ensuit une nouvelle Nuit du Quatre-Août où le droit de la France à être une patrie est sacrifié sur l'autel des Immortels Principes comme un anachronique privilège féodal : la patrie est « dépassée ». Le 19 du même mois apparaît à la barre de l'Assemblée le baron prussien Clootz, « *l'orateur du genre humain *»*,* membre très remuant des Jacobins qui « *personnifiait le plus complètement l'esprit cosmopolite de la Révolution *» (Albert Sorel), fortement soupçonné d'être agent du roi de Prusse, auteur d'un *Projet de République universelle* où un raisonnement spécieux montre déjà le bout de l'oreille du pangermanisme. Il venait ce jour-là comme délégué du *Club des Étrangers,* suivi d'un cortège ridicule de membres de ce club où figuraient des persans et des turcs ou prétendus tels dont le costume venait de quelque théâtre. On préparait la Fête de la Fédération. Pour Clootz, ce ne devait pas être celle de tous les Français unis dans l'amour de la France sous leur roi légitime, mais la « *Fête du Genre Humain *» où les étrangers verront « *le gage de la délivrance prochaine de leurs malheureux concitoyens *»* :* « *La trompette qui sonne la résurrection d'un grand peuple a retenti aux quatre coins de l'univers et les chants d'allégresse d'un chœur de 25 millions d'hommes libres ont réveillé des peuples ensevelis dans un long esclavage. Quelle leçon pour les despotes, quelle consolation pour les peuples infortunés quand nous leur apprendrons que la première nation de l'Europe, en rassemblant ses bannières nous a donné le signal du bonheur de la France et des deux mondes. *»
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Tout ce qu'il y a de *patriote* dans Paris s'enivre à cette perspective grandiose, et Desmoulins, qui s'occupe autant des *Révolutions de France et du Brabant* que *des royaumes qui, demandant une assemblée nationale et arborant la cocarde, mériteront une place dans les fastes de la liberté --* je n'y puis rien, tel est le titre, un peu longuet, de son journal, -- prophétise qu'il n'y aura bientôt plus qu'un seul peuple « *qui s'appellera le Genre Humain *»*.* Deux demi-fous, le martiniste Bonneville et l'abbé Fauchet, premier exemplaire connu du démocrate-chrétien, fondent le *Cercle social* pour réunir une confédération universelle de francs-maçons et « *amis de la vérité *», faire des peuples une seule famille. Les séances hebdomadaires du cercle réunissent vers la fin de 90 jusqu'à 10.000 assistants au Cirque national. On y voit Sieyès, Condorcet, Brissot, Desmoulins et le futur conventionnel anglo-américain Payne. Le 12 juillet 91, le Club des Cordeliers entend la lecture d'un *Manifeste aux Peuples de la terre* qui les invite à rompre le joug du despotisme : sensation, le club y adhère, plusieurs membres se proposent pour les traductions nécessaires et, dit le compte rendu, « *la Société les a chargés de cette besogne* PATRIOTIQUE ». Une semaine avant la guerre les Jacobins reçoivent deux délégués de la *Société constitutionnelle de Manchester :* « *Les lumières que vous venez de répandre,* disent-ils, *sur les vrais principes de la politique et les droits naturels de l'homme doivent nous faire sentir que le temps est venu d'*ABOLIR TOUT PRÉJUGÉ NATIONAL. » Le compte rendu ne signale pas que les deux lascars ont été vidés sous les vociférations des *patriotes* indignés de l'injurieux compliment. Robespierre, dit son biographe M. Walter, aime la France : « *Ce n'est pas en tant que terre natale, mais parce qu'elle sert de champ de bataille à la Révolution. *» Le 23 avril 93 il présente à la Convention une nouvelle *Déclaration des droits* car le texte sublime et définitif d'il y a moins de quatre ans est déjà périmé : on y lit que tous les hommes de tous les pays sont concitoyens d'un même État. Carnot dit qu'il convient à la France d'aimer sa Révolution pour ce que le monde, beaucoup plus qu'elle-même, lui doit de bienfaits. Parbleu oui, car de la croisade humanitaire du jacobinisme, la France n'a tiré que 23 ans de guerre, quatre invasions et deux millions de morts. Elle est bien le « *Christ des nations *» que voudront à nouveau les saint-simoniens de 1830-32, Naquet et Marc Sangnier.
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Volney dit à la Constituante : « *Soyez législateurs de tout le genre humain *»*,* Thuriot à la Législative : « *La Révolution n'est pas seulement pour la France, nous en sommes comptables à l'humanité *»*,* et Manuel à la première séance de la Convention qu'elle est faite pour « *préparer le bonheur de l'humanité *». Clootz : « *La France est le point de ralliement du Peuple-Dieu. *» Robespierre : la Convention « *dirige les destinées de la terre *»*.* Rabaut-Pommier et Cambacérès lui font décréter que le projet de constitution élaboré par le comité *ad hoc* ne sera discuté qu'après deux mois car ce texte, étant « *le code politique de tous les peuples *»*,* doit être examiné par l'Europe entière. Barère, rapporteur du Comité, fait adopter une *Adresse aux amis de la Liberté et de l'Égalité* du monde entier les invitant à présenter, dans quelque langue, que ce soit, leurs vues relatives à la Constitution. Il est à jamais regrettable qu'un texte élaboré par un si vaste conseil n'ait pas été appliqué.
« *La Révolution,* écrit au siècle suivant Godefroy Cavaignac, *c'est notre patrie remplissant cette mission d'affranchissement qui lui a été confiée par la providence des peuples. *» Comte : « *L'opération n'est française que par le mode et l'initiative : au fond, l'ébranlement révolutionnaire a été fait aussi au profit commun de toute la grande république européenne. La France a travaillé pour toute la communauté occidentale. *» Pour Zévaès, la patrie du socialiste « *signifie aussi l'humanité, car c'est pour le monde entier que la Révolution française veut lutter et souffrir *»*.* La France est devenue le soldat-né de la Démocratie Universelle, « *le condottiere,* raille Lamartine, *de la Liberté *»*.* Elle y est obligée par la *Déclaration des Droits* qui n'est pas, remarque Louis Blanc, celle du Français, mais de l'homme : « *Était-ce pour la Déclaration des droits du peuple français que la France s'ouvrait les veines ? Non, c'était pour la Déclaration des droits de l'*HOMME » (souligné par lui). Cela crée à la France le devoir d'intervenir par les armes partout où ils sont menacés ou insatisfaits. Le *patriotisme* consiste à étendre la patrie idéale au monde entier, la France étant sa base au sens militaire et logistique du terme. Danton dit à la première séance de la Convention : « *Je déclare que nous avons le droit de dire aux peuples : vous n'avez plus de rois. La Convention* NATIONALE *doit être un comité d'insurrection* GÉNÉRALE *contre tous les rois de l'*UNIVERS. *Et je demande qu'en appelant toue les peuples à la conquête de la Liberté, elle leur propose tous les moyens de repousser la tyrannie sous quelque forme que ce soit. *»
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L'Assemblée décrète le 19 novembre : « *La Convention* NATIONALE *déclare, au nom de la* NATION FRANÇAISE, *qu'elle accordera fraternité et secours à* TOUS LES PEUPLES *qui voudront recouvrer leur liberté, et charge le pouvoir exécutif de donner aux généraux les ordres nécessaires pour porter secours à ces peuples. *» Les ordres, c'est simple, mais quels sont les moyens d'exécution ? Le sang des jeunes Français en âge de porter les armes. Texte « *héroïque *» et « *magnanime *», écrit Louis Blanc : héroïque à verser le sang des autres, car la jacobinière s'était légalement dispensée d'aller à la boucherie, et magnanime à le verser libéralement. M. Fugier (*Histoire des relations internationales.* T. IV, Hachette, 1954) écrit que « *la Révolution* « *nationalise *» *la guerre *». Elle la nationalise en envoyant tous les jeunes Français aux armées, elle la dénationalise dans ses buts. En somme la Monarchie poursuivait des buts de guerre nationaux avec une armée qui n'était pas nationale. La nature du patriotisme jacobin oblige au bellicisme la Convention qui, en quelques jours, met la France en guerre contre la Hollande, l'Angleterre, l'Espagne et les Deux-Siciles parce que la Prusse, l'Autriche et le Piémont n'étaient pas suffisants ; à un annexionnisme délirant qui éternisera une guerre soutenue par l'Angleterre inaccessible dans son île ; à la folie des Républiques-Sœurs pourvues de constitutions semblables à celle du Directoire ; au siècle suivant à l'interventionnisme universel en Irlande, Belgique, Allemagne, Bohême, Hongrie, Italie, Égypte, dans les deux Amériques et pour la « *démocratie éthiopienne *» en 1934, au besoin contre l'Europe entière comme en 1840.
Quatrième conséquence du néo-patriotisme jacobin, le démocrate français nourrit l'illusion que, concitoyens d'une même patrie universelle, « *citoyens du monde *», tous les démocrates de tous les pays sont frères, que ses idées ont une vertu propre à faire tomber ses armes des mains de l'ennemi prêt à l'accolade dès l'instant que la République a été proclamée à l'hôtel de ville, et que, si la Démocratie vient à être attaquée en la personne de la France qui la symbolise aux yeux du monde depuis 89, les autres éléments de la patrie idéale vont se dresser pour la défendre contre les méchants. D'où la certitude au printemps de 92 que les peuples vont se soulever contre leurs tyrans devant les armées de la Révolution s'avançant en majesté dans une triomphale promenade militaire, d'où la tenace légende que cela s'est produit pendant l'hiver 92-93, puis à nouveau en 94 devant les Quatorze Armées de la République. D'où la persuasion sous la Monarchie de Juillet et en 48 que les peuples impatients de leur délivrance n'attendaient que l'apparition du drapeau tricolore sur les Pyrénées, les Alpes et le Rhin.
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D'où, cette année-là, des expéditions à main armée contre la Belgique, le duché de Bade et la Savoie qui sombrent dans le ridicule mais donnent bien des soucis au pauvre Lamartine. D'où, après le 4 septembre, les appels vains et ridicules à la Démocratie Universelle, l'idée extravagante que la Révolution est victorieuse à Berlin à l'imitation de Paris et la persuasion populaire que la République, par la seule vertu du mot, va faire refluer les Prussiens sans combat et mieux qu'à Valmy. Il y a de cette ineptie mainte anecdote aussi ridicule que navrante, avec les témoignages que les travaux de défense éloignée de Paris en furent arrêtés : le siège ne fut que plus étroit.
Ainsi le *patriote* se dit *citoyen du monde,* contradiction qui le condamne. On pense bien que cette billevesée ne lui est pas venue en tête du jour au lendemain. Il faut y voir le résultat d'une longue préparation intellectuelle, celle menée par la maçonnerie dont les idées universalistes seront développées en particulier par le Cercle social cité plus haut. Son co-fondateur Fauchet se défendait d'être le sectateur de l'*Illuminisme* de Weishaupt, mais il en répandait les idées cosmopolites qui étaient d'ailleurs celles de la maçonnerie orthodoxe. L'abbé Barruel, qu'il est de bon ton de dénigrer, a fait une observation d'excellente psychologie. Weishaupt attaquait « *l'amour national *» qu'il appelait déjà nationalisme, et prônait « *l'amour général *» : que l'on ôte du cœur humain l'amour de la patrie, et les hommes s'aimeront tous les uns les autres, idée qui n'est pas hors d'actualité. Barruel diagnostiquait : « *Il ne prétend aimer tous les hommes également que pour se dispenser d'en aimer un véritablement. Il étend le lien pour annuler sa force et son action. Il se dit citoyen de l'univers pour cesser d'être citoyen dans sa patrie. Il nous dit d'aimer tout d'un pôle à l'autre pour n'aimer rien autour de lui. Voilà ce que c'est que nos cosmopolites. *»
N'aimer rien est faible, c'est haïr qu'il faut dire. Car l'ironique « *sois mon frère ou je te tue *» de Chamfort est d'expérience historique : on n'est jamais plus près de dresser la guillotine en permanence sur la place publique que quand on proclame la Fraternité Universelle. Voire plus près du massacre à la grosse, les Vendéens en ont su quelque chose, et les prolétaires de Paris en juin 48. L'humanitarisme est sanglant. Ce fait historique mesure en cubant des monceaux de cadavres la différence entre la Fraternité Universelle des jacobins et la Charité. Leur volume explique pourquoi nos sorbonnards ont répugné à l'analyse du patriotisme jacobin.
André Guès.
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### Billets
par Gustave Thibon
##### *L'ébullition et l'évaporation*
5 avril 1974.
Une rue parisienne. Je longe un Foyer universitaire. Une éruption d'affiches de toute couleur et de tout format en recouvre entièrement les murs. Je cite au hasard : solidarité avec les prisonniers basques, grévistes de la faim -- Manifestation contre les fascistes chiliens -- Pour la libération de l'Angola -- Chassons les politiciens pourris, etc.
Je ne prends pas cela au sérieux et je sens pourtant déjà des élancements dans la tête. Sans doute parce que je n'ai pas encore atteint le stade de la « conscience planétaire »...
Et je me pose la question suivante : quel temps et quelle énergie reste-t-il à ces malheureux enfants, tiraillés à tous les azimuts de la propagande, pour s'occuper de ce qui les concerne directement : leurs études, leurs distractions, leur famille, leurs amitiés et leurs amours ?
« Que chacun balaye devant sa porte et toute la ville sera balayée », dit un proverbe oriental. Ce sage conseil n'a pas cours ici : on veut chasser la malpropreté aux quatre coins du monde, mais on la tolère -- que dis-je, on la cultive -- chez soi. L'immeuble crasseux, poussiéreux et défiguré par cette lèpre de graffiti et d'affiches réfute à lui seul les grands appels à la justice idéale et au nettoyage universel qui s'étalent sur ses murs.
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Les vrais responsables de cette crise d'irréalisme ne sont pas les adolescents, ce sont les « maîtres à penser ». Les meneurs de jeu qui, depuis des décades, abusent honteusement de l'inexpérience et de la crédulité de la jeunesse. On berce ces enfants d'un nouveau conte de fées : celui de la toute-puissance et de l'infaillibilité de l'agitation sociale et politique. A quoi bon travailler, chacun à sa place et dans sa ligne, pour devenir un bon médecin, un bon avocat, un bon ingénieur ? Il suffira du coup de baguette de la révolution pour transformer l'homme et changer la vie. La politique -- j'entends cette politique négative qui se traduit uniquement par des revendications et des manifestations -- a pris le relais de la magie.
C'est avec ce poison idéologique qu'on endort les jeunes aux réalités qui les touchent de plus près et qu'on les éveille aux chimères les plus folles. On fait le désert sous leurs pas et on les enchante par compensation d'inaccessibles mirages.
Et, sous ce masque de libération illusoire apparaît déjà le triste visage de l'esclavage. J'ai senti cela en croisant une manifestation d'étudiants : ces milliers de faces crispées, de regards hypnotisés, de bouches hurlant le même refrain vide de sens m'ont fait l'effet d'un défilé d'automates. Étrange renversement des valeurs : on récuse l'autorité des parents (la famille est dénoncée comme un résidu archaïque) et la compétence des professeurs (les cours chahutés ne se comptent plus) mais le slogan le plus creux suffit à mobiliser des troupeaux de somnambules : là, plus de contestation, plus de discussion, extinction totale du sens critique ; les mots sont des signaux automatiques, le réflexe conditionné remplace la libre discipline refusée.
Révolte contre les lois inscrites dans la nature même de l'homme et docilité sans réserve aux utopies, cette double aberration prépare de cruels lendemains. Car ce n'est pas en déséquilibrant les individus qu'on construira une société plus harmonieuse, ni en s'hypnotisant sur l'impossible qu'on modifiera positivement le réel. L'extrémisme a toujours été l'alibi de l'impuissance et le dernier spasme de la liberté agonisante...
« La jeunesse est l'âge de l'ébullition », m'a dit un vieillard qui regardait avec moi le défilé échevelé et hurlant dont je viens de parler. -- « Je n'ai rien contre la ferveur, ai-je répondu, à condition qu'elle soit contenue dans les limites du possible et appliquée à des objets réels. Mais je crains fort que tout ce bouillonnement sans couvercle aboutisse, non à la concentration, mais à une évaporation totale et irréversible... »
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##### *L'érotisme contre la sexualité*
12 avril 1974.
Lawrence -- l'auteur de l'amant de Lady Chatterley, ouvrage peu suspect de puritanisme puisque sa diffusion fut interdite en Angleterre pendant trente ans comme contraire aux bonnes mœurs -- écrit que l'amour des sexes, s'il ne s'accompagne pas d'un éblouissement réciproque, n'est qu'une vulgaire affaire de sensations, c'est-à-dire très peu de chose.
Ce jugement d'un expert en la matière prend une valeur prophétique devant le déferlement d'érotisme théorique et appliqué qui submerge notre époque.
L'éblouissement...Que peut-il en rester sous cette avalanche d'informations brutales suivies à court terme de « travaux pratiques » ? Le sexe à l'école, le sexe dans les livres, les journaux, les publicités (au train où nous allons, on ne nous présentera bientôt plus un article de consommation sans en pimenter la réclame d'un semi-nu féminin...), le sexe à la télévision et au cinéma, le sexe au coin de la rue sous la forme des champignons vénéneux autour d'un arbre malade, l'apologie des débordements sexuels sous l'égide sécurisante de la pilule, etc. -- ce mélange de boursouflure et d'aplatissement ne peut que conduire à l'indifférence ou au dégoût devant une des plus profondes réalités de l'existence. Tous les voiles et tous les tabous dressés par les générations précédentes défloraient moins le mystère de la sexualité que ce rabâchage obsédant et ces exhibitions monotones...
Il en résulte que la sexualité se dévalue d'autant plus qu'elle s'étale et s'exerce davantage. La licence de tout dire et de tout faire lui fait perdre en profondeur ce qu'elle gagne en surface. Un prurit généralisé, où l'imagination a plus de part que la chair, remplace la ferveur de l'attente et l'émerveillement de la découverte. On est même en droit de se demander si cette vague d'érotisme n'est pas le dernier spasme de l'attraction sexuelle agonisante. Un exemple probant. Je n'ai jamais eu le courage d'entrer dans une de ces immondes et ridicules boutiques qu'on nomme sex-shops, mais leurs portes étant toujours largement ouvertes, j'ai pu observer du dehors la faune humaine penchée sur les livres et les images obscènes. Rien de plus lugubre : pas la moindre trace de verdeur ou de gaillardise sur ces visages désespérément sérieux et concentrés ; on se croirait dans une salle d'études où moisissent des garçons en mal d'examen ou, mieux encore, dans un magasin de pompes funèbres. Et de fait, c'est bien d'un enterrement qu'il s'agit : celui de l'amour et même de l'authentique désir charnel...
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Ainsi, à force de traiter la sexualité comme un vulgaire objet de consommation, avec la publicité et l'étalage correspondants, on la fait rentrer dans la ronde infernale, dénoncée par tous les sociologues, de l'expansion à tout prix -- ce qui conduit, suivant la tactique éprouvée de tout marketing dynamique, à susciter sans fin des besoins de plus en plus factices -- lesquels, en raison même de leur caractère illusoire, s'éteignent à peine comblés. D'où les surenchères les plus saugrenues pour secouer l'ennui, fruit pourri de la satiété.
Je mets à part le problème de l'éducation sexuelle des enfants. Certains y voient un remède préventif contre les dangers de l'érotisme ambiant. Je ne pense pas qu'on doive laisser les enfants dans l'ignorance absolue des choses du sexe. Et aujourd'hui moins que jamais. Mais, à voir comment se présente actuellement cette éducation (j'ai sous les yeux le récent manuel édité par la librairie Hachette), je ne peux m'empêcher de redouter les périls de cette vaccination prématurée. En premier lieu, celui d'une stérilisation précoce du sentiment amoureux.
Je m'explique. Cette éducation sexuelle porte uniquement sur l'aspect physique et physiologique de l'amour. Elle est « fonctionnelle » suivant le terme à la mode. D'où le risque, pour des cerveaux farcis avant l'âge d'images et de notions trop précises, de voir se tarir à la source cet émerveillement réciproque dont parle Lawrence, cette révélation éblouissante des gestes du corps à travers l'ivresse de l'âme. Est-ce qu'une connaissance parfaite des mécanismes et des chimismes de la nutrition aide à manger de meilleur appétit et à mieux digérer ? De même, est-ce en fabriquant des petits techniciens du sexe qu'on préparera des amoureux plus fervents et des époux plus fidèles ?
Je ne conçois pas d'éducation sexuelle positive en dehors de l'éducation globale de l'amour. Car on va sans peine de l'amour au sexe, mais on ne remonte pas du sexe, ainsi isolé et hypertrophié, vers l'amour. Et, semblable à celle des monnaies malsaines, l'inflation galopante des signes érotiques conduit infailliblement à la faillite du sexe.
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##### *La sélection contestée*
19 avril 1974.
J'ai vu, tracée en gros caractères sur les murs d'un de nos lycées, l'inscription suivante : « Non aux retards scolaires. Non à l'échec aux examens. Non à l'élitisme. Pour la démocratisation de la culture. » J'ai oublié le nom de la ligue d'où émanait cet appel révolutionnaire...
Si je comprends bien, la démocratisation de la culture repose sur la négation pure et simple de tous les critères de sélection. Le cancre est l'égal du plus doué, le paresseux du plus travailleur. Pas de différence au départ et pas de discrimination à l'arrivée. Mais alors, pourquoi des examens ? Et pourquoi même des études dont la sanction serait positive pour tous ? Il serait tellement plus simple de délivrer à chaque citoyen, en même temps que sa carte d'électeur, un diplôme de doctorat ès lettres, en droit ou en médecine, à son choix. On en finirait ainsi avec l'élitisme, car l'élite aurait résorbé toute la masse...
Toujours dans la même ligne, on pourrait aussi supprimer l'échec dans les compétitions sportives (tous champions) ou politiques (tous les candidats élus, quel que soit le nombre de voix obtenu) et -- pourquoi pas ? -- dans la concurrence industrielle ou commerciale par un système ingénieux de compensation qui assurerait les mêmes avantages à l'habile et à l'incapable, au vrai producteur et au parasite. A la limite, c'est le rêve d'une pyramide sociale dont le sommet absorberait tous les étages...
Mais on ne défie pas impunément la nature et la logique et, si l'on essaye de faire passer ce rêve dans les faits, on provoque l'éboulement de la pyramide, de sorte qu'après cette ruée indistincte vers le haut, tout le monde se retrouve en bas. La dévaluation des diplômes trop généreusement octroyés est déjà un signe avant-coureur de cet effondrement.
Car il n'est pas de société sans hiérarchie et pas de hiérarchie sans sélection. Et si cette sélection ne s'opère pas par le jeu dûment contrôlé et sanctionné des inégalités naturelles, elle sera livrée au caprice des inégalités artificielles : celles qui naissent du hasard de l'intrigue ou de la force brutale.
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L'inégalité, inhérente à la nature, se retrouve en effet partout, y compris dans les idéologies et les mouvements égalitaires. Ceux-ci ont leurs chefs, leurs meneurs de jeu qui donnent des ordres, imposent une discipline et, s'ils triomphent, créent une nouvelle hiérarchie, souvent plus arbitraire et plus dure que l'ancienne. La révolte, là subversion, si elles veulent être efficaces, exigent une organisation et la soumission à des règles. En d'autres termes, il faut agir en ordre pour renverser l'ordre : sinon la révolution fait long feu. Si justifiée qu'elle ait pu être dans ses causes, la révolte des esclaves suscitée par Spartacus n'a pas abouti parce que les troupes, enivrées d'anarchisme égalitaire, n'ont pas obéi à leur chef.
Ainsi l'élitisme ressurgit au sein même de sa propre négation. Est-ce par hasard que les révolutionnaires distinguent, parmi leurs membres, les « durs » et les « mous » ? Aux premiers, il appartient de commander et aux seconds d'obéir. Un agitateur plus doué et plus actif que les autres est en droit de dire à ses compagnons de lutte : « Je sers mieux que vous l'idéal égalitaire, donc je ne suis plus votre égal et vous me devez respect et soumission. » Et c'est ainsi qu'on étrangle la liberté au nom de l'égalité.
Concluons. On peut contester tel ou tel critère de sélection, mais non la sélection elle-même. Si important qu'il soit, le problème des examens reste secondaire. La vie est un examen permanent où les examinateurs sont non seulement les hommes, mais l'impartiale force des choses. La forme la moins imparfaite de société serait celle où les critères de sélection répondraient le mieux aux exigences de la nature et de la justice, ce qui implique deux impératifs majeurs. 1°) que les meilleures places reviennent aux plus forts (et je prends ce dernier mot au sens le plus large : l'intelligence, le sens pratique, le don de sympathie et de commandement sont aussi des forces...) ; 2°) que les plus forts ne soient pas tentés d'abuser de leur puissance au détriment des plus faibles. Je crois qu'un régime de libre compétition, tempérée et arbitrée par de justes lois, est celui qui répond le mieux à cette double exigence.
Autrement dit, puisqu'une société sans élite est inconcevable, il faudrait organiser la compétition de telle sorte que l'accès à cette élite soit la récompense du talent, du travail et du service. Idéal irréalisable dans sa perfection, étant donné la faiblesse humaine, mais qui doit rester le pôle magnétique de toute ascension individuelle et de tout progrès social.
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##### *A chaque jour suffit sa peine...*
26 avril 1974.
L'homme est le seul être vivant qui soit capable de penser et de prévoir l'avenir.
Ce privilège lui permet de concevoir et de réaliser des projets par lesquels, contrairement à l'animal qui vit au jour le jour sous l'influence immédiate de ses instincts, il peut orienter et construire sa propre destinée. La prévoyance est le moteur du progrès.
Mais cette précieuse faculté est aussi la source d'un nombre incalculable d'illusions et de souffrances.
Bien des hommes en effet vivent tellement dans l'avenir qu'ils en oublient de goûter les joies ou d'accomplir les devoirs de l'heure présente. Ou bien ils attendent de l'avenir un bonheur idéal, qui n'est pas compatible avec les conditions de la vie terrestre, ou bien ils remettent au lendemain le soin de se corriger de leurs défauts ou de prendre certaines décisions dont l'urgence se fait déjà sentir aujourd'hui. Ils oublient que l'avenir n'est qu'un présent différé et que, s'ils sont incapables aujourd'hui d'être heureux et d'accomplir certains efforts, ils retrouveront demain les mêmes limites et les mêmes difficultés, de sorte que, déplaçant leurs espérances de lendemain en lendemain, ils finiront par mourir sans avoir jamais vécu. « L'enfer est pavé de bonnes intentions », dit un vieux proverbe...
La même obsession de l'avenir peut se présenter aussi sous la forme de la crainte et de l'angoisse. Combien d'hommes aggravent leurs maux réels par leur imagination des maux possibles et souffrent par avance d'événements qui ne se produiront peut-être jamais ! Ces terreurs sont en général aussi illusoires que les fausses espérances, car les malheurs qui nous frappent ne sont presque jamais ceux que nous avions prévus. J'ai connu un homme qui vivait dans l'obsession du cancer ; le moindre malaise lui paraissait un symptôme de la terrible maladie ; il se voyait déjà impotent et condamné et, finalement, il mourut dans un accident d'automobile auquel il n'avait jamais pensé ! Mais, en attendant, il avait gâché sa vie dans l'attente de maux imaginaires.
On me répondra qu'il y a des cas où les maux qu'on redoute ne sont pas imaginaires et qu'un homme, atteint par exemple d'une grave maladie ou en proie à de sérieuses difficultés financières a des raisons très légitimes d'être anxieux pour l'avenir.
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Je dirai que c'est une raison de plus pour ne pas ajouter à la douleur présente -- qui n'est de à que trop lourde -- le poids supplémentaire de la douleur a venir. Prenons le cas du malade. Ce qui l'accable et le décourage, c'est moins sa souffrance présente que l'image qu'il se fait de l'ensemble des maux qu'il devra peut-être subir et des dangers qui le menacent : « qu'aurais-je encore à souffrir ? comment vais-je me tirer de là ? » se dit-il. Et il se sent écrasé par cette masse d'épreuves futures qui n'existent pour le moment que dans son esprit.
Il faut apprendre à recevoir les épreuves telles qu'elles nous sont données, c'est-à-dire en détail et au jour le jour. « Quelle que soit ta souffrance, disait Marc-Aurèle, tu peux toujours tenir jusqu'à la minute suivante : or, la vie n'est qu'une succession de minutes. » On a dit aussi que si on étalait devant un homme l'ensemble des aliments qu'il devra consommer jusqu'à sa mort (plusieurs tonnes de pain, de viande, etc.), il en perdrait immédiatement l'appétit. Et cependant, jour après jour et sans y penser il en viendra à bout...
« Ne vous inquiétez pas du lendemain ; à chaque jour suffit sa peine », nous dit l'Évangile. Nous n'avons pas à rêver l'avenir, mais à le construire par une fidélité sans relâche aux tâches et aux devoirs de l'heure présente.
Gustave Thibon.
© Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique).
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### Histoire et fondement de la notion d'autorité
*suite et fin*
par Marcel De Corte
ON A TOUJOURS LES CONSÉQUENCES, disait Bainville. Si nous relisons avec attention les textes de Bossuet relatifs à la Réforme, et ceux d'Auguste Comte relatifs à la Révolution, nous nous apercevons, avec toute la joie qu'irradie la découverte du vrai, mais aussi avec la terreur sacrée que ressentit Tocqueville en contemplant l'irrésistible cours de « la démocratie », que nous rétrogradons de plus en plus, si nous n'y prenons garde, vers le type des sociétés animales asservies au seul instinct grégaire qui les meut d'une manière invariable à répéter le même modèle de communauté à travers tous les âges de manière à conserver, immuable, *la vie, physique, la seule vie physique de l'espèce.*
Mais pour voir les conséquences, il faut avoir des yeux, et il faut les ouvrir. Il nous faut nous débarrasser des *prestiges de l'illusion sociale* où nous sommes attirés invinciblement comme le papillon vers la lumière, depuis l'époque moderne. Il nous faut remonter un énorme et long torrent. Il nous faut constater, clair comme mille soleils, que la démocratie libérale, hérésie chrétienne née de la Réforme et de la Révolution, n'a jamais existé, n'existe pas et n'existera pas, parce qu'elle est la projection dans l'ordre temporel qui la refuse d'une structure sociale propre à la société surnaturelle qu'est l'Église fondée par Jésus-Christ, société de personnes qui n'est possible que dans l'ordre de la grâce.
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##### *Vers le totalitarisme*
De ce fait, il suit que la démocratie libérale doit avoir recours, pour tenter d'exister, au plus puissant des moyens dont l'homme dispose dans le domaine politique : l'État, non point l'État d'Ancien Régime, mais l'État moderne dont les pouvoirs sont illimités puisqu'ils ne sont plus mesurés par les communautés naturelles ou semi-naturelles que la Révolution a détruites au bénéfice ou, plus exactement, au maléfice des « droits imprescriptibles et absolus de la personne humaine ». Ce n'est point un paradoxe de soutenir que l'expansion de l'étatisme est le corollaire direct du libéralisme, c'est une constatation historique : « l'État-gendarme » est l'ombre menaçante de la démocratie libérale, l'obscure projection d'elle-même dont elle ne peut se dépouiller sans verser dans la totale anarchie. Cet État qui n'est plus le pilote et le gardien du bien commun, le mainteneur de la loi par excellence qui subordonne les parties au tout, est désormais une puissance sans bornes dont le rôle est de satisfaire les exigences, sans bornes à leur tour, des citoyens considérés individuellement ou dans leurs groupes de pression. A cette fin, l'État moderne multipliera ses règlements, étendra jusqu'à l'extrême le tissu de plus en plus serré de ses structures administratives et deviendra fatalement un État technocratique. Derrière une démocratie de décor, il faut chercher les machinistes : les influences des personnes et des groupes. Les maires du palais de la démocratie mérovingienne sont les égoïsmes individuels et collectifs qui orientent tour à tour, à travers un chaos d'ententes secrètes et de conflits ouverts, la Technique des techniques qu'est l'État moderne *vers la satisfaction de leurs intérêts particuliers.*
IL SUIT DE LA QUE L'ÉTAT LIBÉRAL EST A PROPREMENT PARLER UN ÉTAT SOCIALISTE parce qu'il est contraint, par sa structure, par la « société de personnes » qu'il veut en vain créer, par la *dissociété* effective qu'il veut inutilement gérer et qui atomise la vie sociale, *à s'introduire dans le domaine privé,* au cœur même des personnes qui le composent, *pour en manœuvrer les mécanismes, les réflexes et les instincts grégaires que partagent les hommes et les animaux.* L'État Jacobin, national-socialiste, est la conséquence DIRECTE de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Pour avoir voulu assurer le bien particulier des personnes, le libéralisme a glissé vers le collectivisme.
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Comment promettre à chaque citoyen la saturation de tous ses désirs, la suppression des « aliénations » que sa personne subit dès qu'elle entre par sa naissance en société, l'accomplissement de son autonomie et de sa liberté totale à l'égard de toute autorité extérieure, sans disposer d'un pouvoir colossal sur lui ?
Lorsque Marx et Engels assurent à ceux que leur sophistique a éblouis, que l'État communiste, détenteur de toute autorité en toute matière, disparaîtra peu à peu, que « le gouvernement des personnes fera place à la seule administration des choses », que le citoyen, désormais sans Dieu ni maître, sautera d'un bond du royaume de la nécessité à celui de la liberté sans entraves, leur discours politique est en réalité un discours religieux. Il ne pouvait en être autrement. Le libéralisme est en effet une hérésie chrétienne laïcisée. Le socialisme qui en est le fils et l'héritier en est une à son tour. Le premier proclame que le Moi est Dieu. Le second en déduit logiquement que la somme des individus rassemblés dans la collectivité est plus divine encore et que l'État qui la représente est capable, s'il parvient à en maintenir la cohérence, d'instaurer le Paradis sur terre où chaque Moi déifié pourra désormais se passer de l'État.
L'avenir revêt ainsi dans le marxisme la même valeur religieuse que l'éternité dans le christianisme. Dans l'au-delà, il n'y aura plus de communautés naturelles, il n'y aura plus de sexe, il n'y aura plus de nations, il n'y aura plus de société, mais seulement l'Église triomphante : le rassemblement des personnes sauvées que la vision béatifique du Dieu Trine unit entre elles. Le marxisme est l'hérésie chrétienne la plus radicale qui soit, celle qui contrefait avec le plus de soin l'Église fondée par Jésus-Christ. *On peut dire,* sans enflure, *que le communisme est l'Église catholique radicalement vidée de tout surnaturel, laïcisée de fond en comble. Il veut de toutes ses forces édifier sur terre une société parfaite de personnes, mais il la bâtit à l'envers.* Alors que l'autorité qui garantit et qui scelle l'union des personnes dans l'Église vient du Dieu de la grâce, descend à son Vicaire, aux évêques successeurs des Apôtres et aux prêtres, elle monte, par un processus qu'Isaac Deutscher appelle « le substitutionnisme », du le confondu avec le prolétariat au prolétariat confondu avec le parti, du parti confondu avec l'appareil du parti -- Comité central, Politburo, Présidium, Secrétariat -- au chef de l'appareil, au Vojd qui la détient souverainement, quitte à se garder des convoitises de ses rivaux qui aspirent à s'en emparer. Trotski déclare avec une lucidité prophétique que Lénine a créé une situation telle que « l'organisation du parti prendrait la place du parti, le Comité central celle de l'organisation, et enfin le Dictateur celle du Comité central ». On pourrait ajouter que le communisme, c'est la volonté du chef de l'appareil répandue et communiquée.
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Il s'en suit que « le socialisme, selon la forte parole de Proud'hon, n'a jamais existé, n'existe pas et n'existera jamais », parce qu'une société qui a pour fin le salut des personnes, est rigoureusement impossible, sauf dans l'ordre surnaturel. Ce qui existe en Russie, en Chine, à Cuba, en Yougoslavie, et ailleurs, c'est une masse d'individus que la destruction de l'ancienne société a radicalement séparés les uns des autres et qui sont unis entre eux *en imagination* dans une commune idéologie prometteuse de salut terrestre et *en réalité* par les crochets d'acier d'un État totalitaire dont l'appareil policier est omniprésent.
A la caricature de la société s'ajoute ainsi la caricature de l'autorité. C'est pourquoi le marxisme, si solidement installé qu'il soit, sera toujours un objet de contestation pour les marxistes fidèles au dogme du rejet de toute aliénation sans lequel la personne ne pourra jamais, à leur sens, se réaliser. Si la conscience personnelle est, selon la formule de Marx, « la plus haute divinité, celle qui ne souffre pas de rivale », le véritable marxiste ne peut tolérer *aucune autorité.* La Révolution ne peut pas s'arrêter, ni en U.R.S.S., ni en Chine, ni ailleurs, elle est par définition *permanente.* Chaque fois qu'une contrainte sociale est abolie, une autre surgit qui la remplace et qu'il faut combattre, même si elle est celle d'un État socialiste. *C'est l'autorité comme telle qu'il faut détruire, pour assurer l'autonomie radicale de la personne.* Il n'y a pas d'autre objet à la Révolution, fille de la Réforme, que celui-là : *le Moi.* Ainsi n'y aura-t-il plus que des individus libres dans une bienheureuse et totale anarchie. C'est dans ce sens que s'orientent les gauchismes contemporains.
##### *La décomposition de l'Église*
C'est dans ce sens également que va l'Église catholique depuis Vatican II. Société de personnes, l'Église catholique ne peut tenir que par le liant d'une foi et d'une liturgie *surnaturelles* communes à tous ses membres et maintenues *en leur intégrité absolue* par l'autorité que Dieu a déléguée à la Hiérarchie. Elle est désormais atteinte du mal qu'elle porte en ses flancs et qu'elle ne peut juguler *qu'en se tenant de toutes ses forces au niveau du surnaturel,* du Dieu de la Révélation, de son essence intime immuable, d'une croyance et d'un culte qui ne subissent aucune altération.
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*En s'ouvrant au monde moderne, au monde de la Réforme et de la Révolution, au monde du libéralisme et du socialisme, l'Église catholique s'est ouverte du même coup à sa propre présence défigurée, dégradée, qui tente vainement de se projeter dans le temporel comme une société de personnes et qui doit, pour essayer d'y parvenir, détruire les sociétés traditionnelles que l'intelligence et la volonté de l'homme ont édifiées au cours des siècles, et ruiner toute autorité.*
Cette décision aberrante n'a pas seulement déclenché « l'autodémolition de l'Église », elle a effacé, *elle est en train d'effacer la distinction du spirituel et du temporel que le Christ a opérée, sans laquelle toute société est vouée à la négation permanente de l'autorité.*
S'il est vrai en effet, comme nous l'avons montré, que tous les régimes politiques, depuis la Réforme et la Révolution, sont des hérésies chrétiennes sécularisées, il est évident qu'*ils évoluent tous,* sans rémission, vers la confusion, sinon l'identification du spirituel et du temporel. *La* « *démocratie *» *libérale et la* « *démocratie *» *socialiste ne sont que l'Église catholique elle-même, avec sa structure propre de société de personnes, son autorité sur les consciences, ses promesses de salut en* « *l'autre monde *»*, mais complètement amputée de sa vocation surnaturelle et complètement immergée dans le monde temporel.* La démocratie, quelle que soit sa couleur, amalgame l'*auctoritas pontificis* et la *potestas regalis,* les deux formes d'autorité, l'une spirituelle, l'autre temporelle, que le Moyen Age a séparées, non pour les opposer, mais pour les unir, assurant de la sorte la stabilité de l'Église et la convergence de toutes ses parties vers leur Bien commun naturel. En présentant la « démocratie » comme le prolongement temporel de l'Évangile, l'Église catholique officielle *se mue en agent de destruction des sociétés que la nature de l'homme a édifiées et de l'autorité qui les couronne, d'une efficacité inouïe.* Elle réitère l'aventure de la Réforme et sacralise la Révolution. Elle anéantit le fondement même de l'autorité, et de la sienne propre.
Toute autorité vient en effet de Dieu, dans les deux ordres essentiellement distincts et conjoints de la nature et de la grâce. Sans cette inébranlable pierre d'angle, toute société, quelle qu'elle soit, est vouée à la destruction. Sur ce point, le christianisme et le paganisme tombent d'accord, sauf s'ils s'abandonnent à la sophistique éternelle qui, depuis la chute d'Adam, fait de l'homme la mesure de toutes choses, et dont nous avons souligné les ravages.
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La foi catholique se fonde sur le témoignage souverainement *autorisé* de Celui qui, étant la Vérité et la Véracité absolues, ne peut se tromper ni nous tromper : *propter auctoritatem ipsius Dei revelantis qui nec falli nec fallere potest,* nous dit la Constitution *De fide catholica* de Vatican I, clairement, sans ambiguïté. Elle est une grâce qui unit les personnes à qui elle est octroyée dans une société surnaturelle commune : l'Église. L'autorité ecclésiastique *doit,* à peine de trahir Dieu, veiller sur l'intégrité de la foi dans le dogme révélé, dans l'action liturgique, dans les mœurs chrétiennes. Les élus, rassemblés dans l'Église, seront conduits par elle, sous son autorité, vers leur fin naturelle, leur Bien commun à chacun : la vision béatifique.
L'homme a été créé par Dieu animal raisonnable et animal social. Sa nature le voue nécessairement à la vie en société. Les sociétés où l'homme se trouve inséré par le destin de la naissance sont multiples. Elles se partagent toutefois en deux grands groupes : celles qui lui assurent *la vie,* telles la famille et la communauté professionnelle ; celles qui lui permettent de *mieux vivre,* de vivre en homme, telle la Cité. Les premières appartiennent *au domaine privé.* Rien n'est plus individuel que le fait de vivre et personne ne peut vivre ni mourir à ma place. Chacun vit et meurt seul. Les secondes appartiennent au *domaine public.* La fin de la Cité est d'assurer et de maintenir l'union de ses membres de manière à les ordonner à un bien commun de nature supérieure au bien particulier qu'est la vie individuelle et qui soit non seulement le bien de chacune des parties, mais aussi et indivisiblement le bien des autres, telle, en son sens le plus exact, *la civilisation.*
##### *Dans la famille et dans l'entreprise*
Avant de mieux vivre, de vivre en être humain et en être civilisé, il faut vivre d'abord. *Primum vivere, deinde philosophari.* La première société dans laquelle entre l'homme est la famille. L'homme ne l'a pas choisie. Sa structure sociale s'impose à lui dès le premier instant de sa naissance jusqu'à sa mort. C'est là qu'il perçoit *la nécessité bienfaisante de l'autorité.* Sans le pouvoir de lui imposer l'obéissance que possèdent par nature son père et sa mère, sans les multiples impératifs : « Fais ceci, ne fais pas cela », il mourrait en peu de temps.
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La communauté de travail était jadis confondue avec la famille pour la même raison : assurer à l'individu sa subsistance. Elle en est aujourd'hui séparée. Mais sa fin est toujours la même. On travaille dans une entreprise *pour gagner sa vie.* Une entreprise sans autorité qui hiérarchise et ordonne les tâches que chacun doit accomplir est de toute évidence un non-sens. L'autorité s'impose dans l'entreprise comme elle s'impose dans la famille sous peine de mort à court ou à long terme pour celui qui désobéit. Alain nous le dit : « Toute manœuvre à plusieurs veut un chef, et ce chef est absolu. Dire qu'il est absolu, c'est dire qu'il est un chef...Quand vingt hommes soulèvent un rail, ils obéissent à un chef ; s'ils discutent dans l'action, ils auront les doigts écrasés. Un grand carrefour encombré d'autos veut un roi absolu... » Ce sont là des choses évidentes que tout le monde sait.
Il est de *l'essence* de la famille et de l'entreprise *d'avoir un chef*. Pour que la famille ou que l'entreprise soit *ce qu'elle est,* pour qu'elle possède *ce par quoi elle est ce qu'elle est et se distingue de toute autre réalité,* il faut que l'autorité y règne. Sans l'autorité, la fin à laquelle leur essence est ordonnée et dont elle est inséparable disparaît. Il n'y a plus de famille. Il n'y a plus d'entreprise.
Il en est ainsi parce que les essences sont immuables, parce qu'*elles sont les idées qu'a des choses le Créateur.*
##### *Dans la société politique*
Ce qui est vrai du domaine privé l'est davantage encore de la société politique. Il n'y a pas de société politique sans loi. Il n'y a pas de loi sans pouvoir chargé de l'appliquer. Il n'y a pas de pouvoir sans autorité qui le mette en branle et cette autorité ne peut être que personnelle. Seul un être humain pourvu d'un nom propre peut exercer l'autorité. Un mécanisme d'institutions, si parfait qu'il soit, reste immobile sans lui. Il faut même aller plus loin : l'autorité est strictement personnelle et ne se partage pas. Sans doute peut-elle se déléguer et descendre du supérieur au subordonné, mais prise en son essence et en son acte, elle est inaliénable : personne ne la possède que le chef. On peut le montrer et le démontrer.
Pas de société politique sans loi, venons-nous de dire, à la suite de l'expérience commune de l'humanité. Qu'est-ce donc que la loi ? Saint Thomas nous répond avec sa densité coutumière : la loi est une ordonnance de la raison pratique promulguée en vue du bien commun par celui quia la charge de la communauté.
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Au double titre de mise en ordre ou d'organisation et de commandement, la loi émane de la raison pratique et se trouve finalisée par le bien commun des membres d'un tout dont elle règlera les conduites. Or la raison pratique, non plus que la raison spéculative, ne siège dans l'empyrée au-dessus des humains. Elle est incarnée dans tel ou tel corps humain qui l'individualise. Ce n'est pas la raison pratique qui commande les actes de l'homme, c'est l'homme par sa raison pratique. Ce n'est pas davantage la raison qui pense en homme, mais l'homme qui pense par sa raison. C'est trop clair, mais le rationalisme moderne, qui hypostasie la raison et en fait une sorte de raison universelle dont les raisons singulières ne seraient que les prolongements, ignore cette observation du bon sens. Toutes les activités de l'homme ont pour origine l'homme tout entier : la personne. *Actiones sunt suppositorum*, dit l'adage.
Cela ne veut pas dire, mais absolument pas dire que *la loi* dépend entièrement, quant à son contenu, de la volonté de la personne qui détient l'autorité. La raison pratique par laquelle l'homme dirige et commande ses actes a, comme la raison spéculative, un objet indépendant d'elle-même, en l'occurrence *une fin* à quoi elle se conforme : le Souverain Bien auquel se réfèrent tous les autres biens véritables qu'elle poursuit, et qui les juge, les discrimine, les hiérarchise. Dans ses activités publiques, elle est, d'autre part, *ordonnée au bien commun et à l'union des membres de la communauté* dont celui qui en est le siège fait partie. *Cela veut dire simplement que l'autorité est toujours personnelle en sa source et qu'il n'y a jamais, en dépit des apparences, d'autorité collective, ni législative, ni exécutive, ni judiciaire.* Toute cité est monarchique, il faut seulement y découvrir le vrai monarque, celui qui décide en dernier ressort : il est changeant en démocratie. Une autorité qui s'érigerait *en fin* de l'obéissance qu'elle requiert serait du reste tout bonnement tyrannie. Il est tellement vrai que l'autorité est toujours personnelle que sa dépersonnalisation est toujours le signe des régimes qui s'affaiblissent et qui meurent. Toute l'histoire en témoigne.
On ne va pas à l'encontre de l'axiome fondamental *actiones sunt suppositorum*. Celui qui néglige son rôle de chef ou qui le distribue à d'autres sans exercer sur eux une constante surveillance et en faire en quelque sorte le prolongement de son bras, débilite son autorité. Il n'est plus un chef. Il se mue en quelqu'un d'autre qu'un chef. Louis XIV nous le dit dans une langue musclée et sans graisse :
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« La décision a besoin d'un esprit de maître et il est sans comparaison plus facile de faire ce que l'on est que d'imiter ce que l'on n'est pas. » Lorsque l'autorité doute d'elle-même, lorsqu'elle a mauvaise conscience de ses commandements et de ses interdictions, c'est la société tout entière qui en pâtit : le navire sans pilote va droit sur l'écueil. Aucune société ne s'organise d'elle-même, ne tient par elle-même son propre gouvernail. Il faut une intelligence, une volonté, une raison supérieure incarnée en un homme qui réalise la cohésion exigée par le bien commun du groupe. Comme le dit Julien Freund dans son beau livre sur *L'Essence du Politique,* « l'autorité est une volonté individuelle au service d'une collectivité ». Louis XIV a parfaitement raison de proclamer : « L'État c'est moi. »
Mais si l'autorité est toujours personnelle en sa source, elle est toujours subordonnée au bien commun du groupe en sa fin. Louis XIV, le dit aussitôt à son petit fils qui lui succédera : « le bien public *pour lequel* nous sommes nés ». Il ne peut en être autrement. C'est même le signe caractéristique de l'autorité *juste,* celle qui s'exerce en vue de maintenir *l'union* des membres du groupe en quoi consiste précisément *le bien commun* de ce groupe, supérieur au bien particulier de chaque élément. C'est par l'union et par elle seule qu'un groupe peut obtenir des résultats qu'un individu isolé ne pourrait atteindre, et qu'une société peut parvenir, en cultivant les facteurs d'union et de communication dans tous les ordres : matériel et spirituel, à ce bien commun incomparable appelé *civilisation.* Le bien commun est tout ce qui unit, et le détenteur de l'autorité lui est subordonné, à un titre plus rigoureux encore que ceux qui lui obéissent, exactement comme tous les actes du pilote sont subordonnés au port vers lequel son gouvernail dirige le navire.
Il suit de là que le mal commun est tout ce qui divise et que *la démocratie,* diviseuse par nature, est, selon l'immortelle formule de Maurras, *la mort même.* Conçoit-on un seul instant l'État, gardien du bien commun, assujetti à un ou à plusieurs groupes d'intérêts particuliers ? Asservir de la sorte l'État, c'est commettre la plus grande des injustices. La démocratie est le système politique où l'iniquité est la plus répandue puisque chaque citoyen, n'y recherchant que son bien particulier, heurte de front le bien commun et le pulvérise.
Pour comprendre la nature et le fondement de l'autorité, il faut donc se placer au niveau de la raison (spéculative et pratique, puisque celle-ci n'est que l'extension de celle-là) qui fait l'homme. Le bien singulier, parce qu'il est singulier, ne peut être que celui de sens et de l'imagination. Le bien commun, au contraire, est une œuvre de raison.
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C'est tout un de dire de l'homme qu'il est un animal social et un animal raisonnable. Pour devenir ce qu'il est par nature, l'homme a besoin de se soumettre au bien commun des diverses sociétés dont il est membre et au Bien commun universel. Mais la nature ne se porte pas efficacement à cette fin. Livrée à elle-même, elle croule dans l'anarchie, comme l'observe sardoniquement Calliclès dans la *République* de Platon. Il lui faut la médiation des lois et des institutions que la raison pratique établit et qui sont conformes à sa fin. *La dignité de l'homme* consiste précisément *dans le respect* qu'il éprouve envers les ordonnances de la raison en vue du bien commun *et qui le rend respectable.* Sans la loi, remarquait Aristote, l'homme n'est qu'une bête ou un dieu, plus exactement une bête qui se tient pour un dieu.
Cela ne suffit toutefois pas. Saint Thomas et la réalité historique sont formels : point de loi sans autorité qui la promulgue et veille à son application. Prise en elle-même, la nature est hors d'état de s'accomplir. Il faut qu'elle soit *éduquée, enseignée.* Il y aura toujours en l'homme un ferment de révolte de la sensibilité et des passions contre les ordonnances de la raison auquel il faut sans cesse et *expressément* opposer la loi et l'autorité *qui la dit, qui se fasse obéir.* Sans la *proclamation* réitérée par l'autorité du : « il faut », « il convient », « il sied », « il est nécessaire », « on doit », etc. avec leurs corrélatifs qui se résument à un « il est interdit », l'homme s'abandonnerait à toutes ses concupiscences, à toutes ses colères. Il n'y a de nature humaine que disciplinée par la loi de la raison et du bien commun. Or comme le bien commun consiste, en cette matière pratique qu'est la vie sociale, en des actes, en des conduites, en des comportements qui favorisent l'union des citoyens, *comme le bien commun est sans voix par cela même,* il faut que la loi qui le vise soit promulguée *par celui qui a la charge de la communauté* afin que la parole de la loi incite les citoyens à son effectuation dans l'existence par l'action. L'autorité sert ainsi de raison à ceux qui n'en ont pas ou n'en ont guère. Elle conforte la raison de ceux qui en jouissent. Selon l'image bien connue, elle est *la tête du corps social.*
S'isoler de l'autorité, c'est donc pour tout membre d'une société, *perdre la tête* au sens le plus littéral de l'expression. Et, comme on ne peut se passer de tête, on en prendra une autre, *postiche* évidemment, n'importe où, à n'importe quel prix, à l'aveugle, sous la pression d'un instinct social écervelé qui vient du plus profond de l'être et qui cherche une issue, laquelle n'est plus désormais que déraisonnable, absurde et sotte.
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La démocratie, disait Charles Benoist, est le règne du *n'importequisme :* n'importe qui étant bon à n'importe quoi, on peut le mettre n'importe où. C'est là une autorité *factice,* comme le fait trop bien voir l'expérience. Et le propre d'une autorité artificielle, d'une autorité-pantin est d'avoir besoin d'un tireur de ficelles. La société devient alors un théâtre de marionnettes.
##### *L'autorité est de droit naturel*
Sans autorité, il n'est pas *réellement* possible d'unir *activement* les membres d'une société en vue du bien. L'autorité est donc *de droit naturel.* Elle est exigée par la nature de l'homme dont l'activité sociale, orientée de soi vers le bien commun, n'atteint *le vrai* bien commun que sous la directive d'une raison *rectifiée* vers sa fin ultime et donc soumise à *l'autorité d'une raison rectifiante* si la première lui fait défaut, comme il n'est que trop fréquent de le constater. L'autorité est fondée sur la nature raisonnable de l'homme.
Il existe en effet une grande différence que les fauteurs de l'égalitarisme, presque toujours des « intellectuels » en chambre, méconnaissent totalement, entre la vérité de la raison pratique et la vérité de la raison spéculative. Celle-ci se définit par la conformité à un objet indépendant des intelligences qui l'appréhendent, si bien qu'une même vérité peut être commune à deux êtres qui n'ont entre eux aucune relation effective : l'écolier américain ne connaît pas l'écolier européen, mais il sait, comme lui, qu'il est nécessaire que deux et deux fassent quatre. Celle-là, au contraire, se définit par la conformité de l'action à une intention droitement dirigée vers sa fin et, en dernière analyse, vers sa fin ultime qui est Dieu. Or toute action est contingente. La décision de l'accomplir est personnelle. Le sujet peut l'accomplir ou ne pas l'accomplir. Si droite que soit l'intention, l'action peut manquer sa fin. Qu'est-ce donc qui garantira que l'action de nombreux individus contribuera en l'occurrence *vraiment* au bien commun ? Ce n'est plus la nécessité imposée à des esprits différents comme dans le jugement spéculatif, *mais l' expérience des sages qui, sachant que telle action a été plus souvent profitable au bien commun dans le passé, la prescrivent à ceux qui ne le savent pas.*
C'est pourquoi il est naturel, nous dit Aristote, que les vieux commandent et que les jeunes obéissent. En matière d'action, on oublie trop souvent que *le passé est la seule réalité qui existe et qui puisse servir de point de référence pour l'action à mener présentement puisque l'avenir n'est pas encore et reste soumis à tous les aléas des futuribles.*
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La légitimité de l'autorité personnelle repose en dernière analyse sur la *sagesse rétrospective* de celui qui est capable de la communiquer à ceux qui veulent sortir de l'incertitude où l'action en vue du bien commun est toujours acculée. C'est ce qu'on appelle « l'autorité légitime ». L'autorité n'a rien qui fasse question. Elle est aussi naturelle que possible dès que l'on sait que l'action dépend de l'intellect pratique dont l'homme est naturellement pourvu.
Aussi, la Révolution moderne, négatrice de toute autorité, implique-t-elle toujours rupture avec le passé. Toute autorité lui apparaît comme réactionnaire, comme un retour à des conditions d'existence révolues. Sa charte est au fond : « Ni Dieu ni maître. » Ajoutons que la Révolution est apparue et s'est continuée par « la diffusion des lumières » : partout et en chacune de ses phases, elle est l'œuvre de théoriciens désincarnés qui dénient toute valeur à l'expérience du passé et qui entraînent à leur suite les masses coupées de cette expérience par l'instruction obligatoire. La jeunesse contemporaine, qui macère dans des théories, dans des livres, dans des cours et des discours dont l'écran toujours plus épais se dresse entre elle et la vie en société, est la proie rêvée des révolutionnaires négateurs de l'autorité. L'immense majorité des professeurs est dans une situation pire encore. Les « intellectuels » modernes sont pour la plupart dans le même cas et pour la même raison : *l'intellect pratique est obturé chez eux ;* ils ne sont pas des hommes d'action, ils sont des hommes d'agitation perpétuelle, de révolution permanente.
Parce qu'elle est de soi ordonnée au bien commun et qu'elle coordonne les activités des membres d'une société en vue du bien commun, l'autorité ne commande que les actes qui peuvent et doivent concourir au bien de l'ensemble. Elle ne commande pas les activités des citoyens qui recherchent leur bien particulier. C'est pourquoi la distinction entre le domaine privé et le domaine public est essentielle à la juste autorité.
Le caractère général de l'autorité en trace ainsi les bornes. Elle ne s'impose qu'aux conditions sociales. Elle ne commande que l'union et les activités que l'union requiert. Elle ne récompense et ne punit pas les individus. Les cas exceptionnels où elle le fait sont liés à l'intérêt général. *C'est pourquoi l'autorité juste est la plus haute garantie qui soit des libertés individuelles.* On peut même dire qu'il n'y a pas de liberté pour l'homme s'il n'existe pas une autorité qui ordonne ses activités sociales au bien commun de la société dont il est membre, puisque l'homme ne parvient à être un animal raisonnable que s'il vit en société.
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La racine de la liberté se trouvant dans la raison -- *tota radix libertatis in ratione est* --, la liberté ne peut s'exercer que dans une société pourvue d'une autorité stable. L'expérience que nous avons de la Révolution, meurtrière de toutes les libertés individuelles et socialiste par définition, nous le fait bien voir.
La crise de l'autorité est aujourd'hui à son comble. Elle ne sera dénouée que par une autorité juste garante du bien commun, morale et « divine », comme disaient les Anciens, par le fait même, et rigoureusement attentive à l'expérience du passé.
Simone Weil nous le prophétise : « Le salut nous viendra du passé, *si nous l'aimons *», si nous le décapons de ses tares et si nous en adoptons les bienfaits. Il n'y a d'autorité que traditionnelle. Mais la véritable tradition est critique, disait Maurras.
Marcel De Corte.
professeur à l'Université de Liège.
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### Les révélations privées
*à l'heure du modernisme*
par R.-Th. Calmel, O.P.
COMME DES LECTEURS BIENVEILLANTS nous ont fait part de leurs difficultés au sujet de notre article sur le révélationisme, nous essayons de leur répondre dans les pages qui suivent.
Pour en venir tout de suite à la conclusion disons que lorsque des révélations d'ordre privé, suffisamment accréditées par des miracles, dûment conformes au message de la Révélation que garde l'Église, se donnent comme étant de *portée universelle*, nous devons les accepter avec la plus grande révérence, remercier Dieu de son intervention et faire ce qu'il nous dit, sans qu'il soit indispensable d'attendre que la hiérarchie se soit engagée. C'est ainsi qu'à partir du mois d'octobre 1917 les milliers de témoins du miracle du soleil à Fatima, si par ailleurs ils connaissaient bien la vie et l'histoire des petits voyants, n'avaient pas besoin d'un papier de l'évêque pour invoquer le Cœur Immaculé, réciter plus ardemment le Rosaire, répandre le message de la Vierge Mère de Dieu. Cette apparition de portée, mondiale avait en elle-même des signés suffisants pour obtenir la créance. -- Pour ce qui est du culte public il ne peut se passer d'*une certaine intervention régulière* de l'autorité de l'évêque. Nous disons à dessein : *une certaine intervention régulière*. Si l'on négligeait cette précision il faudrait alors, en notre époque de tyrannie collégiale, s'abstenir non seulement de tels ou tels pèlerinages, mais d'abord de la messe catholique traditionnelle. Ce qui est impossible.
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Cependant en plus de Fatima, beaucoup d'autres révélations privées nous ont été données depuis 1917. J'ignore s'il en existe d'autres qui se donnaient comme étant *de portée mondiale.* Ce que je sais c'est que la plupart ne prétendait qu'à un rayonnement restreint. Elles ressemblaient en cela à l'apparition de Notre-Dame de Grâce, près du village de Cotignac, en 1518. Dans un cas semblable quelle attitude avoir ? Eh ! bien, lorsqu'une apparition intéresse seulement une contrée ou un groupe déterminé de fidèles et qu'elle présente des signes suffisants de crédibilité, il appartient aux fidèles qui sont mis en cause, et dans la mesure où ils sont mis en cause, d'accueillir la nouvelle de l'apparition avec dévotion et reconnaissance et de faire valoir les grâces que Dieu veut nous communiquer par là. Mais je ne vois pas pourquoi il y aurait un devoir pour tous les fidèles indistinctement de s'intéresser à cette apparition, de l'étudier de près et de prendre parti.
S'il s'agit enfin de révélations, d'apparitions ou d'avertissements miraculeux qui sont donnés à une âme à titre tout à fait privé, réservé, pour sa conversion ou son progrès, la règle formulée par saint Jean de la Croix est certainement la bonne : discrétion vis-à-vis du prochain et plus encore vis-à-vis de soi-même. A supposer que Notre-Dame par cette apparition ou ce petit miracle ait voulu vous tirer d'une perplexité qui vous rompait la tête, remerciez Notre-Dame, gardez ce secret pour vous, à moins d'une raison certaine de le confier, n'occupez pas le meilleur de votre temps à vous rappeler cette faveur, n'essayez pas de la faire renaître et n'ayez garde d'oublier que si un miracle vous a fait passer le pas décisif, cependant vous n'avancerez probablement pas à coup de lumières miraculeuses ; vous aurez surtout besoin de prudence naturelle et surnaturelle, d'humilité et du secours du don de conseil (or les inspirations du Saint-Esprit ne sont pas de l'ordre du miracle mais de l'ordre de la charité).
Quatrième remarque : si les révélations privées se distinguent par leur étendue plus ou moins vaste, elles ont toutes ce caractère commun d'apporter un secours aux enseignements et directions des ministres institués par Dieu, dans la mesure évidemment, où ils ne trahissent pas leur mission apostolique ; mais les révélations privées ne visent pas à rendre inutile le ministère institutionnel ni à le supprimer. Sur ce sujet les apparitions de Lourdes ou de Paray-Le-Monial sont particulièrement éclairantes. Ces manifestations sont venues donner une vie nouvelle à des vérités et des dévotions dont la hiérarchie gardait le dépôt, confié par le Seigneur, mais non pas inventer un dépôt d'un autre ordre.
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Dans nos temps troublés certains chrétiens ne comprennent pas assez que la vérité révélée étant toujours vivante dans l'Église, toujours gardée par des ministres fidèles, au moins par quelques-uns, les révélations privées, pour utiles qu'elles soient, sont quand même dans la ligne des faveurs qui peuvent n'être pas toujours accordées ; ces interventions facultatives, le Seigneur les dispense comme il veut. S'il ne les dispense pas aussi souvent que nous voudrions et dans tel cas où nous les souhaitons vivement, il n'empêche pas que la lumière du magistère *ordinaire* de l'Église ne soit suffisante. Le magistère ordinaire qui ne se confond pas avec les autorités parallèles du modernisme, le magistère authentique me dit assez clairement par exemple, si du moins je sais l'écouter, que certains rites de communion sont destructeurs de la foi ([^19]). Après cela qu'une apparition répète aux chrétiens la même chose c'est très heureux et très bienfaisant. Mais, même en dehors de toute révélation miraculeuse, je savais à quoi m'en tenir. Si les chrétiens étaient plus attachés à la tradition de l'Église, la tradition apostolique que garde la hiérarchie fidèle non collégialisée, alors sans doute seraient-ils moins gourmands d'apparitions. D'autre part ils auraient sur ce chapitre plus de réserve et de perspicacité ; ils ne prendraient pas comme parole d'Évangile ce qui est manifestement contraire au bon sens et à la réflexion ; ils ne se croiraient pas tenus d'admettre, sur le dire de quelques révélations, que Paul VI serait le plus grand des saints pontifes martyrs qui eût paru depuis saint Pierre, ou que les messes nouvelles devraient être admises puisqu'elles n'ont pas été blâmées par telle apparition. Pour tout résumer : disons que la foi et les mœurs dans l'Église sont gardées, *mais non pas au même titre,* à la fois par l'autorité des ministres institués par le Christ, fidèles à leur mission, et par des interventions charismatiques. Ces interventions loin d'être au-dessus du magistère ordinaire ou solennel, je parle d'un magistère non domestiqué par le modernisme, sont au service de ce magistère.
\*\*\*
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Ces diverses remarques se justifient par deux grands principes. Premier principe : s'il n'est pas douteux que le Seigneur ait fondé une Église hiérarchique, s'il est vrai qu'il assiste indéfectiblement cette hiérarchie pour assurer la transmission de son message de salut et la dispensation des sacrements, si donc la hiérarchie assistée est le moyen ordinaire permanent, garanti, par lequel Jésus-Christ gouverne et sanctifie l'Église, il n'est pas douteux non plus que le Seigneur ne prodigue à l'Église des secours miraculeux, de soi intermittents, mais renouvelés mille et mille fois, des secours d'ailleurs nécessaires, mais qui ne passent point par la hiérarchie. Je ne sache pas en effet que, pour faire des miracles, le Seigneur prenne en considération la dignité pontificale ; je ne sache pas que pour avertir le monde de l'amour de son Cœur blessé il doive se montrer en premier lieu à quelque protonotaire du Saint-Office. Le Seigneur est libre de ses dons. Si, comme le disait un cardinal, les grandeurs de charité ne coïncident *pas de soi* hélas ! avec les grandeurs de hiérarchie, on doit encore ajouter que les grandeurs et privilèges d'intervention charismatique ne coïncident pas de soi avec les dignités hiérarchiques. J'écris cela un peu vivement, c'est à dessein. C'est pour réagir contre l'inclination désastreuse de l'orgueil clérical. L'orgueil clérical, surtout depuis qu'il a été reporté sur les collégialités anonymes et dissimulé par ces soviets modernistes, la prépotence cléricale donc se fonde sur cette erreur : rien n'existera dans l'Église qui n'ait passé par nous. La Vierge Marie ne saurait apparaître qu'elle n'ait reçu notre agrément préalable, et la conversion subite d'un athée, obtenue par un pèlerinage à San-Damiano, ne saurait être prise au sérieux puisque ledit athée n'est pas venu implorer notre autorisation (que d'ailleurs nous lui aurions refusée) avant de monter dans le car de pèlerinage.
Il n'est pas question pour un catholique d'équiparer les deux moyens visibles par lesquels le Seigneur dirige et réconforte son Église militante : d'une part le moyen ordinaire, permanent, institutionnel c'est-à-dire les organes du gouvernement ; d'autre part le moyen extraordinaire, intermittent, encore que mille et mille fois répété, non institutionnel, qui n'est pas organe du gouvernement et ne prétend à rien de semblable ; ce moyen, que l'on appelle quelquefois charismatique, et qui consiste dans les miracles, les révélations et apparitions privées et tout l'ensemble des grâces *gratis datae.* La hiérarchie quand elle cède à la tentation cléricale méconnaît et méprise ce second moyen, comme si le Seigneur n'avait ni le droit ni le pouvoir de le mettre en œuvre. Cependant quand elle est fidèle à sa mission, ce qui exige à l'heure actuelle d'échapper aux collégialités, à ce moment-là, la hiérarchie reconnaît *en vérité* l'existence et la nécessité des charismes ;
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elle y est d'autant plus sensible que l'un des points de sa mission est de garder sauf le dépôt de l'Écriture où il est fait un si grand cas des charismes. « Les dons de l'Esprit qui se font connaître au dehors sont donnés à chacun pour l'utilité de l'Église. L'un reçoit de l'Esprit le don du discours de sagesse, l'autre reçoit du même Esprit le discours de science ; l'autre reçoit le don de la foi par le même Esprit ; un autre reçoit par le même Esprit le don de guérir les maladies ; un autre le don de faire des miracles ; un autre le don de prophétie ; un autre le don du discernement des esprits... » (Ia Cor. XII 7-10.) Le Christ remonté aux cieux réconforte son Église par le moyen d'une hiérarchie institutionnelle mais aussi par le moyen de charismes intermittents et miraculeux ([^20]). Si toute une fraction de la hiérarchie qui est réduite en esclavage par le modernisme collégial ne professe plus qu'une foi très vague dans la régence du Seigneur sur son Église, il n'en demeure pas moins que le Seigneur de gloire ne cesse pas d'assister la hiérarchie fidèle, celle qui n'est pas liquéfiée par l'apostasie immanente, de même qu'il fait surgir et qu'il accrédite des messages miraculeux pour des missions plus ou moins graves.
Il est un point tout à fait premier qui ne doit pas faire difficulté pour des catholiques, c'est le suivant : la hiérarchie tiendra toujours dans l'Église ; même aux pires époques, il subsistera une fraction de la hiérarchie qui n'aura point fléchi le genou devant Bélial ; c'est par la hiérarchie dans sa fraction fidèle que le Seigneur Jésus continuera de nous instruire, de nous donner les sacrements, d'offrir le Saint Sacrifice. A la hiérarchie qui sera ramassée en cette fraction fidèle ne fera jamais défaut l'assistance de l'Esprit Saint, *le charisme de vérité.* Quelle que soit l'utilité et la fréquence des grâces miraculeuses, il ne viendra pas un temps où ces grâces auront à se substituer à la hiérarchie parce que celle-ci aurait cessé d'être assistée.
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Deuxième principe : l'envoyé miraculeux de Dieu n'est pas un oracle universel et, en outre, il n'est pas nécessairement toujours infaillible dans ses propos soi-disant inspirés ; mais cela seul ne suffit pas à nier sa mission divine.
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Ce n'est point parce qu'un archer manque quelquefois la cible qu'il ne sait pas tirer les flèches. Qu'un stigmatisé qui mène une sainte vie ait la grâce de lire dans les cœurs, ne signifie pas qu'il est capable de lire dans tous les cœurs, ni même que sa lecture sera toujours exacte. Ce n'est quand même pas pour quelques erreurs de lecture que je lui contesterai le don qu'il a reçu. Je contesterai seulement, parce que j'en ai des raisons, qu'il l'ait reçu pour ce cas précis que je connais bien. Pareillement, qu'un autre chrétien ait reçu la faveur de transmettre les avertissements divins en nous adressant des prophéties comminatoires ne signifie pas qu'il soit qualifié pour prophétiser de toutes choses, *de omni re ventura et de quibusdam aliis.*
Plus des chrétiens favorisés de charismes, comme la révélation du secret des cœurs ou l'annonce de l'avenir, sont abondants en paroles et fertiles en prédictions, plus aussi ils courent le risque de se tromper. Car enfin s'il est tout à fait vrai que Dieu envoie à son Église des messagers miraculeux, il est non moins. certain qu'il ne les a pas doués d'une sorte de pouvoir féerique, capable de répondre comme au presse-bouton à n'importe qui et sur n'importe quoi.
L'un des traits qui accréditent le mieux la réalité des Voix de Jeanne d'Arc c'est la discrétion. Hors les limites déterminées de sa mission de politique chrétienne et la préparation de son âme à cette mission, les Voix ne révèlent rien à la sainte Pucelle ; et elle déclare expressément au Comte d'Armagnac qu'elle n'est pas instruite par ses Voix de sa situation matrimoniale et n'a pas à en connaître. Déjà dans l'Ancien Testament le prophète Élisée, voyant venir une veuve affligée, ne faisait nulle difficulté de dire à son serviteur que Dieu lui avait caché le sujet de sa désolation : *Dominus celavit a me* ([^21])*.* Ce qui me gêne le plus avec certaines âmes saintes, favorisées de dons miraculeux, c'est l'intempérance de leurs propos. Je veux bien qu'on leur en fasse dire beaucoup plus qu'elles n'en disent en réalité. Cependant en voyant comment elles sont intarissables, je ne peux me défendre de l'impression qu'elles en rajoutent et que, dans ce qu'elles rajoutent, elles passent à côté. Cela ne conclut certes pas que ce ne sont pas des messagères authentiques. Cela prouve que dans certains cas, elles outrepassent la mission qui est la leur.
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La prudence la plus élémentaire chez celui qui obéit demande d'avoir le sentiment des limites de celui qui le commande. Il faut sans doute d'abord que lui, sujet, il ait le sentiment de la nécessité où il se trouve d'être commandé, joint au sentiment de ses propres limites. Mais il faut également qu'il ne se crève pas les yeux sur les limites de son supérieur ; car ce supérieur, dans l'Église aussi bien que dans la société, d'une part ne détient d'autorité qu'à l'intérieur de certaines lois justes et pour un certain bien commun ; d'autre part ce supérieur est humain et donc faillible dans l'exercice de sa charge ; cela est vrai, même du vicaire du Christ, car tous les actes des Papes sont bien loin d'être garantis par l'infaillibilité. Eh ! bien, donc, si le chrétien doit avoir le sens des limites de l'autorité quand il a affaire à ceux qui exercent dans l'Église l'autorité officielle, pourquoi serait-il dispensé d'avoir le sens des limites et de la défectibilité quand il a affaire à des messages miraculeux ? Pourquoi penser que leur mission pour le bien de l'Église serait illimitée, s'étendrait à tout et à tous et qu'il leur serait absolument impossible, dans l'accomplissement de leur mission, de faillir peu ou prou, ou bien d'empiéter sur leur mission ? Une sainte Jeanne d'Arc, une sainte Bernadette, n'ont pas empiété le moins du monde. Mais c'est un fait que tous les envoyés miraculeux ne sont pas des saints de cette trempe.
\*\*\*
La grande préoccupation de l'âme chrétienne est de vivre de foi, de grandir dans l'amour à l'intérieur du Corps mystique du Christ, afin d'être consommé dans le Christ. Pour y parvenir elle met à profit, à l'intérieur de la sainte Église dans laquelle elle est insérée, les secours ordinaires c'est-à-dire le ministère permanent de la hiérarchie et les secours extraordinaires c'est-à-dire les interventions miraculeuses procédant de l'Esprit du Christ, qui, par définition, sont non officielles et intermittentes, encore qu'elles se produisent très souvent.
Les secours ordinaires, l'enseignement que transmet la hiérarchie demeurée fidèle, le culte qu'elle célèbre, sont infailliblement garantis ; il arrive cependant qu'ils soient défigurés ou trahis par tel ou tel ministre, tel ou tel groupe de ministres de Dieu. L'âme chrétienne ne succombe pas au scandale. Elle opère en effet un juste discernement entre l'Église et les hommes d'Église. A partir de ce discernement l'âme fidèle ne se laisse pas arrêter par le scandale ; elle continue de vivre du Christ par l'Église et dans l'Église, grâce à la doctrine et au culte traditionnels, que le Seigneur maintiendra vivants jusqu'à sa Parousie.
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Les secours extraordinaires ne sauraient devenir, par définition, une institution régulière. Cependant lorsque de tels secours procèdent de Dieu et qu'ils sont en accord avec la tradition gardée par l'Église, ils offrent des garanties et des preuves de leur authenticité avant même d'être canonisés par la hiérarchie, si toutefois cette canonisation arrive.
Ces secours extraordinaires, en des temps aussi dangereux que les nôtres, nous ne pouvons que les mendier au Seigneur par beaucoup de prières et de larmes. Non pour supplanter les secours officiels de la hiérarchie, mais pour les réveiller. Non pour nous dispenser de nous convertir mais pour nous y inciter plus vivement.
Ce qui hâtera l'envoi de pareils secours ce sont les prières et les larmes des âmes de bonne volonté, des âmes qui aspirent véritablement à la sainteté à l'intérieur de l'Église. Pour nous préparer à l'envoi de tels secours, pour être capables de les discerner et d'en bien user, pour ne pas les infléchir dans le sens de nos égoïsmes, le mieux que nous ayons à faire est de vivre de foi, de grandir dans la vie théologale. D'abord cela. Sans quoi Dieu nous enverrait des prophètes et des thaumaturges et son peuple ne les reconnaîtrait pas. (Matth. XXIII, 34-35.)
D'autre part les âmes que Dieu destine à apporter à son Église des secours miraculeux, ne peuvent s'y préparer que par une vie d'humilité, de foi et d'amour, dans une grande nescience d'elles-mêmes. Sainte Jeanne d'Arc est ici un modèle pour tous les temps. C'est l'oubli d'elle-même en Dieu qui l'a rendue capable d'accueillir le message des Voix. Si, bien loin de gauchir tant soit peu ce message elle y demeura fidèle jusqu'au martyre, c'est parce qu'elle n'aspirait qu'au parfait amour en écoutant ce que lui indiquaient ses Voix, pour le salut de la France et pour sa propre formation.
Tant il est vrai que les grâces *gratis datae* aussi bien pour celui qui les reçoit que pour le prochain à qui elles sont d'abord destinées, les grâces *gratis datae* et tous les charismes grands ou petits sont départis par le Seigneur en vue de la charité. Ils sont donnés pour l'accroissement de la vie spirituelle de son corps mystique, jusqu'à la consommation de toute sainteté dans la lumière de gloire.
R.-Th. Calmel o. p.
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## NOTES CRITIQUES
### Bibliographie
#### Marie de l'Incarnation
Que voilà donc un bon livre ([^22]) et un livre utile !
Dom Oury est un historien scrupuleux. Il n'avance rien sans justifier ses sources, suivant une méthode qui a fait ses preuves, celle qu'ont utilisée tant de doctes écrivains de l'Ordre savant auquel il appartient. Et sans aucun doute, il s'est senti à l'aise pour écrire la vie de *Marie de l'Incarnation* sur les pas de Dom Claude Martin, le propre fils de cette femme extraordinaire. Lui aussi était un disciple de saint Benoît, faisait partie de cette magnifique cohorte de serviteurs de Dieu.
Comme nous comprenons la dilection de l'auteur à l'égard de Marie de l'Incarnation ! Nous partageons cette dilection depuis que notre passion pour le XVII^e^ siècle nous a fait rencontrer sur notre chemin cette héroïne cornélienne qui a sacrifié l'amour paternel à l'amour de Dieu, cette bourgeoise tourangelle qui s'est expatriée afin d'aider à créer en Nouvelle France un foyer du christianisme : celle que nous avons appelée « la mystique colonialiste » ([^23]).
Il ne nous appartient pas de dispenser nos louanges à l'auteur pour la façon dont il a traité le côté religieux d'une vie toute baignée de la lumière divine. Notre incompétence en matière de charisme nous interdit de faire une longue exégèse des grâces exceptionnelles que son « Grand Dieu » a répandues sur Marie de l'Incarnation. Celles-ci la rendent comparable à sainte Thérèse d'Avila, à sainte Marguerite-Marie Alacoque et à sainte Thérèse de Lisieux, qui porta elle aussi ce bon vieux nom de Martin. En ce qui concerne cette question ardue, nous préférons conseiller aux lecteurs de Dom Oury de se reporter aux maîtres qui ont caractérisé le mysticisme de Marie de l'Incarnation : Bossuet, l'abbé Brémond...Bornons-nous à signaler, dans ce domaine aux horizons infinis, que Marie de l'Incarnation a précédé Marguerite-Marie Alacoque sur la voie de la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus. Dom Oury l'a fort bien montré.
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En revanche, notre connaissance du rôle de Marie de l'Incarnation dans l'évangélisation du Canada nous donne le droit de remercier l'auteur d'avoir mis de l'ordre dans une documentation aussi multiple que complexe, répartie sur deux continents. Les Canadiens, nous en sommes sûrs, lui en sauront gré autant que les Français qui connaissent beaucoup moins qu'eux Marie de l'Incarnation. Dom Oury a aussi fourni des éléments nouveaux à une somme pourtant déjà très riche. Parmi ces apports, mentionnons l'intéressante analyse graphologique de l'écriture de la vénérable Ursuline, et la belle oraison dédicatoire au Verbe incarné, par Dom Claude Martin, destinée à figurer en tête de la Biographie de Marie publiée en 1677.
Félicitons Dom G. Oury de s'être gardé de céder à la manie contestataire de notre temps et refusé de se joindre au clan des disciples de Michelet toujours enclins à décrier le XVII^e^ siècle et à souligner ses ombres. S'il ne semble pas partager entièrement notre admiration fervente pour l'œuvre extraordinaire d'une grande époque, si le courage et la ténacité des pionniers de la Nouvelle France ne provoquent pas de sa part des éloges dithyrambiques, il ne se croit pas obligé de les vilipender et encore moins de les condamner. Il reste toujours objectif. Il ne craint pas de montrer que la pieuse Marie de l'Incarnation fut aussi une grande Française. Il regrette comme nous que les colons de la Nouvelle France contemporains de la Supérieure des Ursulines de Québec n'aient pas pu s'installer à New York, lorsque les Hollandais durent abandonner aux Anglais l'île de Manhattan.
Nous ne ferons à l'ouvrage de Dom Oury que des critiques de détail. Tout d'abord, en ne suivant pas toujours rigoureusement dans son récit l'ordre chronologique, il rend la lecture de certains chapitres moins aisée. Ensuite, nous aurions aimé le voir attacher plus d'importance aux événements historiques, aux contemporains de Marie de l'Incarnation, à tout ce qui a pu influencer son comportement -- en sus du choix de Dieu. D'après sa correspondance, elle ne se désintéressait nullement de tout ce qui se passait en France. Nous nous souvenons en particulier d'une lettre d'elle s'inquiétant de l'affaire de possession des religieuses du couvent Sainte-Élisabeth à Louviers. Enfin, Dom Oury n'a pas voulu céder à la tentation de donner des couleurs impressionnistes à un portrait qu'il voulait ressemblant mais sévère. Ces couleurs l'auraient rendu plus vivant, en particulier lorsque Marie est aux prises avec « le tracas » de la vie journalière en Touraine ou organise la défense du couvent de Québec face aux Iroquois.
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Ni la beauté inquiétante des banquises, ni la splendeur de l'automne canadien -- cet « Indian summer » qui incendie le feuillage des érables -- n'ont retenu l'attention de Dom Oury. Sans doute a-t-il recherché ce dépouillement, cette rigueur formelle quelque peu janséniste, -- alors que le fond du livre ne l'est nullement.
Éclairé par la seule lumière d'en haut, l'ouvrage n'en est pas moins beau et enrichissant.
Puisse la lecture de cette vie de Marie de l'Incarnation plaire à notre jeunesse, contribuer à apaiser ses tourments, l'aider à ne pas confondre la vie et l'agitation, l'efficacité et la technique, la discipline et l'esclavage à un parti.
Tournée vers Dieu, devenue son Épouse, comblée par ses visions, Marie conserve les pieds par terre, reste humaine, missionnaire, penchée sur les humbles tâches de ce bas-monde, préoccupée d'aider ses proches. Quel exemple pour les « nouvelles » religieuses qui s'affranchissent des traditions séculaires et suivent la mode !
Souhaitons aussi que l'ouvrage sérieux de Dom Oury hâte une canonisation qui n'a que trop tardé...
Jacques Dinfreville.
#### De l'immobilisme à la girouettomanie
*Quand les barbares s'approchaient, le guetteur se précipitait pour sonner le tocsin. M. le chanoine Roussel en publiant* « *la Circonfusion *», *sonnait le tocsin. C'est le même signal d'alarme que l'on entendra dans son nouveau livre* ([^24])*. On voudrait l'entendre résonner dans tous les clochers de France, mais on est loin de compte.*
*M. Roussel fustige avec une belle verve ceux qu'il appelle les* « *girouettomanes *»*, qui n'ont à la bouche que nouveauté et mutations, ceux qui voudraient faire croire qu'ils représentent le progrès, et le bonheur, et le peuple aussi. Le peuple ? Il faudrait voir s'ils ne sont pas en train de le dérouter.* « *Les obscurs, les sans-grades *»*, comme disait le vieux Rostand, on croirait plutôt que les pensées ambiguës et les bouleversements des nouveaux clercs les laissent affamés et désespérés.*
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*Première cible de l'auteur : l'enseignement :* « *L'écœurante indigence des textes que l'on prétend substituer à une langue tenue pour hermétique prouve bien que l'entreprise est vouée à l'échec avec, à la clé, un appauvrissement sans précédent de notre patrimoine culturel. *» *Même remarque pour la musique. Dans un temps où on ne parle que de* « *folk song *»*, il n'y a qu'un folklore, qu'un patrimoine musical qu'on laisse dépérir, c'est celui de notre passé.*
*Et c'est une autre cible du chanoine Roussel : le mépris du passé dans notre enseignement secondaire et supérieur. Rejet des classiques, rupture avec les chefs-d'œuvre, déformation grotesque de l'histoire. Tout se passe comme si nous avions honte de notre héritage. Alors que* « *la civilisation occidentale et la France en particulier, au témoignage des étrangers eux-mêmes, détiennent toujours les atouts majeurs d'un retour à une vie plus enrichissante et plus calme ou, s'il le faut, d'une résurrection *»*.*
*Dans cette vaste entreprise de* « *déculturation *» *-- pour parler selon la mauvaise mode -- un énorme outil, les moyens d'information de masse. Le chanoine Roussel ne mâche pas ses mots quand il parle de la télévision, ou de la presse.* « *Le journal la Croix *» *est traité de belle et saine manière. L'auteur sait à quoi s'en tenir sur le* « *dialogue *»* :* « *Ceux qui défendent le même idéal que votre serviteur ou soutiennent les mêmes thèses savent fort bien qu'ils n'ont pas voix au chapitre dans le cénacle qui détient les clés du royaume des moyens de communication sociale. *»
*Sombre tableau. Mais nullement désespéré. Qu'on lise la belle méditation qui conclut le livre :* « *Les mutations qu'ils nous annoncent sont factices autant que fragiles. *» *Il y a dans ces pages chaleureuses, non moins d'espoir que de sainte colère.*
Georges Laffly.
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#### L'ignorance étoilée
*La lecture de Georges Laffly...*
Le propre des meilleurs écrivains, c'est qu'ils surprennent toujours, en restant fidèles à eux-mêmes. On peut le voir avec *l'Ignorance étoilée* ([^25]). Ce qui fait l'unité de ces réflexions, c'est la quête ardente d'une foi toujours plus épurée, toujours plus rigoureuse.
Ne pas confondre ce cheminement avec les entreprises de « démythologisation », la foi dont parle Thibon est tout le contraire d'une foi aplatie. Son effort vise à mieux évaluer le mystère de ce « néant capable de Dieu » qu'est l'homme selon le mot de Bérulle. Il n'est pas nécessaire de dire aux lecteurs d'*Itinéraires* que l'auteur de *Diagnostics* ne suit pas les courants à la mode. Mais pour montrer quelle est sa propre voie, il suffit peut-être de citer cette note : « Ce n'est pas le fait de la résurrection qui me fait croire à la divinité du Christ, c'est la révélation de cette divinité qui me fait croire à la résurrection. »
Il se méfie d'un aspect trop facilement consolateur de la religion et de notre tendance presque irrésistible à rabaisser Dieu à notre petite stature, à le mêler à nos affaires en lui indiquant, de plus, ce qu'Il doit faire. Constatant que les intuitions des saints, des sages et des apôtres se rejoignent, et que depuis longtemps les hommes savent tout ce qui importe, il note : « La Cité des âmes reste invulnérable au temps. » Il regrette de n'avoir pas écrit un livre qui montrerait la permanence de ces étincelles de vérité, du Tao à saint Jean de la Croix. Mais ce livre-ci, c'est un peu la réalisation de ce projet. On y sent en particulier une parenté avec les stoïques : non dans l'orgueil, mais dans le dépouillement. « En réalité, ne rien désirer, c'est se réserver pour le seul objet qui ne soit pas indigne de notre désir, c'est prendre de la distance avec le monde des choses bornées et tyranniques... » Parenté qu'on trouverait aussi dans cette sorte d'aveu : « Seuls m'attirent encore les hommes qui marchent dans la même nuit que moi et qui savent qu'elle est sans remède : je ne leur donne et je n'attends d'eux que cette amère pitié, qui comprend tout et qui ne console de rien, qu'éprouvent les uns pour les autres les malades incurables. »
Chaque fois que je relis cette phrase, me revient le vers de Maurras sur Ulysse :
*L'existence a mûri son amère bonté...*
Ce sont presque les mêmes mots, c'est le même sentiment de l'homme qui a fait un long chemin, traversé les passions et les désabusements, sans perdre la petite flamme -- elle mérite, il me semble, le nom de charité -- que tant d'autres ont laissé souffler.
Le frémissement que l'on sent à chacune de ces pages, -- refus du facile, du confort, tension vers plus de lumière, de pureté -- s'exprime parfois avec les accents fustigateurs de Bloy : « Quand comprendrons-nous jusqu'au fond de notre âme avide et de notre chair tremblante que la vraie prière ne consiste pas à demander des faveurs à un Dieu monarque, mais à faire l'aumône à un Dieu mendiant ? »
L'utopie nous répète la promesse du démon : l'aménagement parfait de la nature et de la société, la mort vaincue, les limites de l'homme brisées par la science. Qui, si l'utopie se réalisait, resterait fidèle à Dieu : l'homme est-il capable d'un amour pour Dieu assez vrai pour rejeter une condition surhumaine et qu'il ne devrait qu'à son intelligence ? Cette question, Gustave Thibon la posait dans une pièce sublime, *Vous serez comme des Dieux.*
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Il la reprend ici, et, à qui lui dit : « L'éternité, ce mot est sans avenir », il répond : « S'il faut que l'oubli des promesses de l'Évangile aille jusque là, ce sera l'épreuve des derniers croyants de choisir entre la réalité invisible d'une éternité sans avenir et le mirage éclatant d'un avenir sans éternité. »
Livre admirable, quelquefois déroutant dans sa rigueur, lumière fixe dans notre temps crépusculaire.
Georges Laffly.
*...et celle de Louis Salleron*
« *Eh ! bien, non. J'aime mieux l'ignorance étoilée *»*.* C'est ce vers de Victor Hugo qui fournit à Gustave Thibon le titre de son nouveau livre. *L'ignorance étoilée,* c'est bien en effet la situation métaphysique de Thibon. Que savons-nous ? Rien. Nous baignons dans la nuit. Mais cette nuit est une voie lactée d'étoiles.
A l'instar de ses premiers livres, celui-ci est un recueil de « pensées » variées. Il n'est pas facile de rendre compte de pensées, et si nous voulions le faire nous n'aurions qu'à reproduire l'avant-propos, où Thibon présente et résume le sens d'une méditation qui tourne tout entière autour du « silence intérieur de l'homme » et de « l'intraduisible mystère de son origine et de sa fin ».
Le mot « mystère » est le mot-clef de Thibon. Face à ce mystère, il est écartelé entre ce qui lui paraît être une double évidence : d'une part, nous ne pouvons rien savoir du Tout, du Transcendant, de l'Absolu, de Dieu ; d'autre part, le Tout, le Transcendant, l'Absolu, Dieu sont présents, ici, là, partout. C'est « notre regard qui manque à la lumière » (titre d'un autre livre). Nous ne pouvons nous dérober à cette seconde évidence, mais dès qu'elle s'impose à nous, nous retombons dans la constatation de l'évidence contraire qui laisse l'intelligence désemparée. Nous oscillons donc entre le désespoir imbécile et la vaine espérance. Il nous faut espérer contre l'espérance, croire contre toute raison de croire. Ou bien il nous faut bâtir des systèmes que nous savons être des illusions. Nous sommes brisés, écrases, anéantis. Il ne nous reste que la foi pure, dont nous ne sommes pas certains qu'elle soit pure, ni même qu'elle soit foi. La conscience de ce rouet et la volonté de ne pas céder à la mort éternelle, en acceptant au contraire la mort temporelle comme le passage à la lumière de Dieu, est la seule voie du salut.
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« D'approches en approches, écrit Thibon, j'ai essayé de dénuder cette blessure humainement incurable que tout homme porte en lui et qui est le point d'insertion du divin et du psychologique. Reconnue -- et qui peut l'ignorer sans se mentir à lui-même ? --, elle ne laisse le choix qu'entre l'impasse du désespoir et le chemin qui conduit l'homme au-delà de ses espérances brisées, vers ce mystère de l'Être où se dénouent, dans une insondable unité, toutes les contradictions de l'existence. »
Le thème est pascalien. Il est universel. Quiconque se met à réfléchir sur la vie et la mort, sur le connaissable et l'inconnaissable, sur soi-même et sur Dieu, le retrouve. C'est un thème à mille facettes. Science, raison, amour, jeunesse, vieillesse, malheur, tout nous l'évoque et tout nous le rappelle, dès que flanche le divertissement. C'est finalement, le thème *religieux* par excellence.
*L'ignorance étoilée* est un livre religieux. A cet égard encore il n'est pas facile d'en parler. On ne peut le juger qu'en se référant soit à des critères objectifs -- la doctrine catholique, la doctrine thomiste, etc. -- et ces critères demeureront très différents selon les théologiens et les philosophes, soit en y opposant des idées personnelles et elles ne valent que le poids du juge, -- qui serait bien imprudent de se mesurer à Thibon.
Je cours le risque de ce dernier choix. Il m'est facilité par le fait que je me sens en parfaite consonance avec Thibon sur ce qui fait le leitmotiv de ses réflexions : le Mystère. Ce qu'il écrit à ce sujet., il me semble que c'est justement ce que j'aurais écrit moi-même si j'avais eu son talent.
Un point, pourtant, me rend perplexe. Quand je lis Simone Weil, qui n'est pas catholique, je me sens violemment jeté dans le catholicisme (non par opposition, mais par accord avec elle). Quand je lis Thibon, qui est catholique, j'inclinerais à prendre mes distances par rapport au catholicisme. Comment moi, catholique, puis-je me trouver moins à l'aise chez Thibon, catholique, que chez Simone Weil, non-catholique ?
A la vérité, mille raisons psychologiques, apparemment subtiles mais au fond assez simples, peuvent expliquer ce fait. Dans la mesure où mes sentiments me paraissent semblables à ceux de Thibon, il m'attire et une plaît (parce qu'à travers lui, ils se valorisent), mais en même temps il me repousse et me déplaît (parce qu'à travers moi ils se réduisent à rien). Par des voies différentes, les dissemblances ont le même effet double. Simone Weil, c'est l'étrangère. C'est comme un être venu d'une autre planète. Elle est insupportable, et si je l'avais connue je ne l'aurais pas supportée cinq minutes. Alors elle disparaît ; il ne reste que son message et l'objet de sa contemplation, qui est le Christ lui-même, dans l'égale violence de son mystère impénétrable et de sa réalité irrécusable : Simone Weil nourrit mon christianisme, Thibon ne nourrit que moi-même.
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Au fond, ce qui me gène dans Thibon, c'est qu'il tient à montrer qu'il n'est pas un saint. Sans doute rétorquerait-il qu'il n'en est pas un. Mais qu'en sait-il ? Il préfère accommoder sa foi, comme pour la dissimuler, avec la sagesse. Son Marc-Aurèle m'horripile. Bien sûr, c'est le sommet de la philosophie païenne, mais ce n'est que cela. Thibon c'est beaucoup plus. Je le trouve trop dur, pour lui-même et pour nous. Il cite quelque part un mot de Goethe pour qui les couleurs ne seraient que « les souffrances de la lumière ». Pourquoi en refuser les joies qu'elles sont pour nous ?
Je me sens si parfaitement d'accord avec tout ce qu'écrit Thibon que je ne puis croire qu'il soit totalement dans le vrai, car je me suis à moi-même un critère sûr de l'erreur. Aussi bien dément-il, incidemment mais continuellement, l'aspect désespérant de sa métaphysique, en reconnaissant, par exemple, la valeur de l'illusion, comme celle du bon sens. C'est la *philosophie* de l'illusion -- celle du progrès, du futur, de l'eschatologie temporelle -- qui est imbécile, ce n'en est pas la pratique quotidienne dans l'innocence conservée de l'enfance. Que serait l'adolescent qui ne forgerait pas des rêves d'avenir ? Que serait la jeune mère qui ne verrait pas dans son enfant l'objet premier de sa béatitude ?
Je sais bien que mon grief est mal fondé puisque, encore une fois, ce que je dis là, Thibon le dit constamment dans son livre, et il le dit bien davantage dans certains autres de ses livres, dans tous ses articles et toutes ses conférences, si attentif à ne rien détruire que l'image qu'on se fait communément de lui est celle d'un philosophe souriant et confiant dans la vie. Autant reprocher au supérieur d'une communauté religieuse de veiller à l'équilibre de la nourriture et à la gaieté des récréations parce que son souci premier est la prière et l'ascèse.
Finalement, je me sens impuissant à exprimer un sentiment dont je n'ai pas clairement conscience. Car s'il s'agissait simplement de trouver trop forte la liqueur qu'il nous verse, je me répondrais à moi-même qu'il n'oblige personne à la boire et qu'aussi bien un livre n'est pas nécessairement un ouvrage pédagogique ou un traité de direction spirituelle. S'il publie celui-ci à soixante-dix ans, chacun peut attendre d'avoir atteint cet âge pour le lire. A la différence des liqueurs terrestres, les liqueurs spirituelles un peu fortes font moins de mal, ou font plus de bien, aux vieux estomacs qu'aux jeunes. C'est peut-être dommage, et je suis tenté de le penser. Mais il est de fait que les beaux noms de « Chartreuse » ou de « Bénédictine » évoquent davantage pour moi, maintenant, les rigueurs de la règle que les voluptés du palais. Il est curieux de penser que ce sont les moines eux-mêmes qui nous aient offert, par leur patientes et savantes recherches, cette ambivalence.
Cependant, en fouillant bien, je trouverais peut-être une critique à faire à Thibon. L'accuser de nous incliner au désespoir serait refuser de prendre en considération l'essentiel de son message qui est une invitation permanente à surmonter la tentation du désespoir. Mais sa métaphysique elle-même, ou plutôt sa théologie se ressent de la conscience aiguë qu'il a du néant de l'homme.
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Sa foi tend à devenir fidéisme. Il y a dans la lucidité de sa démarche, je ne sais quelle fuite devant la rédemption. Là encore, il est très pascalien ; mais Pascal s'accroche plus fermement que lui à l'Incarnation. De même, Pascal, dont la méditation sur les deux infinis ne peut nous laisser douter de la place qu'il assigne à l'homme dans l'univers, est plus sensible que lui à la place que doit occuper l'univers dans l'esprit de l'homme. L'obsession de la transcendance divine finit par créer chez Thibon une sorte d'immanentisme ou l'*intimior intimo meo* dévore tout. C'est le « moi et mon créateur » de Newman, mais poussé à un degré où l'on étouffe. De Newman précisément il cite ce mot admirable : « Dieu s'est humilié jusqu'à l'Église. » Si comme le veut Simone Weil, le social est irréductiblement le domaine du prince de ce monde, on imagine sans peine les difficultés que peuvent nous poser et poser à elle-même l'Église, continuation sociale de Jésus-Christ répandu et communiqué ! On dirait que Dieu qui a créé l'homme pour le sauver, puis lui a envoyé son fils, puis encore l'Église pour le sauver plus sûrement, demande à ceux qui en ont eu la révélation de sauver à leur tour et l'Église et le Christ, et Dieu. La solution de nos problèmes devient notre plus grand problème. Le mystère s'épanouit à mesure qu'il nous est donné plus de lumière pour l'affronter.
Mais quoi ! Allons-nous reprocher à Thibon ce que nous admirons chez sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus quand elle nous fait confidence de la voix des ténèbres qui se moquent d'elle : « Tu rêves la lumière, une patrie embaumée des plus suaves parfums, tu rêves la possession éternelle du créateur de toutes ces merveilles, tu crois sortir un jour des brouillards qui t'environnent Avance, avance, réjouis-toi de la mort qui te donnera, non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant... » Elle ajoute :
« Ce n'est plus un voile pour moi, c'est un mur qui s'élève jusqu'aux cieux et couvre le firmament étoilé...Lorsque je chante le bonheur du Ciel, l'éternelle possession de Dieu, je n'en ressens aucune joie, car je chante simplement ce que *je veux croire...* » C'est elle qui souligne ce *je veux croire,* qui est aussi l'attitude de Thibon.
Dans un cas comme dans l'autre, nous sommes en présence de la foi « nue » -- selon l'expression à la mode. Notre innocence perdue s'effarouche de la foi nue ; nous la préférons habillée, voire costumée. C'est normal -- Dieu reconnaîtra les siens.
Louis Salleron.
118:185
#### Emmanuel Berl : A venir (Gallimard)
Excitant bavardage, ou testament : on peut hésiter. Une nouvelle fois, Berl tire le portrait de son temps, essaye de deviner les lignes de force de l'avenir. C'est toujours savoureux et intelligent, et l'auteur est toujours possédé de ce démon qui le pousse à compliquer les problèmes qu'il pose et à embrouiller l'écheveau de telle façon qu'il devient inextricable. Tirons quelques fils : l'agressivité lui paraît le grand péché de notre époque. Il compte pour y remédier, sur un ralentissement de la société technique, et peut-être sur le matriarcat -- qu'il pressent. On aurait dû défendre les villages. Et notre enseignement est bien mauvais, d'ailleurs, il le savait depuis longtemps (c'est vrai, il l'a écrit dans *Mort de la morale bourgeoise*). Ses arguments ne se sont pourtant pas renforcés, et sa querelle contre les humanités manque de sérieux.
A travers ce livre, on voit que Berl a très bien senti la maladie profonde de notre société : un émiettement, qui la coupe en tronçons irréductibles, et non viables. Les jeunes opposés aux vieux, les régions à la nation. Les classes opposées aux classes. Il n'y a plus de fraternité. Mais c'est qu'il n'y a pas de principe d'unité.
Emmanuel Berl touche même à la question essentielle « Le creux de Dieu se creuse, jusqu'à faire délirer, un peu partout, jeunes et moins jeunes. » Nous sommes dit-il (mal) dans l'attente d'une « mutation religieuse », nous souffrons d'une absence de Dieu, dont nous attendons le retour. Un catholique dirait nous sommes dans la nuit, entre le Vendredi Saint et Pâques.
Il ne se dissimule pas, en tous cas, que l'*à venir* comporte bien des moments terribles pour les jeunes gens : « Les temps qu'ils vivent sont difficiles, et courent grand risque de le devenir encore plus. Ils sont exposés à des catastrophes contre lesquelles mon âge me prémunit. »
On en a bien fini avec l'optimisme du progrès.
Georges Laffly.
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#### Vittorio Mathieu : Phénoménologie de l'esprit révolutionnaire (Calmann-Lévy)
J'avais ouvert ce livre, j'en avais lu une cinquantaine de pages et je l'avais abandonné. Je le trouvais un peu tarabiscoté, tournicotant, trop chargé d'inutiles précautions (du genre : les uns vont me trouver révolutionnaire, les autres anti-révolutionnaire, etc.).
Le hasard me l'ayant remis sous la main, j'ai commencé à feuilleter un chapitre sur « la religion et le sexe » -- titre alléchant. Un peu fantaisiste, mais bon. Du coup, en zig-zags, j'ai tout lu : « la révolution contre le droit », « l'antithèse entre révolte et révolution », « le révolutionnarisme scientifique », etc. J'y ai pris grand plaisir. L'auteur est italien, son livre est typiquement italien. Cette qualification nationale n'évoque peut-être rien de bien précis à certains. Je pense, en l'employant, aux films italiens (surtout à ceux de l'immédiate après-guerre : « Sciuscia », « Le voleur de bicyclette », etc.). La légèreté, l'invention, l'image, la comedia dell' arte, l'art de faire n'importe quoi avec n'importe quoi.
Ce n'est pas que l'auteur soit un plaisantin. Il est, paraît-il, professeur de philosophie à l'université de Turin, membre de l'Institut académique de Rome et de l'Institut international de philosophie politique. Au fil des pages, on voit qu'il est fort savant, connaissant aussi bien la France et l'Allemagne, sans parler de l'Angleterre et des États-Unis, que l'Italie. Mais il est exempt de tout pédantisme, s'il a d'autres défauts : une tendance au raffinement dans les explications et un abus de la dialectique qui fatiguent et qui affaiblissent sa thèse plutôt qu'ils ne la renforcent.
Quelle thèse donc ? Celle qui est familière aux lecteurs d'*Itinéraires *: que l'esprit révolutionnaire -- le vrai -- est un esprit religieux. La Révolution c'est très exactement le christianisme inversé, la volonté de construire sur terre le Royaume de Dieu, la religion du Futur opposée à celle de l'Éternité. Pas de révolutionnaire plus parfait, à cet égard, que le progressiste chrétien, à mesure que son christianisme se vide de son contenu pour en charger son progressisme.
Là-dessus, tout est dit. Mais il y a la manière de « renvoyer la balle ». Celle de l'auteur offre mille nouveautés. On n'épuise pas la vérité. Nous avions Gustave Thibon, Marcel De Corte, Thomas Molnar, tous les collaborateurs d'*Itinéraires*. Vittorio Mathieu les rejoint et les renforce, avec ses images à lui, ses idées à lui, ses références à lui, sa manière et son style à lui. On peut contester beaucoup de ses points de vue, mais c'est une œuvre de qualité qu'il nous donne. Elle mérite qu'on la lise.
Louis Salleron.
120:185
#### Léon Daudet :* *Souvenirs politiques (Éditions Albatros)
Puisqu'il est devenu difficile de trouver la magnifique galerie de souvenirs et de portraits qui va de *Fantômes et vivants* à la *Pluie de sang,* il est heureux d'avoir (avec les *Souvenirs littéraires* donnés il y a trois ans chez Grasset par Kleber Haedens) les *Souvenirs politiques* de Léon Daudet. Le choix est établi par René Wittmann. Livre étonnant où défile toute la III^e^ République -- vue à travers ses drames sordides et sanglants. Des dizaines de marionnettes émergent, dessinées d'un trait : Albert Sarraut avec « sa tête osseuse et cirée », Emmanuel Arène « petite tête forte et cruelle aux yeux trop aigus, en forme de robinet de bain », Briand « pareil à une araignée rageuse ». C'est de l'histoire, c'est notre histoire, mais il faut toute la puissante familiarité de Daudet pour donner à ces fantômes la qualité de vivants. Quelques lignes, et ces ministres, ces députés, ces importants, qui tenaient tant de place, sont fixés, marqués pour toujours. (Préface de Michel de Saint Pierre.)
Georges Laffly.
#### Henri d'Astier de la Vigerie : Textes choisis par son fils Jean-Bernard (Éditions de la Pensée universelle)
A travers des coupures de journaux, des extraits de discours se ranime la figure d'un officier, héros de 14-18, l'un des cinq qui préparèrent le débarquement de 1942 en Afrique du Nord. Nullement mêlé à l'assassinat de l'amiral Darlan, comme on le crut. En 44, chef des commandos de France. Ce résistant était carrément anti-gaulliste.
G. L.
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#### Robert de Saint-Jean : Journal d'un journaliste (Grasset)
Des notes prises au jour le jour de 1927 à 1971 (rien sur la guerre). Des mots, des portraits, des conversations, sur les milieux littéraires : J. Green grand ami de l'auteur -- Cocteau, Mauriac, Malraux, Bernanos, Jouhandeau, Gide, et aussi les milieux politiques.
Cocteau appelle le Roseau d'or (collection catholique), le Roseau de Plon. Malraux juge Gide, en 1929 : « Gide ne se place pas sur le terrain révolutionnaire, il veut faire figure de moraliste, mais dans cette famille de moralistes français, il est plus court, plus prudent, moins « inquiétant » que Montaigne.
Le genre réclame un œil vif. Il faut trier tout de suite ce qui ne risque pas de se faner. Ce livre est à placer entre les *Mémorables* de Maurice Martin du Gard (Saint-Jean est moins apprêté) et le *Journal d'un attaché d'ambassade* de Morand, qui montre un œil infaillible.
G. L.
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## DOCUMENTS
### Autodestruction au Portugal
« A nos amis portugais en deuil »
Il est bon qu'une voix soit venue de France, s'adressant « à nos amis portugais en deuil », pour leur exprimer notre sympathie profonde dans leur épreuve.
Il est bon aussi qu'au moment où nos amis portugais sont traqués et réduits au silence par la tyrannie démocratique et socialiste qui s'est abattue sur leur pays, une voix venue de France dise la signification de cette épreuve subie par le Portugal : la dise à l'univers des âmes capables de comprendre la « grande et terrible leçon » des événements.
Nous remercions l'abbé Georges de Nantes d'avoir été cette voix, par l'article qu'il a publié dans la *Contre-Réforme* de mai 1974. Nous en donnons ci-après la reproduction intégrale.
Nous offrons cette reproduction d'abord à nos amis portugais. Nous avons au Portugal de nombreux abonnés et lecteurs habituels. Et il se trouve que l'entrée dans ce pays n'est pas encore interdite à la revue ITINÉRAIRES. Ainsi l'article de l'abbé de Nantes pourra y circuler plus largement, pour leur consolation, pour leur réconfort.
Ce n'est donc pas seulement à titre documentaire que nous reproduisons cet article. C'est pour nous y associer. Il exprime les sentiments et les pensées qui sont aussi les nôtres.
123:185
Une soudaine, une immense tristesse accompagnée de sinistres pressentiments nous a tous frappé lorsque nous avons appris, au matin du 25 avril, le coup d'État de Lisbonne. Les nouvelles des jours suivants confirment, hélas ! la première explication des faits. Il s'agit bien d'une rupture avec le Salazarisme et ses quarante-huit ans de légitimité, de paix dans la guerre européenne, de concorde dans la révolution mondiale, de défense laborieuse mais efficace de la civilisation humaine aux confins du monde libre et, ce qui dépasse tout, explique tout, de CATHOLICISME au sein d'un CHRISTIANISME protestant et *anarchiste*.
Le coup d'État annonce le relâchement de tous les muscles, et tous les organes et les nerfs de ce grand ensemble lusitanien sur la brèche africaine depuis quatorze ans. Au nom de la LIBERTÉ contre la DICTATURE d'un homme, d'une foi, d'une doctrine auxquels tout un peuple manifestait sa confiance par le calme de la rue et toujours par des majorités écrasantes, obtenues sans violence ni forfaiture. On le niera. Déjà se forme la légende d'un État fasciste, d'un Président dictateur, d'un Parti unique et d'une police politique tortionnaire, quand précisément la seule douceur et le libéralisme du Président Caetano sont à l'origine du désordre et la chance de l'insurrection.
On poursuit donc la police, on destitue les gouverneurs, on réduit à l'impuissance l'extrême-droite prétendue compromise, on exile les Chefs de l'État, demain on les poursuivra sans doute pour crimes de guerre ! Nous avons fait pire aux temps sanguinaires de notre libération. Mais, comme le Maréchal, ceux-ci ont eu la grandeur d'âme de remettre leurs pouvoirs aux insurgés victorieux afin que ces Pouvoirs « ne tombent pas aux mains de la rue ».
Que ce soit Spinola, « Le De Gaulle du Portugal », ou le jeune capitaine de Carvalho qui ait fomenté l'insurrection, elle leur était facile puisqu'ils avaient *la confiance* du Chef du Gouvernement qu'ils ont abusé *et les armes* de leur pays qu'ils ont retournées contre lui. J'admire la grandeur de leur crime. La démesure de leur imbécillité m'étonne.
Enfin la Liberté ! Tout ce qui est pour la liberté est nôtre, ont proclamé aussi ces garants de l'ordre intérieur, ces soldats de la souveraineté nationale, ces défenseurs de l'intégrité du territoire. Et d'ouvrir les portes des prisons politiques, de rappeler d'exil les agitateurs et terroristes bannis, d'embrasser les vieux militants de guerre civile, de discuter de l'avenir économique avec les socialistes et de politique internationale avec les communistes sortis de la clandestinité.
Ce sont, nous dit-on de ce 1^er^ mai, les retrouvailles de l'armée et du peuple. Le peuple portugais réel soutenait son armée, la fournissait hier encore en effectifs et en armes, stoïquement, à charge pour elle de le défendre de l'ennemi extérieur et de le prémunir contre les démons de l'intérieur. Épousailles combien plus profondes qui maintenaient la paix, un sage bonheur dans la pauvreté, l'honneur portugais sous la main paternelle d'un vrai Chef d'État. Aujourd'hui c'est l'armée qui se livre au peuple, une lie de peuple brandissant les drapeaux rouges et noirs de la révolution et de l'anarchie. Demain ce sera le peuple qui abattra l'armée pour que la liberté aille jusqu'au bout. Que c'est donc bête !
Ne disons pas que ces capitaines et ces généraux font preuve-là de cette immaturité politique qui caractérisait les peuples soumis à la dictature. Un moment, pareille explication séduit l'esprit.
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Elle n'a de vrai que l'accessoire : quarante-huit ans de paix ont privé ces hommes de l'expérience cuisante de tant de maux dont le reste du monde a souffert et souffre encore, la guerre civile, la défaite, l'occupation, et puis la corruption irrémédiable, affreuse, navrante de nos démocraties permissives...La raison principale est ailleurs. Ces officiers n'étaient pas des esprits sous-développés. Salazar puis Caetano leur fournirent les théories salubres et les démonstrations expérimentales du meilleur NATIONALISME CATHOLIQUE MODERNE. Nous les avons lues et enviées. Mais eux, impatients d'une autre gloire et d'une autre réussite que celle des armes, ont préféré s'encombrer l'esprit de toutes les folles nuées du libéralisme prétendu de droite, du démocratisme chrétien de Paul VI et du Concile, du socialisme de gauche à visage humain. L'atroce, l'effroyable bêtise de cette Junte n'est pas à mettre au passif du *maurrassisme de Salazar* ni du *Catholicisme intégral* des pèlerins de Fatima. Elle est à porter au compte du Monde Moderne et des Idées Françaises de 1789, du Mouvement d'Animation Spirituelle de la Démocratie Universelle et de l'Église qui s'en est faite la propagandiste : bonté de l'homme, souveraineté populaire, Liberté et Fraternité, Autodétermination des Peuples, Pacem in terris, Populorum progressio, Culte de l'Homme...
Ces généraux et ces capitaines n'étaient pas si fatigués qu'on le dit après tant d'années de contre-guérilla victorieuse et brave. Ils tenaient partout, malgré la conjuration mondiale. Argent du Pape et du COE, condamnations de l'ONU et des Commissions Justice et Paix, entraînement militaire israélien, mais oui ! protection diplomatique américaine, secours sanitaires et alimentaires scandinaves et germaniques, les rebelles avaient pour refuge toute l'Afrique et pour arrière-pays le monde entier. Ils ne pouvaient être vaincus, mais ils étaient contenus. Avec l'aide de Dieu, le Portugal pouvait les refouler aux frontières cent ans ! Et nous admirions comment l'unité, l'autorité, l'ordre, le sentiment catholique et national, la discipline militaire et la force de police aussi, enfin l'honneur des Chefs faisaient le miracle quotidien de cette résistance du fier Portugal au monde entier conjuré pour sa perte...
Non, ce n'est pas la fatigue du soldat qui l'a jeté à terre. Ce sont nos idées modernes, idées de civils qui ont ravagé ces têtes militaires. Ils ont cru à la démocratie, au socialisme, aux élections et aux partis, tous ces jouets dangereux qui font notre malheur. Ils ont rêvé d'obtenir la paix dans leurs provinces ultra-marines par la négociation ; ils attendaient de ce désengagement la prospérité économique pour la métropole et le bonheur sur terre pour tous au plus bas prix. Comme ils n'avaient pas le Pouvoir pour atteindre de si beaux objectifs, les malheureux ! ils se firent subversifs. Ils ont refusé à leur Pays ce qui était de leur état, l'effort, la lutte, la victoire imposée à l'adversaire. Ils n'ont pas voulu remarquer que partout la prospérité dont ils rêvent est faite d'abandons continuels et de l'épuisement du patrimoine, sacrifiant l'être au paraître, la richesse d'hier et la sécurité de demain au plaisir du jour. Ils n'ont pas hésité à enfreindre l'Ordre et les ordres pour conduire leur peuple à la Liberté. Quelle folie !
125:185
Avec quelle incroyable légèreté ces soldats ont trahi leur foi, leur honneur, leur Patrie ! Au-dessus, bien au-dessus des contingences humaines, l'effroyable crime de ces officiers appelle le châtiment. Nul ne le leur souhaite, nul ne veut pour eux du lynchage d'une foule en délire ni d'une condamnation à mort prononcée par un tribunal populaire héritier final de leur coup de force. Ce serait le salaire naturel de leur félonie mais une autre tache sur le drapeau portugais. Non, ce que le génie profond des peuples appelle, c'est dans la victoire d'un contre-coup d'État sauveur, le jugement le plus juste de la plus légitime des Hautes Cours, la condamnation régulière à la dégradation militaire devant le front des troupes et la mort des traîtres. Il faut que vienne la justice pour que meurent avec eux, au Portugal et ailleurs, les idées qui ont conduit ces hommes au crime de haute trahison et leur pays au chaos. Nous savons trop par notre propre histoire que lorsque les grands traîtres vivent et meurent dans la gloire, leurs cadavres empoisonnent le monde.
Quant à l'Église, nul ne s'étonne de la voir accepter sans un mot de réprobation ce renversement du Pouvoir le plus légitime qui existât en Europe aujourd'hui, cette mise en accusation de la doctrine morale et politique la plus authentiquement catholique, enfin cette monstrueuse injustice qui arrache tous ses chefs, ses gouverneurs, sa police, à un peuple muet de stupeur pour le livrer aux ambitieux, aux démagogues, aux révolutionnaires professionnels et déjà aux terroristes. Comment s'en étonner quand cette misérable Église a usé toutes ses armes spirituelles et temporelles pour défendre le franc-maçon communiste Allende au Chili contre la Junte militaire, nationale, catholique, contre-révolutionnaire !
On ne s'étonne pas non plus de voir l'Occident accepter ce coup de folie, qui soudain creuse un vide dangereux sur le front austral de l'anticommunisme africain, menace de prendre à revers l'Europe et de verrouiller le bassin méditerranéen à la flotte aérienne et maritime des États-Unis. Comment s'en étonner quand partout ce monde décérébré met son plaisir avant sa sécurité et l'amour des ennemis avant la défense de ses alliés ?
Mais la raison de l'événement aux dimensions mondiales, de cet accord universel avec des insurgés trop facilement victorieux, est ailleurs au plus profond. Sur le front du grand combat que se livrent le Christ et Satan pour l'empire du monde, dépassant de beaucoup la feinte opposition du Monde Libre et du Communisme Mondial, dans cet affrontement millénaire des soldats de Dieu et des adorateurs de l'Homme, je ne sais par quelle grâce au Chili le Catholicisme avait porté un terrible coup à la judéo-maçonnerie, comme au Brésil il y a dix ans. L'Église réelle, malgré l'Église établie, avait fait reculer, par la force, la Contre-Église. Les fils de Satan en avaient hurlé de douleur et de haine, du Vatican à Manhattan, en passant par Genève, Stockholm, Moscou et Pékin. Mais leurs légions s'étaient aussitôt remises au travail avec acharnement pour venger leur maître et faire injure au Dieu des Armées victorieux. Le sourire de la Vierge de Fatima éclairait l'aurore. C'est une revanche. Il a réussi. Lisbonne répond à Santiago du Chili. Ce 1^er^ mai, c'est le rire du diable au crépuscule de notre histoire.
Allons-nous désespérer ? On le pourrait à moins. Le temps d'un éclair, cette pensée impie nous a traversés : *la Vierge Marie sur sa terre-même serait-elle donc vaincue par son Ennemi ?* Il le paraissait bien. Nous aurions cru pourtant que le Portugal invaincu serait le signe de la Victoire finale de la Vierge au Cœur douloureux et immaculé.
126:185
Mais la foi est la plus forte et nous dicte l'espérance. Le Maître de Salazar le Sage n'écrivait-il pas : « *Tout désespoir en politique est une sottise absolue *» *? En religion, c'est une hérésie.* Aujourd'hui, je l'écris à nos amis portugais en deuil. L'épreuve que vous traversez sera pour vous l'occasion d'un héroïsme supplémentaire et pour votre Dame de Fatima celle d'un miracle plus éclatant. Chaque jour depuis ce 25 avril de votre malheur, nous guettons la nouvelle de la résurrection portugaise. Elle viendra à travers les larmes et le sang, mais elle viendra par la grâce du Dieu Tout-Puissant et de sa Mère bénie. Nous saurons alors que la nôtre ne tardera plus.
(Fin de la reproduction intégrale de l'article de l'abbé Georges de Nantes dans la « Contre-Réforme », numéro de mai 1974.)
##### *Mgr Ancel rappelle la loi morale*
L'abbé Georges de Nantes reproduit en outre un extrait de l'article que Mgr Ancel avait publié dans *La Croix* du 4 octobre 1973 contre le coup d'État militaire...au Chili ([^26]). Il nous prévient qu'il change seulement trois mots, les trois mots qui sont soulignés :
« Le putsch de *Lisbonne* est, évidemment, une insurrection militaire : la force n'est pas le droit. Or le régime de M. *Caetano* était certainement légal. Sans doute, l'insurrection peut être légitime dans certains cas ; mais, en dehors de ces cas, elle a toujours été condamnée par l'Église.
Certes, nous n'avons pas à juger des personnes ni de leurs intentions. Mais, objectivement, on ne peut pas justifier ce coup d'État. Dans un pays qui a conservé la liberté dans ses votes, une insurrection révolutionnaire ne peut être légitime...Cette répression était nécessaire pour détruire le *fascisme *?... Eh bien, même si le fascisme était un mal absolu, on n'a pas le droit d'oublier l'enseignement de l'Écriture. On n'a pas le droit de faire le mal pour arriver au bien. »
(Fin de la reproduction -- mais avec trois mots de changés -- d'un texte de Mgr Ancel ; paru dans « La Croix » du 4 octobre 1973.)
127:185
##### *Simple question*
Sans prétendre, surtout dans le malheur, jeter la pierre à personne, mais simplement pour regarder les choses en face, nous demandons à nos amis portugais si la MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V était encore célébrée au Portugal ? dans quels diocèses ? dans quelles paroisses ? dans quelles conditions ?
A notre connaissance, elle ne l'était pas, ou guère, et plus clandestinement qu'officiellement.
Elle l'était beaucoup moins qu'en France ; où pourtant la situation à cet égard est fort loin d'être bonne.
Chimère, hélas, de croire que l'on peut *sans la messe traditionnelle* maintenir ou restaurer une société chrétienne.
J. M.
128:185
## CORRESPONDANCE
### Une lettre du général de Bénouville
Dans ma chronique de mai je racontais comment fut imposé au curé de Passy le Requiem de tradition qu'il refusait à la famille de feu M. Wiriath. L'histoire m'était rapportée par un témoin qui, sans se tromper sur les faits, commettait de bonne foi une erreur sur la personne ([^27]). Ainsi la fleur imméritée sur la tombe du cardinal Daniélou sera-t-elle déposée sur le prie-Dieu du cardinal Marty. Et justice sera-t-elle rendue à M. de Bénouville, heureux négociateur en cette affaire comme il est dit dans la lettre que voici.
Jacques Perret.
129:185
#### Lettre du général de Bénouville à Jacques Perret
Paris le 17 mai 1974
Cher Ami,
Dans le dernier numéro d'ITINÉRAIRES, dont je suis un fidèle abonné, j'ai remarqué, dans votre chronique, ce que vous dites de l'enterrement de notre Ami Wiriath.
Combien j'aurais aimé que ce fût vrai et que, dans une affaire aussi difficile, le cardinal Daniélou eût pris cette position. Mais je dois à la vérité de vous dire que vous vous trompez. C'est le cardinal-archevêque de Paris, Monseigneur Marty, qui a donné des instructions au curé réticent de la paroisse de Marcel Wiriath. Il ne serait pas juste de le taire. Si vous voulez confirmation de ce fait indiscutable, téléphonez à Mme Wiriath ou à l'un de ses fils qui ont été témoins de la démarche personnelle que j'ai faite, par l'intermédiaire d'un vicaire général auprès du cardinal, et de la réponse favorable que nous avons obtenue.
Bien cordialement.
Bénouville.
130:185
## AVIS PRATIQUES
### Informations
##### *Comment on orchestre*
Les Éditions du Cerf, des Dominicains de Paris, ont envoyé aux librairies la lettre-circulaire suivante
Paris, le 17 mai 1974
Cher Client,
Vous vous intéressez aux publications politiques et, en particulier, à nos collections « Objectifs » et « Attention école ». Nous tenons donc à vous informer de la prochaine parution d'un ouvrage d'une extrême importance et dont la nouveauté ne vous échappera pas :
LECTURE MATÉRIALISTE DE L'ÉVANGILE DE MARC\
par Fernando Belo
Il s'agit de la première étude approfondie de la Bible rompant délibérément avec les méthodes traditionnelles, relevant de l'idéologie dominante. L'auteur s'inspire d'Althusser et de Bataille pour préciser le concept de « mode de production » et l'appliquer à la Palestine du 1^er^ siècle, et de Roland Barthes pour procéder à une « analyse textuelle » de l'évangile de Marc, considéré comme « récit de la pratique de Jésus... Il conclut par un vigoureux « essai d'ecclésiologie matérialiste » qui ne manquera pas de soulever bien des controverses.
Dès à présent, nous tenons à vous signaler l'article particulièrement long et élogieux paru dans « Politique-Hebdo » sous la signature de Paul Blanquart.
Prochainement, paraîtront :
• dans « Le Monde », un article de Georges Casalis ;
• dans « L'Express », un article de Jean-Claude Barreau ;
131:185
• dans « Le Point », un article de Jacques Duquesne ;
• dans « Témoignage chrétien », un article de Jules Girardi. D'autres recensions suivront certainement, dont nous ne manquerons pas de vous faire part.
Persuadé que vous voudrez vous associer au succès de ce livre en faisant une pile sur votre table de nouveautés et une vitrine, je vous demande de bien vouloir retourner le bon de commande ci-joint à l'adresse suivante : Éditions du Cerf -- service promotion 29, boulevard Latour-Maubourg -- 75007 PARIS.
Je vous prie de croire, Cher Client, à mes sentiments les meilleurs.
Michel Clévenot\
Directeur de la collection.
Que l'*ecclésiologie* en soit au point de devenir ouvertement *matérialiste,* cela n'appelle aucune remarque, cela va de soi. dans l'Église de l'autodestruction conciliaire.
Ce que l'on voudrait faire remarquer, c'est autre chose, c'est l'*orchestration.* Les Éditions du Cerf savent, sur leur livre (par charisme prophétique ?), quels articles paraîtront, et dans quels journaux, avant qu'ils aient paru. Peut-être même avant que les directeurs de journaux, voire les auteurs des articles l'aient eux-mêmes su ?
##### *L'évêché d'Angers à la pointe de l'actualité*
Le seul volume de *L'Hérésie du XX^e^ siècle,* de Jean Madiran, actuellement paru, est, on le sait, le tome I, achevé d'imprimer le 30 novembre 1968, il y aura bientôt six années.
Il n'a pas fallu, aux rapides réflexes intellectuels de l'évêché d'Angers, plus de cinq ans et demi pour apprendre l'existence de ce livre.
La *Semaine religieuse* d'Angers, bulletin officiel de l'évêché, écrit le 5 mai 1974, en sa page 283 :
Quatrième dimanche de Pâques, 5 mai 1974\
Cabale d'intégristes au sanctuaire
« L'hérésie du XX^e^ siècle, ce sont les évêques ». Dans un livre de 300 pages, Jean Madiran, un chrétien, développe cette thèse ahurissante ; et il achève sa diatribe par ces mots :
132:185
« Messieurs les évêques, vous êtes des misérables ! » Un petit nombre de chrétiens sont scandalisés et souffrent de toutes ces attaques contre l'Église, les prêtres, les évêques et le pape lui-même, « cet hérétique qui devrait démissionner. » Nous sommes nous-mêmes, prêtres, inondés de brochures, de revues qui reprennent le même thème, et nous sommes parfois tentés de croire que c'est la première fois que l'Église subit de tels assauts de la part de ses fidèles. Détrompons-nous, etc., etc.
L'évêché d'Angers a donc mis plus de cinq années pour *ne pas* prendre connaissance du livre de Jean Madiran.
Il est manifeste en effet que l'organe diocésain en parle seulement par ouï-dire.
Car ce livre ne se termine point par ces mots : « Messieurs les évêques... »
Ce livre n'écrit pas non plus ce charabia qu'on lui attribue entre guillemets : « L'hérésie du XX^e^ siècle, ce sont les évêques ».
Et si ce livre est accusé de développer une *thèse ahurissante,* c'est sans doute parce que le brain-trust de l'évêque d'Angers en est lui-même effectivement resté *ahuri.* Une thèse, quand on ne l'approuve pas, on la réfute. Les ahuris d'Angers n'ont pas articulé l'ombre du commencement d'une réfutation. Nous en prenons acte.
##### *L'évêque a pendant cinq ans manqué de vigilance*
On pourrait demander à la *Semaine religieuse* d'Angers comment et pourquoi le fait de PUBLIER UN LIVRE est dénoncé par elle (cinq ans et demi après coup) comme une « cabale au sanctuaire ». Une cabale, ce sont les manœuvres *secrètes,* des entreprises *occultes :* tout le contraire d'un livre publié. Il est en outre complètement faux que ce livre ait pénétré en tant que tel dans le *sanctuaire :* ce ne sont pas nos productions qui sont habituellement vendues à l'intérieur des églises !
Mais s'il faut en croire sur parole la *Semaine religieuse* d'Angers, s'il faut croire qu'il y a bien là une *cabale d'intégristes au sanctuaire,* alors l'évêque d'Angers est gravement condamnable pour avoir attendu si longtemps. Cela se passait dans le sanctuaire ! c'était une cabale ! et il a fallu plus de cinq ans pour éveiller sa vigilance !
133:185
##### *La* «* Semaine religieuse *» *d'Angers a commis un faux*
Tout ce qui précède n'est encore rien à côté du faux caractérisé.
Par une fabrication pure et simple, la *Semaine religieuse* d'Angers attribue au livre de Jean Madiran l'affirmation, citée entre guillemets, que le pape est un « *hérétique qui devrait démissionner *». Ni dans ce livre ni nulle part, Jean Madiran n'a jamais écrit cela.
Il s'agit d'un faux.
##### *La falsification est devenue une seconde nature*
Nous n'imaginons nullement que l'évêché d'Angers, pris la main dans le sac, va se repentir et réparer.
Il en a fait bien d'autres.
Nous n'attendons aucun respect des personnes et des textes de la part d'un clergé et d'une hiérarchie qui n'en ont aucun pour les personnes et les textes des évangélistes.
S'ils falsifient jusqu'à l'Évangile, à plus forte raison peut-on attendre d'eux toutes les autres falsifications.
De par l'autorité de l'évêque d'Angers, il a été liturgiquement proclamé dans son diocèse, comme parole et volonté de Dieu, que pour pouvoir vivre saintement il faut prendre femme « *La volonté de Dieu, c'est que chacun de vous sache prendre femme pour vivre dans la sainteté... *»
Mais, comme on le sait, cela n'est qu'un exemple parmi d'autres : parmi toutes les falsifications qui ont cours officiel dans l'Église de l'autodestruction conciliaire. Et qui ont toutes été imposées dans le diocèse d'Angers. Y compris la diffusion du Nouveau Missel qui depuis 1969 inculque aux fidèles, comme « rappel de foi », qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ».
Pour le clergé et la hiérarchie qui consentent à vivre là-dedans tout au long de l'année, la falsification est devenue une seconde nature. Comme on peut le constater chaque jour. Et comme on vient de le constater dans la *Semaine religieuse* d'Angers.
134:185
Faisons-nous donc une raison. Aucun simple chrétien ne peut espérer être moins maltraité, par les publications épiscopales, que les livres sacrés de l'Église.
##### *L'option fondamentale de l'évolution conciliaire*
A la page suivante (page 284) du même numéro de la *Semaine religieuse* d'Angers, on trouve l'enseignement que voici, qui est bien celui du parti actuellement dominant, le parti qui tient l'Église militante sous la botte de son occupation étrangère :
Au début de l'élan missionnaire dans les nations lointaines, depuis quelques siècles, l'Occident ne s'est-il pas figuré longtemps que les pays en voie de développement ne se feraient chrétiens que sous son influence, en s'imprégnant de la philosophie et de la théologie de l'Église dite « romaine » ? Il a fallu arriver au grand pape missionnaire Pie XI, il y a à peine cinquante ans, pour que l'Église s'ouvre à une perspective véritablement missionnaire...
Dans le charabia et l'outrance caricaturale propres au brain-trust de l'évêché d'Angers, c'est bien la thèse conciliaire et son option fondamentale :
1° Il n'y a plus d'Église romaine qui soit *mater et magistra omnium Ecclesiarum*. Il a seulement existé une Église « dite romaine », qui a eu tous les torts. (Et comme l'Église romaine a exercé son magistère sur l'Église universelle depuis le I^er^ siècle jusqu'au XX^e^, c'est seulement au XX^e^ siècle que l'Église accède à la vérité. C'est logique.)
2° *L'Église catholique a commencé à devenir* «* véritablement missionnaire *» *il y a cinquante ans seulement ; à peine cinquante ans*.
Il s'agit là du dogme en quelque sorte central dans l'Église de l'autodestruction.
Cette thèse est étudiée dans le chapitre «* L'option fondamentale de l'évolution conciliaire *» du tome II de *L'Hérésie du XX^e^ siècle*.
135:185
Ce tome II paraîtra prochainement aux Nouvelles Éditions Latines sous le titre : *Réclamation au Saint-Père.*
##### «* Il faut le dire *»*... ...trente ans après*
En France, lors de la révolution gaullo-communiste de 1944-1945 (révolution qui a confisqué la libération du territoire), on torturait dans les prisons.
*Il faut le dire,* proclame avec effort, mais vaillamment, M. Claude Roy. Il faut le dire trente ans après ; et par incidente à propos d'autre chose, entre parenthèses. Félicitons ce vaillant il est, dans son camp, l'un des très rares qui aient cette vaillance ; si vite ; après seulement trente années d'hésitation.
C'est à propos de la révolution au Portugal, dans le *Nouvel Observateur,* numéro 499 du 1^er^ an 9 juin 1974, page 101
« ...Ce qui m'a sauté aux yeux, cellule après cellule, où les policiers de la P.I.D.E.-D.G.S. ont pris la place des politiques, c'est que (à la différence, il faut le dire, de ce qui se passait dans les prisons de notre Libération) personne ici ne paraît avoir été battu, torturé ou simplement maltraité. »
Bien entendu, si l'actuelle révolution portugaise torture ses victimes, c'est dans une trentaine d'années que la grande presse démocratique et la conscience internationale décideront qu'*il faut le dire.*
============== fin du numéro 185.
[^1]: -- (1). Dans *Le Socialisme allemand,* p. 61 (Payot, 1938).
[^2]: -- (2). *Cours d'Économie Politique,* t. II, résumé général, p. 408 (Lausanne 1897).
[^3]: -- (3). *Ibid.,* § 957, p. 304.
[^4]: -- (4). *Ibid.,* § 960, p. 312.
[^5]: -- (5). Sirey Édition, Paris, 1931.
[^6]: -- (6). *Ibid.,* p. 257.
[^7]: -- (7). *Ibid.,* p. 258.
[^8]: -- (8). *Ibid.,* pp. 193-194.
[^9]: -- (9). Cf. notre article « Le docker et le professeur », dans *Itinéraires* d'avril 1972.
[^10]: -- (1). Ce chiffre comprend 1.800.000 actifs presque exclusivement employés à des tâches manuelles et 1.900.000 non actifs, représentant les familles et une minorité d'étrangers riches habitant principalement la Côte d'Azur ou Paris. En réalité, on peut considérer que plus des deux tiers des étrangers actifs sont célibataires ou venus chez nous sans leur famille.
[^11]: -- (1). L'ensemble des chiffres que nous avons cités est emprunté à une étude du C.N.P.E. (Note numéro 40 de décembre 1973)
[^12]: -- (2). En effet, tout ce que nous disons pour la France, pourrait être dit également pour l'Allemagne de l'Ouest ou pour la Suisse et la Belgique.
[^13]: -- (1). Cité en anglais par E.E. REYNOLDS, *St. John Fisher,* Burns and Oates, 1955, p. 10.
[^14]: -- (1). *Op. cit.,* p. 282.
[^15]: **\*** -- quatre ans : Cf. It-36:190.
[^16]: -- (1). La Télévision britannique a monté, pour Pâques 1974, un film titré *Catholics*, sur un scénario de Brien Moore, d'après son roman couronné aux U.S.A. (1973) : en l'an 2000, une communauté restée intégriste dans petite île d'Irlande est remise au pas par un envoyé de Rome débarqué en hélicoptère.
[^17]: -- (1). *Christian Order,* mars 1974, p. 159, *The Old Mass,* by P. CRANS, s.j..
[^18]: -- (2). *Christian Order,* avril 1974, p. 244, *The Old Mass.*
[^19]: -- (1). Sur les innovations en matière sacramentelle, se reporter au livre de Mgr M. Lefebvre : *Un évêque* *parle.*
[^20]: -- (1). Sur le gouvernement de l'Église par le Christ remonté aux cieux, Éphésiens IV, 7 à 17. Des explications sur cette vérité dans notre ouvrage : *Les Grandeurs de Jésus-Christ* (DMM).
[^21]: -- (1). IV, livre des Rois, chap. IV. A la messe du *Jeudi de la 4^e^ semaine du Carême.*
[^22]: -- (1). Dom G. Oury, *Marie de l'Incarnation*, « Mémoires de la Société archéologique de Touraine », t. LVIII et LVIX, 1973. (Société archéologique de Touraine, 37000 Tours.)
[^23]: -- (2). ITINÉRAIRES, numéro 113 de mai 1967.
[^24]: -- (1). Gaston ROUSSEL, *De l'immobilisme à la girouettomanie* (Téqui éditeur).
[^25]: -- (1). Gustave THIBON : *L'ignorance étoilée* (Fayard).
[^26]: -- (1). Nous avons reproduit et commenté cet article. Voir : « L'exemplaire Ancel et le Chili », par Jean-Marc Dufour, dans ITINÉRAIRES, numéro 179 de janvier 1974.
[^27]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 183 de mai 1974. « Le cours des choses », par Jacques Perret, page 77 : « Encore la haine. Pour l'enterrement de M. Wiriath, notable parisien, fidèle paroissien de Passy et, il faut bien le dire, un peu réactionnaire, la famille avait demandé une messe de requiem et de tradition telle que le silence du pape les autorise encore. Refus catégorique et brutal du curé : « Aucun de mes vicaires ne dira cette messe. » -- « Qu'à cela ne tienne, nous aurons un prêtre pour la dire. » -- « Votre messe est interdite, question réglée. » La famille obstinée réussit à faire intervenir le cardinal Daniélou qui, lui au moins, est intelligent et poli. Le curé met les pouces et ronge son frein. Il ne sera pas dit que l'église de ténèbres l'emportera impunément chez lui. La messe de l'ennemi va commencer quand il survient pour s'interposer, etc. »