# 186-09-74
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## HENRI RAMBAUD 1899-1974
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SOUS COULEUR de nous donner une religion plus intérieure, plus riche d'intelligence et de spiritualité, mieux adaptée au monde d'aujourd'hui, le vieil édifice où s'abritèrent tant de générations chrétiennes est jeté bas pièce à pièce et, dans l'air glacé, libérées des murs qui les protégeaient, les âmes tremblent de froid.
On a le sentiment que Paul VI voudrait persuader les protestants qu'ils peuvent devenir catholiques sans cesser d'être protestants.
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Je crains bien qu'un pontificat aussi discret dans l'affirmation de la doctrine ne soit l'origine de grands malheurs pour l'Église. Et je pense qu'il faut le dire. Sans révolte, sans insoumission. Pour éclairer les fidèles simplement. Et pour qu'ils sachent que le Saint-Père a besoin d'être entouré de plus de prières qu'il n'en demande.
Il faudrait beaucoup de complaisance pour prétendre que Jésus-Christ crucifié soit le thème ordinaire de la prédication de Paul VI.
Je pense qu'il ne peut y avoir de plus grande charité envers Paul VI que de lui mettre sous les yeux les résultats désastreux de sa méthode d'apostolat et de le supplier, pour le salut des âmes, d'y renoncer au plus tôt, en nous rendant l'authentique Écriture, le vrai catéchisme, la messe de toujours.
Les changements nécessaires s'imposent d'eux-mêmes avec le temps, mais il n'y a que le temps pour faire la preuve de leur nécessité, et jusqu'à ce qu'il ait prononcé, la prudence n'est pas d'épouser le courant, mais de le retenir, de peur qu'il ne conduise à l'abîme.
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Un gouvernement doit assurément tenir compte de l'opinion ; mais s'il prétend se fonder sur elle, il sera conduit à la fabriquer. Il y a des instruments pour cela. Notre époque les a même perfectionnés.
Il est de l'essence de nos ouvrages d'être interrompus. Ce ne sont pas toujours nos plus intimes et constantes pensées que nous mettons dans nos écrits, mais seulement, très souvent, les plus faciles à écrire. Et ce n'est jamais chose facile d'amener au jour, avec vérité, ce que l'on sent en soi de plus profond.
C'est de notre conduite, non de celle d'autrui ou du temps qu'il fera demain, que nous aurons à répondre devant Dieu. Il se peut fort bien que ma fidélité à la loi \[divine\] ait pour moi ou pour d'autres des conséquences douloureuses. Je n'en dois pas moins rester fidèle à la loi, en confiant les suites à la Providence.
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Elle ne m'épargnera peut-être pas la douleur, ni à d'autres, parce qu'il n'est pas dans la condition de l'homme de ne pas la connaître et qu'il lui est avantageux de faire son purgatoire sur terre ; mais je dois savoir qu'elle ne tente personne au-dessus de ses forces envoyant la force avec l'épreuve, et si je m'abandonne à sa bonté avec la simplicité d'un enfant, je la trouverai plus maternelle infiniment, même à mes faiblesses, que n'est l'orgueilleuse sagesse humaine.
Henri Rambaud.
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### Le confesseur
par Jean Madiran
ON PEUT ÊTRE CONFESSEUR de la foi dans tous les états de vie et dans toutes les professions, et sans en sortir. A plus forte raison dans la profession littéraire, qui était celle d'Henri Rambaud. Il était critique de son état, et professeur de littérature : il avait toute sa vie beaucoup étudié toutes sortes d'auteurs anciens et modernes. Quand l'autodestruction de l'Église, officiellement annoncée par le pontife régnant, le 7 décembre 1968 ([^1]), l'eut amené à écrire dans ITINÉRAIRES de manière plus militante et plus fréquente, il me confia qu'il y voyait la réalisation d'un désir de sa mère qui lui disait autrefois, il en avait pieusement conservé le souvenir :
-- *Quand donc cesseras-tu d'écrire sur tous ces sujets profanes, pour t'occuper enfin de la défense de la foi ?*
Le confesseur est le chrétien qui, quels que soient les obstacles, les contradictions ou les périls, professe la vraie foi en Jésus-Christ et en son Église dans chaque situation qui requiert de lui un tel témoignage. Il accomplit ainsi l'acte extérieur de la foi.
Rappelons que la foi est une « vertu théologale infuse » qui a un acte intérieur et un acte extérieur, l'un et l'autre nécessaires au salut éternel ([^2]). « Vertu »*,* c'est-à-dire une disposition permanente, une seconde nature, au sens où l'habitude en est une. Vertu « théologale », c'est-à-dire qui ordonne l'homme à Dieu, qui a Dieu même pour objet et qui repose sur la grâce de Dieu ([^3]). Vertu « infuse », c'est-à-dire don de Dieu et non résultat de l'effort humain ; donnée surnaturellement, elle grandit de même ;
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les vertus acquises s'accroissent par nos actes, la vertu infuse s'accroît par l'action de Dieu : mais non pas sans notre consentement ni notre concours ([^4]). L'acte intérieur de la vertu de foi est l'acte de croire ; son acte extérieur est la confession ou profession de foi. Celle-ci est obligatoire à la manière des préceptes positifs qui non obligant ad semper etsi semper obligent : ils obligent toujours mais pas à tout moment ; ils obligent pro loco et tempore et secundum alias circumstantias, à l'endroit qu'il faut, à l'instant voulu, et selon les circonstances ([^5]). L'obligation de confesser la foi chrétienne est comme une dette qui n'est jamais effacée, mais qu'il convient d'honorer quand la situation le réclame ; non pas à tort et à travers, indistinctement en tout temps et en tout lieu : confiteri fidem non semper nec in quolibet loco est de necessitate salutis : sed aliquo modo et tempore quando scilicet per omissionem hujusmodi confessionis subtraheretur honor debitus Deo vel utilitas proximis impendenda ([^6])*.* La confession de la foi est obligatoire dans tous les cas où son omission priverait Dieu d'un honneur qui lui est dû, ou frustrerait le prochain d'un bien qu'on doit lui procurer.
Telles furent exactement la doctrine et la pratique d'Henri Rambaud.
Elles le conduisirent, au moment voulu et en raison des circonstances, à réaliser ce qu'avait été la pensée de sa mère sur lui. Il n'aura jamais, dans toute sa vie, autant écrit en aussi peu de temps qu'au moment où il se met à écrire directement pour la défense de la foi. Il a dit pourquoi, il a dit comment, avec simplicité et précision :
« Nous ne pensions pas à défendre la foi, nous ne demandions qu'à laisser ce soin aux gens de qui c'est le métier ; mais ils s'en acquittent si mal aujourd'hui qu'il a bien fallu nous mettre à la besogne, non certes pour sauver l'Église, elle se tirera bien d'affaire sans nous, mais pour la servir et qu'elle nous sauve. Et, de fait, c'est bien nous qui y gagnons le plus, par la conscience plus vive que nous sommes amenés à prendre des vérités du christianisme, que nous ne croyions pas naguère moins fermement qu'aujourd'hui, mais qui n'occupaient pas aussi constamment notre pensée. » ([^7])
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Henri Rambaud n'est donc pas devenu un écrivain catholique dans les dernières années de sa vie. Il l'a toujours été. Les vérités révélées, il ne les croyait « pas naguère moins fermement qu'aujourd'hui », Mais elles « n'occupaient pas aussi constamment » son esprit. Il ne faudrait pas considérer son *Journal des temps difficiles* comme un chapitre marginal de son œuvre, ni même comme un chapitre parmi d'autres, dont on pourrait dire qu'il « ne donne qu'une idée partielle de ses centres d'intérêt et de sa pensée » ([^8]). Chez un confesseur de la foi, le point de vue de la foi donne au contraire la perspective essentielle, l'idée directrice. C'est tout le reste qui est partiel, secondaire, voire marginal. Et tout ce reste peut naturellement être fort légitime, fort intéressant, mais à sa place, et n'est à sa place que suivant la hiérarchie qui s'établit dans la lumière de la foi. C'est pourquoi le *Journal des temps difficiles* donne une idée complète de l'écrivain Henri Rambaud. Complète non point matériellement, non point documentairement : mais hiérarchiquement. Selon le mot de Claudel : « Pour comprendre une vie comme pour comprendre un paysage, il faut choisir le point de vue et il n'en est pas de meilleur que le sommet. »
Dans la défense de la foi, il arrive aux métaphores militaires d'être trop inexactes. Il est vrai que nous sommes tous « mobilisés » aujourd'hui contre l'invasion barbare de la religion nouvelle dans nos églises, dans nos écoles, dans nos familles. Cette mobilisation générale n'est pourtant pas comparable à la mobilisation de 1914 ou à celle de 1939. Les laboureurs, les poètes, les menuisiers, les horlogers appelés sous les drapeaux pour la défense du sol de la patrie changeaient d'état de vie ; ils devenaient des militaires en campagne ; ce n'est point par leur horlogerie, par leur menuiserie, par leur poésie ni par leur labour qu'ils étaient appelés à combattre. La mobilisation actuelle pour la défense de la foi, c'est presque toujours à l'intérieur même de son état de vie qu'elle appelle chacun à prendre les armes ; et ce sont d'abord les armes spirituelles du devoir d'état. Professeur, critique, écrivain, c'est donc en professeur, en critique, en écrivain qu'Henri Rambaud est devenu un militant de la défense de la foi. Il ne se détournait pas de son œuvre littéraire, il lui donnait sa pleine signification.
La confession de la foi n'est pas un devoir extraordinaire, en ce sens qu'il incomberait seulement à quelques-uns, en vertu de leurs charismes ou de leurs talents exceptionnels. C'est un devoir ordinaire, condition pour tous du salut éternel, et que chacun accomplit selon son savoir et ses moyens.
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Les circonstances extraordinaires que nous vivons ne rendent pas exceptionnel ce devoir ordinaire, elles le rendent plus urgent. L'objection qu'invente la fausse humilité n'est pas nouvelle, elle est classique, et enregistrée par saint Thomas :
-- La confession extérieure fait connaître notre foi à autrui. Mais cela n'est obligatoire qu'à ceux qui ont la charge d'instruire les autres dans la foi. Donc ceux qui ne sont pas au nombre des grands (*minora*) n'y sont pas obligés.
Réponse :
-- En cas de nécessité, quand la foi est en péril, n'importe quel chrétien est tenu de confesser sa foi, soit pour instruire ou affermir les autres fidèles, soit pour contrecarrer les attaques des infidèles ([^9]).
C'est bien la doctrine commune de l'Église, dont témoigne aussi une page célèbre de Dom Guéranger :
« Quand le pasteur se change en loup, c'est au troupeau à se défendre tout d'abord. Régulièrement sans doute, la doctrine descend des évêques au peuple fidèle, et les sujets, dans l'ordre de la foi, n'ont point à juger leurs chefs. Mais il est dans le trésor de la révélation des points essentiels, dont tout chrétien, par le fait même de son titre de chrétien, a la connaissance nécessaire et la garde obligée. » ([^10])
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On ne s'étonnera pas que sur la tombe d'un Henri Rambaud notre hommage apporte, comme il l'aimait, des textes, des références, des précisions.
En voici encore, d'une autre sorte.
Quelques lecteurs, davantage par étourderie, je l'espère, que par impiété, nous ont gentiment ou amèrement reproché d'avoir consacré « tout un numéro » l'année dernière à Claude Franchet, l'année précédente à André Charlier. Ils paraissent mécontents de nous voir prendre le temps d'ensevelir nos morts. Nous n'allons pourtant pas les abandonner sans sépulture, même si la barbarie montante -- et montante même parmi les nôtres -- fait que notre attitude devient incompréhensible à beaucoup.
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Ensevelir ses morts, pour une revue, c'est offrir à leur mémoire notre travail, notre attention, relire ce qu'ils ont écrit, étudier la signification de leur œuvre, raviver le souvenir de leurs leçons et de leur exemple. C'est suspendre un moment le cours normal de nos chroniques et nous recueillir dans la pensée de ce qu'ils nous ont apporté. C'est honorer ce qu'ils furent et ce qu'ils ont fait. Si nous n'avons pas toujours donné un numéro entier à chacun d'eux, ce n'était point faute d'en consentir volontiers la place et le temps ; c'était que la matière nous manquait pour une raison ou pour une autre, et qu'il n'eût pas été convenable de faire du remplissage. Ou encore c'était, pour Henri Massis et pour Charles De Koninck, que ce numéro spécial, nous l'avions déjà fait, et qu'il n'eut pas été convenable non plus de feindre d'en publier un autre ; qui n'aurait pu être que le même.
Mais ces honneurs intellectuels ainsi rendus par la revue à ses morts sont réservés aux collaborateurs réguliers de la revue. En dehors de quoi, il n'y a dans ITINÉRAIRES aucune « nécrologie ». Pourtant, une entreprise comme la nôtre est entourée de nombreuses amitiés, souvent actives ; mais elles appartiennent à l'ordre de la vie privée : nous les honorons en privé, sans prétendre au demeurant faire de cette réserve une règle pour personne que pour nous-même. La mémoire publique de nos morts, répétée dans chacun de nos numéros, est limitée à ceux qui ont travaillé et combattu publiquement avec nous. Cela ne signifie pas que le public nous paraisse plus méritoire que le privé : le méritoire, pour chacun, est d'accomplir sa vocation propre, à la place qui est la sienne. Mais de même que, selon la maxime du marquis de Mirabeau ([^11]), chère à Louis Salleron, « l'amitié se paie par l'amitié, la confiance par la confiance, l'honneur par l'honneur, l'argent par l'argent », de même, le privé appelle le rivé, le public réclame le public. La qualité publique de *collaborateur régulier* de la revue est une qualité, précisément : c'est-à-dire qu'elle est sans rapport avec la quantité d'articles publiés. Massis, à la fin sa vie ne nous donnait plus d'articles ; mais il tenait à demeurer *qualitativement* au nombre de nos collaborateurs réguliers, explicitement présent sur leur liste.
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Un auteur peut avoir de justes motifs de ne rien publier pendant des mois : parce qu'il n'est pas satisfait de ce qu'il a écrit, ou parce qu'il est absorbé par un travail long et difficile, ou pour d'autres raisons analogues. Il serait absurde de réclamer du « collaborateur régulier » qu'il donne un article chaque mois. D'ailleurs, s'ils le faisaient tous, la place manquerait. C'est pourquoi la seule condition, pour recevoir la qualité de collaborateur régulier d'ITINÉRAIRES, est d'en demander ou d'en accepter le titre, décerné par le directeur de la revue. Il se perd de la même façon qu'il s'attribue. Il ne signifie rien de plus, rien de moins qu'une communion active d'esprit et de cœur ; il en est la reconnaissance réciproque et publique.
On l'aura peut-être remarqué, si l'on a observé notre comportement depuis la fondation de la revue (mais 1956) : nous poussons jusqu'au scrupule la résolution de n' « annexer » personne, par réaction nécessaire contre les mœurs d'une presse sans foi ni loi. Nous avons surtout l'horreur des annexions posthumes. Que vienne à mourir un auteur tant soit peu connu, il y a chaque fois une bonne demi-douzaine de journaux et de publications pour assurer à leurs lecteurs que le mort leur appartient ; qu'ils sont les dépositaires de sa pensée, les héritiers de sa notoriété, les seuls successeurs. Ils sont d'autant plus péremptoires et d'autant plus exclusifs qu'ils n'ont plus à craindre les démentis de l'intéressé. On voit plusieurs fois par an d'affreuses mascarades de cette catégorie. Elles nous ont souvent détourné d'apporter notre contribution à des hommages funèbres dont les surenchères en cascades déguisent a peine des rivalités dans la captation d'influence. Mais. en revanche, nous entendons qu'on nous laisse ensevelir nos morts, quand ce sont les nôtres :
Qu'Henri Rambaud ait sa place parmi eux, on en a donc douté, par ignorance je suppose. On a cru, on a dit qu'il était à bord d'ITINÉRAIRES un passager de circonstance, et d'ailleurs réticent ; l'espace de deux ou trois saisons. A quoi l'on répondra, puisqu'il s'agit d'Henri Rambaud, en produisant des références, des précisions, des textes.
J'ai déjà. fait observer, au lendemain de sa mort ([^12]) qu'au point de vue de la fréquence, et aussi de l'engagement militant, l'année 1969 marque un tournant, ou plutôt une étape dans sa collaboration à ITINÉRAIRES. L'année 1969 est la première où l'autodestruction de l'Église est reconnue comme telle. C'est l'année où, par supercherie, le Saint-Siège met en marche l'abominable « processus de la communion dans la main », qui provoque notre protestation :
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« *Nous constatons que l'on nous trompe à jet continu, et cela nous suffit. *» ([^13]) « Avant 1969, il y avait des SIGNES : depuis 1969 il y a, dans les actes et discours ; la PREUVE répétée de la duplicité. » ([^14]) C'est enfin l'année où, à Rome, la publication d'un nouvel « Ordo Missae » plein d'anomalies scandaleuses inaugure la tentative de mise hors la loi de la MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE S. PIE V. En janvier 1969, Henri Rambaud publie ici son analyse de la prévarication des évêques français ([^15]). En novembre, il écrit les premières pages de ce *Journal des temps difficiles* dont la publication commencera dans notre numéro d'avril 1970. Mais jusque là, il n'a donné à ITINÉRAIRES que sept articles en treize ans ; que quatre au cours des dix premières années. En quoi il illustre parfaitement, lui aussi, cette *qualité* de collaborateur régulier qui est sans rapport avec la quantité de pages produites. Car il est là, avec nous, dès la première année, dès 1956, et tout de suite pour dire son « large et profond accord » avec notre dessein et notre manière, nous étions encore sous Pie XII, et nous n'en étions encore qu'à cette entreprise qui nous avait réunis d'une « réforme intellectuelle et morale », solidement adossée à une doctrine et une prière de l'Église qui ne nous faisaient pas encore défaut. Henri Rambaud prenait rang parmi nous, « je suis catholique, je suis homme de droite », déclarait-il, et avec plaisir :
« ...le plaisir que j'éprouve à profiter de l'occasion pour donner enfin à ITINÉRAIRES ce signe public de sympathie que ce m'était un grand regret de n'avoir pu lui apporter encore. En vérité tout me ravit dans votre revue : le constant souci d'y enchaîner correctement des idées claires et distinctes ; la quantité de documents réunis par ses chroniques si précieuses (...) ; mais surtout cette fermeté, cette loyauté qui tranchent si décisivement avec les petites habiletés de l'adversaire. Bref, -- puisque j'ai commencé de parler net, -- le plus précieux foyer de ce redressement de l'esprit français qui reste à mon sens, pour les hommes de pensée, la tâche capitale d'aujourd'hui. et de demain.... » ([^16])
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Plus tard, quand seront venues la nouvelle religion conciliaire et l'autodestruction de l'Église, c'est très précisément l'attitude et l'action d'ITINÉRAIRES dans le combat de la foi qu'Henri Rambaud soutiendra :
« Nous sommés des privilégiés de lire ITINÉRAIRES. Je ne le dis pas parce que j'y écris ; mais c'est vrai, sans vouloir médire de publications excellentes, il n'y a pas de revue qui réunisse une si large information a pareille franchise dans l'analyse de la situation religieuse présente. Je finirai par prendre en horreur les esprits qui, pensant très bien dans le fond, n'osent pas dire ce qu'ils pensent, pour ne pas inquiéter. Que de gens profondément attachés à l'Église la serviraient mieux si seulement leur étaient clairement montrés les périls qui menacent notre foi ! » ([^17])
Son approbation, son soutien étaient entiers spécialement sur les points réputés les plus « délicats ».
Concernant ma lettre à Paul VI (la seconde), réclamation ouverte adressée au pontife régnant et s'il le faut à ses successeurs, devant laquelle plus d'un hésita, Henri Rambaud n'hésita point à déclarer publiquement son assentiment et sa solidarité : « Tant sur le fond que sur le détail des termes, accord complet avec la lettre de Jean Madiran au Saint-Père comme avec les explications qu'il y a jointes. » ([^18]) Cet homme de distinctions et de nuances les mettait où il faut, et non où il ne faut pas ; ce professeur, cet intellectuel, ce raisonneur savait, par expérience et par grâce, que dans l'action le seul soutien qui compte est un soutien total.
Point plus « délicat » encore, peut-être, celui du « Credo » de Paul VI, qui ne pouvait servir à rien, et qui de fait n'a servi à rien, mais qui était mis en avant par les semi-libéraux et les mollassons à plein temps comme point de ralliement pas trop escarpé et moyen supposé commode de rétablir sans fatigue dans l'Église la vraie doctrine. Je crois que nous avons été les seuls, Rambaud et moi, sinon à discerner, en tous cas à énoncer publiquement ce qu'il a résumé en ces termes :
« Quel plaisir Madiran ne vient-il pas de me donner avec ses *Doutes et questions autour d'un Credo* (ITINÉRAIRES de décembre 1970, pp. 92-98). Exactement ce que je pense depuis plusieurs mois de la *Profession de foi* de Paul VI (...). La subversion ne conteste pas cette *Profession de foi.* Ce qui ne veut pas dire qu'elle y ait applaudi ; mais plutôt, qu'elle la juge « anodine », le mot a été écrit, de peu d'intérêt, simple reprise de l'ancienne formulation, en attendant qu'une autre la remplace (...).
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« J'approuve surtout Madiran de ne pas vouloir de cette *Profession de foi* comme signe de ralliement. Non certes qu'il y ait à refuser cette imposante synthèse de nos croyances, elle exprime très fidèlement la foi de l'Église. Mais Madiran a parfaitement raison de dénoncer le péril qu'il y aurait à la privilégier par rapport aux credos antérieurs. Il n'y a que trop de gens pour penser qu'une Église nouvelle est née de Vatican II comme une France nouvelle de 1789, ils s'imagineraient que le *Credo* de Nicée tire son autorité d'être entériné par la *Profession de foi* quand c'est au contraire de sa conformité avec le *Credo* de Nicée que la *Profession de foi* tire la sienne. »
A quoi Rambaud ajoutait la remarque que Paul VI avait lui-même abandonné sa *Profession de foi,* loin des yeux loin du cœur, parmi les archives entreposées dans la poussière du grenier :
« ...Cette *Profession de foi,* pourquoi Paul VI l'a-t-il prononcée solennellement le 30 juin 1968 et, depuis, laissé tomber dans l'oubli ? Car il est bien vrai qu'il ne la rappelle pas souvent (...). Je me souviens de l'enthousiasme de certains de nos amis : enfin Paul VI se ressaisissait, faisait énergiquement front contre l'hérésie : peut-être l'acte le plus important de son pontificat, l'arme absolue (...). Après trente mois écoulés on est bien obligé d'en rabattre (...). Et comment cette *Profession de foi* aurait-elle été bien efficace contre l'hérésie avec le peu d'usage qu'il en a fait ? Quand on pense que Paul VI n'a même pas prescrit de la lire dans les paroisses. L'arme absolue, peut-être ; mais elle est restée au râtelier, elle est devenue une pièce de collection. » ([^19])
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Il arrive aussi que la confession de foi ait à s'exprimer par un éclat physique, fût-ce à l'intérieur d'une église. On lira plus loin, dans les « textes d'Henri Rambaud », le récit par lui-même de son intervention personnelle dans la bataille du verset 6. Ce verset du second chapitre de la lettre aux Philippiens, dans sa traduction nouvelle, liturgiquement « obligatoire » à la messe du dimanche des Rameaux, était blasphématoire et négateur de la divinité de Jésus-Christ.
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Tout avait été entrepris, par Salleron et par moi-même, pour inviter, pour inciter, pour amener l'épiscopat français à retrancher cette hérésie et faire cesser le scandale. On se heurtait à un mur. La loi suprême, dans l'Église nouvelle, issue de Vatican II, est de ne jamais, en aucun cas, à aucun prix, paraître donner raison aux « intégristes ». Toutes les autres considérations doivent le céder à celle-là. Et c'est en effet un bon principe révolutionnaire, à lui seul condition suffisante d'une complète auto-démolition de l'Église, puisque le vrai, le bien, le droit y sont soumis désormais à l'impératif prioritaire de la haine, et donc détruits par le fait même. J'avais annoncé au Souverain pontife, dans ma première lettre à Paul VI, que nous allions passer à l'action physique : « Le système de la falsification, toujours impuni, toujours imposé, par un nouveau progrès s'introduit maintenant dans la « liturgie de la parole ». Il revient donc aux simples fidèles, selon une tradition catholique solidement attestée, de faire physiquement obstacle dans les églises à la proclamation du blasphème et du sacrilège. » ([^20]) J'avais écrit au cardinal-préfet de la congrégation romaine du culte divin : « J'ai l'honneur d'informer Votre Éminence -- comme je l'ai déjà porté à la connaissance du Saint-Père -- que je prends l'initiative d'inviter les fidèles à empêcher physiquement, dans les églises, la proclamation des blasphèmes falsificateurs du nouveau Lectionnaire français. » ([^21]) La réponse exemplaire à mon invitation a été celle d'Henri Rambaud, au grand dommage, soit dit en passant, du cardinal Renard. Pauvre cardinal. Ce fut l'une des deux occasions principales où cet écœurant côté faux bonhomme, qui a chez lui une grande surface et une regrettable profondeur, fut disséqué sous la pleine lumière du microscope électronique de notre ami. Il n'a pas eu de chance, ce malheureux cardinal Renard : sa mise à l'écart, comblé des honneurs en théorie tranquilles de primat des Gaules, l'a logé dans un diocèse où l'attendait un écrivain capable de faire passer à la postérité ses misérables complaisances de prélat subjugué par la révolution et par l'apostasie immanente. Une mésaventure de même sorte est arrivée à l'exécrable cardinal Lefebvre, celui de Bourges, immortalisé par une lettre définitive de l'abbé Berto.
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Le cardinal Renard sera semblablement immortalisé par les analyses d'Henri Rambaud. L'un et l'autre cardinal furent un moment, et aussi leur collègue Daniélou, l'espoir suprême et la suprême pensée des modérés, des libéraux, des centristes, des silencieux qui croient que *penser vaguement* est la première obligation prescrite par la vertu de charité. Dans son récit Henri Rambaud explique longuement à quelles tiédeurs il eut affaire : « Pas de manifestations à l'église ! » proclamait une fausse piété, masque d'une trop facile démission, qui fait passer le bon ordre extérieur de cérémonies d'ailleurs scandaleuses et impies avant la nécessaire confession de la foi. Henri Rambaud ne méprise aucune objection, il écoute tout, il a réponse à tout, avec une patience attentive jamais en défaut, et ces pages préparatoires, qui paraîtraient un peu lentes dans une simple narration, sont essentielles pour l'instruction du lecteur. « Ce qui s'est passé à Lyon pour le dimanche des Rameaux » ([^22]) est la meilleure radiographie mentale du catholicisme français en 1971. Mais le moment venu, le moment de l'action physique, on s'apercevra que ces amples propédeutiques n'auront en rien retardé, embarrassé ni compliqué le témoignage d'Henri Rambaud : « *Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme ! *» *--* Comment le curé d'Ainay ni le vicaire de Saint-Jean, se demande ensuite Henri Rambaud, ne se sont-ils pas avisés qu'ils avaient une façon bien simple de me réduire au silence. Il leur suffisait de répondre : oui, Jésus-Christ est vrai Dieu et vrai homme ! Mais ils ne s'en sont pas avisés ; ni l'épiscopat français. Ils ne l'ont pas fait. Leur foi théologale était absente ; ou du moins, elle est restée silencieuse. Preuve manifeste, quoi qu'il en soit des intentions subjectives, que la nouvelle religion, la religion conciliaire issue de Vatican II, est une apostasie immanente.
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Son dernier article parut en février ([^23]), quinze jours avant sa mort. Dieu a permis que ce soit cet article-là qui fasse la dernière page et la signature de son œuvre. Il est sur l'office du Saint-Sacrement composé par saint Thomas d'Aquin.
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En quelques phrases, c'est Henri Rambaud tout entier qui se manifeste, l'historien, le critique, le penseur, sa science et sa rigueur, et pour terminer sa prière, qui est celle de l'Église : « *Per tuas semitas duc nos quo tendimus -- Ad lucem quam inhabitas.* » L'écrivain Henri Rambaud s'en est allé sur ces mots. C'est une grâce, admirable. Mais avant de franchir le seuil il a marqué un temps, il s'est retourné vers nous, et il nous a dit, oui vraiment c'était bien le propos ultime d'un homme qui se retourne vers un monde qu'il est en train de quitter
« Combien de temps faudra-t-il maintenant pour que ces trésors du peuple chrétien ne soient plus à la portée que des lettrés ? Si seulement il en reste.... »
Jean Madiran.
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### Le critique
par V.-H. Debidour
Cet article de V.-H. Debidour a paru, sous le titre « Henri Rambaud », dans le BULLETIN DES LETTRES, « revue mensuelle de critique et d'information bibliographique » publiée à Lyon par la Librairie Lardanchet. Henri Rambaud y collaborait depuis plus d'un quart de siècle. V. H. Debidour en est le rédacteur en chef. Nous le remercions très cordialement de nous avoir autorisé à reproduire ici son témoignage.
LE 8 FÉVRIER, Henri Rambaud emportait d'une de nos réunions deux livres dont il tenait à rendre compte ; et nous l'attendions le 15 pour lui en confier un autre....Hélas ! ce qui vint à nous ce jour-là, à cette heure-là même, ce ne fut pas sa visite cordiale, son allant retrouvé après des périodes où sa santé avait semblé compromise ; ce ne fut pas sa voix haut juchée pour nous parler avec enthousiasme de quelque nouvelle découverte ou initiative ; ce fut le plus consternant des messages : il était mort la veille, frappé sans appel, succombant en quelques heures, arrêté en plein effort fébrile d'activité intellectuelle, dans l'exercice de cette tâche de critique où ses multiples dons s'exerçaient avec sûreté et éclat depuis tant d'années. Il mettait au net un article que lui avait demandé une revue américaine, et qui était en retard....Me permettra-t-on de partir de ce détail ultime pour caractériser certains des traits dominants de cette personnalité réellement unique, qui s'imposait si fortement et qui pourtant n'aura pas eu une audience à la mesure des richesses qui étaient les siennes ?
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L'article portait sur Thibaudet : critique au second degré en quelque sorte, où Rambaud voulait rendre justice à un homme qu'il voyait méconnu par les nouvelles générations : l'un des deux meilleurs maîtres ès choses littéraires de l'entre-deux-guerres, l'autre étant Charles Du Bos. Il se désolait de tout ce qu'il avait à élaguer pour resserrer son texte dans les quatorze pages qui lui étaient allouées : il n'avait que trop à dire, s'étant astreint, avant d'écrire, à se replonger dans les livres et articles de son auteur, lui qui les avait tous lus en leur temps et dont la mémoire était prodigieuse....Tel était Henri Rambaud : peu sûr de lui au départ ; et s'il l'était à l'arrivée (ce qui n'était pas toujours le cas), c'était au prix d'un labeur qui lui coûtait : ouvrier jamais satisfait, qui tenait à s'entourer de textes précis, de citations exactes à la virgule près, à ne rien avancer qui ne fût étayé de la façon la plus solide. Il détestait les travaux bâclés, auxquels se reconnaissent les vaniteux et les esprits flous. Aussi était-il talonné -- souvent jusqu'à l'abandon -- par les délais que pourtant il se fixait lui-même avec une sincérité dans le ferme propos dont souriaient ses amis : il les forçait à rendre les armes devant les scrupules qu'ils auraient été tentés de lui reprocher. Que d'ébauches il a dû laisser dans ses tiroirs pour ce qu'il appelait plaisamment ses « livres posthumes » : pages comme celles que publia un jour le *Bulletin des Lettres,* sous le titre humblement et fièrement choisi par lui de *Pages refusées :* restées interrompues parce que les éditeurs ou directeurs de revues qui les lui avaient demandées s'étaient découragés d'attendre. Mais ce n'est pas paresse si Henri Rambaud est trop souvent resté au stade de l'inachevé : c'est tout au contraire par excès de zèle, par volonté inflexible de ne rien donner que d'achevé. Ainsi vont, pour un tempérament tel que le sien, les paradoxes et contradictions de l'écriture.
En lui s'alliaient deux traits apparemment incompatibles : une curiosité insatiable et un esprit de rigueur insatiable. Cet homme qui *touchait* à tout avec tant d'ardeur était incapable de rien *effleurer :* il lui fallait s'arrêter et creuser. Pour faire à des collégiens -- car il fut aussi professeur -- un cours sur *l'Encyclopédie,* n'avait-il pas entrepris la lecture préliminaire du *Dictionnaire* de Baye ? (il avouait d'ailleurs n'avoir guère dépassé l'article *Adam,* mais avait rapporté de cette exploration maintes trouvailles) ; pour leur parler de *Manon Lescaut* il entendait lire in-extenso les *Mémoires d'un homme de qualité,* plus quelques autres romans libertins. Et comme tout -- sauf peut-être les arts plastiques et le cinéma -- était son gibier, il se trouvait écartelé entre tant de sollicitations toujours renaissantes qu'il pouvait faire figure, bien à tort, d'esprit dispersé ou versatile.
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Ce n'est pas certes la frivolité qui le poussa à s'intéresser à la poésie, au théâtre, au roman, aux langues étrangères, à la musique, à l'histoire des idées, à la philosophie, à la théologie, voire aux mathématiques ; c'est son besoin de serrer les choses, de savoir, de connaître et de juger personnellement sans se contenter d'idées toutes faites.
Ainsi a-t-il eu en chantier, entre autres travaux qui n'ont pas abouti, une étude sur le rôle, avoué ou non, de Satan dans l'œuvre d'Anatole France, de Gide et de Valéry ; une biographie de Cavour ; un *Mallarmé ;* un recueil de versions latines choisies, traduites et commentées par lui ; une *Lettre à Jean Paulhan sur quelques points de grammaire* qui s'était étoffée peu à peu d'aperçus de linguistique savante, et d'exégèse religieuse -- et même de pages d'une sensibilité intime frémissante, uniques sous sa plume, sur l'écroulement d'un antique colombier dans sa propriété cantalienne ; et même un roman policier, genre qui intéressait ce qu'il y avait d'esprit géométrique chez cet homme de finesse : s'il l'avait écrit, c'eût été quelque chose d'aussi complexe dans les arrière-plans spirituels qu'*Un crime* de Bernanos, mais d'agencement technique beaucoup plus serré. (C'est son admiration pour Chesterton, dont il fut le fervent, et pour François Fosca qui le porte à cette curiosité-là.) Et j'ai la certitude intime qu'il fut aussi poète, malgré la discrétion qu'il gardait sur ce point (il n'avouait que les adresses rimées qu'il s'était diverti, comme Derème et comme Mallarmé, à composer pour le plaisir des amis et le désespoir ou l'irritation des postiers). J'imagine de lui des vers d'une eau limpide : limpide non pas parce que superficielle, mais parce que *filtrée,* des sources les plus profondes, selon les disciplines d'une musique et d'une méditation éprouvées.
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Ce n'était pourtant pas un créateur, si tant est que le créateur soit celui qui ne part que de soi, ce qui ne se rencontre probablement jamais, quoi qu'en disent les excités de la spontanéité, de l'inventivité et de la table rase. Jamais table ne fut moins rase que celle sur laquelle il travaillait. Sa pensée aimait à se placer à l'affût de celle d'autrui (d'où les éditions qu'il procura de La Rochefoucauld, de Stendhal, ou de *Cinna* pour lequel il écrivit, dans une édition au format minuscule, une préface d'une étonnante pénétration). Comme Massis, comme Rivière, comme Du Bos, elle avait besoin pour se mettre en mouvement d'être lancée par d'autres (d'où le fait qu'il n'était peut-être jamais plus à l'aise, plus brillant, que dans ses conversations et ses lettres).
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C'est le signe même du tempérament *critique.* Il avait débuté par une enquête sur les idées de la génération d'après-guerre -- l'autre guerre -- en écho, dix ans après, à celle d'Agathon. Et plus tard, c'est aussi par la fréquentation constante et l'interrogatoire toujours repris des autres, les plus grands cette fois, qu'il s'est formé, assoupli, affirmé, durci aussi, dans sa personnalité à lui : c'est le rôle qu'ont joué dans sa carrière intellectuelle un Barrès, un Maurras, un Valéry, un Gide, un Claudel, un Teilhard. La *Voie sacrée,* très bel essai sur l'amour humain ; tout nourri de foi en même temps que d'expérience conjugale et paternelle, n'est que le développement de vues mûries en lui par réaction contre les *Souffrances du chrétien* de Mauriac. Il ne savait rien mieux que questionner les autres à sa propre lumière -- si ce n'est s'interroger lui-même à la lumière des autres. Tant il est vrai que la pente naturelle de son esprit était d'avancer par discussions, approfondissements, mises au point : vocation non pas médiocre, mais noble et très nécessaire. Car s'il faut des hommes pour écrire le *Soulier de salin,* les *Faux Monnayeurs, Mon Faust* ou le *Milieu divin,* il en faut aussi qui sachent en parler : et ce ne sont pas les mêmes.
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Critique -- et c'est à ce titre qu'il était des nôtres depuis la résurrection du *Bulletin* en 1947 -- Henri Rambaud était le défenseur de valeurs essentielles, très diverses bien qu'étroitement solidaires entre elles, auxquelles il croyait ardemment.
Valeurs littérales, si j'ose dire, pour commencer. Il faut l'avoir entendu discuter de la propriété d'un terme, de la correction d'un tour, du sens d'un distique de Perse ou des équivalences possibles d'un calembour d'Aristophane pour savoir jusqu'où l'esprit « grammairien », mais éclairé par le goût du lettré, peut conduire dans les chemins de la fidélité au vrai et au juste. Cet héritier de la tradition grecque, latine et chrétienne se passionnait pour les problèmes de traduction, et d'enseignement des langues anciennes, sur lesquels il avait des positions fort peu traditionalistes pour éveiller les esprits : ne se plaisait-il pas à répéter que pour bien traduire le grec des tragiques, ou celui des Pères, il fallait sans doute ne pas ignorer trop leur vocabulaire et leur syntaxe, mais surtout avoir le sens du tour français, écrit et plus encore parlé ?
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Valeurs esthétiques, celles qu'il découvrait dans la phrase de Bossuet, de Saint-Simon ou de Gide, dans les vers de Virgile, en leur original et en la version qu'en a donnée Jacques Reynaud. C'est sur ce terrain-là qu'il était de plain-pied, sans réserve, avec Maurras. N'ont-ils pas passé des soirées ensemble « en poésie », rue Vaubecour ou rue Franklin, dans le Lyon de l'occupation ? Et le vieux maître, discutant avec lui, acceptait parfois ses suggestions, ses corrections (il n'y a peut-être pas beaucoup de familiers de Maurras dont on puisse en dire autant). Il est tels vers de la *Balance intérieure* qui ne sont ce qu'ils sont que parce que Rambaud est passé par là.
Valeurs politiques ? Je ne suis pas porté à leur donner ici beaucoup d'importance, dussent certains s'en étonner : Henri Rambaud n'était pas l'homme du « Politique d'abord » et les luttes de forum ou de couloirs ne lui étaient de rien. Ce qui l'intéressait bien plutôt, parce qu'il s'y sentait compétent, ce sont les problèmes d'ordre moral et spirituel que pose la carrière des grands esprits, leur itinéraire secret : il en a vu les jalons, chez Maurras, beaucoup plus du côté du philosophe et du poète que du publiciste et du polémiste. C'est le poète, c'est le créateur de fictions chargées d'idées, du *Chemin de Paradis* au *Mont de Saturne,* qu'il interrogeait. Les clés principales et dernières du destin de cet homme, c'est à Martigues et à Lisieux qu'il les voyait...
Oui, valeurs morales et spirituelles. Et avec quelle générosité il en abordait l'examen, chez ceux mêmes dont il dénonçait les déviations, les lacunes, les dangers ! Il avait le don de détecter les implications d'âme, les plus belles comme les plus funestes, jusque dans des œuvres qui ne semblaient guère y prêter. Grand amateur de roman anglais, il sondait jusqu'au tréfonds ce qui peut se cacher sous un récit de Graham Greene ou de Katherine Mansfield ; et il fit découvrir à un Charles Morgan, à une Elizabeth Goudge, parfois, ce qu'ils ne savaient pas eux-mêmes avoir mis dans leur œuvre. A plus forte raison dans ses grands débats autour de Gide, de Claudel, de Valéry, de Teilhard même : ceux qui le connaissaient savaient bien qu'il éprouvait, pour ces génies qui l'aidaient à penser, une sympathie, une sorte de fascination, mais lucide, qui étaient en raison directe de l'antipathie qui l'opposait à tant de leurs idées. *Il ne les lâchait pas,* mais il faut entendre cette expression dans les deux sens qu'elle peut avoir. Là est le secret de ce qu'on pouvait trouver de déroutant dans la façon dont il parlait d'eux. Disons tout d'un mot : il priait pour eux (il priait aussi pour Baudelaire) : seule voie ouverte à ce croyant intransigeant pour marquer sans faiblesse les fossés, et tout à la fois les franchir.
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Certes, il avait un côté justicier -- enquête et inquisition, c'est le même mot -- pour faire la part de Dieu et celle de Satan, célébrer et honnir. L'avouerai-je ? En me souvenant du *Dies irœ* qui fut chanté devant son cercueil, j'entends encore le verset sur le Juge *cuncta stricte discussurus,* et en y repensant, l'idée se glisse en moi, Dieu me pardonne, que ces trois mots, transposés sur un autre plan, pouvaient le définir. Il voulait cribler strictement la balle et le grain. Il entendait en lui l'ange gardien de la vérité lui dire : « On ne peut pas laisser passer ça » (formule qui lui était chère). Mais à cette voix se mêlait inextricablement celle du démon de la polémique : et c'étaient eux deux ensemble qui aiguisaient le trait sous sa plume : l'un le rendait plus pénétrant, et l'autre le rendait blessant. Lui qui traquait si bien en Gide, en Mauriac, des connivences sournoises avec le Malin, il savait bien que dénoncer le scandale est parfois entrer soi-même dans l'engrenage du scandale ; passant outre, il s'est fait, comme de gaîté de cœur, des ennemis. (Je me souviens de l'évolution de son jugement sur Pascal : longtemps il fut d'une grande sévérité contre le « néfaste auteur des *Pensées *»* :* sa vénération pour des Jésuites tels que le P. Valensin, le P. Fontoymont, et l'influence de Maurras y étaient pour quelque chose. Mais plus tard il avouait beaucoup pardonner au batailleur des *Provinciales,* depuis qu'il avait été entraîné à marcher lui-même en quelque sorte sur ses brisées...).
Du moins, toute sournoiserie lui était étrangère, et sa droiture de conviction était admirable. Il a su, mieux que beaucoup, garder fidélité à tant d'amis par delà les divergences passagères ou graves -- ce fut le cas avec Joseph Hours -- et il n'a jamais désavoué ce qui l'attachait à un Martin-Chauffier, à un Madaule, alors même qu'il les voyait « d'un autre bord », comme disent les petits esprits. Ses amis, quelle place ils ont tenue dans sa vie ! Je songe, pour ne parler que des morts, à ceux qui nous furent communs, Henri Massis, Joseph Hours, Jean Anglès d'Auriac, André Chagny, Antoine Lestra. Je songe aussi à trois autres, qui ne furent pour moi que des noms parce qu'il ne me fut jamais donné de les rencontrer, mais dont il parlait avec une filiale ou fraternelle ferveur, si contagieuse qu'ils font et feront toujours partie pour moi de mes souvenirs de lui, tant on les sentait présents, tant il les rendait présents en parlant d'eux : le P. Auguste Valensin, Jacques Reynaud, enfin Louis Aguettant, maître et ami auquel il se sentait accordé en toutes choses...
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A ses amis, il donnait beaucoup de lui-même, de son temps et de son dévouement. Il leur donnait aussi le régal de ces conversations nourries dont il ne se lassait pas, et eux non plus ; et de ses lettres qui, elles, ne tardaient jamais, parce qu'alors, délivré des scrupules de forme qui l'assaillaient lorsqu'il s'agissait d'un texte à imprimer, il écrivait avec une alerte spontanéité. Que de lumières sa compétence et sa finesse lui ont fait communiquer, par exemple, à tels de ses cadets qui travaillaient sur Gide ou sur Valéry ! Il y avait quelque chose de réellement inoubliable dans la véhémence avec laquelle il témoignait, sans souci du lieu ni de l'heure -- autour d'une table, ou sur un trottoir, ou au téléphone, ou à minuit sonné -- de ses enthousiasmes, de ses indignations ou de ses découvertes, touchant par exemple les beautés ignorées d'une tirade de *Suréna,* ou la source non moins ignorée d'un vers de Leconte de Lisle...
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J'aurais dû peut-être donner ici un aperçu de la biographie d'Henri Rambaud depuis sa naissance très lyonnaise et ses débuts à Paris dans les années vingt du siècle, qui étaient aussi les siennes. C'était risquer des erreurs et des lacunes, car je ne l'ai connu qu'après 1940. Mais surtout ç'aurait été donner, je le crains, je ne sais quelles impressions de tâtonnement et d'instabilité, faussant la continuité qui marqua, au contraire, en profondeur, la carrière intellectuelle de notre ami.
J'aurais peut-être dû encore tenter une bibliographie. Mais comment rassembler en peu de temps le foisonnement des quelques livres -- trop peu -- et des innombrables études, témoignages, chroniques, comptes rendus, notes et contributions de toutes sortes qu'il donna, ne fût-ce qu'à la *Revue Universelle,* au *Nouvelliste,* à l'*Écho-Liberté,* à *Itinéraires....*et au *Bulletin des Lettres,* pour ne citer que les maisons où il fut le plus « chez lui » ? J'y renonce. Cette tâche-là, dont il est digne et qui serait digne de lui, sera assurée, nous l'espérons tous, par quelque jeune chercheur qui sera surpris des trésors qu'il rencontrera...
Quant à moi, pour parler de lui aujourd'hui, je n'ai pas hésité, je l'avoue, à faire bon marché de son exemple et de sa leçon : je n'ai pas voulu rouvrir la *Voie sacrée, l'Envers du journal de Gide....*J'y aurais retrouvé ses dédicaces, et mes notes à moi griffonnées dans les marges, et c'eût été reprendre un de ces entretiens sans fin sur lesquels il me faut à présent *mettre une croix.* Je n'ai même pas voulu reprendre ses lettres, ni feuilleter les sommaires de vingt-sept années du *Bulletin.* Je n'ai rien cité de lui. Me le pardonnera-t-il, lui dont une des maximes familières était : « Appuyez-vous toujours sur les textes, et vérifiez toujours vos références ! »
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Il me pardonnera de n'avoir parlé de lui qu'avec ma mémoire et mon cœur. Car sa mort m'assignait soudain un rendez-vous auquel mon devoir était de répondre à l'instant : Présent. Ces rendez-vous là, il a toujours su y répondre, lui, lorsque la mort d'un illustre écrivain l'invitait à lui consacrer deux colonnes hâtives dans la nuit même. Ces servitudes du journalisme lui coûtaient : il s'imposait cependant, pour les lecteurs et pour le disparu, de porter ainsi un témoignage dont il était cruellement insatisfait.
Étranges coïncidences d'un hasard qui mérite peut-être un autre nom : il y a quelques semaines à peine, il choisissait le *Bulletin des Lettres* pour être fidèle à l'un de ces rendez-vous-là, autour de la princesse Bibesco, la dernière de ses découvertes, et bien dans sa manière : celle d'un talent, certes, mais surtout d'une destinée d'âme douloureuse et exemplaire, là où l'on ne s'y serait pas attendu. Triple rendez-vous, avec la littérature, avec la foi, avec la mort. Rendez-vous qui était plus poignant encore parce qu'il avait voulu, pour finir, se substituer à elle pour répondre à un devoir d'amitié qu'elle s'était fixé et que la mort ne lui avait pas laissé le temps d'accomplir. Ainsi les ultimes lignes qu'il ait tracées pour nous furent celles d'un autre, qu'il recopiait pour un autre. Et elles parlaient « de ce dernier couchant, de ce cycle fini » qui est tout ensemble « fin et commencement ».
Il ajoutait : « Comme si c'était elle-même qui parlait.... » -- celle dont il saluait le départ vers la nuit et vers la lumière. Il ne savait pas, et il savait, que c'était aussi lui-même qui parlait.
V.-H. Debidour.
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### L' « énergumène »
par Luce Quenette
Le « non » d'Henri Rambaud\
à l'épître des Rameaux 1971
Depuis le lundi 15 mars 1971, Henri Rambaud avait groupé, trié, convaincu ses amis, subi leurs objections, réduit leurs craintes, averti respectueusement le Cardinal, puis obtenu, avec ou sans peine, selon les cas, la signature de ces mêmes amis dont quelques-uns, conquis avant, sont réticents au pied du mur ([^24]).
Enfin, le voilà dans l'église d'Ainay, le samedi veille des Rameaux. Pour ceux qui n'auraient plus présente cette bataille contre le nouvel Arianisme, je crois bon de résumer de quoi il s'agissait en citant 1) le texte de Saint Paul (Philippiens II 1.8.), 2) la traduction catholique, 3) la traduction hérétique officielle émanée du Conseil permanent de l'Épiscopat.
1 -- « Hoc enim sentite in vobis, quod et in Christo Jesu : qui cum in forma Dei esset, non rapinam arbitratus est esse se aequalem Deo, sed semetipsum exinanivit formam servi accipiens. »
2 -- La traduction catholique :
« Ayez en vous les sentiments du Christ Jésus qui, étant dans la forme même de Dieu ne pensait pas que ce fût pour Lui une usurpation d'être l'égal de Dieu. Mais Il s'anéantit lui-même prenant la forme de l'esclave. »
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3 -- La traduction arienne de l'Épiscopat où Jésus n'est plus Dieu :
« Le Christ Jésus, tout en restant l'image même de Dieu, n'a pas voulu revendiquer d'être pareil à Dieu.... »
Maintenant, je laisse la parole à Henri Rambaud :
« Nous voici dans l'église d'Ainay...
le curé, à l'ambon, entame la traduction du lectionnaire « Le Christ Jésus, tout en restant l'image de Dieu...
« *Non ! criai-je de toutes mes forces* Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme ! » -- et derrière moi, d'autres protestations fusèrent. Ce fut tout. Visiblement interloqué, le curé s'arrêta net, sans dire mot...
« Ce qui me surprit fort, par exemple, fut d'être félicité sur le parvis, de mon « courage » par mes amis. L'éloge était bien immérité....je mentirais à prétendre qu'il m'avait fallu faire effort pour ouvrir la bouche....Mon vrai sentiment était bien différent, je n'étais pas content de moi. Il m'était clair que l'assistance n'avait pas compris le motif de mon intervention et je regrettais de ne pas m'être expliqué davantage. Heureusement, j'avais le lendemain pour me rattraper. Ainay n'avait été qu'une répétition, A Saint-Jean (la cathédrale) je serai rodé. »
Je suis bouleversée d'évoquer aujourd'hui, quand il vient brusquement de nous quitter, la voix puissante de ce « NON » public. Une voix, disent les témoins, que nous ne connaissions pas à ce frêle Henri Rambaud, de santé si fragile, à ce « distingué » par excellence. Si l'on entend le terme dans toutes ses acceptions, les plus simples et les plus hautes, cette voix avait atteint la plus haute distinction, l'usage le plus haut, elle résonnait, en vérité, pour la vie éternelle.
« Le lendemain, je crie de même, au mot « image », mais ne me contente pas de proclamer Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme, je dis la traduction fausse et donne la bonne : le Christ, étant de condition divine, n'a pas jugé que ce fût acte de rapine d'être l'égal de Dieu.... »
Le vicaire le traita « d'énergumène » et le groupe de « cas pathologique ». « Je ne m'étais jamais trouvé à pareille fête ! » assure Henri Rambaud. « Mais comment, ajoute-t-il, le curé d'Ainay ni le vicaire de Saint-Jean, ne se sont-ils pas avisés qu'ils avaient une façon bien simple de me réduire au silence :
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« Mais bien sûr, Jésus-Christ est Dieu et homme tout ensemble, et, pour qu'il n'y ait aucun doute, je demande à l'assemblée de le proclamer avec moi. »
Hé oui ! cher Henri Rambaud, vous démontrez l'impuissance de la Révolution dès qu'on lui refuse, magnifiquement comme vous l'avez fait, la moindre « paix séparée ».
Vous lui avez, ce jour-là, refusé l'existence.
Son seul ouvrage, c'est la destruction. Proclamer pour vous faire taire la divinité de Notre-Seigneur, impossible ! c'était reculer, s'effondrer, rétablir *ce qu'il s'agit de détruire.* L'hérésie ne pouvait que vous appeler « énergumène ». Risible ! Sinistre !
Luce Quenette.
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### Le Maître et le Professeur
*Charles Maurras vu par Henri Rambaud*
par Roger Joseph
DE LA POÉSIE DE Charles Maurras, des thèmes de son art lyrique et des formes épousées par sa science métrique, nul n'a probablement plus approché qu'Henri Rambaud : Mais restreindre au champ de la simple étude littéraire les travaux nombreux auxquels il s'est livré dans cette direction durant près de quarante années serait pécher par le vice des esprits superficiels, pour qui poésie n'est *que* littérature. On sait au contraire qu'il n'est pas de moyen humain qui traduise mieux, ni avec davantage de bonheur, -- c'est-à-dire à la fois de précision et de portée, -- l'essence de l'être, en vertu d'une nature ontologique assez clairement énoncée et définie par le poète en personne, au seuil de sa *Musique intérieure.*
##### *La terre et le ciel*
C'est donc bien évidemment à la pensée du Maître que les analyses multipliées par le professeur se sont adressées, non sans s'acquérir les mérites d'une pénétration assez singulière pour que Jacques Bainville, orfèvre patenté, lui ait réservé une place tout à fait à part, lorsqu'en 1'épître liminaire et dédicatoire des *Filiations* de 1923, il confie à Charles Maurras lui-même :
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« *J'ai lu sur vous beaucoup de pages : aucune ne m'a satisfait. Aucune n'a dit l'essence de votre pensée. Henri Rambaud la pénètre, mais je ne sais s'il est paresseux ou s'il désespère de la rendre : il n'en finit pas de donner à la* Revue universelle *l'article qu'il m'a promis. *»
Sans doute ledit article n'allait-il paraître que deux ans plus tard, justement pour saluer la publication de la *Musique intérieure,* mais il est de fait que l'attention d'Henri Rambaud s'était tournée de plus lointaine date vers les dictamens maurrassiens : ne le découvre-t-on pas déjà parmi les proches du Maître, le 5 avril 1921, lors de l'hommage posthume que Saint-Rambert-d'Albon, puis Lyon, rendent à la mémoire d'un autre poète, et précisément très « maurrassien », Jean-Marc Bernard ?
Il est vrai qu'Henri Rambaud appartient à l'équipe de la *Revue Fédéraliste* qui a patronné la commémoration du héros, et qu'il ne tarde pas non plus à rencontrer Pierre Varillon, soit aussi un très fervent disciple, avec lequel il mènera en 1923 l'édifiante *Enquête sur les Maîtres de la Jeune Littérature* d'où les noms de Paul Bourget, de Maurice Barrès et de Charles Maurras vont se dégager comme d'un plébiscite des élites d'alors.
On peut considérer que de là est partie la dilection particulière qu'Henri Rambaud ne va désormais pas cesser de porter à ces suprêmes fleurs de méditation, de passion et de sagesse que sont les poèmes, dans l'immense œuvre écrit du Maître. Cet attachement ira même parfois, de pair avec un rôle de conseiller bénévole, jusqu'à servir de révélateur, de détonateur ou de catalyseur d'une inspiration encore diffuse, comme il appert des strophes intitulées Titi Lucretii cari clinamen, dont les suggestions d'Henri Rambaud ont précipité sinon provoqué le jaillissement. Mais au-delà et plus haut, s'élevant des arts de la terre aux promesses du Ciel, il tentera d'atteindre aux profondeurs d'une âme aussi rare que pudique et ne dédaignera point, après l'envol de celle-ci
*Entre les bras de l'Espérance et de l'Amour,*
d'en disserter publiquement avec autant de justesse qu'il se pouvait, par telles ou telles conférences où sera retracé l'*Itinéraire spirituel de Charles Maurras.*
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Entre temps, les étapes de cet examen critique se seront inscrites au fil d'un fort long parcours, dont les jalons sembleront peut-être un peu dispersés, puisque très distincts ont parfois été les « supports » grâce auxquels s'est pourtant exprimée l'unité du trajet. Mais on observera que le destin desdits périodiques est seul en cause, tant il advient, dans les parties de la presse qui luttent en faveur de l'ordre, que les bénéficiaires du combat laissent péricliter l'organe de leur défense, tandis qu'heureusement les défenseurs survivent....Il leur suffit alors d'utiliser, voire de forger un autre instrument d'action, afin d'y poursuivre la leur !
Ainsi du premier trait qu'Henri Rambaud nous a légué de sa spécialisation : on le recueille dans le numéro de l'éphémère *Nouveau Mercure politique et littéraire* consacré à Charles Maurras en avril 1923 et notre exégète y professe d'un même élan les gratitudes de l'intelligence et les enthousiasmes de l'admiration : « *Parlez-lui de poésie : vous verrez son visage s'illuminer, vous croirez assister au* Banquet *de Platon. *»
Le 1^er^ mai 1925, dans la *Revue universelle* cette fois, Henri Rambaud fait un pas de plus. Les harmonies de la *Musique intérieure* viennent enfin d'être ouvertement révélées et le lecteur avoue son enchantement d'y percevoir le plus classique des équilibres entre les rigueurs de l'idée juste et les nuances raisonnables du goût :
« *Ce maître du style ne se meut jamais longtemps dans l'abstraction pure....Cela ne veut pas dire qu'il perde jamais le bon sens de vue....Mais c'est au sentiment, au goût qu'est réservée la première place. La raison discursive n'intervient qu'en seconde ligne, pour justifier ce goût, pour l'affiner aussi par l'exercice des plus délicates facultés de d'esprit. *»
Et, toujours en 1925, quand la collection « Les Contemporains » des Éditions du Capitole voue à son tour au même Charles Maurras un riche faisceau de signatures variées, le texte rambaldien mettra bien l'accent sur l'importance générale du message personnel qu'incluent les mêmes vers :
« *Il n'y a pas de plus grande erreur que de tenir la poésie de M. Charles Maurras pour le divertissement, même heureux, même admirable, d'un grand lettré....M. Charles Maurras n'a pas écrit de livre qui permette* (*mais à ceux-là que la Grâce habite*) *d'approcher de plus près son esprit. *»
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1937, avec l'incarcération du Maître dans une cellule de la Santé, voit la livraison du 1^er^ janvier de la *Revue universelle* tout entière centrée sur l'illustre prisonnier. C'est pour Henri Rambaud occasion nouvelle de serrer davantage encore son objet, en discernant ici la constante alternance de deux sources, la dualité quasi-sacrée à laquelle se reconnaissent de toute éternité les inspirés authentiques : l'amour « *transcendé en principe et perfection *» et les « *royaumes mystérieux *» de la mort, dont le Maître a « *osé faire la nature même de son chant *».
A un quart de siècle de là, il ne devait pas se déclarer moins conquis par les cadences de la *Balance intérieure,* dont il lui avait été donné de suivre beaucoup plus étroitement la gestation : ce pourquoi, dans la *Revue des Deux-Mondes* du 1^er^ juillet 1952, il atteste que « *ce deuxième recueil l'emporte sur le premier, sans être moins pur *»*,* parce que s'y manifeste « *la transfiguration, par le génie, de ce que la vie jette à pleines mains dans son insatiable brasier *»*.* Ayant dispensé de la sorte au libéré de Clairvaux et de Troyes l'ultime joie de cette appréciation d'un connaisseur, il se joignait encore à la cohorte de *Points et Contrepoints,* en juin 1953, pour fleurir la tombe récemment scellée. Dans les derniers chants du captif, il saluait la haute exception d'une liberté d'esprit « *supérieure à l'événement *» et lui reliait le caractère de « *charme *» qui empreint toute vraie création poétique, distinguant -- chacun à son rang et pour les mieux unir, -- la spontanéité du don secret et l'ajout conscient qui l'affermit, le vivifie et le développe, selon l'adage scolastique *Homo additus naturae :* « *Que l'art doive le servir pour en accroître l'efficace, nul doute, mais il n'a pas le pouvoir d'y suppléer. *» Puis*,* passant des généralités du précepte au cas d'espèce qui l'occupait, il rappelait comment, par une vertu d'où le Divin ne saurait être absent, les évidences de l'esthétique avaient naguère préservé le jeune Charles Maurras des pires divagations libertaires :
« *Le poème venait de le sauver de l'anarchie : où nulle dialectique n'eût triomphé de son délire juvénile de ratiocination, la beauté n'avait qu'à se montrer pour se faire reconnaître comme la réalité qui n'a pas besoin de preuve. *»
Un ton au-dessus et c'est, presque en la même saison, la confrontation de *Maurras et la civilisation* par quoi Henri Rambaud contribue à la gerbe d'hommages réunie à l'enseigne des Éditions d'Histoire et d'Art de la Librairie Plon, sous le titre *Charles Maurras 1868-1952.* Là, il reprend comme malgré lui les mots qui reviennent le plus souvent et le plus naturellement sous sa plume quand elle traite du Maître, -- *essentiel, grandeur, universalité, --* et il constate que « *loin de se refuser à l'appel de l'universel *» la passion politique de Charles Maurras « *se cou**ronne par l'ambition d'en inscrire les traits sur le visage de la nation qu'en venant au monde il a reçue pour sienne *»*.*
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Il invite donc à se garder d' « *incriminer le culte de Charles Maurras pour la Grèce de certaine étroitesse *»*,* car « *le reproche se concevrait s'il n'en avait chéri que les particularités singulières *»*,* mais « *comment serait-il fondé quand la vertu qu'il loue en elle est de s'être élevée à des notions valables pour toute l'humanité ? *»*.* Il montre alors que l'aboutissement de cette démarche délibérément choisie au départ a conduit celui qui l'avait élue aux parvis de l'Éternel : « *Par la probité même de cette volonté d'accomplissement de l'homme *»*,* l'œuvre a été « *contrainte d'aborder à ce qui le passe infiniment *»*.*
C'est au même lieu qu'Henri Rambaud esquissait en effet l'historique du cheminement du Maître vers la lumière définitive, tel qu'il devait ensuite en exposer très complètement les détails dans les *Itinéraires* d'avril 1968. Dès 1953, cependant, il s'attarde à certaines pauses de cette longue route et, par exemple, note que chez Charles Maurras, à l'époque de ses débuts d'écrivain et quelque affranchi qu'il se soit voulu de sa formation religieuse, « *les égards témoignés au catholicisme sont sincères *»*,* étant donné qu' « *on ne voit pas, ces premières années, quel intérêt pousserait Maurras à ménager les catholiques *»*,* même si dans ses textes et ses attitudes « *de graves motifs d'insatisfaction demeurent *» aux yeux du croyant. Mais il enregistre aussitôt le fait qu'au fur et à mesure des engagements, « *sa sympathie et sa vénération pour l'Église ne cesseront de croître *» en dépit de « *l'incertitude subsistant sur la vérité de ce qu'elle enseigne *»*.* Et de formuler cette exacte réflexion : « *Quoi de plus normal, après tout, que de parvenir au Christ par l'Église ? *» Question qu'a résolue le poète avec la *Prière de la Fin,* « *dans un sentiment de réserve sacrée devant le domaine de ses incertitudes, toutefois de plus en plus chargées d'espérance *»*.*
##### *La force et la faiblesse*
Donc, pas l'ombre d'un doute : comme l'avait clairement perçu la perspicacité bainvillienne, la progression du Maître, des Muses antiques au Dieu vivant, n'a guère eu de plus pertinent observateur qu'Henri Rambaud, ni de commentateur plus compréhensif et plus sympathique.
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Nous sera-t-il permis maintenant de remarquer ceci dans l'esprit et le cœur de quelqu'un qui s'est longtemps adonné à l'étude d'un sujet, thèse ou être, si la sympathie naît volontiers de la compréhension, il s'en faut que ce rapprochement instinctif implique une adhésion totale, -- *a fortiori* pour un professeur de métier qui, par mission, ausculte aussi à fond que possible les œuvres et les hommes, mais risque, avec le temps, de dissiper ce dont la fraîcheur des contacts, voire des engouements ou des emballements les moins illégitimes, avait enrichi sa quête première.
Dans le cas d'Henri Rambaud, ne devient-il pas frappant de constater que les approbations à peu près dépourvues de réserves, quant à la dette que sa génération en compagnie de plusieurs autres se reconnaissait envers Charles Maurras, ont petit à petit cédé, non pas seulement à l'obstacle que le problème de la Foi dressait entre celui-ci et celui-là, -- puisque en somme cet obstacle n'a cessé d'aller diminuant, -- mais à une manière d'érosion lente, quoique très sensible, en fonction même des conditions différentes où le cours de la vie entraînait peu à peu le glossateur ?
Qu'on nous entende bien : ce n'est pas une connaissance toujours plus approfondie de Charles Maurras qui a pu faire prendre ses distances à Henri Rambaud ; la preuve en est qu'au strict domaine d'Apollon, il n'apparaît pas niable que le second ait, année après année, de mieux en mieux cerné la facture et la substance, -- l'essence et l'accident -- en un mot les lois internes et externes de la poésie du premier. Mais, alors qu'aux beaux jours d'entre les deux guerres mondiales n'existait aucun motif notable de dissentiment ni chez l'un ni chez l'autre, il est net, pour quiconque voudra bien reprendre et relire d'affilée, dans leur succession chronologique, les essais d'Henri Rambaud sur Charles Maurras, que l'analyste s'est dépris d'à peu près tout ce qui n'était pas directe matière de son enquête professionnelle.
Cette faiblesse, -- car c'en est une, il faut bien l'avouer sans détours, -- tient à des causes très diverses : la durée et les nécessités d'une carrière qui prodigua les recherches avec une générosité où le choix n'a pu réussir à constamment limiter l'intérêt aux seules pistes qui en eussent été dignes ; l'étendue des relations, dont l'on sait que le nombre croît en raison inverse de leur solidité foncière, sans qu'on dispose forcément de la faculté de s'en affranchir ou qu'on éprouve l'envie d'y renoncer ;
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le souci charitable d'épargner les moindres peines à ceux qu'on a pris l'habitude de fréquenter, avec cette propension corollaire qui consiste bientôt à éviter de les contredire, fût-ce au prix de reculs de ses propres positions ; bref, une espèce d'investissement insidieux qu'une trop grande bonté native facilite, et qui porte les stigmates d'un mal aisé à identifier : le libéralisme.
Non qu'un tel revers n'offre aucun avers louable pour un chrétien : évoquant au *Bulletin des Lettres* du 15 mars 1974 le collaborateur et l'ami qu'il a connu mieux que personne, Victor-Henry Debidour ([^25]) retenait au crédit d'Henri Rambaud ce qui vaut d'y être retenu et, sans un instant l'effleurer du soupçon d'avoir nulle part désiré ménager la chèvre et le chou, montre une égale mansuétude lorsqu'il insiste sur cet aspect du disparu :
« *Dans ses grands débats autour de Gide, de Claudel, de Valéry, de Teilhard même, ceux qui le connaissaient savaient bien qu'il éprouvait, pour ces génies qui l'aidaient à penser, une sympathie, une sorte de fascination, mais lucide, qui étaient en raison directe de l'antipathie qui l'opposait à tant de leurs idées. *» Pour nous, à cet égard, il reste significatif que l'éloge le plus répété qu'Henri Rambaud ait fait du caractère de Charles Maurras ranime de préférence les bienfaits de son aménité, d'ailleurs proverbiale : au *Nouveau Mercure politique et littéraire,* il le loue en ces termes : « *Aucun cerveau ne sait accueillir les jeunes comme Maurras, avec autant de simplicité, avec un désir aussi vrai de leur être utile. C'est un trait que la postérité ne devra pas oublier *» ; aux feuillets des « Contemporains », il se remémore personnellement ces qualités hospitalières : « *Voici la merveille de cet enseignement : il ne brimait personne, il ne retenait point notre élan, mais laissant chacun de nous se développer et s'accomplir dans sa ligne et selon les dons qui lui étaient propres, il se bornait à rappeler ce petit nombre de vérités primordiales et d'application universelle qu'on ne méconnaît pas sans mourir *» ; et dans *Points et Contrepoints,* pour le récit d'une rencontre sous son toit entre le Maître et tel religieux éminent, mais contempteur de Lucrèce : « *Maurras n'était pas homme à craindre de rencontrer des pensées fort éloignées de la sienne. *»
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Tous traits conformes au modèle, assurément, et concourant à composer un fidèle portrait ! Ainsi juxtaposés, néanmoins, ces indices, par leur réitération à travers quatre décennies, ébauchent le reflet d'une tournure d'esprit plutôt lourde de conséquences, -- et qui oblige à se demander si celui quelle a saisi n'en arriverait point parfois à prendre plus de plaisir au jeu des idées que de satisfaction à les jauger pour ne se dévouer qu'aux meilleures. Serait-il de pire acception du vocable « philosopher » et de l'exercice qu'il définit, qu'une joute aussi académique, aussi gratuite, -- aussi onéreuse en finale ? Comme l'a bien posé Jean Madiran, dans son *Pius Maurras* de la Noël 1966 : « *Mais voilà : le monde n'est pas une académie de philosophes. *»
Il est bien certain que si un abîme de contradictions réside en tout homme, c'est à quelques hommes seulement que Jésus a prédit qu'ils seraient, par leur fermeté sans faille, autant de sujets de contradiction au sein d'un univers trop complaisant...
Encore conviendrait-il de déterminer une date approximative, pour mieux fixer l'origine de l'étrange phénomène qui a émoussé ainsi un corps de principes autrefois pleinement embrassé. Nous croyons qu'on n'y comprendrait goutte si l'on oubliait qu'en rejetant pour treize années dans les ténèbres extérieures les maurrassiens et leur Maître, les condamnations pontificales de 1926-1927 ont eu cet effet de priver maintes âmes, non pas rien que de la boussole qui les orientait correctement ici-bas, mais de clartés de toutes les communes vérités fondamentales que l'école proscrite partageait avec Rome et que, du reste, elle en avait reçues comme l'ensemble de la Chrétienté.
Qu'il en soit résulté, -- moins pour les vétérans chevronnés de l'Action Française dont le « *Paris jamais ne rompit avec Rome *», que pour les plus sensibles et les plus vibrants, -- outre un choc cruel et d'insoutenables déchirements, un grave déséquilibre du jugement, on le devait bien voir par la suite et nul n'ignore, surtout dans le publie d'*Itinéraires* qui a suivi son « Journal des temps difficiles », comment Henri Rambaud, sur la fin de sa course, avait pris hardiment le parti d'une saine réaction, contre tant d'abandons, en droite ligne engendrés par le désir de justice ancien.
Mais par quel miracle n'en eût-il pas subi le contre-coup dans l'intervalle, cet être complexe, ce grand scrupuleux dont la correspondance, en nous rendant quelquefois le confident de son labeur, pourrait montrer à quel degré le poignait l'extrême souci du détail et le tenait en alerte une délicatesse infinie sur tous les points dont auraient pu souffrir des tiers ? Il s'agissait, bien sûr, d'un des textes que nous avons recensés il y a peu d'instants et, le 25 mars 1953, Henri Rambaud nous écrivait :
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« *Il marche très mal, probablement parce que je veux qu'il soit bon, tenant beaucoup à rendre cet hommage à l'un des hommes que j'ai le plus aimés....Réellement, je tiens beaucoup à être présent. *» Mais le 16 avril, pour l'excuse d'un retard, il se dépeignait en touches que sa fin rend plus précieuses à ses amis :
« *Au fond, je ne suis pas fait pour être journaliste. Je ne travaille facilement que sur ce qui a vraiment eu le temps de mûrir en moi et la maturation n'est pas rapide. Croirez-vous que je fais plus facilement un livre qu'un article ? Une fois que c'est vraiment parti, je peux continuer et, par exemple, j'ai fait mon* Gide *en deux mois. Ce n'est pas tellement lent....* »
Le 10 mai, il s'attelle derechef à l'écritoire, toutes affaires cessantes, non sans exhaler le soupir qu'arrache à tout artiste-né la serve nécessité de gagner son pain : « *Sauf les besognes obligées, hélas ! *» Le 18, il croit devoir se faire pardonner de nouveaux délais : « *Dites-vous bien que* rien *ne m'aura coûté plus de mal, que si j'arrive si tard, vous êtes en droit d'accuser ma maladresse mais non pas ma négligence. Il y a bien* trois mois *que l'article est commencé et depuis quinze jours je ne faisais à peu près que cela. Cela pourra vous donner l'idée de ma facilité....* » Modestie qu'il invoquera encore le 25, « *par incapacité d'être plus prompt* à la table où l'on écrit, où l'on est parfois si malheureux, *comme je trouve dans une des lettres d'Aguettant, ah ! que c'est vrai ! *» Et modestie qui est tellement lui qu'il y avait fait appel dès le 20, malgré le point finalement posé au bas des pages tant de fois remises en chantier :
« *Je sentais si bien que j'étais insupportable. Mais le moyen de faire autrement, avec ma nature ? Car ce n'était pas négligence à me mettre à la tâche : j'en ai passé des heures et des heures au travail ! C'était à devenir fou, il y avait des années qu'un article n'était venu aussi laborieusement. Je crois bien que dans tout autre cas j'aurais tout envoyé promener et j'aurais bien fait. Mais, pour Maurras, vous comprenez le regret que ç'aurait été ? Vraiment, je le lui devais, cet article ; et je vous le devais à vous aussi....* »
Voilà, nous semble-t-il, divers facteurs psychologiques et moraux dont il serait, maladroit et malhonnête de ne pas tenir compte, si l'on voulait se faire une opinion précise de la figure intime d'Henri Rambaud.
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##### *La prudence et le devoir*
De toute façon, ces lignes de sa main aideront à mieux mesurer l'acuité du débat qu'il eut à trancher le jour de janvier 1945 où, appelé en témoignage devant la Cour dite « de Justice » du Rhône, il dut prendre place entre les acteurs du grand procès par lequel la hideuse rancune des responsables d'un désastre national entendait faire expier leurs efforts et leurs sacrifices à ceux qui venaient de pallier de leur mieux tant de défaillances coupables. C'était la saison où l'on voyait les désarmeurs et les déserteurs de l'avant-guerre et de la guerre traquer sous le chef d' « intelligences avec l'ennemi » les ennemis permanents de cet ennemi...
A un pareil moment, bien des motifs peuvent retenir Henri Rambaud de déférer à la citation qui lui est décernée par ministère d'huissier et nous en sentons toute la pression s'exercer sur sa volonté, dans le cabinet de Maître Francisque Goncet, peu d'heures avant qu'au Palais soient jugés Charles Maurras et Maurice Pujo, alors qu'il va d'abord tenter d'amener le défenseur du Maître à renoncer à sa comparution :
-- dans sa propre ville, sa qualité de notable lyonnais déjà reconnue à la veille des hostilités, s'est trouvée amplifiée par le rayonnement que vient de lui conférer la fréquentation des cénacles intellectuels parisiens, « repliés » dans la Métropole des Gaules ;
-- son titre de Professeur aux Facultés Catholiques est si bien confirmé, malgré sa réputation d'ex-réactionnaire et la résurgence tapageuse de la clique rouge-chrétienne qu'il a conservé ses entrées et la fonction d'éditorialiste chronique au quotidien *La Liberté,* avatar épuratoire du vieux *Nouvelliste* auparavant imprimé sous l'occupation allemande ;
-- au surplus, depuis l'avènement du sanglant proconsul Yves Farge, super-préfet dénommé « Commissaire de la République pour la région Rhône-Alpes », une prudence élémentaire conseille à tout un chacun de ne pas compromettre témérairement sa faculté d'aller et venir, voire son existence tout court, en s'aventurant à secourir les plus innocents des accusés ;
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-- et d'autre part, après avoir fait lui-même profession de « *résistant *»*,* clandestin puis déclaré, il lui paraît plutôt malaisé d'accorder sa caution à un féal du maréchal de France Philippe Pétain, de quelque *opposition* à découvert qu'ait été, durant les quatre années noires, l'attitude publique des deux prévenus.
Ce ne sera donc pas sans peine que les interlocuteurs d'Henri Rambaud essaieront de le faire revenir sur sa décision négative. Aux prises avec une vive crise de conscience, tantôt il se réfère à ce qui sépare sa position de celle du Maître pour s'interdire de déposer favorablement, tantôt il se retranche derrière son appartenance à la « *résistance *» pour émettre la crainte que tout argument contraire à cette option ne soit, dans sa bouche, d'aucune influence sur la religion des jurés.
Pas à pas, mot à mot, phrase à phrase, il faut à l'avocat et à son auxiliaire remonter ce rude courant et, sans glisser sur les périls trop réels qui, en semblable période révolutionnaire, menacent la vie des témoins indépendants, faire admettre au contraire qu'une intervention provenant ainsi de « l'autre bord » pèsera plus que n'importe quel appui d'ami, tandis que la voix d'un adversaire de principe sera seule capable de garantir, devant les magistrats d'une juridiction partisane, la sincérité, le désintéressement, donc la non-culpabilité de celui ou de ceux sur le sort desquels elle doit statuer.
Quand s'achève l'épineux entretien, aucun de nous ne saurait dire si viendra à la barre l'homme loyal, mais troublé qui, toutefois, n'a paru fléchir qu'au mot *devoir.* Mais à l'audience du 26 janvier, Henri Rambaud était là, !
Comme en ce qui touche à l'efficace plaidoirie de Maître Francisque Goncet, rien n'est moins compliqué avec le recul du temps, -- ni plus vain, -- que de faire *a posteriori* les difficiles et d'estimer que Charles Maurras s'est somme toute mieux et plus totalement justifié devant l'Histoire que ne l'ont fait son défenseur et son témoin. On oublie qu'il y a vingt-neuf ans, dans le « climat » mensonger de la « Libération », l'éclat de la seule Vérité était incapable de convaincre les forcenés de la passion gaullo-marxiste. Il est déjà bien beau qu'un Henri Rambaud, sans omettre de rappeler l'anti-germanisme viscéral de l'inculpé ni de souligner que « *pour sa part, il avait opté pour la Résistance *»*,* ait été autorisé à produire d'assez véridiques raisons du maréchalisme du Maître :
« *La pensée de Maurras est centrée sur l'idée d'unité. Rien ne lui fait plus horreur que la maison divisée contre elle-même parce qu'il voit dans cette division un principe de faiblesse. C'est pour cela qu'il estimait que la politique était de se serrer autour du Chef de façon à garder à la France assez d'unité, assez de puissance, assez d'être pour profiter des chances favorables qui, pensait-il avec raison, ne manqueraient pas un jour ou l'autre de se produire. *»
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Après quoi, s'avançant évidemment beaucoup, au point de susciter chez l'intéressé les mouvements d'humeur plus ou moins réfrénés qu'on imagine et que nous sentions frémir derrière le banc de la défense où nous étions assis, Henri Rambaud se plia aux exigences d'une utile opportunité en soumettant cette hypothèse : « *Aussi bien*, *je suis persuadé qu'actuellement, maintenant que l'événement a fait la preuve que l'unité française passe par....*\[ici le grade temporaire et le patronyme d'un général qui aura surtout été « de division »\], *que celui-ci a refait l'unité française* \[« hélas ! hélas ! hélas ! »\] *la logique de sa pensée lui ferait un devoir de dire pareillement que le devoir est de se serrer autour du....*\[voir plus haut\] *et de le suivre. *»
De même, se hasardant quelque peu hors des évidences de la réalité historique mais en un langage qui n'a vraisemblablement pas manqué de se concilier un jury exclusivement peuplé de factieux, il affirma qu'en présence d'une situation où « *c'était chez les irréguliers que se rassemblaient les germes de notre résurrection *»*,* Charles Maurras ne pouvait s'en être aperçu parce que « *sa surdité semblait le destiner à être coupé du monde extérieur *» et parce qu'il vivait « *dans un milieu assez fermé *»*.*
On le devinera encore : de telles assertions, visant à obtenir la clémence sous le couvert d'une infirmité fameuse n'étaient certes pas de celles qu'eût jamais agréées leur bénéficiaire forcé ! Nous en recevions les preuves par l'agitation qui se contenait mal dans notre dos, -- et qui démontrait combien les propos tenus, transmis oralement ou par griffonnages de « l'interprète », échappaient peu à Charles Maurras. Car nul mortel privé d'ouie en ce monde n'aura eu meilleur *entendement* que ce sourd, si continuellement avide de recueillir les minimes bruits de la planète afin de compenser ce dont le silence des tympans le sevrait. Mais Henri Rambaud savait cela autant qu'homme au monde.
En revanche, c'est en toute candeur qu'après avoir assuré solennellement : « *Pas un instant il ne m'a donné le moindre motif de douter ni de sa bonne foi, ni de son patriotisme, bien au contraire *»*,* écartant même de l'honneur du Maître tout soupçon de délation quelconque, il conclut, comme par besoin d'une symétrie passablement artificielle :
« *Pas un instant je n'ai pu voir en lui un homme en état de mesurer ni la désaffection de plus en plus profonde où pouvait finir par sombrer ce qui se disait l'État Français, ni la valeur des forces nouvelles de la Résistance.... *»
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Oui, oui, bien entendu : aujourd'hui, tout cela date énormément, puisque les déclarations de circonstance perdent leur valeur avec la circonstance qui les dicta. Mais enfin, cela a *porté,* cela a *servi,* cela a joué son rôle et pesé son poids dans la conclusion d'une tragi-comédie judiciaire sur laquelle planait le verdict de mort finalement esquivé.
Et puis, qui sait si le geste méritoire et courageux par lequel Henri Rambaud, ce jour-là, couronne ses relations directes avec Charles Maurras, ne l'a pas induit à moins détacher, de l'œuvre, de la doctrine et de l'action du Maître, les éléments indivisibles d'un *tout ?* Sa lettre du 29 juin 1953, qui répondait à une humble esquisse de synthèse, félicitait le signataire « *d'avoir refusé de dissocier, chez Maurras, le poète, le philosophe de la cité et le politique. Sa grandeur est vraiment d'avoir été tout cela ensemble *»*.*
Mais, à défaut de synthèse, la véritable analyse, le bilan terminal, c'est encore à lui que nous les devons : le 1^er^ juillet 1952, pendant que Charles Maurras délivré trop tard des geôles républicaines n'attend plus que l'heure de la Parque, ce sont ces lignes d'Henri Rambaud qu'il lui est permis de déchiffrer dans une grande revue :
« *Il a fait vaillamment son destin d'homme ; il n'a pas joué les oisifs, il n'a pas enseveli dans la terre le talent qu'il avait reçu ; de toutes ses années qui, d'où il est parvenu, paraissent brèves, pas un jour du moins, il peut se rendre cette justice, où il n'ait aimé, lutté, servi à son rang ; et il a semé aussi ; il a eu ses erreurs, ses péchés, comme tout le monde, mais, grâce à lui, dans un certain nombre de têtes, des vérités ont été maintenues ou rétablies et, s'il n'a pas accompli tout ce qu'il se proposait, dans l'ensemble de son action le positif l'emporte et, sans garantir la moisson, en permet l'espérance... *»
Ici, le Professeur a parlé en Maître.
Roger Joseph.
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### Un père et son fils
*Joseph et Henri Rambaud*
par Émile Poulat
NOUS AVONS GARDÉ, Henri Rambaud et moi, un certain remords de notre première rencontre. Plus exactement, de la manière dont nous avons fait connaissance. C'était en novembre 1964, dans le petit hameau de Bougainvilliers qui se cachait à Paris en plein seizième arrondissement avant que ne s'en soient emparés les promoteurs immobiliers, et très précisément dans la villa jadis occupée par Paul Desjardins (1859-1940), le fondateur de l'Union pour la vérité.
Cette Union était née en 1906, après que l'affaire Dreyfus eut fait éclater l'Union pour l'action morale qu'il avait fondée quatorze ans plus tôt et dont certains dissidents furent à l'origine de l'Action française. Elle devint le cadre de rencontres éclectiques et périodiques, pour lesquelles Desjardins acheta, au moment de la Séparation, la vieille abbaye cistercienne de Pontigny. Sa fille, Mme Anne Heurgon-Desjardins, qui avait relevé, mais ailleurs (dans un château du Cotentin), la tradition de ces rencontres, avait organisé dans la demeure familiale une petite réunion, en vue justement de préparer une de ces rencontres, que suggérait le prochain centenaire de l'abbé Bremond ([^26]).
Un lieu, donc, chargé d'histoire et, pour nous deux, une histoire pleine de souvenirs vécus ou -- dans mon cas -- appris. Nous nous connaissions l'un et l'autre par nos travaux, mais ne nous étions jamais vus. Il faut bien l'avouer : nous fîmes aussitôt retraite sur un canapé, au milieu de débats dont l'animation ne parut pas en souffrir.
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Et aussitôt, Henri Rambaud mit la conversation sur le « modernisme ». Il avait épluché mon livre, paru deux ans plus tôt, qui allait au cœur de ses préoccupations et ouvrait les vannes à sa mémoire...
L'âge nous séparait, quelques idées aussi sans doute, mais de cette séparation, ni lui ni moi n'avons jamais eu le sentiment. L'amitié entre nous naquit instantanément et ne laissa jamais place à l'expérience du dissentiment. Ce fait, qui est loin de nous avoir été propre, mériterait une longue réflexion : comment expliquer tant de querelles intestines parmi des gens que tout paraît unir et, à l'inverse, d'inaltérables communions entre d'autres qu'à la limite tout sépare ? Tout, sauf....Oui, sauf quoi ? Il y a là un effet déformant dont ma pratique d'historien m'a montré l'extraordinaire puissance. La proximité grossit les choses, en bien ou en mal, tandis que la distance les estompe, mais il est toujours difficile d'apprécier leur ordre de grandeur, leur exacte portée dans l'ensemble de la situation à considérer. Un épiphénoménisme social nous tient souvent beaucoup plus que nous ne savons le percevoir. Je suis loin de penser que tout serait résolu si l'on parvenait à se comprendre, mais j'ai toujours été fasciné par cette *question* de l'intercompréhension, et, à mesurer le fond aussi épais de tant d'incompréhensions, la réussite en ce domaine m'a toujours paru une étonnante et merveilleuse victoire sur les forces obscures qui nous agitent.
Tout ne nous séparait pas, il s'en faut, et bien des points nous rapprochaient que nous devions découvrir ensuite. Mais Henri Rambaud connaissait en littéraire la difficulté que j'éprouvais comme historien. Elle était sa préoccupation autant que la mienne. Il l'avait découvert à me lire, et c'est ce qui nous a retenus le jour où nos chemins se sont croisés, du moins j'en ai toujours été persuadé.
Il reste que 1964, c'était bien tard. Nous aurions pu, nous aurions dû nous connaître depuis longtemps : ne serait-ce que par nos origines communes, notre enracinement lyonnais auquel nous devions un lointain cousinage que nous n'avons jamais pris le temps de vérifier, mais dont l'idée le réjouissait fort. Son nom m'était familier depuis toujours : des Rambaud, il y en avait plein la région et, enfant, je lisais le fameux *Nouvelliste,* le quotidien lyonnais fondé par son père Joseph Rambaud (1849-1919) quand il avait juste trente ans.
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Est-ce déformation d'historien ? Je vois mal comment on peut comprendre Henri Rambaud sans connaître sa famille. « Dans la perpétuité d'une famille, il y a autre chose que la transmissibilité du nom et du sang, il y a l'hérédité des traditions et le culte de ce qui n'est plus », a écrit son père à la première page du *livre de famille* qu'il a laissé. Ce livre, qu'il m'a communiqué, est loin de n'avoir qu'un intérêt purement familial : les détails dont il est plein et les réflexions qu'il égrène sont très représentatifs d'un état d'esprit qui révèle une bourgeoisie où la religion était profonde. Et nous retrouvons là un de nos sujets familiers de conversation : notre histoire religieuse contemporaine a privilégié les conflits entre l'Église et l'État, les querelles entre catholiques divisés devant la société moderne, le jeu des institutions et des partis. Mais qu'a-t-elle à nous dire sur la vie religieuse, la vie spirituelle et intérieure des hommes qui la firent avant que nous ne songions à l'écrire ? Beaucoup, en vérité, mais fort peu jusqu'ici, et c'est ainsi que courent tant d'idées faussées sur cette période.
Joseph Rambaud est un de ces hommes encombrants dont les historiens ne savent que faire parce qu'il ne rentre pas dans leurs catégories. Le jour où il aura trouvé sa place, on aura résolu un problème difficile, dans lequel j'avoue moi-même que je ne vois pas encore tout à fait clair. La familiarité de son fils n'y aura pas suffi : preuve que les souvenirs et les documents, aussi crédibles qu'on les suppose, ne valent -- comme un terrain -- que par le travail méthodique qui les met en œuvre. En un mot, Joseph Rambaud apparaît comme un catholique erratique et aberrant, récusé à la fois par les catholiques libéraux et par les catholiques intransigeants. Ni les uns, ni les autres, ni leurs historiens ne le reconnaissent pour un des leurs. J'en suis venu au contraire à le tenir pour très représentatif d'une forme de catholicisme sur laquelle nous ignorons -- par ignorance innée ou acquise -- à peu près tout. Comment veut-on, avec de telles carences, comprendre quelque chose à ce qu'on se flatte d'expliquer ?
Je ne sais si Joseph Rambaud avait une devise : « Dieu, famille, travail » lui aurait exactement convenu. Famille nombreuse de riche bourgeoisie et de foi profonde, où l'on n'a rien à cacher ni à rougir de rien. Humble devant Dieu, mais devant les autres fière de sa foi, de ses vertus, de sa fortune et de ses traditions. Le *livre de famille* ne craint pas d'évoquer « ces hommes d'autrefois qui n'eussent point laissé avilir leur autorité paternelle », et, ajoute-t-il, « le passé nous a laissé assez d'exemples et d'enseignements pour que je n'aie pas la prétention de mieux faire ou de mieux dire ». Le père veut que ses enfants sachent que la Providence a des vues sur les moindres actes de leur vie et qu'ils doivent seconder ses desseins en écoutant ses inspirations : « Sachez toujours vouloir avec Dieu, en Dieu et par Dieu. »
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Dieu mène l'histoire, une histoire fondée sur la famille et le travail, une histoire dont la loi idéale est le changement dans l'ordre, que lèsent deux forces de sens contraire, l'inertie et les passions. « Dieu donne plus généreusement les prospérités de ce monde aux hommes simples et droits, qui ne craignent pas, avec les fatigues du travail, les charges d'une nombreuse famille, qu'aux hommes égoïstes que l'avarice et la paresse poussent à violer criminellement la grande loi de la multiplication du genre humain. » Mais les richesses qu'il accorde, ce sont des devoirs nouveaux qu'il impose, et l'élévation sociale qu'il permet est, par nature, une épreuve. Ce n'est pas sans cause que « les familles riches s'éteignent ou s'étiolent après un bien petit nombre de générations », tandis que « de nouvelles familles de paysans, quelquefois d'ouvriers mais rarement, grandissent peu à peu dans une demi-obscurité ». Sans elles, sans leur travail, la société inféconde s'immobiliserait dans une sénile inertie : « Il en est d'une société comme d'un lac, il faut que des ondes plus pures et plus fraîches, s'élevant des profondeurs, viennent remplacer sans cesse à la surface des eaux celles qui sans cesse aussi se corrompent avec les immondices du rivage ou bien s'évaporent aux ardeurs du soleil et au souffle des vents. » Ce n'est pas non plus sans cause si les familles catholiques durent plus que les autres. Avis aux enfants :
Soyez persuadés que l'accomplissement chrétien des devoirs domestiques, la docilité à la loi de Dieu et aux enseignements de la Bible défendent aujourd'hui comme autrefois la durée, l'avenir et la prospérité des familles. La loi morale ne change pas avec les siècles. Les progrès matériels ou les découvertes scientifiques n'ont rien ajouté à la notion du devoir et de la vertu, à la constitution de la famille, à la nécessité et à la moralité du travail. Ce sont seulement les conditions de la fortune et les formes du travail qui se sont modifiées avec la suite des âges, pendant que les règles mêmes auxquelles les individus et les familles doivent obéir sont demeurées immuables comme la loi divine dont elles sont une expression.
Tout au plus en est-il peut-être des révolutions financières comme des révolutions politiques, où le devoir est parfois plus difficile à connaître qu'à accomplir, où l'esprit, entraîné hors de lui-même par le tourbillon des opinions et des désirs, ne garde plus ce calme et cette sérénité qui sont nécessaires à la rectitude et à l'impartialité des jugements. Cependant, jusque dans l'ordre économique, des leçons providentielles ont passé au milieu de nous.
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Avec une insistance qui peut nous étonner, il éclaire donc minutieusement les siens sur leurs origines, c'est-à-dire sur leurs ancêtres et sur leurs propriétés. Il tient à leur montrer que le patrimoine familial a été honnêtement acquis, sagement géré et divinement béni : s'il a bénéficié de circonstances favorables, celui-ci ne doit rien aux biens nationaux dont tant ont profité. C'est une garantie morale, mais aussi une leçon de choses et une leçon de catéchisme : en un temps de révolution économique, le père de famille -- comme le législateur dans l'État -- dit aux siens de méditer sur ces changements et de s'y adapter, tandis que le riche ne peut oublier ni les moins favorisés, ni les besoins de l'Église.
Bourgeois est trop peu dire : c'est un terme général qui recouvre une grande diversité sociale. Les Rambaud n'appartiennent pas à la bourgeoisie d'affaires et d'entreprise, comme, par exemple, cet autre grand bourgeois lyonnais, Édouard Aynard, député du Rhône et adversaire politique de Joseph Rambaud, lui aussi catholique de foi profonde. (Comme cette opposition mériterait d'être analysée de près) La terre, l'immobilier, oui, mais la Bourse et l'agiotage, certes non. Tout se tient dans cette mentalité (comme dans l'autre aussi, sans doute, mais différemment, et c'est ce qui explique tous ces heurts), et il faut citer ici le *livre de famille :*
Pourquoi des propriétés rurales ? Pourquoi s'en occuper ? Pourquoi y venir ? Vous pouvez vous le demander en notre temps, où il existe tant d'autres placements. Vous pouvez bien vous le demander, d'autant plus que le revenu de cette nature de travail est plus modeste et plus incertain, que leur gestion est mêlée de plus d'efforts et de travaux, que les rapports avec les paysans sont devenus plus délicats (...).
Je ne vous dirai pas qu'il n'est rien resté en moi des goûts simples et presque rustiques de mon père, mêlé beaucoup aux paysans dans mon enfance. Mais élevons-nous plus haut. Reconnaissons qu'à la campagne, on se sent vivre plus directement au milieu des œuvres de Dieu. On y touche de plus près aux merveilles de la création. On y tombe, ce semble, plus facilement à genoux pour demander à Dieu le pain quotidien. L'homme paraît moins y faire, et par conséquent Dieu davantage.
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Sans doute les placements mobiliers sont généralement plus productifs, et une sage prudence en atténue ou en écarte les dangers. Cependant, pour celui qui n'est pas dans une industrie particulière à titre de patron, ils ne rapportent que comme affaires d'argent. On y a des relations avec des revenus que l'on chiffre, mais on n'en a ni avec la nature qui en est la source première, ni avec les hommes qui l'asservissent par leurs efforts. Bien moins encore peut-on sur eux quelque chose, ne fût-ce que par l'exemple. Je ne dis point que dans nos mœurs de démocratie et dans notre fièvre de nivellement égalitaire, le grand propriétaire soit encore une autorité morale, ni même ait encore une véritable influence sur les populations agricoles. Je crois cependant que, tout au moins par l'exemple, il peut garder une force pour le bien et que cette force, il doit la faire servir à la cause de l'Église et de Dieu.
Nous touchons ici l'essentiel, à un tempérament religieux, qui avait sa manière propre de se situer dans son temps, de tradition et de conviction. « Bien que, par le passé de sa famille, il n'eût aucune attache avec le parti légitimiste, ses principes religieux l'amenèrent la plupart du temps à s'y associer. Il le faisait alors sans parti pris : l'esprit religieux l'emportait sur toute autre considération », écrit-il de son père qui avait adhéré à un cercle du Syllabus. Ce fut la ligne qu'il suivit dans le quotidien fondé en 1879 : « *Le Nouvelliste,* né dans des milieux qui, tout en se consacrant aux œuvres catholiques, ne faisaient point de la politique de comités, demeura fidèle à cette loi de son origine. Pas même du temps du Comte de Chambord (décédé en septembre 1883), il ne se donna à aucun cercle royaliste. Il lui suffisait de défendre l'Église et les institutions religieuses, sans lier sa fortune personnelle à des espérances qui pouvaient être déçues. Il ne céda pas davantage à la fièvre artificielle de républicanisme que la période dite de ralliement excita bien malheureusement à la suite des déclarations de Léon XIII en février 1891. » De sa mère, il signale le rigorisme janséniste que lui avait inculqué le clergé lyonnais et que lui-même n'appréciait guère : il lui reprochait beaucoup d'étroitesse, l'inexpérience des conditions réelles de la société et une excessive valorisation des qualités morales au désavantage de la prudence et du jugement. Lui-même préférait se référer à l'enseignement des jésuites, dont il avait été l'élève.
Voilà typé un « catholique d'abord », qui n'hésite pas à passer pour « clérical », qui s'engage en 1870 dans les zouaves pontificaux et fera toute sa carrière aux Facultés catholiques de Lyon comme professeur de droit romain, puis -- grande nouveauté -- d'économie politique. En lui, rien de *libéral *: c'est un *intransigeant* pur sang, mais d'avant Léon XIII, et c'est ce qui irrésistiblement, durablement, allait semer la confusion.
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Il est allé à Rome, plusieurs fois, mais sous Pie X. Sous Léon XIII, il s'en est délibérément abstenu : « Notre silence seul, mais non notre complaisance ou nos flatteries, fut la forme de notre respect et de notre soumission, dus l'un et l'autre au Pape que de si cruelles déceptions attendaient. » Ses griefs sont de deux ordres, bien distincts. En matière de défense relieuse, « une politique de concessions et d'effacement » en matière de défense sociale, les déviations sorties de l'encyclique *Rerum novarum* (1891) « mal comprise par les catholiques sociaux », dont il fit les frais sans beaucoup attendre.
En septembre 1894, en effet, avaient paru ses *Éléments d'économie politique,* manuel de cours destiné à ses étudiants pour faire pièce à celui de Charles Gide, qu'il jugeait « antichrétien et fortement teinté de socialisme ». Ce fut aussitôt un tollé général « de la part du Comte de Mun, de toute l'Œuvre des Cercles catholiques d'ouvriers et de tous les groupes qui allaient s'intituler la Démocratie chrétienne ». A leurs yeux, il n'était qu'un libéral, propageant les thèses condamnées de l'économie libérale, méritant donc condamnation. On s'y employa, *L'Univers* l'annonça, et seule une intervention directe et personnelle de l'archevêque de Lyon fit clore l'incident avant publication de la mesure. La deuxième édition sortit sans histoire et sans modifications l'année suivante. Joseph Rambaud s'était heurté à tout un courant, formé à l'école d'Albert de Mun et de La Tour du Pin, où il ne vit jamais que des *socialistes chrétiens.* Et quand il les combattra sous Pie X dans la revue de l'abbé Barbier, *La Critique du libéralisme religieux, politique, social,* ils l'accuseront de faire du libéralisme économique dans un périodique intégriste. C'est toujours ce qui s'écrit et les historiens ne sont pas encore sortis de ce labyrinthe.
En toute hypothèse, son dernier mot était ailleurs, à un autre niveau : « Nous ne savons où Dieu conduit l'histoire », mais, « ici comme partout, au-dessus des lois économiques que la raison croit connaître et parfois comprendre, : il y a des lois providentielles que la foi seule peut découvrir ».
Je constate que, moi aussi, je reste à la surface. Je me suis laissé entraîner -- avec quelque raison -- sur ce terrain difficile de la *question sociale,* non pas telle qu'en parlent les encycliques, mais telle que les catholiques en disputent entre eux depuis un siècle.
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Un historien peut aisément expliquer la diversité des voies qui les sollicitaient ; il s'explique moins bien l'étonnante confusion qui a souvent marqué leurs griefs réciproques. C'est, me paraît-il, toute l'analyse du libéralisme économique autour duquel tourne le débat qui devrait être reprise, plus précisément ces notions d'ordre naturel et de lois naturelles qui recouvrent des marchandises variées sous un même pavillon selon le navire.
De la philosophie thomiste à l'économie libérale et des physiocrates à Joseph Rambaud, la distance est grande et la ligne n'est pas continue : il y a tout simplement l'intervalle d'une révolution. A la différence d'Albert de Mun, Joseph Rambaud ne se perçoit pas comme contre-révolutionnaire, mais comme lui, sa référence demeure pré-révolutionnaire. L'ordre qu'ils invoquent est celui du droit naturel chrétien, dont notre temps de révolutions politiques, économiques et financières n'est que la dérision et la subversion. Un même souci de défense religieuse et sociale anime les deux hommes. Mais si la vocation sociale d'Albert de Mun est celle d'un chef d'armée, Joseph Rambaud met en avant son devoir de chef de famille.
Le réalisme dont ils se réclament ne peut dès lors être le même. L'un est frappé par l'ampleur des dégâts et la masse des victimes ; des principes et des hommes au pouvoir, longtemps il n'attendra rien, sinon le pire ; seul un ordre social chrétien -- une société autre -- peut assurer l'avenir. Le second ne partage ni ce pessimisme ni ce radicalisme : il est trop sensible pour cela aux possibilités ouvertes, offertes par la société issue de la Révolution, qu'il faut savoir discerner et utiliser ; il compte sur la force ascensionnelle des vertus familiales, sur la vitalité de la cellule chrétienne pour s'opposer victorieusement aux forces de dissolution. On touche ici la racine de leur divergence : un écart d'appréciation sur la grande ville, le travailleur ouvrier et leur poids à venir dans le mouvement de la civilisation.
Grand propriétaire monté de la vieille société rurale, Joseph Rambaud est toujours demeuré étranger à cette bourgeoisie conquérante évoquée par Charles Morazé : il n'en a ni partagé l'élan ni payé le prix. Homme de tradition et de solides vertus, il a incarne la résistance aux attaques du laïcisme anticlérical aussi fermement qu'à la contre-attaque du catholicisme social. Il n'a jamais pensé que le droit divin dont se prévalait la monarchie absolue fût passé à l'entreprise capitaliste, ni qu'à la loi du sang avait succédé la loi du marché.
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A l'aveuglement d'une économie naturelle, il a toujours opposé sa régulation par une instance supérieure au vouloir humain. Corrélativement, ce qu'il attendait de celle-ci excluait qu'il remît à l'État le destin des plus faibles dans la société. Son expérience l'avait trop persuadé qu'on est chacun -- individu, famille ou nation -- ce qu'on se fait soi-même : sans vous, personne ne peut rien pour vous, et ce que vous pouvez, pour vous comme contre vous, dépend d'abord de vous.
Nous revoici au seuil qu'on aimerait franchir tout à loisir : ce que fut le catholicisme de ce milieu lyonnais -- que Jean Guitton, lui aussi, a bien connu et évoqué --, fermé, austère, sobre et laborieux, consciencieux jusqu'au scrupule, parfois jusqu'à l'étroitesse, pieux comme nous n'en avons plus guère idée. Une religion de conviction, de discipline, de dévotion (au singulier), qui associait, sans en paraître gênée, un rigorisme venu de l'ancien clergé de France et un zèle appris chez les jésuites.
Il fallait bien que, dans cet hommage à Henri Rambaud, quelqu'un parlât de son père et de son milieu familial. Les Rambaud, c'est d'abord une famille (et j'en dirais autant pour moi). « Je suis un Rambaud », m'a souvent dit notre ami. Il savait tout ce qu'il devait à ses origines et au climat religieux qu'il y avait connu. Il regrettait vivement que, dans une thèse consacrée aux débuts du *Nouvelliste,* la discrétion de l'auteur, par ailleurs bien informé, ait trop laissé dans l'ombre l'homme intérieur qu'était Joseph Rambaud ([^27]). Mais en même temps qu'il se situait en elle, c'est aussitôt par opposition à sa famille qu'avec moi du moins, il aimait se définir.
Nous avons beaucoup parlé de ce sujet, qui lui tenait à cœur, et je ne pense pas être indiscret en citant les lignes qu'il m'écrivit après que je lui eus donné mes impressions sur le *livre de famille* qu'il m'avait communiqué :
Je crois ces souvenirs très caractéristiques d'un certain état d'esprit, d'ailleurs très différent du mien. Je me sens pourtant tenir de mon père bien plus que de ma mère, mais avec d'énormes différences dues à une plus grande disposition à l'accueil et au déroulement très différent de nos vies, aussi opposé que possible, ce qui fait qu'un fond de sensibilité peut-être proche a abouti à des résultats contraires.
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Je vous l'ai déjà dit : on se trompe quand on me croit un type pur d'intégriste. Oui, pour la doctrine de la foi ; mais pas du tout pour les façons de sentir...
Il faudrait de longues pages et peut-être des indiscrétions pour commenter pleinement et justement ces brèves notations à l'état d'allusions. Au cœur, le sentiment de sa particularité, de sa différence : un canard couvé par une poule, ainsi qu'il aimait à le dire. Mais d'abord, je crois, une réaction contre son milieu lyonnais, du moins contre plusieurs de ses aspects : « Si j'en avais le temps, je vous raconterais de belles histoires sur l'incroyable austérité qui régnait à la maison. Je ne veux pas dire que le milieu fût triste ; pas du tout. Mais il y avait des choses qui étaient proscrites avec une sévérité proprement incroyable. Le théâtre, par exemple, considéré comme un lieu de perdition.... » Son intransigeante et intraitable orthodoxie doctrinale a toujours été allergique à ce rigorisme qu'on dit janséniste et qui me paraît plutôt la caractéristique d'une religion marquée par la conscience bourgeoise, dont l'influence en France a été profonde.
Son père avait été membre de la *Congrégation* de Lyon fondée par son arrière-grand-père Benoît Coste, dont Antoine Lestra a écrit l'histoire. Henri Rambaud avait tenu à lire les *Mémoires* laissés par son ancêtre :
Je ne connais pas de livre qui soit mieux fait pour vous rendre athée, par exaspération devant un ton bondieusard littéralement imbuvable....Il y a tels détails, par exemple sur la mort d'un enfant à quatre ans et demi, qui sont bouleversants. Imaginez que l'enfant voulut se confesser et le fit avec de tels sentiments que le prêtre dit : « Si j'avais le temps de l'instruire, je lui ferais faire sa première communion ». En 1828 ! Avouez que c'est inimaginable à cette date. Mais à côté que d'étroitesses ! que de sottises, quel providentialisme imbécile ! Je parle vif, mais vraiment ces choses-là ne peuvent passer. Et je crois que vous auriez le même sentiment que moi. Il y a une page incroyable sur le choléra de Casimir Périer considéré comme un châtiment de la Providence, qui est effroyablement dénuée de charité : il pourrait tout de même se dire qu'il l'avait attrapé en allant visiter des malades. Chose drôle : savait-il qu'il était son cousin, assez éloigné, il est vrai ? Et qu'ils descendaient tous les deux d'un pasteur protestant (moi aussi par conséquent), dont le fils avait abjuré en 1685, date qui pourrait être inquiétante ([^28]) ?
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Henri Rambaud est tout entier dans cette page : direct, spontané, libre, humain, d'une religion qui va au noyau mais qui s'y tient et ne craint rien. Il faut connaître le milieu lyonnais, disait-il souvent : pour le comprendre et l'apprécier, mais apprécier aussi, avec ses qualités, leur contrepartie. Il admirait la bonté de son père, mais regrettait sa réserve. Il admirait son exemple, son labeur, son dévouement, mais avait attendu de lui un peu plus, qu'il vît mieux « que ses enfants auraient pu avoir besoin d'autre chose ». A l'occasion d'un mariage où l'inclination ne comptait guère, une sœur de son père s'était entendu dire par leur mère : « Mais, mon enfant, la Sainte Vierge non plus n'aimait pas saint Joseph ! » Ce n'est pas à lui qu'on pouvait demander d'entrer dans de telles dispositions humaines et plus encore religieuses. Elles n'éveillaient en lui qu'*horreur* et *révolte*. En même temps, elles lui découvraient « l'autre face » de lui-même.
Sa vocation était *littéraire*. Il ne la devait pas à son milieu. Pas même à son père, qui possédait une forte culture classique et lisait les Pères grecs dans le texte : « Ses lectures littéraires s'arrêtaient à peu près à celles qu'il avait faites au collège ; aucune curiosité au-delà. D'où, avec moi notamment, un certain nombre de heurts. Et ce n'est pas ma mère qui pouvait les atténuer, qui était avant tout une femme de devoir, mais plus fermée encore que mon père. » Ce n'était pas toute la bourgeoisie lyonnaise : « Je suis bien persuadé qu'il y en avait une autre à côté, que je n'ai d'ailleurs absolument pas entrevue dans ma jeunesse....Mais celle-là existait. »
Elle existait, mais sa vocation à lui le contraignait à ne pas y rester enfermé. De là tout un itinéraire intellectuel et spirituel que des amis plus anciens sont mieux à même d'évoquer et dont je ne retiens ici que la conclusion : « Les auteurs qui m'ont le plus profondément marqué ont été des incroyants. » Gide en particulier, qui le fascina toujours : par ses dons littéraires certainement, par ses complexités psychologiques plus encore, mais surtout par son mystère intérieur. L'œuvre de Gide plus qu'aucune autre posait pour lui une question sans fin : la sincérité de l'écrivain et, en l'espèce, de l'écrivain devant Dieu. Henri Rambaud a mis toute sa finesse et sa droiture à cerner l'énigme. Il a cru saisir l'anguille dans une exégèse qui est un modèle de méthode, alliant rigueur et intuition ([^29]). Y est-il parvenu ? Je laisse la réponse à plus compétents.
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La littérature, ce sont des *textes* destinés à un public de lecteurs. Lire est un métier qui s'apprend et un art qui s'exerce. Henri Rambaud a été un lecteur infatigable (j'allais dire inlassable, mais il m'aurait repris), au sens commun du mot ; il a surtout été un lecteur admirable, au sens que les siècles anciens donnaient à ce mot. Sa culture classique le tournait vers la philologie ; s'il maniait sa langue avec aisance (et le latin comme le français), c'est qu'il en possédait toutes les ressources et qu'il savait les faire valoir. Mais à travers les mots, il exprimait le suc d'une pensée, il atteignait l'homme dans l'auteur, il le rencontrait. Peu importait qu'il ne fût pas de son avis : savoir si l'autre pense bien ne se peut décider avant de bien savoir ce qu'il pense. Exigence de vérité due conjointement à la vérité et à son éventuel adversaire.
Je lui avais demandé -- et il avait aussitôt accepté -- de lire sur épreuves mon *Intégrisme et catholicisme intégral* pour me faire profiter de ses observations. Il le fit avec minutie : « travail qui m'a beaucoup appris, et vous apprendra aussi, je pense, sur moi-même : notamment sur mes exigences de clarté, de netteté. Je crois que votre esprit a les mêmes, mais que vous acceptez plus facilement que moi qu'elles ne passent pas dans votre style.... » Il est vrai qu'il était d'une génération plus formée que la mienne au classicisme. Mais cette *religion* du texte n'était pas seulement le signe de sa culture et de sa distinction : elle touchait pour lui aux questions les plus vitales de la foi catholique. « Je me sens très résolument antimoderniste », m'a-t-il écrit, en ce sens « qu'il y a dans la foi catholique, comme élément constant, des *notions,* des certitudes intellectuelles, qui peuvent s'enrichir, mais non pas être abandonnées ». Le respect absolu des textes était pour lui un impératif catégorique et la condition de leur intelligence.
S'étonnera-t-on qu'il ait été outré par les manipulations dont furent l'objet, par exemple, aussi bien les lettres de Teilhard que l'encyclique *Humanae vitae,* et qu'il se soit employé avec ardeur à les dénoncer ? Ou la traduction de Phil. IV, 2 ? On donne les textes et on les commente, avec loyauté, avec compétence : ensuite on en débat s'il y a lieu. Mais *tricher* avec eux, non (et pas même adroitement, disait-il de ceux qu'il a pris « la main dans le sac », mais tout de même, « quel toupet ! »)
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Inouï de voir à quel point les gens ne veulent pas lire dans les textes ce qui s'y trouve clairement dit. Je comprends très bien que l'encyclique déplaise : pas qu'on lui fasse dire le contraire de ce qu'elle dit...
Question de probité intellectuelle, rappelait-il quand il pouvait établir une défaillance voulue. Mais il était frappé aussi comme « beaucoup ne savent pas lire les textes ». Apprendre à lire à ceux qui l'ont toujours ignoré et ne peuvent s'en dispenser : en lui le professeur se réveillait. Et pour cela, il lui fallait écrire, cette autre face de la vocation littéraire. Le plus difficile et, pour lui, le plus pénible, bien qu'il fût aussi un maître-écrivain. « Quand le travail marche, ce n'est pas une vie malheureuse. Autrement, c'est le supplice familier. » « Il y a des jours où je suis épuisé. Rien de tuant comme les ratures qu'il faudra jeter au panier le lendemain. » Et à certains jours, découragé : « J'ai le sentiment que le ciel veut que tout échoue entre mes mains.... »
Certes, à la différence de son père, il n'avait rien d'un journaliste. Il écrivait trop lentement, retouchant sa phrase jusqu'à ce qu'il lui ait donné la précision, l'élégance et la pureté qui répondaient à son exigence intime. Un ciseleur. Je le vois mal livrant son article quotidien. Il aurait pu tenir une chronique, à la rigueur, mais à condition qu'elle ne fût pas régulière. On l'a bien vu ici même, dans ce « Journal des jours difficiles » dont la périodicité n'a fait que s'espacer. Malgré tout ce que je pus lui dire pour le convaincre. Et, ajouterai-je, malgré son désir profond, car il avait beaucoup à dire et il le savait : « Les articles coûtent toujours une peine infinie, parce que j'essaie d'être complet et que je suis porté à voir trop vaste. C'est pour cela que je préfère la forme du journal, où l'on est libre de n'exposer que des vues en laissant la synthèse à faire au lecteur. »
Il m'avait promis de nous donner un portrait du Père Auguste Valensin, qu'il avait connu de près et qu'il aimait beaucoup. Son « Journal » n'a pas dépassé quelques allusions. Et c'est moi qui aurais fait le sien : à ma façon qui ne possède ni son style ni son art ; avec cœur, en espérant n'avoir pas trop trahi la mémoire de notre ami, mon ami.
Joseph Folliet a parlé quelque part de « la dynastie intégriste des Rambaud ». Henri Rambaud tenait d'elle son intraitable exigence de vérité dont il a su donner une interprétation à la fois personnelle et, je le crois, fidèle. A trois niveaux : nul n'a le droit de transiger avec sa vérité ; on ne manipule pas les textes pour accommoder *leur* vérité ; la vérité de la foi catholique n'est à la disposition de personne.
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Cette exigence n'a jamais nui ni à son originalité ni à sa réceptivité. Il pouvait dès lors se sentir « parfaitement à l'aise » dans un milieu universitaire et littéraire en raison de ce qu'il appelait sa formation intellectuelle, et à *Itinéraires* où il reconnaissait ses positions.
Émile Poulat.
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### Un homme de foi
par Louis Salleron
DANS LES DERNIERS JOURS de janvier de cette année j'étais de passage à Lyon. Un coup de téléphone à tout hasard : Henri Rambaud était là. Je l'invitai à dîner et nous passâmes la soirée ensemble. Qui m'aurait dit que moins d'un mois plus tard il serait mort !
Il était plus vif que jamais, se réjouissant d'une santé meilleure depuis qu'il avait cessé de fumer. Je lui déclarais ma ferme volonté de ne pas suivre son exemple. Nous riions ensemble.
Une fois de plus, il me parla longuement de Gide, s'étonnant, une fois de plus, de mon indifférence pour ce personnage dont il avait peine à croire que je puisse sincèrement le trouver assommant. Du moins partagions-nous la même admiration pour Paul Valéry. Il me fit lire deux lettres que celui-ci lui avait adressées, voilà bien un demi-siècle. L'une était courte et banale. L'autre était longue et très intéressante. « Vous devriez la publier », lui dis-je. -- « Plus tard, peut-être. »
J'aimais la conversation de Rambaud, pleine de souvenirs, d'anecdotes. J'aimais aussi sa correspondance et je comptais en citer ici quelques extraits. Depuis une dizaine d'années il a bien dû m'envoyer une cinquantaine de lettres. Mais où les ai-je mises ? J'en ai retrouvé cinq, relatives à de menus faits littéraires qui importent peu ici. Tout de même, puisque, le 7 juillet 1970, il me pressait de demander à Madiran de me communiquer sa « Lettre à Jean Paulhan sur quelques points de langage et la notion d'orthodoxie linguistique », j'en profite pour le faire (avec quelque retard) par la voie d'*Itinéraires*. Je lirai cette lettre en son souvenir. Il se passionnait pour ce genre de questions, qui m'intéressent aussi mais sans m'occuper fortement l'esprit comme c'était le cas pour lui.
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Je préfère reproduire quelques lignes d'une lettre du 5 avril 1971. C'était au moment de la querelle de l'épître aux Philippiens. Il m'écrit :
« *Mon principal correspondant, ces jours-ci, ç'a été le cardinal Renard. Rédigé une grande supplique pour que la traduction correcte fût rétablie. Inutile naturellement. Mais me suis ensuite donné le plaisir de lui montrer qu'il nous laissait à faire son boulot. Je n'attendais pas de réponse, car ma lettre, quoique courtoise, était raide. Et j'ai eu les dix lignes indifférente ordinaires sous sa plume.*
« *Et puis, il a fallu organiser la protestation. Nous n'étions pas assez nombreux, nous nous sommes bornés à deux églises : Ainay et la cathédrale. Le soin de la protestation m'avait été confié. Et je suis entouré de gens qui trouvent qu'il y faut du courage ! Mais pas du tout ! Découvert qu'il n'y avait rien de plus facile que de crier dans une église qu'on n'est pas d'accord, quand du moins on est convaincu qu'on a raison. *»
Courage ou pas courage, il fallait le faire. Il le fit, avec la sérénité qui transparaît dans ces lignes. C'est que cet « hommes de lettres », quasiment « gendelettre » et dilettante dans le domaine littéraire, parfaitement libre et éclectique dans ses admirations et ses amitiés littéraires, était aussi un homme de foi. Son catholicisme n'était d'ailleurs nullement vétilleux. Il n'eût pas, je crois, attaché une grande importance à certains détails de la réforme liturgique s'il n'avait senti qu'ils n'étaient que les manifestations marginales d'une subversion radicale où c'était le cœur du dogme et la Tradition qui était touché. Là-dessus notre accord était total.
Il écrivait peu et il écrivait lentement, parce qu'il était toujours à la recherche d'une référence perdue, d'une citation à vérifier, d'une parole rapportée à authentifier, et davantage encore parce qu'il se corrigeait sans cesse en vue de trouver la formulation exacte d'une pensée scrupuleuse. Le résultat était sa récompense, et la nôtre. Rien de ce qu'il a publié n'est insignifiant ; tout, au contraire, est infiniment précieux. La vingtaine de pages de sa réponse à l'enquête d'Hugues Kéraly sur la lettre de Jean Madiran à Paul VI est un chef d'œuvre de jugement sobre et précis sur la crise actuelle de l'Église.
Quand je cherche aujourd'hui la raison du plaisir que j'avais à le lire ou à bavarder avec lui, je crois que je la trouve dans la *candeur qui* accompagnait, et sa foi profonde, et son intelligence aiguë, et ses goûts quintessenciés. Il avait la gentillesse, l'innocence et la sévérité de l'enfance avec une démarche où l'on hésitait à discerner le Professeur ou le bohême.
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Il était si discret de nature qu'une visite ou une lettre de lui était toujours une sorte de surprise. La surprise ne se produira plus, et déjà j'en éprouve le manque. Qui me libellera encore mon adresse en quatrain, comme nous jouions parfois dans notre correspondance ? Je relis mélancoliquement celui-ci :
*Avion, train, vélo, traîneau*
*Vole, roulez, glisse, mais aillent*
*Ces vœux au 2 Solferino*
*Chez Louis Salleron, à Versailles.*
Louis Salleron.
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### Homélie pour les funérailles
par le P. Gérentet de Saluneaux
-- « Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort ! Mais je sais que maintenant encore, tout ce que vous demanderez à Dieu, Dieu vous l'accordera.... »
Aujourd'hui, mes frères, ce que nous demandons à Notre-Seigneur, c'est de nous faire comprendre, c'est-à-dire de laisser pénétrer au plus intime de nous-mêmes, la réponse de Jésus à Marthe : « Je suis la résurrection et la vie : celui qui croit en moi ne mourra pas éternellement. »
Parole qui est lumière, parole qui est paix, parole qui est espérance....Et nous aurons grand bénéfice spirituel à la laisser résonner en nous -- à la contempler -- pour qu'elle éclaire l'obscurité de notre intelligence, qu'elle apaise les mouvements désordonnés de notre cœur, qu'elle oriente tout notre être vers Dieu seul.
Certes, notre peine nous fait reprendre le cri douloureux de Marthe : comment serait-il possible de s'habituer à l'absence brutale de ceux que l'on aime ? Vous le savez bien, Seigneur, vous qui avez pleuré sur Lazare. Et puis n'avez-vous pas fait notre cœur pour aimer, au point qu'il ne puisse connaître la paix avant de reposer en-vous, ?
Aussi, nous partageons profondément la peine de la famille d'Henri Rambaud, et nous la partageons d'autant plus que nous pouvons bien dire que nous faisons partie de sa famille spirituelle : si vous êtes nombreux aujourd'hui, mes frères, à prier soit pour un époux ou un père, soit pour un frère, un aïeul ou un parent aimé et respecté, nous prions avec vous pour le maître et l'ami incomparables qu'il restera pour beaucoup d'entre nous.
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Un maître : il le fut par son enseignement et ses écrits qui révélaient cette rigoureuse exigence de travail (il travailla sept heures la veille de sa mort...), cette lumineuse faculté d'analyse, cet esprit merveilleusement nuancé, cette connaissance de grand humaniste, ces convictions très fermes et étayées, mais sans passion, sinon celle d'une honnêteté absolue...
Nous ne pouvons pas, nous ne devons pas ex primer quel ami il fut : la délicatesse et la fidélité de son affection ne se disent pas avec des mots : c'est le secret du cœur.
Mais ce n'est ici, mes frères, ni le lieu, ni le moment de l'éloge. Au reste, sa simplicité s'en étonnerait et nous le reprocherait. Homme de foi, Henri Rambaud savait mieux que quiconque la vanité des grandeurs de ce monde. Il savait aussi que les béatitudes, qu'il vécut profondément, sont le seul trésor du baptisé sur nos routes d'exil...
Aussi, c'est à l'action de grâces que je vous invite, mes frères, action de grâces pour l'œuvre de Dieu en son serviteur.
Il nous faut rendre grâce d'abord pour les talents reçus et qu'il a su exploiter au maximum. Il se savait comptable devant Dieu de ces talents : « C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce en moi n'a pas été stérile.... » Comme elle est vraie cette audacieuse affirmation de saint Paul, pour cet homme qui a tant donné de sa substance à travers ses analyses dans le domaine de l'art et de la pensée, à travers, surtout, la défense de la foi de son baptême, cette foi éternelle, cette foi qu'il voulait droite, sans faille, pure, sainte et immaculée, comme l'Église de Jésus-Christ d'où elle procède. Cette foi de l'Église éternelle, qu'il aimait comme l'âme de son âme, il aurait donné sa vie pour la défendre ! Il l'a donnée, du reste, d'une autre manière, plus humble et plus lente, dans l'acceptation lucide d'une souffrance morale et spirituelle intense, souffrance que nous partageons : celle de voir cette Église meurtrie, déchirée, reniée par ses propres enfants. Mais cette Église, il savait bien -- nous savons bien -- qu'elle est une, sainte, catholique et apostolique et que les portés de l'enfer ne prévaudront pas contre elle : c'était aussi la source de son espérance, la certitude de sa foi. Et maintenant, dans l'au-delà de Dieu, il voit, dans la lumière, au-delà de nos horizons terrestres...
Et de cette lumière aussi nous devons rendre grâce, parce qu'elle permet à Henri Rambaud de comprendre enfin ces mystères de notre foi auxquels il était si profondément donné, et dont il avait si souvent et pertinemment développé les richesses, dont il aimait se nourrir.
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N'écrivait-il pas lui-même : « *Il me plaît, dans les mystères, de voir des lumières auxquelles notre nature ne nous donnait pas droit, et sans doute par là mêlées d'ombre, mais lumières cependant, mais faveur toute gratuite qui nous est faite et qui nous élevant au-dessus de notre nature nous donne d'entrevoir des modes de composition de la réalité dont nous n'aurions autrement aucun soupçon : la seule voie que nous ayons pour atteindre à quelque intelligence, combien imparfaite encore, de l'Être par soi, en attendant le jour où, comme dit saint Paul, nous le connaîtrons comme nous en sommes connus et le verrons face à face. Cependant, et ce n'est pas le moins merveilleux, une fois accordée notre adhésion, que nous rentrions en nous-mêmes, et soudain ces mystères qui parfois ne nous ont paru qu'une croyance obligée, se révèlent les plus utiles de toutes les vérités : parce qu'ils nous ont dévoilé quelque chose de l'intimité de l'Être divin et que l'homme a été créé à l'image de Dieu, ils nous éclairent sur nous-mêmes et nous aident à nous comprendre.* (Par exemple, concluait-il) *Je ne sais rien de bouleversant, dans le mariage, comme l'évidence, au soir d'une longue vie, de l'être substantiellement unique qui s'est lentement constitué au fil des peines et des joies, dans la distinction préservée des personnes. *» ([^30])
Il nous faut rendre grâce, enfin, mes frères, parce que ce baptisé est vivant, le seul véritable vivant de nous tous, vivant éternel....Et il avait commencé dès ici-bas, à être ce vivant de la vie de Dieu. Pécheur, conscient de sa faiblesse et de sa fragilité, il vivait humblement des sacrements de Jésus-Christ : il communiait fréquemment, le plus souvent à genoux par respect et adoration de ce mystère central de notre foi. Puissions-nous, mes frères, suivre cet exemple, car c'est le seul et vrai moyen d'être uni à Jésus, et par Lui à ceux qui nous ont quittés pour le rejoindre Mans la gloire de Dieu. Nous chanterons tout à l'heure, dans la préface : « Si la loi de la mort nous afflige, la promesse de l'immortalité à venir nous rend courage. » C'est bien ce que vivait Henri Rambaud, lui qui écrivait, au lendemain de la mort d'une petite-fille et de sa mère : « *Ah ! si nous avions plus de foi !....*(nous verrions dans nos morts) *ceux qui se trouvent dès à présent au nombre de ces saints qui ne se lassent pas d'étendre sur nos fautes le manteau de leur intercession....Au fond ; toute la question est de savoir si nous sommes nés pour cette vie ou pour une autre....*
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*Que notre véritable patrie ne soit pas d'ici, que nous ne soyons en ce monde que pour l'y préparer, davantage même, que ce lieu de notre demeure ne soit pas l'œuvre de nos mains, mais un don gracieux. Alors le scandale disparaît : n'aurions-nous pour lot qu'une existence terrestre chétive, nous ne sommes pas perdants du moment que son lendemain nous comblera personnellement au-delà de toute espérance pourvu que nous ne le refusions pas. *» Aussi, mes frères, nous pouvons appliquer à Henri Rambaud ses propres paroles par lesquelles il concluait sa méditation : « *Non, je ne dirai pas que ce mort n'a pas achevé sa tâche. Sa tâche était achevée, puisque Dieu l'en a relevé. Et s'il n'est que trop certain qu'il reste beaucoup à faire -- il est de l'essence de nos ouvrages d'être interrompus -- c'est d'une autre manière, plus puissante et plus pure, qu'il va maintenant y parer. Nous ne sommes pas coupés de sa communion, sa présence nous demeure : il nous faut seulement les chercher auprès de la source de tout bien. *» ([^31])
Au cœur du sacrifice de la messe -- qu'Henri Rambaud voulait intact et pur, comme l'Église vivante de Jésus-Christ nous l'a transmis depuis plus d'un millénaire -- au cœur de ce sacrifice, mes frères, prions Jésus, seul prêtre et seule victime par qui nous est donné toute grâce et tout bien, de mériter a son serviteur fidèle le séjour du bonheur et de la paix. C'est de ce lieu de lumière et de joie qu'Henri Rambaud peut continuer de veiller sur ceux qui poursuivent leur pèlerinage terrestre dans la même fidélité, attendant dans la foi, l'espérance et la charité ce moment où nous réunissant à Lui, « Dieu lui-même essuiera toute larme de nos yeux ». Amen.
*La Sainte-Trinité* (*Lyon*)
*18 février 1974*
Père Gérentet de Saluneaux.
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Textes d'Henri Rambaud
\[cf. Auteurs.doc\]
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### Le calendrier
#### Année liturgique 1975 1^er^ décembre 1974 -- 1^er^ décembre 1975
Avertissements
Dans l'entreprise de restauration du calendrier liturgique, l'avancement de nos travaux nous permet de franchir une nouvelle étape, qui en rendra plus commode la diffusion et l'utilisation quotidienne :
1\. -- Nous publions en une seule fois la datation du calendrier pour toute l'année liturgique 1975.
Nos lecteurs trouveront ci-après ce memento liturgique en son entier. Naturellement, il ne sera pas reproduit dans nos numéros successifs de 1975. Il faudra conserver le présent numéro pour le consulter tout au long de l'année. Mais on pourra aussi se le procurer sous la forme d'une brochure, publiée par nos soins, qui paraîtra vers le 1^er^ décembre (souscription dès maintenant à nos bureaux ; voir les « avis pratiques » du présent numéro).
2\. -- Les notices du sanctoral et du temporal ont été elles aussi rassemblées pour être conservées et consultées à part. Elles vont paraître en librairie, éditées par DMM ; présentation sous forme de fiches avec grande marge pour perforations éventuelles.
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Ce sont toutes les notices déjà parues dans la revue : réunies en une présentation qui permettra d'y ajouter les notices à paraître ultérieurement. (En souscription chez DMM, à prix réduit jusqu'au 15 novembre seulement ; voir les « avis pratiques » du présent numéro.)
Ainsi les utilisateurs ne seront plus tributaires d'une publication fragmentée dans les numéros successifs d' « Itinéraires » ; ils auront sous la main d'une part le calendrier de toute l'année liturgique, d'autre part le recueil des notices du sanctoral et du temporal.
Rappelons d'autre part que le calendrier liturgique pour les mois d'octobre et novembre 1974 a paru dans notre numéro 185 de juillet-août (pp. 152 et suiv.).
\[...\]
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## AVIS PRATIQUES
Informations
### Paul VI l'a dit
Il nous faut plus que jamais nous armer de prière et de doctrine ; supplier Dieu d'avoir pitié et d'abréger l'épreuve ; lui demander de nous donner la grâce de tenir et de rester fidèles. Car le désastre, le scandale, le mystère d'iniquité, à Rome même, continuent de grandir, et tout annonce qu'ils grandiront encore. Jusqu'à la fin de ce règne qui, dans son gouvernement, ne se convertit ni ne se corrige ; au contraire. Nous en avons des indices. Mais nous en avons aussi des témoignages officiels, affreusement éclatants.
Voici en effet les paroles qu'a prononcées Paul VI dans son discours du 3 juillet 1974, d'après la *Documentation catholique* du 21 juillet, p. 661 (les soulignés sont de nous) :
« Nous avons certainement entendu parler de la sévérité des saints pour les maux du monde. Beaucoup sont encore familiarisés avec les livres d'ascèse qui portent un jugement globalement négatif sur la corruption terrestre. Mais il est aussi certain que nous vivons dans un *climat spirituel différent*, étant invités, *spécialement par le récent concile*, à porter un regard optimiste sur le monde moderne, ses valeurs, ses conquêtes. Nous pouvons regarder avec amour et sympathie l'humanité qui étudie, qui travaille, qui souffre, qui progresse. Plus encore, nous sommes nous-mêmes invités à favoriser le développement civil de notre temps, en tant que citoyens désireux de s'associer à l'effort commun en vue d'assurer à tous un bien-être plus grand et plus large. La célèbre constitution « Gaudium et Spes » est tout entière un encouragement à cette *attitude spirituelle nouvelle* (si l'on peut dire). Mais ceci à deux conditions que nous rappellerons en les simplifiant.
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« Première condition : il faut maintenir une ligne de *démarcation entre la vie chrétienne et la vie profane.* Entre le spirituel et le temporel *ne peut exister cette communion* -- ou plutôt cette *confusion* -- d'intérêts et de manières de vivre que *l'ancienne conception unitaire du christianisme* rendait plus facile et plus habituelle. Plus le chrétien saura etc.
« La seconde condition de cette attitude optimiste, c'est d'aiguiser le sens critique etc. »
Nous avons reproduit ces très graves paroles de Paul VI pour l'information nécessaire de nos lecteurs ; pour, avec eux, en prendre acte, et prendre date.
Ce que nous allons y ajouter n'est pas un commentaire, hélas superflu ; c'est plutôt un simple soulignement documentaire.
I. -- Donc, d'après ce discours, le concile, et Paul VI qui l'approuve et le prolonge, sont bien les auteurs responsables d'un *climat spirituel* qui est *différent* de celui des saints. Et de quels saints ! Précisons : de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; et de ses témoins, les évangélistes, les apôtres, les rédacteurs du Nouveau Testament. C'est du climat spirituel proprement évangélique --, et toujours conservé par l'Église, du moins jusqu'au dernier concile -- que désormais l'on se sépare et l'on s'écarte. Nous le savions. Nous le disions. Dit par nous, ce n'était qu'une opinion. Voici maintenant une parole autorisée, celle du pontife régnant en personne, pour bien confirmer qu'il s'agit d'une *attitude spirituelle nouvelle,* qui se sépare de l'*ancienne conception du christianisme.*
Rappelons pour mémoire, pour nécessaire mémoire, quelle était cette ancienne conception du christianisme, quel était ce climat spirituel des saints :
Jean VII, 7 : Le monde me hait parce que je rends de lui ce témoignage que ses œuvres sont mauvaises.
Jean XV, 18 : Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous. Si vous étiez du monde, le monde aimerait son bien. Mais comme vous n'êtes pas du monde et que je vous ai fait sortir du monde par mon choix, c'est pour cela que le monde vous hait.
Jean XVI, 20 -- En vérité, en vérité, je vous le dis, vous pleurerez et vous vous lamenterez et le monde se réjouira.
Jean XVI, 33 : Je vous ai dit ces choses pour que vous ayez la poix ; dans le monde vous allez être opprimés ; mais ayez confiance, J'ai vaincu le monde.
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Jean XII, 31 (le jour des Rameaux après la voix du Père) : C'est maintenant le jugement de ce monde ; c'est maintenant que le prince de ce monde va être jeté dehors.
Jacques IV, 4 : Ne savez-vous pas que l'amour pour le monder est inimitié contre Dieu ?
1 Jean II, 15 : N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour de Dieu n'est pas en lui : car tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l'orgueil de la vie n'est pas du Père mais est du monde. 17. Or le monde passe ainsi que sa convoitise, mais qui fait la volonté de Dieu demeure pour l'éternité.
1 Jean V, 4 : Car tout ce qui est né de Dieu triomphe du monde, et telle est la victoire qui a triomphé du monde : notre foi. Oui, est le vainqueur du monde sinon celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu.
1 Jean V, 19 : Nous savons que nous sommes de Dieu, et que le monde entier est soumis au Malin.
1 Jean IV, 3 : Et tout esprit qui ne confesse pas Jésus n'est pas de Dieu, mais c'est l'esprit de l'Antichrist dont vous avez entendu dire qu'il vient et qui maintenant est déjà dans le monde.
1 Jean IV, 4 et 5 : Vous mes petits enfants, vous êtes de Dieu et vous les avez vaincus parce que Celui qui est en vous est plus grand que celui qui est dans le monde. Eux ils sont du monde ; c'est pourquoi ils parlent le langage du monde et le monde les écoute. 6. Mais nous, nous sommes de Dieu.
Paul, Gal. VI, 14. Quant à moi, puissé-je ne me glorifier que de la Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ par qui le monde m'est crucifié et moi au monde.
Paul, 1 Cor. XI, 32 : Mais jugés par le Seigneur nous sommes corrigés pour n'être pas condamnés avec le monde.
II\. -- L'ancienne conception du christianisme, -- celle qui va de sa naissance jusqu'à Vatican II, -- établissait entre le temporel et le spirituel une communion qui est maintenant dénoncée comme une confusion. Désormais au contraire, on maintiendra entre le temporel et le spirituel une *ligne de démarcation !*
Dire qu'il y a là un changement dans la conception même du christianisme n'est pas simplement une opinion de notre part. C'est la parole autorisée du pontife qui le déclare : on passe de l'ancienne conception du christianisme à une autre conception, récemment inventée.
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III\. -- La traduction française n'est pas en cause. Le discours a paru en italien dans *L'Osservatore romano* du 4 juillet. Il y est bien question de « *mantenere una linea di demarcazione fra la vita cristiana e la vita profana *». Il y est bien question d'un « *nuovo* (*si puo dire*) *attegiamento spirituale *», et d' « *un clima spirituale diverso *», différent de celui « *dei Santi *».
Sur un seul point la traduction (faite par la *Documentation catholique* elle-même, comme il est indiqué à la note 1 de la page 660) est peut-être un peu forcée : « *cristianità *» traduit par « christianisme ». On verra bien si la *Documentation catholique* rectifie ; de son propre mouvement ; ou à la demande de l'Autorité. Mais si littéralement la traduction n'est pas tout à fait exacte sur ce point, il est bien vrai cependant que c'est une autre conception du christianisme lui-même, différente de celle des saints, de l'Écriture, de la tradition de l'Église, qui nous est aujourd'hui ouvertement proposée.
J. M.
============== fin du numéro 186.
[^1]: -- (1). *Documentation catholique* du 5 janvier 1969, col 12.
[^2]: -- (2). Voir *S. th.,* les questions 2 et 3 de la II-II.
[^3]: -- (3). *S. th.,* 1-II, qu. 62, art. 1 ; *De Virtutibus in communi,* art. 11.
[^4]: -- (1). *S. th.,* I-II, qu. 112, art. 3, et qu. 114 ; *De Virt in comm.,* art. 10.
[^5]: -- (2). *S. th.,* I-II, qu. 71, art. 5, ad 3 ; et II-II, qu. 3, art. 2.
[^6]: -- (3). *Loc. cit.*
[^7]: -- (4). *Journal...,* 7 février 1970. ITINÉRAIRES, numéro 145 de juillet-août 1970, p. 142.,
[^8]: -- (1). J. L., dans *Le Monde* des 17 et 18 février 1974, p. 18.
[^9]: -- (1). *S. th.,* II-II, qu. 3, art. 2, ad 2.
[^10]: -- (2). L'Année liturgique, tome IV : *Le temps de la Septuagésime,* édition de 1905, p. 321.
[^11]: -- (1). Victor Riqueti, marquis de Mirabeau (1715-1789), économiste, auteur d'une *Philosophie rurale,* d'une *Théorie de l'impôt,* etc. ; père du fripon qui fut un « grand orateur » de la Révolution. -- La maxime du marquis de Mirabeau est citée d'après Salleron, ITINÉRAIRES, passim, et entre autres : numéro 185 de juillet-août 1974, p. 36.
[^12]: -- (1). ITINÉRAIRES ; numéro 182 d'avril 1974, pages 2 et 3.
[^13]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 146 de septembre-octobre 1970, page 143 et note 1. Première publication en août 1969 dans le troisième supplément au numéro 135 de juillet-août 1969.
[^14]: -- (2). *Ibid.*
[^15]: -- (3). ITINÉRAIRES, numéro 129 de janvier 1969 : « Analyse détaillée de leur prévarication ».
[^16]: -- (4). ITINÉRAIRES, numéro 8 de décembre 1956, p. 63-64.
[^17]: -- (1). « Journal... », 23 mars 1971. ITINÉRAIRES, numéro 157 de novembre 1971, p. 254.
[^18]: -- (2). ITINÉRAIRES, numéro 175 de juillet-août 1973, p. 129.
[^19]: -- (1). « Journal... », 4 décembre 1970. ITINÉRAIRES, numéro 164 de juin 1971, p. 164-166.
[^20]: -- (1). Lettre à Paul VI du 11 juin 1970. ITINÉRAIRES, numéro 150 de février 1971, p. 4 et 5. Paul VI m'a accusé réception de cette lettre par un message oral de la nonciature apostolique à Paris, au mois de juillet 1970.
[^21]: -- (2). ITINÉRAIRES, même numéro, p. 90. Première publication de ces deux lettres dans le second supplément au numéro 145 d'ITINÉRAIRES (juillet-août 1970), pp. 13-16.
[^22]: -- (1). « Journal... », du 15 mars au 5 avril 1971. ITINÉRAIRES, numéro 157 de novembre 1971.
[^23]: -- (2). ITINÉRAIRES, numéro 180 de février 1974 : « En marge de l'office du Saint-Sacrement », pour le septième centenaire de saint Thomas d'Aquin.
[^24]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 157, novembre 1971 : « Ce qui s'est passé à Lyon », par Henri Rambaud.
[^25]: -- (1). C'est l'étude qui est reproduite dans le présent numéro. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^26]: -- (1). La « décade » eut effectivement lieu l'été suivant, en août 1965. Les Actes en ont été publiés. Pour des raisons que j'ai ignorées ou oubliées, Henri Rambaud n'y vint pas.
[^27]: -- (1). Louis de Vaucelles, *Le Nouvelliste de Lyon et la défense religieuse,* 1879-1889. Paris, Société d'édition « Les Belles Lettres », 1971, 284 pages (Bibliothèque de la Faculté des Lettres de Lyon, XXV).
[^28]: -- (1). Révocation de l'Édit de Nantes.
[^29]: -- (1). *Cahiers André Gide,* n° 1, Gallimard, 1969, « La phrase de Madeleine », pages 319 à 370.
[^30]: -- (1). Extrait du « Journal des temps difficiles », 23 décembre 1970. ITINÉRAIRES, numéro 155 de juillet-août 1971, pp. 156-157.
[^31]: -- (1). Extrait du « Journal des temps difficiles », 4 novembre 1974. ITINÉRAIRES, numéro 151 de mars 1971, p. 87.