# 187-11-74 1:187 ## ÉDITORIAUX ### La sécurité (sociale) pour tous ■ Il y a chaque année des millions, à ce que disent les journaux, oui des millions de chèques sans provision. Cela prouve que la loi qu'ils en­freignent est désormais inappliquée et inappli­cable : les juges n'arrivent pas à instruire les affaires, il y en a trop. C'est l'impasse, la loi étant manifestement dépassée par l'évolution des mœurs. Il faut donc abroger la loi. Le libéralisme au pouvoir a vocation de nous donner une légis­lation enfin moderne, une législation permissive du chèque sans provision. Le chèque sans provi­sion sortira de la clandestinité, ce qui évitera bien des abus (de confiance). Ce raisonnement, si l'on peut dire, qui vaut (paraît-il) pour la libé­ralisation de l'avortement, vaut tout autant pour la libéralisation du chèque sans provision. Bien entendu le chèque sans provision, non payé par les banques, sera lui aussi remboursé par la sécurité sociale. 2:187 ■ Les agressions à main armée, hold-up, prises d'otages, fric-fracs, augmentent chaque jour en nombre et en importance. La législation qui les interdit est de plus en plus bafouée, elle se révèle donc périmée et inadaptée. La question du viol, pour sa part, est presque réglée par la pilule antécédente et l'avortement subséquent, rembour­sés par la sécurité sociale. Mais le viol en lui-même n'est pas encore reconnu comme un acte médical, remboursable sur ordonnance. Et l'es­sentiel reste que vols, viols et violences sont au­jourd'hui encore contraints à une affreuse clan­destinité, laquelle les prive des garanties de compétence et d'hygiène que la mentalité démo­cratique est en droit d'exiger et que la science moderne est en mesure de procurer. On aboutit ainsi à de regrettables boucheries, que les arriérés politiques nomment terroristes ou crapuleuses, mais qui sont en réalité le fruit de l'ignorance et de la peur. Le projet législatif en voie d'éla­boration dispose que toutes les violences physi­ques seront désormais opérées sous contrôle médical remboursé à 80 %. Le seul véritable remède à l'insécurité générale, tiens pardi, c'est la sécurité sociale pour tous. Nous sommes fer­mement gouvernés. ■ Plus fréquente, plus étendue encore, la fraude fiscale. C'est à elle en premier lieu que s'applique la promesse solennelle du président, en son dis­cours du 27 août 1974 : « Faire progressivement disparaître de notre législation les dispositifs ré­pressifs. » La libéralisation de la fraude fiscale lui permettra de sortir de la clandestinité hasar­deuse et de l'insécurité auxquelles elle est encore contrainte. Les contribuables qui l'auront choisie « pourront la pratiquer librement, c'est-à-dire en suivant leur seule conscience », avec le concours des comptables du Trésor (consultations gratuites dans tous les dispensaires fiscaux). 3:187 Le manque à gagner pour le ministère des finances lui sera, sur présentation certifiée en sextuple exemplaire du budget de l'État, remboursé par la sécurité sociale. ■ Reste à résoudre, mais bien entendu « dans le sens de l'ouverture et dans celui du libéralisme », le cas particulier de *l'Humanité* et celui de *la Croix*. Comme on le sait (mais point par eux), ces deux journaux sont les seuls, -- il y avait aussi *Combat,* mais il (en) est mort, -- les deux seuls journaux français subventionnés par le gouver­nement au titre de l' « aide exceptionnelle de l'État à la presse d'opinion ». Pour l'année en cours, 180 millions à *la Croix* et, il y a une hiérar­chie, 200 millions à *l'Humanité.* Ce n'est qu'un début. On prévoit, pour les mêmes, beaucoup mieux en 1975. J'avais demandé qu'on leur rende légalement obligatoire, en première page de cha­que numéro, l'inscription bien visible : « *Journal d'opinion subventionné par le gouvernement. *» Ou plutôt j'avais, chétif, demandé que quelque grand libéral de ce monde moderne, un ministre d'État, un député influent, le demande lui-même. Il n'apparaît pas que ma suggestion ait obtenu grand succès, pas même, semble-t-il, auprès de *la Croix* ni auprès de *l'Humanité.* ■ Alors peut-être faut-il prendre la question par un autre bout. D'ailleurs la subvention gouverne­mentale à un journal d'opinion est un procédé archaïque, tout à fait usé. 4:187 Pour parler comme parla le président, et c'était une parole belle et mémorable, « *le monde moderne ne sera vérita­blement le monde moderne *»*,* à notre avis, que lorsque le gouvernement (électoralement) de droite aura assuré le financement de la presse d'opinion (de gauche) non point par des expé­dients, mais par un « perfectionnement de notre législation sociale ». Il n'y en a qu'un qui soit réellement moderne, libéral, digne d'une « nation d'avant-garde ». C'est donc une autre mention qui devra figurer en tête des deux journaux d'opinion privilégiés, les deux journaux de gauche *l'Humanité* et *la Croix,* avec la vignette détachable ; ce sera « *Remboursé par la sécurité sociale. *» Avec ou sans ticket modérateur, c'est à voir. Mais comme la pilule ; et comme l'avortement. La vraie démocratisation, en définitive, c'est bien le remboursement, par la sécurité sociale, de l'opium du peuple. J. M. 5:187 ### « Réconciliation » à Montmartre « POUR PRÉPARER L'ANNÉE SAINTE : LES FIDÈLES SONT ÉVACUÉS AU GAZ LACRYMOGÈNE. » Le 19 septembre dernier, ce titre aurait bien dû fournir une manchette à FRANCE-SOIR. Seulement voilà : la presse n'y était pas ; exception faite du photographe officiel de l'archevêché, qui ne risque point de se montrer trop loquace. Moi si, puisque par un hasard à peine guidé de pressentiment, il m'a fallu tousser et maugréer aux côtés des croyants bombardés dans la maison de Dieu. A la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre on clôturait ce soir-là le « Congrès sacerdotal interna­tional » du 18 septembre 1974. Une célébration post­conciliaire comme les autres : équivoque, prétentieuse, incohérente, un peu enflée sans doute par la qualité et le nombre des participants. Trois cents prélats, évêques, clercs de toute nationalité y déversaient sur le peuple, de leurs places et en tendant la main, une prex eucha­ristica 23 bis, ou ter, particulièrement bien enlevée. Un charmant pot-pourri linguistique avait été mis au point pour l'occasion : chants alternés latin-français ; épître lue en français (Ézech., XLVII) ; évangile en espagnol (Joan., VII, 37-39). Par concession œcuménique excep­tionnelle, chacun cependant pouvait suivre sur un feuillet polycopié la traduction de ces lectures... dans la langue universelle de l'Église. Présidence : cardinal Wright, préfet de la Congrégation romaine du clergé. Animateur : père François Marty, cardinal-bistrotier. 6:187 J'allais m'endormir, quand l'animateur en question ouvrit solennellement devant la docte assemblée cette lumineuse perspective : *Jésus-Christ, point vers lequel convergent* LES DÉSIRS DE L'HISTOIRE -- définition qui explique et justifie enfin toutes les folies du monde actuel, y compris l'abandon des chrétiens au détermi­nisme historico-social. La suite leva une obscurité an­nexe de notre ancienne religion, au temps où l'on er­gotait encore sur la double nature du Dieu fait homme : « *Comme nous l'avons établi à Vaticandeux, le Christ est né homme. Éducateur génial du véritable amour, il a aimé d'un cœur d'homme, pensé d'une intelligence humaine, agi enfin avec* UNE VOLONTÉ D'HOMME. » La volonté divine de Notre-Seigneur, c'était vraiment un peu complexe, pour tant de prêtres et d'évêques venus d'aussi loin. Bref, un sermon à la hauteur de toutes les espérances œcuméniques du congrès. Mais j'en viens au « dialogue » proprement dit. La communion -- et donc, ici, leur « messe » -- s'ache­vaient quand un prêtre, en soutane celui-là, entouré d'un groupe de fidèles, s'approcha par la droite de l'ex-table de communion. Ces malheureux voulaient obtenir à leur tour quelques regards, voire quelque extraordinaire audience de l'illustre président : « *Chré­tiens traditionalistes, nous demandons à être entendus par Son Excellence le cardinal Wright. *» On reconnut la silhouette et la voix tranquilles de M. l'abbé Coache, assisté d'un haut-parleur portatif de médiocre qualité. Sa demande fut répétée neuf et dix fois, sans aucun succès : un *Te Deum* assourdissant à en frôler le triomphalisme avait aussitôt éclaté à l'or­gue sous les voûtes de la basilique, repris par trois cents voix plus vigoureusement latines que jamais. Je féliciterai le responsable de la « sono », pensa le père Marty. Pendant ce temps, sourds et muets, les prélats internationaux regagnaient pompeusement l'allée cen­trale. L'incident se préparait un peu à l'écart, aux fron­tières de la chapelle latérale droite et du chœur. Une échappée de diacres et de curés qui regagnaient leurs places par les bas-côtés avisa le groupe de fidèles venus dans l'espoir d'accrocher l'attention du grand cardinal romain. Dans le commando clérical improvisé, on se consulta une seconde du regard ; pour fondre litté­ralement, au pas de course, sur les postulants au dia­logue... 7:187 Sous mes yeux, l'incroyable se réalisait. Celui qui tenait encore en main le livre d'autel, un gros lectionnaire rouge, s'improvisa matraqueur évangéli­que ; tel autre, qui venait tout juste de se servir aux deux espèces, giflait et cognait sans pitié en hurlant que le Sacré-Cœur est le lieu de *l'a-d-o-r-a-t-i-o-n silencieuse.* Et ce fut un jeune diacre de blondeur angé­lique qui sortit soudain de sa poche plusieurs ampoules d'un gaz, insecticide ou lacrymogène, mais aussi puant que suffocant, pour les faire éclater du chœur au milieu des récalcitrants ! Il achevait en somme de servir sa messe. A sept heures trente, la rage des post-conciliaires atteignit son record historique. Ils auraient bien assom­mé tous les fidèles, si la barrière du chœur et les parapluies intégristes dressés en parade horizontale, comme on apprend à le faire en escrime du bâton, n'avaient limité les dégâts. Seul un parapluie fut brisé pour témoigner demain, au musée des horreurs, de la violence du choc. Mais, indifférent aux partis et aux causes, le gaz n'épargna personne. A défaut de dia­logue avec les prélats, on eut la consolation d'en voir tousser plus d'un en défilant près des lieux du drame, pour regagner la sacristie. Le *Te Deum* s'achevait en veillée musicale d'un hospice de catarrheux. A la porte de la basilique les accents inimitables du père Marty, en son sermon sur l'amour du prochain, traversèrent un à un comme dans un mauvais rêve mon esprit sottement accablé : « *C'est bien pour le service des hommes que l'Esprit de la Pentecôte nous a consa­crés... Comme l'a dit Vaticandeux... Notre condition de prêtres et d'évêques doit être extrêmement humaine envers tous les hommes... Il suffit d'aimer... le ser­vice... extrêmement humaine... tous les hommes... d'aimer. *» J'avais vraiment trop mal au cœur, ce soir-là, pour rire enfin sainement de l'énorme dérision. H. K. 8:187 ## CHRONIQUES 9:187 ### L'été 74 au jour le jour *Notes de vacances* par Louis Salleron FIN JUIN. -- Voici venu le temps des vacances. Chacun les prend à sa convenance. Je me calfeutre chez moi, tout l'été. Puisque la solitude est devenue le principal luxe de la vie, je préfère l'agglomération parisienne au moment où elle commence à se vider. Pourquoi aller chercher la foule à la campagne quand l'avantage du « troisième âge » est de n'être plus dépendant du rythme de la vie industrielle ou scolaire ? Quoi de plus délicieux que la campagne en novembre ou en mars ? L'actualité économique et sociale me relie à l'éternité, ou du moins à la « longue durée ». Le shah d'Iran m'in­vite à la méditation. Il vient de passer à la France des commandes « fabuleuses ». L'épithète est de notre nou­veau ministre des finances, M. Fourcade. Trois réflexions viennent à l'esprit, à l'examen de ces commandes 1\) Nous allons construire en Iran cinq centrales nu­cléaires. Ainsi nous portons l'énergie de demain au pays qui nous fournit l'énergie d'aujourd'hui. C'est, de part et d'autre, la sagesse. Mais c'est cocasse. On comprend que les économistes du XIX^e^ siècle aient été tentés de définir leur science par l'échange (au point que l'un d'eux voulait l'appeler « catallactique », d'un mot grec qui signifie, justement, l'échange). 2\) Nous allons installer 500.000 lignes de téléphone au bénéfice des sujets du shah. Comment peut-on ne pas être persan ? 10:187 3\) Plus généralement nous allons beaucoup travailler pour équiper l'Iran. C'est parfait, mais quelle merveilleuse illustration des propos que je tenais ici même au mois d'avril ! ([^1]) Les producteurs de pétrole fournissent l'éner­gie nécessaire pour faire travailler ceux qui leur fourni­ront les produits de leur travail. C'est la beauté du Droit international actuel qui est le contraire du Droit interne. En Droit interne, la propriété privée recule de plus en plus devant le travail, et si vous trouvez du pétrole dans votre champ il ne vous appartient pas. Il n'y a plus que deux entités souveraines : le Travail et l'État. A la limite, il n'y a plus que l'État. Celui-ci, après avoir dévoré la Propriété privée, dévorera le Travail. Les rapports inter­nationaux seront simplifiés ; ils ne seront plus que d'États à États. On y est presque. En souvenir de la propriété, les États continuent à échanger comme des particuliers. Un jour, c'est la force qui décidera entre eux et l'échange apparent ne sera plus que la comptabilisation rationnelle des circuits imposés par l'État le plus fort. Ce sera le totalitarisme universel. Nous n'en sommes pas là, Dieu merci ! Mais sans même restaurer la hiérarchie des valeurs et des finalités de l'activité humaine, nous ferions peut-être bien de ré­fléchir à la manière dont nous pourrions durablement payer nos importations nécessaires. Ce ne sera pas par des excédents commerciaux. Ce ne peut être que par des excédents financiers. Le modèle de nos balances d'avant 1914 reste valable. Il dépend exclusivement de nous de refaire une monnaie nationale et une épargne suffisante pour en retirer, par des prêts et des investissements à l'étranger, de quoi équilibrer une économie prospère. Il y faut une doctrine qui est, à la racine, celle de la légi­timité et de la fécondité de la propriété. A vouloir fonder notre indépendance sur l'association du « travaillisme » et du « nationalisme », nous nous asservissons fatalement aux nations plus faibles que nous mais maîtresses de notre travail et aux nations plus fortes que nous dans tous les domaines. *Fraude légale. --* Dans une longue interview au « Fi­garo » (15-16 juin), M. Chirac annonce que la lutte contre la fraude sera poursuivie avec force, notamment « au ni­veau de tous ceux qui, titulaires de revenus importants, en dissimulent au fisc, *légalement ou illégalement,* une part importante ». Il ne nous dit pas ce qu'il faut entendre par fraude légale. 11:187 *Menus faits. --* Le budget de l'État est de 233 milliards ; celui des dépenses sociales de 263 milliards. -- Pendant les cinq premiers mois de l'année les excédents des caisses d'épargne ont dépassé de 62 % ceux de la même période en 1973. -- L'augmentation des salaires continue de dé­passer celle de l'inflation. -- La Caisse des Dépôts et Consignations a doublé ses achats de valeurs mobilières en 1973 ; etc., etc. (*No comment.*) *Pluie acide. --* Dans ses « Chroniques d'actualité », Bertrand de Jouvenel, puisant chez les savants, nous ap­prend que l'acidité de la pluie aurait, en Occident, été multipliée de cent à mille fois depuis deux décennies. Il paraît que c'est terrible pour la végétation. Sécheresse au Sahel, pluie acide chez nous, penserons-nous au pétrole dans dix ans ? *Contraception. --* La pilule va être « libéralisée » et remboursée. Justement Alfred Sauvy, rencontré ces jours-ci, me disait que la France venait de rentrer dans un taux négatif de fécondité. Avec la contraception et l'avortement nous allons bientôt retrouver en Europe la première place dans la dénatalité. Les experts s'en réjouiront pour des motifs économiques, comme ils s'en sont réjouis tant de fois depuis un siècle et demi -- avec les conséquences que nous avons connues : une victoire ruineuse en 1914, une défaite tragique en 1940. *850 millions de Chinois. --* Pendant que toute l'Europe (Est comme Ouest) ne songe qu'à limiter sa population. la Chine prolifère. Nul ne sait combien il y a Chinois. On a longtemps parlé de 600 millions, puis de 700. On avance maintenant couramment le chiffre de 800. Dans « *Population *» (mai-juin 1974) les savantissimes démo­graphes Paul Paillat et Alfred Sauvy, colligeant toutes les données disponibles, aboutissent au chiffre minimum, pour janvier 1974, de 858 millions. Ils s'en étonnent eux-mêmes, quoi que ce soit leur hypothèse la plus faible (la plus forte étant 910 millions). En l'an 2000, il y aura probablement plus d'un milliard de Chinois. 12:187 En feuilletant ce même numéro de *Population* nous apprenons que l'Amérique latine est passée de 103 millions d'habitants en 1930 à 275 en 1970. Disons plus de 300 aujourd'hui. De quoi nous consoler de nos maux présents, du moins en termes de « Après moi le déluge ». Pompidou. -- Je viens de lire *Le nœud gordien* de Georges Pompidou. Il est optimiste. A peu près comme moi. (V. ma note bibliographique dans les « notes cri­tiques » du présent numéro.) 4 JUILLET. -- *La Bourse. --* La Bourse, qui baissait chaque jour davantage, fait aujourd'hui un plouf. Quoi­qu'on ne cesse d'écrire partout que la grande crise de l'entre-deux-guerres est impensable aujourd'hui, il ne faut pas oublier que tout commença en 1929 par le krach bour­sier de Wall Street suivi en 1931 d'un krach bancaire en Autriche à quoi succéda le délabrement général des finan­ces européennes. Nous sommes bel et bien entrés dans la crise. La grande différence avec les années 30, c'est que le capitalisme libéral n'a plus de ressort et que les solutions seront nécessairement étatiques et autoritaires. Il n'y a plus qu'un problème, celui du Pouvoir. Entre les mains de qui tombera-t-il ? 8 JUILLET. -- *La population. --* 1974 est « l'année mon­diale de la population ». A cette occasion, l'I.N.E.D. (Ins­titut national d'études démographiques) publie un numéro spécial (juin 1974) de sa revue « *Population *»*,* consacré à « la population de la France ». Trois cents cinquante six pages d'études diverses qui constituent le dernier mot de la science et de la statistique sur le problème démogra­phique de notre pays. Un document à avoir toujours sous la main. 13:187 Pour le quart d'heure, je me contente de le feuilleter. J'apprends que la population française oscillera entre 55 et 59 millions d'habitants en 1985, et qu'elle avoisinera les 60 millions en l'an 2000. -- Evitons de penser aux Chinois, aux Indiens, aux Arabes... 10 JUILLET. -- *La crise absolue. --* Je lis dans le jour­nal : En Allemagne fédérale, le coût de la vie a augmenté en juin de 0,4 %. Pour la France, nous n'avons pas encore le chiffre ; il doit osciller entre 1 et 1,5. M. Giscard d'Es­taing, au terme de ses entretiens avec M. Schmidt, nous a dit qu'il espérait ramener notre taux d'inflation, d'ici la fin de l'année, aux alentours de celui de l'Allemagne. Espérons, sans croire. La crise n'est plus à nos portes ; nous sommes entrés dans la crise. A New York, comme à Londres et à Paris, la Bourse s'effondre. Des banques sont en difficulté. Les taux d'intérêt continuent partout de monter. Samedi dernier, M. Rueff a fait un grand article dans le *Figaro* pour pro­poser des remèdes. Contrairement à son habitude, il est peu clair. S'il dit bien que le mal est dans les euro-devises, il confesse ne pas saisir exactement les mécanismes qui régissent cette monnaie mystérieuse dont le seul caractère évident est qu'elle est de la fausse monnaie. Mais la crise n'est pas seulement économique. Il faut parler maintenant de *crise absolue.* C'est l'ordre social qui craque. Chez nous, la carapace du Pouvoir est de plus en plus forte, mais le corps social est de plus en plus faible. La propagande communiste n'a jamais été aussi intense. Elle est fort habile, procédant presque exclusivement par la bande. Les Français sont dressés à la revendication perpétuelle, à la subversion, à la dénonciation de toutes les injustices (celles qui sont utilisables, pas les autres). Entre la presse, la radio et la télévision, c'est à qui pousse­ra davantage à l'explosion. Tout ce que peuvent évoquer les mots de vérité, justice, bon sens, honneur, bien com­mun, etc., est étranger aux maîtres de l'opinion. Il y a comme une conspiration générale pour qu'éclate le plus vite possible une guerre civile occidentale. Le jeu commu­niste semble être de pousser à l'explosion pour l'éviter à la dernière minute en se présentant comme le dernier rempart de l'ordre. L'U.R.S.S. préfère sans doute que les partis communistes occidentaux entrent officiellement dans les gouvernements plutôt que de provoquer un affrontement armé dont l'issue serait douteuse, à supposer que l'issue ne soit pas la guerre civile mondiale et le chaos. 14:187 15 JUILLET. -- *Coup d'État à Chypre. --* Jadis c'eût été le point de départ d'une guerre entre la Grèce et la Tur­quie. Aujourd'hui personne n'y croit. Tout de même, il serait étonnant que quelque trouble ne s'ensuive pas. -- *Le prix du pétrole. --* Dans « le Monde », M. Jean Chènevier, P.D.G. de la B.P. française, nous apprend, avec beaucoup de chiffres et d'explications, que le prix du pé­trole n'a pas quadruplé mais quintuple à la production, et cela rétroactivement au 1^er^ janvier 1974. Si les prix ne sont pas augmentés à la consommation, les compagnies devront arrêter leur activité. Faisons la part du plaidoyer, il reste qu'on voit mal l'essence continuer de couler à flot à 1,75 le litre de super. Quant aux années à venir, mieux vaut ne pas y penser. Ce qu'il est intéressant de noter, c'est qu'à aucun moment aucun journal n'a jamais mis en cause les pays producteurs. Seules sont responsables les compagnies pétrolières, c'est-à-dire le capitalisme. Pour les consommateurs européens, ce capitalisme avait du bon. Quant au solde bénéficiaire des balances des pays produc­teurs, il passera de 4.830 millions de dollars en 1973 61.470 en 1974. 17 JUILLET. -- *Menus faits. --* Le litre de super est porté à 1,80. Les paysans manifestent un peu partout. Ré­sultat : contre ses principes, l'Europe verte décide d'in­terdire les importations bovines en provenance des pays tiers. Pour aider nos exportateurs, le gouvernement va affecter 4 milliards de crédits aux activités exportatrices, lesquelles se développent depuis le début de l'année. L'Eu­rope se défend dans le monde, et chaque pays se défend en Europe. On n'a pas le choix, mais ce dirigisme et ce pro­tectionnisme fiévreux ne sont pas des signes de santé. Mgr Makarios est à Londres. La faillite d'une banque alle­mande a causé un milliard de dollars de pertes aux banques étrangères. Mme Françoise Giroud est finalement nommée secrétaire d'État à la « condition féminine ». 15:187 Des journalistes se sont étonnés de son entrée au gouvernement alors qu'elle avait soutenu Mitterrand. « Je serais ravie qu'il soit au pouvoir, explique-t-elle, mais il n'y est pas et je ne voudrais pas attendre que les filles de la maternelle atteignent le troisième âge. » Pas gentil pour Mitterrand. En tous cas, le sexe féminin est maintenant bien défendu. Mme Giroud s'occupera de la maternelle et du troisième âge ; Mme Veil, de l'âge de la contraception et de l'avor­tement. 19 JUILLET. -- Mois doublement historique. On a appris hier que l'État iranien va prendre une souscription de 25,04 p. 100 dans le capital de Krupp. Bonne affaire pour Krupp évidemment. Mais si je processus se développe, c'est toute l'industrie européenne qui devrait tomber aux mains des États producteurs de pétrole. Se reporter à mon ar­ticle d'avril 1974 dans *Itinéraires. --* On a appris égale­ment que M. Sudreau avait constitué son équipe pour la réforme de l'entreprise. Il doit remettre son rapport au gouvernement dans six mois. Quelles qu'en soient les con­clusions, on peut être assuré qu'elles développeront le ca­pitalo-socialisme en favorisant la concentration. Les vic­times seront les entreprises moyennes, comme ce sont les classes moyennes qui sont les victimes de toutes les réfor­mes actuelles, menées sous le triple signe du socialisme, de la technocratie et du syndicalisme. 23 JUILLET. -- *Diminution d'impôts. --* Le correspon­dant allemand du « Monde » annonce que les impôts de nos voisins vont être, à la fin du mois, diminués de 13 milliards de marks, soit quelque 24 milliards de francs. Les nôtres vont être augmentés de 8 milliards. 16:187 26 JUILLET. -- *Réunion de presse. --* M*.* Giscard d'Es­taing a tenu hier sa première « réunion » de presse. Car il n'y aura plus de « conférence » de presse. La différence est, paraît-il, sensible (comme de la jaquette au veston) et elle a été appréciée des journalistes. A la télévision, la différence ne se voyait guère. Il y a, simplement, un style Giscard, comme il y avait un style Pompidou et un style de Gaulle. Le style Giscard est plai­sant. Aisance, compétence, débit sans faute. J'attendais, aujourd'hui, les réactions des milieux qui nous gouver­nent : syndicalistes, journalistes, politiciens. Elles ne s'ac­cordent avec les miennes que sur le détail. Tout le monde reconnaît la qualité du one man show. Pour le reste chacun approuve, critique ou conteste dans la ligne de ses idées personnelles ou partisanes. Pas de surprise donc, sauf que, de la part de ceux qui sont ou qu'on peut classer dans la majorité, une certaine réticence semble se mani­fester, comme s'il était imprudent de s'engager derrière un homme dont on ne sait où il va. Chose curieuse, l'U.D.R. et les Républicains indépendants se sont abstenus de tout commentaire. Pour ma part, j'ai été frappé de l'assurance avec la­quelle M. Giscard d'Estaing s'installe dans le présiden­tialisme le plus personnel qui soit et trace les voies d'un socialisme strictement étatique et matérialiste. La « simplicité » avec laquelle il est venu seul à sa « réunion », sans se faire accompagner d'aucun ministre, est significative. La manière même dont, interrogé sur M. Chirac, il répondit : « J'estime que c'est un excellent premier ministre. Excellent », sonnait drôlement. Dé­finissant le régime comme « présidentialiste », il le dis­tingua du régime « présidentiel » en des termes tels que la suprématie absolue de l'Exécutif sur le Législatif et le Judiciaire en apparaissait comme la marque, l'Exécutif se résumant dans la Présidence de la République. « L'État, c'est moi. » Les gaullistes devraient admettre que le général trouve enfin un héritier. Les politistes et les juristes nous diront ce qu'ils pensent des propos tenus sur la Consti­tution et la manière de s'en servir. M. Giscard d'Estaing ne se veut pas « conservateur » mais « traditionaliste ». Il est « un traditionaliste. qui aime le changement ». Magie des mots ! Il est aussi un libéral progressiste, mais ne l'a pas rappelé. La contracep­tion libre et gratuite comme entrée de jeu, l'avortement libre et gratuit pour suivre, un régime pénitentiaire qui va rendre tous les jeunes Français candidats à la prison plutôt qu'à la caserne, voilà quelques réformes indicatrices du changement dans la tradition et du progrès dans la liberté. 17:187 On peut dire qu'effectivement Valéry Giscard d'Es­taing est intégralement libéral dans le domaine intellec­tuel et moral, mais il est intégralement dirigiste dans le domaine politique et économique. Il dirige l'État comme une entreprise. Tout devient fonctionnel entre ses mains. Tout va fonctionner à la perfection. Il avait réservé pour la fin de sa réunion une bonne nouvelle : l'institution d'un impôt, sur les plus-values réalisées. Voilà du moins qui fait lunanimite. Justice fiscale d'abord. J'ai déjà noté que jadis le Parlement avait pour mission de consentir l'impôt et qu'il n'y consentait qu'en rechignant. C'est que les députés représentaient des électeurs qui payaient les impôts. Dans ! État socialiste, il ne s'agit plus de protester contre l'impôt, il s'agit de demander des allocations et des subventions. L'impôt direct, c'est l'impôt des autres. Qui s'opposerait à un impôt sur les plus-values du capital ? On le trouvera simplement trop faible quand il sera institué. Le P.S.U. dit ce matin que la « prestation » du pré­sident de la République est « un numéro de prestidigi­tateur ». Pour une fois, je suis d'accord avec le P.S U. Parler d'un impôt sur les plus-values du capital quand l'inflation dévore les patrimoines, se flatter de libéraliser la contraception et l'avortement quand les familles cra­quent sous l'anarchie des mœurs et que la revalorisation permanente des salaires au-dessus du niveau de l'inflation s'accompagne d'une diminution parallèle des allocations familiales en valeur réelle, imaginer une scolarisation per­manente de tous les Français afin qu'ils acquièrent « un savoir minimal » quel que soit leur âge alors que de la maternelle à l'université l'enseignement est en plein chaos, c'est vraiment sceller l'alliance du pays légal et du pays imaginaire contre le pays réel. En écoutant et en regardant le prestidigitateur à la télévision, je me disais qu'avec lui et son équipe : les Chi­rac, les Fourcade, tous ces énarques, polytechniciens, sta­tisticiens, planistes et autres technocrates, nous avions ef­fectivement à la tête du pays les représentants d'une tra­dition très certaine de la France, celle de la bourgeoisie laborieuse, intelligente, honnête, éprise du bien public et qui s'est toujours voulue au service de l'État. Mais du temps de leurs prédécesseurs il y avait un État. Eux, main­tenant, sont l'État, un État qui n'est qu'un assemblage de rouages broyant du vide et la chair. C'est ce que le pays réel éprouve et pâtit confusément. Dans son testament, Georges Pompidou dit qu'il faut « recréer un ordre social ; ». On a trop l'impression que Valéry Giscard d'Estaing va consommer le peu qui reste de celui que nous avons hérité d'une tradition infiniment plus riche et plus pro­fonde que celle qu'il revendique et qu'il incarne. 18:187 1^er^ AOÛT. -- *Menus faits. --* Les paysans barrent les routes. Les prisons flambent. Le Portugal largue ses pro­vinces africaines. Calvo Serer, conseiller de Don Juan, comte de Barcelone, se joint à Santiago Carrillo, secrétaire général du parti communiste espagnol, pour introduire la démocratie en Espagne. Les Turcs voient leurs positions reconnues à Chypre. Nixon est de plus en plus menacé d' « impeachment », etc. Tout se décompose et se recom­pose selon les lois de la matière. Hier soir, à la télévision, le directeur de Time expliquait que la presse a relayé les pouvoirs législatif et judiciaire désormais trop débiles pour équilibrer la puissance de l'Exécutif. C'est dire allié maîtres de l'opinion régissent la vie sociale. Toutes les valeurs de la société en sont détruites les unes après les autres. Du régime de la liberté, exaspérée au régime de la. force pure il n'y a qu'un pas. C'est ce qui explique les progrès constants du communisme, en France, en Europe et dans le monde. Il pousse partout à la révolte, et séduit de ce fait. Mais on sait que s'il prend le pouvoir aucune révolte n'est plus possible, et c'est encore par quoi il attire. 3 AOÛT. -- *Allocations familiales. --* Les allocations familiales sont augmentées de 12,9 % au 1^er^ août. *Le Monde* note que cette augmentation correspond à une période de temps pendant laquelle les salaires ont progressé de 20 % et le coût de la vie de 15 %. Cette pénalisation des familles est contraire, à la fois, à la loi et au « contrat de progrès » promis par Georges Pompidou en 1970. L'en­fant est l'ennemi numéro un dans le régime actuel. Il est normal que Valéry Giscard d'Estaing qui se fait gloire non seulement de « libéraliser » la contraception mais de la payer, prélève sur les familles les sommes il a besoin pour sa politique progressiste. Demain, il lui fau­dra payer aussi l'avortement. Les familles y pourvoiront. Notons que cette politique est éminemment rationnelle. 19:187 Les enfants coûtent cher. Moins d'enfants, c'est moins de frais scolaires. Si à la contraception et à l'avortement, le gou­vernement ajoute l'euthanasie, il réalisera encore des éco­nomies considérables. En l'an 2000, quand le pétrole aura acheté notre industrie et que l'immigration aura remplacé les travailleurs français, les Arabes seront les maîtres chez nous -- à moins que les Russes, les Chinois ou les Indiens ne les aient précédés. Quand un pays a perdu tout sens religieux, tout sens spirituel, tout sens moral et même tout sens commun, il est fatal que sa politique et son économie subissent une sorte d'inversion. Par une dégradation continue, la vie devient de plus en plus matérialiste. « Tu ne pouvais être née à une meilleure époque que celle-ci où on *a* tout pendu » se disait à elle-même Simone Weil, qui disait aussi : « Notre époque a détruit la hiérarchie intérieure. Comment laisserait-elle subsister la hiérarchie sociale qui n'en est qu'une image grossière ? » Il faut vraiment avoir la foi chevillée au corps pour penser que la France pourra se relever de l'état d'abjection où elle est couchée. 6 AOÛT. -- *L'affaire Nixon. --* Je me demande combien il y de Français qui comprennent quelque chose à l'affaire du Watergate. En tout cas, je ne suis pas du nombre. On voit bien qu'il s'agit de louches histoires financières et policières liées à des rivalités politiques. Ce qu'on voit mal, c'est en quoi elles dépassent le niveau habituel de ce genre d'histoires. Aujourd'hui, paraît-il, M. Nixon avoue. N'avouez jamais. Son destin semble scellé, quel que soit le mode de chute qu'il choisisse ou qu'il subisse. La justice va-t-elle en briller d'un vif éclat ? On peut en douter. Quand un clan triomphe d'un autre clan en mettant la justice dans son jeu, la moralité publique est moins vengée qu'atteinte. Nous sommes payés pour le savoir en France. A partir de l'affaire Nixon, comme à partir de tout ce qui se passe partout dans le monde, il serait plus intéressant d'étudier quelle coloration particulière le dogme démocratique donne aux lois éternelles de la politique. Mais c'est un genre d'étude auquel les politistes ne se livrent guère. 20:187 *Michel Jobert. --* Le « Figaro » *publie* une longue inter­view de Michel Jobert, homme peu avare de ses paroles. Il dénonce le scandale de la spoliation de l'épargne. « Et je connais bien le raisonnement du ministère des Finances, qui est assez cynique et qui consiste à dire que tant que ces dépôts \[dans les caisses d'épargne\] sont à un niveau constant et même en augmentation il n'a aucune raison de modifier son comportement... » Ce n'est pas le ministre des Finances, c'est M. Giscard d'Estaing lui-même qui a tenu ce raisonnement dans sa « réunion de presse ». Recon­naissons que le président de la République aurait pu être plus cynique encore. Il aurait dit alors : « Vous savez bien que les syndicats sont plus forts que moi. Je ne peux toucher aux salaires des secteurs protégés. Puisque beau­coup de salariés apportent leur argent à la caisse d'épar­gne, je leur prends par l'inflation ce que je ne peux leur prendre autrement. » Moyennant quoi les salariés des sec­teurs faibles, tous les indépendant, tous les épargnants sont ruinés. Il y aurait pourtant des procédés assez simples pour rétablir la justice, le crédit de l'État et l'équilibre interne de la monnaie. Mais nos technocrates ne brillent pas par leur imagination. Ils pensent affermir leur pouvoir par le développement du socialisme. Ils paieront leur erreur ; mais hélas ! nous la paierons, et la payons déjà, plus dure­ment qu'eux. 7 AOÛT. -- *L'épargne indexée. --* Bonne nouvelle. Pas pour nous, pour les Anglais. Dans moins d'un an, salariés et retraités pourront constituer une épargne dont la valeur en capital sera périodiquement révisée en fonction de la hausse des prix. Si le gouvernement français, toujours à la remorque de la Grande-Bretagne et de la Suède pour sa politique financière, voulait bien s'inspirer de cet exem­ple (en le développant et en le combinant avec une politi­que intelligente des salaires et du taux de l'intérêt), il permettrait à notre pays de se dégager rapidement de l'in­flation. N'y aura-t-il que M. Jobert pour recueillir cette idée, aussi simple que facile à appliquer ? 21:187 8 AOÛT*. -- La réforme pénitentiaire. --* Le Conseil des ministres a approuvé l'ensemble des mesures qui doivent constituer la reforme pénitentiaire. C'est beau comme une Constitution : Retenons seulement la liberté totale en ma­tière de lecture (livres et journaux). On est libéral ou on ne l'est pas. A quand la même liberté dans les casernes ? Nous vivons de plus en plus dans le monde de l'imaginaire. Petit fait réjouissant : la prison de Loos-lès-Lille ayant été ouverte au public pour qu'il puisse se faire une idée des dégâts commis, tous nos intellectuels et politiciens, de gauche en ont été indignés. C'est pourtant de l'information. Mais chacun doit savoir 1°) que l'information est réservée aux maîtres de l'information, qui en ont le monopole, 2°) qu'elle a pour objet de susciter des sentiments de ré­volte et non des sentiments d'ordre. Montrer une -- prison saccagée par des détenus, c'est porter atteinte aux libertés fondamentales du peuple français. 9 AOÛT. -- *Exit Nixon. --* Pendant que nous dormions paisiblement, Nixon annonçait sa démission au peuple américain. Je l'apprends ce matin à la radio. La surprise eût été n'importe quoi d'autre. Peu à peu, aujourd'hui même puis dans les jours qui suivent nous allons lire et entendre les commentaires des personnages « qualifiés ». Peu à peu, ensuite, dans les semaines et les mois qui vont venir, nous allons voir les conséquences de cette démis­sion, qu'il n'est pas facile de prévoir tant tout est contra­dictoire dans cette affaire. Pour le moment, c'est le triom­phe de la moralité. Applaudissons. « Opinions du peuple saines » notait Pascal. Il visait précisément les réactions du peuple aux faits qu'il perçoit clairement et qu'il peut juger simplement. Mais il disait aussi, et équivalemment « l'opinion est reine du monde », « la force fait l'opinion ». Nixon cambrioleur et menteur était condamné. Le vieux puritanisme américain avait une occasion exceptionnelle de jeter les derniers feux de sa vertu et de son hypocrisie. Ce Ford qui succède à Nixon, c'est l'absolution après la confession. Quant à la pénitence, on ne sait encore si le couple s'en tirera avec trois Pater et trois Ave ou s'il devra faire à pied le pèlerinage à Jérusalem. La démission de Nixon frappe les Américains parce que c'est la première fois, paraît-il, qu'un président dé­missionne aux États-Unis. Chez nous, c'est une habitude. 22:187 Quand un président de la République ne meurt pas ; il démissionne. Ceux qui parviennent au terme de leur man­dat sont l'exception. Le cas le plus proche de Nixon est celui de Millerand qui démissionna à la suite d'une cam­pagne de presse. Il avait voulu revaloriser un peu la fonc­tion présidentielle conformément à la Constitution. A l'époque, c'était un crime contre la République. Faut-il voir dans la chute de Nixon un affaiblissement du Pouvoir exécutif au bénéfice des Pouvoirs législatif et judiciaire ? Peut-être dans l'immédiat. Mais à terme le Président sera plus puissant que jamais tant les sociétés modernes, et la plus grande évidemment, ont besoin d'un gouvernement fort. Les États-Unis sont un pays de grandes puissances féodales, la presse, l'armée, la finance, le syn­dicalisme, la police ; ce serait la guerre civile si leurs rivalités n'étaient pas utilisées ou atténuées par un Pré­sident doté de pouvoirs solides. Ce qu'il y a d'étrange dans l'aventure de Nixon, c'est que, républicain, homme de droite : anticommuniste, il n'a cessé de faire une politique extérieure qui était celle du parti démocrate. Or combattu par le parti démocrate, il l'a été également par son propre parti dans des conditions qui sont peu claires. Car ses succès extérieurs pouvaient servir les républicains, sans qu'on voie en quoi ils pou­vaient les gêner. Il semble que le lobby juif ait contribué à sa perte parce que l'appui donné aux Israéliens lui aurait paru insuffisant. C'est pourtant Kissinger qui fut d'un bout à l'autre l'artisan de cette politique. L'annonce du départ de Nixon a été salué par un petit boom à la Bourse de New York, et ce matin la radio nous annonce que les Américains se demandent si la Bourse ne sera pas fermée aujourd'hui, tandis que, chez nous, M. Fourcade fait savoir que toutes les mesures sont prises pour que la spéculation soit brisée à Paris ! On se demande dans quel sens la spéculation peut jouer la fin de Nixon ! Même si des mou­vements se dessinaient aujourd'hui, ils seraient contraires demain. Je serai curieux de voir tout à l'heure comment les changes et les valeurs mobilières réagiront. Si vraiment le dollar et les valeurs américaines se mettent à monter pen­dant les jours et les semaines qui viennent ce serait un signe assez inquiétant, car l'inflation et la tension y au­raient vraisemblablement plus de part que la certitude retrouvée d'une prospérité durable dans un équilibre éco­nomique mondial. Quoi qu'il en soit, la signification la plus indiscutable de la chute de Nixon, c'est le désordre poli­tique universel. Pour nous, nous n'avons qu'un vœu à for­muler : c'est que le choc qui va en résulter au plan international ne mette pas la paix en question. La. peur de la guerre est, de plus en plus, la seule protection contre la guerre ; c'est une protection essentiellement fragile. 23:187 10 AOÛT. -- Calme plat. -- Le départ de Nixon : n'a eu aucune répercussion sur les changes et les valeurs, ni. à New York, ni à Londres, ni à Paris. Tout avait été anti­cipé, ce qui n'avait produit d'ailleurs que des oscillations infimes. L'événement réalisé, rien ne bougeait plus dans un sens ou un autre. L'avantage du chaos, c'est que rien ne peut le troubler. La Bourse, à cet égard, est à l'unisson de l'univers politique. On avait tant parlé de la démission de Nixon qu'on ne trouve plus rien à en dire. Il est parti avec dignité, disent les uns. Son discours a été lamentable, disent les autres. Heureusement, le sauveur, M. Ford, fait l'unanimité. Quel brave et honnête président nous avons maintenant ! Ce qu'il y a de plus notable dans l'événement, c'est sa coloration religieuse. Dieu et la Bible n'ont cessé de soutenir les États-Unis dans cette crise. Les Pères Fonda­teurs continuent de veiller sur ce monde de violence et de corruption. Grande force pour un pays ! Le drame de la France, c'est qu'elle n'arrive pas à harmoniser (ce serait difficile) son double héritage historique, catholique et anti-catholique. Dans un sens le moralisme protestant, par son relativisme, sert mieux la communauté nationale. Dans un autre sens il frustre la conscience d'un absolu dont elle est avide. L'aisance même avec laquelle s'est dénouée l'affaire Nixon inquiète sourdement les Américains. A peine ont-ils eu le temps de se sentir soulagés par l'arrivée de Ford qu'ils se demandent comment ils pourront soutenir le beau geste de justice souveraine qu'ils viennent de s'offrir à eux-mêmes. Car s'ils passent maintenant l'éponge sur tous les méfaits dont Nixon est coupable, c'est confes­ser que leur haut souci apparent de moralité n'a été que le prétexte destiné à masquer une opération politique ; et s'ils se résolvent à poursuivre l'ex-président jusqu'à le mettre en prison, c'est ouvrir sur les rapports de l'homme public et de l'homme privé, de la responsabilité politique et de la responsabilité pénale, des devoirs du chef et de ceux du : citoyen, un débat qui risque d'ébranler la Constitution des États-Unis, tant dans ses pratiques que dans ses principes. Toute religion politique est obligée de combiner sa vérité et ses mensonges, sa morale et son hypocrisie, sa justice et ses injustices. 24:187 Si la religion politique américaine, forte de son puritanisme, entend demain étaler sa vérité, sa morale et sa justice en condamnant Nixon comme cam­brioleur, menteur et fraudeur fiscal, à l'instar de Mr. Jones ou de Mr. Smith, elle risque de renforcer l'hypo­crisie, la délation et les moyens policiers dans la vie poli­tique, à commencer par la Présidence, et elle ajoutera à la mauvaise conscience des Américains, honteux d'avoir traité en gangster celui qu'ils avaient choisi pour chef et qui avait conduit la politique de leur pays d'une manière qui les avait dans l'ensemble satisfaits. *Le régime pénitentiaire. --* Ce soir, on nous apprend que Giscard d'Estaing a fait une visite impromptue aux détenus des prisons de Lyon. Un geste comme il les aime. Puisse-t-il en tirer quelque heureuse inspiration ! Ce ma­tin, dans le « Figaro », M. François-Victor Colcombet, pré­sident du syndicat de la Magistrature, publie un article sous le titre : « Vers la mort des prisons ? » Le point d'interrogation exprime, non une appréhension mais un espoir. « Plusieurs sociétés ont révélé l'existence de sociétés sans prisons. » Il n'en dit pas plus. Dommage. Car nous ne doutons pas que, des forêts de l'Afrique tropicale aux glaces du Pôle nord, on trouve des sociétés sans prison ; de même que nous ne doutons pas que la pendaison, l'es­clavage et les châtiments corporels peuvent rendre la pri­son inutile. Est-ce à quoi il fait allusion ? *Le Monde*, de son côté, publie un reportage : « Prisons en Suède. » La Suède est, on le sait, le modèle qui fait rêver tous nos socialistes et libéraux progressistes. Donc là-bas le régime pénitentiaire est exemplaire. Un petit encadré, au milieu de l'article, nous révèle que le directeur de la prison de Kumia s'arrache les cheveux car il risque de ne pouvoir honorer des contrats de fabrication qu'il a avec des clients extérieurs. En effet, les prisonniers lui font cruellement défaut. Les deux tiers des cellules sont vides. Beau pays ! Ce qui m'étonne, c'est que, ni dans le projet de réforme pénitentiaire que les journaux nous ont mis sous les yeux, ni dans les articles que j'ai lus à ce sujet, il n'est fait au­cune allusion à ce qui semble bien être la plaie des pri­sons : la promiscuité. Ils est connu qu'un fruit pourri suffit à pourrir tout un compotier de fruits sains. La prison est un compotier. Ce n'est pas l'idée de liberté mais celle de justice qui doit présider à la réforme des prisons. Le maximum de justice assurera le maximum de liberté. 25:187 Le maximum de liberté assurera le maximum d'injustice, car le maximum de liberté, érigé en programme, débouche dans l'anarchie ou la terreur. Des dizaines de milliers de Français peuvent apporter à Giscard d'Estaing le témoi­gnage de leur expérience. Ou bien, qu'il lise « L'archipel du Goulag ». 16 AOÛT. -- *Coucher de soleil. --* Le 15 août, le soleil se couche, à Versailles, juste dans l'axe du grand canal. Exactement, c'est quand le disque du soleil est à moitié disparu que la partie supérieure émerge encore, -- en plein milieu au-dessus du grand canal. Tous les ans, je con­temple ce spectacle grandiose. Mais il n'est jamais parfait ; au mieux, quelques légers nuages s'y mêlent. Hier soir, c'est dans un ciel absolument pur que le soleil s'est lente­ment enfoncé, tout rouge, dans son miroir. Sachant les symbolismes qui ont présidé à la construction du château et du parc du Roi Soleil, je me demande si la perspective du grand canal a été étudiée pour ce coucher de soleil de l'Assomption, ou si c'est un hasard. 19 AOÛT. -- *Le divorce. --* M. Lecanuet nous promet le divorce par consentement mutuel. La seule difficulté pro­viendrait du cas où l'un des époux ne consentirait pas. Mais on trouvera la solution. *Le livret de famille. --* A partir du 1^er^ septembre, il y aura de nouveaux livrets de famille, pour tenir compte d'une situation sociale où la famille existe de moins en moins. L'étonnant -- mais M. Giscard d'Estaing avait juré de nous étonner -- c'est que le mot « famille » puisse encore figurer sur un document administratif, fût-il un simple « livret ». 26:187 20 AOÛT. -- *Au Stock Exchange. --* La Bourse de Lon­dres qui baisse chaque jour avec un flegme tout britan­nique est à son niveau le plus bas depuis 16 ans. Elle a baissé de 40 % depuis le début de l'année. La Bourse, de New York, se contente d'être au plus bas depuis 4 ans. A Paris, c'est la même pente. Comme pendant le même temps l'inflation augmente, on imagine les pertes des épar­gnants. Action, obligations, dépôts à la caisse d'épargné, le sort est le même. Lénine nous avait bien dit que la meil­leure manière de tuer le capitalisme, c'était de ruiner la monnaie. Les États dits « capitalistes » s'en chargent eux-mêmes. L'Amérique s'en relèvera, car elle a du ressort. L'Angleterre, la France et l'Italie auront du mal à en sor­tir, s'ils en sortent. Seule l'Allemagne est florissante. Mais si le microbe s'introduit chez elle, la maladie sera virulente. Mieux vaut qu'elle y échappe. Sans quoi... *Natation. --* Allemagne de l'Est et Allemagne de l'Ouest raflent toutes les médailles au championnat du monde. Communisme ou capitalisme, la santé est bonne dans les deux Allemagnes. Comme la monnaie. *Démographie. --* La Conférence mondiale de la popu­lation s'est ouverte à Bucarest. Objectif : freiner la crois­sance démographique, devenue exponentielle. Les quelque quatre milliards de terriens d'aujourd'hui seront sept milliards en l'an 2000. Terreur. Espérons, modestement, qu'il y aura encore des terriens en l'an 2000. 21 AOÛT. -- *Ford et Rockefeller. --* Si les Américains ne sont pas rassurés avec deux noms pareils, c'est que leur « crise d'identité » est vraiment sans remède. 22 AOÛT. -- *Natation* (*suite*)*.* -- Il paraît que les demoi­selles de la R.D.A. qui battent tous les recors de natation sont gavées de nourriture « hormonale » qui en fait des sur-femmes, sinon des hommes à proprement parler. On n'arrête pas le progrès. 24 AOÛT. -- *Démographie. --* A Bucarest, la Conférence mondiale de la population voit la bataille des malthusiens et des anti-malthusiens. Le président roumain déclare que « la population est la richesse suprême de la nation ». Il se garde de dire que, par la liberté totale de l'avortement, son pays avait atteint un tel record de dénatalité qu'en 1967 il dut faire machine arrière pour remonter la pente. Le délégué chinois, sans complexe, déclare que « la crois­sance de la population du Tiers-Monde est une très bonne chose, car elle renforce sa puissance pour combattre l'im­périalisme, le colonialisme et l'hégémonie et assurer son propre développement ». (Ce qui n'empêche pas la Chine de propager chez elle le malthusianisme). Le chef de la délégation du Saint-Siège, Mgr Gagnon, canadien, pense que « les problèmes démographiques du monde sont davantage dus à l'égoïsme des riches qu'à la fécondité des pauvres » et qu'une authentique politique de la po­pulation « doit viser d'abord à un partage équitable des ressources et des espaces ». Sic. (On n'est pas toujours fier d'être catholique.) Tout cela si j'en crois *Le Monde* du 25 août. -- Le débat n'est pas nouveau. Je renvoie là-dessus mes lecteurs à mon petit livre sur l' « Essai sur le principe de population » de Malthus, dans la collection « Profil d'une œuvre » chez Hatier. En 80 pages, ils re­trouveront l'essentiel de tout ce qui se dit aujourd'hui à Bucarest. 25 AOÛT. -- *Saint Louis. --* Bonne fête ! (Merci.) 26 AOÛT. -- *La* « *légitimité *» *socialiste. --* Non, personne d'entre nous n'a payé MM. Lecanuet et Sanguinetti pour faire les déclarations qu'ils viennent de faire. Mais on est heureux de les enregistrer. 28:187 1\) M. Lecanuet (dans *le Point*) : « Je combattrai jusqu'à ce que les socialistes entrent dans cette majorité, et je vous fiche mon billet que cela se fera. Je suis entré au M.R.P. à vingt-cinq ans avec cette idée-là, et je l'ai gardée. En politique, il n'y a pas, comme en religion, d'or­dres contemplatifs et d'ordres missionnaires. Les socialistes sortiront de leur couvent, parce qu'on fait de la politique pour arriver au pouvoir. « D'ailleurs, nous sommes en train de vider la gauche de tout son programme. Ah ! bien sûr il reste l'étatisme, le collectivisme, qui marquent toujours la frontière entre nous. Mais pour le reste, tout le côté généreux, social, de la gauche, je le fais mien. Mieux encore j'appartiens au­jourd'hui à un gouvernement qui peut le mettre en œu­vre. » 2\) M. Sanguinetti (au « Monde ») : « ...D'ailleurs, imaginer que les socialistes resteraient unis en pareille circonstance est bien mal les connaître : croit-on que le CERES accepterait d'entrer dans la majorité ? « Et puis, au nom de quoi tiendrions-nous les commu­nistes éloignés ? Pourquoi devrions-nous les faire retour­ner dans un ghetto, ce que veut faire M. Lecanuet, et ce que nous ne voulons pas faire ? Nous restons des hommes de rassemblement. Tous les Français, toutes les forma­tions ont leur place à nos côtés. Si M. Lecanuet veut jouer avec les socialistes, encore faudrait-il que les socialistes le veuillent, c'est tout de même un détail important. Nous ferons alors une tentative parallèle en direction des com­munistes. » Inutile de ponctuer de « sic » et de points d'excla­mation les perles de ces propos sans fard. Admirons sim­plement la candeur, ou le cynisme, de leurs auteurs. « On fait *de la politique* pour *arriver au pouvoir. *» M. Lecanuet n'avait pas besoin de nous révéler ses pensées intimes. Voilà des années, qu'elles sont claires à tout le monde. Cependant, une fois au pouvoir, il faut bien faire *une politique.* Comme on n'a guère d'idées en la matière, on se retourne du côté du socialisme, qui est la légitimité démocratique et qui a un programme. Et on le vide de tout son programme. Attention tout de même aux électeurs ! Rassurons-les avec des mots ! Le programme, c'est le « généreux », le « social ». Ce n'est pas l'étatisme et le collectivisme. Vrai­ment ? M. Lecanuet croit-il vider le socialisme de tout son programme en payant la pilule aux gamines de quinze ans, en libéralisant l'avortement, en ouvrant les prisons, etc. 29:187 Tout cela, c'est le généreux, le social, qui comble l'ancien M.R.P. Mais qu'il ne s'y trompe pas : c'est bien le socialisme qui le séduit. Et c'est bien le socialisme que fait le gouver­nement auquel il appartient. Du coup, M. Sanguinetti renchérit. Pourquoi pas le communisme ? Eh ! oui, pourquoi pas ? Mais on ne peut pas porter éternellement dans ses bras les enfants des autres. Les gaullistes avaient cru être au povoir pour l'éternité. C'est maintenant l'illusion des giscardiens. La vraie bataille aura lieu entre le pays réel et le pays imaginaire. Espérons qu'elle ne se passera pas comme à Chypre. 27 AOÛT. -- *Giscard. --* M. Giscard d'Estaing parle à la télévision. Au début, la lumière est mauvaise et l'image floue. Je crois que mon poste a une défaillance. Mais non, c'était calculé. La lumière devient meilleure, progressive­ment. Le personnage, qui apparaissait en buste, se rap­proche peu à peu, jusqu'à ce qu'on ne voie plus que la tête, lumineuse. Le ton est grave. On est entre Français sérieux, pour traiter, ensemble, de problèmes sérieux. Un léger, sourire vers la fin pour nous inviter, tout de même, à espérer. Qualis artifex ! Je me dis : « Si la valeur de l'homme d'action est égale au quart seulement de celle de l'acteur, la France est en bonnes mains. » J'ai peine à le croire. 2 SEPTEMBRE. -- *Allemagne-Italie. --* L'Allemagne fait un prêt de 2 milliards de dollars à l'Italie. -- *Allemagne-France. --* M*.* Giscard d'Estaing reçoit ce soir à dîner M. Schmidt. -- Taizé. -- Le « concile des jeunes » a terminé hier son triduum. Ils étaient 50 000 selon la télévision, 40 000 selon « le Monde », 20 000 selon « l'Aurore ». Image de la jeunesse désemparée. Image du monde à la dérive. Image de l'Église... Cela s'est terminé par une « lettre au peuple de Dieu », du genre habituel. A quelques kilomètres : Cluny. 30:187 4 SEPTEMBRE. -- *Agriculture et inflation. --* Après les nombreuses manifestations paysannes qui ont eu lieu pendant l'été, le problème des prix agricoles commence à être pris en considération. Le revenu agricole a diminué depuis un an de quelques 15 p. 100, tandis que le revenu salarial a augmenté au-delà de l'inflation. L'écart doit être de 30 p. 100 environ. L'Allemagne ne veut pas entendre parler d'un relèvement des prix agricoles parce demande sa prospérité repose sur l'industrie. La France demande un relèvement de 4 p. 100 ; les agriculteurs : de 8 p. 100. On transigera, dans l'insatisfaction générale. Le gouvernement répugne à augmenter les prix agri­coles qui entrent pour une grande part dans le coût de la vie. C'est conforme à sa politique qui est de suivre l'Alle­magne sur le terrain des exportations. Mais c'est une poli­tique absurde parce que notre structure économique n'est pas celle de l'Allemagne. Jamais la France ne pourra avoir une balance commerciale largement excédentaire à partir de ses exportations industrielles. En comprimant notre production agricole, nous nous privons d'une richesse, na­tionale qui est en quelque sorte gratuite mais qui exige une harmonie entre revenus agricoles et revenus salariaux. L'inflation, due en grande partie à une masse salariale excessive, dévore le capital, à commencer par le capital agricole. Mais le capital mobilier ne peut plus résister à ce décalage. La Bourse baisse chaque jour. Les épargnants de toutes classes, ceux des caisses d'épargne mais également les possesseurs d'obligations et d'actions, ont perdu en un an de 20 à 50 p. 100 de leur avoir. C'est la ruine. Signe des temps : pour la première fois depuis... toujours, « le Monde » du 4 septembre publie (en page 31) un « point de vue » de Jacques Attali sur « l'autodestruction sociale ». Il dénonce, en termes savants et compliqués mais tout de même clairs, les ravages de l'inflation et préco­nise l'indexation des dépôts et comptes à terme. Après tout, il ne risque rien à le faire puisque c'était dans le pro­gramme de M. Mitterrand. On ne serait pas étonné que M. Giscard d'Estaing reprenne un jour l'idée, quitte à ne la garder que pour les caisses d'épargne. 31:187 D'inflation en inflation on finira par en sortir. Mais il y aurait des méthodes plus économiques et plus sûres que celles où on est en train de s'enferrer, dans une inco­hérence totale. 5 SEPTEMBRE. -- Taizé. -- J'ai suivi cet après-midi, de bout en bout, une émission de la radio sur le « Concile des jeunes ». Trois grandes heures de reportage, en différé, suivi d'un « dialogue » avec M. Hubert Beuve-Méry et le fr. Roger Schutz. J'entends ces échos des offices, ces chants, ces décla­rations, ces confidences, avec un sentiment désolé. J'ai beau me dire qu'il y a chez ces jeunes une bonne foi, une générosité, un désir d'authenticité qui forcent la sympathie, je n'arrive pas à comprendre qu'ils puissent se duper eux-mêmes si facilement. Qu'ils soient européens, africains, américains ou asiates, qu'ils soient paysans, ouvriers, étu­diants ou sans profession ni activité définie, ils ont le même langage, les mêmes mots, les mêmes idées, les mêmes sentiments, qui ne sont que le produit standardisé des mass-media. Ils ne rêvent que de libération et semblent avoir déjà choisi le camp de concentration. Tout cela, bien sûr, est gauchisant, marxisant, trotskisant, maoïsant, avec une naïveté parfaite, sauf chez ceux qui sont venus là pour faire leur propagande. La « lettre au peuple de Dieu » résume tout. On dirait un pastiche fait pour se moquer d'eux. C'est le christia­nisme devenu infantilisme et subversion politique. Que pense le fr. Roger Schutz ? Je me le demande de plus en plus. A la radio, il s'est expliqué. Sa parole est chaleureuse et imprécise. Il se laisse mener par « l'esprit. », par « ses frères », par « les jeunes ». C'est ainsi qu'il va aller au Chili. Quoi faire ? Il n'en sait rien. Se moque-t-il du monde ? -- Est-il sincère ? Que veut-il ? Personne, je crois, ne peut donner la réponse. Taizé, c'est la suite de Caux. Mais le Réarmement moral était d'inspiration protestante, anglo-saxonne et capitaliste, tandis que le Concile des jeunes est d'inspiration catho­lique, latine et communiste. Certes le frère Schutz est protestant et la théologie de Taizé est luthérienne, mais l'aspect sociologique est plus catholique que protestant. C'est probablement ce qui séduit nos évêques. Une Église catholique qui serait à la fois protestante et communiste serait vraiment l'Église de la Réconciliation. 31:187 De Rome à Taizé, du Concile des vieux au Concile des jeunes, l'œcu­ménisme aurait enfin trouvé sa forme et sa formule. Est-il besoin de préciser que si le capitalisme, le colo­nialisme, l'impérialisme ont été mis en accusation à tout bout de champ par le Concile des jeunes, jamais il n'a été question du communisme. On aimerait savoir combien, parmi ces jeunes, parmi ces moines et parmi tous ces car­dinaux, évêques et pasteurs qui sont venus leur rendre visite, ont lu « L'archipel du Goulag », ce qu'ils en pen­sent. L'imposture est vraiment le trait le plus marquant de notre temps. On regrette qu'elle trouve son lieu d'élec­tion dans le christianisme officiel. A cet égard Taizé sur­passe Rome. C'est peut-être hélas ! pourquoi la religion de Taizé semble être en train de remplacer celle de Rome. 9 SEPTEMBRE. -- *Pétrole et inflation. --* Les ministres des finances de France, d'Allemagne, d'Angleterre, d'Italie ; des États-Unis et du Japon ont passé deux jours ensemble, les samedi 7 et dimanche 8 septembre, au château de Champs. On a bien voulu nous dire qu'ils s'étaient préoc­cupés des problèmes posés par l'inflation et le pétrole. Ils se reverront. C'est la vie de château. 17 SEPTEMBRE. -- *Au fil de l'eau. --* Je me suis pro­mené pendant huit jours en province. Pas de radio, pas de télévision et les seuls gros titres des journaux. Prise d'ota­ges en Hollande, une bombe à Saint-Germain-des-Prés, le « France » aux mains de son équipage, etc. La Bourse trouve encore moyen de chuter, valeurs mobilières et or. Évêques et laïcs « dialoguent ». Bref, tous les chiens cre­vés au fil de l'eau. Quelles conditions MM. Séguy et Mar­chais poseront-ils pour sauver le pays ? 33:187 19 SEPTEMBRE, -- *A la télévision.* -- C'était, hier soir, l'émission de Jacques Chancel : « Le grand échiquier. » Spectacle varié de chant et de musique. Parmi les noms annoncés, j'avais aperçu celui de Gustave Thibon. Curieux panachage : mais qui est habituel dans ce genre d'émission. Il s'agissait, bien sûr, de la retransmission d'une conver­sation enregistrée précédemment. Où ? Probablement à Saint-Marcel d'Ardèche, mais aucun décor ni paysage ne permettait de le savoir. On ne voyait que Thibon ; ce qui suffisait. De quoi parla-t-il ? Un peu de tout, sur le regis­tre de « L'ignorance étoilée ». Ce fut une demi-heure de respiration profonde. Tout le fracas du monde devenait silence, solitude, éternité. J'ai beau connaître Thibon, j'étais saisi par la simplicité souveraine de sa parole, par cette élocution parfaite, par ces citations merveilleuses qui jail­lissent à sa mémoire et qui composent entre lui-même et ses auteurs préférés une sorte de dialogue des dieux où nous accédons de plain-pied. Ce qu'on n'entend plus nulle part, ni dans la bouche des évêques, ni dans celle des prédicateurs, des philosophes et des poètes, nous l'enten­dions ce soir, en compagnie de millions de Français qui étaient devant leur petit écran pour se gargariser de C. Nougaro, M. del Monico, Mouloudji, les Quipalayun et diverses autres célébrités inconnues de moi. Et ces célé­brités aussi virent et entendirent Thibon. In petto, je rendis grâce à Chancel de l'idée de génie. qu'il avait eue en insérant cet intermède dans son émission. Deux jours plus tôt, juste au moment où je rentrais chez moi un ami m'avait téléphoné pour me signaler que Georges Suffert répondait, à la télévision, à un certain nombre de critiques qui l'attaquaient pour un livre qu'il vient de faire sur le terrorisme exercé par le « parti intellectuel ». Suffert était très à l'aise. Il expliqua qu'il avait repris à dessein l'expression de Péguy pour dénoncer un mal analogue à celui qu'en son temps dénonçait Péguy. A la vérité, sa position est encore incertaine. Mais il est sur le bon chemin. Espérons qu'il tiendra le coup et qu'il verra un jour clairement une vérité qu'il ne fait encore qu'entrapercevoir. 34:187 22 SEPTEMBRE. -- *L'automne. --* C'est demain, l'au­tomne, si j'en crois mon agenda. Finies les vacances esti­vales ! Je relis ces notes inspirées par l'actualité quoti­dienne. Tant de choses se sont-elles passées pendant ces trois mois ? Tant de choses -- ou rien ? -- Ce soir la radio nous apporte le résultat des élections sénatoriales. Il y a donc des élections sénatoriales. Tout va bien. La vie continue. Louis Salleron. 35:187 ### La France réelle en 1974 par Luce Quenette ILS ONT RECOMMENCÉ cette année. Les vacances les font plus cruels encore que le boulot. Les familles vacancières embarquent chiens et chats qu'on choyait cet hiver et, sur la route, l'ignoble se commet, la portière s'ou­vre, et le malheureux compagnon de l'homme est préci­pité, tandis que Monsieur ou Madame ont à peine ralenti. On rit, on bouffe, on meurt aussi, selon qu'on est marqué parmi les deux cents offerts au Moloch, ce soir-là, dans la fournée du week-end. Le chien sait de tout son instinct, de tout son cœur, si vous me permettez le terme, qu'il est *perdu.* Il est un chien perdu. Pas besoin de comprendre pourquoi la « so­ciété » l'a rejeté. Plus de maître, seul amour du chien... Il crèvera sur la route, on le trouvera pourri dans un bois, assommé par un fermier parce que la faim l'aura poussé au poulailler, ramassé par la fourrière, livré au labora­toire. Je dis bien qu'il n'a pas besoin de la raison, au contraire, pour sentir et donc savoir dans sa chair qu'il est perdu. C'est pourquoi un vrai regard humain reconnaît immédiatement le chien perdu même s'il n'est encore ni épuisé, ni traqué : mais marqué, parce qu'il sait. C'est le témoignage d'une cruauté joyeuse, d'une ignominie de mœurs. Et on en compte ainsi en patrie française 200 000 chaque juillet. Or, la même patrie vient de lâcher sur le bourbier de l'impureté, de la barbarie, de la décréation, des millions d'animaux raisonnables. La famille s'est débarrassée : elle a vomi ses « 18 ans » après leur avoir conditionné la raison. La loi inique, votée à l'écrasante (c'est le coup de dire) majorité des engendreurs au moins quadragénaires a ou­vert la portière en pleine pente, en pleine vitesse et dit à l'âge le plus exposé, le plus désarmé : Tu es seul. 36:187 Cela s'est fait bien plus joyeusement que pour les chiens, parce qu'au moins le chien est désespéré ; d'où, tout de même, sur la piste, une opinion raisonnable : celle de la victime. Mais les dix-huit ans sont très contents, ils se voient libérés et se croient enrichis, car on a pris soin depuis Rousseau de les préparer à cet abandon sur la route de l'éternité, de le leur présenter comme un cadeau, de le leur faire réclamer comme une dette, en leur ôtant toute sauvegarde, armés seulement pour détruire les généreux malfaiteurs qui ont fait d'eux leurs égaux et donc leurs ennemis naturels. « Voilà les parents bien débarrassés ! » exulte mé­chamment une jouvencelle. Les parents ne disent rien. Ils se savent vaincus, mais se sentent démobilisés. Le soula­gement de masse l'emporte de beaucoup sur l'humiliation. Ainsi, à l'âge merveilleux et combien exposé où la transmission du plus grand trésor se doit faire entre géné­rations, il s'agit, dans la plénitude de la vie paternelle, de découvrir à « l'héritier de tous les biens » comme dit saint Paul, le patrimoine incommensurable de beauté, de sagesse et de foi dont la famille est dépositaire ; ce temps est celui où se fait justement, avec une plus grande liberté, à une raison enfin cultivée et ouverte, à une volonté avide de victoire, la révélation de la « grande œuvre de ses in­nombrables prédécesseurs », où le devoir de transmettre et l'impossibilité de payer « l'inévitable héritage » est le plus puissant frein des passions, où la pitié filiale se transfigure en noble amitié... Le père inconscient d'aujourd'hui est quitte envers le fils, et le fils inconscient, quitte envers le père. Le 18 ans, libre de tout lien, posé dépouillé sur la route, est invité à quoi ?... Eh bien, évidemment, à se chercher un maître, car la nature du jeune en son fond ne peut changer ; sa soi-disant liberté, il ne l'a que pour la livrer à qui lui promet de la garantir, donc à celui qui l'a con­ditionné, manipulé, par qui il a méconnu, puis perdu « l'héritage sacré » : LE RÉVOLUTIONNAIRE, quel que soit le titre qu'il se fait donner. C'est le maître auprès duquel les beaux 18 ans terminent leur apprentissage dans « l'art » de détruire, étrangement doublé de l'art de gagner vite beaucoup d'argent. A l'école, ils ont appris que « fais ce que veux », est le bien souverain. Fais ce que veux, mais trouve du fric ! Formation surveillée par les parents, aujourd'hui démo­bilisés. Les parents, que surveillaient-ils avec grand soin ? 37:187 -- 1) Le passage de leurs gosses dans la classe supérieure. 2) l'obtention, le plus tôt possible, du bac le plus anti-civilisation, le plus anti latin-grec-français, le plus technico, ou le plus près du technique. Mais je ne développe pas cette histoire-là aujourd'hui, en tant qu'elle a des appli­cations qui regardent une conscience vraiment chrétienne. Nous ne parlons ici que de cette immense majorité qui accepte qu'on la désigne par « la masse ». Sa déséducation est telle, et si enfoncée et vulgarisée par les prêtres apos­tats, que l'émancipation à 18 ans n'est qu'une conclusion d'un état de fait, qu'un horrible constat d'une démission dont le dernier acte n'a plus d'importance, les parents n'ayant plus rien à transmettre et les enfants ne voulant plus rien recevoir. Vous comprenez bien que ce constat sur l'ensemble, je le fais, parents et jeunes qui nous lisez, je le fais pour que vous vous leviez, pour que vous voyiez clair, pour que vous « pratiquiez » une protestation abso­lue, unis, parents et enfants, contre cette trahison de la patrie, de l'héritage et de la foi. Seulement, il faut que vous voyiez le fond du cloaque, le bout de la pente où un gouvernement qui livre la pilule aux adolescentes est ca­pable de vous noyer vous-mêmes si vous n'êtes lucides. Il faut donc que les 18 ans donnés à Jésus-Christ qui veulent, pour Jésus-Christ et pour les âmes, sauver d'abord en eux-mêmes le patrimoine chrétien, il faut que les 14, 15, 16, 17, 18 ans qui ont résolu d'entrer au séminaire d'Écône, et il faut enfin que les séminaristes d'Écône, les jeunes religieux des rarissimes instituts encore fidèles, il faut que cette élite voie le type d'homme que veut fabri­quer aujourd'hui la Révolution, aujourd'hui qu'elle a mis au point sa méthode. Le processus atteint le moment de réalisation. La famille et l'enfant ont été suffisamment manipulés. Les maths modernes, la réforme de l'enseigne­ment du français, et le sexuel, pour ne nommer que trois inoculations assez progressivement admises dans les veines et les artères nationales par une scolarité prolongée, ont abouti au lâchage du jeune sur la route, il va de lui-même au laboratoire où on le dissèque, vivisectionne, anesthé­sié, et on en fait ce robot content, diabolique, damné (hors la miséricorde que mériteront les martyrs) et que je vais dresser devant vous, par trois histoires, trois témoignages saisissants. \*\*\* 38:187 1\. -- C'est dans le magasin de chaussures, la vendeuse est aux pieds (littéralement) d'une fille de deux ans. La mère a choisi des souliers blancs, ils vont bien, l'orteil est à sa place, ils sont même jolis ; comme c'est le quator­zième essai, la vendeuse espère l'épilogue. Soudain, pleur­nichements en crescendo rapide : « Ze veux pas ceux-là ! ze veux pas, non, non, ze veux pas ! » *La mère :* « Lesquels que tu veux ? » La vendeuse a trop d'expérience et de philosophie pour intervenir par un : « Mais, Madame, elle a deux ans ! » -- « Ze veux ça ! »... des souliers bleus... *Là mère :* « Mais ça ne te va pas, ils sont trop ceci, pas assez cela. » *La fille* hurlant : « Ze veux ça ! » La mère, à la vendeuse, d'un ton qu'il faut analyser : résigné, fataliste et légèrement ébloui : « Et elle n'a que deux ans ! » Alors le bébé, vainqueur, redressé, glorieux, ADULTE « *Oui, z'ai deuzans. *» La vendeuse, insondable : « Elle est mazeure ! » La mère rit : on empaquète les souliers bleus. 2\. -- Un pensionnat de filles « dirigé » par des reli­gieuses. -- Évolution... Il y a deux ans : mixité... la Supérieure dit : « Pour « sauver » un collège de garçons qui manquait le contrat. » On connaît la chanson ; les parents avalent. Nous sommes maintenant à un mois du bac. La Supé­rieure annonce aux « terminales » un congé de trois jours : filles et garçons sous la conduite d'un surveillant de 25 ans, connu pour « s'en foutre ». Ballade, excursion, repas, on couchera dans un « chalet ». Après le souper, danse. La cochonnerie s'annonce, se précise. Jeanne pré­texte un mal de tête, veut se retirer. On la traite de roman­tique, la chambre n'a ni clé, ni verrou, deux garçons sur son lit. Elle se bat. Deux filles et quatre garçons quittent l'orgie ; l'une va téléphoner chez elle, elle obtient qu'on les viendra chercher...demain matin. Nuit affreuse. Lutte, angoisse, pour ceux-là ; les autres « bordel sans complexe ». C'est le premier acte. Jeanne est sûre de ses amies, de leur indignation, de leur témoignage, elle est vibrante de colère, de loyauté, les autres aussi. Une mère, deux mères, la deuxième assez connue, forte de tant de témoignages va trouver la Supé­rieure. 39:187 Voici la deuxième partie : l'assassinat d'une âme, la déséducation d'une volonté, le lavage d'une conscience. La première partie n'est qu'une ignominie, *aujourd'hui cou­rante,* ni plus ni moins que ce qui se passe en tranquillité dans d'innombrables élevages de jeunes. C'est la présence d'une droite *nature,* d'une pudeur naturelle, d'un élément de famille saine qui a jeté candidement la perturbation dans des ébats *prévus :* congé, filles-garçons, isolement, surveillant complice, danse, nuit, chambres ouvertes. Il était implicitement entendu que la marée de boue recou­vrirait silencieusement ce « paisible » épisode. Jeanne a enrayé la machine. Son indignation venue des profondeurs de sa nature, et de sa nature baptisée, s'est dressée, im­prévue, contre le « régime », Et a recueilli chez quelques-uns et quelques-unes des réactions de leurs natures bap­tisées, réactions analogues que Jeanne croit identiques. Elle ne sait donc pas, dans sa simplicité, qu'elle est le seul ennemi à abattre. La direction « religieuse » du collège l'a compris du premier coup. Le processus va suivre son cours. La machine reprend sa marche. *Interrogatoire sévère...* des plaignants et plaignantes. Bien entendu, interrogatoire spectaculaire inutile à l'en­quête. La chose était publique, les déclarations connues, mais spontanées, libres, issues du dégoût, de la saine colère. Il faut l'APPAREIL du parti. Et la peur fait fuir *toutes* les plaintes instinctives, toutes les plaintes qui ve­naient de la petite pudeur, stagnante encore dans les camarades. Jeanne reste seule. Sa réclamation à elle est *morale.* Elle maintient ses accusations. Elle se voit seule. Et elle enraye encore la machine : elle maintient toujours. L'APPAREIL se transporte dans la famille. La Supérieure *l'accuse* de calomnie, met nettement en doute sa parole. Jeanne tient toujours. Elle subit la torture des précisions à donner, des odieux détails. Et même ces détails sont disséqués. La religieuse lui apprend qu'une fille et un garçon peuvent coucher ensemble sans... coucher en­semble. Elle ne dit pas non, mais ce n'est pas le cas, elle sait, elle témoigne. L'étau se resserre : il lui faut *écrire* et *signer* devant ses parents horrifiés. Jeanne est malade, mais elle a tenu, et il a bien fallu, après une réunion houleuse de parents, expulser trois garçons et deux filles. Alors le châtiment s'applique. Car il y a le bachot dans un mois, la nécessité stupide, inexorable, indiscutable : *Jeanne doit* rester en classe. La machine a beau jeu. C'est la mise en quaran­taine. A la récréation, elle est brusquement entourée, accablée d'injures, menacée. 40:187 « J'ai eu une amie » dira-t-elle. Que fait l'autorité pour garantir l'écrasement sans rien risquer ? « L'autorité » déclare débonnairement que « l'affaire est close et le calme opportun ». Quatre semaines. Dans cette horreur feutrée, il faut encore travailler le programme, subir les colles, se gaver de cette Histoire et Géographie manipulées, l'épreuve orale à laquelle on ne coupe pas. Le plus cruel à ce cœur épuisé, rendu lucide par l'imprévue persécution, c'est de sentir que certains professeurs l'approuve*raient,* la plain­*draient,* la défen*draient*, horrible conditionnel, si l'APPAREIL de terreur n'était réglé. *Troisième partie.* Il y a quelqu'un dans la famille qui aurait cassé la machine, sauvé Jeanne, et que rien n'aurait intimidé. C'est la Grand-Mère. Alors, on ne lui a rien dit. Et quand il faut bien enfin la mettre au courant, on lui amène une Jeanne épuisée, collée au bac, lavée, que Grand-Mère félicite, que Grand'mère veut réchauffer, glorifier tendrement ; Jeanne écoute, triste, morne, et, quand Grand'mère, avide, indignée, demande les affreux détails de souf­france et de courage, Jeanne, embarrassée, lointaine, ab­sente, vidée : « Maman... raconte... » dit-elle. Ne cherchez pas de clé. Ne demandez pas quelle est la « Maison d'éducation religieuse » où Jeanne a souffert. Tout dans ce récit est authentique, mais de ces catas­trophes en trois parties, avec des noms et des lieux divers, des circonstances presque identiques, combien j'ai de récits ! L'auteur en est généralement la personne qui sait trop tard, à qui la famille préfère cacher de peur que... car tout le monde sait, sent que le courage, la chasteté courageuse surtout, la protestation vertueuse, la vertu en somme, c'est endurable tant que la machine n'est pas en branle. Mais à la Grand'mère, ou à la Tante Lucie, à l'oncle Louis dont on est sûr qu'ils soutiendraient Jeanne, Bernard ou Robert jusqu'à la victoire finale de l'intelligence et de la grâce, il faut dissimuler pour ne pas passer im­prudemment du règne de l'argent, de l'abrutissement ap­prouvé et payant au vieux royaume oublié et tellement inquiétant où le Bien et le Mal ont un sens -- où la Vérité, parce qu'elle est la Vérité, est obligatoire. \*\*\* 3\. -- Je vais vous montrer maintenant le dix-huit ans français dont la Révolution et la nouvelle religion sa fidèle servante sont satisfaits, le dix-huit ans *heureux* d'avoir été réengendré, réenfanté. Je vais le chercher toujours dans l'institut confessionnel ; c'est plus frappant, bien plus instructif. 41:187 Il s'agit d'une école professionnelle supérieure dont on sort bachelier technique et garni de CAP, mais c'est aussi bien le terminal d'une boîte autrefois cléricale, au­jourd'hui cléricale recyclée, dans les sections D ou mieux C, le bachot qui *nous prépare les hommes utiles de demain.* Pour éclairer encore mieux les principes de départ, je cite l'éditorial de Poitiers Université (BP 163 -- 86000 Poi­tiers) sur l'actuelle évolution du « projet de réforme de l'Enseignement du second degré » : « Les récentes déclarations de M. Haby, successeur de Fontanet à l'Éducation nationale, laissent présager des aménagements, mais pas de remise en cause. « Les lycées de demain auront donc droit à l'embri­gadement dans le premier cycle, avec des « maîtres standard ». Ils n'auront pas droit dans le second à la culture : l'histoire, la géographie, les langues anciennes, la seconde langue vivante étant bannies à tout jamais des programmes de certaines sections, « *sans oublier le français qui doit disparaître en terminale C. *» Braves enfants ! Pourvu qu'ils soient productifs, c'est bien là l'essentiel. Pour le reste, qu'ils se débrouillent ! La culture ne paie décidément pas sous la V^e^ République... Ce qu'ils auront perdu en culture, gageons qu'ils l'au­ront gagné en dialectique marxiste, pris en main comme ils le seront, dès le premier cycle. » \*\*\* Mais je ne choisis pas mon type « réussi » de la Révolution chez le lycéen de la section C, coupé de tout réel, « dépulpé », « désossé » par le programme, déjà candidat praticien de l'ordinateur, cependant encore en­gagé dans les « Belles Lettres » et pour qui le primitif inspiré est Diderot, le vieux lyrique, Baudelaire ; le dé­passé, Jean-Paul Sartre, et l'Immortel, Karl Marx. Mais je prends l'élève ordinaire, le *bon* élève de l'école pro­fessionnelle où le sens humain a le plus de chance d'être demeuré parce que, en dehors des cours théoriques, il est en contact à l'atelier avec le fer, le bois, où il travaille de ses mains, lime, tourne, ajuste. Toutes actions préser­vatrices, jusques ici, d'un conditionnement total. Eh bien, même là, c'en est fait. 42:187 J'ai le témoignage authentique et détaillé d'un élève qui y vécut trois ans, blindé par une formation chrétienne absolue, un feu sacré entretenu qui lui rendit odieuses, par la grâce de Dieu, les tentations dont il voyait manipuler tous les autres, et chers à son cœur tous ces garçons déracinés (sans douleur) de la famille, de la loi naturelle, de la foi et de la civilisation. En effet, le vrai produit de la Révolution, ce n'est plus le blouson doré des années 65-68, ce n'est plus le drogué longs cheveux, ce n'est plus le hippy divagant, débraillé, hébété dans les avenues d'Aix-en-Provence ou à Trafalgar square. Dépassé, toujours vivace, toujours nombreux, mais vieilli ; bien entendu toujours efficace, pour casser à Nan­terre ou à Censier, mais déjà destiné a une relative dispa­rition ; déjà marqué d'une certaine dépravation specta­culaire devenue inutile. Nous savons que dans les écoles soviétiques on ne rigole pas, on travaille. Le jeune qui compte c'est *l'apprenti ardent de la technique.* L'école dont je parle est affichée confessionnelle, les élèves sont tranquillement athées, d'un athéisme sans trouble, sans recherche, sans hostilité. Chapelle, aumônier, cours de religion n'obligent à rien, on s'y rend pour avoir les moyennes nécessaires au bulletin et aussi par goût, pour agiter des questions amusantes de racisme, de dé­colonisation, de Vietnam, de filles, mais sans passion et pour la détente. Il est entendu définitivement que le passé ne vaut, que les adultes n'existent, ne comptent que pour la science et la technique. C'est cela qu'il faut tirer d'eux, sérieuse­ment, à cela qu'ils sont bons. Cette unique transmission ne peut se faire que dans la discipline et la régularité. C'est admis. Le professeur de math, le contre-maître d'ate­lier sont rouages indispensables pour l'initiation, il faut les ménager comme le tour électrique ou la foreuse. Par les cours, les profs, les horaires et les machines, en quatre ans de boulot organisé on arrive au gros salaire, et par un métier où le tour de main, le coup d'œil, la réussite progressive dans l'ouvrage procure une certaine satisfac­tion. Cette satisfaction de l'ouvrage bien fait pourrait se muer en conscience professionnelle, puis en conscience tout court. Or elle reste immobile à ce stade : faire ce qu'il faut pour gagner le plus d'argent possible. Aucun propos ne s'élève au-delà. Les mœurs : à 17, 18 ans, la seule règle, c'est de se maintenir au travail et, comme il est rude, il règle la conduite. Là est le vrai mystère d'iniquité. La sexualité et le vice n'ont plus de secret. On est blasé. On fait la part de la pornographie et de la cruauté. Sagement ; d'une sagesse démoniaque. 43:187 Il est permis d'aller à n'importe quel cinéma le soir, en avertissant seulement qu'on y va. Comme cela, chacun a son compte de cochonnerie. Pas de cours spécial de sexualité. On sait tout. Les élèves ont organisé, eux-mêmes, une soirée de diapositives techniques sur le sujet. Il suffit, le ciné est plus distrayant. Il y a les lectures : exclusive­ment les magazines et particulièrement les spécialisés en récits de torture, les livres « SAS » très goûtés, et par tous. Mais sans exaltation, comme une drogue régulière, dont on ne peut se passer, dont on parle en récréation, et sans dommage pour le boulot, -- car l'absolu : le désir de la situation, n'est jamais offensé, ni compromis. Nous parlons des « bons » élèves, il y a des cancres, et quel­ques énergumènes, mais ce ne sont pas eux les déshu­manisés. Vous vous demandez ce que fait là mon dur chrétien formé et blindé, notre témoin de l'horreur organisée. Eh bien, d'abord, il souffre ; et même, au début, il n'a que souffert, et puis après dit-il : « j'ai fait mon trou ». -- « J'ai dit à l'aumônier que je ne mettrais pas les pieds à l'économie politique, qui est le cours de marxis­me. Il a râlé, puis il m'a oublié. J'ai eu mal à la tête, à l'infirmerie, à chaque cours de religion, puis j'ai déclaré que je savais suffisamment mon catéchisme et que les questions traitées ne m'intéressaient pas. Les camarades ont trouvé que j'étais bien libre. D'autre part, la vigueur de mes poings m'a servi, je me suis fait craindre, j'aurais voulu me faire aimer, parler à ceux qui ont une « bonne tête », un air sympathique, un air de cœur. J'ai essayé. Mais, hors le travail, la télé, l'il­lustré ou la saleté, tout sujet *les fatigue tout de suite.* Ils font même un effort ; j'entends parfois : « Moi, je veux bien causer ! » mais, *dès qu'il faut suivre un rai­sonnement, dès qu'on touche si peu que ce soit à la morale, à Dieu, à la destinée :* « Tu sais, mon vieux, je suis plus ! » Ils ne sont pas spécialement commu­nistes politiquement, mais matérialistes installés. » « Cependant, je les ai intéressés d'une autre manière. Je suis le reste curieux d'un passé qu'ils ignorent ou qu'ils connaissent mal ; dont ils ne veulent rien faire, mais qui les étonne, les « distrait » et même les in­téresse. » C'est là le plus effrayant. A 18 ans, leur métaphysique de la liberté est à ce point ancrée qu'ils *admettent* avec une certaine gaîté la survivance de specimens de leur âge pour qui la famille, le mariage, la vocation, la messe, une certaine messe, gardent une curieuse importance. C'est sous cet angle, à ce point de vue qu'ils supportent des *renseignements* sur *un ensemble de croyances qui se pré­tendent non évolutives.* 44:187 « J'ai coincé un soir le plus sympathique et je l'ai maintenu, sans qu'il m'envoie promener, sur l'existence de Dieu... Il m'écouta bonnement puis : « Dieu, comme tu l'expliques, ça me paraît un conte de fée dont on amusait les enfants, autrefois. » -- « Mais enfin, Dieu, c'est bien quelque chose pour toi ? Tu ne peux pas ne pas y penser ? » -- « Il est vrai, dit-il (« en se concentrant ») eh bien, c'est ce que je sens, tiens, quand j'ai bien compris un problème, j'ai un plaisir en moi, c'est Dieu pour moi ; ou bien, quand je mange quelque chose de très très bon... » « Il s'arrêta... » Son Dieu, c'était celui du nouveau catéchisme, l'im­manence du moi expérimenté... dans la connaissance et dans la sensation. Le modernisme « luxe de l'intellectuel de haute volée (d'il y a cinquante ans) est devenu la came­lote industrialisée du prêtre apostat », et, par lui, par le « nouveau » catéchisme des petits enfants, la philosophie du 18 ans technicien... « Une autre fois, je lui dis brusquement à propos d'un maître dévoué qu'il appelait « le vieux », que l'autorité venait de Dieu et qu'il fallait la respecter. Il se moqua, en m'assurant que le devoir d'obéir était un paiement du savoir-faire, un échange d'intérêts, mais qu'un père n'avait, comme père, aucun droit sur l'enfant, et que, si le père disait au gosse : sors-toi de ma chambre ! le petit pouvait lui dire à l'occasion : n'embarrasse pas la mienne ! J'ai dit : c'est Jean-Jacques Rousseau ! Eh bien, c'est Jean-Jacques Rousseau ! » « Aucun ne croit à la moindre supériorité des parents en tant que tels ; ils subissent ou ils se libèrent, mais dans la tranquille conviction d'une égalité absolue. Je les ai fait beaucoup rire quand je leur ai dit qu'en congé, j'aidais mon père. » « Il te paie ? » « Non, c'est mon père ! » -- « Vous entendez, il travaille chez son vieux à l'œil ! » 45:187 « L'assistance aux parents leur est incompréhensible si ce n'est par accès de gentillesse. On se fait de l'argent en vacances, qu'on soit bourgeois ou fils d'ouvrier, *ailleurs. *» Je ne crois pas que les parents, de cette horreur, soient mécontents. « L'ordre » contre nature est établi. L'essen­tiel, c'est que les fils travaillent, qu'ils aient de bons bul­letins, qu'ils passent en 2°, 3° année, qu'ils sortent munis, placés, indépendants. Le brave garçon catholique qui vient là et qui n'est pas blindé *sur la messe,* sur le catéchisme, sur la pureté, est absorbé, circonvenu, enlisé en « un rien de temps ». C'est là qu'on mesure le mortel danger de la moindre concession. Le plus caractéristique et donc le plus effrayant reste à dire. « Je ne fuyais pas les cours de français, ils sont faits par un homme à l'air honnête, et sûrement calé. Mais on en vint à deux œuvres, de Sartre je crois, où il s'agis­sait de tortures, puis de racisme et de prostitution. Je me levai et, passant devant le professeur, je dis, fu­rieux : je n'aime pas ça, je m'en vais. J'étais prêt au pire. Or, cet homme me dit seulement : « je te com­prends ! » Il était donc en service commandé. Les ca­marades ne m'en voulurent point. Je l'ai dit : j'avais fait mon trou, ils me connaissaient. » Mais voici l'effroyable « Ils me renseignèrent désormais sur les sujets de français qui leur plaisaient tant, et plus encore la tor­ture que l'impureté. Et l'un d'eux venait m'avertir « Ne viens pas aujourd'hui ! » C'était sans moquerie, sans sympathie, sans mépris, gentiment si vous voulez, comme on dit à un convive dont on connaît les goûts « Attention, je ne vous en offre pas, c'est du céleri ! » avec la correcte supériorité de celui qui se régale et qui digère bien. » C'est cette espèce de monstrueuse « charité » physique qui m'a le plus épouvantée de tout ce que mon témoin m'a rapporté. *Les âmes mortes qui traitent l'âme vivante en incurable.* Ils ont 18 ans ! Je ne tire point aujourd'hui les applications pratiques pour nous, pour les parents et les maîtres qui « existimant se stare », qui estiment que, eux, ils tiennent bon. Je les indique seulement : -- Voilà l'Enfer correct, le camp de concentration sans violence, ouvert sous les pas de nos enfants. -- L'affronter comme prêtre, étudiant, professeur, ap­prenti, sans le feu sacré absolu, c'est entrer en damnation. 46:187 -- L'orgueil de l'homme moderne qui est la technique, cet orgueil de « Sommet de l'univers », de « Prince du Ciel » (Paul VI) dose les vices cruels de la chair. -- *L'équivoque* sur la messe, le catéchisme, l'Écriture, c'est la certitude de l'enlisement. \*\*\* Six de nos grands ont parcouru l'Auvergne à bicyclette pendant une semaine, visitant églises, châteaux, lacs et forêts. L'un des aînés est séminariste à Écône et il a fait toute la randonnée en gardant pieusement sa soutane. Petite épopée du triomphe amical inattendu. Dans les villages, dans les belles églises, les gens s'approchent, sou­rient, questionnent. « Alors, comme cela, vous, jeune, vous êtes encore habillé en curé ? ça fait plaisir ! »... « A la bonne heure, jeune homme, vous avez bien raison. Au moins, on voit qui vous êtes. » Alors, explications : « Dans mon séminaire, nous som­mes tous comme cela, et le surplis, et le bréviaire, et la vraie messe d'autrefois. Nous venons du monde entier, il n'y a pas assez de places... » L'étonnement, l'amitié, les confidences... A cet abbé de vingt ans, on vient conter ses peines. Dans les châteaux, à cause de la soutane (et de leurs figures) on les reçoit en dehors des heures de visite, au quart du tarif ; à la sortie, on leur fait cadeau des belles cartes postales ; et toujours les visages s'éclairent, une idée d'espérance en la jeunesse, enfin ! fait rire et causer. Sur la route, applaudissements des voitures, applau­dissements de *tout un car de jeunes.* Un monsieur, au vo­lant, ralentit pour libérer ses deux mains. Une fois, un homme âgé s'approche du jeune clerc, le regarde, et gravement : « Persévérez ! » dit-il. Tandis qu'on visite un monument, notre abbé entend, derrière lui, une voix émue de jeune femme dire à son mari : « Regarde bien, tu n'auras pas souvent l'occasion de voir un petit « Père séculier » comme cela ! » Qu'en­tendait-elle par Père séculier, sûrement le religieux idéal d'un ordre très fervent. Hélas, méchancetés, sarcasmes, des seuls curés, dans les églises qu'ils ont pu dévaster. Mystère d'iniquité. Comme ce même petit abbé se rendait à la vraie messe, à Paris, un dimanche matin, le patron d'un bistrot, sur le pas de sa porte, le regardait venir : « Monsieur l'Abbé, entrez donc, on est trop content de voir un vrai jeune curé. Les autres, vous savez, on les aime pas. Venez boire un verre ! » 47:187 -- « Je vous remercie bien, Monsieur, mais je vais à la messe où je dois communier, je ne peux boire main­tenant. Je vous promets d'entrer tout à l'heure, au retour. » Ce qu'il fit. On l'attendait. Ils étaient plusieurs, le patron les avait avertis, le vin blanc était débouché. On but à sa santé, à l'avenir, aux bons curés, on lui fit raconter... Dans la chaude sympathie, un des clients : « Moi, je paie une autre tournée ! » Et d'un deuxième verre. « On n'est pas des impies, mon Père, j'ai fait ma pre­mière Communion, je vais vous chercher la photo. » « Moi, j'ai deux sœurs religieuses, je vais vous mon­trer ! » « Et moi, au catéchisme, j'avais un bon curé ! » « Ah, ce n'est pas comme maintenant ! » « Allez, mon Père, on ne demanderait pas mieux que les curés soient comme avant ! » Le pauvre enfant tremblait d'émotion : le peuple fran­çais le priait, il priait pour eux, il aurait pleuré. Sa belle soutane n'avait pas trois mois, et ces rudes hommes di­saient leurs confidences, leurs souvenirs. Les « Mon Père », « Monsieur l'Abbé », « Monsieur le Curé » frappaient sa jeunesse au cœur. Cependant, quand quelqu'un, dans l'émotion commune, déclara : « Moi aussi, je paie une tournée », l'enfant en soutane leur sourit : -- « Dites, Messieurs, si je buvais un troisième verre, je ne serais plus un curé sérieux ! » Ils rirent et en convinrent. Mon Dieu, mon Dieu ! l'âme de la France réelle est toujours vivante ! Réveillez-vous, Seigneur ! Le feu sacré, jeunes gens ! Luce Quenette. 48:187 ### Vingt ans après la Toussaint 1954 par Georges Laffly LE 1^er^ NOVEMBRE 1954, une trentaine d'attentats, principalement dans les Aurès, en Kabylie et dans la Mitidja font, au total, huit morts. C'est le début des « événements », comme on disait alors, de « la guerre » comme il est convenu de dire aujourd'hui. Huit ans plus tard, l'Algérie sera indépen­dante. \*\*\* L'attentat qui frappa le plus eut lieu près d'Arris, dans les Aurès. Il fit trois morts : un jeune couple d'ins­tituteurs, M. et Mme Monnerot, et le caïd Hadj Sadok. J'en ferai à nouveau le récit, quoi qu'il ait été souvent fait. De nos jours, l'abondance de l'information favorise l'amnésie ; c'est une de nos tâches que de garder la mémoire. J'emprunterai beaucoup d'éléments de ce récit à l'ex­cellent livre de Jean Servier *Dans l'Aurès sur les pas des rebelles* (éd. France-Empire). L'ethnologue se trouvait sur place, et fut de ceux qui se portèrent au secours des victimes. Comme tous les matins, le car avait quitté Mchounèche et sa palmeraie, pour s'engager dans les gorges de Tighanimine. Là, ce fut une autre chanson. Un cordon de pierres barrait la route ; des hommes le gardaient, portant des vestes de cuir et des pantalons kaki, le visage voilé jusqu'aux yeux. Sous la menace de leurs mitraillettes, le car dut s'arrêter devant le barrage. Les hommes regardèrent par les vitres baissées. Dans la 49:187 foule des burnous blancs et des visages bronzés, il y avait un jeune ménage français : les Monnerot, instituteurs d'une école voisine, qui profitaient des vacances de la Toussaint pour aller déjeuner chez un de leurs collègues à Arris. -- Descendez, dirent les hommes masqués. Les Français s'exécutèrent, au milieu du silence terrifié des passagers du car, soulagés peut-être de s'en tirer à si bon compte. Un homme intervint avec fougue : -- Vous n'avez pas honte ! Ce sont des enfants, des insti­tuteurs. Ils viennent juste d'arriver chez nous, pour notre bien. L'attention des bandits se détourna. -- Qui est-tu ? demandèrent-ils. -- Je suis le caïd Hadj Sadok. -- Tu ferais mieux de ne pas t'en vanter. -- Je suis le caïd Hadj Sadok, capitaine de spahis. Il écarta les plis de son burnous, essayant d'atteindre le petit revolver qu'il portait dans un étui de cuir brodé. Une ra­fale de mitraillette le plia en deux. Il rampa vers le marchepied du car et réussit à l'atteindre. -- Laisse monter ce porc et conduis le à Arris, dit l'un des bandits au chauffeur. C'est tout de même un musulman. Dans les escarpements rocheux des gorges, au-dessus de la route, des hommes se rassemblent. Eux aussi, ils portent la vareuse de cuir et ont le visage voilé. L'un d'eux crie à pleins poumons : -- Khali enssa ! (Laisse la femme) Une rafale atteint Monnerot. Sa femme qui s'était serrée contre lui, est blessée à la cuisse par la dernière balle. Le caïd Hadj Sadok mourra peu après l'arrivée du car à Arris. Quelques heures plus tard, arrive un couple de touristes, vêtus dit Servier, « comme l'on imagine Saint-Germain-des-Prés dans le milieu, à Casablanca ». Ils ont aperçu des blessés sur la route. Ils ne se sont pas arrêtés, ayant peur pour leur peau. On les écoute avec mépris, mais la nouvelle donne un espoir : ces blessés, ce sont peut-être les Monnerot. Tandis que les administrateurs s'occupent de la pro­tection de la population civile, un petit groupe de volon­taires, composé d'Européens et de Musulmans, part à la recherche des victimes. Sur la route, les montagnards qu'ils croisent feignent l'ignorance. Ils arrivent enfin au défilé de l'attentat. Le jeune instituteur meurt dans les bras de sa femme au moment où le convoi débouche. Difficultés pour repartir : le Dodge perd son huile. On le remorque avec la jeep. Le groupe s'apercevra plus tard que toutes les voitures d'Arris (sauf la vieille jeep) avaient été sabotées. 50:187 Mme Monnerot, un garrot autour de la cuisse, veille le corps de son mari. Le convoi rentre à Arris en cahotant. Voilà les premières victimes de la guerre d'Algérie. Nous ne saurons jamais qui sont les dernières. Qui sait si, en ce moment même, un des « disparus » de ces années n'est pas en train d'agoniser dans un camp secret ou dans une de ces fermes de la montagne où on les garde ? M. Monnerot avait vingt-trois ans. Il était depuis un mois instituteur à Tifelfel. L'Algérie venait de connaître -- malgré la minceur des crédits -- un nouvel équipement scolaire, en particulier grâce à M. Naegelen. J'avais à ce moment-là un ami qui enseignait à Agouni-ou-Fourou, en pleine montage Kabyle. Nous allions le voir quelquefois, le dimanche. On tournait sur des routes pierreuses, entre des collines dénudées, pour déboucher enfin, au creux d'une vallée, sur un bâtiment tout neuf, isolé : l'école. De loin en loin, les petits bergers nous hélaient -- et signa­laient notre arrivée. Beaucoup de ces écoles ont brûlé, dans les années qui suivirent. Une autre école me revient en mémoire. Dans un village, près de Fort-National, blan­che et neuve, elle aussi, auprès des sombres maisons de pierre sèche. J'y retrouvai en 1959 un ancien camarade de classe. Il était passionné de son métier, de ces enfants vifs et joueurs qui nous couraient entre les jambes, heu­reux de la pause procurée par notre arrivée (nous étions un petit groupe venu d'Alger). Il y avait un poste militaire tout près. L'école ne fut pas attaquée. Mais un soir, le jeune instituteur, qui servait aussi d'écrivain public, et d'infirmier, fut attiré dans une maison à l'écart. On le re­trouva égorgé dans un ravin, le lendemain. C'était au début de 1960. Je doute que les instituteurs d'aujourd'hui cultivent le souvenir de ceux qui furent tués ainsi. Ils doivent les classer au nombre des « colonialistes ». \*\*\* Le soir même du 1^er^ novembre, à Arris, Jean Servier organise la « harka de l'Aurès » : l'armée est absente, il faut se protéger avec ce qu'on a. Il note, soulagé, que d'em­blée, des musulmans se présentent. 51:187 -- « Brusquement, la révolte prenait un autre aspect. Ce n'était plus une guerre de libération menée par tous les musulmans contre les « chrétiens » ; mais une rébellion ouverte contre la loi. Du côté de l'ordre et de la paix française, il y avait des musulmans ; et de l'autre côté dans l'ombre, quelques Français se réjouissaient de ces troubles et, en secret, aidaient sans doute déjà les rebelles. » Dans l'ombre, ils n'y devaient pas rester longtemps, et maintenant ils sont en pleine lumière. Il est convenu de saluer en eux des héros et des précurseurs. Ils ont relevé, en effet, la torche de la guerre civile, et ne cessent d'allu­mer d'autres foyers. \*\*\* Vingt ans ont passé depuis qu'au soir de la Toussaint j'écoutais à la radio, avec mes parents, les nouvelles de cette journée. La première leçon qui m'en reste, c'est l'énorme travail de « l'information » pour donner forme, justement, à ces faits bruts. Nous voyons cela tous les jours, pour bien d'autres événements, mais l'avantage pour moi, c'est que maintenant je ne suis plus surpris. Il est même facile de prévoir la place, l'importance que prendra tel fait, et que certains n'en prendront aucune, parce qu'ils n'entrent pas dans le cadre. Il n'y a pas de sens de l'histoire, mais il y a certainement un sens de l'infor­mation, de l'histoire telle qu'on la raconte et l'enseigne. Surtout dans un pays où la classe informante est à peu près cohérente, et presque tout entière domestiquée à deux ou trois idées. Il serait vraiment trop facile d'aller rechercher par exemple les réactions de M. Mendès-France (président du Conseil) et de M. Mitterrand (ministre de l'Intérieur) pour les opposer à ce qu'ils peuvent dire maintenant sur le sujet. Ce serait un jeu assez vain. Non, ce qu'il y a de grave, c'est que, j'en suis persuadé, ils doivent se demander eux-mêmes par quelle aberration ils ont pu réagir ainsi. Je leur fais la part trop belle, en ayant l'air de croire à leur naïveté ? Pas du tout. Je les juge en ténors, qui poussent la chansonnette en essayant d'abord de répondre au goût du public -- et peu importe ce qu'ils chantent. Cela dit : qui fait le goût du public, comment lui fait-on applaudir ceci, puis le contraire, c'est une question im­portante, qu'on ne peut traiter ici. Reste qu'il y a une belle distance entre ces crimes de la Toussaint (et la suite) tels qu'ils furent vécus, et la manière dont ils peuvent être saisis et jugés aujourd'hui. 52:187 Sans nous attarder, résumons par ces traits : l'assassinat terroriste paraît le type même de l'acte héroïque, et toute l'énergie que l'on refuse aux patries est accordée à des « causes » -- la communauté d'opinions paraissant d'un ordre plus relevé que la communauté de naissance. C'est ainsi par exemple que les plus actifs des « Palestiniens » sont des Japonais... \*\*\* Vingt ans après la Toussaint 1954, il y a encore quel­ques commentaires très simples que l'on peut faire. Ce qui suit ne vise pas à l'originalité : tout le monde aurait pu faire ce bilan, sans doute ennuyeux, et doublement en­nuyeux parce que vrai. Il y a deux ans, dans le numéro spécial d'ITINÉRAIRES, je parlais du mouvement de marée qui se poursuit depuis deux mille ans autour de l'axe méditerranéen : tantôt l'Occident déborde sur l'Orient, tantôt l'Orient revient et submerge à son tour les terres d'Occident. J'ajoutais : « Il serait naïf de croire que ce mouvement de flux et de reflux a cessé. On a toujours vu depuis deux mille ans que cha­que oscillation allait à son terme. Un premier recul en entraîne d'autres. » Le premier recul s'est achevé sur l'indépendance de l'Algérie, après le départ des Anglais de Palestine et d'Égypte, des Italiens de Libye, des Français de Syrie, de Tunisie, du Maroc. Il est marqué par le fait que les deux flottes qui comptent désormais en Méditerranée sont l'amé­ricaine et la russe. Que ce recul soit suivi d'autres, c'est certain. Que le mouvement se précipite et devienne visible à l'œil le plus inattentif, nous pouvons le constater chaque jour. Il y a un an, un épisode de la guerre entre Israël et le monde arabe a révélé une situation cachée jusque là, jamais regardée en face (officiellement). L'Occident s'est aperçu que le pétrole dont il vit peut lui être refusé. Nous sommes dans la situation du jardinier qui arrose ses lé­gumes avec l'eau du voisin. Il ne prévoit pas qu'il puisse se fâcher avec ce voisin. Ou que celui-ci décide de lui vendre l'eau très cher. C'est ce qui est arrivé, à la sur­prise -- comique d'une certaine façon -- de nos experts économiques et politiques. « Nous nous sommes éveillés d'un rêve » selon l'ex­pression du défunt président de la République. Ainsi nous vivions dans un rêve, et personne ne le disait (ne le savait ?). L'illusion est dissipée, nous voilà devant le monde des forces réelles, avec lesquelles on ne peut tricher longtemps. 53:187 La situation est celle-ci : le fonc­tionnement de notre industrie, l'énergie qu'elle emploie, une bonne part des produits qu'elle fabrique, de même que le chauffage et l'éclairage de nos foyers domestiques dépendent du pétrole. Et le prix de cette substance dé­pend des pays producteurs qui peuvent l'augmenter au point de nous ruiner, d'arrêter nos usines, d'anéantir le fonctionnement même de notre société. L'endettement, le chômage, les désordres sociaux, une anarchie mêlée de guérillas : la chaîne des conséquences peut se dérouler très vite jusqu'au bout, étant donnée la fragilité des sociétés industrielles. Les pays arabes qui disposent du pé­trole n'ont vas intérêt à aller jusque là ? Ils ont en tout cas intérêt a tirer le meilleur parti d'une situation qui ne durera pas toujours (il y a d'autres formes d'énergie). Le meilleur parti c'est-à-dire des bénéfices et aussi une docilité sur certaines questions qui les intéressent beau­coup, celle d'Israël par exemple. Si nous sommes vraiment éveillés d'un rêve, il y a au moins deux illusions qui devraient disparaître. L'illu­sion gaulliste, selon laquelle la grandeur de la France a été renforcée par la décolonisation, et l'illusion progressiste qui veut que nous vivions dans un monde nouveau, où les vieilles forces nationales ne comptent plus, où la seule lutte oppose les impérialismes et les peuples qui veulent se libérer. Les Français de 1974 n'ont au plus qu'un faible patriotisme, et beaucoup se vantent de n'en avoir aucun. Mais les Algériens, les Égyptiens sont fiers de leur patrie. Et les Palestiniens, même si la Palestine existe encore moins que l'Algérie. Ils sont aussi très fiers de la nation arabe : ils participent à toute victoire d'un pays musul­man, et même misérables, s'enorgueillissent que les émirs du pétrole tiennent la dragée haute aux diplomates et industriels d'Europe. Mais les illusions européennes ont la vie dure et per­sisteront. Revenons aux faits. 1\. Il a toujours été léger de parler des amitiés entre nations, ou groupes de nations. Aujourd'hui comme hier. L'amitié « entre la France et les pays arabes » ne nous fera pas obtenir le pétrole à plus bas prix. 2\. A l'égard de sociétés fondées sur une consommation d'énergie de plus en plus grande, les pays qui disposent de sources d'énergie détiennent la puissance. Ils peuvent donner la vie même, ou la refuser. Les États-Unis, l'U.R.S.S. possèdent leurs ressources propres, non pas l'Europe, ni le Japon. Pour une dizaine d'années au moins les pays arabes sont nos maîtres. 54:187 Ensuite, d'autres formes d'éner­gie (nucléaire ou solaire) feront peut-être que le pétrole ne sera plus indispensable. Et il y aura celui de la mer du Nord, au large de l'Angleterre et de la Norvège. En attendant nous sommes dépendants des pays arabes. Il est hors de question pour nous de leur déplaire, de mener par exemple une action diplomatique qu'ils estime­raient contraire à leur intérêt. 3\. Le poids de la France est devenu plus léger, depuis qu'elle n'est plus un empire euro-africain. C'était vrai depuis Évian. Aujourd'hui, on le comprend. Quand il fit son voyage en Arabie, en janvier 1974, le ministre des Affaires étrangères, Michel Jobert voulut faire escale à Abou Dhabi -- morceau de désert d'où nous importons, chaque année, 12 millions de tonnes de pétrole. A demande d'audience de notre ministre, le palais fit répondre que, le jour prévu, le cheikh serait à la chasse mais que l'un de ses collaborateurs recevrait volontiers le représentant de la France. De tels faits devraient nous rendre modestes. Si nous avions gardé notre domination sur le Sahara (et le Sahara n'était lié à l'Algérie que par une déci­sion de l'administration française, il n'était en fait pas plus algérien que marocain, ou nigérien), notre dépendance énergétique serait moins grande, notre économie moins fragile. Cela compte, mais ce n'est pas tout. L'abandon à Évian de l'Algérie et du Sahara a pu être présenté aux Français comme une victoire -- « une vict­oire sur nous-mêmes » a dit Debré -- il a sonné dans le monde entier comme une défaite. Dans le monde arabe particulièrement, l'indépendance de l'Algérie et du Sahara a été comprise comme une victoire arabe, le signe que de nouveaux temps venaient. Il est difficile d'être d'un autre avis. Nous avons aujourd'hui sur le territoire français plus d'un million de Nord-Africains (leur nombre a plus que doublé depuis 1962) qui partagent ce sentiment. Leur sort est souvent misérable, mais revanche sur cette misère, ils gardent le souvenir de cette victoire, et ils en enregistrent une autre maintenant : celle du pétrole. Ce sont des Arabes qui mettent à genoux les puissants États d'Europe. Eux, immigrés, se sentent aussi les représentants d'une nouvelle puissance mondiale. 55:187 Ils voient monter le croissant de l'Is­lam. Ce spectacle ne les pousse pas à regarder avec respect les pays où ils viennent chercher du travail, vieilles nations sans prestige et doublement vaincues. \*\*\* A l'intérieur de la France, il y a eu d'autres consé­quences. La guerre d'Algérie ne s'est pas terminée seule­ment par l'indépendance des départements africains, mais, en France, par la victoire d'un camp sur un autre. Sur cette question, les forces politiques et intellectuel­les s'étaient regroupées, engagées. C'est abusif de définir ces camps en termes de « droite » et de « gauche ». Il est vrai que le camp allié au F.L.N. regroupait une grande part de la « gauche », mais il ne l'emporta que par l'appui gaulliste, c'est-à-dire le retournement d'une grande part de la « droite ». Le camp de l'Algérie française ne fut pas déserté par la « gauche », en particulier par une vieille gauche jacobine et patriote dont Naegelen, Lacoste, Albert Bayet sont de bons exemples -- et Soustelle n'est pas un homme de droite. Il trouva contre lui la droite « cartié­riste » et le capitalisme moderne que représentait *l'Express.* Les deux camps sont donc difficiles à définir. Et chacun comportait sa contradiction. Du côté de l'Algérie française, l'idée de patrie, la pers­pective d'une France eurafricaine qui aurait les dimensions d'une puissance mondiale. Derrière cela l'idée que la vie mondiale est un jeu de forces, mais au-delà de cette idée une foi : il n'y a pas de fossé entre les continents et les races. L'avenir peut échapper au conflit, et s'accomplir dans la fraternité. Il est curieux de remarquer que ce camp était celui de nationalistes assez casaniers, et qui avaient derrière eux une tradition de méfiance à l'égard des colo­nies. Du côté de l'Algérie indépendante, l'idée force était la révolution : on va vers un avenir meilleur mais à travers des ruptures et des violences. Bizarrement, une autre partie de ce camp pensait que la puissance politique est périmée. Seule compte la puissance économique. Le Tiers-Monde, et tout ce qui en relève, est un fardeau. de Gaulle utilisa ces deux forces contradictoires, lui qui croyait à la puissance politique et rêvait que l'indépendance de l'Algérie lui donnât un rôle de régent des nouvelles nations. 56:187 Il y avait donc d'un côté l'idée d'une histoire sur la­quelle on s'appuie et que l'on continue, de l'autre la con­viction que le monde historique est à détruire et qu'il faut repartir sur de nouveaux frais. C'est ce camp qui l'a emporté. Le rêve de De Gaulle n'a pas pris forme, c'était à prévoir. Le capitalisme moderne y a trouvé son profit : les richesses africaines ont été exploitées avec moins de tracas ; on n'a pas à s'occuper de ses clients comme on s'occupe de ses compatriotes (ou de ses sujets). Mais pour l'opinion générale, ce qui l'a emporté, c'est l'idée révolutionnaire. La gauche alliée du F.L.N., avec la bénédiction du régime, qui voulait disqualifier les tenants de l'Algérie française, amis devenus ennemis, n'a pas eu de peine à faire admettre que : 1\. -- Le mouvement de libération des peuples est irré­sistible. Il s'agit d'une formule magique, car de quoi les Algériens sont-ils libérés ? L'administration de Boume­diène est plus arbitraire que celle de Jonnart ou de Sous­telle. Le poids de l'Islam plus difficile à vaincre aujour­d'hui qu'hier. 2\. -- La décolonisation était urgente, était fatale et cons­titue un immense progrès. Le mot même de colonisation prend une coloration maudite. Pourtant un esprit aussi libre qu'Emmanuel Berl y voit le plus grand effort de l'Occident : « On est surpris, écrit-il dans l'*Histoire de l'Eu­rope,* que l'Espagne, que l'Europe, aient si peu révéré Cortez qui, à lui seul, conquit -- et d'ail­leurs détruisit -- l'Empire aztèque. Il mourut dé­daigné de Charles Quint, comme Colomb était mort dédaigné des rois catholiques. L'expédition de Ga­ribaldi sur Naples a fait surgir mille fois plus de statues que les plus grandes découvertes et les plus grandes conquêtes accomplies par les héros d'Occi­dent. Les contemporains de Philippe II n'imagine­raient sans doute même pas que la gloire de Cortez plût balancer celles de Don Juan d'Autriche ou de Spinola ([^2]). Aujourd'hui encore, l'Angleterre s'enor­gueillit-elle autant de Cecil Rhodes que du maré­chal French ? Les européens ont conquis le monde sans réfléchir beaucoup au fait qu'ils le conqué­raient. Ils se sont plus passionnés pour leurs que­relles de bornage. Ils durent tout à la mer ; mais ce n'est pas à elle qu'ils donnèrent le meilleur de leur foi. Ce sont les batailles navales qui donnent les victoires ; mais les batailles terrestres qui don­nent les lauriers. » 57:187 On ne cite ce texte, écrit il y a un quart de siècle, que pour montrer combien nous pouvons être loin de cette fierté : il est convenu aujourd'hui qu'il faut avoir honte de ces entreprises. 3\. -- L'idée même de patrie a été atteinte. D'abord, au sens où elle était liée à l'idée de république « une et indi­visible ». La France a reconnu qu'un certain nombre de départements étaient indûment considérés comme français. Ils ne lui ont pas été arrachés, comme le furent l'Alsace et une partie de la Lorraine (ou du moins, les cho­ses n'ont pas été présentées de cette façon). Ils ont été détachés, comme on rectifie une erreur. Le droit nouveau implique que l'association des hom­mes liés par un territoire, et un passé compte moins que l'association momentanée pour une action commune, co­lorée par les notions de progrès et de libération. Les vo­lontés comptent plus que les données de fait : vieille ar­rière pensée républicaine. Dans la bagarre, l'armée (dont l'existence même a si fortement partie liée avec la patrie) a été écartelée. On s'est plus à la regarder comme désho­norée. De tels résultats ne pouvaient rester sans conséquences. Elles se développent sous nos yeux. Le schéma « colonisation-décolonisation », qui a prouvé son efficacité, est partout appliqué en France même : c'est un puissant agent de destruction. Les Corses, les Bretons, les Occitans affirment qu'ils ont été *colonisés,* qu'ils vivent sous le joug : pas d'industrie chez eux, les décisions qui les touchent sont prises à Paris, leur patrimoine local est détruit, leur langue bafouée. Il y a une part de vérité dans ces plaintes : la centralisation est un fléau depuis près de deux siècles. Mais d'un autre côté que signifie l'entité « Occitanie » regroupant la Provence et la Gascogne, le Béarn et la Savoie ? Construction de hasard, qui montre à quel point on méprise en fait les particularités héritées de la nature et du passé. N'empêche. Que ces rêveries fassent recette, qu'elles prennent de l'importance suffit à montrer que l'unité na­tionale est atteinte : le sentiment de communauté n'est plus une cause de fierté, il est ressenti comme un fardeau. 58:187 Il est certain que le long débat sur l'Algérie a favorisé cette tentation. On s'est habitué peu à peu à penser que l'appartenance à la nation France pouvait être mise en question, et même qu'on avait bien raison de le faire. Le mot magique de décolonisation sert à faire éclater d'autres institutions, d'autres formes de vie sociale. On parle couramment de décoloniser la femme, l'enfant. Il ne s'agit pas d'un simple jeu de mots. Dès l'indépendance de l'Algérie, on vit se jeter sur Alger un certain nombre d'intellectuels et d'apprentis révolutionnaires. Ils venaient tout à la fois donner des leçons à la nouvelle république, jouir de cette société para­disiaque (puisqu'elle était socialiste) et utiliser le nouvel État comme un tremplin pour la révolution en France. Cela dura peu ; deux ans après, ils étaient éliminés. Beau­coup d'ailleurs étaient déjà revenus, très déçus. Ils avaient trouvé devant eux des hommes « historiques », fiers de leur force, de leur « victoire », nationalistes et religieux. Grande déception pour qui croyait rencontrer un homme nouveau, libéré de toutes ses vieilles contraintes, de tous les vieux liens. Ces hommes dont l'Algérie n'avait pas voulu, et d'au­tres qui n'avaient pas tenté de s'y insérer, continuent d'être actifs. On les voit resurgir en 68. Il est notoire que les anciens « porteurs de valise » du FLN se sont trouvés au premier plan, animant les comités de quartier, dirigeant ou conseillant un certain nombre d'opérations. Dans cette nouvelle étape ce sont l'école et la famille qui sont visées. L'école ne doit plus être le lieu de transmission du savoir et de la formation du caractère. Elle doit être un lieu de « critique », où, dans un brouillonnement continuel de refus, tout doit être remis en question. Le but a été atteint, on le sait, avec ce résultat que l'enfant et l'adolescent man­quant nécessairement de recul pour exercer un véritable esprit critique sont conduits à tout refuser en bloc ; l'hé­ritage du passé, le cadre de leur société, et même les règles empiriques simples sans lesquelles aucune société n'est possible (un minimum de contrainte, d'efforts, de conti­nuité). Quant à la famille, considérée sans respect, sans piété, elle n'est qu'une survivance des vieux âges. Les pa­rents sont privés d'autorité en même temps que de pres­tige : ils incarnent le mal, puisqu'ils représentent ce qui est, et le poids du passé. 59:187 La situation est résumée par le titre d'un ouvrage qui a eu grand succès : « décolonisation de l'enfant ». Le schéma justificatif est toujours le même : une autorité s'exerce sur des êtres qui n'en ont nul besoin et qui d'ail­leurs en souffrent. Dès que ces êtres prennent conscience que cette autorité leur est imposée, qu'ils ne l'ont nullement choisie, ils se révoltent. Il est difficile de dire que les enfants n'ont nul besoin de leurs parents ? Pas autant qu'on le croit. On vante partout la maturité précoce de la nouvelle génération. On tient pour sûr qu'elle est capable de se discipliner elle-même, et qu'elle doit donc jouir le plus tôt possible d'autonomie. Quant au fait que ce soit le père qui nourrisse les enfants par son travail, il n'est pas gênant : les enfants ont le droit d'être nourris, n'est-ce pas, et ce n'est pas ce travail qui doit donner autorité à leurs géniteurs. Toute l'action politique que nous voyons consiste à trou­ver ce qui sépare, ce qui oppose, à le mettre en valeur, tan­dis qu'on nie, qu'on passe sous silence, ce qui unit. Ainsi pour la région opposée à la patrie, pour la famille où les parents sont regardés comme des espèces d'ennemis natu­rels des enfants, pour l'école où les maîtres et le savoir sont aussi « les ennemis » de l'écolier et de son imagina­tion. Arme terrible, cette science des ruptures. \*\*\* J'écris cela deux jours après l'attentat du « Drug­store » de Saint-Germain-des-Prés, qui fit deux morts et trente blessés. Crime d'un fou, dit-on pour le moment. D'un fou intoxiqué de politique, en tous cas. Mais fou ou guérillero d'une « cause » quelconque, il est certain que le coupable, depuis des années, a entendu parler des at­tentats terroristes sur le ton du respect, ou de l'exaltation lyrique. Des bombes dans les cafés, il y en eut à Alger. Une porteuse de bombes se vit consacrer un livre par Mme de Beauvoir, fut considérée comme une héroïne par la majeure partie de la classe informante. On sème ainsi une graine qui ne meurt pas. Nous ne sommes qu'au début des récol­tes. Tous ces beaux esprits qui haïssent la guerre, disent-ils, et les uniformes, ils devraient nous le dire plus franche­ment, que cette haine ne les empêche nullement d'être fascinés, de rêver avec une volupté terrible à une autre vio­lence, celle de la guerre civile. Paulhan le leur disait. Ils ne cessent de le montrer depuis vingt ans. Georges Laffly. 60:187 ### J'ai vu tomber Spinola par Jean-Marc Dufour *La* «* démocratie populaire *» *\ s'installe au Portugal* DIMANCHE, 3 heures de l'après-midi, au Rossio : les militants du *Partido Revolucionario do Proleta­riado -- Brigadas Revolucianarias* ([^3]) occupent les trottoirs de la place. Quelques-uns vendent à la criée leur journal *Revoluçao,* dont la première page est occupée par l'image d'un rat, en ombre chinoise, avec une étiquette : « *Morte ao Fascismo *»* ;* ce qui se passe de traduction. Soudain, je vois un des vendeurs se livrer à une activité bizarre : après une longue discussion, il plie un journal et le glisse dans le sac que tient son client ; au moment où celui-ci s'éloigne, après avoir repris son bien avec des gestes hésitants, je vois la canne blanche qui lui sert à tâter, devant lui, la chaussée. Le membre des Brigades vendait la « *Revoluçao *» à un aveugle ! Aucun symbole ne me semble plus pur, aucune image plus éloquente, de ce qui vient de se passer au Portugal. \*\*\* 61:187 J'étais arrivé dans l'après-midi du samedi. Dans l'avion, nous étions trois journalistes français. Pendant que nous tournions autour de l'aéroport de Lisbonne, attendant l'au­torisation d'atterrir « en raison d'un trafic intense » -- renseignements pris au sol, « le trafic intense » était cons­titué par un avion qui décollait au moment où nous nous apprêtions à nous poser, nous nous penchions vers les hublots pour tenter de voir ces « barrages » qui arrêtaient les voitures sur les routes. Rien. Nous ne voyions rien. Le plus optimiste émit l'idée que tout était fini et que nous arrivions trop tard. En effet, à l'heure où notre appa­reil atteignit enfin le sol portugais, les jeux étaient faits ; mais rien n'était encore fini. La première impression, au sortir de l'hôtel où j'avais déposé ma valise, fut celle d'un vide inhabituel : Lisbonne ce 29 septembre, c'était Paris le 15 août. Rua Aurea, Praça do Comercio, dans les longues avenues qui bordent le Tage, personne ou presque. Je cherche dans mes souve­nirs : cela ne ressemble en rien aux samedis que j'ai connus il y a seulement trois ans. Pourtant, il y a des groupes importants agglutinés soit au pied du monument de Pedro IV, soit au pied de la statue de Jose I, groupes fiévreux, entourés de distribu­teurs de tracts, de ces innombrables tracts qui jonchent par centaines le sol d'une ville autrefois si propre, et qui ne font souvent que reproduire les inscriptions à la peinture bleue ou rouge qui souillent les murs et les socles des statues : « *Mort au Fascisme -- A bas le capitalisme -- Grève, oui -- Lock-out, non -- Non aux licenciements -- Mort au Fascisme -- Vive la classe ouvrière -- Travailleurs unis vaincront -- Gouvernement populaire, oui -- gouverne­ment des patrons, non. *» Ils sont tous rassemblés au bas d'une feuille qui ap­pelle à « la grande manifestation ouvrière / contre le fascisme / contre la répression de la classe travailleuse ». Sans signature. Avec des consignes très précises : « En rang par sept / Chaque entreprise devra *s'identifier* par une pancarte portée au premier rang / Les mots d'ordre circu­leront d'avant en arrière / Chaque camarade du service d'ordre devra se placer entre deux camarades / Ceux qui ne sont pas organisés par entreprise se formeront, en arrière, selon le même principe. » Il ne s'agit pas ici de la manifestation de la « majorité silencieuse » dont parlait la presse parisienne. J'en cher­che les appels ou les affiches : rien. Pourtant, assez haut sur les murs, des lambeaux d'affiches vertes. Rassemblant mentalement le puzzle, je me rends compte que « ça a été » un affichage appelant à manifester pour soutenir l'action du Président de la République ; soigneusement lacéré, l'affichage est remplacé par sa caricature : 62:187 « Majo­rité silencieuse : minorité ténébreuse », le personnage qui l'incarnait étant barbouillé, cette fois, de tous les signes de l'infamie : croix gammée, PIDE, Légion Portugaise, C.I.A., et j'en passe qu'il était difficile d'identifier. Au moment où je m'engage sur la Praça do Comercio, un concert d'avertisseurs retentit derrière moi. Une colonne d'automobiles que j'avais remarquée, ran­gée le long du trottoir, bourrée de barbus et de filles écoutant visiblement les informations que diffuse avec parcimonie la radio nationale, fait son apparition. A toutes les portières, des drapeaux rouges surgissent avec, tout timide, un drapeau portugais perdu au milieu de cette foule d'emblèmes frappés de la faucille et du marteau (j'aurai par la suite l'explication de cette présence unique). Un tour de piste, puis la colonne klaxonnant à tout rompre, sur le rythme -- hélas -- de Tititi-Ta-Ta, fonce en di­rection du couvent des Jeronimos et de la Praça do Im­perio, où devait justement se tenir la manifestation de « majorité silencieuse ». J'arrête un taxi. Au seul nom de Praça do Imperio, il secoue la tête et refuse la course ; un second, même refus ; au troisième, j'indique simplement « Belem ». On part. Je lui demande « Il y a beaucoup de monde, là-bas ? » -- « Énormément » -- « On peut arriver jusqu'à la Praça do Imperio ? » -- « Oh, non, l'armée empêche de passer. » -- Puis il s'arrête le long du trottoir et me dit : « Vous feriez mieux de prendre le tramway. » *Electrico !* pourq­uoi n'y avais-je pas pensé ? Le temps de me débrouiller dans les diverses lignes, je suis parti. J'arrive sans en­combre Praça do Imperio. D'armée, point ; de manifes­tants, pas plus. Tout ce que m'avait raconté l'obligeant chauffeur était le fruit de son imagination ou d'une opération d'intoxication bien montée. C'est alors que je vois paraître la colonne des sauveurs de la République. En rangs par 7 comme prévu, portant drapeaux rouges, calicots et pancartes, ils avancent vers le centre de Lis­bonne encore distant de deux ou trois bons kilomètres. Les premiers rangs s'engouffrent dans ce que je saurai plus tard être la calçada da Pampulha ; et le défilé se poursuit, monotone : il doit bien y avoir près de six mille manifes­tants, avec toujours autant de drapeaux rouges, de pan­cartes et de calicots. Sur ceux-ci, sans imagination, on a peint les mêmes slogans que je lisais tout à l'heure au bas du tract. Je me croirais revenu à Paris aux beaux soirs de mai 68, tant il est vrai que la révolution nivelle tout dans une médiocre et monotone agitation. 63:187 Je rentre à mon hôtel. A peine suis-je dans ma chambre que le concert d'avertisseurs reprend dans la rue. Le temps d'arriver à la fenêtre et, de mon premier étage, je vois les mêmes automobiles précédant une squelettique manifes­tation, visiblement plus excitée que celle de toute à l'heure. Ce sont les gauchistes du M.R.P.P. ou de l'U.R.L.M. (je donne en annexe à la suite de cet article le tableau de ces sigles et leur signification). D'un coup, on est passé de la routine à la haine, des partisans de la prison (ou de la fusillade) aux sectateurs de l'étripement. Après quelques coups de téléphone, je me retrouve dans un appartement ami au sommet d'un immeuble neuf de Lisbonne. Dans les fauteuils, des hommes effondrés. Ce n'est d'ailleurs que le surlendemain lundi que je pour­rai obtenir des récits cohérents de ce qui vient. de se passer. Pour le moment ce n'est que désespoir ; puis, des fragments d'information jaillissent de la conversation (je ne cite ici que les éléments que j'ai pu recouper au moins une fois par la suite). « Entre Porto et Lisbonne, la voiture de X... a été arrêtée dix-huit fois » -- « Arrêtée par qui ? » -- « Les brigades » -- « Qu'est-ce que c'est « les brigades » ? -- « Le Parti Communiste. » Un autre intervient : « Ils avaient des mitraillettes. » -- « Qui venaient d'où ? de l'armée ? » -- « Oh non, elles ont été débarquées dans l'Algarve par des cargos russes. » Ici je dois bien préciser que cette histoire de « bateaux russes débarquant des armes », *je me la suis fait répéter deux fois encore* de sources différentes et sérieuses ; de plus, je pense que par « cargos russes », il faut entendre cargos du bloc sovié­tique, ce qui comprend les flottes est-allemande, polonaise et autres. Tout à coup, quelqu'un regarde sa montre : « Ça va être l'heure des informations à la télévision... » A mesure que je regarde se dérouler sur l'écran les images de la journée, ma stupéfaction grandit. Je demande à ma voi­sine : « C'est souvent comme ça, la télévision portugaise ? » -- « Tous les jours, depuis plusieurs mois... » Les reportages « sur le tas » montrent les vaillantes « Brigades » qui se sont opposées à l'arrivée des « fascistes » à Lisbonne. D'abord, un barrage routier, sans doute au Pont Salazar (on ne l'avait pas encore débaptisé), le pont qui traverse le Tage. La fille qui interroge le « responsable » a ce ton à la fois provocant et pleurnichard des journalistes marxistes en fonction. La conversation se déroule d'ailleurs selon les canons de l'interview marxiste : la question contient la réponse et la réponse reprend les termes mêmes de la question. Ce sont évidemment, pris autrement, les mêmes mots qui ont déjà été employés dans les « slogans » de la journée : le martèlement continue, et puis... et puis l'imagination peut jouer de ces tours ! 64:187 Alors, ça donne à peu près ceci : « A ce barrage, comme partout dans le Portugal, le peuple (o povo) a spontané­ment opposé sa volonté aux manœuvres des fascistes et de la réaction ? » Réponse : « Opposant sa volonté aux manœuvres des fascistes et de la réaction, le peuple (o povo), comme par­tout dans le Portugal, a organisé ce barrage. » Rassurez-vous, je ne continuerai pas. Du barrage routier, la caméra qui explore la révolution gagne la gare ferroviaire. Là, deux calicots : « Réaction­naire, par ici tu ne passeras pas ! » et « Camarade che­minot, vigilance contre la réaction ! » Les interviews ne sont que la répétition de ceux que j'ai déjà entendus, lors­que, vers la fin, une image réveille mon intérêt : une ving­taine de militants communistes -- ou marxistes, -- le poing levé, scandent des cris rythmés en lançant le poing en avant. Je me penche à nouveau vers ma voisine : « Que crient-ils donc ? » -- « M.F.A. » Je mets un instant à comprendre et répète : « M.F.A. » -- « Oui, me dit-elle avec un sourire : Mouvement des Forces Armées... » Il devait être près de onze heures, lorsqu'un dernier coup de sonnette retentit. Un homme entra. Il nous regarda. tous sans nous voir, avec cet air absent que l'on voit aux proches pendant les enterrements. Puis, comme se jetant a l'eau : -- C'est fini. Spinola démissionne. Les militaires anti­communistes sont écartés. Les arrestations ont commencé. Quelqu'un demanda : « Quelles arrestations ? » -- Il y en a déjà plus de cent cinquante. A mon tour, je m'enquis : « Et Kaulza de Arriaga ? » -- « Il est arrêté. » -- « Et Galvao de Melo ? » -- « Il n'est pas encore arrêté, mais comme il demandait à « sa garde » s'il pouvait sortir, on lui a répondu : « Mais oui, mon Général, il y a là une voiture et six soldats pour vous ac­compagner où vous voudrez... » J'allais partir lorsque je fus happé par la personne qui était arrivée la dernière. « Vous n'êtes pas trop fatigué de votre voyage ? Non. Alors est-ce que cela vous ennuie­rait de venir un moment à la maison ? » J'acquiesçai. Un peu plus tard, arrivés chez lui, il me dit : « Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous bavarderons le plus tard possible. Si, maintenant, je vais dans ma chambre, je vais me mettre à pleurer. Alors, restez avec moi jusqu'à ce que je tombe de sommeil comme une bête. » 65:187 Vers les quatre heures du matin, je me retrouve dehors et finis par découvrir un taxi pour me ramener à l'hôtel. Déjà l'intoxication a commencé : les barrages n'ont plus été dressé par les « Brigades » mais par « l'Armée » ; on voit se profiler le thème de l'union du peuple -- le Parti Communiste -- et de l'armée -- le Mouvement des Forces Armées. Je n'ai qu'à écouter le sabir à moitié espagnol de mon chauffeur : -- Portugal... Muito problemas... Problemas, Proble­mas, Problemas... Fascistas... Esta noche, Lisboa comple­tamente cercada... Forças Armadas... Con ametralhado­ras... Il fait le geste d'épauler. Allons nous coucher. \*\*\* Dimanche. -- Le premier journal fait son apparition : *Domingo, o jornal do dia*. Déjà, les consignes ont été trans­mises et la censure -- ou l'auto-censure -- fonctionne. Pas complètement, cependant. « Le Mouvement des Forces Ar­mées désarme la réaction » : ça, c'est le titre de toute la première page ; mais, au-dessous, les demi-vérités conti­nuent de transparaître : la suite des titres et des informa­tions est éclairante : « Spinola ne considère pas la manifestation comme op­portune. » C'est un titre ; mais, en lisant l'article, on s'aperçoit qu'il s'agit d'un communiqué « de la présidence de la République » et non « du président de la Républi­que ». « Sanchez Osorio -- ministre de l'Information Sociale -- recommande le calme » ; ce titre ne traduit qu'imparfaitement le texte qui suit : « Le Gouvernement Provisoire a eu connaissance de ce que, dans divers points du pays et aux-entrées de Lisbon­ne, on a monté des barricades pour empêcher le passage des véhicules qui transportent des personnes venant à Lis­bonne afin de prendre part à la manifestation d'appui à Son Excellence le Président de la République qui a lieu aujourd'hui 28. « Afin de sauvegarder la paix et la tranquillité entre les Portugais, ces barricades doivent être immédiatement enle­vées, permettant ainsi le passage des véhicules. » (...) 66:187 Troisième titre : « Le Mouvement des Forces Armées alerte. » Ce texte doit être reproduit intégralement car il contient *tout,* il explique tout, il annonce *tout :* « 1° -- On a assisté, ces derniers temps, à une escalade dans les activités d'individus liés aux mi­lieux les plus réactionnaires, ceux qui -- ne com­prenant pas la nécessité du Mouvement du 25 avril -- tentent de faire revivre un passé condamné, bien clairement, par le peuple portugais et par tout le Monde. « 2° -- Les activités développées vont de la ma­nœuvre séditieuse à la création d'un état émo­tionnel et psychologique, en passant par le trafic d'armes et le sabotage économique. « 3° -- Afin de garantir que la marche vers une nouvelle Société Démocratique, exposée sans équi­voque par le Mouvement des Forces Armées, ne souffrira pas de déviations, quelques dizaines d'in­dividus ont été arrêtés pour enquête dans la mati­née d'aujourd'hui. « 4° -- L'opération mentionnée au paragraphe précédent a impliqué un déplacement de Forces militaires qui, comme il est évident, ne peut être précisé. Ce fait a été à l'origine d'une certaine alarme, mais le Mouvement des Forces Armées, continuant avec détermination l'accomplissement de son programme, demande au pays de rester calme, lui garantissant qu'il reste vigilant et ca­pable de répondre à n'importe quelle manœuvre de la réaction. » (Fin du communiqué.) Quatrième titre : « L'État Major des Forces Armées an­nule la manifestation. » Début du texte (les mots soulignés le sont par moi) : « Le Pays est informé qu'une manifes­tation préparée au nom d'une « autodenominada maioria silenciosa » \[*soi-disant majorité silencieuse*\] qui devait avoir lieu aujourd'hui à Belem à 15 heures, est annu­lée. » (...) (C'est la première fois que l'existence même de « la majorité silencieuse » est mise en doute. Cela deviendra un des thèmes favoris de la propagande marxiste : cette ma­jorité silencieuse n'existe pas. Au début, les rédacteurs de tracts ne sont pas habitués ; ils s'y perdent un peu, ainsi qu'en témoigne ce tract de la Commission Pro-Sindicat au recto, il affirme que : « La majorité silencieuse n'est que la minorité fasciste » (...) et, au verso, il déclare : « Pré­parons-nous à riposter de manière adéquate aux provoca­tions que prépare la majorité fasciste. ») 67:187 Cinquième titre (en page 3) : « Galvâo de Melo appuie la manifestation. » Et enfin celui-ci, pour la cocasserie de la chose : « Spi­nola ira aux Nations Unies. » \*\*\* Il est temps maintenant de revenir sur ce qui s'est, en réalité, passé dans le pays et aussi, comme j'ai pu le sa­voir de « source directe », au conseil des ministres durant les jours précédant la crise. Il est bien évident que les renseignements dont je vais faire état me sont parvenus à des dates diverses et que c'est pour la commodité de l'ex­posé que je les rassemble à ce dimanche. Il est évident aussi que je ne puis donner les noms de ceux qui ont bien voulu se confier à moi. Ce qui s'est effectivement passé se situe sur plusieurs plans : deux sûrement, trois probablement, quatre peut-être. Entre les divers « étages » de la nation portugaise, il y a eu des contacts, des accords -- certains permanents, d'autres fugitifs. Les marxistes ont rassemblé tout cela en un « complot » qui n'a jamais existé, tout au moins sous la forme qu'on lui attribue. Premier étage : celui de la manifestation. Là nous sommes sur le terrain légal et officiel. Les partis qui ont organisé cette manifestation étaient des partis déclarés, ayant pignon sur rue, que rien ne désignait comme le centre d'une quelconque agitation clandestine. Essentiellement, il s'agissait du Parti du Progrès (ex-Mouvement Fédéraliste Portugais) que tout le monde considérait comme le parti politique le plus proche de Spinola, et du Mouvement Po­pulaire Portugais (groupement d'anciens combattants) qui n'était pas un parti politique. Ils ont monté leur manifes­tation au vu et su de tout le monde, en accord avec Spino­la, président de la République, et la majorité de la « Jun­ta »... Deuxième étage : les forces armées. Ce que l'on n'a pas assez souligné c'est que le « Mouvement des Forces Ar­mées » ne représente qu'une fraction des Forces Armées portugaises et que, jusqu'au 1^er^ octobre, il y avait des unités -- trois au moins à Lisbonne et d'autres en pro­vince, qu'on veuille bien m'excuser de ne pas en donner les numéros -- qui se refusaient à soutenir la politique marxiste du M.F.A. Si l'on peut parler de « complot », c'est là qu'il se trouve. Bien qu'il semble difficile de con­vaincre de complot des gens qui sont d'accord avec le chef de l'État, alors que ses adversaires cherchent -- et réus­sissent -- à le faire démissionner. 68:187 Troisième étage : le gouvernement. Le dernier conseil des ministres fut houleux. De toute évidence, Spinola qui se sentait pour l'heure en position de force, cherchait l'épreuve et la rupture. Ses premiers reproches furent dirigés contre le Parti Communiste. Spinola se plaignit que le drapeau national soit délaissé au bénéfice du drapeau rouge lors des manifestations du P.C.P. Cunhal se montra habile et conciliant : il reconnut les faits et prétendit avoir déjà donné des ordres pour que cette erreur fut corrigée. Spi­nola s'en prit alors à l'ensemble du ministère. *Il déclara que la manifestation de la majorité silencieuse aurait dû être prise en charge par le gouvernement,* et déplora que l'on n'ait pas soutenu cette manifestation qui appuyait sa politique. Puis il partit, en demandant à Gonçalves et au général commandant le Copcon de l'accompagner au Palais présidentiel. Il semble certain que ces deux personnages furent ar­rêtés sur l'ordre de Spinola. Quatrième étage : la conspiration civile. Là, nous entrons dans le roman policier. Disons-le tout de suite il est possible que certaines personnes aient voulu profiter de la manifestation et de l'existence de noyaux spinolistes dans les forces armées pour accélérer le mouvement. Un fait est sûr, malgré les affirmations vagues des journaux et de la télévision : *aucune preuve* n'a été apportée jus­qu'à ce jour de l'existence des dépôts d'armes, ou d'autres activités séditieuses de « la droite ». Les « brigades » auraient saisi des armes dans les voitures arrêtées ; les photos publiées montrent essentiellement quelques triques et des fusils de chasse. Ne pas oublier, en effet, que *c'est l'époque de la chasse au gibier d'eau* dans les marais de l'Alentejo, et qu'on a fort bien pu arrêter des chasseurs qui allaient passer le samedi et le dimanche à la chasse. Quelles liaisons sont imaginables entre les quatre éta­ges ci-dessus mentionnés ? Entre les étages deux et trois -- l'armée et le général Spinola -- elles étaient parfaite­ment constitutionnelles et régulières. Entre les étages un et trois -- les partis politiques et le Président de la République -- elles étaient normales sinon constitutionnelles. Reste l'hypothétique quatrième étage -- le complot civil -- au sujet duquel rien à ce jour n'a été prouvé. *Ce qui est extraordinaire, c'est que les arrestations, les premières du moins, n'ont visé ni les organisateurs de la manifestation, ni les militaires adversaires du M.F.A.* 69:187 Tout s'est passé comme si on avait voulu profiter de l'occasion pour mettre en prison les intellectuels et les hommes d'État capables de participer au gouvernement de demain, et non pas ceux qui avaient organisé la manifestation de la veille, pas plus que ceux des militaires qui avaient projeté d'ap­puyer par les armes le Président de la République. L'arrestation de Gonçalves et du commandant du Cop­con à peine connue, la riposte est organisée par le Copcon et le Mouvement des Forces Armées (M.F.A.). A 23 heu­res, on apprend que des unités de chars font mouvement sur Lisbonne. Le Parti Communiste et ses filiales -- M.D.P./C.D.E., l'Intersyndicale, le Parti Socialiste -- organisent des barrages sur les routes pour interdire la venue à Lis­bonne des membres de la « majorité silencieuse ». Les postes de Radio et de Télévision sont occupés, qui par la Garde Nationale Républicaine (G.N.R.) Radio Clube Por­tuguès et Radio Televisâo Portuguesa, qui par le Parti Socialiste -- Emissora National et Emissores Associados. Le 28, les journaux sont interdits. De nouvelles troupes sont en place autour du Palais de Belem, dont les occu­pants ne se déplacent que par hélicoptère. On sait très ra­pidement que les « prisonniers » ne sont plus les mêmes, et que s'est maintenant le général Spinola qui se trouve « empêché de sortir ». « Personne ne passe, dit un mili­taire aux journalistes, et même si c'est le Président de la République, il ne passera pas. » Les hélicoptères du Cocon vont en province « pêcher » les chefs de corps fidèles à Spinola, qui sont remplacés par les hommes du M.F.A. Toute la journée, on attend une « déclaration du Président de la République », remise d'heure en heure par les speakers de Emissora National, seul poste autorisé à émettre. Un moment, on entend une voix étrangère au poste dire (le micro étant resté ouvert par erreur) : « Ils ont encore changé d'avis. » Puis, ce sont des excuses : il n'y a pas de déclaration du général Spinola, mais « un communiqué de la Présidence de la République », ce qui n'est pas la même chose, bien évi­demment. Des rumeurs circulent : la Junta voulait publier un appel appuyant la manifestation, c'est pour cela qu'on a interdit les journaux. Le soir de ce dimanche, c'est un autre visage de la révo­lution portugaise qu'il m'est donné d'observer. La veille, un ami m'avait demandé : « Voulez-vous rencontrer des Guinéens ? » J'avais répondu oui. Maintenant, ils sont là, trois, qui viennent me raconter le martyre de leur peuple et de leurs amis. 70:187 La Guinée Bissau, c'est un pays que connaissait fort bien le générai Spinola qui y commanda en chef les troupes portugaises. Dans son invraisemblable factum *Le Portugal et son Avenir --* que l'éditeur français a cru nécessaire d'accompagner d'une prière d'insérer où on lit : « *Le Por­tugal et son avenir* pourra surprendre le lecteur français habitué de longue date au maniement des idées et à la pra­tique de la démocratie » (sic) -- dans ce factum donc on peut lire : « A ce sujet, nous pensons pouvoir affirmer, avec l'au­torité de notre expérience, qu'une grande partie de la po­pulation africaine est avec nous, *comme c'est le cas pour la majorité de la population en Guinée. *» Je regarde mes trois interlocuteurs. Ce qu'ils me ra­content c'est ce que devaient raconter aux journalistes qui voulaient bien les écouter les représentants de Harkis trahis ou des Algériens non-F.L.N. que nous avons livrés à leurs bourreaux. Ici, l'ironie atroce vient de ce que la majorité des terroristes du P.A.I.G.C. qui viennent de ren­trer en vainqueurs, en Guinée Bissau ne sont même pas des Guinéens, mais des Cap-Verdiens méprisés et détestés. -- D'ailleurs, ils n'osent même pas installer leur capi­tale à Bissau ; ils ont choisi Médina Boyer, une bourgade de dix cases. Parce qu'ils n'ont pas confiance dans la popu­lation. C'est *Jeune Afrique* qui le dit lui-même : ils atten­dent le référendum du Cap-Vert pour faire venir d'autres Cap-Verdiens. -- Mais sur place, que se passe-t-il ? -- Ceux qui peuvent partir, ceux qui ont de la famille au Sénégal ou en Gambie, ils partent. Ce sont les mêmes tribus, la même langue, alors, pour les retrouver... -- Mais les autres, ceux qui ont pris parti pour le Portugal ? -- Ils sont arrêtés. La plupart du temps, *ce sont les forces portugaises* qui les livrent au P.A.I.G.C. Elles ont arrêté des gens du port, de la ville, et les ont donnés aux Cap-Verdiens qui les ont emmenés au camp de concen­tration de Mores, à 80 kilomètres de Bissau. Depuis, nous ne savons pas ce qu'ils sont devenus. -- Et les troupes africaines qui luttaient avec les Portugais ? -- Il y avait deux tribus qui avaient juré que le P.A.I.G.C : ne viendrait jamais sur leur territoire. Il n'y était jamais venu pendant la guerre, d'ailleurs. Les Portugais leur ont promis cinq ans de solde s'ils rendaient leurs ar­mes. Il y en a qui se sont laissés tenter : cinq ans de solde d'un coup, c'est une fortune. 71:187 -- Et ceux qui livrent leurs armes, que deviennent-ils ? Le même refrain revient, inquiétant : « On ne sait pas, ils sont emmenés... » Dès le lundi matin, les journaux reparaissent. Tous ? Tous. Enfin, tous sauf un : le journal hebdomadaire *Ban­darra* (seul organe de presse de droite) qui avait reçu la visite des forces armés portugaises. Cela déchaîne les éclats de rire réjouis de tous les journaux de gauche (il n'y en a pas d'autres aujourd'hui) portugais. Celui qui se surpasse est l'ex-vénérable *O* Seculo *:* cet ancien champion de la bourgeoisie publie avec une évidente jubilation la photographie d'un soldat, fusil d'assaut au poing, dans ce qui avait été les bureaux d'un confrère, bureaux soi­gneusement vidés de tout matériel : il n'y a pas de petits profits. Tous les journaux donc reparurent, et se vautrèrent dans la plus abjecte abjection, à qui mieux mieux. D'heure en heure, la manifestation avortée devenait une conspira­tion de plus en plus diabolique. On avait arrêté le cavalier tauromachique Zoio, qui avait prêté son concours à la corrida organisée au profit des combattants au cours de laquelle Gonçalves avait été hué et Spinola acclamé. A la place du concierge de la Plazza de Toros, je prendrais le large... On revint d'ailleurs à cette Piazza ou Praça de Campo Pequeno, pour y chercher les armes qui « sûre­ment » y avaient été entreposées : il y eut beaucoup de troupes déplacées, mais il n'y avait pas d'armes. Qu'à cela ne tienne ; on découvrit un « complot pour tuer le pre­mier ministre » : Vasco Gonçalves. Tout y était : les gens louches, l'appartement en face de la demeure du ministre, le carreau cassé au travers duquel ils devaient tirer sur Gonçalves, la carabine avec lunette de visée. Tout, vous dis-je, tout. Il semble pourtant bien que, malgré le montage photographique de l'Expresso (ils en ont aussi un là-bas), affaire ne s'arrangeait pas pour le mieux. Certes, pour des locataires louches, croyez-moi, c'était des locataires louches : quand le postier avait apporté l'an­nuaire du téléphone ils l'avaient pris sans dire merci. Ah ! C'est la concierge qui le dit. Le carreau cassé, c'était bien un carreau cassé : les photographies le prouvent. Seule­ment voilà : le carreau cassé ne se trouvait pas dans l'ap­partement des locataires louches. On en est là. On attend Sherlock Holmes. 72:187 Ce ne fut pas le seul élément de conspiration. « Pino­chet de Melo », vous avez reconnu le général Galvâo de Melo -- qui eut le courage, ou le toupet, de soutenir la manifestation qui n'eut d'ailleurs pas lieu -- ce Melo-là s'était rendu au banquet du Cercle Hippique. Qui se tenait où ? A l'hôtel Sheraton, propriété, comme chacun sait, de l'I.T.T. Et mieux : les organisateurs avaient osé dire à la fleuriste chargée d'orner la salle : « Et pas d'œillets rou­ges, hein ! » Pas d'œillets rouges ! La fleur du 25 avril, le symbole de la révolution ! C'était sûrement la conspi­ration. Alors le peuple (o povo) s'assembla autour du Sheraton. Le peuple... enfin un certain nombre d'agitateurs et d'in­tellectuels de gauche -- pour ceux qui douteraient, j'ai rapporté des journaux avec des photocopies -- qui blo­quèrent les sorties du Sheraton. Arriva un premier piquet de soldats, pas très nombreux, pas assez nombreux. Les agitateurs tapaient à poing fermé sur la voiture du Géné­ral. Dans l'hôtel, la jeune femme qui accompagnait Galvâo de Melo était au bord de la crise de nerfs. Vint un autre détachement, et des cars blindés. Un lieutenant affirma sans rire que l'armée avait la situation bien en mains. C'était tellement vrai que le Général et la personne qui l'accompagnait durent quitter l'Hôtel Sheraton -- propriété de l'I.T.T. où on avait refusé des œillets rouges pour dé­corer la salle -- en voiture blindée, accompagnés par le peuple (o povo) en voitures particulières, avec grand bruit de klaxon, le tout pendant un bon kilomètre. Le lendemain, le général Galvâo de Melo était limogé de la Junta dont il était membre et, comme l'écrivait élégam­ment un journal : « Le peuple (o povo) l'avait démissionné avant. » Ça n'a l'air de rien, mais ça entretient l'atmos­phère. Le lundi, à 11 heures du matin, le général Spinola s'a­dressa au pays. Ce qu'il dit a été à peu près reproduit par la presse internationale. Tout le monde sait que le Prési­dent de la République portugaise a stigmatisé « les fla­grantes négations de la liberté et les insinuations calom­nieuses lancées contre les opposants » par les divers moyens d'information ; qu'il a dit que « la politique de décolonisation était menée par des mesures antidémocra­tiques et néfastes pour les populations africaines » ; qu'il a annoncé la faillite et dénoncé le chaos, l'anarchie régnant. Un de mes amis me faisait remarquer que, après cela, le général Spinola devrait se retirer à la Trappe et y mener, jusqu'à la fin de ses jours, une vie de pénitence et de prière, que c'était la seule conclusion logique à son discours. Ras­surez-vous, il n'en n'est rien. Le général Spinola a donné sa démission ; il est rentré chez lui et jouira confortable­ment de sa retraite. 73:187 On m'a même assuré, mais je n'ose le croire, que Spi­nola aurait dit. « Je ne veux pas être le chef d'une Vendée portugaise. D'ailleurs, le temps des Vendées est passé. » Erreur, erreur. Fidel Castro avec seize hommes a prouvé le contraire. Au demeurant, pour être Vendéen, il faut au moins le vouloir. Mais ce que personne n'a dit, je crois bien, c'est que le discours du Général fut accompagné, dans la seconde : édi­tion du *Diario Popular*, du poulet que voici : COMMUNIQUE DES TRAVAILLEURS\ DU « DIARIO POPULAR » « Les travailleurs du « Diario popular » récusant, toute sorte de censure, si agréable à toutes les for­ces réactionnaires du fascisme, ont résolu de ne pas empêcher la publication, dans son intégralité, de ce discours de l'ex-président de la République, malgré un vif désaccord avec le contenu dudit. « Ils manifestent ainsi une nouvelle fois, publi­quement, leur accord inconditionnel avec le Pro­gramme du Mouvement des Forces Armées. » Première remarque : le discours du général Spinola contenait justement l'affirmation que le programme du Mouvement des Forces Armées était quotidiennement trans­gressé. Seconde remarque : on ne peut s'empêcher de comparer cet « encadré » avec la « coletilla » que les typographes castristes ajoutaient, aux premières années du régime de Fidel, aux articles qui ne leur plaisaient pas : « *Aclaracion *: Cet article est publié par la direction en application de la liberté de presse qui existe à Cuba, mais en vertu de ses droits légitimes, le comité pour la liberté de presse formé par les employés de l'entreprise déclare qu'il est contraire à la vérité, en opposition avec la plus élémentaire éthique journalistique, et qu'il fait partie du complot international contre la révolution et le gouverne­ment de Cuba. » On n'en est tout de même pas là, direz-vous. Patience, patience, Spinola était ex-président de la République... Dans la rue, une effervescence inhabituelle se mani­festait, ce lundi. Je passe sur les bousculades souriantes et acharnées autour des vendeurs de journaux pour parve­nir à acheter un exemplaire. 74:187 Mais les discussions entre les divers représentants des groupes de la gauche -- inutile de dire que pas un homme « de droite » n'aurait pu placer un mot -- devenaient aigres-douces. L'une d'entre elles donna lieu à un incident qui me remplit à la fois d'aise et de stupeur. C'était après une mêlée de rugby-achat de journal ; la discussion commençait à sentir le roussi, déjà on se trai­tait de « fascista ». A côté de moi, un homme de quarante, quarante-cinq ans. L'air sombrement idiot et massivement borné de l'auditeur patenté de réunion publique. Il se taisait. Il écoutait. Brusquement, j'entendis un braiement d'une telle force que je sursautai : c'était mon bougre. Il ne disait qu'un mot : « Unidad ! » (prononcez Ouni­daddd) Cela dura deux bonnes minutes pendant lesquelles ce beuglement couvrit tous les bruits d'alentour. Puis il passa au deuxième exercice : « Unidad Popular ! » (pro­noncez Ounidaddd Popoularrrr). Encore deux minutes au moins. Troisième stade : « Unidad de las Forças de Esquerda ! » Miracle : le silence s'était établi. A force de gueuler (il n'y a pas d'autre mot) trois slogans de réu­nions publiques, il avait fait sinon la paix du moins le silence autour de lui. Deux heures à peine après le discours de Spinola, quel­ques petites affiches modestes étaient apparues sur les murs : « A 19 heures, tous à Sâo Bento » (c'est le siège du Parlement). C'était signé : Parti Communiste Portugais. Il faut bien souligner la chose car, tout au long de ces trois journées de crise, le P.C.P. n'apparut presque pas. Il se contenta de manœuvrer ses marionnettes : l'Intersyn­dicale et le M.D.P./C.D.E. Cette fois, l'affiche du Parti Communiste indiquait qu'il s'agissait d'une manifestation plus sérieuse que les autres. Elle était accompagnée d'ail­leurs d'un appel à la délation dans le plus beau style mos­covite : « Ces voitures ont fui les contrôles de vigilance popu­laire organisés dans les villes et sur les routes du pays. *Elles peuvent transporter des armes* comme les voitures qui ont été arrêtées par les piquets de vigilance. Si vous les voyez, téléphonez aux numéros... » Une heure plus tard, la ville était sillonnée de voitures hurlantes dont les passagers lançaient des paquets de tracts conviant la foule à aller manifester. Ce que fut cette manifestation... la même chose que toutes les manifesta­tions auxquelles j'ai bien pu assister depuis que je me pro­mène dans la rue et dans la vie. Seule chose intéressante : l'évaluation du nombre des manifestants. Officiellement il y en avait cent mille. 75:187 En rang par sept, selon les consi­gnes données aux travailleurs. Cela représente 15 000 rangs de sept personnes. Mais le *Diario de Lisboa* écrit que le défilé avait 4 kilomètres de long. 15 000 rangs sur 4.000 mètres ça fait à peu près 4 rangées au mètre courant. De toute évidente, ce n'est pas possible. Il y a donc un chiffre faux. Comme 4 kilomètres c'est plus facile à esti­mer que 100 000 personnes, ce sont les 4 kilomètres qui sont bons et les 100 000 personnes qui sont fausses. Comme quoi, il ne faut jamais trop écrire. Le but de cette manifestation était, bien sûr, d'apporter au nouveau Président de la République l'hommage de la foule que l'échec de la manifestation de la « majorité silen­cieuse » avait fait perdre à Spinola. Personnage très inté­ressant que Costa Gomes. Son surnom dans l'armée c'est « le Général Sinistre », jeu de mot sur son gauchisme et ses qualités de cœur réunis. Sa carrière est jonchée de complots -- contre Salazar, contre Caetano -- dont il est seul à s'être sorti indemne. Cela n'arrêta pas son avance­ment : il y a des gens heureux. Son premier soin fut de donner un démenti à son pré­décesseur : sachez-le, pour le président Costa Gomes, tout va bien au Portugal ; les craintes et jugements de Spinola sont purement subjectifs. Je suis fort heureux de l'appren­dre. Parce que, à partir de maintenant, on ne pourra pas accuser la méchante droite d'être à l'origine des maux qui vont, inévitablement, s'abattre sur ce malheureux pays. Date est prise, et cochon qui s'en dédit : pour Costa Gomes, tout va pour le mieux dans le meilleur Portugal Populaire du monde. \*\*\* Mercredi. -- Dans quelques heures, l'avion va me ra­mener à Paris. L'emprise totalitaire s'est refermée sur le Portugal. Maintenant, « *dans le calme *»*,* commence la digestion de la proie. La rue n'est pas troublée. Les vitrines des joailliers sont remplies de bijoux. Comme hier, les gens se pro­mènent ou vont à leur travail. Mais les biens des prisonniers politiques sont confisqués, leurs comptes en banque bloqués ; eux-mêmes disparais­sent sans qu'il soit possible de savoir ce qu'ils sont deve­nus. Les groupements patronaux sont dissous et les syndi­cats ouvriers sont aux mains des communistes. La presse est serve et les « mass-media » ont été conquis sans lutte par les marxistes. Il faut se soumettre ou disparaître. 76:187 La prison ou l'exil sont les seuls refuges offerts aux hommes libres. -- « Où croyez-vous que nous en soyons arrivés ? me demandait un ami portugais venu me dire adieu. -- « A Prague, lui répondis-je. Mais, à Prague, ils ont dû jeter Masaryk par la fenêtre. Ici, il a suffi de pousser Spinola par la porte. » Jean-Marc Dufour. ANNEXE. Voici la liste des partis et mouvements politiques portugais, au jour d'aujourd'hui et de gauche à droite : Mouvement Libertaire Portugais (M.L.P.). Mouvement d'Autogestion Révolutionnaire du Prolétariat (M.A.R.P.). Ligue d'Union et d'Action Révolutionnaire (L.U.A.R.). Parti Révolutionnaire du Prolétariat / Brigades Révolutionnaires (P.R.P. / B.R.) Mouvement Réorganisateur du Parti du Prolétariat (M.R.P.P.). Organisation Communiste Marxiste Léniniste Portugaise / Le Cri du peuple (O Grito de Povo) (O.C.M.L.P. / G.P.). Ligue Communiste Internationaliste Unité Révolutionnaire Marxiste Léniniste (U.R.M.L.). Parti Communiste du Portugal / Marxiste Léniniste (P.C.P.M.L.) Comité d'Appui à la Reconstruction du Parti Marxiste Léniniste (C.A R.P.M.L.). Mouvement de la Jeunesse Travailleuse (M.J.T.). Union des Étudiants Communistes (U.E.C.). Parti Communiste Portugais (P.C.P.). Mouvement de la Gauche Socialiste (M.E.S.). Mouvement socialiste Populaire (M.S.P.). Groupe Autonome du Parti Socialiste (G.A.P.S.). Parti Socialiste (P.S.). Société d'Études pour un Développement Économique et Social (S.E.D.E.S.). Mouvement Démocratique Portugais / Commission Démocratique Élec­torale (M.D.P. / C.D.E.). Parti Populaire Démocratique (P.P.D.). Parti Chrétien Social Démocratique (P.C.S.D.). Parti Démocrate Chrétien (P.D.C.). Parti Social Démocratique Indépendant (P.S.D.I.). Parti du Centre Démocratique Social (P.C.D.S.). Parti Populaire Monarchique (P.P.M.). Parti Travailliste Démocratique Portugais (P.T.D.P.). Parti Libéral (P.L.). Parti du progrès / Mouvement Fédéraliste Portugais (P.P. / M.F.P.). Mouvement Populaire Portugais (M.P.P.). Cause Monarchique (C.M.). J'ajouterai que le M.J.T. et le M.D.P. / C.D.E. sont entièrement entre les mains du Parti Communiste. Et que le Parti Libéral et le Parti du Progrès, grands vaincus de l'affaire Spinola, ont cessé d'exister. J.-M. D. 77:187 ### Conversations brésiliennes par Gustave Corçâo **Retour** Reprenons aujourd'hui notre conversation interrompue par des vicissitudes brutales qu'il vaut mieux passer sous silence. J'ai beaucoup marché, comme le soldat de Stra­vinsky, mais j'arrive. Recommençons. A côté de ma table de travail, deux téléphones me guettent. Il y a des gens qui ne supportent pas la moindre interruption aux heures de travail ; moi, je ne sais pas pourquoi, je ne supporterais même pas l'idée de ne pouvoir être interrompu, spéciale­ment quand j'écris pour la chaîne des journaux qui m'ex­posent à tout. C'est dans ce même état d'esprit que j'écris ces conversations aux amis d'ITINÉRAIRES. Dans mon bureau tranquille, coincé contre les grilles d'un petit jardin, mais aussi avancé en proue et exposé à la rue, je sens la présence du monstre polymorphe que je traite comme mon cher lecteur. Je n'essayerai pas une ébauche du monstre : imaginez vous-même une pieuvre hyperbolique, évoquez Victor Hugo (in *Travailleurs de la Mer*)*,* et vous aurez alors, lecteur, la figure du fantôme qui me tient compagnie. **Les péchés contre l'ordre de la charité** Un de mes téléphones m'appelle, et j'écoute paroles de sympathie et d'encouragement. Continuez ! Courage ! Ils ne sont pas rares, Dieu merci, ces lecteurs favorables, mais voilà le revers que je viens de saisir dans un éclair d'intégration de dix mille voix d'encouragement : un océan d'équivoques m'apparaît sous ces applaudissements. 78:187 Oui, ils sont encore trop nombreux, ils sont légion ceux qui se trompent sur la nature de la chose qui nous fait souffrir, oui, ceux qui se plaignent des débats, des éclats, des déchirements entre les frères de la même Église qui, dans la chaleur des polémiques, courent le risque de bles­ser la charité. Vous serez surpris, chers lecteurs charitables, si je vous dis que c'est vous, chers frères, qui courez le danger de manquer à la sainte et vraie Charité, par le mépris ou l'oubli d'une idée majeure qui régnait jadis, aux temps où les sages enseignaient et le Christ régnait, cette idée qui, aujourd'hui, est une mendiante inconnue des hommes qui se disent catholiques, et haie des innovateurs, des bâtisseurs d'un « monde meilleur construit par les pires des hommes ». Vous me demanderez quelle est cette idée, et moi respondeo dicendum : L'ORDRE DE LA CHARITÉ. Car il y a un ordre dans la charité, et il ne peut exister un amour hors de cet ordre, un amour qui n'en soit pas la splendeur, ou cet amour alors pourrait prétendre être la perfection suprême de l'anarchie. C'est l'oubli de cet ordre qui, de nos jours, nous a menés au repoussant pacifisme d'une fausse fraternité et d'une lâche mollesse qui nous rendra, de par-dessus les toits d'une abominable contre-civilisation, un déluge d'indicibles cruautés. La pire des guerres sera le fruit de cette paix, dont le prix Nobel devrait être décerné à Lucifer. Nous reviendrons plus tard à ces questions de paix et de guerre, mais je pense que, pour être bien appareillés, il vaut mieux, maintenant, nous pencher quelques minutes sur cette idée majeure de l'ordre de la charité. **L'ordre de la charité** Je m'adresse ici aux lecteurs vraiment catholiques qui m'encouragent dans la défense de la Foi, sans cacher toutefois leur crainte, aux jours de tempête, devant les excès de ma férocité. A ces braves amis, ou à ces timides témoins du Christ, je conseille de revenir à saint Tho­mas ; ou mieux je dis : allez à Saint Thomas ; ou encore mieux : *ite ad Thoma.* Le problème est majestueusement posé dans la Somme, aux questions de la IIa IIae où, à mon humble avis, le génie humain illuminé par la Foi divine atteint l'une de ses plus hautes expressions. 79:187 Dès la Qu. 23, à l'article 4, où il s'agit de rehausser la valeur de la Charité comme vertu spéciale, nous lisons un mot d'or de saint Augustin qui « boussole » notre cœur, et nous arme pour certaines autres citations de lui-même qui semblent, aux sots, pou­voir être utilisées pour l'anarchie. Ici nous lisons : « La vertu, c'est la mise en ordre de l'amour. » Mais c'est aux questions 25 et 26 qu'éclate, en toute sa splendeur, la doc­trine sur l'objet de la Charité, et sur l'ordre qui doit régir ces objets. Mais ici, je demande au cher lecteur la per­mission de rompre l'ordre mineur de cet exposé, pour l'épanchement d'une admiration exigée par un ordre supé­rieur. **Louons saint Thomas** Il ne sera jamais inopportun, l'éloge du Docteur Angé­lique que l'Église, à travers les siècles, proclame docteur des docteurs ; *opportunissime* sera l'éloge que nous devons faire en ce siècle de son septième centenaire, alors que l'Église semble sombrer dans l'horrible gouffre d'omissions accumulées par de mépris et l'oubli de sa doctrine. Louons donc notre saint Docteur, chantons notre gratitude en terme de prière : « Benedicite omnia opera Domini Domi­no ; benedicite opera omnia Thomae... » Une lourde tristesse m'accable si je songe à ce que pourrait être ce brave pauvre nouveau monde moderne, si plein de science des choses inférieures, et si gonflé de lui-même... Ah ! s'il eût été un peu plus aimant de la sa­gesse, c'est-à-dire, s'il avait aimé le véritable amour, dans sa vraie beauté et dans son ordre de vérité, s'il n'eût pas méprisé, s'il n'eût pas oublié ces plateaux magnifiques de l'œuvre de saint Thomas. Je m'adresse aux ombres qui peuplent l'ombre de mon studio -- tout est sombre autour de moi -- pour un sou­pir de soulagement qui serait facile en langue portugaise -- elle qui a le génie de la tristesse soupirante avec ses intra­duisibles « ai de mim », « coitado d'ele », « coitado do Alvaro Campos », « ai que saudades »... ([^4]). Je ne sais pas, chers fantômes, si vous connaissez le petit poème an­glais où l'auteur pleure sur le plus triste des mots, « *the saddest word : it might have been *»*.* 80:187 L'imparfait du sub­jonctif qui m'attire est pour vous français toujours difficile et presque toujours vraiment imparfait. Il me vient à l'esprit une page de la correspondance Gide-Claudel où l'un de ces maîtres de la langue interrompit le débat des idées pour faire l'éloge d'un certain imparfait du subjonc­tif de son correspondant. Et, moi aussi, j'ai interrompu la lecture des idées pour admirer ce beau zèle de la langue, -- zèle qui devient si rare aujourd'hui ! J'insiste dans la considération de ce que serait le monde d'aujourd'hui : Ah ! si les humanistes de la Re­naissance avaient pu lire l'article 7 de la Question 25 pour reprendre la doctrine des deux amours, sans laquelle le nouvel humanisme se tournera, bêtement sans le savoir, à l'éloge de l'amour propre qui est l'un des axes de la Civilisation Moderne. Si les catholiques de notre temps avaient pu encore saisir le sens profond de ce texte majeur qui nous dépeint, l'un après l'autre, le visage des deux amours de soi-même, le bon et bel amour et *l'amour-propre,* racine et source de tous les péchés. **L'amour-propre** Si toutes les victimes de ce monde névrosé pouvaient comprendre, grâce à saint Thomas, que la névrose est une espèce d'enflure de l'amour-propre et un ferment d'inimitié qui opère la scission entre le moi extérieur de l'amour-pro­pre et le vrai moi, tourné vers Dieu. Si, en somme, ce pauvre homme moderne venait à dé­couvrir, à redécouvrir, qu'il faut se connaître soi-même, non d'une science des choses sensibles et inférieures, mais d'une connaissance de la sagesse pour vivre la paix intérieure. Si les théologiens des derniers conciles avaient pu con­naître, pour en faire leur profit, ce texte majeur où l'on voit que l'amour-propre est essentiellement menteur, in­trinsèquement tricheur et, par cela, irrésistiblement « fa­bricateur » des faux amours. 81:187 Si on avait pu, encore à temps, prévoir les désastres vers lesquels glisserait une civilisation centrée dans l'amour de soi-même et toute intéressée à l'homme extérieur, vainqueur, dominateur des choses mineures, au prix du déraillement et de la perte de son âme... ! \*\*\* Permettez que je m'enivre de la tristesse du plus triste des mots, « It might have been », et que je me demande encore ce qu'aurait pu être ce monde si on avait su à temps voir toute la beauté de ce texte : « C'est pourquoi, ne se connaissant pas exactement eux-mêmes, ils (les dévoyés) ([^5]) ne s'aiment pas vraiment, mais seulement *ce qu'ils prennent pour eux-mêmes.* Au contraire, ceux qui sont dans la sagesse, se connaissent avec vérité et rectitude, s'aiment vraiment eux-mêmes. » Sans être latiniste, j'aime d'un fervent amour le texte original et je ne résiste pas à la joie de le reproduire ici, dans l'espérance d'amorcer quelque poisson « UNDE NON RECTE COGNOSCENTES SEIPSOS, NON VERE DILI­GUNT SEIPSOS, SED DILIGUNT ILLUD QUOD SEIPSOS ESSE REPUTANT. » Voilà l'immense tricherie des temps modernes : les hommes ne se connaissant pas eux-mêmes avec rectitude, ne s'aiment pas eux-mêmes dans la vérité, mais dans le mensonge d'une idole qu'ils se sont faite, et qu'ils se met­tent à vénérer. Observez bien que le terme « non recte co­gnoscentes seipsos » ne révèle pas seulement une erreur, une déviation, mais plutôt un mensonge du moi au moi, une tricherie intérieure destinée à la gloire d'une large et puissante tricherie extérieure. Je me laisserais prendre par cette idée obsessive et tris­tement rétrospective : que serait ce monde moderne si on avait donné plus d'attention à la sagesse de l'Église appor­tée par frère Thomas ! Pourrons-nous corriger la chute abyssale ? Sans doute ; mais, si on me redonne un espoir, alors je vous répondrai : si vous voulez restaurer cet ensemble de faits, d'idées, de valeurs, de critères qu'on nomme une civilisation, allez à Thomas, *ite ad Thomas.* 82:187 Mon téléphone 25 sonna. Une lectrice me demandait le développement de cette idée qui nous montre l'amour-propre comme un principe de scission entre le moi et le moi. J'écrirais volontiers un livre à partir de cette idée maîtresse ; d'ailleurs, il est, en partie, déjà écrit en portugais mais non traduit : il s'appelle *Dois Amores e Duas Cidades.* Ici, pour ne pas partir « galopant en toutes les directions » comme un ardent personnage de Ponson du Terrail, j'insisterai sur cette idée centrale : l'amour-propre est essentiellement un fausseur. Dans la vie de l'âme, il est l'intrigant qui pousse le moi contre le moi, qui met l'inimitié au centre du moi, qui me fait le pire ennemi de moi-même, et qui commence par me tromper pour que je puisse tromper les autres. Dans la vie des civilisations il est l'usine atomique des fausses idées, des faux critères, des fausses valeurs et, ah ! surtout ! il est le faux amour des pauvres, des opprimés, il est enfin, le faux amour uni­versel. Ici, mon téléphone 85 m'interrompit : un lecteur, avec quel timbre d'impatience, me prie de ne pas multi­plier les digressions et de revenir à l'ordre de la charité qui resta, là-bas, en suspens. **Encore l'ordre de la charité** Retournons-y. Nous voilà au plateau de la question 26, où fr. Thomas, dès l'article 1, contre les erreurs en l'air, enseigne que la charité comporte un ordre, et c'est dans le Cantique des Cantiques que le sage choisit son décisif *sed contra :* « Le Roi m'a fait entrer dans son cellier et il a mis en ordre ma charité. » Mais c'est à l'ar­ticle 2 que fr. Thomas pose la question qui, de prime abord, peut nous paraître excessivement simple et naïve : « Faut-il aimer Dieu plus que le prochain ? » Le lecteur moderne sera peut-être étonné devant cette question. Il imaginait qu'au Moyen Age, au XIII^e^ siècle, « le plus grand des siècles », personne n'aurait eu l'idée saugrenue de « questionner » ou de « contester » la souve­raineté de Dieu et de l'absolue préséance de son Nom dans la hiérarchie des amours. Il vaut bien la peine de trans­crire ici les erreurs que saint Thomas énumère dans cet article 2, pour les réfuter après le *sed contra* et le *respon­deo.* Voilà le texte tel qu'il est traduit dans l'Édition de la Revue des Jeunes, trad. H. D. Noble, o.p., 1936 : 83:187 « 1. Dans saint Jean, il est dit à celui qui n'ai­me pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas. Il suit que ce qui est le plus visible est le plus aimable, car, selon le Philoso­phe, la vision est le principe de l'amour. Or Dieu est moins visible que le prochain. Il est donc moins aimable pour la charité. » Le Docteur Angélique a vu loin, il a percé les ténèbres du XIV^e^ siècle, et vaincu l'éblouissement des fausses lu­mières des siècles du monde moderne. Ainsi a-t-il choisi, pour signaler les égarements qui peuvent écarter les hom­mes de la plus forte des vérités, cet exemple où l'on aperçoit déjà -- malgré les clartés du Moyen Age, la leçon des docteurs, et l'enseignement vivant des cathédrales -- l'ivraie de l'empirisme, qui sera le fléau de la civilisation moderne. Le fou, imaginé par saint Thomas, ne s'accroche pas à l'empirisme avec le brutal abandon de tout l'Évan­gile, mais il s'en sert à sa façon, il le tourne, il le retourne selon le goût de son moi de chair, de son amour-propre qui se meut toujours suivant le géotropisme du sensible. Après l'étude de la question, saint Thomas consacre une longue réplique à cette idée, non qu'elle en soit digne, mais juste­ment, à mon avis, à cause du danger mortel pour les âmes que saint Thomas a deviné. Voilà : « Ad primum : une chose est cause de l'amour de deux manières. Premièrement, comme étant ce qui motive l'amour ; et c'est de cette façon que le bien est la cause de l'amour, puisqu'un être est ai­mé pour autant qu'il est bon ; secondement, une chose est cause de l'amour en tant qu'elle se pré­sente comme le chemin qui y conduit. Et c'est ainsi que la vision est la cause de l'amour, non pas qu'un être soit aimable en raison de sa visibilité, mais parce que, par la vision, nous sommes amenés à l'aimer. Il ne suit donc pas de ce qu'une chose est plus visible, qu'elle soit plus aimable, mais seulement qu'elle remplisse mieux la première condition de l'amour. C'est en ce sens que raisonne l'Apôtre. Nous avons l'occasion d'aimer notre pro­chain, en premier lieu parce qu'il. est plus visible ; en effet, « l'âme apprend par ce qu'elle connaît à aimer ce qu'elle ne connaît pas » dit saint Grégoire. Si donc quelqu'un n'aime pas son prochain, on pourra en arguer qu'il n'aime pas Dieu, non pas que le prochain soit plus aimable que Dieu mais parce qu'il s'offre le premier à notre amour. Au demeurant, Dieu reste le plus aimable, à cause de sa plus grande bonté ». 84:187 A l'article 4 de la même Qu. 26 se pose la plus brûlante et troublante question, toute tissée d'équivoques, car l'un des termes est l'amour de soi-même, qui se dédouble en amour vrai de soi-même et en amour-propre, comme nous l'avons vu à la Qu. 25 art. 7. Le psychologue Erik Fromm, en deux œuvres remarquables, mais malheureu­sement encore chargées des conséquences de l'empirisme de l'auteur, redécouvre les deux amours dans le rapport moi-moi, qu'il désigne par *self-love* et *selfishness.* Ces deux livres, *Sane Society* et *Man for himself* n'ont pas mené l'auteur, âme inégale et sinueuse, à la persévérance finale. Pour nous, je le répète, ces articles de saint Thomas pourraient avoir une puissance purificatrice incalculable, si... Ici je retomberai dans la litanie des *si on avait pu... ;* mais les deux téléphones me regardent sévèrement, et je reviens à l'article 4. « Article 4 : L'homme doit-il s'aimer lui-même, en charité, plus que son prochain ? » J'imagine les hurlements, les rugissements, les hen­nissements, les gloussements que la simple lecture de cette question eût provoqués dans l'Assemblée des religieux, réunis en juillet à Rio ! D'abord, tout le monde ignore définitivement la doctrine des deux amours, et ce même tout le monde juge que l'amour de soi-même est toujours égoïstique et mauvais, ce qui n'empêche pas ce person­nage, polymorphe de le pratiquer méthodiquement. Il y a même, dans ce cas, une curieuse éclipse relative à ce problème antérieur. Depuis l'aggiornamento, nous sommes gavés de tant de bêtises ! Plus d'un catéchisme du bon vieux temps, les animaux alors ne parlaient pas, m'a montré la définition de l'égoïsme comme un excès de l'amour de soi-même, et non comme un autre amour tourné vers un autre objet. (Laissons pour un moment de loisir mes plaintes contre la funeste vulgarisation de la doctrine du juste milieu qui a bâti toute une philoso­phie morale pour faire l'éloge de la médiocrité) et retour­nons à l'article 4. Là, une abondance de raisons nous mènent à croire qu'indubitablement on doit aimer le prochain plus que soi-même. Les hommes, pour la plupart, jugeront inutile de soulever la question, incapables même sont-ils de rêver que saint Thomas puisse lever un *sed contra* pour nier les louanges que le plus hypocrite des siècles fait de l'amour du prochain. Or, c'est précisément ce que fait notre docteur : 85:187 « *Sed contra :* nous lisons dans l'Écriture « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». On peut conclure que l'amour de l'homme pour lui-même est comme le modèle de l'amour qu'il doit avoir pour le prochain. Or, le modèle l'emporte sur la copie. L'homme doit donc, en charité, s'aimer *lui-même* plus que le prochain. » Pourvu, cependant, que cet amour de lui-même soit le bel et bon amour tourné vers Dieu, et non l'amour-propre, tourné vers l'extérieur. Cette hiérarchie de la charité peut choquer quiconque ne serait pas familiarisé avec la doctrine des deux amours. Je propose donc un moyen didactique pour éviter une inutile dépense d'efforts. Prenons la perspective de la responsabilité et posons le problème des comptes que nous aurons à rendre, devant la balance de saint Michel. Là, je crois, qu'il n'est pas difficile de comprendre que notre première pesée devra porter sur ce que nous aurons fait de nous-même, de notre existence, des dons de Dieu dont nous avons si mal usé. Dans cette perspective, la tradition catholique voit dans chaque « soi-même » le premier prochain. Il y a plus : c'est l'amour de soi-même qui est le modèle et la mesure de l'amour du prochain, et dans un sens plus profond, il est le paradigme de tous les amours. L'homme aime le prochain selon l'amour qu'il a pour lui-même. A la Qu. 25 art. 4 (que nous n'avons pas encore abor­dée), saint Thomas pose sous un autre angle la question de l'amour de soi-même, duquel jaillissent de nouvelles richesses. Ici le même commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », au *Sed Contra,* est en­core une fois retourné, parce que maintenant la difficulté est de concevoir un amour de charité qui, étant une amitié, paraît exiger une réciprocité, donc une dualité, et puisse avoir encore soi-même comme objet. Or, si le précepte pose le rapport modèle-copie entre les deux amours, on doit conclure que l'homme peut s'aimer lui-même d'un amour de charité. Lisons maintenant le beau *respondeo* de cet article : « *Respondeo dicendum* que la charité étant une amitié, nous en pouvons parler de deux manières. D'abord selon sa raison commune d'amitié ; et, en ce sens, on doit dire que l'amitié ne peut pas exis­ter, à proprement parler, à l'égard de soi-même, mais qu'il existe quelque chose de plus que l'ami­tié ; car l'amitié implique une certaine union ; De­nys dit, en effet, que « l'amour est une force qui unit ». 86:187 Or, tout individu a, vis-à-vis de lui-même, sa propre unité, qui l'emporte sur l'union qu'il peut avoir avec un autre. Et, de même que l'unité est le principe de l'union, ainsi l'amour que l'on éprouve pour soi-même est la forme et la racine de l'amitié. » Je suspends la citation pour savourer, pour m'enivrer de cet air pur des grands auteurs. Abreuvons-nous. Conso­lons-nous. Pleurons de joie. Et retournons aux sources : « En effet, on peut dire que nous avons l'amitié pour d'autres quand nous sommes pour eux ce que nous sommes pour nous-mêmes ; il est écrit dans les Éthiques : « Les marques d'amitié pour autrui dérivent de celles que l'on a pour soi », de même que l'on dit aussi, à propos des principes, qu'ils ne sont point objet de science, mais de quelque chose de plus : de l'intelligence. « Secondement, nous pouvons envisager la cha­rité selon sa raison propre, en tant qu'elle est une amitié de l'homme pour Dieu principalement, et de toutes les choses qui sont de Dieu, par voie de conséquence. Or, parmi ces choses, il faut bien compter l'homme même qui a la charité. Ainsi donc, puisqu'il fait partie des choses appartenant à Dieu et qu'il doit aimer de charité, l'homme s'aime lui-même d'un amour de charité. » **Au cours de l'histoire** Essayons ici, aussi brièvement que possible, de par­courir l'histoire du christianisme à la lumière des principes que nous venons d'étudier en saint Thomas ; voyons d'abord le haut Moyen Age, où les Chrétiens commencent à prendre conscience de vivre une civilisation et d'avoir acquis une certaine dimension historique. A travers l'obscu­rité des contingences, si on regarde à fond, on voit que, pendant cette période -- elle mérite bien le nom de « civilisation chrétienne » -- le Christianisme authenti­quement vécu, en dépit des crimes et des péchés des hom­mes, a suivi une ligne bien définie, celle de saint Augustin dans les *Soliloques,* où il résume tous ses desseins dans la connaissance de Dieu et de son âme. Il donnera à cette règle une autre formulation : « Connais-toi toi-même en Dieu », -- Étienne Gilson l'a si justement nommée « socratisme chrétien ». 87:187 En cette règle, nous avons le mot d'ordre, l'écho qui résonne de par les vallées du Moyen Age, pendant plus de mille ans. Nous pouvons choisir trois bornes, pour bien repérer cet itinéraire : saint Augus­tin, saint Bernard, et, au crépuscule de cet âge de clarté, sainte Catherine de Sienne. *Se connaître soi-même en Dieu,* telle est la règle, fondée sur l'ordre de la charité, la seule qui produise dans l'âme humaine l'amour de soi-même bien ordonné, amour par lequel l'âme met à sa place le moi sensible qui, là où il doit être, est lui aussi bon et aimable ; et alors, en cette heureuse intégration du moi, dans l'ordre, et dans la pré­sence de Dieu, chaque homme distillera, au profit de tous, le miel de la douce humilité, il possédera au sommet de son âme, dans la ligne de la charité et du don de Sagesse, le fruit de Paix, non de la paix charnelle que notre *Au­jourd'hui* cherche, en vain, et au prix des pires lâchetés, mais cette Paix du Christ qui nous a dit : « Je vous laisse la paix ; je vous donne ma paix ; mais je ne vous la donne pas comme la donne le monde. » (Jean XIV, 27.) L'énergie atomique des « moi » bien intégrés, avec toutes les inévitables exceptions, a produit une société, une civilisation vitalement commandée par l'ordre de la Charité. **Le désordre envahit la chrétienté** Voilà qu'au point le plus culminant de cette période, on commence à sentir les secousses sismiques qui annon­cent la catastrophe ! L'harmonie médiévale se trouve, peu à peu, détériorée par le mépris de la bonne doctrine et l'argent des faux-monnayeurs. Le sournois « nominalisme » surgit, sous la forme d'un divorce entre l'intelligence et l'être, et donc sous la forme d'un principe de doute et d'inimitié entre l'homme et lui-même ; il se répand, pro­jeté au dehors comme une défiance de la loyauté de l'in­telligence envers la supérieure et transcendantale vérité de l'être. Dans son *Histoire de la Philosophie,* l'espagnol Fraille écrit cette phrase, qui sonne comme le glas funèbre de toute une civilisation : « Au XIV^e^ siècle on enseigne le nominalisme dans toutes les universités de l'Europe. » Nous ajouterons : pire encore, de par toute l'Europe, dans la rue, aux champs, en famille, on vit, on lutte, on aime, on s'amuse avec des critères nominalistes, avec un lexique nouveau qui ose se rire bêtement des scolastiques, qui d'ailleurs plongent, eux-mêmes, dans une épouvantable décadence. 88:187 Ce siècle shakespearien, qui a connu tant d'incendies, d'inondations, de sécheresses, de famines, ce siècle qui a connu toutes sortes de fléaux, avec sa peste noire -- elle a duré cent ans -- nous paraît comme le châtiment col­lectif d'un nouveau péché, d'un Adam polymorphique. Quel fut donc ce péché ? Là, je n'oserai me lancer dans la moindre des suggestions. Sachons attendre... nous au­rons la clef de cet effondrement au jugement dernier. **La nouvelle « civilisation »** La tempête est apaisée, la peste noire est passée, voilà maintenant le surprenant contraste que nous offrent les siècles qui s'ensuivent. L'homme se relève, l'homme se tient sur ses deux jambes avec fermeté, assurance, relève la tête avec une allégresse orgueilleuse quand on lui an­nonce les découvertes au-delà des mers, les découvertes au-delà des cieux ! Oui, la terre a grandi, les Cieux se sont élargis ! Partout, on respire un optimisme dont l'hom­me du XV^e^ et du XVI^e^ siècle s'enivre. Roland Mousnier nous dépeint cet état de chose comme un essor extraordinaire qui se veut être la *découverte de l'homme :* « L'art prend un caractère nouveau, nous dit-il... le sujet principal, c'est l'homme, le beau corps humain. Cet art, même lors­qu'il traite de sujets religieux, est païen... » « ...Beauté du corps humain, triomphe de l'homme dans sa force rayonnante, horreur de la douleur, de la compassion, de la résignation, le sens du christianisme se perd dans cet art, où éclatent l'orgueil et la jouissance... » « ...La Renais­sance scientifique est une découverte de la Nature et de l'Homme... » et l'auteur conclut : « Dans la crise qui s'ouvrait, restait cependant l'Homme. » Rappelons l'apologue du religieux qui, en écoutant un merveilleux chant d'oiseau, s'oublia pendant des siècles. Supposons que notre religieux entre en extase au XIII^e^ siè­cle et se réveille vers le milieu du XVI^e^. Entendant les his­toires qu'on lui raconte il s'éblouit, mais quand on lui dit que la plus grande des découvertes est celle du pou­voir des hommes, de la supériorité de l'Homme enfin adulte, notre religieux, hochant la tête, gravement, répond : « videtur quod non, videur quod non... ». 89:187 Et il a raison de s'inquiéter, car la sensationnelle découverte du nouvel humanisme n'est pas celle de l'homme, mais celle de « l'homme extérieur » : « Unde non recte cognoscentes seipsos, non vere diligent seipsos, sed diligent illud quod seip­sos esse reputant.* *» « C'est pourquoi, ne se connaissant pas exactement eux-mêmes, ils ne s'aiment pas vraiment, mais seulement ce qu'ils prennent pour eux-mêmes. » Jacques Maritain, dans *l'Humanisme intégral,* dit que cette civilisation, née de la Renaissance et de la Réforme, en contraste donc avec le Moyen Age, est toute centrée dans l'homme. Il dit : anthropocentrique ; moi, je préfère dire qu'elle est centrée dans l'homme, certes oui, mais autour de « l'homme dé-centré », et donc elle sera an­thropo-excentrique. Les malheureux habitants de cette ci­vilisation moderne « goberont » au collège, à travers les livres, et respireront partout le parfum enivrant de cette contre-vérité monumentale qui fait de la Renaissance un haut-relief de l'histoire. Maintenant, nous savons, grâce à saint Thomas, que ce tournant de l'histoire est le fléau des siècles d'une « civilisation » structurée, inspirée contre l'ordre de la charité. Les conséquences, en ces temps-là, étaient imprévisibles ; aujourd'hui, nous commençons à deviner de quoi il s'agit. Nous pourrions encore ajouter qu'en ce tournant de l'histoire, où s'opéra un tel boule­versement des valeurs, nous reconnaissons le visage de la Révolution, nous reconnaissons le profil de ce mouve­ment historique d'aversion de Dieu, nous voyons marquée cette borne (pour qui sait lire dans le graphisme de l'his­toire), elle signifie une étape capitale dans la croissance de la Révolution en marche. En vérité, dans le flux des événements, que le langage hégélien appelle histoire (car dans le langage classique, histoire est, comme l'écrit Henri Marrou, « l'étude du passé humain »), il n'y a que deux courants historiques : le Christianisme et la Révolution qui lui est opposée. Le reste est confusion, mouvement brownien de bipèdes « im­plumes » ! **L'équilibre de la révolution** Mon 85 sonna, et la voix d'un professeur soulevait des objections à ce qu'il appelait mon schéma. 90:187 Mais un tel monstre d'anormalité (que j'appelle désordre de la charité) ne tiendra pas debout cinq minutes, disons cinq ans ! -- Il est donc faux mon « schéma » ? *Respondeo dicendum :* je comprends, cher lecteur, votre étonnement légitime, de­vant cet équilibre si monstrueusement désordonné. D'abord, pour ma part, je m'étonne encore aujourd'hui de la pa­tience de Dieu ; et je m'étonne aussi de l'incongruité natu­relle d'un tel équilibre. Je crois, cependant, avoir trouvé une explication : il s'agit d'une espèce d'ordre appliqué au désordre pour qu'il puisse tenir. Ce qui s'opéra, au plan moral, fut un renversement des vertus. Cette nouvelle civilisation en vient à nous proposer une autre « tempé­rance ». Comme de dit si bien le grand scholat américain Em­met John Hughes, dans son ouvrage *The church and the liberal Society,* ouvrage dont je conseille très vivement la lecture, l' « *appetitus divitiarum infinitus *», si longtemps enchaîné (par la tempérance chrétienne de tout le Moyen Age), car on le considérait dangereux, est maintenant libé­ré et envisagé non plus comme un danger pour la chré­tienté et pour les âmes mais comme un principe énergé­tique pour l'enrichissement de la société. Songez-y, ils ont trouvé une nouvelle tempérance qui est affreusement l'envers de la tempérance chrétienne, pour permettre à ce faux édifice de tenir debout, en dépit du désordre de la charité ! **Intermezzo** Cher lecteur, pauvre pèlerin fatigué de la marche, en un monde pollué de toute part, je crois qu'il vaut la peine de s'asseoir au bord du chemin pour ruminer longuement ce phénomène. Je vous propose, cher lecteur, pour bien sentir la trans­formation qui s'opère, un petit voyage à vol d'oiseau. Nous voici devant l'une des corporations médiévales, où par une règle fraternellement consentie entre les ouvriers, il était défendu de travailler à la tombée de la nuit, il était défendu, aussi, d'inventer des outils pour augmenter la production, au détriment presque toujours de la qualité. Comprenons bien le motif principal de ce règlement : il s'agissait surtout de protéger l'homme et d'empêcher que se déchaîne le démon de l' « *appetitus divitiarum infini­tus *» qu'ils sentaient toujours prêt à bondir ! 91:187 Méditons ! et remercions Dieu de nous avoir donné cet exemple merveilleux du véritable humanisme dans cette organisation du travail où l'homme avait la sagesse de placer son salut au-dessus de tout. **Et reprenons la marche** Maintenant, dans la lecture des pages suivantes, je vous propose une exposition du monde moderne avec ses per­sonnages qui ne craignent plus, eux, le démon de la cupi­dité. Comparons notre contemplation avec la réalité : nous sommes maintenant dans la Renaissance, devant le per­sonnage d'Alberti qui, la nuit, à la lumière de la lampe à huile, travaille son fameux *Livre de la Famille.* L.-B. Alberti fut l'un de ces personnages protéiques, universels et extraordinaires -- et cependant si médiocres ! Il est cité par Jacob Burckhandt, dans son Histoire de la Renaissance Italienne. Ce personnage fabuleux commen­çait par admettre la toute puissance humaine : « Les hommes peuvent atteindre tout par eux-mêmes, pourvu qu'ils le veuillent. » C'est dans son *Livre de la famille* que le citoyen de Florence exprime clairement l'idée de la nouvelle tempérance qu'il n'hésite pas à canoniser : « la santa masserizia ». C'est dans le schéma du juste-milieu, terme d'Aristote, préalablement adapté, que Léon-Baptiste Alberti construit sa doctrine qui tient les dépenses super­flues, la négligence des calculs de budget comme le plus abominable des péchés contre l'ordre de la masserizia ! Son concept de vertu coïncide avec celui d'une médiocrité mesurée, protégée, maintenue avec une force presque hé­roïque afin d'éviter que l'homme, par une coupable et horrible négligence, n'en vienne à tomber dans la pauvreté et ne soit ainsi forcé à tendre la main et à prononcer le plus abominable des mots : « Io prego. » La pierre fondamentale de la morale bourgeoise est bien posée par ce bourgeois de Florence, archétype des habitants du monde libéral, et j'ajouterai : cet anti-François d'Assise. Observez bien, lecteur, que c'est dans la falsi­fication mensongère des vertus, appuyée sur un solide culte de la médiocrité, que réside la solidité du système. Cette solidité anti-naturelle réussit à se maintenir pendant qua­tre ou cinq siècles, puis brusquement s'effondra. 92:187 Après l'incroyable *Livre de la Famille,* surgissent, par­tout, avec un succès qu'on a peine à croire, des livres d'endoctrinement sur la nouvelle tempérance ([^6]) : l'espa­gnol Herrera, le français Étienne, l'italien Tanara qui n'accepte aucune valeur supérieure à celle de l'utilité. Dans son jardin, il ne tombait pas, lui, dans le péché de cultiver d'inutiles fleurs, ces courtisanes végétales, car, honnêtement, scrupuleusement, il les avait remplacées par de sages plantes potagères ! Dans son livre, ce per­sonnage, qui nous paraît fantastique, attribue la chute du pauvre Adam à la beauté du jardin édénique ! Et voilà, dans l'utile bêtise et dans sa sœur jumelle la médiocrité, tout le secret de l'ordre apparent, le simulacre de progrès qui a trompé l'Occident, pendant plus de quatre siècles. Accélérons la machine du temps et fermons ce poly­gone des héros avec le roi des sots de la Société Libérale Benjamin Franklin, avec son *Poor Richard* qui eut, à l'époque, un succès énorme, succès similaire à celui, de nos jours, des livres de Teilhard de Chardin. Je ne puis pas m'attarder dans le champ des faits qui composent ce tableau, ou plutôt ce « puzzle » de l'histoire superficielle, car dans ces lignes destinées à ITINÉRAIRES, nous nous étions engagés dans l'étude plus profonde des caractères moraux et sociaux d'une civilisation, fondée sur le désordre de la charité. La Société Libérale est une énorme réalisation his­torique, qui à ce point de vue mériterait un gigantesque effort d'étude, hors de nos forces. Cependant, je demande un minimum d'intérêt pour ce qui va suivre, car il faut que nous soyons capables de soupçonner la profondeur de ce problème et d'aiguiser ainsi notre appétit pour une étude plus approfondie. Sans un minimum de cette étude, nous ne pourrions rien comprendre de l'actualité. Essayons ! \*\*\* Nous nous trouvons devant un phénomène grotesque qui dura cinq siècles. Cette expérience historique a pré­tendu, pour la forme et la solidarité des nations, donc de toute la société humaine, établir cette formule de l'atome basique : 93:187 l'énergie moléculaire sera la force de l'égoïsme et sera maintenue en équilibre par l'intérêt de la médio­crité ; l'homme est ainsi structuré pour vivre parmi les hommes dans un État-Gendarme ou Léviathan, car il faut ne pas oublier un seul instant le principe fondamental qui anime cette civilisation : « L'homme est, par nature, essentiellement ennemi de l'homme. » Ce grand principe qui, comme nous l'avons vu précédemment, est l'éma­nation de l'inimitié interne produite par l'amour-propre, se trouve bien dosé par Thomas Hobbes, ce piètre philo­sophe qui a écrit *Léviathan,* nouveau chef-d'œuvre de mé­diocrité où il enseigne que les hommes, étant égaux, dési­reront les mêmes choses, ce qui, par la difficulté ou l'im­possibilité d'une juste distribution, engendrera des guerres perpétuelles, à moins qu'ils ne sachent se grouper dans le Léviathan, c'est-à-dire dans une organisation politique capable de les maintenir en ordre. En ordre ? En paix ? En équilibre ? La formule anglaise originelle nous suggère une espèce de crainte, faite de respect et de peur. Voilà dans sa forme originelle l'idée de Thomas Hobbes : « He­reby it is manifest that during the time men live without a *common power to keep them in awe,* they are in that condition which is called war. » Traduisons : « Par consé­quent, il est évident que les hommes vivront toujours en guerre s'ils n'ont pas *une force commune pour les main­tenir dans cet état d'esprit, composé de respect et de peur* (que l'auteur anglais désigne par le mot « awe »). On commettrait une cruelle injustice en pensant que cette philosophie politique fut agréable à Donoso Cortez, le grand d'Espagne, ou à Charles Maurras, le paladin de l'autorité et de l'ordre. Henri Massis nous raconte qu'un jour, à l'Action française, la conversation se tourna vers les classiques, et quelqu'un eut l'infélicité de dire que le Roi Créon, dans Sophocle, représentait l'Ordre. Charles Maurras tomba à fond sur le malheureux -- Non ! l'*Ordre* est Antigone ! En fait, est-il chose plus désagréable, en cette vallée de larmes, que de voir nos plus chères idées défendues par la médiocrité, et en termes qui éteignent toute leur splendeur. Une philosophie comme celle de Thomas Hobbes rend odieuse l'idée d'autorité et d'ordre. La même Société Libérale essayera de s'exprimer par d'autres voix, non moins malheureuses : Adam Smith, pour fonder son ordre politique et économique, songe à un État-gendarme et prêche la fameuse doctrine de la main invisible, à qui incombe la mission de promouvoir le bien commun, pour­vu que chaque individu conduise habilement ses propres intérêts. 94:187 Dans la même ligne de pensée, faussement opti­miste -- car fondée sur un cruel pessimisme de la nature (donc manichéen) et non sur la condition de l'homme déchu -- nous avons encore un Bernard de Mandeville, nom bien français mais il était hollandais et écrivait en anglais. Il est l'auteur de la fameuse *Fable des Abeilles* et du non moins fameux apophtegme : « Private vices, pu­blic benefits », qui se dispense de traduction et d'inter­prétation. Observons que cette entité qu'on nomme Civilisation Moderne ou Société Libérale est composée de lignes de l'histoire apparemment opposées ; matériellement, elle s'opposent vraiment en plusieurs points, mais formaliter*,* elles ont les mêmes racines profondes. L'une de ces deux espèces de fibres historiques est celle que nous venons de décrire brièvement ; l'autre se situe dans la ligne du socialisme et de la Révolution qui paraît opposée à la bour­geoisie du type Alberti ou Franklin, mais en fait se fonde sur le même désordre essentiel. L'homme de la Révolution croit au même principe de l'essentielle inimitié humaine, parce que, en lui-même, il est aussi divorcé d'avec lui-même que le plus majestueux et vaniteux des bourgeois. La différence principale entre le révolutionnaire et le libé­ral réside dans le moyen qu'ils trouvent de mettre un « certain ordre » dans le désordre essentiel du moi scindé. Le libéral, comme nous l'avons déjà vu, trouve la solution de l'équilibre dans la médiocrité ou dans la peur. Le révo­lutionnaire cherchera la clef de l'antithèse dans l'idée d'un équilibre dynamique, c'est-à-dire dans l'idée d'une utili­sation énergétique de l'inimitié, soit l'intérieure, soit celle qui s'établira entre les classes. Cette inimitié, en deux temps, sera de moteur de l'histoire et du progrès. Tandis que les libéraux pratiquent un culte de paisible liturgie à l'idole du progrès, le révolutionnaire, lui, ne dissimule pas ses intentions meurtrières ; mais il dissimulera sou­vent une contre-idée sous-jacente à la notion de progrès. Les révolutionnaires veulent marcher en avant, ils sont progressistes, sans doute, mais à une condition qui est maintenue hermétique et réservée à l'usage seulement des initiés. Bakounine et Marx ont été séparés par cette idée, que Bakounine voyait plus clairement : à savoir la né­cessité antithétique d'un chambardement général, d'une destruction de toutes œuvres faites jusqu'ici, donc d'une ré-volution pour le commencement, disons même, pour la création d'un monde meilleur, meilleur que ce monde « mal venu », comme le disait Van Gogh à son frère. Création ? (ex-nihilo) ? Et pourquoi pas, si ces hommes sont « sicut Dei » ? 95:187 Il y aura, sans doute, des malentendus qui pousseront ces deux frères jumeaux à s'entretuer : au fond, devant Dieu, ils sont en égale position d'aversion ou de désordre à l'égard de la charité. En vérité, ils méritent tous deux le titre de révolutionnaire que le monde de notre siècle vénère. \*\*\* D'ailleurs, je vous le rappelle avec un certain retard, ce sont eux, les libéraux, qui, dans les sociétés de pensée du XVIII^e^ siècle, ont préparé la première explosion révo­lutionnaire de conséquences universelles. Lisez dans les œuvres d'Augustin Cochin la vraie version de cette his­toire, demeurée si bien cachée par l'amas des contre­vérités de l'enseignement officiel. \*\*\* Ici, c'est un ami, et un ami français, qui me pose cette question : -- Qui est cet Augustin Cochin dont je n'ai jamais entendu parler ? Un Français illustre m'a déjà demandé si je connaissais Augustin Cochin. Pour ne pas l'étonner outre-mesure, je ne lui ai pas dit que Augustin Cochin était largement cité dans mon livre *O Seculo do Nada.* Mais devant l'ignorance d'un Français, je me sens obligé de crier contre une into­lérable injustice, disséminée de par toute la France. Oui, le nom de Augustin Cochin, qui fut un génie et un héros d'une taille comparable à Charles Péguy, d'un génie qui n'arriva pas à percer le mur du silence au cours de toute l'histoire de France, parce que, on peut le dire en toute vérité, lui-même préféra donner sa vie, en 1916, sa douce et belle vie, oh mon Dieu ! pour sa douce et belle France. « Heureux ceux qui sont morts pour la cité char­nelle »... Son nom illustre, sa Foi qui s'enracinait dans la longue tradition de la plus pure noblesse catholique de France, ne permettrait pas son immobilité, hors de la lutte. « Le legs de cette culture chrétienne, nationale et familiale, Au­gustin Cochin le regardait moins comme un honneur que comme une dette. » « Ma place est au danger, mon nom m'en fait un devoir ! » (Son jeune frère, officier d'état-major, père de famille, fera de même et devra mourir au front en 1915.) 96:187 « Le 12 septembre, Augustin rejoint le régiment d'active, le 146^e^ de la division de fer, il semble avoir été la ressource des cas de détresse. En hâte, il est expédié sur la Somme et à marches forcées à Fou­quescourt d'où il revient, la mâchoire brisée, le bras fracassé, pour dix mois d'hôpital. Le 15 mai, sur ses instances, il rejoint le dépôt ; après huit jours, son bras qui semblait tenir se recasse. Malgré de nouvelles opérations, il restera brisé, les tron­çons d'os distants, engainés dans le plâtre. Fin juin, malgré prières et conseils il repart. « Jamais assez » disait-il. En Champagne il revient trois fois blessé de Tahure, en septembre. Le 21 février 1916, c'est l'attaque des Alle­mands sur Verdun. Le 146^e^ est appelé précipitam­ment du fond des Vosges. Ils arrivent à Verdun, après quatre jours pénibles, le 25 février. Le capi­taine Cochin reçoit le commandement de deux compagnies de tête du bataillon, la 12^e^ et la 9^e^. Son chef lui dit : « Tenez jusqu'au bout. Je peux bien vous dire cela, à vous, vous êtes sacrifiés. » Après le premier assaut, le capitaine a une balle dans l'épaule. Après deux lieues à pied, un jour de voyage et deux jours d'hôpital, on la lui extrait à Saint-Dizier. Dès le lendemain, il repart pour re­tourner au régiment mais ses forces le trahissent : il s'évanouit. On l'envoie en Corrèze. Il n'y tient pas : « ses soldats ! les méritants à désigner, les cadres à reformer, il faut qu'il y soit ! ». Le 15 mars, il aide à reformer sa compagnie réduite à 35 hom­mes. Puis c'est la garde au Mort-Homme, du 5 au 14 avril. Pour seul abri, la tranchée étroite sous un bombardement inouï, continu, de quatre vingt-seize heures : ses soldats en deviennent fous. Ses hommes, il vit en eux, il n'a qu'un souci, les sou­tenir et les ranimer, « maintenir la flamme dans leur cœur ». Et il écrit : « Je suis monté là avec 175 hommes, j'en redescend avec 34 après avoir vu ma compagnie me passer dans les bras à la lettre. J'ai dû laisser là ma couverture tant elle était im­bibée du sang des blessés qui venaient se faire panser et consoler. » Au 20^e^ Corps, Cochin était légendaire, dit de lui son général de division. Le sacrifice si vaillamment offert fut consommé dans le dur et pénible combat de huit jours sur la Somme (1^er^-8 juillet 1916) ; le 8 juillet, dans un effort extrême rendu héroïque par la fatigue et le mauvais temps, le capitaine Cochin avec sa va­leureuse compagnie, avait atteint l'objectif désigné, le Calvaire de Hardecourt-aux-Bois et là, atteint d'une balle au cou, il tombe. 97:187 Le sang coule. Son ordonnance accourt, l'assiste, reçoit ses recomman­dations, récite la prière à haute voix avec lui. Puis le Capitaine lui dit : « A présent, laisse moi pen­ser. » Recueillement solennel pour offrir de pleine volonté sa vie à Dieu. Un soldat écrivait : « Il est mort en héros. » Il ne pouvait pas mourir autrement. Sa vie était si belle. » Cette longue citation, extraite de la Préface signée A.A. de son œuvre *La Révolution et la Libre-Pensée,* Plon, 1924, je vous l'offre, lecteur, non pas pour vous dire qui a été Augustin Cochin mais principalement pour absoudre de son ignorance votre compatriote. Il l'ignorait, parce que, en France, toute une génération paraît enragée dans la fureur de cacher cet homme immense, trop lourd sans doute, pour la conscience collective. Le fait est que le Petit Larousse qui n'a pas oublié des poussières humaines que le vent emporta, n'a pas réservé deux centimètres pour vous dire qui a été l'un des plus grands Français de ce siècle. Et tout cela a été fait en harmonie avec d'autres méfaits : il suffit de rappeler ceci : Cochin, le capitaine héroïque, lutta sous les ordres d'un autre héros qui a sauvé la France deux fois, et pour cela a été condamné à mort, par ces mêmes Tribunaux qui ont condamné Charles Maurras et assassiné Robert Brasillach. On a le droit de dire : « Cette génération, morte, ne saura pas même engraisser la terre que, vivante, elle n'a pas su défendre. » **Révolution française et fraternité** Même sans avoir la moindre intention de parcourir toute l'histoire de ces périodes, je reconnais que j'ai passé trop vite sur la Révolution française, car c'est dans ce phénomène que nous trouvons la première monstrueuse exagération contre l'ordre de la charité. Laissant de côté la sotte utopie de l'égalité et l'ivresse de la liberté, c'est dans le mot FRATERNITÉ que se cache la plus hideuse perversité de cette pernicieuse maladie historique, car cette FRATERNITÉ s'institue, fondée sur l'absence du Père. Plus exactement, sur l'assassinat du père ; pour bien mar­quer les trois plans d'analogie, ils l'ont pratiqué rituellement, cet assassinat, dans la décapitation du Roi. 98:187 Dans ce sombre jour d'éclipse totale pour la France, les révolu­tionnaires, fils de pères inconnus et fraternellement unis par cette prostitution, ont bien signalé, par-dessus toutes les apparences de progrès et de justice, le caractère foncièrement anarchique de la Révolution française. Mais d'avance, je vous annonce, cher lecteur, une Fraternité encore plus perverse, plus vide et plus puante que celle de 1789 : c'est la comédie d'amour au prochain apportée par la fausse Église qui, au Brésil, prend la forme des Campagnes de Fraternité, organisées par la Conférence Épiscopale, la CNBB, avec la collaboration des experts en propagande. On affiche dans les églises des horreurs que tout le monde devrait arracher. Dans ce carnaval, pour lequel ils choisissent avec finesse les temps de Carême, les évêques, archevêques et cardinaux peuvent bien dire qu'ils n'ont pas péché par le vain usage du Saint Nom de Dieu, car on ne le voit nulle part dans cette propagande, il s'agit donc, là encore, de frères de père inconnu ! **Du XIX^e^ au XX^e^ siècle** Accélérons notre Machine du temps, pour arriver aux désordres de nos jours, que nous devons examiner à la lumière des mêmes principes. Mais, avant de nous ins­taller dans l'actualité de ce triste crépuscule du XX^e^ siècle, je crois que sera utile l'examen de la déflexion opérée dans le cours de l'histoire, grâce à laquelle on observe plu­sieurs antithèses qui nous cachent et nous trompent en­core une fois. Je commence par affirmer la thèse de la permanence des idées, des critères, des valeurs apportées par la via modernorum et l'humanisme de la Renaissance, pour exposer ensuite les antithèses superficielles, certes, mais loin d'être méprisables. D'abord, observons qu'au firmament de notre temps, c'est toujours le même nominalisme qui règne, avec une forte prévalence des formes de l'empirisme, mais d'autre part, influencé par le côté rationaliste, hégélien. Il faut tenir compte de la bifurcation du nominalisme, et des oscillations des deux versants de l'épistémologie du di­vorce entre l'intelligence et l'être. Sur le plan pratique on aura donc, au XX^e^ siècle, la même philosophie de l'inimitié, mais sous des accoutrements qui la transfigurent et nous donnent l'idée d'une ébauche, où la paix est devenue la préoccupation générale. 99:187 Nous reviendrons à cette paix. Au­paravant, nous devons considérer une mutation psycholo­gique qui, peut-être, nous aidera à comprendre la perma­nence théologique et métaphysique L'homme-émotif en­vahit notre siècle ; on ne parle d'autre chose ; les psycho­logues, les psychiatres et les formules bio-chimiques se multiplient pour éviter le danger imminent : la transfor­mation du monde en un hospice planétaire, avec une très faible minorité d'hommes sains, lesquels sont soigneuse­ment gardés dans des maisons spéciales. David Riesseman a observé, dans son livre *Lonely Crowd,* la transformation de caractère opérée en Amérique, et pourquoi pas dans le monde entier, entre les deux siècles. D'un côté sont les hommes d'âme musclée, des hommes qui se sentent vainqueurs, des self-made men (lisez *Maître de Forge,* de Ohnet), -- David Riessman les appelle « In­ner-directed men », hommes dirigés par eux-mêmes -- de l'autre bord, dans notre XX^e^ siècle, au contraire, prédomine l'homme sans caractère, mous, doucereux et surtout affli­gé d'une irrésistible tendance à la massification. L'image du cours des événements dans l'Ancien Régime était toujours celle d'une marche, ou d'une caravane : les hommes marchaient ou gravissaient les hauteurs ; aujourd'hui, l'image qui s'impose est celle d'une substance semi-gluante, pâteuse, qui coule. Observons bien, cependant : au-dessus de ce contraste, demeure l'essentiel désordre dans le cou­rant historique qui s'oppose au christianisme, par le libé­ralisme ou par le socialisme. Il y a toujours le même désordre de la charité et la même inimitié profonde que les XVIII^e^ et XIX^e^ siècles osent afficher avec une effronterie qui provoque l'admiration, tandis que notre siècle la cache sous le masque d'une philanthropie douceâtre et repoussante, où les gobeurs regarderont, émerveillés, des fragments de l'Évangile. On dirait que la Révolution est devenue pacifiste, ou qu'elle travaille avec la tactique de l'amollissement général... Là se réalise bien, en ce XX^e^ siè­cle, la prophétie de Donoso-Cortès, ce géant espagnol, qui, en 1850, au Congrès réuni pour discuter des questions économiques, osa se rire de tous, de l'inconscience de ses pairs. Il annonça que le mal qui régnait en Europe, où dès 1848 soufflait partout un vent de révolution, n'était pas dans les mauvais gouvernements, mais chez les gou­vernés. Il annonça cette réalité, qui ne se voit magnifique­ment épanouie que dans ce malheureux crépuscule du XX^e^ siècle : TOUS LES PAYS DU MONDE SONT DEVENUS INGOU­VERNABLES ! 100:187 En vain, vous chercherez des réformes, des philosophies pour gouverner les peuples, drogués par quatre ou cinq siècles d'enseignement d'anarchie. Ce qui n'existe plus, disait aussi Unamuno, c'est le peuple. « No hay pueblo ! » La multitude éparse ici à Rio, épouvantablement con­densée à Copacabana, n'est plus gouvernable. **Interruptions, rires, applaudissements** Mes fantômes, dans l'ombre de mon studio transfor­mé en une assemblée non euclidienne de quatre dimen­sions, remuent, protestent, posent des questions, des défis, ou se perdent dans un concert de conférences déconcertées, où chacun éructe ses idées. Imitant le grand d'Espagne, j'insiste : -- Moi, je me ris de votre démocratie, de vos espoirs, de vos fiertés, de vos adorations du néant, et je répète : *les peuples du monde entier deviennent ingou­vernables.* Le Portugal, notre Portugal tant aimé se dissout dans une pourriture accélérée ; les États-Unis s'écroulent au nom de principes imbéciles, en raison desquels le pays tout entier suinte bêtise et bassesse, de par tous ses pores. Au Brésil, nous étions le vacillant espoir des hommes de bien ; mais on sent la terre trembler, on parle de « dis­tension », de *redémocratisation* (que je traduis par *re­goulartisation*)*.* Il paraît que nous devons rougir de ce que nous avons fait en 1964 ; il paraît que nous devons chercher une amiable entente avec la fausse église ; il paraît que pour avoir la paix gélatineuse de l'ONU, nous devons adorer la saleté, parce que c'est celle qui règne actuellement, et partout. Ne comptez pas sur ma collaboration pour cette peste noire. Je préfère la guerre, le sang, le feu. Je répète ce qui est écrit dans le Livre des Maccabées (rires, siffle­ments, au poteau). Les ombres de mon studio s'évaporent et je me trouve plongé dans une cécité plus sombre, dans une solitude plus accablante. Non ! Au fond, contre un mur crépusculaire, je découvre encore un signe. Non ! Nous ne sommes pas seuls. Prions. La Croix, signe de notre Victoire, est la. Nous ne sommes pas vaincus. On ne se moque pas de Dieu. Luttons ! \*\*\* 101:187 Et alors, chers amis, l'idée m'est revenue, la plus triste de toutes, le désordre qui règne contre la charité : désordre qui s'étale au milieu des catholiques et qui s'ex­hibe de haut en bas dans la hiérarchie, elle qui devrait pourtant être le modèle, la splendeur des hiérarchies. Or, c'est ici, précisément ici, que le désordre est prêché, en­seigné, et avec une ivresse qui défie le feu du ciel. Et ce désordre qui règne dans le christianisme s'amplifie de jour en jour, et nous laisse dans une situation unique dans l'histoire, après la sainte nativité de Notre-Seigneur : nous ne savons plus où est notre Église ! Par les signes visibles, nous avons une idée de cauchemar : le monde moderne nous présente un spectacle opposé à celui du grand Schis­me de l'Occident : deux Églises avec un seul pape. \*\*\* Revenant à l'idée centrale de cette longue conversation, je vous rappelle le spectacle des premiers jours de la grande « mutation ». Ils ont tourné l'autel vers la rue, symbole de l'aversion de Dieu, et nous vîmes, atterrés, que la plus grande partie de notre clergé n'a pas supporté le choc de la subite découverte d'un auditoire. Ils ont exhibé leur ivresse, et c'est par l'ordre de la charité qu'ils ont commencé ce qu'on a déjà appelé « autodémolition de l'Église ». Aux premiers jours de l'*aggiornamento,* nous avons entendu plusieurs fois, dans l'homélie des messes dominicales, de jeunes prêtres qui ont osé dire, devant l'audi­toire ébahi : « L'essence du christianisme est l'amour du prochain. » Un dimanche, au temps où je supportais en­core ces messes-là, le jeune prêtre, durant le sermon, avec une froideur sinistre, a fait sa déclaration d'amour : « Le Christianisme consiste essentiellement en l'amour du pro­chain. Et rien de plus ! » Et les braves gens qui « vont à la messe » sans trop d'exigences, certainement trou­vèrent bien le sermon, où la seule présence des mots « amour du prochain » leur donnait la garantie de validité et de catholicité du culte auquel ils sacrifièrent quelques menus plaisirs, bien mérités par la semaine anglaise de travail. Quoi ! faut-il encore couper les cheveux en quatre, en questions théologiques ? Mais la simple décapitation du Roi ne suffisait pas à la fureur démocratisante et révolutionnaire des nouveaux prêtres. L'attaque du IV^e^ Commandement de Dieu fut entreprise avec une fureur jamais vue, dans les plus désolés coins du monde, aux époques les plus perverties. 102:187 Et personne, dans le haut clergé, personne dans les mo­nastères, rien dans les journaux, ah ! et surtout personne dans les Conférences épiscopales n'a jamais levé la voix pour protester, ou même pour informer le peuple catho­lique que Dieu Père Fils et Saint-Esprit était bafoué, était trahi tous les dimanches, par l'éloquence des « prési­dents », auxquels était devenu odieux le seul traitement de « Père ». Après ces réflexions que je vous offre aujourd'hui, ap­puyé sur saint Thomas, j'espère que le lecteur comprendra la profondeur infernale de cet « amour du prochain » qui, après l'outrage à Dieu, recouvrait la plus ignoble hypo­crisie. Dans ce temps-là, notre groupe était affolé ; il ne savait que penser ; il n'entendait aucun pasteur protester ; ne trouvait à lire aucune ligne venue de Rome pour leur dire que l'Église n'était pas vaincue par les portes de l'Enfer. Un jour, je lisais dans les journaux la notice d'un nouveau Missel, présenté par une introduction où le Saint Sacrifice de l'autel était défini (ou présenté, si vous vou­lez) en des termes qui renversaient au centre même de la vie catholique, l'ordre de la charité. Oui ! Oui ! En faisant de l'assemblée des fidèles la cause formelle de la messe, en oubliant la Croix, et même en renversant la Cène du Seigneur qui fut une réunion close, pour les seuls douze, -- afin de leur donner l'élan et la force initiale pour l'œu­vre d'évangélisation du monde, -- en faisant cette effron­terie à Dieu, Mgr Bugnini et ses compères ont produit le plus grand et le plus grave des affronts de l'histoire, à l'ordre de la charité. C'est sous cet angle d'inimitié, où le culte de l'homme l'emporte sur le culte de Dieu, qu'on doit placer, à mon avis, l'œuvre de dépravation liturgique, maintenant consommée pour plaire aux ennemis de l'Église. Aidez-moi, chers amis. Dénichez, dans tout ce cham­bardement, l'imposture de cet amour du prochain que les esprits faibles savourent comme un bonbon. Il faut dénon­cer cette philanthropie qui est un faux amour de l'homme. Le bon vieux Chesterton disait qu'elle était plutôt l'amour de l'anthropoïde. Mais aujourd'hui, cette boutade ne m'ap­porte plus la naïve joie des bons vieux temps. Tout est surpassé. Quand j'ai eu connaissance de la nouvelle défi­nition de la messe, qui atteint le comble de l'imbécillité, quand, dès le début son rédacteur, dans les termes « sive Missae », prétend traiter ce mot comme s'il s'agissait d'une expression vulgaire, sinon inconvenante, j'ai bondi. Non ! J'ai encore par miracle la possibilité de m'exprimer dans les colonnes des plus grands journaux du Brésil, avec un total de lecteurs qui surpasse deux ou trois millions. Tant que le miracle durera je ne laisserai pas passer un tel affront à notre humble honneur de témoins du Christ. 103:187 Donc, j'écris dans tous les journaux, en termes bien proportionnés à la bêtise, mes articles sans aucun ména­gement. Erreur, affront, imbécillité, bêtise, et plusieurs. autres de sonorité mineure. Les amis, affolés, m'infor­mèrent que ce texte-là venait de Rome. Je les ai rassurés en leur disant que j'avais la sûre certitude de la bêtise du texte, par l'évidence des mots et des concepts ; s'il nous arrive de Rome, alors ce sera une bêtise qui nous arrive de Rome ! Les ennemis dénoncèrent mon orgueil, et l'effroyable présomption que j'avais de connaître la doctrine de l'Église mieux que nos évêques. Je leur répon­dis, en commençant par me servir de l'image de Dietrich von Hildebrand : celle du cheval de Troie. Tout le monde sait que Rome est envahie, donc tout le monde a le droit de bien vérifier si chaque chose, venue de Rome, sonne bien catholique. Ensuite, j'ai tranquillisé mes ennemis. Je ne me vante pas de connaître la doctrine sacrée mieux que personne ; mais je me vante, oui, de savoir encore distinguer la voix de ma Mère des hennissements du che­val de Troie ! **Plaintes** Je repasse, dans ma vieille mémoire meurtrie, mais, Dieu merci, intacte, les articles que j'ai dû écrire, les apostrophes, les vitupérations que j'ai dû faire. Quand D. Jayme Camara mourut et que D. Eugenio Salles fut nommé Archevêque de Rio de Janeiro, j'ai écrit un article où je lui offrais mes services. Un bon pasteur a besoin de chiens fidèles et courageux, pour ne pas faire la figure des chiens muets d'Isaïe. Or, je lui rappelai ma feuille de services. Tous mes lecteurs, au Brésil, sont d'accord pour dire que je sais bien aboyer ; on n'ignore pas que je sais mordre aussi, quand il le faut ; et surtout, l'ai toujours donné les preuves d'être un chien qui -- comme dans la trade-mark de la REC Victor -- connaît bien la voix de son Maître ! Mais, aujourd'hui, j'arrive à un tournant de ma vie et je dis, comme le Soldat de Stravinsky : « J'ai beaucoup, beaucoup marché. » Moi, j'ai beaucoup, beaucoup écrit, en livres, en revues, dans les journaux. J'ai beaucoup par­lé dans les conférences, dans les leçons, dans les conver­sations particulières. 104:187 Et voilà que, au crépuscule, en me préparant, dans la nuit, pour le réveil dans la vision, je me trouve pris au dépourvu, handicapé, mais sans la moindre disposition à renoncer au témoignage. Je dois, peut-être, chercher d'autres moyens pour annoncer aux gens que ce monde-ci est bouleversé et que la Fin s'approche... Un personnage de Chesterton eut l'idée de faire des gam­bades, de se mettre en public, les pieds en l'air et les mains au sol ; renversé, il pouvait rétablir l'ordre de sa vision des choses. Qui sait ? « Nous sommes donnés en spectacle au monde. » Qui sait si je ne dois pas changer encore une fois le style de mon témoignage ? Comme le jongleur de Notre-Dame, je ferai le poirier sur les places publiques, s'il le faut ! En tous cas, c'est mieux que de faire la poire ! Gustave Corçâo. 105:187 ### La révolution, dans ces pays... par Jean-Marc Dufour S'IL Y A UNE QUESTION qui m'est souvent posée, c'est bien celle-ci : « Mais, enfin, ces Américains de langue espagnole, pourquoi sont-ils révolutionnaires ?... » Et, chaque fois, le même problème se présente à moi : quelle réponse choisir dans l'éventail qui s'offre à tout observateur un peu attentif ? La plus simple serait peut-être : « Les Sud-Américains ? Ils sont révolutionnaires parce qu'ils sont sud-américains. » Cela ressemble à une plaisanterie, mais ce n'en est pas une ; ce n'est que le résumé de toutes les raisons qu'il serait trop long d'énu­mérer dans une conversation -- sauf à vouloir lasser et endormir l'interlocuteur. Le papier souffre tout, disait fréquemment Maurras. Il souffrira donc que j'énumère quelques-unes des raisons -- mauvaises, mais réelles -- qu'ont les habitants de l'Amérique hispanique de pencher vers les solutions révo­lutionnaires. D'abord, parce qu'ils sont hispaniques. Je ne dis pas espagnols, car le cordon ombilical a été coupé depuis un siècle et demi : depuis lors, ils ne sont plus espagnols mais sont restés hispaniques dans leur comportement. Salvador de Madariaga a écrit sur ses compatriotes des pages pénétrantes et, Dieu merci, remplies d'un humour qui en fait passer l'amertume. J'emprunterai au portrait qu'il trace du général Primo de Rivera les lignes suivantes qui m'éviteront tout un discours : « Prima de Rivera était un personnage dans la pure tradition espagnole. L'ambition de tout général espagnol est de sauver le pays en le gouvernant. Cette ambition n'est pas limitée aux Espagnols qui sont généraux. Bien au contraire, tous la ressentent passionnément, qu'ils soient militaires ou civils, en haut ou en bas de l'échelle sociale. 106:187 L'Anglais, l'Allemand, le Français qui pense à la chose publique, se contente d'entrer dans l'organisation locale de son parti, de travailler en faveur d'un hôpital, de con­sacrer son temps à l'administration de son village, à une association locale pour la Société des Nations ou à quelque autre des nombreuses institutions collectives privées ou publiques qu'il a à portée de la main. Son patriotisme est modeste, mais pratique, quotidien mais actif. « L'Espagnol voit le pays dans son ensemble et ce qui est local lui paraît petit pour l'immensité et l'importance de son « moi ». Il est anxieux d'extirper d'un coup tous les maux du pays. Il est prêt à expliquer ce qu'il ferait si on lui confiait le pouvoir au premier chien coiffé qui voudra bien l'écouter au club, au café, dans un wagon, ou au bureau. S'il est général (rang qu'atteignent une grande quantité d'Espagnols), il ressent la tentation d'utiliser ses soldats pour tracer un raccourci entre le Pouvoir et sa propre personne providentielle. » C'est là un des traits fondamentaux du caractère his­panique qui, isolé, n'aurait pas l'importance extrême qu'il a revêtue accompagné qu'il est d'une inclinaison constante à l'anarchisme et à ce que le même Madariaga a baptisé le « Don Julianisme » en souvenir du premier comte Ju­lian : pour venger une injure personnelle, il ouvrit les portes de l'Espagne aux Musulmans et fut à l'origine d'une occupation de sept siècles. Ces traits hispaniques se joignent aux caractéristiques purement latino-américaines. La première et la plus im­portante vient de l'histoire même des pays, d'Amérique du Sud (ou Centrale). Je ne répéterai jamais assez que le simple fait d'énoncer sa nationalité range un Sud-Améri­cain d'aujourd'hui dans un « camp » de l'histoire. Dire « je suis Mexicain » ou « je suis Bolivien » tranche l'indi­vidu à une histoire qui commence entre 1810 et 1820, dont les fondateurs sont les « libertadores » -- personnages sou­vent héroïques, mais généralement franc-maçons, démo­crates, admirateurs des « lumières », en guerre contre l'Espagne-Mère et ce qu'elle représentait de tradition. L'histoire des pays d'Amérique du Sud ignore les prota­gonistes de la fidélité dynastique ; elle n'a pas ces points d'ancrage que sont chez nous Jeanne d'Arc, Henri IV ou Louis XIV et que sont en Espagne le Cid Campeador, Cis­neros ou Don Juan d'Autriche. Les plus lucides des révolutionnaires sud-américains s'en sont parfaitement rendus compte. Je rappellerai le cas du précepteur de Bolivar : cet homme étonnant, qui baptisa ses enfants Tulipe et Maïs, préconisa la suppression de l'histoire des programmes d'enseignement afin de fa­briquer à coup sûr des générations démocratiques. 107:187 Une autre raison, toute aussi importante, est l'absence de « société » dans les pays de l'Amérique hispanique. J'entends par « société » un groupe humain régi par un ensemble de droits et de devoirs réciproques. Il y a eu une société précolombienne, société atroce où régnaient les sacri­fices humains et les repas anthropophagiques. Il y a eu une tentative de société hispanique qui s'est effondrée des suites et des convulsions de l'Indépendance. Et depuis ? Les mauvaises fées qui ont présidé à la naissance de l'Amé­rique latine actuelle -- la Révolution américaine et la Révolution française -- lui ont apporté en cadeau tous les vices qui ont rendu impossible la création d'une société nouvelle. Octavio Paz le constate sans l'expliquer, dans la préface d'un livre récent : « Le Mexique ne continue pas la société des XVII^e^ et XVIII^e^ siècles : il la contredit ; c'est une autre société. » Il eût mieux fait de dire que c'était une absence de société. D'ailleurs, quelques lignes plus loin, il en vient bien là : « Nous autres, métis, nous avons détruit la plupart des œuvres créoles et nous ne sommes plus que des déracinés parmi des ruines. Com­ment nous réconcilier avec notre passé ([^7]). » On ne saurait mieux définir la situation d'orphelinat intellectuel dans laquelle se trouvent les pays de langue espagnole d'Amérique lorsqu'ils se refusent -- par une fidélité hélas toute naturelle au souvenir des « proceres », des champions de l'Indépendance -- à renouer avec *la seule tradition qui puisse les accueillir :* la tradition his­panique. En bref, tout ce qui joue contre l'Espagne et contre cette tradition fait place nette pour la révolution : c'est ce qu'ont fait consciemment ou inconsciemment les États-Unis d'Amérique depuis un siècle et demi. Consciemment lorsqu'il s'est agi d'éliminer l'influence directe de l'Espagne par la doctrine de Monroe -- politique ou économique -- ; inconsciemment, par le modèle de société qu'ils offraient à leurs voisins du Sud. Dans une société mercantile et matérialiste, les rapports entre pays de niveaux de vie différents, de développements économiques différents, ne peuvent que donner des armes à la révolution. A quoi assistons-nous aujourd'hui ? Les pays d'Amérique latine -- et la toute récente union de l'Organisation des États Américains (O.E.A.) en a fourni un exemple de plus -- posent le problème des échanges entre eux et le monde industrialisé dans les termes qui correspondent à cette société matérialiste. 108:187 Lorsqu'ils se plaignent de ce que les États-Unis ou l'Europe achètent bon marché les matières premières et revendent cher les produits manufacturés, ils ont toutes les apparences d'avoir raison : si l'on s'en tient aux échanges matériels, aux biens matériels de consommation. Ce sont. d'ailleurs, les seuls qui entrent en ligne de compte dans les statistiques. La chose pourtant n'est pas si simple, et il serait grand temps de réviser les termes de l'énoncé : au cours du siècle et demi qui vient de s'écouler, nous avons apporté autre chose que des produits manufacturés dans les ports et les villes d'Amérique, d'Afrique ou d'Asie. Nous n'avons, la plupart du temps, rien reçu d'autre que des matières pre­mières. Nous avons apporté tout ce qui ne se compte ni ne se pèse : les découvertes scientifiques, les découvertes médi­cales, les techniques, les sciences. Que l'on fasse un ta­bleau et que l'on dise quels grands noms l'Amérique latine, ou l'Asie, ou l'Afrique peuvent inscrire en regard de Pas­teur, d'Edison, de Marconi, de Koch, de Faraday, de Broglie ou de Flemming ? Quel citoyen du Tiers-Monde s'est illustré dans les domaines de la recherche scienti­fique pure ou appliquée ? Leur tour en sera vite fait et l'on s'apercevra que les trois quarts, ou les huit dixièmes de l'humanité, vivent en parasite -- dans le domaine intellectuel, scientifique et technique -- aux dépens des ressortissants de ces pays d'Europe ou d'Amérique du Nord que l'on présente comme les profiteurs d'une situation injuste. Certains penseront que j'agite ici des problèmes théo­riques et abstraits. Nous nous trouvons au contraire au cœur même de la situation actuelle et de ses contradictions. Cet état « d'orphelinat » des nations de langue espagnole d'Amérique latine a parfaitement été saisi par les révolu­tionnaires d'aujourd'hui ; ils pensent à l'utiliser en l'ag­gravant. Lorsque Retamar -- qui est le directeur de la *Casa de las Americas* de La Havane, c'est-à-dire l'agent de propagande numéro un du castrisme dans les milieux intellectuels -- lorsque Retamar publie *Caliban Cannibale* et prône le retour aux conceptions de Jose Marti, le refus de toute dépendance culturelle, il est un agent très conscient de la révolution. « Votre Grèce n'est pas notre Grèce » s'était écrié Marti, et Retamar proclame que la Grèce véri­table des Américains, leur culture propre et leur exemple permanent doit être ce que l'on connaît des rites pré­colombiens améliorés par l'intervention du Vaudou et de la négritude. Il a fait de l'absence de parents un drapeau. 109:187 Une telle attitude est, il faut le dire, facilitée par toutes les fausses solutions qui ont été offertes jusqu'à ce jour à l'Amérique latine. Les deux grandes puissances présen­tes sur le terrain ont rivalisé dans l'erreur. Les États-Unis d'une part, l'Église catholique dans son avatar démocrate qui prédomine *dans les faits* depuis les années vingt, d'au­tre part, n'ont fait qu'aggraver le mal. Lorsque les États-Unis, et tout ce qui se meut dans leur orbite (Unesco, F.A.O., Cepal, etc.) définissent le « développement » comme le passage de la consommation du maïs à celle du blé, ils démontrent par là-même leur incapacité à comprendre quoi que ce soit aux civilisations qui se sont développées au sud du Rio Grande. Personne, en ces pays, ne peut re­prendre à son compte ce préjugé nordiste sauf les « po­chos », les Sud-Américains nord-américanisés que dénonçait déjà Vasconcelos en 1925. Tout fils bien né d'homme bien né se trouve rejeté et, tout naturellement, retombe du côté frelaté de la révolution. Car le drame le plus profond est là : par la sottise du yanquisme démocratique, ce sont quelquefois, ou souvent, les meilleurs qui vont au pire. Le démocratisme ecclésiastique ne donne pas de meil­leurs résultats. Au mieux, la démocratie chrétienne est un chemin plus long vers la révolution, mais c'est un chemin qui y conduit inévitablement. Même pas à cause de la fai­blesse de ses représentants, simplement du fait de leur na­ture profonde. Quand Alain Touraine, dans un livre à la louange du Chili de l'Unité Populaire ([^8]), écrit : « C'est sous la démocratie chrétienne que le rôle de cette petite bourgeoisie se décompose », il pense faire l'éloge de l'état-major de M. Frei ; lorsqu'il ajoute que « du gouvernement Frei à la première période du gouvernement Allende la dif­férence est grande : *elle n'est pas totale *» (c'est moi qui souligne), « c'est l'État qui dirige, qui déborde les ancien­nes forces de domination économique et politique, qui élargit le contrôle de la nation sur ses ressources et sur son organisation », il décrit avec exactitude l'action et le rôle de cet agent de mobilisation révolutionnaire... inconscient ? Mais non, parfaitement conscient de ce qu'il fait, inconscient seulement des conséquences. Et je laisserai maintenant la parole à un autre chantre du Chili d'Allende. Olivier Duhamel a publié aux éditions Gallimard une sorte de chant funèbre et laudatif à la mé­moire de feu l'Unité Populaire. Je lui emprunterai ces quelques lignes : 110:187 « Sans étudier ici les six années pendant lesquelles la démocratie chrétienne fut au pouvoir, nous voulons noter rapidement l'étrange chassé-croisé par lequel la gauche a poussé au pouvoir Eduardo Frei qui, tout aussi involon­tairement, aida ensuite Allende à y parvenir. Si Frei a connu un tel succès, c'est que la politique populiste menée par la gauche avait contribué à légitimer, notamment auprès de la classe ouvrière, le populisme de la démocratie chrétienne. A l'inverse, en 1970, le discours politique de l'Unité Populaire s'est trouvé légitimé à son tour par le langage révolutionnaire du centre au pouvoir. La démocra­tie chrétienne avait fait accepter aux classes moyennes l'idée de « Révolution dans la Liberté ». Allende pourra parler de « Révolution dans la Légalité », le mot-clef, l'ancien spectre, la révolution était devenue un idéal ([^9]). » Et voilà. Tout est dit. Ce que beaucoup estimaient être le dernier rempart opposé à la révolution n'était en réalité qu'un tremplin. Alors, faut-il se demander pourquoi les Sud-Américains sont révolutionnaires ? Constamment abu­sés, privés systématiquement des recours auxquels nous pouvons prétendre, affrontés à la puissance insensible et sottement simplificatrice de l'or, il ne leur a été laissé que les chemins de la révolte. Personnellement, ce qui m'étonne, ce n'est pas qu'ils soient révolutionnaires : c'est qu'ils ne le soient pas plus. Jean-Marc Dufour. ##### *Argentine* La mort du général Peron n'a pas eu immédiatement les ef­fets que certains attendaient. Faut-il s'en étonner, alors qu'en France la mort du général de Gaulle n'a été vraiment ressen­tie, sur le plan politique, qu'après les dernières élections présidentielles ? J'ai déjà parlé ici (Itinéraires n° 183) du vi­de idéologique du « justicia­lisme » et du chaos intellec­tuel qu'il recouvre. Je n'y re­viendrai pas aujourd'hui. Pour le moment, rien ne semble changé : Maria Estela Martinez de Peron, vice-pré­sidente de la République, a suc­cédé à son mari, sans que se manifeste cette opposition fa­rouche de l'armée qu'on nous avait promise. Plutôt que de raisonner selon des schémas périmés, il aurait mieux valu se demander ce qu'était devenue cette armée depuis l'arrivée au pouvoir de Peron. 111:187 Avant les élections qui ont vu le triomphe du justicialisme et l'arrivée au pouvoir de Tio Campora, les généraux et ami­raux argentins avaient mis au point tout un ensemble de rè­glements juridiques qui de­vaient, en principe, lier les mains du futur élu. Ils s'étaient tous engagés à les faire res­pecter. A peine au pouvoir, les péronistes eurent recours à un moyen parfaitement légal pour se défaire de ce carcan. Un nouveau ministre de la guerre fut nommé, choisi par­mi les généraux nouvellement promus. Comme les règlements intérieurs de l'armée argentine prévoient que tous les géné­raux plus anciens en grade que le ministre doivent présenter leur démission. les péronistes se trouvèrent, d'un coup, dé­barrassés de tous les garants des dispositions juridiques qui auraient pu les paralyser. Ces démissions entraînèrent des nominations et des avance­ments, en nombre au moins équivalent. Résultat : l'armée argentine aujourd'hui n'a plus les mêmes cadres supérieurs qu'avant 1973. Cela explique la récente in­cartade du lieutenant-général Leandro Anaya, chef d'État Ma­jor de l'armée argentine. Parti en visite officielle au Pérou, Anaya s'est -- dit-il -- « senti frappé de l'intégrité physique, morale et spirituelle du Prési­dent Velasco Alvarado, *qui doit être un exemple pour les Pé­ruviens, puisqu'il est un exem­ple pour nous autres Argen­tin *»., Je parlerai plus loin des der­nières initiatives du général-président Velasco Alvarado. Elles sont loin d'être satisfai­santes pour tout esprit norma­lement constitué. L'approba­tion chaleureuse du général Anaya a soulevé les protesta­tions de l'opposition argentine, et particulièrement du quoti­dien La Prensa (conservateur). Je ne pense pas que ces pro­testations servent à grand-cho­se. L'important est que le per­sonnage dont le régime -- au dire du très libéral Tiempo de Bogota -- s'apparente au ré­gime marxiste de Tito. ##### *Pérou* La dictature militaro-gau­chiste du général Velasco Al­varado vient de nationaliser tous les grands quotidiens du pays. Il faudra que je revien­ne sur la révolution péruvien­ne, phénomène aberrant qui voit l'alliance des militaires -- qui ont écrasé les maquis -- et des gauchistes -- qui ont inspiré les mêmes maquis. Cet­te nationalisation des journaux (certains avaient plus d'un siè­cle d'existence et leur indépen­dance vis-à-vis des divers gou­vernements péruviens était cé­lèbre) a été assortie de curieu­ses conditions. Les journaux ne deviennent pas la propriété de l'État, non, mais celle de grou­pements syndicaux et profes­sionnels « reconnus ». 112:187 Cette parfaite hypocrisie permet aux ambassadeurs péruviens d'écri­re aux journaux des autres pays d'Amérique latine, -- presque tous ont protesté con­tre cette mesure -- que l'on ne peut parler de « nationalisa­tion ». En pratique, le gouver­nement péruvien donne les journaux aux gens qui pensent comme lui et crie que la li­berté d'expression est respec­tée. Toujours à propos du Pérou, il convient de signaler que Raul Castro y a fait une visite. Les journaux du pays ont pu­blié d'abondantes photogra­phies du « petit frère » débar­quant à l'aéroport, mi-danseur mondain, mi-garçon coiffeur. Il venait pour assister aux ré­jouissances et au défilé mili­taire qui ont marqué la fête nationale péruvienne. Ce défilé fut marqué par la présence, dans les rues de Lima, de chars d'origine soviétique achetés par le gouvernement de Velas­co Alvarado. Quand on regarde une carte du Pérou et quand on connaît le relief de ce pays ainsi que l'état de ses voies de commu­nications, on est forcé d'en venir à la conclusion suivan­te : ces chars ne pourront ja­mais servir que le long de la plaine côtière, vers le nord -- c'est-à-dire en direction de l'Équateur -- ou au sud -- c'est-à-dire contre le Chili. Cela donne une tout autre impor­tance à la visite de Raul Castro, commandant en chef de l'ar­mée cubaine. Ajoutons que le Cardinal Landazuri assistait au défilé des chars et des troupes de choc, lesquelles marchent au pas de l'oie. Je ne saurais mieux faire ici que reproduire les commentaires que cette pa­rade lui inspira, selon La Cro­nica de Lima : « *Cela constitue une des démonstrations les plus efficientes* (*?*) *de préparation militaire et guerrière des vingt dernières années. En tant que Péruvien, je me sens réelle­ment très fier du haut degré de qualification atteint par les effectifs des Forces Armées et de la Police.* « *J'assiste à cette cérémonie, poursuit le Cardinal, depuis déjà vingt-deux ans. Mais, à mon avis, celle que nous avons vue ce matin dépasse toutes les éditions antérieures. La Pa­rade et le Défilé Militaire ont été réellement extraordinaires. Avec beaucoup de ferveur pa­triotique et de fierté. *» On aurait mauvaise grâce à ajouter quoi que ce soit... ##### *Chili* Le gouvernement militaire a atteint son premier anniversai­re. A cette occasion, « les au­torités religieuses ont deman­dé au général Pinochet de met­tre fin à *l'état de guerre *»*.* C'est un titre du *Monde* qui nous l'apprend. Il convient, nous l'avons prouvé à maintes reprises, de se méfier des « transcriptions » que les agen­ces et la presse donnent des informations touchant au Chili. Cette fois-ci, la nouvelle était transmise par l'agence officiel­le chilienne *Orbe* ce qui per­met de penser qu'elle est exac­te. Le général Pinochet a ac­cueilli « très cordialement » cette démarche (même source). 113:187 Cela n'empêcha pas un com­mentateur de la radio françai­se (France-Musique, 30 août, 8 heures 30) de présenter ain­si cette information : « Au Chili, le clergé bouge enfin. Les autorités religieuses demandent au chef de la Junte de manifester sa clémence à l'égard des condamnés politi­ques. » Il est vrai que, sur cette même chaîne, quelques jours plus tard, sévissait un « jour­naliste » qui croyait que les gens qui passent des comman­des sont « des commanditai­res ». Je vous le jure. ##### *Caracas* A Caracas, s'est tenue une Conférence sur le Droit de la Mer. A première vue, rien de très spécial. Pourtant : « *Sans vote, par consensus de l'assemblée, la Conférence des Nations Unies sur le Droit de la Mer a admis à participer à cette conférence douze mou­vements de Libération nationa­le. *» Le délégué du Mali a expli­qué pourquoi ces Mouvements étaient admis : « *Les mouvements de libéra­tion contrôleront fatalement d'immenses espaces maritimes et, dès lors, de quelle force juridique pourrons-nous nous prévaloir pour leur faire ac­cepter l'ordre que nous avons établi sans eux ? Pour ne pas dire contre leur désir d'assu­mer leurs responsabilités in­ternationales ? *» Cette position, pour le moins surprenante, a été adoptée. Is­raël s'y est opposé. Les États-Unis se sont déclarés « non liés » par la résolution. Et la France ? La France a fait des objections sur deux (je dis 2) mouvements, mais a admis le principe de la représentation et la présence des autres. Comme on est toujours payé de retour, je me contenterai de reproduire à la suite un extrait du *Monde,* postérieur d'un mois aux dépêches précé­dentes : « *Port-Louis -- Le représen­tant de la France n'a pas pu prendre la parole au cours de la huitième conférence régio­nale de la F.A.O., qui se tient dans l'île Maurice.* « *Sur proposition du Sierra Leone, appuyée par la Zambie et la Guinée, les délégués ont estimé que la France siégeait seulement en qualité d'obser­vateur, en raison de la présen­ce d'un représentant du Mou­vement National de libération des Comores* (*Molinaco*)*. *» (Le Molinaco, mouvement politique non reconnu aux Co­mores, et dont le siège se trou­ve en Tanzanie, exige l'indé­pendance « totale et immédia­te » des îles.) ##### *Colombie* La Colombie est le pays où existe, je le rappelle, cette mer­veilleuse institution (privée) qui se nomme La Fabrique Nationale de Discours, à la dis­position des politiciens peu doués ; sa devise est : 114:187 « *Fai­tes-nous l'honneur de nous lais­ser penser pour vous. *» Je ne sais si le discours de M. Zava­leta, conservateur, a été rédigé par la Fabrique Nationale, mais une de ses phrases au moins mérite de passer à la postérité. Expliquant que son parti avait été battu aux der­nières élections par le parti libéral, M. Zavaleta déclara : « *La raison de cette défaite n'est point que nous ayons été moins rempli d'idéal que nos adversaires ; les libéraux ont gagné uniquement parce qu'ils étaient plus nombreux. *» ##### *Mexique* Le Mexique est le théâtre de mouvements de guérilla sur lesquels, en définitive, fort peu d'informations nous parvien­nent. Il ne faut pas s'en éton­ner : les Mexicains ne sont, guère « causants » et n'aiment pas que les étrangers soient témoins de leurs règlements de compte. Le régime mexicain, en principe démocratique, est, en réa­lité, une bonne dictature col­lective. Le parti au pouvoir depuis quelque cinquante ans -- le P.R.I. ou Parti Révo­lutionnaire Institutionnel -- contrôle toute la vie politique et économique du pays. Il vit sur un certain nombre d'idées reçues, et manifestement faus­ses, parmi lesquelles : le P.R.I. représente le peuple, il est le seul habilité à parler en son nom. Un Mexicain me décla­rait avec fierté : « Nous avons remplacé la violence indivi­duelle par la pression de grou­pe » ; c'est là une excellente définition de la dictature mo­derne, qu'elle soit soviétique ou mexicaine. L'un des chevaux de bataille des intellectuels du P.R.I. est, bien sûr, la réforme agraire. La lutte pour la terre a com­mencé en 1911, lorsque Emi­liano Zapata se joignit au sou­lèvement de Madero ; au XIX^e^ siècle, les propriétés communa­les avait été expropriées par les libéraux, qui interdirent les propriétés collectives pour pouvoir exproprier les biens de l'Église ; les victimes de cette mesure furent, par rico­chet, les communautés indien­nes. Plus de soixante ans après, le problème de la terre se pose dans des conditions aussi dra­matiques. Ce que n'ont pas prévu les théoriciens de la réforme agraire, c'est que la population du Mexique est pas­sée, dans l'intervalle, de 13 à 30 millions d'habitants. Il serait bon d'être prudent pour qualifier les mouvements de guérilla mexicains -- extrê­me-gauche ? paysans affamés ? paysans conservateurs ? Il est fort possible que, dans certains endroits, il s'agisse d'une ré­volte instinctive et sans mo­tivation idéologique contre les « nouveaux seigneurs » démo­crates et francs-maçons (par­ler du Mexique sans prononcer le mot « franc-maçon » cons­titue un mensonge) qui, bien souvent, sont pires que les propriétaires terriens que la révolution a expropriés. 115:187 ##### *Témoignage argentin sur le Chili* *M. Sébastien Soler est argen­tin. Juriste, membre de l'Aca­démie Argentine de Droit, ancien membre de la Commis­sion Internationale de Juristes, et membre de la Commission des Nations Unies contre la Discrimination raciale, il est muni de toutes les onctions démocratiques. Après un voya­ge au Chili, il a confié au jour­nal* La Prensa *de Buenos Aires ses impressions et jugements sur ce pays. Ce sont d'impor­tants fragments de l'article de* La Prensa *que nous reprodui­sons ci-après.* (*...*) « Le Dr Soler nous indi­que d'abord que, à son avis, l'effondrement communiste dans le pays transandin est un fait auquel les dignitaires du marxisme international ne se résignent pas facilement. Et cela, parce que le Chili étant une nation à longue tradition démocratique et libérale, un régime marxiste y aurait des possibilités d'expansion très supérieures à celle de Cuba -- dont la situation géographie et insulaire rend beaucoup plus difficile un travail de pénétra­tion. « Le Dr Soler nous dit qu'il s'est, effectivement, passé au Chili des jugements sommai­res ; mais il explique que cette expression ne traduit que de manière assez équivoque ce qui, en réalité, se produit lors de ces procès. « *Le plus court, dit-il, dure trois semaines.* » Il ajoute que la procédure d'instruction est écrite ; les pièces sont communiquées à l'avocat de la défense, qui est un civil choisi librement par l'accusé. « *Lors d'une audien­ce à laquelle j'assistai,* pour­suit-il, *un distingué avocat dé­fendit l'accusé, témoignant d'une excellente connaissance de son important dossier en six volumes ; son argumentation écrite était parfaitement prépa­rée. *» « Nous demandons au Dr Soler si, après la chute du ré­gime Allende, on a constaté des cas de tortures ou d'agisse­ments illégaux à l'égard de dé­tenus. « Sa réponse est claire « *J'ai vu le ministre de l'Inté­rieur du nouveau gouverne­ment ; il m'a dit que l'on avait entrepris plusieurs procès con­tre le personnel militaire, fon­dés sur les dispositions du Code Militaire qui répriment justement les contraintes illé­gales à l'égard de détenus. Ce fait, à mon avis, révèle que le gouvernement chilien est étran­ger, tout au moins ses cadres dirigeants, à l'exercice de tel­les pratiques et qu'il se préoc­cupe de les sanctionner. Bien sûr, cela ne se publie pas. *» 116:187 « En ce qui concerne la pei­ne de mort, il nous indique que, bien qu'elle soit prévue par le Code Pénal du Chili -- qui date de 1872 et qui, après tout, n'a pas été imposé par la Junta militaire -- elle n'a été appliquée judiciairement à personne pour quelqu'acte po­litique antérieur au 11 septem­bre de l'an passé, date à la­quelle s'effondra le gouverne­ment du Dr Allende. « Le lendemain (12 septem­bre), ajoute-t-il, fut publié un décret qui établissait cette pei­ne pour les francs-tireurs ou combattants armés. Ce décret fut valide pendant un peu plus d'un mois. Une fois abrogé, les rares peines de mort pro­noncées le furent conformé­ment à la législation normale, et après procès avec inter­vention d'un défenseur choisi par l'accusé. Dans beaucoup de cas, ladite peine a été com­muée, et *depuis le mois de février de cette année, aucune peine de mort n'a été exécu­tée*, même pour celles de­mandées par le procureur ou prononcées par le tribunal. « Nous demandons au Dr Soler si, comme on le procla­me dans le monde entier, il y a réellement un grand nombre de détenus pour raisons poli­tiques. « *Le plus grand nombre de détenus -- répond le Dr So­ler -- fut de 12.000 au mois de septembre de l'an passé, épo­que à laquelle se produisit le coup d'État militaire. Ce chif­fre descendit à 8.521 en décem­bre ; actuellement, il est de 5.800. Sur ce nombre : 1.700 personnes sont détenues en vertu de l'état de siège en vi­gueur ; 2.800 attendent d'être jugées ; 1.300 accomplissent leur peine. *» « A titre de confirmation ; il précise que la moyenne quoti­dienne des arrestations à San­tiago de Chile était de 100 personnes au mois de septem­bre de l'an passé. Aujourd'hui, elle n'est plus que de 1 per­sonne. « Le Dr Soler nous expose quelques faits que l'on ne pu­blie pas, que l'on ne diffuse pas, et dont l'omission -- vo­lontaire ou non -- contribue à dessiner une image fausse de la situation politique ac­tuelle du Chili. Ainsi, personne ne parle des peines de mort commuées par la Junta, de celles qui ne sont pas pronon­cées par les tribunaux, bien que les procureurs les aient ré­clamées, ou des libérations de personnes arrêtées. « *On a pas dit non plus, ajoute-t-il, qu'un mois avant la révolution, Allende, alors Pré­sident de la République, s'adressa à la Cour Suprême de Justice, exposant à ce haut tribunal que le Pouvoir Exé­cutif se réservait à l'avenir la faculté de juger du bien-fondé des sentences avant de les met­tre à exécution. *» (...) » 117:187 ### Le cours des choses par Jacques Perret IL Y A DES GENS qui, parfois, non seulement parlent sans bien savoir mais écrivent pareillement. Grâce à quoi d'ailleurs ils se font interprètes de tous ceux qui n'ont pas les moyens de publier leur jugement sur les faits et les hommes dont ils ne savent rien qu'un écho, un geste, une photo. C'est un peu mon cas, au moins ma réputation. Je m'entends dire alors, selon la maxime, qu'un peu de science m'éloigne de la vérité mais que beaucoup de science m'en rapprocherait. C'est un bon conseil et je n'aurai cer­tes pas l'impertinence de réhabiliter le jugement téméraire. Mais enfin que de fois le jugement primesautier, qui en est la forme vénielle, ne s'est-il pas révélé le bon. Il y a même des maximes et dictons pour accréditer ce point de vue. \*\*\* Au printemps dernier je commentais ici même, et selon les règles de la chronique légère, un spectacle de streaking offert par de jeunes Américains gambadant à poil à travers le Champs de Mars. Or, sans rien retenir de mes références historiques et arguments plus ou moins théologiques, M. Louis Marest, en tant que prêtre et fondateur de la parois­se naturiste en l'Ile du Levant, me fait savoir indirecte­ment, et je lui répondrai de même, sa très vive indigna­tion de me voir épiloguer à l'étourdi sur le naturisme, chose que je ne connais pas à fond, comme lui ; et que j'ose traiter de niaiserie. J'en suis confus, mais si le droit de l'ouvrir est réservé aux seuls experts, c'est une autre imprudence et nous en sommes comblés. 118:187 L'abbé Marest au demeurant est un lecteur assidu et attentif d'ITINÉRAIRES. Tel qu'exposé par lui-même son cas est tout à fait sympathique et sa cause est bien la nôtre : il vitupère les démolisseurs de l'Église, proclame son atta­chement à la messe et au catéchisme traditionnels, sans répugner pour autant, dit-il, à une certaine évolution *dans les détails*, c'est lui qui souligne. Mais le surprenant de l'affaire est qu'il fut mis à l'écart non pour cause d'inté­grisme mais bien de modernisme. Pourtant il est hors de question que ni l'éloge ni l'entretien spirituel des com­munautés nudistes fasse partie de ces détails consentis à une certaine évolution. Bien au contraire, loin de céder sur ce point au modernisme c'est au nom de la tradition, édénique évidemment, qu'il s'est penché avec sollicitude et piété sur les vérités méconnues du naturisme militant, pratique on ne peut plus sérieuse, dit-il, et morale et fami­liale et je ne demande pas mieux. Il ne s'agirait en somme que d'un retour aux sources, et nous savons hélas à quel point le retour aux sources a bon dos pour les théologiens de l'évolution. Le soin de rétablir le culte à l'Ile du Levant et d'y veiller au bien des âmes lui fut confié par son évêque Mgr Gaudel, qui n'avait rien d'un farfelu, précise-t-il, et je le crois volontiers. Ce n'était là pour l'Église que charité élémentaire. Il va de soi en effet que l'habit ne fait pas le chrétien et que privé d'habit le corps n'en est pas moins habité par une âme. En l'occurrence toutefois et aux yeux de l'abbé Marest, la mission visait beaucoup plus haut. Il s'agissait d'introduire en pastorale et comme article de foi que la chair est sainte car elle est l'œuvre de Dieu, nous rappelle-t-il, et que béni soit Dieu dans sa plus belle créature ici bas, car « Dieu ayant créé l'homme à son image et ressemblance, notre corps était quelque chose de divi­nement admirable, respectable et utilisable à ses fins as­signées par Dieu Lui-même, et je vous demande un peu, continue-t-il, de m'expliquer dans quel costume Dieu venait parler le soir à nos premiers parents, Lui qui les avait créés à son image et ressemblance ? » Et là évidemment je ne sais trop que lui répondre. Je ne connais pas la ques­tion à fond. Je me priverai pourtant de lui demander en quel costume il vient parler le soir à ses brebis tondues. Il me suffira d'imaginer que l'intégrisme liturgique, en condition de nature, prescrit au moins ou tolère au plus le port du manipule dans la célébration du saint office. Pour conclure son instruction l'aumônier du Paradis fait citation d'une parole de Mgr Barbot, ancien recteur de l'Institut Catholique de Lille : 119:187 LA CHAIR EST SAINTE\ car elle est\ L'ŒUVRE DE DIEU formule d'autant plus frappante que frappée au tampon humide encré vert, probablement indélébile et dont l'usage aussi pieusement qu'inlassablement répété justifie le pro­cédé de reproduction. Comment donc ai-je pu confondre le naturisme, la plus sérieuse, la plus morale et familiale des disciplines de vacances, avec le streaking, pratique apparemment vi­cieuse ? Comment surtout ai-je pu les confondre sous le nom de niaiserie ? et c'est bien ce mot-là qui me vaut les foudres. Ne pas croire que je prends cette monition à la légère. Les rapports de la chair et de l'esprit, du corps et de l'âme ont fait depuis toujours une question très captivante et bigrement subtile que le progrès des mœurs est en train de liquider dans l'enthousiasme et la précipitation. Un peu contrariés encore par les fanatiques de l'ascèse et de la pudeur, la libération du corps, les honneurs qu'il réclame et son exaltation font l'objet d'innombrables dé­bats, expériences et réclames où nous devinons assez que les anges noirs s'évertuent dans l'imitation des voix céles­tes. C'est pourquoi nous craignons que d'autres mission­naires du nu, profanes ceux-là autant que profanateurs, ne requièrent au service de la bête les mêmes glorias si pieu­sement chantés par le pasteur des chastes nudistes. Pour ma part je tremble seulement à l'idée qu'ITINÉRAIRES ayant perdu, par ma faute, un lecteur, j'y perde mon emploi. \*\*\* Encore les loups. Un sympathique original avait réussi à domestiquer un loup, un vrai. Il vivait en famille, levait la patte sur les pneus d'automobiles, se laissait caresser, mangeait dans la main et quand il remuait la queue déga­geait un léger parfum de fiorettis. Craignant que les va­cances ne compromissent une éducation si rare, la bête fut confiée à un petit zoo de Seine-et-Marne. En quelques jours de méditation forcée le loup réalisa qu'on avait fait de lui un chien, et quand vint le chercher son bon maître il retrouva soudain tout le grand jeu du méchant loup : hérissa le poil, coucha les oreilles, troussa les babines, montra les dents, fléchit l'arrière-train, fit gronder dans la gorge et jaillir des yeux l'expression de sa vindicte furi­bonde. 120:187 Les larmes aux yeux le père adoptif s'en retourna tout seul. Peu après, sous l'irrésistible impulsion d'une mémoire ancestrale aiguillonnée par le gène lupin, l'animal rompit ses liens et fonça dans la nature où il fut accueilli comme l'enfant perdu retrouvé. Cependant que la révision de vie s'opérait dans la joie par monts et par vaux, la bonne vieille peur du loup se répandait à vingt lieues à la ronde et tout le département rajeunissait d'un bon siècle. Mises au fait de ces dérèglements, les forces de l'ordre, endoc­trinées par les comités de sauvegarde de la nature organi­sèrent les battues avec mission de capturer le fugitif vivant, sauf cas de force majeure. Il est malheureusement dans la nature des loups de susciter ce cas-là. Les bois de Seine-et-Marne ne sont plus assez giboyeux pour faire la part des loups et celui-ci commençait à res­sentir une espèce de faim qu'il reconnut pour sienne. Il en conclut au parfait achèvement de sa réintégration dans l'ordre des choses. Moyennant quoi il préféra la mort à la capture. Il s'arrangea même pour mourir avec un certain brio car il fut tué volant dans les plumes d'un poulailler. De toute façon la morale des fabliaux n'eût pas permis qu'Ysengrin chassât impunément sur les brisées de Renart. On voit déjà que les leçons à tirer de cette affaire sont nombreuses et pas commodes à concilier. S'il ne s'agit que d'équilibre naturel, son point est toujours difficile à préciser, facile à perdre. Je n'avais d'ailleurs que le propos d'en appeler à saint François pour en finir une bonne fois avec cette histoire d'équilibre où, entre autres conditions, la liberté se paie de sang et l'amour de larmes. Or, l'idée me vient qu'il pourrait ne rien trancher du tout mais bénir du même coup l'innocence du loup, celle du char­meur et celle du tueur. A première vue pourtant le char­meur, bien plus gravement que le tueur, offenserait à la nature du loup. Il faut dire aussi que je n'ai pas et de loin sur ces choses les lumières de saint François. A propos des renards, disons tout de suite que leur situation démographique est plus prospère que jamais en dépit du carnage qu'on en fait s'il est vrai qu'en Allemagne, où son espèce pullule, sur vingt-trois mille renards tués vingt et un mille se sont révélés enragés. Tous nos dépar­tements limitrophes sont touchés, c'est l'offensive des Ar­dennes. Faute de poules ils s'attaquent aux veaux, un coup de dent et la rage est dedans. Au point de vue boucherie la clientèle des pauvres se pourlèche déjà d'escalopes en­ragées. Au point de vue électoral nous prévoyons encore que de pareils veaux nous ménageraient des surprises. 121:187 Nous. craignons. aussi que nos belles porteuses de renard en étole ou cravate ne fassent des malheurs. De toute façon, que les amis des bêtes sauvages se rassurent, le renard tient bon. Son intelligence nous confond et depuis le temps qu'il se moque des pièges il saura bien déjouer le fléau rabique. Peut-être même arrivera-t-il à instaurer une manière d'équilibre zoologique unitaire au profit de l'ordre des carnassiers, veillant lui-même à l'économie de ses gibiers. La science, comme prévu, nous rappelle que l'administration naturelle des espèces animales qui donne à chacune son lot de prédateurs et de victimes est ici détraquée par l'extermination artificielle des chats sauvages, lynx, vautours, aigles et autres mangeurs de renards. « Bah ! dit le croquant millénaire, vautours ou pas vautours c'est pareil, pour attraper Renart faut se lever de bonne heure et comme on dit : tête de goupil vaut œil de lynx. » Parlons sérieusement. Quel que soit le zèle des avocats citant à la décharge du renard la demi-douzaine de petits animaux nuisibles dont il fait nourriture à défaut de vo­laille, on n'empêchera pas les paysans de le détruire à juste raison, ni lui-même, à non moins juste raison, de se repro­duire en dépit des pièges, des chevrotines et des chats sauvages. Il est bon et salutaire que la vie soit difficile pour tout le monde. Elle est particulièrement difficile pour le renard. La médiocrité de sa chair lui refuse la protec­tion des gastronomes et la qualité de sa fourrure est déjà dépréciée par la pelleterie de synthèse. Il a enfin contre lui d'appartenir à la race maudite des bêtes puantes. Et quand on cherchera par quel autre moyen que la ruse il persiste à survivre, on découvrira que c'est non seulement un racisme invétéré mais un amour paternel et un sens de la famille poussés à l'héroïsme. Il est à prévoir alors qu'un exemple aussi fâcheux que périmé le condamne sans merci. J'apprends à l'instant qu'aux environs de Verdun des centaines de milliers de souris ont envahi la région et que déjà des centaines d'hectares de cultures vivrières sont ra­vagés par la horde sauvage. Aussitôt et conformément à l'usage les spécialistes ont mis en cause la destruction des renards et des rapaces gardiens de l'Équilibre. De fil en aiguille on commencerait à se demander en ricanant si l'équilibre que nous pleurons ne serait pas un mythe en sac de nœuds. Un tel soupçon frise le blasphème. Que les cultivateurs sinistrés se consolent et que les souris soient châtiées ; nous venons de voir en effet que les renards sont en route, et précisément dans cette direction. Et les mêmes spécialistes nous apprennent le même jour que loin de les réduire les renards ont doublé leurs effectifs car les renar­des ont porté leurs portées de trois à quatre renardeaux qu'elles étaient à six ou huit qu'elles sont maintenant. Information qui, soit dit en passant, nous ferait douter que la pilule fût auxiliaire authentique et sincère de cet équi­libre naturel qui fait notre beau souci. 122:187 Le cas des éléphants est beaucoup moins dramatique. Il se pourrait que le beau livre intitulé *Les racines du Ciel* nous eût alarmé prématurément. Toujours est-il que l'élé­phant se porte bien. Si mes renseignements sont exacts, il se paie même du bon temps avec le caprice des législations locales, Dans le Niam-Niam, le Bokassa, la Zombie ou l'une quelconque de ces républiques évoluées du centre-Afrique où tel président, du haut d'un palais de marbre et de polyester frais émoulu de nos tirelires, fait couper les oreilles des voleurs de patates à seule fin d'éviter les ennuis et les frais de l'incarcération, et à bien regarder c'est fran­chement moins bête qu'une justice obsédée de chromo­somes acquitteurs ou qu'un système pénal conservateur d'assassins pour l'extinction accélérée des rentières ; dans une donc de ces républiques le premier acte de souveraineté fut de mettre le fusil de chasse en vente libre. Nous avions fait en sorte en effet que les nations soumises à notre loi ne puissent ignorer les leçons élémentaires de la Révolution française. S'en suivit d'abord une hécatombe d'éléphants, une grande bouffe nationale, fantastique, et rituelle comme il se doit. Ensuite une pénurie d'éléphants à laquelle on dut remédier par un décret punissant de mort tout déten­teur de fusil. Bientôt les éléphants se mirent à pulluler si dangereusement qu'il fallut débloquer l'usage des fusils. Puis constatant le cercle vicieux, le législateur décida de reconfisquer les fusils pour n'autoriser que la chasse au piège et à la sagaie. Cruelle nécessité qu'un tel retour aux procédés répressifs du colonialisme. Belle revanche aussi pour la sagaie désormais symbole de l'équilibre, et confir­mation de cette navrante hypothèse où le progrès dépas­sant la vitesse du cheval au galop serait déjà malfaisant. Toutefois pour ce qui est des éléphants et pour peu que la science parvienne à détourner la nature de ses grands projets de sécheresse, leur avenir est des plus brillants. Nous en parlerons une autre fois car ces grands problèmes d'équilibre me tournent la tête et j'ai encore deux mots à vous dire sur les étourneaux. Depuis quelque temps je m'inquiétais de les voir se déployer dans le ciel en dra­perie funèbre quand je lus dans les journaux que certains cultivateurs de cerises, cultivateurs scientifiques de ceri­ses industrielles, avaient en un jour, en Belgique, abattu trois cent mille étourneaux. 123:187 Le massacre avait été obtenu par mise à feu d'un vaste et ingénieux réseau de pyrotech­nie à base de dynamite, plastic et cocktails molotov, avec l'appui des autorités locales. La pétarade ayant fait assez de bruit pour émouvoir tous les échos des Flandres et de la Wallonie, les organisateurs ont justifié leurs moyens en précisant que la ration quotidienne d'un étourneau, en saison, peut aller jusqu'à trois ou quatre kilos de cerises ; admettons, et rappelons à notre tour que jusqu'ici le res­tant suffisait à la table des hommes. Mais il ne suffit plus de gagner sa vie, il faut gagner de l'argent, travailler pour l'expansion, le niveau de vie, la hausse des prix etcetera. De leur côté, comme prévu, les experts ont évoqué la sagesse des lois naturelles qui, dans le monde animal, du lion à l'insecte en passant par la mésange, veillent à l'éco­nomie des carnages pour le bien commun, et une fois de plus ils ont flétri la destruction légale et inconsidérée des rapaces qui s'évertuaient jadis à limiter le nombre des étourneaux. Or le nombre est la raison des étourneaux ; ils n'auraient pas de quoi s'en vanter si l'usage qu'ils en fai­saient n'était justement réputé comme une merveille de la création. Lautréamont nous a décrit avec bonheur l'admi­rable imprévu de leurs décisions collectives, l'élégance et la perfection des figures qu'ils dessinent dans les ciels de crépuscule et dont nous sommes tentés de croire que le plaisir est la seule raison. Lautréamont nous a composé sur ce motif un morceau d'anthologie qui suffirait a sa gloire. Il n'est pas rare en effet que le talent d'un auteur mé­connu soit éclipsé par le génie de son plagiaire. En l'occur­rence l'auteur original est un collaborateur de l'Encyclo­pédie ou de quelqu'autre dictionnaire important du XVIII^e^ siècle ou début du XIX^e^. Dans ces cas-là bien sûr quand on ne peut donner la référence exacte il vaudrait mieux se taire. Je souffre hélas d'une mémoire qui pratique en douce une terrible sélection. Mais toute lacunaire qu'elle soit je fais au moins confiance au peu ou à l'essentiel qu'elle retient et je vous prie d'en faire autant. Dans le dictionnaire en question, à l'article étourneau, j'ai pu contrôler les assertions dénonciatrices sur deux colonnes que j'avais lues dans un vieux numéro de la *Revue de Paris* des années 40 ou 50. Lautréamont a littéralement copié certains passages de l'article et démarqué le reste. Bien sûr qu'il n'en perd pas son génie pour autant, mais la forme et la qualité du génie que lui prêtent ses admirateurs ne me semblent pas compatibles avec la consulta­tion des dictionnaires. La mission de Lautréamont était pro­bablement de nous laisser rêveurs à tous égards, par son œuvre et sa personne. 124:187 Sachant que l'unique témoin de son existence est mort comme par hasard la veille du jour où le découvreur de son œuvre allait le consulter, nous som­mes tentés de croire que Lautréamont n'est qu'un nom. Mais les étourneaux ont bel et bien existé, il y a des té­moins, il y a même encore assez d'étourneaux pour té­moigner de l'existence de Lautréamont, et c'est bien la chance de leur vie. Là où ont échoué les arguments de l'Équilibre et de l'Écologie, la promotion culturelle peut sauver les étourneaux. \*\*\* Le cas de M. Nixon, en dépit de son pénible mea­culpa, me tentait beaucoup par comparaison avec celui du général de Gaulle. J'aurais aimé vous dire ma stupé­faction à voir nos journaux les plus sérieux, les plus im­partiaux, dans la douloureuse obligation de titrer à la une : *Nixon le menteur, les mensonges de Nixon.* Et à quel point j'ai partagé la surprise et l'indignation de tous les Fran­çais devant le scandale inouï d'un président républicain coupable de mensonge. Mais le voilà sorti du cours des choses, provisoirement au moins, et il échappe à ma juri­diction. Me rabattant alors sur M. Ford son successeur, je n'ai pu obtenir, le concernant, que des informations équivoques et même tendancieuses du genre : « Le meilleur des hommes et d'un courage éprouvé au rugby, mais il a joué trop souvent sans casque. » Celle-ci en revanche, plus favorable à mon avis : « Il a pour lui ce don de ne pouvoir mâcher son chewing-gum et marcher en même temps, autrement dit c'est un homme qui ne sait pas faire deux choses à la fois. » Nous avons peut-être ici la clé d'or d'un gouvernement mondial, encore qu'un homme sa­chant tout faire à la fois ne serait pas mal placé non plus. Le modeste gouvernement de la République française est aujourd'hui entre les mains d'un homme qui non seule­ment sait faire au moins deux choses à la fois mais sou­vent deux choses apparemment contradictoires, ce qui est le propre des conciliateurs. Au demeurant tous ses pré­décesseurs ont essayé d'en faire autant mais dans un esprit de ruse que je crois étranger à Valéry Giscard d'Es­taing. Contrairement au général de Gaulle qui lui inspirait une antipathie très sympathique, notre jeune président n'est pas un homme de mensonge et de mépris. Prometteur assurément et prodigue autant qu'audacieux prometteur, il s'efforcera de tenir ses promesses, ayant même à cœur de commencer par celles des autres, bonne indication pour les anciens de la Révolution Nationale. Malheureusement nous avons entendu que chez les autres on se frottait les mains d'une façon qui laissait à penser. 125:187 Le fait de pousser l'accélération déjà donnée à un mouvement donné fait à peine un changement qui veuille une promesse. Le vrai changement c'est l'arrêt, le barrage, la dérivation ou mieux encore la renverse, comme on dit en matière de courants marins. Le risque de chavirer n'y est pas plus grand et c'est là qu'on voit le capitaine. Si toute promesse tenue honore son prometteur, toute promesse tenue n'est pas forcément heureuse. Parmi tou­tes celles que le président nous a faites il en est plusieurs en effet qui nous paraissent d'autant plus regrettables que les voici déjà tenues. Mais si le désir lui venait un jour d'y remédier sous l'empire des résultats il n'aurait cette fois pas besoin de promettre. Si bon sang il y a, bon sang ne peut mentir et si la plus noble bravoure est de braver l'impopularité, il va de soi que je me ferai giscardien et militant, c'est promis. Cela dit je ne pousserai pas plus avant mes conjectures ; à sonder les têtes et les reins politiques, j'ai toujours fatigué mon talent. Notre ami Jean Madiran n'était pas, je crois, spéciale­ment curieux de la personne de Valéry Giscard d'Estaing. Quand celui-ci est devenu candidat à la Présidence, et bien placé, Madiran se fit un devoir de s'en préoccuper en tant que citoyen et directeur d'une revue essentiellement catho­lique et particulièrement française. J'ai malheureusement prêté, c'est-à-dire égaré, le numéro de cette revue où il donnait ses premières impressions sur le nouveau chef de l'État, mais le souvenir est encore frais. J'avais noté son inquiétude, au moins sa surprise d'avoir entendu le can­didat proclamer ou plutôt confier aux électeurs qu'il était spiritualiste. Pour un candidat à la présidence d'une répu­blique laïque, reconnaissons le mérite, au moins la nou­veauté qui consiste à décliner publiquement ses préoccu­pations métaphysiques. N'empêche que Madiran paraissait douter que celle-ci valût la peine qu'on en fît mention comme pour nimber tout le programme d'un vocable phi­losophique rassurant. Pour un peu on eût dit qu'il dou­tait, ou faisait semblant, de l'existence même d'un spiri­tualisme assez bien défini pour contrarier tant soit peu le matérialisme. de l'adversaire et séduire du même coup les nostalgiques d'une religion, d'État. 126:187 Il s'agit là bien sûr d'une chose que nous tenons ici pour condition nécessaire au bien fondé de tout système politique à savoir la croyance religieuse. C'est pourquoi je me permets d'apporter à Madiran une petite lumière sur la situation dans le siècle d'un spiritualisme militant. Je suis à même en effet de le rassurer sur l'existence légale d'une sorte de religion, d'une manière de secte, mettons une confrérie spiritualiste, et au sein de laquelle il m'a semblé que Jésus-Christ était honorablement consi­déré. Il y a quelques années encore elle disposait d'un local rue de Savoie, lieu de réunion et dépôt des offrandes. La société, en effet, a pour objet principal la philanthropie, la bienfaisance, les visites aux malades, le réconfort des vieillards esseulés, l'assistance à la jeunesse en péril et autres activités on ne peut plus louables. Je connais assez l'un des adeptes pour témoigner de son dévouement exem­plaire et soutenu par l'exercice d'une spiritualité authen­tique. Il n'est donc pas douteux qu'un sentiment de l'im­matériel anime cette société mais, que je sache, il n'y est question en effet ni d'Église ni même de doctrine. Les membres eux-mêmes, à ce que j'ai pu comprendre, ne se tiennent pas pour sectateurs d'une religion qui ne pourrait être que le protestantisme. Ils ont en somme en commun une spiritualité aussi bien sentie qu'indéfinissable. Suffit-il de se déclarer spiritualiste pour être ipso facto reçu en affidé de cette association, je ne saurais le dire, et je ne suis même pas sûr que M. Valéry Giscard d'Estaing en connaisse l'existence. Toujours est-il que s'il faut une réfé­rence intemporelle au libéralisme on ne saurait lui trouver mieux que le spiritualisme. Les électeurs auront au moins la satisfaction de ne pas confondre libéral spiritualiste et démocrate chrétien. Reste à savoir laquelle des deux atti­tudes est la moins préjudiciable au bon gouvernement d'une république avariée. A l'heure où j'écris la France est un navire peuplé de « mutins » qui tirent leurs bordées au large de Brest. L'atténuation officielle et fallacieuse apportée par les guillemets n'y change rien mais nous sommes un peu gênés par la quantité de mots lourds qu'il nous faut maintenant alléger de minables guillemets. \*\*\* En dépit des princes démocrates et des marquis rouges, personne n'oserait dire que les Français ne sont pas sen­sibles à cette particularité patronymique appelée particule. Avec ou sans apostrophe le nom de famille déterminé par cette préposition se retranche du commun et va réveiller tant soit peu toutes sortes de préjugés inaltérables et plus ou moins valables. Quant à moi je suis loin de la trouver insignifiante, d'une manière ou d'une autre. Voyons voir. 127:187 Voici donc, après une longue série de roturiers, notre deuxième président à particule. Le premier fut élevé sur le pavois des dictateurs par l'action conjuguée des sans-culottes et des bourgeois craintifs ou arnaqués ; béatifié pour son martyre algérien, il fut enterré dans les larmes avec sa mauvaise foi, sa superbe et sa truanderie. Le deuxième se présente beaucoup mieux. Quoique foncière­ment républicain et impatient, nous dit-il, d'un ressour­cement aux grands principes de 89, il est de ceux je pense pour qui noblesse oblige. Il me paraît difficile en effet de n'être pas obligé, d'une manière ou de l'autre, par un nom pareil. Une lueur historique, assez douteuse encore, fait sortir la race et le nom d'Estaing en l'an 1001 dans la personne un peu floue d'un prénommé Aldebert. Vers les 1190 en revanche, pleine lumière est faite sur Guillaume, vaillant soldat qui fit croisade sous la bannière de Richard Cœur de Lion. Vingt-quatre ans plus tard, le 17 juillet 1214, au­trement dit le dimanche de Bouvines, Dieudonné d'Estaing ayant eu la fortune de remonter Philippe Auguste jeté bas de son cheval au plus chaud de l'action, le roi géné­reux lui fit l'honneur de concéder à sa maison les armes de France, le chef d'or faisant brisure. Ce Dieudonné-là est le grand homme de la famille. Quatre siècles plus tard son descendant Joachim se fit le découvreur et illustrateur des « antiquitez » de la famille, et de tout le bruit qu'il en fit Boileau fit un quatrain gentiment railleur. Notons tout de suite que chez les d'Estaing, et par le nombre au moins, les militaires le cèdent aux ecclésias­tiques. A ne retenir que les hommes d'Église qui se sont distingués du XII^e^ au XVII^e^ siècle, je compte : un religieux franciscain, un Augustin, deux abbés, deux archidiacres, trois prieurs, cinq chanoines et six évêques dont l'un car­dinal légat en Italie des papes d'Avignon et démolisseur du fameux Lulle, grand juif converti retombé dans l'illu­minisme et, qui sait, précurseur du spiritualisme libéral Enfin nous voyons qu'à tous les échelons de la hiérarchie tous les tonsurés de la famille furent zélés défenseurs de la vraie religion. N'ayant pas de renseignements sur ceux du XVI^e^ siècle, je ne veux préjuger de leur attitude à l'égard du jansénisme orgueilleux, démagogue et pertur­bateur du royaume. Parmi les actes des saints hommes de cette famille il est important de savoir que François, évêque de Rodez, institua solennellement la fête de l'Ange Gardien. Vous avez bien de la chance si on la célèbre encore dans votre pa­roisse. En tout cas Valéry, spiritualiste, est bien placé pour connaître son ange, défini comme créature spirituelle, mais la nation angélique n'étant pas démocrate pour un sou, il y a lieu de prévoir un combat de l'Ange et de Valéry, et qu'il y aura du suspens. 128:187 Dans la série des hommes de guerre, sans compter le croisé ni l'illustre combattant de Bouvines, nous avons un Guillaume qui combattit les Anglais sous Charles VII, un Jean aussi vertueux que vaillant capitaine et ligueur de surcroît, un François qui guerroya généreusement sous Louis XIV, et enfin Charles-Hector, excellent militaire, ma­rin de fortune, et célèbre amiral : parti pour les Indes avec Lally Tollendal, fait prisonnier au siège de Madras, évadé dans des circonstances que les Anglais jugèrent incorrectes, il fut repris et expédié aux pontons de Port­smouth. Aussitôt rentré en France, il mit sa haine des Anglais au service de l'indépendance américaine où il se couvrit de gloire. Fort de ses justes lauriers, tout brûlant d'une fièvre démocratique attrapée là-bas, il donna dans la Révolution. Élu à l'Assemblée législative et siégeant à gauche où déjà se bousculait la droite, il s'y fit remarquer par la vivacité de sa rancune à l'encontre du roi qui l'avait comblé d'honneurs et son cas n'était pas unique. Au re­tour de Varennes il se précipita à la tribune pour protester de son indéfectible attachement aux principes élaborés et défendus par cette assemblée. L'assemblée ne lui avait rien demandé, ajoute M. Larousse, honnête républicain. L'ami­ral fut d'ailleurs guillotiné peu après comme beaucoup de ses pareils. Il monta sur l'échafaud tout plein de fierté, de courage et d'insolence : « Envoyez ma tête aux Anglais, cria-t-il au peuple, ils vous la paieront cher. » La sortie est heureuse et il est de jurisprudence qu'un bon mot de la fin, sans valoir acquittement, vaut remise de peine. M. Leclerc, épicier de combat, priait l'autre jour l'en­voyé du président de la République d'aller dire à son maître qu'il avait déjà, comme Louis XVI, un pied sur l'échafaud. M. Leclerc a tort de prendre Louis XVI pour un libéral convaincu mais peut-être voulait-il signifier que dans la mesure où Valéry Giscard d'Estaing prendrait leçon parmi tous ceux qui ont illustré son nom, il fallait craindre que la mémoire de l'infortuné glorieux Charles-Hector ne le séduisît et l'obsédât. 129:187 On me permettra quand même d'envisager l'hypothèse où prévaudrait la mémoire de Dieudonné, plus glorieuse encore et satisfaisante, qui fut à Bouvines l'accidentel instrument d'une victoire indispensable au salut de la France. Pour tout dire, et quoique j'en aie, en remettant à cheval son roi désarçonne il contribuait du même coup, à son insu évidemment, au bonheur à venir d'une répu­blique ingrate et calomnieuse héritière du plus beau royaume sous le ciel. Compte tenu évidemment des cir­constances l'heure me paraît solliciter de Valéry le renou­vellement de ce coup heureux. Nous le voyons, en effet sincèrement désireux de remettre en selle une république tombée en chienlit. Mais avant tout il lui faudra découvrir que les institutions qui font le lit de la chienlit ne sont plus respectables et c'est un pas difficile à franchir s'il faut revenir sur les promesses. L'opération à chaud serait alors d'autant plus pénible et dangereuse qu'imputée à fascisme. Et plus laborieuse qu'à Bouvines ; je ne sais trop en effet si Giscard est bon écuyer mais la République n'est jamais très sûre à cheval. Enfin sait-on jamais, la Providence est assez longanime pour y prêter la main. Et nous verrions alors la fête de l'Ange retrouver sa place dans tous les calendriers de la République. \*\*\* A propos de Louis XVI je vous avais déjà signalé l'existence d'un comité pour l'étude de Louis XVI et de son procès, et la publication d'un bulletin trimestriel (149, rue de Rennes, 75006 Paris). Le bulletin s'appelle *Dé­couverte* et le titre est chaque fois justifié. Louis XVI est le plus mal connu des princes et l'histoire de la Révo­lution est encore aujourd'hui plus mystérieuse et légendaire que celle de l'Atlantide. Elle est trafiqués aux sources. A l'exception de rares historiens aussitôt discrédités par la garde qui veille aux mensonges, tous les autres, à leur su ou insu, paresse ou malignité, n'ont pas cessé d'entretenir les versions frauduleuses. Les deux rédacteurs de ce bulletin se sont donnés entièrement à la recherche de la vérité sur la personne et les actes de Louis XVI, et tous les trois mois nous avons le résultat de leurs travaux. Nous les voyons apporter ici et là, peu à peu, la lumière du jour dans cette période obscurcie pour les besoins de la cause ou fallacieusement illuminée de lampions patriotiques et de toutes les magies de la liberté majuscule. Ils ont déjà retrouvé des pistes brouillées et des pièges camouflés, sondé quelques vasières, soulevé des masques. 130:187 Je pense que la lecture de ce bulletin est à recommander à tous ceux qui rêvent ou élaborent des systèmes, des stratégies, des re­cettes et des principes de contre-révolution à partir de documents qu'ils ne soupçonnent pas truqués ou sélection­nés par les amis de la révolution. \*\*\* Les étudiants de Jussieu, la nouvelle faculté des scien­ces, auront eu cette année la surprise de se retrouver dans une forteresse améliorée. Il y avait déjà une douzaine de tours intégrées dans une muraille de triplex crénelée de fer, un donjon Zaminski, des fossés profonds aménagés de caponnières et barbacanes mais l'entrée, principale restait grande ouverte et sans défense, là même où les camelots de l'anarchie et les tabarins de Mao tenaient foirail et se fatiguaient à recruter pour les meetings de solidarité chilienne, zipangole et poldève. En cas de conflit la défense de la brèche est désormais assurée par une forte herse aux barreaux d'acier. Elle a de particulier qu'elle se dissimule dans le fossé, qu'elle ne se baisse donc pas comme le voudrait la tradition mais qu'il faut la his­ser au niveau du seuil pour obtenir la fermeture par un déplacement latéral dont la manœuvre n'est pas apparente. Entre autres aménagements de moindre importance notons qu'à l'extrémité sud-est une faiblesse du rempart est désormais corrigée par un muret de douze pieds de haut garni en son faîtage de tessons de bouteilles plantés dru. Nous comprenons par là que la science est résolue à se défendre bourgeoisement. En revanche, et dans le même esprit, le fond des fossés est tapissé de gazon et fleuri de rosiers polyanthas, comme le font les munici­palités touristiques pour innocenter les douves de leur château fort en ruine. Hélas, dans ces ravins à l'antique rénovés de ciment froid, j'ai vu, l'espace d'une saison, fleurir les roses et dépérir les rosiers. Dans les projets de constructions les plus austères il y a toujours un petit budget sentimental ou écologique et il ne faut pas le laisser perdre. Si nos élites idylliques veulent des fleurs, des feuilles et des branches, on en mettra où ils voudront, n'importe où, et ils en auront plus facilement pour un an que pour un siècle. L'an passé, en tant qu'indigène de Jussieu, je flânais sur les déblais dans la rumeur des treuils et le vacarme des excavatrices dont l'odeur d'huile chaude s'appliquait à me rappeler le parfum des aurochs mijotés au feu de coudrier. Une théorie d'esclaves numides qui revenaient de la soupe échangeaient en riant d'inintelligibles impré­cations et plus loin, sur le versant d'un glacis d'argile blonde, un contre-maître zélé repiquait déjà les enseignes de la topographie. 131:187 Jussit Jussium oppugnatum esse. En bridant les yeux je me revoyais, sans trop de fierté d'ail­leurs, terrassier gaulois requis par César pour les travaux du grand siège. L'ambiance et l'allure d'un gros chantier de terrasse et de muraille n'a pas tellement changé depuis Babel. Du haut de ce tertre encore fumant des chaleurs mystérieuses du sous-sol parisien, mon attention fut atti­rée par une équipe de travailleurs à la main qui semblait affectée à quelque tâche délicate en marge du gros œuvre. Ils évoluaient dans une tranchée assez profonde et cou­pant en biais le fond même du fossé. On voyait la saignée se poursuivre de part et d'autre en galerie souterraine et voûtée, côté citadelle et côté campagne. L'armature de béton amorçait à ciel ouvert la jonction des deux tronçons. Près de moi stationnait un ouvrier kabyle, un de ces fidèles serviteurs des Travaux publics, rescapé des égor­geries fellouses, inavouable médaillé d'une guerre trahie mais tout plein de sagesse et d'expérience. -- Qu'est-ce qu'ils font ceux-là en bas ? lui demandai-je en indiquant la direction d'un coup de menton. -- C'est li zigou, me dit-il, et il tourna les talons. Je hochai la tête en songeant que le service des égouts avait peut-être bon dos. Je ne voulais démordre en effet de mon idée de souterrain stratégique. Normalement réser­vé à l'usage de l'assiégé, mais qui sera l'assiégé ? Norma­lement, la garnison estudiantine. Il serait alors anormal que l'ordre établi eût confectionné de ses propres mains et deniers à l'intention de ses propres ennemis le moyen de les soustraire aux rigueurs de la loi. Mais la fortification d'une faculté étant elle-même anormale il deviendrait nor­mal que les rôles d'assiégeants et d'assiégés fussent assu­més tour à tour et à titre précaire par les gendarmes loyaux et les étudiants séditieux, les uns et les autres étant à même d'échanger éventuellement leurs adjectifs. Norma­lement aussi bien l'existence du souterrain devrait être, pour commencer au moins, le secret des assiégés ; il res­terait anormal que les Travaux publics et assermentés en eussent remis la clef au délégué des étudiants. Ou alors il y aurait deux clefs, la deuxième dans un tiroir de l'ordre public en respect de la justice sociale, du dialogue et de l'égalité des chances. Considérant alors les attitudes et mouvements de l'équipe de confiance, admirant cette non­chalance un peu affectée habituelle aux exécuteurs désignés d'une tâche exceptionnelle et leur discrète application à bien faire sans trop chercher à comprendre, je pensais tristement qu'une fois l'ouvrage accompli et minuit son­nant à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, ces braves gens se­raient tués et ensevelis sur place conformément à la tra­dition romanesque et aux nécessités de la raison d'État. 132:187 Voilà ce qu'il faut rêver quand la fureur des tours, des donjons et des trous a saisi le promoteur urbaniste. Je n'ai d'ailleurs aucun scrupule a publier le résultat de mes observations sur le terrain de Jussieu. Il est bon que les hommes de science travaillent dans l'inquiétude et l'insécurité, comme tout le monde. \*\*\* A propos de trous allez donc faire un tour au square des Innocents qui hier encore se tenait bien raciné au coin Saint-Honoré-Saint-Denis. Il n'y était plus ce matin. D'une dernière secousse le cratère des Halles a gagné jusque là pour engloutir les arbres, les joueurs de billes, la vespasienne et, je n'en crois pas mes yeux, l'illustre fon­taine. Les nymphes au trou, dispersées en poussière comme les cent mille chrétiens du cimetière éparpillés sans malice par les terrassiers en ceinture rouge du baron Haussmann. En vérité, s'il n'avait tenu qu'aux hommes de l'art, trois coups de bulldozer et la fontaine s'en allait aux gravois comme sarcophages mérovingiens empêcheurs d'autoroutes et autres marottes à fiche en l'air la paye d'une semaine pour le caprice des nostalgiques, parasites de la société qu'on vous balancerait au trou, par-dessus le marché, frais généraux. Pourtant la fontaine est bien là. Invisible et présente, emboîtée dans un polyèdre rectangle en tôle ondulée, à trente mètres au-dessus du fond, comme un silo sur échasses, un mirador aveugle, une balise témoin d'un niveau piétiné par quarante générations de Parisiens dont la mémoire nous hante à notre insu. Ne pleurons pas, c'est la fatalité de l'urbanisme habitationnel et ornemental, qua­rante niveaux en hauteur et si besoin est trente en pro­fondeur. Soit, nous reverrons la fontaine, et les nymphes chanteront à nos enfants la peur exquise qu'elles auront éprouvé là, en 1974, dans leur cabine en manière de chiotes campagnards à cent vingt pieds au-dessus de la fosse. Au point de vue Travaux Publics, c'est probablement un petit exploit, au moins une coquetterie d'entrepreneur. Et après tout ce n'est pas la première fois qu'elle se balade, la fontaine, il faudra bien qu'elle se fasse une raison quelles que soient les excroissances d'un entourage plus ou moins convenable aux grâces de ses demoiselles, gréco-romaines il est vrai, mais élevées chez les bonnes sœurs du quartier. 133:187 Les exploits des Travaux Publics ont cessé de m'épater qui font la seule gloire et réclame des promoteurs. « De­mandez-nous n'importe quoi et si vous ne demandez pas nous ferons quand même, rien ne nous arrête. » C'est bien souvent dommage. Et quand même, nous avons vu trop d'autres exploits injustifiables pour ne pas faire les gro­gnons mais nous attendrir à l'idée que les défonceurs-cons­tructeurs n'ont voulu ménager la fontaine des Innocents que pour innocenter leurs hypogées culturelles, leurs apo­gées informelles et leurs pataquès de rien. C'est pourtant là, dans ce périmètre sensible abandonné aux architectures apatrides, que Valéry Giscard d'Estaing a fait un exploit, le surlendemain de son élection. Parmi ses promesses tenues, la plus extraordinaire et méritoire en effet, la seule franchement heureuse et peut-être sans retour, est d'avoir arrêté les travaux du trou. Aucun gou­vernement, aucune autorité, ni de Gaulle ni Pompidou ni Malraux, n'avait pu réussir à briser l'élan d'un promoteur immobilier. A un certain niveau de promotion, les arrêtés préfectoraux et avis défavorables sont jetés au panier. Dans les cas difficiles une procédure est entamée qui s'ar­rête à l'inauguration de la tour, du champignon, de l'école inflammable, ou de l'ananas béton-inox ou tout autre édi­fice autorisé ou non. Ce coup de Valéry c'est un pavé dans la mare ; et nous lui rappelons alors que d'autres mares autrement toxiques et vermineuses seraient plus heureu­sement traitées par jet de pavés que par infections de crédits. M. Aaron qui personnifie la promotion immobilière et faisait au trou l'honneur de le promouvoir, n'en est pas revenu, mais il fourbit ses armes. Il sera glus difficile à battre que M. Mitterrand. Je lui ai fait cet hiver l'avantage de figurer dans le cours des choses mais je n'ai pu dire que le peu que je savais de son génie et de sa ruse. M. Aa­ron a certainement de gros moyens mais peut-être ne tiennent-ils qu'à un cheveu, c'est le métier qui veut ça et la passion du jeu. Il tente aujourd'hui d'exercer des pres­sions du genre technique, elles impressionnent toujours l'opinion : « La date approche, dit-il, où ma garantie de sécurité quant aux parois du trou prendra fin. » Ce qui signifie que Saint-Eustache peut alors s'écrouler, il aura sa conscience pour lui, s'en lavera les mains, puis sortira de sa poche la petite moulinette à calculer qui lui tient lieu, dit-il en souriant, de moulin à prières, fera ses comp­tes et prendra une option sur le beau lopin libéré de ses servitudes anachroniques et désormais vacant. 134:187 Mais soyons honnêtes. Le Pont Marie qui nous est cher n'est pas dédicacé à la Sainte Vierge. Il doit son nom à M. Marie, entrepreneur du XVI^e^ siècle enrichi dans les travaux publics. S'il nous faut voir, sur les poussières de Saint-Eustache, une résidence Aaron-Saint-Eustache et si la postérité la vénère comme un symbole des Testaments réunis, nous laisserons le Guide Bleu, non la détromper, mais préciser les circonstances. Jacques Perret. 135:187 ### Pages de journal par Alexis Curvers #### I -- Extraits du Livre de la Sagesse Sur le monde moderne : « Il ne leur a pas suffi d'errer quant à la connaissance de Dieu, Mais, vivant en état de guerre du fait même de leur ignorance, Ils donnent le nom de paix à leurs propres malheurs, Comme quand ils célèbrent des initiations comportant des meurtres d'enfants ; Ou des mystères clandestins ; Ou de folles orgies aux rites ésotériques... Ce n'est partout que sang et meurtre, vol et duperie, Corruption, perfidie, désordre et parjure, Mépris du bien, oubli des bienfaits, Souillure des âmes, crimes contre nature... » (XIV, 22-26.) Sur la guerre moderne : « En châtiment de leurs pensées délirantes et perverties, Vous leur avez envoyé une foule de bêtes brutes, Pour qu'ils apprennent qu'on est puni par où l'on a péché. 136:187 Il était bien facile à votre main toute-puissante Qui d'une matière informe avait formé le monde, De lancer contre eux non seulement des troupeaux d'ours, de lions féroces, De sorte qu'enfin elle lui restitua le sceptre de la royauté Et l'autorité sur ceux qui le tyrannisaient. Elle convainquit de mensonge ceux qui l'avait trahi Et lui procura une gloire immortelle. » (X, 10-14.) « N'ayons nul égard pour les cheveux blancs du vieillard, Que notre force nous soit la norme de la justice, Car ce qui est faible n'est bon à rien. Persécutons donc le juste, car il nous gêne, Il fait obstacle à notre action, Il nous reproche de violer la loi Et nous impute à honte nos erreurs de doctrine... Il représente à nos yeux la condamnation de nos pensées, Et sa vue même nous est insupportable ; Car sa vue ne ressemble pas à celle des autres, Et ses voies ne sont pas celles de tous. Il nous tient pour des gens sans honneur, Et s'écarte de nous comme pour éviter une souillure. » (II, 10-16.) « L'homme inique est une abomination pour les justes, Mais ceux dont la voie est droite Sont une abomination pour le méchant. » (*Proverbes, *XXIX, 27.) \*\*\* « Mais des monstres nouvellement créés, inconnus et furieux. Exhalant des vapeurs enflammées, Ou crachant des fumées mortelles, Ou faisant jaillir de leurs yeux des éclairs foudroyants, Capables d'anéantir tout ce qu'ils frappent Et de faire mourir d'effroi tout homme qui une fois les a vus. » (XI, 15-19) 137:187 Sur le cardinal Mindszenty : « C'est la Sagesse qui a mis sur le bon chemin Le juste qui fuyait la colère de son frère, C'est elle qui lui montra le royaume de Dieu Et lui donna la science des choses saintes ; Elle rendit ses travaux féconds Et multiplia le fruit de ses efforts. Elle l'assista contre l'avidité de ses oppresseurs Et le combla de richesses, Elle le protégea contre ses persécuteurs Et le sauva de ceux qui lui dressaient des embûches ; Elle lui donna la victoire dans un rude combat Pour lui apprendre que la justice est plus puissante que tout. Quand le juste fut vendu, la Sagesse ne l'abandonna pas, Mais elle le délivra du mal. Elle descendit avec lui dans la fosse Et ne le laissa pas dans les fers. » #### II -- Deo Gratias ? On se souvient de l'émotion et du scandale que provo­qua parmi les croyants l'Introduction du nouvel Ordo Missae*,* où Paul VI définissait la messe comme une *synaxe* présidée par un prêtre. Les ignorants dont je suis n'eurent qu'à ouvrir les dictionnaires pour apprendre que ce mot savant et désuet (*synaxis* en grec, *sinassi* en italien), bien propre à tenir le troupeau en respect, est un ancien néolo­gisme formé par les Pères grecs de l'Église pour désigner l'assemblée des fidèles. Les plus fidèles du troupeau d'au­jourd'hui furent justement ceux que le respect ne retint pas de protester que la messe catholique n'est pas une assemblée mais bien un sacrifice, non pas présidée mais réellement offert par un prêtre agissant en lieu et place de Jésus-Christ. Les protestations furent telles que Paul VI retira sa phrase malheureuse, sans d'ailleurs changer un mot à tout ce qui, dans le reste de l'Ordo, concordait parfaitement avec elle. Il se contenta de raturer la synaxe, et de rap­peler subrepticement, à la faveur d'une seconde édition, que la messe « est et reste » un sacrifice, comme s'il n'avait jamais dit autre chose. 138:187 Cette seule concession verbale suffit à rassurer le trou­peau sur la soudaine reconversion du pas à la foi catho­lique. Le cher et excellent abbé Luc Lefévre se persuada dans la bonté de son cœur que la messe catholique était définitivement sauvée en fait comme en paroles. Et il écrivit aussitôt dans *La Pensée catholique* un bel et géné­reux article qui se terminait par ces mots : *Deo gratias.* Il se trompait sinon d'adresse, au moins d'objet. A voir ce que la messe est présentement devenue sans que Paul VI y trouve à redire, on doute qu'elle continue à être pour l'abbé Lefèvre un sujet de fréquentes actions de grâces. Il doit plutôt penser que le nom de *synaxe* était encore trop beau pour elle. \*\*\* Dans une déclaration datée du 14 mars 1974, les évê­ques français prenaient position sur l'avortement. Principe : « La vie de l'enfant doit être respectée dès sa con­ception comme après sa naissance. » Parfait. Cependant : « Nous mesurons les drames de conscience que peuvent poser des cas de détresse extrême. Le législateur ne peut les ignorer. » (Sont-ce les « drames de conscience » ou les « cas de détresse » que le législateur ne peut ignorer ? L'analyse grammaticale indique plutôt les drames, mais la logique plutôt les cas. La définition des cas relève en effet du pouvoir législatif, alors que l'appréciation des dra­mes de conscience ressortit au judiciaire. Or c'est au légis­lateur que les évêques font appel.) Là-dessus, un parlementaire français, M. Norbert Se­gard, recteur à la Faculté catholique de Lille, dépose un projet de loi. Principe : « La loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. » Parfait. Cependant : « Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu'en cas de nécessité absolue, reconnue par le légis­lateur (...), lorsque la poursuite de la grossesse met en danger grave et certain la santé de la femme, ou lorsqu'elle se trouve dans une situation de détresse manifeste. » Entre le texte épiscopal et ce projet de loi, je vous défie de discerner l'ombre d'une différence. (Si ce n'est peut-être que M. Segard s'exprime en français plus cor­rectement que les évêques : il ne va pas, lui, jusqu'à parler de *cas qui posent des drames !*) 139:187 C'est donc avec infiniment de raison que l'*Aurore* du 20 mars écrivait que « l'amendement Segard (...) paraît apporter le feu vert de la hiérarchie catholique ». La for­mule pèche seulement par excès de scrupule, car l'amen­dement Segard ne paraissait pas apporter le feu vert de la hiérarchie : il l'apportait bel et bien, la hiérarchie s'étant d'avance déclarée entièrement d'accord avec M. Segard pour souhaiter que le législateur, dérogeant au principe, reconnaisse en quelque manière le droit à l'avortement dans les cas de détresse. « Le législateur ne peut les ignorer », disaient les évêques. Ou bien les mots n'ont pas de sens, ou bien cela signifie que les cas en question ne doivent plus tomber sous le coup de la loi ordinaire, et qu'il faut donc modifier cette loi en conséquence. M. Segard dit et répète exactement la même chose. Les évêques et M. Segard auraient d'ailleurs mieux fait de définir une bonne fois ces fameux « cas de détresse » dont tout le monde parle, sans que personne sache où ils commencent et où ils s'arrêtent. Jusqu'à présent, les dames qui ont publiquement bafoué la loi en se targuant de l'avoir impunément violée étaient sans exception des per­sonnes très riches, vedettes du cinéma, de la politique ou de la « culture ». Aucune d'elles, et pour cause, ne s'est abaissée à plaider la « détresse ». Et voilà que le rapprochement hasardé par l'*Aurore* en­tre le propos des évêques et la proposition identique de M. Segard suscite l'indignation du Secrétaire général de l'Épiscopat français, lequel y oppose, dans *la Croix* du 4 avril, un démenti catégorique : « Aucun projet ni aucune proposition de loi ne peut prétendre avoir été examiné au préalable et à plus forte raison, approuvé, par les autorités catholiques, soit de Rome, soit de Paris. » Ce démenti porte malheureusement à faux, les auto­rités catholiques n'ayant été accusées par personne d'avoir préalablement examiné ou approuvé le texte de M. Segard. C'est au contraire M. Segard qui, ayant examiné le texte des évêques, l'approuve, s'en inspire et le reproduit très honnêtement en forme de projet de loi. Le « feu vert » que les évêques lui avaient donné crève les yeux de tout le monde. Mais, au bruit de l'accident, les évêques obligent tout le monde à faire semblant de croire que c'était un feu rouge, et que *l'Aurore* est daltonienne. Nous n'en sommes plus à nous étonner que des évêques disent n'avoir pas voulu dire ce qu'ils ont dit. Ils suivent en cela l'exemple de Paul VI désavouant sa *synaxe* après 140:187 l'avoir, dans la pratique, inévitablement substituée au sa­crifice de la messe. Ce qui m'a seulement étonné, c'est que Mme Édith Dela­mare, généralement mieux avisée, soit entrée cette fois dans le mensonge des évêques au point d'écrire dans Rivarol du 18 avril : « Il est possible que le texte Segard ait été élaboré dans le dessein de donner à croire qu'il inter­prétait la pensée des évêques. Mais les évêques n'y sont pour rien. *Deo gratias*. » Il faut avouer que les évêques ont de la chance. \*\*\* Mais un *Deo* gratias m'a stupéfiié plus encore que les deux précédents, c'est celui sur lequel s'achèvent les *Feuil­lets* romains que Mme Élisabeth Gerstner publie dans le numéro de mai d'*Itinéraires*. Les articles de Mme Gerstner sont toujours, après ceux de Jean Madiran, les premiers que je lise dans notre chère revue. C'est dire quel intérêt j'y prends, et combien j'ai d'estime pour elle. Son article de mai m'a cruellement déconcerté. D'abord par ses silences. A Rome où elle séjournait au mois de mars, Mme Gerstner a vu, entendu et appris, nous dit-elle, « tant de choses qui ne pourront être publiées que plus tard (mais qu'il est utile de savoir dès maintenant...) » Ainsi l'entretien de trois heures qu'elle a eu avec le « pri­sonnier du Vatican », le cardinal ukrainien Joseph Slipyi « Je ne puis rien dire encore de cette conversation. Je trie mes feuillets, je range ceux qui n'iront à l'imprimerie qu'un peu ou beaucoup plus tard... » Les avis du cardinal Slipyi seraient éminemment de ces choses « qu'il est utile de savoir dès maintenant ». C'est maintenant en effet, c'est tout de suite, c'est d'urgence qu'ils auraient à nous éclairer. Plus tard, les feuillets de Mme Gerstner n'auront plus qu'un intérêt historique et rétrospectif. Elle avoue les avoir « triés ». En fait elle les a tous « rangés », puisqu'elle ne nous livre absolument rien de ce qu'elle y a consigné. Pas un mot ne transpire de cette conversation dont on saura seulement qu'elle a eu lieu, renseignement qui d'ailleurs ne suffira qu'à compro­mettre les deux interlocuteurs sans profit pour personne. 141:187 (Pendant ce temps-là, un autre « prisonnier du Vati­can » se voit, lui aussi, mis au secret, tant par ses ennemis que, semble-t-il, par ceux qu'on lui croyait amis. C'est le cardinal Mindszenty. A Vienne où il est en résidence sur­veillée, il écrit pourtant ses Mémoires. Quand les lirons-nous ? et dans quel état ? Mme Gerstner, qui ne craint pas de dénoncer « la collusion de la diplomatie vaticane ([^10]) avec le communisme international », n'a-t-elle pas entendu parler des énormes pressions que ces deux puissances exer­cent sur le cardinal pour qu'il n'édite son texte qu'après l'avoir soumis à la censure de l'une et de l'autre ?) Mme Gerstner se montre fort optimiste, parce qu'elle a trouvé que le vent tourne : « L'espoir change de camp. A Rome, les progressistes sont accablés, les traditionalistes pleins de confiance. (...) Les yeux s'ouvrent et la résistance s'organise. » Mais ce qu'elle enregistre n'entraîne aucun changement dans la réalité : c'est un pur phénomène d'opi­nion, et d'une opinion qu'elle-même juge insincère. A quoi bon les yeux s'ouvrent-ils si les bouches se ferment ? A quoi bon une résistance qui ne s'organise qu'en paroles, à voix basse et en vase clos, contre des forces supérieure­ment organisées en actes ? C'est étrangement se payer de mots que d'espérer la conversion des progressistes parce que, supposant à tort ou à raison que le vent va tourner (plutôt à tort, s'il faut en croire les événements réels), ils commencent à soupirer devant Mme Gerstner : Nous, les *traditionalistes...* Les belles conversions que voilà ! « Dans la Curie, les jeunes loups avides de faire carrière, qui étaient à l'avant-garde du progressisme, les voici maintenant qui appellent Paul VI, entre eux, en privé : le communiste, ce qui est une exagération, mais ce qui est aussi un signe. » Un signe de quoi ? Le même opportunisme qui les a menés à se faire les dents sur la politique progressiste les ramènera, le moment venu, à la mangeoire traditionaliste. Qu'y aura-t-il donc là de nouveau ? Je refuse de voir un signe du ciel dans cette éventualité répugnante. Mme Gerstner, d'ailleurs, n'en est pas dupe. « Je connais la chanson », dit-elle. « Je l'ai entendue en Alle­magne, en 1945. Les persécuteurs, les criminels et les couards, tous ensemble, venaient nous dire qu'ils n'étaient pas nazis, qu'ils avaient seulement voulu freiner et adoucir les choses en restant dans la Gestapo, dans les S.S., etc. » 142:187 C'est exactement la chanson que chanteront demain peut-être les progressistes déconfits, disant « qu'ils n'ont collaboré avec le parti au pouvoir dans l'Église que pour chercher à sauver ce qui pouvait être sauvé ». Mme Gerstner ne les croira pas, pas plus qu'elle n'a ajouté foi aux faux repentirs des nazis. Elle n'attendait certainement pas de ceux-ci qu'ils rendissent à l'Allemagne la liberté, la paix, la justice, le droit. Et si elle a dit alors *Deo gratias,* c'est parce que l'Allemagne était délivrée de ces gens-là. Mais quand les « jeunes loups » de l'Église, devenus un peu plus vieux mais toujours *quaerentes quem devo­rent,* jugeront qu'il est temps de passer de l'avant-garde du progressisme à celle du traditionalisme, nous aurons, paraît-il, à accepter leurs offres de service, et à recevoir d'eux, comme cadeau, ce qu'ils voudront bien nous resti­tuer de la vraie religion qu'ils auront détruite. « Nous n'en demandons pas plus, écrit Mme Gerstner. Quand on nous aura rendu l'Écriture, le catéchisme et la messe, nous ou­blierons le passé, nous ne demanderons de comptes à personne. (...) Alors nous fermerons les yeux et nous dirons seulement en nous-mêmes : *Deo gratias.* » Il ne faudra pas compter sur moi pour dire *amen.* \*\*\* Autre conversion qui a déjà fait beaucoup de bruit celle du célèbre Dr Spock, dont les théories pédagogiques ont irrémédiablement empoisonné plusieurs générations d'Américains et d'Européens parvenus maintenant à l'âge d'homme. A présent que le mal est fait et crie vengeance, le Dr Spock se frappe la poitrine : « Je n'ai pas voulu cela, je me suis trompé. Parents, reprenez votre autorité ! » etc. Il est bien temps. Et le plus fort est que ce charlatan retrouve ainsi le crédit qu'il n'a jamais perdu. Il l'emploie non pas à expier ses mensonges, encore moins à en redres­ser les suites, mais à les récidiver sous des formes nouvel­les, aussi trompeuses et aussi funestes que celles qu'il désavoue. Le vieux loup démasqué se tire d'affaire en chan­geant de peau de mouton. C'est ce que M. Thomas Molnar montre fort bien dans ce même numéro de mai d'*Itinéraires.* Il m'a beaucoup réconforté. Lui du moins ne conclut pas indûment par *Deo gratias.* 143:187 #### III Il faut un commencement à tout. Et il faut un homme et des hommes à la naissance de tout. Nos amis, français et autres, seront heureux de savoir qu'il a commencé d'exister à Bruxelles une école comme il y en a maintenant quelques-unes, Dieu merci, en France, en Amérique et ail­leurs : une école selon leurs vœux, petite encore mais déjà parfaitement constituée et remplissant toutes les conditions et fonctions d'une école, c'est-à-dire que des maîtres y en­seignent des élèves. Et figurez-vous qu'ils leur enseignent non seulement le vrai catéchisme, mais la vraie grammaire, la vraie arithmétique, la vraie histoire, la vraie géogra­phie, etc. Le cycle primaire s'achevant, les élèves appren­dront bientôt le vrai latin, le vrai grec, la vraie géométrie, etc. Tout cela selon les règles de la vraie pédagogie, autrement dit sans pédagogisme. C'est l'école Saints Pierre et Paul, 65, rue de la Source, B 1060 -- Bruxelles. On y célèbre chaque matin le seul vrai et saint Sacri­fice de la messe. L'un des prêtres qui s'y employaient n'avait trouvé de refuge que dans la chapelle de cette petite école. Il est mort récemment, du chagrin d'avoir dû fuir son abbaye tombée, comme tant d'autres, dans la plus scandaleuse décadence. L'école demande donc des prêtres dignes de le remplacer à l'autel, et de faire, le samedi matin, un cours de vraie religion. Écrire au directeur. A l'égard des pouvoirs publics, l'école Saints Pierre et Paul est aussi libre que le furent ses deux patrons à l'égard de l'empire romain. Elle ne dépend non plus d'aucun « pou­voir organisateur » épiscopal, comme celui qui, à coups de milliards, a désorganisé l'Université ci-devant catholique de Louvain pour en faire une officine de propagande marxiste. C'est dire que l'école a besoin d'aide. Le compte dont elle est titulaire à l'Office des chèques postaux de Bruxelles porte le numéro 000-0990972-20. Elle dispose d'un organe mensuel dactylographié, très bien nommé *L'Action des parents.* On peut s'y abonner sans crainte d'être déçu, car ce bulletin, est d'un intérêt beaucoup plus que scolaire : il enseigne, lui aussi, la vraie doctrine en toutes matières. L'un de ses derniers numéros, par exemple, contient une pénétrante analyse de la sacro-sainte *Information,* tarte à la crème du monde moderne qui la confond avec l'Édu­cation. Lisons : 144:187 « Aujourd'hui, le monde baigne dans l'information. Jamais le terme n'a résonné autant aux oreilles. C'est un mot redoutable, pourtant, mais nul ne semble s'en méfier. Il consacre l'intrusion d'une mentalité judiciaire dans la vie sociale. On a observé déjà que l'information s'accommode de tout le vocabulaire afférent à son sens policier : *enquête, témoins* que l'on *cite à la barre, dossiers* où l'on verse des *pièces, plaidoyers, appel* au *jugement* de l'Histoire ou de l'opinion, etc. Mais à la différence de la véritable procédure d'information, qui se rapporte à une loi dûment promul­guée, l'information dans son sens moderne et sacralisé se prétend de valeur absolue. Elle se suffit à elle-même (...), mais personne ne s'interroge sur l'identité de ce juge sans visage, ni sur les intentions de ce législateur anonyme au nom duquel mille fois le jour sont lancées des nuées d'émis­sions d'information, dans un effort incessant *dénué appa­remment d'objectif précis. *» J'ai souligné les derniers mots, qui disent très bien ce qu'ils sous-entendent : que la prétendue information n'est que le véhicule de la contestation, et que celle-ci n'est qu'une technique de conditionnement. L'auteur de l'article montre admirablement que l'Information rend à la dicta­ture marxiste le même service préparatoire que l'Encyclo­pédie rendit à la Terreur. Nul n'informe pour informer. Informer, mais de quoi ? Qui informe ? Et dans quel dessein ? Telles sont les vraies questions. *L'Action des parente* les propose. L'école Saints Pierre et Paul forme des esprits capables de les résoudre. Il faut, disais-je, un homme au commencement de tout, des hommes pour le maintien de tout. Cette école, ce bul­letin porteurs de lumière, nous en devons les prémices au très regretté, à l'inoubliable abbé Paul Scheerens, curé d'un village du diocèse de Namur. Il est mort lui aussi, peut-être de chagrin, certainement à la tâche. Son œuvre vit. Le courage des hommes qui la poursuivent après lui veut et mérite qu'elle continue à vivre et à grandir par la grâce de Dieu. Alexis Curvers. 145:187 ### Billets par Gustave Thibon ##### *L'apothéose du charabia* 7 juin 1974. Ceci date de quelques années. Je venais de lire un ouvrage de philosophie où, malgré mon acharnement, je n'avais rigoureusement rien compris, et, les hasards d'un voyage m'ayant amené chez mon ami Gabriel Marcel qui tenait, précisément le même ouvrage entre les mains, j'en profitais aussitôt pour lui poser la question suivante : « Pourriez-vous m'éclairer un peu sur ce que l'auteur a voulu dire ? -- Ah ! mon pauvre ami, répondit l'illustre penseur, j'allais justement vous demander le même ser­vice... » Le langage des technocrates de la pensée ne s'est guère clarifié depuis. Voici ce que je trouve sous la plume d'un des représentants les plus haut juchés de la philosophie structuraliste : « La concentration sur l'économie sexuelle de la divi­sion de base entre la production concrète et la symboli­sation -- qui peut d'ailleurs devenir concentration sur la symbolicité même... représente ce que l'on pourrait appe­ler un surinvestissement du préconscient comme verbali­sation et surinterprétation du matériel verbal... le dehors du dehors est aussi le dedans du dedans. Rien à voir avec le dedans du dehors ni avec le dehors du dedans. » J'admets que les philosophes aient droit, au même titre que les médecins ou les juristes, à un certain vocabulaire technique relativement ignoré du grand public. Mais quel sens peut bien avoir ce pathos informe qui décourage jus­qu'aux spécialistes de la philosophie ? Les pires brouillards de novembre sur la Tamise font en comparaison l'effet d'une clairière ensoleillée... 146:187 J'ai donné un exemple extrême. Mais cet extrême tend de plus en plus à devenir la norme. Aux yeux de nos nou­veaux maîtres à penser, le langage clair et direct où l'hom­me exprime ce qu'il pense -- rien de moins et rien de plus -- apparaît comme un signe de banalité, de platitude, sinon de faiblesse mentale. Comme si la profondeur de la pensée se mesurait à l'obscurité des formules et la vi­gueur de l'intelligence à l'accumulation de mots et de phrases inintelligibles ! Je parle des philosophes. Mais les romanciers, les poètes pataugent dans la même confusion. « Quand vous voulez dire : il pleut, dites : il pleut », répondait La Bruyère aux amateurs du style précieux. Or voici comment un romancier contemporain exprime la tombée subite de la pluie sur une terre altérée : « Je sentais sous mes pas le frémis­sement obscur de la sécheresse violée. » Ce qui exige, de la part du lecteur, une rude gymnastique intellectuelle pour découvrir qu'il s'agit de cette chose toute simple : il pleut... Autre exemple. On me présente un poème qui com­mence ainsi : « Une machine à coudre dans un pré. » Mon premier commentaire est qu'on se moque de la poésie et de moi. « Mais ne savez-vous pas, me souffle un admira­teur de ce texte, que le génie consiste à créer des combi­naisons nouvelles et inattendues ! Or, quoi de plus insolite que de trouver une machine à coudre dans un pré ? L'au­teur fait violence à nos habitudes et ce choc de l'imprévu nous ouvre un nouveau monde ». J'ai répondu : s'il en est ainsi, pourquoi ne pas dire : un pré dans une machine à coudre ? Ce serait encore plus insolite et par conséquent plus génial. Devant ce fatras verbal où l'inepte se combine à l'her­métique et où le symbolisme tourne à la devinette, j'évoque les vers charmants d'un poète de la Renaissance : « Si ton esprit veut cacher Les belles choses qu'il pense, Dis-moi, qui peut t'empêcher De te servir du silence ? » Et -- suprême ironie -- tout cela dans une époque où l'on ne parle que de culture populaire et de promotion intel­lectuelle des masses ! Pauvres masses dont l'esprit, devant cet aliment ténébreux, n'a le choix qu'entre mourir d'ina­nition s'il le refuse, ou d'indigestion s'il essaye de l'assi­miler ! 147:187 Trop d'intellectuels semblent oublier que le langage est avant tout un moyen de communication. Ils ressemblent à ces malades mentaux qui « parlent seuls » et dont on n'est jamais bien sûr qu'ils se comprennent eux-mêmes. L'usage permanent du charabia est un symptôme aussi grave de l'agonie d'une civilisation que la dissolution des mœurs. L'un et l'autre préparent les voies aux barbares qui simplifient tout par la destruction. Les Byzantins dé­cadents jouaient eux aussi avec les mots -- en attendant que les Turcs jouent à leur tour avec Byzance anéantie. ##### *L'impossible construction du socialisme* 14 juin 1974. « On peut, on doit vivre mieux en France » -- ces mots furent un des slogans du candidat de la gauche unie au cours de notre récente campagne électorale. Les animateurs de la propagande adverse ont réagi en distribuant un tract où je trouve les lignes suivantes « Au cours des vacances, vous voyez circuler sur nos routes d'innombrables voitures véhiculant des touristes belges, hollandais, anglais, suisses, allemands de l'Ouest, etc. Mais combien rencontrez-vous de voitures portant la pla­que minéralogique de l'État russe ou de ses satellites ? La généralisation du tourisme est pourtant un signe de prospérité : or, de quel côté a-t-on plus de moyens de voyager ? » L'argument est peut-être un peu démagogique : du moins a-t-il le mérite -- ce qui n'est presque jamais le cas en période électorale -- de s'appuyer sur un fait authen­tique et que tout le monde peut vérifier. Les Européens de l'Ouest circulent librement et en grand nombre dans tous les pays situés en deçà du rideau de fer ; ils visitent même les pays socialistes, comme en témoignent les agences tou­ristiques russes, hongroises, roumaines, bulgares, etc. im­plantées chez nous. La réciproque est-elle vraie ? Où sont là-bas les offices occidentaux, invitant à grands renforts d'affiches et de dépliants, Monsieur Tout-le-monde à venir jouir des agréments de notre climat et de la beauté de nos monuments ? 148:187 Faut-il en conclure que les citoyens de l'Est se trouvent si bien dans leurs pays, transformés en paradis par la baguette magique du socialisme, qu'ils n'éprouvent pas la moindre envie d'en sortir ? Qu'une excursion dans l'enfer capitaliste n'a rien qui puisse tenter ces élus de la société sans classes ? Propos dérisoires que l'occidental le plus fanatique du collectivisme n'oserait tenir. Reconnaissons plutôt que si les gens de l'Est ne viennent pas se promener chez nous, c'est parce qu'ils n'en ont pas les moyens -- ou la liberté. Et, pour l'immense majorité d'entre eux, ni l'un ni l'autre. Forcé de constater cette évidence, un brave artisan fran­çais, intoxiqué par les fumées de la propagande commu­niste, m'a opposé l'argument suivant : « C'est entendu, on vit peut-être plus mal là-bas qu'ici, mais on y construit le socialisme. » J'ai répondu que toute construction exigeait en effet des investissements et, partant, des sacrifices. L'homme mal logé qui se bâtit une maison ne l'habite pas, aussi longtemps que durent les travaux : il arrive même que, pour mener ces derniers à bien, il soit obligé de se priver et de s'endetter. Après quoi, le logement terminé, il jouit du fruit de son effort. Or ce fruit merveilleux tarde dangereusement à mûrir dans les pays de l'Est. On y construit le socialisme, mais voici bientôt 60 ans que se poursuivent les travaux, et cette maison à l'édification de laquelle on sacrifie le bien-être et la liberté d'un peuple entier reste toujours en chan­tier ! Ce bâtiment, idéal en principe, mais que l'effort de trois générations n'arrive pas à faire tenir debout inspire tout de même quelques doutes sur la capacité -- ou l'hon­nêteté -- des architectes. Alors, pour masquer cet échec monumental, on se ré­fugie dans l'avenir, le grand alibi des utopistes -- ou des tyrans qui dissimulent leurs manœuvres sous le pavillon du progrès et du sens de l'histoire. Le vrai socialisme n'a pas existé dans le passé, il n'existe pas dans le présent, il mûrit pour des temps qui ne sont pas encore -- et qui ne seront jamais. La Cité future reste par définition la Cité future -- un mirage reculant sans cesse à l'horizon du désert. Le socialisme est toujours pour demain. En cela, il est à la pointe du progrès, mais d'un progrès imaginaire ; ses partisans sont en avance sur leur temps, mais cette avance est celle du rêve sur la réalité. Ainsi le collectivisme, dès qu'il essaye de se réaliser dans les faits, aboutit à des résultats diamétralement op­posés à l'idéal qu'il proclame : l'appauvrissement au lieu de l'abondance, la servitude au lieu de la liberté, l'arbi­traire du pouvoir central au lieu de la justice fondée sur l'harmonisation des inégalités naturelles. Pourquoi ? 149:187 Tout simplement parce qu'il repose sur des principes étrangers à la nature. Ceux-ci offrent aux architectes de la politique -- dupes d'un faux idéal ou tyrans cyniques, avides d'un pouvoir sans frein -- un terrain parfait pour la construc­tion de casernes ou de prisons, mais d'où ne jaillira ja­mais une Cité juste et fraternelle. ##### *Jeunesse et suffrage universel* 21 juin 1974. Voici enfin que s'apaise le tumulte et que s'éteignent les lampions de la foire électorale française. On discute sur le faible écart de voix qui sépare les deux candidats, mais, réaction inattendue chez des hommes qui se présen­tent comme les plus purs défenseurs de l'idéal démocra­tique, les leaders de la gauche vaincue de justesse par le nombre des suffrages se mettent à contester la qualité de ces derniers. Je ne retiens qu'un seul de leurs arguments. Si, disent-ils, on avait abaissé le droit de vote à 19 ou 18 ans, M. Mitterrand l'aurait emporté sans peine. Et c'eût été jus­tice, car la voix d'un jeune a plus de poids que celle d'un vieillard, étant donné que la jeunesse a tout l'avenir de­vant elle, ce qui lui confère une plus large part de respon­sabilité dans les destinées de la nation. Ce qui appelle deux remarques. D'abord que la règle du jeu démocratique est qu'une voix, d'où qu'elle émane, en vaut rigoureusement une autre. Le dictionnaire définit la démocratie comme « l'état politique où la souveraineté appartient à la totalité des citoyens, sans distinction de naissance, de fortune ou de capacité ». Mais admettons -- ce qui du reste est conforme à la réalité, sinon au principe électoral -- que la qualité du suffrage varie d'un homme à l'autre et que, selon le mot de Sénèque, « il conviendrait de peser les voix plutôt que de les compter ». Mais dans quelle balance ? L'argument de l'avenir plus ou moins ouvert, qui donnerait plus de poids aux suffrages juvéniles, ne tient pas debout. A ce compte, un gamin de 12 ans a plus d'avenir devant lui qu'un jeune homme, et un nourrisson plus encore. Alors, jusqu'où faut-il abaisser l'âge-limite 150:187 Le vrai problème se pose en ces termes. Un garçon ou une jeune fille de 18 ans ont-ils plus de maturité politi­que qu'un homme ou une femme de 60 ans ? Les différen­ces individuelles mises à part (de quels jeunes et de quels vieux s'agit-il ?), je ferai les observations suivantes. Dans les discussions qui gravitent autour de la jeu­nesse, on fait état de données contradictoires. D'une part, on nous dit que, par la grâce de l'instruction généralisée et des moyens d'information, nos jeunes sont plus éveillés aux grands problèmes sociaux et, par suite, politiquement plus mûrs que leurs homologues des générations précé­dentes ; de l'autre, on nous ressasse que ce qui caractérise la mutation actuelle, c'est la prolongation inédite de l'état d'adolescence, avec ses troubles et son indétermination, c'est-à-dire d'immaturité. Et l'on évoque l'agitation de mai 68 ou les jeunes, emportés par une lame de fond sans frein et sans but, « savaient ce qu'ils ne voulaient pas, mais ne savaient pas ce qu'ils vouaient ». Ces deux affirmations sont vraies, mais à des niveaux différents. Il est exact que les jeunes sont mieux informés qu'autrefois : ils baignent dès l'enfance dans un climat où s'affrontent toutes les opinions politiques. Mais sont-ils mieux formés, au sens profond du mot, par le contact avec les vraies réalités politiques ? Ce qui forme un homme dans ce domaine, ce ne sont pas les discussions idéologi­ques abstraites, encore moins les propagandes menson­gères des partis, c'est l'expérience des choses et des êtres, le travail effectivement exercé et les responsabilités encou­rues. Or, c'est un fait que, par suite de la prolongation de l'âge scolaire, les jeunes accèdent de plus en plus tard aux fonctions et aux responsabilités économiques et sociales -- ce qui, évidemment, n'abrège pas la crise de l'adoles­cence et ne favorise à aucun degré le réalisme politique... Autre chose. La jeunesse -- et c'est un honneur -- est l'âge où l'homme a soif de perfection et d'absolu. Mais -- et là est son danger -- cet absolu, elle l'entrevoit à travers une brume de rêves et d'illusions avec laquelle elle risque à chaque instant de le confondre. Et surtout dans une époque comme la nôtre où la politique, érigée en valeur suprême, a pris le relais de la religion et se présente par la bouche de ses apôtres, comme la source de tous les biens et le remède de tous les maux. Un simple regard sur les affiches électorales d'hier, où s'étalaient tant de pro­messes impossibles et contradictoires, suffit à nous éclairer sur cette extrapolation démesurée. Or la jeunesse, non avertie par l'expérience, se laisse prendre spontanément à cette glu scintillante. Ignorant encore que la politique con­siste plus souvent à éviter le pire qu'à réaliser le meilleur, elle incline de tout son poids vers les solutions extrêmes, sous quelque couleur qu'elles se présentent -- ce qui facilite singulièrement la tâche des démagogues. 151:187 On incri­mine le « gauchisme » d'une partie de la jeunesse actuelle. Mais Hitler aussi, en son temps, a fait plus d'adeptes par­mi les jeunes que chez les hommes mûrs et les vieillards. Le fanatisme politique est le triste revers du sens de l'ab­solu dévié... Un exemple. Je ne crois pas me flatter en me situant au moins au niveau de l'électorat moyen. Il n'empêche qu'à 19 ans, épris de justice et de fraternité idéales et scandalisé par l'égoïsme et la pusillanimité des petits propriétaires fonciers de mon entourage, je ne voyais de salut pour l'humanité que dans le passage de la propriété privée au collectivisme. Lénine était alors pour moi le prophète indiscuté de l'ère nouvelle et peu s'en fallut que je n'adhère au jeune parti communiste. -- Pourquoi ? Parce qu'empêtré dans la dialectique juvénile du « tout ou rien », je ne voyais que le côté aliénant de la propriété privée et que je ne percevais pas, faute d'expérience et de jugement, les lacunes et les injustices mille fois plus grandes de la société collectiviste... Il ne s'agit pas de dénigrer la jeunesse : on pourrait dresser en sens inverse le catalogue des défauts de l'âge mûr et de la vieillesse : absence d'imagination, rétrécisse­ment de l'esprit et du cœur, attachement exagéré aux si­tuations acquises, etc. -- Ni même de lui contester le droit de vote. Mais elle a un droit plus essentiel encore : celui d'être éclairée et formée en fonction de ses devoirs présents et futurs. Droit que lui refusent les démagogues, maîtres à délirer et non à penser, qui spéculent sans vergogne sur la pseudo maturité des jeunes esprits qu'ils ont prématu­rément échaudés. ##### *L'homme qui joue à Dieu...* 28 juin 1974. Un fait divers tragique mobilise chaque jour plusieurs colonnes de nos quotidiens du Sud-Est. Un jeune homme de 20 ans enlève une fillette dans sa voiture et, craignant d'être repéré à la suite d'un accident de la circulation où on l'avait vu en compagnie de l'enfant, il entraîne celle-ci dans un bois, l'égorge et la défigure, puis rentre chez lui, regarde paisiblement la télévision, passe une bonne nuit et reprend son travail le lendemain comme si rien ne s'était passé. 152:187 Arrêté grâce aux indications des témoins de l'accident, il finit par avouer son crime et l'explique par l'affolement : il craignait d'être accusé de rapt d'enfant et il a réagi en se défaisant de l'objet compromettant ! Rien dans son passé de garçon sage et réservé ne lais­sait présager cette monstruosité. Et voici que les psycholo­gues commencent à chercher des explications, qui sont toutes des circonstances atténuantes, à ce forfait incompré­hensible : éventualité du fameux chromosome surnumé­raire, frustrations de la première enfance, foyer désuni, etc. -- De la fillette assassinée et des parents désespérés, il est à peine question : toute l'attention, pour ne pas dire la commisération, se concentre sur le criminel. Devant de telles horreurs, la société réagissait autrefois par le châtiment et, à la limite, par l'élimination des cou­pables. Aujourd'hui on cherche à comprendre et, à force de comprendre, on finit par excuser. Quant aux victimes, comme elles n'ont besoin ni de compréhension ni d'excuses, il est normal qu'elles passent au second plan... Cette évolution a son côté positif. Il est évident que les criminels sont en un sens des victimes, qu'ils sont prédis­posés au mal par leur hérédité, leur tempérament, leur milieu, etc. Mais, poussée trop loin, elle doit être interpré­tée comme un signe très grave de la décadence des sociétés, car elle aboutit à une sélection à rebours de l'attention et de la pitié. J'évoquais récemment cette question avec un jeune juriste imbu jusqu'aux moelles de cette idée « généreuse » que la connaissance de la psychologie du criminel doit tempérer de plus en plus les rigueurs du code pénal. « Toute créature, me disait-il, mérite d'être respectée et secourue, et par excellence le criminel qui se trouve au plus bas degré de l'échelle humaine. » C'est vrai au ni­veau de la charité, ai-je répondu. Mais à celui de la jus­tice ? Celle-ci restera toujours une cote mal taillée entre les exigences de la compassion pour le délinquant et celles qu'impose la défense de la société. Et si elle penche trop dans le premier sens, on court le risque de privilégier les éléments anormaux et nocifs, j'allais dire les cellules can­cérigènes du corps social, au détriment de ses membres les plus sains. A la limite, les seules victimes seraient les coupables... Cela dit, je n'ai rien contre une réforme éclairée du système pénal et j'approuve tous les efforts en vue de la rééducation des criminels. Mais je suis obligé de constater -- et cela dans presque tous les domaines -- une étrange distorsion des valeurs qui tend à mobiliser notre intérêt vers le pire et à le détourner du meilleur. 153:187 Exemple : le même juriste, si débordant de tendresse pour les criminels, était un partisan résolu de l'avortement libre et organisé. Et son principe que toute existence, même la plus tarée, appelle le respect et la protection, ne jouait plus devant ces milliers d'enfants innocents, chargés pour­tant d'autres promesses que les criminels. Et d'une récu­pération infiniment plus facile et moins aléatoire... On voit dans nos hôpitaux des prématurés atteints de malformations incurables, des accidentés dont on est pra­tiquement sûr qu'ils ne sortiront jamais du coma, des vieillards inconscients, normalement voués à la mort libé­ratrice, et qu'on s'acharne à maintenir, par les moyens les plus compliqués, dans un fantôme d'existence. Y verra-t-on demain -- et pourquoi pas avec l'aide et sous le contrôle des même médecines et aux dépens des mêmes deniers pu­blics ? -- des salles réservées aux avortements en série ? Autrement dit la combinaison monstrueuse de l'assassinat pur et simple et de la survie à tout prix ? Je ne prêche pas l'euthanasie, mais je frémis devant ce double viol des lois naturelles qui consiste à refuser aux uns le droit de naître et aux autres celui de mourir... Il en va de même, sur un plan moins tragique mais aussi lourd de conséquences, en matière d'enseignement. On récuse de plus en plus le principe de l'émulation et le critère des examens qui font émerger les plus doués ou les plus travailleurs. Démocratiser l'Université, pour cer­tains, c'est non seulement en permettre l'accès à tous, c'est en supprimant toute sanction aux études, y traiter les plus mauvais éléments à l'égal des meilleurs. « Le cancre roi » -- telle pourrait être la devise de ce merveilleux progrès à rebours... Où trouver la racine de ces conduites aberrantes ? J'y vois, en dernière analyse, l'effet du déclin du sentiment religieux. L'homme, devenu un dieu pour lui-même, ne se contente plus de collaborer avec Dieu pour perfectionner la nature et corriger ses imperfections : il remplace Dieu pour en violer les lois et rompre les équilibres au gré de son égoïsme et de son orgueil. Dieu est le maître de la vie et de la mort ; l'homme divinisé peut donc prolonger la vie ou provoquer la mort à sa fantaisie. Dieu, dans son arbitraire souverain, choisit ses élus au-delà de tous les critères naturels : force, intelligence et même vertus sociales : l'homme l'imite en renversant l'ordre des valeurs terrestres, etc. Partout la même caricature des mœurs divines, mais sans la toute-puissance et l'amour infini de Dieu... 154:187 Nous connaissons les résultats : contradiction et con­fusion. La crise de la civilisation est avant tout une crise religieuse, issue du péché d'idolâtrie. L'homme qui joue à Dieu devient le jouet de sa propre folie et se brise contre lui-même. ##### *Le mythe de la* «* déculpabilisation *» 5 juillet 1974. La commission épiscopale française de l'enseignement religieux a récemment décidé de poursuivre les expériences consistant à admettre les enfants à la première communion sans confession préalable, afin de ne pas traumatiser ces jeunes âmes par l'évocation prématurée des notions de péché et de culpabilité. Cet entrefilet paru dans la presse me plonge dans de nouvelles méditations sur cet éternel balancement de l'opi­nion qui ne prend conscience d'un excès que pour verser dans l'excès contraire. J'appartiens à une génération qui a connu les abus de la morale négative et je ne nie pas que des confesseurs maladroits aient pu troubler des âmes d'enfants en leur inculquant l'obsession du mal au lieu de les orienter vers le bien. Nous observons encore aujourd'hui ces tristes séquelles du jansénisme... Les ailes du moulin tournent maintenant en sens in­verse. Le premier principe de l'éducation tend à devenir le renoncement à l'éducation. Le laxisme a remplacé le rigorisme. Sous prétexte de ne pas « culpabiliser » l'en­fant, on finit par assister, sans intervenir, au libre défer­lement de toutes ses impulsions. Ses violences aveugles, ses appétits désordonnés -- et, plus tard, la contestation systématique de l'autorité des parents, sans parler de l'ona­nisme et des relations sexuelles précoces -- sont consi­dérés comme des phases normales de l'évolution de la personnalité. Un seul exemple : j'ai vu un enfant casser, dans un accès de rage, toute la vaisselle qui se trouvait devant lui et un psychologue souriant à ce spectacle dé­clarer posément : « ce petit fait preuve de créativité ». -- Étrange faculté créatrice qui se manifeste uniquement par la destruction ! 155:187 Cette attitude est aussi comique dans ses principes que tragique dans ses conséquences. On accuse -- et non sans raison, je le répète -- les anciennes méthodes d'éducation d'avoir fabriqué des inhibés et des scrupuleux. Mais que penser de certains produits des nouvelles méthodes ou plutôt de l'absence de méthode ? De tant d'adolescents veules ou révoltés, réfractaires à toute discipline familiale, scolaire ou professionnelle, alternativement avides et dé­goûtés de tout, blasés sur l'amour par les jeux du sexe ou venant grossir les rangs des drogués ou des délinquants juvéniles ? Je veux bien que ces malfaçons soient encore l'exception, mais celles d'autrefois représentaient-elles la règle. Le refoulement provoque un blocage stérilisant des énergies vitales, mais l'explosion ne laisse après soi que de la fumée et des cendres... « Déculpabiliser », qu'est-ce que cela signifie ? La vraie question se pose ainsi : peut-on, oui ou non, élever un enfant sans lui proposer une échelle des valeurs morales et religieuses et lui imposer une discipline correspondante, c'est-à-dire sans lui apprendre qu'il y a des choses qui se font et des choses qui ne se font pas ? Si c'est oui, il n'existe plus de distinction entre le bien et le mal : tout se vaut et rien ne vaut rien. Ce qui conduit à la dissolution de l'individu et à la ruine de la société. Si c'est non, l'éducation de la conscience entraîne nécessairement la notion et le sentiment de la faute sur le plan moral ou du péché sur le plan religieux. Je me sens en paix si je fais le bien et coupable si je fais le mal. La « déculpabi­lisation » absolue aurait pour résultat l'abolition de la conscience. Encore une fois, je ne nie pas qu'il y ait des formes morbides du sentiment de culpabilité. Mais l'évolution ac­tuelle tend à considérer ce sentiment lui-même comme un poison psychologique, reliquat des temps primitifs, que l'homme moderne doit éliminer à tout prix. Ce qui s'ac­corde très bien avec la mise en veilleuse des dogmes de la chute originelle et de la rédemption. Dans cette perspective, ce qu'on appelait le péché devient une simple erreur d'ai­guillage due aux contraintes sociales et il suffit de libérer l'homme de ces contraintes pour qu'il retrouve, par la seule bonté de sa nature, l'harmonie intérieure et la paix avec ses semblables. Tel est l'idéal de la « société permis­sive »... Cet idéal utopique, nous commençons à le connaître à ses fruits. L'œuvre éducative est une œuvre de formation qui implique, dans des proportions très variables suivant les individus, l'appel à la spontanéité et l'usage de la contrainte. Les erreurs dans un sens ou dans l'autre sont inévitables, les éducateurs ne possédant ni la sagesse ni la science divines. 156:187 Tout au plus faut-il s'efforcer d'en réduire la marge en mettant l'accent sur l'attraction du bien plutôt que sur la terreur du mal et du châtiment. Il est, certes, des formations qui déforment, mais rien n'est pire que l'absence de formation qui fait des êtres informes. ##### *La souffrance de luxe* 9 août 1974. C'est un lieu commun d'observer que les hommes s'in­génient à multiplier et à raffiner les plaisirs que leur offrent la nature et la civilisation. Nos désirs vont presque toujours au-delà de ce qu'exige la santé du corps et de l'âme. Qu'il s'agisse de la nourriture (mets trop abondants et trop compliqués), du vêtement (souci d'élégance et obéissance à la mode, souvent au détriment du confort physique), de l'habitat (luxe de l'ameublement), de l'in­formation et des distractions (nous sommes curieux de tant de choses qui n'ajoutent rien à notre vraie culture), etc. -- nous vivons, dans presque tous les domaines, sous le signe du superflu... Il faut dire, à notre décharge, que même dans nos excès et nos erreurs, nous suivons ainsi la pente de notre nature qui nous incline à chercher le bien ou ce que, faute d'expérience et de sagesse, nous considérons comme tel. Et cela sans voir qu'en abusant de certains plaisirs, nous nous condamnons à les perdre, soit par la satiété, mère de l'indifférence et de l'ennui, soit parce que, pous­sés trop loin, ils versent dans leur contraire : la souffrance. Ainsi les excès de table conduisent aux douleurs de l'in­digestion. Tout le monde n'a pas la lucidité d'un Luther, puissant mangeur, qui répondait à des amis le mettant en garde contre les suites d'un trop solide repas : « je mange ce qui me plaît, après quoi, je souffre ce qu'il faut... ». Ce qu'on remarque moins -- et qui est mille fois plus incompréhensible et plus scandaleux -- c'est que l'homme s'acharne à cultiver le superflu sur un terrain d'où son instinct le plus élémentaire devrait logiquement le dé­tourner : celui de la souffrance et du malheur. Avec cette différence capitale que si les plaisirs artificiels conduisent souvent à la souffrance, la douleur artificielle ne conduit jamais au plaisir. 157:187 L'expression populaire : « il fait son propre malheur » souligne très bien le caractère factice de certaines souf­frances, démesurément grossies, sinon créées de toutes pièces, par nos passions et notre imagination. Deux exem­ples extrêmes : l'homme atteint d'un cancer éprouve des souffrances réelles, le malade imaginaire qui vit dans l'ob­session d'un cancer possible invente son propre tourment. Il serait intéressant de classer les diverses souffrances humaines suivant leur coefficient de réalité -- ou d'illu­sion. Il y a d'abord les douleurs du corps. Ce sont les plus vraies dans ce sens qu'elles comportent une arête irréduc­tible de gêne ou de violence sur laquelle, quelles que soient nos dispositions affectives et spirituelles, nous ne pouvons rigoureusement rien. Frappés d'une crise cardiaque, un saint et une canaille éprouvent la même angoisse physique. Il y a des douleurs de l'âme -- et j'entends par ce mot nos facultés de sympathie et d'amour. Exemple : la souf­france causée par l'absence d'un être aimé ou par sa mort. Ces douleurs sont authentiques, mais nous disposons d'un certain nombre de moyens -- de qualité très inégale -- pour les atténuer ou les dominer : les distractions, un travail absorbant, la résignation morale, l'espérance religieuse, etc. -- Il n'est d'ailleurs pas souhaitable de les éliminer tota­lement, sous peine de verser dans une pire misère : l'in­sensibilité. Il y a enfin les douleurs du moi, au sens moral du terme, c'est-à-dire en tant que siège de l'égoïsme et de l'orgueil. Là foisonnent une infinité de souffrances qui sont presque uniquement le produit de notre dérèglement inté­rieur : les blessures de l'amour propre, les tourments de la jalousie et de l'envie, les aigreurs de la vanité insatis­faite, les rancunes sans fin réchauffées, etc. Ces souffrances ne correspondent à aucun dommage réel, à aucune pri­vation essentielle : elles dépendent dans une très large mesure de notre interprétation des événements, de notre façon de « prendre les choses ». De quoi est privé l'en­fant qui, n'ayant pas envie de jouer, se met à pleurer si l'on prête son hochet à un autre enfant, le vaniteux auquel l'on refuse une distinction qui n'ajoute rien à sa qualité humaine et à sa situation sociale, l'envieux qui ressent la supériorité du prochain comme une injure personnelle ? Ce qui est terrible, c'est que ces maux imaginaires arrivent à priver les hommes des biens réels : la paix du corps et de l'âme, l'accord avec ses semblables. Je viens de visiter un hameau provençal dont tous les habitants sont inextricablement brouillés les uns avec les autres pour des motifs très futiles à l'origine. 158:187 Ils travaillent dou­blement faute de l'entraide indispensable dans une petite communauté, se ruinent en procès interminables, s'abîment les nerfs en ruminant leurs griefs, etc. -- bref, agissent à l'encontre de leur intérêt le plus évident qui serait de s'entendre et de s'unir. Devant tant de gratuité dans le mal, on se prend à souhaiter quelque cataclysme réel qui tarirait cette autosécrétion de poisons comme le vent d'hi­ver gèle un marécage et ses miasmes. Pourquoi ce luxe inouï dans la souffrance ? Pourquoi, quand le destin cesse de nous infliger d'inéluctables épreu­ves, forgeons-nous du dedans les instruments de notre supplice ? C'est peut-être là l'aspect le plus ténébreux du mystère du mal... Le remède ? Il n'est pas, comme on dit, « à côté du mal », il est dans la source même du mal. Ces vaines souffrances, il est en notre pouvoir de les abolir puisque c'est nous qui les fabriquons. Les stoïques prêchaient la modération dans l'usage des biens superflus. Que dire alors des maux superflus ? Dans ce domaine, c'est l'absti­nence absolue qu'il faut enseigner : ni luxe ni raffinement ; le strict nécessaire -- c'est-à-dire l'inéluctable -- suffit largement. ##### *La jungle et la termitière* 23 août 1974. Deux aspirations fondamentales travaillent le monde contemporain : l'une orientée vers la liberté, souvent con­fondue avec la licence, l'autre vers la justice dite sociale qu'on identifie avec l'égalité. Comme l'a très bien montré Louis Salleron, ces deux tendances poussées hors de leurs orbites naturelles, s'en­tredétruisent fatalement. La liberté livrée à elle-même aboutit à la loi de la jungle où le plus fort dévore impunément le plus faible... Et quant à l'idéal d'égalité, dès qu'on essaye de l'appli­quer à des êtres que la nature a fait inégaux, il conduit à l'extinction de toutes les libertés. Le problème n'est pas de choisir mais de doser. Il se pose en ces termes : comment réaliser l'équilibre optimum entre la loi de la jungle et celle de la termitière ; autre­ment dit, comment combiner la liberté et l'égalité de façon à éviter tout choc de retour désastreux de l'une ou de l'autre ? 159:187 Si l'on opte pour une liberté sans contrôle et sans frein, on suscite un tel chaos que l'instinct de conservation des sociétés réagit automatiquement par des mesures qui rétablissent l'égalité -- mais une égalité artificielle -- en imposant à la majorité des individus le joug d'une loi de fer. Comme on coule du ciment armé sous un édifice bâti sur l'argile, le socialisme totalitaire se substitue au terrain glissant des démocraties trop libérales. Mais cette égalité imposée par la contrainte n'abolit pas la liberté et la compétition qui en résulte : celles-ci subsistent, mais sous une forme illégale et clandestine, plus étrangère encore au bien commun. Dans le seul domaine économique, nous enregistrons mille exemples de cette contradiction interne. La stabilisation autoritaire des prix en période de guerre ou d'inflation donne naissance à la dissimulation des mar­chandises et aux excès incontrôlables du marché noir. Pendant la Révolution française, la fameuse loi du maxi­mum interdisant sous peine de mort la hausse des prix n'a pas empêché le renchérissement démesuré du coût de la vie. De même pour les mesures de rationnement et de taxation au cours de la dernière guerre mondiale... En France, les règlements appliqués depuis 1914 en vue de protéger les locataires contre la rapacité des pro­priétaires ont abouti à la pénurie des logements et par voie de conséquence à des transactions occultes (sous-lo­cations, fausse déclaration de loyers, etc.) qui ont encore aggravé l'écart entre les nantis et les déshérités. La surfiscalité, dont le but théorique est de répartir plus équitablement les ressources de la nation, entraîne, parallèlement à la prolifération d'une bureaucratie para­sitaire, l'évasion des capitaux et la fraude fiscale -- fac­teurs négatifs dont les citoyens les plus désarmés sont les premières victimes. Ainsi se succèdent et se combinent les excès contraires. L'homme n'étant pas, quoiqu'en dise l'adage latin, un loup pour l'homme on essaye d'échapper à la jungle en const­ruisant la termitière des lois de la jungle. Comment rompre ce cercle vicieux ? En revenant à une saine conception de l'homme dont la nature spirituelle exige la liberté et dont la nature sociale postule l'égalité devant les lois fondamentales de la cité et devant le juste arbitrage de l'inévitable compétition. 160:187 Ni jungle ni termitière : une société faite de libertés solidaires, c'est-à-dire une égalité de convergence polarisant au service de l'harmonie générale les inégalités naturelles. ##### *Méditation sur une prison modèle* 30 août 1974. Je glane l'information suivante dans un grand journal du Sud-Est : « Le pénitencier de Casabianda, sur la côte orientale de la Corse, est une des rares prisons de France qui n'ait pas, ces derniers temps, fait parler d'elle. Il est vrai qu'il s'agit d'une prison modèle à ciel ouvert : 500 hectares de bois, des rivières tranquilles, une plage de sable blanc s'étendant sur plusieurs kilomètres, une réserve de gibier et, par-dessus tout, beaucoup de soleil... « ...Partant tôt le matin sans aucune escorte, les déte­nus. effectuent des travaux agricoles ou surveillent des troupeaux et rentrent à la tombée de la nuit. Ils ont à leur disposition des bungalows avec fenêtres sans barreaux. Dans les chambres confortablement aménagées, ils peuvent écouter la radio ou lire les livres d'une bibliothèque large­ment fournie. Après le repas pris en commun avec les gardiens, ils peuvent suivre le programme de la télévision ou, s'ils préfèrent, jouer aux cartes, au football ou encore se promener au bord de l'eau. « Le nombre des pensionnaires est d'environ 200. Il s'agit pour la plupart de délinquants primaires condamnés le plus souvent pour des crimes sexuels... » Je me frotte un instant les yeux, me demandant si, les travaux agricoles et pastoraux mis à part, il s'agit du statut d'un pénitencier ou de la publicité d'un de ces hôtels à cinq étoiles, avec parc et plage privée, qui foisonnent dans les îles méditerranéennes... A cette lecture, combien de braves gens gagnant dure­ment leur vie dans nos grandes villes et pressés par le fisc comme des éponges, logés à l'étroit dans l'air pollué et saturés de décibels agressifs, ne vont-ils pas envier le rare privilège de ces détenus de droit commun ! Je n'ai pas attendu les récentes flambées de violence pour être attentif aux problèmes posés par l'exercice de la justice pénale. Celle-ci se trouve placée en face de deux exigences presque contradictoires : comment, d'une part, protéger la société en infligeant au criminel un châtiment proportionné à sa faute, et comment, d'autre part, traiter ce même criminel avec le minimum de respect et de bien­veillance dû à tout être humain ? 161:187 Jadis -- je schématise, mais c'est vrai en grande par­tie -- la paix régnait dans les prisons à cause de la rigueur de la répression. Aujourd'hui où, malgré de nombreuses imperfections, ces rigueurs se sont adoucies, les détenus trouvent leur condition insupportable et réagissent par la révolte. Faut-il, pour amener l'apaisement, transformer le châtiment en récompense, c'est-à-dire aménager les pri­sons de telle sorte qu'elles n'aient plus de pénitencier que le nom et où les criminels jouiraient d'avantages refusés à la majorité des honnêtes gens ? Une solide tradition veut qu'une prison soit un endroit où personne ne désire rester : faut-il en faire un lieu de délices dont nul n'au­rait envie de sortir ? Il importerait aussi de savoir si ces prisons de haut standing, qui coûtent si cher aux contribuables, sont vrai­ment rentables au plus haut sens du mot, c'est-à-dire si elles favorisent nettement la récupération psychologique et sociale des criminels. Je ne dispose malheureusement d'aucune documentation sur ce point... Deux conceptions opposées s'affrontent ici : l'une qui vise uniquement à défendre, sinon à venger la société lésée sans le moindre égard pour le criminel ; l'autre qui, consi­dérant ce dernier comme une pure victime de la société, n'a de regards et de larmes que pour lui. Ce qui conduit, soit à une répression obtuse et brutale, soit a une indul­gence sans limites. La vérité, comme toujours, réside entre les deux ex­trêmes. Je n'en veux pour preuve que la double réaction que je viens d'enregistrer après avoir lu le rapport sur la prison de Casabianda à un étudiant idéaliste et à un brave artisan en proie aux difficultés de la vie. Le premier s'est écrié : « voilà enfin comment il faut traiter les prison­niers ! » et le second : « vraiment, c'est à vous dégoûter d'être honnête ! ». Je n'ai aucune solution-miracle à proposer. Tout au plus puis-je indiquer trois grandes lignes de force autour desquelles doit s'organiser la réforme pénitentiaire : 1\. Il faut que la peine infligée par la justice reste une peine. Je ne vois aucune raison pour que les criminels fouissent d'un standing supérieur à celui de tant d'élé­ments sains de la société. 162:187 2\. Tout mettre en œuvre pour que le criminel ne se sente pas à jamais séparé de la communauté humaine et qu'il ait conscience que l'accomplissement de sa peine entraîne l'acquittement total de sa dette envers la société. Car celle-ci a le droit de le punir, mais elle a aussi le devoir de l'aider à revenir dans son sein. 3\. Que les réformes viennent d'en haut -- c'est-à-dire de l'État et de son administration -- et ne soient pas im­posées d'en bas par une violence aveugle et destructrice. Sinon les revendications à peine satisfaites donnent nais­sance à d'autres exigences et l'agitation n'a pas de fin. Car rien n'est plus dangereux pour l'avenir de la société -- et les convulsions du monde moderne nous en offrent partout le triste exemple -- que l'inférieur faisant la loi au supérieur : les enfants aux pères, les élèves à leurs maîtres, les groupes de pression à l'État et, à bien plus forte raison, les criminels à leurs gardiens et à leurs juges. Gustave Thibon. © Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique). 163:187 ### Journal logique par Paul Bouscaren LA VIE EN CE MONDE nous donne l'expérience de la vie de l'esprit, mais aussi des interruptions de la conscience, durant lesquelles il n'y a nulle part, de celui qui dort, ni présence à soi-même, ni présence pour quelqu'un d'autre ; conclure de ce fait que la vie de l'esprit, la présence de l'esprit à lui-même, non seulement requiert des conditions organiques, mais en résulte sans autre réalité de l'esprit que celle du corps, c'est la thèse de la pensée sécrétée par le cerveau comme le foie secrète la bile, -- ce qui ne veut rien dire. Le fait de pou­voir échapper à soi-même ne réduit pas l'esprit dont nous avons l'expérience à une explication peut être excellente pour les in­terruptions de cette expérience, mais sans aucune valeur pour la même expérience. Saint Thomas d'Aquin le dit pour tous, la vie de l'esprit est comme à l'horizon du temps et de l'éternité, *quasi in horizonte existens aeternitatis et temporis* (Contra Gen­tes, II, 76, 5). \*\*\* L'esprit d'hérésie n'est plus le libre-examen de l'Évangile par la raison naturelle, c'est la bonne nouvelle d'un nouveau salut de l'homme, *divin* par là même et à mesure qu'il veut *sauver l'homme.* L'Église semble déconcertée par cette démocra­tisation du Don de Dieu ; comme si l'énoncer ne criait pas l'incohérence moderne, partout à l'œuvre pour tout détruire. \*\*\* Les charlatans et bateleurs de foire exploitaient l'ignorance crédule de nos pères, la publicité, notre ignorance prétentieuse d'hommes modernes. \*\*\* 164:187 -- Dieu respecte notre liberté. -- Voilà qui blasphème Dieu, si notre liberté constitue le droit auquel on prétend aujourd'hui, comme il est déclaré souverain ; et qui pensera autre chose ? \*\*\* L'autorité a le droit d'être obéie, non pas d'obtenir la soumission à tout ce qui peut être demandé, n'importe en quelle manière, par les gens en place ou leurs bureaux ; non plus que la liberté, l'autorité n'a aucun droit à aucun mal que pour le verbalisme moderne : la liberté dispose de soi, l'autorité dispose d'autrui, et allez donc ! Raisonnablement, être pour la liberté, être pour l'autorité, c'est être, de part et d'autre et l'un avec l'autre inséparablement, pour la raison. \*\*\* La mort de Jésus-Christ sur la croix est un fait temporel passé, de même que tous les faits de sa vie d'homme entre les hommes (de même que l'action de ses ennemis et de ses bour­reaux pour le faire mourir de la sorte). Mais si la mort de Jésus-Christ est notre salut, agréable à Dieu (Jean, 16/2), c'est par l'amour du Fils de Dieu faisant alors le sacrifice de lui-même à son Père, pour ses frères. Si donc c'est par ce Sacrifice que nous sommes sauvés lorsque Jésus l'accomplit en mourant sur la croix, et non pas du seul fait de cette mort (il faut appli­quer ici ce que Jésus a dit du Pain de vie de sa Chair, Jean, 6/63.), c'est aussi le même Sacrifice que fait Jésus, par antici­pation temporelle sur sa mort en croix, à la sainte Cène ; et puisqu'il dit à ses apôtres de faire en mémoire de lui ce qu'il fait alors, la messe est toujours le même Sacrifice que Jésus a fait de lui-même en mourant sur la croix, sans être tempo­rellement, non plus qu'à la Cène, sa mort sur la croix. 165:187 Si l'on ne croit pas qu'il s'agit à la messe de rendre actuel le fait passé de cette mort du Christ sur la croix, mais d'un mémorial de ce fait passé ; autre chose, la foi catholique en la réalité ac­tuelle, à chaque messe, du sacrifice rédempteur que le Christ a fait de lui-même en mourant sur la Croix, et qu'il fait sur l'autel sans mourir, comme il le fit sans mourir la veille de sa mort. Cette foi ainsi précisée, comment ne pas dire avec Pascal : « que je hais ces sottises, de ne pas croire à l'Eucharistie, etc. Si l'Évangile est vrai, si Jésus-Christ est Dieu, qu'elle difficulté y a-t-il là ? » (Br. 224.) Lisez ce que dit la première apologie de saint Justin, sur l'eucharistie, au chapitre 65, il ne s'agit que des rites, c'est de telle sorte que rien ne demande la messe de saint Pie V plutôt que la nouvelle, au contraire ; mais lisez la suite au chapitre 66, sur la doctrine chrétienne de ces rites, et voyez donc si cette doctrine est celle d'un repas communautaire, aussi bien avec des incroyants de bonne volonté, ou celle de la Sainte Messe des seuls catholiques, Mystère de foi, mais en la Réelle Présen­ce de Jésus, le Verbe de Dieu réellement incarné pour notre salut. \*\*\* La raison en nous dit une seule espèce des hommes, au contraire des anges, et une espèce sociale. La définition abs­traite de la personne est la séparation irréductible de l'existen­ce individuelle d'avec toute autre ; mais autre chose, concrè­tement, la vie de l'être raisonnable, qui est d'abord sa vie sensible : cette vie est avec les autres, par besoin et par incli­nation. C'est le vice de l'idéologie de raisonner sur une défini­tion abstraite alors qu'il s'agit des hommes vivants. La person­ne humaine concrète appartient à une société comme un mem­bre qui en est, nécessairement, le fruit. Ce n'est pas en tant que telle que la personne humaine est chrétienne, mais encore moins par un impossible arrachement à cette appartenance ; impossible à l'Église d'être une société de personnes humaines abstraites, puisqu'il n'existe pas de telles personnes. Abstrac­tion faite de son corps, qu'est-ce que l'homme, et qu'est-ce que le mettre en société ? Mais le mettre en société démocratique, libérale, moderne, et c'est dire abstraction faite de la société dont il est membre, soit pour la vie temporelle ou l'éternelle, derechef, qu'est-ce que l'homme ? 166:187 Guérison du corps ou de l'âme, Jésus l'accorde à la foi, l'Évangile en témoigne à satiété, entre autres pour le paralyti­que de Capharnaüm (Marc, 2/5 ; Luc, 5/20 ; Matth., 9/2) ; mais dans le même cas et maint d'autre, les œuvres de Jésus témoi­gnent pour son enseignement (Marc, 2/10 ; Luc 5/24 ; Matth., 9/6) ; au point de condamner l'incrédulité (Jean, 5/36, 10/25 et 38, 12/37-43 et 15/24) ; ce témoignage de ses œuvres, Jésus s'en réclame pour être cru de ses apôtres eux-mêmes (Jean, 14/12) ; qu'est-ce à dire, sinon que Dieu seul donne la foi (Jean, 6/44), et qu'il faut recevoir de Dieu cette grâce, non seulement pour obtenir les œuvres de Jésus, mais pour y reconnaître l'ac­tion du Père ? \*\*\* Donner ses raisons pour être compris à qui n'en donne pas pour ne pas comprendre est un fait qui va sans dire, mais peut-être mieux en le disant. \*\*\* « Il vaut mieux philosopher que de s'enrichir, mais pour un indigent, s'enrichir vaut mieux » : si je savoure de l'humour dans cette sentence d'Aristote et de saint Thomas, c'est que l'excellence de la philosophie ne souffre aucun doute chez eux, c'est que la liberté de leur regard ne les fait pas le moins du monde étrangers à l'ordre du monde, mais libres dans cet ordre. \*\*\* Comme elle est disposition de soi de l'être raisonnable, il faut dire la liberté un droit naturel et imprescriptible de l'hom­me, sans aucun doute, mais abstraitement ; car enfin, s'il y a cette disposition de soi de la nature raisonnable, ce sera telle disposition de soi, de chaque personne, en chaque cas concret ; or la raison personnelle qui dispose ainsi de façon concrète, est ou *n'est pas,* en faisant tel choix, la raison qui fait droit ; et par conséquent, il faudrait dire la liberté un droit naturel imprescriptible *sous condition universelle de ne pas elle-même s'annuler* par un exercice de raison personnelle contraire à la raison. Ne rien dire de tel fait de la liberté un droit qui s'exerce au mépris de son fondement, un droit de la raison contre la raison, un droit d'agir sans droit ; *voilà ce qu'il faudrait appeler l'opium du peuple !* \*\*\* 167:187 Fascisme, autant veut-on dire la force primant le droit, et donc, au contraire de la démocratie ; mais Pascal : « Pourquoi suit-on la pluralité ? est-ce à cause qu'ils ont plus de raison ? non, mais plus de force. » (Br. 301.) Fascisme et démocratie, cynisme et hypocrisie. \*\*\* L'art de recommander aux chrétiens les partis de gauche même les moins chrétiens : « Nous ne cautionnerons aucun parti politique chrétien, fût-il de gauche » ; ainsi parle un rapporteur au congrès de l'Action catholique des milieux indé­pendants ; et le *Figaro* en fait son titre. (4 juin 1973.) \*\*\* On veut la liberté comme le *droit* naturel d'un *pouvoir* na­turel que l'on ne conçoit pas comme soumis à une loi naturelle ; et l'on refuse de croire à un *péché originel* qui n'est pas autre chose qu'un pareil *droit de la liberté.* \*\*\* C'est par la génération que tous les hommes sont un avec le premier et contractent le péché originel, c'est dans la généra­tion que ce péché les infecte le plus ; mais bien loin que d'avoir des enfants leur soit le pire esclavage de ce péché, l'Église y a vu la première fin du mariage et son honneur, du moment que le mariage est d'abord un office de nature pour que les enfants deviennent des hommes. (*Supplem.,* 49, 2, ad 7.) \*\*\* On fait monstre et mystère de l'homme au volant ; hypothèse évangélique : l'homme au volant, comme tel, est un riche, et conduire en chrétien lui est plus difficile qu'à un chameau de se faufiler humblement par le trou d'une aiguille ; heureux, mais où est-il ? l'automobiliste *pauvre en esprit !* \*\*\* 168:187 Toute la vie du chrétien doit être chrétienne dans la mesure où elle peut l'être, et c'est-à-dire selon que sa charité en dispose, et c'est-à-dire encore, en a le gouvernement, et physique et mo­ral. Ainsi, et non d'autre sorte, « l'Évangile est en cause », et la vie du chrétien doit se déclarer avec l'Évangile pour ne pas être contre lui. Lors donc que notre charité se trouve en pré­sence de maux, privés ou publics, même incontestables et même détestables, y opposer l'Évangile, et une application de l'Évan­gile à la genèse de fait de ces maux, cela suppose, en matière sociale, politique, militaire, etc., une compétence et une pru­dence comparables à celles du praticien décidant d'une opé­ration chirurgicale pour la vie (mais, peut-être quelle vie ?) ou la mort. Il faut la moderne déraison démocratique pour ne pas le voir, -- ne voyant pas davantage Notre-Seigneur Jésus-Christ ne pas appliquer son Évangile, soit aux maux de l'esclavage, soit à ceux d'Israël sous la botte de César. Déraison et folie à ce point, de vouloir protester de l'Évangile contre une défense atomique, et non plus contre la défense laïque d'un enseigne­ment athée faiseur d'athées, fauchant en herbe le blé du christianisme, extirpant toute racine de piété, réduisant la plan­te humaine au désert. \*\*\* Le concours d'entrée à l'E.N.A. (futurs ambassadeurs, etc.) fait se récrier le jury sur des fautes d'orthographes « honteuses pour un élève de Troisième », et un manque de logique donnant pour conclusions ce qui n'a aucune valeur de conclusion (*Fran­ce-Inter,* 13 heures, 6 août 1973) ; l'Église d'aujourd'hui ne re­gorge-t-elle pas de tels ambassadeurs du Christ ? \*\*\* -- L'amour est la vérité de l'homme. -- Oui, l'amour en soi ; oui l'amour dont Jésus a dit : « Ai­mez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jean, 15/9, 12 ; I. II. 73, 4, ad 3) ; non pas l'amour qui est la foule des hommes qui aiment, qui est le mensonge de l'homme en ses mille mensonges. Même Dieu en nous, c'est Dieu mais ce n'est pas Dieu, qui peut dire en quelle mesure ? \*\*\* Quoi de plus semblable au regard du Pharisien sur sa vie pharisienne et la vie des autres hommes (Luc, 18/II) que le regard moderne sur la vie moderne et celle des siècles passés, indigne du nom de vie par comparaison ? \*\*\* 169:187 L'humanité d'avant la science moderne vivait, non pas de raisonnements sans vérification, mais de l'expérience, qui est synthétique ; la vérification expérimentale des sciences est de plus en plus analytique, et la prétention de plus en plus inhu­maine, de la préférer à l'expérience pour vivre. Que dire, pour le salut du monde en Jésus-Christ ? L'homme de science a la modestie de ne pas croire à ses idées, ... sauf à son idée de la science, orgueilleuse entre toutes ; car de quoi s'agit-il ? Non seulement de n'en croire ses idées que sous bénéfice d'inven­taire expérimental, et c'est fort bien là où c'est possible, mais de ne croire à rien au monde que taillable et corvéable expéri­mentalement, de ne vouloir pour la raison d'autre nature des choses que manipulée par l'homme en ses laboratoires. Ô l'in­telligente époque, où l'on dispute désacralisation, les yeux fer­més sur l'impiété radicale de la science galiléenne ! Renan nous en a donné l'image, nullement la caricature, avec sa vérifica­tion du miracle : un couteau dans une bouteille cachetée, sur une table entourée à bonne distance de contrôle par les mem­bres de l'Institut, -- voilà-t-il pas la nature (la Création) à no­tre bon plaisir scientifique ? Claude Bernard veut que son ex­périmentateur se taise dès que la nature parle ; bien, mais la nature (la Création) n'a-t-elle rien à nous dire que mise en bou­teille par nos soins ? \*\*\* Instruire les enfants, c'est-à-dire les faire savoir autant que possible (la teste bien pleine), oui ; mais non sans cultiver leur intelligence, non sans l'amener à se comprendre et se goûter elle-même (la teste bien faicte), oui encore ; mais c'est l'entière vie qui doit être cultivée, cela par l'entière vie comme on la donne à vivre aux enfants, *qui sont instruendi qualiter postmo­dum opera vivirum exequantur* (I. II. 107,1), comme on leur rend possible de vivre à tous les niveaux de l'existence humaine, comme on les dispose à la vie humaine adulte au sens le plus fort de ce mot *disposition,* n'y ayant qu'une différence de degré avec ce à quoi il s'agit d'être disposé (cfr I. II. 74,4, ad 3). Et si nos programmes scolaires apparaissent alors démentiels, c'est qu'ils le sont, voilà tout. \*\*\* Tel article de la Somme de théologie (I. II. 74,4) fait voir en quel sens « ce qui est toujours un désordre peut n'être pas un péché » : selon que le désordre peut se trouver dans l'homme sans être volontaire ; tout autre chose que certaine salade épiscopale pour nous dorer la pilule... \*\*\* 170:187 Il a toujours été aisé à chacun de prendre pour ce qui conve­nait ce qui était à sa convenance ; aujourd'hui, c'est ainsi qu'on est libre, vivant avec son temps, -- esclave de soi-même, au témoignage de saint Paul (Romains, 6/20). « La Suède est le pays de la liberté érigée en système. Ici, même un chef de gouvernement ne peut empêcher un mécanicien de partir à l'heure s'il en a envie. » (*France-Inter,* 13 h., 13 septembre 1973). Voilà une bonne définition de la liberté moderne par l'envie de chacun, qu'il a ou qu'il n'a pas, touchant ce qu'il doit à la société. C'est précisément parce que nous voulons ce que notre raison nous fait voir, que nos sentiments disposent de notre volonté comme ils le font ; car il n'est pas facile d'imaginer, donc de se faire une raison, malgré ce qui se fait sentir dixit beatus Thomas, sans aucun paradoxe pour lui (I. II. 77,1) ; et de même : esclave, l'homme réduit à l'esclavage par la violence d'autrui, mais non moins esclave, qui se fait esclave de son propre mouvement (I. II. 80,4). \*\*\* Le paradoxe, dit-on, de la guerre pour la paix : pure jon­glerie de mots, qui en dit long, avec quelques autres, sur le pensoir moderne. On ne fait pas la guerre pour la paix, une et la même pour tous et qui mettrait fin aux cent mille formes de la guerre entre les hommes ; chacun fait la guerre pour avoir sa paix, que l'autre ne veut pas lui laisser, qu'il faut donc lui imposer de la sorte, au risque de mourir (pour combien d'autres risques de mourir sans s'être défendu...) ; c'est le bon sens, et c'est l'Évangile même, quant à la paix du Christ. \*\*\* Nos outils de bons serviteurs, qui nous commandent de nous en bien servir. Tel n'est aucunement le cas de l'argent, d'un usage beaucoup trop facile, à toutes fins, pour être hon­nête ; « mauvais maître », sans aucun doute, mais on joue sur les mots à le vouloir, en revanche, « bon serviteur ». Le pire étant que tout doive servir avec la même ignoble facilité. \*\*\* Saint Thomas dit *animale* la concupiscence des yeux, par opposition de vie supérieure, à la concupiscence de la chair (I Jean, 2/16 -- I. II. 77,5) ; la différence de niveau, précise-t-il, est celle de l'imagination à la conservation corporelle ; disons donc végétale la sexualité, puis demandons, à ceux qui nous en font tant de mystères abyssaux, s'ils ont remarqué le fait qu'elle nous est commune avec les plantes, et non seulement les bêtes. \*\*\* 171:187 Ce que l'on dit social, à *France-Inter,* c'est, comptons neuf fois sur dix, les grèves, et c'est-à-dire la guerre sociale, et c'est-à-dire la guerre au lieu de la vie sociale, la guerre prise et donnée pour la vie sociale, jour après jour et dix fois le jour. Individus ou familles incapables de vivre humainement qu'en société, lorsque l'existence sociale est assez pourrie pour un tel langage (d'office national), quel reproche à faire aux familles de n'être pas ce qu'elles doivent ? \*\*\* Pourquoi ne voyons-nous pas l'union, la concorde, et la paix des bêtes ennemies par nature, c'est-à-dire les humains séparés par leurs diversités, mais enfin rassemblés au nom du Christ, sinon, au témoignage de saint Irénée sur les sources de l'Église, parce qu'il y faut le règne sur toutes choses du Christ en sa Parousie ? \*\*\* Les mêmes chrétiens *de ce temps* aboient contre un amour de la patrie qui se bat pour elle, et miaulent comme chats en février pour un amour des pauvres en guerre contre les riches. \*\*\* Mortelles aussi bien que les hommes, leurs civilisations, faut-il s'en étonner ? Ce que l'on appelle la civilisation moderne est mortelle au sens où le cancer nous tue ; voilà ce qui est inouï dans l'histoire, et peut-être la clé de l'Apocalypse. -- Je viens à peine d'écrire cela, je lis dans un article d'Eugène Ionesco : « La maotisation de la Chine semble être tout à fait un phénomène de possession démoniaque collectif. » Mais d'abord, n'y a-t-il pas la possession démocratique du monde, et sans elle, aurions-nous vu la maotisation de la Chine ? Paul Bouscaren. 172:187 ### Dieu et la connaissance de la réalité par Marcel De Corte THOMAS MOLNAR vient de publier sous ce titre ([^11]) un ou­vrage important par son contenu et par ses développe­ments. Comme tous les autres livres de l'auteur consa­crés à l'aberrante psychologie des « intellectuels », à l'utopie, à l'analyse de l'animal constructeur de cités, il s'agit d'une critique aiguë et térébrante de la pensée et de la *praxis* mo­dernes. Le thème qui la parcourt d'un bout à l'autre est conden­sé dans le titre : *le problème central de la philosophie est celui de Dieu.* En dépit de leur intention délibérée d'échapper à son attraction orbitale, les philosophes modernes ne laissent pas de graviter autour de lui, mais c'est autour d'un axe mort, projecteur de ténèbres de plus en plus épaisses, qu'elles tour­nent désespérément depuis la Renaissance. Dieu reste le principe de toute réalité et de la connaissance de la réalité. Seule­ment le Dieu de la philosophie moderne n'a rien à voir avec le vrai Dieu. Il est tout simplement l'Homme qui connaît le réel en le créant. Tirons-en pour notre compte la conséquence que Molnar nous incite à en déduire. La plupart des têtes épiscopales, enivrées, intoxiquées, tour­neboulées par le principe inverse : « tout part de l'homme et aboutit à l'homme », propre à la pensée moderne, ont préten­du retrouver dans « cette exigence de la pensée contempo­raine » la trace de cette Cause transcendante dont on leur fait la charité de croire qu'elles ne pouvaient pas ne pas s'en préoccuper avant tout, mais leur « théologie anthropocentri­que » et la métaphysique du rond-carré qui en est le fondement n'ont pu à leur tour déboucher que sur un *ersatz* de Dieu, sour­ce de toutes les vésanies mentales et sociales actuelles, ainsi que le font trop bien voir leurs jérémiades occasionnelles et, simultanément, leur persévérance diabolique à continuer dans cette voie. 173:187 C'était fatal : un Concile qui se veut consciemment et uni­quement « pastoral », « utile », « efficace », placé sous le seul signe de « l'action », et qui, avec la même résolution, ignore les énormes différences philosophiques et dogmatiques concernant Dieu qui divisaient les Pères, ne pouvait aboutir qu'au chaos, à « l'autodémolition » de l'Église et à la démoli­tion de la société ou de ce qui en reste. Dès qu'on subordonne la contemplation -- philosophique ou théologique -- à l'action, *comme le fait toute la philosophie moderne,* dès que « ce qui peut se connaître de Dieu n'est plus manifeste » alors que « son éternelle puissance et sa divinité sont, depuis la création du monde, rendues visibles à l'intelli­gence par le seul moyen de ses œuvres », « les pensées devien­nent vaines et les cœurs sans intelligence s'enveloppent de ténèbres ». Saint Paul et la simple expérience humaine l'ont dit une fois pour toutes. Vatican II ne les a pas entendus. Il a été le Concile de la philosophie moderne selon laquelle le problème de Dieu doit céder la place au problème de l'homme. Paul VI a glorifié cet « humanisme » conciliaire dans son allocution clôturant le premier et l'unique Concile adogmatique que connaisse l'histoire de l'Église. C'est à quoi je pensais en lisant les premières pages du livre de Thomas Molnar qui nous rappelle l'importance, d'ail­leurs évidente, du problème de Dieu. Saint Thomas part de Dieu dans sa *Somme Théologique,* et du Dieu « des philosophes et des savants » d'abord, que méprisait « le funeste Pascal ». Il n'y a point d'autre fondation à la philosophie, et moins en­core à la théologie. Que pouvons-nous connaître de Dieu par l'intelligence et par la Révélation conjuguées ? On n'a nulle part l'impression, même fugitive, que les Pères s'accordaient sur la réponse à faire à cette question dont la réponse com­mande toutes les autres questions et leurs réponses. On a plu­tôt l'impression du contraire, et ce n'est pas la lecture du « Décret sur la liberté religieuse » qui nous démentira sur ce point. C'est pourquoi les Pères l'ont esquivée en supposant le problème résolu alors qu'il était loin de l'être, et qu'ils se sont lancés, tête baissée, dans l'impasse d'une « pastorale » où il n'y aura bientôt plus de pasteurs, ni de brebis. « Humainement parlant », déclarait. un des aveugles de l'époque, le cardinal Liénart, dont les yeux s'ouvraient à l'article de la mort, « il n'y a plus de salut pour l'Église ». La philosophie moderne l'a tuée, du moins dans la mentalité de la plupart de ceux qui la dirigent. 174:187 Le problème de la Vérité fondamentale et des vé­rités, qui en dérivent immédiatement n'a pas été posé : la men­talité moderne qui imprégnait l'esprit des auteurs du coup de force perpétré dès l'ouverture du Concile par le gang des évê­ques rhénans et dont un observateur objectif comme le R.P. Wiltgens a remarquablement souligné l'influence déterminante, s'y opposait. On peut s'étonner que des évêques, en une assemblée de cette importance, à un moment où l'homme moderne, sevré de vérités premières depuis plus de deux siècles, en exigeait le rappel *pour sa guérison même*, n'en aient pas ressenti l'impé­rieuse nécessité. L'explication s'en trouve indirectement donnée par Thomas Molnar : la méconnaissance de Dieu, propre à l'esprit moderne, conduit droit *à la méconnaissance de l'homme réel*. Les Pères conciliaires se sont ouverts, avec une sorte d'aveuglement tragique, à une humanité *qui se veut autre que ce qu'elle est*. Ils ont « épousé le monde », comme le proclamait l'un d'eux avec ce faux lyrisme qui caractérise tous les faux prophètes, et, le monde étant de plus en plus irréel, forgé qu'il est dans les imaginations désancrées de l'intelligence, elle-même soustraite à son Principe, ils se sont rués dans les Nuées à la rencontre d'un type d'homme que les sirènes de la philo­sophie et de la politique modernes incitent à renier son statut de créature et sa relation constitutive au Créateur. Pour se faire entendre de ce genre d'homme inédit dans l'histoire, il leur aurait fallu vider le christianisme de toute sa substance surnaturelle et naturelle. Beaucoup l'ont fait avec allégresse comme en témoigne la sécularisation croissante d'un clergé qui ne parle aux fidèles ni de Dieu, ni de la grâce, ni des fins dernières, mais de leur « libération » à l'égard des limites inhérentes à la condition humaine, prolongeant de la sorte l'œuvre de déshumanisation et de déchristianisation opé­rée par la pensée moderne. Il n'est venu à l'esprit des deux derniers papes, ni de l'immense majorité des évêques, ni du plus grand nombre des théologiens et philosophes préten­dument catholiques, qu'il fallait au contraire, sans désemparer, solennellement, projeter sur le monde moderne la lumière de la première Vérité surnaturelle et naturelle que l'Église a la charge de répandre dans l'humanité. Le copieux index analytique des *Actes du Concile Vatican II* publié par les Éditions du Cerf ne comporte par exemple aucune référence à « Dieu », au « Surnaturel », ni au « natu­rel ». L'homme moderne ne comprend plus, paraît-il, le sens de ces mots. « Dieu, connais pas », ironisait un Séminariste français devant l'œil sarcastique de la caméra lors du Concile, « je ne connais que Jésus-Christ », non point à coup sûr le Verbe fait chair, mais l'homme élu par l'Histoire majusculaire pour être « le libérateur des peuples opprimés ». 175:187 Nous savons bien évidemment que les Actes du Concile nous parlent de Dieu, un peu du surnaturel (sans trop le nommer) et presque jamais de la nature de l'homme. Mais personne ne niera l'écart énorme qui sépare le Dieu de Vatican I du Dieu de Vatican II. Les théologiens de l'avenir, s'il en reste, auront quelques thèses copieuses à écrire là-dessus. Quant à l'homme, Vatican II se garde de le définir : n'est-il pas en train de se faire ? La lecture de Thomas Molnar fait lever en nous un essaim d'autres pensées. En de longues, sinueuses et pertinentes analy­ses, son livre nous montre que la pensée moderne, malgré tous ses efforts pour éluder le problème de Dieu, ne laisse pas d'avoir adopté à son égard deux solutions, en apparence oppo­sées, en fait conjointes, sinon identiques. La première est celle du « Dieu inaccessible », si lointain, -- si différent de l'être humain qu'il devient radicalement in­connaissable. L'intelligence ne Dent l'atteindre ni dans son existence ni dans son essence, et les laborieux détours du rai­sonnement qui s'efforce d'y parvenir ne sont que des sophis­mes. Dieu ne peut dès lors être que projet de l'imagination où l'homme communique fallacieusement une réalité à ses propres phantasmes, sinon localisation externe d'une foi irrationnelle, sentimentale et crédule. Dans l'un et l'autre cas, le mot « Dieu » ne renvoie à aucune réalité objective. La seule réalité à laquelle Dieu puisse prétendre est d'être un mode subjectif de notre pensée, une création de notre esprit et donc une part de notre être que nous considérons indûment comme transcendante à nous-mêmes. D'où la deuxième solution : celle du « Dieu immanent ». Dieu est saisi au sein de l'âme elle-même et rien ne le distingue de la radicale intériorité de la conscience avec laquelle il se confond. La pensée moderne, comme le remarque Thomas Molnar, fait de l'homme le glorieux bénéficiaire de ces deux solutions. Pour la première, Dieu n'est plus, le monde seul existe et, en ce monde, l'homme apparaît comme la réalité et il est voué à se la soumettre despotiquement. Dans la seconde, l'homme de­vient le lieu privilégié où se situent le Principe de toute réalité et la réalité elle-même. « Dieu est -- ainsi que l'univers -- parce que je suis », prononce impavidement Meister Eckhart. Sans la conscience ni Dieu ni le monde n'existeraient. Pour peu que se laïcise cette primauté mystique de l'intériorité, on aboutit à la philosophie hégélienne qui domine toute la pen­sée contemporaine et dont Marx a donné la formule définitive : « Je hais tous les dieux et je tiens la conscience humaine pour la plus haute divinité ». Ici, comme là, l'homme se proclame Dieu, ouvertement ou subrepticement. 176:187 Comment une telle prétention a-t-elle pu être émise ? Tho­mas Molnar le voit dans le désir éprouvé par les philosophes de parvenir à une connaissance parfaite, exhaustive et im­médiate de la réalité, pareille à celle de Dieu même. C'est pourquoi la philosophie moderne s'est détournée de la solution propre au christianisme qui constitue la troisième voie parcou­rue par la pensée humaine : celle du « Dieu transcendant et personnel ». Cette troisième solution n'est en aucune manière la synthèse des deux autres. Pour le christianisme, Dieu diffère radicalement de l'homme, mais il n'est pas inconnaissable ; il est un Être personnel, accessible à la connaissance humaine personnelle, mais il s'identifie aucunement à celle-ci. L'Incar­nation, note justement Thomas Molnar, a toujours été pour les philosophes le scandale par excellence, alors que la *Théandria* offre à l'homme une forme d'Absolu distincte de l'homme, mais assez proche de lui pour être connue, aimée, implorée. La transcendance de Dieu n'est plus impénétrable, elle est seule­ment la réalité ultime qui ne peut jamais être complètement connue et dont la permanence est en quelque sorte le fond dont se détachent, tout en s'y rattachant, les êtres et les évé­nements du monde. En outre, parce que Dieu est une personne et même Dieu en trois personnes. l'homme peut désormais entrer perpétuellement en rapport avec lui. Son caractère per­sonnel médiatise sa transcendance créatrice. A ce point de vue, le Dieu du christianisme est le garant le plus sûr qui soit de la réalité et de l'ordonnance propres au monde. En même temps, il impose des limites à l'intelligence humaine : si Dieu est créateur, la réalité qu'il a créée préexiste à l'intelligence hu­maine et ne dépend point d'elle. L'homme peut la connaître dans une certaine mesure parce qu'elle est distincte de Dieu, tout en portant sa marque indélébile. Parce que Dieu est personnel, une connaissance mystique véritable peut désormais exister sous forme de conversation avec Dieu. Le vrai mystique reconnaît sa condition humaine, ses limites naturelles et surnaturelles, sa différence essentielle par rapport à Dieu. L'extase n'a plus rien de panthéistique, de gnostique. Et Molnar de rappeler ici l'admirable réponse de Jacopone de Todi à celui qui lui de­mandait : « Quel fruit retirez-vous de votre vision ? ». « *Une vie ordonnée en chacun de ses états *»*.* La réalité de l'homme qu'il est, la réalité du monde dont il fait partie, deviennent plus manifestement réelles qu'auparavant à ses yeux. C'est là précisément ce que la philosophie moderne nie de toutes ses forces. Ce Dieu transcendant, personnel, incarné, lui impose une barrière intolérable. Visant à la connaissance abso­lue, elle l'obtiendra en divinisant l'homme, en lui conférant tous les attributs de Dieu, au terme d'un progrès continu, d'une évolution ou d'une révolution, qui divisent nécessairement l'his­toire de l'humanité en trois phases selon le schéma de Joachim de Flore, repris sous diverses formes par la philosophie des Lumières, le scientisme, Hegel, Marx, Teilhard de Chardin, Heidegger, Ernst Bloch, etc... : celle du Père, de l'Ancienne Alliance, caractérisée par la domination du Très-Haut et par la peur ; 177:187 celle du Fils, du Nouveau Testament, d'où se répan­dent la grâce et la miséricorde ; celle de l'Esprit Saint, l'âge de la perfection intellectuelle et de l'amour -- *tertius status in plenitudine intellectus* -- l'âge de ceux qui savent, des clercs, des moines à l'époque de Jacopone, des savants, des philosophes, des techniciens, sans omettre les « nouveaux prê­tres », aujourd'hui. C'est l'ère nouvelle de la connaissance par­faite, de la liberté, de la réalisation de l'Eden, de « la nouvelle Jérusalem ». Ce n'est plus la contemplation qui en scandera le déroulement, mais l'effort démiurgique déployé par l'homme pour transformer le monde et pour réaliser l'Utopie, le monde nouveau, la société nouvelle, l'homme nouveau. Maritain appelle à juste titre ces penseurs et ces metteurs en plis de l'histoire des *idéosophes.* Molnar les nomme des magiciens, des alchimistes de l'esprit lancés à la recherche de « la pierre philosophale » qui ne borne plus sa puissance à transformer tous les métaux en or, mais l'étend à la méta­morphose de la réalité totale, refondue entièrement par l'homme grâce à la connaissance absolue qu'il en a. De fait, les analo­gies ne manquent pas, et Molnar les relève, entre la pensée ar­chaïque du mage, les « sortilèges » de la science moderne, les « merveilles » de la technique contemporaine, l'hermétisme des philosophes d'aujourd'hui et les manipulations verbales qui leur donnent et donnent à autrui qu'elles séduisent l'illu­sion de manipuler le monde et de le soumettre à ses injonctions. Ainsi tout ce qui est extérieur à l'homme -- Dieu ou monde -- se trouve aboli. La fin de l'extériorité, l'aurore de la radicale immanence, est aussi la fin de l'histoire. Tout est parti de l'homme, mais tout lui fait retour. « Il n'y aura plus aucune différence entre le monde de la pensée et le monde réel : Il n'y aura plus qu'un seul monde », prophétise Schelling. La synthèse hégélienne ou marxiste est également, comme on sait, la fin de l'histoire. L'histoire est la biographie de l'esprit hu­main qui débouche sur la connaissance absolue, celle qui ne dépend plus de la réalité extérieure, mais qui est la connais­sance que l'esprit saturé désormais de lui-même a de lui-même la totale conversion de « l'objet » -- et sa disparition ! -- en conscience subjective. Dieu n'est plus la fin de l'histoire, mais l'homme divinisé. Le « Dieu intérieur » est la négation explicite du Dieu personnel et transcendant. Sans doute cette auto-absolutisation de l'homme n'apparaît-elle pas avec la même intensité, et surtout sous les mêmes formes, depuis la fin du Moyen Age, mais elle est présente par­tout, à des degrés divers, non seulement dans la pensée mo­derne et contemporaine, mais dans le comportement social et politique de l'humanité actuelle. La connaissance absolue, non limitée par le Créateur et par la Création, ne peut avoir en effet pour cadre qu'une société idéale : l'Utopie substituée à la réalité et perçue comme la seule réalité. 178:187 L'individu muré dans sa subjectivité ne peut évidemment à lui seul transformer la réalité première, objective et commune, en une « réalité » se­conde dont il serait l'artisan et le démiurge, sans le secours de la totalité des individus qui se trouvent dans le même cas sous l'influence des mœurs intellectuelles répandues par « les Lumières ». Il doit appeler les intelligences et les volontés unanimes à bâtir la communauté humaine par excellence où chacun jouira de la connaissance parfaite et de l'autonomie absolue. A cette fin, il faut d'abord détruire radicalement la société antérieure qui, placée sous le signe d'un Dieu trans­cendant et personnel dont la présence impose à l'homme d'in­vincibles limitations, ne peut être que « mauvaise ». Il faut ensuite ou plutôt simultanément construire la société nouvelle parallèle qui remplacera la première. *Solve ac coagula,* la for­mule des alchimistes de tous les temps est la clef de la poli­tique capable d'assumer la mutation de l'homme en dieu. La raison, destructrice du passé, constructrice de l'avenir, est l'ac­coucheuse de la société mondiale nouvelle qui garantira le statut de l'homme nouveau à tous les hommes, à la condition qu'elle soit la raison politique incarnée dans un homme politi­que où tous les individus, qui aspirent à se soustraire aux contraintes de la condition humaine imposée par Dieu à l'hom­me, se reconnaissent. C'est ce dont Hegel, avec son prodigieux génie visionnaire, s'était aperçu déjà, le 13 octobre 1866, lorsque Napoléon, après sa victoire, fit son entrée à Iéna à la tête de son armée. Pour Hegel, Napoléon est l'homme ontologiquement transformé, l'homme qui a franchi les limites humaines, l'homme qui n'a plus rien de commun avec l'homme de l'humanité antérieure, mais qui est « un dieu concentré en un seul point ». Et, ajoute pertinemment et malicieusement Molnar, Hegel surpasse même Napoléon parce qu'il a conscience quant à lui de cette muta­tion décisive. Napoléon est le métal noble transformé en or. Hegel en est l'alchimiste, et son système la pierre philoso­phale. Depuis lors, l'appel au « surhomme » n'a cessé de hanter l'imagination humaine. Nietzsche en a fait le mouvement de sa philosophie. Heidegger a vu en Hitler la même incarnation de l'Être absolu que Hegel décelait en Napoléon : « Le Führer est, à lui seul, la Réalité germanique présente et future », écri­vait-il dans le *Freiburger Studentenzeitung* du 3 novembre 1933. En 1937, Teilhard de Chardin lui emboîtait le pas et pressentait en Mussolini l'architecte de la société future : « Le Fascisme ouvre ses bras à l'avenir », vaticinait-il. Et Sartre ainsi que mille autres « philosophes » ou « idéosophes » ou « théo-anthroposophes », laïcs ou clercs ne laissent pas de vénérer en Marx l'homme-dieu né en ce monde pour le salut des hommes et pour leur désaliénation radicale. 179:187 Quant aux gauchistes et leurs pendants « chrétiens », les pentecôtistes, tant admirés de l'impérieux cardinal Suenens, il suffit d'ob­server leur comportement au sein des groupuscules où ils pé­rorent et « parlent en langues », pour constater leur vocation de meneurs d'une humanité désaxée, leur volonté d'être chacun *en personne* le Nouveau Messie, le surhomme médiateur entre l'homme et l'avenir divin de l'homme. Dans ses manuscrits de 1844, Marx lui-même prévoyait l'accomplissement inéluc­table de cette promesse de l'histoire : le communisme n'a pas pour fin le communisme, *mais la libération de l'individu à l'égard de toute limitation*. Si « l'Enfer, c'est les autres », avec Marx le millénariste, le Paradis, c'est la personne humaine incommunicable nantie désormais des attributs de Dieu. *Eritis sicut dei*. Il ne s'agit point là, ajouterai-je pour ma part, d'élucubra­tions propres à quelques illuminés. Comme l'a vu admirable­ment Renan, avec ce mélange d'horreur et de satisfaction pro­pre à « l'homme-d'entre-deux-mondes » qu'il était, c'est l'hu­manité, la collectivité humaine tout entière qui est en train de devenir dieu. C'EST CHACUN DE NOUS, *si nous n'y prenons garde*, C'EST NOUS TOUS, *dans la mesure même où nous mécon­naissons les limites de la condition humaine*. Le Conducteur vers la Terre promise, vers le Royaume de Dieu vidé de Dieu, vers la société idéale et vers l'Utopie réalisée, n'est autre que la projection sur un gros plan des consciences subjectives en proie à la démesure. Il n'existe que par chacun de nous et en chacun de nous. Il ressuscite sous une autre forme après chaque échec. Il est l'aspiration permanente de notre subjectivité af­folée par notre reniement du Dieu transcendant et personnel. Le « peuple » a beau haïr le tyran (à l'invite des autres can­didats à la tyrannie). Il le sécrète comme un ectoplasme, com­me une dilatation de chacun des atomes dont il est la juxtapo­sition. La profondeur est abyssale de l'article premier de tou­tes les constitutions modernes : « TOUS LES POUVOIRS émanent du peuple », d'un peuple composé d'individus eux-mêmes écroués à vie en leur propre immanence et voués solitairement à singer Dieu dans la prison d'une conscience pavée, murée et plafonnée de miroirs. Il le faut, s'il est vrai, selon la formule en apparence énig­matique d'un philosophe qui a tenté de rattacher la démocra­tie moderne au Dieu transcendant et personnel de l'Évangile, que « l'univers est une machine à fabriquer des dieux ». Ten­tative vaine au demeurant, car des consciences individuelles, cette société de personnes par nature incommunicables est condamnée à se défaire sans cesse à mesure où elle prétend se faire. 180:187 Elle ne tient que par réserves de bon sens traditionnel que ses idéologies millénaristes épuisent à toute allure, et par l'appareil des contraintes de l'État qui, dépourvu de société sous jacente, de système osseux, musculaire et nerveux, fabri­que avec profusion des appareils de prothèse législatifs -- et policiers ! -- destinés à lui infuser une vie factice. Le châti­ment des hommes-dieux est de se transformer peu à peu en idoles figées dans les mécanismes dont les metteurs en scène du théâtre de marionnettes de ce bas monde remontent sans cesse les ressorts. Telle est la « société » qui s'édifie sous nos yeux pour encadrer les nouvelles divinités. Avec elle *s'achève* la philo­sophie moderne qui en est l'architecte. La « société » terminée par hypothèse, il n'y aura plus de philosophie -- ni de théo­logie, mais un je ne sais quoi qui n'a de nom en aucune langue et qui ne peut être que la caricature du Royaume de Dieu. La philosophie moderne débouche ainsi sur sa propre destruction au sein de sa construction. La conclusion de ce livre fascinant est claire, courte et logique. L'échec de la philosophie moderne n'éclate qu'à des yeux avertis. L'immense majorité des philosophes restent fourvoyés dans une impasse sans issue. La plupart des théolo­giens catholiques ou protestants se traînent servilement à leur suite. Dans presque toutes les universités occidentales ou amé­ricaines, la philosophie se mue en *praxis* révolutionnaire ou en bonne à tout faire des sciences positives. Seul, le réalisme mo­déré que le christianisme a toujours considéré comme l'assise même de la foi et comme lié au rejet de la solution du « Dieu inaccessible » et celle du « Dieu immanent », peut donner à la philosophie une chance de survie. Cette éventualité reste aléatoire. Il convient de la transformer en certitude pour tous ceux qui sont encore avides de connaître le réel. Plus que ja­mais, avec la tranquille et solide assurance que donne la vérité, il importe de distinguer les vessies et les lanternes. \*\*\* Si nous prolongeons maintenant pour notre part le diagnos­tic et le pronostic de Thomas Molnar, nous pouvons saisir la raison, l'unique raison pour laquelle la philosophie -- et la théologie dont la philosophie est le nécessaire instrument -- se sont ainsi suicidées. Nous pouvons également comprendre pourquoi l'homme moderne, des masses aux élites (ou prétendument telles), se déracine du réel et se soumet à l'empire de la fiction. 181:187 Les drogues du corps ont été précédées par les stupéfiants de l'esprit, *et l'opium de l'intelligence --* qui, pareil à l'al­caloïde du pavot, peut prendre diverses formes -- *est le chris­tianisme amputé de ses exigences surnaturelles, tant dogmati­ques que pratiques.* IL N'Y EN A POINT D'AUTRE CAUSE pour un regard attentif. Le christianisme a tellement imprégné les men­talités occidentales, et, par elles, le monde entier, qu'il ne peut en être chassé. Pour le meilleur comme pour le pire, pour le salut ou pour la damnation, il est planté au cœur de l'huma­nité et il n'en sera plus jamais enlevé. Ce n'est point seulement là un article de foi : c'est un fait d'observation. Toutes les maladies de l'intelligence et de la civilisation, toutes les « socioses » sont, depuis l'ère chrétienne, les résultantes de la dé­composition du christianisme dans les âmes qui n'en acceptent plus l'éternelle Vérité. Il n'est donc nullement exagéré de prétendre que la philo­sophie moderne, depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, est, en elle-même, ou comme inspiratrice de la civilisation et de la société nouvelles, le produit de la sécularisation du surnaturel chrétien. La remarque ironique de Nietzsche à propos de la philosophie allemande « tout entière édifiée par les fils des pasteurs protestants » peut s'étendre à la philosophie euro­péenne, depuis les penseurs de la Renaissance, tel Pic de la Mirandole et son *Discours sur la dignité de l'Homme,* ou encore depuis Descartes et son *Cogito* qui imprègne l'immanentisme de la preuve ontologique de l'existence de Dieu, jusqu'à Hegel et les innombrables membres de la tribu hégélienne contem­poraine : *la philosophie moderne est une théologie laïcisée et muée en anthropo-théologie, elle est coulée dans le moule du christianisme dont elle a au préalable évacué le surnaturel.* Le christianisme, faut-il le rappeler, est la religion du salut de la personne, de cet être individuel subsistant dont la carac­téristique est de posséder une raison incarnée dans un corps. L'intelligence humaine ne peut parvenir à la connaissance de Dieu que par le truchement du monde sensible dont elle relie la contingence à l'Être nécessaire, ou par la pratique des vertus surnaturelles de foi, d'espérance et de charité, dont le principe intérieur est la grâce de Dieu en l'âme, par les dons du Saint-Esprit et les vertus morales infuses. La pure foi intellectuelle -- à supposer qu'elle existe -- sans le moindre embryon d'œuvre, est une foi morte. Il suit de là que Dieu ne peut être connu que par l'activité spéculative *naturelle* de l'esprit ou par la pratique *surnaturelle* des vertus théologales. Dans le premier cas, il est connu comme cause créatrice de l'univers ; dans le second comme cause finale. La pratique des vertus cardinales est, quant à elle, orientée vers la subordination de tous les actes humains *natu­rels* au bien commun de la Cité sans lequel il n'y aurait aucune théologie naturelle possible, faute de transmission de l'acquit philosophique antérieur, fruit du labeur des générations et de leur volonté de conservation des vérités établies en ce domaine. 182:187 Sans poursuite de tout ce qui unit les hommes entre eux dans les diverses communautés dont ils font partie par nature ou par vocation, sans subordination des parties au tout, sans vie sociale organisée, il serait également impossible de com­muniquer aux hommes les vérités surnaturelles requises pour leur salut. La grâce ne présuppose pas seulement la nature intellectuelle, volontaire et libre de l'homme, mais aussi, à un degré plus important encore, *sa nature sociale.* Toute tentative de christianiser des hommes qui ne sont plus unis entre eux par des liens réels, indépendants de leur arbitraire, est vouée à l'échec. On ne christianise pas des masses où les individus sont juxtaposés les uns sur les autres et reliés seulement entre eux par des mythologies politiques. Le message du Christ ne s'adresse pas à l'imagination, à la fonction fabulatrice de l'es­prit, mais à l'être humain en tant que rattaché à l'être de l'univers dont il fait partie et au Principe de l'être dont il dépend et vers lequel sa nature tend d'une manière irrésistible. Issu de Dieu, portant en son être, en son intelligence, la marque indélébile du Créateur, il ne peut que faire retour à Dieu. Il aspire de toutes ses forces à l'achèvement de son être, à la saturation de son activité suprême : l'intelligence qui ne sera satisfaite qu'en atteignant Dieu. C'est ce que saint Thomas appelle *appetitus naturalis,* le désir de l'intelligence qui ne connaîtra de repos qu'en con­templant l'essence de la Cause première. c'est-à-dire, en voyant Dieu. Tel est le désir le plus profond de l'intellect, sa finalité essentielle, la loi de sa gravitation : seule la vision béatifique peut assouvir le *desiderium naturae intellectualis.* MAIS LA POS­SESSION DE CELLE-CI EXCÈDE LES POSSIBILITÉS DE L'INTELLIGENCE HUMAINE, astreinte par son statut à ne connaître que « les formes qu'elle tire par abstraction des images que les réalités sensibles lui présentent » (*De Ver.,* 18, 2). Elle ne peut avoir de Dieu que des connaissances négatives et ne savoir vraiment de lui que ce qu'il n'est pas. Pour atteindre Dieu en lui-même, il lui faut la grâce, le don gratuit divin, la Révélation de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, *propter nos homines et propter nos­tram salutem, descendit de caelis, et incarnatus est de Maria Virgine et homo factus est.* Il ne l'atteindra que dans la Patrie, et ici-bas toujours à travers l'obscurité de la Foi, de l'Espérance et de l'Amour, ou à travers le voile de plus en plus ténu, et dont la mort seule peut rompre l'ultime enveloppe, de l'expérience mystique. Sans un acte continu de volonté délibérée, *aspirée par la grâce* qui supplée à la faiblesse de l'intelligence, l'hom­me ne peut donc connaître Dieu *tel qu'il est.* 183:187 Ici-bas, *in statu viae,* ce désir reste toujours insatisfait. Dans l'état de nature blessée, le seul que l'homme connaisse, l'appétit de la nature intellectuelle demeure intact et l'acte de la volonté jaillissant de source est toujours irrépressiblement dirigé vers Dieu, sa cause finale, mais la volonté *délibérée* ne le suit plus. Elle tâtonne dans sa quête de la béatitude, elle ne poursuit que la notion abstraite de bien et ses constituants : l'existence, la vie, le savoir, et, pour qu'elle puisse atteindre Dieu en lui-même, il lui faut l'appoint de la grâce. Encore importe-t-il qu'elle l'accueille librement. L'objet réel de la béatitude, à savoir Dieu, n'est donc poursuivi : qu'à travers le concept général de bonheur et par les actes des vertus théo­logales. « La nécessité du lien unissant le bien parfait qui est Dieu et la béatitude n'apparaît pas manifestement à l'homme en cette vie, parce que l'essence de Dieu ne s'y laisse point voir », écrit saint Thomas, « et c'est pourquoi la volonté (déli­bérée) de l'homme n'adhère pas nécessairement à Dieu ici-bas », alors qu'elle s'y attachera pour toujours, par l'éternelle médiation du Christ, sans la moindre défaillance, dans l'au-delà (*De Malo,* 3, 3). On comprend alors pourquoi la contemplation de Dieu, idéal de la philosophie en sa recherche de la Cause suprême, reste *théorique :* elle ne peut avoir Dieu pour objet que dans l'ordre de l'activité *spéculative* de l'esprit (à moins que la grâ­ce, dont Dieu dispose librement, ne touche le philosophe qui n'aurait jamais entendu le message de l'Évangile). On comprend surtout pourquoi les philosophes anciens, et singulièrement Aristote, n'envisagent *jamais* l'activité pratique de l'esprit braquée sur le bien qu'au niveau du Bien Commun de la Cité, *le plus haut des biens que la volonté* DÉLIBÉRÉE *de l'homme, livrée à ses seules forces, puisse atteindre au cours de la vie temporelle.* On comprend enfin pourquoi *la morale personnelle,* celle qui vise l'obtention du Bien réel qui est Dieu, et l'accom­plissement plénier de l'être humain en son être *propre,* le seul qui lui appartienne, n'apparaît qu'avec le Christianisme. Toutes les morales autres que chrétiennes sont *des morales sociales.* Le Christianisme a donné naissance à la morale personnelle : l'homme ne peut s'accomplir en sa plénitude *singulière* que dans la lumière de la grâce. Toute morale personnaliste est *sur­naturelle par définition,* parce que l'appétit naturel de voir Dieu, inscrit à la racine de l'âme humaine et de sa substance *personnelle,* incessible, incommunicable, ne peut être comblé que par le don de Dieu, mais à la condition de s'en laisser entièrement pénétrer, de s'y soumettre et de renoncer à soi-même : *Fiat voluntas tua sicut in caelo et in terra !* Le Christianisme place l'homme en présence du paradoxe apparent d'une inépuisable vérité : c'est dans la mesure où la personne se dépouille de tout ce qu'elle est, de tout ce qu'elle a pour le rapporter à Dieu qu'elle s'accomplit comme personne. En se reconnaissant radicalement et sans réserve comme créature incapable par elle-même de rejoindre son Créateur et en se confiant entièrement au Sauveur que Dieu lui envoie, la personne est en chemin de se parfaire comme « substance in­dividuelle d'une nature raisonnable », selon la formule inalté­rable de Boèce. 184:187 Le Dieu lointain, inaccessible, dont elle ne con­naît l'essence que par la voie de négation, lui devient le Dieu proche avec qui elle entre en relation de personne à personne. Elle réalise, ou plutôt elle est en train de réaliser sa nature et de combler le désir naturel le plus intense, le plus secret de son intelligence et de sa volonté. *Gratia est perfectio naturae. Natura non tollitur per gloriam sed perficitur. Gratia non tollit naturarn sed perficit. Gratia praesupponit naturam ut perfectio perfectibile.* Mais aussi longtemps que Dieu ne sera pas vu de face à face, la volonté reste *libre,* et par conséquent, libre DE REFUSER LA GRÂCE. Le concours que se confèrent les unes aux autres la méta­physique et la théologie *naturelles* des Grecs et les vérités *sur­naturelles* impliquées dans le message de salut adressé à chaque homme en particulier par le Verbe qui s'est fait chair se ré­vèle alors inestimable. La philosophie grecque et particulière­ment la philosophie aristotélicienne confère à la théologie chrétienne un lest de réalisme rigoureux par la distinction nette qu'elle établit entre Dieu et le monde et par le sens de la mesure et de l'équilibre qu'elle garde dans sa tentative de connaître l'être et son Principe. L'anthropologie d'Aristote empêche l'intelligence humaine qui travaille sur le donné révélé de s'évanouir dans les nuées des expériences mystiques incon­trôlables. Tout en l'ouvrant à l'amplitude universelle de l'être, elle accroît son humilité à mesure de son ascension. Elle ne permet pas à la volonté inconsciente travaillée par son appétit naturel de voir Dieu, de franchir les limites que Dieu lui-même a fixées à la nature de l'homme. La connaissance que nous avons de Dieu par la raison reste spéculative, mais elle est établie sur des fondements solides, sur le rapport indéfectible qui suspend l'existence du mouvement caractéristique de toute nature à la Cause motrice suprême. *Si l'intelligence définit l'homme,* l'aristotélisme interdit à bon droit au message évan­gélique *qui est adressé à l'homme* de verser dans un sentimen­talisme évanescent, exactement comme elle défend à l'homme d'ambitionner de se muer en dieu. La morale aristotélicienne, d'autre part, en prônant à l'homme tout ce qui unit et en le détournant de tout ce qui sépare, établit la société distributrice du capital des vérités humaines les plus hautes dans le temps et dans l'espace sur des bases solides qui ne doivent pas être renouvelées à chaque génération à partir de rien. L'incompa­rable bienfait de l'ordre qui découle de sa pratique permet au christianisme de se propager. 185:187 En revanche, la foi chrétienne autorise la connaissance théorique naturelle que l'homme a de Dieu à se mettre en quête de Dieu lui-même comme objet de la béatitude qu'il poursuit et qui se trouve, sans la grâce, limitée au bien commun de la Cité, ou, en de rares moments, fruits peut-être de la grâce encore, accessible à quelques privilégiés qui jouissent de la joie précaire que procure la contemplation « surhumaine » de Dieu, selon la qualification même que lui donne Aristote. D'un autre côté, l'Église catholique, gardienne de la paix, « temple des définitions du devoir », comme l'écrivait Maurras, n'a cessé -- jusqu'à ces derniers temps -- de consolider l'ordre social traditionnel. Le sort du surnaturel ne se sépare donc pas de celui de la métaphysique naturelle de l'esprit humain ni d'une organisation sociale qui proscrit toute division et toute lutte entre les ci­toyens. L'homme, animal raisonnable et animal politique, voit en retour ses deux activités proprement humaines : son activité spéculative et son activité pratique, confortées par le Christia­nisme à l'intelligence et à l'expansion duquel leur dynamisme est nécessaire. Le christianisme, *religion du surnaturel,* ne peut pas ne pas renforcer en l'homme *tout* ce qui est inclus *dans la nature de l'homme,* non seulement son appétit naturel de voir Dieu, mais sa vie intellectuelle et sociale, indispensable à la vie de la grâce en lui. Mais le christianisme peut devenir l'agent de dissolution le plus intense et le plus radical de la nature humaine *s'il en vient à perdre, voire seulement à mettre sous le boisseau son caractère essentiellement surnaturel et,* PAR LÀ-MÊME, *le souci permanent de l'animal raisonnable et politique qu'il présup­pose*. Il suffit pour cela d'un imperceptible déclic qui déplace et inverse la disposition immatérielle des termes dans la rela­tion rattachant la personne créée au Créateur au centre même de l'âme, au plus profond de son immanence à elle-même. Alors que de ce fait chaque créature, poursuivant sa propre fin et l'accomplissement de son être propre, aime naturelle­ment Dieu plus que soi-même -- *diligere Deum supra omnia plus quam seipsum est naturale cuilibet creaturae* (*Quodl.,* 1, 8) -- la volonté *délibérée* de l'homme peut, non pas abolir cette relation constitutive, mais LA RENVERSER, *parce que l'homme ne voit pas encore Dieu face à face.* Cela s'effectue simplement en accordant la préférence à sa personne plutôt qu'à Dieu. Le moi s'approprie de la sorte toute la substance divine, il la tire à soi, il naturalise le surna­turel, il érige subrepticement la conscience personnelle auto­nome en divinité la plus haute. La relation homme-Dieu est toujours là *parce qu'elle ne peut pas ne pas y être,* mais ses termes sont intervertis : son dynamisme va dès lors, non plus de la personne à Dieu, mais de la personne non encore divi­nisée à la personne en cours de divinisation, entraînée vers la perfection absolue dans un progrès indéfini. 186:187 Nous retrouvons de la sorte par une autre voie le thème de la gnose, de la magie, de la connaissance absolue, de l'aboli­tion de la distance entre le sujet et l'objet, dégagé par Thomas Molnar et considéré par lui comme cause du chambardement de l'intelligence moderne, mais qui reste lui-même inexpliqué au bout de son analyse. La philosophie moderne est ainsi *l'hérésie chrétienne par excellence, l'hérésie totale, intégrale,* si j'ose dire : il ne s'agit plus d'une vérité chrétienne isolée, séparée des autres et gonflée par l'hérétique en vérité totale, mais *d'un christianisme dont toute la substance surnaturelle a été évacuée,* par inversion de son dynamisme, tout dépendant désormais de l'homme. La philosophie moderne ainsi que l'idéologie poli­tique qui en découle et qui culmine dans le marxisme enseignent à l'homme à « se sauver », *à s'accomplir en plénitude,* SEUL. Comme le chante l'*Internationale* dévotement écoutée au der­nier Congrès de la J.O.C. par le cardinal Marty en compagnie de quelques autres évêques et du secrétaire général du parti communiste français : « Il n'est point de Sauveur suprême ». C'est trop clairement la conséquence de la formule de Marx résumant les avatars de la philosophie moderne depuis la Renaissance et le *cogito :* « L'homme est la fin de l'homme ». Une autre conséquence suit, impitoyable. « Si l'homme est la fin de l'homme », si Dieu est trop lointain, s'il est nié, ou si Dieu est immanent à l'âme humaine et s'il se confond avec elle, il n'y a plus d'activité spéculative de l'esprit possible ni da­vantage d'activité pratique. *Les caractéristiques essentielles de l'homme : animal raisonnable et animal politique, sont dé­truites.* L'intelligence exige en effet, pour s'exercer, la présence des réalités extramentales et en dernière analyse le Principe su­prême de l'univers. Or elle n'a plus désormais de monde autour d'elle, elle est placée uniquement en face d'elle-même, de ce qui lui apparaît en son propre miroir et qui n'est autre que sa propre immanence. Il n'y a plus pour elle désormais de société ni de bien commun, mais une « dissociété » où chaque conscience individuelle désaliénée de tout ce qui n'est pas elle-même, se proclamant législatrice souveraine, se juxtapose aux consciences similaires et constitue avec elles une masse, un tas purement numérique. Réduites à leur subjectivité, ces consciences ne disposent plus d'autre porte de sortie sur le monde extérieur et ses indispensables critères : aveuglées par les idéologies et les mythologies dont on les bourre, elles sont in­capables de *voir,* même les réalités matérielles les plus éviden­tes. Elles sont bernées, mystifiées, menées, alors qu'on les proclame la source et la fin autonomes de tous les pouvoirs ! Il est inutile d'insister là-dessus. Il y a près de trois siècles que l'animal politique n'est plus qu'animal au sens cartésien : simple mécanique manipulée. 187:187 *Il ne reste plus dès lors à l'homme que son* ACTIVITÉ *ou­vrière, modificatrice et transformatrice de la matière du monde extérieur,* partagée avec les animaux, indispensable à sa vie et à sa survie *individuelles,* les alouettes ne tombant jamais toutes rôties dans la bouche. De ce domaine, il est sans réserve aucune la cause efficiente et formelle ainsi que la cause finale il imprime dans la matière des déterminations qui servent à le maintenir physiquement en vie, au titre individuel et comme porteur de destin biologique de l'espèce. Le mouvement qui part de lui sous forme de travail lui fait retour. *Il produit pour consommer,* pour mener sa vie matérielle propre au terme de son accomplissement, pour s'assimiler la substance des choses qu'il transforme, pour en faire un usage qui la rend inutilisable au bout d'un certain temps plus ou moins long, et cela sans désemparer jusqu'à sa mort. La finalité du producteur est *lui-même en tant que consommateur* pourvu d'un corps indivi­dualisé, seul capable de consommer les biens matériels qu'il produit. Il importe peu en l'occurrence de savoir si l'individu produc­teur est immédiatement le même que l'individu consommateur, ou s'il doit, par suite de la diversité des fonctions inhérente à toute société organisée et de la division du travail qui en résulte, passer par le circuit d'autres producteurs et d'autres consommateurs à travers un vaste système d'échanges réci­proques, tel celui que nous connaissons aujourd'hui. Le principe est le même dans les deux cas. Saint Thomas le formule lapidairement à son accoutumée : *Finis cujuslibet facientis in quantum facientis est ipsemet,* la fin que poursuit le produc­teur, en tant que tel et dans tous les domaines, est lui-même. Toute son activité de producteur provient de lui et retourne à lui*, du moi au moi.* L'économie définie comme technique pro­ductrice des biens matériels nécessaires à la vie humaine ap­partient tout entière, en vertu de la finalité qui la détermine, *à l'ordre du privé.* C'est sur ce modèle que la philosophie et la politique mo­dernes vont se calquer, une fois les autres activités humaines répudiées. Il correspond exactement à la relation de l'homme à l'homme de plus en plus parfait qu'un christianisme dépos­sédé de sa substance surnaturelle substitue immanquablement à la relation personnelle de l'homme à Dieu. L'homme moderne déchristianisé ou en voie de déchristianisation, se détournant de l'activité spéculative et politique qui le définissent, se trouve sans monde et sans société. *Il les produira donc* à la manière de l'artiste, de l'artisan, de l'ouvrier, du technicien, de l'indus­triel, qui impriment dans une matière appropriée une idée issue de leur esprit, afin que l'œuvre ainsi produite leur fasse, directement ou indirectement, retour. 188:187 *Toute la philosophie mo­derne est issue de l'activité productrice et fabricatrice de l'esprit,* depuis les idées-tableaux de Descartes, les formes *a priori* et les catégories de Kant, la synthèse hégélienne, jus­qu'au projet existentialiste et la production d'un monde nou­veau, d'un homme nouveau, d'une société nouvelle qui hante l'imagination de nos contemporains, en passant, bien entendu, par une foule d'autres exemples. Il est à peine besoin d'ajouter qu'il en est de même de la politique, depuis le siècle des Lumières jusqu'au *mamaoïsme* (Marx, Mao, Marcuse) et aux diverses formes corpusculaires du gauchisme. La philosophie et la politique modernes caricaturent l'éco­nomie, comme elles miment la religion chrétienne, mais dere­chef en la vidant de sa substance propre. C'est pourquoi elles transposent -- c'est là l'œuvre des penseurs socialistes et mar­xistes -- l'économie du domaine privé où elle prend tout son sens dans le domaine public où l'État sans société sous-jacente la vampirise. Le communisme qui en est l'achèvement fond ensemble cette économie dévoyée et ce christianisme sécularisé dans une mystique de la transformation de l'homme et du monde braquée vers l'Œuvre par excellence : l'édification du Royaume de Dieu sans Dieu où les hommes seront individuel­lement comme des dieux. On ne s'étonne plus alors de voir tant de clercs, laïcs et ecclésiastiques, de tout niveau, passer au communisme avec *enthousiasme*, comme s'ils étaient possédés d'un dieu. Ils le sont : ce dieu est leur moi déifié qui aspire au rôle de « Sau­veur suprême » des masses « aliénées » et « Libérateur » des « peuples opprimés ». L'idéologie philosophique et politique moderne qui est devenue la leur -- il suffit tout de même de les lire ou d'analyser leur comportement pour s'en apercevoir ! -- est encore le christianisme, *mais vu dans le miroir de leur conscience subjective où tous les rapports s'intervertissent*. Leur théologie devient alors la servante de leur philosophie et Dieu l'instrument de la Révolution qui instaurera sur terre le Paradis dont ils détiennent les clefs. EN TOUTE BONNE CONSCIENCE, avec la conviction absolue qu'ils sont les apô­tres des temps nouveaux, capables de rassembler la terre en­tière dans l'Église-État dont ils rêvent. On vient d'en avoir la preuve à Taizé par la voix même d'un pasteur en proie au plus vésanique des illuminismes. Comment en pourrait-il être autrement pour des consciences enfermées en leur propre immanence ? Elles ne connaissent plus le vrai Dieu. Elles ne connaissent plus le vrai monde. Elles ne connaissent plus la réalité humaine. ELLES N'ONT PLUS LA FOI THÉOLOGALE, ni la Charité, mais l'amour qu'elles éprouvent pour elles-mêmes et qu'elles projettent en autrui où elles se retrou­vent. Il leur faut dès lors construire de toutes pièces un nou­veau christianisme et délivrer l'Évangile des contraintes que l'interprétation orthodoxe de sa doctrine fait peser sur elle. 189:187 Il leur faut bâtir de toutes pièces une nouvelle Église, une Église politique, une Église socialiste (le nonce à Cuba, et Mgr Casaroli, et Paul VI qui est tout de même le seul responsable de leurs agissements, sont en train de la faire), une Église où la *vox populi* sera la *vox Dei*, où les possibilités de manipu­lation des fidèles seront infinies, où la volonté de puissance des clercs sera déchaînée. Le récent « Concile des Jeunes » en est derechef la preuve éblouissante ! On se demande souvent pourquoi tant de jeunes prêtres sont passés à la Révolution. Nous avons l'aveu tout nu de l'un d'eux : «* Ce n'était pas la foi qui était dans notre génération à la racine de nos vocations, mais le désir d'être militant, le désir d'être prêtre pour être totalement militant *», en clair : des vocations animées par une « théologie » pastorale dénoyautée de sa subs­tance dogmatique et virant insensiblement ou torrentueusement en « culte de l'homme ». Quels sont les responsables de cet ensemencement de la foi révolutionnaire dans les petits et grands séminaires, sinon nos évêques ? On se moque de nous à un point dont on a pas idée, lorsqu'on nous assure et qu'on nous susurre qu'ils n'y peuvent rien, les pauvres ! La vérité flamboyante est tout sim­plement qu'ils dorment après avoir absorbé le soporifique ins­tillé en leur intelligence par le monde moderne (« arrière, les prophètes de malheur ! » s'écriait au Concile Jean XXIII le Candide et le Débonnaire), alors que Dieu est à l'agonie. Exactement comme les « élus du peuple » sont constam­ment manœuvrés par les groupes de pression dont ils procè­dent en fait, nos bons apôtres sont commandés par cette part d'eux-mêmes imbibée de l'immanentisme moderniste diffus dans l'Église depuis un siècle. Leurs directives sont comman­dées tout uniment par ce slogan impie et absurde : « On ne peut plus croire aujourd'hui comme avant ». Traduisons : « la foi est un phénomène subjectif, variable selon les temps ». Tou­tes les philosophies modernes de l'immanence se sont donné rendez-vous aujourd'hui dans l'Église, par leur faute *Ils ont reçu vaine philosophye* *Qui tellement les hommes magnifye* *Que tout l'honneur de Dieu est obscurci...* *En mesprisant celle qui, tout en somme,* *Donne louange à Dieu, et non à l'homme.* Remercions Thomas Molnar d'avoir sauvé, après Clément Marot, l'honneur de Dieu, et celui de l'homme fidèle à sa condition humaine. Marcel De Corte. 190:187 ### L'Arche d'Alliance Rose mystérieuse, Tour de David, Tour d'Ivoire, Maison d'Or, Arche d'Alliance, Porte du Ciel, Étoile du Matin, priez pour nous ! C'est en cette litanie, si belle en notre langue, que MARIE est invoquée comme l'ARCHE D'AL­LIANCE qui conduisait Moïse et les Israélites dans le désert. Après un séjour à Silo, un dramatique et bref enlè­vement chez les Philistins, elle revint à Cariathiarim pen­dant quatre-vingts ans ; c'est de là que le roi David, vêtu d'une aube de lin, c'est-à-dire dépouillé de ses vêtements royaux, la fit monter à Jérusalem, sautant et dansant devant l'arche au son des instruments. Et Michol, sa fem­me, fille de Saül, le vit par la fenêtre « *et le méprisa dans son cœur *»*.* Et quand elle fit à David reproche de sa conduite, David répondit : « *C'est devant Dieu que j'ai dansé ! Je m'humilierai encore plus que cela et je serai vil à mes propres yeux, et auprès des servantes dont tu parles, auprès d'elles je serai en honneur. *» *Et Michol, fille de Saül n'eut point d'enfant jusqu'au jour de sa mort. *» Hélas ! Pauvre David ! « *Celle qui fut la femme d'Urie *» n'avait point encore paru dans un jardin. C'est alors qu'il fut vil à ses propres yeux, et nous récitons tou­jours son chant de pénitence : « Miserere mei Deus... » preuve des miséricordes divines et des longs desseins de Dieu. 191:187 Nous chanterons et nous danserons en l'honneur de Celle que nous invoquons comme l'Arche d'Alliance et il semble bien que seront sans enfants ceux qui nous en reprennent. \*\*\* L'Arche d'Alliance faite par Moïse aux pieds du Sinaï, lorsqu'il organisa le culte de CELUI-QUI-EST, était un coffre d'environ 1,25 m de long sur 0,75 m de large et de haut, tout couvert d'or. Sur le dessus, une garniture d'or massif supportait deux chérubins à genoux se faisant face et la tête inclinée ; des ailes pointaient vers le ciel. Les Hébreux pensaient que Dieu se tenait entre les deux chérubins lorsqu'il parlait à Moise. L'arche contenait les deux Tables des commandements de Dieu donnés à Moïse, un peu de la manne du désert et la verge d'Aaron. Dieu lui-même l'appelait « l'Arche du Témoignage » (Ex. 29/2). Qui fut davantage témoin de Dieu que Celle qui donna le jour à l'Incarnation du Verbe éternel ? Elle avait été conçue « avant les abîmes », de toute éternité, pour venir à la fin des temps, quand il deviendrait possible d'annoncer son salut à la terre entière. Elle seule, depuis le péché, naquit sans avoir en elle aucune trace de ce même péché. Elle seule accomplit dans la perfection les commandements de Dieu renfermés dans l'Arche du Témoignage. Car il n'est pas de saint, sauf la reine des Anges, qui n'ait eu quelqu'imperfection à corriger. Cette préservation mystérieuse d'une simple créature la laissait magnifiquement libre. Dieu lui fit demander si elle consentait à la mission qu'il lui offrait. Elle dit oui, librement, non sans avoir réfléchi et probablement entrevu tout ce qui s'y opposerait ; car bien jeune encore, mais toute pure, elle avait senti et souffert de l'odeur du péché. C'est pourquoi nous l'appelons « Vierge très pru­dente ». Elle fut d'abord surprise et troublée : « Pleine de grâce ! » N'était-elle pas une infime créature semblable à tant d'autres dans le vaste monde ? Sa perfection lui faisait comprendre bien mieux que nous le pouvons l'im­mensité des grandeurs de Dieu et ce rien que nous som­mes à travers les profondeurs de l'espace et du temps. L'Ange la rassure, lui disant qu'elle a trouvé grâce devant Dieu et lui annonce un fils qui sera Fils du Très-Haut et dont le règne n'aurait point de fin. Nouvelle confusion de Marie qui désirait être toute à Dieu, et pour cela, rester vierge. L'Évangile nous dit que Marie était fiancée. Mais les fiançailles juives étaient un engagement si sérieux que seul un divorce régulier le pouvait rompre. 192:187 Un contrat était signé et les fiançailles duraient un an. Et le jour du ma­riage proprement dit, le jeune époux, Joseph, attendait Marie sur le seuil de sa maison. Il avait le droit, au mo­ment où Marie franchissait le seuil, de la délier de tous les vœux qu'elle avait faits avant le mariage. Ô saint homme ! Il ne le fit pas, vraisemblablement par suite d'une convention entre les deux fiancés pour le jour du mariage. Et, sans le savoir, Joseph s'était associé ainsi, pour sa gloire à venir, à l'éducation du Sauveur des hommes. L'Ange annonce alors à Marie le grand mystère qui la faisait épouse du Saint-Esprit et mère du Sauveur. Et comme l'Arche d'Alliance contenait les Commandements de Dieu, Marie devint l'Arche d'Alliance car Dieu lui-même, qui les avait ordonnés, communiquait aux hommes le moyen de les observer aussi en se faisant l'un d'eux. Ô Maison d'Or, qui contenait un si précieux trésor ! Ô Porte du Ciel ouvrant à nos destins le moyen de le posséder. Et puisque Dieu charge son Arche de porter témoignage, comment Marie a-t-elle témoigné ? Mais, tout de suite. Au lendemain de l'Annonciation elle part porter la nouvelle du salut à sa cousine Élisabeth. Et Jésus était en elle, aussi petit qu'il se peut. Six mois auparavant, elle avait appris la vision au Temple et le châtiment de Za­charie. Celui-ci avait douté de l'Ange et fut puni. Marie n'avait douté que d'elle-même. Pour tous les juifs, la sté­rilité d'Élisabeth et le mutisme subit de Zacharie étaient des châtiments. Marie, plus éclairée, y voyait une épreuve. L'Ange Gabriel lui apprit que bien au contraire de ce que pensait le monde, Zacharie était exaucé et que sa cousine attendait un fils. Et « *en ces jours-là, Marie partit pour le village de Juda où habitaient ses parents *»*.* Il est probable que Joseph l'accompagna, car trois jours de voyage à pied, pour une fillette de quatorze ou quinze ans, dans un pays toujours assez plein de bandits fort patriotes et de patriotes un peu bandits ne se conçoit pas sans protection. L'expérience de notre propre temps, hélas, nous renseigne. Comme le premier chant de la tourterelle au printemps, Marie salue Élisabeth ; elle lui apportait Jésus : aussitôt les miracles surgissent. Élisabeth, la femme âgée déjà, connaît par une grâce du Saint-Esprit que cette gamine qui la vient voir est cette femme annoncée dès la faute d'Adam qui doit écraser la tête du serpent : « *D'où m'est donné que la Mère du Seigneur vienne à moi ? *» 193:187 L'Arche d'Alliance de Moise n'était qu'une figure de ce qui s'accomplissait alors. S'en suivit l'annonce aux bergers dans la nuit de Noël, la Présentation de Jésus au Temple dont il était le véritable maître, les prophéties du vieillard Siméon et de la vieille Anne, fille de Phanuel. Après celles des Juifs, la visite des Païens, les Rois Mages ; puis les avertissements donnés à Joseph. Enfin le recou­vrement au temple de l'Enfant Jésus âgé de douze ans, qui commençait son apostolat ; Il était là « *pour s'occuper des affaires de son Père *»*,* comme il le dit à ses parents. Car dix-huit ans seulement après, il allait commencer sa prédication publique. Dix-huit ans, ce n'est long que pour les enfants. Dix-huit ans après, la majorité des docteurs qui assistaient à l'interrogatoire de l'Enfant Jésus vivait encore. Les questions qu'il posait, faisant mine alors de s'instruire, étaient des avertissements. Nous pouvons sup­poser qu'elles ressemblaient à celles du Mardi Saint : « *De qui le Christ est-il le fils... Comment donc David l'appelle-t-il son Seigneur ? *» Et quelques-uns des assistants durent se souvenir de l'Enfant précoce qui les avait étonnés. Ces dix-huit années se passèrent à travailler comme tout le monde et dans une pauvreté sans contestation. Et puis à instruire Joseph et Marie dans cet asile de paix unique dans l'univers et sans péché qu'était la maison de la Sainte Famille. Jésus leur enseigna principalement la nature de la Très Sainte Trinité, son action dans l'uni­vers et ses actes dans l'histoire d'Israël. Il semble que Joseph mourut avant que commençât la mission publique de Jésus, car il n'en est plus parlé comme vivant. La mission de Marie serait-elle arrêtée par la mort et la résurrection de son Fils ? Au contraire. Celle qui avait vécu pauvre et cachée, bien qu'elle fût l'instrument divin par où venait aux hommes la filiation divine, commença d'être montrée en vue des hommes par son Fils même. En la confiant à l'Apôtre bien-aimé (« Femme, voilà ton Fils... Voilà ta Mère »), Il lui donnait une mission apostolique auprès de s. Jean et de tous les hommes. Au matin même de l'Ascension, quarante jours après la Résurrection, « *ceux qui étaient auprès de Lui, lui de­mandèrent : Seigneur, sera-ce en ce temps-ci que vous, rétablirez le royaume d'Israël ? *» S. Jean n'était pas encore bien instruit de ce qu'était le royaume de Dieu. Son maître fut la Sainte Vierge. Elle lui rappela les faits oubliés ou négligés les plus significatifs de la vie publique en lui expliquant ce qu'elle avait appris de Jésus. Elle y fut même forcée par les Apôtres. Ils semblaient ne s'être jamais posé la question de l'origine de Jésus. Être fils de David n'engageait pas tellement. David avait eu une trentaine de fils, sans compter les filles... 194:187 Pierre lui avait dit (Jean 6/70) : « *Nous savons que tu es le Saint de Dieu *», le prophète annoncé par Dieu à Moïse (Deut. 18/15-18) : « *Un prophète tel que toi. Je mettrai mes paroles dans sa bouche et il leur dira tout ce que je lui commanderai. *» Ce n'est pas, théologiquement, très explicite : le Saint de Dieu peut s'entendre de bien des manières. La résurrection par soi-même sans intermédiaire visible, l'apparition malgré les portes fermées (et Il mon­trait les cicatrices de ses plaies) les laissait pantois. Mais l'Ascension, par soi-même, sans l'aide d'un char de feu, comme Élie, l'absence de pesanteur, la disparition com­plète de Jésus derrière un nuage acheva de leur dessiller les yeux. Pierre était le chef du collège des apôtres. Dans les fours qui suivirent, donc avant la venue du Saint-Esprit, Pierre demanda qu'on remplaçât l'apôtre manquant par suite de la défection de Judas. C'est donc aussitôt après l'Ascension que s. Pierre et les Apôtres interrogèrent Marie sur la naissance de son Fils. Il lui fallut bien ré­pondre au chef de l'Église et dire la vérité. Nous la con­naissons par s. Matthieu et par s. Luc à qui s. Jean l'expliqua ; car tous ces hommes se sont bien connus et ont tous travaillé ensemble en telle ou telle circonstance. Ils ont confronté leurs souvenirs et les différents témoi­gnages « *de ceux qui avaient été toujours parmi nous tant que le Seigneur y a vécu *»*.* Enfin, la Vierge Marie, pure de toute faute, a suivi Jésus à sa Croix, consentant et participant au salut des hommes par les mérites de son Fils. Quelle Alliance, grand Dieu ! Quel témoignage ! \*\*\* Les simples Juifs qui portaient la main sur le taber­nacle étaient punis de mort. Lorsque David fit transporter l'Arche à Jérusalem « *Oza étendit la main vers l'Arche et la saisit parce que les bœufs avaient fait un aux pas. La colère de Dieu s'enflamma contre Oza* (*...*) *et Oza mourut là près de l'Arche de Dieu. *» Que dire de ceux qui, non par précaution inutile mais par aveuglement, élèvent la voix contre Celle que les litanies appellent l'Arche d'Alliance ? D. Minimus. 195:187 ## Saint-Hilaire-le-Vouhis 197:187 ### On se bat dans l'Ouest par Jean Madiran ■ LA PERSÉCUTION INFLIGÉE À L'ABBÉ JAMIN, sa révocation au mois de juin 1974, les menaces de mort contre lui, les odieuses pressions exercées par l'évêché de Luçon, qui se révèle l'un des plus répugnants de France, toute cette dramatique et significative affaire, la presse l'a étouffée. Ou bien, quand par exception elle ne l'a pas absolument escamotée, elle l'a présentée comme une querelle « litur­gique ». Liturgique, une « querelle » qui commence par une contestation de la virginité de Marie et de la présence réelle dans l'eucharistie ? C'est une question de foi. C'est la question de la foi. Nous publions le récit des événements et tous les documents du dossier ; nous publions les preuves. ■ On va donc lire en détail, aux pages ci-après, ce qui s'est passé à Saint-Hilaire-le-Vouhis, paroisse du doyenne de Chantonnay, en Vendée. Tout a commencé quand l'abbé Jamin a constaté qu'il n'était plus en communion avec le clergé du diocèse et l'évêque de Luçon. Il a constaté que cet évê ne et ce clergé ne professaient, plus la foi catho­lique. en a tiré les conséquences pratiques qui sont obligatoires et que les catholiques fidèles ont toujours tirées, tout au long de l'histoire de l'Église, d'une telle situation. Mais il les a tirées avec la plus grande modestie et la plus grande discrétion. Il n'a pas proclamé une rup­ture de communion, ce qui aurait pu paraître agressif et provoquant ; intervention n'a pas pris l'initiative d'un débat public ni d'aucune intervention que l'on aurait pu juger témé­raire. Il s'est écarté en silence. Il s'est résolument tenu à l'écart des lieux où régnaient le blasphème et l'hérésie. 198:187 Il s'est abstenu de participer aux « réunions de secteur » où les prêtres recycleurs, avec une gourmandise ignoble, racontent aux prêtres recyclés que la virginité de Marie est « seulement morale mais non pas physique », que la transsubstantiation a fait son temps, que la messe est un repas, signe d'unité, que Dieu Amour est présent en tout acte d'amour charnel, que la rédemption consiste à tirer les gens de leur misère économique et politique, et autres choses semblables. Participer sans protester, comme ils font tous, c'est être complice. Si, pour une raison légitime, on ne veut pas protester, ou si l'on ne se croit pas en mesure de le faire utilement, il faut alors s'en aller ; il ne faut plus venir. C'est ce qu'a fait l'abbé Jamin, sans ostentation et sans scandale, mais avec une farouche dé­termination. Et c'est seulement lorsque le doyen de Chantonnay et le vicaire épiscopal de Luçon l'ont accablé d'interrogatoires qu'il a, en répondant, énuméré les dogmes catholiques auxquels il croit toujours et auxquels le clergé vendéen réformé ne croit plus. Il a parfaitement conclu : « *Nous ne sommes plus de la même Église. Nous n'avons plus les mêmes vérités de foi. *» ■ Dira-t-on qu'il y croit quand même, ce clergé, dira-t-on qu'il croit toujours aux dogmes catholiques, qu'il y croit secrètement, derrière le dos des recycleurs, des commis­saires, des surveillants, des contrôleurs, des mouchards de la collégialité post-conciliaire ? Je le suppose. Je l'es­père. Mais alors, d'une foi tellement diminuée qu'elle se limite désormais à son acte intérieur, bien caché, l'acte de croire, amputée de son acte extérieur, tout aussi né­cessaire au saut, l'acte de confesser ouvertement sa foi quand l'honneur de Dieu ou le bien du prochain réclament une telle profession. Un exemple éclatant de cette ampu­tation est donné par l'évêque de Luçon. A l'abbé Jamin qui lui déclare que des dogmes catholiques sont mis en cause, contestés, méprisés, il ne répond pas un mot. Pas un mot sur les dogmes. Il ne les professe ni ne les défend, alors qu'on l'avertit qu'ils sont bafoués. S'il avait cru qu'ils ne l'étaient pas, s'il avait supposé que toute l'affaire reposait sur un malentendu, il aurait répondu à l'abbé Jamin quelque chose comme ceci : -- Vous vous êtes ému à tort. Il y a méprise. Les pro­pos qui ont heurté votre foi étaient l'expression d'une recherche, ils n'étaient pas une affirmation dogmatique. Encore moins une négation. Nous croyons toujours en la conception virginale de Notre-Seigneur, nous croyons tou­jours en la transsubstantiation telle qu'elle a été définie par le concile de Trente... 199:187 Dans son for intérieur l'évêque de Luçon y croit peut-être toujours. On le lui souhaite. Mais le fait est qu'il ne l'a pas dit au moment où il fallait le dire. On le verra par les documents reproduits : il a voulu imposer à l'abbé Jamin de rentrer dans la communion de l'évêque et du diocèse sans lui donner aucun apaisement sur les motifs légitimes pour lesquels l'abbé Jamin en était sorti. Ou plus exactement, ce n'est pas l'abbé Jamin qui était sorti, il n'avait pas bougé, il avait gardé la foi de son baptême ; il avait constaté que l'évêque de Luçon et le clergé diocé­sain étaient sortis de la communion catholique. Il avait, sur interrogation, exposé cette constatation avec une grande netteté. On lira ci-après sa lettre au curé-doyen de Chan­tonna, celle du 25 septembre 1973 ; elle est exemplaire. S'il s'était trompé, s'il avait été victime de craintes vaines et de fausses apparences, le premier DEVOR de l'évêque était évidemment, avant toute autre chose, de le détromper et de le rassurer là-dessus. L'évêque ne l'a pas fait. L'évêque lui a dit seulement : -- *Rentrez dans la communion des prêtres que j'ai nommés et qui ont ma confiance.* « ...Qui ont ma confiance », dit-il ! Mais la question posée est exactement la question inverse. Ce n'est pas celle de la confiance de l'évêque ; c'est désormais celle de la confiance en l'évêque. Le peuple chrétien et les prêtres fidèles n'ont plus confiance dans cet évêque ni dans les prêtres nommés par lui. L'autoritarisme arbitraire de cet évêque n'est pas ca­tholique. Qu'il omette de confesser la foi sur les points où elle est mise en cause, cela n'est pas d'un évêque. Cela n'est même pas d'un simple baptisé. Quand un doute ou une contestation s'élèvent au sujet de dogmes tels que la transsubstantiation ou la conception virginale de Notre-Seigneur, le premier devoir du simple baptisé est de porter le témoignage de la foi de l'Église. A ne le point faire, il pêcherait gravement contre la foi. A plus forte raison l'évêque. Mais quel évêque que celui-là ? Puisqu'il a, par sa persécution contre l'abbé Jamin, attiré l'attention pu­blique sur sa personne, vous allez le voir à l'œuvre. Il aurait mieux fait de rester tapi dans son obscurité. ■ Je ne sais pas si beaucoup de lecteurs seront surpris par ce qu'ils vont lire dans ce dossier. Tout ce qu'on y apprend, on le savait d'avance, ou on aurait dû le savoir. Ce qu'on y voit, c'est ce qui se passe un peu partout, mais l'administration ecclésiastique impose silence aux témoins par intimidation, par pression, par chantage ou par cor­ruption. 200:187 La plupart des prêtres courbent la tête sans un mot devant ce parti actuellement dominant qui a colonisé les structures nouvelles jetées comme une chape de plomb sur l'Église militante. Pourtant, un homme comme l'évêque de Luçon était déjà, de notoriété publique, jugé par ses actes. Voyons un peu cela. ■ Non point seul de son espèce, il s'en faut ! mais cela ne supprime pas sa responsabilité personnelle, l'évêque de Luçon inculque à son clergé et à son peuple, comme un « *rappel de foi *»*,* qu'à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire *»* :* il l'inculque par le moyen du Nouveau Missel des dimanches, partout répandu dans son diocèse de par son autorité ou avec sa permission ([^12]). Or ce prétendu « rappel de foi » est une hérésie non pas obscure ou dif­ficile à saisir, mais manifeste aux yeux de tout baptisé normalement instruit du catéchisme romain au chapitre du saint sacrifice de la messe. L'évêque de Luçon et ses semblables n'ont plus la foi catholique. Au mieux, ils ne l'ont encore qu'amputée de la moitié d'elle-même, am­putée de son acte extérieur, puis qu'ils tolèrent, puisqu'ils répandent, puisqu'ils imposent de tels missels. Parlant des prélats de cette catégorie, Henri Charlier déclarait en 1972 : « Nous ne pouvons croire qu'ils aient encore la foi. » Certains lecteurs, peut-être, ont imaginé qu'il y avait là, de notre part, quelque exagération, quelque hy­perbole. Mais voici l'abbé Jamin qui, sur le terrain, est le témoin de la réalité de cette situation. ■ Dans cet affrontement entre la religion catholique et la nouvelle religion conciliaire, la messe est à sa place normale. La messe dépend du catéchisme. Le misse ro­main correspond au catéchisme romain. Les messes nou­velles correspondent aux nouveaux catéchismes. ■ Cette correspondance est une réalité objective. La sin­cérité, la bonne foi des individus est une réalité subjec­tive. Ces deux réalités ne coïncident pas nécessairement. Nous savons bien qu'il y a beaucoup de prêtres et beau­coup de fidèles qui, tout en acceptant (ou subissant) di­verses sortes de messes nouvelles, veulent néanmoins demeurer attachés à « la doctrine » dans son intégralité authentique. 201:187 Que leur sincérité, que leur bonne foi soient entières n'atténue en rien l'incohérence et donc la préca­rité de la situation objective dans laquelle ils se trouvent. Ils gardent fidèlement le catéchisme catholique mais ils n'ont plus la messe de ce catéchisme ; ils acceptent ou subissent la messe d'un autre catéchisme, la messe d'une autre religion, la messe de cette religion nouvelle où la licence sexuelle et l'agitation révolutionnaire occupent la première place. La messe nouvelle est normalement, logi­quement, essentiellement celle de la nouvelle religion. L'abbé Jamin n'est pas persécuté pour une question de « rite », pour une question de « liturgie », pour une question de « cérémonial ». Il est persécuté pour avoir gardé la foi catholique. Mais, ayant gardé la foi catholi­que, il a été conduit par cette foi elle-même à revenir à la messe catholique sans diminution ni contamination. Pour cela encore, pour cela surtout, son cas est exem­plaire. ■ Car l'abbé Jamin, comme (presque) tout le clergé catho­lique, avait gardé la foi et abandonné la messe. Mais bientôt il s'est aperçu qu'en gardant la messe nouvelle, il était conduit *à* l'abandon de la foi. En observant ce qui se passait, en l'observant à la lumière de sa foi intégra­lement conservée, il s'est aperçu que la prolifération incessante des messes nouvelles n'était nullement le signe d'un renouveau, c'était, et c'est de plus en plus, « la démo­lition de la messe accomplie par le clergé ». Il a vu ou il a appris ce qui se passait dans des paroisses voisines, avec l'accord au moins tacite de l'évêque de Luçon, et il en porte témoignage devant le Saint-Siège auquel il a fait recours : -- à la place de l'épître, la lecture de textes de Jean-Paul Sartre, de Karl Marx, de Martin Luther King ; -- la première partie de la messe remplacée par une discussion générale ; -- les vases sacrés remplacés sans nécessité par des verres ordinaires ; -- les paroles de la consécration prononcées par tous les assistants, à une première communion, les commu­niants étant dans le chœur autour de l'autel avec chacun une hostie dans la main... L'évêque de Luçon n'a pas révoqué les responsables de ces abominations. Il a exigé au contraire que l'abbé Jamin se déclare en communion avec eux. Ces messes nouvelles sont bien dans la ligne du nouveau catéchisme, de la nouvelle pastorale, de la nouvelle religion. *C'est devant tous ces faits,* déclare au Saint-Siège l'abbé Jamin ; *que je me suis résolu à revenir à la messe codifiée par Pie V.* 202:187 ■ Les lecteurs de notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR y ont trouvé, dans le numéro du 15 octobre, mon avertissement à l'évêque de Luçon. Je le recopie, je le répète, je le con­firme, et ensuite je vais l'expliquer : Quand je suis allé à Saint-Hilaire-le-Vouhis, en septembre, la provocation au meurtre : « Jamin au poteau » se lisait toujours, en lettres énormes et indélébiles, sur le mur de sa maison. Cette menace de mort a été faite par le parti de l'évêque. Elle a été faite avec l'approbation tacite de l'évêque, qui s'est ostensiblement abste­nu de la désavouer ou de la réprouver. Pour cette raison, nous tiendrons l'évêque de Luçon Charles Paty pour personnellement respon­sable de tous sévices qui seraient infligés à l'abbé Jamin. Qu'il se le dise. Et qu'on le lui dise. Ce genre d'avertissements nécessaires, il importe d'abord qu'ils existent ; qu'ils soient publiquement noti­fiés. Ensuite viennent, s'il en est besoin, les explications. Il en est peut-être besoin en ce qui concerne cette expres­sion : « l'approbation tacite de l'évêque, qui s'est osten­siblement abstenu de désavouer ou de réprouver » la pro­vocation au meurtre lancée contre l'abbé Jamin. Les voici donc. ■ Lorsque l'évêché de Luçon, au mois de juin 1974, a révoqué l'abbé Jamin, le parti de l'évêché a appuyé cette révocation par des menaces de mort. Le portail et les murs du presbytère de Saint-Hilaire-le-Vouhis ont été cou­verts de croix gammées, d'inscriptions « Jamin S.S. », « Jamin nazi », « Non à la messe de Pie V », « Jamin au poteau ». Un innocent tombé de Sirius, mal averti de nos mœurs sauvages, pourrait supposer que l'abbé Jamin est donc un ancien « nazi », qu'il s'était pendant la guerre engagé dans les « S.S. » d'Hitler, et qu'ensuite, devenu prêtre, il voyait la colère du peuple lui reprocher, trente ans après, ses crimes d'autrefois. Or il n'en est rien : l'abbé Jamin était à peine né au moment de la dernière guerre mondiale, et personne ne lui reproche rien à ce sujet. Son seul « *nazisme *», sa seule appartenance aux « S.S. » hitlériens, c'est de refuser, en 1974, la nouvelle religion conciliaire, c'est de célébrer, en 1974, la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de S. Pie V. 203:187 L'abbé Jamin est un « nazi » non point parce qu'il suivrait les idées d'Hitler, mais parce qu'il suit les prescriptions non abrogées d'un pape du XVI^e^ siècle. Dans les circonstances, les motivations et la facture de cette accusation de « nazisme », on recon­naît aisément la manière communiste. On sait au demeu­rant que les idéologies et les pratiques communistes ont colonisé l'Action catholique, de la J.O.C. à l'A.C.G.H. en passant par l'A.C.I. Quand les évêques ralliés au com­munisme voudront faire physiquement massacrer les ca­tholiques fidèles, qu'ils appellent « intégristes », ils les désigneront à la colère des militants en disant : -- « Ce sont des nazis. » Une première répétition a eu lieu à Saint-Hilaire-le-Vouhis, associant pour la première fois, mais probablement non point pour la dernière, « messe de Pie V » à « nazi », a « S.S. », à « croix gammée », -- avec la conclusion naturelle d'une telle assimilation : « au poteau ! » ■ Ni le maire ni le préfet ne sont sans reproche. Il est certainement contraire à l'ordre public, dont ils ont la charge à divers niveaux, que de telles provocations au meurtre soient tolérées. Le maire avait le devoir de les faire réellement effacer (et non légèrement estomper). Le préfet, qui envoie chaque dimanche des gendarmes à Saint-Hilaire-le-Vouhis (pour intimider les catholiques ?) ne semble pas s'inquiéter de la scandaleuse impunité des provocateurs. Et le député ? Le député et le maire, il y aurait lieu de les prévenir qu'on se souviendra aux pro­chaines élections, de leur attitude présente. Qu'ils ne comptent pas sur l'oubli. On saura, s'ils ne rectifient pas leur position, rappeler aux électeurs, le moment venu, leurs insuffisances d'aujourd'hui. Mais ce n'est point eux qui nous importent pour le moment. C'est l'évêque. ■ Il s'est abstenu de désavouer, il s'est abstenu de réprou­ver la menace de mort : « *Jamin au poteau ! *» Je dis qu'il s'est abstenu volontairement. Je dis qu'il s'est abste­nu ostensiblement. Il aurait pu s'abstenir par ignorance, ou négligence, s'il ne s'était pas occupé de l'affaire. Mais il s'en est occupé jusque dans les détails. Il aurait pu s'abstenir discrètement, s'il avait omis de désavouer ou de réprouver quoi que ce soit. Mais pas du tout. Il a mul­tiplié les réprobations avec une minutie inquisitoriale qui n'oubliait rien et qui même en ajoutait. 204:187 Il est allé jusqu'à rechercher, pour les condamner, les statuts de l'Associa­tion S. Pie V de La Roche-sur-Yon ; il s'est préoccupé des plaques minéralogiques des voitures de ceux qui vien­nent visiter l'abbé Jamin, lui apporter leur soutien mo­ral, assister à sa messe : il les dénonce comme des « étrangers », entendez géographiquement étrangers à la paroisse et au diocèse, par un racisme sur mesure qui est purement de circonstance ; il a enquêté sur les familles de Saint-Hilaire-le-Vouhis coupables de suivre leur curé dans sa fidélité à la foi catholique. On verra tout cela dans le document officiel, quoique clandestin, où l'évêque expose son âpre activité de fourmi carnivore. On y verra qu'il a bien veillé à ce que rien qui pût lui paraître ré­prouvable n'échappât à sa réprobation. Si donc il s'est abstenu de réprouver les menaces de mort contre l'abbé Jamin, c'est bien une abstention volontaire, c'est osten­siblement une approbation tacite. Nous prenons acte de cette omission calculée. Nous prenons note de la respon­sabilité qu'elle comporte. Nous montrons du doigt le res­ponsable. Et nous gardons l'œil fixé sur lui. Personnelle­ment sur lui. ■ Le mouvement populaire a été spontané, il était légi­time, il a visé juste : *s'en prendre fermement à l'évêque.* A l'évêque en personne. C'est le remède direct aux vapeurs étouffantes de la fausse collégialité post-conciliaire. Bien sûr, l'évêque de Luçon n'a pas inventé le « rappel de foi » manifestement hérétique qui prétend qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire » : mais c'est de par son autorité que cette hérésie manifeste a été inculquée depuis 1969 au clergé et au peuple de son diocèse. Bien sûr encore, il n'a pas inventé lui-même l'ignoble falsifica­tion de l'Écriture qui affirme : la volonté de Dieu est que, pour vivre saintement, chacun sache prendre femme. Mais cette immonde forgerie a été, de par l'autorité de l'évêque Charles Paty, liturgiquement proclamée à toutes les messes nouvelles du diocèse de Luçon le vendredi 27 août 1971 puis le vendredi 31 août 1973 ; elle l'a été, elle le sera tous les deux ans, c'est la « première lecture » du « vendredi de la 21^e^ semaine ordinaire » pour les « an­nées impaires » : 1971, 1973, 1975, etc. Ces mensonges, ces blasphèmes, et tous les autres mensonges et blas­phèmes analogues des nouveaux livres religieux, l'évêque de Luçon n'en est pas l'auteur. Ce n'est pas lui qui les a suggérés aux officines, bureaux, secrétariats et comités de l'épiscopat français. Il a simplement, je le suppose, ob­tempéré et suivi comme un mouton ; il a fait comme les autres, avec le même conformisme aveugle, réellement post-conciliaire, faussement collégial. 205:187 Mais devant Dieu et devant les hommes, il est personnellement responsable, Paty Charles, né à Piriac (Ille-et-Vilaine) le 10 février 1916, ordonné le 24 mars 1946, sacré le 25 mars 1966, oui, en personne responsable de tout ce qui dans son diocèse se fait par son autorité. Donc, une seule attitude, une seule défense dans le combat de la foi : *s'en prendre fermement à l'évêque en personne,* comme le peuple chré­tien l'a fait spontanément le 30 juin en lui disant : -- *Évêque, où est ta croix ?* ■ Ce ne sont pas des « étrangers » qui interpellent l'évêque Charles Paty. Ce sont des catholiques de son diocèse de Luçon : mais bien sûr, fraternellement sou­tenus, autant qu'ils en auront besoin, par des catholiques de tout l'Ouest, et s'il le faut, par des catholiques de toute la France. Aucun catholique, apprenons-le donc à cet ignorant, aucun catholique n'est un étranger dans une église catholique célébrant le culte catholique. Il n'y a pas entre catholiques de frontières géographiques que l'on puisse valablement leur opposer pour les séparer les uns des autres : s'il avait le sens catholique, l'évêque de Luçon le saurait. Il saurait que l'Église catholique, où et quand elle est l'Église catholique, est la seule Internatio­nale qui tienne. ■ Mais il y a des étrangers dans l'Église. Il y a dans l'Église un parti étranger à l'Église. Il écrase l'Église militante sous la botte de son occupation étrangère. C'est le parti qui impose dans les Nouveaux Missels du dimanche, com­me « rappel de foi », le mensonge qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ». C'est le parti qui fait litur­giquement proclamer comme parole de Dieu et comme volonté de Dieu que pour vivre saintement il faut prendre femme. C'est le parti qui conteste la présence réelle dans l'eucharistie et qui ricane de la virginité de Marie. 206:187 Au moins par consentement, l'évêque Charles Paty est membre et complice de ce parti. L'étranger dans l'Église, c'est lui. Nous venons de lui préciser en quoi et pourquoi. Il est publiquement accusé et déjà, comme il l'a été le dimanche 30 juin, il est publiquement confondu. J. M. 207:187 ### Évêque, où est ta croix ? par Hugues Kéraly Ça s'est passé à Saint-Hilaire-le-Vouhis, 816 habitants, sur une petite hauteur du bocage vendéen. Du bourg de Chantonnay, une route tout en lacets vous monte au village. On respire là une vraie campagne, chan­geante, boisée, recueillie, -- comme prédestinée aux ac­tions de résistance. Tout de même, ce 30 juin 1974, quatrième dimanche après la Pentecôte, il y a bien du monde sur la colline pour profiter du paysage. Si loin des nationales, les touristes d'ordinaire ne s'aventurent que par accident. D'ail­leurs il est trop tôt pour eux, et la pluie semble s'installer. Là-haut, une cloche a sonné. Ces gens en effet vont à la messe. Ils arrivent d'un peu toutes les paroisses et les villes de la région. A en juger par l'immatriculation des véhicules, certains même ont dû se lever bien avant le jour. Comme tant d'autres dans toutes les régions de France, ils ont pris la route d'une messe catholique : la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne, selon le Missel romain de S. Pie V. Il y a des centaines de Saint-Hilaire-le-Vouhis en France, où l'on peut la trouver. Sur la place, devant l'église, le maire du village assiste avec une sorte de fatalité un peu inquiète à l'habituelle invasion dominicale. Depuis deux ou trois ans, il vient vraiment trop d' « étrangers » aux offices de Saint-Hilaire. On a beau être chrétien, dans ce petit pays exclusivement agricole (comme en témoigne à la mairie le tableau des impositions), un arrivant reste une curiosité, trois un in­cident et dix touche à la provocation. Alors, trois cents... 208:187 Non loin du maire, un autre, qui va se nommer tout à l'heure, fait les cent pas. Entre deux âges, le veston bleu clair déboutonné sur une cravate à motifs et un con­fortable embonpoint, il affiche tous les signes de la fureur mal contenue. Les paroissiens premiers arrivés -- la messe basse est à sept heures trente -- s'étonnent un peu de ce bonhomme, planté maintenant sur le parvis de l'église, que leur seule présence a l'air de contrarier si déraison­nablement. Mais le voici qui pénètre à leur suite dans le lieu sacré, jette un regard suspicieusement circulaire, comme si on lui avait volé quelque chose. Serait-ce cette large planche à repasser qui trônait depuis la veille au milieu du chœur, et vient de disparaître dans les coulisses de la sacristie ? Pas le temps de vérifier : un prêtre de passage -- ami du curé ([^13]) -- s'approche en ce moment de l'autel pour dire la première messe de la matinée. D'un pas menaçant, l'individu se dirige alors comme chez lui jusque dans le chœur, jusqu'aux, marches du maître-autel, sans marquer le moindre arrêt. Et s'il allait se saisir du prêtre, le frap­per ? Au premier rang, trois hommes se sont levés. -- « Qui êtes-vous ? » demande l'officiant interloqué. Puis, se croyant assez renseigné par le complet et la cra­vate fantaisie : « Ne savez-vous pas que les laïcs ne pénè­trent point dans le chœur sans autorisation ? » -- « Je suis le vicaire épiscopal Dugast, envoyé de Monseigneur. » -- « Vous vous moquez de moi. Dans cette tenue... sans même une croix au revers de votre veston. Montrez-moi vos papiers, votre *celebret. *» -- « Je n'ai pas de papiers », grommelle l'autre. -- « Alors sortez d'ici, conclut le prêtre, et immédia­tement. » L'homme se retourne, et comprend d'un regard qu'il ne doit pas insister. Tout en s'exécutant, il a la consolation un peu mince de procéder lui-même à l'évacuation de deux bonnes sœurs qui se disposaient -- les malheureuses -- à entendre là leur messe du dimanche. Et le vicaire de se voir pour une fois obéi, en cette mémorable journée. Car on n'a pas fini de le voir ici pestant et tempêtant, en nom et place de son évêque. 209:187 En effet, vers dix heures, entre les deux offices, « l'en­voyé de Monseigneur » revient à la charge : flanqué cette fois-ci du curé-doyen de Chantonnay, en civil lui aussi, et du maire, auquel on semble avoir fait un devoir d'inter­venir. La cure et l'église sont bâtiments communaux : Clé­ment Bibard, le maire, parle donc de fermer l'église ; à vrai dire, sans grande conviction. Il n'est pas encore sûr (et pour cause) que, dans cette affaire, sa place soit au coté du pouvoir ecclésiastique, préférant ne point trop comprendre. A Saint-Hilaire, on aime bien le curé qui dit sa messe tourné vers la croix et parle encore du bon Dieu dans ses sermons : la mesure ne serait pas populaire. D'ailleurs il est trop tard, de nombreux paroissiens occupent déjà les lieux. La menace des gendarmes n'aura plané ce jour-là que dans l'esprit du sombre vicaire, Dieu merci impuissant à la réaliser. Dix heures et quart. A l'autel du Sacré-Cœur, le curé de Saint-Hilaire-le-Vouhis s'habille pour la grand'messe. Notre corpulent vicaire épiscopal est toujours là, multipliant les coups qui n'éclaboussent que lui. Partagée entre la porte de l'église où il *dispense de la messe* -- mais oui -- tous ceux qui veulent bien le reconnaître ou l'écouter, et le chœur d'où il roule sur l'assistance des yeux furibonds, sa venimeuse obstination a quelque chose de vraiment pathologique... Voici qu'il s'en prend au curé, comme à la brebis la plus galeuse du troupeau -- « Est-ce que par hasard tu aurais la *prétention* de dire la messe ? » -- « J'ai fait appel à Rome, répond l'abbé Jamin, et je suis toujours curé. » Les deux hommes se connaissent bien. Mais l'heure n'est pas aux explications. Et le curé tourne le dos au vi­caire épiscopal. Pour lui, le service de Dieu a commencé. Dix heures vingt-cinq. L'église est comble. L'abbé Yves Jamin se dirige maintenant vers le maître-autel. Sa jeu­nesse, sa force, sa détermination sont évidentes. Cependant, une nouvelle fois, « l'envoyé de Monseigneur » s'est glissé au devant du curé ; il s'approche de l'autel, semble re­gretter un instant son costume civil, s'éloigne, va prendre le micro, comme pour annoncer quelque chose de définitif... Et puis rien. Un groupe d'hommes jeunes et forts a devancé l'ultime intervention. On relègue à la sacristie, en la triste compagnie de sa planche à repasser, Monsieur le Vicaire épiscopal. Calmement, sans violence inutile, les paroissiens de Saint-Hilaire l'ont aidé à comprendre que, l'office commencé, sa présence dans le chœur n'était plus convenable. Quoi de plus évident ? 210:187 Il est tout juste dix heures et demi. A travers les portes verrouillées sur lui, l'envoyé épiscopal reçoit, poings fer­més, la confirmation de son échec : *Dominus illuminatio mea et salus mea, quem timebo ? Dominus defensor vitae meae, a quo trepidabo ? Qui tribulant me inimici mei, ipsi infirmati sunt, et ceciderunt...* Le chœur chante l'In­troït. L'homme que désignait si providentiellement ce psaume du quatrième dimanche après la Pentecôte parvient tout de même à s'échapper avant le sermon. Autour de lui, la place est vide. Le vicaire épiscopal Dugast traverse pour téléphoner. \*\*\* Cette histoire, je la raconte comme elle s'est passée -- sans surprendre probablement aucun des lecteurs ha­bituels de la revue. La haine plus que virulente dont les hiérarques de notre épiscopat pourchassent toute tradition catholique, et spécialement la messe deux fois millénaire de leur ordination, la messe de la Tradition apostolique, a porté désormais assez de fruits, laissé assez de signes pour qu'il soit devenu tout à fait ridicule d'en douter. Ce qui reste admirable, en l'espèce, c'est le bon sens catho­lique des paroissiens, épaulant sans multiplier les ques­tions inutiles leur valeureux curé : cette résistance spon­tanée face à l'iniquité de l'évêque et de son enragé vicaire. A Saint-Hilaire-le-Vouhis, vous pouvez interroger les gens, le maire, le curé même sur les événements du 30 juin. Et si le temps vous presse, arrêtez-vous seulement devant le mur du presbytère ; c'est dans la rue principale, en face de la petite mairie, le porche surmonté d'une croix. Les signes témoins de la haine épiscopale sont restés là -- trois grandes inscriptions à peine effacées, dont la der­nière vaut une signature : « Jamin S.S. », « Jamin au po­teau », « *Non à la messe de Pie V *»*.* Allez donc demander au café de la place le sens de cette expression... Non, les voyous qui se sont chargés de la sale besogne venaient d'ailleurs. Et ils avaient des consignes. Mais voici bien leur façon de traiter les serviteurs de Dieu : non content de désigner l'abbé Jamin à la vindicte populaire, l'évêché de Luçon l'a purement et simplement RÉVOQUÉ de sa charge de curé de Saint-Hilaire-le-Vouhis. C'est ce décret solennel et creux (il ne mentionne aucun motif) que le vicaire épiscopal Dugast fut chargé d'appli­quer et d'annoncer aux fidèles ce 30 juin 1974, avec le piteux résultat que l'on sait. 211:187 L'abbé Jamin était coupable d'une faute absolument capitale, la seule d'ailleurs que l'Église de France ne par­donne point aujourd'hui à son clergé : il ne célébrait plus à Saint-Hilaire que la messe catholique traditionnelle, la­tine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V, « amenant les fidèles à faire de pénibles comparaisons (*sic*) quand ils assistent aux offices dans d'autres parois­ses » ([^14]). Il fallait de toute urgence le destituer : « La messe de saint Pie V, a déclaré l'évêque ([^15]), vous pouvez la dire où bon vous semble : dans les forêts, dans les bois, les salles municipales... mais *pas dans une église. *» Le curé et les paroissiens de Saint-Hilaire en ont jugé autrement. *Deo gratias,* pour l'honneur de la Vendée chré­tienne. Tant qu'ils résisteront ensemble, l'évêque révoca­teur peut bien lâcher contre eux tous ses vicaires à cravate fleurie. Il ne réussira qu'à augmenter leur ridicule, et son iniquité. \*\*\* Il faut examiner de près le dossier complet de cette révocation. Chaque pièce ici semble avoir été écrite pour condamner non le curé mais l'évêque de Luçon et ses exécutants. Exemplaire par sa conclusion, ce dossier est aussi fort révélateur par son contenu. On y mesure, preu­ves en main, à quel point nos évêques se moquent, se rient, se contrefichent des messes traditionnelles célébrées hors des lieux traditionnels du culte catholique. Dédai­gneux même des quêtes qui risquent de leur échapper, ils ne craignent qu'une chose : que, chaque dimanche, tous les Saint-Hilaire-le-Vouhis de France soient davantage en­vahis par les fidèles ; et qu'entre ces paroisses restées fidèles à la tradition de la sainte Église et celles où s'or­chestre sous leur présidence la dérisoire ouverture au monde s'instaurent de très « pénibles comparaisons » -- pénibles de toute évidence pour eux seuls. Mais comme ils ne peuvent, comme ils ne pourront jamais interdire publi­quement la messe et les sacrements de la Tradition apos­tolique, ils terrorisent ou destituent sans appel tous les prêtres récalcitrants. 212:187 Si peu sûrs de leur droit qu'ils envoient nuitamment leurs hommes de main couvrir d'inscriptions la maison du curé. Et, cyniques, ameutent le maire ou les gendarmes au premier incident. La mesure est comble, mais ce n'est pas nouveau. \*\*\* Par une de ces coïncidences qui en disent long, le jour même où devait entrer officiellement en vigueur la révo­cation du curé, l'évêque de Luçon présidait un grand rassemblement diocésain sur pré à La Ferrière. Thème : « l'année sainte et la réconciliation ». Conciliants, quelques paroissiens de Saint-Hilaire-le-Vouhis firent après déjeuner le chemin qui menait au dialogue. L'un d'eux entendit le marquer d'une note très personnelle, qui fut diversement jugée. Charles Paty attendait ses visiteurs, dans la position épiscopale habituelle des apparitions publiques : attablé près d'un bar en compagnie de quatre minettes (peut-être religieuses, on n'a pu vérifier) et d'un civil (sans doute prêtre). Le laïc se fit désigner l'évêque, et l'interpella en ces termes : -- « ÉVÊQUE, OÙ EST TA CROIX ? » Manifestement, la question n'avait point été mise au programme. L'importun profite de cet effet de surprise pour faire le tour de la table, saisir l'évêque au revers de son veston : -- « *Il t'en faut une, c'est obligatoire. Paty, je te remets la croix du Christ. *» Le ton est solennel, comme pour une remise de déco­ration. L'évêque aussitôt s'est levé ; et notre homme de lui épingler bien en évidence une petite croix de Jérusalem. On dit qu'il en a plein les poches, pour des occasions semblables... Le père Paty cependant n'apprécie pas, ni ne remercie comme il eût dû le faire : il est blême, le scandale gronde autour de lui. Un vicaire général s'étran­gle d'indignation : -- « Qui vous permet de tutoyer Monseigneur ? » -- « *Est-il donc au-dessus du Dieu,* répond l'homme, *qu'il nous oblige maintenant à tutoyer ! *» Mais Charles Paty n'est plus là. Il se dirige un peu chancelant vers l'autre côté de la pelouse, laissant aux vicaires fleuris le soin de faire face : les questions, au bar épiscopal, fusent maintenant de partout. « Je ne suis pas venu pour cela » affirme sans rire le président-évêque à quelques poursuivants trop entêtés... 213:187 L'homme qui a fait renvoyer ses séminaristes de Luçon, parce qu'il en avait trop ([^16]), et révoque aujourd'hui le plus digne de ses curés se retrouve donc seul un instant, en ce coin du pré La Ferrière. Avec la petite croix de Jéru­salem que certainement il ne portera jamais, comme il le fait dire plus tard au donateur anonyme. D'un coup sec, il retire l'insigne pour le glisser dans sa poche : un jour comme celui-là, l'attache même aurait pu résister. Et lui faire honte, enfin. Hugues Kéraly. 214:187 ### Les pièces du dossier Nous publions ici, dans l'ordre chronologique, le dossier complet des événements et des documents relatifs à la révocation de M. l'abbé Yves Jamin, curé de Saint-Hilaire-le-Vouhis (85480 Bournezeau). Les faits et documents rap­portés ont été recueillis sur place, chez l'abbé Jamin. #### Septembre 1973 Fatigué des visites réitérées du vicaire épiscopal Paul Dugast et du curé-doyen de Chantonnay pour le contraindre d'assister aux réu­nions et sessions de « recyclage » ecclésiastique, l'abbé Jamin consi­gne par écrit, dans le détail, les raisons de son abstention. La lettre est du 25 septembre 1973, adressée à M. l'abbé Christian Majou, doyen de Chantonnay. C'est le document vraiment essentiel du dos­sier, qui désigne avec beaucoup d'évidence les vrais coupables, schis­matiques et apostats, de l'affaire de Saint-Hilaire-le-Vouhis. Lettre de l'abbé Jamin\ à l'abbé Majou, curé-doyen de Chantonnay\ 25 septembre 1973 Monsieur le Doyen, Vous m'avez fait l'honneur de venir me demander pourquoi je n'allais plus ni aux réunions de doyenné, ni aux sessions. Je m'en étais déjà expliqué avec M. l'Abbé Dugast, vicaire épis­copal. Les raisons que je lui avais données sont toujours vala­bles. Aussi, pour que vous n'ayez pas la peine de venir les redemander une... nième fois, je viens vous les mettre par écrit. 215:187 Ainsi vous les connaîtrez et, les connaissant, vous n'aurez pas la peine de venir, à chaque instant, me les demander. *Première raison --* NOUS NE PARLONS PLUS LE MÊME LANGAGE : Nous employons les mêmes mots et nous leur donnons un sens différent ; nous n'avons plus la même doctrine ; nous n'avons plus la même morale. Bien sûr, ces affirmations, il faut les prouver. Aussi, voici quelques faits, que volontairement je laisse dans l'anonymat. Mais ce sont des faits bien réels et qui prouvent suffisamment ce que j'avance. 1\. -- A une réunion on nous parle de la *virginité* de la Sainte Vierge. Mais, et l'orateur s'en explique, il faut entendre virginité *morale* et non virginité physique, et non intégrité du corps de la Vierge Marie. Pour moi, cet orateur et tous ceux qui croient ce qu'il a affirmé sont hérétiques. Car il est de foi que la Sainte Vierge fut vierge avant, pendant et après la con­ception et la naissance de Jésus (*Précis de Théologie dogmati­que,* p. 291-297). 2\. -- Au cours de la discussion, dans une autre réunion, on nous affirme que la *transsubstantiation --* mot et doctrine qui expliquent bien la présence réelle de Jésus dans l'eucha­ristie, et mot et doctrine définis par le concile de Trente -- on nous dit que la transsubstantiation est « dépassée », qu'il faut employer d'autres termes. Là encore, ne sont-ils pas héré­tiques ceux qui le disent et qui le font ? Voyez le canon du concile de Trente : « Si quelqu'un dit que, dans le Très Saint Sacre­ment de l'Eucharistie, la substance du pain et du vin demeure avec le Corps et le Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ et qu'il nie ce changement admi­rable et unique de toute la substance du pain en son corps et de toute la substance du vin en son sang, tandis que demeurent les apparences du pain et du vin, changement que l'Église catholique appelle de manière très appropriée *transsubstantiation,* qu'il soit anathème. » (*Denzinger,* n° 384.) Mais bien sûr, si le concile de Trente est dépassé ! 3\. -- Encore une autre réunion...On nous dit : *Dieu est amour.* Bien sûr, saint Jean nous le dit dans une de ses épître... Mais là, c'est tout différent du sens employé par saint Jean. Pour celui qui parle : AMOUR = acte charnel. Et on nous dit que Dieu est dans tout acte d'amour (charnel bien sûr)... N'est-ce pas la justification de tous les vices, tous les péchés d'impureté : fornication, adultère... etc. ? 216:187 Il n'est peut-être pas nécessaire d'ajouter encore d'autres faits qui vont tous dans le même sens. Pour certains prêtres -- je ne sais combien ils sont -- et spécialement parmi ceux qui ont autorité, la doctrine de l'Église, celle que nous avons ap­prise au catéchisme, au séminaire (du moins pour les anciens) cette doctrine est rejetée comme « dépassée ». Sans vous of­fenser, n'en avons-nous pas un exemple dans votre bulletin paroissial, spécialement le numéro répondant à la question : « Qui est Jésus-Christ ? » Aussi avant toute réunion, il serait bon de donner désor­mais la définition des mots que nous employons, même les plus courants, trois exemples : a\) On nous parle de la Rédemption : nous comprenons tout de suite : la mort du Fils de Dieu fait homme sur la Croix pour expier les péchés de tous les hommes... Mais ce n'est plus cela : c'est désormais : SORTIR les gens de leur misère matérielle. b\) La MESSE : fidèle à la doctrine vous comprenez : le sa­crifice offert sur l'autel. Mais pour certains, la Messe n'est plus un sacrifice, ce n'est qu'un simple repas, un signe de l'unité de l'Église... c\) Le PRÊTRE : Homme de Dieu, mis à part, consacré par l'ordination au service de Dieu pour la prière, offrir le sacrifice de la messe... Mais vous vous trompez : ce n'est plus qu'un homme comme tous les autres, délégué du peuple de Dieu, représentant du peu­ple... et qui -- nous le voyons bien -- aspire à ne pas se dis­tinguer des autres. a\) Combien de prêtres croient encore que Jésus est bien le Fils de Dieu fait homme ? b\) Combien de prêtres croient à la Présence Réelle de Jésus dans l'Eucharistie ? c\) Combien de prêtres croient qu'à la Messe ils offrent et accomplissent un véritable sacrifice ? d\) Combien de prêtres croient à l'existence de l'enfer et du démon ? Je pourrais -- mais inutilement -- allonger cette liste, tout cela pour prouver que nous ne parlons plus le même langage : moi, je reste fidèle à la doctrine enseignée depuis toujours par l'Église et nos Pères dans la foi... D'autres rejettent cet ensei­gnement comme « dépassé », comme « périmé », et veulent y substituer un autre enseignement qu'ils disent avoir décou­vert eux dans l'évangile, et cela par-dessus vingt siècles d'Église ? Alors une simple question : 217:187 -- Ou bien j'ai raison avec tous les Pères de l'Église, tous les conciles œcuméniques (et non seulement le dernier) et alors vous êtes hors de l'Église ? -- Ou bien vous avez raison, et l'Église ne commence qu'avec le dernier concile, et tous les autres sont à rejeter, mais alors que faites-vous des vingt siècles d'Église ? Les Pères de l'Église : saint Augustin, saint Athanase, et tous les autres faut-il les mettre en enfer ? Les Curés d'Ars, saint Vincent de Paul, saint Dominique... doivent-ils subir le même sort ? J'ai choisi la fidélité à la Tradition de l'Église. Vous... choi­sissez vous-mêmes. *Deuxième raison* -- NOUS N'AVONS PAS LA MÊME CONCEPTION DE L'APOSTOLAT, DU MINISTÈRE DU PRÊTRE : Ceci est manifeste pour le catéchisme, Pour la Liturgie, et spécialement le sacrifice de la messe, Pour le baptême, Pour le sacrement de mariage, Pour la « Pastorale d'ensemble », Pour l'Action Catholique. Je ne pourrais développer chaque sujet, comme il le méri­terait, mais je vais essayer de donner suffisamment de préci­sions pour ma démonstration. 1\. -- CATÉCHISME -- Il est assez étonnant que ce soit des LAÏCS qui relèvent les ERREURS des nouveaux catéchismes, les omissions, les coupures et les falsifications... des textes de l'évangile et des épîtres cités dans le Nouveau catéchisme. A croire que les prêtres, les évêques ont oublié les vérités de foi qu'ils doivent enseigner. 2\. -- LITURGIE -- Il s'agit essentiellement de la « Nouvelle Messe ». Plusieurs questions seraient à poser : Pourquoi ce changement du rite de la messe ? Pourquoi ce « bouleversement » du calendrier ? Pourquoi cet acharnement « contre » le LATIN ? Alors que tous les textes des conciles, même du dernier concile, demandent que le LATIN SOIT CONSERVÉ et même (Concile de Trente) proclament anathèmes ceux qui affirment que la messe doit être célébrée en langue vernaculaire entièrement ? Pourquoi tous ces chants rythmés, accompagnés à la guitare... pendant la messe ? Pourquoi cette « COMMUNION DANS LA MAIN » alors que le Pape le défend ? A Saint-Pierre de Rome -- j'y ai assisté -- avant la communion il est proclamé en toutes les langues : « IL EST INTERDIT DE COMMUNIER DANS LA MAIN. » Ce que commande le Pape ne vaut-il pas pour nous ? 218:187 Sans parler de tous les man­ques de respect, d'adoration envers le Christ dans l'Eucharistie, que cette manière de distribuer la sainte communion entraîne. Telles sont les principales questions que nous pourrions nous poser. Il faudrait ajouter l'étude minutieuse que le Car­dinal Ottaviani a faite du rite même de la nouvelle messe... mais j'espère que vous l'avez lue et que vous en connaissez la conclu­sion. 3\. -- BAPTÊME -- Pour le sacrement de baptême, nous avons : -- un nouveau rituel, -- une nouvelle discipline. NOUVEAU RITUEL -- Était-il nécessaire de changer le rituel en usage depuis des millénaires dans l'Église ? Puisqu'il re­monte aux premiers siècles de l'Église ? Non sans doute, puis­que en plus on a supprimé les exorcismes, à croire que le démon n'existe plus. NOUVELLE DISCIPLINE -- Pourquoi exiger un mois d'écart entre la demande du baptême et la cérémonie ? On nous dit que cela est nécessaire pour apprendre aux parents, parrains, mar­raines ce qu'est le sacrement de baptême. En plus que je soup­çonne les auteurs de cette nouvelle discipline d'insister surtout sur l'entrée dans l'Église, qui est la conséquence du fait que le baptême efface le péché originel et donne la grâce sanctifiante -- et insistant sur cette entrée dans l'Église, ils passent sous silence (comme dans le nouveau rituel) l'essentiel : le péché originel effacé et la grâce sanctifiante reçue avec toutes les vertus théologales -- nous pourrions poser une question indiscrète : -- Vous dites : les parents ne savent pas ce qu'est le bap­tême ; très bien, mais à qui la faute ? N'est-ce pas à vous, qui avez la mission d'enseigner ? Alors pourquoi faire retomber sur un enfant innocent votre négligence gravement coupable au sujet de l'instruction des fidèles ? D'autant que vous privez arbitrairement des bienfaits de la grâce, un enfant à qui vous refusez le baptême pendant un mois, et de cela vous vous rendez gravement coupables aux yeux de Dieu. 4\. -- MARIAGE -- Pour le sacrement de mariage, nous avons : -- un nouveau rituel, -- une nouvelle discipline. UN NOUVEAU RITUEL -- Désormais, les futurs époux s'inter­rogent eux-mêmes. -- Ils peuvent choisir l'épître et l'évangile de leur messe de ma­riage. -- Ils peuvent choisir les prières universelles. 219:187 UNE NOUVELLE DISCIPLINE -- Elle consiste essentiellement en ceci : -- Un délai de trois mois est demandé entre la demande du mariage à l'Église et la date fixée pour la cérémonie : ceci pour la raison suivante : avoir la possibilité pour le prêtre d'éduquer les futurs époux. -- La manière de faire l'enquête des mariages est changée : il est demandé de les recevoir plusieurs fois avant le mariage, il n'est plus nécessaire de les interroger pour se rendre compte s'ils connaissent la doctrine catholique du mariage ; mais on demande aux fiancés une déclaration d'intention : qui varie suivant les fiancés : catholique, non-catholique... Mais toutes mettent l'accent sur l'amour. Questions que l'on peut se poser : -- Pourquoi rejeter l'ancien rituel du mariage ? L'épître et l'évangile traditionnels de la messe de mariage ? On voit bien l'intention... Mais on n'ose la formuler. -- Pourquoi se contenter de faire formuler aux « fiancés » leur « intention », sans exiger du prêtre qu'à l'occasion de cette enquête de mariage, il prenne soin de les instruire de la doctrine catholique ? -- Peut-on émettre un doute sur la doctrine qui est donnée aux fiancés, soit dans ces réunions préparatoires, soit aux C.P.M., soit dans les retraites de fiancés... Il semble bien que oui, après les échecs autorisés que nous pouvons en recevoir. Il semble que l'on parle beaucoup plus des moyens de faire l'amour, et d'éviter d'avoir des enfants, que de la doctrine traditionnelle du mariage ? PASTORALE D'ENSEMBLE -- On supprime les curés, les doyens, on ne nomme que des responsables, on n'établit que des équipes, les prêtres sont nommés à l'équipe du doyenné et pour tout le doyenné... On voudrait qu'ils soient interchangeables à l'in­térieur du doyenné, tantôt dans une paroisse, tantôt dans une autre... Et pour cela on voudrait qu'une même manière de faire soit adoptée par tous les prêtres du doyenné... en équipe : -- communion solennelle à la même date, -- retraite faite plusieurs paroisses ensemble, -- confirmation plusieurs paroisses ensemble... etc. Que penser de cette méthode ? -- N'est-elle pas en contradiction avec le Code de Droit canonique ? Le curé a la « cura animarum » dans toute sa paroisse : ce n'est pas « l'équipe » qui la possède. C'est donc à lui, non à l'équipe, de prendre ses responsabilités. -- Ne met-elle pas le « curé » au rôle de « fonctionnaire », d'exécutant de décisions prises sans lui, et souvent contre lui ? 220:187 Alors que c'est lui, et non l'équipe qui rendra compte à Dieu des âmes qui lui furent confiées. -- Les hommes sont différents : les grâces que nous avons reçues de Dieu, les qualités que nous possédons ne sont pas les mêmes... Les curés, comme chacun de leurs paroissiens. Alors pourquoi vouloir bâtir tous les chrétiens sur le même modèle, en passant par le même moule... -- Il semble que dans votre pastorale, on oublie un peu trop -- même beaucoup -- la grâce. On ne parle que de « mé­thode », de truc, mais jamais de *grâce de Dieu,* de prières, de *sacrifices...* Et pourtant si l'on se réfère à Jésus : il a sauvé le monde en mourant sur la Croix -- Le Curé d'Ars crie et fait pénitence et il convertit sa paroisse... Jusqu'à preuve du contraire, ce sont les SEULS moyens valables pour convertir les âmes. Mais on nous en parle si peu ! 5\. -- ACTION CATHOLIQUE -- Ce que l'on peut dire de l'Ac­tion Catholique, telle qu'elle existe en France, rejoint en l'ag­gravant ce que nous avons dit de la Pastorale d'ensemble. L'Action Catholique a perdu et oublié les directives données par le Pape Pie XI : prière, étude de la doctrine catholique, action. Elle n'a gardé que l'action et spécialement l'action ré­volutionnaire. On entend des vicaires nous dire que pour faire de l'Action Catholique, il n'est pas nécessaire d'aller à la messe, de prier, pourvu qu'on fasse de l'action... Et quelle action ? Il n'est pas rare de voir les mouvements d'action catholique se ranger dans le camp des ennemis de l'Église : communistes, révolutionnaires et autres... Les événements de ces dernières années nous en ont donné la preuve. L'Action Catholique, par sa division en Action Catholique spécialisée détruit la paroisse : J.O.C. pour les ouvriers, J.A.C. pour les paysans, J.E.C. pour les étudiants... etc. ; on institue des groupes fictifs, avec des problèmes matériels -- réels cer­tes -- mais à qui on donne plus d'importance qu'ils n'en ont et qu'on met à la place du principal : le salut des chrétiens, le ciel à préparer. On parle du matériel, du paradis sur terre et on oublie le but de la vie terrestre : le ciel. De plus par la séparation entre patrons et ouvriers, entre élèves et professeurs, entre fermiers et propriétaires... on ne fait qu'attiser les haines, les rancœurs, les disputes, les reven­dications... Voyez le remembrement, les grèves etc. Par l'Action Catholique vous n'atteignez qu'une poignée de personnes -- et encore dans tout un doyenné... alors nous de­mandons : et les autres ? Quand vous occupez-vous des autres ? Car eux aussi sont membres « à part entière » de la paroisse ? Vous n'écoutez que l'avis et les « revendications » des membres de l'Action Catholique. Mais les autres n'ont-ils pas droit à la parole dans une Église que vous voulez « démocratique » ? 221:187 Il faudrait aussi parler de la presse catholique vendue dans nos églises. Il nous faudrait parler encore des syndicats « dits chré­tiens ». Il nous faudrait parler de la démocratie dans l'Église : de la vérité révélée, devenue l'opinion de la majorité (doctrine entièrement protestante). Il nous faudrait parler de cette mise au goût du jour des prêtres et des religieuses, qui abandonnent leur soutane, veulent un métier et gagner de l'argent comme les autres, et pourquoi pas se marier... Ils oublient leur consécration à Dieu. Il nous faudrait parler du scandale des coiffeurs qui ont comme principales clientes les religieuses. Il nous faudrait parler de l'Église des pauvres. Vous n'avez que ce mot à la bouche : mais vous dépensez des sommes inu­tiles en costumes civils, sessions, voyages... etc. Il nous faudrait parler de nos écoles catholiques, qui n'ont désormais de catholiques que le nom ; de la mixité, de la caté­chèse, de l'éducation sexuelle. obligatoire à l'école, mais déjà commencée dans certaines... etc. Ce serait trop long. Je me borne à poser en finale deux questions : 1\. -- Croyez-vous qu'une réunion de doyenné, doive se passer loin du doyenné (avec les dépenses que cela entraîne et l'absence durant trois jours de sa paroisse) ? N'aurait-elle pas pu avoir lieu en moins de temps et sur place ? 2\. -- Que veut dire le dernier compte rendu de « l'attitude à prendre en doyenné vis-à-vis de certains prêtres » ? Et quels prêtres sont visés ? Aurez-vous le courage de les nommer ? Je crois vous avoir donné un aperçu succinct des raisons qui motivent mon absence des réunions : *nous ne sommes plus de la même Église. Nous n'avons plus les mêmes vérités de foi.* Alors à quoi bon... Ce serait un dialogue de sourds Avec mes sentiments respectueux. #### Novembre 1973 Le 22 novembre, le curé de Saint-Hilaire-le-Vouhis est convoqué à l'évêché de Luçon par Mgr Paty, pour un « entretien cordial ». 222:187 L'abbé Jamin écoute patiemment, sans laisser échapper le moindre mot de réponse. Le lendemain, 23 novembre 1973, il adresse à son évêque la lettre que voici. Lettre de l'abbé Jamin\ à l'évêque de Luçon\ 23 novembre 1973 Monseigneur, A la suite de notre entretien -- vous me diriez plutôt avec raison : à la suite de votre monologue -- je viens vous envoyer un résumé de ce que je crois être l'essentiel de vos demandes, en vous demandant de me les confirmer, pour preuve de ma bonne compréhension. Vous me demandez, en premier lieu, une RÉTRACTATION, de la lettre que j'ai envoyée à Monsieur le Doyen et au Vicaire épiscopal, pour répondre à la question qu'ils me posaient de­puis un an : pourquoi je n'allais pas aux réunions de doyenné ? Et le principal de ma RÉTRACTATION, doit porter spécialement sur la finale de ma lettre : « Nous ne sommes plus de la même Église. Nous n'avons plus les mêmes vérités de foi... » Cette RÉTRACTATION doit s'exprimer ainsi : -- Je dois reconnaître avoir les mêmes vérités de foi que mon Doyen, mon Archidiacre et mon évêque. -- Que Vatican II n'est pas en contradiction avec les au­tres conciles, mais au contraire il en est le couronnement, le sommet... -- Que j'ai tort de refuser les « messes actuelles » et donc affirmer que je ne suis pas opposé à la Réforme Liturgique ; que je promets d'utiliser le Nouveau Missel, le Nouveau Calen­drier, le Nouveau Rituel... (obligatoires dites-vous). -- Que j'ai eu tort de croire que par toutes ces réformes vous vous coupez de la Tradition... -- Que je promets de ne plus faire de baptêmes, de maria­ge... en dehors des directives pastorales du doyenné, du dio­cèse... Et de promettre d'utiliser les nouvelles règles pastorales pour le baptême et le mariage... 223:187 En plus d'une rétractation, vous me demandez de donner des signes tangibles comme quoi je fais bien partie du « pres­byterium » d'une équipe de prêtres ; car, dites-vous, le prêtre n'est pas spécialiste en tout ; il faut donc que sur un territoire donné (paroisse, doyenné...) il y ait plusieurs prêtres à s'en occuper, avec chacun sa spécialité : enfants, jeunes, vie mon­tante... C'est la raison du Conseil presbytéral, de la concertation entre prêtres du doyenné. Aussi vous me demandez, si j'ai bien compris : -- D'aller aux réunions de doyenné... -- D'accepter de suivre les orientations pastorales du doyenné, -- D'accepter que sur la paroisse d'autres prêtres travaillent, -- D'être disponible à l'archidiacre et d'appliquer dans la paroisse les orientations pastorales décidées en doyenné. Tel est, je crois, l'essentiel de vos demandes. Aussi je vous demande bien vouloir me les confirmer, pour pouvoir don­ner une réponse claire et précise en pleine connaissance de vos volontés. Veuillez agréer, Monseigneur, l'expression de mes sentiments respectueux. Réponse de l'évêque\ 24 septembre 1973 Cher ami, Je vous remercie de votre lettre. Vous reprenez l'essentiel de ce que je vous ai demandé, en exagérant même un peu mes exigences. Il me suffit -- comme je vous l'ai expliqué -- de recevoir de vous quelques lignes concernant les dernières formules de votre lettre à M. le Doyen. Le mot « rétractation » que vous employez, est un grand mot. Je ne vous ai pas demandé de le faire figurer dans votre réponse. Un deuxième point : m'assurer de votre volonté d'un mini­mum de concertation avec l'équipe décanale, en particulier en participant aux rencontres. Comptant vivement sur votre disponibilité et une affirma­tion claire de votre volonté de travailler avec votre évêque -- qui vous a confié une paroisse -- je vous redis mon paternel dévouement. Charles PATY. 224:187 L'évêque de Luçon ne répond sur aucun des points essentiels nouveau dénoncés par l'abbé Jamin. Il demande qu'on taise tous les problèmes doctrinaux, pour l'assurer seulement d'un minimum de « concertation » et de « collaboration » pastorales. La virginité de Marie, la transsubstantiation, les sacrements... on ne va tout de même pas discuter là-dessus. #### Décembre 1973 Le curé de Saint-Hilaire-le-Vouhis laisse passer quelques semai­nes. Le 18 décembre 1973, il confirme sa position à Mgr Paty, assortie *in fine* d'une « preuve de bonne volonté ». Lettre de l'abbé Jamin\ à l'évêque de Luçon\ 18 décembre 1973 Monseigneur, Après avoir réfléchi, prié, pris conseil, je viens répondre à votre demande. 1\. -- Pour les « Vérités essentielles » de la foi, je m'en tiens : -- Au Symbole des Apôtres. -- Au Symbole de Nicée... et à tous les symboles et pro­fessions de foi. -- Au Serment anti-moderniste, prêté avant mon ordination sacerdotale. -- A la Profession de foi du Pape Paul VI, et, en général, à toutes les définitions dogmatiques des Papes et des Conciles œcuméniques ; et, ce faisant, je ne crois pas être en dehors de l'Église UNE, SAINTE, CATHOLIQUE, APOSTOLI­QUE ET ROMAINE. 2\. -- Au sujet du « Minimum de concertation » que vous me demandez : pour faire preuve de bonne volonté, et vous être agréable, je veux bien faire l'essai d'ASSISTER aux réunions décanales, toutes les fois que je le pourrai. Étant bien entendu que mes confrères n'essaieront pas d'exercer sur moi une pres­sion morale excessive et qu'ils respecteront ma foi et ma per­sonnalité. 225:187 Dans l'espoir que cette lettre vous donnera pleine satisfac­tion, je vous prie d'agréer, Monseigneur, l'expression de mon respectueux et total dévouement. Pour l'abbé Jamin, « l'essai d'assister aux réunions décanales ne représentait pas une simple concession mais -- comme il nous le dira plus tard -- une tentative pour rappeler les vérités de la foi aux curés de sa région. L'occasion d'ailleurs, on va le voir, ne lui en sera jamais offerte. #### Mars 1974 Quelques mois passent dans un calme relatif. Mais le 5 mars 1974 l'abbé Jamin reçoit la visite du vicaire épiscopal Dugast, venu lui demander « officiellement » la démission de sa charge de curé de Saint-Hilaire-le-Vouhis. Le curé réclame un document écrit de l'évêque... qui ne se fait pas attendre. Lettre de l'évêque de Luçon\ à l'abbé Jamin\ 10 mars 1974 Monsieur l'Abbé, Je viens par cette lettre confirmer la démarche faite près de vous, le 5 mars dernier, par M. l'Abbé Dugast, vicaire épis­copal de La Roche-sur-Yon. Au terme d'une longue réflexion durant laquelle j'ai pu suivre avec attention votre comportement pastoral, je suis amené à constater que vous avez rompu la communion à l'Église, telle que la précise la Constitution conciliaire « Christus Dominus » (n° 30). Cette rupture de communion vous l'avez exprimée claire­ment dans une lettre à M. le Doyen de Chantonnay, le 25 septem­bre 1973 : « Nous n'avons plus la même conception de l'aposto­lat, du ministère du prêtre... Nous ne sommes plus de la même Église. » 226:187 Or, Monsieur le Doyen de Chantonnay a été nommé par moi à ce poste. Il a toute ma confiance et il est habilité à mettre en œuvre la pastorale que j'ai définie pour le diocèse de Luçon, pastorale qui est celle de l'Église de France : celle-là même que vous mettez en cause et refusez. Cette rupture de communion se trouve désormais vérifiée dans un certain nombre de vos comportements : -- vous refusez de participer aux rencontres pastorales de votre doyenné (malgré mes demandes et celles de votre vicaire épiscopal), à l'encontre des indications données par la Constitution « Christus Dominus » ; -- vous vous obstinez à désobéir aux dispositions de l'Église Universelle, de l'Église de France et du diocèse, en ce qui concerne la messe de Saint-Pie V. L'usage du nouvel « Ordo Missae » a en effet été rendu obligatoire pour l'Église de France à partir du premier Dimanche de l'Avent de l'année 1970, sauf pour quelques cas particuliers concernant les prêtres âgés, malades ou infirmes et avec l'autorisation de l'ordinaire : « *Article 1.* L'usage du nouvel Ordo Missae et des nor­mes correspondantes (*Institutio Generalis*, 3 avril 1969) est autorisé à partir du 1^er^ Dimanche de l'Avent, 30 no­vembre 1969. Il sera obligatoire à partir du 1^er^ janvier 1970, sauf pour les cas particuliers prévus aux articles 10 et 11 ci-dessous. « *Article 8.* Les textes du nouveau missel pourront être utilisés dès leur parution. Leur usage sera obligatoire à partir du 1^er^ Dimanche de l'Avent 1970 sauf pour les cas particuliers prévus aux articles 10 et 11. « *Article 10.* Les prêtres âgés qui célèbrent la messe sans peuple et qui auraient trop de difficultés à s'habi­tuer au nouvel Ordo Missae, ainsi qu'aux nouveaux tex­tes du missel romain et de l'Ordo lectionum Missae, peu­vent, du consentement de leur Ordinaire, suivre les rites et les textes actuels. « *Article 11.* Les autres cas particuliers, concernant par exemple les prêtres malades ou infirmes, seront sou­mis à l'Ordinaire. » « Ordonnance de l'Épiscopat Français sur le nou­vel Ordo Missae. Lourdes, le 12 novembre 1969. » -- Vous apportez positivement votre soutien à l'Association Saint Pie V à laquelle vous avez adhéré personnellement, pour laquelle vous vous chargez de rédiger tracts et bul­letins et au nom de laquelle vous organisez, pour la ré­gion, des rassemblements dans l'église paroissiale de St-Hilaire-le-Vouhis, avec messe de Saint Pie V. Vous don­nez ainsi à cette église paroissiale une destination inad­missible. 227:187 C'est pour cet ensemble de motifs que je me vois obligé de vous demander de renoncer à votre charge actuelle. Vous vou­drez bien me remettre par écrit votre démission. Je vous prie de croire, Monsieur l'Abbé, à l'assurance de mes fraternels sentiments. Charles PATY,\ Évêque de Luçon. Deux remarques : 1°) L'évêque de Luçon, malgré sa « longue réflexion », ne répond ni ne déclare rien sur les raisons *dogmatiques* exposées par l'abbé Jamin. Rien sur la négation de la virginité de Marie, rien sur la présence réelle. Il cite la phrase de l'abbé Jamin : « Nous ne som­mes plus de la même Église », en prenant bien soin d'esquiver la phrase suivante : « Nous n'avons plus les mêmes vérités de foi. » -- A un prêtre qui constate : *Nous n'avons plus les mêmes vérités de foi*, l'évêque de Luçon répond seulement : *Le Doyen a été nom­mé par moi, il a toute ma confiance.* 2°) L'ordonnance citée de l'épiscopat français en date du 12 novembre 1969 est en effet *le seul* document que l'on puisse invo­quer pour déclarer interdite la messe traditionnelle. Ce seul docu­ment est juridiquement schismatique et dépourvu de toute valeur : nous en avons fourni la démonstration jamais réfutée. (Voir notre brochure : *La Messe -- État de la question.*) Réponse de l'abbé Jamin\ à l'évêque de Luçon\ 25 mars 1974 Excellence, Après avoir pris le temps de prier, de réfléchir, de peser les raisons que vous avancez pour me demander ma démission, je viens vous apporter ma réponse. Elle sera peut-être un peu longue, vous m'en excuserez, mais cela me semble nécessaire pour répondre aux raisons avancées par vous pour exiger ma démission. 1° -- J'ai rompu la communion à l'Église. 228:187 Et vous vous reportez à la Constitution conciliaire « Chris­tus Dominus » n° 30. -- D'abord, il me semble qu'il ne s'agit pas de CONSTITUTION, mais de DÉCRET. -- Ensuite, le n° 30, que vous invoquez, demande : « ...les curés doivent remplir la charge d'enseigner, de sanctifier et de gouverner d'une manière telle que les fidèles et les communautés paroissiales se sentent véritablement des membres du diocèse et de l'Église universelle. » Je ne vois donc pas en quoi j'ai rompu la communion à l'Église. Prêcher ? Je le fais. Le Catéchisme ? Je le fais réguliè­rement, mais évidemment en suivant le Catéchisme du Concile de Trente, celui de Saint Pie X... je ne vois pas en quoi, -- faisant cela -- je n'enseigne pas la doctrine de l'Église. La Messe ? Mais, comme pour tout prêtre, c'est toute ma vie... et je m'efforce de communiquer à mes paroissiens une grande dévotion au Saint Sacrifice de la Messe, à la Communion... Le Sacrement de Pénitence ? Je suis régulièrement tous les samedis de 17 heures à 18 heures à la disposition de mes pa­roissiens, et tous les jours avant la messe. Sans compter les veilles des grandes fêtes... Connaître son troupeau ? Je fais mes visites paroissiales ré­gulièrement... et je m'efforce de voir les malades et infirmes et personnes âgées, plusieurs fois par an... je voudrais le faire plus souvent, tous les mois si possible. Quant à la manière d'enseigner, de sanctifier, de gouverner... je pense qu'une « Pastorale » qui s'inspire des siècles de tradi­tion et de Magistère Pontifical ne saurait être taxée de « schis­me ». Je vous ai donné mes références le 10 décembre 1973, et je ne puis penser qu'il y ait contradiction entre les Vérités en­seignées (Credo de Paul VI) et les pratiques (Encyclique « Hu­manae vitae ») de l'Église universelle et celles du diocèse. Or le Souverain Pontife revient à chaque instant, sur le surnaturel, la prière, la fréquentation des sacrements, la foi, la morale, la dévotion à la Sainte Vierge... etc. enseignement de toujours de l'Église. Je pourrais citer le « Directoire de la Catéchèse »... D'où je ne vois pas en quoi j'ai rompu la communion à l'Église. 2° -- Nous ne sommes plus de la même Église. Cette phrase, je l'ai écrite. Je le reconnais... Mais, lors de l'Assemblée des Évêques français à Lourdes (1973), le Cardinal Daniélou quitta la salle des séances, en di­sant : -- Nous ne devons pas tous appartenir à la même Église. (Citation -- non-suspecte -- de « Témoignage Chrétien », du 18 novembre 1973.) 229:187 Comme vous le constatez, je ne suis pas seul à l'affirmer. Car, si ce que j'ai entendu en différentes réunions ou sessions, a vrai­ment été dit par tel ou tel prêtre, il est clair et évident que les prêtres qui ont dit de telles erreurs sont, eux, hérétiques et ceux qui les approuvent... Ce n'est pas moi qui suis en dehors de l'Église, mais, eux, qui professent des doctrines contraires à la doctrine traditionnelle de l'Église catholique. 3° -- J'ai refusé de participer aux rencontres pastorales... J'y étais le lundi 11 mars... J'y ai manqué souvent, mais pour des raisons familiales, et quelquefois pour des raisons de minis­tère. Je vous ai déclaré, par écrit, que « pour faire preuve de bonne volonté, et vous être agréable, je veux bien faire l'essai d'assister aux réunions décanales, toutes les fois que je le pourrai ». 4° -- « Je m'obstine à désobéir aux dispositions de l'Église universelle, de l'Église de France et du diocèse, en ce qui concerne la messe de Saint Pie V. » a\) Je pense -- et vous devez le savoir aussi bien que moi -- que la messe, dite de Saint Pie V, n'a jamais été interdite (voir « Courrier de Rome »). b\) Le « Vicaire du Christ » demande que soit conservé dans tous les pays le chant latin et grégorien du Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei. Il demande que cela devienne une réa­lité. (TROIS Fois, il est revenu sur cette demande.) C'est ce que je fais... c\) Les oraisons de la messe (collecte, secrète, postcommunion) sont récitées en français, l'épître et l'évangile également ; le reste de la messe est récité ou chanté en latin. Mais en quoi, faisant cela, puis-je être considéré comme désobéissant... -- je me rappelle l'anathème du Concile de Trente (session XXII, Canon 9, Denzinger n° 956) ; -- je me reporte à l'encyclique « Veterum sapientia » ; -- je me reporte même au dernier concile demandant que la langue latine soit conservée (servetur) ; que les fidèles sa­chent chanter ou réciter en latin les parties qui leur re­viennent... d\) Cette messe vaut bien certaines messes que Paul VI désap­prouve (*Documentation catholique*, 21 octobre 1973). e\) Même, de temps à autre, nous avons des cantiques français à la communion... 5° -- J'apporte un soutien positif à l'Association Saint Pie V. J'organise des rassemblements dans l'église paroissiale... 230:187 a\) Depuis plusieurs années, pratiquement depuis mon arrivée, ou quelques mois après, le regretté Monseigneur Lusseau donnait des conférences dans la salle paroissiale (il vous en avait parlé lui-même, il me l'avait dit). Y venaient ceux qui le désiraient, ceux qui voulaient s'instruire de la religion ca­tholique ; une messe était célébrée en fin de soirée, à l'église. Le tout était parfaitement orthodoxe, et l'est encore. Et cela fait beaucoup de bien. b\) Je ne me serais jamais douté qu'en m'occupant d'une Association Saint Pie V, je commettais un crime : Je n'ai jamais entendu dire que ces associations eussent été condamnées, ou simplement interdites par qui que ce soit. -- Bien des diocèses en ont déjà. -- Monseigneur L'Heureux, évêque de Perpignan vient d'en ap­prouver une, lui a offert une chapelle, et a tenu à y dire lui-même la première Messe. Vous me direz : Monseigneur L'Heureux est à Perpignan, moi, à Luçon... Mais ce qui est vérité à Perpignan, ne saurait être erreur à Luçon. Ou alors, que devient la « Collégiali­té » ? L'Église universelle ? En terminant, je voudrais ne voir en tout cela que des er­reurs d'interprétation ou d'information. Comment pouvez-vous supposer un instant que je romps la communion avec l'Église et me dresse contre vous ou simplement méprise votre autorité légitime ? -- Je reconnais et respecte Votre Autorité Épiscopale dans son exercice légitime. -- Avec Vous et comme Vous, j'ai déploré que l'inauguration d'un certain centre culturel soit fait sous le patronage -- si l'on peut dire en tenant compte des affiches -- de Karl Marx, de Martin Luther King, de Luther... -- Avec Vous et comme Vous j'ai condamné les séminaristes, les prêtres, les simili-chrétiens qui vous ont séquestré quel­ques heures... -- Avec Vous et non moins que Vous j'ai gémi sur le scandale pornographique de la réunion « CHOISIR » qui a écœuré et scandalisé tant de chrétiens... -- Avec Vous et comme Vous, je réprouve que le mouvement « Révolution » ait eu l'audace d'envisager une réunion en des locaux paroissiaux, et je vous dis ma gratitude pour avoir empêché ce nouveau scandale. Je n'ignore pas qu'en ces circonstances au moins, de nom­breuses communications téléphoniques, de nombreuses lettres vous ont offert l'appui des fidèles. Je m'en suis réjoui en pen­sant que vous y trouveriez consolation et réconfort dans votre lourde tâche. Je voudrais que cette lettre, dont vous excuserez la longueur, soit pour vous un motif de plus d'apaisement. 231:187 Dans cet espoir, et en espérant que vous admettrez avec moi qu'à la demande de démission écrite, je ne puis que répondre négativement, veuillez agréer, Excellence, l'expression de mon très respectueux et total dévouement dans le Christ Jésus et la Très Sainte Vierge Marie. En la Fête de l'Annonciation, le 25 mars 1974. #### Avril 1974 L'entretien du 13 avril\ (extrait des notes de l'abbé Jamin) Le Samedi-Saint 13 avril 1974, à 13 heures 30 (environ), Monseigneur Paty se présente à la cure de Saint-Hilaire-le-Vouhis. Nous étions encore à table, les confessions se terminant à 13 heures. Étaient présents : le Père Ripaud, mes parents, Mlle Denise Jamin et moi-même. J'offre à Monseigneur de prendre le café avec nous, ce qu'il accepte. Après, nous avons un entretien d'une demi-heure environ à mon bureau. Il vient me demander trois choses : -- Renoncer à l'Association Saint Pie V de l'Ouest. Il sait que c'est moi qui imprime avec ma machine à écrire et mon duplicateur, les tracts et bulletins de l'Association. Je ne lui cache pas : au contraire, je confirme. -- Renoncer à la Messe de Saint Pie V. A cette occasion, il me dit que : la Messe de Saint Pie V, vous pouvez la dire dans les forêts, dans les bois, dans les salles municipales... mais pas dans une église. -- Enfin, troisième exigence : faire comme tout le monde dans le doyenné. Et comme il veut une réponse immédiate à ces trois deman­des, pendant qu'il me parle de la situation, qu'il s'étend sur la situation pénible de mes parents... etc. je l'écoute, mais en même temps je réfléchis à la réponse à lui donner. Je pense à tout « ce qui s'appelle une messe » dans certaines paroisses ([^17]), alors, ma décision est prise et je dis NON aux trois demandes. Il part, en me disant alors qu'il va entamer la procédure de révocation. 232:187 20 avril. J'adresse à mon évêque la lettre ci-jointe, suite à l'entretien du 13 avril. Lettre de l'abbé Jamin\ à l'évêque de Luçon 20 avril 1974 Excellence, J'ai bien entendu mis au courant de notre conversation du samedi saint mon conseiller canonique l'abbé J.-E. des Graviers. Il pense que je pourrais, sans autre inconvénient que de risquer de perdre du temps, satisfaire à votre demande en ce qui concerne les réunions du doyenné. Votre Excellence peut donc compter que chaque fois qu'il n'y aura pas urgence de mon ministère paroissial, ni devoirs de famille, je me rendrai aux réunions. Monsieur l'abbé des Graviers, qui est, d'après ce que l'on m'a dit, un canoniste très sérieux (je crois même que Monsei­gneur Cazaux avait autrefois suivi les conclusions d'une con­sultation qu'il avait établie) ne voit pas du tout sur quel texte de loi votre Excellence pourrait s'appuyer pour me demander de renoncer à mon inscription à l'Association Saint Pie V, de même pour exiger de moi que je renonce à célébrer selon l'Ordo dit de Saint Pie V. Il a d'ailleurs publié déjà deux articles sur le sujet de la messe tridentine dans le « COURRIER DE ROME » en mai 1972, juin 1972 et récemment en janvier 1974. Il me dit que votre Excellence a dû recevoir ces articles puisqu'ils ont été adressés à tous les évêques de France, et il ajoute qu'à ce jour aucun évêque n'a répondu aux affirmations canoniques qu'il dévelop­pe. Je pense donc que votre Excellence voudra bien écrire di­rectement à Monsieur l'abbé des Graviers (252, rue Saint-Jac­ques, 75005 Paris) si Elle a quelques raisons canoniques de con­tredire les conclusions de ses articles. Je prie Votre Excellence de bien vouloir agréer l'expression de mes respectueux et filiaux sentiments. 233:187 #### Mai 1974 Lettre de l'évêque de Luçon\ à l'abbé Jamin\ 24 mai 1974 Cette lettre est recommandée avec accusé de réception. Fille est signée Charles Paty, évêque de Luçon, et contresignée par l'abbé Foulonneau, chancelier. Elle demande une démission écrite dans les 10 jours. Monsieur l'Abbé, Par lettre en date du 10 mars 1974, je vous demandais de renoncer à votre charge actuelle de curé de Saint-Hilaire-le-Vouhis et de bien vouloir me remettre par écrit votre démission. Cette demande était accompagnée de l'exposé des motifs qui m'amenaient à considérer votre ministère comme contraire aux intérêts spirituels des fidèles de la paroisse de Saint-Hilaire-le-Vouhis. Je résume ces motifs : absence de collaboration avec les prêtres du doyenné ; refus de suivre « l'Ordo Missae » promul­gué par le Pape Paul VI et rendu obligatoire pour la France à partir du 1^er^ janvier 1970 ; soutien actif de l'Association Saint Pie V qui récuse les dispositions liturgiques actuelles. Ces com­portements manifestent à l'évidence des positions pastorales en contradiction avec les orientations que j'ai données au diocèse et j'estime ces positions gravement préjudiciables pour les fidè­les de Saint-Hilaire-le-Vouhis et le doyenné. J'ai bien reçu la lettre que vous m'avez adressée le 25 mars 1974 : après avoir exposé vos raisons, vous concluez par le refus de remettre votre démission. Désireux d'éviter, s'il est encore possible, une mesure très douloureuse à tous égards, et pensant aussi à vos parents âgés qui ne pourraient que souffrir de cette mesure, le 13 avril der­nier, samedi saint, j'ai tenté une démarche paternelle auprès de vous. Je suis au regret de constater que ma volonté de conci­liation s'est heurtée à une attitude négative de votre part. Après avoir pesé, avec les deux prêtres examinateurs du diocèse, les termes de votre réponse écrite du 25 mars, il m'ap­paraît que les raisons que vous invoquez pour refuser votre démission ne sont pas légitimes. De divers côtés, par ailleurs, nous sont parvenus les échos de plaintes de fidèles qui souffrent de se voir imposer les nor­mes liturgiques de l'Association Saint-Pie V et sont amenés à faire de pénibles comparaisons quand ils assistent aux offices dans d'autres paroisses. 234:187 En conséquence, je vous exhorte paternellement une nou­velle fois, n'ayant en vue que le bien des fidèles de Saint-Hilaire-le-Vouhis et celui du diocèse dont j'ai la responsabilité devant Dieu, à renoncer à votre charge de Curé de Saint-Hilaire-le-Vouhis et à bien vouloir me remettre par écrit votre démission dans les dix jours utiles. Si vous ne renoncez pas spontané­ment à votre charge dans ce délai, je me verrai contraint de procéder à votre révocation, conformément aux dispositions canoniques en vigueur. Il est bien entendu qu'en toute occurrence le diocèse fera face aux obligations qu'il a envers vous, selon des modalités à déter­miner que je suis prêt à examiner avec vous dès que possible, compte tenu de la situation de vos parents. Je vous prie de croire, Monsieur l'Abbé, à l'assurance de mes fraternels sentiments. REMARQUE. -- La plupart des messes nouvelles célébrées en Fran­ce, et notamment dans le diocèse de Luçon, ne suivent pas, elles non plus, l'Ordo Missae publié par le Pape Paul, VI et prétendument obligatoire. Mais dans ce cas, aucun évêque ne vient dire que le « refus de suivre l'Ordo Missae » est un motif de révocation. C'est *seulement* à ceux qui célèbrent la messe traditionnelle que l'on prétend imposer l'Ordo de Paul VI comme « obligatoire ». Cette obligation n'est même pas imposée à ceux qui transforment leurs « célébrations » en pantomimes de music-hall. En fait, la véritable et la seule obligation que l'on veut imposer aux prêtres, nous l'avons souvent fait constater, c'est de célébrer n'importe comment, pourvu que ce ne soit pas selon le Missel romain de S. Pie V. Sur ce point aussi*,* voir notre brochure : *La Messe, état de la question.* #### Juin 1974 Lettre de l'abbé Jamin\ à l'évêque de Luçon\ 6 juin 1974 Dans cette lettre, l'abbé Jamin développe au sujet de la messe une argumentation tout à fait juste et valable, inspirée de celle qu'avait exposé l'abbé J.-E. des Graviers dans le *Courrier de Rome.* 235:187 Toutefois cette argumentation nous paraît moins fondamentale, plus circonstancielle et moins claire que celle qui est énoncée dans *La Messe, état de question.* Mais la conclusion de deux argumenta­tions est bien la même : l'ordonnance épiscopale française du 12 novembre 1969 n'a aucune valeur. Et cette conclusion n'a jamais été réfutée. Monseigneur, Par lettre recommandée avec accusé de réception vous voulez bien me redire les arguments que vos précédentes lettres ou visites ont déjà mis en avant. Je crois avoir amplement répondu d'une façon précise, sauf peut-être sur un point, celui de la Messe de Paul VI. Je m'étais contenté de vous signaler l'étude faite par l'abbé des Graviers dans le « Courrier de Rome » n° 126 (25, rue Jean-Dolent, Pa­ris XIV). Il semble que ni votre Excellence, ni ses conseillers n'ont lu cette étude. Je me permets de la résumer en insistant sur le fait que Rome a publié plusieurs lois sur l'Ordo Pauli VI car il semble que la Conférence épiscopale de France ait complètement oublié de les lire et de les expliquer : 1° -- Le Décret du Cardinal Gut du 20 mars 1970 porté par ordre du Pape et qui précise que « il est permis d'utiliser le texte de l'Ordo de Paul VI (permittitur) dès qu'il pa­raîtra en librairie. » Il y a bien écrit « PERMIS » et non « OBLIGATOIRE ». Donc à partir du 20 mars 1970, tout prê­tre peut utiliser soit le texte en latin de la messe triden­tine, soit le texte en latin du nouvel Ordo. On voit com­me ce décret revient nettement en arrière sur ce qui avait été dit auparavant. Si le Pape Paul VI avait voulu sup­primer la messe dite de Saint Pie V, il n'aurait pas auto­risé ce décret du Cardinal Gut. 2° -- Depuis ce 20 mars 1970 nous ne trouvons aucun texte qui supprime le droit pour les prêtres de dire la messe en latin selon l'ordo de Saint Pie V. 3° -- Une loi du 14 juin 1971 de la Congrégation vient rappeler ce décret du Cardinal Gut : « dans les célébrations en la­tin on peut déjà utiliser le nouvel Ordo ». Ce n'est qu'une permission et non un ordre. 4° -- Mais en France les prêtres ont-il le droit d'utiliser le la­tin ? 236:187 Cette même loi du 14 juin 1971 dit que les conférences épis­copales doivent veiller à ce que soient au plus tôt complétées « la traduction et la publication en langue vulgaire du missel ». Puis ce texte ajoute : « étant donné les difficultés particuliè­res que présentent ces publications, les conférences épiscopales fixeront le jour à partir duquel les traductions *approuvées par elles* et confirmées par le Siège Apostolique pourront ou de­vront entrer en usage totalement ou en partie ». Or en Droit Canonique, comme dans tous les droits, on ne peut admettre qu'un décret d'application d'une loi paraisse avant la loi elle-même. Votre Excellence n'a sans doute pas fait attention à ce principe de toute législation quand elle écrit : « l'Ordo Missae promulgué par le Pape Paul VI et rendu obligatoire pour la France à partir du 1^er^ janvier 1970... » Depuis le 20 mars 1970 et plus encore depuis le 14 juin 1971 ou plus exactement depuis le mois de septembre 1971, date de la promulgation de cette dernière loi dans les Acta Apostolique Sedis l'Ordonnance de la Conférence épiscopale de France n'a absolument aucune valeur. Ainsi celui qui a fait un article dans la *Documentation Ca­tholique* du mois d'août 1972 (n° 1614, page 732) a eu raison de ne pas signer son article, car aux yeux de tous les canonistes, il serait tenu pour un sot. Je prie Votre Excellence de bien vouloir agréer l'expression de mon filial et religieux respect. Décret de révocation\ 20 juin 1974 Décret reçu par l'abbé Jamin le 22 juin. Il est signé Charles Paty, évêque de Luçon, et contresigné, par mandement de Monsei­gneur, illisible (en fait, l'abbé Foulonneau, chancelier). CHARLES PATY\ PAR LA MISÉRICORDE DE DIEU\ ET LA GRACE DU SAINT-SIÈGE APOSTOLIQUE\ ÉVÊQUE DE LUÇON Vu le Décret « CHRISTUS DOMINUS » du II^e^ Concile du Vatican, n° 13, et le Motu Proprio « ECCLESIAE SANCTAE : du 6 août 1966, n° 20, § 1 ; Vu les Canons 2157-2161 du CODE de Droit Canonique ; 237:187 Vu les pièces du dossier établi par Nos soins et ceux de Notre Vicaire Épiscopal, archidiacre de la Roche-sur-Yon et de son district ; Après avoir recueilli l'avis de Notre Conseil épiscopal et avoir entendu, conformément au Canon 2159, deux examina­teurs prosynodaux, savoir les Chanoines Paul DUCEPT et Pier­re SACHOT ; Par le présent Décret, donné sous Notre Seing, le sceau de Nos armes, et le contre-seing du Secrétaire de l'Évêché, notaire ; Nous révoquons M. l'Abbé Yves JAMIN de sa charge de Curé de SAINT-HILAIRE-LE-VOUHIS de Notre Diocèse. Le présent Décret prendra effet à la date du mardi 25 juin 1974. Conformément au Canon 2161, § 2, Nous entendons pour­voir à la subsistance de M. l'Abbé Yves JAMIN par l'octroi d'une pension alimentaire dont le montant sera fixé à la prochaine réunion de Notre Conseil du Temporel. Et Nous sommes tout disposé à lui confier à nouveau un ministère s'il vient à résipiscence. Donné à Luçon, le 20 juin 1974. Aux deux messes du dimanche 23 juin, l'abbé Jamin donne lec­ture de ce décret à ses paroissiens. Dès la réception du décret de révocation, l'abbé Jamin a fait recours contre lui auprès du Saint-Siège. L'église paroissiale, grâce à la défaillance du maire, a été récu­pérée par l'évêché. Pour compenser partiellement sa défaillance, le maire a provisoi­rement mis à la disposition de l'abbé Jamin une salle municipale pour y célébrer la messe. Les deux sinistres commissaires de l'évêque Paty : le vicaire épiscopal Dugast et le curé-doyen de Chantonnay, ont sommé l'abbé Jamin de quitter le presbytère où il habite avec son père et sa mère, âgés et de santé délicate. Le presbytère appartient, comme l'église, à la commune. Malgré l'attitude servile du maire en face du parti de l'évêché, l'abbé Jamin a pu jusqu'à présent se maintenir dans les lieux. 238:187 Lettre de l'abbé Jamin\ au cardinal-préfet\ de la congrégation romaine\ 28 juillet 1974 Nous ne publions pas le recours lui-même de l'abbé Jamin auprès du Saint-Siège. Il est identique, en substance ou littéralement, au dossier que l'on vient de lire. Un mois plus tard, l'abbé Jamin a complété son recours par la lettre ci-dessous. Que Dieu ait pitié de ceux qui pourront lire sans émotion une telle lettre. Monsieur le Cardinal, En relisant le dossier que je vous ai fait parvenir, et la lettre-supplique vous demandant d'annuler la décision de l'évê­que de Luçon, Monseigneur Paty, je me suis aperçu que j'ai vrai­ment été trop bref, trop court. Pour moi qui connais tout le déroulement de cette affaire, cela suffit, mais pour vous qui ne l'avez pas suivie, cela demande quelques explications. Ce n'est pas un cours de théologie, ni un traité de Droit Canon, que j'ai l'intention de faire, non, mais je vais essayer de vous faire comprendre les souffrances morales, et la détresse spirituelle d'un simple curé de campagne vendéenne (816 habi­tants) devant tout ce qu'il voit et ce qu'il entend. 1° -- Ce que je n'arrive pas à comprendre -- c'est plus fort que moi -- c'est la suppression de la Messe catholique, suivant l'Ordo de Saint Pie V, messe qui en fait d'après les auteurs sérieux, remonte au moins au IV^e^ siècle. J'ai lu, vous le pensez bien, quelques études sur le Nouvel Ordo Missae : -- Bref examen critique, des Cardinaux Ottaviani et Bacci. -- La Messe catholique est-elle encore permise ? de L.M. Ba­rielle et quelques autres. Mais surtout, j'ai vu, dans les pa­roisses voisines, où ce Nouvel Ordo Missae nous conduisait. Quelques faits, qui sont loin de tout dire, mais qui suffiront j'espère, à vous montrer la démolition de la Messe qui s'ac­complit par le clergé -- A la place de l'épître, on vous lit des passages de Jean-Paul Sartre, Karl Marx, Martin Luther King... 239:187 -- La première partie de la messe est parfois remplacée par un « dialogue » entre le prêtre et les assistants. Disons plutôt discussion sur un sujet donné. -- L'épître est lue par des laïcs, par des filles en mini-jupe... alors que nombreux sont les prêtres assis dans le chœur... -- Les vases sacrés sont remplacés par des verres ordinaires, ou des pots en grès... -- Les paroles de la consécration (au moins) sont récitées par tous les assistants : ceci est arrivé à une cérémonie de com­munion. Tous les communiants étaient dans le chœur autour de l'autel avec chacun une hostie dans la main et ont récité les paroles de la consécration avec le prêtre... -- Je ne m'étends pas sur la messe célébrée sur une table de cuisine, avec du pain ordinaire et une bouteille de vin... Ni sur la messe avec les assistants répartis par petits groupes de 4 ou 5 autour d'une table... C'est plusieurs fois déjà que j'en ai eu des échos autorisés et sérieux. -- Je ne parle pas de la distribution de la communion par des laïcs, c'est courant. Mais sachez que les chrétiens sérieux et qui osent montrer leur foi, préfèrent ou bien changer de file (car la communion est distribuée debout) et se présenter au prêtre, ou bien s'il ne le peuvent pas, préfèrent s'abstenir de communier. Nous voyons aussi, assez souvent dans cer­taines paroisses, des corbeilles ordinaires contenant des hos­ties consacrées, circuler dans les rangs des fidèles et cha­cun se sert ! Ou bien, la corbeille posée sur l'autel et cha­cun vient en procession se servir (le prêtre bien sûr est assis sur son siège). Mais nous n'en finirions pas ! -- Faut-il dire, aussi, que certains prêtres prennent beaucoup de libertés avec les textes de la messe ? avec l'obligation qu'ils ont de revêtir les ornements nécessaires pour la messe ? C'est devant tous ces faits et après avoir lu et relu les études faites, que je me suis résolu à revenir à la Messe catholique co­difiée par Saint Pie V. Pourquoi ? Parce que cela n'est pas pos­sible que ce qui se fait actuellement soit la Messe, le Sacrifice de la Messe instituée par Jésus, la Messe voulue par le Pape dans la pure ligne de la Tradition catholique... Non. Et j'ajoute qu'on ne peut pas supprimer quinze siècles d'histoire de l'Église et rayer d'un trait de plume la Messe qui a nourri la piété de générations de chrétiens et fait de nombreux saints... Ou alors, disons qu'ils se sont trompés en la maintenant et la défendant. 2° -- En plus, mon évêque me demande de faire comme tout le monde dans le doyenné. C'est ce qu'ils appellent la « Pastorale d'ensemble ». 240:187 -- Alors, il me faudrait faire le « Nouveau Catéchisme » copié sur le Catéchisme hollandais... Non, car il va contre -- au moins par omission -- la doctrine catholique. -- Il me faudrait quitter la soutane, me mettre en civil, avoir honte de ma consécration à Dieu... et cela sous prétexte de convertir les âmes... Non, car -- à entendre les réflexions des personnes qui vous en parlent -- on détourne davantage les âmes de Dieu. Et se mettre en civil n'a jamais converti qui que ce soit. -- Il me faudrait -- comme certains -- me mettre facteur, con­ducteur de cars... ou avoir un autre métier, et laisser la pa­roisse à l'abandon, faire distribuer la communion aux ma­lades par des laïcs, etc. Non, car j'estime que ce n'est pas pour cela que je me suis fait prêtre : c'est pour le service de Dieu uniquement, et lui conquérir les âmes. -- Il me faudrait faire des cérémonies pénitentielles avec ab­solution générale... -- Il me faudrait (je vous en ai donné un aperçu avec le projet de lettre à envoyer à tous les catholiques du doyenné) retar­der le baptême... Il me faudrait refuser de confesser, et être à jouer aux cartes plutôt qu'au confessionnal... -- Il me faudrait casser les statues de mon église... -- Il me faudrait enlever la chaire, la Sainte Table... NON, NON, et NON. Je ne puis pas admettre que c'est cela que le Pape demande. Et vous comprenez un peu quelles sont les souffrances des prêtres qui veulent encore être fidèles à tout ce qu'ils ont appris de leur religion, aux commandements de Dieu, à la messe de leur ordination et à celle de tous les siècles chrétiens. Je ne puis pas rayer d'un trait de plume 20 siècles de christianisme, sous prétexte de renouveau... Ou alors, si vraiment c'est cela qui est demandé : je ne comprend plus. Et je ne puis admettre que tous ceux qui nous ont précédé dans la foi, dans l'Église se soient trompés. Ce n'est qu'un petit aperçu des souffrances, des motifs, qui m'ont fait dire un NON catégorique à mon évêque, lorsqu'il est venu le samedi saint de cette année, me demander de renoncer à la Messe de Saint Pie V -- Renoncer à l'Association Saint Pie V -- Faire comme tout le monde dans le doyenné. Je ne pouvais pas -- c'est plus fort que moi -- je ne pouvais pas dire OUI, car j'étais convaincu de détruire l'Église, de détruire la foi dans l'âme des fidèles, et de me préparer une éternité dans l'en­fer (car j'y crois encore). Je laisse aux canonistes la question des règles de l'Église ; je ne vous ferai pas l'injure de vous donner les raisons théologiques qui ont appuyé ma décision (vous les connaissez), mais je compte sur votre bienveillance et votre compréhension. Daignez agréer, Monsieur le Cardinal, l'expression de mes sentiments les plus respectueux. 241:187 ### Le document officiel et clandestin de l'évêché de Luçon Nous publions intégralement ce document, qui se cache pour ré­pandre ses contre-vérités : c'est une information officielle, le texte le dit lui-même, mais clandestine. Nous intercalons des observations qui ne prétendent pas relever toutes les contre-vérités de ce document (ce qu'on a lu aux pages précédentes, dans le dossier, y suffit), mais seulement quelques-unes, celles qui nous ont paru appeler plus spécialement un commentaire particulier. Information sur les incidents de Saint-Hilaire-le-Vouhis. Cette note est adressée aux Doyens, aux membres du Conseil Presbytéral et aux Supérieurs Ecclésiastiques d'établissements scolaires. La presse régionale -- et même nationale : LA CROIX du 6-7-74 et le MONDE du 10-7-74 a donné une certaine publicité aux incidents qui ont opposé, le dimanche 30 juin, à Saint-Hilaire-le-Vouhis et à la Ferrière, des catholiques « traditiona­listes » à Mgr Paty et aux responsables du Diocèse. De divers côtés on nous a demandé une information officielle à ce sujet. Le rapport que nous vous adressons voudrait relater succinctement les faits, en les situant dans leur contexte, pour une appréciation exacte de leur signification et de leur portée. Nous espérons qu'il vous permettra de vous faire une opinion et d'éclairer, le cas échéant, ceux qui pourraient être troublés par ces regrettables incidents. 242:187 #### I -- Le problème de Saint-Hilaire-le-Vouhis Les difficultés de Saint-Hilaire-le-Vouhis ont commencé, pratiquement, dès l'arrivée de M. l'Abbé Yves Jamin dans la paroisse, en 1969 : M. l'Abbé Thomas, Vicaire Épiscopal, avait dû intervenir pour faire remettre en place l'autel prévu pour la célébration face au peuple... L'Abbé Jamin qui ne participait pas aux sessions, ni aux réunions du doyenné, sauf de très rares exceptions, récusait les orientations pastorales du diocèse, allant même jusqu'à écrire à l'Abbé Majou, doyen de Chanton­nay : « Nous ne parlons plus le même langage... Nous n'avons pas la même conception de l'apostolat, du ministère du prêtre... Nous ne sommes plus de la même Église. Nous n'avons plus les mêmes vérités de foi... » -- Lettre du 25 septembre 1973. Les difficultés se sont aggravées à partir de décembre 1973, quand s'est constituée en Vendée une « Association Saint Pie V de l'Ouest », dont le siège est à la Roche-sur-Yon et qui rayon­ne sur plusieurs diocèses de l'Ouest : Angers, La Rochelle, Nantes, Poitiers... Selon l'article 2 de ses statuts, l'Association a pour but : -- Grouper dans les diocèses de l'Ouest, les catholiques fidèles au Siège de Pierre et aux traditions de l'Église Catho­lique. -- Maintenir, protéger et pratiquer la liturgie traditionnelle de l'Église Catholique, définie notamment par le Concile de Trente. -- Aider et soutenir dans l'exercice de leur ministère sa­cerdotal les prêtres et religieux fidèles à ladite liturgie. -- Assurer aux enfants une instruction religieuse conforme au catéchisme du Concile de Trente et à celui de Saint Pie V... L'Association Saint Pie V a pratiquement investi la pa­roisse de Saint-Hilaire-le-Vouhis, avec l'assentiment de l'Abbé Jamin : on a enlevé l'autel face au peuple, pour les messes dominicales, on est revenu à l'ancien calendrier et à l'ancien missel... De plus en plus déconcertés, des paroissiens de Saint-Hilaire-le-Vouhis ont commencé à réagir : les uns en faisant connaître leur malaise au responsable du doyenné, les autres en cessant de fréquenter l'Église de leur paroisse. L'autorité diocésaine ne pouvait rester indifférente à cette situation, Saint-Hilaire-le-Vouhis devenant, pour toute la ré­gion, un foyer de résistance aux orientations du Concile. Un évêque ne peut accepter que l'on jette la suspicion sur la messe célébrée partout, dans l'Église catholique, selon l'Ordo Missae promulgué par Paul VI le 3 avril 1969 et rendu obliga­toire en France à partir du 1^er^ janvier 1970. 243:187 *Ce n'est pas vrai. Non, cette messe n'est pas célébrée* PARTOUT. *Au contraire, elle n'est célébrée* NULLE PART, ou *quasiment. La messe* « *selon l'Ordo Missae promulgué par Paul VI le 3 avril 1969 *»*, elle est bien loin mainte­nant.* *Mais c'est* SEULEMENT *aux prêtres et aux fidèles qui veulent conserver la messe traditionnelle que l'on va raconter cette histoire de messe* « *célébrée partout *» *et* « *rendue obligatoire* »*.* *Les messes* NOUVELLES *ne sont plus qu'à moitié ou ne sont plus du tout cette messe de l'Ordo Missae publié en 1969.* *Le parti qui tient l'Église militante sous la botte de son occupation étrangère n'a pas imposé la messe de Paul VI de 1969. Il a imposé autre chose, que l'on voit effectivement à peu près partout : la* MESSE N'IMPORTE COMMENT ; *la prétendue obligation de célébrer la messe n'importe comment, pourvu que ce ne soit pas selon le Missel romain de S. Pie V.* Mgr Paty et l'Abbé Dugast, Vicaire Épiscopal chargé de la zone pastorale, ont tenté, durant des mois, mais vainement, d'amener l'Abbé Jamin à composition. Mgr Paty s'est déplacé lui-même à Saint-Hilaire-le-Vouhis ; le samedi-saint, pour es­sayer, une dernière fois, de faire revenir l'Abbé Jamin sur son attitude totalement négative. Celui-ci s'est refusé à accep­ter, malgré les exhortations de son évêque, les trois points que Mgr Paty lui proposait comme accord minimal : 1 -- Cesser de prêter les locaux paroissiens à l'Association Saint-Pie V ; 2 -- renoncer à célébrer la messe selon le rite de Saint-Pie V (autrement dit suivre l'Ordo Missae promulgué par Paul VI) ; 3 -- s'engager à participer aux rencontres du doyenné et donc à la concertation pastorale avec le doyenné et le diocèse ; l'Abbé Jamin restait apparemment insensible au problème qui allait être posé à ses parents, âgés et de santé fragile, par les conséquences de son obstination. 244:187 *Qu'on lise et* qu'on *relise ce dernier alinéa. Il avoue l'ignoble pression exercée sur l'abbé Jamin par l'évêché de Luçon. On veut bien le reloger s'il capitule : s'il accepte la nouvelle messe et la nouvelle religion ; ou, au moins, s'il accepte le décret de révocation. Sinon, il sera jeté à la rue, avec ses vieux parents de santé fragile. C'est notamment pour cela que nous disons que l'évêché de Luçon est l'un des plus répugnants de France.* Finalement, après avoir épuisé les possibilités de dialogue et de conciliation, Mgr Paty se voyait contraint de mener à son terme un processus canonique de révocation à l'encontre de l'Abbé Jamin. Ce décret a été signé par Mgr le 20 juin 1974. Le 22 juin, l'Abbé Jamin informait son évêque de son intention de faire appel à Rome. #### II -- Les incidents du 30 juin 1974 L'Abbé Paul Dugast, Vicaire Épiscopal, devait intervenir à Saint-Hilaire-le-Vouhis le dimanche 30 juin, pour célébrer les messes paroissiales, parler aux fidèles et leur présenter M. l'Ab­bé Joseph Besson, curé de la paroisse voisine de Bournezeau, nommé par Mgr Paty, Vicaire-Économe de Saint-Hilaire-le-Vouhis ; M. l'Abbé Majou accompagnait M. l'Abbé Dugast à la messe de 10 h 30. L'Abbé Dugast a été empêché d'accomplir sa mission. Dix minutes avant l'heure prévue pour la célébration de la première messe, un « commando » de quelques hommes, parmi lesquels un prêtre en soutane, a pénétré dans l'église, enlevé l'autel face au peuple et préparé l'autel ancien pour la messe... Le Vicaire Épiscopal s'est évidemment interposé, demandant à ce prêtre qui il était, à quel titre il agissait... Le prêtre a répondu -- en latin ! -- refusant de décliner son identité et ses fonctions ; il a affirmé son intention de célébrer la messe selon le vrai rite de l'Église, récusant au passage la validité du décret révo­quant l'Abbé Jamin... Malgré l'opposition formelle du Vicaire Épiscopal, ce prêtre s'est revêtu des vêtements liturgiques et a commencé la célébration de la messe soutenu par une quin­zaine de personnes étrangères à la paroisse. L'Abbé Dugast, après avoir dénoncé vigoureusement et publiquement le carac­tère scandaleux et illégitime de cette célébration, s'est retiré, suivi de la majeure partie des paroissiens de Saint-Hilaire-le-Vouhis venus pour la messe dominicale. 245:187 *Ce récit des faits n'est pas seulement résumé ; il est outrageusement mensonger, des dizaines et des dizaines de témoins peuvent l'attester. C'est sans doute la raison pour laquelle cette* « *information officielle *» *a été, par l'évêché, diffusée clandestinement.* Dès 10 h, soit une demi-heure avant l'heure de la seconde messe, l'Église paroissiale était occupée par des personnes se réclamant de l'Association Saint-Pie V. On peut estimer à plus de 200 personnes le groupe des manifestants, étrangers -- à quelques exceptions près -- à la population locale ; beaucoup étaient venus des départements voisins, voire de départements éloignés comme la Nièvre... ([^18]). La messe de 10 h 30 a été célébrée (malgré l'intervention du Vicaire Épiscopal qui lui signifia la gravité de son geste) par l'Abbé Jamin. A l'issue de la célébration les manifestants l'accompagnèrent solennellement au presbytère... Au cours de la matinée, et particulièrement à 10 h 30, il y eut quelques incidents entre les éléments de l'association Saint Pie V et des habitants de Saint-Hilaire, excédés de se voir supplantés, dans leur propre paroisse, par des étrangers. Dans l'après-midi de ce même dimanche, une partie des manifestants -- et parmi eux le prêtre « anonyme » -- se sont transportés à la Ferrière, où avait lieu le rassemblement diocésain pour l'Année sainte, présidée par Mgr Paty. Celui-ci a été pris à partie -- parfois grossièrement -- et des discus­sions peu amènes entre ces manifestants et les prêtres et chrétiens de Vendée ont quelque peu perturbé une journée qui se voulait placée sous le signe du dialogue et de la réconci­liation. *Comme on le voit, le document épiscopal préfère escamoter ce qu'a été en réalité l'interpellation à l'évê­que. Voir plus haut l'article d'Hugues Kéraly :* « *Évêque, où est ta croix ? *» Il ne semble pas que ces incidents aient servi la cause des perturbateurs. Les manifestations de Saint-Hilaire-le-Vouhis ont achevé d'indisposer la population locale contre le groupe intrus de Saint-Pie V ; celles de la Ferrière ont révélé à bien des prêtres et chrétiens de la Vendée le vrai visage de ceux qui se réclament de la tradition pour contester l'Église. 246:187 Ce n'est qu'en fin d'après-midi qu'on a su qui était le prêtre « anonyme » : M. le Vicaire général Bouet a reconnu en lui l'Abbé Coache, un de ses anciens condisciples de Rome. Malgré le démenti de l'Association Saint-Pie V (cf. *Presse-Océan* du 11 juillet), il semble que c'est l'Abbé Coache (sus­pens dans son diocèse et destitué de sa charge de curé depuis 1969) qui animait les manifestations du 30 juin. On nous a signalé la présence, ce même jour, du président national des associations Saint-Pie V. *Ce n'était pas l'abbé Coache. L'abbé Coache n'était pas à Saint-Hilaire-le-Vouhis le 30 juin. Le chanoine Léon Rouet, vicaire général, est très exactement un faux témoin selon la définition du dictionnaire :* «* personne qui fait un faux témoignage *»*. Malgré tous les démentis, l'évêché de Luçon, l'un des plus répugnants de France, se tient accroché à ce mensonge-là comme à tous les autres.* *Mais pourquoi celui-là ? Manifestement, pour accabler l'abbé Jamin sous tout le discrédit* (*supposé*) *de l'abbé Coache. Pour ce faire, on assure que l'abbé Coache est* «* suspens dans son diocèse *»*. On forge tout un roman. Plutôt que de parler du fond de la question : les vérités de foi, la conception virginale de Notre-Seigneur, la présence réelle dans l'eucharistie.* #### III -- Le contexte vendéen et national Il n'est pas sans intérêt de situer ces événements dans leur contexte : vendéen, régional et national. La Vendée vit, certes, des mutations rapides et profondes, en tous domaines. Il n'en subsiste pas moins un courant tra­ditionaliste, qui accepte très mal ces mutations. Dans le contex­te vendéen, et de l'Ouest, en général, il ne faut pas s'étonner de voir contester tout particulièrement les changements de l'Église... Certains excès, que nous déplorons tous, ne font qu'alimenter une opposition qui tend à s'organiser. *Ces* «* excès *»*, que* «* nous déplorons *»*, n'entraînent jamais, eux, aucune révocation. Ils n'entraînent même pas de* «* déplorations *» *précises.* *D'ailleurs dans le diocèse de Luçon, les* «* excès *» *qu'il conviendrait de réprimer en premier lieu sont ceux que commet l'évêché, -- l'un des plus répugnants de France depuis que Charles Paty a succédé à Mgr Cazaux.* 247:187 Un article publié dans la revue « Monde et Vie » du 10 mai 1974 sous la plume d'un certain Jean Vermandois, et inti­tulé « Prêtres réfractaires 1974 », décrit très clairement l'offen­sive menée actuellement contre l'Église post-conciliaire. L'oppo­sition tend à s'amplifier et à se structurer : l'article fait mention d'un « comité national de coordination », regroupant trente associations du type de celle de Saint-Pie V. On invite les chrétiens « traditionalistes » à se mettre « résolument à la recherche » de prêtres susceptibles de les rejoindre. A ceux qui n'oseraient pas « se lancer dans l'inconnu réfractaire » (allusion aux prêtres réfractaires du temps de la Révolution) trois promesses seront faites pour vaincre leurs hésitations : « nous vous fournirons les moyens d'existence », « nous vous protégerons contre l'espionnage », nous tiendrons bon... nous nous organiserons pour « durer » tout le temps nécessaire. S'il le faut, pour le reste de notre vie ». L'article s'achève par un avertissement adressé aux évêques de France : « Toute sanction que vous prendriez demain contre tels ou tels d'entre eux ne serait plus isolée : c'est contre nous tous que vous la prendriez. Car nous sommes solidaires de nos prêtres. » *Tout cet article cité de Jean Vermandois est irrépro­chable et parfaitement judicieux. Nous y ajoutons quant à nous, comme on l'a vu, que dès qu'on touche à un prêtre, la riposte doit être de* « *s'en prendre fermement à l'évêque en personne *». *Mais l'article de Jean Vermandois n'a rien à voir avec l'affaire de Saint-Hilaire-le-Vouhis ; pas plus que la prétendue* « *présence de l'abbé Coache *» *; et pas plus que les forgeries que l'on va encore lire ci-après.* L'affaire de Saint-Hilaire-le-Vouhis s'inscrit parfaitement dans le cadre décrit par cet article. Dans le contexte, la pré­sence de l'Abbé Coache et celle du président national des associations Saint-Pie V y prennent tout leur sens. On ne peut s'empêcher de rapprocher de cette affaire le rassemblement régional des Essarts, du 26 mai 1974. Selon les correspondants des journaux « Le Monde » et « Le Figaro », le prédicateur a dénoncé une Église « où les loups, mitrés ou non, sont entrés dans la bergerie ». Plusieurs prêtres auraient déclaré « être entrés dans une quasi-clandestinité ». Dans notre région, qui a connu en d'autres temps le schisme de « la Petite Église » l'ensemble de ces faits ne peut que nous inquiéter sur l'avenir de certains mouvements « traditionalis­tes ». 248:187 Il va s'en dire ([^19]) que prêtres et fidèles de cette tendance se réclament volontiers de Mgr Lefebvre et de son séminaire d'Écône, qu'ils soutiennent par ailleurs de leurs deniers. #### IV -- Situation actuelle En attendant que soit désigné un curé, c'est M. l'Abbé Jo­seph Besson qui assure la responsabilité pastorale de Saint-Hilaire-le-Vouhis, en qualité de Vicaire-Économe. Le dimanche 7 juillet, les messes paroissiales ont été célé­brées sans incidents. Les fidèles ont concouru normalement à l'Église, manifestement heureux de pouvoir communier pleine­ment avec l'Église Diocésaine. Au cours de conversations fami­lières, à la sortie de la messe, ils ont exprimé au Vicaire Épiscopal leur souhait très vif de retrouver la paix et de pouvoir accueillir au presbytère le prêtre qui leur sera envoyé par Mgr Paty. De son côté, l'Abbé Jamin célébrait, aux mêmes heures, pour un groupe de fidèles étrangers à la paroisse, et pour un bon nombre, au Diocèse. (A notre connaissance, deux familles seulement de Saint-Hilaire-le-Vouhis ont assisté à la messe au presbytère). *La situation à Saint-Hilaire-le-Vouhis n'est point celle qui est décrite ainsi. Mais nous ne donnerons pas sur ce point d'autres précisions. Ce petit village paysan de huit cents habitants a vu déferler sur lui les mouchards de l'évêché et les commandos de voyous du parti de l'évê­ché ; et les gendarmes chaque dimanche. Alors la plupart cachent leurs sentiments. Mais dans le fond de leur cœur ils ne sont ni pour la nouvelle religion, ni pour les nouveaux prêtres, ni pour l'évêché répugnant ; ils se taisent en attendant des temps meilleurs* 249:187 L'Abbé Jamin prétend, en opposition à toute la jurisprudence canonique, que le recours au Saint-Siège suspend l'ap­plication du décret le destituant. Il se considère toujours curé de Saint-Hilaire-le-Vouhis, et en conséquence, se refuse à quitter le presbytère, malgré les stipulations sans équivoques du Code du Droit Canonique, du Décret « Christus Dominus » du II^e^ Concile du Vatican (n° 31) et du motu Proprio « Ecele­siae Sanctae » (n° 20). Le diocèse ne se désintéresse pas pour autant du sort de M. l'Abbé Jamin. Dès maintenant, il tient à sa disposition une maison pour lui et ses parents âgés. Il lui assurera une pension. Et si l'Abbé Jamin acceptait les signes de communion, sans lesquels il n'est pas de « mission » possible en Église, Mgr Paty serait disposé à lui confier un ministère. Luçon, le 13 juillet 1974.\ *Le Conseil Épiscopal.* *Le dernier alinéa est ignoble. Il renouvelle l'aveu de la pression qui est exercée par l'évêché sur l'abbé Jamin en menaçant ses vieux parents.* *Ce que l'évêché propose, en effet, c'est ceci* *1° Si l'abbé Jamin accepte la nouvelle religion, il aura un nouveau ministère.* *2° S'il accepte du moins le décret de révocation* (*c'est-à-dire s'il quitte son presbytère et s'il renonce à faire appel au Saint-Siège*)*, il aura une pension et un logement pour ses parents.* *A supposer que l'évêché de Luçon tienne ses pro­messes. Pour notre part, nous en doutons beaucoup, le connaissant comme nous avons appris à le connaître.* *Naturellement, il n'est pas explicitement dit dans le document épiscopal que si l'abbé Jamin ne capitule pas, il sera jeté à la rue avec ses vieux parents.* *Mais cela est insinué. On a lu plus haut, dans le même document, en quels termes de chantage sournois :* « *L'abbé Jamin restait apparemment insensible au pro­blème qui allait être posé à ses parents, âgés et de santé fragile, par les conséquences de son obstination. *» *Ah, les sinistres bandits !* 250:187 ## NOTES CRITIQUES ### Écrivains convertis Tel jeune homme qui songeait à se convertir est allé passer quelques jours dans un couvent ; il en est revenu adepte du zen et de l'indouisme. Telle jeune fille, touchée par la grâce et qui voulait sortir d'une vie déréglée, est allée se confesser à Lourdes ; elle s'est entendu dire que son accusation était infan­tile, qu'elle était victime de tabous ridicules et que l'Église d'aujourd'hui avait enfin adopté une attitude positive en ce qu'on appelait naguère et bien à tort les péchés de luxure. Les faits que je rapporte n'ont rien d'exceptionnel. La pseudo-église qui depuis quelques années s'est emparée de l'enseigne­ment et des sacrements est une sorte de mouvement religieux qui ne convertit plus et ne veut plus convertir. Cette église se dit à *l'écoute du monde, à l'écoute des jeunes* mais c'est pour enseigner au monde et aux jeunes que *leurs requêtes,* comme on dit, leurs exigences les plus stupides ou les plus dénaturées c'est déjà l'évangile qui se cherche. Lorsque cette fausse église qui est. à l'écoute de tout, excepté de la Tradition des Apôtres, entend par hasard l'aveu du péché elle se hâte de couper la parole au pécheur contrit et humilié, elle détourne l'aveu hypo­critement et se dérobe à donner l'absolution. Cette pseudo-église a faussé le sacrement de pénitence comme elle avait faussé la messe et la communion. Elle a faussé tous les sacre­ments par décret pseudo-romain car Rome n'est plus dans Rome. Le grand intérêt des captivantes études que consacre Albert Garreau aux deux écrivains convertis *Humilis* et *Retté,* est de montrer, sur ces exemples bouleversants, qu'il n'en fut pas toujours ainsi ([^20]). Il fut un temps, et qui n'est pas loin, où le pécheur qui appelait offense à Dieu ses péchés et ses vices était sûr que l'Église instituée confirmerait par un sacrement véritable les sentiments de repentir que la grâce inspirait en son cœur et donnerait par une absolution régulière une efficacité sacramentelle à la contrition qui le broyait intérieurement. Il fut un temps... mais pourquoi parler du passé ? 251:187 C'est encore et toujours le temps où l'Église instituée définit les péchés, condamne les péchés, absout les péchés, convertit les pécheurs. Seulement un grand nombre d'évêques et de prêtres de cette Église instituée ont trahi leur ministère ; il devenait alors inévitable que beaucoup d'âmes se persuadent que l'Église avait révisé ses positions. L'Église moderniste cependant ne sera pas toujours cramponnée sur la vraie Église comme le parasite sur le chêne. Le temps reviendra où les Germain Nouveau et les Adolphe Retté que la grâce de Jésus-Christ poussera à se con­vertir, trouveront encore un confessionnal et un confesseur. Le prêtre les accueillera avec le cœur du Christ ; pour les faire entrer dans la paix évangélique et les béatitudes il n'es­timera pas nécessaire, loin de là, de les fermer à l'humble pratique de la morale naturelle et à l'amour de notre patrie baptisée. Au nom de la mystique le prêtre ne voudra pas tuer la religion et supprimer la morale. Comme on est reconnaissant à Albert Garreau de nous avoir conté par le menu la conversion d'Adolphe Retté. Les confesseurs qui lui mettaient *l'Imitation* entre les mains ne pensaient pas une seconde à lui enlever les auteurs contre-révolutionnaires. Ils ne l'invitaient pas à se convertir à Jésus-Christ *contre* la doctrine politique chrétienne. Mais d'abord *l'Imitation* n'était pas un livre prohibé et les prêtres le faisaient lire. De même que les prêtres n'étaient pas déboussolés par le freudisme et ne pensaient pas évidemment à dispenser Retté d'avoir à se corriger complètement de ses *ribaudailles* comme il disait. Les justifications psychanalytiques des péchés de la chair ne s'étaient pas encore substituées à la révélation évangé­lique. L'évangile de la femme adultère n'avait pas été travesti. Je n'ai aucun goût pour Jacques Rivière avec ses analyses psychologiques qui tournent en rond et je n'ai pas lu une ligne de René Boylesve. C'est dire que dans le livre d'Albert Garreau ce ne sont pas les monographies sur ces deux auteurs qui m'ont retenu et captivé. En revanche j'ai lu et relu et je recom­mande beaucoup ses études sur Germain Nouveau (le poète Humilis) et sur Adolphe Retté. Car il est tonique de voir, sur de grands exemples, ce qu'est l'Église et ce que fait l'Église pour de pauvres diables d'écrivains en proie aux démons dé­chaînés de l'orgueil et de la luxure. De ces orgueilleux elle fait des humbles, de ces luxurieux ou de ces buveurs elle fait de candides pénitents, de ces anarchistes elle fait des contre-révolutionnaires, enfants chrétiens d'une France baptisée. R.-Th. Calmel., o. p. 252:187 ### La surchauffe de la croissance et l'apocalypse Toute une littérature est consacrée, depuis quelques années, aux menaces qui pèsent sur le Futur de l'humanité. Quelle que soit sa valeur, elle a le mérite de nous débarrasser du mythe du progrès. (J'entends par « mythe du progrès » la conception selon laquelle le progrès technique véhicule nécessairement le progrès moral et spirituel avec la prospérité et le bonheur.) Le dernier livre de cette littérature me paraît être le plus intéressant. C'est *La surchauffe de la croissance* par François Meyer, avec une préface de Rémy Chauvin ([^21]). François Meyer, nous dit la notice de la page de couverture, est professeur à l'université de Provence, doyen honoraire, professeur à l'institut d'Études politiques d'Aix. Spécialiste de la dynamique des évolutions, il est l'auteur, notamment, d'une *Problématique de l'évolution.* Rémy Chauvin est le pro­fesseur bien connu de la Sorbonne. Sa préface est une simple présentation, en deux pages, de l'ouvrage. \*\*\* *La surchauffe de la croissance* est un livre sur *l'évolution,* envisagée dans la perspective, qui retient l'attention de nos contemporains, de la *croissance.* Le point de départ des ré­flexions de l'auteur, c'est que la croissance n'est pas simple­ment exponentielle, comme on le dit souvent, mais affectée elle-même d'un taux d'accélération croissante. C'est-à-dire que la croissance ne se produit pas selon une progression géomé­trique constante, comme 1, 2, 4, 8, 16, 32, etc., mais selon une progression elle-même en accélération constante. Il y a, à la fois, *croissance* et *croissance du taux de croissance.* Ce fait se vérifie, par exemple, dans la *croissance démo­graphique.* Si nous considérons simplement les derniers siècles, le tableau suivant (p. 19) en rend compte : 253:187 +----------------+----------------+------------------+-----------------+ | | POPULATION | MOYENNE ANNUELLE | | | | | | | | | EN MILLIONS | | | +----------------+----------------+------------------+-----------------+ | | | ACCROIS­SEMENT | TAUX % | +----------------+----------------+------------------+-----------------+ | 1972 | 3782 | 75 | 2,02 | +----------------+----------------+------------------+-----------------+ | 1970 | 3632 | 65 | 1,97 | +----------------+----------------+------------------+-----------------+ | 1960 | 2982 | 50 | 1,82 | +----------------+----------------+------------------+-----------------+ | 1950 | 2486 | 21 | 0,91 | +----------------+----------------+------------------+-----------------+ | 1930 | 2070 | 16 | 0,86 | +----------------+----------------+------------------+-----------------+ | 1900 | 1600 | 8,8 | 0,62 | +----------------+----------------+------------------+-----------------+ | 1850 | 1170 | 5,3 | 0,52 | +----------------+----------------+------------------+-----------------+ | 1800 | 900 | 3,6 | 0,44 | +----------------+----------------+------------------+-----------------+ | 1750 | 720 | 2,1 | 0,31 | +----------------+----------------+------------------+-----------------+ | 1700 | 620 | 1,6 | 0,27 | +----------------+----------------+------------------+-----------------+ | 1650 | 540 | | | +----------------+----------------+------------------+-----------------+ (Ce tableau est très « parlant », mais il l'eût été encore da­vantage s'il avait été complété par deux ou trois autres indi­quant le nombre d'années correspondant, depuis 1650, au dou­blement de la population, à son augmentation d'un même nombre d'individus, etc.) Que résulte-t-il de cette loi de la croissance « surexponen­tielle » ? Il résulte une *tendance à sous-estimer les chiffres du futur*. Un contemporain de Napoléon qui, se fondant sur le taux de croissance de l'époque (0,5 %) et sur la constance de ce taux, « aurait prévu pour 1970 une population de 2 106 millions, con­tre les 3 632 effectivement observés à cette date » (p. 24). Le même calcul fait en 1900 (taux de 0,8 %) « aurait donné 2 801 millions ». Les démographes n'ignorent pas l'accélération de la crois­sance, et pour leurs prévisions, ils se fondent sur une foule de données concrètes. Néanmoins, jusqu'à présent, leurs prévisions (du moins, celles de l'O.N.U.) ont elle-même péché par défaut. « C'est ainsi que le Département des Affaires sociales de l'O.N.U. publiait en 1951 une prévision moyenne de 3 300 millions pour 1980(...) Des écarts comparables se retrouvent dans les publica­tions successives de 1954, 1958, 1966, 1969, qui s'essoufflent visiblement à tenter de suivre le rythme (p. 25-26). » Cette croissance surexponentielle est-elle récente ? François Meyer ne le pense pas. Évidemment, l'investigation dans le pas­sé lointain -- milliers, dizaines de milliers et centaines de milliers d'années -- est très difficile. 254:187 Néanmoins les méthodes dont on dispose permettent de croire qu'il n'est pas irraisonna­ble de « faire l'hypothèse que l'accélération que nous constatons aujourd'hui représente la phase actuelle d'une unique dy­namique évolutive majeure, qui a sa source aux origines de l'espèce » (p. 29). \*\*\* Si l'évolution de la croissance démographique n'est pas exponentielle (mais surexponentielle), elle n'est pas davan­tage « logistique », comme c'est le cas pour l'ensemble des populations animales. On appelle évolution logistique celle qui, exponentielle au départ -- dans la mesure où on peut l'observer, comme c'est le cas pour des microorganismes dans un bouillon de culture -- devient stable à un moment donné par l'équilibre réalisé avec le milieu. Bref, il y a une loi propre à l'évolution démographique. Cette loi ne répond ni au modèle exponentiel, ni au modèle logistique. \*\*\*\*\*\* La loi de l'évolution surexponentielle ne vaut pas seulement pour la *population.* Elle se vérifie dans tout ce qui touche à l'homme, et d'abord dans la *technologie.* Qu'on parle *énergie, vitesse, outillage, surface nécessaire à la subsistance,* on trouve toujours, tant dans la préhistoire que dans l'histoire, une *accélération de la croissance* -- du progrès. On s'étonne. N'y a-t-il pas une limite à tout ? Il y a, répond François Meyer, une limite à chaque type de crois­sance. Mais un *relais* est pris par un autre type de crois­sance. L'évolution n'apparaît plus ainsi comme le développe­ment sans fin d'un élément donné, mais comme une « courbe-enveloppe », selon le terme de Robert U. Ayres, où se relaient les développements d'éléments successifs. De même, pour pren­dre un exemple très simple, qu'il y a eu la torche puis les chandelles, la bougie, le gaz et l'électricité, de même il y a eu la poste puis le train, l'auto, l'avion à hélice, l'avion à réaction, la fusée chimique, en attendant la fusée nucléaire. Ainsi de tout, dans tous les domaines. « C'est sur la dynamique de la courbe-enveloppe qu'il faut faire fond pour la prévision de l'apparition d'un engin ou d'un procédé technique nouveau encore inconnu, et pour en estimer par anticipation ses per­formances. » (p. 58.) Présentement, François Meyer estime qu'on peut faire l'hypothèse « que le prochain relais pourrait être non pas énergétique, mais informationnel » (p. 61), l'infor­mation apparaissant comme une variable susceptible de valo­riser prodigieusement la variable énergétique livrée à elle-même. 255:187 Les familiers de Teilhard retrouveront dans cette théorie de l'évolution par « relais » une idée chère du célèbre jésuite ; mais elle est ici plus satisfaisante et plus générale. \*\*\* Nouveau degré dans la réflexion de François Meyer : l'ac­célération de l'évolution se traduit par une « évolution de l'évolution » (p. 73), c'est-à-dire par une « évolution progres­sive de l'efficacité des mécanismes de l'évolution ». Ici, il est très difficile de résumer. Nous résumons cependant, en espérant ne pas trop défor­mer la pensée de l'auteur. Disons, en gros, que si l'évolution se fait *par relais* dans des *lignes diverses* (énergie, vitesse, outillage, etc.), elle se fait, en outre, *globalement,* non plus par courbes-enveloppes mais par un « *cercle-enveloppe *» (c'est moi qui forge le terme), dans sa *ligne universelle.* En prenant l'homme comme centre et sommet de l'univers et du vivant, on le voit d'abord évoluer à la fois dans sa mor­phologie et dans sa relation au milieu, puis dans sa seule rela­tion au milieu. La capacité crânienne de l'homme cesse d'évoluer à un certain moment. (On dirait mieux que c'est à ce moment que l'homme apparaît.) Il entre alors dans sa double activité d'*ho­mo sapiens* et d'*homo faber* qui le fait évoluer, dans la préhis­toire, selon le rythme que nous venons de voir. Jusqu'à ces temps derniers cette évolution apparaissait principalement comme une dialectique de l'homme et de la nature ; elle ap­paraît aujourd'hui comme une double dialectique de l'homme et de son univers technique, et de l'individu et de la société. Le *relais technologique et le relais sociologique* sont des *cir­cuits externes* dont l'homme doit assurer la régulation qui se faisait automatiquement dans les *circuits internes* de la *phy­siologie.* Aujourd'hui, la croissance de l'*information,* qui prend le relais de la croissance énergétique, c'est-à-dire d'une ligne *par­ticulière* de l'évolution, affecte en outre la ligne *générale* de l'évolution. Comme elle constitue « un accroissement typique de néguentropie » (p. 96), l'évolution globale se traduit donc par l'avance simultanée de deux phénomènes contraires : entropie et néguentropie. En d'autres termes, nous dirions que l'évolution évolue de plus en plus, simultanément, selon le déterminisme et selon le hasard, ou selon la nécessité et selon la liberté. 256:187 Si donc l'homme est bien le sommet de l'univers, et s'il se caractérise comme étant la liberté dans la nécessité, « la logique de l'évolution conduit pour la première fois, et sans doute pour la dernière fois pour cette planète tout au moins, à une espèce capable de penser son évolution, et d'en décider les suites » (p. 100). (Nous retrouvons là encore un thème cher à Teilhard, et à beaucoup d'autres, mais la présentation de François Meyer le rend beaucoup plus saisissant et plus « crédible ».) \*\*\* Dans un dernier chapitre, l'auteur se penche sur « le futur proche ». La science ne peut rien dire du futur, mais elle peut jeter quelque lumière sur le futur *proche,* la pesanteur du passé proche et lointain indiquant des probabilités, ou des problèmes posés par les probabilités. A cet égard, l'imminence des éché­ances assignées par l'accélération de l'évolution nous place devant l'alternative « de la régulation ou de la catastrophe » (p. 103). Mais la régulation ne peut provenir elle-même que d'une décélération brutale de l'évolution qui prendrait néces­sairement « la forme d'un inversement historique radical » (p. 106), d'une nature « *quasi cataclysmique* pour toutes les structures économiques, sociales, politiques, culturelles et men­tales qui définissent aujourd'hui notre être même » (p. 126). Il ne s'agirait plus d'un « relais *dans* l'histoire », mais d'un « relais *de* l'histoire -- de la préhistoire -- par une autre évolution dont il nous est peut-être impossible d'imaginer la forme qualitative nouvelle » (p. 132). L'auteur conclut : « Chacun sans doute se verra entraîné, d'un extrême à l'autre, par son tempérament ou sa vision pro­pre des choses. Le prophétisme euphorique n'a pas toujours bonne presse, mais l'esprit d'Apocalypse encore moins. Et il s'en faut pourtant qu'il s'agisse là de simples vues de l'esprit et d'une discussion académique qui pourrait être, sub specie aeter­nitatis*,* indéfiniment prolongée. Tandis que nous discourons, les choses vont leur train. Plaise à Dieu que ce ne soit pas un train d'enfer. » (p. 133.) \*\*\* Telle est la thèse de François Meyer. Toute thèse scientifique est une hypothèse. Celle-ci, *établie dans la considération du proche futur,* nous satisfait en ceci qu'elle cohère bien avec la *situation présente du monde.* C'était déjà le cas du rapport du M.I.T. (Massachussets Institute of Technology), mais l'étude de François Meyer y apporte des corrections et surtout se situe à un niveau plus élevé et plus général qui rend plus sensibles les problèmes auxquels l'huma­nité doit faire face. 257:187 On objectera qu'une hypothèse scientifique doit être libre de toute considération ou préoccupation extra-scientifique. Je ne suis pas sûr que l'objection ait un sens bien précis. Simplement, l'objet de l'hypothèse est en relation plus ou moins étroite avec le destin de l'homme. Ici il s'agit directement de ce destin. L'hypothèse en est hypothéquée, même si elle se veut absolu­ment libre. Au fond, c'est toujours l'essai sur la population de Malthus, mais aussi éloignée de l'hypothèse du sympathique pas­teur que peut l'être la fusée interplanétaire de la diligence. Mal­thus, Darwin, Marx, Teilhard, Meyer (si j'ose rapprocher ce dernier nom de ceux de ses illustres prédécesseurs), autant d'étapes « scientifiques » sur la voie de la connaissance de l'his­toire de l'homme et de sa relation à l'univers. Malthus se croyait scientifique en bâtissant son « principe de population » qui repose sur la contradiction entre la pro­gression arithmétique des subsistances et la progression géomé­trique de la population. Il répondait à une inquiétude confuse et sa loi de l'évolution historique s'imposa aux esprits comme la vérité de la science. Ainsi en est-il aujourd'hui de la loi de l'accélération. Sans statistiques, sans connaissances mathémati­ques, physiques, chimiques ou biologiques, Daniel Halévy parla le premier de l'accélération de l'Histoire. Maintenant la Science met son sceau sur l'intuition de l'essayiste. Sceau provisoire quant à la formule. Les hypothèses se succèdent. Même si on s'en tient à ce qui semble être le point de départ des réflexions de François Meyer et le moins susceptible de contestation, à savoir l'accélération du taux de croissance démo­graphique, beaucoup de questions viennent à l'esprit. Tout d'abord, si l'on quitte les quelques derniers siècles pour s'enfon­cer dans le passé, on est dans l'hypothétique absolu. Ensuite, on aimerait savoir si, sur les siècles observables il y a un taux d'accélération constante ou simple fait d'accélération continue (quoique j'imagine que les mathématiciens doivent toujours pou­voir affecter d'un taux de constance une continuité irrégulière). En troisième lieu, l'accélération de la croissance démographique n'est nullement homogène. Les pays développés marquent un recul continu dans leur croissance démographique (au point d'amorcer une régression) ce qui fait qu'on peut penser que les pays en voie de développement suivent la même courbe avec un simple décalage dans le temps. On peut donc imaginer que la courbe finale de l'évolution démographique mondiale sera une courbe logistique. On aurait ainsi une population stabilisée à un certain moment : par exemple, 12 milliards en 2050. (Je donne ce chiffre et cette date parce qu'il me semble les avoir lus quel­que part, mais ils n'ont pas d'importance.) 258:187 D'autre part, si l'accélération est une loi de toute l'évolution, il faudrait savoir si le taux d'accélération est le même pour tous les phénomènes, ce qui paraît peu probable, du moins au niveau qui met ces phénomènes en contact les uns avec les autres. Le décalage entre l'accélération des multiples phénomènes qui composent l'ordre universel favoriserait ainsi la tendance à l'au­torégulation globale, chaque phénomène étant perpétuellement arrêté dans son impérialisme de croissance autonome. Très vite, si l'on veut chercher une loi de l'évolution universelle on tombe dans la philosophie. C'est d'ailleurs ce qui m'a séduit dans le livre de François Meyer. Il demeure sur le terrain de la science, mais la perspec­tive dans laquelle il situe ses investigations le mène au seuil de la philosophie, sans que nous puissions d'ailleurs savoir quelle est ou quelle serait sa philosophie personnelle. Pour moi, qui ne suis ni un « scientifique » ni un philoso­phe, les hypothèses scientifiques de François Meyer recoupent assez bien toutes les idées que je nourris, ou qui me nourrissent, au plan politique, économique, métaphysique et religieux. Je n'en dirai pas autant de Teilhard dont la gnose est beaucoup trop moniste, trop éloignée à la fois de la science et du chris­tianisme, pour me satisfaire. Quoi qu'il en soit, *La surchauffe de la croissance* est à mes yeux un livre qui mérite d'être lu. Il est clair, il est sobre, il est bien écrit, il est intelligent. En cette fin des temps où le pétrole, l'eurodollar, la bombe atomique, le libéralisme, le communisme, le hippisme et le pentecôtisme dansent une sarabande effrénée, il invite le roseau pensant à quelques salubres ultimes réflexions. Louis Salleron. ### Bibliographie #### H. Le Caron Comprendre la Révolution (Édition de la Revue moderne) *La lecture de Jean-Baptiste Morvan...* Deux constatations s'impo­sent : d'abord, nombre de tex­tes et documents indispensa­bles sont si « connus » qu'on n'en retrouve ni la localisa­tion exacte, ni même la réfé­rence vague le jour où l'on en a besoin ; 259:187 ensuite l'opinion ca­tholique dans sa majorité, to­talement ignorante des bases philosophiques de la subver­sion, est toujours prête à trai­ter d'illuminé l'écrivain qui si­tue la question dans ses di­mensions véritables, celles que les révolutionnaires eux-mêmes lui ont assignées... Dans ce livre relativement bref, de lecture aisée et nettement com­posé, H. Le Caron a comblé bien des lacunes, et il a affron­té le risque, si paradoxal et dé­courageant qu'il soit. D'emblée il place le problème dans sa vraie lumière : aux abstrac­tions grandioses et destructri­ces de la révolte absolue, on doit opposer des arguments précis mais qui ne peuvent rester au niveau des abstrac­tions lénitives et faussement prudentes ; il est nécessaire que la présence du Sacré sous-tende et inspire la démonstra­tion, que cette présence sort affirmée avec une permanente conviction, dût-on chagriner les raffinés qui n'aiment point à entendre parler du Sacré-Cœur, de la Sainte-Vierge, des mystiques et des miracles. Là précisément est la vie, elle seu­le peut apporter à la parole cette force que donne aux thè­ses adverses la contagion pas­sionnée de la violence. L'ou­vrage montre bien que la sub­version cherche toujours à constituer un merveilleux, un surhumain, ce qui implique la reconnaissance indirecte d'un besoin essentiel que les « nou­veaux chrétiens » n'admettent plus guère. Il faudrait faire lire ce livre à ceux qui veu­lent croire que les théoriciens de la révolution sont des aven­turiers farfelus et non des pen­seurs, que les camps de con­centration et les asiles psy­chiatriques à usage politique ne sont que de regrettables incidents de parcours au long d'une démarche essentielle­ment philanthropique guidée pour la tendresse humaine. J.-B. M. ...*. et celle d'Henri Charlier* M. Le Caron vient de réunir en un volume les articles qu'il publia dans le COURRIER DE ROME en 1973 sous le titre « Comprendre la Révolution ». C'est une heureuse pensée, car ces articles, dissociés par le temps qui sépare deux numé­ros, gagnent à être rassemblés, et la cohésion de la pensée de­vient plus sensible. Or, il est grand besoin d'en­lever des esprits les voiles trompeurs qui cachent la véri­té de l'histoire. Voici plus d'un siècle et demi que l'enseigne­ment -- monopolisé par l'État glorifie la Révolution française comme ayant amené la libéra­tion de l'homme. Il est très curieux qu'après 150 ans de cet enseignement et 150 ans de gouvernements adaptés pour le faire réussir, cette *libération de l'homme* est encore réclamée avec une émotion croissante. Il y faut, en dessous, quelque erreur ou quelque tromperie. 260:187 Ce devrait être la preuve que la Révolu­tion a complètement échoué. Mais pas du tout, on continue à la glorifier plus que jamais. A mon avis cet aveuglement qui gagne notre clergé à une ori­gine diabolique. Quand j'étais jeune, il y a bien longtemps, en 1900, étant en classe de philosophie, notre professeur d'histoire, homme bon, très consciencieux, nous enseignait celle de la Révolu­tion. Il arrivait aux massacres de Septembre qu'il excusa avec les idées de Michelet. Le peu­ple effrayé des réactions pos­sibles qu'on lui faisait crain­dre supprime les opposants. Je sentis chez le professeur une certaine hésitation et moi-même je fus horrifié de l'accep­tation de ce qui me paraissait un crime idiot et je me dis : il faut que j'étudie cela moi-même sérieusement. Mais à ce moment-là j'envisageais la Ré­volution comme une révolte sauvage qu'on n'avait su arrê­ter ; suivie de conséquences désastreuses pour la France. Et beaucoup de Français sé­rieux se disent : « Les réfor­mes étaient nécessaires : voilà ce qui fut amené en les re­tardant. » Les années qui suivirent 1900-1905 nous ouvrirent les yeux définitivement : les reli­gieux chassés, l'Église dépouil­lée, la magistrature et l'armée traitées comme des soutiens d'une injustice fondamentale de cette société républicaine issue de la Révolution, tous ces faits témoignaient d'un es­prit de destruction qui mainte­nant était libre de faire ce qu'il voulait. Notez que mon grand-père né en 1833 avait bien connu ses grands-parents : ceux-ci s'étaient mariés en 1793. Qu'avaient-ils dit ? Car l'his­toire, pour les paysans (d'au­trefois) se bornait à ce que les grands-parents en pouvaient raconter., Eh bien, ils racon­taient : « Les brigands étaient par ici ; les brigands étaient par là. » Et mon grand-père qui avait vu la Révolution de 48, le coup d'État du Prince Président, la guerre de 70, qui avec les pompiers du village, leur casque et leurs armes de pompiers, avait fait prisonnier un poste allemand de leur voi­sinage, me disait de ses grands-parents : « Ils ne compre­naient pas. » Hélas ! Si ! Ils avaient très bien compris. Car ce que nous avions vu nous-mêmes autour de 1900 n'avait aucune nécessité véri­table : ce n'était qu'un essai de prise de pouvoir d'une mi­norité ambitieuse d'en jouir et désireuse de détruire tout ce qui pouvait s'y opposer : la religion, l'amour de la pa­trie. Or au mois d'avril 1914 eu­rent lieu les élections législa­tives. Nous étions depuis plus de 10 ans sous la menace non déguisée de l'empereur alle­mand. Le parti socialiste fit campagne contre la folie des armements et revint à la cham­bre avec plus de cent sièges. Désireux de juger soigneuse­ment nos institutions, après avoir passé les 10 années pré­cédentes à étudier soigneuse­ment le fond de mon métier, âgé alors de 31 ans, je suivis attentivement toute la campa­gne électorale en deux endroits. Je vis que le système consis­tait à surexciter des passions sans égard pour la justice ni pour la raison. J'étais de na­ture opportuniste ; habitué à tenir compte des faits et je me dis : la chose la plus oppor­tune est de changer radicale­ment des institutions aussi stu­pides. Et je passai à l'Action Française. 261:187 Réfléchissez : grand succès politique avec un programme contre la folie des armements. Quatre mois après la guerre éclatait et notre pénurie d'ar­mement apparaissait : résul­tat : un ministre *socialiste* était nommé ministre *de l'ar­mement* qu'il venait de com­battre pendant sa campagne électorale. Oh ! il s'agissait pour lui de préserver du com­bat les électeurs socialistes en les logeant dans les usines. Après la guerre, les jeunes classes ayant disparu, saignées à souhait, les mêmes politiciens reprirent le pouvoir et nous conduisirent à travers le « front populaire » au désas­tre de 1940. \*\*\* Cependant entre 1900 et 1914 un jeune historien, Au­gustin Cochin, avait fait des ré­flexions analogues aux nôtres, mais, véritable historien, il avait réuni des milliers de faits et de notes pour expli­quer la genèse des idées ré­volutionnaires. Augustin Co­chin fut tué en juillet 1916 au pied du Calvaire de Harde­court dans la Somme. Il était remonté au front pour pren­dre le commandement de sa compagnie avec un bras dans le plâtre. Ses soldats et lui venaient d'avancer de 7 km. Après sa mort en 1920 on imprima de lui deux volumes dont la rédaction était assez avancée pour être publiée. Et voici OÙ nous en voulons ve­nir. Le volume qui a pour ti­tre : *La Révolution et la Libre-Pensée,* porte les sous-titres que nous reproduisons fidèlement : LA SOCIALISATION DE LA PEN­SÉE (1750-1789) ; LA SOCIALISA­TION DE LA PERSONNE (1789-1792) ; LA SOCIALISATION DES BIENS (1793-1794). Qu'en pen­sez-vous ? Les Girondins avaient guillotiné les notables de 1789 ; les Montagnards avaient guillotiné les Giron­dins, et Gracchus Babœuf eut voulu guillotiner les Monta­gnards pour installer le com­munisme. Pour finir, un dicta­teur mit tout homme sous sa loi. Eh bien ! Cette fougueuse et dramatique évolution de cinq ans, préparée par 50 ans d'une action secrète, la voici accom­plie à 1 % près. Vous le voyez à l'élection récente du Prési­dent de la République qui n'est aucunement l'homme capable d'en arrêter les suites. Le *seul* groupe national *tou­jours représenté en corps dans les Assemblées législatives* est celui des héritiers de ces sociétés de pensée (1750-1789), la franc-maçonnerie. Il a mis 170 ans pour atteindre le ré­sultat que Danton, Marat, Ro­bespierre et Gracchus Babœuf ont manqué, mais le but est aussi proche qu'une boule de croquet à un pied du bâton. \*\*\* L'esprit de cette entreprise sournoise et obstinée, qui a commencé bien peu de temps après la création d'Adam, et à qui l'on doit les grands dra­mes de l'histoire, tel est le sujet traité par H. Le Caron. Il nous dit : l'esprit révolu­tionnaire n'est autre que la grande Révolte de la Créature contre le Créateur. Elle n'est autre que le développement du mystère d'iniquité ; elle expri­me la volonté de construire *sur terre* un monde excellent, parfait, supérieur à la création divine, n'ayant aucun besoin d'observer les commandements de Dieu et niant tout surnatu­rel. 262:187 A l'heure actuelle, *le ver est dans le fruit.* Vous voyez le clergé tenté par ce mythe qui lui fait chercher dans ce que le monde désire la volonté de Dieu. Notre bulletin diocésain le dit quasi chaque semaine et notre évêque a sa photo­graphie dans *l'Humanité.* Il y déclare : « On a redécouvert l'homme en relation avec un monde aux prises avec les réa­lités humaines. » Belle nou­velle ! La grande réalité humaine, c'est notre faiblesse et notre impuissance d'en sortir sans se surveiller soi-même pour obéir aux commandements de Dieu. Le communisme est, la Église l'a dit, *intrinsèque­ment pervers* parce qu'il nous écarte de ce qui peut nous sauver. Nous sommes tout à fait d'accord sur les injustices de la société contemporaine, mais pour les guérir pas d'autre res­source que revenir à la loi de Dieu. Or ces évêques veu­lent recourir pour guérir ces maux *justement à ce qui les a causés.* La Révolution française a été suivie de gouvernements dirigés par une classe sociale (les impies profiteurs de la Ré­volution française, banquiers, acquéreurs de biens natio­naux) qui ne cherchaient qu'à s'enrichir et qui faute de s'en rapporter aux principes chré­tiens n'a mis aucun obstacle aux excès des riches désorga­nisant la vie de la famille uniquement dans leur intérêt. L'Ancien Régime interdisait le travail de nuit, sauf en cer­tains cas exceptionnels, faisait arrêter le travail le samedi à l'heure de vêpres, et le Diman­che, bien entendu. Les corpo­rations avaient des lits dans les hôpitaux, des caisses pour le chômage et pour les vieil­lards. La Révolution « *liquida *» tous ces biens en supprimant les corporations et elle s'écria « Vous êtes des hommes li­bres ! Vous avez bien le droit de travailler le Dimanche, si vous voulez ; quelle oppression de vous l'interdire ! » Il s'en­suivit la plus dure exploitation du faible par le fort. Les fem­mes, les tout jeunes enfants furent obligés de travailler même le Dimanche et le salaire fut fixé par la loi de l'offre et de la demande, comme les choux et les carottes, comme s'il n'y avait aucune loi mo­rale devant régler la vie de l'homme en société. C'est là cette liberté que condamne la 1^e^ épître de S. Pierre (2/16), *celle qui est un voile pour couvrir la méchanceté.* Est-il possible de guérir ces maux par les principes qui les ont causés ? Or tel est notre état : guérir du capitalisme par un capitalisme d'État plus dur et, en fait, plus impuissant pour le bien qu'aucune société libre. Car Jésus a dit : « Sans moi vous ne pouvez rien fai­re. » Le naturalisme a envahi le monde, et depuis plus de cent ans, le clergé a commencé de s'y laisser prendre. M. Le Caron dit : « La des­truction systématique des sociétés chrétiennes et l'édifica­tion d'empires sur des bases diamétralement opposées ap­paraît comme l'œuvre d'un es­prit supérieur qui est hors du temps. » La persistance d'un même dessein pendant des siè­cles en est bien la preuve. 263:187 Nous sommes loin de médire du principe d'autorité : sans lui, pas de société possible. Mais il faut que les hommes qui en sont chargés obéissent à la loi divine, et respectent les libertés fondamentales de la famille sur la formation de leurs enfants intellectuellement et religieusement. Il faut qu'el­le puisse accéder à la proprié­té qui est le gage de cette li­berté. Et notre auteur parle, avec un sens très juste, de la « *destruction de la personna­lité *» dans la société moderne. J'avoue que dans mon en­fance, il y avait une multitude d'originaux. Même sachant lire, ils lisaient très peu. Ils s'étaient formés seuls par leur expérien­ce ; elle était toujours origi­nale. Aujourd'hui une multitu­de de gens parlent et pensent comme la radio : ce n'est pas drôle. Ils perdrent l'habitude d'être prévoyants et veulent être garantis de tout par la loi, ils deviennent des robots. M. H. Le Caron a rendu son livre très utile parce qu'après avoir en une dizaine de courts chapitres expliqué sa pensée de manière très vivante, en 90 pages environ, et donné des exemples, il y a ajouté en ap­pendice des textes très variés et significatifs, difficiles à ras­sembler si on ne les trouve réunis. On y peut lire du S. Augustin et du Lénine, le récit de faits très importants comme celui de l'affaire du mouvement PAX, condamné par le primat de Pologne et ca­mouflé par notre clergé, exem­ple utile à rappeler et qu'il est bon d'avoir sous la main ; des documents maçonniques, d'au­tres sur la persécution de l'Église Orthodoxe en Russie ; sur la manière chinoise de la­ver les cerveaux, enfin tout ce qu'il faut pour aider à réflé­chir ceux qui n'aiment pas beaucoup en prendre la peine. H. C. #### Georges Pompidou Le nœud gordien (Plon) Comme il est trop fréquent dans l'édition, ce livre nous est présenté sans l'explication à laquelle nous avions droit. Cer­tes il y a une « Note en guise d'introduction ». Mais que dit-elle ? « J'étais en train d'écri­re un livre lorsque le référen­dum du 27 avril 1969 et l'élec­tion présidentielle me détour­nèrent de l'achever et de le publier. -- Les pages qui sui­vent y compris la préface sont donc doublement inachevées (...) -- Je les fais éditer ce­pendant telles qu'elles se pré­sentent... » A ma connaissance, Georges Pompidou est mort. La note en guise d'introduction n'est pas datée. A-t-elle été écrite dans les jours qui précédèrent la mort du président, et faut-il voir une sorte de testament ? Ou bien son intention était-elle de publier le livre de son vi­vant ? Dix lignes auraient suf­fi pour nous en informer. 264:187 Quoi qu'il en soit « Le nœud gordien » nous fait connaître la pensée de Georges Pompidou sur la situation générale de la France et sur la civilisation actuelle. Les titres des chapi­tres suffisent à indiquer clai­rement la matière traitée *Réflexions sur les événements de Mai, Du dialogue, Du gouvernement des Français et de l'avenir des institutions, l'Uni­versité, Crépuscule du marxis­me, D'une politique économi­que, D'une politique sociale, De la société moderne, Le nœud gordien.* La ligne générale de la ré­flexion est celle du Français moyen -- d'un Français moyen qui serait plein d'expé­rience et de sagesse. C'est un peu, au sommet du pays légal l'écho du pays réel. Publiés sous votre nom ou sous le mien dans *Itinéraires,* les propos de Georges Pompidou eussent pa­ru réactionnaires et pessimis­tes. C'est probablement pour­quoi il tient à nous faire savoir qu'il est optimiste. Mais de quel nœud gordien s'agit-il ? La dernière page nous l'explique : « Car cette évolution paral­lèle à laquelle nous avons as­sisté de l'anarchie dans les mœurs et de l'accroissement illimité du pouvoir étatique va bien au-delà des récrimina­tions contre la dictature des bureaux ou alors faut-il l'en­tendre au sens de l'univers de Kafka. Elle porte en elle-même un péril immense et dans lequel nous pouvons tomber de deux manières opposées. Soit en faisant prévaloir l'anarchie, qui détruirait rapidement les bases mêmes de tout progrès et déboucherait fatalement sur un totalitarisme de gauche ou de droite ; soit en allant di­rectement vers la solution tota­litaire. Le péril n'est pas illu­soire. Les théoriciens peuvent, dans l'abstraction, accumuler les raisonnements subtils et compliquer à l'envi les nœuds du problème humain. Nous sommes arrivés à un point ex­trême où il faudra, n'en dou­tons pas, mettre fin aux spé­culations et recréer un ordre social. Quelqu'un tranchera le nœud gordien. La question est de savoir si ce sera en impo­sant une discipline démocrati­que garante des libertés ou si quelque homme fort et casqué tirera l'épée comme Alexan­dre. » Vous avez bien lu : il s'agit de RECRÉER UN ORDRE SOCIAL. Ce qui exigera de trancher le nœud gordien... Aucun chapitre n'est con­sacré à l'Église, mais elle est plus d'une fois évoquée. Le problème le plus profond est, en effet, « spirituel et reli­gieux ». « L'option est bien de savoir si l'on considère la vie terrestre comme une fin en soi ou comme un passage, et du point de vue moral, si l'homme sera ou non jugé. » (p. 182.) Les solutions qui seront apportées à « la crise des Églises et de l'Église ca­tholique en particulier », non pas seulement dans les struc­tures mais dans l'esprit des hommes, « revêtent, pour l'ave­nir, une importance capitale » (id.). « Il appartient aux Égli­ses de rendre aux hommes la foi dans l'Éternel : elles n'y parviendront pas, selon moi, en se sécularisant et en se plongeant dans le temporel. » (p. 190.) Soyons optimistes, nous aus­si... mais constatons que « le nœud gordien » n'a pas béné­ficié d'une grande publicité. Louis Salleron. 265:187 #### Marguerite Yourcenar Souvenirs pieux (Gallimard) C'est une expérience que de se pencher durablement sur la mémoire des parents et des ancêtres. Les « Souvenirs pieux », tel est le nom donné en Belgique à ces images reli­gieuses distribuées à la famille et aux amis d'un défunt. Mais l'exploration tentée par Mar­guerite Yourcenar remonte in­finiment plus loin dans le temps : l'usage des « souve­nirs pieux » est moderne, et elle s'efforce de parvenir plus haut que le Moyen Age. « Dans les caveaux des miens plon­geant mes pas nocturnes -- J'ai compté mes aïeux, suivant leur vieille loi -- J'ouvris leurs parchemins, je fouillai dans les urnes... » : Comme Alfred de Vigny, elle part à la re­conquête de toute une longue lignée aristocratique du Hai­naut et du pays de Liège ; et comme le poète aussi, elle res­sent une sorte de déception, de malaise parfois. Pourtant le lecteur trouve dans mainte page des peintures fort vivan­tes, des tableaux de genre ai­mables, comiques ou truculents de ces principautés des XVI^e^, et XVIII^e^ siècle qui furent des miniatures d'Europe ; et l'on sent la recherche d'une filiè­re historique continue, d'un climat spécial et cohérent sous les apparentes dispersions. Mais l'auteur ne peut réagir uniquement en historien ; ces domaines ruinés, ces tom­beaux délaissés le concernent trop personnellement. La fres­que prend la tonalité d'une amertume presque baudelai­rienne. Il y a la hantise de tous ces noms qu'on voudrait transformer en êtres distincts et personnels, mais qui ne se­ront jamais que des noms. On veut imaginer ce que furent, ce que pensèrent les ancêtres en telle ou telle occasion, sans jamais pouvoir trouver de cer­titude. Situation équivoque et pénible des postérités ! Peut-être pour esquisser avec plus de profit ces histoires du temps passé, faut-il les consi­dérer avec l'œil de l'étranger, avec le snobisme poétique d'un Proust revivant l'histoire des Guermantes dans l'église de Combray. Les descendants hé­sitent à s'enorgueillir des aïeux et cette pudeur donne souvent l'impression d'une critique étroite. Pour les pè­res à tous jamais inconnus, la prière n'est-elle pas, en der­nière analyse, la seule attitu­de vraiment adéquate ? Si on les « conteste », si l'on est dédaigneusement rassasié des honneurs familiaux, il arrive que par contraste on prenne pour objet de sa rêverie un Saint-Just, le conventionnel envahisseur de la terre belge et des vieux domaines ; cela ne va pas sans un artifice as­sez dérisoire, et l'auteur lui-même semble en avoir conscience en évoquant ces lubies de jeunesse. En approchant des époques plus récentes, l'écrivain retrouve des problè­mes analogues dans des pers­pectives un peu modifiées. 266:187 Les notables du XIX^e^ siècle n'ont même plus le pittoresque poé­tique des temps précédents ; un peu ridicules dans leurs usages comme dans leurs vê­tements, dans leur existence unie et quotidienne, ils inté­ressent moins que l'oncle Oc­tave Pirmez, l'homme de let­tres, et son frère Rémo, démo­crate aventureux, philanthrope déçu et qui se suicida. Cette prédilection n'est-elle pas mar­quée de quelque conformisme intellectuel, en plus d'une compréhensible sympathie ? Certes, il n'est pas sans intérêt de confronter ces existences, comme parfois les précéden­tes, aux personnalités qui leur furent contemporaines, aux crises et aux faits histori­ques ; mais rejuger leurs écrits, leurs lettres nous sem­ble souvent un peu vain -- et il faut le dire, un peu long. De même pour le style acadé­mique et fleuri que ces pério­des imposent aux lettres des enfants à leurs parents : l'in­tensité d'âme qui pouvait exis­ter sous le langage rituel nous échappera nécessairement ; et dans ce cas, des spontanéités bébêtes nous paraîtraient au­jourd'hui aussi décevantes que les formules conformistes. Ces problèmes d'approche deviennent encore plus péni­bles quand nous arrivons aux personnages du père et de la mère. Il n'y a pas de dérision, mais pas non plus de tendres­se. Ils sont des personnages que l'on essaie d'analyser, des caractères soumis à une re­constitution toujours arbitrai­re, et sur le ton du romancier réaliste qui prend ses distan­ces. Sont-ils aussi victimes, par contagion, de cette répul­sion de la vie contre les objets, bibelots, bijoux, mèches cou­pées, tout ce musée vétuste des armoires familiales trop pléthoriques ? N'a-t-on pas confondu le souvenir des tré­passé avec un apparat funé­raire d'obsèques indiscrète­ment prolongées à travers le temps ? On pourrait évoquer le mot de l'Évangile : « Lais­sez les morts enterrer les morts ». Il n'était pas humai­nement possible de revoir dans une seule et même opti­que les lointains ancêtres qui reçurent l'hommage direct et vrai de leurs propres enfants, et les ascendants les plus pro­ches. Ne se font-ils pas tort mutuellement ? L'auteur avoue la hantise des morts et des agonies : c'est peut-être la sé­pulture dont parle l'Évangile, et les morts demandent bien plus à nos âmes dans l'ordre de la spiritualité. A défaut, on pourrait encore parler des dis­parus comme en une causerie du coin du feu : c'est le ton des « Mémoires d'Outre-Tom­be ». Le ton de l'historien est tantôt trop détaché et tantôt trop guindé. Les « Souvenirs pieux » de Marguerite Your­cenar sont riches d'images et de réflexions ; c'est plutôt les nuances diverses propres à la « piété » qui semblent leur faire défaut. Jean-Baptiste Morvan. 267:187 #### Gérard Leclerc Un autre Maurras Eh bien non, il ne s'agit pas d' « un autre Maurras », il s'agit de celui que nous connaissions déjà, pour l'avoir lu, et pour avoir lu ce qu'en disent Thibon, Massis, et Bou­tang, et Nimier, Madiran ou Michel Mourre (dont il faut rappeler l'excellent livre aux Éditions universitaires). Il y a un brin de jactance dans ce titre, mais son contenu est très raisonnable. Gérard Leclerc nous donne un très bon portrait de Maur­ras philosophe, politique et poète. (Édité à l' « Institut de politique nationale », B.P. 558 à Paris.) Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est qu'il prétende peindre ce portrait à la lumière de mai 68 : « le vrai de mai 68 me révélait le vrai de Maurras ». Que les agitations de ce mois-là aient été une révolte contre un or­dre faux, c'est certain. Mais qu'il y ait eu derrière cette révolte l'instinct et le désir d'un ordre plus vrai, je l'ima­gine mal. Plutôt que la volonté de reconstruire la cité, on voit la hâte d'en accélérer la fin. Mépris outrecuidant du passé, incapacité de saisir le réel, tentation suicidaire, le tout relevé d'un penchant décidé à la canaille, mai 68 est le triomphe des enfants gâtés. Maurras, s'il était né en 1950, se serait trouvé sur les barri­cades ? Qui le sait. En tous cas, il n'a jamais « sacralisé » ce qu'il pouvait penser dans sa période d'anarchie juvé­nile. Il suffit de relire *Le Mont de Saturne.* Passons à des choses plus sérieuses. L'auteur retrace avec une grande clarté le che­minement de Maurras à la re­cherche de la vérité naturelle, à partir de sa situation : celle d'un intellectuel français de la fin du XIX^e^ siècle. Le choix de Comte contre Renan, et d'Aristote contre Comte, la place première de la poésie et « le conseil de Dante », au­tant de pages excellentes. Et puisqu'il s'agit de définir Maurras aujourd'hui, les cha­pitres où sa pensée est con­frontée à celle de Marx et à celle de Nietzsche étaient né­cessaires. Ils sont également bien venus. Encore une fois, cela est moins neuf que ne pourront le croire de jeunes lecteurs, mais c'est juste et, n'est-ce pas, là est l'important. Il est très bien aussi de rap­peler certains aspects de Maur­ras, masqués par les adver­saires et quelquefois voilés par les amis. Par exemple, ce-ci : « L'histoire de la grande industrie en témoigne : si le prolétariat résiste, si cette ré­sistance a pris la forme d'une offensive violente, ce n'est pas lui qui a commencé ; l'oppres­sion ou l'exploitation capita­liste est la première en date. » Mais Maurras n'aurait été qu'un agitateur. Il s'en est te­nu là. Il savait que la grande question est : comment amé­nager cette situation, donner sa place au « quatrième état » comme il disait. Ni le socialis­me marxiste, ni le refus de la société industrielle ne sont des issues ; ce sont les deux menaces les plus présentes. Et à ce sujet, un chapitre sur Maurras et Rousseau n'aurait pas été de trop. L'auteur n'ayant pas voulu se replonger dans « l'intermi­nable guerre des Gaules », il faut bien dire que son Maur­ras est un peu désincarné. Cet homme qui s'est plongé toute sa vie dans le combat politi­que quotidien, et qui l'a payé cher, semble ici planer au-dessus du temps. 268:187 Gérard Leclerc, enfin, est monarchiste, et à mon sens, très convaincu. A lire son li­vre, on voit très bien que Maurras est nationaliste, mais il n'est nulle part indiqué comment et pourquoi ce na­tionalisme doit conduire à la monarchie, et encore moins comment cette monarchie doit être celle d'un descendant d'Hugues Capet. C'est pour­tant un point auquel l'auteur des *Vergers sur la mer* tenait beaucoup, et en même temps, un des plus difficiles à expliquer aujourd'hui. Mais peut-être Gérard Leclerc trouve-t-il cela tout simple. Georges Laffly. #### Roland Salbiez L'angoisse de Luther (Téqui) « L'objet de mon livre est étroitement limité, nous dit l'auteur dans un court avant-propos. Je me suis proposé *exclusivement* de retracer la psychogenèse du processus de décatholicisation qui s'est dé­roulé dans l'âme de Luther. » Son enquête porte sur les « Trois thèses essentielles » du luthérianisme (celui de Lu­ther lui-même, sinon de tous ses successeurs) : « la culpa­bilité nécessaire, la justifica­tion extrinsèque, la foi spéciale » (p. 18). Il la poursuit sur deux plans : celui de la doctrine où Luther a puisé (l'augustinisme, le scotisme, l'accanisme, etc.) et celui de la psychanalyse. Toute l'étude historique, de beaucoup la plus développée, est passionnante et apprendra croyons-nous, beaucoup de choses, même aux bons connaisseurs de la philosophie médiévale. L'étude psychanalytique est, au contraire, décevante ; ni du point de vue du bon sens, ni du point de vue de la science, ni du point de vue du christianisme elle ne nous paraît acceptable. Elle mène d'ailleurs l'auteur à une con­clusion curieuse. Estimant que Luther n'a construit sa doc­trine religieuse que pour évi­ter de succomber au suicide où l'acculait une angoisse in­tolérable, il le juge totalement irresponsable au plan moral et intellectuel. C'est d'une cer­taine manière, retrouver la thèse luthérienne dont le livre a précisément pour objet de montrer le mal-fondé. Louis Salleron. 269:187 #### Charles Le Quintrec Pain perdu (Albin Michel) Le temps des souvenirs est sans doute arrivé pour nombre d'écrivains : les jours présents s'ils sont assez bien fournis en sujets de parlotes, sont assez peu marqués de grandes urgen­ces. Aussi a-t-on le loisir de dire avec Péguy, que Le Quintrec cite en exergue -- « Mon âme sait aimer ceux qui ne sont pas là. » Toute la première partie de « Pain Perdu » est consacrée à une enfance revécue en plusieurs suites de visions, lors de la mort de sa mère et au cours des ob­sèques. Le style de Le Quintrec me passionne presque toujours : langage tantôt tout à fait direct et tantôt tourmenté et même crispé, mais intense et sans so­phistications. Cette complexité tient profondément aux fidélités qu'il veut préserver : d'abord celle qui concerne le climat de pauvreté et même de misère de son enfance à Plescop. La misère, thème breton ? Ce n'est pas im­possible, tout d'abord à cause des réalités mêmes que les au­teurs ont pu connaître, ensuite du fait de la tendance celtique au lyrisme : la misère, comme la mort, alimente la confidence. On peut aussi penser à une idée sous-jacente, selon laquelle la misère, portant les problèmes de l'homme à un degré extrême de simplification, serait pour l'écri­vain une voie sûre pour un re­tour à la vérité humaine essen­tielle. Le livre est dédié au sou­venir de René Delannée, pupille de l'Assistance, camarade d'en­fance mort tragiquement. Cette intention caractérise l'esprit d'une œuvre ; en dépit des différences de perspectives générales l'am­biance bretonne chez. Le Quintrec présente avec celle de Louis Guilloux des points de comparai­son possible. Comme Guilloux il juge avec sympathie des attitu­des de révolte plus ou moins accentuées, par exemple les opi­nions « rouges » de son père vers 1936, sans dissimuler une part de naïveté. Mais la simplicité de l'âme paternelle est l'an­tithèse des révoltes artificielles, quel que soit le domaine où elles se manifestent. Ainsi en poésie : « Il est vrai que la révolution pour la révolution, les audaces du verbalisme, les trouvailles ty­pographiques, les découvertes lu­cifériennes, les lupanars de la pensée et la chienlit littéraire ne m'en imposent plus. » Les usur­pations arbitraires, les métamor­phoses gratuites lui déplaisent : « Le cimetière, signe des temps, a été déplacé pour faire place à un parking ». Voilà pour l'envi­ronnement un fait symbolique. En littérature il a trop souvent mesuré l'inanité des élucubra­tions des gens de lettres parisiens pour accueillir aisément dans le domaine religieux des initiatives analogues. Il définit son idéal par des formules telles que « Il faut bâtir en dur notre maison spirituelle », « Mon pays c'est ma prière ». Ce n'est pas par un souci d'idyllisme nostalgique ou de facile contradiction qu'il dé­peint avec une tendre exactitude les dévotions de sa mère à la Vierge, à Sainte-Anne, à Jeanne d'Arc « pour laquelle elle avait une prédilection touchante », ou qu'il rappelle les destinées dont elle aimait l'évocation : le Curé d'Ars, sainte Bernadette, sainte Thérèse de Lisieux. A certains moments reviennent aussi des souvenirs de certains effrois d'en­fance qui suggèrent à l'arrière plan des images rustiques les me­naces d'un monde satanique. De ce double point de vue, je pense qu'il y a chez Le Quintrec une nature spontanément située dans un univers bernanosien. La deuxième partie du livre est dé­diée, à « Élisane », transposition poétique de l'éternel féminin, fiction, séduisante et parfois vo­luptueuse qui symbolise aussi la fantaisie et l'irrévérence à l'é­gard des lourdeurs du monde présent. Poèmes en prose, invo­cations, images d'un surréalisme onirique se mêlent à des sen­tences morales, d'étranges apo­logues, des satires lapidaires. 270:187 Le lecteur en sera peut-être dérou­té : mais qu'il réfléchisse au fait que tous tant que nous sommes, gens de lettres, nous travaillons sur de semblables ja­chères, en nous demandant par­fois si le temps nécessaire à l'or­ganisation des éléments n'aboutit pas à retarder l'œuvre et à se laisser gagner de vitesse par les périls. Et puis l'ordre logique de composition atténue souvent la pointe ou le tranchant des ob­servations, et suggère un confort, une impression trompeuse d'une satisfaction chez l'écrivain. Or précisément la satisfaction est la notion la moins présente qui soit, dans un livre assoiffé de Dieu, baigné d'inquiétude, et où l'auteur pensant à tous ceux qu'il a perdus, proclame : « Je sais maintenant que le monde est né orphelin. » Même si l'on éprouve çà et là quelques dé­saccords devant une pensée sur­prenante ou une forme rugueuse, la foi religieuse qui anime l'œu­vre est réconfortante et précieuse. Jean-Baptiste Morvan. #### Dom Bénigne Defarges Mon village... sur Cure (Presses Monastiques) Ce petit livre m'est parvenu pendant la campagne électorale présidentielle et a heureusement interrompu le cours obsédant des clichés politiques. Il a substitué à l'abstraite géographie des suf­frages et des pronostics le ta­bleau réel des forêts de l'Aval­lonnais, des premiers contreforts du Morvan. Au milieu, la ligne de vie, la rivière de Cure et son réseau d'affluents jaseurs, par­fois torrentueux à la saison. La Cure fut pour mon enfance, à une échelle modeste, un mythe des eaux, comme le Mississipi pour Mark Twain ou la Loire pour Genevoix. Les eaux fidèles, les forêts millénaires, c'est le cadre où nous voyons s'élaborer les centres spirituels des abbayes, se prolonger les lignées familiales des marchands de bois, des cul­tivateurs, des officiers de justice, des petits seigneurs pauvres com­me Vauban. Les fatalités marxis­tes y semblent le plus souvent contredites : des familles de maî­tres d'école peuvent sortir à l'occasion des officiers ou un évê­que. Ajoutons le folklore parti­culier, le flottage des bois dans un temps qui s'éloigne, la mine d'argent où les tentatives obsti­nées, répétées au cours des siè­cles ne parvinrent qu'à renouve­ler des déceptions sans extraire jamais que des quantités ridicu­les du précieux métal. Mais on y découvrit un bracelet de bronze de la période de Halstatt... de quoi consoler les rêveurs, à dé­faut des spéculateurs. Je recon­nais ma partialité : c'est là mon terroir d'origine. Néanmoins pour ce pays ou pour d'autres, je crois bien que les monographies de ces domaines vivants deviendront ma lecture unique, si la littérature présente persiste à me donner trop rarement la même impres­sion de vérité. (Abbaye de La Pierre-Qui-Vire, 89830 St-Léger-Vauban.) J.-B. M. 271:187 #### Aragon Théâtre/Roman (Gallimard) Aragon présente cet ouvrage comme son « dernier » roman, et souligne le mot afin qu'il n'y ait point d'équivoque. Est-ce un testament spirituel, un essai, un roman, ou tout à la fois ? Un dialogue plutôt, avec un double : ou les monologues de ce double et ses dialogues avec des person­nages incertains ou fugitifs cons­tituant eux-mêmes d'autres dou­bles. Le choix d'un acteur de théâtre, Romain Raphaël, offre une réserve infinie de virtualités et de réminiscences. Le Moi qui se cherche dans ce jeu de miroirs peut se retrouver dans le « Roi Lear », dans Pompée, dans une œuvre de Montchrestien ; en même temps le personnage central vit les expériences, les rencon­tres et les quotidiennes décep­tions d'une existence grisâtre moins réelle que les fictions théâ­trales ou poétiques. « L'histoire de ma vie aura été celle d'un au­tre qui n'existe pas plus que moi. » Le monologue d'Hamlet semble inspirer tout l'ensemble, où l'on retrouvera les procédés qu'Aragon a retenus de sa jeu­nesse surréaliste : lettres non terminées, documents déchirés, artifices de typographie, et par­fois l'œuvre s'apparente au nouveau roman dans son cours inin­terrompu. C'est une méditation sur l'Homme, mais aussi sur l'écrivain. Personnages et épiso­des sont un jeu de tarots où l'on essaye de déchiffrer la destinée. L'intention est visiblement de se replonger et de nous replonger dans le courant indistinct, multi­forme et diffus de l'expérience psychologique directe, en cassant le style au moment où il com­mence à prendre une forme dé­terminée, une ligne directrice. N'y a-t-il pas là au fond quelque pudeur secrète, quelque timidité, où quelque scrupule chez le vieil écrivain, même sous l'aspect pro­vocant des formes adoptées ? On peut reconnaître à un auteur le droit de nous perdre dans son la­byrinthe : encore faut-il qu'il offre quelque part un fil d'Ariane au lecteur capable de le saisir. L'inconvénient majeur est ici la difficulté de s'emparer du fil, et l'impression pesante et même ac­cablante pour un lecteur de qui on exige vraiment trop. J.-B. M. 272:187 #### Claude Roy Les soleils du romantisme (Gallimard) Ce recueil d'études et d'articles ne manque pas de formules ingé­nieuses, de bons mots, de per­spectives intéressantes à discuter ou de présentations amusantes telles que l'assimilation de Mi­chelet au sorcier indien rencon­tré en Arizona, ou le personnage de la Duchesse conçu comme le mythe central autour duquel s'or­ganiseraient la vie et l'œuvre de Balzac. Il faut bien pourtant, hé­las, noter quelques distractions fâcheuses comme celle-ci : « Cha­teaubriand était né dans un châ­teau, celui de ses ancêtres, Com­bourg. » Certaines dissonances, d'un essai à un autre, ont peut-être par contre été volontaire­ment conservées : Sainte-Beuve, fort maltraité dans le chapitre sur Michelet, est étudié avec plus de précision et une relative sym­pathie parfois dans les pages qui lui sont spécialement consacrées. On trouvera des opinions dignes d'être méditées : le rapproche­ment, souligné par les citations, entre Chateaubriand et Proust ; la condamnation dédaigneuse de la « littérature pour le peuple » « où les bonnes intentions de Lamartine et de Tolstoï paveront l'enfer des flics staliniens à la Jdanov, ou bien les entretiens de Yenan du Président Mao. dont les disciples en Occident écriront d'ailleurs une littérature curieu­sement peu populaire » ; une jus­tification ambiguë de Guillemin qui me paraît un conscient et sournois pavé de l'ours ; la « poé­sie pure » humoristique de Hu­go... On se plairait à discuter son exégèse de Balzac : la dureté des jugements de Balzac sur le pro­létariat du temps n'est pas né­cessairement identique à celle des politiciens libéraux ou bourgeois, ses contemporains. J'y verrais volontiers la réaction compréhen­sible de tout intellectuel, qui n'a aucune raison de voiler pieuse­ment la « barbarie » partout où il la découvre, et l'impatience d'une intelligence devant des ex­pressions frustes ou simplement violentes qui n'arrivent pas ou ne cherchent pas à découvrir la formulation exacte des problè­mes. De même le machiavélisme autoritaire souvent affecté par Balzac peut exprimer indirecte­ment, instinctivement, la volonté impérieuse du créateur littéraire soucieux de dominer l'univers humain sur lequel il règne difficilement. On peut approuver la perspective de C. Roy sur Sten­dhal, quand il refuse l'idée d'un Stendhal modèle littéraire ou mo­dèle de vie que l'on pourrait dé­calquer presque directement sur une existence ou sur une œuvre nouvelle. Mais un point essentiel me laisse déçu ou perplexe. L'idée centrale, c'est l'aspiration com­mune aux grands Romantiques de jouer les fondateurs de reli­gions. Si vraiment les visions de Michelet par exemple s'apparen­tent aisément aux divinités de Vaudou, comment espérer que le lecteur ne sera pas bien vite las­sé de ces phantasmes, de ces ma­chineries, de ces fatras, en dépit de certaines initiatives universi­taires actuelles qui veulent leur résurrection ? C'est justement cet aspect des Romantiques qui don­nera toujours envie de les relire comme lisait Joubert, en arra­chant bien des pages. Le plus im­portant, c'est les moyens d'ex­pression, les leçons et les res­sources de style qu'ils nous ont légués, et qu'il nous est toujours loisible de reprendre pour des buts qu'ils n'auraient peut-être ni approuvés, ni même pressentis. J.-B. M. 273:187 #### Jean d'Ormesson Au plaisir de Dieu (Gallimard) On a déjà rapproché « Au plai­sir de Dieu » des « Souvenirs pieux » de Marguerite Yource­nar : un impérieux mouvement d'âme incline-t-il les écrivains à se pencher sur un passé qui ne concerne pas leur seule et unique personne, mais qui inclut tou­te leur ascendance ? On dirait qu'après une période sans passé ni ancêtres, l'esprit français, la littérature en particulier, retour­nent à l'Histoire, mais non sans vertiges ou difficultés, dus peut-être à une certaine désaccoutu­mance. A la différence de Mar­guerite Yourcenar, Jean d'Ormes­son donne à cette recherche le ton de la gaieté et de l'humour, une allégresse assez mordante qui se communique au lecteur au cours de cette promenade à travers les siècles, à la rencontre de tant de personnages pittores­ques, bizarres ou conformistes, isolés ou représentatifs. Bien évidemment, c'est sur les deux derniers siècles, sur les cent ou cinquante dernières années sur­tout que le récit et les évocations se concentrent. Il faut souligner que le personnage narrateur ne s'identifie pas plus exactement à l'auteur que sa famille imaginaire ne représente la sienne ; tout au plus quelques rapprochements possibles, et Jean d'Ormesson a dû s'amuser beaucoup des futurs amateurs de « clefs » suant sang et eau en essayant fébrilement toutes les ressources de leur trous­seau... C'est le même humour mystificateur que dans « La Gloi­re de l'Empire », mais réadapté et appliqué à un but différent ; au lecteur de se méfier des anec­dotes et allusions les plus trans­parentes à première vue, les plus trompeuses en réalité. Cependant il y a des passages où sous la fiction on sent que le romancier prend la défense de cette haute aristocratie à la fois mondaine et rurale qui se concentre autour du personnage du grand-père et du château de Plessis-lès-Nau­dreuil, dans le mythique départe­ment de la Haute-Sarthe. On croi­rait alors, à de certains instants, entendre La Varende ou Michel de Saint Pierre ; mais ce n'est que passager. Le narrateur sep­tuagénaire ne croit plus que l'aristocratie soit ce qu'il y a de plus dur et de plus résistant au monde. Il assiste à un infléchis­sement progressif, à une disso­lution lente ou accélérée des va­leurs réputées autrefois intangi­bles ; et il dépeint ce processus avec un scepticisme généralement souriant, avec une résignation à peine attristée. On ne peut tout à fait parler de « démystifica­tion » ; néanmoins le détache­ment, presque la désinvolture avec laquelle ce récitant ouvre au lecteur les secrets anciens ou récents de sa famille et les tré­sors désuets du château avec l'air de ; dire « Voyez, ce n'était que cela », ne sont pas sans nous décevoir. Je gage que le Français moyen n'est pas persuadé, et tout d'abord parce qu'il ne peut s'em­pêcher de faire la comparaison entre un passé sans doute mar­qué parfois d'échecs ou de ridi­cules, mais durable et solide, et un présent décevant et peu ras­surant. De plus, il recherche dans l'Histoire une dimension qui lui manque. 274:187 Alors, mécontent, il por­tera au compte de la fausse mo­destie de bon ton le réalisme paisiblement dédaigneux de son initiateur, à moins qu'il n'y voie le consentement au conformisme démocratique présent. C'est qu'en fait les biens détruits de l'ancienne famille, sa dispersion, les reniements ou l'oubli des fidéli­tés de jadis au profit de vocations intellectuelles ou politiques marxistes et gauchistes, tout cela concerne et atteint, mystérieuse­ment, et indirectement, le lecteur lui-même. L'effritement des réa­lisations, l'abolition même ou la dérision des prétentions sociales lui apparaissent comme la con­damnation anticipée de ses pro­pres ambitions. Il ne regardera pas Alain, le neveu passé au gau­chisme frénétique et à la théo­rie de l'assassinat émancipateur, comme un allié ; il ressentira la répulsion qu'on éprouve devant une bête malfaisante, et non la simple curiosité que peut susci­ter le résidu monstrueux d'une histoire trop complexe. Néan­moins le charme piquant de la narration, les anecdotes et les portraits, le jeu des confidences fictives et des allusions plaisam­ment trompeuses assurent à Jean d'Ormesson l'attention constante du lecteur de « Au plaisir de Dieu », même s'il demeure réti­cent devant des perspectives phi­losophiques, historiques, morales et sociales plus conformes sans doute au caractère du personna­ge qui parle que de l'auteur lui-même. J.-B. M. #### Henri Landerner Les Waffen S.S. (Éd. Balland) Peut-être, avec le recul du temps, cette épopée barbare ap­paraîtra-t-elle prestigieuse, quand les condamnations morales ne rencontreront plus qu'un écho as­sourdi. Ceux qui traitèrent Hitler de monstre s'exposeront-ils aux mêmes railleries que les ultras qui appelaient Napoléon « l'ogre de Corse » ? Déjà la mollesse de certaines réprobations à l'égard des terroristes japonais ou pales­tiniens rend douteuse la sincéri­té des malédictions jetées sur le nazisme par les mêmes person­nages qui semblent vraiment avoir deux poids et deux mesu­res. Et tous ceux qui se sont ef­forcés de faire tarir les sources de vraie grandeur humaine au­ront amené la postérité à cher­cher une, fallacieuse grandeur dans la fresque noire de l'Hitlé­risme. Nous devons sans tarder procéder à une analyse critique sur des points que les moralistes de l'immédiate après-guerre ne tenaient nullement à aborder : soucieux de condamner le natio­nalisme en France bien plus en­core qu'en Allemagne, ils se sont gardés de montrer en quoi jus­tement le nazisme tendait vers un authentique internationalis­me. Il n'est que de voir dans ce livre, fort bien documenté et abondamment illustré, l'énuméra­tion de toutes les divisions S.S. issues de tout pays, même alba­naises et mongoles ! Les exten­sions abusives anéantissent les significations premières ; il était inscrit dans la destinée du na­tional-socialisme qu'il aboutit à l'écrasement des formes de vie fécondes et attachantes des pays germaniques. 275:187 Il ne pouvait par­venir qu'au pilonnage des bef­frois, des vieilles places à arca­des, des bassins fleuris autour des fontaines des villes, à la destruc­tion de ces modes d'existence où se traduisait un art bien humain d'harmoniser la vie avec la terre et le temps. Il y a une certaine musique germanique, d'essence patriarcale et chrétienne, à la­quelle avaient travaillé les prin­ces et les jésuites, que le Wagné­risme ne pouvait contenir et qu'il tendait à rejeter. A la conception encore rustique, aristocratique, paysanne et bourgeoise, l'Inter­nationale S.S. substitua la mobili­sation frénétique d'une Europe de transe, de l'Europe des cas­quettes, des bottes, des poignards -- et, déjà, de la steppe où elle chercha la réalisation de son rê­ve et où elle s'engloutit. Mais ceux qui le reconnaîtraient vo­lontiers ne transposeraient nul­lement l'idée pour l'appliquer au monde nouveau où les esthéti­ques du genre « pop », vagues et tonitruantes, avortées ou mal venues, prétendent apporter la li­berté en détruisant les caractè­res les plus vitaux. Telles sont les réflexions que peut inspirer ce livre -- peut-être malgré lui, car le spectacle de la vaillance militaire tend à y suggérer une sympathie qui pourrait, bien abusivement, s'étendre au-delà des actions guerrières souvent brillamment évoquées. J.-B. M. #### Julien Gracq Lettrines (2) (José Corti) Dans ce deuxième recueil de notes personnelles, J. Gracq évo­que aussi bien ses lectures et re­lectures que des impressions de voyage et des souvenirs d'en­fance. La multiplicité des sujets énumérés au fil de la confidence n'altère pas une impression de profonde unité. Une méditation patiente a intégré les apports du surréalisme à un classicisme à la fois subtil et sûr. Le ton de la causerie est celui de la vérité et nous sentons une présence, le rythme continu et fort d'une vie intérieure. On peut penser qu'à la probité, à la franchise naturelle d'un esprit fidèle à ses origines provinciales, la géogra­phie qu'il a passionnément étu­diée et longtemps enseignée est venue s'ajouter pour apporter à l'œuvre de J. Gracq un sens rare de la structure. Soumis à cette alchimie et à cette discipline personnelles, le surréalisme est devenu chez lui créateur de transparence, tandis que chez d'autres, il a, en dépit de beautés littéraires certaines mais disper­sées, fermenté souvent un dé­sordre obscur. On admire com­ment Gracq sait capter l'âme d'un paysage. L'insolite même, l'imprévu des appréciations ob­tient sans difficulté notre adhé­sion, quand il rapproche à pro­pos de la Normandie les évoca­tions de Proust et le climat 1920 des aventures d'Arsène Lupin. La distinction et la maîtrise de la langue permettent justement au vocabulaire, et même à cer­tains termes rares, de créer un « climat » au sens moral, mais aussi au sens météorologique, aérien du mot. 276:187 Une complète li­berté s'exprime dans ces ré­flexions et on lui est souvent reconnaissant de dire tout haut ce qu'on pensait tout bas, com­me à propos du jugement sur Rodin. Les fervents de ses ro­mans lui en voudront-ils de dé­rouler parfois les sources ancien­nes de son inspiration ? On doit admettre qu'à partir d'une cer­taine époque de sa vie un auteur conscient d'avoir réalisé une œu­vre importante ait le désir de dispenser quelques leçons indi­rectes en révélant un peu la na­ture des matériaux employés et en se racontant soi-même. Cet aspect second, mais non secon­daire d'une œuvre est rendu souhaitable et même urgent en notre temps pour deux sortes de raisons : d'abord il représente une précaution légitime contre d'éventuelles exégèses tirées d'une psychologie incongrue ou extra­vagante, si ce n'est d'une mal­veillance érigée en méthode ; en­suite la confusion et l'insuffisance de tant de productions littéraires font réclamer un apprentissage pour certains auteurs ; une réé­ducation pour d'autres. Il faut des maîtres : nous pensons que Julien Gracq est l'un deux. J.-B. M. #### Maurice Clavel, Camus, Barrès Avec Maurice Clavel il y a des surprises. Feu follet, il se dé­place imprévisiblement, selon les courants d'air, et quelquefois, sans doute, c'est l'esprit qui souffle et fait bouger le feu follet. Dans le *Nouvel Observateur* du 3 juin, Clavel s'interrogeait sur Albert Camus, se demandant s'il n'aurait pas rejoint « les Fran­çais d'Algérie dans leur malheur, sinon dans leur horrible révolte ». Pour ma part cela me paraît probable, et peu importe que Clavel, bizarrement, peut-être perfidement, ait l'air de se con­soler de la mort de Camus, qui en somme serait mort à temps. Peu importe que la révolte des Français d'Algérie soit qualifiée d'horrible, alors que le qualifi­catif presque obligatoire est « sainte », quand on parle de ré­volte. Nous savons ce qu'est la mode. Ce qui est intéressant, c'est la suite. Clavel : « Je m'arrête... Sachant qu'il resterait à éclaircir le soudain et profond mystère du réenracinement de Camus à sa mère et à sa terre. Et l'étude serait d'autant plus actuelle qu'il faudrait aborder les difficiles rapports de l'enracinement et de la révolte. Car nous nous enraci­nons aujourd'hui. Du moins nous le voulons, pour un peu désespé­rément. Si Camus l'emporte sur Sartre à titre posthume, de même Barrès sur Gide... « Dans la longue et superbe dramatique de Cazeneuve, dont le succès populaire est immense -- « Entre toutes les femmes » his­toire d'un fils et de sa mère -- un paysan du Gers prononce presque à la lettre les phrases de Barrès sur « la plante humaine qui ne peut vivre qu'en son mi­lieu de naissance. » 277:187 Clavel évoque ensuite « le ré­veil des nations basque, bre­tonne, etc. » et le fait que les gauchistes « comprennent ce ré­veil en luttant pour l'aviver ». Et il s'interroge : « Mais alors, quoi ? Que se passe-t-il ? Qu'est devenue l'humanité universelle à libérer partout et authentique­ment ? Où donc est Marx ? Les masses seraient-elles la terre ? Est-ce que l'homme abandonne aujourd'hui son humanité ? Ou se réfère-t-il à une origine et une nature humaines plus com­plexes et concrètes, perdues de­puis les Lumières et peut-être la Renaissance ? Serait-ce le début de ce « nouveau Moyen Age » promis naguère pour bientôt par Berdiaeff ? Et que cherche d'au­tre Soljénitsyne ? Surprise assez divine. On voit Barrès sauter par-dessus Gide et tomber dans les bras des Maos, *qui* l'accueillent en frère (pas en père, ce pouvoir n'étant pas en­core restauré). On voit Marx bou­der tout seul au coin, avec son mannequin d'homme, tandis que les rondes chantantes d'hommes vrais, qui sont d'une terre, d'un pays, se déploient partout. Mais ces terres, et ces nations qui y vivent, à quoi tiennent leurs dif­férences ? Pas seulement à la géographie, mais au passé, n'est-ce pas, et Barrès disait bien : la terres et les morts. Nous voilà partis pour un grand voyage. Revenons au texte de Clavel. Je parle des rapports entre l'en­racinement et la révolte. Révolte donc, contre l'uniformité, l'ano­nymat, contre une idée basse de l'homme qui ne voit en lui que le producteur et le consomma­teur. Révolte antimoderne, au sens de Péguy. Il est bien remarquable de lire cela dans l'hebdomadaire de la gauche « éclairée ». Georges Laffly. #### Paul Sérant Le Mont Saint-Michel (Éd. S.O.S.) J'aime beaucoup le livre de Paul Sérant, et pas du tout la manière dont il commence. Je ne suis nullement attendri à l'idée que le prieur de l'abbaye fasse partie des pompiers du Mont. Il doit avoir autre chose à faire. Et les récits parallèles des deux pè­lerins insupportables -- l'un co­lonel intégriste, l'autre contesta­taire du genre hippie -- me pa­raissent relever d'une imagerie fausse. Je crois que l'auteur a tort de les renvoyer dos à dos. La suite de son livre, tout reten­tissant des musiques de l'his­toire et du sacré, intéressera sans doute les intégristes, ces héri­tiers, et pas du tout les néo-chré­tiens si pauvrement cantonnés dans le présent. Et il faut lire ce « Mont Saint-Michel » pour entrevoir ce dont ils se privent. Paul Sérant descend jusqu'aux soubassements du culte de l'archange. Au mont Tombe, en 709, l'abbaye s'élèvera à partir d'un rêve de saint Au­bert, l'évêque d'Avranches. sur l'emplacement d'un ancien temple mithraïque. Et cette région avait connu le culte de Bélénus (le brillant) au temps des Celtes. Ainsi se préparait l'accueil du culte de l'archange, symbole de lumière et de feu. 278:187 On appréciera un excellent cha­pitre sur les anges et un autre sur les divers aspects symboli­ques de Saint-Michel. Paul Sé­rant indique lui-même que ce domaine du symbolisme doit être abordé avec prudence, mais il a eu bien raison de ne pas l'écar­ter. Cela nous vaut des pages ri­ches et fortes. L'histoire du Mont depuis les origines trouve aussi sa place -- avec les légendes qui s'y rattachent. Oui. il s'agit d'un très beau livre. G. L. #### Ernst Jünger Le lance-pierres (Table Ronde) Sous une allure aimable, dé­tendue, Jünger vient d'écrire (ce livre est récent) un roman in­quiétant et tout entier sous-ten­du par sa réflexion sur l'homme et le temps. En apparence, nous nous pro­menons dans un monde paisible, à Brunswick, dans une époque qui est encore belle -- c'est avant 14. Les mœurs sont douces et ré­glées, les héros sont des jeunes gens qui vont au collège. Mais à chaque instant, un détail vient marquer les failles de ces belles apparences. La violence et le trouble sont partout. Ce qui nous est décrit c'est une société fra­gile, et qui se désagrège. L'or­dre n'est plus nourri de l'inté­rieur et se maintient par habi­tude. Il ne résistera pas au choc. Chaque lundi, le proviseur célè­bre le culte protestant devant les élèves, mais quand il prendra sa retraite, on sait que personne ne le remplacera. Dans le chemin des haies, le jeune Clamor aper­çoit des grévistes des filatures -- image de conflits sociaux -- et les pécheurs de la Beeke se plai­gnent que les usines empoison­nent le poisson : la pollution s'infiltre. Et des figures inquié­tantes tiennent leur place dans cette histoire : le grand épicier Dandhré et l'intérêt qu'il porte à un hussard, le censeur Zaddek, qui corrige sadiquement un élève, pendant les cours particuliers qu'il lui donne. C'est sur ce fond d'ombre que se détachent les deux personna­ges principaux : Théo Quarish et Clamor Ebling. Ils sont les deux branches du lance-pierres. M. Henri Plard, l'excellent traduc­teur, nous indique que le titre allemand révèle mieux ce sym­bolisme. Die Zwille évoque zwei (deux) et zweig (la branche). Aux yeux de Jünger, ces deux natures opposées se rejoignent ; à une certaine profondeur, les dualités se révoltent en harmonie. Théo Quarish est un adoles­cent violent, impérieux, sédui­sant et plein d'intelligence. Son âme est faite pour le crime et la ruse mais il s'impose à tous, et connaît assez bien les règles du jeu social pour se tirer à son avantage de toutes ses intrigues. Il est estimé et honoré. Seul son père ne se trompe pas sur lui. Théo méprise son père en nihi­liste. Dans son Journal Jünger note : « L'anarchiste hait son pè­re, le nihiliste le méprise. C'est la différence entre Brûlard et Ver­khovensky. » 279:187 A neuf ans, Théo a mordu son père cruellement, et l'auteur rappelle sur ce point le crime de Cronos contre son père Uranus. On laisse entendre que Théo est responsable de la mort d'un jeune homme, d'un incen­die. Mais il n'est jamais soup­çonné. Dans ce roman, nous le voyons employer deux jeunes condisciples à filer les gens de la ville ; il recueille ainsi des ren­seignements qui peuvent lui ser­vir à des chantages. On le verra aussi voler. Mais ces peccadilles sont le fait de sa situation dé­pendante. Il ne fait que s'exer­cer. En lui l'esprit est déjà prêt pour d'autres entreprises, d'au­tres crimes. En face Clamor Ebling, qui vient de son village, est un en­fant désarmé, engourdi, qui as­siste sans le comprendre à un spectacle qui le dépasse. Nature rêveuse, et solitaire, et pieuse (le seul personnage du livre qui prie). Il passe en général pour stupide -- et particulièrement aux yeux de son professeur de maths. Mais s'il est incapable d'analyse, il a une grande puissance de concentration, il perçoit un mon­de plus riche et plus vaste que les braves enfants qui l'entourent. « C'est encore un reste des âges anciens, non exploité, sans fissu­res, pieux. » Ainsi le juge le Su­perus (surnom du père de Théo), vieux pasteur dont la vie est un échec, mais qui a le jugement sain et fin. Voici donc les deux branches du lance-pierres. Il me semble qu'ils représentent, aux yeux de Jünger, comme deux figes de l'hu­manité. Clamor est l'homme de la campagne (une âme de pâtre ou de jardinier, dit encore le Superus, mais pas de chasseur), il est lié à la terre et au ciel. Théo est l'homme de la ville, dans ce qu'il a de meilleur et de pire, délié et pervers « il reconnaît les valeurs et les méprise ». C'est un des nouveaux nomades dont par­lait Spengler. Mais pour faire un tableau honnête, je dois dire qu'aux yeux de Jünger, il ne s'agît pas de l'opposition du vice et de la vertu. Il ne condamne pas Théo. On le comprendrait mieux en se référant à un très court récit du même auteur, *Voyage à Go­denholm.* On y voit une opposi­tion semblable entre deux hom­mes, Moltner et Ejnar. Elle ne porte pas sur leur moralité, mais sur leur manière d'être au mon­de. Il y a plus de nature dans Ejnar, et chez Moltner, plus d'in­quiétude, une capacité de souf­france plus grande, et à première vue une fragilité. Le récit con­siste essentiellement gn une soi­rée passée chez un vieux sage, Schwarzenberg. Les deux hom­mes y sont l'objet de visions : la réalité cachée leur est révé­lée. Ils pensent entrevoir le cœur du monde. Or, Moltner, plus aigu sans doute, mieux préparé (par sa faiblesse même ?) va plus loin vers l'essentiel qu'Ejnar. Il se dépouille mieux de ses liens humains. Si Théo, comme Moltner, est signe que nous entrons, comme dit Jünger, dans « une nouvelle maison du temps », il reste que chez eux, et particulièrement chez le collégien de Brunswick, les aspects négatifs l'emportent. Au moins à mes yeux d'homme de l'ancienne maison. Le lance-pierres est aussi le ro­man de l'absence du père, Cla­mor est orphelin -- et adopté à la fin par son professeur de des­sin. Pour tous ces enfants en pension, le père est lointain. Quant au père de Théo, il est re­nié en humilié. 280:187 Par ces deux traits -- indices d'un temps nouveau et efface­ment du père -- le roman dépas­se l'anecdote. On y voit s'y des­siner les lignes de rupture par où s'engouffrera le chaos. C'est un livre dans la lignée des Possé­dés. G. L. #### Jean-Jacques Antier Carrel, cet inconnu (Éditions S.O.S.) C'est le 5 novembre 1944 -- il y a tout juste trente ans -- qu'est mort Alexis Carrel. Ce prix Nobel, l'un des plus grands sa­vants dont la France puisse s'ho­norer, n'a jamais été aimé du pays légal. Son goût de la ri­gueur scientifique et de la vérité le rendit perpétuellement suspect à tous les milieux officiels. Quand, en 1940, âgé de 67 ans, il revint d'Amérique en France pour partager le sort de sa pa­trie envahie et lui apporter le concours de sa science, de son expérience et de ses relations américaines, le geste parut dé­placé à beaucoup. On le lui fit comprendre à la Libération. Heu­reusement, son œuvre scientifi­que et littéraire est connue du monde entier. Même en France, on a lu et on continue de lire *L'Homme, cet inconnu*. -- Dans un récit très vivant, J.-J. Antier nous fait pénétrer dans l'intimité de ce personnage assez mystérieux et nous fait assister à son ascension spirituelle où s'entraperçoit une sorte de saint de la science et du christianisme. Louis Salleron. #### Jean-Gaston Bardet Mystique et Magies (La pensée universelle) Jean-Gaston Eardet est un per­sonnage extraordinaire. Urbaniste célèbre -- il fut président de la Commission d'urbanisme de l'O.N.U. -- c'est aussi un pas­sionné de l'ésotérisme. Catholique convaincu, il oppose la mystique aux multiples formes de la ma­gie mais croit aux relations très étroites de la vie surnaturelle et de la vie naturelle. Ces relations, il les voit d'une manière qui re­lève, à nos yeux, de l'imagina­tion. On est sensible à son inten­tion ; on n'arrive pas à l'être à ses démonstrations. L. S. 281:187 #### Jean Guitton Écrire comme on se souvient (Fayard) Joubert disait qu'il convien­drait d'écrire « après un long re­pos de l'âme et comme on se souvient ». Jean Guitton a tiré de cette réflexion le titre de son nouveau livre. La trame d'une vague chrono­logie supporte cette liberté que souligne une écriture d'apparen­ce négligée mais en fait très étu­diée. Le résultat est atteint, car le livre se lit avec beaucoup d'agrément. La peinture est le violon d'In­gres de l'auteur. On ne s'étonne donc pas qu'il excelle dans les portraits, souvent dressés en pa­rallèle ; Pouget et Teilhard de Chardin, Bergson et Loisy, Saliè­ge et Roncalli, Foch et de Gaulle. La religion ne pouvait être ab­sente des souvenirs du plus no­table de nos académiciens catho­liques. Elle y est à chaque li­gne, dans la double menace que nous lui connaissons, œcuméni­que et moderniste. Entendons cette dernière épithète au sens qu'il lui donne : « A notre épo­que où le modernisme reparaît sous une forme plus subtile, M. Pouget me semble plus vivant que jamais. Car il était profon­dément moderniste. Il était même le seul moderniste véritable, en ce temps où il y avait tant de modernistes incomplets. Ce pape n'est pas de ma pa­roisse, disait déjà François Mau­riac parlant de Pie X. L. S. #### Abbé André Deroo Lumières sur sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et la famille Martin (Téqui) On sait toutes les calomnies que J.-F. Six a déversées sur la famille de sainte Thérèse de l'En­fant-Jésus. Étranger à toute mé­thode scientifique, obsédé de psy­chanalyse et de sexualisme, in­capable de rien comprendre tant il est sot et méchant, il est vrai­ment un parfait exemple de *clerc postconciliaire.* Nous avons dit, sur ses deux livres, l'essentiel de ce qu'il y a à dire dans les nu­méros 161 (mars 1972) et 177 (nov. 1973) d'ITINÉRAIRES. Cepen­dant celui qui, sans doute, est le mieux informé de tout ce qui touche à sainte Thérèse, l'abbé André Deroo, avait encore d'in­nombrables erreurs d'informa­tion ou d'interprétation à re­lever chez J.-F. Six. 282:187 Il vient de le faire dans *Lumières sur sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et la famille Martin,* dont les 229 pa­ges, excessivement modérées dans le ton, constituent cependant un écrabouillage définitif du curieux préposé au dialogue avec les in­croyants. L. S. #### Alain Guichard Les Jésuites (Grasset) Les jésuites vont tenir leur trente-deuxième Congrégation gé­nérale, le 1^er^ décembre 1974. Pour mieux comprendre leurs problè­mes et les décisions qu'ils pren­dront, on lira ce livre qui fait, avec beaucoup de clarté, le point de la situation actuelle, dans une perspective que les noms des RR. PP. Moinet et Ribes définis­sent assez bien. C'est dire que les tendances de l'auteur sont à peu près exactement opposées aux nôtres ; mais le document est bon. L. S. #### Marie-Paule Préat Jacques Lœw ou le défi évangélique (Fayard-Même) A ceux qui ignorent la vie et les livres du Père Lœw ce livre fournit une bonne introduction. Mais il est gâté par un « témoi­gnage » préalable (8 pages) de Georges Hourdin dont l'œuvre se situe aux antipodes de celle du P. Lœw. On est gêné pour lui (puisque rien ne le gêne) qu'il n'ait pas senti l'inconvenance qu'il y a de sa part à présenter, ou vouloir récupérer, un homme admirable avec qui il n'a rien de commun. L. S. 283:187 #### Portrait de Jehanne d'Orliac Sous un grand feutre qui la coiffe cavalièrement, les épaules couvertes d'une grande cape lais­sant paraître un gilet rouge, elle a l'air d'un mousquetaire oublié au XX^e^ siècle. Son grand nez busqué de gascon sépare ses yeux perçants, noirs je crois, renfon­cés sous de forts sourcils noirs. Dépassant une cigarette qui pend de ses lèvres, sa voix grave et masculine, grasse et un peu na­sillarde, sans doute à cause de la fumée qui restreint sa respi­ration, émet des propos toujours accentués, un peu dédaigneux et sceptiques, marqués de son ju­gement personnel. Elle a beaucoup écrit sur l'his­toire de France ou dans son ca­dre : *Madeleine de Glapion, de­moiselle de Saint-Cyr, Chanteloup du XIII^e^ au XX^e^ siècle*, deux ouvra­ges couronnés par l'Académie, à des années de distance, des étu­des de femmes aux grands noms passés, *Anne de Beaujeu, Diane de Poitiers, Yolande d'Anjou, Christine de Suède* -- était-elle, à sa manière, une féministe avant la lettre ? J'en doute -- et des por­traits d'écrivains à forte person­nalité, Pascal, Saint-Simon, P. L. Courier (*Le Drame de la Chavan­nière*), dont elle aime et partage l'esprit caustique sans adopter la ligne libérale, une belle étu­de originale sur *Suisses et Gri­sons soldats de France*, sans dou­te aussi couronnée. Le sommet de sa carrière littéraire a dû se placer entre 1926 et 1936. Nous évitions le sujet qui nous sépare, mais si nous l'abordions, tous deux avec passion, c'était sans danger ni pour l'un, ni pour l'autre, de changer, quand nous la visitions, l'été, en Touraine, dans sa loge de Chanteloup, au bord du domaine des Choiseul, d'où ne s'élance plus la fameuse Pagode, précurseur dans sa fan­taisie architecturale de nos fu­sées spatiales, qui ne devaient ti­rer d'elle qu'un autre haussement d'épaules. Cependant, dans son chalet non loin, Geneviève Dehel­ly, inséparable aux doigts agiles qui égrenaient quelques *Croquem­bouches* de Claude Delvincourt, après avoir fait connaître *Miroirs* de Claude Debussy à Jacques Fé­vrier (*dixit*), s'occupait sans en­nui de préparer quelque repas. Toutes deux sont mortes à pré­sent, Jehanne après Geneviève, cet été, seule, à plus de quatre-vingt-dix ans. Monarchiste, de cœur et d'in­telligence, comme on est moine, elle s'était laissée oublier, après la guerre, dans cette rue pari­sienne, de l'autre côté de Fran­çoise Sagan et certainement in­connue d'elle, mais connue de sa crémière, près de qui j'ai eu l'idée, un peu tard et vainement, de chercher sa trace ce printemps même. La dernière fois que je la vis, -- son amie vivait encore, -- elle continuait de couvrir des pages grand format de sa grande écriture inclinée, pour écrire, pour rien, puisqu'elle ne cher­chait plus à publier, pour satis­faire ce besoin de l'écrivain qu'elle n'avait pas cessé d'être. Presque tout, je m'avise bien, m'échappe de sa vie et de sa per­sonnalité, sinon qu'elle s'était fi­xé une espèce de code à elle d'élé­gance mentale et virile, qui da­tait de quelques siècles et sem­ble n'être plus compris de per­sonne. Son temps, qu'elle a eu, a passé, balayé par la mutation tant invoquée depuis. Elle est pour moi un exemple de cet art difficile d'être sans dépendre de personne. Achevant ses jours dans une indigence probable et digne, -- j'aime à croire, parmi ses papiers et quelques vieux livres, -- elle a quitté ce monde, en solitaire, comme le fameux loup de Vigny, symbole d'un poè­te mal-aimé, qu'elle m'évoque invinciblement. J.-B. Barrère. 284:187 ## DOCUMENTS ### Le Portugal sous la botte Jean-Marc Dufour était au Portugal fin sep­tembre et début octobre. On a lu plus haut son récit : « J'ai vu tomber Spinola ». Précédemment, au mois de juillet, deux ré­dacteurs de *Permanences* avaient visité ce mal­heureux pays catholique tombé sous la botté maçonnico-marxiste. Nous reproduisons ci-après l'article qu'ils avaient publié dans leur numéro 112. Leur relation prend place à côté de celle de Jean-Marc Dufour. Le Portugal est tombé. Sans coup férir, ou presque. D'un seul coup la Révolution a emporté ce pays qu'elle semblait avoir dédaigné depuis près de cinquante années. Et le coup a été fait principalement par l'Armée -- ou du moins par une minorité militaire. -- Le reste de l'Armée a accepté le fait accompli. Aucune voix, aucun acte significatif ne se sont opposés à l'action des 200 « capitaines rouges ». Depuis le 25 avril, les événements se succèdent : bolchevisation de l'Armée, soviétisation des entreprises, proclamation de « l'indé­pendance » de la Guinée, préparatifs de la « décolonisation » de l'Angola et du Mozambique, etc. Les règlements de comptes féroces ont déjà commencé en Afrique. Les troupes noires de l'Armée portugaise se débandent pour fuir les massacres. (60 % de l'Armée portugaise sont composés de noirs.) Les promesses d'expulsion des petits colons blancs s'affirment, ainsi que celles de liquidation physique, comme naguère en Algérie, au Congo, etc. 285:187 Au Portugal métropolitain, la destruction du. fascisme est célébrée par un déferlement de littérature subversive et pornogra­phique. Films et revues sexy trouvent une clientèle fraîche dans ce pays enfin « libéré » d'un demi-siècle d' « obscurantisme ». Bientôt, dès que le législateur pourra s'en occuper, ce sera la pilule, l'infor­mation sexuelle, le planning familial, l'avortement libre., le di­vorce... Oui, le Portugal est tombé. Il est tombé dans le maelström des « libérations » morales, sociales et politiques... en attendant d'entrer dans l'ordre totalitaire communiste. Tout cela se déroule selon une progression classique, monotone et uniforme. Seules semblent actives les forces de dégra­dation. Les responsables autorisés de l'ordre civil et religieux parais­sent frappés d'ataxie. L'Église n'est pas allée au-delà des grandes affirmations de principe. Et tandis qu'on assassine la nation, les universitaires se taisent, les anciens combattants, qui offraient hier leur vie pour sauver un village d'Afrique, se taisent également. Comment un tel écroulement peut-il s'expliquer ? S'agit-il d'un phénomène proprement portugais ou d'un épisode des conjurations d'intérêts internationaux ? L'action communiste y fut-elle prépondérante ou simplement occa­sionnelle ? Quelles leçons devons-nous tirer nous-mêmes de ces événements ? La réponse à ces questions nous a paru d'une telle impor­tance que nous avons voulu tenter d'en trouver les éléments en nous rendant au Portugal, en juillet dernier, soit trois mois après le coup d'État du 25 avril. Nous en avons rapporté deux séries de constatations : la pre­mière porte sur le rôle des puissances « libérales » d'Occident, la seconde porte sur l'action menée par les organisations communistes. #### 1. -- Le rôle des organisations internationales non-communistes Comment le *Dagens Nyheter* de Stockholm a-t-il pu écrire : « La haute finance internationale et les milieux bancaires portugais ont joué un rôle important dans le coup d'État du 25 avril » ? Comment le journal danois Politiken a-t-il pu écrire : « Les États-Unis ont joué un rôle décisif dans la révolte militaire » ? 286:187 Comment le *Svobodna Slova* de Prague (où était réfugié le Secré­taire Général du Parti communiste portugais Alvaro Cunhal) a-t-il pu écrire quelques jours après le 25 avril : « La solution politique et non militaire en Afrique a été acceptée par la XXX (non d'un groupe in­dustriel portugais) » ? La réponse à ces questions a été clairement donnée par une série de faits qui sont maintenant dans le domaine public et que le journal madrilène *ABC*, notamment, a révélé dans son numéro du 5 juillet 1974 : « La mystérieuse réunion du Club de Bilderberg. » : du 19 au 21 avril, Megève est surveillée par la police française comme si le visiteur était un chef d'État. En effet, à l'hôtel du Mont d'Arbois, propriété d'Edmond de Rothschild, se réunit la fine fleur de la politique et des finances occidentales. La réunion est très discrète, à huis-clos ; les journalistes n'en parleront pas ; mais c'est là que se décide le sort du monde occidental. Depuis 1954, jour de la première réunion à l'hôtel Bilderberg, dans la ville hollandaise d'Oostedberck, sous la présidence du Prince Bernard de Hollande, les hommes les plus influents d'Occident se réu­nissent une fois par an pour étudier la situation politique et financière et examiner ou approuver des programmes pour l'avenir. « Il suffit de constater les noms des participants à la réunion de cette année pour se rendre compte de son importance : Nelson Rockefeller, gouverneur de l'État de New York ; Frederik Dent, secré­taire américain du Commerce ; le Général A. Goodpaster, comman­dant des forces alliées en Europe, Denis Healey, ministre des finances anglais ; Joseph Luns, secrétaire général de l'OTAN ; Richard Foren, président en Europe de la General Electric ; Helmut Schmidt, mi­nistre des finances allemand, aujourd'hui chancelier après la démis­sion de Brandt (...) ; Giovanni Agnelli, président de Fiat, etc... et en plus Thorsen Anderson, homme d'affaires portugais, qui a sondé les intentions de Joseph Luns sur les possibles réactions de l'OTAN face à un possible changement de régime au Portugal. Quelle fut la réponse de Luns, secrétaire général de l'OTAN à la question qui lui fut posée à Megève ? -- La réponse à cette question nous est donnée par le compor­tement des navires de l'OTAN devant Lisbonne, dans les premières heures du coup d'État. Leur présence devait être un élément de dissuasion contre ceux des « généraux ultras » qui auraient pu concevoir une velléité d'opposition au putsch. Tout le monde a pu constater à Lisbonne l'arrivée discrète, le 24 avril, d'unités de l'OTAN dans le port de la capitale portugaise ([^22]). 287:187 Ces bâtiments et sous-marins appartenaient à certains des onze pays de l'organisation atlantique qui devaient prendre part aux grandes manœuvres aéronavales Dawn Petrol 1974, programmées pour le 26, dans la Méditerranée et dans la côte atlantique. Des avions anglais et américains, toujours dans le cadre des manœuvres, étaient stationnés à la base de Montijo, à 30 km de Lisbonne. Mais peu avant que la « Junte » n'ait annoncé à la télévision le change­ment de régime, les manœuvres atlantiques furent annulées : les navires portugais qui étaient en haute mer purent ainsi regagner le Tage et stopper tranquillement devant Lisbonne. Le commandement de la Marine devait proclamer à 16 heures son adhésion à la « Junte de Salut National ». Responsabilités des organisations économiques et financières de l' « Occident », responsabilités des organisations du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN), mais responsabilités aussi des autorités religieuses... D'après plusieurs journaux dont l'*ABC* de Madrid, le Général Spinola avait eu soin de faire pressentir le Vatican : « A Rome, Mgr Pereyra Gomes, chef de l'aile libérale de l'Église portu­gaise défend le plan Spinola devant le Cardinal Villot. » (*ABC*, 5-VII-74.) Rien ne signale que Rome ait manifesté la moindre opposition au plan d'action envisagé ; au contraire ([^23]). Le coup d'État du 25 avril a sans doute été l'aboutissement d'une conjuration techniquement bien préparée ; sans doute, aussi, l'exé­cution du plan préparé dans l'ombre a-t-elle été magistralement conduite. Reste que les techniciens du Coup ont trouvé la citadelle endormie ; les chefs dormaient ou doutaient. Nul ne se préoccupait de la rapide subversion des esprits menée depuis la mort de Salazar. « Lorsqu'une révolution éclate c'est qu'elle est déjà terminée » écrivait Ploncard d'Assac ; c'est en effet sa préparation sociale et le désarmement des esprits qui sont l'essentiel. La diffusion active des ouvrages de la pensée marxiste, la fermentation gauchiste à Coïmbra, l'engouement d'une bonne partie de l'élite catholique pour la « synthèse » catholico-marxiste... ont beaucoup plus fait pour la chute du Portugal que l'habileté manœuvrière des 200 « capitaines rouges » qui ont pris le pouvoir le 25 avril. Ne nous étonnons donc pas de retrouver autour du Portugal, abandonné par ses chefs, toutes les tendances traditionnelles de la Révolution, du capitalisme anonyme au socialisme bolchevique ; du progressisme chrétien aux maçonneries internationales ([^24]). 288:187 #### 2. -- Le rôle des éléments communistes Les « maffias » d'argent ont peut-être cru en « libérant » le Portugal de son régime « salazariste » qu'elles le feraient entrer dans les systèmes économiques mondiaux qu'elles contrôlent. Tout incline à penser qu'elles l'ont plutôt livré au communisme... au communisme bolchevique pour ce qui est du Portugal européen, au communisme chinois, pour ce qui est du Portugal africain. Sur le caractère fondamentalement marxiste du Mouvement des Forces Armées (MFA) qui n'a pas cessé d'avoir l'initiative des opérations depuis le début du mouvement insurrectionnel, il n'y a aucun doute à avoir. Il suffit de se référer au programme du PC portugais, adopté lors de son dernier congrès (en septembre 1965) pour comprendre que la phase actuelle de « démocratisation » du Portugal est une étape. Le programme du Parti communiste prévoyait fort bien que « dans les conditions existant au Portugal où domine la dictature fasciste, la révolution, *dans une première étape,* est une révolution nationale démocratique (...) le peuple portugais ne pourra renverser la dictature fasciste et porter au pouvoir un gouvernement provisoire qu'au moyen d'une insurrection nationale, d'une insurrection populaire armée qui, vu le caractère militariste de l'État, suppose la partici­pation au mouvement ou la neutralisation d'une partie considérable des forces armées ». C'est bien ce qui s'est produit le 25 avril, mais avec une grande avance sur le processus envisagé en 1965 puisque c'est l'Armée qui a joué le rôle décisif et le peuple un rôle d'appoint. Tout ce qu'il nous a été donné d'observer, au cours de notre voyage au Portugal en juillet dernier, nous a montré à quel point le processus révolutionnaire y est conduit selon les règles de l'art moscoutaire. Certes, le Parti communiste n'est pas seul à l'œuvre. Nous l'avons vu. Mais rappelons-nous la vieille tactique de la collaboration du Parti avec des comparses socialistes, maçons et autres révolution­naires de moindre densité idéologique et de structure plus faible cette vieille tactique dont une des performances les plus connues fut celle qui précéda et prépara le coup de Prague en 1948, est en train de se dérouler actuellement au Portugal. Voyons donc quel est le rôle, quelles sont les méthodes d'action des éléments marxistes dans les 289:187 L'action des comités révolutionnaires Ce qui frappe le plus l'observateur qui visite le Portugal trois mois après le Coup d'État, c'est la maestria avec laquelle le nou­veau pouvoir a su organiser partout et à tous les niveaux l'action des comités révolutionnaires. Ils constituent les moteurs de la Révolution, omniprésents et sans cesse mobilisés. Leur rôle est d'organiser la contestation per­manente, d'entretenir un climat de délation et par là de maintenir un niveau constant de peur pour les uns, de complicité pour les autres, d'acceptation du fait révolutionnaire pour tous. Les Comités révolutionnaires -- disons les « Soviets » -- pré­sentent l'avantage pour la « Révolution dans l'ordre », de micro­organiser le processus d'élimination des anciens cadres du pays, et de faire ainsi l'économie des désordres aveugles de l'anarchie san­glante. L'appareil extérieur de la contrainte physique est peu visible, même à Lisbonne. Par contre, les murs sont abondamment recouverts de graffitis et de slogans terroristes. Les faucilles et les marteaux dominent et les appels à la Révolution permanente alternent avec les incitations à la délation et à l'épuration : il faut traquer les traî­tres, les fascistes, les salazaristes... il faut fusiller les membres de la PIDE (l'ancienne police politique). Cette phase capitale, toute première dans le processus révolu­tionnaire, n'est-elle pas typique dans la méthodologie bolchevique ? Non pas que les « Soviets » soient les seuls révolutionnaires à avoir pratiqué la méthode des noyaux dirigeants pour la conquête du pouvoir politique. Mais au degré de perfection où l'on constate, actuellement au Portugal, la maîtrise des techniques de l' « agit­prop », la cohésion tactique dans les « Luttes populaires » et les liaisons internationales, comment ne pas reconnaître la férule mos­coutaire ? Le plus important dans la Révolution portugaise nous paraît donc bien dans l'installation quasi générale, du processus des hiérarchies parallèles de type moscoutaire. Les noyaux dirigeants Ce qui frappe le plus et ce qui constitue sans aucun doute le fait le plus important c'est l'installation partout des « noyaux diri­geants » ([^25]) : avec une rapidité incroyable ; dès le mois de mai, des « assemblées de travailleurs » se sont « spontanément » cons­tituées. 290:187 Elles ont aussitôt mis en place des organes permanents, des commissions, des comités d'action qui agissent au nom des assem­blées générales ; les « responsabilités » et les « compétences » de ces comités d'action ont tendance à s'étendre à tous les aspects de la direction et de la gestion des entreprises, des communes, des services de l'Administration, des universités : contrôle des condi­tions de travail, de l'embauche, des licenciements, participation au mouvement de -- démocratisation. du Portugal, épuration des sus­pects. C'est bien la technique des « soviets ». Et leur installation est actuellement quasi générale ; il n'y a pas une usine, pas un village, pas une administration où ne se trouvent en place des comités d'action. Ces comités sont composés de gens assez peu nombreux et leur niveau de « conscience révolutionnaire » est généralement assez médiocre. On ne leur demande pas d'ailleurs des actions de haute volée politique. On leur demande : -- 1) de dresser des listes de « suspects ». -- 2) de dénoncer les « crimes fascistes ». Plus tard, on s'en servira comme couverture populaire pour l'édification des nouvelles structures du pays. Dans une première étape dite de transition, la Révolution est parfaitement consciente de la fragilité de ses structures. Derrière le rideau de fumée des hiérarchies parallèles un désordre certain règne dans ses organisations ; celles-ci sont d'ailleurs composites ; il a bien fallu admettre dans leur sein les éléments divers du socialisme réformiste, de la maçonnerie... Les communistes ne sont donc pas encore totalement maîtres des rouages de l'État. Par en haut et par en bas... On comprend que la Révolution cherche à sérier les difficultés : actuellement on cherche à éliminer principalement l'influence des classes moyennes et des élites locales. L'on ne craint pas de rassu­rer les « gros ». Le Parti Communiste se signale par ses appels à la modération et par les campagnes contre les détracteurs de la Révolution (grévistes, gauchistes, anarchistes). La Révolution, maîtresse de la situation « par en haut » (appareil de l'État, radio, TV, Armée) cherche à consolider son pouvoir « par en bas »... et pour cela il faut éliminer l'influence des élites locales. Dès le mois de mai, un décret gouvernemental démettait de leur fonction tous les maires du pays, décapitant ainsi les villes et les villages des notables qui en constituaient la direction ordi­naire, livrant les populations aux comités révolutionnaires suscités dans les moindres villages. 291:187 La radio, la télévision, dont les communistes se sont assuré le contrôle dès les premiers instants du coup d'État, constituent les haut-parleurs permanents d'où sont déversés inlassablement les flots de propagande, les hymnes révolutionnaires et les mots d'ordre dont l'orientation est typique des méthodes du « parti moscoutaire ». La propagande chuchotée et malveillante, la technique du bobard et des fausses nouvelles, une sorte de terreur psychologique et de culpabilisation pèse aujourd'hui comme une chape de plomb sur le pays et entretient la démobilisation civique du « pays réel »...Et cette démobilisation paraît quasi totale. Ainsi l'épuration peut-elle poursuivre son œuvre. Les effets produits par l'organisation de la « terreur scienti­fique » (Douglas Pike) et l'action omniprésente des soviets sur les­quels soufflent inlassablement l'agitation et la haine, sont imman­quablement ceux que les mêmes techniques ont produit ailleurs. Les scènes de la « libération » portugaise sont étonnamment semblables à celles que les Français ont connu en 1944. Un ami nous a raconté la scène qui s'est passée près d'Estrella où un jeune milicien communiste est revenu au village pour insulter sa mère publiquement et l'accuser de l'avoir trompé en l'élevant dans des sentiments « fascistes et salazaristes ». La veille de notre départ de Lisbonne, un des directeurs de la N... à Lisbonne (près de 2000 employés) nous racontait que le comité exécutif de cette entreprise avait exigé l'exclusion de trois administrateurs. La Direction Générale avait répondu par un refus. Ce fut le lendemain matin la grève totale... et l'occupation insur­rectionnelle des locaux. Bien entendu, il n'y eut personne dans le personnel pour s'opposer au mouvement. Dans les démocraties tota­litaires, la volonté populaire est toujours « unanime » dans ses votes et « solidaire » dans l'action totale. L'installation de la démocratie militaire Un de nos amis nous écrivait en mai dernier : « Les soviets sont partout, sauf dans l'armée. Dans toutes les administrations, dans toutes les entreprises, les directeurs s'étant éclipsés, des réunions, comités, syndicats se sont mis à voter, élire, démissionner, réélire. On m'a raconté l'histoire de la sécurité sociale établie dans trois immeubles jointifs de dix étages chacun. Chaque étage a élu un comité généralement composé de femmes préposées au nettoyage, de l'huissier, de deux ou trois petits employés. Ces comités déci­dent ; une commission centrale, élue elle aussi, entérine. 292:187 Je suis personnellement pris à partie dans l'affaire X... La police officielle a accepté mes explications et déclare la question classée. Mais paral­lèlement les communistes ne me lâchent pas et je dois répondre par téléphone à des inconnus. Ils finissent par me demander « un rapport détaillé ». -- « Venez m'interroger, répondis-je ». -- « Bien, nous nous retrouverons. » « *Les soviets sont partout,* disait notre ami, *sauf dans l'armée* ». Ce n'est plus exact. Et ce point mérite d'être souligné car l'organisation des soviets dans l'Armée constitue peut-être l'étape la plus importante de la Révolution portugaise. On apprenait le 13 juillet la signature d'un décret gouvernemental réglant les conditions dans lesquelles fonctionnerait désormais la procédure des promotions d'officiers dans l'armée portugaise. Le décret décidait la création de « conseils militaires ». Le but recherché est évidemment d'achever la neutralisation des unités où pourrait subsister une velléité d'opposition au régime. On introduit donc dans l'armée la « démocratie militaire ». Les « conseils militaires », élus par des assemblées dans chaque unité ou garnison, devront établir avant le 31 octobre prochain les listes de promotion à tous les grades au-dessous de Colonel. Ils dresseront la liste noire des officiers dont l'avancement sera bloqué pour des raisons politiques et de ceux qui devront être dégagés des cadres. Les mêmes « soviets » militaires auront également dans leurs attributions la nomination des officiers dans les services spéciaux qui assurent maintenant les fonctions de police politique jadis exercée par l'ancienne PIDE. Enfin, ces « conseils militaires » constitueront une hiérarchie parallèle qui remontera jusqu'à la commission du Haut État-Major où siègeront leurs présidents. C'est à ce niveau qu'ils auront part à la promotion des nouveaux généraux et en général à la réglemen­tation de l'armée. Le « Mouvement des Forces Armées » formé par les « Capitaines rouges », on le voit, détient vraiment le pouvoir et dispose de l'initiative des opérations. Il fait preuve par ailleurs d'une singulière maturité dans le maniement des techniques bolcheviques d'organi­sation révolutionnaire. 293:187 Une recette éprouvée « Il faut comprendre, écrit Paul Dehème dans sa lettre du 22 Juillet 1974, que l'une des recettes communistes pour s'emparer du pouvoir est de laisser d'abord subsister dans le pays convoité, pen­dant un certain temps, les structures vermoulues de la démocratie bourgeoise capitaliste, et de construire parallèlement les structures originales et réalistes du nouvel État prolétarien. Le premier exemple de la mise en œuvre de cette recette a été celui de la Révolution russe d'octobre 1917, quand le pouvoir des Soviets et l'Armée Rouge se forgeaient dans le dos de Kérensky et de ses bailleurs de fonds londoniens ou New-Yorkais. « Au Portugal, nous avons vu le Mouvement des jeunes capitaines faire le coup d'État du 25 avril imaginé par le Général Spinola, et laisser celui-ci sur le devant de la scène, tout en lui imposant un premier gouvernement provisoire à participation socialiste et commu­niste, au lieu du gouvernement de centre droit qu'il aurait préféré. Vint ensuite la crise ministérielle qui se termina par la constitution du gouvernement Gonzalvès dont le Parti communiste portugais se plut à constater qu'il consacrait « l'entrée directe du Mouvement des Forces armées dans le cabinet et l'éviction de ses éléments conservateurs. » « Le nouveau gouvernement Gonzalvès, poursuit P. Dehème, est donc un pas vers la victoire du communisme au Portugal, mais ce n'est pas le seul. Pendant que tout Lisbonne et les autres capitales se passionnaient aux péripéties de la crise gouvernementale et se demandaient qui succèderait au nouveau gouvernement, une force armée nouvelle et un pouvoir politique nouveau ont été installés au Portugal : le Commandement Opérationnel Continental ». Nous avons expliqué, plus haut, ce que sont les « conseils militaires », ce sont des soviets d'officiers. Qu'est-ce que le Commandement Opérationnel Continental (C.O.C.) ? Le rôle du C.O.C. Le C.O.C., explique P. Dehème, a été officiellement créé, au sein des forces armées portugaises pour « garantir l'ordre public, à la demande des autorités civiles, lorsque les forces militarisées (c'est-à-dire la Garde Républicaine) ne suffisent pas ou que leur utilisation n'est pas jugée opportune ». Le C.O.C. est placé sous la haute direction du Général Costa Gomez. Mais le chef direct de ce commandement n'est autre que le Général de brigade. Otelo Ferreiro de Carvalho, c'est-à-dire l'ex capitaine promu d'un seul bond aux étoiles, leader du Mouvement des jeunes officiers qui a porté Spinola au pouvoir le 25 avril. Cet officier, originaire du Mozambique, passe pour être « très à gauche » et aussi antispinolien. 294:187 Avec les « Conseils militaires » dont la structure constituera l'élément actif d'une armée portugaise nouvelle, construite selon les principes de l'armée populaire, avec le Commandement Opération­nel du Continent qui formera la force d'intervention contre toute velléité de réaction contre le nouveau régime, le « Mouvement des Forces armées » est désormais nanti d'un instrument puissant de « gouvernement populaire ». L'organe du Parti communiste français l'Humanité ne s'y est pas trompée. Devenue ultra-militariste à l'égard du M.F.A. elle note ([^26]) « Au Portugal, une expérience inédite est en cours : celle d'une armée qui en communion avec le mouvement populaire (...) a entre­pris de contribuer au renouveau démocratique du pays (...). Le capi­taine Otelo Carvalho, l'une des figures de proue des événements d'avril a été promu gouverneur militaire de la région de Lisbonne et chef adjoint du « Commandement Opérationnel du Continent », orga­nisme composé d'éléments des trois armes et chargé officiellement de prévenir toute tentative réactionnaire. Nous vivons le moment le plus important depuis le 25 avril, a déclaré le Capitaine Melo Antu­nes, l'un des portes-paroles de la Commission de Coordination du M.F.A. » (Fin de la reproduction de l'article paru dans *Permanences*, n° 112.) Concluons avec Marcel Clément, dans *L'Hom­me nouveau* du 6 octobre : Le mouvement des forces armées, noyauté par des idéolo­gues marxistes, s'est servi du général Spinola comme d'un fan­toche. Sur son nom, on a fait croire aux Portugais qu'au régime d'autorité patriarcale antérieur allait succéder un régime de démocratie libérale. A la faveur de cette rupture, le noyau des militaires marxistes s'est emparé de l'appareil du pouvoir. Les communistes ont commencé à noyauter les entreprises et les municipalités. Les socialistes se sont emparés des universités et des moyens culturels. Les patriotes libéraux du type Spinola se sont aperçus progressivement que la réalité du pouvoir leur échappait. Ils avaient servi de paravent. Derrière eux, sous le masque d'une démocratie purement verbale, c'est le totalita­risme collectiviste qui se substituait graduellement au régime fraternel que Salazar avait instauré. Il va sans dire qu'*il y a beaucoup plus de personnes en prison au Portugal aujourd'hui qu'il y a six mois* et que la dénonciation à grand renfort de pro­pagande de la police du temps de Caetano est un trompe 1'œil. Qu'est-ce que cette redoutable police qui n'a su ni prévoir, ni empêcher le coup d'État ? Elle était aussi patriarcale que le régime lui-même. 295:187 L'ARSENAL \[...\] 313:187 ## AVIS PRATIQUES *Informations et commentaires* ### Le nouveau rédacteur en chef du quotidien unique Au mois de septembre, le P. Jean Potin a remplacé le P. Lucien Guissard au poste de rédacteur en chef du journal *La Croix,* quotidien unique des catholiques français. On sait peu de choses sur le P. Jean Potin. *L'Écho de la Presse* n'en dit pas très long. Il a 43 ans. C'est un religieux assomptionniste, bien sûr. Il a été, semble-t-il, professeur, ou élève (cette distinction rétrograde tend à disparaître) à l'Ins­titut catholique de Paris, triste référence. Ce n'est pas un vétéran du journalisme quotidien : il est entré à *La Croix* l'année dernière seulement. Mais si l'on sait peu de choses sur lui, il y a néanmoins une chose que l'on sait bien : une chose qu'il a écrite et signée en première page de *La Croix* du 12 septembre, quatre jours avant l'annonce de sa nomination. Cette chose assez répugnante fait apparaître le P. Jean Potin sous les traits d'un sectaire frémissant de haine, une sorte de derviche tourneur, hurleur et fanatique. Citons : « *LE CHILI PLEURE SA LIBERTÉ. -- Il y a un an, le président Salvador Allende mourait, les armes à la main, dans le palais de la Moneda, face aux tanks du* *général Pinochet. Depuis ce jour, le Chili vit dans la terreur des arrestations, des tortures, des exécutions som­maires.* « *Impossible de dresser un bilan exact : on parle de 30.000 morts, de 10.000 prisonniers, de 100.000 exilés. Pour un pays qui compte à peine 8 millions d'habitants ! La Junte militaire voulait extirper le* « *cancer mar­xiste *»*.* 314:187 *Elle a réussi à écraser le Chili, à en faire une nouvelle Tchécoslovaquie, sans voix, sans espérance.* (*...*) *La démocratie est morte dans ce pays, qui fut le plus démocrate des pays d'Amérique latine.* « *Triste bilan ! On n'a pas le droit, pour essayer de le justifier, de dresser les erreurs du gouvernement de Salvador Allende. Celles-ci furent nombreuses. Mais le gouvernement d'Allende fut celui que le peuple chilien s'était donné, en pleine liberté. Il aurait fallu le soute­nir pour l'aider, et non pas l'écraser* « *Le Chili, en ce jour anniversaire, pleure ses morts et sa liberté perdue, etc., etc. L'Église du Chili elle aussi est réduite au silence, etc., etc. *» (Fin des extraits de l'article du P. Potin dans « La Croix » du 12 septembre 1974.) Ce qui mérite le plus de retenir notre attention, ce n'est pas la cascade d'insultes et de contre-vérités sur le Chili ca­tholique dont on prétend mensongèrement qu'il « pleure » et qu'il « vit dans la terreur des arrestations, des tortures, des exécutions sommaires ». Ce ne sont pas non plus les chiffres odieusement faux de morts et de prisonniers, cyniquement as­sortis de l'aveu explicite qu'on ne sait pas s'ils sont vrais. Ce n'est même pas l'affreuse bouffonnerie qui veut nous faire croire que l'Église du Chili serait réduite au silence comme celle de Tchécoslovaquie. Ce n'est pas non plus d'appeler « erreurs » les crimes du gouvernement Allende, ni de préten­dre que ce gouvernement était « celui que le peuple chilien s'était donné en toute liberté ». Ces forgeries de la haine, le P. Jean Potin ne les a même pas inventées ; il les a ramassées toutes faites dans les poubelles de l'information partisane. Mais voici l'important. ..Le P. Potin déclare avec une parfaite netteté : « *Ce gouvernement --* celui de Salvadore Allende -- *il aurait fallu le soutenir pour l'aider. *» Un gouvernement minoritaire, un gouvernement criminel, condamné par le Législatif et le Judiciaire comme violant la Constitution, il faut néanmoins le soutenir *s'il est marxiste.* L'opposition à tous les gouvernements occidentaux de tous les types est reconnue comme légitime et considérée en général avec sympathie par *La Croix :* même l'opposition au gouver­nement français qui pourtant lui a versé une subvention de 180 millions. Mais un gouvernement marxiste, cas unique, « *on n'a pas le droit *» de dresser la liste de ses « *erreurs *» qui ce­pendant « *furent nombreuses *»*.* Non. Il fallait « *le soutenir pour l'aider *»*.* \*\*\* 315:187 Le P. Jean Potin ne condamne nullement la dictature mi­litaire qui s'est abattue sur le Portugal. Il ne nous dit nulle­ment que le gouvernement Caetano, renversé par un coup d'État, il aurait fallu, malgré ses erreurs, « *le soutenir pour l'aider *». Il ne nous parle pas non plus des morts, des prison­niers, des torturés, des exilés, victimes de cette dictature. C'est une bonne dictature militaire celle-là : en somme, grosso modo, de la même couleur qu'Allende, justement... \*\*\* Bref, quatre jours avant l'annonce publique de son acces­sion à la rédaction en chef de *La Croix,* le P. Jean Potin nous a fait connaître ses convictions et sa conscience. C'est un militant, c'est un partisan, c'est un sectaire de gauche. Grâce à quoi, sans doute, la subvention gouvernementale à *La Croix,* qui a été de 180 millions pour 1974 pourrait bien être de 300 ou 400 millions pour 1975, puisque cette « aide exception­nelle de l'État à la presse d'opinion » va seulement à la presse de gauche, et d'autant plus qu'elle est à gauche : seulement à *La Croix* et à *L'Humanité,* que voilà réunis par une bien hono­rable circonstance... ### Les conversations secrètes de 1970 *pour l'union\ entre intégristes et progressistes* C'est avec une intense stupéfaction qu'on a lu les révélations de l'abbé de Nantes sur la « *tentative d'union entre intégristes et progressistes *»*.* Ces révélations ont paru dans *la Contre-Réforme catholique,* numéro 84 de septembre 1974. Nous les reproduisons intégralement, pour l'information de nos lecteurs : 316:187 Une tentative d'union entre intégristes et progressistes eut lieu en 1970 et, même si elle a échoué, elle mérite d'être connue. Je peux en révéler l'événement maintenant qu'est disparu celui qui en exigeait seul le secret. Durant l'hiver de 1970, ému par les violences auxquelles don­naient lieu dans les églises de Paris les gospel-nights de la part de catholiques aussi sincères dans leur foi que l'était le Père de Fatto dans la sienne, un prêtre de Paris, l'Abbé W..., entreprit de réunir les représentants les plus connus des tendances opposées, en vue d'une conciliation. Depuis Jean-Claude Barreau et Davezies jusqu'à l'Abbé Coache, le Père Barbara, l'Abbé Boyer et moi. Il nous persuada de nous rencontrer, aussi abracadabrante qu'en apparaisse l'idée. Le Cardinal Marty était au courant. Il se déclarait favorable, très désireux que ce projet aboutisse à un accord réel. Le Cardinal Daniélou accepta de présider ce « groupe informel » et de participer à nos travaux. C'est ainsi que nous tînmes notre première réunion, reçus cha­leureusement par la communauté de l'Abbé Boyer à Montrouge, le 23 juin 1970. Peu de progressistes ; les plus notoires, invités, s'étaient finalement dérobés. Les traditionalistes étaient tous là ([^27]). Il me fallut ouvrir la séance ; j'avais préparé un exposé théolo­gique qui servit de base à nos discussions. *Je distinguai dans l'Église trois fractions, celles du* TRADITIONALISME, *du* RÉFOR­MISME *et de la* RÉVOLUTION ; je fis observer que les structures réformiste et révolutionnaire étaient *actuellement* OPPRESSIVES ; le traditionalisme seul réclamait et acceptait la liberté canonique coutumière. Il fallait d'abord remédier à cet état violent de la communauté catholique en définissant les conditions minima, né­cessaires et suffisantes, de notre appartenance commune à l'Église et de l'exercice de nos droits de prêtres ou de fidèles....à part entière. Chacun exprima tour à tour ses intentions et suggestions, le Cardinal en tira avec une certaine vigueur des conclusions accep­tables, acceptées par tous. Je fus chargé de rédiger un projet de motion à l'adresse de nos Évêques et du Saint-Siège. Je le pré­sentai l'après-midi et, après un débat courtois, il reçut sa forme définitive ; tous le signèrent à la suite du Cardinal Daniélou. Il se ressentait des doléances et des exigences de notre groupe traditionaliste, que tous avaient acceptées de grand cœur. Le voici : MOTION DE L'ASSEMBLÉE DU 23 JUIN 1970 « Nous souhaitons une déclaration épiscopale rappelant que le Code de Droit Canonique est toujours en vigueur et qu'il doit être observé. 317:187 « Nous demandons que tout prêtre en situation régulière ait la possibilité de célébrer et de prêcher, compte tenu des prescrip­tions canoniques, sans se voir opposer de mesures arbitraires. « Notamment, nous demandons que le *celebret* de l'Abbé de Nantes lui soit rendu. « Nous demandons que, compte tenu de l'intégrité de la Foi, les positions de tradition ou de recherche soient reconnues, ce qui implique qu'aucune réforme ne saurait abolir des traditions légitimes. « Quant à la réforme pastorale actuelle, nous sommes unanimes à réclamer qu'elle suive la grande loi de l'Église selon laquelle les réformes ne s'établissent jamais par oppression contre les traditions mais qu'elles se sont toujours établies librement et paisiblement sous le contrôle de l'autorité. « Nous souhaitons qu'un secrétariat soit organisé où tout pro­blème concernant l'exercice du ministère sacerdotal soit accueilli et qu'il soit en même temps une fraternité de Charité et de Prière où la souffrance des âmes trouve compréhension et soutien. » Tel qu'il est, ce texte mérite d'échapper à l'oubli. Il se ressent des nombreuses modifications qu'il a subies au cours de la dis­cussion mais il n'en exprime que mieux un *accord fondamental, pour un retour de l'Église à ses conditions de vie normales, de foi, d'ordre, d'autorité et de bienveillance générale.* Le paragraphe qui me concerne, introduit à la demande véhé­mente de l'Abbé Boyer mais adopté par tous sans réticences, eut une suite étonnante. De nombreux échanges eurent lieu à son sujet entre Paris, Rome et Grenoble. Le Cardinal Marty était favorable, le Cardinal Villot fit connaître l'accord du Pape, mais l'Épiscopat restait réticent. L'été passa. Notre deuxième réunion était fixée au 29 septembre et je ne devais y prendre part que si le fameux celebret m'était accordé. Ce serait le « test » de l'intérêt et de la loyauté de la Hiérarchie à notre égard. Le 29 à midi, un télégramme me parvenait : « *Celebret donné depuis hier soir. Confirmation Monseigneur Matagrin. Viens de suite. Fraternellement Abbé W... *» Il était malheureusement trop tard pour que je puisse assister à la réunion. Mais le Celebret me par­vint quand même, le 10 octobre. Il me reconnaissait « digne de célébrer la Messe et de distribuer les sacrements sans excepter celui de Pénitence », signé de Mgr Matagrin, le 8 octobre. L'arbi­traire épiscopal avait reculé. C'était un pas vers la réconciliation. 318:187 Ce fut malheureusement le seul résultat positif de cette tentative de réconciliation. La réunion du 29 septembre fut un échec. Les progressistes annoncés ne vinrent pas plus que la première, fois ; ils n'avaient rien à y gagner et tout à y perdre. Les traditionalistes étaient déçus par la volonté du Cardinal Daniélou, très violemment réaffirmée pendant l'été, de conserver à nos réunions un caractère absolument officieux. Il s'opposait même à la reproduction de notre Motion du 23 juin ; elle devait rester secrète ! « *Si la résolution de notre première assemblée est publiée avec la liste des signataires, je démentirai catégoriquement que j'y étais. *» Autant dire, remarquait le P. Reymondon : je mentirai catégoriquement ! Nous n'arrivions pas non plus à savoir dans quelle mesure l'Abbé W....était mandaté par le Cardinal Marty, à titre privé ou comme Arche­vêque de Paris ou comme Président de la Conférence Épiscopale. La Hiérarchie nous refusait donc toute considération ? Ou bien elle se jouait de nous. Et il n'y eut pas de troisième rencontre... Quand j'y repense, je trouve que cette tentative nous a été, somme toute, bienfaisante. Il était bon de savoir que la Hiérarchie souffrait quand même de la division du clergé et des fidèles, qu'elle s'en inquiétait et serait satisfaite si nous trouvions une solution viable, à condition qu'elle ne lui coûte pas trop cher. Nous avons appris le 23 juin qu'*un tel accord pouvait être formulé et se faire sur des bases que nous saurions désormais définir et qui pourraient être très largement acceptées.* Des hommes aussi différents de nous que le R.P. Reymondon, le « Baruch » de Combat, et de Facto, l'inventeur des gospel-nights, étaient décidés à le contresigner et une masse d'autres à leur exemple ; si Marty et Daniélou avaient marché, tout l'épiscopat suivait. Enfin, le seul fait de se rencontrer en vue d'un accord révèle le meilleur de l'âme de chacun et déjà réchauffe les cœurs. C'est comme une révélation du mystère de l'Église. *La conciliation a échoué en 1970. Qui voudra la tenter de nou­veau en 1975 ?* Il faut en tout premier lieu la bien définir. Elle ne doit pas être la coalition de l'une des parties contre l'autre, mais une rencontre CATHOLIQUE. Si l'on n'y prend garde, les réunions traditionalistes donnent lieu à une surenchère facile qui exaspère les passions et renforce nos tendances séparatistes. Les congrès progressistes, patronnés par un Épiscopat complaisant, ont le même funeste effet d'entraîner aux pires exagérations ; c'est alors à qui se montrera le plus anarchiste ! Les rencontres « ouvertes » d'où sortira la paix de l'Église, par la grâce de Dieu, doivent d'abord répondre à deux conditions absolues. *Elles doivent être officielles,* c'est-à-dire engager très ouvertement et officiellement les Pasteurs légitimes de l'Église. Ensuite, *elles doivent mettre en présence, et mettre aux prises s'il le faut, des représentants des forces vives les plus opposées dans l'Église,* dans un antagonisme vrai, une controverse loyale. Enfin, l'objet de leur concertation, *l'instrument de leur réconciliation doit être* UN ACTE D'UNION, formulé d'un commun accord, accepté par toutes les parties et avalisé par la Hiérarchie. (Fin de la reproduction des révélations de l'Abbé de Nantes extraites de *La Contre-Réforme catholique*, numéro 94 de sep­tembre 1974.) Nous avions, certes, entendu raconter tout cela, de diverses sources et dans différentes versions. Mais, candides, nous l'avions tenu pour forgerie et calomnie. 319:187 ### Le désastre politique De Marcel Clément, dans *L'Homme nouveau* du 6 octobre : En quadruplant tout soudain le prix du pétrole, les pays arabes ont travaillé à provoquer, de l'extérieur, une crise dont la gravité va devenir manifeste au cours de l'hiver. Cette crise ne pouvant être surmontée par les seuls mécanismes du marché, elle aug­mente la chance éventuelle des totalitaires de prendre le pouvoir. Déjà, l'Italie est en faillite. L'économie de l'Angleterre s'affaisse. Au Portugal, la misère apparaît avec le chaos politique. Dans les trois cas, par des moyens divers, les mouvements révolutionnaires ont conduit chacun de ces pays à l'échec économique. Ainsi se réa­lise le plan soviétique destiné à conduire l'Europe occidentale au collectivisme d'État par l'effondrement, artificiellement provoqué, des économies libres. La France, la Suisse, le « Benelux », et même l'Allemagne fédérale, vidés chaque mois de leur substance peuvent « tenir » encore une ou deux saisons. Ils n'y parviendront pas indé­finiment. Viendra le temps des vaches maigres. Puis le temps où il ne sera plus possible d'acheter ni pétrole ni matières premières, car il n'y aura plus ni devises étrangères, ni moyen d'en emprunter. Face à cette situation, le gouvernement français n'a pas sérieu­sement demandé l'effort radical d'austérité qui serait nécessaire. (...) Tôt ou tard, il faudra accepter un nouveau mode de vie. De gré ou de force, nous allons vers la fin de la société de consommation, de l'utilisation sans limite de l'automobile et de l'avion à réaction, vers la fin, aussi, des paralysies de l'économie par la gué-guerre de grèves incessantes et d'occupations d'usines ou de bateaux. (...) 320:187 Il y a donc une politique inéluctable. C'est celle dont le sermon sur la montagne nous donne l'esprit : une vie d'austérité, mais fraternelle ; de discipline, mais chrétienne, d'intériorité aussi, dans les mois qui viennent. Si une telle ascèse, fraternelle et chrétienne, n'intervient pas à temps, c'est le totalitarisme des événements, puis celui de l'idéologie, qui l'imposera. Le gouvernement actuel est moins capable qu'un autre de faire face à une telle situation. Il n'est pas possible de donner la majorité à dix-huit ans, la contraception à treize ans, l'anonymat dans les hôtels, l'avortement « sans se cacher, en toute sécurité », le divorce par consentement mutuel, de libérer les films qui désho­norent actuellement nos rues....et d'inviter EN MÊME TEMPS les Français, adultes ou jeunes, à aller moins vite, à consommer moins d'essence, à voyager plus rarement, à se chauffer moins....Il est impossible d'assassiner la discipline des mœurs et EN MÊME TEMPS de prêcher la maîtrise de soi. Les libéraux ne pourront pas faire coexister la licence sexuelle généralisée avec la pauvreté évangélique librement consentie. Il y a, de ce point de vue, quelques nuances qui échappent à leurs docteurs. (Fin des entraits de l'article de Marcel Clément dans « L'Homme nouveau » du 16 octobre 1974.) Le désastre politique dans lequel nous sommes plongés, l'in­capacité de gouverner qui est celle de l'autorité politique, nous les avions semblablement expliqués dans l'éditorial de notre numéro de mai 1974, au moment des élections présidentielles : « La France à la dérive ». Nous disions, à la veille de l'élection de M. Giscard d'Es­taing, et nous pouvons redire aujourd'hui, cinq et six mois après son élection : *La hausse des prix ne dépasse point la capacité tech­nique, la compétence économique de nos gouvernants, ou de leurs experts. Elle ne pose, au point de vue économi­que et technique, que des problèmes simples, en quelque sorte classiques. Mais elle dépasse la capacité de gouver­ner qui est celle de l'autorité politique dans la V^e^ Répu­blique.* *Il y a en effet une part de l'inflation dont les causes sont en France : on peut lutter contre elles, avec des sacrifices.* *Il y a une autre part de l'inflation dont les causes sont extérieures, et hors de notre portée : on ne peut que la supporter, au prix d'autres sacrifices.* 321:187 *Mais d'où l'esprit de sacrifice pourrait-il naître, et qu'est-ce donc qui viendrait le motiver ? Le scientisme matérialiste ? la moralité permissive ? là licence se­xuelle ?* *Après avoir tant flatté et encouragé l'esprit de jouis­sance, les gouvernants de la Ve République n'osent pas courir le risque de le contredire ouvertement et à angle droit. Ils pensent n'avoir d'autre ressource que de le tromper : par des promesses qui lui font prendre patien­ce, ou qui lui apportent des diversions, mais qui finale­ment l'entretiennent, le renforcent, le font plus exigeant. Et la dérive s'accentue. Et eux se maintiennent à la sur­face du pouvoir en flottant à la dérive. Ils n'ont pas la capacité politique d'aller ù contre-courant.* *Ce qui, au contraire, appartient en propre à l'autorité politique d'un véritable chef de l'État, c'est de dire au peuple français :* « *L'esprit de jouissance détruit ce que l'esprit de sa­crifice a édifié. C'est à un redressement intellectuel et moral que, d'abord, je vous convie. *» 322:187 Annonces et rappels \[...\] 327:187 ### Le calendrier 1\. -- Le calendrier liturgique du mois de novembre 1974 a paru dans notre numéro 185 de juillet-août, pp. 155-157. 2\. -- Le calendrier liturgique du mois de décembre 1974 a paru dans notre numéro 186 de septembre-octobre, pp. 141-144. 3\. -- Le calendrier liturgique de toute l'année 1975 a paru dans notre numéro 186 de septembre-octobre, pp. 141-171. Il ne sera pas reproduit dans nos numéros suc­cessifs de 1975. Mais on pourra se le procurer sous la forme d'une brochure publiée par nos soins, qui paraîtra vers le 1^er^ décembre. C'est maintenant qu'il faut y sous­crire : voir les « Annonces et rappels » du présent numéro. 4\. -- Le « calendrier » mentionné aux trois paragraphes ci-dessus est le calendrier sans les notices ; seulement la datation. Les notices du temporal et du sanctoral ont été ras­semblées pour être conservées et consultées à part. Elles vont paraître en librairie, éditées par DMM ; présentation sous forme de fiches avec grande marge pour perforations éventuelles. Ce sont toutes les notices déjà parues dans la revue : réunies en une présentation qui permettra d'y ajouter les notices à paraître ultérieurement. (Pour tous renseignements à ce sujet : écrire, téléphoner ou aller à DMM, 96, rue Michel-Ange, 75016 Paris. Tél. : 288.30.94 :) 5\. -- Chaque mois dans ITINÉRAIRES, ici à cette place dans cette rubrique du calendrier, paraîtront des notices nouvelles et diverses indications complémentaires qui viendront s'ajouter aux publications mentionnées ci-dessus. 328:187 #### Les règles de préséance *La messe du jour* est : -- soit celle du dimanche, -- soit celle de la férie ou jour de semaine, -- soit celle de la fête qui tombe à cette date, éventuelle­ment avec sa vigile et son octave. Il arrive que deux messes (et même trois) se trouvent as­signées au même jour : par exemple, l'une au propre du temps, l'autre au propre des saints. Une telle rencontre se nomme une *occurrence.* Dans ce cas, la fête la plus digne ou la plus privilégiée l'emporte sur l'autre, selon les règles de préséance rassemblées dans le Bréviaire de saint Pie X et non modifiées par le décret de Pie XII du 23 mars 1955. Il y a cinq règles de préséance : I. -- *Le rite plus élevé.* Du plus élevé au moins élevé : -- Rite double ([^28]) de 1^e^ classe. -- Rite double de 2^e^ classe. -- Rite double majeur. -- Rite double mineur. -- Rite semi-double ([^29]), supprimé par Pie XII ([^30]). -- Rite simple. 329:187 La fête de rite plus élevé l'emporte sur celle de rite, moins élevé, sous réserve des trois prescriptions suivantes : 1\. -- Les simples dimanches l'emportent sur les doubles ma­jeurs qui ne sont pas de Notre-Seigneur. 2\. -- Les dimanches de 2° classe l'emportent sur les doubles de 2° classe. 3\. -- L'emportent sur toute fête : les dimanches de 1^e^ clas­se, le mercredi des cendres, la semaine sainte entière et les vigiles de Noël et de Pentecôte. II\. *-- La solennité plus grande.* Une fête fériée (même si la fériation est supprimée) ou ayant une octave l'emporte sur une autre fête de même rang. Ainsi la Toussaint l'emporte sur le Christ-Roi. III*. -- La raison de primaire ou de secondaire.* La distinction assez tardive entre « primaire » et « secon­daire » a pour but d'empêcher les « dies natales » (fêtes des saints au jour anniversaire de leur mort) d'être submergées par les fêtes de pure dévotion : ces dernières sont dites *secondaires* pour céder le pas aux *primaires* de même rang. Sont secondaires : -- Une seule fête double de 1^e^ classe : celle du Précieux-Sang. -- Doubles de 2° classe : Saint Nom de Jésus, Invention de la Sainte-Croix, Sept-Douleurs, Saint-Rosaire, Cœur Immaculé de Marie, Marie-Reine. -- Doubles majeurs : Exaltation de la sainte Croix, Notre-Dame du Mont-Carmel, Saint Nom de Marie, Notre-Dame de Lourdes, Notre-Dame de la Merci, Chaires de saint Pierre, Conversion et Commémoration de saint Paul, Saint Jean devant la Porte Latine ; et les fêtes de pure dévotion des calendriers particuliers. -- Doubles mineurs : Stigmates de saint François d'Assise. -- Semi-double (devenue simple en 1955) : invention du corps de saint Étienne, premier martyr. 330:187 Toutes les autres fêtes sont *primaires* et, à égalité de rite, l'emportent donc sur ces fêtes de dévotion. IV\. *-- La dignité de la personne.* Ordre de préséance : -- fêtes de Notre-Seigneur ; -- fêtes de la Sainte Vierge ; -- fêtes des Anges ; -- fêtes de saint Jean-Baptiste ; -- fêtes de saint Joseph ; -- fêtes des Apôtres ; -- fêtes des Évangélistes. Cette règle s'arrête ici et ne joue pas plus loin : ainsi, par exemple, la fête d'un martyr ne l'emporte pas sur celle d'un confesseur. V. *-- Propriété de la fête.* Cette règle ne joue que de simple à double majeur inclusive­ment : la fête propre à un diocèse ou à un ordre religieux l'emporte, toute chose égale d'ailleurs, sur une fête de l'Église universelle. Quand, dans une occurrence, une fête l'emporte sur une autre en raison de ces règles de préséance, la fête inférieure est, selon les cas : -- soit transférée au premier jour libre suivant ; soit ramenée à une simple mémoire ; -- soit omise. Le tableau ci-contre donne la réponse pour la plupart des cas. \[cf. 187-331.jpg\] ============== fin du numéro 187. [^1]:  -- (1). *Cf. :* « Le monde à l'heure du pétrole », dans ITINÉRAIRES, numéro 182 (éditorial II). [^2]:  -- (1). SPINOLA (Ambroise), marquis de los Balbases, général italien (1571-1630) : au service de l'Espagne, il lutta contre Maurice de Nas­sau *et* s'empara de Bréda, réputé imprenable. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^3]:  -- (1). La liste des différents partis, avec leurs sigles, se trouve à la fin de l'article. [^4]:  -- (1). Tout le soupir « ai » a l'accent sur le *a,* et se meurt dans un *i* presque muet. [^5]:  -- (1). Comprenez bien : ceux qui sont sortis de la voie. Saint Thomas les appelle les « mauvais ». [^6]:  -- (1). Que l'on peut aussi appeler l'esprit bourgeois. Il serait très intéressant de lire *Le Bourgeois* de SOMBART, éd. Payot, Paris. [^7]:  -- (1). Octavio Paz, préface à : *Queltzalcoatl et Guadalupe* de J : LAFAYE (N.R.F.). [^8]:  -- (2). Alain TOURAINE : *Vie et mort du Chili populaire, Juillet-Sep­tembre 1973,* éd. du Seuil. [^9]:  -- (3). Olivier DUHAMEL : *Chili ou la tentative, Révolution/Légalité,* éd. Gallimard. [^10]:  -- (1). Disons plus justement : du Vatican, secondé non seulement par sa diplomatie, mais par la partie la plus importante, la plus influente et la plus active de la hiérarchie, du clergé, des congréga­tions religieuses, de l'enseignement et des œuvres « catholiques », etc. [^11]:  -- (1). *God and the Knowledge of Reality,* New York, Basic Books, Inc. Publishers, 1973, un volume de 237 p., dont on souhaite très vivement la traduction en langue française. [^12]:  -- (1). Nouveau Missel des dimanches, page 332 de l'édition de 1969­1970 ; page 383 de l'édition pour 1973. [^13]:  -- (1). Ce n'est point l'abbé Coache, comme le prétend aujourd'hui encore l'évêché de Luçon. [^14]:  -- (1). Lettre de Mgr Paty, évêque de Luçon, à l'abbé Jamin le 24 mai 1974. [^15]:  -- (2). Mgr Paty à l'abbé Jamin le 13 avril 1974. [^16]:  -- (1). Voir Édith DELAMARE : « Braderie en Vendée. Histoire d'un Grand Séminaire », dans ITINÉRAIRES, numéro 168 de décembre 1972. [^17]:  -- (1). Communion dans la main,... messe à la sacristie sur une table de cuisine... Tous viennent piocher au ciboire... [^18]:  -- (1). Les points de suspension, ici et en tous les autres endroits de ce document, sont dans le texte original, que nous reproduisons intégralement, sans aucune coupure. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^19]:  -- (1). *Sic.* (Note d'ITINÉRAIRES.) [^20]:  -- (1). Albert GARREAU : *Inquisitions III, La religion d'écrivains fran­çais d'hier* (135 pages), aux Éditions du Cèdre. [^21]:  -- (1). Collection « Écologie » dirigée par Armand Petitjean, Fayard, sept. 1974, 144 pages in-8°. [^22]:  -- (1). Le soutien apporté au coup d'État par le secrétaire général et par les forces militaires de l'OTAN justifie la position qui est celle de la France et de la Grèce : rester dans l'Alliance atlantique, mais *en dehors* de l'O.T.A.N. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^23]:  -- (2). La dictature militaire, policière et démocratique actuellement installée au Portugal, c'est une victoire, une affreuse victoire, l'une des très rares victoires de la politique personnelle de Paul VI. Voilà ce que signifient les deux mots : « au contraire » de l'article ; un chef-d'œuvre de litote. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^24]:  -- (3). « Notre ordre, sévèrement réprimé par la dictature et réduit à la clandestinité peut enfin reprendre force et vigueur au Portugal qui retrouve ainsi sa place dans le concert maçonnique universel. » C'est en ces termes que la Grande Loge de France se réjouissait des événements portugais. événements du Portugal. *Le Monde*, 7 mai 1974. Cité par l'Ordre fran­çais dont on lira utilement la série d'articles consacrés au Portugal depuis le n° 182 de juin 1974. [^25]:  -- (1). La théorie de la nature et du rôle des « noyaux dirigeants » se trouve dans la *Technique de l'esclavage,* première partie de l'ou­vrage de Jean Madiran : *la Vieillesse du monde.* (Note d'ITINÉRAIRES.) [^26]:  -- (1). *L'Humanité* du 16 juillet 1974. [^27]:  -- (1). «* *Les traditionalistes étaient tous là » est une manière de s'exprimer qui pourrait induire en erreur : précisons donc qu'il n'y avait « là » aucun représentant de la revue ITINÉRAIRES, laquelle n'avait été ni invitée ni informée. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^28]:  -- (1). Les fêtes de rite « double » sont ainsi nommées parce que l'on y double les antiennes, en les répétant entièrement avant et après chaque psaume. [^29]:  -- (2). Le rite « semi-double » était ainsi nommé parce qu'avant le psaume on ne disait que les premiers mots de l'antienne qui est dite entièrement après le psaume. [^30]:  -- (3). Décret du 23 mars 1955, tit. II, art. 1 et 2 : le rite semi-double est supprimé ; les jours liturgiques inscrits au calendrier sous ce rite seront désormais célébrés sous le rite simple, excepté la vigile de la Pentecôte qui est élevée au rite double.