# 188-12-74
I:188
*Le calendrier de nos parutions*
Notre numéro 187 de novembre a été mis en vente dans toutes les Maisons de la presse (N.M.P.P.) à partir du 12 novembre. Là où il n'était pas en magasin on a pu, comme d'habitude, l'y commander.
Ce numéro 187 a commencé à parvenir aux abonnés, par la poste, à partir du 4 décembre.
Le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR numéro 22 a paru le 1^er^ décembre au lieu du 15 novembre. Il est parvenu par la route, le lendemain ou la veille du 1^er^ décembre, aux correspondants locaux des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES. Il a été distribué par la poste, aux abonnés du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, quelques jours plus tard.
Le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR numéro 23, daté du 15 décembre, a paru et a été expédié de manière à parvenir aux abonnés du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR avant le 15 décembre.
Le présent numéro 188 d'ITINÉRAIRES, numéro de décembre, est expédié de manière à ce que les abonnés le reçoivent aux environs de Noël.
Pour les autres retards concernant les brochures à paraître, voir les « Annonces et rappels » à la fin du numéro, dans la rubrique des AVIS PRATIQUES.
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### A nos lecteurs
Dans les sévères difficultés économiques où se trouvent désormais nos sociétés occidentales, la revue ITINÉRAIRES ne pourra survivre et continuer son action sans le concours résolu de tous ceux qui veulent qu'elle survive et qu'elle continue. Nous demandons à nos abonnés un franc par jour ouvrable. Ce n'est pas impossible : ce n'est pas plus cher qu'un journal ou qu'une redevance pour la télévision couleur. Et en tous cas, cela est nécessaire.
Mais avant tout, deux dispositions pratiques doivent être bien connues et demeurer présentes à l'esprit de nos lecteurs :
1. -- Personne n'est empêché, par simple raison d'argent, de lire ITINÉRAIRES, de s'y abonner ou de s'y réabonner.
Les bourses d'abonnement sont partielles ou totales. Elles permettent à chacun de verser juste ce qu'il peut raisonnablement verser. Cette entraide à l'abonnement est organisée par les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES. Son système de fonctionnement est très simple. Nous le rappelons plus loin.
2. -- La propagande plus que jamais nécessaire n'est pas, elle non plus, entravée pour des raisons d'argent : car il y a le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, dont le prix est minime.
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Non seulement l'abonnement annuel au SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR est de 8 F seulement (étranger : 10 F), mais encore il y a des prix spéciaux d'abonnement par quantités (prix identiques pour la France et pour l'étranger) :
-- 5 abonnements souscrits en même temps et à la même adresse : 30 F.
-- 10 abonnements souscrits en même temps et à la même adresse : 50 F.
Cela permet à ceux qui souscrivent ces abonnements par quantités de disposer de plusieurs exemplaires pour les faire circuler autour d'eux et pour amplifier ainsi la résonance et la circulation de nos idées. Le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR dit les mêmes choses qu'ITINÉRAIRES : il les dit courtement, à l'intention de ceux qui n'ont pas le temps ou pas le courage de lire la revue.
\*\*\*
Grâce à ces deux dispositions pratiques, la diffusion et l'activité d'ITINÉRAIRES doivent, malgré les actuelles conditions économiques, continuer à se développer, : et elles continueront en effet, si nos lecteurs veulent bien utiliser au maximum les possibilités qui leur sont ainsi offertes.
*Comment fonctionnent\
les bourses d'abonnement*
La revue "Itinéraires" est la revue le moins chère
La revue ITINÉRAIRES est bien la moins chère de toutes les revues : chacun en effet s'abonne (ou se réabonne) exactement au prix qu'il peut raisonnablement payer. Comment ?
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En adressant par écrit une demande de bourse d'abonnement **(**ou de réabonnement) non point à la revue elle**-**même, mais aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, 40, rue du Mont**-**Valérien, 92210 Saint Cloud.
\*\*\*
Un utile point de repère est procuré par le prix de vente des journaux.
Ce prix de vente est très inférieur au prix de revient. Le manque à gagner est fourni aux journaux par la publi**c**ité payante. Il est fourni aussi par l' « aide exceptionnelle de l'État à la presse d'opinion », aide qui est apportée uniquement à la presse de gauche et d'extrême**-**gauche** **: pour 1974, 200 millions de subventions gouvernementales à *l'Humanité* et 180 millions à *la Croix.*
C'est que le prix de vente des journaux est calculé en fonction du dessein que voici** **: *on veut que, compte tenu du niveau général des traitements et salaires, la plus grande partie de la population puisse chaque jour acheter un journal et même deux, en plus de la redevance pour la télévision.*
Donc, demander UN FRANC PAR JOUR ne représente pas un effort qui serait hors de portée des ressources de la plus grande partie de la population française.
Tous ceux pour qui une contribution d'UN FRANC PAR JOUR constituerait un effort impossible ou exagérément pénible obtiennent s'ils le désirent une bourse d'abonnement à ITINÉRAIRES ; une bourse totale, ou bien une bourse partielle fixée d'après le montant de ce qu'ils peuvent verser eux**-**mêmes.
Ne l'oubliez pas.
Faites**-**le savoir autour de vous.
La condition de l'entraide
Pour que cette *entraide à l'abonnement* puisse continuer à fonctionner, il importe qu'elle en ait les moyens.
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Par les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, les uns *reçoivent* l'aide que les autres *apportent* par leurs cotisations, leurs souscriptions et leur concours militant.
Il est normalement prévisible que les demandes de bourses d'abonnement vont augmenter.
Il faudra faire face à cette demande accrue.
Il faudra donc qu'un plus grand nombre de nos lecteurs acceptent d'adhérer et de cotiser aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES.
Qu'ils n'attendent pas. Qu'ils envoient dès maintenant leur demande d'adhésion aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, 40, rue du Mont-Valérien, 92210 Saint Cloud.
Noël 1974 :\
un Noël d'entraide
Il ne nous est plus possible de consentir, comme les années précédentes, des « abonnements-cadeaux de Noël » à tarif réduit.
Mais que, dans les circonstances présentes, chacun s'efforce de faire quelque chose pour le « Noël d'Itinéraires ».
Ce sera cette année un Noël d'entraide : qui consistera à faire, pour l'entraide à l'abonnement, un versement aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, chèques postaux Paris 19.241.14.
Ce mois-ci. Pour Noël. Avant Noël. Ou tout de suite après, si ce numéro de décembre ne vous parvient qu'après Noël.
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## ÉDITORIAL
### Déclaration d'alliance et de soutien
**1**.** -- **Ne pourrait-on que cela, il y a d'abord cela, et tout le monde le peut : étudier et faire connaître ce que le catéchisme romain enseigne sur la messe catholique. Or ce minimum à la portée de tous est aussi, selon nous, le plus important. *C'est la base et le fondement.* C'est la confession de foi et l'enseignement de la foi. Tout le reste en découle.
Le Missel romain de saint Pie V correspond au catéchisme du concile de Trente, résumé dans le catéchisme de saint Pie X.
*Nous déclarons notre alliance et notre soutien* à tous ceux qui gardent, professent, cultivent, illustrent et défendent la doctrine catholique romaine sur le saint sacrifice de la messe.
**2**.** -- **Il faut *secondement* faire savoir, contre l'imposture régnante, que la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V n'est ni interdite ni abolie, et ne peut pas l'être.
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Quand, localement, elle est interdite en fait, comme elle l'est en France, c'est un abus de pouvoir qui ne mérite aucun respect.
La supercherie décisive est celle qui a fait croire au clergé et au peuple que la messe traditionnelle est frappée d'interdit.
*Nous déclarons notre alliance et notre soutien* à tous ceux qui combattent cette supercherie et travaillent à renverser cette imposture.
Notre alliance et notre soutien en cela, pour cela, afin de libérer les esprits de ce mensonge-là, par un témoignage commun, quelles que soient par ailleurs nos diversités sur les questions librement débattues.
**3**.** -- **Il faut *en même temps* que chacun, à sa place de prêtre ou de laïc, contribue à la célébration maintenue du saint sacrifice de la messe pour l'honneur de Dieu et le salut des hommes.
Dans chaque numéro d'ITINÉRAIRES nous réitérons l'appel invitant nos lecteurs à apporter tout le soutien matériel et moral nécessaire aux prêtres qui maintiennent vivante, en la célébrant, la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V.
*Nous déclarons notre alliance et notre soutien* à tous ceux qui y travaillent. La messe de rite traditionnel rassemble ainsi les fidèles et leurs prêtres dans l'unité, quelles que soient leurs légitimes divergences théologiques sur les questions librement discutées.
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**4**.** -- **Quatrième point. Il est utile et opportun de réclamer à l'Autorité ecclésiastique une décision claire et solennelle, statuant que tout prêtre catholique est autorisé, partout et toujours, et sans condition, à célébrer la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V.
Si l'on persiste à venir ici nous dire que notre réclamation est suspecte, qu'il n'y a pas d'autorisation à demander, que nous laissons coupablement supposer que la messe traditionnelle serait interdite, on va nous induire en tentation de hausser un peu le ton. C'est nous précisément qui avons publiquement protesté que la messe traditionnelle n'est pas interdite et ne pourrait pas l'être. C'est nous précisément qui, plus souvent et plus fort que n'importe qui, déclarons, expliquons, démontrons que l'on n'a besoin d'aucune autorisation. Alors, que vient-on nous sermonner là-dessus, nous soupçonner, quelle est donc cette absurde surenchère ?
Il y a une persécution dans l'Église contre les prêtres et les laïcs qui demeurent fidèles à la messe de toujours. Nous réclamons que cette persécution cesse ; qu'elle soit mise hors la loi ecclésiastique. Nous réclamons notre dû : la reconnaissance légale que l'interdiction n'existe pas, que l'autorisation n'est pas nécessaire. *Nous réclamons de l'Autorité que, selon sa fonction, elle rappelle le vrai, proscrive le faux, confirme dans leur foi et dans leur bon droit les prêtres et les laïcs qui gardent fidèlement la messe catholique.*
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Ne point le réclamer serait, à la place où nous sommes, une omission coupable. Ce point 4 ne gêne en rien aucun des points précédents. « Oportet illa facere et hoc non omittere. »
*Nous déclarons notre alliance et notre soutien,* quelles que soient par ailleurs nos différences théologiques ou pratiques, à tous ceux qui réclament, non comme une faveur à obtenir mais comme un droit à restaurer, que l'Autorité ecclésiastique reconnaisse et rappelle, officiellement et impérativement, que chaque prêtre catholique peut et pourra toujours, sans permission ni condition, célébrer la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V.
Parallèlement, il est utile et opportun que l'Autorité ecclésiastique soit assaillie par une autre réclamation, lui demandant que les rites nouveaux soient ou bien rendus conformes à la doctrine catholique, ou bien exclus de nos églises. Il est utile et opportun que cette réclamation s'affirme parmi les pratiquants, plus ou moins réguliers, plus ou moins résignés, des messes réformées. Parmi, du moins, ceux d'entre eux qui ont le désir de conserver, dans son intégrité, dans sa fixité, dans sa pureté, la doctrine de la foi. Car, contrairement à ce qu'ils imaginent, garder et cultiver cette doctrine n'est pas un bouclier ou un alibi qui permettrait de célébrer les nouveaux rites ou d'y assister sans danger pour soi-même et pour autrui.
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C'est tout le contraire : la doctrine catholique, dans les âmes où elle est vivante et vraie, incite à ne rien accepter qui lui soit opposé ou hétérogène ; et donc, elle exige au moins la rectification des nouveaux rites.
Ce fut la réclamation, en 1971, des prêtres français de L'OPUS SACERDOTALE : « *Nous attendons qu'après avoir corrigé l'article 7 du nouvel Ordo Missae, le Souverain pontife rectifie le nouveau rite conformément à la définition catholique du saint sacrifice de la messe. *»
Le premier avantage d'une telle réclamation est de ne pas laisser à ceux qui s'habitueraient la possibilité d'oublier que ce nouveau rite n'est pas pleinement conforme à la doctrine catholique.
Son second avantage, si elle est inlassable et vaillante, est de susciter, de ranimer, de faire grandir, parmi les hésitants eux-mêmes, un mouvement de réaction contraire aux abandons et aux apostasies.
Nous apportons donc très volontiers un cordial soutien à ceux qui, dans cet esprit, travaillent à cette réclamation.
Un tel soutien est justifié, est mesuré par la situation générale du clergé catholique et du peuple chrétien.
Depuis qu'il existe un rite réformé de la messe, il n'y a pas eu un seul évêque, je dis pas un seul, pour le rejeter officiellement par un acte épiscopal. A une ou deux exceptions près, je dis une ou deux, je n'en connais pas trois, tous les évêques ont accepté l'installation triomphante du rite nouveau parmi les prêtres et les fidèles dont ils ont la charge.
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L'ensemble des détenteurs actuels de la succession apostolique ! Ce fait est énorme, il est massif, il a un poids considérable. On ne peut le mettre entre parenthèses ni l'écarter d'un revers de main. Il n'a pas la capacité, ce serait de la magie, de faire qu'un rite mauvais soit, sans aucune correction, transfinalisé en un rite bon ; mais il a la capacité, c'est de la psychosociologie, de faire que ce rite mauvais soit tenu pour bon, en vertu de l'argument d'autorité, par la plupart des catholiques. Autrement dit, il a le pouvoir d'entretenir la catholicité dans une ignorance jusqu'à présent invaincue, et même endurcie.
Il faut en tirer les conséquences théoriques et pratiques.
L'ignorance invincible est une excuse absolutoire. Mais c'était en théologie classique une exception. On pouvait l'expédier en une note de trois lignes en bas de page. Voici au contraire que l'ignorance invincible est devenue aujourd'hui, pour la messe, le cas général ; et le restera, c'est probable, aussi longtemps que l'ensemble des détenteurs de la succession apostolique s'accommodera, qui avec enthousiasme et qui avec résignation, mais enfin s'accommodera des rites nouveaux.
Ce consentement universel de l'épiscopat est ce qui a rendu possible l'entreprise de lavage des cerveaux : l'entreprise qui a réussi, par accoutumance et conditionnement, à faire croire aux plus nombreuses catégories de prêtres et de laïcs qu'il est indispensable dans le monde moderne d'avoir comme messe soi-disant dominicale une *messe-digest* expédiée à l'heure de l'apéritif le samedi soir ou le lundi à midi.
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Ces prêtres et ces laïcs ainsi conditionnés, comment les détourner d'une telle *messe-digest,* comment les en écarter, si leur conscience, le pape et les évêques leur en donnent tous la permission ?
Mais la réclamation consiste ici à faire entendre et faire valoir l'exigence que cette *messe-digest* soit rectifiée, balisée, rubriquée conformément à la doctrine catholique. Et l'exigence conjointe : que ne soit plus prétendue catholique une messe dont le rite est équivoque au point d'être polyvalent. Autrement dit, il s'agit de réclamer la suppression de la polyvalence par la disparition de l'équivoque. L'obligation rétablie du canon romain authentique y suffirait peut-être ? Nous ne prétendons pas en juger. Nous ne sommes pas les auteurs de la *messe-digest ;* nous n'en sommes pas les défenseurs ; en aucun cas, en aucune circonstance nous n'en sommes les utilisateurs. Ce n'est donc pas à nous d'inventer comment on pourrait peut-être la conformer à la définition catholique de la messe. Nous approuvons ceux qui réclament qu'elle soit rendue conforme ou qu'elle disparaisse de nos églises. *Nous soutenons leur réclamation,* quelles que soient par ailleurs avec eux nos divergences de doctrine ou de méthode.
\*\*\*
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Nous voulons ainsi ne refuser une approbation et une aide proportionnées à aucune œuvre, aucun mouvement, aucun combat légitime ayant pour but, par un côté ou par un autre, la restauration de la messe catholique.
Nous pourrions au contraire faire la nomenclature critique de tout ce qui nous distingue, ou nous sépare, superficiellement ou moins superficiellement, de chacun des groupes qui sont en ligne. Nous préférons les encourager et les appuyer, au chapitre de la messe, pour tout ce qu'ils ont, en commun ou isolément, d'utile, de juste, de méritoire.
Le désastre spirituel est immense. Les ruines sont universelles. La remontée n'est pas encore esquissée ; elle ne sera pas facile. Nous en avons donné l'avertissement dès le premier jour où est entrée en vigueur la fausse obligation d'une messe nouvelle, c'est-à-dire dès le mois de janvier 1970 ; nous disions, nous redisons, sans y changer un mot :
-- « Qu'on n'imagine pas que l'on pourra aisément faire l'aller et retour d'une messe à l'autre. Ce qui est interrompu sera perdu pour longtemps. Ce qui est brisé ne se raccommodera pas au commandement. Ce qui est arraché ne reprendra pas racine. Non, qu'on ne s'imagine pas qu'on peut bien céder pour le moment, sous la contrainte, et qu'il sera toujours temps, à la première éclaircie, de revenir au Missel romain. Ce n'est pas vrai.
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Ceux qui ont la possibilité de maintenir, fût-ce à l'écart, en petits groupes, en catacombes ou en ermitages, la liturgie romaine et le chant grégorien, en tiennent le sort historique entre leurs mains : ils ont la responsabilité d'en assurer, tout au long de l'hiver dans lequel nous sommes entrés, la transmission vivante et ininterrompue, en vue du nouveau printemps chrétien sur le monde que saint Pie X et Pie XII nous ont annoncé. »
Alors n'allons point nous épuiser dans d'inexpiables débats secondaires. Mobilisons nos forces, mais toutes nos forces, sans exclusives partisanes, pour la très longue marche, et très dure, qui est devant nous.
J. M.
Voir en page 164 :
le communiqué épiscopal de novembre contre la messe catholique traditionnelle.
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## CHRONIQUES
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### Les trois socialismes français
par Louis Salleron
LA FRANCE CONNAÎT TROIS SOCIALISMES : celui de Valéry Giscard d'Estaing, qui est libéral, celui de François Mitterrand, qui est socialiste, et celui de Georges Marchais, qui est communiste.
Le socialisme de Giscard d'Estaing ne s'avoue pas ou ne s'avoue que timidement socialiste. Il se dit « libéral progressiste** **». En quoi est**-**il socialiste** ?** En ceci qu'il vise à l'uniformité des conditions sociales et de leurs régimes financiers par l'extension du salariat et le contrôle universel de l'État. Le modèle évident est la Suède et la Grande**-**Bretagne. Mais la différence entre la France et ces deux pays est grande. La Suède, par rapport à la France, est un petit pays, sans responsabilité internationale, et c'est par la redistribution des revenus qu'elle réalise son so**c**ialisme, la production étant à 95 p. 100 « capitaliste** **». Quant à la Grande**-**Bretagne, si son socialisme concret est beaucoup plus accentué que le nôtre, elle dispose de trois avantages qui nous font complètement défaut. En premier lieu, le civisme général l'assure d'un respect des règles du jeu « démocratique** **» qui la préserve d'autant mieux des risques de la révolution que le parti communiste **(**en développement) y est encore faiblement implanté. En second lieu, son grand capitalisme, quoique considérablement diminué, lui donne une assise financière et commerciale très supérieure à la nôtre. En troisième lieu enfin, ses ressources illimitées en charbon et rapidement croissantes en pétrole la mettent à l'abri des pressions qui nous paralysent..
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Le socialisme de François Mitterrand est, à peu près, celui du programme commun. En tant que marxiste, rien ne devrait le différencier du communisme. Il s'en différencie concrètement de la manière qui fait sa force et sa faiblesse. Il est, aux yeux de l'opinion, beaucoup plus attaché que son allié à la liberté individuelle et à la règle du jeu « démocratique », comme il est infiniment plus réservé sur les vertus du régime soviétique et sur le bonheur des démocraties populaires. C'est ce qui fait sa force auprès de la clientèle électorale ; mais c'est aussi ce qui fait sa faiblesse, car son marxisme manque de logique.
Le socialisme de Georges Marchais a pour lui la logique. Il est marxiste et en pleine communion avec le marxisme réalisé en U.R.S.S. et dans les démocraties populaires. Conscient du danger que cette logique comporte pour lui dans l'opinion publique, il n'en est pas moins résolument optimiste car il sait que la propagande peut tout et que des mots indéfiniment répétés finissent par créer dans les esprits des images qu'aucun fait ne peut oblitérer. Dans la résolution finale de son vingt et unième congrès extraordinaire (27 octobre 1974) on peut lire : « Parti révolutionnaire, il se donne pour but la suppression du capitalisme et de ses tares, un changement de société qui assurera la *libération de l'homme de toutes les injustices et de toutes les oppressions,* le bien-être matériel, l'accès à la culture et à la liberté pour chacun, la fraternité entre les hommes, c'est-à-dire le socialisme (...). Le socialisme *aux couleurs de la France* ce sera, comme le souligne le « Manifeste de Champigny » et le « Défi démocratique », tout à la fois la propriété collective des *grands* moyens de production et d'échange, l'exercice du pouvoir politique par la classe ouvrière et ses alliés, la satisfaction progressive des besoins matériels et intellectuels sans cesse croissants des membres de la société, le développement continu de la démocratie et *l'extension sans précédent des libertés,* la création des conditions propres à *l'épanouissement de chaque personnalité. *» La faiblesse de ce socialisme, libéral et cocardier, c'est d'énerver les militants du parti et, à la limite, de justifier le socialisme de Mitterrand, voire celui de Giscard d'Estaing.
Au-delà des stratégies savantes et des tactiques subtiles des partis, les faits révèlent d'autres lignes de force et d'autres lignes de partage.
Si nous entendons par « socialisme » la tendance à l'égalité économique et à l'étatisme, sur les ruines de la propriété, tout aujourd'hui favorise le socialisme.
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La cause majeure de la socialisation générale, c'est le chaos monétaire et l'inflation. Certes, tant que l'inflation est modérée, dans son taux puis dans sa croissance, elle soutient le libéralisme, mais dès qu'elle atteint un certain seuil et qu'il faut la combattre, elle engendre les faillites, le chômage, la concentration, la réglementation. Tout le monde alors se retourne vers l'État, qui accroît ses prélèvements fiscaux, ses transferts sociaux et ses aides de toutes sortes aux secteurs les plus touchés. Qui dit stagnation, récession, crise, dit développement du socialisme.
C'est la situation actuelle.
Mais derrière ce que chacun voit et ressent dans son emploi, dans ses ressources et dans son patrimoine, il y a un fait plus important encore : c'est la dévalorisation générale du capital.
Entre les deux guerres, la grande crise des années 30 a été déclenchée par le krach boursier de New York à l'automne 1929. Ce krach a frappé par sa brutalité. Telle séance de Wall Street accusa une chute de 25 p. 100 des valeurs. Mais au total -- les statistiques sont difficiles à lire -- la baisse ne fut sans doute guère plus forte que celle que nous connaissons un peu partout depuis dix-huit mois. Simplement la baisse actuelle a été lente et continue, et inégale selon les pays. Pour nous en tenir à la France elle atteignait en moyenne, fin octobre, 50 p. 100 en valeur nominale, soit environ 70 p. 100 en valeur réelle. Des entreprises parfaitement saines et ayant maintenu un haut niveau d'activité malgré la crise de l'énergie ont perdu, en Bourse, jusqu'à 85 ou 90 p. 100 de leur valeur en francs constants (cas de Michelin, ou de Peugeot).
C'est évidemment la place financière de New York qui est la grande référence. L'analyse de ses fluctuations nous conduirait à des conclusions analogues. N'avançons pas d'indices, difficiles à manipuler. Il nous suffit de constater que la Bourse américaine n'est pas dans un état sensiblement meilleur que la nôtre. Disons, en gros, qu'en moins de deux ans elle a baissé de 40 p. 100 en valeur nominale et de 55 p. 100 en valeur réelle.
La signification globale de cet état de choses, c'est la prépondérance excessive de la répartition sur la capitalisation. Autrement dit, la masse des salaires et des charges sociales dépasse nettement ce que peut fournir le capital réel. Ce décalage est intervenu du fait de la surabondance d'un crédit de plus en plus éloigné de toute réalité matérielle propre à le gager.
La remise en ordre du crédit, à travers le système monétaire, les taux d'intérêt et les pratiques bancaires, sera longue. Les puissances financières et syndicalistes, les rivalités nationales, et les jeux politiques, intérieurs ou planétaires, font obstacle aux solutions que recommanderait le simple bon sens.
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C'est pourquoi le socialisme va encore marquer des points, à travers des rééquilibrages successifs dont les secteurs faibles continueront de faire les frais.
La seule question qui se pose, c'est de savoir qui, pour finir, l'emportera, et sous quelle forme.
Les atouts du communisme crèvent les yeux. L'ampleur de la crise constitue une situation pré-révolutionnaire que n'importe quel accident devrait convertir en révolution. A ce moment, le socialisme qui rampe dans les esprits et qui pénètre toutes les structures de la société, trouverait son incarnation logique dans le parti qui dispose seul d'une doctrine, d'un état-major et de troupes capables d'assumer la situation. Cependant sa victoire n'est nullement fatale. L'horreur du totalitarisme est, en effet, non moins répandue que le goût pour le socialisme et, malgré sa propagande, le parti communiste n'a pas effacé des consciences les images que suscitent les noms de Staline, de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie, pas plus qu'elle n'a réussi à étouffer les témoignages des Soljénitsyne, des Sakharov, des Mindszenty et de tant et tant d'autres. D'autre part, tout porte à douter que les dirigeants soviétiques eux-mêmes seraient désireux de prêter appui à une entreprise de subversion radicale dont les effets, en Europe et dans le monde, seraient imprévisibles. Un gouvernement résolu pourrait donc faire face à une situation révolutionnaire.
Mais dans cette hypothèse, que ferait-il lui-même ? C'est ici que nous mesurons les carences du socialisme libéral, plus notables encore que celles du socialisme socialiste. Car, en dehors d'un État-Providence sombrant lentement dans la décadence, aucun projet de société valable n'est proposé aux Français. La notion d'autorité est détruite, les mœurs sont dissoutes autant que dissolues, tous les liens de *la* famille et des communautés naturelles sont rompus, l'Église est en proie à l'autodémolition. La seule chance de salut réside dans le fait que nombreux sont ceux qui ont conscience de cet effondrement général. S'il s'en trouve quelques-uns d'assez énergiques et assez intelligents pour rassembler les bonnes volontés éparses, leur action répondrait à une telle attente qu'elle pourrait connaître le succès. Malgré tout, et quelle que soit l'Imminence des catastrophes qui pèsent sur le monde, on ne se résout pas à évacuer l'idée, chargée d'espérance, que les vérités salvatrices finiront par triompher.
Louis Salleron.
19:188
### L'impôt négatif
par Louis Salleron
QUELQUES ARTICLES, ces derniers temps, sont apparus dans la presse et diverses revues sur « l'impôt négatif ». J'en ai moi-même parlé incidemment dans ITINÉRAIRES en juillet-août 1973. Dans une chronique consacrée au « nouveau socialisme », j'écrivais : « En Grande-Bretagne, on envisage sérieusement de doter chaque citoyen d'un statut financier qui, selon son activité et sa situation de famille ou d'âge, le rendrait débiteur d'une certaine somme déterminée (impôt) et créditeur d'une autre (protection sociale). Il ne verserait ou n'encaisserait que la différence. » J'ajoutais : « On va vers les systèmes de ce genre. »
Supposons une famille composée du père, de la mère et de deux enfants. Si l'on estime à 10 000 francs par adulte et à 5 000 francs par enfant la somme annuelle correspondant au minimum vital, cette famille a besoin de 30 000 francs par an pour vivre. Si elle gagne plus, elle paiera un impôt, proportionnel ou progressif, sur ses ressources excédentaires. Si elle gagne moins, c'est l'État qui lui versera la différence (impôt négatif).
L'avantage théorique du système, c'est sa simplicité. Il supprime notamment, avec la complexité de leurs mécanismes, toutes les formes de redistribution sociale, à commencer par les allocations familiales.
Dans le numéro d'été de *La Jaune et la Rouge* (bulletin des polytechniciens), qu'un ami m'a communiqué, une étude est consacrée à l'impôt négatif, sous la forme de questions posées à M. Christian Stoffaes et de réponses de celui-ci. Le « chapeau » de l'étude nous fournit quelques informations préalables :
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« L'idée est nouvelle : elle n'est pas tout à fait neuve. Née aux États-Unis sous la plume de l'économiste Milton Friedmann, elle a été reprise par une série d'hommes politiques américains (Lyndon Johnson, George Mac Govern, plus récemment par le président Nixon) avant de faire son arrivée en France au début des années 70, plus précisément à l'occasion des rencontres internationales du Ministère de l'Économie et des Finances organisées par Stoléru (56) ([^1]) en 1972. Mise à l'étude il y a environ un an et demi par le même Stoléru, elle vient de faire l'objet des travaux d'une commission du Plan dont Christian Stoffaes (66) (ingénieur au Service des Mines de Paris et chargé de mission au Plan) est le rapporteur. Il explique ici les avantages et les difficultés d'une réforme qui a été évoquée par Giscard d'Estaing (44) et Chaban-Delmas au cours de la campagne présidentielle. C'est une réforme que le patronat voit d'un assez bon œil mais que la gauche -- à l'exception de Michel Rocard -- qualifie de *piège diabolique. *»
Notons tout de suite un point curieux et d'apparence paradoxale. La chronique que j'avais consacrée au « nouveau socialisme » et ou j'avais fait allusion à l'impôt négatif partait d'une déclaration du très libéral Giscard d'Estaing, déclaration dont je montrais qu'elle était essentiellement socialiste. D'autre part, c'est d'Amérique qu'arrive l'idée nouvelle et elle a germé, nous apprend-on, dans la cervelle de Milton Friedmann qui est considéré comme le plus libéral des économistes américains. Elle est, par ailleurs, très répandue en Grande-Bretagne où même elle a déjà un commencement de réalisation si j'en crois deux graphiques de *La Jaune et la Rouge,* l'un qui nous montre « le système britannique actuel » (travailliste ?) et l'autre le « projet Heath » (conservateur), qui n'est qu'une amélioration du premier. Enfin, en France, c'est le patronat, nous-dit-on, qui voit d'un bon œil l'impôt négatif, tandis que la gauche le considère comme un « piège diabolique ».
Alors, qu'en est-il ? L'impôt négatif est-il, par nature, socialiste, ou libéral ?
\*\*\*
Répondons immédiatement qu'il est, par nature, socialiste. Si certains s'étonnaient que les protagonistes en soient des libéraux, c'est qu'ils n'ont rien compris au libéralisme.
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Les libéraux opposent toujours le libéralisme au socialisme comme la liberté à l'étatisme ; et les socialistes opposent toujours le socialisme au libéralisme comme la justice à l'oppression. Mais c'est une fausse opposition. L'essence du libéralisme, c'est la *liberté.* La liberté intégrale, c'est la jungle ; et la jungle, c'est la *tyrannie* des plus forts. Le libéralisme est foncièrement matérialiste dans son essence. L'essence du socialisme, c'est *l'égalité.* L'égalité, c'est la transcription purement quantitative de la justice. En quoi, le socialisme est, à son tour, foncièrement matérialiste. L'égalité n'existant ni dans la nature des choses, ni dans la nature de l'homme, ne peut être obtenue que par la contrainte. Les résistances de la nature étant invincibles, c'est donc par la *tyrannie* qu'à son tour le socialisme tente de s'imposer.
Il y a donc entre le libéralisme et le socialisme cette identité d'essence : l'un et l'autre sont *matérialistes* et *tyranniques.* C'est en quoi ils se ressemblent, et c'est en quoi ils se sentent toujours en secrète connivence.
Bien entendu, ni le *libéralisme intégral,* ni le *socialisme intégral* ne sont possibles. Ce qui fait que l'un et l'autre se distinguent par *l'accent* qu'ils mettent sur l'aspect de leur philosophie qui les relie à la vérité de l'homme et à sa noblesse : pour l'un la *liberté* et pour l'autre la *justice.* Pendant tout le XIX^e^ siècle, libéraux et socialistes se sont opposés front à front. Le temps peu à peu a apaisé leur querelle. Ils sont très proches les uns des autres aujourd'hui pour deux raisons. D'une part les injustices du libéralisme ont été très diminuées dans le sens d'une bien plus grande égalité des conditions sociales, tandis qu'un demi-siècle de régime soviétique manifestait à l'évidence le caractère utopique du socialisme de jadis, tant en ce qui concerne la justice que l'égalité. Dans le monde occidental le libéralisme *concret* ne se distingue du socialisme *concret* que par des nuances. Beaucoup plus sensibles sont les différences qui existent entre les régimes *concrets* des différents pays où les héritages et les tempéraments nationaux l'emportent généralement sur les références idéologiques. Il serait difficile de prétendre que le socialisme allemand est typiquement socialiste et le libéralisme français typiquement libéral. On pourrait soutenir sans le moindre paradoxe que le libéralisme de M. Giscard d'Estaing est plus socialiste que le socialisme de M. Schmidt, et le socialisme de celui-ci plus libéral que le libéralisme de celui-là. De même, dans chaque pays, ce sont des incidentes de la vie politique qui font changer les majorités. Le reste du temps, la gauche (socialiste) et la droite (libérale) s'équilibrent, à la recherche d'une ligne médiane où la liberté ne risque pas d'écraser la justice, ni l'égalité la liberté.
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Dans cette situation, dont la stabilité fragile révèle l'instabilité foncière en attente d'une doctrine nouvelle, libéraux et socialistes, cohéritiers de l'*idéologie* du XIX^e^ siècle, tentent de la sauver par un autre caractère qu'ils ont en commun : la *rationalité.*
La rationalité est à l'intelligence ce qu'est l'égalité à la justice et le matérialisme à la réalité. C'est une philosophie idéaliste qui, au plan politique, débouche dans l'État, parce qu'il n'y a que deux êtres « de raison » qui soient parfaitement incarnés : l'individu et l'État.
La rationalité du libéralisme postule au départ l'absence d'État. Mais dans la mesure où la concentration et la complexité de la réalité économique se développent l'État devient de plus en plus nécessaire. Il l'est, d'abord, pour protéger la liberté. Il l'est, ensuite pour l'imposer. Dans le premier temps, il se propose d'assurer les conditions d'un équilibre qui échappe toujours davantage à l'autorégulation des mécanismes. Dans le second temps, il se propose d'assurer directement l'équilibre que ses calculs déterminent et que son pouvoir prescrit.
La rationalité du socialisme postule l'abolition finale de l'État, après la phase initiale de la dictature du prolétariat qui, en réalisant la suppression des classes et en créant progressivement un homme nouveau doit établir l'anarchie paradisiaque où, dans la surabondance des biens, chacun recevra selon ses besoins dans l'égalité parfaite des satisfactions de tous.
Ces deux rationalités se rejoignent aujourd'hui dans le concret parce que c'est à l'omniscience, à l'omnipotence et à l'omniprésence de l'État qu'elles suspendent, identiquement, les chances de réalisation de la liberté et de l'égalité, les nuances de leur profession de foi manière se manifestant seulement à l'accent mis de manière préférentielle sur la liberté ou l'égalité.
L'impôt *négatif* séduit donc également libéraux et socialistes parce qu'il est rationnel et qu'il ne connait que l'État et les individus.
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Cependant nous devons répondre à un certain nombre de questions qui viennent naturellement à l'esprit.
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*Pourquoi sont-ce les libéraux et non les socialistes qui le proposent ? --* A cette question je répondrai d'abord qu'il est possible que des socialistes l'aient aussi proposé. Je l'ignore. En tous cas, il est absolument normal que *des* libéraux, sinon *les* libéraux, en aient eu l'idée, parce que cette idée est dans la logique de l'évolution libérale. S'ils ont été vraiment les premiers à imaginer une telle réforme, c'est parce que la technique fiscale demeure par nature une technique libérale. Ils pensent donc d'abord fiscalité, tandis que les socialistes pensent d'abord subventions et allocations. La législation sociale postule la fiscalité, mais c'est d'abord à la redistribution sociale que pensent les socialistes. Quoi qu'il en soit, il était fatal que les deux branches du social et du fiscal tendent à se rejoindre dans un système unique fiscalo-social ; et il était normal que les techniciens de la fiscalité en aient l'idée les premiers.
*Pourquoi le patronat voit-il d'un bon œil l'impôt négatif ?* -- Parce que le patronat est, théoriquement, libéral, et parce qu'il est las de voir l'entreprise devenir l'instrument privilégié de la perception fiscale et de la redistribution sociale. Il ne s'en fait pas moins de singulières illusions s'il croit que l'impôt négatif le libérerait le moins du monde des contraintes étatiques.
*Pourquoi la gauche qualifie-t-elle l'impôt négatif de* « *piège diabolique *»* ? --* La gauche nous donnera ses raisons. Mais on en pressent quelques-unes. La première est humaine, et constante dans les partis politiques. Si c'est « l'autre » qui a une idée, on est « contre » par simple réflexe. Puisque la droite propose l'impôt négatif, la gauche s'en méfie. Une idée venue de la gauche serait suspecte à la droite pour la même raison. Il y a, d'autre part, le fait que le processus traditionnel de socialisation a une valeur éprouvée. Toujours plus de nationalisations, toujours plus de subventions, toujours plus de fonctionnarisation sont les voies et moyens parfaitement sûrs de la réalisation du socialisme. Un procédé nouveau déroute et fait peur parce que les effets en demeurent imprévisibles. Enfin, si la réaction de la gauche est contraire à celle du patronat, c'est pour la même raison que celui-ci. En déchargeant (apparemment) l'entreprise de sa fonction socialo-fiscale, on risque d'affaiblir l'anticapitalisme. Même si ce n'est qu'une illusion, la gauche n'a pas de raison d'en être plus exempte que le patronat.
*Pourquoi Michel Rocard fait-il exception à l'opinion commune de la gauche ? --* Parce que Michel Rocard fait toujours exception à l'opinion commune de la gauche. N'oublions pas non plus qu'il est inspecteur des finances. Il est peut-être séduit par un projet qu'il aurait pu avoir lui-même dans l'exercice de son métier.
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*Pourquoi, enfin, disons-nous nous-même que l'impôt négatif est, par nature, socialiste ?* -- Nous le disons parce que tout système qui tend à confondre la justice avec l'égalité et à résoudre le problème social par la réduction de la complexité sociale au simple dialogue de « l'État » avec « l'individu » est socialiste par nature.
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Si nous en doutions, il suffirait, pour nous en convaincre, de lire les réponses de Christian Stoffaes aux questions que lui pose *La Jaune et la Rouge.* Pour lui, tout est simple. Le système libéral est le meilleur, parce qu'il est « le plus efficace pour produire la croissance économique ». Cependant il engendre des inégalités « difficilement supportables ». Il doit les rendre « admissibles » en les limitant dans la proportion que permet la richesse nationale. C'est ce que fera l'impôt négatif en assurant à chacun le minimum vital.
Ici commencent à surgir les difficultés, dont la première est de savoir quel est le minimum vital défini par le revenu national et compatible avec la croissance. Christian Stoffaes ne s'y arrête pas parce que, pour les mathématiciens, c'est un jeu d'enfant de les résoudre sur le papier.
Plus importante à ses yeux est la difficulté de savoir ce que doit *remplacer* l'impôt négatif. A cet égard, il distingue entre ce qu'il appelle les prestations « affectées », qu'il estime devoir être conservées (assurance-maladie, instruction publique gratuite), et les prestations non-affectées, qui disparaîtraient et auxquelles se substituerait l'impôt négatif (minimum vieillesse, allocation des handicapés, aide sociale, allocation de salaire unique, allocations familiales). Bref ce seraient toutes les prestations en monnaie qui seraient remplacées par l'impôt négatif.
Parfait. Il ne s'agit alors que d'une simplification administrative, séduisante à ce titre.
Mais Christian Stoffaes nous fait vite dresser l'oreille en nous expliquant que la seule suppression des allocations familiales ferait une économie de 25 milliards, qui est en gros ce que coûterait l'impôt négatif. Diable ! La bureaucratie du système actuel coûterait-elle 25 milliards -- 2 500 milliards anciens ? Pas du tout ! Mais les allocations familiales vont aujourd'hui à tous. Or les riches n'en ont pas besoin. Avec l'impôt négatif, seuls les toucheraient les pauvres, ou les moins riches.
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Christian Stoffaes, allant candidement au bout de sa pensée, nous dit que, pour les riches, les allocations familiales sont sans incidence sur la natalité, alors que cette incidence est forte pour les pauvres. Il croit donc que « l'on renforcerait l'incitation nataliste en augmentant les prestations familiales pour les bas revenus ».
Il y a là une cascade d'erreurs et de confusions qu'on s'étonne de trouver dans le cerveau d'un homme intelligent et informé (ou qui devrait l'être), fût-il technocrate.
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Quand il dit que l'incitation est « le grand argument des tenants de la politique familiale », il se trompe. Les tenants de la politique familiale n'ont jamais voulu défendre que la famille. Comme la famille a besoin d'argent pour vivre et que le fait d'avoir des enfants pèse plus lourdement sur les épaules du chef de famille à mesure que la société est plus monétariste, plus matérialiste et plus étatiste, ils ont inventé les allocations familiales, système élémentaire, et très insuffisant, de compensation économique, dans un souci d'évidente justice sociale. S'il n'y avait pas d'allocations de ce genre, la dénatalité, déjà grave, serait catastrophique. Mais ce n'est pas une mesure nataliste, c'est une mesure anti-dénataliste. L'argument -- nataliste ou anti-dénataliste -- a été naturellement mis en avant auprès de l'État par les « tenants de la politique familiale » parce qu'ils savent bien que le plus froid des monstres froids se soucie de la famille comme d'une guigne, tandis que le nombre, exactement calculé, l'intéresse pour la production, la consommation et la guerre.
Grâce aux tenants de la politique familiale, les allocations familiales ont été instituées sur la base d'allocations égales pour tous les enfants, quels que fussent les revenus du chef de famille. Ainsi était affirmé le principe *familial,* et non pas *nataliste.* De même était ainsi affirmé le principe de l'*égalité* entre tous les enfants, ce qui aurait dû réjouir les socialistes. L'on argue, bien sûr, que l'inégalité entre les familles riches et les familles pauvres subsiste et qu'elle est même renforcée par les allocations familiales. Mais la vérité contraire est beaucoup plus certaine. Si en effet, pour le même nombre d'enfants, 1000 francs sont versés au chef de famille qui gagne 2 000 francs et à celui qui en gagne 10 000, il est bien évident que le fait que le premier voit ses ressources augmentées de 50 p. 100 et le second de 10 p. 100 seulement crée une progressivité inversée dont l'effet se vérifie aisément dans le train de vie propre à leur milieu.
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Aussi bien, quand Christian Stoffaes oppose les « classes riches » de la population aux « couches les plus basses », il trace entre la richesse et la pauvreté une ligne de démarcation qui n'est nette qu'à l'égard des extrêmes. Les revenus de l'immense majorité de la population ne classent les bénéficiaires ni dans les riches ni dans les pauvres, ce qui ruine tout le raisonnement et en modifie du tout au tout les conclusions, comme son inscription dans les faits en rendrait les effets absolument imprévisibles.
Supposons toutefois que l'effet majeur soit celui qu'escompte Christian Stoffaes, c'est-à-dire une augmentation substantielle de la natalité dans les « couches les plus basses de la population » ; on assisterait à la création, par l'État lui-même, d'un prolétariat, au sens antique du mot « prolétaire » : « citoyen de la dernière classe du peuple, exempt d'impôt, et ne pouvant être utile à l'État que par sa descendance » (Robert). C'est la logique du socialisme, dans la foulée du libéralisme. Tuer la famille d'une main et payer la procréation de l'autre, voilà le projet de société auquel on nous convie. C'est simplement monstrueux.
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Cependant il y a une autre difficulté : c'est l'existence des indépendants, c'est-à-dire de ceux dont les revenus ne sont pas certainement connus. Christian Stoffaes n'ignore pas le problème, qui provient de « la part *encore* importante de non-salariés ». Certes le rythme de l'évolution économique y porte progressivement remède. « Mais il faudra, néanmoins, *encore quelques années,* avant que cela ne se résolve. »
Nous sommes prévenus. Dans quelques années il n'y aura plus d'indépendants. Tout le monde sera salarié. La logique du libéralisme intégral, c'est le socialisme. La logique du libéralisme intégral, c'est le communisme. Pour qu'il n'y ait plus que des salariés, l'État doit triompher, dans l'abolition de la propriété privée des moyens de production. On n'a plus, face à face, que les deux seules entités que connaissent le libéralisme et le socialisme : l'*État* et *l'individu.* C'est ainsi que le libéralisme institue la liberté, et le socialisme la justice. L'égalité de l'asservissement de tous au Léviathan fait la synthèse de leurs aspirations.
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Signalons, en passant, tant au patronat qui voit « d'un assez bon œil » l'impôt négatif qu'à la gauche qui le qualifie de « piège diabolique » que, selon Christian Stoffaes : « Un des préalables à la réforme de l'impôt négatif devrait être l'introduction de la retenue à la source, comme dans tous les pays industriels, qui transforme, en fait, les entreprises en collecteurs d'impôts. L'impôt négatif transformera également les entreprises en organismes de prestations sociales. »
Dernière difficulté : l'impôt négatif ne sera-t-il pas une prime à la paresse ? C'est la seule question qui semble agiter ses partisans et qui suscite de vastes débats aux États-Unis et en Grande-Bretagne. A l'aide de courbes savantes, on pense arriver à résoudre le problème.
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Voilà donc la réforme qui nous pend au nez. Les Anglo-saxons la roderont pour nous. Soyons donc en paix. Et méditons le mot de Georges Pompidou dans son *Nœud gordien :* Un ordre social est à refaire. Mais il faudra trancher le nœud gordien...
Louis Salleron.
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### Souvenirs de l'année 74
par Georges Laffly
A l'espoir total -- la vie changée, l'homme changé, la société parfaite -- succède le désespoir total. On le voit poindre.
On ne parle que de fête. Mais le mot prend des couleurs de plus en plus tragiques et violentes, il évoque quelque chose de sinistre.
L'idée de Révolution fait des progrès. Seulement elle contient de plus en plus de dérision et de moins en moins d'espoir. Il n'y a qu'à voir les journaux qui la propagent.
Voir Morand : « La haine, cette forme moderne de l'enthousiasme.** **» (Magie noire.)
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Le 25 janvier, Pompidou déclare à Poitiers** **: « La croissance n'est pas une fin en soi. La richesse n'est pas une fin en soi.** **»
Langage inspiré par la nécessité. Quelques années avant, il aurait été courageux et neuf. En 1974, ce n'est qu'un constat d'échec.
Ce monde qui s'aperçoit brusquement qu'il est sans issue, et qui se met à pleurer dans le noir. Pourtant, comme ils étaient fiérots** **: le progrès, la révolution, la fraternité et le bonheur, disaient**-**ils. Ou bien** **: l'abondance, la conquête de tous les pouvoirs de la nature. Deux voies apparemment divergentes, mais semblables par l'orgueil, le défi.
Et puis, les déceptions viennent. Les révolutions, ici ou là, ne donnent pas tout ce qu'on en attendait. Et maintenant, c'est la prospérité qui n'est plus sûre. Ils ne savent plus à quel saint se vouer **(**il y a longtemps qu'on a escamoté les saints).
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Tout le monde ne succombe pas à cette tristesse. Ils sont nombreux à penser qu'il faut pousser plus loin, refuser tout ce qui fut l'homme, son âme et son industrie. On arrive ainsi à la terre promise. Mais leur terre promise, effrayante, ne tente que les pires, les barbares d'après la civilisation, bien plus redoutables que ceux qui la précèdent.
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Le 22 mars, une Caravelle d'Air**-**Inter est détruite à Bastia. C'est un attentat. Au cours de l'année, il y en aura beaucoup, mais on évite de faire le compte. Entrepôts de meubles en Alsace, conserveries dans le Lot**-**et**-**Garonne, forêts en Corse, bombes un peu partout. Et grenade au drugstore de Saint**-**Germain**-**des**-**Prés, le 15 septembre. Qui, pourquoi, on ne sait pas.
Mais depuis des années, le terrorisme est toujours loué, toujours justifié au moins. Ses victimes passent pour vaguement **--** ou nettement **--** coupables.
Conséquence** **: toute une population **--** les frontières y sont indécises entre le voyou, le demi**-**fou et le militant **--** rêve de ce genre d'action.
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L'idée de faire rire avec l'image d'une veuve est ignoble, surtout quand s'ajoutent à la caricature des propos bouffons ou grossiers. On a vu cela en avril, avec la mort du président Pompidou. C'est une manifestation de ce qu'on appelle « l'humour jeune** **».
Il s'adresse avec succès à des jeunes gens **--** ils sont très nombreux **--** chez qui toute attache avec le sacré traditionnel est rompue. On ne peut dire que pour eux rien n'est sacré** **: la jeunesse l'est, et la révolution, peut**-**être aussi tel chanteur ou champion automobile. Il y a toujours des choses auxquelles on ne touche pas. Mais ne figurent dans la liste aucun des êtres ou des états que leurs grands**-**parents y plaçaient tout naturellement.
La mort, par exemple.
Elle reste crainte, haie, au fond. Elle continue de faire partie de l'intouchable, de l'interdit. Et même plus que jamais. Mais on peut se payer le plaisir de la moquer, de la montrer grotesque. Il suffit que ce soit une mort qui ne me regarde pas. Ma propre mort est sacrée. La mort des autres, des lointains, est ridicule.
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Dans la caricature de Mme Pompidou, l'éloignement est établi par l'idée de pouvoir et par le port de vêtements de deuil.
Cet humour joue sur la dérision : fabriquer du grotesque avec ce qui est respecté, faire changer brutalement de niveau une réalité. On dégage ainsi une énergie : on « libère » (on casse un préjugé) ; on fait rire. Le mécanisme ne peut fonctionner que si la réalité attaquée contient, selon le sentiment général, du sacré. L'auteur du dessin et le lecteur complice se placent, eux, hors de ce sentiment, se décernant un brevet de liberté d'esprit.
Mais évidemment pour qu'ils soient eux-mêmes sensibles à ce qu'il y a de choquant, ou sacrilège, il faut que leur liberté ne soit pas complète. Il faut qu'ils participent au moins pour une part ; à l'opinion commune.
L'humour de dérision est un humour de consommation : on brûle d'un coup une énergie longtemps accumulée. Ici tout ce que les hommes ont construit de rites, de sentiments, de croyances, autour du phénomène de leur fin physique.
Pour qu'un tel dessin soit possible et efficace il faut :
**--** que les vêtements de deuil paraissent exotiques, aussi incompréhensibles qu'une coutume polynésienne. **(**Et de fait, porter le deuil devient rare, comme si la mort devenait quelque chose de honteux.)
**-- **que la haine politique **(**non tant à l'égard de la personne, comme c'était le cas pour un dessin analogue paru après la mort de De Gaulle, qu'à l'égard du rôle lui**-**même, la présidence de la République, sommet de la hiérarchie « bourgeoise** **») soit forte au point que son objet est exclu de l'humanité** **: avec celui**-**là, nous n'avons rien de commun, ne nous gênons pas.
Ces deux points montrent un déplacement net de ce** **qui paraît supportable à notre société.
Cela acquis, il reste que l'important est d'exercer un irrespect, une impiété dans un domaine qui en principe en est toujours protégé. Ainsi se dessine une ligne de faille dans ce que le groupe social a de plus fondamental, de plus préservé.
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La dérision n'est pas le terme d'une destruction. On peut envisager une autre étape** **: celle où un tel dessin est toujours possible, mais n'est plus efficace. C'est le moment où le sacré a vraiment disparu. On peut jouer en toute tranquillité avec son support. Le sacrilège n'est plus perçu. Impossible de choquer les esprits** **: le thème est alors abandonné.
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Apparemment, il y a une douzaine de candidats à la Présidence de la République. En fait, ils ne sont que trois à avoir des chances, tout le monde s'en rend compte dès le départ. Ce tri immédiat tient compte de la notoriété des personnes, des forces sociales qui appuient chaque candidat et de l'argent dont il dispose. Mais aussi de la prise de position des moyens d'information. Dès le début de la campagne, ils creusent l'écart entre les « possibles » et les « improbables ». Ces derniers n'auront pas droit à autant de place, de journalistes attachés à leurs pas, ils sont mis d'emblée au second plan -- exclus.
Un candidat comme Jean Royer, qui est ministre, qui a des sympathies dans un public assez large de commerçants, de Français traditionnels, pourrait être traité en « possible ». Il sera vite rejeté dans la catégorie des « improbables ». On essayera de le ridiculiser, on le déguisera en père Fouettard. C'est là que le rôle de la classe informante est déterminant. Elle opère, de son propre chef, une sélection. Par elle, nous avons ce qu'aux États-Unis on appelle des élections primaires.
La classe informante n'a reçu aucun mandat pour cela ? Mais elle a le pouvoir de le faire.
Je range dans la classe informante tous ceux qui ont pour mission de communiquer un savoir, de décrire l'actualité, de guider les autres : toute la presse, mais aussi le clergé, les enseignants, les agents de publicité, les écrivains, les militants politiques et syndicaux. Ils ont à des degrés divers la capacité d'orienter l'opinion. L'objection immédiate : comment cet ensemble hétéroclite peut-il former une classe ? En France, il tend à l'être. Il est de plus en plus animé par le même esprit, imposant un conformisme qui traque et étouffe toute différence. Il se constitue en milieu, qui supporte mal les éléments contrariants.
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« Même lorsque Giscard d'Estaing refuse d'être le porte-parole du seul conservatisme et que Mitterrand annonce le rassemblement de tous les Français, l'un et l'autre assument leurs rôles de représentants des deux grandes familles sociologiques. Très schématiquement d'un côté les possédants, les professions libérales, les femmes : la France de l'ordre. De l'autre, les salariés, les jeunes, les hommes : la France du mouvement. »
(J.-M. Borzeix, *Quotidien de Paris*, 6 mai 74.)
Toujours la même chanson. Si la sociologie n'est pas plus sérieuse que cela, c'est à désespérer d'en tirer quelque chose. Car il est bien évident qu'il y a beaucoup de femmes qui votent « à gauche ». Ce qu'on peut dire, c'est qu'il y en a plus qui votent « à droite ». Et elles ne votent pas avec les possédants, pour faire plaisir au grand capital. Elles montrent un refus de l'aventure, du risque. De même, il y a des jeunes hommes et des ouvriers qui ne votent pas communiste ou socialiste. Sont-ils traîtres à leur classe sociale ou à leur classe d'âge ? C'est évidemment cette absurdité que l'on veut imprimer dans les esprits. Depuis que l'on vote en France, il y a toujours eu une grande stabilité, une grande pesanteur du corps électoral. Ce sont de très petits déplacements de voix (2 à 3 %) qui font les grandes victoires : celle du Front populaire, celle des élections de juin 68. Tout le monde sait cela.
Mais ce que veulent introduire des analystes comme M. Borzeix c'est non pas une vérité sociologique, mais une vérité métaphysique. Il y a le Bien d'un côté, le Mal de l'autre.
Il est probable que nous assistons au premier grand mouvement du corps électoral en France. Il prendra quelques années. L'enseignement, qui forme des esprits imbibés de révolution et de refus du passé, le changement général de la société qui détruit tout ce qui avait duré, enfin le passage d'une bonne part de l'Église au socialisme vont faire virer le pays à « gauche ». Ce ne sera pas une victoire de la réflexion, de l'esprit critique, ce sera le résultat d'une propagande massive.
Ceux qui auront le plus à s'en plaindre, ce sont ceux qui ne sont pas plus convaincus par « l'ordre » selon Giscard que par le « mouvement » selon Mitterrand. Le désordre actuel les laisse à peu près respirer. L'embrigadement futur les étouffera.
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V. Giscard qui représente « la droite » ridiculise Mitterrand en lui disant qu'il est « le passé ». Le passé, c'était noble et grand, ce qui avait duré. C'est aujourd'hui ce qui est démodé. Le passé, c'est le dépassé. Pour la « droite » tout aussi bien.
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Ce qui conforte la République, en principe, les élections, ébranle la nôtre, aggrave ses failles. Au lieu d'un moment religieux où se manifeste le souci commun, l'appartenance à une communauté, on assiste à un assaut contre ce qui est (donc aussi la communauté, qu'on ne récuse pas, mais qu'on veut transformer, qu'on déclare jusqu'ici invivable) au nom de ce qui doit être. L'utopie surgit à chaque consultation. L'élection est un moyen de nier le lien social, pour les gauchistes, et un bon moyen puisqu'ils se font entendre beaucoup plus qu'en temps ordinaire.
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Non seulement le président de la République, en France, est élu au suffrage universel, donc par des gens, moi le premier, qui n'ont pas les moyens de bien juger et choisir, mais en plus il faut qu'il « passe » bien à la télévision, qu'il soit télégénique, comme on dit.
Richelieu aurait-il été télégénique ? Peut-être. Mais sûrement pas Colbert. Et Bonaparte ? Pas moyen de se faire élire consul avec ce teint olivâtre et ce visage nerveux.
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Le 18 juin 1974, Hassan Touhami, secrétaire général de la conférence islamique réunie à Kuala-Lumpur, s'écrie :
« Nous sommes la ceinture d'or du monde. »
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Les sondages analysent les opinions des gens sur une question donnée à partir des critères suivants : le sexe, l'âge, l'appartenance à un milieu social. Les ouvriers pensent ceci, les cadres cela. Les jeunes pensent comme ci, les vieux pensent comme ça.
On voit tout le parti qu'on peut en tirer pour favoriser les divisions et les ruptures de tout ordre. Notre société ne vise qu'à opposer.
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Mais on pourrait trouver d'autres critères aussi significatifs : les Parisiens pensent ceci, les provinciaux cela. Ou : la Bretagne, l'Occitanie ou l'Alsace pensent ceci. On dessinerait ainsi d'autres lignes de rupture.
(Et pourquoi pas les bruns et les blonds, avec l'intéressant groupe charnière des rouquins ?)
Cela dit dans un monde qui refuse les mœurs et les principes reçus, les sondages ont un but précis. Une fois qu'on a détruit le consentement général sur un point donné, le sondage permet d'introduire un nouveau principe, de dessiner un nouvel ordre de choses. On peut s'en servir -- et on s'en sert -- pour établir une nouvelle légitimité, un nouvel accord social. Voici, dit-on, ce que veut la majorité (qu'on a travaillée patiemment pour obtenir son verdict, et qui ne fait que répondre ce qu'on lui a appris -- mais elle ne le sait pas).
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Le vrai charme des vacances : chaque fois, on part comme si on ne devait pas revenir. On feint de commencer une vie nouvelle, et on le croit presque. On tire un trait sur des soucis, un horaire, des habitudes, un genre de vie.
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Article de Thierry Maulnier (Figaro du 13 juillet), sur la jeunesse, la vertu qu'on lui accorde, l'importance qu'elle prend dans notre société : « Ce qui est revendiqué, ce n'est pas seulement le droit commun des adultes, mais, si on ose dire, un privilège de caste. Les jeunes se veulent supérieurs. Je ne vois que deux privilèges, parmi tous les autres, qui soient pour ainsi dire reçus de la cuisse de Jupiter et dont le bénéficiaire puisse se prévaloir sans avoir fait aucun effort pour les obtenir, avec la seule « peine de naître ». L'un est précisément la naissance dans les vieilles aristocraties. L'autre est la jeunesse. Nous ne sommes pour rien dans la date de notre venue au monde ni dans la condition de nos géniteurs. »
Juste, à ceci près qu'il y a d'autres privilèges qui sont transmis par la naissance : la richesse, par exemple. Mais ce qu'il y a de bon dans la remarque de Thierry Maulnier, c'est le sentiment d'une supériorité : il est donné dans un cas par l'appartenance à une famille ancienne (une sorte de concrétisation de la durée), et réservé, dans chaque génération à quelques-uns.
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Dans l'autre cas, il est étendu à toute une classe d'âge, et dépend d'une date de naissance récente. Une supériorité qui est non seulement de hasard, mais relative, passagère, et fondée sur le mépris de ce qui lui a permis d'être (le fait qu'il y ait eu des gens plus âgés : les parents) paraît plus folle.
Elle est liée, de façon naïve, aux notions de progrès et d'évolution. Elle sous-entend une arrière pensée très ferme et très commune : l'homme ne fait que commencer, il va tout juste commencer.
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En vacances, sur la côte atlantique. Messe dans une église qui ressemble à une salle des fêtes. De jeunes guitaristes grattent pendant la messe, avec conviction, des chansonnettes qui hésitent entre le jazz et le miaulement. Une atmosphère bon enfant, où tout recueillement est évidemment impossible mais le recueillement ne fait plus partie des qualités qu'on doit attendre d'une messe aujourd'hui.
L'an dernier, dans cette même église, j'ai vu un assistant déployer « Sud-Ouest » pendant l'office, et se mettre à le lire.
Cette année, le prêtre commente dans son homélie (c'est homélie qu'il faut dire, je crois) le texte de l'Ancien Testament qu'a lu un jeune homme. Cela donne : « A peine Moïse parti, les Israélites vont demander à Aaron de leur faire un veau d'or. Aaron ne perd pas le nord (textuel). Il ramasse les bagues, les colliers, les monnaies, et il leur fait un veau d'or. Qu'il n'en ait pas mis une part de côté, c'est une autre histoire. »
Il a un bon sourire. Je suis convaincu qu'il a une foi sincère, mais cette trivialité lui paraît nécessaire sans doute pour avoir du succès auprès des « jeunes ». Pauvres jeunes. Et s'il s'exprime ainsi, qu'on ne croie pas que c'est par anti-sémitisme. C'est parce qu'il pense et dit que les puissants sont toujours cupides, et que le grand prêtre ne pouvait qu'être séduit par l'or. Il est démagogue et vulgaire pour plaire. Mais doit-il plaire -- et de cette façon ?
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Télévision. Les feuilletons et les films policiers ressemblent de plus en plus à des cauchemars (déformation des images par le « zoom », tortures, généralisation du sadisme, utilisation d'accessoires très compliqués en fait d'espionnage par micros, d'armes, etc. qui baignent le spectateur dans une atmosphère de magie).
A part cela, la télévision est faite pour écouter des obscénités en famille : des grands-parents aux petits enfants, tout le monde regarde sans broncher des histoires qu'on n'aurait jamais pensé à évoquer à table. Voilà qui fait bouger les murs, et au galop, même.
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« Pas un sou, pas un homme pour l'Algérie ». Vieille inscription sur un mur.
Eh bien, ils ont gagné, à la fin.
La gauche a droit de veto en France. On ne fait pas ce qu'elle ne veut vraiment pas qu'on fasse. Ce n'est pas une mauvaise chose, ce droit de veto, mais il s'exerce d'une façon lourde, démocratique. Il faut pour agir qu'il mette en branle les masses, des passions, de mauvaises raisons, qu'il secoue l'arbre tout entier. Ce n'est pas économique, de détruire la substance pour l'empêcher de prendre telle ou telle forme. Mais c'est ainsi.
Ce qui permet ce droit de veto, c'est la masse électorale, bien sûr, mais surtout les places de sûreté de la gauche l'université, la presse, maintenant une part de l'Église. Henri IV avait donné La Rochelle aux protestants. Il a fallu la leur reprendre. A la longue, la France serait devenue protestante : bien des intérêts particuliers y poussaient -- et l'étranger serait intervenu.
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La joie de la presse française quand Nixon démissionne : vraiment, on respire un air de victoire. Ce qui m'intéresse ici, ce n'est pas que ce sentiment soit justifiable ou non c'est que le ton employé, l'importance accordée à la chose font qu'on a l'impression qu'il s'agit d'une affaire de politique intérieure.
On faisait la même constatation il y a deux ans, lors de l'élection du président des États-Unis. La presse française militait pour Mac Govern. On ne le leur envoyait pas dire aux Américains que, s'ils étaient un peu adultes, c'est lui, lui seul qui devait être choisi.
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Au fond, si la présidence des États-Unis est si importante pour nous, les Français devraient peut-être avoir le droit de vote dans cette élection (et aussi les Anglais, les Allemands, les Italiens, je suppose).
Ces réactions de notre presse marquent l'allégeance à la république impériale aux cinquante étoiles.
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Il y avait des métiers paisibles : professeur, gardien de square, ambassadeur. Ce sont aujourd'hui les métiers dangereux.
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Il y avait le théâtre, des pièces, la représentation sur quelques planches d'événements stylisés, où l'imagination s'employait à résumer et à parer une situation extrême. L'éloignement dû aux feux de la rampe, à l'espace symbolique de la scène, suffisaient à séparer, soulignaient la différence de ce monde imaginaire avec le monde de la réalité.
Nous avons les nouvelles, les informations, par le son et par l'image, pour nous donner en spectacle, chaque jour, des drames nouveaux et vrais : les pirates japonais séquestrant l'ambassadeur de France en Hollande et huit autres personnes. Que fait Paris ? Tokyo ? Les prisonniers sont-ils vivants ? L'échange de prisonniers se fera-t-il ?
Après l'exposition du drame (la nouvelle elle-même) les péripéties se suivent. Il faut soutenir, relancer l'attention ; mobiliser des millions d'yeux et d'oreilles. Le parleur, c'est le chœur, décrivant ces scènes lointaines, déplorant le malheur des temps (mais au fond jubilant, comme ceux qui l'écoutent, car il se passe quelque chose). Chaque bulletin d'informations doit apporter du neuf, faire avancer l'action. A défaut, le chœur rappelle l'affaire depuis le début.
Il ne s'agit plus de purger les passions. Tout au contraire de les stimuler, de donner l'impression qu'on vit. On se sent brûler le sang et la mort rôde, et dans un fauteuil ou à table on tremble délicieusement.
Et c'est encore mieux si on peut pousser les gens à prendre parti, selon leurs sympathies politiques.
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L'autorité des parents, si diminuée, paraît insupportable à tous les bons esprits. Il y a un cas où la devise « le pouvoir aux travailleurs » ne paraît pas applicable : c'est la vie familiale. Les parents n'ont qu'à travailler, payer, et se taire.
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Malraux, le 6 octobre, déclare que l'audiovisuel apporte à l'enseignement une « transformation considérable » comparable « à l'événement historique colossal qui avait changé la France lorsque sous la direction de Jules Ferry elle avait appris à lire ».
C'est très bien d'être reconnaissant. Mais il faut bien dire que la France, grâce à Jules Ferry, a surtout appris à lire les journaux.
L'essentiel de la littérature française a été produit avant « que la France ait appris à lire ».
Les Français devaient quand même lire un peu avant. Sainte-Beuve rapporte que chaque livre de vers de l'abbé Delille était tiré immédiatement à 20 000 exemplaires. Le premier tirage de sa traduction de l'Énéide fut de 50 000 exemplaires.
Bien des grands écrivains d'aujourd'hui en seraient satisfaits.
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Selon les évaluations de l'INSEE, il y aura seulement 770 000 naissances en France en 1974. En 1972, il y en avait encore 875 000.
D'un taux de naissance de 17 pour 1000, on descend assez brutalement à 15 pour 1000. La France rejoint ainsi un mouvement assez général en Europe occidentale (taux de naissance en Allemagne fédérale : 11 pour 1000 en 1973, contre 18 pour 1 000 en 1960. Au Luxembourg : 11,8 pour 1 000 en 1972 contre 13,5 pour 1 000 en 1969) et plus généralement dans les pays développés : le Canada, les États-Unis se trouvent à ce niveau.
C'est un trait de civilisation. On faisait grand état il y a quelques années, de la chute des naissances dans les satellites de l'URSS. On y voyait le signe d'un refus du communisme. Nous pourrions nous appliquer le raisonnement : cette faiblesse de la natalité est signe d'un désespoir. Les pays occidentaux, et la France à son tour, sont tentés par le suicide.
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Il faut reconnaître que tous les moyens sont employés pour décourager la natalité : la famille est piétinée, on exalte la contraception et l'avortement au nom de la liberté. On agite le spectre de la surpopulation.
Dans ce qu'on appelle le Tiers-Monde, en effet, la natalité ne faiblit pas.
En France même, M. Alfred Sauvy écrivait il y a quelques années que 12 pour 100 des naissances étaient dues à des immigrés. Dans 18 naissances sur 100, un des deux parents au moins était un immigré. C'est une grande transformation dans un vieux peuple qui d'ailleurs doute de son identité, néglige ou refuse son passé, perdant du coup une part de sa capacité d'assimilation.
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Dans le Figaro du 14 octobre, l'abbé Berthiel, secrétaire général de la Fédération des organismes de communication sociale, juge une émission de télé sur Lourdes.
Il dit : « Les pèlerins viennent là, aujourd'hui, surtout pour revivre leur foi, l'approfondir, ou pour lutter contre le doute. Ils viennent beaucoup moins pour prier la Vierge que pour rencontrer le Christ. »
On n'est même plus surpris, n'est-ce pas, par ce dédain de la Sainte Vierge.
Ce qui est remarquable, c'est l'opposition inventée par l'abbé : croit-il que prier la Sainte Vierge nous éloigne du Christ ?
Et puis que veut-il dire ?
A mon sens, ceci : l'Église nouvelle refuse le culte marial. Elle le restreint tant qu'elle peut, elle en a honte. En revanche, les grands rassemblements des pèlerinages lui plaisent beaucoup : les masses, les voilà, ces pèlerinages ce sont nos « manifs » à nous. Donc, il faut les garder. Et l'on affirmera que ces rassemblements, principalement par leur aspect massif, sont des moyens privilégiés de « rencontrer le Christ ». On sait tout le parti que nos abbés tirent de la phrase « Lorsque vous serez réunis en mon nom... » A leurs yeux un métingue de la J.O.C. (avec Internationale), c'est mieux qu'une messe.
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Ce qu'apporte une révolution, c'est l'autorité. Une autorité arbitraire, violente, brouillonne souvent et injuste, mais réelle, qui remplace une impuissance où s'est laissé réduire l'État légal.
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Et c'est cela qu'appellent les peuples, quand ils sont déconcertés par les blocages des privilèges, par la multiplicité des groupes d'intérêt installés, et des droits acquis. Il arrive un moment où chacun sent que l'on ne peut rien faire. On en est à ce stade dans l'enseignement en France, par exemple. Ceux qui ont l'apparence du pouvoir n'exercent pas ce pouvoir. Ils n'assurent pas leur office. On se détache d'eux. Et n'importe quelle force qui les renversera sera suivie -- ou du moins ne rencontrera pas de résistance.
Ce qui arrive après, c'est autre chose. La Convention plus rigoureuse que Louis XVI, Lénine que Nicolas II, et Castro que Batista. Et plus injuste. Mais la Convention, Lénine, Castro se font obéir.
Georges Laffly.
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### Chili : menteurs et témoins
*suite*
par Jean-Marc Dufour
CHILI. MENTEURS ET TÉMOINS... C'est là le titre d'un article que publiait *Itinéraires* dans son numéro 181 de mars 1974. Aujourd'hui, de nouvelles informations me permettent de lui donner une conclusion. Rappelons, pour ceux de nos lecteurs qui n'auraient pas sous la main le numéro 181 de la revue, le texte de cet article :
« A lire les nouvelles du Chili, telles que les reproduisent les journaux non chiliens et particulièrement les français, on est frappé par l'extraordinaire subjectivité des jugements portés. D'une part, on annonce périodiquement que tout n'est pas fini, qu'on va voir ce qu'on va voir, que la « gauche » n'a pas dit son dernier mot ; par ailleurs, on dénonce la brutalité de ces militaires qui ne veulent pas se laisser, sinon tuer, du moins mettre en prison. Il n'y a pas de semaine qu'on ne mette en vedette un quelconque incident, comme s'il n'était pas naturel qu'un pays de quatre mille kilomètres de long, en partie dépeuplé puisse abriter, dans quelque coin de montagne, des irréductibles prêts à tout. En même temps, on refuse au gouvernement tout droit de légitime défense.
« Cela est déjà instructif. Mais lorsqu'on y regarde de plus près, que l'on scrute avec soin les dépêches relatives au Chili, on constate une totale absence de bonne foi, un systématique mensonge, qui, s'il ne me surprend plus depuis longtemps, me remplit d'admiration par son impudence totale.
« Le dernier et instructif exemple m'a été fourni par une dépêche publiée dans le Figaro du 4 janvier 1974. Tout de suite, je dirai que je ne crois pas que, dans ce cas, la bonne foi de ce journal puisse être mise en cause.
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Non. La dépêche est arrivée « toute cuite », et publiée sans hésiter par un secrétaire de rédaction qui ignore tout du Chili : elle était « dans le ton », elle a paru vraisemblable, on l'a passée. Voici ce texte :
« *CHILI : deux condamnations à mort.*
« Un mexicain, Jorge Albino Sosa Gil, et un chilien David Quintendia Bugueno, ont été condamnés à mort par un tribunal militaire pour avoir tenté de s'emparer de l'arme d'un sous-lieutenant. Les deux autres personnes faisant partie de leur groupe ont été condamnées à vie. »
« Voilà : un point c'est tout.
« Quels sont les faits « réels » ? Jose Sosa Gil, mexicain, est arrivé au Chili comme touriste le 24 avril 1973. Ayant de bonnes références révolutionnaires, il fut embauché par l'administrateur socialiste d'Ingudas, Pedro Garrido. Son visa vint à expiration et personne ne songea à le faire renouveler. Entre temps, pour donner des preuves de sa gratitude révolutionnaire, Sosa Gil organisa un groupe qui « récupérait » des armes en délestant les passants attardés. C'est ainsi qu'il voulut, le 29 août 1973 -- *c'est-à-dire sous le gouvernement Allende --,* débarrasser un sous-lieutenant de son revolver. Ce sous-lieutenant ne fut pas d'accord ; il résista ; Sosa Gil le tua de quatre balles de revolver.
« Notez que tout ce qu'a publié le *Figaro* est exact. Il ne manque que le détail, le petit détail gênant, la mort de la victime... »
Je croyais l'affaire terminée. Il fallut que, par le plus grand des hasards, un journal équatorien me tombât sous les yeux pour que je trouve une dépêche de l'agence Associated Press qui en apportait la conclusion :
« *Santiago de Chile -- 22 août --* (*AP*) *-- La Cour Martiale a condamné aujourd'hui à la prison perpétuelle un Mexicain et un Chilien accusés d'avoir donné la mort par coups de feu à un officier de l'armée de terre, l'an passé, peu avant le renversement du gouvernement de gauche.*
« *La Cour Martiale a modifié une sentence de première instance prononcée par le Juge Militaire qui eut à connaître du procès, et qui avait demandé la peine de mort pour le Mexicain Jorge Albino Sosa Gil et pour le Chilien David Quintanilla Bugueno.*
43:188
« *Le fait a été inclus dans la série d'actes de violence politique qui ont précédé la chute du Président Salvador Allende. *» \[*La suite de la dépêche est un résumé de l'accusation.*\]
Car tels sont les horribles militaires chiliens dont on nous raconte chaque matin qu'ils ont mangé la veille un petit enfant à leur déjeuner et assassiné la grand-mère en guise de pousse-café. J'exagère ? A peine. Voyez M. Louis Joignet (magistrat, ancien président du Syndicat de la magistrature) voyez la conclusion de sa « libre opinion » (*Le Monde,* 29-30 septembre 1974) :
« Ainsi, les engagements pris publiquement par la Junte ne comportent en réalité aucune conséquence pratique pour garantir le sort des personnes secrètement détenues, comme le docteur Van Schowen, ou en instance d'être jugées comme l'ex-sénateur communiste Luis Corvalan ou l'ancien ministre Clodomiro Almeyda, et, en fait, le sort d'innombrables prisonniers politiques chiliens. »
Je sais que, depuis le jour où la magistrature française, au lendemain de la Libération, se fit donner des leçons de bonnes manières juridiques par le procureur Vichynski (15 mai 1946 -- Première Chambre de la Cour d'Appel de Paris), on ne doit s'étonner de rien en ce domaine, mais tout de même ! Je ne pense pas que M. Louis Joignet se soit ému de la création en France de tribunaux d'exception ; je pense qu'il a dû trouver normal que les cartes d'entrées pour le procès de Vincennes aient été aux couleurs du F.L.N. ; et qu'il a dû trouver excellent que les conseillers juridiques de l'Exécutif Provisoire de Farhès requièrent contre les partisans de l'Algérie Française. Tout cela est dans la même ligne et permet de prendre pour ce qu'elles valent sa vertu et son indignation.
Tout cela n'aurait en définitive pas grande importance si ce n'était la campagne systématique qui se développe sur le plan international. Jamais la phrase de Lénine parlant des bourgeois -- « Ils périront par leurs scrupules » -- n'a été appliquée avec plus de rigueur.
J'avais, au début de l'article que je reproduis plus haut, signalé l'attitude qui consiste à bien vouloir que l'opposition clandestine attaque le gouvernement chilien mais qui refuse à ce dernier le droit de se défendre : une attitude de barbare, selon Chesterton (qui donne cette définition : « le barbare est celui qui rit quand il vous frappe et pleure lorsqu'il est touché »), une attitude devenue si fréquente que nous vivons sans nous en rendre compte dans un monde de barbares.
44:188
Il ne faut pas croire que cela ait changé dans les mois qui viennent de s'écouler, au contraire. Je viens de feuilleter la collection de coupures de presse que j'ai rassemblée depuis le premier anniversaire du coup d'État de septembre 1973. A chaque page, on trouve les proclamations des rodomonts de la gauche chilienne. Soigneusement campés à Saint-Germain-des-Prés, ou à Mexico, ou encore à Barcelone, ils proclament leur inébranlable volonté de combattre jusqu'au dernier militant. Il arrive même que, au Chili, de véritables révolutionnaires, alliant le courage et l'honneur, se battent pour une mauvaise cause, mais se battent encore. Pour un Altamirano en mission de cavalcade, pour un Juan Garces réfugié à Paris, il y a un Enriquez qui meurt à Santiago.
C'est alors que la clique des asilés d'honneur et de leurs épigones de la presse parisienne donne en plein : « La bataille continue... » proclame Altamirano ; « la résistance s'organise au Chili » titre *Le Figaro* pour un papier de G. Dupoy qui valait mieux que ça ; Françoise Giroud télégraphie... On savoure les informations de *La Tercera* selon lesquelles « les militaires qui s'apprêtaient à perquisitionner dans une maison du quartier Las Condes, vers 21 heures locale ont été accueillis par des tirs de mitraillettes et des grenades ». Après quoi, on reste libre de protester avec l'inénarrable « Commission Internationale des Juristes » contre « la répression » qui devient « systématique ». Que voudrait-on qu'elle soit ?
A tout cela, vient s'ajouter la grande trouvaille américaine : il paraît que la C.I.A. a donné de l'argent aux adversaires de Salvador Allende. Voilà de quoi entretenir les indignations bien pensantes ! Pensez donc ! Donner de l'argent à la contre-révolution ! Quelle horreur ! S'il s'était agi de la *révolution,* là, ça aurait été tout autre chose ; là c'est permis, c'est même hautement encouragé. Ce n'est pas moi qui le dis ; c'est Régis Debray. Dans son ouvrage *La critique des armes* (tome I), (éditions du Seuil), il explique que le gouvernement de La Havane a versé des millions de dollars par an aux dirigeants des maquis révolutionnaires du Vénézuéla (je dis « aux dirigeants », car il paraît que ces dollars ont fondu en cours de route).
45:188
Il est bien évident que ce n'est pas la même chose ; que La Havane n'est pas Washington et que la D.G.I. n'est pas la C.I.A. Que ce qui est permis aux uns est interdit aux autres parce que « *la révolution c'est bien, la contre-révolution c'est mal *». Tous nos curés progressistes vous réciteront ce catéchisme. C'est d'ailleurs le seul qu'aujourd'hui ils connaissent.
Jean-Marc Dufour.
#### Tour d'horizon de la guérilla
Où en sont aujourd'hui les divers mouvements de guérilla d'Amérique Latine ? C'est là une question importante d'autant que la « quarantaine » imposée à Cuba depuis que Fidel Castro s'est fait prendre la main dans le sac en livrant massivement des armes aux révolutionnaires vénézuéliens, cette quarantaine donc, risque de prendre fin. Aux États Unis même, les partisans de la levée de l'embargo se font de plus en plus nombreux et l'on a pu voir deux sénateurs nord-américains siéger, tout souriants, aux côtés de Fidel Castro, le lendemain même du jour où ce dernier avait traîné leur pays dans la boue.
Côté guérilla, les choses ne vont pas si mal que ça, et les problèmes logistiques -- difficiles tant que l'île cubaine était isolée du reste du continent -- auxquels on avait cru trouver une solution avec le Chili de l'Unité Populaire, pourraient enfin se procurer en Argentine les facilités qui leur manquent.
##### *Le Chili de Salvador Allende*
Dans les années 71/72, il avait pratiquement remplacé Cuba comme base arrière de la subversion en Amérique latine. La très officielle revue française *Défense Nationale* écrivait à ce sujet :
« Le Chili sert de tremplin à cette action (guérilla) dans le sous-continent. L'impulsion est donnée par le « Département de Libération Nationale » dépendant des services spéciaux cubains et installé à Santiago. Chargé du noyautage des mouvements extrémistes en Amérique Latine et en Afrique, cet organisme dispose du soutien des services spéciaux chiliens (ceux de l'Unité Populaire) mais il est notable qu'aucun « conseiller » russe n'y figure, contrairement à la Direction Générale du Renseignement (D.G.I.) de la Havane, entièrement sous contrôle des services soviétiques.
46:188
C'est également à Santiago que se tiendraient les conférences du « Front Anti-Impérialiste Latino-américain », créé en 1971 et dans lequel Cuba joue un rôle essentiel. De plus, la capitale chilienne serait le siège de « l'armée populaire Latino-Américaine » groupant les mouvements extrémistes d'Argentine, du Brésil, d'Uruguay, et qui est la branche militaire du « Front Anti-impérialiste ».
La chute de Salvadore Allende a bouleversé tout cela. Sans doute faut-il voir là une des raisons, et peut-être la principale, de l'acharnement des organisations gauchistes et marxistes contre la Junta militaire.
Cependant, les tentatives d'unification de commandement des groupes armés subversifs n'ont pas cessé avec la disparition de l'Unité Populaire Chilienne. La création d'une « Junta de Coordination Revolucionaria » a été annoncée courant 1974. Une réunion de cet organisme a eu lieu en février dernier dans la ville argentine de Mendoza. La puissance invitante était une des trois branches de l'E.R.P. (Armée Révolutionnaire du Peuple) argentine, celle de Roberto Santucho. L'objectif : former des brigades de choc au Chili, en Argentine, en Bolivie, en Uruguay et réorganiser les forces révolutionnaires au Brésil. Les fonds étaient fournis par l'E.R.P. et provenaient des rançons perçues à la suite de la série d'enlèvements des mois passés : *il s'agit de plusieurs millions de dollars.*
##### *L'Argentine d'après-Peron.*
En Argentine, les Montoneros (je rappelle que le mot "montonero" désigna, à l'origine, les gauchos argentins en lutte contre le pouvoir fédéral de Buenos Aires ; il désigne actuellement les guérilleros de la « gauche péroniste », ceux que l'on appelle aussi « la tendencia revolucionaria » ou en bref : « la tenden-cia ») : les Montoneros, donc, ont déclaré la guerre au gouvernement de Maria Estella de Peron. En conséquence, celui-ci devra, au cours des mois qui viennent, affronter une coalition subversive strictement identique à celle qui vint à bout du gouvernement Lanusse. Seule différence : la « droite » péroniste n'aura sans doute pas les mêmes scrupules que les militaires argentins. Déjà, la presse de gauche française fait état de l'existence d'un mouvement terroriste de droite : l'A.A.A. (Alliance Argentine Anticommuniste) qui aurait commencé à exécuter les inspirateurs des mouvements terroristes de gauche. De plus, des « avertissements » auraient été distribués à certains intellectuels gauchistes, les priant de décamper. Je ne sais ce qui doit être le plus admiré là dedans : ce qui se passe ici, ou ce qui se passe là-bas.
47:188
Ici, les mêmes journalistes, qui ont toujours excusé les assassinats commis par les guérilleros urbains de gauche, ne savent comment dénoncer ces ignobles gens de droite qui ne veulent pas se laisser assassiner, et qui, chose pire, entendent tuer les tueurs.
Là-bas, c'est la grande venette des intellectuels de gauche, qui ont prêché la révolution, admiré les exécutions de traîtres au prolétariat, se sont précipités sur les places lorsque Campora les leur a offert, et qui maintenant demandent au Mexique de leur accorder le droit d'asile, ou prennent le premier bateau pour l'Europe.
Cela dit, je n'approuve pas les meurtres politiques. Mais ce que je désapprouve encore plus c'est que ce soient toujours les mêmes qui se fassent tuer. Et ce qui me répugne tout particulièrement, ce sont les assassins pleurnicheurs.
Quoiqu'il en soit, la longue suite d'assassinats -- il y a eu 152 meurtres politiques depuis la mort du général Peron en juillet dernier -- rend impossible toute vie politique. C'est un premier résultat. Il devrait normalement entraîner la chute de l'actuel régime. On ne voit malheureusement pas « qui » pourrait assumer le pouvoir dans les conditions présentes. Seule l'armée constitue, encore et malgré tout, une force suffisante pour s'opposer à la révolution. Mais il est évident que les chefs militaires ne veulent pas recommencer une expérience identique à celle d'il y a quelques années.
##### *L'imbroglio colombien.*
A y regarder d'un peu près, l'incohérence de la politique colombienne est stupéfiante. Il y avait, dans ce pays, trois groupes révolutionnaires distincts, entretenant chacun une guérilla.
D'abord, le Parti Communiste Colombien dont (pour adopter le langage du cru) le « bras armé » étaient les F.A.R.C. (Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes).
Ensuite, les maoïstes qui entretenaient l'Armée Populaire de Libération, organisation assez squelettique, minée par les divisions et les excommunications.
Enfin, les castristes se retrouvaient dans l'Armée de Libération Nationale E.L.N. Depuis quelques années, c'était celle-ci qui faisait le plus parler d'elle. C'est dans ses rangs que Camilo Torres trouva la mort. C'est encore dans ses rangs qu'un autre curé défroqué, le prêtre espagnol Lai n, a été tué l'année dernière. Les opérations militaires menées contre l'E.L.N. ont donné de tels résultats que l'armée colombienne a pu annoncer sa « liquidation définitive ». C'est peut-être aller vite en besogne.
Restent aujourd'hui les F.A.R.C. qui, une fois tous les six mois environ, effectuent un coup de main comme pour affirmer qu'elles existent toujours.
48:188
Pendant que les militaires font leur métier, le gouvernement libéral de Lopez Michelsen laisse s'organiser, à Bogota même, les bases du mouvement subversif de demain. C'est ainsi qu'eut lieu, au mois de septembre dernier, le congrès paysan organisé par les dirigeants de l'A.N.U.C. (Asociacion Nacional de Usuarios Campesinos : Association Nationale des Tenanciers Paysans). Ce qu'on put en savoir -- l'entrée des locaux où se tint le Congrès était strictement interdite aux journalistes et... aux forces de police -- laisse l'observateur étranger entre l'hilarité et la stupéfaction.
Les organisateurs avaient rassemblé à Bogota des représentants de toutes les minorités ethniques (indiens) existant encore en Colombie arhuacos, guambianos, indigènes de la vallée du Vaupes, etc., etc. Le manque d'organisation allait de pair avec l'endoctrinement : « depuis vendredi de la semaine passée, se plaignait un des participants, nous sommes en route et on nous a seulement donné à manger un œuf, deux pommes de terre, un sandwich et une bouteille d'eau minérale ». Selon les évaluations, il y eut ainsi six ou huit mille indiens et paysans « qui assistèrent à des réunions épuisantes avec une alimentation déficiente ». Ce fut, reconnurent les services de renseignements colombiens, « un congrès d'orientation communiste prononcée qui se tint avec toutes les garanties du gouvernement. »
Il est d'ailleurs à peu près certain que la plupart des Indiens en question ne comprit rien aux discours qui furent prodigués. Ils ne savaient ce que voulaient dire les inscriptions des pancartes qu'on leur faisait brandir : « Apoyamos al pueblo chilino ! » « Nous appuyons le peuple chilien. » La Brigade Paysanne Justicière du Parti des Pauvres. (Mexique). La « Brigada campesina de ajusticiamiento del partido de los pobres » se situe dans l'État de Guerero, État où le tiers de la population travailleuse gagne moins de 2 F 50 par jour. C'est dans cet État que se trouve la station balnéaire d'Acapulco. Il est évident que l'opposition entre les millionnaires (yanquis ou autres) et les paysans affamés et haillonneux donne aux journalistes en mal de copie et aux progressistes en mal d'indignation des parallèles faciles, mais qui n'expliquent rien : 95 % des paysans misérables n'ont jamais vu Acapulco et n'en n'ont que rarement entendu parler, perdus qu'ils sont dans leurs montagnes arides.
La « Brigada » a d'abord été commandée par Genaro Vasquez, qui se tua dans un accident d'automobile. Il fut alors remplacé par Lucio Cabanas. On attribue à la « Brigada » une bonne vingtaine d'enlèvements -- dont le dernier, et le plus spectaculaire, fut celui du propre beau-frère du Président de la République mexicaine, le très progressiste Luis Etcheverria.
49:188
Disons tout de suite que l'armée mexicaine fut mobilisée pour retrouver beau-papa, son ravisseur et les 40 rebelles qui forment la Brigada. Beau-Papa fut d'ailleurs rendu dans des délais assez brefs.
Ce qui est frappant, pour qui a étudié tant soit peu l'histoire de la Révolution mexicaine, c'est le côté « déjà vu » de cette agitation, et de la terminologie dont se servent ses dirigeants. Tout cela, c'est du Pancho Villa, jusqu'aux mots, jusqu'à cette mise en avant des « pauvres ». Ce qui ne doit pas empêcher les tireurs de ficelles de réaliser de coquets bénéfices sur le dos des mêmes pauvres, comme cela se passait déjà du temps de Pancho Villa.
##### *Les visiteurs de La Havane.*
François Mitterrand est allé rendre visite à Fidel Castro. Sa visite se situait juste après celle de Gina Lollobrigida, mais ce n'est pas cela qui est le plus intéressant. François Mitterrand était accompagné du « conseiller du Parti Socialiste pour l'Amérique Latine », Régis Debray, ainsi que de Gaston Defferre, maire de Marseille et illustration connue du P.S.
*L Unité,* hebdomadaire du Parti Socialiste, a publié une interview de Gaston par Régis. Comme dirait Jacques Duclos, c'est un peu Bonnet Rouge interviewant Rouge Bonnet, mais c'est tout de même particulièrement instructif.
« Régis Debray -- Est-ce que, de ce voyage, tu as tiré des leçons nouvelles pour la lutte politique en France ?
« Gaston Defferre -- (...) *Si la gauche demain est au pouvoir, nous n'imaginons pas que nous pourrons dominer la situation avec les moyens dont nous disposerons* SI NOUS NE CHANGEONS PAS LA LÉGALITÉ »*.*
Tout le reste n'a pas d'importance, Nous voilà prévenus : une victoire de la gauche entraînera le changement de la légalité « bourgeoise » en légalité « révolutionnaire ». Nous le savions, mais jamais jusqu'à présent les gens du Programme Commun n'avaient osé l'avouer.
J.-M. D.
50:188
### L'option fondamentale de l'évolution conciliaire
par Jean Madiran
Ces jours-ci paraît en librairie le nouveau livre de Jean Madiran : *Réclamation au Saint-Père* (Nouvelles Éditions Latines). C'est le second tome de *L'hérésie du XX^e^ siècle*, dont le premier tome avait paru en 1968, il y a six ans.
Ce nouveau livre reprend, bien entendu, la « lettre à Paul VI », les « explications publiées en même temps » et les diverses « réponses à l'enquête sur la lettre à Paul VI ».
Mais il comporte en outre sept chapitres nouveaux.
Voici l'un d'eux.
#### I
Le cardinal-archevêque de Paris est le président de la conférence épiscopale française après en avoir été le secrétaire général depuis sa création. C'est « le père Marty », comme il aime à se faire appeler de bureaux en bistrots. Il a donné le secret de ce qu'il appelle l'évolution conciliaire. Ce secret est une option fondamentale. Je souligne que ces termes très adéquats et fort parlants d' « option fondamentale » et d' « évolution conciliaire » sont de lui ; le second appartient même au vocabulaire officiel de l'épiscopat.
Le secret, il l'a donné publiquement, et deux fois. La première, dans un article du Figaro (24 juin 1970) :
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« Notre option est missionnaire. Elle n'est pas nouvelle : depuis plus de quarante ans, l'Église de France tente de « passer aux païens », de servir tout l'homme et tous les hommes. Le concile a authentifié ce choix. »
La seconde fois dans la déclaration inaugurale de sa conférence de presse du 18 avril 1973, pour le cinquième anniversaire de son arrivée à Paris (*Documentation catholique* du 6 mai 1973, page 427)
« ...Notre génération d'évêques a été marquée -- et le reste --, par la découverte de l'incroyance ; celle-ci imposa une prise de conscience -- pour certains, jusqu'à l'angoisse -- de l'urgence de la mission. Cette option fondamentale de l'Église, à savoir : *sortir d'elle-même pour dire le message,* reste la même aujourd'hui encore. C'est l'option de l'Église de France, depuis le départ de l'Action catholique ; c'est l'option du concile Vatican II ; c'est l'option du pape, je puis en porter témoignage. »
Il y a trois années presque entières entre ces deux déclarations du père Marty. La substance de l'une et de l'autre est bien la même. La révélation de 1970 est confirmée par sa réitération en 1973 : le concile n'est pas l'origine de ce qui nous est imposé au nom du concile.
En 1970 le père Marty écrivait son article du *Figaro* pour commenter une « Déclaration du conseil permanent de l'épiscopat », la déclaration du 11 juin, rédigée et publiée sous la présidence du même Marty. Cette déclaration proclamait :
« Certains, vivant dans la nostalgie d'un état historique de l'Église, la conçoivent toujours sous la forme qu'elle a pu connaître au temps de la chrétienté médiévale ou de la contre-réforme. Ils considèrent l'évolution conciliaire comme une déviation. Une telle attitude n'est pas admissible. Cette évolution est authentifiée par le pape et l'épiscopat universel. »
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Le pape, l'épiscopat, le concile ont donc « authentifié », on nous l'assure, l' « évolution conciliaire ». Ils ont seulement authentifié ; ils n'ont pas inventé ni créé. Avant cette authentification, l' « évolution » maintenant dite « conciliaire » existait déjà ; elle préexistait à son authentification. Elle résulte d'une « option » fort antérieure à Vatican II, elle résulte d'un « choix » fait à une certaine date dans un certain pays. *C'est l'option de l'Église de France.* Option opérée « depuis plus de quarante ans », disait le père Marty en 1970 ; et en 1973 : « depuis le départ de l'Action catholique ». Les deux précisions coïncident. Le choix fait par l'Église de France au départ de l'Action catholique, avant 1930, cela désigne sans ambiguïté les nouvelles orientations qui se sont imposées comme conséquences religieuses indirectes, mais pratiquement inévitables, de la condamnation de l'Action française survenue en 1926 et levée seulement en 1939. Voilà donc ce qu'a révélé le père Marty. Cela peut ne pas apparaître au lecteur oublieux ou ignorant. Mais si l'on a présents à l'esprit les faits et leur chronologie, il est impossible de ne pas saisir la portée des deux déclarations.
Il saute aux yeux que l'aveu du père Marty est d'abord l'aveu d'une supercherie.
Ils nous avaient raconté, lui et les siens, au lendemain de Vatican II, que le concile les avait bouleversés et qu'ils en revenaient avec des révélations inédites, reçues par fil direct du Saint-Esprit. Leur conception de l'épiscopat, leur conception de l'autorité et de son exercice, leur conception de la vie chrétienne en étaient, nous disaient-ils, profondément modifiées. C'était de leur part une mise en scène, pour nous tromper. « Notre génération d'évêques a été marquée », reconnaît le père Marty en 1973 : marquée non point par le concile, mais par une « découverte de l'incroyance », par une « prise de conscience » d'où a résulté une option *faite avant 1930 ;* une option « fondamentale », la seule fondamentale dont il soit jamais question à ce niveau : l'option dite « missionnaire ». Lorsque se réunit le concile, en 1962, cette option fondamentale était donc déjà faite depuis plus de trente ans. Le parti qui l'avait faite, à savoir la soi-disant « Église de France », cardinal Liénart en tête, venait au concile non pour en recevoir des révélations, mais pour y faire « authentifier » la sienne.
Aux fidèles, au petit peuple chrétien, au tout venant du bas clergé, aux moines et aux religieuses, pour faire marcher selon les consignes de la secte tous ceux qui n'étaient pas de la secte, on raconta que le Saint-Esprit avait inspiré à Vatican II d'admirables nouveautés. Nouveautés ! -- *Cette option n'est pas nouvelle,* avoue enfin Marty en 1970, quand l'affaire lui paraît dans le sac.
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Étant ainsi établie l'origine de l'option qui, une fois « authentifiée », est devenue l' « évolution conciliaire », étant établie son appartenance à un parti ecclésiastique vieux d'un demi-siècle et non à une révélation du Saint-Esprit survenue en 1962, il faut maintenant recueillir les lumières que nous apportent les deux déclarations du père Marty sur le contenu lui-même de cette fameuse option.
Mais ce sera là une seconde considération. Ce qui est déjà acquis par la première demeurera acquis. Même si on la supposait acceptable ou tolérable quant à son contenu réel, il resterait spectaculairement anormal que « l'option » nous ait été imposée par fraude comme « conciliaire », alors qu'elle n'était qu'une option particulière, l'option d'un parti qui après coup, ayant colonisé la bureaucratie dirigeante du catholicisme français, se prétend « l'Église de France ». A aucun moment du concile, ni au début, ni au milieu, ni à la fin de Vatican II, le père Marty n'est revenu de Rome en nous disant à la télé ou dans *France-soir :*
*-- *Noël ! Noël ! Le choix missionnaire fait depuis quarante ans par la seule Église de France, le voici enfin authentifié ! Authentifié par le concile ! Authentifié par le pape !
Il ne l'a dit, du moins en public et officiellement, qu'à partir du moment où ce qu'il appelle « l'évolution conciliaire » lui a paru suffisamment engagée pour qu'il ne soit plus nécessaire de donner à croire qu'elle avait été inventée, décidée, inaugurée par « le concile ». Pourquoi cette longue précaution ? pourquoi cette manœuvre ? pourquoi cette dissimulation ?
#### II
C'est que le contenu lui-même de cette « option fondamentale » est un contenu masqué, qui n'ose pas dire son nom. Option « missionnaire » ? Quelle blague, s'il s'agissait d'être missionnaire purement et simplement ! L'Église n'a pas attendu, pour être missionnaire, le « choix » fait par « l'Église de France » en 1926 et son « authentification » par Vatican II. « Servir tout l'homme et tous les hommes » ? Est-ce que par hasard, avant le père Marty, l'Église aurait eu pour programme de desservir tous les hommes, ou de ne servir que la moitié de l'homme ?
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Ou encore n'aurait-elle jamais fait « la découverte de l'incroyance » avant l'évolution conciliaire et l'option fondamentale ? C'est une autre manière de nous mentir, que de se prétendre « missionnaire » seulement à partir du moment où l'on ne veut plus, ne peut plus ou ne sait plus *convertir* personne, et qu'est-ce donc que cette *évangélisation* nouvelle, qui est une évangélisation sans *conversion ?* L'Église missionnaire, l'Église qui évangélise, l'Église qui convertit, c'est celle de Vatican I et celle de saint Pie X : Claudel, Péguy, Psichari, Massis, Maritain, les Charlier, etc., sont là pour en témoigner, une moisson que l'on n'a depuis lors, ni en qualité ni en quantité, jamais revue. Et, si un Péguy ou un Massis revenaient simplement à la foi de leur baptême, c'est au baptême lui-même que venaient les Charlier, et Maritain, et combien d'autres. L'Église avait alors quelque connaissance de « l'incroyance », elle en avait quelque connaissance vraie et utile, elle savait tenir aux incroyants un langage susceptible de leur apporter la foi et le salut. L'imposture « missionnaire » d'aujourd'hui est aussi grande que l'imposture « conciliaire ». C'est une imposture en deux étapes. La première est de nous faire croire que l'Église d'hier, l'Église de Pie XII, l'Église de saint Pie X, l'Église de Vatican I, de la contre-réforme, voire du constantinisme, n'était pas missionnaire. Les missionnaires du XIX^e^ siècle, par exemple, faisaient du colonialisme et non pas de l'évangélisation. Aux siècles précédents ils faisaient de l'inquisition et non point de l'apostolat. On peut tout dire et n'importe quoi, concernant le passé, aux générations que l'on a privées de tous les apprentissages, a commencer par l'apprentissage de la mémoire, de l'étude, de la réflexion. Et la seconde étape est de proclamer qu'enfin, par option fondamentale et évolution conciliaire, l'Église devient missionnaire, mais en donnant à ce concept un autre contenu, un contenu contraire à ce qu'a toujours été la mission chrétienne et catholique.
Ce contenu contraire apparaît déjà dans les deux déclarations citées du père Marty. L'option dite par lui missionnaire consiste à « passer aux païens » (il veut dire aux athées : mais il ne faut pas attendre de lui qu'il connaisse la différence entre un athée et un païen) ; l'option fondamentale de l'Église est de « sortir d'elle-même pour dire le message ». Enfin une précision. Et quelle précision. Tout le monde sait ce que veut dire : « sortir de l'Église ». Que ce ne soit plus seulement une fraction luthérienne, calviniste, anglicane ou autre qui sorte de l'Église, mais que ce soit l'Église elle-même qui sorte de soi : voilà une bonne définition de l'évolution conciliaire, de l'apostasie immanente, de l'auto-destruction.
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Je m'étonne qu'elle n'ait pas été davantage remarquée. Ou plutôt je ne m'étonne pas. Cela fait des années que je suis quasiment seul, voire tout à fait seul, à poursuivre une lecture attentive et continue des documents épiscopaux français. Pour arriver à les faire prendre en considération, je dois déployer des efforts immenses, dont le succès demeure faible. Et pourtant, ce n'est pas peine perdue : on y fait des découvertes. L'Église de l'évolution conciliaire, selon le père Marty, c'est l'Église qui est *sortie de l'Église :* « C'est l'option du pape, je puis en porter témoignage. » Nous recueillons ce témoignage et nous en donnons acte au père Marty. Il ne nous apprend rien. Mais il confirme ce que nous savions.
#### III
Dans sa déclaration du 18 avril 1973, le père Marty fait référence à son homélie aux funérailles du cardinal Lefebvre (Joseph), quelques jours plus tôt :
Comme je le disais lors des obsèques du cardinal Lefebvre, notre génération d'évêques a été marquée (...) par la découverte de l'incroyance. »
Lisons donc ce lieu parallèle :
« Le cardinal Lefebvre savait que seul le vrai libère, mais il savait tout autant qu'il ne suffit pas de conserver l'enseignement de la foi comme un trésor enfoui dans la terre : l'Évangile, il nous est remis pour rayonner comme une lumière. Et « dégager la lumière des fumées et des ombres, n'est-ce pas la faire briller » ?
« C'est pourquoi il n'hésita pas, dès 1957, à nous confier le danger que courait l'évangélisation, du fait de catholiques qui, emmurés dans leurs propres conceptions, durcissent leur cœur, raidissent leur intelligence, anathématisent les autres. Il faisait siennes ces paroles d'un évêque : « Ces catholiques sont enfermés dans la sécurité de leur Credo et plus jaloux de l'intégrité des principes que du rayonnement missionnaire. »
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« La mission, c'est bien là l'urgence qui s'imposa à cette génération d'évêques français. Évangéliser, rayonner et convertir, c'est encore aujourd'hui ce qui nous tient à cœur. « Vous serez mes *témoins, vous* porterez la bonne nouvelle de l'Évangile *à toute créature,* jusqu'à la fin du monde. Tel est le mot d'ordre donné à ses apôtres par le Christ. C'est à ce mot d'ordre que nous avons le strict devoir d'obéir. »
Avant cette génération d'évêques français, l'Église trahissait son strict devoir, -- elle le trahissait depuis quinze siècles, comme nous allons bientôt l'apprendre, -- l'Église n'obéissait pas au mot d'ordre donné par le Christ. « Évangéliser, rayonner, *convertir *»* *? Si c'était cela qui vraiment lui tenait à cœur, le père Marty devrait se demander, d'urgence, et dans l'angoisse, pourquoi donc son Église conciliaire ne convertit plus personne, à la différence de l'Église antéconciliaire, accusée bêtement de « conserver la foi comme un trésor enfoui dans la terre ». Mais c'est ici que l' « option fondamentale » montre son vrai visage. Option *pour,* mais surtout option *contre.* Le « pour » de l'option est toujours plus ou moins vague ; le « contre », en revanche, est net. L'option fondamentale est une option *contre les catholiques,* en raison de leur *fidélité à l'Église,* car c'est une option *contre l'être historique de l'Église.*
Les caractéristiques positives de l'évolution conciliaire sont en effet plus ou moins variables ; mais sa constante est de savoir toujours avec précision à qui et à quoi elle s'oppose, et de ne jamais varier là-dessus. Elle s'oppose à ce qui *conserve la foi,* elle s'oppose à la *sécurité du Credo,* elle s'oppose à *l'intégrité des principes ;* elle s'oppose à tout ce que l'Église *a été* depuis que son développement avait atteint le stade adulte et la dimension sociale, c'est-à-dire depuis le IV^e^ siècle. Sa caractéristique permanente est l'impiété filiale à l'égard des héros, des saints, des institutions par qui la foi nous a été transmise. Ce que l'option déclarée « fondamentale » a d'essentiel, c'est le rejet du critère de la tradition et la lutte sans merci contre les « intégristes » qui maintiennent ce critère. Tous les conciles avaient été pour restaurer la *fixité* du christianisme ; seul Vatican II a prétendu (ou le parti dominant a prétendu à travers lui) imposer une *évolution.* Tous les conciles avaient été pour que les hommes et les sociétés, fussent-elles ecclésiastiques, *se réforment* en fonction de la sainte Église de Dieu ; seul Vatican II, ou à travers lui le parti dominant, a prétendu *réformer* l'Église en fonction de l'état d'esprit des contemporains. Telle est la visée véritable de l'option soi-disant missionnaire.
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Elle désire le changement sans avoir une conception bien nette du changement désiré. Elle entend favoriser une évolution sans se soucier d'en déterminer la fin ni même de la connaître. Elle prend le vent et suit le mouvement, et la mode, et les propagandes, et l'opinion du plus fort, même si cela change chaque matin. Elle n'a qu'un ennemi : le peuple chrétien tel qu'il a été évangélisé, enseigné, éduqué par l'Église catholique, et qui, dans la mesure où il demeure chrétien, est rebelle à toute évolution du christianisme et reste témoin de la fixité consubstantielle à toute religion vraie, la naturelle et la surnaturelle.
#### IV
« Certains, -- dit un passage déjà cité, mais relisons-le, de la déclaration épiscopale du 11 juin 1970, -- vivant dans la nostalgie d'un état historique de l'Église, la conçoivent toujours sous la forme qu'elle a pu connaître au temps de la chrétienté médiévale ou de la contre-réforme. Ils considèrent l'évolution conciliaire comme une déviation. Une telle attitude n'est pas admissible. Cette évolution est authentifiée par le pape et l'épiscopat universel. »
Il y a donc des « certains » qui considèrent l' « évolution conciliaire » comme une « déviation ». Oui bien sûr, il existe des « certains » qui sont approximativement de ce genre, et nous avons peut-être voix au chapitre à ce sujet, pour quatre observations préalables. *La première :* il n'est qu'à moitié vrai de dire que ces « certains » considèrent comme une « déviation » ce que les évêques français nomment « évolution conciliaire » authentifiée par le pape et par l'épiscopat universel. Ils la considèrent, cette évolution, et ils l'énoncent assez clairement, comme l'hérésie du XX^e^ siècle, ils la considèrent comme une apostasie immanente, et comme une auto-destruction de l'Église ; ils précisent que cette évolution conciliaire culmine dans la falsification de l'Écriture, du catéchisme et de la messe. *Seconde observation :* ces « certains » ont avancé quelques motifs, quelques explications, quelques faits, quelques preuves, auxquels évêques et théologiens de l'évolution conciliaire ne paraissent pas pressés de se mesurer. L'honnête déclaration épiscopale préfère inventer que ces « certains » sont tout simplement « vivant dans la nostalgie » la nostalgie, un sentiment déplorable, et qu'ils déplorent, mais non pas une pensée qu'il y aurait lieu de réfuter.
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C'est plus commode ainsi. *Troisième observation préalable :* à ces « certains », au nom sans doute du pluralisme et du dialogue, on ne répond *rien,* -- sinon que leur « attitude » n'est pas « admissible ». Elle n'est pas admissible parce que « cette évolution est authentifiée par le pape et l'épiscopat universel ». Point final. Pas d'autre explication. Et silence dans les rangs, dit l'adjudant serre-file. Le seul ennemi que se connaisse l'Église conciliaire, le seul qu'elle reconnaisse comme tel, le seul qu'elle traite en ennemi, c'est le catholique intégral ; le fidèle de l'Église anté-conciliaire ; de la foi de toujours. Avec lui, pas de conversation. Reste en vigueur le mot d'ordre avec lequel le parti dominant avait préparé le concile : « Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes. » Les pires et les seuls. Le seul danger qui menace l'évangélisation telle qu'ils l'entendent, les cardinaux Lefebvre et Marty l'ont bien dit, c'est le danger catholique : le danger des catholiques enfermés dans la sécurité du Credo et jaloux de l'intégrité des principes, comme l'Église leur a appris à l'être depuis quinze siècles. *Quatrième observation :* du point de vue du raisonnement, l'épiscopat français fait une pétition de principe (mais il est sans doute dérisoire d'invoquer les règles du raisonnement à propos, d'un texte de cette catégorie). La question n'est nullement de savoir si, en fait, le pape et l'épiscopat cautionnent ladite évolution conciliaire. Tout le monde sait parfaitement par quels moyens ils le font. La question est de savoir si le pape et l'épiscopat ont le droit, ont le pouvoir de cautionner une évolution dont la nature est telle qu'elle culmine dans la falsification de la messe, du catéchisme et de l'Écriture ; la question est de savoir si le pape et l'épiscopat auraient, du moment que c'est eux, le pouvoir et le droit d'authentifier n'importe quoi, même ce qui est contraire à la Révélation, même ce qui est contraire à la tradition de l'Église, même ce qui est contraire à la loi naturelle. Le point capital de l'évolution conciliaire, c'est que les hiérarques évoluteurs ont estimé indispensable à leurs desseins d'imposer comme obligatoires, dans leur nouveau catéchisme et dans leurs messes nouvelles, des versions falsifiées de l'Écriture. Le faux et l'usage de faux leur sont nécessaires. Ils les maintiennent obstinément contre toutes les réclamations. En se retranchant sur un seul argument : -- Le pape et l'épiscopat ont authentifié.
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#### V
Donc, haro sur le peuple chrétien qui conçoit toujours l'Église *sous la forme qu'elle a pu connaître au temps de la chrétienté médiévale ou de la contre-réforme.* Écartées l'Église de la contre-réforme et celle de la chrétienté médiévale, il ne reste quasiment rien de l'Église. Les temps apostoliques ? Le grain de sénevé, et rien du grand arbre. Rien de l'âge adulte de l'Église ; rien de sa dimension sociale ; qui commencent à Constantin et avec le « constantinisme », assurément. Il y a ce qui change, bien entendu : mais l'évolution conciliaire n'a pas pour dessein de changer ce qui dans l'Église peut changer, et de fait change à chaque époque. Cela s'est toujours fait et se fait tout seul, sans qu'il y ait jamais eu besoin d'une option fondamentale et d'un concile évoluteur. Personne aujourd'hui ne demande aux évêques de s'habiller comme au Moyen Age, de voyager à cheval et l'épée au côté ; personne ne demande aux curés de paroisse d'ignorer la bicyclette, le moteur à explosion, le téléphone et l'électricité ; personne ne demande aux moines de refuser l'imprimerie et la reprographie. S'il ne s'agissait que de cela et d'autres choses analogues, il ne serait pas nécessaire d'y tellement insister. Tout le monde, d'avance, y consent ; avec une complète indifférence. Mais si cette évidence grossière et incontestée est tout de même indéfiniment répétée, c'est qu'en cela encore on nous cache quelque chose. Ces « formes » que l'on rejette, ce ne sont pas des « formes extérieures », des formules protocolaires, et cetera. On rejette le Syllabus, et Vatican I, et Trente, et tout ce que Rome a enseigné sur l'Église depuis le IV^e^ siècle jusqu'à Pie XII inclusivement. On rejette les dogmes, en leur donnant une « interprétation » nouvelle. L'évolution conciliaire a pour objet de changer non point ce qui a toujours changé, mais bien ce qui jamais encore n'avait changé dans l'Église. Dire, comme le proclame l'épiscopat français, que l'évolution conciliaire a pour effet de ne plus concevoir l'Église sous la forme qu'elle a pu connaître au temps de la chrétienté médiévale ou de la contre-réforme, c'est donner l'expression EXOTÉRIQUE, et susceptible d'une interprétation anodine, d'une pensée dont le P. Congar, docteur de l'épiscopat, docteur du pontificat, procure l'expression ÉSOTÉRIOUE, réservée aux initiés, dans les revues savantes et dans ses notes confidentielles.
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Je n'ai aucune inimitié, au contraire, pour le P. Congar : parmi tous les progressistes, évoluteurs et conciliaristes que j'ai pu connaître personnellement, il est presque le seul à qui j'ai vu de l'urbanité ; et même de la courtoisie ; et même de l'humanité ; et même de la loyauté. C'est un adversaire, ne vous y trompez pas ; mais vous pouvez prononcer devant lui mon nom ou le vôtre sans qu'il se mette à rouler des yeux exorbités et à baver comme un chien enragé, selon la gesticulation en usage dans la secte. Je préférerais donc, si c'était possible, ne rien dire contre le P. Congar ; mais ce n'est pas possible. C'est lui qui a énoncé les choses ; c'est lui qui les a désignées et nommées. C'est lui qui a déclaré que le dessein est d'*enjamber* quinze siècles, très précisément en matière *d'ecclésiologie,* c'est-à-dire de doctrine sur l'Église. C'est lui qui a parlé non seulement de rompre avec la doctrine *de Pie IX et des papes qui ont attaché leurs wagons après la locomotive de Vatican I,* notez l'expression, mais encore, par suite, et il est bien vrai que c'est la même chose, de refuser la doctrine sur l'Église qui est *spécifiquement romaine :* celle que Rome, depuis le IV^e^ siècle, avait *fait partager à l'ensemble du monde catholique* ([^2])*.* On ne peut plus douter que ces formules du P. Congar expriment adéquatement la grande pensée du règne actuel. C'est pourquoi il faut être attentif à ce que dit le P. Congar. Il a énoncé le véritable dessein de l'évolution conciliaire. Et il ne le dévoile pas au grand public, à l'ensemble du peuple chrétien, au tout venant du bas clergé. Jamais Congar n'explique dans un article du *Monde* que l'idée de manœuvre est de flanquer en l'air le souvenir et l'héritage des papes qui ont attaché leur wagon à la locomotive de Vatican I :
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on lui répondrait d'ailleurs, il le sait bien, que si cela est licite, il le sera au moins autant de flanquer en l'air le souvenir et l'héritage du pape et des évêques qui ont attaché leur wagon à la locomotive de Vatican II. Jamais Congar n'explique dans un article de *La Croix* que l'évolution conciliaire consiste à disqualifier la conception spécifiquement romaine de l'Église, celle que Rome avait, depuis le IV^e^ siècle, fait partager à l'ensemble du monde catholique. L'exposé de ces belles choses est réservé aux discussions ésotériques où l'on invite gentiment Hans Kung à aller un peu moins vite, un peu moins loin ; Hans Kung, pour l'évolution conciliaire et pour son docteur Congar, n'est pas un ennemi, c'est un auxiliaire ; un cavalier numide ou un frondeur baléare ; l'ennemi c'est Rome, c'est ce magistère romain qui a, depuis le IV^e^ siècle, enseigné des doctrines et défini des dogmes dont on reconnaît qu'ils ont été reçus pendant seize siècles par l'unanimité catholique, mais que l'on veut néanmoins démolir, dans la mesure où est présentement réalisée la condition nécessaire et suffisante de leur démolition : à savoir que sur cette démolition le Saint-Siège n'énonce aucun avis, n'exprime aucune pensée, ne manifeste aucune réaction. Quand la congrégation romaine dite de la doctrine émerge un instant de sa léthargie, c'est pour taquiner le frondeur Hans ou le cavalier Kung. Ce n'est pas pour statuer sur l'impératif soi-disant conciliaire de *sortir de l'Église,* promulgué par le père Marty qui précise, on l'a vu : -- *C'est l'option du pape, je puis en porter témoignage.* Oui ou non, est-ce véritablement, est-ce à bon droit au nom du pape et du concile que l'on nous convie à sortir de l'Église ? A sortir de l'Église en y restant, bien entendu. A quitter l'âme de l'Église tout en colonisant ses membres, sa hiérarchie, son administration. A rejeter les doctrines que Rome, depuis le IV^e^ siècle, avait fait partager à l'ensemble du monde catholique. La formule d'abord apparemment absurde du père Marty, voici qu'à la lumière de Congar elle révèle sa signification doctrinalement précise : -- *L'Église doit sortir d'elle-même.* Ils veulent sortir de l'Église, ils en sont déjà sortis, y compris Congar, mais ils n'en sont pas sortis individuellement : ils en sont sortis « en Église », collégialement et conciliairement ; ils en sont sortis tous ensemble, mais sans démissionner, sans rien abdiquer, en conservant au contraire leurs dignités, leurs grades, leurs pouvoirs, en demeurant comme devant, chacun selon son rang, docteurs, hiérarques et pontife. Faire que l'Église sorte d'elle-même, c'est faire que Rome ne soit plus dans Rome, et ainsi de suite.
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C'est pourquoi *tout* désormais dans cette Église nouvelle est *atypique,* parce que tout est en dehors de la norme, en dehors de la loi, en dehors de la tradition, en dehors de la légitimité, en dehors de la vérité : en dehors de l'Église ; on est sorti. Le concile n'était pas un concile comme les autres : ce qui ne veut pas dire qu'il était différent des autres conciles au sens où chaque concile est distinct de n'importe quel autre ; mais ce qui veut dire qu'il n'avait pas en commun avec les autres conciles ce que tous les autres ont en commun. Et de même, le gouvernement de l'Église, sous le règne actuel : il ne diffère pas des autres règnes au sens où chaque règne est différent d'un autre ; il est différent de tous les autres en ce qu'il n'a pas en commun avec eux ce qui est commun à tous.
#### VI
Le père Marty, dans ses deux déclarations, a donc donné la précision chronologique : son option fondamentale, c'est celle qui a été faite par « l'Église de France » à un moment qui se trouve être le moment de la condamnation de l'Action française. Mais comment croire que cette option ait pu être faite *au moment,* pas plus, en somme par hasard, et nullement *en conséquence* de cette condamnation ?
Même quand les évoluteurs conciliaristes parlent apparemment en clair, il y a toujours un profil perdu, un arrière-plan masqué, une perspective fuyante. Disant ce qu'il dit, ce qu'il a effectivement et irrécusablement dit, le père Marty aurait dû dire, s'il l'avait dit loyalement -- *C'est l'option de l'Église de France depuis la condamnation de l'Action française.* Le parti ecclésiastique qui tient aujourd'hui l'Église militante sous la botte de son occupation étrangère est celui dont la condamnation de l'Action française a permis la naissance, ou la renaissance. C'est un parti persécuteur : il est responsable de la plus grande persécution religieuse opérée à l'intérieur de l'Église, par l'autorité ecclésiastique elle-même, -- la plus grande, la plus longue, la plus vaste qui ait eu lieu depuis des siècles. Des dizaines de milliers de catholiques privés des sacrements pendant treize ans ; chassés du clergé ; exclus du mariage ; privés de la sépulture chrétienne.
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Quand le cher P. Congar se laisse présenter et à l'occasion se présente lui-même comme le grand persécuté du XX^e^ siècle, victime de Pie XII, il y croit sans doute, parce qu'il n'a guère le sens du réel ni des proportions : il n'y a pourtant pas eu cinquante mille Congar, ni dix mille, ni un seul à être privés des sacrements pendant treize ans ; ni pendant treize mois ; ni pendant treize jours. Je veux bien compatir aux très légers désagréments qu'un très petit nombre de religieux progressistes ont pu connaître sous le règne de Pie XII : cela n'eut rien de comparable avec la longue, avec l'atroce persécution que leur parti (si ce n'est eux-mêmes) imposa aux catholiques d'Action française, de 1926 à 1939. Or les catholiques d'Action française, c'est ici que l'histoire prend tout son sens, bien qu'il n'ait encore été aperçu par aucun historien, les catholiques d'Action française étaient les catholiques du Syllabus : les seuls. Déjà avant 1914, il n'existait plus en France qu'une seule « chaire du Syllabus », ce n'était point à l'Institut catholique, c'était à l'Institut d'Action française. La condamnation de l'Action française eut, nous le savons, des causes profondes, des causes occasionnelles, des motifs, des prétextes ; je n'en discute pas ici ; je considère seulement sa principale conséquence religieuse, sans même examiner si cette conséquence avait été prévue et voulue : les catholiques les plus fidèles au Syllabus se sont trouvés disqualifiés dans l'Église de France et suspects dans l'Église universelle. Car les catholiques ayant une fidélité militante à l'égard du Syllabus étaient quasiment tous à l'Action française. Et ceux qui d'aventure n'y étaient pas, on sut bien les englober dans la disqualification ou au moins dans la suspicion. L'Église de France n'était pas en 1926 favorable à la condamnation de l'Action française ; mais une fois que cette condamnation eut été imposée, et dans les formes les plus brutales, par le Saint-Siège, le parti ecclésiastique contraire, progressivement, irrésistiblement, mit la main sur tout : et notamment sur l'Action catholique naissante, dont furent systématiquement écartés les prêtres et les laïcs suspects fût-ce de tiédeur dans leur opposition à l'Action française. C'était, au niveau le plus visible, un renversement politique ; Dansette et d'autres diront que ce fut le second ralliement à la République, et celui-là, réussi. Mais plus profondément c'était ce que nous appellerions aujourd'hui une révolution culturelle à l'intérieur du catholicisme français. On ne changeait pas seulement de politique temporelle et d'équipes dirigeantes. Dans tous les domaines, on substituait un modernisme à un traditionalisme. Le traditionalisme que l'on rejetait pouvait être, comme il est humain, imparfait, incomplet, limité, critiquable ; le modernisme qui prenait sa place était, lui, par essence, étranger au catholicisme et irréconciliable avec lui.
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Voilà quelle fut « l'option fondamentale de l'Église de France », comme dit le père Marty, voilà comment ce choix fut opéré. Point dans la clarté ; point dans le discernement des implications et des conséquences. Mais dans le mensonge. L'Action française fut condamnée, on le sait, comme ayant une théorie hérétique de l'Incarnation, comme ayant le dessein de rétablir l'esclavage, et comme étant d'inspiration moderniste : ce dernier trait était un ricanement et une signature. On fabriqua même une condamnation déjà portée par saint Pie X en 1914, avec un exposé des motifs de sa non-promulgation qui était infiniment plus calomnieux et insultant pour saint Pie X que pour l'Action française. La congrégation romaine du Saint-Office, coupable d'une telle falsification, en était déshonorée à jamais, et ne pouvait plus que survivre dans l'attente de sa disparition méritée. Il faudra un jour écrire cette histoire. Non qu'elle n'ait déjà été écrite. Les documents décisifs ont été publiés de part et d'autre. Simplement, ils n'ont pas été déchiffrés. Il suffit d'en faire une lecture critique et comparée pour voir les impostures et les trahisons y grouiller comme un nœud de vipères. A tel point que Pie XII, en 1939, à peine élu, se hâta de lever cette condamnation et de tourner la page, dans des conditions qui donnaient manifestement raison aux condamnés et tort aux condamnateurs.
Il y avait eu le revirement de Pie XI. Homme de gauche, sorte d'intellectuel progressiste avant la lettre, élu pour cette raison par un collège cardinalice dont la majorité est et demeure pourrie depuis fort longtemps, mais oui, c'est une constante déjà vieille, ouvrons une brève parenthèse si vous voulez. En 1846 déjà, quand les cardinaux élisent Pie IX, quel choix révélateur, quel choix étrange, ce n'est évidemment pas Pie IX qu'ils élisent, puisque Pie IX n'est pas encore devenu Pie IX : c'est un libéral, un progressiste, un Montini avec cent ans d'avance, un moderne, que la révolution dans Rome et l'exil à Gaëte retourneront. Le pouvoir temporel du pape avait ceci de bon que, si le pape était chimérique et révolutionnaire, il avait aussitôt la révolution chez lui et contre lui, il recevait en pleine figure une leçon de choses sur les relations entre les idées et les faits, les principes et les conséquences. Mais si Pie IX fut converti, au point d'en devenir le pape de l'Immaculée-Conception, du Syllabus et du concile du Vatican, les cardinaux ne le furent pas. A la mort de Pie IX, ils choisissent Léon XIII, ils le choisissent parce qu'ils le tiennent pour un libéral, et de fait ils ne se trompent qu'à moitié.
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En 1904 ils ne votent pas pour saint Pie X mais pour l'affreux Rampola, il faut le veto de l'empereur d'Autriche et le manque de discernement des cardinaux pour que saint Pie X soit élu. Ils ne voulaient pas d'un saint Pie X, ils s'y sont résignés faute de mieux et parce qu'ils ne savaient pas qu'il en était un. A sa mort, en 1914, ils choisissent Benoît XV, sous la condition expresse d'en finir avec ce qu'ils appellent, tout au long du conclave, « l'intégrisme de Pie X ». Le vrai sens, en partie caché, du terme « intégrisme » dans la bouche ou sous la plume des anti-intégristes, c'est toujours celui-là : l'œuvre, l'enseignement, l'exemple, l'héritage de saint Pie X. On y ajoutera Pie XII, quand Pie XII, par un autre tour de la Providence, sera devenu pape par erreur : les cardinaux, ceux de France en tête, croyaient élire encore une fois un homme de gauche, un libéral, un moderne, un antifasciste. A la nouvelle de son élection, *Le Populaire,* organe du parti socialiste de Léon Blum, et *L'Humanité,* organe du parti communiste, pavoisent et applaudissent. Il est très facile, si l'on veut le vérifier, d'en retrouver les numéros dans les bibliothèques. Le cardinal Verdier, archevêque de Paris, leur avait dit que Pacelli, venu en France comme légat du pape sous la législature du Front populaire, était un ami des communistes et des francs-maçons ; et s'il le leur avait dit, ce n'était point pour les tromper, c'est parce que lui-même le croyait, avec la majorité des cardinaux qui votèrent Pacelli. Refermons cette parenthèse historique sur le collège moderne des cardinaux. Nous disions que Pie XI, s'il avait d'abord été fidèle à l'anti-intégrisme que l'on attendait de lui, et s'il était allé jusqu'à la condamnation féroce de l'Action française, avait opéré un revirement devant la montée des périls. Il s'oppose, mais non point platoniquement, au communisme. Il promulgue l'encyclique *Divini Redemptoris.* Il appelle à la croisade en Espagne, il reconnaît le gouvernement du général Franco dès les premiers jours de l'insurrection nationale, il est activement présent à la première, à la seule grande victoire de l'Occident chrétien sur le communisme, victoire qui dure encore. En France, il retire son appui au parti de l'option fondamentale, il fait supprimer l'hebdomadaire *Sept,* il stoppe l'évolution à gauche de la *Vie intellectuelle* des Dominicains de Paris, le P. Bernadot n'y comprend plus rien. Le choix prétendument missionnaire, dont le cardinal Marty nous assurait qu'il fut celui « de l'Église de France » il y a plus de quarante ans, doit alors marquer le pas. Et plus encore avec Pie XII. Sans doute, la levée de la condamnation de l'Action française est venue trop tard, parce que l'Action française est épuisée maintenant, et parce que c'est la guerre mondiale.
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Et de plus, le parti ecclésiastique de l'option fondamentale, après quelques tours de valse opportunistes plus ou moins prolongés sous Vichy (d'autant plus tranquillement que les communistes sont jusqu'en 1941 les alliés d'Hitler), revient en force sous le couvert de la résistance et du résistantialisme, étroitement allié aux marxistes et aux francs-maçons pour l'occupation en commun des pouvoirs temporels. Mais il ne l'emporte pas encore dans l'Église. Il y a le pape. Malgré la puissance politique des progressistes, Pie XII jusqu'à sa mort ne leur cédera rien d'essentiel : sans toutefois pouvoir empêcher que les évêques qu'il nomme, même choisis sainement réactionnaires, ne le trahissent les uns après les autres, phagocytés ou neutralisés par la secte, de son vivant déjà. Après sa mort, ils seront les collégialistes et conciliaristes de Vatican II. Mais saint Pie X lui-même avait été, à sa mort, voire déjà avant sa mort, trahi par les cardinaux qu'il avait créés. L'Église du XX^e^ siècle, dans ses parties sociologiquement les plus élevées, est avec constance l'Église de la trahison.
#### VII
Les sectateurs du parti de l'option fondamentale se sont tellement recyclés dans leurs propres mensonges, et dans les plus énormes, qu'ils finissent peut-être par y croire. Les « certains » que le père Marty nous a décrits comme « vivant dans la nostalgie », comme inadmissiblement rebelles à l' « évolution conciliaire », comme « emmurés dans leurs propres conceptions », comme « enfermés dans la sécurité de leur Credo et plus jaloux de l'intégrité des principes que du rayonnement missionnaire », et comme l'unique danger pour l'évangélisation, voici un nouveau trait de leur psychologie à joindre aux précédents. Un trait de Marty encore, dans son homélie au pèlerinage d'Ars ([^3]) :
« L'Église est un navire sur la tempête. Certains, à bord, *regrettent le calme du port d'hier.* D'autres sont impatients du port de demain. »
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C'est moi qui souligne. Les conservateurs, intégristes, réactionnaires, traditionalistes, ceux qui « considèrent l'évolution conciliaire comme une déviation », et même comme une trahison, il faut faire croire que le sentiment qui les meut, c'est *qu'ils regrettent le calme du port d'hier.* Vous parlez d'un calme. Traqués pendant treize années comme personne n'a été traqué dans l'Église, espionnés jusque dans les confessionnaux, traités en pécheurs publics, privés des sacrements, et par qui, mais justement par Marty et par les siens, par son parti de l'option fondamentale. La plus grande persécution religieuse opérée par la hiérarchie ecclésiastique depuis des siècles. *Le calme du port d'hier,* dit-il maintenant, ah l'incroyable, ah le cynique farceur. Et en 1944-1945, le parti ecclésiastique de l'option fondamentale, étroitement allié aux marxistes et aux francs-maçons à l'intérieur du rassemblement gaullo-communiste, a procédé à environ 100 000 exécutions sommaires, pour la plupart des catholiques du Syllabus, qui avaient naturellement adhéré à la révolution nationale du maréchal Pétain. Comme le fit d'ailleurs, pendant quatre ans, l'unanimité des évêques français, et ce n'est pas moi qui le leur reprocherais, si leur adhésion, comme la suite l'a montré, n'avait été donnée davantage par opportunisme que par conviction. Cent mille exécutions sommaires, et pas un évêque parmi elles, pas un Marty. Et plus d'un million de condamnations diverses, d'emprisonnements, de révocations, de destitutions des droits civils et politiques. La mise au ban de la nation. La plus grande persécution politique dans l'histoire de France depuis toujours. Voilà quel *calme du port d'hier* nous ménagea le parti de l'évolution conciliaire, le parti du père Marty, et il s'en pourlèche, le cannibale.
\*\*\*
En, résumé, l'option fondamentale qui définit l'actuelle évolution dite conciliaire n'a pas été prise à Vatican II sous la motion du Saint-Esprit. Elle est bien antérieure elle est le fait d'un parti ecclésiastique qui a provoqué et exploité la condamnation de l'Action française en 1926 pour substituer dans tous les domaines de la vie chrétienne un modernisme à un traditionalisme. Ce modernisme n'est pas forcément un modernisme au sens strict et défini, celui de l'encyclique *Pascendi,* encore que la parenté soit toujours profonde.
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C'est surtout et systématiquement un anti-traditionalisme, qui s'en prend aux éléments superficiels, facultatifs ou caricaturaux de la tradition, pour en discréditer finalement l'essentiel, et pour disqualifier les catholiques qui le maintiennent. Quand on discerne la nature d'une telle entreprise, on aperçoit du même coup qu'il n'y a rien d'extraordinaire, qu'il n'y a rien d'audacieux à lui faire une définitive opposition.
Jean Madiran.
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### Lettre du Brésil
par Gustave Corcâo
LE BRÉSIL est toujours sur la sellette pour satisfaire les petits plaisirs des conférences épiscopales ! Las de ce jeu fastidieux et monotone, j'ai laissé passer, sans commentaires, la Déclaration des Évêques Américains sur le Chili et le Brésil (déclaration publiée dans la *Documentation catholique*, n° 1650, 17 mars 1974, page 770 et suivantes).
Pour épargner la lecture intégrale du document, ou sans doute pour mieux conditionner, au préalable, le simple lecteur, tombé de la lune et encore insuffisamment dressé aux complaisances de nos jours, la *Documentation catholique* prend position dans le jeu de massacre et nous offre ce texte d'introduction :
« Le Comité exécutif de la Conférence Épiscopale des États-Unis (qui comprend 28 membres) a publié le même jour, 13 février, deux déclarations, l'une sur le Chili et l'autre sur le Brésil. L'épiscopat américain sort ainsi de la réserve qu'il observait jusqu'ici à l'égard des affaires touchant la politique étrangère des États-Unis. Ces deux déclarations qui engagent l'ensemble de l'Épiscopat ont été motivées par le fait que les droits de l'homme sont ouvertement violés dans les deux pays. Un appel est en même temps lancé au gouvernement des États-Unis pour qu'il révise le soutien économique qu'il accorde au Brésil et au Chili. »
Avant d'aborder la question de violation de ces fameux droits de l'homme, je demande au lecteur un peu de patience, pour faire une digression qui me semble nécessaire.
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Je commencerai donc par dénoncer l'abusive synecdoque par laquelle ces messieurs de la DOC ont sauté des 28 membres du Comité exécutif à l'ensemble de l'Épiscopat. Notons, d'ailleurs, que cette tricherie constitue le processus essentiel de ces Conférences Épiscopales qui ont toujours joué le rôle d'agent principal dans la capitulation et la trahison des catholiques devant le Communisme. Chez nous, cette mutation d'évêques catholiques en agents communistes (conscients ou inconscients) est d'une évidence solaire ; d'ailleurs, ils n'ont pas le moindre souci de se dissimuler. Au contraire, ils se glorifient de cet « aggiornamento » apporté par le Concile, dont ils se font les doux apôtres.
Plus grave fut encore, au Brésil, et presque partout, le rôle des Conférences épiscopales dans l'effroyable avilissement des catéchismes. C'est inimaginable ce que la nouvelle pastorale a fait, au Brésil, dans le domaine catéchétique ! Dans des opuscules publiés sous les auspices de la Commission catéchétique de la CNBB, j'ai lu ces conseils : « Jeune homme, ne faites pas attention à ce que l'on vous dit à la maison, c'est une source suspecte » ou encore : « Jeune homme, soyez votre propre juge. » Il nous faudrait éditer vingt-quatre volumes de mille pages, avec gravures et photos en couleur, pour faire un résumé du bilan de ce qui a été fait, à l'ombre de notre Conférence Épiscopale, contre le IV, Commandement de Dieu ! La raison chavire quand on repasse en mémoire tout ce que nous avons vu et entendu.
Le cri de Jeanne d'Arc, repris par Madiran, il y a quelques années, me transperce l'âme : « Évêque, c'est par toi que je meurs ! » J'entends des millions de cris... ce sont les cris de ces âmes que l'on assassine, à l'aube de la vie, et ce sont nos pasteurs, nos prêtres qui se chargent de cette exécution !
Je me fatigue, en vain, pour essayer d'exprimer un minimum de tout ce que j'ai entendu des pères et mères catholiques en détresse.
Évêques ! il y a quelque part, dans les livres sacrés, l'allusion d'une pierre de meule attachée au cou. Dans mon épuisement verbal, je vous dis simplement : « Vous faites le mal. Vous servez le Malin. »
Mais, si nous réfléchissons bien, que pouvait-on attendre de ces groupements sortis de la côte du Concile Pastoral, c'est-à-dire du « Concile » qui s'est résolument placé hors des définitions de Foi, et même hors des simples définitions de mots ; oui je reprends la phrase et je reprends mon souffle : que pouvait-on attendre de ce sinistre recyclage où trois mille hommes d'Église ont accepté de vivre un tel état d'esprit ? Pouvait-on en attendre autre chose que la perte de la Foi et la perte de la raison ?
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**Dénaturation et altération\
des Assemblées**
« Vous jugerez l'arbre à ses fruits », nous dit l'Évangile. Les fruits sont bien là : d'abord ces Conférences Épiscopales elles-mêmes s'enflèrent et se dénaturèrent. Dans le sens exact du mot, ces conférences *s'altérèrent,* c'est-à-dire devinrent *autre* chose, par rapport à ce que le texte conciliaire, en trois ou quatre lignes, disait lui-même : assemblées destinées aux rencontres d'Évêques pour échanges d'idées et confrontations d'expériences. A la place de ces inoffensives rencontres, nous avons vu naître, très vite, une institution permanente investie de pouvoir, et non seulement consultative mais effectivement délibérative et dirigeante, comme si les évêques avaient eux-mêmes délégué leur autorité de droit divin. Le principe de la collégialité, sous-jacent à cette abusive hypertrophie, s'appuie sur une idée dépourvue de tout support dogmatique -- ce dont personne, d'ailleurs, ne se soucie, en cette réunion qui, résolument, ne veut ni dogmes ni définitions.
Cette idée nouvelle, introduite par la bande au Concile, et déduite du principe démocratique et révolutionnaire d'égalité, est celle d'un lien horizontal et direct entre les évêques.
Or ce lien direct et horizontal entre *deux évêques,* comme lien ecclésial, dans l'ordre surnaturel n'existe pas. Pour le monde, pour les journaux, pour la grammaire évidemment, des liens de ce genre ne peuvent être niés ; mais pour l'Église, le lien entre deux évêques -- et non seulement entre deux hommes -- est d'un autre ordre. Le lien de charité ne va jamais de l'homme à l'homme, surtout s'il s'agit des évêques : il va de l'homme au Christ Notre-Seigneur, et c'est là, dans le précieux Sang de notre Salut, que se trouve le nœud vital de tout lien de charité. Pour les évêques, le lien fonctionnel, hiérarchique se réalise dans le Vicaire du Christ. Jamais donc nous ne rencontrerons, dans l'anatomie surnaturelle du Corps Mystique du Christ, ces fibres autonomes créées par le naturalisme anthropomorphique dont s'enflent les dites conférences. Ce naturalisme se prolongea ensuite dans les assemblées dominicales, par l'usage, pour le moins déplacé, de tous ces contacts humains, recommandés par les prêtres enfiévrés de massification post-conciliaire.
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Encore un mot sur ces Conférences : elles constituent, indiscutablement, l'appareil parfait pour l'agressive et diligente minorité qui tient en main les leviers, et pour la passive et peureuse majorité, c'est le refuge où l'on peut déposer la balayure de ses omissions. Nous avons là une invention géniale pour l'accélération de la démolition de l'Église. Cette démolition, en hommage aux évêques des Conférences, a déjà été appelée auto-démolition. Je crois, quant à moi, que le terme auto-démolition est théologiquement inacceptable car, pour vouloir démolir l'Église il faut être son ennemi, et pour être son ennemi, il faut d'abord en sortir, puisqu'à l'intérieur de l'Église il y a toujours, et à tous les niveaux, la pression de la Sainteté divine de son âme.
Dans la suite de ce raisonnement, j'arrive à l'inévitable conclusion : ces Conférences ne sont pas homogènes à la substance même de l'Église, elles sont plutôt des tumeurs malignes qui cherchent à la détruire. J'ai vu de près l'activité de notre CNBB, puissant dissolvant de l'autorité de droit divin des Évêques ; CNBB qui s'érige même, insolemment, devant l'autorité du Pape. Une petite illustration entre mille : à propos d'Humanae Vitae, Dom Ivo Lorscheiter, Secrétaire général de la CNBB, a publié dans le *Jornal do* Brasil, 17-8-68, une déclaration ostensiblement favorable aux moyens anticonceptionnels, et pour commenter *Humane* Vitae, il ajoutait cette réflexion : « si nous devons loyauté au Pape, nous la devons aussi au Peuple de Dieu ». Remarquons :
1°) -- que l'Évêque parlait comme Secrétaire général de la CNBB ;
2°) -- qu'il préféra le terme « loyauté » à « obéissance » pour définir ses rapports avec le Pape.
Mais le Secrétaire de la CNBB, connaissant bien son monde, savait que rien ne lui arriverait. Effectivement, le Pape, « dans sa grande bonté », laissa passer encore cet affront.
**Le mystère des conférences**
Pour percer plus profondément le mystère des Conférences, il faut remonter au Concile. Nous avons déjà vu plus haut, que les Constitutions et Décrets du Concile sont extrêmement discrets et sobres en ce qui concerne les Conférences Épiscopales.
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On ne pourrait donc pas, sans inexactitude, attribuer au Concile, dans cette perspective formelle, la responsabilité de l'étrange désordre qu'on observe dans ces groupes. Mais une chose est le Concile dans ses textes ; et autre chose, bien différente, fut le Concile dans son atmosphère de conditionnement et dans les effets profonds produits dans l'esprit et dans la chair de ses participants.
Or, nous savons aujourd'hui, à notre grand effarement, que, sous la dénomination de « pastoral » préalablement détachée de toutes implications dogmatiques et même grammaticales, l'atmosphère du Concile fut constituée principalement par deux gaz irrespirables et asphyxiants pour poumons catholiques :
A\) -- État d'esprit délié des tensions dogmatiques -- disons : placé habituellement hors des exigences de la Foi.
B\) -- État d'esprit délié des tensions philosophiques, disons, hors des exigences de la métaphysique, de la logique et du sens commun.
Placez 3 000 évêques, déjà travaillés par les folies d'un demi-siècle, dans ce brouhaha, agitez-les, secouez-les, chauffez-les pendant 4 années, et vous aurez la pâte postconciliaire. Revenus en leur diocèse, ces évêques, ahuris, pris d'une intense nostalgie des trépidations et des discours pleins de nouveaux mots -- et ils nous chatouillent le tympan ! -- éprouvaient très vite le besoin de s'assembler encore : et voilà le climat A + B du Concile réapparu dans les Conférences Épiscopales. C'est à ce moment-là que la tragédie liturgique va atteindre son maximum. Après les *expériences* du Cardinal Lercaro, c'est à Rome que le général carthaginois (cet Annibal) vaincra la dernière guerre punique, c'est pour plaire aux protestants qu'on organise le nouveau missel !
Notons bien que sans les Conférences Épiscopales du monde entier, « déjà entraînées à produire ou a tolérer toutes les aberrations autour de la Sainte Messe » les catholiques n'auraient pas accepté si passivement le dernier assaut de la démolition liturgique.
Ainsi, nous arrivons au coup porté au cœur de l'Église. La subversion finale ose présenter la vraie Messe, la messe de toujours -- cette messe achevée et canonisée solennellement par le Magistère extraordinaire, sous le glorieux pontificat de Pie V -- comme une chose presque défendue et nous impose, après quelques raccommodages, le Missel de Monseigneur Annibal Bugnini comme obligatoire.
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Notez le paradoxe étrange : l'œuvre de quatre années de tolérance pastorale et de concessions aux exigences des mœurs, l'œuvre qui pour le moins devait être présentée modestement comme une suggestion ou comme une expérience provisoire, cette œuvre est durement imposée, tandis que la Messe déclarée sainte par la Sainte Église, dans les jours heureux d'un saint Pontificat, est refusée, déconseillée, sinon défendue. Or, ce dernier coup de main -- cela me paraît évident -- nous le devons principalement aux Conférences Épiscopales.
**Le jeu recommence**
Une demi-douzaine d'articles, avortés, s'amoncelaient au fond de mon tiroir -- articles provoqués par la déclaration des évêques américains publiée dans la DOC de mars -- et mes justes courroux commençaient à s'effacer quand, au coin d'un journal, une notice récente et fraîche gifle mon attention. Voilà ce que je lis en grosses lettres :
« L'ÉGLISE DES U.S.A. APPORTE SON APPUI. »
Et le texte, venu de Washington, poursuit :
« La Conférence Épiscopale des État-Unis, USCC, annonça hier que son Secrétaire général, l'évêque Jame Rausch a visité le Brésil incognito, aux derniers jours d'août. La USCC nous informe que Mgr James Rausch avait fait sa visite au Brésil, sur l'invitation du Cardinal Evaristo Arns, Archevêque de Sâo Paulo, qui dirige l'opposition des évêques à la politique de répression du gouvernement brésilien ».
Le texte continue : « Les Évêques Américains ont divulgué, en février, une déclaration de solidarité avec les évêques du Brésil dans leur appel pour un plus grand respect des droits de l'homme et pour un effort en vue de l'établissement d'un corps juridique international pour juger les gouvernements qui violent les droits de l'homme. »
C'est-à-dire, si nous savons comprendre, pour juger les gouvernements qui ne tolèrent pas les infiltrations communistes.
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On voit par là que ces Conférences, au Brésil et aux États-Unis, ont pris position dans le courant de la Révolution -- position qui n'a même pas la pudeur de la dissimulation ou de l'hypocrisie -- « le dernier hommage que la vertu rend au péché » !
**Deux mots sur les droits de l'homme**
« A moi, Comte, deux mots. » Oui, j'avoue que devant certains excès j'évoque les héros de ma jeunesse qui se détachent du fond obscur de mon bureau, l'épée à la main... Je rêve devant les textes que nous venons de lire, je rêve aux explosions de mots volcaniques ou à la synthèse d'un seul mot ; souvenez-vous de Léon Bloy, lorsqu'il conseillait son filleul, à propos du Bergsonisme. Dans ce texte que nous venons de lire, « la planisphère de la bêtise humaine est excédée », je m'immobilise étranglé.
Je demande pardon aux lecteurs sages et tranquilles de toutes ces plaintes et de tous mes débordements. Jules Romain disait que « la vie est décidément une situation bizarre qu'il est difficile de supporter tout à fait de sang froid ». Pour moi, par une disposition de naissance, il me fut toujours difficile de traverser les incongruités de la vie tout à fait de sang-froid ; comment voulez-vous que je vinsse à trouver, aujourd'hui, quelque espèce de flegme devant le spectacle que m'offrent les évêques américains dans ce duetto avec la CNBB du Brésil ? Ils parlent de violation des « droits de l'homme » comme si l'Église avait un jour, au cours de son long passé, prêché aux fidèles l'adhésion à ce drapeau. Or, nous savons que cet étendard, dans la version américaine issue des sociétés secrètes du XVIII^e^ siècle, et dans sa deuxième édition aussitôt inspirée par la Révolution Française, a toujours été vue par les catholiques comme un drapeau de l' « aséité de l'homme » et donc comme un affront à Dieu. Vous ne trouverez pas un seul document *de l'Église* où « les droits de l'homme », tels que l'histoire les a proclamés, soient un objet de louange. Au contraire, les hommes d'Église n'hésitaient pas à dénoncer l'origine, nettement anti-catholique, de cette bannière. La déclaration du Cardinal Pie à l'Empereur Napoléon III vient à propos pour illustrer la question. Je la prends dans l'opuscule de H. Le Caron, *Dieu premier servi.* La voici :
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« Il faudrait méditer sur les paroles célèbres du Cardinal Pie à l'Empereur Napoléon III : « Ni la Restauration, ni vous, Sire, n'avez fait. pour Dieu ce qu'il fallait faire parce que ni l'un ni l'autre vous n'avez renié les principes de la Révolution dont vous combattez les conséquences politiques, parce que l'Évangile social dont s'inspire l'État est encore la déclaration des Droits de l'Homme, laquelle n'est autre chose, Sire, que la négation formelle des Droits de Dieu. Or, c'est le droit de Dieu de commander aux États comme aux individus. Ce n'est pas pour autre chose que Notre-Seigneur Jésus-Christ est venu sur la terre. Il doit y régner en inspirant les lois, en sanctifiant les mœurs, en éclairant l'enseignement, en dirigeant les conseils, en réglant les actions des gouvernements comme des gouvernés. Partout où Jésus-Christ n'exerce pas ce règne, il y a désordre et décadence... Le moment n'est pas venu pour Jésus-Christ de régner ? Eh bien ! alors, le moment n'est pas venu pour les gouvernements de durer. »
**Le bruit des mots**
Dans sa correspondance avec Jacques Rivière, à propos d'une phrase de son correspondant, phonétiquement mal venue, Claudel lui adressa ce sage conseil : « Il faut faire attention aux bruits que font les mots. » Bergson a dit quelque part que l'art d'écrire est rythme ; Edgar Poe prétend qu'il est musique. Pour nous, à travers toutes ces définitions, l'importance du bruit trouve sa place. Le même Claudel, d'ailleurs, nous laissa cette autre confidence : la poésie naissait en lui comme « un grommellement intérieur ». Tous ces souvenirs littéraires convergent : dans la même louange du bruit que font les mots. Mais, attention ! Les jours heureux d'un Bergson et d'un Claudel sont dépassés et nous sommes à une croisée des chemins où il est absolument nécessaire de cacher à nos contemporains ces digressions trop intelligentes sur le bruit des mots, car au contraire, le jour est arrivé de leur dire, à nos très chers contemporains, qu'il faut ne pas s'astreindre au bruit que font les mots. C'est le cas des proclamations des Conférences Épiscopales américaine et brésilienne. Leurs rédacteurs ont peut-être une vague souvenance d'une chose appelée « droit naturel » dont ils ont, jadis, souvent entendu parler au séminaire comme étant une valeur digne du plus grand respect, car elle était le reflet de la loi divine, inscrite dans la nature des choses. Aujourd'hui, on crie à leur oreille qu'il faut défendre « les droits de l'homme ».
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Ce bruit ressemble au bruit d'autrefois et cela vous explique la participation de certains évêques dans cette croisée de nos jours. Mais ne soyons pas naïfs outre mesure : pour la minorité active des conférences, ces « droits de l'homme » sont bien compris comme une émancipation de l'homme et un affront à Dieu, et c'est précisément pour cela qu'ils ont pris ce drapeau.
**Has the catholic Church gone mad ?**
Lecteur inconnu, je vous ouvre mon cœur, protégé par la distance et l'anonymat de ma pauvre figure de vieux brésilien souffletée par Satan.
Cher lecteur français, prêtez-moi votre épaule de frère aîné dans l'Église, car je sombre dans une mélancolie sans fond. Notre détresse est cruellement énigmatique car nous sommes un peuple doux, pieux, né d'une Grand-Messe célébrée par Frei Henrique de Combra, en l'an 1500, au bord d'une forêt encore inexplorée, et cependant, nous n'avons aujourd'hui à Rio de Janeiro, pour ses cinq ou six millions d'âmes, aucune messe tranquillement catholique pour l'accomplissement du précepte dominical. Parfois, furtivement, on a vent d'une messe de S. Pie V qu'on célèbrera à telle heure à tel endroit. Dans tout notre énorme pays, signalé dans les statistiques comme le plus grand pays catholique du monde, la liturgie se débat et agonise dans un désordre honteux.
Considérez ce paradoxe : nous nous vantons d'avoir repoussé le communisme avec une élégance que le reste du monde ne nous pardonne pas. Notre peuple a repoussé la subversion qui déjà occupait les postes-clés du gouvernement. Nos ouvriers n'ont jamais accueilli la stupidité du marxisme. Nous avons eu les marches de la Famille avec Dieu contre la subversion. Mais après toutes ces gloires, il faut avouer notre extrême misère religieuse. Comment expliquer cet aberrant contraste ? L'X de la question s'impose : la subversion, au Brésil, a trouvé un abri auprès du clergé, et plus spécialement à l'ombre des deux conférences, celle des évêques et celle des religieux.
Encore une confidence personnelle : dans la honte cuisante qui me ronge le cœur, devant notre paysage religieux, la seule consolation personnelle que je trouve est celle d'avoir crié. Ah ! ça je vous l'assure devant Dieu. Parmi l'amas de mes pauvres péchés, au moins celui-là m'a été épargné ; par la grâce de Dieu, je n'ai pas fait la triste figure de chien muet du prophète.
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Dieu merci, j'ai crié ! Dès les premiers jours du Concile, devant les nouvelles qui nous arrivaient d'Europe, je me sentais pris au dépourvu, parce que dans ce temps-là, je n'avais pas encore lu avec la nécessaire attention ce qui se passait entre l'Église et le Monde. Soudain, les nouvelles qui me parvenaient du Concile me révélèrent l'état tragique du monde et de l'Église. Ce fut là un choc d'une insupportable brutalité. Dès les premières publications de la Réforme Liturgique, j'ai senti la présence d'un nouvel esprit, et j'ai bondi. Si on m'appelait au téléphone pour m'interroger sur ce qui se passait, je criais déjà : « Ils sont fous ! ils sont fous ! » Un jour, un ami plus proche accourut et me trouva assis, sur le petit perron de ma porte, sanglotant comme un petit garçon cruellement blessé qui ne savait que dire : « Ils sont fous ! ils sont fous ! » Craignant la crevaison de mon vieux cœur déjà frelaté, craignant plus encore des débordements d'impiété et l'imprudence de ma plume dans les journaux, l'ami cherchait à m'apaiser. Je n'ai pas crié dans les journaux, ces jours-là, -- mais je ne suis pas sûr de pouvoir me vanter de ce relatif sang-froid.
« Has the catholic Church gone mad ? » Est-ce que l'Église est devenue folle ? C'était le cri que John Eppstein, *scholar* américain, lançait tranquillement, dès le titre de son livre.
En lisant ces mots, un peu tardivement sans doute, j'évoquais aussitôt la scène où, à propos des folies de Hamlet, Polonius commente : « Though this be madness, yet there is method in it. » Si folie il y a, elle a une méthode en elle. Oui, disons plutôt un système, un certain ordre. Et dans ce cas, nous pouvons dire sans exagération que, dans la tragédie des catholiques, le pire aspect de l'effarant désordre est justement cet ordre.
Gustave Corçâo.
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### L'humanitarisme sanglant
par André Guès
DANS SA SOCIOLOGIE DE LA RÉVOLUTION (Fayard 1969) M. Jules Monnerot a souligné d'italiques le « *résultat capital *» qu'ont les révolutions : « *Le monde historique changé, dont on dit qu'il est leur œuvre, ne ressemble pas aux mythes révolutionnaires qui dominaient les acteurs pendant la période d'effervescence, mythes qui restent liés dans notre mémoire à nous, postérité, à l'être, à la signification même de la révolution. *» Ce résultat est évident en ce qui concerne le mythe de la Fraternité Universelle proclamé en 1789 (cf. ITINÉRAIRES n° 185 de juillet-août 1974). Car la Révolution a fait naître le nationalisme et multiplié les nations hargneusement dressées les unes contre les autres, phénomène qui ne paraît pas encore terminé. Mais c'est surtout dans la pratique de la guerre que la Révolution a fait retourner l'humanité à la barbarie. A l'époque où commencèrent à prévaloir les idées humanitaristes, les rois, ministres, diplomates, philosophes, théologiens et même les militaires, qui constituaient le pouvoir politique, intellectuel et moral, voyaient dans la guerre un mal inévitable comme conséquence du péché originel, mais dont ils étaient tenus en conscience de limiter les effets. L'Europe y était correctement arrivée comme le constate l'article de l'Encyclopédie qui lui est consacré, avec un passage tiré presque littéralement de Montesquieu : « *Nous devons* (au christianisme)... *dans la guerre un certain droit des gens que la nature humaine ne saurait trop reconnaître *», dont le principe premier était qu'il fallait faire à soi-même et aux autres le moins de mal possible.
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La guerre se faisait avec de faibles effectifs, coûteux, difficiles à recruter, dont il fallait donc être économe. Elle était affaire du gouvernement avec la noblesse dont c'était le métier, son armée permanente qui, en France, comprenait traditionnellement une proportion non-négligeable d'étrangers, suisses, écossais et irlandais. Pendant la guerre, la vie ordinaire suivait son cours et dans les régions éloignées de la frontière intéressée on l'oubliait même. Les armements étaient réduits et l'on répugnait à de nouvelles armes plus meurtrières : Louis XIV refusa un explosif d'un certain Martin Poli qu'il récompensa d'une pension mais fit surveiller par la police comme dangereux, Louis XV d'un sieur Dupré une sorte de feu grégeois et Louis XVI de je ne sais qui un fusil à douze coups : Pendant la campagne, des relations plus que de courtoisie, quasi ininterrompues, entre honnêtes gens du même monde, parlant la même langue et qui ne se haïssaient pas. Elles limitaient les fureurs et se traduisaient par d'incessants échanges de prisonniers : Parmentier, l'homme de la pomme de terre, qui était pharmacien militaire, fut échangé sept fois pendant la même campagne. L'armée était ravitaillée par ses propres charrois, évitant ainsi, quelque réduite qu'elle fût, de vivre sur le pays qu'elle occupait, fût-il ennemi. On arrêtait de se battre en hiver, les opérations étaient lentes, on manœuvrait longuement avant d'engager la bataille, conduite pour lasser l'adversaire et le contraindre, ce qui est le but de la guerre, non pour le détruire, ce qui n'est qu'un moyen de contrainte, et le plus inepte. C'était une sorte de sport pour professionnels, une occupation du meilleur genre pour la noblesse dont chaque génération maintenait ainsi sa tradition familiale de gloire acquise en servant le roi.
Après la guerre, la paix était discutée à égalité, en dehors de tout esprit de *diktat :* on ne disait pas, comme plus tard de Napoléon, que le vainqueur « dicta la paix ». Une discussion dans l'intention commune d'en finir avec la question qui a causé la guerre, plus avantageusement pour le vainqueur, mais avec le souci de compensation pour le vaincu de manière à ne lui laisser nulle rancœur génératrice de nouvelles querelles. Le résultat était au plus l'acquisition d'une nouvelle province, mais quand la France s'accroissait de la sorte, cette province ne s'apercevait qu'elle avait changé de maître que par le nom du prince pour le compte duquel opérait le collecteur d'impôts ; la législation française n'y était introduite qu'avec une extrême lenteur, l'Intendant y agissait avec doigté et le territoire conservait, avec ses usages, des libertés dont, non plus sujets mais assujettis, nous ne pouvons plus avoir l'idée dans un État abominablement centralisé depuis six générations.
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Il n'y avait pas de Croix-Rouge, de traités de La Haye ni de Genève, au demeurant incessamment violés, mais, ce qui valait mieux, une pensée commune, beau reste de la Chrétienté médiévale, mise noir sur blanc par une série de militaires et de diplomates de la plus haute valeur intellectuelle et morale, parmi lesquels le maréchal de Puységur dont *l'Art de la guerre,* paru en 1747 quatre ans après sa mort, avait servi un demi-siècle plus tôt à faire l'éducation militaire du duc de Bourgogne, le chevalier de Folard, Turpin de Crissé, Vauban dont le *Traité de l'attaque et de la défense des places* fut rendu public vers 1730, qui rechercha toujours, dit-il, « *les voies les moins sanglantes *» et dont les forteresses n'avaient de mérite à ses yeux que de « *diminuer la consommation d'hommes *»*,* Maurice de Saxe, personnification des idées militaires de son siècle, le suisse Emer de Vattel dont l'ouvrage à grand succès : *Le droit des gens ou principes de la loi naturelle appliqués à la conduite des affaires des nations et des souverains* n'exposait pas ses idées personnelles mais celles de l'élite, et cette élite était au pouvoir. Plus que de « *loi naturelle *», avec les exemples vécus qu'il donnait, il pouvait même parler de charité dans les opérations militaires... Enfin, pour expliquer comment l'Europe était parvenue à ce point de perfection des relations internationales, il ne faut point négliger la Tradition transmise « *de génération en génération au sein de la famille et par le véhicule de l'hérédité biologique et légale *» (Gugliemo Ferrero).
Doit-on penser que le changement en mal était inévitable ? Non pas, car la soudaineté de la décadence ne s'explique pas par le fait d'une fleur fragile de civilisation rapidement éclose sous l'effet d'une rare coïncidence et défleurie dès que la coïncidence cessa. C'était autre chose : un état de civilisation lentement mûri, et la coïncidence fut, on le verra, contraire. Peut-on dire que Suffren et Guibert sont, l'un dans l'action, l'autre dans la théorie, des causes ou même simplement des signes avant-coureurs ? Je ne le crois pas. Suffren fut certes une exception à la philosophie de la guerre en son siècle. Il se battait pour détruire l'ennemi : affaire de tempérament, non d'épaisseur d'esprit, car ce grand marin avait une intelligence prodigieuse des choses de son arme et de la stratégie. Il faut voir dans sa conception du combat naval, si différent de l'espèce de ballet qu'il était en son temps, la raison pour laquelle ses capitaines de vaisseau ne le suivaient pas (La Praya) : ils ne comprenaient pas, d'où ses colères et ses mépris injustes. Il demeura l'exception, ne fit pas école et n'a rien écrit qui fût alors publié, au contraire de Guibert dont *l'Essai général de tactique* parut en 1772.
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Mais ce fut seulement le succès littéraire et mondain d'un « officier de salon » qui n'avait vu le feu qu'en Corse dans une guérilla et dix ans auparavant. La coïncidence fut l'arrivée au pouvoir par la Révolution du petit cénacle politico-militaire qui s'était enthousiasmé pour son idée barbare d'une armée nombreuse et à bon marché faite de tous les citoyens, chair à canon de prix nul, vu l'abondance des ressources.
Les idées de Guibert furent reprises en 1780 par Servan dans son *Soldat citoyen,* œuvre d'un niais qui préconisait l'adoption des boucliers, armures et javelots, supprimant en revanche sabres et pistolets, descendait dans le détail de tout : les effectifs de la compagnie au soldat près, les dotations au tablier près du soldat-infirmier et les dimensions des casernes avec la hauteur sous plafond de chaque salle, réformait tout jusqu'au profil en travers des chemins et, pour en éviter l'usure, à la largeur minimum des jantes et au poids maximum par essieu des charrettes. Tacticien intellectuellement proche du légendaire Lapalisse, il constatait que l'infanterie arrivait toujours bien lentement sur ses objectifs. Qu'à cela ne tienne : il fallait habituer le biffin à faire des pas plus grands sans changer la cadence. Ce livre, sot d'un bout à l'autre et par endroit grotesque, avait fondé la réputation de Servan dans les milieux jacobins et il devint ministre de la guerre en 1792 par la grâce girondine, donnant alors à Dumouriez des conseils délirants sur l'emploi de la pique « *arme des braves et des peuples libres *»*,* et sur le combat de nuit qui, avec elle, vainc obligatoirement l'ennemi en rendant « *sa tactique inutile, sa discipline superflue et son feu nul *». Comme Guibert, il préconisait le service militaire obligatoire de 18 à 40 ans dont huit sous les drapeaux, idée reprise en 1789 dans un ouvrage rédigé en collaboration avec Lacuée de Cessac, futur employé de Carnot dans son état-major camouflé : *Projet de constitution pour l'armée des Français.*
Je rappelle, accessoirement dans ce travail purement historique, que l'Église catholique est opposée au service militaire obligatoire -- à ma connaissance la dernière fois qu'elle l'a manifesté ce fut par une lettre discrète de Benoît XV à Lloyd George en 1916 -- sans pour autant préconiser l'objection de conscience ni l'insoumission -- distinction sage entre la thèse et l'hypothèse -- et que comme d'habitude, la doctrine de l'Église est ici de bon sens. Car la conscription est d'abord une stupidité. Pour exercer tout métier, il faut des goûts et des aptitudes qu'en notre siècle la psychotechnie se flatte de détecter.
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Seul le métier militaire, par un privilège non justifié, échapperait à cette loi alors qu'au contraire il y est plus soumis que tout autre par les conditions très particulières de discipline *usque ad mortem,* de vie strictement communautaire comme des moines, d'effort physique et de danger couru dans lesquelles il s'exerce. La conscription est ensuite le premier pas vers la guerre totale et ce résultat barbare fut promptement acquis : neuf mois après la déclaration de guerre, Brissot, le pacifiste belliqueux, criait qu'il fallait que « *la grande famille des Français ne soit plus qu'une armée, que la France ne soit plus qu'un camp où l'on ne parle que de la guerre, où tout tend à la guerre, où tous les travaux n'aient pour objet que la guerre *»*.* Dans ces conditions tombe toute distinction entre combattants et non combattants, activités de guerre et travaux pacifiques, si bien que l'on est autorisé non plus seulement à empêcher l'ennemi dans ses activités militaires, mais à le détruire dans son économie, son psychisme collectif et sa génétique, selon les moyens dont on dispose. Objection : le programme de Brissot était nécessité par la guerre contre toute l'Europe, sur toutes les frontières et en mer. Non point, c'était au contraire le programme préconisé par Brissot pour permettre à la France d'attaquer l'Europe entière.
Le point de vue théorique fut développé par Condorcet constatant que les « *troupes réglées *» *--* l'armée de métier -- « *ont du moins produit un grand bien, celui de rendre les peuples étrangers à la guerre qu'on fait en leur nom *»*,* mais qu'une telle armée « *est incompatible avec une constitution populaire *»*.* La conclusion s'imposait que « *tout homme est soldat *» dans une démocratie. C'est ce qu'Aulard appelle avoir rendu le « *grand service *» de « *délivrer* la Révolution *des antiques formules militaires *»*.* Service certes rendu à la Révolution, Moloch qui ne vit qu'en consommant des hommes, mais ni à la France ni à l'humanité. Autre privilège exorbitant du métier militaire, inexpliqué par Condorcet, c'est que, dans certaines circonstances, il n'est pas besoin de l'apprendre. S'il est besoin, disait-il, de temps pour « *discipliner *» les soldats-esclaves du despotisme, il n'en faut point pour faire d'un libre citoyen un soldat : tout homme *est* soldat quand il combat la tyrannie, soldat-né comme on est rouquin ou pied-bot. Ainsi parla le Philosophe à la Législative le 20 avril 1972 pour faire déclarer la guerre au « tyran d'Autriche ». Himalayenne sottise, et combien sanglante : car dans l'entraînement militaire il y a deux choses aussi nécessaires l'une que l'autre, la recrue apprenant autant à se bien servir de son arme qu'à ne pas se faire tuer.
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Mais Châlier, qui était fou, vint au secours du Philosophe empêtré en expliquant que le « patriote » était invulnérable : « *Les sans-culottes iront verser leur sang, dit-on ? C'est bien là le langage des aristocrates. Est-ce qu'un sans-culotte peut être atteint ? N'est-il pas invulnérable comme les dieux qu'il remplace sur la terre ? *»
Avec les masses d'hommes sans instruction militaire obtenues de la conscription, il ne fut pas question de défensive, non plus que d'offensive aux manœuvres intelligentes sur le champ de bataille, mais seulement de « *l'attaque en masse *» qui conduisit à des pertes effroyables on fait ainsi gloire à Carnot de ce qui fut une boucherie. « *Avec les masses en armes,* écrit le commandant Lachouque, *les généraux républicains ne sont que des sergents de bataille et jettent les hordes à pleines mains au cours d'attaques répétées, sans plan ni mesure, contre les Impériaux, calmes, disciplinés... Les pertes républicaines causées par le feu, la maladie, le froid, la pénurie de vêtements, l'anarchie, sont considérables. Qu'importe ? Le réservoir d'hommes est à peu près inépuisable. *» Et Louis Blanc, socialiste sanguinaire, de s'enthousiasmer : « *La guerre --* entendez la sottise jacobine -- *aura beau* MOISSONNER LES RANGS, *un soldat nouveau sera toujours prêt à remplacer un soldat mort... Pour soutenir le choc du monde entier* (*sic*)*, la France aura,* DE SES FLANCS INÉPUISABLES, *tiré neuf cent quatre-vingt-cinq mille combattants *»* ;* bétail humain poussé à l'abattoir.
A l'abattoir : Lavisse et Rambaud, non du tout défavorables à la Révolution, évaluent à 34 % des effectifs mobilisés de 1792 à 1800 le nombre des morts sur le champ de bataille, sans compter blessures ni maladies. Malet, qui a notoirement le même esprit, explique bien que la tactique de l'attaque en masse était permise par « *cette abondance d'hommes qu'assurait la réquisition et qui permettait de remplir le lendemain les vides creusés la veille par la bataille *» et confirme le pourcentage des pertes. Une statistique officielle portant sur cinq départements donne 43 5 % de pertes, mais jusqu'en 1803. Pendant la première guerre mondiale, avec des moyens de tuer plus variés, perfectionnés, nombreux et massifs, les pertes furent de 16,5 % des mobilisés, toutes causes réunies.
La France était alors le pays le plus peuplé d'Europe, capital humain qui permettait au Jacobin d'y aller, comme on dit, joyeusement à le consommer. Mais c'était compter sans le temps ni le jeu des alliances et il fut un jour où la France : seule et épuisée, fut envahie par 1 236 000 hommes de vingt nations.
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Le plus intelligent même des jacobins, Napoléon, aura une conception semblable de capital humain à consommer : « *J'ai cent mille hommes de rente *» et encore, après une sanglante bataille : « *Bah, une nuit de Paris...* » Amants enlacés, vous ne saviez pas que votre amour faisait de vous des machines productrices de chair humaine entrant dans les calculs logistiques de l'Empereur. Le plus injustement calomnié des capétiens pensait autrement. Après l'enthousiasme de la victoire, les « vive le roi », les chapeaux au bout des baïonnettes et les drapeaux agités au vent, après qu'il eût, au milieu des ovations frénétiques, embrassé Maurice de Saxe, il calma le juvénile enthousiasme de son fils. Au soir du 11 mai 1745, il parcourut avec lui le champ de bataille de Fontenoy, faisant ramasser et soigner les blessés, anglais et hollandais comme français : « *Voyez,* dit Louis XV au Dauphin, *ce que coûte une victoire. Le sang des ennemis est toujours le sang des hommes. La vraie gloire est de l'épargner. *»
En juin 93, alors que la Convention discutait de la guerre, Grégoire déposa la motion qu'elle élaborât une « *déclaration du droit des gens *»*.* Le porte-parole du Comité de salut public, Barère, s'y opposa, disant que « *la Convention n'a pas à s'extravaser* (*sic*) *en opinions philanthropiques *»*,* et l'Assemblée le suivit. On lui doit au contraire un nouveau code militaire qui fut promulgué le 18 septembre suivant sur rapport de Jean Bon Saint-André au nom du Comité et qui était un nouveau pas vers la barbarie. Il incluait la prise d'otages, la destruction des ponts et canaux et, suivant cet autre principe de Guibert que « *la guerre doit nourrir la guerre *»*,* la saisie des propriétés publiques et la levée de contributions sur les personnes. Ces deux dernières activités furent coordonnées par une « Agence d'évacuation » qui pratiqua un véritable pillage. Sous le Directoire, les ressources à venir bon an mal an des pays occupés figuraient au budget avec évaluation des matières au tarif international. A quoi s'ajoutait, cela allait de soi depuis l'automne 92, la « républicanisation » des territoires occupés par l'application. immédiate, brutale et exécutée par des commissaires qui étaient des furieux et des voleurs, des lois de la Révolution : nationalisation des biens d'Église, pillage des églises, serment ecclésiastique, chasse aux réfractaires et le reste, toutes opérations qui sont à l'origine du désenchantement, expérience faite, de populations dont certaines n'étaient nullement défavorables. A la barbarie s'ajoutait, comme toujours, la sottise, car ces traitements étaient infligés à des gens qu'on voulait s'allier et même, pour certains, annexer.
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Aux débuts de la guerre les généraux, qui avaient encore les mœurs de l'ancien régime, entraient volontiers en relation avec l'adversaire pour des suspensions d'armes, des échanges de blessés et de prisonniers. L'historien Hamel, qui finit dans la peau d'un sénateur radical, leur reprocha d'employer pour ce faire des formules et compliments de bonne compagnie, non le ton rogue et hautain qui convient seul à des hommes libres s'adressant aux esclaves des tyrans, comme s'il était indiqué, quand on veut obtenir quelque chose de quelqu'un, de commencer par lui être désagréable. Le 13 avril 1793, la Convention défendit toutes relations de ce genre sous peine de mort. Ce fut à leurs risques que certains généraux transgressèrent cette défense. Houchard, vieux brave couvert de cicatrices et encore récemment vainqueur, se le vit imputer trahison et fut guillotiné.
Dans le même domaine des prisonniers de guerre, la Convention entendit le 19 décembre 93 la lettre du représentant Lequinio alors en mission dans l'ouest. Il rapportait que, prévoyant une prochaine offensive des rebelles vendéens, il avait donné l'ordre aux autorités administratives de Fontenay de mettre à mort 700 prisonniers qui y étaient détenus « *sans forme de procès, à la première approche de l'ennemi *»*.* Le massacreur continuait : « *J'ai crié partout qu'il ne faut pas faire de prisonniers ; et, s'il m'est permis de le dire, je voudrais qu'en adoptant les mêmes mesures dans toutes les armées, nos ennemis usant alors de la réciproque, il serait impossible que nous eussions des lâches. *» Eh bien la Convention adopta cette manière de voir. Sur rapport de Barère au nom du Comité, elle décréta, le 24 mai 94 en ce qui concerne les Anglais et le 4 juillet pour les Autrichiens, qu'il serait fait sommation immédiate aux garnisons de leurs places assiégées d'avoir à se rendre sur-le-champ et qu'en cas de refus elles ne seraient plus admises à aucune capitulation ultérieure mais passées au fil de l'épée. J'ignore pourquoi les Anglais eurent l'honneur de cette priorité sur les Autrichiens mais, sauf à interpréter cette phrase de Barère dans son rapport que « *les Anglais descendent des Carthaginois et des Phéniciens *»*.* Le procédé était classique d'une armée en retraite laissant de petites garnisons derrière les murailles des places-fortes dans le territoire évacué, pour obliger l'ennemi à alléger sa pression en consacrant des forces à leur attaque ou au moins à leur blocus. Le Comité voyait les choses différemment : une garnison ainsi laissée en arrière était « *un voleur détaché de sa bande *»* :* c'est du moins ce qu'expliqua plus tard le grand Carnot. Les Représentants du Peuple en mission aux Armées communiquèrent sans délai ces deux décrets aux généraux qui, on le pense bien, ne les exécutèrent pas. Le 8 thermidor, Robespierre signala cette trahison, qui leur assurait le sort du pauvre Houchard, dans un discours dont ils purent se féliciter qu'il fut le dernier.
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Autrement perspicace que le radical et maçon Aulard qui s'obstinait plus d'un siècle après l'événement à voir dans le massacre de masse un progrès de la civilisation, Jomini écrivait dès 1805 dans son *Traité des grandes opérations militaires* cette prédiction de l'état de choses auquel conduisait l'initiative révolutionnaire : « *Les armées ne sont plus composées aujourd'hui de troupes recrutées volontairement du superflu d'une population trop nombreuse ; ce sont des nations entières qu'une loi appelle aux armées, qui ne se battent plus pour une démarcation de frontière, mais en quelque sorte pour leur existence. Cet état de choses nous rapproche du troisième et du quatrième siècle en nous rappelant ce choc de peuples immenses qui se disputaient le continent européen ; et si une législation et un droit public nouveaux ne viennent pas mettre des bornes à ces levées en masse, il est impossible de prévoir où ces ravages s'arrêteront. La guerre deviendra plus terrible que jamais ; car la population des nations civilisées sera moissonnée. *» Le général-baron von der Goltz écrivait en 1883 dans son ouvrage *La nation armée :* « *C'est de la Révolution française que date l'époque présente dans l'art militaire et cette époque durera jusqu'à ce que de nouvelles modifications sociales donnent une base nouvelle à la vie politique et militaire... La conscription fournit les masses d'hommes nécessaires pour permettre, en cas de besoin, de prodiguer la vie humaine. *» Il y a là une déploration et un souhait bien remarquables de la part d'un bon teuton de Prusse Orientale, plus humain que le socialiste Louis Blanc.
En 1848, priant Dieu qu'il « *nous donne de voir une grande et puissante Allemagne, une grande et puissante Italie *»*,* Michelet expliquait la belle raison de ce souhait : « *Le concile européen reste incomplet, inharmonique, sujet aux fantaisies cruelles, aux guerres impies des rois, tant que ces hauts génies des peuples n'y siègent pas dans leur majesté, n'ajoutent pas un nouvel élément de sagesse et de paix au fraternel équilibre du monde. *» Il est rare de pouvoir lire une telle pièce d'anthologie jacobine, tant de si énormes sottises rassemblées en si petit espace. L'équilibre avait été obtenu quand la France eût réussi à dissocier le monstrueux empire de Charles Quint, il dura tant que le programme jacobin d'une Allemagne et d'une Italie compactes faites contre l'Autriche catholique et le Pape n'eût pas été réalisé, puis parachevé par la destruction de la monarchie de Habsbourg.
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Si Michelet n'avait pas été, comme tous les démocrates de la tradition jacobine, obnubilé de libéralisme protestant jusqu'à la prussophilie délirante, il aurait pu prévoir, comme le fit Veuillot, ce qu'il adviendrait du concert européen le jour où y siègerait en force le « *haut génie *» de l'Allemagne prussianisée par l'effet de la politique anti-romaine. Plût au ciel, enfin, que l'on en fût resté à ce que Michelet appelle les « *fantaisies cruelles *» et les « *guerres impies *» des rois. Car l'humanitarisme démocratique a entièrement détruit le droit humain que les héritiers de la civilisation chrétienne avaient élaboré. Le but de la guerre cessa d'être quelque avantage territorial ou dynastique, il devint de contraindre, pour leur bonheur, bien sûr, des populations entières à se convertir à la religion du vainqueur, voire à son irréligion militante, c'est-à-dire à changer de mœurs, de langue, d'organisation politique et sociale, de Dieu même, ou à n'en pas avoir. Au nom du Progrès, on en revint au Sabre de l'Islam. Que si les peuples conquis ne le veulent pas, la barbarie de l'humanitarisme veut que, pour échapper à sa tyrannie, il ne reste aux misérables qu'à fuir en laissant leurs maisons, leurs champs, leurs clochers et leurs morts. Pour éviter ce cruel destin les peuples, et non plus seulement des armées stipendiées, se raidiront de terreur dans des défensives désespérées, appelant des offensives atroces, des campagnes fulgurantes et des guerres totales conduites avec tous les moyens de détruire toute une nation dans toutes ses activités, pour contraindre l'adversaire, au besoin en l'anéantissant, à accepter une capitulation sans condition, un *diktat,* l'entière volonté du conquérant. Des paix imposées, non négociées, ne laisseront au vaincu que sa volonté de revanche, attentif dorénavant à en user si l'attention ou la force du vainqueur lui semble se relâcher. Comme le prévoyait Renan, comme le constatait Albert Sorel, et l'histoire des guerres de la Révolution et de l'Empire y ressemble déjà beaucoup, les guerres mesurées, aux buts médiocres, des souverains légitimes, ont été transformées par l'humanitarisme démocratique en extermination des peuples. Cet humanitarisme a été aussi cruel à l'humanité que le « patriotisme » le fut à la patrie. « *Ayons donc soin,* écrit Augustin Cochin, *de distinguer les deux patriotismes, l'humanitaire ou social et le national, le premier reconnaissable à sa cruauté, le second à son dévouement. Les confondre serait faire injure au second, qui ne massacre pas, et tort au premier, qui a le droit de massacrer. Ils étaient alliés au hasard de 93. Ils sont opposés de principes en tout temps. *»
André Guès.
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### Un père
par Romain Rocherolles
*Il exprimait sa douleur avec une telle simplicité que sa lettre en était bouleversante. Une douleur* *d'homme ; dans une âme de père et dans un cœur d'époux.*
*Souffrir pour lui-même, il ne s'en plaignait pas : les hommes comme lui prennent sur eux. Mais voir pleurer ceux qu'il a de plus chers au monde, cela, il ne le supportait pas. C'était plus fort que lui ; on avait blessé ce que son cœur charnel a de plus spirituel : sa femme et ses enfants. Et pourtant, c'était la nuit de Noël.*
*C'est une histoire vraie. L'auteur de cet article se permet d'en taire les sources : anonymes pour le monde, ceux qui souffrent ne le sont pas pour Dieu en qui ils ont un Père.*
*Et c'est mieux ainsi. Car cette histoire n'est pas singulière ; beaucoup d'hommes en ont connues de semblables, et si son cœur est vrai, chacun s'y reconnaît.*
*C'est le jour de Noël qu'il avait écrit sa lettre. Toute la nuit, jusqu'au petit matin, il avait attendu.*
*Lui, c'est un pauvre -- un vrai pauvre, quelqu'un qui n'a rien. Pour lui, il n'aurait accepté aucune aumône. Sa femme non plus, par délicatesse à son égard.*
*Il aime sa vie telle qu'elle est : belle, pauvre, et fière. Mais il y a les enfants. On ne résiste pas à un enfant -- Dieu le sait bien, qui s'est fait enfant. Aussi, quand sa famille a été invitée au réveillon de Noël organisé pour les pauvres, c'est de bon cœur qu'il a oublié sa fierté, c'est de bon cœur qu'il a accepté l'aumône.*
*Pour ses enfants. Qui ne savent pas encore qu'il est pauvre. Mais qui ont les yeux si beaux quand ils regardent leur mère La confiance d'un enfant, c'est ce qu'il y a de plus grand dans le monde.*
90:188
*Tous les soirs, il les regarde qui dorment. C'est à ce moment-là qu'il pense à Dieu, qui tous les soirs regarde son œuvre et voit que cela est bon -- le regard de cet homme est à l'image du regard de Dieu.*
*Mais cette nuit, il réveille ses enfants, et sa femme les habille, et ils rient et ils sautent de joie : c'est Noël.*
*Une voiture doit venir les chercher pour les conduire au réveillon. Un Noël pour les pauvres, c'est bien organisé ; ce qui est normal, puisqu'ils n'ont pas de voiture.*
*C'est le lendemain qu'il m'a écrit sa lettre. Aucune voiture n'était venu les chercher. Il y avait eu une erreur de la part des organisateurs, une petite méprise, un détail comme seuls les pauvres peuvent en savoir l'importance.*
*L'art de vivre tient dans les détails, non dans les grands mots. Dans l'exactitude des détails. Et souvent, dans leur répétition. La charité y est attentive.*
*Pris en lui-même, chaque point de la* « *réforme *» *liturgique est un détail, et comme tel, il ne semble pas mettre directement en cause notre foi. Nous ne croyons pas au latin, nous croyons en Dieu.*
*Mais quand l'ensemble de tous les détails est considéré en lui-même, cela forme un tout, et chaque détail devient d'une importance capitale dans la constitution de ce tout.*
*Le génie des révolutionnaires consiste à bouleverser de fond en comble le tout que forme une vie, par la seule modification des détails, l'un après l'autre, imperceptiblement. Et ceux qui s'y opposent sont des esprits étroits qui s'attachent à des riens. La civilisation est chose fragile. Le propre du barbare est d'ignorer les finesses dont elle se nourrit. Il ne sait pas que chaque geste est porteur d'une pensée, chaque détail, d'une intention.*
*L'église de ma paroisse est toute neuve. C'est une grande maison carrée. Vous entrez à l'intérieur : les quatre murs sont peints en blanc, avec, en haut, des vitraux grossiers qui ne représentent rien. La lumière est électrique.*
*A gauche de l'autel, une croix en fer doré ; à droite, dans le mur, un carré insignifiant en métal doré : c'est le tabernacle. La lumière rouge qui brille au-dessus souligne ses arêtes tranchantes. C'est glaçant.*
*Derrière l'autel, le mur blanc est tout pâle comme un linceul immense.*
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*Mais les constructeurs de cette église se sont trahis. Sans le vouloir, ils y ont gravé leur marque. Ironique, Lucifer l'a signée de sa griffe : car de chaque côté du mur, au-dessus des deux portes qui conduisent* à *la sacristie, il y a un petit écriteau, avec une lumière, comme pour la porte du tabernacle. Et sur l'écriteau, il est écrit :* « SORTIE DE SECOURS »*.*
*Le secours ne viendra pas de la sacristie.*
*Car ce ne sont plus les prêtres de la paroisse qui sont en cause : ils sont des fonctionnaires, des victimes. Ce qui est en cause, c'est la paroisse comme cellule vivante d'une société, c'est la vie paroissiale comme partie intégrale d'un évêché au sein d'une Église : l'Église de France.*
*L'Église de France s'étouffe et s'asphyxie parce que son cœur est malade. Et son cœur est malade parce que sa tête est devenue folle.*
*Le pauvre a accepté, pour le Noël de ses enfants, de reconnaître sa misère. Il a reconnu son impuissance, il a accueilli celui qui pouvait sauver sa famille, et il a préparé sa famille à recevoir cette grâce.*
*Pour l'Église de France, le secours ne peut venir que de Dieu. Mais non pas sans l'humble conversion des évêques. Non pas sans leur collaboration à la grâce de Dieu. Non pas sans qu'ils préparent leur famille spirituelle au pèlerinage vers l'Enfant de la crèche.*
*L'Église de France est pauvre : elle est en loques. Les prêtres dont la foi nous réchauffe encore, il faut les compter sur les doigts. Qu'importe ? Si notre père nous réveillait, nous sauterions de joie, et nous soignerions chaque détail.*
*Mais il faut que nos évêques acceptent l'aumône de la grâce, et veuillent la conversion des cœurs.*
*Hélas ! Pour cela, il faudrait qu'ils se souviennent de quelle paternité ils sont les responsables. C'est la vie éternelle de beaucoup qui en dépend.*
Romain Rocherolles.
92:188
### Le cours des choses
par Jacques Perret
A L'HEURE OU J'ÉCRIS le paquebot France, casino ambassadeur de la patrie et caravansérail à balader sur toutes les mers du globe deux mille cinq cents millionnaires d'élite, est au mouillage depuis quinze jours en face de La Hougue et l'équipage est seul maître à bord. Ayant pris comme d'habitude en face de l'actualité un siècle au moins de recul pour échapper à son empire, j'avais cru un moment que l'équipage faisait garbiture de vergues à l'ombre des mouettes et des corbeaux ; mais il n'y a pas de vergues sur ces bateaux-là.
Les matelots et maîtres d'hôtel font la grève sur le tas, manœuvre de tradition récente en cas de litige ou malentendu avec les armateurs. Il ne s'agit de rien moins en l'occurrence que sauver l'honneur et l'existence même de ce glorieux navire menacé de désarmement et destruction par l'autorité suprême. Cet équipage, notons-le, représente l'aristocratie du prolétariat. Il serait en effet composé de millionnaires, comme la clientèle. Cela n'empêche pas les sentiments, bien sûr, et je suis certain qu'ils ont tous le cœur serré à la vision de leur palace découpé au chalumeau. Mais enfin, caresser l'espoir de sauver du même coup l'honneur du navire et les justes privilèges de son équipage n'enlève rien à la grandeur de l'action. L'opinion elle-même s'en est bientôt avisée qui s'évertue à la maintenir au niveau de l'exploit dans l'espoir que ce bâtiment unique au monde serait aussi le premier de son espèce où une mutinerie ait pu se dérouler paisiblement sous la protection des lois. On a déjà suffisamment glosé je crois sur l'importance d'un fait divers où le nom de la France est engagé de si près. Il ne serait pas décent de renchérir. Nous savons bien et ce n'est pas hier qu'un navire gouverné selon les principes de la démocratie est un navire en voie de perdition. Le tout est de lui ménager la consolation, d'un naufrage à l'amiable.
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Qu'un tel navire où la dunette est aux ordres des garçons de cabine ait choisi de s'attarder en vue de La Hougue pour les besoins d'un conseil de guerre socio-économique avec intermèdes récréatifs, nous n'y chercherons pas la provocation historique. Mais enfin la conférence ayant eu lieu dans les eaux mêmes où s'abîma le *Soleil Royal* dans l'apothéose volcanique d'une victoire malheureuse, nous demanderons à M. de Tourville de ne voir là ni défi, ni malice mais rien qu'une coïncidence regrettable, une fortune de mer.
Toute perdition n'est pas corps et âme, on peut y laisser l'un sans l'autre, et le sinistre en mer n'est pas non plus, pour un navire, la seule façon de se perdre. Il peut se damner comme bateau piège à noyer les bons curés, il peut finir en tripot flottant au large de la Floride. Quant à celui qui nous intéresse, dès qu'il fut converti en Luna-Park au long cours et en bousbir gastronomique pour la propagation des valeurs occidentales aux confins du Tiers-Monde, le processus de perdition démarrait. Il est même question de le confirmer dans cette voie : arche de plaisir, séminaire en tous genres et bamboula culturelle. N'est-ce pas là d'ailleurs pour les passagers de la France le terminus oméga promis et rêvé ?
En écrivant le nom de ma patrie en caractères romains et précédé de son article accordé je ne fais que traduire honnêtement la pensée de tous ceux qui, en dépit des artifices conjugués de l'italique et du genre masculin, se plaisent ou se lamentent à voir la France dans *le France,* les uns glorifiant déjà les mutins sauveteurs d'une classe opprimée, les autres pleurant l'affreux destin des homonymes solidaires. Et alors, à ce moment-là, je me demande si les malheurs de ce paquebot trop beau, trop grand, trop coûteux et finalement si désœuvré que réduit à promener une cargaison d'oisifs, sont vraiment imputables au chantage de nos amis les émirs. N'oublions pas que les versions officielles de nos malheurs sont bien souvent frauduleuses. Je commence donc à me demander si la déchéance de notre vaisseau ne serait pas tout simplement la vengeance d'une grammaire outragée dans le principe élémentaire de sa discipline à savoir la règle des accords.
C'est aux environs de 1925 à l'époque où les deux continents rivalisaient de gigantisme naval, que le public fut invité à se fourcher la langue sur cette cacophonie patronymique. Tous les arguments en faveur de l'usage exclusif de l'article féminin dans l'attribution des noms de bateau sont à rejeter.
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Couvert d'opprobre et de ridicule par les gardiens de la grammaire et de la tradition, l'orgueilleux barbarisme continuait de se faire baptiser au champagne par les femmes des ministres et ce n'est pas trop dire que nos transatlantiques, lancés dans le sacrilège, vivaient dans le péché. L'Académie elle-même fit de respectueuses remontrances, autant cracher en l'air. Le nom de l'initiateur impudent n'a pas été révélé, quelque sophiste marginal, dit-on, un de ces pauvres hères, agrégés fantômes aux gages de politiciens ambitieux de marquer leur passage de quelque réforme que ce soit. Toujours est-il qu'à la publication des discours et textes officiels célébrant les dimensions et les merveilles du *Normandie* ou du *Liberté,* l'odieux soupçon nous est venu que le *Belle-Poule* était convaincu de mœurs inavouables. En réalité le mythe égalitaire de l'unisexe perçait déjà dans les sillages mélangés de nos paquebots amphigouriques et du char d'Amphitrite.
La marine de guerre, incorruptible gardienne de tous les privilèges de la condition féminine, a toujours le plaisir de nous conter ses croisières et combats comme autant d'aventures galantes.
\*\*\*
Au terme de ces journées de méditation, discussion, récréations diverses, et l'oisiveté étant mauvaise conseillère, les mous l'ont emporté sur les durs. Seul maître à bord après Dieu, le scrutin a décidé le retour au port. Je suppose que le garçon de cabine délégué aux relations avec l'état-major est allé en personne transmettre au commandant prisonnier l'ordre de faire exécuter la manœuvre. C'était là bien sûr un mouvement de repli, n'empêche que force restait aux mutins et que *L'Aurore* pouvait titrer la nouvelle en ces termes :
Pavillon haut\
Le *France* est rentré au Havre.
Quel pavillon ? Celui du cabinier évidemment.
Tout laisse croire à la candeur de ce titre. J'imagine très sincèrement la cruauté de la situation pour le commandant du *France.* Elle n'est pas comparable en ce qui le concerne à celle d'un autre commandant d'un autre bâtiment porteur du même nom, mais nous évoquons irrésistiblement la grande voix de celui qui, en 1962, claironnait du haut de son podium de campagne :
--... et nous avons fait ces choses pour l'honneur du navire !
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Loin de moi l'intention de critiquer toutes les hiérarchies et gouvernements qui jusqu'ici ont maintenu en vigueur le système des capitulations en série menées pavillon haut et tambour battant, à la française. Adopté par toutes les nations libres de l'Europe il faut croire que le procédé a du bon, que sans doute il n'en est pas d'autres, et constater qu'il s'exerce par la volonté du peuple et à son entière satisfaction jusqu'ici. Quelques initiés pourtant nous murmurent qu'il s'agit là d'un stratagème scrupuleusement contrôlé, courageusement exploité au bénéfice d'un processus à échéance lointaine et dont l'intelligence est réservée aux experts.
\*\*\*
Cela dit, au point où nous en sommes et depuis le temps qu'on nous mène en bateau pour l'honneur d'un pavillon qui ne couvre plus que des marchandises avariées ou méprisables, si j'étais plongeur ou graisseur ou steward ou professeur ou postier, je ne raterais sans doute ni une grève ni une manif. L'irrespect que je dois aux pouvoirs publics m'y obligerait. Ce qui met le comble à mon chagrin, en ces affaires d'État, c'est le pillage non seulement éhonté, mais de plus en plus ridicule du langage marin, lui qui est toute rigueur et toute clarté, au service des galimatias politiques. Tout est venu je crois du mot gouvernement qui entraînait l'image de l'État navigateur. Il faut bien avouer que le navire de l'État fait une image plus satisfaisante que celle du char, dans la mesure où il peut naviguer sur un volcan. Elle a donc prévalu et nous voyons que la richesse du vocabulaire marin et la séduction de ses tournures sont exploitées par des ignorants ambitieux d'épater des électeurs non moins ignorants qu'eux-mêmes des choses de la mer. Si l'on croit utile d'emprunter ou dérober un outil qui vous semble joli mais dont vous ignorez la raison et le maniement, il faut bien s'attendre à des pataquès. Ainsi l'été dernier M. Jobert dénonçait-il l'indignité du gouvernement qui navigue à l'estime, comme si naviguer à l'estime le condamnait au naufrage. S'il tenait absolument. à fortifier son opinion par des comparaisons nautiques, il eût été mieux avisé en disant que Giscard avait sollicité le commandement d'un navire désemparé, qu'il n'était pas question de le faire naviguer mais seulement de le maintenir à flot en larguant par-dessus bord son chargement pondéreux.
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Il aurait pu aussi évoquer l'impéritie de l'équipage, le mauvais esprit des passagers, les voies d'eau, l'aberration d'un gréement de fortune, le dérèglement du compas et autres avaries héritées de ses prédécesseurs. Mais sache M. Jobert que si Giscard était en moyen de naviguer à l'estime, autrement dit sur les indications du compas, du loch, de la brise, des courants et de l'annuaire des marées, nous serions le bateau-école de toutes les nations de l'Europe.
\*\*\*
Giscard à la barre. C'est encore le cri des passagers qui l'y ont mis et continuent de crier comme si la barre lui était disputée. Le bien-fondé de l'image n'est pas discuté non plus, mais compte tenu de l'état du ciel, de la mer et du bâtiment, la qualité du barreur est encore incertaine. Si, de-ci de-là, par clapot modéré il nous fait un virement de bord un peu hardi, nous croyons deviner qu'il s'évertue encore pour le principal à satisfaire aux désirs des cabiniers. C'est le drame secret et l'humiliation que je prête généreusement au libéral en exercice de pouvoir. Il faut néanmoins constater que le monde libéral engloutit avec ensemble et respect et avidité la couleuvre des sables qui lui est jetée tous les matins dans son assiette.
\*\*\*
Au cas où vous gémiriez sincèrement sur le cas du *France,* je vous conseillerais la lecture des *Touristocrates* de Pierre Daninos. Dans le genre humour noir où se réfugie l'intelligence des vieilles nations moribondes c'est une œuvre d'une légèreté assez grandiose. Peut-être alors conviendrez-vous que si le serpent de mer n'a pas daigné lui faire l'honneur de l'avaler tout vivant, ce beau bateau n'a plus qu'à disparaître en ferraille. Peut-être serez-vous amené à craindre ou espérer que son éponyme en fasse autant.
\*\*\*
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Les hommes de gouvernement des IV^e^ et V^e^ Républiques nous convaincraient d'admiration pour leurs prédécesseurs de la III^e^. Ce pourrait être une illusion d'optique si nous ne tenions pas compte du constant progrès des puissances du désordre. Mais les gouvernements ne sont-ils pas quand même un peu responsables de l'égarement des gouvernés.
Ne parlons pas de moralité, rien que d'intelligence, de compétence et de bon sens. La baisse de niveau est particulièrement spectaculaire dans les départements de l'éducation nationale. N'oublions pas que de Gaulle, qui savait choisir ses hommes, nous fit la gâterie d'installer Christian Fouchet grand maître de l'éducation nationale. Et nous avons vu depuis se réunir en consultations pédagogiques toutes sortes de Macrotons, Diaphoirus et Bahis pour bafouiller des ordonnances de guignol et de Pont-neuf. On notera au passage que le ministère en question a au moins l'honnêteté de ne plus se dire national. Déjà libéré en fait de cet adjectif anachronique et oppressif, il était temps de le signifier officiellement. C'est le ministère de l'Éducation tout court, internationale si on veut, planétaire, objective, syncrétique, universellement démocratique, enfin tout ce qu'on voudra mais pas nationale.
Pour ce qui est de l'enseignement de l'histoire, il y a beau temps que la question est réglée quant au maintien du privilège qui fait de la France le seul pays au monde qui enseigne à ses enfants le mépris de leurs ancêtres, ou mieux encore l'ignorance. Les Gaulois eux-mêmes qui jusqu'ici bénéficiaient des faveurs de la gauche ne jouent plus que rarement à l'école ce rôle de tremplin qui fait sauter l'élève d'Alésia à Valmy. On voit en effet des gamins de huit ans qui vont en classe et n'ont jamais entendu parler des Gaulois. On hésite à leur mettre sous les yeux les Astérix au cas où ils sauraient lire et ce qu'ancêtre veut dire. En revanche on peut voir place de la Bastille des maîtres ou des maîtresses expliquer la prise, et les garnements d'ailleurs s'en ficher très visiblement. S'ils poursuivent jusqu'au bachot les meilleurs auront quand même quelques notions suffisantes et nécessaires sur l'histoire des émeutes et révolutions de 1789 à 1968. Mais pour ce qui est de Philippe le Bel ou de Louis XV, rien, pas même de quoi les flétrir ; cette France-là ne méritant pas d'exister elle n'existait pas, c'est logique.
Dans les classes élémentaires l'enseignement de la langue est toujours capital. On évitera toutefois l'expression « langue maternelle » pour cause d'étroitesse et implications de facteurs étrangers à la collectivité scolaire où le contingent immigré en perdrait sa dignité. Méfions-nous de la langue et surveillons-la de près. Pour commencer il est de foi aujourd'hui. que la langue parlée doit prévaloir sur la langue écrite.
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On mettra donc s'il le faut trois ans pour apprendre à lire. J'ai eu entre les mains une méthode de lecture, la dernière parue. Visiblement conçue par un cuistre analphabète ou qui fait semblant. Il se peut en effet que la crétinerie, la bassesse, la vulgarité des exemples soient venues spontanément à la plume de l'auteur, mais je crois plutôt qu'un exercice intense de la pédagogie lui ayant fait découvrir que la nature enfantine est toute bassesse et vulgarité, on épargnerait à ces petits un effort aliénant.
-- Surtout, disait une gentille et douce maîtresse un peu anéantie par le matraquage réformiste et s'adressant aux parents d'élèves, surtout ne me faites pas travailler chez vous un enfant que vous croyez en retard, sans quoi le lendemain il faudra bien s'apercevoir qu'il en sait plus long que les autres, l'effet est désastreux sur la classe et vous me mettez en situation difficile.
Autrement dit c'est l'alignement de solidarité sur les minus. Enfin nous y voilà. Il aura fallu plus d'un siècle d'école laïque et le concours des autorités religieuses pour formuler, et encore à mots couverts, cette condition première et inattendue de l'idéal démocratique. Si les progrès individuels ne peuvent être évités ils seront freines aussi longtemps qu'il faudra pour obtenir un progrès collectif et uniforme, sans jamais oublier que celui qui ne sait rien a le privilège de la pureté d'expression et de la créativité jaillissantes.
Étant admise donc la supériorité intrinsèque de la langue parlée sur la langue écrite, on ne perdra pas de vue que l'orthographe et la grammaire sont disciplines oppressives et traumatisantes. L'enseignement de la langue parlée elle-même sera purgé de tout résidu de pédagogie médiévale, à commencer par l'appel de l'alphabet. Constatant que les consonnes ont beaucoup moins d'importance que les voyelles et qu'elles sont plus difficiles à énoncer, on évitera l'effort exigé par une articulation arbitraire. Ainsi l'enfant ne dira plus ni effe ni emme ni ixe, ni même feu ni meu ni xeu. Il lui suffira non pas de dire mais d'émettre le son de base que je me permets de traduire en langage écrit à savoir ffff... mmm... kssss... L'enseignement de ces consonnes affranchies dans le vagissement est déjà pratiqué en maintes écoles. Dire alors qu'il n'y aurait de progrès valable qui ne reparte à zéro avec l'intention de s'y maintenir, serait juger de la chose avec malveillance ou légèreté. Il faut quand même soupçonner que l'idéal de la pédagogie nouvelle serait de « restructurer un langage libre à partir de l'onomatopée d'origine » et il est bien vrai que l'expérience a déjà prouvé l'efficacité du système.
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Prenant à l'écoute radio le discours d'un orateur spécialisé dans l'éloquence tribunicielle, que de fois ne me suis-je pas senti profondément concerné par les magies d'une incantation niam-niam que répercutaient en majesté tous les échos de la forêt ténébreuse.
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Le chroniqueur des ténèbres, qu'il en soit complice ou non, a pour mission première de guetter toute menace ou espoir d'éclaircie, et de les annoncer. De ma brève incursion dans la nuit pédagogique j'ai le bonheur de rapporter un petit trait de lumière.
Entre autres méthodes de lecture nos enfants disposaient avant guerre d'une méthode intitulée *En riant*, conçue par M. P. Jolly, éditée par F. Nathan. Déjà scrogneugneu je fronçais les sourcils en feuilletant cette nouveauté. Je haussais les épaules en ricanant à la démagogie d'un titre chatouilleur et dont je dois dire que les chers petits n'étaient pas dupes. L'infantilisme voulu des illustrations me semblait offenser au principe même de l'éducation et les enfants s'étonnaient qu'on ait pris soin de les dessiner si mal. Mais enfin texte et images n'étaient pas spécialement conçus pour flatter un instinct de bassesse et de vulgarité qui n'existe pas. Toujours est-il que la méthode avait du bon puisque nos gamins et gamines savaient lire à l'âge où ceux d'aujourd'hui en sont encore à s'exprimer par d'affreux barbouillages qui n'ont d'autre mérite qu'exciter leur vanité en justifiant le salaire des psychologues. Or, un certain nombre d'exemplaires défraîchis de cette méthode ayant fait surface à l'éventaire de quelques bouquinistes, ils n'ont pas échappé au souvenir des mères de famille fort soucieuses aujourd'hui de corriger les âneries de l'école. La nouvelle s'en répandit de telle sorte que l'éditeur fit aussitôt réimpression de cet ouvrage ; épuisé en quelques semaines ; un nouveau tirage est en cours. S'il faut m'exprimer en termes nautiques je dirai qu'en venant au lof d'un risé imprévu on peut toujours espérer le virement de bord. C'est pourquoi le comité de vigilance des vents régnant sur le premier cycle a été convoqué d'urgence.
\*\*\*
100:188
Le deuxième devoir du chroniqueur des ténèbres est de ne pas laisser le lecteur sur l'impression que la petite lueur que vous signalez sera demain le grand jour. C'est pourquoi je vous rappelle qu'entre autres positions récemment conquises, la nuit a reçu les clés de la cathédrale de Cordoue rendue sans combat au culte mahométan. Impressionnant concours d'éminences et excellences au grand salamaleïkoumenik. Ce n'est là d'ailleurs qu'un numéro de parade entre tous ceux plus ou moins modestes et qui font quotidiennement honneur à l'humaniste chrétien, plus hardi sur ce point que les humanistes d'État. Ceux-ci ne sont encore qu'à genoux devant la boule d'or et le croissant mais celui-là déjà prosterné sur le tapis de prière et déclamant des formules de reniement élaborées par les experts en vue de ménager les éléments arriérés du troupeau. Vigoureusement amorcé sous les règnes associés du général de Gaulle et du bon pape Jean, la revanche de Poitiers se poursuit irrésistiblement, et sans coup férir.
Jacques Perret.
101:188
### Billets
par Gustave Thibon
##### «* L'O. N. U. du nu *»
6 septembre 1974.
La fédération internationale du naturisme vient de tenir son 14^e^ congrès mondial sur une plage languedocienne. Les cinq continents et 28 nations y étaient dûment représentés par des délégués, tous en tenue de rigueur, c'est-à-dire intégralement nus. D'où le mot humoristique d'un journaliste présent : l'O.N.U. du nu.
Les débats se sont déroulés autour du thème suivant : « Naturisme et civilisation ». Et si j'en juge par le rapport du président de la Fédération, le naturisme -- ou nudisme -- ne doit pas être considéré comme le caprice de quelques individus qui cherchent à se singulariser en prenant le contre-pied d'un usage universel ; c'est quelque chose de très sérieux et de très profond : une philosophie, une morale, une politique, une religion nouvelles dont l'expansion va renouveler la face du monde.
Écoutons plutôt : « La brèche que représente la nudité dans l'ensemble des conventions doit permettre d'atteindre une nouvelle vision des valeurs sociales. » Et encore « Nous sommes une des chances qui restent à l'humanité de survivre. »
Vous méditez avec angoisse sur le désordre économique, sur les conflits sociaux et internationaux, sur l'avenir du Tiers-Monde, sur la pollution, sur l'effondrement des mœurs et des religions, etc. Problèmes mineurs qui se dissiperont comme des nuées au soleil du naturisme intégral Adoptez donc le costume -- ou plutôt l'absence de costume -- d'Adam et vous verrez renaître autour de vous le paradis terrestre.
102:188
Faut-il rire ? Ou pleurer ? Ou tout simplement hausser les épaules ?
Sans discuter en détail les multiples arguments d'hygiène, de morale et d'esthétique qui militent en faveur ou l'encontre du naturisme, je me bornerai à souligner les deux points faibles de cette apologie du nu.
Le premier est de présenter l'étalage du corps humain comme un retour pur et simple à l'innocente nature alors qu'il s'agit d'un raffinement d'hypercivilisés, d'une nouvelle mode aussi artificielle que les créations des grands couturiers en mal d'inédit et de provocation. Comme l'érotisme, le nudisme est un phénomène qui concerne le cerveau plus que le reste du corps. Sinon pourquoi ce déluge de justifications et de propagande ? Les seuls naturistes authentiques sont les animaux : ils ne prêchent pas le naturisme, ils le pratiquent sans le savoir. Aller nu, pour eux, ce n'est pas une valeur, une promotion ou un défi, c'est un fait. -- Question : combien compte-t-on de paysans et de bergers dans les camps naturistes ? Comme par hasard, ce sont ceux qui vivent le plus près des bêtes qui se soucient le moins de leur ressembler sur ce point.
En second lieu, l'illusion idéologique consistant à prendre les conséquences d'un mal pour ses causes et à s'imaginer qu'en supprimant les premières on abolira aussi les secondes. Je m'explique. Ce n'est pas sans raison valable que depuis l'aurore des temps historiques et même sous les climats les plus indulgents, l'immense majorité de l'espèce humaine a porté des vêtements. Le récit de la Genèse -- lourd d'enseignements, même pour ceux qui n'y voient qu'un mythe -- nous apporte ici des précisions remarquables. C'est après qu'ils eurent goûté au fruit de l'Arbre de science, c'est-à-dire qu'ils eurent rompu avec l'état de pure nature que nos premiers parents « connurent qu'ils étaient nus » et « qu'ils eurent besoin de vêtements ». La pudeur est née de cette rupture que les théologiens désignent sous le nom de péché originel. Mais est-ce en perdant toute pudeur qu'on viendra à bout du péché ? Autant vaudrait affirmer : ce sont les malades qui font les médecins et les voleurs les gendarmes : supprimons donc médecins et gendarmes et la santé et l'honnêteté règneront partout.
Je crains que le naturisme repose sur cette confusion puérile du palliatif et du mal. Celui-ci est avant tout dans notre âme. En dénudant notre corps, nous risquons de perdre la dignité de l'homme sans retrouver pour autant l'innocence de la bête...
103:188
##### *Les signes extérieurs*
13 septembre 1974.
Un homme appartenant à la catégorie sociale des « nantis » me disait à propos des nouveaux impôts qui vont frapper ce qu'on appelle les signes extérieurs de la richesse (domestiques, voitures, bateaux de plaisance, résidence secondaire, etc.) : « Si j'emploie ma fortune à m'entourer d'un luxe solide, durable, empreint de beauté et souvent utile au prochain, l'impitoyable filet fiscal s'abattra sur moi, mais si je gaspille mon argent en plaisirs ou en distractions futiles, sinon malsaines -- par exemple en fréquentant les boîtes de nuit ou les salles de jeu -- je passerai impunément à travers les mailles. Autrement dit, plus on fait de l'argent un usage inférieur, plus on peut le dépenser sans encourir de sanction. La magnificence -- qui fut jadis une vertu -- est si lourdement taxée qu'elle devient impossible ; le gaspillage, voire la débauche ont le champ libre... »
Ce qui m'induit à méditer sur la phobie du signe extérieur qui sévit aujourd'hui dans tous les domaines. Le gradé rougit de ses galons (combien rencontre-t-on d'officiers en uniforme dans les rues ?), le magistrat est embarrassé de sa toge, les prêtres ont abandonné successivement la soutane, le col romain et jusqu'au port de la petite croix au revers du veston, les évêques ne veulent plus être appelés Monseigneur ou Excellence, etc. Bref, une espèce de camaraderie généralisée, fruit de l'uniformisation, nous est présentée comme le plus court chemin vers la fraternité universelle. Plus de distinction dans les vêtements. Les hippies vont plus loin : plus de distinction dans le débraillé. Et les naturistes plus loin encore : plus de distinction dans l'absence de vêtement. « Dans nos camps, me disait l'un d'eux, on ne distingue plus le pauvre du riche, l'ouvrier du patron, le paysan du citadin : il ne reste que des hommes qu'aucune barrière artificielle n'empêche de se comprendre et de s'aimer. »
On soutiendra -- et non sans une apparence de raison -- que tous les signes extérieurs (avec les marques de respect correspondantes) sont factices et arbitraires et sans fondement au niveau des réalités élémentaires comme à celui des réalités suprêmes : l'égalité des hommes devant la nature et l'égalité des âmes devant Dieu. « Un roi a le nez entre les deux yeux comme nous », me disait un brave paysan, mon voisin. Et Dieu d'autre part ne tient aucun compte de nos préséances sociales...
104:188
Pascal, devançant sur ce point nos révolutionnaires, qualifiait de « grimace » le prestige des grands de ce monde et les égards qu'on leur accorde.
Mais la vraie question n'est pas de doser la part de grimace contenue dans les relations sociales ; elle est de savoir si cette grimace répond, oui ou non, à une nécessité. La solution tient en trois points :
1\. l'homme ne peut s'épanouir, ni même subsister sans l'aide de la société,
2\. aucune société n'est concevable sans diversité des fonctions et par conséquent sans hiérarchie,
3\. il n'est pas de hiérarchie qui n'implique un certain nombre de conventions se traduisant par des signes extérieurs -- lesquels, bien que sans rapport avec la qualité intérieure des êtres, n'en restent pas moins indispensables à la bonne marche de la collectivité. Et le même Pascal distinguait très bien ces deux ordre de valeurs quand il écrivait à propos d'un grand seigneur : « Je vous salue comme duc et je vous méprise comme homme. »
Pour qu'une communauté soit viable sans ces observances extérieures, fondées en partie sur la contrainte des usages et les lois et en partie sur un prestige emprunté, il faudrait que chacun de ses membres s'impose de l'intérieur, par le seul effort de sa vertu personnelle, une discipline au moins aussi stricte que celle émanant de l'obéissance aux conventions en vigueur dans une société normale. Ce qui présuppose un degré de perfection morale inconnu à l'immense majorité des mortels. Et l'exemple des groupes hippies ou des camps naturistes ne signifie rien, car il s'agit de sociétés marginales et non productrices. Rendus aux obligations de la vie courante, le naturiste reprendra ses vêtements et le hippie s'insérera dans une hiérarchie dont, tant bien que mal, il respectera les usages. Le saint seul, parce qu'il est sans égoïsme et sans illusion, peut s'offrir le luxe de vivre sans contrainte extérieure et sans faux-semblant. Ce qui ne l'empêche pas de respecter les règles du jeu social, dont il voit à la fois les imperfections par rapport au bien absolu et la nécessité comme moindre mal.
L'habit ne fait pas le moine, c'est entendu. Mais il soutient souvent du dehors une vocation parfois chancelante au dedans. De même l'écorce ne fait pas la sève : elle la contient et la protège. L'une et l'autre font partie de l'arbre et ce n'est pas en arrachant la première qu'on délivre la secondé.
105:188
Car l'homme a besoin de signes sensibles pour lui rappeler les devoirs de sa fonction et pour signifier celle-ci à son prochain. Exemple : je n'attache pas, comme certains, une importance démesurée au port du costume ecclésiastique. C'est un obstacle aux rapports directs entre le prêtre et les hommes, me disait naguère un jeune abbé « dans le vent ». J'aimerais savoir si l'abandon de ce costume a confirmé la majorité des prêtres dans leur vocation et s'il a rendu leur apostolat plus fructueux. Allons à la limite : me promenant l'autre jour sur les confins d'un camp naturiste installé dans les gorges de l'Ardèche, j'ai rencontré un beau gaillard dévêtu qui s'est présenté en ces termes « M. X, prêtre ». Je suis peut-être vieux jeu et farci de préjugés, mais j'avoue que devant ce pasteur new-look, rien de la brebis confiante ne s'est éveillé en moi : l'absence de voile sur l'homme me voilait hermétiquement le prêtre ce n'était pas un obstacle mais un mur impénétrable qui se dressait entre lui et moi. Et je déclare ingénument que j'eusse préféré la bonne vieille soutane...
Pire encore. On rejette comme anachroniques et indignes de l'humanité nouvelle, les signes extérieurs correspondant à des fonctions réelles et nécessaires : celles du soldat, du juge, du prêtre, etc. Est-ce à dire que le besoin de se distinguer extérieurement ait disparu de la planète ? Pas du tout. J'ai rencontré hier dans le train une jeune fille arborant une chemisette de sport où s'étalait en grosses lettres l'inscription suivante : Texas University. La belle enfant me demande un renseignement dans un français impeccable et comme je m'extasie sur sa connaissance parfaite de notre langue, elle me répond en riant : « Mais je suis provençale, je n'ai jamais mis les pieds en Amérique et j'ai acheté cela en solde dans une boutique marseillaise. Mais ça fait original, ça donne un genre ! » Ainsi, tandis qu'on supprime les marques de vraies différences, on étale les signes de différences inexistantes. On veut encore se distinguer, mais sans que cette distinction implique une ombre de compétence ou de responsabilité. Afficher le nom et l'emblème d'une université américaine n'engage à rien -- pas même à savoir un mot d'anglais ! Et l'on peut en dire autant de beaucoup de modes aussi provocantes au dehors que vides de sens au dedans...
Moralité. Signes pour signes, je préfère ceux qui désignent une qualité, une vocation réelles à ceux qui évoquent des fantaisies sans lendemain. Car les réalités intérieures et les apparences extérieures sont plus intimement. solidaires qu'on ne croit. Et si, sous prétexte d'authenticité, de sincérité, de retour aux sources, etc. -- grands mots d'autant plus proclamés qu'ils sont plus trahis -- on veut le dedans sans le dehors, on risque d'avoir le dehors sans le dedans, c'est-à-dire, la vaine prolifération des signes insignifiants.
106:188
##### *La charrue avant les bœufs*
20 septembre 1974.
Je reçois la visite d'un jeune pédagogue. Il me fait l'éloge d'une nouvelle méthode scolaire inspirée cet idéal : apprendre en jouant. Il faut, me dit-il, que les études soient aussi spontanées, aussi attrayantes que les activités ludiques. Et il m'indique comment atteindre ce but à grand renfort d'images, de disques, d'anecdotes, etc.
J'objecte que c'est une utopie de prétendre inculquer une vraie culture sans exiger des efforts et sans imposer une discipline. Réponse : le jeu aussi implique efforts et discipline. Mais l'un et l'autre y sont spontanément, joyeusement assumés. Après une partie de tennis, par exemple, on est fatigué à cause de l'attention longtemps soutenue et de la dépense musculaire fournie, mais on ne s'est pas ennuyé. Ainsi devrait-il en être au sortir d'une leçon de latin ou de mathématiques.
Ce raisonnement me laisse sceptique. J'accorde que les études doivent être rendues aussi attrayantes que possible, mais il n'en reste pas moins que l'acquisition et l'exercice d'une science ou d'un art impliquent toujours une ascèse où la volonté a plus de part que le goût et où la peine l'emporte sur le plaisir.
L'analogie avec le jeu ne me convainc pas. Car tout jeu comporte des règles et l'assimilation de ces règles ne va pas sans l'acceptation de contraintes qui ressemblent étrangement à celles du travail. Apprendre à jouer n'est pas un jeu. Le vrai jeu -- l'activité libre et créatrice -- est au terme et non au principe de l'apprentissage. « C'est un jeu pour lui », il fait des merveilles « comme en se jouant », disons-nous spontanément d'un grand virtuose dans n'importe quelle branche. Mais cet homme, avant de connaître les facilités suprêmes du jeu, a longuement et durement besogné. C'est dans ce sens qu'un de nos grands peintres répondait à quelqu'un qui lui demandait, à propos d'une toile hâtivement achevée : « Combien de temps ce tableau vous a-t-il coûté ? -- Une heure et toute ma vie. »
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Cet élément de labeur obscur et aride est aux heures d'inspiration ce que le fil du collier est aux perles : il assure la liaison et la continuité nécessaires à la marche vers la perfection. On le retrouve dans toutes les branches de la culture littéraire ou scientifique et jusque dans les œuvres de génie.
Combien de gammes le meilleur pianiste doit-il exécuter avant de connaître les délices d'une interprétation personnelle de Bach ou de Mozart ?
Quel est le poète qui n'ait jamais dû chercher obstinément, dans les replis de sa mémoire ou en feuilletant son dictionnaire de rimes, les mots longtemps insaisissables qui traduiront le mieux son inspiration ? Ou, plus humblement, qui peut goûter le charme diaphane des vers de Virgile sans avoir pâli sur les règles de la grammaire et de la prosodie latines ?
Les illuminations, dans le domaine des mathématiques et des sciences appliquées, se préparent et s'achètent au prix des mêmes tâtonnements en apparence stériles. Que de nuages à traverser pour mériter un éclair ! me disait naguère un illustre mathématicien...
D'où le caractère chimérique des méthodes qui voudraient identifier l'étude à la récréation. L'enfant ne doit faire que ce qu'il aime, affirmait l'éducateur cité plus haut.
C'est vrai dans le sens qu'on n'apprend rien sans un minimum de goût et de vocation. Mais c'est faux en ce qui concerne les cheminements de l'étude. On ne fait bien ce qu'on aime qu'à condition de savoir faire aussi sans rechigner ce qu'on n'aime pas. Est-ce par hasard que, dans le langage courant, le mot amateur (qui vient d'aimer) s'oppose non seulement à professionnel, mais à sérieux, authentique. L'amateur ne fait que ce qu'il aime et quand cela lui plaît, c'est-à-dire peu de chose. De même pour le mot dilettante, qui dérive de l'italien : se délecter...
Vouloir la récompense du travail sans le travail, c'est tout simplement mettre la charrue avant les bœufs : pas de labour et, plus tard, pas de moisson...
##### *Faillite de la médecine nationalisée*
27 septembre 1974.
Je médite sur un article concernant la médecine nationalisée britannique, paru récemment dans *La Libre Belgique*.
Trois points essentiels se dégagent de cette étude :
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1° la médecine gratuite coûte de plus en plus cher : elle a englouti, en 1973, 5 % du revenu national brut contre 1 % en 1951 ;
2° ce fabuleux prix de revient devrait en principe correspondre à une amélioration corrélative des services rendus. Or, en fait, c'est le contraire qui se produit : les médecins et le personnel hospitalier sont mal payés et les malades mal soignés. En matière chirurgicale par exemple, les délais d'attente pour les cas non urgents vont de deux mois à plusieurs années et l'on évalue à 600.000 le nombre des patients en instance d'opération ;
3° les médecins britanniques prennent tellement au sérieux la perspective d'une faillite totale du système. qu'ils s'efforcent -- témoin la récente déclaration du docteur Levin, président de la B.M.A. -- de mettre sur pied un système viable de médecine privée payante.
Mais pourquoi a-t-on posé en principe. que les soins médicaux -- à la différence des autres besoins de l'homme, tels que la nourriture, le vêtement, etc., -- doivent être assurés par la collectivité et non par l'individu ?
En vertu du droit à la santé, répondra-t-on. Les autres besoins peuvent être satisfaits par le travail, mais le malade étant par définition celui qui ne peut pas travailler (ou dont le travail antérieur ne suffit pas à payer certains soins particulièrement longs et coûteux), il est conforme à la justice sociale qu'il soit assisté par la communauté, autrement dit que les bien portants payent pour les malades.
Mais sous quelle formes et par quels intermédiaires ?
Notons d'abord que le retour à la médecine privée et payante entraînerait, par l'allègement des charges écrasantes de la Sécurité sociale, une augmentation des salaires et des revenus qui permettrait à la majorité des hommes normalement constitués d'assumer à moindres frais les petits et les moyens risques de maladie.
Il reste les très gros risques et les cas d'invalidité durable ou permanente, où l'aide de la collectivité est nécessaire. Ici l'assurance pourrait être confiée à des organismes moins pesants et moins coûteux (entreprises, collectivités locales, mutuelles, etc.) ce qui permettrait une aide plus rapide et plus efficace et un meilleur contrôle des abus.
Au lieu de cela, que voyons-nous ? Le gaspillage éhonté des deniers publics par l'entretien d'une bureaucratie sans visage et par l'exploitation intensive des maladies légères ; la dégradation des rapports entre le médecin et le malade, celui-ci usant de son mal comme d'un instrument de revendication et celui-là devenant un distributeur automatique de congés ou de remèdes inopérants, sinon nocifs.
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Je n'exagère rien en affirmant que, pour un bon nombre de nos contemporains, le droit à la santé vire, d'un côté au droit à l'incurie, au parasitisme social et de l'autre aux maladies thérapeutiques par l'abus des drogues.
Il est bon que l'homme soit en partie responsable de sa santé, c'est-à-dire que son droit soit également un devoir, avec les efforts, les charges, les choix et les sanctions qu'implique ce mot. L'assurance absolue, « de l'utérus à la tombe » suivant la formule anglaise, donne une prime à l'imprévoyance et à l'incurie. Elle soumet l'homme à une tutelle écrasante qui fait de l'utérus l'antichambre de la tombe et, par surcroît, elle le soutient très mal, tel un piquet branlant auquel on attache une plante à demi déracinée. De sorte qu'on aboutit à une sécurité factice garantie en droit par un organisme central qui, en fait, n'arrive jamais à bien étreindre ce qu'il embrasse, combinée avec l'insécurité foncière de l'être à qui l'on a désappris de compter sur lui-même.
Aussi ne pouvons-nous qu'approuver l'initiative du Docteur Levin en vue d'une médecine libre pour des hommes libres. L'art médical y gagnerait en dignité et en qualité autant du côté des praticiens que de celui des malades. Le droit à la santé y serait peut-être moins proclamé, mais plus satisfait, y compris et surtout pour les déshérités, car ici comme partout les services hypocritement gratuits de l'État cumulent ces deux tristes records d'être à la fois les plus onéreux et les moins efficaces.
Gustave Thibon.
© Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique).
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## La solitude de Soljénitsyne
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### L'Archipel, et après ?
*S'il est une chose pire qu'un éditeur sourd, c'est un éditeur pressé.* L'archipel du Goulag *a donc paru dès la fin du mois de mai dernier aux éditions du Seuil. Hélas, la traduction aussi fut bel et bien expédiée. Et, ici, la malchance littéraire n'entre pas seule en cause : on a réuni cinq spécialistes pour cochonner ce mauvais français.* ([^4])*.*
« *Le traduire, c'est vouloir vous apporter la source dans son poing *»*, lamentait justement Léon Robel* ([^5])*. Du moins celui-là avait-il réussi à nous conserver quelque chose -- et même plus -- de la puissante fraîcheur du texte original. Et la* « *Journée *»*, et le* « *Premier cercle *»*, et le* « *Pavillon des cancéreux *»*, tout de même, leurs versions françaises ne font pas sursauter.*
*Les éditions du Seuil ont claironné bien haut que Soljénitsyne s'était montré affecté et mécontent* « *de la manière dont certains de ses textes ou déclarations ont pu être déformés dans la presse occidentale *»* ; et rien n'est plus vraisemblable. Mais on lit juste en dessous :* « *Notre souci est bien entendu de donner à connaître le plus rapidement possible ce livre aux lecteurs français, mais pas au prix d'une traduction bâclée. Étude faite, nous pensons pouvoir publier* L'Archipel *au printemps 1974, c'est-à-dire après l'édition allemande et presque en même temps que l'édition américaine.* ([^6])
114:188
*Le ton est commercial. Le Seuil craint, avec quelque raison, d'arriver en queue de peloton. Il loue les services de cinq experts. En dépit de la collaboration de Nikita Struve, leur labeur précipité pour voir le jour à la date prévue reste très en dessous de ce qu'un tel livre exigeait. Mais pouvait-on relire, au Seuil ? Le Père Troubnikoff avait fait nettement mieux, sur les passages traduits au fil de la plume, en avril 1974, pour* ITINÉRAIRES. *Les lecteurs pourront comparer.*
*Qui s'intéresse, vraiment, au sort de* L'Archipel du Goulag ? *Déjà, la presse où l'on s'éreintait avant l'été à en discréditer d'avance l'auteur et le contenu n'évoque plus directement le sujet. Elle ne mentionne que* « *l'étonnant phénomène de librairie *»*, façon comme une autre de dissimuler à ses lecteurs le fond du problème.*
L'Archipel du Goulag, *même dans sa traduction bâclée, ne peut laisser personne insensible. Mais il ne suffit aucunement d'émouvoir ceux qui liront, jusqu'au bout, Soljénitsyne. Quand les armées alliées ont pu établir un premier compte des victimes, dans les camps d'extermination nazis, ce n'est pas un seul livre mal traduit, c'est toute une littérature, la presse écrite et parlée, le cinéma, la chanson même qui ont communiqué au monde encore libre l'effroi des libérateurs inutiles. La politique, la justice ont suivi, et l'Allemagne a payé. C'était la guerre, dira-t-on. Est-ce la paix aujourd'hui ?*
*Si elles ne sont pas toutes nouvelles, les révélations d'Alexandre Soljénitsyne sur la barbarie communiste en U.R.S.S. dressent par leur seule accumulation un témoignage de guerre contemporaine plus qu'effrayant. Son livre réunit des centaines de récits, cite les lieux, les dates, les faits. Il accuse le Parti communiste d'Union soviétique d'avoir -- à ce jour -- organisé la mort de dizaines de milliers d'opposants* « *idéologiques *» ([^7])*, sans qu'une seule de ses lignes ait pu être démentie par les mêmes procédés de l'enquête et du témoignage. Et ce livre, qui restera nécessairement comme un des plus importants du siècle, est déjà presque enterré -- pour l'opinion. A quoi donc servent les media ? Quant à nos politiques, loin des périodes électorales, ils n'ont même plus le temps de laisser croire qu'ils pourraient avoir lu.*
115:188
*Rectification : dans la deuxième quinzaine de juin, on est allé jusqu'à programmer une émission télévisée sur le livre de Soljénitsyne* ([^8])*. Ce fut pour qu'un des plus solennels* (*des plus gros*) *critiques d'art de l'O.R.T.F. vienne, par la force haineuse et dégoulinante de son lyrisme, en détourner à jamais l'esprit de l'auditeur moyen. L'homme mit trois quarts d'heure à insinuer, selon sa manière habituelle, que* L'Archipel du Goulag *ne valait point dix minutes de notre attention : à l'heure des gouvernements* « *fascistes *» *de l'Espagne ou du Chili, les petites erreurs du stalinisme peuvent-elles encore nous tourmenter ?*
*Vous avez peut-être reconnu Max-Pol Fouchet, celui qui fait la pluie et le beau temps aux productions dites culturelles de la radio-télé, où il entre ordinairement en extase devant n'importe quelle bavure pseudo-littéraire incompréhensible. Évidemment, on a toujours un peu les goûts de sa politique. Soixante-six millions d'aussi mauvais morts, cela peut fort bien s'oublier... Il n'y aura eu que Jean Daniel, le rédacteur en chef du* Nouvel Observateur, *pour raviver in extremis la mémoire de ce peuple martyr, et rappeler à plus de décence les gros critiques. Mais déjà le rideau tombe sur les nouvelles du soir. Le tiercé ne saurait attendre. Comme toujours, l'émission est truquée.*
« *Il n'est pas bien difficile de prévoir, écrivions-nous dans le numéro d'avril, que l'engouement de notre classe intellectuelle pour le combat solitaire du grand écrivain ne résisterait pas trois mois à une diffusion en Occident de sa complète et véritable pensée. *»
*C'était encore trop optimiste. Le livre a paru en mai. Fin juin, l'O.R.T.F. fermait tranquillement le dossier.*
H. K.
116:188
### La prophétie de Soljénitsyne
par Thomas Molnar
Au printemps dernier un certain nombre de textes, « d'écrits mineurs », serait-on tenté de dire, de Soljénitsyne ont été publiés par les soins des Éd. du Seuil. La pièce maîtresse du volume est la *Lettre aux dirigeants de l'Union soviétique* qui date du 5 septembre 1973, c'est-à-dire de l'époque où l'horizon officiel de l'écrivain a été le plus sombre et le plus rétréci. Il ne pouvait pas savoir que quatre mois après il serait banni avec une brutalité combinée de subtilité machiavélique et qu'il se retrouverait dans une liberté qui, à certains égards, ressemble à ses autres prisons.
La lecture de la « Lettre » est passionnante ; moins à cause de ses mérites littéraires, de son caractère condensé, de la justesse de son diagnostic, que parce qu'il s'agit d'un document sortant du cadre du vingtième siècle. Cela ne veut pas dire que c'est un document « réactionnaire », « rétrograde », car il me semble que Soljénitsyne est tout à fait au courant des problèmes du jour et même de ceux de demain : la *Lettre* exprime des vues plus pertinentes sur l'avenir que tous les discours et textes réunis des futurologues. Elle n'appartient pas à notre siècle précisément parce qu'elle est courageuse ; héroïque ? même pas. Tout simplement l'auteur dit des choses qu'on ne dit plus, tellement la lâcheté est devenue une seconde nature des hommes publics du siècle. Deux impressions se le disputaient en moi pendant que je lisais : que Soljénitsyne est à la fois un Hésiode avec son bon sens de laboureur, et un prophète hébreux, tribal et cependant universel. A cet égard il se distingue non seulement des « intellectuels », mais surtout de son co-lutteur, Andréi Sakharov (ou bien des frères Medvédev) qui est à l'antipode.
117:188
Sakharov se transplanterait aisément en un sol étranger car il trouverait partout des libéraux, des socialistes, des francs-maçons, des technocrates. On le verrait au Deux Magots discutant avec Sartre. Tandis que Soljénitsyne, c'est en compagnie du Cardinal Mindszenty que je me l'imagine et que je le souhaite.
La combinaison Hésiode-Prophète hébreux me semble juste, en parlant de l'écrivain russe, qui retourne aux proportions humaines et dégonfle les grandes absurdités dont se nourrit le monde moderne. D'autre part, tout comme les prophètes, il est enraciné dans l'histoire, guère dans celle inventée par un Hegel, un Nietzsche et autres rêveurs dangereux, mais dans l'histoire de son pays. Ses avertissements ne s'adressent pas à la « conscience universelle », au Congrès américain, à l'Onu ou au Comité Nobel, mais directement et concrètement au groupe dont dépend le sort de son pays -- même si ce groupe est une caste d'élus autocrates. Le contenu de ces avertissements est exactement le même que celui des prophètes hébreux qui lisaient les signes divins, s'en faisant les porte-paroles auprès des rois aveuglés par le succès et la gloire. Au lieu de prendre à témoin les membres du Politburo en leur dessinant un vaste canevas historique qui se termine dans la grande réconciliation humaine, Soljénitsyne, en patriote et porte-parole, les met en garde contre un optimisme facile, contre le péril jaune, contre la conquête de l'Occident sous les ruines moraux ([^9]) duquel la Russie trouverait, elle aussi, son destin scellé. C'est le prophète, une fois de plus, qui écrit au Père Serge Jeloudkov, prêtre orthodoxe d'un rare courage, qu'il faut garder l'espérance indéfectiblement et qu'il faut « rééduquer par l'exemple le monde qui nous entoure au moyen de sacrifices personnels ». Un seul homme ne peut rien ? demande-t-il. Ce n'est pas vrai, chacun peut, un seul homme peut. Dire cela n'est pas seulement un geste gratuit tel qu'on en note parfois même chez un homme aussi intègre et prophétique que Bernanos : Soljénitsyne le répète à la fin de sa Lettre à Brejnev : « Je crois avoir montré que je ne prisais pas les biens matériels et que j'étais prêt à faire le sacrifice de ma vie. » Puis il ajoute, avec l'innocence de l'enfant, avec l'innocence que l'on observe chez Jeanne d'Arc : « Vous \[les maîtres du Kremlin\] n'êtes pas habitués à une telle conception de la vie. Mais vous voyez, cela existe : regardez. »
Ce prophète, cet homme épris de sa patrie, sol et histoire, possède aussi, comme les prophètes d'ailleurs, une dimension politique. Sa question implicite résonne à travers toute l'histoire :
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Quels sont les droits de l'individu vis-à-vis de l'État ? De nos jours, cette question risque de paraître démagogique étant donné l'usage que l'on fait de la contestation. Soljénitsyne est-il assimilable aux pacifistes occidentaux lorsqu'il rappelle aux dirigeants du Kremlin que leur poursuite d'une politique étrangère agressive se fait au dépens des réformes intérieures ? Cuba coûte au contribuable soviétique un million de roubles par jour, dit-il, sans parler des activités subversives déployées par le Kremlin sur tous les continents. Est-ce le même langage que celui des étudiants américains protestant contre la présence de l'armée au Vietnam ? Parfois on a l'impression qu'à l'instar des « apatrides » de l'Occident l'écrivain croit en un monde où chacun reste chez soi, n'intervient pas dans les affaires du voisin et attend la paix qui va descendre sur la terre. Mais alors on évoque l'histoire des cinquante dernières années vues à travers les yeux d'un patriote russe : on trouve l'extraordinaire clivage que l'observateur étranger n'aperçoit pas lorsqu'il disserte sur la continuité de la diplomatie russe des tsars jusqu'aux commissaires. Soljénitsyne, lui, s'avise des efforts nationaux russes d'avant 1914, condamnables d'un point de vue supérieur mais admissibles quand même dans l'ordre humain des choses. Ainsi, dit-il, la conquête du nord-est sibérien a coûté aux peuples autochtones leur existence indépendante, et même leur existence tout court. Sur cela, on ne peut plus revenir. Ce qu'il faut pourtant éviter c'est le déclenchement, ou plutôt la poursuite d'une politique de provocation marxiste-léniniste, laquelle met en danger les peuples proches et lointains. Comme Andréi Amalrik, Soljénitsyne prévoit une collision avec la Chine, la catastrophe de la satellisation en Europe, la Russie réduite à une machine de guerre. Son souci constant n'est pas une abstraction telle que se la proposent les esprits saugrenus, « les utopistes du règne de la raison », mais le rétablissement de son pays à lui à l'échelle humaine. Pour tout dire, il s'agit d'une *conversion* dont les suites seraient raisonnablement salutaires ; il ne s'agit pas d'une série de réformes révolutionnaires dont on attendrait la transformation des âmes. Nous avons affaire à un spirituel, non à un utopiste rêveur.
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Ce qui lui vaudra, lui vaut déjà, la colère des « intellectuels », c'est son opposition implacable à Marx. Non à Staline, à Krouchtchev, à Brejnev, mais à Marx -- et à Lénine, au marxisme-léninisme. Davantage, l'écrivain s'oppose à « l'idéologie du Progrès, idéologie morte » mais qui continue à faire des ravages tel un « cancer ». Ses références aux recherches du Club de Rome peuvent ne pas être tout à fait précises ; mais enfin quel courage que de voir quelqu'un s'élever contre la fièvre de l'accroissement constant et proposer la conservation, la stabilité, le retour au jardin fleuri, aux boulevards bordés d'arbres, même au tintamarre des tramways. Visiblement, Soljénitsyne évoque les images de son enfance, il dit d'ailleurs que les odeurs et la musique des églises l'ont fortement marqué lorsque, enfant, il y pénétrait au bras de sa mère. Or, Marx et les autres idéologues du progrès forcené ont aboli tout cela car, écrit-il, Marx détestait avant tout la religion. Aux yeux de Soljénitsyne la religion, la foi, est le berceau de l'humanité, son abolition est l'immense maladie qui ronge l'âme moderne. Encore un côté par lequel il détonne de la horde des protestataires anti-nationaux et autres faux « hommes de la paix ».
On le voit, ce n'est pas tellement ce qu'il dit qui est original, mais les vérités qui en constituent les fondements. Soljénitsyne est profondément révolutionnaire dans ce siècle parce que tout en étant citoyen soviétique, officier pendant la guerre, un produit de la « nouvelle humanité », Russe qui n'a pas voyagé à l'étranger davantage que Staline -- il retourne le système de fond en comble, préfère le Tsar au Secrétaire Général, opte pour l'âme immortelle contre la matière éternelle de Marx et fait confiance à l'avenir *parce que* anti-léniniste, anti-socialiste. Il pousse la chose jusqu'à supposer à Brejnev et aux autres assassins moscovites une âme. Ce n'est pas l'humilité slave qui le lui fait dire, mais deux autres postulats : les seigneurs du Kremlin, écrit-il, sont des Russes, au fond de leur bâtardise il doit y avoir un rudiment d'amour pour la terre et pour le peuple. Leur seconde motivation est le réalisme, la volonté de rester au pouvoir. On connaît la conclusion : Restez les maîtres de la Russie, leur propose Soljénitsyne, gardez même le caractère arbitraire de votre gouvernement. Mais revenez vers le peuple, vers la terre, vers la Russie. N'abolissez pas le communisme, le parti, la propagande athée ; mais laissez respirer le chrétien, l'artiste, la femme accablée par le travail dur, le salarié qui ne peut gagner honnêtement son pain. Rendez les kolkhozes volontaires, individualisez le lopin du paysan, élargissez les prisonniers des camps et faites-le surtout moins par calcul ou sous la pression de l'étranger que par bonté.
Déraison pure, dira-t-on. Mais la déraison, n'était-ce pas la révolution bolchevique, le Kremlin allié de l'Occident, Paul VI copain de Gromyko, le Patriarche Pimène bras ecclésiastique du Politburo ? Parmi tant d'actes contraires au bon sens et à la charité, actes érigés en politique et en système, il ne reste plus vraiment que le *sacrifice personnel* d'un seul homme afin que le siècle finissant puisse quand même dire : Ecce homo.
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D'où Soljénitsyne puise-t-il tant de courage ? Et d'ailleurs « courage » n'est même pas le mot juste, il faudrait dire une sorte de sainteté laïque car comme le saint, Soljénitsyne dit les choses telles qu'il les voit ; comme le saint, il appartient à un royaume dont la citoyenneté le protège dès ici-bas. Comme le saint encore, il est profondément enraciné dans une réalité donnée et cependant il est universel, il est porte-parole, prophète. Afin de comprendre ce phénomène qui illumine notre siècle on doit s'en approcher par le biais du métier de Soljénitsyne, le métier d'écrivain. Et d'abord : est-il un écrivain aussi grand qu'est en lui le prophète, l'homme symbolique de notre temps, la figure exemplaire ? A mon avis -- mais ce jugement ici n'a pas une importance pleine -- il n'est pas de la classe des plus grands, Sophocle, Balzac, Dostoïevski. En même temps il les rejoint, surtout le dernier, car il surgit d'une misère telle qu'il en devient le messager le plus représentatif qui soit. Cela explique pourquoi les personnages de ses romans recouvrent toute la gamme de la nature humaine : ils passent des abîmes aux hauteurs, ils habitent tous les monts connus. Concevons-nous l'énormité de ce défi lancé déjà, rien qu'à l'aide de la littérature, au système communiste ? Soljénitsyne comprend admirablement que la substance de Marx ce n'est pas l'édifice conceptuel qu'il a construit, mais la haine de Dieu. A cet égard il est dans la lignée de Dostoïevski, de Soloviev, de Berdiaev. Or, l'athéisme marxiste, comme l'athéisme du Marquis de Sade, est réduit à déclarer une guerre totale contre l'homme, l'image seule accessible de la divinité. Sade en vient à torturer l'être humain afin de faire céder en lui le reflet divin, c'est-à-dire afin de le réduire à la pure matérialité ; Marx procède par une ontologie beaucoup plus élaborée et démontre que l'homme est une excroissance de la matière, déterminé par ses conditions d'existence. Changez ces conditions, entourez l'être humain d'une propagande continue, et vous obtiendrez le robot que vous désirez, un être véritablement unidimensionnel.
Les personnages de Soljénitsyne sont des êtres humains qui résistent -- et résistent victorieusement -- à ces efforts de réduction à l'unidimensionnalité. Ils y parviennent sans être des personnages riches, brillants et admirés, des aventuriers, des salonnards, des courtisanes, ce qui serait une solution facile mais ne contredirait pas le dessein marxiste. Au contraire, ce sont des hommes et des femmes en état d'être robotisés, en état d'agonie en tant qu'êtres humains pourvus d'une âme.
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Ivan Dénissovitch, Matriona, les cancéreux, les prisonniers travaillant pour Staline dans *Le Premier Cercle,* il n'y a entre eux et le néant de la déshumanisation que le voile mince d'un miracle. Ce miracle ne permet pas qu'ils commettent des actions de bravoure, de gestes spectaculaires : ils sont pour cela trop humbles, trop écrasés, trop quelconques. Leur héroïsme c'est de vivre, de rester imperméables aux efforts brutaux ou subtils pour les acheter, les suborner. Ils sont de chair et d'os, mais leur âme flotte dans des hauteurs inaccessibles aux bourreaux et peut-être aussi aux « psychiatres » des maisons d'aliénés. Il est donc évident qu'ils sont sauvés (en tant que personnages fictifs) par l'amour que Soljénitsyne porte pour eux, et non seulement les personnages « sympathiques », mais les gardiens du camp, les fonctionnaires du Parti, les lâches, les faibles, les opportunistes, les tortionnaires, ils sont tous sauvés, c'est-à-dire rendus à l'humanité, délivrés du dessein marxiste d'en faire des machines conditionnées. L'écrivain les aime et les sauve car il n'a pas succombé à la robotisation. Ce qui lui permet, dans la « Lettre aux dirigeants soviétiques », de leur supposer une âme, de leur parler comme il parlerait à n'importe lequel de ses personnages : un langage humain, le langage des vertus naturelles, le langage du réalisme, des intérêts, de la survie dans ce monde qu'ils partagent, après tout, avec leurs victimes, avec tout le monde.
Le « prophète » en Soljénitsyne, c'est cela, comme chez tous les prophètes ; rappeler aux hommes leur humanité, ce qui ne pourrait se faire sans le rappel simultané de ce que leur signification d'être humain les transcende. N'oublions pas que le prophète s'insère dans l'histoire, qu'il s'y trouve à l'aise précisément parce qu'il connaît ses limites d'homme, son « milieu » à lui, milieu entouré d'un milieu plus vaste et qui ne lui appartient pas. Dans son grand ouvrage sur les prophètes d'Israël, Gustave von Rad écrit que leur plus grande réalisation a été de redécouvrir pour le domaine de la foi le domaine de l'histoire et de la politique, celui-là même où Yahvé s'était primordialement révélé. Dieu seigneur de l'histoire, est, sans aucun doute, la formule la plus ramassée du prophétisme hébreux, formule que retrouvent les autres prophètes et les saints. Qu'est-ce à dire ? Je ne crois guère m'aventurer très loin si je tente une comparaison rapide avec cet autre prophète, mais moins authentique, qu'était Kierkegaard. Le penseur danois a trouvé devant lui un christianisme (luthérien) deux fois falsifié, d'abord par l'Église de Danemark, Église officielle et asservie à l'État, Église de fonctionnaires respectables, ensuite par le système totalisant de Kant, de Hegel, idéologie si l'on veut, où tout a été classifié, expliqué, réduit à la raison.
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Église asservie à l'État et idéologie officielle qui sévit dans cette Église -- voilà en infiniment plus tolérable la situation du monde soljénitsynien. Les écrits acerbes et sarcastiques de Kierkegaard contre son évêque -- fonctionnaire de l'État -- préfigurent la lettre de l'écrivain russe adressée au patriarche Pimène. La comparaison ne pâtit que par le degré d'intensité de leurs situations respectives.
Comment réagit Kierkegaard à la sienne ? En un mot, il sur-réagit, il tombe dans un autre excès, et pourtant on sait bien qu'il reste maître de son verbe, il manie le mot comme un seul pourra le faire dans son siècle (germanique), Nietzsche. Il sait donc de quoi il parle, jusqu'où il va. Eh bien, pour Kierkegaard, la foi ne pourra être retrouvée, revalorisée, révélée à nouveau que si elle se détache entièrement de la raison. La substance chrétienne est à ses yeux un paradoxe, presque une absurdité, et qu'il faut vivre comme tel. Le « héros » chrétien est celui qui, tel Abraham, accepte la parole de Dieu même si c'est un contresens, surtout si c'est un contresens -- car n'est-il pas contraire à la raison de la part de Yahvé de lui avoir donné un fils, puis de le lui reprendre, de commander au vieux père de sacrifier lui-même ce fils, souche promise du peuple élu ? Bref, aux yeux de Kierkegaard, chaque acte de chrétien doit être une espèce de drame, par lequel l'homme chrétien saute dans l'inconnu, inconnu car connu de Dieu seul. Et comme il s'agit non seulement du cas d'Abraham (cas exemplaire) mais surtout du cas de Soren Kierkegaard, l'acte par excellence sera de réinventer, de re-révéler, de re-commencer le christianisme. En sourdine mais réellement, deux millénaires de christianisme sont ainsi niés, ou du moins mis entre parenthèses ; Kierkegaard est le nouveau Christ qui sauve la chrétienté de son propre assèchement -- un peu comme Hegel, le Hegel honni et caricaturé par Kierkegaard, ambitionna de sauver l'histoire de son poids chrétien.
Tel n'est pas le dessein de Soljénitsyne. Il trouve à sa naissance et à sa re-naissance (lorsqu'il sort des camps) une Église asservie à l'État (État plus diabolique que ne fut, évidemment, celui qu'avait connu Kierkegaard) et une idéologie rationnelle et surgie du système même -- hégélien -- qu'avait combattu l'écrivain danois. La réaction de Soljénitsyne n'était cependant point de partir du moi, de se découvrir et de se vouloir « héros », c'est-à-dire nouveau point de départ ; sa réaction était, au sortir de l'enfer, de découvrir le monde extérieur humblement, avec gratitude.
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Dieu sait, je ne veux nullement médire de Kierkegaard auquel je porte une grande admiration. Mais enfin quelle était sa façon à lui de reproduire dans sa vie même l'aventure d'Abraham ? Il nous le confie tout au long de son œuvre : d'aimer Regina, sa douce fiancée un peu stupide, puis de rompre avec elle sans raison. C'est-à-dire que la raison fut de faire un sacrifice semblable à celui d'Abraham, sacrifice en apparence absurde : sacrifier ce qui nous est le plus cher, afin d'éprouver l'expérience religieuse la plus profonde qui soit.
En quelque sorte, une expérience de luxe, celle d'un athlète moral, véritable héros, être unique. En face de cette expérience, l'expérience authentique du prophète n'est jamais préparée, arrangée. Elle est le matériau de la vie, elle arrive et nous accable sans que nous l'attendions, voulions, préparions. Ce qui arrive, c'est la manifestation divine dans l'histoire ; ce qui dépend de nous, c'est la manière dont nous l'accueillons, en sortons, la faisons nôtre. Soljénitsyne n'a pas préparé sa propre épreuve comme Kierkegaard a préparé la sienne : il l'a subie, puis il l'a faite sienne en la subjuguant, en la maîtrisant, en en faisant la chair et l'os de ses personnages, en en pétrissant sa propre âme à lui, Soljénitsyne.
C'est en se soumettant à son « expérience », à son épreuve que l'écrivain russe les domine. Ensuite cette domination est transformée en service. Aucun moment dramatique comme on en attend de la part des existentialistes, même d'un Pascal, aucun héroïsme, aucun culte de soi. Soljénitsyne qui découvre la lumière de la réalité s'en fait le serviteur précisément parce que ce n'est pas un moment privilégié, une rencontre entre deux « moi », une imitation de la révélation. La souffrance, parce qu'elle est fabriquée, mène chez Kierkegaard à un jeu intellectuel éblouissant ; elle est, chez Soljénitsyne (et chez Dostoïevski) le tissu de la vie, elle vient et nous submerge : elle mène à l'humilité et à la compréhension. On retrouve chez le Danois la psychologie des profondeurs (avant la lettre) ; chez le Russe, l'âme.
Cela explique pas mal de choses, et d'abord la sûreté des propositions. Soljénitsyne se dressant devant les seigneurs du Kremlin, des hommes plus puissants que ne furent jamais les rois d'Israël et de Judée. Il leur parle de politique, d'économie, de guerre, de paix, de justice, de développement, de pollution. Il leur parle de Dieu dans l'histoire. Le plus étonnant c'est qu'il ne leur propose pas des absolus dans ce siècle qui n'a que des absolus à la bouche (« la cité idéale, l'humanité heureuse et unie, l'abolition de l'agression », etc.), il leur propose de revenir à la simple humanité, notamment à l'humanité spécifiquement russe contre laquelle ils ont horriblement péché.
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Il ne demande pas la liberté absolue car, dit-il, elle dégénère en licence. Il ne demande pas la dissolution des tribunaux, tel un utopiste : ne fustige-t-il pas le juge américain qui a relâché Daniel Ellsberg, voleur de secrets d'État ? Il n'exige pas la fin des guerres : ne parle-t-il pas d'une guerre légitime (celle de l'Amérique au Vietnam) lorsqu'il confond ce même Ellsberg ? Il n'insiste pas sur la démocratie comme le fait Sakharov qui vient de déclarer que la démocratie est partout et toujours le seul chemin du développement : n'accepte-t-il pas le régime autoritaire en sa propre Russie pourvu que cessent les atrocités et les abus ?
On n'a guère remarqué que dans ses accusations Soljénitsyne ne vise pas le régime soviétique seul. Au-delà des crimes odieux, le régime marxiste et le régime occidental (américain) se confondent dans leur adoration de l'efficacité, de la technique, pourrions-nous dire avec Karl Marx, du « fétichisme de la marchandise ». Au fond, le système soviétique est l'Égypte du Pharaon à l'heure de l'ordinateur : le Kremlin cherche à construire ses pyramides à l'aide de ses esclaves et avec l'aide des ingénieurs occidentaux. N'empêche que la pyramide ne devrait pas être construite car avec elle toute une civilisation déclare sa faillite. La critique de Soljénitsyne s'en trouve plus ample, elle vise et le Kremlin, et le monde moderne. Échos de Bernanos et de Simone Weil. Écho des prophètes car le message dépasse la Russie, il s'adresse à nous tous.
Thomas Molnar.
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### Souvenirs de rideau
par Roger Glachant
EN EUROPE CENTRALE SOVIÉTISÉE, une fois, il y a longtemps, j'ai rencontré une petite juive de quelque vingt ans. Elle était un peu grosse, mais elle avait une jolie voix et des traits fins. Son honnêteté se voyait en toutes choses. Simultanément elle cherchait un compagnon et la vérité. Elle aimait la France d'une manière autre que moi, qui en tiens toujours pour Mérovée, mais cette manière-là était profonde et s'était manifestée pendant la guerre, en dépit de son âge peu avancé. Il faisait un froid noir et la ville n'avait rien de drôle. La beauté rococo des anciens monuments tenait un sépulcral langage. Cette jeune fille était venue chercher la trace de son père, vieil homme mort misérablement dans les parages, après avoir été déporté puis relâché, -- je ne me rappelle plus le détail. Elle était très entourée par le Système, très sollicitée de rester. Elle hésitait. Un jour, rêvant tout haut sur le parti à prendre, elle murmura : « La Liberté ! Oui, bien sûr, c'est important. Mais plus tard, peut-être, on se demandera ce que nous voulions dire avec ce mot-là ? »
Probablement elle avait raison. D'ores et déjà, on ne sait pas trop de quoi il s'agit.
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Quel troupeau que les mots ! Plus ils sont grands, plus ils sont vagues. C'est qu'ils désignent ce qui voudrait être, ce qui n'est pas encore, ce qui est à créer toujours, ce qui ne sera jamais tout à fait. Tel est le cas de l'Amour, de la Patrie, de la République, etc.
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La championne du vague est sans doute la Liberté. On est pourtant mort pour elle beaucoup, mais le plus souvent par malentendu. Ainsi les combattants de 1830. Était-ce pour elle ? Ou pour mettre Louis-Philippe aux Tuileries ? Ou pour quoi encore ?
Delacroix l'a mise en scène, poitrine nue, sur la barricade. Si vous lui aviez demandé de définir un peu sa belle gouge que la poudre enivre, il aurait probablement éludé. Mais enfin, les peintres n'ont pas pour fonction de préciser le sens des mots. Ils remuent des couleurs, et si le tableau est bon, il n'y a pas lieu de leur faire grief de ce qu'il représente. La littérature a été plus coupable. Celle du 18^e^ siècle a des excuses. L'encombrement des structures sociales, des rites, des castes et des coutumes était grand, et la Liberté apparaissait comme une sorte de féconde tornade de déblaiement. Encore qu'il ait fallu déchanter ensuite, cela peut se concevoir. Mais les romantiques ! Comment avoir une estime pour la démarche mentale de gens comme Hugo ou comme Michelet ? Ils se sont fait plaisir avec des sons. Avec du verbe, ils ont fabriqué un mythe de plus.
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Aujourd'hui les enfants des écoles ont à réciter le fameux et assez mauvais poème d'Eluard : « J'écrirai ton nom, Liberté, sur ceci, sur cela... » (la suite m'échappe).
Il faudrait au contraire que ces enfants fussent informés que ce mot ne doit jamais être employé seul. Ce serait un gros progrès. La Liberté de la patrie, par exemple. Cette variété de Liberté est intelligible avec une précision merveilleuse, quand des forces étrangères occupent le territoire.
Influence des images bien faites. Il est admis, à cause d'un certain nombre d'œuvres d'art, comme la peinture dont on vient de parler, que les Français sont les irréductibles mainteneurs de la Liberté. Entre nous, ils s'habitueront aussi bien que tout autre peule à la docilité mentale, une fois l'État devenu l'unique éditeur et qu'ainsi les seules idées à sa convenance pourront être exprimées. Alors ne bougeront plus que les recherches techniques, et il n'y aura, pour s'en apercevoir, que quelques phénomènes sans voix.
Il s'est trouvé que j'ai eu à parcourir des pays communistes à différentes époques. Le pétillement de la vie y était plus ou moins perceptible et la tristesse inégalement consentie suivant les lieux et les races. Est-ce qu'on peut avoir pitié d'une ville ?
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Si oui, j'ai eu pitié de celle-là dont j'ai parlé. C'était Prague, pour tout dire. Autrefois, je ne l'aimais pas tellement. Trop lourde. Mais, lourde ou pas, il faut avoir vu une ville qui a peur pour toujours. Un quelconque répugnant procès s'y déroulait, et peut-être à cause de cette circonstance, les cœurs plaquaient spécialement au sol. Au pied des statues des palais et des ponts, comme étrangères, pas une physionomie n'exprimait la détente ni ne contenait la clarté.
Je passai un après-midi en salle de police pour avoir noté sur un petit carnet, dans la rue, le parcours jusqu'à mon hôtel. Cela ne se faisait pas de prendre des notes sur des petits carnets. Ces policiers-là étaient jeunes. Ils avaient des casquettes neuves et des pistolets très beaux, ainsi que des visages d'enfants de chœur secrètement comblés.
Une fois, j'ai accompagné une Française du corps diplomatique dans une région où les habitants avaient été expulsés quelques années plus tôt. Les portes battaient, dans les villages, et les vitres étaient vides. Cette personne voulait retrouver la tombe d'un cousin, mort d'épuisement ou autrement au bord d'une route, lorsque les Allemands évacuèrent des camps au cours de leur débâcle. Elle savait que le cousin avait été mis sous terre à proximité d'une église par des paysans témoins et qu'une mention de son identité devait avoir été laissée. Sa cuisinière tchèque était avec nous, pour servir éventuellement d'interprète, et le fils de celle-ci, un « pionnier », dans les treize ans. Nous avons retrouvé l'endroit, l'église dévastée et même la tombe. Nous avons fait le nécessaire. La cuisinière se tenait en retrait, avec gêne. Le garçon se dandinait, en ricanant de ces impérialistes qui se crottaient.
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Nous avons vécu dans le fumet de la cuisine mystérieuse où la Russie a concocté à sa manière les besoins de l'esprit de système et ceux des hommes. Quand j'y ai fait mon premier séjour, Trotski était encore en Crimée, quelque part. C'était l'été. Quinze ans plus tard, j'y ai passé un hiver, sous l'oncle Joseph. Des municipalités françaises attribuaient alors son nom, avec libéralité, à des avenues et à des places. Cette habitude est en baisse. Il faut croire que ces municipalités manquaient de jugement, car on ne peut croire qu'elles manquaient d'information. J'aimerais retourner en Russie. Tantôt on me dit que tout a changé, tantôt le contraire.
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J'aimerais voir si elle ressemble maintenant à un pays normal, avec des gueulantes et des rigolades, des difficultés et des facilités, des économies et des dépenses, avec une raisonnable répartition des espérances et des désespoirs.
Là-bas, les réactions humaines sont étudiées dans un esprit de laboratoire, et le caractère envahissant du martyre a été repéré depuis longtemps. Aussi n'y a-t-il pas de martyres mais des absences, de simples absences, et le public prend garde à ne pas les remarquer. Pour cela, d'ailleurs, il faut un certain don. Ces absences-à-jamais ont été évaluées à 19, 22 millions, ou à plus du triple, de Lénine à Brejnev, suivant les auteurs. Quand j'y étais, elles tenaient de la place, mais on ne peut pas dire qu'elles faisaient du bruit.
L'avenir s'émerveillera -- du moins il faut l'espérer -- que nos subtiles élites aient su ces énormités sans les énoncer de façon formelle et permanente. Mais la croisade contre les Albigeois les indigne davantage.
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La dénonciation, pourtant, des hommes se sont chargés de la faire, au cœur même de leur patrie soviétique. Avec une plume ces géants désarmés tâchent de lever la dalle tombée sur elle. S'ils réussissent, la physionomie du troisième millénaire s'éclairera. En tous cas, ils ont obtenu un résultat dont ils ne se doutent probablement pas : ils ont ranimé chez quelques personnes du monde occidental l'orgueil d'appartenir au genre humain.
On ne peut dire ce que deviendra la pensée de Soljénitsyne en France où, l'histoire le montre, toutes les éventualités sont susceptibles d'une réalisation inopinée et vive. Mais, dans l'immédiat, son rayonnement est déterminé par un compromis entre la crainte commerciale du manque à gagner et la déférence généralisée pour le P.C...Les élites françaises sont surtout suiveuses. Elles n'aideront pas *L'archipel du Goulag* à être connu du grand public. Tel est le sens du retard apporté à sa publication : elle aurait nui à la sérénité des élections. Bref, comme m'a dit une jeune femme de la cellule d'à côté, « on a bien assez parlé de Soljénitsyne ».
Néanmoins son œuvre cheminera en profondeur. Elle est inoubliable même dans un pays amnésique. Un jour, encore lointain, sans doute, un système original de solidarité se dégagera en Occident, avec ou sans le vieux et vague nom de socialisme.
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Le préalable sera le désaveu de cet ensemble de pratiques, amalgamé en Russie depuis 50 ans et préparé de loin, d'ailleurs, mais qui a parachevé un extravagant recul de la notion d'État. Dans ce temps-là, le grand public découvrira Soljénitsyne et se demandera comment un si mince accueil avait pu être fait à cette espèce de Montaigne, qui serait passé par tous les cercles de l'enfer et dont la voix déchire les étoiles.
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Pour la vie intérieure, nul séjour n'est plus recommandable que la Russie. Certaines lectures ne sauraient être faites qu'en Russie. Certains écrivains russes que l'Occidental se garde pour la bonne bouche, il en absorbe les 2 800 pages avec délices. Rien n'étant prévu dans ce pays-là pour la futilité, l'occidental y travaille. Il y grossit. Il lui pousse moralement des barbes à la Moussorgski. Un silence merveilleux règne partout, un silence de béguinage, renforcé en hiver par les doubles fenêtres. La Russie bruit d'une animation retenue, perpétuellement édifiante. Elle est vraiment le pays de l'édification socialiste. Toute entière elle sourit d'un sourire un peu indécis, d'un sourire sans signification. C'est que la mélancolie n'y est pas moins interdite que la joie individuelle. Mais, pour l'Occidental, cette inexpressivité, cette timidité de contact font, avec le silence, un amalgame infiniment reposant. La condition à remplir pour bien jouir du séjour est de n'être pas russe.
Comme la Russie est pure ! L'ouvrier parisien, ce bourgeois discoureur (« moi j'estime »), ne réalise pas combien la nature humaine arrive en Russie à prendre des formes peu parisiennes. Là-bas on « n'estime pas que ». Là-bas pas de bistrot. Pas d'épicier s'adorant soi-même. Pas de bébés se croyant dames parce que peintes avec soin. Pas de maquereaux. En fait, d'après les spécialistes, il paraît qu'il y en a : les romans policiers russes là-dessus seraient explicites, recoupés par d'autres sources. Mais l'Occidental de passage n'en soupçonne rien. Le commerce est dans la clandestinité. Les veinards ! Cette grossièreté, qui consiste toujours plus ou moins à escroquer et à gratter, vous savez ce quelle fait de notre âme. Les boutiques, là-bas, sont des entrepôts de distribution, aussi indifférents que des halls de gare, et la plupart du temps elles ne contiennent qu'un produit à la fois. La circulation est faible. Pas de ce grouillement éperdu d'ici. Le seul vice apparent est le mouchardage, mais il est plutôt un réflexe qu'un vice, ou même une vertu : il s'appelle « vigilance démocratique ».
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Les policiers ne sont pas moins circonspects que le reste de la nation. Ils ont ce genre de gonflement des gens exposés, à chaque instant, à rendre des comptes cuisants. Même lorsqu'ils interrogent, leur sourcil a ce mouvement en accent circonflexe, si touchant chez les Niobides de la statuaire grecque.
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Parmi les femmes russes une recherche de la beauté couve. Mais une recherche sournoise et qui manque de moyens. Car elle prête le flanc au reproche d'anti-collectivisme. En Occident, où on fait du volume par l'habit autant que par la parole ou par le système pileux, la simplicité est rare. En Russie il y en a trop, vraiment trop. Les belles femmes existent, mais pour les apercevoir il faut une sagacité particulière. Car leurs charmes, à l'heure actuelle, sont aussi inaccessibles que ceux des Turquesses au XVI^e^ siècle. Peut-être les Russes savent s'y retrouver ? Apparemment l'activité glandulaire, que l'Occident appelle petit-bourgeoisement l'amour, est là-bas dépouillée d'enjolivements. On doit communier plutôt dans les Plans, quinquennaux ou autres, et bientôt, la survie de l'espèce cessera d'être obtenue par ces procédés d'artisanat lamentables, que vous savez.
Comme d'autres avant elle, la civilisation de l'Occident a transformé les femmes en idéogrammes. Chez nous, les femmes sont devenues des signes. Une tradition rituelle a éliminé le naturel, au moins en surface. Il est vrai qu'une femme sans artifice ressemblerait un peu aux pommes de terre à l'eau : le beurre et le sel ont leur mot à dire. Aussi l'Occident et surtout la France et l'Italie ont-ils fait de la réalité féminine un art. Ont-ils eut raison ? Quelquefois, à Paris, quand on s'est levé du mauvais pied, on se laisse aller à se poser la question. Il faut franchir une épaisseur de pitreries formidable avant d'atteindre La Femme.
Le système russe présente celle-ci différemment. Elle est une génératrice de main-d'œuvre. Rôle honorable mais lourd. Le même, en somme, que dans la tribu primitive. Rien de tellement étonnant, car le régime, d'une certaine façon, peut être décrit comme un nouvel état tribal. A l'orée de la mainmise sur l'Univers, l'humanité endosse des structures qui ne sont pas sans analogie avec celles de ses débuts.
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Quand on assiste à des danses de primitifs, après quelque temps ce ne sont plus des individus, chacun avec une tête, qui dansent. Devant vous une anémone géante tourne, qui est une entité organique. D'une certaine façon, l'U.R.S.S. entière ressemble à ces danses. Indirectement cela expliquerait ces airs de Vénus aurignaciennes que l'on voit à certaines épouses de responsables soviétiques.
Non, l'antique problème du mariage de l'homme avec la Société n'a pas été mieux résolu là-bas qu'ailleurs, tant s'en faut. Quand les hommes vivent pour la Société, celle-ci est creuse : pour la remplir une substance manque, la fameuse Liberté. Mais quand la société est faite pour les individus, ceux-ci se croient tout permis : ils pourrissent. Bien entendu, la solution serait dans l'amalgame de deux impératifs, qui semblent divergents. Les grands affrontements de l'Histoire se sont toujours terminés par des synthèses, qui longtemps avaient semblé impossibles. Il faudra bien que la Russie en vienne à la « libéralisation », dans 5 ou 600 ans.
On pourrait, semble-t-il, définir la Liberté comme un état de choses qui n'impose pas aux gens une vision finie de la réalité, laquelle est scientifiquement infinie. Mais ma formule est bien prétentieuse. En voici une autre qui irait peut-être mieux : un état de choses où les femmes vivent.
Si une civilisation permet aux femmes de réaliser leurs goûts et leurs facultés, on peut probablement dire qu'elle s'est tirée du problème. Sans doute, le bonheur féminin aide à déterminer la frange de divagation personnelle dont les individus doivent disposer. Hélas ! Il suffit de se promener en Russie pour comprendre que la vie des femmes et celle des hommes n'y sert qu'à nourrir la Grosse-Bête-Régime. Celle-ci dit : « Le bonheur des hommes et des femmes ne compte pas. Il faut me développer, moi. Quand j'aurai mangé l'Univers, les hommes et les femmes aviseront à avoir des existences, des émotions, des idées, s'ils en sont encore capables. »
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La « pureté » est le fidèle thème des révolutions et des religions conquérantes. Les premiers Romains, Henri V d'Angleterre, Cromwell, Charles XII, Hitler, étaient de grands purs. « Ils vivaient dans les excès et l'absurdité. Alors je retourne à la pureté et à la simplicité. Ma conduite se conforme à la Raison. » C'est de qui ? De Robespierre ? Non, de Gengis Khan.
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Aucun vaincu n'évite jamais d'être taxé de corruption. Car tout être vivant est corrompu, fût-il le dernier des coquillages. Un chef d'armée ou de gouvernement, s'il a seulement eu une maîtresse durant un après-midi, peut toujours être dénoncé comme un Sardanapale, à plus forte raison s'il a des malheurs. L'essentiel pour un chef est de n'avoir pas le physique de ses vices, mais celui des vertus qui conviennent à sa spécialité. Par exemple, s'il fait carrière militaire, il évitera l'embonpoint. Les conquérants doivent être maigres. Leurs plaisirs, alors, s'appellent viol, non corruption. Cela a beaucoup plus d'allure.
La pureté est une arme qu'un gouvernement ne doit pas laisser saisir par ses adversaires. Pour couper l'herbe sous le pied à une attaque révolutionnaire, il n'a qu'à faire lui-même une cure de pureté. Cela impliquerait d'ailleurs une pleine possession de ses moyens, et dès lors, il serait peu menacé de révolution. Dans un tel cas, la pureté doit être cruelle. Celle de Calvin est efficace. Celle de notre Restauration ne vaut rien, et même elle est ridicule.
En général, au moment où elle triomphe, la pureté révolutionnaire se mue en une impureté qui dépasse celles qu'elle prétendait supplanter. La pureté n'est jamais, ici, qu'une façon de parler. Elle supprime les protubérances visibles et les remplace, à titre provisoire, par un champignonnement interne, plus favorable à la dignité des ensembles. Cela se défend. Le refoulement est excellent pour les masses et aide les cadres à respirer. Mais cette situation ne saurait se prolonger indéfiniment. Or en Russie la pureté tenait toujours bon jusqu'à une date récente, du moins dans les lieux publics. Maintenant, paraît-il, on « sable » le champagne à Moscou. Mais d'après mes souvenirs, ce champagne doit être édifiant, et ce n'est pas une qualité pour un champagne.
Tant d'édification explique le lugubre défoulement des armées soviétiques sur la totalité des territoires qu'elles ont occupés. Là-dessus, Djilas, le Yougoslave, a dit ses étonnements. Ils lui ont valu d'ailleurs des ennuis. Mais d'excellents films, comme la classique et admirable « Ballade du Soldat », ont préparé à l'usage de l'avenir une représentation du soldat soviétique. Il s'agit de couvrir le souvenir par des œuvres. Cet essai n'est pas sans espoir. Les souvenirs s'usent. En revanche les œuvres se conservent un certain temps. Enfin les époques de chambardement sont toujours pauvres en témoignages. Les gens ont trop à faire pour écrire leurs impressions, et les détails les écœurent : ils ne trouvent pas qu'ils soient à noter, ils demandent plutôt à les oublier. Prenez le cas des invasions germaniques et hunniques du V^e^ siècle.
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Nous n'avons pas de quoi les voir, et c'est peut-être en partie à cause de cet état d'esprit. Les plans soviétiques d'amélioration de l'Histoire ont donc des chances. Vers l'an 2050, on dira que le soldat soviétique était un bon petit gars.
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Bien des choses peuvent plaire en Russie : la fin des affaires, de la dispersion des entreprises, du cloisonnement entre les êtres. Et puis, et surtout, la Russie même. Elle toujours, éternelle, délectable.
Bien sûr, elle croit au progrès aussi bêtement que l'Occident. Mais, d'abord, elle avait bien un peu besoin d'y croire, autrefois. Et surtout la place ne lui manque pas. Là-bas, la nature existe. Au milieu d'une grande ville russe, on la sent autant que dans un village d'Occident. Non seulement, chose admirable et rafraîchissante, les loups se promènent en hiver aux environs de Moscou, mais le genre humain y est délicieusement léger à supporter, parce qu'il n'en mène pas large. Chacun là-bas s'applique à ne pas attirer l'attention sur ce qui lui reste de vie privée.
La Russie ignore ainsi l'Importance, cette calamité qui affecte avec une égale et bouffonne intensité toutes nos catégories sociales, jusqu'aux plus modestes. Les villes russes sont un sourd piétinement oriental. Il s'agit d'un Orient, il est vrai, sans rires, puisque le rire est réservé à l'usage des Universités, ou alors, collectif et édifiant, à la réception des invités. Mais peu importe. La merveille de la Russie, c'est le silence, l'espace, la fin des Affaires, la discrétion de l'individu. Qu'un Russe paie d'un mois de salaire la plus mauvaise paire de chaussures, le visiteur n'a pas à le juger, car leurs problèmes n'ont guère de parenté avec les nôtres et, au surplus, il n'y peut rien. Quiconque a humé cette insidieuse fadeur de la Russie ne l'oublie jamais. L'égalitarisme contraint et foncier à la fois de son peuple, sa pauvreté, son douloureux patriotisme ne créent pas à eux seuls ce charme. Il faut bien l'expliquer aussi par la peur, passée dans le sang.
Chère vieille grande terre, à poussière et à oscillations politiques de longue amplitude ! Comme, ici, on pense à là-bas ! Mais, là-bas, comme on pense à ici ! Notre exubérante pourriture y apparaît pleine de talent, et les croque-néant qui font le prestige littéraire des bords de la Seine comme de brillants chevaliers de la Liberté.
Roger Glachant.
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### L'article 58 du code pénal de l'U.R.S.S.
par Hugues Kéraly
LE SEUL GRAND EMPIRE COLONIAL du monde -- voyez, non votre journal, mais la carte et le dictionnaire -- est aux mains du Parti communiste d'U.R.S.S. Plus encore que la superficie ou la population prises dans leur ensemble, l'éventail des nationalités incluses aujourd'hui dans la citoyenneté soviétique force cette conclusion.
Sur ces immensités de pays, quarante fois et demie le nôtre, il ne se parle pas moins de 180 langues différentes. Autant de groupes humains, de communautés ethniquement distinctes, de races qui ont à vivre ensemble sous le même joug ; c'est-à-dire, on le sait, à travailler, respirer et penser d'un même élan dans le seul sens autorisé, pour le bien de la Cause, par les décisions du Parti.
On comprend que le corps de fonctionnaires le plus important de notre planète soit celui des commissaires et des policiers soviétiques : ceux de la censure, ceux du renseignement, ceux des villes et des campagnes, des usines, des universités, de toutes les administrations civiles ou militaires de l'Union -- sans compter l'armée des délateurs, et la chiourme qui veille sur les prisons, dans les camps de *l'Archipel du Goulag ;* une formidable machine à exterminer tous les opposants ([^10]).
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« Prenez une grande carte de notre pays et déployez-la sur une table suffisamment large. Prenez un crayon gras et tracez des points noirs à l'endroit de tous les chefs-lieux de province, de tous les nœuds ferroviaires, de tous les centres de transbordement ; là où prend fin le rail et où commence la voie d'eau, là où le fleuve incurve on cours et où commence le trajet à pied. Comment, toute la carte est souillée par un essaim de mouches infectieuses ? Non, vous avec tout simplement sous les yeux la carte grandiose des ports de l'Archipel. » ([^11])
Peu d'historiens s'aventurent à évaluer le nombre d'hommes et de femmes qui ont dû payer de leur vie la constitution de cet empire soviétique, sa puissance jamais assouvie, son unité politique et idéologique. Les quelques chiffres avancés ici ou là passent toutes les bornes de l'imaginable : de 66 (*soixante-six*) à 90 (*quatre-vingt-dix*) millions d'hommes, selon le calcul de I.A. Kourganov, ex-professeur de statistiques à l'Université de Leningrad...
Le second chiffre tient compte des victimes des deux guerres mondiales. Le premier, des seules liquidations internes : c'est de loin le plus effroyable. Il suppose une « moyenne » de 1.360.000 assassinats politiques par année au pouvoir du P.C.U.S. Car les exécutions et les déportations massives ont commencé en Russie dès le mois de juin 1918 ; et, à lire les dernières nouvelles parvenues en Europe par le canal du Samizdat ([^12]), rien absolument ne permet de penser que la page ait été tournée. Soixante-six millions... Après cela, pour mobiliser la « conscience » internationale contre la répression en péninsule ibérique ou au Chili, il faut vraiment avoir fait du mensonge une seconde nature et comme une règle de vie.
Certes, ce chiffre monstrueux n'est que le résultat d'une estimation statistique, donc indirecte. Le G.P.U. -- N.K.V.D. n'a communiqué aucun dossier au professeur de Leningrad. Mais, comme pour les camps d'extermination nazis, si le décompte arithmétique des victimes ne peut être établi, l'ordre de grandeur de l'estimation reste malheureusement indiscutable : en statistique, la précision des résultats croit proportionnellement au nombre des éléments embrassés (c'est ainsi que la démographie est une science exacte, en l'absence même de recensements réguliers).
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Et soixante-six millions de morts, Soljénitsyne l'a plusieurs fois souligné ([^13]), c'est beaucoup plus que n'en ont eu *tous les pays belligérants des deux guerres mondiales* pris ensemble. Tant que le communisme sera au pouvoir à nos portes, l'Occident entier n'a pas le droit de se sentir en paix.
« Un jour viendra où les incommensurables souffrances humaines, où les vies ravagées des hommes se fondront en un seul tableau grandiose et poignant de toutes ces années et feront comparaître devant le tribunal de l'Histoire les cannibales modernes qui, de leurs mains d'assassins, instituent le régime communiste. » ([^14])
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Une chose est sûre : le terrorisme d'État, la pratique continue des liquidations massives se sont installés ouvertement en Union soviétique, et sur une base archi-légale. Les textes les plus officiels en font foi. Parmi ceux-ci, deux articles de loi méritent d'être retenus comme particulièrement exemplaires.
Le premier est constitutionnel. Il organise la dictature du Parti à tous les niveaux de la vie politique, économique et culturelle du pays. C'est l'article 126 de la Constitution de l'Union des Républiques socialistes soviétiques, promulguée par Staline en 1936. Jean Madiran a montré que, pour qui sait lire, la « technique sociologique de l'esclavage moderne » est tout entière fixée dans cet article ([^15]), dont l'application progressive et circonstanciée résume l'histoire politique de l'U.R.S.S.
Le second est pénal. Il décrète la déchéance et l'écrasement de tous ceux qui, de près ou de loin (« objectivement » ou « subjectivement »), risquent de faire échec au totalitarisme du Parti, voire simplement d'y échapper. C'est l'article 58 du Code pénal de l'Union, formulation de 1926, qui prévoit à lui seul -- mais dans le détail -- l'arsenal juridique du terrorisme policier.
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« Le grand, le puissant, l'abondant, le ramifié, le diversifié, l'omni-raflant article 58, qui englobe le monde entier », s'exclame Soljénitsyne ([^16]). Il l'appelle aussi : « notre père à tous » ([^17]), au nom des dizaines de millions d'hommes qui par lui ont souffert, ou sont morts.
La paternité de l'article 58 revient à Lénine. Le premier, il mit en avant et fit admettre aux tribunaux eux-mêmes la thèse de principe motivant le caractère et la justification de la terreur, sa nécessité, sa fin : « Le Tribunal ne doit pas éliminer la terreur ; le promettre serait se tromper soi-même ou tromper les autres ; il faut la justifier et la légitimer sur le plan des principes, clairement, sans fausseté et sans fard. La formulation doit être *la plus large possible,* car c'est seulement le sens de la justice révolutionnaire et la conscience révolutionnaire qui décideront des conditions de l'application politique plus ou moins large. » ([^18])
En conséquence, Lénine suggère au Tribunal révolutionnaire d'étendre l'application de la peine de mort, commuable en bannissement, à -- lisez bien : « tous les genres d'activités, propagande ou agitation, participation à une organisation, collaboration prêtant objectivement concours ou susceptible de prêter concours à des organisations ou à des personnes dont les agissements présentent un caractère contre-révolutionnaire ». Comme dit Soljénitsyne : « Amenez-moi donc saint Augustin, en moins de rien je vous l'aurai fait entrer là-dedans ! » ([^19])
Dans un souci de rigueur juridique qui n'exclut point l'humour noir, le Code pénal de l'U.R.S.S. a répondu très généreusement à l'attente de Lénine. Au chapitre des crimes d'État, il prévoit des peines allant de l'exécution capitale à (au moins) dix ans de travaux forcés pour les 13 cas suivants ([^20])
§ 1. *Action tendant à l'affaiblissement du pouvoir ; atteinte à la puissance militaire de l'U.R.S.S.* -- Tous les prisonniers de guerre soviétiques furent, dès leur retour au pays, jugés et condamnés à ce titre : le Parti se débarrassait de la sorte d'éventuels propagandistes de la liberté des pays bourgeois ! Quant au premier grief, il peut encore envoyer au poteau le détenu affamé et épuisé qui, dans un camp, refuse par -- 40° de se rendre au travail.
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§ 2. *Insurrection en vue de détacher de l'Union soviétique, par la violence, une partie quelconque de son territoire.* -- On pourrait retourner l'esprit de cet article contre le P.C.U.S. lui-même, qui n'a cessé, et par quelles violences, de tout s'annexer depuis cinquante ans. Mais il s'agit ici de la seule violence exercée contre Moscou par les nationalistes (estoniens, lettons, lituaniens ou ukrainiens) qui revendiquent le droit de session, pourtant reconnu dans la loi à toutes les Républiques de l'U.R.S.S. Dans les années vint et trente, ces « opposants » là sont venus par trains entiers grossir les camps de l'Archipel ; et lui fournir son plus gros contingent de victimes, juste avant les chrétiens orthodoxes et les catholiques.
§ 3. *Concours apporté, sous quelque forme que ce soit. à un État étranger en guerre avec l'Union.* -- Tout citoyen soviétique ayant survécu en territoire occupé doit ou peut entrer en ce cas. Car l'omni-rafflant article 58 assimile ici action et situation, intention et possibilité : « Il faut, pour discréditer à l'avance toute opposition idéologique, considérer comme réellement commis ce qui théoriquement aurait pu l'être... déclarer réel ce qui était possible, et voilà tout. Une simple translation philosophique. » ([^21])
§ 4. *Aide apportée à la bourgeoisie internationale.* -- Ce fut le cas des émigrés rattrapés en Europe à la fin de la dernière guerre, dont beaucoup se sont fait tuer sur place plutôt que de tomber sous cette suprême accusation d'aide objective au capitalisme, qui leur valait tout le paquet. Il va de soi que la simple intention de séjourner en pays capitaliste constitue, aujourd'hui encore, un crime d'égale gravité : Édouard Kouznetsov, juif de nationalité soviétique, fut condamné à mort le 16 décembre 1970 par le tribunal de Leningrad pour avoir projeté un soir de s'enfuir en Suède avec sa femme et quelques amis ([^22]) ; il vient d'être transféré dans un camp du fond de la Sibérie, avec une commutation de peine, la « perpétuité ». Et pour un cas dont l'opinion mondiale s'est un instant émue, combien de liquidations silencieuses.
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§ 5. *Incitation d'un État étranger à déclarer la guerre à l'U.R.S.S.* -- Ceci semble bien avoir été prévu pour Staline et son entourage. Les besoins de la Cause l'ont fait appliquer à d'autres, des petits, des illettrés souvent qui n'y comprenaient rien, sans se soucier le moins du monde de l'invraisemblance.
§ 6. *Espionnage, présomption d'espionnage, relations donnant lieu à une présomption d'espionnage. --* Le dernier point est admirable en cela que, entendu dans le sens « le plus large possible » de Lénine, il ne met personne à l'abri du crime d'État. Car c'est le camarade instructeur, et non la loi, qui décide de la nature de ces « relations ». Exemple donné par Soljénitsyne : une amie d'une amie de votre femme s'est fait faire une robe chez la même couturière que la femme d'un diplomate étranger ([^23]). Voilà ce qui s'appelle une interprétation.
§ 7. *Dégradation causée à l'industrie, aux transports, au commerce, à la circulation monétaire et aux coopératives.* -- C'est l'accusation de « nuisance », dans sa conception soviétique. Elle était et reste applicable à tous les travailleurs ou chefs d'entreprise n'ayant pas atteint les limites fixées par le plan ; autrement dit, presque tous les secteurs de l'économie nationale. ([^24])
...Mais à quoi bon allonger la liste ? Même l'inaction est criminelle, quand c'est l'accusateur public qui en décide ainsi. Après la dernière guerre, on a condamné à des dix et quinze ans, plus cinq de « muselière » ([^25]), des gens qui n'avaient rien trouvé eux-mêmes à se reprocher, ces inciviques ; ou bien qui privaient la justice du Parti de telle ou telle dénonciation qu'ils auraient dû faire, ou faire la veille, ou inventer.
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Et l'article 58 se mit à fonctionner. Des milliers et des milliers de citoyens qui vivaient paisiblement, hors donc des normes révolutionnaires, apprirent tout d'un coup que leur existence était IRRATIONNELLE ; que, par pensée, action ou omission ils faisaient obstacle à l'avènement du socialisme, et honte au peuple tout entier.
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Ils furent tous arrêtés, torturés, menacés dans leurs proches et, selon les cas, liquidés ou expédiés dans les camps avec un dossier auquel personne en Union soviétique n'attache la moindre crédibilité. D'ailleurs, l'intéressé lui-même n'en connaît jamais que les initiales : ASA, propagande anti-soviétique ; PCh ; présomption d'espionnage ; NCh, espionnage non prouvé (article rajouté par la suite, pour simplifier les procédures) ; ou encore SVPCh, les fameuses relations donnant lieu, qui ne valaient pas moins de dix ans plus cinq au titulaire de cet irréfutable chef d'accusation.
« Si l'on calculait le nombre de tous ceux que le paragraphe 6 a servi à condamner, on pourrait en conclure que, du temps de Staline, notre peuple ne tirait sa subsistance ni de l'agriculture, ni de l'industrie ni d'aucune autre occupation, mais seulement de l'espionnage pour le compte des puissances étrangères et qu'il vivait aux frais de leurs services de renseignements. » ([^26])
Un million d'espions découverts chaque année dans un pays, bien sûr ça ne fait pas sérieux. Mais on doit comprendre : ce qui pèse sur l'accusé n'est pas tant son passé que son avenir, son « futur contingent » ; en langage clair : tout ce qu'il *pourrait* faire si on ne le supprime pas sur-le-champ. Le despotisme totalitaire ne reconnaît pas de personnes, de valeurs humaines, qui ne lui soient absolument subordonnées. Il déclare sans se cacher qu'il a en lui-même son bien propre, sa fin ; et, sans se cacher, il écrase tout ce qui fait obstacle ou risque demain de faire obstacle à ses projets d'asservissement universel. Si son appétit n'a point de bornes, c'est que toutes les valeurs morales et spirituelles des anciennes civilisations sont susceptibles de faire obstacle à l'avènement de « la société sans personne ». Il n'y a pas d'autre fondement philosophique à l'instauration du terrorisme policier en U.R.S.S. Comme le système est au point depuis cinquante ans, il continue de dévorer ; sans même apercevoir les conséquences économiques de la saignée : l'ancien « grenier de l'Europe » importe aujourd'hui son blé des États-Unis d'Amérique.
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Certains ont survécu à l'enfer des camps ; d'autres continuent d'y pourrir ou, Dieu aidant, de s'y purifier. C'est leur histoire que raconte *L'Archipel du Goulag*, en cinq cents pages de fantastiques ou accablantes évocations : l'arrestation, l'instruction, la cellule ; la loi-enfant, la loi devient adulte, la loi dans la force de l'âge (cette seconde partie du livre est vraiment surprenante) ; les vaisseaux de l'Archipel, ses ports, ses caravanes...
Les images finales sont les plus fortes ; on devrait bien en faire un film. Représentez-vous avec 30 ou 40 autres détenus politiques, sans eau, dans un compartiment de deuxième classe de la S.N.C.F., pour un transfert de plusieurs semaines ; et dans le groupe, quelques détenus de droit commun, vieux habitués des camps, qui ont été placés là comme exprès pour vous voler vos derniers effets personnels ; et qui y parviennent sans aucune difficulté. Jérôme Bosch n'avait rien prophétisé de plus cruel.
« ...Personne, personne ne s'est donné pour but de nous tourmenter ! La façon d'agir de l'escorte est parfaitement raisonnable. Mais, tels les premiers chrétiens, nous sommes en cage, et l'on dépose du sel sur nos langues à vif. Nos gardiens ne se proposent nullement de mêler dans un même compartiment les articles 58, les truands et les délinquants. Non, il se trouve simplement qu'il y a beaucoup trop de détenus, trop peu de wagons et de compartiments. Et puis, le temps est mesuré... Si le Christ a été crucifié entre deux brigands, croyez-vous que ce soit que Pilate voulait l'humilier ? Simplement, cela s'est trouvé ainsi : c'était jour de crucifixion, il n'y avait pas d'autre Golgotha, le temps pressait. *Et il fut mis au rang des malfaiteurs. *» ([^27])
Il faut peser et méditer dans l'effroi, un à un, chacun des détails de cette abominable fresque des vaisseaux et des ports encore bien vivants de l'Archipel Goulag ; comme on visiterait Oradour-sur-Glane ou le camp de Dachau. Non un quelconque document d'actualité, mais une histoire écrite avec le sang et la vie de soixante-six millions d'hommes ; et une histoire qui se poursuit, à l'échelle de tout un continent, sans émouvoir outre mesure l'intelligentsia occidentale.
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Depuis cinq ou six ans, les témoignages sur la barbarie socialiste en U.R.S.S. n'auront pourtant manqué ni en nombre ni en qualité. Mais il n'y a strictement personne, dans la grande presse, pour les publier régulièrement. Et qui, chez nous, lirait les feuillets polycopiés du Samizdat ?... Dans mes dossiers, je retrouve aujourd'hui un texte qui aurait bien pu avoir les honneurs de toute la presse catholique française. Personne ne l'a remarqué ; moi-même je ne saurai dire dans quel obscur périodique semi-clandestin ces lignes alors ont été recopiées. Elles pourraient cependant figurer, à côté de l'article 58, comme une des maîtresses pages pour la compréhension en profondeur de l'histoire russe contemporaine.
C'est à un compagnon de captivité de Soljénitsyne, décrit dans « Le premier cercle » sous le nom de Sologdine, que nous les devons. En 1944, cet homme fut atteint dans un camp de l'Archipel d'une diarrhée pellagreuse due à la sous-alimentation. Sans médecin ni médicaments, la mort semblait inévitable.
Et il raconte :
« Ni moi, ni aucun de mes camarades ne connaissaient de cas de guérison. Je fus transporté dans la baraque des mourants. Froidement, j'évaluai dans ma tête le temps qu'il me restait à vivre. Mais ni mon âme ni mon esprit n'acceptaient le verdict final. Dans mon for intérieur, j'étais convaincu que Dieu me garderait en vie... »
« J'avais appris à prier dès mon enfance. Mais, à l'époque dont je parle, je n'avais aucune idée de ce qu'était la méditation. J'y suis parvenu au cours de ma lutte contre la maladie. Je choisis le *Notre Père,* la plus grande de toutes les prières, celle qui nous fut donnée par le Sauveur lui-même. Je me suis mis à réfléchir sur chaque mot du texte. Malgré la fatigue de mon esprit, je pus quand même arriver à la conclusion que cette prière contient la presque totalité des plus grandes idées du christianisme. »
« Quinze jours s'écoulèrent. Je connaissais la durée et l'issue de ma maladie. La faim cessa de me tenailler. Plus d'une fois, je donnai à d'autres ma ration de « rata », ne gardant que le pain sec que je me forçais d'avaler. Je n'avais pas envie de fumer. Les fours passent. Je prie. Mes forces déclinent. La maladie continue. Vingt, vingt-cinq, trente jours s'écoulèrent. On se mit à me regarder comme un cas exceptionnel. Trente-cinq, trente-six, trente-sept jours... Je prie Dieu, tel un cierge allumé à Sa Gloire. Le quarantième jour, je me réveille avec une sensation d' « être », inconnue jusqu'alors. La diarrhée s'est arrêtée, mes forces reviennent. Des larmes coulent de mes yeux, des larmes de joie, d'exaltation, de reconnaissance. Dieu a fait un miracle en faveur du pécheur que je suis. Il m'a marqué. Désormais, je suis un soldat de l'Église. »
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L'article 58 du Code pénal de l'Union soviétique, qui a organisé la mort de soixante-six millions d'hommes, n'a jamais réveillé en Europe l'indignation véritable, efficace, des politiques. Là-bas, où même individuelle et privée la liberté d'expression se paie si cher, il continue de susciter parmi ses victimes des martyrs et des confesseurs de la foi. C'est dans doute mieux ainsi.
Ceux qu'on persécute dans la nuit n'ont de secours à attendre que de Dieu. Le renoncement, la prière, la méditation restent seul en leur pouvoir. Pour la survie de l'âme, et la préparation du miracle qui fera tomber leurs chaînes -- ou détruira tout.
Prions pour eux aujourd'hui. C'est à nous aussi que s'adresse la prophétie de Soljénitsyne.
Hugues Kéraly.
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## NOTES CRITIQUES
### L'Immaculée Conception dans le Nouveau Missel des dimanches
La Bulle « Ineffabilis Deus », du 8 décembre 1854, définit l'Immaculée Conception de la Bienheureuse Vierge Marie. Elle déclare que la Vierge a été « *ab omni originalis culpae labe praeservatam immunem *».
Dans « La Foi catholique », recueil des principaux textes doctrinaux du Magistère de l'Église, le P. Gervais Dumeige traduit correctement : « *préservée intacte de toute souillure du péché originel *».
Le Nouveau Missel Romain consacre une préface spéciale à la fête de l'Immaculée-Conception. Nous y lisons : « *Qui beatissimam Virginem Mariam ab omni originalis culpae labe praeservasti...* »
Traduction du Nouveau Missel des dimanches 1973, à la page 422 : « *Car tu as préservé la Vierge Marie de toutes les séquelles du premier péché...* »
Ah ! ces « séquelles » du « premier » péché !
On se dit que les traducteurs professent probablement qu'à défaut d'autre chose la sainte Vierge a été préservée de la mort. On lit alors les lignes qu'ils placent en tête de la fête de l'Assomption (p. 348). C'est pour y trouver ceci : Ce qui a toujours uni Marie à son fils devient encore plus intime, plus profond, quand elle se met à l'écoute de Dieu qui se communique à elle par Jésus, Fils de Dieu et fils de Marie. Aussi, Dieu l'a-t-il couronnée d'une gloire sans pareille, nous élevant, nous ses enfants, avec elle dans cette gloire sans fin. »
Peut-être avons-nous tous été aussi préservés des séquelles du premier péché !
Louis Salleron.
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### « Intégristes » hargneux
Dans *Carrefour* du 24 octobre, l'article du Père Martin, de l'Oratoire, contient la lettre d'un correspondant de Menton, le chanoine Rouget, qui dit :
« Il faut continuer \[les articles du Père Martin\] : c'est indispensable d'abord pour les prêtres qui ont gardé la foi et la morale de leur séminaire. Autour d'eux tout s'écroule et ils sont maintenant menacés eux-mêmes de déchoir. Je ne parle pas des « intégristes » hargneux, mais des prêtres du ministère qui ont choisi la fidélité, tout en essayant l'adaptation. » etc.
Cela suffit, je pense, pour comprendre bien des choses. Le chanoine Rouget écrit que les prêtres qui ont gardé la foi et la morale ont besoin de réconfort. Ce réconfort ce sont les articles du père Martin. Si ces prêtres ont besoin de secours, c'est qu'ils sont rares. La situation de l'Église est donc bien angoissante. La preuve : « tout s'écroule ».
Mais attention, ne confondons pas. Le chanoine ne veut pas être classé dans les « intégristes », entre guillemets, hargneux, sans guillemets. Il est de ceux qui ont choisi la fidélité *et* l'adaptation.
Je me demande ce que cela veut dire. En tout cas, pour quelqu'un qui n'est pas prêtre, ni théologien. Pour un fidèle comme moi, c'est-à-dire, un mauvais fidèle, un fidèle infidèle, pécheur, ignorant, mais têtu, qui voudrait être un chrétien comme l'Église les veut depuis saint Pierre, pas un chrétien de 1974, ou de 1975. Un fidèle. Pas du tout « en mutation ». Pas du tout « en recherche ». Et qui ne cherche pas d'autre bien que la foi du charbonnier.
Est-ce qu'on choisit alors la fidélité *et* l'adaptation. C'est-à-dire : le tutoiement du « Notre Père », et la phrase « Ne nous soumets pas à la tentation ». C'est-à-dire, dans le *Credo,* l'expression « de même nature que le Père », qui ne veut rien dire, la nature d'un père et de son fils étant la même, par définition. C'est-à-dire le nouveau Missel, le nouveau catéchisme, et le reste.
Car c'est cela, au moins, la fidélité plus l'adaptation. Or, si l'on ne choisit pas cela, on est, fatalement, un « intégriste » hargneux. Cela veut dire « intégriste » tout court, je pense, puisqu'il n'est pas question d'intégristes qui seraient sans hargne.
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Si l'on suit bien les phrases du chanoine on a le choix entre l'intégrisme avec la hargne, ou la fidélité avec l'adaptation. Soyons clairs : la hargne ou l'adaptation. Merveille. C'est le même homme qui vient d'écrire que l'adaptation menait à « l'écroulement », que du coup, « la foi et la morale du séminaire » étaient attaquées, ruinées, bafouées.
Alors, peut-être vaut-il mieux un peu de hargne. Et encore, je ne me reconnais pas ce sentiment-là contre l'Église d'aujourd'hui. Mais du dégoût, oui.
Georges Laffly.
### Bibliographie
#### Roland Gaucher Histoire secrète du parti communiste français (Alain Michel)
Voilà un livre qui fait scandale. Il mobilise contre lui non seulement l'*Humanité,* mais les journalistes bourgeois. C'est que Roland Gaucher dit ce qu'il ne faut pas dire.
Rappeler l'appareil clandestin du P.C.F., rappeler tant de retournements, de purges, de drames, *cela ne se fait pas* aujourd'hui surtout où l'on a décidé que le « parti a changé ».
Le livre de Roland Gaucher, par son sérieux, par l'ampleur de sa documentation, mérite une analyse plus longue que cette note. Elle n'est qu'un signal : lisez ce livre. On va essayer de le voiler, de l'escamoter, parce que les vérités qu'il contient sont gênantes. Car en France, la liberté d'expression est totale, mais pas s'il s'agit du P.C.F. Sur ce point, la police est faite même par des non-communistes, même par des gens qui passent pour ennemis de cette idéologie. Une sorte de Yalta intérieur régit toujours le pays : à la bourgeoisie les affaires, au marxisme l'Université, les livres, la presse. Gaucher ne respecte pas ce pacte : on lui tombe dessus.
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Son livre est bourré de faits soigneusement établis, bien et prudemment situés, expliqués. C'est une œuvre importante. Encore une fois : lisez-la.
G. L.
#### Alain de Sérigny Échos d'Alger II L'abandon (Presses de la Cité)
Ce témoignage sur l'Algérie présente deux traits peu communs : il est écrit par un homme qui est lié à l'Algérie depuis sa jeunesse, et bien placé pour voir. D'autre part, il reprend les choses de plus loin qu'on ne le fait d'ordinaire.
Dans un premier tome, M. de Sérigny, ancien directeur de *l'Écho d'Alger,* montrait les conséquences de la défaite de 40, et plus graves encore, celles des divisions entre Français. On terminait sur les émeutes de Sétif en 45.
Le deuxième tome, c'est l'Algérie sous la IV^e^ et la V^e^ République. Un parti communiste plus puissant que jamais, la guerre d'Indochine, la Métropole occupée à panser les plaies de la guerre, ce ne sont pas de bonnes conditions pour une Algérie en pleine transformation. Pourtant tout est encore possible. On le verra, après le triste Chataigneau, quand arrive le gouverneur général Naegelen. Cet Alsacien, socialiste patriote, va rétablir la situation par sa chaleur et son énergie. Il aurait fallu qu'une action de ce genre puisse se prolonger longtemps.
Ce ne sera pas le cas, comme on sait. L'insurrection éclate. Elle provoque de beaux sursauts, y compris celui qui détruit la IV^e^ République. de Gaulle en place, la farce qui vient de se révéler est déviée, détournée, puis combattue à visage découvert, jusqu'aux honteux accords d'Evian.
On connaît tout cela. On le redécouvre dans le livre chaleureux d'Alain de Sérigny -- chaleureux mais toujours précis. Que de petits faits, de portraits, d'anecdotes éclairantes. Nous avons là un témoignage de grande valeur et aussi le sujet d'une méditation sévère. L'abandon de l'Algérie -- et le recul qui s'ensuit pour la France -- étaient-ils inscrits dans les faits, dans l'état des forces en présence ? N'a-t-il pas fallu plutôt que pèse dans la balance la décision d'un homme qui sut être puissant mais qui avait été appelé pour faire le contraire de ce qu'il fit ?
G. L.
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#### Paul Morand Les écarts amoureux (N.R.F.)
Pour Paul Morand, la nouvelle est la forme d'expression la plus naturelle, si bien qu'il en habille ses songes, ses réflexions, et qu'il préfère présenter en récit ce qu'un autre proposerait comme essai. Parlant d'un auteur qui est tout le contraire d'un écrivain « engagé », ce début pourra surprendre.
Pourtant, regardons les trois nouvelles réunies ici : on y trouve deux monstres, Néron et une jeune naine Italienne, et un extravagant, le père Enfantin. Et ces trois personnages ont l'air d'être nos contemporains, par la manière qu'ils ont d'être inquiétants. Éloignés dans le temps et l'espace, et strictement assujettis à ces conditions, comme toujours avec Morand, si soucieux d'exactitude, ces fantômes sont aussi des figures de notre temps. Ces trois visages devraient prendre place sur les armes du siècle.
La première nouvelle, c'est la mort de Sénèque. On y trouve un Néron comédien, toujours en représentation (il n'est qu'un double, ou selon la formule de Cocteau, un fou qui se prend pour Néron), mélange effrayant de cruauté et de gaminerie. Dans les pires crimes, il ne voit que l'attitude mémorable. C'est un « loubard » de la banlieue, dépravé par un cinéma qui est la gloire -- et il se trouve être le maître du monde.
Autre monstre : la naine du « château aventureux ». Dans une famille italienne qui a connu une naine au XVII^e^ siècle, Orsina, d'âme belle et romanesque, surgit au XVIII^e^ une autre naine. Mais on est passé de la foi aux lumières. On ne cloîtrera pas Laure comme le fut Orsina. Elle sera élevée dans un monde à sa taille, l'Encyclopédie lui apprendra la raison et le libéralisme. Le doux marquis son père imagine de marier Laure, à dix ans, avec un jeune Florentin haut de six pieds. Il croit à l'égalité. Les noces ont lieu. Elles se terminent par un massacre. Laure et ses compagnons nains se sont jetés sur le fiancé, « ce monstre » et l'ont dépecé. Un monde difforme ouvert un jour à la normale ne peut la reconnaître, est obligé de détruire cette différence.
La nouvelle centrale est consacrée au « Père Enfantin » ce disciple de Saint-Simon, sorte de gourou du XIX^e^ traînant en Égypte ses adeptes que nous voyons trente ans plus tard, assagis, mais non pas désabusés. La vieille Anaïs se souvient de sa jeunesse. « On prêchait l'abolition de l'implacable loi de l'offre et de la demande, la suppression de la vente et de l'achat, les immoralités infinies de la consommation et des lois économiques, l'héritage ne faisait pas long feu dans cette fournaise d'idées sociales, ni la famille, ni les révolutions politiques, ni les gouvernements. On survolait les vieilles rengaines individualistes de 1789 ! »
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Clin d'œil de Morand ? Sans doute, mais pour nous indiquer une piste, pour nous convier à retrouver, derrière le décor, des songes et folies qui abreuvent nos jours.
C'est sa manière de décrire le siècle, sous des masques, après l'avoir tant de fois pris sur le vif.
Est-il nécessaire de dire qu'il s'agit aussi de trois récits parfaits, fourmillant de détails et pourtant rapides, écrits dans la langue la plus libre et la plus savoureuse ? Non sans doute.
G. L.
#### Roger Caillois Approches de l'imaginaire (N.R.F.)
Ce livre rassemble des textes écrits avant 1950, à commencer par ceux des temps lointains où Caillois compagnonnait avec André Breton. Ils ont l'utilité de montrer l'unité du développement de cette pensée, à travers la variété des domaines absorbés.
On se contentera ici d'attirer l'attention sur deux points. D'abord les fausses sciences qui terrorisent l'opinion officielle. Dans son admirable discours pour la réception de M. Lévi-Strauss à l'Académie française, R. Caillois disait qu'il se méfiait du mot *dialectique* (au sens marxiste) et du mot *complexe* (au sens freudien) : « Dans chaque cas, même confusion détestable entre l'ordre initial de la prospection et celui, combien glissant, de l'application de plus en plus mécanique d'un principe tenu pour d'avance assuré. Le procédé me répugne si fort, il me paraît si périlleux et inextricable que, rédacteur en chef d'une revue, je retourne d'emblée, par hygiène, à leurs auteurs les articles où ces deux vocables se trouvent employés avec valeur démonstrative. »
Dans *Approches de l'imaginaire,* on trouvera, plus développés, les principes de cette hygiène, avec *Description du marxisme,* qui reprend le texte d'un excellent petit livre, et *Infaillible psychanalyse,* article qui démonte définitivement, il me semble, le mécanisme de ces fausses sciences. Elles sont d'autant plus impératives et assurées qu'à toute réfutation de leurs principes elles ont la réponse imparable : vous nous condamnez parce que vous y avez intérêt. C'est à cause de votre classe sociale que vous rejetez le marxisme. C'est à cause de vos complexes que vous n'acceptez pas l'enseignement de Freud. Et voilà qui suffit à imposer silence (les intellectuels sont timides).
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Après cela, il me semble que l'image de la théologie et de l'Église, dont Caillois se sert pour décrire le développement du marxisme, n'a qu'une valeur relative. Il y a un fossé infranchissable entre une Science et une révélation. La science est rationnelle, et la raison a tous les droits de critique et de négation. La révélation se déclare au contraire d'emblée comme un savoir apporté aux hommes et qu'ils étaient incapables de découvrir seuls. Elle peut être refusée -- c'est ce que fait Caillois, esprit totalement a-religieux. Mais on ne peut reprocher à la révélation de vouloir s'imposer comme vérité absolue tout en étant le produit d'une raison humaine. Elle avertit qu'elle ne l'est pas.
Deuxième point : dans *Puissances du roman,* et dans le texte où il présente cet ancien écrit, R. Caillois montre un effet trop négligé de la production romanesque : « le roman, s'il reflète la société, en présente une image *active,* qui l'*attaque,* comme on dit d'un acide. »
« Il me semble que l'on comprendrait mal la fonction du roman, si l'on oubliait que l'imprimé *autorise ;* et plus encore que l'imprimé : la scène, l'écran, la télévision. Tout récit, tout spectacle transfigure un assassin misérable en vengeur prestigieux. Il peut apporter à l'hésitant ce qui lui manque pour oser. »
C'est un détail qui semble avoir échappé à nos sociétés, ou plutôt, c'est un problème qu'elles désespèrent de résoudre. Il y aurait pourtant une histoire intéressante à écrire : celle du retentissement des œuvres les plus répandues sur les mœurs et la sensibilité générale.
G. L.
#### Jean-François Chabrun Vingt et un grammes de plus (Table Ronde)
Ces 21 grammes, c'est le poids que perd, paraît-il, tout être humain au moment de sa mort. Un professeur Jacobson l'affirme, du moins, moi je n'y crois guère. C'est aussi l'une des images que nous propose l'auteur dans sa méditation sur l'homme, cet être clandestin, dit-il. Il aurait pu prendre pour titre, comme Cocteau Journal d'un inconnu.
151:188
Chabrun évoque des souvenirs, converse avec son lecteur, réfléchit : il suit ainsi une des meilleures traditions de notre littérature. Il part d'une intuition qui le traverse au cours d'un voyage dans le Midi. Elle tient en quatre mots, qu'il ne nous confie pas. Ces quatre mots pourraient être : « Nous avons une âme. » Et tout change, tout prend poids et sens.
Évidemment, cela écarte de la voie commune dans un temps qui refuse le fardeau de l'âme, le fardeau de l'immortalité. Et la foi que l'auteur nous dit retrouver, et la médiation mariale qu'il reconnaît avec joie ne lui vaudront pas les sourires approbateurs de nos évêques. Mais je crois qu'il s'en moque. Il écrit, au détour d'une phrase : « Depuis que, par je ne sais trop quelle aberration diabolique, l'Église a inverti le sens de la liturgie en plaçant l'officiant à l'envers, c'est-à-dire face aux fidèles, alors que ces derniers ne viennent pas là pour discuter le coup avec lui, mais pour le suivre sur le chemin de la foi... » Et cela suffit. On sait à qui on a à faire : à un fidèle justement, et libre (rien à voir avec les bouches bées), un de ceux qui donneront du fil à retordre aux mauvais pasteurs.
G. L.
#### Jean-Luc Chalumeau La pensée en France de Sartre à Foucault (éd. F. Nathan-Alliance Française)
Livre qui semble destiné aux étudiants. Il a pour sous-titre « Où en est la France ? » On y trouvera des exposés sur *tout ce qui compte* dans la pensée française : Sartre, Deleuze, Lacan, Lévi-Strauss, Foucault. Le reste ne compte pas, n'existe pas. Ni Jouvenel, ni Caillois, ni Thibon, ni... la liste serait longue. C'est la version moderne du *Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis.*
Ou, comme disait Daunou, sous le Directoire : « *Il n'y a de génie que dans une âme républicaine. *»
G. L.
#### Michel Jobert Mémoires d'avenir (Grasset)
Entre François Mitterrand et Valéry Giscard d'Estaing, Michel Jobert fait son chemin. Nous gouvernera-t-il un jour ?
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Pour mieux se faire connaître, il a publié ses mémoires. Il est né à Meknès en 1921, Son enfance et son adolescence ont été marocaines. Un frère et une sœur. Le frère, officier, sera tué en Indochine. Lui-même sera gravement blessé dans la dure remontée de la guerre d'Italie. Après la guerre, ce sont les études à Paris, puis l'entrée dans les cabinets ministériels où, d'un ministre à l'autre, avec des entractes à la Cour des Comptes, il accédera au secrétariat général de l'Élysée, sous Pompidou, pour finir ministre des affaires étrangères jusqu'à l'avènement de Giscard.
Il nous raconte tout cela dans une langue claire où scintillent en paillettes le rare et le sibyllin. Curieux personnage. Il semble porter, depuis l'enfance, une blessure intérieure que la vie politique n'a fait qu'entretenir. On pense aux vers de Maurras : « Enfant trop vif, adolescent que les disgrâces endurcirent... » Il est singulièrement discret sur l'affaire algérienne. On peut penser, et on veut espérer, qu'elle fut particulièrement douloureuse à l'africain qu'il est. Mais il est gaulliste, ou du moins gaullien. On le voit à ses idées politiques. Il ne veut connaître que la France farouchement indépendante au sein d'une Europe européenne dialoguant en tête-à-tête avec le monde extérieur notamment le monde arabe.
En politique intérieure, il ne semble avoir qu'une intuition : celle de l'abîme qui sépare le pays réel du pays légal. N'appartenant à aucun parti, il flaire cette immense majorité d'une France qui, effectivement, ne se reconnaît ni dans ses leaders politiques, ni dans ses leaders syndicalistes, ni dans les images de la télévision. Mais comment lui-même pourrait-il entrer en contact avec cette France dont il semble avoir surtout le sentiment par ses souvenirs familiaux ? La profonde décomposition de la société, dont nous savons, par Le nœud gordien, à quel point Pompidou en était conscient, semble lui échapper. S'il n'est pas dupe des politiciens, on peut craindre qu'il le soit du jeu politique.
L'action qu'il mène depuis quelques mois ressemble, à un autre niveau et dans un style tout autre, à celle d'un colonel de la Rocque ou d'un Pierre Poujade. D'autre part, son tempérament et ses antécédents le situent assez bien dans la lignée des Paul Reynaud et des Pierre Mendès-France. Mais son dessein est, apparemment, de devenir la réplique, naine (sa petite taille lui est sensible) du gigantisme gaullien.
Louis Salleron.
#### Pierre Chaunu Histoire, science sociale (Sedes)
L'histoire qui était naguère centrée sur les faits politiques et militaires, tend de plus en plus à embrasser la totalité des faits humains.
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Elle devient « science humaine du passé pour le présent », selon l'expression de Pierre Chaunu dont le dernier ouvrage nous livre une vaste synthèse, où la durée, l'espace et l'homme sont les thèmes-clés.
Le livre est foisonnant, et passionnant. C'est une fresque immense du développement de l'humanité, à travers ses fixations et ses migrations. Quoique les infrastructures de tous ordres (techniques et économiques notamment) y jouent un grand rôle, l'auteur leur accorde moins d'importance qu'à l'homme lui-même, dans sa plénitude culturelle. Farouchement opposé au malthusianisme contemporain, il croit à la liaison de la fécondité biologique et de la fécondité spirituelle.
Notons ces quelques lignes, incidentes dans un volume de 400 pages in 4° : « (Parmi les signes de la crise actuelle) le plus probant est évidemment celui qui atteint les Églises. Commencé par un aggiornamento, poursuivi par les confrontations du concile du Vatican II, le tournant pris trop tard ou trop tôt par l'Église catholique, sans réflexion consciente, se transforme en débandade. La plus ancienne et la plus prestigieuse de toutes les structures de civilisation dans de larges secteurs de responsabilité se brise, se vide et beaucoup plus gravement se renie. En dix ans, plus de changements qu'en un siècle, et tous dans le sens d'une « apostasie » générale, d'un alignement, d'un abandon, d'une évacuation (p. 76). »
L. S.
#### Jean-Pierre Brulé Demain... l'armée chinoise (Balland)
Jean-Pierre Brulé a publié en 1969 *La Chine a vingt ans,* qui a eu une grande diffusion en France et à l'étranger. Aujourd'hui où la Chine a vingt-cinq ans, il nous donne *Demain... l'armée chinoise.*
La première partie est consacrée à l'histoire des rapports entre le parti et l'armée. La seconde traite de l'armée elle-même (l'organisation militaire, l'outil militaire, la vie militaire, les capacités militaires). Retenons ces simples phrases : « L'ensemble de son potentiel aérien place ainsi la Chine populaire au rang de troisième puissance aérienne militaire mondiale (p 170). » La Chine est dès maintenant « la troisième puissance thermonucléaire du monde » (p. 206). Vrai ou faux ? En tous cas, la Chine n'est pas que le paradis des journalistes ; et le livre est aussi bien documenté que peut l'être un livre sur un sujet de ce genre, et concernant la Chine.
L. S.
154:188
## DOCUMENTS
### Le Portugal sous la botte : même la musique
*Je ne reviendrai pas longuement, ce mois-ci, sur la situation politique au Portugal. D'autant qu'aucune surprise ne nous a été apportée par les nouvelles arrivant de ce pays : tout s'y développe conformément au rapport de force né de l'incompétence politique d'Antonio de Spinola, de l'échec de la manifestation de la* « *majorité silencieuse *»*, et de la mainmise consécutive des communistes sur la vie politique, l'armée et l'information portugaises.*
*On sait à peu près, par les dépêches d'agence et les récits des envoyés spéciaux, que les communistes dirigent la répression et l'épuration, qu'ils jouent un rôle primordial dans le Mouvement des Forces Armées et dans le Gouvernement. On se rend peu compte de leur emprise sur les secteurs moins apparents de la vie portugaise. Le document que nous publions ci-après est une* « *critique musicale *»*, mais oui, ou du moins ce qui est considéré comme une critique musicale dans le Portugal du général Costil Gomes :* « *critique de musique *»*, par Mario Vieira de Carvalho, publiée le 30 Septembre 1974 par le* DIARIO DE LISBOA *sous le titre :* « *D'U.R.S.S., à nouveau bonne musique et solidarité. *»
J.-M. D.
Récemment, au Colisée, a eu lieu une grande journée populaire de fraternisation avec des artistes soviétiques. Cette fois, avec les marins de Sébastopol, qui viennent chanter et danser sur le sol portugais, c'est l'Orchestre Populaire de la Radio et de la Télévision de l'U.R.S.S. qui se produit pour la première fois dans notre pays. Et, de nouveau, c'est avec le plus grand enthousiasme que je viens exprimer mon admiration.
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Enthousiasme musical seulement ? Non, évidemment, car rien de ce qui est musique n'est « seulement musical ». En tant que forme de conscience sociale, la musique, comme tout autre art, est liée à la vie, consubstantielle à l'état d'esprit d'un peuple, en un moment historique donné ; elle a ses racines dans une structure socio-économique et politique déterminée. Mais, imaginons un instant que l'on applique au spectacle de l'Orchestre Populaire de Moscou les principes d'une critique traditionnelle fondée sur « l'apolitisme », sur « l'intemporalité », sur l'idéal de « pureté » d'un art musical soi-disant délié de tout, n'existant que pour soi et en sol. Que dirait alors notre critique hypothétique ?
Il dirait, par exemple, que du point de vue de la technique instrumentale et vocale (aussi bien des instrumentistes que des chanteurs solistes), nous étions en présence d'authentiques virtuoses. L'ensemble des instruments populaires russes était joué, dans tous les pupitres, avec une qualité technique comparable seulement à celle des orchestres symphoniques de grande classe. Les chanteurs sont des solistes du Théâtre Bolchoï et leur talent ne fait pas de doute.
Notre critique « puriste » dirait encore que, du point de vue de l'interprétation (nous touchons là au plan de la conception musicale), les chanteurs et les instrumentistes de cet ensemble témoignent d'une formation extrêmement approfondie et possèdent au plus haut degré ce que l'on nomme « musicalité » (...)
\[Suit une longue analyse du concert, en style « traditionnel », remplie d'éloges.\]
Ce que le critique « puriste » ne dirait pas, c'est que seul un enseignement démocratique sur une grande échelle et d'une qualité pédagogique élevée peut donner naissance à des artistes et à des ensembles tels que ceux-ci ; et seul un peuple émancipé peut récupérer (sic) avec autant de soin son patrimoine artistique (il est le reposoir culturel de ses énergies créatrices). A la vérité, nous devons réfléchir sur la nature d'un système social qui accorde au développement des potentialités artistiques de la tradition populaire une importance telle qu'il entretient des orchestres de professionnels -- et de professionnels de première catégorie -- pour diffuser (redonner au peuple) cette musique. Pour savoir restituer le style et l'esprit de la musique populaire, il ne suffit pas d'être musicien amateur : le peuple qui crée peut ne pas savoir une note de musique, mais qui se donne pour tâche de recréer, en conservant à l'original son authenticité, doit être un professionnel consommé.
La joie avec laquelle ces artistes jouent et chantent, la vérité humaine de leurs interprétations, le plaisir évident avec lequel ils se consacrent à la musique nous font réfléchir également sur le système social qui permet à tous de participer démocratiquement, loin de tout privilège de classe ou de caste, à une activité où le meilleur peut s'épanouir. Une chose est l'accomplissement Intégrai de l'individu, une autre bien différente est l'aliénation de l'homme à l'argent, à la consommation des sociétés de consommation (sic), au capital ou aux « bienfaits sociaux -- qu'il distribue hypocritement. Ce n'est pas seulement parce qu'ils ont de bonnes écoles et sont d'excellents professionnels et artistes que les musiciens soviétiques communiquent avec nous si intensément.
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C'est aussi par la vertu de ces facteurs sociaux. « Grandola Vila Morena » est aujourd'hui une chanson populaire en Union Soviétique, comme en témoigne l'enthousiasme avec lequel la jouèrent et la chantèrent les deux ensembles qui, depuis le 25 avril, ont rendu visite á notre pays. Mieux : une fois, et dans une interprétation d'ailleurs fort vigoureuse, cette chanson fut chantée en chœur par les soviétiques et les portugais au Colisée de Lisbonne.
Il n'est pas étonnant que le peuple soviétique soit en mesure de comprendre et ressente comme dans sa propre chair la lutte que nous connaissons ici et maintenant. C'est au prix de nombreux sacrifices, depuis la Révolution d'Octobre jusqu'à la résistance aux nazis, que le Peuple soviétique s'est libéré du capital, a résisté à ses assauts et à ses pièges. C'est de même que nous luttons maintenant de manière décisive contre la réaction déclarée, contre la démagogie réactionnaire et contre les faux citoyens « purs », qui se disent au-dessus de la politique et des partis et sont tout au service des forces qui veulent freiner le processus démocratique et empêcher la libération du Peuple Portugais. Voilà le trait d'union qui existe entre nos deux pays. Puissent ces journées de fraternisation populaire se renouveler et se multiplier.
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### La Revue universelle
Notre ami Étienne Malnoux a repris le titre et relevé le drapeau de *la Revue universelle,* qui avait été fondée en 1920 par Charles Maurras, Jacques Maritain, Henri Massis et Jacques Bainville et qui parut jusqu'en 1944. La nouvelle *Revue universelle,* fondée et dirigée par Étienne Malnoux, est publiée à l'adresse : 7, rue Léon-Bonnat, 75016 Paris.
Elle est mensuelle et elle a déjà fait paraître six numéros de belle tenue.
Pour saluer cette initiative et ranimer le souvenir dont elle se réclame, nous extrayons de la *Chronologie biographique d'Henri Massis* ce qui concerne la *Revue universelle.*
(Cette chronologie biographique, on le sait, a été établie par Jean Madiran d'après les archives personnelles et les indications orales d'Henri Massis ; elle a paru dans notre numéro 49 de janvier 1961.)
\[...\]
163:188
## CORRESPONDANCE
### Une lettre de Marcel Clément
Directeur de *l'Homme nouveau,* Marcel Clément a adressé le 10 octobre 1974 la lettre suivante au « rédacteur en chef d'Itinéraires » :
Mon cher Confrère,
En accord avec Luc BARESTA, je vous adresse un communiqué annonçant sa collaboration régulière, comme éditorialiste à l'*Homme Nouveau*.
Je vous serai reconnaissant de bien vouloir le porter à la connaissance de vos lecteurs, vous en remercie à l'avance, et vous exprime mes sentiments bien cordialement dévoués.
Marcel Clément.
Le communiqué joint avait pour titre : « *Luc Baresta devient éditorialiste à* L'HOMME NOUVEAU. » En voici le texte intégral :
A la suite du changement de direction qui vient d'intervenir à « France-Catholique-Ecclesia », Luc BARESTA, directeur de la rédaction, s'est trouvé mis en situation de départ forcé. Afin de continuer à apporter son témoignage, il a sollicité une collaboration à « l'Homme Nouveau », que dirige Marcel CLÉMENT. Celui-ci a offert à Luc BARESTA de devenir éditorialiste régulier de ce périodique. Le premier article de Luc BARESTA paraîtra dans le prochain numéro de « l'Homme Nouveau ».
C'est bien volontiers que nous publions ce communiqué. Beaucoup de nos plus anciens lecteurs sont toujours heureux de recevoir des nouvelles de nos amis Luc Baresta et Marcel Clément.
Nous supposons que ce communiqué a été envoyé à toute la presse. Mais, est-ce distraction, il nous semble ne l'avoir vu publier nulle part.
164:188
## AVIS PRATIQUES
*Informations et commentaires*
### La messe dite de S. Pie V arbitrairement interdite en France
Par son communiqué de novembre 1974, pour la première fois, l'épiscopat français déclare explicitement que la messe traditionnelle est interdite.
Interdite, elle l'était déjà en fait, par cet épiscopat lui-même, depuis cinq ans : depuis son ordonnance du 12 novembre 1969. Mais elle ne l'était qu'implicitement, et comme par mégarde. L'ordonnance de 1969 ignorait en effet la messe catholique existante ; comme si la place était libre, elle en imposait une nouvelle, décrétée « obligatoire » à partir du 1^er^ janvier 1970 : une messe en français plus ou moins issue de la messe de Paul VI, et qui a plus ou moins évolué depuis lors, se décomposant en toutes sortes de nouveautés successives.
Pendant cinq années, de novembre 1969 à novembre 1974, l'épiscopat français était resté rigoureusement silencieux sur l'affaire qui est la principale affaire pour les catholiques, sur l'affaire de la messe, comme si cette affaire n'était pas son affaire.
Et voici qu'en novembre 1974, sortant de son mutisme prolongé, il vient de passer de l'implicite à l'explicite.
Se souvenant cinq ans après coup de la messe qui fut celle de leur ordination sacerdotale, les évêques français déclarent qu'ils l'ont supprimée.
\*\*\*
Pourquoi ce communiqué tardif ?
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Parce que la messe regagne du terrain dans les esprits et dans les faits : la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de S. Pie V. Les messes incessamment nouvelles, jugées à leurs fruits incessamment scandaleux, se déconsidèrent de plus en plus. Ceux qui essaient de leur maintenir une allure digne et pieuse éprouvent un malaise grandissant : ils finissent par voir que la messe qu'ils célèbrent ainsi, ou à laquelle ils assistent, est une messe en train de se défaire. Prêtres et fidèles qui avaient en 1970 gardé la foi mais abandonné la messe, s'aperçoivent maintenant qu'il leur faudra revenir à la messe pour éviter de perdre la foi.
D'où la colère du noyau dirigeant de l'épiscopat français.
\*\*\*
Colère vaine, puisqu'elle demeure incapable -- elle ne s'y essaie même pas -- de réfuter les quatre arguments A, B, C et D qui établissent la pleine légitimité, la légitimité immuable de la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de S. Pie V.
QUESTION :
-- Cela a-t-il donc une telle importance, le fait que l'épiscopat ne réponde rien aux arguments contraires ?
RÉPONSE :
-- Oui, cela est important, cela est décisif, car il est clair et certain que cela n'est pas catholique. L'Église a toujours répondu à toutes les attaques doctrinales, même quand elle les jugeait méprisables ou absurdes. L'Église a toujours réfuté les arguments contraires, même si elle les estimait négligeables ou inconsidérés. Omettre de démontrer la fausseté des objections qu'on lui oppose, cela n'a jamais été, cela n'est pas l'Église catholique.
Les quatre arguments auxquels l'épiscopat français ne répond pas depuis cinq ans, en voici le résumé :
Argument A. -- La messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de S. Pie V n'a été abrogée ou interdite par aucun acte du Saint-Siège.
Argument B. -- Au demeurant, elle ne pourrait pas l'être : aucune autorité sur terre ne dispose d'un tel pouvoir.
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Argument C. -- Il a été explicitement reconnu par le cardinal-préfet de la congrégation romaine du culte divin qu'en matière de réforme liturgique, Paul VI « a cédé, souvent contre son gré ».
Argument D. -- Les autorités ecclésiastiques qui prétendent « obligatoire » le nouveau Missel de Paul VI le prétendent *uniquement contre* la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de S. Pie V. Elles ne le prétendent pas à l'encontre des messes nouvelles qui affirment faire, « simplement mémoire » ; elles ne le prétendent pas à l'encontre des messes de music-hall. Cette obligation à éclipses est donc une fausse obligation ([^28]).
\*\*\*
Ces quatre arguments valent pour la catholicité tout entière. Concernant spécifiquement la situation en France, il s'y ajoute le caractère juridiquement schismatique de l'ordonnance épiscopale sur la messe en date du 12 novembre 1969.
Ce caractère juridiquement schismatique a été souligné dans ITINÉRAIRES dès la promulgation de l'ordonnance ([^29]). Il est démontré dans la brochure : « *La messe. État de la question *», pages 13 à 15 \[Cf. It. 193-bis\]. Depuis cinq ans sans interruption, afin qu'il n'y ait pas prescription. nous accusons publiquement cette ordonnance d'être nulle de plein droit. Il n'y a jamais eu aucune réponse à notre accusation. Il est absolument certain qu'un tel silence n'est pas *catholique.* Répétons que toujours l'Église a répondu à toutes les accusations doctrinales, même si elle les jugeait insensées : quand elle les jugeait insensées, elle le démontrait explicitement.
Le texte du communiqué
Tel est donc l'état de la question en novembre 1974. Ayant cet état de la question exactement présent à l'esprit, nous pouvons maintenant lire le texte intégral du communiqué (d'après *La Croix* du 19 novembre et la *Documentation catholique* du 1^er^ décembre) :
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Depuis quelques années, une opinion se fait jour selon laquelle la réforme liturgique demandée par le concile Vatican II n'aurait pas un caractère obligatoire. »
\[*Depuis quelques années ! La promptitude de la vigilance épiscopale est une promptitude longuement méditée.*\]
« On dit en particulier que l'usage de l'ancien *Ordo Missae* dit de Pie V peut continuer à subsister conjointement à celui dit de Paul VI. Les règles édictées sur ce point par l'autorité romaine sont claires et la volonté des évêques de France est qu'il faut s'y tenir : « *L'ensemble du missel promulgué par le Pape Paul VI doit remplacer le missel de saint Pie V. *» Il ne peut y avoir d'exception à cette règle que pour des prêtres âgés ou infirmes, dans des célébrations privées sans assistance des fidèles, et avec l'autorisation expresse de l'évêque.
« Pourtant, certains catholiques de bonne foi sont actuellement trompés par une propagande... »
\[*Comprenez bien : des catholiques, de bonne foi, sont* « *trompés *» *par une* « *propagande *»*. Ils sont trompés par le cardinal Ottaviani, par Mgr Lefebvre, par le P. Calmel, par l'abbé Dulac, par le P. Guérard des Lauriers, par Henri Charlier, par Louis Salleron, par Marcel De Corte, par Alexis Curvers, par Gustave Corçâo, etc., qui ne sont évidemment pas des théologiens, ni des philosophes, ni des penseurs, ni des écrivains : mais simplement de vils propagandistes, auteurs d'une propagande trompeuse.*\]
« ...qui vise à faire du refus de la réforme liturgique voulue par Vatican II un critère d'orthodoxie.
« On va jusqu'à jeter la suspicion sur les textes du missel de Paul VI... »
\[*Mais non. On ne va pas* « *jusqu'à *»*. Au contraire : c'est par là que l'on a commencé. Par la solide critique méthodique de ces textes. Critique toujours non réfutée. Celle qui figure dans le* « *Bref examen critique *» *des cardinaux Ottaviani et Bacci.*\]
« ...et, en particulier, sur les prières eucharistiques approuvées par le Saint-Siège, en prétendant que le contenu de ces textes n'est pas conforme à la foi ou, pour le moins, qu'il est ambigu et qu'il peut favoriser l'hérésie. Les évêques de France ne peuvent tolérer de telles accusations qui vont contre la vérité. »
168:188
\[*Les évêques de France, tout au contraire de ce qu'ils disent, sont et seront bien obligés de continuer à supporter ces accusations doctrinales. Puisqu'ils ne les réfutent pas. Depuis cinq ans maintenant.*\]
« On ne saurait en même temps proclamer sa fidélité au Saint-Père et se faire le propagateur de ces calomnies.
« La Conférence épiscopale de France, en communion avec l'Église universelle rassemblée autour du successeur de Pierre, espère que les fidèles dont le jugement a pu être abusé seront éclairés par cette mise au point et participeront, désormais avec foi, au sacrifice eucharistique selon le rite actuel de l'Église romaine. »
\[*Mais, s'il vous plaît, quel* « SACRIFICE » *eucharistique ? Depuis 1969, l'épiscopat français inculque au peuple chrétien, comme* « *rappel de foi *»*, qu'à la messe* « *il s'agit simplement de faire mémoire *»*.*\]
Le plus important dans ce communiqué est aussi ce qui saute aux yeux : il renforce considérablement l'argument D. Car ce communiqué prétend imposer la messe de Paul VI comme obligatoire *uniquement* à ceux qui restent fidèles à la messe traditionnelle.
La messe de Paul VI n'est célébrée quasiment nulle part en France. La réforme liturgique, au nom de son incessante créativité, proclame hautement qu'il ne saurait être question pour elle de se laisser enfermer dans le fixisme d'un rite établi une fois pour toutes en 1969 et depuis lors complètement dépassé par le mouvement perpétuel de l'élan vital. Aucun communiqué épiscopal ne vient imposer aucune obligation aux praticiens de la révolution liturgique permanente. Aucun ne vient rappeler à l'ordre catholique tous ceux qui professent que leur messe n'est plus un sacrifice et qu' « il s'agit simplement de faire mémoire ». Ni ceux qui pratiquent la messe-repas, la messe-surboum, la messe de music-hall. Il n'y a pour eux tous aucune obligation de s'en tenir à la messe de Paul VI. L'obligation n'est faite qu'aux fidèles de la messe de toujours.
Donc l'énoncé véritable de cette « obligation » imposée par l'épiscopat, c'est qu'*on doit célébrer la messe n'importe comment.* N'importe comment, *à la seule condition que ce ne soit pas selon le Missel romain de S. Pie V.*
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Le texte de la nouvelle ordonnance\
12 novembre 1974
Le « communiqué » de l'épiscopat escorte une « ordonnance » dont voici le texte intégral (d'après la *Documentation catholique* du 1^er^ décembre) :
« Selon les décisions du concile Vatican II, le Missel romain a été réformé et promulgué par le pape Paul VI : « Missale romanum » ex decreto sacrosancti œcumenici concilii Vaticani II instauratum auctoritate Pauli PP VI promulgatum (Vatican 1970). Les conditions de son entrée en vigueur dans les différents pays et le rôle des conférences épiscopales à cet effet ont été précisées en dernier lieu par la « notificatio » de la congrégation pour le culte divin du 14 juin 1971. »
\[*Sur cette* « *notificatio *» *à la fois suspecte et vaine, voir en résumé : La messe. État de la question, p. 13-15 ; voir en détail :* ITINÉRAIRES*, numéro 159 de janvier 1972, pp. 136 et suiv.*\]
« En France, la conférence épiscopale, par son ordonnance du 12 novembre 1969, a fixé la date d'entrée en vigueur de la traduction française du nouvel Ordo Missae, ainsi que l'entrée progressive en usage des différentes parties du Lectionnaire et du Missel.
« Au moment où la traduction de toutes les parties du Missel a été confirmée par le Siège apostolique (décrets de la congrégation pour le culte divin en date des 29 septembre 1969, 25 septembre 1970, 16 janvier 1971, 7 septembre 1971, 15 septembre 1971, 30 novembre 1972, 28 février 1974), la conférence épiscopale, en application de la « notificatio » du 14 juin 1971, confirme sa décision antérieure... »
\[*Bien noter ces expressions :* « *en application de *» *et* « *confirme sa décision antérieure *»*. Nous les commenterons plus loin.*\]
« ...et décide ce qui suit :
« 1. A partir du premier dimanche de l'Avent 1974, dans la célébration en français, les traductions contenues dans l'édition officielle en langue française du Missel romain promulgué par Paul VI devront remplacer toutes traductions provisoires antérieures.
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« 2. Dans le cas où la célébration en latin est prévue, sera seul utilisé le Missel promulgué par le pape Paul VI... »
\[*Donc le Missel romain de S. Pie V est, par voie de conséquence, interdit. Interdit par l'épiscopat français. A partir du 1^er^ décembre 1974 ; comme s'il n'avait pas été interdit, par l'ordonnance du 12 novembre 1969, à partir du 1^er^ janvier 1970.*\]
« ...sauf dans le cas prévu au paragraphe suivant :
« 3. Aux prêtres « toutefois qui, à cause de leur grand âge ou d'une infirmité, éprouvent de graves difficultés à observer le nouveau rite du Missel romain (...), il est permis, avec le consentement de leur ordinaire et uniquement dans la célébration sans le peuple, de conserver en tout ou en partie le Missel romain selon l'édition typique de 1962, avec les modifications introduites en 1965 et 1967 » (« Notificatio », I, 3). »
Commentaire de l'ordonnance
**1. -- **L'épiscopat français avait prétendu, en 1969, abolir la messe traditionnelle de par sa propre et seule autorité. *Il renonce maintenant à cette prétention.* Il déclare cette fois n'ordonner qu' « *en application *» d'une décision romaine ; en application de laquelle, aussi, il « *confirme sa décision antérieure *», celle de 1969, c'est-à-dire qu'il entend lui donner, rétroactivement, une validité qu'elle n'avait point par elle-même.
C'est donc reconnaître implicitement le bien-fondé de notre accusation de nullité contre l'ordonnance du 12 novembre 1969 ; c'est reconnaître qu'un épiscopat ne peut modifier substantiellement la liturgie qu'en application des lois, décrets, permissions ou dispenses du Saint-Siège.
**2. -- **Il faut donc un fondement romain à toute législation liturgique. L'épiscopat français a choisi le plus mince et le plus faible qui soit : une simple « notification » de la congrégation du culte. Fondement à coup sûr insuffisant pour une chose aussi énorme que l'abolition de la messe catholique traditionnelle. Si une telle abolition était possible, il y faudrait au moins l'acte explicite du souverain pontife lui-même.
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**3. -- **L'acte de Paul VI, en l'affaire, ce fut la constitution apostolique MISSALE ROMANUM du 3 avril 1969 promulguant un Missel romain réformé. Si ce Missel réformé par Paul VI s'imposait avec autorité, c'est de la constitution apostolique MISSALE ROMANUM, et d'elle seulement, qu'il pourrait tenir cette autorité juridiquement contraignante. Ce n'est pas le simple décret d'application porté par une quelconque congrégation romaine qui aurait pu conférer au nouveau Missel une autorité qui ne lui a pas été donnée par la constitution apostolique le promulguant.
Nous le répétons donc comme nous l'avons dit à l'époque de la « notification » :
Un « décret » et une « notification » d'une congrégation romaine ne sauraient rien *changer* d'essentiel à la constitution apostolique MISSALE ROMANUM. Ou bien l'*obligation* de la messe nouvelle et l'*interdiction* de la messe traditionnelle figurent expressément, licitement et validement dans la constitution apostolique ; ou bien non. Si elles y figurent, le « décret » et la « notification » n'y *ajoutent* rien. Si elles n'y figurent pas, ni la « notification » ni le « décret » ne peuvent les créer.
**4. -- **L'épiscopat français, dans son ordonnance de 1974 comme dans celle de 1969, continue à ne pas plus mentionner la constitution MISSALE ROMANUM que si elle n'existait pas. Il va même, parlant de la *promulgation* du nouveau Missel, jusqu'à donner en référence une date qui est fausse, la date de 1970 date de *publication*, par l'imprimerie vaticane, d'une « editio typica » du Missel réformé, et non point date de sa *promulgation*, qui a été faite par la constitution apostolique du 3 avril 1969.
Par deux fois, en deux actes officiels, les deux seuls, à cinq ans de distance, et alors que ce point a été constamment souligné pendant cinq ans, ce n'est donc pas inadvertance c'est la volonté d'ignorer la constitution apostolique MISSALE ROMANUM.
**5. -- **La raison de cette ignorance volontaire : c'est que la constitution apostolique ne donne pas satisfaction à l'épiscopat français. Le Missel réformé a été promulgué précisément et seulement par cette constitution MISSALE ROMANUM du 3 avril 1969 : cette unique promulgation n'a pas revêtu le Missel *réformé* d'une obligation strictement juridique imposant son usage et excluant celui du Missel traditionnel. Cette obligation fait défaut une fois pour toutes. Aucun décret d'application n'a le pouvoir de la rajouter après coup.
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**6. -- **L'état de la question n'est donc pas substantiellement modifié par l'ordonnance du 12 novembre 1974 : il n'existe aucun acte ayant pouvoir de porter et portant effectivement une abrogation ou interdiction de la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de S. Pie V.
Cette ordonnance vient seulement renforcer l'inextricable imbroglio des faux-semblants juridico-administratifs.
\*\*\*
En tout cela, l'épiscopat français joue la carte de l'ignorance religieuse.
Il joue sur l'ignorance religieuse de la plus grande partie du peuple chrétien. *Il n'instruit pas sur la messe.* Il est coupable, sur la messe, d'un silence de cinq années (novembre 1969 -- novembre 1974), les cinq années justement pendant lesquelles s'opérait le plus grand bouleversement que la messe catholique ait jamais connu au cours de son histoire.
Ce bouleversement a été perpétré dans l'obscurité, sans explications, sans justifications, sans débat contradictoire et sans aucune espèce de « dialogue ».
Et quand, au bout de cinq années, l'épiscopat publie enfin un communiqué et une ordonnance là-dessus, c'est uniquement pour prononcer un hoc volo, sic jubeo, un arbitraire « obéissez parce que je le veux », qui n'invoque aucun argument doctrinal et ne répond à aucune des objections soulevées.
Pourtant cet épiscopat, et ses comités, et ses commissions, et ses experts sont par ailleurs fort diserts : ils ne cessent de discourir et d'argumenter sur le profit et les salaires, sur le syndicalisme et sur le socialisme, sur l'ouverture au monde et sur les mutations de l'évolution, sur tout ce qu'on voudra -- sauf sur la messe.
La messe, l'épiscopat français n'en parle que pour condamner ceux qui y demeurent fidèles.
Déjà déconsidéré jusqu'à l'os, déjà enlisé jusqu'aux yeux, cet épiscopat poursuit avec une diabolique persévérance son auto-destruction.
J. M.
173:188
#### Des écoles se fondent
Nos amis seraient apparemment en droit de s'étonner que je ne parle pas des écoles qui se fondent et pour lesquelles nous prions et faisons prier.
Nommons : l'école de filles de Pontcallec ;
le petit séminaire de Flavigny ;
l'école de Cantelauze près de Toulouse ;
l'école Saint-Michel de Châteauroux qui veut ouvrir un internat ;
l'école Saint-Thomas d'Aquin à La Charmée, Buxy (Saône-et-Loire) ;
l'école Saint-Pierre et Saint-Paul à Bruxelles ;
et enfin, l'école de Mme Berger pour les tout jeunes à Sainte-Mesme par Saint-Arnoult (78730).
Mais on connaît bien là-dessus notre position. Les fondations, à notre avis, ne doivent pas faire plus de réclame qu'une nouvelle famille ; leur publicité, ce sont leurs fruits : commencer sans bruit, avec très peu d'élèves, un grand zèle, une sainte appréhension, une réelle pauvreté et, de proche en proche, gagner des amis, voire des bienfaiteurs par les fruits, qui sont les bons enfants de familles résolues à la messe, au catéchisme, à l'intégralité de la foi et de la pureté chrétiennes. L'inquiétude du nombre, plus que jamais, serait le poison destructeur.
Luce Quenette.
174:188
### Annonces et rappels
Les perturbations postales ne retardent pas seulement la distribution de la revue aux abonnés : elles paralysent notre travail à tous les stades. Car c'est par la poste que nous communiquons normalement avec la plupart de nos rédacteurs et que nous recevons leurs articles ; c'est normalement par la poste que nous communiquons avec notre imprimerie à chaque moment de la fabrication.
Ce ne sont pas, comme on le sait, des perturbations ordinaires que nous avons eu à subir depuis le mois d'octobre, mais une interruption complète d'un service qui se prétend un service public.
Nos lecteurs n'ont pas besoin que nous leur expliquions longuement les conséquences d'un état de fait qu'ils ont tous personnellement éprouvé.
Précisons seulement que la parution des brochures annoncées a été retardée : L'Année liturgique 1975 et le Dossier de Saint-Hilaire-le-Vouhis, que nous avions l'intention de publier aux environs du 1^er^ décembre, n'ont pas encore paru. Ces deux brochures paraîtront soit dans le courant du mois de décembre, soit au mois de janvier.
\*\*\*
Les circonstances qui ont été celles d'octobre à décembre peuvent se reproduire à n'importe quel moment. Quand elles se produisent, il est trop tard pour établir les contacts qui auraient dû être établis lorsque les circonstances étaient encore normales. Si vous voulez n'être pas complètement coupés d'ITINÉRAIRES par la prochaine grève, prenez dès maintenant contact avec le correspondant local des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES ; et s'il n'y en a pas encore, faites le nécessaire pour qu'il y en ait un. Dans un cas comme dans l'autre, écrivez tout de suite pour prendre contact, écrivez aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, 40, rue du Mont-Valérien, 92210 Saint-Cloud, écrivez avant la prochaine grève des P.T.T. pour vous faire connaître et établir des liaisons directes avec nos amis de la même région.
175:188
Réclamation au Saint-Père
L'ouvrage de Jean Madiran : *Réclamation au Saint-Père,* qui est le tome II de *L'hérésie du XX^e^ siècle,* paraît ces jours-ci aux Nouvelles Éditions Latines. On trouvera un bulletin de commande aux deux dernières pages du présent numéro.
Le raz-de-marée de la luxure
La nouvelle religion est celle de la révolution et de la luxure associées. Au service de la révolution, trois incitations conjointes à la luxure sont ourdies par le gouvernement et par la loi :
-- la libéralisation de l'avortement,
-- la propagande pour la contraception,
-- l'information sexuelle à l'école.
Ces trois incitations publiques à la luxure ont partie si étroitement liée que tout ce qui favorise l'une d'elles favorise du même coup les deux autres.
Le gouvernement et la loi distribuent la pilule contraceptive, remboursée par la Sécurité sociale, jusqu'aux fillettes les plus jeunes, et les parents sont légalement déchus du droit de l'empêcher.
Dans ce déluge, tout sera emporté, rien ne pourra résister, absolument rien, sauf l'attitude intégralement chrétienne. Il faut résolument choisir la sainteté : on ne peut plus faire autrement sans se déshonorer.
Le livre de Luce Quenette : *L'Éducation de la pureté,* apporte la réponse intégrale, et intégralement chrétienne, aux incitations officielles à la luxure.
Ce livre vient de paraître. Il est en vente au prix de 42 F. Utiliser (ou recopier) le bulletin de commande qui figure parmi les dernières pages du présent numéro.
L'activité de DMM
Comme nous l'avions annoncé, les Éditions Dominique Martin Morin ont ouvert un bureau à Paris. Tout le courrier doit leur être envoyé à cette nouvelle adresse : 96, rue Michel-Ange, 75016 Paris. Téléphone : 288.30.94.
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Viennent de paraître :
-- *L'éducation de la pureté,* par Luce Quenette, déjà mentionné plus haut. Un volume de 324 pages, 42 F.
-- *Un évêque parle,* par Mgr Marcel Lefebvre, deuxième édition augmentée d'une conférence donnée en 1974. Un volume de 264 pages, 30 F.
-- *De la prudence, la plus humaine des vertus,* par Marcel De Corte. Un volume de 80. pages, 16 F.
-- *Jean des Berquins,* roman, par Claude Franchet. Un volume de 200 pages, 35 F.
\[...\]
============== fin du numéro 188.
[^1]: -- (1). Ces chiffres entre parenthèses indiquent l'année d'entrée à l'École polytechnique.
[^2]: -- (1). Voir la R.S.P.T. (revue des sciences philosophiques et théologiques, publiée par Le Saulchoir), numéro d'octobre 1969, pages 705-706 ; citations et commentaires dans ITINÉRAIRES, numéro 140 de février 1970, pages 227 et suiv. ; et numéro 141 de mars 1970, pages 191 et suiv. Cette thèse est celle que l'on retrouve partout désormais, officiellement inculquée à tous les niveaux dans l'Église de l'autodestruction conciliaire, de par l'autorité des « évêques en communion avec le pape ». Exemple, la *Semaine religieuse* d'Angers, année 1974, page 284, enseigne le clergé : « *Au début de l'élan missionnaire dans les nations lointaines, depuis quelques siècles, l'Occident ne s'est-il pas figuré longtemps que les pays en voie de développement ne se feraient chrétiens que sous son influence, en s'imprégnant de la philosophie et de la théologie de l'Église dite* « *romaine *»* ? Il a fallu arriver au grand pape missionnaire Pie XI ; il y a à peine cinquante ans, pour que l'Église s'ouvre à une perspective véritablement missionnaire...* » On voit bien les deux idées principales : 1° Il n'y a pas d'Église romaine qui soit *mater et magistra omnium Ecclesiarum*, puisqu'il n'y a plus qu'une Église « dite romaine », qui d'ailleurs n'est bonne à rien ; 2° L'Église a commencé à devenir « véritablement missionnaire » il y a cinquante ans seulement ; à peine cinquante ans...
[^3]: -- (1). *La Croix* du 6 août 1973.
[^4]: -- (1). Cette traduction française est une collaboration de Jacqueline Lafond, José Johannet, René Marichal, Serge Oswald et Nikita Struve.
[^5]: -- (2). Préface à sa traduction de *La maison de Matriona* (Julliard).
[^6]: -- (3). 27, rue Jacob, *Bulletin mensuel d'information des éditions du Seuil*, n° 174 de février 1974.
[^7]: -- (1). Voir dans ce même numéro la chronique consacrée à « L'article 58 du Code pénal de l'U.R.S.S. » et ses victimes.
[^8]: -- (1). L'émission s'intitulait « Ouvrez les guillemets ». Elle existe toujours.
[^9]: **\*** -- *Sic -- *2002.
[^10]: -- (1). Voir l'article de A. Troubnikoff, ITINÉRAIRES numéro 182 d'avril 1974.
[^11]: -- (1). Soljénitsyne : *L'Archipel du Goulag,* p. 376 de la traduction française.
[^12]: -- (2). Sur le Samizdat, voir ITINÉRAIRES numéro 178 de décembre 1973, p. 176 à 178.
[^13]: -- (1). Voir « La paix et la violence », article rédigé d'abord pour *Le Monde* et finalement publié dans le journal norvégien *Aftenposten* du 11 septembre 1973.
[^14]: -- (2). Livre noir publié par le Bureau central du Parti socialiste révolutionnaire russe, Paris, 1922, p. 27. Comme on voit, les alliés des communistes ont fourni aussi les premières vagues de victimes.
[^15]: -- (3). Jean Madiran : *La vieillesse du monde*, N.E.L., première partie.
[^16]: -- (1). *L'Archipel*, p. 51 de la traduction française.
[^17]: -- (2). *Ibid.,* p. 255.
[^18]: -- (3). Lénine, *Œuvres*, 5^e^ éd., t. 45, p. 190.
[^19]: -- (4). *L'Archipel*, p. 255.
[^20]: -- (5). Il faut lire ce qui suit en pensant que la plupart de ces articles sont aujourd'hui encore en usage massif et quotidien.
[^21]: -- (1). *L'Archipel*, p. 299.
[^22]: -- (2). Édouard Rouznetsov : *Journal d'un condamné à mort,* Samizdat, 1972 -- Gallimard, 1974.
[^23]: -- (1). *L'Archipel*, p. 53.
[^24]: -- (2). *Ibid.* pp*.* 271-74.
[^25]: -- (3). Privation des droits civiques et assignation à résidence. C'est ce qui est arrivé à Soljénitsyne lui-même lors de sa « libération » en 1956.
[^26]: -- (1). *L'Archipel,* p. 53.
[^27]: -- (1). *Archipel*, p. 352.
[^28]: -- (1). Pour le développement de ces quatre arguments : on trouve l'essentiel de ce qu'il faut savoir, et les références pour en savoir davantage, dans la brochure : *La messe. État de la question.*
[^29]: **\*** -- *Itin.* 140-02-70, note.