# 190-02-75
II:190
*Avis urgent à nos abonnés*
Nous risquons de manière prochaine l'asphyxie, en raison de la défaillance prolongée du centre de chèques postaux de Paris.
Au moment où nous écrivons ces lignes, on avoue qu'un virement postal met encore 12 jours pour être encaissé à Paris. Mais cet aveu lui-même est d'un optimisme échevelé. Nous constatons que l'encaissement d'un grand nombre de virements postaux qui nous sont destinés prend en réalité un mois et même davantage.
On annonce d'ailleurs que priorité est donnée aux chèques postaux supérieurs à 1 000 F, et que ceux de moins de 1 000 F sont mis en attente. Avec cette belle discrimination, vos réabonnements se trouvent en somme bloqués, ou démesurément retardés.
On annonce enfin qu'il faudra attendre le mois de mars pour que la situation soit rétablie aux chèques postaux de Paris. Ils disent mars, mais comment les croire sur parole ?
Nous demandons à nos abonnés de riposter à cette situation :
1° En accélérant et de préférence en avançant d'un mois au moins le versement de leur réabonnement (la date d'échéance de leur abonnement n'en sera aucunement modifiée).
2° En comprenant que nous-mêmes nous avançons d'un mois l'envoi des circulaires de rappel de réabonnement (sans que cela signifie un changement dans la date d'échéance de l'abonnement).
3° En réglant leur réabonnement, chaque fois qu'ils le peuvent, par chèque bancaire plutôt que par chèque postal, contrairement à nos précédentes recommandations.
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### Rendez-vous à Paris le 15 mars
L'optimisme officiel n'est pas seulement aberrant. Il est menteur. Il l'est consciemment.
Les sociétés occidentales sont entrées dans une période de très sévères difficultés économiques. Chacun le constate, ou le constatera bientôt, et de plus en plus, en ce qui le concerne. Tout va devenir plus malaisé, parfois presque impossible.
La revue ITINÉRAIRES, nous l'avons annoncé, nous le répétons avec gravité, *ne pourra survivre et continuer son action que par un effort résolu de tous ceux qui veulent qu'elle survive et qu'elle continue.*
\*\*\*
Le premier effort, le plus urgent, est de maintenir l'entraide à l'abonnement.
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C'est à cet effort-là que vous êtes convoqués pour commencer.
Dans cette intention, c'est au profit de l'entraide à l'abonnement que les COMPAGNONS d'ITINÉRAIRES organisent à Paris, le 15 mars, de 14 heures à 20 heures, une VENTE DE CHARITÉ où les auteurs qui écrivent dans la revue, et même quelques autres, viendront rencontrer leurs lecteurs et signer leurs ouvrages.
Cette VENTE DE CHARITÉ aura lieu dans la grande salle de la Maison de la Chimie, 28 bis, rue Saint Dominique, à Paris VII^e^.
Les bourses d'abonnement, partielles ou totales, que décernent les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES ne sont pas une fiction. Il ne s'agit pas d'abonnements gratuits ou semi-gratuits que la revue distribuerait par miracle. Pour chaque bourse qu'ils accordent, les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES versent à la revue le montant de l'abonnement. Ils le font, ils ont pu le faire jusqu'ici grâce aux cotisations et aux souscriptions des adhérents de l'association.
Mais le nombre des bourses demandées augmente et va, en raison des circonstances, continuer d'augmenter. La charge de l'entraide à l'abonnement devient plus lourde. C'est le premier effort qui s'impose : qu'il demeure vrai que personne n'est privé, par simple raison d'argent, de lire ITINÉRAIRES et de s'y abonner.
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Pour en donner les moyens aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, venez à la VENTE DE CHARITÉ, à la VENTE D'ITINÉRAIRES, à la grande FOIRE AUX LIVRES organisée le 15 mars.
C'est aussi la première fois, depuis dix-neuf ans qu'existe la revue, que tous les rédacteurs et tous les lecteurs d'ITINÉRAIRES, ceux de Paris, ceux de province, ceux de l'étranger, sont invités tous ensemble à une rencontre générale.
La première fois depuis dix-neuf ans : nous n'avons pas abusé de ce genre d'invitations. J'espère donc que vous serez tous là. Pour la première rencontre. Pour la rencontre du dix-neuvième anniversaire.
Le 15 mars, de 14 heures à 20 heures.
A la Maison de la Chimie, 28 bis, rue Saint Dominique à Paris VII^e^.
Cette rencontre sera maintenue à cette date et en ce lieu, même si une grève des PTT, ou quel autre événement analogue, empêchait entre nous toute communication ultérieure.
Jean Madiran.
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## ÉDITORIAL
### Réclamation au Saint-Père
par R.-Th. Calmel, o.p.
LES INNOVATIONS POSTCONCILIAIRES ne sont pas un ensemble plus ou moins disparate de modifications. C'est un système. C'est plus qu'un système théorique : c'est un système stratégique d'occupation. -- L'Église d'une part est instruite dans une croyance nouvelle, ou plutôt dans l'incroyance moderniste. L'Église d'autre part est « sous la botte » ; elle est en grande partie régentée par un parti apostat qui tient en grand nombre les postes de commandes, à commencer par les plus élevés. Vous hésitez à le croire. Vous trouvez inacceptables ces affirmations massives. Prenez alors le temps de voir et de lire. Car ces affirmations sont démontrées. La grande force du livre de Madiran ([^1]) c'est d'être une démonstration victorieuse. Les mailles de la démonstration sont solides, serrées, mais surtout elles sont imbrisables. Nous attendrons longtemps l'adversaire qui en ferait sauter une seule.
La démonstration est imbrisable. La démonstration n'est point platonique. Ceux qui lisent Madiran savent assez qu'il est tout le contraire de ces penseurs stériles et paresseux qui vous disent à longueur d'articles et d'ouvrages :
« J'ai dressé mon constat : voyez son exactitude ; après quoi je me moque des conséquences : je me retire au chaud les pieds sur les chenets ; débrouillez-vous si ça vous intéresse. » Les diagnostics de Madiran sont toujours suivis de l'indication du remède.
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Dans le présent ouvrage l'un des chapitres les plus émouvants est celui dans lequel il vous confie en substance en toute paix et courage : on pourrait encore approfondir, étendre et affiner l'analyse ; l'esprit est ainsi fait qu'il veut étendre toujours plus son pouvoir de raisonner et philosopher. Mais prenons garde a « ne pas nous évanouir dans nos cogitations ». L'amplitude du regard est une chose ; la limite restreinte de l'action effective en est une autre. Ayant vu où nous sommes mesurons ce qui reste en notre pouvoir. Ce qui reste en notre pouvoir, c'est d'abord l'oraison et la vie cachée en Dieu ; ce qui reste en notre pouvoir c'est encore ce que la Revue ITINÉRAIRES a tant de fois préconisé : sans éclat et sans bruit élever des fortins de résistance, d'attachement pieux et vivant à la tradition. Ces fortins paraîtront dérisoires ; face à l'Église apparente et occupante ils paraissent une défense trop faible. Qu'importe. La grâce de Dieu ne se mesure pas à ce qui paraît. Il est en notre pouvoir de dresser de modestes ouvrages de résistance et de les entretenir. Donc nous n'avons pas à hésiter, avec la grâce de Dieu. Je parle surtout de les entretenir de l'intérieur, de l'entretien qui procède de la vie de prière, de l'étude sacrée humblement conduite, de la charité fraternelle, de la modestie. On peut reprendre à ce sujet toutes les recommandations adressées par saint Paul à ces minuscules communautés naissantes, ces premiers fortins de Salonique ou d'Éphèse. -- Ainsi donc les diagnostics implacables de Madiran se concluent par le réalisme le plus net sur les humbles moyens à prendre pour *survivre au monde moderne* (chapitre VII), pour perpétuer et transmettre, malgré l'Église apparente et occupante, d'abord la Messe de l'Église catholique, la Messe latine et grégorienne de saint Pie V ; ensuite, et d'un même mouvement, le catéchisme romain ; l'Écriture loyalement traduite, sauvegardée intacte.
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Le livre de Madiran publie pour sûr sa lettre à Paul VI du 27 octobre 1972. C'est le fond même de la réclamation au Saint-Père. Mais le livre contient incomparablement plus. Il n'y a pas que la lettre republiée suivre de la republication des réponses et enquêtes de Hugues Kéraly. Il y a incomparablement plus. Il y a une explication très profonde, une explication dont la limpidité cachera peut-être à quelques-uns la nouveauté et la pénétration des causes et des effets, des principes et des conséquences du système de pensée qui intoxique l'Église, de l'appareil d'occupation qui l'étouffe et qui la ferait prendre pour ce qu'elle n'est pas, pour ce qu'elle ne sera jamais.
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Dans le troisième chapitre en particulier, à partir d'une lecture attentive des papelardes paroles du Père François Marty (ce cardinal bistrotier ([^2]) selon l'expression de Kéraly taillée exactement sur mesure), donc dans le chapitre de « l'option fondamentale », Madiran démontre par des arguments irréfutables comment l'avènement effroyable du pseudo-christianisme, le pseudo-christianisme postconciliaire, était déjà virtuellement réalisé et, comme sans en avoir l'air, sous le truchement de la condamnation de l'Action française en 1926. De cette condamnation qui fut radicalement une entreprise de mensonge, Madiran parle avec beaucoup de mesure, comme quelqu'un qui sait les tenants et les aboutissants, les apparences et les dessous. Ce qu'il a le mérite de mettre en relief c'est la finalité suprême de la condamnation : écraser les catholiques attachés au Syllabus, mettre en selle les modernistes écartés par saint Pie X ; disqualifier les chrétiens qui enseignaient l'Évangile en tenant qu'il est inconciliable avec le monde, serait-ce le monde moderne ; laisser le champ libre à toute la collection des ecclésiastiques mondains, chimériques et arrivistes qui, au nom de « l'esprit missionnaire », multipliaient les salamalecs serviles aux suppôts de Satan de même qu'au nom de l'esprit apostolique et de l'action catholique ils marchaient la main dans la main avec les francs-maçons et les communistes. C'est bien la première fois que je trouve un déchiffrage aussi pénétrant et aussi serein du nouvel esprit missionnaire, de la nouvelle idée du zèle apostolique qui ont pourri le clergé au lendemain de la condamnation de l'Action française et par le truchement de cette condamnation. Impossible de découvrir, sans user de la loupe que nous présente Madiran, la trame des mensonges de la mise à l'index de 1926.
C'est également la première fois que je lis une appréciation aussi libre, et à la fois aussi respectueuse sur les Pontifes qui se sont succédés depuis Pie IX. Tout séminariste, tout laïc cultivé soucieux d'y voir clair sur l'histoire de l'Église contemporaine, devrait avoir considéré les portraits, tracés par Madiran, de Pie IX et de Léon XIII, saint Pie X et Benoît XV, de Pie XI, Pie XII, Jean XXIII et Paul VI. Sur les Souverains Pontifes qui sont les vicaires du Christ sur la terre, -- parfois de bien coupables vicaires -- on apprendra beaucoup dans le livre de Madiran et l'on s'apercevra dans peine que sur eux et sur leur sacré collège l'auteur en sait plus qu'il n'en dit, encore qu'il en dise beaucoup ; par exemple que le Saint-Office n'hésita pas à accepter un faux. (page 67.)
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Il resterait encore à faire valoir une foule de grandes pensées, de notations historiques bouleversantes. -- Il faut en tout cas signaler au moins l'élégance et la finesse avec laquelle Madiran distingue sa propre voie de la voie « extraordinaire » de l'abbé de Nantes. Madiran dans sa *Lettre* n'établit pas un dossier d'accusation, il réclame et il résiste ; il réclame ce qui est le dû de tout baptisé : la messe catholique dans ambiguïté, le catéchisme, l'Écriture ; il résiste : il n'en finira jamais de résister et nous n'en finirons jamais de résister avec lui aux hiérarques, bureaux et commissions qui « soit par le Saint-Père, soit dans lui... (mais) sous son pontificat » s'acharnent à nous imposer avec une hypocrisie toute ecclésiastique une messe ambiguë et anti-traditionnelle, un catéchisme hérétique et l'usage de faux en Écriture Sainte. Madiran dans élever la voix signale donc la différence de son action avec celle de l'abbé de Nantes. -- De même dans élever la voix et dans oublier l'urbanité du Père Congar il ne laisse point passer ses lourdes responsabilités dans l'instauration de la religion post-conciliaire ; il n'ignore pas du reste l'aptitude remarquable du Père à vivre dans l'Illusion (page 65). -- La mise en garde épiscopale de juin 1966 contre ITINÉRAIRES est citée et analysée. Si « les évêques mentaient dans la perspective catholique, leur verdict était sincère dans la perspective moderniste... ils ne mentaient point par rapport au monde imaginaire où ils tournaient en rond. Le « concile » pour eux, implicitement et comme instinctivement, c'était d'être enfin libérés de la tradition catholique, de son fixisme impérieux, de son juridisme précis, de son imperméabilité à l'évolution ; le « concile » c'était cela quoi qu'il en soit du contenu réel des textes conciliaires eux-mêmes ». (p. 42.)
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Encore qu'elles diffèrent grandement, la démarche de Madiran et celle de l'abbé de Nantes ont ceci de commun que l'une et l'autre posent clairement et n'éludent pas la question du chef. Ce n'est évidemment pas la même chose de dresser contre Paul VI un réquisitoire d'hérésie ou de schisme ou de lui demander bien en face : « Très Saint Père, que ce soit par vous ou sans vous que nous ayons... été privés de la Messe traditionnelle, il n'importe. L'important est que vous qui pouvez nous la rendre, nous la rendiez. » En tout cas, soit la « voie extraordinaire » de l'accusation, soit la « voie ordinaire » de la réclamation mettent en cause le Pape, chacune à leur manière. Or voilà ce qui est intolérable à beaucoup de « silencieux » naïfs ou même à certains évêques dûment lavés quant à la cervelle.
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« Pas un mot sur Rome disent-ils ; Rome a parlé, obéissez. Sinon vous vous comportez en révoltés, vous tombez dans l'état d'esprit protestant. » « Rome a parlé », disait énergiquement un visiteur apostolique à des moniales récalcitrantes sur « l'hospitalité eucharistique » de leur aumônier. « Vous ne sauriez reprocher à votre aumônier de ne pas se tenir dans les normes romaines. Rome a parlé. Soumettez-vous. » -- « Quelle Rome ? » répliqua aussitôt la Mère Supérieure. Quelle Rome en effet et quelle église, car il y en a au moins deux. La Rome qui trouve le moyen d'exalter la dévotion à l'Eucharistie dans *Immensae Charitatis* du 29 janvier 1973 ou la Rome qui dans le même document, -- oui, le même -- suggère aux malades et à leurs voisins d'avaler une rasade de kirsch un quart d'heure avant de communier ? Il faut lire de très près le chapitre IV, de Madiran qui brûle d'une foi pure et indignée, il faut lire ce chapitre sur « *la dérision *» pour constater sur pièce qu'il y a deux Romes et deux Églises. Obéissez à l'Église, mais laquelle ? Celle qui laisse passer l'hérétique catéchisme batave ou celle qui demande d'y insérer un petit dépliant pour la forme. Quelle Église ? Celle qui célèbre la grandeur du sacerdoce catholique ou celle qui dans le même décret supprime le sous-diaconat et déclare en substance : mais vous pourrez toujours, si cela vous plaît, appeler sous diacre un acolyte ? La Rome qui affirme l'immutabilité du sacerdoce catholique ou celle qui maintient à son siège le sinistre Riobé pour qui le prêtre n'est plus que le président d'une célébration, et si l'on veut une sorte d'épicier occasionnellement déguisé en vue d'une quelconque élucubration de créativité liturgique ? Obéissez à l'Église : mais laquelle ? Car il y a une Église qui par exemple lors du décret sur la communion dans la main, a conjoint le oui et le non dans le même document et prétendu dire oui et non dans le même souffle. Ce n'est quand même pas la même Église ni la même Rome. L'une subit l'occupation. L'autre est la puissance diabolique occupante.
*Et unam, sanctam, catholicam...* Dans le *Credo* de la Messe l'Église, la sainte Église est d'abord caractérisée par l'unité : unité dans les siècles, unité dans les nations. Avant d'être sainte et pour être sainte il faut qu'elle soit ; et pour être il faut qu'elle soit *une,* non pas polyvalente, équivoque, fluente et relative mais UNE ; l' « un » est la première propriété de l'être. C'est un tel sens de l'Église *une* qui se dégage avec grande force des études de Madiran. A mesure qu'on lit, on constate à l'évidence que depuis Paul VI il n'y a plus une Église mais deux. Obéissez à l'Église, obéissez à Rome, nous crient les hiérarques et les silencieux.
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Ils peuvent s'époumoner à se rendre malades, ils ont bien fini de nous impressionner car nous savons désormais qu'il y a deux Romes comme il y a deux Églises. Obéir à Rome, obéir à l'Église nous ne voulons que cela ; nous sommes sûrs de ne pas faire autre chose. Mais justement, Rome, la seule Rome, la Rome qui est encore dans Rome, c'est celle des deux cent soixante-deux pontifes et qui ne se contredivisent pas à la Rome d'avant Paul VI et d'avant « le » concile. L'Église, l'unique Église est celle qui n'oppose pas une Messe moderne à celle de quinze siècles e Messes ; qui ne substitue pas hypocritement le catéchisme batave au catéchisme de Trente ; qui transmet l'Écriture Sainte intégrale au lieu de la trafiquer ; qui garde ce qui demeure encore intact de vie religieuse contemplative ou active au lieu de le déliter et de le dissoudre au nom de l'obéissance. Nous obéissons à *l'Église une,* celle qui domine le monde moderne et la prétendue civilisation technique. Nous n'obéissons pas à une église moderniste, une église apparente qui est irrémédiablement engagée dans l'engrenage d'un monde qu'elle a prétendu épouser. Cette pseudo-église peut bien s'acharner à réduire en esclavage l'unique Église, nous ne sommes pas dupes. Nous ne sommes pas de la Rome qui n'est plus dans Rome ; nous ne sommes pas de l'église apparente et polyvalente. Nous sommes de l'Église de toujours, de la Rome de toujours. Telle est l'âme de notre résistance. Telle est l'une des grandes vérités qui illuminent le livre de Madiran. Tel est aussi le sens de notre prière lorsque nous redisons les oraisons de la messe votive *pro eligendo summo Pontifice.*
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Le chapitre VI^e^ : *le regard sur le monde et l'impiété du cœur* est des plus pénétrants. Il montre que le regard « postconciliaire » sur le monde s'oppose au regard évangélique : « Père je ne vous prie pas pour le monde. » Il explique également cette impiété du cœur qui traite avec un mépris incommensurable les actes du magistère de Pie XII et cette impiété filiale s'exprime d'abord dans l'impiété *montinienne* (p. 77) :
« *Ils veulent nous persuader que* « *personne ne se serait attendu *» *à ce qui arrive, selon le mot de Paul VI, et ce mot est, dans l'ordre pratique, d'un poids définitif ils n'ont pas vu les causes, ils n'ont pas accepté de les voir quand c'était Pie XII qui les leur montrait. Ils gardent et garderont, sauf miracle, la conviction instinctive que ce qui arrive est accidentel, fruit de malentendus vraiment inexplicables quand on songe à la bonté du monde, à la bonté de l'homme moderne, à la bonté de la démocratie, à la bonté du progrès...* » (p. 105.)
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« *Le concile a voulu être un concile pas comme les autres ; supérieur aux autres. Pour porter la main sur la Messe codifiée par saint Pie V, il a non seulement fallu se prendre pour saint Paul VI, mais encore croire saint Paul VI beaucoup plus fort que saint Pie V. Et de tout ainsi. *» (p. 103.)
A l'origine de l'impureté du regard sur le monde, à l'origine de l'impiété filiale il convient peut-être de signaler l'affadissement de l'esprit sacerdotal. Il me paraît que c'est jusque là qu'il faut descendre si l'on cherche à percevoir les raisons dernières pour lesquelles tant de prêtres réguliers et séculiers se sont pliés plus ou moins facilement à la trahison de la messe, de la doctrine, de l'Écriture. Quel était en effet vers 1930-1935, lors des années tournantes de la condamnation de l'Action française et du lancement de l'Action catholique, quel était, sauf exception, l'esprit qui régnait alors dans les séminaires de France que j'ai pu connaître ? N'était-il pas admis comme chose allant de soi que la perfection, je veux dire la perfection surnaturelle, la parfaite charité, est bonne peut-être pour les religieux ; mais si l'on n'est pas un prêtre dans un ordre il est entendu qu'il n'y a pas à tendre à la sainteté ; comme il est entendu que la messe doit être exécutée d'une manière sans doute rubricalement correcte mais qu'enfin elle *n'est pas l'acte de la plus haute contemplation* selon la grande parole de saint Vincent Ferrier et qu'elle ne commande pas la sanctification du prêtre. L'esprit dominant était celui de la médiocrité spirituelle, du refus délibéré de la perfection, de la connivence avec les erreurs modernes en vue d'une réussite apostolique infaillible. Le choix décisif, choix non désapprouvé par les évêques, était indivisiblement celui de la correction cléricale et de l'arrivisme ecclésiastique en prenant le chemin inouï de ce qu'on appellerait bientôt l'ouverture au monde. Voilà le signe sous lequel se sont formées des générations de futurs prêtres, du moins en France, dans les années 30-35. Auparavant je n'ai pas le moyen direct d'en juger. Pétris de ces poisons étonnez-vous que ces futurs prêtres, promptement promus en agiles petits prélats, se soient faits, notamment depuis Paul VI, les promoteurs ou les suiveurs du modernisme. L'esprit de ces jeunes prêtres extérieurement corrects était déjà fermé au mystère de la Messe et à ses rites sacrés ; leur regard sur le monde était déjà celui de féroces arrivistes illusionnés et complices ; leur cœur était d'une immense impiété à l'égard d'un saint Pie X, du Concile de Trente et de tant de saints et de saintes, de vierges et de docteurs qui à les entendre empêchaient depuis quatre siècles (au moins) la sainte Église d'avancer et de prendre les tournants historiques.
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Il reste que sans l'imposture qui était au fond et entoure la condamnation de l'Action française ces ferments de malice n'auraient pas à ce degré porté leurs fruits de mort.
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Chaque fois qu'il évoque Pie XII, Madiran trouve des termes prenants pour exalter la grandeur du génie et la force d'âme du docteur qui s'est dressé jusqu'à son dernier jour face à l'invasion de l'apostasie. Le rôle prodigieux de Pie XII comme défenseur de l'Église ne saurait être exagéré. Sera-t-il permis toutefois de poser quelques questions : Pourquoi ce grand pontife qui n'hésita pas à supprimer peu après son élection la condamnation de l'Action française a-t-il omis d'élever au siège épiscopal qui leur revenait en toute justice toute une pléiade de prêtres doctes et amis de Dieu, sauvagement écartés par les modernistes après 1962 ? Inutile de rêver à ce qu'eût été une Église de France qui aurait dû compter avec un abbé Berto, un abbé Collin, un abbé Roul et tant d'autres : la question du pourquoi Pie XII ne l'a-t-il pas fait ? demeure à mes yeux insoluble. De même que, pour moi du moins, demeure insoluble son omission de mettre à l'Index l'un des modernistes les plus avérés et les plus actifs, le jésuite Pierre Teilhard de Chardin. Et je ne dis rien de la surprenante bénignité avec laquelle furent traités les chefs de file du modernisme de 1950, ceux dont *Humani Generis* condamnait si fortement les hérésies. De même que je ne comprends pas pourquoi le grand Pie XII a introduit, parmi les moniales, le cheval de Troie des *fédérations.* De même que la re-fabrication du psautier par les jésuites de Béa demeure pour moi une énigme. Je me permets de signaler ces limites d'un grand pontificat afin que le lecteur se garde de confondre, malgré des ressemblances admirables, Pie XII et saint Pie X. -- Mais je conviens sans peine que dans les perspectives du livre de Madiran ces interrogations n'avaient pas besoin d'être soulevées.
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Oserai-je exprimer toute mon admiration pour le dernier livre de Madiran ? J'oserai par amitié et par esprit de justice ; je dirai donc que ce tome II de *L'Hérésie du XX^e^ siècle* est encore en progrès par rapport au tome I.
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Progrès par l'élan et l'entrain et la fluidité du style. Progrès par la profusion des réflexions philosophiques jetées à pleines brassées et toujours d'une justesse et d'une cohérence sans fêlure ; lisez à ce propos par exemple dans les derniers chapitres les passages sur l'imaginaire, sur la loi naturelle, sur la distinction entre instruction et éducation et sur « la finalité éducative qui doit diriger, ordonner, mesurer les cheminements de l'instruction, *mais non point les supprimer *» (p. 108). Lisez le grand fragment sur la distinction entre famille et « société parfaite » (pp. 109 à 111) ou les profondes remarques sur « *le civique *» d'une nation comme la France « qui comporte, et non point en annexe, le catéchisme romain et la Messe traditionnelle. Les catholiques français auront-ils besoin que ce soit l'agnostique Maurras qui vienne une fois encore le leur apprendre ? » (p. 124.) Lisez surtout les pages dès maintenant classiques sur le pourrissement des sociétés par la luxure, sur la nouveauté dans l'histoire du monde de « l'excitation permanente et autorisée de la plus violente concupiscence » (p. 114). Lisez encore les analyses sur la part des responsabilités cléricales dans la contagion de la luxure. Il resterait encore à relever, pour la joie du lecteur, les impayables caricatures qui vous sourient un instant au milieu des considérations les plus austères et qui excitent l'attention bien loin de la disperser : « l'insensibilité bovine de l'épiscopat » (p. 45) ; « la congrégation romaine dite de la doctrine qui émerge un instant de sa léthargie pour taquiner le cavalier Hans ou le frondeur Kung » (p. 63) ; le « sombre héroïsme » des personnages de *L'Homme Nouveau* qui « vénèrent non seulement la dignité épiscopale mais encore la personne des évêques les plus manifestement prévaricateurs » (p. 89).
La plupart des grands polémistes, Drumont, Péguy, Bernanos, travaillent d'ordinaire sur des *états de mœurs* plutôt que sur des textes. Madiran préfère travailler sur des textes : mais sa polémique ne va pas moins avant, ne creuse pas moins profond. Il lit les textes en effet -- les textes de la pseudo-église -- avec un tel soin, une telle patience, une telle dose d'objectivité et d'acribie, un si évident esprit de foi, qu'il les oblige à cracher leur venin. *Ces textes* révèlent alors *l'état des mœurs* dont ils témoignent et qui est proprement diabolique : *faire muer l'Église,* substituer « modernistiquement » une Église en devenir, fluante et polyvalente, à l'*unam sanctam.* Madiran dans un passage de son livre se plaint tout bas (p. 55) d'être peut-être le seul ou même effectivement le seul à poursuivre une lecture attentive des documents épiscopaux français. L'austérité de ce labeur est évidente.
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Mais il est encore plus évident qu'elle est récompensée au centuple par la lumière rationnelle et surnaturelle que nous verse à flots sa lecture implacable. Grâce à lui nous recevons, avec quelle gratitude, la démonstration victorieuse que la vraie Église est sous la botte, qu'une église apparente, mondaine et maçonnique, s'acharne par tous les moyens à se faire identifier à l'Église unique et véritable. Grâce à lui le démarquage est réalisé ; nous sommes en mesure de ne plus être dupes, de tenir et de lutter dans la pleine lumière ; nous sommes capables de ne plus nous laisser impressionner le moins du monde par les menaces, pression, oppression et répression de la pseudo-église ; nous n'avons plus qu'un désir : vivre et nous sanctifier dans la véritable Église et lui rendre un beau témoignage, car rendre témoignage à l'Église c'est rendre témoignage à Jésus-Christ, puisque *l'Église est Jésus-Christ répandu et communiqué ;* nous comprenons un peu moins mal chaque jour, par l'intercession du Cœur Immaculé, que le Seigneur n'a permis que pour cette fin de témoignage et de sanctification l'épreuve présente de son Église.
R.-Th. Calmel, o. p.
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## CHRONIQUES
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### La société horizontale
par Thomas Molnar
ON PARLE SOUVENT aujourd'hui de la société « permissive » (néologisme assez brutal, cueilli aux États-Unis) et nous savons tous ce qu'il faut entendre par ce terme : absence d'autorité, renversement de la hiérarchie naturelle, dégénérescence du discours et du comportement publics. On ne parle point d'un autre phénomène, pourtant plus menaçant ; la « permissivité » se heurte normalement à une réaction, même tardive. Ce que je voudrais nommer « société horizontale » semble être au bout de l'entropie historique ; phénomène par conséquent irréversible, jusqu'au surgissement d'un nouveau cycle de civilisation. Je suis chaque jour témoin de cet « horizontalisme » qui, par nature, continue à s'étendre et à faire de nouvelles conquêtes. Essayons d'esquisser les aspects tantôt évidents, tantôt cachés de la société horizontale.
Je prends la société américaine comme illustration de cette analyse, tout comme je l'ai prise dans les cas où il fallait illustrer la « permissivité ». Et cependant, il ne s'agit guère de la même chose. Il y a quelque temps, une revue de jeunes (et de moins jeunes), genre libertaire et individualiste à outrance, m'a demandé un article sur la compatibilité de la religion et de la société moderne, urbanisée, suburbanisée même. J'avais le droit, et c'est ce qu'on attendait de moi, de conclure à l'incompatibilité de ces deux phénomènes en apparence contradictoires.
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Parti de la « Lettre à Diognète » (deuxième siècle A.D.) qui recommande au chrétien de pratiquer les vertus civiques, j'ai montré que les grandes religions sont toutes nées au cœur même des grandes civilisations et qu'elles envahirent sans tarder les grands centres urbains. Jérusalem, Corinthe, Rome, La Mecque, Bénarès, Thèbes, Babylone, d'autres grandes villes encore, furent les berceaux des religions transcendantes qui ne se portaient pas moins bien du fait qu'autour d'elles, et dès leur naissance, le bruit n'avait pas cessé. Et quand je dis bruit, il s'agit de celui que suscitent les controverses, les débats, les critiques, les attaques ainsi, bien entendu, que l'apologétique et la stratégie de défense.
Cependant, j'ai fini par conclure à l'incompatibilité, non de la religion et de la civilisation urbaine, mais à celle qui existe entre la religion et la société dite « pluraliste » que j'appelle ici « horizontale ». Ceci dans le sens où l'objectif majeur, et bientôt exclusif, est la coexistence pacifique de groupes hétérogènes sans aucune hiérarchie pour en mesurer l'importance. D'où vient la hiérarchie ? Soit d'une priorité historique (droit du premier occupant), soit de qualités de puissance constructive incontestables, soit encore d'un passé où une élite avait imposé des règles qui sont, même beaucoup plus tard, respectées et imitées, souvent inconsciemment. Une société mécaniquement nivelée, où des mesures quotidiennes sont prises afin qu'aucun épi ne dépasse le champ de blé (illustration du tyran de Corinthe donnant la première leçon d'égalitarisme), se consacre méthodiquement et comme religieusement à nier les priorités mentionnées plus haut. Ainsi une bonne partie de l'énergie publique qui dans une société équilibrée est utilisée dans la direction verticale et horizontale, se trouve dirigée dans une seule direction. Parmi nos termes de science politique on une trouve pas le contraire de *théocratie ;* il faudra y penser, car l'expression « société de masse » n'exprime pas les aspects caractéristiques du phénomène.
Comme il y avait dans l'histoire des sociétés consacrées à la seule adoration d'un dieu, voici maintenant une société dont la tâche est de rendre l'existence unie, égale et aplanie. Historiquement, il s'agissait de tolérance religieuse et politique ; bientôt la pluralité des blocs vastes et solides d'immigrants, presque des nations entières en un court laps de temps, vint se greffer sur la tolérance religieuse : le pluralisme se fit quasiment à l'improviste. Le reste s'ensuivit : il fallait à tout prix éviter les soulèvements, conflits, guerres, révolutions et luttes de classes qui avaient dévasté l'Europe ; la tâche se dessinait d'une structure où seuls les restes d'un folklore réduit à ses éléments décoratifs viendraient distinguer les citoyens les uns des autres.
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Le résultat est une espèce inédite d'hédonisme collectif que même un Tocqueville, analyste incomparable du « style » américain, ne pouvait prévoir. Comme Dieu est devenu strictement une affaire privée -- car lequel des candidats pourrait-il dresser la tête au-dessus des autres : le dieu-zen, le dieu-Bahai, le dieu des témoins de Jéhovah, le dieu des Mormons, le Dieu d'Israël, le Dieu-Christ, le dieu des Musulmans noirs, enfin le dieu des centaines de cultes ? -- et comme il n'y a plus l'Empire romain avec son Divus Augustus, l'idéal est la Société. La Société qui possède autant et davantage d'attributs que n'importe quelle divinité hindoue. En somme, il s'agit d'une religion terrestre. Non de l'espèce marxiste qui, elle, est une idéologie, donc une religion affirmée quoique fausse. L'horizontalité américaine n'est pas une idéologie, et elle ne peut être fausse car elle ne prétend pas s'adresser à l'âme et à sa soif spirituelle. Au contraire, elle proclame -- tacitement -- que la spiritualité est un « droit », inaliénable comme tous ceux qu'invente l'être humain dans sa liberté, mais que plus important que l'esprit est le confort ici bas. Confort en tout genre, le moindre étant le confort physique, corporel, sensuel que fournit la technique. Le confort réellement visé est celui qui se situe, justement, entre le corps et l'âme, qui fournit une âme nouvelle, appelons-la *psyché* ou bien -- terme extrêmement significatif -- *mental confort.*
Qu'est-ce que c'est ? Le « confort mental » (en vérité, l'expression est intraduisible) assure, ou plutôt « sécurise » l'individu contre ce qui pourrait lui susciter des ennuis, des malaises, des blocages soudains. Le « confort mental », si l'on cherche dans les profondeurs du *psyché* américain, est l'assurance quasi-métaphysique que l'existence consiste en formules et qu'on peut procéder d'une formule à l'autre sans tomber subitement dans l'abîme de la vie sans formules. Le terme légal consacré, base du divorce s'il n'y a pas adultère, est *mental cruelty,* encore un terme intraduisible car il ne s'agit d'aucune « cruauté mentale ». Il indique que le mari (ou l'épouse) est au-delà des attitudes permises, de l'éventail des comportements consacrés.
Dès lors, le système américain n'est pas seulement producteur de machines, de techniques, de gadgets de toutes sortes, de *market research* et de quantité d'autres inventions technologiques et manipulatrices, c'est avant tout un système garantissant l'autosuffisance horizontale, l'autarcie de l'homme qui n'a pas besoin de son âme. En Russie, pour y revenir une fois de plus, l'âme est le Parti, la conscience prolétarienne, l'utopie léniniste projetée dans l'avenir comme un au-delà des religions.
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Dans notre société horizontale personne n'est persécuté parce qu'il cultive en lui une âme « privée », qu'on amène à l'église, qui intervient dans l'œuvre poétique ou dans l'acte de charité. Mais : on n'en a pas besoin ! La vie publique est conçue de façon que les seules dimensions humaines nécessaires soient les dimensions terrestres, horizontales. La verticale, elle, appartient aux « droits sacrés de l'individu », celui-ci l'utilise ou non, c'est son affaire.
Il ne s'agit pas non plus de la fameuse séparation de l'État et des Églises, inscrite dans la Constitution et brandie comme un drapeau par les uns et par les autres. Il s'agit de la substance publique en quelque sorte. Entendons-nous : l'objectif numéro un de la cité en tant que cité est de garantir la paix entre les citoyens. Aux États-Unis cette notion est forcément élargie en ce sens qu'il faut également garantir la paix entre les groupes constituant le pluralisme. On prend un soin extrême, dans une ville « pluraliste », même de moindre importance, entre, par exemple, un Noir, un Israélite, un Irlandais et un Italien, afin de n'irriter aucune des minorités substantielles. Avec cela la politique compensatrice est satisfaite. Mais c'est tout autre chose lorsque, au niveau de l'individu, tous les besoins, réels ou imaginaires, sont immédiatement canalisés vers une agence dont la tâche est d'être à la disposition du fonctionnement social. Exemple : dès que la législation approuvant l'avortement entre en vigueur, se déclenche le mécanisme qui aplanit toutes les difficultés devant les candidates. Les hôpitaux sont sommés d'ouvrir un service ; les universités elles-mêmes construisent des centres où leurs étudiantes peuvent se faire avorter gratuitement. Des affiches publicitaires paraissent dans le métro qui dirigent les « moins de 18 ans » vers des agences où ces jeunes personnes, les candidates ainsi que leurs « amis », pourront obtenir aide, conseil, ou tout simplement un moyen psychologique de se décharger de leur « problème ». Plus significatif encore : l'individu, en l'occurrence la « candidate » à l'avortement, n'est pas invité à réfléchir sur ce qui lui arrive ; on ne lui laisse pas un intervalle, une distance entre l'acte quel qu'il soit et ses conséquences ; on ne lui laisse pas le loisir de consulter son âme ; l'âme est mise hors service : on joint les actes les uns aux autres de façon à réduire le côté mystérieux de l'existence à une fonction que l'on s'acharne à perfectionner. L'individu n'a plus le sentiment (si tant est qu'il y réfléchit) de se trouver dans la zone intermédiaire entre les dieux (fatum, destin, marge d'incertitude) et les actes concrets, zone où sont engendrés les rêves mais aussi les grandes actions ;
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il est à tout instant relié au mécanisme indéfiniment perfectible du Big Brother (voir le 1984 de Georges Orwell) lequel Big Brother n'est pas un superdictateur, seulement une chaîne ininterrompue d'agences à notre disposition.
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Cette divinité immanente (car, philosophiquement, il s'agit bien de cela), qui dépasse l'imagination même d'un Hegel ou d'un Feuerbach, n'est jamais stable, mais en évolution perpétuelle. La société qui fait le plein, pour ainsi dire, non pas de pétrole mais d'autres lubrifiants, ne pourrait s'arrêter à tel moment et dire : voilà, nous sommes arrivés à une étape raisonnable, finale. Dieu créa pendant six jours et s'arrêta au septième, disant que le monde était très bon. Le monde ne peut jamais être satisfaisant aux yeux du dieu immanent ; le mécanisme exclusif du *probèmme-solving* (encore un terme intraduisible : la résolution des problèmes érigée en but suprême) engendre ses propres besoins, lesquels, à leur tour, en engendrent d'autres... La conséquence est qu'à l'intérieur de ce fameux « individualisme » dont se targuent les Américains, s'installe le cancer qui occupe peu à peu tout l'espace social jusqu'à ce que le citoyen ait la sensation de la plénitude absolue. Ce n'est pas une plénitude spirituelle, la béatitude, c'est la sensation de satiété, d'être gorgé, de n'avoir rien besoin de créer après le modèle qu'on s'était choisi.
On me dira : c'est le propre des sociétés industrielles, fondées sur la productivité et sur le « fétichisme de la marchandise » (selon la remarque profonde de Marx). Oui, mais il y a des sociétés qui se sont glissées dans l'ère industrielle comme, auparavant, elles étaient devenues société féodale, monarchie absolue, régimes républicains. Elles finiront par se débarrasser de la société industrielle également. En Amérique seule apparaît une société industrielle par vocation et qui a, la première, étendu le schéma rationaliste de la production industrielle à la vie personnelle et intérieure du citoyen. Les films de Charlot en donnent une image trop rudimentaire car le sens poétique du grand acteur rétablit une espèce d'équilibre qui n'existe guère. Charlot semble dire que malgré l'hostilité du mécanisme vorace le lyrisme survit, telle une rose restée fraîche dans une poubelle.
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Oui, bien sûr, le lyrisme survit ; je n'ai pas dit que l'âme n'affirme pas ses droits « inaliénables » -- comme, d'ailleurs, la Constitution l'y autorise... J'affirme seulement que nous avons affaire à une société « pleine » qui se substitue par ses fonctions toujours plus nombreuses et encombrantes à l'âme ; l'âme qui aurait besoin de vide autour d'elle, du vent glacial et même de la souffrance afin de vivre. *Les Chaises* de Ionesco, et en une moindre mesure, *Le Rhinocéros,* en donnent une impression approchant de la réalité. Chaque avenue de cette société est encombrée d'entrepreneurs et d'entreprises qui divertissent l'attention, et tout en cherchant à la ramener au *moi* psychique et auto-glorifié dans le confort, l'écarte systématiquement de son âme. Dès qu'une nouvelle avenue est percée, les entrepreneurs s'y installent, allèchent les clients qui sont tout de suite dociles car les plis de l'habitude sont pris depuis longtemps. L'avenue devient un cul-de-sac, la spontanéité la plus astucieusement conçue est sous peu réduite à l'ombre d'elle-même, puis intégrée dans le réseau des « problèmes à résoudre », donc déjà résolus.
Dans ces conditions il n'est pas étonnant que le Dieu foudroyant et charitable de notre religion soit, Lui aussi, intégré parmi les *problem-solvers,* et que son Église devienne une agence de plus qui aide la société à faire le plein. En Russie on hait le vertical et on fait tout pour l'éliminer ; dans notre société le vertical « s'horizontalise », si je puis me permettre un contresens à la fois grammatical et géométrique. La séparation de l'Église et de l'État n'est pas en elle-même nuisible à la religion ; le pluralisme érigé en un impératif socio-politique est déjà beaucoup plus dangereux car le consensus s'installe nécessairement sur la ligne du commun dénominateur et élimine l'idée même de l'absolu ainsi que la notion de la transcendance. Babeuf soulignait qu'une société égalitaire n'a pas besoin de génies ; la société pluraliste n'a pas besoin d'hommes authentiquement spirituels car ils sont la négation vivante de la primauté du social. Lorsqu'à la société pluraliste se superpose (si l'on peut dire) la société horizontale, l'âme elle-même se trouve mise en chômage du fait que le psychique occupe le centre de toutes les attentions, qu'il est baigné, huile, frictionné et revêtu d'habits resplendissants.
Ce produit, Marcuse l'appelle « l'homme unidimensionnel », terme moins éloigné qu'on ne pense du mien « société horizontale ». Celle-ci est l'habitat naturel de l'autre -- bien que la société dont rêve Marcuse soit elle aussi horizontale et son citoyen également unidimensionnel, aplati. Il nous reste à faire deux remarques.
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L'une concerne l'Église post-Vatican II. Même si le Rhin cessait un jour prochain de jeter ses eaux turbulentes dans le Tibre, le Mississippi suffirait à la tâche. Nous sommes moins devant la perspective d'une Église hérétique que devant une Église « horizontale » à laquelle travaillaient Maritain et Teilhard, les théologiens et cardinaux que l'on sait, mais aussi le modèle puissamment influent de la société américaine. Le seconde remarque concerne les autres sociétés occidentales, l'horizontalité qui les menace. Il semble que le pluralisme ne puisse pas s'y implanter car elles sont assez homogènes par leur origine historique et leur constitution nationale. Seule une Europe politiquement unie serait capable d'opérer un brassage racial et un mélange de population semblables à ceux des États-Unis presque depuis le début. L'Angleterre où ce danger est assez fort, à cause de l'immigration des peuples de couleur qui s'y installent de façon permanente, est pour l'instant le seul pays européen capable de se muer en « société pluraliste », antichambre de la société horizontale. D'autre part, la législation et le style de vie des nations européennes les rapprochent chaque jour davantage de l'horizontalité, suivant le modèle américain. Au nom du bonheur individuel, érigé, comme dans la Constitution américaine, en un droit inaliénable, on accumule les agences publiques, semi-publiques et particulières pour la protection du citoyen : de l'ouvrier, de la femme, de l'écolier, de l'homosexuel, du travailleur étranger, des communautés de prières, etc. Autant de groupes de problem-solving*,* chacun engendrant plutôt que « solutionnant » les problèmes. L'agence qui se penche sur le cas des filles-mères (un exemple entre mille), se transforme sous le poids de l'horizontalité environnante en un forum de conseillers, de psychologues, de sociologues, etc., autant de tentacules pour la socialisation de l'homme que l'on écarte de son for intérieur. Ce dernier, répétons-le, n'est pas supprimé, mais il devient un luxe, un organe parasitaire, donc rarement utilisé, paresseux, amorphe, confus.
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Je ne prétends nullement que le terme, « société horizontale », cache une nouvelle réalité. Il s'agit d'une version du dieu immanent, de l'autosuffisance de l'histoire terrestre, sans l'intervention, sans l'apport, du transcendant. Cependant, le dieu immanent lui-même connaît des métamorphoses variées ; la société horizontale en est une, la plus récente, peut-être la plus dévastatrice aussi.
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Si d'un côté nous avons la tribu, société autosuffisante et presque entité biologique, de l'autre nous avons la société horizontale, entièrement détribalisée (c'est-à-dire hétérogénéisée) et où le « social » se substitue au « biologique ». Encore la tribu est-elle dépendante du mana, des esprits qui habitent objets et animaux, de la bienveillance des ancêtres. La société horizontale est infiniment plus arrogante, elle vient au nom de l'ultime sophistication, c'est le dernier avatar de la doctrine de Protagoras, l'homme est la mesure (le critère) pour l'homme et pour toutes choses.
Thomas Molnar.
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### Le Portugal sous la botte
par Jean-Marc Dufour
LE 28 SEPTEMBRE 1974, le Portugal est entré en communisme. Cela s'est fait sous nos yeux, sans à-coups, grâce à l'utilisation judicieuse d'un nombre suffisant de masques et déguisements -- si bien que de bonnes personnes en sont encore à se demander « où est donc le communisme ? » alors qu'il est installé dans la place et y règne en maître quasi absolu. C'est ainsi que Georges Dupoy, dans un article par ailleurs excellent du *Figaro* -- tout arrive --, prédisait qu'un « coup de Prague » est possible, alors que ce coup avait eu lieu deux mois plus tôt..
Il est vrai que le P.C.P. (Parti Communiste Portugais) n'encombre pas les bancs du gouvernement. Officiellement tout au moins, Alvaro Cunhal est le seul à y siéger. On se demande d'ailleurs pourquoi le P.C.P. immobiliserait d'autres militants dans une tâche inutile : Cunhal suffit à tout, le M.F.A. -- Mouvement des Forces Armées -- fait le reste. Voyez un peu : Le 22 novembre 1974, le journal du P.C.P., Avante, publie un article dont le titre résume parfaitement le contenu -- je ne suis pas responsable des termes employés :
« *L'amélioration de la situation économique passe par la lutte antimonopolistique. *»
Rien d'étonnant à trouver cette littérature dans un quotidien communiste, mais voyons outre. Les 5 et 6 décembre suivants, se réunit l'Assemblée du M.F.A. La photographie de cet aréopage occupe tout le haut de la première page du Diario de Noticias : des généraux, des colonels, des commandants et d'autres officiels de moindre rang -- près de 200 en tout -- occupent l'amphithéâtre de l'Institut des Hautes Études de la Défense Nationale, ce qui permettra à Vasco Gonçalves d'ironiser sur les conférences qui se tenaient là avant le 25 avril. Sous la photographie : un gros titre, suivi d'un gros sous-titre ; voici ce dernier :
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« *L'Assemblée du M.F.A. manifeste son entière confiance dans la rapide concrétisation de mesures antimonopolistes au bénéfice des classes travailleuses. *»
Eh bien ? N'est-on pas servi ? Rien décidément ne vaut les bonnes portugaises, doit se dire M. Cunhal qui revient de Prague. Mais ce n'est pas tout. Dans le même journal qui nous apprend l'heureuse conviction de l'Assemblée du M.F.A., on trouve (page 10) un compte rendu des « comices » du P.C.P. Il s'agit là d'une assemblée secondaire, qui n'a pas droit aux honneurs de la première page. Pourtant, ce qu'elle proclame n'en mérite pas moins attention :
« *Les assemblées du P.C.P. dénoncent le sabotage économique. *»
Aussitôt dit aussitôt fait : le 13 décembre (journal du 14) Vasco Gonçalves fait arrêter 10 capitalistes pour sabotage économique. Il en voulait 12 ; sur le moment, on n'en trouva que dix ; mais, le lendemain, un onzième vint se constituer prisonnier. Croyez moi, ce n'est pas tout : qui donc a été chargé des arrestations ? Auprès de qui s'est constitué prisonnier le onzième « capitaliste » ? Mais voyons, le Copcon, le Copcon qui a déjà arrêté les « fascistes » après le 28 septembre, le Copcon de Saraiva de Carvalho, l'unité de choc du M.F.A., certains disent -- mais ils se trompent -- la Gestapo du nouveau régime ; c'en est plus certainement la Tchéka. Alors on commence à voir se dessiner les lignes de force *réelles* du Portugal d'aujourd'hui : le P.C.P. décide, Vasco Gonçalves ordonne, le Copcon exécute.
Ajoutons que les 11 capitalistes saboteurs ne sont pas tous restés en prison. Le Copcon a eu l'imprudence de les présenter à la justice ordinaire. Deux juges d'instruction furent désignés : l'un remit les détenus en liberté, l'autre les maintint en prison. C'est que l'un des deux était pénétré de la forte maxime publiée par Artur Portela Filho dans un article de *Republica :* « *La justice révolutionnaire c'est la conscience révolutionnaire de la justice *» ou bien qu'il se moquait de son avancement. Devinez lequel ?
Il faut bien avouer d'ailleurs que le maniement simultané des grands principes et des besoins révolutionnaires ne va pas sans difficulté. Prenons pour exemple le Syndicat des Travailleurs Graphiques. Nous lisons, toujours dans l'inépuisable *Diario de Noticias* du 9 décembre 1974 :
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« *Près de cent travailleurs graphiques réunis en assemblée au siège de leur syndicat ont réaffirmé la position, déjà prise, de s'opposer à la publication au Portugal du livre* « *Depoimento *» *de Marcelo Caetano dont la fabrication se trouve arrêtée dans l'entreprise où elle devait être exécutée. En même temps, ils ont décidé de défendre des positions identiques quant à tout autre type de propagande réactionnaire, rejetant par ailleurs* « *quelque type de censure *» *que l'on prétendrait exercer.*
« *En réponse à l'objection soulevée sur une possible contradiction entre cette dernière prise de position et le fait que le Syndicat s'oppose à la publication de* « *Depoimento *» *ou d'autres œuvres considérées comme réactionnaires, le bureau affirma que le boycott de ce type de propagande ne devait pas être considéré comme une censure. *»
On a honte d'interrompre la traduction d'un texte aussi remarquable, qu'on me permette pour me racheter en partie de signaler que le même syndicat s'est penché sur le cas du livre du Père Santos Costa qui contient -- horreur -- « des discours élogieux sur Marcelo Caetano », et sur celui du Major Sandres Osorio qui fut ministre de l'Information jusqu'au 28 septembre. Ils ne perdent rien pour attendre, c'est sûr.
Puisque nous en sommes aux syndicats, il faut bien aborder le problème clef : celui de l'unité ou de la pluralité syndicale.
-- Le Parti Communiste est partisan de « L'Unité Syndicale ».
-- Mais non, regardez donc, ce n'est pas lui, c'est l'Intersyndicale qui a soutenu cette position le 2 décembre, lors de son « Plenum de l'Intersyndicale Nationale » ; voyez donc le journal du 3 décembre.
C'est exact. En page 17, un grand titre :
« *La consécration du principe de l'unité à tous les niveaux de l'organisation syndicale, réclamée, -- entre autres mesures -- dans cette grande réunion. *»
Malheureusement, il y a une photographie du Bureau de cette « Intersyndicale ». Derrière le Bureau, il y a les affiches qui ornent le mur du fond. Sur les affiches, impudiques et triomphants : la faucille et le marteau.
Quand on vous disait qu'il s'agissait de l'Intersyndicale et non du Parti Communiste, on oubliait de vous préciser que l'un c'est l'autre.
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En réalité, on n'est jamais au bout des découvertes, et le P.C.P. est un organisme qui se répand dans tous les milieux. L'Association des Petits Agriculteurs est, de toute évidence, une association professionnelle ; mais lorsqu'elle défend avec acharnement « l'exploitation collective de la terre », dénonce les manœuvres des grands propriétaires, et se définit comme un organisme de défense « du petit et moyen agriculteur qui vivent en fait du travail de la terre », on ne peut que constater que l'on a déjà lu cela, dans la littérature soviétique ou chinoise. Et lorsque, le 10 décembre, cette même association part en guerre contre l'A.L.A., organisme groupant à la fois grands, moyens et petits agriculteurs, paravent de la réaction et du fascisme, il est parfaitement naturel qu'Alvaro Cunhal, le 16 du même mois dénonce à son tour cette même A.L.A. « dirigée par les grands propriétaires agricoles, les grands latifundistes réactionnaires qui veulent se servir des petits et moyens agriculteurs pour, grâce au jeu des contradictions collectives, en faire un tampon entre les ouvriers agricoles et les grands propriétaires ».
Ainsi commençons-nous à avoir une vue satisfaisante des structures politiques portugaises actuelles, de celles qui comptent, de celles dont les avis se transforment en actes gouvernementaux. Derrière le P.C.P., l'Intersyndicale et l'Association des Petits agriculteurs ; sur le plan politique, le M.D.P.-E.D.E. Agents d'exécution : le président du conseil et le « bras armé de la révolution » le Copcon.
Est-ce à dire que, pour autant, tout va pour le mieux dans le meilleur Portugal possible ? Non, Grands Dieux, non ! Il y a les manœuvres de la réaction. Comme partout, la réaction se présente sous deux formes : sa forme réactionnaire pure, et la forme réactionnaire révolutionnaire -- je veux dire les gauchistes. Contre la réaction, pas de quartier. Elle se manifeste principalement ces temps-ci chez les étudiants ; on n'épargnera rien pour les amender. D'abord les exhortations pieuses. Ainsi Marie Castrim, dans le *Jornal da Lisboa* va-t-il leur rappeler le souvenir des maîtres de la révolution, que dis-je... « du maître » de la révolution. Sous le titre *Les riches paillasses de la Révolution* il écrit notamment :
« On sait comment les grands théoriciens du marxisme (Marx, Engels ou Lénine pour ne parler que de ceux-ci) fréquentèrent les universités bourgeoises, acquirent et maîtrisèrent les moyens de connaissance mis à leur disposition par les sources de la culture bourgeoise, afin de les vouer au service de la classe révolutionnaire afin d'en faire un point de départ vers la théorie et la pratique révolutionnaires. Élèves très appliqués ils surent utiliser contre la classe décadente le savoir dispensé par la classe décadente.
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« Vladimir Lénine (Volodia pour sa famille et ses amis), à sa dernière année de lycée, obtint des notes comme celles-ci : grec 20 ; latin : 20 ; mathématiques : 20... C'est ainsi qu'il obtint une moyenne supérieure à 19, ce qui lui valut la médaille d'or. Comme on le voit, le jeune Volodia se préparait par l'étude pour se mettre, dans les meilleures conditions, au service du peuple et non au service des classes exploiteuses. Les parasites -- eux, oui -- sont d'authentiques serviteurs des classes parasites, leurs futurs alliés et laquais. C'est pourquoi ils apparaissent comme les riches paillasses de la révolution. »
Et pour ceux qui n'auraient pas compris toute la portée de ce texte c'est Alvaro Cunhal lui-même Union précise, lors de l'Assemblée générale de l'U.E.C. -- Union des Étudiants Communistes :
« *On ne peut pas accepter que le peuple portugais entretienne l'oisiveté et le parasitisme des pseudo-révolutionnaires qui, dans les écoles, n'étudient pas et ne laissent pas étudier. *»
C'est là une déclaration du 12 décembre. Il est réconfortant de voir avec quelle rapidité le gouvernement a compris où se trouvait son devoir. Au Conseil des ministres du 27 du même mois, il était décidé qu'il « n'y aurait pas d'immatriculations de première année dans les Universités » et que, « pour éviter une année perdue », on allait créer un service civique « qui n'interférerait pas sur le marché du travail ». Des camps, quoi, une sorte de « Kraft durch Freude » combinée colonie pénitentiaire : ça existe parfaitement à Cuba.
\*\*\*
Il subsiste dans tout cela un mystère apparent : comment se fait-il que le P.C.P. et ses satellites aient brusquement pris une telle importance dans un pays où le premier étant hors la loi, sa propagande était de toute évidence clandestine et réduite. Nous avons trop tendance à croire que les révolutionnaires ont une recette mystérieuse pour faire pousser leurs champignons, et qu'il y a une « dynamique » (comme dirait mon curé) invincible dans le phénomène marxiste.
A cette prolifération du marxisme portugais, il y a une raison, dont nous sommes en grande partie, nous Français, responsables. Je m'explique.
Le nouveau correspondant parisien du Diario de Noticias se nomme Jorge Reis. C'est un écrivain qui nous est présenté dans le numéro du 3 décembre de ce journal en ces termes :
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« Jorge Reis, qui -- exilé en raison du fascisme -- se trouve à Paris depuis plus de vingt ans et qui est le responsable de l'émission pour les travailleurs immigrés à l'O.R.T.F. où il travaille depuis longtemps, a joué là et continue d'y jouer un rôle de très grande importance, en relation avec ceux de nos compatriotes qui travaillent là-bas et dont il est un profond connaisseur ; il collabore aussi irrégulièrement aux Actualités Françaises. »
Je pense que nos lecteurs commencent à comprendre. Continuons. Dans la chronique datée du 12 décembre et signée par Jorge Reis on trouve ceci :
« Paris 12 (déc. 74) -- C'est peut-être une sottise mais on ne me sortira pas de l'idée que certains partis politiques peu irrigués de sève populaire ont véritablement découvert l'émigrant à la date du 11 août, à Lisbonne, lors de la grande manifestation d'appui au Mouvement des Forces Armées et au gouvernement provisoire *projetée par les auditeurs de l'émission des travailleurs portugais de l'O.R.T.F. et réalisée par le M.D.P./C.D.E.* (...) »
Est-il nécessaire de dire que je ne crois pas un seul instant que ce travail de noyautage des travailleurs portugais résidant en France ait échappé à la vigilance des services de police et de renseignements français. Que je suis certain qu'ils en ont averti notre gouvernement. Et que je tiens pour assuré que des consignes politiques précises ont été données pour que tout ce beau travail ne soit pas interrompu. Eh quoi ! penserez-vous, c'était trahir le Portugal qui était notre allié au sein de l'Alliance Atlantique. C'est vrai. Mais si vous aviez posé la question à l'une quelconque de nos Excellences -- et j'ai bien des noms sur le bout de la plume -- je suis sûr qu'elle vous aurait répondu : « Pas le Portugal de demain. »
Tout cela pour vous dire que ce beau travail en faveur de Moscou et de Cunhal réunis ne me paraît pas pour autant terminé. M. Jorge Reis, qui est certainement un grand ami de la France -- mais de la France de demain, celle qui aura Giscard à la barre et Mitterrand au gouvernement... en attendant mieux... --, ne cache pas ses soucis :
« Ce qui importe, dit-il, pour l'instant, est de savoir qu'en aucun pays d'accueil européen il ne pourra y avoir une campagne électorale libre : les lois nationales ne le permettent pas. »
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Et M. Jorge Reis de déclarer tout net que si un journal français se permet d'écrire que, par l'entremise du M.F.A., le Parti communiste a mis la main sur le Portugal, il intervient directement dans la politique intérieure portugaise. C'est là une conception fort prisée entre Brest-Litowsk et Vladivostok. Poursuivons une lecture édifiante :
« C'est ainsi que commencent, demain samedi, les opérations de recensement. Conformément à la loi, se forment déjà les commissions adéquates. A nos consulats de la région parisienne -- Paris, Versailles, et Nogent-sur-Marne --, elles sont constituées par trois éléments désignés par les partis suivants : P.C., P.S. et M.D.P. Tout est en place. »
Dois-je dire que les résultats dépasseront les prévisions les plus optimistes ?
Jean-Marc Dufour.
Post-scriptum
Je tiens à préciser que les citations que j'ai faites dans l'article ci-dessus, ne sont que les exemples les plus frappants retenus parmi beaucoup d'autres. Contre les « scandales de l'université » et les étudiants gauchistes, je n'avais que le choix : divers orateurs du P.C., du M.D.P./C.D.E., ou porte-parole du gouvernement s'étaient élevés, faisant la plupart du temps un savoureux amalgame entre lesdits gauchistes et de prétendus « réactionnaires ».
Cette remarque, pour permettre au lecteur d'*Itinéraires* d'apprécier à son juste prix la dépêche de l'A.F.P. pieusement publiée dans *Le Monde* du 31 décembre 1974 :
*Portugal :* Les cours de première année universitaire sont supprimés pour l'année scolaire 1974-1975.
Lisbonne (A.F.P.). -- Le ministre portugais de l'éducation et de la culture, le lieutenant-colonel Rodriguez de Carvalho, a annoncé que les cours de première année de toutes les facultés et écoles supérieures de Lisbonne, de Porto et de Coimbra n'auront pas lieu cette année scolaire. Cette mesure touche vingt-huit mille jeunes gens et jeunes filles. Le ministre l'a justifiée par l'insuffisance du nombre des enseignants et des moyens en locaux et en équipements. Le nombre d'étudiants a considérablement augmenté depuis la chute de M. Caetano le 25 avril dernier.
Le ministre a, en outre, annoncé la création d'un service civil, d'une durée de douze mois, auquel les jeunes gens qui n'entreront pas cette année à l'université pourront volontairement participer.
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M. Rodriguez de Carvalho a annoncé, en outre, la préparation d'un décret visant à rétablir l'ordre dans les universités, qui sont devenues « *des champs de bataille entre fractions politiques *»*.* Le ministre s'est déclaré prêt à envisager des mesures draconiennes, voire impopulaires.
Le même jour, le secrétaire d'État à l'Administration scolaire, M. Prostes da Fonseca, déclarait à la télévision portugaise : « *Ce qui est en cause n'est pas un problème pédagogique, mais, par-dessus tout, une question politique. *»
Un appel qui vient\
du Portugal
« Le Portugal traverse une grande crise, indiscutablement l'une des plus graves de son histoire.
« Au terme du chemin que notre Patrie est en train de parcourir, peuvent se trouver des espérances, mais de terribles périls également être entrevus.
« Comment cette situation se relie-t-elle au Message de Fatima ?
« Le néo-paganisme régnant dans les mentalités et dans les modes a comme conséquences une diminution de l'esprit religieux dans le peuple. Les circonstances qui amenèrent Notre-Dame à manifester toute sa douleur à Fatima et à implorer la conversion du monde, loin de s'être transformées, se sont au contraire considérablement aggravées au cours des décennies écoulées entre 1917 et 1974.
« Il ne serait pas étonnant que l'un des châtiments annoncés par la Mère de Dieu se fasse déjà sentir dans notre Patrie. En effet, elle disait que « la Russie répandrait ses erreurs de toutes parts ». Et celles-ci se propagent ici.
« Si les mentalités et les habitudes ne sont pas amendées, il est normal que le cortège des punitions prévues par Notre-Dame se déroule jusqu'à son terme ultime.
« Or, comment provoquer une amélioration salvatrice ? Tant de moyens ont déjà été employés sans résultat.
« L'unique solution consiste à ce que le peuple ait connaissance de la partie du Message de Fatima non encore révélée par Irma Lucia. Car tout porte à croire qu'elle contient les paroles capables d'éclairer et de réanimer les immenses multitudes désemparées de notre siècle de confusion et de péché.
« Ainsi, nous lançons un appel pour que chaque catholique portugais écrive à Irma Lucia en l'implorant de dévoiler au Portugal et au monde la partie non encore divulguée du sublime Message, dont elle a l'honneur d'être dépositaire.
« Nous jugeons qu'il est du devoir de chaque catholique portugais d'adresser à Irma Lucia, au Carmel de Coimbra où elle réside, la supplique que nous suggérons ici.
« Des millions de demandes dans ce sens pourraient valoir à notre Patrie des paroles inappréciables, dans lesquelles on verra briller, au milieu des inquiétudes actuelles, le céleste sourire de la Vierge Mère. »
N.B. Voici l'adresse de Irma Lucia :
Carmelo de Santa Teresa
Rua de Santa Teresa, 16, Coimbra. Telephone : 26079.
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Le *Diario de Noticia,* qui publie avec scandale l'appel ci-dessus, « tient pour indiscutable qu'un tel document, outre tout ce à quoi il s'oppose, s'oppose aussi à la hiérarchie même de l'Église ». Le journal dénonce « la mentalité de quelques-uns qui prétendent se faire passer pour catholiques ».
### Tour d'horizon ibéro-américain
Les prisonniers politiques\
au Chili.
Pour une fois, remercions l'A.F.P. et *Le Monde :* il semble, à première vue et sans qu'il nous soit encore possible de vérifier les textes, que la dépêche publiée le 2 janvier ne maltraite pas trop la vérité.
Le général Pinochet, pouvons-nous y lire, a offert dans son discours de fin d'année de libérer immédiatement 200 prisonniers politiques... si le Mexique acceptait de les recevoir. Le Chili offre même l'avion pour acheminer les libérés jusqu'à l'aéroport de Mexico. Il a précisé que les autorités chiliennes avaient fourni « à la Croix Rouge et à diverses autres organisations humanitaires » une liste de prisonniers (300), s'engageant à les libérer dès qu'on aurait trouvé un pays qui accepte de les recevoir.
Rappelons que, dans un discours prononcé le 11 septembre (anniversaire du coup d'État militaire), le même général Pinochet avait mis au défi Cuba et l'Union Soviétique de libérer autant de prisonniers politiques que le Chili. Le défi n'a, évidemment, pas été relevé. Et le général Pinochet s'en prend (dit la dépêche) « à tous ces politiciens, hauts dignitaires spirituels, et aux organisations internationales qui ne font rien pour les faire relever le défi et s'en révèlent être les complices moraux ».
Et de déclarer qu'il envisage de n'autoriser les « enquêtes » des commissions internationales au Chili que si des enquêtes identiques ont lieu en même temps en U.R.S.S. et à Cuba.
**Le Chili et le Mexique.**
On peut aimer un pays et n'avoir aucune sympathie pour le régime qui y règne. Pour le Mexique, c'est mon cas. La dictature camouflée en démocratie qui gouverne hypocritement le Mexique est sans doute une des choses à la fois affreuses et efficaces qu'il m'ait été donné de contempler.
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Ce qui est insoutenable, c'est le spectacle de la « vertu » mexicaine. On pourrait remplir des pages et des pages de cette revue avec les noms de généraux -- improvisés, certes, mais tous étaient improvisés -- fusillés pendant les quinze premières années de la Révolution mexicaine. On remplirait bien des cimetières de France avec les corps des catholiques massacrés par les troupes gouvernementales avant, pendant et après la guerre des Cristeros. Et on peut continuer ainsi ; syndicalistes « éliminés », opposants retrouvés dans des charniers anonymes, tout cela jalonne l'histoire des dernières années, pour s'épanouir dans le massacre de la Place des Trois Cultures en 1968.
Que ce soit le Mexique qui, toute honte bue, donne des leçons de magnanimité politique au gouvernement chilien, c'est dur à avaler. Quant à la manière dont ont été rompues les relations diplomatiques entre les deux pays, elle fait douter de l'équilibre de celui qui a pris cette décision.
Tout semblait s'améliorer dans les relations entre les deux pays. M. Rabasa, ministre des Affaires Étrangères mexicain, s'était rendu à Santiago de Chile, et avait facilement obtenu la libération d'un certain nombre de prisonniers politiques et des laissez-passer pour les personnes réfugiées à l'Ambassade du Mexique. Un ministre chilien, Fernando Leniz, se trouvait à Mexico, assistant à la Conférence des Ministres de l'Industrie. Il avait été remarquablement reçu... par les ministres mexicains qui ignoraient la décision prise par le président de la république, Luis Etcheverria. Il semble que celui-ci ait cédé aux pressions de groupuscules d'extrême gauche. L'affaire devient curieuse lorsque l'on se rappelle que le même Luis Etcheverria était ministre de l'Intérieur lors du massacre de la place des Trois Cultures, et que c'est le beau-père de ce même Luis Etcheverria qui a été enlevé, l'an dernier, par un groupe de guérilleros d'extrême gauche.
Le tableau ne serait pas complet si je ne signalais pas que le gouvernement mexicain, qui s'élève contre les persécutions dont sont l'objet les troupes terroristes d'extrême gauche... au Chili, est le même qui vient de mobiliser 20 000 soldats pour faire la chasse... au Mexique, au terroriste d'extrême gauche Lucio Cabanas. Ces vingt mille hommes ont fini par encercler Cabanas et une cinquantaine des membres du « parti des pauvres » qu'il dirigeait. Qu'on se rassure : force est restée à la Loi. Cabanas a été tué.
Tous ceux qui feraient quelque rapprochement que ce soit avec la mort du chef miriste Enriquez, au Chili, sont bien évidemment de mauvaise foi.
**Les éclats de voix de Raul Roa.**
Pour en terminer avec les manifestations anti-chiliennes, signalons les écarts de langage de Raul Roa, ministre des Affaires Étrangères cubain. Ce fut à Lima, lors des cérémonies du cent cinquantième anniversaire de la bataille d'Ayacucho, que Raul Roa, au cours d'une conférence de presse, traita le général Pinochet de « dégénéré » -- et c'est là le seul de ses propos que l'on puisse honnêtement reproduire :
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Cela n'aurait évidemment pas d'importance, si le personnage de Roa ne méritait pas que l'on s'y arrête. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, Raul Roa n'est pas un révolutionnaire « de vocation ». Cet homme maigre et pointu fut un intellectuel bourgeois des plus distingués. Il signalait aux visiteurs étrangers le cas de ce gangster de Fidel Castro comme un exemple de l'abaissement des mœurs estudiantines. Cela, bien sûr, du temps de Batista.
Depuis lors, Castro est devenu Premier Ministre et quasi-dictateur. Roa est devenu ministre inamovible des Affaires Étrangères. Il a voulu prouver de façon tangible sa reconnaissance : il a appris à aboyer.
**Les marins colombiens à Cuba.**
C'est une assez extraordinaire histoire, dont la presse occidentale se garde bien de souffler mot. Le navire colombien « Patty Too » naviguait dans la mer des Caraïbes. Tout allait bien lorsque, à l'horizon, apparut la silhouette d'un navire qui se déplaçait de façon bizarre. Le « Patty Too » mit le cap dessus et découvrit qu'il s'agissait d'un bateau cubain sans équipage. Dans ce cas, les lois de la mer sont formelles : la prise appartient à qui la prend : Les marins colombiens se mirent donc en mesure de remorquer le navire abandonné.
Alors apparut un second navire cubain, de guerre, celui-ci. Du coup, les colombiens furent fermement priés de regagner le port cubain le plus proche. Depuis lors, on est sans nouvelle des membres de l'équipage du « Patty Too ». Au mois d'août, des informations d'origine mexicaine laissaient croire qu'ils avaient été condamnés à mort et fusillés. Des nouvelles plus récentes sont moins (?) alarmantes : ils n'ont été que condamnés à quinze ans de travaux forcés.
A remarquer que tout cela n'a pas empêché le gouvernement libéral de la Colombie de demander la levée des sanctions prises, il y a dix ans, contre Cuba.
**L'Université « Nationale »\
de Bogota.**
Parmi les diverses universités qui ornent la capitale de la Colombie, l'Université Nationale est l'une des plus représentatives. Elle fut longtemps dirigée par M. Gerardo Molina, dont on disait qu'il était le conseil et le guide du Parti Communiste Colombien, et dont le rôle lors du « Bogotazo » (l'émeute qui suivit l'assassinat du chef libéral Galtan) fut des plus notoires. -- « Je l'entends encore donnant des ordres à la Radio occupée par les émeutiers : « tel groupe occupez telle rue, tel groupe allez à tel carrefour » me disait un avocat de Bogota.
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Les dernières nominations faites par le gouvernement libéral de Lopez Michelsen n'ont pas failli à cette tradition. « Quatre des postes-clefs seront occupés par des intellectuels qui ont milité dans les rangs de l'extrême gauche du pays » écrivait *El Tiempo,* pourtant lui aussi libéral. Parmi eux, notons la présence de Eduardo Umana Luna. Il fut avec Mgr German Guzman Campos et Orlando Fais Borda, l'un des rédacteurs des copieux volumes sur *La Violencia en Colombia,* que l'on nous y a longtemps présenté comme le seul ouvrage sérieux et impartial sur la « violence » c'est-à-dire la guerre civile qui ravagea la Colombie durant les années cinquante. Aujourd'hui, Mgr Guzman -- ami de Camilo Torres -- est défroqué et -- je crois -- marié ; et l'on apprend que Eduardo Umana Luna « avocat de tendance marxiste », devient doyen de la Faculté de Droit. Tout cela ne serait pas très original dans ces pays sans les incidents qui émaillèrent la séance de rentrée de l'Université.
Ce fut un merveilleux spectacle de cirque. A peine le nouveau Recteur eut-il annoncé qu'il renoncerait à l'aide américaine pour créer un nouvel hôpital universitaire, mais qu'il avait l'appui des gouvernements anglais et français, qu'un étudiant de couleur l'accusa « de nous livrer à un autre impérialisme, celui de la France et de l'Angleterre qui est pire, parce que plus vieux... »
Le sommet fut atteint lorsqu'un autre étudiant, vêtu rune chemise jaune, prit à son tour la parole, et, se trompant continuellement sur le nom du nouveau recteur -- Lopez pour Perez -- déclara : « Nous venons vous dire sans ambages ni peur que nous vous répudions, parce que vous ne représentez pas l'idéologie socialiste *bien que vous ayez promis de rendre marxiste cette université.* Dirai-je que les autres Universités ne valent pas beaucoup mieux ? Même la Javeriana, qui continue à orner ses publicités de l'indication « Université Pontificale ».
**La fin d'un voyage.**
Que dire de l'Argentine ? La moyenne des assassinats politiques se maintient à un par dix-neuf heures. Elle baissait, mais certain jour il y en eut six d'un coup, si bien que les stakhanovistes de la mitraillette rétablirent leurs normes de travail. Devant cette marée de sang, Isabelita Martinez de Peron assume sa charge avec un courage qui force le respect. Est-ce pour se rallier quelques partisans de plus ? Est-ce pour accomplir un vœu de son défunt mari ? Elle a fait rapatrier le corps d'Évita Peron qui repose maintenant à côté de son époux.
Il y a là quelque chose qui finit de manière surprenante : le destin de cette femme surprenante. Lorsque les militaires argentins rendirent à Peron le corps embaumé de sa seconde épouse, celui-ci le plaça dans le grenier de son habitation madrilène (juste au-dessus de son bureau, a-t-on dit, sur les conseils du « mage » Lopez Rega, pour se trouver dans son « aura »). Et puis, il y resta.
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De retour à Buenos Aires, Peron ne se pressa pas de ramener en terre argentine celle qui fut l'idole des « descamisados ». Une amère ironie veut que ce soit sa remplaçante qui accomplisse ce dernier devoir.
Les photos de la presse nous ont montré le cercueil de verre d'Eva Duarte de Peron à côté de celui qui fut son époux, et sous le verre sa figure inchangée.
J.-M. D.
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### Réflexions sur John Fisher
par Jean-Bertrand Barrère
MA DERNIÈRE CHRONIQUE sur « Trois Portraits de Cambridge » a valu à la revue un certain courrier et donc trouvé plus de lecteurs avertis que je n'en attendais. Je m'en réjouis, naturellement, et je les remercie de leur intérêt. A dire vrai, je pensais plus à Henriette-Marie qu'au saint évêque de Rochester, mais il se trouve que c'est celui-ci qui a provoqué leurs remarques. Je leur dois donc d'y revenir.
Mea culpa, d'abord ! C'est bien sûr un *lapsus calami* qui m'a fait écrire de John Fisher : « l'homme... que l'Église a béatifié il y a deux ans avec quelques autres martyrs de la même époque ». Ce serait quatre, à bien compter. La vérité est, comme on l'a fait observer, qu'il a été canonisé par Pie XI le 19 mars 1935 conjointement avec Thomas More, pour commémorer le quatrième centenaire de leur martyre pour la foi en juillet 1535. J'étais bien placé pour le savoir, puisque mon missel de l'abbaye de Saint-André, en traduction anglaise, assigne la date du 9 juillet à la messe de ces deux martyrs, double de première classe dans tous les diocèses d'Angleterre et du Pays de Galles. Et je le savais d'autant mieux que je me suis, quand j'étais en Angleterre à ce moment de l'année, fait un devoir d'aller à la messe, ce jour-là, du temps qu'il y avait des messes en semaine et en latin.
Mais il est juste d'ajouter, comme un lecteur charitable le remarque pour expliquer la confusion, que la promotion de ces saints au « calendrier universel » date seulement, si je l'en crois, de mai 1969 et que, comme on sait, Paul VI a effectivement canonisé en octobre 1970 (en même temps qu'il s'apprêtait à recevoir le Dr Ramsey, archevêque de Cantorbéry) quarante martyrs anglais, -- quarante, comme les quarante martyrs de Sébaste, que chante Apollinaire.
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Mais ceux-là n'avaient pas été exposés sur un lac gelé, ils avaient été décapités ou pendus, selon leur rang, sous Henry VIII ou Elizabeth I. Pour crime de fidélité. Va pour ces monarques ! De nos jours, ils sont suspendus, limogés, et c'est l'Église, généralement par ses évêques, qui prescrit l'exécution. Guidé par l'analogie relative, j'aurais dû écrire, et mes lecteurs peuvent rectifier : « ...dont l'Église a rappelé le souvenir en canonisant, il y a quatre ans, quarante martyrs moins nommément connus ». Il y avait là, comme mon missel anglais de 1958 me le rappelle par ses messes pour ces bienheureux (*blessed*) *:* Lady Margaret Pole, dernière des Plantagenets, parente du roi, mère du dernier cardinal archevêque de Cantorbéry, et septuagénaire, Olivier Plunket, Sebastian Newdigate et Humphrey Middlemore, ce dernier trois jours avant Fisher, John Houghton, prieur des Chartreux de Londres et son compagnon Richard Reynolds, exécutés encore avant, le 4 mai, -- il faut lire, sur ceux-ci, les belles pages de mon savant collègue David Knowles, ancien Regius Professor of History et prêtre, dans sa monumentale étude sur les *Ordres Religieux en Angleterre* ([^3])*,* pour apprécier leur résistance, leur constance, parfois leur douceur. Il y en avait beaucoup d'autres, aussi nommés, la plupart prêtres ou religieux, étant passés par Douai ou restés en Angleterre, quatre cents en tout, estime le missel, deux cents déclarés bienheureux, dont à présent quarante canonisés. Enfin, pour me confirmer dans cette mémoire, mon église paroissiale s'appelle de Notre-Dame et des Martyrs anglais, comme je peux le lire, écrit en français pour moi, sur mon livret de famille chrétienne.
Je voudrais bien passer sur deux remarques qui ont peu à voir avec le propos de cette revue et avec le mien. L'une est historique, l'autre philologique. Les raisons d'Henry VIII pour patronner le schisme n'étaient pas, il paraît, « toutes personnelles » comme je l'ai dit : il y avait aussi « des considérations dynastiques, admises par plusieurs historiens. » Quand j'ai écrit cela, je n'ai pas voulu dire qu'elles étaient *toutes* personnelles, au sens cumulatif de l'adjectif, mais *toutes personnelles,* au sens adverbial, soit très personnelles, tout attachées à des points de vue qui n'avaient rien à voir avec la religion. En effet, après avoir cherché mariage avec sa belle-sœur Catherine d'Aragon, avec dispense préalable -- à quoi Fisher fut mêlé par sa discussion du passage relatif du Lévitique (18, 16) -- Henry pouvait prétendre à descendance en épousant Anne Boleyn ;
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et avec les autres, dont je ne sais plus le nombre ? Mais sa fille Elizabeth, qui aurait eu cette excellente raison de se marier, comme l'en pressaient à plusieurs reprises Burleigh et les Commons, n'en fit rien, acceptant plutôt pour successeur un Stuart, Jacques VI, et continua de soutenir le même point de vue que son père, poursuivant la persécution des catholiques. Sans doute, ces historiens ne sont-ils pas très catholiques ?
Quant à ma traduction de « *a very good stomach and a willing mind *» (« avoir bon estomac et l'esprit prêt à mourir » qu'un lecteur veut traduire plus justement et plus abstraitement par « une bonne volonté et une résolution bien ancrée »), je ferai remarquer que, dans le second passage, j'ai varié la traduction pour « *my stomach has served me well *» en « garder bonne contenance ». J'ai sans doute voulu préserver la couleur de l'expression de Fisher : la langue anglaise, surtout en ce temps-là, est plus concrète que la nôtre. Nous disons, en effet, j'ai mal au cœur, mais aussi, il a de l'estomac. L'édition de Ph. Hughes (1935) met *a good desire* la première fois et *stomach,* la seconde. E. E. Reynolds, auquel on me renvoie et que j'ai dûment cité, s'est reporté aux manuscrits, dit-il, et j'ai suivi son texte.
Cet ouvrage, que j'ai lu dans la 1^e^ édition (1955), car mon intérêt pour John Fisher ne date pas d'hier, est d'ailleurs excellent. Dans sa 2^e^ édition (1972), que connaît mon correspondant, l'auteur s'excuse d'une erreur involontaire, due à l'éditeur, qui a substitué au buste du saint sur la couverture, celui de son roi, Henri VII. Une erreur n'étant jamais perdue, celle-ci s'est perpétuée sur la couverture d'un bon petit livre, qui nous donne en français quelques textes, traduits et présentés par J. Rouschausse ([^4]). Je le signale aux intéressés : il contient deux Panégyriques ou oraisons funèbres dudit roi et de sa mère, Lady Margaret, le Traité de la prière et des écrits de prison. Les textes de Fisher en français (ou en anglais) ne sont pas courants. Le commentateur, dans une note (p. 99), relève une contradiction, -- ou plutôt le signe d'une évolution de la pensée de John Fisher, -- entre l'éloge des « longues heures passées à genoux qui lui étaient pénibles (à la Lady M.)... (et) lui causèrent des douleurs dans le dos » et la préférence qu'il paraît marquer dans le Traité pour les courtes prières plutôt que pour les récitations machinales.
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Aucune opposition, bien entendu, le tout étant pour Fisher dans la qualité de la prière. Si elle ne peut être soutenue, mieux vaut la faire courte, et tout travail offert à Dieu lui est prière. Mais il la loue d'avoir dit régulièrement son rosaire (53 Ave) et à chaque Ave d'avoir fait une génuflexion. On voit, car je n'ai pas perdu mon propos de vue, que le physique comptait pour Fisher, que sa spiritualité n'oubliait pas le corps. Les deux se soutiennent réciproquement et sont liés, notamment aux heures graves.
Dans ce même texte, la pieuse Lady est comparée à saint Marthe, pour ses vertus. John Fisher représente Marthe issue de haut lignage : « le château de Béthanie lui appartenait par héritage ». Une note nous dit de l'entendre « au sens de château fort ». Il s'agit du mot *castellum.* Or, je lis dans un livre sur *les Travaux et les Jours de John Fisher* ([^5]) que Fisher explique ce mot dans Joh., 11-1, au sens de l'original grec, *cômè,* bourgade ou village (*oppidulum sive vicus*). Cela me ramène aux œuvres de Fisher, à son attention aux mots et à la question la plus délicate qui m'est faite : « Aux yeux de certains évêques et universitaires de son époque Fisher passait pour dangereusement progressiste, lisant Reuchlin, Érasme, introduisant le grec et l'hébreu au programme de Cambridge, re-traduisant lui-même le Pater et le Magnificat pour reléguer saint Jérôme aux oubliettes » etc. Cette objection en fait plusieurs. Enlevons ce mot *progressiste,* propre à notre temps, équivalent trop grossier pour ne pas mêler les problèmes d'époque. A chacune suffisent les siens, sauf à observer ce qu'elles ont en commun, comme j'avais imprudemment tenté de le faire. Mais je ne prétendais pas faire l'historien : ce livre qui étudie « la Position de John Fisher dans la Renaissance anglaise et (la période de) la Réforme », est l'œuvre très fouillée d'un Jésuite américain, qui a été aux sources, aux textes, aux manuscrits de mon collège et d'ailleurs, et il a tout pour satisfaire la curiosité de mon correspondant. L'auteur se demande assez souvent comment le saint aurait réagi aux problèmes de notre temps, au vernaculaire, etc. S'il lui faisait quelque reproche, ce serait plutôt de quelque rigidité excessive. A mon sens, s'appuyant sur les textes et sur sa propre spiritualité, Fisher réagissait empiriquement, à chaque question en son temps propre.
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Le R.P. Surtz divise les écrits de Fisher en trois périodes, ce qui intéressera J. Rouschausse, l'auteur de l'anthologie signalée plus haut : le catholique humaniste (1497-1517), le combattant de l'Église (1517-1527), l'adversaire du roi (1527-1535). Mais c'est plutôt une commodité pour simplifier la présentation historique et logique à la fois. Grâce à cet ouvrage remarquable et aux écrits de John Fisher ([^6]), auxquels j'ai voulu aussi demander des lumières (imitant en cela ce qu'on a dit être la démarche d'Henri Rambaud, que j'ai moi aussi vu à Lyon et qui avait rendu compte d'un de mes premiers livres), je pense pouvoir donner un élément de réponse à cette inquiétante intervention.
John Fischer était un homme d'Église et un *scholar,* mot équivalent d'érudit, mais plus souple, moins lourd aux épaules. Car c'était aussi un homme d'action, comme évêque et comme chancelier de l'Université de Cambridge, depuis 1504, réélu chaque année et nommé à vie en 1514, honneur unique dans les annales de l'Université, qui lui resta attachée jusqu'en ses tribulations. Il avait, comme certains hommes de son temps, le goût des langues anciennes, le désir de maintenir le contact avec le texte le plus authentique des Saintes Écritures, de remonter à lui. C'était le temps où l'on apprenait ou réapprenait à amender et rééditer les textes anciens. Érasme s'est signalé dans ce travail. Fischer connut Érasme, et il l'aima ; il chercha à connaître Reuchlin, et il l'admira. De l'un, il voulait apprendre le grec, mais ce ne fut guère avant ses quarante ans et plus près de cinquante qu'il put en avoir quelques leçons, puis d'un tuteur qu'il lui demanda, puis il continua de travailler seul. Sa connaissance de l'hébreu fut plus tardive et plus superficielle, et il ne connut pas Reuchlin, mort en 1522, mais ses livres et ses *Rudiments d'Hébreu.* Il prescrivit l'usage de ces langues conjointement avec l'emploi courant du latin dans les collèges, et notamment dans ceux dont il rédigea les statuts, Christ's et St. John's. Mais ce n'était pas chose nouvelle, il existait dans les statuts de God's House, et l'emploi du français était occasionnellement prescrit comme alternative au latin à Pembroke, dont la fondatrice était de Valence (près de Poitiers). J'ai un intérêt particulier pour Érasme, qui, même enterré à Bâle, où l'attirait son éditeur Frober, au lieu de Fribourg qu'il voulait regagner, opposa un *non sequor* à Luther.
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Et pour Fisher, ses sermons contre Luther sont là pour témoigner. La position d'Érasme est plus flottante. C'est Fisher qui persuada Érasme de donner des cours de grec lors du séjour de celui-ci à Queens' College et qui sans doute l'avait attiré à Cambridge. De même prescrivit-il des cours de grec, après son départ, à l'Université et à St. John's (Richard Croke, en 1517). La chaire même ne fut fondée qu'après sa mort, en 1540, je lis dans nos Ordonnances, donc par Henry VIII, en même temps que celle d'Hébreu et celle de Médecine. Notez que celle de Latin, -- mais non son enseignement, évidemment, -- date seulement de... 1869, celle d'Allemand, de 1909, celle d'Anglais de 1911, celle de Français de 1919, -- et la mienne, de 1954. Mais Érasme souffrait de la solitude, du médiocre confort, et craignit la peste. Il laissait derrière lui son édition-traduction du *Nouveau Testament,* à laquelle il avait travaillé entre 1511 et 1514 et qui vit le jour en 1516. Fisher trouvait bon de s'y reporter, comme au texte grec qui avait servi de guide à Érasme, pour être plus sûr du sens authentique de tel ou tel passage des Écritures. Voilà la chose.
Ce n'est pas qu'il écartât saint Jérôme, non plus qu'Érasme qui avait eu à cœur d'en éditer les Lettres. On le voit parfois opposer l'autorité de saint Augustin à celle de saint Jérôme, ou celui-ci à saint Ambroise, mais c'est toujours pour arriver, avec prudence et pénétration, à la nuance la plus juste. Beaucoup de ses écrits, mis à part ses sermons et son Traité de la prière, sont des écrits de circonstance et appellent ainsi une discussion armée de dialectique. Comme le rappelle fort bien le R.P. Surtz, sa formation était scolastique et il était parvenu à maturité au moment de cet enthousiasme fervent pour le retour aux textes. C'est là son attitude, à la fois disciplinée et intelligente, qu'on ne peut cerner dans un mot d'un autre âge, plein de connotations politiques aberrantes, dont il n'est aucune trace dans les écrits du saint travailleur, y compris dans sa polémique contre le divorce. C'est d'elle que je choisirai un texte, cité par le même auteur, qui me paraît particulièrement éclairant, si l'on a la patience de le lire jusqu'au bout avec soin. Il est en latin, tiré du *De causa Matrimonii...,* et je le traduis, 1'œil sur sa version anglaise :
« Nous pensons donc qu'aucune de ces versions (*codices*) des Saintes Écritures ne doit être rejetée, à moins d'une erreur imputable à la faute des copistes. Car la traduction latine, qui a été acceptée à travers toute l'Église, doit (sans doute) être considérée comme de moins d'autorité que le texte hébreu ou le texte grec.
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Car le texte grec (je parle de la Bible des Septante) procède du Saint-Esprit tout comme le texte hébreu. Mais il faut avoir du respect aussi pour le texte latin (la Vulgate), qui au cours de tant d'années a été approuvé à travers toute l'Église, tout autant de respect que pour chacun des deux autres textes, parce que Jésus-Christ, qui ne peut ni nous tromper ni se tromper, a promis de donner à l'Église l'Esprit qui la guiderait vers la vérité totale (Joh. 16-13). » ([^7])
Je vois bien mon correspondant froncer le sourcil. Qu'il n'oublie pas qu'il s'agit toujours de justifier la dispense accordée par le pape au roi pour épouser sa belle-sœur, apparemment contre la lettre du texte latin qu'on lui oppose, ce qui l'amène à recourir aux autres textes, d'une teneur un peu différente, et donc de démontrer la validité du mariage avec Catherine d'Aragon et l'impossibilité de le considérer comme nul, ce que demandait le roi. Il est donc dans l'ordre logique, tout en étant paradoxal, que des savants ses contemporains, comme ce R. Wakefield, son jeune tuteur en grec, le renvoient au texte latin, pour l'embarrasser et rejeter l'autorité pontificale, qui fut dénoncée officiellement en 1534, un an avant la mort de Fisher. C'est au contraire pour préserver dans ce cas l'autorité de l'Église qu'il recourt à l'original pour rejeter la version : *Uxorem fratris nullus accipiat*, qui en diffère. Aussi notre commentateur le loue d'avoir argumenté en théologien habile et circonspect, qui, en proclamant son respect de la Vulgate appuyée sur la tradition de l'Église, ne voit pas d'obstacle à préciser le sens de tel passage ambigu par l'étude du texte original.
J'en étais là de mon enquête, qui m'aura amené à préciser, moi aussi, un peu plus ma connaissance de la pensée de Fisher en des temps difficiles -- et donc j'en remercie mon correspondant -- quand m'arrive une lettre d'un jeune oratorien anglais, commentant un de ces feuillets de nous connus sur la messe équivoque. Aïe... il utilise, entre autres arguments, précisément celui qu'on vient de lire, sous la plume de saint John Fisher, à savoir que le Christ est avec son Église, qu'elle ne peut donc se tromper, etc. On voit comme cela est troublant, car s'il y a analogie d'une époque à l'autre, comme d'une guerre à une autre, les faits ne se présentent jamais de la même manière, et peut-être cela inclinera mon correspondant à quelque tolérance, pour Fisher, pour Érasme, et pour moi. Car si pour eux, vus par nous, la perplexité venait du dehors -- elle était au dedans, aussi -- c'est pour nous de l'Église même qu'elle vient, apparemment.
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Mon oratorien va un peu loin en utilisant l'argumentation « à la limite », qui nous ferait rejeter un credo (des apôtres) pour l'autre (de Nicée) et expulser selon lui Jésus-Christ de notre christianisme. C'est un peu gros. Il dit aussi que c'est la même messe, ce qui serait à démontrer. Il dit encore que ce qu'un pape a fait, un autre pape peut le refaire, ou plutôt que Pie V a imposé un nouvel ordo (au désordre ?) et Paul VI de même (à l'ordre ?). Il dit enfin que l'attitude protestante, en cette affaire, c'est moi, c'est vous, c'est nous qui l'avons. Tout cela n'est qu'un résumé de sa lettre et l'on voit où mène l'analogie en des temps difficiles. Ce sont les mêmes arguments qu'on utilise, mais dans un autre sens. Aussi je reviens une dernière fois à ce livre du R.P. Surtz, qui définit ainsi l'attitude de Fisher à l'égard de la tradition :
« Nulle part il ne déclare que la Tradition devrait être considérée comme étant au-dessus de l'Écriture. Des hommes, tout aidés qu'ils ont été par le Saint-Esprit, sont les auteurs de la Tradition, mais Dieu est l'auteur de l'Écriture, qui fondamentalement se suffit en soi sans besoin d'une tradition extrabiblique pour ainsi dire. La Tradition a surtout autorité dans le domaine des questions ecclésiastiques, liturgiques et rituelles. Aussi les hérétiques n'ont pas lieu d'opposer l'autorité de l'Écriture à l'autorité de la Tradition, quand elle est bien définie et délimitée par rapport à l'histoire complète de l'Église et non par rapport à celle d'une époque qui pourrait avoir travesti la tradition d'origine. » ([^8])
D'ordinaire, constate l'auteur, Fisher cite d'après la Vulgate. De même, il utilise les commentaires des Pères de l'Église pour s'assurer du sens traditionnel. C'est seulement dans les cas difficiles qu'il recourt à l'exégèse, en vérifiant sa méthode comme celle de ses adversaires. Pour lui, conclut-il, la tradition des Pères, des credos, des conciles, et ainsi de suite, fait avec l'enseignement des papes et des évêques tout un système d'autorité inspiré du Saint-Esprit, où l'Écriture a la place de choix sans se séparer du reste. Ses adversaires eux-mêmes ont rendu hommage à sa grande familiarité avec les textes sacrés.
Voilà donc ce que je puis répondre pour le moment à mes correspondants. J'ai trouvé en s. John Fisher un exemple, comme ils l'ont bien compris, et un enseignement, qu'ils m'ont aidé à préciser.
44:190
Quant au moment où ils pourront lire ces réflexions, c'est une autre affaire. Comme j'allais chercher mon courrier à la Faculté et remarquais devant le préposé qu'évidemment il n'y en avait pas, à cause de la grève postale en France : -- « Ah ! me dit-il, eux aussi, cela fait plaisir de savoir que nous ne sommes pas les seuls ! » Encore l'analogie, comme vous voyez !
Jean-Bertrand Barrère.
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### Le mystère communiste
par Louis Salleron
LE COMMUNISME est pour moi un mystère. Un mystère double. Mystère relatif dans son expansion politique ; mystère absolu dans son expansion intellectuelle. L'expansion *politique* du communisme ne m'est qu'à demi mystérieuse parce que, si elle m'étonne jusqu'à un certain point par son ampleur, elle obéit tout de même à une loi de l'histoire qui, pour être elle-même mystérieuse, se vérifie fréquemment. Je veux dire que, tout au long des millénaires et dans de vastes régions du globe, on aperçoit soudain des portions d'humanité qui, autour d'un homme ou d'une idée, se mettent en branle et créent, plus ou moins durablement, des empires, des civilisations, des religions. Après coup, on explique (comme on peut). Mais en réalité on ne connaît guère les causes de ces éruptions collectives. Elles font partie de l'histoire de l'humanité ; comme les apparitions et les disparitions de mers, de montagnes, d'îles et de lacs font partie de l'histoire de l'écorce terrestre.
A vue plus rapprochée, l'expansion politique du communisme s'explique par le besoin de référence idéologique qu'ont toujours les révolutions. Pendant tout le XIX^e^ siècle et une bonne partie du XX^e^ siècle, c'est la Révolution française qui a servi de modèle à tous les changements de régimes en Europe et en Amérique latine. Depuis la dernière guerre, c'est la Révolution russe qui est devenue le modèle privilégié. Comme c'est le monde entier qui a été secoué jusque dans ses profondeurs par la lutte contre le nazisme, il était normal que les bouleversements politiques qui en sont résultés partout puisent leur référence dans le communisme soviétique.
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Resterait à savoir si cette explication en est une et si elle ne devrait pas être elle-même expliquée. Mais n'entrons pas dans l'examen de cette difficile question qui d'ailleurs se relie à la seconde : d'où vient l'expansion *intellectuelle* du communisme ? C'est là vraiment où l'on bute devant une sorte de mystère absolu.
\*\*\*
On contestera peut-être notre proposition. On dira qu'il faudrait distinguer entre communisme, marxisme, soviétisme, socialisme, etc. On dira que, dans ce foisonnement, il y a mille écoles, avec leurs divergences, leurs querelles, leurs anathèmes réciproques, etc. On dira beaucoup d'autres choses du même genre et qui sont parfaitement exactes, mais qui me paraissent justement caractéristiques d'une expansion intellectuelle.
Cependant, pour mieux faire comprendre ce qui m'apparaît mystérieux en cette affaire, je m'exprimerai différemment. Je dirai que ce qui provoque mon étonnement et mon scandale, c'est la fascination, la domination que le communisme exerce *sur les intellectuels.*
Je ne suis pas surpris de cette fascination et de cette domination sur le commun des mortels. La force attire. Il est donc normal que la puissance industrielle et militaire de l'U.R.S.S., liée à l'idéologie révolutionnaire, soit aujourd'hui un pôle d'attraction universelle. Les peuples ont toujours les yeux tournés vers ceux qui leur paraissent être les vainqueurs de demain. Même les vaincus du présent attirent, s'ils sont considérés comme les vainqueurs de l'avenir. Mais quand les vainqueurs escomptés de l'avenir sont en même temps les vainqueurs du présent, leur force d'attraction est évidemment immense.
Mais les intellectuels ! Ce sont, dira-t-on, des hommes comme les autres. Si l'on veut, mais ce sont tout de même des hommes dont le métier est de chercher à comprendre et qui se flattent de n'être mus que par le souci de découvrir la vérité. D'autre part, les intellectuels qu'intéressent les problèmes de l'organisation sociale proclament très haut leur volonté de voir triompher dans le monde la justice et la liberté. Bref, quand on dit « les intellectuels », on évoque cette foule d'écrivains, essayistes, philosophes, professeurs, journalistes, qui se veulent « engagés » et pour qui les grands mots de *Vérité, Liberté, Justice* expriment les idéaux au nom desquels ils prétendent conformer leur action.
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Alors comment ces intellectuels peuvent-ils être à genoux devant le communisme ?
On dira qu'ils ne le sont pas tous, qu'il y a des exceptions. Certes, il y a des exceptions, mais ce ne sont que des exceptions qui confirment la règle. Le « milieu » intellectuel, l'*intelligentsia,* s'incline globalement devant le communisme.
On dira aussi que les intellectuels parlent très librement du communisme et qu'on trouve souvent sous leur plume des attaques très dures contre lui. C'est (partiellement) vrai, mais ces attaques ne visent jamais que tel ou tel point de la pensée ou de la réalité communiste. Autrement dit, les intellectuels n'exercent leur liberté de penser ou d'écrire à l'égard du communisme qu'à partir de l'acceptation commune de l'univers communiste comme de la Vérité de base qui ne saurait être mise en question.
Pour mesurer exactement ce fait, il suffit de comparer ce qui peut être écrit sur l'univers (intellectuel ou concret) non-communiste et sur l'univers communiste. Si un intellectuel parle de l'Amérique, du capitalisme, du profit, du colonialisme, etc., non seulement il dénoncera des injustices, des erreurs, des crimes, mais il les dénoncera dans un éclairage où c'est tout l'univers non-communiste qui est lui-même dénoncé et condamné comme étant le mal absolu. Le même intellectuel, s'offrant le luxe de dénoncer des injustices, des erreurs, des crimes dans l'univers communiste le fera toujours dans un éclairage montrant bien que ce sont des incidents de parcours, des déviations contre lesquels il s'élève, le communisme lui-même restant la référence idéale au nom de laquelle il exerce sa critique. Bref, l'intellectuel qui n'est pas personnellement communiste et qui critique le communisme le fait toujours dans une perspective où l'anti-communisme est en toute hypothèse inadmissible car le communisme, fût-il inatteignable, irréalisable et même indéfinissable, demeure pour lui la Vérité, la Liberté et la Justice. Sartre est, à cet égard, l'image parfaite de l'intellectuel français : mais nous retrouvons cette image, tirée à des milliers et des dizaines de milliers d'exemplaires, dans toute notre intelligentsia.
Voilà, pour moi, le mystère.
On mettra en avant la peur et l'intérêt. Je ne les exclus pas. La peur n'est pas absurde. En cas de révolution communiste, mieux vaut ne pas être sur les listes des premiers à descendre. L'intérêt, par ailleurs, est évident. C'est une position confortable que de bénéficier en même temps des faveurs de l'Opposition et de celles du Gouvernement.
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Mais la peur et l'intérêt n'expliquent pas tout. Il est tout à fait certain qu'en cas d'instauration d'un Pouvoir communiste, une fraction non négligeable d'intellectuels aujourd'hui soumis à la fascination communiste seraient au premier rang de la lutte contre la tyrannie esclavagiste. Ce sont ceux-là qui m'intéressent. Comment après plus d'un demi-siècle d'Histoire communiste peuvent-ils être encore séduits par le communisme ? Comment peuvent-ils penser « communisme » quand ils dénoncent l'oppression, l'injustice, le colonialisme, l'impérialisme, le militarisme, l'étatisme centralisateur, l'arbitraire policier, l'inégalité des conditions, et qu'ils réclament la liberté individuelle et la justice sociale ? On a beau faire toute la part qu'on veut à la perversion du jugement et au goût de l'imposture, on ne trouve pas d'explication satisfaisante.
Je n'ai donc, quant à moi, aucune explication à proposer. Je parle, bien sûr, d'une explication radicale, exhaustive. Pour ce qui est des explications partielles, j'en fournirai autant qu'on en voudra, mais elles ne m'intéressent pas, précisément parce qu'elles ne sont que partielles. Je me console de mon incapacité à comprendre en en faisant le principe d'une explication de l'inexplicable : c'est que le mot « mystère » que j'ai employé est le mot exact. Non pas une image pour signifier un problème très difficile à résoudre, mais un mystère proprement dit, c'est-à-dire une réalité qui dépasse la raison parce qu'elle est d'essence religieuse.
Ces intellectuels qui, de près ou de loin, confessent le communisme comme une vérité qu'on n'a pas le droit de rejeter sont des *croyants.* Ils professent une foi. Le fait même que leur adhésion, aussi lointaine soit-elle, ne peut trouver aucune justification dans la *raison* et qu'au contraire tout, dans l'ordre des faits, contredit à l'option qu'ils font au nom de la raison, montre que la foi est plus consubstantielle à l'homme que la raison elle-même et qu'il est animal religieux avant même d'être animal raisonnable.
« Le communisme est la vieillesse du monde entier ; la nôtre. Il est la sclérose et la retombée de notre histoire humaine ; il est la vieillesse de l'humanité. Si l'avenir lui appartenait, ce serait la fin de l'histoire, dans l'échec, le néant, la mort. Ce que nous portions en nous de pire, depuis le début du monde moderne, ou depuis le début de l'humanité, il en est le collecteur, le rassembleur, l'organisateur. Il est la caricature formidable de nos injustices, de nos despotismes, de nos lâchetés : il les a, par un passage à la limite, synthétisés dans l'efficacité chimiquement pure de la tyrannie et de la destruction. Il ne nous est ni accidentel ni étranger. Il procède de nous. Il sort du monde chrétien. Il est le fruit ultime de l'apostasie des nations chrétiennes. Il est la dernière hérésie. Au-delà de l'intrinsèquement pervers enfin atteint, il n'y a plus rien. » ([^9])
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C'est Jean Madiran qui écrivait cela, il y a huit ans. C'est la vérité. Mais comment cette hérésie chrétienne a-t-elle pu à ce point susciter la foi des anciens chrétiens ? Pourquoi sont-ce les milieux de tradition catholique qui y ont été le plus perméables ? Pourquoi la Chine l'a-t-elle reçue, et qu'en a-t-elle fait dans ses profondeurs ?
A toutes ces questions il n'est pas facile de répondre. Ce que nous voyons bien, c'est que le communisme, en tant que religion, politiquement incarnée, est aux prises avec les vérités éternelles de la politique qui, d'une part, le consolident et, d'autre part, le secouent rudement. Ce que nous voyons également, c'est qu'en tant qu'hérésie absolue, il se heurte finalement à la vérité chrétienne pure qui, derrière le rideau de fer, devient dans le cœur de millions d'écrasés le défi évangélique des Béatitudes.
Le mystère chemine. Il ne peut pas ne pas cheminer dans l'âme de quelques-uns au moins de nos intellectuels. On tremble à la pensée d'une Apocalypse qui, soudainement, éclaterait, révélant à l'univers ravagé les puissances de mort de l'eschatologie du Désespoir.
Louis Salleron.
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### Billets
par Gustave Thibon
La vertu suffit-elle au bonheur ?
4 octobre 1974.
A propos d'un de mes récents articles où je commentais cette pensée d'un Ancien : « La vertu n'est pas le chemin du bonheur, elle est le bonheur lui-même », j'ai reçu un certain nombre de lettres, allant de la réticence courtoise à l'injure caractérisée, mais ayant toutes pour commun dénominateur le refus d'admettre que le bonheur s'identifie à la vertu.
Cette critique, en partie justifiée, m'invite à préciser ma pensée.
J'ai voulu dire que la vertu était l'élément dominant et permanent du vrai bonheur ; je n'ai pas dit qu'elle suffisait, à elle seule, à nous assurer un bonheur parfait -- lequel d'ailleurs n'existe jamais en ce monde. Les philosophes stoïques exagéraient fortement lorsqu'ils déclaraient que l'homme vertueux était heureux en n'importe quelle circonstance, y compris dans le fameux taureau de Phalaris ([^10]). Outre la vertu, le bonheur implique, au moins pour l'immense majorité des hommes, la présence de deux autres éléments
1\. un minimum de bien-être physique : à partir d'un certain degré d'acuité ou de durée, les souffrances du corps voilent la sérénité de l'âme ;
2\. des conditions extérieures relativement favorables : il est difficile d'être pleinement heureux dans la misère, l'abjection sociale, l'esclavage, la séparation d'avec les êtres aimés, etc.
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Mais comme je le faisais remarquer dans l'article incriminé, ces trois composantes du bonheur sont d'importance très inégale. Le sage, le héros, le saint restent heureux en profondeur à travers les pires disgrâces physiques ou sociales, tandis que les hommes doués de tous les avantages de la santé et de la fortune ne connaissent jamais un vrai bonheur si la vertu ne leur enseigne pas l'usage harmonieux de ces biens.
Veut-on des exemples ?
J'ai connu de très grands malades qui rayonnaient de plénitude intérieure et auprès desquels des hommes affligés d'épreuves infiniment moindres venaient chercher paix et réconfort. De même des exilés, des prisonniers, des condamnés à mort ont connu des heures de joie suprême comme si l'écroulement de toutes leurs assurances sociales avait délivré en eux des virtualités inconnues. A la limite, c'est Socrate consolant ses disciples avant de boire la ciguë, c'est l'apôtre Paul écrivant : « Je surabonde de joie au milieu de mes tribulations », c'est le Père Kolbe, récemment canonisé, choisissant la mort pour sauver un père de famille et communiquant sa joie et son espérance divines à ses compagnons d'agonie dans l'affreux bunker de la faim. Cas exceptionnels sans doute, mais qui suffisent à prouver que le bonheur est possible, même dans les circonstances où l'opinion commune voit le pire des malheurs.
Inversement, combien d'êtres en apparence favorisés par le sort sont en proie à l'insatisfaction et à l'ennui, se forgent des maux imaginaires et courent après le bonheur avec d'autant plus de fièvre qu'ils en méconnaissent les vraies sources ! Cette agitation inféconde n'est-elle pas le fruit vénéneux de la société de consommation dans la mesure où les facilités matérielles n'y sont pas compensées par le progrès spirituel ?
Encore une fois, il ne s'agit pas d'exiger de la masse humaine un héroïsme dans l'adversité qui n'est accessible qu'aux très grandes âmes. Saint Thomas d'Aquin, plus réaliste que les Stoïques, enseignait qu'un minimum de bien-être matériel était nécessaire à l'exercice des vertus courantes. Et quoi de plus écœurant que l'attitude de ceux qui, comblés de tous les biens temporels, prêchent aux misérables une morale sublime qu'ils n'ont jamais pratiquée eux-mêmes ? C'est ce pharisaïsme de la vertu (faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais...) qu'ont exploité à fond les marxistes dans leur théorie de la « mystification idéaliste »...
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Il n'en reste pas moins que si les Anciens exagéraient le pouvoir de la vertu, notre époque exagère dans le sens contraire en s'imaginant que le bonheur dépend avant tout, non de la qualité de l'âme et de la vie intérieure (ces derniers mots ne signifient plus rien pour tant de nos contemporains), mais soit de la possession des biens extérieurs, idéal de la société de consommation, soit de la réforme des structures sociales, idéal révolutionnaire.
Personne ne conteste que ces deux éléments méritent d'être pris en considération comme conditions secondaires du bonheur. Mais sa vraie cause est ailleurs : dans la conscience individuelle, dûment éclairée et orientée, qui nous fait distinguer les biens réels des biens apparents et qui donne vie et cohésion aux structures de la Cité.
Sans cette assise intérieure, tous nos bonheurs restent superficiels et précaires comme un enduit brillamment coloré jeté sur un mur qui menace ruine. Ou, pour employer une autre image, vouloir trouver le bonheur sans la vertu équivaut à multiplier les travaux d'adduction et de répartition des eaux sans prendre garde au tarissement de la source.
Capitalisme ou socialisme ?
11 octobre 1974.
On me communique les observations critiques d'un éminent ecclésiastique à propos de mon récent article *Changer la vie.* Celles-ci peuvent se résumer sous deux chefs :
a\) quand j'évoque l'élévation du standing économique et social de l'ensemble des populations dans nos pays d'Occident, je méconnais les graves lacunes qui subsistent dans notre régime : insécurité de l'emploi, sort précaire des travailleurs immigrés, etc.
b\) je me fais l'apôtre du capitalisme en opposant sommairement les bienfaits de ce système aux excès du socialisme totalitaire des pays de l'Est. Et je décourage, en les taxant d'utopie, tous les essais de réforme en vue de construire un socialisme « à visage humain » qui libérerait les travailleurs de l'exploitation capitaliste sans verser pour autant dans la tyrannie étatique.
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A la première remarque je répondrai que j'ai parlé d'un progrès matériel d'ensemble sans prétendre que, chez nous, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Préférer un système à un autre, ce n'est pas choisir entre le ciel et l'enfer, c'est-à-dire ignorer ou minimiser la part d'imperfections et d'injustices que comporte toute organisation sociale. Ni se refuser à réduire cette marge négative, à condition toutefois que les remèdes ne soient pas pires que le mal -- comme par exemple quand la sécurité de l'emploi s'obtient au prix de l'esclavage universel.
Quant au second reproche -- celui de faire l'apologie du capitalisme -- je tiens à préciser ma position.
Si l'on entend par ce mot la propriété privée des moyens de production et le régime de la libre entreprise et de la saine concurrence économique tournant au profit du consommateur, je suis en effet le défenseur du capitalisme.
Mais si ce terme désigne un libéralisme sans frein livrant les plus faibles à la merci des plus forts (le renard libre dans le poulailler libre...) et glissant vers la monopolisation des moyens de production par les puissances d'argent avec, pour résultat, l'étouffement des libertés et de la compétition, je récuse sans hésiter cette forme de capitalisme. Et c'est dans ce sens que j'ai toujours affirmé la nécessité d'un arbitrage de l'économie par un pouvoir indépendant, dont la mission consisterait à défendre les travailleurs par l'adaptation des salaires à la productivité et les consommateurs par l'assainissement de la concurrence. Une telle réforme contribuerait par ailleurs à amener le capital -- qui ne peut être ni aboli ni partagé également entre tous -- dans les mains de ceux qui sont les plus aptes à le faire fructifier pour le bien de la collectivité.
Mon honorable contradicteur me reproche d'enfermer mes lecteurs dans le dilemme : capitalisme ou socialisme à la soviétique et d'avoir beau jeu de dénoncer les excès de celui-ci pour justifier celui-là. Mais de quel socialisme veut-il que je me serve comme point de comparaison, sinon de celui qui, de la Baltique au Pacifique, écrase la moitié de la planète sous le rouleau totalitaire ? Il y a bien le socialisme à la suédoise, mais c'est un socialisme de redistribution par ponction fiscale et non de collectivisation des entreprises et qui, par ailleurs, présente déjà de graves signes d'usure et d'asphyxie. On a encore plus beau jeu -- ce qu'on fait pourtant constamment -- d'opposer aux lacunes trop réelles de notre libéralisme décadent l'image idéale d'un socialisme d'autant plus parfait dans l'abstrait et dans le rêve qu'il ne s'est jamais encore incarné dans les faits.
54:190
Et, même dans nos pays dits capitalistes, n'est-ce pas à l'infiltration croissante du socialisme d'État dans nos structures économiques qu'il faut attribuer l'origine principale de la crise des sociétés occidentales ? N'est-ce pas dans le secteur nationalisé de l'économie que fleurissent par excellence l'incurie et le gaspillage ? La rétribution dévolue au capital peut-elle se comparer au prélèvement opéré par l'État sur l'ensemble du revenu national ? Et l'inflation, avec l'insécurité qui en résulte, qui pénalise avant tout les petits épargnants, n'est-elle pas le produit d'une politique monétaire incohérente ? En bref, l'État moderne, vampire avéré et providence incertaine, n'est-il pas l'exploiteur privilégié du capital et du travail ?
Quant à la troisième voie préconisée par mon interlocuteur -- celle de l'entreprise communautaire sous forme de participation ou de cogestion qui se situerait entre le capitalisme actuel et le socialisme d'État -- je ne la condamne pas a priori comme une dangereuse utopie ; je me borne à répéter une fois de plus qu'une telle forme d'association exige de la part de ses membres un très haut degré de maturité sociale et une discipline spontanée et surtout qu'elle doit émaner directement de l'initiative des intéressés sans être imposée par le pouvoir politique : faute de quoi, elle tombe fatalement dans l'orbite de ce dernier, ce qui nous ramène au totalitarisme. Tous les rapports que nous connaissons sur le régime dans le moins dur des États de l'Est, la Yougoslavie, laissent peu d'illusions sur ce point...
Un dernier mot. Si le capitalisme implique une dépendance sans recours des travailleurs à l'égard des détenteurs des moyens de production, je me sens en plein accord avec mon correspondant. Et c'est en vertu même de cet accord que je dénonce comme le pire des capitalismes tout système où le pouvoir politique doublé du pouvoir économique aboutit à l'aliénation totale de l'être humain. En d'autres termes, le capital étant indestructible je souhaite sa diffusion et sa fécondité et non sa concentration, toujours grevée de stérilité et d'oppression. Le vrai choix qui s'offre au monde moderne est entre un capitalisme ouvert, dont je reconnais que l'Occident est encore très loin, et un capitalisme fermé, que l'Orient n'a déjà que trop réalisé dans sa perfection négative sous les noms trompeurs de socialisme ou de démocratie populaire.
55:190
Le chantage aux otages
18 octobre 1974.
Les événements dramatiques qui se sont déroulés récemment à l'ambassade de France de la Haye ont relancé le problème du chantage aux otages devant l'opinion mondiale.
La S.O.F.R.E.S. vient d'effectuer un sondage sur ce point dans les diverses couches de la population française. La principale question posée était celle-ci : faut-il repousser les exigences des ravisseurs en exposant les otages à la mort, ou bien vaut-il mieux capituler pour épargner des vies innocentes ?
Une assez large majorité (50 %) penche vers la fermeté, contre 39 % qui opinent en sens contraire et 11 % qui se déclarent sans opinion.
Je me range, sans une ombre d'hésitation, dans la première catégorie -- ce qui, bien entendu, n'exclut pas le maximum de précautions en vue de sauver les otages, mais à condition qu'en fin de compte la force reste à la loi, dont le premier principe est de châtier les criminels et non de s'incliner devant eux.
Le grand argument des adversaires de la fermeté se résume ainsi : n'est-il pas inhumain d'exposer si gravement l'existence d'êtres concrets, faits de chair et d'âme, pour défendre un principe abstrait qui, lui, ne souffrira pas d'être violé ?
Je répondrai que les principes du droit des gens sont abstraits dans leur formulation, mais que leur application protège la vie et la liberté des innombrables êtres concrets qui composent la société. Nous sommes ici dans des conditions analogues à celles qui motivent une juste guerre. Quand une nation menace l'indépendance d'une autre nation et ne laisse à celle-ci que l'alternative de la capitulation ou de la guerre, la résistance armée devient inévitable et mieux vaut qu'elle soit la plus rapide et la plus sévère possible afin d'éviter ultérieurement les pires dommages. Cette guerre fera, certes, d'innocentes victimes, la mort fauchant au hasard dans les rangs des combattants : elle n'en sera pas moins légitime et bienfaisante pour l'ensemble de la nation.
56:190
Ce fut par excellence le cas de l'Allemagne hitlérienne. Je me souviens de m'être fait traiter de brute sanguinaire parce que, lors de l'occupation de la Rhénanie, je m'étais déclaré partisan d'une guerre préventive. J'entends encore un de mes interlocuteurs s'écrier : « Comment ! vous n'hésiteriez pas à sacrifier des milliers de vies humaines au respect du traité de Versailles, ce morceau de papier ». On connaît la suite : de diktats en coups de force du côté d'Hitler et de concession en concession du côté des Alliés, on en vint au point où il fallut sacrifier non des milliers, mais des millions de vies humaines pour échapper à l'asservissement de l'Europe.
La même impitoyable logique s'applique aux prises d'otages. Les ravisseurs déclarent à la société la plus lâche, la plus ignoble des guerres. L'humanitarisme bien compris consiste, même au prix de dangers trop évidents, à couper le mal à sa racine. Car, si l'on commence par céder, le nombre des attentats et les exigences des terroristes, encouragés par l'impunité et le succès, ne peuvent aller qu'augmentant, ce qui entraîne l'exposition d'un nombre toujours croissant de vies humaines, également précieuses et irremplaçables. Faut-il aller à la limite ? Supposons qu'une bande armée s'empare de quelques personnages importants et réclame, en échange de leur salut, le gouvernement d'un pays. Devra-t-on céder -- jusqu'à ce que quelques bandits, délégués par la faction adverse, exécutent la même manœuvre ? Qu'adviendra-t-il de l'ordre public si n'importe qui, par ce moyen abject, pouvait obtenir n'importe quoi ?
Je comprends l'angoisse et la compassion à l'égard des otages en danger. Mais la vraie pitié, sur le plan social et politique, consiste à savoir risquer le moins pour sauver le plus. Et l'humanitarisme myope qui, hypnotisé par le danger immédiat, cède automatiquement au chantage ne peut qu'aboutir à livrer l'humanité tout entière à la merci de ses membres les plus inhumains...
Autre argument en faveur de la capitulation : les terroristes agissent au nom de peuples ou de groupes opprimés et, par là, défendent une juste cause. Je répondrai que toutes les causes sont justes aux yeux de ceux qui luttent pour elles et que, d'autre part, ces façons féroces de défendre les opprimés ne présagent rien de bon pour les peuples qui risquent d'être gouvernés demain par des chefs capables d'employer ou d'autoriser de tels procédés.
Conclusion : l'amour bien ordonné du prochain commande la fermeté. Pour le bien de tous : des innombrables otages possibles d'abord et ensuite des ravisseurs en puissance qu'il importe de décourager en leur montrant l'inutilité des tentatives de leurs prédécesseurs.
57:190
Dans ce domaine comme dans tous les autres, la faiblesse conduit fatalement à la recrudescence du mal -- laquelle appelle à son tour une répression brutale et aveugle. Pour n'avoir pas puni le crime où il est, on arrive à poursuivre et à châtier comme des crimes, non seulement des délits véniels, mais l'exercice des libertés les plus élémentaires : droit d'expression, d'association, d'opposition au pouvoir régnant, etc. Et c'est ainsi que la pitié à courte vue, qui sacrifie l'avenir au présent et l'intérêt général au bien particulier, ajoutée aux mille autres relâchements des démocraties expirantes, contribue à faire le lit de la tyrannie.
La leçon d'un scandale
25 octobre 1974.
Les arcanes de la spéculation boursière me sont totalement étrangers. Je conçois très mal que des millions de milliards, qui représentent tant de biens réels : objets de consommation ou travail humain, puissent changer de mains par simple jeu d'écriture, voire quelques communications téléphoniques.
Aussi ma réaction devant le récent scandale de la Banque de Bruxelles épouse-t-elle la stupéfaction indignée de l'homme des champs ou de la rue qui connaît le prix de l'argent vraiment gagné.
Il s'agit, disent les journaux, d'employés ayant spéculé à l'insu de leurs supérieurs. Et les pertes se situent, d'après les premières fourchettes, aux environs d'un milliard de francs belges.
L'opération s'est soldée par un échec dont la banque supporte les frais, les employés en question étant évidemment insolvables. Une simple question : si la manœuvre avait réussi, si la même somme avait été gagnée au lieu d'être perdue, aurait-elle été partagée entre les divers complices de cette combinaison malhonnête ?
Ainsi donc, dans une conjoncture où la crise monétaire met en péril tant d'entreprises saines et réduit au chômage tant de travailleurs, quelques minces requins de la finance auraient pu, à la faveur de cette même crise, encaisser des sommes énormes sans travail réel, sans production, sans services, par un simple déplacement de signes abstraits !
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Ils ont échoué. Peut-être seront-ils l'objet de sanctions pénales, mais financièrement, ce n'est pas eux qui paieront les pots cassés, mais la collectivité, à commencer par les actionnaires de la banque et, pour la plus grosse part, par l'État dont on connaît les prélèvements massifs sur les bénéfices des sociétés.
Là-dessus, les socialistes ont beau jeu pour dénoncer la faillite du libéralisme et pour proclamer que de tels abus ne se produiraient pas dans une économie soustraite aux lois du marché, c'est-à-dire absorbée par le pouvoir politique.
Mais la réponse est facile. Qu'est-ce qui permet et encourage ce genre de spéculation, sinon le déséquilibre du marché et le chaos monétaire qui en résulte ? Et quels sont les grands responsables de ce déséquilibre et de ce chaos, sinon les États qui, par leurs interventions aberrantes dans le jeu de l'économie, par leur faiblesse à l'égard des groupes de pression et par leur politique inflationniste faussent les lois naturelles du marché et ouvrent ainsi aux pêcheurs en eau trouble un champ de manœuvre indéfini ? Les parasites prolifèrent sur un corps malade : un organisme sain les élimine de lui-même.
Quant au remède socialiste, qui consiste à prévenir les abus de la liberté en supprimant celle-ci, il s'apparente à la politique de Gribouille qui se jetait dans la rivière pour se soustraire à la pluie. Ou à celle du médecin qui, pour guérir un ulcère à la jambe, ordonnerait l'amputation et la prothèse.
Dans l'état présent des choses, nous sommes d'accord avec les socialistes sur la nécessité d'un contrôle accru des opérations bancaires. Mais ce n'est là qu'un palliatif temporaire et le vrai remède est dans l'assainissement du marché et par contrecoup de la monnaie, instrument de tous les échanges, afin de réduire au minimum la possibilité de ces agissements frauduleux. Quand les signes monétaires sont cautionnés par des réalités, il est moins facile d'en jouer que lorsqu'ils flottent dans le vide...
L'incident de la Banque de Bruxelles n'est qu'un des nombreux symptômes de la crise de finalité qui secoue le monde occidental. Nous sommes placés devant une alternative de plus en plus pressante : organiser la liberté par une politique cohérente du bien commun, ou se résoudre à la perdre.
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Liberté et conventions
8 novembre 1974.
Je chemine dans les rues de Paris et mes regards sont attirés par une énorme inscription qui s'étale sur les murs d'une école : « Vivre l'ortografe libre ! » (sic). Et je me prends à méditer sur le sens et les conséquences d'une telle libération...
L'orthographe libre... J'en apprécie d'autant plus l'étrange vertu que je viens de recevoir une longue lettre écrite par un brave paysan, plein de qualités par ailleurs, mais ayant presque totalement oublié le peu qu'il avait appris à l'école. L'orthographe et la syntaxe y sont si libres que j'ai mis près d'une heure à en déchiffrer le contenu. Ce qui m'a ravi la liberté de faire autre chose...
Je n'ignore rien des complications et des embûches de l'orthographe française. Pourquoi cette multitude de règles et de conventions arbitraires ? diront les censeurs de l'orthodoxie du langage. Et n'est-il pas souhaitable de simplifier tout cela, à la manière des Anglais qui viennent de remplacer leur système archaïque de poids et de mesures par le système métrique ?
Je ferai remarquer que, dans l'inscription précitée, il n'est pas question d'orthographe simplifiée, c'est-à-dire reposant sur de nouvelles règles, mais d'orthographe libre, autrement dit du droit pour chacun d'écrire au gré de sa fantaisie et de son ignorance. Et pourquoi pas ? insisteront nos briseurs de règles : notre siècle ne se signale-t-il pas par le refus des conventions et le retour à la spontanéité créatrice ?
Je répondrai que l'écriture, comme la parole, est un moyen de communication entre les hommes et qu'il n'y a pas de communication possible sans un certain nombre de conventions, les mêmes pour tous. C'est pure convention que cet animal traversant la rue s'appelle chien en français, Hund en allemand et dog en anglais. Ces noms, nous ne les avons pas inventés, ce sont des signes qu'on nous a transmis dès l'enfance et qui nous permettent de nous comprendre les uns les autres. Il en est de même, à un degré moindre, pour l'orthographe. Supprimez tous ces véhicules de la pensée et de l'âme et vous tomberez dans la confusion absolue qui régnait parmi les ouvriers de la tour de Babel.
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Passe pour l'orthographe. Mais ne voyons-nous pas fleurir, à tous les niveaux, le même besoin de libération individuelle qui fausse le jeu normal des échanges entre les hommes ? Liberté de pensée poussée jusqu'à la proclamation de l'absurde, liberté de l'artiste qui refuse toute re le et tout modèle, liberté sexuelle réduisant l'amour aux pulsions aveugles et anarchiques du désir, liberté politique niant toute autorité et toute hiérarchie, etc. A la limite, un monde de fous dont chacun est le seul à comprendre ce qu'il sent, ce qu'il dit et ce qu'il fait -- très au-dessous du monde anima, car les bêtes, dès qu'elles vivent en société, s'expriment par un code de cris et de gestes, inscrit dans leur nature commune.
« Mes toiles n'expriment que mes émotions personnelles », me disait un champion de l'art non figuratif. « Elles ne représentent rien, mais elles peuvent tout évoquer ; libre à vous d'y voir ce que vous voudrez. » -- « A ce compte, ai-je répondu, mieux vaudrait une toile blanche : l'imagination du spectateur pourrait se donner libre cours sans être retenue par le moindre obstacle de forme ou de couleur... »
Mieux encore : les contraintes imposées par les règles de l'art ou de la morale sont non seulement nécessaires à la communication sociale, mais très favorables à l'épanouissement de la liberté individuelle. Par la discipline qu'elles exigent, par la résistance qu'elles opposent à une spontanéité invertébrée qui n'est que le prête-nom flatteur du caprice et de la facilité, elles donnent forme et consistance à ces impulsions subjectives qui, sans elles, resteraient dans l'état indéterminé de la matière en fusion. Les plus grands poètes ne sont-ils pas ceux qui, dédaignant les facilités du vers libre, ont suivi les règles de la prosodie classique ? N'est-ce pas la morale sexuelle qui, en dépit de ses étroitesses et de ses abus, a élevé de tout temps le niveau de la passion amoureuse ? Sur ce dernier point, il suffit de comparer le laxisme des Romains décadents, où l'amour se réduisait à la volupté, au rigorisme du Moyen Age qui a donné à l'Éros cette dimension idéale, source de tant de grandes passions et de grandes œuvres. Et de même encore, ne sont-ce pas les lois d'un État bien structuré (je dis structuré et non totalitaire, le propre de la tyrannie étant de remplacer les structures par des mécanismes) qui assurent aux citoyens le maximum de liberté ?
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« Vous voulez donc couler tous les hommes dans le même moule » diront les libertaires et les libertins. Je reconnais le danger de formalisme quand le moule, au lieu de rester un moyen de perfectionnement intérieur, s'impose à l'individu comme une fin. Mais est-ce une raison, sous prétexte d'éviter le formalisme, pour tomber dans l'informe, c'est-à-dire -- car l'homme n'échappe jamais aux influences de son milieu et le refus des règles, dès qu'il s'exprime en termes de propagande, devient à son tour une règle -- dans un nouveau formalisme et le pire de tous : celui du chaos et de l'absurde...
Antiracisme idéologique et racisme viscéral
15 novembre 1974.
La Suisse -- pays relativement protégé par sa neutralité contre les remous d'un monde en folie, terre élue du tourisme et des grandes rencontres internationales et par-dessus le marché refuge bancaire de l'univers -- doit normalement se placer à la pointe de la lutte contre le racisme et la xénophobie. Le Conseil œcuménique des Églises réformées se signale particulièrement dans ce sens par l'ampleur de sa propagande et de ses collectes en faveur des victimes de la ségrégation...
Or voici que me tombe sous les yeux un article de M. Marcel Régamey, l'un des penseurs les plus éminents de la Confédération, qui jette une ombre assez épaisse sur cette vision idéale.
Les observations de M. Régamey se résument sous deux chefs :
1\) Le C.O.E. proclame la lutte à outrance contre le racisme. Mais quel racisme ? Toujours celui des blancs contre les hommes de couleur ou des colonisés contre leurs anciens colonisateurs sans prendre garde que, dans de nombreux endroits du globe, les oppresseurs d'hier sont devenus ou sont en passe de devenir les opprimés d'aujourd'hui. Donc, antiracisme politisé, c'est-à-dire racisme à rebours.
2\) Cette même Suisse éprise de fraternité universelle souffre d'une crise aiguë de xénophobie à l'intérieur de ses propres frontières. Tout récemment, une motion proposant l'expulsion de 500 000 travailleurs étrangers a recueilli assez de signatures pour déclencher une consultation électorale. La motion a été repoussée à une large majorité, mais elle a rassemblé tout de même le tiers des suffrages, ce qui révèle un état d'esprit peu favorable à l'intégration fraternelle des étrangers...
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D'où ce commentaire de M. Régamey : « L'hostilité à l'égard de l'étranger, ce n'est pas en Afrique du Sud qu'on la trouve, mais chez nous -- et plus on descend l'échelle sociale, plus cette hostilité devient viscérale, aveugle et irréductible. » Et qu'a-t-on à reprocher à ces travailleurs étrangers dont la plupart sont Italiens ou Espagnols, c'est-à-dire appartenant, malgré les inévitables différences nationales, à la même ethnie et au même type de civilisation ? « Ils ne se mêlent pas de nos affaires politiques, ils n'aspirent pas à la naturalisation en masse, ils n'occupent pas les tribunaux d'une manière disproportionnée à leur masse. Mais c'est leur existence, leur simple voisinage qui sont mal supportés : un mélange d'esprit de supériorité et d'envie à l'égard de gens plus expansifs, plus gais, apparemment plus heureux... »
Ce contraste déroutant entre un antiracime purement idéologique et un racisme viscéral nous amène à formuler la loi suivante : l'idéal de fraternité humaine, sans distinction de race, de couleur ou de nation, est proportionnel à la distance qui nous sépare de l'étranger : il est d'autant plus florissant qu'il concerne des êtres situés au bout du monde et tend à virer à son contraire, c'est-à-dire à un ostracisme virulent, dès que l'étranger rentre dans nos murs et vit à nos côtés. Sois mon frère ou je te tue, disaient, sous la Terreur, les apôtres de la fraternité révolutionnaire. Variante à l'usage de tant d'antiracistes contemporains : sois mon frère, mais de loin...
C'est là qu'éclate l'absurde logique des passions. Un certain racisme peut correspondre à un instinct vital d'autodéfense plus ou moins justifié dans les pays où une minorité évoluée risque d'être submergée par une majorité peu civilisée. Mais la xénophobie suisse semble obéir plutôt à un réflexe antivital puisque, au dire des meilleurs observateurs, le départ de ces 500.000 travailleurs étrangers aurait gravement ébranlé l'équilibre économique de la Confédération.
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L'humanité se trouve ainsi partagée entre des réactions viscérales aveugles et des idéologies désincarnées -- celles-ci tantôt en accord avec celles-là comme dans l'antisémitisme hitlérien, tantôt opposées comme dans l'idéal abstrait de fraternité. Double aberration qui appelle deux remèdes, l'un procédant de la raison et l'autre du cœur : d'abord une saine vision de l'intérêt général qui nous montre la nécessité de la collaboration avec l'étranger, ensuite l'amour vécu et agissant, non de l'humanité, mais des hommes, qui fait de cet étranger notre prochain.
Un peu de bon sens couronné par beaucoup de bonne volonté : tel est je secret de la cohabitation fraternelle.
Gustave Thibon.
© Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique).
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### Rome occupée
par Jean Madiran
LE CARDINAL WRIGHT, bureaucrate romain, préfet de la congrégation du clergé, a méprisé sans le comprendre ce que lui écrivait l'abbé Jamin ; et, sans attendre, il a rejeté son recours. Qu'on ne dise pas qu'il ne pouvait pas faire autrement. Car il pouvait, au moins, dormir et laisser dormir. Il pouvait attendre et faire attendre. Il s'est hâté au contraire de rendre son arrêt.
Mais, à la date où il l'a fait, le cardinal Wright ne savait pas.
\*\*\*
A la date du 21 octobre 1974, il ne savait pas encore.
Et quand son arrêt du 21 octobre est enfin parvenu, par la grâce des postes françaises en grève, à l'évêché de Luçon, c'est-à-dire seulement le 12 décembre, il était trop tard. Trop tard pour lui, cardinal-préfet. Entre ce 21 octobre et ce 12 décembre, il s'était passé ceci : le procès de l'abbé Jamin, entièrement écrit, était devenu entièrement public. Et le nom du cardinal Wright, pour sa honte durable en ce monde, y est désormais irréparablement attaché.
Luce Quenette l'a exactement expliqué :
-- *L'inique procès, par suite des circonstances et de la tranquille résolution de l'accusé, a été entièrement écrit. C'est un dossier unique qui s'apparente au dossier de Jeanne d'Arc par sa précision historique. Ce n'est pas que l'humble et paisible abbé Jamin s'autorise de la moindre gloire de martyr ou d'inspiré. Mais il a reçu la grâce de la simple inspiration de sa foi de prêtre catholique. Vous comprenez combien la lecture de ce procès est importante pour nous tous.*
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*D'autres prêtres fidèles ont souffert autant ; mais l'avantage du procès Jamin pour d'édification de notre foi, c'est la rédaction complète du dossier, la communication du greffe de l'instruction...*
*...*Une forte brochure de 56 pages ; publiée par ITINÉRAIRES.
Le 21 octobre, le cardinal Wright ne savait pas que le dossier à la dernière page duquel il inscrivait son nom et sa signature, serait un dossier intégralement publié.
\*\*\*
Et s'il l'avait su... ? demandera-t-on.
Hypothèse théorique, où chacun peut avoir son opinion. La mienne est que le Vatican d'aujourd'hui a des mœurs bien à lui. En face de l'embarras que lui causait la fidélité glorieuse d'un cardinal Mindszenty, il n'a pensé qu'à se débarrasser, par n'importe quel moyen, de la gloire embarrassante d'un cardinal fidèle. Alors un simple abbé Jamin, pour ce Vatican-là...
\*\*\*
Le cardinal Wright passait, ou se faisait passer, pour un traditionaliste, un résistant, un héros clandestin, un martyr anonyme, courageux en cachette et secrètement sincère. Sans que personne puisse, tellement il est habile, s'en apercevoir jamais. En vérité il est comme les autres prélats bureaucrates, il est à la botte du parti qui tient l'Église militante sous son occupation étrangère. Comme les autres cardinaux-préfets, il est l'ombre dérisoire d'un cardinal de la sainte Église romaine. Ayant prononcé le rejet, bien entendu non motivé, du recours de l'abbé Jamin, l'ayant ainsi abandonné au bon plaisir du parti ecclésiastique local, il a voulu en outre y ajouter l'injonction d'obéir *en toutes choses aux ordres de l'évêque :* ce qui est explicitement joindre le sarcasme à l'iniquité. Tous et chacun sauront désormais quel est, derrière son masque convenu, le visage véritable du cardinal dérisoire.
\*\*\*
66:190
En date du 21 octobre, donc, au nom de la *sacra congregatio pro clericis*, dicastère romain dont il est le préfet, sous la référence 148125/1, le cardinal Wright écrit l'excellentissime seigneur Paty, évêque de Luçon :
Examini subjecto recursu Rev. Yves Jamin, Parochi loci v.d. « Saint-Hilaire-le-Vouhis » diocesis Lucionem, contra decretum remotionis a memorata paroccia, diei 20 junii 1974, auditis duobus Consultoribus et attento Motu proprio « Ecclesiae Sanctae », n. 20,
haec S. Congregatio pro Clericis respondit : « Recursum non sustineri ». Velit ista Curia curare ut haec responsio notificetur recurrenti, qui in omnibus pareat mandatis Épiscopi.
Ilum haec Tecum communico, sensus venerationis meae Tibi profiteor ac permanere gaudeo etc.
(signé) J. tard. Wright, Praef.
Vous avez bien lu le sarcastique : *in omnibus pareat mandatis episcopi.*
Que l'abbé Jamin obéisse en toutes choses aux ordres de cet évêque-là. Aujourd'hui. Dans ce cas précis ! L'abbé Jamin avait longuement expliqué :
-- *Mon évêque veut m'imposer une communion inconditionnelle avec ceux qui rejettent les dogmes, les sacrements, la morale de la tradition catholique.*
Réponse de Rome :
-- *Mais bien sûr. Obéissez en tout à cet évêque.*
Cette Rome-là n'est pas Rome, mais l'occupant ennemi.
\*\*\*
Cela, il faut que le sachent en toute clarté ceux d'entre nous qui iront en pèlerinage à Rome pour l'Année sainte. Il faut qu'ils sachent bien que Rome est occupée par l'ennemi, et que l'ennemi entend exploiter la venue des pèlerins du monde entier comme un ralliement en masse à la nouvelle religion, celle du catéchisme apostat et des messes sans foi ni loi. Sans doute il n'est pas négligeable de gagner les indulgences de l'Année sainte, dont le dispositif a été promulgué, à ce qu'il semble, de manière légitime et licite. Mais il faut prendre garde de ne consentir, pendant le séjour à Rome et la visite des saintes basiliques, aucune participation à des cérémonies impliquant plus ou moins l'adhésion à la religion nouvelle.
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J'exprime même l'opinion que cet indispensable refus ne suffirait pas, et qu'il conviendra, dans les circonstances présentes, d'y abouter quelques actes publics de profession catholique, non équivoques, non polyvalents ; je veux dire que le refus de se soumettre à la nouvelle religion ne serait pas suffisamment manifesté, pour les pèlerins de Rome, par une simple et silencieuse abstention. L'assistance à la messe traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de S. Pie V, et à elle seule, répond adéquatement à la nécessité de ne pas favoriser les ambiguïtés et les sournoiseries ourdies par la nouvelle religion. Quelques bonnes personnes apparemment bien intentionnées, mais de courte vue, s'appliquent à consoler les braves gens, dans l'effroyable situation religieuse où nous sommes, en leur faisant croire qu'un redressement est commencé, que Rome reprend les choses en main, qu'il y a eu quelque petite demi-phrase réconfortante dans l'avant-dernier discours pontifical, et autres contes de même farine ; enchevêtrements d'illusions, de faux-semblants, et, aussi d'intoxications. Les espoirs nourris de vent n'ont jamais conduit qu'au désespoir. La vérité est qu'à Rome l'administration ecclésiastique centrale est tout entière dominée par un parti étranger à la foi catholique ; et que ce parti est reconnaissable aux trois notes diaboliques qui conjointement le caractérisent : 1. -- la soumission au monde moderne (souvent appelée ouverture au monde) ; 2. -- la collaboration avec le communisme (souvent appelée ouverture à gauche) ; 3. -- l'apostasie immanente (souvent appelée ouverture d'esprit, ou mentalité évoluée). On peut si l'on veut, pour chaque dignitaire de l'Église de Rome, discuter le point de savoir s'il est *complice* ou s'il est *prisonnier* de ce parti. Mais on n'en voit présentement aucun qui ne soit ni l'un ni l'autre.
Une Rome moderniste est installée au centre de la Rome éternelle, la réduisant au silence et parlant à sa place ; s'exprimant de préférence par la bouche ou la plume de prélats réputés traditionalistes, pour mieux décourager la fidélité, chrétienne. Ce n'est pas un Bugnini ou un Villot, c'est le bon cardinal Gut qui était chargé, en 1969 déjà, de nous imposer la nouveauté scandaleuse du « parfait accord avec l'évêque » comme impératif inconditionnel, absolu et unique. Et déjà en 1969, nous protestions en ces termes :
-- *A l'heure qu'il est, avec les évêques que nous avons, c'est un propos sinistre. C'est même un propos sinistrement nouveau dans l'Église, sous cette forme absolue, universelle, péremptoire. Autrefois et naguère, la constatation du désaccord entre un prêtre et son évêque ne concluait point le* *litige, mais le constituait :*
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*il y avait la possibilité d'en juger selon la justice et selon la vérité ; et il y avait des dicastères romains notamment pour cela. Le* « *parfait accord avec l'évêque *» *n'était point requis comme un absolu, comme le seul absolu, indépendamment de toute légitimité, de toute légalité, de toute vérité. Il est tristement significatif que cette nouveauté-là vienne du préfet d'un dicastère romain. Car les dicastères romains ont été impuissants, pour une raison ou pour une autre, mais réellement impuissants, comme on peut le constater, à empêcher que l'on fasse voler en éclats la liturgie, la doctrine, le droit, et le texte même de l'Écriture : au milieu de cette dévastation générale qu'ils n'ont pu ni prévenir, ni éviter, ni guérir, voudraient-ils donc maintenir un seul point fixe, un seul canon, tenant lieu désormais de tous les principes et de tous les rites qu'ils ont laissé mettre en morceaux : le rite unique et l'unique principe du* « *parfait accord avec l'évêque *»* ?*
*J'ignore si les dicastères romains ont véritablement l'intention et auront la possibilité d'imposer aux prêtres l'apparence ou la grimace de cet unique et universel* « *accord parfait avec l'évêque *»* : mais il est plus que probable que personne ne pourra réussir à en rétablir la réalité aussi longtemps que les évêques infidèles n'auront pas été déchus, remplacés ou convertis.*
Toute la suite de notre protestation de 1969 figure, parce qu'elle est un point de repère explicite, dans *Réclamation au Saint-Père*, pages 20 à 25 : pour montrer dans quelle obstination aveugle le parti au pouvoir a enfermé l'administration centrale de l'Église, donnant et redonnant toujours, mécaniquement, comme un oracle automatique, la même réponse, la fausse réponse, la réponse scélérate : « Obéissez à vos évêques » ; refusant toujours de rappeler la vraie doctrine, qui est qu'on ne doit pas obéir aux évêques quand ils commandent un péché ; qu'on ne doit pas suivre les évêques dans le mensonge, l'injustice, le blasphème ; qu'on ne doit pas accepter des évêques qu'ils nous privent des connaissances nécessaires au salut. Depuis 1969, les évêques français n'ont rétracté aucune des falsifications de l'Écriture qu'ils ont fait ou laissé inscrire dans leurs nouveaux catéchismes et leurs nouvelles liturgies. Ils y ont ajouté à pleines mains. Ils inculquent au peuple et au clergé, comme « rappel de foi », qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ».
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Et de Rome, de la Rome post-conciliaire, collégialement colonisée par l'ennemi du genre humain, arrive toujours, signée maintenant par le cardinal Wright, ou par n'importe quel autre, ils sont désormais interchangeables, indistincts, insignifiants, toujours la même injonction :
-- *En toutes choses, obéissez à ces évêques-là.*
Nous recevons cette injonction comme un sarcasme et comme une dérision ; comme une méchanceté ; comme une insulte à notre foi.
Et, devant l'histoire et devant Dieu, à ces cardinaux serviles nous faisons honte de leur lâcheté.
Jean Madiran.
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### Une école... ... peut-être
*1914-1974*
par Luce Quenette
POUR VOUS RACONTER ce dessein original de la Providence, il faut que je parle un peu de ma vie d'écolière.
La Grande Guerre, la campagne loin de Lyon en ce temps-là, car, à 10 kilomètres de la Place Bellecour, dans la paroisse de Sainte-Foy, on était encore paysans, vignerons, fermiers, parmi les chemins de terre et même les pâturages. Il est vrai que le « tramway » montait du Pont Tilsitt à la place du village, paisiblement et que, le soir ; à genoux sur la banquette, le nez sur la vitre, nous voyions peu à peu apparaître les feux de la grande ville tandis que le vieux tram nous hissait sur le flanc de la sainte colline (Fourvière) jusqu'à l'église paroissiale d'où nous gagnions notre maison à pied sur les petits cailloux, entre les grands murs des « propriétés » et les haies des champs.
Les parents de la petite Luce Quenette jugèrent plus sage de ne point soumettre l'enfant à ce long voyage quotidien ; elle devint l'élève de l'école libre tenue par deux religieuses Saint-Joseph « décostumées » comme c'était nécessaire dans les congrégations « non autorisées », pour dépister (!) l'intangible anticléricalisme.
C'est le Maréchal qui permit aux religieuses enseignantes de porter de nouveau « le saint habit ». C'est lui qui accorda, dans la France envahie et en dépit du tribut quotidien à l'ennemi occupant, une aide substantielle aux écoles catholiques. Peut-être lui en furent-elles « six mois reconnaissantes », la radio de Londres se chargea vite de changer la reconnaissance en stupide hostilité. Nous savons la suite.
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Mais en 1914, l'école libre était héroïque, toute la paroisse la défendait et l'école laïque ne recrutait que les sectaires et les fonctionnaires. Union du clergé, des Frères des Écoles chrétiennes (autorisés, eux) et en soutane Saint-Jean-Baptiste-de-la-Salle, avec leur rabat blanc, leur manteau de lustrine dont ils n'enfilaient jamais les manches, ce qui les faisait appeler « frères quatre bras », union avec les religieuses et l'école de filles, tout ce monde là s'aidant et collaborant, faisant prier et faire des sacrifices pour nos « chers soldats », puisque chaque enfant avait au front un papa ou un grand frère. Mademoiselle Périer, maîtresse d'une classe de trois divisions et Mademoiselle Aubonnet, directrice, était de fermes éducatrices, vêtues de strictes robes noires à petit col montant, elles préparaient sans faiblir les petites filles chrétiennes à la Communion privée, solennelle, au premier et au grand Certificat.
A onze ans, une fille de village normalement douée faisait de rares fautes d'orthographe, de bonnes analyses, de très rares erreurs de calcul et connaissait solidement son système métrique, l'histoire, la géographie élémentaires, mais précises, de la Patrie et de ses colonies. J'ai plaisir à parler ici de ma vénération pour Mademoiselle Périer, petite femme menue, aux traits un peu aigus, aux yeux bruns calmes, qui surveillait tout son monde sans cri et sans aigreur et menait ses trois divisions comme le centre et les ailes d'une armée en combat régulier, sans que jamais un bataillon perdît son temps. Toute l'école, bien entendu, savait son catéchisme par cœur ; trois fois la semaine, de 11 heures à midi, à l'église, on retrouvait les laïques, et Monsieur le Curé ne craignait pas de distribuer avec la plus sûre doctrine à tous, quelques bons soufflets aux récalcitrants.
Mademoiselle Périer avait du goût et de l'initiative ; après une matinée d'application, en dernière demi-heure, elle lisait de sa voix nette et nuancée quelque beau texte poétique. C'est ainsi qu'elle choisit, dans le livre des Rois, le récit de la douloureuse amitié -- de Jonathas, fils de Saül pour David, le combat de Goliath, la générosité chevaleresque du même David poursuivi par le roi jaloux et tourmenté. Sans doute, quelque Luce Quenette se croyait au Ciel en l'écoutant, mais je ne sache pas qu'une seule fille de la classe fût incapable de sentir la beauté.
La maîtresse des toutes petites était une très jeune fille. Mince, droite, gracieuse, aux traits réguliers dont l'expression me frappait. Expression que je cherchais attentivement depuis que j'étais écolière sur tous les visages des personnes enseignantes.
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Il faut expliquer cela, et par plusieurs mots qui, dans ma tête, n'en faisaient et rien font qu'un, l'expression « qui-sait-faire-la-classe ». Je suis sûre que les enfants ont plus ou moins cette intuition et jugent vite, d'après ce certain signe, leurs professeurs. Ceux qui ont la vocation le reconnaissent consciemment du premier coup. Je l'avais vu tout de suite sur le frais et cependant grave visage de Mademoiselle Jeanne-Marie Bouteille.
\*\*\*
Je ne suis restée qu'un an à l'école libre de mon village. C'est Lyon, l'adolescence, le bachot. Mais la bonne école ne m'a pas oubliée, et j'ai dix-sept ans quand la directrice me demande des cours de littérature pour quelques grandes du Brevet. A peine leur aînée, je fais la classe pour la première fois, dans un tremblement, une crainte qui m'est encore toute présente. Mademoiselle Périer a été nommée ailleurs. Mademoiselle Jeanne-Marie tient les promesses de sa physionomie. -- Et puis :
« Le temps s'en va, le temps s'en va...
« Las ! le temps ? non ! mais nous, nous en allons ! »
**1972**
Ce vieux prêtre de petite taille, visage fin, coloré, énergique que nous recevions à la Fête-Dieu et qui allait dire la Messe après la procession (la deuxième, pour ceux qui n'ont pu entrer le matin à la grand'messe dans la chapelle trop pleine), ce prêtre, nous savions qui il était depuis treize mois.
Venu à l'école, il avait expliqué sa visite par deux récits, l'un poétique, l'autre poignant. C'était Monsieur l'abbé Michel Bouteille.
Je commence par la tragédie de sa vie de prêtre. Ordonné en 1923, professeur au petit séminaire d'Oullins, il avait vécu, sous le bon gouvernement du cardinal Maurin, les dernières années de cette belle formation lyonnaise des clercs, avec la grandiose liturgie privilégiée du Primat des Gaules, les messes pontificales les plus majestueuses de France, les magnifiques chorales, et l'auguste pauvreté volontaire du saint cardinal.
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A partir de Mgr Gerlier, prélat ancien avocat, empressé courtisan du pouvoir (« toujours courir, sourire, discourir », sa vraie devise, au dire de ses intimes) c'est la débâcle amorcée ; et par Villot, accélérée la messe en français, et la discipline bien malade ; l'humble professeur voit poindre partout les symptômes de la révolution postconciliaire.
1965 : pour les séminaires, la situation est mûre, déjà ! Réunion des professeurs du petit séminaire sous la présidence du cardinal. Discussion dirigée sur l'urgence d'une mise à jour. Du séminaire d'Oullins, on fera un « foyer de grands » (??) à partir de la troisième, avec discipline allégée (!) plus de messe quotidienne, une le jeudi, non obligatoire, remplaçable par une libre méditation... etc., etc. Mgr Villot est chaleureusement approuvé. L'abbé Bouteille garde le silence. Son Éminence, peut-être gênée, demande son avis sur les belles réformes : « Je pense vivre assez longtemps, répond froidement le prêtre, pour en voir les beaux résultats ! » Tout naturellement on parla du « rajeunissement des cadres ». L'abbé comprit. Il était vaillant, il n'avait jamais quitté les enfants. Le coup fut affreux. Et l'exécution ne tarda pas. Ce fut Mgr Allengrin, vicaire général et directeur de l'enseignement libre qui se chargea du renvoi des « vieux ». En toute simplicité ! Tranquillement, il demanda à Monsieur l'abbé Bouteille quel poste lui plairait ; le prêtre lui répondit : « S'il faut quitter le séminaire, je suis mûr pour la retraite. » On n'y mit pas d'obstacles.
La retraite, c'était pour Monsieur l'abbé, rejoindre ses sœurs, Mesdemoiselles Jeanne-Marie et Antoinette dans une vieille maison héritée de ses parents à Duerne, en nos collines rondes du Lyonnais. Duerne est le col de la chaîne voisine de la nôtre. Entre les deux, la vallée encore jolie de la Brévenne. Là-haut, à 800 mètres d'altitude, un de ses frères possède, tout près, la ferme paternelle, un autre frère, veuf, n'est pas bien loin. Toutes ces saintes personnes sont de la meilleure, de la plus sûre, de la plus solide souche paysanne, et, sur rien, ils n'ont bronché.
Ma Mademoiselle Jeanne-Marie, non contente de faire la classe toute l'année scolaire, avait créé en 1942, une colonie de vacances, qu'elle a transportée vers 1960 dans leur maison rustique.
Alors l'abbé, pendant les vacances, a commencé à réparer, transformer, installer, s'est fait maçon avec les maçons ; les deux sœurs aux peintures, aux planchers, frottent, cirent, organisent et la colonie prospère ([^11]).
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C'est dans cette maison déjà transformée pour une œuvre d'éducation que le prêtre chassé du petit séminaire rejoint sa famille en 1965. Il est au bord du désespoir. Il ne voit plus dans le ministère qui a été sa vie, que confusion et destruction. Il se ronge de peine. Les curés de sa campagne, recyclés, plaisantent sa soutane. Le curé de Duerne lui demande la messe en français s'il veut aider quelque peu à l'église : « Je garde en latin la messe de mon ordination. » Alors on n'a pas besoin de lui. Il a disposé une chapelle dans sa maison. Il sera l'aumônier de la colonie. C'est tout. Il souffre et ses sœurs avec lui.
1971\. -- A cette souffrance, Mademoiselle Jeanne-Marie apporte un jour une curieuse nouvelle. Dans une feuille du Combat de la Foi de Monsieur l'abbé Coache, elle a lu qu'une Luce Quenette avait une école à Montrottier, -- à 25 km de Duerne, -- 25 km !
Jamais le nom de la Péraudière n'avait franchi à cet endroit-là la petite Brévenne. Mademoiselle Jeanne-Marie dit à son frère : « J'ai autrefois, très autrefois, connu une petite fille qui portait ce nom, il serait bien étrange qu'une autre dans notre région portât le même. Si nous allions voir ! »
L'abbé Bouteille prit avec ses sœurs sa petite voiture, descendit jusqu'à la rivière, remonta de l'autre côté et arriva un jour de printemps à l'école où le professeur de maths les reçut de tout son cœur. Pour Luce Quenette, elle était malade et absente.
Monsieur l'abbé Bouteille qui « oncques ne fut recyclé » est l'homme le plus effacé qu'il se peut. Ajoutez qu'il était quasi désemparé et pour ainsi dire certain d'être inutile. Il apprit sur l'école tout le désirable, il dit le plus simplement du monde tout ce que, de lui, je viens de raconter, et on lui répondit avec assurance qu'on serait heureux qu'il vînt le jeudi célébrer la messe à la Péraudière. Le résultat d'un accueil si chaud fut imprévu. Les trois visiteurs disparurent pour un an. J'en ai demandé, bien entendu, plus tard, la raison à Monsieur l'abbé. C'est justement ce sentiment d'inutilité et d'incapacité dont les malins lui avaient, selon la méthode moscoutaire, lavé son cerveau cependant solide de prêtre de Jésus-Christ et de paysan. « Je ne peux ni chanter, ni prêcher. » Plus cette école lui paraissait faite selon son cœur (et son cœur lui en cachait tous les défauts), plus il se croyait incapable d'y faire du bien.
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Mais je suppose que les deux sœurs veillaient et que mon amie Jeanne-Marie n'avait pas oublié la petite Luce Quenette. C'est pourquoi il y eut une autre visite avant la Fête-Dieu 1972 et une invitation sérieuse à la Procession :
Et c'est ainsi qu'au beau crépuscule du Corpus Domini, dans la cour, au milieu des bouquets dont on dépouillait les reposoirs, m'apparurent ces quatre personnes aimées de Dieu : Monsieur l'abbé, son frère et les deux aimables demoiselles, tous les quatre ornés, je dis bien ornés, de la plus charmante vieillesse, fine, alerte, distinguée, telle que nous la connaissons encore dans nos collines de franche paysannerie, ciselée de christianisme.
Réunis ainsi par la Providence, nous comprimes en un instant que nous étions faits pour nous aimer et pour souffrir des mêmes souffrances. Cette confiance s'exprima de la part de l'abbé avec une hardiesse et une imprudence incroyables :
En effet, il n'y avait pas un quart d'heure que nous connaissions nos visages, que ce sage de 75 ans nous dit avec une tranquillité résolue : « Je viens vous donner notre maison. Elle peut recevoir soixante enfants en colonie. Il y a donc soixante lits, chapelle, réfectoire, cour, salle de douches. Prenez-la pour en faire une école, on transformera des dortoirs en classes. Venez vite, voyez ce qu'il faut adapter, vous serez nos héritiers, nous ferons tous les arrangements de famille pour que vous soyez bien libres et BIEN CHEZ VOUS. » Et cela d'un ton sérieux qui sentait la réflexion délibérée et mûrie, sans appel. Sachez, pour mieux mesurer notre émotion, que la physionomie de l'abbé et des siens n'exprime ni facile confiance, ni le moindre besoin d'épanchement ou d'abandon, mais la réserve, la prudence, et sûrement, devant l'étranger et le nouveau, une réticente méfiance, une sévère retenue. Nous comprenions que telle déclaration était le fruit d'une longue douleur et un acte de pure espérance.
« Mais, dis-je, presque pour la forme, tant j'étais frappée, vous ne nous connaissez pas ? » Et lui, et tous, avec leurs bons regards têtus : « Bien sûr que si, nous vous connaissons très bien ! »
\*\*\*
C'était l'évidence. Il fallut s'y rendre. Et reconnaître qu'il y avait là sur la pauvre terre, une de ces rencontres préparées par les anges dans la patience de Dieu.
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Il fallut bien reconnaître aussi que la Péraudière était trop pleine et même congestionnée, que la maison de Duerne, quand nous la visitâmes, répondait à cette inclination pour la simplicité, pour la pauvreté digne, que nous rêvons dans une pieuse école, celle que réalisent chaque jour, modestement, les jeunes professeurs de Malvières. Et cette inclination rejoignait le rêve, l'espoir ultime d'un prêtre éprouvé, dont, tout d'un coup, la vie sacerdotale pouvait connaître un surnaturel bonheur.
Étions-nous dignes d'une telle confiance ? Mon Dieu ! avec la grâce, n'entrait-elle pas dans notre métier ?
Et le projet de se dresser, se détailler, se faire jour, les réparations de commencer, les économies des trois bienfaiteurs d'y passer, la Péraudière d'y joindre son effort.
Mais le jeune dévouement que nous destinions à la toute petite nouvelle école était trop jeune légalement, car, pour la fondation d'un pensionnat, il faut au moins vingt-cinq ans. J'osais alors solliciter l'abnégation de Mademoiselle Jeanne-Marie. Il en coûtait et à son âge et à sa fatigue et à sa modestie : l'Académie accueillit très bien le dossier de cette titulaire expérimentée.
Septembre 1974 verrait cette petite ouverture. Monsieur l'abbé pressait les ouvriers, et lui-même, malgré nos défenses, maniait la pioche. Il faut dire que, depuis juin 1972, de Duerne, nous arrivent toutes les variétés de bénédictions : Monsieur l'abbé partage le ministère chez nous avec le Père Gérentet, et, tout doucement, il s'est mis à prêcher ces garçons qui le regardent et l'écoutent avec tant de confiante attention. La *Lettre de la Péraudière,* numéro 51 (septembre 1973) a publié l'homélie de rentrée dans une école chrétienne. La *Lettre de la Péraudière,* numéro 54 (mars 1974) le sermon sur la Vertu de pureté. D'autres biens sortent de la voiture bleue de la famille Bouteille : les cageots de tendres salades, les chapelets de boudin frais, les sacs de pommes de terre, les corbeilles de savoureux poireaux et, la veille de la Fête-Dieu, un jambon si gros, dense, profond, considérable, que chacun des quatre-vingts convives en savoura une tranche d'une épaisseur inconnue à Paris. L'abbé paysan s'était chargé d'en assurer lui-même la cuisson, « un petit bouillon maintenu, rajouté, à feu doux ». Mais, dans les rudes vacances de cette année, l'abbé, ses sœurs, ses généreux frères, rêvaient de provisions pour la nouvelle école. Les petits ou petites élèves trouveraient pommes, poires, confiture, légumes, ces légumes semés, sarclés, arrosés en amour pour eux.
Hélas, un, deux dévouements manquèrent à l'appel, de jeunes vies prirent une autre direction ; loin de nous l'idée de les blâmer, encore moins de les retenir... Seulement la Providence de Malvières ne pouvait plus détacher un seul de ses membres.
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Il faut comprendre aussi qu'on n'improvise pas des fondateurs, il faut une formation de l'âme et du cœur et du savoir. C'est pourquoi un remplacement ne se fait pas, malgré les meilleures dispositions, du jour au lendemain. Les jeunes gens et les jeunes filles que Dieu appelle à cette *consécration* ([^12]) ont le dégoût profond de ce qu'ils ont vu dans les écoles recyclées. Ils ont résisté de toute leur volonté et par la foi, et par l'attrait de leur raison pour la vérité. Mais, inconsciemment, ils subirent un climat, une déformation au moins pédagogique, surtout par la psychologie à la mode. La pratique seule, quelques échecs, la vie quotidienne avec les enfants, et l'étude assidue des leçons puisées à même la Somme de saint Thomas peuvent les rendre conscients de ce qui leur manque, de ce qu'ils veulent instinctivement et qui peu à peu fera mûrir leur intelligence, leur culture, leurs dons, bref leur vocation. Il y a bien plus à dire sur ce sujet : le redressement des meilleurs, *par l'intelligence,* au-delà de la bonne volonté et pour sa juste direction.
C'est ainsi que la petits école de Notre-Dame-des-Champs à Duerne, déclarée, plans déposés, n'ouvrit pas en octobre et que nous en portons ensemble, avec nos chers amis, la peine et l'espoir, et les dépenses. Je ne sais pas, on me le reproche, faire venir les ressources. C'est peut-être que j'emploie le vieux terme de la pénitence catholique : « eleemosyna », *aumône.* Faites l'aumône aux pauvres de Jésus-Christ qui consacrent tous leurs biens à l'éducation des enfants, pratiquent, pour aider les familles, les tarifs « meilleur marché possible », ne réservent à leurs membres que 400 F mensuels au plus ; et enfin, annoncent leur projet d'une troisième école mais ne veulent vous la recommander que lorsque les unités de la nouvelle flottille seront en ligne.
Luce Quenette.
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### Conséquences du naturalisme en art
par Henri Charlier
IL Y A DEUX GRANDES CAUSES à la décadence de l'art, la cause spirituelle et morale, et l'autre est la cause technique.
Elles sont liées. La cause technique dépend de la cause morale, mais de deux manières :
1°) d'abord en recherchant les moyens d'expression qui correspondent à des sentiments nouveaux, comme par exemple, au XVI^e^ siècle les moyens de faire des nus sensuels ;
2°) en subissant les suites sociales de la nouvelle conception de la vie.
Il y eut une réforme technique profonde des Beaux-Arts à la Renaissance pour être plus naturaliste, c'est la première manière. De nos jours, l'anarchie sociale qui a succédé à la Révolution Française amena la suppression de l'apprentissage chez les artistes ; l'art en subit les conséquences, principalement l'ignorance des principaux moyens d'expression.
\*\*\*
La cause spirituelle a donc influencé dès l'origine la cause technique. Ce fut le NATURALISME, qui a d'abord tenté d'envahir la religion pour y introduire le rationalisme. A la Réforme s'ajouta la Renaissance, qui n'est pas autre chose qu'une renaissance du paganisme. Chesterton l'appelait : la Rechute.
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Car alors les artistes cherchèrent à imiter la nature du plus près et du mieux qu'ils purent, comme si c'était l'idéal de l'art. Ils lâchaient la proie pour l'ombre. Léonard de Vinci écrit : « Aie un miroir qui réfléchisse en même temps ton œuvre et ton modèle et juge toi de cette façon. La peinture doit apparaître une chose naturelle vue dans un grand miroir. » C'est là chose tout à fait stupide (et impossible) mais admirée bouche bée pendant trois siècles. Son idée du dessin était celle du miroir ; elle lui a fait gâter ses propres qualités naturelles ; ses nombreux dessins témoignent que son esprit était trouble et perverti. Cézanne disait mieux : « L'art, c'est l'homme abouté à la nature. » Et encore : « Peindre, ce n'est pas copier servilement l'objectif : c'est saisir une harmonie entre des rapports nombreux, c'est les transposer dans une gamme à soi en les développant suivant une logique neuve et originale. »
L'esprit de Léonard était celui de son temps. Il ne s'agissait plus de Dieu, mais de l'homme ; les artistes de notre Moyen Age cherchaient à montrer Dieu en toutes choses, ceux de la Renaissance voulaient nous donner leurs sentiments sur Dieu. Le résultat, le voici ; il y a une Pietà de Rubens (qui eût pu être le petit fils de Van Eyck) qui nous représente ce que nous pouvons voir lors d'un accident d'automobile : un homme mort étendu sur le sol et des femmes éplorées alentour.
Émile Male a dit : « A partir du XVI^e^ siècle, il y a encore des artistes chrétiens, il n'y a plus d'art chrétien. » Pourquoi ? Afin d'être plus naturalistes les artistes avaient *abandonné les techniques anciennes comme la fresque et les détrempes*. L'huile permettait des fonds sombres et brillants sur lesquels étoffes et chairs pouvaient avoir un éclat interdit au même point avec les anciennes techniques. L'infini de la troisième dimension, seule dimension figurée librement en peinture (justement parce qu'elle est supprimée) fut représenté par des fonds obscurs, alors que nos primitifs le représentaient comme un fond lumineux et même doré. (Voyez *la Pietà d'Avignon* au Louvre.)
Mais, les artistes, dans ce changement de technique, avaient perdu un art fondamental de la représentation picturale : l'art du TRAIT.
Cet art est plus facile à obtenir (pour ceux qui en ont le don) dans les techniques où la peinture est plus liquide que dans une peinture grasse comme est l'huile.
Quel est donc cet art du TRAIT ? C'est l'image de la *tension* des formes, et de la *durée* psychologique. Vous voyez tout de suite à l'*élan* de son tronc un arbre qui a poussé vite, comparé a un arbre qui, à quelques mètres, a poussé dans de la pierre. Vous dites de même qu'un jeune homme a la taille *élancée.* Cela prouve que l'espace y garde la *trace du temps* et de la *qualité de la durée* avec laquelle ces arbres ont crû.
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Dans un art immobile comme les arts plastiques cette qualité de la *durée* inscrite sur tout objet, fût-ce une montagne, est le grand moyen d'expression de la durée psychologique et de la vie spirituelle. Celle-ci a ses élans, ses repos, ses contemplations. Son expression exige une qualité *dans le temps* que seule peut exprimer cette *trace* de la *qualité du temps* restant inscrite sur les corps, alors que ce qu'on appelle « l'expression » reste un instantané figé dans le temps.
C'est l'analogue du rythme en musique, qui, dans un temps d'horloge uniforme crée une durée particulière à chaque intention de l'artiste.
En sculpture, les artistes ont abandonné la taille directe dans la pierre ou le bois pour le modelage, qui permettait un modelé plus sensuel des nus et plus naturaliste. Ils y perdirent l'art de la draperie à peu près impossible en terre, et le sens architectural.
En recherchant ainsi les moyens de raffiner sur le NATUREL, les artistes, même chrétiens sincères, perdaient les moyens d'exprimer la spiritualité et, hélas ! s'habituaient à considérer sous leur aspect naturel les événements surnaturels de notre histoire religieuse. La Sainte Vierge ne fut plus qu'une femme éplorée qui s'évanouit de douleur. Van Gogh parlant des chefs d'œuvre de Rubens qui sont à Anvers et dont il admirait la couleur et la facture disait : « Comme tels, ces tableaux sont magistraux, mais on ne doit rien y chercher d'autre... Que je te dise tout d'abord, pour mieux expliquer ma pensée, que les plus belles têtes de Madeleine ou de *Mater Dolorosa* en pleurs me font toujours penser aux larmes d'une belle-fille qui aurait par exemple un chancre, ou quelqu'autre petite misère de la vie humaine. »
Au pied de la Croix, la Sainte Vierge consentait et participait au sacrifice de son Fils.
\*\*\*
Les artistes français se sont rapidement aperçu de ce qui avait été perdu sous l'influence de l'art italien. Mais ici un grand exemple social à méditer ; il fallut deux siècles et plusieurs hommes de génie pour retrouver le moyens perdus en une seule génération et une pleine conscience de leur nécessité pour pouvoir obtenir un art spiritualiste.
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Nous insistons là-dessus car le même fait s'est produit en toutes les branches du savoir et de la pensée, et il est encore mal compris en philosophie, en économie, en politique.
Depuis Descartes, l'idéalisme a gagné la philosophie, et depuis Kant son enseignement est d'origine kantienne, et il ne s'est trouvé pendant plus d'un siècle aucun bon esprit (il n'en manquait certainement pas) pour retrouver le réalisme philosophique. Et Bergson qui le retrouvait comme il pouvait et en donnait l'exemple, a été jugé sur ses défauts, ses scrupules, ses timidités par des professeurs de réalisme empaillés et non sur l'exemple qu'il donnait.
En politique, vous avez vu d'excellents chrétiens instruits et courageux comme Montalembert et le P. Lacordaire incapables de se séparer des idées fausses qu'avait apportées la Révolution française au sujet de la liberté. S. Pierre (1° Ep. 2/16) avait pourtant expliqué : « Vous-mêmes agissant comme des hommes libres, *non pour faire de la liberté un voile qui couvre la méchanceté,* mais comme des serviteurs de Dieu. »
Comment de bons esprits ont-ils pu ne pas distinguer la liberté des enfants de Dieu qui est d'être délivré du péché, avec celle qui est le voile de toutes les concupiscences, et qui règne aujourd'hui avec si peu d'obstacle que ceux-même qui en déplorent les excès n'osent y toucher, l'esprit retenu par la crainte d'effleurer un principe sacré. Cependant, ils laissent étouffer les libertés légitimes des familles, des parents, des métiers, des provinces. Il a fallu Maurras pour éclairer bien des gens formés par l'enseignement de l'État.
Nous insistons sur ce sujet des changements de méthode qui accompagnent toujours les changements intellectuels, non pour condamner qui que ce soit, mais pour faire saisir les difficultés qui accompagnent les changements désirables. Il y faut généralement un ou plusieurs grands hommes. Et il faut qu'ils puissent agir.
Revenons aux Beaux-Arts. La réforme commence en France dès Poussin, à peine plus jeune que Rubens, exact contemporain de Vélasquez et Rembrandt et si différent d'eux tous. Il répondait à Abraham Bosse qui l'interrogeait sur le volumineux *Traité de la Peinture* de Léonard de Vinci (si vanté par les littérateurs) : « Tout ce qu'il y a de bon en ce livre se peut écrire sur une feuille de papier, en grosses lettres. »
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Il cherchait toujours des modifications dans l'ébauche pour échapper au clair-obscur tel qu'il était pratiqué par tous ses contemporains. Il a d'admirables toiles très bien conservées, d'autres où tous les glacis ont disparu (comme sur : *l'Été*)*.* Son *Eliezer et Rébecca* est sec et cru : c'est un essai, manqué, pour retrouver ce que seuls ont réalisé les impressionnistes. Mais son dernier tableau est le premier Cézanne ; son « *Jupiter Nourri *» est le premier Puvis de Chavannes. A Madrid il y a deux paysages qui sont les premiers Vateau. On ne s'étonnera donc pas de l'influence qu'il eut sur la génération des réformateurs de la fin du XIX^e^ siècle. Cézanne disait à Gasquet : « Imaginez Poussin entièrement refait sur nature, voilà le classique que j'entends. Ce que je n'admets pas, c'est un classique qui vous borne. Je veux la fréquentation d'un maître qui me rende à moi-même. Toutes les fois que je sors de chez Poussin, je sais mieux qui je suis. »
Vateau lui-même a essayé de sortir du clair-obscur. Dans une admirable composition du musée de Berlin (*L'amour paisible*) il a voulu essayer dans le paysage qui en fait le fond d'utiliser des couleurs pures et comme dans *Eliezer et Rébecca* le fond du tableau de Vateau est sec et cru. Quel travail pour échapper à une abstraction fausse de la couleur encore jamais dominée complètement : notre Moyen Age avait essayé de la faire disparaître de la manière la plus audacieuse jamais utilisée, par le vitrail ; mais les impressionnistes seuls nous en ont donné les moyens ; ces artistes, désignés (par les littérateurs) d'un nom qui une devrait être attribué qu'à de purs sensualistes étaient en réalité les tenants d'une méthode plus profonde pour éliminer une fausse abstraction : la valeur conçue comme l'équivalent de la couleur.
Un seul artiste du temps de Poussin a su retrouver, en utilisant la peinture à l'huile, la qualité de dessin de nos primitifs ; c'est Georges de la Tour. Aussi tout le monde l'avait oublié. Ses tableaux de genre, comme la *Diseuse de Bonne aventure,* se passent au grand jour. Dessin et couleur y sont de premier ordre quoique l'huile y laisse sa sécheresse lorsqu'on l'oblige à s'astreindre à certaine qualité. Mais lorsqu'il a fait des tableaux religieux il a voulu créer sa lumière, en écarter le sensualisme. Il les a tous éclairés d'un cierge. Cela paraît aux observateurs superficiels le comble du clair-obscur... La moindre attention nous fait voir que ses fonds ne sont nullement des noirs ou des bistres, comme dans tous les tableaux de cette époque (sauf ceux de Poussin) mais de vrais violets roux comme il y en a chez Cézanne.
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Le choix de cette lumière témoigne d'une intention mystique, celle d'éviter les détails naturalistes et de n'éclairer que des visages et des mains d'une admirable expression spirituelle. Son tableau de *Job et sa Femme* est une des grandes œuvres de la peinture. Mais malgré l'usage qu'il en a fait, ses œuvres témoignent contre la peinture à l'huile. Hors cet exemple, aucun artiste n'a pu retrouver l'art du trait qu'ils cherchaient tous, tant qu'ils ont gardé la peinture à l'huile.
David et Ingres en sont un exemple frappant, car ils ont manifestement recherché la splendeur de l'art du trait ; leur réforme, après Lancret et Boucher avait bien ce sens ; et la peinture à l'huile a enlevé à leur dessin la *spontanéité* nécessaire ; pour qu'il y ait *élan* dans le dessin, il faut qu'il y ait *élan* dans la main de l'artiste, ce qui est bien rarement obtenu avec l'huile.
A la fin du XIX^e^ siècle nous avons eu de grands artistes, tous spiritualistes dans un siècle matérialiste. Rodin même, si grossièrement à la mode du temps au point de vue politique et religieux, répondait à Gsell qui lui disait : -- « Mais enfin, la preuve que vous changez la nature, c'est que le moulage ne donnerait pas du tout la même impression que votre travail. » -- « C'est juste ! Mais c'est que le moulage est moins *vrai* que ma sculpture (...) Le moulage ne reproduit que l'extérieur ; moi, je reproduis en outre l'esprit qui certes fait bien partie de la nature ! » Mais la conversion de Charles Morice ayant été annoncée, Rodin me demandait s'il pouvait être sincère. Charles Morice est cet auteur qui écrivit d'accord avec Gauguin plusieurs chapitres de *Noa-Noa* ouvrage du peintre. Il nous a conservé ces paroles de Gauguin si précieuses et qu'il suffit de placer en regard de celles de Léonard de Vinci que nous avons citées plus haut pour comprendre la réforme commencée par ces grands hommes :
« L'Art primitif procède de l'esprit et emploie la nature. L'art soi-disant raffiné procède de la sensualité et sert la nature. La nature est servante du premier et la maîtresse du second. Mais la servante ne peut oublier son origine ; elle avilit l'artiste en se laissant adorer par lui. C'est ainsi que nous sommes tombés dans l'abominable erreur du naturalisme... »
Gauguin était par la clarté de son esprit celui des artistes de ce temps le plus capable d'exercer le rôle d'un maître, bien davantage que Radin dont le génie plastique n'est pas contestable car il est le seul très grand sculpteur depuis Michel-Ange et Jean Goujon dans un pays plein de sculpteurs nés qui a fourni à l'Occident chrétien ses plus beaux ensembles sculpturaux. Décadence de deux siècles causée par la Renaissance.
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Mais cette réforme de l'Art eût exigé une grande réforme technique. Les grands artistes dont nous parlons avaient bien retrouvé l'esprit et nous ont légué la connaissance des moyens d'un art spiritualiste mais ils avaient gardé la peinture à l'huile et la terre pour modeler. Ils avaient dû forcer l'esprit de ces techniques, faites pour dire autre chose ; ils paraissaient aux non-artistes maladroits et incohérents.
Pourquoi cela ?
Depuis la Révolution, l'apprentissage était supprimé pour les arts. En supprimant les corporations on avait supprimé celles des peintres, sculpteurs, musiciens... et l'apprentissage. On ignore que jusque là le syndic des peintres ou celui des sculpteurs avait droit de requérir la police pour visiter les ateliers et vérifier si de *jeunes* artistes *non* reçus maîtres vendaient au public. Mais Vateau était reçu maître à 27 ans ; Chardin et Fragonard à 29 ans, et jusque là ils avaient gagné leur vie chez les maîtres qui les employaient. L'apprentissage était donc sérieux et organisé -- comme il l'avait toujours été.
Les artistes formés avant la Révolution continuèrent à former des élèves pendant une génération. Écoutons Renoir nous en parler :
« Dans l'art, comme dans la nature, ce que nous sommes tentés de prendre pour des nouveautés, n'est au fond, qu'une continuation plus ou moins modifiée. Mais tout cela n'empêche pas que la Révolution de 1789 n'ait eu pour effet de commencer à détruire toutes les traditions. La disparition des traditions en peinture, comme dans les autres arts ne s'est opérée que lentement, par degrés insensibles, et les maîtres en apparence les plus révolutionnaires de la première moitié du XIX^e^ siècle, Géricault, Ingres, Delacroix, Daumier, étaient encore imprégnés des traditions anciennes. Courbet même, avec son dessin lourdaud... Tandis qu'avec Manet et notre école, c'était l'avènement d'une génération de peintres à un moment où l'œuvre destructrice commencée en 1789 se trouvait achevée. Certes, quelques-uns de ces nouveaux venus auraient bien voulu renouer la chaîne d'une tradition dont ils sentaient inconsciemment les immenses bienfaits ; mais pour cela, il fallait, avant tout, apprendre le métier de peintre, et, quand on est livré à ses propres forces, on doit nécessairement partir du simple pour arriver au compliqué (...) On conçoit donc que pour nous, la grande recherche a été de peindre le plus simplement possible ;
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mais on conçoit aussi combien les traditions d'autrefois, qu'ils ne comprenaient plus, finissaient de se perdre dans le lieu commun et la vulgarité, comme les Abel de Pugol, les Gérôme, les Cabanel, etc., etc., etc. jusqu'à des peintres comme Courbet, Delacroix, Ingres, -- aient pu se trouver désorientés devant ce qui leur semblait des images d'Épinal. »
Cinquante, ans plus tard le mal avait grandi. J'ai entendu les conseils de Jean-Paul Laurens à un de ses élèves. Il lui disait : « *Tapez dans le tas jusqu'à çà y soit. *»
Jean-Paul, comme nous disions, distinguait très bien les jeunes artistes doués et il leur montrait très honnêtement ce qu'il savait. Mais ce conseil donné à un élève de 28 ans (pas à moi, qui en avais tout juste vingt) montre à quel point les techniques de l'art étaient bien perdues.
De même en sculpture. Le modeleur en terre n'a en mains qu'une méthode d'*analyse*, qu'il peut pousser très loin, comme Rodin, jusqu'au sens profond des grandes formes. Celui qui taille directement dans la pierre (avec des dessins préalables bien entendu), part d'un bloc où il établit des repères géométriques et d'une *synthèse* qu'il doit avoir dès le début et conserver jusqu'à la fin.
Rodin n'avait pas ce sens architectural. D'ailleurs, il partait toujours d'une pose *vue*, donnée par un modèle (qu'il saisissait en grand artiste) et non d'un type *conçu,* comme Michel-Ange et nos sculpteurs de Chartres. Les modèles de Rodin ne posaient pas que pour lui. Nous avons dessiné dans une « *Académie *» d'après le modèle du S. Jean-Baptiste. On pouvait vérifier que telle cote du modèle qui ressortait sur le modèle, ressortait aussi sur l'œuvre de Rodin. Or chez lui, le sens interne de la grande forme qui faisait l'unité du mouvement était si bien perçu que tous ces détails, superflus en quelque sorte, y rentraient sans le gêner. Tel était le caractère de son génie.
Les grands réformateurs qu'étaient Puvis de Chavannes, Cézanne, Gauguin, Rodin, étaient donc victimes, non seulement d'une société matérialiste, incapable de comprendre un art où était cherchée la présence de Dieu -- comme chacun la pouvait concevoir ([^13]), mais victimes aussi des désastres spirituels amenés par la Révolution Française au sein de la société, depuis la suppression de la liberté de tester, jusqu'à l'abandon de l'apprentissage dans les métiers intellectuels et l'anarchie POLITIQUE organisée au profit d'une classe de parasites, les parlementaires, qui achève de ruiner l'Europe.
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Cette anarchie politique exploitée par les détenteurs provisoires de l'autorité en vue de leur esprit de domination, dans leur intérêt et celui de leurs amis à qui les bonnes places étaient réservées, a fait que ces grands artistes ont été si méconnus qu'AUCUN D'ENTRE EUX N'A PU ENSEIGNER.
Que serait la science, si aucun des grands savants n'avait pu enseigner ?
\*\*\*
La garde était bien montée autour des amis du pouvoir occupant les chaires d'un enseignement monopolisé par l'État.
Cependant, à la fin du siècle, les artistes contribuaient encore à choisir les vrais artistes. Si les grands hommes dont j'ai cité les noms ont été tout de même un peu appréciés vers la fin de leur vie, ils le doivent aux artistes indépendants et influents dans la société, comme Degas par exemple, qui fit tout ce qu'il put pour Cézanne et Gauguin, ridiculisés par les critiques.
Mais moi-même, jeune artiste de 23 ans, habitant Paris, je ne connus Cézanne que par l'exposition qui suivit sa mort en 1906. Gauguin était mort en 1904 aux Iles Marquises : je ne le connus, vers 1910, que par des dessins et des gouaches conservés par des artistes plus âgés que moi qui avaient connu Gauguin personnellement. Van Gogh est mort en 1890. Sa famille avait voulu brûler toute l'œuvre comme celle d'un fou incapable. Elle fut sauvée grâce à l'obstination de sa belle-sœur, qui réussit à la faire connaître sérieusement en 1914. Grâces lui soit rendues.
\*\*\*
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Mais à cette époque une nouvelle catastrophe allait atteindre l'art français. La guerre de 1914 liquida les jeunes artistes. Ils étaient normalement inconnus sauf de leurs camarades ; pas d'exemptions pour eux. J'en ai connu de très doués, en particulier un vrai sculpteur de 27 ans, André Juin tué dès le début de la guerre, et d'autres, honnêtes chercheurs de savoir.
Ce qui se passa ? Les places furent prises par les métèques non mobilisés et la direction de l'art échappa définitivement aux artistes. Faute d'organisation de l'apprentissage, dans l'anarchie sociale, elle tomba aux mains des marchands, c'est-à-dire de l'argent. Les jeunes artistes (dont les étrangers) à vingt ans commencèrent dès 1910 à rechercher les « contrats » avec les marchands, ceux-ci leur donnant un salaire mensuel pour recueillir leurs œuvres et les faire sortir quand ils jugeraient l'occasion favorable.
Ce sont ces marchands, qui, à l'aide de la presse qu'ils étaient capables de payer, créèrent la légende d'un art révolutionnaire à l'image des slogans politiques « dans le vent » et imposèrent cet esprit aux artistes qu'ils soignaient dans leurs écuries.
Car les grands réformateurs, ces hommes libres qui précédaient immédiatement ce troupeau servile, étaient bien différents de lui. Voici des textes qui montrent leur état d'esprit et leur vouloir profond. Cézanne disait avec modestie que les œuvres de l'artiste devaient être un enseignement. Il écrivait à Joachim Gasquet : « Je croyais qu'on pouvait faire de la peinture bien faite sans attirer l'attention sur son existence privée. Certes un artiste désire s'élever intellectuellement le plus haut possible, mais l'homme doit rester obscur. »
Il écrivait à sa nièce : « J'aurai le plaisir de t'embrasser bientôt. Je me recommande à tes prières, car, une fois que l'âge nous atteint, nous ne trouvons plus d'appui et de consolation que dans la religion. » Voici une lettre à Roger Marx ; elle est de janvier 1905, un an et demi avant sa mort (octobre 1906) :
« Je serai toujours reconnaissant au public d'amateurs intelligents qui ont eu -- à travers mes hésitations -- l'intuition de ce que j'ai voulu tenter pour rénover mon art. On ne se substitue pas au passé, on y ajoute un nouveau chaînon. Avec un tempérament de peintre et un idéal d'art, c'est-à-dire une conception de la nature, il eût fallu des moyens suffisants pour être intelligible au public moyen et occuper un rang convenable dans l'histoire des arts. »
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Son insatisfaction (d'ailleurs commune à tous les artistes sincères) tient surtout à son désir d'un don qu'il savait lui manquer : « Le contour me fuit » disait-il. C'est le grand art du *trait.* Non qu'il lui manquât totalement. Mais il travailla dix ans à son grand tableau des *Baigneuses* (jusqu'à la fin de sa vie) sans jamais l'achever. Quoique la pensée en soit noble et grande et qu'il contienne bien des détails superbes, il s'y joint d'étonnantes maladresses. Il mourut en travaillant ; on le ramena mourant des champs où il avait travaillé deux heures sous la pluie.
Voici maintenant des citations de Gauguin :
« Dieu, que j'ai si souvent offensé, m'a cette fois épargné : au moment où j'écris ces lignes, un orage tout à fait exceptionnel vient de faire de terribles ravages. » (*Avant et Après,* p. 77.)
« ...Un conseil, ne peignez pas trop d'après nature. L'art est une abstraction, tirez-la de la nature en rêvant devant, et pensez plus à la création qui en résultera, c'est le seul moyen de monter vers Dieu en faisant comme notre Divin Maître, créer. » (*Lettres*, p. 134.)
« Puvis de Chavannes me disait un jour, tout à fait affligé à la lecture d'une basse critique : « mais qu'ont-ils donc à ne pas comprendre ? ». Le tableau -- il s'agissait de son *Pauvre Pêcheur* est cependant si simple -- je lui répondis :
« *Et pour les autres il leur sera parlé en paraboles afin que voyant ils ne voient pas, et entendant ils n'entendent pas. *»
Gauguin voyait dans ce tableau de Puvis le premier grand exemple de la *synthèse.* Et voici après deux pages d'admiration sur une œuvre de Giotto, une dernière réflexion de l'artiste : « Avec les maîtres, je cause, leur exemple fortifie. En tentation de péché je rougis devant eux. » Et ceci encore : « Pourquoi les dernier jeunes que j'ai conseillés et soutenus ne veulent-ils plus me connaître ? (...) Je ne puis pourtant pas me dire en fausse modestie :
Qu'as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse
Dis, qu'as-tu fait, ô toi que voilà,
De ta jeunesse.
(Verlaine).
« Car j'ai travaillé et bien employé ma vie ; intelligemment même, avec courage ; sans pleurer. »
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Ces hommes modestes, grands travailleurs et désintéressés, étaient bien différents de ce que les hommes d'argent ont voulu faire croire qu'ils avaient été, afin d'écouler leur douteuse marchandise sous cette caution. Je dois dire que les artistes de ma génération étaient, dans l'ensemble, tous partisans de Cézanne. Gauguin n'en était pas compris -- pas plus qu'Erik Satie, le vrai réformateur de la musique. Mais le sont-ils maintenant ? Oui, par les jeunes gens de vingt ans... Le germe est toujours vivant.
Cependant on doit dire que dans l'art frelaté qui est né de cette entreprise commerciale subsiste le désir de changer les techniques (comme Picasso l'a essayé mainte fois) mais en même temps l'ignorance sur la façon d'atteindre ce but et la paresse engendrée par l'accueil des marchands à tout ce qui est révolutionnaire et extravagant. Le cubisme en exaltant la construction mécanique des figures fut une revanche du matérialisme de l'École des Beaux-Arts contre l'art spiritualiste. Et le fin du fin, pour chaque artiste, sous prétexte de conserver et marquer sa personnalité, consista à cultiver ses Tics naturels qui le feraient remarquer de bien loin dans un salon. Ils ne savent plus peindre ni sculpter, et les subtilités de ces arts si délicats chez les artistes les plus puissants leur échappent complètement.
Il ne s'agit point de recommencer l'erreur de la Renaissance, consistant à imiter la nature le plus étroitement possible, mais de serrer le mieux possible les moyens de faire saillir le spirituel. Les sculptures mêmes médiocres de notre Moyen Age témoignent que c'est possible.
Pouvons-nous remédier à l'heure actuelle à 180 ans d'absence de tout apprentissage ? Quel est l'artiste qui se soucie d'avoir des élèves qui viendront chez lui « *pour chiper des trucs *»*,* qui le quitteront quand ils voudront pour lui faire concurrence, sans garantie d'aucune sorte de son savoir et de son honnêteté ?
D'ailleurs il faudrait déjà un homme de génie capable de retrouver toutes les techniques profondes, et qu'il ait la possibilité de fonder un atelier, et non une école ([^14]), nourri par les commandes d'une société civilisée, stable, où la maison de famille et la paroisse soient les attaches naturelles propres à la progression des mœurs et à l'amour de la louange divine. Or l'Église de France elle-même s'y refuse.
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Nous sommes menacés, comme l'Empire Romain finissant, d'une invasion des barbares et de plusieurs siècles de pénitence comme le furent les temps mérovingiens.
Il nous va falloir, pendant tout ce temps, tenir aux vrais principes de la pensée et de l'art, que Dieu fera refleurir quand il jugera suffisante la pénitence acceptée.
Pour cela, rien de plus pressant et de plus utile que défendre la foi reçue des Apôtres contre les loups cachés sous les peaux de brebis. Et hardiment.
Henri Charlier.
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## NOTES CRITIQUES
### Le bavard
Nous vivons dès l'enfance sous le régime de la parole obligatoire. Cette société est faite tout entière pour favoriser le bavard.
Cela commence dès l'école. On favorise ainsi une catégorie d'esprits, les plus rapides quelquefois, les plus légers en général. Ceux qui aiment à se mettre en avant, ceux qui ont la tournure la plus frivole. La sélection ainsi pratiquée fait ressortir au premier rang le type « écho » : quand on ne sait encore rien, on répète d'autant mieux. Et croyant le savoir acquis (puisqu'on peut parler) on s'épargne de réfléchir.
A l'inverse, le contemplatif, le modeste, le discret, le timide sont confondus avec l'abruti (avec l'abruti muet, car il existe des abrutis bavards). Ils sont refoulés. S'ils ne passent pas pour complètement nuls, ils sont suspects : car pourquoi refuser de participer au babillage général, à la communion par la parole. C'est bien refuser la société, s'exclure...Auraient-ils quelque chose à cacher ? On n'a pas le droit de réserver une part de sa vie, de rester à l'écart. Les bons citoyens parlent, eux.
La raison qu'on donne pour augmenter la quantité de parole, c'est que parler libère. On invite chacun à s'exprimer pleinement, à être présent, à marquer ses différences et ses désirs. En fait il n'est permis de parler que pour répéter ce qui est connu et admis. Tout discours vraiment autre est insupportable. On a à faire à un monde fragile, peu sûr de lui, qui ne supporte pas la contradiction, et la seule contradiction qu'il craigne vraiment est le rappel du passé, le souvenir de l'ancien monde. Le nouveau, si fragile encore, se tisse un filet de salive comme un cocon protecteur.
Il est donc clair que chacun doit aider à fabriquer ce cocon, en apportant ses phrases. A l'inverse, sont légitimement considérés comme ennemis ceux qui parlent pour refuser les grands thèmes du monde nouveau, ou ceux qui, se taisant, n'apportent aucune aide et laissent soupçonner une hostilité.
Depuis la Révolution, nous vivons le triomphe des parleurs. Ce sont les tribuns qui émeuvent les foules. Amphyons à l'envers, ils arrachent les pavés avec des mots (le nombre des avocats et des professeurs dans la politique depuis deux siècles est un fait important).
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C'est la maîtrise du verbe qui donne le pouvoir : aux dernières élections encore, tout s'est décidé sur un débat télévisé. Cette maîtrise est le don indispensable dans une société où informer et convaincre sont des activités capitales. Le parleur de radio ou de télé, le militant, le représentant de commerce sont des types indispensables à notre monde. On déclare que tout est problème (c'est le refus du vieux monde) mais que tout problème peut être résolu par le « dialogue » et la « concertation ». Pour bien comprendre ce qu'est le dialogue il faut tenir compte de ce qui a été dit précédemment. Il n'y a de dialogue que lorsque les avis ne différent pas vraiment. C'est Fargue qui disait : on ne peut discuter que si l'on est d'accord jusque dans le détail. Pour lui, c'était une boutade. Pour nous, une règle de vie sociale.
La messe à son tour est devenue principalement « une liturgie de la parole », où le moindre instant de silence est refusé. Se taire est inconvenant, bientôt insupportable. Par la brèche du silence que craint-on de voir s'engouffrer ?
Dans la vie sociale, pas de répit non plus ; qu'il s'agisse de tous les « problèmes » qui nous « concernent », qu'il s'agisse de toutes les invites publicitaires qui aiguillonnent nos appétits, il y a toujours des bavards pour nous appeler. Et jusqu'ici, le bavardage politique ne sévissait vraiment que pendant les périodes d'élections. Beaucoup rêvent d'une parlerie continue. Des comités de quartier, des collectifs de lutte, nous mobiliseraient (mobilisent déjà une part de la population) du matin au soir. La marque de mai 68, selon un jésuite, ça a été « la prise de parole ». Il s'agirait de ne plus la lâcher. On vivrait presque constamment en groupe, à parler et à écouter, on serait pris dans un tourbillon de mots. Il n'y aurait plus de silence, plus de part secrète de la vie. On se fuirait si bien dans le verbiage qu'on n'aurait plus du tout envie de se retrouver -- d'écouter ce qui est, et qui parle sans mots.
Georges Laffly.
### Le livre du colonel Argoud
*La lecture de Georges Laffly...*
La guerre d'Algérie est au centre de ce livre ([^15]), mais comme il ne s'agit pas ici seulement de souvenirs, mais de réflexion historique, ce n'est pas par elle que l'on commence. De tels désastres ont des causes lointaines. Ils ne sont, en fait que le signe matériel, -- l'indication sur un thermomètre qui souligne que la température a changé, -- d'une transformation profonde.
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Le colonel Argoud commence par l'effondrement de la France en 1940, effondrement d'un peuple dont les institutions et les mœurs sont mauvaises. Ces vices ont été analysés, dénoncés, mais on n'a jamais trouvé la force de les corriger. C'est la décadence, au milieu d'un monde dur. Le plus terrible est que la défaite née de la décadence ne sera pas reconnue pour telle. C'est l'imposture gaullienne : de Gaulle fait avaler aux Français que la défaite est due à la trahison, à Pétain, à la droite, à tout ce qu'on voudra, mais pas à eux-mêmes. Ainsi justifié, le peuple français n'éprouve nul besoin de changer le train des choses. On repart sur la même pente qu'avant-guerre. La décadence se poursuit et l'on aura la tragédie : l'Algérie. Tragédie qui a son importance propre : une province livrée, l'unité nationale brisée, la France repliée sur l'Europe. Tragédie qui a aussi l'importance d'un signe : le sursaut qu'on a cru un moment possible n'a pas eu lieu. La décadence était assez avancée pour que de Gaulle soit largement approuvé. La perte passe pour être une victoire, et la preuve que le pays, rénové, a enfin « épousé son siècle ».
Cette démonstration désagréable a peu de chances d'être écoutée. L'auteur le sait. Il termine sur ces lignes :
« Pauvre pays, pauvre peuple, qui ne sont plus capables de donner à leur jeunesse que le S.M.I.C. comme symbole de l'espérance.
« Pauvre pays, pauvre peuple, prêts à abandonner demain à leur sort la Bretagne ou la Lorraine comme il a abandonné hier l'Algérie... pour gagner quelques années de tranquillité.
« Pauvre pays, pauvre peuple, gorgés de confort matériel, qui s'imaginent naïvement avoir encore devant eux une longue vie, alors qu'ils ont perdu l'instinct de conservation. »
Des chapitres consacrés à l'Algérie, on retiendra d'abord des portraits, des anecdotes, des jugements à la cravache. Une petite histoire me paraît extraordinaire. Au moment du putsch de 1961, Argoud est envoyé à Oran. Il doit pouvoir compter sur le général de Pouilly, mais encore plus sur le colonel Brothier, commandant la Légion à Sidi-Bel-Abbès. Excellent accueil de Brothier à Bel-Abbès. Argoud part pour Oran confiant : la Légion suit. En fait, elle n'arrivera jamais. A l'état-major d'Oran, personne ne suit Argoud, mais personne non plus ne s'oppose à lui. Et quand le mardi, sentant l'échec, il se replie sur Alger, il croise sur la route la voiture de Brothier, qui s'arrête, et vient vers lui les bras tendus : -- *Vous* *avez été magnifique, vous avez tenu seul l'affaire à bout de bras.*
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N'est-ce pas, le mot extraordinaire est le seul qui convienne.
Mais au-delà de ces traits de détail, il faut retenir le jugement de l'auteur sur l'armée d'Algérie. Il se résume en ceci : manque de caractère des chefs, manque de discipline de la troupe. L'armée, image de la nation, en reflète la déchéance. Or, elle était encore capable d'une action victorieuse. La dégradation s'est sans doute beaucoup accentuée depuis.
Quelques-uns ont répondu à ce livre par des injures. C'est tout ce qu'on pouvait faire. Mais des injures ne sont pas des raisons. Et il est faux de dire qu'Argoud présente, par exemple, un éloge de la torture. Il condamne même Massu pour n'avoir pas contrôlé d'assez près ses troupes. Seulement la torture -- alors qu'on ne parle jamais du terrorisme F.L.N. -- est le mot magique, inévitable, suffisant pour les esprits conditionnés par quinze ans de propagande.
G. L.
...*et celle de Luce Quenette*
Voilà le livre qui doit instruire le jeune homme français sur son devoir dans le malheur. L'auteur : un chef qui ne fait grâce à aucun lâche, si haut fût-il, et soit-il encore aujourd'hui, d'avoir mené la France à la ruine : de Gaulle, fléau de Dieu, a fait paraître, pousser, mûrir, les innombrables lâchetés.
En juin 1940, l'autorité légitime, à qui s'était donnée la France vaincue, avait dit les sages paroles de vérité : « *On a revendiqué plus qu'on n'a servi... l'esprit de jouissance l'a emporté sur l'esprit de sacrifice. *» Et : « *Les Français ne contestent pas la défaite. *» Paroles, esprit et vie, pour les cœurs droits et que les médiocres auraient supportées si une autre voix, de Londres, n'avait répété chaque jour les mensonges qui font tant plaisir, avant de « faire tant de mal ». La décadence était assez avancée dans la politique, dans la famille, pour que revendiquer sans se soumettre, contester l'échec, réclamer la jouissance, mépriser le sacrifice fussent justement les semences de mort que réclamait le terrain, préparé depuis 1918. Cet homme fut le révélateur, celui qui trouvait de quoi introniser l'imposture. Seulement, les témoins se lèvent qui, leur vie en main, sont des juges. En même temps que les étapes du malheur, se dresse, se dessine, se burine devant le jeune homme lecteur, la stature et la figure d'un réel chef militaire : le colonel Argoud. Sa parole nerveuse et claire, directe et comme résumée, brandie pour viser et entrer, apprend au jeune lecteur ce que c'est qu'un serviteur de la patrie qui n'abdique pas et dont le témoignage n'est pas enchaîné tant qu'il a la vie.
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Une épopée d'héroïque vaincu qui sera une victoire de la raison et de l'honneur si des Français rougissent et relèvent le défi.
Les dernières pages résument farouchement le malheur ; l'homme de l'orgueil, appuyé sur le peuple de la vanité, a réussi ce malheur :
« Pendant trente ans, de Gaulle a corrompu l'âme de la nation, par le mensonge et la haine...
« A partir de 58, il n'hésite pas à faire appel aux motifs les plus bas, à la vachardise, à l'égoïsme, à la lâcheté. »
« Si, à la tête de l'État, il ne supporte aucune résistance à ses volontés, il tolère, quand il n'encourage pas, la dégradation de l'autorité... dans la famille, dans l'armée, à l'Université...
« Il s'agissait uniquement, pour lui, de satisfaire son ambition pour laquelle les procédés ne comptent pas... de Gaulle n'avait aucune préoccupation métaphysique, l'espérance dont il parle est une espérance temporelle, non celle que procure la Foi en l'immortalité de l'âme...
« Il n'a pas de religion. Il dit : « La vieillesse est un naufrage » ! Rien de moins chrétien que cette exclamation. Rien de moins chrétien que le Chef qui édifie sa gloire sur les souffrances, sur les sacrifices, sur les cadavres des humbles. »
Et ces lignes, dignes des plus hautes Oraisons funèbres :
« Le Maréchal est mort dans le dépouillement évangélique, presque comme un paria, dans sa cellule de l'île d'Yeu, poursuivi jusqu'au bout par la haine partisane des gaullistes et des résistants, abreuvé de l'ingratitude de tout un peuple.
« De Gaulle, dont la fin est entourée de mystère, a droit, lui, à des honneurs royaux. Tous les Grands de ce monde se pressent autour de son cercueil. Sa tombe devient un lieu de pèlerinage. Dans toutes les villes de France, une rue porte son nom... Le martyre subi par Pétain s'oppose aux impostures de De Gaulle : le Maréchal, avec une abnégation et une dignité dont il est peu d'exemples dans l'histoire universelle, a tout sacrifié pour que vivent la France et les Français... Alors que de Gaulle, jusqu'au dernier jour, a tout sacrifié à son orgueil et à son ambition... »
Mais les Français ont mérité de Gaulle : « Ils ont applaudi de Gaulle qui leur offrait une satisfaction d'amour propre à bon marché... et le retour du système... »
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« Rarement peuple accepta avec plus de philosophie l'amputation de son territoire national. Les élites françaises abjurèrent tout esprit de critique en face du guide... Corruption des élites... Dégradation de l'esprit civique et des mœurs. Affaiblissement de l'autorité à tous les échelons de la société : famille, cité, école, armée, Église, État... »
« Ruines aggravées par les progrès techniques... en étendant à toutes les classes de la société les effets dissolvants de l'abus des biens terrestres. »
« Ils permettent l'assurance contre la souffrance et la mort... »
-- « L'intelligence, dévoyée, ne sert plus qu'à satisfaire des besoins matériels sans cesse croissants, ou à échafauder des alibis à sa propre lâcheté. »
« La France n'a plus de quoi se défendre. »
« Je me suis battu contre de Gaulle pour des motifs d'ordre philosophique, parce qu'il était pour moi le symbole de tout ce que je méprise et que je hais... »
On m'a dit : il faudrait effacer la dernière page du colonel Argoud, *parce qu'elle désespère la France.*
Bien loin de moi le désir de l'effacer... mais bien en moi le désir de la jeter en défi à une jeunesse que je connais :
« Je ne regrette rien, sinon d'avoir perdu... ou plutôt que la France ait perdu.
« Je recommencerais, si le combat était à reprendre... mais je ne me sens plus rien de commun avec ce pays qu'on appelle la France.
« J'y étais naguère attaché par toutes les fibres de mon être.
« ...Mon pays m'a fait mal, j'ai honte désormais d'être français, *je ne suis plus qu'un Français* *administratif.*
« Aucune des valeurs auxquelles je crois... n'est plus respectée en France, quand elle n'est pas tournée en dérision.
« Pauvre pays, pauvre peuple qui ne sont plus capables que de donner à leur jeunesse que le S.M.I.C. comme espérance. Comme ils sont loin de la France de Jeanne d'Arc, de celle de Péguy, des Gesta Dei per Francos ! »
Arrêtez, mon colonel, une jeunesse reçoit *avec respect* vos insultes. Ah ! qu'elles font du bien aux cœurs absolus, les nobles injures d'un chef authentique ! Je les ai lues à de jeunes hommes, à de jeunes filles, à de jeunes clercs, à des soldats, à des E.O.R., *à des enfants,* j'ai vu leurs yeux briller, j'ai vu :
« l'agréable colère de leur ressentiment. »
Et je leur ai dit :
*Prouvez,* par votre foi,
par la souffrance,
par la vie,
par la mort.
Luce Quenette.
97:190
### Bibliographie
#### Michel Giroud Audiberti (Seghers)
Audiberti aura attendu longtemps. Il n'est que le 214° des « poètes d'aujourd'hui », collection célèbre qui commence avec Aragon et compte dans ses derniers numéros Michel Butor et Jean Cayrol (eh oui...)
Michel Giroud peint son modèle en personnage à la mode. La vérité est plus compliquée. Je trouve Audiberti différent (et plus vaste). Pour ne citer que quelques phrases de *Dimanche m'attend :*
Sceptique sur la révolution : « La grâce en effet ne me fut pas accordée d'entrevoir jamais où les révolutionnaires veulent en venir si ce n'est, sans plus, à faire la révolution, laquelle, même à l'échelle de la sixième partie de l'univers terrestre, n'en demeure pas moins, pour l'essentiel, tout entière limitée à des changements dans le personnel dirigeant. »
Classique : « M'agréent les tableaux et les monuments qui, dans une nage puissante, aisée et travaillée, émergent majestueux du monde habituel tout en le couronnant d'harmonieuse plausibilité, immobiles et solitaires dans leur bravoure natale répandue à même l'ensemble de leur architecture trapue et dressée de sphinx. Évidemment je m'exprime comme un échantillon d'autrefois survécu. »
Fidèle au vers français, il avait fini par désespérer du pouvoir de la poésie ? Oui, au sens où ce « pouvoir » inconsistant faisait rêver quelques cervelles de 1930. Mais s'il écrit (*Ange aux entrailles*) *:*
*Je laisse aux mécanos le soin du firmament.*
il s'agit d'une interrogation sur la société industrielle, qui semble laisser le langage en panne, insuffisant devant les fusées et les transistors. Mais le langage et l'homme ont d'autres tours dans leur sac, et le grand, le rusé Audiberti, le savait bien.
Georges Laffly.
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#### Jorge Luis Borges Fictions (Livre de poche)
Ce recueil de nouvelles, traduit en 1957, a rendu Borges célèbre en France. Depuis nous avons en version française presque toute son œuvre.
Pour définir Borges, on pense au mot de Valéry sur Fargue : « un enfant qui a pour jouet un cerveau prodigieusement cultivé ». Rectifions un peu. Pour l'écrivain argentin, il vaut mieux dire : bizarrement cultivé. Il connaît le domaine espagnol, l'Allemagne (Schopenhauer est une de ses passions), l'Angleterre, et, par l'anglais, il a une teinture de la civilisation arabe et de la chinoise. Dans les textes auxquels il a accès, il plonge de préférence sur le rare, l'incroyable. Collectionneur d'exceptions.
Il est à peu près ignorant de notre littérature. Il parle du style « cursif » de Montaigne, traite avec dédain Larbaud et Fargue, et ne fait guère de cas que de Bloy où il se plaît à trouver un délire baroque. Et pourtant c'est en France que je trouverais des équivalents à cet esprit précautionneux, secrètement ricaneur, qui ne vit que par les livres. Je pense à Marcel Schwob (aux *Vies imaginaires,* particulièrement) et à certains contes d'A. France.
Borges est d'abord, et presque entièrement, un homme de jeu -- avec les livres, les idées, les mots. Sceptique qui se réfère, imperturbable, aux systèmes les plus étranges, il a un faible pour les gnostiques et les hérésiarques. Séduit par les imaginations complexes, il a du goût pour Chesterton -- et les romans policiers.
A toutes les nouvelles de « Fictions » pourrait s'appliquer l'image du labyrinthe (et P. Santarcangeli devrait lui consacrer un chapitre dans une prochaine édition de son *Livre des labyrinthes*)*,* depuis « le jardin aux sentiers qui bifurquent » jusqu'à « la forme de l'épée », où c'est un traître qui raconte sa propre histoire et son châtiment, comme s'il avait été le justicier. Quelques mots à la fin rétablissent la perspective.
L'érudition, le raffinement, la préciosité de Borges (les épithètes presque toujours voyantes et les verbes choisis pour surprendre) auraient dû contrarier son succès. Il est dû peut-être au fait qu'il ne s'agit jamais avec lui que d'indéfinis et vains jeux de miroir. Borges joue, mais il commence par retirer son épingle du jeu.
G. L.
99:190
#### Pierre-Henri Rix, Par le portillon de la Boisserie (Nouvelles Éditions Latines)
Voici un nouveau recueil de propos du général de Gaulle. On connaît ces poupées dont le marchand, tentateur, vous dit : « Et celle-ci parle, en plus ». De l'ancien président qui passait pour un monstre sacré de la politique, on s'étonnait aussi qu'il parlât, non seulement dans les micros où il foudroyait ses adversaires avec pompe, mais dans le quotidien de la vie, avec une verve qui révélait en lui du militaire.
M. Rix, préfet de la Haute-Marne en 47, connut de Gaulle à ce moment-là. Gaulliste, il écoute avec piété un homme cultivé qui lui cite les bons auteurs en latin, en allemand et en français. Ce qui confirme la réputation d'une mémoire très sûre.
L'auteur rapporte également deux faits d'importance historique. de Gaulle lui confie que son départ, en 46, fut une fausse manœuvre. En fait à ce moment, il était décidé à se séparer des communistes.
Il s'entend avec les socialistes et le M.R.P. sur un scénario simple : il va déclarer qu'il s'en va, le M.R.P. dira qu'alors lui aussi se retire, et la S.F.I.O. affirmera qu'elle ne veut pas rester en tête à tête avec le P.C.F. Il sera alors facile à de Gaulle de revenir, appuyé sur les démocrates-chrétiens et les socialistes. Le seul ennui, c'est que la seule partie du scénario qui fut exécutée fut le départ de De Gaulle. Socialistes et M.R.P. se turent.
Deuxième révélation : le comte François de La Noë fut sur le point, en novembre 42, de décider le maréchal Pétain à quitter Vichy pour l'Algérie. M. de la Noë portait au maréchal des lettres de Churchill, d'Eisenhower et de De Gaulle, pour le presser de partir. D'abord convaincu, Pétain changea d'avis dans la nuit. Au matin, les Allemands étaient là.
Voilà une lettre de De Gaulle qu'on aimerait lire.
G. L.
#### Claire Ferchaud Autobiographie (Diffusion de la pensée française)
Il a paru l'été dernier l'autobiographie de Claire Ferchaud (Diffusion de la pensée française, Chiré en Montreuil, 86190 Vouillé ; ou Famille Ferchaud, les Rameaux, Loublande, 79700 Mauléon).,
100:190
Deux parties. -- C'est toujours l'humble et héroïque servante du Sacré Cœur qui tient la plume. -- La première partie raconte une enfance extraordinaire dans l'ordinaire. C'est une famille vendéenne de pur honneur chrétien, on est saisi par les physionomies des parents autant que par celle de leur sainte file : tant de dignité, de finesse, d'énergique distinction. Claire, petite, vit comme en compagnie du Saint Enfant Jésus. Les mamans pourront se servir de cette enfance pour apprendre aux petits, surtout au temps de Noël, à vivre sous les yeux du divin Enfant, dans les vertus de leur âge, -- plutôt en racontant des épisodes qu'en suivant à la lettre cette miraculeuse et presque continue apparition.
La deuxième partie, c'est le Calvaire de Claire Ferchaud et de ses religieuses. Cette persécution des évêques, si elle l'avait révélée (son héroïsme en gardait le secret) dans les années 40, aurait paru invraisemblable. Pour nous, hélas, tout est clair : la destruction systématique de la piété traditionnelle était décidée, la dévotion au Sacré-Cœur en particulier ne plaisait pas plus à certains de nos Monseigneurs qu'aux Conventionnels. L'héroïque Claire obéissait aux pires mesures d'exaction sans rien sacrifier de la foi, fidèle sous le martyre de l'âme et un dénuement physique qui faisait partie de leur disparition. Cette valeureuse sainteté nous a mérité lumière et force et il a été épargné à la sainte fondatrice de Loublande d'apercevoir l'hérésie dans la persécution, sauf à la fin, me semble-t-il, où toute charité ne pouvait rien contre sa clairvoyance.
Aujourd'hui, Loublande est un lieu de pèlerinage, de retraite, où la messe authentique groupe la piété et le dévouement de jeunes venus de partout.
Luce Quenette.
#### Louise André-Delastre Saint Bertrand de Comminges (Téqui)
Mme Louise André-Delastre, historienne, est tout particulièrement hagiographe des Mères saintes des Saints : Azélie Martin, mère de sainte Thérèse de Lisieux ; Maman Marguerite, mère de don Bosco ; Marguerite Sarto, mère de saint Pie X ; Sainte Monique, mère de saint Augustin ; Sainte Perpétue et Sainte Félicité, mères et martyres.
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Le grand et solide savoir de l'auteur est ainsi mis au service, tout simplement, de la famille chrétienne. Dans la collection pour les jeunes « Nos amis les Saints » (Téqui), c'est un plaisir délicat que de lire, quand on est grande personne, les livres que Mme André-Delastre a écrits pour les enfants ; elle met sérieusement à leur portée le récit historique, mais sans le dorer de romanesques arrangements. La vérité des documents lui semble aussi importante pour l'enfant que pour l'adulte et, si la poésie familière a plus d'accent pour le jeune public, la probité est égale.
J'ai trouvé cela dans *Saint Bertrand de Comminges qui nous appelle sur la montagne* (Téqui).
Voilà un livre que la grand'mère dédie plus spécialement aux enfants de huit, dix, douze ans, mais le sérieux enjoué de l'œuvre fait que de plus âgés le liront avec intérêt. Deux grands avantages :
1\) Le portrait d'un grand évêque, d'un vrai évêque catholique, défenseur de la cité. Est-ce à négliger pour nos pauvres enfants ?
2\) L'édification, par la volonté d'un saint, d'une ville du plus beau Moyen Age et d'une ville encore vivante, aujourd'hui, en ses chefs d'œuvre. A la fin du livre, l'historienne, aimable grand'mère, guide la troupe de ses petits enfants dans la cathédrale de Saint-Bertrand de Comminges et nous la visitons avec eux, charmés d'une direction érudite et peu pesante. Enfin, un remarquable exposé d'histoire universelle au temps de saint Bertrand, en trois pages, couronne ce bon livre intelligent. Lisez pour votre édification comment se conduisaient les évêques de France du XI^e^ siècle dans ces conciles régionaux, présidés par le légat et la volonté du pape, apparemment saint Grégoire VII (et pensez aux synodes d'octobre..).
« Ce concile de Poitiers réunissait tous les évêques de France, sous la présidence des représentants du Pape, pour une affaire très grave, l'excommunication du roi Philippe I^er^. Après vingt ans de mariage, celui-ci venait de renvoyer sa femme pour en prendre une autre... qui n'était pas à lui. L'Église ne cédait pas sur les lois du mariage ; mais Philippe a des partisans, et parmi eux Guillaume IX comte de Poitiers et duc d'Aquitaine -- notre poète hélas ! qui ne valait pas cher malgré ses jolis vers et qui se trouvait déjà lui-même excommunié. »
« Au moment où l'un des légats du pape va lancer la sentence contre le roi, Guillaume envahit l'église avec des gens armés ; en même temps, la populace, qu'il a payée, entoure l'édifice en hurlant, grimpe sur le toit, menace par les fenêtres. « Les vrais pasteurs, restez ? crie le légat ; les autres peuvent sortir. » La plupart des évêques ne bougent pas ; ils enlèvent seulement leurs mitres, montrant ainsi, par leurs têtes nues, qu'ils sont prêts à souffrir pour défendre la loi de Dieu. Saint Bertrand est parmi eux, bien entendu. A peine la pénible cérémonie a-t-elle repris qu'une pierre, lancée du toit, s'abat dans le chœur ; elle atteint un prêtre et le tue. Héroïques, les évêques restent à leur place tandis qu'effrayés sans doute par le crime qu'ils viennent de commettre, les partisans de Philippe et de Guillaume se retirent.
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Et ce petit tableau de chrétienté :
« Jamais on n'a été aussi « européens » qu'en ce temps-là : c'est-à-dire que tous se sentaient « en chrétienté ». Presqu'au même moment que l'évêque espagnol Ebons mourait à Comminges, saint Bernard recevait sur les bords de l'Aube un saint moine irlandais, Malachie, qui lui aussi se rendait à Rome et lui aussi mourut au cours de sa visite ; il voulait devenir moine auprès de son ami. Saint Bernard lui-même avait autrefois fait sa profession à Cîteaux entre des mains d'un abbé anglais... Rome, l'Espagne, l'Irlande, la France, l'Angleterre et les autres pays... il n'y avait alors pas de frontières pour les âmes.
« Mais heureusement que tout ce monde parlait latin ! »
Luce Quenette.
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## DOCUMENTS
### L'éducation de la pureté
« Luce Quenette, dans L'Éducation de la pureté, va droit et sans concession à la source du mal contemporain », écrit Michel Fromentoux dans *Aspects de la France* du 5 décembre 1974.
Voici les principaux passages de son article sur le livre de Luce Quenette.
Est-il encore possible de nos jours de faire l'éducation de la pureté ?
Les libéraux nous répondront que non (...)
Ils riront sans doute à la lecture de ce que nous allons écrire, mais nous n'avons cure de l'avis de ces débiles mentaux, qu'ils soient démocrates chrétiens, catholiques libéraux, hommes du progrès ou « lecanuettistes », bêtement soucieux d'épouser leur temps et toujours prêts pour cela à se rendre complices de ceux qui sapent les bases de la civilisation chrétienne. Ne les voilà-t-il pas aujourd'hui en train de chanter les louanges d'une femme ministre qui, servant un chef d'État pour qui la morale ne compte pas, vient d'obtenir de l'Assemblée nationale l'acceptation d'une loi permettant de rechercher sans crainte *le plaisir pour le plaisir ?*
Face aux libéraux de toutes espèces, se dresse Luce Quenette qui, dans un ouvrage substantiel, ferme et profondément chrétien, intitulé *L'éducation de la pureté,* n'hésite pas à rappeler que «* la pureté du cœur et du corps est l'indispensable terrain de toutes les vertus *», tandis que «* l'impureté marche avec la Révolution *». Dans notre monde où le vice s'impose tout particulièrement à l'enfance désarmée, il est urgent de réapprendre, sous la conduite d'une éducatrice aussi expérimentée, «* l'art d'élever les enfants, art si naturel et si aisé dans le christianisme, art inhérent à la civilisation chrétienne *». En fait, ce livre, que nous ne saurions trop conseiller à tous les parents, touche réellement à ce qui fait l'âme de notre civilisation.
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Certains trouveront peut être l'attitude de Luce Quenette un peu trop intransigeante. Mais, à la réflexion, n'apparaît-il pas qu'à l'entreprise absolument totalitaire de la subversion qui par le biais de la sexualité tente à présent de prendre en mains les esprits et les cœurs de la génération montante, il faut opposer de toute urgence une éducation traditionnelle, pure de toute concession aux modes qui amollissent le caractère et pervertissent l'intelligence -- en somme une éducation imprégnée en tous points des principes selon lesquels se développèrent les personnalités de tant de saints et de héros dont notre patrie aurait dû rester si fière ?
Comme il est utile de rappeler aujourd'hui que la fermeté est la qualité indispensable de l'éducateur ! «* La vertu de force, écrit Luce Quenette, est la vertu indispensable au chef. Et la faiblesse étant par nature la condition de l'enfant, le laisser à lui-même, faire confiance à sa liberté, c'est lui vouloir le plus grand mal, c'est la cruauté la plus profonde... Le* «* choisis toi-même *» *du démissionnaire est abandon et solitude désolée pour l'ignorant démuni, surtout si on a la cruauté moderne et supplémentaire, devenu courante, de lui faire croire que c'est lui le fort, le malin, le découvreur, le supérieur de la génération qui l'a engendré* ». On est loin de ces rêveurs à la mode qui estiment bon de se mettre avant tout « à l'écoute des jeunes » !
C'est que Luce Quenette se place aux antipodes des abstractions rousseauistes et du fatalisme amoral de Freud. Elle ne veut pas voir dans les enfants des «* merveilles irresponsables *», elle est réaliste. Pour elle «* le petit homme naît pour mourir et vivre l'éternité, il naît en état de péché, il en garde la concupiscence, c'est un petit barbare avec les germes de la sainteté *» ; de plus «* il est naturellement et surnaturellement plus porté à la morale et à la métaphysique que les adultes ; les deux chemins, celui du Ciel et celui de l'Enfer, se présentent très tôt devant sa conscience *». Et de montrer par d'émouvants exemples que l'enfant est capable de s'élever à la sainteté et à l'héroïsme, si on le prémunit contre les tentations de la chair.
L'éducation sexuelle collective est un crime, elle jette l'enfant, sans qu'il y soit naturellement porté, dans un univers d'images violentes à un moment «* où le jugement n'est pas formé sur l'essence, la psychologie et la morale de l'amour, tandis que le corps est en délicate évolution *»... La curiosité ainsi artificiellement éveillée ne peut être que morbide, «* elle est concomitante d'un pressentiment de plaisir, et c'est cela, à cause de sa réalité expérimentale, qui fait peur pour l'enfant *». Luce Quenette montre alors combien il est nécessaire que l'éducateur (en premier lieu le père et la mère) ait mérité la confiance de l'enfant pour pouvoir «* sans offenser ni tromper la raison *», arrêter chez lui «* la recherche consentie de toute représentation troublante *» tant qu'il n'est pas utile qu'il en sache plus sur la question. «* L'enfant est alors certain que l'autorité servira sa raison, qu'il n'y a plus à chercher, mais à devenir de plus en plus raison noble pour mériter la confiance de ceux qui le dirigent *». (...)
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C'est une magnifique leçon que donne Luce Quenette à notre monde désorienté lorsqu'elle préconise une éducation virginale de la jeunesse. Il faut que les jeunes sachent que «* la chair n'est rien *», comme l'a dit saint Paul. La loi de la vie n'est pas la physiologie de la reproduction, mais l'accomplissement dans la mesure, dans la privation, dans la douleur, des hautes vertus qui font la dignité de l'homme. Bien vite les jeunes se rendent compte que le péché est triste, et que «* ce climat de concession, de défaite, d'hommages forcés au sexuel *» n'engendre que plaisir lugubre. On rend aux jeunes le plus grand service en leur donnant le sens de la mesure : «* proportion d'ordre dans l'usage du sensible *», car «* l'usage de la matière* (*ici le corps*) *est obligatoirement restrictif sous peine d'enlisement et de disparition de la pensée *».
Mais sur quoi les jeunes appuieraient-ils aujourd'hui ce sens de la mesure, alors qu'on a cessé, parfois même dans les écoles dites chrétiennes, de leur donner «* la grande vision habituelle de la perfection. ? Luce Quenette rappelle que* «* c'est le bien qui juge le mal. C'est le pur qui juge l'impur C'est par l'admiration du pur et la longue préservation de l'impur que les jeunes flairent, évitent, condamnent l'impur..* » Dire que les jeunes sont aujourd'hui livrés à une éducation qui se veut amorale...
En somme, le livre de Luce Quenette sera un excellent outil contre révolutionnaire. Appuyée sur une expérience longue et lucide, éclairée par l'enseignement traditionnel de l'Église qui fonde en raison toute vertu, tout sacrifice, tout dépassement humains, cette éducation de la pureté, dont l'auteur fait bénéficier ses élèves de la Péraudière (près de Lyon), peut seule former le noyau de jeunes Français -- les prudents éducateurs de demain -- grâce auxquels notre civilisation échappera au totalitarisme marxiste qui aujourd'hui avilit dans l'espoir de dominer demain. Ce livre gênera beaucoup de gens, même dans les milieux dits de droite : preuve qu'il va droit à la source d'un mal dans lequel notre société s'est trop confortablement et aveuglément installée.
(Fin de la reproduction des principaux passages de l'article de Michel Fromentoux dans « Aspects de la France » du 5 décembre 1974.)
============== fin du numéro 190.
[^1]: -- (1). Jean MADIRAN : *Réclamation au Saint-Père,* tome II de *L'Hérésie du XX^e^* siècle (Nouvelles Éditions Latines).
[^2]: -- (1). ITINÉRAIRES de novembre 1974, page 5.
[^3]: -- (1). Religions Orders in England, 1948-59, Cambridge U.P. ; aussi *Monastic Order in England*, 1940. Les pages sur J. Houghton sont reproduites dans *Saints and Scholars,* 1962.
[^4]: -- (1). *Saint John Fisher,* coll*.* Les Écrits des Saints, Éd. du Soleil Levant, Namur, 1964. Du même, *La vie et l'œuvre de S. John Fisher,* 1972.
[^5]: -- (1). Edward SURTZ, s.j., *The Works and Days of John Fisher, etc.* Harvard University Press, 1967, p. 148.
[^6]: -- (1). *The English Works of John Fisher,* p.p. John E. B. Major, 2 vol., 1876. Encore un fellow de St. John's et professeur de latin. Le texte offre la difficulté de l'orthographe ancienne, peut-être plus proche de la phonétique du français : *contrycion, commandement, no mervale yf...* (*no wonder if :* pas étonnant si, mais on lit comme merveille).
[^7]: -- (1). *Op. cit.,* p. 153.
[^8]: -- (1). *Op. cit.,* p. 112. Le terme que je traduis « travesti » est abused, soit *mésusé de*.
[^9]: -- (1). *La vieillesse du monde,* par Jean Madiran, pp. 7-8.
[^10]: -- (1). Phalaris, tyran d'Agrigente, avait fait construire un taureau de bronze dans lequel il faisait rôtir ses ennemis à petit feu.
[^11]: -- (1). Quand, en 1973, Mademoiselle Bouteille annonce à l'Académie qu'elle cesse la colonie de Duerne, l'Inspecteur lui adresse une lettre qui n'a rien d'administratif où il exprime de vifs regrets et de grands éloges sur l'œuvre accomplie.
[^12]: -- (1). Voir : *L'éducation de la pureté* (Dominique Martin Morin éditeurs).
[^13]: -- (1). Le problème de l'*un et du divers* est le problème philosophique par excellence au point de vue naturel ; mais il n'est pas autre que celui de l'harmonie des couleurs (et de la composition) sur une peinture. Il est d'autant plus compliqué -- mais significatif -- qu'il est traité avec des formes variées, dans une certaine lumière, avec la suggestion de l'infini dans la troisième dimension. Le génie de Cézanne a été de vouloir le résoudre avec trois pommes dans une assiette, car il rendait ainsi leur valeur philosophique aux *éléments de l'art. -- *Cette valeur n'est pas à dédaigner, car son langage est international. Le métaphysicien du langage se sert de sons et de mots aussi matériels que nos couleurs et d'un emploi bien plus dangereux que le nôtre qui n'a pas besoin de traduction. Nous comprenons directement la pensée d'un sculpteur, fût-il Maya ou Cambodgien et son œuvre eût-elle trois mille ans, ou d'un peintre aurignacien, datât-elle de 40 siècles.
[^14]: -- (1). Un directeur d'école désire trop souvent avoir le plus d'élèves possible. Le chef d'un atelier désire n'en avoir que de bons et expulse les autres. Voir mon livre : *Culture, École, Métier* (Nouvelles Éditions Latines).
[^15]: -- (1). Antoine Argoud : *La décadence, l'imposture et la tragédie* (Fayard).