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## ÉDITORIAUX
### Ce que peut être le témoignage de parents chrétiens
par R.-Th. Calmel, o.p.
« QUE FERONS-NOUS LE DIMANCHE ? » m'ont souvent demandé des parents solidement chrétiens qui, malgré tous leurs efforts, ne pouvaient trouver que de loin en loin la Messe traditionnelle catholique. « Que feront ces parents le dimanche ? » Je me suis souvent redit à moi-même cette question douloureuse. Jamais, malgré la peine et la difficulté, je n'ai pu donner une autre réponse que celle-ci : « Puisque vous voyez que vous avez, vous, à être témoins de la Messe de saint Pie V, vous ne pouvez pas hésiter. Cherchez cette Messe, faudrait-il pour cela se donner bien du mal. Si, malgré tout, vous ne trouvez pas, priez chez vous, peut-être réunissez-vous autour du père de famille qui fera lecture de l'oraison, de l'épître et de l'évangile ; faites la communion de désir ; récitez ensemble un chapelet, mais n'hésitez pas à vous abstenir des messes nouvelles. Dieu suppléera. » Un point est à bien préciser. Il ne paraît pas indiqué, dans une période où les évêques cherchent à faire entrer dans les mœurs des « célébrations eucharistiques sans prêtre », que les familles se réunissent à plusieurs. En revanche que le père, par exemple, lise les oraisons, l'épître, l'évangile et fasse réciter le chapelet, nous ne voyons pas que cela prête à confusion ni évoque de près ou de loin ces abominables nouvelles « eucharisties sans prêtre ».
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Le danger est réel de tomber dans la tiédeur et de céder à la facilité de sorte que l'on ne sanctifiera plus vraiment le dimanche ; et d'autre part c'est une privation cruelle que de passer les dimanches sans messe ; mais Dieu saura préserver les parents de la tiédeur, il bénira leur abstention, si du moins ils ont fait le possible pour avoir la messe catholique traditionnelle pour sanctifier le dimanche. Situation anormale s'il en fût ; situation monstrueuse que, dans des pays qui comptent une immense majorité de catholiques, des familles en soient réduites, malgré tous leurs efforts, à n'avoir que la messe mensuelle ou peut-être moins encore. Cependant c'est par fidélité à la Messe catholique qu'elles endurent cette situation. Par suite Dieu compense. compense comme il le fit pour tant de familles restées chrétiennes, durant les bouleversements révolutionnaires, lorsqu'il était devenu aussi difficile que rare d'assister et de communier à la Messe d'un prêtre insermenté.
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Il est élémentaire d'inviter les familles qui veulent tenir au milieu de l'apostasie immanente à dire-les trois Angelus, à réciter ensemble, du moins selon l'âge des enfants, le chapelet quotidien, à enseigner le catéchisme de saint Pie X, à s'unir spirituellement à la liturgie du temporal et du sanctoral, à s'adonner selon leurs moyens à une étude doctrinale, enfin à ne pas négliger la mortification. Il est élémentaire d'inviter les familles à agir ainsi quand on a saisi la gravité de l'épreuve de l'Église. Du reste l'Église serait-elle moins éprouvée que l'appel de Dieu à tendre à la perfection ne serait ni moins pressant, ni moins universel ; l'Évangile n'a jamais dit que dans les temps tranquilles les fidèles mariés étaient appelés à vivre dans l'imperfection. A toutes les pages, l'Évangile invite toutes les âmes, quelles que soient les circonstances ou l'état de vie, à mettre en pratique l'enseignement de la parabole : vendre tout pour posséder le champ au *trésor caché* ou pour acheter la *perle de grand prix*.
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Il est manifeste que nos évêques collégialisés ont concerté leur action pour faire cesser partout, s'ils le pouvaient, la Messe romaine traditionnelle. Cette action combinée de nos hiérarques leur est inspirée par Satan qu'ils le sachent ou l'ignorent ou feignent de l'ignorer.
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Cette action est vouée à l'échec pour la raison obvie que la protestantisation de l'Église est vouée à l'échec. Or si les messes nouvelles avec leurs formulaires équivoques et leur rite de communion de tendance hérétique, si ces messes étaient les seules à être célébrées la chute dans le protestantisme serait bien près d'être consommée. Il n'en sera rien. A supposer même qu'elle doive devenir plus rare la Messe de saint Pie V avec son offertoire, son canon admirable, son rite de communion foncièrement catholique, pour ne rien dire du calendrier antique et non bouleversé, la messe de saint Pie V deviendrait-elle encore plus rare, ne cessera pas pour autant d'être célébrée et célébrée devant une assistance. Il reste que l'heure est très grave.
Raison de plus pour les familles chrétiennes de tendre à la ferveur, évitant de se laisser circonvenir par des raisons qui sont loin d'être des vérités absolues. Si on dit par exemple : *pas de dimanche sans messe,* il faut se souvenir de l'expression bien connue : *sauf le cas de force majeure.* Or ne pas donner de caution à la protestantisation envahissante est certes un cas de force majeure ou plutôt c'est un témoignage que Dieu nous fait l'honneur de nous demander. On dit encore : vous n'élèverez pas chrétiennement les enfants sans la messe dominicale. On répondra : en cas de force majeure et surtout pour rendre témoignage à la Messe catholique il est très possible de former les enfants à la vie chrétienne sans entendre la messe tous les dimanches, si la Messe de saint Pie V est impossible à trouver. Par ailleurs qui oserait soutenir qu'un enfant sera formé dans la foi s'il assiste à ces messes où le rite de la communion a cessé d'être adorateur, où les marques d'adoration pendant le canon sont réduites à rien, cependant que l'un de ces canons, celui qui est le plus répandu, est aussi privé qu'il soit possible, à moins d'être carrément hérétique, des formules vénérables directement en rapport avec le saint sacrifice ? -- De toute manière il est capital que les enfants grandissent avec la persuasion que notre époque est une époque de persécution déguisée et perfide et que, au sein de cette persécution, leurs parents restent de fervents catholiques. -- Lorsque les parents avaient l'âge de leurs enfants le principe : *pas de dimanche sans messe* ne soulevait aucune difficulté. La pratique dominicale allait de soi pour une famille chrétienne. Mais depuis cinq ans les choses ont bien changé ; le rite de la messe s'est dégradé affreusement ; il arrive même que des prêtres pieux célèbrent dans un rite équivoque. Les parents ne peuvent plus appliquer sans y regarder de très près le principe dans lequel ils ont grandi.
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Ils ne doivent pas imposer à leurs enfants une pratique qui a cessé de correspondre à l'état de fait qu'ils avaient connu, eux, pendant vingt ou trente ans ou davantage. Le précepte dominical ne change pas. Loin de nous l'idée d'enseigner que ce commandement de l'Église est supprimé. Nous disons seulement que sa pratique est suspendue chaque fois que cette pratique donnerait une caution à la contre-Église. Ce n'est pas la loi de l'Église qui change du fait des circonstances, ce sont les manœuvres de la contre-Église qui obligent l'Église, selon les circonstances, à suspendre la mise en application de la loi. Les parents doivent donc tirer les conséquences d'un fait nouveau et désolant : nous sommes souvent privés de la Messe catholique traditionnelle. Or ils doivent en tirer les conséquences sans faire de dégât dans l'âme de leurs enfants, en les aidant au contraire a s'affermir dans la foi et la piété. Ils en seront capables si le climat spirituel de la famille est assez fervent, si leur famille se modèle de plus en plus sur l'image de la Sainte Famille. Ils reçoivent assez de grâces pour qu'il en soit ainsi.
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Un esprit de foi qui tendra sans cesse à grandir permettra de voir une nette invitation de la part du Seigneur dans ce qui apparaissait d'abord comme un scandale absurde et insurmontable. Le scandale est en effet que les familles chrétiennes soient mises à l'écart, vouées à l'isolement, méprisées par ceux qui devraient être leurs soutiens et leurs pasteurs naturels. Elles sont traitées en effet comme ne faisant plus partie du bercail catholique du seul fait d'être attachées à la Messe de saint Pie V ; évêques et curés les considèrent tranquillement, pour employer le jargon à la mode, comme des folkloriques et des irrécupérables. Ils oublient du reste, ces évêques et ces curés, qu'eux-mêmes, il n'y a pas plus de quinze ans, n'admettaient d'autre rite que celui de saint Pie V ; ils n'auraient pas accepté de faire donner la communion par des laïques ni de se servir d'un canon informe dont la lecture ne dépasse pas une minute ; en tout cas, et pour mettre les choses au pire, s'ils avaient eu le front d'agir ainsi il y a quinze ans seulement, ils n'auraient pu se défaire d'une impression de sacrilège, ils n'auraient pas échappé à un sentiment de remords et de honte. Comment ce qui était une profanation il y a quinze ans serait-il aujourd'hui un rite digne, catholique et sacré ? En tout cas, il est scandaleux que les familles qui demeurent fidèles à la Messe de saint Pie V soient rejetées dans la solitude par tant de prêtres et d'évêques.
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Et il ne faut rien de moins qu'un accroissement de ferveur spirituelle pour ne pas s'exaspérer ou se briser dans cette situation violente, en subissant cette relégation. Mais la grâce du Christ est assez forte pour donner de persévérer dans le témoignage à rendre, au milieu de circonstances exceptionnelles.
La grâce fait que le désir de sanctification se tient à la hauteur de la fermeté dans la résistance. La grâce donne de voir que si Dieu permet un mal aussi grand que celui qui afflige actuellement l'Église c'est en vue du plus grand bien de ceux qui veulent demeurer fidèles. La grâce fait que dans la résistance résolue, qui est nécessaire pour rendre témoignage, la paix intérieure, loin de diminuer, s'approfondit ([^1]). *Dominus regit me et nihil mihi deerit* (Ps. 22 : Le Seigneur me conduit ; rien ne me fera défaut).
Ces directives peuvent s'exprimer en strophes « gnomiques » qui aideront à mieux retenir les voies que doit prendre la ferveur spirituelle en une période où les chrétiens qui veulent rendre témoignage à la Messe catholique traditionnelle risquent d'être plus ou moins souvent privés de Messe. Qu'ils nourrissent leur oraison et leur prière de la prière de l'Église selon les temps liturgiques ; que la conversation intérieure se poursuive dans la lumière des mystères de la foi, conformément, du reste, à la pratique du Rosaire ; que le témoignage soit rendu par amour.
Votre prière qui s'enlise
Dans votre moi, dans mille riens,
*Par la liturgie de l'Église*
Prendra son envol souverain.
Ce sera belle délivrance
Tous vos ennuis, tous vos effrois
*Graviteront dans l'attirance*
*Des grands mystères de la foi.*
*Par amour rendons témoignage*
Au dogme et au culte établis.
Nous aurons assez de courage
*Le Dieu bien-aimé sera notre appui.*
Que notre cœur *de puiser ne se lasse*
*Aux trésors divins que nous défendons*
Les eaux pures et vives de la grâce
Durant le combat nous rafraîchiront.
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Sans nul appui bien appuyés
Allons nous consumant d'amour.
La foi dont nos cœurs sont illuminés
Fait notre nuit plus belle que le jour.
R.-Th. Calmel, o. p.
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### En quoi la Nouvelle Messe est équivoque
par Louis Salleron
Au début de l'année 1975, le cardinal Marty a invité Mgr Ducaud-Bourget à signer avec lui la déclaration suivante :
...
« 4. nous affirmons que la réforme liturgique (réforme du missel romain, prières eucharistiques, nouveau rituel, etc...), présidée et promulguée par le Pape Paul VI, est fidèle à la foi de l'Église catholique romaine. Nous reconnaissons au Pape le droit de légiférer en matière liturgique. Tous les textes écrits et publiés sous l'autorité du Saint-Père ne sont en aucune manière « équivoques ou proches de l'hérésie ».
Pourquoi cette démarche du cardinal Marty ? Parce que Mgr Ducaud-Bourget dit la messe traditionnelle (de saint Pie V).
La déclaration est un amalgame de propositions diverses dont la dernière seule m'intéresse ici :
« *Tous les textes écrits et publiés sous l'autorité du Saint-Père ne sont en aucune manière équivoques ou proches de l'hérésie. *»
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Qui -- Mgr Ducaud-Bourget ou un autre -- pourrait signer une telle déclaration ? ([^2])
Tout d'abord, puisqu'il s'agissait de la messe, il eût été plus simple et plus franc d'inviter Mgr Ducaud-Bourget a signer une déclaration la concernant -- par exemple « Le nouvel Ordo Missae n'est en aucune manière équivoque ou proche de l'hérésie. » Car déclarer que « tous les textes » écrits ou publiés sous l'autorité d'un pape, quel que soit ce pape et s'appelât-il Pie XII, Pie X ou Pie V, ne sont en aucune manière équivoques ou proches de l'hérésie, serait absurde. Personne n'a lu « tous les textes » écrits et publiés sous l'autorité d'un pape. Personne donc ne peut jurer qu'aucun texte écrit ou publié sous l'autorité d'un pape n'est en aucune manière équivoque ou proche de l'hérésie. Aussi bien faudrait-il distinguer entre l'intention du pape et la rédaction du texte. On peut admettre qu'un texte écrit ou publié sous l'autorité du pape ne soit pas, dans son intention, équivoque ou proche de l'hérésie, et qu'il le soit objectivement. Mille exemples à ce sujet pourraient être avancés, mais j'en présenterai un que tous ceux qui ont suivi les travaux de Vatican II ont présent à la mémoire : c'est celui de la Constitution conciliaire sur l'Église « *Lumen gentium *». Le chapitre III de cette Constitution, consacré à la hiérarchie de l'Église et à l'épiscopat, parle du collège épiscopal et de son chef en termes apparemment fort clairs. Paul VI ne le trouvait pas équivoque et était décidé à le publier, malgré certaines oppositions. Cependant des théologiens mirent sous ses yeux un document lui révélant l'utilisation que les « collégialistes » se proposaient d'en faire à partir d'une interprétation subtile. Le pape, dit-on, pleura et fit ajouter à la Constitution une « Note explicative » destinée à empêcher l'opération. *Équivoque objective* et *intention d'équivoque* sont donc choses bien distinctes.
On conçoit que Mgr Ducaud-Bourget ait refusé de souscrire à la déclaration très générale qui lui était présentée. Mais si cette déclaration avait été précise et avait expressément visé la Nouvelle Messe, il eût été davantage encore fondé à refuser sa signature, car la Nouvelle Messe est à la fois *objectivement équivoque* et *équivoque dans l'intention de ses auteurs,* comme l'examen de la question le révèle sans aucune contestation possible.
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Tout le monde le sait bien, mais nous n'avons pas jugé inutile de regrouper ici les documents qu'on n'a pas toujours ensemble sous la main.
#### I. -- L'institutio generalis
Le nouvel « Ordo Missae » est précédé d'une « Institutio generalis » (Présentation générale) qui, quand le texte en fut connu, suscita un scandale général. Cette « Institutio generalis » présentait, en effet, la Nouvelle Messe dans des termes à ce point *équivoques* et *proches de l'hérésie* qu'on peut se demander s'ils n'étaient pas même parfois effectivement hérétiques.
Toujours est-il que, devant le flot des protestations, Paul VI fit corriger les articles les plus équivoques pour rendre une intention catholique à la messe elle-même.
Comme ces choses sont déjà oubliées, je crois utile de rappeler ici, en les présentant sur deux colonnes ([^3]), le *texte primitif* (celui des auteurs de l'Ordo Missae, qui figure dans l' « editio typica » dudit Ordo) et le *texte corrigé* des principaux articles qui avaient été jugés les plus équivoques (texte figurant en tête du nouveau Missale Romanum).
Les mots soulignés sont ceux qui ont été modifiés ou ajoutés.
La traduction française est celle du Centre national de pastorale liturgique.
ART. 7. -- Texte primitif
Cena dominica sive missa est sacra synaxis seu congregatio populi Dei in unum convenientis, sacerdote praeside, ad memoriale Domini celebrandum. Quare de sanctae Ecclesiae locali congregatione eminenter valet promissio Christi : « Ubi sunt duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum », (Mt. 18,20).
La Cène du Seigneur, autrement dit la messe, est une synaxe sacrée, c'est-à-dire le rassemblement du peuple de Dieu, sous la présidence du prêtre, pour célébrer le mémorial du Seigneur. C'est pourquoi le rassemblement de l'Église locale réalise de façon éminente la promesse du Christ : « Lorsque deux ou trois sont rassemblés en mon nom, je suis là, au milieu d'eux ». (Mt. 18, 20).
Texte corrigé
*In Missa seu Cena dominica populus Dei in unum convocatur,* sacerdote praeside *personamque Christi gerente,* ad memoriale Domini *seu sacrificium eucharisticum* celebrandum. Quare de *huiusmodi sanctae Ecclesiae coadunatione locali* eminenter valet promissio Christi : « Ubi sunt duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum » (Mt. 18, 20). *In Missae enim celebratione, in qua sacrificium Crucis perpetuatur Christus realiter praesens adest in ipso coetu in suo nomme eongregato, in persona ministri, in verbo suo, et quidem substantialiter et continenter sub speciebus eucharisticis.*
*A la messe ou Cène du Seigneur, le peuple de Dieu est convoqué et rassemblé,* sous la présidence du prêtre *qui représente la personne du Christ,* pour célébrer le mémorial du Seigneur, *ou sacrifice eucharistique.* C'est pourquoi *ce rassemblement local de la sainte Église* réalise de façon éminente la promesse du Christ : « Lorsque deux ou trois sont rassemblés en mon nom, je suis là au milieu d'eux ». (Mt. 18, 20).
*En effet, dans la célébration de la messe où est perpétué le sacrifice de la Croix, le Christ est réellement présent dans l'assemblée elle-même réunie en son nom, dans la personne du ministre, dans sa parole et aussi, mais de façon substantielle et continuelle, sous les espèces eucharistiques.*
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ART. 48. -- Texte primitif
Cena novissima, in qua Christus memoriale suae mortis et resurrectionis instituit, in Ecclesia continue praesens efficitur cum sacerdos. Christum Dominum repraesentans, idem perficit quod ipse Dominus egit atque discipulis in sui memoriam faciendum tradidit, sacrificium et convivium paschale instituens. Christus enim etc.
La dernière Cène, où le Christ institua le mémorial de sa mort et de sa résurrection, est sans cesse rendue présente dans l'Église lorsque le prêtre, représentant le Christ Seigneur, fait cela même que le Seigneur lui-même a fait et qu'il a confié à ses disciples pour qu'ils le fassent en mémoire de Lui, instituant ainsi le sacrifice et le banquet pascal.
En effet, le Christ etc.
Texte corrigé
*In Cena novissima, Christus sacrificium et convivium paschale instituit, quo sacrificium crucis in Ecclesia* continue praesens efficitur, cum sacerdos, Christum Dominum repraesentans, idem perfïcit quod ipse Dominus egit atque discipulis in sui memoriam faciendum tradidit. Christus enim etc.
*A la dernière Cène, le Christ institua le sacrifice et le banquet pascal par lequel le sacrifice de la croix* est sans cesse rendu présent dans l'Église lorsque le prêtre, représentant le Christ Seigneur, fait cela même que le Seigneur a fait et qu'il a confié à ses disciples pour qu'ils le fassent en mémoire de lui.
En effet le Christ...
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ART. 55. -- Texte primitif
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d\) Narratio institutionis : qua verbis et actionibus Christi representatur cena illa novissima, in qua ipse Christus Dominus sacramentum Passionis et Resurrectionis suae instituit, cum Apostolis suum Corpus et Sanguinem sub spe-ciebus panis et vini manducandum et bibendum dedit, iisque mandatum reliquit idem mysterium perpetuandi (...)
Le récit de l'Institution : par les paroles et les actions du Christ, est représentée la dernière Cène où le Christ Seigneur lui-même institua le sacrement de sa passion et de sa résurrection, lorsqu'il donna à ses Apôtres, sous les espèces du pain et du vin, son corps et son sang à manger et à boire, et leur laissa l'ordre de perpétuer ce mystère
Teste corrigé
d\) Narratio institutionis et *consecratio :* verbis et actionibus Christi *Sacrificium peragitur, quod* ipse Christus in Cena novissima instituit, cum suum Corpus et Sanguinem sub speciebus panis et vini *obtulit,* Apostolisque manducandum et bibendum dedit et iis mandatum reliquit idem mysterium perpetuandi (...)
Le récit de l'Institution *et la consécration :* par les paroles et les actions du Christ *s'accomplit le sacrifice que le Christ lui-même institua à la dernière Cène* lorsqu'il *offrit* son corps et son sang sous les espèces du pain et du vin, les donna à manger et à boire à ses apôtres et leur laissa l'ordre de perpétuer ce mystère.
ART. 56. -- Texte primitif
Cum celebratio eucharistica convivium paschale sit, expedit ut, iuxta mandatum Domini, Corpus et Sanguis eius ut cibus spiritualis accipiantur (...)
a\) Oratio dominica : In ea panis cotidianus petitur, qui christianis praecipue in Corpore Christi datur, atque purificatio a peccatis imploratur, ita ut sancta revera sanctis dentur (..)
Puisque la célébration eucharistique est le banquet pascal, il convient que, selon l'ordre du Seigneur, son corps et son sang soient reçus comme une nourriture spirituelle (...)
L'Oraison dominicale : on y demande le pain quotidien qui est donné aux chrétiens principalement dans le corps du Christ ; et on y implore la purification des péchés, pour que les choses saintes soient vraiment données aux saints (...).
Texte corrigé
Cum celebratio eucharistica convivium paschale sit, expedit ut, iuxta mandatum Domini, Corpus et Sanguis eius *a fidelibus rite dispositis* ut cibus spiritualis accipiantur (...)
a\) Oratio dominica : In ea panis cotidianus petitur, quo *christianis etiam Panis eucharisticus innuitur,* atque purificatio a peccatis imploratur, ita ut sancta revera sanctis dentur (...)
Puisque la célébration eucharistique est le banquet pascal, il convient que, selon l'ordre du Seigneur, son corps et son sang soient reçus *par les fidèles bien préparés* comme une nourriture spirituelle
L'Oraison dominicale : on y demande le pain quotidien, qui *évoque aussi pour les chrétiens le pain eucharistique,* et on y implore la purification des péchés pour que les choses saintes soient vraiment données aux saints (...).
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ART. 60. -- Texte primitif
Etiam presbyter celebrans coetui congregato in persona Christi praeest, eius orationi praesidet, illi nuntium salutis proclamat, populum sibi sociat in offerendo sacrificio per Christum in Spiritu Sancto Deo Patri, et cum fratribus suis panem vitae aeternae participat (...)
Même si c'est un simple prêtre qui célèbre, il est à la tête de l'assemblée comme tenant la place du Christ, il préside à la prière, il lui annonce le message du salut, il s'associe le peuple dans l'offrande du sacrifice à Dieu le Père par le Christ dans l'Esprit Saint, et il participe avec ses frères au pain de la vie éternelle (...).
Texte corrigé
Etiam presbyter, *qui in societate fidelium sacra Ordinis potestate pollet sacrificium in persona Christi offerendi, exinde* coetui congregato praest, eius orationi praesidet, illi nutium salutis proclamat, populum sibi sociat in offerando sacrificio per Christum in Spiritu Sancto Deo Patri, *fratribus suis panem vitae aeternae dat, ipsumque* cum illis participat (...)
Même si c'est un simple prêtre qui célèbre, lui *qui, dans la société des fidèles, possède le pouvoir d'ordre pour offrir le sacrifice à la place du Christ,* il est à la tête de l'assemblée, il préside à sa prière, il lui annonce le message du salut, il s'associe le peuple dans l'offrande du sacrifice à Dieu le Père par le Christ dans l'Esprit Saint, il *donne à ses frères* le pain de la vie éternelle et y participe avec eux (...).
Les autres modifications, nombreuses, sont moins en rapport avec notre sujet. Je les laisse donc de côté. Signalons toutefois qu'à l'article 80, qui énumère les objets à préparer pour la célébration de la messe, le texte rectifié mentionne le plateau pour la communion (patina pro communione fidelium) dont le texte primitif ne faisait pas mention. C'est une indication sur la manière dont doit être donnée la communion -- indication renforcée par l'article 117 où l'usage du plateau pour la communion (tenens patinam sub ore), qui ne figure pas dans le texte primitif, est précisé dans le texte corrigé.
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De même, l'article 283, qui traite du pain eucharistique, précise dans sa version corrigée qu'il doit être non seulement azyme mais « confectionné selon la forme traditionnelle » (forma tradita confectus), pour éviter évidemment les abus que nous connaissons, etc.
Notons, en marge des corrections apportées à l'*Institutio generalis*, que le numéro de juin 1970 des « Notitiaé qui en rend compte signale aussi des minimes modifications dans l'Ordo Missae, dont celle-ci : « *Que la paix du Seigneur soit toujours avec vous* se dit tourné vers le peuple. » (D.C., 2-16 août 1970, p. 716.) On voit mal le sens à donner à cette précision si la messe est dite face au peuple ([^4]).
Dira-t-on que, puisque l'*Institutio generalis* a été corrigée, elle n'est plus équivoque ? Outre qu'elle l'est encore plus ou moins, même à l'article 7, il ne faut pas oublier que c'est *la rédaction primitive* qui servait d'introduction au nouvel Ordo Missae, *lequel n'a pas été modifié.*
Les auteurs de l'*Institutio generalis* sont les auteurs de l'Ordo Missae. Dans l'*Institutio generalis* ils nous disent ce qu'est le nouvel Ordo. Ils modifient le rit traditionnel *pour le rendre acceptable aux protestants.* C'est un *rit œcuménique.* D'où leur définition de l'art. 7 qui vaut pour la cène protestante bien davantage que pour la messe catholique.
Tout cela est l'évidence même. Aussi bien, dans l'avant-propos des « Instructions officielles sur les nouveaux rites de la Messe, présentées par le C.N.P.L. » (Éd. du Centurion, 1969), Pierre Jounel, du Consilium liturgique, écrit : « A défaut de l'*Ordo Missae* \[alors en cours de traduction\], il a semblé indispensable de faire connaître rapidement la *Présentation générale du Missel Romain* \[l'Institutio generalis\], qui en fournit le commentaire et en justifie les options. »
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La Présentation générale traduite est celle de l'*editio typica,* c'est-à-dire le *texte primitif* des auteurs de l'*Ordo Missae.* Quand Pierre Jounel nous dit que cette Présentation « fournit le commentaire » et « justifie les options » de l'Ordo Missae, il s'exprime mal puisque la Présentation n'est pas à proprement parler un « commentaire » et ne « justifie » pas les options, mais on comprend tout de même fort bien ce qu'il veut dire, à savoir que la Présentation *révèle clairement* les options théologiques qui ont présidé à l'établissement du nouveau rit et qu'à cet égard elle en est comme le commentaire. L'art. 7 primitif est le phare qui éclaire la Présentation générale et le nouveau rit. Ce rit est expressément *équivoque,* pouvant être accepté comme catholique par les catholiques et comme protestant par les protestants. Sans s'inscrire en faux contre les définitions et précisions du Concile de Trente, il les gomme.
#### II. -- L'Ordo Missae
Les auteurs du nouvel Ordo Missae ont voulu faire un rit équivoque. Mais y ont-ils réussi ? Un rit n'est pas un exposé doctrinal. La notion d'équivoque est donc peut-être difficile à retenir à son sujet.
Sans doute, mais entre la loi de la prière et la loi de la foi la liaison est étroite. *Lex orandi, lex credendi.* Or un examen attentif du nouvel Ordo montre bien ce qu'il a d'équivoque.
Je renvoie sur ce point à l'étude publiée dans le numéro 122 (1969) de *La Pensée catholique* par « Un groupe de théologiens » et au *Bref examen critique de la Nouvelle Messe*, publié en supplément au numéro 141 (mars 1970) d'ITINÉRAIRES. Ce « Bref examen » a été présenté à Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci dans une lettre où l'on peut lire : « ...le nouvel Ordo Missae, si l'on considère les éléments nouveaux, susceptibles d'appréciations fort diverses, qui y paraissent sous-entendus ou impliqués, *s'éloigne de façon impressionnante, dans l'ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la sainte messe, telle qu'elle a été formulée à la XX^e^ session du Concile de Trente, lequel, en fixant définitivement les* « *canons *» *du rit, éleva une barrière infranchissable contre toute hérésie qui pourrait porter atteinte à l'intégrité du mystère. *»
Si un tel rit n'est pas *équivoque* quel rit le sera ?
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#### III -- Du côté protestant
Si quelques-uns pouvaient encore douter que le nouvel Ordo Missae est *équivoque --* à la fois possiblement catholique pour les catholiques et possiblement protestant pour les protestants -- ils seront convaincus par les déclarations des protestants eux-mêmes.
Je rappellerai quelques textes que j'ai déjà eu l'occasion de citer.
-- Dans *La Croix* du 30 mai 1969, Max Thurian, de Taizé, écrit que le nouvel Ordo Missae « est un exemple de ce souci fécond d'unité ouverte et de fidélité dynamique, de véritable catholicité : un des fruits en sera peut-être que des communautés non-catholiques pourront célébrer la Sainte Cène avec les mêmes prières *que l'Église catholique. Théologiquement,* c'est possible ». Ce ne l'était pas avec le rit traditionnel.
-- Dans *Le Monde* du 22 novembre 1969, on peut lire des extraits d'une lettre adressée à l'évêque de Strasbourg par M. Siegvalt, professeur de dogmatique à la faculté protestante de Strasbourg. Celui-ci constate que, «* rien dans la messe maintenant renouvelée ne peut gêner vraiment le chrétien évangélique *».
-- Dans *La Croix* du 10 décembre 1969, Jean Guitton rapporte cette observation qu'il a lue « dans une des plus grandes revues protestantes » : « *Les nouvelles prières eucharistiques catholiques ont laissé tomber la fausse perspective d'un sacrifice offert à Dieu. *»
*-- *Dans le numéro de janvier 1974 de *L'Église en Alsace,* publication mensuelle de l'Office diocésain d'information, on peut lire un document fort intéressant émanant du Consistoire supérieur de la Confession d'Augsbourg et de Lorraine, autrement dit de l'Église « évangélique », c'est-à-dire protestante (en date du 8 décembre 1973). Le document est publié in-extenso. Je me contenterai des extraits suivants :
« *Étant donné les formes actuelles de la célébration eucharistique dans l'Église catholique et en raison des convergences théologiques présentes,* beaucoup d'obstacles qui auraient pu empêcher un protestant de participer à sa célébration eucharistique semblent en voie de disparition. Il devrait être possible, aujourd'hui, à un protestant de reconnaître *dans la célébration eucharistique catholique la cène instituée par le Seigneur* (*...*)
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« ...Nous tenons à l'*utilisation des nouvelles prières eucharistiques dans lesquelles nous nous retrouvons et qui ont l'avantage de nuancer la théologie du sacrifice* que nous avions l'habitude d'attribuer au catholicisme. Ces prières nous invitent à retrouver une théologie évangélique du sacrif ice (...) »
Ces textes, auxquels on pourrait ajouter beaucoup d'autres, sont parfaitement clairs. Ils établissent, sans contestation possible, le caractère *équivoque* de la Nouvelle Messe.
#### IV -- Du côté de « l'Église de France »
Tout ce que nous venons de dire concerne le nouvel Ordo Missae, dans son édition officielle en latin.
En français, l'*équivoque* est, si l'on peut dire, encore plus patente en ce sens que traductions, modifications et « adaptations » font de la Nouvelle Messe un rit de plus en plus éloigné du Novus Ordo Missae lui-même. A quoi il faut ajouter que l'intention des responsables de l'Église de France -- faut-il parler des évêques ou des Bureaux ? -- est claire : la Nouvelle Messe prend ses grandes distances à l'égard de la doctrine du Concile de Trente.
Le nouveau Missel des dimanches proclame tranquillement qu'à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli *», au mépris du canon du Concile de Trente qui déclare : « Si quelqu'un dit que le sacrifice de la Messe n'est qu'*une simple commémoraison du sacrifice* accompli à la Croix qu'il soit anathème » (XXII^e^ Session, can. 3).
Le Nouveau Missel des dimanches énonce donc une proposition purement hérétique.
S'agirait-il d'une inadvertance ? Ce serait bien étonnant, les auteurs étant des « experts » chevronnés et la formule étant trop savante pour venir sous la plume de n'importe qui. Aussi bien, une inadvertance se corrige. Or la profession de foi hérétique du Nouveau Missel des dimanches, qui se trouve dans l'édition de 1969-1970 à la page 332, a été réitérée, inchangée, dans l'édition de 1973, à la axe 383. Est-il nécessaire d'ajouter que le Nouveau Misse des dimanches s'orne du « Nihil obstat » et de l' « Imprimatur » (N.O. de L. Mougeot et I. de René Boudon, évêque de Mende, en 1972 comme en 1969) ? Ainsi l'hérésie est-elle officiellement inculquée aux centaines de milliers de catholiques français qui utilisent le Nouveau Missel des dimanches.
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Pourrait-on dire que cet enseignement officiel est corrigé par celui des évêques qui rappelleraient dans leurs mandements et leurs allocutions le dogme du Sacrifice eucharistique et de la Présence réelle, au sens plein que le Concile de Trente donne à ces expressions ? Si cet enseignement a pu être donné par tel ou tel évêque, ce n'a pu être qu'à titre exceptionnel, et nous n'avons là-dessus aucun souvenir. Dans son ensemble, l'épiscopat français fait silence sur la véritable nature du Saint Sacrifice de la Messe, entretenant ainsi l'*équivoque,* ou protégeant l'*hérésie,* pour des raisons que nous ne voulons pas rechercher ici.
#### V -- Du côté de l'histoire
L'Histoire jette une vive lumière sur ce qui se passe aujourd'hui dans l'Église. On pourrait citer indéfiniment Luther, Calvin, Zwingle, Cranmer, pour montrer que nous retrouvons l'aventure de la Réforme et que c'est l'Église catholique elle-même qui vit l'évolution que vécurent au XVI^e^ siècle les divers rameaux qui donnèrent naissance aux « églises » qu'englobe la dénomination de « Protestantisme ».
Les citations à faire pour évoquer l'œuvre des « Réformateurs » seraient trop nombreuses et exigeraient beaucoup trop de notes explicatives pour que nous puissions nous y lancer ici.
Qu'il nous suffise de dire que la Nouvelle Messe, c'est, liturgiquement, la Cène « évangélique » -- avec son caractère de repas, sa langue populaire, sa table, sa célébration face au peuple, sa communion dans la main ou sous les deux espèces et, dans les paroles et les rites, l'estompage de la représentation du Sacrifice, de la Présence réelle et du sacerdoce ministériel.
Hérésie ? Non, puisque le pape maintient la doctrine de la Messe. Mais *équivoque,* incontestablement, puisque l'action liturgique peut entraîner et entraîne effectivement quantité de clercs et de laïcs à considérer que la messe a changé et que c'est la vraie messe qu'ils retrouvent dans ce qui n'en est que l'altération ou la modification.
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#### Conclusion
La conclusion va de soi. Signer une déclaration comme celle que le cardinal Marty proposait à Mgr Ducaud-Bourget serait souscrire à un mensonge.
Mais, dira-t-on, le cardinal Marty demandait à Mgr Ducaud-Bourget de la signer *avec lui.* Car lui, le cardinal Marty, la signe des deux mains.
Que répondre, sinon que cela regarde le cardinal et que c'est affaire entre lui et sa conscience ?
Savoir si la Nouvelle Messe est « proche de l'hérésie » est une question que je laisse aux théologiens. Mais nier que la Nouvelle Messe soit *équivoque,* c'est nier l'évidence. On ne voit pas l'intérêt qu'il y a à nier l'évidence.
Y aurait-il, par contre, intérêt à avoir une messe *équivoque,* une liturgie *équivoque,* une doctrine *équivoque ?* C'est sans doute ce que pensent nos modernes réformateurs. C'est aussi ce que pensaient les semi-ariens, il y a quinze cents ans. L'Église faillit y sombrer. Mais ce sont Athanase et Hilaire qui, presque seuls, et persécutés, la sauvèrent. Et ce sont eux, non pas Arius, que l'Église a canonisés.
Louis Salleron.
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## CHRONIQUES
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### Portugal
*Des élections pour quoi faire ?*
par Jean-Marc Dufour
« Il ne faut pas trop rire à *La Belle Hélène* quand on est de la famille des Atrides et que les dieux vous ont réservé le sort de Clytemnestre. » (Édouard Drumour.)
EH BIEN, c'est décidé : on votera au Portugal le 12 avril prochain. C'est le général Costa Gomes, président de la République, qui l'a annoncé à la nation... D'aucuns sont contents avec cela ; d'autres espèrent que ces élections mettront en valeur le caractère minoritaire du Parti Communiste Portugais ; d'autres enfin, dont je suis, pensent que ces élections ne changeront rien à ce qui est en train de se passer dans le pays. Je vais donc tenter d'exposer les raisons qui fondent mon sentiment.
\*\*\*
D'abord, il y a la grande leçon des événements qui se sont produits dans les pays de l'Est. Ni en Hongrie, ni en Roumanie, ni en Pologne, le Parti communiste n'a jamais été majoritaire. Il a occupé le gouvernement grâce à l'appui de l'Armée Rouge, en disqualifiant ses partenaires, en faisant régner la corruption parmi leurs chefs et la terreur parmi leurs troupes. Mais, dira-t-on, il n'y a *pas* d'Armée Rouge au Portugal. C'est exact, en partie : il n'y a pas d'armée soviétique ; mais, en revanche, il y a bien une armée rouge : c'est l'armée portugaise.
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Qu'on ne croie pas que j'exagère. Je ne fais que lire les journaux de Lisbonne et transcrire en clair ce qui y est indiqué, quelquefois de manière diffuse, quelquefois très ouvertement. Un exemple : l'*Opération Nortada.*
L'Opération Nortada\
« Quand je parle culture, je sors mon char »
Cette opération « d'explication et de dynamisation culturelle » s'est déroulée autour du 15 janvier dernier, dans les provinces du nord du Portugal (d'où son nom), afin d'expliquer au peuple réputé, dans ce coin là, particulièrement réactionnaire et soumis à un clergé préconciliaire, (je n'invente rien, cela fut imprimé noir sur blanc) -- les beautés de la révolution ainsi que les vertus conjointes du M.F.A. (Mouvement des Forces Armées) et du 25 avril. Une affichette fut réalisée à cette occasion, que j'ai sous les yeux : en haut : « M.F.A., POVO » ; en bas : « POVO, M.F.A. » (Povo signifie : peuple). Au centre, un dessin représentant un soldat et un paysan ; le soldat tient une fourche et le paysan un fusil, diverses pièces de leurs habillements sont échangées. Le style : du réalisme socialiste revu image d'Épinal moderne.
Les premières photographies sur les préparatifs de l'opération donnaient déjà à réfléchir. « Nortada » était réalisée par les commandos, avec un appui blindé considérable : une vingtaine de chars amphibies. On devait faire des exercices de « guérilla urbaine » dans des centres réactionnaires comme Viseu. En résumé, on promènerait à la fois la trique et le gâteau de miel. Au début, tout sembla se passer à merveille : « le peuple et le M.F.A. » s'entendaient parfaitement. Il fallut en arriver aux derniers jours pour que les journaux lisboètes laissassent passer le bout de l'oreille. Le 13 janvier, le *Diario de Noticias* publiait un entretien avec le Révérend Bartolo Ferreira, aumônier des troupes de « Nortada », qui dénonçait le paternalisme des curés de village à l'égard de leurs paroissiens, dont « l'attitude réactionnaire inconsciente était alimentée par certains pères, opposés aux mutations sociales de même qu'à l'évolution, même dans le cadre de l'adaptation de l'Église aux nouveaux temps préconisée par le concile Vatican II, adaptation, ici, pratiquement nulle. »
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Ces réactionnaires avaient même eu l'audace de créer un mouvement : le M.E.T.A. (Mouvement Étudiants et Travailleurs Associés) « dont les positions réactionnaires avaient été patentes au cours des réunions organisées au Ciné-Théâtre et au Lycée local » (traduire : au cours des réunions de « dynamisation culturelle et d'explication » organisées justement par le M.F.A. dans le cadre de l'Opération Nortada).
Il devait revenir au capitaine Vasco Lourenço de mettre les points sur les i, lors de la réunion qui eut lieu à Viseu et dont le compte rendu parut dans le *Diario de Noticias* du 18 janvier.
Le titre de l'article en dit presque plus long que tout un discours :
« *Le M.F.A. ferait une nouvelle révolution si les objectifs progressistes de son programme étaient défigurés. *»
Disons tout de suite que le capitaine Vasco Lourenço n'est pas le premier venu : membre de la Commission de Coordination du M.F.A., Conseiller d'État par la grâce du 25 avril, sa parole représente plus que sa personne. Il parlait, d'ailleurs, en présence de trois autres membres de la Commission de Coordination -- eux aussi Conseillers d'État, eux aussi militaires -- et du général Saraiva de Carvalho, commandant adjoint du Copcon, (organisme sur lequel je reviendrai un peu plus loin).
Ce titre résume ce que racontent les journaux portugais ; mais il se trouve par bonheur, qu'il y eut aussi un journaliste français pour suivre cette opération. Et pas n'importe lequel : le représentant de *l'Express,* André Pautard. Voici ce qu'il a entendu :
« *A Porto, le chef de l'opération de dynamisation n'a pas fait mystère du dessein de cette campagne :* « *Nous voulons, dit-il, débloquer des consciences fermées à la politique depuis un demi-siècle. Nous voulons dissiper cette peur congénitale du communisme ancrée dans les esprits. Nous voulons nous adresser au subconscient des gens. En quelque sorte, faire une psychanalyse du peuple. *»
Et maintenant voilà ce que dit un capitaine :
« *Souvent j'ai des doutes : il n'y a pas d'exemple qu'une révolution puisse se faire sans verser le sang. Et je me dis qu'il faudra peut-être, au Portugal, qu'on en vienne là. Alors, ce sera sans hésiter... *»
Autre tableau de la session « d'explication » :
« *Dans le parc, des jeunes chantent une ballade préélectorale : Vigilance, camarades, le fascisme n'est pas mort. Contre les opportunistes, votez communiste. *»
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Les « jeunes » en question sont sans doute les membres de l'une des deux troupes de théâtre que les commandos traînent avec eux dans cette opération Nortada.
Il semble finalement que tout ne se soit pas déroulé selon les rêves des officiers du Copcou. Les jours suivants, la presse s'est plainte de la survivance du salazarisme
S'il y a encore des statues de Salazar sur certaines places publiques ; on apprend cela lorsqu'un groupe venu de l'extérieur les mutile ou les décapite. Alors, les journaux portugais se lamentent... sur la persistance du fascisme ans les mentalités arriérées.
M.F.A., COPCON, et N.K.V.D....
L'élément moteur de l'armée, c'est le M.F.A. Le « bras armé » du M.F.A., c'est le Copcon (le groupe opérationnel continental) qui comprend des unités de commandos, le 1^er^ Régiment d'Artillerie Légère, et quelques autres unités. Sous le commandement d'Otelo Saraiva de Carvalho, ce groupement est en voie de prendre l'allure d'un N.K.V.D. portugais.
C'est lui, souvenons-nous en, qui arrêta les « capitalistes » accusés de saboter l'économie portugaise ; c'est lui aussi qui avait arrêté les opposants de droite lors du coup d'État du 28 septembre. Un petit article, perdu au bas d'une page de journal, jette un jour étrange sur cette « unité militaire » et sur ses attributions
« DEUX JOURNALISTES SAUVAGEMENT ATTAQUÉS
« Samedi dernier, au matin, dans un restaurant situé près de l'Avenida de Roma, deux journalistes ont été sauvagement attaqués sans aucune raison par un groupe d'inconnus, qui, ensuite, prit la fuite.
« Une panique provoqua la débandade des clients, sans que le nombreux personnel fît quoi que ce soit pour intervenir. Le commissariat de police de la zone n'intervint pas non plus. Étant donné les faits, une plainte a été déposée à la Police Judiciaire et au Copcon. »
Voilà tout de même une information qui mérite examen. Non que l'on puisse s'étonner que les deux journalistes, pour panser leurs blessures, soient allés se plaindre n'importe où et ailleurs encore. Mais, en réalité, il semble bien que ce ne soit pas ça du tout. Attaqués, et croyant sans doute que c'était pour des raisons politiques, les journalistes sont allés porter plainte à *la police politique,* c'est-à-dire au Copcon.
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Cela est tellement vrai, cela est déjà tellement entré dans les mœurs, que le *Diario de Noticias* l'imprime sans sourciller. Or : une police politique et des troupes d'intervention, c'est la définition même du N.K.V.D. Qu'on me comprenne bien : je ne dis pas que, dès maintenant, le Copcon a atteint le degré de maîtrise de son homologue soviétique. Je dis que la graine est là ; avec les Copcon tels qu'ils sont aujourd'hui, on fait les N.K.V.D. de demain.
D ailleurs, pourquoi ne pas laisser tout simplement la parole à Otelo Saraiva de Carvahlo ? Il est ici interrogé par un représentant des Éditions Portugalia, qui lui ont consacré un de leurs « cahiers » :
*Cahiers Portugalia. -- Étant donné sa façon d'agir, certains pensent que le Copcon se comporte quasi comme une* « *police politique *». *Est-il légitime de le penser, ou est-ce que le Copcon est une sorte de* « *police politique *» *eu égard aux circonstances politiques qui existent depuis le Mouvement du 25 avril ?*
*Otelo Saraiva de Carvalho. --* Nous vivons actuellement dans le Pays ce que nous appelons une période d'exception ; cela permet mainte chose. Encore loin de jouir des libertés démocratiques authentiques que nous désirons, nous vivons aujourd'hui, oui, dans un État para-démocratique, cheminant prudemment afin de les obtenir. Dans cette période d'exception, la légitimité révolutionnaire, qui nous a été conférée par le 25 avril, me permet à moi et permet au Copcon d'assumer l'entière responsabilité de ce qui est fait et de ce qui sera fait en vue de la restauration d'une authentique démocratie, même si les forces militaires tiennent un rôle de « police politique », comme cela s'est produit. Nous vivons dans un État révolutionnaire où la loi doit être faite par nous, en accord avec ce que nous estimons devoir être fait. Le défaut d'application de lois encore en vigueur, comme dans le cas des individus qui sont en prison préventive par raison de sécurité, le fait de retenir des gens prisonniers depuis déjà deux mois sans qu'ils aient été entendus, le fait que des interrogatoires se déroulent sans la présence d'avocats commis d'office, etc. tout cela conduit les éléments réactionnaires et les démocrates de la dernière heure à dire que, en définitive, le Copcon s'est substitué à l'ancienne PIDE -- (il court même une plaisanterie selon laquelle Copcon veut dire : « *Como Organizar a Pide Com Outro Nome *») ([^5]) *--* ce qui, à moi, m'est complètement indifférent, je l'avoue ; d'abord, le Copcon n'est que l'organe de commandement qui ordonne d'effectuer les arrestations, remettant les prévenus à une commission qui se chargera des enquêtes, dans lesquelles il n'intervient absolument en rien... »
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L'institutionnalisation du M.F.A.
C'est la clef de tout l'avenir portugais. C'est l'opération qui annule à l'avance le résultat des élections du 12 avril. C'est l'assurance donnée aux communistes de vaincre en tout état de cause.
La première bataille a été gagnée par le P.C.P. avec l'adoption du principe de « l'unicité » syndicale. Car on ne dit pas « unité syndicale » ; on dit : « unicité ». Forme du « bonnet blanc et blanc bonnet » chère à Jacques Duclos ? Certes. Mais, mot nouveau fait passer vieille soupe.
La seconde bataille vient de se dérouler sous nos yeux. Il ne faut toutefois pas exagérer les choses : le résultat en était acquis d'avance. Pourtant, les opposants au principe de l'institutionnalisation du M.F.A. étaient nombreux : Costa Gomes, l'Armée de l'Air (classée réactionnaire), les socialistes (dit-on), et d'autres partis politiques centristes. Remarquons tout de suite que la position de ces partis était on ne peut plus inconfortable. « Vous êtes contre l'institutionnalisation ? ». -- « Oui. » -- « Alors, vous êtes contre le M.F.A. ? » -- « Non, je suis pour que les militaires rentrent dans leurs casernes. » -- « Alors, vous êtes contre le 25 avril. Vous êtes un fasciste. » Le dialogue est d'une logique imparable ; et le colonel Vasco Gonçalves, premier ministre, qui avait en son temps préconisé le retour du militaire à la caserne, vient de battre sa coulpe -- avouant qu'il avait, depuis son discours de Porto l'an dernier, beaucoup appris.
Quant aux intentions politiques du M.F.A., elles ont été si souvent exposées, confirmées, réaffirmées, qu'on m'excusera de ne citer que le dernier -- ou avant-dernier -- en date des porte-parole du M.F.A., le capitaine Pinto Soares, membre de la Commission de Coordination du M.F.A., dans son interview au *Noticiario Universal* de Barcelone :
« Dans les périodes graves de la vie d'un pays, certains « bobards » peuvent être considérés comme contre-révolutionnaires et criminels » commence-t-il. Et, après avoir affirmé que ceux qui osent prétendre que la guerre civile menace le Portugal diffusent « une pure calomnie » et que ces « bruits » viennent toujours de ceux qui « voudraient que la division s'établisse au sein des Forces Armées », Pinto Soares explique que :
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« la voie vers le socialisme est, en effet, dans l'esprit et la volonté du M.F.A ». Et celui-ci « comme toute organisation démocratique (...) analyse ses propres divergences et parvient à les résoudre dialectiquement, toujours dans un esprit de cohérence et de fidélité à ses principes ».
Il ajoute que le M.F.A. a été, au cours des dernières semaines, l'objet d'attaques de la part du Parti Socialiste et du Parti Démocrate Populaire.
Un observateur, même médiocrement attentif, ne peut que remarquer ceci : une fois exclus le Parti Socialiste et le Parti Démocrate Populaire, il ne reste plus que le Parti Communiste dans la coalition politique qui gouverne aujourd'hui le Portugal. Le Parti Communiste et le M.F.A. ; ou, comme ils disent : Povo, M.F.A.
De son côté, le Parti Communiste prit toutes les attitudes susceptibles de lui attirer davantage encore les sympathies du M.F.A. Il fut le seul parti politique portugais -- je parle des partis importants -- à soutenir ouvertement la cause de l'institutionnalisation du mouvement militaire. Mieux, Moscou fit jouer la grosse artillerie et les éditoriaux de la presse soviétique vinrent pilonner les positions menacées des partis socialiste et démocrate populaire.
Les militaires portugais ne restaient pas inactifs : le 20 janvier, il était arrête que le M.F.A. ferait partie des jurys qui interviendraient dans certains procès ; le 9 février, une nouvelle « Loi Constitutionnelle » attribuait des pouvoirs législatifs à la *Junta de Salvaçâo Nacional,* émanation, comme on sait, du M.F.A.
Il était, dès lors, évident que l'institutionnalisation du M.F.A. serait acquise. Décidée en effet par l' « Assemblée des 200 », organisme délibérant du M.F.A., son principe a été adopté d'office. Reste, à l'heure où j'écris, à en définir les modalités. Selon les premières nouvelles, les prétentions de l'armée sont exorbitantes. Droit de regard sur le choix du Président de la République (on avance que c'est pour écarter une candidature Spinola, peut-être, mais il semble bien que le général de Spinola n'ait guère envie de tenter l'aventure) ; droit de veto sur la nomination de certains ministres ; surveillance constante de la politique gouvernementale qui ne devra pas s'écarter de la « voie socialiste ».
Cela paraît énorme. On prête au Parti Socialiste l'intention de déposer un contre-projet. Disons le tout de suite, celui-ci n'a aucune chance d'aboutir.
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Quelle voie pour quel socialisme
Le mot socialisme a été mis à tant de sauces qu'il faut tout de même examiner un peu ce que les militaires portugais entendent par là. Je pourrais renvoyer le lecteur aux textes que je viens de citer à propos de l'opération Nortada. Mais, par souci d'exactitude rigoureuse, je n'en ferai rien. Il pouvait s'agir, en l'espèce, de l'opinion d'une fraction de l'armée et, cette fraction fût-elle aussi importante que le Copcon, ne pouvait être tenue pour le tout.
La question « quel socialisme pour le Portugal ? » a été posée. Répondant à un article de Delgado Zenha (socialiste, ministre de la Justice), le communiste Jaime Serra a donné (*Diario de Noticias,* 18 février) sa définition du socialisme. « Sa » ? Enfin, celle de son parti. Elle ne pêche pas par un excès d'originalité :
« La première condition pour la construction de la société socialiste, dit-il en citant le programme du P.C.P., est l'établissement de la propriété sociale sur les principaux moyens de production (usines, mines, etc.) qui permettra la mise en place d'un système de direction planifiée de l'économie, qui déterminera le développement harmonieux de tous les secteurs et de toutes les ressources de l'économie nationale, mettra fin aux crises économiques et permettra un rythme de croissance élevé du revenu national et du bien-être du peuple. »
C'est du b, a, ba marxiste, superbement démodé et primaire. A Moscou, ils ont dû hausser les épaules. A Moscou, oui ; mais à Lisbonne, non. Le lendemain, le même *Diario de Noticias* publiait le « Plan d'Urgence Économique » adopté par le gouvernement. Ce n'était pas le programme du P.C., mais certainement son timide décalque. « Participation majoritaire de l'État dans les industries du secteur de base » ; ça, c'est la traduction de « l'établissement de la propriété sociale sur les principaux moyens de production », une traduction qui n'ose pas dire complètement les choses. « Une nouvelle discipline et un contrôle de l'État plus efficace pour les institutions de crédit » ; c'est la rubéole portugaise de la nationalisation des banques. La « création d'une banque du commerce extérieur » (possible), « l'expropriation par l'État des terres irriguées », la « municipalisation des terrains urbains », tout cela, -- et j'en passe, comme la prise de possession de certaines lignes de navigation -- conduit « au contrôle du pouvoir économique par le pouvoir politique, objectif du Programme ».
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Apparaît ici la finalité des mesures qui viennent d'être adoptées : il ne s'agit pas de remédier à une situation économique désastreuse, réellement désastreuse, mais de réaliser, à l'occasion de ce désastre, une opération politique réclamée dans le programme du Parti Communiste.
Y a-t-il une résistance ?
Y a-t-il une possibilité de résistance ? Lorsque je me trouvais au Portugal, en septembre dernier, j'entendais parler de « la garde républicaine nationale » qui, disait-on, « était anti-communiste » ; de certains régiments qui « étaient pour Spinola » : il semblait exister une fraction des forces armées sur laquelle un mouvement -- je ne dis pas opposé au « 25 avril », mais seulement à la révolution communiste -- eût pu prendre appui. Aujourd'hui, d'après les quelques renseignements à ce sujet qui ont filtré jusqu'à Paris, les éléments des Forces Armées encore anticommunistes ont conservé leurs fusils, mais n'ont pas de cartouches. Il serait, à première vue, erroné de penser que, demain, ils puissent jouer quelque rôle que ce soit.
La seule force de résistance qui se manifeste actuellement, ce sont les curés de campagne. Et le miracle, dans cette terre de Fatima, c'est que les évêques ne paraissent pas les trahir. La bataille que mène aujourd'hui l'épiscopat portugais pour empêcher, par exemple, que le poste émetteur *Radio-Espérance* soit définitivement transformé en poste anti-catholique, en est un signe. Même l'évêque de Porto -- on disait, il y a quelques années, « l'évêque rouge » -- marque son opposition au marxisme. Un ami portugais m'envoie une des homélies de ce prélat, en notant au coin de la première page que l'évêque en vient à dire la même chose que ceux de ses confrères qu'il criblait, hier, de sarcasmes. Certes, tout n'est pas parfait dans ce texte ; mais, faute de grives...
Quoi qu'il en soit, ce raidissement de l'Église catholique portugaise est suffisamment net pour que Vasco Gonçalves ait cru nécessaire d'inviter celle-ci à collaborer :
« Revenant au thème des relations avec l'Église, qu'il avait abordé indirectement auparavant, écrit le *Diario de Noticias* (21 février), Vasco Gonçalves mit l'accent sur le climat de liberté religieuse et condamna l'anticléricalisme. Il expliqua que, étant donné les positions du M.F.A., il estimait choquantes et blessantes les véritables calomnies lancées contre lui (le M.F.A.).
« *L'Église a aussi un rôle fondamental dans cette révolution. L'Église doit embrasser notre révolution. *»
Dit-il.
Jean-Marc Dufour.
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### Tour d'horizon ibéro-américain
Argentine :\
la terreur et la guerre civile.
Les titres de journaux sud-américains sur : « La terreur en Argentine », « Recrudescence de la terreur en Argentine », sont si nombreux que j'en étais arrivé à les cocher, et à ne plus lire en détail le monotone récit des meurtres et attentats divers. De l'information, le crime politique était passé au domaine de la statistique.
Il a fallu que, le 22 décembre dernier, paraisse un entrefilet signalant la mort tragique « d'un professeur de droite » pour que j'y regarde de plus près, et surtout la lecture du numéro de février de *Permanences* pour que je saisisse toute la gravité de l'information.
Le 22 décembre donc, le docteur Carlos Sacheri était abattu d'une balle de pistolet dans la tête devant la porte de son domicile. Voici, d'ailleurs, le récit de l'attentat, tel que le rapporte *Permanences* d'après un journal argentin :
« Hier, vers 10 h 30 environ, arrivant devant son domicile avenue du Libérateur n° 16 860 à Beccar, dans un break Ford où avaient pris place avec lui, son épouse, ses sept enfants, le docteur Carlos Sacheri a été assassiné d'une balle dans la tête. L'individu, son crime accompli, s'enfuit rapidement dans une automobile qui était stationnée à quelques mètres.
« Le coup de pistolet, tiré à bout portant, provoqua la mort instantanée du docteur Sacheri sous les regards épouvantés de sa femme et de ses jeunes enfants qui assistèrent à l'assassinat. Signalons que l'aîné des enfants Sacheri n'a que 14 ans.
« Le docteur Sacheri, professeur à l'Université, ancien secrétaire du Conseil National des Recherches Scientifiques et Techniques, personnalité catholique active et militante, revenait de San Isidor où il avait assisté à la messe dans la cathédrale. Il arrivait par l'Avenue du Libérateur et approchait de son domicile, un chalet entouré d'un jardin. Il ralentit, actionna le clignotant de son break, manifestant ainsi son intention d'entrer par le portail du garage.
« C'est à ce moment précis qu'un individu s'approcha et, arrivant à la portière du break, à la hauteur du volant, dégaina un pistolet et appliqua le canon à quelques millimètres de l'oreille du docteur Sacheri. Il tira.
« La tête de la victime fut pratiquement détruite et des fragments de cervelle et de sang éclaboussèrent les vêtements de son épouse et des enfants qui l'accompagnaient (...)
Carlos Sacheri, fils du général Oscar Ricardo Sacheri, était âgé de quarante et un ans. Élève de Charles De Koninck, il était depuis 1968 Docteur en Philosophie de l'Université Laval de Québec. Professeur à l'Université Nationale de Buenos Aires et à l'Université Catholique d'Argentine, il était considéré comme l'un des meilleurs spécialistes argentins et sud-américains de l'œuvre de saint Thomas.
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Il collaborait à de nombreuses revues, dont l'excellente *Mikael,* éditée par le séminaire de Parana, qui publia sans doute son dernier article : *Saint Thomas et l'ordre social.*
Ami de Jean Ousset et de Marcel Clément, Carlos A. Sachéri participa en 1968 au Congrès de Lausanne, dont il présida une des séances. Parmi les ouvrages qu'il a publiés : *L'Église clandestine, L'Église et le social ;* son œuvre la plus récente : *L'Ordre naturel,* est actuellement sous presse.
Pour cruelle que nous soit la mort de Carlos A. Sacheri, nous ne pouvons la dissocier de la vague de criminalité politique qui déferle actuellement sur l'Argentine. Un meurtre toutes les 19 heures, telle est la « cadence » depuis la mort de Juan Domingo Peron. Quels sont les assassins ? Ils sont de deux sortes. D'abord, les terroristes habituels, pourrait-on dire, les divers groupes de gauche rangés autrefois dans la cohorte péroniste et qui s'en sont séparés lorsqu'il est apparu que le général Peron ne voulait pas faire immédiatement la révolution. On y trouve pêle-mêle : des trotskistes, des castristes, des guévaristes, des chrétiens progressistes. Peu de communistes de stricte observance : le Parti Communiste n'a jamais joui d'une grande audience en Argentine. A ce premier groupe, il faut ajouter les « Montoneros », autrement dit les jeunesses péronistes de gauche, pour lesquelles, tant qu'il fut en exil, Peron eut une coupable indulgence.
La rupture qui se produisit, il y a environ un an, entre Peron et l'extrême gauche péroniste dirigée par Firmenich, s'est accentuée depuis que, après la mort du général, le gouvernement d'Isabel Martinez de Peron eut clairement manifesté son intention de ne pas se laisser braver par la gauche.
A l'autre extrémité de l'éventail, le groupe des « 3 A » (Association Anticommuniste Argentine) -- autrement dit le groupe de ceux qui ont décidé de ne pas se laisser abattre sans répondre. C'est ce groupe qui monopolise les accusations de terrorisme et de « gorillisme » ; c'est lui que stigmatise habituellement la presse internationale et sa conscience universelle.
Pour la seule semaine qui encadre le meurtre de Carlos Sacheri, on relève : le 18 décembre, le garde du corps du gouverneur de la Province de Buenos Aires est mitraillé et grièvement blessé, tandis qu'un dirigeant « gauchiste » disparaît ; le 25 du même mois, le chef de la police fédérale, chargé de la lutte contre les guérilleros, échappe par miracle à un attentat qui fait un mort et deux blessés, portant ainsi à 222 le nombre des assassinats « politiques » perpétrés au cours de l'année 1974. Le même jour, on découvre, dans l'escalier de l'immeuble où se trouvent les bureaux de *Mouvement argentin anti-impérialiste de solidarité Latino-américaine --* MAASIA -- le cadavre criblé de balles d'un Uruguayen : Raul Parachnik, 25 ans ; le seul commentaire que cette nouvelle inspire au correspondant de l'agence *United Press* est le suivant : « *S'il est prouvé que c'est un meurtre politique, ce sera le numéro 223 *».
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Le gouvernement et la police restent-ils inactifs ? Non. Plus de 200 terroristes appartenant principalement à l'E.R.P. (Armée révolutionnaire du Peuple, -- trotskiste) ont été arrêtés au cours du mois de janvier 1975, tandis que la police découvrait des cachettes, des dépôts d'armes et des « prisons du peuple », toutes opérations tellement routinières que les agences de presse n'en font plus état. Il faut un incident qui sorte particulièrement de l'ordinaire, comme l'ultimatum de l'E.R.P. au gouvernement argentin, pour qu'une information tant soit peu détaillée soit fournie.
L'ultimatum fut communiqué aux journaux et agences de presse le 30 janvier dernier. Il exigeait la libération, dans un délai de 72 heures, des 14 derniers guérilleros arrêtés, faute de quoi l'E.R.P. procéderait à « l'exécution sans discrimination des fonctionnaires du gouvernement et des dirigeants du parti justicialiste dans tout le pays ». Il ne faut pas croire que ce soient là des menaces en l'air. L'an dernier, pour venger 16 de ses membres exécutés par l'armée, l'E.R.P. annonça que 16 officiers de l'armée seraient exécutés à leur tour. Si la série se termina après le neuvième, c'est que la toute jeune fille du dernier assassiné perdit la vie, elle aussi, dans l'attentat où mourut son père.
Quoiqu'il en soit, la cadence des attentats politiques ne s'est pas ralentie au cours des deux premiers mois de l'année 1975, au contraire. On estime à une cinquantaine, en effet, le nombre des personnes tuées par les terroristes de l'un ou l'autre camp depuis le début de l'année. Si ce rythme se maintient, il faudra, à Noël prochain, parler du trois centième mort. L'assassinat du consul américain de Cordoba porte à quatorze le nombre des diplomates ou membres du corps consulaire enlevés depuis le début des activités castro-terroristes en Amérique latine et à quatre celui des diplomates assassinés. Quant a l'enlèvement du Président de la Cour Suprême de Buenos Aires, c'est le défi le plus grave qui ait été lancé au gouvernement d'Isabel Martinez de Peron.
D'autre part, une opération militaire a été déclenchée dans la province de Tucuman. C'est à plus de 1.500 kilomètres de la capitale que l'Armée tente de réduire un important maquis. L'opération a démarré le 9 février ; jusqu'à ce jour, il ne semble pas qu'elle ait donné beaucoup de résultats -- ce qui est grave et surprenant.
En effet, si les renseignements fournis par les sources officielles argentines sont exacts, *c'est plus de 500 maquisards qui seraient implantés dans la pré-cordillère.* C'est un chiffre énorme ; rappelons que Fidel Castro, à la veille de sa victoire, n'avait que six cents hommes sous ses ordres
Ces 500 maquisards ont pu s'implanter dans une région favorable sans que, à ce qu'il paraît, on se soit jusqu'ici inquiété de les déloger. En bonne tactique militaire, c'est une faute impardonnable, parce qu'elle pardonne rarement. Les maquis sont, en effet, cent fois moins vulnérables lorsqu'ils sont ancrés dans une région, et c'est au moment même où ils cherchent à s'imposer qu'il convient de prendre contre eux les mesures les plus énergiques. Si « Che » Guevara a connu le sort que l'on sait, c'est que les militaires boliviens n'ont pas attendu pour agir.
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Dans le cas de l'opération Tucuman il semble bien -- et c'est très grave -- que les troupes gouvernementales n'ont pas établi le contact, et que la guérilla reste maîtresse de ses mouvements.
L'activité militaire n'a pas stoppé la « vague de violence » -- comme disent les journaux là-bas. Le 14 février c'est le député (de droite) Hipolito Acuna qui a été abattu, ainsi que deux délégués syndicaux (de gauche) ; le 18 du même mois, c'est un autre dirigeant syndical -- Felix Villafane -- qui trouvait la mort. Quant aux explosions de bombes, on ne les mentionne même plus.
**Pérou :\
des chars pour tirer le peuple.**
On se demandait ici même à quoi pouvaient bien servir les chars soviétiques dont le Président de la République Péruvienne avait doté son armée. La réponse est venue au début du mois de février : à tirer. sur le peuple et à enfoncer la porte des casernes de la police. Je ne jurerais pas que ce soit dans cette intention exclusive qu'il les a achetés, mais l'occasion faisant le larron, et de bons chars d'assaut valant mieux que mille bonnes raisons, le général Juan Velasco Alvarado n'a pas hésité un seul instant.
Les policiers étaient en grève. Leur salaire (entre 500 et 700 francs par mois) leur paraissant insuffisant, ils réclamaient une augmentation de 200 francs. Le gouvernement -- de gauche, et révolutionnaire, et nationalitaire -- de Velasco Alvarado leur en offrait 50. Il faut dire que le même gouvernement de gauche entretient 10.000 policiers rien qu'à Lima...
La police restant dans les casernes, la population et la populace commencèrent à manifester leurs sentiments, et à donner libre cours à leurs instincts.
Les sentiments se traduisirent par l'incendie de quelques-uns de ces journaux que le gouvernement Velasco a « offerts au peuple » en les enlevant à leurs légitimes propriétaires. Les instincts se manifestèrent par le pillage de tous les magasins (il y a, entre autres, une extraordinaire photographie d'un pillard fuyant à belles jambes et poussant devant lui un aspirateur électrique comme on pousse une tondeuse à gazon)
N'ayant plus de police, le gouvernement péruvien fit donner la troupe contre ses policiers. Ceux-ci, retranchés dans leur caserne, refusaient de se rendre. Un char *devant* la porte, d'abord, puis un char *dans* la porte mirent fin à la résistance. Pour ce qui est des pillards, on tira dessus à la mitrailleuse. Dans le tas il dut bien y avoir quelques étudiants -- ils s'étaient solidarisés avec les policiers en grève -- qui ont été tués, eux aussi. Huit jours plus tard, le Président de la République parlait à la radio : les coupables, selon lui, étaient d'abord la C.I.A. -- le contraire aurait surpris --, ensuite l'Apra et son chef Haya de la Torre. Il faut dire que c'est une tradition dans l'armée péruvienne que de rendre responsable Haya de la Torre et l'Apra de tout ce qui peut arriver de mauvais. Jusqu'alors, l'armée étant plutôt « à droite », on accusait l'Apra de faire le jeu du communisme ; aujourd'hui, comme elle est à gauche, l'Apra fait le jeu de la C.I.A. Le tout est d'avoir les bonnes lunettes.
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La vérité est que le Pérou se trouve livré, depuis le coup d'État qui amena au pouvoir le général Velasco et les militaires qui l'entourent, aux pénibles improvisations d'une équipe d'amateurs à demi éclairés, et aux « expériences » de trotskistes ralliés. Nous avons en France nos trotskistes qui écrivent au Figaro : ils militent aux « gaullistes de gauche ». Ils sont là-bas l'équivalent, qui s'emploie à l'Institut de Mobilisation des Masses. L'un poussant l'autre, le militaire qui se croit génial et le trotskiste qui pensé qu'il « mobilisera » les Indiens de la Sierra, conduisent le Pérou par les chemins de la dictature et de la stupidité arbitraire.
Il y a quelques mois, au moment de la fête nationale péruvienne, le général Velasco a tenu à préciser que les militaires avaient « pensé » avant de renverser l'ancien régime. Ils avaient même rédigé un plan : le « Plan Inca » bien sûr, voyons, au Pérou. Le hasard a voulu que les journaux publiant l'œuvre géniale de a « sorbonne » liméenne me tombent entre les mains. Je peux dire que ce « plan » est aussi déficient du côté de l'intellect que *Le Portugal et son Avenir* du général Antonio de Spinola.
Le pouvoir pris, les généraux péruviens passèrent à l'action. C'est toujours facile de nationaliser les biens des compagnies étrangères, de confisquer (sous une forme ou une autre) les propriétés des capitalistes ; ce qui est difficile c'est de faire fructifier ce que l'on a pris. Lorsque j'étais à Cuba, Juan Marinello, recteur de l'Université (marxiste) de La Havane, me cita une copla de Las Villas qui résume parfaitement les difficultés de toutes les révolutions ; la voici :
« El pintar una paloma
Se hace con facilidad
Sera la difficultad
Pintarle el pico y que coma. »
Ce qui traduit donne ceci « Peindre un pigeon / Se fait très facilement / Où gît la difficulté : / Lui peindre le bec et qu'il mange. »
Alors, devant cette difficulté invincible, le plus simple et le plus tentant c'est de déchirer la feuille pour ne pas avoir à finir le dessin, je veux dire de nationaliser les journaux pour ne pas avoir à compter avec les critiques des journalistes. C'est ce qui a été fait. Le résultat a été parfaitement expliqué par un ancien rédacteur du *Correo,* de *l'Expreso* et de la *Tribuna* aujourd'hui en exil :
« Au Pérou, écrit Gonzalo Millan Suarez, non seulement on a foulé aux pieds la liberté d'expression, mais aussi la liberté de conscience. Il existe un parallélisme indéniable entre les conceptions juridiques du régime militaire et celles qui règnent en Union Soviétique. »
Le journaliste Millan Suarez, ajoute le *Tiempo* de Bogota, a dû abandonner son pays sous l'accusation « d'atteinte à la sûreté de l'État » : il est le premier journaliste à qui a été appliqué le « Statut de la liberté de la Presse ».
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Aussi n'est-il pas étonnant que les édifices incendiés par les émeutiers de Lima aient été ceux des journaux (aujourd'hui dirigés par des marxistes plus ou moins camouflés) et celui du cercle des officiers (qui ont placé ces marxistes à la direction de ces journaux).
Il est difficile de prévoir ce que deviendra le Pérou dans les mois à venir. D'autant que les Forces Armées ne sont plus unanimes à soutenir Velasco Alvarado et son équipe civile de marxistes. La Marine est franchement opposée à la politique gouvernementale ; l'Armée de l'Air se divise entre l'opposition et la neutralité, l'Armée de terre -- la plus favorable --, entre la neutralité et le soutien. Finie la belle unanimité des premiers jours !
Aujourd'hui « l'ordre » est revenu dans les rues de Lima. Un ordre fragile qui, on l'a vu au moment des émeutes, recouvre à grand peine un mécontentement généralisé.
**Portugal : la censure ouvrière\
et les devises fortes.**
J'ai déjà raconté l'histoire des ouvriers typographes portugais qui, en même temps, refusent toute forme de censure et refusent d'imprimer des livres « comme celui de Caetano », ajoutant qu'il n'y a aucune antinomie entre ces deux propositions car : « refuser d'imprimer des livres comme celui de Caetano, ce n'est pas de la censure. » Je ne reviens pas sur cette information pour défendre Marcelo Caetano pour qui j'ai de moins en moins de sympathie. Mais...
Mais il y a une suite à cette histoire, au moins aussi savoureuse que le début. Un article du *Diario de Noticias* nous apprend en effet que cette décision du syndicat des typographes est ruineuse, tout simplement ruineuse. En effet, les libraires portugais en sont réduits à commander l'édition brésilienne du livre de Marcelo Caetano, que l'on paie en devises... et comme ils en ont commandé 50 000 exemplaires à ce jour, la note à payer est particulièrement salée.
C'est beau les grands principes.
**Colombie :\
la révolution et l'opérette.**
J'ai beaucoup d'admiration pour l'écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez. Son roman *Cent ans de solitude* est l'un des meilleurs romans sud-américains de ces dernières années. Je n'ai aucune considération pour le « penseur » politique Gabriel Garcia Marquez, castriste et millionnaire. Sa dernière incartade a été relevée en ces termes par *El Tiempo* de Bogota, journal de gauche, et tendre pourtant, -- d'habitude -- pour son ami Gaby :
« Notre Gabriel Garcia Marquez, Héros National, a déclaré, il y a peu, à une agence de presse, qu'il n'écrirait plus de romans et qu'il consacrerait ses fabuleux droits d'auteur à combattre Pinochet. Ce qui est très bien, car, au lieu de le faire un fusil à la main dans un maquis chilien, il le fera un verre au poing depuis la sybaritique Costa Brava espagnole. \[*Ah ces antifascistes qui vivent à d'aise chez Franco ! Note de J.M.D.*\]
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Nous autres, à notre tour, nous jurons la main non pas sur le fusil, ni sur le verre, mais sur le cœur, qu'à gagner le gros lot de quelque loterie nous en consacrerons le montant, et les intérêts, à combattre l'affreuse tyrannie du général Amin en Uganda, nous installant préalablement pour cela dans un misérable petit port de la Riviera Française, fréquenté uniquement par des prolétaires (unissez-vous, qu'est-ce que vous attendez ?) et qui s'appelle Saint-Tropez. Au cas où nous n'y trouverions pas de logement, nous pourrions nous installer sur la plage californienne de Malibu, avec des intentions également louables et altruistes.
**Mexique :\
le gouvernement, l'école,\
l'Église et la révolution sexuelle.**
Une des innovations -- remontant à 1962 --, du gouvernement de Mexico en matière d'éducation est « le livre de textes gratuit et obligatoire ». Il s'agit d'une série de manuels édités par le gouvernement, distribués gratuitement aux enfants des écoles et dont l'usage est -- en principe -- obligatoire. Ce livre de textes avait déjà fait l'objet de maintes querelles. Je dois dire que l'exemplaire que j'avais eu entre les mains -- un seul exemplaire je précise -- ne m'avait pas paru particulièrement scandaleux.
Cette année, le ministère de l'Éducation Nationale a voulu imposer deux manuels -- l'un de Sciences naturelles, l'autre de Sciences sociales -- qui ont immédiatement soulevé la fureur du Comité Permanent pour la Défense des Droits des Pères de Famille, organisation catholique de tendance traditionaliste.
Le livre de textes de « sciences naturelles » destiné aux élèves du sixième degré est entièrement inspiré par *Le petit livre rouge des écoliers et lycéens* de célèbre mémoire (édité au Danemark en 1969). Les « éducateurs » mexicains se sont d'ailleurs parfaitement rendu compte de la provocation que représentait la publication d'un tel ouvrage, aussi le « livre du maître » est-il beaucoup plus proche de l'original danois que le livre distribué aux élèves. Ce dernier ne contient que l'éloge de la masturbation.
Quant au livre de « sciences sociales », c'est ce qu'on appelle « une réinvention marxiste de l'histoire », toute à la gloire de « Che » Guevara, Fidel Castro, Sandino et autres révolutionnaires.
Chose étonnante, pour qui connaît le Mexique et son anticléricalisme de principe, le gouvernement mexicain organisa un dialogue avec la hiérarchie catholique mexicaine au sujet -- non pas du livre du maître -- mais du livre de textes touchant aux sciences naturelles.
La conclusion des Évêques de la Commission Épiscopale d'Enseignement et de Culture fut favorable au livre en question :
« La commission a soumis le texte à l'analyse de divers groupes de personnes qui le trouvèrent basiquement acceptable, du point de vue technico-biologique, bien qu'on pense que la valeur pédagogique de ces leçons dépendra, dans chaque cas, de la manière dont l'éducateur les présentera aux élèves. » (Lettre du 18 VII 74, signée par Mgr Manuel Perez Gil Gonzalez, Évêque de Mexicali, Président de la Commission Épiscopale d'Enseignement et de Culture.)
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Il semble ne pas être venu à l'esprit de Mgr Perez Gil et des membres de la Commission qu'on ne leur demandait pas leur avis sur la validité « technico-biologique » du livre de textes, mais sur ses répercussions morales et religieuses ; qu'il ne s'agissait pas de savoir si le livre était « basiquement » acceptable, car, avec des adverbes et des adjectifs, on finit par faire tout passer : la moutarde masque le pourri.
Les initiatives des Évêques mexicains ne s'arrêtent pas là. Dans un texte intitulé «* Suggestions de la Commission Épiscopale d'Enseignement et de Culture aux représentants et exécutants des plans gouvernementaux *» (Juillet 1974) ils indiquent à ces « représentants et exécutants » qu'il convient de « mentaliser » les parents qui pourraient être choqués par le contenu du livre de textes. Après quoi, viennent inévitablement les insultes contre ceux qui tenteraient de s'opposer a une si noble et gouvernementale initiative (en ce cas, les deux adjectifs sont obligatoirement et indissolublement liés) :
« Cependant nous avons appris que des groupes intégristes organisaient des protestations dans diverses régions du Mexique, se faisant passer pour les défenseurs de la morale chrétienne et disant qu'ils suivent l'enseignement traditionnel de l'Église sur l'éducation. *Nous savons que le magistère a* *toujours une parole nouvelle à offrir au monde ;* et que jamais il n'a eu besoin de la souligner avec des protestations de fanatiques ou en brûlant des textes scolaires, ce qui ne sert finalement que la démagogie politique... »
A ce que l'on sait, un seul Évêque mexicain a réagi contre le livre de textes, encore que prudemment : il s'agit de Mgr Antonio Lopez Avina, évêque de Durango.
**Panama :\
les choses ne sont pas\
toujours si simples...**
Comme l'on sait, la république de Panama naquit d'une révolte des résidents locaux -- « soutenue » et « protégée » par les Nord-Américains -- contre le gouvernement colombien. Forte de ce soutien, de cette protection et de la présence de la Navy -- directement liés aux travaux du Canal -- la province colombienne de Panama se transforma en République indépendante.
C'est là le thème d'une pièce de théâtre montée par le Teatro Popular de Bogota : *I Took Panama.* Pièce antifasciste, anticapitaliste, anti-monopoliste, anti-américaine, faite pour soulever l'enthousiasme des masses dans le monde entier.
Dans le monde entier, sauf à Panama. Car, à Panama, personne ne veut plus entendre parler de cela, même s'il s'agit d'accabler les Américains. La troupe du T.P.B. l'apprit dès la première représentation de l'œuvre de Luis Alberto Garcia. On doute qu'il y en ait une seconde.
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**Espagne :\
si on n'est pas prévenu...**
« *Demain l'Espagne *»*,* est le titre d'un volume publié aux éditions du Seuil ; il reproduit les entretiens de Santiago Carillo, secrétaire général du Parti Communiste espagnol, avec Régis Debray et Max Gallo. Page 22, on peut lire ceci :
Santiago Carillo -- (...) La grande affaire, aujourd'hui, c'est de rompre cette intégration forcée que représente le fascisme. pour cela, il faut un gouvernement d'alliance qui rétablisse les libertés. Demain se posera le problème de la marche vers le socialisme. Il est évident qu'elle conduira, à un certain moment à une rupture avec le système capitaliste. C'est là une chose évidents. Mais je crois qu'il faut avoir une stratégie qui neutralise le plus possible les forces de résistance qu'il faudra sans doute combattre par la suite. Aussi, le pense que notre projet de marche vers le socialisme doit très clairement indiquer que nous n'allons pas tout socialiser du jour au lendemain, vouloir faire le socialisme d'un seul coup, mais que nous allons réaliser d'abord une démocratie antimonopoliste et antilatifundiste. Nous ne voulons pas d'ailleurs appeler cela socialisme !
Tout cela doit être considéré comme un processus assez long et que nous ne devons pas caractériser trop tôt comme socialiste. Un projet comme celui-là demande que non seulement la classe ouvrière, mais aussi les couches moyennes et les forces de la culture se joignent à nous. Aujourd'hui, en Espagne, nous pensons que c'est possible. »
Si, après cela, il y a encore des gens qui ne s'estiment pas suffisamment prévenus de ce qui les attend...
\*\*\*
L'agence C.I.O. (Agencia Informativa de Colaboraciones) de Madrid publie, dans son Bulletin n° 199, la dépêche suivante :
Madrid (CIO). -- L'archevêque de Madrid-Alcala, le Cardinal D. Vicente Enrique y Tarancon, s'est vu contraint d'interdire une manifestation organisée dans lu région de Vallecas, pour le dimanche 9 février, par un « groupe prophétique ».
Le groupe en question se déclare politiquement marxiste et théologiquement « critique » ; il appartient aux « chrétiens pour le socialisme ». Or, les chrétiens de cette sorte ont été désavoués par les plus hautes autorités du Magistère de l'Église. Et Paul VI (notamment dans la Lettre Apostolique au Cardinal Roy, Président de la Commission Pontificale « Justice et Paix », datée du 14 mai 1971) a précisé que le chrétien ne peut donner son nom à un mouvement d'idéologie marxiste, ni défendre la violence, ni recommander la lutte de classes.
Devaient assister à la manifestation de Vallecas, et y prendre la parole : Don Josquin Ruiz Jimenez, Président de la Commission Espagnole « Justice et Paix », et Mgr Iniesta, Évêque auxiliaire du diocèse.
On se souvient que -- au cours de l'automne 1972 -- le VIII^e^ Congrès du Parti Communiste Espagnol, tenu à Bucarest, décida de lancer une campagne « pour l'amnistie », indiquant qu'il fallait y intéresser les paroisses et les catholiques.
Dans l'été, la Commission Espagnole « Justice et Paix » entama une campagne « pour l'amnistie » s'abritant pour cela derrière la façade de l' « Année Sainte de la Réconciliation ». La Passionaria fit allusion à cette campagne, un an plus tard (23 juin 1974), dans le discours qu'elle prononça à Genève :
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« A la différence de 1936, nous avons maintenant une Église rénovée, avec une Hiérarchie qui n'est plus immobiliste, mais progressiste et des milliers de curés qui, par leur conduite, réconcilient le peuple avec l'Église. La campagne « pour l'amnistie » lancée par « Justice et Paix », qui a déjà recueilli des centaines de milliers de signatures (en fait, moins de 160 000 en un an, alors qu'ils espéraient arriver au million en six mois) donne à la réconciliation nationale son sens véritable et concret. Et notre parti qui, en 1936 (est-ce une allusion aux assassinats en masse que commit le P.C. ?) leva le drapeau de la réconciliation nationale, bien que, pour cela, nous dûmes alors affronter les incompréhensions et sectarismes, salue aujourd'hui cette initiative qui tend à éteindre les braises de la guerre civile et à rendre possible la coexistence démocratique » (Mundo Obrero, 3 juillet 1974).
A propos du mot « amnistie » et du fait que la Commission Permanente de la Conférence Épiscopale Espagnole n'a pas voulu adopter le projet de pétition de pardon aux pouvoirs publics, le Cardinal Tarancon écrit, dans l'hebdomadaire *Iglesia en Madrid :* « Que nous le voulions ou non, le mot amnistie a été employé chez nous, ces derniers temps, non seulement avec des significations diverses, mais pour des fins et par des groupes qui sortent du cadre de l'Église. »
D'autre part, dans la paroisse de Nuestra Señora de la Montana, on a organisé -- pendant la Messe de midi du dimanche 26 janvier -- une « Enquête-Inscription » pour faire partie de la « communauté chrétienne d'initiation », qui existe dans la paroisse. En outre, de chaque côté du maître-autel, on pouvait voir des affiches représentant des silhouettes derrière des grilles et portant des légendes du style : « Réconciliation Année Sainte-Amnistie ». Le célébrant exalta le geste des mineurs qui s'étaient enfermés dans les mines de potasse de Navarre, ainsi que les grèves de la faim. Tout cela, dit-il, c'est l'esprit de la nouvelle Église, l'authentique esprit évangélique. Après quoi, il distribua aux fidèles la communion dans la main. A la messe de 13 heures, même chose. L' « Enquête-Inscription » est un bon exemple de la tactique employée par les communistes pour commencer une mise en fiche des personnes -- laquelle est en voie de réalisation en Espagne, particulièrement depuis la « Première Assemblée Péninsulaire des Communautés Chrétiennes ».
\*\*\*
Un autre numéro du Bulletin du C.I.O. donne les précisions suivantes sur le budget de « Caritas Española » :
« Les dépenses approuvées pour 1975 s'élèvent à 35.650.000 pesetas. La plus grande partie sert à entretenir la bureaucratie : 21 millions de traitements ; un million pour les voyages, un autre pour les publications ; un million et demi pour la propagande ; 3, pour divers organismes. C'est ainsi que sur 35 millions, 8 seulement sont employés à des œuvres de charité. La Commission « Justice et Paix » émarge à ce budget pour 150 000 pesetas. »
Et, ajoute l'agence C.I.O., comme le président de « Justice et Paix » est aussi chef d'un parti politique, cela prête à commentaires.
J.-M. D.
40:192
### La prévision démographique
*Mécomptes, illusions et hantises*
par Hugues Kéraly
LES CHIFFRES ont sur nous d'étranges pouvoirs. Plus ils excèdent les capacités du calcul individuel, plus nous leur prêtons d'objectivité. Au-delà d'un certain ordre de grandeur, ils s'imposent si fort à notre imagination comme le produit d'appareils mathématiques hautement élaborés que nous perdons devant eux toute faculté critique : le chiffre, quoiqu'il nous dise, passe pour l'expression la plus « scientifique » du fait.
La prévision démographique bénéficie elle aussi de ce préjugé. Ses prophéties sont reçues sur parole, sans aucun examen préalable des hypothèses. Pourtant, chaque fois que l'on peut comparer l'évolution effective d'une population aux prévisions d'hier, quelles distances ! L'ordinateur paraît aussi incapable de dessiner l'avenir démographique de nos sociétés qu'il est efficace dans l'exploration quantitative du présent.
Les spécialistes le savent depuis le début. L'un d'eux va aujourd'hui jusqu'à le dire, et expliquer pourquoi, « Rien, au vrai, n'est plus imprévisible que les attitudes devant la vie. Et l'Europe, depuis 1968, le montre. Qui aurait osé prévoir en 1966 l'Allemagne à 11 pour mille ([^6]) de 1973, la France de 1974 en chute libre, perdant près de 100 000 naissances par an, soit 10 % annuellement, la chute sans comparaison et sans motif immédiat apparent d'une fraction du monde industriel très en dessous du remplacement de la génération, des pyramides. des âges rongées à la base comme sous l'effet, jadis, d'une peste ou d'une conflagration mondiale ? (...)
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Les sciences humaines ont fait, dans le domaine de la prévision démographique, une assez cruelle expérience. En dépit de progrès spectaculaires réalisés, de 1920 à 1970, par la science démographique, la science humaine qui a le plus progressé en un demi-siècle, les prévisions calculées et publiées depuis 1930 ont été toutes régulièrement démenties par les faits. Ces échecs qui récompensent mal un réel progrès sont tout simplement l'effet du multiplicateur qui entraîne la modification de plus en plus rapide des attitudes et des environnements. » ([^7])
En matière de population, le traitement statistique des données marque en effet un progrès qui ne se discute pas. L'approche des phénomènes sociaux, la politique elle-même sont devenues tributaires des apports de l'analyse démographique. Mais les résultats si instructifs de ces analyses font rarement la une des *media.* On leur préfère les fragiles projections tirées sur l'avenir, presque toujours à l'échelle du monde entier. L'extrapolation démographique fait désormais partie d'un arsenal de lutte idéologique. Tenue à l'écart de la suspicion générale par son apparence de rigueur arithmétique, elle mobilise l'attention publique sur des lignes que le futur se gardera bien d'emprunter, puis la relance à l'heure du constat par des perspectives plus sensationnelles encore, qui masqueront l'échec des précédentes. L'important n'est-il pas d'inquiéter ? On entretient ainsi dans l'ensemble des pays développés une véritable hantise de la surpopulation, quand la plupart d'entre eux voient leur taux de natalité décroître de façon continue depuis 5, 10, 15 ans selon les cas. La tableau publié dans la deuxième partie de cette chronique permet de mesurer l'ampleur du phénomène pour une trentaine de nations.
La planétarisation systématique des perspectives de population est scientifiquement un abus, et socialement la plus dangereuse des illusions. L'analyse démographique ne prend vraiment son sens que pour une. société donnée. La notion même de « surpopulation », si c'est là le danger imminent, ne peut s'évoquer de façon identique dans des conditions géographiques, économiques et sociales différentes.
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Toutefois, puisque sous l'influence des organismes internationaux le problème reste posé globalement, c'est d'abord à ce niveau que nous l'envisagerons.
\*\*\*
On sait que, durant des millénaires, la population mondiale augmente à un rythme extrêmement lent, voisin de 0,05 % par an. Des Grecs au siècle de Louis XIV, l'humanité tout entière s'évalue comme aujourd'hui la Chine -- en centaines de millions. Il faut attendre le XVI^e^ siècle pour enregistrer la première amélioration sensible, essentiellement par la disparition des grandes famines et l'élimination progressive des épidémies les plus redoutables. Depuis, les progrès de la médecine et ceux de la croissance démographique sont très étroitement liés. Au XIX^e^ et au début du XX^e^ siècle, la prévention, le traitement des maladies, oints à l'amélioration des conditions matérielles, portent à près de 1 % l'augmentation annuelle de la population du globe. L'accélération subite date des années trente, avec la découverte de la chimiothérapie qui marque le rand recul des maladies infectieuses. La courbe décroît momentanément pendant la seconde guerre mondiale, pour reprendre dès 1945-1950 son mouvement d'ascension prononcé, avec une augmentation annuelle supérieure à 2 %. Et le « baby-boom » d'après-guerre ne vient en fait que renforcer le grand fauteur, le grand multiplicateur de croissance déjà dans la place : l'utilisation généralisée des antibiotiques.
Contrairement à ce qu'on imagine quelquefois, la brusque croissance du genre humain n'a donc pas son origine dans une augmentation de la taille moyenne des familles (les taux de natalité évoluent très lentement, en situation normale), mais dans une diminution massive des taux de mortalité, surtout infantile. Il faut bien voir en effet qu'à *nombre de naissances égal, la population croît d'une manière strictement proportionnelle à la longévité moyenne.* Or l'évolution de ce facteur a été considérable dans le monde entier, jusqu'à une période assez récente. En voici quelques exemples. Entre 1940 et 1960, sa progression est de 16,9 ans au Brésil et de 17,4 ans au Mexique, pays à forte expansion démographique : pendant le même temps, les taux bruts de natalité (nombre de naissances annuelles pour 1000 habitants) passent respectivement de 44,2 à 44,9 ‰ et de 46 à 44 ‰ ([^8]), ce qui dénonce assez la véritable origine de la hausse.
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Dans la France de 1960, l'espérance de vie à la naissance est de 67 ans pour les hommes (et 73,6 pour les femmes). Elle était seulement de 63 ans en 1950, 52 ans en 1920, 39 ans en 1860 ([^9]), et moins de 25 ans au début du siècle dernier. Les populations vieillissent, au sens propre ; on pourrait le démontrer, avec les inévitables décalages, pour chaque continent.
Certes, les humains ne meurent pas plus vieux qu'autrefois ; mais l'accroissement de la durée moyenne de la vie montre qu'ils arrivent beaucoup plus nombreux à l'âge du vieillissement naturel. Ce fait n'est jamais assez souligné : il explique, pour une très large part, le doublement de la population mondiale observé entre 1850 et 1930 (environ de 1 à 2 milliards), et celui qui s'annonce avec les 4 milliards supposés mais vraisemblables de 1975. En même temps, il devrait nous rassurer.
En effet, dans tous les pays industrialisés, l'espérance de vie a atteint vers 1970 des records de 70 à 75 ans (sexes réunis), et pratiquement n'augmente plus. Les 67 ans promis au petit Français de 1960 plafonnent à 68 dix ans après (75 pour les femmes), ce qui semble un bien mince progrès comparé à ceux des décennies précédentes. Mais les Américains n'avancent pas davantage, pour la période considérée. Et dans certains cas, comme l'Allemagne, l'U.R.S.S. et les pays scandinaves, on assiste même depuis deux ou trois ans à un sensible recul. Autrement dit, l'effet démographique des grandes découvertes médicales s'épuise peu à peu. De nouvelles maladies, de nouveaux virus viennent rétablir une sorte d'équilibre biologique, à un niveau toutefois très satisfaisant. L'accumulation et la rapidité des progrès ont rendu impossible de reculer beaucoup plus loin le seuil de la longévité moyenne. -- Que si, par simple hypothèse d'école, on escomptait en ce domaine d'autres victoires imminentes, une société hypermédicalisée avec 1 % de mortalité à l'ancienne et 99 % de centenaires potentiels, il faudrait au moins poser comme limite supérieure au vieillissement collectif celle de la vie humaine prise individuellement : l'effet très fortement dépressif de la rencontre du seuil supérieur de longévité serait simplement retardé ; il est absurde de ne pas compter avec lui. -- Le problème d'ailleurs ne se pose pas, puisque « sans avoir atteint ce seuil et même dans les pays où elle en est encore éloignée, *la mortalité remonte pour de nombreux groupes d'âges, et ce phénomène tend à se généraliser. *» ([^10])
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Or, dans les prévisions démographiques établies à ce jour, tout se passe comme si l'amélioration générale de la longévité humaine n'était pas un phénomène relatif à l'histoire, à la civilisation, mais une donnée d'avenir irréversible et continue ; c'est-à-dire comme si l'expansion devait indéfiniment se poursuivre au rythme enregistré dans les décennies 1930-1940 et 1955-1965, l'humanité doublant de volume en des périodes de plus en plus rapprochées dans le temps. Que l'hypothèse des « experts » porte explicitement sur l'effet plutôt que sur la cause ne change rien aux résultats du calcul. Et on prophétise, selon les estimations, de 6,5 à 8 milliards d'hommes en l'an 2000, de 9 à 13 milliards vers le milieu du XXI^e^ siècle, et ainsi de suite, dans une progression géométrique que rien ne semble pouvoir arrêter. Mais la logique mathématique n'est pas celle du vivant.
Les projections démographiques fonctionnent comme de simples extrapolations des données actuelles, dans l'hypothèse où tel taux d'accroissement global se maintient constant pour l'ensemble de la période explorée -- ce qui n'est jamais le cas. On peut bien perfectionner à l'extrême la finesse du système en multipliant les paramètres de la croissance, il reste que ceux-ci doivent être choisis dans un moment de l'évolution antérieure dont rien ne garantit la continuité, fût-ce à très court terme : en cinq ans, l'un au moins des paramètres essentiels a bougé. On peut aussi varier les hypothèses ; mais quel calcul s'accommoderait d'une constante mobilité des hypothèses à l'intérieur même du schéma ?
C'est grâce à des travaux de ce genre que les experts de la S.D.N., dans un rapport publié en 1944, annonçaient 36,9 millions d'habitants pour la France de 1970 : le mouvement de modification de la fécondité amorcé pendant les années de guerre n'avait pas été retenu dans les hypothèses comme caractéristique de la situation nationale à terme. -- Erreur aujourd'hui plus commune : la surestimation des facteurs de hausse. Les démographes de l'O.N.U. prévoyaient 800 millions de Chinois en 1953. Les 700 millions sont atteints en 1973, vingt ans après. Et, dans une commission de la Conférence de Budapest ([^11]), la délégation chinoise indique que les taux de croissance à Pékin et Shanghaï sont tombés à 0,97 % et 0,48 % par an.
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Si ces deux chiffres donnent l'ordre de grandeur de la situation nationale, on doit donc admettre que la Chine est entrée depuis plusieurs années dans un processus de décélération démographique comparable à celui des pays industrialisés (le taux d'accroissement mondial se situe aux alentours de 2 %). -- En France, c'est la sous-estimation des facteurs de baisse qui fausse actuellement les calculs. Ainsi, l'I.N.S.E.E. avait établi en 1969 deux projections pour les natalités, l'une à fécondité constante qui prévoyait 949 000 naissances en 1974, l'autre à fécondité basse qui en donnait 895 000 pour la même année. Or les premières estimations officielles de 1974 enregistrent environ 100 000 naissances de moins que la prévision établie sur l'hypothèse basse. L'écart entre les deux projections et la réalité aura donc été, respectivement, de 19 % et de 12,5 %. En cinq ans. Dans un des pays statistiquement les mieux équipés du monde. Cela donne à penser sur les extrapolations planétaires, pour les années 2000 et suivantes.
Il ne s'agit pas de condamner toute tentative de projection. Les projections peuvent servir au développement d'hypothèses démographiques raisonnables, c'est-à-dire fondées, principalement, sur l'observation sociale des tendances et des comportements : ouvrir le raisonnement, et non prétendre à le commander. L' « explosion » démographique des années 1930-1965 a déconcerté les experts parce que les profonds changements qualitatifs qui l'ont provoquée ne ressortaient pas d'une lecture globale des statistiques existantes, tandis que l'analyse critique de certaines données aurait permis de prévoir et d'intégrer les facteurs de hausse. Depuis, les indices d'un ralentissement général ne cessent de se multiplier. Si la prospective -- c'est-à-dire la projection corrigée -- ne se hâte pas de les prendre en considération, on risque de spéculer longtemps encore sur un avenir déjà contredit par la situation présente. En effet :
« Un phénomène de décélération en chaîne grossièrement sous-estimé au départ est entamé dont les effets sont loin d'être aussi uniformément favorables qu'une lecture globalisée des statistiques peut le laisser penser, et dont l'ampleur surprendra dès les années 1972-1980, tout comme l'accélération des années 1945 à 1955-1960 avait surpris le corps social, experts et usagers de la statistique, toujours en retard d'une révolution et pris à contre-pied.
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« On montrera, quand on le voudra, textes à l'appui et chiffres en main, que la correction en hausse de presque tous les niveaux de peuplement entre 1945 et 1955, partout, entre 1945 et 1960, 1945 et 1965, ici et là, est en fait une des raisons de l'emballement des projections qui ont déferlé entre 1963 et 1970. La sous-estimation systématique des facteurs de hausse de 1945 à 1955-1960-1963 entraîne aujourd'hui la sous-estimation des facteurs de ralentissement qui ne cessent de s'accumuler depuis 1955 (Europe de l'Est), 1957 (États-Unis, Canada), 1962-1965 (Europe occidentale), 1965-1972 (dans des secteurs d'abord très minoritaires, puis de plus en plus étendus et aujourd'hui majoritaires de la Chine puis du Tiers-Monde). De même que les démographes moins bien armés des années 30 et 40 ont été incapables d'intégrer, voire insuffisamment attentifs aux grandes modifications du second tiers du XX^e^ siècle, de même depuis 1955-1960, beaucoup de prétendus experts originaires des États-Unis et du milieu d'existence des organismes internationaux recommencent la même erreur, avec un peu moins d'excuses que leurs prédécesseurs. Ils sont tout aussi projectifs, aussi peu (ou peu s'en faut) prospectifs. Avec, dans le cas des milieux d'existence new-yorkais et internationaux, quelque chose qui ne peut manquer de surprendre.
Comment les organes des Nations-Unies ont-ils pu rester fermés à une masse aussi impressionnante de données absolument convergentes ? Puissance des hantises, souveraineté inentamée de l'irrationel ! » ([^12])
\*\*\*
Il est grand temps que les projecteurs de l'apocalypse démographique reviennent un peu sur terre, aux données significatives du présent. Dans le tableau publié ici ([^13]), on a regroupé les derniers taux de natalité et de mortalité enregistrés dans 29 nations du monde industriel. Il ne s'agit pas d'un choix, mais des pays dont l'Institut National d'Études Démographiques a donné les statistiques nationales, parce qu'il en existait d'assez récentes ([^14]). Nous y avons ajouté une estimation de la longévité moyenne vers 1970, pour chaque pays ; elle fait voir que la mortalité atteint un peu partout des taux qui ont désormais peu de chance d'évoluer favorablement.
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Le principal facteur d'évolution, positive ou négative, se déplace alors vers les premières colonnes du tableau, qu'il faut examiner avec le plus grand soin.
Le fait le plus général et le plus frappant est la baisse des taux de natalité en Amérique du Nord (moyenne en 1972 : 15,7 ‰) et dans presque tous les pays de l'Europe occidentale (moyenne en 1972 : 15,4 ‰). Les deux Allemagnes, l'Autriche, la Belgique, le Danemark, la Finlande, le Luxembourg, le Royaume-Uni, la Suède et la Suisse tendent à se maintenir aujourd'hui dans des taux égaux ou nettement inférieurs à 14 pour mille -- phénomène qui n'avait jamais été observé au XX^e^ siècle dans des conditions présumées normales (absence de guerre). Les Pays-Bas, jadis la plus féconde des nations européennes, perdent un point par an sur toute la période considérée : à ce rythme, la croissance démographique s'exprimera en valeur négative dès 1978. En Angleterre, la chute des natalités à partir de 1971 est d'autant plus impressionnante qu'elle s'accompagne d'une évolution presque inverse, c'est-à-dire sensiblement positive, du taux de mortalité. Situation comparable aux États-Unis, où le taux de reproduction nette voisine l'unité, assurant tout juste le remplacement des générations.
Sur les 29 pays mentionnés dans le tableau, on relève seulement cinq cas de natalité en progression : Australie, Irlande, Pologne, Tchécoslovaquie, U.R.S.S. -- le bloc communiste résiste assez bien. Cependant, les 25-30 ‰ autrefois habituels ne sont nulle part récupérés. Il est vrai que le niveau extrêmement bas des taux actuels de mortalité suffit généralement à maintenir l'équilibre, mais pour combien de temps ? D'ailleurs ce n'est pas toujours le cas. Comme on peut le voir, depuis 1969, chaque année, les décès surpassent les naissances en République Démocratique Allemande. Situation identique, quoique moins sensible à cause de l'immigration, pour la République Fédérale depuis 1972, et pour le Luxembourg en 1973. La répartition des populations allemandes par années d'âge, en chiffres absolus, trace une pyramide aussi rétrécie par le bas qu'à la hauteur des années 1941-1943 ([^15]) ! Le cas de l'Allemagne de l'Est, dont la population décroît aujourd'hui si vite, retirent particulièrement l'attention. Le calcul des taux mensuels de natalité permet en effet de localiser dans ce pays une des causes déterminantes de la rupture :
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-- natalité aux mois de janvier, février et mars 1971 13,9 -- 14,7 et 15 pour mille ;
-- natalité aux mois d'octobre, novembre et décembre 1972 : 8,6 -- 9 et 8,3 pour mille ([^16]).
Dans l'intervalle, par décret du 9 mars 1972, l'avortement devient libre pour toute femme enceinte depuis moins de 12 semaines. Jamais une réponse aussi brutale aux nouvelles « législations de la vie » n'avait été enregistrée. Il faudra malheureusement suivre avec la même attention les taux français de 1975, quand ils seront connus.
Comparées à la situation d'ensemble des pays européens, les indications données pour la France dans notre tableau semblent plutôt favorables. Le mouvement de baisse apparaîtra en fait beaucoup moins modéré si on veut bien le suivre sur une période plus vaste. On remarque alors que, sans rejoindre en importance celle des années d'entre-deux-guerres, la chute des natalités françaises entre 1950 et 1970 amorce un processus comparable, et tout aussi inquiétant :
1920 : 21,4 1950 : 20,5
1925 : 19,0 1955 : 18,5
1930 : 18,0 1960 : 17,9
1935 : 15,3 1965 : 17,6
1939 : 13,6 1970 : 16,7 (**14**).
Depuis, l'effritement est continu, avec un écart beaucoup plus prononcé pour le dernier chiffre : 1971 : 17,1 ‰ -- 1972 : 16,8 ‰ -- 1973 : 16,4 ‰ et 1974 : de 15,1 à 14,5 ‰ selon l'estimation de la population totale. Or, compte tenu de la structure par âge et de la mortalité actuelles, en France, le niveau de strict remplacement des générations correspond à un taux brut de natalité de 14,9 naissances pour 1 000 habitants. Cette cote est atteinte, ou le sera avant la fin de l'année présente. Les pouvoirs publics, s'ils n'en tirent pas grande alarme, ont bien dû le constater : « L'évolution récente de la natalité en France, analysée mois par mois, fait apparaître une accentuation très marquée du mouvement de baisse à partir du milieu de l'année 1973 (...) Si on retient le chiffre rond de 800 000 naissances en 1974 ([^17]), le taux brut de natalité ressortirait à 15,1 naissances pour 1000 habitants et le nombre moyen d'enfants par femme, dans les conditions de fécondité de l'année 1974, serait de 2,14, c'est-à-dire un chiffre sensiblement égal à celui qui assure le remplacement des générations (2,10).
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La France, où la baisse de la fécondité s'était jusqu'ici distinguée de celle des autres pays européens par son caractère modéré, paraît ainsi se rapprocher des pays voisins et suivre les mêmes modèles de comportement. » ([^18]) Le phénomène est d'autant plus remarquable qu'il correspond à l'arrivée dans la vie adulte des nombreuses générations de l'après-guerre, et que, pour ces générations, les études de nuptialité font apparaître un abaissement général de l'âge du mariage.
Il ne faudra pas longtemps pour apercevoir que la chute des natalités au-dessous du seuil de remplacement des générations comporte des conséquences redoutables sur l'équilibre économique des nations : en moins de 20 ans, c'est le renouvellement de la population active qui ne se trouve plus assuré. Déjà, dans bien des pays industrialisés, les charges qui pèsent sur les entreprises et les travailleurs passent pour trop lourdes. Comment pourraient-elles ne pas s'alourdir davantage, si le nombre des retraites augmente plus vite que celui des emplois ? et même devenir économiquement insupportables, si la population active stagne ou vient à diminuer ?
En 1968, la France comptait 139 inactifs pour 100 travailleurs ; elle en abrite 149 aujourd'hui. Dans une situation démographique saine, ces 149 pour cent n'auraient rien d'une proportion anormale : chacun sait, par exemple, que les besoins d'une famille de 4 personnes ne sont pas 4 fois plus élevés que ceux d'un célibataire. La progression du nombre des inactifs devient inquiétante, parce qu'elle n'accompagne pas le mouvement des natalités, mais traduit au contraire un vieillissement de notre population globale, et que le plus modeste des retraités coûte encore six fois plus cher au pays qu'un enflant.
A la limite, une société qui n'est plus capable d'assurer par un minimum de croissance son avenir démographique devra assez vite choisir entre une paupérisation accélérée, ou la suspension générale des droits à la retraite. Puis, la productivité d'un nombre de plus en plus grand de travailleurs baissant avec l'âge, il faudra bien qu'elle rationne la consommation -- ou supprime chaque année au moins autant de vieillards qu'elle aura refusé d'enfants. De toutes façons, elle entre dans la voie du génocide généralisé.
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Les yeux figés, sur l'horizon « 2000 », notre intelligentsia moralisatrice et toute-puissante s'alarme des pollutions, de l'urbanisation excessive, des inégalités sociales, des ressources de la planète ; elle accuse le nombre des Japonais, des Chinois ou des Indiens ; le seul danger dont elle ne parle point, c'est celui où nous entrons, celui de notre propre destruction. Faut-il vraiment haïr la vie pour se laisser ainsi mourir, de peur, en regardant grandir les enfants des autres.
Hugues Kéraly.
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### Contre-contre-culture
par Thomas Molnar
JE CROIS être le représentant dans ITINÉRAIRES des néologismes peu recommandables depuis que j'ai parlé ici, il y a des années, de l'Église « permissive ». Mais que faire, les choses les plus saugrenues nous viennent de l'Anglosaxonie, et il faut bien traduire... Or, l'avantage de ces néologismes est qu'ils sont engendrés spontanément, au contact des événements qu'ils expriment, ce qui fait que, verbalement, ils visent juste. La *contre-culture,* ayant acquis droit de cité en France, a, d'ailleurs, une prétention double : elle circonscrit et juge la vie culturelle qui en devient une espèce d'*Establishement* (est-ce encore un néologisme, bien que vraiment intraduisible ?), fixe, rigide, évoluant selon des règles prescrites à l'avance et condamnée à se faner, à mourir. En même temps, elle suggère l'idée que la véritable culture est toujours celle qui conteste, qui est amorphe, qui se permet tout, y compris et surtout l'absence de culture.
En ce qui concerne culture et contre-culture actuelles, je les renvoie dos à dos ; et d'ailleurs elles coïncident de plus en plus : on n'a qu'à lire les pages « culturelles » du journal *Le Monde,* pour s'en convaincre. De toute manière, elles créent un écran impénétrable entre ce qui se passe dans le monde de la culture, la vraie, et ce que les voix multiples des media colportent. Essayons alors de faire une sorte de reportage sur la culture, ou, plus exactement, sur le voyage permanent, indépendant des modes et des media, vers le vrai, le bien et le beau. Il ne s'agit même plus de la « culture », tellement le mot se trouve prostitué ; il s'agit de ce que font certaines personnes, d'ailleurs en très grand nombre, inspirées par le seul désir de connaître, d'approfondir, de vivre et de faire vivre.
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Pour commencer, une réflexion réconfortante : bien des gens se demandent en toute bonne foi, c'est-à-dire dans l'angoisse, si le christianisme, plus exactement le catholicisme, survivra à la crise actuelle. C'est, à mon avis, comme si l'on se demandait si la réalité ne finira pas par succomber à la fantasmagorie. Impossible, car la nature et la structure des choses sont ce qu'elles sont. L'Être, malgré Heidegger, n'est pas le non-être. Comme consolation, cela n'a pas l'air de faire le poids, et pourtant c'est la consolation suprême dans ce monde naturel, et en même temps le signe de ce qu'il y a un monde surnaturel dont celui-ci reçoit sa loi. Consolation également dans l'ordre quotidien car nous voyons chaque jour que le monde en folie qui nous entoure n'a pas d'emprise sur le monde réel où les choses se passent, comme par défi, selon la loi naturelle, le bon sens et même la vertu. Quoi de plus extraordinaire, par exemple, que dans la ruée vers le haut-lieu du communisme il se trouve des événements qui font obstacle le plus naturellement du monde ? Tandis que la *civitas terrena* a ses Kissinger, ses Willy Brandt, ses intellectuels dégoûtants de servilité, la *civitas Dei* répond par la fille de Staline, par Soljénitsyne, par Mindszenty et une légion d'autres martyrs. Sans établir un rapport arithmétique, disons qu'une certaine quantité de bien est toujours présente pour contrecarrer la quantité plus ample du mal, selon une proportion qui est le secret du Seigneur.
Mais redescendons de la spiritualité vers des actes plus modestes qui n'en jalonnent pas moins l'existence de tous les jours. Je commence par la vie universitaire car elle m'est la plus proche. L'université, institution typiquement occidentale née au XII^e^ siècle, a terminé son existence terrestre (et culturelle) en 1968. Pour moi c'est une certitude inébranlable mais sur laquelle il n'est pas mon propos de m'expliquer en ce moment. Or, dans cette Sodome qu'est aujourd'hui l'université, il se trouve toujours quelques justes. Tel S.C., garçon de 21 ans, de parents méthodistes, étudiant en philosophie que j'ai trouvé un beau matin dans ma classe (de philosophie) l'an dernier. Je passe sur les détails. Esprit déjà solide, sa culture philosophique et classique dépasse le niveau de la plupart de mes collègues -- je dis bien : *mes* collègues, non les *siens,* les étudiants. Nos classes (sur l'idéalisme allemand, malfaiteur entre tous) dégénèrent (en vérité : s'exaltent) en un dialogue entre lui et moi, tandis que les autres nous regardent bouche-bée. Dès avant cette rencontre S.C. pense se faire catholique. Ses parents, de braves gens, s'y opposent, son frère est séminariste dans un collège protestant. S.C. offre de subvenir entièrement à ses besoins pendant ses années d'études car il trouve injuste d'accepter l'argent de ses parents sans faire leur volonté.
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Il fait davantage : pendant qu'il travaille dans une usine en été il accepte, afin de donner leur chance à ses parents ainsi qu'à leur foi qu'il abandonne, de suivre les leçons de catéchisme du pasteur du village. Leurs discussions, sur un ton respectueux de part et d'autre, n'aboutissent pas : S.C. sera baptisé pendant que cet article vogue sur les nuages vers Paris. C'est un jeune homme souriant, solide, et qui illustrera et la philosophie et la foi.
Un autre cas : celui de T.H., étudiante elle aussi, sans religion car son père, « libertaire » américain typique, ne reconnaît ni Dieu, ni État, ni gouvernement, ni liens sociaux, rien que « les lois du marché libre » et la liberté pour chacun de choisir sa vie. Partant, à la naissance des enfants il ne leur donne ni nom, ni religion, ni peut-être amour. T.H. a 19 ans, elle étudie fort tard, s'endort en classe entre 9 et 10. Son professeur la laisse faire (enfin, dormir) ; il la juge peu intéressante du point de vue des études. Au bout de deux mois T.H. se réveille, va voir le professeur et lui dit qu'elle veut se convertir. Étonnement. « Oui, répond T.H., ce que vous nous avez dit de saint Thomas m'a fait soudain comprendre qu'il y a une réalité qu'il vaut la peine de comprendre et d'aimer. » Après ce coup de théâtre les choses vont vite ; la philosophie pénètre dans le cerveau de la jeune personne, et la foi avec car elle s'instruit auprès d'un prêtre. Au bout de cinq mois la voilà chrétienne et, combien symbolique, ayant enfin un nom : Thérèse, que le professeur lui donne en souvenir de celle d'Avila. D'ailleurs, une espèce de martyre attend la jeune fille mais qu'elle subit, c'est bien le mot, admirablement : son père ne lui pardonne pas d'avoir usé de sa liberté, ne lui adresse pas la parole en privé, et en public seulement pour lui lancer des sarcasmes sur l'esclavage qu'elle a volontairement accepté.
Troisième cas, celui de T.Z., garçon de 22 ans. Catholique mais d'assez loin, subissant l'influence des copains, du milieu immoral, drogué, permissif, et aussi celle d'un professeur de religion et de philosophie, une sorte de pantin velléitaire et, quoique pasteur, à l'écoute de n'importe quelle nouveauté stupide. T.Z. a encore quelque réserve morale car sa vie de famille est bonne, mais il s'enfonce dans le néant intellectuel, ne voit aucun chemin, aucune vérité, aucun sens à la vie. Esprit loyal, il met sa loyauté, précisément, dans la solidarité avec son milieu bien qu'il sache, au fond de l'âme, qu'il s'engage sur une fausse piste. A cette époque, ses yeux sont troubles, reflet exact de sa confusion morale, intellectuelle.
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Une fois de plus, c'est la rencontre avec la vraie philosophie qui tire T.Z. de son somnambulisme. Il se réveille d'abord à un monde réel, riche de concret et de liens insoupçonnés, beaucoup plus vaste que le ghetto dans lequel il a été enfermé, partant plein de signification. Le monde a un sens, la raison bien utilisée y mène sur une voie royale. T.Z. se jette dans les livres et les discussions afin de rattraper le temps perdu. Perdu, ou peut-être pas, car il comprend à présent et ses copains errant sans but, et son professeur pauvre diable. La claire lumière de ses yeux revient, il vous regarde en face, son regard n'est plus voilé par l'embarras d'une pudeur violée. En ce moment, sauvé de justesse d'un nihilisme corrosif, T.Z. étudie le droit. Il écrit des lettres admirables de pénétration et de foi : sur ses collègues et maîtres, enfoncés dans une fausse droiture, maoïsants, robotisés.
Ce sont des cas individuels, me dira-t-on, tandis que la civilisation consiste en un tissu où les individus sont stabilisés moins par des rencontres fortuites que par le réseau des institutions. Bien sûr ; mais il y a des périodes où la carence de celles-ci ne laisse comme alternative que des individus isolés -- dont l'influence se propage d'autant plus qu'elle ne rencontre d'autre obstacle que le néant. Un néant actif, hélas. Autre considération : nous ne sommes pas marxistes, nous n'acceptons pas de sacrifier des générations, des classes, des nations entières à la société idéale promise ; pour nous, chaque âme a une valeur, elle vaut l'effort de la sauver. Le réseau que constituent ces âmes est plus mystérieusement actif que ne sont les institutions, mais à un certain moment le premier se substitue aux secondes. Plus concrètement, nous sommes témoins d'un début magnifique nous rappelant le Moyen Age et même Socrate : les meilleurs esprits parmi les jeunes se rendent compte qu'il n'y a plus aucun intérêt à s'inscrire à une université d'où au pire on sortira corrompu, tandis qu'au mieux on n'y apprend rien qui vaille. Aussi se font-ils étudiants ambulants, allant d'un pays à l'autre pour écouter tel professeur (ou poète, ou artiste, ou savant) pendant un an ou un semestre, ensuite pour se joindre à tel groupe d'études, suivre des cours privés ou même des conversations, s'attacher à telle Fondation, interrompant les études, puis les reprenant. Il y a toujours une institution avec pignon sur rue pour leur donner un diplôme qui, en soi, ne vaut rien mais ne peut cacher les années d'approfondissement vécues par ailleurs. Les véritables études redeviennent artisanales. Ainsi lorsque S.C. m'a consulté sur ce qu'il devait faire une fois débarqué en Europe, j'étais perplexe ; ensuite la solution se présenta :
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dans telle université allemande il y a le professeur B., ex-disciple de Heidegger mais qui en est revenu, catholique, et qui organise chaque année un séminaire sur Kant, Hegel, Nietzsche, Heidegger et quelques autres. Il invite d'autres collègues qui viennent faire des conférences sur tels aspects de leur spécialités. J'ignore ce qu'en pensent les marxistoïdes de l'université où enseigne B., mais peut-être son cours est-il jugé moins important que tel cours magistral du théologien progressiste de la maison ; en tout cas, on le laisse tranquille car il est l'arrière-garde de la réaction. L'avant-garde du progrès a d'autres chats à fouetter...
La contre-contre-culture fait aussi des conquêtes plus spectaculaires : la revue *Kontinent,* magnifique implantation russo-chrétienne dans le marais occidental. Seuls les Soljénitsyne, les Sinyavsky, les Maximov osent repousser les intellectuels reptiliens qui avaient espéré faire d'eux des progressistes. Vous rappelez-vous la gifle administrée par Soljénitsyne à Michel Tatu qui reprochait au Kremlin le procès de Yakir en « équilibrant » ce reproche par « notre culpabilité » en Afrique du Sud, au Chili, en Grèce. Soljénitsyne, alors à Moscou, lui a jeté au visage l'incommensurabilité des deux « crimes ». Voici que Sinyavsky répète le numéro : un autre crapaud, l'écrivain allemand Gunter Grass, se lance dans la même dialectique en avertissant les rédacteurs de *Kontinent* que celui qui finance leur entreprise, Axel Springer, propriétaire d'un « empire » de presse, est un fasciste ! La dialectique est tout ce qu'il y a de subtil : ces bons Russes ont quitté un despotisme pour tomber dans un autre, le Kremlin ou Springer c'est blanc bonnet, bonnet blanc. Et Sinyavsky de répondre que Grass n'a que des coupures de journal comme point de référence, et les rédacteurs de *Kontinent* des montagnes de cadavres, des Himalaya d'horreur. Puis, ajoute-t-il en guise de coup de grâce, vous autres, écrivains progressistes, vous n'êtes pas si délicats lorsque les maisons d'édition moscovites offrent de publier vos ouvrages ; vous acceptez les roubles couverts de sang. Pourquoi nous protéger maintenant de l'argent d'un « fasciste » ?
*Kontinent* n'est pas la seule revue qui confronte la gauche à sa contre-culture, son entreprise de corruption. Le lecteur connaît les revues françaises qui combattent la liquéfaction des cerveaux, qui rétablissent jour après jour et semaine après semaine les droits de la raison, du cœur et du bon goût. Mais ces voix ne manquent point dans les autres parties de la planète non plus. Quelques illustrations : dans l'Allemagne voisine, la courageuse revue de Willi Schlamm, personnage pittoresque, ancien communiste de Vienne, collaborateur de *Time* et de *Life* en Amérique, rentré en Allemagne il y a une douzaine d'années.
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Son *Zeitbühne* se veut un pamphlet vigoureux, s'attaquant à toutes les infamies de Vladivostok à Lisbonne. *Criticon,* publié par M. Schrenck-Notzing à Munich, réunit la droite allemande et internationale : outre des articles d'un très haut niveau, elle sert aussi de source de renseignements sur les activités de la droite intellectuelle et politique. En Italie l'excellente revue *Intervento* est à la fois italienne et internationale (rédacteur en chef : Fausto Gianfranceschi). *La Destra* est davantage politique et tout aussi internationale dans son orientation.
Ce n'est qu'un petit échantillon auquel je pourrais ajouter bien d'autres titres, en Australie, en Argentine, aux États-Unis. Ils ont en commun d'être presque tous récents, qu'il s'agisse de revues, de mouvements ou de fondations. Pourquoi récents ? Parce qu'ils datent de 1968-70, années révolutionnaires, et représentent la contre-révolution. La paralysie d'après 1945 est responsable d'un long silence, assimilé par certains à une agonie ; or, il fallait l'explosion obscène de 1968 pour que la droite se réveille, il fallait aussi une génération nouvelle afin qu'elle passe à l'attaque. Je suis lecteur (et souvent collaborateur) de ces organes et puis témoigner de leur qualité et de leur profondeur. Les sujets tabous ne le sont plus, l'horizon intellectuel s'ouvre à nouveau. Comparée à l'idolâtrie fixiste de la gauche, la restauration du raisonnement signale la libération de l'esprit. La vraie libération !
Plus haut j'ai parlé de mouvements. J'en mentionnerai deux, l'un et l'autre aux États-Unis. M. Henri Pierre parle dans *Le Monde* des habitants de West Virginia, mineurs, ouvriers, ménagères, petites gens, comme d'attardés mentaux maintenant qu'ils se sont insurgés contre les manuels scolaires imposés a leurs enfants. M. Pierre a le mépris des progressistes de salon pour ces gens simples qui « rejettent la culture de l'élite ». Nous savons ce que c'est pour le collègue de M. Pierre, Mme Nicole Bernheim, aussi du *Monde,* qui s'indignait naguère de ce que certains milieux américains dénonçaient la pornographie.
En effet, les west-virginiens ne veulent pas de sexualité anale (freudienne) comme lecture pour leurs enfants, ni d'incitations ouvertes à la révolte émanées du sous-prolétariat, genre Eldridge Cleaver. Inutile de dire que ces petites gens insurgés n'ont pas manqué de consulter des écrivains, savants et artistes avant d'envoyer leur ultimatum à l'administration scolaire : ou bien les manuels en question sont purgés, ou bien on garde les enfants chez soi. La bataille n'est pas encore terminée, mais elle fait réfléchir d'autres représentants du sexualo-anarchisme. Entre-temps la presse dite d'information s'ouvre largement à l'information que prodigue M. Pierre...
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L'autre mouvement se groupe autour du pasteur Dr Rushdoony, en Californie. Outre la revue d'érudition, *Journal* of *Christian Reconstruction* (qui dit assez son nom), une maison d'édition publie des monographies étonnantes d'originalité en mathématiques, en physique, sur la notion de causalité, de Dieu, etc. L'originalité consiste justement en ceci que dans ces écrits scientifiques la place de Dieu, de la morale, du vrai et du beau n'est point usurpée par un positivisme étroit. Après tout, un congrès récent de généticiens n'a-t-il pas interdit aux chercheurs de manipuler la matière humaine ? Ne sommes-nous pas arrivés à la *notion de limite* en écologie, en croissance, en production et en morale ? Encore une fois, 1968 a déclenché une révolution nouvelle, la nième depuis 1789, mais elle a également provoqué une sage réaction à laquelle souscrivent de plus en plus de gens.
Voilà quelques illustrations du domaine vaste de la contre-contre-culture. Elles signalent la fin de la dictature progressiste, le réveil des consciences. Il est dans la nature de ce réveil que la contre contre-culture ne peut pas être un mouvement homogène, un événement lié à une date, à un démagogue, à un parti monolithe. Sa période de gestation est plus lente que celle de la destruction, elle est multiforme, point uniformisable. Les *media,* dans l'éventualité où ils s'en occuperaient, ne pourraient guère recourir au sensationnel en épinglant *le* contre-Marcuse, *le* contre Cohn-Bendit, la contre-pornographie. La contre-contre-culture est patiente, elle œuvre selon le rythme humain. Elle a pour elle l'éternité.
Thomas Molnar.
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### Propriété et souveraineté
par Louis Salleron
EXAMINANT, l'an dernier, « le monde à l'heure du pétrole » ([^19]), je soulignais le caractère extravagant de la situation juridique devant laquelle nous nous trouvons. « Ceux qui, écrivais-je, ont fourni l'invention, la technologie, le capital et le travail se trouvent dépossédés, du fait du droit de la souveraineté ».
On aurait pu croire que les pourfendeurs du droit de propriété -- Dieu sait qu'ils sont nombreux -- allaient se saisir du cas du pétrole pour déclencher une attaque en règle contre les pays arabes. Erreur. Depuis dix-huit mois le silence est total. Le pétrole est vendu par les pays propriétaires à un prix *cent fois* supérieur à son prix de revient. Voilà un profit qui n'est pas courant. Nous sommes obligés de constater qu'il n'est dénoncé par personne. Certes un prix de revient peut-être calculé de bien des façons. Les gigantesques investissements qu'exige l'exploitation pétrolière obligent à faire entrer en ligne de compte le coût de la production *future.* Mais comme nul n'imagine que les compagnies pétrolières se ruinaient avant 1973 et que les pays où elles opéraient n'en profitaient pas largement, l'observation garde toute sa valeur. Ce sont bien les pays où se trouvent les puits de pétrole qui profitent du *quintuplement* du prix de vente au premier acheteur et nul n'y voit rien à redire. Bien mieux, ce sont les compagnies pétrolières qui sont attaquées ! Je n'aurai pas l'imprudence de les défendre, ignorant tout des sombres combinaisons dont cette affaire du pétrole est le centre ; mais je reviens à ma constatation première, ce sont bien les États où sont situés les lieux de production qui encaissent les nouveaux milliards de dollars que doivent payer les consommateurs.
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Ce *profit* démesuré, qui est, de son vrai nom, une *rente,* n'est qu'une rente de *propriété* liée à la sou*veraineté.* Socialistes et communistes, comme les autres et davantage que les autres, trouvent cela parfait.
La politique a toujours été le terrain d'élection du mensonge et de l'hypocrisie. « Le social est irréductiblement le domaine du prince de ce monde », disait Simone Weil. On peut dire qu'à cet égard l'époque actuelle atteint à des sommets, le pétrole n'étant qu'un exemple parmi beaucoup d'autres. La seule manière de s'en accommoder, c'est de le prendre en comédie au lieu de le ressentir en tragédie. On ne voit pas tous les matins les communistes se faire les défenseurs acharnés de la rente et de la propriété.
Mais d'où vient que la *propriété* soit sacrée quand elle se confond avec la *souveraineté ?*
C'est une très longue histoire. Une histoire qui appartient à l'Histoire et qu'on trouve, éparse, dans les livres touchant au Droit ou à la Politique, sans parler des livres d'Histoire proprement dite.
Existe-t-il un ouvrage intitulé « Histoire de l'évolution, du Moyen Age à nos jours, des notions de Propriété et de Souveraineté dans leurs rapports réciproques » ? Si cet ouvrage existe, je ne l'ai pas présent à l'esprit ; mais tous les auteurs qui ont parlé de l'évolution de la propriété ont été amenés à parler incidemment de la souveraineté, et bien davantage ceux qui ont parlé de l'évolution de la souveraineté n'ont pu le faire sans parler de la propriété.
On ne peut résumer en cent lignes une question qu'un volume n'épuiserait pas, mais on peut en indiquer quelques aspects.
Au temps de la chrétienté -- au Moyen Age ---- les notions de *propriété* et de *souveraineté,* de quelque nom qu'on les appelle alors, se distinguent de ce que nous mettons sous ces mots par de nombreux traits dont les deux principaux sont, me semble-t-il, les suivants : 1) Ni la propriété, ni la souveraineté ne sont des droits absolus ; ce sont des droits relatifs, parce que subordonnés à Dieu. En somme, Dieu seul est propriétaire, Dieu seul est souverain. 2) Il n'y a pas *un droit* de propriété, pas plus qu'il n'y a *un droit* de souveraineté. Il y a une *pyramide de droits.* On se trouve en présence d'une réalité juridique qui est le reflet de la réalité sociale, *hiérarchique* dans son essence.
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A ces deux traits, on pourrait en ajouter de nombreux autres qui ne feraient jamais que refléter une *philosophie de l'homme et de la société* dont nous sommes bien éloignés. Tout droit est alors à la fois individuel et communautaire, privé et public, déterminé par sa finalité, etc.
C'est au XVI^e^ siècle, naturellement, que se fait la coupure. Elle se fait sur la notion de *souveraineté,* laquelle ne s'affirme pas à l'encontre de la propriété, mais en opposition aux suprématies impériale et pontificale. Le roi de France est « empereur en son royaume ». La conception pyramidale et hiérarchique de l'ordre universel temporel est définitivement rompue, en droit. L'*ultima ratio regum* devient le canon.
Il ne s'agit, pour commencer, que d'une révolution dans le droit international. Le roi de France -- car c'est de France que vient la révolution -- ne se reconnaît aucun suzerain *temporel,* et il ne reconnaît au pape qu'une suzeraineté *spirituelle,* dans le domaine *spirituel.* Mais il est toujours roi chrétien, voire très chrétien, et la *monarchie absolue* demeure soumise à la *suzeraineté divine.*
Cependant la hiérarchie, qui était rompue par en haut, va l'être par en bas. Progressivement tous les pouvoirs féodaux et parlementaires vont être réduits, sans d'ailleurs disparaître.
La *propriété* n'en souffre pas. Elle en bénéficie bien plutôt. Car ce sont les corps étrangers et les corps intermédiaires qui sont rejetés ou rongés. Mais de même que l'État devient seul souverain, l'individu devient sinon seul propriétaire du moins seule référence de la notion de propriété où se réfugie la puissance décroissante de l'Église et de la féodalité.
En 1789, c'est l'explosion. Il n'y a plus face à face que l'individu et l'État, la propriété et la souveraineté. L'individu aurait dû être écrasé. Mais c'est lui qui va l'emporter parce que la souveraineté se déclare nationale, contre Dieu, contre l'Église, contre le roi, contre tout ce qui reste de l'ordre social ancien (féodalité, corporations, parlements, provinces, etc.), en s'appuyant sur le peuple considéré comme une collection d'individus. De plus la souveraineté populaire va se construire dans la guerre, ce qui l'occupera fortement pendant près d'un quart de siècle. Bref c'est la propriété, la fameuse propriété du Code civil, le « droit de fouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements », qui triomphe au XIX^e^ siècle.
Cependant, il y avait « les lois et les règlements... »
L'État en usera et en abusera toujours davantage, aidé par la concentration industrielle qui, en diminuant constamment le nombre des propriétaires producteurs, videra la propriété de son pouvoir politique.
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En 1793, Robespierre avait tenté de faire adopter sa définition de la propriété : le « droit qu'a chaque citoyen de jouir de la portion de bien qui lui est garantie par la loi ». Il avait échoué. C'était trop tôt. Mais aujourd'hui la définition de Robespierre correspond à la réalité. A la Libération, les communistes la reprirent à leur compte, lors des débats sur la Constitution. Mais la majorité préféra l'accepter dans les faits que dans les mots.
La logique de la Révolution que Robespierre ne put inscrire dans la Loi parce que la réalité sociale y était alors trop contraire correspond aujourd'hui à cette réalité, et ce n'est plus que le Code qui protège les ruines de la propriété individuelle.
En relisant les études qui ont été publiées au moment des *nationalisations*, je pense qu'on trouverait des idées intéressantes sur les rapports de la propriété et de la souveraineté, mais je n'ai que le plus vague souvenir de ce que j'ai lu à l'époque. Ce qui est à noter, c'est que le droit de nationaliser est reconnu à tous les États, qu'il s'agisse des biens appartenant aux citoyens de ces États ou à des étrangers. C'est dire qu'en soi la notion de souveraineté prime aujourd'hui celle de propriété. L'État est premier en Droit ; la personne, individuelle ou collective, n'est que seconde. On pourrait dire que c'est bien ainsi puisque la Politique prime l'Économique. Mais la Politique prime l'Économique parce qu'il a pour objet d'ordonner toutes les activités au bien commun de la cité. Les ordonner n'est pas les accaparer, et le bien de la cité doit être lui-même ordonné au bien commun de la société humaine.
L'activité économique est du ressort de la liberté personnelle. Elle s'inscrit dans le Droit privé et a pour pivot juridique la propriété. Le jour où la souveraineté absolue se fait en outre propriété d'État absolue, les rapports internationaux ne peuvent plus être que des rapports de force absolue.
La métaphysique démocratique a pour conclusion nécessaire le communisme universel. Mais ce communisme est impossible, dévoré qu'il est déjà par ses contradictions. Ce qui est à craindre, c'est une succession de crises, de guerres, de dictatures, qui provoqueraient une régression générale de la civilisation, à supposer qu'on échappe à la catastrophe absolue.
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L'issue ne sera trouvée qu'à partir d'idées nouvelles, qu'on ne voit guère pouvoir être que les plus anciennes. En tous cas, les problèmes sont posés et devront être résolus. Nous ne pouvons que redire ce que nous disions dans notre article d'avril 1974 :
« Ce qui apparaît donc certain dans cette affaire pétrolière, c'est qu'elle va accélérer l'élaboration d'un Droit nouveau tendant à sauvegarder les intérêts de tous, c'est-à-dire du monde entier. Le cas du pétrole est, en effet, également le cas des matières premières, de tous les produits du sol, de la mer, de l'air et, finalement, de tout. On imagine sans peine qu'il n'est pas facile de régler tout cela. Ni les théories « capitalistes » ni les théories « socialistes » ne le permettent. On sera obligé de revenir à l'harmonisation de la destination universelle des biens et du droit de propriété privée selon le critère ultime du bien commun. Belle revanche de la philosophia perennis ! »
Louis Salleron.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
LA GRANDE VOIE du Ponant qui débouchait de la Place Louis XV par les Champs-Élysées dans l'axe du Louvre et des Tuileries devait se prolonger jusqu'au carrefour de Noailles en forêt de Saint-Germain. Ce n'est pas d'aujourd'hui que les urbanistes ont leurs idées de grandeur. Le projet se transmettait quasiment de père en fils. Après l'Arc de Triomphe il est resté en panne à la croisée de Nanterre qui deviendrait plus tard le rond-point de la Défense en mémoire des défenseurs de Paris en 1871. L'histoire de la Commune nous ferait presque oublier que l'armée française a tout de même un peu défendu Paris.
On ne peut pas dire que le projet a été repris sous le règne de Pompidou qui professait quant aux arts des idées de libération. Libération n'est pas seulement le mot de passe de la V^e^ République, mais la ressource habituelle à tous ceux qui ne savent pas discerner le vrai du faux ni le beau du laid. Toujours est-il que des urbanistes martiens furent parachutés sur le rond-point de la Défense comme des promoteurs immobiliers sur une planète sauvage. Ils avaient eux aussi leurs idées de grandeur. Elles se sont exprimées dans le sens vertical avec le bonheur que vous savez. Les gardiens de la ville, convenablement snobés ou tout bonnement soudoyés, ont fait en sorte que les habitants et prétendus parisiens prennent la chose comme avantageuse à la réputation du génie français. La preuve en est que le plus altier de ces donjons habitationnels a reçu le nom de Manhattan. Et que le Chah de Perse vient d'en faire l'acquisition pour quelques centaines de millions. C'est probablement une bonne affaire et je ne sais pas pour qui. Dans l'hypothèse envisagée où ces minarets locatifs resteraient en carafe, le Chah pourra toujours revendre le sien à son prix de carafe, en gros ou en détail, aux entrepreneurs de dortoirs pour travailleurs immigrés.
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A l'exemple du Chah un certain nombre de pachas, padichas, émirs, dictateurs arboricoles et négociateurs masqués se porteraient acquéreurs des autres polyèdres pour y loger le personnel des cinquante-trois ambassades du Tiers-Monde qui traînent encore dans les rues ou les hôtels insalubres du XVIII^e^ siècle.
D'autre part, informés que les habitants de l'avenue Victor-Hugo brûlaient de se reloger dans la rue Barbette, la *Béton-Babel-Union* et *l'Urbaine Plastique-Inox* avaient planté leurs jalons dans le Marais. Elles se proposaient de déblayer le terrain en épargnant la vieille tour de Jean-sans-Peur qui ferait caution symbolique des douze miradors quarante niveaux à étager sur douze espaces verts. C'était ignorer que la congrégation des animateurs culturels était déjà dans la place. Il fallut composer avec ce redoutable concurrent qui installait déjà les structures d'un foirail permanent de l'intelligentsia artistique et planétaire. Survint un géant des beaux-arts dont j'ignore les origines, M. Maeght, barnum de la créativité esthétique à travers l'espace et le temps, un Malraux qui serait épicier, pardonnez-moi la comparaison. M. Maeght se propose de prendre en charge la qualité de vie dans le Marais.
J'exagère un peu comme toujours avec un rien de mauvaise foi comme s'il n'y avait pas les revenant-bons de l'aliénation : quelques hôtels convenablement restaurés, le standing amélioré d'un artisanat indigène assez mélangé mais suffisamment original pour figurer au programme avec un accréditif délivré par la puissante confrérie des ethnologues réunis.
\*\*\*
Pendant ce temps-là les stratèges de l'expansion germanique poursuivent tranquillement la reconquête de l'Alsace par les voies industrielle et commerciale. C'est une invasion sans coup férir sous la protection des lois françaises. Par ailleurs, venus de Belgique et surtout de Hollande, des pionniers et des laboureurs vont débrousser, niveler, féconder nos déserts nationaux. On me dit qu'au Bénélux les marchands de biens spécialisés dans la propriété foncière française ont déjà vendu, entre autres, un bon tiers de l'Ardèche, le Val-de-Loire ayant traité directement avec les gros colons séoudites. Le mouvement est donc bien parti pour aider la république à se libérer elle-même de l'occupant français. Après quoi les civilisations opprimées de l'Aquitaine, de l'Armorique, de la Butte aux Cailles et du Hurepoix, enfin rendues à leur vocation historique, seront à même de forger leur destin parmi les nations privilégiées du Tiers-Monde et siégeront de ce fait à l'ONU sans autre formalité qu'une demande écrite sur papier libre.
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Et si tout se passe bien, car l'intervention des jaloux et des méchants est toujours à craindre, ces jeunes et charmantes républiques ne tarderont pas à concevoir les bienfaits d'une fédération en forme d'hexagone.
\*\*\*
Ne nous laissons pas accabler par les faits, ils sont fauteurs de nos phantasmes. Cherchons plutôt dans leurs bavures à surprendre des signes. C'est précisément quand les choses se gâtent qu'il faut éclairer nos lendemains à la faveur des signes. Du bout de notre parapluie traçons un carré dans le ciel. On sait qu'un oiseau, selon qu'il est vautour ou colombe, est déjà signifiant par lui-même et que traversant le carré par son côté droit il ne peut que modifier heureusement son augure ; mais venant de la gauche il n'est plus que sinistre au sens propre du latin, le vernaculaire n'ayant retenu que le figuré. Dans le ciel du Latium on ne pouvait se référer qu'à un tracé immatériel un instant retenu par l'œil. Mais le ciel à Paris est assez bas pour permettre à la canne ou au parapluie de tracer dans l'épaisseur de l'air un carré bien visible et consistant. Le mien est traversé d'abord par un gros volatile qui vient de la droite, mais le passage d'un hélicoptère de police fait-il augure au sens purement divinatoire, je ne crois pas ; et de toute manière, au sens vulgaire du mot il y a lieu d'augurer qu'une telle créature croisant dans le ciel de Paris ne viendrait de la droite qu'au bénéfice de la gauche. Attendons un véritable oiseau. L'autre avantage de nos ciels citadins, en tant que milieu augural, c'est l'extrême rareté des vautours et l'abondance des colombins, entendez par là le nom savant tiré de la variété choisie pour désigner l'espèce. Or j'en vois venir tout un vol qui fonce à tire d'aile dans le côté droit de mon quadrilatère. Ce ne sont pas des colombes mais des pigeons. Il ne faut pas trop demander ; mais avant de m'en réjouir tant soit peu, je tiens à me renseigner sur la signification parisienne et allégorique du pigeon, solitaire ou en groupe.
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Parlons sérieusement. Pour nous bien sûr le seul message important, faste ou néfaste, attendu dans le ciel c'est l'ange de colère ou de prévenance. Tout le monde n'étant pas en état de grâce beaucoup ne verront pas celui-ci, mais tout le monde verra celui-là. N'ayant pas ce matin la tête au surnaturel, plongé que je suis dans les tribulations du siècle, je constate seulement, une fois de plus, qu'un citadin curieux de signes en trouvera autant qu'il voudra, et même pour s'en réjouir. Je m'abandonnais tout à l'heure à ce genre de délectation morose qui consiste à renchérir sur les malheurs de la patrie jusqu'à se demander si elle existe encore et si le nom français ne serait plus rien qu'une imposture, une survivance abusive. La tentation est assez banale et l'attitude n'est pas sincère. On sait qu'il y a encore du bon et que le bon nous fait des signes et que les plus modestes ne seront pas les moins réjouissants. Il suffira bien souvent de quelques mots entendus chez la crémière ou dans le métro pour nous entretenir jusqu'au lendemain dans l'espoir que rien n'est perdu. Une apostrophe, une réplique sortie d'une bonne gueule avec un fort accent de Montrouge ou Pantin et vous comprendrez tout de suite que non seulement vous n'êtes pas tout seul à râler mais que la tradition est encore assez vivante chez nous qui veut traiter les chienlits et les drames d'un clin d'œil ou d'un sourire en coin comme si nous étions depuis toujours au parfum du dernier mot de tout cela. Sans même sortir de chez soi la lecture du journal ne vous laisse pas aussi accablé que vous le pensiez. L'indignation est tonique et le scandale a toujours son petit côté vengeur et stimulant. On peut constater d'ailleurs que dans les jours les plus noirs aucun journal ne fait jamais son plein de mauvaises nouvelles. Il y a toujours une information, un petit rien, de quoi nous ravigoter jusqu'au soir en brodant dessus. Ainsi ai-je vu hier matin que quatorze étudiants en sociologie et citoyens nés français de race blanche avaient signé un manifeste par lequel : 1° ils dénoncent l'état cloaqueux des locaux où se dispensent les dernières informations du Chili enchaîné et du Zipangu des colonels ; 2° ils sollicitent conséquemment de la haute bienveillance du gouvernement un contrat de travail sur les chantiers de la métropole, au terrassement de préférence, moyennant quoi, à proportion de trois pour un, les infortunés titulaires de l'emploi seront rapatriés dans leur pays d'origine avec le certificat de bonne conduite.
Le pronostic est aussitôt conçu : la boule de neige et vingt mille étudiants en sciences humaines vont travailler dans la joie sur les autoroutes et trente mille vont pomper le Sahara et fonder la capitale du désert en chantant « les roses blanches ».
Deuxième exemple. Ce matin même trente lignes en page 5 : à Yerre, Seine-et-Oise, il existe encore un petit morceau de l'ancien, village, maisons rurales et pavillons avec jardinet. Les permis de construire sont délivrés avec parcimonie et interdiction de dépasser une certaine hauteur.
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Habitué comme tous ses pareils à passer outre, un promoteur a débarqué un beau matin avec tout son matériel pour édifier son pâté de béton. Le travail est poussé jour et nuit à toute vitesse. On entasse planchers sur plafonds, les grues se montent le col mais le maire outragé relève le défi, remue ciel et terre et obtient du préfet la mise en demeure de raser tout ce qu'il faudra d'étages pour descendre au niveau licite. Le promoteur a dû s'exécuter. C'est un des cas assez rares où force reste à la loi. Il n'aura fallu que deux fonctionnaires subalternes, courageux et incorruptibles. Ces vérités-là peuvent encore impressionner les très hauts fonctionnaires qui en sont dépourvus. C'est la première leçon qui vient à l'esprit. Il en vient tout de suite une deuxième que voici : Si le Chah de Perse est abonné à ITINÉRAIRES et qu'il vienne à séjourner dans nos murs au plus haut de son pinacle occidental, il saura qu'on peut s'endormir comme chez soi au sommet de *Manhattan* et se réveiller dans le godet d'une grue qui vous déposera dans un camion de décharge. Ce n'est là bien sûr qu'une petite leçon amusante et, je m'empresse de le dire, dénuée de toute intention symbolique. En vérité nous avons notre bouquet quotidien d'informations encourageantes et à bien regarder nous vivons tous les jours dans l'enchantement des signes.
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Je n'apprends rien au lecteur : la maison Saint-Joseph, à Saint-Parres-lès-Vaudes, Aube, est un pieux monastère dont la vocation originale et difficile est d'honorer la religion catholique dans ses vérités éternelles et ses formes traditionnelles. Avec l'abbé de Nantes son père supérieur, une délégation de cette communauté s'était rendue à Rome dans l'espoir d'être reçue par le Saint-Père. S'étant présentés à la porte du Vatican, ils en ont été chassés par les gendarmes romains requis tout exprès ; c'est dans l'ordre des choses, il ne faut tenter Dieu. Plus tard, une délégation des Oulémas était reçue par le même Saint-Père avec sa bonté coutumière, ce qui est tout à fait normal. Aussi normal d'ailleurs que l'interdiction faite aux chrétiens de mettre un pied dans la Mecque. Très courtoisement les Oulémas étaient venus faire part à Paul VI d'un projet de mosquée à construire dans Rome, la plus belle mosquée qu'on pourrait voir en chrétienté. Le pape ne pouvait que s'incliner devant une initiative aussi édifiante et conforme à la générosité de ses plans. Peu après le roi Fayçal d'Arabie dont le fanatisme et la piété légendaires font honneur à l'œcuménisme, annonçait une première obole de quelque trente millions pour la mosquée romaine.
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Le pape jusqu'ici n'a donné que son agrément à cette manifestation de piété immobilière, c'était la moindre des choses. Le roi Fayçal a d'ailleurs précisé que la construction d'un pareil édifice ne saurait être confiée qu'à des ouvriers musulmans mais qu'à titre symbolique des manœuvres italiens pourraient être employés a quelques travaux de terrasse. En veine de gracieuseté l'émir est allé jusqu'à consentir l'envoi de deux religieuses catholiques dans l'hôpital de Riad et à l'aménagement d'une chapelle banalisée. Il nous a même rassurés tout à fait en précisant qu'aucun signe chrétien à commencer par la croix ne sera toléré ; cela va de soi, et il serait même un peu bizarre qu'il en fût autrement et qu'on nous donnât des leçons sur la discrétion des signes extérieurs.
Nous avons déjà compris qu'en cette année 1975 l'ouverture de la porte de bronze devait consacrer l'ouverture au monde à deux battants et qu'un grand courant d'air allait balayer les ultimes fumées d'une religion qui hier encore se prétendait seule détentrice de la vérité : tout le monde il est fidèle, tout le monde il est dans le vrai, déicides y en a pas, hérétiques y en a plus. Partant plus de foudres. Vendues au profit de l'aide au Tiers-Monde à quelque acheteur anonyme, affaire à suivre. On n'a même pas gardé de quoi réduire les effrontés qui communient à genoux de la main du prêtre : pour eux qui ne savent ce qu'ils font et n'en sont pas moins les dernières incarnations de l'erreur et du mal on peut s'en remettre à l'invention de nos évêques et à la charité de leurs manières.
Rendez-nous les Borgia ! mœurs dissolues hélas, bullaire irréprochable Deo gratias.
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Idi Amin Dada est le nom du général président de la république ougandaise et Idi Amin Dada le titre d'un film consacré à ladite personne par M. Barbet-Schroeder, cinéaste. C'est un film documentaire, sans invention ni retouche. De l'avis de ceux qui l'ont vu il dépasse tout ce qu'on peut imaginer sur les effets de la décolonisation et de la mise en place des grands principes dans les nouvelles républiques de l'Afrique libérée. Ce film n'aura fait à Paris qu'une carrière assez brève ou peut-être abrégée. Voici ce qu'en a dit *Le Pèlerin :*
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« Le Président Idi Amin Dada est une aubaine pour tous ceux qui pensent, sans la connaître, que l'Afrique indépendante est « retournée à la sauvagerie ». En fait, Barbet-Schroeder, qui l'a filmé, sans avoir jamais eu à la provoquer, nous renvoie l'image du dictateur ougandais comme une image déformée de nous-mêmes au bon vieux temps de la colonisation. Big Daddy serait-il alors la caricature, le produit même des vices de nos systèmes coloniaux ou néocoloniaux ? Ou encore un reflet des Hitler, des Mussolini ou des Trujillo sud-américain ? Amin Dada nous fait rire en tout cas quand il faudrait pleurer. »
L'hypothèse où *Le Pèlerin* nous inviterait à pleurer sur les œuvres saccagées de la France africaine est franchement exclue. Je soupçonne évidemment ce pèlerin de faire au cinéaste un procès d'intention aussi frauduleux que tiré par les cheveux, et en plus gravement inefficace. En effet, si le lecteur comprend bien que M. Idi Amin Dada est une sombre caricature de Hitler et Trujillo, il ne saura pas s'il faut en attribuer la responsabilité au Père de Foucauld, à Livingstone, à l'OAS ou au général de Gaulle.
Ce n'est pas tout. Pour une fois que je rencontre ce pèlerin il me fait un numéro bien soigné. L'éventualité d'un pape de couleur le remplit d'allégresse. Disons tout de suite qu'à certains moments certains évêques noirs nous donnèrent à penser, nous aussi, que le Saint-Siège serait avantageusement occupé par l'un d'eux. Mais les raisons du pèlerin ne sont pas les nôtres ; il ne s'agirait pour lui que d'une manifestation anti-raciste. « Le témoignage ainsi donné par l'Église catholique devant le monde entier, nous dit-il, serait percutant. » S'il n'est demandé au pape noir que de percuter les âmes par la couleur de sa peau, c'est un genre d'humiliation auquel un raciste n'aurait même pas songé. Si le pèlerin se fait barnum il obtiendra sur les foules œcuméniques une percussion, un impact beaucoup plus fort en produisant un pape-tronc, une papesse à barbe ou un pygmée ventriloque. Qu'on me pardonne ces images, elles me viennent d'un petit démon blasphémateur qui m'habitera je le crains aussi longtemps que Reims ne sera pas exorcisé, purifié dans toutes les formes liturgiques.
Le même pèlerin nous fait observer que nous eûmes jadis d'excellents papes originaires d'Afrique du Nord, tels que Victor I^er^ (189-199), Milciade (311-314), Gélase I^er^ (492-496). Vous oubliez, cher pèlerin, qu'à moins de choisir un pied-noir ou l'un de ces harkis chrétiens qu'un évêque français qualifiait de misérables criminels, tous les originaires d'Afrique du Nord sont musulmans ; et après tout, ma foi, c'est vrai, le conclave réformé pourrait élire un Mohamed I^er^, et là, nous aurions l'impact.
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Vous omettez de nous dire qu'au temps des Victor, Milciade et Gélase la religion chrétienne avait pu s'implanter, non sans tribulations il est vrai, dans un Magreb déjà civilisé par les légions romaines et que par la suite, la très chrétienne et impérialiste Byzance avait pu contribuer, par la violence même de ses querelles théologiques, à maintenir en vivacité la foi de ces Numides jusqu'à l'arrivée des Arabes et que dix siècles plus tard la chance d'une reconversion au Dieu des Francs fut scrupuleusement ignorée par les gouvernements de la république française.
Il est trop tard, pèlerin, pour déplorer que la république ayant pris tant de soins de Mahomet, n'ait pu laisser dans sa fuite aucun espoir d'un nouveau Gélase. Mais encore une fois, pèlerin des mirages, vous caressez peut-être l'image d'un Saint-Père élu parmi les Oulémas. Mektoub amen, ainsi soit-il inch'Allah.
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Mais Valéry Giscard d'Estaing a décidé que les titres honorifiques dans les hiérarchies nobiliaires et fonctionnelles ne seront plus utilisés dans les relations officielles. Il souhaiterait même semble-t-il que le commerce privé en fit autant. J'ai comme l'impression que le populo se marre un peu et même qu'il sen balance ou qu'il subodore dans cette mesure un petit côté anachronique, au deuxième degré. Mais enfin, dit-on, la postérité est facétieuse, elle a fait des renommées pour moins que ça, elle peut même, négligeant les grandes actions et les graves changements, ne retenir qu'une amusette. Amusons-nous cinq minutes et méfions-nous des amusettes. Ainsi M. de Rotschild ne sera plus annoncé comme baron pas plus que M. de Castries ne le sera comme duc. On sait que la hiérarchie ecclésiastique avait déjà fait abandon de ce genre de privilège en même temps qu'elle s'en octroyait bien d'autres. Mais il plaît encore aux fidèles de dire monseigneur et monseigneur ne les reprend pas. Toujours est-il que le cardinal Suenens qui fut Sa Grandeur ne sera même plus Son Éminence, pas plus que l'ambassadeur de l'Ouganda ne se verra donner de l'Excellence. M. Giscard d'Estaing a cru bon et décent de faire exception en faveur des membres de la famille d'Orléans, et cela en dépit de leurs sentiments démocratiques. On a tout de suite vu dans cette faveur un témoignage discret de fidélité au petit jeu des promesses du général de Gaulle. Mgr le Comte de Paris en a pris bonne note et cultive son jardin. Soi dit en passant Valéry Giscard d'Estaing et son gouvernement nous multiplient les démonstrations de fidélité à la tradition gaullienne.
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Je ne doute pas un seul instant que VGE n'ait en vue que la grandeur et la prospérité de la patrie. Les deux choses ne vont pas forcement de pair. On a vu prospérer dans la bassesse comme s'appauvrir dans la grandeur ; Giscard fera pour le mieux. Il s'en est donné personnellement les pouvoirs au moins autant que le général. Si, dans certains cas, je ne vois que trop clairement l'usage mauvais qu'il en peut faire, je veux bien croire qu'il en use excellemment par ailleurs : l'économie et les finances. Ils sont tous les mêmes. Le général de Gaulle, qui n'y connaissait rien mais qui a toujours beaucoup compté sur la clientèle des lâches, les reprenait en main dans les moments difficiles en leur criant : « Les caisses sont pleines ! » Pour Giscard c'est la prospérité dans le changement. Les veaux sont heureux qui changent de pâture. La France aurait peut-être aimé qu'on lui rendît d'abord un peu de l'âme qu'elle a perdue. Nous pourrions alors parler de changement. Ne disons pas que la surprise est impensable. Il y a dans Giscard l'énarque et le spiritualiste. On peut toujours parier, mais à l'heure qu'il est on prend l'énarque à dix contre un.
Toujours est-il qu'entre autres marques de fidélité aux principes directeurs de la politique gaullienne, nous voyons Giscard attentif à rouler doucement dans le mépris des promesses publiquement faites et périodiquement renouvelées au million de Français sinistrés d'Algérie, spoliés, injuriés au bénéfice de l'équilibre budgétaire et de l'alliance arabe. C'est une question de patience ; les pronostiqueurs ont pu dire en quelle année tous les pieds-noirs seront crevés.
L'application du processus est en bonne voie dans l'archipel des Comores, frappé de libération et d'indépendance : expéditions de barbouzes, trucage des scrutins et persécution de l'opposant français en état de résistance dans l'île de Mayotte. Si l'archipel est français depuis 1886, les Mahorais le sont depuis 1841, conformément au vœu de l'amiral gouverneur de l'île Bourbon : « Il conviendrait, disait-il, que cet archipel fût enveloppé dans les plis tutélaires du drapeau tricolore. » Tutélaire mon... répliquera Zazie l'enfant gâtée de la V^e^. Nés Français de cinq générations les Mahorais n'en veulent démordre. Ils adressent en vain supplique sur supplique à l'autorité suprême et à toutes les personnalités inscrites à l'ineffable répertoire des grandes consciences nationales. Ils ont renoncé bien sûr à fléchir d'exécuteur principal des hautes-œuvres, M. Stirn, syndic ministériel des liquidations outre-mer, à l'amiable ou judiciaires, et dont le siège répond au sigle caverneux de TOM-DOM, autrement dit le glas de nos missions tutélaires.
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Interrogé par un journaliste sur la scandaleuse et néanmoins pitoyable obstination des Mahorais, le chef de l'État, visiblement agacé, a répondu : question réglée. Ainsi voués à la persécution pour refus d'indépendance, les Mahorais rejoindront les harkis à la FEARF, fédération des enfants abandonnés de la république française. Français de Madagascar, prenez vos dispositions, dans le meilleur des cas vous aurez droit à une valise. On sait d'autre part que l'ombre du général accompagnait Giscard dans son voyage aux Antilles. On murmurait que la tournée des p'tits punchs était la version caraïbe de la tournée des popotes. Ce n'était que promesses et caresses et déjà dans les hamacs le cauchemar de l'indépendance ou le rêve d'une ambassade. Mais les *stars and stripes* eux aussi font des plis tutélaires, à la disposition des archipels branlants ou vacants.
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Revenons à la question des titres. Je crains qu'on ne fasse les choses à moitié. Il est bien évident qu'une présidence, de république ou de club, ne fait pas un titre honorifique. Il s'agit d'une fonction ni plus ni moins. Cela ne veut pas dire que la fonction ne puisse être honorable autant qu'honorifique. Mais la particule nobiliaire, sous l'humble apparence d'une préposition, n'est-elle pas une distinction plus précieuse encore que le titre honorifique. Si fait, mais dans l'exercice de sa fonction M. Giscard d'Estaing ne peut être désigné que sous le nom de président de la république. Bien entendu l'usage des patronymes est non seulement admis dans les relations privées mais si le public en fait privautés on s'en félicitera. Pour ce qui est d'abandonner la particule V.G.E. n'attend que le vœu populaire qui spontanément lui donnerait le surnom de Valéry-Égalité. N'oublions pas en effet que Giscard d'Estaing, candidat à la présidence, portant le nom d'un célèbre amiral passé à la Révolution et se déclarant spiritualiste, a promis de faire « en sorte que se traduisent dans les faits la belle devise de la Révolution : liberté égalité fraternité ». Moyennant quoi la réaction a voté Giscard.
Si la réforme titulaire devait en rester là, on aurait amusé le public pour pas cher. M. le ministre ou M. l'ambassadeur, en sacrifiant leur excellence sur l'autel de la démocratie, n'auront fait qu'ôter leur cravate en claironnant qu'ils sont tout nus. Faisant croire que l'usage courant a purgé le mot de toute noblesse, ils ont gardé monsieur, qui dans son raccourci familier, est encore au monde la plus précieuse de toutes les distinctions, la première : mon seigneur.
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De Mac Mahon à Pompidou et même en passant par Auriol, tous les huissiers de l'Élysée ont annoncé « Monsieur le Président de la République », avec autant de respect et de simplicité que leurs aïeux évoquaient jadis monsieur saint Jean ou monsieur saint Denis ; et leurs patrons en éprouvaient plus ou moins le sentiment d'un privilège insigne, peut-être indu, assurément précaire et révocable.
Tombé dans le vulgaire, l'usage commun de « monsieur » n'a rien perdu de sa dignité. Chassé par la Révolution il est revenu très vite et plus populaire que jamais. Tout en faisant la moindre des politesses il gardait son pouvoir distinctif. On commencerait aujourd'hui, semble-t-il, soit à reprendre conscience de l'aspect humiliant de la politesse, soit à n'y voir que le temps perdu. Il n'était pas question d'abroger officiellement l'énoncé des titres que les gens avaient commencé de s'affranchir de monsieur, en tant que salutation en soi, ou que préalable au patronyme. Prolétaires, mondains, au téléphone ou dans la rue, la secrétaire, la standardiste, les jeunes gens et les jeunes filles, voire les quinquagénaires dans le vent vous font encore la grâce d'un bonjour et d'un au revoir mais sans plus, et d'un ton si guilleret d'ailleurs qu'on n'a pas toujours le courage de les reprendre en leur disant : « Bonjour qui ? Bonjour mon chien ? »
Le parcimonieux de son emploi peut s'expliquer par le désir de rendre à monsieur toutes les valeurs qu'il avait encore naguère. C'est une explication dont vous aurez à souffrir tous les jours. Notez d'ailleurs qu'à tous les échelons de la société, ils sont encore nombreux, le mot en question précédé de son article indéfini, n'a jamais rien perdu de son bonheur d'expression quand vous entendez dire avec une moue de respect : c'est un monsieur. Il est vraiment difficile de faire comprendre aux gens qu'un homme en vaut un autre. On tâchera bien d'y arriver quand même. Le premier pas étant fait par le boycott spontané de monsieur, la réforme Giscard n'est peut-être qu'une étape relativement facile. Il faudra bien en venir à la prohibition du patronyme lui-même, au moins le consigner au folklore. Son caractère foncièrement distinctif et même discriminatoire sera tôt ou tard mis en évidence et dénoncé comme intolérable à cette notion d'égalité si bien ancrée dans le cœur des hommes qu'on n'oserait pas la définir. Malheureusement la coutume de se distinguer entre eux n'est pas ancrée moins profondément, et voilà une des contradictions internes les plus fécondes en événements historiques. Les besoins de la rigueur et de l'économie ont déjà fait que le patronyme, pièce capitale de l'état civil, est généralement doublé d'un matricule. L'idée en est venue je crois aux sergents-majors comptables de la Grande Armée.
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Il s'en est suivi la prédiction d'une société entièrement anonyme où il faudrait que les éléments n'entretinssent plus entre eux que des relations chiffrées, codées. Nous n'en sommes pas là, mais pas loin, il faut donner du travail aux ordinateurs. Une commission d'experts et théologiens étudie l'accession du chiffre à la fonction patronale et l'attribution d'un chiffre de baptême à communiquer à l'administration civile. Je ne pense pas que les promoteurs de ces changements puissent croire sérieusement que les chiffres nous débarrasseront des inégalités sociales. Il faut peu de temps pour se rendre compte en effet que les chiffres sont inégaux entre eux et qu'un nombre n'est égal qu'à lui-même ou la somme de ses composants, et l'alternative ici est à peine concevable. Le citoyen numéro 210 additionné au numéro 120 n'égalera pas le numéro 330 et d'ailleurs il n'y tient pas. On voudra bien me pardonner ces jeux enfantins sur l'égalité, mais je sais m'arrêter.
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L'affaire Dreyfus nous revient très fort, par les voies de la presse, du livre et du cinéma. Rien encore à la télé ; elle ne s'imagine tout de même pas qu'un débat ferait explosion dans le studio ou implosion dans les postes. Tout le monde est dreyfusard, patent ou latent, de principe ou d'instinct, même les réactionnaires qui par lassitude ont accordé gratuitement une espèce d'innocence. Il faut dire aussi que les gens qui ont vécu l'affaire de bout en bout se font rares. Et quand on a moins de quatre-vingts ans il faut être mordu et s'en mettre dans la tête pour argumenter efficacement sur le déroulement du procès et les interventions de l'opinion. Ce retour de l'affaire n'est d'ailleurs pas un mouvement spontané. Personne n'en parlait plus, ni chez soi ni dans la rue, et les repas de famille s'il en est encore ont bien d'autres sujets de querelle pour se gâter le savarin. Il peut s'agir d'un rappel obtenu ou spontané au bénéfice des puissances intéressées. La fortune politique de la Résistance est à surveiller de près, elle a constamment besoin de renfort. N'oublions pas que depuis Londres elle a partie liée avec le monde juif. Dreyfus, en tant que Zombie, peut encore servir, et d'autant mieux qu'innocent du sionisme il balancera tant soit peu notre antisionisme et sans trop nous faire gronder par les Arabes. De toutes façons il n'y a pas à s'inquiéter. Ce n'est pas le fantôme de Dreyfus qui soutiendra Israël dans l'immémoriale, grandiose et dramatique Affaire qui arrive aujourd'hui à l'un des tournants les plus difficiles de son histoire.
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Sur un tel sujet vous auriez avantage à lire le numéro 88 de *La Contre-réforme catholique au XX^e^ siècle.* On sait que l'abbé de Nantes a été condamné par le tribunal de Troyes pour avoir écrit, entre autres, que M^e^ Isorni, en soutenant que les Juifs n'avaient pas crucifié Jésus fils de Dieu, avait dit un mensonge. On sait moins que peu de jours avant le procès le R.P. Braun s.j. fut invité par la LICA à faire une conférence à l'Hôtel de ville de Troyes au bénéfice de la cause judaïque. C'est à propos de cette pénible démarche que l'abbé de Nantes a rédigé le très clair et très instructif memento que je vous recommande sur les relations du judaïsme et du christianisme. Une question qui ne se laissera régler ni par la chapelle de Riad ni par la mosquée de Rome.
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Jardin des Plantes (suite). Nul n'ignore que le café comme le pétrole est originaire du Proche-Orient. Or j'apprends à l'instant que tous les caféiers des Antilles, du Guatemala, du Venezuela, de la Colombie, du Brésil et coetera sont venus d'une demi-douzaine d'arbustes cultivés au Jardin des Plantes par Jean Heroard, médecin de Louis XIII et premier intendant de ce jardin. Il n'y a pas si longtemps d'ailleurs que les planteurs américains pratiquaient encore la taille « à la française ». Voilà-t-il pas confirmée une fois de plus la mission historique de la France intermédiaire officieuse des valeurs orientales et occidentales. Intermédiaire à ce point bénévole que les professeurs du Museum ni même les jardiniers n'auront jamais dégusté au mieux qu'une seule tasse expérimentale de leur propre café. Mais c'est toujours pareil, sic vos non vobis, plus désintéressé que la France on ne trouvera jamais.
Jacques Perret.
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### Marianne-toute-seule
par Roger Glachant
DANS le silence mat des dunes les moineaux pépiaient comme des bienheureux. Au loin la mer ronflait. Elle avait l'air d'être en verre pilé. Par moments les trois petits peupliers de l'enclos battaient au vent, et le dessous des portes chantonnait.
C'était la marée basse. De minuscules silhouettes poussaient des filets. Des barques se groupaient à cause des bancs de poissons, et à l'horizon, de gros voiliers couraient lentement vers Boulogne ou vers l'Angleterre ou vers le sud. Dans la partie durcie de la plage le sable sec volait sur de longues distances, par nappes.
Marianne regarda les nuages blancs et noirs qui se dressaient dans le ciel et jugea qu'il ne pleuvrait pas dans la matinée ou guère. Elle rentra dans la baraque. Tout en houspillant les enfants, elle versa du coke sur la grille et s'assura que la bassine à soupe était à bonne hauteur. Elle fit alors sortir les enfants. Deux étaient infirmes et portaient des bandages. Elle les installa dans une brouette et la poussa, par le plan incliné de bois qui accédait à la plage, aussi loin qu'elle put dans la direction de l'eau. Là, elle fit une chose complètement folle : elle dégagea leurs plaies et les lava. Puis elle acheva de les déshabiller et les aspergea. Elle les sécha, les emmitoufla, enfin les installa dans un recoin de dunes aux abords de la baraque, d'où elle pût les surveiller. « Mets te lô, mon chtiot gars, leur disait-elle. Tu serô très bien et, tu verrô, tu guérirô. » A la fin de la matinée, elle leur donna la soupe. Et l'après-midi, elle recommença.
Marianne était « barteuse ». Dans le parler picard de cette époque, cela signifiait, paraît-il, qu'elle tenait une sorte de comptoir pour pêcheurs, avec des casse-croûtes et de la boisson. Leurs femmes lui confiaient leurs jeunes enfants quand elles partaient pour la crevette, le matin.
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Comme on le sait, il y a entre la Somme et le port de Boulogne une cinquantaine de kilomètres de plages, à peu près en ligne droite et qu'un bourrelet de dunes sépare des terres. Des lagunes dessinées par les estuaires de la Canche et l'Authie sont devenues, siècle par siècle, des marais puis des pâturages. Les arbres y sont déformés et gênés dans leur croissance par le vent, qui à 60 % souffle du large. Le sol s'élève à l'Est en plateau crayeux dont le contour est le rivage primitif. C'est le Ponthieu qu'on s'est fort disputé au cours des âges, entre Français et gens venus du Nord.
Au XIX^e^ siècle, où cette histoire se situe, de maigres villages étaient sur ces basses terres. Le plus important s'appelle Rue, et il était encore sous Louis XIV un port, où un chenal donnait accès. Un crucifix miraculeux y avait abordé en l'an 1100 ; d'où un pèlerinage des couvents et des chapelles. Maintenant tout cela est dans les prés.
Des oiseaux de toutes sortes voletaient sur ces pâturages et ces dunes. Les migrateurs descendaient dans les estuaires. Inlassablement les habitants les tiraient mais rien n'y faisait. Les bourgeois d'Abbeville venaient en carrioles avec gibecières, bottes et fusils. Parfois ces héros picniquaient avec des dames, qui poussaient des petits cris merveilleux à cause du sable.
Le littoral alors était presque vide. Juste quelques baraques tapies dans la dune, à distance raisonnable des marées les plus hautes. Les villages étaient à l'écart vers l'intérieur. Marianne habitait en contre-bas du bourrelet, à un endroit qu'on appelait l'Entonnoir, parce que le chemin formait une petite place, où on entretenait une sortie à travers le sable vers la plage. Elle était moitié en briques, moitié en bois, à deux pièces carrelées bien propres. Le clocher trapu se voyait à plus d'un kilomètre. Tout près de là, l'Authie menait ses eaux à la mer.
Parfois, au crépuscule, dans certaines saisons, les migrateurs longeaient la vague, venant du nord ou y allant, poussant des clameurs qui signalaient leur approche du fond de l'horizon, pareilles à celles d'une foule humaine. Quand les barques étaient tirées sur je sable et que les femmes avaient repris leurs enfants, c'est alors que Marianne était vraiment seule. Mais il semble qu'elle n'avait pas peur du froid, ni de la mer et que même, au contraire, elle en attendait plutôt du bien.
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Marianne s'était installée là en 1854. Précédemment elle avait habité le village. C'était un groupe de maisons basses, en matériaux pauvres, briques ou torchis. Seul le presbytère était de pierre et aussi le clocher qui servit de phare, paraît-il, aux temps anciens. Plusieurs toits étaient en zinc, et des pavés y étaient posés pour les maintenir contre le vent.
Le trafic était nul dans cet endroit, mais pas mal de monde y vivait. En fait de boutiques, il y avait seulement un boulanger et un bourrelier-épicier-estaminet. La plupart des hommes faisaient la pêche quotidienne. Pour cela, ils parcouraient sans cesse le chemin au bout de quoi scintillait la mer. Quelquefois elle avait des douceurs, des fraîcheurs de ton ineffables. Mais le plus souvent elle était rude.
Aucune opposition marquée n'existait entre marins et cultivateurs, suivant ce qui se passe en d'autres régions maritimes où les uns et les autres se côtoient peu. Ici tous se connaissaient. Ces pêcheurs-là étaient de bonnes gens. Et même s'ils ne s'entendaient pas, ils ne se battaient jamais au couteau comme dans les ports. Cependant, ils n'étaient pas des délicats. Ils cognaient leurs femmes un peu, même assez. Des incestes étaient signalés, quoique clairsemés. M. le Curé tenait de la place. Il tançait ses ouailles le dimanche dans une langue à la Bossuet et qui n'était intelligible que partiellement. Elle faisait néanmoins grand effet. De tout cela résultait une sorte d'équilibre, et il en avait été ainsi pendant un bon nombre de siècles.
Marianne avait eu six enfants de son mari, Philippe Brillard. Il était mareyeur. Il achetait le poisson aux pêcheurs à l'Entonnoir et le revendait à Verton, où la ligne de chemin de fer de Paris à Calais passait depuis 1847 et avait une halte. Mais un jour le choléra du Bengale arriva dans la région, par quelque navire en escale à Boulogne, et Marianne perdit tout le monde, sauf ses deux aînés qui étaient en place.
Sans doute, pour cette raison, on l'appela « Marianne-toute-seule », ou parce qu'ensuite elle ne voulut pas se remettre en ménage, ou parce qu'ainsi le voulait son tour de caractère, ou parce que celui-ci était propre à toute la famille. Car d'après une tradition locale qui commence à devenir vague, son frère eut le même surnom. Mais peut-être ce fut à la suite de sa sœur ?...
Probablement vers ce moment-là, Marianne ressentit l'inutilité des mots. Elle trouva que les propos qu'on lui adressait pour la plaindre ou pour la distraire étaient creux ou bêtes, même quand ils étaient très sincères, et elle n'avait plus envie de parler aux adultes. Les enfants, en revanche, même quand ils ne parlaient pas, elle trouvait qu'ils parlaient mieux.
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Elle fut ainsi amenée à accueillir ceux que des commères bien intentionnées lui amenèrent d'abord pour lui remplir un peu sa maison vide, ensuite pour s'en débarrasser un moment. Plus d'un était d'aspect misérable et même difforme. Certains portaient des plaies suppurantes que les moyens locaux ne guérissaient pas, ni les « docteurs », quand il s'en aventurait dans les parages ou qu'on allait en consulter en ville, ni davantage les moines basiliens de l'Abbaye de Valloires.
Car dans ce petit village de rien, la population se renouvelait vite. On naissait à cadence accélérée et on mourait de même. Notamment les femmes en couches par la fameuse fièvre dite puerpérale, et les enfants par un peu tout. Et chez ceux qui subsistaient, un certain pourcentage traînait, plus ou moins longtemps mais de toute façon pour en mourir avant l'heure, ces lésions jadis appelées écrouelles, et que le Roi de France, disait-on, pouvait guérir en les touchant, et parfois, semble-t-il, guérissait effectivement. Maintenant on les appelait la scrofule. Ce terme n'était pas moins horrible et guère plus scientifique, et il emprunte quelque chose au désarroi éprouvé par les médecins devant la diversité de manifestations entre lesquelles ils sentaient vaguement une parenté mais sans être à même de la prouver. Elles étaient cutanées, osseuses, ganglionnaires, et d'ailleurs on les confondait avec d'autres, d'une autre origine et qui relevaient de l'alcoolisme, du rachitisme ou de l'anémie. Du côté des médecins ou du côté des commères, les traitements se valaient ou à peu près.
Cependant d'une façon générale on avait compris que le climat marin exerçait une influence favorable sur les enfances maladives qui proliféraient avec le développement industriel, sauf dans les cas d'atteintes pulmonaires où au contraire elle était catastrophique. La littérature, la médecine et la mode alors découvraient la mer ensemble, et depuis peu le chemin de fer de la ligne Saint-Lazare mettait la côte à deux heures des Parisiens. Cela avait commencé en Angleterre dès 1796, avec un établissement de bains ouvert à Margate. En 1847 une Miss Hinsh fonda à Sète un petit hôpital marin pour les indigents de l'Église évangélique, ce qui était un cas de charité bien entendue, mais aussi un essai intéressant. L'Assistance publique de Paris s'y mit elle aussi. Elle plaça des pupilles dans l'Ouest, pour un temps plus ou moins long, par exemple à Saint-Malo pendant l'été de 1846.
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Il fut bientôt admis au village que Marianne savait s'y prendre avec les enfants qui semblaient ne pas devoir vivre, et on lui en fit une spécialité. D'abord on les lui avait laissés par commodité, mais ils ne restaient pas chez elle le soir. Plus tard, certains y restèrent. Dans l'état où ils étaient, ils n'avaient d'importance que la souffrance qu'ils hébergeaient. Marianne n'avait en fait de biens qu'un mobilier minimum, sa maison, et à quelque distance un bout de jardin. Pour qu'elle joignît les deux bouts, les gens lui donnèrent en nature de quoi l'aider. Au début, ses manières avaient étonné. Puis la rumeur de sa réussite se répandit.
Elle parlait aux enfants sur un ton vif et allant. Elle ne faisait pas de sensiblerie avec eux, mais ne les laissait jamais pleurer. Elle avait senti que là était le bon système. Une partie de son secret est assurément dans la sorte de bonté qu'elle leur témoignait : elle les rassurait. Elle écartait d'eux la peur de mourir et, du même coup, la mort elle-même. En réalité elle les aimait tous et ne s'attachait pas à celui-ci plus qu'à celui-là. Elle les soignait presque par gaîté et parce que ce sont des choses comme cela qu'il faut faire plutôt que d'autres.
Il n'est pas facile de deviner dans le détail par quelles séries de remarques Marianne fut amenée, alors que là croyance aux bienfaits de la mer était encore peu assurée, à brûler les étapes et à essayer, elle, femme simple et sans culture, des soins qu'aucun médecin raisonnable n'aurait jamais risqués. Elle s'identifiait aux corps et ressentait ce dont ils avaient besoin. Elle avait une espèce de confiance dans la mer et dans sa beauté, qui pour elle était la beauté de Dieu. Bien sûr, cette mer si belle ne se privait pas d'avaler des marins assez souvent, Dieu étant nécessairement d'accord. Mais enfin c'était ainsi. Marianne avait confiance. Et elle obtenait de la mer un peu de sa force et de son éclat pour des êtres repoussants et exténués.
Au début elle avait gardé les enfants autour de sa maison. Elle les tenait dehors autant que possible et les distrayait. Puis elle les emmena jusqu'à la plage. Ceux qui ne pouvaient marcher, elle les mit dans une brouette comme il a été dit. Elle restait sur la plage toute la journée, veillant seulement à ce qu'ils fussent bien emmitouflés et à ce qu'ils ne s'éloignent pas. Elle répétait ce manège deux fois par jour.
Le principal ornement de son logis était un miroir, hérité de la mère de défunt son homme. Le cadre doré, en plâtre, était patiné et le tain pâli par des aventures inconnues. Marianne glissait dans la rainure le papier du percepteur. Les quelques autres qu'elle avait chez elle et qui n'étaient qu'une pincée, elles les serrait dans un tiroir de son armoire, notamment les titres de propriété de son terrain et de sa maison.
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Sur les murs il y avait deux images d'Épinal, qui représentaient Napoléon et la Sainte Vierge, et aussi une page de journal où l'on voyait la Cour. L'Impératrice était incroyablement belle. Des dames l'entouraient et aussi des messieurs en pantalons à sous-pieds, qui n'avaient jamais torché d'enfants scrofuleux, mais sûrement savaient des choses et faisaient ce qu'il faut pour le gouvernement.
Quelquefois, surtout au jardin, quand une trouée provisoire se faisait dans le ciel et qu'une nuée en profitait pour épanouir ses formes comme une dame à Compiègne, alors il lui arrivait de lancer là-haut un appel à l'Invisible pour que le chagrin diminue dans le pauvre monde et que les enfants scrofuleux ne soient pas tout seuls, sinon elle-même, qui était solidement charpentée en somme et n'avait pas peur de la mort, enfin pas trop, ni de ses fioritures préalables de solitude. De temps en temps elle restait comme hébétée devant ce « machin », dénommé la Douleur, et qui s'empare, venu d'on ne sait où ni pourquoi, de gens petits ou grands qui ne lui demandent rien, et en même temps elle réfléchissait à la façon de s'y prendre pour nettoyer tel ou tel membre. Elle concluait cette méditation à la fois pratique et philosophique par ce propos peu original mais plein de sens : « qué misère ».
Pour elle qui bêchait, qui lavait, qui pansait, qui baignait, l'Invisible comptait beaucoup. Elle y plaçait quelques grandes figures, Dieu dans son triangle, le Christ avec sa barbe, la Sainte Vierge qui était sa préférée, sans parler des anges, avec lesquels d'ailleurs elle se sentait moins à l'aise. Elle n'y pensait pas avec précision toute la journée. Elle était prise dans le concret vraiment, mais elle épiait toujours un peu la sortie. Quelquefois elle attirait au premier plan cet Invisible et il accompagnait de près ses gestes, jusqu'au torchage d'un enfant, ou au maniement de la marmite, ou au repiquage des radis. Elle lui parlait dans un langage tout fait et appris dans l'enfance, mais le plus souvent elle ne lui parlait pas. Elle était seulement comme dédoublée.
Son jardin était de bonne terre noire, abrité sur un côté par un muret, et les légumes y sortaient bien. Elle y consacrait peu de temps, vu la presse, généralement de bon matin. Elle avait calculé ses gestes pour les réduire au minimum. Elle ne se bousculait jamais, mais n'arrêtait pas. Elle restait immobile seulement un quart d'heure avant de dormir, si tout était tranquille.
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A Montreuil-sur-Mer, la vieille citadelle qui garde le nord du Ponthieu, il y avait depuis 1843 un médecin que hantait la pensée de la scrofule. Il avait à régler avec elle un compte, car elle lui avait pris deux de ses enfants. Il s'appelait le Docteur Perrochaud et était chargé du contrôle des pupilles de l'Assistance publique de l'arrondissement.
Il n'était pas une sommité, comme on dit. En redingote mais botté, il courait les chemins bons ou mauvais, de jour ou de nuit, sur son tilbury. Peut-être avait-il un penchant pour les phrases. La scrofule, il l'appelait avec simplicité « hideuse plaie d'un siècle corrompu ». Comme il n'était pas historien, il ne lui venait pas à l'idée de se demander si certains siècles ont réellement plus de corruption que d'autres et si celle du XIX^e^ siècle n'avait pas pour origine principale l'étrange inaptitude des promoteurs du monde industriel à aider le prolétariat urbain à croître au minimum de malheur, d'ordure et d'absurdité. Mais dans ce temps-là, où le bacille de Koch n'avait pas encore été découvert, peut-être avait-on de la facilité à croire que la désagrégation des corps, et en particulier la scrofule, étaient l'effet d'une immoralité générale. Cela se défend, après tout, puisque tout se tient. De nos jours, Gandhi, qui n'était pas rationaliste mais pas sot non plus, attribuait une cause spirituelle à la maladie.
En tout cas, le docteur Perrochaud n'était pas mufle ni blasé. Il était déchiré par les « tête-à-queue » que faisait en lui la confiance dans la vie et rêvait sur la douleur infantile tout comme au début de sa carrière, comme si un jour une réponse serait donnée à cette énigme ou du moins à celle de la scrofule. Il n'avait pas trop l'esprit de système. Le désir d'explication ne bousculait pas en lui l'objectivité. Il vivait dans l'attente de faits qui permettraient de comprendre et ne partageait pas la disposition nationale à l'hilarité devant les nouveautés : c'est ainsi que les pratiques de Marianne l'intéressèrent, lorsqu'il en fut avise.
Dès son arrivée à Montreuil il avait insisté auprès des inspecteurs de l'Assistance publique sur l'efficacité générale de l'air marin. A Paris il connaissait deux médecins en vue. Par leur entremise il arriva à persuader l'administration centrale que non seulement l'action du climat était évidente, mais que les résultats obtenus par Marianne étaient singuliers et devaient être approfondis.
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A son avis, ils étaient dus « à l'action de l'iode et autres principes modificateurs contenus dans l'eau, l'air et les sables de la mer ». Ce sont de ces formules plutôt descriptives et que les médecins énoncent gravement. Aujourd'hui nous disons que la consommation d'oxygène est importante sur cette cote et que le nombre des globules rouges s'y élève à cause de la réflexion des rayons ultra-violets. Ce n'est d'ailleurs pas beaucoup plus satisfaisant.
Sur l'Authie, un peu en amont de l'estuaire, une certaine Mme Duhamel avait reçu des enfants de l'Assistance. Perrochaud obtint que, moyennant une faible rémunération, elle vînt se fixer à l'Entonnoir, aux côtés de Marianne, dans un local pouvant contenir huit enfants. Mais Mme Duhamel était âgée. Elle ne tarda pas à retourner dans son village et Marianne s'occupa de tout. En 1859 l'Assistance agrandit le local et envoya trente-sept enfants. L'année suivante il y en eut soixante-douze. Dans l'intervalle, trois franciscaines étaient venues de Calais se joindre à elle.
Il faut ajouter que dans ces années-là la mer avait triomphé de toutes les façons. Hugo à Guernesey la célébrait. A Paris Michelet lui consacrait un livre géographico-lyrique, d'un accent à vrai dire très beau. De son côté, l'Impératrice Eugénie croyait aux cures climatiques et à la nécessité de multiplier les stations balnéaires. Comme le Prince impérial, son fils, était menacé de coxalgie, elle avait réfléchi sur ce sujet, et ses vues y étaient plus pénétrantes qu'en politique étrangère. Naturellement les gens du monde les partagèrent. La vogue des bains à Trouville devint telle que Michelet, effrayé et sentant sa responsabilité, écrivit un article, étonnant à lire aujourd'hui, pour signaler les redoutables ébranlements que l'eau de mer peut donner en particulier au corps féminin, si délicat, et la nécessité d'une extrême prudence dans la fréquentation de cet élément.
L'activité de Perrochaud et l'attention de l'Impératrice eurent pour effet qu'un hôpital de bois à 100 lits fut inauguré en 1861. L'impératrice le visita en 1864. Cinq ans plus tard, elle en inaugurait un deuxième, en briques. Perrochaud en reçut la direction. Les légions d'honneur se mirent à pleuvoir. L'imbécile désastre de 1870 parut assombrir les lendemains de la France. Mais Perrochaud était sur la bonne voie. Il compléta les méthodes de Marianne par des pratiques chirurgicales très circonspectes. Il va de soi qu'elles furent perfectionnées après lui, mais quand il mourut, en 1879, on comptait 70 % de guérisons contre 7 % de décès. Par la suite une quinzaine d'établissements hospitaliers s'élevèrent en ces lieux.
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Voilà comment a été créée la ville de Berck, qui, n'est pas Florence ni Versailles, mais dont la renommée est mondiale pour le traitement des maladies osseuses et où l'œuvre médicale a été énorme.
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Tel le chat botté qui, sur le tard, ne courait plus après les souris que pour se divertir, Marianne continuait à garder des enfants par plaisir. Au fur et à mesure que le temps passa, elle fit les choses plus lentement mais avec encore moins d'interruptions et d'une façon toujours aussi efficace. Plus elle devenait laide, plus son besoin d'aimer était grand ; plus grande aussi l'impossibilité d'être aimée, plus elle avait pitié des gens, moins ils lui semblaient être réels.
Depuis longtemps : cela va sans dire, elle se peignait machinalement. Il lui arrivait de se regarder au miroir, mais par mégarde. Alors elle souriait à cause des anciennes années où, jeûnotte, elle s'attifait. Elles étaient extraordinairement lointaines, à ne pas croire ! Elle ne s'attardait pas à cette songerie. Cela n'avait pas de sens. Cela menait à quoi ? Dans sa grande figure rectangulaire à grands traits droits, ce sourire faisait une espèce de grimace gaillarde et en même temps comme un amical signe à ce qu'elle avait été et dont elle avait profité de façon si furtive et malagauche. Elle grognait avec un peu de tendresse : « Ç'aurait pu être meilleur, ma belle, et ç'aurait pu être pis. »
Mais ces entretiens-là étaient exceptionnels. Elle ne pensait pas trop non plus à défunt Brillard. Quelquefois, rapidement et avec une toute petite émotion, elle revoyait ses quatre enfants morts. Les deux qui restaient, elle ne les voyait guère. Leurs occupations les tenaient, et ils ne se ressemblaient plus.
De loin en loin, elle recevait la visite d'ex-enfants scrofuleux établis dans le coin ou même venant des villes. Ainsi Louis Bris, un petit garçon qu'on lui avait remis avec un pied énorme, crevé et coulant à la jointure de la cheville par devant et en arrière. Elle l'avait gardé un an et demi. Maintenant il travaillait dans une manufacture de vannerie du voisinage et ne boitait même pas. Auprès d'elle demeurait Eugénie Bro, une forte fille qui la secondait bien. Celle-là lui était arrivée à l'âge de 2 ans, et dans quel état ! Une inflammation ganglionnaire générale, et elle ne tenait pas sur ses jambes. Elle guérit à peu près dans le même espace de temps.
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Aujourd'hui peut-être l'enfant n'en a plus pour longtemps à être aimé, bien qu'il offre à la presse, à la télé, etc. un riche thème à sentimentalité. Les hommes verront en lui un jour le virus de la fin du monde. Pour Marianne, il était la vie triomphante, ou qui devait l'être. Où Marianne avait-elle pris son inspiration initiale ? Elle était généreuse de nature. Et si elle était ainsi, pourquoi ? Elle est morte sans avoir été interviewée.
Ce fut le 3 août 1874, dans sa demeure, à 3 heures du matin. On l'enterra près de l'église, mais sa tombe est perdue. S'il y eut une pierre, l'inscription n'y est plus lisible. La déclaration de décès indique pour témoins Pierre Bouville, ouvrier, son frère, et Delobelle, son gendre, voiturier. C'est dans ce document qu'elle est désignée comme « barteuse ».
Elle était née, suivant son acte de naissance, le 18 novembre 1812 à midi. C'est l'année où Napoléon avait éprouvé le besoin de franchir le Niémen. Son père était Michel Bouville, mareyeur lui aussi, et sa mère Marianne Griessier, âgée de 17 ans. Les témoins étaient un marchand et un préposé aux douanes.
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On n'a sur Marianne que les précisions fragmentaires mentionnées ci-dessus. J'ai essayé de les grouper, au mieux. Et puis je l'ai un peu imaginée. Mais je l'ai imaginée sincèrement. Avec le maximum de passivité je l'ai laissée sortir de l'ombre. Comment croire que Marianne n'a pas été celle qui m'est apparue ?
Cependant peut-être ai-je eu tort, et j'en demande pardon à sa mémoire et au lecteur. Car l'essentiel du personnage est l'ignorance à son sujet. Elle appartient à une espèce muette et d'ailleurs assez peu commune, celle des simples à grand cœur. Toujours ils ont permis que fut fait ce qui devait être fait. Par là cette histoire, qui n'en est pas une, est belle. Si les sociétés entretiennent une vie spirituelle, c'est surtout par des gens dont on ne sait rien.
Roger Glachant.
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### La noblesse française et Henri V
par Maurice de Charette
PIERRE BÉCAT vient de publier un ouvrage très remarquable sous le titre *Henri V et les Féodaux* ([^20]). Ces pages sont le fruit d'une large compilation et d'une profonde réflexion conduite par une pensée sage ; à ce titre, elles n'apportent rien de nouveau au plan de la recherche historique, mais elles présentent un utile et précieux condensé de la doctrine politique, économique et sociale. du Comte de Chambord.
C'est une joie de retrouver tous les grands textes de ce Prince exceptionnel qui a si bien justifié le prénom de Dieudonné reçu au baptême. Nous croyons, avec Halévy, Maurras, Pierre de Luz, Beau de Loménie et tant d'autres, qu'il fut un des plus grands hommes du XIX^e^ siècle, peut-être même la dernière chance offerte par Dieu à la France ; il nous paraît donc indispensable que les Français le sachent et connaissent dans son détail l'effroyable complot parlementaire qui l'a empêché de régner et de nous sauver. Il faut sans cesse fouailler les responsables, les marquer au fer, afin que les héritiers de leur malfaisance ne puissent continuer de nuire. Comprendre la révolution, ses méthodes et son aboutissement est, en effet, la première étape de la contre-révolution qui, sans cette base, demeurera toujours une suite de soubresauts honorables mais inefficaces sur la route de la décadence.
Il était indispensable qu'un livre récent, facile d'abord quoique documenté aux meilleures sources, vienne rappeler a notre temps les exceptionnelles qualités de ce Prince qui fut sans doute, à son rang, le premier à avoir compris son époque et envisagé les conséquences du bouleversement industriel ainsi que les problèmes du monde ouvrier naissant.
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Réputé rétrograde par une habile propagande, Henri V fut bien au contraire trop en avance sur son siècle et c'est pour cela qu'il fut combattu avec tant de hargne. Sait-on que lorsque Léon XIII préparait *Rerum Novarum* et réunissait la documentation nécessaire, il eut connaissance des testes sociaux du Comte de Chambord mais n'osa pas aller aussi loin ? Sait-on que la totalité du programme royal n'était pas encore appliquée en France en 1945 ?
Que de temps perdu ! Que de troubles et de désordres eussent été évités si l'on avait entendu la grande voix qui, depuis l'exil au fond de l'Autriche, tentait de montrer aux Français les chemins de la concorde, de la justice et, par surcroît, de la prospérité. Comme l'a dit Valentin Smith en 1879, alors qu'il revenait de Frohsdorf, « J'eus toutes les peines du monde à me retenir de pleurer en songeant que nous avions un roi pareil -- et que nous ne l'avions pas ».
Mais tout ceci explique assez la violence avec laquelle il fut dénigré par les nouveaux féodaux, chefs de l'industrie naissante et maîtres de la finance. Leur égoïsme et leur âpreté au gain les ont privés de la vision à longue échéance de leurs propres intérêts. Pour accumuler des bénéfices immédiats, ils ont abusé du peuple le plus intelligent, le plus travailleur et le plus joyeux, jusqu'à en faire cette masse triste et déboussolée qui, aujourd'hui, n'écoute plus que les faux prophètes. Pour avoir ignoré les devoirs de la puissance, ils se sont retrouvés isolés, combattus, objets de haine et de mépris. Le mal qu'ils ont fait leur sera légitimement rendu dans leurs descendants ou successeurs, même si la charité chrétienne n'y trouve pas tout à fait son compte.
Mais, nous qui savons que tout cela pouvait être évité, puisque Dieu nous avait fait don d'Henri V, nous ne nous consolons pas que la France soit passée au large d'une pareille chance à cause de quelques mauvais bergers et nous sommes reconnaissants à Pierre Bécat de nous l'avoir rappelé. L'histoire n'est pas le récit morne d'un passé disparu ; elle n'est pas non plus la longue plainte des occasions perdues. Il faut qu'elle soit un enseignement, une mise en garde, pour éviter que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets.
Au surplus, le livre que nous signalons vient particulièrement à son heure, puisqu'il paraît peu de temps après l'ouvrage consacré au Comte de Chambord par le duc de Castries ([^21]), auquel, d'ailleurs, il constitue une verte réponse, trop violente peut-être.
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Pierre Bécat gagne une grande liberté d'attitude mais est privé sans doute de quelques éléments de jugement *ad hominem* parce qu'il ne semble pas connaître le duc de Castries dont le livre sur Henri V est une méchante action, bien sûr, mais n'a pas été conçue comme telle, pensons-nous. L'auteur n'a surtout rien compris à son héros car il est libéral avant tout. Intelligent, bienveillant, chrétien, homme de cœur dans la vie privée, il demeure par quelques côtés un mondain, plein d'ironie, de légèreté, de crainte de sembler démodé et de goût de paraître. Son titre de duc, qu'on affirme contesté dans sa transmission par certains spécialistes de la science nobiliaire, l'obligerait à ses propres yeux à une particulière indulgence à l'égard des autres ducs et lui aurait fait briguer l'Académie avec beaucoup plus d'opiniâtreté que d'indépendance d'esprit. Mais, par-dessus tout, son libéralisme foncier ne pouvait pas lui permettre de comprendre le Prince dont il traitait et constituait le meilleur prisme déformant qui se puisse imaginer. Il ne pouvait pas juger le Roi autrement qu'il ne l'a fait en raison de ses propres idées. Le malheur est qu'il se soit permis -- parce que duc, peut-être -- d'écrire ce que, comme gentilhomme, il n'aurait pas dû écrire.
Les ducs forment, en effet, une caste à part, une sorte de syndicat possédant ses lois, ses mœurs, sa morale même parfois et, avec tout cela, une grande solidarité. Parce que le Prince les appelle « Mon Cousin », ils se croient aisément le droit de traiter d'égal à égal. Susceptibles, ils savent ce qui leur est dû et n'oublient aucun affront, mais ne se croient guère tenus à la reconnaissance. On leur doit, à leurs yeux, plus qu'ils ne doivent. Près du trône par la qualité de leur naissance et parfois de leurs alliances, ils ont souvent une tranquille et négligente ignorance de ce qui n'est pas eux. Le tout ne va pas sans quelque grandeur et beaucoup de gentillesse qui aide à les faire pardonner. Leur caricature est *le duc* de Robert de Flers, tandis que leur indulgent modèle se trouve dans *M. le duc* de La Varende.
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Ce qui gène, ce qui irrite et ce qui étonne, au fond, c'est que le duc de Castries se soit cru obligé de prendre parti pour Mac Mahon ([^22]), ainsi que pour les trois ducs chefs du parti royaliste en 1871, responsables volontaires de l'échec de la restauration.
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Thiers qui n'avait aucune raison morale ou sociale de faire la fine bouche disait d'eux qu'ils étaient un hanneton (Audiffret-Pasquier), un brouillon (Broglie) et un fripon (Decazes). Pour ce dernier, la chose est indiscutable et, d'une certaine façon, héréditaire, puisque son père n'avait dû son titre qu'au fait d'avoir été le ministre chéri de Louis XVIII, le minet du vieux Roi. Lui-même était franc-maçon et franche canaille. Audiffret-Pasquier était duc par la grâce d'un usurpateur, le faux roi Philippe, ce à quoi il n'avait pas répugné bien que de bonne origine. Quant à Broglie, ses ancêtres étaient arrivés en France dans les bagages des reines Médicis et ne devaient leur grandeur qu'à un accident ; on avait oublié de les défenestrer comme de vulgaires Concini qu'ils étaient. Pendant un temps, les Broglie essayèrent loyalement de se naturaliser puis ils épousèrent Mlle de Staël, fille de la trop célèbre Madame de Staël (née Necker) et... de Benjamin Constant.
On n'échappe pas à pareille hérédité. Ce fut une catastrophe dont ils ne se sont pas remis, ainsi qu'en témoigne de nos jours le prince Jean de Broglie, dit le Prince d'Évian. Quoi qu'ils en pensent, quelques maréchaux et quelques savants ne sauraient compenser l'armée de fripouilles qu'ils ont produite ; seuls doivent être épargnés certains cadets qui mériteraient mieux que ce nom. Ces cadets ne sont d'ailleurs que princes à prénom ce qui, en France, ne crée point le rang... peut-être à cause de ces palefreniers déguisés en princes par le Bonaparte. Ceux-là auraient pu, en d'autres circonstances, être des ancêtres à défaut d'en avoir -- comme l'a dit finement l'un d'eux -- mais ils ne le surent ou ne le purent pas, car l'époque manquait de solidité et parce qu'on ne fonde pas en l'absence de structures. Tout s'écroulant, ils n'ont pas su durer. Il faut un temps propice pour avoir des enfants qui vous continuent.
Mais, pour en revenir à nos trois horribles ducs qui portent la responsabilité du rejet du Comte de Chambord, il faut souligner leur état d'esprit. Ce qui relevait du christianisme leur était étranger. Ce qui n'était point libéral leur paraissait odieux. Ils avaient adopté les erreurs du XIX^e^ siècle, les billevesées révolutionnaires et maçonniques ; dans ces conditions, ils ont combattu Henri V, à leurs yeux un *monstre cromagnonesque* qui voulait faire retour a l'obscurantisme médiéval. Comme, en outre, ils alliaient l'égoïsme de caste à une fausse vue de l'intérêt national, ils ont mis une certaine honnêteté grégaire à s'opposer à la solution royale salvatrice.
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On pourrait, semble-t-il, les comparer à ces prêtres progressistes qui ruinent objectivement l'Église, par désordre idéologique, tout en croyant servir Dieu à qui ils demeurent subjectivement fidèles. Nos ducs adhéraient aux conquêtes de la révolution française, à la manière dont ces prêtres adhèrent aux conquêtes marxistes. Ceux-là voulaient obliger le Roi à comprendre, comme ceux-ci prétendent faire admettre par Dieu leurs petites idées sur le bonheur du monde.
N'étant pas chargés de sonder les reins et les cœurs, nous condamnons les trois ducs et leurs séides mais nous ne sommes pas certain de la culpabilité consciente dont les charge Pierre Bécot. Peut-être ont-ils cru œuvrer à la fois dans le sens de leurs intérêts privés et de l'intérêt général, tant était grand leur obscurcissement intellectuel...
Ils se sont associés aux puissances d'argent, aux banques et à l'industrie ; ils ont collaboré avec J.-B. Say et autres financiers sans scrupules pour asseoir une aristocratie qui n'était ni dans nos traditions, ni dans nos mœurs, mais qui, correspondait à l'idéal maçonnique et libéral de l'Angleterre, éternel modèle de nos rêveurs. Louis XVIII avait créé la Chambre des Pairs à l'image de la Chambre des Lords. La confusion demeurait dans les esprits imprégnés de la tradition encyclopédiste et obnubilés par le souvenir de Montesquieu.
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Tout cela est cependant à l'inverse de la conception française et chrétienne de la noblesse qu'il convient de définir et de rappeler.
A l'origine, on trouve un homme vigoureux qui, monté sur un cheval et armé d'une épée, fait la loi partout où il passe. C'est la tentation de la force qui créerait le droit si l'Église et le Roi ne s'y opposaient. Au nom du bien commun, cet homme fort est fait chevalier au cours d'une cérémonie religieuse et militaire, afin que sa force soit désormais au service du droit, ordonnée à la défense de la vérité mais aussi du faible, de l'opprimé, de la veuve et de l'orphelin.
L'Église et le Prince reconnaissent la puissance telle qu'elle existe mais la détournent au profit du bien commun, la font servir à la civilisation chrétienne. Le chevalier n'a aucun sens s'il n'est pas fort, vigoureux, puissant -- en quoi les ordres de chevalerie nouveaux (ou subsistants) sont en porte à faux -- mais sa force, sa vigueur et sa puissance seront mises à la disposition de la chrétienté, dans une remarquable vision de service.
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Telle est l'origine et la justification de la noblesse héritière de la chevalerie. Il faut pourtant y ajouter la notion d'hérédité qui n'existait pas au début mais qui est l'aboutissement logique, parce que l'homme cherche naturellement à transmettre ce qu'il a reçu, et principalement la puissance.
Lorsque, donc, un homme possède un cheval, une épée et un château parfois (une certaine puissance par conséquent), il désire que son fils en hérite. Il devient par là-même un danger pour la cité, à raison de la durée dans la puissance. Mais si l'Église et le Prince l'ont reconnu tout en le corsetant ans un code moral de chevalerie, qui constitue à la fois une intronisation et une règle, une officialisation et un frein, il se sentira assuré dans sa puissance et chrétiennement orienté dans l'usage qu'il en fera. Un contrat se bâtira au bénéfice de tous : le puissant ne sera ni combattu ni discuté, à la condition que sa puissance soit mise au service de la société.
Telle est la chrétienne légitimation de la réussite, la saine compensation de l'orgueil et de la condition postérieure au péché.
Le Paradis Terrestre aurait pu ignorer les classes sociales. La société païenne avait porté les supériorités humaines à leur paroxysme. Il appartenait à la société chrétienne de les orienter vers le bien commun tout en les reconnaissant par sagesse et sens du possible.
De cette conception, la noblesse française est un parfait exemple, du moins dans la théorie, car tout ce qui est humain a une tendance à se déformer à l'usage.
La noblesse fut, en France, la consécration. d'une réussite qui engendre la puissance, mais elle ne donna pas droit à la puissance car elle ne fut pas une aristocratie. La noblesse est un état, non un droit. Elle engendre des devoirs. Dans un certain sens il est presque vrai de dire qu'elle met fin au droit incontrôlé de tout faire.
Pour une misérable et relative exemption fiscale le noble acquérait en France le devoir de servir son Prince, de verser son sang et d'agir en toutes circonstances au nom de l'honneur, fût-ce au détriment de son intérêt.
A mesure que le sens chrétien s'estompait et que l'État moderne apparaissait, ces notions vinrent à se déformer partiellement. La noblesse devint accessible par l'argent et perdit de sa pureté dans une certaine mesure, malgré la solidité des structures capables encore d'assimiler les nouveaux venus, quelles que soient les conditions mercantiles de leur accession. Souvent, il n'y eut pas meilleur gentilhomme qu'un parvenu ou, à tout le moins, son fils.
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Quoi qu'il en soit -- et il nous semble que Pierre Bécat ne l'a pas bien perçu -- la noblesse n'a pas, en France, vocation d'aristocratie ([^23]). Il peut se faire que le talent se continue de père en fils ; il peut aussi se faire que l'intelligence et les dons divers s'amenuisent jusqu'à engendrer des médiocres au plan humain. Cela ne portera pas dommage à la transmission nobiliaire pourvu qu'il n'y ait, dans la lignée, ni lâches ni fripons.
Il ne serait même pas paradoxal de prétendre que l'accession à la noblesse est une entrave à la « réussite » en ce sens qu'elle suppose trop de contraintes morales, trop de devoirs par rapport aux droits. Les membres de la noblesse sont, chacun à leur rang, les cadres naturels de la cité. Ils y sont peut-être parvenus par l'aventure, mais ils ne sont plus des aventuriers... Ce rôle est dévolu à ceux qui, demain -- et après réussite éventuelle -- seront à leur tour anoblis.
A la limite, dans une société qui n'aurait pas subi de révolution, ce sont toutes les familles qui recevraient la noblesse, car toutes seraient en mesure de mettre l'honneur et le devoir à leur place, supérieure à l'égoïsme, à l'envie, à l'âpreté. Ce pourrait être l'achèvement d'une cité christianisée... à moins que ce ne soit quelque paradis terrestre inaccessible.
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Mais qui dit noblesse suppose dérogeance, déchéance, roture suivant la belle formule de la justice ancienne : « Lui et ses descendants sont déclarés ignobles et roturiers, aujourd'hui et à jamais. »
Or, la révolution, en voulant supprimer la noblesse, n'a aboli que sa responsabilité mais non ses vanités. Du hobereau rural au grand seigneur, la noblesse était hiérarchisée dans ses privilèges, dans ses droits et aussi dans ses devoirs. Elle formait les cadres de la nation. Désormais, elle sera une caste fermée, mais subsistante, à l'intérieur de laquelle les différences iront s'atténuant.
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N'étant plus reconnue elle pourra se croire délivrée de ses. devoirs. N'ayant plus de fonctions officielles dans la cité, elle pourra s'estimer libre de jouir de ses moyens matériels et des avantages de la naissance. Ne risquant plus la sanction du Prince, elle ne connaîtra plus de limite ou de terme à la possession de sa qualification nobiliaire.
L'aboutissement en sera l'esprit de jouissance limité par la seule puissance financière, tel qu'il se développe misérablement en cette seconde moitié du XX^e^ siècle. Et encore faut-il ajouter que les exceptions sont étonnamment nombreuses et tout à l'honneur de la noblesse française. Dans notre temps si amateur de statistiques et de graphiques, on serait stupéfié si l'on mettait sur ordinateurs les membres de la noblesse et que l'on obtienne le pourcentage de ceux qui n'ont pas forfait aux lois morales de leur ordre... Mais il est temps, grand temps, de mettre un terme à l'évolution actuelle si l'on ne veut pas avoir à reconsidérer la question !
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Par contre, Pierre Bécat se laisse entraîner par la passion et se trompe lorsqu'il confond, dans ses jugements, les données actuelles avec l'époque du Comte de Chambord.
Dans l'ensemble, la noblesse a soutenu Henri V avec une quasi-unanimité et une étonnante solidité.
Même les duc, qu'il ne faut pas confondre avec les trois misérables qui leur servent d'écran, ont manifesté un loyalisme remarquable. Les Blacas, les Brissac, les d'Harcourt, les Mortemart, les Noailles, les d'Uzès, entre autres, se sont montrés fort dignes. Les Lévis Mirepoix et les Lorge ont témoigné de leur habituelle fidélité. Les La Rochefoucauld ont noblement tenu leur rang et leur duc de Doudeauville a magnifiquement représenté Henri V à Paris. Quant aux Luynes, leur origine porte témoignage de leur dévouement, toujours maintenu depuis que l'ami du jeune Louis XIII lui porta l'aide et l'affection que l'on sait. Sous Henri V, ils n'avaient pas déchu.
Le duc de l'époque n'aimait guère son Prince avec qui il avait eu des différends ; mais un jour le bruit courut d'une ruine du Comte de Chambord à la suite d'une faillite financière dans laquelle il avait des intérêts. Quelques heures plus tard, Luynes apportait deux millions de l'époque à Doudeauville pour renflouer le Roi et lui annonçait avec une ducale simplicité : « Je ne puis fournir plus aujourd'hui, mais j'ai mis en vente Luynes, Dampierre et mes autres domaines dont je vous verserai je produit à mesure des réalisations. »
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Et comme Doudeauville protestait, Luynes rétorqua : « Tout nous venait du Roi... Il est logique que tout lui, retourne s'il en a besoin. »
Alors Doudeauville, oubliant l'intimité qui le liait à Luynes, se redressa et n'étant plus que le mandataire, lui dit avec une infinie dignité : « Au nom du Roi mon Maître, je vous remercie Monsieur le duc mais je vous donne l'ordre d'arrêter la vente de vos domaines. S'il advient que nous en ayons besoin nous n'hésiterons pas à faire appel à vous : dans l'immédiat, on exagère l'événement et votre générosité est prématurée. »
Ainsi pouvaient se conduire les ducs lorsqu'ils se souvenaient d'être parmi les premiers gentilshommes du royaume. Ainsi fera la duchesse d'Uzès lorsqu'elle remettra quatre millions à Boulanger, croyant l'aider à rétablir le Comte de Paris. Elle osera même dire : « J'ai fait, Monseigneur, mon devoir de premier pair ([^24]) ... Que le Roi fasse le sien. »
Elle se trompait quant à Boulanger -- et le Comte de Paris le savait -- mais elle y mettait de la grandeur jusque dans la disproportion.
Je regrette, encore une fois, que Pierre Bécat n'ait pas pris conscience de ces réalités et se soit laissé obscurcir horizon par deux « enducaillés » de fraîche date et un méchant dindon comme Albert de Broglie. Il est vrai, d'ailleurs, que le duc de Castries l'a aidé à ne pas voir clair et lui a échauffé la bile par ses jugements aussi acerbes que faux.
Quant à la noblesse française, elle s'est conduite avec honneur dans son immense majorité, mises à part quelques importantes familles politiques ou financières qui se croyaient une vocation aristocratique à gouverner selon la mode germanique ou anglaise ; il y eut aussi quelques lâches, quelques arrivistes et quelques salauds comme en comportent toutes les sociétés humaines. Cependant l'ensemble de la noblesse a servi son Roi avec dignité, loyauté et amour, sans aucun souci de courtisanerie, ni aucun but de profit.
Henri V avait proclamé son intention de permettre à chacun en France d'accéder par ses mérites aux postes les plus élevés. Il avait répété qu'il ne réserverait aucun privilège à la noblesse, si ce n'est un surcroît de devoirs ;
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et pourtant, du hobereau au grand seigneur, il n'y eut compétition que dans le service désintéressé, dans l'obéissance aux consignes reçues, même s'il n'y eut pas toujours parfaite compréhension des intentions d'un Prince qui surpassait de trop loin la moyenne des intelligences humaines.
Il faudrait citer tant de dévouements que l'on doit y renoncer, quitte à laisser dans l'ombre des noms qui mériteraient d'être rappelés. Qu'on nous permette pourtant de nommer le Marquis de La Tour du Pin qui devint sociologue en rédigeant des notes pour son Prince, d'Andigné le dévotieux, ou Cazenove, ou les Monti venus eux aussi avec les Médicis, mais d'une inaltérable fidélité, ou Maurice du Bourg, ou tant et tant d'autres. Ils prouvent que la noblesse avait d'instinct, si ce n'est d'analyse, le sens de la grandeur française et de la fidélité au trône.
Nous aurions voulu que, dans son livre, juste et sévère à l'égard de certains, magnifique de loyauté intelligente à l'égard d'Henri V, Pierre Bécat fasse mieux la part des choses au lieu de se laisser entraîner à des généralisations imméritées en ce qui concerne la noblesse.
Sous cette réserve, qu'on lise et qu'on fasse lire son ouvrage pour l'honneur de la couronne et de la France.
Maurice de Charette.
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### Pie XII pape réformateur
par Jean Crété
PAR CONTRASTE avec les effroyables bouleversements qui désolent l'Église depuis le dernier concile, le grand pape Pie XII fait figure de conservateur ; il le fut en effet, en ce sens qu'il conserva jalousement le dépôt de la foi et, avec lui, beaucoup d'institutions ecclésiastiques qu'il est du devoir de tout pape de conserver.
De son vivant toutefois, Pie XII, bien souvent, étonna ses contemporains par l'audace de certaines réformes ou innovations. Les deux choses ne sont nullement incompatibles ; elles sont, au contraire, complémentaires. L'Église est une société d'institution divine, mais composée d'hommes ; il y a donc en elle une doctrine, une hiérarchie, des sacrements qui sont, de leur nature, immuables, parce que d'institution divine ; et des choses qui peuvent changer, suivant les circonstances historiques et les besoins des hommes qu'il s'agit de sauver. Chose très rare dans l'histoire de l'Église, le futur Pie XII avait eu l'avantage, avant de devenir pape, d'être pendant neuf ans le secrétaire d'État de Pie XI qui, à plusieurs reprises, l'envoya au loin en mission diplomatique ou en légation. Le cardinal Pacelli eut ainsi l'occasion de visiter les États-Unis. A son retour, la presse signala, entre autres détails pittoresques, qu'il rapportait d'Amérique un rasoir électrique, chose alors à peu près inconnue en Europe. Le cardinal y gagna une réputation d'homme moderne.
Déjà la confusion régnait dans beaucoup d'esprits, ecclésiastiques ou non : un homme à ce point *moderne* était aussitôt considéré comme devant avoir adopté des *idées modernes,* une mentalité moderne, faite d'ouverture au monde, de sympathie à l'égard de tout ce qui est nouveau.
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Comme si le fait d'user d'inventions techniques modernes devait nécessairement entraîner l'adoption d'idées modernes, qui sont totalement fausses. Mais on raisonnait déjà ainsi en 1930. Dieu, dans sa sagesse et sa puissance, tire souvent le bien du mal. Cette réputation d'homme moderne faite au cardinal Pacelli devait puissamment contribuer à son élection, en 1939, au souverain pontificat, par des cardinaux eux-mêmes gagnés aux idées modernes et qui, en votant pour le cardinal Pacelli, croyaient donner à ! Église un pape imbu des mêmes idées.
A la consternation de ses électeurs, Pie XII devait rapidement s'avérer être un pape « réactionnaire », au point de réhabiliter l'Action française (chose incroyable) quatre mois après son élection. Et pourtant Pie XII était aussi un pape moderne, au bon sens du mot : en ce sens que, tout en maintenant fermement la doctrine et les institutions dont l'Église a la garde, tout en réprouvant les erreurs, Pie XII eut, pendant tout son pontificat, un extrême souci d'adapter (là encore, précisons : au bon sens du mot) l'exposé de la doctrine et les institutions aux nécessités de son époque. Ce fut même, croyons-nous, la marque distinctive de son pontificat. A partir de 1950, il sera contraint, par la montée des erreurs à l'intérieur même de l'Église, de mettre davantage l'accent sur la défense de la doctrine, sans renoncer pour autant à l'œuvre d'adaptation entreprise dès le début de son pontificat. De l'œuvre doctrinale de Pie XII, nous ne dirons qu'un mot ; dans des documents et discours, dont les textes couvrent vingt volumes, il a poursuivi inlassablement un effort d'adaptation, répétons-le, au bon sens du mot ; car ce que les modernistes ou libéraux appellent une « adaptation » de la doctrine, c'est en réalité un changement de la doctrine, un changement tel que la doctrine n'est plus la même. Pie XII s'est efforcé pendant ses dix-neuf ans et demi de pontificat de présenter à ses contemporains la doctrine inchangée dans un langage adapté à ceux à qui il s'adressait : un langage exprimant exactement la doctrine, de la manière la plus susceptible d'être saisie et acceptée par les hommes de son temps. Qu'elle n'ait été ni saisie ni acceptée de la plupart, ce n'est que trop certain. L'homme est libre, et il n'y a pire sourd que celui qui ne veut entendre. Les évêques ayant été les premiers à faire la sourde oreille, l'enseignement de Pie XII n'est pas même parvenu à la plupart des prêtres et des fidèles ; que dire alors des infidèles.
Le pape usa très souvent de la radio, moyen d'expression très moderne ; mais il n'avait à sa disposition que le modeste émetteur, assez peu écouté, de Radio-Vatican.
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D'ailleurs, pour être efficace, un enseignement doctrinal doit être donne méthodiquement, pendant des années, avec une fréquence suffisante ; et de façon concrète, adaptée à chacun. Il aurait fallu que l'enseignement de Pie XII fût repris et dispensé par les évêques à leurs curés, par les curés à leurs fidèles, par les parents à leurs enfants, par les professeurs à leurs élèves. Cela ne fut pas fait, et c'est bien dommage. Les écrits et discours de Pie XII apportaient des solutions concrètes et solidement motivées aux grands problèmes familiaux, sociaux, internationaux, de notre temps. On ne l'écouta pas, on ne l'entendit même pas. Sans insister sur cet enseignement doctrinal (mais il fallait au moins en faire mention), nous nous attacherons à rappeler l'essentiel de l'œuvre réformatrice de Pie XII en matière de discipline, et plus précisément de discipline des sacrements.
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La célébration de la messe, l'administration et la réception des sacrements sont régies par des règles qui ne sont pas toutes immuables et dont bon nombre ont varié depuis l'antiquité. Prenons le cas du jeûne eucharistique. Notre-Seigneur avait institué l'Eucharistie à l'issue, non d'un repas quelconque, mais du repas rituel qu'était la manducation de l'agneau pascal. Il avait paru simple aux premiers chrétiens de faire précéder la sainte Eucharistie d'un repas fraternel qui, très tôt, donna lieu à des abus dénoncés par saint Paul (I Corinthiens XI, 20-22 et 32-34). Par réaction contre ces abus, l'habitude s'instaura, probablement dès l'époque apostolique, de faire précéder la communion d'un long jeûne dont le début fut, dès l'antiquité, fixé au milieu de la nuit. Ce jeûne avait l'avantage de sauvegarder le respect dû à la sainte Eucharistie en la distinguant de toute nourriture profane. Aussi l'Église y attachait-elle une grande importance ; seuls en étaient dispensés, jusqu'au début du XX^e^ siècle, les malades en danger de mort qui communiaient en viatique.
Dans les premiers siècles de l'Église, la ferveur était telle que les fidèles n'hésitaient pas à supporter un jeûne prolongé pour avoir la faveur de communier à n'importe quelle heure. Avec les siècles, cette ferveur se refroidit beaucoup. Joinville nous apprend que saint Louis, qui assistait chaque jour à deux ou trois messes, ne communiait qu'aux très grandes fêtes, cinq ou six fois par an ; les usages de son époque n'en permettaient pas plus. L'abandon de la communion fréquente est donc antérieur de plusieurs siècles au jansénisme, et les causes, qui nous sont mal connues, en sont sans doute complexes ;
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on peut conjecturer que l'austérité de la discipline du jeûne eucharistique y était pour quelque chose. Le concile de Trente, au XVI^e^ siècle, rappela que l'Église souhaiterait (*optaret*) que les fidèles communient chaque fois qu'ils assistent à la messe. Il fallut attendre saint Pie X pour que ce souhait passe en actes. Dans deux décrets mémorables, saint Pie X précisa que les fidèles pouvaient communier fréquemment et même tous les jours sans autres conditions que l'état de grâce et l'intention droite et pieuse ; et que les petits enfants devaient être admis à la communion dès qu'ils avaient l'usage de la raison et une connaissance, adaptée à leur âge, des principaux mystères de la religion.
Sans modifier la loi même du jeûné eucharistique, saint Pie X y apporta un adoucissement dans un cas précis : celui des malades alités depuis un mois sans espoir de guérison prochaine : ils étaient désormais autorisés à communier une ou deux fois par semaine, au jugement prudent de leur confesseur, après avoir pris un aliment liquide ou des médicaments.
De toute évidence, ce n'était qu'un premier pas vers un assouplissement plus complet de la loi du jeûne eucharistique, qui était bien nécessaire. Les fidèles jugeaient tout naturel de voir leurs prêtres rester à jeun jusqu'à midi et demi tous les dimanches pour célébrer leurs messes, car déjà, du temps de saint Pie X, presque tous les prêtres avaient deux messes à célébrer chaque dimanche ; et sous Pie XI et Pie XII, certains prêtres devaient en dire trois, ce qui entraîne une fatigue écrasante. Dans la paroisse rurale qui fut la nôtre pendant plus de quarante ans, notre premier curé, qui mourut à 57 ans, en était réduit parfois à faire, dans son annexe, située à quatre kilomètres de sa résidence, des annonces conditionnelles : « *S'il ne fait pas trop mauvais et si ma santé le permet, je viendrai vous dire la messe... *» Et son prédécesseur avait dû démissionner à 55 ans, ne pouvant plus faire si souvent, à pied et à jeun, le trajet d'une église à l'autre, qui représentait huit kilomètres chaque dimanche. Ces cas n'avaient rien d'exceptionnel. Les fidèles trouvaient cela tout naturel, mais eux n'auraient pas eu l'idée ni le courage de rester à jeun pour communier à la messe dominicale, et les prêtres n'auraient as eu l'idée de les y inviter. A Mesnil-Saint-Loup, le père Emmanuel avait formé ses paroissiens à communier à la grand'messe dominicale ; c'était une exception. Dans la plupart des cas, la communion n'était jamais donnée aux messes tardives ; et c'était le cas des messes de mariage et d'enterrement, et de presque toutes les grand-messes des dimanches et fêtes ; et, en campagne, la grand-messe est le plus souvent l'unique messe.
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Il en résultait que des personnes pieuses qui communiaient en semaine, certaines même tous les jours, s'en abstenaient le dimanche. Me trouvant moi-même dans ce cas à l'âge de dix-huit ans, je trouvai le courage de vaincre ma timidité, qui était grande, pour demander à mon curé si je pourrais communier à la grand-messe. « Oui, si cela ne te fatigue pas trop », me répondit-il. J'avais peu de santé ; mais, à dix-huit ans, y regarde-t-on ? Je communiai donc seul, à la grand-messe, pendant quelques dimanches ; et bientôt, quelques personnes se joignirent à moi. La communion se trouva donc restaurée dès 1940, dans cette paroisse rurale très déchristianisée, à la grand-messe du dimanche. Il est probable qu'il y eut un certain nombre de cas analogues.
Reste que pour le plus grand nombre des fidèles, le jeûne eucharistique constituait un obstacle, au moins psychologique, mais dans certains cas un obstacle bien réel à la communion fréquente. Si l'on voulait tirer tous les fruits des bienfaisants décrets de saint Pie X, il fallait écarter l'obstacle ; ce fut le mérite de Pie XII d'aménager avec audace et prudence cette loi antique et vénérable. Pendant la guerre de 1939-1945, il avait accordé aux aumôniers militaires et aux prêtres soldats l'autorisation de célébrer la messe le soir, s'il en était besoin ; nous ne nous souvenons pas quelle règle il avait établie, dans ce cas, pour le jeûne eucharistique. Au lendemain de la guerre, les évêques de France demandèrent une réduction du jeûne eucharistique et la faculté de faire célébrer des messes le soir. En 1947, Pie XII répondit à cette demande par une série de concessions impressionnante : le jeûne eucharistique était réduit à trois heures pour les aliments solides et les boissons alcoolisées, à une heure pour les boissons non alcoolisées, chaque fois que la messe était célébrée ou la communion donnée après neuf heures du matin. Bénéficiaient de la même réduction, avant neuf heures du matin, les personnes habitant à plus de 1.500 m de l'église et diverses autres catégories de fidèles ; et les évêques pouvaient accorder des dispenses individuelles aux personnes âgées ou malades. La France, bénéficiaire de ces importantes concessions, servait de terrain d'expérience. Pie XII était prudent ; il laissa l'expérience française se prolonger six ans avant d'accorder, en 1953, à l'Église universelle, des concessions analogues. L'expérience française avait été très bénéfique. Que de fois, en voyant la longue file des communiants aux grand-messes dominicales, avons-nous béni le Seigneur d'avoir donné à son Église un pape de l'envergure de Pie XII. Il est probable que des dispenses d'une telle ampleur à l'antique loi du jeûne eucharistique soulevaient des réticences dans certains milieux romains.
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Le cardinal Ottaviani, si ferme sur la doctrine, était très favorable à l'assouplissement du jeûne eucharistique. Tout le monde n'avait pas sa largeur d'esprit. En 1950, les pèlerins qui affluaient à Rome à l'occasion de l'Année Sainte, étaient déconcertés de constater que la communion n'était pas donnée à la messe papale ni à la messe capitulaire des basiliques majeures. A cette époque, aucune dispense du jeûne eucharistique n'avait encore été accordée à l'Église universelle, mais les pèlerins français pouvaient user à Rome des faveurs accordées à leur pays. Un liturgiste français, avec lequel nous sommes rarement d'accord, M. Martimort, eut la hardiesse (et nous croyons que, pour une fois, il eut raison) de parler à Pie XII lui-même du désir des pèlerins de l'Année Sainte, de pouvoir communier à la messe papale. Pie XII fit étudier la question par les services compétents qui répondirent que c'était impossible, en raison de la trop grande affluence. Or l'expérience de Lourdes et des congrès eucharistiques prouvait qu'il est toujours possible de donner la communion même à un très grand nombre de fidèles, à condition d'y employer le nombre de prêtres nécessaire. Cet incident dut contribuer à convaincre Pie XII de la nécessité d'étendre à l'Église entière les faveurs accordées à la France ; ce qu'il fit, nous l'avons dit, en 1953, mais encore ad experimentum. L'expérience étendue à l'Église universelle s'avéra si bénéfique qu'après quatre ans, Pie XII n'hésita plus à modifier, par le décret du 19 mars 1957, la loi même du jeûne eucharistique : celui-ci était désormais réduit à trois heures pour les aliments solides et les boissons alcoolisées, à une heure pour les aliments liquides. L'eau naturelle ne rompait plus le jeûne eucharistique. Ces règles étaient valables quelle que fût l'heure de la messe ou de la communion, et pour tous les prêtres et fidèles, sans aucune exception. Il ne s'agissait plus de dispenses, mais d'une nouvelle loi, qui devenait ainsi le droit commun ([^25]).
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Une question, étroitement née à celle au jeune eucharistique, mais tout de même bien distincte, avait été posée par les évêques français dès 1945 : celle de la célébration de la messe dans la soirée, pour répondre aux besoins des fidèles. Ce besoin se faisait sentir surtout en semaine...A notre époque, en effet, la plupart des hommes et beaucoup de femmes sont astreints à un horaire de travail rigoureux ; il leur est donc impossible d'assister à la messe, le matin, avant leur travail. Sept heures du matin, c'est déjà trop tard pour les personnes qui commencent leur travail à huit heures, et c'est trop tôt pour les personnes âgées libres de leur temps. L'assouplissement de la loi du jeûne eucharistique permettait de fixer la messe de semaine à midi. Hélas, bien peu de prêtres eurent l'idée et le courage de changer leurs habitudes. Les trop rares prêtres qui eurent la lucidité de fixer leur messe de semaine à midi eurent la consolation d'y voir accourir, non les foules, certes, mais un nombre de fidèles beaucoup plus important qu'ils n'en avaient jamais eu à la messe matinale.
Restait une solution : la messe du soir, après la sortie du travail. Des permissions, encore parcimonieuses, furent accordées à la France en 1947, à l'Église universelle en 1953. Le succès fut tel que les évêques harcelèrent le Saint-Siège pour obtenir une extension des permissions primitives, qui, peu à peu, furent élargies. Le dimanche, la faculté de célébrer une messe le soir est précieuse pour les curés chargés de trois paroisses, car la célébration de trois messes dans la matinée est écrasante ; mais les fidèles des paroisses rurales semblent avoir eu quelque peine à accepter la messe dominicale du soir. En ville, la messe le dimanche soir se justifie à l'intention des personnes que les habitudes tyranniques de notre société déchristianisée contraignent à travailler le dimanche matin. En Angleterre, en Suisse et ailleurs, les magasins ferment le dimanche, et on ne s'en porte pas plus mal. Les facultés de célébrer la messe le soir ont été grandement étendues au début du pontificat de Jean XXIII ; et, depuis lors, on peut célébrer la messe dans l'après-midi, à n'importe quelle heure : ce qui vaut particulièrement pour les mariages et les enterrements.
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Comme il était facile à prévoir, le décret du 19 mars 1957 n'a pas marqué le terme de l'évolution de la loi du jeûne eucharistique. Les dispositions de 1957 étaient fort libérales ; elles restaient gênantes dans certains cas, surtout pour les prêtres, astreints au jeûne pendant trois heures et, pour les liquides, une heure avant le début de leur messe ;
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les prêtres qui célébraient deux ou trois messes dans la matinée du dimanche ne pouvaient rien prendre entre leurs messes. Jean XXIII accorda d'abord aux prêtres la faculté de calculer la durée de leur jeûne sur l'heure de la communion et non plus sur celle du début de leur messe. Un peu plus tard, il réduisit le jeûne eucharistique à une heure pour tous les aliments, sans distinction. Cette règle est tellement pratique qu'elle a été universellement adoptée avec faveur. Elle n'a d'inconvénients sérieux qu'en ce qui concerne les boissons alcoolisées et surtout les liqueurs. Les premières dispenses accordées à l'Église universelle en 1953 maintenaient l'obligation de s'abstenir de liqueurs à partir de minuit, quelle que fût l'heure de la communion, même je soir ; et n'autorisaient les boissons alcoolisées courantes (vin, cidre, bière) qu'au cours des repas. Cette disposition excellente qui sauvegardait le respect dû au Saint-Sacrement, n'a pas été maintenue dans la législation postérieure, et nous le regrettons. Mise à part cette question des boissons alcoolisées, il nous paraît difficile de contester le caractère bénéfique de la modification radicale apportée à la loi du jeûne eucharistique. Les personnes qui le désirent peuvent rester à jeun depuis minuit, mais elles ne doivent pas chercher à imposer cette pratique à autrui. Les parents commettraient une grande imprudence s'ils imposaient à leurs enfants le jeûne complet à partir de minuit, surtout pour des messes tardives ; les enfants savent fort bien ou ne tarderont pas à apprendre que cette obligation a été abrogée par Pie XII ; et l'obligation qui leur serait faite de rester à jeun risquerait de leur rendre la communion odieuse. Rejeter les adoucissements accordés par Pie XII serait équivalemment nier le pouvoir de lier et de délier accordé par Notre-Seigneur à Pierre et à ses successeurs.
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En ce qui concerne le sacrement de confirmation, Pie XII a introduit une innovation, d'application limitée, mais fort importante. On sait que l'évêque est le ministre ordinaire du sacrement de confirmation, mais que l'Église peut désigner un simple prêtre comme ministre extraordinaire de ce sacrement. Dans l'Église orientale, le prêtre qui baptise un enfant ou un adulte a le pouvoir de le confirmer aussitôt après le baptême, et c'est la pratique courante. En Occident, la délégation d'un simple prêtre pour la confirmation est restée exceptionnelle ; le code de droit canonique confère ce pouvoir aux cardinaux, vicaires et préfets apostoliques ; prélats et abbés nullius, s'ils ne sont pas évêques.
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En 1946, Pie XII accorda aux curés et aumôniers d'hôpitaux le pouvoir de confirmer, en l'absence de tout évêque, les fidèles qui se trouveraient en danger de mort, y compris les petits enfants n'ayant pas encore l'usage de la raison. Dans le cas des fidèles non confirmés en péril de mort, le plus souvent il n'est pas possible de recourir à l'évêque ; le résultat était que ces fidèles se trouvaient privés du sacrement de confirmation. Ce sacrement n'est pas absolument nécessaire au salut, mais aux adultes et aux enfants ayant l'usage de la raison, il donne des grâces précieuses dans les combats de la vie, il fait d'eux des chrétiens parfaits ; et, dans les affres de l'agonie, ce caractère de chrétien parfait et les grâces de la confirmation sont particulièrement nécessaires. Pie XII a comblé là une véritable lacune. C'était d'autant plus nécessaire que le nombre des grands enfants non confirmés est considérable, du fait de la négligence coupable (pour ne pas dire plus) des évêques, tout au moins des évêques français, qui se sont obstinés et s'obstinent encore à ne confirmer les enfants que vers l'âge d'onze ou douze ans, en violation des prescriptions du canon 788 du code, promulgué en 1917 :
« Bien que l'administration du sacrement de confirmation soit convenablement différée, dans l'Église latine, AUX ALENTOURS DE LA SEPTIÈME ANNÉE (*ad septimum circiter aetatis annum*), il peut cependant être conféré plus tôt si l'enfant se trouve en péril de mort ou si, pour de justes et graves raisons, le ministre (du sacrement) juge cela opportun. »
Nous voyons, dans ce canon, que les alentours de la septième année constituent l'âge *maximum normal* de la confirmation, puisque le canon prévoit la possibilité de donner la confirmation plus tôt, mais non pas de la retarder. Qu'on cherche donc les enfants français confirmés à sept ans ou plus tôt ou même un peu plus tard, on ne risque guère d'en trouver. Nous avons vu, sous Pie XII, des évêques prendre des ordonnances pour fixer la confirmation en troisième année de catéchisme, c'est-à-dire vers l'âge de onze ans. De telles ordonnances étaient évidemment nulles de plein droit et constituaient une désobéissance grave à l'égard d'une loi de l'Église universelle. On privait ainsi les enfants de sept à onze ans de grâces qui leur auraient été bien nécessaires à cette période de leur vie pendant laquelle la plupart d'entre eux sont exposés aux périls de l'école laïque et de la fréquentation de mauvais camarades. Nous ne méconnaissons pas le problème pastoral que posent les trop nombreux enfants qui arrivent au catéchisme paroissial à huit ans, ne sachant pas un mot de religion.
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Ceux-là évidemment ne peuvent être admis aux sacrements qu'après une instruction et une préparation qui supposent quelques mois, mais non pas trois ans. Et il n'y a aucune raison de soumettre au même régime les enfants de familles chrétiennes. En vérité, les enfants doivent être admis à la confession, à la communion et à la confirmation, dès qu'ils ont l'usage de la raison et une connaissance des mystères proportionnée à leur âge. Ce que saint Pie X a dit de la communion des petits enfants vaut pour la confirmation. Les parents chrétiens doivent en prendre conscience et faire valoir sur ce point de justes exigences. Le décret de Pie XII permettait du moins de donner in extremis la confirmation à ceux qui ne l'avaient pas reçue, y compris aux petits enfants n'ayant pas encore usage de la raison, comme déjà le prévoyait le canon 788. Les petits enfants non encore doués de raison n'ont sans doute pas besoin en ce monde, s'ils doivent mourir vite, des grâces de ce sacrement ; mais, en le leur donnant, on leur procure un degré de gloire supérieur au ciel ; c'est une raison suffisante de leur donner ce sacrement. Les curés et aumôniers doivent donc user sans timidité des pouvoirs de confirmer que leur a donnés Pie XII.
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Pie XII n'a pas modifié les rites ni la discipline du sacrement de l'Ordre, mais il en a, par une constitution apostolique de 1947, fixé les rites essentiels, mettant ainsi fin à une controverse qui durait depuis des siècles. Notre-Seigneur a fixé lui-même, de façon précise et très claire, la matière et la forme du baptême et de l'Eucharistie, en sorte que l'Église n'y peut rien changer. Pour les autres sacrements, il a laissé à son Église une certaine latitude. Ainsi, la confirmation se donnait primitivement par l'imposition des mains. Dès l'antiquité, nous ne savons au juste quand ni comment, l'onction du saint-chrême fut substituée à l'imposition des mains. Celle-ci étant également le rite essentiel du sacrement de l'Ordre, on aura senti la nécessité de bien distinguer ces deux sacrements. Mais, par la suite, le rite essentiel du sacrement de l'Ordre lui-même devait connaître une substitution qui se situe probablement aux alentours du X^e^ siècle. Le cérémonial de l'ordination des prêtres, qui s'était beaucoup développé, se terminait par un rite émouvant, et particulièrement significatif : l'évêque présentait à l'ordinand un calice garni d'un peu de vin et d'eau, surmonté d'une patène portant une hostie non consacrée, en lui disant
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« Recevez le pouvoir, d'offrir le sacrifice à Dieu et de célébrer des messes tant pour les vivants que pour les défunts. Au nom du Seigneur. »
L'ordinand, pendant cette formule, posait ses deux index sur la patène et l'hostie et touchait la coupe du calice avec l'extrémité des deux majeurs. Ce geste et la formule qui l'accompagne en vinrent à être considérés comme les rites essentiels de l'ordination des prêtres. Le concile de Florence, dans son décret aux Arméniens, a consacré cette manière de voir en déclarant que les prêtres étaient ordonnés par la porrection du calice et de la patène. Le décret aux Arméniens engage l'infaillibilité de l'Église ; et, même sans ce décret, l'infaillibilité de l'Église se trouverait engagée par la pratique constante, pendant des siècles, de considérer la porrection des instruments comme le rite essentiel. Il est donc certain que des millions de prêtres ont été ordonnés, pendant au moins huit siècles, par la porrection du calice et de la patène et les paroles qui l'accompagnent l'imposition des mains subsistait, mais on y attachait moins d'importance ; à tel point même que certains évêques l'omettaient par négligence. Le jeune abbé Guéranger en fit l'expérience lors de son ordination : l'évêque avait oublié ce rite antique... Or Prosper Guéranger, qui avait étudié très jeune l'histoire de la liturgie, connaissait l'importance de l'imposition des mains ; il réclama énergiquement. Il se fit d'abord rabrouer vertement : avait-on jamais vu un ordinand prétendre apprendre à l'évêque la manière de l'ordonner ? Le jeune diacre insista : alors, tout de même, le maître des cérémonies daigna se pencher sur le pontifical, lut attentivement la rubrique et dit à l'évêque :
« En effet, Monseigneur, il y a ici une imposition des mains que quelques commentateurs regardent comme importante. »
L'évêque, bien docilement, fit l'imposition des mains mais il n'en était pas à son coup d'essai. Et combien d'évêques avaient agi comme lui au cours des siècles ? Quelques historiens modernes de la liturgie, rejetant implicitement le décret aux Arméniens, dont ils ne parlent même pas, ont soutenu que l'imposition des mains est toujours restée le seul rite essentiel de l'ordination. Une telle opinion est inadmissible ; elle équivaut à dire que l'Église entière aurait erré pendant des siècles sur le rite essentiel de l'ordination.
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Non, la porrection des instruments et les paroles qui l'accompagnent étaient devenues les rites essentiels de l'ordination en vertu de la pratique constante et universelle de l'Église, avant même le décret aux Arméniens, qui n'innove pas, mais constate, avec une autorité infaillible, un état de choses existant depuis des siècles. Mais, à l'époque moderne, une évolution en sens inverse s'est produite : à la suite de dom Guéranger, de nombreux théologiens du XIX^e^ siècle se sont mis à considérer l'antique rite de l'imposition des mains comme le rite principal de l'ordination. Au XX^e^ siècle, l'unanimité était faite sur ce point. Pie XII comprit la nécessité d'écarter tout doute sur une question aussi grave. Dans sa constitution apostolique, sans trancher la question en ce qui concerne le passé, il établit que désormais seule l'imposition des mains de l'évêque sur la tête de l'ordinand constitue la matière du sacrement de l'Ordre ; la forme du sacrement étant constituée par la phrase la plus caractéristique des trois préfaces consécratoires. La décision de Pie XII, en effet, vaut pour le diaconat, le presbytérat et l'épiscopat. L'imposition de la main droite de l'évêque, pour le diaconat ; des deux mains pour le presbytérat et l'épiscopat, est donc désormais le seul rite essentiel ; la porrection des instruments perd l'importance qu'elle avait acquise entre le X^e^ et le XII^e^ siècle. Le décret aux Arméniens n'est pas désavoué ; il garde sa valeur pour la période allant du XII^e^ siècle (au moins) à 1947, mais il se trouve abrogé ([^26]) à la date de la constitution de Pie XII. Celui-ci n'a pas voulu trancher les controverses relatives à cette substitution d'un rite à un autre ; mais il est certain, il est même de foi, que le sacrement de l'Ordre a toujours été valide, car l'Église ne peut errer en matière aussi grave. Durant les périodes de transition -- la première aux X^e^-XII^e^ siècles, la seconde aux XIX^e^-XX^e^ siècles -- il est certain que les deux rites : imposition des mains et porrection des instruments, étaient également essentiels, et qu'un seul des deux suffisait à la validité du sacrement. L'ordination de dom Guéranger eût été de toute façon valide ; mais il avait eu raison de réclamer : en matière aussi grave, il faut prendre le parti le plus sûr et ne rien omettre.
Nous l'avons dit : Pie XII a défini, de façon précise, la phrase qui, dans chacune des trois préfaces consécratoires, constitue la forme du sacrement. Il s'en suit que les formules : *Accipe Spiritum Sanctum ad robur*... etc., et : *Accipe Spiritum Sanctum*, qui accompagnent, la première l'imposition de la main droite au futur diacre, la seconde l'imposition des mains au futur évêque ([^27]), ne constituent pas la forme du sacrement, comme le pensaient quelques théologiens.
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En ce qui concerne le sacre épiscopal, cette précision a son importance. On sait que l'évêque consécrateur est normalement assisté de deux autres évêques qui, eux aussi, imposent les mains à l'élu en disant : *Accipe Spiritum Sanctum*, mais ils ne prononcent pas la préface consécratoire : donc, ils ne sont pas vraiment consécrateurs ; ce point, qui était controversé, se trouva tranché par la constitution apostolique de 1947 ; l'affreuse expression : co-consécrateurs, employée par quelques auteurs modernes, n'a aucun sens. Le pontifical les appelle : « évêques assistants ». Déjà, dans sa lettre apostolique *Apostoticae curae*, déclarant nulles les ordinations anglicanes et plus particulièrement les consécrations d'évêques selon l'ordinal anglican, Léon XIII avait dénoncé l'insuffisance de l'*Accipe Spiritum Sanctum* à donner un sens précis à l'imposition des mains. Pie XII a eu le mérite de déterminer de manière exacte la matière et la forme du diaconat, du presbytérat et de l'épiscopat ; c'est un des actes les plus importants de son pontificat. Les réformes de Paul VI, si fâcheuses qu'elles soient, n'ont pas altéré en substance les rites essentiels définis par Pie XII.
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En ce qui concerne le mariage, Pie XII a fait publier une instruction imposant aux curés l'obligation de faire précéder chaque mariage d'un interrogatoire canonique des deux futurs époux, pris séparément. En effet, il arrivait de plus en plus souvent que des procédures soient engagées en vue d'obtenir des jugements de nullité de mariage sur l'affirmation invérifiable que les époux, ou l'un d'eux, avaient, au moment de leur union, posé des conditions contraires à l'essence du mariage. Dans bien des cas, ces raisons alléguées après coup risquaient de n'être que des prétextes. L'ignorance religieuse et les mœurs relâchées de notre époque étaient toutefois susceptibles d'entraîner la nullité de certains mariages ; enfin et surtout, l'impréparation religieuse de beaucoup de futurs époux était flagrante. Par cet interrogatoire canonique, désormais prescrit, de chacun des futurs, le curé pouvait s'assurer de leurs dispositions, de leur intention réelle de contracter un vrai mariage, avec ses suites normales, et de donner aux futurs au moins quelques enseignements et quelques conseils bien nécessaires à la plupart. Les questions à poser aux futurs étaient précisées dans l'instruction ; les réponses devaient être consignées par écrit, signées par les futurs et par le curé et, dans certains cas, envoyées à l'évêché pour visa.
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Il y avait, dans cette enquête canonique préliminaire, un véritable plan de pastorale du mariage. Il appartenait au curé de s'acquitter de la mission qui lui était ainsi confiée, avec discrétion et souci du bien des âmes, en s'adaptant à chaque cas. Ce ne fut pas toujours fait : certains curés ont déployé un zèle indiscret, qui indisposait les futurs ; d'autres, au contraire, ont réduit l'enquête à une simple formalité. Nous croyons que, dans la plupart des cas, l'enquête préliminaire au mariage a été bénéfique. Le mérite en revenait à Pie XII. Par la suite, on a introduit une fausse « pastorale du mariage » confiée, dans chaque « zone pastorale », à une équipe de prêtres spécialisés qui, trop souvent, ont abusé du monopole qui leur était ainsi conféré pour pervertir les futurs époux ou, tout au moins, les scandaliser gravement. Tout au contraire, Pie XII avait voulu donner au *propre curé*, qui normalement doit connaître ses ouailles, un moyen d'exercer auprès des futurs époux un apostolat bien nécessaire en cette circonstance. Dans ce domaine comme dans bien d'autres, il faudra en revenir à la bonne réforme de Pie XII, tant pour le bien des âmes que pour le respect dû au sacrement de mariage.
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Pie XII a donc accompli une œuvre considérable en matière de discipline des sacrements. En matière de discipline ecclésiastique, son œuvre n'a pas revêtu la même ampleur ; car les réformes et adaptations nécessaires avaient été en grande partie réalisées par le code de droit canonique, élaboré sous saint Pie X et à son initiative, achevé et promulgué par Benoît XV en 1917. Saint Pie X toutefois aurait voulu aller plus loin dans la voie de l'adaptation et de la réforme ; mais, dans ce domaine comme dans celui de la liturgie, il s'était heurté à certaines résistances. Sentant que les esprits n'étaient pas mûrs pour certaines réformes qu'il désirait, il y avait renoncé. La codification du droit canon, réalisée en 1917, était une œuvre très remarquable et grandement bénéfique, mais, sur certains points, incomplète ou insuffisamment adaptée. Sur plusieurs points, Pie XII eut à reprendre l'œuvre de son grand prédécesseur ; nous ne citerons que les deux principaux : la réforme des lois du jeûne et de l'abstinence et celle du droit des religieuses.
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Saint Pie X avait quelque peu adouci la loi du jeûne et de l'abstinence : en particulier, il avait autorisé une deuxième collation les jours de jeûne, supprimé toute restriction dans l'usage des œufs les jours d'abstinence, et réduit le nombre des jours d'abstinence. Même ainsi adoucie, la loi du jeûne n'était plus guère observée que par un tout petit nombre de personnes particulièrement pieuses et jouissant d'une bonne santé. La guerre de 1939-1945 fournit à Pie XII une occasion d'accorder une dispense générale du jeûne et de l'abstinence, qui n'étaient maintenus que le vendredi saint. La guerre finie, les restrictions alimentaires subsistèrent pendant des années dans bien des pays, et Pie XII maintint sa dispense. En 1949 seulement, il rétablit l'abstinence du vendredi, mais limita le jeûne (accompagné d'abstinence) à quatre jours par an : mercredi des cendres, vendredi saint, vigiles de l'Assomption et de Noël. En outre, la loi même du jeûne était adoucie : on pouvait désormais user d'œufs et de laitage aux deux collations. Même ainsi adoucie et limitée à quatre jours par an, la loi du jeûne n'a pas été observée. En fait, nos contemporains ne veulent plus jeûner, si peu que ce soit. Les évêques français harcelèrent le Saint-Siège pour obtenir au moins le déplacement des vigiles jeûnées ; le jeûne du 14 août fut transféré, en France, au 31 octobre, puis au 7 décembre, c'est-à-dire à des jours qui n'étaient plus des vigiles après le décret du 23 mars 1955 ; celui du 24 décembre fut anticipé au 23... Restait l'abstinence du vendredi, facile à observer. On sait que le parti qui domine l'Église depuis le concile, mais qui était déjà puissant et bien organisé sous Pie XII, à couvert l'abstinence de sarcasmes, en soutenant que ce n'était qu'une hypocrisie. Il est certain que manger du poisson au lieu de viande ne constitue pas une privation réelle. Mais à une époque où la plupart des chrétiens ne sont plus capables de s'imposer une privation réelle, n'est-il pas particulièrement opportun de maintenir la privation symbolique qu'est l'abstinence du vendredi ? Il y a, dans son observance, outre le mérite d'obéissance à l'Église, un geste de piété qui marque le jour consacré par la Passion de Notre-Seigneur. On peut se demander si l'acharnement de certains à faire disparaître l'abstinence du vendredi ne cache pas une volonté de faire disparaître, du même coup, le souvenir de la Passion de l'esprit des chrétiens. La vertu de religion nous demande de rester fidèles à cette abstinence rétablie par Pie XII après dix années de guerre et de privations..
Pour le reste, puisque l'Église a dû renoncer à imposer des privations réelles, chacun choisira les pratiques de pénitence qu'il juge les meilleures, en se gardant bien de vouloir imposer son choix aux autres et surtout aux enfants.
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Ceux-ci doivent être formés prudemment à la pratique des mortifications volontaires, mais on ne doit pas leur imposer, au nom de la religion, des privations qui leur rendraient la religion odieuse.
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Sans toucher au droit des religieux en général, qui avait été mis au point par le code de 1917, Pie XII a consacré aux moniales une constitution apostolique. La législation civile de la plupart des pays ne reconnaissant plus les prescriptions canoniques, notamment en ce qui concerne la clôture, la plupart des moniales se trouvaient dans l'impossibilité canonique d'émettre des vœux solennels. Pie XII a introduit une distinction entre clôture papale majeure et clôture papale mineure et donné à toutes les moniales la possibilité de faire les vœux solennels. La rigueur de la clôture a été un peu adoucie. Sans en faire une obligation canonique, Pie XII a demandé avec insistance aux moniales de participer aux élections. Naturellement la participation aux élections dans chaque cas précis n'est pas forcément une obligation de conscience. Pour les moniales d'un monastère situé dans un village rural, il y a un intérêt évident à participer aux élections municipales ; quelques voix peuvent suffire à changer le résultat. L'opportunité est plus discutable dans le cas des élections politiques. Pie XII y tenait pour le principe et pour l'exemple. Certaines circonstances pourraient inciter les moniales à rester en clôture. Enfin Pie XII avait demandé aux religieuses en général de simplifier leur costume. C'est un fait que beaucoup de congrégations même actives avaient un costume compliqué et peu pratique qui, bien souvent, n'était pas le costume primitif. A l'appel de Pie XII quelques congrégations seulement simplifièrent leur costume ; la plupart firent la sourde oreille. C'était leur droit : Pie XII avait demandé, non commandé. L'expérience a prouvé que, faute d'avoir été faite à temps à la demande de Pie XII, la simplification a été réalisée vingt ans plus tard dans des conditions désastreuses.
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Dans toute l'œuvre réformatrice que nous venons d'esquisser, Pie XII a fait preuve d'une hardiesse sans doute unique dans l'histoire de l'Église. Mais ces réformes étaient presque toujours justifiées par de graves et solides raisons ; la plupart étaient nécessaires et exigées depuis longtemps déjà par le bien des âmes. Presque toutes se sont avérées bénéfiques. La subversion qui s'est installée dans l'Église a exploité et défiguré certaines réformes après la mort du grand pape.
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En ce qui concerne les religieuses, par exemple, les « unions » et « fédérations » de monastères établies par Pie XII sont devenues un instrument très efficace de perversion et de destruction de la vie religieuse. Cela ne veut pas dire qu'elles aient été mauvaises en soi. On peut faire de tout un bon ou un mauvais usage. Après l'immense désastre auquel nous assistons, l'œuvre de Pie XII sera à reprendre. Le pape qui la reprendra devra pouvoir compter sur le concours filial et empressé des catholiques fidèles à la vraie tradition, qui n'est pas immobilisme, mais attachement, en esprit de foi, a ce qui nous a été transmis, avec le souci de transmettre à notre tour l'héritage reçu.
Jean Crété.
NOTE. -- Nous désirons apporter trois rectifications à ce que nous avons écrit dans notre précédent article : *La réforme du bréviaire,* publié dans ITINÉRAIRES, n° 189 de janvier 1975 : 1° Les Dominicains n'ont pas un sanctoral surchargé (p. 72), mais au contraire un calendrier propre assez sobre. 2° Le congrès eucharistique de 1956 s'est tenu, non à Pise (p. 76), mais à Assise. 3° A l'édition primitive du Bréviaire de Paul VI, qui coûte 60 000 lires ou 560 F (p. 79), s'en ajoute aujourd'hui une seconde au prix de 280 F.
J. C.
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### Propos sur la vie contemplative
par André Charlier
Ceci est le texte d'une conférence prononcée en 1966, à Tauzia, par André Charlier.
UNE AMIE m'a apporté hier le dernier numéro des *Informations catholiques internationales* qui contient un article impressionnant sur *les Théologiens de la mort de Dieu.* En gros ces théologiens estiment que le monde va vers une ère qui sera totalement non religieuse : Dieu est mort, les hommes n'ont plus besoin de lui, et la religion n'a plus aucun rôle à jouer. S'il y a encore quelque chose à tirer du christianisme, ce ne peut être qu'un christianisme sans religion, orienté vers l'homme et non vers Dieu. L'Église doit donc se mettre au service des hommes. Naturellement les dogmes sont entièrement à transformer et à corriger d'après les données de la science moderne. Il s'agit d'un mouvement rationaliste qui affecte aussi bien les églises protestantes que l'Église catholique. Ce modernisme n'est pas chose nouvelle, il a été condamné avec vigueur par Pie IX et par saint Pie X. C'est si peu une chose nouvelle qu'il a existé déjà du temps de Notre-Seigneur. Lorsqu'il eut annoncé l'Eucharistie, saint Jean nous dit que beaucoup de ses disciples l'abandonnèrent. Le christianisme en effet nous propose un certain nombre de mystères, qui ne troublent pas ceux qui vivent de leur foi, parce que ces mystères sont une lumière pour l'âme. Ils sont, non pas irrationnels, mais supra-rationnels.
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Au nom du progrès de la science, on considère que la religion nous propose à croire de véritables mythes qu'un homme raisonnable ne saurait croire. Il est très possible que nous assistions à cette apostasie qu'a annoncée saint Paul dans la 2^e^ Épître aux Thessaloniciens et qui doit venir à la fin des temps (ch. II, 4) : « Que personne ne vous trompe en aucune manière. Il faut d'abord que soit venue l'apostasie, et que soit apparu l'homme d'iniquité, le fils de la perdition... » Et je vous renvoie également à la 2^e^ Épître à Timothée (ch. 4) : « Il viendra un temps où les hommes ne supporteront plus la saine doctrine ; mais ils se donneront des docteurs selon leurs convoitises et avides de ce qui peut chatouiller leurs oreilles ; ils les fermeront à la vérité pour les ouvrir à des fables... » Est-il besoin aussi de rappeler que Jésus lui-même a dit dans l'Évangile : « Le Fils de l'homme, quand il reviendra, crois-tu qu'il trouvera la foi sur la terre ? »
Toutes les théologies nouvelles enseignent un christianisme sans Dieu, où l'imitation du Christ, dont l'histoire n'est qu'un événement purement humain, doit réveiller les énergies qui se mettront au service de la révolution sociale.
Que tout cela soit attristant pour ceux qui croient que l'Évangile a apporté à l'homme le salut éternel et que Jésus est vraiment Dieu, cela ne fait pas de doute. Mais cela ne doit pas nous troubler dans notre foi. Celui qui vit de sa foi sait à n'en pas douter qu'il y a dans nos vies personnelles une conduite incontestable de Dieu. Si nous essayons de voir clair en nous, cette conduite de Dieu est manifeste. Il y a quelqu'un qui est avec nous et qui nous accompagne, qui nous donne au moment qu'il faut les lumières dont nous avons besoin, -- il nous les donne par l'Écriture ou par d'autres signes -- et qui nourrit notre âme de ce dont elle a faim, et elle a faim d'un aliment divin. Elle n'en a pas moins faim aujourd'hui, malgré les conquêtes de la science, elle ne se sent pas moins pauvre et misérable. Vouloir adapter le christianisme au monde comme l'entend la nouvelle théologie, c'est oublier que Jésus a voulu séparer ses disciples du monde et qu'il a prévu qu'ils devraient s'en séparer. Relisons l'évangile de saint Jean (XV, 18) : « Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant de vous haïr... Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait sien. Mais parce que vous n'êtes pas du monde et qu'en vous choisissant je vous ai tirés du monde, pour cette raison le monde vous hait. »
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Je suis très frappé d'une chose : saint Paul a parlé des derniers temps et de la méchanceté des hommes en ces temps difficiles. Dans la 2^e^ Épître à Timothée,(III, 7) il nous dit que les hommes « seront toujours en quête d'apprendre sans jamais pouvoir parvenir à la connaissance de la vérité ». Mais nulle part, dans aucun texte, il ne nous dit que la nature des hommes changera, qu'un temps viendra où, en raison d'une « mutation de l'humanité », la loi du Christ aura besoin d'être adaptée à ces temps nouveaux. Au contraire il nous dit (2^e^ Thess. II, 15) : « Ainsi donc, frères, tenez ferme, et gardez les traditions que nous avons enseignées. » Ailleurs encore, dans Col. II, 6-8, il dit aux chrétiens : « Que votre conduite dans le Christ Jésus soit conforme à ce que vous avez appris de lui. Soyez enracinés en lui, bâtis sur lui, consolidés dans la foi telle qu'on vous l'a enseignée. Multipliez vos actions de grâces. Veillez à ce que nul ne vous séduise par la philosophie et de vaines tromperies qui relèvent d'une tradition toute humaine, des éléments du monde et non du Christ. » Nulle part il n'est question d'une transformation de la nature telle que la loi du Christ en doive être changée, non seulement dans sa formulation, mais dans sa substance.
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Évidemment le progrès technique apporte des changements extraordinaires dans la vie sociale. Faut-il en conclure que l'homme va être changé *dans sa nature ?* Rien ne nous y autorise. Pourtant ce serait assez séduisant de se dire par exemple que l'antique opposition matière-esprit est une opposition périmée, qui ne correspond plus aux données de la science moderne, l'évolution de la matière étant telle que la matière se transformera peu à peu en esprit ; de là on conclura que la notion de péché est également une notion périmée. (Il ne nous restera plus qu'à barrer des pages entières de saint Paul et à réviser toute la morale de l'Évangile.) Quand je vois des penseurs religieux se débarrasser allègrement de ce qui les gêne dans les Livres saints sous prétexte de mettre la religion en harmonie avec le monde moderne, quand je vois d'autre part un savant incroyant comme Jean Rostand manifester son inquiétude dans les termes que voici :
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« Peu importe quels seront demain l'aspect des cités, la forme des maisons, la vitesse des véhicules... Mais quel goût aura la vie ? Quelles seront pour l'homme les nouvelles raisons de vouloir et d'agir ? Où puisera-t-il le courage d'être ? », -- je me demande si l'inquiétude du savant incroyant n'est pas plus raisonnable que la tranquillité des penseurs religieux et j'ai envie de m'attacher plutôt à la pensée de saint Paul qui nous dit : « Tout ce qui a été écrit l'a été pour notre enseignement afin que par la constance et la consolation que donnent les Écritures nous ayons l'espérance. » (Rom. XV, 4.) Je me demande si nous n'allons pas simplement vers un nouveau paganisme, qui fleurira quand la religion sera totalement accommodée au monde. Saint Paul écrivait aux Éphésiens « Ne vous conduisez pas comme font les païens qui vivent sans rien dans l'esprit, l'intelligence enténébrée, sans lien avec la vie de Dieu à cause de l'ignorance produite en eux par l'endurcissement du cœur. » (Eph. IV, 17-18.) N'est-ce pas là l'analyse du monde moderne ?
Sans doute il n'y a aucune raison pour nous priver des avantages du progrès technique. Nous sommes faits pour vivre avec notre temps, mais il faut observer une *mesure raisonnable* dans notre adaptation à notre siècle. Cette mesure raisonnable doit consister à sauver *ce qui est absolument essentiel à la vie.* Et qu'est-ce qui est absolument essentiel ? C'est une *certaine respiration de l'âme qui est aussi nécessaire que la respiration du corps.*
Or s'il y a beaucoup de gens qui vivent de leur esprit et qui y trouvent de la joie, ne serait-ce que parce que leur métier développe les qualités de l'esprit, il y en a peu qui vivent de leur âme, et qui ne soupçonnent même pas ce que cela peut être. Ils sont, selon le mot de saint Paul, « *sans lien avec la vie de Dieu *». Ainsi une vie peut être très pleine et très riche, si on a un métier exigeant, qui requiert toutes les ressources de l'imagination, du raisonnement et de la volonté ; et elle peut être en même temps très pauvre, s'il lui manque ce couronnement qu'est une âme vivante, ouverte sur la réalité de Dieu.
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Qu'est-ce que la réalité de Dieu ? Comment pouvons-nous espérer l'atteindre ? « Soyez donc les imitateurs de Dieu, dit saint Paul, comme des enfants bien-aimés, et vivez dans la charité, à l'exemple du Christ qui nous a aimés et s'est lui-même livré pour nous. » (Eph. V, 1.) Mais il y a encore dans l'âme chrétienne un besoin obscur, celui d'atteindre Dieu sans intermédiaire, et c'est l'appel de la vie contemplative, qui ne retentit pas seulement dans l'âme de ceux qui se vouent à la vie religieuse, -- mais dans toute âme qui cherche à vivre en amitié avec Dieu. C'est de cet appel qu'il est question dans l'admirable évangile de la Samaritaine. Jésus rencontre cette femme (qui est l'image de l'âme humaine) auprès du puits de Jacob et il lui dit : « Quiconque boit de cette eau-ci aura encore soif, mais celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura plus jamais soif ; bien plus, l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d'eau jaillissante pour la vie éternelle. » (Jean, IV, 14.) Cette eau vive que Jésus nous presse de lui demander, c'est l'eau de la vie contemplative. « Si tu connaissais le don de Dieu », dit Jésus à la Samaritaine : c'est qu'en effet ce don est le plus méconnu, et j'ai peur que cette méconnaissance n'ait été une des plus grandes souffrances du Christ. Il est méconnu surtout de nos jours, où les hommes sont dévorés par la fièvre de l'activisme et de la réussite. Et cependant l'action ne comble pas les cœurs humains. Aucune des joies de l'action ne peut remplacer la pureté d'un regard direct jeté sur Dieu. Qu'on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas. Je ne veux pas diminuer la valeur et les mérites de l'action, mais l'action se développe selon des-modes infiniment variés et elle doit être nourrie elle-même par la vie contemplative pour connaître sa plénitude, car on ne peut donner que ce qu'on possède. Or il est dans la nature de l'action de nous vouloir pour elle-même sans partage, surtout en notre siècle où l'action tend à être considérée comme une fin en soi, avec tout ce qu'elle comporte dans l'ordre de la réussite. Quand j'évoque ma propre histoire, je me demande si j'aurais trouvé Dieu, au cas où j'aurais été jeté dans l'action dès mes dix-huit ans. Mais à ce moment-là je faisais ma compagnie des poètes et des musiciens, c'est-à-dire des hommes qui par la tournure de leur esprit sont orientés vers la contemplation.
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D'un côté Pascal m'avait touché le cœur, et tout ce qu'il a écrit sur la misère de l'homme sans Dieu trouvait un écho dans ce que j'éprouvais de ma propre misère. D'autre part j'étais sensible aux admirables pages où Platon dans le *Banquet* (il s'agit du discours de Socrate) fait briller à nos yeux cette « beauté éternelle, incréée, impérissable, exempte d'accroissement et de diminution, beauté qui ne se montre pas avec. un visage ou quoi que ce soit de corporel, beauté qui ne réside pas dans un autre être qu'elle-même »... Il me semblait que c'était à moi aussi bien qu'à Socrate que s'adressait Diotime, la mystérieuse étrangère de Mantinée : « Ô mon cher Socrate, si la vie vaut pour l'homme la peine d'être vécue, c'est du moment qu'il contemple la beauté absolue. »... J'ai su plus tard que ces pages avaient été admirées par les Pères de l'Église, et notamment par saint Augustin, ces pages où Platon décrit l'ascension mystique qui doit conduire à la contemplation du beau absolu.)
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En effet les philosophes grecs, notamment Aristote et Platon, ont toujours considéré la vie contemplative comme l'activité supérieure de l'homme : ils ne séparent pas le vrai du beau ni du bien. Aujourd'hui où la vie économique, avec tout ce qu'elle comporte de rivalités et de concurrences, absorbe toutes les activités de l'homme, il semble que ce soit là une pure conception de philosophes, qui ne correspond plus à la vie intellectuelle de notre temps. Pourtant je suis persuadé que la nature de l'homme reste la même, et il est visible qu'il souffre de sa condition de façon peut-être plus aiguë que par le passé, que ses inquiétudes, que ses angoisses sont les mêmes, qu'il cherche ou une diversion ou une consolation à ses maux dans les mêmes directions. Et je trouve que le sentiment du beau, par quoi s'éveille l'admiration et la contemplation, rend à son âme douloureuse la respiration qui lui manque. Essayez d'analyser ce que vous éprouvez en face d'un tableau, ou d'un monument harmonieux, ou d'une symphonie, ou d'un beau poème. ou même d'un seul beau vers, vous verrez que vous éprouvez tout autre chose qu'une simple sensation agréable.
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Si vous descendez au fond de vous-même, vous verrez que ce que vous éprouvez, c'est le sentiment d'entrer dans une réalité dont la marque la plus saillante, c'est un caractère incontestable de vérité. Tous nos doutes se sont évanouis. En face du sentiment que nous éprouvons, nous ne sommes pas tentés de voir là une expérience purement subjective qui serait vraie pour moi, mais non pour un autre. Cette réalité existe en dehors de nous ; je dirai même qu'elle nous donne l'impression d'être située au-delà du temps. Le beau nous transporte sur un plan dont on ne peut rien dire d'autre sinon qu'il est celui de l'éternité. Nous échappons au devenir par le mystère de l'art, nous touchons à l'Être pur. Nous atteignons une certitude, une certitude faite non pas pour quelques intellectuels mais pour tout le monde, parce qu'elle correspond au besoin le plus intime de tout le monde.
Les Pères de l'Église ont hérité de la pensée grecque, mais ont transposé sur le plan de la mystique religieuse ce qui, chez Aristote et Platon, demeurait sur le plan intellectuel et esthétique. Chez les Pères de l'Église, la contemplation est vraiment une connaissance qui se confond avec la charité, exaltée par saint Paul au chapitre 13 de la 1^er^ Épître aux Corinthiens : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je suis un airain qui résonne et une cymbale qui retentit. » Il y a aujourd'hui, dans les milieux catholiques mêmes, un singulier mépris de la contemplation, qui est considérée presque comme une infidélité à l'Évangile. Toute la vie de l'homme d'aujourd'hui se développe sous le signe de l'activisme ; l'action sociale lui est proposée comme la fin de la vie chrétienne. Or la perfection à laquelle nous sommes appelés par l'Évangile est simplement une connaissance intime et amoureuse de Dieu. Elle n'est point du tout réservée aux moines ; elle nous concerne comme tous les chrétiens.
Revenons encore une fois à saint Paul. La fin du chapitre auquel je viens de faire allusion et très claire « Maintenant nous voyons dans un miroir, d'une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ; aujourd'hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme je suis connu. Maintenant ces trois choses demeurent, la foi, l'espérance, la charité, mais la plus grande des trois. c'est la charité. »
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Car la foi et l'espérance passeront quand nous verrons Dieu, mais la charité ne passera pas : elle trouvera son couronnement dans la vision béatifique. Or il ne peut y avoir de contemplation en dehors de la charité. Ainsi dans l'éternité la contemplation, parvenue à sa perfection, subsistera seule comme la plus haute activité. à laquelle l'homme puisse finalement atteindre. Et il n'est pas concevable qu'une âme de bonne volonté, pour peu qu'elle soit docile à la grâce, ne puisse parvenir ici-bas à une certaine intimité avec Dieu, une intimité qui prend sa source dans les trois vertus théologales, mais spécialement dans la charité, parce que Dieu est Amour. On connaît l'histoire de ce paysan que le saint curé d'Ars voyait entrer tous les soirs à l'église en revenant des champs. Il restait un moment dans le fond de l'église, puis il reprenait ses outils et rentrait chez lui pour souper. Un jour le curé lui demanda ce qu'il faisait là. Le paysan lui répondit :
« J'avise le bon Dieu et il m'avise. » On eût bien étonné cet homme si on lui eût dit que c'était là de la contemplation et qu'il venait d'en donner la meilleure et la plus simple définition. Je crois que la plus belle prédication est l'exemple d'un homme qui vit de la vie de Dieu, ce qui ne se traduit pas nécessairement par des paroles, mais aussi bien par le regard : là se lisent les plus secrètes pensées. On ne peut pas vivre de Dieu sans qu'un rayonnement n'émane de l'objet de la contemplation à travers celui qui contemple.
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Il est temps que je m'arrête, et je m'arrêterai sur une phrase de saint Thomas qui fait mes délices et qui m'a enchanté un peu comme le livre de Baruch avait enchanté La Fontaine. Il faut d'abord la lire en latin, parce que le latin d'Église est une admirable langue :
*Amor quo diligimus Deum facit nos libenter servire Deo, sollicite quaerere honorem Dei, et vacare Deo dulciter :*
*Amor quo diligimus Deum :* l'amour par lequel nous chérissons Dieu est un amour qui vient du plus profond de l'âme où les sens n'ont point de part et dont la source est Dieu lui-même.
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Il arrive que nous soyons remplis d'inquiétude à la pensée que nous n'aimons pas Dieu comme Il mérite de l'être. Il nous faut bannir cette inquiétude. Il est tout à fait certain que Dieu n'est pas aimé de nous comme Il mérite de l'être. Mais c'est chose vaine d'essayer d'arracher des bribes d'amour de notre cœur pour les Lui offrir. Demandons simplement à Dieu qu'Il daigne mettre dans notre âme un amour que nous puissions Lui offrir sans rougir. Lui seul peut susciter en nous un mouvement assez pur pour devenir une offrande.
*Facit nos libenter servire Deo :* il nous fait servir Dieu avec joie, parce que c'est Dieu qui nous a commandé d'être des serviteurs. Si nous mettons dans ce service le détachement nécessaire, si nous nous dépouillons de tout souci de plaire et d'être aimé, alors c'est vraiment Dieu que nous servons en toute circonstance, et c'est *la* source de la plus haute des joies.
*Sollicite quaerere honorera Dei :* chercher avec attention l'honneur de Dieu. Ceci nous concerne de très près, parce qu'il n'y a pas d'époque où l'honneur de Dieu soit
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aussi méprisé que nous le voyons aujourd'hui et où l'honneur du monde recueille autant de considération. Il faut vraiment qu'il y ait chez les philosophes un très profond mépris de Dieu pour faire de Lui un produit de l'évolution.
Nous voici enfin au troisième et dernier terme, le plus délicieux de cette phrase merveilleuse :
*Et vacare Deo dulciter.*
Comment parler de ces trois mots qui forment l'objet d'une méditation infinie et qui ont dans le latin une telle saveur ?
*Vacare* en réalité a deux sens. D'abord *être vide, être vacant.* Et puis : *s'occuper de, se consacrer* à. Ces deux sens se complètent. Pour s'occuper de Dieu il faut commencer par se vider de tout le charnel et de tout le temporel. Dieu entre quand nous faisons la place nette pour lui. Faire le vide en soi est la condition première pour donner accès à Dieu en soi et pour jouir de Lui.
*Vacare Deo dulciter.* Ici il ne faut plus rien dire. Cet amour fait que nous nous occupons de Dieu *tout doucement.* Comment en effet ne serait-ce pas la suprême douceur ?
Je vous laisse ces trois mots à méditer.
André Charlier.
- André Charlier : Que faut-il dire aux hommes. Un volume de 384 pages in-8° carré aux Nouvelles Éditions Latines.
Cet ouvrage est la synthèse de la pensée d'André Charlier. Il est la mise en œuvre et l'illustration de sa maxime : « La règle la plus importante de la vie spirituelle est qu'il nous faut sans cesse rafraîchir le regard que nous portons sur les choses essentielles. »
André Charlier et son frère Henri Charlier ne sont pas nés dans une famille chrétienne. Leur père était un important franc-maçon. Ils sont des convertis et des baptisés de l'âge adulte. Ils sont venus *du monde moderne à la foi chrétienne* contrairement à l'itinéraire de décomposition qui veut nous conduire, évêques en tête, *de la foi chrétienne au monde moderne.*
Principaux chapitres de cet ouvrage : L'âme moderne en face de l'être. L'Occident et la pensée abstraite. Vocation de la France. Péguy et la détresse du monde moderne. Ramuz ; Copeau ; le cas Gide. L'illuminisme du XX^e^ siècle. Lettre à Jean Madiran sur la civilisation chrétienne. Confession vespérale.
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## NOTES CRITIQUES
### Pour lire l'heure
Jean Servier pense que le succès de « l'évolution », comme doctrine explicative de la vie, vient du sentiment de supériorité de l'homme blanc occidental : c'est lui qui l'a conçue, et elle ordonne les êtres selon une hiérarchie qui culmine tout naturellement dans le type d'homme rationaliste, scientifique, bien au-dessus de la mentalité « primitive » et « magique ».
Cela fut très vrai, et l'est peut-être moins depuis que sont à la mode d'autres systèmes qui exaltent l'homme primitif, et présentent une version améliorée du bon sauvage. A ce sujet voir *Race et histoire* de Lévi-Strauss (et aussi, bien sûr, les critiques de Roger Caillois, dans le discours académique où il répondait à Lévi-Strauss).
Mais l'idée d'évolution est trop forte aujourd'hui, où elle a la force d'un mythe, pour qu'on s'arrête. On voit paraître d'autres hypothèses, où l'homme, sommet actuel, doit à son tour être dépassé.
Il n'y a par exemple, l'idée que la machine étant supérieure à l'homme (plus fiable, insensible à la douleur, aux passions), c'est elle qui doit un jour devenir le dernier barreau de l'échelle. Je citerai comme exemple, le livre de François Biraud et Jean-Claude Ribes (deux astronomes) : *Le dossier des civilisations extra-terrestres* (éd. Fayard). Les auteurs en viennent à parler des robots, et écrivent : « Les robots ne se révolteront pas contre leurs créateurs. Mais il est logique de penser qu'ils se perfectionneront suffisamment pour les dépasser. Et le jour où la race humaine aura créé des automates plus rapides, plus sûrs, plus résistants qu'elle, son rôle sera terminé. Elle aura tout à gagner à s'effacer devant sa création, à transmettre à cette nouvelle race le capital de civilisation qu'elle a amassé. Ce ne sera en aucun cas un renoncement : il faut y voir plutôt l'évolution normale vers un niveau de civilisation croissant. Notre espèce biologique aura disparu, comme ont disparu au cours des ères géologiques toutes celles qui mènent de la première molécule vivante jusqu'à nous. Mais l'intelligence dont nous sommes si fiers sera sauvée, et peut-être définitivement. »
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Des machines qui sauront se réparer elles-mêmes, et concevoir d'autres machines, le technologique prenant le relais du biologique, pour que l'intelligence demeure (intelligence connaissance des lois rationnelles), voilà la vision d'avenir de ces deux scientifiques.
J'ai trouvé une autre hypothèse dans une revue : *Question de* (n° 6), au cours d'un entretien entre Louis Pauwels et Jacques Bergier. Nous sommes ici dans la droite ligne de *Planète.* Le surhomme sera l'homme à peine modifié (nous restons cette fois-ci dans le biologique). Jacques Bergier dit : « La nature avec un coup de pouce de la science peut nous surhumaniser à prix réduit. C'est ce qui me rend optimiste. Évidemment le chrétien dira que si Dieu s'est arrêté à l'homme, c'est qu'il avait ses raisons et qu'il faut en rester là. Mais depuis deux mille ans, le chrétien est antiscience, antipouvoir, antiavenir, antimonde. » Et notre homme d'opposer au Dieu chrétien le Dieu qui exauce, lui, et qui s'appelle Prométhée.
Pourquoi s'arrêter à ces rêveries ? C'est parce qu'elles nous servent à *lire l'heure.*
Elles ne peuvent naître que du sentiment profond d'un échec. L'échec de la société technique devient, dans la perspective de l'évolution, l'échec de l'homme en tant qu'espèce. Les auteurs que je cite se récrieraient, persuadés qu'il n'y a pas échec, mais qu'on atteint des limites et que pour les franchir, il faut un être nouveau. Ils ont pourtant le sentiment d'un écart entre les possibilités de l'homme et leur rêve de puissance et de connaissance. Ce sentiment ne naît-il pas de l'incapacité du monde où nous sommes de donner une signification à l'homme et au monde ? Nous ne pouvons ni combler ni oublier ce vide. D'où l'issue imaginée : c'est que l'homme est un être incomplet, et qu'il doit être remplacé. Il est légitime de parler d'échec.
La seconde remarque qu'appellent ces hypothèses, c'est que l'homme n'y est défini que par sa capacité à connaître les lois de l'univers. On n'envisage aucunement qu'il est un être qui a un rapport direct à Dieu, un être doté d'une âme immortelle.
Cette vue restrictive s'explique assez par la domination de l'esprit « scientifique ». D'où aussi la croissance et la force d'un mythe comme l'évolution. Il s'agit bien d'un mythe : on est bien au-delà d'une explication rationnelle des phénomènes de la vie. Il s'agit d'un système global, répondant à toutes les questions que l'homme se pose, même de façon détournée, sur son être et sa place dans l'univers. Ce système est conforté parce qu'il agrège toutes les forces qui, en nous, aspirent à la cohésion et au sens. C'est un substitut de religion. Pendant ce temps, l'Église s'embarbouille dans ses formulations nouvelles, et ses recherches de langage adapté : elle laisse le terrain vide.
Georges Laffly.
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### La crise est « au-delà »
Quand on parle de crise, aujourd'hui, c'est à la crise économique qu'on pense. L'inflation, le chômage, l'énergie en sont les thèmes principaux.
Cette crise-là existe, mais elle est sans rapport et sans proportion avec la crise véritable, qui se situe bien « au-delà » des phénomènes économiques -- à moins qu'on ne préfère dire « en deçà », ou « par-dessous », ou « a l'intérieur ». C'est la crise totale, la crise radicale, la crise absolue de la société politique, en donnant à l'épithète « politique » son sens plein. On dirait aussi bien crise de la civilisation, ou crise de l'homme, car ce sont les fondations mêmes de l'ordre social qui sont ébranlées.
Dans notre pays, cette crise se manifeste depuis un an de manière éclatante dans les faits et dans les lois. Qu'il s'agisse de l'insécurité générale, des révoltes et des drames qui se produisent dans les prisons, des manifestations dans l'armée, de la contestation universelle, la désagrégation sociale est partout. En quelques mois, dans le domaine de la législation, la contraception, l'avortement et le divorce se sont vu accorder les régimes les plus libéraux du monde. Le président Giscard d'Estaing poursuit avec ténacité sa triple politique de socialisation dans la répartition, de dirigisme dans la production, et de libéralisme intégral dans les mœurs. Sans doute a-t-il quelque grand dessein dans l'esprit. A l'observateur ce grand dessein n'apparaît que comme la volonté d'affermir son pouvoir en divisant l'opposition, voire la majorité, quel que soit le prix à en faire payer par le pays réel.
Peut-être s'agit-il là de quelque repli stratégique en vue d'une reprise en mains ultérieure. On voudrait l'espérer. Mais il est impossible de trouver le moindre indice susceptible de nourrir cet espoir. Ce n'est pas en empruntant indéfiniment la philosophie et les méthodes du socialisme qu'il est possible de refaire une société juste et libre. La licence illimitée dans le domaine des mœurs et des opinions n'est qu'une caricature de la liberté. Combinée avec un dirigisme socialisant dans le domaine de l'économie, elle ne peut déboucher que dans un régime autoritaire de type expressément socialiste qui sera, après le communisme soviétique et celui des démocraties populaires, une forme nouvelle de totalitarisme.
\*\*\*
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Ici, nous voudrions présenter une observation sur le libéralisme considéré comme la formule souhaitable des régimes politiques.
Le libéralisme, c'est la doctrine de la liberté érigée en principe régulateur de la vie sociale.
Or, si tout le monde est d'accord que la liberté est le bien le plus précieux de l'homme, elle reste à définir comme restent à définir les conditions de son exercice. Quand tout va bien, on n'y pense pas parce qu'on ne s'aperçoit pas qu'en fait la liberté comporte certaines limites. On jouit de la liberté d'aller et venir, d'avoir des opinions différentes, de participer à des activités diverses, d'acheter, de vendre, de louer, de choisir son métier, etc. Cette liberté mesurée semble aller de soi, dans son contenu comme dans ses limites. Mais précisément elle ne va pas de soi. Elle résulte de mœurs, appuyées par les lois, qui sont un héritage d'un régime non libéral, d'un régime d'autorité, c'est-à-dire d'un régime qui instituait de nombreuses libertés, mais au nom de principes liés à une religion ou, si l'on veut, à une philosophie de la société.
On le voit dans tous les régimes politiques occidentaux qui sont devenus « libéraux » à la fin du XVIII^e^ siècle et au XIX^e^ siècle.
Quand la France est devenue libérale, en 1789, elle jouissait, à peu de choses près, de toutes les libertés que la Révolution s'est flattée d'instituer. Mais ces libertés avaient été le fruit lentement mûri du christianisme. Les lois nouvelles les confirmèrent, en leur conférant un caractère principiel et absolu. Si ce caractère ne les fit pas dégénérer aussitôt en licence, c'est parce que les mœurs existaient, créant une sorte de loi coutumière définissant le contenu de ces libertés et en traçant les limites.
Peu à peu, cependant, le principe de la liberté tendait à faire craquer les limites qu'aucun autre principe ne justifiait, sinon le simple rapport des forces sociales. La notion même de limite devait un jour paraître absurde. Les nouvelles lois giscardiennes viennent de nous apprendre qu'elles étaient effectivement absurdes et que si demain la société doit en mourir, elle sera sauvée par la force suprême, celle du Pouvoir politique, celle de l'État, imposant ses *obligations* et ses *interdictions* au seul titre de son intérêt et de sa volonté, le bien commun se confondant avec son bien propre nécessairement conçu sous l'angle de la puissance.
Les États-Unis, qu'on considère souvent et qui se considèrent eux-mêmes comme le pays de la liberté par excellence, n'ont pu ériger en dogme le libéralisme que grâce à des mœurs religieuses qui, pour n'être peut-être pas d'un niveau très élevé, ont été, jusqu'à une époque très récente, extrêmement rigoureuses. Qu'on les taxe de puritanisme, de pharisaïsme ou d'hypocrisie, elles n'en constituaient pas moins un code social qui fut assez fort pour endiguer la violence du développement industriel.
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Le « ce qui se fait » et « ce qui ne se fait pas » est, dans le libéralisme, le résidu de la morale enseignée et instituée par l'autorité de régimes précédents confessant des vérités religieuses et métaphysiques.
Quand la logique de la liberté illimitée arrive à faire sauter les tabous du « ce qui se fait » et « ce qui ne se fait pas », la licence et l'anarchie commencent leur carrière. Alors la société se dissout, ou est refaite par le gant de fer du Pouvoir.
\*\*\*
Dans tout l'Occident nous sommes à ce tournant. C'est l'unique chance, mais la chance véritable, du communisme, qui se présente comme le seul régime politique matériellement et idéologiquement armé pour refaire, au nom du matérialisme athée, un ordre social. Faux ordre d'ailleurs, parce que contraire à la nature de l'homme et de la société, voué finalement à l'échec, mais capable de tenir un certain temps faute d'un ordre véritable à lui opposer :
Les lois giscardiennes ont rendu sensible à beaucoup cette menace qui pèse sur la société française. Rien d'ailleurs ne le laisse paraître. Les mass-media étant aux mains des tenants de l'idéologie de la décadence, c'est de plus en plus la *société du silence* qui s'interroge sur le moyen d'en sortir.
Marcel Clément parle de la « contre-chrétienté » naissante. C'est bien de cela qu'il s'agit. Et ici le drame atteint à son sommet. Car l'Église elle-même est défaillante. Chez nous, notamment, un épiscopat collégialement apostat, se fait le complice de la barbarie envahissante. C'est la Hiérarchie, par le truchement de ses bureaux, de ses aumôneries, de sa catéchèse et de sa liturgie, qui achève de détruire ce qui restait de chrétienté, de civilisation chrétienne.
Surmonterons-nous cette « crise » ? La froide raison ne permet pas de le penser. Mais il y a l'invisible. Il y a ce ferment des consciences, que nous pressentons, que nous rencontrons même, un peu partout ; comme il y a aussi ce sentiment, de plus en plus répandu, que la seule alternative à la civilisation chrétienne est le communisme, qu'on commence à mieux connaître et qui fait peur, et horreur.
Espérons donc, mais l'effort à faire sera immense.
Louis Salleron.
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### Deux formes de l'illuminisme.
Chaque fois que l'Église hiérarchique et visible se détourne de sa mission *surnaturelle,* la Vérité absolue que Dieu lui a confiée dégénère et se mue en un fantastique poison de l'âme. Elle devient la plus virulente drogue que l'alchimie spirituelle ait jamais distillée, infiniment supérieure par les désordres mentaux qu'elle engendre, à tous les autres stupéfiants qui lui font concurrence. Rien n'est plus dévastateur que l'Absolu qui choit dans une âme que l'exercice des trois vertus théologales n'a pas élevée à son niveau par la grâce. Il culbute dans un *moi* fini et relatif qui se l'approprie instantanément et s'absolutise d'un seul coup, *sous sa carapace vidée de toute substance, sous le couvert de son nom usurpé.* L'adage est infaillible *corruptio optimi pessima.* C'est par la tête que le poisson pourrit. Nous sommes même en train de perdre le flair qui nous en décèle la puanteur.
Cela se comprend. Je l'ai dit maintes fois, mais il faut le dire : l'Église n'est pas une société comme les autres ; elle est une société surnaturelle, parfaite comme telle, et qui, au terme de sa course, sera l'unique et incomparable société des élus ; elle sera une *société de personnes* que le Pasteur suprême aura rassemblée en les appelant chacune par leur nom et où Dieu sera tout en toutes, les unissant éternellement les unes aux autres par le lien inaltérable et inamissible désormais de la grâce. Or l'Église est plongée dans le temps. Une société de personnes risque à chaque moment de se défaire en des milliers de religions hétérogènes, dans la relation que chacun noue individuellement avec Dieu, si une force infinie, répondant à leur nature respective, mais à laquelle celle-ci ne peut atteindre par elle-même, ne vient pas les relier les unes aux autres *gratia perfectio naturae,* la grâce unifiante accomplit le vœu le plus profond de la nature intellectuelle de l'homme, selon saint Thomas.
Seul le face-à-face avec Dieu dans l'au-delà les sauverait de cet égarement, et aucune d'elles n'y est encore et pour cause ! Il leur faut alors *la contrainte sociale de l'Église une, sainte, catholique et apostolique ici-bas,* avec sa hiérarchie, son pouvoir de lier et de délier, ses lois et commandements en matière SURNATURELLE. L'Église pyramidale visiblement temporelle est requise par la société SURNATURELLE de personnes : sa mission est de maintenir celle-ci en ce bas monde dans l'unité, la sainteté, la catholicité et la tradition apostoliques tant au point de vue de la vérité immuablement transmise qu'à celui de la succession juridiquement attestée.
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Ces quatre notes s'impliquent les unes dans les autres comme des cercles moins étendus dans celui qui les embrasse tous. La vérité inaltérable que les successeurs des Apôtres se transmettent d'âge en âge, l'armature sociale qui en est à la fois le prolongement temporel et la garantie protectrice contre les assauts du temps engendrent la catholicité : ni la vérité *ni* l'ordre social ne supportent les sectes. L'universalité enveloppe l'appel lancé, par l'Église à la sainteté de tous ses membres, passés, présents et futurs, même pécheurs. La sainteté enfin ajoute à l'unité des fidèles dans la foi reçue au baptême la charité, lien de perfection, *vinculum perfectionis.*
C'est. la *tradition,* la *transmission de la doctrine* (et de la pratique qui en dérive) enseignée par Notre-Seigneur Jésus-Christ qui. fonde l'Église comme société *surnaturelle* de personnes *nécessairement pourvue d'une hiérarchie qui en consolide la fragilité ici-bas.* L'Église est le sacrement de l'incorruptible Vérité révélée une fois pour toutes. C'est la Vérité qui unit, qui sanctifie, qui rassemble les croyants, saints et pécheurs, qui confère aux Apôtres et à Pierre le soin de son héritage. Comme la Vérité ne change pas, la « mutation de l'Église » ou bien n'a aucun sens ou bien signifie *le contraire* de la Vérité ; erreur, fausseté, ignorance, mensonge, absurdité, apparence, fiction, poudre aux yeux et supercherie. Toute mutation implique changement dans le nombre et la qualité des gènes héréditaires et l'engendrement d'un MONSTRE. *Corruptio optimi pessima*. Une Église « en mutation » voit le nombre de ses dogmes s'augmenter d'un gène supplémentaire : « Je crois en la divinité de l'Homme, j'ai le culte de l'Homme », et sa qualité de Mère dégénérer en vice de Prostituée ou de Marâtre.
Saint Paul enseigne en deux mots à son disciple l'essence de l'Église : « *O Timothee, depositum custodi,* ô Timothée, garde le dépôt » (I Tim. 6, 20) ou encore avec insistance « *Bonum depositum custodi per Spiritum sanctum, qui habitat in nobis ;* garde le bon dépôt par l'Esprit Saint qui habite en nous », (II Tim., 1, 14). Le Nouveau Testament le confirme entièrement : « Apprends-leur à *garder* tout ce que j'ai prescrit (Me, 7, 9). « Si quelqu'un m'aime, il *gardera* ma Parole » (Jn, 11, 23). « Si vous *gardez* mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi j'ai *gardé* les commandements de mon Père et demeure en son amour » (Jn, 15, 10). « Je *gardais* en ton nom ceux que tu m'as donnés » (Jn, 17, 12). « Appliquez-vous à *garder* l'unité de l'Esprit » (Eph., 4, 3). « Aurait-on *gardé* la loi tout entière, si l'on trébuche sur un seul point, c'est du tout qu'on devient justiciable » (Je, 2, 10). D'autres textes, nombreux, réitèrent la même adjuration.
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Comment a-t-on pu oublier que la *seule* et *unique* justification de l'Église (mais elle a toute la puissance de la Révélation pour elle) est d'être la *nécessaire* gardienne des vérités *absolues* de la Foi 2 Comment a-t-on pu méconnaître à ce point l'avertissement de saint Paul à Timothée, dépositaire de la Vérité : « Évite les vaines nouveautés profanes du dialogue « avec le monde » (comme nous dirions aujourd'hui) et les antithèses de la gnose au nom menteur » (I Tim., 6, 20) ?...
Avec l'acuité redoublée du génie et du saint, l'Apôtre nous définit « l'Église du Dieu vivant » (*Ecclesia Dei vivi*) comme « la colonne et le socle inébranlable de la Vérité » (columna et firmamentum veritatis) (I Tim., 3, 15), de la Vérité SURNATURELLE, s'entend, « la Vérité qui est en Jésus » (Eph., 4, 21).
Que devient la Vérité *surnaturelle* lorsque l'Église ne la garde plus *fermement*, lorsqu'elle est un chantier où s'affairent les entrepreneurs d'*autodémolition*, lorsqu'elle refuse de rendre aux fidèles *l'Écriture Sainte, le Catéchisme et la Messe ?* Elle se vide de toute sa substance, non seulement de sa substance surnaturelle mais de sa substance tout court pour devenir simplement un MOT qui ne renvoie plus à rien. Elle devient une entité imaginaire, un être de raison qui n'existe nulle part sauf dans la pensée de celui qui le pense. Elle se mue en *utopie*, dans tous les sens du terme. Se détournant du Dieu de la Révélation, elle n'atteint même plus les hommes concrets, faits d'âme et de sang. Ne prescrivant plus d'aimer *surnaturellement* Dieu par-dessus toutes choses, la charité qu'elle prescrit envers le prochain en chair et en os, envers ceux qui vivent avec nous dans nos communautés naturelles et dans l'Église catholique, débouche sur une représentation mythique de l'Homme.
Il faut tenir en effet pour assuré qu'il est impossible d'aimer un être humain autre que soi-même si l'on n'a pas reçu *d'abord* la grâce d'aimer *surnaturellement* Dieu. Ce n'est pas seulement l'Évangile qui le proclame, mais l'expérience quotidienne de l'amour. Aimer autrui pour lui-même et comme soi-même est une gageure intenable si l'on ne le replace lui et soi en sa source divine. La tentative avortera sans le Médiateur qui leur permet de s'aimer dans leur vérité et leur réalité propres à chacun par l'intermédiaire de sa Vérité et de sa Réalité surnaturelles. Personne ne peut aimer personne si Dieu ne lui vient pas en aide. « On n'aime personne. écrit Pascal, on n'aime que des qualités », des aspects de l'être aimé qui, séparés de celui-ci, ne sont plus l'être aimé, mais des abstractions que la contre-façon de l'amour lui substitue clandestinement.
Comme chacun sait, les falsifications, les imitations, les caricatures de l'amour sont innombrables. Mais on sait *moins* qu'elles se ramènent toutes en fin de compte à un seul amour : *l'amour de soi séparé de l'amour surnaturel de Dieu ;* amour dissimulé, hermétiquement clos, qui se cache et se dévoile *en même temps,* sous l'éclatante couverture d'un amour pour *l'Humanité,* lequel objet, n'ayant d'autre existence qu'au sein de la pensée, divulgue du coup le tenace égoïsme qui le suscite.
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Aimer l'Homme, aimer « tout l'homme et tous les hommes » selon la formule que Paul VI affectionne et claironne à tout venant, c'est *s'aimer soi-même,* car le terme : *homme,* en compréhension, et celui : *tous les hommes,* en extension, ne sont que des abstractions dont le siège est dans la pensée de celui qui les profère, *où elles se confondent avec lui.* La cruauté, la dureté de cœur, l'indifférence et l'inhumanité vis-à-vis du prochain, vis-à-vis du suppliant qui vient en vain frapper à la porte de l'amoureux de l'Homme sont trop connues. Lepelletier de Saint-Fargeau, requérant devant les juges du Tribunal révolutionnaire contre des innocents, a ce mot terrible qui condamne tous ses imitateurs : « Au nom de l'Humanité, le vous conjure d'être inexorables ! » L'amour de l'humanité, l'humanitarisme est l'amour de soi et la haine secrète d'autrui conjugués.
Comment voulez-vous que l'homme en proie à l'amour de l'Homme puisse s'attarder à aimer tel homme porteur d'un nom propre, à aimer le catholique, son frère, qui l'implore, à en percevoir la détresse, alors que le mouvement de son « amour » l'emporte *au-delà de l'homme concret,* vers d'autres hommes, à l'infini ? Son amour ne s'arrête *nulle part.* Il porte sur *l'utopique* et revient, à travers cet Homme que sa pensée a engendré et qui ne fait qu'un avec son *moi,* vers son *moi* lui-même. « Si elle ne refuse, aucune ouverture, écrit Paul VI, l'utopie peut aussi rencontrer l'appui chrétien. L'Esprit du Seigneur, qui anime l'homme rénové dans le Christ, bouscule sans cesse les *horizons* où son intelligence aime trouver sa sécurité, et les *limites* où son action s'enfermerait ». L'utopie est donc le fondement de l'action de l'Esprit. Jamais pape au cours de l'Histoire n'a proféré pareille insanité proprement gnostique.
Je ne connais guère de parole plus caractéristique de l'humanitarisme pseudo-chrétien : on peut aimer surnaturellement Dieu de plus en plus ; on peut aimer surnaturellement son prochain pour l'amour de Dieu de plus en plus, parce que Dieu et le prochain *existent* au suprême degré et que leur réalité surnaturelle est inépuisable ; on ne peut aimer *ce qui n'existe* pas. C'est si simple à comprendre ! Que reste-t-il en effet de l'amour de ce qui n'existe pas *une fois mise à nu la relation de l'aimant à un aimé inexistant,* sinon l'aimant lui-même et lui seul, s'aimant uniquement lui-même dans l'abstraction géante de l'Homme où il se mire et souvent s'admire
Lorsque le culte de l'Homme vidé de sa substance concrète, palpable et palpée qui lui mérite d'être appelée *prochaine,* s'introduit dans la foi chrétienne comme il est manifeste aujourd'hui depuis Vatican II, il engendre de toute évidence un œcuménisme des Droits de l'Homme qui n'a rigoureusement rien à voir avec l'œcuménisme de la vérité *surnaturelle* que tant d'esprits supérieurs, déchirés par le spectacle de la rupture de l'Unité chrétienne, tels Bossuet et Leibniz, entreprirent de rechercher.
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Il ne s'agit plus ici d'un œcuménisme *objectif,* fidèle à la Vérité intégrale, mais d'un œcuménisme *subjectif* que chaque adepte éprouve en soi en contemplant la représentation mentale qu'il se fait de l'Homme et qui, non seulement est amputée de toute relation au surnaturel, mais dont la « réalité », si l'on peut encore dire, est aussi vague, aussi indéterminée, aussi indécise que possible, pour être capable d'embrasser les amours de soi, différents les uns des autres par définition, qui s'y tapissent.
L'humanitarisme « chrétien » (pour lui accoler une dénomination purement extrinsèque) ne se soutient pas *sans une excitation verbale perpétuelle.* Il le faut, à peine de révéler ce qui est caché : la supercherie de la présence du *moi* derrière le rideau de fumée des mots. Plus le verbe se déchaînera, plus l'auditeur ou le lecteur sera tenté de croire a l'existence de ce qui n'existe pas. L'histoire du christianisme primitif comparée à celle des premières hérésies le montre nettement a la simplicité et au laconisme du langage évangélique s'oppose l'intarissable flux de l'imagination et du bavardage gnostiques. Dès que la religion du Christ, Dieu fait homme, se mue en religion de l'Homme fait dieu, c'est une immense logorrhée qui se déverse sur les fidèles consternés. Les nouveaux prêtres, comme la plupart des révolutionnaires en 1789, sont des hommes de lettres manqués, des ratés de la littérature. Les entorses qu'ils infligent au langage, les contorsions verbales auxquelles ils, se livrent, le romantisme de leur « éloquence » en portent témoignage. Du reste. qu'est-ce que la littérature aujourd'hui, selon la remarque de Jules Monnerot, sinon « du surnaturel lorsqu'on n'y croit plus » ? *Les mots évacuent le Verbe.* L'écrivain se substitue au clerc et le clerc désoutané se mue en grand rhétoriqueur, en grimaud enthousiaste. L'onction parfois pateline du prêtre de jadis fait place à la surexcitation, à la fièvre batailleuse, à l'enthousiasme de l'Éliacin lancé aveuglément, à la conquête du monde. *La grâce le cède,* sur toute la ligne du clergé d'avant-garde, *à l'illumination.*
Répétons-le en effet à la suite de l'Apôtre : *Fides ex auditu,* la grâce des vertus théologales nous est dispensée du dehors. La vérité surnaturelle est transcendante à l'homme. Elle est *donnée.* C'est l'Église qui a charge de la garder, de l'enseigner, de la donner, l'Église *mystique et hiérarchique,* prédicatrice d'une « Sagesse qui n'est pas celle de ce siècle » (I Cor., 2, 6). Cette Sagesse est la révélation « des choses que l'œil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, *et qui ne sont pas montées au cœur de l'homme,* des choses que Dieu a préparées pour ceux qui l'aiment » (Ibid., 2, 9). Elle est la nouvelle du salut, -- *non point temporel, mais spirituel, mais éternel,* dans l'amour du Christ Jésus qui nous l'annonce à chaque instant de notre existence si nous sommes assez libres du temps et de l'espace pour *l'entendre.*
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Si nous ne la percevons pas *dans sa transcendance surnaturelle,* nous sommes alors acculés à la rechercher en nous-mêmes et à la faire jaillir (*mais alors désurnaturalisée et dénaturalisée*) *de nous-mêmes,* de notre subjectivité, de notre immanence. L'imaginaire, le mythique, le fabriqué par nous au moyen du surnaturel disloqué (avec un fondement *in re* partiel, *hérétique* au sens plein du terme, *qui nous aveugle sur nous-mêmes*) prend la place du Vrai. Il *permute* avec le Médiateur *et l'expulse.*
Telle est la fameuse « mutation de l'Église » : en son immanence à soi-même, le Moi, privé de sa référence à la Vérité surnaturelle, ne dispose plus pour répandre SON « message » que de ses propres forces *qu'il doit alors tendre au plus haut degré d'exaltation* pour affirmer et répandre SA « vérité ». A n'en point douter, *l'enthousiasme,* contrairement à son étymologie, n'est point l'état où l'homme se sent soulevé par Dieu et capable de révéler aux autres la Vérité divine comme Dieu lui-même. Il est la privation de Dieu, l'état d'esprit où le Moi est en proie à la plus formidable des illusions dont il puisse s'abuser : être comme un dieu, *rayonner une lumière* comme un dieu créateur et sauveur.
A ce stade de l'illuminisme, « l'objet » que vise le pseudo-mystique n'est plus lui-même en communication avec sa propre transcendance dont il est dupe et qu'il prend pour Dieu (« conscience, conscience, immortelle et céleste voix » !) et avec l'idée de l'Homme qu'il s'est fabriquée et qui éclipse le prochain en chair et en os parce qu'elle n'est que la projection de son Moi.
Dans l'histoire de l'Église, *aucun* illuminé n'est HUMBLE, docile à la Vérité, sauf par tactique, ruse et hypocrisie. Aujourd'hui qu'ils sont aux leviers de commande de l'appareil ecclésiastique ou qu'ils fascinent ceux qui les détiennent *par leur parodie du christianisme,* ils s'imposent, ils terrorisent les fidèles. Aussi ne tentent-ils plus jamais d'obtenir l'adhésion de leur *intelligence,* ils les prennent par où ils sont pris eux-mêmes, *par le sentiment,* par ce qu'ils appellent « la vie » (« vivre sa foi ») et qui n'est autre que la volonté de puissance du Moi lorsqu'il a franchi les limites que lui fixent le Créateur et le Sauveur. En matière d'observation du comportement des chrétiens, il ne faut jamais oublier que rien n'est plus proche du surnaturel *que sa caricature.* Aussi bien le Christ nous a-t-il averti de les reconnaître à leurs fruits ; si haut soient-ils placés.
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Où sont donc les fruits de cet illuminisme propre à Vatican II qui faisait dire à un évêque en transes que son âme avait épousé le monde ? Tel est désormais l'aboutissement des noces mystiques : *la possession du monde.* Le propre du Moi délié du Surnaturel, soustrait au bien commun des diverses communautés qui l'accueillent dès sa naissance, est *le refus des limites,* l'expansion *indéfinie* qu'il *vit* intensément et qu'il baptise *Infini.* Il s'égale alors à l'Humanité tout entière.
La même analyse éclaire l'œcuménisme catholico-protestant dont Taizé est la nouvelle Rome, avec la bénédiction de Paul VI, la présence d'un quarteron de cardinaux et d'évêques, d'un Légat pontifical, et de vingt mille adolescents et adolescentes savamment orientés vers « la libération du monde », cette utopie des utopies, bien faite pour ameuter dans les jeunes cœurs le désir d'un Moi qui se veut à cet âge libre de toute contrainte. Il y a vraiment quelque chose de répugnant, d'ignoble, d'abject, dans la manipulation d'esprits qui n'ont pas encore appris que la Vérité est dans la correspondance de la pensée au réel (naturel et surnaturel) et qui, n'ayant pas encore été forgés aux dures épreuves dont résulte cet accord, sont infiniment malléables. On prend les jeunes en pleine crise de puberté, au moment où ils se déracinent du monde de l'adolescence sans être encore enracinés dans celui de la maturité, comme le savent faire les sophistes et les politicards : *par des mots* qui ne renvoient à aucune réalité. Tous ceux qui succombent à cette magie incantatoire les renvoient alors à n'importe quelle illusion qu'ils se seront eux-mêmes formée selon la seule expérience qu'ils ont, intense, illuminatrice : *celle de leur Moi,* seul, sans monde autour de lui. C'est le même procédé qu'ont utilisé les fabricants de « la nouvelle messe » : sous le tissu d'ambiguïtés que chaque mot y. révèle, chacun y met tout ce que sa subjectivité peut concevoir. On ne se nourrit, on ne vit plus *que de mots* dont la signification est exténuée à l'extrême, qui sont émis par l'illuminé et *qui lui font retour,* si bien que chacun *s'imagine* être en accord avec les autres alors qu'ils sont aussi réciproquement étanches qu'auparavant au sein d'une carapace verbale.
Les contradictions n'importent guère alors. Le prieur luthérien de Taizé n'hésite pas à dire qu'il tente d'appartenir à deux Églises. Combien de fanatiques ne tentent-ils pas avec lui d'appartenir à mille Églises, fussent-elles aussi peu chrétiennes que possible ? L'essai court *objectivement* à l'échec. Mais le principe de non-contradiction peut parfaitement être trahi au niveau de *l'immanence.* Le sujet replié sur lui-même peut aisément *unir* les contraires et les contradictoires en sa *subjectivité :* ne les *vit-il* pas en son délire ? La vie subjective rassemble tout ce qu'elle veut, le meilleur et le pire, le vrai démantelé et le faux, parce qu'elle ne confronte pas son rêve à la réalité.
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« L'œcuménisme » débouche alors sur le *syncrétisme* dont on sait par l'histoire qu'il sonna le glas de la religion païenne et de son clergé. On ne sait rigoureusement plus, d'après les paroles *et les actes* du chef de l'Église, de l'immense majorité des évêques et des « théologiens » actuels, ce qui est de Dieu et ce qui est de l'homme, ce qui est de Dieu et ce qui est de César, ce qui est de Dieu et ce qui est du monde, ce qui est du dogme et ce qui ne l'est pas, ce qui relève de la sainte Liturgie et ses innombrables parodies, etc. Tout est broyé, mélangé dans la subjectivité de ceux-là même qui ont le dépôt de la Vérité ! Sauf chez certains qui ne croient plus à rien, la *sincérité* est indéniable. Ils sont *convaincus* que leurs lumières viennent de l'Esprit. *Ils ont foi en eux-mêmes.* C'est la plus terrible et *la plus incurable* maladie qui puisse affliger l'esprit humain. *L'illuminisme aveugle.*
\*\*\*
Une autre forme de l'illuminisme, identique à la première quant à son origine, mais différente quant à ses résultats, nous est donnée dans le bouillonnement des sectes « pentecôtiques » qui s'exhale du marais où l'Église s'enlise aujourd'hui, avec l'agrément du Souverain Pontife, confirmé *au préalable,* comme il se doit dans la hiérarchie à l'envers établie dans les mœurs ecclésiales actuelles, par le cardinal Suenens, lui-même écho sonore et cymbale qui s'efforce d'être retentissante des « Communautés dites de base », où le travail de sape du Corps Mystique et de son armature temporelle s'effectue impunément.
L'Église, « anesthésiée par le narcotique d'une charité œcuménique sentimentale délirante » est maintenant « secouée par une frénésie charismatique » sans précédent, comme l'écrit le P. Eugène de Villeurbanne, dans une admirable brochure intitulée : « *Illuminisme 67, un faux renouveau : le Pentecôtisme dit catholique *» ([^28])*.* C'est à qui a son petit charisme désormais. L'Église s'écroulant, chaque démolisseur manifeste visiblement que l'Esprit Saint agit en lui et l'incite à bâtir la Nouvelle Jérusalem.
On peut constater en effet que « l'effusion du Saint-Esprit » dans l'individu s'est surtout fait sentir dans le protestantisme. Pour la théologie catholique traditionnelle, le Saint-Esprit n'opère en chaque homme en particulier qu'en *opérant d'abord dans l'Église, corps mystique du Christ qu'il anime.*
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Chacun de nous reçoit personnellement l'Esprit Saint dès qu'il devient par le baptême membre du Christ et qu'il entre par lui dans le corps de l'Église : *per baptisme enim membra Christi ac de corpore efficimur Ecclesiae* (Dz. 1314). L'Esprit Saint unit l'Église, en fait un organisme vivant, la relie à son chef le Christ. C'est par elle que le Saint-Esprit vient habiter dans chaque âme et la combler de ses dons. Devenu membre de la communauté, le baptisé sort de son isolement, il est intégré dans la société de personnes qu'est l'Église dont l'Esprit est l'âme. Ce n'est donc jamais en tant qu'individu solitaire que le chrétien reçoit l'Esprit. La descente de l'Esprit sur l'Église constituée par les Apôtres *réunis* dans le Cénacle et déjà agrégés au Christ en est la première manifestation. Cette Église n'est pas seulement le Corps Mystique du Christ. Elle est la Hiérarchie apostolique visible.
Il en va tout autrement dans le protestantisme et dans l'Église catholique d'aujourd'hui envahie par le subjectivisme protestant : l'Église n'est plus constituée, elle n'est pas faite, *elle est à faire.* Elle n'a pas encore de passé. Elle n'a même pas encore de présent. Elle est « à la recherche d'elle-même », comme l'avouent ingénument (ou cyniquement) les « théologiens » à la mode approuvés par des pasteurs du plus haut rang. *Elle est à venir,* comme un être en voie de *mutation* qui se dépouille de son essence antérieure pour en adopter une autre, pour passer d'une espèce qui s'éteint à une espèce encore inédite. Elle doit donc se constituer à partir d'un individu et de petits groupes d'individus qui s'affranchissent de la tutelle des Églises existantes.
A cette Église nouvelle, il faut un ou des fondateurs capables de communiquer leur *expérience subjective* à d'autres. C'est ce que comprit Wesley qui, au cours d'une « réunion fervente » avec des Frères Moraves dans un petit groupe de Londres, éprouva l'intime conviction, que ses péchés lui étaient remis. Le 24 mai 1738 à 20 h 30, « il sentit son cœur s'échauffer étrangement » et il n'eut de cesse que de faire partager par d'autres son illumination intérieure. Comme les Moraves, il constitua des groupements d'une douzaine de personnes animés du même souffle rénovateur de l'Esprit et à même de fonder d'autres groupements analogues d' « enthousiastes », de manière à restaurer le véritable christianisme. Depuis lors, les phénomènes « revivalistes » où l'on réactualise au sein d'assemblées restreintes les charismes de l'Église primitive et singulièrement ceux de la Pentecôte n'arrêtèrent point de se produire dans le protestantisme. Mgr Knox, dans son livre bien connu sur l'*Enthusiasm,* avait tort d'y voir une phase désormais close de l'histoire des religions. Le succès actuel du Pentecôtisme, avec ses six millions d'adeptes dans le monde, en est la preuve. Voici maintenant qu'il se propage dans le catholicisme américain et européen. Le cardinal de Malines, Mgr Suenens, toujours à l'affût des vents ascendants, le considère comme un des signes majeurs du renouveau opéré par Vatican II dans l'Église catholique.
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Il ne croit pas si bien dire assurément. S'il est vrai que Vatican II, comme ses fruits le manifestent, est le seul concile qui s'est préoccupé beaucoup moins du dogme et du maintien de l'orthodoxie que de l'action à mener par les chrétiens dans le monde, il faut bien avouer qu'il s'est déroulé sous le signe du protestantisme et de l'illuminisme. La pastorale n'a été que le prétexte pour voiler les formidables dissensions qui opposent les Pères les uns aux autres quant à la Vérité dont ils sont les héritiers prodigues. *La preuve en est maintenant faite :* c'est la Pastorale déliée de sa subordination aux dogmes qui est en train de saccager tous les articles, du *Credo.* Depuis la croyance au Père omnipotent dont Teilhard ne tolérait pas le pouvoir « néolithique » jusqu'au Fils dont la naissance, l'enfance, la vie, la mort, la Résurrection, l'Ascension, le Tribunal futur sont contestés, jusqu'à l'Église une, sainte, catholique et apostolique dont les débris hâtivement baptisés Églises nationales, amalgamés à l'explosif de toutes les Révolutions, pulvérisés partout par le subjectivisme, jonchent le sol de la planète.
Reste l'Esprit Saint auquel les démolisseurs n'ont pas touché, *tout simplement parce qu'il est leur otage et leur répondant : c'est lui qui parlera désormais par la voix des ventriloques du Pentecôtisme qui sont désormais considérés comme les bâtisseurs de la future Église.* Les légataires universels du Message de la troisième Église, celle de Joachim de Flore, d'ores et déjà badigeonnée aux couleurs de Moscou, la troisième Rome, envahissent le champ du Semeur. Les architectes de la ruine s'affairent sur les chantiers de l'Église en « mutation », sous la bannière largement déployée de l'illumination d'un Esprit Saint préalablement désincarné de l'Église dont il est l'âme, et réincarné ensuite dans des esprits chimériques qui ne doutent pas un seul instant de sa présence en eux.
Comme le montre le P. Eugène, ce Pentecôtisme n'est autre qu'une tige provenant d'un. bourgeon axillaire réformé qui croît couché sur le sol et s'enracine en terre catholique, tel un stolon, par multiplication végétative d'un subjectivisme d'origine protestante, qui prolifère dans l'Église catholique contemporaine. Avec leur constante audace d'unir les contradictoires en fait, et de nier en mots qu'ils le fassent, les adeptes de ces assemblées charismatiques rejoignent les tenants du nouvel œcuménisme style Vatican II : « Nous empruntons aux diverses, confessions leurs richesses propres. Nous sommes catholiques. Ce n'est pas un syncrétisme. Seulement un témoignage de communion avec tous les chrétiens » ([^29]). Ils admettent comme « authentiques » les expériences analogues dont sont gratifiés des groupements hétérodoxes.
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« La manifestation de l'Esprit » se prépare au moyen de prières improvisées. La liturgie est évidemment informelle, conséquence du déglingage amorcé par le nouvel *Ordo Missae.* A un certain moment, la prière ainsi imaginée, mais encore intelligible, se transforme en un murmure ineffable : « Ce sont des sons, des paroles incompréhensibles en apparence pour tout le monde, pour celui qui les prononce comme pour celui qui les entend. » L'Esprit jaillit soudain à flot. « Une force vous envahit, une joie aussi, une rare expression d'intensité, de plénitude, un signe éclatant de l'existence de l'Esprit en soi ». Après l'assemblée, on s'impose les mains. Ceux qui n'ont pas eu la chance de vivre cette expérience en reçoivent tôt ou tard l'influx.
Telles sont les apparences extérieures. Mais si l'assemblée n'a pas été préparée, si elle n'a aucun « ordre du jour », si le sujet de la prière ou de la méditation « n'a pas été fixé », un *noyau* préalable a été constitué qui « a réalisé en petit ce que la réunion qui le suit doit mettre en œuvre à une plus grande échelle ». Évidemment, le *noyau* en question, composé de deux ou trois « animateurs » formés à la manipulation des assemblées selon les critères psychologiques dégagés par Rogers et dont le plus important est la liberté de dire « tout ce qui vous passe par la tête », nie absolument d'en avoir la moindre intention : « tout se passe en dehors de la volonté humaine ou plutôt au-delà de cette, volonté ». Leur forme de « prière », si c'en est une, permet simplement au noyau « d'entraîner l'assemblée plus vaste dans la même aventure ». Le noyau n'est là que parce qu'il obéit déjà à l'Esprit. Lors des inévitables interventions qui pourraient briser l'union spirituelle de l'assemblée, ce ne sont pas eux qui ramènent l'unité, mais l'Esprit lui-même. Et il ajoutent : « La disponibilité du groupe à l'Esprit domine d'ailleurs ces égarements ».Passez muscade ! Le tour est joué ! « Ce n'est pas nous, c'est lui » !
Qu'ils soient « dans le droit fil de l'enseignement de l'Église », ils n'en doutent pas un seul instant. Ne redécouvrent-ils pas « le pluralisme », le « respect de l'autre » actuellement à la mode ? Et, bien sûr, pas d'innovations chez eux ! Les charismes, le « parler en langues » se trouvent dans l'Évangile et dans les Épîtres de saint Paul.
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« La hiérarchie catholique a compris nos efforts... Des encouragements nous sont venus de prélats, comme le cardinal Suenens qui, en Amérique, a été apporter son soutien à un grand rassemblement charismatique ». « La conversion du cœur ne peut déboucher que sur l'action : *comment rester insensible devant le travail à accomplir dans le monde, contre les injustices de toutes sortes ? *»
La boucle est bouclée. De même que l'œcuménisme grand format, l'œcuménisme petit format débouche *sur la justice-à-faire-régner-dans-le-monde,* selon les vastes et profondes perspectives tracées par le Pape et par les synodes.
Il faut noter immédiatement ici l'éternel sophisme de nos réformateurs : il ne s'agit nullement de la *justice* dont parlent l'Ancien et le Nouveau Testament, de la *justice envers Dieu, du culte à rendre à Dieu, première exigence de la vertu de justice.* Il ne s'agit plus du tout de la *vertu de religion.* Un des maîtres les plus écoutés des communautés de base nous l'affirme carrément : « La communauté ecclésiale est ce lieu où la religion n'en finit pas de mourir », écrit Paul Ricœur. Et Henri Fesquet, bonne à tout faire de la « théologie anthropocentrique » des modernistes et distillateur patenté de tous les poisons qui infectent l'Église catholique, réitère la condamnation : « L'essence du christianisme est contradictoire avec l'idée classique de religion. »
Nous touchons là derechef à l'essence même de l'illuminisme.
La vertu de religion est en effet une vertu annexe de la justice et la vertu de justice consiste dans le juste milieu *objectif* que nous devons garder envers autrui. Si j'ai emprunté, cent francs à quelqu'un, elle exige que je lui restitue cent francs et non point quatre-vingt-dix-neuf ou cent un. Si je suis père, mère, ou enfant, elle exige que je reste uni objectivement par des actes visibles aux autres membres de la famille, sans quoi le bien commun ou l'existence même de celle-ci ne sera pas assuré. Et de même pour toutes les autres communautés où je suis engagé. Si je suis membre de la communauté de personnes unies dans la même Vérité *surnaturelle* dont la Hiérarchie est la gardienne, elle exige que *tout mon être* soit référé au Dieu Créateur et au Dieu Sauveur dont il dépend pour son salut. Comme l'Église est une société et même une société parfaite, je ne puis me dispenser d'obéir aux lois qu'elle promulgue pour *maintenir* en harmonie avec la Vérité surnaturelle dont elle est responsable, *l'exercice de la reconnaissance de la dette absolue que ses fidèles ont envers Dieu.* L'Église catholique a toujours veillé, avec un soin jaloux, comme lui tenant le plus à cœur, parce que cette charge se situe précisément au point de jonction de son Corps Mystique et de sa Hiérarchie temporelle, à ce que nul en son sein ne néglige la *vertu de religion,* acte de justice suprême et, comme disent les dictionnaires, « *ensemble d'actes rituels liés à la conception d'un domaine sacré distinct du profane et destinés à mettre l'âme humaine en rapport avec Dieu *»*.*
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Elle a toujours été, jusqu'à ces derniers temps du moins, « le temple des définitions du *devoir surnaturel.* Sa liturgie immuable en faisait foi. Le chambardement qu'on y opère impunément aujourd'hui est le signe même de son *injustice envers Dieu *»*.*
Lorsque la *lex orandi* est livrée à l'arbitraire de ceux qui en ont la garde ; lorsqu'elle est envahie par un « pluralisme qui n'est plus la manifestation de l'impuissance de l'homme à célébrer Dieu dans des cérémonies parfaitement *adéquates en beauté* à leur objet, mais la *possibilité de choisir* parmi des rites dont l'équivoque est calculée de manière à contenter catholiques et protestants en évacuant ce que leurs cultes respectifs a de plus noble et en tombant dans la vulgarité propre à la masse atomisée des fidèles confondus ; lorsqu'elle aspire ouvertement, non pas à réunir les croyants dans une même foi en une même Vérité transcendante, mais à toucher la sentimentalité, baptisée « amour », de chacun, et qu'elle tâche de l'émouvoir par des *moyens bas,* mièvres, charnels, voire même sensuels, on peut être sûr qu'elle va tôt ou tard *se pulvériser en pratiques individuelles,* et, à la fin, disparaître faute de participants, comme il se voit aujourd'hui. La Sainte Messe, « muée » en « célébration eucharistique » se dépeuple de plus en plus. On continue à dénommer « rénovation » l'éclatant désastre.
Ne nous y trompons pas. Quand les fauteurs du *Nouvel Ordo* ont voulu rendre la liturgie « communautaire » sous prétexte de la libérer de l'individualisme que la Messe latine, incompréhensible selon eux à l'immense majorité des fidèles, introduisait en elle, ils ont agi selon le schéma fabriqué par Marx à l'usage de tous ceux qui veulent être trompés : « au capitalisme libéral et individualiste doit succéder le collectivisme », ils ont feint d'oublier que ce collectivisme n'est qu'une étape, la dernière, qu'il faut traverser pour que « la conscience individuelle devienne », au terme de leur esbroufe, « la plus haute divinité, celle qui ne souffre point de rivale », selon la prophétie de Marx lui-même. L'événement glorieux est d'ores et déjà annoncée par les « communautés charismatiques de base » où l'esprit de chaque individu, en proie au délire, élimine l'Esprit sous une avalanche de mots, pour ne laisser jaillir que le cri de la même conscience individuelle.
C'est le pape lui-même qui nous annonce cette illumination (18-10-74) : « Le prodige de la Pentecôte est appelé à se continuer dans l'histoire de l'Église et du monde, sous une double forme : grâce et charismes. On en parle beaucoup ». L'infaillible abbé Laurentin y va de sa glose dans l'inévitable *Figaro :* « Ici, le Pape a quitté le texte qu'il lisait pour improviser, durant plusieurs minutes, un *commentaire enthousiaste et volubile sur l'imminence d'une* «* merveilleuse effusion de charismes à la stupeur du monde laïcisé *».
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Et il ajoute : « Est-ce une allusion à l'essor du mouvement catholique de Pentecôte, connu sous le nom de Renouveau charismatique ? *On ne saurait en douter, puisque le Pape a explicitement ajouté :* « Voyez l'étude récente du Cardinal L. J. Suenens : *Une Nouvelle Pentecôte. *»
Si on ne convient point après cela que Paul VI est un alumbrado, comme je l'ai écrit naguère, si l'on n'admet point qu'il voit ce qui n'est pas en même temps qu'il ne voit pas ce qui est, sauf par intermittence, c'est au prix de la cécité devant le soleil. Comment le même homme peut-il, en de rares moments de lucidité, parler de « l'autodémolition de l'Église » ou de « la fumée de Satan dans le Sanctuaire », puis, en transes, prophétiser « l'imminence d'une merveilleuse effusion de charismes » devant un « monde laïcisé » qui, « stupéfait », se tournera sans doute immédiatement vers le Christ ?
La raison en est limpide : lorsqu'on s'égare au point de rechercher « la justice » envers les hommes, au point de méconnaître la justice envers Dieu et de laisser le Corps Mystique de l'Église privée de son armature pyramidale dégringoler dans l'anarchie d'une société temporelle de personnes vouées à unir ses efforts à ceux des démocraties libérales et totalitaires, la vertu *objective* de religion et le problème *essentiel* du culte rendu à Dieu passent à l'arrière-plan. Une mystique, une pseudomystique *subjective* prend sa place. Il faut *tirer de soi* tout ce qu'on ne peut plus tirer *de la réalité objective* qu'on n'aperçoit plus avec la certitude inébranlable que confère la foi théologale. Comme toute subjectivité est *creuse*, il faut la peupler de mots dont les ondes rebondissent en écho dans les autres subjectivités qu'elles ameutent. Il n'y a plus de correspondance entre *l'intelligence,* seule et unique faculté du vrai, et la *réalité surnaturelle,* il n'y a plus que *l'impuissant* désir d'éprouver *sensiblement et sentimentalement* la présence de Dieu. *Il faut fouetter sans cesse ce désir impossible pour qu'il ne retombe pas.* Il faut s'exalter. Comme dit admirablement Flaubert : « il faut se monter le bourrichon pour faire de la littérature », il faut *s'enthousiasmer*, il faut *faire jaillir la lumière de sa propre immanence* pour faire une littérature qui relève d'un refus de voir les choses telles qu'elles sont *et en être dupe* au point de déclarer qu'elle révèle le surnaturel et non point l'*ersatz* de celui-ci. Au. bout de l'entreprise, on se trouve en présence du phénomène de la glossolalie, du « parler en langues » des groupements pentecôtistes. Il faut *s'illuminer* soi-même, *s'illusionner* soi-même. C'est le surréalisme au sein de l'Église.
Je ne crois pas à cet égard, qu'il y eut dans l'histoire un Pape plus-replié sur soi, plus dépris du réel, plus acharné à ruminer ses chimères intérieures et à les projeter verbalement, au dehors que Paul VI. Au moment où j'écris cet article, me monte à la mémoire un fragment de son journal intime de jeunesse que cite quelque part Jean Guitton :
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« Une seule pensée venant de moi vaut plus que l'univers entier ». C'est le travestissement, la caricature de la fameuse maxime de saint Jean de la Croix (on s'étonne que Guitton ne l'ait pas relevé) : « Une seule pensée de l'homme vaut plus que tout l'univers : d'où vient que Dieu seul en est digne » ([^30]), où Baruzi a voulu voir l'expression parfaite de l'immanentisme mystique et de l'idéalisme absolu qui engendre le Divin en soi, alors qu'elle n'est que l'observation d'un bon sens sublime d'où le moi est absent. Les autres textes du grand Docteur de la Nuit Mystique ne laissent aucun doute à ce sujet : « La *droite* raison de l'âme est le temple de Dieu. » Qu'est-ce que la *droite* raison sinon celle qui obéit à son objet suprême : le Principe du réel, et non celle qui vient du moi ? Ou encore : « Nous devons tellement nous servir de la raison et de la doctrine évangélique que maintenant -- le voulant ou non -- on nous dise quelque chose surnaturellement, *nous n'en devons recevoir que ce qui est bien conforme à la raison et à la loi évangélique *». L'illuminisme y est condamné. Et encore : « Nul homme, quelque parfait qu'il soit ; en conversant avec les autres plus que la nécessité l'exige précisément et que la raison ne le requiert, jamais ne s'en est trouvé bien ». Le vain bavardage du « dialogue » se trouve exclu ([^31]). On pourrait citer d'innombrables autres passages du Saint et de tant d'autres vrais mystiques :
Nous touchons là du doigt l'origine de l'illuminisme pentecôtiste : le faux mysticisme, celui que saint Jean de la Croix, précédé et suivi par tous les saints, n'a de cesse de dénoncer, *le faux mysticisme de quiconque veut goûter* DE MANIÈRE SENSIBLE *le surnaturel.* L'érotisme a pénétré jusque là : dans l'habitacle de Dieu ! C'en est fini de l'intelligence trompeuse qui varie selon les temps et les lieux ! *Vive le sentiment !* Il faut « *vivre sa foi *», *la sentir subjectivement,* « se rouler *en soi-même *», comme dit Montaigne, afin d'éprouver « l'amour » que l'on ressent. Il faut *jouir*, s'abandonner à l'émotion.
Tout est relatif désormais au sujet et à sa position dans l'Histoire. Le prouvent Hegel, et Marx, et Teilhard, et Vatican II qui abandonne la défense et l'illustration du dogme pour *l'adaptation de la pastorale au temps présent.* Ç'en est fini de la dure ascèse, dont le prêtre doit montrer l'exemple, de la purification de l'appétit charnel -- et de l'appétit spirituel, de la Nuit des sens et de l'esprit. Il nous faut Dieu, immédiatement, sans condition ! On désurnaturalise, on « naturalise » la parole de saint Augustin :
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« Rentre en toi-même, c'est en toi qu'habite la Vérité intérieure ». On rentre dans son *moi*. On s'y calfeutre. On n'en sort plus. Dieu devient *l'idée* de Dieu, l'image de Dieu dont on jouit *parce qu'on l'a fabriquée et substituée à Dieu à partir de soi.*
Dieu se transforme alors proprement en la seule idole qui puisse exister : *le Moi et ses abîmes sans* *fond.* On croit alors fermement entendre l'Esprit parce que le Moi, s'appropriant Dieu pour le vivre, le sentir, l'expérimenter, *se parle à lui-même, reçoit l'illumination qu'il se donne.* Rien n'est parfois plus achevé, plus parfait que cette parodie de l'expérience mystique qui n'a pas été précédée de l'évacuation *totale* du contenu des puissances de l'âme, et singulièrement du sentiment du moi. Car sentir est toujours *SE sentir*. Au contraire de l'acte d'intelligence, l'acte de la sensation est incommunicable. Rien ne se transmet moins que la sensation à son plus haut degré : le plaisir (ou la douleur). Aussi la recherche du *Sentir Dieu*, du *vivre sa foi* est-elle toujours une recherche de soi. Que de jeunes âmes déformées par des maîtres alliant avec adresse l'idéalisme et le sensualisme, ont été ainsi jetées dans l'Église pour répandre l'Évangile alors qu'elles n'ont jamais prodigué qu'elles-mêmes ! Aussi saint Jean de la Croix les met-il en garde contre tout ce qu'on appelle aujourd'hui « la vie », camouflage de l'Éros spirituel. « Considérez que votre ange gardien n'excite pas toujours l'appétit pour opérer, bien qu'il illumine toujours l'entendement. *Partant, n'attendez point le goût sensible, vu que la raison et l'entendement vous suffisent *». « *Entrez en compte avec votre propre raison afin que ce qu'elle vous dicte dans la voie de Dieu, vous l'accomplissiez ; cep qui vous profitera beaucoup plus devant Dieu... que toutes les faveurs spirituelles que vous recherchez *» ([^32]).
On saisit alors pourquoi toutes les attitudes des illuminés sont ambiguës. Le *moi* et Dieu sont tellement *mélangés* en eux qu'ils ne reconnaissent plus leurs niveaux d'être radicalement différents. Faute de transcendance atteinte par l'intelligence seulement, ils se sont englués dans l'immanence, rendez-vous de toutes les confusions, de toutes les illusions. Un mot de Boehme, qui s'y connaissait, décrit admirablement leur ambivalence : « *In Ja und Nein bestehen alle Dinge*, toutes choses consistent dans le oui et le non », à l'encontre de l'Évangile : « Que votre parole soit *oui, oui ; non, non.* » Il n'est pas vrai que les choses soient ambiguës. Les choses ne mentent pas. C'est l'homme qui les déclare autres que ce qu'elles sont tout en affirmant qu'elles sont ce qu'elles sont.
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Aussi bien tous les illuministes découvrent-ils spontanément l'art de la dialectique, du jeu de bascule entre les positions antinomiques que Paul VI a porté jusqu'à la contradiction au sein d'une même phrase. Tous sont simultanément en proie à l'attraction des contraires parce qu'il n'y a rien de plus contraires que Dieu et la créature qui ne renonce pas totalement à son être pour Dieu.
Le feu de cet illuminisme doit être toujours entretenu. Dès qu'il tiédit, il se transforme immédiatement en scepticisme et en relativisme à l'égard du dogme, de la Vérité surnaturelle, de la loi. C'est ce que nous voyons dans une bonne partie du clergé formée, déformée, réformée, recyclée perpétuellement par des maîtres dévoyés, habiles à faire vibrer les cordes de leurs sentiments. Détourné de Dieu ce type de clergé se tourne alors vers l'Homme, non point l'homme concret, le blessé au bord de la route et dont il panserait les plaies, mais vers *l'idée* qu'on lui a forgée de l'Homme. Il projette cette abstraction dans le réel qui la repousse, échec prévisible dont il se venge alors en semant partout sa *maladie :* la Révolution, afin qu'universalisée elle soit proclamée *santé*. La collusion de l'illuminisme catholique et de l'illuminisme marxiste est alors inévitable. Nous l'observons chaque jour.
A un degré accru de refroidissement, l'illuminisme devient *fanatisme* glacial, impassible, impitoyable. On n'écoute plus que sa propre voix. On ne perçoit plus que ses propres lumières. On s'appuie sur son moi purement immanent à soi-même. On s'adosse à sa subjectivité. C'est l'instant du *sic volo*, *sic jubeo, sit* PRO RATIONE *voluntas*. Le subjectivisme de l'illuminé congédie l'intelligence, faculté du réel, au profit de SA *volonté nue, de sa volonté de puissance.* Tout ce qui fait obstacle à cette volonté de domination doit être renversé sur-le-champ. Ce qui va dans le sens du subjectivisme chez les subordonnés sera non seulement toléré, mais encouragé secrètement, ouvertement parfois, parce que les volontés de puissance inférieures groupées autour de la volonté de puissance du chef renforcent celle-ci et la portent à son expansion suprême. La masse de ces volontés illuminées, aveugles à ce qu'elles font, devient *massue* entre les mains de l'autocrate. C'est ainsi qu'on dira NON, un NON brutal, à la Messe de saint Pie V dont le décret allie le surnaturel le plus haut à la décision hiérarchique la plus inébranlable. C'est ainsi qu'on accordera son *satisfecit* aux élucubrations les plus hétérodoxes du curé-doyen du Chantonnay et de ses confrères endoctrinés. C'est ainsi que Mgr Paty, évêque de Luçon « par la miséricorde de Dieu », comme il se nomme lui-même, le misérable, osera chasser l'abbé Jamin de sa paroisse tout simplement parce que le dit abbé n'entre pas dans la danse infernale de l'illuminisme actuel.
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Il a du reste un répondant au sommet de la Hiérarchie : Paul VI, ce pape dont Jean Guitton nous dit qu' « il n'a jamais rencontré homme aimant plus que lui tous les hommes », reste obstinément insensible aux plaintes des fidèles qui le supplient de les laisser adorer le Christ, non point à leur façon -- toutes les expériences en ce cas sont permises -- mais comme l'Église l'a toujours adoré. Osons-le dire TRÈS HAUT, de notre faible voix *: on n'a jamais vu dans l'histoire un pape aussi dur de cœur.* Comme tous les illuminés, il ne voit que ce que ses lumières lui font voir. Les autres, nous qui l'implorons, le conjurons, l'adjurons, nous sommes hors de sa vue, de son ouïe. Nous n'existons pas pour lui. C'est le raffinement dans la persécution. Il est écrit : « Frappez et l'on vous ouvrira ». Nous frappons de toutes les façons, humblement, modérément, fortement, désespérément. La porte reste close. Eh bien ! je le dis comme je le pense *parce que c'est la vérité, l'éclatante vérité :* « Est-ce le fait d'un chrétien que de traiter des chrétiens de la sorte ? »
Nous ne nous sommes pas éloignés des communautés pentecôtistes. Elles reproduisent en petit ce qui s'observe en grand dans de nombreux diocèses et à Rome. Partout se rencontrent de petits groupes d'illuminés à chaud ou à froid où la volonté de puissance d'un seul (ou de quelques uns) enchaîne des fidèles amorphes sur l'orbite dont il est le foyer. Leur foi objective en l'éternelle Vérité surnaturelle exprimée dans les concepts et dans la langue de la civilisation la plus humaine qui soit parce que la plus intelligente, la plus ouverte au monde des vérités naturelles, est disparue. Ivres d'eux-mêmes, on les capture à volonté.
Que ce soient les bureaux, les fameux bureaux romains ou diocésains, les groupements de laïcs et de prêtres qui font un peu partout la loi, les communautés de base auréolées de « ces merveilleux charismes qui vont stupéfier le monde laïcisé », nous assistons au même phénomène *qui a précédé, accompagné et suivi la Révolution française* (celle qui recommence sans cesse, toujours la même, la Révolution permanente) et dont Augustin Cochin a mis à nu les lois sociologiques. Il s'agit d'introduire dans la société naturelle ET DANS LA SOCIÉTÉ SURNATURELLE, avec l'assentiment sinon avec la complicité de leurs élites directrices défaillantes, une série suffisante de pseudo-sociétés *construites de toutes pièces et dépendantes de la seule volonté de l'homme,* qui les feront exploser, et dont l'ensemble prendra victorieusement la place.
On remarquera ici en passant qu'il n'est nullement fait mention du Corps Mystique du Christ dans le *Nouvel Ordo.* La Sainte Liturgie n'en est plus désormais l'expression. Le succédané qu'on en a fabriqué traduit seulement l'esprit de principauté de ceux qui occupent la salle des machines de la Hiérarchie déracinée de son ciel nourricier.
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Au moment même où par le truchement « inspiré » du cardinal Suenens et de ses confrères en démolition, les évêques attaquent la Hiérarchie pyramidale de l'Église aussi intimement liée au Corps Mystique du Christ que notre ossature à notre organisme, ils en édifient ainsi une autre dans des « célébrations eucharistiques », prétendument communautaires, qu'ils *président* en *hiérarques* et dont les groupements, tout aussi prétendument inspirés de l'Esprit, sont les métastases cancéreuses. *Solve ac coagula.* Le principe de toutes les sectes religieuses apparues depuis la naissance de l'Église est maintenant à l'œuvre, et avec virulence, dans l'Église contemporaine. « L'autodémolition » est avouée. On avalise déjà (nous venons de lire un texte probant de Paul VI) la nouvelle Église qui surgira de la « mutation ».
Représentons-nous, en effet, dans ce désordre universel de l'Église engendré par la débonnaireté de Jean XXIII au début du Concile Vatican II, la mentalité des fidèles auxquels on n'hésite pas à proclamer comme en l'abbaye de Thélème : « Fais-ce que tu veux ». « Désormais plus d'anathèmes ! Plus de condamnations ! ». C'est le largage de toutes les amarres dans les barques de saint Pierre naguère encore groupées en une flotte bien ordonnée. C'est le lâchez-tout. C'est *la liberté* pour tout fidèle d'adhérer à ce qu'il veut. Il faut le dire parce que c'est vrai, parce que c'est conforme à la réalité observable : la libre-pensée est introduite dans l'Église. Il s'ensuit *l'égalité* de tous : puisque la Hiérarchie refuse d'exercer sa fonction propre qui est de se maintenir pour maintenir la Vérité surnaturelle à quoi tous, de bas en haut et de haut en bas, doivent se soumettre pour appartenir à l'Église, tous les fidèles sont désormais *égaux :* un évêque traite injustement un de ses prêtres, ce dernier n'a plus le moindre recours au pape, arbitre supérieur qui renonce à sa judicature ; un fidèle se plaint-il auprès de son évêque des propos hétérodoxes de son curé, rien n'y fait : toutes les opinions sont permises. Et pour camoufler l'anarchie, on célèbre théâtralement la *fraternité* du pape, des évêques, des prêtres, des religieux, des fidèles, des infidèles, des indifférents, des athées, des martyrs et des bourreaux. L'Église est devenue, comme la III^e^ République, « la femme sans tête », obligeant même ceux qui l'ont gardée de se décapiter volontairement en signe d'obéissance.
Ah ! qu'il est bon de *vivre* enfin *sa foi* comme on l'entend et de ne plus être soumis à d'autres qui l'enseignent en gardant le dépôt que le Christ leur a confié : *fides ex auditu !* La foi, c'est enfin *les exigences de* MA *foi !* La foi, c'est en tout premier lieu, non pas la fidélité à Dieu qui ne peut se tromper ni me tromper, mais ma fidélité au besoin que j'ai de Dieu, autrement dit *ma fidélité à moi-même obligeant Dieu à se soumettre à mon exigence.*
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Les conditions sont alors remplies pour « la venue de l'Esprit » dans les communautés de base. En effet, si pulvérisés que soient les fidèles, ils ne laissent pas, semblables aux atomes d'Épicure, de se grouper ça et là au hasard des rencontres. Il semble que leur assemblage soit impossible à première vue : n'ont-ils pas tous leur opinion propre, chacun n'a-t-il pas sa vérité, chacun ne dispose-t-il pas de ses seules lumières ? Mais c'est précisément là le joint : pour que le groupement s'effectue, il faut et il suffit que chacun se sente libre à l'égard de toute vérité objective. Tous ayant droit à leur opinion relative, personne n'a de privilège, personne ne peut se targuer d'être dans le vrai plus qu'un autre, et tous sont égaux. A la liberté correspond nécessairement l'égalité. La fraternité s'impose à son tour. En effet, puisqu'il n'y a pas de vérité objective, le groupe ne sera cohérent que s'il se forge UNANIMEMENT sa vérité à lui, sa « volonté générale » aux termes de Rousseau, dans laquelle chacun communiera fraternellement avec les autres sans abdiquer sa volonté propre, au contraire : en la renforçant. Dans le cas des sociétés de pensée analysé par Augustin Cochin, cette vérité subjective et collective doit être de toute évidence, pour rallier les suffrages de chacun, *la plus éloignée qui soit du réel,* et à la limite, fondée *sur la seule cohérence verbale* des mots qui tentent de l'exprimer. On votera donc des « motions » aussi vides de sens réel que possible, mais qui ont l'inestimable avantage d'être parfaitement exactes au niveau de la seule pensée abstraite, telle une équation algébrique, et, dès lors, de s'opposer aux inévitables imperfections que toute société concrète, frit-ce la famille la plus unie, comporte, et de se proposer comme « structures de remplacement ». *Solve ac coagula.*
Les communautés pentecôtistes épousent le même schéma : elles furent fondées par deux professeurs de la Faculté de Théologie catholique de l'Université Duquesne à Pittsburg, qui se firent « imposer les mains » par un pasteur épiscopalien directeur d'un groupe de prières pentecôtiste protestant et dont ils reçurent « le baptême de l'Esprit ». N'importe qui peut y entrer, *quelle que soit sa religion,* pourvu qu'il SE SENTE poussé par l'Esprit. Chacun a la liberté de s'exprimer librement « en langues ». Nul n'a de préséance sur un autre. Tous fraternisent ensemble. Tous étant disponibles à l'Esprit, l'Esprit s'exprime dans le groupe unanime et le groupe unanime s'exprime dans l'Esprit. Liberté, égalité, fraternité dans un charisme à la fois personnel et collectif. L'Esprit Saint entérine le *Contrat Social.* La formule de Rousseau s'applique rigoureusement à la communauté : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale (en l'occurrence l'Esprit), et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout », sans que personne ne délaisse ses convictions personnelles antérieures : il suffit que chacun soit *ouvert,* selon la formule *magique* (point d'autre mot) de Vatican II. On pourrait même démontrer que ce Concile a obéi aux mêmes lois sociologiques.
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C'est tellement vrai que nous voyons apparaître, dès que se forme la communauté pentecôtiste, comme dans les sociétés de pensée, un élément capital dont Augustin Cochin avait souligné l'énorme importance : le NOYAU DIRIGEANT. Pierre Marchant le relève dans son enquête précitée : « Chacun vit sa propre expérience... *mais au cœur de l'assemblée, le noyau.* Un groupe de personnes qui, *avant la réunion,* ont prié ensemble, se sont mises dans la disposition d'esprit la meilleure pour que l'Esprit Saint agisse en elles... Elles n'ont pas fixé un ordre du jour, arrêté un sujet précis de méditation. *Simplement ce* « *noyau *» *a réalisé en petit ce que la réunion qui le suit doit mettre en œuvre à une plus grande échelle *»*.* Le Père Eugène de Villeurbanne souligne également la présence d'un ou de *leaders.*
Comment pourrait-il en être autrement ? Il n'existe aucune assemblée « informelle » qui ne sécrète AUTOMATIQUEMENT un noyau dirigeant, *indispensable pour maintenir la diversité des croyances à son étiage le plus bas : l'aspiration purement et simplement vécue à l'irruption de l'Esprit, sans la moindre intervention de l'intelligence dont saint Jean de la Croix fait le Temple de Dieu et qui met celui qui en est le siège en rapport avec ce qui n'est pas lui.* L'aveu est péremptoire : « Le noyau doit porter le groupe plus nombreux... Ce n'est pas une animation de groupe classique, confie-t-on à Pierre Marchant... c'est un rayonnement, une irradiation spirituelle... ». *En d'autres termes, le noyau réducteur est lui-même l'Esprit Saint,* et son « irradiation spirituelle » n'est autre que le déguisement de sa volonté de puissance qui se déploie sans obstacles dans une communauté « où tout se passe en dehors de la volonté humaine », où *chaque membre est conditionné de telle sorte qu'il abdique toute personnalité et qu'il est* RÉDUIT à *une réceptivité béante, suggestionnable à l'extrême, absorbant n'importe quoi.* L'HOMME RÉDUIT A SA PURE SUBJECTIVITÉ, INCAPABLE DE S'ACCROCHER AU RÉEL QUI LUI COMMUNIQUE SON INÉBRANLABLE VÉRITÉ, EST UNE PATE MALLÉABLE QUE. LES MANIPULATEURS CONSCIENTS OU INCONSCIENTS PÉTRISSENT A LEUR GRÉ. « L'effusion de l'Esprit » est tout simplement ici ce qui se passe dans toute société privée de sa hiérarchie naturelle ou surnaturelle *l'irruption de la volonté de puissance de quelques uns en tous.* On croit recevoir une « lumière », on est plongé dans une caricature de la Nuit mystique où le Moi n'éprouve plus rien que sa ténébreuse présence à lui-même, d'où il ne peut sortir qu'en S'OUVRANT, non point à l'Esprit, mais à l'esprit de principauté et de puissance des meneurs de jeu.
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Sous la forme d'un *gang* d'évêques illuminés par un œcuménisme humanitaire et « pastoral » de pacotille, et dont le R.P. Wiltgen a décrit l'œuvre de sape au cours de Vatican II, ou des « bureaux », ou d'assemblées épiscopales, ou de conseils presbytéraux, ou de « collectifs » de toute espèce qui poussent partout, ou enfin de communautés pentecôtistes, c'est le même TRAVAIL qui s'opère dans l'Église. Le travail des sociétés de pensée dont le rôle a été déterminant dans la mutation de l'ancienne société en *dissociété* avant et pendant la Révolution de 1789 s'est continué sans relâche jusqu'à nos jours sous les aspects les plus divers : loges maçonniques, partis politiques, comités de ces partis, ligues patronales, syndicats ouvriers, sociétés multinationales, puissances d'argent, etc.... *mais avec la même structure,* et il se prolonge depuis le modernisme dans l'Église *in sinu ac gremio Ecclesiae*.
Partout l'illuminisme triomphe à chaud ou à froid au point que personne n'ose plus mettre en doute son postulat révolutionnaire : Liberté, Égalité, Fraternité, ni sa source : le subjectivisme. Sous deux formes différentes et jumelles, il a envahi et submergé l'Église du Christ. On aura beau invoquer ici la vertu d'espérance. Il faut l'avoir rudement inviscérée dans l'âme pour ne point désespérer de l'avenir de l'Église. Si l'on ne se place que dans la perspective du temps, tout est perdu pour elle. Mais nous savons par l'intelligence et par la foi que la vertu d'espérance porte sur l'Éternité.
Marcel De Corte.
### Bibliographie
#### Étienne Mallarde L'Algérie depuis (Table Ronde)
Merveilleux titre. Il n'est pas besoin de préciser, n'est-ce pas, qu'il s'agit de l'Algérie depuis 1962, date qui marque non seulement « l'indépendance », mais la rupture violente, sanglante, avec un passé de cent trente deux ans. C'est un choc qu'on évalue mal, tant on veut ignorer la réalité.
Étienne Mallarde dresse le tableau le plus complet, le plus rigoureux de ces treize années. Son livre est excellent, et indispensable à tous ceux qui s'intéressent à l'Algérie.
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Pour l'histoire politique, il confirme ce qu'on savait, pour peu qu'on s'informe : l'Algérie est soumise à un despotisme révolutionnaire, et l'on n'y connaît aucune liberté, même pas la liberté d'en sortir. Depuis 67 ; il y faut une autorisation gouvernementale, et il y a 400 000 demandes en instance.
C'est sur la transformation économique et sociale de l'Algérie que le livre de Mallarde apporte le plus de lumières. Il montre très bien comment la réussite dont parlent volontiers les gens « sérieux » est une réussite verbale. L'Algérie indépendante a merveilleusement renouvelé la prouesse publicitaire du F.L.N. Celui-ci avait très bien su imposer, entre 54 et 62 (à l'extérieur, bien sûr) une « image de marque » qui était tout le contraire de la réalité. Ben Bella, puis Boumedienne ont réussi de même à donner cours à une « image de marque » de l'Algérie qui n'a rien à voir avec le produit. Il est vrai que beaucoup de gens, en France en particulier, avaient intérêt à ce que cette tricherie prenne.
Donc l'Algérie est proposée comme révolutionnaire et efficace. Tout le livre de Mallarde nous amène à juger que les actions révolutionnaires ont conduit à la désorganisation et à la ruine, et que l'apparence d'efficacité cache une gestion à très courte vue des richesses en hydrocarbures.
L'action révolutionnaire, c'est d'abord la socialisation des terres. Les 2.500.000 hectares appartenant aux Européens -- « un des secteurs agricoles les plus modernes du monde », selon René Dumont, sont mis en autogestion. Conséquences bureaucratie, incompétence, pagaille noire. La classe des administrateurs s'empiffre : c'est « la bourgeoisie à la 404 » comme disent les fellahs. Et les paysans crèvent de faim, et tentent de survivre en vendant leurs produits au marché noir.
Cela n'empêche pas Boumedienne de lancer la réforme agraire : près de 5 millions d'hectares sont en cours de distribution, par lots de 15 ha à chaque famille. Mais 15 ha de terres sèches (c'est le cas pour la plupart) ne peuvent pas nourrir une famille.
Résultat : la population fuit vers les villes. La moitié des Algériens vivaient dans des villes en 69, et chaque année ce chiffre s'accroît de 5 % de la population : on peut donc dire qu'à la fin de l'année, ce sera les *trois quarts* des Algériens qui seront citadins. Or, il n'y a pas de travail dans les villes. D'où la volonté d'émigration. Ajoutez à cela que la population est actuellement de 16 à 17 millions d'habitants, et s'accroît chaque année de 500 000 personnes. Et chaque année déjà 200 000 jeunes hommes arrivent sur le marché du travail.
Des dirigeants sérieux auraient favorisé l'agriculture, entrepris des travaux d'irrigation et de reboisement, et en même temps lancé des industries simples, employant une main d'œuvre nombreuse. Mais saisie par l'orgueil devant la richesse fournie par le pétrole, l'Algérie a voulu se doter d'industries de pointe : sidérurgie, industries chimiques, etc. Ces industries demandent d'énormes capitaux et emploient un très petit nombre de personnes très qualifiées.
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Résultat : en douze ans, on a créé à peine 20 000 emplois dans ce secteur (dont 2 000 sont tenus par des étrangers). Pour faire de l'Algérie « le Japon de la Méditerranée » on a sacrifié une génération, et on va en sacrifier une autre. Pratiquement, les seuls emplois nouveaux sont ceux des fonctionnaires, dont on multiplie les postes, (mouvement fatal dans un État socialiste). Mais cela ne résorbe pas le chômage.
A supposer que l'Algérie arrive à produire de l'acier et des matières issues de la pétrochimie, il lui faudra trouver des clients, dans un monde où la concurrence est rude. Pour cet espoir incertain, elle pompe ses richesses naturelles. En 80, elle espère fournir 50 millions de tonnes de pétrole et 80 milliards de m^3^ de gaz. Les bénéfices sont forts, mais cette extraction demande elle-même de forts investissements : pour remplir un contrat avec les États Unis (société El Paso), l'Algérie est en train de construire une usine de liquéfaction de gaz, un pipe-line, et d'acheter trois méthaniers, toutes installations payées aux fournisseurs américains, évidemment.
Et cela au moment où les autres producteurs de pétrole pensent à varier leurs investissements, et au monde d'après le pétrole.
Répétons-le : la démonstration de Mallarde est sans faille. Un seul reproche à son livre : il répète, et cela est étonnant de sa part, que les Européens n'étaient nullement décidés à partir en 62, et qu'il a fallu la guerre civile et les mesures de Ben Bella pour les obliger à quitter l'Algérie. Cela ne s'est pas passé ainsi. Il y eut 300 000 départs au cours du seul mois de juin 62, et il n'y avait que M. Alain Peyrefitte pour parler de « Vacanciers ». Il suffit de regarder quelques photos de cette époque pour ne pas confondre ces émigrants traqués avec des touristes.
Georges Laffly.
#### Raymond Castans Marcel Pagnol m'a raconté (Table Ronde)
C'est Pagnol regardé à travers les lunettes de *Paris-Match*. Les nuances échappent à ce filtre, qui ne retient que les couleurs les plus voyantes. Mais il y a de bonnes histoires, où l'on retrouve Marcel Pagnol.
G. L.
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#### Bertrand Renouvin Le désordre établi (Stock)
Le désordre établi dans la tête de M. Renouvin me paraît incurable.
G. L.
#### Jacques Dinfreville Le chevalier d'Infreville (éditions des Quatre Seigneurs -- Grenoble)
La France du pré carré ou de l'hexagone s'est toujours montrée un peu injuste avec ses marins, comme avec ses guerriers d'outre-mer. Elle les oublie. De même, elle s'est plusieurs fois donné une marine de premier ordre, pour la laisser ensuite dépérir. Comme si persistait à travers les siècles une méfiance paysanne à l'égard de ces courses et aventures.
C'est en remontant ce courant que Jacques Dinfreville, après s'être fait le biographe du *Roi Jean* et de *l'Effervescent maréchal de Saint-Arnauld,* s'est attaché à restituer la figure d'un marin du grand siècle, Louis de Saint-Aubin d'Infreville. Figure discrète, restée jusqu'ici dans l'ombre, et autour de laquelle il organise tout un tableau de l'histoire de la marine sous Louis XIV. Et par là, nous avons jour sur des aspects curieux de cette époque.
Curieuse hypothèse par exemple que celle qui suggère que le Roi avait demandé à d'Estrées, appelé en principe à soutenir la flotte anglaise de Jacques II contre les Hollandais, de laisser s'entre détruire ces deux flottes, les plus puissantes du moment. Curieuses variations aussi dans notre politique en Méditerranée avec les Turcs et les Barbaresques. On les pourchasse, puis on fait la paix, selon les besoins de notre négoce, selon aussi les besoins de la politique terrestre. Et Dinfreville nous rappelle encore le triste épisode de Messine, soutenue d'abord dans sa révolte contre l'Espagne, puis abandonnée. La Feuillade écrit : « Je quitte Messine mais ne l'abandonne point », au moment où la France traitait les Siciliens comme depuis elle a traité les harkis.
Mais revenons à Louis d'Infreville. Ce Normand est issu d'une famille où domine la noblesse de robe ; mais apparentée aussi à La Palisse et aux La Rochefoucauld. Son père a été intendant de la marine, ce que l'on appelait *l'amiral blanc.* Sous Richelieu il poursuit un effort de rénovation que le cardinal soutient. Avec Mazarin, ce sera la misère. Les crédits fondent. La flotte est démantelée. Avec Colbert, nouvel essor.
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Il y a deux flottes en France : celle du Ponant, celle du Levant. Longtemps celle-ci aura pour tâche principale la lutte contre les Turcs et leurs vassaux barbaresques. Le premier exploit de Louis de Saint Aubin à vingt-deux ans, est de s'emparer d'un pirate algérois, devant Cherchell. C'est en 1665. Le duc de Beaufort, l'ancien roi des Halles, commande la flotte du Levant. Il va bientôt mourir à Candie. Et la dernière grande bataille de notre Louis, c'est Velez-Malaga, en 1704, où les Français défont les Anglais.
Mais entre-temps, il sera allé aussi aux Antilles, et il aura participé à d'autres rencontres, dans la mer du Nord et la Manche. Il combat sous Tourville, en particulier à Beveziers. Comme on sait, quelques jours plus tard, la Hougue, où sont brûlés 13 vaisseaux français, efface le souvenir de la victoire. Désormais, on préférera la guerre de course. Petit jeu pour un « marquis de la mer » comme d'Infreville, et il l'a daigné.
Plus que d'autres, il aura connu la servitude militaire. Même dans les occasions où la gloire devrait l'éclairer (à Malaga, par exemple) son destin le retient dans l'ombre. Son biographe nous en avertit : « Certains êtres, en dépit de leur valeur, paraissent en quelque sorte voués, du fait des événements autant qu'en raison de leur structure morale, à demeurer au second plan sur la scène, à servir ceux qui jouent les premiers rôles, à leur permettre de donner toute leur mesure. Louis de Saint Aubin d'Infreville eut l'honnêteté, l'abnégation, nous serions tentés d'écrire la sainteté, d'accepter ce rôle, bien qu'il se sentît en lui-même davantage d'étoffe. »
Eh bien, Louis d'Infreville aura eu pourtant cette chance posthume de trouver, trois siècles après, un biographe plein de sympathie, au point qu'il semble parfois se glisser dans la peau de son héros et revivre plus que raconter. Il sème son récit d'incidents, de digressions, il nous entretient avec feu de la nourriture sur les vaisseaux du roi, ou des intrigues de la cour. Il évoque, au sens précis du terme, le temps de la marine en bois, et ces étranges navires, dorés et sculptés, emportés par des montagnes de toile. On se sent « le vent dans les voiles » comme dans le merveilleux récit de Jacques Perret, qui aimerait sans doute ce livre.
G. L.
#### André Malraux Lazare (Gallimard)
*Lazare* est un nouveau fragment du *Miroir des limbes* (qui comprend déjà les *Antimémoires* et la *Tête d'obsidienne*). En juger à part, c'est se tromper... Pourtant, c'est un volume qu'on peut aborder sans connaître les autres. Il faut donc bien le traiter comme tel.
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*Lazare* est une méditation sur la mort : Malraux en clinique, il y a deux ou trois ans, et d'autres rencontres avec la mort au temps de la guerre ou de l'aviation. Et aussi (bizarrement, ont jugé certains) une longue évocation de la première attaque de gaz par les Allemands, sur le front de la Vistule, en 1915. Quel rapport a-t-on demandé ? Eh bien, *la Tête d'obsidienne* traitait d'une des *réponses* à la mort, qui est l'art. Ce livre-ci évoque une autre réponse : la fraternité. Voyant les Russes gazés, les Allemands se portent à leur secours, et abandonnent l'attaque.
La fraternité *et* la mort, voilà donc le thème essentiel.
Pour cet épisode des gaz, on sait que Malraux a repris un fragment de son roman inachevé *les Noyers de l'Altenburg.* Il avait déjà pris dans ce livre, pour les *Antimémoires,* le récit transposé de son milieu familial (Malraux est du Nord, le récit des *Noyers* se situe en Alsace). Comme si ce livre, les *Noyers,* publié à petit tirage, mais qui ne fut pas repris, et qui devait comporter une suite qui ne fut pas écrite, constituait maintenant pour Malraux une sorte de réserve. En y revenant, il semble y puiser des forces, comme Antée quand il touchait la terre. Mais -- c'est dommage -- ce morceau, modifié, et placé dans un autre contexte, a moins de force dans *Lazare* que dans son lieu original. C'est peut-être pour cela qu'il a dérouté.
Méditer sur la mort, vers la fin du XX^e^ siècle, a quelque chose d'incongru, de vaguement scandaleux. Le nouveau monde, ne sachant trop comment combler cet abîme, a décidé de l'oublier. La mort est reniée : on moque celle des autres, on ne croit pas à la sienne propre, et au vrai, elle est incroyable et le fut toujours. Mais depuis toujours, les hommes refusaient la frivolité qui consiste à faire comme si la mort n'avait pas lieu. Et ils étaient aidés par le fait que la mort était pour eux passage, naissance à une autre vie. Aujourd'hui, pour le monde nouveau, la mort n'est plus immortalité. Elle n'est rien, et ce rien ne peut être pensé ni affronté. Au cours de son livre, Malraux remarque que la science a imposé une explication du monde, qui est, pour résumer, l'évolution. Et pour la première fois cette *explication* n'est pas une *signification.* D'où le désarroi, et ce sauve qui peut devant la mort, qui nous rend plus durs et plus idiots : plus durs devant celle des autres, plus idiots devant la nôtre.
Cela est juste. Mais Malraux sait aussi que la fraternité, pas plus que l'art, n'est une réponse : elle ne donne pas de sens à la vie, elle dresse seulement face à l'absurdité quelque chose de grand, un chant dont l'homme ne peut penser qu'il s'éteigne. C'est énigme contre énigme.
La pensée de Malraux piétine dans ce cercle magique. Il n'en sort pas. Reste le crépitement des images, des moments nobles ressuscités : le feu d'oranges sur une piste d'avion en Espagne, les Allemands portant des Russes sur leurs épaules, et toute l'étrangeté de la vie retrouvée dans ce grand gant rouge au-dessus d'une boutique, à Bône (Malraux venait de s'y poser en avion, échappant de peu à la catastrophe).
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Si je laissais aller une association d'idées autant que l'auteur, je dirais : et qu'est devenue Bône, qu'est devenu le gantier ? L'auteur, qui dédie son livre à C. Fouchet, ne se pose que des questions plus avantageuses.
C'est mal terminer. On doit à Malraux cette juste remarque que la seule critique qui vaille est la critique d'admiration. Ce morceau du *Miroir des Limbes* est, je crois, décevant. Mais l'ensemble du « miroir », dont on connaît déjà tant de pages bruissantes d'orages et de songes, sera une grande œuvre, pour peu que Malraux ne cède pas trop au démon de la prolixité.
G. L.
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## DOCUMENTS
### Installation en France d'une Contre-chrétienté
« La Contre-chrétienté française est née dans les jours qui ont immédiatement précédé la fête de Noël 1974. Elle est née, très exactement, lorsque l'Assemblée nationale, puis le Sénat, ont voté la loi autorisant d'interrompre la vie des enfants dans le sein maternel. Au matin du janvier 1975, les Français se sont éveillés dans un pays qui a rompu, en tant qu'État politique, son ultime lien organique avec le Dieu qui est la Vie. »
*L'année 1975 est l'An I d'une France ayant* « *rompu le dernier lien et le plus significatif qui unissait le fondement français du droit à l'ordre juridique et moral voulu de Dieu *»*.*
*Cette constatation de Marcel Clément, dans* L'HOMME NOUVEAU *du 16 février, est irrécusable, encore qu'elle ne soit pas souvent formulée. Elle devra s'imposer désormais comme premier point de toute réflexion sur le présent et l'avenir de la France.*
*Marcel Clément explique :*
« Certes, il s'agit là seulement d'un événement significatif. Le lent travail de destruction de la société chrétienne a commencé voilà des siècles. La mise en place de structures sociales tendant à l'établissement d'une Contre-chrétienté est en route depuis longtemps, avec ses audaces et ses reculs, forcés ou stratégiques.
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Mais, de même qu'une corde que l'on use chaque jour au même endroit voit ses fibres peu à peu se tasser, s'effiler, jusqu'au moment ultime où les deux tronçons, brutalement, cessent d'être solidaires, de même, le vote définitif de la « loi Veil » a rompu le dernier lien et le plus significatif qui unissait le fondement français du droit à l'ordre juridique et moral voulu de Dieu.
« Pour comprendre les motifs qui incitent à donner à cet événement une telle portée, il est indispensable de définir avec précision le modèle de société historique qui a donné naissance à la France. Tant d'attaques, tant de calomnies aussi, ont tenté de polluer la chrétienté et jusqu'au mot qui la désigne, qu'il est nécessaire d'être précis, et d'être clair. »
*L'article de Marcel Clément est intitulé :* « *Naissance d'une Contre-chrétienté *»*. Nous en reproduisons ci-après les principaux passages.*
#### Ce qu'est une chrétienté
Au sens le plus général, une chrétienté est le nom que l'on donne à *une société où les idées, les mœurs et les institutions sont, en moyenne, ordonnées, directement et indirectement, au règne intérieur et extérieur, personnel et social du Verbe éternel et incarné, Jésus-Christ.*
Une telle société ne se décrète pas. Elle ne se fabrique pas. Elle ne se « construit » pas. Elle est conçue, elle croît, elle se développe selon les lois de la vie. C'est la semence de la vie divine, lorsqu'elle fructifie, non seulement dans la personne, mais dans la communauté, même petite, de plusieurs personnes, qui est à l'origine de la chrétienté. Une chrétienté se développe de l'âme vers le corps, de l'intérieur vers l'extérieur, de la prière en commun vers la famille chrétienne, de la paroisse fervente vers la commune fraternelle, de la multitude des corps de métiers chrétiens vers un ordre social pénétré de justice et de charité surnaturelle, du développement de régions chrétiennes entières vers l'unité d'un État politique chrétien, et au-delà, vers une Europe chrétienne, vers une société chrétienne des États.
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Il est devenu de bon ton de sourire à cette évocation pour montrer que l'on n'est pas dupe. Cette image d'Épinal, dit-on, n'a pas existé parce qu'elle n'a pas pu exister ! Ensuite de quoi l'on évoque l'inquisition, le procès de Galilée, et la cause est entendue !
Les évidences, pourtant, sont là. La société a été si intimement, si généralement, si fondamentalement chrétienne que, sans même que l'on y songe, c'est tout le temps et tout l'espace qui chantent la gloire de Dieu et de son Christ.
Le temps d'abord ! Ne sommes-nous pas en l'an (de grâce) 1975 après la naissance de Jésus-Christ ? N'avons-nous pas un calendrier -- profane -- dont chaque jour est placé sous le patronage d'un saint canonisé par l'Église ? Les rythmes des saisons simplement naturels ne se trouvent-ils pas illuminés par les grands mystères de la révélation chrétienne : la nativité, lorsque les jours commencent à être un peu plus longs ; la crucifixion et la résurrection avec le réveil du printemps ; la Saint-Jean-Baptiste pour le solstice de juin, « il faut qu'Il croisse et que je diminue.
...En dépit de la tentative récente de modifications légales, les vacances de nos établissements scolaires sont encore « les vacances de Noël », celles du Mardi gras, celles de Pâques, celles de la Pentecôte. Sans oublier le a week-end a de l'Assomption, et celui de la Toussaint !
Il en va ainsi depuis mille ou quinze cents ans. Même la bourrasque révolutionnaire qui tenta de changer le calendrier chrétien n'y put rien. Si profondément ancré dans les cœurs est le rythme sacré de l'année liturgique.
L'espace aussi témoigne de l'unanimité originelle de la chrétienté, en France particulièrement. On n'en finirait pas d'évoquer les villages qui naquirent d'une abbaye, ou se glorifièrent du patronage d'un saint, de Saint-Acheul, dans la Somme, à Saint-Yrieix, en Haute-Vienne ; et de Sainte-Anne, dans le Morbihan, à Sainte-Suzanne, dans la Mayenne... Quant aux noms des rues qui commémorent les saints, les couvents, les abbayes ou les églises, il faudrait, même aujourd'hui, un annuaire pour seulement les citer.
Ce n'est point par nostalgie que j'évoque ces faits. C'est pour établir ce que trop souvent l'on nie, ou que l'on ridiculise. *La France a été chrétienne.* Elle l'a été, sauf en de rares périmètres, de toute sa foi, de tout son élan. Le rythme de l'année comme le nom des lieux en a été si profondément marqué que nous en avons encore, en nous et autour de nous, plus que des vestiges : ce cadre de vie, dans le temps, et dans l'espace.
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Le sujet est si brûlant qu'une objection est formulée avant même que l'exposé soit achevé : « Alors, pour vous, une chrétienté, c'est une société où les rues portent des noms de saints et où les vacances portent des noms de fêtes religieuses ? » On va même, pour faire bonne mesure, jusqu'à nous demander si nous approuvons, dans la foulée, les « Banques du Sacré-Cœur » et les « Sociétés d'assurances de l'Immaculée-Conception ».
Nous ne sommes point si sots. Je tiens seulement à redire que la chrétienté se développe de l'intérieur vers l'extérieur. Si l'espace physique et si les rythmes du temps ont été ainsi, depuis mille ans, douze cents ans, parfois plus, consacrés aux mystères du Ciel et à ses habitants, *c'est que l'on y croyait.* En outre, ces lieux et ces temps consacrés exerçaient une pédagogie chrétienne. Ils disposaient, de façon coutumière, les esprits et les cœurs à adhérer aux mystères de la foi chrétienne.
Cela dit, il va de soi que la chrétienté en elle-même est distincte des signes par lesquels elle s'exprime et qui contribuent à la maintenir vivante. *Elle est constituée, dans son essence profonde, par la fidélité communautaire aux commandements de Dieu et à ceux de l'Église.* Cette fidélité conduit, spontanément, à des manières de penser et d'agir, de sentir et de vivre qui deviennent peu à peu des usages. Ceux-ci s'inscrivent dans la tradition coutumière ou dans la loi écrite
#### Les finalités d'une chrétienté
On identifie souvent, de manière superficielle, la « chrétienté » avec le « Moyen Age », dont il convient comme on sait, de « sortir définitivement » !
Il faut en finir avec ce verbalisme. Personne ne songe à revenir au moulin à vent, au château fort ou à la manière antique d'atteler les chevaux ou de construire les navires. La chrétienté médiévale n'est pas chrétienté en tant que dépendante d'un état déterminé du progrès technique. *Elle est chrétienté, essentiellement, par sa finalité : la vie personnelle et sociale y sont ordonnées à la gloire du Dieu un et trine, à la gloire de son Christ mort et ressuscité pour la rédemption de tous les hommes, à la gloire de Marie, mère de l'Église et mère des hommes.*
La vie personnelle est ordonnée à la gloire de Dieu lorsqu'elle a pour fin, en pratique, de le connaître, de l'aimer et de le servir. Ce n'est pas celui qui dit « Seigneur, seigneur... » qui poursuit cette fin, mais celui qui reçoit sa Parole, qui reçoit les sacrements qu'annonce cette Parole et qui peut ainsi mettre en pratique, en coopérant à la grâce, les commandements divins.
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Il en résulte que toute vie chrétienne vraie tend à établir un équilibre profond entre la prière et le travail, entre la contemplation et l'action, entre l'adoration, qui est affective, et le service, qui est effectif. La vie personnelle, enfin, est ordonnée à la gloire de Dieu lorsque animée par les trois vertus théologales, elle est rendue conforme, non sans renoncements et non sans sacrifices, aux finalités évidemment inscrites dans la nature créée. Il y a ainsi une morale conforme à la disposition même que le Créateur a voulue pour nos facultés spirituelles non moins que pour nos facultés physiques. Cette morale est facile à connaître dans ses dispositions les plus générales. Non seulement elle va d'accord avec l'inclination spontanée de l'esprit, mais encore l'Ancien et le Nouveau Testament, l'Église tout au long de l'exercice de sa maternité spirituelle la perfectionnent et la complètent pour que tout homme et toute femme de volonté droite puissent lever les doutes graves qu'ils pourraient avoir sur de tels sujets.
Mais l'homme n'est pas solitaire. Ni la femme. Ni l'enfant. C'est ensemble que la vie sociale conduit à vivre ceux que la nature incline à se compléter. Il est donc nécessaire, pour que chaque vie personnelle soit ordonnée à la gloire de Dieu, que la vie communautaire le soit aussi. C'est avec une ferveur réelle que, trois fois le jour, les chrétiens s'unissent pour dire « l'Angélus » et non point en s'allant cacher chacun de son côté. C'est ensemble, tous ensemble, que les chrétiens demandent à Dieu de bénir leur nourriture avant le repas. C'est ensemble qu'ils s'unissent, chaque dimanche ou chaque jour, au prêtre, qui a reçu le pouvoir de renouveler le sacrifice du Calvaire de manière non sanglante. C'est ensemble, aussi. qu'ils jeûnent lorsque l'Église le prescrit et qu'ils se réjouissent lorsque l'événement, manifesté par la liturgie, l'inspire. Ainsi, peu à peu, la chrétienté jaillit comme nécessairement des rythmes qu'inspire l'Esprit d'Amour à des chrétiens qui filialement et fraternellement vivent ensemble.
Ce qui vaut pour l'expression publique de la Foi vaut aussi, c'est évident, pour la mise en œuvre communautaire de la morale chrétienne.
C'est une institution *sociale* que le mariage. L'exigence de l'amour divin sur cette institution est bien claire. Jésus la formule dans l'Évangile. Il y montre que seule la réserve totale de la virginité peut préparer la totalité du don de l'amour. Il y affirme que dans le plan originel, le mariage ne doit unir qu'un seul homme et qu'une seule femme il pousse si loin l'exigence de la fidélité réciproque qu'il affirme qu'un regard de possession délibéré correspond déjà à un adultère commis dans un cœur.
On comprend qu'une société composée de chrétiens en soit venue à respecter d'un manière nouvelle les liens du mariage. L'expérience des sociétés païennes était assez proche, dans les premiers siècles chrétiens, pour que très vite la jeune fille et la femme mariée deviennent l'objet d'un respect plus grand que l'homme lui-même. La violence des passions qu'attise le spectacle ou la simple évocation de la luxure ou de la débauche était connue.
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Ainsi, peu à peu, la chrétienté devint un milieu où la délicatesse des sentiments allait de pair avec la profondeur, le réalisme et la fidélité de l'amour conjugal. Les femmes ne jouaient point à se vouloir des hommes ni les enfants à se prendre pour des adultes. Dans la lumière de la grâce, la complémentarité des sexes et la complémentarité des âges tendaient vers un équilibre, difficile et fragile autant qu'on le voudra, mais dont la finalité ne faisait de doute pour personne.
On pourrait développer. Qu'il s'agisse de l'institution familiale, de l'institution économique, de l'institution politique, elles sont, en chrétienté, dans la ligne des finalités évangéliques. Celui qui possède est averti par saint Paul qu'il n'est que l'intendant des biens de Dieu, et qu'il doit posséder comme ne possédant pas. Celui qui exerce l'autorité est de même averti que l'honneur ne va pas sans le service et que les puissants seront puissamment châtiés. Cela ne suffit pas à faire un monde de saints ? C'est certain ! Mais cela contribue à faire de chaque personne un sujet qui se sait responsable sous le regard de Dieu, et qui, lorsqu'il tombe, se sait pécheur et sait qu'il peut être pardonné de ses fautes, voire de ses crimes, par l'application sacramentelle des mérites de Jésus-Christ.
Telle est l'essence de la chrétienté. Indépendamment du temps où elle s'épanouit, de l'espace et de la culture qui la voient grandir, elle jaillit de la volonté communautaire de pratiquer, en esprit et en vérité, le commandement de l'amour, et les exigences qui en découlent. Une chrétienté laïcisée
Une chose, donc, est certaine. Quelque jugement que l'on porte sur la chrétienté, il a existé un ordre social qui, même fort imparfait, DISPOSAIT LES CHRÉTIENS à vivre conformément à leur Foi et à des mœurs honnêtes. Dans une telle société, les enfants, même ceux qu'on ne peut élever sans beaucoup de sacrifices, apparaissaient comme des enfants de Dieu. Le but de la vie humaine qu'il convenait de leur enseigner ne pouvait être atteint que si l'on acceptait de porter la croix du Christ et de Le suivre. La vie de travail du chrétien apparaissait comme une forme éminente du service de ses frères et l'autorité légitime, venant de Dieu, était un service lourd et difficile, requérant honneur et affectueux respect de ceux qui y sont soumis.
J'ai pleine conscience de l'espèce d'incongruité qui accompagne de tels mots aujourd'hui. C'est un signe, parmi d'autres, que nous sommes entrés dans un nouveau modèle de société ! Même les vocables chrétiens n'y sont plus supportés !
L'attaque contre la chrétienté a commencé voilà tantôt cinq siècles.
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La Renaissance du paganisme antique et la Réforme entreprise au nom du libre examen individualiste ont amorcé un ébranlement général de la société européenne. Le Concile de Trente, en mettant l'Église et plus généralement la civilisation chrétienne sur la défensive, parvint ainsi à en sauvegarder les fondements. La révolution individualiste et libérale des encyclopédistes et des juristes de la Constituante aggravèrent l'ébranlement commencé au seizième siècle. Pourtant, le tissu chrétien se reconstitua tant bien que mal au long du dix-neuvième et du début du vingtième. La France n'était plus à proprement parler une chrétienté. Mais elle était encore une société imprégnée de christianisme.
Dès le début du vingtième siècle, des lois d'origine maçonnique imposant la séparation de l'Église et de l'État, l'école laïque obligatoire, puis l'extension systématique de ce laïcisme à l'institution du mariage, du divorce, des tribunaux, des hôpitaux, des universités, de l'économie capitaliste, de la culture elle-même, ont été plus efficaces. Parce que ces institutions disposaient les intelligences à vivre comme si Dieu n'existait pas, on vit se développer un race hybride : des chrétiens « saisonniers », des « croyants non pratiquants » et autres espèces bâtardes, mi-chrétiennes, mi-laïcisées. On accuse volontiers aujourd'hui l'Église d'être responsable de ces espèces mixtes ! C'est se moquer. Dans une société comme celle que façonna la troisième République, c'est miracle que tant de chrétiens et d'aussi bons chrétiens aient pu s'affirmer et rayonner. C'est miracle que tant de députés aient osé se dire catholiques, que tant d'écoles libres aient pu être fondées. C'est miracle, encore, que tant de chrétiens affaiblis, attiédis ou même transfuges de leur Foi aient pu, tel un Édouard Herriot, retrouver, aux dernières minutes de leur vie, la « jolie foi de leur enfance ». Mais enfin Dieu, si je puis dire, réussissait encore à passer à travers la prolifération des feuillages du laïcisme. Dans cette société, un enseignement religieux occasionnel faisait normalement des pratiquants occasionnels. On ne pouvait plus aller à Dieu à pied sec. On pouvait encore traverser à gué, malgré les eaux fangeuses de l'impiété officielle.
L'ultime tentative pour redresser cette chrétienté laïcisée a été faite par Pie XII. Pendant vingt ans, il a donné, adapté au monde qui allait venir, un enseignement total : la vision chrétienne de la sainteté dans le monde de l'an 2000. (...)
C'est à partir de l'année de sa mort que l'assaut général fut donné par la contre-Église pour anéantir ce qui restait de chrétien dans les intelligences et dans les mœurs, dans les imaginations et dans les sensibilités, dans les coutumes et dans les lois. Cet assaut a porté sur ce qui faisait la solidité ultime, la capacité presque miraculeuse de résistance de l'Église : la femme chrétienne.
J'ai trop souvent évoqué ce qu'a été l'escalade de l'érotisme depuis 1958 pour y insister ici. Au cinéma, puis dans la publicité, puis dans la mode, puis au théâtre, puis sur les plages et jusque dans les églises, le démon de l'animalité humaine a imposé sa tyrannie.
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Au catéchisme, trop souvent, la sexologie a remplacé l'enseignement des vérités chrétiennes et de leur mise en pratique. Dans les magazines féminins, il n'est plus question que de contraception et d'avortement. Le matraquage destiné à prêcher le mariage des prêtres, la laïcisation de la vie religieuse, le pluralisme théologique et moral a été efficace. Les séminaires se vident. Les maisons religieuses aussi. Des prêtres se marient. Certaines revues religieuses prêchent la révolution sociale. D'autres, la révolution sexuelle. Une revue des jésuites a justifié l'avortement de l'enfant conçu, mais non « humanisé ». (...) Les chrétiens, perdant le sens du sacré et celui de leur responsabilité, se détournent du sacrement de pénitence. On montre des prêtres homosexuels. On « marie » des homosexuels dans les églises. On justifie l'homosexualité sur la deuxième chaîne. (...)
Lorsqu'en 1974, de nouvelles élections présidentielles amènent au pouvoir des gouvernants résolus à pousser dans toutes ses conséquences juridiques la -- conception maçonnique de la société, les ultimes résistances semblent tomber. Depuis quinze ans, dans l'invisible des mœurs, la destruction de la pudeur, l'affaiblissement moral des femmes et des jeunes filles, leur corruption aussi, souvent, ont brisé la ligne de résistance qui, jusqu'ici, avait contenu tous les assauts. La violence des provocations à la jouissance sexuelle, les manuels illustrés et les revues enseignant les techniques de la perversité, les propagandes aussi tendant à faire des voluptés chamelles le but principal de la vie ont pu ce qu'aucune offensive antireligieuse n'avait pu : la France a perdu son âme.
J'écris ces derniers mots dans la pleine conscience de ce qu'ils signifient. En quinze ans -- de 1959 à 1974 -- la trame chrétienne ultime de la France, a été atteinte dans son être même. Puis en six mois : de juin à décembre 1974, la France a été TRANSFORMÉE JURIDIQUEMENT en une Contre-chrétienté.
#### Ce qu'est une Contre-chrétienté
*Une Contre-chrétienté est une société où les idées, les mœurs et les institutions sont ordonnées, directement et indirectement, au règne intérieur et extérieur, personnel et social de tout ce que Dieu et son Église définissent comme fautes graves parce qu'elles sont susceptibles d'entraîner la damnation éternelle.*
Dans une telle société -- soi-disant libérale -- le nom de Dieu n'est pas sanctifié, mais profané. Son, règne est institutionnellement repoussé comme s'opposant de soi au règne de l'Homme. Sa volonté est ridiculisée comme une vision imaginaire mutilant l'homme et constituant un obstacle à son plein épanouissement.
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*Une telle société impose comme vérité qu'il n'y ait pas de vérité.* Il n'y a que des opinions, également respectables. *Une telle société impose comme morale qu'il n'y ait pas de morale.* Il n'y a que des diversités également légitimes. *Une telle société impose comme anthropologie qu'il n'y ait ni vocation masculine ni vocation féminine.* Il n'y a que des individus, ayant les mêmes droits et ne s'unissant que par des contrats civils toujours révocables.
Dans une Contre-chrétienté, la notion de liberté morale et de responsabilité personnelle est, de fait, à peu près abolie. L'adultère n'est pas une faute, c'est un « échec » que l'on se borne à constater. L'avortement n'est pas un crime, c'est un autre « échec » qu'il convient de réaliser proprement. Les criminels, dans les prisons, doivent être traités d'abord comme des victimes, non comme des coupables
La Contre-chrétienté qui a été mise en place institutionnellement entre juin et décembre 1974 est particulièrement dynamique car :
-- *elle incite*, d'une façon générale, à considérer le renoncement, l'esprit de sacrifice comme directement opposé à la liberté humaine élémentaire. Mieux vaut donc détruire un foyer ou interrompre la vie d'un enfant conçu qu'affronter une souffrance.
-- *elle incite*, d'une façon générale, les époux à se préférer chacun à l'autre, et les parents à préférer leur liberté individuelle à la sécurité affective, ou à la vie même de leurs enfants.
-- *elle incite* les parents, particulièrement dans le cas d'enfants conçus et menacés de maladie génétique, à préférer tuer ce fruit de leur amour plutôt qu'à se sacrifier pour le faire vivre et progresser.
-- *elle incite* à la débauche des mineures dès la puberté : distribution gratuite de pilules contraceptives à l'insu des parents, et institue la déchéance de fait de l'autorité de ceux-ci en matière de mœurs.
-- *elle incite* à présenter légalement la volupté comme la finalité principale de la vie individuelle, par le rôle qu'elle assigne aux écoles, aux administrations, à la publicité d'État en matière sexuelle et par l'abolition de toute censure morale même élémentaire.
\*\*\*
Il va de soi que cette Contre-chrétienté exerce une causalité d'une telle puissance sur les imaginations et sur les passions des adolescents et des adultes qu'elle entraînera rapidement la disparition quasi totale des vocations sacerdotales et religieuses, la fermeture consécutive de nombreuses églises, couvents, et des quelques séminaires subsistants ([^33]). Elle entraînera une croissance rapide des unions de fait, des divorces à répétition, de l'immoralité généralisée, des avortements et finalement, une crise générale de l'éducation et un effondrement démographique sans précédent
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Il est à peine besoin de mentionner que devant cette situation, un examen critique de la notion « d'ouverture au monde » devient urgent, de même qu'une réflexion approfondie sur les nouvelles conditions de la vie intérieure, de la politique familiale, culturelle et sociale chrétienne, sur les nouvelles conditions de l'apostolat enfin. (...)
\[Fin de la reproduction des principaux passages de l'article de Marcel Clément. « Naissance d'une Contre-chrétienté », paru dans « L'Homme nouveau » du 16 février 1975.\]
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### Les sacrilèges de Reims couverts par les autorités ecclésiastiques
Dans la nuit du 13 au 14 décembre 1974, sous prétexte de concert « de musique électro-acoustique », des milliers de jeunes sauvages ont occupé la cathédrale de Reims avec l'accord de l'archevêque Ménager, et ils y ont bu du vin, fumé du haschisch, fait leurs excréments et publiquement forniqué.
La *Documentation catholique* écrit dans son numéro du 2 février 1975 (page 145)
« *Un concert de musique électro-acoustique qui, le 13 décembre 1974, a réuni 5.000 jeunes dans la cathédrale de Reims, a suscité quelques remous *»*.*
Et la *Documentation catholique* reproduit « le texte » que l'archevêque Ménager a publié à ce sujet :
1\. En positif, beaucoup de témoins ont constaté :
a\) L'intérêt de cette musique.
Il ne s'agit pas, comme on l'a dit, de musique « pop » -- ni de musique rythmée. On peut discuter la valeur d'expression de cette musique électro-acoustique.
Elle ne cherche pas à être une musique religieuse. Elle a cependant une valeur d'évocation étonnante. C'est peut-être pour cela que les jeunes s'y sont précipités et ont été saisis par elle.
b\) L'auditoire a été particulièrement attentif -- captivé par cette évocation musicale, malgré le froid et l'inconfort.
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2\. Le problème est venu de ce que la cathédrale a été envahie par une foule de jeunes. Personne ne s'attendait à cette foule, qui était venue de partout, même de Paris et de l'étranger. Les organisateurs eux-mêmes ont été surpris par le nombre et dépassés par certains comportements qui ont, d'ailleurs, été gravement exagérés et déformés par la rumeur publique.
Il y a eu, c'est vrai, des attitudes regrettables et même des faits inadmissibles, d'autant qu'ils se déroulaient dans une maison de prière, consacrée à Dieu. Cela nous obligera évidemment à plus de circonspection à l'avenir.
La cathédrale n'est pas faite pour cristalliser l'attrait de certains jeunes pour le haschisch.
3\. Mais il faut aller plus profond.
Le vrai problème qui se pose, c'est celui d'une partie de cette jeunesse, avec toutes ses qualités comme avec son laisser-aller et une permissivité croissante qui nous déconcerte.
La question la plus importante n'est pas que ce concert ait eu lieu à la cathédrale dans ces conditions. Certes, cela a été ressenti douloureusement par beaucoup, mais le fait -- nouveau -- pour nous -- qui pose question, c'est qu'un certain nombre de jeunes se soient comportés de la sorte.
Or, ces jeunes ont des parents -- ces jeunes sortent de nos écoles et fréquentent les universités, bon nombre d'entre eux ont reçu une éducation chrétienne.
Ils sont marqués profondément par les mass media, par le cinéma, par la presse dite « souterraine », les voyages à l'étranger. L'ambiance de jouissance, l'incertitude du lendemain, la puissance de l'argent les conduisent parfois jusqu'à la tentation du désespoir.
Il faut oser regarder le phénomène en face et y réfléchir. Il faut en chercher les causes pour essayer de découvrir le chemin d'un renouveau et d'un progrès.
Il faut garder contact avec ces jeunes -- essayer de les deviner, sans complaisance irresponsable. Serons-nous capables avec eux de vivre l'Évangile aujourd'hui ? C'est sans doute là le vrai problème.
Noël 1974.
*L'archevêque de Reims,\
L'équipe des prêtres\
de la cathédrale.*
\[Fin de la reproduction intégrale du « texte » de l' « archevêque » et de son équipe de « prêtres ».\]
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Ce « texte » ignoble et menteur passe sous silence l'essentiel :
1° Le Saint-Sacrement est resté continuellement présent à ces orgies.
2° L'archevêque et ses prêtres-sic ont refusé de célébrer une cérémonie expiatoire.
Ces hommes *n'ont plus la foi catholique :* ou s'ils en ont gardé quelque chose, c'est clandestinement, dans le secret de leur cœur. Mais ils n'ont plus *l'acte extérieur de la vertu de foi.* \*
\*\*\*
Le bulletin rémois *Tradition et Progrès* ([^34]) a publié une protestation que nous citons intégralement d'après sa reproduction dans la *Contre-Réforme catholique,* numéro 89 de février 1975
Reims, le 20 décembre 1974.
Vendredi 13 décembre de 20 h 30 à 0 h 45 a eu lieu dans la Cathédrale de Reims un concert de « musique électroacoustique » en présence de 5.200 personnes, des jeunes en presque totalité.
Ce spectacle était produit par le groupe allemand « Tangerine Dream » et la chanteuse Nico.
Mardi, 17, le principal responsable de ce rassemblement, l'abbé Bernard Goureau, attaché culturel de l'archevêché de Reims, déclarait à Mme Claude Varenne (*France-Soir* 15-12) :
-- Oui, c'est vrai, certains jeunes, mais c'est une minorité, ont fumé du haschisch pour communier davantage au son et au spectacle. Oui, c'est vrai que quelques autres... se sont soulagés derrière les piliers ; c'est vrai aussi qu'on a vu quelques couples s'embrasser
Une jeune fille, Véronique lui déclarait aussi :
--... Quand on a commencé à distribuer les cigarettes de H, j'ai préféré partir.
Le curé de la Cathédrale, M. le Chanoine J.P., indiquait mardi également à Pierre Dumas (*L'Aurore* 18-12) :
-- Pendant des heures, les jeunes gens sont restés en contemplation, recueillis, dans un silence étonnant serrés les uns contre les autres, à même le sol. s'il n'y avait pas eu ces mégots de haschisch...
Le 16, en pleine délibération du Conseil Municipal, à l'Hôtel de Ville de Reims, M. J.B., Premier Adjoint au maire, s'indignait :
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-- Il est inadmissible, je parle de la soirée de vendredi dernier, que la Cathédrale soit transformée en « fumerie asiatique ». Il me paraît inadmissible que se multiplient des manifestations aussi scandaleuses (L'Union 17-12). Et de rappeler à ceux qui louaient l'importance numérique du rassemblement que de dignes circonstances religieuses ont rassemblé ces dernières années davantage de monde dans la Cathédrale.
...De la bouche même des responsables, les faits sont donc extraordinairement scandaleux : drogue et usage de drogue, tenue inconvenante, souillures ordurières à l'intérieur de la Cathédrale.
Mais, d'après l'enquête discrètement menée dès samedi matin 14 par « Tradition et Progrès » auprès de témoins sérieux ayant participé à divers titres à la préparation du spectacle, il ressort CERTAINEMENT que la PROFANATION de la Cathédrale fut d'une gravité inouïe
*De vendredi après midi jusque lundi au moins, le Saint-Sacrement était présent continuellement dans le Tabernacle habituel, dans l'édifice.*
-- Avant la représentation, des casiers entiers de litres de vin furent rentrés dans la Cathédrale par le portail nord. Deux membres de l'équipe « artistique » concernés s'y livrèrent à des attitudes indécentes et s'enfermèrent dans un confessionnal.
-- Pendant le spectacle, de nombreuses personnes ont utilisé de la drogue sous plusieurs formes : cigarettes de haschisch et d'opium, pipes d'opium, tablettes de stupéfiants ; de nombreuses personnes ont uriné, vomi et même fait leur gros excréments dans la Cathédrale, ce qui était encore parfaitement visible et respirable samedi 14. La presque totalité des spectateurs a fumé du tabac et le lendemain, on pouvait voir encore un épais nuage de fumée bleuté jusqu'en haut des voûtes ; le surlendemain, dimanche 15, plusieurs chrétiens ont dû quitter les messes à la Cathédrale, incommodés par la fumée et les odeurs. La « musique » et les chants produits étaient profanes : les prêtres responsables ont parlé de « musique païenne », de « liturgie païenne ». De nombreux couples enlacés se sont livrés à des attitudes inconvenantes, certains à des pratiques ignominieuses dans un édifice public et culturel.
-- Après le spectacle, les prêtres responsables ont prétendu « avoir nettoyé le plus gros dans la nuit » ; mais quoi qu'il en soit, 8 h samedi 14 matin, de nombreuses personnes témoignent avoir vu, senti, et pour certaines d'entre elles enlevé, les bouteilles et litres vides dont quelques uns cassés, les papiers sales, les épluchures, les fruits écrasés, les vomissures, les excréments et les crachats et innombrables mégots dans la Cathédrale.
-- Les jours suivants, les grandes portes du grand portail ont été ouvertes exceptionnellement en cette saison pour permettre l'évacuation de la fumée et des odeurs.
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TRADITION ET PROGRÈS
CONSTATE LA PROFANATION DE LA CATHÉDRALE DE REIMS, la minimisation des faits par les prêtres responsables, la gravité des fautes commises en présence du Saint-Sacrement.
ALERTE : Tout catholique conscient de ses devoirs et conséquent dans ses actes, face aux outrages perpétrés contre Dieu et la Vierge Marie.
Tout homme respectueux de l'incomparable patrimoine national, religieux, artistique et humain que constitue pour sa part la Cathédrale de Reims.
DEMANDE : Une cérémonie expiatoire publique dans cette Cathédrale profanée.
Des prières réparatrices individuelles et collectives.
APPREND : Qu'un télégramme est parvenu au Pape :
-- « 18 décembre 1974 -- Cardinal Villot -- Secrétairerie d'État -- Cité du Vatican -- Rome -- Catholiques de Reims atterrés par profanation Cathédrale le vendredi 13 décembre prévoient et redoutent extension en France -- Portent plainte devant Saint-Père.
\[Fin de la reproduction intégrale de la protestation de « Tradition et Progrès » d'après la « Contre Réforme catholique », numéro 89 de février 1975.\]
Nous adhérons pleinement à cette protestation des catholiques rémois.
Mais nous constatons que la hiérarchie ecclésiastique, à Rome comme en France, est immobilisée dans une passivité qui est le fruit de sa décomposition interne.
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### Le Vatican et la franc-maçonnerie
*Michel de Penfentenyo a publié, sur l'attitude du* « *Vatican *» *à l'égard de la franc-maçonnerie, dans* « *Permanences *» *de février, un article très grave, et qui nous paraît très important. En voici la reproduction intégrale. Nous en recommandons une lecture très attentive.*
« *A mesure que s'accélère l'évolution qui entraîne le Monde moderne vers un destin absolument différent de celui qu'on pouvait naguère conjecturer, l'évidence nous pénètre de l'étroitesse des cadres spirituels, scientifiques, sociaux, économiques qui, jusqu'à notre époque, ont enserré la pensée et l'action.*
« *Pour partie ces cadres ont déjà été brisés. Les initiatives pontificales y ont contribué Nous sommes persuadés qu'ils seront rompus *».
Oui a écrit ces lignes ?
-- C'est M. Charles Riandey, Grand Commandeur du « Suprême Conseil de France du rite Ecossais Ancien et Accepté » de la Franc-Maçonnerie, dans sa préface au livre de M. Yves Marsaudon, ministre d'État du Suprême Conseil de France du même rite, livre intitulé : *L'Œcuménisme vu par un franc-maçon de tradition* ([^35]).
Il faut méditer ces textes pour apprécier et peut-être comprendre mieux la portée de la déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi sur les « catholiques et la franc-maçonnerie » ([^36]).
Il s'agit de la lettre, écrite en latin et datée du 19 juillet 1974, que le Cardinal Seper, préfet de la dite congrégation, a adressée au président de la conférence épiscopale des États-Unis (*Permanences* numéro 116, p. 102, en a publié la traduction donnée par la *Documentation Catholique*). Voici de nouveau ce texte :
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« *Beaucoup d'évêques ont interrogé cette S. congrégation sur l'obligation et le sens du canon 2335 du Code de droit canon qui interdit aux catholiques sous peine d'excommunication de faire partie de la franc-maçonnerie ou d'autres associations du même genre.*
« *Pendant le long examen qu'il a fait de cette question le Saint-Siège a fréquemment consulté les Conférences épiscopales intéressées afin de se familiariser avec la nature de ces associations et leur orientation actuelle.*
« *Cependant, la grande divergence des réponses, qui reflète les diverses situations de chaque pays, n'a pas permis au Saint-Siège de changer la législation actuelle. Celle-ci demeure donc en vigueur jusqu'à ce que le nouveau droit canonique soit publié par la Commission pontificale compétente.*
« *Pour ce qui est des cas particuliers, il convient de rappeler que la loi pénale doit toujours être interprétée restrictivement. On peut donc enseigner avec sûreté et appliquer l'opinion des auteurs disant que le canon 2335 concerne seulement les catholiques qui font partie d'associations agissant contre l'Église.*
« *Il est toujours, et dans tous les cas, interdit aux clercs, aux religieux et aux membres des instituts séculiers de faire partie d'une association maçonnique *».
Le R.P. Giovanni Caprile, s.j. a publié dans la *Civiltà Cattolica* (19 octobre 1974) un « commentaire autorisé » que la *Documentation Catholique* a repris (n° du 19 janvier 1975, p. 88).
Nous tirons de son étude les traits saillants suivants
####### 1 -- SUR LE CONTENU ET LA PORTÉE DE CE DOCUMENT :
« *Ce document donne des principes généraux *»... « *il a une portée universelle *»... « *une interprétation superficielle amènera à dire que l'excommunication* (*Canon 2335*) *est abolie* (*...*) *mais elle serait inexacte *». « *Le Saint-Siège n'a pas l'intention d'abroger la Loi générale *».
« *L'objet principal du document est seulement de donner un critère d'interprétation pour le texte du droit canon *»
####### 2 -- SUR LA MÉTHODE DE TRAVAIL ADOPTÉE PAR LE SAINT-SIÈGE POUR PRÉPARER CE DOCUMENT :
« *Long examen *»... « *nombreuses consultations *», « *avis de l'épiscopat mondial interrogé par l'intermédiaire des différentes conférences épiscopales *» :
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####### 3 -- SUR LE RÉSULTAT DE CES CONSULTATIONS ET DE CES EXAMENS NOMBREUX ET FRÉQUENTS :
« *S'il n'a pas été considéré possible d'arriver à une décision plus universelle en extension et en contenu cela est dû non pas à la mauvaise volonté mais à la difficulté objective d'y voir clair -- précisément pour ceux qui sont sur place et compte tenu des circonstances concrètes -- dans la nature et l'activité de certains groupes, maçonniques ou non.*
« *Mais la déclaration romaine pourra être une bonne occasion de donner de nouveaux éclaircissements vraiment autorisés et convaincants *».
Ce paragraphe nous paraît important et étonnant... Il faut le relire. On comprend : 1) que malgré de « longs examens », malgré les « nombreuses consultations » des conférences épiscopales... l'Autorité romaine n'est pas parvenue à y voir bien clair. 2) cette « déclaration pourra (au futur) être une bonne occasion de donner de nouveaux éclaircissements ». Évidemment quand on n'a pas vu bien clair... on attend de nouveaux « éclaircissements » et le Père Caprile ajoute qu'il espère que ces nouveaux éclaircissements seront « vraiment autorisés et convaincants ».
Ce qui laisse, apparemment, quelque doute sur l'idée que le R.P. Caprile se fait du caractère « autorisé et convaincant » du « long examen et des nombreuses consultations » entreprises par la Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi auprès des différents épiscopats.
####### 4 -- CE QUI A PARU CLAIR AUX YEUX DU R.P. CAPRILE SUR LE FOND DU PROBLÈME.
C'est que :
« *Non seulement chez les catholiques, mais aussi au sein de la franc-maçonnerie, on constate un vif désir de revenir aux meilleures et plus authentiques traditions des origines qui sont bien loin des accusations ou des indéniables manifestations d'athéisme, d'aversion systématique pour l'Église, etc.* (*de la part de certains groupes qui ont dévié, même s'ils sont numériquement importants*)* *»
Nous comprenons ici que le « long examen fait par le Saint-Siège » a révélé dans certains groupes maçonniques qui ont dévié de leurs « meilleures et plus authentiques traditions des origines un vif désir de revenir à cette bonté et à cette authenticité originelles.
Le R.P. Caprile fait là une déclaration dont la gravité ne peut échapper.
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Cette déclaration engage l'Autorité romaine bien au-delà du communiqué de la S. Congrégation pour la Doctrine de la foi. Celle-ci en effet ne dit à aucun moment qu'elle a constaté 1) la bonté et l'authenticité des origines maçonniques 2) que certains groupes se sont écartés de ces origines 3) que ces derniers manifestent un vif désir de revenir à la bonté de leurs origines.
Quelle est donc l'autorité du R.P. Caprile, quels sont ses pouvoirs pour engager ainsi le Saint-Siège ?
La Documentation Catholique nous dit que ce commentaire du grand jésuite romain est un « commentaire autorisé ». Autorisé par qui ? Nous avons posé la question à la Congrégation pour la Doctrine de la foi et nous attendons la réponse. L'annonce faite par le P. Caprile que « la déclaration romaine pourra être une bonne occasion de donner de nouveaux éclaircissements vraiment autorisés et convaincants » nous fait espérer une réponse convenable aux questions troublantes suscitées par le commentaire du Père Jésuite.
####### 5 -- LES « ÉLÉMENTS NOUVEAUX » APPORTÉS PAR LA DÉCLARATION ROMAINE
Le R.P. Caprile voit dans cette Déclaration deux éléments nouveaux :
Le premier, le voici :
« *Ce que nous savons aujourd'hui de la franc-maçonnerie ne permet plus de l'accuser indistinctement ni d'en faire le procès en se basant sur des lieux communs *» (...)
« *Jusqu'à maintenant, les déclarations officielles du Saint-Office tendaient toujours à dire que l'appartenance des catholiques à n'importe quelle catégorie de franc-maçonnerie était interdite et condamnée sans distinction. Maintenant, on admet que -- compte tenu du moins des conditions concrètes de notre temps -- il peut exister et il existe en fait des associations maçonniques qui ne conspirent nullement contre l'Église et contre la Foi de leurs membres catholiques *».
Second élément nouveau apporté par le document romain selon le R.P. Caprile :
Cet « *élément nouveau et très important, qui correspond certainement à la pensée de la S. Congrégation, est que dorénavant c'est aux différentes conférences épiscopales qu'il appartiendra de porter un jugement sur les différents types de franc-maçonnerie et sur leur attitude effective envers l'Église. Les fidèles devront se conformer à ce jugement *».
Ce passage nous paraît capital et très grave.
D'une part parce que, encore une fois, le R.P. Caprile avance là quelque chose qui n'est pas dans le document romain ; il nous assure que cette affirmation correspond « certainement » à la pensée du Saint-Siège... Reste que cette affirmation est du R.P. Caprile et non de la Congrégation romaine. C'est pourquoi nous avons posé la question au Cardinal Préfet de cette Congrégation : quel est le pouvoir du R.P. Caprile pour engager ainsi l'Autorité romaine et pour imposer aux fidèles le devoir de se conformer au jugement des Conférences épiscopales en ces matières.
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D'autre part, s'il est avéré désormais dans le gouvernement ecclésiastique que l'Autorité romaine s'efface devant les assemblées épiscopales même en matière de « doctrine de la foi »... si les conférences épiscopales s'effacent devant des « spécialistes » qui décident de « façon autorisée » des attributions de compétence des Congrégations romaines et de celles des Conférences épiscopales, alors nous sommes en droit d'être inquiets sur la façon dont seront jugés, en France par exemple, les « *différents types de franc-maçonnerie et leur attitude effective envers l'Église *».
Quels seront en définitive les critères de jugement ? Le R.P. Caprile nous dit que le document du Saint-Siège « *a une portée universelle *» et qu'il « *donne un critère de jugement d'interprétation *». Or nous ne voyons pas du tout qu'on nous ait donné vraiment un critère de jugement doctrinal objectif et le R.P. Caprile lui-même, si autorisé à définir la pensée (non exprimée) de la S. Congrégation, ne nous donne pas d'indication doctrinale à ce sujet. Comment éviter de nous induire en tentation de penser qu'il n'y a finalement plus de critère du tout en dehors de « *la conspiration contre l'Église et contre la foi de leurs membres *» ?
Comme si les motifs des condamnations prononcées par l'Église contre les sectes maçonniques avaient été leur seule conspiration anti-religieuse !
« *Cette secte criminelle est non seulement pernicieuse aux intérêts du christianisme, mais elle l'est aussi à ceux de la société civile *» avait montré Léon XIII dans son encyclique Humanum Genus.
Lorsque Jacques Mitterrand, dans son ouvrage récent *La politique des francs-maçons* (Ed. Roblot), célèbre la montée universelle de l'esprit maçonnique dans le monde moderne, ce n'est évidemment pas de « conspiration » dont il se vante. La « conspiration » ? Le poignard ? Le trafic d'hosties consacrées ? Les messes noires ? Les assassinats rituels ? Tout cela a pu ou peut être aujourd'hui l'accessoire. Cela peut se trouver dans telle ou telle secte et être totalement absent dans certaines autres.
L'athéisme militant de certaines obédiences peut contraster avec le « spiritualisme » de certaines autres.
Reste que la montée universelle de l'esprit maçonnique dans le monde moderne n'est pas l'œuvre de ce genre de conspiration. Elle n'est pas du même ordre. S'arrêter au seul critère de la « conspiration » directe contre l'Église et la foi, c'est évidemment se priver de toute possibilité de comprendre *l'essentiel* de l'œuvre maçonnique.
Car cet essentiel -- commun à toutes les obédiences -- ne se trouve pas au niveau de l'action directement anti-religieuse.
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L'œuvre maçonnique est essentiellement œuvre de laïcisation des esprits, des mœurs, des législations. « *Le mal,* disait le Cal Billot, *est dans les principes de la Révolution désormais consacrés par la législation continuant de régner sur l'esprit public, de s'établir dans l'opinion, de pénétrer de plus en plus dans les masses *».
Combien naïfs, dès lors, ceux qui croient terminée l'ère du laïcisme maçonnique, sous prétexte que les Invectives contre Dieu, contre l'Église et contre les prêtres sont devenues moins fréquentes.
Le critère donné par le R.P. Caprile nous paraît donc inopérant et nous ne pouvons croire que la S. Congrégation de la Doctrine de la foi puisse s'en contenter.
Il suffit pour s'en convaincre, de faire l'exercice suivant : demandez à des francs-maçons de votre connaissance s'ils éprouveraient une gêne à contresigner une déclaration « de non-conspiration contre l'Église et contre la foi catholique »... On peut être certain, sans risque d'erreur, que plusieurs accepteront facilement de contresigner une telle déclaration et que d'autres refuseront, puisque nous connaissons des obédiences qui ont déjà fait de telles déclarations ([^37]). Il y aura donc apparemment au moins « pluralisme » maçonnique sous ce rapport.
Essayez maintenant de trouver des obédiences maçonniques qui s'opposent au processus de laïcisation des lois, des écoles, de la culture, ou au mouvement de « libération » de « la » femme, de la sexualité... aux propagandes en faveur de la contraception et de l'avortement... et nous serons heureux d'en publier avantageusement la liste dans les pages de *Permanences*.
Le simplisme intellectuel et les « lieux communs », on le voit, ne sont pas tellement ou en tout cas pas seulement, le fait des méthodes de travail anciennes du Saint-Siège, comme insinue le R.P. Caprile.
D'ailleurs, la conclusion pratique du commentaire donné par le R.P. Caprile, loin de nuancer les choses, nous paraît aggraver plutôt le simplisme en question.
« Une question pratique : *Comment doivent se comporter ceux qui jusqu'à maintenant étaient considérés comme excommuniés du seul fait de leur appartenance à la franc-maçonnerie ? *»
Le R.P. Caprile répond :
-- « *Personne mieux qu'eux ne peut en conscience et en toute loyauté juger de la nature et de l'activité du groupe maçonnique auquel ils appartiennent. Si leur foi catholique n'y trouve rien de systématiquement hostile et organisé contre l'Église et ses principes doctrinaux, moraux, etc. ils peuvent y demeurer. Ils ne devront plus être considérés comme excommuniés *». (...) « *Ils pourront recevoir les sacrements et participer pleinement à la vie de l'Église. Ils n'ont pas besoin d'une absolution spéciale de l'excommunication *» (...) « *il ne semble pas nécessaire qu'ils s'accusent en confession de leur adhésion dans le passé à un groupe qui, dans l'hypothèse, ne tombe pas sous l'excommunication *».
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Le Père Caprile pouvait effectivement signaler « la difficulté objective d'y voir clair » éprouvée par la Congrégation de la Doctrine de la foi et les épiscopats consultés. On peut en effet se demander s'il fallait se donner tant de peine pour en arriver à la conclusion que « *personne mieux qu'eux* (les excommuniés selon la législation en vigueur jusqu'à présent) *ne peut, en conscience et en toute loyauté, juger de la nature et de l'activité du groupe maçonnique auquel ils appartiennent *».
Tâchons un peu d'imaginer un « long examen et de nombreuses consultations » nationales ayant pour but la réforme du code pénal dont la conclusion serait à peu près celle-ci : « en définitive, personne mieux que les inculpés, poursuivis jadis par une magistrature dont les procès se basaient sur des lieux communs, personne mieux que les inculpés eux-mêmes ne peut, en conscience et en toute loyauté, juger de la nature des faits qui leur sont reprochés... *si leur conception de la vie sociale, si leur éthique personnelle n'y trouve rien de systématiquement hostile et organisé contre l'État, etc. *»
\*\*\*
#### ALORS QUE PENSER DU TEXTE ROMAIN SUR LA MAÇONNERIE ?
C'est extrêmement simple : la déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, par elle-même, ne dit pas grand chose de nouveau. Elle dit :
1 -- que rien n'est changé en ce qui concerne la législation
2 -- que la loi pénale doit toujours être interprétée restrictivement, ce qui est une directive classique (*Odiosa sunt restrigenda*).
Tout le reste vient du R.P. Caprile. Et le texte du R.P. Caprile nous paraît abusif et médiocre.
*Abusif*, nous l'avons signalé, parce qu'il cherche à forcer la main du Cardinal Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, ou qu'il cherche à faire passer pour nouvelle doctrine romaine ce qui est son opinion particulière.
*Médiocre*, parce qu'il ne suffit pas pour « tuer » un enseignement vivant de changer de conversation ou de faire comme si on n'avait pas parlé. Comme si les fidèles étaient assez imbéciles pour n'avoir pas compris ce qu'on leur a enseigné pendant deux cent trente sept ans (c'est en 1738 que Clément XII, pour la première fois, a signalé les erreurs naturalistes antidogmatiques et contre nature de la franc-maçonnerie).
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Quand un tel enseignement vivant a été sans cesse enrichi par l'expérience historique et par les progrès des travaux théologiques et philosophiques, quand cet enseignement vivant a reçu la confirmation de la papauté tout entière sans exception durant deux siècles et demi ; quand des auteurs profanes et sacrés n'ont cessé de confirmer les mêmes enseignements, quand la tradition historique des maçonneries n'a cessé de confirmer à sa manière la justesse des condamnations et que son œuvre a pour noms : guerre au dogmatisme catholique, guerre à la morale naturelle, haine du sacerdoce, de la messe et des sacrements, haine de l'Église en tant qu'institution divine : exaltation libertaire ; exaltation de l'amour libre, du divorce, de la contraception et de l'avortement ; séditions et révolutions...
En un mot, quand les enseignements de l'Église ont été accompagnés et suivis d'une telle confirmation des faits historiques, l'Autorité ne peut s'en tirer par des « communiqués » incertains et des « déclarations » douteuses.
Si deux siècles et demi d'enseignements catholiques antimaçonniques ont erré, si des condamnations formulées en se basant sur des « lieux communs » ont été abusives, il faut réparer.
On ne « tue » pas comme cela les affirmations aussi solennellement et constamment enseignées. On les tue en démontrant en quoi et comment elles ont été erronées. Et, en attendant qu'on veuille bien donner ce nouvel enseignement et ces nouvelles démonstrations, on se reportera, parmi les démonstrations les plus récentes, à celles qui jouissent du plus grand sérieux :
-- sérieux doctrinal bien sûr,
-- et sérieux scientifique : nous entendons par là sérieux dans le souci de ne rien affirmer qui ne corresponde à l'observation objective des faits matériels de l'histoire.
Nous proposons par exemple à la réflexion de nos amis le texte de synthèse suivant qui fut rédigé en 1961 pour la revue VERBE par un religieux de Rome, expert en matière maçonnique pour aider « *à bien saisir la pensée de l'Église sur la maçonnerie *» et pour résumer les raisons fondamentales, naturelles et surnaturelles, qui ont toujours servi de critère de jugement catholique, en matière maçonnique.
Nous reproduisons cet article in extenso :
CE QUE LES DOCUMENTS DE L'ÉGLISE\
DISENT DE LA MAÇONNERIE
Selon toute évidence, pour bien saisir la pensée de l'Église sur la Maçonnerie, une sérieuse analyse du Canon 2335 du Code de Droit Canonique s'impose : « *Nomen dantes sectae massonicae aliisve eiusdem generis associationibus quae contra Ecclesiam vel legitimas civiles potestates machinantur, contrahunt ipso facto excommunicationem Sedi Apostolicae simpliciter reservatam *».
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« Ceux qui donnent leur nom à la secte maçonnique ou à d'autres associations du même ordre, qui intriguent contre l'Église ou contre les pouvoirs civils légitimes, encourent de ce fait l'excommunication « simpliciter » réservée au Saint-Siège ».
Cette gravité même de l'excommunication, et des autres peines contenues en d'autres canons, fait comprendre clairement que l'adhésion à la Maçonnerie a été toujours jugée par l'Église comme une chose extrêmement grave et telle qu'elle rend inconciliable l'appartenance simultanée à l'Église et à la Maçonnerie : ou l'on doit quitter la secte, ou l'on se trouve hors de l'Église.
Sans la moindre intention polémique contre quiconque, mais dans le seul but d'une exposition historique, nous nous appliquerons à extraire très brièvement la doctrine contenue dans le canon cité, en nous référant en peu de mots à ses sources, à ses motifs d'inspiration, à son extension, à son actualité.
1 -- Sources.
C'est dans les *Notes* du Code de Droit Canon, rédigées par le Cardinal Gasparri, que sont expressément rappelés les documents solennels de condamnation anti-maçonnique, émanés de Clément XII (1738), Benoît XIV (,1751), Pie VII (1821), Léon XII (1825), Pie IX (1846 : 1849, 1864, 1869, 1873, 1876), Léon XIII (1884), ainsi que de nombreuses autres dispositions et déclarations des Congrégations Romaines, et spécialement du Saint-Office. S'ils sont les principaux, en effet, les documents énumérés dans les notes ne sont pas les seuls. Entre ceux, très nombreux, antérieurs à la publication du Code de Droit Canon (1917) et ceux qui lui sont postérieurs, mais qui n'engagent pas moins, nous avons pu en dénombrer plus de deux cents. Et ce seul fait, même mis à part, est grandement significatif. Pourquoi tant d'interventions si hautes et si autorisées, pourquoi tant d'ampleur pour traiter le sujet, pourquoi tant de casuistique ? C'est parce que l'Église est préoccupée de ce péril toujours aux aguets, attirant, et plein de promesses, péril toujours insidieux pour les imprudents qui s'exposent à lui.
2 -- Motifs de la condamnation.
Souvent on trouve des jugements faux ou inexacts en ce qui concerne les motifs qui ont déterminé cette sévère attitude de l'Église.
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On croit qu'elle a été inspirée par l'opportunisme politique (défense de droits ou privilèges, alliance avec les monarchies, répugnance envers les idées libérales...) ou bien par une réaction compréhensible -- mais anachronique désormais -- contre les positions anticléricales, mais -- dit-on -- non anti-ecclésiastiques et encore moins anti-religieuses, prises ici et là, par une partie de la Maçonnerie.
En réalité, les motifs profonds qui ont déterminé l'attitude de l'Église sont beaucoup plus sérieux. Ils doivent être recherchés -- à notre avis -- dans le fait que l'Église a toujours considéré comme incompatibles les principes doctrinaux du Christianisme et ceux de la Maçonnerie. Deux systèmes et deux conceptions de la vie opposés. Deux visions inconciliables du monde et du réel !
En réalité, ce que la Secte professe et défend dans ses Rituels, ce dont elle s'inspire dans son action, est le naturalisme, avec toutes ses conséquences pratiques, doctrinales et morales, alors que le christianisme est une religion fondée sur le surnaturel. La Maçonnerie trouve absurde, ridicule et superstitieux de parler d'une seule vraie religion, de dogme, de révélation, de grâce, de Rédemption, de sanctions éternelles..., s'opposant ainsi diamétralement à tout l'enseignement et à toute la pratique de l'Église. Dans les divers serments maçonniques, on trouve, à chaque degré, toujours plus explicitement répétée, l'obligation de ne pas appartenir et de ne jamais faire la paix avec des associations dont les principes et l'action sont en contraste avec ceux de la Maçonnerie : on peut facilement voir par ces paroles que la secte exige -- au moins dans la pratique -- ou l'abandon de l'Église par ses adeptes, s'ils sont catholiques, ou leur engagement de ne pas entrer dans cette Église, dont la doctrine, nous l'avons vu, est véritablement l'antithèse de la doctrine acceptée et professée officiellement par la secte.
Ces principes doctrinaux empruntés au naturalisme sont-ils essentiels à la Maçonnerie ? D'après les sources maçonniques, les documents pontificaux les ont considérés essentiels. D'où les déclarations d'incompatibilité entre la doctrine chrétienne et la doctrine maçonnique. Les épisodes d'anticléricalisme, parfois dénoncés ou qui fournissent l'occasion d'une intervention romaine, n'y sont considérés que comme des conséquences obvies d'une incompatibilité plus fondamentale.
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En condamnant les erreurs, les documents de l'Église ont toujours des accents de grande charité au regard des errants : l'Église est toujours Mère, lorsqu'elle corrige et punit. Nous ne devons pas passer sous silence l'importante admonition de Léon XIII à la modération et à la prudence : ne voyez pas -- nous dit le Pape -- en tous et toujours des maçons ; ne mettez pas à la charge de la secte toute action faite contre l'Église et sa doctrine. Modération, prudence, équilibre : c'est la consigne donnée à tous les défenseurs de l'Église.
3 -- Extension.
De ce que nous avons dit jusque maintenant, nous pouvons encore tirer une conclusion importante. Depuis les premières condamnations de l'Église, certains ont tenté de distinguer entre Maçonnerie et Maçonnerie, entre celle des pays latins et celle des pays anglo-saxons... Ces choses ont pourtant été précisées dans les documents de l'Église. Les diverses familles maçonniques ou la Maçonnerie des divers pays semblent différer parfois entre elles dans la tactique, dans les méthodes, dans les attitudes extérieures, lesquelles peuvent varier selon les temps, les lieux et les circonstances. Mais fondamentalement, les principes idéologiques restent toujours et pour tous identiques. Et c'est pour cela, disent les documents pontificaux, que la condamnation de la Maçonnerie s'étend également aux pays latins comme aux pays anglo-saxons, à l'Occident comme aux groupes maçonniques de l'Orient.
Pour ce qui est des personnes privées, elles tombent sous le coup des sanctions de l'Église, qu'elles soient inscrites aux grades élevés ou aux grades inférieurs ; qu'elles s'emploient activement à réaliser les postulats de la secte ou qu'elles appuient son action par la seule présence et solidarité. La prohibition s'étend à tous indistinctement, même si en quelques cas particuliers, certains se croyaient en mesure d'être, ou soient en fait, immunisés contre les dangers spirituels dénoncés ci-dessus (c'est-à-dire, apostasie sinon indifférentisme religieux théorique et pratique ; prestation d'un serment illicite, engagement à un secret non moins immoral) aucune bonne volonté, donc, aucune excuse, aucune pression ou chantage plus ou moins larvé, aucune nécessité de carrière, aucune protestation de vouloir rester fidèle de toute manière à la Foi et à l'Église et de chercher dans la secte seulement un avantage matériel, rien ne peut autoriser un Catholique à en devenir membre. Pour encourir l'excommunication, la seule inscription suffit : il n'est pas besoin d'être actif, ni de fréquenter, ni d'avoir déjà prêté serment.
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Considérons maintenant l'extension de la condamnation dans le temps, c'est là le dernier point que nous proposions d'examiner.
4 -- Actualité de la condamnation de l'Église.
Plusieurs raisons nous donnent à penser que la condamnation par l'Église de la Maçonnerie doit être considérée comme encore actuelle.
a\) Quelques manifestations d'intérêt ou de respect envers l'Église et sa doctrine ; quelques propositions de collaboration en terrains très circonscrits ; un ton plus adouci dans le langage et l'action anticléricale... sont des faits très limités dans le temps, l'espace et souvent aussi au regard des auteurs eux-mêmes. De toute manière, répétons qu'il ne nous semble pas que, au présent, ces faits comportent un changement quelconque, ni moins encore une répudiation explicite et formelle du bagage doctrinal qui inspire l'action de la secte. Au contraire, en des cas assez nombreux, elle-même a déclaré que cette hypothèse d'un changement était impensable. Quand, en France, dans sa « Lettre ouverte » à Pie XI, Lantoine souhaitait une alliance ou une coopération entre l'Église et la Maçonnerie contre le communisme, il n'en oubliait pas pour autant de souligner que cela n'aurait impliqué aucun changement dans les principes traditionnels de la secte. Et de même, récemment, un défenseur autorisé de la Maçonnerie italienne répétait : « *Nous sommes intimement, profondément et inguérissablement persuadés que notre position idéale, métaphysique, éthique, politique, sociale, humaine, est en contraste incurable, avec celle de l'Église *». ([^38])
Rien n'étant alors changé, substantiellement et formellement, jusqu'à présent, de la part de la Maçonnerie, on ne voit pas pourquoi l'Église aurait dû changer d'attitude envers elle. Si quelque chose change, l'Église ne manquera pas d'en informer les fidèles. Jusqu'à ce jour-là, il faut retenir que les dispositions du Code de Droit Canon conservent leur pleine et universelle valeur.
b\) D'autant plus que les mêmes autorités ecclésiastiques, dans d'assez nombreux documents et de diverses manières, ont déclaré, ces dernières années, que ces dispositions doivent toujours être considérées comme pleinement valides (cf. par exemple, la Réponse du Saint-Office du 20. avril 1949).
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Et le fait n'est pas sans signification que, même le Pape régnant, dans l'article 247 du Synode Romain, ait affirmé expressément, que « *pour ce qui regarde la secte maçonnique, les fidèles se rappellent que les peines établies par le Code de Droit Canon sont toujours en vigueur *»*.*
Voici brièvement ce que l'on peut dire de l'attitude de l'Église envers la Maçonnerie comme institution. La Charité qui doit inspirer notre attitude envers ceux qui sont loin de nous, ne devra jamais s'exercer pourtant au prix de la vérité et de la clarté des idées. Au contraire, désencombrant le terrain de toute équivoque, de tout rapprochement hybride, de toute atténuation, de tout irénisme sans fondement, nous rendons le meilleur, le plus charitable des services à ceux dont la récupération et le Salut nous tiennent à cœur.
De qui est cet article si cohérent et si clair ? Du R.P. Giovanni Caprile... soi-même, auteur très connu notamment pour ses articles de la Civiltà Cattoliea.
M. de PENFENTENYO.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Michel de Penfentenyo paru dans *Permanences*, numéro 117 de février 1975.\]
*Du P. Giovanni Caprile, il n'y a quasiment rien à dire, ni à penser. Fonctionnaire insignifiant, qui apparemment ne croit à rien, serviteur servile du parti au pouvoir, exposant aussi honnêtement, à la demande, la doctrine de l'Église ou bien son contraire. Il n'était pas plus un adversaire de la franc-maçonnerie en 1961 qu'il n'en est un agent aujourd'hui. Il n'était rien, il l'est resté.*
*Mais pour notre part nous estimons que son commentaire est parfaitement* « *autorisé *» *et même commandé. Depuis 1958, les* « *commentaires autorisés *»*, et même les* « *traductions officielles *»*, mettent dans les documents romains ce qui n'y est pas... encore, et qui n'y apparaît que la fois suivante.*
*Il est évident que Rome est occupée par l'ennemi. Francs-maçons, communistes, talmudistes y sont comme chez eux. Cela ne fait aucun doute. Le seul point éventuellement douteux est de savoir qui, à Rome, est prisonnier de cette occupation étrangère, et qui en est complice : mais cette distinction est dans la plupart des cas sans portée pratique.*
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## AVIS PRATIQUES
*Informations et commentaires*
### Gouvernement ni commandement ne comprennent la tactique communiste à l'égard de l'armée
L'armée française, décapitée progressivement mais sûrement de 1958 à 1962, n'a pas retrouvé un commandement à la hauteur des circonstances. « *Des chefs sans caractère, des troupes sans discipline *»* :* c'est le cas le plus fréquent, c'est le cas général. Le colonel Argoud le constatait déjà il y a quinze ans. Depuis lors, la décadence a continué.
Un aspect de cette décadence est l'incompréhension totale, l'aveuglement profond où se trouvent le ministre de la défense nationale Yvon Bourges et les cadres supérieurs de l'armée à l'égard du communisme.
Voici ce qu'en écrivent les *Informations politiques et sociales,* numéro 1078 du 27 février 1975 :
M. Yvon Bourges n'a pas dit vrai quand il a accusé le parti communiste de « duplicité a parce qu'il soutient d'un côté qu'il est nécessaire d'avoir une armée nationale et que de l'autre il essaie d'entraîner les soldats dans des manifestations dont l'objectif est de ruiner la discipline militaire. Il n'y aurait duplicité que si les communistes avaient caché leur eu et s'ils avaient quelquefois renié leur doctrine en la matière. Or, il faut leur rendre cette justice qu'ils n'ont jamais procédé à des reniements sur ce thème ni sur bien d'autres et que les tournants que des nécessités tactiques les ont amenés à réaliser n'ont jamais entamé leurs positions fondamentales. De l'extérieur, on a pu penser le contraire, mais ce n'a jamais été qu'aveuglement volontaire.
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On avait tant envie de voir les communistes changer que la moindre concession tactique de leur part ancrait dans les esprits la conviction qu'on se trouvait désormais en présence « de nouveaux communistes ». Ceux qui continuaient à prendre les communistes au sérieux et, si l'on peut dire, à leur faire confiance, à ne pas voir en eux à tout prix des renégats et des traîtres à leur doctrine, savaient qu'il n'en était rien, et ils n'éprouvent aujourd'hui ni surprise ni indignation nouvelle : ils sont là pour témoigner que les communistes nous l'avaient toujours dit.
C'est bien à tort et faute de consacrer au fait communiste une étude sérieuse qu'on a cru (y compris dans les cadres supérieurs de l'armée) que les communistes étaient soit des pacifistes soit des antimilitaristes. Jamais ni l'horreur de la violence ni la répulsion à la discipline n'ont fait partie de la mentalité communiste. Si, dans les quinze premières années de leur existence, ils ont paru épouser en la matière les formules pacifistes et libertaires, c'est parce qu'au lendemain de la Grande Guerre, elles paraissaient propres à « mobiliser les masses ». En les utilisant, ils n'étaient ni plus sincères ni moins que lorsqu'ils ont, depuis, exalté les vertus patriotiques. Cela n'a jamais relevé chez eux que de la technique de la manipulation des masses, rien de plus -- et c'était si visible qu'on s'étonne que tant d'esprits distingués aient pu prendre le change.
Les communistes n'ont pas cessé un seul jour de suivre le conseil fameux donné par Lénine il y a soixante ans. « Tu seras soldat » disait-il en substance, soldat, et non objecteur de conscience. Tu iras à l'armée. Tu y apprendras le métier des armes, et cette science sera utile à la révolution le jour où, comme disait Marx, les armes de la critique, céderont la place à la critique par les armes. Tu iras à la caserne, et là, agissant en contact avec le parti, avec son appui et sous son contrôle, tu t'emploieras à conquérir les esprits. Tu utiliseras tous les mécontentements, y compris les plus humbles, tu te mêleras à tous les courants, afin de les utiliser. Ainsi, progressivement, la bourgeoisie aura perdu la maîtrise de son appareil de répression ; elle pourra s'en servir apparemment sans difficulté quand, pour un moment, ses intérêts coïncideront avec ceux de la révolution mondiale. Nous serons en mesure de lui en interdire l'usage le jour où il y aura contradiction entre nos intérêts et les siens. Et peut-être déjà aurons-nous réalisé alors assez de progrès dans l'armée pour faire mieux que la neutraliser : pour la mettre à notre service, qu'elle ait clairement conscience ou non de ce que nous lui ferons faire.
Autrement dit, avec une monotonie qu'explique le succès de la méthode, les communistes n'agissent pas autrement avec l'armée qu'avec les syndicats par exemple. Elle constitue à leurs yeux une organisation de masse qu'il faut noyauter : pour à terme en conquérir la direction ;
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pour, en attendant, l'empêcher d'être efficacement le soutien matériel et moral du régime qu'ils veulent abattre. Ils sont « pour » l'armée comme ils sont « pour » les syndicats. Ils sont pour le mieux-être du soldat et pour que les officiers soient utilisés à des tâches « vraiment » nationales. Pas de meilleurs moyens de se faire entendre, d'établir son influence et d'affaiblir l'autorité du pouvoir sur l'armée.
Si l'on savait cela, au ministère de la guerre, on n'aurait pas cru se concilier les bonnes grâces des communistes en autorisant la lecture de l'*Humanité* dans les casernes. Devant un geste de ce genre, la réaction d'un bon communiste est d'abord de surprise : seraient-ils donc plus bêtes et plus faibles qu'on ne croyait sa deuxième réaction est de retirer tout mérite à celui qui a pris une mesure libérale de ce genre sa troisième réaction sera d'exploiter la victoire.
\[Fin de la citation de l'article des *Informations politiques et sociales*, numéro 1078 du 27 février 1975.\]
Non seulement le gouvernement a autorisé la lecture de *L'Humanité* dans les casernes, mais encore il subventionne ce journal, ainsi que *La Croix,* à coup de millions, au titre de l' « aide à la presse d'opinion ». Dans ce cas-là également, les chefs communistes se disent que les bourgeois libéraux sont encore plus bêtes et plus faibles qu'ils ne l'imaginaient.
Au conseil des ministres qui s'est tenu le 4 mars, le président de la République, d'après le porte-parole autorisé, a déclaré, pour définir et condamner l'attitude du Parti communiste à l'égard de l'armée :
« On ne peut pas à la fois demander que la France dispose d'une défense indépendante, en particulier vis-à-vis de l'OTAN, et en même temps se refuser à voter les ressources nécessaires à cette défense et tenter d'en désorganiser les forces. »
On voit combien ce jugement superficiel manifeste de légèreté. Une fois de plus.
Dans leur numéro suivant (numéro 1079 du 6 mars), les *Informations politiques et sociales* ont encore apporté les utiles précisions supplémentaires que voici :
La *Nouvelle Revue internationale* est l'édition française de l'organe du Mouvement communiste international qui paraît en vingt langues. Le siège central de la revue est à Prague, son siège français à Paris, boulevard des Italiens. Dans son numéro d'avril 1974 figurait le compte rendu des travaux d'un groupe d'études dont le thème de réflexions était :
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« Le rôle politique des militaires dans les pays en voie de développement ». Deux communistes européens y participaient, un Allemand de la R.D.A. et un Soviétique ; les autres appartenaient aux états-majors des partis communistes de Bolivie, du Brésil, d'Indonésie et d'Irak.
La recherche était dirigée vers la découverte et l'inventaire des possibilités de réaliser d'une part « l'alliance des milieux de gauche et des démocrates avec les éléments patriotiques de l'armée », d'autre part « l'isolement des éléments réactionnaires de l'armée ». Or, il découle du compte rendu que les possibilités en question ne sont pas propres aux pays en voie de développement, mais qu'elles existent partout et qu'en tout cas les communistes ont partout pour consigne de tenter d'obtenir soit la neutralité, soit l'appui de l'armée ou d'une partie de l'armée.
Voici un passage de ce texte, rédigé avant le coup d'État militaire au Portugal :
« Les communistes ont toujours attaché une grande importance au travail dans l'armée. Pendant la préparation de la révolution socialiste en Russie, Lénine souligna à maintes reprises l'importance de la propagande et de l'agitation à effectuer parmi les soldats et les officiers, de l'établissement de liens entre les milieux militaires pour y former des cadres révolutionnaires conscients... (Lénine, *Œuvres* T. 30, p. 268) ...
« Le groupe d'étude a noté que l'expérience de l'activité des P.C. des pays en voie de développement confirme *l'importance constante de la thèse marxiste selon laquelle chaque mouvement révolutionnaire doit lutter pour gagner l'armée à sa cause* (souligné par nous). La victoire de la révolution est impossible, en règle générale, devant des forces armées monolithiques résolues à s'y opposer ». Pour assurer son succès, il faut attirer vers les milieux progressistes les soldats et officiers qui adoptent des positions patriotiques. »
Cette thèse n'est pas nouvelle. Nul ne pensera à imputer au hasard sa réapparition dans un moment où, en de nombreux pays, les communistes ont quelque lieu de penser que la situation évolue vers une aggravation des conflits sociaux et politiques de toutes sortes.
\[Fin de la citation de l'article des *Informations politiques et sociales*, numéro 1079 du 6 mars 1975.\]
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### Un témoignage sur la nouvelle messe
Dans *L'Aurore* du 27 février :
« ...Une expérience consternante qui fut perpétrée à la messe de minuit, en l'église Saint-Germain de Vitry-sur-Seine (diocèse de Créteil) ...
A Vitry la messe commença à peu près normalement. Après les « Seigneur, prends pitié », les assistants furent invités à s'asseoir pour regarder des projections lumineuses sur trois écrans placés légèrement en arrière et surplombant l'autel.
Une quarantaine de diapositives environ défilèrent : quelques paysages apaisants d'abord, suivis de scènes de violence, défilés de postiers grévistes, banderoles syndicalistes, H.L.M. sans âme contrastant avec des banquets de sales bourgeois dans un milieu de luxe, ouvriers au travail, guerre au Vietnam, etc. Quatre photos méritent une mention : femme nue dans une prairie ; couple grandeur nature, nu jusqu'à la ceinture, l'homme embrassant la femme entre les seins ; fœtus ; parturiente en travail... Tout cela accompagné d'extraits du « Cantique des cantiques ». Le couple enlacé s'attarda plus longtemps sur l'écran. N'oublions par la procession de hauts dignitaires ecclésiastiques, en costume d'apparat (une cérémonie au Vatican ?). Le commentaire était du meilleur goût : « Des prélats qui se prélassent.
Est-il besoin de dire l'émoi des fidèles de l'église Saint-Germain ? Dans le copieux dossier des doléances, je m'en voudrais de passer sous silence une lettre de Mgr de Provenchères, évêque de Créteil, saisi du scandale qu'il réduit à des « difficultés. Le « père-évêque » déclare ensuite : « Je n'ai pas vu le détail des diapositives qui ont été projetées sur l'écran, mais je sais le thème biblique qu'elles voulaient illustrer, peut-être d'une manière discutable et un peu trop violente pour l'un ou pour l'autre ». Monseigneur engage enfin la paroissienne récalcitrante à dialoguer avec le « père » responsable, « mais, si en définitive, écrit-il vous vous trouvez trop mal à l'aise dans les cérémonies qui sont célébrées, je comprendrai (sic) que vous choisissiez de fréquenter habituellement une église où vous vous sentiez mieux soutenue dans votre prière. »
Une jeune femme s'en est allée voir le curé de la paroisse qui l'a rabrouée vertement. Elle a donc demandé à être entendue par le cardinal Marty, qui l'a reçue, ainsi que son mari, le 18 janvier damier. L'audience était fixée à 16 h 30.
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Ils se présentèrent à 16 h 15 et furent introduits immédiatement. Son Éminence écouta la déposition pendant une heure, avec la bienveillance qu'on lui connaît, déclara que ces faits étaient « très graves », marqua son désaccord avec le procédé en question et demanda la permission de faire état du nom des témoins. Il ajouta qu'il devait rencontrer l'évêque de Créteil la semaine suivante et qu'il lui communiquerait le dossier. Mes derniers renseignements datent du 24 février. Nul ne savait alors quelle suite avait été donnée à l'affaire de Saint-Germain. »
\[Fin de la première citation de l'article de *L'Aurore* du 27 février.\]
On aura noté au passage l'attitude épiscopale. Ni l'évêque de Créteil, ni le cardinal-archevêque de Paris ne se précipitent pour arrêter le scandale, comme s'il s'agissait d'une intolérable messe de S. Pie V. Ils tolèrent au contraire. Le second, celui de Paris, en feignant de promettre qu'il fera la mouche du coche. Le premier, celui de Créteil, en déclarant équivalemment qu'il s'en f...
Suite du même témoignage :
« Il est temps de passer au travail du maître d'œuvre, car il y a quelqu'un, bien entendu, derrière la géniale invention qui va permettre, enfin, d'animer la messe à l'aide de nouveaux moyens mécaniques, et de préparer ainsi l'avenir des messes sans prêtres. Je n'ai pas eu à me déranger, la démonstration ayant eu lieu dans mon église, pour un auditoire restreint. Si j'osais reprendre la locution propre à certaines expérimentations de laboratoire, je parlerais d'expérience in anima vili, mais la présence sacramentale, qui n'était pas de la frime, me l'interdit. Un grand écran était dressé à la gauche de l'autel. L'une des premières images qui le remplirent fut un écriteau où se lisaient les mots « Propriété privée, défense d'entrer ». Il est heureux, pensai-je, qu'ils n'aient pas photographié le panneau que j'ai vu sur la route de Normandie : « Voie sans issue, église ».
Nous vîmes ensuite Adam et Ève, vêtus chastement de leur feuille de vigne et, après des chefs-d'œuvre du Louvre, un Christ « rétro -- fade et romantique. Tout cela accompagné d'une musique plus ou moins frénétique. Cependant, l'évangile de la Tentation avait été proclamé et, en guise d'homélie, des jouvencelles se succédaient au pupitre, à une cadence rapide, pour débiter des lambeaux de commentaires préparés à l'avance. L'histoire de l'Église s'est trouvée monstrueusement ramenée à un raccourci qui m'a fait penser à la grossièreté de Coluche : on sort des catacombes (dont les chrétiens n'ont d'ailleurs jamais fait le centre de leur culte) pour entrer, avec le triomphalisme de Constantin, dans l'ère des compromissions devant le pouvoir temporel.
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Alors se déroula une sorte de longue marche obsédante dont le leitmotiv, indéfiniment ressassé, vous martelait le tympan : Gandhi, Luther King et Jésus-Christ. Ne mettez jamais la main sur un fusil : Gandhi, Luther King et Jésus-Christ. Dites-moi pourquoi on leur a pris la vie : Gandhi, Luther King et Jésus-Christ... Ces trois noms, juxtaposés sur le même plan, constituent, pour des chrétiens, un véritable blasphème.
« Le chant prit fin tout de même, et, sur l'écran, s'immobilisa jusqu'à la fin de la messe une tête de Christ couronnée d'épines, détail d'une crucifixion de Fra Angelico. La « liturgie de la parole » (ou des images) avait duré vingt-cinq minutes. En huit minutes, le canon fut expédié.
\[Fin de la seconde citation de l'article de *L'Aurore* du 27 février.\]
Le témoin -- témoin oculaire, témoin auriculaire -- n'est certes pas suspect. Il ne voudrait pour rien au monde passer pour un « intégriste » ou pour un « catholique de droite ». Il n'est pas un partisan de la messe de S. Pie V... Ce témoin non suspect est le P. Maurice Lelong, O.P. Les deux cas rapportés par lui ne sont pas des exceptions. Il assure qu'il reçoit « de divers points du territoire » des lettres et des documents attestant que ces clowneries liturgiques se répandent un peu partout, sans qu'aucun évêque, pas même celui de Rome, y mette le holà. Conclusion et conseil final du P. Maurice Lelong :
« La conclusion qui s'impose aux chrétiens victimes de tels agissements, c'est de renouveler le geste de Polyeucte renversant les idoles, et de réduire en miettes cette intruse dans le sanctuaire : la lanterne magique.
\[Fin des citations de l'article du P. Maurice Lelong O.P. dans *L'Aurore* du 27 février.\]
Le conseil du P. Maurice Lelong n'est pas mauvais. Toutefois il en est un meilleur : c'est de ne plus aller « à la messe » dans de telles conditions et de tels lieux. On ne comprend vraiment pas que le conseil pressant ne soit pas donné aux fidèles de se tenir à l'écart, et d'écarter les enfants de telles ignominies.
============== fin du numéro 192.
[^1]: -- (1). Voir dans mon ouvrage *Les Mystères du Royaume de la Grâce,* t. I, pp. 107-114 sur les effets de la Grâce.
[^2]: -- (1). Faut-il relever le style bizarre de la phrase en question ? Trois rédactions seraient possibles
-- « *Les* textes écrits et publiés » etc...
-- « *Tous les textes* écrits et publiés...*sont clairs et orthodoxes. *»
-- « *Aucun des textes* écrits et publiés... *n'est en aucune manière équivoque ou proche de l'hérésie. *»
[^3]: **\*** -- Ici : successivement, article par article. \[2002\]
[^4]: -- (1). Cette précision n'est en l'espèce qu'une addition, car dans le texte latin de la nouvelle messe l'indication « versus ad populum » figurait déjà quatre fois : avant l' « orate fratres », avant l' « Ecce Agnus Dei », avant la bénédiction finale et avant l' « Ite, missa est ».
[^5]: -- (1). « Comment Organiser la Pide avec un Autre Nom. »
[^6]: -- (1). 11 naissances annuelles pour mille habitants.
[^7]: -- (1). Pierre Chaunu : *De l'histoire à la prospective* (R. Laffont), p. 289-292. M. Chaunu est professeur à la Sorbonne et directeur du Centre de Recherche d'Histoire quantitative de l'Université de Caen.
[^8]: -- (1). Patrick Festy : « Évolution de la population en Amérique latine », *Population* n° 3 de mai-juin 1974. (Population est la revue éditée par notre Institut National d'Études Démographiques : 27, rue du Commandeur, 75675 Paris Cedex 14.)
[^9]: -- (1). *Population*, numéro spécial de juin 1974 sur « La population de la France », p. 107.
[^10]: -- (1). Jacques Vallin et Jean-Claude Chesnais : « Évolution récente de la mortalité », *Population* n° 4-5 de juillet-octobre 1974.
[^11]: -- (2). La Conférence mondiale de la population, qui s'est tenue du 18 au 31 août 1974 dans la capitale roumaine, à l'instigation de l'O.N.U.
[^12]: -- (1). Pierre Chaunu, *op. cit.*, p. 298-299.
[^13]: **\*** -- Cf. 192-47.jpg
[^14]: -- (2). *Population*, n° 6 de novembre-décembre 1973. Les quelques chiffres rajoutés par nos soins, notamment pour l'année 1973, sont extraits de divers numéros postérieurs de cette même publication.
[^15]: -- (1). Patrick Festy : « La situation démographique des deux Allemagnes », *Population* n° 4-5 de juillet-octobre 1974.
[^16]: -- (1). Taux de naissances annuelles pour 1000 habitants. Source *Population*, numéro spécial de juin 1974 sur « La population de la France », p. 53.
[^17]: -- (2). 770 000 selon *Le Monde* du 8 octobre 1974. Le chiffre définitif sera connu avec les résultats du recensement en cours.
[^18]: -- (1). Michel Durafour, ministre du Travail : « Rapport sur la situation démographique de la France en 1973 ».
[^19]: -- (1). *Itinéraires*, n° 182, avril 1974.
[^20]: -- (1). *La Pensée Universelle* -- 1974.
[^21]: -- (1). *Le grand refus du Comte de Chambord -- *Hachette, 1970.
[^22]: -- (1). Il est vrai que la Maréchale de Mac-Mahon était née Castries.
[^23]: -- (1). Aristocratie veut dire gouvernement par les meilleurs qui, par extension (ou déformation) a pris le sens de gouvernement par les nobles, c'est-à-dire par les personnes notables, célèbres, ayant de la réputation.
[^24]: -- (1). Les d'Uzès se réclamaient du titre de Premier Pair comme étant les plus anciens ducs de France (duc d'Uzès en 1565).
[^25]: -- (1). Une réponse postérieure de la Sacrée Congrégation de la discipline des sacrements a précisé que le chewing-gum, bien qu'on ne l'avale pas, devait être considéré comme aliment solide ; il était donc interdit pendant trois heures, et il l'est actuellement pendant une heure. Que de fois avons-nous surpris des enfants ou des jeunes gens mâchant du chewing-gum pendant la messe ! Les parents et éducateurs doivent y veiller.
[^26]: -- (1). Abrogé en tant que loi disciplinaire. Sa doctrine reste valable.
[^27]: -- (2). L'imposition des mains aux futurs prêtres se fait en silence.
[^28]: -- (1). 39 pages, 5 fr. l'exemplaire, 20 fr. les 5, chez l'auteur, à Verjon, 01270 Coligny, C.C.P. 90. M Baudoin Henry Joseph, 8, avenue Verguin, Lyon, VI, C.C.P. 2.324.05 Centre Lyon. On peut y ajouter la belle étude du R.P. Rumble, traduite de l'anglais, sous le titre : *Les Catholiques et le Pentecôtisme.*
[^29]: -- (1). Pierre MARCHANT, « Des communautés que l'on dit charismatiques », dans *Preuves,* été 1974, n° 13, pp. 30 sq., L'auteur « a interrogé de nombreux membres de ces groupes à Paris et dans plusieurs villes de province », nous dit-il expressément.
[^30]: -- (1). Maxime 51, *Les œuvres spirituelles du Bienheureux Père Jean de la Croix,* éd. nouv. par le P. Lucien-Marie de S. Joseph, Paris, 1949, p. 1302.
[^31]: -- (2). *Ibid.,* pp. 95, 236, 1136.
[^32]: -- (1). *Ibid.,* Maximes 53 et 62, pp. 1302-3.
[^33]: -- (1). A notre connaissance, sur le territoire français, il ne subsiste plus un seul séminaire qui soit digne du nom catholique. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^34]: -- (1). Publié par M. Henri Paulet, à Trois-Puits, 51500, Rilly.
[^35]: -- (1). Sous-titre de l'ouvrage : *Pie XII, Jean XXIII, Paul VI, Catholicisme, Orthodoxie, Protestantisme, Bouddhisme et Judaïsme.* Ed. Vaticano 1964.
[^36]: -- (2). *La Documentation Catholique*, du 20 octobre 1974, page 8-(i.
[^37]: -- (1). Lire par exemple : *l'Œcuménisme vu par un franc-maçon de tradition,* d'Yves Marsaudon, *op. cit.*
[^38]: -- (1). L. LUPI, *Rispondo ai gesuiti,* Roma, 1959, p. 32. Les articles en ce volume ont été publiés dans la revue officielle de la Maçonnerie italienne (groupe de « Palazzo Giustiniani »).