# 193-05-75 II:193 « Les nouveaux barbares attendent sans le savoir quelque chose de radicale­ment différent de cet univers maçonnico-marxiste dans lequel ils sont sociologi­quement enfermés. Ce quelque chose de radicalement différent, nous en avons la tradition, nous en avons le trésor, nous en avons le secret, et dans cette mesure nous en avons la charge. » (Jean Madiran, allocution de clôture, le 15 mars 1975.) 1:193 ### DEMAIN DAVANTAGE QU'HIER « Nous sommes dans une société de plus en plus sans foi ni loi ; dans une société de plus en plus systématiquement hostile à tout ce que nous faisons, à tout ce que nous voulons, à tout ce que nous ai­mons. Nous travaillons de plus en plus à contre-cou­rant. Nous n'y arriverons pas, nous serons emportés si, demain davantage qu'hier, nous ne nous serrons pas les coudes, nous ne serrons pas les rangs, dans l'entraide réciproque, dans l'amitié, et dans une réso­lution sans retour. » (Jean Madiran, allocution de clôture, le 15 mars 1975.) LA RÉUNION DU 15 mars 1975 n'était pas une réunion habituelle. Elle a été une réunion sans précédent. Une revue mensuelle comme ITINÉRAIRES n'a pas coutume et n'a pas ordinairement les moyens de rassem­bler ses lecteurs en assises, en congrès ni en aucune sorte de réunion publique ; ni surtout d'en rassembler cinq mille en une seule demi-journée. A cette démarche excep­tionnelle il fallait un motif exceptionnel. Jean Madiran l'a fait remarquer en peu de mots dans son allocution : « *C'est la première assemblée de ce genre, rassem­blant tous nos amis et aussi les amis de nos amis, la première depuis qu'existe la revue* ITINÉRAIRES : *c'est-à-dire depuis dix-neuf ans. Car en ce mois de mars, la revue* ITINÉRAIRES *est entrée dans sa vingtième année...* » 2:193 Le motif exceptionnel était exceptionnellement puissant et même vital : « *Si pendant dix-neuf ans nous n'avons jamais encore institué une assemblée de ce genre, c'est, il faut le dire, parce que jamais encore l'action intellectuelle et morale de la revue, jamais encore son combat spirituel n'avait rencontré des difficultés aussi sévères que celles que nous rencontrons maintenant. *» Ces difficultés d'une sévérité sans précédent sont ma­térielles ; simultanément, et surtout, elles sont morales : « *Il y a bien sûr les difficultés matérielles, qui gran­dissent en raison des circonstances économiques. Il y a aussi, il y a surtout le fait que nous sommes dans une société de plus en plus sans foi ni loi ; dans une société de plus en plus systématiquement hostile à tout ce que nous faisons, à tout ce que nous voulons, à tout ce que nous aimons. Mais c'est cela aussi qui doit nous rassembler plus solidement. *» Survivre est devenu\ un problème La société française, en institutionnalisant le crime abominable qu'est l'avortement, a rompu les derniers liens qui rattachaient encore son régime juridique à l'ordre moral et politique voulu par Dieu. (Car-il existe certaine­ment un ordre moral et politique voulu par Dieu ; nous le savons avec une assurance entière, sans aucune espèce de doute ; nous le connaissons par la raison et par la révélation ; cet ordre obligatoire est énoncé en résumé dans la loi de Dieu, ou Décalogue.) 3:193 La hiérarchie ecclésias­tique a été complice de cette rupture, en acceptant de con­damner l'avortement seulement comme un « échec » et non plus comme un crime. La conspiration des autorités Temporelles et spirituelles est générale en France pour supprimer pratiquement la notion de bien et de mal, rem­placée par les notions creuses, mais dévastatrices et meur­trières, d'ouverture au monde, d'évolution démocratique ou de construction du socialisme. Et par-dessus tout cela. pour anesthésier les consciences, pour droguer les âmes dès le plus jeune âge, partout, de l'école obligatoire aux loisirs dirigés, l'information sexuelle a pris la place de l'instruction religieuse. Cette société, aveuglée et maudite, ne travaille plus qu'à son autodestruction. Survivre y est devenu un problème. Non point (encore) physiquement. Mais à coup sûr moralement. Voilà pourquoi l'action et le combat d'ITINÉRAIRES n'avaient « jamais encore rencontré de difficultés aussi sévères que celles que nous rencontrons maintenant ». Et voilà pourquoi l'*effort* de chacun doit grandir : *demain davantage qu'hier.* Jean Madiran avait déjà écrit plusieurs fois ici même : « Dans les circonstances très difficiles où nous nous trou­vons, la revue ITINÉRAIRES ne pourra survivre que par un effort méthodique, soutenu, résolu de tous ceux qui veulent qu'elle survive. » La réunion du 15 mars 1975 a eu pour but, et pour effet, de donner à cet appel une portée plus concrète, et une première réponse. La charité,\ c'est-à-dire l'amitié Le 15 mars était une « foire aux livres », la « foire aux livres d'ITINÉRAIRES » : c'est-à-dire qu'on y vendait seulement des livres. 4:193 Des livres, seulement des livres : afin de marquer de­vant un nombreux public la nécessité de ce que Jean Auguy appelle « la promotion du livre contre-révolutionnaire », à laquelle travaille si utilement sa « Diffusion de la pensée française ». Cette vente de livres était une « vente de charité ». Véritablement de charité : c'est-à-dire d'amitié. Elle faisait appel à la charité, c'est-à-dire à l'amitié, de tous ceux, éditeurs, auteurs et lecteurs, qui voulaient bien apporter une contribution personnelle à l'œuvre de l'entraide à l'abonnement, organisée par les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES. Et c'est bien la charité, c'est-à-dire l'amitié, qui a ré­pondu le 15 mars. Ce fut une vraie fête. Une fête de cha­rité : c'est-à-dire une fête de l'amitié. De l'amitié fran­çaise. De l'amitié chrétienne. Amitié française et chrétienne d'une chaleur, d'une force, d'une qualité telles que nous allons y consacrer une brochure, qui sera commémorative et diffusive... -- *Diffusive ?* Qu'est-ce que cela ? Vous ne pouvez pas parler comme tout le monde ? -- Nous nous efforçons en effet d'éviter la contami­nation ; nous nous efforçons d'éviter de parler, ou du moins d'écrire comme tout le monde parle, en un moment où la langue française se décompose mortellement, ravagée par l'invasion du sabir radio-télé. Nous essayons d'écrire en français. -- Mais *diffusive* est un barbarisme, ce n'est pas un terme français. Il ne figure point dans le Petit Larousse illustré. -- Le Petit Larousse illustré n'est plus du tout ce qu'il était ; il n'est certes pas une autorité. -- Le Petit Robert non plus ne connaît pas votre « dif­fusive ». -- Le Petit Robert, célèbre par son succès commercial, n'a pas la qualité ni la sûreté, il s'en faut de beaucoup, du Dictionnaire Robert en six volumes. Son seul mérite éventuel est d'être moins tendancieux que le dégoûtant Petit Robert II, celui des noms propres, rempli d'erreurs et d'ignorances : il ne connaît pas Henri Pourrat, il pré­tend que saint Pie X condamna l'Action française, et ce­tera, et cetera. 5:193 -- Mais « diffusive » ? -- ... est le féminin de *diffusif,* bon mot français entré dans la langue vers la fin du XV^e^ siècle, signifiant : qui a la propriété de diffuser, qui a une vertu de diffusion. Nous disons en philosophie que « le bien est diffusif de soi ». Pour revenir à notre brochure, nous espérons qu'elle sera non seulement *commémorative* mais, en même temps, *dif­fusive.* Ce sera une brochure de 48 pages, dont 32 pages de pho­tographies, éditée par les Nouvelles Éditions Latines. Elle paraîtra dans moins d'un mois. On peut dès maintenant la commander, en utilisant le bulletin qui est à la dernière page du présent numéro de la revue. Commémorative et diffusive, cette brochure, intitulée DEMAIN DAVANTAGE QU'HIER, a pour intention d'inscrire sur le papier le souvenir et les images du 15 mars, d'en rani­mer les résolutions, de les inviter à la persévérance, à la cohésion, à la conquête, *demain davantage qu'hier ;* à la grâce de Dieu. Commémorative et diffusive, s'il se peut, de cette am­biance familiale et familière du 15 mars, digne et chaleu­reuse à la fois, fraternelle et ordonnée malgré l'affluence très animée qui commença dès l'ouverture des portes et se poursuivit aussi dense jusqu'au soir. A cette aimable atmosphère contribua beaucoup la pré­sence gracieuse et efficace des jeunes filles et jeunes fem­mes volontaires pour l'accueil, la vente, les renseignements, qui surent toujours donner le ton qu'il fallait en même temps que les informations utiles. Mais y contribua aussi la présence non invisible, nom­breuse, solide, rassurante, des jeunes gens du service d'or­dre, montrant discrètement leur force, comme l'enseignait Lyautey, pour n'avoir pas à s'en servir. Les participants Organisateurs de cette foire aux livres, de cette vente de charité, les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES y avaient invité, comme exposants, diverses catégories, bien précisées et limitées, d'auteurs et d'éditeurs. 6:193 Parmi les auteurs, premièrement ceux qui sont des collaborateurs réguliers de la revue ITINÉRAIRES. A ce propos il faut savoir que le titre de collaborateur régulier de la revue est qualitatif, nullement quantitatif. Ainsi qu'il l'a été énoncé ([^1]) : « La qualité publique de *collaborateur régulier* est une qualité, précisément : c'est-à-dire qu'elle est sans rapport avec la quantité d'articles pu­bliés (...). La seule condition, pour recevoir la qualité de collaborateur régulier d'ITINÉRAIRES, est *d'en demander ou d'en accepter le titre*, *décerné par le directeur de la revue.* Il se perd de la même façon qu'il s'attribue. Il ne signifie rien de plus, rien de moins qu'*une communauté active d'esprit et de cœur ; il en est la reconnaissance réci­proque et publique. *» Les collaborateurs réguliers de la revue ITINÉRAIRES qui vendaient leurs livres le 15 mars étaient Paul Bouscaren (empêché, il était représenté par Mme Bouscaren), Henri Charlier, le P. de Chivré, Alexis Curvers, Marcel De Corte, Jacques Dinfreville, Roland Gaucher Hugues Kéraly, Jac­ques Perret, Michel de Saint Pierre (empêché au dernier moment, il avait envoyé un message, affiché à sa table), Louis Salleron, Joseph Thérol, Gustave Thibon et Jacques Vier. Il y avait aussi, dans la salle ou à la table d'ITINÉRAIRES, répondant aux questions du public, les collaborateurs ré­guliers qui n'ont pas publié de livres et ceux dont les livres se trouvent épuisés : Maurice de Charette, Édith De­lamare, Jean-Marc Dufour, Élisabeth Gerstner, André Guès et Georges Laffly. Étaient présents de cœur et d'esprit les collaborateurs réguliers empêchés de venir à Paris pour une raison ou une autre : le P. Calmel, Gustave Corçâo, Thomas Molnar, Jean-Baptiste Morvan, Luce Quenette et le chanoine Ray­mond Vancourt. 7:193 Parmi les auteurs vendant leurs livres, il y avait se­condement ceux qui, sans avoir le titre de collaborateur régulier, ont écrit dans ITINÉRAIRES plus ou moins sou­vent, ne fût-ce qu'une fois comme le général Salan : mais le général Salan n'eût-il jamais écrit dans ITINÉRAIRES, il aurait été invité néanmoins ; invité à titre d'hommage pour services rendus au bien commun, de la même façon que Mgr Ducaud-Bourget et que le colonel Argoud, comme il sera dit un peu plus loin. Donc, ayant écrit plus ou moins dans ITINÉRAIRES, et venus vendre leurs livres à notre foire du 15 mars : l'ami­ral Auphan, Jean-Bertrand Barrère, le colonel de Bligniéres, Hervé Pinoteau, le général Salan et l'archiprêtre orthodoxe russe Alexandre Troubnikoff. Jean Ousset voulait sortir de sa « quasi retraite » tout exprès pour notre 15 mars et à cette occasion reparaître pour la première fois en public. Mais au dernier moment il fut inopinément cloué au lit à 777 km de Paris. La lettre qu'il envoya pour être affichée à sa table disait à Jean Madiran : « Malgré *ma quasi* «* retraite *», *j'aurais voulu* «* re­paraître *» *à cette journée pour vous dire* MON ACCORD TOTAL SUR CE QUE VOUS DÉFENDEZ... *même si aux yeux de certains il a pu paraître surprenant de ne pas me voir participer aux mêmes campagnes*. » Le texte intégral de la lettre de Jean Ousset figurera dans la brochure commémorative et diffusive. \*\*\* Aucun auteur n'ayant jamais écrit dans ITINÉRAIRES, c'était la règle, ne devait le 15 mars vendre ses livres à titre personnel. Mais des auteurs dans ce cas pouvaient venir illustrer les stands de maisons d'édition amies : 8:193 le colonel Château-Jobert et Jacques Ploncard d'Assac (au stand Diffusion de la pensée française), l'abbé Jean-Luc Lefèvre (au stand Éditions du Cèdre), Paul Scortesco (au stand Lumière) ; il y avait aussi le livre posthume de Mi­chel Dacier (présenté par Mme René Malliavin au stand Écrits de Paris). Deux exceptions pourtant à la règle qu'aucun auteur n'ayant jamais écrit dans ITINÉRAIRES ne pouvait à notre foire aux livres avoir une table à titre personnel. Car il est toujours possible, pour un motif proportionné, de faire quelque exception à une règle qui n'est pas l'un des ar­ticles du Décalogue. Ces deux exceptions furent l'une et l'autre un hommage. Un hommage à Mgr Ducaud-Bourget, qui maintient au centre de Paris, avec un juste éclat et une salutaire solen­nité, la célébration dominicale et quotidienne de la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V. Un hommage au colonel Argoud, à sa personne intré­pide, à ses états de service dans l'armée française et dans l'OAS, et à son livre *La décadence, l'imposture et la tra­gédie.* En outre, Geneviève Bastien-Thiry avait bien voulu venir vendre et signer le livre consacré à la noble mémoire de Jean Bastien-Thiry, qui à ITINÉRAIRES fut quoi ? un lecteur exactement attentif, un abonné fidèle ; et, dans sa vie et dans sa mort, un exemple. D'autre part, il y avait les éditeurs, selon leurs titres et qualités. Il y avait, cela va de soi, les NOUVELLES ÉDITIONS LA­TINES de Fernand Sorlot, l'éditeur de Jean Madiran : quand il commença à l'éditer, il n'existait à Paris aucun autre éditeur qui l'aurait fait. Cela ne s'oublie pas. C'était en 1955. et c'étaient les deux volumes successifs : *Ils ne sa­vent pas ce qu'ils font* puis *Ils ne. savent pas ce qu'ils disent.* Tous les autres ouvrages de Jean Madiran ont été édités par Fernand Sorlot, à la seule exception du *Pius Maurras* qui fut édité par Dominique Morin. 9:193 Les NOUVELLES ÉDI­TIONS LATINES ont édité aussi, entre autres, Dom G. Au­bourg, l'abbé Berto, le P. Calmel, André Charlier, Henri Charlier, Marcel De Corte, Charles De Koninck, Antoine Lestra, Henri Massis et Louis Salleron. Il y avait, cela va également de soi, DOMINIQUE MARTIN MORIN, l'éditeur qui monte, -- éditeur de Mgr Marcel Lefebvre, du P. Calmel, de Luce Quenette, d'Henri Charlier, de Claude Franchet, de Marcel De Corte ; l'éditeur aussi du P. Emmanuel, de ses catéchismes et de ses opuscules ; l'éditeur encore de l' « édition Péguy » du Polyeucte de Corneille. Il y avait les Éditions du Cèdre, en hommage à leur fidélité catholique ; à leur stand l'abbé Jean-Luc Lefèvre. Il y avait les Écrits de Paris, en qualité d'éditeur du livre posthume de Michel Dacier. Il y avait Lumière, en qualité d'éditeur des opuscules de Paul Scortesco. Il y avait les Éditions F. Lanore, qui publient principalement de bons ouvrages pour la jeunesse. Il y avait l'Ordre français, éditeur de très utiles opus­cules contre-révolutionnaires. Il y avait la Restauration nationale, en qualité d'édi­teur d'ouvrages politiques de Charles Maurras et de re­présentant de la tradition maurrassienne, et en hommage à la personne, à la pensée, à l'œuvre du grand esprit et du grand homme que le maréchal Pétain appela inou­bliablement « le plus français des Français ». Il y avait l'IPC, ou Faculté de philosophie comparée, en qualité d'éditeur d'ouvrages et de cours de philosophie tho­miste, et de représentant de la tradition scolastique. Il y avait la Diffusion de la pensée française, qu'a fondée et que dirige Jean Auguy à Chiré-en-Montreuil, maison d'édition jeune et dynamique, et ardemment militante au service de la contre-révolution nationale et chrétienne. Enfin il y avait une exception : il y avait les Étains du Lion, qui ne fabriquent ni ne vendent de livres, -- mais des effigies de saint Pie V, du maréchal Pétain, de Charles Maurras, et qui entretiennent par l'image la piété reli­gieuse et la piété française. 10:193 Bande à part Après cela, il existe encore des gens, paraît-il, pour raconter qu'à ITINÉRAIRES nous faisons... bande à part. A part du monde moderne, à part de l'univers maçon­nico-marxiste, oui. A part du socialisme et de son compère le libéralisme. A part de l'apostasie immanente enkystée dans la hiérarchie ecclésiastique. Mais une bande aussi amicale et aussi étendue, voyez le dénombrement des groupes et des personnalités, relisez la liste, aussi nombreuse bien que l'on n'y reçoive pas n'importe qui, nous n'en connaissons aucune autre compa­rable dans l'univers francophone. Sans doute, il y a bien quelques isolés, tenaces et bruyants, qui, parfois non sans courage ni talent, se tien­nent en dehors. Nous respectons leur réserve. Nous leur souhaitons pourtant de se joindre à nous un jour ou l'autre, et pourquoi pas à la prochaine occasion, qui effectivement, s'il plaît à Dieu, ne sera pas trop lointaine (mais sera bien sûr très différente dans ses modalités) ; se joindre non pas à un parti, une secte ou une chapelle, que nous ne sommes pas, mais à une amitié : une amitié qui s'efforce d'être au service de tous, sous le rapport de leur bien commun intellectuel et moral. L'appel que Jean Madiran a lancé le 15 mars dans son allocution de clôture, on peut en dire si l'on veut que c'est un mot d'ordre et une consigne ; mais un mot d'ordre, mais une consigne, mais un appel adressés d'abord à nous-mêmes, et non point indiscrètement à autrui : l'appel à se donner *davantage,* à se donner *demain davantage qu'hier* à l'entraide réciproque, dans l'amitié française, dans l'ami­tié chrétienne ; unis *demain davantage qu'hier* par le lien de la charité. Il le faut, parce que *demain davantage qu'hier* nous aurons tous besoin, chacun à notre place, de maintenir, de fortifier ou de ranimer la résolution sans retour du témoi­gnage à donner quoi qu'il arrive. 11:193 L'allocution de Jean Madiran Avant de nous séparer, je voudrais adresser mon remerciement, notre remerciement, à tous ceux qui, sans être des rédacteurs réguliers ni des lecteurs habituels de la revue ITINÉRAIRES, ont bien voulu nous faire l'honneur et nous faire la charité d'apporter leur contribution personnelle à notre assemblée et à l'œuvre de l'entraide à l'abonne­ment. Quant à ceux qui sont nos compagnons depuis le début ou depuis hier, compagnons de la pre­mière ou de la dernière heure, la qualité de l'ami­tié qu'ils nous témoignent ce soir, avec tant de chaleur et tant de force, nous touche profondé­ment, et nous réconforte. Elle est au-delà du remerciement. Qu'ils sachent, mais ils le savent, que nous nous efforçons de leur rendre une amitié semblable. C'est la première assemblée de ce genre, ras­semblant tous nos amis et aussi les amis de nos amis, la première depuis qu'existe la revue ITINÉRAIRES. C'est-à-dire depuis dix-neuf ans. Car en ce mois de mars la revue ITINÉRAIRES est entrée dans sa vingtième année. Si pendant dix-neuf ans nous n'avions jamais encore institué une assemblée de ce genre, c'est, il faut le dire, parce que jamais encore l'action intellectuelle et morale de la revue, jamais encore son combat spirituel n'avait rencontré des difficul­tés aussi sévères que celles que nous rencontrons maintenant. 12:193 Il y a bien sûr les difficultés matérielles, qui grandissent en raison des circonstances économi­ques. Il y a aussi, il y a surtout le fait que nous som­mes dans une société de plus en plus sans foi ni loi ; dans une société de plus en plus systémati­quement hostile à tout ce que nous faisons, à tout ce que nous voulons, à tout ce que nous aimons. Mais c'est cela aussi qui doit nous rassembler plus solidement. Nous travaillons de plus en plus à contre-courant. Nous n'y arriverons pas, nous serons emportés si, DEMAIN DAVANTAGE QU'HIER, nous ne nous serrons pas les coudes, nous ne serrons pas les rangs, dans l'entraide réciproque, dans l'amitié, et dans une résolution sans retour. Cette résolution est de n'accepter aucune con­nivence avec les fausses politiques et avec les nouvelles religions du monde moderne. Ce n'est pas la connivence qui pourrait convertir les nou­veaux barbares. Ils attendent sans le savoir quel­que chose de radicalement différent de cet univers maçonnico-marxiste dans lequel ils sont sociolo­giquement enfermés. Ce quelque chose de radica­lement différent, nous en avons la tradition, nous en avons le trésor, nous en avons le secret, et dans cette mesure nous en avons la charge. Ils atten­dent sans le savoir la vérité qui délivre : la vérité qui leur permettra tout ensemble de se connaître pécheurs et de se savoir sauvés. Ce qui est bien le contraire du monde moderne, où l'homme croit qu'il n'a besoin d'aucun salut surnaturel, et qu'il n'est coupable d'aucun péché. 13:193 Mais je ne veux pas vous adresser une exhor­tation ; à peine une allocution. Je veux seulement, dans l'esprit de cette résolution sans retour, faire mémoire de nos morts, évoquer leur exemple, in­voquer leur intercession : Henri POURRAT ; Joseph HOURS ; Georges DUMOULIN ; Antoine LESTRA ; Charles DE KONINCK ; Henri BARBÉ ; Dom G. AUBOURG ; L'abbé V.-A. BERTO ; Henri MASSIS ; Dominique MORIN ; André CHARLIER ; Claude FRANCHET ; Henri RAMBAUD. *Requiem aeternam dona eis Domine, et lux perpetua luceat eis.* Par leur mémoire, par leur exemple, par leur intercession, ils sont présents parmi nous. Notre rendez-vous quotidien, trois fois le jour, le matin, à midi, le soir, est la récitation en latin de l'ANGELUS. Nos amis protestants, il y en a dans cette salle, je les salue fraternellement, et nos amis orthodoxes russes de la vaillante Église orthodoxe russe hors frontières, ils sont là aussi, je les salue avec respect, savent bien que notre ANGELUS en latin est sans hostilité à leur égard. 14:193 D'ailleurs beaucoup de catholiques, même ici, ignorent eux aussi ou ne savent pas bien encore l'ANGELUS. Ils pourront les uns et les autres s'associer en si­lence à notre prière du soir, dans une même inten­tion, dans notre commune espérance, qui est le salut des âmes par Notre-Seigneur Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme. ANGELUS DOMINI NUN­TIAVIT MARIAE... 15:193 ## ÉDITORIAUX ### En quoi la Nouvelle Messe favorise l'hérésie Dans notre précédent numéro : « En quoi la Nouvelle Messe est équivoque ». Dans notre prochain numéro : « En quoi la Nouvelle Messe est un échec ». LA NOUVELLE MESSE EST ÉQUIVOQUE. De ce seul fait elle favorise l'hérésie, puisqu'elle s'accorde aussi bien à la doctrine protestante qu'à la doctrine catholique. Point n'est besoin, pour en juger, d'être théologien ; il suffit de rapprocher les textes de la doctrine catholique de ceux qui présentent la Nouvelle Messe. La différence, pro­che de l'opposition, saute aux yeux. #### I. -- La doctrine catholique Jusqu'à l'introduction du Nouveau Catéchisme tous les catholiques savaient ce qu'est la messe, parce qu'ils l'avaient appris au catéchisme. Leur science pouvait être courte, mais elle était exacte. La liturgie la leur confirmait, leur vie durant. Ils savaient que la messe est le « saint-sacrifice ». Ils savaient qu'à l'élévation le pain et le vin étaient changés au Corps et au Sang de N.S.J.C. Ils savaient que seuls les prêtres pouvaient dire la messe et consacrer le pain et le vin. 16:193 Le caractère *sacré* du *sacrement* eucharistique, du *sacri­fice* de la messe et du *sacerdoce* s'imposait à eux, comme d'ailleurs aux incroyants, et ils ne confondaient pas la com­munion avec un repas ordinaire. Le *sacrilège*, de quelque manière qu'il se manifestât, était ce qui attentait au mys­tère eucharistique. La foi catholique était donc professée ou reconnue par les uns et les autres, tant en vertu d'un enseignement tra­ditionnel incontesté que d'une pratique liturgique unani­mement respectée. Quelles étaient les sources de cet enseignement et de cette liturgie ? C'était d'abord la tradition, immémoriale, qu'on pourrait résumer dans l'admirable formule de saint Augustin : « *Semel immolatus est in semetipso Christus ; et tamen quotidie immolatur in sacra­mento. *» (Cité par saint Tho­mas, S. Th. III, 83, 1, sed c.) Un jour le Christ fut immolé dans sa propre personne ; et cependant chaque jour il est immolé dans le sacrement. C'était ensuite le Concile de Trente qui, face au protes­tantisme, avait rappelé et défini avec précision la doctrine de l'Église sur l'Eucharistie (en sa XIII, session, 1551) et sur le sacrifice de la Messe (en sa XXII, session, 1562). Cette doctrine se retrouve, inchangée, dans plusieurs textes de Vatican II, notamment dans la Constitution dog­matique « *Lumen Gentium *» et dans le Décret « *Presbyte­rorum ordinis *». Paul VI l'a reformulée clairement dans son encyclique « *Mysterium fidei *» (3 sept. 1965) et dans sa « profession de foi » du 30 juin 1968 où l'on peut lire : «* Nous croyons que la messe célébrée par le prêtre représentant la per­sonne du Christ en vertu du pouvoir reçu par le sacrement de l'ordre, et offerte par lui au nom du Christ et des mem­bres de son Corps mystique, est le sacrifice du calvaire rendu sacramentellement présent sur nos autels. Nous croyons que, comme le pain et le vin consacrés par le Sei­gneur à la Sainte Cène ont été changés en son corps et en son sang qui allaient être offerts pour nous sur la Croix, de même le pain et le vin consacrés par le prêtre sont changés au corps et au sang du Christ glorieux siégeant au ciel, et Nous croyons que la mystérieuse présence du Seigneur, sous ce qui continue d'apparaître à nos sens de la même façon qu'auparavant, est une présence vraie, réelle et sub­stantielle. *» 17:193 Si d'autre part, on veut replacer l'Eucharistie et la Messe dans l'ensemble de la liturgie, on dispose d'un expo­sé doctrinal d'ensemble, d'une valeur incomparable, dans l'encyclique de Pie XII sur « la sainte liturgie », « *Media­tor Dei *», du 20 novembre 1947. #### II. -- La doctrine de la Nouvelle Messe La doctrine de la Nouvelle Messe n'est qu'implicite dans l'Ordo Missae. De savants théologiens comme les cardinaux Ottaviani et Bacci n'ont pas eu de peine à voir qu'elle s'éloigne « de manière impressionnante » de celle du Concile de Trente. Les catholiques du rang, ceux qui ne con­naissent que le catéchisme, s'en seraient peut-être doutés ; mais ils ont été pleinement éclairés par l'*Institutio genera­lis*, dont certaines formules étaient si nettement protes­tantes qu'il fallut les corriger pour les rendre compatibles avec la doctrine catholique. La comparaison du texte ori­ginal et du texte corrigé ne laisse aucun doute sur l'inten­tion des rédacteurs. Cependant nous disposons d'un document plus probant encore, s'il est possible, que l'*Institutio generalis* : c'est une brochure, intitulée « La célébration de la messe », dont le but est indiqué par un petit sur-titre, « Pour mieux comprendre et bien réaliser la réforme », et un sous-titre un peu plus important, « Orientations pastorales -- Sug­gestions pratiques ». Il s'agit d'un document officiel. La brochure est éditée par les « Centres nationaux de pastorale liturgique des pays d'expression française ». Elle s'orne de l'imprimatur suivant : « Pour la Commission épiscopale francophone : -- Imprimatur -- Mende, le 14 octobre 1969 -- René Boudon -- évêque de Mende -- président de la Commission. » La célébration de la messe est destinée aux prêtres. Elle est, ramené à l'essentiel, le commentaire théorique et pra­tique de l'*Institutio generalis*, un guide-âne en quelque sorte, permettant au prêtre de s'y retrouver dans le nou­veau rite et d'en faire usage dans l'esprit voulu. 18:193 (La version utilisée de l'*Institutio generalis* est la ver­sion primitive, celle-là même qui dut être corrigée pour être rendue un peu plus catholique. On aimerait savoir si *La célébration de la messe* fut mise au pilon et remplacée par une autre brochure quand l'*Institutio generalis* fut corrigée. C'est peu probable. Quoi qu'il en soit, la version première a permis aux novateurs d'exprimer leurs idées en toute liberté. Ils étaient d'autant mieux à même de sai­sir l'esprit de la réforme qu'ils en étaient les auteurs principaux.) Une première page nous avertit d'emblée que, dans la réforme qui entre en vigueur, il s'agit de mieux com­prendre : « -- non seulement comment se présente la célébration, « mais aussi quelle préparation elle sollicite de notre part pour être fructueuse, « -- enfin *et surtout quels sont les objectifs à atteindre à travers la réforme des rites *» ([^2])*.* \*\*\* Ces OBJECTIFS, ils sont quatre : -- 1. Rassembler le peuple de Dieu ; -- 2. Promouvoir une célébration com­mune ; -- 3. Permettre une authentique rencontre de Jésus-Christ aujourd'hui ; -- 4. Situer la messe au cœur de la mission de l'Église. Deux pages détaillent ces objectifs. *On y chercherait en vain le moindre mot, la moindre idée qui rappelle le sacrifice de la messe.* Dans la dernière édition, ou l'une des dernières éditions (1947) du petit « catéchisme à l'usage des diocèses de France » on lisait, au chapitre de la messe, la question suivante : « Pourquoi le sacrifice de la Messe est-il offert à Dieu ? » et la réponse : « Le sacrifice de la Messe est offert à Dieu pour l'adorer, le remercier, lui demander pardon et obtenir ses grâces ». C'est de la préhistoire. Il ne s'agit plus que de rassemblement, de communauté et de célébration, où disparaissent aussi bien la véritable nature de la finesse que sa signification et ses buts. On voudrait tout citer de ces deux pages consacrées aux « objectifs a atteindre ». Le style est à la hauteur du contenu. Donnons quelques échantillons : 19:193 « Donner aux rites toute leur puissance : -- d'expression : ils ont pour but de signifier le projet et l'action de Dieu, et la réponse des membres de l'assem­blée ; -- de communion : ils ont pour but de réaliser une communion entre Dieu et son peuple, en Jésus-Christ... » « Faire de toute la célébration une action dynamique : ... -- qui permet de vivre le *mouvement spirituel de la messe* auquel veulent introduire les rites : la célébration est traversée par un *mouvement, une démarche dynamique,* avec ses temps forts et ses temps secondaires, sa progres­sion, des formes de participation différentes et complémen­taires. Ce n'est pas tant une question de lenteur ou de rapidité, que le rythme dans le déroulement de la célé­bration ; les dialogues y jouent un rôle important... » etc. Tout le reste est de la même encre et de la même pensée. \*\*\* Après les objectifs à atteindre : PRÉPARER LA CÉLÉBRA­TION. Il s'agit de « constituer *l'assemblée célébrante *»*.* 1\) D'abord : « *préparer les personnes *» *--* à savoir « l'assemblée », « le prêtre célébrant », « les ministres », « le service du chant ». L'assemblée vient en tête, comme il convient dans une « assemblée célébrante ». Le prêtre « célébrant » (lui aussi) n'en est pas moins « à la tête de l'assemblée ». L'article 60, *non rectifié,* de *l'Institutio generalis* est reproduit purement et simplement. Mais la brochure « en remet », interminablement. Citons : « *Le premier objectif* du prêtre est donc de *connaître ce peuple dont il va présider la prière...* « ...C'est *en face de ces hommes concrets* qu'il doit se situer... « ...Il est *membre du Peuple de Dieu :* la *fonction particulière* qu'il y tient le met *d'abord au service de ce peuple* et de sa prière... » etc. Après l'assemblée et le prêtre « célébrant » (et surtout « président ») : les « ministres », qui sont, avec le prêtre, « au service de la célébration ». « Un effort pastoral à longue échéance, mais commencé dès maintenant, visera à ce que la communauté trouve en son sein *les ministres dont elle a besoin pour célébrer convenablement *»*.* 20:193 Enfin le « service du chant ». Les « ministres » qui y contribuent sont, eux aussi, « au service de l'assemblée, dont ils sont tous membres à part entière » (?). Notons que dans les cinq alinéas consacrés au « service du chant » les mots « chant grégorien » ne figurent nulle part, et rien n'en évoque l'idée. 2\) De même que pour « préparer la célébration » il faut « préparer les personnes » de même aussi il faut « *pré­parer les textes *», afin de « favoriser le *dialogue* entre Dieu et son peuple ». « De quoi s'agit-il ? » C'est la brochure elle-même qui pose la question, et qui répond : « Célébrer l'Eucharistie, c'est toujours *actua­liser, dans l'action de grâce,* la totalité du mystère du sa­lut, dans sa richesse de contenu et d'efficacité. » Plus loin, nous verrons que, dans la célébration, « la première démarche du prêtre est de saluer l'autel, *centre de l'action de grâce... *» (p. 60). On pense au troisième canon du Concile de Trente sur le saint sacrifice de la Messe : « Si quelqu'un dit que le sacrifice de la Messe n'est qu'un sacrifice de *louange* et *d'action de grâces* (*...*)*,* qu'il soit anathème. » Cependant, puisqu'il s'agit de « préparer les textes », une question se pose : « Quelle messe célébrer ? » La brochure nous indique d'abord les « principes géné­raux » qui doivent guider la réponse. Les voici, in-extenso : « Toute messe est à la fois : -- célébration en communion avec l'Église uni­verselle, qui déploie les richesses du mystère du salut selon le cycle liturgique et les anniversaires des saints ; -- célébration d'un peuple concret, avec ses pré­occupations et ses besoins ; Elle doit donc tenir compte de ces deux données complémentaires. Mais leur importance relative variera selon les circonstances : -- la mémoire ordinaire d'un saint s'impose avec moins de force que la célébration de Pâques ; -- l'existence d'une communauté d'hommes con­naît parfois des événements graves dont l'urgence est évidente » (p. 12). Allez donc retrouver là-dedans le saint sacrifice de la Messe ! 21:193 « En définitive, il s'agit de remettre à une com­munauté les éléments dont elle a besoin pour cons­truire sa prière et célébrer l'Eucharistie en Église » (p. 19). 3\) Il ne suffit pas de préparer les personnes et les textes, il faut encore « *préparer les lieux et les choses *»*,* afin de permettre « une action liturgique vraie et belle ». Sachons, pour commencer, que « *quel que soit le local --* normalement une église -- son aménagement est *tout en référence à l'assemblée célébrante... *» (p. 22). L'ensemble de ce chapitre suivant *l'Institutio generalis,* il n'y a rien à en dire de particulier. Tout ce qu'il y a de contestable dans l'*Institutio* s'y*.* retrouve, avec éventuelle­ment des nuances supplémentaires. Par exemple, l'article 27 de l'*Institutio,* parlant du « siège » du célébrant, dit qu'il doit être placé de manière à exprimer sa fonction de président de l'assemblée et de directeur de la prière. La brochure, elle, déclare tranquillement : « Le prêtre pré­side l'assemblée et dirige sa prière : *la place qu'il occupe* exprime cette fonction et lui permet de l'accomplir au mieux. *Son siège,* etc. » Cette rédaction figure sous le titre : « La *place* du prêtre *célébrant. *» Ainsi on a l'impression que le prêtre *célébrant* est d'abord ou exclusivement le prêtre *président,* et que sa place normale est le « siège » qui « exprime cette fonction ». La brochure croit devoir préciser, en ce qui concerne la place des fidèles, qu'il faut « constituer une assemblée où *tous soient égaux* (*pas de places attitrées*)*... *» (p. 24). Cela allait sans dire. Cela va encore mieux en le disant. On aperçoit ainsi la coupure qui existe entre, d'une part, le prêtre « président », les « ministres » variés, lecteurs, chanteurs, quêteurs, etc., et, d'autre part, la piétaille indif­férenciée qui n'a qu'à bien se tenir sous la férule de ceux qui sont ses « serviteurs ». Sociologiquement, c'est intéres­sant à noter. Qu'il s'agisse de la société religieuse ou de la société séculière, chaque fois que l'égalité est proclamée avec force et que les dirigeant sont déclarés serviteurs des égaux, on est sûr que c'est une minorité de techno­crates qui exerceront leur dictature sur le peuple im­puissant. \*\*\* 22:193 Nous connaissons les « objectifs » à atteindre, nous savons comment « préparer » la célébration ; reste maintenant l'essentiel, c'est-à-dire la CÉLÉBRATION DE LA MESSE elle-même, avec ses différentes phases : « ouverture », « li­turgie de la Parole », « liturgie de l'Eucharistie », « rite de conclusion ». De nouveau, la brochure suit de si près l'*Institutio generalis* (dans sa version première, non rectifiée) qu'il n'y a pas grand chose à en dire de plus qu'on aurait à dire sur l'*Institutio.* Simplement, le fait de lire ces textes en français et clairement présentés dans le déroulement de la messe rend beaucoup plus sensible l'évacuation de l'idée de sacrifice. *On s'en tient à la matérialité de la réédition de la Cène sans vouloir* aller au-delà. Relevons quelques textes. Sur l'ex-offertoire, c'est-à-dire sur la « préparation des dons » : « Ce qu'on accomplit alors n'est pas une offrande des hommes ou une offrande du Christ. La véritable of­frande du Christ (et de l'assemblée unie au Christ) a lieu durant la Prière eucharistique. Auparavant on prépare les dons, comme le Christ l'a fait (sic). Un sérieux effort pasto­ral est donc à entreprendre (révision des commentaires, de l'usage de certains cantiques). » (p. 52.) Il nous est d'ail­leurs précisé que « Placée entre la liturgie de la Parole et la Prière eucharistique, cette partie est un temps moins intense de la célébration : elle permet un certain répit » (!). Au *Lavabo :* « La formule brève qui accompagne dé­sormais ce geste exprime le désir de purification intérieure. *Puisqu'on doit* faire ce geste, il est normal d'en faire une véritable ablution, mais il demeurera discret, n'étant pas fait pour le peuple. » (!) (p. 54.) La présentation de la Prière eucharistique et de ses divers éléments est celle de l'*Institutio generalis,* première manière. On y voit donc mentionner « le récit de l'institu­tion : par les paroles et les actions du Christ est représentée la dernière Cène où le Christ Seigneur lui-même institua le sacrement de sa passion et de sa résurrection... » (p. 56). On sait que le texte corrigé *est :* « narratio institutionis *et* consecratio : verbis et actionibus Christi *sacrificium, pera­gitur*, quod ipse Christus in Cena novissima instituit... » Les rédacteurs de la brochure ignoraient cette rectification. On ne s'étonne pas de les voir écrire, quelques lignes plus loin : « La Prière eucharistique a ainsi un dynamisme interne que la célébration devrait exprimer et faire percevoir. 23:193 « Dans ce dynamisme les *récits de l'institution* (*noter l'expression*) apparaissent liés à un ensemble. Dans la célébration on les dira avec simplicité *comme des récits*, qui prennent ici une signification particulière par tout leur contexte (épiclèse, anamnèse) » (p. 58). La prière eucharistique est une prière « présidentielle » que le prêtre adresse à Dieu « comme celui qui préside l'assemblée au nom du Christ ». « Cette prière faite par le prêtre *au nom de* tout *le peuple sacerdotal* (« Nous... ») *s'appuie,* dans la célébration, *sur l'assentiment des fidèles* (vraiment comme vous le dites, cela est juste et bon...) et appelle leur adhésion de cœur et de bouche... » (p. 58). Le prêtre prie au nom de l'assemblée, mais il est tou­jours au service de l'assemblée « célébrante ». « Si le prêtre a une *fonction particulière*, propre, ce qu'il dit en fait est *au service de l'assemblée,* doit créer une communication et favoriser la prière du peuple chré­tien » (p. 58). \*\*\* RÉSUMONS. -- La brochure sur *La célébration de la messe,* s'inspirant au plus près de la version originale de l'*Institutio generalis,* met en valeur de manière saisissante la « doctrine » de la réforme, telle qu'il fut nécessaire de la rectifier dans les articles où elle apparaissait de manière particulièrement éclatante et provocante. Cette nouvelle doctrine efface celle du Concile de Trente, non seulement *en ne la rappelant jamais*, mais en insistant constamment et uniquement sur le caractère communautaire de la « célébration », sur la prééminence de « l'assemblée », sur le rôle simplement « présidentiel » du prêtre, sur les aspects psychosociologiques des rites (« communication », « dynamisme », « fête », etc.). Rappelons les trois premiers canons de la XXII^e^ ses­sion du Concile de Trente sur le saint sacrifice de la messe : « 1. -- Si quelqu'un dit qu'à la Messe on n'offre pas à Dieu un *sacrifice véritable et authentique,* ou que *cette offrande est uniquement dans le fait que le Christ nous est donné en nourriture,* qu'il soit anathème. « 2. -- Si quelqu'un dit que, par ces paroles : « Fai­tes ceci en mémoire de moi » (Le 22, 19 ; 1 Co 11, 24), le Christ n'a pas *établi les Apôtres prêtres,* ou qu'il n'a pas ordonné qu'*eux et les autres prêtres* offrissent son corps et son sang, qu'il soit anathème. 24:193 « 3. -- Si quelqu'un dit que le sacrifice de la Messe n'est qu'un *sacrifice de louange et d'action de grâces,* ou *une simple commémoraison de sacrifice accompli à la Croix,* mais *non un sacrifice propitiatoire ;* ou qu'il n'est profitable qu'à ceux qui reçoivent le Christ et qu'on ne doit l'offrir ni pour les vivants ni pour les morts ni pour les péchés, les peines, les satisfactions et autres nécessités, qu'il soit anathème. » Certes, ni dans l'*Institutio generalis,* ni dans *La célé­bration de la messe,* aucune déclaration positive n'appelle expressément les anathèmes du Concile de Trente. On se contente de *passer sous silence* ce qui est la doctrine tra­ditionnelle, qu'on écarte d'autre part par une surabondance de nouveautés dans la présentation, explication et l'illus­tration des rites réformés. Le *pastoral* se charge d'évacuer le *doctrinal* d'hier, pour laisser place au doctrinal d'au­jourd'hui et de demain. La *Messe* devient la *Cène.* Le but *œcuménique* est atteint. C'est pourquoi nous disons que la Nouvelle Messe favo­rise l'hérésie. Qui pourrait le nier ? Louis Salleron. 25:193 ANNEXE ### Cogere et efficere... C'est une vieille histoire... J'y reviens parce qu'un article récent m'invite à y revenir. Des amis anglais m'ont, en effet, envoyé le premier numéro de 1975 (vol. V -- N° 1, 1975) de la « *News Letter of the Inter­national Catholic Priests, Association *» qui publie un article de son secrétaire, le Rev. Fr. J. W. Flanagan, S.T.L., D.C.L. « *The New Liturgy : a choice or an obligation ? *» (La nou­velle liturgie : choix ou obligation ?). Cet article est un plai­doyer, passionné et bourré d'erreurs, pour la Nouvelle Messe. L'auteur, notamment, écrase de son mépris un certain Fr. Wa­then pour sa traduction de la fameuse phrase de la Constitution Missale Romanum : « *Ad extremum, ex iis quae hactenus de novo Missali Romano exposuimus quiddam nunc cogere et efficere placet. *» On se souvient que les Bureaux français firent de cette phrase la traduction *officielle* suivante : « Pour terminer, *Nous voulons donner force de loi* à tout ce que Nous avons exposé plus haut sur le nouveau missel ». Sur le moment, personne n'y vit que du feu. D'une part, rares étaient ceux qui disposaient du texte latin, D'autre part, quand le texte latin fut connu, on se fia à la traduction fran­çaise parce qu'on imaginait que les traducteurs étaient des latinistes chevronnés et qu'ils savaient parfaitement ce que voulait dire « cogere et efficere », sur quoi on aurait peut-être soi-même hésité. Si je me souviens bien, c'est l'abbé Dulac qui souleva le lièvre dans une consultation canonique donnée au « Courrier de Rome », le 24 décembre 1969. (Elle est reproduite dans ITINÉRAIRES, numéro spécial sur le saint sacrifice de la messe, septembre-octobre 1970, pp. 65 et suiv ; et dans la brochure *Déclarations sur la messe.*) 26:193 De la phrase latine l'abbé Dulac nous donnait la traduction exacte : « De tout ce que nous venons jusqu'ici d'exposer touchant le nouveau Missel Romain, il nous est agréable de *tirer* maintenant, pour terminer, une *conclusion *»*.* « *Nous voulons donner force de loi... *» devenait « *Il nous est agréable de tirer une conclusion *»*.* Les latinistes un peu rouillés (de mon espèce) se préci­pitèrent sur les gros dictionnaires. Ils durent convenir que l'abbé Dulac savait bien le latin et que sa traduction était incontestablement la bonne (quoiqu'on traduirait mieux « pla­cet » par « nous voudrions »). Je me fais un plaisir d'en informer le Rev. Fr. J. W. Flana­gan, S.T.L., D.C.L. qui se fera, de son côté, certainement un plaisir de rectifier. La traduction des Bureaux anglais (ou américains) « ...*we wish to give the force of law... *» est inexacte. Celle de Fr. Wathen « ...*we are pleased here to end by drawing a conclusion... *» est correcte. Que si l'autorité de l'abbé Dulac et les dictionnaires cou­rants ne suffisaient pas au Rev. Fr. Flanagan, je vais pouvoir le faire bénéficier d'un document inédit. Ce document est une consultation que je fis demander à l'époque (en 1970) à un latiniste, savantissime parmi les savan­tissimes. Je comptais m'en servir si la traduction de l'abbé Dulac avait été contestée. Elle ne le fut pas, ne pouvant l'être. Je me suis donc contenté de garder la consultation dans mes papiers. Mais puisqu'il appert que l'*English speaking World,* malgré Oxford et Cambridge où l'on parle aussi bien latin qu'à Rome, demeure encore un peu à part du Marché commun de la latinité, les informations que je vais lui communiquer l'éclaireront définitivement. La consultation me fut, comme il se doit, transmise en latin. Elle ne se compose guère, d'ailleurs, que de citations, les com­mentaires étant évidemment superflus. Je ne me hasarderai pas à traduire ces citations en français, moins encore en an­glais. Je risquerais de faire quelques faux sens, dont je serais bien marri. J'ajoute que je n'ai pas vérifié les références, ce que je fais habituellement ; mais ce serait une recherche un peu longue. Je m'en crois dispensé par la confiance que j'ai dans la personnalité du consultant. Voici donc le texte en question : I. -- « Efficere » nonnumquam idem declarat quod verbum « probandi », « demonstrandi », « convincendi », « confir­mandi » cuius quidem significationis haec tibi habeto exem­pla : 27:193 1\. -- « Cato autem, perfectus mea sententia Stoicus, et ea sentit quae non sane probantur in vulgus, et in ea est haeresi quae nullum sequitur florem orationis neque dilatat argumen­tum, minutis interrogatiunculis quasi punctis quod proposuit *efficit. *» M. T. Ciceronis : Paradoxa Stoicorum, Proem., 2. 2\. -- « Is enim tres libros scripsit... in quibus vult. *efficere,* animos esse mortales. » Idem, Tusculanae Disputationes I, 31, 77. 3\. -- « Sed argumento resistendum est aut eis, quae compro­bandi eius causa sumuntur, reprehendendis aut demonstrando, id, quod concludere illi velint, non effici ex propositis nec esse consequens. » Idem, De Oratore II, 53, 215. 4\. -- « Nihil habet igitur naturale ius ; ex quo illud efficitur, ne iustos quidem esse natura... Quid igitur efficitur si sapien­tiae pareas ? » Idem, De Re Publica III, 11, 18 et 15, 24. 5\. -- « At si esset corpus aliquod immortale, non esset omne mutabile ; ita *efficitur* ut omne corpus mortale sit. » Idem, De Natura Deorum III, 12, 30. 6\. -- « Postremo cum satis docuerimus hos esse deos... *efficitur* omnia regi divina mente atque prudentia. » Idem, ibidem II, 31, 80. 7\. -- « Despicere autem nemo potest eas res, propter quas aegritudine affici potest. Ex quo *efficitur,* fortem virum aegri­tudine numquam affici. » Idem, Tusculanae Disputationes III, 7, 15. 8\. -- « Deinde quaero, quis aut de misera vita possit gloriari aut de non beata. De sola igitur beata. Ex quo efficitur glo­riatione, ut ita dicas, dignam esse beatam vitam. » Idem, De Finibus Bonorum et Malorum III, 8, 28. 9\. -- « Tollit definitiones, nihil de dividendo ac partiendo docet, non quo modo *efficiatur* concludaturque ratio tradit. » Idem, De Finibus Bonorum et Malorum I, 7, 22. 10\. -- « Archimedes eo inspectante rationes omnes descrip­serit cas quibus *efficitur* multis partibus solem maiorem esse quam terram. » Idem, Lucullus 36, 116. II -- « Cogere » similiter idem *rarius multo* valet atque « concludere » vel « colligere », quemadmodum hisce elucebit ex exemplis : 28:193 1\. -- « Labeo vero noster nec signum tuum in epistula nec diem adpositum nec te scripse ad tuos, ut soleres ; hoc *cogere* volebat falsas litteras esse et, si quaeris, probabat. » M. T. Ciceronis : Epist ad Brutum V, 4. 2\. -- « Ratio ipsa *coget* ex aeternitate quaedem esse vera. » Idem, De Fato, 38. 3\. -- « Innumerabilia sunt ex quibus *effici cogique* possit nihil esse quod sensum habeat quin id interest. » Idem, De Natura Deorum III. 13, 34. 4\. -- « Sunt autem ea quae posui, ex quibus id quod volumus *efficitur* et *cogitur. *» Idem, De Legibus II, 13. 33. On remarquera que toutes les citations fournies par notre consultant émanent de Cicéron. La référence lui a sans doute paru suffisante... Louis Salleron. 29:193 ## CHRONIQUES 30:193 ### Billets par Gustave Thibon ##### *Aime et fais ce que tu veux,* 10 janvier 1975. Les hasards d'une promenade m'ont amené à lier con­versation avec un de ces jeunes non violents, chevelus à souhait et par surcroît « libérés sexuels » qui barbouillent le pavé des rues de la formule célèbre : « faites l'amour et non la guerre ». Flairant mon peu d'enthousiasme pour cette règle de vie grosse de tous les dérèglements, notre jeune exalté m'a fait observer que l'apologie de la non violence et de la liberté de l'amour s'inspirait de la plus pure tradition évangélique et que saint Augustin lui-même avait écrit « aime et fais ce que tu veux ». C'est donc, a-t-il enchaîné, la condamnation de la morale qui nous rabâche sans cesse fais ceci et non cela. Cette argumentation simpliste appelle plusieurs ré­ponses. Il est très vrai que la morale sociale concerne unique­ment nos rapports extérieurs avec nos semblables, sans égards à la qualité de nos sentiments et de nos intentions. En cela, elle s'apparente étrangement au code de la route : feux verts, feux rouges, signalisations de toute sorte, ceci est permis, ceci est défendu et peu importe ce que tu sens et ce que tu penses. Rien de plus froid et de plus abstrait, mais rien de plus nécessaire. Supposons que, le cœur dé­bordant d'amour, vous brûliez un feu rouge ou dépassiez sans visibilité pour rejoindre plus vite votre bien-aimée et que vous provoquiez un accident mortel, le résultat sera le même que si vous aviez tué par haine personnelle. 31:193 Qui donc oserait soutenir la proposition suivante : *aime et conduis comme tu voudras ?* Il en va de même pour la liberté sexuelle. Contrairement au slogan cité plus haut, l'amour ainsi conçu et pratiqué porte en lui tous les germes de la violence. Commettre l'adultère, c'est faire violence à l'époux ou à l'épouse trahis. Préconiser l'avortement (suite normale de la libé­ration du sexe), c'est faire la guerre à l'enfant. Plus en­core : l'union libre, c'est-à-dire non protégée par une ins­titution et révocable au gré de chacun des partenaires, en­traîne presque toujours une violence à l'égard de l'un ou l'autre : l'un se déprend quand l'autre reste attaché ; d'où les drames de la jalousie et de la rupture qui défraient la chronique quotidienne. « Si l'on juge de l'amour par la plupart de ses effets, disait la Rochefoucauld, il ressemble plus à la haine qu'à la véritable amitié. » La morale sociale est faite précisément pour éviter ou pour amortir ces dangereuses retombées de la liberté indi­viduelle. Nous n'ignorons rien des justes critiques dont elle est l'objet : limitée au for extérieur, elle coïncide sou­vent avec la sécheresse affective : sens du devoir sans élan du cœur ni don de soi, orgueil et bonne conscience phari­saïques de l'homme « qui n'a rien à se reprocher », man­que total d'indulgence devant les moindres faiblesses du prochain, souci exclusif des apparences, etc. -- Elle peut aussi servir d'alibi aux pires déchaînements de l'égoïsme et de la volonté de puissance : combien d'époux ou d'épou­ses qui tyrannisent sans scrupule leur conjoint -- ou leurs enfants -- au nom des « droits » conférés par le respect des lois du mariage ! Quel est l'humoriste qui disait que « la femme fidèle est celle qui s'acharne sur un seul homme » ? C'est parfois, hélas ! plus qu'une boutade... Ces carences et ces déformations montrent les limites de la morale sociale, sans la condamner pour autant. Elles prouvent seulement que la discipline extérieure reste insuf­fisante et qu'elle a besoin d'être vivifiée et couronnée par l'obéissance à un appel supérieur : celui de la morale reli­gieuse, fondée sur l'amour de Dieu et du prochain. Exem­ple : on peut respecter le code de la route par crainte égoïste de l'accident ou de l'amende attachée aux infrac­tions (la police n'en demande pas davantage), mais aussi par bienveillance envers autrui. C'est dans ce dernier sens que les autorités religieuses recommandent la prudence aux automobilistes. Et il en est ainsi, à un niveau infini­ment plus relevé, pour toutes les autres lois qui règlent notre conduite sociale : morale sexuelle, conjugale, devoir économique et civique, etc. Au plus bas niveau, la morale équilibre et neutralise les égoïsmes ; au plus haut, elle oriente l'amour... 32:193 Quant au précepte de saint Augustin où mon jeune illuminé voyait la préfiguration de la société dite « per­missive », il ne s'applique que là où l'amour ne connaît ni imperfections ni frontières, c'est-à-dire au niveau de la charité, vertu théologale et surnaturelle. Le saint peut faire tout ce qu'il veut, car il ne peut vouloir que le bien, j'en­tends rien qui puisse nuire au prochain ni à lui-même. L'humanité moderne aurait-elle donc atteint, sans qu'on s'en doute, cette altitude sacrée ? Disons plutôt qu'on revendique les droits de l'amour sans vérifier la qualité de l'amour, qu'on voudrait jouir au ras du sol de la liberté de l'oiseau. D'où les collisions et le chaos des égoïsmes dé­chaînés. Nietzsche, qui fut pourtant l'apôtre de l'amora­lisme, a tranché la question dans cette simple phrase : « A quoi bon libérer l'esprit s'il n'a pas d'ailes pour s'en­voler ? » L'amour, dans la mesure où il revendique tous les droits et ne se reconnaît aucun devoir, n'est qu'un nœud d'ap­pétits et d'illusions. Et j'ai quitté mon interlocuteur sur ces mots : au lieu de rêver aux licences que le faux amour permet, songez plutôt aux ascensions que le véritable amour exige. ##### *Les impasses de la religion du plaisir* 17 janvier 1975. Un lecteur me reproche, dans un message d'ailleurs bienveillant, de trop insister sur les notions d'effort, de discipline, de devoir, etc. et de ne pas faire une part assez large au plaisir. Il y a en vous, me dit-il, quelque chose du trouble-fête et du rabat-joie : pour mon compte, je déclare sans fausse honte que l'existence la plus enviable est celle qui comporte le maximum de plaisirs et le mini­mum de peines. J'ai répondu : je suis parfaitement de votre avis, mais je tiens à éclairer la question par quelques analyses essen­tielles. D'abord qu'est-ce que le plaisir ? Sans entrer dans les distinctions entre plaisir, joie, bonheur, etc. tenons-nous en à l'excellente définition du Nouveau Littré : « état affectif agréable, lié à la satisfaction d'un besoin ou d'une tendance, à l'exercice harmonieux d'une activité ». 33:193 Il y a donc autant de plaisirs que de besoins, de ten­dances et d'activités : plaisirs des sens, plaisirs de l'âme, plaisirs de l'esprit. Et une hiérarchie dans cette diversité. Qui oserait dire que le plaisir de contempler un beau paysage ou d'exercer une activité créatrice n'est pas de qualité supérieure au plaisir de manger ? Mais, étant donné les limites de l'être humain, cette hiérarchie des valeurs implique nécessairement des choix et des exclusions. Entre deux plaisirs qui s'offrent en même temps (par exemple celui d'assister à un spectacle amusant, mais sans sub­stance, et celui de passer une soirée avec un ami très cher), il est souhaitable que je préfère le plus profond et le plus enrichissant. Ce n'est pas être un rabat-joie que d'ensei­gner la sélection des plaisirs... Il faut aller plus loin. Le plaisir est la résonnante sub­jective de l'action, mais il n'en est ni le principe ni la fin et ne doit jamais en être l'unique guide. L'homme est né pour réaliser sa nature et non pour jouir à tout prix et en toutes circonstances. Le but de la nutrition, c'est la con­servation de la vie et non le plaisir de manger (on mange pour vivre, on ne vit pas pour manger, dit l'antique adage) ; le but de l'amour des sexes, ce n'est pas la volupté attachée à l'union des chairs, c'est, d'une part la procréation et, de l'autre, la fusion de deux destinées, unies « pour le meil­leur et pour le pire ». Le but de l'activité intellectuelle, ce n'est pas le plaisir de connaître, c'est l'épanouissement de l'esprit par la possession de la vérité. Le plaisir est donné gratuitement, par surcroît. Il faut l'accueillir comme un don et non l'exiger comme un dû. Ce que je reproche à l'hédonisme (ce mot désigne la doctrine qui fait du plaisir l'unique mobile de l'activité humaine), ce n'est pas de préférer le plaisir à la souffrance, c'est d'isoler, d'écrémer le plaisir et, en le séparant ainsi de son contexte -- l'effort, la lutte, le dévouement, le devoir moral et social, etc. -- de produire des résultats diamétra­lement opposés au but recherché. Ce qui se résume en deux points : 1° L'idolâtrie du plaisir conduit presque toujours ses victimes à sacrifier les plaisirs les plus nobles aux plaisirs les plus médiocres, sinon les plus bas. En l'espèce les plai­sirs des sens ou de l'imagination dans ce qu'elle a de plus passif, de moins créateur. Le langage courant ne s'y trompe pas : quand on parle d'un « homme de plaisir » ou d'un « jouisseur », personne ne songe à un être attaché aux joies de l'âme ou de l'esprit. -- Pourquoi ? Parce que les plaisirs inférieurs s'offrent dans l'immédiat et sans effort, tandis que les plaisirs supérieurs exigent une préparation, un apprentissage, des délais de maturation et d'attente -- toutes choses qui ne s'accompagnent pas nécessairement de plaisir. 34:193 L'exercice d'un métier peut procurer de vraies joies du corps et de l'âme, mais il faut avant, suivant la forte expression populaire, que « le métier rentre dans le corps » -- ce qui, bien souvent, n'est pas spécialement agréable. De même, l'enfant qu'on conduit pour la première fois à l'école y va rarement pour son plaisir : c'est plus tard qu'il connaîtra les joies de la culture. Il est plus facile pour lui de croquer une friandise ou d'assister au déroulement d'un film que de pâlir sur un théorème ou une version. -- Les plaisirs les plus élevés et les plus du­rables sont des plaisirs *différés :* le travail, la discipline, la victoire sur soi-même y jouent le même rôle que les investissements en économie politique : l'acquisition et la mise en œuvre des moyens de production précèdent la diffusion des biens de consommation... 2° L'esclavage du plaisir compromet aussi les plaisirs des sens auxquels il sacrifie tous les autres. Car l'être avide de jouissances continues méconnaît la loi des alternances et des contrastes qui règle l'intensité et la qualité de nos joies sensibles. Le déplaisir d'avoir faim aiguise la volupté de manger, la rigueur du froid éprouvé fait apprécier un bon feu, la fatigue issue du travail alimente les délices du repos. Tout plaisir répond à la satisfaction d'un besoin -- et si le besoin n'est pas mûr à point, la satisfaction avorte avec lui. Manger sans fin tue les plaisirs de la table, se reposer sans lassitude tourne au désœuvrement et à l'en­nui, ignorer le froid émousse l'euphorie de la chaleur. D'où, soit dit en passant, l'effet négatif d'un confort total et permanent où le bien-être devient si habituel qu'il cesse d'être éprouvé comme tel. On essaye alors de fuir l'ennui en multipliant et en falsifiant les plaisirs et on le retrouve, aggravé et incurable, au fond du plaisir lui-même, devenu routine insipide et vaine tentative d'évasion. Le lugubre exemple de tant de vies molles et gavées parle ici plus éloquemment que les mots... Telle est la contradiction interne où débouche la religion du plaisir. En cultivant celui-ci sans tenir comte de ses conditions et de ses causes, elle le condamne à s'étioler avant l'heure comme une fleur privée de racines, de telle sorte que d'avortement en avortement, l'homme mutilé dans son essence et dans sa fin finit par avorter de lui-même. 35:193 ##### *La foi qui sauve et la foi qui perd* 31 janvier 1975. J'ouvre un grand quotidien et j'y trouve un long ar­ticle, mi-plaintif, mi-consolant, où il est question des im­passes de la civilisation technique et de la croissance in­définie, et de la nécessité de revenir à des formes de vie plus simples : réduction des besoins superflus, tourisme à courte distance permettant de redécouvrir les beautés naturelles et artistiques de notre environnement le plus proche, évasion par les joies de l'esprit et de la culture, etc. Il me souvient d'avoir dit tout cela vers les années 50. La réaction était presque automatique : on me traitait de rêveur attardé, de nostalgique du Moyen Age, de traînard sur le chemin lumineux de l'histoire, etc. Et maintenant que les signaux d'alarme s'allument dans toutes les direc­tions, mes adversaires d'hier reprennent à grands cris les mêmes thèmes. Et presque toujours en y mêlant des op­tions philosophiques et politiques qui me sont totalement étrangères. Je ne tire aucune vanité d'avoir prévu l'inévitable. Avoir raison trop tôt, c'est avoir raison en vain : on préférerait s'être trompé quand les malheurs prévus commencent à poindre... Je pose seulement la question : tout ce qui, aujour­d'hui, apparaît avec une évidence hurlante -- épuisement et pollution de la nature, fragilité des grands systèmes de production et de distribution, impuissance de l'humanité à maîtriser ses propres pouvoirs, etc. -- comment ne le voyait-on pas hier ? Comment pouvait-on croire à une croissance indéfinie pour cet être fini qu'est l'homme et dans le monde fini qui l'entoure ? On invoquera les effets euphorisants de la prospérité grandissante : « le bonheur n'avertit de rien », disait le poète -- et c'est vrai, même et surtout pour ce bonheur au rabais qui naît de la satis­faction de nos appétits matériels. Mais il y avait un autre facteur d'aveuglement : la transposition de la *foi,* au sens religieux du mot, dans un domaine où la foi n'a ni sens ni valeur. Je m'explique. Est-ce par hasard que le mythe du pro­grès nécessaire, continu, indéfini et irréversible de l'huma­nité a pris naissance à l'aurore de la révolution technique qui devait changer la face du monde ? 36:193 Foi en la science, mère des techniques, et foi au progrès, ces deux croyances sont liées entre elles par ce postulat implicite : la science ne peut apporter que des bienfaits et ces bienfaits peuvent s'ajouter les uns aux autres comme les anneaux d'une chaîne sans fin... Foi en la science, qu'est-ce que cela veut dire ? Croire, c'est un mouvement de l'âme par lequel on fait confiance au-delà de tout ce qu'on peut constater par l'expérience ou déduire par la raison, ce qui implique un saut dans le mystère et dans l'inconnu. *Fides de non visis*, dit l'Apôtre (la foi a pour objet les choses invisibles). Elle s'adresse par excellence à Dieu, dont les révélations et les promesses échappent à toute vérification humaine. Et par là elle ré­siste aux démentis apparents de l'expérience : le croyant inexaucé continue à faire crédit à ce Dieu dont les voies sont impénétrables et dont le royaume n'est pas de ce monde. Quoi qu'il arrive, je crois que Dieu ne veut que mon bien. Mais la science ? Par essence, elle ne concerne que les choses visibles et vérifiables. Elle cherche, découvre, com­bine, dégage des constantes et des lois ; prolongée en tech­nique, elle fabrique des instruments qui mettent au service de l'homme les déterminismes de la matière -- et tout cela sans autre règle de pensée et d'action que celle de l'expérience appliquée au monde extérieur. La foi n'a rigou­reusement aucun emploi dans ce domaine : je ne crois pas que la chaleur dilate les métaux, je le constate. Pas d'autres preuves que celles des faits auxquels mes états d'âme ne changent rien. Et si ces faits démentent mes prévisions et mes espérances, je n'ai qu'à chercher dans une autre di­rection. Je ne crois pas en ma voiture, produit d'une tech­nique issue de la science, et si elle tombe en panne trop souvent, je ne songe pas à me consoler avec des actes de foi : je la fais réparer ou j'en achète une autre. Plus encore. Il n'y a pas de foi sans mystère. Or il n'y a pas de mystère dans la science. Elle n'existe, en tant que telle, que dans la mesure où elle ramène l'inconnu au connu, l'ignoré au vérifiable. Et sa portée, sa valeur se jugent uniquement à ses résultats objectifs, c'est-à-dire contrôlables pour tous les hommes placés dans les mêmes conditions d'observation. Le bon remède en médecine, ce n'est pas celui auquel on croit (les pseudo-recettes miracle qui suscitent tant d'engouements font toujours rapidement faillite), c'est celui qui guérit effectivement, par exemple l'insuline pour le diabète. 37:193 La religion de la science extrapole. Ses croyants s'ima­ginent naïvement qu'il y a dans la science je ne sais quelle vertu mystique, transcendante à la science elle-même et qui guide infailliblement celle-ci, quelles que soient ses retombées négatives, vers des réalisations qui transfor­meront positivement le destin des hommes. Et si le présent déçoit, on reporte l'espérance sur l'avenir, lieu de l'invé­rifiable, c'est-à-dire du non-scientifique. Dans cette optique, la science, comme le Dieu du catéchisme, ne peut ni se tromper ni nous tromper. C'est sur cette confusion que repose en grande partie l'idée du progrès indéfini de l'humanité. Alors que l'esprit scientifique a pour seule loi l'observation et l'expérience, la religion de la science survole et oublie ces modestes disciplines. Les ressources de la planète allaient s'épuisant, l'abondance matérielle ne rendait pas les hommes heureux (témoins les événements de mai 68), les grands systèmes technocratiques donnaient des signes redoutables d'engor­gement et de paralysie -- ces symptômes présents et ces menaces pour l'avenir ne retenaient pas l'attention : la foi masquait l'évidence, la prophétie tenait lieu de pros­pective, on allait à l'abîme, les yeux voilés par un rêve d'ascension... Ajoutons à ce tableau que la foi religieuse s'adresse à un être infini et transcendant auquel on peut légitimement demander un bien sans limite et sans rançon. Transférée dans le domaine de la science, c'est-à-dire dans la zone du fini et du relatif, cette foi donne naissance à l'esprit de démesure, par lequel l'homme, oubliant ses propres frontières et celles de son environnement naturel, boule­verse l'harmonie en lui-même et dans le monde. Tous les maux de notre époque procèdent de là : la rupture des limites conduit au chaos. Nous en voyons les prodromes dans l'idolâtrie de la production et de la consommation, dans le délire de l'avoir où s'épuise l'être, dans le mythe de la révolution (le marxisme ne présente-t-il pas sa vision de la Cité idéale -- et toujours future ! -- comme inspirée par la science) et dans celui de l'érotisme où l'on tente de se perdre dans le sexe comme le mystique se perd en Dieu, dans le recours à la drogue, fausse porte d'un faux paradis, etc. -- Et partout l'échec : le fini laissant la soif d'infini inapaisée et empoisonnée, la nature disant non à l'homme qui dit non à Dieu. Et maintenant ? Le salut passe d'abord par l'intelli­gence : il faut commencer par délimiter rigoureusement les domaines respectifs de la science et ceux de la foi. 38:193 La science n'a pas besoin de croyants : elle a besoin de savants et de techniciens objectifs pour mener à bien ses recherches et ses travaux -- et par-dessus tout, elle a besoin d'être contrôlée et dirigée par des sages à la lumière d'un bien supérieur auquel elle est par nature étrangère et indifférente : celui de l'homme à tous les niveaux de son être, depuis l'humble équilibre physique jusqu'à la satisfaction des vœux de l'âme immortelle. Ce qui implique une hiérarchie des valeurs dictant des options dont la science, livrée à elle-même, est radicalement incapable. D'où il résulte que notre attitude devant la science doit être celle d'un *empirisme critique* orienté par une vision globale de la destinée humaine. -- Quant à la foi, réser­vons-la pour les réalités invisibles dont la présence inté­rieure apporte lumière et fécondité. Au sommet, Dieu dans son mystère et dans son amour. Le malheur de notre temps, ce n'est pas que l'homme ait perdu la foi, c'est qu'il l'ait fait descendre du ciel sur la terre, passant ainsi de la foi qui éclaire et qui sauve à la foi qui aveugle et qui perd... ##### *La santé et le salut* 28 février 1975. Un stupide accident de circulation -- terme bien pré­tentieux, car j'allais tranquillement à pied avec toute la limitation de vitesse qu'implique ce mode archaïque de déplacement -- m'a amené à subir une intervention chi­rurgicale. Et mon court séjour en clinique m'a donné l'oc­casion de méditer sur le double privilège du métier de chirurgien. Premier point. Si, comme le dit Simone Weil, les meil­leurs métiers sont ceux où l'ouvrier voit directement le lien entre son travail et le résultat de celui-ci, la tâche du chirurgien répond par excellence à cet idéal. Une hernie ou une fracture réduites, une vésicule biliaire ou un ap­pendice enlevés, et voilà un être gravement handicapé, si­non menacé dans son existence, qui retrouve à brève échéance l'usage de son corps. Est-il une tâche plus pas­sionnante que celle de manier un couteau qui opère de tels prodiges ? Second stimulant pour le chirurgien. Non seulement son travail est passionnant pour lui-même, mais, ayant pour objet un être humain, il intéresse plus passionnément en­core celui sur lequel il s'exerce. Tout chirurgien peut comp­ter sur une intense collaboration affective de ses patients : 39:193 en lui se concentrent toute l'espérance, toute la confiance angoissée d'une créature en proie au malheur et qui attend de lui sa délivrance. Si, comme l'affirme le grand psycho­logue Prinzhorn, la *Geltungsucht* (le désir d'être reconnu et apprécié par le prochain) est un des besoins essentiels de notre nature, il faut reconnaître que le chirurgien se trouve exceptionnellement comblé sur ce point : il suffit pour s'en convaincre de lier conversation avec les malades dans la salle d'attente ou les couloirs d'une clinique... Une seule ombre au tableau : cette attention si fervente et si universelle attachée au travail chirurgical émane de l'instinct de conservation -- chose commune à tous les êtres vivants et totalement dépourvue de qualité spirituel­le. La fameuse loi d'Auguste Comte -- à savoir que l'éner­gie des mobiles est inversement proportionnelle à leur qualité -- s'applique ici à fond. Un professeur de passage dans ma clinique m'a fait la réflexion suivante : tous les malades écoutent avidement les commentaires d'un chirur­gien sur leur mal, tandis que moi qui enseigne le latin, c'est à peine si j'intéresse un élève sur dix : les autres tré­pignent d'impatience ou bâillent d'ennui en attendant la fin du cours. -- J'ai répondu que les hommes sont naturel­lement plus enclins à sauver leur peau qu'à nourrir leur esprit d'où la supériorité écrasante en fait de prestige et d'autorité, de l'homme qui tient le scalpel sur celui qui explique Virgile ou Sénèque. Les élèves contestent de plus en plus leurs professeurs mais personne ne conteste le chirurgien au seuil du bloc opératoire. L'esprit sous-ali­menté peut se donner l'illusion d'être en pleine santé, mais les exigences d'un corps défaillant sont aussi évidentes qu'impérieuses... On peut faire la même constatation déprimante dans mille autres circonstances. Imaginons une famille dont les membres sont en train de se disputer avec ces raffinements d'égoïsme et de susceptibilité auxquels une trop grande sécurité matérielle donne si souvent libre cours : qu'un incendie se déclare dans la maison et toutes ces compli­cations de la vie affective paraîtront dérisoires devant la menace qui concerne la vie tout court. Et que dire du très faible impact qu'a, sur l'immense majorité des mortels, l'appel des réalités divines ? Le curé d'Ars implorait un jour en ces termes un pécheur récal­citrant : « Alors Monsieur, vous ne voulez pas avoir pitié de votre âme ? » Si le même individu était tombé dans une rivière, on n'aurait pas eu besoin de le supplier d'avoir pitié de son corps et de saisir la perche tendue. Mais l'âme, cela peut attendre -- et d'autant plus que beaucoup ne sont pas très sûrs qu'elle existe. 40:193 Ce qui conduit à poser le problème suivant : comment conférer aux mobiles supérieurs -- ceux qui nous invitent à former notre âme -- ce poids de nécessité et d'urgence qui caractérise les besoins et les intérêts temporels ; où trouver, dans l'ordre moral et spirituel, l'équivalent de la simplicité et de l'énergie dévolues à l'instinct de con­servation ? La foi religieuse peut seule nous apporter la réponse. Elle nous enseigne que l'homme a une âme, que cette âme -- en tant que faculté de discerner le vrai du faux et le bien du mal et par là de participer à la perfection infinie de Dieu -- peut se perdre au même titre que le corps et avant la mort corporelle, et que notre premier devoir est de ne pas laisser s'éteindre en nous cette étincelle d'éternité. C'est l'appel du salut avec toutes les manœuvres de sauve­tage qui en dérivent. Le saint est celui qui, devant les dangers menaçant son âme et celle du prochain, réagit avec la même vigueur et la même spontanéité que n'im­porte lequel d'entre nous devant les périls de mort physi­que. Faute de quoi nous pouvons indéfiniment étirer la durée de notre existence terrestre et progresser dans la connais­sance et la conquête du monde extérieur -- tous ces tré­sors dont nous aurons perdu la clef intérieure, n'auront pas plus de sens ni de prix que le déroulement du plus merveilleux spectacle devant des yeux sans regard. La morosité et la révolte qui sévissent dans les pays matériel­lement privilégiés sont les signes non équivoques de cet épuisement de la source invisible... Telles étaient les pensées qui peuplaient mes loisirs forcés en clinique et qui se résument toutes dans cette question : comment amener les hommes à attacher au moins autant d'importance à leur salut qu'à leur santé ? Les deux mots ont la même étymologie : pourquoi n'ont-ils pas la même puissance attractive ? Gustave Thibon. © Copyrigth H. de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique). 41:193 ### Portugal 1975 *Une banane ou un complot* par Jean-Marc Dufour Aux temps héroïques de la navigation interplanétaire une caricature publiée dans la gesse nord-améri­caine représentait un chimpanzé, faisant une con­férence aux futurs astronautes et leur disant : -- Et lorsque vous arriverez à 20 000 mètres, vous saurez que vous avez besoin d'une banane... On pourrait, changeant à peine les choses, faire aujour­d'hui un dessin représentant un instructeur du N.K.V.D. disant aux activistes du Parti Communiste : -- Et lorsque vous en arriverez à un an de gouverne­ment de coalition, vous saurez que vous avez besoin d'un complot... Dans ces cas-là, un complot, on en trouve toujours un. Voyez au Portugal, ils en ont même trouvé deux. \*\*\* Le premier, celui du 11 mars, a surpris tous les obser­vateurs. Au point que la Radio française, après avoir parlé le premier jour d' « officiers félons », en est venue dès le lendemain à admettre qu'il avait bien pu y avoir provoca­tion -- sans préciser pour autant qui avait provoqué qui. Il faut bien dire que les événements qui nous ont été rap­portés laissent à réfléchir. Le « soulèvement » a été le fait d'une unité de parachutistes de la base de Tancos et de deux avions à moteur. Les parachutistes sont allés jusqu'à cent mètres de la caserne du Régiment d'Artillerie Légère N° 1, à Sacavem (dans la banlieue nord de Lisbonne) et se sont arrêtés là. 42:193 Les avions ont volé dans le ciel de la capitale portugaise, ont mitraillé et bombardé (?) la caser­ne d'Artillerie Légère N° 1, puis ont disparu. Le tout a causé un (1) mort, dont les obsèques grandioses ont ras­semblé la fine fleur du M.F.A. -- le général Fabiâo et Otelo Saraiva de Carvalho en tête. On doit convenir que la cible avait été parfaitement choisie : Artillerie Légère N° 1 est l'enfant chéri d'Otelo Saraiva de Carvalho et le fer de lance du « Copcon », la police militaire spéciale créée en juillet 1974 pour suppléer les forces de police militarisées dont le régime n'était pas très sûr. C'est l'Artillerie Légère N° 1 qui, en envoyant des obusiers prendre position autour du palais de Sâo Bento, le 27 septembre dernier, força Antonio de Spinola à libérer Otelo de Carvalho et Vasco Gonçalves « assignés à rési­dence » sinon arrêtés, et contraignit ainsi le Président de la République à donner sa démission. En dehors des deux opérations indiquées ci-dessus, il y eut une tentative de mutinerie de la Garde Nationale Répu­blicaine à la caserne du Couvent des Carmes, mutinerie vite maîtrisée. Un point c'est tout. On peut dire que cette tentative de coup d'État de droite, qui remplira les colonnes des journaux lisboètes, qui justifiera la création d'une commission d'enquête, qui permettra une nouvelle épuration de l'armée, et une « pous­sée à gauche » du gouvernement, n'a mobilisé que le strict minimum de troupes. On n'aurait pas pu faire à moins. Y a-t-il eu provocation ? La première idée qui vient à l'esprit, c'est que cette tentative de putsch est arrivée trop à point, sert trop les intérêts du Parti Communiste pour être parfaitement innocente. Quels ont été les motifs invoqués par les officiers mutinés pour justifier leur tenta­tive ? Essentiellement, la menace d'un « massacre de Pâ­ques » au cours duquel des milliers d'officiers, de membres de la police et de la Garde auraient été assassinés ainsi que leurs familles par des éléments d'extrême-gauche. Ce « massacre de Pâques » a été tourné en ridicule par les membres du M.F.A. et par la presse portugaise. L'affaire mérite pourtant qu'on s'y attarde un peu. Il y a trois hypothèses de travail possibles : a\) Il y avait réellement un « massacre de Pâques » en projet. b\) Le « massacre de Pâques » est une pure invention due à l'imagination des officiers réactionnaires. 43:193 c\) Le « massacre de Pâques » est une provocation ima­ginée par des éléments d'extrême-gauche, qui ont voulu pousser à la révolte des officiers mécontents de la tournure de la politique gouvernementale. Reprenons chacune de ces trois hypothèses. La première est possible, car tout est possible ; s'il y a eu projet de tuerie, cela ne provenait certainement pas du Parti Com­muniste, car ce n'est pas comme cela qu'il travaille : il se couvre toujours au moins d'un léger voile de légalité. Mais les mouvements gauchistes ? Les anars, les trotskistes, le pullulement de sectes rouges qui s'est fait jour de­puis le 25 avril -- sectes la plupart du temps suffisam­ment importantes pour avoir pu amener au Tribunal Élec­toral les 5.000 signatures requises pour obtenir le droit de présenter des candidats aux prochaines élections. Je ne crois pas à la seconde hypothèse. Encore que... après les « manifestations » de Porto, de Figueira da Foz, de Sétubal, il est très possible que les nerfs des officiers proches de la Démocratie Chrétienne ou d'un parti du centre, ou encore d'un des partis dissous après le 28 sep­tembre, aient été assez à vif pour qu'une auto-intoxication se produise. Venons-en à la troisième. J'avoue qu'elle a ma faveur ; d'abord, parce qu'elle est mieux « dans le style » des opé­rations de provocation communistes ; ensuite, parce que tout y trouve sa place. L'extraordinaire mansuétude et la non moins extraordinaire passivité des forces de l'ordre en face des tentatives gauchistes de Porto, Figueira da Foz, Sétubal -- dans cette dernière affaire, le choix, pour com­mander les troupes du « Copcon », d'un officier qui ne cache pas ses sympathies pour les émeutiers. Tout semble avoir été calculé pour que les « opposants de droite » se persuadent qu'ils n'avaient rien d'autre à faire que tenter le tout pour le tout. Là-dessus, les rumeurs savamment distillées ; car il y a eu des rumeurs, des menaces, tout un climat créé et en­tretenu. La preuve ? C'est qu'après le 11 septembre, parlant au correspondant du *Figaro,* M. Diego Freitas Da Amaral, dirigeant du C.D.S. -- Centre Démocratique et Social -- le dernier parti non-marxiste (avec les monarchistes) à rester dans la compétition électorale, disait : « *Nous avons réellement peur, nous recevons des mena­ces très précises de la part de la gauche, qui affirme que nos femmes et nos enfants seront enlevés. *» 44:193 En faut-il plus pour faire naître les obsessions les plus justifiées ? Après quoi, les choses s'enchaînent d'elles-mêmes : une opération bâclée, des troupes qui n'étaient pas gagnées à la cause de leurs chefs et, pour finir, les arres­tations et la fuite. La fuite, avec quelques officiers, d'An­tonio de Spinola, signant ainsi une « cafouillade » dont, affirmera-t-il par la suite, il n'avait pas voulu, et oubliant en cours de route ses bagages avec son uniforme, son stick, son bâton de chef coutumier africain... et la fausse barbe qui, pensait-il, pourrait lui servir à se dissimuler. Cette dérobade détruit le mythe de Spinola : captif, il aurait fallu faire son procès, et il savait bien que cela aurait été impossible, qu'il y avait trop de complicités entre lui et, par exemple, Costa Gomes... Ils avaient bien déjeuné ensemble quelques jours après le 28 septembre, alors que les amis de Spinola (première fournée) étaient déjà en prison. Il faut donc conclure que ce général mono­cle n'est, sur le plan du courage civique, qu'une lavette. C'est un modèle plus fréquent qu'on ne le croit. \*\*\* Le second complot a été découvert à Porto. Ce n'est point le scandale du vin de Porto. (On s'est aperçu, en Alle­magne, que le vin de Porto auquel on ajoute normalement de l'eau de vie de raisin avant de le commercialiser, avait été « amélioré » cette année, avec de l'alcool synthétique ; enquête faite, l'alcool en question a été fourni par la You­goslavie, qui l'avait acheté en Algérie... Tout un program­me.) Ce second complot est celui de l'Armée de Libération Portugaise. Mais oui : de méchants fascistes, réfugiés en Espagne, auraient organisé une « armée de libération ». Pourquoi faire ? La même chose que les gens de gauche ; ce qui est intolérable, on en convient. On a vu la presse portugaise, qui avait annoncé sans sourciller la création, à Lisbonne, d'un comité d'aide à la révolution chilienne, frémir d'indignation à la nouvelle qu'il puisse exister, à Madrid, un comité d'aide à la contre-révolution portugaise. L'affaire, disait l'autre, était faite : on avait arrêté des gens dans le Nord du Portugal, on annonçait que ce n'était pas fini, que les fascistes tremblent et que les bons citoyens restent chez eux... Hélas, le lendemain, il y avait déjà des lézardes dans le bel édifice : la police et le gouvernement espagnols affirmaient qu'il n'y avait pas de « mouvement armé » basé en Espagne, les adresses données le premier jour s'avéraient être celles d'appartements à louer. Croyez-moi, cela ne fait rien : les fascistes qui sont en prison res­teront en cellule, et personne ne protestera. \*\*\* 45:193 Après quoi, on a eu les conséquences. Dissolution du Parti Démocrate Chrétien, arrestations, épuration renfor­cée, et remaniement ministériel. S'il ne s'agissait pas de la vie et de la mort de Portugais mais de lointaines peupla­des d'une lointaine planète, le spectacle serait assez farce. Les doctes exégètes de la politique internationale se de­mandent si l'on va « Vers un Portugal non aligné ? » Com­me si cette qualification avait jamais voulu dire quelque chose. Et, sans doute involontairement, l'exemple du « pays non aligné » leur vient à la plume : Cuba et Fidel Castro ! Ne croyez pas qu'ils se moquent. Non. Ils veulent croire que Cuba n'est pas « marxiste-léniniste ». Fidel Castro leur dit le contraire, mais ils le savent mieux que lui : Cuba est « non-alignée ». A Lisbonne, pendant ce temps, le P.C. occupe les postes ministériels. Directement ou par personnes interposées. On connaissait déjà le P. C. n° 2 -- le M.D.P./C.D.E. -- on vient de découvrir le P.C. n° 3 : le Mouvement de la Gau­che Socialiste. P.C. numéro un, P.C. numéro deux, P.C. numéro trois entrent gaillardement au gouvernement, tan­dis que les postes vacants sont distribués au M.F.A. -- qui patronne la formation du gouvernement et qui manifeste « un certain sens de la mesure » --, au Parti Socialiste, au Parti Populaire Démocratique, à égalité nous dit-on, ce qui permet de sauver les apparences : il n'y a que les gens mal intentionnés qui auront l'idée d'additionner les postes tenus par les P.C. 1, 2, 3, et les « officiers progressistes », -- comme le commandant des Forces aériennes Jose Inacio da Costa Martins, qui se signala par l'appui qu'il donna au Parti Communiste dans l'affaire capitale de l'unité syn­dicale. Aussi, est-ce sans doute pour éviter que ces gens mal intentionnés puissent faire connaître à l'extérieur les cons­tatations qu'ils sont amenés à faire, que le Parti Commu­niste a engagé le gouvernement à « surveiller » les dépêches des correspondants de la presse étrangère. D'ailleurs, ne vous inquiétez pas, cela a déjà commencé, et *O século* a belle mine de s'étonner que le personnel des deux grands hôtels lisboètes surveille et censure déjà les dépêches que les innocents représentants de la presse bourgeoise remet­tent à la réception pour qu'elles soient envoyées par le télex de l'hôtel. 46:193 De quoi se plaint donc *O Seculo ?* La liberté est en marche, et la démocratie itou. Rien ne doit entraver leur progression. C'est ce qu'ont parfaitement compris les cen­seurs bénévoles. Il ne reste plus qu'à institutionnaliser cette initiative éminemment socialiste. Jean-Marc Dufour. ### Tour d'horizon ibéro-américain Portugal :\ Un programme pour l'Église. C'est à la dernière page du bulletin du Mouvement des Forces Armées M.F.A., *Movi­mento,* n° 11, daté du 25 fé­vrier 1975. L'article occupe toute la page. Son titre : « *L'expérience des chré­tiens progressistes montre le chemin à l'Église au Portu­gal. *» Cela ne serait pas grand chose -- j'en ai lues d'au­tres -- et je ne m'étonnerais pas s'il n'y avait, de l'autre côté de la page, en pendant du titre, mais en plus petits caractères : « Le texte que nous publions aujourd'hui est de la plume du Père Jardim Gonçalves, un des dix experts mondiaux choisis par Paul VI pour le dernier synode des évêques. » C'est tout. Mexique :\ des écoliers et des bombes. Le président de la Républi­que du Mexique, Luis Etche­verria, est un spécimen parfait de ces hommes politiques qui espèrent se faire pardonner leur origine ou leurs attitu­des passées en tapant sur la bête noire de la gauche. Il était ministre de l'Intérieur lors du massacre de la Place des Trois Cultures ; tout ce que j'ai pu apprendre de ce guet-apens, où furent assassi­nés quelques centaines d'étu­diants, me fait horreur. Je sais bien ce que l'on raconte : il y avait un com­plot gauchiste, le sang allait couler et le Mexique revenir aux tristes jours de la guerre civile ; le ministre de l'Inté­rieur n'a fait que prévenir. Tout cela est peut-être vrai, mais je m'en moque. Parce que la première manière de « pré­venir » les excès de la gau­che délirante, c'est de ne pas tolérer son délire et d'inter­venir avant qu'il soit devenu nécessaire de tuer. Parce que la gauche délirante fait partie du même système que M. Et­cheverria et, dans ces condi­tions, il est assez ignoble d'assassiner les gens avec les­quels on trinque à l'occasion. 47:193 Je n'ai donc pu que me ré­jouir lorsque M. Etcheverria, tout président de la républi­que qu'il est, s'est fait expul­ser *manu militari* par les étu­diants qu'il prétendait haran­guer. On dit qu'il a frisé des inconvénients plus sérieux et qu'il n'a dû la vie qu'à la ra­pidité de sa fuite ; la présence d'une auto qui l'emmena à toute allure ; le dévouement héroïque et digne d'une cause meilleure d'un certain nombre d'étudiants. Tout cela est très bien et montrera peut-être à M. Et­cheverria qu'il ne suffit pas de rompre les relations diplo­matiques avec le Chili pour que l'on oublie la Place des Trois Cultures. D'autant que, si l'on en croit les dépêches venues de Mexico, les difficultés risquent, à l'avenir, d'être plus consé­quentes encore. En effet : « Une patrouille de l'armée dut dégonfler à coups de feu les pneumatiques d'un auto­bus volé dans lequel voya­geaient 52 élèves d'une école rurale ; selon le chef de la police locale, ils transportaient 24 bombes et des armes ca­chées. « Les étudiants, 41 filles et 11 garçons entre 11 et 18 ans, dirent qu'ils se rendaient à Mexico pour exposer leurs plaintes aux autorités univer­sitaires, mais ne fournirent pas d'explications sur la pré­sence des armes... » Colombie :\ le procureur en prison... C'est mieux que le gendarme, c'est le Contralor General de la Republica qui risque bien d'aller faire un tour derrière les barreaux. J'ai toujours pensé et dit que la Colombie est un pays extraordinaire, mais trouver dans la presse, sans qu'on pa­raisse y accorder plus d'im­portance qu'à la plus banale des informations, que la Cour Suprême de Justice a engagé une enquête sur les agisse­ments du Contralor General -- l'équivalent du Président de la Cour des Comptes en Fran­ce --, enquête de caractère pénal pour présomption de prévarication... cela surprend un peu, un peu seulement. C'est pourtant ce qui vient de se passer à Bogota. Le point de départ est assez anodin : on payait à Bogota une em­ployée qui se trouvait aux États Unis. Mais on peut faire confiance aux bonnes haines qui opposent, toujours, libéraux et conservateurs pour que ce motif futile fasse boule de nei­ge. ... et le juge relevé. Ici, je me contenterai de don­ner la dépêche : Cali -- c'est pour ivresse et irresponsabilité que le juge chargé d'enquêter sur les dé­sordres de Jamundi a été re­levé. La direction des Affaires Cri­minelles, qui a pris cette décision, a établi que l'avocat Francisco Javier Moncada était venu en complet état d'ivresse remplir la mission dont il était chargé. De ce fait, le juge Moncada fut le premier citoyen à violer le décret de prohibition des boissons alcoolisées pris par le maire de la localité. 48:193 Les médecins des terroristes. On savait déjà que les ma­quis de l'E.L.N. (Armée de Li­bération Nationale) dans les­quels se trouvait Camilo Torrès lorsqu'il fut tué étaient entre­tenus par les services secrets cubains. Ce qu'on ignorait jus­qu'ici, c'est qu'ils bénéficiaient d'un service médical interna­tional. Arturo Valencia, avocat, a été enlevé et détenu pendant 33 jours par les maquisards de l'E.L.N. Plus heureux que bien d'autres, il est sorti vivant de cette aventure. Revenu dans ses terres, il a expliqué, au cours d'une conférence faite aux élèves de l'Université Technologique de Pereira, qu'il existait un service de santé de l'E.L.N. composé de médecins cubains, tchèques et rus­ses. Il raconta qu'avant sa li­bération un de ses gardiens lui avait conseillé la prudence : « Vous savez, Docteur, com­ment se font ces choses : on commande un travail à quel­qu'un ; il tire un coup de re­volver, et on lui donne vingt ou trente mille pesos. » Espagne :\ le diable porterait-il pierre ? On peut se demander si la révolution portugaise, contrai­rement à ce que pouvaient penser les excités qui criaient à Lisbonne au soir du 25 avril : « *Demain l'Espagne. *», ne fera pas réfléchir un certain nom­bre d'Espagnols tentés, un pre­mier temps, par un « spino­lisme » modéré. *A.B.C.,* le quo­tidien madrilène, écrit en ef­fet dans son numéro du 13 mars : « A la chute du régime sala­zarien, nombreux furent les ci­toyens du pays voisin qui cru­rent entrer dans une période de consolidation démocratique qui allait rendre à tous et pour toujours les droits dont on sup­posait que le régime antérieur les avait dépouillés. Ce furent les premiers et euphoriques moments de la « révolution des œillets », à laquelle participèrent, ensemble, -- avec une notable ingénuité de la part des plus modérés -- de­puis des éléments libéraux et de droite, jusqu'aux sociaux-démocrates, socialistes et com­munistes. Cette union, formel­lement basée sur le dessein d'obtenir des libertés démo­cratiques généralisées, dura seulement le temps nécessaire aux chefs du marxisme-léni­nisme pour se sentir assez forts et tenter, par quelque moyen que ce soit, sans écar­ter, bien sûr, la violence, de se rendre maîtres du pouvoir. Alors le général de Spinola tomba, et commença ici la ba­taille finale pour la conquête du gouvernement. « Une fois de plus, la le­çon est claire : il est illusoire d'espérer voir naître un État démocratique s'il doit surgir d'une révolution à laquelle par­ticipent des mouvements tota­litaires comme le communisme (...) C'est là une leçon oh coin : bien douloureuse, mais exem­plaire aussi, pour les hommes du reste de la péninsule ibéri­que. » J.-M. D. 49:193 ### Les finances révolutionnaires *sous la Constituante et sous la Législative* par André Guès LES HISTORIENS DE LA RÉVOLUTION les plus férus de socia­lisme et conséquemment de la primauté de l'écono­mique sur le politique, sont fort discrets sur les finances de l'État pendant cette période, quand ils ne nient pas l'évidence : Louis Blanc assure que la dépréciation de l'assignat n'a commencé qu'après Thermidor avec l'abandon de la mesure éminemment sociale du maximum (M.-M. Lefebvre et Nicolle, historiens contem­porains, disent à peu près la même chose), et Jaurès que, grâce à ce maximum, bien soutenu par la Terreur, « *il n'y eut pas de famine, il n'y eut pas même, au sens absolu, de pénurie *». Il faut bien faire la fastidieuse étude des finances sous la Révolution, puisque les Sorbonnards con­temporains ne la font pas et, quand ils l'effleurent, la maltraitent. On y verra apparaître un aspect particulier du « patriotisme » jacobin, assez différent du patriotisme classique qui consiste moins à acclamer la Nation qu'à en bien administrer les ressources. Je terminerai cette étude à la guerre, pour bien montrer que ce n'est pas elle qui a créé le déficit ni l'inflation : le 20 avril 1792, la planche à billets produisait déjà avec abondance. Par ses destructions en tous les domaines, sans souci aucun des implications financières, la Constituante n'a cessé d'accroître la dette que les États-Généraux, c'est-à-dire elle-même, avaient mission d'éteindre. Jamais sans doute assemblée délibérante n'a été à ce point insoucieuse de sa propre raison d'être. 50:193 En détruisant les charges et les offices civils et militaires, elle s'obligeait à les rembourser à leurs titulaires qui les avaient payés, soit en août 90 une dette de 1.113 millions qui sera encore de 1.108 millions un an plus tard malgré le paiement de 411 mil­lions sur cet article : la Constituante aura de la sorte créé à l'État une dette dépassant 1.500 millions, en gros trois budgets annuels de l'ancien régime. A quoi il faut ajouter les emprunts à terme passés dans la même pé­riode de 107 à 562 millions, plus quelques broutilles : la dette a cru de 2.100 millions, quatre budgets. Troisième poste de dépense créé : la nationalisation des biens d'Égli­se et la réorganisation ecclésiastique mettent à la charge de l'État les frais du culte et les pensions alimentaires des réguliers et de ceux des séculiers qui n'ont pas d'em­ploi : 120 millions annuels représentant un capital de 2 400 millions. Je ne parle pas d'un quatrième poste de dépense, la prise en charge par l'État du budget social de l'Église -- hôpitaux, hospices, orphelinats, éducation aux trois degrés -- activité qu'il doit en toute justice exercer à sa place puisqu'il en a pris les ressources, et qu'il n'assume pas, faute d'argent : un des plus clairs résultats sociaux de la Révolution, dont on ne parle guère, a été d'abandonner à la misère, à la maladie et à l'igno­rance tous ceux qui étaient pris en charge par l'Église. Ainsi, par ses réformes décidées sans souci de la note à payer, la Constituante bien nommée a constitué à l'État une dette d'environ 4.500 millions, huit budgets, dont la partie exigible en capital, en gros le remboursement des offices, portait un intérêt de 200 millions, augmentant le budget des deux cinquièmes. J'avoue n'avoir pas trouvé les éléments nécessaires à évaluer les implications financières de la suppression de la vénalité des études nota­riales par quoi, en sa dernière séance, elle couronna son œuvre. Les seules études de Paris valant 34 millions, il devait en coûter quelques centaines en capital qui, en attendant paiement, grevaient encore le budget de quel­ques dizaines de millions d'intérêts. Tout cela était déjà cause d'un prodigieux déficit. Il faut y ajouter les effets de la démagogie révolution­naire. Au lieu de leur transfert à l'État, en attendant la refonte du système des impôts fonciers, la suppression des dîmes ecclésiastiques en août 89 est un cadeau an­nuel d'une centaine de millions aux propriétaires ruraux. Au début de 1791, l'Assemblée réforme le droit de timbre et le diminue de moitié. Le 17 février, elle supprime les droits d'entrée au détriment des communes et de l'État, en mars le monopole du tabac et les droits d'aides. Par ces quatre dernières mesures elle renonçait au tiers envi­ron des ressources budgétaires, à près de la moitié avec les dîmes. 51:193 Après l'augmentation de la dépense et la diminution légale des ressources, troisième cause du déficit, les im­pôts qui ne rentrent plus. M. Albert Soboul y voit l'effet de la seule « spontanéité révolutionnaire » des « patrio­tes », attitude au demeurant peu patriotique, ne pas con­tribuer n'ayant jamais passé pour activité civique. Certes, la disparition de l'autorité dans l'État, la désorganisation de l'administration et l'ambiance générale de révolte y sont pour quelque chose, mais aussi depuis mars 89 les émeutes bien dirigées qui ont un peu partout brûlé les rôles de l'impôt, incendié les barrières des villes et chassé les commis des douanes intérieures. Spontanéité, je le veux, mais au moins orientée. Cependant la responsabi­lité n'est pas pour autant dégagée d'une assemblée qui rend comme à plaisir le contribuable fuyant si ce n'est rebelle. Le 1^er^ avril 90, date bien choisie pour cette énorme plaisanterie, La Rochefoucauld au nom du Comité récem­ment créé de l'Imposition, annonce la mise sur pied du système fiscal exactement miraculeux : l'État en sera rendu plus riche quoique les Français payent moins d'im­pôts. En attendant ces calendes grecques ils ne payent plus, payer serait tout de même trop bête. Portant l'im­prudence au comble, l'Assemblée détruit l'ancien système bien rodé de confection des rôles et en charge les munici­palités auxquelles il ne manque que quelques dizaines de milliers de commis compétents pour ce travail. Puis, le 1^er^ juillet 90, elle ordonne l'arrêt des poursuites contre les émeutiers du Quatorze-Juillet qui ont brûlé les bar­rières de l'octroi. Le rapporteur du décret l'a présenté en termes inacceptables : ce jour-là et ce faisant, le peuple libre s'était dressé contre des « perceptions arbitraires » et « vexatoires ». Ce sont des choses qu'on n'a pas besoin de dire deux fois à un contribuable pour qu'il les entende, et en attendant le système fiscal annoncé, les Français cesseront bien volontiers de payer des impôts que les Au­gustes de l'Assemblée ont dit arbitraires et vexatoires. Enfin, en avance sur le miracle annoncé par La Roche­foucauld, la Constituante annule à partir du 1^er^ juillet 1791 tous les impôts directs existants sans que les nou­veaux puissent être perçus, il s'en faut de longtemps : la loi instituant l'impôt foncier ne date que du 23 novem­bre précédent, la contribution mobilière ne sera créée qu'au début de l'année et la patente le 2 mars, les trois pièces principales du système pour lesquelles les rôles sont à dresser, opération qui doit prendre des mois. 52:193 Il est évidemment plus plaisant pour un législateur comme pour un architecte de tout flanquer par terre pour faire du nouveau que de tirer parti de ce qui existe en l'amé­liorant pièce à pièce, mais par cette méthode la Consti­tuante a très bien assuré le vide dans les caisses de l'État. Le résultat est que tous les mois, et parfois plus sou­vent, l'Assemblée entend sans autrement s'émouvoir un exposé chiffré sur le déficit du mois précédent, ou sur la situation du Trésor près de cesser ses paiements, et qu'elle y pourvoit coup par coup au moyen d'emprunts à la Caisse d'Escompte d'abord, puis par des injections d'assignats tirés de la Caisse de l'Extraordinaire qui, comme son nom l'indique, n'est pas faite pour subvenir aux besoins courants, pour assurer l'exécution du budget : ainsi les assignats, créés pour éteindre la Dette, assurent la dé­pense budgétaire. La nécessité est parfois pressante : le 31 décembre 89, il restait 13 millions dans les caisses de l'État, de quoi vivre dix jours. Le 6 septembre 90 le Tré­sor est à la veille de suspendre ses paiements faute de 10 millions, puis de 10 encore à la fin du mois, que largue l'Extraordinaire : l'État vit au jour le jour, et avec des ressources destinées à autre chose, des fonds qui ne lui appartiennent pas, étant dus à ses créanciers. En février 91, La Rochefoucauld fait le bilan des opé­rations financières de l'État du 1^er^ mai 89 au 31 décembre 90. Ce sont celles de la Révolution commençante : pen­dant cette période, le Trésor a reçu 272 millions pour parer au déficit d'impôts qui, pendant une période de même durée sous l'ancien régime, en rapportaient 470 : la baisse du rendement fiscal est de 58 %. Pendant l'année 90, le déficit des recettes par rapport aux prévisions a été de 58,6 % et, malgré les injections massives de papier pour y parer, il ne restait dans les caisses le 31 décembre que 29 millions, de quoi vivre quinze jours. Le déficit des impôts continue en 91 grâce à la merveil­leuse activité du Comité de l'Imposition, bien soutenu par la majorité avancée de l'Assemblée. Pendant le premier trimestre, l'Extraordinaire secourt le budget de 261 mil­lions, la moitié d'un budget de l'ancien régime. Le 1^er^ mai, il apparaît que les recettes ont été de 25 millions depuis le 1^er^ janvier, les dépenses de 160. L'arriéré des impôts de 89 à 90 est de 130 millions (rapport Allarde), un tiers de ceux de 90 manquait encore après la clôture de l'exercice (rapport Dauchy). Pendant les six premiers mois le timbre et l'enregistrement ont rapporté 22 millions quand on en attendait 37, les douanes 8 au lieu de 14, et les frais de perception de celles-ci ont atteint la proportion aberrante de 61 % ; 53:193 le Trésor a relu de l'Extraordinaire l'équivalent des quatre cinquièmes d'un budget ancien, et pendant les trois mois suivants, qui marquent la fin de la Consti­tuante, 121 millions en sept fois. L'État a vécu de ce genre d'opérations dans la proportion de 16 % en 89, 58 % en 90, 68 % en 91. Sur 524 millions de recettes ordinaires à percevoir avant le 31 octobre 91, il n'en est venu que 64 dans les caisses. Du 1^er^ mai 89 à cette date, les recettes ordinaires ont été de 11,5 millions par mois en moyenne alors qu'elles étaient précédemment de 48 : la Constituante aura créé un déficit de plus de 900 millions par rapport aux recettes attendues, de 1.908 par rapport aux recettes réelles, déficit auquel il a été paré par 455 millions d'em­prunts et 1.453 d'assignats sur 1.800 millions émis. Le déficit organisé par elle a dépassé par an un budget de l'ancien régime. Sauf le Sénat de Rome qui, déférant à la demande de César, délibéra sur la meilleure manière d'ac­commoder le turbot, jamais sans doute assemblée parle­mentaire ne s'est avilie dans une pareille insouciance de ses devoirs. La Législative lui a fait une déshonorante concurrence en ne faisant rien pour remédier à une situation que Lafont-Ladébat a décortiquée devant elle dans son rapport récapitulatif du 19 novembre, voire en faisant le néces­saire pour l'aggraver. N'ayant plus rien à détruire pour en charger l'État de la liquidation onéreuse, elle ajoute maintenant au déficit les dépenses d'armements néces­saires à la guerre que veut l'équipe girondine et paisible­ment, comme la Constituante, elle prend à l'Extraordinaire et paye d'assignats le déficit qu'on lui signale : 50 mil­lions en novembre, 32 en décembre, 46 en janvier 92, 42 en février, 40 en mars, 41 le 9 avril à la veille de déclarer la guerre. Le jour où elle la vote, le seul opposant qu'elle consente à entendre, Becquey, argue entre autres du man­que d'argent : on ne fait pas la guerre quand on n'en a pas. Le spécialiste des finances, Cambon, l'écrase : « *On en a trop. *» L'assemblée le suit dans la quasi unanimité, qui sait de reste combien la situation est différente : elle a entendu le 19 novembre le grand rapport de Lafont-Ladébat, un autre du même le 30 novembre sur les som­bres perspectives de 92, un troisième en mars sur la pi­teuse exécution du budget, le 1^er^ décembre un rapport urgent d'Haussmann, appel à la planche à billets, l'Ex­traordinaire n'ayant plus en caisse que 3 millions d'as­signats pour un besoin immédiat de 88. 54:193 Mieux encore, les jours précédents, Cambon a fait savoir à l'Assemblée que le retard des impôts de 89-91 était de 358 millions, que la contribution foncière n'avait pas été perçue en 91 parce que 75 % des rôles n'étaient pas dressés et qu'on ne savait absolument pas quand ils le seraient ; que le passif de l'État dépassait 2 milliards, que le 10 avril il ne restait plus que 10 millions d'assignats à l'Extraordinaire, nourricière de l'État. Quant à la contribution mobilière, deuxième article du système annoncé par La Rochefou­cauld deux ans auparavant, voici qu'en mai 92 14.000 communes seulement, un tiers, en ont confectionné les rôles. A la fin de 93 ceux de 91 ne seront pas encore à jour, le 19 février 94 le ministre des Contributions s'indi­gnera auprès des départements que les impôts de 91 ne soient pas encore rentrés et le 20 mars que quatre d'entre eux n'aient encore fourni aucun renseignement sur la perception de la mobilière de 92. On voit comment, en annulant à partir du 1^er^ janvier 91 l'ancien système fiscal, la Constituante s'était bien assurée que le nouveau était prêt à fonctionner : plus de trois ans après il ne fonction­nait pas encore. Le Club des Jacobins, qui menait le branle, n'ignorait rien non plus de la situation financière, rien en particu­lier du mauvais vouloir des contribuables, et il n'était pas rare qu'il envoyât aux société de province qui lui étaient affiliées, ses objurgations « patriotes » de payer leurs impôts avec exactitude. Quand son ordre du jour appelle l'examen de la situation financière, les orateurs constatent qu'elle est déplorable : tant pis, la guerre la rétablira (cir­culaire du 17 janvier). Quand il s'agit de la propagande belliciste, ils assurent au contraire qu'on ne manque pas d'argent (Carra, 20 avril). Ainsi la jacobinière s'embour­be dans la contradiction : la guerre coûte de l'argent ? On en a. On n'a plus l'argent ? La guerre en fournira au-delà de ses propres besoins. En fait, on n'avait pas le sou et la guerre devait coûter bien plus qu'elle ne rapporte­rait malgré un pillage éhonté. Les finances des communes sont dans le même état que celles de l'État. A Paris, moins value des recettes, municipalité prise en mains révolutionnairement par les élec­teurs le 13 juillet 89, dépenses diverses à cause de la Révo­lution ou pour son service : démolition de la Bastille, mise en place des districts, construction des corps de garde de la garde nationale, réfection des barrières, orga­nisation de la fête de la Fédération ; le résultat est que, le 8 février 91, Paris demande à l'État, qui déjà n'en peut mais pour son propre compte, un secours de 16 millions, soit à peu de chose près le budget annuel de la ville sous l'ancien régime. 55:193 Or la capitale était si bien administrée avant la Révolution que les électeurs qui s'étaient emparés de la caisse le 13 juillet en même temps que de l'adminis­tration municipale, y avaient trouvé 2.854.000 livres les recettes d'un semestre en avance. Les finances des villes de province sont dans le même état que celles de Paris, et pour le même genre de raisons. Dès novembre 90, la dette de La Rochelle dépasse 200 000 livres pour un revenu annuel de 44 000. La situation ne fera que s'ag­graver et l'on verra sous le Directoire la municipalité avertir ses administrés qu'ils aient à pourvoir par leurs propres moyens à l'enlèvement des « bourriers » (ordures ménagères), ses finances ne lui permettant plus d'assurer ce service. La ville est même incapable de se libérer d'une dette minime de 2 000 livres qu'elle traîne depuis cinq ans pour achat de bois, elle fait appel au « patriotisme » du créancier pour obtenir une diminution, un nouveau délai et éviter une assignation par huissier. Les communes, comme la Nation, sont ruinées. André Guès. 56:193 ### Le modèle suédois par Louis Salleron CORRESPONDANT, à Stockholm, depuis plusieurs an­nées, de l'*Observer*, Roland Huntford a publié à New York, en 1972, *The new totalitarians* dont la traduction vient de paraître chez Fayard, sous le titre « *Le nouveau totalitarisme *»*.* De quoi s'agit-il ? Du « socialisme à la suédoise », dont rêvent beaucoup de nos socialistes et de nos libé­raux giscardiens. La Suède, pour eux, c'est le paradis. Point de vue défendable. Il n'est que de s'entendre sur le paradis qu'on espère. Beaucoup trouveront que le paradis suédois, c'est l'enfer. C'est « le meilleur des mondes », tel qu'Aldous Huxley nous le faisait entrevoir dès 1932. Tout l'Occident est en marche vers lui. La Suède est lar­gement en tête. Nous devons donc considérer son cas, pour voir ce qui nous attend et si c'est vraiment ce que nous souhaitons. Le livre comporte quinze chapitres, dont les titres suffisent à vous aire pressentir le contenu : I. Les nou­veaux totalitaires. -- II. Racines et naissance de la Suède moderne. -- III. La terre promise des planificateurs. -- IV. L'état corporatif. -- V. Justice et « ombudsman ». -- VI. Le règne de l' « apparatchik ». -- VII. L'Agitprop et la continuité du régime. -- VIII. Sécurité économique et servitude politique. -- IX. L'aide sociale : instru­ment de contrôle. -- X. L'éducation au service du con­ditionnement. -- XI. L'écrasant environnement. -- XII. Les *mass media,* agents de conformité. -- XIII. La cul­ture dans l'arsenal politique. -- XIV. Le sexualité dans la manipulation sociale. -- XV. -- Le meilleur des mondes suédois. En somme, un communisme réussi. \*\*\* 57:193 Le paradoxe du *totalitarisme suédois,* c'est qu'apparemment nous nous trouvons en présence d'un régime *libéral* et *capitaliste.* Libéral, puisque les gouvernants sont élus par les gouvernés, qu'il y a une majorité et une opposition, et que d'une manière générale rien n'est stric­tement interdit ni strictement obligatoire. Capitaliste, puis­que la propriété est si peu étatique et les nationalisations sont si rares que 95 p. 100 de la production industrielle sont aux mains de propriétaires privés. Alors où est le commu­nisme ? Où est le socialisme ? *Théoriquement --* et c'est ce que montent en épingle, chez nous, les admirateurs du « socialisme à la suédoise » --, le *socialisme* est réalisé en Suède par la combinaison d'une *production* de type capitaliste et libéral avec une *répartition* qui institue le maximum d'égalité par des im­pôts massivement progressifs permettant un alignement relatif des revenus et de magnifiques réalisations sociales. *Pratiquement,* le degré *communiste* de ce socialisme est le plus élevé du monde, parce que tous les Suédois vivent en parfaite communion de mœurs et d'idées, les petites minorités marginales (gauchistes, conservateurs) n'étant tolérées que pour servir de repoussoir à la sagesse du grand nombre et illustrer son esprit de tolérance. Eh ! bien, dira-t-on, n'est-ce pas là le paradis sur terre ? Et ne faut-il pas en rendre grâces au parti social-démo­crate qui est au pouvoir depuis 1932 ? Voire ! Car il faudrait savoir comment cet unanimisme social est réalisé. Or ce que nous révèle Roland Huntford fait frémir. En fait, il s'agit d'un *conditionnement général des es­prits* qui, sous la conduite suprême du *parti socialiste* et du *syndicalisme,* est opéré par la *Bureaucratie,* la *Techno­cratie,* le *Corporatisme, l'Éducation* et les *Mass Media.* L'*objectif* qui rallie tout le monde c'est le *bonheur* au sens le plus *matériel* du mot, c'est-à-dire la plus large *aisance* possible dans la plus grande *égalité* possible, au sein de structures communautaires où le sentiment des différences individuelles apparaisse comme honteux. « *Com­munauté *» et « *identité *» sont des dogmes auxquels on n'ose pas toucher. \*\*\* 58:193 *Le nouveau totalitarisme* aligne une telle collection d'in­formations et de citations qu'il est difficile à résumer. Nous donnerons donc simplement quelques échantillons, relatifs à divers secteurs de la société. 1°) L'*économie. --* La planification, très poussée, est réalisée par l'accord du patronat et du syndicalisme qui ont réalisé en 1938 un pacte, à Saltsjtibaden. Ce pacte est une sorte de super-Matignon ou de super-Grenelle. Les signataires en sont L.O., la C.G.T. suédoise, et S.A.F., le C.N.P.F. Ces deux organismes englobent pratiquement tout le syndicalisme et tout le patronat. Leur objectif commun est le plein emploi et le plus haut niveau de vie possible par l'utilisation des méthodes les plus modernes de pro­duction. La philosophie commune est un mélange de « bé­haviorisme » et de marxisme. On vise à l'efficacité, et c'est pourquoi sont rejetées, de manière générale, tant l'appro­priation collective des moyens de production que les natio­nalisations. « M. Arne Geijer, secrétaire général du L.O., et M. Kurt Steffan Giesecke, directeur de la Fédération des employeurs, s'entendent très bien et se rencontrent régulièrement en privé » (p. 55). Pratiquement, « quatre ou cinq familles dominent la vie économique du pays » (p. 43). Mais ces super-capita­listes s'entendant avec les dirigeants d'un super-syndica­lisme, il en résulte un accord de pouvoir qui, par la voie d'un bureaucratisme généralisé, assure une direction tech­nocratique de la production d'une grande efficacité. Le super-capitalisme n'est pas maître pour autant du syndi­calisme, celui-ci ayant la haute main sur les salariés et travaillant en liaison étroite avec le parti socialiste qui, détenant le pouvoir politique, gouverne par le crédit et la fiscalité l'usage des capitaux. Un modèle donc, dont les résultats sont incontestables. 2°) *Le corporatisme. --* Cinq éléments composent l'État suédois : la Diète (sans grand pouvoir), le Gouvernement, l'Administration, le Parti au pouvoir (socialiste) et les « organisations populaires ». Ces organisations sont ap­pelées « corporatives » par Roland Huntford qui n'hésite pas à écrire : « Comme l'Italie fasciste, la Suède est au­jourd'hui un État corporatif » (p. 48). Sans entrer dans le détail, disons que, de quoi qu'il s'agisse (activités professionnelles, intérêts, idées, etc.), c'est par la voie collective que l'individu peut agir et même exister. L'existence sociale commence au groupe. 59:193 Citons l'anecdote suivante : « Lorsque, en 1934, la Diète examina un projet de loi garantissant le droit au travail même sans appartenance syndicale, un certain pro­fesseur Westman, du parti agraire, donna d'abord son ap­probation, puis, l'année suivante, décida de s'y opposer. A l'origine, il avait estimé que la loi devait protéger l'indi­vidu. Mais, comme il le dit dans un discours à la Diète, où il expliquait son changement de position : « Après tout, qu'est la loi ? Nombre d'entre nous conservent encore sans modification des opinions venues de la vieille époque libé­rale et individualiste, alors que le progrès nous mène vers une ère nouvelle de collectivisme et d'organisation » (p. 53). *Collectivisme* et *organisation* résument bien le régime suédois. C'est très justement que M. Olof Palme, premier ministre social-démocrate, déclare : « Notre démocratie est une démocratie d'organisations populaires » (p. 59). Ces organisations populaires couvrent la totalité de la vie sociale ; ce qui fait qu'un dirigeant de l'une d'entre elles pouvait dire : « Nous ne sommes pas plus de deux ou trois cents à gouverner le pays et nous nous connaissons tous » (p. 60). 3°) *L'A.B.F. et la propagande. --* Si l'encadrement des salariés est réalisé par le parti et le syndicat, la propagande est assurée par l'A.B.F., l'Association éducative des tra­vailleurs. C'est l'*agitprop* démocratique. La méthode est « non directive ». C'est-à-dire qu'au lieu d'endoctriner par l'enseignement magistral, on fournit les éléments de dis­cussion : « ...le matériel éducatif, uniforme pour tout le pays, est préparé et fourni par l'organisation centrale de Stockholm » (p. 93). Ainsi les cerveaux sont tous placés dans le même moule. Des slogans simples aident à unifier les consciences. En 1970, le parti prépara les élections sur le thème « une plus grande égalité dans une société plus juste », et comme tout n'est pas possible tout de suite l'A.B.F. demanda seulement « des augmentations pour les bas salaires » (p. 94). 4°) *L'éducation. --* L'espèce d'éducation-formation per­manente à laquelle se livre l'A.B.F. ne concerne que les adultes et ne constitue qu'un rameau de l'éducation pro­prement dite, celle des écoles et de l'université. Ici le but est précis : il s'agit de créer l'homme nouveau, c'est-à-dire essentiellement l'homme collectif et productif. Comme le dit M. Olof Palme, « on ne va pas à l'école pour parvenir à un résultat personnel, mais pour apprendre à fonctionner en tant que membre d'un groupe » (p. 130). 60:193 Cette conception n'est pas propre au premier ministre. M. Mgvar Carlsson, ministre de l'Éducation, déclare : « Il s'agit de produire un bon membre de la société, bien adapté. » Et M. Sven Moberg, vice-ministre de l'Éducation « L'éducation est l'un des plus puissants agents du chan­gement social. Elle a été intégrée dans notre plan de la modification de la société, et son but est de produire les hommes dont nous avons besoin pour la nouvelle société. -- La nouvelle école rejette l'individualité et apprend à l'enfant à collaborer avec les autres. Elle rejette la compé­tition et enseigne la coopération. Nous apprenons aux en­fants à travailler en groupe. Ils résolvent les problèmes ensemble, pas seuls. L'idée de base est qu'il faut les consi­dérer avant tout comme des membres de la société, et l'individualité est découragée. Nous désirons produire des individus intégrés à la société » (id.). Sans qu'il y ait encore monopole de l'édition scolaire, on y tend, et il y a un contrôle centralisé des livres de classe. L'orientation de l'enseignement est à gauche et l'his­toire est interprétée selon l'optique socialiste. Il y a un enseignement « religieux » obligatoire, mais pour saper le christianisme. Dans le programme de l'en­seignement au lycée on peut lire : « La critique marxiste de la religion, basée sur Feuerbach, devrait être également traitée. Afin de rendre le point de vue de Marx plus com­préhensible, il faudra simplifier sa conception dialectique de l'évolution, telle qu'elle ressort de l'interprétation ma­térialiste de l'histoire. Si possible, il faut analyser des textes d'auteurs marxistes-léninistes contemporains. -- Il est également désirable d'aborder la conception psychologique de la religion, considérée comme une névrose obsession­nelle liée à des caractéristiques infantiles. Cela permettra d'illustrer la relation entre les points de vue marxiste et psychanalytique » (p. 140). La formation préscolaire est développée de plus en plus, d'abord pour permettre à la femme de travailler (et d'être ainsi socialement utile), ensuite pour « éliminer l'héritage social ». M. Carlsson s'en explique : « Il est né­cessaire de socialiser les enfants dès le plus jeune âge. Dans les écoles maternelles de l'avenir, divisées en groupes de jeu, les enfants sortiront de ces jeux pour apprendre comment fonctionne la société. Cela développera la fonc­tion sociale des êtres humains, et apprendra aux enfants à vivre avec les autres. Ils doivent apprendre la solidarité et la coopération, non la compétition » (p. 163). Le gouvernement aurait voulu rendre la préscolarité obligatoire dès l'âge de trois ans. Des raisons budgétaires ont fait provisoirement se contenter de l'âge de cinq ans. 61:193 Dans l'enseignement supérieur -- les deux universités d'Uppsala et de Lund et les instituts modernes de Stoc­kholm, Gôteborg et Umea -- il y a uniformité des pro­grammes. L'enseignement est sous le contrôle direct de l'État qui nomme les professeurs sans consultation des Facultés. Les étudiants doivent se spécialiser dès la pre­mière année. L'orientation professionnelle a pour but d'as­surer une correspondance des aptitudes et des emplois. La recherche pure est pratiquement abolie au profit de la recherche appliquée. Bref, le système d'éducation suédois ne se soucie pas de développer la personnalité ; il cherche « à fabriquer des hommes et des femmes parfaitement adaptés à la société et ayant un mode de pensée collectif » (p. 160). 5°) *Mass media et culture. --* Les mass media, ce sont les journaux, la radio et la télévision. La *presse* est libre et appartient, à 70 p. 100 aux partis de l'opposition. On devrait donc y trouver une pensée libre et la contestation permanente de la politique gouvernementale. Eh ! bien, non. Le conformisme social est si grand que la critique politique y est discrète et se manifeste habituellement sur le mode : « Nous admettons que tel ou tel objectif est souhaitable, mais est-ce vraiment la meilleure manière de s'y prendre ? » (p. 204). Les raisons de cette mollesse sont multiples. L'une d'entre elles est que les rédacteurs sortent de plus en plus d'écoles de journalistes qui les a imprégnés de la mentalité officielle -- mentalité que les propriétaires des journaux partagent peu ou prou. Il est probable aussi que l'accord qui existe au sommet entre les grands capi­talistes et les syndicalistes doit avoir quelque prolonge­ment dans la presse. Et puis les moyens de pression doi­vent être nombreux. Quoi qu'il en soit, on ne peut que constater l'indifférence de la presse aux grands problèmes que pose la liberté. La *radio* et la *télévision* sont théoriquement indépen­dantes, mais supervisées par l'État. Elles relèvent, caracté­ristiquement, du ministère de l'Éducation. M. Organ Wall­quist, directeur de la seconde chaîne de la télévision, pro­clame sans fard : « ...les Suédois sont intellectuellement primitifs et sous-développés. Et, comme la TV fait naître une vie émotive et intellectuelle, elle *crée* des opinions. C'est un instrument de *formation* de l'opinion » (p. 192). Il continue : « La TV est un instrument *très* puissant. Il y a davantage de postes de télévision en Suède que dans les autres pays. *Aktuellt* (une émission d'actualités), par exemple, est suivie par 50 pour 100 de la population. 62:193 La TV est un moyen d'endoctrinement très puissant, et il faut s'en servir avec beaucoup de prudence. -- La TV ne se risquerait jamais à attaquer le Premier ministre ou le gouvernement, parce que le Suédois moyen s'identifie avec l'État et avec les corporations exerçant une influence poli­tique. Il en résulte que la TV a le sentiment de faire partie de l'État » (p. 193). R. Huntford précise en clair : « La radiodiffusion est entièrement au service du parti et de l'État » (p. 195). La *culture* est à l'unisson -- la culture, c'est-à-dire l'art, la musique, le théâtre, le livre, etc. Parlant en 1969 devant les travaillistes britanniques, M. Olof Palme, toujours franc, leur déclarait : « Grâce au marxisme, nous pouvons voir que l'art n'est pas seule­ment un produit de la société, mais aussi une arme dans la guerre des classes, un *instrument pour changer la société... *» (p. 211). Il est caractéristique que, comme la ra­dio et la T.V., la culture relève du ministère de l'Éducation. Il s'agit d'endoctriner. La musique, le cinéma, le théâtre dépendent de l'État. « Le répertoire du théâtre royal se limite maintenant à des pièces de gauche et, en ce qui concerne les classiques, à celles qui peuvent justifier une interprétation socialiste » (p. 214). La censure est stricte. Montherlant n'est pas joué, car il est « idéologiquement inopportun » (p. 215). L'édition est, dans l'ensemble, privée, mais sous la pression politique elle pratique une auto-censure qui la maintient dans la ligne générale. Si, par exemple, la littéra­ture sur Cuba est abondante, on s'abstient de traduire *Cuba est-il socialiste ?* de René Dumont. « En ce qui concerne la religion, le seul point de vue acceptable pour les intellectuels suédois est l'athéisme. On estime qu'aucune personne sensée ne peut sérieusement parler de religion. Par conséquent, on n'en parle pas. On considère que les livres sur la religion sont invendables ; de fait il n'en paraît pour ainsi dire aucun. Teilhard de Chardin n'est pas traduit en suédois... » (p. 217). C'est peut-être la seule langue dans laquelle il ne soit pas tra­duit ! 6°) *La famille et la sexualité. --* Le mot « liberté » qui n'a plus guère de sens en Suède dans le domaine in­tellectuel et politique retrouve toute sa vigueur dans le domaine des mœurs. « De même que « sécurité » est le credo de la politique, « liberté » est celui du sexe » (p. 228). 63:193 En fait, cette liberté est, elle aussi, plus ou moins obli­gatoire. Et d'abord, comme le reste, elle fait l'objet d'une éducation systématique, à l'école, bien entendu, puis dans la vie. La R.F.S.U., Association nationale pour l'Éducation sexuelle est une « organisation corporative » dont la triple mission est « la diffusion de la technique érotique, celle du contrôle des naissances et les modifications de la mo­rale » (p. 236). Il s'agit moins de permissivité que de con­trainte sociale. « Les écoliers suédois se sentent poussés à avoir des rapports sexuels, qu'ils le désirent ou non. Un garçon et une fille qui auraient peut-être préféré des rela­tions platoniques se forceront au besoin pour les faire passer sur le plan sexuel. Telle est la coutume dans leur société et ils ont secrètement peur de ne pas être normaux s'ils ne couchent pas immédiatement ensemble » (p. 234). Inutile de dire que la pilule est partout, sans parler des autres moyens contraceptifs, car deux précautions valent mieux qu'une. L'avortement, très libre, est le « garant ultime de l'émancipation sexuelle » (p. 238). Le mariage existe encore mais est en recul. « La nouvelle législation, qui doit entrer en vigueur incessam­ment, n'a plus aucune infrastructure morale. Le mariage sera un simple contrat, que les signataires pourront éta­blir ou résilier à volonté par une simple formalité admi­nistrative » (p. 238). Et la famille ? L'auteur n'en parle pas. Elle doit être le résidu naturel de cette planification des mœurs. #### *Que penser de tout cela ?* Ce tableau du paradis suédois porte l'esprit à des réflexions sans fin. Le lecteur pensera d'abord : « *Est-ce tellement diffé­rent en France ? *» On peut en discuter. Je crois que nous sommes *encore* assez loin de la Suède. Mais sous la ferme houlette de Valéry Giscard d'Estaing nous galopons pour la rattraper. Certains, indulgents, diront : « *Tout n'est pas mauvais dans l'expérience industrielle suédoise. *» Effectivement, tout n'est pas mauvais, dans l'usage que la Suède fait des méthodes américaines de production et dans un certain corporatisme social qui devient excessif, mais qui est la rançon de l'excès d'individualisme que connut le XIX^e^ siècle. 64:193 Ce qu'on peut dire, c'est que les réussites industrielles ou sociales de la Suède se retrouvent dans la plupart des pays occidentaux, avec un coefficient de liberté bien supé­rieur. Mais ce sont là questions secondaires. L'important, c'est d'abord de savoir si les Suédois sont contents de leur régime. Apparemment, ils le sont puisque depuis un demi-siècle ils réélisent indéfiniment le parti socialiste. Mais ce « meilleur des mondes » leur procure-t-il le bonheur simple que devrait apporter l'absence de la misère et l'ab­sence de la religion ? Ici, la réponse n'est pas douteuse : c'est NON. Certes le bonheur est affaire d'appréciation subjective. Rien n'en est le critère, mais des indices permettent de déceler des différences notables entre la Suède *réelle* et la Suède *légale, électorale, propagandiste.* Relevons quel­ques-uns de ces indices. -- Les Suédois vivent de plus en plus en appartements, en vertu d'une planification urbaine qui, d'ailleurs, paraît être très supérieure à la nôtre. Mais d'après des sondages d'opinion « les deux tiers » de ceux qui vivent actuelle­ment en appartement « préféreraient une petite maison » (p. 170). Le taux de suicide (22 pour 100.000) est inférieur à celui de la Hongrie (33,1), de la Finlande (23,3) et de l'Autriche (22,3) -- tous pays, notons-le, qui ont des rai­sons particulières d'être traumatisés -- mais il est supé­rieur à celui des autres pays, même assez semblables à la Suède (Grande-Bretagne : 7 ; États-Unis : 10,9) (p. 222). -- Une enquête effectuée par la Direction des Affaires sociales sur la santé morale du pays a révélé « que 25 pour 100 de la population relèvent d'un traitement psychiatri­que » (p. 241). La liberté sexuelle semble être à l'origine de bien des maladies mentales (p. 242). -- Pour le nombre des jeunes drogués, la Suède est der­rière les États-Unis, mais en tête de tous les pays d'Europe (p. 243). -- La délinquance juvénile est « la plus élevée de toute l'Europe » (p. 246), etc. Ces faits et ces chiffres peuvent être sujets à contesta­tion. Tels quels, ils montrent suffisamment que le « meil­leur des mondes » offre un spectacle *au moins* aussi déso­lant que celui des autres pays. Vu ses prétentions, c'est donc un échec net. 65:193 Mais le Suédois est peut-être heureux ainsi. « Si l'on me donnait le choix entre le bien-être social et la liberté, écrit le rédacteur en chef d'un journal libéral, je choisirais sans hésiter le bien-être » (p. 247). Après tout, le bien-être est une liberté. Roland Huntford note : « Aux yeux de l'étranger, la Suède est un désert spirituel, mais le Suédois ne semble pas en souffrir » (p. 249). Toute la question est là. A travers les 250 pages du *Nouveau totalitarisme,* ce qui frappe, ce n'est pas le socialisme en tant que privatif de libertés concrètes : c'est le socialisme en tant qu'étouffeur de la liberté dans ses manifestations les plus élevées -- intellectuelles, morales, politiques, religieuses. Il s'agit bien d'un « désert spirituel ». La Suède n'apparaît pas seule­ment comme le pays le plus « déchristianisé » de l'Occi­dent, mais comme le pays le plus « désarrimé », le plus « déshumanisé ». C'est sous cet aspect que l'expérience suédoise nous intéresse. *Cette expérience est-elle généralisable ?* Tous les pays, et d'abord le nôtre, vont-ils devenir suédois ? Pour répondre à ces questions, il faudrait savoir la cause, ou les causes, de la « réussite » suédoise. Ce n'est pas une enquête facile à faire. R. Huntford nous met sur une piste en consacrant un chapitre aux racines et à la naissance de la Suède moderne. Des institutions anciennes comme le « bruk » -- entreprise industrielle « installée loin des villes, en pleine campagne » (p. 18) -- semblent avoir prédisposé l'esprit suédois au travail collectif sous une autorité qu'on ne discute pas. Plus important est le fait religieux. La Suède a toujours échappé à la papauté. La Réforme luthérienne s'imposa sans difficulté à une Église qui était déjà nationale. Le monopole luthérien pré­para le monopole étatique qui lui succédait sans problème dans un « welfare state ». Il ne faut pas oublier non plus que la Suède, comme la Suisse, non seulement échappa aux deux dernières guerres, mais en profita largement. L'expansion favorisa ceux qui étaient au pouvoir. Puisqu'avec ce socialisme tout le monde vivait bien, pourquoi ne pas le garder, même si finalement on s'aperçoit que la liberté y est devenue le tota­litarisme ? Sans responsabilité politique internationale, la Suède peut s'offrir le luxe d'être un pays ultra-moderne proposant au monde la « troisième voie », ni capitaliste, ni communiste, et s'érigeant en phare de la conscience uni­verselle par sa condamnation de la politique américaine et ses distributions de prix (Nobel) aux pionniers de la civilisation dont elle constitue l'avant-garde. 66:193 Encore une fois, le modèle suédois est-il généralisable ? -- et *triomphera-t-il en France ?* Le sentiment que nous avons d'être les champions de la liberté dans le monde nous ferait croire volontiers qu'un totalitarisme à la suédoise est impossible en France. Mais un examen plus attentif du problème rend la réponse douteuse. Deux faits rendent plausible la perte du peu de libertés qui nous restent : 1\) Le premier, c'est le socialisme lui-même, en tant que régime politique et économique. Le socialisme, c'est en effet, pratiquement, l'étatisme et le salariat combinés. De la combinaison de l'étatisme et du salariat résulte une égalité toujours plus grande des ressources et un appel toujours plus grand à l'État pour réaliser cette égalité. La technocratie devient reine en ce régime. On s'y habitue. On ne peut plus rien seul. On ne plus rien même par l'association libre. Il faut passer par les organes du Pou­voir ou agréés par le Pouvoir. -- A cet égard, la France est déjà très proche de la Suède. 2\) Le second, c'est que ce socialisme de fait est bien davantage un socialisme de droit. La *religion* socialiste est aujourd'hui confessée par l'immense majorité des Fran­çais. Je dis « la religion » parce qu'il s'agit de la confes­sion de valeurs qui ne sont ni économiques, ni positivement politiques, mais philosophiques -- et philosophiques à un niveau qui relève de la *foi*, non de la *raison*. Les Français, dans leur ensemble, *croient* au socialisme, c'est-à-dire à l'avènement possible et prochain d'une sorte de paradis terrestre que caractériseraient les mots de *sécurité, égalité, liberté* et dont le contenu, comme les moyens de réalisation, seraient essentiellement *matériels*. Bref, une parfaite société de consommation réalisée par une parfaite société de production. Le « modèle » suédois s'impose donc à l'esprit français, dans la mesure même où le « modèle » soviétique fait peur à cause de Staline, de l'archipel du Goulag et de tout ce qui se passe dans les démocraties populaires. Le parti socialiste français s'étant toujours considéré comme une variante plus libérale du parti communiste (avec lequel il est d'accord sur l'abolition de la propriété privée des moyens de production) ne songe pas à privilégier le modèle suédois. Aussi c'est Valéry Giscard d'Estaing qui le fait sien. Non qu'il l'invoque particulièrement, mais il s'en ins­pire visiblement. Il gouverne comme le parti socialiste suédois. Celui-ci dit : « Je suis le socialisme mais vous voyez, je suis aussi la *liberté. *» Giscard dit la même chose en inversant les termes : « Je suis la *liberté,* mais vous, voyez, je suis aussi le *socialisme*. » 67:193 Il est donc possible que la distance qui sépare encore le socialisme giscardien du totalitarisme suédois soit ra­pidement franchie et que nous soyons appelés à jouir dans peu de temps du meilleur des mondes. Cependant je ne crois pas qu'une telle éventualité, si elle se produit, puisse constituer un état durable. Déjà la Suède voit son paradis assailli de difficultés imprévues. La dimension de celles qui se présenteraient à la France obligerait à des solutions inédites. Mais à quelles difficultés pensons-nous ? #### *La politique de demain* Toute société politique n'existe qu'avec un minimum d'*unité*. Les éléments composants de cette unité sont très nombreux : le territoire, la race, la langue, l'histoire, etc. *Dans les sociétés évoluées*, l'unité s'accommode de diver­sités très grandes en différents domaines parce que c'est au niveau de l'*esprit* qu'apparaît le principe premier d'une unité déjà réalisée en fait. Autrement dit, l'unité provient, à ce moment, d'un certain *consensus* sur une valeur ma­jeure, ou une valeur moyenne, qui est comme une *règle consentie du jeu de la diversité sociale.* Cette valeur, en Occident, est, depuis un siècle ou deux, la *liberté,* entendue au sens des libertés individuelles élé­mentaires. La liberté a pu être, pendant cette période, une suffisante règle du jeu social, parce qu'elle avait été instituée dans les mœurs par plus d'un millénaire d'au­torité chrétienne. Aujourd'hui, elle vacille. Privée de sa racine religieuse, elle dégénère en licence et en vio­lence. Elle fait place à des aspirations nouvelles : *égalité, sécurité*. Elle cherche son support dans la *matière*. Sus­pendue à la *Technique* et à l'*Économie*, elle postule un *Pouvoir politique* de plus en plus fort. C'est à une crise totale de l'esprit qu'elle aboutit, parce que le *royaume des valeurs* qui avait cru faire faire un progrès à l'humanité en se substituant au *royaume de la foi* débouche sur la *con­trainte sociale généralisée*, sans que soient présentées d'au­tres justifications à cette contrainte que le *bonheur obli­gatoire*, conçu et planifié par l'État. 68:193 C'est ici que nous voyons poindre les difficultés aux­quelles un pays comme la France aurait à faire face pour imposer un totalitarisme à la suédoise. S'il est vrai, en effet, que le mot « socialisme » incarne l'idéal moyen du plus grand nombre des Français, les connotations d'*égalité* et de *sécurité* qu'il véhicule n'éliminent pas celles de *li­berté* et de *vérité*, ou plus généralement de *valeurs spiri­tuelles*. Plus profondément, c'est l'*imprégnation catholique* de l'esprit français qui est le plus gros obstacle au totalitaris­me à la suédoise. Dans les milieux où le catholicisme est encore vivant, il luttera pour la défense des valeurs spi­rituelles. Dans les milieux où il a disparu, il laisse une empreinte dogmatique et morale qui pousse davantage au totalitarisme de type soviétique qu'à celui de la Suède. La double tradition catholique et jacobine, monarchique et révolutionnaire, est difficilement compatible avec le tota­litarisme qui n'ose pas dire son nom du socialisme libéral. Si l'expérience giscardienne semble aujourd'hui donner sa chance à cette forme de totalitarisme, on sent bien pour­tant ce qu'elle a d'éminemment fragile. A un moment ou à un autre il faudra que l'*autorité* se nomme. Ce sera alors celle du matérialisme communiste ou celle du bien com­mun et des libertés personnelles. C'est le mérite du *Nouveau totalitarisme* de nous sen­sibiliser, par des images nouvelles, au péril qui nous guette. Le « meilleur des mondes » n'est plus fiction de romancier. Il est là, à quelques centaines de kilomètres de chez nous -- chez nous où déjà il s'infiltre à une vitesse accélérée. Nous n'aurons pas trop de toutes les forces de notre foi, de notre intelligence et de notre volonté pour y échapper -- à moins que le chaos universel ne se charge de régler tous nos problèmes en nous replongeant dans la barbarie élé­mentaire des âges pré-techniques. Louis Salleron. 69:193 ### Réponse par Mgr Marcel Lefebvre Mgr Marcel Lefebvre a décidé de faire à M. l'abbé de Nantes une seule réponse, et seulement publique, par l'intermédiaire d' « Itinéraires ». Cher Monsieur l'Abbé, Vous reconnaîtrez, je pense, que ce n'est pas moi qui ai souhaité que nous échangions des lettres qui deviennent publiques. Je vous l'ai dé­jà écrit. Les débats de ce genre ne font qu'affaiblir les forces spirituelles dont nous avons besoin pour combattre l'erreur et l'hérésie. L'indélicatesse de votre procédé est telle que je serais demeuré silencieux si vous n'aviez pas dans vos deux dernières publications écrit des articles très insidieux et pouvant me causer pré­judice. Le premier avait trait à la rupture, estimée par vous souhaitable, d'un Évêque avec Rome. Sans doute aucune allusion explicite n'était faite. Cependant dans les lignes qui suivaient vous ci­tiez mon nom à l'occasion du pèlerinage du Credo. 70:193 Les lecteurs peu avertis ont immédiatement fait le rapprochement entre celui que vous nommiez et les lignes qui précédaient. Ce procédé est odieux. Sachez que si un Évêque rompt avec Rome ce ne sera pas moi. Ma « Déclaration » le dit assez explicitement et fortement. Et c'est à son propos que je dois vous dire aussi mon entier désaccord avec les commentaires que vous y avez joints dans votre dernier numéro, qui expriment ce que vous souhaitez, ce que vous voudriez y voir, mais non ce qui est. Nous pensons que lorsque l'Apôtre Paul a adressé des reproches à Pierre il a gardé et même manifesté envers le chef de l'Église l'affection et le respect qui lui sont dus. Saint Paul était, en même temps, « avec » Pierre chef de l'Église qui au Concile de Jérusalem avait donné des pres­criptions claires, et « contre » Pierre qui dans la pratique agissait à l'opposé de ses propres ins­tructions. Ne sommes-nous pas tentés d'éprouver ces sentiments aujourd'hui, en maintes occasions ? Mais cela ne nous autorise pas à mépriser le suc­cesseur de Pierre, et doit nous inciter à prier pour lui avec une ferveur toujours plus grande. Avec le Pape Paul VI nous dénonçons le néo­modernisme, l'auto-démolition de l'Église, la fu­mée de Satan dans l'Église et en conséquence nous refusons de coopérer à la destruction de l'Église par la propagation du modernisme et du protestantisme en entrant dans les réformes qui en sont inspirées même si elles nous viennent de Rome. 71:193 Comme j'ai eu l'occasion de le dire récemment à Rome à propos du Concile Vatican II : le Libéralisme a été condamné pendant un siècle et de­mi par l'Église. Il est entré dans l'Église à la fa­veur du Concile. L'Église se meurt des consé­quences pratiques de ce libéralisme. Nous devons donc tout faire pour aider l'Église et ceux qui la gouvernent à se dégager de cette emprise sata­nique. Voilà le sens de ma « Déclaration ». Quant à vos illogismes et au fait que vous ne m'ayez pas rencontré à Écône, je n'en parlerai pas, ce sont des vétilles à côté du problème capital que je viens d'évoquer. Veuillez agréer, cher Monsieur l'Abbé, mes sentiments respectueux et cordialement dévoués in Christo et Maria. Marcel Lefebvre, le 19 mars 1975\ en la fête de saint Joseph. 72:193 ### Saint-Denis-en-France *dans l'histoire et dans l'art* par Dom Édouard Guillou, O.S.B. PAR LES SOINS des Éditions du Palais Royal, l'étude la plus magistrale sur l'abbaye de Saint-Denis-en-France vient de reparaître ([^3]). Son auteur, dom Mi­chel Félibien, faisait partie de la grande pléiade des béné­dictins de la Congrégation de Saint-Maur auxquels la science historique doit une si haute reconnaissance. L'ou­vrage se présente tel qu'il parut chez Frédéric Léonard, imprimeur du Roi, rue Saint-Jacques, à l'Écu de Venise, l'an de grâce 1706, avec privilège de Sa Majesté. Il est précédé d'une très utile introduction d'Hervé Pinoteau, dont la science rigoureuse est connue de nos lecteurs. Cette œuvre irremplacée est devenue rare et introuvable. Beaucoup de bibliothèques aimeront la posséder. Elle nous situe « au cœur de notre histoire » comme dit fort bien le présentateur. Les pages qui suivent ont pour but de le rappeler. Tout en invitant à puiser aux sources explo­rées par le grand mauriste, elles voudraient servir aussi à la visite et à l'admiration de ce qui reste d'un passé toujours palpitant. \*\*\* 73:193 Un acte de Louis VI appelle Saint-Denis la « tête » ou capitale de son royaume. C'est l'aboutissement d'une tradition, faite peu à peu de légende et d'histoire s'interpénétrant à ce point que les détacher l'une de l'autre faus­serait la réalité, conduirait à ignorer l'âme profonde d'une jeune France qui prenait son essor définitif au XXII^e^ siècle pour trouver au XIII^e^ sa plus parfaite expression dans la figure idéale de saint Louis, la plus belle de l'histoire de la Patrie. Par bonheur, c'est à cet âge d'or qu'appartiennent les principaux monuments de Saint-Denis, actuellement exis­tants : la façade, le narthex et l'église absidiale, haute et basse, conçus par le grand abbé bénédictin, Suger (mort en 1151), ministre et ami de Louis VI ; la nef prestigieuse, due au génie des architectes de Louis IX. L'essentiel de cet article y sera consacré. Pourtant le chœur et le martyrium, nouvellement dé­couverts, de la basilique élevée par Pépin le Bref et Char­lemagne, doivent retenir l'attention par leur grande anti­quité. Ils nous mettent même en relation étroite avec les basiliques précédentes, puisque celle de Charlemagne a été construite sur le même plan que celle de Dagobert, la­quelle ne fut qu'un agrandissement et un élargissement de l'église élevée par le clergé de la ville à la demande de sainte Geneviève pour répondre sans doute à l'afflux grandissant des pèlerinages sur le tombeau du saint évêque-martyr de Lutèce : Denis. Un autre caractère de la basilique est de renfermer la plus impressionnante série de sépultures royales. Elles affirment la continuité d'une haute vénération tant des princes que du peuple. Si Clotaire II, en 625, saluait déjà en saint Denis son « protecteur particulier », c'est surtout avec la dynastie capétienne que saint Denis est devenu sans conteste le protecteur de la monarchie, le patron qui la consacrait en même temps qu'elle l'exaltait. Les bénédictins, qui finirent par prendre la suite, après avoir coexisté avec elle, d'une communauté établie par Dagobert pour la garde du précieux tombeau, furent les ouvriers diligents de cette fusion mystique de la religion et de la royauté, si naturelle à ces âges de foi. Et l'on ne sait ce qui les a le plus inspirés du culte du saint ou de l'amour de la patrie ; à moins que ce ne soit, mais dans cette ligne même, la gloire de leur monastère. Le présent article aimerait esquisser brièvement l'ex­traordinaire développement de cette histoire, et, dans une seconde partie, beaucoup plus détaillée, décrire les monu­ments qui en restent les admirables témoins. Saint Denis est le premier évêque connu des Parisii. Il est mort martyr, probablement décapité en compagnie du prêtre Éleuthère et du diacre Rustique, probablement aussi à l'endroit où il fut inhumé, qui était le cimetière gallo-romain de Catolacus. 74:193 Ceci se passait cinquante an­nées avant la paix constantinienne et les chrétiens qui pouvaient être nombreux dans ce centre commerçant n'ont pas eu beaucoup à attendre pour élever sur sa tombe se­crètement vénérée une « memoria », un « martyrium » ou un petit temple en son honneur, que remplaça à la fin du siècle suivant, vers 475, quelques années avant qu'ac­céda à la royauté le jeune Clovis (482), une première basi­lique (celle de sainte Geneviève), ancêtre de toutes les autres. On pense maintenant, vu l'obscurité de ces temps éloi­gnés, que l'histoire stricte ne peut guère avancer raison­nablement plus de choses. Ce peu est déjà beaucoup. Saint Denis n'est pas un mythe comme d'aucuns l'ont prétendu ; et le lieu actuel de sa basilique est vraiment le lieu sacré de sa sépulture. La tradition de l'exécution de saint Denis à Montmartre est relativement tardive ; peut-être s'expli­que-t-elle par une inexacte étymologie du nom Mons Mar­tyrum. En tout cas, il n'y a pas à imaginer que le saint évêque soit venu, une fois décapité, élire sépulture à Cato­lacus, sa tête entre les mains. Toutefois, -- c'est ici de l'histoire -- la tradition montmartroise a contribué au cours des siècles au renom sacré de la célèbre « Butte », devenue finalement le piédestal de la récente basilique du Vœu National au Sacré-Cœur. Très vite la légende dorée s'est emparée des saints parisiens. On peut la considérer comme définitivement fixée par l'abbé Hilduin, sous le règne de Louis le Pieux, successeur de Charlemagne. Déjà l'histoire était venue au rendez-vous de la légende, l'histoire d'une région qui com­mençait à jouer un rôle national. Mabillon qui s'y connaissait en critique historique ne pensait pas, sans doute, on le devine à son silence, que les légendes dionysiennes étaient fondées mais il respectait, en historien compréhensif, ce qu'il appelait « la bonne foi » de l'abbé Hilduin, leur principal compilateur. L'abbé héritait d'une tradition déjà ancienne selon laquelle le pape Clément avait envoyé Denis évangéliser Lutèce. Il n'était pas homme à en douter, tant il lui paraissait heu­reux et sans doute normal, comme à beaucoup de ses contemporains, que le christianisme ait pénétré en Gaule et donc aussi à Paris dès l'âge apostolique. On assistera même en France à une sorte de surenchère entre divers diocèses, en ce domaine. Si Denis avait été envoyé par saint Clément, n'était-il pas le propre membre de l'Aréo­page converti par le discours de saint Paul à Athènes ?... 75:193 Comme d'autre part un auteur grec du début du VI^e^ siècle avait publié ses œuvres sous le nom de Denis l'Aréopagite et que saint Grégoire le Grand, en 593, le considérait déjà comme « un père antique et vénérable », il était prévisible que de Rome avec laquelle les premiers Carolingiens étaient en contact étroit et suivi, le docteur mystique grec viendrait ancrer sa barque au bord de notre Seine. Pépin le Bref et ensuite Charlemagne reçoivent, l'un du pape Paul I^er^, l'autre de l'empereur byzantin, ses précieux écrits. Louis le Pieux demande à l'abbé Hilduin de les traduire en latin, et Charles le Chauve à Scot Érigène. Érigène fait mieux encore, il commente *La Hiérarchie céleste.* Les écrits de « Denis l'Aréopagite » commencent alors en France une brillante carrière. Hugues de Saint-Victor, contemporain de Suger, dédie son commentaire au roi Louis VII. Et celui que saint Bonaventure considère com­me le maître incontesté de la mystique, tel saint Augustin pour la théologie et saint Grégoire pour la morale, est un des astres qui éclaire le ciel intellectuel d'un Paris où se boulange alors le pain de la chrétienté. « Sous le règne de saint Louis, dit dom Doublet, le docteur angélique et glo­rieux confesseur saint Thomas d'Aquin (lorsqu'il ensei­gnait à Paris) visita par plusieurs fois l'église de saint Denys l'Aréopagite, sur les œuvres duquel il a doctement fait un comment d'exposition et les a souvent cottés en sa Somme de Théologie. » Ce serait même pourquoi il porte le nom de « docteur angélique ». Ce qui est certain c'est que se présentant avec de tels titres l'humble évêque des Parisii s'éleva vite dans la hiérarchie des saints populaires au rang de Martin de Tours, premier patron de la France, dont la chape était le palladium de la nation franque. Gloire durable, car au début du XVII^e^ siècle, saint François de Sales l'appelle « le grand apôtre de la France » et en pleine gouaille du XVIII^e^, Voltaire lui-même ne paraît pas douter : *Ce bon Denis est patron de la France* *Ainsi que Mars fut le saint des Romains* *Ou bien Pallas chez les Athéniens.* *Il faut pourtant en faire différence* *Un saint vaut mieux que tous les dieux païens.* A cette idéalisation de saint Denis, et par voie de consé­quence, de sa basilique et de son abbaye, répond une autre idéalisation en connexion étroite avec la première. Mais il faut noter d'abord, car on la mesure mal au­jourd'hui, l'extraordinaire importance, dans la France chrétienne, du culte des saints et de leurs reliques, gloires et sauvegardes de la Cité. Le nombre des villes et villages qui portent leurs noms devrait au moins nous le rappeler. 76:193 Les saints continuaient vraiment à vivre parmi les hom­mes, ils en commandaient le destin. Un fait, concernant saint Denis, illustre cette vérité. Quand, au XI^e^ siècle, les moines impériaux de Ratisbonne, attachés en tant que tels au souvenir de Charlemagne, prétendirent posséder les reliques du célèbre évêque, ce fut en France une affaire d'État ; le roi Henri I^er^ fit ouvrir solennellement la châsse précieuse pour constater la présence du corps et le pro­clamer *urbi et orbi.* Mais pourquoi les impériaux allemands avaient-ils inventé pareille supercherie ? Parce que Char­lemagne, détaché de saint Denis, n'était plus Charlemagne, en quelque sorte. Son souvenir faisait corps avec celui du saint, qu'il avait tant vénéré ; il avait été élevé à l'ombre de sa basilique, que reconstruisit son père Pépin le Bref et qu'il acheva ; c'est là qu'il avait été sacré par le pape Étienne II ; là que la dynastie carolingienne avait en quelque sorte pris sa source, par les soins de l'abbé Fulrad ; là qu'il eût aimé reposer, auprès de son père et aussi de son grand-père Charles Martel qui avait arrêté l'invasion musulmane, geste qu'il reprit lui-même en al­lant combattre le Sarrazin aux marches d'Espagne. Il ne suffisait pas aux impériaux germaniques d'avoir retenu jalousement sa dépouille à Aix-la-Chapelle où il était mort. Or, après la substitution des Capétiens aux Carolingiens impuissants et divisés, il se trouva même en France, dans la région de Laon par exemple, des seigneurs indépendants et turbulents pour parler d'usurpation. C'est dans ces mi­lieux que naquirent les premières chansons de geste dont les jongleurs peuvent être comparés aux nouvellistes ou propagandistes de notre temps. Il s'agissait de faire pièce à la nouvelle dynastie et dans ce but rien n'était plus utile que de grandir le personnage de Charlemagne, de l'idéa­liser outre mesure : on ne prête qu'aux riches d'ailleurs et les roitelets d'Ile de France, tout occupés à défendre leurs petits domaines contre de puissants vassaux, fort prosaïquement, feraient piètre figure auprès du grand em­pereur d'Occident. Mais cette idéalisation, comparable, avec la différence des temps et des mentalités, à celle de Napoléon sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, consolida cette fois ceux qu'elle prétendait déprécier. Car il y avait le grand saint Denis, il y avait le renom de son abbaye, relevant de la mouvance directe des Capétiens de Paris, gardienne de la prestigieuse basilique que l'on commença vers ce temps là à considérer comme bénite et consacrée par le Christ lui-même descendu avec ses apôtres, une basilique où accouraient les foules, où le sou­venir de Charlemagne était vivant, où les rois de Paris se faisaient inhumer auprès de Charles Martel, de Pépin le Bref et de Charles le Chauve. 77:193 C'est dans cette abbaye, dont les archives étaient précieuses, que les jongleurs de la seconde floraison de chansons de geste, la plus abon­dante, venaient ou simplement prétendaient puiser (XI^e^-XII^e^ siècle). A partir de Louis VI et sans discontinuité jusqu'à Philippe VI de Valois, les moines dionysiens sont les historiographes officiels du royaume. Les jongleurs qui parcourent la France débitent leurs épopées à la célèbre foire du Lendit où les marchands viennent de toute part. Certaines chansons de geste paraissent même avoir été rédigées à Saint-Denis. Par exemple, *La chronique de Turpin* qui enveloppe Charlemagne d'un voile de sainteté et qui le représente comme un grand bienfaiteur de l'ab­baye. La « descriptio » dionysienne est à la source du fameux *Pèlerinage de Charlemagne* qu'un vitrail de Char­tres reprend au tout début du XIII^e^ siècle. Nous sommes avec *Le couronnement Louis* en pleine mentalité du XI^e^-XII^e^ siècle, où ne détonne pas cette déclaration prêtée à Charlemagne : « De Dieu seul et de toi (saint Denis), je tiens le royaume de France. » L'abbé de Saint-Denis de­vient le premier des prélats de France, un abbé auquel le pape même devrait en référer avant d'accepter la nomina­tion d'un évêque ou de le démissionner ! Charlemagne est censé ordonner à tous ses successeurs de se faire cou­ronner à Saint-Denis, car, comme lui, c'est du glorieux Apôtre de la France qu'ils tiennent leur légitimité, de ses mains qu'ils reçoivent les insignes de leur pouvoir ; ils doivent chaque année lui faire hommage de vassalité en lui offrant quatre besants d'or préalablement posés sur leur tête... C'est en effet ce que fera saint Louis, et sans doute n'est-il pas le premier. Quant à Philippe Auguste, son grand-père, il a en effet tenu, bien que sacré à Reims, à se faire couronner une seconde fois à Saint-Denis lorsqu'y fut sacrée sa femme (1180). A son abbaye, il se montra toujours très attaché, cette abbaye que saint Bernard ve­nait de saluer comme « illustre et connue de toute la terre ». Or c'est en Philippe Auguste que s'achève le trans­fert de la légitimité carolingienne à la légitimité capé­tienne. Alors que ses prédécesseurs, plus sages que les Carolingiens, avaient pris la précaution de faire sacrer leur fils de leur vivant afin d'assurer l'unité et la perpétuité de la succession dynastique, lui ne le fait plus, il n'a plus à le faire. Par sa mère Alix de Champagne, il appartient à la descendance de ce grand empereur dont la stature spirituelle s'imposait alors à tous les esprits. Le moine chroniqueur de Saint-Denis crie victoire : « Et bien sa­chent que cestuy Philippe est du lignage du grand Kallemaine ! » ... 78:193 Philippe épouse à son tour Isabelle de Hai­naut, princesse issue d'Ermengarde, la fille de Charles de Lorraine, le concurrent malheureux de Hugues Capet. Un chant de triomphe s'élève : « Regnum ipso redactum est ad progeniem Karoli Magni, le royaume est rendu à la descendance de Charlemagne ! » Philippe Auguste est pour l'histoire le glorieux vainqueur de Bouvines, le fon­dateur de la Nation française ; mais il ne faudrait pas oublier les chances que le prestige de ce saint Denis auquel il était si fort attaché a mises de son côté. Il y a beaucoup plus qu'une coïncidence entre le courage et l'enthousiasme des combattants et la confiance que leur inspirait l'ori­flamme de Saint-Denis. Déjà ce gonfanon avait permis à Louis VI de tenir en échec Henri V d'Allemagne alors qu'il avait été vaincu à Brémule en 1119 par Henri I^er^ d'Angleterre. Cette fois, pour parer à la redoutable in­vasion germanique, il avait été demander à l'abbaye diony­sienne son propre gonfanon et c'est au cri exaltant de « Montjoie Saint-Denis » que ses milices conjurèrent le danger (1124). Dès lors une tradition est créée. Louis VII, avant de partir en Croisade, vient quérir l'étendard com­me le fera au siècle suivant Louis IX. Le prestige de cet oriflamme est tel qu'abandonné pourtant depuis Azincourt, Jeanne d'Arc dévote à saint Denis et venue dans sa basi­lique offrir à défaut de son épée brisée le harnais blanc d'un Anglais vaincu, l'appelle encore à son procès : « le vrai cry de France », nous dirions maintenant l'emblème national. Ainsi donc depuis des siècles l'oriflamme de Saint-Denis se confond alors avec le célèbre oriflamme que les panégyristes de Charlemagne ont exalté. Mais à la différence de celui-là, l'étendard de Saint-Denis était en­tièrement rouge : « De cendal, roujoiant et simple Sanz portraiture d'autre afaire. » comme s'exprime au début du XIV^e^ siècle Guillaume Guiart. Et c'est bien ainsi qu'on le voit maintenant, dans une verrière haute de Chartres, où Jean Clément du Mez, maré­chal de France au temps de saint Louis, est représenté recevant le gonfanon abbatial de la main même de saint Denis dont le nom est écrit en toutes lettres : S. *Dionysius.* On peut encore l'imaginer porté par ce chevalier qui part en chevauchée, les beaux jours revenus, au médaillon de mai, dans « les travaux des mois » (jambage de la porte sud de la façade dionysienne). 79:193 Saint-Denis est vraiment devenu comme a pu le dire un historien allemand « le centre idéal » de la France du Moyen Age. Son monastère est le « mostier seignori », la « maistre abbaye ». Il est associé pour jamais à la gloire de Charlemagne ; et de même, les Capétiens ; leurs sujets et vassaux sont les « aimés et élus de Dieu », chargés de continuer la geste du prestigieux empereur, « leur ancêtre », comme le leur déclare le pape clunisien Urbain II prêchant la Croisade à Clermont. Et la *Chanson de Roland* chante avec allégresse : « Quand Dieu fonda cent royaumes, le meilleur fut doulce France. Et le premier roi que Dieu envoya en France fut couronné sur l'ordre de ses anges. Et c'est pourquoi toutes terres dépendent de France »... Il ne restait vraiment plus à une telle exaltation que la consécration divine. Et elle vint, cela est tout à fait histo­rique, elle vint, dans la dynastie capétienne, avec la fleur de sa couronne ; un personnage bien réel, nullement idéa­lisé, qui avait par surcroît jusqu'aux traits nobles et beaux, la haute stature des Hainaut carolingiens : Louis IX. C'est lui qui a tenté « le pèlerinage de Charlemagne » et qui s'est imposé à l'islam par sa bravoure et sa loyauté ; c'est lui, le saint, qui a comblé le vœu populaire du « droiturier Seigneur », du roi ami et protecteur de Sainte Église, d'artisan de la paix entre les princes chrétiens, de la jus­tice envers les pauvres et les faibles, ami de son peuple et admiré par lui, que la figure de Charlemagne évoquait après plus de deux siècles d'idéalisation et de développe­ment de sa popularité. C'est à croire que l'idée que les Français s'étaient formée d'un chef idéal, parfaite ex­pression de leur âme et de leurs désirs, du rôle de leur patrie, Dieu lui-même l'avait façonnée de concert avec eux, entretenue, dirigée, parce qu'il avait décidé de la réaliser, l'heure venue, de l'incarner en saint Louis, « le plus saint roi qu'on ait vu parmi les chrétiens » (Bos­suet), afin qu'il reste à jamais la lumière de leur histoire et le rappel de leur mission. C'est à cette condition que la France mérite le nom de « saint royaume » (ainsi que le disait sainte Jeanne d'Arc), de première royauté d'Europe, et la monarchie française de continuatrice de la monarchie davidique. L'étonnante bulle *Dei Filius* officialisa cette dignité : Grégoire IX écrivait alors à Louis IX et Blanche de Castille le 21 octobre 1239 pour leur demander aide contre Frédéric II en recueillant une tradition formée : « De même que la tribu de Juda est élevée d'entre les autres fils du Patriarche, au don d'une bénédiction spéciale, de même le royaume de France est distingué par le Seigneur avant tout autre peuple de la terre par une prérogative d'honneur et de grâce... 80:193 De même que la dite tribu... n'a jamais comme les autres dévié du culte du Seigneur, ... de même dans ce royaume aussi..., la foi chrétienne n'a perdu la vigueur qui lui est propre ; bien plus pour les conserver, les rois et les hommes du dit royaume n'hésitèrent point à verser leur pro re sang et à s'exposer à de nombreux dangers, à preuve de quoi nous pouvons passer en revue les hauts faits de Charles d'il­lustre mémoire et de beaucoup de rois tes aïeux. » ([^4]) On voit que pour le pape d'alors, les Capétiens continuent Charlemagne et que la dynastie française joue dans le Nouveau Testament le rôle de la monarchie davidique, d'où est né le Christ, dans l'Ancien Testament. Dans l'in­carnation du rêve carolingiste, le luxe a été poussé sous saint Louis jusqu'à des ressemblances aussi significatives que celle-ci : ce fut Louis IX qui acquit la couronne même du Sauveur et non plus quelques épines, comme la lé­gende le prête à Charlemagne, légende représentée dans un vitrail de Saint-Denis aujourd'hui disparu mais existant encore à Chartres ([^5]) qui en reprend le thème venu de Saint-Denis. Ce qui faisait dire au pape d'alors, félicitant le jeune roi : « En ce jour, c'est vraiment le Christ qui te ceint de son propre diadème. Regi Francorum mittitur corona Regis omnium » chantait la liturgie ancienne. Si bien qu'en 1297, le 11 août, fête et anniversaire de la sus­ception de la Sainte-Couronne, l'Église n'avait plus, par la bulle de Boniface VIII canonisant Louis IX, qu'à auréoler sa tête du nimbe le plus glorieux, celui des saints du Ciel. Or, notre abbaye de Saint-Denis est plus étroitement liée à saint Louis qu'à tout autre : on peut dire que dans la basilique où son corps vint reposer (ce qui n'a pas été donné à Charlemagne), son cœur n'a cessé de battre. Quand le roi reçut en 1239 la précieuse relique de la Passion, non seulement les moines de Saint-Denis figu­rèrent en place d'honneur, mais, d'après Guillaume de Nangis, chantèrent mieux et plus haut que tous les autres. La Sainte-Chapelle n'ayant été achevée qu'en 1248, c'est à Saint-Denis, selon certains auteurs, que le roi fit dép­oser la Sainte Couronne. (C'est en tout cas dans cette basilique que Louis XVI, prévoyant la profanation du précieux trésor de la Chapelle-le-Roi, demanda le 12 mars 1792 qu'on la fît transporter.) Louis IX fut, de tous les souverains, le plus dévot au saint martyr Denis. 81:193 C'est à lui, en tant que « propre advocas pour les rois de France devant Nostre-Seigneur, dit le bénédictin Guillaume de Nangis, et propre défendeur de leur royaume » qu'il de­manda et fit demander la guérison dans une maladie qui faillit l'emporter et où il promit de se croiser s'il en échap­pait. Les reliques furent sorties et portées en procession ; il y eut « grant foison de gens, hommes et famés, clers et lais, pour veoir les cors saints des glorieus martirs, que toute l'église et toute la ville de Saint-Denis en fut plain­ne... A la procession furent le moinnes nus piez, en pleurs et en larmes, si qu'à peine pooient chanter, par la grant dolour que ils avoient de la maladie le roy. Mais Nostre-Sire, qui ne despit pas les cuers humbles et con­tris, les eslesse assés tost ; quar puis cet jour en avant le roy amenda et fu garis prouchainement par les prières des glorieus martirs monseigneur saint Denis et ses com­pagnons » ... C'est à Saint-Denis que le roi croisé vint lever l'étendard de France. C'est sur la nef amirale « Montjoie » que le roi aborda l'Orient. C'est l'oriflamme de Saint-Denis une fois sur le rivage que saint Louis se jeta dans l'eau, dit Joinville, pour aller sus aux Sarrasins, comme si sa puissance électrisait son courage, assurait sa victoire. Chaque fois qu'il le pût, le roi participa à la grande fête de Monsieur saint Denis (Goethe), avec une dévotion extraor­dinaire, passant toute la nuit précédente en chants et en procession, psalmodiant jusqu'au matin avec les clercs de sa chapelle puis avec les moines de l'abbaye, car il vou­lait qu' « en une telle nuit Dieu fût loué continuellement et qu'on fît « grands chants ». Et régulièrement, avant qu'il ne quittât l'abbaye, on le voyait se mettre à genoux devant l'autel et placer sur sa tête, comme le faisaient les simples serfs de l'église, quatre pièces de monnaie, pour les déposer sur la table sacrée » (G. Goyau). Ce rite était supposé, nous l'avons vu, prescription de Charle­magne. Lui, le roi, il était vraiment le serf du saint. Denis était le vrai seigneur du royaume. Aussi, au moment de mourir, sur la terre de Tunis, les chroniqueurs affirment que le roi agonisant invoqua, en premier lieu et plus que « monseigneur saint Jacques et madame sainte Gene­viève » (mentionnés par Joinville), monseigneur saint Denis, répétant en latin l'oraison de sa fête qu'il savait par cœur. Mais de cette dévotion demeure le plus haut témoi­gnage : le chef-d'œuvre de la basilique dionysienne, dont Louis IX tint en outre à refaire les tombeaux, la choisis­sant comme nécropole pour lui et pour ses fils et suc­cesseurs, prévoyant pour cela un transept de dimensions exceptionnelles. On doit dire pourtant que la construction n'alla pas sans problème. Blanche de Castille et son fils se posèrent cette question : pouvait-on démolir la nef pré­cédente, consacrée... par Notre-Seigneur, bien qu'elle tom­bât de vétusté ? 82:193 Ils en référèrent au pape, à « l'Apos­toille » comme on disait alors, qui leur répondit sagement « Biaux chers fils, si Nostre-Sire Jésus-Christ visita l'église pour l'amour du benoist martir et de ses compagnons, ne fut s'entencion de parfaire le moutiers perdurable et sans nulle fin. Et devez savoir que toutes les choses qui sont sous le cercle de la lune encloses sont corrompables ni ne peuvent demeurer en l'estat, par quoi nous vous mandons que l'église soit refaite en telle manière que l'on y puisse Nostre-Seigneur servir et honorer. » En cette basilique, non moins vénérée des peuples que de leurs princes, on ne s'étonnera pas qu'aient été conser­vés, comme le saint chrême à Saint-Rémi de Reims, les « regalia », c'est-à-dire les insignes du sacre. « Toutes les couronnes de nos rois appartiennent après leur mort à l'église des saints martyrs », écrivait Suger dans sa vie de Louis VI le Gros. Le roi de France ne pouvait tenir sa couronne (appelée couronne de Charlemagne, depuis le XIV^e^ siècle au moins), son sceptre, son épée (appelée épée de Charlemagne depuis 1271), son manteau fleurdelisé, bref sa puissance et sa légitimité même que des mains du grand saint Denis. Il faut faire exception toutefois pour Charles VII, car, lors de son sacre à Reims où l'a conduit Jeanne d'Arc, Saint-Denis était encore aux mains des Anglais ; de même, lors du sacre de Henri IV à Chartres, Reims refusant encore de reconnaître pour roi l'ancien huguenot, il fallut aller quérir à Tours une « huile » dite de saint Martin pour oindre le premier Bourbon. Selon le vœu de saint Louis et la tradition déjà créée par ses prédécesseurs directs, tous les rois capétiens ont été inhumés à Saint-Denis jusqu'à Louis XVIII, Charles X demeurant en exil, contre toute justice. Il faut faire excep­tion cependant pour le roi Philippe I^er^, père de Louis VI, car s'estimant indigne de reposer près des Saints-Martyrs, il avait élu sépulture auprès de saint Benoît, « ce père très bon et compatissant », dans la basilique de Fleury-sur-Loire qu'il avait contribué à édifier. Son corps y est en­core ; il a échappé aux recherches des profanateurs révolu­tionnaires. Celui de Louis VII, qui s'était fait inhumer à l'abbaye de Barbeau, sa fondation, a été apporté à Saint-Denis après la Révolution ; mais la dépouille de Louis XI a disparu dans la tourmente, à Notre-Dame de Cléry, sanctuaire préféré de ce grand réaliste qui fut aussi un grand dévot de Notre-Dame. Donc, sauf ces trois rois, tous les Capétiens dormirent à Saint-Denis leur dernier sommeil. C'est aussi là que plusieurs reines de France (mais pas toutes) ont été couronnées. C'est de là que le roi, sacré à Reims, faisait son entrée dans « sa bonne ville » en passant par la porte Saint-Denis, que Louis XIV recons­truisit magnifiquement en arc de triomphe. 83:193 Oui ce lieu plein d'histoire est vraiment saint. Mais il l'a été d'abord par les prières d'un peuple innombrable, ainsi que des moines, ses gardiens et ses animateurs. Pie XII, commémorant le XIV^e^ centenaire de saint Benoît, trouvait dans l'Ordre qu'il fonda au VI^e^ siècle, « quelque chose de printanier » ; il le voyait dans l'histoire, grâce à son souci même de tradition, à l'aube de maintes renais­sances et résurrections. Grand fut son rôle en effet dans la formation spirituelle de « la Chrétienté », mère de l'Europe moderne. Grande aussi, nous l'avons vu, sa contribution à l'avènement de la dynastie carolingienne, grâce à l'abbé Fulrad, et à l'affermissement de la dynastie capétienne. L'abbé Suger avait donc raison de consacrer, dans sa « crypte » un beau vitrail à saint Benoît. Cette verrière a disparu très malheureusement car elle exprimait en som­me que le rôle « politique » des moines dionysiens, lié surtout au lieu et aux circonstances, n'était pas pour eux l'essentiel. Leurs abbés ont pu être, de droit, conseillers au parlement de Paris jusqu'à la commende de François I^er^ ; ils ont pu, jusque là aussi et depuis Louis VI, faire souvent partie du conseil du Roi ; Suger, sous Louis VII, et Mat­thieu de Vendôme, lors de la dernière croisade de saint Louis, ont pu devenir même « régents » du royaume, ce qui importe c'est que l'abbaye n'a jamais manqué de réfor­mateurs, de saints et aussi de savants : la prière et le tra­vail, selon la devise bénédictine « ora et labora », y furent presque toujours à l'honneur. Voilà pourquoi de nombreux abbés ont été tirés de son sein, qui ont gouverné Saint-Riquier, Corbie, Fontaines-lès-Tours, Saint-Laumer de Blois, Saint-Pierre de Ferrières, etc. D'après Félibien, la réputation du monastère est telle, sous le règne de saint Louis, qu'on le regardait comme un « séminaire d'abbés ». Il le fut même d'évêques et archevêques : le célèbre Turpin de Reims, Hildegaire de Meaux qui passe pour avoir écrit la vie de saint Faron, Hincmar de Reims, Gozlin de Paris, intrépide défenseur de la cité aux côtés des comtes pari­siens, appelés à une destinée nationale, Eudes de Rouen enfin qui avait été l'abbé constructeur de la nef de l'ab­batiale. C'est à Saint-Denis que vint s'initier pendant plu­sieurs années à la vie religieuse l'un des plus grands moi­nes du X^e^ siècle, saint Gérard de Brognes, honneur du Brabant, qui réforma ensuite jusqu'à dix-huit monastères. L'abbaye a donné de nombreux annalistes et chroniqueurs célèbres : après Suger, biographe de Louis VI, il faut citer Rigord, historien de Philippe Auguste, Guillaume de Nangis, historien de saint Louis et de son fils Philippe le Hardi, Jean Chartier, biographe de Charles VII, Doublet, et surtout Félibien au XVII^e^ siècle, qui a écrit d'ailleurs : 84:193 « les historiens de nos rois au moins depuis Philippe I^er^ jusqu'à Louis XI ont été presque tous religieux de Saint-Denis. » C'est un moine dionysien, dont les connaissances médicales étaient réputées, qui fut donné à saint Édouard le Confes­seur comme médecin et qui devint ensuite abbé du grand monastère anglais de Saint-Edmond. Mais il faut se bor­ner... et revenir encore au plus célèbre moine de l'abbaye, l'abbé Suger, dont saint Louis voulut refaire la tombe au XIII^e^ siècle. On en trouve le dessin dans la collection Gai­gnières, mais cela ne console pas de sa disparition. Suger s'attira, au début, les semonces d'ailleurs fraternelles mais sévères de saint Bernard, l'ascète rigoureux. Mais il en tint compte, sauf en matière artistique, et, son exemple aidant, il réforma son monastère à la louange de l'abbé de Clair­vaux. Les pages qui précèdent suffisent à mettre dans l'at­mosphère où s'est épanouie, comme un clair soleil, comme une des plus belles fleurs de notre art, la basilique qu'il faut maintenant décrire. Mais c'est l'âme de ce monu­ment qui importe ; c'était donc par le récit et l'explication de son histoire qu'il convenait de commencer : histoire mêlée sans doute à la légende, mais la légende reflète la foi et le visage de la France qui s'en est enchantée. #### La façade de Saint-Denis Il faut arriver à la basilique de Saint-Denis par le square de l'Hôtel de ville. Ou, si l'on aborde directement la façade, il faut pour la mieux comprendre faire quelques pas à droite puis à gauche, pour regarder la face sud donnant sur l'ancienne abbaye des Bénédictins et la face nord donnant sur la rue qui longe le vaisseau. La rudesse et la simplicité de ces deux retours, l'admirable jet de leurs deux contreforts qu'aucune surcharge ou ornement n'arrête, imposent une impression dominante de force et de dépouillement qu'il est bon de reporter ensuite sur la façade occidentale elle-même. Les quatre contreforts se dressaient autrefois, d'un élan pareil, sans coupure ni fio­ritures. 85:193 Leur vigoureuse verticalité séparait l'ensemble en trois parties qui répondent encore aux trois nefs mais qui étaient dépouillées de toutes les fantaisies que le XIX^e^ siècle y a ajoutées, la plus extravagante paraissant à coup sûr les fausses arcatures, ornées de plates statues, qui ont été pratiquées juste au-dessous du crénelage. La rose était vraisemblablement plus simple. Les tympans et voussures des portails sud et nord de la façade ne sont même pas des reconstitutions. On doit aussi rétablir le trumeau ou jam­bage central des portes et donner à celles-ci plus de hau­teur : elles sont maintenant empâtées dans un long em­marchement qui se continue sous le narthex ou vestibule de la basilique. Elles étaient ornées sur leurs colonnes laté­rales de statues, cousines-germaines de celles qui font la gloire du portail royal de Chartres. Ainsi recomposée et rétablie dans son état primitif, décapée aussi du noir encrassement des fumées industriel­les et de la poussière, la façade de Saint-Denis, édifiée par l'abbé Suger, se révèle une œuvre capitale de l'art du XII^e^ siècle, évocatrice d'une monarchie militante dans la grâce de son essor. Une élégance certaine, déjà presque gothi­que, créée par les diverses baies et arcatures aveugles, la rose et les portails élancés, s'y allie à la mâle vigueur d'une sorte de forteresse qu'on imagine aisément précédée de douves et de ponts. La restitution des proportions ori­ginelles permet aussi d'imaginer l'ordonnance symboli­que : les trois portes, dans l'esprit de Suger, formé à l'école de l'Aréopagite et imbu de « sa philosophie néo­platonicienne, essentiellement trinitaire », représentaient la Sainte Trinité. Dans le sens de la hauteur, il y a aussi, de chaque côté, la succession de trois ouvertures, avec la prééminence centrale qui suggère l'unité et s'achève par le cercle de la rose-soleil, indiquant, comme la disposition de l'édifice lui-même, la direction de l'Orient, symbole de la divine Lumière. Le groupe de la Trinité paraît au sommet des voussures ou arcades du portail principal. Dans cette façade divisée en trois dans le sens de la largeur comme de la hauteur, on remarque que le premier étage comporte dans ses trois parties, une série de trois arcatures, dont une seulement s'ouvre en fenêtre, ce qui fait trois fenêtres : l'accent est mis sur la triade. Au deuxième étage et des deux côtés de la rose centrale, il y a deux séries de trois arcatures mais s'ouvrant chacune par deux fenêtres : l'accent est mis sur le chiffre deux. Cette disposition rap­pelle ingénieusement la *Hiérarchie céleste* du « divin Denis » ; au premier registre, près de la Trinité symbo­lisée par les portes, les *trois* triades de la hiérarchie angé­lique et ensuite, les *deux* triades de la hiérarchie humaine, dominées et éclairées les unes comme les autres par le Soleil du Christ, « splendeur du Père », le Dieu fait hom­me, le Roi du Ciel descendu en terre. 86:193 *Ego sum lux mundi.* Cette union du ciel et de la terre est parfaitement symbo­lisée par les sept fenêtres, chiffre fait de trois (la Trinité) et de quatre (le monde), qui s'ouvrent dans cette façade. Ce symbolisme n'a rien d'ésotérique ; il n'était pas subtil pour les artistes et les clercs du XII^e^ siècle. Mais pour nos contemporains nous arrêterons là les considérations d'or­dre mystique. La symbolique géométrique n'est pas moins éclairante et frappera plus le visiteur moderne. Suger n'a pas manqué de dire que l'on avait travaillé à ses constructions avec le compas et les chiffres. Les chiffres sont difficilement dis­cernables, nos mesures n'étant plus les mêmes. Mais le sens du triangle équilatéral, symbole classique de la Tri­nité, ainsi que celui du cercle, symbole non moins clas­sique de l'unité et de l'éternité divines, n'échappent à personne. Or, ces deux figures, si on les trace sur la façade reconstituée dans ses dimensions originelles, sont très ré­vélatrices : la grande fenêtre centrale de la façade a grande importance au XII^e^ siècle ; elle sera bientôt remplacée d'ail­leurs par la grande rose occidentale des cathédrales. A Saint-Denis, le centre de cette fenêtre principale est sou­ligné par les deux lignes en ressaut qui séparent horizon­talement les deux autres parties de la façade en passant entre les deux séries d'arcatures et de fenêtres. C'est là qu'il faut placer la pointe du compas pour tracer des cir­conférences ; on s'aperçoit alors que les cercles qui passent par quelque point important en indiquent d'autres dans le sens de la largeur ou de la hauteur. Pour nous en tenir à un seul exemple, la circonférence qui, au sommet, passe par le centre de la rose du Soleil de Justice, vient passer, à la base, sous les pieds du Christ-Juge du tympan. De même, si l'on place la pointe du triangle équilatéral à un point important du haut de la façade, ses deux extrémités de base viennent indiquer un départ des lignes architectu­rales. A telle enseigne qu'il paraît impossible de parler de hasard : il y a bien à voir dans la géométrie et les lignes de toute la façade dionysienne une véritable signification de la Trinité dans l'Unité. Nous nous trouvons ici devant quel­que chose de très beau et d'une harmonie architecturale et symbolique de tout premier ordre. Les statues-colonnes des portails Puisque nous venons de parler de la façade à partir de son état originel, il convient d'évoquer maintenant ce qui en était sans doute un des principaux ornements, à savoir les statues-colonnes des trois portes. A Chartres, elles sont si célèbres que l'ensemble des trois entrées porte le nom de « portail royal » ; ainsi en était-il à Saint-Denis. 87:193 Si prolixe en tout ce qui ne concernait pas l'architec­ture et la sculpture, Suger ne nous a pas décrit ce portail. On a pensé, peut-être sans raison suffisante, qu'il n'avait pas reçu, aussitôt construit, sa décoration de personnages. Les quelques fragments des statues-colonnes qui sont con­servés en Amérique permettraient, paraît-il, de soutenir que les statues de Chartres sont un peu plus anciennes ; et les sanguines de la Bibliothèque nationale (ms. fr. 15634) destinées à l'ouvrage de Montfaucon *Les monumens de la monarchie française* ne sont pas assez parfaites pour y contredire ; restent qu'elles sont précieuses et elles ont été reproduites dans l'article « Saint-Denys dans l'histoire et dans l'art » ([^6]). Il y en avait vingt en tout, qui ont sub­sisté jusqu'au XVIII^e^ siècle où elles ont été remplacées par de simples colonnes. La reproduction des sanguines de la Bibliothèque nationale permet en outre, mieux que les gravures de l'ouvrage de Montfaucon maintenant d'ailleurs introuvable, d'imaginer ce que nos pères ont contemplé. Dom Bernard de Montfaucon partageait l'opinion de ses contemporains qui voyaient dans ces statues les « rois de la première race ». On sait maintenant qu'il s'agissait des ancêtres royaux et spirituels du Christ, dans le même esprit que le célèbre vitrail de la « Tige de Jessé ». Par contre, il ne semble pas, malgré l'opinion du grand savant et artiste Émile Mâle, que l'on puisse en dire autant des « galeries de rois » des cathédrales postérieures à Saint-Denis. Aussi bien faisait-il exception pour Reims. Mais à Chartres, aurait-on ajouté une galerie supérieure des rois de Juda à la série des mêmes rois et ancêtres du Christ qui décore le « portail royal » ? Ces « galeries » sont donc, très vraisemblablement, celles des rois de France. Il n'est même pas interdit de penser qu'à Saint-Denis du moins l'affirmation de la filiation royale du Christ ne sous-entende une louange indirecte de la dynastie française. En un document pontifical n'a-t-on pas alors vu dans la mo­narchie française une sorte de continuité de la monarchie davidique ? ... Mais abandonnons suppositions et recons­titutions pour en venir à ce qui se voit encore à Saint-Denis et qui est fort intéressant. 88:193 Portes de la Lumière Chartres présente au portail central de son entrée occidentale un exemple-type du tympan roman : le Christ en gloire entouré des quatre symboles des évangélistes et sur­montant la série des douze apôtres. Avec le portail roman de Saint-Denis nous sommes à la naissance, en France du Nord, d'une iconographie nouvelle : le thème que le portail de Beaulieu (Corrèze) avait inauguré dans la France du Sud. S'il était normal que dans nos églises orientées (où la prière, tant celle du prêtre que des fidèles, n'a jamais cessé de se faire face à l'Orient, même quand la cathèdre ou siège de l'évêque demeurait au fond de l'abside), le portail donnant accès à la nef ouverte sur la Lumière éter­nelle représentât le Christ en gloire, il n'était pas moins normal que le même symbolisme inspirât la représentation du Christ-Juge revenant à l'Orient, lors de la résurrection générale, pour juger tous les hommes ; mais ici le thème s'enrichit d'une note nouvelle : la façade occidentale, expo­sée à la lumière du soleil couchant, évoque la pensée de la fin du monde. A l'heure du retour du Christ, le nombre des élus partageant la joie de la Jérusalem céleste, sera clos. Ceux qui ne sont pas des « fils de lumière », qui ont « marché dans les ténèbres », accomplissant les œuvres de la Nuit, c'est-à-dire du péché, seront exclus du Royaume de la Lumière ; ils n'ont pas gardé leur lampe allumée, prêts à suivre l'Époux comme les « vierges sages » ; ils s'entendront dire comme les « vierges folles » : « Je ne vous connais pas. » D'où la représentation de la parabole « des vierges sages et des vierges folles » aux pieddroits ou jambages du portail (nous y reviendrons plus loin). Les piédroits de deux autres portails, sud et nord, relèvent du même symbolisme de la lumière. L'idée du Christ, véri­table Soleil du monde, explique la présence, au portail sud, de la représentation des « travaux des mois », et au portail nord, de celle des Signes du Zodiaque. Les quatre fleuves qui indiquent les quatre horizons que le soleil éclai­re, sont représentés par des petites figurines nues cou­chées au sommet des piédroits des deux portails latéraux. Ainsi la façade dionysienne est bien l'entrée solennelle dans une Jérusalem nouvelle et resplendissante, dont l'église matérielle est l'image et le vestibule, et sur laquelle son orientation met le cap. Les Atlantes que l'humanisme du XII^e^ siècle a fait sculpter, portant les colonnettes qui flan­quent chaque porte, rappellent le psaume de l'*Attolite portas, principes, vestras,* chanté par l'antique liturgie le dimanche des Rameaux, pour l'entrée triomphale de Jésus à Jérusalem : 89:193 « Ouvrez, levez, princes, vos portes éter­nelles ! » Cette introduction dans la lumière, les portes au­trefois dorées de la basilique, la suggéraient, des vers latins de Suger, réinscrits au XIX^e^ siècle sur les vantaux de la porte centrale, l'exprimaient : *Ce qui rayonne ici au dedans, cette porte dorée le présage.* *Par la beauté sensible, l'âme s'élève à la véritable beauté,* *Et de la terre où elle gisait engloutie* *Elle ressuscite au Ciel en voyant la lumière de ces splendeurs.* Suger voulait que la rutilance de ces portes d'or « éclai­re les esprits et les mène par de vraies lumières, à la vraie Lumière dont le Christ est la Vraie Porte ». Le Jugement Dernier Si la rose de la façade dionysienne est l'ancêtre de celles qui vont s'épanouir bientôt, toujours plus grandes et plus belles, aux façades de nos cathédrales... et au transept même de Saint-Denis, la représentation du Jugement der­nier au portail central annonce le passage de l'âge roman à l'âge gothique. C'est pourquoi il faut en étudier tous les détails et toute l'ordonnance. Au centre et au sommet de chaque arc ou voussure de l'entrée principale, on remarque, en haut, la colombe du Saint-Esprit, plus bas, l'Agneau de Dieu c'est-à-dire le Christ, et enfin, sommé de deux anges thuriféraires, Dieu le Père à qui des Anges apportent deux petits enfants nus, symbole des âmes sauvées. Autour, les voussures sont oc­cupées par les 24 Vieillards de l'Apocalypse avec leur fiole et leur instrument de musique, occupés à louer le Dieu-Trinité dans les hauteurs du Ciel. Au centre, le tympan nous présente le Christ, pieds nus et percés, poitrine découverte laissant paraître la trace du coup de lance (*viderunt in quem transfixerunt*)*.* Il tient les bras étendus, comme les dominicains le font en­core qui ont conservé la liturgie de la messe du Moyen Age, et derrière Lui, se profile la croix de sa Passion, car il doit paraître un jour, dans les nuées, avec le signe du Salut, pour juger les vivants et les morts. L'art de Saint-Denis s'affirme ici avec une maîtrise et une harmonie auxquelles le sculpteur de Beaulieu n'est pas parvenu, la croix ayant été placée par lui à côté du Christ. 90:193 Celle de Saint-Denis est soutenue avec respect par des anges ; d'autres présentent la couronne d'épines et les saints clous de la Passion. A Beaulieu, la couronne du Christ est une couronne royale. Il aurait pu en être ainsi à Saint-Denis, puisque la Cou­ronne d'épines n'avait pas encore été reçue par saint Louis. Mais des épines n'étaient-elles pas conservées dans le précieux trésor des Reliques que vénérait une foule nom­breuse dans la chapelle d'Hilduin et dont la fête, en juin, occasionna la célèbre foire du Lendit ? Parmi ces reliques, il y avait le saint clou, dont la disparition momentanée sous la minorité de saint Louis fut un deuil national et une affliction générale ; les armes du monastère sont d'ail­leurs les armes de France (d'azur à trois fleurs de lis d'or), chargées du clou entre les deux fleurs de lis en chef. Comme la Vierge, ainsi que saint Jean, assistèrent le Christ au pied de sa croix, le tympan dionysien insère, en posture suppliante, la mère du Christ, à la droite de son Fils, parmi le groupe traditionnel des Apôtres. Il s'agit d'une innovation très belle qui fera désormais fortune dans les portails du Jugement. On peut dès lors penser que je premier apôtre, à gauche, est saint Jean. Le restaurateur du XIX^e^ siècle lui a donné une barbe insolite, mais on doit le savoir, bien que leur mauvaise facture permet de le deviner ; toutes les têtes de ce tympan ont été remplacées ; la Révolution qui avait le génie de la décapitation les avait toutes fait tomber. Les apôtres sont représentés sié­geant, car il est écrit qu'ils siégeront un jour pour juger avec le Christ les douze tribus d'Israël, c'est-à-dire l'uni­versalité des hommes. Pour ces pauvres humains, que le Seigneur est venu racheter de leurs péchés, la Vierge im­plore la miséricorde divine. Elle semble dire l'émouvante strophe de notre beau *Dies irae :* « *Redemisti crucem passus ;\ Tantus labor non sit cassus*.* *» « Que ta passion ne soit pas vaine », ô mon Fils. Pitié pour ces enfants que tu m'as donnés en la personne de Jean... Au registre inférieur, les morts ressuscitent de leurs tombes, au son de la trompette de l'Ange. Dans la première voussure, à droite, les élus sont accueillis dans le sein d'Abraham, et à gauche, les damnés, livrés au démon. Pour les premiers, placés à la droite du Christ, le Ciel, représenté par une petite maison, ouvre sa porte. Pour ceux qui sont rejetés à gauche, la porte du Paradis est fermée. 91:193 En vain, y frappe-t-on ; un Ange, avec une épée, rappel du paradis perdu, en défend l'entrée. Et ceci amène à la représenta­tion « des Vierges sages et des Vierges folles », trouvaille appelée aussi à une grande fortune dans l'Art postérieur. Les sages se préparent et se tiennent prêtes à la venue de l'Époux. Elles portent leur lampe allumée à la main ; elles ont la tête voilée en signe de leur modestie ; on les voit sur le jambage droit du portail. Les autres ne pensent point à leur éternité. Elles sont folles, ou comme on dit maintenant « étourdies » ... L'une d'elles frappe en vain à la Porte du Ciel. Une autre, mondaine, caresse ses lon­gues tresses. Elle ne se soucie pas de tenir droite sa lampe et l'huile s'en est échappée. Sous les pieds d'une troi­sième, deux corps nus enlacés expriment ses penchants. Il est difficile d'imaginer un tableau plus parlant et mieux ordonné ([^7]). Les portails sud et nord de la façade Les détestables tympans des portails sud et nord de la façade sont des inventions du XIX^e^ siècle et ne méritent pas le moindre regard, non plus que les voussures. Mais il en est tout autrement des piédroits ou jambages qui les sou­tiennent. Tout encrassés qu'ils soient, ils sont restés in­tacts. A la porte de gauche ou du nord se succèdent, dans un ordre quelque peu troublé, les signes du Zodiaque : on y remarquera les gracieux Gémeaux et le beau Sagittaire. A la porte droite ou sud, celle par laquelle les visiteurs ont continué d'entrer, nous sommes particulièrement gâtés : « Les travaux des mois » ont gardé toute leur saveur. En bas, à droite, voici Janus aux deux visages, qui a donné son nom à notre mois de *janvier :* januarius ; et l'on sait aussi que *janua* est un mot latin qui signifie porte. Janus est un homme qui a d'un côté la tête barbue et le corps frileusement vêtu d'un vieillard ; de l'autre, la riante figure d'un jeune homme, dont la poitrine est dénudée et dont la jambe s'élance dans la vie : 92:193 celui-ci accueillant l'année nouvelle qui sort par la porte d'une petite tour ; celui-là repoussant l'année ancienne qui s'en va du côté adverse. Une charmante image pour carte de vœux... Vient ensuite *février,* représenté par un couple encapuchonné devant le feu de la maison ; l'homme se chauffe et tisonne en écoutant sa femme qui lui fait la lec­ture. *Mars* c'est le premier coup de bêche dans un sol dégelé et la taille des arbres. Avec *avril,* voici les bour­geons et les feuilles, espoir du paysan. Au mois de *mai,* le chevalier peut penser au voyage. Derrière son cheval harnaché, le baron, en cotte de mailles, brandit son gon­fanon. Cet oriflamme, avons-nous vu, donne sans doute une idée de l'étendard de Saint-Denis. *Juin* est un homme dévêtu qui fauche son foin ; à cause de la chaleur, il a suspendu sa chemise à un arbre. *Juillet* (côté gauche de la porte, en haut) moissonne de sa faucille les blés d'or, qu'*août,* torse nu, dans le médaillon suivant, bat au fléau dans l'aire de sa ferme. *Septembre* verse dans la barrique le vin nouveau : il ne manquait pas de vignes alors dans la région parisienne et leur petit vin clairet était réputé. *Octobre,* encapuchonné, abat les glands pour son trou­peau de porcs..., ces pauvres porcs que *novembre,* en­suite, tue et met au saloir : une opération classique de nos vieilles campagnes de France. *Décembre,* enfin, s'as­soit tranquillement à une table garnie, servi par une femme diligente, pendant que le feu flambe dans l'âtre. Tous ces petits tableaux sont pleins de vie et dignes de tous ceux que les cathédrales du XIII^e^ siècle ont sculpté à l'envi. Les Tours Des deux tours primitives, il ne subsiste plus que la Tour Sud ; elles étaient percées de deux puis trois ouver­tures, selon les chiffres de la symbolique dionysienne. Elles étaient crénelées. La disposition de la Tour Nord a déséquilibré la façade. Elle fut détruite par la foudre en 1158, puis reconstruite avec une flèche élégante qui s'éle­vait jusqu'à 85,15 m du sol et mettait en quelque sorte toute la plaine de Saint-Denis en prière. On raconte que l'apercevant de son château natal de Saint-Germain, le jeune Louis XIV qui tenait à fournir une longue carrière et n'aimait pas penser à la nécropole où il serait un jour inhumé, conçut alors le projet de se bâtir un palais à Versailles autour et dans le château de chasse que son père Louis XIII y avait fait élever... 93:193 Cette flèche fut frap­pée elle-même de la foudre le 9 juin 1837 ; Debret, le malheureux restaurateur de Saint-Denis, la reconstruisit mais en matériaux si lourds qu'elle s'affaissa en 1844 menaçant d'ébranler toute la façade. Il fallut la démolir ainsi que la tour qui la portait. Entre ces deux tours, et non comme maintenant, en arrière, il y avait, au XII^e^ siècle, un pignon, sommé d'une haute statue de saint Denis. Le narthex Les deux premières travées de la basilique ne res­semblent pas à la nef à laquelle elles ont été raccordées au XIII^e^ siècle. Elles font partie de la puissante construc­tion sugérienne qui constitue son avant-corps. Elles ont gardé leur caractère roman. Badigeonnées à plusieurs reprises, elles ont recouvré leur beauté première depuis le récent décapage : on dirait les pierres fraîchement sor­ties de l'atelier du tailleur ; les sculptures des chapiteaux romans apparaissent dans toute leur finesse. Mais il faut faire abstraction de tout le bâtis qu'a élevé Viollet-le-Duc pour supporter le grand orgue ; il rétrécit malencontreu­sement le passage du narthex à la nef principale. Égale­ment le sol actuel est plus haut que l'ancien. Sans doute, les bases des piles semblent s'y poser, mais elles sont modernes : les anciennes bases sont enfouies sous le dal­lage. Primitivement plus ouvert sur la nef, ce narthex était donc aussi plus élancé ; toutefois sa hauteur était mesurée par le dernier étage de la façade, car il supportait trois chapelles en cet endroit-là, deux sur les bas-côtés et une au centre que la rose éclairait. Ces chapelles, aux­quelles on avait accès autrefois, sont fort élégantes. Elles continuent la tradition romane des chapelles hautes du porche monumental, qui étaient consacrées la plupart du temps aux Saints Anges. Suger s'enchantait de ces chapel­les aériennes et pensait en effet que « ceux qui y célèbrent se trouvent déjà, en quelque sorte dans le Ciel », en compagnie des esprits célestes. Ce narthex porte la trace de tâtonnements multiples mais on se trouve « en présence, dit Formigé, d'un de ces premiers essais vénérables qui, malgré leurs maladresses, ont préparé l'extraordinaire envolée des voûtes gothi­ques », recherches vite parvenues à leur but puisque qua­tre années plus tard, dans l'abside, la réalisation sera par­faite, à tel point que des archéologues ont tenté de donner à ce chœur une date plus récente. 94:193 Malgré ces « mala­dresses », l'architecture du narthex est agréable ; les cha­piteaux, de dimensions variées selon l'élément qui s'y appuie, et placés à des hauteurs différentes, créent des diversités qui plaisent à l'œil, et l'esprit est satisfait de voir les gros arcs d'ogives qui règnent sous les chapelles de droite et de gauche car ils donnent l'impression de supporter des tours. Les quatre autres voûtes du narthex sont du XIII^e^. La pierre tombale que l'on aperçoit en entrant dressée contre le mur, est l'unique spécimen des nombreuses dal­les d'abbés, faites de pierre ou de cuivre, qui couvraient le sol de l'église avant la Révolution, s'insinuant jusque parmi les tombes royales. Celle que nous voyons aujour­d'hui porte l'effigie du 62^e^ abbé : Antoine de la Haye, mort en 1504. Les grisailles des fenêtres du narthex sont de bonne époque. La dédicace fut célébrée le 9 juin 1140. Pour adapter sa construction à la nef alors carolingienne, Suger avait démoli l'extrémité orientale de l'ancien édifice, se souciant, comme il l'a dit, « de la concordance et de l'harmo­nie entre l'ancien et le nouvel œuvre ». Marcel Aubert, qui n'était pas enclin au symbolisme, note que le même Suger a « insisté sur le chiffre de trois autels (à propos des chapelles hautes), comme sur celui des trois pontifes qui les consacrèrent, sortant en procession et rentrant par une seule porte, après être passés devant les trois portes de la façade ». Le grand archéologue, qui s'est fait aussi le biographe de Suger, voyait ici « l'écho du culte de la Trinité qui lui était particulièrement cher ». (*A suivre*.) Dom Édouard Guillou, o.s.b. 95:193 ### Un Bréviaire se compose de quatre volumes *Note pratique* par Jean Crété DANS la crise redoutable que nous vivons, les Bré­viaires traditionnels, ceux de saint Pie X surtout, sont précieux. On les trouve de plus en plus diffi­cilement, soit chez des marchands d'occasions, soit dans des églises, presbytères ou maisons religieuses. C'est une œuvre pie de les récupérer, mais certaines personnes, par ignorance, le font maladroitement. Ignorant qu'un Bré­viaire se compose, le plus souvent, de quatre volumes, elles séparent les divers tomes du même Bréviaire, qu'elles rendent ainsi inutilisable. Bien entendu, ce sont avant tout les marchands d'occasions qui commettent cette er­reur : confondant le Bréviaire avec le Missel, ils vendent chaque tome séparément, et des personnes bien intention­nées, mais peu instruites sur ce point, tombent dans le piège qui leur est ainsi tendu ; il faut vérifier avant d'ache­ter. De même, si l'on trouve dans un grenier plusieurs livres religieux en latin, il faut y regarder de près, et ne pas séparer ce qui doit rester uni. Qu'un Bréviaire se compose de quatre volumes, ce n'est assurément pas une règle canonique. Les éditions vati­canes ont toujours publié un Bréviaire en un seul volume appelé « totum ». Mais ce volume est encombrant, pesant, peu pratique. C'est essentiellement pour des raisons pra­tiques que, depuis le XVI^e^ siècle, on a généralement publié le Bréviaire en quatre volumes correspondant aux quatre saisons liturgiques. 96:193 Les formats les plus courants sont 17,5  11 ; et : 15  9. Voici les caractéristiques de ces quatre volumes : Tome 1 : *Pars hiemalis* (partie d'hiver) : contient le Propre du Temps depuis les 1^er^ vêpres du 1^er^ dimanche de l'Avent jusqu'à none du samedi après les Cendres ; le Propre des saints depuis la mémoire de saint Silvestre, abbé (26 novembre, à vêpres) jusqu'à saint Grégoire le Grand (12 mars). Tome 2 : *Pars verna* (partie de printemps) : Propre du Temps depuis les 1^e^ vêpres du 1^er^ dimanche de carême jusqu'à none du samedi des quatre-temps de la Pentecôte. Propre des saints depuis la mémoire de saint Romuald (7 février, à vêpres) jusqu'à sainte Julienne de Falconieri (19 juin). Tome 3 : *Pars aestiva* (partie d'été) : Propre du Temps depuis les 1^er^ vêpres de la sainte Trinité jusqu'au samedi de la 5^e^ semaine d'août et au 15^e^ dimanche après la Pente­côte. Propre des saints depuis saint Venant, martyr (18 mai), jusqu'à saint Pie X (3 septembre) dans les Bréviai­res récents ou complétés ; jusqu'à saint Étienne de Hon­grie (2 septembre) dans les plus anciens non complétés. Tome 4 : *Pars autumnalis* (partie d'automne) : Propre du Temps depuis le samedi avant le 1^er^ dimanche de sep­tembre jusqu'au samedi de la 58 semaine de novembre ; et du 11, au 24, dimanche après la Pentecôte. Propre des saints depuis la mémoire de saint Augustin (28 août à vêpres) jusqu'à sainte Bibiane (2 décembre). Pour le sanctoral, il y a inévitablement une période qui figure à la fois à la fin d'une saison liturgique et au début de la suivante : cette période n'est que de sept jours en août septembre et en novembre-décembre ; mais elle est de trente-cinq jours en février-mars et en mai-juin, à cause de la mobilité de Pâques. Pour la même raison, les 11^e^, 12^e^, 13^e^, 14^e^, et 15^e^ dimanches après la Pentecôte figurent à la fois dans la partie d'été et dans la partie d'automne. Na­turellement, le psautier et le commun des saints sont identiques dans les quatre parties du Bréviaire. Pratiquement, lorsqu'on récupère un Bréviaire, il faut s'assurer non seulement de la présence de quatre volumes de même format, mais du titre de chaque volume : Pars hiemalis, Pars verna, Pars aestiva, Pars autumnalis. Car il arrive que les marchands d'occasions ou d'autres per­sonnes mélangent les tomes de plusieurs Bréviaires. Si l'on ne vérifie pas, on risque d'avoir un volume en double, alors qu'un autre manquera. Mais si l'on trouve un Bréviaire dépareillé, il faut tout de même le récupérer : avec des tomes de plusieurs Bréviaires dépareillés, on peut arriver à reconstituer un Bréviaire complet. 97:193 Comment distinguer un Bréviaire de saint Pie X d'un Bréviaire plus ancien ? Tout simplement en regardant la première page de n'importe lequel des quatre volumes : le Bréviaire de saint Pie X porte la mention : *Pii Papae X auctoritate reformatum,* qui manque dans les Bréviaires antérieurs à la réforme ; celle-ci n'a été faite qu'en 1911 ; les premiers Bréviaires de saint Pie X sont de 1912 ; tous les Bréviaires antérieurs, même imprimés sous saint Pie X, sont des Bréviaires de saint Pie V. Mais il faut récupérer les uns et les autres. Le jour où les Bréviaires de saint Pie X et de Jean XXIII seront introuvables, les séminaristes seront bien contents d'avoir un Bréviaire de saint Pie V. Certains Bréviaires en quatre volumes portent, en première page, une mention de Pie XII ; ces Bréviaires sont tout à fait semblables aux Bréviaires de saint Pie X, mais don­nent les psaumes dans la version de 1945. Dans notre article : *La réforme du Bréviaire* ([^8])*,* nous avons critiqué cette version, mais en précisant bien qu'elle n'était pas hérétique. On se gardera de mépriser ou de détruire les Bréviaires comportant le psautier de Pie XII. A défaut du psautier de la Vulgate, on peut user du psautier de Pie XII. Les Bréviaires traditionnels sont trop rares pour qu'on puisse écarter les éditions contenant le nouveau psautier. On peut trouver des Bréviaires imprimés à l'usage de certains ordres religieux : romano-séraphiques (francis­cains), romano-carmes, etc. Ce sont des Bréviaires romains, avec, en plus, intercalées dans le sanctoral, les fêtes pro­pres à l'ordre religieux pour lequel ils ont été rédigés ; un prêtre séculier peut néanmoins s'en servir. Le Bréviaire de Jean XXIII (1960) a été publié en deux volumes seule­ment, intitulés : Pars I et Pars II, chaque partie regrou­pant deux parties du Bréviaire en quatre volumes ; ils portent la mention de Jean XXIII sur la première page. Certains donnent les psaumes dans la version de 1946 ; d'autres donnent, au psautier (partie centrale de ces Bré­viaires, reconnaissable à la lettre P, qui suit le numéro de chaque page), le psautier de la Vulgate ; mais, au Propre et au Commun des saints et au Propre du Temps, les psaumes sont reproduits dans la version de 1945, avec un renvoi (précédé de la lettre : V) permettant de retrou­ver, au psautier, le texte de la Vulgate. Cette édition est la plus généralement employée dans les communautés res­tées fidèles à l'office traditionnel ; elle doit donc être ré­cupérée avec soin. 98:193 On trouvera parfois un volume mince intitulé : *Psal­terium.* Ce peut être le psautier de saint Pie X, édité en 1912 ; ou, beaucoup plus souvent, le psautier de 1945, ap­prouvé par Pie XII ; la mention de l'un ou l'autre pape en première page permet de l'identifier. Dans l'un et l'autre cas, ce volume permet de se servir des Bréviaires de saint Pie V pour réciter l'office selon les règles établies par saint Pie X : il peut donc être très utile. Disons un mot des Bréviaires monastiques. Le Bréviaire dominicain postérieur à la réforme de saint Pie X est édité en deux ou en un seul volume. Les Bréviaires béné­dictins anciens sont en quatre volumes, comme le Bré­viaire romain ; ils ont été complétés, en 1915, par un mince volume intitulé : *Lectionarium.* Après 1920, le Bré­viaire monastique a été édité (par Desclée) en un seul gros volume, puis en deux, de grand format, intitulés : *Pars prior,* et : *Pars altera.* En même temps était publiée (par Dessain) une édition en quatre volumes, petit format 15  9, correspondant aux quatre saisons liturgiques. Cer­tains monastères bénédictins, qui ont adopté un office en langue vulgaire, donnent leurs Bréviaires ; il ne faut pas manquer de les récupérer. Notons qu'en 1962 le Bréviaire monastique, aligné sur les rubriques de Jean XXIII, a été publié en deux volumes de format moyen par l'éditeur italien Marietti. Il existe quelques éditions de Bréviaires romains latin-français. La plus ancienne (Labergerie, 1934), aujourd'hui introuvable, est précieuse. Elle comporte un corps de Bré­viaire (ordinaire, psautier et commun) et trente fascicules : quatorze pour le temporal, quatorze pour le sanctoral, un pour les rubriques, un pour les suppléments ; il faut bien prendre garde, si l'on en trouve un, d'égarer aucun fasci­cule. Plusieurs éditions semblables ont été publiées entre 1945 et 1960, avec le psautier de 1945 et un nombre va­riable de fascicules. Enfin, en 1965, un Bréviaire latin-français de Jean XXIII a été publié en deux volumes. L'office est fait normalement pour être chanté. Les éditions vaticanes ont toujours publié un *Antiphonale Ro­manum* contenant le chant de tout l'office, moins les ma­tines ; et un *Graduale Romanum* contenant tous les chants de la messe. Ces deux livres, épuisés depuis des années, sont précieux. Ces deux livres étaient condensés en un seul volume, publié par l'éditeur Desclée, avec les signes rythmi­ques de Solesmes. 99:193 Le livre de chant grégorien le plus com­plet, en format 19  12, porte le n° 800 en bas de la première page. L'édition 1962 du « 800 » est toujours disponible chez Desclée, et ceux qui peuvent l'acheter fe­ront bien de se le procurer. On trouve assez facilement, d'occasion, les éditions plus anciennes du « 800 » ; il faut en récupérer tous les exemplaires, même en mauvais état. Outre le « 800 », Desclée éditait plusieurs autres livres de chant grégorien, aujourd'hui épuisés ; deux (le « 804 », en grand format, et le « 904 », en format moyen.) con­tiennent une traduction française des textes ([^9]). Il existait un grand nombre de livres de chant grégo­rien, dont beaucoup en notation moderne, moins complets que ceux de Desclée, publiés par divers éditeurs. Tous mé­ritent d'être récupérés. Enfin, des livres de cantiques, des manuels contenant surtout des prières en français, conte­naient un minimum de latin ou de chant grégorien. On peut adopter pour règle de récupérer tout livre comportant si peu que ce soit de latin, même si, par ailleurs, le livre contient des chants français sans valeur ou des tra­ductions discutables. C'est le cas d'un grand nombre de manuels populaires publiés entre 1945 et 1965. Ce qu'il faut, c'est transmettre l'héritage de la liturgie et du chant grégorien. Les livres anciens, qu'il sera très difficile de rééditer, sont, pour cette œuvre, irremplaçables. Ne négligeons aucune occasion de les sauver. Jean Crété. 100:193 ### Le déroulement du canon romain par R.-Th. Calmel, o.p. LE CANON, prière invariable qui encadre et solennise les prières de la consécration, est inséré dans un ensemble qui commence avec la préface et finit avec le *Per Ipsum*. Afin de n'être pas trop incomplètes les anno­tations qui suivent partiront de la préface ([^10]). Comme cela convient, l'Église offre le saint-sacrifice, le sacrifice de la messe qui est réel mais non sanglant, puis elle communie à ce sacrifice non pas seulement en disant les paroles indispensables à la validité, mais en ne ces­sant de prier. Elle accomplit l'action sacrificielle et reçoit la communion dans un état de prière. L'Église dit ales prières et fait les gestes qui manifestent avec la netteté la plus grande la vérité du mystère qui s'accomplit, qui l'ho­norent avec le plus de révérence et de dévotion. Or le mystère est celui du sacrifice du corps et du sang du Christ, le même sacrifice que celui de la croix offert à la Trinité en mémoire de la croix, ayant le même contenu que l'immolation de la croix et nous en apportant tous les fruits. La seule différence est dans la manière d'offrir ; or puisqu'à la messe la manière d'offrir est sacramentelle, se servant de pain et de vin, mais consacrés séparément, l'Église a la possibilité merveilleuse, non seulement d'of­frir le sacrifice mais d'y communier, puis de conserver et de visiter, sous les saintes espèces, son souverain Seigneur qui est victime et prêtre. 101:193 Donc les prières qui entourent le saint sacrifice mani­festent autant que possible et honorent saintement les mys­tères qui se réalisent. Ces prières montrent *ce qui* est offert : un vrai sacrifice, celui du corps et du sang du Christ ; *à qui* ce sacrifice est offert : à la Trinité Sainte, au Père offensé par nos péchés, au Père dont nous de­mandons la clémence et à qui nous voulons rendre tout honneur et toute gloire ; *par qui* le sacrifice est offert : par le Christ lui-même se servant du prêtre qui est pure­ment et simplement son ministre ; *pour qui et pour quoi* est offert le sacrifice : pour beaucoup, *pro muftis *; pour tous ceux qui ne voudront pas s'en exclure ; pour beau­coup non pas pris indistinctement, mais en tant qu'ils for­ment ou qu'ils sont appelés à former l'Église catholique ; le sacrifice est offert non seulement pour l'Église d'ici-bas, avec sa hiérarchie régulière, mais pour l'Église souf­frante ; le sacrifice enfin est offert pour la rémission des péchés et pour toutes les nécessités de toute l'Église, en particulier pour cette portion d'Église qui est là présente et pour, celle dont le prêtre fait plus expressément la mé­moire : *omnium circumstantium*. C'est enfin *au titre* où nous sommes pécheurs, enfants de Dieu mais pécheurs qui espèrent la rémission de leurs péchés, c'est à ce titre que le Christ, par le ministère des prêtres catholiques, continue d'offrir son corps et son sang. *Quoi, à qui, à quel titre, pour qui, pour quoi :* voilà les diverses questions qui trouvent leur réponse dans les prières qui entourent l'acte sacrificiel de la consécration. De la sorte, ce mystère est traduit, exprimé, explicité avec une parfaite convenance. Prêtres et fidèles qui suivent ces prières avec attention et piété savent vraiment ce qui est en cause et sans équivoque possible. Ils le savent d'au­tant plus que ces prières sont faites avec des gestes appro­priés. Le prêtre par exemple ne prend et ne repose le précieux Corps ou le précieux Sang qu'il n'ait fait une génuflexion avant de le prendre et après qu'il les a reposés. \*\*\* Cependant, avant d'en venir aux prières plus explici­tement sacrificielles et oblatives, avant de commencer le *Te igitur clementissime Pater*, la liturgie nous fait im­plorer d'être admis au *Sanctus* éternel, à la célébration sans fin avec les anges et les archanges par Jésus-Christ Notre-Seigneur qui est en vérité leur Souverain ([^11]) ; la Liturgie nous fait demander d'avoir part au *Sanctus* éter­nel : cum quibus et nostras voces *ut admitti jubeas* depre­camur. 102:193 Le *Sanctus* du paradis n'est pas à proprement par­ler un sacrifice, puisque dans l'éternité le sacrifice en lui-même ne restera pas ; il en restera le fruit ineffable, cette vision, cet amour, cette adoration dont la rédemption nous a conféré les prémices par la grâce du Christ. Toutefois le moyen d'être admis un jour dans les chœurs du *Sanctus* du paradis c'est le Sacrifice du Christ sur la terre ; ce sacrifice dont il veut que, après avoir été offert d'une ma­nière sanglante, une fois pour toutes, il ne cesse d'être rendu présent, par consécration du pain et du vin, d'in­nombrables fois jusqu'à son retour glorieux. \*\*\* Après avoir demandé que nous ayons part au *Sanctus* céleste, la sainte liturgie, ayant conscience que ce n'est possible que par la messe, commence la série des prières qui se rapportent plus immédiatement à la consécration : cinq qui précèdent et cinq qui suivent. *Te igitur, clementissime Pater...* La liturgie dit expres­sément *clementissime* parce que c'est au titre où le Père nous fait miséricorde par l'immolation de son Fils que la messe lui est offerte. Et que cette messe soit réellement sacrifice les mots *sacrificia illibata* viennent le marquer tout de suite. De même, le fait que cette messe soit offerte pour les rachetés considérés au titre où ils forment une Église, la vraie Église et non pas un pullulement de groupes et de sectes, les paroles suivantes le marquent fort distinctement : in primis quae tibi offerimus pro *Ecclesia tua sancta catholica... toto orbe terrarum una cum famulo tuo Papa nostro...* una cum omnibus *catholicae et aposto­licae fidei cultoribus.* Contre une telle prière d'oblation viennent se briser tous les rêves d'une église dissoute dans l'œcuménisme post-conciliaire. La prière à l'intention des *omnium circumstantium,* le *memento* des vivants redira pour la seconde fois que c'est bien un sacrifice que nous offrons en ce moment : *hoc sacrificium laudis. --* D'autre part, on ne conçoit pas que le sacrifice du corps et du sang du Christ ne serait pas offert en communion avec la Vierge Marie, les douze apôtres, les martyrs qui règnent dans le Ciel ; l'Église de la terre, surtout quand elle offre la messe, non seulement se sait unie à l'Église triomphante mais encore elle entend honorer ses mérites et recevoir les bienfaits de son intercession : tel est le sens du *Communi­cantes et memoriam venerantes... quorum meritis, preci­busque concedas...* 103:193 Avec le *Hanc igitur oblationem servitutis nostrae* la liturgie ayant rappelé que c'est réellement une *oblation* que nous offrons à Dieu, une oblation d'enfants de Dieu qui sont aussi des serviteurs : *oblationem servitutis nos­trae sed et cunctae familiae tuae,* la liturgie donc implore une fois de plus que Dieu *ne s'irrite* pas contre les pé­cheurs que nous sommes : ut *placatus* accipias, nous pré­serve de l'Enfer éternel et commande que nous soyons comptés dans le bercail des élus. -- On le voit, ce *Hanc igitur* est une des prières qui marquent le plus explicite­ment : ce qui est offert, à qui, à quel titre et pourquoi. La prière très insistante *Quam oblationem* supplie le Seigneur que soit réalisé le sacrifice du corps et du sang du Christ à partir de ces oblats de pain et de vin ; le sa­crifice qui sera béni, accepté, reçu, agréé, spirituel, en un mot le sacrifice du corps et du sang du Christ à partir de cette oblation. Puis le Christ par le prêtre prononcera les paroles consécratoires en vertu desquelles, d'une manière mystérieuse mais infiniment réelle, son corps est rendu présent et im­molé ; ensuite son sang est rendu présent et répandu pour beaucoup en rémission des péchés ([^12]). Avant qu'il n'achève la phrase qui consacre le vin au sang du Christ l'Église demande au prêtre, par qui le Christ en personne accom­plit le sacrifice, d'intercaler la déclaration *mysterium fidei.* Le prêtre en effet et les fidèles avec lui doivent alors com­prendre *dans un sentiment de foi très éveillé* que c'est le Christ en personne qui agit ; ce qui se passe c'est l'offrande par le Christ en personne de son corps et de son sang comme sur la croix et c'est évidemment lui, lui seul, qui réalise ce mystère, le prêtre n'étant que son ministre. 104:193 Le prêtre ne dit pas ceci est le corps du Christ, mais *le Christ dit par le prêtre ceci est mon corps.* Du reste, les paroles consécratoires sont introduites par des expressions que l'on ne trouve pas dans l'Écriture mais qui évoquent l'infinie gravité qui leur est propre ; et cela pour nous permettre de prendre conscience que dans la consécration c'est véri­tablement le sacrifice du Christ qui est offert et qu'il n'est offert qu'en vertu de la toute-puissance divine miséricor­dieuse qui par le moyen de la sainte humanité de Jésus accomplit, *hic et nunc,* pour notre salut et la gloire de Dieu, le miracle de la transsubstantiation. Car si la consé­cration était moins que cela on ne voit pas pourquoi dans la présentation qui l'introduit la toute-puissance du Père et la sainte humanité du Fils seraient mentionnées avec tant de grandeur et de piété : *in sanctas ac venerabiles manus suas...* ad te Deum Patrem suum *omnipotentem.* On sait que les trois nouveaux canons ont supprimé ces allusions à la toute-puissance du Père et à la sainte humanité du Fils. Mais là comme en tout le reste les auteurs des nouvelles prières eucharistiques ont voulu être aussi peu explicites que possible. Ils ont appauvri et exténué les textes jusqu'à l'extrême afin de permettre l'équivoque et de favoriser les concélébrations avec les protestants qui sont, nul ne l'ignore, des incroyants de la messe. Dans les cinq prières d'après la consécration il s'agit avant tout de détailler les merveilles et la portée définitive de la transsubstantiation du pain et du vin au corps et au sang du Christ. La prière *Unde et memores* mentionne donc expressément que, en souvenir de la Passion déjà accom­plie et de la résurrection qui en est inséparable, nous of­frons à *l'auguste majesté de Dieu,* ici et maintenant, l'hos­tie pure, l'hostie sainte, l'hostie sans tache. On ne peut mar­quer avec plus de force que la Messe, qui est certes un mémorial de la Passion soufferte une fois pour toutes (*Un­de et memores*) est un mémorial efficace et non seulement allusif car le Seigneur qui a souffert cette Passion est pré­sent et il s'offre comme hostie, maintenant et sur cet autel : *offerimus... hostiam puram, hostiam sanctam, hos­tiam immaculatam.* Il est aussi présent comme *pain sacré de la vie éternelle.* C'est ainsi que la prière *Unde et me­mores* qui est avant tout oblative du sacrifice nous oriente en même temps vers la communion : *panem sanctum vitae aeternae et calicem salutis perpetuae. --* Le *Supra quae pro­pitio ac sereno vultu* insiste encore sur la réalité du sacri­fice offert, en évoquant les sacrifices anciens qui n'en étaient que l'ombre et la figure, les sacrifices d'Abel, Abra­ham, Melchisédech. Notons à ce propos que l'on cherche­rait en vain dans les trois canons nouveaux les noms d'Abel, Abraham, Melchisédech. 105:193 Car autant le canon ro­main nous marque la réalité de ce qui est offert en vertu de la consécration : la réalité du sacrifice vrai et définitif, autant les nouvelles *prières eucharistiques* ont estompé cette vérité, et cela parce que les auteurs ont voulu com­plaire aux protestants qui n'y croient pas. -- Le *Supplices te rogamus* implore de Dieu que l'hostie de notre autel soit présentée sur l'autel céleste par le saint Ange de Dieu. Le *Supplices te rogamus* ne parle d'autel avec tant de solennité que parce que l'Église a le sentiment intense d'offrir un véritable sacrifice. Son sentiment n'est pas moins intense que la communion que nous allons y faire sera efficace et *nous comblera de bénédictions.* On le voit le *Supplices te rogamus,* bien qu'il soit comme l'*Unde et memores* une prière sacrificielle, ne laisse pas de nous tourner vers le repas mystique, vers la communion. Mais avant de communier l'Église nous fait prendre conscience de son extraordinaire pouvoir en faveur de l'Église souf­frante par la vertu du sacrifice qu'elle a offert : c'est le *Memento* des défunts. *Ipsis Domine...* Enfin une sorte de second memento des vivants vient terminer le canon : c'est l'imploration de l'universelle humilité, le *Nobis quoque peccatoribus... de multitudine miserationum tuarum... in­tra quorum nos consortium, non aestimator meriti sed ve­niae...* Par ailleurs, comme le *Communicantes* d'avant la consécration, ce *Nobis quoque peccatoribus* nous fait saisir qu'il n'est point de Messe qui ne rende honneur aux Apô­tres, aux Martyrs, à tous les saints et ne nous mette en communion avec eux : *et omnibus sanctis tuis, intra quo­rum nos consortium...* La doxologie du *Per Ipsum* peut maintenant être chan­tée. Les cinq prières qui préparaient la consécration et les cinq prières qui l'accompagnaient ont suffisamment expli­qué *ce que* la consécration a fait, *par qui, pour qui* et *pour quoi.* Par le moyen de ces prières, étant devenus conscients, autant que possible, du mystère réalisé, nous faisons mon­ter désormais vers le Père, dans l'unité de l'Esprit Saint, par le Christ et en lui, notre acclamation de louange et de gloire. Désormais cette acclamation dévoile tout son sens. Il est manifeste premièrement qu'elle se fait *par* le Christ immolé et offert : *Per Ipsum.* Ensuite elle se fait par le Christ qui nous veut non pas séparés mais unis à lui : *cum Ipso.* Enfin cette union avec lui dépasse sans limite un vague sentiment ; elle est participation à sa vie et cela par la communion à sa propre substance : *in Ipso* (Manete *in me*)*.* \*\*\* 106:193 Après cette sublime doxologie une autre section de la messe va s'ouvrir : celle qui prépare directement le repas eucharistique. Cette section sera beaucoup plus brève. Elle commence par l'oraison dominicale. La liturgie nous fait demander ensuite la paix comme il convient à ceux qui vont participer au même corps du Christ. Enfin la liturgie nous fait battre la coulpe et implorer le pardon de l'Agneau de Dieu, car en vérité, nul n'est digne de le recevoir ; mais il nous a tellement aimés qu'il a voulu nous faire vivre par lui en devenant notre nourriture. *Agnus Dei... libera me per hoc sacrosanctum corpus et sanguinem tuum ab omnibus iniquitatibus meis... Domine non sum dignus*. \*\*\* Lorsque les évêques de France font la guerre à la messe dite de saint Pie V tout le monde comprend qu'ils font la guerre au canon romain latin, à l'offertoire latin, au rite antique de la communion exclusivement conservé. Quand ils ont l'insolence de soutenir que la seule messe célébrée dans l'obéissance est la messe dite de Paul VI tout le monde comprend deux choses : d'abord que la messe sera toujours considérée comme célébrée dans l'obéis­sance du moment qu'elle ne sera pas celle de saint Pie V, même quand elle prendra la forme de pitreries sacrilèges ; ensuite que la seule langue vulgaire est admise, que les traductions tendancieuses sont admises seules, qu'un rite de communion ayant adopté une forme non adorante est seul admis, enfin qu'il est fortement déconseillé de s'en tenir exclusivement, même en se servant de la langue vul­gaire dans une mauvaise traduction, au seul canon ro­main. Tout le monde comprend qu'à ces évêques collégia­lisés une seule messe est insupportable et c'est la messe de leur propre ordination, la messe qu'ils ont célébrée exclusivement pendant dix, vingt ou trente ans, la messe sur laquelle pendant dix, vingt ou trente ans, aucun d'en­tre eux n'aurait eu l'idée ni l'audace de porter la main, la messe enfin en la forme très digne selon laquelle on la célébrait paisiblement et partout, dans l'Église latine, depuis plus de quinze siècles. Tel étant le passé -- le passé de la célébration universelle de la messe et le passé de sa célébration par les évêques -- tel étant donc le passé et tel étant devenu le présent, on ne peut éviter de se demander ce qui se passait dans la tête et dans le cœur des évêques pendant le long temps où ils ont gardé la messe de saint Pie V. 107:193 Il est naturel de conclure que s'ils avaient pris conscience de la dignité et de la perfection du rite, du for­mulaire et des attitudes, s'ils avaient eu une foi ferme dans la messe, s'ils avaient dit les prières de la messe en état de prière, et d'une prière éclairée, il leur serait impossible aujourd'hui de s'acharner contre la messe dite de saint Pie V ; *au moins ne pas s'acharner là-contre, au moins cela.* Il est encore naturel de conclure que ce qui nous affermira le plus dans la fidélité à la messe dite de saint Pie V, ce sera, avec la prière et l'oraison, une considération attentive et en esprit de foi du canon romain latin ; soit directement sur le texte, soit dans une traduction exacte. Quel que soit le point de doctrine ou de morale tradi­tionnelle que nous défendions contre la Révolution qui est acceptée ou soufflée par la fausse Rome, notre résistance sera d'autant plus ferme que les biens célestes que nous maintenons seront d'abord la nourriture de notre pensée et de notre âme. R.-Th. Calmel, o. p. 108:193 ### La lettre et l'esprit DEPUIS CINQ ANS, vous le savez tous, les missels fran­çais (j'espère que les missels étrangers sont restés orthodoxes) enseignent comme un « rappel de foi » que la messe n'est pas un sacrifice véritable et qu'à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire *»*.* Or, bien qu'il n'y ait que l'Église qui ait le droit de dé­clarer une proposition comme hérétique, on peut dire sans crainte que celle du missel français l'est sans aucun doute puisqu'elle contredit la définition du concile de Trente : « *La messe est un sacrifice véritable et authentique. *» Il ajoute : « Anathèmes ceux qui prétendent que la messe serait *une simple commémoraison du sacrifice accompli à la Croix. *» Voici donc nos évêques excommuniés. Ils sont en dehors de la *tradition.* Ils s'arrêtent à la lettre et per­dent l'esprit. Et S. Paul lui-même dit (2 Cor 3/6) que « la lettre tue et l'Esprit vivifie ». Il est exact que l'épître aux Hébreux, par deux fois au moins, dit (VII/27) : « (Jésus) n'a pas besoin chaque jour, comme les grands prêtres, d'offrir des victimes pour ses propres péchés, ensuite pour ceux du peuple, car il a fait cela *une fois pour toutes* en s'offrant lui-même. » Et en IX-26 : « Mais c'est *une fois pour toutes,* à la consommation des siècles, qu'il est apparu pour l'élimina­tion du péché par le sacrifice de lui-même. » 109:193 Dans leur interprétation de ces paroles contre le saint Sacrifice de la Messe, nos évêques sont donc protestants. L'habitude de ceux-ci est de s'en tenir au texte du Nouveau Testament en rejetant la tradition de l'Église catholique. Or cette position est très fausse. *Car la tradition est anté­rieure aux Évangiles.* Le Nouveau Testament a été choisi par les Apôtres parmi des évangiles alors répandus, dont certains furent jugés par eux non conformes à l'enseigne­ment du Christ, ou parmi des épîtres plus ou moins attri­buées à de saints personnages. C'est donc contre la tradition de l'Église que nos évê­ques s'insurgent car nous verrons dans l'épître aux Hébreux elle-même que la tradition est bien autre que ce qu'ils veu­lent tirer de la lettre. Si l'Église depuis près de deux mille ans a maintenu la même foi c'est uniquement par le respect de la tradition reçue des Apôtres, confirmée maintes fois dans les conciles. Et elle est en cela fidèle à Jésus qui n'a rien écrit, sinon sur la poussière pour faire s'enfuir les accusateurs de la femme adultère. Et il a simplement confié son Église à Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon Église et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. » (Matt. 16/18.) Vous avez vu l'Église de France passer à l'action dès la fin du dernier concile pour naturaliser une religion mani­festement surnaturelle. Elle fit tout le possible pour enlever tout respect à la sainte hostie ; elle inventa la communion dans la main : comme s'il ne saurait y avoir sacrilège ; per­te possible de miettes de pain. Et pourquoi s'agenouiller devant le bon pain de France. Des prêtres sont allés jusqu'à donner des coups de pied dans les jambes des fidèles s'age­nouillant pour recevoir la communion. N'était-ce pas un simple repas de fête ? Ou bien, assis tranquillement dans le sanctuaire, ils faisaient distribuer l'eucharistie par une fille en mini­jupe ! Ces faits sont généralisés dans toute la France. Sans doute nos Seigneurs en veulent à la sainte messe, l'importance donnée au texte de l'épître aux Hébreux le prouve, mais vraisemblablement, ils en veulent aussi à Jésus-Christ lui-même : pourquoi auraient-ils supprimé le *consubstantiel* du Credo ? en lui substituant : *de même nature.* Ne sait-on plus que cette définition du 1^er^ concile de Nicée fut haïe des Ariens qui luttèrent contre elle jusqu'au bout de leur hérésie ? Je suis de même nature que mon voisin qui bâille au soleil. Comme être vivant, je suis de même nature que l'oiseau qui vole, mais nous sommes *trois* et non pas UN comme Jésus et son Père (Notre Père par adoption). 110:193 Leur changement de terme va contre la na­ture du Christ mais aussi contre le mystère central de notre foi, la Sainte Trinité. \*\*\* Évidemment un Dieu trine et un, ce n'est pas rationnel ; mais ne vous apercevez-vous pas que la science elle-même dont toutes les découvertes sont si sympathiques aux es­prits curieux, ne fait rien autre que d'ouvrir des abîmes de mystère ? On découvre des ondes, des rayons cosmiques, un vent solaire, de nouvelles espèces d'astres liées à des émissions nouvellement étudiées, on désintègre l'atome autrefois prétendu insécable. Et puis ? Quand vous croirez les avoir expliqués, vous trouverez derrière un autre mys­tère ; le monde est une création divine, où il n'est pas im­possible que la Trinité ait laissé sa marque. Le rationalisme de nos évêques les laisse révoltés devant l'idée que Dieu peut se faire du temps. Il faut qu'il y ait un esprit pour que le temps existe. Dieu s'en sert comme il lui plait. La Sainte Vierge a été préservée du péché origi­nel en vertu du sacrifice du Fils qu'elle aurait dans l'ave­nir pour sauver les hommes du péché. Nos Seigneurs ont-ils encore conscience de ces possibilités divines ? Ils veu­lent que le sacrifice de la croix ait *une fois pour toutes* ac­compli l'œuvre du rachat de l'humanité. Qu'a donc fait notre Seigneur à la Cène du Jeudi Saint ? Se serait-il trompé ? Car, en somme, la veille du sacrifice accompli « une fois pour toutes » il a consacré et donné son corps et son sang aux Apôtres en communion. Puis il leur a dit d'en faire autant en mémoire de lui, les ordon­nant ainsi prêtres eux-mêmes. Ce n'est pas rationnel ? Gloire à Dieu ! Il a utilisé son serviteur le temps d'une façon divine. Or toute la lettre aux Hébreux s'exerce à comprendre cette manière de Dieu. Elle avoue même que ce n'est pas commode (5/11). « A ce sujet nous avons beaucoup de choses à dire et des choses fort difficiles à expliquer parce que vous êtes devenus durs d'oreille (...). » Vous pouvez lire la suite : ce ne sont pas des textes introuvables. Il fait alors allusion à Melchisédech « roi de justice et roi de Salem » c'est-à-dire de paix. Abraham, le père des croyants, lui a payé la dîme comme à son supérieur et le nouveau prêtre annoncé sera « prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech ». Melchisédech apportera du pain et du vin ; il était prêtre du Dieu très haut. Il bénit Abra­ham et Abraham lui paya la dîme. 111:193 On voit pourquoi David annonce que le Christ sera prêtre selon l'ordre de Melchis­sedec : c'est le pain et le vin que Jésus employa au Jeudi Saint et commanda d'employer en mémoire de Lui pour continuer son sacerdoce sur terre. Mais l'épître aux Hébreux ne se contente pas de ces explications : bien loin de fixer dans le temps le sacerdoce du Christ aux jours de la Passion, elle le fait remonter à l'incarnation du Fils de Dieu : « C'est pourquoi, en entrant dans le monde » c'est-à-dire au moment où le Verbe éternel s'incarne et devient un homme, au moment du fiat de la Vierge Marie, « il dit : « De sacrifice et d'oblation tu n'as pas voulu, mais tu m'as formé un corps. **^6 ^**Holocaustes et victimes pour le péché tu n'as pas agréé. **^7 ^**Alors j'ai dit : Voici que je viens ; dans le rouleau du Livre c'est écrit de moi -- pour faire ô Dieu ! ta volonté. » (Il abroge les sacrifices de la loi ancienne pour établir le second.) « **^10 ^**A raison de cette volonté, nous sommes sanctifiés par l'oblation du corps de Jésus Christ une fois pour toutes. » Voici donc ce sacrifice unique reporté dans la volonté du Christ au moment de son Incarnation. Et l'Apôtre a déjà développé cette pensée. Il dit : (8/1) « Nous avons un tel grand prêtre, qui s'est assis à la droite du trône de la Majesté dans les cieux. **^2^** Comme ministre du sanctuaire et du tabernacle véritable que le Seigneur a dressé et non un homme. » Il répète (9/24) : « Ce n'est pas, en effet dans un sanc­tuaire fait de main d'homme, image du véritable, que Jésus est entré, mais dans le ciel même afin de se présen­ter *maintenant* à Dieu pour nous. » C'est nous qui soulignons *maintenant*. L'Apôtre présente Jésus s'offrant en victime au Père sur l'autel du ciel, pour nos besoins de maintenant. Quelle erreur de présenter *une fois pour toutes* dans un sens MATÉRIEL (la lettre tue) quand l'Apôtre présente Jésus s'offrant lui-même au moment de son incarnation et au ciel, après son triomphe toujours s'offrant à Dieu. Pascal disait que Jésus était en agonie jusqu'à la fin des temps. Certainement l'abaissement du Verbe éternel devenu hom­me lui fait souffrir la Passion tout le temps de sa vie mortelle, car, sauf dans la maison de Nazareth, il vivait au milieu de la foule des pécheurs offensant Dieu avec cons­tance et persévérance, ce qui était pour son âme la pire souffrance. 112:193 Ne ressentons-nous pas quelque chose d'ana­logue, avec cette aggravation que nous sommes pécheurs nous aussi comme les autres et peut-être plus coupables au jugement de Dieu ? \*\*\* La note du Missel français est donc très affligeante : elle montre une ignorance manifeste, une incompréhension stupéfiante de la charité divine. Sans doute un acte divin comme celui du Verbe éternel devenant homme et s'offrant comme victime à notre place est d'une portée infinie et il suffirait pour tous les hommes et tous les temps, n'était notre faiblesse. Or Dieu la connaît à fond, par le dedans, comme créateur. Il en a pris, en s'incarnant, une connais­sance expérimentale. Il a su ce qu'était le froid, le chaud, la fatigue et la faim ; il a reçu des injures et des coups : ses concitoyens de Nazareth l'ont voulu tuer ; il a ressenti les effets de la haine et il a connu aussi quelles réactions physiques et morales s'en peuvent suivre. Il en était entière­ment maître et au moment où on le clouait sur la croix il a dit : « *Père, pardonnez-leur ; ils ne savent pas ce qu'ils font. *» Alors, la veille même de ce sacrifice unique une fois pour toutes où il devait verser ce sang offert depuis son Incarnation et conçu en Dieu avant le temps, il trouva le moyen d'en perpétuer l'accomplissement pour que tous les hommes jusqu'à la fin des temps puissent y assister et s'y unir eux-mêmes autant qu'ils en auront la grâce et devenir ainsi les enfants adoptifs de Celui que nous appelons en commun avec Jésus : Notre Père. Vous entrez dans l'église et vous vous agenouillez en passant devant l'autel porteur de la Sainte Réserve où est Jésus, comme en prison mais vivant, s'unissant à la Sainte Trinité et priant pour ceux-là même qui le tiennent sous clef. Vous êtes là auprès du saint sépulcre et aux pieds du Calvaire car c'est là que tous les fours (quand il y a un vrai prêtre) le sacrifice se renouvelle, non sanglant comme le Vendredi Saint, mais comme il existait dans le cœur de Jésus lors de son incarnation et au Jeudi Saint consa­crant le pain et le vin, donnant aux apôtres le pouvoir de renouveler ce saint Sacrifice. Et vous pouvez vous y ad­joindre, vous pouvez vous y offrir vous-même en sacrifice, pour le salut de vos enfants, de votre conjoint, de votre famille, de la France et de l'Église. Toutes ces offrandes sont portées par les mains du Saint Ange de l'Église sur l'autel sublime du ciel où l'auteur de l'épître aux Hébreux voit s'accomplir cette offrande éternelle. \*\*\* 113:193 Ne vous étonnez donc pas si dans les rites orientaux, il est interdit aux laïcs de passer devant l'autel. Seul le prêtre le peut. Oh ! comme la présence de Dieu est ignorée ! Et elle est la base de toute vie spirituelle. L'incartade du nouveau Missel Français contre la Tradition en est un témoignage. D. Minimus. 114:193 ## NOTES CRITIQUES ### Avec Soljénitsyne Il ne parle guère aux télévisions ; on ne l'a pas vu présider un congrès, ni former de parti politique. Pourtant, son combat est social dans la plus belle acception du terme. Il vit au cœur la sombre folie des totalitarismes contemporains, dont il a lui-même tout subi, et déjà presque tout dit. Aujourd'hui, pour seule doctrine, il appelle les hommes au refus du mensonge, à la « respiration » de l'âme, au repentir et à la conversion indi­viduelle : faire chacun pour soi, chacun autour de soi, le con­traire de la Révolution. Et les doctrines de mort ne prévaudront point. -- Cet homme, c'est Alexandre Soljénitsyne. Ce credo politique, tout chrétien doit vouloir le signer avec lui. Lui et les six grands écrivains soviétiques dont il réunit les témoi­gnages dans sa dernière publication ([^13]). « N'accusons que nous-mêmes ; tous les pamphlets anonymes, les programmes, les déclarations ne valent pas un liard. Si nous sommes, chacun individuellement, dans la fange et le fumier, c'est par notre propre volonté, et jamais aucune fange ne s'est purifiée en se mêlant à la fange du voisin... ([^14]) Nous entame­rons l'œuvre d'affranchissement et de purification en commen­çant par notre âme. Avant de purifier le pays, nous nous serons purifiés nous-mêmes. C'est l'unique succession historique qui soit juste ([^15]). » A l'heure où je recopie ces lignes, le Vietnam agonise sous l'avance des troupes communistes. Les communiqués de victoire du Monde nous apprennent qu'une même nuit s'abat, avec son cortège de terreurs, jusqu'aux faubourgs de la capitale cambod­gienne. Et au Portugal, voici qu'on prépare les esprits aux pre­mières élections « démocratiques » en fusillant quand la prison est trop pleine ou ne suffit pas. 115:193 Dans quelques semaines, peut-être quelques jours, de nouveaux millions d'hommes vont re­joindre l'univers de la dénonciation, du mensonge, de l'esclavage communautaire organisé -- tandis que l'Europe continue de s'anesthésier aux idéaux socialistes. Qui dira que Soljénitsyne n'est plus d'actualité ? N'acceptons pas le mensonge. Les terreurs staliniennes n'ont point été un accident de parcours. De Marx à Lénine, à Sta­line, à Mao, et de ceux-ci aux capitaines rouges du Portugal, il n'aura existé qu'une façon de mettre en œuvre les idéaux com­munistes. Elle commence par une désagrégation sociale, ou un dépérissement des forces spirituelles, ou les deux à la fois ; elle finit toujours par l'organisation de la mort. Il y a plus qu'une simple relation de stratégie, il y a un lien parfaitement organi­que entre le communisme et la mort, qui a été vu par tous les philosophes ; qui a surtout été vécu dans leur chair ou dans leur âme par des millions et des millions de victimes, et qui continue de l'être aujourd'hui. N'acceptons pas l'esclavage intellectuel, la participation ac­tive et constante au mensonge général. Ce n'est pas d'abord la force du Parti, mais l'abdication des intelligences qui assure la vraie victoire, complète, du totalitarisme. « Le système éta­tique que nous connaissons aujourd'hui n'est pas terrifiant en ce qu'il est anti-démocratique, autoritaire et fondé sur la con­trainte physique : ce sont là des conditions où l'homme peut encore vivre sans dommage pour son entité spirituelle. Ce qui différencie absolument notre système actuel de ses prédéces­seurs, c'est qu'en plus des contraintes physiques et économi­ques, il exige de nous une complète REDDITION DE L'AME (...) Quand César a déjà pris ce qui revient à César et plus instam­ment encore exige de nous ce qui revient à Dieu -- malheur à nous si nous lui cédons ([^16]) ! » N'acceptons pas l'asservissement spirituel. La part vrai­ment essentielle de notre liberté est intérieure. Quand la force des armes nous est refusée, et si nous ne pouvons plus rien contre la désintégration sociale. contre le terrorisme intellec­tuel ou policier, reste la voie de « la respiration de l'âme ». La voie de la conversion et de la renaissance spirituelle où s'engagent aujourd'hui les meilleurs écrivains soviétiques, pour la conversion de la Russie. C'est le combat de l'espérance chrétienne. C'est notre priè­re avec Soljénitsyne. Hugues Kéraly. 116:193 ### L'économie russe en 1914 Endoctrinés par la propagande communiste, les Français sont convaincus que la Russie d'avant la guerre 1914 était un pays sous-développé et que c'est le régime soviétique qui a créé de toutes pièces l'industrie dont il s'enorgueillit aujour­d'hui. Rien n'est plus faux. Le « sous-développement » de l'époque tsariste était poli­tique et social. La Russie n'arrivait pas a se doter d'institu­tions véritablement modernes ; mais sans la Révolution, elle y serait sans doute parvenue assez rapidement, grâce précisé­ment à sa croissance économique. Il n'y a pas, là-dessus, à apporter de révélations. La litté­rature, tant française que russe (soviétique autant que tsariste), abonde. On trouvera toute la bibliographie nécessaire dans les deux livres auxquels nous empruntons quelques informations qui n'ont d'autre but que de balayer les images fausses dont sont farcis les cerveaux de nos concitoyens. Le premier de ces livres est « *L'essor économique de la Russie avant la guerre de 1914 *»*,* par Alexandre Michelson, secrétaire général honoraire de l'Institut international de Fi­nances publiques (Paris, R. Pichon et R. Durand-Anzias, 1965). Le second : « *Emprunts russes et investissements français en Russie, 1887-1914 *»*,* par René Girault (Publications de la Sor­bonne, Librairie Armand Colin, 1973). On résumerait bien toute la question dans les quelques li­gnes suivantes : « Dans son livre sur *La transformation éco­nomique de la Russie* publié à la veille de la guerre de 1914, Edmond Théry, directeur de *l'Économiste européen,* passant en revue les progrès rapides de l'économie russe, écrivait : « Si les choses se passent comme elles viennent de se passer de 1900 à 1912, vers le milieu du présent siècle, la Russie do­minera l'Europe tant au point de vue politique qu'au point de vue économique et financier. » (Il prévoyait, en se basant sur le taux de croissance constaté de la population de 1900 à 1912, qu'elle pourrait atteindre 336 millions d'âmes en 1948.) C'était aussi l'opinion de Leroy-Beaulieu. » (Michelson, pp. 174-175.) Glanons quelques chiffres. 117:193 Le *réseau ferroviaire,* qui est de 20 000 km en 1886 atteint 75 000 km en 1914. Construit en dix ans, le Transsibérien (8 000 km) est terminé en 1902. De 1909 a 1913, le *revenu national* (pour la seule Russie d'Europe) passe de 6 579 millions de roubles à 11 805 (1 rou­ble = 2,67 francs de l'époque). Le revenu par tête d'habitant, pendant cette période, augmente de 17,1 % par an. De 1900 à 1914, les *dépôts dans les caisses d'épargne* pas­sent de 679,9 millions de roubles à 1704, le nombre des livrets passant de 2,5 millions à 4,8. (Michelson, p. 127.) Empruntons encore à Michelson (p. 141) ce tableau récapi­tulatif de quelques données majeures de l'économie : -------------------------------------------------- --------------------------- ------ -------------- --------- 1899 1913 En %\ de 1899 (en millions de pouds)\ (1 poud = 16,38 kilos) Production de charbon. 853 2214 247 % Production de fonte.. 164 283 172 % Production de fer et acier 145 247 170 % Production de sucre.. 42 92 211 % Consommation de coton. 16,1 25,9 153 % Trafic des chemins de fer\ (en milliards de pouds) 3,7 7,9 213 % (en millions de roubles)\ (1 rouble = 2,67 francs) Montant des exportations 627 1520 242 % Chiffre d'affaire des en­treprises industrielles. 3503 6882 196 % Chiffre d'affaire des en­treprises commerciales 5466 7 644 140 % Ensemble des capitaux des sociétés par ac­tions 1320 2848 216 % Bilans des banques de\ commerce 1380 5719 418 % -------------------------------------------------- --------------------------- ------ -------------- --------- Le taux annuel de croissance industrielle atteint 5,72 % de 1885 à 1913, dont 6,25 % de 1907 à 1909 et 7,5 % de 1910 à 1913 (selon A. Gerschenkon, cité par Girault, note p. 452). 118:193 Cette croissance est soutenue par une agriculture florissante qui fournit chaque année au moins le tiers des exportations. La balance commerciale régulièrement excédentaire permet de com­bler en partie le déficit de la balance financière. Nous pourrions multiplier les chiffres, mais c'est inutile. Ceux que nous venons de citer suffisent à montrer que le « dé­collage » économique de la Russie était complètement réalisé avant la première guerre. Si, du reste, 12 milliards de francs-or se sont engloutis dans ce pays, c'est bien sûr à cause de la pu­blicité scandaleuse qui favorisa le placement des emprunts russes en France, mais c'est aussi parce qu'on pouvait mettre sous les yeux des Français des résultats incontestables. Sans la Ré­volution, les souscripteurs auraient probablement fait une bon­ne affaire. Louis Salleron. ### Les Mémoires de Barruel Abbé Augustin Barruel (1741-1820) : *Mémoires pour servir à l'histoire du Jacobinisme.* Deux volumes à la « Diffusion de la pensée française », à Chiré-en-Montreuil, 86190 Vouillé. Cette heureuse réédition d'un ancien livre dont la première édition sortit en 1797 comble un grand vide. Car il nous est souvent bien difficile de recourir aux sources, en histoire, ou même de les trouver. Voici un ouvrage important, écrit par un véritable historien qui a vécu en contemporain des événe­ments et des hommes qu'il juge. L'abbé Barruel, d'une bonne famille du Vivarais, naquit en 1741. Il entra au noviciat des Jésuites à l'âge de quinze ans en 1756. Mais en 1764 le parlement de Paris composé en majorité de magistrats jansénistes ou gallicans décide de sup­primer en France la compagnie de Jésus. Il suit ses supérieurs en Allemagne où il fait ses premiers vœux ; il est nommé pro­fesseur en Bohême, en Moravie, puis à Vienne en Autriche. C'est pendant ce temps qu'il lui fut loisible d'observer les progrès de l'irréligion et de se renseigner sur l'action de la franc-maçonnerie. Or en 1773 le pape Clément XIV lui-même supprime la compagnie de Jésus. Voici Barruel devenu sim­ple prêtre séculier. Il rentre en France en 1774 et commence sa carrière d'écrivain. Il collabore à *L'Année Littéraire* fondée par Fréron. En 1788 il prend la direction du *Journal ecclé­siastique* qu'il rédigea presque seul jusqu'en 1792. Mais après les événements du 10 août, il doit se cacher, s'échapper en Normandie et fuir en Angleterre. 119:193 C'est là qu'il écrivit et publia en 1797 les *Mémoires* que nous présentons. Il a été mêlé à toute notre histoire depuis l'avènement de Louis XVI en 1774. Parle-t-il des lettres de cachet ? Il a, comme interprète d'un témoin allemand, participé à une enquête judiciaire pour l'octroi d'une de ces let­tres. S'il parle de l'abbé Mably, frère de Condillac, « si révol­tant dans sa morale », il dit que « pour lui conserver quel­qu'estime, il fallait en venir à dire qu'il s'était mal expliqué, qu'on n'avait pas saisi ses intentions. C'est au moins ainsi que je l'ai entendu se justifier contre les censures de la Sorbon­ne ». Son titre : « histoire du jacobinisme », nous étonne ; cette dénomination nous paraît celle d'un parti révolutionnaire qui s'est éteint avec la Révolution. Et comment y joindre des écri­vains qu'on nous fait étudier au lycée (« étudier », ce mot est bien fort pour la tâche qu'il semble représenter) et qui sont les hérauts de l'époque que Michelet appelait le grand siècle ? Les idées de l'Université sont bien fausses et l'abbé Bar­ruel, en nous montrant la vraie pensée de ces tristes hommes de talent, a tout à fait raison de voir en eux des conjurés pour propager l'impiété, et puis la rébellion. Et je puis dire par des exemples pris dans ma propre fa­mille que l'esprit jacobin y régnait toujours dans ma jeunesse. L'impiété était à la base, mais l'esprit républicain y était étroi­tement lié ; il était devenu une sorte de religion ; on ne pou­vait croire qu'un catholique pût être vraiment républicain, et l'abaissement du catholicisme était le vrai moyen de faire progresser et réussir une vraie république. L'esprit républi­cain s'est très peu transformé. Il court seulement après sa « gauche » dont l'utopie est toujours pour demain car toutes les réformes qui ne veulent pas tenir compte du péché originel sont forcément utopiques. L'abbé Barruel cite, ou donne la référence, pour prouver la « conjuration », d'un grand nombre de lettres de Voltaire, de d'Alembert. Il paraît invraisemblable qu'entre 1792 et 1797 il ait pu en avoir autant à sa disposition. La raison en est que dès la mort de Voltaire en 1778 on avait commencé à réunir tous ses ouvrages et ses lettres pour faire une édition complète de ses œuvres. Elle parut au début de la Révolution. C'est Condorcet qui en est l'auteur et on pense bien que loin de cacher ce qui pour nous l'accuse d'être un esprit destructeur de tout ce qui constitue la dignité de l'espèce humaine, il l'exposait complaisamment et glorieuse­ment. 120:193 Les œuvres complètes de Voltaire, édition de Kehl, avaient été reproduites intégralement entre 1780 et 1880 à ce que je crois ; elle était dans la bibliothèque de mon père. (J'y cherchai des traces du musicien Rameau dans la corres­pondance et j'en trouvai. Ce n'était pas l'esprit jacobin qui me poussait ; j'avais 18 ans.) Mais voici ce que rapporte Barruel. Le *Mercure* était une revue dont la partie littéraire était alors rédigée par La Har­pe, Marmontel et Champfort. L'article du *Mercure* que je vais citer parut le 7 août 1790. En rendant compte de la vie de Voltaire par le marquis de Condorcet, voici ce que disait le philosophe hebdomadaire. « Il semble qu'il était possible de développer davantage *les obligations éternelles que le genre humain doit à Vol­taire.* Les circonstances actuelles fournissent une telle oc­casion. *Il n'a point vu tout ce qu'il a fait ; mais il a fait tout ce que nous voyons.* Les observateurs éclairés, ceux qui sauront écrire l'histoire, prouveront à ceux qui savent réfléchir que le *premier auteur de cette grande révolution qui étonne l'Europe et qui répand de tous côtés l'espérance chez les peuples et l'inquiétude dans les cours, c'est sans contredit Voltaire. C'est lui qui a fait tomber le premier la plus formidable barrière du despotisme, le pouvoir reli­gieux et sacerdotal. S'il n'eût pas brisé le joug des prêtres, jamais on n'eût brisé celui des tyrans. *» Nous donc qui avons étudié cette époque tant bien que mal dans notre jeunesse nous étions méfiants. Quand en rhéto­rique notre professeur d'histoire, un homme que j'aimais, il faisait bien ses cours et nous apprenait beaucoup de choses, il était juif et un peu chahuté ce qui me portait à le défendre ; quand donc cet excellent homme en arriva aux massacres de septembre, il prit la leçon classique de Michelet, parlant des appréhensions du peuple et de la crainte qu'il avait de se voir joué. Je me dis : il me faut étudier tout cela par moi-même. D'ailleurs j'avais senti une hésitation dans les explica­tions du professeur. Nous avons trouvé une lumière dans les travaux d'Augus­tin Cochin qui pour avoir réuni des milliers de fiches jusque dans les mairies de village a pu prouver une entente générale manifestée par les cahiers de demande aux états généraux, fruit de l'influence des sociétés de pensée. Ce qu'a prouvé Augustin Cochin historiquement par des documents postérieurs, Barruel le prouve par les lettres intimes des grands artisans de cet effondrement d'une société naturelle qui était une société chrétienne. 121:193 Il commence donc par étudier la conspiration de l'impiété, puis celle de la rébellion. Et il avertit que « les jacobins pour­suivront dans les ténèbres le grand objet de leur conspiration et de nouveaux désastres apprendront aux peuples que toute la Révolution Française n'était que le commencement de la dissolution universelle que la secte médite ». (p. 45.) Citons : « Vers le milieu du siècle où nous vivons, trois hommes se rencontrèrent, tous trois pénétrés d'une profonde haine con­tre le christianisme. Ces trois hommes sont Voltaire, d'Alem­bert et Frédéric II roi de Prusse. Voltaire haïssait la religion parce qu'il jalousait celui qui l'avait fondée et tous ceux dont elle a fait la gloire ; d'Alembert parce que son cœur froid ne pouvait rien aimer ; Frédéric parce qu'il ne l'avait jamais connue que par ses ennemis. « Il faut, à ces trois hommes, en ajouter un quatrième. Ce­lui-ci, appelé Diderot, haïssait la religion parce qu'il était fou de la nature, parce que dans son enthousiasme pour le chaos de ses idées, il aimait mieux se bâtir des chimères et se forger lui-même ses mystères que soumettre sa foi au Dieu de l'Évan­gile (...) Voltaire fut le chef, d'Alembert, l'agent le plus rusé ; Frédéric le protecteur et souvent le conseil, Diderot, l'enfant perdu. » On s'étonne de la place accordée à Frédéric II. Comme on le verra par la lecture du livre, Voltaire fut appelé à Berlin en 1760. Il y eut ensuite une brouille où Voltaire fut maltraité et revint en France. Mais la correspondance continua sur le même ton qu'à l'origine. Frédéric ne se rendit compte que fort tard que la propa­gande des encyclopédistes poussait les peuples à la rébellion contre leurs souverains. Il écrivit contre eux des *Dialogues des Morts ;* lorsque Voltaire et d'Alembert lui demandèrent, à leur habitude, sa protection pour quelqu'adepte, Frédéric leur répondit sèchement qu'ils n'avaient qu'à chercher une aide dans la République de Hollande. Mais c'était en 1777, l'année qui précède la mort de Voltaire (p. 381). Il ne fut donc que tardivement éclairé sur les conséquences de l'action qu'il avait menée de concert avec Voltaire et d'Alembert. En 1775 il écrivait à Voltaire : « *que miner sourdement et sans bruit l'édifice* (du christianisme) *c'était l'obliger à tomber de lui-même *»*.* On sait que Voltaire appelait « l'infâme » soit Jésus soit l'Église et qu'il terminait ses lettres aux conjurés par : « *Écra­sons, écrasez l'infâme. *» Il rappelle lui-même dans une lettre à d'Alembert de 1760 que lorsqu'en 1730 le lieutenant de police lui disait qu'il n'arriverait jamais à détruire la religion de Jésus-Christ il avait répondu : « *C'est ce que nous verrons. *» Dans sa *Vie de Voltaire,* Condorcet rapporte ces paroles de son grand homme : 122:193 « Je m'ennuie de leur entendre répéter que douze hommes ont suffi pour répandre le christianisme et j'ai envie de leur prouver qu'il n'en faut qu'un pour le détruire. » Et dans une lettre à d'Alembert en 1760 il écrivait : « *Serait-il possible que cinq ou six hommes de mérite qui s'entendraient, ne réussissent pas, après l'exemple de douze faquins* (les apô­tres) *qui ont réussi. *» Suit l'histoire des moyens employés pour arriver au but, l'Encyclopédie, l'extinction des Jésuites, *la conquête des hon­nêtes gens,* c'est-à-dire de ceux qui touchaient au gouvernement, les membres de l'Académie. Tous les ministres de Louis XVI étaient des conjurés ou leurs amis, ce qui explique l'opinion de Maurras : la Révolution est une Fronde qui a réussi. Oui, au début. Mais les Encyclopédistes, les prétendus philosophes, avaient semé bien d'autres idées. Voltaire avait d'abord résisté aux attaques contre la monarchie. Puis il se laissa entraîner comme s'il eût voulu rester à la tête de disciples qui allaient plus loin que lui. Il était au fond sans défense, n'ayant jamais réfléchi sérieusement sur les questions fondamentales. A l'heure de la mort, il ne savait pas encore ce qu'il pensait. Mais en 1764 il écrivait à M. de Chavelin : « Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera *immanquablement* et dont je n'aurai pas le *plaisir d'être le témoin* (*...*) Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront de belles choses. » Il était en tout un esprit destructeur. Il écrivait à d'Helvétius qu'il souhaitait voir tous les Jésuites précipités au fond des mers avec un janséniste au cou, il était tout à fait de niveau avec Marat. Il contribua de Ferney aux émeutes et révolutions de Genève en 1770. Quant à d'Alembert voici ce qu'il écrivait à Voltaire en janvier 63. Le roi de Prusse venait d'échapper à la défaite dans sa lutte contre les Autrichiens qui étaient nos alliés : « A propos de ce roi de Prusse le voilà pourtant qui surnage, et je pense bien comme vous, en qualité de Français et d'être pensant, que c'est un grand bonheur pour la France et pour la philosophie. Ces Autrichiens sont des Capucins in­solents qui nous haïssent et nous méprisent et que je *voudrais voir anéantir avec la superstition qu'ils protègent. *» Ils étaient pour la tolérance, mais la tolérance de faire tout ce qu'on veut. \*\*\* Il y a également dans ce livre d'excellentes études sur l'in­fluente des idées de Montesquieu, de Jean-Jacques et des écono­mistes. Bien entendu tous ces hommes étaient soi-disant des philosophes naturalistes. Ils ne pouvaient que bouleverser une société chrétienne et tomber, par l'oubli du péché originel, dans l'utopie. Dans la seconde partie de l'ouvrage c'est la franc-ma­çonnerie qui est étudiée et ses liens avec les philosophes de l'im­piété pour former l'esprit jacobin. Ils en sont restés les propa­gateurs. L'abbé Barruel était lui-même un très bon écrivain. Voici comment il résume les portraits des principaux acteurs de la conjuration de l'impiété : 123:193 « Dans leur guerre contre l'Évangile, l'égalité et la liberté pouvaient n'avoir été qu'un vain prétexte ; c'est la haine du Christ qui dominait chez eux ; il est bien difficile qu'ils aient pu se le cacher à eux-mêmes ; cette guerre fut celle des passions contre les vertus religieuses bien plus encore que celle de la raison contre les mystères du christianisme. » (p. 275.) « Avec ces disparates dans leurs opinions religieuses, Voltaire se trouvait un impie tourmenté par ses doutes et son ignoran­ce ; d'Alembert un impie tranquille dans ses doutes et son ignorance ; Frédéric un impie triomphant ou croyant avoir triom­phé de son ignorance, laissant Dieu dans le ciel pourvu qu'il n'y ait point d'âme sur la terre ; Diderot alternativement athée, matérialiste, déiste et sceptique mais toujours impie et toujours fou, n'en était que plus propre à jouer les rôles qu'on lui des­tinait. » (p. 61.) Enfin voici une preuve de la perspicacité de cet auteur qui, il y a plus de 175 ans, annonçait ce que nous voyons aujour­d'hui partout dans le monde. Il s'oppose aux espoirs fallacieux des libéraux de tout le temps qui a suivi la Révolution : « La Révolution française a été tout ce qu'elle devait être dans l'esprit, de la Secte. Tout le mal qu'elle a fait, elle devait le faire ; tous ses forfaits et ses atrocités ne sont qu'une suite nécessaire de ses principes et de ses systèmes. Je dirai plus encore : bien loin de préparer dans le lointain un avenir heu­reux, la Révolution française n'est encore qu'un essai des for­ces de la Secte ; ses conspirations s'étendent sur l'univers en­tier. Dût-il en coûter partout les mêmes crimes, elle les com­mettra ; elle sera également féroce : il est dans ses projets de l'être partout où le progrès de ses erreurs lui promettra le même succès. » Ce livre est excellent pour comprendre quel ensemble d'idées et de manœuvres prépara la Révolution française. Il est digne de toutes les bibliothèques et sur bien des points il est indis­pensable. Henri Charlier. 124:193 ### Bibliographie #### Alfred Fabre-Luce Les cent premiers jours de Giscard (Laffont) Depuis le 20 mai 1974, le ciel est d'azur, et le soleil bril­le. Merveille, M. Fabre-Luce a trouvé *son* prince ; autre mer­veille : il lui est apparenté. Le type historique du courtisan est bien vivace. Il suffit de lire ce livre pour s'en convaincre. Georges Laffly. #### Pierre Chaunu De l'histoire à la prospective (Laffont) C'est à partir du moment où la croissance s'accélère qu'on enregistre un déclin d'intérêt pour l'histoire. Présomptueu­sement, on suppose que le pas­sé, si infirme à nos yeux, ne peut rien nous apprendre. Et, note Pierre Chaunu, « dans la crise actuelle qui aboutit à un rejet de l'histoire, il y a aussi crise du sentiment d'apparte­nance au groupe, un certain reflux du sentiment national ». Or ce rejet du passé, ce re­fus de la durée est une erreur grossière : « au delà du pré­sent, l'histoire peut aider à déchiffrer la mince tranche d'avenir sur laquelle nous pou­vons espérer avoir quelque prise ». La connaissance du passé nous permet de décou­vrir des lignes de forces, des « tendances longues » que la mode d'un moment ne peut rompre brusquement. Cette rupture improbable serait d'ail­leurs catastrophe. Sans comp­ter que nous pouvons observer (et essayer de ne pas renouve­ler) les erreurs du passé et leurs conséquences. Pour ne citer qu'un exemple, le mal­thusianisme de la France au XIX^e^ siècle a été payée par la diminution de son rôle et de son poids relatif en Europe et dans le monde. La démographie est un des thèmes fondamentaux de ce li­vre extrêmement riche. Pierre Chaunu estime que la crise la plus grave d'aujourd'hui est cette haine de la vie, ce renon­cement dont un des signes est la campagne pour l'avortement. 125:193 La pollution, dit-il, cela s'en­raye, et il semble que l'Occi­dent soit déterminé aujour­d'hui à en payer le prix. La crise de l'énergie est en som­me bénéfique : l'utilisation du pétrole comme carburant n'est pas la plus efficace (le pétrole est riche en protéines, et nous avons là un stock de nourri­ture). Mais la chute démogra­phique, que l'avortement léga­lisé va accentuer, est littérale­ment un suicide. Dès mainte­nant, les nations les plus in­dustrielles -- et les plus ri­ches en cerveaux, donc les plus utiles pour l'humanité -- sont en train de passer au-dessous du taux de reproduc­tion. Un autre thème très impor­tant : l'influence de l'informa­tion sur l'opinion, et les con­duites. Et par exemple dans l'affaire de l'avortement, com­ment est-on passé de 80 % d'hostiles avant le début de la campagne à un pourcentage presque inverse, après le ma­traquage par la presse écrite et parlée. Il y a, dit Pierre Chaunu, un milieu de l'infor­mation (c'est un sujet que nous avons abordé quelquefois), qui a son éthique et ses détermi­nismes. Il fait régner « un con­formisme de l'anti-conformis­me » et s'il est pour le *chan­gement*, il y a une raison sim­ple (et basse) pour cela : « C'est la modification qui est bonne, d'ailleurs, c'est elle qui fournit matière à informa­tion. » Depuis quinze ans, note l'auteur, on va vers une « homogénéisation de l'informa­tion » qui est en fait une cen­sure. A 90 % le contenu du *Monde* et celui du *Figaro* sont semblables. Il n'y a donc plus de choix pour l'opinion. Elle est conditionnée. Sur un certain nombre de points, notre avenir (sauf ca­tastrophe) est conditionné par le passé. Pierre Chaunu note trois de ces points : il n'y a pas d'alternative à la croissan­ce ; il n'y a pas d'alternative à la famille conjugale ; et il n'y en a pas « au discours judéo-chrétien sur la vie et la mort ». Comme on sait, ces trois points sont menacés par le goût frénétique de rupture qui nous habite (ou plutôt habite le milieu informant et tous les faibles qu'il conditionne). On citera seulement, à propos du troisième point, ce que P. Chaunu dit de l'Église nou­velle : « La médiocrité intel­lectuelle et spirituelle des ca­dres en place des Églises occidentales au début des an­nées 1970 est affligeante. Une importante partie du clergé de France constitue aujourd'hui un sous-prolétariat social, in­tellectuel, moral et spirituel ; de la tradition de l'Église, cette fraction n'a souvent su garder que le cléricalisme, l'intoléran­ce et le fanatisme. Ces hom­mes rejettent un héritage qui les écrase, parce qu'ils sont intellectuellement incapables de le comprendre et, spirituel­lement, incapables de le vi­vre. » Il faut lire Pierre Chaunu. G. L. 126:193 #### Guy Brossollet Essai sur la non-bataille (Éd. Belin) L'atome et la guérilla sont les deux faits nouveaux de l'art militaire. On sait que no­tre système de défense intè­gre des forces nucléaires. Mais tel qu'il est établi est-il capa­ble de remplir son rôle ? Guy Brossollet, qui est officier, en doute, et propose un système plus efficace. Son es­sai est extrêmement intéres­sant. Sa critique peut se ré­sumer ainsi : nous vivons en­core sur la notion de batailles de chars. Or, le char est de­venu fragile, la guerre du Kip­pour l'a montré. Nous n'avons fait qu'y ajouter des armes nucléaires tactiques : les en­gins Pluton qui lancent des bombes atomiques légères (du type Hiroshima). C'est oublier que l'arme ato­mique est une arme de dis­suasion. Dans cette hypothèse, le corps de bataille a une double fonction : 1) lutter pour retarder l'adversaire et don­ner au pouvoir politique le temps de décider de l'emploi de l'arme nucléaire stratégique (destruction des principales villes adverses) ; 2) signifier, par l'emploi d'armes nucléai­res tactiques, notre décision de riposte par tous les mo­yens.. Incorporer les A.N.T. au corps de bataille est gênant, puisque c'est confondre la ri­poste immédiate et nécessaire avec le début d'escalade que représente leur emploi. Les fonctions I et II sont confon­dues. Enfin, nous comptons sur la possession en 1980 de 120 engins Pluton. Brossollet esti­me qu'ils nous permettraient de détruire seulement une quinzaine de bataillons blin­dés adverses (soit une divi­sion et demie). C'est faible. L'auteur résume ainsi sa critique : « ...ayant pris acte du phénomène nouveau de la dissuasion, nous avons succes­sivement récusé la nécessité de la bataille et de l'offensive, l'organisation des unités, du commandement et de la logis­tique, l'efficacité du char, du canon et de l'arme nucléaire tactique ». Alors, que faire ? C'est là que Brossollet est original, in­troduisant, il me semble, les leçons que l'on doit tirer de la guerre de partisans. Les divisions classiques, manœuvrant sous les ordres d'un État-Major lointain, avec lequel l'échange d'informa­tion est difficile, doivent être remplacées par un maillage d'unités légères. Quinze hom­mes chargés de contrôler un cercle de terrain de 2,5 km de rayon, dotés d'engins anti­chars et de mines horizonta­les. Ces « modules » seraient chargés de détruire chacun trois engins ennemis, ou une dizaine de fantassins. Un maillage de 500 km de long sur 120 km de profondeur suppose 2500 modules de présence. 127:193 Brossollet réclame égale­ment des modules aériens de trois hélicoptères (très effica­ces contre les chars), et l'in­tervention en certains lieux de modules lourds, régiments de 54 chars. Ce système serait beaucoup plus meurtrier pour un en­vahisseur. Dans un second temps pourraient intervenir les armes nucléaires tactiques ; il serait clair alors que leur emploi aurait sa pleine signi­fication. Cette signification est réellement non de détruire un adversaire beaucoup plus puissant mais de l'avertir qu'on est sur la voie de la guerre totale : celle de l'em­ploi de l'arme nucléaire stra­tégique. La clarté de l'exposé, l'ori­ginalité des idées de l'auteur sont tout à fait remarquables. Cet essai montre une capacité étonnante d'adaptation à une situation totalement inédite. G. L. #### Simon Leys Ombres chinoises (10/18) Ce petit livre, édité en po­che, bourré de faits, et écrit dans un style allègre, est la plus formidable machine con­tre la propagande qui fait de Mao un surhomme, et de la Chine maoïste un paradis. Il me semble très nécessaire de le lire, tant il apporte de précisions et de faits jusqu'ici cachés. L'auteur en est un si­nologue qui évidemment a choisi un pseudonyme (Leys est le nom d'un personnage de Segalen). Paradoxalement, il est révolutionnaire. Après avoir décrit les nombreuses destructions de temples, livres et objets hérités du passé, il écrit. « Je pardonnerais tous les iconoclasmes (je les accueillerais avec enthousias­me) d'un pouvoir politique qui serait véritablement populai­re, révolutionnaire et créateur, ouvrant les voies de l'avenir. » Tant est grand aujourd'hui le pouvoir mythique de « la ré­volution ». Mais là n'est pas le plus important. Il est dans le ta­bleau sinistre de la Chine ac­tuelle. Simon Leys estime que le régime de Mao fut d'abord « stable et dynamique ». C'est depuis la Révolution culturelle qu'il décline (et c'est depuis ce temps que l'Occident l'ad­mire). « Cinq années de fu­reur, de sang et de folie, la plus gigantesque flambée de frénésie collective que la Chi­ne ait connue depuis l'insur­rection des Taï-Ping ; un raz-de-marée qui engloutit subi­tement les deux tiers de l'éli­te dirigeante du régime ; le coup d'État militaire érigé de façon permanente en système de gouvernement ; 128:193 une cascade de purges et de contre-purges qui finalement ne laissent plus que deux vieillards accrochés aux commandes d'un appareil délabré, et dans les couloirs du pouvoir tout un fourmille­ment obscur de militaires, de factions et d'ambitions rivales échangeant des coups fourrés, et dont la lutte sourde me­nace à tout instant d'exploser de nouveau au grand jour ; la destruction délibérée de l'in­telligence et de la culture, des arts des lettres et de tout l'héritage du passé... » Tel est le décor. Mais le li­vre fourmille de mille petits faits qui précisent ce bilan. On parle partout, par exem­ple, de l'égalité parfaite qui existe en Chine. Simon Leys contredit : il y a, par exem­ple, trente échelons successifs dans la hiérarchie des fonc­tionnaires, chacun avec ses privilèges (nourriture diffé­rente dans les cantines, loge­ment, etc.). On a supprimé les classes dans les chemins de fer, mais il y a les places « assises-dures », « couchées-dures » et « couchées-mol­les », avec des prix qui va­rient du simple au triple. Les signes extérieurs de grade ont disparu dans l'armée, mais les vareuses ont quatre poches pour les officiers et deux pour les simples soldats. Et, parmi les officiers, il y a ceux qui ont droit à une jeep, ceux qui jouissent d'une limousine noi­re à petits rideaux et, plus haut, d'une limousine noire à petits rideaux précédée d'une jeep. Comme cela, pas moyen de se tromper. Et les Chinois tiennent beaucoup à ne pas se tromper. L'auteur cite des exemples d'une étiquette ri­goureuse et minutieuse. Il est vrai que les bureau­crates vont se retremper en participant aux travaux des champs. Mais ils vivent sépa­rés des paysans, sont servis à part, etc. Toutes sortes de truquages similaires compli­quent la réalité chinoise. « Les visiteurs étrangers ne sem­blent pas se douter, dit Leys, qu'on leur fait parcourir tou­jours le même circuit : les mêmes quartiers des mêmes villes, les mêmes villages. Tou­te escapade est interdite. Cer­tains Occidentaux se vantent d'avoir lié amitié, hors de tout programme officiel, avec des Chinois. Ces Chinois rencon­trés par hasard, sont des « amis professionnels », em­ployés du ministère des Af­faires étrangères. » Mais au-delà de l'étrange et de l'extravagant, il y a le si­nistre. La réalité chinoise, c'est celle du « 1984 » de George Orwell, anticipation qui est une des images fondamenta­les de notre temps. Comme dans « 1984 », il n'y a pas de vérité objective, et le langage lui-même est transformé : les sigles, les mots tronqués, les adjectifs et périphrases obli­gatoires transforment la lan­gue en un code qui ne laisse passer que les vérités officielles. Leys note aussi que l'adoption de caractères latins dans l'écriture est un moyen de rompre avec le passé chi­nois (de même, en France, rê­ve-t-on d'une réforme de l'or­thographe, en même temps qu'on enseigne une syntaxe simplifiée). La mécanique est si parfai­te que les autorités chinoises peuvent fixer exactement le nombre de ceux qui iront vi­siter *spontanément* une expo­sition, ou applaudir un défilé. Une des conséquences du sys­tème est bien sûr, un refus total de l'initiative et la crain­te perpétuelle de n'être pas dans la ligne. 129:193 Le livre de Leys a suscité des réactions très vives : nos auteurs de livres sur la Chine sont humiliés, et les partisans politiques indignés. Mais il semble bien que les affirma­tions de l'auteur soient irré­futables. G. L. #### Roger Caillois Obliques précédé d'Images, images... (Stock) Roger Caillois continue de remplir les cases de son échi­quier, poursuivant ses investi­gations sur les rêves, les pier­res, la science-fiction ou le temps : tous les points où se manifeste un « fantastique na­turel », l'émergence en un point d'une réalité qui évoque un autre ordre du réel. Exem­ple : le fulgore porte-lanter­ne, insecte de quelques centi­mètres, arbore un masque qui ressemble à s'y méprendre à une tête de crocodile. Autre exemple : ces pierres qui, dé­coupées, montrent sur la tran­che l'image d'une ville, ou d'un animal. Après *Cases d'un échiquier* et *Approches de l'imaginaire* ce nouveau livre recueille un certain nombre d'études qui se relient à des enquêtes com­mencées depuis *le Mythe et l'homme.* On trouvera ici, particuliè­rement, une lettre à Alain Bosquet où Caillois explique comment la Table des élé­ments établie par Mendeleïev (tous les éléments existant dans l'univers y sont classés en fonction de leur poids ato­mique) lui servit à préciser sa notion d'imagination *juste* et d'une poésie qui ne soit pas imposture : « Ma conviction -- simple et paradoxale -- tenait au fait que les éléments du monde sont dénombrables et leurs structures cohérentes, discontinues, récurrentes et en petit nombre. » Roger Caillois me semble actuellement l'exemple le plus remarquable d'un pari héroï­que sur la raison, la raison seule, pour rendre compte de l'énigme du monde. Pari hé­roïque, et d'une certaine fa­çon, insensé. G. L. 130:193 #### Christian Jelen Les normalisés (Albin Michel) Pour bien comprendre le socialisme à ses divers degrés, il faut lire *l'Archipel du Gou­lag,* qui nous révèle ce qu'est le communisme soviétique, *Le nouveau totalitarisme,* qui, par l'exemple suédois, nous fait toucher du doigt le ca­ractère abrutissant et avilis­sant du socialisme libéral, et enfin *Les normalisés* qui, entre les deux, nous montre la ser­vitude bureaucratique et po­licière à laquelle le socialis­me des démocraties populaires soumet la vie quotidienne des habitants de l'Europe de l'Est. L'auteur s'est limité à la Hongrie, la Pologne et la Tché­coslovaquie. Il a été sur pla­ce, il a interrogé beaucoup de gens, et surtout il s'est li­vré à un dépouillement sys­tématique de la presse de ces pays. L'enquête, parfaitement objective, fait froid dans le dos. Ce ne sont pas les camps d'extermination, mais c'est la vie sans liberté et sans espoir, par la vertu du « système » qui broie les individus, engendrant méfiance générale, violence, délinquance, fraudes illimi­tées ; corruption, etc. Un uni­vers kafkaïen. C'est le mérite de Christian Jelen et de son préfacier Pierre Daix, tous deux hom­mes de gauche, de dénoncer l'esclavagisme qui règne dans les pays « normalisés ». Mais comment peuvent-ils rêver d'un « socialisme qui soit en­fin adulte » ? Du doux totali­tarisme suédois au cruel to­talitarisme russe, en passant par le totalitarisme étouffant des démocraties populaires, le socialisme demeure un sys­tème dont l'effet premier est toujours la perte des libertés essentielles. Comment ne s'en rendent-ils pas compte ? Louis Salleron. #### Simone Fabien Messieurs les médecins rendez-nous notre mort (Albin Michel) Un livre sur l'euthanasie ? Pas exactement. Ce que plaide l'auteur, c'est le droit à leur mort pour ceux qui n'ont plus aucune chance de vie et que les médecins entretiennent ar­tificiellement pendant des jours ou des semaines, alors que toute guérison est exclue. Le ton est douloureux et l'inspiration, dans son fond, est juste. Mais l'auteur, à qui, semble-t-il, le christianisme est étranger, s'égare quand elle parle de l'avortement pour lequel elle ne voit que le re­mède de la contraception. L. S. 131:193 R.-L. Bruckberger O.P.\ Marie-Madeleine\ (Albin Michel) Réédition d'un livre publié en 1952 -- un livre qu'il faut lire pour toutes ses qualités de poésie, d'intelligence et de sens chrétien. C'est dans son genre, un modèle d'hermé­neutique. Distinguant nette­ment ce qui est de la vérité, attestée par l'Évangile, et ce qui est de l'hypothèse, rendue plausible par de savantes in­vestigations, le P. Bruckberger donne une large part à l'hy­pothèse pour nous camper une Marie-Madeleine de haut vol qui, après avoir affiché la vie plus libre dans les mi­lieux les plus raffinés, tombe subjuguée aux pieds du Christ, ayant enfin découvert l'Amour et ne le quittant plus jusqu'à la Croix et au Tombeau où, la première, elle le reconnaî­tra à l'aube de la Résurrection. L. S. 132:193 ## AVIS PRATIQUES ### Informations et commentaires #### Le cardinal Mindszenty sera-t-il pris au piège de la concélébration ? C'est dans *La Croix* du 1^er^ avril. Du 1^er^ avril ? Alors c'est peut-être une blague. Souhaitons-le. Un poisson d'avril. Mais tant qu'il n'est pas démenti, force est bien d'en envisager l'éventualité. Donc le cardinal Marty, selon *La Croix* du 1^er^ avril, aurait annoncé dans son « homélie » au cours de la grand-messe de Pâques (sa soi-disant grand-messe, puisque l'on y fait « sim­plement mémoire »), la prochaine venue à Paris du cardinal Mindszenty : « Cette visite, à l'invitation de Mgr Marty, aura lieu les 24 et 25 mai prochains. Le cardinal Mindszenty devait déjà l'an dernier effectuer un voyage en France du 19 avril au 1^er^ mai, mais, pour diverses raisons, ce projet n'avait pu aboutir. » Ces diverses raisons, il faut le rappeler, ce n'est point dans *La Croix* qu'on a pu les lire. Mais dans ITINÉRAIRES, numéro 184 de juin 1974, avec tous les documents. (« Le dossier secret de l'affaire Mindszenty », par Roland Gaucher.) *La Croix* du 1^er^ avril ajoute : « Cette visite du cardinal Mindszenty, bien que moins longue et au programme moins chargé que celle qu'il aurait dû effectuer en 1974, lui permettra cependant de prendre contact avec la communauté catholique hon­groise de Paris. » 133:193 Il semble donc que l'on ait réussi à limiter les « contacts » du cardinal Mindszenty à la seule communauté hongroise, et à empêcher tout vrai contact avec la population française. Le Parti communiste et la Nonciature apostolique l'auraient, en effet, difficilement toléré. La date est bonne pour le parti au pouvoir dans l'Église : le 25 mai, c'est le dimanche de la Trinité, les catholiques fran­çais les plus énergiques risquent d'être à Rome, en pèlerinage avec Mgr Lefebvre. -- Toutefois ils n'y seront pas tous, il pourrait bien en rester suffisamment à Paris pour aller à Notre-Dame, le 25 mai, faire aux deux cardinaux l'accueil qu'ils méritent, c'est-à-dire acclamer le cardinal Mindszenty, confesseur de la foi, et conspuer le cardinal Marty, champion de l'évolution conciliaire. Mais tout cela n'est rien encore. Car voici le plus grave. Un piège diabolique a été préparé pour le cardinal Minds­zenty : celui de la *concélébration.* *La Croix* précise en effet : « L'archevêque de Paris et l'ancien primat de Hongrie concélébreront une messe à Notre-Dame le 25 mai. » Concélébrer avec un Marty ! On chantera l'Internationale ? On fera simplement mémoire ? Le cardinal Marty, on le sait, n'accepte pas que les catho­liques chantent la messe traditionnelle, latine et grégorienne, mais il accepte qu'ils chantent l'Internationale. Le cardinal Marty, on le sait aussi, inculque à son clergé et à son peuple, depuis 1969, par son Nouveau Missel, que la messe n'est plus un sacrifice et qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ». Publiquement mis en demeure et accusé sur sa foi dans le saint sacrifice de la messe, le cardinal Marty est resté silencieux, ce qui est un manquement manifeste à l'obli­gation de l'acte extérieur de la foi. Si par miracle et contre toute apparence le cardinal Marty a encore quelque chose de la foi catholique, c'est seulement l'acte intérieur qu'il en con­serve, en cachette, sans le laisser voir. Depuis cinq ans, malgré toutes les réclamations et toutes les supplications, le cardinal Marty *diffuse* l'hérésie de la « sola commemoratio » dans les Nouveaux Missels du dimanche ré­pandus de par son autorité ; depuis cinq ans, le cardinal Marty *refuse* de rétablir et d'enseigner la vérité catholique, à savoir : 134:193 1\. -- L'eucharistie n'est pas seulement un sacre­ment, elle est aussi un sacrifice. 2\. -- Elle est le sacrifice permanent que Notre-Seigneur a laissé à son Église afin de s'offrir à Dieu par les mains de ses prêtres. 3\. -- La sainte messe est le sacrifice du corps et du sang de Jésus-Christ offert sur les autels sous les apparences du pain et du vin en souvenir du sacrifice de la croix. 4\. -- Le sacrifice de la messe est substantiellement le même que celui de la croix en ce que c'est le même Jésus-Christ qui s'est offert sur la croix et qui s'offre par les mains de ses prêtres, ses ministres, sur les autels. 5\. -- Entre le sacrifice de la messe et celui de la croix il y a cette différence et cette relation : sur la croix, Jésus-Christ s'est offert en répandant son sang et en méritant pour nous ; sur les autels, il se sacrifie sans effusion de sang et nous applique les fruits de sa passion et de sa mort. (Catéchisme romain.) Le cardinal-archevêque de Paris se tait là-dessus depuis 1969. Depuis 1969, il fait ou laisse inculquer, en son nom, de par son autorité, par son Nouveau Missel, qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ». Telle est la situation. Ceux qui sont en mesure de le faire doivent en avertir le cardinal Mindszenty. On ne *concélèbre* pas avec un prélat qui est gravement sus­pect d'avoir perdu la foi dans le saint sacrifice de la messe. Jean Madiran. ##### *Pour le Vietnam* Nos lecteurs ont été tenus au courant de la fondation, des buts et des activités de *l'Association du vœu pour le Vietnam* dans nos numéros 166 (p. 169 et suiv.), 167 (p. 190 et suiv.), 168 (p. 172 et suiv.), 170 (p. 146 et suiv.). 135:193 Rappelons en résumé que cette Association fut fondée en 1972 à l'appel de ce que l'organe central du Parti communiste français appelait « *un ramassis d'altesses, de pétroliers, de collabos, de financiers récidivistes, amnistiés des crimes anciens et complices des nouveaux crimes *»*,* à savoir : S.A.R. Je duc d'Orléans, le général d'Alençon, Amédée d'Andigné, l'amiral Auphan, Georges Bidault, le colonel de Blignières, Maurice de Charette, Jean Daujat, le doyen Achille Dauphin-Meunier, le professeur Drago, Frédéric-Dupont, le professeur J. Flour, An­dré François-Pontet, le général Gracieux, Serge Groussard, le professeur Jambu-Merlin, Clara Lanzi, le général Lecomte, François Lehideux, Jean Madiran, Gabriel Marcel, Thierry Maulnier, le professeur Mazeaud, André Mignot, le général de Montsabert, Bertrand Motte, Jean Ousset, le conseiller Piérard, Michel de Saint Pierre, le général Salan, Louis Salleron, le gé­néral Tabouis, H. Trémolet de Villers et le général Zeller. L'activité de l'Association, qui s'est exercée en liaison sur place, avec Mgr Thuan, évêque de Nha Trang et secrétaire exé­cutif de la COREV (Coopération pour la reconstruction du Vietnam), avait consisté notamment à prendre en charge la construction de deux villages de réfugiés après l'exode de 1972. Mgr Thuan vient d'écrire à l'Association : « Je ne sais combien de temps je pourrai en­core vous écrire. Avant que peut-être le rideau ne se referme sur nous, je vous envoie un appel de secours d'urgence, pour la formation intensive et accélérée de cadres, les préparant à affronter des difficultés insurmontables, pour vivre dans des circonstances où nous serons privés de liber­té, où les parents devront s'occuper eux-mêmes de leurs enfants. Il y a la panique, on n'a plus confiance qu'en l'Église, même pour les non-catholiques c'est l'évêque seul qui compte. « Je vous demande de m'aider financièrement à former chaque semaine une centaine de per­sonnes, les cadres, qui feront l'épine dorsale de l'Église dans ces villages de réfugiés où la pré­sence de l'Église est nécessaire au point de vue spirituel, social, éducatif, et où le prêtre ne pourra plus jouer son rôle librement, où peut-être le nombre de prêtres sera limité. « Car de toutes façons nous aurons à vivre un autre régime. « Aidez-moi avant que nous ne perdions con­tact, avant la fin des choses. » 136:193 L'Association du vœu pour le Vietnam reçoit les dons : -- par chèques bancaires libellés à l'ordre de l'Association et envoyés à son adresse : 56, avenue Kléber, 75116 Paris ; -- par virements postaux à son C.C.P. : La Source 33.722.60. A partir du moment où l'Association n'aurait plus de liaison directe avec Mgr Thuan, les fonds recueillis seraient confiés pour leur acheminement à l'œuvre de l'Aide à l'Église en dé­tresse ou à celle des Missions étrangères ; en tous cas point à une œuvre faisant profession de partager ses secours entre « les deux camps », car cela veut dire, en fait, secourir le camp des bourreaux aussi bien que le camp des victimes. ============== fin du numéro 193. [^1]:  -- (1). Cf. notamment ITINÉRAIRES, numéro 186 de septembre-octobre 1974, p. 11 et 12. [^2]:  -- (1). Ici et dans les citations à venir c'est nous qui soulignons. [^3]:  -- (1). *Histoire de l'abbaye royale de Saint-Denys en France,* Paris, 1706, réédité par les Éditions du Palais Royal, 8, rue Clapeyron, 75008 Paris ; réimpression fac-similé en un volume de format 19 27 cm de 946 pages, illustré de 13 planches hors texte et de nombreuses gravures in texte, relié simili peau bleu roi, pièce de titre rouge, le premier plat aux armes de l'abbaye, doré à l'or fin : 360 F. [^4]:  -- (1). Cf. l'article d'Hervé PINOTEAU, *Autour de la Bulle Dei Filius* paru dans ITINÉRAIRES, n° 147 de novembre 1970, p. 99-123. [^5]:  -- (2). Médaillon 6 du vitrail chartrain ; cf. Delaporte. [^6]:  -- (1). *Nouvelles de chrétienté,* n° 331 du 21 décembre 1961. [^7]:  -- (1). Le *Bulletin* monumental, Paris, t. 131, 1973, III vient de publier une étude de Sumner Mc. Crosby et Pamela Z. Blum sur le portail central occidental. Ce travail fort minutieux permet d'identifier ce qu'il reste du XI^e^ siècle dans cette composition magistrale et si bien ordonnée, malgré les regrattages ou restaurations défigurantes du XIX^e^ siècle. Après lecture d'une aussi savante investigation, nous pouvons regarder l'œuvre de Suger avec des yeux neufs, attentifs seulement à ce qui distingue les sculpteurs de cet ensemble où le souci nouveau de réalisme s'allie à l'abstraction romane. [^8]:  -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 189 de janvier 1975. [^9]:  -- (1). D'après une information récente, le « 904 » serait encore dis­ponible chez Desclée, à Tournai uniquement. Cela demanderait à être vérifié. [^10]:  -- (1). Cet article s'inscrit dans la ligne des précédents sur le Canon romain ; *Itinéraires* sept.-oct. 1970 et nov. 1971. [^11]:  -- (1). Pour la Royauté du Christ sur les Anges on peut voir les *Grandeurs de Jésus-Christ* (chez Dominique Martin Morin éditeur à Paris) la fin du chapitre du Christ-Roi et les *Mystères du Royaume de la Grâce* (toujours chez D.M.M. éditeur), l'Annexe 3 sur la mis­sion des Anges. [^12]:  -- (1). Parce que le Christ est vivant et glorieux, aussitôt que le pain est consacré à son précieux corps, à cet instant même son précieux sang est rendu présent lui aussi avec son âme et sa divinité ; de même que sous l'espèce du vin le Christ est présent tout entier. Il reste que, par la vertu des paroles prononcées, son corps est d'abord présent et immolé, son sang est ensuite présent et répandu pour beaucoup. Qu'il y ait présence réelle tout entière (si l'on peut dire) n'empêche pas qu'il y ait séparation et immolation sacramentelle. C'est tout le mystère du saint-sacrifice. Et sous prétexte que ce sacrifice est mystère, il ne faut pas dire qu'il n'est pas sacrifice. Nous croyons au mystère de l'économie sacramentelle en général et à sa réalisation particulière suprême dans le cas de la sainte Messe. [^13]:  -- (1). Mélik AGOURSKY, A. B., Eugène BARABANOV, Vadim BORISSOV, Igor CHAFARÉVITCH, F. KORSAKOK et Alexandre SOLJÉNITSYNE : *Des voix sous les décombres,* trad. Seuil 1974. [^14]:  -- (2). *Op. cit.,* p. 32. [^15]:  -- (3). *Ibid.,* p. 274. [^16]:  -- (1). *Op. cit.,* p. 32.