# 194-06-75 1:194 ![](media/image1.png) ARRIVÉ AU BOUT DE SES FORCES, *les ayant toutes dépensées au service des âmes et de l'honneur de Dieu, le Père Calmel est mort comme on s'éteint, dans la matinée du samedi 3 mai, pour l'inven­tion de la sainte croix.* *Le lundi 5 mai, en la fête de saint Pie V, nous avons célébré ses funérailles à Saint-Pré du Cœur Immaculé, où il est inhumé.* *Son dernier écrit aura été, en ce mois de mai, une fois de plus, sur le* «* canon romain *»*,* «* prière invariable qui encadre et solennise les prières de la consécration *»*. Là étaient le trésor et le cœur de ce prêtre, fils de saint Dominique. Avant d'avoir à mesurer le chemin parcouru avec lui, l'œuvre accomplie, et la place qu'il va laisser vide parmi nous, avant d'essuyer nos larmes et de reprendre sans lui maintenant les travaux et les jours, écoutons-le une dernière fois comme s'il était là encore, relisons la dernière page de son dernier écrit, qu'il nous faudra demain conserver comme son ultime enseignement :* 2:194 « *Lorsque les évêques de France font la guerre à la messe dite de saint Pie V tout le monde comprend qu'ils font la guerre au canon romain latin, à l'offertoire latin, au rite antique de la communion exclusivement conservé. Quand ils ont l'insolence de soutenir que la seule messe célé­brée* dans l'obéissance *est la messe dite de Paul VI tout le monde comprend deux choses : d'abord que la messe sera toujours considérée comme célé­brée dans l'obéissance du moment qu'elle ne sera pas celle de saint Pie V, même quand elle prendra la forme de pitreries sacrilèges ; ensuite que la seule langue vulgaire est admise, que les traduc­tions tendancieuses sont admises seules, qu'un rite de communion ayant adopté une forme non ado­rante est seul admis, enfin qu'il est fortement dé­conseillé de s'en tenir exclusivement, même en se servant de la langue vulgaire dans une mauvaise traduction, au seul canon romain. Tout le monde comprend qu'à ces évêques collégialisés une seule messe est insupportable et c'est la messe de leur propre ordination, la messe qu'ils ont célébrée ex­clusivement pendant dix, vingt ou trente ans, la messe sur laquelle pendant dix, vingt ou trente ans, aucun d'entre eux n'aurait eu l'idée ni l'au­dace de porter la main, la messe enfin en la forme très digne selon laquelle on la célébrait paisible­ment et partout, dans l'Église latine, depuis plus de quinze siècles.* 3:194 *Tel étant le passé -- le passé de la célébration universelle de la messe et le passé de sa célébration par les évêques -- tel étant donc le passé et tel étant devenu le présent, on ne peut éviter de se demander ce qui se passait dans la tête et dans le cœur des évêques pendant le long temps où ils ont gardé la messe de saint Pie V. Il est naturel de conclure que s'ils avaient pris conscience de la dignité et de la perfection du rite, du formulaire et des attitudes, s'ils avaient eu une foi ferme dans la messe, s'ils avaient dit les priè­res de la messe en état de prière, et d'une prière éclairée, il leur serait impossible aujourd'hui de s'acharner contre la messe dite de saint Pie V ;* au moins ne pas s'acharner là-contre, au moins cela*. Il est encore naturel de conclure que ce qui nous affermira le plus dans la fidélité à la messe dite de saint Pie V, ce sera, avec la prière et l'orai­son, une considération attentive et en esprit de foi du canon romain latin ; soit directement sur le texte, soit dans une traduction exacte.* «* Quel que soit le point de doctrine ou de mo­rale traditionnelle que nous défendions contre la Révolution qui est acceptée ou soufflée par la fausse Rome, notre résistance sera d'autant plus ferme que les biens célestes que nous maintenons seront d'abord la nourriture de notre pensée et de notre âme. *» R.-Th. Calmel, o. p. 4:194 ### Pas même un sur dix Nos amis ont bien entendu ce que nous leur avions de­mandé pour le 15 mars. Par leur présence, par leur dévouement, par leur générosité, ils ont assuré ce que tout le monde a nommé le « grand succès » de la réunion organisée le 15 mars par les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES. Nous les en avons remerciés. La *brochure commémorative et diffu­sive* en prolonge et en déploie le souvenir. Mais une chose encore n'a pas été dite. Un point reste à la traîne. Et malheu­reusement, c'est un point important. Avec et après le grand succès du 15 mars, il y a eu plu­sieurs adhésions nouvelles aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES. Il y en a eu neuf. Je ne dis pas neuf centaines. Je ne dis pas neuf dizaines. Je dis neuf : huit et une ; ou plus exactement cinq et quatre. Cinq adhésions le jour même ; quatre par la suite. Ne croyez pas que ces neuf étaient les seuls qui restaient encore, les derniers qui n'avaient pas encore adhéré, tous les autres l'ayant fait précédemment. Non. D'ailleurs il n'est pas extraordinaire que les abonnés de la revue ne soient pas tous sans exception membres de l'association. Mais il est extraor­dinaire qu'il y en ait si peu. Il n'y en pas un sur dix. (Même avec le renfort des neuf nouveaux adhérents.) Nous vous l'avions dit pourtant : *jamais encore l'action in­tellectuelle et morale de la revue, jamais encore son combat spirituel n'avait rencontré des difficultés aussi sévères que celles que nous rencontrons maintenant.* Nous vous l'avons dit et répété : *dans les circonstances très difficiles où nous nous trouvons, la revue* ITINÉRAIRES *ne pourra survivre que par un effort méthodique, soutenu, résolu de tous ceux qui veu­lent qu'elle survive.* L'effort auquel nous invitons nos lecteurs, l'effort *méthodi­que, soutenu, résolu, --* non pas occasionnel, non pas exceptionnel, mais *ordinaire et régulier --* passe par l'adhésion et la cotisation aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES. 5:194 Qu'il y ait des abonnés qui ne puissent ou ne veuillent adhérer et cotiser aux COMPAGNONS, cela est inévitable. Mais qu'ils soient plus *de neuf sur dix* à être dans ce cas, cela est tout à fait anormal. \*\*\* Aux abonnés qui veulent vraiment aider et soutenir ITINÉRAIRES il est demandé, *en plus* de leur abonnement à la revue, d'apporter leur cotisation à l'association. Les deux choses sont distinctes ; les deux sont nécessaires. Les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES sont une association selon la loi de 1901 : ils sont l'association qui a pour but d'organiser le soutien et la diffusion d'ITINÉRAIRES, notamment par la mise en œuvre des bourses d'abonnement ; plus généralement, en organisant a) les activités de soutien à la revue, b) les acti­vités recommandées par la revue. Nous devons le répéter : -- *L'adhésion et la cotisation aux* COMPAGNONS *sont entièrement distinctes de l'abonnement à la revue. Être membre d'une association n'est pas la même chose qu'être abonné à une publication. L'association n'a pas communication de la liste des abonnés : elle ne connaît donc que ceux qui se font connaître.* La brochure commémorative et diffusive, intitulée : *De­main davantage qu'hier,* paraît ces jours-ci aux Nouvelles Édi­tions Latines. Elle pourra peut-être rendre sensible à quelques-uns parmi ceux qui ne l'ont pas encore compris plus de neuf sur dix de nos abonnés -- quelle fonction indispensable remplissent les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES ; et l'urgence de leur apporter le renfort, au moins, d'une cotisation régulière. J. M. Envoyez votre nom et votre adresse aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, 40, rue du Mont-Valérien, 92210 Saint-Cloud. Chèques postaux : Paris 19.241.14. 6:194 ## ÉDITORIAL ### En quoi la Nouvelle Messe est un échec LA NOUVELLE MESSE est équivoque et elle favorise l'hé­résie. C'est dire par là-même qu'elle est un échec ; car la messe catholique ne saurait être équivoque et favoriser l'hérésie. Cependant l'idée même d'échec doit être un peu creusée, car il n'y a échec que par rapport à un but qu'on s'est fixé. Quel but visait donc l'Église lorsqu'elle entreprit de modifier le rite traditionnel de la Messe ? La Constitution sur la liturgie Une première réponse nous est donnée par le préambule (*proemium*) de la Constitution conciliaire sur la liturgie : « Puisque le saint Concile se propose de faire progresser la vie chrétienne de jour en jour chez les fidèles ; de mieux adapter aux nécessités de notre époque celles des institu­tions qui sont sujettes à des changements ; de favoriser tout ce qui peut contribuer à l'union de tous ceux qui croient au Christ, et de fortifier tout ce qui concourt à ap­peler tous les hommes dans le sein de l'Église, il estime qu'il lui revient à un titre particulier de veiller aussi à la restauration et au progrès de la liturgie... (*instaurandam atque fovendam Liturgiam curare*) » (§ 1). 7:194 Deux thèmes directeurs donc : 1) celui d'une adaptation aux nécessités de l'époque, 2) celui de l'œcuménisme, mais d'un œcuménisme tendant « à appeler tous les hommes dans le sein de l'Église ». La « restauration » dont il est question « doit consister à organiser les textes et les rites de telle façon qu'ils expriment avec plus de clarté les réalités saintes qu'ils signifient... » (§ 21). Le « progrès » doit être conçu de la manière suivante : « Afin que soit maintenue la saine tradition, et que partout la vie soit ouverte à un progrès légitime, pour chacune des parties de la liturgie qui sont à réviser il faudra toujours commencer par une soigneuse étude théologique, historique, pastorale. En outre, on prendra en considération aussi bien les lois générales de la structure et de l'esprit de la liturgie que l'expérience qui découle de la plus récente restauration liturgique et des indults accordés en divers endroits. Enfin, on ne fera des innovations que si l'utilité de l'Église les exige vraiment et certainement, et après s'être bien assuré que les formes nouvelles sortent des formes déjà existantes par un développement en quelque sorte organique... » (§ 23.) En ce qui concerne plus précisément la Messe : « Le rituel de la messe sera révisé de telle sorte que se manifestent plus clairement le rôle propre ainsi que la con­nexion mutuelle de chacune de ses parties, et que soit facilitée la participation pieuse et active des fidèles. « Ainsi, en gardant fidèlement la substance des rites, on les simplifiera ; on omettra ce qui, au cours des âges, a été redoublé ou a été ajouté sans grande utilité ; on réta­blira selon l'ancienne norme des saints Pères, certaines choses qui ont disparu sous les atteintes du temps, dans la mesure où cela apparaîtra opportun ou nécessaire. » (§ 50.) C'est évidemment ce dernier alinéa que les auteurs de la Nouvelle Messe ont reçu comme un chèque en blanc pour opérer les bouleversements qu'on sait. Enfin, selon la Constitution, « l'usage de la langue latine sera observé dans les rites latins » quitte à accorder à la langue du pays « une plus large place... » (§ 36). Quant au chant grégorien, l'Église le reconnaît comme « le chant propre de la liturgie romaine ; c'est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales d'ailleurs, doit occuper la première place... » (§ 116). En présence de ces textes, comme aussi bien en pré­sence de l'ensemble de la Constitution sur la liturgie, on est fondé à se demander si la Nouvelle Messe correspond à ce que prescrit la Constitution. Je ne vois pas, pour ma part, qu'on puisse répondre autrement que par la négative. 8:194 Mais si les autorités qualifiées nous assuraient qu'il faut répondre par l'affirmative, je ne pourrais que constater qu'il faut lire les textes conciliaires avec des lunettes spéciales. La Constitution « Missale Romanum » Trouverons-nous ailleurs quelque lumière nouvelle ? On pense immédiatement à la Constitution apostolique « Missale Romanum » par laquelle le pape Paul VI « pro­mulgue » (selon le titre de la Constitution, mais non selon le texte) le missel romain « restauré sur l'ordre du II^e^ Concile œcuménique du Vatican ». A elle seule, cette « promulgation » peut être considérée comme un « imprimatur » accordé aux travaux du Consilium, auteur de la Nouvelle Messe. Mais, outre toutes les questions qu'on peut se poser sur la portée exacte de la Constitution apostolique, nous savons que la Présentation (*Institutio generalis*) de l'*Ordo Missae* dut être substantiellement modifiée tant elle fleurait l'hérésie. Comment ne pas parler d'échec si le maintien de l'Ordo lui-même ne signifie que le succès d'une équivoque ? Comment pourrait-on croire que l'équivoque soit de nature à « contribuer à l'union de tous ceux qui croient au Christ » (pour reprendre les termes du préam­bule de la Constitution conciliaire sur la liturgie) ? Constat d'échec En fait, après quelques années les résultats de la Nou­velle Messe en matière d' « union » (ne parlons pas d'unité) sont les suivants : 1\) Entre catholiques et chrétiens non catholiques des différences de foi subsistent. Les intercommunions et les intercélébrations demeurent naturellement interdites par Rome. Celles qui ont lieu n'aboutissent qu'à placer les ca­tholiques qui y participent en marge de l'Église ou créent chez les catholiques et les protestants un état d'esprit pré­curseur d'une sorte de religion nouvelle prenant également ses distances à l'égard du protestantisme et du catho­licisme. 9:194 2\) Entre catholiques, une coupure se fait entre la petite minorité qui reste attachée à la messe traditionnelle et les autres. 3\) Entre les catholiques qui ont abandonné la messe traditionnelle la division est illimitée, tant dans les esprits que dans les faits : Dans les faits, d'abord, car d'une église à l'autre chacun peut constater que la nouvelle messe varie, soit en vertu du rite lui-même qui admet ou souhaite cette variété, soit à cause des libertés que prennent de très nombreux prêtres pour qui l'essence du nouveau rite est de permettre de dire ou de faire un peu n'importe quoi (ce qui met de plus en plus en question la validité sacramentelle de nombre de ces « célébrations »). Dans les esprits, ensuite. Il faut en effet distinguer -- les prêtres qui disent la Nouvelle Messe « par obéis­sance » (car ils croient que l'obéissance est engagée) en regrettant la messe traditionnelle --, les prêtres qui disent la Nouvelle Messe par un mélange d'obéissance et de con­trainte, ou simplement par contrainte, le plus grand nom­bre des prêtres ne pouvant ou ne voulant pas renoncer à leur ministère -- les prêtres qui ont accueilli le nouveau rite avec-joie, parfois avec enthousiasme, et qui le suivent plus ou moins régulièrement -- les prêtres enfin qui font ce qui leur plait. Notons que c'est de la manière la plus officielle que les prêtres prennent souvent d'extrêmes libertés avec la Nouvelle Messe. Je n'en veux pour preuve que les messes qui nous sont présentées chaque dimanche matin à la télé­vision. Je ne suis cette émission que très irrégulièrement, mais j'y ai vu souvent d'inadmissibles fantaisies. Le 16 mars dernier, la messe télévisée avait lieu dans une chapelle de clarisses. Je n'ai pas assisté à l'émission, mais j'en ai plusieurs échos convergents. Un correspondant, dont je connais le souci d'objectivité, m'a communiqué les « en­torses » qu'il y a relevées : 1\) Un mini-credo (interdit) ; 2\) La suppression du lavabo (interdit) ; 3\) La doxologie « par Lui, avec Lui et en Lui... » chantée par le célébrant, le concélébrant et l'ensemble de l'assistance, religieuses et laïcs (interdit) ; 4\) Des coupes contenant les hosties consacrées pas­sant de main en main pour que chacun se serve au pas­sage (interdit) ; 5\) Chacun tenant une hostie dans ses doigts et atten­dant afin que tous communient en même temps que le célébrant et le concélébrant (interdit) ; 10:194 6\) Communion sous les deux espèces, les calices étant passés de main en main (interdit). Bref, tout le rite était infléchi pour faire de la « célé­bration » une « concélébration » des prêtres et des laïcs. Il s'agissait, je le répète, d'une émission télévisée, c'est-à-dire archi-officielle et archiépisco­alement autorisée. N'insistons pas : *le sacrement de l'unité* est devenu le *sacrement de la division.* L'échec est patent, et il est tra­gique. Ce que voulait A. Bugnini Cependant l'esprit -- mon esprit, du moins -- reste mal satisfait. Quelque chose m'échappe. Je vois un échec dans la Nouvelle Messe, et dans la réforme liturgique en général, parce qu'elle provoque la division au lieu de l'union et parce qu'elle me paraît contraire à l'esprit de la Constitu­tion sur la liturgie. Mais cet échec en est-il un pour les au­teurs de la réforme ? On ne peut que le leur demander. Mais qui sont-ils ? Ils sont nombreux. Toutefois deux personnages me sem­blent représenter tous les autres : d'une part, Mgr Annibal Bugnini qui a été, d'un bout à l'autre, la cheville ouvrière de la réforme ; d'autre part, le pape lui-même en tant qu'autorité suprême dans l'Église. En dehors donc des Actes juridiques officiels, peuvent-ils nous éclairer par leurs paroles ? Ils ont beaucoup parlé l'un et l'autre. Bornons-nous à l'essentiel. Le 4 janvier 1967, plus de deux ans donc avant la publi­cation du nouvel *Ordo Missae,* Annibal Bugnini présentait à la presse une déclaration de la Congrégation des rites et du Consilium de liturgie « sur les initiatives arbitraires ». Il s'agissait, bien sûr, de condamner ces initiatives. Mais la manière dont A. Bugnini défend, à cet égard, la Décla­ration, est bien curieuse. S'il prétend que les Bureaux construisent « sur des bases de granit » et que leur dessein est de faire une liturgie à la fois fidèle à la tradition et adaptée à notre temps, l'esprit dans lequel il comprend cette double fidélité apparaît nettement aux propos suivants : « Il ne s'agit pas seulement de retouches à une œuvre d'art de grand prix, mais parfois il faut donner *des struc­tures nouvelles à des rites entiers.* Il s'agit bien d'une *restauration fondamentale,* je dirais presque d'une *refonte* et, pour certains points, d'une *véritable nouvelle création.* » 11:194 Pourquoi ce travail fondamental ? « Parce que l'image de la liturgie donnée par le Concile est *complètement différente* de ce qu'elle était avant, c'est-à-dire surtout rubriciste, formaliste, centralisatrice. *Maintenant,* la liturgie s'exprime vigoureusement dans ses aspects dogmatique, biblique, pastoral ; elle cherche à se rendre intelligible dans la parole, dans le symbole, dans le geste, dans le signe ; elle s'efforce de *s'adapter* à la men­talité, au génie, aux aspirations et aux exigences de chaque peuple pour pénétrer dans l'intimité de lui-même et y ap­porter le Christ. *Sur le plan juridique,* son sort est en bonne partie entre les mains *des Conférences épiscopales,* parfois des *évêques,* sinon même des *prêtres célébrants.* Si la liturgie restaurée -- que certains appellent dépréciative­ment liturgie « nouvelle » -- n'atteignait pas *ce but,* le travail de restauration *échouerait.* Nous ne travaillons pas pour les musées, mais nous voulons *une liturgie vivante pour les hommes vivants de notre temps *» (Doc. cath., n° 1493, 7 mai 1967). Il est impossible d'être plus clair. A. Bugnini veut refaire intégralement la liturgie -- dans sa forme, dans son fond, dans son esprit. Des « structures nouvelles », une « restau­ration fondamentale », une « refonte », une « véritable nouvelle création ». Tout cela avec le concours privilégié des conférences épiscopales, des évêques et des prêtres cé­lébrants eux-mêmes. Tel est le *but* que s'assigne A. Bugnini. S'il ne devait pas l'atteindre, il avouerait son *échec.* Jusqu'ici, pour lui, c'est le succès. Mais ce succès est-il le succès, ou l'échec, de la Consti­tution conciliaire sur la liturgie ? A chacun d'en juger en relisant la Constitution et notamment, les textes que nous en avons cités au début de cet article ([^1]). 12:194 Il me paraît évident que la Constitution prescrivait une restauration prudente de la liturgie dans le respect de la tradition et le souci constant « que les formes nouvelles sortent des formes déjà existantes par un développement en quelque sorte organique » (§ 23). Or c'est à une révo­lution que s'est livré Bugnini. Il a voulu littéralement biffer la tradition pour repartir des origines les plus reculées. Je me rappelle mon ahurissement quand, le 16 octobre 1969, je l'entendis, de mes propres oreilles, déclarer publique­ment à Rome, dans une réunion présidée par le cardinal Daniélou (qui avait des hochements de tête peu approba­teurs), que le nouveau missel aurait une richesse plus grande que tout ce qu'on avait vu « *depuis vingt siècles *»* !* Ce qu'espérait Paul VI Mais le pape ? Que dit-il ? Le pape a parlé si souvent et de manière si variée qu'on peut toujours être accusé de choisir de lui des paroles aux­quelles on pourrait en opposer d'autres. Cependant il est un texte particulièrement significatif, car il concerne inté­gralement et exclusivement notre sujet. C'est l'allocution que Paul VI prononça le 10 avril 1970 quand il reçut les cardinaux, évêques, experts et observateurs non-catholiques qui avaient participé à la dernière réunion du Consilium « pour l'application de la Constitution sur la liturgie ». En elle-même la cérémonie était chargée de sens. La *Documentation catholique* du 1^er^ mai 1970 avait publié, sur sa couverture, la photographie des six observateurs non-catholiques du Consilium avec, à la droite du Saint-Père, Max Thurian, de Taizé. La signification œcuménique des travaux du Consilium et de l'audience pontificale était ainsi mise en relief. De cette audience j'avais fait, quant à moi, le point de départ de l'Introduction de mon livre sur *La Nouvelle Messe.* Mais je n'avais pas jugé nécessaire de relever les paroles du pape. Jean Madiran, au contraire, leur fit un sort dans *Itinéraires* de décembre 1973. Rap­pelons-en trois paragraphes essentiels : 13:194 « Tout votre travail s'est effectué à la *lumière des principes sanctionnés par la Constitution conciliaire sur la li­turgie.* C'est en effet cette « grande charte » du renouveau liturgique qui a été à l'origine, pour le culte divin dans l'Église, d'un mouvement visant à ce que les hommes de notre époque soient capables d'exprimer vraiment et effica­cement leurs sentiments dans la liturgie, et qu'en même temps l'héritage de l'Église latine soit *autant que possible* conservé en ce domaine. « C'est selon ces deux principes, pas toujours faciles à harmoniser, que vous avez travaillé à la réforme liturgique. C'est ainsi qu'ont été rassemblés des textes soit *anciens,* soit *adaptés* à notre façon de penser, soit *corrigés,* qui sont plus nombreux que ceux utilisés par nous auparavant et spirituellement plus riches. Quant aux rites, conformément à la volonté du Concile, ils ont été simplifiés et rendus plus clairement expressifs. « Vous vous êtes particulièrement efforcés de donner plus de place à la parole de Dieu contenue dans la Sainte Écriture ; d'apporter une plus *grande valeur théologique* aux textes liturgiques, *afin que la* « *lex orandi *» *concorde mieux avec la* « *lex credendi *» ; d'imprimer au culte divin une authentique simplicité qui l'ennoblisse ; et en même temps, que le peuple de Dieu comprenne mieux les for­mules liturgiques et participe plus activement aux célé­brations sacrées, particulièrement en autorisant l'usage de la langue vernaculaire. » (D. C., 1^er^ mai 1970.) Le pape ajoutait : « Le renouveau liturgique devra donc s'effectuer *dans un esprit répondant à la volonté du Concile œcuménique ;* et dans un domaine aussi saint que celui-là, où c'est le culte divin et la vie spirituelle qui sont en jeu, il faut absolument *garder, protéger* et *promouvoir l'unité et la concorde des esprits. *» Avouons qu'on serait embarrassé de comprendre les paroles du Souverain Pontife si l'on voulait y trouver autre chose que ce qui était manifestement son désir et son espé­rance. Car enfin, même après les corrections apportées à l'*Institutio generalis,* l'Ordo Missae était resté celui dont la rédaction première de l'*Institutio* nous avait dit l'inten­tion. L'équivoque qui le rendait aussi bien protestant que catholique ne permet pas de penser que la *lex orandi* y concorde mieux que dans le rite de saint Pie V à la *lex credendi.* Il est vrai que le pape ne vise pas particulière­ment la Nouvelle Messe, car c'est de toute la réforme litur­gique qu'il parle. Mais celle-ci ne baigne-t-elle pas tout en­tière dans un climat protestant ? 14:194 L'ombre de Luther Interrogé récemment par Jean Puyo dans un livre intitulé *Une vie pour la vérité* (Éd. du Centurion), le P. Congar dit : « *Luther est un des plus grands génies reli­gieux de toute l'histoire. Je le mets à cet égard sur le même plan que saint Augustin, saint Thomas d'Aquin ou Pascal. D'une certaine manière il est encore plus grand. Il a repensé tout le christianisme. Luther fut un homme d'Église. *» (Cité par H. Fesquet dans *Le Monde* du 29 mars 1975.) Le P. Congar n'a pas participé directement, pour autant que je sache, à la réforme liturgique. Mais il a été, de l'aveu unanime, un des principaux inspirateurs du Con­cile. Sa déclaration est révélatrice d'un état d'esprit qui, s'il n'a été qu'un courant dans le Concile, a dominé toute l'œuvre post-conciliaire, sans en excepter la réforme litur­gique ([^2]). Considérer que Luther est aussi grand, voire « encore plus grand » que saint Augustin, saint Thomas d'Aquin ou Pascal est, au plan simplement humain, une opinion personnelle -- et les opinions personnelles sur le génie d'un homme sont libres, quoique celle-ci me paraisse absurde --, mais au plan chrétien c'est une opinion absolu­ment indéfendable, car Luther évacue du christianisme des vérités qui en sont constitutives. S'il a « repensé tout le christianisme », c'est pour n'en garder que certains aspects qu'il valorise d'une manière démesurée pour satisfaire aux besoins d'une nature paranoïaque. Quant à voir en lui « un homme d'Église », c'est se moquer du monde, sauf si l'on entend par là un clerc dévoré de cléricalisme. Car toute son œuvre ne tend qu'à la démolition de l'Église. 15:194 Si donc on s'avisait de chercher dans Luther la référence irrécusable de la valeur œcuménique de la Nouvelle Messe, ce serait le comble du paradoxe. Le « saint sacrifice de la Messe » ne peut être œcuménique mais, le pourrait-il, il ne saurait l'être selon Luther dont il a été la bête noire pendant toute sa vie. Tenir à la messe de saint Pie V Que conclure ? Une conclusion s'impose au moins à tous : c'est que la *confusion* dans laquelle la Nouvelle Messe plonge l'Église est *génératrice de division* et *destructrice du sacerdoce.* Aussi ne peut-on parler que d'ÉCHEC à son sujet. Faut-il alors « perdre cœur », comme dit Pascal ? Les vertus théologales l'interdisent. Mais l'espérance chrétienne peut ici trouver quelque appui dans l'espoir humain, pour une raison qui me paraît digne de considération. Le trem­blement de terre qui secoue l'Église ébranle, en effet, toute la société. Il ne s'agit pas d'une crise propre à l'Église seule, même si certaines de ses causes sont intérieures à l'Église. La réforme liturgique est, globalement, un échec. Mais parmi les aspirations qui l'ont portée il en est de valables qui pourraient être redégagées et satisfaites dans l'ordre. L'Église y parviendra bien un jour. On ne doit pas se dissimuler cependant que ce sera long et difficile, car à la ruine des structures s'ajoute maintenant le durcissement des esprits qui est l'effet de leur division. Pour le moment, en tous cas, il importe de tenir plus fermement que jamais à la *messe de saint Pie* V, car elle seule nous donne la certitude d'y trouver *la Foi et la Loi de l'Église.* Si, face à l'assaut du progressisme et du moder­nisme, cette ultime bastille tombait, tout serait emporté. Ce ne serait plus d'échec alors qu'il faudrait parler, mais de désastre absolu. Louis Salleron. 16:194 ## CHRONIQUES 17:194 ### Choses vues au Portugal *Les élections et la suite* par Jean-Marc Dufour N'ALLEZ jamais à Lisbonne au mois d'avril. Quand il ne pleut pas, il fait gris. Cette année, par extraor­dinaire, il faisait rouge. Un rouge écrasant, obsé­dant, qui naissait du sous-sol, jaillissait des entrées béantes du métro, gagnait les murs, grimpait au moins jusqu'au premier étage des maisons et, quelquefois, éclaboussait les étages supérieurs. Toutes les nuances et les formes du rouge : rouge plu­tôt brun, un peu sang séché, des affiches du Parti Com­muniste timbrées du marteau, de la faucille et de l'étoile jaunes ; rouge cramoisi des affiches du Parti Socialiste, frappées du poing levé ; lunes rousses des affiches du M.E.S. (Mouvement de la Gauche Socialiste) ; barbouillages rouges des partis gauchistes. Seules reposent de tant de rouge agressif les rares affiches orangées du P.P.D. (Parti Populaire Démocratique). Tout cela se chevauche, se superpose, débordant parfois sur les vitrines des magasins ; mais, comme il est stricte­ment interdit de lacérer la moindre affiche électorale, il faudra attendre le 26 au matin pour que les propriétaires puissent nettoyer les boutiques de la croûte qui les recou­vre. 18:194 Sur les trottoirs, les divers partis ont installé des tables volantes pour proposer aux passants les brochures et journaux de leur secte. Ce qui frappe immédiatement, c'est la coexistence pacifique des représentants des mouve­ments révolutionnaires : ici, les maoïstes vendent les bou­quins de Mao et de Lénine ; à quelques mètres, on propose « *La Voix Anarchiste *» ; deux pas encore et c'est le M.P.D./ C.D.E. (Mouvement Démocratique Portugais -- Commission Démocratique Électorale) qui offre des gadgets aux couleurs du parti : porte-clefs, briquets, etc. Tout cela dans la plus grande tranquillité. Le côté kermesse est accentué par les refrains diffusés par des hauts-parleurs installés sur des camions ou des voitures, par le grouillement des gosses qui cherchent à placer des étiquettes autocollantes, ou des drapeaux. Si on n'y fait pas attention, on se retrouve avec une de ces étiquettes collée au revers de la veste et on se promène en proclamant : « Je vote P.C.P. », ou « Je vote Socialiste ». Au début, je fus étonné du nombre de gens qui affichaient ainsi leurs convictions. Puis je compris et constatai que cela ne voulait pas dire grand-chose à l'instant où je vis arriver vers moi un homme qui portait : à droite « Je vote P.C.P. » et à gauche « Je vote Socialiste ». C'était quelqu'un qui ne savait pas dire « non ». \*\*\* *Un de mes amis portugais me raconte :* « *Vous savez, ils ont arrêté X... Il a été conduit devant un type en chandail et blouson, qui a commencé à l'interroger. X... lui a demandé :* « *Comment faut-il que je vous appelle ? *» *L'autre lui a répondu :* « *Appelez-moi Docteur. *» *Alors, X... a demandé à être interrogé en présence de son avocat : L'autre a éclaté de rire :* « *Un avocat ? Il n'y en a pas un qui oserait venir ici. *» (*C'était à la Penitenciaria.*) « *Si, a dit X..., j'ai un ami d'enfance qui est avocat. Il viendra. *» *Alors, l'autre :* « *Très bien, mais je vous préviens : si vous voulez un avocat, vous attendrez deux ans avant d'être interrogé ; autrement, je vous interroge tout de suite. *» *Eh bien, X... a renoncé à son avocat. D'ailleurs, ils n'ont rien trouvé contre lui. Il a été libéré. Après, ils l'ont re-arrêté. On ne sait pas pourquoi. *» \*\*\* Les magasins de Lisbonne doivent afficher dans leur vitrine un tableau intitulé « Circulo eleitoral de Lisboa », représentant la liste des partis politiques, leurs emblèmes, les sigles y correspondant. 19:194 Lorsque ce « circulo » se trouve dans la vitrine d'un marchand de graines et qu'il fait pendant à une brochure sur « *L'élevage des serins et de leurs hybrides *»*,* c'est drôle. Mais quand le « circulo » se trouve au milieu des revues pornographiques, le côté ubuesque de la situation est prodigieux. Car la pornographie a envahi les trottoirs, les cinémas (bien sûr), les théâtres, les librairies. « La révolution de Marx-Emmanuelle », en somme. \*\*\* *Mon ami portugais continue :* « *Y... aussi a été arrêté ; ils l'ont relâché. Avant de partir, il a demandé un certificat comme quoi il n'était pas coupable. Vous comprenez, il voulait pouvoir le montrer dans son quar­tier pour être tranquille. On lui a dit :* « *Un certificat ? Pour­quoi ? Vous n'êtes sur aucune liste de détenus. Vous n'avez jamais été en prison. Vous n'avez jamais été arrêté. *» \*\*\* Le matin, devant la gare du Rossio, extraordinaire monu­ment de style « manuelin-ferroviaire » qui orne le centre de Lisbonne, de vieilles femmes à l'allure de chaisières instal­lent, pas gênées pour deux sous, leur éventaire politico-pornographique. Le côté porno l'emporte de beaucoup, mais on trouve côte à côte : « Emmanuelle », Lénine, Mao, le « Kama Soutra », « 11 mars, autopsie d'un Coup d'État » ; et puis, se touchant -- on voudrait inventer des choses pareilles, mais, moi, je n'y arrive jamais -- « *Por onde vai Portugal ? *» (ce qui signifie « Où va le Portu­gal ? ») et « *Puntapes no trasero *»*,* autrement dit : « *Des coups de pieds au c... *»*.* Au beau milieu de ce déferlement de marxisme et de pornographie, un livre se détache, que je verrai dans toutes les devantures de libraires : « *Depoimento *» de Marcelo Caetano. Au coin d'une rue, deux barbus offrent aux clients une affiche insolite. En son milieu, trône le coq portugais avec toutes ses enjolivures et ses bariolages. A regarder d'un peu près le dessin, on aperçoit tout de même une légère défaillance dans la crête, une fatigue dans les ailes, un port de tête moins orgueilleux que dans l'original. C'est un coq portugais décati. La légende, en énormes caractères : « Rium por ruim, vota por mim » -- « Fichu pour fichu, votez pour moi ». 20:194 Les journaux sont remplis du rapport de la commis­sion d'enquête sur les événements du 11 mars, qui est, comme par hasard, publié l'avant-veille des élections. Il met en cause, indirectement, à la fois les gauchistes du M.R.P.P. (maoïstes) -- mouvement officiellement interdit -- et l'hebdomadaire « *Expresso *»*.* Quand je reviens à mon hôtel, le portier me montre un télex avertissant tous les journalistes présents à Lisbonne que, le lendemain matin, la rédaction de « *l'Expresso *» tiendra une conférence de presse. \*\*\* *Mon ami portugais :* « *Vous voyez, -- il sort une feuille de papier : après-demain, je serai scrutateur dans un bureau de vote. *» *Il range la feuille de papier et, avec un sourire :* « *Après-demain, je ne pourrai pas être arrêté. C'est la loi. Ça fait toujours une jour­née tranquille. *» *Et, comme je lui demande s'il a été inquiété :* « *J'ai été convoqué à la Penitenciaria. J'y suis allé. J'ai trouvé deux garçons qui m'ont dit que je devais faire une déposition. Je leur ai demandé sur quoi. Ils m'ont répondu qu'ils n'en savaient rien, mais que je devais bien le savoir. Moi non plus je n'en savais rien. Alors, ils m'ont dit que le commandant savait. Mais il n'était pas là*. *Alors je suis allé déjeuner et je suis revenu l'après-midi pour voir le commandant. Lui aussi m'a dit que je devais faire une déposition, mais il ne savait pas sur quoi, lui non plus. Alors, j'ai dit que je ne savais pas, et il m'a dit de repartir. *» « *Depuis, je n'ai plus de nouvelles de cette histoire. *» \*\*\* Conférence de presse de « *l'Expresso *»*.* Le directeur, Francisco Pinto Balsemâo, puis des membres de la rédac­tion protestent contre les imputations de la commission d'enquête sur les événements du 11 mars. Il est exact que l'on reproche à « *l'Expresso *» d'avoir publié, *avant le 11 mars,* un entretien avec Antonio de Spinola -- ce qui faisait partie, selon les commissaires, de la campagne de presse destinée à revaloriser le général au monocle. La rédaction du journal a beau jeu de préciser que, dans le même numéro, il y avait un entretien avec Otelo Saraiva de Car­valho, dans lequel celui-ci mettait Antonio de Spinola plus bas que terre. 21:194 On serait presque tenté de compatir, lorsque, pour « faire le poids », la rédaction de « *l'Expresso *» en appelle au témoignage d'un représentant du Frelimo présent dans la salle ; celui-ci affirme que, pendant la guerre, « *l'Ex­presso *» a tout fait pour la défaite du Portugal. Les rédac­teurs de « *l'Expresso *» se rengorgent. Puis, vient la ques­tion insidieuse du reporter du « *Sydvenska Dagbladet *»* *: « Pensez-vous que l'existence de « *l'Expresso *» soit menacée ? » Et celle, plus directe encore, de l'envoyé du « *New York Times *»* :* « A votre avis, combien de temps va-t-il se passer avant que la liberté d'écrire soit menacée ? » Un vent de panique semble passer sur la rédaction. Marcelo Rebelo de Sousa se jette à l'eau : « Quand nous parlons d'indépendance, c'est dans le sens d'une indépendance qui se situe dans le cadre du processus révolutionnaire. Il faut tenir compte de ce que le journalisme politique qui se fait actuellement au Portu­gal est nécessairement différent de celui qui se fait dans d'autres sociétés, avec des expériences différentes. Nous ne sommes pas un journal qui défend l'indépendance bour­geoise ; c'est une indépendance qui accepte la réalité du processus révolutionnaire..., etc. » Alors, de quoi se plaignent-ils ? Après la conférence, je demande à Balmesâo à quoi va bien servir la Constituante que l'on doit élire le lendemain. Il ne paraît pas autrement surpris de la question. « Mais vous savez, répond-il, il y aura des choses très importantes à régler, quand ce ne serait que tout ce qui touche à la liberté individuelle... » \*\*\* *Je raconte cette conférence à un autre ami portugais et lui rapporte l'opinion de Balmesâo sur l'importance de la Cons­tituante :* « *Il en sait quelque chose. Il a été convoqué à la Penitenciaria. Là on lui a dit qu'il devait faire une déposition sur son journal. Il a demandé sur quel article. On lui a répondu qu'on n'en savait rien, mais que lui devait bien le savoir.* 22:194 *Il est alors allé cherché les dix derniers numéros et, avec les* « *enquêteurs *», *il a examiné tous les articles. Comme personne ne trouvait rien, il est rentré chez lui. Mais il a envoyé sa femme et ses enfants en Espagne... *» \*\*\* Le 25 avril à 0 heure, Lisbonne est soudain frappée de folie. Quand je dis Lisbonne, je veux dire quelques milliers d'habitants de cette ville ; cela suffit pour que personne ne dorme dans le centre de la capitale. Une ronde ininterrompue de voitures, klaxonnant sans arrêt, descend l'avenida de la Liberdade, tourne autour du Rossio, remonte la même avenida, redescend, retourne et remonte. Il doit y en avoir deux ou trois mille ; elles feront ainsi la ronde de minuit à cinq heures du matin. Aux portières, quelques drapeaux portugais et de nombreux dra­peaux rouges ; collées sur les capots, sur les portières, ou sur l'arrière des voitures, des affiches du Parti Communiste, du Parti Socialiste, du M.D.P./C.D.E. Je descends dans la rue et regarde ce spectacle comique et assourdissant. Dans le flot, il y a des voitures qui passent, bardées d'affiches mais curieusement silencieuses. Je vais au Rossio et j'aper­çois, de l'autre côté de la place, un groupe de Jeunesses Socialistes : profitant du feu rouge et de l'arrêt imposé aux voitures, il tapisse d'autorité les portières des autos arrê­tées. Après cela, une seule manière de distinguer manifes­tants et « baptisés » : les socialistes et les communistes klaxonnent « Algérie Française » ; les autres ne klaxon­nent rien. Dans le premier cas, Ti-Ti-Ti Ta-Ta signifie « M.F.A. Povo ». Une bonne voiture bien bourgeoise, un camarade con­duit -- en klaxonnant, bien sûr ; à côté de lui, une grosse bobonne frisottée fait fièrement flotter par la portière le drapeau rouge du Parti Socialiste. Au travers de la mani­festation, des militants du Parti Populaire Monarchique distribuent tranquillement des tracts... Au centre de la place du Rossio, au pied du monument à Pedro IV, un groupe célèbre les rites de la tribu. Rassem­blés en rond, des membres du M.E.S. (Mouvement de la Gauche Socialiste) s'essayent d'une voix timide à chanter « *l'Internationale *» que, visiblement, ils ne savent pas tous ; tout d'un coup, pris du délire sacré, ils se mettent à danser -- quelque chose qui tient du sirtaki et de la sardane. A côté d'eux, ce sont des étudiants espagnols, venus prendre une leçon de révolution chez le voisin, qui se mettent à crier des slogans : « *Muerte C.I.A. ! *»*,* « *Muerte Franco ! *»* ;* et puis : « *Arriba Franco ! Mas alto que Carrero Blanco ! *» 23:194 Bientôt ces diverses manifestations folkloriques n'inté­ressent plus personne : l'attention est attirée par deux ou trois types en caleçon, qui se baignent dans une des fon­taines de la place. *A 2 heures 15 minutes, une automitrailleuse remonte l'avenida de la Liberdade au milieu de la manifestation.* Des camions, des autobus couverts de grappes humaines, des gens hissés sur le toit des voitures, agitant n'importe quoi : les triangles servant à signaler un accident, des chandails rouges, les feuilles de bananiers, des palmes (il doit y avoir un palmier, en haut de l'avenue, qui est en train d'en prendre un vieux coup), des parapluies ouverts. Les coffres arrière des voitures sont ouverts, et je constate qu'un bon coffre peut contenir jusqu'à quatre manifestants. Une tribu de grands Vikings blonds remonte la mani­festation en criant on ne sait quoi (en viking), et en scan­dant leurs cris de leurs poings levés. Sur le toit d'une voiture, un homme presque complète­ment nu. Montant et descendant l'avenue, tant sur les trottoirs qu'au milieu des voitures : les barbus chevelus, les pauvres nanas, les grosses bobonnes, les prolos conscients, des vieux profs socialistes, des déguisés. Des gars tout seuls, dans un grand espace vide, portent un immense drapeau rouge : l'un tient la hampe et l'autre, l'extrémité de l'étoffe. Brusquement, la foule s'agglutine autour de deux Volks­wagen noires. Je m'approche. Ce sont des voitures « bana­lisées » du Copcon. Les militaires descendent et prennent la pose, comme sur les affiches, brandissant leurs mitrail­lettes. C'est du délire. L'un d'eux est hissé sur le toit glis­sant de la Volkswagen ; accroupi -- il ne peut se tenir debout, -- il reprend comme il peut la pose héroïque : mitraillette brandie. Nouveau délire. Un marchand de drapeaux -- qui s'est rendu compte que l'heure des affaires était arrivée -- installe, à 2 heures et demi du matin, son étalage au bord du trottoir. Il est magnifique : casquette rouge sang, chandail idem, pantalon crème et chaussures vernies noires, chemise blanche em­pesée. Il plante des drapeaux dans sa casquette, sur ses épaules, aux revers de sa veste. A 3 heures, stock épuisé, il plie bagage, toujours aussi beau ; il va manifestement manifester dans son lit. Cinq heures du matin : peut-être va-t-on pouvoir enfin dormir... \*\*\* 24:194 *Lors d'un dîner chez des amis, une aimable vieille dame regarde l'assemblée avec un léger sourire et, sûre de son effet, annonce tranquillement :* « *Cette nuit, j'ai été perquisitionnée par le Copcon. *» *Un instant de stupeur, puis les questions.* « *J'avais été dénoncée. Il paraît que j'avais des armes à la maison. *» *Elle explique alors que son fils est parti pour le Brésil et que la bonne, mise à la porte, l'a dénoncée au Copcon.* « *On a sonné à trois heures du matin. J'ai mis la chaîne et j'ai entrouvert la porte. J'ai demandé qui était là. On m'a répondu :* « *Police. *» *J'ai demandé qu'on me montre des pa­piers. Ils continuaient à crier* « *Police *» *et à taper à coups de crosse dans la porte. J'ai alors entrevu une casquette de policier. J'ai ouvert. Du coup, la police a disparu, et ce sont quatre marins du Copcon et un lieutenant qui sont entrés. Ils ont fouillé partout. Ils n'ont rien trouvé.* « *Ils m'ont dit :* « *La prochaine fois, vous ferez mieux d'ou­vrir tout de suite. *» *Je leur ai répondu que je n'ouvrais pas à n'importe qui à 3 heures du matin, même si on crie* « *Po­lice *»*. Alors, ils m'ont dit :* « Vous feriez mieux d'ouvrir tout de suite, parce qu'on est très fatigués. Ça fait trois nuits qu'on perquisitionne. Alors, si on n'ouvre pas, on tire. » « *Au revers de leur uniforme, ils avaient la faucille et le marteau. *» *Voilà. C'est tout ce qu'a raconté la vieille dame. Ah, j'ou­bliais. Elle a simplement ajouté :* « *Avant de partir, le lieutenant m'a dit :* « *Nous sommes fatigués et regardez ce que j'ai encore à faire. *» « *Il m'a montré le paquet d'ordres de perquisitions ; il y en avait épais comme ça. *» *Entre son pouce et son index. elle indique une épaisseur de trois bons centimètres.* \*\*\* Le jour des élections commença calmement. Les pas­sants étaient rares, les rues tranquilles, les magasins fer­més. Trouver un restaurant ouvert était, pour le voyageur étranger, un véritable casse-tête. Il semblait que rien ne devait se produire. L'après-midi, pourtant, fut marqué par des manifestations d'une certaine saveur. 25:194 Cela débuta par le rassemblement, au Rossio, des militants du M.R.P.P. (Mouvement de Reconstruction du Parti du Prolétariat). Drapeaux rouges en tête, banderoles et slogans flottants au vent, les maoïstes déferlaient sur « le cœur de Lisbon­ne ». Ce qui était curieux, dans l'affaire, c'est que le M.R.P.P. fait partie des groupements interdits à la suite de la tentative du coup d'État du 11 mars. Bientôt, un hélicoptère militaire se mit à tourner au-dessus du Rossio ; on sut le lendemain que c'était le général de brigade Otelo Saraiva de Carvalho, commandant adjoint du Copcon (la police d'État) qui venait voir si tout se passait bien : « J'ai fait aujourd'hui un tour au-dessus de la région sud, devait-il déclarer, Almada, Montijo, Barreiro et Lisbonne. Il se pré­parait là une manifestation du M.R.P.P. extrêmement dis­ciplinée. » Ils étaient bien quelques milliers -- entre cinq et dix mille -- lorsque le cortège maoïste se mit en marche vers Sâo Bento, siège du gouvernement et de la future Assemblée Constituante. Le tout criant les slogans du jour : « Aucun appui au gouvernement provisoire ! », « A bas la dictature militaire ! » ; « Ni fascisme, ni social-fascisme ! ». A peine avaient-ils disparu au coin de la rue que la contre-manifestation quittait le Rossio -- mais dans le sens opposé, au cri répété de « Povo-M.F.A. » qui in­diquait clairement qu'il s'agissait du Parti Communiste. \*\*\* *Le soir même, un Français rencontré par hasard dans l'un des très rares restaurants ouverts me disait :* « *J'espère que vous avez admiré la spontanéité de la contre-manifestation communiste de cet après-midi. Par extraordinai­re, les militants des cellules du quartier avaient décidé de prendre le frais -- et l'orage -- sur le Rossio. Ils y furent -- toujours par hasard -- témoins des attaques contre le M.F.A. Alors, spontanément, femmes, enfants, papas et prolétaires se sont réunis dans un cortège qui criait, lui, son appui aux Forces Armées. Hein que c'était beau ? *» La tension se mit à monter lorsque le cortège maoïste arriva devant le Palais de Sâo Bento. Les troupes du Copcon gardaient l'édifice. Des manifestants communistes huaient les manifestants communistes (marxistes-léninistes). 26:194 Les slogans volaient comme flèches empoisonnées. « Mort à la C.I.A. ! » criaient les communistes-purs (car le M.R.P.P. a été accusé d'être en secret à la solde des Américains). « Mort à la C.I.A. et au K.G.B. ! », répondaient les com­munistes (marxistes-léninistes). « A bas la réaction ! », « Le peuple est avec le M.F.A. ! », ripostaient les « révi­sionnistes » du P.C.P. ; la réponse ne se faisait pas atten­dre : « Mort au Social-Fascisme ! » ; « Personne ne fera taire la voix de la classe ouvrière ! ». Les troupes du Copcon se glissèrent entre les deux groupes et on ne sait pas exactement qui, alors, se mit à crier : « Soldado amigo, o povo esta contigo ! » (Ami soldat, le peuple est avec toi). Tout se termina par le chant unanime de « Grandola, vila morena », qui, chacun le sait, sert d'indicatif à la révo­lution portugaise. \*\*\* *Un officier du M.F.A. parle à la télévision :* « *Le mouvement vers le socialisme est un mouvement irré­versible ; s'il en était autrement, que deviendrions-nous ? *» *On n'est plus franc.* *Un autre, à une autre occasion :* « *On ne peut pas enlever les élections au peuple. Ce serait enlever un jouet à un enfant.* Mais, qu'on se rassure, quel que soit le résultat, la voie socialiste sera suivie. » \*\*\* Il n'y a pas de journaux : les imprimeries chôment pour célébrer le 25 avril. Il n'y en aura pas le 26 au matin : il aurait fallu travailler dans la soirée du 25 pour les com­poser. Seuls, on ne sait pas pourquoi, les journaux de Porto ont paru. Les marchands les sortent de dessous le comptoir comme s'il s'agissait d'ouvrages pornographiques ; mais, que dis-je là ? Les ouvrages pornographiques sont, aujour­d'hui, recommandés, affichés. Je demande au portier de l'hôtel si la radio a com­mencé de donner des résultats : les socialistes sont en tête, suivis du M.D.P. ; le P.C. vient en troisième, et modeste, position. \*\*\* 27:194 A 11 heures du soir, cela recommence. Cette fois, les voitures ne portent que des drapeaux socialistes. De bien belles voitures : il y a là quelques Porsche qui arborent le drapeau rouge, à moins que ce ne soient des Matra. « Cou­rage, camarade, le fric est avec toi ! ». Ce slogan sera ma contribution personnelle à la construction du socialisme. Soyons juste, il n'y a pas que des grosses voitures. Je vois, par exemple, deux types juchés sur un tricycle de mutilé, qui scandent le Ti-ti-ti ta-ta, à grands coups d'échappement libre. De quoi vous rendre sourd pour le restant de votre vie. Il y a aussi un cycliste, une palme attachée à sa selle et à son guidon, en demi-cercle au-dessus de lui, comme le vert plumage d'un oiseau inconnu, qui zigzague entre les voitures. Il y a encore cette motocyclette-autruche, un panache de palmes fixé derrière la selle et retombant gracieusement en éventail. Encore une fois, une auto-mitrailleuse -- la même que l'avant-veille, ou une autre ? ; cette fois, une gerbe d'œil­lets rouges a été jetée sur le toit et quelques bidasses, le poing levé, sont assis sur sa carapace. Inutile d'espérer dormir. Je vais me promener. Je tombe en arrêt sur cette publicité pour une machine à laver que je n'avais pas remarquée jusqu'ici : « Invençao / revolu­cionaria / no sistema de lavar / roupa » (« Une invention révolutionnaire dans le système pour laver le linge »). Coïncidence ou mise au goût du jour ? \*\*\* En ce 27 avril, les premiers journaux de Lisbonne don­nant les résultats presque complets des élections commen­cent à paraître. Aucune fièvre dans la rue. Je ne retrouve pas les masses agglutinées autour des vendeurs de jour­naux qui, au lendemain du 28 septembre dernier, transfor­maient en match de catch l'achat d'un quotidien. Même, et c'est curieux, on ne voit plus de faucilles et de marteaux aux boutonnières des passants. La tortue com­muniste a rentré sa tête et ses pattes ; elle fait la morte. En revanche, je puis admirer un sourd et muet, l'insi­gne du Parti Socialiste au revers, qui fait à grands gestes sa propagande à l'intention... d'un autre sourd et muet. Au balcon d'une maison réquisitionnée, cette inscrip­tion : « Nous invitons le peuple à visiter nos futures instal­lations. » 28:194 Contrairement à ce qu'on pourrait penser, ce n'était pas le syndicat des coiffeurs qui proposait ainsi aux pas­sants de leur faire la barbe. \*\*\* *Un ami portugais :* « *Avant, sous l'ancien régime, on disait de notre pays :* « *Orgueilleusement seul. *» *Nous avons changé de slogan. Au­jourd'hui, monsieur, le seul qui nous convienne est :* « Hon­teusement abandonnés. » \*\*\* Au milieu d'une place, sur le socle d'une statue, il ne subsiste qu'une seule ligne d'une inscription à la peinture jaune. Le reste a été, on ne sait comment, effacé. Tout ce qu'on lit encore est : « EXIGAMOS CASTIGO EXEM­PLAR ». \*\*\* *Conclusion*. -- Ce qui vient de se passer au Portugal depuis les élections était parfaitement prévisible. 1\. -- Les militaires du M.F.A. (ou du moins ceux qui ne sont ni en prison ni en exil, et qui, de ce fait, se trouvent au pouvoir) n'ont jamais caché leur méfiance, pour ne pas dire plus, vis-à-vis des partis politiques. Le seul qui ait trouvé grâce à leurs yeux est le parti efficace et souple : le Parti Communiste. 2\. -- L'institutionnalisation du M.F.A. (initiative d'ori­gine communiste, discours d'Alvaro Cunhal du 3 décembre 1974) a été réglée en des termes tels que le rôle des partis politiques est nul dans le Portugal de demain. 3\. -- Les déclarations d'Otelo Saraiva de Carvalho au Radio-Clube Portugès (contrôlé par les communistes), selon lesquelles le M.F.A. n'avait aucune confiance dans les partis politiques et entendait rester au pouvoir encore trois ou cinq ans au moins, ne font que traduire ce fait. Au lende­main des élections, et les commentant, Rosa Coutinho dé­clarait au *Jornal Novo :* « La partie de football dure 90 minutes, nous n'avons encore joué que les 5 premières. » 29:194 4\. -- Les illusions de Mario Soares (et des socialistes) qui affirmait que la composition du gouvernement devrait tenir compte du résultat des élections, a été immédiatement contredite par Correia Jesuino, porte-parole du gouverne­ment : « S'il y a un remaniement ministériel, ce ne sera pas une conséquence des élections. » (*Diario de Noticias,* 27 avril, p. 10.) 5\. -- Toute la « pensée » socialiste et en partie celle des sociaux démocrates du P.P.D. gravitaient autour de cette phrase : « *Il faudra bien que les militaires tiennent compte de... *». En réalité, les militaires ont pensé, eux, que leur entreprise de « dynamisation culturelle et d'action civique » n'avait pas été poussée assez loin. Ils ne « tiendront pas compte de... ». Ils chercheront les moyens de passer outre. 6\. -- Ils le feront parce que, en pratique, ils ont tous les pouvoirs ; et tous les fusils. Jean-Marc Dufour. 30:194 ### L'assemblée dite chrétienne de Vallecas par Jean-Marc Dufour LE MARDI 2 FÉVRIER 1975, quatre laïcs -- représentant un millier d'autres laïcs qui avaient été pressentis pour assister à une « Première Assemblée Chrétienne » à Vallecas, Vicariat IV de l'archevêché de Madrid -- en­voyaient au cardinal archevêque, D. Vicente Enrique y Tarancon ([^3]), président de ladite assemblée, la lettre sui­vante : « Éminentissime Seigneur, Avec tout le respect que nous devons à V.E., nous nous adressons à elle au nom de plusieurs groupes de laïcs qui ont participé activement à la préparation de l'Assemblée Chrétienne de Vallecas, pour soumettre à sa digne considération ce qui suit : 1\. -- Que nous ne sommes pas d'accord avec l'orien­tation doctrinale que prend ladite Assemblée, surtout en ce qui concerne certaines matières sur lesquelles le Ma­gistère de l'Église s'est prononcé en de fréquentes occa­sions. Et nous pensons qu'il y a des questions qui ne doivent pas être posées, principalement lorsqu'il s'agit de domaines touchant à la foi et à la morale. Nous en pren­drons quelques exemples dans l'Exposé 0 : *7.9 Que devraient faire les religieux et les religieu­ses de votre quartier ?* 31:194 *7.13 Devrait-on recevoir le baptême peu de temps après la naissance ou à l'âge adulte ? Pourquoi ?* *7.15 S'il n'y avait pas de confession, se perdrait-il quelque chose d'important ?* *7.22 Quelle signification a pour vous et pour les personnes de votre quartier se marier à l'Église ? Et pourquoi ?* *7.23 Croyez-vous qu'on devrait permettre le divorce en Espagne ? Pourquoi ?* *7.25 Croyez-vous que l'extrême-onction soit utile et nécessaire pour les malades ? Pourquoi ? * Ces questions, et d'autres, ont grandement déconcerté les membres des divers groupes de travail que nous re­présentons. Quant aux exposés I et II sur l'Église et sa planifi­cation pastorale, ils nous ont laissés confondus, déso­rientés et tourmentés jusque dans notre conscience. Nous savons qu'il ne nous revient pas de juger avec autorité de l'orthodoxie de cette enquête, mais que cela revient à nos évêques, de qui nous attendons une réponse autorisée. Nous voudrions, une fois encore, exprimer combien fortement ces questions ont heurté la forma­tion doctrinale que, depuis toujours, nous avons reçue de nos prêtres. Et dire que nous ne sommes pas prêts à ce que notre foi et celle de nos enfants soit troublée en ce qui touche aux questions suivantes : « Acceptation obéissante du Magistère de l'Église sur : \+ Les vérités de la foi, \+ Les sept sacrements institués par le Christ pour nous communiquer la grâce divine, + Les normes liturgiques et pastorales émanant de l'autorité ecclésiastique, c'est-à-dire du Saint-Siège et des évêques, selon le droit et en communion avec le pape, \+ Notre Sainte Mère l'Église, fondée par Jésus-Christ, monarchique et hiérarchique, non démocratique, avec mission universelle de sauver les hommes, et non mission socio-politique. 2\. -- Que nous ne sommes pas absolument d'accord avec l'organisation et la méthodologie de l'Assemblée, parce que nous avons constaté que celle-ci était contrôlée par un petit nombre de personnes qui n'ont pas été élues démocratiquement et qui ne sont pas totalement repré­sentatives. 32:194 Ainsi, par exemple, lorsque de nombreuses personnes ou de nombreux groupes ont manifesté par écrit, ou de vive voix, leur désapprobation totale ou par­tielle des exposés, on ne leur a même pas répondu ; en certaines occasions, on ne leur a pas permis d'exposer leur opinion -- ce à quoi nous estimons qu'ils avaient droit, dans le respect dû à un sain pluralisme au sein de l'Église. 3\. -- Que nous demandons que l'on prenne acte de ceci : nous ne voulons pas que l'on tente de soumettre au vote final les quelques questions énumérées au n° 1 de ce document, ou des questions similaires. Parce que nous pensons que notre devoir consiste a obéir au Ma­gistère de l'Église. 4\. -- Que nous sommes disposés à seconder toutes les orientations pastorales de nos évêques, de cœur et d'action, si elles ne vont pas contre le Magistère de l'Église et les directives du Saint-Siège, parce que nous voulons vivre toujours dans l'obédience. Nous baisons respectueusement votre anneau pas­toral. » Cette lettre était suivie, le même jour, d'une seconde missive, signée de plus de cent prêtres et religieux du vi­cariat de Vallecas. Elle relevait dans les trois exposés : cinq (5) hérésies, deux (2) désobéissances à l'Église, et vingt-cinq (25) erreurs théologiques. Voici la liste des héré­sies : -- L'Église n'est plus « une, sainte, catholique et aposto­lique », mais « pluraliste, humaine, classiste et contempo­raine ». -- La Parole de Dieu n'est plus « contenue dans les Saintes-Écritures et la Tradition, et interprétée par le Magistère de l'Église », mais « elle se manifeste dans les Saintes-Écritures et les signes du temps ». -- Le Sacrement du Baptême n'est plus institué par Jésus-Christ, mais il faut « créer une nouvelle conscience sur le baptême ». -- Le Baptême n'est plus nécessaire *in re vel in voto* pour le salut des hommes, et on ne doit plus baptiser les petits enfants dans les jours qui suivent la naissance ; mais il faut « susciter la liberté religieuse pour les parents, qui peuvent décider de refuser le baptême à leurs enfants ». -- La pastorale des malades est complètement séparée de la vie surnaturelle : prière et sacrements. Et privée de l'Extrême-Onction des malades, qui n'apparaît que dans la question : « Est-il nécessaire et utile d'administrer l'Extrê­me-Onction aux malades ? » 33:194 Je n'énumérerai pas les désobéissances à l'Église, ni les erreurs théologiques. Sachez tout de même que l'on retrouve pêle-mêle : « la Messe, assemblée chrétienne po­pulaire », ou encore « réunion du peuple de Dieu avec ordre du jour et dialogue » ; que « tous les prêtres doivent travailler » et que, secondairement, quelques-uns peuvent administrer les sacrements dans des « centres de services sacramentaux » ; que le prêtre est « un de plus dans la communauté » ; que l'Église doit « être bien vue du peuple » ; que l'Église est « une Église libre à laquelle adhèrent les croyants en pleine liberté et qui épaule et promeut l'action de ceux qui la composent ». Est-il besoin de continuer ? Nous entendons cela partout en France. Bien évidemment, les deux lettres demeurèrent sans réponse. C'est ce qu'on appelle « le dialogue ». Les bons catholiques espagnols, les bons prêtres et les bons religieux qui ont respectueusement protesté n'ont pas encore compris la situation présente : les détenteurs actuels de la succession apostolique sont presque tous, aujourd'hui, soit *prisonniers* soit *complices* du parti qui tient l'Église militante écrasée sous la botte de son occupation étrangère. Ces bons catholiques ont beau se déclarer soumis à l'auto­rité ecclésiastique (actuelle), celle-ci les méprise, ne les écoute pas, ne leur répond point, et contre eux soutient ceux qui, *désobéissant* à la Tradition catholique, obéissent aux ukases arbitraires de la nouvelle religion. La *Documentation catholique* du 20 avril, en publiant l'ho­mélie-protestation du sinistre cardinal Tarancon (p. 393), laisse croire que la réunion interdite était simplement « une assem­blée de fidèles sous la présidence du cardinal lui-même » ; elle passe sous silence l'organisation et la participation com­munistes. *J. M.* La réunion de Vallecas fut interdite par le gouverne­ment espagnol. Selon certains bruits, ce serait une haute personnalité de la Curie Diocésaine qui, après une infruc­tueuse démarche auprès des autorités civiles, se serait rési­gnée à écrire de sa main une lettre demandant l'interdic­tion. Le communiqué de la Direction Générale de la Sécu­rité faisait état « d'éléments d'une affiliations politique extrémiste, qui projetaient d'intervenir dans les réunions, avec le dessein de profiter de certains thèmes des conclu­sions élaborées par l'Assemblée, pour susciter des réactions hostiles au gouvernement et aux autorités, et créer un climat de tension dans la zone de Vallecas ». 34:194 Les protestations des autorités ecclésiastiques contre cette interdiction ne se firent pas attendre. Mgr Iniesta, évêque auxiliaire du Vicariat IV de l'archevêché de Madrid, publia un communiqué, dans lequel on lisait notamment : « (...) 4. -- Nous protestons énergiquement à la suite de cette décision qui heurte de front le travail de tant de chrétiens déçus qui, leurs évêques en tête, ne croient pas avoir commis d'actes troublant l'ordre public. Si la cause hypothétique était constituée par d'éventuels élé­ments qui, de l'extérieur de l'Assemblée, auraient voulu créer des désordres, ce n'était pas à nous de les contrôler, mais aux services dont l'autorité dispose pour des cas semblables. En toute hypothèse, nous ne voyons aucune raison qui justifie une telle suspension, et il ne nous en a été présenté aucune intrinsèquement liée à cette Assem­blée ou à ses membres. » De son côté, le cardinal-archevêque de Madrid protestait dans une longue homélie ; après avoir assimilé les organi­sateurs de la réunion de Vallecas au Christ, incompris des Docteurs, incompris de ses parents, incompris de ses disciples, il poursuivait : « Nous vivons, mes frères, une situation de conflit au plan social, économique, politique et même ecclésial. (...) Tous ont encore présente à l'esprit la déplorable suspen­sion de l'Assemblée Chrétienne de Vallecas par les pou­voirs publics, acte que ni moi ni beaucoup d'entre vous ne pouvons comprendre, dans un pays qui se fait gloire de respecter la loi de Dieu selon la doctrine de l'Église catholique. Et il ne m'échappe pas que, par cette déci­sion -- dont la responsabilité retombe exclusivement sur les autorités civiles -- on porte en fait un jugement in­juste sur l'action pastorale d'un vicariat de notre com­munauté diocésaine. Même en admettant des imperfec­tions dans nos efforts pour nous rapprocher des réalités vivantes de la communauté de Vallecas, nous repoussons avec la dernière énergie tout jugement porté par ceux qui nous accusent d'avoir voulu, par cette Assemblée, ren­dre plus difficile la vie en commun des citoyens, ou dé­border la mission évangélique que le Christ a confiée à son Église. (...) » ([^4]). 35:194 Dans de nombreuses paroisses de l'archidiocèse de Ma­drid, cette « homélie » ne fut pas lue. Dans certaines d'entre elles, l'officiant déclara que, en tant que prêtre catholique, il ne pouvait pas lire cette homélie ; et il prêcha sur un sujet religieux. Les raisons qui amenèrent les autorités civiles espa­gnoles à interdire l'Assemblée de Vallecas n'ont évidem­ment rien à voir avec les difficultés que risquaient de sou­lever, sur un plan religieux, les thèses qui devaient y être soutenues. Le bi-hebdomadaire « Iglesia-Mundo » apporte à leur sujet des précisions écrasantes ([^5]). L'Assemblée de Vallecas était, pour les questions d'or­ganisation matérielle, confiée à l'O.R.T., -- Organisation Revolucionaria de Trabajadores (Organisation Révolution­naire des Travailleurs), groupement marxiste-léniniste clandestin. L'O.R.T. est née de scissions au sein de deux autres groupes : la V.O.S. (Vanguardia Obrera Social, Avant-Garde Sociale) et la V.O.T. (Vanguardia Obrera Ju­venil, Avant-Garde Ouvrière des Jeunes) ; ces deux groupes étant dirigés par des « ecclésiastiques de pointe ». Parmi les invités, on trouvait : -- Giulio Girardi, ancien professeur à l'Université Pon­tificale Salésienne, d'où il fut expulsé ; ancien professeur à l'Institut Catholique de Paris, d'où il fut expulsé ; marxiste convaincu et pilier des « Chrétiens pour le Socialisme » ; -- Marcel Charnot, membre du Comité Central du Parti Communiste Français. On assure, sans pouvoir en donner de preuves, que Marcel Charnot devait arriver accompagné de quelques Viet-Cong... ; -- Mario Couteiro, portugais, rédacteur à « *O Seculo *»*,* membre du Parti Communiste Portugais ; -- Martins Pereira, membre du Comité de Propagande du Parti Communiste Portugais ; -- Victor Direito, rédacteur au journal socialiste de Lisbonne « *Républica *»* ;* *-- *Alex Oslaff, membre du Parti Socialiste Suédois... ; -- Divers autres, dont quelques représentants du « Co­mité Régional du Parti Communiste des Ouvriers Espa­gnols ». 36:194 Il n'y a aucun doute : ce sont là des représentants de ces « réalités vivantes de la communauté de Vallecas », dont parlait le cardinal-archevêque de Madrid, en déplorant, bien sûr, « les imperfections dans (ses) efforts pour s'en rapprocher ». Jean-Marc Dufour. 37:194 ### Démocratie et communisme par Louis Salleron DANS NOS PAYS on oppose communément la démo­cratie au communisme. C'est qu'on se réfère au mo­dèle des démocraties occidentales, lesquelles se caractérisent, non seulement par l'élection libre des diri­geants politiques, mais par la possibilité d'en changer et par une garantie suffisante des droits personnels. Cependant l'essence de la démocratie n'est pas là. Elle est dans le principe de la souveraineté populaire. Ce principe n'est pas lui-même entendu comme un principe juridique, mais comme un principe métaphysique. Il exclut toute référence divine ou seulement transcendantale. Le peule est souverain parce qu'il est l'Homme, et l'Hom­me collectif, au-delà de quoi il n'y a rien, et notamment ni Dieu, ni Vérité, ni Bien commun. Il s'agit donc du peuple considéré dans sa seule réalité biologique. Ce qui veut dire que, toute lumière de transcen­dance étant refusée pour en éclairer la notion, il est d'au­tant plus peuple qu'il est plus éloigné de ses aspects supé­rieurs, plus proche de sa condition originelle, plus asservi aux contraintes de la nature et de la société. Ce peuple-là ne peut avoir d'autre désir que de se libé­rer de toutes ses « aliénations ». C'est pourquoi le principe démocratique est essentiellement révolutionnaire, tout ré­gime démocratique manifestant sa légitimité par sa fon­dation qui ne peut être ou avoir été qu'une révolution. Comme les révolutions sont nombreuses dans l'Histoire et que leur nature est souvent ambiguë ce sont les révolu­tions les plus éclatantes et les plus récentes qui servent de référence aux autres. 38:194 La Révolution française et, bien davantage encore, la Révolution russe sont, à cet égard, les deux phares qui illuminent le monde. Les révolutions maoïste, castriste et autres ne sont que des variantes de la russe. La révolution américaine, incontestée chez elle, est contestée dans le monde à cause du capitalisme ; et toutes les colonies que les États-Unis ont aidé à faire leur révolution se réclament davantage de l'U.R.S.S., de la Chine ou de Cuba que de l'Amérique qu'elles considèrent comme néo-colonialiste. Quant à l'Angleterre, nul ne se rappelle si elle a jamais connu de révolution, mais son évolution per­manente lui en tient lieu. La variété infinie des régimes démocratiques, leur ri­valité et éventuellement leurs conflits, pourraient faire douter de l'existence du principe démocratique. Ce doute serait pourtant sans fondement. Le fait qu'un régime se considère lui-même comme démocratique, qu'il soit consi­déré comme tel par les autres et que certains régimes, comme par exemple celui de l'Espagne, soient considérés comme non-démocratiques, établit sans conteste la réalité du principe démocratique tel que nous l'avons défini. De même qu'en droit international public un *gouvernement* est *légitime* quand il est reconnu par plusieurs gouverne­ments étrangers, de même, au plan métaphysique, un *ré­gime* est *démocratique* quand il est admis comme tel par plusieurs régimes démocratiques incontestés, comme l'U.R.S.S., la France, les États-Unis, l'Angleterre. Le critère de la démocratie n'est donc nullement la li­berté des citoyens ou le caractère civil du gouvernement. Une dictature, même militaire, ne prive pas un régime de son caractère démocratique si ce caractère est cautionné par des démocraties notables. Les deux pôles de la démocratie sont, théoriquement, la *liberté* et l'*égalité*. La *liberté* est la note majeure du XIX^e^ siècle. En fait le peuple n'est pas plus libre alors qu'auparavant. Il l'est même moins dans beaucoup de cas. Mais la métaphysique dé­mocratique considère qu'il est libre parce qu'il élit ses di­rigeants. L'*égalité* est la note majeure du XX^e^ siècle. Ce change­ment est le résultat du libéralisme qui, en majorant à l'excès la puissance de l'argent, rendait à la fois plus im­portante et plus sensible l'inégalité. 39:194 Dans la France contemporaine, comme un peu partout dans les démocraties libérales, la *revendication de l'égalité* est la forme par excellence du *principe démocratique.* L'opposition entre démocratie et communisme n'est donc qu'un reliquat de l'Histoire. Les démocraties *libérales* ne sont telles que parce qu'elles sont apparues les pre­mières -- sous le signe de la *liberté.* Les démocraties *com­munistes,* très récentes, sont nées directement sous le signe de l'*égalité*. Comme les unes et les autres confessent éga­lement le principe démocratique et se reconnaissent mu­tuellement, notamment les États-Unis et l'U.R.S.S., pour des démocraties, le communisme bénéficie de l'immense avantage d'être considéré comme la forme la plus moderne de la démocratie, le modèle à imiter et à rejoindre. Dans les pays pauvres où le modèle de la démocratie libérale est inaccessible, ce sont les États-Unis qui sont le fourrier du communisme, comme on le voit encore ces temps-ci dans l'Asie du Sud-Est, en attendant d'autres régions. En France, on est dans un équilibre instable. Les Fran­çais ne sont pas communistes et n'ont nulle envie de le devenir, mais ils ne veulent pas se couper du communis­me parce que ce serait, pour eux, se couper du principe démocratique. Le peuple s'efforce d'arbitrer les forces en présence, mais le parti intellectuel, essentiellement méta­physicien et dogmatique, prêche inlassablement pour le communisme, soit directement, soit indirectement en exas­pérant le sentiment de l'égalité et en apportant son appui inconditionnel à la révolution. Comme le parti intellectuel tient les mass media -- la presse, la radio, la télévision -- il en résulte une pression formidable qui devrait, un jour, conduire le communisme au pouvoir. L'inflation et les déséquilibres économiques renforcent cette pression. L'appauvrissement du plus grand nombre des Français, surtout parmi ceux qui ne sont pas salariés, pousse à la revendication perpétuelle d'allocations et de subventions de toutes sortes. La socialisation se poursuit donc dans les faits en même temps que dans les esprits. Toute les structures de liberté sont ébranlées. Le Pouvoir, pour se maintenir, multiplie les formes de la licence et du divertissement, et le pays réel assiste, impuissant, à sa propre décadence. \*\*\* Que reste-t-il dans cette faillite sociale ? Il reste les mœurs des meilleurs et le travail du plus grand nombre. 40:194 Ce n'est pas rien. Mais ce n'est pas suffisant pour empêcher l'explosion si ne se manifestent pas rapidement une foi religieuse et une pensée politique. Ce sont des hommes, je veux dire des individus, qui en sonneront le réveil. Nous ne pouvons qu'en préparer l'avènement en besognant mo­destement chacun dans son coin. Louis Salleron. 41:194 ### Le témoin solitaire par Georges Laffly C'EST À UN TABLEAU de Georges de la Tour, *Job raillé par sa femme*, que me fait penser l'émission de télévision où Soljénitsyne parlait face à Jean d'Or­messon et Jean Daniel, le 11 avril. Debout, la femme de Job se présente dans une robe d'un rouge triomphal. La dentelle cache ses poignets, des bou­cles ornent ses oreilles. Elle est imprégnée des parfums d'Arabie, elle arbore l'orgueil des biens du monde. Son beau visage exprime la répulsion irritée qu'ont les riches devant la misère. Job est assis, presque nu, son cuir est ridé. Il lève la tête vers sa femme et sa bouche ouverte laisse entendre un gémissement. Il a perdu tous ses biens, ses enfants sont morts, un ulcère le ronge. Sa femme, vio­lente, lui reproche de n'avoir pas encore compris la leçon. Elle dit : « Maudissez Dieu, et mourez. » Les intellectuels occidentaux admettent assez bien que Soljénitsyne dénonce les crimes du socialisme, eux-mêmes dénonçant les crimes du capitalisme. Les voilà égaux eux, les puissants, et lui, le banni. Égaux, moins le Goulag ? Ah, ils n'aiment pas qu'on parle ainsi, c'est déloyal. Jean Daniel sursauta à la remarque de d'Ormesson sur ce sujet. Ne parlons pas du Goulag, c'est déloyal, et voyons les choses comme il convient de les voir. Les intellectuels occidentaux sont les égaux de Soljénitsyne, avec cette dif­férence, cet avantage, que le socialisme, malgré ses crimes, reste bon. Il est l'avenir, il est l'espoir. Tandis que l'Occi­dent, capitaliste, et qui a renié son passé, en particulier son passé chrétien, mais sans l'enterrer sous la chaux, est insupportable. D'où il faut conclure que, du côté de l'Occident, la lutte contre les crimes doit être enthousiaste, mais que Soljénitsyne doit être triste. 42:194 A ces conditions libérales, le débat aurait pu être convenable et édifiant. Nous voulons bien prendre en char­ge Soljénitsyne, et même l'admirer. On ne lui demande que d'être désespéré, et le désespoir doit l'habiter, puisque le socialisme est le seul avenir de l'homme, ou, si même il ne l'était pas, nous devons reconnaître au moins que l'horizon est bouché : comme dit Marx, il n'y a de choix qu'entre socialisme et barbarie. Nous voulons bien pousser la compréhension jusqu'à cette limite, mais lui, à son tour, doit accepter la noire vérité et gémir avec nous. Or, cela ne se passe pas ainsi. Soljénitsyne n'a pas l'air de penser que le socialisme, l'accomplissement du monde inventé par Marx, soit la seule issue pour les hommes. Il constate que ce fut une erreur épouvantable. Et il parle de Dieu. Il ne veut pas le maudire, il ne l'annule pas ni ne l'oublie, comme il nous paraît si simple de le faire, il parle de Dieu comme de la seule Réalité nécessaire. Le Goulag n'a pas détruit Soljénitsyne, il l'a donné à l'espérance. C'est beaucoup plus que les intellectuels occidentaux ne peuvent accepter. Ils vont se retirer, comme la femme de Job, retourner à leurs vanités et à leurs peines qu'ils continueront d'accepter en désordre, sans comprendre (et Job non plus ne comprend pas), sans entrevoir plus qu'avant les signes que trace leur vie, mais assurés dans leur mépris pour le témoin solitaire, et plus confiants que jamais en eux-mêmes : ce n'est pas un cri qui pourra ébranler leurs raisons, leurs alibis, leurs échafaudages sa­vamment équilibrés. Et pourtant tout d'un coup, ils se sentent fragiles. Georges Laffly. 43:194 ### Leur diversion par Hugues Kéraly ON VOUDRAIT BIEN, s'agissant de Soljénitsyne, du gé­nocide de soixante-six millions d'hommes, et de l'asservissement de tout un peuple, ne pas avoir à parler de nous. L'œuvre d'Alexandre Soljénitsyne gagne d'être recueillie dans un certain silence. Car elle n'a pas seulement ce poids d'un témoignage historique contre la barbarie communiste, livré après bien d'autres à la conscience oublieuse de l'Occident : irrécusable, et aussitôt en­foui. Avant cela, elle est une œuvre *de l'intérieur,* par ori­gine et par destination. Ses genres littéraires, sa puissance de pénétration psychologique, pour ne rien dire des ful­gurances d'un style dont nous interrogeons ici ou là les pâles transpositions, la consacrent de son vivant dans la lignée des meilleurs écrivains russes. Comme eux, Soljé­nitsyne a des respirations tranquilles de cinq cents pages, et des mystiques vertigineuses de parenthèse ou d'inter­jection. Comme eux, il a pénétré de toute la force de son regard les cheminements intérieurs du peuple russe. Le chemin des combats de l'esprit : il n'en est pas d'autre vers le sommet. On tremble de voir jusqu'où il va monter, parce qu'il lève avec lui un arsenal de « blocs », un entre­lacs de « nœuds » ([^6]), qui tantôt vous serrent à la gorge et tantôt vous poussent aux reins. Mais quand il a fini d'y introduire et d'y ficeler, on soupire à bout de souffle qu'il nous a lâché trop tôt : Comment ont-ils pu accréditer cette fable : Soljénitsyne caressant une stratégie d'homme politique, un dessein par­tisan ? Soljénitsyne est un écrivain de l'âme -- de l'âme populaire russe, amère et généreuse, avilie ou grandie, toujours persécutée. 44:194 D'*Une journée d'Ivan Dénisso­vitch* à la *Lettre aux dirigeants de l'Union soviétique*, voilà sa seule matière, presque son élément. Et s'il faut rappeler le plus grand mérite de Soljénitsyne, n'est-ce pas justement de n'avoir rien calculé, rien mesuré, rien pesé aux lâches critères des politiques, quand le monde avait les yeux braqués sur lui ? « Parfois la myopie insouciante est le salut de notre cœur. Préserve-nous, mon Dieu, de *pré­voir* avec trop de flair. » ([^7]) D'ailleurs, au pays où la reddition des âmes se trouve en quelque sorte inscrite dans la Constitution, le véritable écrivain ne choisit pas de s'opposer. Il grandit rebelle, frondeur et « réactionnaire » par nécessité -- ou végète avec son art dans le confort de la servilité au Parti. La datcha, la voiture, l'entrée aux restaurants spéciaux, c'est la rançon de l'orthodoxie idéologique et c'est la marque de l'im­puissance. L'écrivain indépendant reste privé de tout. Cette mort à soi-même qui assure en Soljénitsyne la respiration intérieure, la vie, les « tribus instruites » de Moscou ou de Riazan ne la lui pardonnent plus. Parce qu'elles y lisent leur propre condamnation, leur mensonge, leur docilité : l'admiration un peu jalouse des intellectuels soviétiques pour Soljénitsyne aura flambé l'espace d'un Congrès, pour rentrer sous terre au premier claquement du fouet ; et, lentement, faire place à la haine. C'est leur histoire aussi que raconte *Le chêne et le veau.* Et c'est la nôtre, hélas, à plus d'un titre. \*\*\* Même en deçà du rideau de fer, plus personne ne s'aven­ture à questionner Soljénitsyne sur son terrain. Qui ne l'a senti, à l'émission télévisée du 11 avril ? Et chez nous ce n'est certainement pas un effet de la gêne. Peut-être une sorte de distraction mondaine, plus injurieuse encore de n'être point concertée ; un clin d'œil au parti communis­te ; une manière comme une autre de se faire pardonner sa présence... En tout cas, un petit jeu bien intellectuel et bien écœurant : L'homme qui. porte en lui la misère du Goulag, le « zek » intrépide qui a tout sacrifié pour témoigner de l'immense martyre était là, face à deux interlocuteurs de choix : Jean Daniel et Jean d'Ormesson. D'entrée, la bouche en cœur, le directeur du *Figaro* se donne une suprême élégance : il posera des « questions de technique litté­raire ». 45:194 Comme si les trois spécialistes conviés avec lui ne suffisaient pas, M. d'Ormesson singe le timide ami des lettres, aussi bien de sa personne que discret dans ses intentions. (Le lecteur est là qui regarde et qui t'aime.) Quant au rédacteur en chef du *Nouvel Observateur,* après avoir « failli ne pas venir » en raison de l'absence des communistes au débat, il insiste par trois fois pour en­tendre une prise de position de Soljénitsyne sur les atroces méfaits du... colonialisme occidental ! Si Jean Daniel avait pris le temps de lire « *Le chêne et le veau *», il aurait su du moins atténuer le ridicule de sa position : on ne demandait rien d'autre à Soljénitsyne, dans les comités de rédaction soviétiques. -- Bon, il y a eu les crimes de Staline, et Krouchtchev lui-même a dé­noncé ce passé ; mais ne direz-vous rien contre la junte chilienne et les colonels grecs ? « Anti-fascites et existen­tialistes, pacifistes et martyrs de la cause africaine, le naufrage de *notre* culture, le génocide qui se perpétrait chez *nous,* ils n'en soufflaient mot, pour la raison qu'ils s'alignaient sur la pointe de notre aile gauche, c'était là toute leur force et tout leur succès. » ([^8]) Questions de « technique littéraire », méfaits du « co­lonialisme » ... Dans la ligne de l'héritage gaullien et du génie français de l'abstraction, chacun donc philosophe au second degré, interroge l'au-delà, soupèse l'en deçà, sans avoir rien compris, sans même avoir regardé. Subtil entre tous, *Le Monde* daté du jour de l'émission, rappelant le combat de Soljénitsyne et de la revue *Novy Mir* où il fut pour la première fois publié, concluait en ces termes : « Mais ces combats dépassent le pays où ils se sont dérou­lés. Ils touchent à la liberté d'expression, aux difficiles moyens de l'atteindre partout dans le monde, au courage qu'il faut souvent pour la revendiquer. » D'une certaine manière, *Le Monde* a touché juste. Par­tout où se fait sentir la formidable pression sociologique des idéaux communistes, il faut un certain courage pour revendiquer avec Soljénitsyne la liberté créatrice de l'in­telligence ; et tout ce qu'elle suppose : l'amour de la créa­tion ; le respect de l'ordre naturel voulu par Dieu (voir le *Discours pour le prix Nobel,* jamais prononcé). Dans votre propre famille, il se trouvera probablement quelqu'un pour vous accuser de méchanceté, d'intolérance, de mener un combat d'arrière-garde ; et, demain, un conseil parfaite­ment légal pour vous diriger sur l'hôpital psychiatrique le plus proche, au service des fous furieux. 46:194 Je ne sais pas si j'interprète comme il convient la pensée du *Monde.* Mais c'est un mensonge, c'est une insulte faite à Soljénitsyne et à tout le peuple russe d'insinuer que son combat pose principalement le problème de la liberté « d'expression ». Soljénitsyne porte avec lui soixante-six millions de morts. Lisez *Le chêne et le veau :* il a puisé en eux toutes les forces nécessaires ; il a lutté pour eux dans des conditions matérielles et morales atroces, jusqu'à leur sacrifier la vie de ses propres enfants ([^9]). Devant cet homme tombent tous les droits de la discussion et de la critique télévisionnes­ques. Reste celui de crier à la face du monde avec Soljé­nitsyne que le crime des crimes, le crime absolu et continué du totalitarisme, est atteint dans l'avènement au pouvoir du parti communiste. Fin avril, c'était le trentième anniversaire de la dépor­tation : avec les accents d'une émotion profonde, on a fait solennellement mémoire à Notre-Dame de Paris du drame vécu par ceux qui tombèrent aux mains des crimi­nels nazis. Mais un torrent de larmes sur les suppliciés des camps hitlériens ne nous méritera pas une once de la miséricorde divine, si les terreurs bien vivantes de l'Archi­pel Goulag se heurtent au cœur de glace de notre société. \*\*\* L'enquête publiée dans le deuxième tome de *L'Archi­pel du Goulag* s'arrête en 1956. Soljénitsyne lui-même s'était vu libérer des camps (et reléguer) en 1953. Et c'est en 1961 que, sur ordre de Krouchtchev, la revue *Novy Mir* publie *Une journée d'Ivan Dénissovitch :* à vrai dire, sa meilleure journée. -- De tout cela, on conclurait assez légèrement que la dictature de Nikita Serguéevitch inau­gure une période de douceur et de libéralisation du pouvoir soviétique. En fait, Krouchtchev ne se préoccupait pas du tout du sort de ses prisonniers. Il avait à régler un problème davantage à sa mesure : un problème avec l'aile « droite » des staliniens. Relisez son discours au XXII^e^ Congrès du Parti Communiste d'U.R.S.S. (octobre 1961) : Krouchtchev ne s'en prend aux crimes du « culte de la personnalité » qu'à partir des années où Staline lui sacrifie des staliniens. Les millions de croyants et de nationalistes assassinés dans les camps depuis 1918, ça ne compte pas pour lui. La publication d' *Une journée,* dans la version expurgée qu'on lui avait lue, fut un acte politique et publicitaire en forme de règlement de compte ; nullement une menace contre les policiers tortionnaires de la Tchéka. On de­manda simplement à l'auteur de rajouter quelques phrases chargeant le camarade Staline de toutes les responsabilités ! 47:194 Il faut ajouter que le premier secrétaire du P.C.U.S. n'avait pas été insensible au charme particulier du récit de Soljénitsyne : « Nikita écouta attentivement cette nou­velle amusante ; il riait quand il fallait, poussait des ah et cacardait aux bons moments ; parvenu à la moitié, il fit appeler Mikoyan pour qu'il l'écoutât avec lui. Tout fut approuvé de A à Z et ce qui plut surtout, ce fut évidem­ment la scène de travail : *Comment Ivan Dénissovitch éco­nomise le mortier...* Mikoyan ne fit pas d'objections à Krouchtchev, et le destin de la nouvelle fut scellé lors de cette lecture domestique. » ([^10]) Quand Krouchtchev eut bien ri, il se fit apporter le dossier suivant. Une revendication du G.P.U.-N.K.V.D., pour l'ouverture de nouveaux camps en Sibérie. Et Nikita Serguéevitch de signer consciencieusement tous les ordres nécessaires... En imprimant Soljénitsyne, Krouchtchev amorçait une véritable bombe : avec l'affaire des fusées de Cuba, ce coup de poker finira même par lui coûter sa place. Mais il s'en doutait si peu, il était si fier en octobre 1961 de sa puissance au sein du Parti qu'il exhibait, rieur et sûr de lui, un échantillon de cet Archipel d'où l'État soviétique tire la réalité de son pouvoir. Il se flattait, lui aussi, de pouvoir impressionner jusqu'aux plus hauts di­gnitaires du Parti, et y réussit assez bien. Chez nous, on s'est empressé de comprendre que le communisme sovié­tique avait tourné une page, un peu sombre, de son his­toire. Et l'Archipel a continué d'engloutir sa marchandise humaine par wagons entiers. Voici un témoignage tout à fait récent, à l'échelle russe (août 1974). Il permet de mesurer le chemin parcouru depuis Staline et le premier tome de *L'Archipel du Gou­lag *: si le régime des prisonniers politiques a évolué en quoi que ce soit, ce n'est guère dans le sens d'une amélioration. Car la misère où se décrit cet homme est hallucinante. Ah, s'il avait bien voulu naître chilien, ou grec, comme ses paroles de désespoir enflammeraient l'Occident. Comme elles l'empêcheraient de dormir... 48:194 Chaque jour, chaque heure, on tue en moi la personnalité, l'être vivant. Le chien, montant la garde derrière la palissade, reçoit une alimentation plus riche en calories et de meilleure qualité que la mienne : vous ne le nourririez pas avec du chou pourri et du poisson puant. Je suis habillé d'un mince blouson de coton de la célèbre coupe sta­linienne, avec mon matricule sur la poitrine. Je suis complètement rasé, toujours affamé, je gèle sur le ciment des cellules punitives. On m'oblige à marcher en rang ; à tout moment, je puis être complètement déshabillé et obligé de m'asseoir dans la neige un nombre incalculable de fois. Je suis un esclave, tout sadique a le pouvoir et le droit de m'astreindre à tout travail humiliant. « Je suis le condamné GLOUZMAN S.F., criminel d'État particulièrement dangereux. » ([^11]) Semion Glouzman est un jeune psychiatre soviétique, d'origine juive. Il a été condamné lors d'un procès à huis clos, en octobre 1973, à 7 ans de travaux forcés plus 3 ans de relégation pour « agitation et propagande antisovié­tique ». Plus simplement, il est l'auteur d'un rapport d'ex­pertise établissant que le général Grigorenko, détenu à cette époque dans l'hôpital psychiatrique de Tchernyakhousk pour ses activités au sein du mouvement démocratique russe, se trouvait interné et soumis au traitement de la drogue en vertu d'un faux diagnostic de maladie mentale. Il y en a comme cela plusieurs millions, qui n'ont pas eu l'honneur de saluer notre premier ministre ou M. Mit­terrand à leurs derniers voyages. Mais je voudrais bien qu'on m'explique en quoi le martyre de ces femmes et de ces hommes diffère de celui de nos déportés des camps allemands. Et si le tableau tracé *l'été dernier* par le Dr Glouzman réveille les images les plus insoutenables de la dernière guerre, au point qu'il pourrait leur servir d'illus­tration sonore, pourquoi est-il jugé indigne de nous épou­vanter ? En vertu de quelle ténébreuse et criminelle al­liance notre politique d'aujourd'hui s'en accommode-t-elle si facilement ? Le principe gaullien de la non-ingérence n'est-il pas plutôt la couverture de notre lâcheté. \*\*\* On ne sait comment, l'émission télévisée du 11 avril a laissé M. Jean Daniel sur l'idée que le cœur de Soljé­nitsyne battait à gauche avec le sien : « J'ai cru com­prendre qu'il m'estimait plus proche de lui que les in­tellectuels parisiens de droite qui l'utilisent avec indécence. Il avait raison. » ([^12]) 49:194 Soljénitsyne finirait bien par se ral­lier à la cause d'une socialisation universelle -- pourvu que celle-ci soit humaine et libertaire, organique, compré­hensive. Et ne doit-il pas sembler évident (dans l'esprit de Jean Daniel) que c'est actuellement le cas au Portugal, au Cambodge et au Vietnam du Sud ? Allons Soljénitsyne, en­core un effort, le temps de l'anti-communisme primaire a vécu. Nous saluons votre héroïque combat d'hier de tout cœur, vraiment. Mais vous êtes « bien mal informé », et vos alarmes d'aujourd'hui paraissent « propos incohé­rents » (**12**). Après tant d'années de solitude et de clandes­tinité, vous avez besoin d'une petite rééducation sociolo­gique. Depuis, les élections portugaises ont consacré une bien curieuse victoire de la gauche modérée -- celle, précisé­ment, dont se réclame Jean Daniel, du socialisme « dans la liberté » : les capitaines rouges renforcent leur pouvoir déjà exorbitant, et l'assemblée constituante fraîchement élue a dû accepter d'avance de tout ratifier ; car les partis qui ne signent pas sont ipso facto mis hors-la-loi. Pudique, *Le Nouvel Observateur* titre sur les « épreuves » de la liberté. Mais cette démocratie qui ne peut pas dire où elle va a déjà retenu le moyen d'y aller : exterminons premièrement « les autres », les têtes qui dépassent, les innocents qui grognent, les abrutis qui traînent, et tout ira mieux. C'est la définition même du bolchevisme, d'après Soljénit­syne. Saïgon, 29 avril. -- Le dernier Américain est parti ; Thieu a démissionné avec tout son gouvernement et les cadres de l'administration ; un président intérimaire bat bien haut sa coulpe ; la République se terre et ne résiste plus. En un mot, les conditions draconiennes imposées par le G.R.P. aux accords de Paris pour l'ouverture d'une négociation sont réunies. C'est pourquoi, sans doute, les nor­distes bombardent la ville désarmée. L'effroi général n'au­gure rien de bon : il y a trop de futurs Soljénitsyne, trop d'anti-communisme systématique parmi les habitants. Pas question de cesser le feu sous une pareille menace ; terro­risons d'abord, ils voteront mieux après. -- Commentaire impeccablement servile de la presse française : c'était iné­vitable, que les communistes perdent patience ; les repré­sentants de la « troisième force » ont levé les bras *trop tard !* Les malheureux, qui n'a compris que cela avait été leur premier geste, et le dernier. 50:194 Phnom Penh, déjà, a vu déferler les hordes de l'armée révolutionnaire. La ville a aussitôt été mise à sac ; un cor­respondant de presse a pu décrire la valse apocalyptique des meubles et des assiettes précipités du haut des fe­nêtres, à commencer par les précieux réfrigérateurs, ves­tiges infamants du confort bourgeois. Pour plus de com­modité, tous les habitants valides ont reçu l'ordre de fuir la capitale, sans délai : appliqué à deux millions d'indi­vidus, cela s'appelle une déportation, et massive, ou les mots n'ont pas de sens. Le premier, notre pays a voulu reconnaître ce gouvernement, et proclamer la légitimité des guerres d'expansion du communisme à travers le monde. C'est justice qu'il en goûte par priorité la particulière courtoisie. Mais que vont devenir les deux millions de déportés de Phnom Penh, « assignés à résidence » dans quelques terrains vagues de la région ? Il y a lourd à parier que la plupart d'entre eux, sachant les frontières sévèrement gar­dées, ont tenté de regagner leurs maisons. Vous excuserez, M. Daniel, ce vieux réflexe, coupablement anti-historique, mais si dur à maîtriser : les gens sont comme ça, ils pré­fèrent mourir là où ils ont vécu... Alors, les miradors et les barbelés prédits par Soljénitsyne, « propos incohé­rents » ? Mais à quoi bon vouloir attendrir Jean Daniel. Il guette déjà ailleurs les signes d'une nouvelle « libération ». Et Soljénitsyne a exclu, dans son livre, que nos puissants re­viennent un jour au devoir de la simple justice : « Du côté de l'Occident, il n'y a pas d'espoir ; nous ne devons d'ailleurs jamais compter sur lui. Si nous accédons à la liberté, nous ne le devrons qu'à nous. Et si le XX^e^ siècle doit comporter quelque leçon à l'intention de l'humanité, c'est nous qui l'aurons donnée à l'Occident, et non pas le contraire : l'excès d'un bien-être sans bavures a atrophié en lui la volonté et la raison. » ([^13]) Hugues Kéraly. 51:194 ### Comment ils arrivent par Jean Madiran SOLJÉNITSYNE ne se donne jamais en spectacle à la télé. Il dit pourquoi. Il a autre chose à faire. Il travaille à son œuvre. Il est occupé par l'*être* et non par le *paraître.* Mais il a fait une exception à Paris le 11 avril. On ne lui opposa, car la formule est toujours d'opposer, ou de faire semblant, on ne lui opposa aucun communiste. Seulement des intellectuels de gauche : Jean d'Ormesson, directeur du *Figaro,* représen­tant de la gauche aristocratique, libérale et timide ; Jean Da­niel, directeur du *Nouvel Observateur,* représentant de la gauche socialiste, intelligente et haineuse. Représentant l'un et l'autre, presque aussi bien que Giscard et Mitterrand, ceux par qui le communisme arrive ; ce par quoi les communistes arrivent au pouvoir ; y arriveront même en France, si l'on ne renverse pas l'actuel train des choses. Georges Laffly et Hugues Kéraly vous ont parlé de Soljénitsyne le 11 avril, de sa lumière inté­rieure face à ces spectres de fin du monde. Il y avait aussi Pierre Daix, que plus personne ne connaît, semble-t-il, il était le spécialiste des camps soviétiques, mais il est brisé, n'y tou­chez pas, n'en parlons plus. Le monde occidental, celui des Ormesson, des Daniel, des Daix et des autres, fait semblant d'avoir eu par Soljénitsyne la révélation du Goulag. Ce n'est pas une méprise. C'est un mensonge. Un mensonge tellement assuré, tellement carré, tel­lement sans fissures -- parce que tellement nécessaire au sys­tème politico-religieux qui gouverne l'Occident -- un mensonge tellement installé qu'il s'est imposé à Soljénitsyne lui-même, au moins comme hypothèse de raisonnement. On entendait le 11 avril Soljénitsyne dire et répéter que l'on peut connaître seulement « trente ans plus tard » les horreurs concentration­naires qui en chaque lieu et en chaque temps sont consubstan­tielles au système communiste. C'est faux. Soljénitsyne ne nous a rien appris en ce qui concerne les faits. 52:194 Son témoignage, et de quelle qualité, s'ajoute assurément aux autres, avec de nou­veaux détails, de nouvelles précisions, des récits supplémen­taires. Mais il ne nous a révélé ni l'existence, ni l'étendue, ni l'horreur du Goulag. La portée, l'immense portée de son œuvre n'est pas dans cette pseudo-révélation, elle est dans la nature du regard qu'il porte sur cette réalité, dans la méditation qu'il en fait, dans la connaissance morale du com­munisme qu'il en retire. Par connaissance morale j'entends celle qui se distingue d'une connaissance simplement matérielle, documentaire, limitée à la constatation du phénomène. En dé­clarant inédite et bouleversante la connaissance matérielle que Soljénitsyne, après tant d'autres, nous apporte du Goulag, on nous détourne d'apercevoir ce qu'il y a de véritablement iné­dit et de véritablement bouleversant dans son œuvre : la con­naissance morale qu'il nous propose de l'univers révolution­naire. La domination communiste comporte des millions d'es­claves et des millions de cadavres, et nous le savions, mais l'on fait semblant de l'apprendre, pour ne plus écouter Soljénitsyne et nous empêcher de l'entendre quand il explique comment et pourquoi ce n'est pas un cataclysme accidentel, mais qu'il y a là un drame spirituel. On nous détourne de considérer la réalité spirituelle à laquelle Soljénitsyne s'efforce de nous rendre atten­tifs, et ce détournement, et cette inattention machinée sont la plus sûre garantie de la domination universelle du communisme. Parce que l'existence matérielle du Goulag, l'Occident l'a plu­sieurs fois apprise depuis quarante ans, et plusieurs fois ou­bliée. On lui fera oublier aussi celle qu'apporte Soljénitsyne, à la seule condition préalable d'avoir pu donner à croire qu'il n'apportait que cela. #### Soljénitsyne : « Tout avait été dit » Certes, si nous ne connaissions pas, si nous n'avions jamais connu J'existence du Goulag, il faudrait d'abord nous l'appren­dre. Soljénitsyne rencontre sans arrêt, en Occident, des Daniel, des Ormesson et des Daix, c'est-à-dire équivalemment des Giscard et des Mitterrand qui lui disent d'une manière ou d'une autre : -- « Mais nous ne savions pas. Mais comment aurait-on pu supposer. Mais c'est incroyable. Voyons, redites-nous cela. Mais c'est épouvantable. C'est bien parce que c'est vous qui le dites que l'on veut bien l'admettre. Un peu. Mais quelle histoire. Quelle affaire. Cela n'arriverait pas en France. Et cetera, et cetera. » Ils font comme s'ils n'avaient jamais rien soupçonné. Il faut donc leur apprendre le rudiment de la ma­térialité des faits avant de pouvoir les faire réfléchir sur leur signification politique et morale. 53:194 On reste ainsi immobilisé sur l'apprentissage du rudiment. Comme Giscard en personne, qui a envoyé un télégramme à la veuve de Jacques Duclos : il a peut-être eu raison de lui présenter ses condoléances, je n'en sais, rien et ce n'est pas cela que je veux dire ; mais il y a en outre inscrit l'assurance que Jacques Duclos fut « *un repré­sentant authentique du peuple français *». Nous avons donc un président de la République qui ignore jusqu'au rudiment du communisme (il avait montré cette ignorance en 1968 ; mais depuis lors, il aurait pu s'instruire) ; nous avons un président de la République qui ne sait pas qu'un chef communiste, et un chef de l'appareil clandestin, n'est pas et ne peut pas être un « représentant authentique » du peuple au milieu duquel il opère : si par hasard il essayait seulement de l'être, il serait aussitôt écarté de la direction du parti et à plus forte raison de la direction de l'appareil. Quand Soljénitsyne entend tout ce qu'en Occident les Giscard et les Daniel disent du com­munisme et des communistes, il est bien normal qu'il se deman­de en lui-même : -- Ils sont idiots à ce point, ou ils font semblant ? Il y a probablement un peu des deux. L'ignorance feinte engendre et développe l'ignorance réelle, de même qu'à force de faire l'âne on finit par le devenir. Et pourtant la nuit n'a pas encore tout recouvert en Occident, puisque Soljénitsyne a pu y apprendre qu'il n'était pas tout à fait et même pas du tout le premier à révéler l'existence de l'Archipel du Goulag. Il l'a noté dans *Le chêne et le veau* (pp. 378-379) : « A ce jour, ici, à l'Ouest, j'apprends que depuis les années vingt, PAS MOINS DE QUARANTE LIVRES sur l'Archipel, à commencer par sa naissance aux îles Solovki, ont été publiés, et traduits, et divulgués -- et qu'ils ont été perdus, engloutis par le silence, sans avoir convaincu ni même réveillé personne. Trait caractéristique, bien humain, de la satiété et de l'autosatisfaction : TOUT A ÉTÉ DIT et rien n'est entré ni resté dans les oreilles de personne. S'agissant de l'Archipel soviétique, on a senti en outre souffler le merveilleux vent socialiste ; au pays du socialisme on peut pardonner des forfaits même incomparablement plus grands que ceux de Hitler : ce ne sont qu'hécatombes au pied d'un prestigieux autel. » A la vérité ce ne fut pas dans les « années vingt », mais dans les années trente. Peut-être l'inexactitude est-elle imputable au traducteur. Peut-être est-ce une simple coquille, car les années vingt sont dans le livre de Soljénitsyne imprimées en chiffres : les « années 20 ». 54:194 Il n'est pas exact non plus que la révélation du Goulag s'est faite en Occident « sans avoir con­vaincu ni même réveillé personne ». Elle a convaincu et réveillé jusqu'à des chefs communistes du premier rang, qui ont té­moigné avec éclat. Depuis quarante ans, non seulement tout a été dit sur le communisme soviétique, mais encore tout a été entendu et tout a été compris. Et si l'Occident a oublié, ce n'est point par inadvertance, ce n'est point par négligence, c'est parce qu'il l'a voulu. Cela se démontre et nous allons le dé­montrer. Voici les preuves. #### Avant la guerre : les années trente Nous disons qu'il s'agit des années trente et non des années vingt parce qu'à notre connaissance c'est seulement à partir de 1930 que l'on commence à savoir et à dire, et que l'opinion occidentale, cette nuée livrée aux vents, s'inquiète une première fois. C'est qu'en 1928-1929 a été mise en route l'application du premier plan quinquennal, avec son industrialisation forcenée et sa « liquidation comme classe » des koulaks ou petits pro­priétaires paysans. Le 1^er^ juin 1934, au VII^e^ Congrès des Soviets, le président du conseil des commissaires du peuple, Viatcheslav Mikhaïlovitch Skriabine, dit Molotov, déclarera que sur cinq millions et demi de paysans déclarés « koulaks » en 1929, il n'en restait plus que 140 000. Déjà en mars 1931, au VI^e^ Congrès des Soviets, Molotov avait annoncé que plus d'un million de déportés des campagnes étaient employés à couper du bois dans les forêts du nord. Mais c'était dès mars 1928 qu'avait paru, dans le cadre du plan quinquennal, le premier décret prescrivant « un plus grand usage du travail des prisonniers ». Et c'était en mai de la même année que, pour « réaliser une série de projets économiques en diminuant les dépenses dans des proportions considérables », une circulaire du comité cen­tral exécutif de l'URSS recommande « l'emploi généralisé du travail des individus se trouvant sous le coup de mesures de protection sociale ». Assurément, l'univers concentrationnaire soviétique existe depuis Lénine. Mais les dimensions qu'il prend ainsi à partir de 1928 l'empêchent désormais de rester inconnu en Occident. La première information sérieuse est celle, semble-t-il, qui est publiée en avril 1930 par le *Stockholm Tidnigen :* 15 000 paysans de l'Ingermanland (pays voisin de la Carélie) envoyés de force travailler dans les forêts de la Russie du nord. 55:194 En juillet 1930, le secrétaire d'État britannique aux affaires étrangères déclare à la Chambre des Communes que le gouver­nement soviétique fait usage du travail forcé. Les premiers récits de rescapés arrivent à Londres. La Société anti-esclava­giste d'Angleterre réclame une enquête. Elle est menée par Edward Bateson et Allan P­im qui, en analysant et confrontant les indications reçues, aboutissent à la conclusion que le gou­vernement soviétique a créé en Russie du nord au moins six chantiers forestiers employant des milliers de travailleurs for­cés. Le commandant Parlyon Bellairs, membre du Parlement britannique, publie l'ensemble des informations parvenues en Occident. L'émotion mondiale, une première fois avant beaucoup d'au­tres, est considérable. Ces révélations coïncident avec l'arrivée aux États-Unis de la première cargaison de bois d'allumettes et de manganèse rus­ses. Produits de l'esclavage ? Les Américains prennent aussitôt des mesures draconiennes ; le paragraphe 1307 du nouveau tarif douanier de 1930 stipule : « L'entrée de tous produits (...) extraits, produits ou manufacturés à l'aide du travail de pri­sonniers et du travail forcé est interdite dans tous les ports des États-Unis (...). Par « travail forcé » il faut entendre tout travail ou service qui est exigé d'une personne sous la menace d'une pénalité quelconque en cas de non accomplissement de ce travail et pour lequel le travailleur ne se propose pas libre­ment. » Touché à la fois dans sa propagande politique et dans ses intérêts commerciaux, le gouvernement soviétique inaugure à cette époque diverses manœuvres pour camoufler ou nier les faits : ce sont notamment les déclarations enthousiastes de Gorki sur la merveilleuse bienfaisance des « institutions de travail correctif ». Gorki était sans doute à moitié complice, à moitié induit en erreur. On se reportera sur ces manœuvres aux pages 279-290 (et pour Gorki à la page 282) de l'ouvrage classique de Dallin et Nicolaevsky : *Le travail forcé en URSS* (édition française : Somogy, Paris 1949). La question du travail forcé en URSS est encore discutée aux États-Unis, à la Chambre des représentants, au mois de février 1931. On entend la déposition de plusieurs des ingénieurs américains qui ont travaillé en Russie soviétique ; on entend également celle du Dr Arthur Kopman qui, sur huit années en URSS, en avait passé trois en prison et dans des camps de tra­vail : il décrit la vie dans les camps de Vichara, où il avait été employé à l'abattage des arbres. A Londres en 1934 est publié par H. Walpole, sous le titre *Out of the Deep, Letters from Soviet Timber Camps* (Hors des profondeurs, Lettres des camps forestiers soviétiques), un recueil de lettres de déportés, dont l'authenticité est garantie par le directeur de la *Slavonic Review.* 56:194 En France, c'est en 1935 que paraît chez Plon l'ouvrage monumental de Boris Souvarine : *Staline. Aperçu historique du bolchevisme.* Souvarine est un ancien communiste du premier rang. Son livre contient la première étude d'ensemble sur le travail forcé soviétique. Il conclut déjà à cette époque : « On serre la vérité d'assez près en envisageant un chiffre appro­chant de dix millions de travailleurs forcés, à ne parler que des vivants. » En 1936, Boris Souvarine publie à la Librairie du travail une forte brochure intitulée *Bilan de la terreur en URSS, faits et chiffres,* apportant des précisions supplémen­taires. En mars 1937, l'encyclique *Divini Redemptoris* de Pie XI sur le communisme note en son paragraphe 23 : « Un pouvoir absolu et cruel, régnant par la terreur, a réduit en esclavage d'innombrables individus. On doit raisonnablement remarquer que même sur le terrain économique une certaine discipline morale est indispensable, pour former le sens du devoir chez ceux qui portent une responsabilité ; les principes communistes, inspirés d'un matérialisme mensonger, ne peuvent y parvenir. C'est pourquoi il ne reste que le terrorisme, tel qu'on le voit en Russie... » ([^14]) Parmi les témoignages directs publiés en Occident avant la guerre, il en est deux qui appellent une mention particulière en raison de leur qualité. Ils sont l'un et l'autre accessibles en langue française et figurent dans toute bibliothèque politique comportant l'indispensable rudiment sur le communisme. Premièrement, le témoignage d'Anton Ciliga, qui demeure après quarante années l'un des plus importants, l'un des plus pénétrants, une introduction quasiment indispensable à toute étude du communisme menée par l'intérieur du communisme. Chef communiste yougoslave venu en URSS pour participer aux travaux du Komintern, Anton Ciliga est déporté en Sibérie. Son livre, écrit en 1937, est publié chez Gallimard en 1938 *Au pays du grand mensonge.* 57:194 Mais les Allemands, alors alliés des soviétiques, entrent à Paris en 1940, ils interdisent l'ouvrage ; l'édition entière est confisquée. Réédition chez Plon seu­lement en 1950, en deux volumes : « Au pays du mensonge déconcertant » et « Sibérie, terre d'exil ». Je ne sais pas du tout si l'on peut encore se les procurer chez Plon (le « Plon » d'aujourd'hui...), mais certainement dans la plupart des bon­nes bibliothèques municipales, qui sont l'un des derniers lieux en France où l'on puisse encore consulter les œuvres que par­tout ailleurs, même chez leurs éditeurs, on veut rendre introu­vables. Secondement, le témoignage de l'ingénieur américain John D. Littlepage : il dirigea dans les mines de Russie des exploi­tations employant des travailleurs forcés ; de 1928 à 1937, il eut en URSS un rôle capital dans l'organisation de l'industrie aurifère soviétique. Il a tout raconté. L'édition française de son livre : *A la recherche des mines d'or de Sibérie* fut publiée en 1939 à Paris (Payot éditeur ; réédition après la guerre, en 1948). Ainsi, entre 1930 et 1940, tout déjà avait été dit une première fois sur ce que Soljénitsyne nomme aujourd'hui « l'Archipel ». Tout, oui : « à commencer par sa naissance aux îles Solovki », comme il le rappelle dans ce passage de son dernier livre, *Le chêne et le veau,* que j'ai cité tout à l'heure. A ceci près que ces « îles Solovki », le traducteur paraît l'ignorer, ou bien c'est encore une coquille, sont nommées habituellement en français les îles Solovetsk, ou Solovetsky, je ne sais quelle est la meil­leure transcription, mais enfin à ceci près, dis-je, ces îles étaient et elles sont en effet bien connues de tous ceux qui ont réellement étudié l'histoire du communisme. C'est le premier camp qui ait été dit de « travail correctif », c'est le premier qui fut placé sous la juridiction directe de la Police (et non de la Justice), comme ils le furent tous à partir de l'ordonnance du 27 octobre 1934. Le camp des îles Solovetsky, d'après ce que l'on savait déjà dans les années trente, fonctionna au moins à partir de 1923, et en 1928 il contenait au moins 30 000 déportés. L'idée, la notion et l'appellation de « travail correctif » pour désigner le travail forcé remontent, elles, au programme adopté en mars 1919 par le congrès du parti bolchevik. Tout cela et le reste était public et connu en Occident, et notamment en France, avant la guerre de 1939. #### Après la guerre Le nombre des témoignages augmente après 1941. Non plus des dizaines, mais des milliers. Parce que des milliers de dé­portés sont alors libérés. En effet, il a toujours été presque impossible de s'évader des camps soviétiques. 58:194 Anton Ciliga, par exemple, n'est pas un évadé : il sortit d'URSS grâce aux interventions diplomatiques répétées de son pays d'origine. Le chef communiste espagnol Valentin Gonzalès, surnommé El Campesino, est l'un des très rares rescapés des camps sovié­tiques qui se soit, à proprement parler, évadé (en 1949, comme il l'a raconté dans *La vie et la mort en URSS,* Plon 1950). Mais entre 1940 et 1944 il s'est produit, entre autres choses, ce que nous pourrions pudiquement appeler une évolution des rela­tions internationales, par laquelle l'URSS a été amenée à con­sidérer comme alliés des pays qu'elle considérait précédemment comme ennemis : elle a libéré leurs ressortissants (du moins une partie d'entre eux) qu'elle avait antérieurement internés dans des camps de travail. L'exemple le plus considérable est celui des Polonais. L'URSS avait envahi la Pologne au mois de septembre 1939, en accord avec l'Allemagne hitlérienne, et déporté en Sibérie des milliers de Polonais. Puis en juin 1941 l'invasion alleman­de incite l'URSS à se rapprocher des démocraties occidentales. Staline conclut avec le général Sikorski, chef du gouvernement polonais en exil à Londres, un accord prévoyant que les Polo­nais internés en URSS seront libérés pour former une armée nationale contre l'Allemagne. En fait, les Polonais ne furent pas tous relâchés, mais des milliers d'entre eux recouvrèrent la liberté et rallièrent l'armée Anders qui s'illustra dans la campagne d'Italie (1943-1944). Ces milliers de libérés avaient vécu la vie des camps soviétiques sous toutes les latitudes de l'URSS. Le service de renseignements de l'armée polonaise les interrogeait systématiquement au sujet des Polonais qui n'étaient pas revenus de Russie ; puis, en raison de la nature des dé­clarations ainsi recueillies, il se mit à enquêter sur le genre de vie qui leur avait été imposé par le régime concentration­naire communiste. De cette façon furent établis des milliers de dossiers. Les plus significatifs ont été publiés par les soins des organisations polonaises, les uns en 1944 à Rome, en langue française, sous le titre *La justice soviétique,* les autres en 1946 à Londres, en anglais, sous le titre *The Dark side of the Moon.* Là encore, à nouveau, tout est dit. Et tout, à nouveau, sera ou­blié. Parmi ces combattants polonais, la personnalité la plus connue dans notre pays, la plus sympathique, je dirais mieux la plus prestigieuse, est celle du peintre polonais Joseph Czapski. Il avait vécu en France de 1924 à 1931, il avait plu­sieurs fois exposé ses œuvres à Paris. Officier de réserve, fait prisonnier par l'armée rouge en 1939, interné au camp de Starobielsk, il bénéficie de l'accord Sikorski-Staline de 1941. Sa grande connaissance de la langue et des mœurs russes (il a été étudiant à Saint-Pétersbourg de 1912 à 1919) le fait désigner par le général Anders pour rechercher la trace des officiers polonais disparus en Union Soviétique. 59:194 Au cours de cette enquête officielle, il rencontre les plus hauts fonction­naires du parti communiste et le chef même du Goulag, qui est à l'époque le général Nasiedkin. -- Czaspki en a fait la déposition devant un tribunal français, à Paris, le 15 décem­bre 1950. Pierre Daix s'en souvient peut-être : le procès, de­vant la 17^e^ chambre correctionnelle de la Seine, était juste­ment contre lui : « C'était en janvier 1942, déclara Joseph Czapski dans sa déposition, et c'est alors que j'ai réussi à venir à Tchalow, chez le chef du Goulag. Le Goulag, c'est la direction de tous les camps de concentration de la Russie. C'était le général Nasiedkin. Il m'était assez difficile de le trouver parce que la place où était évacué le centre de di­rection du Goulag était secrète. Je réussis à y ar­river. Le général Nasiedkin m'a reçu devant son bureau. Il avait derrière lui une carte de toute la Russie. Je m'en souviens bien. J'ai eu le temps de bien la regarder. Cette carte était remplie de points et d'étoiles rouges qui indiquaient où étaient les camps de concentration qu'il dirigeait. Je regardai cette carte avidement (...). Staline avait promis cinq fois officiellement de relâcher tous les militaires polonais des camps. J'avais une lettre avec laquelle je suis venu chez le général Nasiedkin, exigeant qu'il rende tous nos hommes détenus dans les camps. Il ne pensait même pas à nier que ces camps existaient. C'était une chose tout à fait naturelle. Il en était le chef (...). Il parlait de ces camps comme d'une chose tout à fait normale (...). Le lendemain, revenu chez Nasiedkin, je n'eus aucune réponse et je fus reçu plus froidement parce que, naturellement, la veille Nasiedkin avait été pris au dépourvu. Il avait téléphoné à Moscou, ou à Kouïbychev, et on lui avait dit de ne plus causer avec moi. » Joseph Czapski a publié en 1945, à Paris, un livre intitulé *Souvenirs de Starobielsk,* sans nom d'éditeur ni d'imprimeur. C'est une publication clandestine, parce que dans le Paris de 1945, libéré de l'occupation allemande mais passé sous la do­mination gaullo-communiste, un tel livre ne pouvait encore paraître que clandestinement. Puis en 1949, aux éditions Self, un autre très beau livre, lui aussi un classique : *Terre inhu­maine.* 60:194 Pour le témoignage des Polonais, il faut également se re­porter au livre du général Anders : *Katyn*, publié à Paris par France-Empire en 1949. Autres témoins : D'abord Elinor Lipper. Un témoignage capital. Elle est née à Bruxelles de parents allemands, elle est suisse par son ma­riage. Étudiante en médecine à Berlin de 1931 à 1933, elle adhère aux étudiants communistes pour lutter contre l'hitlé­risme. En 1933 elle doit quitter l'Allemagne ; elle poursuit ses études à Turin ; puis, par « conviction socialiste », elle part spontanément pour l'U.R.S.S. en janvier 1937. A Moscou bien sûr elle est arrêtée : quelqu'un qui vient dans le Moscou de 1937 sans y être contraint ni appelé, quelqu'un qui vient pour y vivre, et qui déclare vouloir y vivre parce que c'est « le pays de la libération de l'homme et de la justice », est forcément un pro­vocateur ou un espion aux yeux de la police communiste, qui ne s'en laisse pas conter. Voici donc Elinor Lipper condamnée « administrativement » à cinq ans de travail forcé, et elle doit en faire six années supplémentaires sans aucune autre espèce de condamnation, cela aussi fait partie du système. Elle est à Kolyma, au camp de Magadan, lorsque le crétin solennel Henry Wallace, vice-président des États-Unis, vient y passer trois jours pendant la guerre, sans rien voir et sans rien com­prendre, comme elle le raconte aux pages 228-230 de son livre, l'un des trois ou quatre livres les plus importants sur le sujet. *Onze ans dans les bagnes soviétiques* (Paris, Nagel éditeur, 1950). Son témoignage : les prisons de la Loubianka et de Boutyri à Moscou ; la déportation de Moscou à Vladivostok (un mois et cinq jours en wagon à bestiaux) ; six mois et demi au camp de transit de Vladivostok ; puis Vladivostok-Magadan en bateau, à fond de cale (mer d'Okhost, une semaine) ; Kolyma avec ses camps : les camps de femmes de Magadan, de Balaganoya, de Talon ; le camp disciplinaire d'Elgen ; à la fin de l'année 1946, sa libération, c'est-à-dire dix-huit mois dans les wagons à bes­tiaux et les camps de transit. Une expérience de onze années. A elle seule, par son livre, Elinor Lipper avait fait savoir tout (et au-delà) ce qu'il importe de savoir. Je ne puis les nommer tous. Mais je ne pourrais omettre Jules Margoline, l'une des plus curieuses figures de cette extra­ordinaire galerie de témoins. Né en 1900 à Pinsk (Russie Blan­che), il fait ses études en Ukraine, puis en 1921 il quitte la Russie devenue bolchevique et s'inscrit comme étudiant à l'uni­versité de Berlin ; il est docteur en philosophie, il est critique littéraire, il est l'auteur de plusieurs livres en langue russe (*Notes sur Pouchkine*)*,* en langue allemande (*Les fondements de la conscience intentionnelle,* sa thèse de doctorat) et en langue polonaise (*L'idée du sionisme*). Après avoir vécu en Pologne auprès de ses parents jusqu'en 1937, il émigre en Palestine et décide, par conviction sioniste, de s'y fixer. 61:194 Mais en septembre 1939, pendant qu'il rend visite à ses parents en Pologne, il est surpris par la guerre ; l'invasion allemande le refoule vers l'est ; l'invasion soviétique le bloque sur place, lui interdisant de rentrer chez lui. En août 1940, il est arrêté et déporté sans aucune condamnation ni même aucune accusation, simplement parce que la police communiste l'a étiqueté « sujet socialement dangereux » pour la raison qu'il décline la nationalité soviéti­que « librement » offerte aux réfugiés des territoires polonais occupés par les Allemands. Sa qualité conservée de citoyen polonais lui vaudra d'être libéré en 1946, après cinq années de travail forcé dans huit camps successifs de la région carélo-finnoise et de la province d'Arkhangelsk. Son livre : *La condition inhumaine,* paru en langue française chez Calmann-Lévy en 1949, est l'un des plus saisissants qui aient été écrits sur l'Ar­chipel du Goulag ; un de ceux qui en ont le mieux saisi, dé­monté, expliqué le fonctionnement et les dimensions. Arrêtons-nous ; mais non sans avoir cité encore Margarete Buber-Neumann. Entrée aux jeunesses communistes allemandes en 1921 et au parti en 1926, devenue « la compagne » du chef communiste allemand Heinz Neumann, elle le suivit en Espagne, en Suisse puis à Moscou où il était l'hôte personnel de Staline en 1932. Il fut arrêté et liquidé en 1937. En 1938 Margarete Buber-Neumann fut déportée en Sibérie, au camp de Karaganda. En 1940 elle est du nombre des chefs communistes allemands, autrichiens et hongrois que Staline livre à Hitler à la suite du pacte germano-soviétique de 1939. Elle est internée à Ra­vensbrück de 1940 à 1945. Après la guerre elle publie en alle­mand et en suédois un livre intitulé : *Prisonnière chez Staline et Hitler.* Une partie de cet ouvrage a été traduite en français aux Éditions du Seuil (Paris 1949), sous le titre : Déportée en Sibérie. Matériellement, descriptivement, on savait donc tout sur le communisme soviétique. Deux ouvrages de base, deux ouvrages classiques, parus l'un et l'autre avant 1950, permettent eux aussi d'en faire la preuve : *Le travail forcé en U.R.S.S.,* déjà cité, de Dallin et Nicolaevski (édition française, Somogy, 1949), et *La vraie Russie des Soviets,* de Dallin (édition française, Plon, 1948). Je me demande si Jean Daniel et Jean d'Ormesson n'ont vé­ritablement jamais entendu parler d'Anton Cigila, de Boris Souvarine, de John D. Littlepage, de Jules Margoline, d'Elinor Lipper, de Joseph Czapski, de Margarete Buber-Neumann. De Jean d'Ormesson, une légèreté à la Giscard, une tranquille in­compétence politique ne m'étonneraient pas. Mais Jean Da­niel, il faut bien supposer que s'il ne sait pas, c'est qu'il ne veut pas savoir. Les témoignages que j'ai mentionnés ne sont pas seulement bien connus ; ils ne sont pas seulement partie intégrante de l'état de la question ; ils sont en outre, pour la plupart, le fait de témoins qui appartiennent plutôt à la famille spirituelle de Jean Daniel qu'à la nôtre. 62:194 Elinor Lipper est en somme une bonne fille socialiste qui déteste surtout « l'injustice » et « la dictature », et qui pour cette raison s'en va de bon cœur plonger dans le Moscou de 1937, dont elle ne savait rien que la légende anti-fasciste : elle tombe au beau milieu de la grande purge stalinienne qui frappe même les communistes. En fait de dictature et d'injustice, elle en prend pour onze ans. Elle était psychologiquement une lectrice avant la lettre du *Nouvel Observateur.* Et Jules Margo­line : le type même du grand intellectuel juif, sioniste d'avant l'État d'Israël, un peu nomade, philosophe et journaliste, bon écrivain, rédacteur attitré au *Nouvel Observateur* s'il y avait des gens de cette qualité intellectuelle pour y écrire encore aujourd'hui. Et Ciliga ? Et tant d'autres dont il faudrait parler, comme Castro Delgado qui écrivit *J'ai perdu la foi à Moscou* (Gallimard, 1950). Jean Daniel n'en connaît aucun ? Ce n'est pas possible. Ce n'est pas vrai. Le dernier en date, le dernier livre de témoignage paru en langue française, intitulé *Les camps de travail en URSS,* publié en France par les « Éditions des Catacombes » (B.P. 79, -- 92405 Courbevoie), reproduit le témoignage d'Abraham Chifrine, juif russe, ancien déporté, devant le sous-comité d'en­quête du Sénat des États-Unis. Il n'ajoute rien ? Il confirme. Il confirme surtout que le système ne change pas. Cette déposi­tion est de février 1973. Elle a fait dire au sénateur américain Edward G. Gurney cela même que je m'efforce ici de rappeler, d'expliquer et de démontrer : « Il y eut un temps où le mot *Sibérie* n'avait qu'une seule signification aux États-Unis et dans le reste du monde : *un vaste camp de prisonniers politiques du communisme russe.* Mais, ces derniers temps, on a oublié cela en grande partie. La deuxième guerre mondiale et les camps de concentration de Hitler ont détourné notre attention et l'on dirigée contre les crimes des nazis perpétrés contre leurs opposants politi­ques et contre les juifs. Nous avions perdu de vue que Hitler s'était \[en cela\] borné à imiter l'exemple des communistes russes. » #### La constatation des méfaits de l'alcoolisme ne suffit pas à guérir les alcooliques Un mensonge que l'on ne prend point la peine de démasquer acquiert peu à peu, disait Maurras, l'autorité du vrai. On n'a pourtant point négligé de riposter aux mensonges du communisme ; 63:194 on ne leur a pas laissé sans combat acquérir peu à peu l'autorité du vrai ; on n'a pas manqué de faire connaître la réalité. Je viens d'en donner les preuves. Mais la véritable ba­taille est à un autre niveau ; elle se situe à une autre profon­deur que celle des faits constatés et des arguments réfutés. Tous les mensonges de la propagande communiste ont été démontés. Cette réfutation était nécessaire, elle l'est toujours, elle retarde l'avance de l'ennemi. Elle la retarde mais elle ne l'arrête pas. Depuis quarante ans, le nombre augmente sans cesse en Occident de ceux qui *ne veulent pas croire* à l'horreur inéga­lable du communisme, qui *ne veulent pas savoir* tout ce que l'on sait de son intrinsèque perversité. Mais quand on « ne veut pas savoir », c'est que l'on sait, et que l'on tourne le dos à son savoir ; quand on « ne veut pas croire », c'est que l'on croit et que l'on tourne le dos à ce que l'on croit. L'ignorance qui est le principal auxiliaire de la montée du communisme n'est pas une ignorance naïve, c'est une ignorance consentie. Le consentement au communisme est moins une défaillance de l'intelligence qu'une complicité de la volonté. Complicité se­crète, complicité intime, complicité inavouée. Lâche complicité. En face de laquelle la constatation des faits, dix et cent fois recommencée depuis quarante ans, la constatation des faits qui condamnent le communisme, qui montrent son échec, qui font éclater son mensonge, la constatation souvent opérée pourtant par des hommes de gauche, par des socialistes, par des com­munistes, cette constatation demeure impuissante. Comme la simple constatation des méfaits de l'alcoolisme n'a jamais suffi, dans la plupart des cas, à guérir les alcooliques. Comme la simple constatation des dégradations du vice et de la maladie ne suffit en général à guérir ni le malade ni le vicieux. Le monde moderne occidental est pourri de vices et de maladies, il se décompose, et le communisme grandit en lui à la mesure de cette décomposition. Ce n'est pas une méprise. Ce n'est pas un malentendu. sauf au niveau, sans doute, des braves militants et du bon peuple, qui sont cruellement trompés. Mais au niveau des Giscard et des Mitterrand, des Daniel et des Ormesson, comme des machiavels de la politique vaticane et de l'ensemble des responsables, dirigeants, manipulateurs et docteurs du mon­de occidental, il y a l'âme qui se défait ; qui s'est défaite. C'est ainsi, c'est pour cela que les communistes arrivent. En maîtres. Si parlante qu'elle soit, la constatation des faits n'est pas le remède qui convient. Ce n'est pas une vue en l'air : c'est après avoir fait parler cette constatation que nous avançons ce diagnostic. Nous n'avons pas négligé la connaissance des­criptive et en quelque sorte phénoménologique des réalités communistes. Nous ne la tenons d'ailleurs jamais pour inutile. 64:194 Nous attachons un grand prix aux recoupements et rencon­tres où s'accordent des hommes de toutes sortes, différents par la nationalité, le milieu social, les idées politiques, mais qui, ayant eu en commun de regarder ou de subir le fonc­tionnement réel du système communiste, ont aussi en commun la description qu'ils en font. Nous-même avons pratiqué et pratiquons cette connaissance, ayant eu de surcroît la chan­ce d'y être initialement guidé par d'anciens chefs du parti communiste français et de l'appareil communiste internatio­nal comme Henri Barbé et Pierre Célor ([^15]) : cette connais­sance directe nous a irremplaçablement éclairé sur la portée véritable des textes et des événements, comme elle l'a fait pour Roland Gaucher, et cela explique sans doute tout ce que le coup d'œil de Luce Quenette aperçoit d'identique ou de con­cordant entre deux livres aussi différents, par leur point de vue et leur méthode, que ma *Vieillesse du monde* (essai sur le communisme) et son *Histoire secrète du parti communis­te* ([^16])*.* Si aujourd'hui l'on ne sait apparemment plus rien sur le communisme, si l'on n'en sait plus rien de vrai, plus rien d'important à la télé, dans les journaux, dans les discours, les homélies et les encycliques, c'est par une ignorance coupable et non plus par une ignorance niaise. On a fait ce qu'il fallait, depuis 1956 et depuis 1958, pour engluer les peuples et s'anes­thésier soi-même dans les épaisseurs de l'ignorance fabriquée. En 1956 commence la désertion des habiles (des habiles de ce monde), qui abandonnent, en pleine « guerre froide », le camp de l'anti-communisme, parce qu'ils ont compris qu'en laissant, malgré les appels de Pie XII, Moscou écraser la Hongrie révoltée, l'Occident entrait sans le savoir encore, mais de façon presque irréparable, dans la voie de la défaite. En 1958 le mystère d'iniquité s'empare à peu près totalement des pouvoirs de ce monde, les temporels et les spirituels : c'est alors un désarmement général, un désarmement intellectuel et moral, et spirituel, un désarmement unilatéral du monde mo­derne occidental en face d'un communisme qui ne désarme pas. L'Église de Jean XXIII ouvre les bras au monde, mais elle ou­vre un seul bras, le seul bras gauche, et seulement à gauche. (Son ouverture au monde contemporain ne fut pas une ou­verture à nos pieds-noirs, à nos harkis, contre qui tout fut permis.) Le concile se détourne de l'éternité pour se plonger dans les grands problèmes de ce temps, mais il ne trouve rien à dire du principal d'entre eux, qui est l'agression uni­verselle du communisme et la résistance nécessaire à cette agression. L'ouverture au monde a bien été une ouverture à gauche et l'ouverture à gauche a bien été une ouverture au communisme. 65:194 Tout cela s'est fait en manipulant beaucoup de prétentieux imbéciles, ignorant tout et incapables d'apprendre rien : mais ils n'étaient que des instruments. Les responsables temporels et spirituels, un Kennedy, un Nixon, un de Gaulle, un Giscard, un Jean XXIII, un Paul VI, et leurs principaux vassaux, n'avaient pas, eux, de toutes façons, le droit d'igno­rer ce qu'est le communisme. #### Une seconde fenêtre On ne peut tout connaître, c'est entendu. Mais pour le com­munisme, il suffit d'en bien connaître un seul chapitre, parce que n'importe quel chapitre bien connu du communisme ouvre une fenêtre suffisante sur son intrinsèque perversité, sur son mensonge absolu. Le chapitre du Goulag est une fenêtre qui compte. Il en est d'autres. Suffisantes elles aussi : mais elles aussi impuissantes, parce que la seule constatation des faits, utile certes, je le répète, pour ralentir l'avance du commu­nisme, est incapable de guérir la maladie morale qui est le moteur de cette avance. Refaisons l'expérience en ouvrant une autre fenêtre. C'était à Seattle, en 1969, sur le Pacifique, un bon Américain pas du tout communiste, bien convaincu que le communisme est horrible, me disait, parlant de la politique américaine dans le monde, cette parole inoubliable, et que je n'ai pas oubliée, nous l'avons par la suite retrouvée dans tous les journaux : -- *Il est tout de même immoral d'empêcher par la force un peuple de devenir communiste.* C'était la voix même de l'honnêteté américaine que j'en­tendais là, c'était la voie de la conscience américaine, du re­mords américain, de l'illusion mortelle qui, comme un poison instillé dans toutes les veines du corps, paralyse toute la mus­culature du plus puissant pays du monde, le conduisant sû­rement à la défaite, à la démission, au déshonneur. En 1969 déjà : l'idée que le communisme peut bien être aussi détesta­ble que l'on voudra, mais que ce n'est pas une raison suffisante pour aller, par contrainte militaire, empêcher les pays qui le souhaitent de se donner au communisme. Je demandai bien sûr à mon Américain s'il pouvait me citer un seul pays au monde qui soit devenu communiste de son plein gré. Il fut interloqué de ma question bizarre. Il consentit cependant, avec cette inépuisable bonne volonté qui elle aussi est tout à fait américaine, il consentit un intense effort mental, pleinement objectif ; et sous mes yeux il dé­couvrit alors l'incroyable, qu'il savait pourtant, mais d'un sa­voir importun, ou plutôt impudique, rejeté comme tel hors du champ de la pensée consciente. 66:194 Les pays communistes, tous sans exception, à commencer par la Russie, ont été conquis au communisme par la force militaire. Non que la force mili­taire, la dictature militaire, la police militaire, soient l'es­sentiel du système communiste. L'essentiel est sa technique de l'esclavage, sa pratique universelle du noyau dirigeant, l'essentiel c'est le parti ; le parti constitué et fonctionnant selon les cinq conditions léninistes d'organisation. Mais la force militaire, la dictature militaire, la police militaire sont, en fait, un instrument jusqu'ici indispensable. Si l'on interrogeait Jacques Fauvet lui-même, en privé, le directeur du *Monde* reconnaîtrait sans difficulté (je suppose) que toutes les conquêtes du communisme à ce jour, de la Russie à la Chine, de la Hongrie au Vietnam, de Cuba au Cambodge, de la Pologne au Portugal, ont toutes été, toutes sans exception, des conquêtes militaires. Mais cette considération capitale, qui est une indication décisive sur le mensonge du communisme, et qui à elle seule suffit, si on ne l'oublie pas, à renverser toute sa propagande, cette considération dirimante est tenue pour négligeable par Jacques Fauvet, son journal ne l'évoque qua­siment jamais, il évite d'appeler sur elle l'attention de ses lec­teurs : mais toujours sur d'autres impérialismes, d'autres con­quêtes, réelles ou supposées, d'autres forces militaires, légiti­mes ou abusives, et qui le plus souvent ne sont qu'un effort parfaitement licite de défense contre l'agression universelle du communisme. Et de même mon Américain. Il n'avait pas plus nié que ne nierait Jacques Fauvet. Il me reconnut le mérite ou le talent d'avoir fait quelque chose comme une re­marque piquante, non dénuée d'une sorte de pénétration, assor­tie d'une bonne connaissance du monde où nous vivons. Puis il recommença, concernant le communisme et la politique mondiale américaine, à penser à autre chose et à parler d'au­tre chose. C'est une diversion permanente. La diversion systé­matique a bien ses mécanismes machinés, comme le montre Kéraly à propos de l'émission télévisée du 11 avril. Mais en outre elle est dans l'âme. Il y a une analogie entre la distraction de l'âme qui ne veut pas penser aux réalités bien constatées du communisme et la distraction de l'âme qui ne veut pas penser à la réalité certaine des fins dernières. Mais cette analogie est plus qu'une ressem­blance. Entre les deux distractions il doit bien y avoir, dans la plupart des cas, une liaison. Profonde. 67:194 #### Une autre encore A qui voudrait seulement constater et décrire les faits bien établis montrant la perversité totale, du communisme, ce ne seront jamais les voies et occasions qui manqueront. A titre d'exemple supplémentaire, essayons une troisième fenêtre. La première était celle du Goulag. La seconde celle de la conquête militaire. La troisième, je la nommerai celle de la comparaison. Prenez n'importe lequel des monstres contre lesquels les mass média mobilisent les masses électorales : le nazisme, le capitalisme, le colonialisme, le racisme. Choses distinctes les unes des autres, mais que l'on met volontiers dans le même mixeur pour en fabriquer la substance imaginaire de « la droi­te » qu'il faut haïr, -- la haine étant le plus intense et souvent le seul motif des mobilisations politiques modernes. On peut comparer point par point : il est absolument certain que le communisme est pire que les pires méfaits reprochés à ses ennemis. Le communisme est anti-capitaliste, mais du régime capitaliste il conserve sélectivement toutes les tares ; le maté­rialisme économique et l'exploitation de l'homme, les poussant monstrueusement à la limite. Le communisme est anti-colonia­liste, mais il demeure le colonialisme le plus étendu et le plus féroce du temps présent, gardant tout l'empire colonial qui était celui du tsarisme et l'augmentant indéfiniment ; on peut ici faire comparaître Lénine en personne comme témoin à charge, lui qui dénonçait la Russie impériale comme l'un des plus grands empires coloniaux du monde : aucune de ces colonies russes n'a été « décolonisée » par Lénine ni par ses successeurs. Jacques Fauvet lui-même n'en disconviendrait sans doute point si on l'interrogeait à ce sujet, mais son journal, et lui-même dans son journal, préfèrent constamment parler d'au­tre chose et glisser là-dessus ; parler d'autres colonialismes, même défunts, et glisser sur celui-là. Et Jean Daniel donc. Et même Jean d'Ormesson et son *Figaro.* Et tous les Giscard et Mitterrand de la création. Mais ce n'est rien encore. Il y a beaucoup plus : *le communisme est pire que le nazisme,* et tout le monde le sait, même les intellectuels de gauche, même Jean Daniel, et quand Soljénitsyne le dit, ils n'osent pas le contredire en face sur ce point décisif. Mais ils ameutent l'opi­nion, dans leurs radios-télés, contre le nazisme, aujourd'hui encore, trente ans après coup, contre le nazisme qui n'existe plus, ils jurent et font jurer de n'oublier jamais ses crimes, d'en rappeler toujours le souvenir ; et ils le jurent et ils le font la main dans la main avec les communistes, en unité de sentiment et d'action avec eux, -- oubliant et faisant oublier tous les jours les crimes plus actuels, plus nombreux et plus horribles du communisme. Les camps de concentration, sovié­tiques ont commencé avant le nazisme, ils ont continué après, on l'ignore et on s'en moque, on n'a pas le courage d'affronter là-dessus les communistes dans un combat politique, *personne,* de Giscard à Mitterrand, de Jean Daniel à Jean d'Ormesson, n'ose dire en face aux communistes, ni même murmurer derrière leur dos, la vérité évidente et décisive : -- *Vous êtes pires que les nazis.* Il n'y a plus que Soljénitsyne pour le dire en substance, et même littéralement, à la page que nous citions tout à l'heure, relisons, je souligne : 68:194 « S'agissant de l'Archipel soviétique, on a senti en outre souffler le merveilleux vent socialiste ; au pays du socialisme on peut pardonner *des forfaits même incomparablement plus grands que ceux de Hitler :* ce ne sont qu'hécatombes au pied d'un prestigieux autel. » Lorsque le ministre d'État, ministre de l'intérieur Michel Poniatowski veut accabler le parti communiste, il l'accuse *au contraire* d'avoir un caractère « fascisant ». *Fascisant,* cela veut dire *un peu* fasciste, un peu seulement, le fascisme étant supposé être l'abomination insurpassable, et le communisme être légèrement teinté par un reflet de cette abomination. Là-dessus le parti communiste fait sa colère et son spectacle, bien assuré que cela ne l'atteint pas, « fascisant » étant une contre­vérité : et toute contre-vérité sert le mensonge, comme toute vérité sert la vérité. Ici la vérité est exactement à l'opposé de l'affirmation que le ministre Poniatowski, comme par conta­gion de la légèreté giscardienne, a commise étourdiment : car c'est, à l'inverse, le fascisme qui a été plus ou moins « commu­nisant » ; et c'est par le côté où ils furent communisants que le fascisme et plus encore le nazisme ont été condamnables : ils le furent par le totalitarisme, par le parti unique et par les camps de concentration imités du système lénino-stalinien. Les forfaits du communisme, que Poniatowski l'apprenne de Soljé­nitsyne, sont *incomparablement* plus grands que ceux de Hitler. Ne pas le dire, dire au contraire, comme Poniatowski, que le parti communiste fait *un peu* comme Hitler, c'est favoriser le mensonge du communisme. Et ainsi les communistes arrivent. Ils arrivent partout. En France, en Italie, si nous continuons la politique des Giscard, des Marty, des Mitterrand et des Ormesson (des Endormesson, comme disait Léon Daudet), on aura cette chose extraordinaire que, pour la première fois dans leur histoire, les communistes arriveront au pouvoir sans avoir eu besoin de la force militaire. Ils manipulent les pouvoirs temporels et spirituels du monde moderne occidental comme autant de marionnettes, ils fabri­quent à leur gré l'opinion audio-visuelle, ils n'ont qu'à tirer les ficelles et presser les boutons, et tous en chœur donnent de la voix au commandement : contre le racisme, contre le capi­talisme, contre le nazisme, contre le colonialisme, contre l'im­périalisme, successivement ou simultanément *contre tout ce qui n'est pas le communisme.* Contre tout ce qui n'est pas le danger temporel principal. Contre tout ce qui n'est pas le pire. 69:194 Contre tout ce qui n'est pas le mensonge absolu et l'intrinsèque perversité. \*\*\* Cela ne serait pas possible si les âmes n'étaient pas dro­guées. Sans déserter aucun rempart, sans négliger de démonter aucun mensonge, sans faiblir dans le travail de documentation, d'information, de bibliographie, sans abandonner la lutte pied à pied, le commentaire de l'événement et la chronique de l'ac­tualité, et il nous semble que nous n'avons pas manqué, selon nos moyens, d'y être présent, attentif, actif depuis vingt ans et davantage, il nous apparaît que ces combats nécessaires ne sont pas le combat essentiel. Ce sont les âmes qu'il faut réveiller. Jean Madiran. 70:194 ### Conversations brésiliennes par Gustave Corçào 21 mars\ fête de saint Benoît CHERS AMIS D'OUTREMER, cette lettre, dont la date ne fait que rehausser le retard, je l'ai écrite en hom­mage à « pater noster Benedictus », comme nous disions autrefois quand, au milieu de ma vie, la « diritta via » étant perdue, je me suis retrouvé, réveillé, ébloui de joie et de beauté, dans une maison de Pères Bénédictins. Dans ce temps-là l'air n'était pas pollué, l'eau n'était pas chlorée, la viande n'avait pas hiberné et l'Église du Christ n'était pas traînée, poussée, éperonnée par le rythme des événements hebdomadaires. Dans ces temps fabuleux, croyez-moi jeune homme, les animaux ne parlaient pas et les religieux de la forte race des cénobites ne faisaient rien prévaloir sur l'Office Divin. « Nihil Operi Dei preponator. » Pour dilater le petit effort d'hommage, prenons notre vieille Regula Monacho­rum et lisons, ou mieux, écoutons ces paroles antiques, stables, éternelles : « Écoute, ô mon fils, les préceptes d'un maître et incline l'oreille de ton cœur ; fais bon accueil à l'admonition d'un tendre père, et mets-la effectivement en pratique afin de revenir, par les labeurs de l'obéissance, à Celui dont t'avait éloigné l'oisive lâcheté de la désobéis­sance. » 71:194 Je ne puis résister au désir de transcrire les préceptes de notre tendre père sur l'observance du Carême : « C'est en tout temps, il est vrai, que la vie d'un moine doit retracer l'observance du Carême, mais comme pareille gé­nérosité est le fait du petit nombre, nous recommandons à chacun de garder sa vie en toute pureté, pendant cette époque du Carême, et d'effacer en ces jours saints toutes les négligences des autres temps. Cela, nous l'effectuerons d'une manière convenable, en refrénant tous les vices, en nous adonnant à la prière accompagnée de larmes, à la lecture, à la componction du cœur et à l'abstinence. » Prenant conscience du ridicule de ma prétention (et je demande pardon au lecteur français, italien ou espa­gnol pour mon audace d'envoyer du charbon à Cardiff), j'ose transcrire et renvoyer, sous le titre de *conversations brésiliennes*, ces trésors de sagesse et de sainteté, à ces mêmes nations privilégiées d'où ils nous sont venus. -- Le fait est que, pour ce Carême, si je m'astreignais uniquement à la règle qui paraît exiger une certaine cohé­rence entre les termes d'un titre et la substance du texte, je serais contraint d'envoyer, sans détours, une matière de­vant laquelle je recule et je m'attarde... **A propos du carbone** L'allusion faite au charbon de Cardiff, lieu commun d'un goût douteux, a déclenché en moi une chaîne d'idées qui aboutit à une explosion. Car j'admire le carbone ! Je serai plus sincère peut-être si j'avoue le désir de m'attar­der là-dessus avant de faire face aux matières de notre actualité bénédictine. Mais, mon Dieu ! j'ai le droit et le devoir de me revêtir de toutes les armures avant d'ouvrir la porte aux pourritures que l'actualité nous impose com­me sujet de conversation. Une de ces armes est la chaste admiration de l'œuvre de Dieu. Admirateur-né, j'ai gardé, Dieu merci, l'admiration ex­plosive. Mon premier émerveillement dut être, bien sûr, l'univers blanc et douillet du sein de ma mère. Au tréfonds de ma mémoire je retrouve l'éclat de ma première admi­ration passionnée : le ciel étoilé. Très tôt, le petit garçon que je fus discerna le dessin des constellations et apprit les noms des alpha et des bêta de première grandeur. Par les belles nuits d'été, quand Orion au zénith domine le paysage scintillant, le petit garçon fuyait la maison, et, dans la nuit obscure, sortait à la dérobée ; couché sur l'her­be, loin des lieux habités, il tutoyait les alphas et les bêtas qu'il connaissait par leurs noms. Dans le silence et la douce obscurité il murmurait lentement et gravement les noms mystérieux : Rigel, Aldebaran, Betelgeuse, Sirius, Archenar, Bellatrix... 72:194 Plus tard je découvris le ciel des atomes et, saisi de stupeur, j'appris que les atomes de l'hydrogène, avec leur unique proton et leur unique électron occupent 99,99... % de toute la matière cosmique. Je sens immédiatement l'im­propriété du verbe « occuper ». Encore moins propre se­rait « remplir ». En vérité cette effarante immensité d'un univers parsemé d'atomes d'hydrogène est bien plus proche du néant que du brutal Cosmos qu'on vante pour sa simu­lation d'infini. Non, je n'admire pas cette écrasante et ce­pendant presque vide majorité. Je dirais plutôt qu'elle m'étonne. Formaliter loquendo -- évidemment ce n'est plus le petit garçon admiratif qui vous parle -- les choses corpo­relles sont ce qu'elles sont par la forme et non par la taille. A ce point de vue, les étoiles du ciel de mon ancien amour ne sont que de petites condensations de l'immense presque-vide d'atomes d'hydrogène perdus. En vérité, la plénitude de forme de cet Univers physi­que tant vanté pour sa taille d'un néant exagéré se trouve dans l'homme où la prodigieuse variété de formes assem­blées est dans son ensemble in-formée par une forme d'un autre niveau ontologique, c'est-à-dire, une forme spirituelle par laquelle l'homme est le plus admirable des êtres de univers visible. Avant d'avancer dans cette voie je désire signaler, dans l'itinéraire de mes admirations explosives, la découverte du carbone. Sixième dans l'échelle atomique, avec six protons et six électrons, le carbone, dans tout le système planétaire, n'oc­cupe qu'une infime partie de la masse totale. Dans l'écorce terrestre sa proportion est un peu plus dense : 0,06 %. Ces indices de quantités sont inexpressifs et fastidieux. C'est dans les richesses de formes que le carbone m'émer­veilla. Ô carbone qui, dans ta virginité atomique, avant tes multiples liaisons, nous étonnes par la variété d'apparences, qui nous paraît un jeu des anges : ici, cristallisé, adaman­tin, l'élément C brille à la couronne des rois ; là, dans l'humilité de Cendrillon noire il chauffe le poêle des pau­vres. Mais, ce n'est pas dans ses richesses allotropiques, ni dans ses isotopes, parmi lesquels le fameux C^14^ qui permet de dater les substances, que se trouve la principale singularité du carbone. C'est la nouvelle dimension struc­turale qu'il apporte à l'univers des molécules qui fait du carbone une substance unique et spécialement merveilleuse. Ô carbone, structure de vie et souffle de mort : tu as été la charpente de la Chair du Verbe Incarné ; tu as été dans la dernière haleine d'un Dieu mourant. 73:194 Plus tard, après tous mes éblouissements puérils et juvéniles, quand j'ai cru être arrivé au sommet de mes admirations devant la gloire et la beauté de l'homme, Dieu blessa mon orgueil avec sa douce et dure miséricorde. J'appris alors, à genoux, qu'il ne convient pas à l'homme de chercher sa gloire et sa beauté en de nouveaux huma­nismes -- qui ne sont ni nouveaux ni humains car ils s'ins­pirent toujours de la promesse du serpent : « eritis sicut dii » -- car c'est pour nous donner un modèle qu'Il nous donna Son Fils ; après quoi « nos autem gloriari oportet in cruce Domini nostri Jesu Christi... » (Gal. 6-14.) J'appris aussi que, comme objet d'une admiration plus visible et plus prochaine, l'Église nous offre de suivre ceux qui, plus héroïquement, ont suivi Jésus et se sont crucifiés en Lui. C'est pourquoi j'écris ces lignes aux pieds de notre père saint Benoît, en lui demandant son secours pour notre extrême misère. Courage ! revenons aux matières brésiliennes spéciale­ment choisies pour l'observance du Carême par quelques éminents Pères Bénédictins du Brésil, et devant lesquelles les étoiles pâlissent et le charbon rougit. **Le divorce apparaît** Ce Carême, chez nous, commença par l'apparition du fantôme du Divorce aux catacombes parlementaires de Brasilia. Je dois rappeler aux lecteurs étrangers que le Brésil est encore un des derniers pays qui maintient cou­rageusement la loi de l'indissolubilité du mariage. Mais voilà que le Divorce réapparaît à la Chambre des Députés, proposé par un vieux maniaque qui, dans toute sa longue vie, n'a réussi à extraire de sa matière grise aucune autre fausse idée. Ce n'est pas par sa force à lui que la Patrie et la Famille sont en danger, mais par notre faiblesse, com­me disait de Troie Ulysse (ou Shakespeare) dans son dis­cours, qui contient un des plus beaux éloges rendus à l'Or­dre (Troilus and Cresida, Acte I, scène III). 74:194 Oui ! La Famille est en danger parce que les féroces parlementaires viennent jusque dans nos bras égorger nos enfants. **Matières brésiliennes** Je ne m'allongerai pas, pour le moment, sur ces consi­dérations sur la menace du divorce, inscrit dans le tor­rent d'iniquités qui compose l'écroulement de la civili­sation. Quelles autres surprises demain nous apportera-t-il ? Demain ?... Demain... ce ne sera pas Moscou qui s'allume la nuit, comme un flambeau, ni le cheval qui s'abat blanc d'écume, ni même Waterloo. Non, demain, c'est la loi de l'avorte­ment, après-demain, la loi du libre-stupre, et, à l'avenir prochain, l'homosexualité légalisée et, pourquoi pas, l'an­thropophagie ? La matière brésilienne commence à devenir spéciale­ment matérielle quand les ecclésiastiques s'en mêlent. Les prononcements surgissent, se multiplient, s'entrecroisent, pullulent ou s'amoncellent, dans un amas qui, à mon avis, mérite une étude attentive, une classification élaborée, tâ­che que je laisse aux spécialistes en bêtises comparées. Le premier à ne pas perdre une telle opportunité de payer sa dîme à son Église Particulière a été Monseigneur Aloisio Lorscheider, évêque de Fortaleza, mais aussi, et surtout, Président de la Conférence Nationale des Évê­ques du Brésil (CNBB), et qui s'est distingué au Synode par maintes déclarations sur les Églises Particulières. Voici quelques lignes de son allocution que « O Globo » du 14 février a publiée sous ce titre : L'ÉGLISE NE FERA PAS DE CAMPAGNE CONTRE LE DIVORCE, et que je m'efforcerai de traduire : « Dom Aloisio Lorscheider, évêque de Fortaleza et Président de la Conférence Nationale des Évêques du Brésil, a déclaré hier que l'Église demeure frontalement opposée au divorce mais ne ferait aucune espèce de cam­pagne officielle contre son institution au Brésil... » Selon son opinion, « le divorce ne sera pas une solution pour les problèmes qui affectent les familles par le fait de ré­pondre seulement aux convenances d'une minorité ». Dom Aloisio -- continue le journal -- commença hier la *cam­pagne de la Fraternité* en vue de la clôture du plan pas­toral pour Fortaleza et pour laquelle il demande la colla­boration des fidèles. 75:194 Cette petite note peut être analysée selon trois perspec­tives. La première est la sombre idée d'une Église qui n'au­rait pas le courage, la dignité de se battre en défense d'une doctrine qui vient de Dieu pour le salut des hommes. Cette idée nous couvre de honte et de confusion, mais je n'oserai pas dire qu'elle nous étonne, car, hélas, nous la respirons partout. Le mot d'ordre de la conciliation générale s'in­surge tranquillement, suavement, contre la Tradition et l'enseignement de l'Église Catholique « qui s'appelle mili­tante car elle maintient sur la terre une lutte incessante contre trois cruels ennemis... ». **Pas d'ennemis !** Mon téléphone 85 sonne furieusement et aussitôt décro­ché un cri aigu de goéland blessé me perce le tympan : : ENNEMI !!! *quelle horreur ! comment osez-vous nous par­ler si odieusement dans l'année de la Conciliation et après la solennelle dévolution aux Turcs* (quels Turcs ?) *des trophées, pour le quatrième centenaire de l'atroce victoire de Lépante ?* Je vous présente ici, lecteur, le plus sournois ennemi de l'Église du Christ : le pacifisme, et je me permets un souvenir des jours bénis où je me suis trouvé « à plat ventre dans la Maison Lumineuse ». De ce temps-là, le plus ardent et tenace souvenir que je veux graver pour mon dernier regard vers le monde est celui de l'admiration explosive -- plus explosive encore que celles des étoiles et des atomes -- qui m'est venue de la Beauté de la Sainte Église. Et, parmi toutes les richesses et les variétés de perfection, je me suis senti spécialement touché par sa beauté. guerrière. En un souvenir beaucoup plus lointain encore, l'image me vient de ma mère, le jour où elle prit dans sa main de princesse le pouce du petit garçon et lui fit faire le premier signe de la vie chrétienne qui le rendit soldat du Christ. Nous autres, ibériques, faisons notre signe de la croix avec trois petites croix et une grande, avec une allusion explicite à nos ennemis. Les paroles, en portugais et en espagnol sont semblables : Pelo sinal da Santa Cruz, livre-nos Deus Nosso Senhor, 76:194 dos nossos inimigos. **†** Em nome do Pai e do Filho e do Espirito Santo. Amen. Faut-il encore rappeler que l'acte le plus pleinement religieux de notre vie, la Sainte Messe, commence par deux cris de combat ? ...... ab homme iniquo, et doloso erue me. ...... et quare tristis incedo, dum affligit me inimicus ? ...... Or, notre Président de la CNBB déclare que l'Église maintient toujours sa doctrine sur le mariage mais, pour des raisons très modernes, et donc, à son avis, très recom­mandables, elle déconseille le combat. C'est ici que j'ouvre une deuxième perspective pour dénoncer la simplicité un peu excessive dont se paremente ce personnage pour parler AU NOM DE L'ÉGLISE. Pour moi, -- suis-je dans l'erreur ? -- cette usurpation de l'autorité dans l'Église, où la vraie autorité est de droit divin, et constitue objet de Foi, est au centre des opérations de l'ennemi, pour la destruction de l'Église. Cette usurpation doit être alors au centre des préoccupations de ceux qui luttent. Le Président de la CNBB, après avoir donné pen­dant le synode un spécial relief aux Églises Particulières, n'a pas la moindre hésitation à se présenter comme l'auto­rité suprême de l'Église au Brésil. Dans une rencontre sol­licitée au Président de la République, Général E. Geisel, Mgr Aloisio Lorscheider, président de la CNBB, osa dire que l'audience avait un caractère de conciliation, et eut l'audace d'ajouter que c'était lui, le Président de la CN BB, qui parlait au nom de l'Église au Brésil. Rien n'arriva, personne ne se fâcha, aucun évêque, qu'on le sache, ne publia son indignation. Le Nonce ne protesta pas contre une usurpation qui l'anéantissait, lui et le Pape, qu'il est censé représenter au Brésil. Alors, encore une fois, je me suis senti dans l'obligation d'écrire un article dans lequel, publiquement, j'avertissais le président Geisel que la dé­claration de Mgr Lorscheider était inexacte et défigurait l'Église. J'ajoutai que, le président Geisel étant luthérien, je me sentais dans l'obligation de ne pas permettre qu'on lui présente une image défigurée de l'Église Catholique. Rien ne changea. Le Président de la CNBB demeura dans sa présidence, le Nonce dans sa nonciature. Tout le monde stabilisé dans l'inconséquence. Dirais-je que tout est sta­ble au Brésil ? 77:194 La troisième des perspectives offertes pour l'analyse de l'allocution du Président de la CNBB est celle de la *Cam­pagne de la Fraternité* qui, depuis quelques années, cons­titue l'observance du Carême officiellement prêché par les prêtres, qui obéissent à des évêques qui, eux, obéissent à la CNBB qui, elle, n'obéit à personne -- ou, peut-être, à tout le monde. Cette prédication de fraternité est au centre du chambardement, car elle contient la quintessence du Péché d'Adam que les hommes, de temps en temps, inspirés par Satan, désirent reprendre collectivement. Je reviendrai un jour à ce thème, d'importance capitale. Aujourd'hui, je n'ai pas résisté à ces réflexions, que l'on peut résumer ainsi : ces campagnes appartiennent au plan, ou mieux, au rêve de Satan, d'une fraternité d'hommes sans père connu ; ou celui d'une fraternité qui commence par la décapitation du Père. **Encore la CNBB** Si cette histoire vous embête... je vous demande la charité d'accepter une partie de notre fardeau. A propos du divorce, et après la déclaration maladroite de son Président, la CNBB reprit position et publia des déclarations apparemment plus catholiques. Elle a même publié un opuscule « em favor da Familia », dans lequel expression *em favor* se traduit difficilement par *en dé­fense,* car elle n'exprime aucune idée qui puisse suggérer l'horrible connotation de combat. Dans cet opuscule, les auteurs sont d'accord sur les inconvénients du Divorce, surtout parce que les avantages se limitent aux classes pri­vilégiées ! Mais, attention ! Pour tranquilliser leurs clients, ou leurs patrons, qui pourraient considérer cet opuscule comme un déplorable recul anti-historique, ces messieurs, dès les premières pages, tiennent à réaffirmer leurs principes. Ainsi, à la page 7 : préalablement « il faut tenir compte de l'évolution que l'institution familiale traverse, et rappeler aussi les nouvelles valeurs qui surgissent ». Plus loin, les réserves de la CNBB sont clairement adressées à la gauche, et hostiles au gouvernement bré­silien : « En faveur de la famille » (document de la CNBB). 78:194 « 4. Nous ne permettrons pas, de manière toute spéciale, que le but prioritaire de la Pastorale de la Famille vienne nous faire dévier de notre permanente préoccupation quant au respect dû aux droits humains. Pour la même raison, en défendant la famille indissoluble, nous ne cesserons pas de soutenir, avec une énergie semblable, la signification de l'école libre, du syndicat autonome, de l'auto-organisation des formes professionnelles rurales, des droits de l'intel­ligence à l'exercice de la critique sociale ou de l'expres­sion des minorités configurées de manière valable dans le contexte de la vie sociale, l'abolition totale et définitive des tortures, des séquestres et des prisons arbitraires. » De cette façon, la CNBB sauve son dépôt spécifique, et personne ne pourra dire qu'elle n'est plus catholique si, pour être catholique, il suffit de signaler l'injustice odieuse que le Divorce nous offre : celui de n'apporter des avan­tages qu'aux classes privilégiées. **L'inconvénient d'avoir un président** Nous nous demandions si tout était stable au Brésil. Non, car les bénédictins, justement, la forte race des cénobites, qui ont fait vœu de stabilité, est devenue plus inquiète, plus trépidante, plus instable, plus errante que les « gyrovagues (...) vagabonds, jamais stables, asservis à leurs volontés propres et aux plaisirs de la bouche, enfin, pires en tout que les sarabaïtes ». Devant le fantôme du Divorce, le Prieur de l'ancienne Abbaye de Salvador, dont l'Abbé s'amuse à jouer à l'œcu­ménisme avec les sorcières et les idolâtres de source afri­caine et d'inspiration bien éloignée du christianisme, publia une déclaration scandaleuse, favorable au divorce. A ce sujet j'ai écrit un article signalant l'avantage de cette dé­claration du bénédictin de Salvador sur celle du Président de la CNBB. Le Prieur ne se présente pas comme parlant au nom de l'Église ; au contraire, il paraît qu'il tient à montrer bien clairement sa haine pour cette vieille mère sclérosée. Il accuse l'Église de ne pas avoir résolu le pro­blème des malheurs, des malentendus et des infidélités con­jugales qui, comme tout le monde le sait, peuvent être guéris par un décret introduisant le Divorce. Le Prieur de Salvador, bénédictin qui, pour défendre le divorce, commence par souffleter l'Église, provoqua des manifestations de juste courroux chez deux fidèles béné­dictins de Rio. 79:194 Nous sommes au théâtre sans savoir encore si c'est pour rire ou pour pleurer ; et maintenant, à ce quatrième acte de la tragédie des Erreurs, apparaît, non seulement à Macbeth, mais à tous ceux qui lisent les journaux, le fantôme d'un personnage préternaturel : le Président de la Congrégation Bénédictine du Brésil. Ce personnage, de notoire fluidité, s'est distingué l'année dernière par la publi­cation d'une page entière du *Jornal do Brasil,* imaginez une page entière du *Monde,* avec l'évidente intention d'écraser le pauvre petit écrivain G.C, qui signe quatre articles par semaine dans les plus grands journaux du Brésil. Dans cette page entière, Dom Basilio Penido croyait pouvoir démontrer trois choses : a) que j'attaquais tous les béné­dictins, et donc saint Benoît et sainte Scholastique ; b) que j'étais un paresseux, un « comodista », preuve : le fait d'avoir manque à une retraite organisée par lui en 1940, ou 1941. Attention ! Je ne suis pas sûr de la date, et je n'ai pas gardé la fameuse page. Permettez-moi ce manque de précision. Pour témoigner ce fait, Dom Basilio n'hésita pas à évoquer la mémoire de mon ami vénéré, Fabio Alves Ribeiro, décédé dix ans avant tout ce désor­dre ; c) la troisième dénonciation apportée dans cette page entière par le Président de la Congrégation Bénédic­tine du Brésil fut celle-ci : L'écrivain G.C, qui se dit ingé­nieur, n'avait pas terminé ses cours à la Escola Poly­technica de Rio de Janeiro, ce qui venait renforcer la théo­rie de son congénital « commodisme ». Voilà la poudre et le boulet qui, dans le canon de la page entière du *Jornal do Brasil,* devaient foudroyer le pauvre écrivain. Mais le tir du Président est sorti par la culasse. Pendant plus d'un mois, les grands journaux du Brésil s'occupèrent, à la une, de l'écrivain G.C. ; l'édition de son dernier livre s'épuisa et ses éditeurs s'en réjouirent ; dans les sections des jour­naux habituellement réservées aux lettres des lecteurs, G.C. resta, pendant plus d'un mois, matière constante ; plusieurs articles ont été publiés afin d'expliquer que, pen­dant trente-cinq ans, l'écrivain G.C. a été professeur d'élec­tronique appliquée aux télécommunications à l'*Instituto Militar de Engenharia* (IME), à l'*Escola de Engenharia* (ancienne école polytechnique) et à l'École de l'Université du Brésil. Ces articles ont rendu clair que le professeur G.C. n'avait pas de diplômes pour l'exercice de ces fonctions, pour l'excellente raison d'avoir été pionnier et même ef­fectivement fondateur de ces cours. Mais n'ayons pas la naïveté de chanter notre victoire si hâtivement. L'épisode dont le Brésil entier s'amusa a dé­montré que le Président de la Congrégation Bénédictine du Brésil n'est pas un homme bien doué. Mon Dieu ! 80:194 Ne sommes-nous pas las de savoir que nos ennemis, les pro­gressistes, commencent presque toujours par la bêtise ? Ce sont d'abord des imbéciles. Mais voilà le plus ténébreux mystère de notre temps : ce sont eux, cependant, les vainqu­eurs ! L'on est même porté à croire que c'est en raison leur imbécillité qu'ils le sont. Respirons ; et reprenons le IV^e^ acte de la tragi-comédie des Stupidités Modernes. Nous parlions de l'apparition pré­ternaturelle du Président de la Congrégation Bénédictine. Toujours au même journal, mais coincé dans la section de lettres du lecteur, dans une aire polluée et réduite à 0,01 de l'antérieure, le Président surgit, non pas pour chapitrer l'excessif Prieur de Salvador, mais pour rudoyer deux bé­nédictins de Rio, connus et respectés par tous les catholi­ques du Brésil. Au moment d'écrire les dernières lignes de ces Con­versations, j'eus vent d'une réunion du chapitre du Monas­tère de Rio pour traiter de l'affaire « Prieur de Salvador ». Je ne me sens pas tranquille, au contraire ; je crains pour le terme suivant de la progression géométrique d'erreurs, issue de l'inconvénient d'avoir un Président pour la Con­grégation Bénédictine, un Président de la CNBB, et encore des petits présidents éparpillés, pour présider l'assemblée des fidèles à la nouvelle messe. Décidément, ils devien­nent légion, les présidents. **Le Corcovado est là** Je suis inquiet de l'idée d'avoir transmis, aux amis du Brésil à l'étranger, l'idée qu'il n'y a plus rien de solide et de stable au Brésil, puisque la noble race des cénobites, qui a fait vœu de stabilité est, elle aussi, saisie par la tré­pidation générale. Quoi donc est stable au Brésil, si les pierres de quatorze siècles s'écroulent ? Le souvenir du cordial article de Hugues Kéraly sur les vraies richesses du Brésil m'encourage, quand je pense avec inquiétude aux amis français que nous avons invités. Mais, rassurez-vous : le Corcovado est toujours là, parmi tant de choses qui ont réjoui Hugues Kéraly, et le beau Christ Rédempteur s'y tient toujours les bras ouverts pour la bénédiction et pour le bon accueil. 81:194 **Dédicace** Les pénibles lignes que je viens d'écrire sur l'anarchie des présidents ecclésiastiques, malgré leur apparente agres­sivité, ou peut-être en raison même de leur timbre, je les offre avec un grand amour de sainte charité aux quelques bénédictins du Brésil qui gardent toujours le courage de la stabilité, et aussi au Monastère Saint-Joseph et au Prieuré Sainte-Madeleine qui, non seulement demeurent dans la sainte stabilité, mais sont aussi pour l'Église une belle promesse de fécondité. Chers, très chers amis béné­dictins, je demande à Dieu la grâce de *demeurer* près de vous dans le Cœur de Jésus et aux pieds de saint Benoît. Gustave Corçâo. 82:194 ### Le Royaume-Uni à l'heure de division *Chronique d'un Français à Cambridge* par Jean-Bertrand Barrère « Un certain célibat, en effet,\ c'est tout le génie de l'Angleterre.\ Des al­liances, soit ; pas de mariage. » J'AI SOUVENT EU L'OCCASION de rappeler ce jugement pi­quant de Victor Hugo. L'image de la reine Elizabeth lui en avait glissé l'analogie à un tournant de son étude sur *William Shakespeare* (1863). Ces mots s'ajustent, une fois de plus, à la présente situation de ce pays. Situa­tion absurde d'ailleurs, ou disons paradoxale, puisque la Grande-Bretagne est, en fait, entrée dans le Marché Com­mun par le choix de son Premier Ministre, Mr Heath, appuyé par un vote de la Chambre des Communes. Son successeur, Mr Wilson, n'a pas l'intention de remettre en question ce choix, s'il a, dans sa campagne électorale, plei­nement fait état d'une renégociation des termes du contrat, jugés désavantageux, notamment de la dot à verser au préalable. Cette promesse a certainement influencé une partie de l'électorat, au moment. Nous y voici venus. Tout cela, mes lecteurs le savent bien par leurs jour­naux, où ils ont pu lire aussi que le Premier Ministre a prévu un referendum, dont la date est fixée au 5 juin. Il faut d'abord s'étonner de cette procédure, si j'ose dire, qui est toute nouvelle pour le peuple britannique. La Constitution, dit-on, prévoit que le Parlement élu, et notam­ment la Chambre des Communes, a toute qualité pour décider de telles choses. 83:194 Il l'a fait, lorsque sa majorité était conservatrice. Fallait-il lui poser à nouveau la question, maintenant qu'elle était travailliste ? Sans doute, en con­sidération des déclarations du manifeste électoral sur cette question. MT Wilson l'a fait. Une fois de plus, en dépit de l'opposition surgie de la gauche de son propre parti, et grâce à l'appoint du parti conservateur, la réponse a été positive, à une claire majorité. Convenait-il alors de con­sulter la nation, une fois que ses élus s'étaient déjà pro­noncés ? Cela paraît illogique, mais la logique anglaise s'ac­commode assez des contradictions. On a discuté, on discute, on discutera encore des avantages et des inconvénients de cette adhésion. Il reste que c'est un paradoxe et une nou­veauté de demander l'opinion du public quand la question a été décidée au Parlement, et plutôt deux fois qu'une. Or, si la France a pris l'habitude d'être consultée par cette méthode sur certains problèmes fondamentaux depuis la venue au pouvoir du général de Gaulle, les Britanniques ne se sentent pas Français là-dessus non plus que sur beau­coup d'autres choses, mais, comme eux en d'autres circons­tances, ils soupçonnent là quelque manœuvre politique. Or, l'organisation d'un tel referendum coûte à la nation, et donc aux contribuables, une coquette somme, au moment précis où le gouvernement convie les sujets de Sa Majesté à l'austérité, en les chargeant d'impositions accrues, et où il a déjà donné l'exemple contestable de deux élections rap­prochées, du moins de la seconde destinée à consolider sa majorité, source de dépenses dont la nation pouvait se dis­penser dans les circonstances. Pour compenser, il vient d'annuler une opération censitaire de relais. Bref, le peuple britannique, dans son ensemble, ne voit pas bien la nécessité ni l'opportunité de ce nouveau mode de consultation. Mais, puisqu'on le consulte, que va-t-il dire ? \*\*\* C'est une habitude, on le sait, en Grande-Bretagne de parier -- on parie sur tout, les courses de chevaux, les matches de sport, les élections. Pour moi, je n'ai aucune compétence pour faire un sondage d'opinion, a fortiori pour parier sur un pourcentage. Mais je peux rapporter ce que j'entends dire autour de moi et m'essayer à deviner : cela ne tire pas à conséquence. Ce qui se dit parfois, c'est que le *poll,* le nombre de votants, sera probablement assez faible par rapport à celui des élections. Certains pensent qu'un tiers du corps électoral seulement ira aux urnes, d'autres disent la moitié : mettons 45 %, au jugé. 84:194 Chez nous, c'est le dimanche qu'on vote ; mais ici c'est un jour ouvrable, un jeudi, comme aux dernières élections géné­rales. Cela change assez le tableau. Alors qu'en France l'électeur doit arranger le moment de voter avec sa prome­nade à la campagne, ici l'électeur doit voter avant ou après le bureau ou l'atelier, il me semble un peu à la sauvette, le temps pris sur les sandwiches de midi. Ce qui ne favorise pas non plus le scrutin, si tout le monde adopte le même comportement. \*\*\* On sait que l'aile gauche du parti travailliste, y com­pris plusieurs membres du cabinet, fait une campagne éner­gique contre le Marché Commun, dont ils voudraient voir leurs pays se retirer. Au contraire, Mr Wilson, avec ses réserves, Mr Jenkins, avec conviction, Mrs Thatcher, suivie du parti conservateur fidèle au choix de Mr Heath, font une campagne parallèle pour y rester. Et puis il y a bien aussi des conservateurs qui, par nostalgie du passé, ne sont pas très chauds. Mais le pays ? Pour lui aussi, ce n'est plus une question de parti, c'est une question personnelle dont la réponse mêlera une impulsion, un goût, et aussi la réflexion. Aux élections, un bon nombre d'électeurs ne savaient pas, jusqu'au dernier moment, où leur vote irait. On me dit que pour le référendum la plupart ont leur siège fait, comme on dit. On voit aussi une majorité de oui, mais assez mince, de 52 à 53 %, peut-être 55 %, des votants, s'entend. Ce qui, compte tenu des abstentions, ne fait pas une majorité aussi nette qu'aux Communes. Comme l'a dit ces jours-ci aux Communes un *Anti-Marketeer* (cela sonne comme Anti-Mousquetaire), s'il y avait 40 % de votants et sur ce nombre 21 % de oui contre 10 % de non, ou in­versement, est-ce que cela serait considéré par le Premier Ministre comme une expression d'opinion représentative du pays ? ce vote serait-il *binding,* comme il l'avait annoncé, c'est-à-dire forcerait-il le Gouvernement à agir dans un sens ou dans l'autre ? Celui-ci a réservé son jugement : il a réitéré sa promesse d'accepter le verdict du peuple bri­tannique, quel que soit le nombre des votants. Comment expliquer le flottement de l'opinion publique ? Tout d'abord, parce que de nombreux Britanniques n'ont pas beaucoup idée sur la question ni de moyens de s'en former une. Alors, ils réagissent selon leur penchant, selon leurs lectures aussi. Par exemple, un juriste de ma con­naissance m'a dit : nous devons honorer notre parole ; autrement, il aurait sans doute voté non. Voilà un oui motivé par l'engagement pris. 85:194 Un historien, d'après les plaisanteries dont il assaisonnait ses propos, semblait voir dans toute cette histoire une bonne affaire pour quelques pays, au premier rang la France. Mais ce compositeur écossais pensait qu'à l'heure actuelle, il était impossible à un homme réfléchi de ne pas discerner l'avantage politique de l'opinion européenne, en considérant notamment l'in­certitude de la situation internationale. Voix peut-être solitaire, mais peut-être que non. Ce qui m'a fait songer que, sur le plan agricole, le pays de Galles et l'Écosse pourraient bien voir aussi leur avantage de ce côté, pour une raison différente. Au contraire, il y a un mois, les paysans anglais protestaient contre l'invasion des œufs français, qui échappaient aux exigences techniques imposées par le Board à leurs produits (usage proscrit de certains éléments chimiques). Si je me tourne vers la masse des ménagères (*housewives*), il me semble que dans un passé encore récent elles avaient tendance à attribuer à l'entrée dans le Marché Commun et à la décimalisation préalable (qui a équivalu à une certaine dévaluation de la monnaie, malgré ce qu'on a dit) la montée des prix des produits essentiels (beurre, lait, pain, etc.) qui ont parfois, comme pour le sucre, des motifs particuliers et que d'autre part l'inflation généralisée d'Occident suffit à expliquer. Néanmoins, le propre de l'histoire étant son irréversibilité, il est difficile d'adminis­trer la preuve du contraire. Et, à coup sûr, l'élimination corrélative des subsides de l'État, dans cet ordre, est la première cause. A propos de beurre, on s'étonnera en France que les Anglais aimaient le beurre d'Australie ou de Nouvelle-Zélande, colporté sur les mers, j'imagine, quelque temps, mais le fait est, et si finalement, ils ont retrouvé après une éclipse le beurre néo-zélandais, du moins ont-ils perdu à jamais l'australien. C'est un exemple, et une image des liens avec le Commonwealth. Ceux-ci étaient et restent puissamment sentis par toute une partie de la population que je dirais loyaliste. Or l'engagement dans le *Common Market* a dû s'accompagner d'un désengagement du *Com­monwealth.* L'Australie se trouvait de nouveaux clients, mais on a su les difficultés de la Nouvelle-Zélande, et elle n'est pas la seule. On a donc cherché à maintenir ou pro­longer les liens de commerce. D'autre part, l'exemple de ce désengagement est une raison pour n'en pas écarter un autre, à l'égard de la Communauté européenne. En général, j'allais dire, ce sont les hommes d'un cer­tain âge qui seraient hostiles à ce nouveau lien, onéreux au surplus, pensent-ils. Par attachement au passé, par exemple. Et de plus jeunes seraient moins opposés, et par­fois nettement favorables. 86:194 Mais est-ce bien sûr ? Je disais aussi : les Gallois, les Écossais, verront peut-être leur avantage à rester dans le Marché Commun. Précisément, les nationalistes de ces deux pays semblent voir là une oc­casion d'affirmer, sinon sur le plan pratique, du moins sur le plan politique, leur séparatisme à l'égard des Anglais. Allez-vous y retrouver ce peuple britannique qui a au moins ceci en commun de tenir plus que farouchement, naturel­lement, à son indépendance. C'est bien pourquoi il n'aime pas se lier. Certes, il a senti l'attrait et le prix d'un nou­veau marché, pour remplacer l'ancien, et vendre ses voi­tures, ses machines-outils, diverse pacotille. Mais les droits d'entrée dans cet Eldorado du commerce sont si élevés qu'il grommelle et se méfie d'être la dupe. Qui tire les ficelles, se demande-t-il ? on lui souffle : c'est la France. Ses soupçons se précisent. On lui représente l'agriculture attardée dans ses méthodes, personnelle dans ses intérêts, du tra­ditionnel ami-ennemi d'outre-Manche. La chose du monde qui le choque le moins, c'est bien qu'un pays au moins y trouve son profit. A ses yeux, c'est tout l'art de la négocia­tion d'assurer que des principes et des procédures sur le plan général garantissent, le moment venu, un intérêt par­ticulier sur le plan pratique. Et il compte bien n'être pas en reste, s'il faut y mettre le prix. Plus éloigné des esprits, certes, semble le souci de travailler à l'unité européenne, qui, chaque fois que la terre tremble sous le pas des guerriers en quelque endroit du monde, paraît la seule assurance-vie, plus nécessaire que jamais, à chaque citoyen d'Europe. Mais l'idée d'alié­ner leur indépendance politique au prix même d'avantages réels, tant que l'urgence ne s'en fait pas sentir (et quand... ?), leur répugne plutôt. Certains se font d'ailleurs une assez curieuse idée de cette appartenance au Marché Commun. N'a-t-on pas cru parfois qu'ils devraient pour autant renoncer à leur type de vie, voire à leur nourriture, et l'échanger bientôt pour une cuisine française ou italien­ne, qui va bien pour quelques jours de vacances, donc de dépaysement obligatoire de nos jours, mais vite le retour, et sur le bateau une *cup of tea !* Pourtant on les a bien vus, il n'y a pas si longtemps, troquer leurs excellentes chaus­sures, d'un cuir éprouvé aux ondées, contre ces souliers italiens à mince semelle, ruinés en un hiver pluvieux, ou maintenant contre ces cothurnes rétrospectifs aux incom­modes talons de bois, inventés quelque part dans un pays désoccupé et aussitôt adoptés, etc. Ou bien ce sont ces automobiles R... affectées d'un coefficient numérique, ré­putées pour leur consommation parcimonieuse en carbu­rant. D'ailleurs n'ont-ils pas renoncé à des habitudes inver­sement charmantes pour leur visiteur ? 87:194 Où trouver au­jourd'hui ces « tea-rooms » accueillantes et économiques d'il y a vingt ans, disparues peu après la guerre et rempla­cées par de prétentieux ou douteux cafés-express ou autres X... snack-bars ? C'est en province, à la campagne, qu'au printemps sur les routes de week-end s'ouvrent, comme les pissenlits après la pluie, quelques tea-rooms improvisés par des familles entreprenantes dans leurs cottages. Bref, le peuple britannique doit se sentir « en muta­tion », selon l'expression du général, et, s'il croit le proces­sus inévitable, ce n'est pas dire qu'il éprouve un grand en­traînement pour l'accélérer. La participation au Marché Commun y tient. Il lui suffisait, sans doute, que le Gouver­nement ait pris sa décision, pour en prendre, lui, son parti, quitte à récriminer à l'occasion. Pourquoi donc lui deman­der, à nouveau, de prendre ses responsabilités ? Ce qui fait qu'il attend sans trop d'empressement ni d'enthousiasme le jour où chacun devra se prononcer sur cette question d'ac­tualité qui, aujourd'hui que les drapeaux flottent sur les bâ­timents publics et les collèges de ma ville pour marquer l'anniversaire de H.M. Queen Elizabeth II, doit lui paraître aussi erratique que possible. Dans le doute, un bon nombre s'abstiendront. Mais ceux qui voteront viendront-ils à faire basculer la majorité que je prévois en faveur du oui ? Dans ce cas, le Parlement, désavoué, comment pourrait-il revenir sur sa décision, à moins de nouvelles élections. Il a juste­ment préféré le compte des votes par *county* plutôt que par circonscription. Il sera peut-être moins aisé, ainsi, de voir si l'opinion connue du député reflète celle de ses électeurs. Comme elle s'est tirée d'autres paradoxes, il y a toute chance pour que la nation, dans son ensemble, évite de le placer devant ce nouveau dilemme. Dernière minute : l'Électricité va consacrer 10 000 livres sterling à l'étude des raisons qui font ouvrir leurs fenêtres aux Britanniques et tenir les leurs fermées aux Français. On voit le but : économie d'énergie. Vous voyez bien qu'il y a décidément quelque chose de changé. Personnellement, j'aime l'air frais et je vois d'un mauvais nez cette menace d'une nouvelle claustrophilie. Après la disparition des tea-rooms, ce serait le bouquet de ne plus sentir ces courants d'air revigorants, tout à fait symptomatiques, pour mes compatriotes, je le sais, de l'insularité britannique. Hélas, les mesquines ventilations des trains, obstinément fermées la plupart du temps, sont là pour témoigner qu'il y a en effet quelque chose qui change. Peut-être la majorité sera-t-elle plus forte qu'on ne pense ? mais je ne sais plus si je dois m'en réjouir. \*\*\* 88:194 Pour nous, à Cambridge, nous remettrons des doctorats *honoris causa* à S.M. la Reine du Danemark, à Jean Ter­rien (Directeur des Poids et Mesures), et à Rostropovitch, entre autres. La date, au moins, était fixée depuis octobre. Pure coïncidence si elle tombe le jour choisi par Mr Wil­son pour le référendum européen. Et si ce jour à Cambridge il y a un déploiement de forces, ce ne sera pas par crainte d'un affrontement entre partisans et adversaires du Marché Commun, ni même à cause de la présence de la reine Marghrete ([^17]), un temps étudiante à Girton College, mais bien pour une autre présence, celle du général Gowon, chef du gou­vernement militaire et fédéral de la république du Nigeria, -- vous vous rappelez le Biafra ! Donc certains étudiants ont demandé comment les récipiendaires étaient choisis et menacent de faire de la contestation. Pour une fois, ils n'auront pas tort. Vous voyez, en tout cas, que les contra­dictions n'effraient pas le Royaume-Uni, non plus que mon Université. Ce jour-là, je m'abstiendrai, par protesta­tion muette, malgré le désir que j'ai de revoir cette gracieuse souveraine avec son mari, qui fut quelque temps à l'Ambassade de France à Londres, et le violoncelliste russe que j'ai déjà entendu interpréter trois partitas de Bach sous les voûtes de la chapelle de King's College d'une manière également prestigieuse. Mais je n'irai pas voter, puisque, aussi bien, je n'en ai pas le droit. Ce qui étonne, chaque fois que je le dis, certains amis, tant ils sont libé­raux et en somme déjà « européens » dans leur manière de voir ! Jean-Bertrand Barrère. 89:194 ### Une apologie de la vidange par Marcel De Corte J'AI DÉJÀ EU L'OCCASION de signaler combien la Belgique dont les mœurs sont apparemment encore solides au regard de l'étranger qui la visite (la pornographie y est moins visible, le marxisme n'a pas encore envahi toutes les universités, l'agitation estudiante est quasiment nulle, etc.), ne laisse pas d'être ébranlée à son tour jusqu'en ses fondements par ce qu'il faut bien appeler, entre guillemets, ses « intellec­tuels », laïcs ou clercs. Les « intellectuels » belges, avant, pendant et après le vote de la loi Veil sur la libéralisation de l'avortement, se sont déchaînés sur le papier et sur les ondes pour conditionner l'opinion publique de mon pays et pour l'amener sans bargui­gner à suivre l'exemple de la France émancipatrice, à l'ha­bitude, de la personne humaine opprimée. L'Épiscopat belge, dont on sait qu'il fait partie de l'*intelligentsia* depuis que le cardinal Suenens, qui tente de le récapituler en sa personne, se mêle de penser et d'écrire, suivit à pas menus, feutrés, obéissant à la pastorale conciliaire qui leur prescrit d'être « à l'écoute du monde » et de ses « exigences », déclarant en substance que « l'avortement, s'il est un crime, est aussi un échec » à l'imitation du corps des évêques français, et que, dès lors, « il faisait problème ». Le chrétien dûment « conscientisé » ne pouvait se désintéresser de la personne humaine en péril de mort dans les avortoirs clandestins. Pauvres malheu­reuses femmes bien sûr ! Un petit pleur discret sur l'enfant as­sassiné. Le tout bien balancé entre le oui et le non, au point qu'aucune ouaille ne pouvait -- c'est le cas de le dire -- y reconnaître ses jeunes. Entre parenthèses, je dois dire que je n'ai jamais compris pourquoi les évêques français ont unanimement défini l'avor­tement comme un « échec ». J'ouvre en effet mon dictionnaire au verbe *avorter.* J'y lis : « être arrêté dans son développement, ne pas réussir un projet, une entreprise ». Je le rouvre au mot *échec.* J'y vois : « insuccès, faillite d'un projet, d'une entreprise ». Définir le même par le même, c'est, dans toutes les logiques et toutes les langues du mondé, parler pour ne rien dire. C'est précisément ce que voulait l'Épiscopat de France : *noyer le poisson.* La seule explication possible de cette définition saugrenue est là. Le malheur pour l'Épiscopat belge fut que Mgr van Pete­ghem, évêque de Gand, refusa, le méchant, de se soumettre à la loi non écrite de « la collégialité », en vertu de laquelle la minorité n'a droit qu'au silence comme en tout bon système totalitaire, et publia une lettre de son cru où il rappelait à ses brebis la formelle condamnation de l'avortement par l'Église, du moins la vraie Église. Du coup, le Parti Social Chrétien et son pendant néerlan­dophone C.V.P. au pouvoir, qui s'apprêtaient avec l'ancien parti libéral, naguère encore très franc-maçonnisé, et quelques autres complices, à marcher unanimes, avec l'approbation tumul­tueuse du parti socialiste pour l'instant dans l'opposition, dans les foulées triomphantes de Mme Simone Veil, l'avorteuse na­tionale française, se turent subitement, en dépit des appels du pied -- on aura tout vu -- de la Ligue des Familles Nombreuses passée à la subversion. C'est que Mgr van Peteghem est bien capable de dénoncer publiquement des parlementaires catho­liques de son ressort diocésain qui voteraient la loi de libéra­tion de l'avortement, et que l'affaire se clôturerait pour eux par un désastre électoral. Depuis quelques mois, le projet est en suspens. On n'en parle plus qu'avec discrétion. Le Ministre de la Justice, chargé de son examen, consulte Pierre, Paul ou Jacques (qui ne re­présentent qu'eux-mêmes, ou de tonitruants groupuscules) pour se donner un air sérieux, objectif, et « adapter sereinement, comme il l'a dit à peu près, le droit à l'évolution des mœurs ». Comme la Belgique détient depuis plus d'un an le record in­ternational des *hold-up* perpétrés sur son territoire, on verra bientôt le nouveau droit permissif se conformer à la situation nouvelle après consultation du « milieu ». Et flatteurs d'ap­plaudir. Il faut s'attendre cependant à une prochaine offensive de l'*intelligentsia,* toujours prête à sacrifier des litres d'encre et des milliers de postillons à la bonne cause de la levée univer­selle de tous les interdits, à quoi elle s'acharne depuis bientôt trois siècles, avec la conviction religieuse qu'elle est désor­mais l'incarnation collective du Sauveur de « l'Humanité ». Ne jamais oublier la majuscule qui transforme l'entité abstraite en quelqu'un, le nom commun en nom propre appartenant d'une manière exclusive à une « personne » revêtue, comme il se doit, d'une « éminente dignité », fût-elle le dernier des gredins. 91:194 Avant de lancer une attaque, il faut envoyer des éclaireurs en reconnaissance pour reconnaître et préparer le terrain là où elle s'effectuera par surprise. Les avorteurs furent déconte­nancés par l'improvisation inouïe de l'évêque de Gand. Mais ils savent bien que le ventre mou de la Belgique est son épis­copat. C'est du reste la même chose dans tous les pays. Mgr Suenens est trop rusé pour se brûler. Les autres ne comptent guère, sauf l'évêque de Liège, prêtre pieux, fervent et, ce qui ne gâte rien à l'époque actuelle, croyant en Dieu. Point de contradiction en cela, cher Lecteur, on peut être dévot et ne croire qu'en une idole, laquelle n'est jamais que soi-même. La ferveur est subjective et la croyance -- celle qui adhère de toute son âme au *Credo* -- objective. Mgr de Liège possède un esprit très *surnaturel,* chose rarissime aujourd'hui dans le clergé de haut rang. Il est malencontreusement malade et ne peut guère surveiller son diocèse ni les publications des prêtres écervelés qui profitent de la pagaille postconciliaire pour ré­pandre en son ressort leurs humeurs, j'allais écrire leurs pi­tuites et leurs morves, dévastatrices de la Foi. J'ai eu l'occasion naguère de citer l'exemple de l'abbé Pinckers, professeur au Grand Séminaire de Liège, écrivant gaiement, à la Voltaire -- mais un Voltaire appesanti par une « science » de seconde et de troisième main, dans *L'Appel des Cloches,* hebdomadaire tirant à quelque quatre-vingt mille exemplaires et distribué en chaque foyer de la Belgique fran­cophone, que « plus personne ne pouvait plus croire, en un temps qui a inventé le paratonnerre (sic), à « la légende » du Christ marchant sur les flots pendant la tempête ». J'avais déjà eu également la chance de tomber, à la même époque, sur une conférence qu'un certain abbé Paquot promenait d'assem­blée de jeunes foyers chrétiens en assemblée de parents chré­tiens contre cette horrible maladie qu'est la grossesse et sur ses complaisances, de confesseur j'imagine, pour « l'onanisme à jet continu ». Mais voici. Nous sommes en plein cœur de mon sujet. Dans la bataille de l'*intelligentsia* pour l'avortement, notre abbé Pa­quot, dont les prétentions intellectuelles ne se mesurent pas à l'aune, mais en années-lumière, ne pouvait que se porter aux avant-postes prévus pour la nouvelle offensive, en intrépide baroudeur. Il a remplacé la soutane, emblème du surnaturel et de la vie intérieure, par le panache, symbole, comme on le sait, de la bravoure spectaculaire. L'abbé raffole du théâtre, des tréteaux de ce monde. Parachuté par on ne sait quelle main capitulaire à la direction de *L'Appel des Cloches* qu'il a aussitôt débaptisé, sécularisé, laïcisé, rebaptisé en *L'Appel* tout nu, cri, interjection, corne, sifflet, sonnette ou trompette, voire S.O.S. télépathique au choix, ou bien encore œillade ou clairon. 92:194 Encore que l'abbé Paquot soit à mon soupçon résolu­ment pacifiste en Belgique j'opterais pour le clairon : cela fait militaire, animateur de la guérilla et du maquis chez les peuples opprimés ; cela cadre bien avec l'homme, au chaud, en pan­toufles, dans son pensoir où, à l'abri des balles perdues, il scribouille toute la journée. Bref, notre abbé vient de sévir « à la une » de *L'Appel* qu'une âme charitable a dérobé au présentoir de la cathédrale de Liège et a déposé, invisible, sur mon bureau. Pour le dire tout à trac, j'ai l'idée, l'intuition, le sentiment, si vous voulez, que l'abbé n'a pas « fait ça » de son propre cru. Comme on va le voir c'est trop monstrueux. Il a fallu qu'une main ou des mains, visibles ou invisibles -- on connaît le sens du mot *Légion* dans tel récit évangélique -- collaborent avec la sienne, l'incitent, l'invitent, la stimulent, l'engagent à réveiller « *la problématique *» de l'avortement là où *précisément il n'y a plus de solutions,* surtout si elles sont surnaturelles : *dans l'Église catholique actuelle.* Il faut arracher les âmes et les cœurs aux fausses « sécurités » du dogme et de la morale qui les affermissent, les rendent résistantes à la décomposition spi­rituelle. Il faut les faire devenir molles, plastiques, malléables à souhait là même où elles n'ont que trop tendance à s'enliser : au temporel, mieux encore au niveau de l'animalité. Ainsi les clercs récupéreront-ils le prestige que leur renonciation à la sainteté et au surnaturel leur a fait perdre. Ce sera un vrai troupeau, non point de fidèles, mais de bêtes appâtées par le Sexe, la Révolution, la Libération des instincts, etc., qui sera *l'Église,* l'ÉGLISE RENVERSÉE, vidée de Dieu. Et qui dit trou­peau, désormais nombreux, dit chefs du troupeau. L'Église menacée par le vide se remplit. On va voir de quoi. Il faut avoir le génie de l'abbé Paquot pour considérer la législation permissive de l'avortement comme un DEVOIR. C'est en toutes lettres : 23 mars 1975, n° 11, de *L'Appel.* Un DEVOIR, l'abbé Paquot sait-il encore ce que ce mot signifie 2 Un DEVOIR est une OBLIGATION MORALE *à laquelle nul ne peut se soustraire sans pécher,* une action (ou une omission) à laquelle on est obligé en vertu de la loi suprême qui gouverne le comporte­ment de l'homme, animal raisonnable, volontaire et libre : « Il faut faire le bien et éviter le mal. » Pour ce singulier prêtre, l'avortement et la loi qui l'autorise sont donc un bien, ou, s'ils ne le sont pas, ils évitent un mal, à savoir : mettre au monde un être vivant, fait de chair et d'une âme créée par Dieu pour Le connaître, L'aimer, Le servir. Sans doute, c'est un « triste devoir », profère-t-il, pour ajouter aussitôt que ceux qui l'accomplissent ne le font que pour dégorger la boue qui obstrue les canaux de nos « socié­tés dépravées » et -- croyez-le ou ne le croyez pas, c'est noir sur blanc -- pour y faire couler de « l'eau claire ». 93:194 La caractéristique des avorteurs, des avortées et de leurs complices, c'est « le courage de se salir les mains ». Les apo­logistes de l'amour libre ne font que compliquer leur tâche « en engorgeant l'égout davantage ». « Ils éclaboussent de leur grossièreté » les raffinés, les délicats, les civilisés « qui COU­RAGEUSEMENT », avec une force morale extraordinaire, « bien qu'écœurés, ont retroussé leurs manches et se sont attelés à une tâche pénible ». Suit un hymne à Mme Veil : « HEUREUSEMENT », par une heureuse chance, par bonheur, il ne faudrait presser beaucoup l'abbé pour qu'il ajoute : par décret spécial de la Providence, « HEUREUSEMENT pour la France, Mme Veil... épouse et maman exemplaire qui a, au camp d'Auschwitz, approfondi encore s'il en était besoin son sens inné du respect de la personne humaine », l'enfant au sein de sa mère exclu bien sûr, a fait « face à l'égout » et a eu « le COURAGE DE SE SALIR LES MAINS ». J'ai lu beaucoup de cornichonneries et de canailleries en ma vie de vieux moraliste, mais de cette taille, proférées avec pareille effronterie, jamais. Et il faut que ce soit un prêtre qui les éructe ! « L'égout déborde », soit ! Acceptons la métaphore Mais au lieu d'accuser les avorteurs, les avortées et leurs com­plices camouflés aujourd'hui en juristes et en barbouilleurs de lois, d'ajouter encore à la crue et de la transformer en torrent, ainsi que toutes les statistiques le prouvent et comme le bon sens et le sens moral le plus rudimentaire le proclament, notre abbé dépose avec ferveur la couronne des héros sur leur tête. La conclusion vient, qui amorce la nouvelle offensive « Lorsque demain devant le parlement belge viendra l'INÉLUC­TABLE projet de loi sur l'interruption de la grossesse, puissions-nous avoir au Sénat et à la Chambre beaucoup de Mme Veil, beaucoup de sénateurs et de députés qui sachent regarder la boue en face, se salir les mains pour déboucher l'égout... » Décidément, notre panégyriste veut faire de Mme Veil et de ses émules des envoyés de Dieu pour « soigner une société malade de la peste ». Maintenant réfléchissons : 1°) Il ne faut pas avoir fait beaucoup de logique pour apercevoir le sophisme de cette apologie des avorteurs. Il est classique depuis Hegel et Marx. Il s'agit simplement d'appeler noir ce qui est blanc, et l'inverse, en répétant sans cesse le procédé. En soixante-dix lignes écrites par notre thuriféraire de l'avortement, je compte dix-sept fois le mot *boue* ou des mots analogues : *éboueurs, égout,* etc. La boue n'est pas du côté des avorteurs, des avortées, ni de leurs auxiliaires laïcs et ecclésiastiques. 94:194 Ceux-ci ont les mains pures. Ils ont seule­ment le courage de se les salir, de les plonger dans la gadoue de nos « sociétés dépravées ». Pour notre obsédé de la fange, la boue n'existe qu'en cette entité abstraite qui s'appelle *société,* en dehors des individus qui, en cette société, sont des êtres dépravés, admettant, prescrivant, tolérant, autorisant l'avortement. Les avorteurs, les avortées et leurs acolytes mé­ritent « le respect dû à toute personne humaine » que leur voue héroïquement Mme Veil. Au terme de ce flamboyant so­phisme, on aboutit à insinuer qu'une société où l'avortement est légalement permis est une société vidangée de sa boue et enfin purifiée. Ou encore : une société où sévissent les avorte­ments clandestins est une « société dépravée », une société où les avortements sont publics et légaux est une société normale et saine. 2°) Le même procédé de retournement de la logique cul par-dessus tête se remarque dans le texte suivant du prologue au psaume de reconnaissance à Mme Veil précité : « Les meil­leurs d'entre nous diront : « Il ne faut pas les punir, les avortées, les drogués, les divorcés, les foyers en partie carrée (sic). Ce sont des malades. Ils ne sont pas coupables. Ne sont-ils pas d'ailleurs souvent victimes de cette société elle-même dé­labrée qui se veut permissive parce que délabrée ; de cette société où trop de citoyens n'ont plus la force de la vertu et revendiquent dès lors le vice comme un droit. » *L'Appel,* 16 Mars 1975, n° 10). Non, mille fois, abbé : la société contem­poraine n'est pas permissive parce qu'elle est délabrée, *elle est délabrée parce que permissive.* Elle est permissive et donc délabrée à deux degrés. Premier degré : à celui des auteurs responsables de la loi, dont vous avez oublié, en bon clerc du XX^e^ siècle que vous êtes, la définition : la loi est une prescription de la raison promul­guée *en vue du bien commun* par ceux qui ont la charge de la communauté. Le bien commun d'une société c'est son ordre, son unité, son harmonie. Le mal en elle est tout ce qui sépare ses membres les uns des autres, le propre du mal et du péché étant de diviser la société en deux groupes antagonistes : ceux qui suivent, grâce à la loi, la voie moyenne du bien, et ceux qui, bravant la loi, s'en écartent. Les gardiens de la loi ne la font plus aujourd'hui respecter. Inutile d'en faire la démons­tration ! Elle s'étale sous nos yeux chaque jour Second degré : à celui des clercs responsables de l'appli­cation des commandements de Dieu et de la vie surnaturelle chez les fidèles qui leur sont confiés. Sous l'influence de Marc Oraison et compagnie, Père sacro-saint de l'Église actuelle, conférencier attitré des séminaires, il n'y a plus pour eux de pécheurs. 95:194 Il n'y a plus que des malades. Des malades « qui revendiquent le vice comme un droit » et auxquels ces clercs accordent leur bénédiction : la personne humaine n'est-elle pas infiniment respectable, fût-elle la plus corrompue ? De ces clercs, vous en êtes, l'abbé. Je vous accuse nommément de propager le vice en approuvant ceux qui l'institutionnalisent. Voici votre aveu : « La revendication de toutes ces licences (énumérées ci-dessus, sans oublier les foyers en partie carrée) est à ce point répandue, non seulement dans les paroles, mais dans les faits que la *société se voit obligée de s'organiser de telle sorte que toutes ces licences puissent se vivre chez leurs auteurs ou leurs victimes en en limitant autant que possible les dégâts. *» Qu'un prêtre, qu'un homme de Dieu ait pu écrire ces lignes MONSTRUEUSES et en approuver le contenu, passe l'imagination la plus fertile. Ainsi donc il faut que « toutes les licences puissent se vivre » dans la société contemporaine en en limitant simplement les dégâts, autrement dit selon la définition du dictionnaire, les dommages qui en résultent. Qui en résultent pour qui ? Pour la société, pour ceux qui pra­tiquent encore la vertu ? Ne le croyez pas un seul instant, lecteur. Pour les vicieux, pour ceux qui enfreignent la loi de Dieu et la loi des hommes, *pour les avorteurs et les avortées* qui pourront désormais, grâce à la loi « qui pare aux méfaits de l'avortement clandestin » (citation de l'abbé), se livrer légalement *à l'assassinat des vies humaines.* Pour endiguer le mal, selon notre abbé, il faut l'intensifier, en le légalisant ! Ce n'est pas « la société qui est permissive et permissive parce que délabrée », c'est l'Église actuelle qui tolère la présence en son sein d'éléments aussi cancérigènes et aussi destructeurs de la morale commune chez les fidèles. On ne dira jamais assez combien par son inertie et par son aveu­glement la Hiérarchie, *jusqu'à son sommet,* est *responsable* de la destruction de la loi naturelle, *et donc du surnaturel,* dans les âmes qui lui sont données par Dieu. Comment un APPEL, un grand cri d'horreur, SUIVI D'ACTES, ne jaillit-il pas devant une telle perversion ? L'ÉGLISE ACTUELLE ne fait-elle pas exac­tement ce que fait la société actuelle louée par l'abbé Paquot : « s'organiser de telle sorte que toutes les licences puissent se vivre chez les clercs en en limitant le plus possible les dégâts » ? 3°) Naturellement, si l'on peut dire, ces clercs à l'esprit faux, à la morale laxiste, entrepreneurs de démolition, s'accor­dent un brevet de vertu, sinon même de charité évangélique. Relisons le texte cité plus haut où l'abbé, jouant son petit Jean-Jacques Rousseau, son petit vicaire savoyard, se range modestement parmi « les meilleurs des hommes ». On assiste sans cesse au renversement des règles élémentaires de la logi­que et de la morale : 96:194 les pires sont les meilleurs, et les meil­leurs, ceux qui, péniblement, prennent sur eux leurs péchés et en assument les conséquences afin de se les faire pardonner, n'ont pas un mot, je dis un seul mot d'approbation. Ils sont en voie d'être les pires aux yeux des « nouveaux prêtres ». Quel changement ! Je me rappelle mon vieux curé de pa­roisse que je vis un jour compulsant des registres de baptême du XVIII^e^ et du XIX^e^ siècles. Il me montra combien nombreux étaient les bâtards en ces temps-là et puis il me dit, avec un sourire compatissant : « Quelle époque saine ! ». J'étais jeune alors. Je ne compris pas tout de suite la profondeur de cette parole. Une fille fautait. Cela est arrivé, arrive et arrivera tou­jours. *Mais elle n'essayait pas, avec l'aide d'un abbé Paquot, de mettre la société en harmonie avec sa chute en revendiquant le renversement légal de la loi naturelle à son profit.* Elle ne mettait pas en accusation « la société dépravée ». Elle s'incul­pait *elle-même,* en portant visiblement, COURAGEUSEMENT, le poids de sa faute. Et son aventure humaine, trop humaine, finissait presque toujours par la légalisation de la situation : *par un mariage,* où tout rentrait dans l'ordre naturel et sur­naturel. En un demi-siècle, de concession en concession au siècle, l'Église est passée de mon curé de village à l'abbé Paquot. Pas plus que la société contemporaine, elle ne se défend contre ses propres avorteurs. Au contraire ! Elle se laisse mettre par eux en accusation. C'est d'elle que proviennent tous les maux et le pire de tous pour les « nouveaux prêtres » : son exigence naguère encore respectée que ses prêtres soient des hommes de Dieu et non pas les pervertisseurs des derniers restes de morale qui subsistent dans nos sociétés, les fauteurs de cette Révolution universelle qu'un Joseph de Maistre n'hésitait pas un seul instant d'appeler SATANIQUE. Marcel De Corte. 97:194 ### Billets par Gustave Thibon ##### *L'idéal et l'utopie* 7 mars 1975. Un jeune homme, aussi débordant de ferveur que dénué d'expérience, me fait part de sa vision de la Cité future où règneront une concorde et un bonheur parfaits grâce à l'aboli­tion de la propriété privée, à l'autogestion égalitaire des entreprises, à la société sans classes et par conséquent sans conflits, etc. Je lui réponds que c'est là une vision parfaitement utopique. A quoi il rétorque : libre à vous d'appeler cela utopie ; pour moi c'est le plus beau des idéaux et je veux consacrer ma vie à le poursuivre. Ce qui nous amène -- une fois de plus -- à cerner le sens des mots. Qu'est-ce qu'un idéal ? Qu'est-ce qu'une utopie ? On peut définir l'idéal comme ce qui n'existe encore que dans la pensée et qu'on se propose de faire passer dans la réa­lité par l'action. Exemple : une jeune fille me dit que son idéal est de devenir une grande pianiste et, dans ce but, elle s'exerce quotidiennement, prépare le concours du Conservatoire, etc. Ou bien, en politique, l'idée d'une société meilleure que celle où nous vivons et dont on essaye de provoquer l'avènement par des réformes, voire une révolution, modifiant ou éliminant les institutions actuelles. Quant au mot utopie (du grec : nulle part), il a été forgé par saint Thomas More pour désigner un pays imaginaire où vit un peuple jouissant d'un bonheur total grâce à la perfection de ses lois, et on l'applique depuis par extension à tout projet, parfait dans l'esprit, mais impossible à réaliser dans les faits. En d'autres termes, l'utopie est un idéal irréalisable. 98:194 Mais où est le critère de discernement entre l'idéal réali­sable et l'idéal irréalisable ? Uniquement dans la sanction de l'expérience. Si cette jeune fille reste, malgré tous ses efforts, une médiocre pianiste, son idéal aura été une utopie. De même si telle réforme ou révolution sociale aggrave au lieu d'amé­liorer les abus et les injustices auxquels elle prétend porter remède... Ce qui ne résout pas grand chose, car la réalisation de tout projet se situant dans l'avenir, comment décréter d'avance que tel idéal est ou n'est pas utopique ? Il est trop aisé de qualifier d'utopistes ceux dont nous ne partageons pas les convictions et les espérances et de condamner comme fatalement vouées à l'échec des entreprises que nous jugeons nous-mêmes impos­sibles. C'est ainsi qu'avant la naissance de l'aviation et la découverte des fusées spatiales, bien des savants considéraient comme chimériques le vol des « plus lourds que l'air » ou les relations intersidérales. Rien ne nous dit que la fiction d'au­jourd'hui ne sera pas la réalité de demain. C'est précisément l'argument qu'employait mon bon jeune homme pour défendre son projet de mutation politique qui devait mettre entre la société présente et la société future la même distance qu'entre l'usager des diligences et le cosmonaute. J'ai fait remarquer la confusion entre deux mondes essen­tiellement différents. Il est exact que, dans la sphère des sciences et des techniques, les frontières entre le possible et l'impossible ne sauraient être tracées d'avance ! mille réalisa­tions aussi étonnantes qu'imprévisibles en témoignent de géné­ration en génération. Mais il en va tout autrement en matière psychologique et sociale où nous disposons de références mil­lénaires concernant la nature et les limites de l'homme et les effets bienfaisants ou nocifs des diverses formes de société. Ce qui nous permet de départager plus facilement l'idéal au­thentique et l'utopie. Serrons ces deux termes de plus près. J'appelle authentique tout idéal capable de s'adapter à l'homme tel qu'il est pour le conduire vers ce qu'il doit être, c'est-à-dire de modifier positivement la réalité où il s'applique, en l'espèce, d'améliorer d'une part les âmes des individus et de l'autre les structures de la Cité. L'exemple-clef est celui de l'idéal chrétien de charité et de fraternité qui, par son implan­tation progressive dans l'empire romain décadent, puis chez les jeunes nations barbares, n'a certes pas ramené le paradis ter­restre, mais a créé un style de civilisation supérieure à tout ce qui l'avait précédé. 99:194 J'appelle utopique tout idéal qui vise à réaliser un type parfait d'humanité et de société sans tenir compte des lois de la nature et des leçons de l'expérience (par exemple, des iné­galités entre les individus et de la nécessité d'une hiérarchie imposant une discipline qui pallie les effets de la faiblesse et de l'égoïsme) par le coup de baguette magique d'une révo­lution qui transformera les hommes en anges et la société en paradis. « Dans l'autogestion, disait mon jeune homme, tous les travailleurs auront une part égale à la direction de l'entre­prise et aux décisions qu'elle comporte. » L'utopie atteint ici son point culminant : tous patrons, l'égalité conçue comme la généralisation des privilèges ! -- Et pour combler la mesure, mon interlocuteur m'a asséné ces mots de Marx : « Chacun travaillera selon ses forces et consommera selon ses besoins. » Il est évident que, si de tels principes étaient appliqués, les travailleurs ne tarderaient pas à se découvrir plus de besoins que de forces. Aussi l'utopie ne passe-t-elle jamais de la théorie à la pratique ; tout au contraire à mesure qu'elle essaye de se traduire dans les faits, elle s'éloigne du modèle idéal dont elle se réclame. On fait la révolution au nom de la libération totale de l'homme ; après quoi on la consolide par l'étouffement de toutes les libertés. On séduit les hommes en les exaltant comme s'ils étaient des anges, puis on les manipule comme des choses. Le collectivisme technocratique, qui règne aujourd'hui dans les pays socialistes et déjà chez nous dans les formes extrêmes et concentrées du capitalisme, nous fournit la preuve éclatante de cette contradiction interne. Le degré de l'utopie se mesure à l'écart -- que dis-je, à l'opposition -- entre l'idéal proclamé et le résultat obtenu. Disons, pour tout résumer, qu'aucun idéal ne se réalise ici-bas dans sa plénitude (la perfection n'est pas de ce monde...), mais que, si on les met l'un et l'autre à l'épreuve du réel, le vrai idéal est celui dont on se rapproche et le faux celui dont on s'éloigne. Le critère absolu est dans les mots de l'Évangile : « Vous les connaîtrez à leurs fruits. » Un dernier mot. Comment expliquer qu'après tant de cin­glants démentis de l'expérience, l'utopie conserve encore un tel pouvoir d'attraction ? C'est qu'elle promet à l'homme une perfection et un bonheur que les vrais idéaux -- qui sont tou­jours réalistes, c'est à dire qui tiennent compte de la faiblesse humaine -- se savent incapables de réaliser sur la terre, surtout à l'échelle des collectivités. Or, les hommes, envoûtés par le mythe du paradis terrestre, préfèrent spontanément ceux qui leur promettent un bien total, mais impossible, à ceux qui les exhortent à conquérir -- au prix de beaucoup d'efforts et de discipline, un bien possible, mais limité. Les charlatans de la politique s'apparentent par là aux charlatans de la médecine : ceux-ci promettent la santé parfaite et ceux-là la société idéale par l'application de quelques recettes miracle. Leur succès tient à ce qu'ils flattent des mobiles aussi puissants et aussi répandus que, l'orgueil, l'envie, la paresse, l'instinct de facilité. 100:194 L'utopie égalitaire, qui prétend hisser tout le monde au sommet de la pyramide, trouve ainsi plus d'audience que le vrai sens de la justice et de l'harmonie dont l'ambition se limite a mettre chacun à sa place. ##### *Les audaces sans risques* 14 mars 1975. Il s'agit d'un film récent -- que je m'abstiens de nommer pour ne pas lui donner un surcroît de publicité -- dont l'unique mérite est de reculer les bornes de la pornographie et qu'on présente, pour ce fait, comme un « chef-d'œuvre d'audace ». Ayant la faiblesse de croire encore au sens des mots, je cherche dans le premier dictionnaire venu la définition du terme audace et je trouve ceci : hardiesse excessive, courage qui méprise le danger. La notion d'audace est donc liée à la notion de danger. Or, quel danger ont couru les réalisateurs de ce film ? Un seul -- celui de récolter des milliards, car on nous apprend par la même occasion que le spectacle en question fait salle comble dans tous les pays. Autre exemple. Au cours de la dernière campagne électorale pour la présidence de la République française, un des candi­dats, bien connu par son zèle antipornographique, fut brutale­ment interrompu dans son discours par une fille qui, joignant le geste à la parole, dévoila généreusement au public une lar­ge partie de ses charmes. Croyez-vous qu'elle se soit fait expul­ser ? Pas du tout : elle fut follement acclamée et le malheureux orateur dut quitter la tribune sous les éclats de rire et les huées. De quel côté était le risque, donc l'audace ? De même, tel romancier, philosophe ou dramaturge qui, dans un livre ou sur la scène, fait l'apologie inconditionnelle du vice, du crime, de la subversion sous toutes ses formes, bref, de tous les facteurs de dissolution sociale. La société frappée d'un étrange masochisme réagit en le couvrant d'éloges et d'honneurs. Les noms illustres qui me viennent à l'esprit sont si nombreux que je préfère n'en citer aucun... Encore une fois, où est le risque dans tout cela ? On parle encore d'audace en souvenir des époques où de telles provo­cations entraînaient des dangers (sanctions pénales ou mépris public), mais le mot s'est vidé de toute réalité. 101:194 Des audaces qui jadis coûtaient très cher sont devenues non seulement gra­tuites, mais payantes, le scandale fait recette, il attire louange et récompense, il fait partie des conventions -- j'allais dire des ficelles -- grâce auxquelles on a les plus grandes chances de réussir sans trop d'effort et de talent en flattant servilement le goût -- ou le mauvais goût -- du jour. L'Académie française décernait autrefois des prix de vertu. On n'a pas encore offi­cialisé des « prix de vice », mais pratiquement le résultat est identique. Et, par un curieux renversement des valeurs, l'audace au­thentique -- celle qui comporte des risques -- a changé de camp ; elle est du côté du bon sens, du bon goût et de la mora­lité. Il faut du courage pour s'opposer au torrent d'insanités et d'ordures qui déferle sur le monde. Pour défendre les évidences éternelles contre les préjugés de la mode. Pour exalter les vieilles vertus -- pudeur, tempérance, discipline, sens du devoir familial et social, etc. -- dont le nom seul suscite dédain ou pitié chez les esprits dits avancés. Pour ne pas bêler avec les nouveaux moutons de Panurge dressés à brouter les herbes vénéneuses. Et pour s'exposer à passer pour un inadapté, un fossile ou un refoulé -- reproches que reçoivent de plein fouet ceux qui s'obstinent à donner la note juste dans une cacophonie orchestrée. Cette inversion des préjugés présente tout de même un aspect positif et un gage d'espérance. Je pense ici à la jeunesse avec sa révolte contre les conventions, sa soif d'originalité et son goût du risque et du défi. Or quoi de plus conventionnel que cette mode de l'absurde et de l'aberrant, que ce dogmatis­me de la contestation, que ce moralisme à rebours qui trans­forme en obligations tous les interdits d'autrefois ? Voici que pour une fois l'anticonformisme, le désir de se distinguer du troupeau, bref la véritable audace avec ses risques, s'allient avec la défense de l'ordre et de la vertu. Là sont la nouveauté et l'avenir. Et quant aux fausses audaces nées de la décomposition des idées et des mœurs, elles agonisent déjà par la corruption de leur source et par la facilité même avec laquelle elles ont pu s'épanouir. ##### *Le plein emploi : but ou conséquence ?* 28 mars 1975. On entend des économistes affirmer sérieusement que le but principal de l'économie consiste à réaliser le plein emploi. 102:194 Je répondrai par une simple question. Le travail est-il une fin ou un moyen ? Et sa valeur se mesure-t-elle à l'activité déployée ou au service rendu ? Aidons-nous de quelques exemples. Le but essentiel de la médecine est-il de remplir le cabinet de tous les médecins ou bien de guérir les malades ? Et celui de la peinture est-il d'occuper à plein temps tous les peintres et d'assurer l'écoule­ment de toutes leurs toiles ou bien de produire de la beauté ? La réponse ne fait aucun doute. Alors pourquoi en -- irait-il autrement pour l'activité économique ? Affirmons sans crainte que le but primordial de l'économie n'est pas de procurer à tout prix un travail à tout le monde, mais d'offrir à l'ensemble des consommateurs le plus grand choix possible d'objets utiles. Quant à la politique économique qui fait du plein emploi son objectif n° 1, elle entraîne fatalement cette double consé­quence : 1\. Elle est contraire à l'intérêt du consommateur, donc anti­économique. Car en subordonnant le rendement et la qualité du travail à la sécurité de l'emploi -- obsession qui se traduit par le maintien d'entreprises déficitaires et par la multiplica­tion d'organismes inutiles -- elle amortit le sens du risque et l'esprit de compétition et, du même coup, le dynamisme de l'économie. Et la stagnation qui en résulte appauvrit tout le monde, y compris les soi-disant bénéficiaires de cette politique à courte vue. 2\. Indifférente à la qualité du travail, elle ne s'intéresse pas davantage à la dignité et à la liberté du travailleur. Car qui peut garantir le plein emploi ? Le pouvoir central seulement, ce qui mène en droite ligne à une planification de plus en plus poussée de l'économie et, en fin de compte, au dirigisme absolu de l'État totalitaire. Les exemples foisonnent. Aucune menace de chômage ne pesait sur les esclaves qui construisirent les Pyramides. Sans remonter si loin, nous avons presque tous connu les délices du plein emploi pendant notre séjour à la caserne : quant à l'agrément et à l'utilité des travaux, mieux vaut ne pas insister. De même sur cette moitié du monde qui s'étend du rideau de fer aux rivages du Pacifique : la garantie du travail s'y confond avec l'asservissement du travailleur. Quelques-uns font intervenir cette considération morale que, l'oisiveté étant la mère de tous les vices, mieux vaut encore faire n'importe quel travail que de rester inactif. Je répondrai qu'un travail inutile et ennuyeux est au moins aussi déprimant que l'inaction. Qui donc a dit qu'on ne pourrait pas infliger de pire supplice à un homme que de le condamner à tirer de l'eau d'un puits pour la rejeter indéfiniment dans le même puits ? 103:194 Ce serait pourtant le plein emploi idéal sans aucun danger de surproduction ni de chômage ! Je pousse le raisonnement à l'absurde, mais c'est bien dans ce sens qu'on s'achemine si l'on écoute les propos de certains théoriciens du plein emploi : N'y a-t-il donc pas de meilleure solution au problème du chô­mage que d'augmenter le nombre de travailleurs presque aussi inutiles que des chômeurs ? On me dira que je fais bon marché de la sécurité de l'emploi. Je répondrai qu'une économie dynamique -- c'est-à-dire fondée sur la compétition et la sélection -- comporte nécessairement une marge d'insécurité, mais que ce risque -- qui est la rançon de la vie et de la fécondité et qui affecte d'ailleurs le capital autant et plus que le travail -- est, à tout prendre, moins redou­table pour l'ensemble de la société que les conséquences d'une rationalisation outrancière de l'économie. La fable du pavé de l'ours est toujours d'actualité. On constate certains accidents inhérents au développement écono­mique et on essaye d'y remédier en s'attaquant aux conditions même de ce développement. A ce compte, le traitement idéal des maladies de croissance serait d'empêcher l'enfant de gran­dir. De même la recette infaillible pour supprimer les accidents de la route serait d'arrêter les progrès de l'industrie automo­bile et de construire des voitures blindées dont la vitesse maxi­mum n'excéderait pas celle des anciennes diligences... Cela dit, je ne conteste pas que le plein emploi soit un bien dont nous n'avons pas le droit de nous désintéresser. J'affirme seulement que le meilleur moyen de le réaliser, sans sacrifier d'autres biens encore plus essentiels, est de faire en sorte que l'état de la production et du marché soit tel que chacun ait devant lui un très large éventail de possibilités, parmi les­quelles il puisse choisir un travail conforme à ses aptitudes et à ses goûts. Ce qui implique le libre essor d'une économie où, l'augmentation du pouvoir d'achat répondant à l'accroisse­ment de la productivité, le chômage tendra spontanément à dis­paraître. Car seule la prospérité générale permet d'offrir du travail à tous sans attenter à la liberté de personne. Dans l'économie statique -- vers laquelle nous renvoient sans cesse les interventions maladroites du dirigisme -- le travail­leur devait trop souvent choisir entre le pain et la liberté. Cette alternative se pose de moins en moins dans un régime d'économie dynamique. On peut avoir à la fois le pain et la liberté -- et même d'autant plus de pain qu'on a plus de liberté. Ce n'est pas par hasard que, dans les États totalitaires, on man­que simultanément de l'un et de l'autre... 104:194 Conclusion. Si nous mettons le dynamisme de l'économie au service du consommateur, c'est-à-dire de tout le monde, le plein emploi suivra de lui-même ; mais si, renversant l'ordre des principes et celui des conséquences, nous faisons du plein emploi notre but suprême, nous aboutirons sur le plan écono­mique à la régression et sur le plan politique à la servitude. Gustave Thibon. 105:194 ### Le cours des choses par Jacques Perret LE GÉNÉRAL DE GAULLE ayant mangé son képi à Évian, ses successeurs n'auront pas eu le désagrément de manger leur chapeau, du moins en public. Ils vont tête nue. Il faut dire aussi que n'étant plus reconnu pour attribut distinctif de profession ou de rang le chapeau perdait beaucoup de son importance. La hiérarchie des chapeaux qui s'étageaient de la casquette au tube s'est écroulée ; l'énarque à son tour commence à se déprendre du chapeau bordé, sauf en cas de pluie où le rôle social du couvre-chef est très diminué. De toute façon la tête de Giscard n'a que faire de chapeau. Vue de face l'im­mensité de son front nimbé d'une mèche miraculeusement adhésive lui permet d'affronter avec élégance et succès toutes les situations politiques, sociales, économiques et morales par tous les vents jusqu'à la force 4 de l'échelle Beaufort. Vu de dos le frisotté un peu sauvage de la nuque inspire confiance à la jeunesse. Pour ce qui est de la dynamique du visage la personnalité s'affirme ici dans le soin méticuleux apporté à l'articulation de chaque mot. C'est le type même, non de l'éloquence, mais de l'élocution moulée, au sens propre. On le dirait s'adressant à des écoliers sourds-muets et débutants. Tout le bas du visage s'évertue à amplifier les mouvements caractéristiques de chaque voyelle et consonne. Les labiales et explosives sont particu­lièrement remarquables par le gonflement bref des deux joues qui fait de la syllabe un véritable projectile à air comprimé. En cas de rafale on croit entendre un clapotement. Si par exemple, au cours d'une allocution il en vient expressément à se déclarer satisfait de *l'appui opportunément apporté par l'approbation publique,* nous voyons partir les six coups comme on vide un chargeur et notre conviction est acquise ; comme vous le dirait un fumeur de pipe c'est la technique des ronds de fumée. 106:194 Il n'y a aucune indiscrétion ni malice à vous faire part de telles observations. Elles ne trahissent pas un secret d'État, elles sont du domaine public, et le procédé en question est en voie de faire école. Le meilleur écolier jusqu'ici est M. Chirac, nous frisons même la parodie. M. Stirn, ministre des TOM-DOM, sinistre vocable, fait de rapides progrès. L'effort de mimé­tisme est touchant. Il semble bien avoir compris la discipline élocutoire propre à l'éloquence du changement, et dont la pu­blimétrie reconnaît l'efficacité. Pour ce qui est des sujets pro­posés à la diction de M. Stirn, ils en sont encore au modeste niveau d'un ministère où il ne s'agit que de maintenir nos ter­ritoires d'outre-mer dans la perspective d'un processus gaullien rénové par l'énarchie. « Je sais bien, se dit-il, qu'on n'a pas tous les jours une moitié d'Afrique à liquider ; on me laisse les poussières, le public s'en tamponne le coquillard et je n'ai pas droit au coin du feu. Pourtant, il faut dire ce qui est, les Comores font ce qu'elles peuvent pour me rendre intéressant, un avenir straté­gique mondial, je marche à fond avec les Arabes et la petite Mayotte ne veut rien savoir, Mayotte française, Mahorais patrio­tards et tout, mais pas d'OAS, pas de plastic, pas un flic devant ma porte. Mayotte française pour toujours ! avait promis Messmer, un petit parjure qui ne fait pas le poids, j'en suis aux barbouzes deuxième choix, au referendum truqué sans tam­tam ni CRS, c'est agaçant à la fin, j'ai l'air d'employer les grands moyens pour écraser un quarteron de négrillons tricolores dans un îlot inconnu, déshérité, sans pieds-noirs, sans popotes, même pas un sous-off perdu, tout ça ne me fait pas une réputation. Les Antilles c'est déjà mieux, une indépendance qui ferait du bruit, là j'ai ma chance et le patron a préparé le terrain. En attendant, se montrer ferme, gerbe au monument aux morts, Marseillaise, et donner des apaisements. » Ainsi l'ai-je vu dans un brillant topo, une minute neuf secondes sur la crise de la canne à sucre aux Antilles françaises : une coulée de propos énergiques, une technicité hautaine, la raideur des chiffres, et c'est l'écran de fumée. \*\*\* Les informations relatives aux incidents du Cambodge et de la Cochinchine se sont discrètement effacées devant le triomphe et l'apothéose anticipée de Joséphine Baker. Néan­moins, sur le conseil, dit-on, d'un organisateur charitable et au courant de la conjoncture, Joséphine en plumes et bananes, moribonde et coquine comme pas une, a chanté ma tonkiki ma tonkinoise. Frénétique ovation. Le lendemain Joséphine expirait en même temps que Pnom-Pen se préparait à respirer disait-on. Quelques vues de cada­vres, soldats en déroute et pillards. L'informateur est impatient, le Cambodge aussi, et Saïgon, et l'émission est minutée : 107:194 « Enfin, dit-il, ne croyons pas que l'approche des communistes est seule cause de ces paniques, mais plutôt l'armée gouverne­mentale en débandade avec ses pillards, et la peur des bombar­dements. Et maintenant nous allons pleurer ensemble José­phine Baker. » Vue du catafalque, inoubliables funérailles et panorama retro des triomphes de Joséphine dont je n'oublierai pas d'ailleurs qu'elle était bonne fille. \*\*\* Je ne crois pas que le Tchad soit du ressort de M. Stirn, plutôt de M. Sauvagnargue, mais peu importe. Notre budget d'assistance aux malandrins de chez nous est assez grevé comme ça pour ne pas attirer l'attention des pouvoirs publics sur les trois citoyens français détenus en otage depuis quatre mois dans la nuit et le brouillard d'une tribu tchadienne, ex-rebelle et dont le chef est aujourd'hui au pouvoir. C'est d'ailleurs un musulman, donc un ami. Je veux seulement prévenir les vigiles de la dignité nationale que j'entends gronder dans nos villes et nos campagnes la colère d'un peuple indigné criant à l'in­jure impunie et réclamant l'immédiat envoi d'une canonnière sur le Tchad et le parachutage d'une division d'élite sur le repaire des sauvages insolents. Car enfin le silence officiel obsti­nément gardé sur un pareil outrage est une attitude sans pré­cédent. Que des Français lointains soient abandonnés aux mains de bandits mahométans, on n'aurait jamais vu ça sous de Gaulle. \*\*\* M. Dominique Jamet, critique théâtral à l'Aurore, nous fait souvent plaisir par la finesse de son jugement et la qualité de son écriture. Il fait aussi des reportages. Il était du voyage présidentiel en Algérie. On sait bien qu'un journaliste accrédité en pareille circonstance où le chef d'une nation vaincue est reçu par son vainqueur, ne se permettra pas de traiter le spectacle comme il ferait d'une comédie de M. Brecht ou d'une mise en scène de M. Planchon. Il doit retenir sa plume, con­tenir ses humeurs, et concourir bon gré mal gré à la sérénité du spectacle. C'était, pour commencer, visiblement, le cas de M. Dominique Jamet. Il n'a pas tenu le coup jusqu'à la fin. Son dernier papier racontait la réception des Français à l'am­bassade de France, la réunion de famille disait-on : le petit groupe de pieds-noirs et la petite foule des coopérateurs, étran­gers l'un à l'autre. Ceux-là Français restés français sur leur terre trahie, ceux-ci venus de la métropole, mains nettes et cœurs légers, pour dépanner le vainqueur en réparation des torts causés par les pieds-noirs ici présents. 108:194 S'y ajoutaient quel­ques figures édifiantes et symboliques de Français morts-vi­vants, nationalisés algériens. A ce moment-là nous devinons que la plume du reporter commence à grincer. Il dissimule à peine que l'odeur des renégats lui pue au nez. Il le dira plus nettement dès son retour, dans un très bel article. Le nom de renégat, jadis réservé aux chrétiens passés à l'Islam, fut longtemps chez nous l'injure la plus grave, l'injure absolue. Hier encore dans la marine, une fois épuisé le réper­toire des invectives sodomiques il ne restait plus que renégat, après quoi le silence et l'inévitable corps à corps. Depuis que la religion catholique n'est plus religion d'État le mot a fini par se laïciser. Du même coup sa force de frappe tendait à faiblir mais l'affaire algérienne et ses suites lui ont rendu quelque vigueur et comme un renouveau de sa raison première. Pour ma part. je suis enclin à l'utiliser au sens le plus large et alors je suis vraiment impressionné par le nombre des ayants droit. Renégats tous ceux qui ne sont plus français qu'en haine ou mépris de tout ce qui fut français et dans l'impa­tience d'offrir cette nation aux divinités barbares, comme un orphelinat disponible. Renégats les chanteurs d'idoles exo­tiques, les tambourineurs de coquecigrues orientales, crieurs de noëls en porcherie et bonisseurs de chimères vérolées. Renégats tous ceux-là et tous ceux qui les suivent, des millions vous dis-je. Calme-toi me dis-je -- ils reviendront, tôt ou tard. Voire. Le gouvernement, dans son économie et sagesse, a eu le bon goût de s'en remettre à la télé pour entretenir et précipiter le gauchissement de l'opinion et le pourrissement des mœurs. Ce sont là bien sûr les conditions nécessaires au changement. Celui-ci n'étant qu'une forme adoucie de la Révolution, mais d'un effet non moins radical, il va de soi que rien ne sera fait tant que le nom français ne sera pas évacué des résidus de son héritage. Dans le même dessein, par un procédé moins automatique et amusant que le mensonge en images et l'histrio­nisme abêtissant, nos maîtres changeurs s'en remettent à l'église catholique réformée, libératrice des âmes et des corps, pour­voyeuse omniprésente et passionnée de ferments révolution­naires sous le déguisement évangélique. C'est alors à bon droit que Paul VI recevrait le gouvernement spirituel de la démo­cratie mondiale, si la victoire n'avait pas coutume de mépriser celui qui vole à son secours. \*\*\* 109:194 Dernier brûlot sur le bâtiment harcelé de la famille. Il nous vient des mathématiques, un des auxiliaires les plus dis­tingués du changement. C'est un livre non pas scolaire mais réservé aux élites de l'intelligentsia des sciences exactes et néanmoins accessible aux dilettantes. Bien que n'étant pas de celle-là ni de ceux-ci j'ai fort bien compris de quoi il retournait. Malheureusement, j'ai prêté le bouquin sans exiger de reçu et Dieu sait dans quelles mains il circule aujourd'hui, provoquant des ravages ou des gorges chaudes. Je ne peux même pas vous dire le titre mais le nom de l'auteur me revient : M. Gourmelin. Il s'agit d'un factum pour la libération de la géométrie. Il est illustré d'admirables dessins, linéaires bien sûr, d'un rigorisme figuratif impressionnant, bourré d'intentions sym­boliques, à la fois humanistes, humoristiques et transcendantes. La signification ne saute pas toujours aux yeux, d'aucuns veu­lent quelques instants de réflexion pour y déceler ou inventer le message et les interprétations possibles. On dirait une géo­métrie au service du surréalisme ou vice versa. Pour ce qui est du texte, je l'ai lu attentivement et, comme d'habitude, pour l'économie d'une mémoire fragile, je la soulage du développe­ment pour ne retenir que la conclusion. Tous les théorèmes se tiennent par la main comme la progéniture d'Euclide et jusqu'ici tous les géomètres s'inclinaient devant le barbu comme les enfants devant le père. Soumission indue, aveugle obéissance et fauteuse d'aberrantes ornières. Moralité : tuons le père. Ce n'est pas d'hier que le papa Euclide est menacé de mort. Peut-on tuer l'angle droit ? Du haut de son hypoténuse il continuait à régenter nos calculs, au tableau noir comme aux confins des nuits étoilées. On croyait même lui devoir une grande partie de nos progrès techniques, moulinettes, locomo­tives, orbites et capsules. Or il s'agirait là d'une série fatale de joujoux infantiles à partir d'une vieille toupie. L'hypothèse ne serait pas déplaisante si je n'y voyais trop clairement exprimée l'exécution rituelle. Exécution de l'hydre : le pontificat, le sceptre, le patriarcat, la hiérarchie, l'héritage, l'impérialisme du troisième âge, Salazar, Pinochet, Mussolini, les colonels, les burgraves, la censure, l'enseignement magistral, le paternalis­me, la barbe blanche et cetera vous voyez ce que je veux dire et tout cela est implicite. Une telle incitation au parricide, formulée sur un ton de plaisanterie fourrée qui ne saurait cacher le fanatisme froid particulier aux géomètres, ne doit pas nous surprendre. Elle vient à son heure, prête à cautionner le corollaire impatiemment attendu de la loi Veil. En effet le meurtre sauvage du père Euclide mettrait le législateur en de­voir de libéraliser une pratique à peine tolérée jusqu'ici, à savoir l'interruption de vieillesse dans les cas de longévité préjudiciable aux intérêts réunis de la famille et de la démo­graphie. 110:194 Si l'opuscule de géométrie m'est retourné je vous donnerai plus de détails sur les chefs d'accusation et les attendus du jugement. C'est une question qui m'intéresse et je la suis de près. \*\*\* A propos de la loi Veil il me faut faire attention car j'ai appris que ce ministre ne souffrirait plus que cette loi fût appelée comme ça. Voilà en quelque sorte un sentiment qui l'honore. C'est un député du sexe masculin qui portera le chapeau, galant homme. Officiellement donc il faut dire : la loi Perey, une espèce d'homophone qui en l'occurrence me dérange un peu. J'ai dû refuser en effet à plusieurs reprises des pro­positions intéressantes et de son côté je ne doute pas que l'authentique député éponyme de la loi n'ait dû lui-même en recevoir et en repousser avec plus de mérite que moi. A vrai dire mes correspondants ne voulaient que prendre contact au cas où chez nous les exécuteurs de la loi abortive se décide­raient à prendre modèle sur leurs confrères anglais. Croyant donc s'adresser au responsable honoraire de la loi on me proposait, éventuellement et en manière de royalties, un pour­centage assez coquet sur les bénéfices réalisés par les avortoirs publics ou privés sur la vente de leurs produits résiduels aux fabricants de savons. Je ne suis pas sûr que vous soyez au courant de cette affaire que je viens d'apprendre par l'hebdo­madaire *Aspects de la France* du 17 avril relatant une séance à la chambre des communes d'après le *Daily Telegraph* du 7 février. Si nos grands journaux, typo et télé, n'en ont pas parlé que je sache, c'est probablement la charité du silence à l'égard de Mme Veil. Il faut pourtant croire que chez nous l'industrie du savon et des cosmétiques, bien française s'il en fut, aurait déjà étudié sinon adopté le moyen économique an­glais. Cette ressource providentielle offre ainsi du même coup un débouché si j'ose dire au surplus des officines et hôpitaux en même temps qu'elle stimule le zèle des opérateurs et des rabatteurs au profit des statistiques et de l'équilibre naturel. C'est le résultat révélé à la chambre des communes. Toujours est-il que les honorables députés qui avaient voté la loi ont flétri ce trafic, au demeurant tout à fait licite. A la révélation des fortunes incroyables nées si j'ose dire des avortements mul­tipliés, ils ont également flétri ce procédé d'enrichissement. Bien sûr qu'en votant cette loi ils n'ont pas voulu ses consé­quences. Mais de quel savon s'en laveront-ils les mains. 111:194 Arrivé là je laisserai le lecteur en extase et égarement devant les perspectives ouvertes par les progrès de la science dans un monde qui a perdu son âme. Et alors nous reparlerons des ténèbres du Moyen Age. Jacques Perret. 112:194 ### Saint-Denis-en-France dans l'histoire et dans l'art *suite et fin* par Dom Édouard Guillou, O.S.B.. ##### *La nef* En pénétrant et descendant dans la nef, nous chan­geons d'époque ; un siècle s'est écoulé ; la métamorphose est accomplie : la pierre le cède aux verrières. Nous entrons dans une légèreté presque immatérielle. Tout comme on dit : « le chœur de Beauvais », « la flèche de Chartres », « le portail de Reims », caractérisant chaque monument par ce qu'il a de plus remarquable, on disait au Moyen Age « la lanterne Saint-Denis, Lucerna Diony­sii ». Car cette basilique est toute en vitraux. Vue de l'extérieur, sa nef paraît n'avoir point de murs ou du moins n'existent-ils plus que pour permettre le passage d'une abondante lumière, comme à la Sainte-Chapelle, œuvre aussi du grand architecte de saint Louis : Pierre de Montreuil. Toutefois cette Sainte-Chapelle n'a pas les proportions d'une basilique. Le grand vaisseau royal, le « Montjoie Saint-Denis », semble entouré de puissantes rames de pierres pour affronter la haute mer des siècles. Ses arcs-boutants ont une vigueur et une so­briété presque fonctionnelles. A l'intérieur, tout est agencé pour procurer une im­pression lumineuse et diaprée. Le triforium lui-même, entre les fenêtres supérieures et les grandes arcades, n'est qu'une élégante et chatoyante claire-voie. Certes, nous n'avons plus les vitres primitives mais celles qui les remplacent dispensent du moins une féerie de couleurs. L'effet est porté à son maximum dans les grandes roses du transept. 113:194 La pierre n'y est plus qu'un fil sertissant des diamants. La rose nord, d'une composition plus aérienne et plus hardie encore que celle du sud, est une beauté dont les yeux ne pourraient en quelque sorte se détacher, si les tombeaux des rois qui occupent le large transept ne monopolisaient, à ce moment, l'attention du visiteur. L'on n'a pas vraiment visité Saint-Denis si l'on n'a pas contemplé, dans ses deux roses, l'art français par excellence dans sa suprême expression. Des choses pareil­les n'ont été surpassées nulle part au monde. On doit regretter cependant que l'effet voulu de lumière ait été en partie diminué dans la basse nef nord quand on a pra­tiqué des chapelles dans un mur qui n'aurait dû, comme celui du sud, remplir d'autre rôle que de supporter et compartimenter une verrière ininterrompue. Aussi con­vient-il de se placer, pour se rendre compte de la lumino­sité exceptionnelle de la basilique, sous les arcades de cette nef elle-même où l'on passe rarement, afin de pou­voir regarder la succession des vitraux qui, de l'autre côté et du haut en bas, dispensent le soleil à travers les lancettes élégantes et les fleurs aériennes du plus pur style rayonnant. Pourtant c'est dans le chœur gothique si ingénieuse­ment raccordé à celui de Suger, c'est dans l'admirable transept, et finalement dans les trois premières travées nord de la nef que le fenestrage des verrières nous paraît le plus parfait. Ce sont ces parties d'ailleurs qui sont l'œuvre de Pierre de Montreuil (mort en 1267). Le reste n'a été terminé qu'en 1281. On peut vraiment préférer la manière plus épanouie du grand maître. Mais du premier regard l'ensemble de la nef paraît d'une seule venue. Là, comme partout ailleurs, la variété s'unit à l'unité. On la retrouve jusque dans les chapiteaux qui, tout en s'unissant par leur sommet, n'ont ni la même épaisseur ni la même hauteur. Elle éclate spécialement dans le des­sin des grandes rosaces. De la sorte l'œil ne se lasse ja­mais d'une apparente régularité. Dans le même esprit et avec le même art, l'immensité des surfaces vitrées ne détruit pas l'impression générale de grande stabilité, pen­dant que du haut en bas de la grande nef les colonnes en faisceau et légèrement différentes de diamètre, montent, montent sans cesse dans un élan merveilleux, se multi­plient en se diversifiant, invitent à un véritable envol. Rien d'exagéré non plus dans la hauteur (29 m), ni dans la largeur, ni dans la longueur (108 m) ; dans les formes, rien d'aigu ni d'étriqué. De toute part le jeu des lumières et des ombres est sagement et doucement ménagé, infi­niment répété, renvoyé de lignes en lignes et de plans en plans, toujours divers, toujours gracieux, s'accrochant aux élégants feuillages des chapiteaux, éclairant de fa­çon différente chaque partie de la voûte. De pareilles œuvres sont essentiellement spirituelles. L'art dans sa perfection n'y est plus qu'une prière. L'on se prend à penser : qui ne prie pas à Saint-Denis est simplement dénué de goût. 114:194 Auprès de tant de beauté architecturale le reste dans la basilique n'est plus grand chose. Signalons cependant le trône dit de Dagobert sous son dais fleurdelisé (c'est une réplique du siège abbatial de Suger), les hauts chan­deliers et la croix monumentale de l'autel majeur, offerts par Charles X, la très belle Vierge romane en bois pro­venant du prieuré bénédictin de Saint-Martin-des-Champs, les stalles apportées par Viollet-le-Duc de la chapelle du château de Gaillon, élevée par le cardinal d'Amboise (les panneaux Renaissance ornés de Sibylles et de Vertus, en mosaïque de bois, sont à voir). Tout cela ne donne qu'une faible idée des richesses de l'ancienne église qui possédait un beau jubé du XIII^e^ siècle, succédant à celui du XII^e^ ; il était surmonté d'une haute croix et flanqué de deux autels. Saint-Denis a pos­sédé surtout deux croix serties célèbres, celle de saint Éloi et celle de Suger. Cette dernière était tout à fait somp­tueuse. Elle fut bénite en 1147, le jour de Pâques, par le pape Eugène III venu assister au départ de Louis VII pour la Croisade et lui donner l'oriflamme. Un Christ d'or repoussé et d'une hauteur d'un mètre, avec un nimbe où brillaient quatre saphirs, était cloué sur un fond de feuil­lage d'or en relief, pavé de pierres précieuses et d'émaux cloisonnés. A la place des clous des mains et des pieds et de l'ouverture du côté, Suger fit incruster de merveilleux rubis. Les Ligueurs, à court d'argent, détachèrent le Christ ; et la Révolution fit disparaître la croix. Signa­lons ici, que le « calice de Suger », fort beau, est aujour­d'hui au musée de Washington. La croix de saint Éloi surmontait le grand autel ; il n'en reste qu'un fragment, conservé au cabinet des mé­dailles de la Bibliothèque nationale. On peut se faire une idée de la croix tout entière sur le tableau de « La messe de saint Gilles » (1525, National Gallery, Londres). Elle avait près de deux mètres de haut. Depuis l'auteur des *Gesta Dagoberti* au IX^e^ siècle, la tradition l'appelait « la grande croix de saint Éloi ». 115:194 On peut admettre cette at­tribution comme fort probable : le fragment conservé est du VII^e^ siècle et nous savons que le saint orfèvre, ministre de Dagobert, a travaillé à Saint-Denis particulièrement au chœur et au « mausolée du martyr », œuvre qui « fait jus­qu'à ce jour, a dit son biographe saint Ouen, l'admiration générale ». ##### *Les portails du transept* Il faut, avant de passer à l'église haute et basse de Suger, formant le chœur et ce qu'on appelle « la crypte » de la basilique, signaler les deux portails du transept. Celui du nord, qui n'est plus proportionné, a gardé ses colonnes du XII^e^ siècle, flanquées de six statues royales également du XIII^e^ siècle (sauf les têtes). On pense que les têtes originales sont conservées au Louvre. C'est par cette porte que sont sortis les profanateurs révolution­naires pour enfouir dans une fosse commune en les cou­vrant de chaux vive, les dépouilles royales. La Restau­ration en 1817 a fait rassembler ce qui en restait dans une dépendance nord de la crypte, en attendant une sé­pulture plus digne que nous appelons de nos vœux. Il est temps que ces ossements rejoignent, sous la dalle de la chapelle d'Hilduin, ceux de Louis VII, de Louis XVI, de Louis XVIII pour ne mentionner que les rois. Peut-être est-il bon de signaler, à cette occasion, que la chapelle édifiée par Viollet-le-Duc pour recevoir les napoléonides à partir de Napoléon III n'a jamais servi et vient très heu­reusement de disparaître. D'autre part on doit remarquer qu'après saint Louis, dont nous savons l'extrême dévotion envers saint Denis, tous les rois de France, tant Valois que Bourbon, ont appartenu à la descendance directe du saint Roi. A l'extinction de chaque branche royale, c'est à la lignée d'un de ses fils qu'il a fallu recourir pour as­surer la continuité héréditaire... Au portail nord du transept correspond de l'autre côté un portail du XIII^e^ siècle dans le plus beau style fleuri d'Île-de-France, mais il est extrêmement mutilé. Il garde encore des traces de peinture, car il donnait sur le cloî­tre gothique de l'abbaye, lequel existait encore au début du XVIII^e^, d'après la gravure du *Monasticon gallicanon* nous donnant une vue cavalière de l'abbaye. Le cloître et l'abbaye actuelle ont été commencés au XVIII^e^ siècle par l'architecte de la chapelle de Versailles. Une cuve de l'ancien cloître subsiste, dont la revue *Art de France* (1961, p. 47) a donné une excellente photo­graphie. 116:194 ##### *L'église absidale haute de Suger* A partir du transept, des marches donnent accès au chœur surélevé que fit édifier Suger et qui est de quatre ans postérieur au narthex et à la façade ; il a été béni, ainsi que ses chapelles inférieures dont il épouse le plan, le 11 juin 1144. Plus de vingt archevêques et évêques par­ticipèrent à sa dédicace ; une formule d'art recevait en même temps sa consécration solennelle ; ce fut ensuite à qui s'en inspirerait. A propos du plan de ce chœur, l'ar­chéologue américain Crosby (*Bulletin de la Société natio­nale des Antiquaires de France,* 1967, p. 230) pense que si la cosmologie de Ptolémée, astronome du II^e^ siècle, était connue en Occident avant la traduction de l'*Almageste* par Gérard de Crémone en 1175, le chœur de Suger aurait été prévu comme un symbole de l'univers car le plan de cet édifice présente des analogies frappantes avec les dia­grammes ptolémaïques de l'Univers... L'abside de Suger ne peut guère être imaginée de l'ex­térieur car l'exhaussement du XVI^e^ siècle et les arcs-bou­tants lui font une figure nouvelle ; toutefois les chapelles du déambulatoire qui se succèdent à peine indépendantes les-unes des autres, comme un discret festonnage offrant au soleil levant une série continue de verrières, nous révè­lent parfaitement la pensée et le goût du grand Suger : faire à cette partie, la plus noble de la basilique des saints martyrs, une « couronne ininterrompue de lumière ». En effet, lorsque l'on a gravi, de l'intérieur, les esca­liers qui y introduisent, on se trouve, grâce à la suite des chapelles très peu profondes, devant le grand déploiement demi-circulaire d'une sorte de tapisserie miroitante. On ne peut que partager le ravissement du célèbre abbé. Pour lui, la forêt de 24 colonnes que nous admirons représen­tait « les douze apôtres et les douze prophètes ». Et il faut imaginer l'effet que tout cet ensemble produisait, le matin, à l'heure des messes, quand le soleil venait animer et caresser ces fûts et ces chapiteaux, alors tous peints ou dorés, s'épanouissant dans une ramure d'arceaux, les premiers de l'âge gothique, et projetant eux-mêmes une clarté diffuse sur un dallage de mosaïque brillante. Là vraiment, dans les feux de l'aurore, le Christ, Lumière du Monde, venu de l'Orient pour dissiper les ombres de la nuit, se rendait présent dans une mystique atmosphère de paradis. 117:194 ##### *Chapelles du chœur supérieur* Voici les neuf chapelles, à partir du côté nord, avec leurs noms anciens : saint Firmin, sainte Osmane, saint Maurice, saint Pérégrin, la sainte Vierge (chapelle d'axe), saint Cucufa, saint Eugène, saint Hilaire, saint Romain. L'autel de chacune de ces chapelles est orienté, selon la loi qui n'a été abandonnée qu'à l'époque moderne de la décadence liturgique ; c'est ainsi que les deux premiers, du côté nord et sud respectivement, se présentent en quel­que sorte dans le vide et ne tiennent pas compte de l'ar­chitecture de leur chapelle. Dans l'état ancien, chaque autel était surmonté, plus haut, à l'arrière de son retable, d'une châsse-reliquaire, d'or et d'argent, constellée de pierres précieuses et portée sur des griffons. Le retable actuel de l'autel saint Firmin est du XII^e^ siècle et représente le Christ au milieu des douze apôtres. Le dallage garde encore le médaillon de l'auteur ou dona­teur de cette chapelle, un moine peut-être, du nom d'Al­béric. Les douze apôtres apparaissent encore, mais sans le Christ, sur le retable de l'autel suivant (chapelle sainte Osmane), la première des sept chapelles qui font à pro­prement parer le tour du chœur (sept est un nombre sacré). Mais cette belle sculpture, qui fait penser à la frise des apôtres du portail royal de Chartres, a été découverte à Saint-Denis même par Crosby sans qu'on ait pu deviner sa destination primitive. Le dallage de cet autel est par contre celui même du XIII^e^ siècle. Le retable de la chapelle suivante raconte la légende de saint Eustache. Il est d'un gothique avancé mais sa­voureux. D'après une charte de Philippe Auguste, la basi­lique détenait « le corps » de saint Eustache. Le retable montre au centre une crucifixion, ce qui est normal pour un autel où se perpétue et renouvelle sacramentellement le sacrifice du Christ. D'un côté, Eustache est favorisé de l'apparition d'un cerf miraculeux. Puis on assiste à son baptême et à celui de sa famille. De l'autre, un lion et un loup ravissent à Eustache ses deux enfants alors qu'il traversait une rivière. Puis son martyre : lui et les siens sont en prière derrière un taureau d'airain chauffé à blanc, où ils vont être enfermés. Il reste des traces de peinture -- (car tous ces retables étaient peints) -- sur l'empereur qui les condamne. Deux épisodes de la vie de Peregrinus entourent une belle crucifixion dans le retable de la chapelle saint Péré­grin (XIII^e^ siècle). 118:194 Le retable de la chapelle de la Vierge, au fond, repré­sente au milieu la Vierge-Reine, de l'Épiphanie, por­tant l'Enfant Jésus et recevant avec son Fils l'hommage des trois rois. A gauche, la Nativité de Jésus. A droite, le massacre des Saints Innocents sur l'ordre d'Hérode, assis les jambes croisées. Puis la fuite en Égypte. Cette sculp­ture date du XIV^e^ siècle. La Vierge qui le domine remonte au mire siècle. Mais les carreaux vernissés du dallage sont du XII^e^ et l'on n'imagine pas sans émotion saint Louis, age­nouillé sur ce carrelage, présentant ses hommages à la Reine du Ciel. Le dallage de la chapelle suivante (saint Cucufa) date du XIII^e^ siècle. Le retable, d'origine inconnue, montre une crucifixion sur un champ vide de verre bleu avec orne­ments dorés. La marche d'autel de la chapelle saint Eugène est du XIII^e^ ; l'autel massif de même, qui est orné de châteaux sur fond rouge (rappelant Blanche de Castille) alternant avec des fleurs de lis sur fond bleu (rappelant saint Louis). Le retable, heureusement revenu à Saint-Denis, comporte au centre le Christ en croix avec la Vierge et saint Jean, et, à chaque extrémité, côté évangile, l'Église portant une croix, côté épître, la Synagogue avec sa lance brisée. Entre les trois sujets, une décoration de verres bleus et dorés. Une très belle œuvre. Dans la chapelle saint Hilaire, il n'y a guère à remar­quer que la très bonne copie qu'a faite Gérente, au XIX^e^ siècle, du vitrail géométrique de la chapelle sainte Os­mane (au nord). Enfin, au retable de saint Romain (de Blaye), un Christ dans le quadrilobe central, est flanqué de chaque côté par des arcatures à personnage. ##### *Les vitraux anciens du chœur de Suger* Les vitraux de ces chapelles hautes présentent un in­térêt tout particulier ; l'éminent spécialiste Louis Gro­decki les a minutieusement étudiés. Il n'est que de le ré­sumer. On sait que Suger apporta à cette partie de son œuvre un soin tout particulier : « Praeclara varietas vi­trearum, mirificum opus, saphirorum materia... », l'abbé n'a pas assez de mots choisis pour s'exprimer. Et le fait est qu'il fit venir les meilleurs artistes du temps pour réaliser ces chefs-d'œuvre. 119:194 Signalons d'abord le beau vitrail géométrique, XII^e^ siè­cle, qui éclaire la chapelle sainte Osmane au nord. Sa copie du XIX^e^ siècle, dans la chapelle symétrique sud, est vraiment bien réussie, comme nous venons de le dire (chapelle saint Hilaire). Et passons tout de suite aux trois chapelles du fond, possédant seules des vitraux d'origine, c'est-à-dire des médaillons du XII^e^ siècle que l'on peut reconnaître de l'extérieur à l'espèce de couche blanchâtre qui s'y est formée. Au nord de la chapelle axiale de la Vierge, la chapelle saint Pérégrin présente deux belles verrières ; l'une ra­conte la vie de Moïse avec des inscriptions latines de Suger qui donnent le sens des divers épisodes, l'autre est de caractère « anagogique » et commente la continuité entre l'Ancien et le Nouveau Testament. Notons, avant de commencer la description, que les vitraux se lisent de bas en haut. *Verrières de la chapelle saint Pérégrin* *-- *Le premier médaillon de la *verrière de Moïse* le représente dans une corbeille d'osier, découvert par la *Fille du Pharaon,* assistée de deux suivantes. Elle va le sauver des eaux du Nil et le faire élever à la cour d'Égyp­te. La princesse devient, par ce sauvetage, le symbole de l'Église accueillant dans son sein les enfants qui sortent des eaux du baptême. Dans le très beau médaillon suivant : *le Buisson ar­dent* symbolise le feu de la Foi et de la Grâce. Sur un fond d'azur clair, le buisson vert, incombustible, à la tige noueuse est cerclé de rouge. Dieu y apparaît en buste, à la manière byzantine. Des chèvres et des agneaux multi­colores regardent l'arbre miraculeux, se précipitent sur lui. A droite, Moïse, jambe en l'air, ôte ses sandales pourpres ; il lève les bras dans un geste de frayeur sacrée. Les beaux plis triangulaires de sa robe verte sont d'une netteté de traits exceptionnelle. On voit ensuite le *passage de la Mer Rouge* par les Hébreux, délivrés ainsi des Égyptiens qui les poursuivent et qu'engloutissent les flots. C'est une figure des chrétiens libérés de la servitude de Satan par les eaux sanctifiantes du baptême. En haut, l'image de Dieu se voit dans la nuée lumineuse qui guide les Hébreux. 120:194 Puis, c'est *Moise recevant la Loi sur le Sinaï,* pendant que les Hébreux festoient, adorent idoles et veau d'or. Du règne de la Loi, nous sommes passés sous le signe de la Grâce ; de celui de la lettre à celui de l'Esprit ; mais le premier préparait l'autre dont il reçoit maintenant une nouvelle vigueur. La scène du *serpent d'airain,* qui rend la santé aux enfants d'Israël, rappelle le Christ en croix, notre libé­rateur de la bête diabolique. D'où, ici, la représentation d'une petite croix verte dominant et terrassant le dragon infernal. -- La *deuxième verrière de la chapelle saint Pérégrin* présente des médaillons dont l'ordre a été troublé. Nous le rétablirons dans notre description. Le premier médaillon -- (maintenant troisième) -- représente *l'apôtre Paul tournant la meule ;* les prophètes apportent les sacs au moulin. Ce qui veut dire que l'Ancien Testament préparait le Nouveau. Le deuxième médaillon -- (maintenant le quatrième) -- nous enseigne que ce ne sont pas seulement les pro­phètes qui préparent la bonne Nouvelle, mais les pres­criptions mêmes de la Loi de Moïse, car, sous le règne de l'Évangile, elles prennent leur sens véritable ; le voile qui les couvrait est enlevé ; d'où, ici, la scène de *Moise dé­voilé,* que l'on voit au centre, avec les tables de la Loi. Le troisième médaillon -- (maintenant le premier) -- représente l'*Arche d'Alliance *; sur le mot *arca* qui rap­pelle l'*Arche d'Alliance* et sur le mot *ara* qui signifie autel, Suger nous explique que c'est à l'Autel (c'est-à-dire la Croix) que se noue l'Alliance nouvelle et défini­tive : « novi et aeterni testamenti », comme dit la formule de consécration du vin au Sang de Jésus-Christ. Cette Ar­che nouvelle est portée sur un char à quatre roues, parce qu'elle repose sur les quatre évangélistes, dont figurent aux quatre angles les signes traditionnels : l'homme, le lion, le bœuf, l'aigle. Dans le quatrième médaillon -- (aujourd'hui le deu­xième) -- le *lion* représente la tribu de Juda, et l'*Agneau,* le Christ. Désormais ils ne font plus qu'un : le Christ est lion par sa victoire et sa résurrection, Agneau par son sacrifice. C'est lui qui ouvre le Livre aux sept sceaux posé sur l'autel. En haut, la main bénissante de Dieu. Aux quatre angles les signes des évangélistes. 121:194 Dans la dernière scène de ce mystérieux et remarqua­ble vitrail, le Christ, au centre, *enlève,* sur sa gauche, à *la Synagogue le voile* qui lui cachait la pleine lumière, et, sur sa droite, il couronne glorieusement l'Église. De sa poitrine émanent les sept dons du Saint-Esprit sous la forme de sept colombes : la plénitude de la sagesse et de la sainteté est en Lui. *Verrières de la chapelle axiale de la Vierge* Les deux verrières de la chapelle de la Vierge sont celle de *l'enfance de Jésus,* et celle de la *Tige de Jessé.* L'évangile de l'enfance de Jésus est bien aussi l'évangile de Marie et Marie est l'admirable fleur de la Tige de Jessé, c'est-à-dire de la dynastie de David. *Du vitrail de l'Enfance,* deux médaillons sont certai­nement anciens, le premier et le deuxième. Nous ne par­lerons que d'eux, à savoir de l'Annonciation de l'Ange à Marie et de la Naissance du Seigneur. Ces deux sujets, au vitrail central de la façade de Chartres, consacré aussi à l'enfance de Jésus et datant aussi du XIII^e^ siècle, ont été popularisés par l'image et ils le méritent. Vu la hauteur où ils se trouvent, ils sont plus simples que ceux de Saint-Denis, placés à hauteur d'homme. Mais les détails ont leur grâce ; au-dessus de la Vierge, il y a la colombe du Saint-Esprit, se dirigeant vers son front très pur, pen­dant que l'Ange, auquel l'artiste a donné une belle paire d'ailes rouges, symbole de l'amour de Dieu et des hommes qui l'a fait descendre en terre, annonce à la Vierge l'in­croyable dessein de Dieu sur elle. Aux pieds de Notre-Dame un moine en coule, la tête tonsurée, une crosse à la main, se prosterne avec la plus grande vénération : c'est l'abbé Suger lui-même. Dans la Nativité de Chartres, la Vierge est couchée, l'Enfant Jésus déposé sur un petit autel ; une lampe sous les rideaux rappelle qu'il fait nuit, et les deux petites têtes du bœuf et de l'âne nous font entendre avec Isaïe que l'animal reconnaît son maître alors que l'homme ne sait pas reconnaître son Dieu. La scène de Saint-Denis n'est pas moins gracieuse. Elle re­prend les mêmes détails mais elle remplace les rideaux en donnant à chaque personnage : Jésus, Marie, Joseph, une petite arcade ; et elle emplit le ciel d'un vol d'anges. 122:194 Avec le second vitrail de la chapelle de la Vierge, nous sommes devant une composition créée par le génie de Suger et qui va devenir aussitôt classique dans l'art du Moyen Age. Chartres l'adopte la première pour sa façade occidentale. Mais voici l'original : de Jessé couché, -- une lampe allumée rappelle que c'est un songe prophétique, sort un grand arbre. Entre les prophètes qui occupent les côtés, on voit assis les uns au-dessus des autres et for­mant tige, des rois, ancêtres du Christ. Ensuite la Vierge, enfin Notre-Seigneur sur qui planent les sept colombes de l'Esprit. Il convenait qu'au pied de cette admirable trou­vaille artistique, qui date de 1144 et qui est le joyau de notre basilique, Suger se fit représenter, en belle chasuble verte, offrant son chef-d'œuvre à la Mère et au Fils. *Verrière de la chapelle saint Cucufa* Le premier vitrail de la chapelle suivante est consa­cré aux figures vétéro-testamentaires de la Passion. Un seul de ses médaillons est ancien, celui du centre : il représente *la vision d'Ézéchiel sur le signe Tau.* Le signe Tau, c'est la lettre grecque qui s'écrit comme notre T ma­juscule auquel il correspond. Il a donc la forme d'une croix. On voit ici les fronts des Hébreux marqués de ce signe avec le sang de l'Agneau pascal : c'est le symbole de la rédemption obtenue par le sang du Christ. Peut-être convient-il de noter ici que, chaque lettre grecque correspondant à un chiffre, le tau signifie trois cents, c'est-à-dire quinze-vingts. C'est donc pour honorer la croix vivifiante de la Passion du Seigneur, que saint Louis fonda l'hospice des Quinze-Vingts à Paris. Nul doute que le pieux roi, qui a incarné dans la réalité ce que la légende prêtait à Charlemagne, se souvenait du don que le basileus de Constantinople aurait fait à l'empire lors de son légen­daire *Voyage :* des épines de la couronne de la Passion du Christ ; à ce moment-là, dit le conteur qui connaissait sa symbolique, la couronne s'était mise à fleurir et à répandre une odeur si suave que trois cents malades furent guéris... 123:194 ##### *Les chapelles basses de* «* la crypte *» Les chapelles hautes du chœur de Saint-Denis surmon­tent des chapelles basses non moins belles mais d'un autre caractère comme il convient. Avec le déambulatoire sur lequel elles s'ouvrent, les chapelles de ce qu'on appelle improprement « la crypte » forment, a dit l'architecte et archéologue Formigé, « un ensemble magnifique auquel rien ne peut être comparé ni en France ni ailleurs ». Elles sont au nombre de sept, disposées en demi-couronne, desservies par un ample couloir circulaire. Ce beau déam­bulatoire est bordé de l'autre côté par de grosses colonnes rondes sommées de chapiteaux aussi parfaits que sobres et l'arc qu'elles commandent retombe entre les chapelles sur des piles carrées qui possèdent des bandeaux d'une extrême richesse ornementative. On dirait des dentelles. Dans les chapelles elles-mêmes des colonnes engagées s'épanouissent en chapiteaux non moins remarquables ; l'un d'entre eux présente un masque à l'antique très réussi qui témoigne, comme les Atlantes des portails occidentaux, de l'humanisme de notre XII^e^ siècle. Toutes ces merveilles de l'habile ciseau des artistes égaient un ensemble sévère qui se distingue du chœur supérieur par sa robustesse, par un seul déambulatoire, par des chapelles profondes bien séparées les unes des autres, par des voûtes encore de facture romane et vigoureuse : on a vraiment l'impression de se trouver dans un édifice qui en porte un autre et qui admet la grâce pour accentuer à la fois et orner la force. A cette mâle harmonie s'ajoute même une note pittores­que : l'une des curiosités de cette « crypte » est la série de « griffes » qui agrémentent la base des piles : depuis le serpent enroulé jusqu'aux têtes délicieuses d'animaux familiers, le chien, le canard, etc. La chapelle axiale qui contient une belle vierge du XIV^e^ siècle, est fermée par une grille du XII^e^ siècle qui n'était pas alors en cet endroit. *La chapelle d'Hilduin* Le déambulatoire de « la crypte » circule entre, d'un côté, la couronne des sept chapelles basses, et, de l'autre, les murs d'une chapelle centrale qui formait autrefois ap­pendice à l'abside carolingienne. Elle fut construite par l'abbé Hilduin, sous le règne de Louis le Pieux, au IX^e^ siècle et contint les insignes reliques de la Passion du Sei­gneur, orgueil de Saint-Denis. Maintenant on y a déposé des ossements royaux. Son orientation est légèrement diffé­rente de celle de son environnement sugérien. Il n'en reste pas grand chose d'intact car elle a subi des transformations au XI^e^ et XII^e^ siècle et son chevet a été amputé. Elle est voûtée en plein cintre et en pierres maintenant apparentes. Elle est ornée tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, d'arca­tures légèrement irrégulières et fort gracieuses reposant sur des chapiteaux couronnés de larges et belles astragales décorées. 124:194 La plupart de ces chapiteaux sont à personnages mais les scènes, de facture assez frustre, ne sont pas sou­vent identifiables ; il faut signaler cependant celui, daté du XII^e^ qui représente un transport reliques -- peut-être celles de la Passion -- et dont la particularité tient à ceci : c'est la plus ancienne figuration, dans la pierre de notre pays, de l'attelage rationnel du cheval ; attelage qui est à la naissance d'un très grand progrès, réalisé en effet entre le X^e^ et le XIII^e^ siècle. Trois autres chapiteaux sont d'époque pré-romane ; ils ont pu figurer déjà dans le Saint-Denis de Dagobert, sinon celui de sainte Geneviève. Cette chapelle d'Hilduin communiquait avec l'abside caro­lingienne. *L'abside carolingienne* Une des grandes joies de l'archéologie contemporaine a été la découverte toute récente, par Formigé, de l'abside de la basilique commencée par Pépin le Bref et achevée par Charlemagne, « la septième année de son règne », comme dit Félibien, puisqu'elle fut consacrée le 24 février 775. Nous remontons ici presque aux origines de notre histoire, à l'époque où le pape Étienne II, le 28 juillet 754, vint consacrer l'autel majeur de la basilique en construc­tion et inaugurer l'ère carolingienne. Cet autel était dans un chœur surélevé, comme l'autel que l'on admire encore à Saint-Apollinaire de Ravenne ; il était sans doute entouré d'une banquette occupant le demi-cercle du mur de l'ab­side qui était décoré de draperies peintes. On discerne encore des traces de ces peintures. L'autel surplombait le mausolée des reliques de saint Denis et de ses compagnons, décoré par saint Éloi. Ce tombeau se trouvait au centre d'un étroit martyrium ; les pèlerins circulaient par un petit couloir qui passait derrière la précieuse châsse ; ils y accédaient par les nefs latérales, un grand emmarchement, comme à Ravenne, montant devant l'autel majeur et son presbyterium. Le couloir en demi-cercle était éclairé par de très discrètes fenêtres à meneau central, qui donnaient sur l'extérieur à travers un mur très épais et dont le long ébrasement était peint. Elles débouchaient sans doute à l'extérieur entre la montée de bandes dites lombardes. A l'intérieur, entre ces fenêtres qui dispensaient un jour trop avare, il y avait de petites niches où brillaient des lampes à huile et qui sont encore enfumées. 125:194 Rien n'est plus émouvant, malgré son état de mutilation, que cette antique paroi encore tout imprégnée de la prière des foules. Les Beaux-Arts ont aménagé l'accès à cette abside où l'on aime à penser que la fosse centrale est celle même de saint Denis et de ses compagnons, déposés là ensemble après leur martyre. La grande nef carolingienne qui con­duisait à ce martyrium et au chœur qui le surplombait devait être bordée de colonnes semblables à celles de Ra­venne, à considérer du moins les bases carrées et sculptées qui ont été découvertes. #### Les tombes royales A partir de la paix de Constantin mettant fin à l'ère des persécutions, les chrétiens nés du sang des martyrs, aimèrent à reposer près de leurs saints tombeaux. Il en fut à Catolacus comme partout ailleurs. Les fouilles ré­centes ont découvert jusqu'à quatre étages de sépultures très anciennes, entassées « ad sanctos », comme on disait, c'est-à-dire auprès et à l'ouest des précieux ossements. Les corps étaient déposés tournés vers l'est, de façon qu'au jour de la résurrection générale, lorsque le Seigneur revien­dra comme il est parti « à l'orient », ils n'aient pour ainsi dire qu'à se lever pour se porter au devant de Lui, à la suite de leur saint vénéré les couvrant de sa protection et leur assurant miséricorde. C'est ainsi que se présentent, dans la basilique Saint-Denis, toutes les effigies princières, non seulement les gisants du Moyen Age, mais les orants de la Renaissance, les yeux déjà ouverts à la divine Lu­mière. Il était fatal que dans le maigre espace de l'église, la sépulture « ad sanctos » devienne un privilège. Peut-être en était-il déjà ainsi lorsqu'une des femmes de Clotaire I^er^, Arnégonde, morte en 565, fut inhumée dans la basilique. La récente découverte de son corps révèle en tout cas que son sarcophage était à l'intérieur de l'édifice. France-Lanord, avec science et patience, a pu recomposer l'ha­billement de la princesse. Arnégonde fut couchée tête voi­lée, un petit vase de verre à ses pieds et revêtue d'un manteau de laine pourpre. Elle portait en dessous une longue tunique de soie, fermée au col et à la taille par deux fibules, ornées d'une croix, et traversée, à la hauteur de la poitrine par une grande épingle d'argent et d'or ornée de grenats ; 126:194 enfin ses chaussons de peau souple étaient main­tenus par un gracieux entrecroisement de lanières qui en­laçait les jambes et qui était fixé sur le dessus du pied et sous le genou par des boucles. Sa bague d'or porte le nom d'Arnegundis et le monogramme central rappelle sa qualité de reine. La plaque et contre-plaque de son bau­drier ne sont pas moins remarquables. Le premier roi connu qui ait choisi de reposer à Saint-Denis est Dagobert, ce qui était normal parce qu'il avait embelli et agrandi la basilique. Normale est aussi la sépul­ture de Pépin le Bref dans la basilique nouvelle qu'il avait commencé d'élever ; ainsi que celle de Charles le Chauve qui avait procuré à Saint-Denis de précieuses re­liques. Les quelques autres sépultures ne constituent que des jalons quand avec Hugues Capet et ses successeurs, Saint-Denis réalise vraiment sa vocation de nécropole royale, vocation toute naturelle puisque l'histoire nous révèle que le culte du saint martyr parisien suivit la for­tune de la monarchie d'Île-de-France tout en y contribuant. ##### *Le tombeau de Dagobert* A Pépin le Bref, qui s'était fait inhumer, par humilité, au seuil de l'église dionysienne, saint Louis qui recon­naissait en lui son aïeul, tint à donner une sépulture nou­velle dans le transept de la basilique en compagnie de ses prédécesseurs directs. Mais à Dagobert, il éleva un tombeau privilégié, tout proche de l'autel et des reliques des saints martyrs, sans doute à l'emplacement d'honneur qu'il occupait déjà dans l'ancienne basilique. Ce monument est en tout cas le seul qui soit resté à la place qu'il occu­pait avant la Révolution. Les autres, conservés plus ou moins intacts, pendant la tourmente, dans le Musée des monuments français que l'archéologue Alexandre Lenoir avait eu l'heureuse idée de constituer, n'occupent plus leur place d'origine si tant est qu'ils n'aient pas été dé­rangés au cours de l'histoire, les uns ou les autres. Le regroupement post-révolutionnaire a amené aussi à Saint-Denis des monuments qui n'y ont jamais figuré, venant de Saint-Germain-des-Prés, de Maubuisson, de Sainte-Ge­neviève, etc., ceux de Royaumont ayant été apportés en 1791 pour y venir à Saint-Denis. Malheureusement le « mausolée » de Dagobert a été très mutilé. On a dû refaire le gisant, les deux statues latérales et les ornements supérieurs, mais les trois re­gistres de scènes sculptées sont du XIII^e^ siècle. 127:194 Ils racontent une savoureuse légende. En bas, à gauche, l'ermite Jean revoit en songe la visite de saint Denis qui lui demande de prier pour Dagobert qui expire en ce moment ; son âme, représentée sous la forme d'un petit homme nu, est em­portée par des diables sur la barque de Caron ; mais l'er­mite est exaucé : nous voyons dans la bande médiane, que, suivis de deux anges portant bénitier et encensoir, saint Denis et saint Martin arrachent l'âme de Dagobert des mains des diables dont les uns tombent tête première dans le Styx et les autres s'efforcent en vain de retenir leur proie. Au dernier registre, saint Denis, saint Martin et saint Maurice tiennent dans une nappe l'âme de Dagobert sauvée. Des anges thuriféraires et ceroféraires encadrent la scène et dans le haut une main sort des nuages : c'est Dieu qui bénit et accueille « le bon roi ». ##### *Les gisants commandés par saint Louis* Avant les gisants, l'art funéraire se contentait sans doute de plaques ou de dalles sans relief, tradition qui s'est conservée à Saint-Denis pour les abbés. La basilique actuelle possède maintenant la dalle, venue d'ailleurs, de Frédégonde. Venus d'ailleurs sont aussi les gisants de Childebert et de Chilpéric qui datent d'ailleurs du XII^e^ siè­cle, mais leur relief est peu accentué. On ne peut en dire autant des gisants commandés par saint Louis puisqu'on se demande si ces seize statues -- (il en subsiste quatorze) -- n'ont pas été faites pour se présenter debout ; elles n'ont pas les plis retombants d'une personne couchée. De plus elles sont assez académiques et se distinguent à peine les unes des autres. Presque toutes montrent un personnage du même âge mûr ; elles ont toutes les yeux ouverts com­me au jour de la résurrection. Mais leur état présent ne donne qu'une piètre idée de leur état primitif, quand elles avaient leur robe peinte en rouge, leur manteau d'azur fleurdelisé, une couronne et un sceptre dorés ; quand un dais sculpté était au-dessus de leur tête. A l'anniversaire de leur mort, on mettait des lumières à leur tombeau ; on recouvrait leur effigie d'un « magnifique parement » dit « de la reine Berthe » qui disparut lors des pillages des Huguenots. Notons aussi, à l'occasion, que jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, des lampes étaient entretenues chaque jour au tombeau du dernier roi mort, ou à son cénotaphe (les Bourbons ne se faisant plus faire de monument). 128:194 Tout cela et beaucoup d'autres choses, sans doute, donnait à ces sépultures une vie qu'elles n'ont plus. ##### *Les gisants individualisés* A partir de saint Louis et sous son règne même, les gisants se sont individualisés. Ceux qu'on inhumait, on en connaissait le visage. Le gisant de Philippe de France, frère de saint Louis, pose une tête jeune et charmante sur un coussinet que soutiennent des anges. Un lion est à ses pieds, signe dis­tinctif des princes parce qu'il symbolise la force. Au lieu que le chien, image de la fidélité, convient aux princesses. La belle tombe de Louis de France, le fils héritier de saint Louis, est encore plus émouvante : ce prince mort à dix-sept ans a un visage plein de jeunesse et l'on admire l'élan de ses mains jointes en prière. Mais ces deux gisants viennent de l'abbaye de Royaumont, fondée par le saint roi. De même le remarquable gisant de marbre noir où l'on reconnaît généralement l'énergique mère de saint Louis : Blanche de Castille, provient de l'abbaye de Mau­buisson. C'est donc avec Isabelle d'Aragon, femme de Philippe III le Hardi, et Philippe III le Hardi lui-même, fils et suc­cesseur de saint Louis, que nous entrons dans les premières représentations, à Saint-Denis, de portraits authentiques. Et peu s'en est fallu que nous possédions encore la précieuse effigie de saint Louis, laquelle était recouverte de lames d'argent, mais la guerre de Cent Ans l'a fait disparaître... Le gisant d'Isabelle est particulièrement beau : c'est un marbre d'une très grande élégance et les deux petits chiens couchés à ses pieds sont ravissants. Sous la noble tête, le coussin porte trace de deux menottes indiquant que des angelots devaient autrefois le soutenir de chaque côté. On remarquera que des gisants postérieurs portent dans leurs mains un petit sac : c'est le signe que ces effigies sont celles d'une autre sépulture, où l'on enfer­mait leurs entrailles. Ainsi le gisant, à sachet d'entrailles, de Jeanne de Bourbon, a été apporté à Saint-Denis pour tenir compagnie à son mari, Charles V, dont le marbre splendide a toujours été classé parmi les plus belles œu­vres de notre basilique. C'est un ouvrage d'André Beau­neveu. Le gisant à entrailles de Charles V, qui était à Maubuisson, est maintenant au Louvre : 129:194 on peut y admirer le très beau plissé de son vêtement et aussi la tête très réaliste, moins réaliste pourtant que celle du gisant de Saint-Denis ou de la statue des Quinze-Vingts, censée re­présenter saint Louis, qui figure au Louvre : une repro­duction en a été faite dans le métro Louvre. A ce saint Louis ont été donnés les traits qu'avait Charles V dans les dernières années de sa vie ; on voudrait que les usa­gers du métro en soient avertis. Les traits de Du Guesclin, son fidèle serviteur -- qui n'était pas beau comme chacun sait -- n'ont pas été em­bellis non plus. Ils sont pourtant plus flattés que ceux de son tombeau d'entrailles, actuellement au Louvre et autrefois au Puy en Velay, où l'artiste l'a représenté tel qu'il était mort dans les parages avec un visage non-rasé. Apprécions au passage le geste de Charles V réservant à son dévoué connétable une place parmi les rois et les princes, chose que fit aussi Louis XIV pour Turenne, dont le monument a été transporté aux Invalides. Les gisants de Charles VI et d'Isabeau de Bavière sont une vision d'histoire... et quelle douloureuse histoire ! L'impérieuse physionomie de la bavaroise contraste étran­gement avec la figure molle du roi infortuné. ##### *Tombeau de transition* Mais nous voici parvenu à un nouveau seuil dans la représentation funéraire. Le tombeau de Charles VIII, qui se situait près du trône actuel dit de Dagobert, n'existe plus mais la précieuse collection Gagnières, dessinée vers 1700, donc avant les destructions révolutionnaires, nous permet de nous en faire une idée. Le prince est représenté à genoux, première apparition à Saint-Denis des statues royales agenouillées de la Renaissance : celles de Louis XII, de François I^er^ et d'Henri II, mais alors que celles-ci sont placées au sommet d'un monument à étage, celle de Charles VIII remplace simplement l'antique gisant. Le gisant réapparaît dans les trois grands monuments funéraires de la Renaissance, mais c'est, décharné et nu, sous un baldaquin de pierre. 130:194 ##### Tombeaux de la Renaissance Le tombeau de Louis XII et d'Anne de Bretagne Le monumental tombeau de Louis XII et d'Anne de Bretagne fut dès le début « un des plus célèbres et admirés de Saint-Denis ». Pourtant, il faut bien que les douze apôtres assis sous les arcades se ressentent trop de l'in­fluence italienne : ils sont académiques et sans intérêt dans leurs poses forcées, leurs attitudes étudiées, la science trop savante de leurs vêtements tumultueux : leurs têtes sont conventionnelles à souhait. Ce n'est pas tout à fait le cas mais presque, des quatre vertus cardinales aux angles du monument, la Justice, avec une boule et autrefois une épée, la Force avec une colonne et une peau de lion, la Prudence avec un serpent... et un miroir qui est moderne. La Tempérance, elle, tient une bride et une horloge. Ces quatre Vertus sont habillées à l'antique. Vêtus à l'antique sont aussi les soldats de Louis XII dans les minces et beaux reliefs de marbre qui racontent les campagnes d'Italie..., la bataille d'Agnadel (1509), la soumission du général véni­tien, l'entrée du roi à Milan, le passage des montagnes de Gênes. Mais à l'étage supérieur, c'est dans leurs costumes réels que se tiennent agenouillés le « père du peuple » et la Reine, Anne de Bretagne, « la bonne duchesse » des Bretons. Ces nobles figures ont échappe à l'influence ita­lienne : elles sont dans la pure tradition française. De même les gisants : le visage de la reine est touchant, re­jeté en arrière, émergeant d'épaules nues et décharnées, un rictus séparant ses lèvres minces et découvrant les dents. Sa poitrine est déjà celle d'un squelette. Le monument de François I^er^ et de Claude de France Le monument de François I^er^ est encore plus somptueux et plus important. Il a été conçu par Philibert Delorme en arc de triomphe, avec, au sommet, le couple royal age­nouillé laissant voir en retrait les trois charmantes figures des trois enfants morts avant leur père : le dauphin François à gauche, Charlotte à l'arrière-plan, et Charles à droite. Leurs costumes sont fort beaux. 131:194 Au-dessous se voit -- (mais se voit mal) -- le couple royal, mort, sous la voûte de l'arc triomphal ornée au centre du Christ-Ressuscité, aux angles des quatre évan­gélistes et dans l'entre-deux de ravissants génies funéraires dont quelques-uns s'essuient les yeux : comment ne pas s'attendrir en effet devant la grandeur anéantie, devant ces corps dépouillés et morts, spécialement cette bonne et sainte Claude de France, si aimée de son peuple. Ce sont des œuvres vraiment grandioses. De nombreux bas-reliefs, où les costumes réels con­trastent avec ceux du tombeau de Louis XII, font revivre tout autour de la base les campagnes de François I^er^, la bataille de Marignan, une série de petits combats et la retraite précipitée des Suisses, l'entrée triomphale à Milan, la bataille de Cérisoles, l'entrée dans Carignan. Ce sont des œuvres qu'il faudrait décrire en détail. Devant ce tombeau, on voit *le monument du cœur de François I^er^*. L'urne qui le recueillit est ornée des armes de France, de l'emblème privé du roi, la salamandre, et de reliefs représentant la Sculpture, la Peinture, l'Architecture et la Géographie. Ses pieds, en forme de griffes, reposent sur une belle colonne quadrangulaire agrémentée de mé­daillons délicatement sculptés : la Musique, la Poésie, l'Astronomie et le Chant. Le cœur de *François II* fut aussi gratifié, au Couvent des Célestins, d'un monument, qui a été transporté à Saint-Denis, mais découronné. Le fût de la colonne est décoré de flammes faisant allusion à la colonne de feu qui éclai­rait les Hébreux sortant d'Égypte et qui symbolise ici le zèle du jeune roi, époux de Marie Stuart, pour la religion catholique. En bas, les trois petits génies funéraires sont gracieux... mais ne relèvent pas d'une inspiration biblique. Le monument d'Henri II et de Catherine de Médicis Lorsque Le Bernin vint à Paris et visita Saint-Denis, un seul monument suscita son admiration : celui d'Henri II et de Catherine de Médicis. Il occupait autrefois, ainsi que les deux grands tombeaux précédents, une place plus ap­propriée. Il occupait le centre, bien dégagé, d'une cons­truction annexe de la basilique et dite rotonde des Valois. 132:194 Elle est aujourd'hui disparue et ce n'est qu'un moindre mal : la place des rois est dans l'enceinte de l'église, non à côté. Pourtant, à sa place actuelle, elle manque de déga­gement, ce qui est dommage car il s'agit en effet d'une œuvre franchement classique, sinon très religieuse, où des marbres de plusieurs couleurs s'allient aux bronzes somptueux. Les priants, au grand manteau fleurdelisé, sont de belles statues ; mais la disparition de leur prie-Dieu dis­harmonise un peu leur mouvement. Henri II en prière avait été commandé à Dominique Florentin -- choisi par Le Primatice, premier maître chargé de la conduite de l'ouvrage ; mais ces deux artistes étant morts, c'est Ger­main Pilon qui, en 1570, dut les remplacer et il est pres­que certain que ce véritable portrait du roi est son œuvre. C'est à son art aussi que l'on doit la statue de Catherine de Médicis, qui, elle, était encore vivante à l'époque puis­que, comme chacun sait, elle survécut à son époux pen­dant trente ans, après le fatal coup de lance de Montgo­mery ; voilà pourquoi, à l'étage inférieur, auprès du corps déjà rigide de son mari, Catherine de Médicis s'est fait représenter par Germain Pilon à l'âge qu'elle avait au moment de la mort du roi, dans la souplesse d'un jeune corps endormi, une main couvrant pudiquement ses seins, l'autre retenant l'ample draperie d'un linceul. Ces gisants sont des chefs-d'œuvre de la sculpture française. De belles -- trop belles -- Vertus Cardinales, merveil­leusement patinées, sont aux quatre angles du monument. Signalons la Justice, à demi nue, portant les attributs de la royauté ; sa tête semble un portrait par le caractère telle­ment contemporain du visage. Elle a les cheveux élégam­ment nattés et mêlés de bijoux. Saint-Denis renferme un autre mémorial d'Henri II et de Catherine de Médicis, œuvre de Germain Pilon, où l'exac­titude du détail s'ajoute à la majesté de l'ensemble. Les deux gisants, curieux retour aux représentations du Moyen Age, sont revêtus de l'ample habit du sacre. Et la Reine, cette fois morte, présente un visage alourdi par la mort et les malheurs de la France, contrastant avec celui de l'orante et de la gisante du Tombeau proprement dit. \*\*\* Tous ces monuments funéraires témoignent d'une reli­gion conservée intacte à travers les siècles par les dy­nasties et les rois qui ont fait la France. 133:194 Dans cette perspective, il n'est pas sans intérêt de rappeler qu'Henri IV abjura le protestantisme à Saint-Denis, pendant qu'un vol soudain de blanches colombes sur le toit de la basilique émerveillait le peuple, comme un signe du Ciel. Ainsi donc l'expression de Christine de Pisan, célébrant la geste de Jeanne d'Arc est restée vraie jusqu'à Louis XVI, mort en tout premier lieu pour sa fidélité au Siège Ro­main : « Oncques en foy n'errèrent fleurs de lis. » \*\*\* Les pages qui précèdent n'épuisent pas le sujet. L'his­toire peut-elle être d'ailleurs une accumulation de faits et de dates quand il en est tant qui nous échappent ? Et, nous seraient-ils connus, ont-ils la même importance et la même valeur de signification ? L'esquisse ou la recherche de li­gnes générales a paru plus utile. De même la description détaillée, la mention complète de tout ce qui peut se voir à Saint-Denis serait aussi fastidieuse que déroutante. Beau­coup de choses ne présentent que peu ou pas d'intérêt ar­tistique et s'y attarder empêcherait de mieux voir ce qui mérite attention. C'est pour cela que les créations ou res­taurations fantaisistes du XIX^e^ siècle ont été négligées. Et si nous n'avons pas passé en revue tous les tombeaux royaux c'est pour mieux suivre l'évolution de l'art funé­raire, pour nous attacher à l'esprit qui l'a dirigée. Ainsi le visiteur possèdera-t-il le fil directeur qui lui permettra de mieux les apprécier et de classer les nombreuses variétés secondaires qui s'y rencontrent. Le présent article aura atteint son but s'il est parvenu à faire aimer, à faire revivre Saint-Denis, pour un public qui ne peut rassembler et consulter les études nombreuses et savantes qu'il a suscitées et que nous avons essayé de réunir et de résumer. L'essentiel est la renaissance et la perpétuité de « doulce France », son rayonnement spirituel dans le monde. L'histoire et l'art de Saint-Denis peuvent et doivent y contribuer. Dans l'azur des armoiries de l'ab­baye, le clou de la Passion au milieu des fleurs de lis, reste a jamais le témoignage d'une rencontre, en ce lieu privi­légié, de la Terre et du Ciel. Dom Édouard Guillou, o.s.b. 134:194 ## NOTES CRITIQUES ### Pour lire l'heure (encore) Au musée Grimaldi, à Antibes, dans une salle du deuxième étage, on peut lire une notice sur le peintre Nicolas de Staël. L'auteur de cette page est le conservateur, dont je n'ai pas relevé le nom. L'important, à mes yeux, c'est qu'on y trouve ceci : « ...ce nom célèbre dès les débuts de notre ère histo­rique... » (il s'agit du nom de Staël, bien sûr). On peut prendre cela comme un aveu involontaire, une de ces choses qui vont de soi et que l'on dit tout naturellement. Notre ère commence en 1789. Avant ce sont les vieux âges, la nuit. Ce n'est pas le Christ qui coupe l'histoire, dont la vie fait qu'il y a un *avant* et un *après.* C'est la Révolution française. D'ailleurs, regardez l'histoire telle qu'on l'enseigne aux en­fants. Ou lisez les pages « culturelles » des journaux. Autre petit fait. Publicité pour les calculatrices, Texas : « Errare humanum erat. » Erat. Sans doute, la publicité n'ex­clut pas l'humour, le clin d'œil. Mais est-ce *seulement* de l'hu­mour, je ne pense pas. Georges Laffly. ### Deux rééditions de Chesterton Heureuse réédition de deux livres de Chesterton : *Le poète et les lunatiques,* et *Father Brown* (Gallimard). Dans les deux cas, il s'agit de nouvelles policières, dont le détective est un poète, Gabriel Gale, ou un prêtre, le père Brown. Évidemment, il y a eu des gens comme Claudel pour juger que les histoires du père Brown sont « lamentables ». Il parle même « d'infamie » (dans des lettres à Valery Larbaud). Mais Claudel est rarement un critique à suivre. Il faut bien dire que ces nouvelles, pleines de gaieté et de sagesse, restent, soi­xante ans après, fraîches comme l'œil. 135:194 Dans le premier récit où intervient Gale (*Le poète et les lunatiques*)*,* on voit débarquer, dans une auberge délaissée de toute clientèle, ce grand gaillard blond et exubérant, avec un compagnon qui semble bien avisé. Il y a là, par hasard, un médecin, puis survient le châtelain voisin, dont la fortune n'est guère plus brillante que celle de l'aubergiste. Un moment plus tard, Hurrel, le compagnon de Gale, tient déjà son monde sous le charme, échafaudant mille projets qui vont rendre la prospérité à l'auberge, et de là à tout le pays. Intrépide, il imagine, il calcule, il s'impose. C'est à ce moment que Gale dit : « Je crois que nous devrions consulter l'auber­giste. » On le cherche. Le malheureux était en train de se pendre. N'est-ce pas tout à fait ainsi que procèdent nos multiples planificateurs et organisateurs d'avenir, préparant avec fièvre nos lendemains, sans jamais penser aux hommes réels ? Je ne voudrais pas trop transformer cette nouvelle en fable, car on apprend un peu plus loin qu'un des deux hommes, Gale ou Hurrel, est fou. Et c'est Hurrel qui est fou, bien sûr, lui qui incarnait l'esprit pratique, l'homme des chiffres, face au rêveur excentrique. Nous apprendrons que Gale, et cela a un sens, préfère regarder le monde en faisant *le poirier --* tête en bas et pieds en l'air. Nous le retrouverons dans d'autres histoires, aux prises avec d'autres lunatiques. Sa méthode pour percer les énigmes suppose un coup *de bon sens,* comme on parle d'un coup de génie. Ce bon sens comporte beaucoup de malice et une grande rapidité d'esprit. C'est peut-être parce qu'il est poète que Gale voit ce que les autres ne voient pas, pèse les mots et les actes avec une autre balance. Et dans le cas du père Brown, qui utilise des moyens assez proches, c'est sans doute parce qu'il est prêtre. Chez ces deux hommes *à part,* il y a une distance à l'égard de la comédie quotidienne, et une capacité d'attention supérieure. Ils savent s'étonner, tandis qu'autour d'eux on enregistre la réalité sans la comprendre. On se contente d'ap­parences qui ont, une fois pour toutes, reçu leur note bonne ou mauvaise. On croit qu'un rationaliste est raisonnable, qu'un banquier est riche, qu'un homme habillé en facteur transporte des lettres, et non pas un cadavre, par exemple. Il faudrait parler de l'opposition bien connue du mécanique et du vivant : à la vision ternie par l'habitude s'oppose la vision fraîche, toujours nouvelle. Mais c'est un peu pédant. Chesterton se sert très bien de Gale pour nous faire accéder à la réalité, plus piquante et plus bigarrée qu'on ne croit, toute simple pourtant. Et c'est vrai que ses nouvelles sont autant de fables. 136:194 Le père Brown est un héros beaucoup plus célèbre et il est peu utile de s'y attarder. Ce volume réunit trois volumes de nouvelles : *Le secret de père Brown, L'incrédulité de père Brown, La sagesse de père Brown.* Et signalons qu'on peut trou­ver chez Julliard *La clairvoyance du père Brown.* Nous retrouvons la même méthode, ou plutôt le même rappel à l'ordre, qui consiste à *ne pas en croire ses yeux,* ou plus exactement à se servir de son esprit pour rétablir l'image que les yeux ont transmise (opération fondamentale de la vision, comme on sait). Gale regardait le monde à l'envers, pour vaincre l'habitude et ses sommeils. Brown qui est rond comme une pomme, ne se livre pas à cette gymnastique, mais il se sert très bien de sa tête. Puisqu'on parle de *voir,* je citerai deux nou­velles, *l'homme du passage* et *le miroir du magistrat,* où l'erreur générale vient de ce qu'on a cru voir dans un miroir. Dans la première, c'est l'assassin qu'on a cru y apercevoir. Or les trois témoins, dont le père Brown, en donnent des descriptions très différentes. C'est qu'en fait, c'est eux-mêmes qu'ils ont vu dans cette glace mal éclairée. Seul le père Brown l'a compris, et suit une autre piste, la bonne. Dans la seconde, le seul indice laissé par l'assassin est le bris d'une glace. Brown devinera seul que le coupable a cru voir sa victime, qui lui ressemble, et tiré. Ces récits, toujours ingénieux, toujours savoureux font un aimable divertissement, et peut-être quelque chose de plus il y transparaît d'autres vérités que le père Brown, en bon prêtre de l'Église catholique, ne se lasse pas de rappeler. G. L. ### Bibliographie #### Roger Bésus Pourquoi pas ? (Plon) La compagnie des person­nages de Roger Bésus n'est pas de tout repos ; mais on ne peut plus se séparer d'eux, même si, comme ce fut assez souvent mon cas, on ne les a pas accueillis d'abord sans ré­ticence. Je n'affirmerai pas que je me sente d'ores et déjà en communion de sympathie avec tous les protagonistes de cette fresque impressionnante ; 137:194 mais véritablement, je ne saurais plus jurer de rien. Un retour en arrière me permet de me­surer mes propres change­ments à leur égard, et la lec­ture de Bésus, c'est une ex­périence à la Montaigne. J'ai d'abord été porté à trouver ses héros excessifs ; ils ne m'a­vaient point convaincu ; puis les années ont passé, le flot malodorant et visqueux de la société permissive et nihiliste a monté de plus en plus. Main­tenant ils me chuchotent : « Eh ! ne t'avions-nous pas prévenu ? » Nous nous sen­tons parvenus à la situation du berger de La Fontaine, qui, las de chanter en vain pour attirer les poissons que sa ten­dre amie veut pêcher, lance enfin le filet. Le procédé, di­ra-t-on, manque d'élégance ; et le fils du peintre Sartier, désespéré de voir son père, artiste génial, méconnu faute d'argent pour se faire connaî­tre, offusquera sans doute les lecteurs en dérobant le magot d'un journaliste de chantage. Or ce jeune homme n'a de passion que pour les auteurs de l'Antiquité, et son père œu­vre dans une constante fidélité aux grands modèles d'autre­fois, Poussin surtout. La situation me semble représen­tative et symbolique de l'heu­re présente. Nous sommes as­sez nombreux à garder le cul­te des génies authentiques et à poursuivre le rêve de créer, en quelque domaine, une œu­vre d'harmonie. Serons-nous comme le vieux poète germa­nique évoqué par Chateau­briand ? Cet infortuné barde, à la fin d'un festin, chanta un poème en ancien dialecte et personne ne le comprit : on le récompensa en lui donnant trois noix creuses. Se conten­ter de noix creuses nous sem­ble le fait d'une humilité mal entendue... Attention ! il y a des gens qui pourraient bien se fâcher, un jour ou l'autre. Ce n'est pas la première fois que Roger Bésus donne cet avertissement. Mais le siècle a des oreilles pour ne point en­tendre, et notre société intel­lectuelle française, qui avait mieux à faire dans la détresse spirituelle du monde, semble s'être « recyclée » dans la fabrication des boules Quies. On se prend à répéter avec Musset et avec les Sartier : « ...il est pourtant temps, comme dit la chanson -- De sortir de ce siècle ou d'en avoir raison ». Et comme on ne peut pas en sortir, on n'a même plus ce choix. Jean-Baptiste Morvan. #### Hervé Bazin Madame Ex (Seuil) A propos de René Bazin, Albert Thibaudet écrivait « qu'il avait eu deux ou trois fois le bonheur et l'intelligence d'écrire des romans dont le sujet était dans l'air politique et social et de s'en tirer fort bien ». 138:194 Si considérables que soient les différences entre l'oncle et le neveu, on peut penser que celui-ci, sur ce point au moins, n'a pas oublié la leçon : « Madame Ex » pa­raît à l'heure où l'on prépare la libéralisation du divorce. Mais le contenu du roman nous réserve quelque étonnement, tout relatif d'ailleurs. L'his­toire de l'infortunée divorcée permet au romancier de ma­nifester une âpreté critique as­sez coutumière, mais dont on peut parier que cette fois nombre de ses admirateurs ne tireront guère de satisfaction. Après la contestation de la société traditionnelle, on en arrive assez normalement à celle de la contre-société. Le divorce, intarissable réservoir de chicanes, de mesquineries dont les personnages sont bien conscients, les enfants tirail­lés entre les parents séparés, le caractère dérisoire des pro­tections que la société nou­velle prétend apporter aux mineurs, tout cela peut offrir la matière d'un véritable ré­quisitoire que l'oncle traditio­naliste n'eût certes pas démen­ti. « Aline, ma fille, le mariage est toujours un échec, puis­qu'on meurt. Le divorce en est seulement une fin plus hâtive. Aline, ma fille, un jour on n'en saura plus rien ; et tes arrière-petits-enfants, ne sa­chant plus très bien de quelle femme ils descendent, s'aper­cevront seulement qu'à leur arbre généalogique, il y a une branche fourchue. Mais d'ici là, sans lutte et sans passion, sans goût comme sans raison, il te reste à survivre douce­ment ; il te reste à mourir longtemps. » Tel est l'adieu du romancier à son personna­ge : propos à effet, morceau de bravoure, mais dont l'indi­gence philosophique est sensi­ble déjà et surtout dans la pre­mière phrase. Hervé Bazin cer­tainement n'y croit pas, mais ce coup d'éponge imbibée de scepticisme hautain était né­cessaire pour n'avoir pas l'air de se renier. Il ne suffit pas à effacer toutes les impressions recueillies au long de cette chronique d'un divorce ; on y ressent constamment le comi­que amer et grinçant des choses qui craquent. Et en at­tendant les arrière-petits-en­fants indifférents, les enfants eux-mêmes, les produits de la société libéralisée, n'ont-ils pas lieu de regretter « Folco­che » ? Une justice qu'on libé­ralise, à chaque étape de sa libéralisation, opprime quel­qu'un. La liberté triomphante, à n'en point douter, prend ici une assez sale gueule ; la nou­velle morale semble être l'ob­jet d'un constat anticipé, mais clairvoyant, de faillite. La vraie liberté doit être ailleurs. Comme disait cyniquement Ca­therine de Médicis : « Bien taillé, mon fils, mais il faut recoudre. » C'est peut-être aussi ce que pourrait susurrer la voix de Folcoche. Nous au­tres, qui avons gardé à l'oncle Bazin une vénération naguère jugée naïve et « passéiste », allons-nous apparaître à sa suite comme des précurseurs ? Et Hervé Bazin ? On n'ose rien prévoir au sujet des enfants prodigues : le veau gras est devenu si cher... J.-B. M. 139:194 #### Georges Ras Journal d'un maire (J.-C. Lattès) Beaucoup plus que le pays des trois cents fromages, la France est le pays de tren­te-huit mille communes et de trente-huit mille paroisses (mais il n'y a plus que dix-sept mille quatre cents paroisses desservies). C'était une excellente idée d'aller à la découverte de cette France-là, si variée, si com­plexe, et qui a beau changer, elle n'enterre pas son passé pour autant. Georges Ras en a fait un livre fort intéressant, et même passionnant, pour le­quel on n'aurait que des élo­ges, n'était un grave défaut que l'on verra plus loin. Son titre : « Journal d'un maire », est assez impropre. Il s'agit de regarder vivre des municipa­lités : les plus grandes, Lyon, Marseille, comme les plus in­fimes, Lias (dans le. Gers) ou Saint-Cyrice, près de Sisteron. Saint-Cyrice qui ne comptait plus aucun habitant depuis 1926 n'a disparu que depuis quatre ou cinq ans. Ce n'est pas le seul exemple de com­mune *sans habitants.* Et Geor­ges Ras nous promène fort agréablement au milieu de ces bizarreries, comme à travers les problèmes plus communs de centimes et d'équipements. Il montre très bien aussi à quel point les Français sont attachés à leurs municipalités. On trouvera dans son livre d'étonnantes réflexions, com­me celle-ci, de Pierre Mauroy, maire socialiste de Lille : « Un pouvoir fort à Paris ? Moi, je veux bien. A condition que les communes restent administrées démocratiquement. Avec la participation des citoyens. En ce cas, nous serons toujours en démocratie. » Il est bien vrai que la démocratie com­munale est la plus ancienne­ment enracinée, et celle qui semble la plus sûre aux Fran­çais. Ce qu'on découvre aussi, en lisant ces pages, c'est la per­sistance du passé. La Révolu­tion est toujours là, bien sûr, mais les guerres de religion elles aussi ont laissé des traces encore sensibles. Et dans la bizarrerie qui fait de Sainte-Foy-la-Grande une commune-enclave, il y a un fait qui re­monte au règne de saint Louis. Georges Ras s'est complu à montrer cette vitalité du pas­sé, mais il me semble qu'une fois, ce souci l'égare. Je veux parler du reproche annoncé tout à l'heure, qui concerne le chapitre consacré à Saint-Hilaire-le-Vouhis, le village de l'abbé Jamin. La bonne foi de l'auteur est cer­taine, et son sérieux d'enquê­teur bien connu. Mais les lec­teurs d'ITINÉRAIRES, qui con­naissent le dossier, seront sur­pris, et irrités, par le tableau qui est ici présenté. Je pense pourtant qu'il peut nous aler­ter. Voici : Georges Ras inter­prète « l'affaire Jamin » com­me une résurgence de la lutte entre Bleus et Blancs. Il y au­rait « les châteaux » d'un cô­té, et de l'autre, on retrouve­rait les « anticalotins ». Mais c'est escamoter l'enjeu réel de l'affaire. 140:194 Comment l'auteur, si sensible à la présence de l'his­toire dans la vie quotidienne, peut-il ironiser sur l'associa­tion Saint Pie V « qui sem­blait considérer que tout ce qui avait été fait dans l'Église après le Concile de Trente était nul et non avenu ». Qua­tre siècles, c'est bien lointain ? Soyons sérieux. Cette messe que veut continuer à dire l'ab­bé Jamin, c'est celle que Ras a dû -- ou pu -- suivre en­fant, et jusqu'à il y a dix ans encore, comme tout le monde. La réalité précise de l'af­faire lui échappant, l'auteur dérive vers l'interprétation po­litique. Il note aussi l'irritation des paroissiens devant l'irrup­tion d' « étrangers » (attirés par une bonne messe). Reste ceci : l'importance de l'enjeu semble lui échapper. Faut-il le suivre quand il af­firme qu'une partie des parois­siens, après quelques années seulement de nouvelle messe, furent déconcertés, et irrités, par le retour à la pratique tra­ditionnelle ? C'est bien proba­ble, et cela suffit à nous mon­trer la gravité des destructions déjà accomplies : déjà l'heure de la confusion, où c'est le fidèle qui passe pour rebelle. Georges Laffly. #### Yvon Pierron Histoire de Coulonges-sur-Autize Une petite ville de 2 000 ha­bitants, dans le Poitou, vue au microscope, depuis l'ori­gine jusqu'à la première guer­re mondiale : cette *cité-témoin* suffit à nous donner un con­centré d'histoire de France. L'origine, c'est une colonie romaine, comme le rappelle ce nom de Coulonges. Elle ne sur­vit pas aux invasions, mais, bien située, Coulonges renaîtra. Elle sera d'abord fief des Beaussay, au temps des Plan­tagenets, avant de l'être de la famille d'Estissac. Là, nous voilà aiguillés sur d'autres noms. Montaigne dédie un chapitre des Essais à Louise d'Estissac, dont le fils Charles sera son compagnon de voyage en Italie, avant d'être tué en duel. La sœur de Charles épou­sera François IV de la Roche­foucauld. Coulonges écherra finalement au dernier marquis de Lusignan, nom qui évoque Mélusine aussi bien que Rabe­lais : il parle dans Pantagruel de Geoffroy de Lusignan dit Geoffroy à la grande dent. Le château fort de Coulonges fut rasé sur ordre de Louis XI. Le second, bâti à la Re­naissance par Geoffroy d'Es­tissac, ne subsiste pratique­ment plus. Que d'efforts, de vies, de passions, de ruines, sur ce petit territoire. On per­çoit au cours du livre cet acharnement à construire et la démolition du temps, comme dans ces films sur les végé­taux où le rythme est accéléré pour que nos yeux puissent saisir ce qui d'ordinaire leur échappe. 141:194 La Révolution et les divers bouleversements du XIX^e^ se­ront suivis à Coulonges avec modération, mais sans souci de rester à l'écart du mouve­ment, encore moins de s'y op­poser. Apparaissent le type de l'anticlérical (en septembre 1830, un lieutenant de la gar­de nationale s'indigne qu'on ait laissé subsister deux cal­vaires, l'un sur la route, l'au­tre dans le jardin des reli­gieuses) et du démagogue (le maire Plassiart, qui commence par soutenir le trône et l'au­tel, passe philippard, puis se convertit bonapartiste, et finit condamné à la prison en 1862 -- mais il fuit à Bruxelles, en exil, comme Hugo) Bon livre et utile : il éclaire la vie d'une des cellules qui font le corps du pays. C'est aussi *du point de vue* de Cou­longes qu'il faut voir le passé. Et ici, l'érudition minutieuse est toujours légère, tant on y sent d'amitié vraie pour la terre et les gens. (Imprimerie Loriou, Fontenay-le-Comte, Vendée.) G. L. #### Jean-Bertrand Barrère Ma mère qui boite (Nouvelles Éditions Latines) Rien de plus raisonnable que cette protestation d'un laïc contre les changements liturgiques, et en particulier contre la monstrueuse élimi­nation du latin. M. Barrère enseigne tour à tour en Fran­ce, en Suisse alémanique et en Grande-Bretagne. Il éprou­ve ainsi physiquement, pour­rait-on dire, la régression que représente l'abandon du latin. Il n'est peut-être pas indis­cret d'appuyer son plaidoyer par cette page d'un écrivain qui, évidemment n'est pas à la mode, Joseph de Maistre. Dans *Du Pape,* après avoir montré les privilèges et avantages du latin, et répondu à la vieille -- déjà pour lui -- objection que c'est « une langue incon­nue au peuple », il termine ainsi : 142:194 « Enfin, toute langue chan­geante convient peu à une Re­ligion immuable. Le mouve­ment naturel des choses atta­que constamment les langues vivantes ; et sans parler de ces grands changements qui les dénaturent absolument, il en est d'autres qui ne semblent pas importants et qui le sont beaucoup. La corruption du siècle s'empare tous les jours de certains mots, et les gâte pour se divertir., Si l'Église parlait notre tangue, il pour­rait dépendre d'un bel esprit effronté de rendre le mot le plus sacré de la liturgie ou ridicule ou indécent. Sous tous les rapports imaginables, la langue religieuse doit être mi­se hors du domaine de l'hom­me. » ([^18]) G. L. ============== fin du numéro 194. [^1]:  -- (1). A propos de l'ordre dans lequel A. Bugnini cite les *conférences épiscopales* et les *évêques* et du rôle qu'il attribue aux prêtres célé­brants, rappelons l'article 23 de la Constitution conciliaire sur la liturgie : « Art. 23. -- 1. Le gouvernement de la liturgie dépend uniquement de l'autorité de l'Église : il appartient au siège apostolique et, dans les règles du droit, à *l'évêque.* « 2. En vertu du pouvoir donné par le droit, le gouvernement en matière liturgique appartient aussi, dans les limites fixées, aux *diverses* assemblées d'évêques légitimement constituées, compétentes sur un territoire donné. « 3. C'est pourquoi absolument personne d'autre, même prêtre, ne peut, de son propre chef, *ajouter, enlever ou changer quoi que ce soit dans la liturgie. *» [^2]:  -- (1). Le climat luthérien de la « révolution » conciliaire apparaît nettement à l'anecdote suivante. -- Une enquête sur les efforts accomplis par les laïcs pour le renouveau post-conciliaire avait été lancée en 1966 par le COPECIAL (Comitato permanente del Con­gressi Internazionali per l'Apostolato dei Laici). Elle avait recueilli des réponses dans 62 pays et 12 organisations internationales. Ses résultats furent présentés à Rome au troisième Congrès international de l'Apostolat des Laïcs, en octobre 1967, au moment du premier Synode des évêques. L'*Osservatore Romano,* y faisant écho. le 18 octobre 1967, a ces mots : « ...Et il est intéressant de relever le commentaire suédois qui dit à peu près ceci : la réforme liturgique a effectué un pas en avant notable dans le domaine de l'œcuménicité et elle s'est rapprochée des formes mêmes de la liturgie de l'Église luthérienne ». Les Suédois sont évidemment bien placés pour en juger. L'*Osservatore Romano* se contente d'enregistrer, mais non sans trouver cela « intéressant ». [^3]:  -- (1). Le cardinal Tarancon, archevêque de Madrid, est en outre le président de la Conférence épiscopale espagnole. [^4]:  -- (1). Traduction de *La Documentation Catholique,* n° 1874 du 20 avril 1975. Cette « homélie », que nous appellerions plutôt un communiqué ou une protestation, devait être « lue dans les églises de la capitale espagnole ». [^5]:  -- (2). « *Iglesia-Mundo *» vient d'être l'objet d'une de ces attaques familières aux « Bureaux » -- ici, le Bureau de Presse de l'Arche­*vêché* de Madrid -- dont nous avons la triste expérience. Notre confrère poursuit ses diffamateurs. [^6]:  -- (1). Chez Soljénitsyne, le *bloc* est une série achevée : par exemple, les trois tomes de « L'Archipel du Goulag » (environ 1.500 pages). Chaque bloc est composé de plusieurs *nœuds *: par exemple, « Août Quatorze, premier nœud » (512 pages). [^7]:  -- (1). Soljénitsyne : *Le chêne et le Veau,* p. 267 (Seuil, 1975). [^8]:  -- (1). Soljénitsyne : *op. cit.,* p. 121. [^9]:  -- (1). *Op cit.,* p. 352. [^10]:  -- (1). Soljénitsyne : *op. cit.,* p. 45. [^11]:  -- (1). *Les Cahiers du Samizdat,* n° 26 de mars 1975. [^12]:  -- (1). Éditorial du *Nouvel Observateur,* n° 543 du 21 au 27 avril 1975. [^13]:  -- (1). *Op. cit.,* p. 121. [^14]:  -- (1). L'encyclique *Divini Redemptoris* sur le communisme atteindra en 1977, sans une ride, son quarantième anniversaire. En raison de l'approche de cet anniversaire comme en raison de sa parfaite actua­lité, je me propose de redonner, pendant l'année scolaire 1975-1976, le cours sur *Divini Redemptoris* que j'avais professé, avant le concile, à la demande du Centre français de sociologie (douze leçons de deux heures chacune, comportant principalement la lecture et le commen­taire ligne à ligne de l'encyclique). Ceux de nos lecteurs de la région parisienne qui seraient désireux de suivre ce cours sont priés d'en­voyer leur nom et leur adresse au secrétariat de la revue ; ils seront directement tenus au courant de la réalisation de ce projet. [^15]:  -- (1). Sur Henri Barbé, voir ITINÉRAIRES, numéro 105 de juillet-août 1966. [^16]:  -- (2). Voir Luce Quenette dans la *Lettre de la Péraudière ;* numéro 58-59 d'octobre-novembre 1974, pages 3 et suiv. [^17]: **\*** -- Voir « Amende honorable », 66:198-12-75. [^18]: **\*** -- Voir It 171, p. 193.