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### Avertissement
Les huit premières pages du présent numéro sont la reproduction des huit pages du numéro 29 de notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR.
C'est la première publication que nous ayons faite, sur l'action de Mgr Lefebvre, après la condamnation sauvage portée contre lui. Plutôt que de paraphraser ces huit pages, nous les reproduisons à l'intention des lecteurs d'ITINÉRAIRES qui ne reçoivent pas le VOLTIGEUR.
Ces huit pages étaient pour informer et prendre position sans tarder.
Elles sont, dans le présent numéro, étayées et complétées par l'ensemble des documents que nous publions d'autre part (voir sommaire).
Ce numéro 29 du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, daté du 15 juin, a paru effectivement le 9, et a été distribué aux abonnés à partir du 10. Les grèves partielles des PTT qui avaient lieu au même moment n'ont que peu perturbé ou retardé la distribution postale de ce VOLTIGEUR.
Rappelons que les abonnés d'ITINÉRAIRES ne reçoivent plus automatiquement le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR. Ils le reçoivent seulement s'ils y ont souscrit un abonnement (France : 8 F par an ; étranger 10 F).
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## SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR N° 29
### La messe à Rome
*En communion avec la Rome éternelle\
malgré les ukases de la Rome moderniste.*
Il le fallait. Dans les saintes basiliques romaines. Dans les basiliques majeures. Au moins une fois au cours de l'année du jubilé. Au moins une fois, une célébration publique, solennelle, par un évêque, avec un grand concours de clergé et de peuple : la célébration de la MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V.
Elle a donc été célébrée, malgré les interdictions de pacotille et les menaces dérisoires, elle a été célébrée par Mgr Lefebvre, avec tous les membres de la « Fraternité sacerdotale saint Pie X » et avec tous les pèlerins du pèlerinage « Credo » de Michel de Saint Pierre ; et tous ceux qui s'étaient joints à eux, le groupe « Clamor ad coelum » d'Élisabeth Gerstner, l'abbé Luc-J. Lefèvre, directeur de la *Pensée catholique,* une nombreuse représentation d'ITINÉRAIRES, etc., etc.
Elle a été célébrée, le samedi de Pentecôte 24 mai, au grand autel de la basilique Sainte-Marie-Majeure.
Et le 26 mai, en la fête de saint Philippe Néri, patron de Rome, dans la basilique Saint-Laurent-hors-les-murs.
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Cette célébration du saint sacrifice de la messe selon le rite traditionnel, cette célébration publique et solennelle dans deux des saintes basiliques romaines, c'est cela surtout que l'on voulait interdire par l'arbitraire et l'intimidation. N'ayant pu l'empêcher, c'est cela que l'on a voulu ensuite nier et supprimer par le mensonge. Tant d'acharnement nous confirmerait, s'il en était besoin, que la messe est bien l'essentiel.
Des journaux comme *La Croix* et le *Figaro* ont raconté que Mgr Lefebvre avait « célébré la messe de saint Pie V dans les ruines du forum » : à la basilique Maxence, « qui n'est pas et n'a jamais été une église » ; mais que cette célébration de la « messe de saint Pie V » était, dans les églises de Rome, interdite et impossible, et ne put avoir lieu.
Il est vrai que le dimanche, les églises de Rome étant occupées par les cérémonies et les fidèles habituels, Mgr Lefebvre célébra sur le forum la messe du pèlerinage. Mais on omet et dissimule que rien ne put l'empêcher, le samedi et le lundi, de célébrer la messe traditionnelle dans les basiliques traditionnelles.
Sans doute, il est vrai que le cardinal Poletti, vicaire de Rome, « avait rappelé quelques jours avant tous les responsables qu'on ne pouvait autoriser dans aucune église la célébration de la messe selon l'ancien rituel ». Sans doute, il est vrai aussi que *L'Osservatore romano* avait publié injures et menaces à l'adresse de ceux qui passeraient outre. D'aussi piteux subterfuges sur un tel sujet ne pouvaient intimider ni Mgr Lefebvre ni Michel de Saint Pierre. La messe catholique est chez elle dans toute église catholique. Elle n'y a besoin d'aucune autorisation. C'est le nouveau culte qui est un intrus, avec sa liturgie d'autodémolition et d'apostasie immanente.
Paisiblement, solennellement, de plein droit, la messe traditionnelle a donc été célébrée dans deux des saintes basiliques romaines. A Sainte-Marie-Majeure. A Saint-Laurent-hors-les-murs. On veut le cacher. Il faut au contraire le faire savoir. Pour que d'autres évêques (et des cardinaux, s'il en reste) se mettent à suivre l'exemple de Mgr Lefebvre, pour que d'autres laïcs se mettent à suivre l'exemple de Michel de Saint Pierre, et organisent à Rome même, à l'autel principal des basiliques majeures, la célébration publique et solennelle du saint sacrifice selon le rite traditionnel ; sans craindre les pressions et les menaces, qui sont haineuses, mais qui sont dérisoires.
Au moment où il partait pour le pèlerinage, Mgr Lefebvre fut appelé au téléphone par Mgr Nestor Adam, évêque de Sion en Suisse, qui « avait reçu un message à lui transmettre » : -- Si vous célébrez publiquement la messe de saint Pie V dans une basilique romaine, ce sera tenu par le pape pour une insulte personnelle.
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Et de qui vient ce message ? demanda Mgr Lefebvre. -- De Rome, répondit Mgr Adam. De Rome ? De la nièce du concierge de l'immeuble où habite la sœur de la femme de ménage de la dactylo du troisième secrétaire d'Hannibal ? Qu'est-ce que cela veut dire : « de Rome », quand on est incapable de préciser davantage la provenance ? De toutes façons, Mgr Adam a été gravement coupable de se faire le complice et le relais d'un tel message, qui est INTRINSÈQUEMENT MENSONGER quelle qu'en soit l'origine : intrinsèquement mensonger même si (hypothèse extrême) l'origine en était véritablement le pape lui-même. Car la célébration de la messe catholique ne peut pas être une insulte personnelle pour le souverain pontife.
Ce qui est une insulte au souverain pontife, ce qui l'est en soi (quel que soit le degré subjectif de sensibilité qu'en ait ou non le pape régnant), c'est d'ordonner ou d'accepter que la messe soit célébrée n'importe comment, même avec des danses érotiques et des chants marxistes, -- n'importe comment pourvu que ce ne soit pas selon le Missel romain de saint Pie V.
A Rome donc, pour le salut de cette génération, pour le salut de cette ville et pour l'honneur de Dieu, il le fallait. Certes, la messe traditionnelle y est toujours célébrée, chaque dimanche et chaque jour. Mais point solennellement, par un évêque, dans une des basiliques majeures. Le grand, l'immense succès du pèlerinage, c'est d'avoir fait cela ; c'est d'avoir fait que les pressions, les menaces, les manœuvres du parti au pouvoir dans l'Église n'aient pu empêcher cette célébration solennelle d'avoir lieu dans le recueillement, dans la piété, dans la paix, manifestant la foi catholique au saint sacrifice de la messe.
La prétention arbitraire d' « interdire », au nom du pape et du concile, la messe catholique traditionnelle, a fait long feu. La messe continue. Et c'est la messe, célébrée avec hardiesse s'il le faut, c'est la messe qui sauvera la messe.
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### Les mesures "sauvages" illégalement prises contre Écône
Le séminaire d'Écône n'était donc point un séminaire « sauvage », c'est-à-dire marginal et sans autorisation canonique. L'épiscopat français et sa presse, une fois de plus, nous avaient menti. L'autorisation canonique existait bien puisque, au début du mois de mai, on a proclamé sa suppression soudaine.
Ce qui est véritablement « sauvage » (en ce même sens de : *en marge de la règle et de la loi*)*,* ce sont les mesures prises contre Écône. Étant en marge de la règle et de la loi, elles n'ont aucune valeur. Mgr Lefebvre les tient pour juridiquement nulles. Il a manifestement raison.
\*\*\*
La revue ITINÉRAIRES publiera prochainement (c'est-à-dire sans doute dans son prochain numéro, le 195) tout le dossier du déroulement de cette affaire, avec tous les documents.
Dès maintenant, précisons et résumons ici l'essentiel. La plupart des informations publiées dans la presse à ce sujet sont fausses, comme d'habitude : soit par malveillance, soit par incompétence, l'une n'excluant pas l'autre.
Voici ce qu'il en est.
Les mesures « sauvages » contre Écône ont été prises en réalité par le Saint-Siège. Les décisions publiées sur place par Mgr Mamie, évêque de Lausanne, en accord avec Mgr Adam, évêque de Sion, ne sont que des mesures d'exécution. Mgr Lefebvre a été jugé et condamné au plus haut niveau par une commission ad hoc, composée de trois cardinaux et opérant sur mandat exprès du souverain pontife.
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Cette commission a ordonné :
1\. -- La dissolution immédiate de la « Fraternité sacerdotale saint Pie X », fondée et dirigée par Mgr Lefebvre.
2\. -- La fermeture immédiate des maisons de cette Fraternité, et donc du séminaire d'Écône.
3\. -- L'interdiction absolue aux prêtres et aux fidèles d'apporter quelque secours que ce soit à Mgr Lefebvre et à ses collaborateurs.
La cruauté véritablement sauvage de la décision est presque sans précédent. A la prendre au pied de la lettre, Mgr Lefebvre aurait dû, lorsque le 10 mai la lettre des trois cardinaux parvint à Écône, jeter à la rue, dans l'heure, élèves et professeurs. Pour trouver des cas d'une cruauté analogue, il faut remonter aux mesures prises contre l'Action française. Mais la triple décision romaine, outre sa cruauté, est *sauvage* au sens que nous avons rappelé elle est *en dehors de toute règle et de toute loi.* Elle résulte d'une fourberie monumentale.
En effet, la commission des trois cardinaux avait entendu Mgr Lefebvre le 13 février et le 3 mars. Mais elle l'avait trompé. Elle lui avait dissimulé qu'elle était un tribunal constitué par mandat exprès du pape pour le juger. Elle lui avait caché les chefs d'accusation, et jusqu'au fait qu'il était accusé. Elle lui avait donné à croire qu'il s'agissait de simples entretiens privés, à titre de pure information.
Ces trois cardinaux étaient Garrone (président), Tabera et Wright, que nous connaissons certes de longue date comme des cardinaux diversement indignes, et à qui nous ne manquerons pas de faire publiquement honte de leurs méfaits en cette occasion et en quelques autres. En particulier, Wright est bien connu en France comme le cruel persécuteur de l'abbé Jamin ; Wright est ce misérable bureaucrate qui enjoint d' « obéir à tous les ordres de l'évêque », dans le cas précis, où l'évêque ordonne (entre autres) un missel qui inculque comme « rappel de foi » que la messe n'est pas un sacrifice et qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ». Garrone est bien connu en France lui aussi, Toulouse se souvient ; et nous nous souvenons pour notre part du témoignage de Georges Suffert ; nous en reparlerons. Quant à Tabera, c'est le moins connu, mais c'est le pire des trois.
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Donc Mgr Lefebvre a bien été « entendu » par eux, mais sans savoir qu'il était devant un tribunal et sans pouvoir se défendre, puisqu'il ignorait jusqu'au fait qu'il comparaissait en accusé.
Une telle fourberie suffit à disqualifier, c'est évident, toute la procédure menée contre lui.
Il se peut d'ailleurs que les trois cardinaux aient été innocents sur le moment. Nous ne disons pas cela pour les faire bénéficier d'une indulgence de faveur, mais parce que nous savons quels sont les procédés et procédures du Vatican d'aujourd'hui, où règnent le cardinal Villot, sa secrétairerie et son parti. Il est possible que les trois cardinaux quand ils entendirent Mgr Lefebvre le 13 février et le 3 mars, n'aient pas su eux non plus qu'ils l'entendaient ès-qualités de juges désignés et constitués par mandat exprès du saint-père ; il est possible que cette qualité leur ait été menteusement décernée après coup. Mais quelle qu'ait été la date de la fourberie, et que les trois cardinaux en aient été les auteurs ou simplement les instruments, dans un cas comme dans l'autre leur sentence est nulle.
\*\*\*
Il faut savoir aussi que la sentence sauvage des trois cardinaux ne se fonde point sur la visite apostolique qui avait eu lieu à Écône en novembre 1974. Les deux visiteurs apostoliques envoyés par le Saint-Siège, deux Belges, le bibliste Mgr Descamps et le canoniste Mgr Onclin, s'étaient assurément montrés hostiles et malveillants, surtout le second des deux, au cours des trois journées de leur inquisition. Mais ils n'avaient finalement rien trouvé. La messe ? Théoriquement, elle n'est pas en question. Les trois cardinaux ont « écarté le problème de la liturgie ». Ils ont déclaré à Mgr Lefebvre qu'il « aurait mieux fait, en cette matière, d'obéir (sic) à Mgr Adam », mais que le pape leur avait demandé de « ne pas insister sur la liturgie » dans leurs conversations avec le fondateur d'Écône ; seulement sur son « attitude à l'égard du pape et du concile ». Les cardinaux sont en principe dignes de foi quand ils rapportent les paroles du pape. Dans les circonstances actuelles, cependant, et s'agissant de ces cardinaux-là, il convient de faire toutes réserves. Les cardinaux en question ont dit que le pape avait dit ; c'est un fait, nous en prenons acte. Nous n'en concluons pas qu'il est certain que le pape l'a réellement dit.
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La sentence ordonnant la fermeture d'Écône ne se fonde sur rien qui se soit passé à Écône ; elle se fonde uniquement sur la « Déclaration » de Mgr Lefebvre rédigée le 21 novembre 1974 et publiée dans ITINÉRAIRES de janvier 1975.
C'est l'affrontement fondamental entre la religion catholique et la nouvelle religion qui colonise l'administration ecclésiastique. Cet affrontement est inévitable, et son issue n'est aucunement douteuse. La religion catholique sera de plus en plus persécutée, au besoin jusqu'à la mise à mort de ses fidèles (par le bras temporel du parti communiste), mais elle demeurera indomptable et invaincue. L'administration ecclésiastique, si elle n'arrive pas à se déprendre et décoloniser, sera immanquablement détruite, au moins dans ses formes et procédures actuelles, qui sont atypiques, illicites et sauvages, et son personnel, après l'ivresse plus ou moins longue de la puissance mondaine et du despotisme, sera finalement déshonoré devant l'histoire et devant Dieu. Sans parler de ceux qui le sont déjà, comme les Wright, Tabera et Garrone.
Les trois cardinaux ont demandé à Mgr Lefebvre de rétracter sa « Déclaration ». Il a refusé. Ils lui reprochent de ne pas professer en théorie et de ne pas consentir en pratique une obéissance inconditionnelle au pape actuel. Or l'obéissance inconditionnelle, même s'il s'agit du pape, n'est pas catholique. C'est à Dieu seulement et à la loi de Dieu qu'un catholique obéit inconditionnellement. Il obéit aux autorités humaines, civiles ou ecclésiastiques, à la condition que leurs ordres n'aillent pas contre la loi de Dieu. C'est véritablement un point de doctrine et c'est véritablement un point de foi qui est en cause. L'article de *L'Osservatore romano* du 7 mai, qui attaque la revue ITINÉRAIRES à propos de la « Déclaration » de Mgr Lefebvre, est un article théologiquement navrant, d'un très bas niveau intellectuel. Dans un prochain numéro de la revue, nous y reviendrons en détail.
La vérité catholique est qu'on n'obéit pas aux ordres par lesquels le pape Alexandre VI Borgia organise ou favorise le mensonge, la fornication, l'assassinat. La vérité catholique est qu'on n'obéit pas aux ordres par lesquels le pape Honorius I^er^ protège et propage l'hérésie, ce qui lui valut d'être explicitement et nommément condamné comme hérétique par ses successeurs.
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Pareillement, aujourd'hui, nous ne pouvons pas obéir et nous n'avons pas à obéir aux ordres, décrets, sentences et notifications abominables dont on prétend, sans au demeurant nous le prouver jamais, qu'ils viennent de Paul VI en personne : les ordres abominables qui organisent et imposent depuis dix ans l'autodestruction de l'Église, la falsification de l'Écriture, la décomposition de la sainte messe, l'adultération du catéchisme, l'apostasie immanente.
La commission cardinalice, par la bouche du sinistre cardinal Tabera, a d'ailleurs déclaré à Mgr Lefebvre :
-- *Ce que vous faites est pire que tout ce que font les progressistes.*
Aveu décisif.
Cela revient à dire que la nouvelle religion permet tout, sauf la tradition catholique, qui est le pire à ses yeux. C'est bien ce que nous avions compris.
Et c'est pourquoi on n'ordonne ni la dissolution ni la fermeture des sociétés et maisons religieuses dont les « célébrations eucharistiques » ont pour intention avouée de « faire simplement mémoire », avec accompagnement de chants marxistes et de danses érotiques. Mais on prétend ordonner la fermeture d'Écône.
A la parfaite et sainte sérénité qu'on lui connaît, Mgr Lefebvre joint une parfaite et sainte fermeté, que l'on connaît peut-être moins, mais qui va se faire mieux connaître, puisqu'on l'y oblige. Confiance ! D'une manière ou d'une autre, le séminaire continuera. Et nous lui continuerons, cela va sans dire, notre respect, notre affection, notre soutien.
Jean Madiran.
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### Pour les petits enfants
*Communiqué de DMM*
*Comtesse de Ségur :\
Bible d'une grand'mère*
Pendant les vacances
Depuis le 15 mai la « Bible d'une grand'mère » est disponible. Les exemplaires commandés avant cette date ont pu être acheminés alors que le fonctionnement des postes était encore à peu près satisfaisant. Depuis cette date nous avons fait de notre mieux pour accélérer nos envois mais ne pouvons rien sur les délais postaux.
Les premiers résultats de nos annonces, envois et distributions de prospectus ont été encourageants : loin cependant de correspondre à l'enjeu : un livre de 448 pages, en deux couleurs, cartonné, c'est pour nous un gros morceau. Et il y a les deux suivants : l'*Évangile* et les *Actes des apôtres.*
Il est donc nécessaire que ce premier livre trouve un accueil plus large, beaucoup plus large. Les cinq cents personnes environ -- qu'elles soient vivement remerciées -- qui avaient acheté la « Bible » à la fin du mois de mai doivent devenir mille. Nous disions dans notre note de la fin mai que c'était un minimum pour que nous puissions entreprendre la suite.
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*Nous voudrions maintenant demander à tous ceux qui le peuvent de faire connaître ce livre pendant les vacances* le lire aux enfants rencontrés, le prêter aux parents, le montrer, en parler. Bien entendu nous tenons des prospectus à la disposition des personnes qui penseraient pouvoir en distribuer.
Avant de passer à autre chose nous tenons à remercier ceux ou celles qui nous ont déjà aidé dans notre effort de diffusion : nous les remercions de l'avoir déjà fait, nous les remercions de continuer ; et nous remercions ceux ou celles qui vont s'y mettre. Il y a de quoi faire :
Retards et mésaventures
Nous avons fait de notre mieux pour prévenir que ce livre allait sortir, qu'il était sorti, pour alerter le plus grand nombre. Pour ce faire nous n'avons écarté aucune technique de publicité : distribution de prospectus aux sorties de réunions et de messes, envois de prospectus en quantité aux écoles et associations amies, publicité dans la presse, etc. Cette façon de procéder nous a conduit à donner un ordre de publicité payante à deux quotidiens : *L'Aurore, --* dans la page de la chronique du R.P. Lelong ; *La Croix, --* dans une page d'analyses de livres.
Notre annonce est passée deux fois dans *L'Aurore* aux dates et emplacements demandés, sans difficultés.
*La Croix* a refusé de passer cette même annonce dont voici le texte :
Comtesse de Ségur BIBLE D'UNE GRAND'MERE, 448 p., 2 coul., cartonné 48 F. Un vrai cadeau pour les communions DOMINIQUE MARTIN MORIN 96, rue Michel-Ange, 75016 Paris.
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On sait peut-être qu'un journal n'est pas tenu d'accepter une annonce publicitaire (sauf dans certains cas) non plus que de donner les raisons de son refus d'insertion. Mais dans notre cas la raison ne fait aucun doute. Elle est bien claire. Au reçu de notre ordre écrit, un service de rédaction de *La Croix* nous a demandé téléphoniquement ce que c'était que « DMM » et ce que nous éditions. Ce bref entretien prit fin sur l'indication du fait que *nous étions bien les éditeurs du livre de Mgr Lefebvre.* Il fut rapidement suivi d'un second, encore plus bref que le premier : *Votre annonce est refusée.* Point. Au revoir. Ou au diable, on ne sait.
La volonté de nous exclure en tant que, ou parce que, nous sommes éditeurs de Mgr Lefebvre n'a pas toujours la fermeté du refus de *La Croix ;* il est des façons obliques de refuser, de faire silence.
Celle de la *France catholique,* entre autres exemples, -- hebdomadaire choisi pour les mêmes raisons que *La Croix* quotidienne : tenter de prévenir de notre réédition quelques catholiques égarés, -- celle de la *France catholique* donc, qui nous a fait savoir qu'il était nécessaire d'examiner le livre que nous souhaitions annoncer avant d'accepter notre ordre ; qu'après cet examen nous aurions une réponse : foi de *France catholique.*
On aurait pu penser que nous étions exclus comme éditeurs de l'Ordinaire de la Messe selon le missel de Saint Pie V. Que nous étions comme excommuniés pour cette raison. Il n'en est rien : depuis cinq ans (presque) que nous avons fait cette édition, nous l'aurions constaté. Non, ce n'est pas cela ; car de la messe ils s'en moquent.
Nous ne racontons pas ces mésaventures pour attirer l'attention sur les conditions de notre travail et sur les mœurs de la presse dite catholique. Mais pour mettre en évidence, par une anecdote, la vigilance dont on fait preuve dès qu'il s'agit d'étouffer ce qui de près ou de loin touche à Mgr Lefebvre. Notre point de vue n'est pas très élevé il ne faudrait pas sous-estimer ce qu'il permet de voir : une détermination minutieusement appliquée d'en finir avec cet évêque anté-conciliaire.
Ceci dit, que nous avons pensé utile de rapporter, il n'y a pas eu que ces difficultés. Il y a eu aussi les retards postaux qui ont ralenti l'acheminement de nos colis et perturbé sérieusement la distribution de la note de DMM datée de la fête de la Très Sainte Vierge Marie Reine et reproduite ci-dessous.
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Trois livres introuvables
Les trois livres où la Comtesse de Ségur raconte l'Ancien et le Nouveau Testament sont introuvables. Ils sont si bien introuvables que pour disposer de textes sûrs, nous avons dû faire microfilmer l'édition originale de deux d'entre eux à la Bibliothèque Nationale. D'ailleurs voici les dates des dernières éditions pour autant que nos recherches aient bien été exhaustives : *Bible d'une Grand'mére,* Hachette, Paris, 1934 ; *Évangile d'une grand'mére,* Hachette, Paris, 1933 ; *Les Actes des Apôtres,* Hachette, Paris, 1935. Une réédition dont nous n'avons trouvé qu'une trace a été tentée, en 1947, à Lyon, par les éditions Optic. A notre connaissance seul *l'Évangile* fut mis en vente.
Il y a donc quarante ans que ces livres ne sont quasiment plus sur le marché. *Ces trois-là seulement.* Alors que toute l'œuvre romanesque de la Comtesse de Ségur est constamment rééditée. Pensant que ceci était bizarre nous avons cherché ce qu'il pouvait bien y avoir. Et nous avons trouvé que la Comtesse de Ségur était une chrétienne anti-libérale, une catholique du Syllabus, qui lisait le Cardinal Pie et fréquentait Louis Veuillot. Une pelée, une galeuse. Sensiblement au même titre que si, aujourd'hui, Madame de Ségur, soutenait l'œuvre de Mgr Lefebvre, lisait *Itinéraires,* voyait ce croquemitaine de Madiran, et, non contente d'être russe, était anti-communiste.
Chose curieuse ces quarante années sans réédition de ces trois livres ressemblent assez bien aux « quarante ans » dont parlait naguère François Cardinal Marty ; ces « quarante ans » que Jean Madiran relève dans « Réclamation au Saint-Père » (chap. III, pp. 49-72). Bizarre autant qu'étrange. Et sans doute concluant.
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Trois livres bien écrits, complets et sûrs
Les récits présentés sous forme de dialogue sont vifs et bien écrits car la Comtesse de Ségur est un bon écrivain français ce qui n'est pas très fréquent dans la littérature destinée aux enfants. Madame de Ségur s'adresse tantôt aux plus petits de ses petits-enfants tantôt aux aînés. Elle explique un mot, rit d'une réflexion, commente un fait, rétablit le calme lorsqu'on s'échauffe, puis reprend fermement le fil de son récit. On sent que chaque ligne de ce texte, chaque répartie des dialogues, procèdent d'une maternité chrétienne rayonnante.
Il y a dans ces livres beaucoup plus, matériellement et surnaturellement, que dans la plupart des autres livres actuellement disponibles.
Beaucoup et même énormément plus matériellement car ces livres sont très abondants : entre 300 et 450 pages assez pleines -- mais très découpés : chaque livre comprend 150 à 250 chapitres.
Surnaturellement plus car ils sont catholiques à plein. Rien de prédigéré, d'édulcoré, de sucré. Ils s'opposent par chacune de leurs phrases au texte suant de modernisme de presque tous les extraits, morceaux et récits modernes d'histoire sainte.
Notre présentation
Donc nous rééditons des livres solides, sérieux et en même temps pleins à ras bord de cette étonnante gaîté chrétienne qui se faufile partout.
Nous avons conçu cette réédition en deux couleurs et nous avons mis quelques agréments typographiques. Mais les enfants n'y trouveront pas les illustrations rutilantes habituelles et, dès la première page, un Adam multichrome digne rival de Tarzan en technicolor. Non plus que l'univers des dessins de Walt Disney. Non plus que des gribouillis enfantins dits naïfs. Ni même des photographies, qui paraissent plus légitimes, des Lieux Saints et du Moyen-Orient.
Disons-le : actuellement nous sommes contre. Tout ce que nous trouvons nous conduit à ne pas plaquer des illustrations contre des textes de ce genre.
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D'une part, ça ne fait que distraire et exciter une curiosité souvent vaine, parfois malsaine. Témoins ces images, plus stupides encore qu'ignobles, où, sous prétexte de montrer notre mère Ève chassée du Paradis, on expose la nudité d'une effeuilleuse aussi capiteuse qu'éplorée. D'autre part, aujourd'hui, d'innombrables reportages photographiques, atlas et autres albums documentaires, permettent de constituer aux enfants une bibliothèque considérable sur ces sujets. Mais ce faisant, on fera bien de ne pas oublier que dans un nombre de cas toujours plus grand, ni les curés, ni les parents, ni les enfants qui possèdent tous ces arsenaux, ne savent un traître mot de l'histoire de leur religion.
Ces livres sont des livres « sacrés ». Un livre qui raconte l'Ancien Testament ou le Nouveau Testament, n'est pas un album d'images à feuilleter distraitement ni une bande dessinée à dévorer frénétiquement. C'est un livre d'instruction, de l'instruction la plus haute, la plus importante : d'instruction religieuse. C'est à cela que correspond un certain caractère de gravité de notre présentation. Gravité que les enfants découvriront progressivement si leurs parents commencent par lire ces récits à haute voix. Ce que nous croyons être la meilleure façon de procéder car ces ouvrages sont plutôt destinés à être lus et commentés qu'à être remis directement aux enfants.
Trois livres qui plaisent aux enfants
C'est entendu, dira-t-on, ces livres sont bien écrits (on s'en doutait un peu), complets et sûrs. Mais : plaisent-ils aux enfants d'aujourd'hui ? S'ils leur plaisent ? Pour ça oui. On en sait quelque chose dans deux ou trois familles que nous connaissons où les parents ne peuvent abandonner la lecture à haute voix que gorge sèche. Et Mademoiselle Quenette comme Mademoiselle de Pas qui ont bien voulu examiner ces livres, en permettre la lecture et en pratiquer la lecture aux élèves de la Péraudière et de Malvières le disent aussi : les petits chrétiens, toujours affamés de connaissances religieuses, estiment la nourriture appétissante et laissent aller leurs appétits qui sont solides.
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Ces livres plaisent parce que l'Histoire Sainte est aussi une histoire merveilleuse, infiniment plus variée, plus aventureuse, plus mystérieuse, plus réaliste, que tous les livres d'aventures et de mystères, que tous les contes de fées et autres récits d'exploration.
Ces livres plaisent surtout parce que cette histoire vertigineuse est celle de notre religion et que les âmes baptisées ont l'attrait de la connaître dès lors qu'on la présente droitement.
DMM.
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### S'il vous faut une garantie d'usage je vous donne la nôtre
par Luce Quenette
*ON peut croire une expérience de plus de trente ans d'enseignement. Ce n'est pas seulement depuis l'affreuse crise des dix dernières années que les enfants sont privés de toute connaissance de l'Histoire Sainte. C'est depuis bien plus longtemps. Les* « *nouveaux *» *de tous âges arrivent à l'école avec cette infirmité : l'ignorance de ces récits, moelle et sang de notre Tradition : Joseph, le Pharaon, Moïse sauvé des eaux, Samson, Samuel, Saül et David, Job, Tobie, Judas Maccabée... Et ce qui en résulte est beaucoup plus grave : la méconnaissance de la pérennité de notre foi par les figures et les prophéties, preuve de la divinité du Sauveur et de son Église, merveilleux accord de l'Ancien et du Nouveau Testament pour les fils de la Promesse. C'est le nerf de l'axe de la Tradition, une colonne maîtresse de l'Instruction religieuse.*
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*Voilà ce que donnait la famille avant l'école. Voilà ce que les écoles dites catholiques ne donnent plus ou, ce qui est pire, déforment et trahissent. Voilà ce qu'il est urgent que la famille reprenne activement en mains.*
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*La* « Bible d'une grand'mère », *Éditions Dominique Martin Morin, nous donne l'instrument pratique, complet, intelligent, poétique, éminemment familial, puisque l'auteur, c'est une grand'mère, puisque c'est la Comtesse de Ségur, mère du très sûr, savant et pieux Monseigneur de Ségur. Votre travail est fait.*
*Votre devoir est évident.*
*Et, s'il vous faut une garantie d'usage, je vous donne la nôtre : la* « Bible d'une grand'mère » *est notre affaire, et nous sommes très difficiles.*
*Enfin, la beauté, l'art ne furent jamais plus nécessaires à l'imagination et à la sensibilité des enfants. Ces récits divins, nous les leur devons dans la pure ligne de la foi, mais aussi comme transmission d'un patrimoine d'images sacrées.*
Luce Quenette.
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### Rien qui ne soit dans l'Écriture
par Joseph Thérol
« Comtesse de Ségur, née Rostopchine, femme de lettres française, née à Saint Petersbourg (1799-1874). Auteur d'ouvrages pour la jeunesse : *Les Malheurs de Sophie, Le général Dourakine. *»
Ouvrages pour la jeunesse ? Oui, mais qui comportent de grandes leçons intéressant aussi les adultes. Or, si les romans de la chère Comtesse plaisent aux enfants, les parents d'aujourd'hui sont-ils encore nombreux à savoir que tous ces livres proposent d'excellentes leçons d'éducation ? Le R.P. de Parvillez, aumônier des écrivains catholiques, hélas disparu, ne le cachait pas : il relisait tous les ans quelques ouvrages de Madame de Ségur et affirmait y trouver la preuve qu'on peut faire de la bonne littérature avec de bons sentiments, et aussi d'excellents éducateurs avec la méthode *rostopchinienne* fondée sur la justice et la tendresse.
En tout cas la Comtesse Sophie avait tant de succès que son éditeur accepta volontiers qu'elle se transforme en prédicateur. A cette époque en effet -- et cinquante ans plus tard cela se pratiquait encore dans des familles que nous avons bien connues -- le père ou la mère, après le dîner, avant que ne passât le marchand de sable, lisait quelques pages de l'Écriture ou d'une vie de saint.
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Voici donc Sophie Rostopchine, comtesse Eugène de Ségur, entourée de ses petits-enfants, sauf les plus petits dont les yeux sont déjà fermés. De tous les autres -- il y en a au moins quinze -- les oreilles sont grandes ouvertes. Quand nous rentrons au salon, grand'mère raconte l'Ancien testament qui sera bientôt publié et que DMM vient de rééditer.
Bonne-maman est souvent interrompue par des pourquoi, des qui est-ce que, des cris d'étonnement ou d'indignation. Toujours souriante, elle explique patiemment, définit, arbitre entre l'un et l'autre, avec un bon sens et une sagesse dignes de sa sainte patronne (pour qui l'ignorerait, rappelons que Sophie veut dire sagesse). Puis elle revient au récit de l'histoire la plus extraordinaire qu'aient jamais vécue des hommes et des peuples. Tellement extraordinaire que la narratrice précise à son jeune auditoire (p. 316) qu'elle « ne raconte rien qui ne soit pris dans l'Écriture ». Certes toute la Bible n'est pas là, en particulier ce que les enfants sont trop jeunes pour comprendre, mais au bout du compte, rien ne manque d'essentiel.
Point d'effort à faire pour retenir l'attention des enfants ; tout ce que rapportent les livres historiques de la Bible est une suite d'aventures qui dépassent à tel point l'imagination que l'on est bien obligé d'admettre qu'elles sont vraies, que les choses se sont passées ainsi. Oui, ces mille et dix mille miracles sont historiques : la Mer Rouge ouverte, le cours du soleil suspendu, Daniel dans la fosse, les trois jeunes gens dans la fournaise, Jonas et la baleine, les murs de Jéricho, etc.
Mais si enfants et adolescents -- nous en avons encore la preuve tous les soirs -- sont captivés par ces récits que l'on tente d'éclipser à force de supermen et de fantômes en bandes dessinées -- ne nous contentons pas de savoir gré à notre auteur de les avoir si bien rapportés. Signalons aux parents l'une ou l'autre des leçons dont ils peuvent et doivent profiter.
Ont-ils entendu parler de préfigure et de préfigurations ? Non ! Qu'ils se renseignent ! Autant que la religion, l'histoire y est intéressée. Exemples : Où donc Abraham a-t-il préparé le sacrifice de son fils Isaac ? Sur le mont Moria, où s'élèvera plus tard cette Jérusalem qui verra Dieu livrer son Fils unique au sacrifice de la croix pour le salut éternel des hommes de bonne volonté.
20:195
Aaron, si faible devant le peuple (p. 148) ne préfigure-t-il pas Pilate abandonnant Jésus qu'il sait innocent ? S'agit-il de Josué sauveur du peuple d'Israël ? La comtesse de Ségur n'oublie pas de dire que son nom était une autre forme du nom de Jésus « qui en hébreu signifie Sauveur ». Toutes ces préfigures du Christ prouvent qu'en accomplissant les Écritures, comme le rappellent plusieurs fois les Évangiles, Jésus s'est signalé comme le vrai Messie promis.
Au peuple juif pérégrinant à la fois dans le désert et dans le doute, Dieu dicte du haut du Sinaï -- et tout le peuple entend sa voix -- la loi qui assurera l'ordre, la concorde et la paix : ce sont les dix commandements. Pendant une absence de Moïse retenu par Yahvé sur la montagne, le peuple, sept jours après avoir entendu la voix de l'Éternel, demande à Aaron, le grand-prêtre frère de Moïse, des dieux plus accessibles. Au lieu de condamner cette désobéissance, Aaron pousse le libéralisme, c'est-à-dire la faiblesse, jusqu'à fabriquer le fameux Veau d'or. Les jeunes auditeurs de grand'mére ne s'y trompent pas : un veau, même en or, à la place de Dieu, c'est tout de même inadmissible. Ils s'écrient qu'Aaron est un lâche, que sa lâcheté est une offense à la foi et une insulte à Dieu. Cependant que, tout heureux d'avoir un chef si complaisant, les Juifs font fête à leur veau -- on va pouvoir épouser des filles étrangères, répudier, s'assouvir ; autrement dit : contraception, pilule, divorce, union libre -- Moise redescend de la montagne. Il voit l'idole, la brise, appelle à lui les enfants de la fidèle tribu de Lévi et, sur l'ordre de Dieu, leur commande de mettre à mort tous les hommes qu'ils rencontreront en traversant la foule. Punition terrible, mais que les Juifs eux-mêmes trouvèrent si méritée que personne ne protesta et que tous les survivants firent pénitence. Apaisé par Moïse Dieu accepta de refaire alliance avec son peuple et de lui rouvrir le chemin. Bonne leçon d'abord pour le peuple élu si souvent infidèle et toujours puni ; ensuite pour les chefs d'État qui ne pensent qu'économie, c'est-à-dire veau d'or ; enfin devons-nous le dire ? pour les chefs religieux.
21:195
Mais poursuivons avec la Comtesse de Ségur. Moïse et les lévites sortent du camp le tabernacle où est déposée l'Arche d'Alliance, signe manifeste de l'amitié de Dieu retrouvée. Seuls, les lévites, tribu de prêtres, pourront toucher les choses sacrées renfermées dans le tabernacle afin d'aider Moïse et Aaron pour les sacrifices et les cérémonies religieuses : tel est l'ordre de Dieu. Deux des fils d'Aaron, prêtres eux-mêmes, désobéissent. Ils tombent aussitôt foudroyés. Il y aura d'autres exemples de châtiments semblables. Une fois pour toutes la comtesse de Ségur tire la leçon (p. 156) : « Dans les choses du culte de Dieu, il n'y a rien de petit et les fautes du prêtre sont bien plus graves que celles des autres hommes. » Est-il besoin de commenter longuement pour monter combien sur ce point la Bible est actuelle ?
En rééditant cet ouvrage de la comtesse de Ségur, les éditions Dominique Martin Morin redonnent le goût de cette indispensable lecture : indispensable pour nourrir une fois vivante et éclairée.
Leur livre est agréable à voir, bien imprimé, riche d'une table des matières détaillée qui permet d'aller tout de suite à ce que l'on cherche. Il est solidement relié et fait pour durer, afin que les enfants de nos enfants puissent, eux aussi, à leur tour, y trouver agrément et profit.
Joseph Thérol.
22:195
## ÉDITORIAUX
### La messe ignorée
AVEC quelques précautions, mais des précautions somme toute assez sommaires, le parti au pouvoir met en place dans l'Église, depuis six ans, une autre doctrine et une autre pratique de la messe : une doctrine et une pratique où il s'agit, par la « célébration eucharistique », de faire *simplement mémoire.* Cette mise en place s'accompagne, à l'adresse des inquiets qui posent quelques timides questions, d'assertions péremptoirement rassurantes :
-- *Mais vous ne savez donc pas* (ou bien, plus perfidement : on avait trop oublié dans l'Église) *que la messe est un mémorial. Il s'agit effectivement de faire mémoire. C'est l'ordre donné par le Christ dans l'Évangile : Faites ceci en mémoire de moi.*
Une telle présentation fait sursauter tout baptisé instruit du minimum des connaissances nécessaires au salut. Elle ne fait plus sursauter la masse catholique confinée dans l'obéissance aveugle. Plus encore que trahie, la messe est ignorée.
#### I. -- Quelques faits déjà historiques
Depuis six ans, nous avons subi des événements qui n'étaient pas accidentels. Ils résultaient d'une ligne générale et d'une volonté résolue. S'il n'en avait pas été ainsi, les responsables auraient démenti, rectifié, corrigé. Ils en eurent tout le temps et toutes les occasions. Ils ont au contraire laissé trois faits, entre autres, acquérir en apparence l'autorité du juste et du vrai bien établis.
**1. -- **Depuis 1969, l'épiscopat francophone, avec l'accord au moins passif du Saint-Siège, inculque aux fidèles, par la voie officielle de leur nouveau missel des dimanches, et au titre de « rappel de foi », que la messe n'est pas un sacrifice, et qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire » : traduction exacte et même littérale de la « sola commemoratio » condamnée en propres termes par le concile de Trente.
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**1. -- **Assaillis de questions, de réclamations, de supplications, de protestations formulées sur tous les tons et dans tous les genres littéraires, privés et publics, de la désolation à l'indignation, les évêques francophones, ni collégialement ni individuellement, n'ont pris position sur ce prétendu « rappel de foi ». Ils n'ont rien fait pour l'empêcher de s'installer à demeure dans la doctrine et la pratique de l'obéissance aveugle qu'ils réclament d'autre part.
Depuis déjà longtemps, il n'est plus possible de supposer que ce consentement au moins passif résulterait d'une inadvertance ou d'une négligence.
**3. -- **L'épiscopat et chaque évêque en particulier demeurant officiellement muets, nous avions demandé à nos lecteurs d'écrire en privé à leurs évêques. Beaucoup l'ont fait, souvent sans énoncer leur qualité de lecteurs d'ITINÉRAIRES. Beaucoup ont obtenu des réponses personnelles et nous les ont communiquées. Toutes ([^1]) sont favorables, -- plus ou moins, mais favorables, -- au prétendu « rappel de foi ». Les seules réserves, d'ailleurs rares, consentent tout au plus qu'il y a peut-être une équivoque, mais dans ce cas font porter la faute principale sur les récriminateurs qui en profitèrent pour comprendre de travers et lancer de méchantes attaques contre un épiscopat si honorable et si méritant.
La ligne moyenne des réponses épiscopales privées se résume en substance dans l'assertion péremptoirement rassurante déjà mentionnée, répétons, relisons :
-- *Mais vous ne savez donc pas, et à vrai dire l'on avait trop oublié dans l'Église, que la messe est un mémorial. Il s'agit effectivement de faire mémoire. C'est l'ordre donné par le Christ dans l'Évangile : Faites ceci en mémoire de moi.*
#### II. -- Conséquence inévitable
Voilà donc trois faits déjà historiques, constatables par qui voudra, et soigneusement constatés, enregistrés, commentés, mois après mois, dans ITINÉRAIRES.
24:195
L'archevêque de Paris, le cardinal suspect, le père Marty, a rappelé encore récemment (*La Croix* du 19 juin 1975) :
« *Dans un diocèse, l'enseignement religieux relève de l'évêque. *»
Vérité certaine dans sa généralité. Mais il est également certain que son application est suspendue dans le cas particulier d'un évêque responsable ou complice des trois faits historiques dûment constatés.
L'enseignement religieux qui relève du père Marty, dans la mesure précise où il en relève effectivement, n'est plus catholique.
Tout baptisé instruit dans la religion catholique le sait en toute certitude : un enseignement religieux qui comporte comme « rappel de foi » qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire », eh bien non, un tel enseignement n'est plus catholique. Quoi qu'il en soit, subjectivement, du degré d'inconscience ou de trahison de ceux qui ordonnent un tel enseignement et de ceux qui y collaborent.
Nous constatons des faits. Nous ne nous « érigeons » nullement « en tribunal », nous ne portons aucun jugement sur le point de savoir si le cardinal Marty est plutôt hérétique, ou plutôt ignorant, ou plutôt psychopathe, ou plutôt atteint d'indifférentisme religieux, ou autre chose encore. Nous appuyant sur les faits constatés, nous n'élevons contre sa personne et son autorité rien de plus, rien de moins qu'une suspicion légitime. Pour lui, il s'agit de « faire simplement mémoire ». Pas pour nous. Nous n'avons pas la même religion.
#### III. -- Précisions également historiques
Le père Marty a un don particulier pour aggraver son cas presque à chacune des paroles publiques qu'il prononce. (On se demande ce que peuvent être ses paroles privées.) Nous n'allons pas les relever toutes. Relevons du moins qu'à propos des « séminaristes d'Écône, il a parlé en ces termes de ceux qu'il nomme des « intégristes » :
« Ils sont sûrs de détenir la vérité contre le pape, contre les évêques, contre toute la communauté chrétienne. Ils s'accrochent au passé. Nous ne voulons pas les rejeter... »
25:195
\[non, bien sûr, il ne veut pas les rejeter : il veut seulement les recycler...\]
« ...Ce qui est grave, c'est qu'ils entraînent avec eux des chrétiens qui ne demandent bien souvent qu'à chanter la messe en latin. »
Le père Marty a ainsi énoncé, à deux niveaux différents, deux énormités caractéristiques :
**1. -- **Prônant une fois de plus l'obéissance aveugle et inconditionnelle, il accuse ceux qui s'y soustraient d'être coupablement « sûrs de détenir la vérité contre le pape, contre les évêques, contre toute la communauté chrétienne ». Mais il oublie que la preuve a été faite. Au moins une fois sous l'actuel pontificat. Récemment : en 1969-1970.
La preuve, c'est l'article 7.
Dans le nouvel Ordo Missae, la première version de l'article 7 du préambule (ou « institutio generalis ») fut signée et promulguée par Paul VI ; elle fut acceptée, au moins en apparence et passivement, par les évêques et la communauté chrétienne. Cette première version disait :
« La cène du Seigneur ou messe est la synaxe sacrée ou rassemblement du peuple de Dieu réuni, sous la présidence du prêtre, pour célébrer le mémorial du Seigneur. C'est pourquoi s'applique éminemment au rassemblement local de la sainte Église la promesse du Christ : *Là où deux ou trois sont rassemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux* (Mt., 18, 20). »
Deux cardinaux seulement, quelques prêtres, quelques laïcs s'élevèrent contre une telle définition de la messe.
Ils le firent en somme, selon la terminologie du père Marty, « contre le pape, contre les évêques, contre toute la communauté chrétienne ».
Ils étaient « sûrs de détenir la vérité », certes *oui,* parce qu'ils l'avaient reçue de la sainte tradition de notre sainte mère l'Église, et que l'article 7, signé et promulgué par Paul VI, portait offense et contradiction à cette sainte tradition.
Eh ! bien, l'article 7 a été corrigé. Sa nouvelle version a été à son tour signée et promulguée par le pape, et acceptée, au moins en apparence et passivement, par les évêques et la communauté chrétienne.
26:195
Cela aussi est, déjà, de l'histoire. Qui témoigne. Qui enseigne. Qui montre et démontre que, même sous le pontificat de Paul VI, de l'aveu de Paul VI lui-même, il y a eu au moins un point (et un point capital) sur lequel on avait raison d'être « contre ». Puisque le père Marty le dit, supposons qu'il le croit : il croit que les fidèles de la messe traditionnelle ne sont attachés, « bien souvent », qu'à « chanter la messe en latin ». L'attachement au latin, la volonté de « s'accrocher au passé », le père Marty comprend. -- En revanche il ne comprend pas du tout, il n'imagine même pas que l'on puisse s'attacher au saint sacrifice de la messe, en rejetant les célébrations où il s'agit de faire simplement mémoire. Cette différence entre la simple mémoire et le sacrifice est pour lui une futilité, en tous cas il le donne à penser, puisque jamais il n'y a consenti en public une seule parole officielle.
A ce point d'anomalie, il vient inévitablement à l'esprit l'hypothèse que l'on se trouve en présence d'une feinte, d'un mensonge, d'une fourberie. Mais de cette hypothèse nous ne faisons pas une thèse ; nous n'en avons pas besoin. L'anomalie supplémentaire apporte un supplémentaire fondement à notre suspicion légitime, qui est suffisante pour nous libérer de toute sujétion indue.
#### IV. -- L'ignorance qui fait la leçon
La doctrine et la pratique épiscopales du « simplement mémoire ». se sont forcément répandues, depuis six années, dans le peuple chrétien, en raison de son ignorance religieuse et de son habitude paresseuse de l'obéissance aveugle. En outre l'ignorance contemporaine n'est pas une ignorance timide, inquiète ou désolée. Elle est gonflée de toutes les drogues mentales quotidiennement injectées par l' « information » audio-visuelle, elle est pédante et impérieuse, elle est tranchante, elle est fanfaronne. La lettre que voici est une lettre parmi d'autres (une lettre effectivement reçue et non pas une synthèse de plusieurs lettres), mais elle représente très bien l'ensemble de celles que nous recevons du monde de l'obéissance aveugle et de l'ignorance religieuse, chaque fois que ce monde est mis en contact avec notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, qui circule beaucoup dans tous les milieux (la référence à « ITINÉRAIRES du 15 mai » y est évidemment une référence au VOLTIGEUR du 15 mai)
27:195
23 mai 75.
Monsieur Madiran,
Que je vous dise une bonne fois combien votre orgueil satanique m'écœure. Vous prétendez faire la leçon à toute l'Église, au pape, aux évêques, aux millions de fidèles qui ne sont pas plus idiots que vous. Quelle prétention !
Pour ne prendre qu'un exemple de votre entêtement d'après *Itinéraires* du 15 mai : vous épiloguez sur la fameuse phrase du missel : « faire mémoire ». Mais que lisez-vous donc en saint Luc, chap. XXII, verset 19 : « Faites ceci en mémoire de moi. » Et dans saint Paul (I Cor. XI, vers. 24) : « Faites ceci en mémoire de moi. »
Est-ce les éditeurs du missel que vous vilipendez qui ont inventé ce mot, ou évangélistes et apôtres parlent-ils pour ne rien dire ?
Vous êtes un infâme calomniateur et je pense que vous passerez quelques bonnes années au purgatoire pour expier tant de péchés graves contre la vérité et contre la charité.
L'orgueil vous perd et si je prie pour vous je demande une grâce d'humilité.
Oui, lettre parfaitement représentative de l'attitude et tout à la fois de la doctrine qu'au sujet de la messe l'épiscopat impose et répand dans la masse catholique.
Le plus important y est l'ignorance, qui est l'ignorance de tout le monde.
A cette ignorance générale et sûre d'elle qui, par obéissance aveugle, répète toujours les mêmes contresens, une fois de plus nous opposons :
1\. -- Le Christ Notre-Seigneur a dit : Faites ceci (en mémoire). Il n'a pas dit : faites mémoire. Et encore moins faites simplement mémoire.
2\. -- Cependant la messe « fait mémoire », oui, et elle est bien un « mémorial ». Elle est une *commemoratio*. Elle n'est pas *sola commemoratio*. Elle ne fait pas seulement mémoire.
3\. -- Nous ne prétendons pas faire la leçon au pape, aux évêques, aux éditeurs de missels, aux millions de fidèles qui ne sont pas idiots. Nous faisons tout autre chose. Nous écoutons de notre mieux, d'abord pour nous et pour notre salut, la leçon de l'Église sur le saint sacrifice de la messe ; et nous en portons témoignage pour le salut du prochain et pour l'honneur de Dieu.
28:195
4\. -- S'il se trouve que ce témoignage fasse leçon à des hiérarques et à des responsables, ce n'est pas notre faute mais la leur : la faute d'avoir contredit ou laissé contredire la doctrine certaine de l'Église ; la faute de n'en pas porter eux-mêmes témoignage dans l'exercice de l'autorité qu'ils ont reçue pour cela.
5\. -- La tradition catholique, la doctrine de l'Église enseignent en outre, comme l'exprimait Dom Guéranger (nous sommes en l'année du centenaire de sa mort) : *Quand le pasteur se change en loup, c'est au troupeau à se défendre tout d'abord. Régulièrement sans doute, la doctrine descend des évêques au peuple fidèle. Mais il est dans le trésor de la révélation des points essentiels, dont tout chrétien, par le fait même de son titre de chrétien, a la connaissance nécessaire et la garde obligée.* Ce n'est pas là une opinion aventurée, c'est un point bien établi dans la doctrine et la pratique constantes de l'Église à travers les siècles.
Mais tout cela et le reste, il ne suffit pas de le dire une fois ou deux, en résumé, par l'imprimé. Il faut l'*enseigner* et il faut l'*apprendre.* Aux futurs prêtres, dans des séminaires catholiques, comme fait Mgr Lefebvre. A tous les baptisés, par tous les moyens susceptibles de leur procurer l'instruction religieuse nécessaire au salut éternel.
#### V. -- Vers une conclusion pratique
Au moins deux publications françaises, commentant la condamnation sauvage portée contre Mgr Lefebvre, ont imprimé ceci :
*Écône n'a pu voir le jour que parce que les séminaires français, à quelques exceptions près, sont des officines néo-modernistes d'un catholicisme en décomposition, où il n'est pas question qu'un garçon. soucieux de servir l'Église du Christ dans l'orthodoxie et la piété aille se fourvoyer. *»
Les mots : « à quelques exceptions près » sont une erreur ou un mensonge.
Tous les séminaires diocésains de France, tous sans exception connue, sont actuellement des officines de décomposition.
29:195
Ceux qui osent écrire : « à quelques exceptions près », pourraient-ils donc citer ces exceptions ? les recommander ? prendre la responsabilité publique d'une telle recommandation ? Nous les mettons au défi de donner le nom et l'adresse en France de séminaires diocésains, ou interdiocésains, qui soient encore des séminaires catholiques.
Un séminaire français ne peut aujourd'hui demeurer catholique qu'en assumant la nécessité d'une opposition consciente à un épiscopat qui trahit. La principale fonction d'un séminaire est en effet de former des prêtres qui célébreront le saint sacrifice de la messe : il lui faut donc rejeter explicitement la doctrine et la pratique de l'épiscopat français, selon lesquelles « il s'agit simplement de faire mémoire ». Entre cet épiscopat et la messe catholique, il est impossible d'éviter de choisir, c'est un fait ; un fait, comme nous l'avons montré plus haut, qui est déjà un fait historique.
Il existe des incompatibilités insurmontables. La messe ne peut pas *être* et en même temps *ne pas être* un sacrifice. Elle ne peut pas être à la fois *simplement* une commémoraison et *davantage* qu'une commémoraison. Il y a là deux religions. L'une est la religion catholique. L'autre est celle du parti ennemi qui occupe les rouages directeurs de l'Église militante.
Tout cela est très clair et très certain (en même temps que très grave et très douloureux) aux yeux des baptisés qui sont suffisamment instruits des connaissances nécessaires au salut. Mais tout cela reste incompréhensible à ceux dont l'instruction religieuse est déficiente ou inexistante. La messe catholique ne serait pas tellement bafouée si elle n'avait été d'abord tellement ignorée.
\*\*\*
Pour que la messe ne soit plus ignorée il faut, c'est notre conclusion pratique, suppléer autant qu'il est en nous à la carence générale de l'instruction religieuse. A ceux de nos lecteurs qui nous auront suivi jusqu'en cette conclusion, nous proposons ci-après quelques annexes.
J. M.
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ANNEXE I
### Pour une nouvelle fondation
I. -- L'ignorance religieuse recouvre le monde et l'Église, au point de défigurer jusqu'à la loi naturelle et jusqu'au saint sacrifice de la messe.
Même les catholiques convaincus et fidèles qui font un usage volontairement réduit de la télé, de la radio, du cinéma, des journaux, subissent l'indiscrète et universelle pression audiovisuelle du monde moderne et des églises modernistes. Cette pression organise l'obscurantisme spirituel : elle diminue ou abolit les habitudes mentales et le goût de la connaissance religieuse ; c'est un déboisement intérieur par lequel s'atténuent ou disparaissent à la fois l'attrait et l'aptitude.
A cette ignorance religieuse grandissante, chaque catholique doit, selon son état et ses capacités, contribuer à opposer, d'abord en lui-même et pour lui-même, le remède de l'instruction religieuse.
Il doit s'instruire lui-même : entretenir et approfondir les connaissances nécessaires au salut. Il doit aider à s'instruire ceux qui dépendent de son autorité, ou de son influence, ou de son aide.
Mais ce qui lui manque le plus, à l'heure de l'autodémolition de l'Église, c'est d'avoir l'assurance qu'il le peut, et de savoir comment il le fera.
II\. -- Il importe donc de lui adresser une invitation, un encouragement, une assistance.
Dans le collapsus provisoire, mais qui se prolonge, de l'Église enseignante (laissant s'imposer administrativement le nouveau catéchisme et la nouvelle religion, avec ses nouveaux rites), les membres de l'Église enseignée, prêtres et laïcs, ne doivent pas se croire condamnés à la passivité, à l'inanition spirituelle, au désespoir. Ils ont les moyens d'accéder par eux-mêmes aux monuments et aux trésors de la doctrine commune, permanente, universelle de l'Église. Mais ils ont besoin de discernement, de résolution, de persévérance dans l'utilisation de ces moyens exactement repérés.
31:195
C'est pourquoi il faut inviter les catholiques à former entre eux des cellules d'étude de la doctrine commune de l'Église. Il faut les y encourager en réfutant les fausses raisons qui voudraient les en détourner. Il faut enfin les y assister en leur procurant un arsenal d'instructions et de documentation.
III\. -- L'expression « cellule d'étude » est ici employée par référence à la méthode des cellules qui fut mise en œuvre de 1946 à 1962.
Par cette méthode, une génération de catholiques s'instruisit elle-même de la doctrine sociale de l'Église que l'épiscopat enseignait de travers ou n'enseignait pas du tout. Aujourd'hui ce n'est plus seulement la doctrine sociale, c'est l'ensemble de la doctrine chrétienne qui n'est plus enseigné. La même méthode, librement reprise et adaptée, doit apporter à l'ignorance plus étendue d'une nouvelle génération le remède d'une instruction plus complète.
Cette méthode des cellules d'étude doctrinale n'est préconisée dans une finalité, religieuse par aucune œuvre explicitement catholique. La place, malheureusement, est libre. La tâche est à l'abandon alors qu'elle est plus nécessaire. Sans faire de concurrence à aucune autre organisation, sans ouvrir de contestations ni de controverses contre personne, il est souhaitable et possible de fonder une œuvre nouvelle ayant cette finalité spécifique.
IV\. -- L'intention de cette œuvre n'est pas de monopole ou d'annexion. La doctrine commune de l'Église appartient à tous. La méthode des cellules (qui n'est que la méthode traditionnelle des cercles d'études, adaptée à nos temps plus révolutionnaires) est à la libre disposition de qui veut l'employer. Ceux qui désirent travailler ailleurs ou isolément à la même tâche en ont pleinement le droit et méritent notre bienveillance fraternelle.
La fondation d'une œuvre distincte et identifiable est cependant nécessaire pour remplir une double fonction :
-- lancer et relancer ouvertement l'idée, faire savoir qu'une telle activité est urgente et légitime ;
-- organiser un centre de coordination, d'alimentation et d'entraide pour ceux qui voudront y avoir recours.
V. -- Dans sa fondation et son développement, cette œuvre nouvelle doit être exempte de tout esprit de récrimination à l'égard des œuvres déjà existantes qui sont simplement civiques, carrément politiques ou implicitement catholiques.
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Leur activité est utile au bien commun. Elles seraient illicites et dangereuses seulement dans la mesure où elles détourneraient leurs membres catholiques de se donner ailleurs l'instruction religieuse qu'elles ne leur donnent pas ; ou bien, ce qui reviendrait au même, dans la mesure où elles prétendraient en théorie ou feraient admettre en pratique que l'activité militante d'un catholique doit ou peut se limiter à elles-mêmes.
Les œuvres simplement civiques, carrément politiques ou implicitement catholiques ont évidemment besoin d'être complétées par une action doctrinale. Si elles n'y font pas obstacle, il n'y a aucune raison de les contester, de les combattre ou de les gêner. Il faut établir au contraire, par la complémentarité, une entraide réciproque.
VI\. -- L'œuvre d'instruction religieuse à constituer aura spécialement en vue :
-- les trois connaissances nécessaires au salut, qui sont résumées dans le catéchisme romain ;
-- le saint sacrifice de la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V ;
-- la version et l'interprétation traditionnelles de l'Écriture sainte ;
-- la doctrine sociale explicitement catholique, fondée sur le Décalogue, partie intégrante du catéchisme romain et des connaissances nécessaires au salut.
Cette œuvre d'instruction religieuse évitera en particulier de prendre le catéchisme romain sans le saint sacrifice de la messe ; et la loi naturelle sans les trois premiers commandements du Décalogue.
VII\. -- Avec la grâce de Dieu, cela se fera dans une humble fierté chrétienne, qui tirera sa règle et son honneur de la tradition catholique rappelée par les exhortations inoubliables du cardinal Pie et de Dom Guéranger :
*Il y a une grâce attachée à la confession pleine et entière de la vérité. Cette confession, nous dit l'Apôtre, est le salut de ceux qui la font ; et l'expérience démontre qu'elle est aussi le salut de ceux qui l'entendent.*
*Vous enseignerez que l'ordre surnaturel est obligatoire et inévitable ; que Jésus-Christ n'est pas facultatif et qu'en dehors de sa lai révélée il n'existe pas, il n'existera jamais de juste milieu. Vous enseignerez qu'il n'importe pas seulement que l'homme fasse le bien, mais qu'il importe qu'il le fasse par un mouvement surnaturel, sans quoi ses actes n'atteindront pas le but final que Dieu lui a marqué, c'est-à-dire le bonheur éternel des cieux.*
33:195
*Cet enseignement, il s'agira, pour les membres de l'œuvre nouvelle, de s'entraider à se l'enseigner d'abord à eux-mêmes ; et d'y gagner le prochain, s'il plaît à Dieu, par les œuvres de miséricorde corporelle et spirituelle.*
VIII\. -- L'œuvre nouvelle est donc pour le réconfort, le service, le réarmement intellectuel et moral de ceux qui, malgré les circonstances actuelles, n'abdiquent pas leur vocation d'affirmer la Royauté du Sacré-Cœur de Jésus par voie de témoignage explicite, d'assertion doctrinale, d'argument d'autorité, et pour cela, choisissent comme forme ordinaire d'activité de base l'étude en cellule de la religion révélée depuis les trois connaissances nécessaires au salut jusqu'à leurs applications et conséquences pratiques en tous domaines où sont engagés la responsabilité des laïcs et l'honneur du nom catholique.
IX\. -- Convaincu de la nécessité surnaturelle d'une telle fondation, j'ai résolu d'en prendre l'initiative. J'appelle ceux qui veulent m'y aider à m'apporter leur concours.
Jean Madiran.
11-18 mai 1975.
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ANNEXE II
### Note sur l'argument d'autorité
I. -- On appelle *argument d'autorité* l'argument qui invoque non pas un raisonnement ou une observation, mais le fait que *quelqu'un l'a dit :* quelqu'un dont on estime qu'il « a » ou même qu'il « est » une « autorité morale ». Exemple : « Notre civilisation est devenue aphrodisiaque, Bergson l'a dit. » Ou encore : « Aux âmes bien nées la valeur n'attend pas le nombre des années, Corneille l'a dit. »
II\. -- L'argument d'autorité est celui qui, en lui-même, a le moins de valeur concernant les choses que nous pouvons personnellement connaître par l'expérience et le raisonnement. Il est le contraire de « penser par soi-même ».
Cependant l'argument d'autorité est, à notre époque plus encore qu'à n'importe quelle autre, le plus universellement employé et le plus efficace. La plupart des opinions et connaissances que la plupart de nos contemporains tiennent pour vraies, ils ne les ont nullement « pensées par eux-mêmes », ils les croient en raison de l'autorité morale qu'ils attribuent (au moins en fait) à « la science », à « ce qui est maintenant admis », aux « nouvelles découvertes, aux « progrès modernes de la pensée », etc., toutes choses dont ils n'ont aucun discernement personnel : ils ont seulement, sur tout cela, ce que l'on appelle de l' « information », c'est-à-dire en fait des connaissances et des opinions préfabriquées, qu'on leur enfourne par argument d'autorité qui n'ose pas dire son nom.
Mais simultanément les mêmes détestent l' « argument d'autorité » si on le leur nomme et le leur explique, bien qu'ils en soient constamment esclaves sans le savoir.
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III\. -- L'argument d'autorité, qui devrait rester le plus faible et le moins apprécié quand il s'agit d'une autorité humaine, est en revanche souverain quand il s'agit de la révélation divine. Avoir la foi (la vertu théologale de foi), c'est croire ce que Dieu a révélé parce que c'est lui qui l'a révélé.
IV\. -- C'est que l'argument d'autorité consiste à croire en l'autorité morale à laquelle on se réfère, dans la conviction (délibérée ou instinctive) *qu'elle ne peut ni se tromper ni nous tromper.* Cette conviction est toujours discutable et souvent téméraire quand il s'agit d'une autorité humaine ; elle est obligatoire quand il s'agit d'une autorité divine.
V. -- A notre époque l'argument d'autorité est fréquemment tenu pour nul en matière religieuse et morale, le seul dogme communément reçu étant qu'en cette matière chacun doit s'en remettre librement aux inspirations de sa seule conscience. Ce dogme unique ne résulte pourtant pas de convictions individuelles qui se seraient formées elles-mêmes par les voies de la méditation métaphysique : il est seriné au plus grand nombre par voie d'argument d'autorité, mais masqué.
VI\. -- Si l'on acceptait d'exclure de la vie mentale et sociale l'argument d'autorité présenté en tant que tel, on exclurait par le fait même toute instruction religieuse. La foi chrétienne est hors d'atteinte de la connaissance naturelle par voie d'observation et de raisonnement (ex. : les articles du Credo), elle ne peut être transmise que par argument d'autorité.
VII\. -- La doctrine sociale chrétienne est fondée sur la loi naturelle ou Décalogue. Celui-ci est à la fois révélé par Dieu et accessible à la raison humaine.
Révélé par Dieu, il est enseigné par l'Église (là où il s'agit de l'Église catholique), il fait partie du catéchisme, il est l'une des trois connaissances nécessaires au salut : à ce titre il est reçu par argument d'autorité.
Accessible à la raison humaine, il fait l'objet de démonstrations rationnelles, par argumentation philosophique. C'est là une connaissance qui demande beaucoup d'expérience, beaucoup de temps et une grande puissance de méditation : c'est le sommet de la philosophie ; et c'est une connaissance qui risque toujours d'être mêlée de beaucoup d'erreurs. Mais comme cette connaissance est nécessaire au salut, Dieu l'a inclue dans la révélation afin que chacun, par argument d'autorité, puisse la recevoir sans retard, sans altération et sans incertitude.
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VIII\. -- L'homme ne naît point adulte ; il le devient par éducation et apprentissage. Toutes les formes d'apprentissage et d'éducation sont fondées, même dans l'ordre naturel, sur l'argument d'autorité : y compris l'apprentissage et l'éducation du sens critiqué, de la pensée personnelle, de la liberté.
PRÉCISION COMPLÉMENTAIRE. -- On ne doit pas confondre l'*argument d'autorité* avec l'*abus d'autorité.* Un officier qui commande de tuer n'importe qui, un évêque qui enseigne à croire n'importe quoi, un soldat ou un fidèle qui obéissent « inconditionnellement » à la hiérarchie militaire ou ecclésiastique, sont les uns et les autres hors de la vérité. On n'obéit inconditionnellement qu'à Dieu et à)a loi de Dieu. Aux autorités humaines on obéit *à la condition* que leurs commandements n'aillent pas contre la loi de Dieu. Au demeurant la question de l'obéissance (à l'autorité) n'est pas celle de l'argumentation (d'autorité). En ce qui concerne la vérité surnaturelle, que nous pouvons recevoir seulement par argument d'autorité, cette « autorité » réside principalement dans la tradition apostolique, c'est-à-dire la révélation faite par Dieu aux apôtres et transmise à partir d'eux dans et par l'Église. On reconnaît qu'une vérité fait partie de cette tradition à ce qu'elle a été tenue pour vraie à toutes les époques de l'Église, en communion avec les définitions solennelles du magistère extraordinaire et avec l'enseignement invariable du magistère ordinaire. L'autorité ecclésiastique n'a aucune autorité pour contredire ou modifier cette tradition ; elle n'a aucune autorité pour bouleverser ou abolir le catéchisme romain, la messe catholique, la version et l'interprétation traditionnelles de l'Écriture sainte.
J. M.
avril-mai 1975.
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ANNEXE III
### L'arsenal sur la messe
**1. -- La messe. État de la question, par Jean Madiran.**
Quatrième édition. La première édition a paru en 1972. Cette quatrième édition, mise à jour et largement complétée, fait maintenant une forte brochure de 68 pages \[Cf. It. 193-bis\].
**2. -- Le saint sacrifice de la messe. Numéro spécial d' « Itinéraires ».**
L'importance permanente de ce numéro vient de ce qu'il constitue un document historique : il prouve par sa seule existence que les pseudo-promulgations qui prétendaient rendre « obligatoire » une messe artificielle et équivoque *ont été rejetées comme arbitraires dès leur apparition.*
En effet ce numéro rassemble *les raisons* que la revue « Itinéraires » a énoncées *dès le début :* il recueille les principales études sur le problème de la messe parues au cours des six premiers mois de l'année 1970 dans « Itinéraires », -- les six premiers mois de la prétendue « obligation ». Ce sont les études publiées par le P. Calmel, l'abbé Raymond Dulac, le P. Guérard des Lauriers, Luce Quenette, Henri Charlier et Jean Madiran..
En outre, ce numéro contient des *indications pratiques* détaillées :
1\. -- pour réapprendre le latin de la Vulgate et de la liturgie (dans le cas des adultes qui l'ont oublié ou qui ne l'ont jamais bien su)
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2\. -- pour apprendre le latin aux enfants ;
3\. -- pour leur apprendre le grégorien.
Numéro 146 de septembre-octobre 1970. 236 pages.
**3. -- Le « Bref examen critique » présenté à Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci.**
Tout le monde en a plus ou moins entendu parler, mais souvent sans en avoir le texte complet. En voici la traduction intégrale.
Nous y avons ajouté en annexe des extraits du *Catéchisme* du Concile de Trente et du Catéchisme de S. Pie X sur la messe et sur l'eucharistie. (ITIN.)
**4. -- Déclarations sur la messe faites par le Père R. Th. Calmel, l'abbé Raymond Dulac, le Père Maurice Avril, le Père M. L. Guérard des Lauriers.**
Le monument de la fidélité dans le clergé de France : quatre prêtres français parlent pour tous les prêtres silencieux. (ITIN.)
**5. -- La nouvelle messe, par Louis Salleron.**
Sur ce livre capital, Henri Rambaud a écrit dans le *Bulletin* des *Lettres,* numéro du 15 avril 1971 :
« *Véritablement un grand livre, le plus utile sans doute, avec* L'HÉRÉSIE DU XX^e^ SIÈCLE *de Jean Madiran, pour comprendre ce qui divise aujourd'hui les chrétiens : c'est l'essence même de la foi qui est en jeu.* » (NEL.)
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**6. -- Le chant grégorien, par Henri et André Charlier.**
Ce livre est un livre de doctrine, d'enseignement, de sanctification : le livre d'aujourd'hui pour le combat spirituel de maintenant. Un livre indispensable aux familles et aux écoles chrétiennes.
Beaucoup ont cru, sans s'y arrêter davantage, que le chant grégorien était sympathique sans doute, intéressant, souhaitable, mais secondaire par rapport au drame religieux que nous vivons : alors qu'il est absolument central. (DMM.)
**7. -- L'assistance à la messe, par le Père R.-Th. Calmel, suivie de l'Apologie pour le canon romain.**
Comment et pourquoi les nouvelles messes *ne respectent pas les conditions de l'obligation* *dominicale.*
Comment et pourquoi l'Église ne s'est jamais contentée de messes *simplement valides.* (ITIN.)
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**8. -- La Bulle « Quo primum » de S. Pie V promulguant le Missel romain.**
Introduction (avec une brève histoire du Missel romain), traduction française intégrale, notes et commentaires par l'abbé Raymond DULAC. (DMM.)
**9. -- La communion dans la main.**
Quasiment plus personne ne sait ni quand, ni comment, ni pourquoi, ni par qui la communion dans la main a été introduite dans les églises et imposée aux enfants des écoles recyclées et des nouveaux catéchismes. Voici donc l'état de la question. Reproduction intégrale des textes officiels. Leur commentaire détaillé par Jean Madiran : « *Le oui et le non y coexistent comme si l'on enregistrait avec impartialité les pensées opposées de deux papes concurrents. *» (ITIN.)
**10. -- La querelle de la nouvelle messe, par LOUIS SALLERON.**
Texte d'une conférence prononcée par Louis Salleron au mois de novembre 1972 et parue dans le numéro 168 d'ITINÉRAIRES : -- *La querelle de la nouvelle messe a-t-elle encore un sens ?* Réponse : *-- Oui, la querelle de la nouvelle messe garde tout son sens :*
Louis Salleron fait ici la synthèse des positions qu'il défend depuis le début de la subversion liturgique. Cet opuscule vient compléter son ouvrage sur *La nouvelle messe* paru en décembre 1970 : (DMM.)
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**11. -- L'ancienne messe et la nouvelle, par Henri Charlier.**
Cet opuscule reprend -- en le complétant par une note inédite sur l'offertoire -- l'ouvrage d'Henri Charlier paru dans notre numéro 168 de décembre 1972.
C'est là qu'Henri Charlier explique pourquoi le résultat le plus clair de la réforme de la messe est que, de plus en plus souvent, *on ne sait plus si la messe est valide ;* c'est là qu'il explique pourquoi, concernant les évêques français, *nous ne pouvons plus croire qu'ils aient encore la foi.*
L'autorité intellectuelle et morale d'Henri Charlier, la force de sa pensée, la nature des considérations qu'il développe, apportent dans le combat un élément de première importance. Il faut *étudier* et il faut faire *connaître* cet opuscule. (DMM.)
**12. -- Dossier de Saint-Hilaire le Vouhis.**
Pour savoir concrètement, en détail, comment la nouvelle religion persécute les prêtres fidèles. Pour savoir avec précision ce qui attend ceux qui n'ont pas encore été frappés. Pour se préparer en connaissance de cause à y faire face. (ITIN.)
**13. -- La nouvelle messe : en quoi elle est équivoque ; en quoi elle favorise l'hérésie ; en quoi elle est un échec.**
Une brochure de LOUIS SALLERON. Rappel des principaux arguments. Mise à jour 1975. (ITIN.)
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*Bien entendu.,* « *l'arsenal sur la messe *» *est inséparable de* « *l'arsenal sur le catéchisme *»*, dont nous rappelons ci-après les titres principaux :*
**1. Notre action catholique**
C'est en somme le mode d'emploi des catéchismes mentionnés ci-dessous. Car notre action catholique a été, depuis le début de l'année 1968, et elle est devenue de plus en plus une action pour le catéchisme.
Dans cette brochure de 60 pages figurent : Les fondements doctrinaux et les cinq lignes directrices de l'action nécessaire ; les trois connaissances nécessaires au salut ; les quatre points obligatoires de tout catéchisme catholique ; etc.
**2. Lettres à une mère sur la foi par le P. Emmanuel**
Cet ouvrage est celui que nous proposons et recommandons d'abord, comme indispensable à tous ceux qui ont à enseigner le catéchisme.
Bien entendu, ces lettres du P. Emmanuel sont très utiles à toutes les mères chrétiennes à qui elles sont destinées en premier lieu.
Mais elles ont en outre une portée universelle. Elles exposent *la méthodologie de l'enseignement de la foi,* en expliquant et infusant l'*esprit* qui doit l'animer. Aucun « livre du maître » ne peut remplacer ces douze instructions du P. Emmanuel.
**3. Catéchisme du concile de Trente**
Numéro 136 de la revue Itinéraires : 584 pages in-8^o^ carré.
C'est la source, la référence, le seul catéchisme romain : aucun concile ni aucun pape n'a ordonné la composition d'un catéchisme différent. Tous les autres catéchismes romains sont un résumé ou une adaptation de celui-ci.
C'est un livre d'étude, de formation, de méditation, c'est le manuel de religion des prêtres, des professeurs, des éducateurs « pour l'instruction du peuple chrétien ». C'est, si l'on veut, le « niveau supérieur » : mais parfaitement accessible, à la seule condition de travailler.
**4. Catéchisme de S. Pie X**
C'est une adaptation du précédent à l'usage des leçons d'instruction religieuse.
Le Catéchisme du concile de Trente et son adaptation authentique dans le Catéchisme de S. Pie X, voilà les deux livres dont l'univers catholique a le plus besoin, aujourd'hui plus que jamais :
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car ils sont l'un et l'autre ce qui nous manque le plus cruellement, ils sont l'un et l'autre un catéchisme auquel l'on puisse faire une confiance absolue.
Le catéchisme de S. Pie X donne de brèves et nettes définitions. Les formules de ces définitions peuvent facilement êtres apprises par cœur : ainsi on garde les points essentiels fixés dans la mémoire.
Avec le catéchisme de S. Pie X, on sait immédiatement ce qui est vrai et ce qui est faux. Il est d'une utilité directe pour démasquer instantanément les discours trompeurs des mauvais prêtres sur la messe, sur les sacrements, sur les dogmes, sur le décalogue, etc. Il est par excellence le guide sans équivoque qui énonce les points fixes, les vérités à croire, le résumé net de la pensée universelle, permanente et obligatoire de l'Église catholique.
C'est pourquoi de grands esprits, qui n'avaient pas dédaigné de s'instruire dans ce « petit catéchisme », y ont trouvé les lumières et les grâces de la conversion.
En un seul volume de 400 pages in-8° carré :
1\. -- Premières notions. 2. -- Petit catéchisme. 3. -- Grand catéchisme. 4. -- Instruction sur les fêtes. 5. -- Petite histoire de la religion.
**5. Petit catéchisme de S. Pie X**
Ce sont les deux premières parties du précédent : « Premières notions » et « Petit catéchisme ». *Une édition manuelle pour les enfants :* 96 pages en gros caractères, deux couleurs, six photographies.
**6. Grand catéchisme de S. Pie X**
C'est la troisième des cinq parties de notre édition en 400 pages : cela fait un manuel scolaire pour les plus grandes classes : 224 pages de format 15,5 18.
**7. Catéchisme de la famille chrétienne par le P. Emmanuel**
Ce n'est pas un exposé « sec et abstrait » des vérités de la foi : les questions que deux enfants posent à leurs parents et leurs digressions enfantines y donnent une forme aimable, en même temps que profonde, à l'enseignement des dogmes et aux applications de la doctrine chrétienne dans la pratique de la vie quotidienne.
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Il est utile à toute la famille, en famille : aux grands et aux petits, aux parents et aux enfants.
Il est utile aux catéchistes, pour préparer la leçon de catéchisme : après avoir 1° étudié un chapitre du Catéchisme du concile de Trente, après avoir 2° appris par cœur le chapitre correspondant du Catéchisme de S. Pie X, alors 3° on s'inspire pour la leçon orale d'une méditation du même chapitre dans le Catéchisme de la famille chrétienne du P. Emmanuel.
Un volume cartonné de 544 pages in-16.
**8. Catéchisme des plus petits enfants par le P. Emmanuel**
Destiné non pas aux petits enfants eux-mêmes (il concerne ceux qui ne savent pas encore lire) mais aux mamans.
Le but du P. Emmanuel dans cet ouvrage est de « former la mère chrétienne à la science de première catéchiste de ses enfants.
Un volume de 64 pages in-8° jésus.
**9. L'explication du Credo par s. Thomas d'Aquin**
La première des trois connaissances nécessaires au salut ce qu'il faut croire, vertu théologale de foi.
Ce sont des sermons de saint Thomas au peuple chrétien : ouvrage adéquat à l'instruction du simple fidèle.
Un volume de 240 pages.
**10. L'explication du Pater par s. Thomas d'Aquin**
La seconde des trois connaissances nécessaires au salut : ce qu'il faut désirer, vertu théologale d'espérance.
Comme l'ouvrage précédent, ce sont des sermons au peuple chrétien, convenant à l'instruction du simple fidèle.
Un volume de 192 pages.
**11. L'explication des Commandements par s. Thomas d'Aquin**
La troisième des connaissances nécessaires au salut : ce qu'il faut faire, vertu théologale de charité.
Explication des dix commandements du Décalogue et des deux préceptes de l'amour. Ce sont toujours des sermons de saint Thomas au peuple chrétien -- ils conviennent à l'instruction du simple fidèle.
Un volume de 240 pages.
**12. Les quatre opuscules doctrinaux du P. Emmanuel**
Quatre opuscules qui viennent s'ajouter aux « Lettres à une mère sur la foi » (ci-dessus, n° 2). Ce sont :
-- Le naturalisme.
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-- Le chrétien du jour et le chrétien de l'Évangile.
-- Les deux cités.
-- La grâce de Dieu et l'ingratitude des hommes.
**13. Le Rosaire de Notre-Dame par le P. Calmel**
Pour joindre la prière de chaque jour au catéchisme quotidien.
Un volume broché de 64 pages.
**14. Le catéchisme sans commentaires**
Une brochure de 20 pages qui établit, par des exemples caractéristiques et fondamentaux, le fait de la falsification de l'Écriture sainte dans les nouveaux manuels de catéchisme.
Elle donne les textes, les références, les dates sans aucune appréciation, sans aucun commentaire : la simple comparaison, face à face, du texte authentique et des textes altérés.
**15. Commentaire du communiqué**
Le communiqué reproduit et commenté dans cette brochure est celui qu'avait publié en 1968 l'amiral de Penfentenyo sur le nouveau catéchisme.
Ce communiqué historique demeure le plus clair, le plus bref et en même temps le plus complet sur la question. Avec fermeté, avec netteté, il déclare l'essentiel de ce qu'il faut savoir.
Le commentaire de ce communiqué comporte des explications sur ce qu'est le Catéchisme du concile de Trente et les recommandations faites par les Souverains Pontifes à son sujet.
Une brochure de 24 pages.
**16. Le nouveau catéchisme**
Troisième édition : 76 pages (paginées de I à XVII et de 1 à 55).
L'étude la plus détaillée, en brochure, sur les omissions, les erreurs et les tromperies du nouveau catéchisme français : des précisions que vous ne trouverez pas ailleurs.
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## CHRONIQUES
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### Lettre ouverte
*à M. le Ministre de l'Éducation nationale\
sur ma classe de "philosophie"*
par Hugues Kéraly
AVERTISSEMENT
Toute ressemblance des faits et dits consignés dans cette chronique avec un récit de fiction ou d'anticipation serait le fruit de l'heureuse ignorance sociologique où se tient probablement notre lecteur.
MONSIEUR,
Aucun doute là-dessus, ce n'est pas vous qui me lirez. Le monde de l'Éducation Nationale n'a jamais eu vraiment besoin de son ministre pour glapir et fourmiller aux vents. Il se retournerait contre lui-même si vous n'existiez point, et ce conditionnel presque est superflu. Dans le corps de fonctionnaires où vous présidez, le plus important du monde après celui de l'Armée Rouge, même très fausse une note supplémentaire ne vous atteindra pas. Et vous avez déjà « entendu » tant de nos confrères, par le truchement administratif ou syndical... Mon témoignage d'ailleurs est beaucoup trop direct, trop personnel, pour se hisser jusqu'à votre Ministère par les voies autorisées : je n'ai ici à vous parler que de ma classe, et de l'absurde impasse où l'évolution du système « éducatif » français nous laisse aujourd'hui -- mes élèves et moi.
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J'ai vingt-sept ans, une formation universitaire assez fraîche donc, et des plus communes : baccalauréat en 1967, section A ; licence ès-lettres d'enseignement en 1969-70 ; maîtrise en 1972. Depuis cinq ans, je suis professeur de philosophie dans des écoles ou collèges de la région parisienne qui dépendent eux aussi des règlements, directives et orientations innombrables de vos administrateurs. Les circonstances et les bouleversements d'après mai 68 m'ont fait goûter plus tôt que prévu de toutes les sections terminales, jusqu'à celles qui préparent aux nouveaux baccalauréats de technicien. J'en connais bien maintenant les dispositions communes et les particularités. J'ai pu, même, inaugurer quelque part un cours de réparation à la terminale A ; non selon le projet avancé depuis par vos services, mais pour y décharger le programme de cette classe des éléments de psychologie et de logique dont aucune philosophie vraie ne peut faire abstraction.
Ce métier, je l'ai abordé un peu par accident. Pour apercevoir aussitôt que l'on devait aux élèves et à soi-même de le vivre comme d'autres entrent en religion. Il n'a guère été commode, dans les premières années, d'en pénétrer seul toutes les exigences ; d'en déjouer les multiples pièges ; d'en accepter surtout la complète servitude. Affaire de don (et d'art) plus que de science, vous le savez... Me voici au point, peut-être, de servir vraiment la discipline où tant esprits se sont formés. Et voici déjà, Monsieur le Ministre, qu'il n'y a plus personne -- je dis : *personne* -- dans mes classes pour en profiter à son tour comme nous l'avons fait. Ma « carrière » à peine commençante s'achève donc là, croyez-le bien, à mon plus vif regret. Puisque vous discourez cet été avec nos députés et nos dirigeants du statut de la philosophie dans le secondaire, je verse cette pièce assez décisive au dossier. La seule, à ma connaissance, dont on ne pouvait rien vous montrer d'aussi concret -- en haut lieu.
\*\*\*
Vous y trouverez, lecteur bénévole auquel en vérité cette suite s'adresse, la photographie littéraire de quelques semaines d'enseignement philosophique (?) en classe terminale. Les dernières bien sûr, celles d'avril-mai 1975, ce sont de part et d'autre les plus instructives. Le tour anecdotique et l'humour rétrospectif de certains passages ne doivent pas faire oublier qu'il s'agit d'un document d'intérêt sociologique, livré à la méditation de nos contemporains. Il y a en France des dizaines de milliers de « terminales » qui ressemblent, sans doute, ou ressembleront demain à la mienne comme deux gouttes d'eau. Et c'est l'image même du vide, du désordre, de la barbarie érigés en système de vie.
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Cette situation pose, au niveau des élèves, un problème intellectuel et moral sur lequel on aura l'occasion de revenir. A l'échelon politique, une interrogation de première urgence et de toute gravité, ne serait-ce que pour la droite utilisation du budget national. Vue du côté de sa victime immédiate, elle soulève surtout des problèmes d'organisation de la résistance et de sauvegarde de son intégrité, physique aussi bien que mentale. Ces derniers mois, les principaux investissements intellectuels de mon cours ont porté là-dessus. Le récit en prend parfois une couleur subjective qu'on voudra bien lui pardonner. Les ans n'en sont pas la cause, ici. D'autres que moi y puiseront sans doute quelque raison de ne pas se fourvoyer dans les mêmes lourdes fatigues, migraines et pertes de temps. Tant qu'on peut le faire sans déshonneur, la prudence commande de se retirer.
... On m'a suggéré que, tout de même, ce mauvais placement pouvait servir à quelque chose de plus positif. Éveiller un effroi salutaire chez quelques parents, et qui sait ? les moins aliénés, les moins abandonnés des élèves d'aujourd'hui. Renforcer, plus encore, les sages dispositions autarciques de certaines petites écoles. Soit. Mais j'avertis les cœurs et les intelligences sensibles que nous allons descendre très bas.
Le récit a été rédigé à la première personne, parce qu'il entend témoigner d'une situation dont la véritable pourriture ne peut être ressentie que de l'intérieur. Une pourriture de comportements, d'attitudes, de dispositions intérieures, qu'il faut mesurer à leurs véritables fruits. Une pourriture à laquelle beaucoup participent sans l'apercevoir, et que les meilleurs finissent par alimenter, victimes eux aussi des chantages et de la provocation. Une pourriture mentale généralisée, dont mes élèves sont d'assez innocentes victimes. Il ne cite aucun nom, ne veut régler de compte avec personne, et n'espère malheureusement apporter aucune solution, dans le cadre de la nouvelle société scolaire.
\*\*\*
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*Nous dédions plus particulièrement ces pages à M. Monnet, le professeur de philosophie qui nous retirait intelligemment des points pour l'orthographe ;* aux quelques étudiants de la Faculté de Philosophie Comparée *qui songeraient malgré tout à faire de l'enseignement une préparation à la vie monacale ;* et aux deux élèves de cette année *qui nous abordaient en semi-cachette pour parler de philosophie.*
*Paris, juin 1975*
*en la sortie des classes*
#### I -- Voici vos classes
CE MATIN-LA, pénétrant dans la classe que les programmes scolaires désignent encore sous le nom de « philosophie », j'ai senti chez mes élèves une indisposition... comment dire ? plus brutale, plus épaisse vraiment qu'à l'accoutumée. Depuis belle lurette, Monsieur le Ministre, le spectacle des vingt-six corps vautrés sur une lecture, un jeu ou une somnolence d'ilote avait perdu pour moi son caractère de curiosité. Si j'avais cru adroit, au début, d'en tirer à chaud quelques enseignements sur la mystérieuse concordance des attitudes physiques et des dispositions mentales, j'en vins bientôt à plus de sagesse : qu'ils se lèvent d'abord, on reprendra ensuite selon l'urgence et la nécessité. Mais, le maître qui crie est perdu. Force m'était bien d'attendre la levée des corps moins endurcis dans leur animalité, ou plus lents à la perte des vieilles habitudes. Dans cette société, où les initiatives élémentaires se comptent sur les doigts d'une main, trois personnes debout font une majorité : le reste finissait par suivre sans trop de fracas.
« *Messieurs, vous pouvez vous coucher. *» Pour beaucoup, la phase vraiment douloureuse de mon enseignement avait pris fin... Et ils retombaient dans cette léthargie qui aurait alerté un primate dès les premiers jours de l'année scolaire : pas le moindre soupçon d'insolence spontanée, ni de divertissement, ni de chahut un tant soit peu structuré. Quelques bavardages, à peine audibles, des raclements de chaise, des ronflements. Cette ambiance-là ne ressemble à rien de connu. Une sorte d'ennui sans faille, réellement sinistre, préhistorique, lunaire.
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Un sommeil général quasi organique et à tout le moins institutionnel, que l'irruption professorale ne saurait nullement déranger. Pour ma part, j'y ai usé beaucoup de vieilles ficelles : élever brusquement la voix, passer du discours bien claironné au murmure doucement théâtral (vous savez, l'horloge qu'on remarque parce qu'elle s'arrête), ménager quelques sous-entendus un peu vexants, réciter Garcia Lorca dans le texte, lâcher une énorme sottise, appeler ma mère -- rien n'y fit. Les seules interventions jugées intolérables étaient celles où je les priais avec trop d'insistance concrète de se réveiller, se redresser ou se lever. Mais alors, c'est comme si je leur avais tiré dessus à coups de canon.
Il faut dire à leur décharge qu'en exigeant ces marques extérieures -- mais préalables -- de l'attention au cours, j'introduisais dans l'école une exception assez scandaleuse. Presque une déclaration de guerre... Moi qui songeais seulement à assurer ma paix. Tel les maîtres qui autrefois avaient pu nous en imposer, je ressentais d'instinct la fatale alternative : ne *rien* lâcher durant les quinze premières minutes, ou accepter de souffrir toute l'année. Et puis dans mon jeune âge, que j'estimais si proche, on se levait tous sans faire d'histoires à l'entrée du professeur. Nous ne nous trouvions pas dans un établissement public, il est vrai. Et c'était face au crucifix, pour une invocation commune de l'Esprit Saint. Après quoi le silence et les principales dispositions intérieures dues au cours trouvaient au moins leur point de départ : la prière du matin avait protégé les élèves comme le maître des pires grossièretés. Heureux privilège, pourquoi se le dissimuler. Notre foi n'était peut-être pas très ardente, mais pour tout le monde, quel authentique bienfait -- cette petite minute de rien, de méditation, de paix... On l'a supprimée aujourd'hui dans la plupart des écoles chrétiennes, au nom de la liberté de conscience des élèves. Et sans même apercevoir qu'outre l'insulte faite à Dieu, c'est un dernier rempart contre la barbarie des établissements scolaires qui disparaît.
L'an passé, dans un de ces collèges de la région parisienne, mes élèves s'étaient fort bien trouvés d'avoir été soustraits sans discours inutile à cette misérable réduction. Certains m'ont avoué par la suite qu'ils avaient puisé là l'affirmation d'une assez flatteuse « différence » ; face à la grande misère du matérialisme occidental dont je les entretenais souvent, le prestige de la philosophie en sortait même grandi. Mais je ne m'en attribue pas le mérite. Tout compte fait, ceci se passait dans des temps très anciens. Le temps où l'intelligente, la charitable *discipline* scolaire évitait à l'un de s'époumoner en pure perte tandis que les autres se liquéfient, dispersent ou endorment dans les locaux scolaires en toute tranquillité.
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N'existerait-il donc aucun moyen terme, aucun compromis acceptable entre le knout et la chienlit ? Nos « colles », nos blâmes, nos renvois, cela ne nous avait guère empêché de grandir. Ni d'apprendre. Ni même, à l'occasion, de chahuter un peu. Mais alors vraiment, en savourant les risques -- et à la loyale, en subissant les peines.
**Ils arrivent !**
Depuis, Monsieur le Ministre, les collégiens qui avaient dix et douze ans au mois de mai 1968 ont assisté six années consécutives aux surenchères de la démagogie institutionnalisée. La grande braderie a commencé pour eux dès la classe de sixième, avec l'assassinat de leur propre langue. Le maître qui répétait à ses élèves : « analysez »*,* « définissez », « expliquez », s'est trouvé tout moderne (et bien soulagé) de s'asseoir à leurs côtés, au milieu de sa classe : « Parlez, jeunes gens, ouvrez les vannes, aérez-vous. Ne le voyez-vous pas ? -- le monde entier attend ce qui va tomber de votre bouche. » Ce n'est pas le cours magistral, mais le travail même des élèves, que les professeurs de Français ont d'abord enterré. Plus d'explication de texte ; fini les découpages subtils, les vaniteuses recherches de contenu ; et mort, surtout, aux rigueurs du style ; à la syntaxe, à l'orthographe, au carnet de vocabulaire ! Et l'on s'est extasié à la création communautaire de textes insensés, puant amalgame de marxisme-léninisme mal digéré, outrecuidance juvénile, progressisme verbeux et autres incongruités grammaticales. J'ai pu en recueillir, à l'époque, un exemplaire de toute beauté :
« Depuis le 3 mai (*devinez l'année*), il n'y a plus d'Étudiant, plus de Professeur, bientôt plus de psalitaires (psalmiste ?). Nous avons dépassé dans l'action spontanée, nos limitations. Nous sommes tous unis ; il s'agit de ne plus se désunir à nouveau et de prendre conscience du nouveau statut de travailleur que nous nous sommes tous donné, sans le savoir explicitement : ex-étudiants, ex-professeurs, ex-ouvriers...
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ARTICLE PREMIER. -- Tout détenteur d'un savoir-faire-culture est tenu de rendre en tant qu'individu ce qu'il a reçu à titre de privilège de la société, parce que ce savoir ne soit plus à partir d'aujourd'hui un nouveau privilège de la casse dirigeante qui, malgré toutes ses bonnes volontés et le messianisme personnel ne peut qu'aliéner et exploiter l'ensemble des travailleurs.
ART. 2. -- L'éducation est décrétée à partir de ce jour permanente, gratuite, obligatoire à tout âge. (C'est du masochisme ou je ne m'y connais pas.)
ART. 3. -- Tout ex-étudiant-enseigné est réquisitionné pour établir la contrepartie de ses avantages actuels. Tout ex-étudiant-ayant-été-enseigné doit devenir un enseignant tout en continuant d'être enseigné (sic)...
ART. 9. -- Transformer radicalement la société n'étant pas prolétaire tout le monde, mais bien supprimer les conditions elles-mêmes de l'existence d'un prolétaire. On ne confondra pas salaire et revenu...
ART. 11. -- Plus aucun examen formel n'est nécessaire, le contrôle des connaissances étant permanent, grâce à un encadrement massif se substituant à un enseignement didactique et magistral. Il sera remplacé par la promotion directe, décidée sur simple demande de l' « impétrant » par ses pairs, travailleurs enseignants enseignés.
...ART. 16 (*le fameux*). -- Cette utopie est parfaitement réalisable : si elle ne peut être imposée pacifiquement par le dialogue de ses modalités et la contestation de ses incohérences partielles ou inévitables, elle se réclame des pleins pouvoirs de la rue. » ([^2])
On connaît la suite. Un esprit très supérieur a recueilli cette « utopie » de basse-cour lycéenne là où elle se trouvait ; et il l'a modulée dans les formes qui la rendaient acceptable pour la courte vie de nos députés. Ce fut la loi d'orientation Edgar Faure -- suivie de beaucoup d'autres qui, à bien regarder, n'y contredisent pas. Depuis le début, des années soixante, chaque ministre de l'Éducation Nationale entend laisser son nom à une réforme de grande envergure.
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Au rythme où vous vous succédez là-haut, Monsieur le Ministre, cette manie semble assez ridicule : il faut cinq à sept ans, vous le savez, pour faire entrer une loi dans la réalité gigantesque de l'univers enseignant... Quoiqu'il en soit de la vôtre, c'est la forte poussée en avant de votre prédécesseur Edgar Faure qui souffle aujourd'hui sur l'école et l'université. Et, je vous le dis d'expérience, l'enseignement du Français en reste la principale victime ; spécialement dans les grands centres urbains, où d'autres pesanteurs sociologiques viennent s'additionner.
Les meilleurs n'échappent pas au désastre. Vous-même avez dû le constater aux résultats du dernier « concours général » de l'enseignement public : pour la première fois, de nombreux prix n'ont pu être attribués.
Ainsi donc, à partir de la classe de seconde ([^3]), le délire logomachique a tout envahi : on veut des exposés, des dossiers, des débats, des confrontations, à n'importe quel prix, sur n'importe quel sujet -- exception faite pour ceux qui traîneraient encore dans les manuels. La poubelle du quotidien assure l'intendance de cette hypertrophie (institutionnalisée) du système récepteur de l'intelligence... Une petite accalmie est prévue en première : il faut revenir à quelques travaux écrits, préparer les ex-élèves à l'épreuve anticipée de Français pour le baccalauréat. L'ex-enseignant se rabat alors, s'il n'est pas trop tard, sur le pseudo-commentaire du texte d' « actualité » : « Discutez, comme vous l'entendrez, la thèse de... » -- « Exprimez, très librement, les idées qui vous viennent à propos... » -- « Organisez à votre guise un développement sur... ([^4]) » Malheur ! S'il est une chose à bannir de tous les sujets d'aujourd'hui, c'est bien cette idée électrique d'une « libre » expression de l'élève. Car il n'en voit plus rien d'autre, il n'examine même pas la suite de la question posée. On l'invite à vider son sac, au nom de quoi s'embarrasserait-il de nos misérables considérations annexes sur la forme et le contenu ?
Faut-il signaler, en outre, qu'il ne lit plus, même chez lui ? J'ai souvent pu constater que mes derniers élèves ne connaissaient pas mieux leurs auteurs modernes (supposés)
que les classiques ou les anciens. -- Sondage, au premier trimestre : combien de livres lisez-vous par mois ? -- « Voulez dire par an ? Ben, heu, bof... quelquefois, en vacances, quand y a pas de bon film à la télé... » Et ils ne veulent plus maintenant orthographier ? ni définir les mots les plus courants ? reconnaître une principale d'une subordonnée ? Le moyen qu'il en soit autrement !
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En fait, Monsieur le Ministre, ils ne savent bien qu'une chose : ILS ARRIVENT. -- Ils arrivent dans les classes « terminales », et pour eux c'est bien une fin. Ils arrivent avec leurs blue-jeans, leurs bottes en chèvre teintée, un attaché-case extra-plat pour le Nouvel-Obs ou la revue porno, et, comme seul bagage intellectuel, la ferme conviction que tout désormais va dépendre d'eux, quand eux ne dépendront plus de rien ni de personne : « Remercie ton Dieu, sale petit-bourgeois de professeur réactionnaire, si on ne te crache pas dessus. » -- De ce jeu-là, celui qui n'a pas la chance d'être grand et fort sort fatalement perdu. Il lui faut sans relâche administrer les preuves qu'il n'y a en lui rien de suspect : ni bourgeois, ni réactionnaire, ni même conservateur -- ou il entre dans une guerre qui n'est compatible avec aucune des conditions matérielles et morales d'un enseignement. Et qu'il mènera seul, s'il en trouve la fierté, puisque tout ce qui peut ressembler à une sanction, un avertissement, une note disciplinaire a été vomi en 1968. Vomi non pas d'abord par les élèves, mais par les hiérarchies et les administrations. Dans le meilleur des cas, l' « indiscipliné » est prié de se présenter hors cours devant son professeur, pour lui expliquer (lui) ce qui « ne va pas » !
Relisez, c'est la loi, dans son interprétation obvie : « *Tout ex-étudiant-enseigné est réquisitionné pour établir la contrepartie de ses avantages actuels. Tout ex-étudiant-ayant-été-enseigné doit devenir un enseignant tout en continuant d'être enseigné. *» Il faut casser ce despotisme scolaire, ou s'incliner devant la force de l'utopie légalisée, et accepter avec le sourire que des voyous incultes vous fassent la leçon.
\*\*\*
On relève bien ça et là quelques survivances de l'ancien régime. Au point atteint par le cours des choses, il faut dire qu'elles survivent à faux ; et même encombrent le terrain de bataille comme autant d'agents doubles. Par exemple, il est encore admis qu'on se déplace jusqu'au collège, le matin, vers l'heure du premier cours. Une sorte de convention. Peut-être, confusément, de préparation à la vie civile : non pointer, bien sûr, mais du moins. « se pointer ». Ensuite, l'élève se tient libre de quitter la place pour satisfaire dans l'instant le besoin qui lui a traversé l'esprit.
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Les plus glorieux font ça à trois ou quatre ; et ils vous hurlent hystériquement au passage que leur conversation, beaucoup plus « enrichissante » pour eux que le cours, est rendue tout bonnement impossible par vos prétentions vocales à dominer. D'autres circulent dans la classe, avec une lenteur exaspérante, de copain en coquin, qui se font de pierre sur la première chaise venue quand vous les avez priés de sortir. L'exclusion du cours, on le sait, n'entraîne aucune sanction particulière ; mais elle est ressentie par l'élève comme une atteinte aux libertés de son état, et déchaîne aussitôt l'énorme vagissement de la réprobation générale. La liberté inverse, celle pour le maître de poursuivre son cours, et pour quelques-uns dans la classe d'en profiter en paix, s'arrête ou le dernier venu proclame que commence la sienne, définie par une série impressionnante de négations. -- Liberté de ne pas composer, si le sujet l'ennuie ; de ne pas écouter, si la question est jugée contraire au centre habituel de ses intérêts. Liberté de ne pas prendre de notes, au nom d'un « désaccord » a priori qu'il n'est pas tenu de justifier ; de ne pas répondre, eu vertu du même principe. Et, par-dessus tout, liberté sans borne de végéter dans une occupation hors programme démocratiquement élue : dessin, cocottes, boulettes, gueulantes, expédition des affaires courantes, jeux (?) de société... Vraiment, la classe de philosophie est devenue le « self-service » du potache contemporain : entrée libre, consommation tout à fait facultative, sortie permanente. Un jour, j'ai réussi l'exploit d'activer un mouvement de sortie qui arrangeait et même illustrait assez bien mou propos (il s'agissait d'une réflexion sur la *primarité* de tempérament, d'après la classification d'Heymans et Viersma). Jamais, par contre, il ne m'a été possible d'en retenir un seul dans la place contre sa volonté : la simple envie de fumer un « clope » dans le couloir en fait au moindre obstacle de dangereux *desesperados...* Et comment répondre ? Ceux-là ont le droit nouveau avec eux, et les plus prestigieuses des cautions publiques. Vous reconnaîtrez ci-dessous, Monsieur le Ministre, la meilleure et la plus explicite : elle émane d'un de vos grands aînés.
« (Il y aura multiplication des livres. Il y aura maintien des professeurs...) Et il y aura quelque chose de tout à fait autre, qui existe déjà dans certaines universités et qu'il faut faire dès le secondaire : c'est la liberté pour les élèves de changer de classe. *Un élève* *qui a envie* d'aller écouter un cours d'histoire et non pas un cours de physique -- ce cours d'histoire étant fait (oh merveille) à la télévision par l'un des plus grands historiens *doit pouvoir* y aller. Pourquoi ? Parce que l'humanité n'a jamais vraiment appris que ce qu'elle avait *envie* d'apprendre. »
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J'en appelle aux chercheurs, aux scientifiques, aux instituteurs, aux parents et à toute l'humanité pensante ou enseignante contre cette abomination. UN ÉLÈVE QUI A ENVIE... DOIT POUVOIR. ! C'est M. André Malraux, ancien ministre des Affaires Culturelles et écrivain de renommée mondiale, qui lâche ce cri prophétique à l'inauguration d'un C.E.S. baptisé de son nom ([^5]), devant la télévision, les élèves et les professeurs rassemblés (je suis l'ordre hiérarchique). La voix est mourante comme on sait, mais la mégalomanie, l'ivresse furieuse et destructrice des intentions tout à fait claires... Et si l'*envie* nous prenait, Monsieur le Ministre, de remplacer nos notes de cours par une mitrailleuse lourde, pour être bien sûrs d'avoir la paix, *pourrons*-nous ? -- Non, il n'y a pas eu multiplication des livres : nos salles de classe ne croulent que sous les illustrés, les photos et les gribouillages d'un érotisme anticipatoire mâtiné de grosses cylindrées. Non, on n'a pas vu un seul professeur maintenu dans la dignité de sa fonction, une des plus nobles et (aujourd'hui) des plus difficiles qui soit, lorsque les prétentions du terrorisme lycéen l'opposaient ouvertement aux pires voyous de sa classe : ceux-là se font rosser à la sortie comme des malpropres, à cinq contre un, armés de barres de fer ou de matraques. La police même ne peut rien contre la vague de gangstérisme scolaire inspirée de si haut.
Par contre, Monsieur le Ministre, les élèves ont été unanimes à s'exclamer avec le maître du roman contemporain qu'ils n'apprendraient rien centre leur « envie ». Et chacun de nous le sait d'expérience, cette envie-là peut aller très loin. Poussée à sa conclusion logique, l'universelle négative, elle est devenue le moteur et la fin de presque tous les « dialogues » passés avec les élèves. Un exemple, entre mille :
« -- *Pourquoi ne notez-vous pas cette définition ? C'est important.*
*-- Je réfléchis.*
*-- *Ah... (Temps mort : ils ont tout de même des réparties étonnantes.) *Et à quoi, s'il vous plaît ?*
*-- Je me demande si on peut être d'accord avec ce que vous dites : quand j'en serai bien sûr, que ça en vaut ai peine, j'écrirai votre truc.*
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*-- Mais enfin,* Machin. *Vous n'avez aucun moyen de juger de l'intérêt, de la vérité de cette définition avant qu'on l'ait appliquée jusqu'à la fin du développement. Dont par contre vous êtes assuré de perdre le sens si vous ne notez rien. Écrivez, un point c'est tout. Je répète* (sans bousculer, il faut aux meilleurs une bonne minute par ligne) : *L'intelligence...*
*-- Et puis merde* (écroulement en arrière sur la chaise). *M'en fous, j'ai pas envie. *»
Une voix (intérieure) : -- « *Voyez Malraux. *»
Et il faudrait, Monsieur le Ministre, leur parler de PHILOSOPHIE ? disserter avec eux sur les formes de l'attention ? définir les démarches scientifiques, ou les procédés généraux de la pensée ? la nature humaine, et l'histoire, et le fondement du droit, et la moralité ? ... Mais c'est de la démence, et je mesure mes mots. Ce sont là des questions difficiles, voyons, sérieuses, importantes. On ne les aborderait pas dans le hall de la gare du Nord -- un endroit pourtant bien tranquille, en comparaison de ma classe...
Je me souviens encore avec stupeur du jour où, à bout d'arguments, une sotte idée m'est venue : leur faire mesurer l'espace d'un instant le *prix* considérable que la nation payait, pour alimenter leur divertissement scolaire : pour leurs locaux, leurs secrétariats, leurs assistants pédagogiques, leurs psychologues patentés, leur laboratoire de langue et leur circuit intérieur de télévision. Ce fut le plus abominable éclat de rire de l'année -- gras, épais, sonore comme aucune plaisanterie professorale n'en déclencha jamais. Les petits sous du peuple... a-t-on idée de pousser l'admonestation comique aussi loin. -- Vous mesurez à cette anecdote où ils sont tombés, vers quoi on est en train de les précipiter ? Mais peut-être allez-vous me faire savoir, à votre tour, que là n'est pas la question...
Non, Monsieur le Ministre, il n'y a pas lieu dans cette LETTRE de vous parler de philosophie. On ne « philosophe » point sur les bases d'un tel vandalisme, d'une semblable grossièreté intellectuelle et morale. La philosophie est une activité noble, essentielle, supérieure de notre humaine raison. Elle implique, elle sous-tend la quête commune d'une certaine sagesse. Et ce mot-là plus que les autres n'a aucun sens dans vos lycées.
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**L'épisode des travailleurs**
Donc, ce matin-là, dans une école du XV^e^ arrondissement où l'on prépare surtout aux carrières commerciales, je poursuivais petit-bourgeoisement ma dernière année de pugilat. En ce dernier trimestre, vous le croirez, c'était plus dans une perspective de mortification que pour m'acquitter d'un contrat dont aucune des autres parties n'avait respecté les clauses. Je venais, oui, entretenir les murs de ma classe des fondements naturels de l'ordre social ou des degrés du savoir... La perspective bien stoïque de livrer à ce tombeau de la pensée humaine mon cours le plus au point me consolait un peu. Là-haut, les mânes des philosophes anciens devaient sourire, sinon écouter. Et puis, « au-dessus du bétail ahuri des humains », le mendiant de la sagesse s'applique à oublier qu'il parle un langage inconnu et dans cette mesure, juste toléré. Il habite et s'il le peut cultive une sorte de bulle, jusqu'à en chérir, aux heures bénies de la digestion, les fragiles instants de sérénité. Reconnaissez que pour un professeur la tentation en est coupable. Mais j'avais tout essayé, Monsieur le Ministre, de la méthode de Socrate à celle d'Alain : empruntant la matière de mon cours aux expériences et aux notions les plus communes de leur vie ; revenant sans cesse à ce qu'il leur restait de données naturelles ; brodant dix histoires pour faire passer une seule idée. Sans autre conséquence que le sourire parfois des moins avachis. Ou les timides questions, à la sortie, de quelques garçons qui aspiraient peut-être à se cultiver. Mais avec quel luxe de précautions : redoutant à ce point les sarcasmes de leurs « camarades » qu'ils s'abstenaient de manifester pendant le cours ce début d'intérêt.
J'y étais même allé, pour ces futurs « cadres » d'entreprise, d'un couplet parfaitement indigne de ma discipline sur les multiples profits du savoir-écrire : « La dissertation ! S'il vous faut mettre un exercice au programme, c'est bien celui-là. Au baccalauréat, dans toutes les matières générales, une copie simplement rédigée, grammaticalement compréhensible, vaut la moyenne hélas quoi que vous y racontiez. Vaguement fidèle à son sujet : douze ; et plus de quinze si elle semble un peu construite, ordonnée. L'intérêt des arguments présentés et de ce qu'on appelle le style n'intervient plus, par force, que dans de rarissimes exceptions. Donc, savoir aligner, les phrases, accordant les verbes avec les sujets, les mots avec les idées, et celles-ci ensemble vers une conclusion, même tout à fait banale, c'est de l'or en barre pour vous autres, candidats bacheliers.
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Mieux : cela vous sera indispensable pour entrer et progresser dans les entreprises du secteur tertiaire (mot magique). Une lettre, un rapport mal construit n'est pas lu, ou lu à contresens : il n'a aucune e-f-f-i-c-a-c-i-t-é... Les principales règles requises dans l'acquisition de ce « savoir-dire », s'il n'y a eu personne jusqu'ici pour vous les apprendre, nous allons les expliquer ensemble ([^6]). Elles n'expriment d'ailleurs pas autre chose que la logique naturelle de l'esprit humain dans l'agencement et l'expression écrite des idées. L'aventure commence au-delà, lorsque vous vous serez donné les moyens de marcher. Puissiez-vous seulement en retrouver le goût. (Le vieil abbé de Condillac concluait pour moi la tirade : *Les parapets des ponts ne font pas avancer, mais ils empêchent les chutes.*) »
Ce langage de maquignon en a touché quelques-uns. Par arrivisme, les plus fiers gueulards de la classe envisagèrent puis résolurent de se mettre au travail. Le vrai choc fut pour moi. Pendant des semaines et des semaines, certains de mes élèves s'abaissaient jusqu'à copier des règles, analyser des textes et des sujets, préparer et corriger des plans de dissertation, tenir un carnet de vocabulaire, apprendre l'accord de participes ; bref, combler en classe de « philosophie » une parcelle du gouffre laissé béant par leurs professeurs de Français reconvertis en animateurs de groupe. Voyant qu'ils se brutalisaient un peu, je laissais naître en moi l'espoir de les mener tous au niveau de l'ancien Brevet d'Études Élémentaires, équivalent actuel d'une première année en faculté des Lettres de l'État. Mais -- et ce fut sans doute une erreur de perspective -- je corrigeais leurs travaux comme s'il s'agissait de dissertations philosophiques ordinaires : selon mon idée, il ne fallait pas qu'ils perdent de vue la véritable mesure de leurs résultats. Quoiqu'il en soit des notes, une bonne petite majorité de mes élèves s'était mise au travail. Je commençais à jubiler, et m'apprêtais à rédiger sur ce formidable événement une tout autre chronique.
C'est la direction de l'école, et l'Éducation Nationale, Monsieur le Ministre, qui ont déjoué mes modestes plans. Comme toujours, la trahison venait des puissants.
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Les élèves eurent vent de certaine circulaire officielle qui excluait pratiquement la ponctuation, l'orthographe et la syntaxe des critères de correction au baccalauréat. La nouvelle était tellement vraisemblable que vous pourriez bien la démentir trois fois sans rien changer aux faits. Et vive la liberté d'expression, Monsieur le Ministre, dans l'incommunicabilité universelle ! Quant à l'administration interne de l'établissement, elle prit l'initiative hautement démocratique de *relever* mes notes (jusqu'à les multiplier par deux) à tous les examens. Sans méchanceté d'ailleurs, simplement par osmose avec les idéaux en cours, elle assurait ainsi mes terminales dans l'idée qu'on leur faisait insulte en jugeant au degré d'intelligibilité grammaticale de la valeur de leurs travaux. L'essentiel n'est-il pas qu'ils se soient librement exprimés, selon l'absurde contresens psychologique de Malraux : les règles propres de leurs *envies ?*
Comme on l'imagine, mes élèves ne tardèrent pas à s'inspirer du mauvais exemple directorial. J'avais pu remonter avec eux un bout de la pente, cette ente bien douce de l'instantanéisme, de la paresse et de y esprit de jouissance érigé en système de vie ; je n'ai rien pu -- ou presque -- contre l'illusion qui leur avait été faite d'un BON DROIT. Ils me réclamèrent ipso facto des augmentations. Le sujet leur tenant à cœur (et c'était bien ma faute), ils y usèrent même beaucoup d'arguments.
Le plus fréquent consistait en ceci : entourer et chahuter ma table, à dix ou quinze, avec des mines inspirées de je ne sais quel mauvais roman policier, au moment de la remise et du report des notes. Délicieux. Une sorte de répétition générale avant le grand hallali, pour voir jusqu'où on pourra aller trop loin. -- Parade : rester assis, dans une attitude de concentration ou de commisération polie, mais en s'efforçant de penser à quelque chose de gai. L'ironie seule peut encore renverser en votre faveur l'équilibre des forces, quand la brute en eux n'a pas tout envahi.
Selon le cas, on en dégagera ensuite quelque leçon sur les antinomies du vouloir et du pouvoir, la limite entre comprendre et approuver. La vraie difficulté n'est pas tant de répondre aux besoins que de se faire tout à tous sans alimenter l'odieuse organisation du chantage... Misère ! On a vraiment atteint un point de non-retour : voilà que l'enseignant authentique. celui qui aime son métier jusqu'au total abandon de soi, doit tenir en suprême défiance sa propre ardeur à convaincre et entraîner... Si vous avez accompagné jusqu'à ces bas-fonds, Monsieur le Ministre, mes douloureuses pérégrinations de l'année dans vos établissements, je vous recommande encore le court tableau qui suit.
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Vous-même n'aurez rien rêvé de pire, je. présume, au temps de votre professorat. Nous autres, nous devons le vivre sous votre ministère, avec votre consentement ; et pendant même que vous signez les circulaires où -- selon la détermination générale de votre gouvernement -- le droit enfin va rejoindre les mœurs et s'aligner sur eux.
**... Et la revanche des avachis**
Ce jour-là donc j'ai dû constater que la veulerie générale des attitudes témoignait, par la perfection même de tous ses détails, d'une intention plus mûrie. Et c'est en rejoignant ma place -- trop tard pour reculer -- que je reçus la vision de cauchemar... *L'immondicité de la position professorale était clairement signifiée par une accumulation particulière des diverses ordures de la classe autour de ma chaise ; débordant même, encreuses et grasses, des tiroirs du bureau. Sur celui-ci, les élèves du premier rang, alignèrent alors avec componction la crotte de leurs pieds. Ailleurs on battait la carte, plus simplement, tandis que vers le fond s'improvisait dans un nuage de projectiles crayeux une espèce de basse-cour sonore rehaussée de bruits de sirène. Certains, entre deux vociférations, se grattaient si furieusement la tête que je crus d'une chevelure à l'autre voir sauter les poux. Au demeurant, il régnait à travers tout cela un bain d'odeurs insoutenables. Je n'eus pas le temps de déchiffrer ce qu'ils avaient pu inscrire au tableau : dans un coin, un élève* chauffait au briquet *le corps d'une cartouche à balle de 9 mm sottement braquée dans ma direction... Il me fallut bousculer un peu de monde pour désarmer l'inconscient.* (Les caractères italiques sont là à titre de précaution et de pudeur littéraires ; je rappelle qu'il s'agit ici de garçons de dix-neuf ou vingt ans, appartenant à toutes les catégories sociales, et non recrutés dans les asiles psychiatriques de la région parisienne.)
Voilà la chose, Monsieur le Ministre. Mais il semble que l'essentiel de mon propos sur l'attitude des élèves en classe soit passé dans les parenthèses. D'ailleurs ce qui survint dans ma classe par ce joli matin de printemps 1975, on n'en soulage rien de le raconter. J'ai dû, pour la première fois dans une carrière qui s'achève avec cette histoire, abandonner un terrain où expérience et diplômes universitaires avaient perdu toute utilité. Les professeurs de lycées parisiens savent de quoi il retourne : à côté du leur, mon sort même semblera bien doux.
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Au point que j'accepterais d'être taxé, du moins par eux, de quelque congénitale impatience. Mais en reste-t-il beaucoup qui survivent sans tout abdiquer ? -- Et si c'est moi qui frappe, là, même le plus méchant et le plus fort, et fût-ce à mon corps défendant, sous la menace de quelque « élève », lequel de nous deux se retrouverait en prison ? Vous pourriez rassurer beaucoup de nos collègues, Monsieur le Ministre, en répondant avec quelque précision sur ce seul petit point.
Pour ma part, à revivre en les écrivant ces scènes de la vie scolaire 1974-1975, je songe que la Commune étudiante de mai 68 n'a pas été une révolution « trahie » ; ni même, comme on l'a suggéré, une révolution prématurée, interrompue, avortée. Elle a été une révolution au sens plein du terme, ressentie dans son dessein final comme une subversion radicale de toutes les valeurs, tous les enracinements de la vie sociale, et très au-delà du simple bouleversement de l'ordre. Elle a été une révolution morale, culturelle, idéologique : « ...Une anarchie d'idée dans laquelle toutes les bases admises depuis dix-neuf siècles seront renversées, où seront piétinées toutes les traditions jusqu'alors honorées, et où, par-dessus tout, l'idée chrétienne sera finalement oblitérée » ([^7]). Et elle est restée tout cela dans le cadre de la société privilégiée, renouvelée, permanente, qui la continue aujourd'hui : l'école. L'école publique, Monsieur le Ministre, engendre cette contre-culture révolutionnaire dans le cadre même de ses institutions. Elle y fabrique une génération de plus en plus nombreuse de sauvages, prêts à exterminer tous ceux qu'on lui aura appris à haïr. Elle respire chaque jour davantage la frénésie du vide, l'anarchie intellectuelle, le refus de l'être. Elle entretient ou suscite aux frais de l'État des milliers d'avachis vindicatifs, de déprimés hargneux ; des milliers de futurs détraqués sociaux, qui pourraient reprendre à leur compte la funeste exclamation de Proudhon : « Notre principe à nous, c'est la négation de tout dogme ; notre donnée, le néant. Nier, toujours nier, c'est là notre méthode ; elle nous a conduits à poser comme principes en religion, *l'athéisme ;* en politique, *l'anarchie ;* en économie, *la non-propriété... *» N'y voyez pas de notre part un procès d'intention ; c'est la simple constatation des faits. C'est la philosophie désormais bien explicite de la nouvelle société scolaire. Pour ne pas le voir, Monsieur le Ministre, il faut vraiment n'y avoir jamais remis les pieds depuis 10 ou 15 ans.
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Vous n'avez guère le temps, bien sûr... Et vous pensez déjà que j'ai dû regarder les choses de travers ; projeter sur tout ce qui se présentait à moi des significations méchantes, alarmistes, apocalyptiques ; qu'une nostalgie imbécile de l'ancien régime scolaire anime mes moindres perspectives d'enseignement, justifiant par là même les colères de mon auditoire... Mais non, absolument pas. S'il est un partisan de la reconsidération intégrale de notre système éducatif, c'est bien le signataire de cette LETTRE. Cinq ans de présence active à divers niveaux de ce système m'en ont assez convaincu : l'école napoléonienne laïque, républicaine, obligatoire, monopolisatrice, pléthorique et centralisée ([^8]), depuis longtemps est une chose pourrissante ou morte -- un univers gigantesque, tentaculaire, mais générateur d'ennui, de révolte, de révolution. Une féodalité, un État dans l'État, occupé par des idéologies qui n'ont rien de nationales, mais s'alimentent largement des ressources de la nation.
Les étudiants de Nanterre et d'ailleurs n'ont pas eu besoin de recourir à Mao pour former leur conscience révolutionnaire : ils possédaient sur place les maîtres et les manuels voulus. Imaginer que quelque Internationale étudiante ait pu introduire ex nihilo en Europe les germes de la « conscience » subversive consacrée par mai 68 revient à tromper l'opinion sur les véritables origines de cette contre-culture, produit d'une intelligentsia qui a droit de cité en France depuis 1789, et dont toutes les grandes révolutions politiques se sont plus ou moins réclamées. Votre écale, Monsieur le Ministre, contre nature dès l'origine dans ses structures et ses principes, a pu devenir ce qu'elle est sans faillir un seul instant à la logique de ses dogmes les mieux établis... Loin de la frénésie chinoise, sa révolution culturelle s'est développée avec une sage lenteur, laissant mûrir une victoire qui ne pouvait pas lui échapper. Et qui déborde très largement, aujourd'hui, le cadre des institutions scolaires. On la déguise en France sous diverses appellations benoîtes, que les ministres de la V^e^ se sont employés à mettre au goût du jour : « droit à la culture », « formation permanente des adultes », « civilisation de la culture et des loisirs ». Mais son appareil institutionnel ne s'en érige pas moins, sans rencontrer d'obstacles majeurs :
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projet Langevin-Wallon en 1948, création d'un ministère d'État chargé des Affaires Culturelles en 1959, loi d'orientation Edgar Faure en 1968, pour ne citer que les étapes importantes... Le phénomène n'est pas nouveau. Et, à l'intérieur même du monopole qui l'a permis ou suscité, il n'a pas de solution globale perceptible : « La situation est sans espoir. Vous ne sortirez pas de l'étatisme, voyez-vous, parce que la force insurmontable de l'étatisme se trouve justement dans l'incapacité des Français de se passer de l'État. L'étatisme a tout nivelé et tout effondré. Pour le surmonter il faudrait de nouvelles mœurs et de nouveaux hommes. Nous n'avons plus de mœurs. Nous n'avons plus d'hommes... ([^9]) » On réveillera un jour, sur l'initiative même de notre gouvernement, la création d'écoles, d'universités libres, concurrentielles, autonomes et décentralisées -- ou le système actuel engendrera ses dernières conséquences, qui justifieront enfin au plan politique, par la suppression de toutes les autres libertés nationales, le maintien du monopole d'État en matière d'enseignement.
Je m'arrête à la frontière de ce « hors sujet », bien conscient que vous, Monsieur le Ministre, ne le toléreriez pas.
#### II -- Voilà leur fruit
L'ATTITUDE de l'élève en classe ne dit pas tout. Pour mesurer l'ampleur objective du désastre, de son errance, de sa misère, de son désarroi intellectuels, il faut le suivre sur pièces, dans l'extravasion de ses ébats intérieurs. Il faut lire ses dissertations. C'est une discipline assez rebutante, pour qui n'a point le goût de fouiner aux détours des coins sombres, dans les bazars hétéroclites ou suspects. Mais on s'y instruit davantage qu'à la lecture de bien des rapports plus académiques. -- Tenez, cette simple phrase : « On *ce* dem*en*de comment pouv*ez* vivre*s* nos anc*e*tres sans *e*tre éduqu*er* sur se qu'ils doiv*e* achet*è*... »
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J'implore le linotypiste de retenir les corrections qui doivent démanger jusqu'à sa grosse machine ; il y a bien 10 (dix) fautes d'orthographe dans cette interrogation, par ailleurs fièrement métaphysique. Au Brevet d'Études du premier cycle (B.E.P.C.), l'examinateur pose là son stylo : dix fautes de cette importance, c'est déjà zéro. -- Un professeur de philosophie a de plus hauts devoirs ; des devoirs qui le suspendent, n'est-ce pas, à la rigueur des significations... Ces pauvres ancêtres, imaginez un peu, que la télévision n'avait pas « éduqués » à l'achat : incultes sociologiques, condamnés à errer lamentablement hors des goûts communs, vierges de toute publicité, étrangers même aux mécaniques de l'Argent... Oh, l'angoissant mystère de l'obscurantisme médiéval. Mais comment donc pouvez vivres ! Monsieur, de grâce, expliquez-nous !
Loin de moi la méchante idée d'imposer au prochain, lecteur civil et honnête, la noire litanie de mes découvertes professorales. Un numéro entier d'ITINÉRAIRES n'y suffirait pas. En cinq ans d'enseignement dans les classes terminales, j'ai « corrigé » plusieurs milliers de dissertations de cet acabit ; décodé peut-être cent mille lignes d'une prose à faire rougir les moins de sept ans et hurler les analphabètes. Au seuil de cette dépression nerveuse qui épargne tout juste le moniteur d'éducation physique, j'arrête les frais, conscient de leur magistrale inutilité.
Car le vrai drame, Monsieur le Ministre, n'est pas que nos élèves multiplient les fautes dans tous les domaines imaginables du fond et de la forme. Nous sommes passés par là avant eux, à des degrés divers. Le drame, l'énigme, impasse absolue, c'est qu'ils conçoivent actuellement une sorte de droit et quasiment de devoir de ne rien *rectifier* quand nous les leur signalons. Et qu'au train où vont les choses dans certains de vos établissements, le passif atteint une limite au-delà de laquelle il devient humainement impossible de récupérer ce qu'on a perdu... Je regrette de devoir rappeler ces évidences éternelles de la pédagogie, mais ce n'est pas pour rien que tant de bons maîtres ont dû abdiquer leurs fonctions dans vos lycées ; et se faire remplacer par cette vague de professeurs auxiliaires mal dégrossis, moins diplômés, moins préparés encore que votre serviteur, et à peine sevrés des fumées de mai 68 : à vingt-cinq, vingt-trois ans même, j'étais loin de compter parmi les plus jeunes enseignants du secondaire. L'accélérateur sociologique me propulse aujourd'hui au rang des anciens combattants, m'invitant presque avec pitié à faire valoir mes droits à la retraite. Quel gâchis. Et quelle tristesse, de se sentir un pied dans la tombe dès qu'on arriva chez vous.
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**Les privilèges du philosophe**
C'est encore un beau paradoxe de l'enseignement post-soixantehuitard. Presque partout, on refuse à l'élève les moyens de connaître sa propre langue. Quelques écoles primaires le dégrossissent encore assez bien, pour la syntaxe, mais à quoi bon ? Dès la classe de sixième, les mirages préfabriqués de l'éveil et de l'ouverture au monde vont endormir sans bruit ces jeunes dispositions. Neuf professeurs de Français sur dix le traîneront de confrontation en dialogue, et de dossier-débat en spectacle « impliquationnel » (un mot à eux), comme si le cher enfant savait déjà penser, et tout dire, et je bien préciser. A dix-huit, dix-neuf, parfois vingt ans, il échoue dans une classe terminale -- sans la moindre prémonition de ce qu'est un travail écrit, sur un sujet donné, si modeste soit-il. Et comment donc le lui (ré)apprendre ? Généralement, il trouve intolérable de se souvenir qu'une subordonnée n'existe pas sans principale, que la virgule reçoit une valeur grammaticale toute différente du point et qu'à la fin de ces sacrés verbes du premier groupe les lettres *er, ez, ais, ait, aient, ai* et *é* suffisent à changer la personne, le nombre, le mode ou le temps en dépit des similitudes de prononciation. Il faut être professeur de dessin ou d'algèbre, et encore, pour ne pas s'en apercevoir.
Or le programme de philosophie n'a suivi dans aucune section la réforme (?) de l'enseignement du Français. Le plus sûr privilège du « prof de philo » devient donc de récolter ce que les autres, dans la meilleure des hypothèses, n'ont pas voulu semer. Et de faire de la logique, de la morale ou de la psychologie (mais oui, c'est notre tâche) avec des « élèves » qui ne savent plus ce qu'on désigne par *attribut ;* ne conçoivent pas un seul instant que nous voulions distinguer la *force* du *droit* (surtout depuis vos histoires d'avortement légalisé) ; ou confondent sans plus de façon un *état* avec l'*État...* Après cela, on peut bien chaque semaine remettre en cause ses méthodes d'enseignement, comme je m'y appliquais innocemment au premier trimestre de l'année. Rien, non, rien n'amènera à la réflexion philosophique les esprits que tout désormais éloigne du simple effort de penser quelque chose, comme des aptitudes à le formuler.
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Vous sembliez, Monsieur le Ministre, avoir été sensible un moment à cet illogisme. Mais déjà vous vous reprenez, sur l'avis des syndicats de l'Éducation : on philosophera, peut-être même la classe de première, quoiqu'il en coûte à la nation -- et aux contribuables. C'est ainsi que notre élève est invité à rendre des dissertations « générales » -- cet exercice difficile, rigoureux et complet, couronnement de douze ans d'un apprentissage plutôt intense, selon l'ancien système éducatif français. On s'en veut d'insister ; mais, depuis plus d'un siècle, tous ceux qui peuvent ou savent écrire dans notre pays sont passés par là.
Il y a pire. Le potache hargneux, celui qui peut aujourd'hui quitter la casse en gueulant « *Je suis libre *»*,* y croupir, non, y vagir son formidable ennui, ou encore n'y point paraître -- solution que nous aimions à lui recommander --, celui-là même doit hésiter à « sécher » trop systématiquement la dissertation. Tel est le cas du moins dans mon établissement, où l'administration considère l'absence totale de notes comme une relative anomalie ; voire, au terme du second trimestre, une matière à rapport « rapport en vue d'une reconsidération du statut de l'élève dans l'école », succédané honteux de notre bon vieux renvoi.
En sortant de son cours, le malheureux enseignant-philosophe se voit donc interdit de chanter lui aussi « *Je suis libre *»*.* Le plus dur reste à faire. Et il n'a pas fini de geindre ou d'exploser contre la grossièreté, le vide, la bêtise au front de taureau : il emmène en quelque sorte sa classe sous le bras. Avant la semaine suivante, il va falloir s'accrocher à la chaise, au bic rouge, au bureau ; voir s'effondrer devant les preuves écrites ses ultimes illusions -- si précieuses cependant, pour trouver la force de continuer. Et déchiffrer mot à mot les cinquante, les soixante-dix copies ou, dans cette décoction épouvantable du verbe spontanéiste et télescopé, bouillonnent beaucoup plus de fumées, fascinations et dégoûts que d'idées. A cinq par heure, mon record personnel, cela fait encore de longues soirées en perspective... On sourit presque, devant le fantastique recul des dissertations en 1975, de relire le sombre portrait que Pierre Thuillier traçait -- vers 1969 -- du jeune philosophe français : « Il n'y a rien de plus triste qu'un philosophe de vingt-deux ans à la fois un peu cartésien et un peu heideggérien, un peu rationaliste et un peu lacanien, sincèrement structuraliste et plutôt antiscientiste, volontiers marxiste et très sensible aux charmes de l'idée de Dieu, tenté par l'incroyance mais imprégné de Jaspers -- et, par-dessus tout, définitivement opposé à toute forme d'*éclectisme.* On fabrique couramment ce genre de monstre.
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C'est légal ; mieux, c'est institutionnel ([^10]). » -- Ne vous inquiétez donc plus, cher confrère. Mes élèves n'atteindront jamais de pareils sommets, s'ils viennent même à s'égarer dans le supérieur. Ils sont déjà beaucoup plus « tristes » que vos étudiants d'hier : ils ont subi ces philosophes *un peu tout* dans l'enseignement des disciplines générales et ils ne croient plus en *rien,* eux, qu'on puisse qualifier de pensée philosophique.
Mais comment reprendre ceux qui envisagent avec placidité de n'être jamais rien : ni cartésien, ni existentialiste, ni marxiste, ni incroyant... D'ailleurs, sauf peut-être à l'inter-cours, quand on voudrait se retrouver seul avec sa cigarette, toute conversation directe avec les élèves est exclue. Pourtant, dans les copies, on suit très bien la courbe de leurs malaises, de leurs impulsions, de leurs rejets ; on refait même son cours tout seul dans la nuit, et les arguments, les réfutations s'enchaînent à ravir, à transporter d'excitation intellectuelle en extase métaphysique les esprits les plus obtus... Le lendemain, en classe, le réveil ne sera vraiment douloureux que pour l'ami de la sagesse, fourvoyé dans la vocation enseignante. -- « *De quoi, vous voudriez* en plus *vous en prendre à nos idées... Sectataire, réac... fascîîiste ! *» -- Vous voilà de nouveau condamné à prendre la température du siècle. A la devancer même, impuissant, de quelques années, à travers ce que le siècle a (dit-on) de plus authentique : sa jeunesse... Et il vous naît des cauchemars facilement prophétiques. Maigre consolation, et triste privilège. Qu'on regarde à sept fois avant d'y postuler. J'ai rarement vu les gens vieillir si vite que dans les classes de philosophie de l'enseignement public. Et les plus tendres, les plus enthousiastes aussi. touchent plus rapidement au fond. Un seul remède, d'après mon expérience : l'insensibilité sans faille, clinique, éthique, du fossoyeur.
Vraiment, il faut abandonner le poste -- ou changer de religion.
**Riez si vous voulez**
Certes, tout n'est pas identiquement sinistre dans leurs dissertations. Il plane, sur l'impropriété générale des termes, un risque statistiquement défini de rencontre amusante.
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Ce que nos aînés appelaient une perle, Monsieur le Ministre, au temps où c'était rare. Exemples -- à partir d'ici, nous restituons l'essentiel de l'orthographe, pour ne point lasser : « *Le parti au pouvoir tend à user et à abuser de la télévision grâce à... son énorme force de frappe. *» Ou encore : « *La communication* télévisionnesque, *grâce aux fabuleux moyens de transport actuels, est efficacement usitée. *» Beaucoup mieux : « *Regarder la télévision devient elle-même un peu... lassive. *» Lassant, lascif, allez hop : *lassive !* Mais est-ce vraiment mal venu ? Et celle-ci : « *L'uniformisation du genre de vie se* manifeste *par les techniques, qui en sont donc la* cause *inéluctable *» (une conclusion). Joli télescopage : tout est dans tout et réciproquement. On pourrait remplir des pages et des pages de ces menues incongruités. N'abusons pas à notre tour de leur force de frappe.
Il y a bien, ça et là, quelques tentatives d'argumentation avortées. Et conçues hors des perspectives du sujet, cela va sans dire. Il est rare en effet que. l'élève se tienne quitte de « conclure » avant d'avoir sévèrement fustigé le travail à la chaîne, la société de consommation et la « culture » gouvernementale. En bloc ou au détail et ce, quelle que soit la question posée. Original, n'est-ce pas ? Cela fait penser à bien des débats, censément moins scolaires, que les animateurs radiophoniques patentés renoncent à ramener dans le droit fil de la question prévue. Dans cent ans, on apercevra sans doute que notre époque a cultivé le hors sujet avec une rare constance ; et on s'interrogera sur les racines intellectuelles de ce mal dont presque tous les autres sont issus... Quant à mes élèves, ils ne font que suivre de prestigieux exemples en radotant : contre tout ce qui est pour, et vice versa. Par exemple, sur un mode plutôt illogique : « *En ce qui concerne les techniques de production, l'usine ayant comme horaire une heure très* avancée du *jour obligera les employés à se lever de plus en plus tôt. *» N'importe quoi, pourvu que cela soit dit.
Dans le genre Helder Camara, ou curé de la banlieue parisienne (toujours les vertus de l'imitation) : « *Nos parents éprouvaient le bonheur à travers la satisfaction* (notez l'imparfait, et son sous-entendu persifleur sur le devoir accompli). *Ils étaient contents* (les misérables) *d'avoir un bon travail, un foyer, de l'argent... et même* (horreur) *prendre des vacances : rien d'étonnant que certains de nos jeunes* (voilà qu'il se fait paternel) *recherchent une forme de bonheur à travers la drogue. *» A celui-là, il ne manque vraiment que la chaire et le micro. Ah oui : si la conséquence signalée par les deux points vous échappe un peu, c'est que vous n'allez guère aux réunions de patronage, ni aux messes métinges, et c'est beaucoup mieux ainsi.
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Dans un style carrément P.C.F. : « *Ce que l'on peut reprocher à la tévé, particulièrement à la téve française, c'est d'être* (thèse) *le mode d'information télévisuelle gouvernemental* (bis)*. Des dizaines de millions de travailleurs, lorsqu'ils cherchent à occuper leurs loisirs, reçoivent en tournant le bouton de leur poste une vision du monde qui est uniforme et* peut pas l'être *autrement, puisqu'elle a été conçue par les mêmes équipes, dans le même climat, suivant les mêmes normes de travail dont l'ensemble est supervisé par... le gouvernement. *» Encore lui, le traître. Comme c'est pratique. -- Tout de même, il y a une idée là-dessous qui n'aura pas été lue dans *L'Huma-Dimanche :* l'uniformisation. On l'avait un peu suggérée en classe (il faut bien leur parler vrai : le subconscient enregistre, peut-être), et j'ai cédé à la tentation indiscrète de reprendre l'élève sur son argument. Après tout, nos dirigeants ne regardent-ils aucun journal, avant de se rendre aux ministères, de réviser leurs lois, d'arranger leurs nouvelles réglementations ? L'uniformisation des cultures et des comportements pourrait aller plus loin qu'on ne le pense... Ceux qui écoutaient ont crié au fou, plus quelques apostrophes qui ne figurent pas dans nos dictionnaires. La télévision est une arme gouvernementale, point (à la ligne). Insinuer, « *pauv'type *»*,* qu'un homme d'État puisse devenir lui-même le jouet de son arme privilégiée entre toutes est pure ineptie. Voyez les Américains. (Ne pas chercher le rapport, c'est dangereux pour tout le monde.)
Vous noterez, Monsieur le Ministre, la pauvreté numérique, plus encore que qualitative, des thèmes abordés dans les copies : *information, consommation, production, exploitation, libéralisation* (le schéma de la société capitaliste) -- et l'énorme place faite à la « télé ». C'est que l'attirance de ces choses, de ces mots mille fois ressassés dans leur vie, et des critiques toutes faites, prime de très loin celle de l'analyse des problèmes posés. Exhibez un brin d'Aristote : « L'homme est un animal *intelligent *» (animé par la pensée), une grande clameur s'élève dans toutes les dissertations : *et la pollution des mers... ? Hitler, Salazar. Amin Dada, Nixon... ? et la bombe atomique,* hein, *la bombe atomique !?* Soumettez l'une des définitions du bonheur chez Alain, la classe presque entière hulule : *et le Tiers-Monde, enfin !* Ça va jusqu'à ces énormités : « *Alain passe complètement à côté de la question* (rien de moins) : *il n'y a qu'à donner une boîte de riz à un Biaffrais pour le rendre heureux... et fidèle ! *» Yaqua. Comme c'était simple.
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Le bol de riz des petits chinois, voyons, réfléchissez... Ainsi mise en condition, toute matière, toute question recèle son incitation publique au hors-sujet. Inutile de multiplier les avertissements. Les plus indulgents vous arrêteront aussitôt : «* Ça va, on a compris, vous fatiguez pas Msieu. *» -- En fait, rien ne retiendra l'élève sur le chemin de ses « envies », par d'autres inspirées. Ce n'est guère notre faute. Ni même la sienne. Re-voyez Malraux, et mettez-vous enfin d'accord, là-haut, sur ce que vous désirez.
Souvent, le hors-sujet est préférable au reste. Certains en effet, pour cette dissertation autour d'Alain, ont failli concéder une phrase ou deux dans la perspective de l'auteur, préalablement expliquée en classe : inutile d'ajouter à la difficulté, malgré leurs viriles récriminations. En un mot, il s'agissait d'établir quelque(s) rapport(s) entre les caractères du bonheur terrestre et ceux de l'action. N'importe quel passage des « Prolégomènes » de Kant aurait été plus familier pour eux que cette idée d'approcher le bonheur en l'entreprenant, comme j'ai pu m'en rendre compte à la lecture des meilleures copies. L'une d'elles aboutit sentencieusement à ceci : « *Selon moi, le plaisir d'un bon repas qui ne nécessite pas l'intervention de l'esprit demande une certaine volonté. *» Pour s'arrêter, sans doute ? Et chez l'autre, cette trouvaille de réminiscence vacancière : « *Étendu sur la plage moi l'élève enfin tranquille va ressentir un profond sentiment de bonheur physique qui va engendrer... un bonheur* immatériel *effréné. *» Miracle.
**Moi, je !**
En règle générale, on l'a vu, tout leur paraît bon pour éviter de perdre du temps sur un sujet (pourtant « retenu »). Il en devient presque risible de leur laisser le choix. Le sujet qu'on leur aura « collé », fût-il pluriel, c'est toujours plus ou moins la pensée d'un autre : deux raisons qui suffisent à le rendre détestable. Par conséquent, on lui règle son compte à la troisième ligne du développement, sans autre examen de ce qu'il propose. Seul varie le type de la « solution » mise en œuvre... Voici les plus communes, chez mes élèves. Il y a d'abord la manière définitive, très bien portée : « *Personnellement*, je suis contre. » Contre quoi, l'élève reste fort réservé sur ce chapitre ; et plus que furieux si, pour voir, on a l'audace de l'interroger. -- Le constat désolé : « *Pour sûr, ce que dit là l'auteur est impensable. *»
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N'insistons pas, qui ne peut ne peut. -- La pâmoison, incoercible : « *Que Giraudoux ait pu écrire, mais c'est* dément*, oui, dément ! *» (Dément : tellement chouette qu'on ne doit rien y ajouter.) L'exagération dans ce sens est une autre manière de ne pas considérer. -- Un rien supérieur : « *A mon avis, il fallait vraiment qu'Aristote soit pas très malin... *» -- Plus sincère : « *Les exemples abondent* (pour donner raison au susdit), *mais* ca *n'est pas* ca (caca, oui) *que je veux démontrer. *» Comme s'il pouvait en être autrement. -- Et même, subtil : « *Le but de la société de consommation c'est de profiter des impulsions du consommateur et aussi je pense que ceci est bien contraire à la réflexion. *» Bref, ne jamais donner ses raisons, mais insinuer qu'il pourrait bien y en avoir, et des plus sérieuses s'il vous plaît.
Vous aurez remarqué, Monsieur le Ministre, les résurgences explosives du « moi » : moi-je-personnellement (estime, refuse, déteste, veux...) Le malheureux correcteur peut bien inscrire dix mille fois dans toutes les marges de son année qu'un tel procédé doit être haï, qu'il est anti-philosophique, pèse des tonnes, n'ajoute rien à la rigueur des conséquences et des idées -- ce gros ballon du « moi » revient toujours à la surface de l'eau... Ici encore, le maître ne lutte pas tant contre l'ignorance de ses élèves que contre l'accélérateur sociologique qui les propulse hors d'eux-mêmes ; qui les entraîne à l'instantanéisme, l'esprit de jouissance et l'incommunicabilité universelle... Oh, temps béni de Freud, et des vieilles barrières magistrales, et des petits complexes scolaires, et des alchimies sublimantes, pour quel vide néo-libidinal a-t-on troqué tes nœuds ? Giraudoux a pensé... Aristote aussi, peut-être, dans la nuit des temps... c'est bon -- mais moi, PERSONNELLEMENT, JE (suis contre) !! Voilà la « philosophie » de nos élèves, qu'on le veuille ou non. Vides de tout, à commencer par eux-mêmes, et sans qu'ils y soient vraiment pour quelque chose. Voici leur credo, et leur seule devise : *sum res, non verum cogitans, sed semper nolans* (*vel alienatione cogitando nolans*) -- les formules de notre cartésianisme avaient prévu cela. Qui est humain, en effet, sinon philosophique. Mais un ministre de l'Éducation Nationale pourrait peser davantage avec ses syndicats à qui il demande aujourd'hui de philosopher.
En vérité, cette génération d'élèves ne sera plus accessible avant longtemps à aucune philosophie. Elle en a déjà une, qui porte en elle la négation de toutes les autres, et qu'elle adoptée depuis mai 68 sans jamais avoir ressenti depuis le besoin d'en prendre conscience : en la respirant. C'est la vision gauchiste et gauchisante du monde La vision quasi officielle, gouvernementale, journalistique et enseignante, dont la société ambiante leur fournit une quotidienne illustration...
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Or, dans le fonds philosophique commun des intelligentsias de la gauche, le problème essentiel de la philosophie (depuis Descartes), le problème du rapport sujet-objet, est résolu par la négation pure et simple de l'un des deux termes : l'être réel subsistant hors de l'esprit. L'acte même de connaître s'en trouve immanquablement interprété dans le sens d'une relation de contenant à contenu -- et c'est toujours le moi (« moi, je ») qui absorbe le restant de l'univers. La conséquence, dans l'ordre spéculatif, c'est l'*idéalisme* de toutes les démarches de la pensée : le rejet des observations, des expériences, de l'être. Dans l'ordre social, c'est l'*utopie :* le refus des réalités politiques essentielles, des données, voire des situations, en tant que données. « Le nihilisme, écrit très bien Thomas Molnar, malgré son étiquette catégorique, vise une seule situation qu'il abhorre et veut effacer (...) Il en va autrement de *l'esprit de négation* qui vise, à travers *une* situation, l'abolition de *toute* situation *parce que* donnée » ([^11]). N'est-il pas vrai que la gauche, tant qu'elle ne gouverne pas directement, ne raisonne jamais « sur », mais toujours pour ou contre ; et, comme mes élèves, plus souvent encore négativement que positivement, puisqu'elle a en sainte horreur l'idée même d'équilibre et de stabilité. Elle ne sait, ne peut donc raisonner qu'à vide, se condamnant en quelque sorte à la folie d'une raison *libérée de tout ce qui n'est pas elle --* ce qui ne veut point dire à l'inefficacité. Jean Madiran a écrit là-dessus une des pages les plus justes, lorsqu'il commente la fameuse formule de Chesterton sur les « vertus » chrétiennes devenues folles :
« Chesterton avait non seulement dit quelque chose, mais il avait dit une chose énorme. D'abord parce qu'il a parlé des vertus et non pas des idées. Mais tout autant parce qu'il a parlé de folie. Vous croyez peut-être que la folie est d'avoir « perdu la raison ». C'est votre droit de le croire. C'est peut-être vrai. Ce n'est pas la question. Il s'agit de comprendre ce que Chesterton voulait dire. Par folie, il entendait l'état où l'on a « tout perdu, sauf la raison ». Tout perdu sauf la raison raisonnante. Tout perdu sauf une raison sans mains ni pieds, sans faim ni soif, sans rires ni pleurs ; sans peau et sans âme. » ([^12])
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Tout à fait vos élèves, Monsieur le Ministre, lorsque contre toute prudence on les invite encore à « penser ».
**... Et le « Bac » ?**
Soyons réalistes. Voici par exception un élève qui « travaille » ; autant qu'il peut ; c'est-à-dire chez lui, bien sûr, dans le silence enfin retrouvé. S'il a pu entendre quelque chose de l'analyse préalable des sujets, puisqu'on la fait ensemble pendant le cours, il s'applique à répondre, tout faux sens écarté, dans la direction voulue... Je le revois, les yeux encore exorbités par l'aventure : « *Monsieur, j'ai veillé jusqu'à* onze heures, *hier soir, pour vous rendre cette dissertation. *» Le brave garçon en deviendrait plutôt farouche. Je recule un peu ma chaise et remercie avec chaleur, retenant mal l'envie de lui faire remarquer combien il serait ordinaire... à ce stade d'une vie étudiante... écourter quelques « dodos »... saine fatigue, etc. Mais l'élève pourrait être mon frère cadet : comment lui dire « de mon temps » sans ridicule ? Un coup d'œil donc, à l'intercours, sur sa première page -- accrochez vos ceintures : « *Le temps est fait de moments passés à des instants précis* (ne pas sourire, et encore moins pleurer). *Il implique une éternelle remise en question de la conscience vu que chaque minute vécue est quelques fractions de seconde plus tard un élément du passé. Ceci est* évidment très poussé *comme raisonnement mais à plus grande échelle par exemple l'année prise comme base tout ce que je dis s'avère très probable et plus que logique. *» Méditez cela, s'il vous plaît. Et surtout si vous pouvez. Pour ma part trop c'est trop, j'abandonne.
Tout de même. Le pauvre. Douze ans d'études classiques. Et ce n'est même pas sa faute... Quand l'individu par ailleurs ne m'injurie pas, il m'arrive de concéder une moyenne sur des choses comme celle-là : au royaume des aveugles, et caetera. D'ailleurs, n'obtiendra-t-il pas haut la main son baccalauréat ? Et puis, onze heures du soir, une fois dans sa vie, sans télé, cela mérite bien une petite pierre blanche. Un geste, quoi. Mais cela aussi donne la mesure du reste.
Et pour le reste, Monsieur le Ministre... il faudrait qu'on m'alloue un gros volume in-8° carré avec annexes, lexique et photographies. Plusieurs heures vraiment douloureuses à passer, pour tout le monde. Comment donc faire goutter en quelques pages ce robinet d'eau tiède, cet océan -- je ne dis pas d'erreurs, mais de remplissage par le vide, de métaphysique insipidité ?
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Voyez seulement sur quelle délicieuse saveur vous laisse cette minuscule gorgée -- nous respectons ici la « ponctuation », qui elle aussi fait partie du charme : « *Il est évident que notre vie est beaucoup plus luxueuse*s *que jadis mais lorsque nous allions au bord de l'eau laver son linge* (lui ?) *au marché vendre sa récolte et acheter ce qui nous manquait nous avions un besoin beaucoup moins évident* (autre évidence solaire) *de défoulement... de défoulement aussi peut-on espérer que si un jour un remède se présente nous ne le* lasserons *pas échapper mais cette hypothèse est trop proche de l'absurde pour être envisa*ga*ble. *» Une conclusion. Bête, mais à en pleurer. Surtout, admirez les trois temps : l'imparfait nostalgique, le conditionnel euphorisant, le futur commode. Trois façons entre mille de contourner les fastidieuses nécessités de l'analyse, au présent... Cet élève-là aura son « bac », probablement, comme l'autre. L'année prochaine, en faculté, il se souviendra de mes notes avec quelque commisération. N'est-ce pas ?
Mais si innocemment il cherche à « valoriser » son diplôme en entrant dans la vie active, et qu'à titre d'essai on lui demande un rapport écrit sur n'importe quoi, par exemple les bienfaits de l'étude commerciale de motivations, va-t-il répondre : « *On se dem*e*nde comment pouv*ez *vivre*s *nos ancetres sans* e*tre éduqu*er *sur* se *qu'ils doiv*e *achet*è *? *» Et sera-ce encore notre faute si son chef de bureau l'affecte pour toujours au service des livraisons en ville... puis vote Mitterrand aux prochaines élections ?
Que de temps, Monsieur le Ministre, que de sous *perdus* à travers tout le pays pour ce mirifique « baccalauréat » -- qui engloutit la part du lion dans notre budget national, mobilise le corps de fonctionnaires le plus important du monde après celui de l'Armée Rouge, et ne garantit plus qu'une inculture longuement macérée dans l'ennui doublement bêtificateur des classes d'aujourd'hui... A l'étranger, nos diplômes universitaires se dévaluent à la vitesse du vent : comparez les tableaux d'équivalences de 1967 à ceux d'aujourd'hui ; c'est la débâcle, sur tous les fronts. En France, les examinateurs du concours général suspendent pour 1975 l'attribution de trente-deux prix, rien de moins. Et dans les entreprises sérieuses, on peine à considérer le baccalauréat des sections littéraires de l'Académie de Paris comme un certificat d'alphabétisation... Cela même ne vous alarme pas ?
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**« Messieurs, vos copies »**
« Eh bien oui, c'est un vice. Déplaire est mon plaisir ; j'aime qu'on me haïsse. » J'aurais pu inscrire cette devise, en lettres d'or, au fronton de toutes mes classes terminales depuis deux ou trois ans. C'est la déclaration de guerre du Misanthrope -- tant pis pour son cynisme apparent. Elle n'est, ici, qu'une cuirasse de circonstance ; et la déformation « professionnelle » de l'enseignant qui met toute son application, tout son art, à ne pas abdiquer. Car céder c'est s'exposer au mépris, et résister c'est se faire haïr. A défaut de mieux, chacun choisit ici selon les ressources ou les limites de son tempérament.
Je me souviendrai longtemps de la dernière séance de remise des copies. L'action se situe quinze jours après les événements rapportés dans la première partie de cette LETTRE. Elle vérifie fort bien le nouvel adage : à l'école, tout va plus vite, tout va plus mal qu'ailleurs, et le pire est devenu synonyme de très haute probabilité. Ma situation de « prof de philo » fut assez odieuse, on l'a vu. Demain elle deviendra sans doute intolérable pour n'importe qui. Il faut en avertir charitablement les candidats au suicide professoral. Si par malheur ils n'ont pas reçu la formation « I.P.C. », qu'ils se méfient constamment de tout : d'eux-mêmes, des élèves, des parents, du ministre et -- plus encore -- des administrations. (Chez nos amis de l'I.P.C. -- Faculté de Philosophie Comparée : 21, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris -- où je retrouve pour quelques heures bénies les délices du discours suivi et écouté, les étudiants ont aménagé en sous-sol une belle salle d'entraînement au karaté. Quand je l'ai découverte, il était trop tard pour me recycler. Mais les futurs enseignants de la Faculté ignorent probablement à quel point ce qu'ils apprennent là -- la manchette foudroyante, le cri qui paralyse -- facilitera l'exercice de leur vocation.)
Je devais donc remettre à mes élèves quelques zéros pointés, pour les copies blanches, un deux, et tout une flopée de cinq et de sept. On a beau dire : si quatorze est plus flatteur que « B+ », un cinq est psychologiquement plus juste que « D » ; d'ailleurs à deux ou trois points près, la gamme de notation reste la même dans les deux systèmes. Mes élèves de toute façon n'y entendent rien : en dessous de la moyenne, un professeur de philosophie ne peut que chicaner. Du moment qu'ils y ont mis « le paquet » (70 lignes), à quoi bon détailler ? On mérite « la note » (plus de 12) en *s'exprimant,* point final.
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La saveur et la couleur du jus ainsi exprimé ne comptent absolument pas. Et ceux qui croient avoir *découvert* la moindre chose arborent un sectarisme épouvantable : 15, pas moins. Par ailleurs, détail assez vexant, personne dans la classe ne s'abaisse à consulter dans mes torrents d'encre rouge l'explication pourtant détaillée de sa note.
Après mille précautions d'usage sur les critères bien modestes de ma correction (voir dans la première partie « L'épisode des travailleurs »), j'annonçai à mi-voix le *deux.* Sans le nom d'abord, pour que chacun puisse se sentir concerné, mais avec cette petite lecture illustrative « *Qui est-ce qui descend au* fonds *du puits en riant et remonte en pleurant ? Le* sceau *évidemment ! Qui est-ce qui roule et qui n'amasse pas mousse ? La pierre, enfantin ! Mais qui est-ce qui rend les hommes heureux ? Le bonheur !!!* L'introduction du deux -- très fin n'est-ce pas ? Et le reste était de la même eau : charades, devinettes et compagnie.
Je croyais détendre un peu l'atmosphère avec cette histoire de mousse et de seau, où l'insolence prenait sans le vouloir des couleurs de vague poésie, nous suggérant le petit rappel : saut, sceau, seau, sot... Une vocifération générale m'avertit sans ménagement de la lourde erreur que je commettais. J'étais tout bonnement en train de ridiculiser sous des arguments plus que spécieux un texte *démentiellement génial* selon tous les auditeurs présents. En outre, le propriétaire de la copie restée incomprise de moi seul se trouvait être le « chef » élu de la classe : un garçon tout à fait « dément » -- voir plus haut -- qui n'avait aucun mal à faire applaudir par les autres ses plus futiles interventions ; et par certains même de mes collègues, qui découvraient « plein d'esprit » dans sa manière de répondre à la cantonade, de siffler en classe, ou d'abandonner les lieux ! Avec quelle incroyable légèreté, j'avais moi-même appelé les élèves à la révolte du jour. On se croit pacifique, et voilà, Monsieur le Ministre : il s'en suit un indescriptible désordre matériel et mental partout où l'on vient à passer.
Le héros incompris fit face à son persécuteur. Il prit la parole, dans un silence vraiment révolutionnaire, que bien des professeurs lui envieraient. Le ton se vouait solennel et cinglant. En substance (ce fut assez long)
« *Atroce, que vous en soyez encore là... Kaïsseu qu'on peut bien en avoir à* foutre, *de vos sujets... ? Notre vérité à nous, je vous en ai déjà averti, c'est la conformité de l'intelligence au* RÊVE...
79:195
*Notre liberté, c'est l'exécution immédiate et sans frontières de nos désirs et de nos* ENVIES (j'avais déjà entendu ça quelque part). *Vous venez de porter atteinte aux deux principes les plus sacrés de notre génération.* (Fichtrement juste.) *Et vous aurez avant la fin de cette heure à en rendre compte, devant le Directeur des Études de l'établissement... Moins dingue que vous, en passant. *» Paroles délicieusement apocalyptiques mais, dans leur contexte, pleines de cohérence et de sincérité.
Il dit et, sans attendre cette fois-ci les applaudissements, nous claqua la porte -- suivi de quelques « fans » qui déchiraient au passage leurs copies (blanches ou non) en signe auguste de solidarité. La matinée s'annonçait plutôt mal.
A la surprise générale, l'appel au Directeur n'eut point dans l'immédiat les suites escomptées. Peut-être celui-ci était-il retenu au téléphone... Mais le menu fretin se précipita avidement sur le paquet des dissertations en instance. Ce fut un beau tollé. Et je n'y pus répondre qu'intérieurement -- ou en modulant selon les sentiments à exprimer le rictus (amer) dont on peut dans ces cas faire sa petite revanche.
« *-- Eh Msieu, ya une erreur dans la correction. Vous avez mis plusieurs fois* incompréhensible, *alors que moi j'peux tout expliquer. *»
Sourire plein d'indulgence : le ton est assez gentil. Grand bien lui fasse « personnellement ». Pas le lieu de recommencer l'explication.
« *-- Kaïsseu ça veut dire :* tout ce qui est obscur n'est pas profond, et réciproquement ? *Vous le faites exprès, ou quoi, de ne pas comprendre ? *»
Mon pauvre ami, si je pouvais...
« *-- Mais... j'ai* deux ? *Et ya trois pages, au moins ! *»
Exact, mais si j'attribue un point par page, vous seriez fichus -- pas vrai ? -- de recopier le Vermot.
« *-- Dégueulasse, c'est dégueulasse : on m'avait toujours mis la moyenne en Français, avant. *»
En huitième ? Allons, allons...
« -- Hors-sujet, hors-sujet... *ça a pas de sens ! Pourriez seulement dire quel sujet j'ai voulu traiter ? *»
Bravo, c'est tout à fait ce que j'entendais vous faire remarquer.
« -- Peu clair *vous-même, merde alhaüre. Mais* mêêêrde ! »
80:195
Je me lève. Vais-je devoir sortir, moi aussi ?
« *-- Est-ce que par hasard vous seriez pas d'accord avec nos* IDÉES ? *Passeuque ça, ça serait pas régulier.*
*-- Y s'fout de nous, j'vous dis. Insistez pas lourdement...*
*-- Tu parles, y* s'marre *même. Regardez sa gueule enfin ! *»
Oui, il faut sortir.
« *-- Et pourquoi ce que la direction a plusieurs fois été* obligatoirement obligée *de remonter vos notes, hein, seulement vos notes ?*
*-- Et même pas qu'un peu. Expliquez-voir, si vous pouvez.*
*-- Y veut pas qu'an* s'exprime, *c'est ça.*
*-- Ouais, pourquoi ? Rétrograde humm... *»
Je sors. La génération montante descend vraiment trop bas.
« *-- Irresponsable, êêêh !*
*--* SALAUD *ouais !!*
*-- *FASCISTE !! »
Dehors, il me vient en mémoire une drôle de phrase, qu'un psychologue comme Luce Quenette serait mieux doué ici pour apprécier : « Quand l'enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris. » Fatigue nerveuse... ? -- Mais non, justement : mon génial « chef de classe » revient vers les lieux de ses exploits, en compagnie du Directeur des Études : « Certainement, Monsieur... Cette copie peut surprendre. Je la garde d'ailleurs, pour un examen plus approfondi. Mais l'élève, je crois, a des explications à vous demander... »
J'ai dû répondre assez haut. Et renforcer en chacun l'idée de mon anomalie grandissante. Finalement, le Directeur a bien voulu maintenir le *deux* et accepter, avec un certain soulagement, l'assurance de ma toute proche démission.
**Épilogue triste**
C'est à une réunion des professeurs de classe terminale de l'école. Le baccalauréat est désormais tout proche. Nous décidons en commun des mentions générales qui figureront, pour chaque élève sur les livrets scolaires : avis très favorable -- favorable -- doit faire ses preuves à l'examen...
81:195
Comme on pense, j'ai peu d'opinions favorables à verser au débat, et fais encore figure de mauvais coucheur. Il me semble que même la troisième formule ne convient pas : *doit* faire ses preuves... n'ont-ils pas assez prouvé qu'ils ne pouvaient plus rien, à ce niveau ? -- Bon prince, le directeur des Études me fait signe que les avis plus détaillés sont à inscrire, directement par chaque professeur, sur les livrets scolaires. J'avais oublié ce détail, cette absurde survivance de l'ancien régime. Soixante-dix-huit livrets à annoter ([^13]) ! Et il faudrait trouver le compliment juste, pour chacun...
J'y renonce bien vite, pour me réfugier dans des vérités partielles, complaisantes même, à chaque fois que c'est possible : « Travaillait, au premier trimestre. » -- « Élève remarquablement discret. » -- « Un résultat plus encourageant, qui n'est pas accidentel. » -- « Quelques (?) lacunes dans l'expression écrite des idées. » -- « Irrégulier, jusque dans l'insuffisance » etc. Surgit le livret de l'ami public numéro un, le chef de classe dont il a été question plus haut, avec l'exaspérant sourire de la petite photo d'identité. Comme il est déjà couvert d'éloges, je fignole assez sournoisement une légère fausse note : « *Esprit supérieur... puisqu'il y tient. Par ailleurs, n'a guère donné occasion de s'en apercevoir. *» Sans rancune, en petit cadeau-souvenir... Or le professeur principal de cette classe lisait par-dessus mon épaule. Il avait déjà toussé très fort au passage de mes nombreux « irrégulier » ou « insuffisant », et devint plus que sombre en voyant le mauvais coup réservé à son poulain.
« *-- Dis-donc, tu vas tout de même pas saquer les livrets de* mes *élèves... pour le bac !*
*-- Ce n'est pas la classe que je* « *saque *»*, mais seulement le* chef *de classe -- un garçon qui n'a strictement rien fichu de l'année, et passe le plus clair de son temps à m'injurier.*
*-- Normal, mon vieux, faut comprendre... Preuve d'originalité, de personnalité.*
*-- Mais il rend les cours impossibles... il entraîne les autres !*
82:195
-- *Tu juges a priori. As-tu seulement essayé de lui parler. Ses jugements sont très fondés, lui...*
*-- Ce n'est pas possible : il fait le procès de mon cours avant que je ne l'aie commencé, devant toute la classe...*
*-- T'avais qu'à pas lui coller un deux, l'autre jour. Un deux,* en philo, *c'est vexant. On n'a pas idée.*
*-- Mais il me crache dessus, lui...*
*-- Mon pauvre : tu comprendras jamais rien à la jeunesse d'aujourd'hui. De toute façon, ce gars-là est très malin. Il aura son bac, que tu le veuilles ou non... !*
*-- Tant mieux. Tant mieux. Je m'en réjouis. Maintenant, permettez, il me reste* cinquante *livrets à remettre, tout à l'heure.*
Leur professeur « principal » ... Tout s'explique, oui. Tout s'explique horriblement.
**Épilogue gai**
Vers la fin de l'année scolaire, au milieu d'un cours, le secrétariat administratif de l'école me fait porter une lettre, décachetée. « En raison de l'importance », me glisse l'appariteur sous les huées. Voyons. C'est une notification de M. l'Inspecteur de l'Instruction Publique, Directeur des Enseignements Élémentaire et Secondaire de Paris, Bureau G.P. -- EP 3, Pièce 9.068, datée au tampon du 27 mars 1975 :
« ...Après étude de votre dossier, j'ai l'honneur de vous faire connaître que M. le Recteur de l'Académie de Paris, par décision n° 01.466 du 13-03-1975*... ne s'oppose pas* (sic) à ce que vous enseigniez la philosophie à l'École X, dans les classes de niveau : lycée. »
Signé : Pour l'Inspecteur Général etc., l'Inspecteur d'Académie, M. Grangié.
J'ai tellement ri, passé l'instant d'ahurissement bien compréhensible, que le bruit de la classe a failli s'en trouver couvert...
83:195
Voilà deux honorables Inspecteurs qui ne doivent plus visiter grand-monde. Mais qu'importe. Merci M. l'Inspecteur d'Académie, merci M. l'Inspecteur Général, et à vous aussi M. le Recteur de l'Académie de Paris -- de ne pas « faire obstacle » à mon enseignement.
Ce n'est pas votre faute, sans doute, si vous êtes désormais les seuls.
Hugues Kéraly.
Post-scriptum
« Les enfants chrétiens ne sont plus éduqués, mais avilis par les méthodes, les pratiques, les idéologies qui prévalent le plus souvent, désormais, dans la société ecclésiastique. Les innovations qui s'y imposent en se réclamant à tort ou à raison du dernier concile et du pape actuel, -- et qui consistent, en résumé, à sans cesse retarder et diminuer l'instruction des vérités révélées, à sans cesse avancer et augmenter la révélation de la sexualité et de ses sortilèges, -- font lever dans le monde entier une génération d'apostats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s'entretuer aveuglément. »
Vous n'avez pas reconnu, Monsieur le Ministre : c'est dans la LETTRE A PAUL VI de Jean Madiran, vers la fin ([^14]). Remplacez « chrétiens » par « laïcs », « ecclésiastique » par « scolaire », « dernier concile » par « Éducation Nationale », « pape actuel » par vous-même, et enfin « sexualité » par un terme voisin mais plus général (« libidinalité » ?) -- vous lisez la situation exacte de vos lycées. Du moins dans les grandes classes de la région parisienne ; mais depuis toujours, les petits imitent les grands, et la province se met à l'heure de Paris. « Une génération de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s'entretuer aveuglément... » -- cela ne vous fait point frémir ? cela n'appelle pas l'ouverture en France de quelque *Goulag* impitoyablement disciplinaire, et de toutes ces cruelles nécessités répétitives de l'histoire contemporaine ?
Mais que vous écrire encore aujourd'hui, Monsieur le Ministre, si Paul VI ne répond pas à Jean Madiran ?
H. K.
84:195
### A Lisbonne, les apparences et le hara-kiri
par Jean-Marc Dufour
LES JOURNAUX QUOTIDIENS ont été remplis, tous ces temps-ci, d'informations sur l'épreuve de force qui vient de se dérouler à Lisbonne. Je vais en résumer les principaux épisodes.
Au départ, une situation en porte-à-faux : le Parti Socialiste et le Parti Populaire Démocratique ont rassemblé la majorité des suffrages lors des récentes élections portugaises ; le Parti Communiste n'a même pas atteint les 15 ou 20 % des voix que lui attribuaient les pronostics à la veille du scrutin ; quant au « Parti Communiste n° 2 » -- le M.D.P./C.D.E. --, il n'a retenu que 5 % environ des votes. En fait, dans les chiffres, ces élections ont été une défaite pour tous les mouvements communistes, qu'ils soient d'obédience moscovite ou pékinoise. Dans la réalité, ces élections ne signifient rien.
Tout le monde avait bien été prévenu. A la veille des élections, l'amiral Rosa Coutinho avait nettement précisé : le parti qui se détacherait du M.F.A. commettrait un hara-kiri. Divers membres distingués du M.F.A., Otelo Saraiva de Carvalho en tête, avaient déclaré que les élections ne pourraient en rien influencer la politique en cours. Le « pacte » imposé aux partis juste avant le scrutin, dans des conditions invraisemblables -- un véritable « diktat » : les partis ne purent discuter que les points secondaires de ce pacte et durent donner leur accord en quarante-huit heures -- organisait la dictature du M.F.A.. les ministres de l'Intérieur, de la Défense et des Finances devaient être « de la confiance du M.F.A. », de même que le Président du Conseil, de même que le Président de la République.
85:195
Aussi eut-on du mal à comprendre quelle mouche piquait Mario Soares lorsque, encore un peu plus gonflé que de coutume par le succès socialiste, il se mit à prétendre que le résultat des élections devait influencer la composition future du gouvernement. Ou cet homme ne sait pas lire, ou il a perdu tout sens commun.
Les incidents commencèrent le jour du 1^er^ mai. Résumés, ils tiennent en une courte phrase : des éléments de l'Intersindical (pro-communiste) empêchèrent Mario Soares (socialiste) d'accéder à la tribune officielle où se trouvaient Alvaro Cunhal (communiste), Vasco Gonçalves (Premier Ministre) et Costa Gomes (Président de la République).
En réalité, les choses ne sont pas aussi simples, et le P.C., au travers de l'Intersindical, a profité d'une situation créée par le Parti Socialiste lui-même.
Lorsque fut prévue et organisée la manifestation du 1^er^ mai, les socialistes refusèrent de participer au cortège commun sous la houlette de l'Intersindical. Ils voulurent leur cortège à eux, leur itinéraire propre, leurs banderoles et leurs slogans. On le leur accorda. Résultat : le cortège socialiste arriva après tout le monde au stade où se prononçaient les discours ; la tribune officielle était, bien entendu, pleine et son accès difficile, sinon impossible.
Les socialistes protestèrent, on assure qu'ils interrompirent les discours de Gonçalves et de Costa Gomes ; on affirme même qu'ils se servirent à cet effet de mégaphones. Pour les communistes, c'était la preuve de la volonté du parti socialiste de saboter la manifestation d'unité révolutionnaire et d'appui au M.F.A. (Toutes les manifestations communistes sont avant tout « d'appui au M.F.A. », ce qui permet de dénoncer les anti-communistes comme des nostalgiques de l'ancien régime.) En réalité les mégaphones avaient servi à diffuser des slogans le long du cortège et, incidemment, à intervenir au cours de la manifestation.
Pour le militaire moyen du M.F.A., une évidence : comme d'habitude, les socialistes mettent des bâtons dans les roues d'une si belle révolution. Ceux qui jouent loyalement le jeu, ce sont les communistes. Vivent les communistes ! Quant au militaire « averti » du M.F.A., il s'amuse, compte les points et se réjouit de voir si bien manœuvrer les camarades communistes vers lesquels penche son cœur.
Deuxième round : l'affaire de « *Republica *»*. Republica* est un quotidien du soir. Socialiste. Tout le monde le sait à Lisbonne. Mais les typographes sont ou communistes, ou gauchistes, ou anarchistes, et les socialistes sont une infime minorité dans le personnel ouvrier et administratif du journal.
86:195
C'est un article prenant à partie l' « Intersindical » à propos des incidents du 1^er^ mai qui mit le feu aux poudres. Les typographes refusèrent de le composer. Une commission ouvrière décida de mettre à la porte le directeur, l'administrateur et une partie de la rédaction. Puis ils voulurent tirer une « édition pirate » de *Republica,* avec un autre administrateur. Dès lors, la confusion atteint son comble. D'un côté, le directeur (socialiste), la rédaction (socialiste), le Parti socialiste -- qui n'a officiellement rien à voir là dedans, car, si tout le monde sait que *Republica* est socialiste, le journal, pour finasser, se présentait comme organe d'information. En face : les ouvriers qui ne sont pas tous communistes ; mais qui appliquent les décisions de leur syndicat manipulé par les communistes. Et ces derniers ont beau jeu de crier à la vertu outragée : il est exact que, sur le papier, l'affaire n'est pas de leur ressort.
Alors, tout le monde en appelle au M.F.A. et, il faut bien le dire, le Parti Socialiste le fait avec une maladresse sans égale. C'est une mise en demeure que lancent Mario Soares et ses amis. On leur rendra leur journal, ou ils ne siégeront plus au gouvernement. D'ailleurs ce gouvernement n'est qu'un trompe l'œil, on n'y discute rien de sérieux : dès qu'une affaire est importante, elle passe au Conseil de Révolution. Un ministre raconte même qu'il fut convoqué un jour et interrogé sur des questions relevant de son ministère. Ses réponses données, on le remercia, et la discussion continua sans lui...
Il est bien évident que les militaires ne peuvent qu'être exaspérés par l'attitude des socialistes ; et même si, momentanément, ces derniers paraissent obtenir les concessions qu'ils réclamaient, à mon humble avis ils ne perdent rien pour attendre : D'autant que Mario Soares a commis le péché capital : il est allé discuter des affaires portugaises avec les dirigeants des autres partis socialistes européens. Et, croyez-moi, il ne se passera pas longtemps avant qu'on l'accuse d'avoir porté sa pierre à la campagne internationale de diffamation de la révolution portugaise. C'est une campagne que mènent tous ceux qui estiment -- et qui disent -- que tout ne va pour le mieux au pays de Vasco Gonçalves.
Maintenant, il faut aussi être sérieux. Les socialistes qui crient au martyre, pauvres victimes du Moloch communiste et des militaires sournois et bornés du M.F.A., ne sont pas les blancs agneaux, les paisibles brebis qu'ils se plaisent à dire. Après le 28 septembre, Mario Soares criait « au loup » avec les camarades communistes.
87:195
« *Nos seuls ennemis, ce sont les fascistes *», déclarait-il à Strasbourg, lorsque les prisons se remplissaient à Lisbonne. Soyons-en sûrs : s'ils étaient les maîtres du Portugal, des abus analogues se produiraient, d'autres journaux seraient interdits ; mais la liberté ne règnerait pas davantage.
D'ailleurs, de quel socialisme s'agit-il ? Mario Soares et ses amis ont proclamé maintes fois qu'ils ne s'agissait pas d'implanter au Portugal une social-démocratie, qu'ils étaient bien plus révolutionnaires que cela, qu'ils faisaient leurs les vues du M.F.A. sur la question. Que veulent-ils alors ? Un régime à la cubaine comme le réclamait l'aspirant Manuel Oliveira, membre du M.F.A. et parlant en son nom ? Ou Anibal Marinho, qui décrivait l'Union Soviétique comme « un pays où il n'y a pas de luxe, où le travail se respire de tous côtés » (sic) -- et assurait que c'était là l'unique voie possible pour le Portugal.
Le Parti Socialiste vient de réaffirmer son attachement au M.F.A. et à la politique décidée par cet organisme. Or, quelle est-elle ? Je pense qu'on ne peut mieux la définir qu'en citant le passage suivant de *l'analyse politique* publiée par la Commission Politique du M.F.A. :
« De fait, il est impérieux que les travailleurs, portugais se « conscientisent », que l'on atteigne à une intensification de l'effort de production dans le cadre d'un projet socialiste déjà défini par la réforme agraire, par la possession collective des grands moyens de production, déjà nationalisés, et par la participation des travailleurs au contrôle de la production. Il est urgent de remplacer le stimulant du lucre, moteur des sociétés capitalistes, par un stimulant socialiste, encore inexistant. »
Quelle différence peut-on trouver entre cela et la *déclaration du P.C. sur le moment politique,* dans laquelle on lit notamment :
« La démocratie politique ne peut être instaurée, défendue et édifiée sans une politique antimonopoliste et antilatifundiaire. La survie même du pouvoir politique démocratique exige que soit abattu le pouvoir économique des monopoles. »
Si Mario Soares et ses amis sont d'accord, comme ils le disent, avec le M.F.A., ils sont d'accord avec le premier de ces textes. S'ils sont d'accord avec le premier de ces textes, ils ne peuvent refuser le second, qui dit exactement la même chose en des termes légèrement différents. Ils sont donc d'accord avec les rédacteurs de ce second texte : c'est-à-dire avec le Parti Communiste Portugais.
88:195
Et tout le reste, comme disent nos amis espagnols, consiste en efforts désespérés « pour attacher les mouches par la queue ».
Jean-Marc Dufour.
#### Tour d'horizon ibéro-américain
##### Variétés colombiennes.
Pour commencer, une nouvelle qui apportera un peu de gaîté à cette rubrique assez sanglante.
La Banque Populaire de Colombie a décidé de refuser à l'avenir tout crédit aux sénateurs, députés, conseillers et représentants de quelque tendance politique que ce soit. Les prorogations de crédits seront refusées. La Banque va même plus loin : tout crédit sera refusé aux personnes qui seront associées à un homme politique élu.
Cela se passe à Cali, Colombie, mais de telles mesures sont contagieuses.
\*\*\*
Il faut bien dire que, en Colombie, on ne sait pas trop à qui se fier. Ainsi, lorsque le chef de la police secrète de Bogota (le F-2) fut assassiné en essayant de sortir des griffes de ses ravisseurs le fils d'un joaillier, un garçon de 14 ans, l'enquête conduisit à l'arrestation d'un avocat de la capitale. Cet honorable juriste avait partie liée avec une bande de gangsters. Je cède, d'ailleurs, la parole au rédacteur du Tiempo qui trace le portrait de M^e^ José Maria Prada Caceres :
« Prada Caceres a abondamment figuré, au cours des dernières années, dans la chronique criminelle. Le fait le plus saillant a certainement été l'attentat manqué contre le docteur Carlos Leras Restrepo. La mort de celui qui deviendra, par la suite, président de la République, avait été prévue à l'occasion d'une manifestation du quartier Samper Mendoza -- où devait se tenir une réunion politique, pendant la campagne pour le plébiscite de 1957. Un nommé Marcos Arenas Muñoz avait été muni d'une puissante bombe.
« L'un des conjurés dénonça le complot, si bien que, au moment où les assistants se trouvèrent réunis, le Dr Leras Restrepo n'était pas dans le quartier. Arenas fit exploser sa bombe, provoquant ainsi la mort de plusieurs personnes.
« Prada Caceres fut détenu par la D.A.S. (Département Administratif de la Sécurité) jusqu'à ce qu'il parvienne à s'évader et a fuir hors du pays. Il se rendit à Quito (Équateur) et se mêla à la politique de ce pays de telle sorte qu'il fut remis aux autorités colombiennes.
89:195
Jugé en audience publique, il fut acquitté pour certains délits, condamné pour d'autres. Sa peine accomplie, il retrouva la liberté. Depuis, il exerçait sa profession d'avocat. »
Un expert, comme on voit.
\*\*\*
Toujours en Colombie. La police est arrivée à la certitude qu'il existe « un plan subversif » à l'échelon national. Les dirigeants de cet organisme ont été frappés par le fait que les mêmes slogans servaient dans des manifestations sans lien apparent. Actuellement, le slogan employé dans les manifestations d'étudiants, dans les « invasions » -- c'est-à-dire les occupations de terrains par des mal-logés qui y bâtissent des bidonvilles -- est : « Con la fuerza y por la fuerza » : « avec la force et par la force ».
Ce slogan est apparu simultanément aux quatre coins du pays, plus précisément : dans les provinces de Cordoba, Sucre, Antioquia et dans les Lanos. « Antérieurement, dit le général Henry Garcia Bohorquez, chef de la police, les invasions étaient pacifiques. Maintenant règne la violence et la franche rébellion ».
\*\*\*
Encore en Colombie. La police de Barrancabermeja étudie le cas de deux bonnes-sœurs qui avaient pris la tête de manifestations et organisé des réunions qui « mirent en convulsions » (sic) cette ville. Le gouverneur de la province de Santander demanda leur expulsion (il s'agissait de religieuses espagnoles). L'évêque de Barrancabermeja, Mgr Bernardo Arango Henao, assura à la presse « qu'à aucun moment les religieuses n'avaient participé à des actes subversifs ».
\*\*\*
Ne quittons pas la Colombie. Mgr Angelo Palma, nonce apostolique, passant à proximité de la Cité Universitaire un jour de manifestation, fut extrait de sa voiture, « bousculé » dit pudiquement la presse, et sa voiture brûlée à coups de cocktails Molotov. Le Nonce était en costume ecclésiastique ; la voiture portait les plaques du Corps Diplomatique.
Tout rapprochement entre cette information et celle qui la précède serait évidemment tendancieuse.
\*\*\*
Puisque nous parlons des étudiants colombiens, signalons que Rostropovitch a été empêché de donner le récital qui devait avoir lieu à l'Auditorium de l'Université Nationale de Bogota.
\*\*\*
Je n'insisterai pas sur les actes de guérilla qui se sont produits dans diverses provinces colombiennes. La seule information vraiment importante dans ce domaine serait que, selon la police colombienne, les trois mouvements de guérilla -- castriste, communiste moscovite, et communiste maoïste -- auraient accepté de travailler à partir de maintenant en étroite liaison.
\*\*\*
90:195
Je terminerai cette revue colombienne par une information assez stupéfiante.
Depuis quelque temps, les rues de Bogota sont envahies par une « armée » de fous, idiots et mendiants. Ils ne sont pas venus tout seuls dans la capitale. Ce sont les autorités provinciales qui ont organisé cette migration pour se débarrasser de citoyens indésirables. La plupart du temps, les fous, idiots et mendiants sont amenés la nuit, en camions, par les polices de province et « déversés » sur le pavé de Bogota.
Résultat : il n'y a plus de place dans les hôpitaux de la capitale et lesdits hôpitaux frôlent la faillite.
\*\*\*
##### Sanglante Argentine.
Combien d'assassinés en Argentine depuis le début de l'année ? En avril, on en comptait déjà plus de deux cents. Personne ne met en doute que la Présidente de la République Isabel de Peron soit une femme courageuse. Certains ajoutent : inefficace. Son dernier discours, prononcé depuis l'immeuble de la puissante Confédération Générale du Travail, a pourtant sonné comme une déclaration de guerre :
« Il y a des traîtres à l'intérieur et à l'extérieur du gouvernement » a-t-elle dit.
La réaction des assistants a été immédiate et logique « Que les echen... Que les echen... » criaient-ils, ce qui pourrait se traduire par « A la porte... ». Et Rogelio Papagno, membre important des « 62 organisations » professionnelles qui sont l'aile marchante du péronisme chez les ouvriers, ajouta :
« Tombe qui tombe, comme dit la camarade présidente, que ce soit fonctionnaire ou ministre, qu'ils partent ; sinon, nous emploierons d'autres moyens. »
C'était là une manifestation dans le plus pur style péroniste de la grande époque. La suite fut aussi péroniste. A ce qu'on sait, aucun « traître » du gouvernement n'a été frappé, et la seule mesure prise -- l'expulsion d'Hector J. Campera (celui qui fut un temps le prête-nom de Peron à la présidence de la République) du mouvement péroniste, n'est pas un acte d'autorité. A peine un sursaut.
##### Castro réhabilité.
Enfin les partisans sud-américains de Fidel Castro vont pouvoir pavoiser. La diplomatie de Henry Kissinger vient, comme l'écrevisse, de faire un pas décisif : Washington ne s'opposera plus à la levée des sanctions imposées à Cuba. Le blocus de l'île va prendre fin. Déjà, les hommes d'affaires sans préjugé politique et les hommes politiques sans préjugé patriotique se pressent aux portes des ambassades cubaines pour obtenir et visas et contrats.
Ils ont tous été battus d'une longueur par quelques clowns du Sénat américain et par l'inévitable McGovern. Ce sinistre personnage -- qui déclarait qu'on devrait renvoyer au Vietnam les réfugiés fuyant la terreur communiste -- s'est affiché aux côtés de Fidel Castro qui, dit la presse sud-américaine « est devenu son ami ».
Grand bien lui fasse.
91:195
##### Parenthèse sur le Vietnam.
Trop de souvenirs me rattachent au Vietnam et au Cambodge pour que je puisse passer sous silence l'information suivante. Elle est tirée du bulletin officiel de la C.G.T. -- Force Ouvrière, numéro du 7 mai 1975 :
« A Danang, les permanents de la Confédération Vietnamienne du Travail ont été arrêtés et obligés de remettre tous les documents en leur possession. Tous les adhérents du syndicat des transports ont été rassemblés et obligés d'assurer les livraisons sur le front aux unités combattantes du G.R.P.
« A Quang Tin, les policiers ont été rassemblés, les uns abattus sur place, les autres ont eu les talons percés d'un clou puis attachés les uns aux autres par du fil de fer et emmenés dans la jungle où ils ont disparu. Le même sort a été réservé à des militaires.
« A Ban Me Thuot, un des dirigeants locaux de la C.V.T. s'est échappé. Après la découverte de cette évasion, la population a été rassemblée : tous les notables ont été emmenés et ont disparu, les hommes de 16 à 25 ans ont été envoyés de force au front, chaque famille a été intégrée à un groupe de travail populaire et soumise à la justice du peuple. Les anciens responsables syndicaux reçoivent une alimentation inférieure au minimum vital. »
#### La religion en U.R.S.S. vue par une délégation portugaise
Une délégation des Cercles Sociaux portugais a visité, ces jours derniers, l'Union Soviétique. Les délégués ont été reçus par les autorités ecclésiastiques russes, notamment par l'archevêque Vladimir et le directeur du séminaire de Zagorsk. Les dépêches envoyées de Moscou pour célébrer cette visite méritent d'être citées :
« (...) En U.R.S.S., l'Église a été séparée de l'État en 1917, aux termes d'un des premiers décrets du pouvoir soviétique, expliqua l'archevêque Vladimir.
« Le même dispositif légal séparait l'école de l'Église, tandis qu'était proclamée l'égalité des droits, devant la loi soviétique, de toutes les religions existant dans le pays : christianisme, islamisme, judaïsme et autres. La législation de l'U.R.S.S. crée toutes les conditions pour que les Églises puissent remplir leur mission. (...)
« (...) Les membres de la délégation portugaise se montrèrent particulièrement intéressés par les activités des Églises de l'U.R.S.S. dans la défense de la Paix -- ce qui constitue un des objectifs fondamentaux des religieux du pays, déclara l'archevêque Vladimir.
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« Durant la seconde guerre mondiale, l'Église incita le peuple à anéantir le fascisme hitlérien et, au prix de grandes contributions financières de la part de l'Église, les armes de la victoire furent forgées. En temps de paix aussi, participant au Conseil Mondial des Églises et à divers autres mouvements chrétiens, les Églises d'U.R.S.S. font œuvre active pour le bien de l'humanité et de la Paix.
« Les visiteurs portugais quittèrent (le monastère de Zagorsk) personnellement convaincus de ce qu'il existe une liberté religieuse en U.R.S.S., considérant le fait comme un phénomène évident (sic) de la réalité soviétique et une manifestation du respect de l'être humain. »
Le lendemain, les dépêches revenaient sur les mêmes thèmes, mais, cette fois, le frère Bento Domingues, professeur de théologie et membre de la délégation, avait été prié de donner son avis :
« *Frère Bento Domingues est convaincu de l'existence de la liberté religieuse en U.R.S.S. *» C'était un inter-titre. Dans le corps de l'article, on s'apercevait que le frère Bento Domingues ne faisait que reprendre, à *la virgule près,* les termes de la dépêche de la veille.
Le rédacteur ajoutait cependant :
« Frère Bento Domingues loua ensuite l'activité des Églises de l'Union Soviétique et, surtout, de l'Église orthodoxe russe... »
Vous vous demandez, pauvres innocents, en quel domaine spécifiquement religieux se développe cette magnifique activité ?
Voici la réponse :
« ...dans la lutte pour la Paix dans le monde entier. »
J.-M. D.
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### La réduction des inégalités
par Louis Salleron
Lors du séminaire rambolitain du début d'avril 1975, Valéry Giscard d'Estaing a proposé à son gouvernement sept thèmes d'action, parmi lesquels « la réduction des inégalités par la taxation des plus-values, la réforme foncière et la lutte contre la fraude fiscale. »
Il aurait pu dire plus simplement : une augmentation générale des impôts, notamment sur les valeurs mobilières et la propriété foncière.
Retenons cependant l'objectif indiqué : la *réduction des inégalités.*
C'est un problème d'une difficulté redoutable. Je l'ai abordé plus d'une fois ([^15]). Il pose, en chaîne, une série de questions connexes auxquelles il serait nécessaire d'apporter des réponses adéquates pour tenter de le résoudre correctement.
Je ne vais pas ici faire la synthèse des questions et des réponses. Une telle synthèse supposerait d'innombrables analyses antérieures auxquelles je ne me suis jamais livré systématiquement. Toutefois ce sujet me hante. Je le vois comme l'un des plus importants de l'époque actuelle. Il devrait tenter quelque jeune philosophe pour en faire la matière d'une étude approfondie, non pas seulement de manière abstraite, sous le patronage d'un Aristote, d'un Thomas d'Aquin ou d'un autre, mais en référence au monde contemporain.
Donc je me contenterai de quelques observations, réflexions et interrogations, pour montrer ou suggérer l'immense complexité du problème.
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■ V. Giscard d'Estaing veut réduire les inégalités. C'est, apparemment, qu'il est sensible à leur nombre et à leur importance. Il n'a pas tort. Mais s'il veut bien admettre que, depuis des années et des décennies, tous les gouvernements se réclament de l'idéologie égalitaire, d'où vient que les inégalités subsistent, ou croissent ? On s'y est probablement mal pris. L'analyse des échecs serait intéressante. A-t-on buté sur la nature des choses ? A-t-on été maladroit ? Visant à l'égalité, n'a-t-on pas développé l'inégalité ? Etc.
■ Ce qui saute aux yeux, c'est que, de plus en plus, la lutte contre les inégalités se fait coup par coup. C'est la grève, la manifestation, la violence qui, saisissant l'opinion par les mass media, obtiennent l'augmentation de salaire, l'allocation ou la subvention que réclame tel ou tel groupe social, grand ou petit. Une inégalité est ainsi supprimée (peut-être), mais en créant (souvent) d'autres inégalités. Le coup par coup, ne procédant pas d'une vision d'ensemble est certainement une cause majeure du développement de l'inégalité.
■ Le coup par coup fiscal répond au coup par coup social. Pour lutter contre les inégalités, l'État ne diminue jamais (ou presque) les impôts des trop taxés. Il augmente les impôts des insuffisamment taxés.
■ L'inégalité la plus massive, la plus évidente et la moins vue, c'est celle qui existe entre l'État et les citoyens. Pour distribuer sa manne, l'État pompe inlassablement la richesse privée. Cette inégalité énorme engendre à son tour l'inégalité multiforme des moyens de défense. Comme il n'y a guère que les salaires que l'impôt puisse toucher au taux fixé, l'État, dans le souci de réaliser l'égalité, s'efforce de faire de tous les citoyens des salariés. Quand tout le monde sera salarié, le régime sera communiste. On s'apercevra alors que l'inégalité n'est pas moindre en ce régime que dans le précédent. Il faudra songer à l'esclavage. Mais dans l'esclavage, etc.
■ Je parle d'esclavage. L'inégalité y règne. Je ne parle pas de l'inégalité entre maîtres et esclaves, mais entre esclaves. Les plus forts sont rois. D'autre part, les maîtres traitent différemment les esclaves selon leurs aptitudes. Même chose dans les prisons, dans les camps. Je renvoie là-dessus au chapitre des « planqués » dans le tome II de *L'archipel du Goulag :*
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« Au camp il est avantageux d'être infirmier, coiffeur, accordéoniste, je n'ose énumérer des fonctions plus hautes. Vous ne risquez rien si vous êtes ferblantier, vitrier, mécano. Mais malheur à vous si vous êtes généticien, ou bien -- à Dieu ne plaise ! -- philosophe, si vous êtes linguiste ou historien de l'art : vous êtes fichu ! Vous êtes bon, dans les deux semaines, pour passer l'arme à gauche aux travaux généraux. » (p. 201.)
■ Il y a les inégalités, mais il y a aussi, même au plan matériel, les genres d'inégalités, qui rendent les comparaisons difficiles. Si, par exemple, nous tentons de comparer les inégalités en France et en U.R.S.S., nous sommes bien embarrassés. Voulons-nous comparer les inégalités de l'échelle des salaires industriels ? Mon impression -- comment aller au-delà d'une impression ? -- est qu'il y a peu de différence entre la France et l'U.R.S.S. Voudrons-nous comparer les revenus agricoles dans les deux pays ? Comment le faire, avec la propriété d'un côté et le kolkhoze de l'autre ? Penserons-nous aux « riches » du capitalisme ? A cet égard, l'inégalité des fortunes dans un pays comme la France est certainement plus grande qu'en U.R.S.S. Mais l'inégalité des situations (même au plan matériel) est-elle réellement plus grande ? Le genre de satisfactions que donne une situation matérielle très supérieure à celle de la moyenne est si différent dans un régime « capitaliste » et dans un régime « collectiviste » que la comparaison devient impossible. On change de registre. C'est en termes de liberté et de pouvoir qu'il faudrait apprécier. Et comme il ne s'agit ni de la même liberté ni du même pouvoir, on bute sur une difficulté nouvelle.
■ Il y a les inégalités, mais il y aussi le sentiment qu'on en a. C'est une question beaucoup plus complexe qu'on ne croit communément. D'une manière générale, on peut dire que l'inégalité est ressentie davantage de bas en haut que de haut en bas. On voit mieux ceux qui ont plus que ceux qui ont moins que soi-même. Le désir qu'on éprouve d'avoir plus engendre des sentiments eux-mêmes variés. Dans le courant de la vie, on ne compare habituellement sa situation qu'aux situations voisines (géographiquement ou hiérarchiquement). Le désir qui en résulte est relativement modéré. Tel qui gagne 3.000 francs par mois s'estimerait satisfait s'il en gagnait 3.500 -- comme un tel ou un tel dans tel autre poste ou telle autre entreprise. La massification des media transforme aisément ce sentiment (normal) en ressentiment. Quand on apprend par la télévision que les membres de tel groupe social gagnent « tant » et qu'on gagne moins soi-même, il en résulte un sentiment d'injustice où pointe l'idée que seule une révolution pourrait rétablir la justice.
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Quand, à l'inverse, on gagne plus soi-même, on peut en éprouver une certaine satisfaction, mais on se sentira aussi bien solidaire des défavorisés pour éprouver un sentiment d'injustice. Une question insidieuse est perpétuellement posée aux interviewés de la télévision : « Combien gagnez-vous ? » Outre que la réponse est invérifiable, elle est presque nécessairement fausse parce qu'elle néglige toutes les données qui la rendraient à peu près exacte. On est aux antipodes de la bonne information et l'effet produit sur le plus grand nombre est presque fatalement nocif. Il est dommage qu'aucun interviewé ne renvoie la balle à son intervieweur : « Et vous, combien gagnez-vous ? » La réponse, si elle était donnée, serait naturellement aussi fausse.
■ Les inégalités obéissent à la loi de l'offre et de la demande ou, si l'on préfère, à la loi du rapport des forces. Je veux dire que les inégalités auxquelles on est sensible sont celles qui peuvent attirer l'attention publique. Jadis on pouvait distinguer de grands secteurs sociaux : salariés, agriculteurs, professions libérales, fonctionnaires, etc. Aujourd'hui tous ces secteurs se subdivisent en sous-secteurs de forts et de faibles. Il y a des salariés qui « se défendent » bien, et d'autres mal, des agriculteurs qui se défendent bien, et d'autres mal, etc. Les inégalités, innombrables et massives, dont sont victimes les faibles laissent l'opinion indifférente. Ce sont celles qu'il serait bon de dépister en premier lieu.
■ Une des inégalités les plus graves et les plus méconnues est celle qui frappe les familles nombreuses, et j'entends par là les familles de trois enfants et plus. Qu'on compare, à tous les niveaux et dans tous les secteurs, la situation d'une famille « nombreuse » et celle d'un couple sans enfant ou à un enfant unique, on verra l'inégalité dont est victime la famille nombreuse. Malheureusement les données en cause sont si complexes que les meilleurs statisticiens se refusent maintenant à faire des comparaisons chiffrées. On aura une idée, très faible, du sort fait à la famille par la constatation que, de 1949 à 1972, le produit national brut *par habitant* a augmenté de 185 p. 100 tandis que le total des prestations familiales n'augmentait pendant le même temps que de 20 p. 100 ([^16]).
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La dégradation permanente de la situation des familles depuis quinze ans est une injustice criante. Elle est, de surcroît, funeste au pays par le vieillissement constant de la population dont elle est la cause. Ce second aspect de la question va être rendu sensible à nos dirigeants par la chute de la natalité qu'accélérera la libéralisation de la contraception, de l'avortement et du divorce. Il en résultera quelques mesures de compensation en faveur des familles. Mais de fortes inégalités subsisteront.
■ Une cause universelle d'énorme inégalité est la situation familiale dans laquelle est inséré l'intéressé. Prenons, dans un bureau, le cas de trois secrétaires de vingt ans qui gagnent le même salaire. La première vit chez ses parents qui la logent et la nourrissent. La seconde vit aussi chez ses parents, mais contribue à la dépense commune pour la moitié de son salaire. La troisième vit chez sa mère veuve, et dénuée de ressources ; tout son salaire y passe. L'inégalité est géante. Cas extrême ? Sans doute. Mais outre qu'on le vérifierait, presque inchangé, à des dizaines ou à des centaines de milliers d'exemplaires, vous pouvez le modifier indéfiniment selon le sexe, l'âge : le métier, le milieu social, vous trouverez toujours au niveau de la cellule sociale la plus élémentaire la cause des inégalités les plus dures.
■ Autrefois, c'était la veuve et l'orphelin qui excitaient la pitié. De nos jours, il n'y a plus que des individus, lesquels sont tous égaux à ce titre. La moindre enquête n'en révélerait pas moins qu'il y a toujours des veuves et des orphelins, dont la situation n'est certainement pas égale à celle des femmes mariées et des enfants qui ont leurs parents. Cette inégalité donne lieu à des compensations, mais qui ne sont certes pas de nature à établir l'égalité.
■ Au-delà de la pauvreté, il y a la misère -- le *paupérisme*. Qu'est-ce que le paupérisme ? On ne le définit pas facilement. Mais on aperçoit que c'est un degré et un genre de pauvreté qui ne permet pas à ceux qui en composent la population de s'insérer ou de se réinsérer dans la société. Pareto excluait le paupérisme de sa courbe de l'inégalité des revenus. On pourrait penser qu'avec l'accroissement de la richesse le paupérisme a beaucoup diminué. Tout tend à prouver le contraire. Sans doute apercevrait-on des différences entre le paupérisme d'autrefois et celui d'aujourd'hui. Mais celui d'aujourd'hui, en tant que pauvreté extrême et « excommunication » sociale, demeure un phénomène majeur.
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Tous ceux qui se penchent sur le « quart monde », sur les « exclus », arrivent à des chiffres inimaginables : 10 %, 20 %, 25 % du nombre des habitants des pays développés. Le phénomène est mystérieux et demanderait une étude. approfondie. Comment le soigner ? On ne voit guère que deux directions : 1) une allocation minimale généralisée du type de l'impôt négatif ([^17]), 2) des équipements sociaux collectifs (cantines, hospices, etc.). Mais c'est déjà ce qu'on fait plus ou moins, sans grands résultats.
■ Au-delà d'une échelle homogène des revenus et des patrimoines, il semble que la société puisse être divisée en trois secteurs : 1) le secteur de la richesse véritable, c'est-à-dire celui où l'enrichissement est possible (disons 10 %), 2) le secteur du salariat et des situations « indépendantes » assimilables (activités productrices et libérales, petites ou moyennes) (disons 70 %), 3) le secteur du paupérisme (20 %). Pratiquement, ce n'est que dans le second secteur que l'État peut agir, jusqu'à un certain point, en rétrécissant l'échelle des revenus.
■ Dans la lutte contre l'inégalité, une difficulté considérable est la suivante : D'innombrables allocations, réductions de tarifs, services gratuits, etc., sont accordés à ceux qui ne disposent pas d'un certain niveau de ressources. C'est normal. Mais ceux qui sont juste au-dessus du niveau fatidique sont privés de ces avantages et peuvent, de ce fait, se trouver dans une situation moins favorable que s'ils étaient plus pauvres encore. Si cependant leur situation est préférable, c'est à cause d'un travail et d'une épargne qu'ils estiment bien mal récompensés. Celui qui, en trimant, touche 100, ressent comme une inégalité profondément injuste le fait que celui qui ne travaille pas, ou n'a jamais épargné, touche 95. « Tout le monde ne peut pas être orphelin », gémissait l'ingrat Poil de Carotte. Tout le monde, non plus, ne peut être assisté. Cette difficulté, qui concerne des millions de personnes, serait encore aggravée dans le cas où serait institué l'impôt négatif. Les promoteurs de la réforme en sont conscients mais ne savent comment s'y prendre pour résoudre le problème.
■ La société actuelle est un mélange d'étatisme, de corporatisme et de féodalité. Si l'on n'est pas rattaché à l'une de ces grandes forces sociales, on ne peut se défendre contre les coups du sort. Cette impuissance et cette insécurité sont une forme l'inégalité.
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■ Chaque fois qu'on calcule le revenu moyen par personne d'un pays (développé) quelconque, on s'aperçoit que si l'on redistribuait la totalité des sommes excédant cette moyenne à ceux dont les revenus y sont inférieurs, ces revenus ne seraient augmentés que d'un pourcentage infime (bien moins de 10 p. 100). L'augmentation des bas revenus ne peut être réalisée que dynamiquement par une croissance générale où la courbe des inégalités ne peut être réduite à l'excès sans dommage pour tous.
■ La jalousie des moins riches à l'égard des plus riches n'est pas aussi naturelle qu'on le pense. Les capitaines d'industrie sont peut-être riches, mais surtout ils créent de la richesse dont tout le monde profite. La morale de la richesse est bien plus dans son usage que dans son taux. Où en serait le « minimum vital » sans les inventeurs, les chefs d'entreprise, les ingénieurs, les « capitalistes » de tout genre ? Ce qui paraîtrait plutôt scandaleux, ce sont les gains des vedettes de la chanson, du cinéma, de la boxe, du football, etc., bref, ceux dont la vie et les exploits alimentent indéfiniment la presse et la télévision. On ne leur en veut pas. Au contraire, on les admire. Ils appartiennent au domaine du rêve. Peut-être aussi leur origine sociale, très variée, donne-t-elle le sentiment d'une sorte de revanche contre les nantis. Ils ont gagné à la loterie. Cela nous arrivera peut-être un jour, ou à nos enfants.
■ Le tiercé pompe, chaque année, un nombre respectable de milliards (lourds) dans les couches de la population les plus éloignées du « capitalisme ». Ces milliards, prélevés sur des millions de joueurs, ne vont qu'à quelques milliers de gagnants. Il s'agit donc d'une machine à faire de l'inégalité. Rien de plus immoral apparemment et rien de plus contraire au sentiment égalitaire, au socialisme, etc. Or on se rue au tiercé. Allez comprendre ! (Ce n'est d'ailleurs pas difficile.)
■ Quand on parle de la réduction des inégalités on pense toujours au socialisme comme la solution logique du problème. Mais, nous l'avons dit, le socialisme comporte des inégalités analogues à celles qu'on observe chez nous. Il suffit de lire là-dessus *Les normalisés* (Albin-Michel). D'autre part, le socialisme a un effet spécifique : la fraude illimitée. Marché noir, pots de vin, compromissions, chantage y fleurissent à un degré insoupçonnable chez nous.
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Puisque la vie pratique y est paralysée par la législation et la bureaucratie, elle est forcée de se mouvoir dans l'illégalité et le mensonge. C'est l'immoralité universelle superposée à l'inégalité.
■ L'égalité financière ne prouvant être atteinte, on réclame de plus en plus l'égalité des chances. Gratuité de l'enseignement et suppression des examens. Mais comme le niveau culturel des parents favorise les enfants, on rêve d'enlever les enfants à leur famille dès l'âge de 5 ans, ou 3 ans, ou 6 mois. Le socialisme de Platon finit pas être plus actuel que celui de Marx.
\*\*\*
Ces réflexions disparates n'ont pour but que de montrer la difficulté du problème. Faut-il donc baisser les bras ? Non, mais il faut prendre conscience du fait que le véritable problème de l'égalité, c'est celui de la justice. Point de lutte contre les inégalités sans une doctrine de la justice, qui implique une doctrine de l'homme et de la société. Après quoi, il faut voir les solutions concrètes que requiert le monde moderne. Peut-être nous y aventurerons-nous un jour.
Louis Salleron.
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### Billets
par Gustave Thibon
##### *L'Économie et la morale*
11 avril 1975.
Un industriel -- partisan convaincu de la libre concurrence, mais d'une liberté organisée et contrôlée en fonction d'une saine conception du bonheur de l'homme -- m'a posé la question suivante : « Comment se fait-il que, alors que tout le monde trouve parfaitement normal que les compétitions sportives et les examens universitaires soient soumis à des règles strictes et à un arbitrage impartial, on passe si facilement pour un idéaliste naïf dès qu'on parle de moraliser le marché, c'est-à-dire de soumettre la compétition économique à des règles et à un arbitrage analogues ? »
La question mérite un examen attentif. Ma première réaction a été celle-ci : si la seule idée d'une moralisation de la concurrence fait hausser les épaules à tant de gens, c'est qu'au fond d'eux-mêmes, ces gens ne croient pas que la concurrence soit moralisable. Et cela parce que leur tempérament ou leurs intérêts s'y opposent.
Ces réfractaires se divisent entre deux catégories diamétralement opposées : celle des partisans du libéralisme sans frein (et sans direction) qui veulent la concurrence sans règle et celle des socialistes qui veulent des règles sans concurrence.
Dans la première catégorie, il faut ranger les « libéraux » à courte vue qui, bien que personnellement honnêtes, aperçoivent mal le lien entre l'intérêt privé et le bien public, les ambitieux sans scrupules pour qui l'argent et la puissance n'ont pas d'odeur (ces derniers ont d'excellentes raisons d'approuver la politique du « renard libre dans le poulailler libre ») -- et enfin certains philosophes du libéralisme qui considèrent l'économie comme un monde à part, ayant ses lois propres, et où, quels que soient les excès de la concurrence, l'ordre finit toujours par se rétablir de lui-même en vertu de je ne sais quelles compensations occultes, calquées sur les rythmes de la nature.
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La seconde catégorie est celle des impuissants et des envieux qui, mal doués pour la compétition, récusent l'économie du marché dans la mesure où celle-ci les condamne à la médiocrité ou à l'échec. Incapables de se distinguer par leurs talents ou leur énergie, ils confondent l'inégalité avec l'injustice et la sélection naturelle avec la loi de la jungle. -- Il faut y ajouter un bon nombre d'intellectuels dont les idées n'ont jamais été soumises à l'épreuve du réel et chez qui l'esprit de système tient lieu de raison et d'expérience. Et enfin certains jeunes gens, plus généreux que lucides, qui rêvent d'une société fondée uniquement sur la charité fraternelle et ou les rapports d'intérêts n'existeraient plus. « Quoi de plus étranger à la morale de l'Évangile, m'a confié récemment l'un d'eux, que cette concurrence qui tend à dépasser, sinon à éliminer le prochain et qui pourrait -- avoir pour devise la vieille formule : ôte-toi de là que je m'y mette ? Le Christ n'a-t-il pas enjoint à ses disciples de s'effacer devant le prochain et de rechercher les dernières places ? »
De quoi s'agit-il donc ? La morale est un ensemble de règles et de préceptes, appliqués à des actes libres, en vue de réaliser cette fin universelle qu'est le bonheur de l'homme et de tous les hommes. On voit mal comment l'économie échapperait à. ses lois puisque d'une part elle est une activité libre et que, d'autre part, les biens matériels qu'elle produit et distribue sont des éléments de ce bonheur. Et comme tous les hommes, sans exception, ont besoin des biens matériels, il s'ensuit que la fin suprême de l'économie est l'intérêt du consommateur.
Or, la compétition abandonnée à elle-même et le dirigisme socialiste trahissent également cette fin.
La première parce qu'elle permet les fraudes, les coups bas, la constitution de monopoles oppressifs, etc. -- c'est-à-dire l'exploitation de la main-d'œuvre et de la clientèle par des producteurs et des intermédiaires aussi avides d'argent et de puissance que dénués de scrupules. Prenons un exemple parallèle. Le but de la médecine est-il l'enrichissement des médecins ou la guérison des malades ? N'est-ce pas le malade qui représente ici le consommateur, puisque tout le monde, y compris les médecins, est appelé, tôt ou tard, à être malade ?
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Cela admis, que les bons médecins -- exactement comme les bons industriels ou les bons commerçants -- reçoivent ensuite la récompense de leurs services sous la forme de l'aisance matérielle et de la considération publique, c'est une conséquence normale, mais secondaire de leur activité.
Quant à la planification socialiste, elle s'oppose encore davantage à l'intérêt du consommateur. Car son idéal de justice sociale est, par nature, antisélectif : elle ne veut pas voir que les inégalités (choquantes en apparence mais souvent fécondes en profondeur) qui résultent de la libre initiative et de la compétition favorisent l'abondance et la variété de la production et, par voie de conséquence, permettent d'offrir à tous un plus large éventail -- en quantité et en qualité -- des biens de la consommation. Le résultat le plus constant de cette morale économique à l'envers, c'est la société-caserne, la tyrannie bureaucratique, l'extinction de la diversité et de la fantaisie, bref, à l'exception des privilégiés du régime un appauvrissement matériel et spirituel qui atteint l'ensemble de la société et spécialement les masses laborieuses qui, sous tous les régimes, constituent la fraction la plus importante et la plus désarmée de la population.
Et quant à ceux qui, à l'exemple du jeune homme cité plus haut, trouveraient la compétition économique incompatible avec la charité et l'humilité chrétiennes, je leur répondrai que le conseil évangélique de s'effacer et de rechercher les dernières places concerne les vanités mondaines et non le service social. L'homme compétent qui, sous couleur d'humilité, refuserait d'occuper la place que ses talents lui assignent et la céderait à un incapable manquerait gravement à son devoir envers le prochain. -- Je n'ignore rien des duretés de la concurrence ni de ses injustices individuelles : c'est l'amère rançon de ses bienfaits collectifs. Car enfin, comment concevoir une promotion sociale, quelconque sans sélection et, par conséquent sans élimination ? Reprenons l'exemple de la médecine. Qu'arriverait-il si, afin de n'infliger aucun chagrin aux étudiants les plus mal doués, on octroyait le diplôme à tous ceux qui se présentent à l'examen ? Ce sont les malades qui feraient les frais de cette étrange promotion. -- D'ailleurs n'en va-t-il pas ainsi dans tous les domaines ? Même l'Église, dont la mission est de répandre la charité évangélique, exige de ses prêtres un minimum de connaissances et de qualités et procède à l'élimination de ceux qu'elle juge inaptes au sacerdoce. Je me souviens d'avoir entendu un évêque -- par ailleurs très sévère pour l'économie du marché -- qui attribuait la médiocrité de son clergé diocésain à ce que, les vocations devenant très rares, on ne pouvait plus opérer, parmi celles-ci, une sélection assez rigoureuse. Je n'ai pas pu m'empêcher de lui répondre : comment pouvez-vous condamner la concurrence en matière économique alors que vous reconnaissez ses bienfaits dans l'ordre spirituel ?
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Résumons-nous. La morale, en économie comme dans toutes les autres branches de l'activité humaine, est l'art de faire coïncider l'intérêt privé et le bien commun, c'est-à-dire d'assurer l'ordre dans la liberté. Ceux qui veulent la liberté sans l'ordre ne peuvent que favoriser l'avènement d'une tyrannie qui nous apportera un simulacre d'ordre fondé sur la négation de la liberté. Cette évidence ne peut échapper qu'à des doctrinaires aveuglés par leur idéologie ou à des parasites qui ont tout intérêt à fermer les yeux.
##### *Le renoncement, prix de la liberté*
18 avril 1975.
J'ai sous les yeux les lignes suivantes émanant d'une lettre de la commission épiscopale de la famille : « La libération de l'homme ne peut pas se faire sans renoncement. Mais ce renoncement n'est pas une servitude : c'est le prix de la vraie liberté. »
Je n'ai jamais cessé de proclamer cette évidence et je suis enchanté -- ce qui n'est pas toujours le cas -- de me sentir en plein accord avec nos évêques.
Je sais que le mot de renoncement hérisse maintes oreilles modernes. On l'entend comme synonyme d'impuissance, d'inhibition, de refoulement, etc. Il n'en désigne pas moins, non seulement un devoir moral, mais un état de fait constant et universel. Autrement dit, chaque acte libre impliquant un choix, implique aussi un renoncement. Si, disposant d'une heure de loisir, j'hésite entre visiter un ami malade et faire une promenade en forêt, ma décision entraînera fatalement le sacrifice de l'une de ces motivations. Si je reste célibataire, j'évite les charges du mariage, mais je renonce à ses joies ; si je me marie, j'échappe à la solitude, mais je renonce à l'indépendance du célibataire, etc.
Il ne s'agit donc pas de prendre parti pour ou contre le renoncement, mais de savoir à. quoi il faut renoncer et au profit de quoi s'opère ce renoncement. On parle beaucoup du refoulement des instincts et des passions imposé par la loi morale et religieuse, mais on prête moins attention au refoulement qui s'exerce en sens contraire, c'est-à-dire à l'inhibition de la conscience morale et du sens religieux par le débordement des instincts et des passions.
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Analysons sur ce point quelques-unes des « libérations » revendiquées à grands cris par une propagande à sens unique et qui ont toutes pour commun dénominateur la loi du plus grand plaisir et du moindre effort.
Le culte de la facilité, depuis -- au niveau de l'enfance -- le rejet des principes éprouvés de l'éducation considérés comme d'intolérables contraintes, jusqu'à cet idéal de sécurité des adultes qui tend à éliminer toutes les responsabilités et tous les risques inhérents à la vie professionnelle. Conséquence : le renoncement inconscient à cet esprit d'initiative et de lutte qui aiguise l'intelligence et trempe le caractère en fonction des difficultés à surmonter.
La liberté sexuelle. En allant sans retenue jusqu'au bout des réalisations charnelles de l'amour, on renonce aux émotions délicates et profondes dont s'accompagnent le respect, la pudeur et l'attente devant le mystère nuptial -- à tout ce versant immatériel de la sexualité où s'alimentent depuis toujours les grandes passions. « La chasteté, mère des grandes choses, tient dans ses blanches mains la clef des mondes supérieurs », écrivait Balzac qui n'avait rien d'un auteur de patronage. Et c'est justement l'oubli de cet élément spirituel et sacre de l'amour qui donne à tant de jeunes amants, dont l'âme s'est prématurément épuisée dans les jeux de la chair, l'aspect prosaïque et amorti des vieux couples...
La libéralisation de l'avortement. Des milliers de femmes éludent ainsi une responsabilité immédiate, mais elles se privent du même coup de l'ensemble des joies, des charges et des épreuves liées à la maternité, qui sculptent et mûrissent l'âme féminine.
Allons à l'extrême. Après tout je suis libre de me droguer, me disait un jeune toxicomane. -- Certes, mais demain, la drogue ayant brisé les ressorts de votre volonté, vous ne serez plus libre de ne pas vous droguer...
Qui oserait dire, dans ces divers cas, que ce qu'on choisit -- le laisser-aller, le plaisir, le confort, l'irresponsabilité, la fausse évasion, etc. -- vaut autant que ce qu'on repousse : l'effort créateur, la pureté intérieure, le devoir moral et social ?
Alors, renoncement pour renoncement, la plus élémentaire sagesse ne nous commande-t-elle pas de préférer le supérieur à l'inférieur, l'essentiel à l'accessoire, les biens durables aux biens éphémères ?
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C'est en effet le prix de la vraie liberté -- faculté jamais définitivement acquise et toujours menacée et qui se conquiert chaque jour par le renoncement à tout ce qui diminue ou mutile l'être humain. En d'autres termes, nous sommes invités à choisir entre deux formes de renoncement, dont l'une conduit au suicide et l'autre à l'épanouissement de la liberté.
##### *La police contestée*
25 avril. 1975.
Récent et tragique fait divers : un jeune automobiliste est abattu par erreur au cours d'une chasse au gangster par un policier imprudent. Là-dessus, vague de protestations indignées qui bien au-delà de cette déplorable méprise, tend à jeter la suspicion sur le corps policier dans son ensemble. « Les flics n'en font jamais d'autres, sale race, etc. », ai-je entendu dire dans un lieu public.
Je ne minimise pas cet incident -- et d'autant moins qu'il succède à d'autres faits analogues qui ont suscité en leur temps les mêmes tempêtes.
Je pose seulement cette question : pourquoi tant de hargne dans la réprobation et une telle tendance à la généralisation quand il s'agit des erreurs ou des abus de la police alors qu'on assiste presque sans réaction à d'autres carencés dont les conséquences sont infiniment plus meurtrières ? J'admets que le policier en question a manqué lamentablement de discernement, de sang-froid. Résultat : un meurtre par imprudence.
Mais combien de meurtres dus chaque année à l'immaturité des automobilistes qui doublent sans visibilité ou refusent de se laisser dépasser ?
Ou à l'infantilisme des chasseurs qui connaissent mal leur arme ou tirent stupidement sur une broussaille qui remue et dissimule un chercheur de champignons au lieu du gibier escompté. Chaque saison de chasse nous apporte un florilège assez impressionnant de victimes...
Je préfère ne pas parler -- les statistiques étant impossibles -- des morts provoqués par la légèreté ou l'incompétence de certains médecins.
107:195
Le fait de prendre un volant ou un fusil ou d'exercer l'art médical implique pourtant, dans son ordre, des responsabilités aussi graves que celles d'un policier. Alors pourquoi ne pas garder la balance égale dans nos jugements sur les défaillances des uns et des autres ?
Cette suspicion à l'égard de la police traduirait-elle la mauvaise conscience d'une société qui se sent malade et qui enveloppe dans le même discrédit les symptômes et les remèdes de son mal ? Et en s'acharnant de préférence sur les agents les plus humbles et les plus exposes de sa fonction répressive ? Car par un curieux paradoxe, on honore ceux qui font les lois et on méprise ceux qui sont chargés de les faire respecter, parfois au péril de leur vie...
J'avoue sincèrement que je me sens incapable d'être policier dès que je songe aux qualités requises par cet état : courage physique, maîtrise de soi, pondération, rapidité de la réflexion et précision des réflexes -- par exemple, dans un coup dur, discerner à la seconde s'il convient de tirer, puis tirer à coup sûr, etc.
Dans une comédie de Beaumarchais, un valet répond aux reproches de son maître : « Si l'on exigeait des grands seigneurs toutes les qualités qu'ils exigent de leurs laquais, combien de grands seigneurs seraient dignes d'être laquais ? » On peut déplacer l'argument : si l'on exigeait de ceux qui critiquent la police toutes les qualités qu'ils exigent de ses agents, combien seraient dignes d'être policier ?
Je ne nie pas qu'il faille améliorer le plus possible le recrutement et la formation des policiers ; je dis seulement qu'au lieu de s'hypnotiser sur les défaillances de la police, il conviendrait de se demander parfois dans quel chaos sombrerait la société si la police cessait d'exister. Elle n'est ni parfaite, ni infaillible, elle est nécessaire. Et peut-être le discrédit systématique dont on l'entoure aujourd'hui est-il le signe d'un dérangement des esprits et des mœurs qui la rend encore plus nécessaire...
Gustave Thibon.
© Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique).
109:195
### La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre
111:195
*Table des matières* ([^18])
-- Préambule. une guerre de religion 112
-- Avertissement : l'amalgame 116
\*\*\*
1\. -- Rappel : la « Déclaration » du 21 novembre 1974 118
2\. -- *Lettre de Mgr Mamie au Cardinal Tabera*
3\. -- L'Invitation cardinalice (25 et 28 janvier 1975) 120
4\. -- *Lettre du cardinal Tabera à Mgr Mamie*
5\. -- La sentence des trois cardinaux (6 mai 1975) 122
6\. -- La lettre de Mgr Mamie (6 mai 1975) 128
7\. -- L'article de « L'Osservatore romano » (8 mai 1975) 131
8\. -- *Communiqué de Mgr Mamie*
9\. -- *Lettre de Mgr Mamie à ses prêtres*
10\. -- La lettre de Mgr Lefebvre au cardinal Staffa (21 mai 1975) 135
11\. -- La « Relation » de Mgr Lefebvre (30 mai 1975) 137
\*\*\*
-- Conclusion 141
112:195
#### Préambule
*Une guerre de religion*
Lorsque nous avons publié dans notre numéro de janvier la DÉCLARATION pour laquelle Mgr Lefebvre a été frappé en mai d'une condamnation sauvage, nous avons précisé :
« Mgr Lefebvre a fait cette déclaration, le 21 novembre 1974, en raison de circonstances sur lesquelles des éclaircissements qualifiés seront publiés, si nécessaire, en temps opportun. »
La publication de tels éclaircissements étant devenue nécessaire, les voici donc.
La Déclaration de Mgr Lefebvre répondait aux manœuvres hétérodoxes (et parfaitement post-conciliaires) des envoyés du Saint-Siège en inquisition à Écône.
Au mois de novembre 1974, le séminaire d'Écône fut en effet inspecté par deux visiteurs apostoliques, deux Belges, le bibliste Mgr Descamps et le canoniste Mgr Onclin.
La conduite de ces deux visiteurs fut scandaleuse.
Ils tinrent devant les séminaristes des propos pour le moins incertains, et certainement inacceptables, à trois niveaux différents :
1° au sujet du mariage des prêtres ;
2° au sujet de la notion de vérité ;
3° au sujet de la résurrection de Notre-Seigneur.
Ces visiteurs apostoliques venaient « de Rome ». Mais de quelle Rome ? Point de la Rome éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité, gardienne de la foi catholique et des traditions nécessaires au maintien de cette foi. Non, ils ne venaient pas au nom de cette Rome-là, puisqu'ils mettaient en doute sa doctrine traditionnelle aux trois niveaux qui viennent d'être dits.
113:195
Ils venaient de la Rome néo-moderniste, et ils s'efforçaient d'en inoculer à Écône la nouvelle religion.
Mgr Lefebvre l'a précisé dans sa RELATION du 30 mai 1975, dont on trouvera plus loin la reproduction intégrale :
« Je ne pouvais adhérer à cette Rome que représentaient des visiteurs apostoliques qui se permettaient de trouver normale et fatale l'ordination des gens mariés, qui n'admettent pas une vérité immuable, qui émettent des doutes sur la manière traditionnelle de concevoir la résurrection de Notre-Seigneur. C'est là l'origine de ma Déclaration... »
La condamnation de Mgr Lefebvre sur sa Déclaration n'est pas un accident ou un prétexte.
D'une part cette Déclaration, d'autre part sa condamnation sont exactement au centre vital du débat religieux.
Les détenteurs actuels du pouvoir dans l'Église exigent qu'on leur obéisse même s'ils sont modernistes ; qu'on leur obéisse *quoi qu'ils* commandent et enseignent ; qu'on leur obéisse inconditionnellement. Cela n'est point catholique.
Une grande et redoutable clarté :\
le fait et le droit
Quand fut connue la Déclaration de Mgr Lefebvre, certains timides estimèrent qu'il exagérait, qu'il s'aventurait trop ou qu'il se trompait en parlant d'une « *tendance néo-moderniste qui s'est manifestée clairement dans le concile Vatican II et après le concile dans toutes les réformes qui en sont issues *». Certes, disaient les timides, il existe une tendance néo-moderniste ici ou là, et par exemple dans l'épiscopat français ; mais pas à Rome ! pas à Rome ! pas à Rome !
(Nous parlons des timides ; nous ne parlons pas des menteurs qui tiennent le même langage ; les menteurs qui sont visiblement manipulés et probablement stipendiés par la secrétairerie d'État du sinistre cardinal Villot.)
Si Mgr Lefebvre avait exagéré ou s'était trompé en cela, il se serait trompé simplement *sur le fait :* sur l'existence et l'influence *même à Rome* de cette tendance néo-moderniste.
Et l'on aurait dû lui répondre, voire le condamner, sur le fait et non sur le droit : « Il n'est pas vrai que les réformes issues du concile soient inspirées par une tendance néo-moderniste ».
114:195
Or c'est tout le contraire. Les deux réponses de Rome ne disent rien sur le fait et répondent seulement *sur le droit :* elles contestent le droit de s'opposer au modernisme, à partir du moment où le modernisme vient de Rome. Les deux réponses de Rome qu'on lira plus loin, à savoir l'article de l'*Osservatore romano* et la sentence des trois cardinaux, s'abstiennent l'une et l'autre de nier l'existence en fait d'une Rome néo-moderniste. L'une et l'autre déclarent, qu'il faut obéir à la hiérarchie romaine.
Dans le contexte de la question en cause, c'est donc manifestement sous-entendre : obéir même si la hiérarchie romaine est moderniste ; même si elle contredit la tradition catholique. L'une et l'autre réponses déclarent que Mgr Lefebvre *sort de la communion* en refusant de se soumettre au modernisme qui s'est emparé du pouvoir spirituel.
Si ce n'était pas le modernisme, s'il ne s'était pas emparé du pouvoir, on nous l'aurait dit. Il y aurait, de la part de Mgr Lefebvre, méprise, malentendu, erreur de fait : il n'y aurait évidemment pas faute contre la « communion ».
Une grande et redoutable clarté vient de nous être donnée. A un évêque qui dit :
-- *Je ne me soumets pas à votre modernisme.*
Rome ne répond point :
-- *Mais ce n'est pas du modernisme !*
Rome répond :
-- *Même si c'est du modernisme, vous devez vous soumettre.*
« En tous points ».
Et c'est pourquoi la sentence des cardinaux condamne la Déclaration de Mgr Lefebvre comme « *en tous points inacceptable *»*.*
« En tous points. »
A commencer donc par le point 1 : « Nous adhérons de tout cœur, de toute notre âme à la Rome catholique... à la Rome éternelle... »
Les occupants veulent que l'on adhère à la Rome occupée. Ils ne veulent pas que l'on adhère à la Rome éternelle.
115:195
Il y aurait bien d'autres remarques essentielles à formuler au sujet de ces documents. Quelques notes en bas de page ([^19]) en esquissent quelques-unes. Mais notre intention principale, pour le moment, est surtout de procurer au public l'intégralité des documents eux-mêmes. Ils montrent assez clairement qu'il s'agit d'une guerre de religion. Du côté de Mgr Lefebvre, la religion catholique. De l'autre côté, la nouvelle religion.
116:195
#### Avertissement
*Déjà, l'amalgame*
La condamnation de Mgr Lefebvre rappelle la condamnation de l'Action française non point seulement par sa féroce cruauté, non point seulement par son injustice : mais aussi par une vaste manœuvre d'amalgame qui fonctionne déjà.
Après la condamnation de l'Action française en 1926, tout le travail du modernisme dans l'Église fut *d'englober dans cette condamnation même ceux qu'elle ne concernait pas.* Pour n'y être point englobés, il fallait aux suspects multiplier les gages, les compromissions, les capitulations, sans jamais d'ailleurs arriver à désarmer la suspicion artificiellement jetée sur eux.
Le même système est en place.
Les uns sont déjà traités comme des condamnés, sous le motif que Mgr Lefebvre est condamné.
Les autres, chaque fois qu'ils élèveront une parole contre l'autodémolition de l'Église et contre l'apostasie immanente, s'entendront dire ;
-- *Vous êtes donc comme Mgr Lefebvre !*
Et il leur faudra subir moralement et administrativement le même sort, ou désavouer sans fin toute résistance à l'autodémolition et à l'apostasie.
Un premier exemple.
Il existe à Martigny (Suisse), non loin d'Écône, un monastère de seize moines, le monastère Saint-Joseph. Ce monastère avait pour unique logement un bâtiment loué à la congrégation des chanoines du Grand-Saint-Bernard. L'économe de la Maison du Grand-Saint-Bernard a donné congé au monastère, en date du 11 juin 1975, dans les termes suivants :
« *...La décision de vous donner le congé a été prise une première fois par le Conseil de notre Prieuré le 8 mai 1974.*
117:195
*Cette prise de position ne vous a jamais été communiquée officiellement en raison du changement de titulaire de la Maison prévôtale.* (...)
*A mon arrivée, au point où en étaient les choses, et sur le conseil d'une personne avisée, j'ai voulu attendre la prise de position de Rome concernant Écône et, par analogie, aligner notre attitude sur celle de l'Église.*
*C'est maintenant chose faite.*
*Voilà pourquoi le Conseil de notre Prieuré, réuni à nouveau le 5 juin 1975, me charge de vous donner le congé* «* définitive et simpliciter *» *pour le 31 août 1975 au plus tard....* »
La sentence contre Mgr Lefebvre voulait qu'il mît à la rue, dans l'heure, ses professeurs et ses élèves. Par « analogie », la congrégation du Grand-Saint-Bernard « aligne son attitude » et jette à la rue, avec un délai de quelques jours, les seize moines du monastère Saint-Joseph.
Ce monastère n'a aucun lien avec la Fraternité sacerdotale de Mgr Lefebvre ni avec les maisons, comme le séminaire d'Écône, qui dépendent de cette Fraternité. D'ailleurs on ne l'en accuse même pas. On aligne son attitude, par analogie, c'est tout.
\*\*\*
A Paris, le cardinal Marty, par analogie, aligne lui aussi son attitude (*La Croix* du 19 juin). Puisque la Fraternité de Mgr Lefebvre est « une secte », il en profite pour accuser les Silencieux (oui, les Silencieux ! qui pourtant...) -- pour accuser, donc, les Silencieux de « constituer une église parallèle », eux aussi...
\*\*\*
Dans cette guerre, la seule position forte est et sera de s'en tenir à la DÉCLARATION de Mgr Lefebvre sans en démordre et sans en lâcher aucun point. Elle est parfaitement catholique. La condamnation sauvage l'a condamnée « en tous points ». C'est bien « en tous points » qu'il faut s'y tenir.
118:195
#### 1. -- La Déclaration du 21 novembre 1974
Nous adhérons de tout cœur, de toute notre âme à la Rome catholique, gardienne de la foi catholique et des traditions nécessaires au maintien de cette foi, à la Rome éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité.
Nous refusons par contre et avons toujours refusé de suivre la Rome de tendance néo-moderniste et néo-protestante qui s'est manifestée clairement dans le concile Vatican II et après le concile dans toutes les réformes qui en sont issues.
Toutes ces réformes, en effet, ont contribué et contribuent encore à la démolition de l'Église, à la ruine du Sacerdoce, à l'anéantissement du Sacrifice et des Sacrements, à la disparition de la vie religieuse, à un enseignement naturaliste et teilhardien dans les Universités, les Séminaires, la catéchèse, enseignement issu du libéralisme et du protestantisme condamnés maintes fois par le magistère solennel de l'Église.
Aucune autorité : même la plus élevée dans la hiérarchie, ne peut nous contraindre à abandonner ou à diminuer notre foi catholique clairement exprimée et professée par le magistère de l'Église depuis dix-neuf siècles.
« S'il arrivait, dit saint Paul, que NOUS-MÊME ou un Ange venu du ciel vous enseigne autre chose que ce que je vous ai enseigné, qu'il soit anathème. » (Gal. I, 8.)
N'est-ce pas ce que nous répète le Saint-Père aujourd'hui ? Et si une certaine contradiction se manifestait dans ses paroles et ses actes ainsi que dans les actes des dicastères, alors nous choisissons ce qui a toujours été enseigné et nous faisons la sourde oreille aux nouveautés destructrices de l'Église.
119:195
On ne peut modifier profondément la « lex orandi » sans modifier la « lex credendi ». A messe nouvelle correspond catéchisme nouveau, sacerdoce nouveau, séminaires nouveaux, universités nouvelles, Église charismatique, pentecôtiste, toutes choses opposées à l'orthodoxie et au magistère de toujours.
Cette Réforme étant issue du libéralisme, du modernisme, est tout entière empoisonnée ; elle sort de l'hérésie) et aboutit à l'hérésie, même si tous ses actes ne sont pas formellement hérétiques. Il est donc impossible à tout catholique conscient et fidèle d'adopter cette Réforme et de s'y soumettre de quelque manière que ce soit.
La seule attitude de fidélité à l'Église et à la doctrine catholique, pour notre salut, est le refus catégorique d'acceptation de la Réforme.
C'est pourquoi sans aucune rébellion, aucune amertume, aucun ressentiment nous poursuivons notre œuvre de formation sacerdotale sous l'étoile du magistère de toujours, persuadés que nous ne pouvons rendre un service plus grand à la Sainte Église Catholique, au Souverain Pontife et aux générations futures.
C'est pourquoi nous nous en tenons fermement à tout ce qui a été cru et pratiqué dans la foi, les mœurs, le culte, l'enseignement du catéchisme, la formation du prêtre, l'institution de l'Église, par l'Église de toujours et codifié dans les livres parus avant l'influence moderniste du concile en attendant que la vraie lumière de la Tradition dissipe les ténèbres qui obscurcissent le ciel de la Rome éternelle.
Ce faisant, avec la grâce de Dieu, le secours de la Vierge Marie, de saint Joseph, de saint Pie X, nous sommes convaincus de demeurer fidèles à l'Église Catholique et Romaine, à tous les successeurs de Pierre, et d'être les « fideles dispensatores mysteriorum Domini Nostri Jesu Christi in Spiritu Sancto ». Amen.
Mgr Marcel Lefebvre.
12:196t
#### 2. -- Lettre de Mgr Mamie au Cardinal Tabera
24 janvier 1975
*Cette lettre n'a été connue que plus d'un mois après la condamnation sauvage de Mgr Lefebvre. C'est Mgr Mamie qui l'a rendue publique au mois de juin seulement. Bien qu'elle soit considérée par le Saint-Siège comme un* « *rapport sur la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X *» (*cf. lettre Tabera du 25 avril 1975 *[^20])*, Mgr Lefebvre n'en avait pas eu connaissance.*
Éminence,
A la suite de notre réunion du 21 janvier, tenue sous la présidence de S. Em. le cardinal Garrone, concernant le séminaire d'Écône (Valais, Suisse) ([^21]), ayant pris connaissance avec soin du texte (de Mgr Marcel Lefebvre, daté de Rome, 21 novembre 1974) que nous a remis précisément le cardinal-préfet de la congrégation pour l'Éducation ([^22]), je dois vous redire que pour moi se pose une question à la fois *douloureuse* et très *urgente.*
13:196t
Mgr Lefebvre ne cesse de dire et d'écrire que la « Fraternité sacerdotale Saint-Pie X » a reçu l'approbation de l'évêque de Fribourg. C'est bien, en effet, Mgr Charrière qui, le 1^er^ novembre 1970, a donné son approbation, « ad experimentum », pour six ans. A cause du texte de Mgr Lefebvre (du 21 novembre dernier) qui s'oppose si manifestement au Concile Vatican II et à S. S. Paul VI, je vous demande humblement, selon les normes prévues par le droit -- et j'espère qu'elles me le permettront -- de m'autoriser à retirer l'approbation de mon prédécesseur ([^23]).
14:196t
Le texte mentionné de Mgr Lefebvre me paraît suffisant pour motiver cette requête. Je me permets cependant de vous rappeler ce que vous ont dit les deux évêques venus de Suisse pour la réunion du 21 janvier : actuellement, dans le diocèse de Sion, dans le diocèse de Fribourg et dans les diocèses de Suisse alémanique, une confusion de plus en plus grande s'étend. Elle atteint un certain nombre de fidèles, par le biais du refus du missel de S.S. le Pape Paul VI ([^24]). Quelques hommes politiques catholiques s'étonnent. Les « disciples » de MM. les abbés de Nantes, Coache et Barbara se réunissent dans notre diocèse pour dire la messe dite de saint Pie V, dans des appartements. On a même dit que Mgr Adam était un « imposteur » lorsqu'il affirmait que S. S. Paul VI avait abrogé le missel de saint Pie V ([^25]). Le séminaire d'Écône, à mon humble avis, dans une telle situation, ne peut pas faire du bien.
Je n'ignore pas certaines innovations aberrantes de ceux qui s'appuient sur le Concile pour s'éloigner tout autant de la hiérarchie, du magistère et de la vérité. Ce problème nous préoccupe aussi gravement. Nous travaillons quotidiennement pour faire rectifier ce qui doit être rectifié. Nous encourageons ceux qui doivent être encouragés ([^26]).
15:196t
Permettez-moi, Éminence, de m'appuyer sur votre prière, de vous redire ma très vive gratitude et mon entier dévouement.
Pierre Mamie,\
évêque de Lausanne, Genève et Fribourg.
Copie à M. le cardinal Gabriel M. Garrone, M. le cardinal John Wright, Mgr Nestor Adam.
120:195
#### 3. -- L'invitation cardinalice
*Les deux lettres invitant Mgr Lefebvre à venir à Rome rencontrer les trois cardinaux montrent bien, par les termes employés, qu'ils lui dissimulaient entièrement qu'il s'agissait d'une convocation devant un tribunal constitué par mandat exprès du Saint-Père.*
*Les deux lettres ne disaient pas un mot non plus de ce qui sera l'unique chef d'accusation : la déclaration.*
SACRA CONGREGATIO\
PRO INSTITUTIONE CATHOLICA
PROT. N. 70/72
Rome, le 25 janvier 1975
Excellence,
Nous avons pris connaissance, S.E. le Cardinal Wright, le Cardinal Tabera et moi-même, du résultat de la visite faite au Séminaire d'Écône par S.E. Mgr Descamps. Nous vous sommes reconnaissants de lui avoir facilité l'accomplissement de la mission reçue du Saint-Siège.
Nous voudrions maintenant nous entretenir avec vous des points qui nous laissent quelque perplexité, à la suite de cette visite, et sur lesquels nous devrons entre autres rendre compte au Saint Père.
Pouvez-vous vous rendre libre pour cette rencontre dans la matinée du 13 février prochain, 10 heures, dans les locaux de notre Congrégation ?
121:195
D'avance je vous en remercie au nom des trois Cardinaux chargés de cette question, et vous assure de mes sentiments respectueux et fraternels.
\[*signé : Garrone,\
Wright, Tabera*\]
SACRA CONGREGATIO\
PRO INSTITUTIONE CATHOLICA
PROT. N. 70/72
Rome, le 28 janvier 1975
Excellence,
Une circonstance imprévue nous oblige à déplacer notre rencontre de 10 heures à 9 heures du 13 février 1975. En vous priant gentiment de vouloir prendre note de ce changement, je profite de cette occasion pour vous renouveler l'expression de mes sentiments les plus respectueux.
\[*signé : Garrone*\]
#### 4. -- Lettre du cardinal Tabera à Mgr Mamie
25 avril 1975
*Cette lettre du cardinal Tabera n'a été rendue publique que tardivement et après* *coup, plus d'un mois après la condamnation, par les soins de Mgr Mamie. Elle embrouille davantage encore la question de savoir qui au juste -- quelle personne ou quelle instance -- porte la responsabilité d'avoir pris la décision de condamner Mgr Lefebvre. Voir ci-dessous la note 2.*
Excellence,
Votre rapport du 24 janvier dernier concernant la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X a retenu toute la profonde attention de la Sacrée Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers qui en a apprécié la lucidité et le réalisme apostolique.
En ce qui concerne la compétence de cette Sacrée Congrégation, Votre Excellence sait qu'elle possède l'autorité nécessaire pour retirer les actes et les concessions effectués par son prédécesseur.
Toutefois, étant donné les conclusions obtenues par la Commission cardinalice spéciale, instituée « ad hoc » ([^27]), non seulement la S. Congrégation exprime son plein accord pour la suppression de la « Fraternité sacerdotale Saint-Pie X », érigée par votre prédécesseur, mais elle vous invite encore à procéder sans retard à une mesure si douloureuse, devenue néanmoins indispensable ([^28]).
19:196t
Il m'est agréable, en cette circonstance pénible, de vous exprimer la gratitude de la Sacrée Congrégation et la mienne propre pour votre précieuse collaboration au service du Seigneur et de son Église, me redisant en même temps,
de Votre Excellence le très dévoué dans le Christ,
Arturo card. Tabera, préfet.\
Augustin Mayer, secrétaire.
20:196t
ANNEXE
La lettre du cardinal Tabera à Mgr Mamie\
du 31 mai 1975
*Davantage pour mémoire que pour son importance propre, nous reproduisons ici la lettre que, dans son acharnement sans mesure, le cardinal Tabera enverra encore à Mgr Mamie trois semaines après la condamnation de Mgr Lefebvre.*
SACRA CONGREGATIO
PRO RELIGIOSIS
ET INSTITUTIS SAECULARIBUS
Prot. n. DD. 1649-1/72
Excellence,
Quelques réactions ([^29]) à propos de votre récente décision ([^30]) concernant la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, dont la S. Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers a eu connaissance, lui fournissent l'occasion de réaffirmer les propositions suivantes :
21:196t
1\. Comme le stipulait la lettre du 25 avril dernier, Votre Excellence avait pleine autorité pour retirer l'approbation primitivement accordée par l'évêque de Fribourg ; l'évolution actuelle de la situation témoigne de l'opportunité de cette décision ([^31]).
2\. Il ne saurait être question pour ce dicastère de donner son « nihil obstat » pour une érection éventuelle de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X en institut de perfection de droit diocésain aussi longtemps que ses responsables maintiendront leurs dispositions actuelles.
Je profite volontiers de la circonstance pour me redire
le très dévoué en Notre-Seigneur
de Votre Excellence,
Arturo card. Tabera.\
Augustin Mayer, secrétaire.
122:195
#### 5. -- La sentence des trois cardinaux
6 mai 1975
SACRA CONGREGAZIONE\
PER L'EDUCAZIONE CATTOLICA
*IL CARDINALE PREFETTO*
PROT. N. 70/72
Rome, le 6 mai 1975.
Excellence,
C'est au nom de la Commission Cardinalice et par mandat exprès du Saint Père que nous vous écrivons ([^32]). Nous vous restons très reconnaissants du climat fraternel dans lequel ont pu se dérouler nos récents entretiens, sans que les divergences de nos jugements aient jamais compromis entre nous une communion profonde et sereine ([^33]).
123:195
Mais cela ne fait que nous rendre plus douloureuse l'apparente irréductibilité de vos vues, avec les conséquences qui ne peuvent manquer d'en découler.
C'est autour de votre Déclaration publique, dans la revue « Itinéraires », que notre échange s'est principalement engagé et poursuivi. Il ne pouvait en être autrement puisque nous trouvions là explicité tout ce que le Visiteur à Écône n'avait pu éclaircir et nous invitait à dégager dans une conversation avec vous.
Or une telle Déclaration nous apparaissait en tous points inacceptable ([^34]). Il est impossible de concilier la plupart des affirmations contenues dans ce document avec une fidélité authentique à l'Église, à celui qui en a la charge et au Concile où la pensée et la volonté de l'Église se sont exprimées ([^35]). Il est inadmissible que chacun soit invité à subordonner à son propre jugement les directives venant du Pape pour s'y soumettre ou s'y dérober ([^36]) :
124:195
c'est là proprement le langage traditionnel des sectes qui en appellent aux Papes d'hier pour se soustraire à l'obéissance au Pape d'aujourd'hui ([^37]).
Tout le long de nos conversations notre vœu était de vous amener, Excellence, à reconnaître le bien-fondé de telles objections et à revenir sur vos propres affirmations. Cela, nous avez-vous dit, vous était impossible : « Si je devais modifier ce texte, disiez-vous, j'écrirais les mêmes choses. »
En ces conditions, la Commission ne pouvait que remettre au Saint Père ses conclusions absolument unanimes et le dossier complet de cette affaire pour qu'il puisse juger lui-même. C'est avec l'entière approbation de Sa Sainteté que nous vous faisons part des décisions suivantes ([^38])
125:195
1°) -- « Une lettre sera envoyée à Mgr Mamie, lui reconnaissant le droit de retirer l'approbation donnée par son prédécesseur à la Fraternité et à ses Statuts. » ([^39]) C'est chose faite par lettre de Son Éminence le Cardinal Tabera, Préfet de la S. Congrégation pour les Religieux.
2°) -- Une fois supprimée la Fraternité, celle-ci « n'ayant plus d'appui juridique, ses fondations, et notamment le Séminaire d'Écône, perdent du même coup le droit à l'existence » ([^40]).
126:195
3°) -- Il est évident -- nous sommes invités à le notifier clairement ([^41]) -- « qu'aucun appui ne pourra être donné à Mgr Lefebvre tant que les idées contenues dans le Manifeste du 21 novembre 1974 resteront la loi de son action » ([^42]).
Nous ne vous communiquons pas ces décisions, Excellence, sans une profonde tristesse. Nous savons avec quelle généreuse persévérance vous avez travaillé, le bien qui s'est accompli ainsi. Nous devinons dans quelle situation cruelle vous allez vous trouver. Mais nous sommes sûrs que tous ceux qui auront lu ou voudront lire votre Déclaration, et qui voudront bien ne pas soupçonner gratuitement aux décisions prises d'autres motifs que cette Déclaration elle-même, se rendront à l'évidence que les choses ne pouvaient pas se résoudre autrement, étant donné votre refus de retirer ce texte : aucune institution d'Église, aucune formation au sacerdoce ne peuvent se bâtir sur un tel fondement ([^43]).
127:195
Nous souhaitons, Excellence, que le Seigneur vous donne la lumière et vous fasse trouver la voie conforme à sa volonté, dans la confiance à celui à qui nous devons comme évêques une sincère et effective obéissance.
Pour nous, nous ne pouvons que vous dire notre attachement fraternel, et vous assurer de notre prière.
Gabriel Marie Card. Garonne.
Préfet de la S.C. pour l'Éducation Catholique Président de la Commission Cardinalice
John cardinal Wrigth
Préfet de la S.C. pour le Clergé
Arturo card. Tabera
Préfet de la S.C. pour les Religieux et les Instituts Séculiers
Cette lettre est communiquée à S. Exc. Mgr Mamie et à S. Exc. Mgr Adam.
128:195
#### 6. -- La lettre de Mgr Mamie
6 mai 1975
ÉVÊCHÉ DE LAUSANNE
GENÈVE ET FRIBOURG
Monseigneur ([^44]),
Mgr François Charrière, mon prédécesseur, avait signé, le 1^er^ novembre 1970, le décret d'érection de la Fraternité Sacerdotale Internationale Saint-Pie X, au titre de « Pia Unio », avec siège à Fribourg, approuvant et confirmant les statuts de laite Fraternité.
Après de longs mois de prières et de réflexions, après avoir tant souhaité maintenir entre nous une communion fraternelle, après vous avoir entendu et écrit plus d'une fois (pensez entre autres à notre dernière conversation, ouverte et loyale, où vous m'avez clairement dit que vous n'acceptiez pas certaines déclarations conciliaires ; je vous rappelais aussi alors votre refus en ce qui concerne la célébration de la sainte messe selon le rite établi par S.S. Paul VI ; je vous disais enfin que votre attitude et vos actes me posaient une grave question de conscience en ce qui regardait l'appui canonique de l'Évêque de Lausanne, Genève et Fribourg à votre institut), j'en arrive à la conclusion douloureuse, mais qui me paraît nécessaire aujourd'hui :
129:195
*Je vous informe donc que je* *retire les actes et les concessions effectués par mon prédécesseur en ce qui regarde la Fraternité Sacerdotale St-Pie X. particulièrement le décret d'érection du 1^er^ novembre 1970.*
Vous recevrez ces jours-ci ou vous avez déjà reçu une lettre du Saint-Siège, plus précisément de la Commission Cardinalice « ad hoc » ([^45]). C'est donc en plein accord avec le Saint-Siège, en particulier conformément à une réponse que j'ai reçue du Cardinal Arturo Tabera ([^46]), Préfet de la S. Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers, que je prends cette décision.
En date du 21 novembre 1974, vous avez publié et signé un texte qui commence par ces mots : « Nous adhérons de tout cœur, de toute notre âme à la Rome catholique... »
Cette déclaration a été pour moi la confirmation que je ne pouvais plus, en conscience, soutenir votre Fraternité. Vous vous opposez si manifestement au II^e^ Concile du Vatican et à la personne et aux actes du successeur de Pierre, Sa Sainteté le Pape Paul VI, vous avez si souvent dit et écrit que vous aviez l'appui de l'Évêque de Fribourg, que je ne puis plus admettre que l'autorité de l'Évêque de Lausanne, Genève et Fribourg demeure le fondement canonique de vos institutions. J'ai conscience aussi que cette décision met en cause tout ce qui est prévu dans les statuts de la Fraternité St-Pie X.
*Cette décision est immédiatement effective* et j'en informe, par le même courrier, les instances romaines compétentes (S. Congrégation pour les Religieux, S. Congrégation pour l'Éducation catholique et S. Congrégation pour le Clergé), ainsi que S. Exc. Monseigneur Ambrogio Marchioni, Nonce Apostolique en Suisse, et Mgr Nestor Adam, président de la Conférence des Évêques suisses.
130:195
Quant à nous, nous continuons de demander aux fidèles comme aux prêtres catholiques d'accepter et d'appliquer toutes les orientations et décisions du II^e^ Concile du Vatican, tous les enseignements de Jean XXIII et de Paul VI, toutes les directives des secrétariats institués par le Concile, y compris dans la liturgie nouvelle ([^47]). Cela nous l'avons fait et nous le ferons encore, même aux jours les plus difficiles et avec la grâce de Dieu, parce que, pour nous, c'est là le seul chemin pour « édifier » l'Église.
C'est donc avec une grande tristesse, Monseigneur, que je vous assure de ma fidèle prière et de mes sentiments très fraternels, dans l'attachement au Christ-Jésus, à son Église et à celui qui a reçu le pouvoir divin de confirmer ses frères, le Souverain Pontife, successeur de Pierre.
*Pierre Mamie,*
*évêque de Lausanne, Genève et Fribourg.*
*Antoine Troxler, chancelier.*
131:195
#### 7. -- L'article de "L'Osservatore romano"
8 mai 1975
*L'article de* « *l'Osservatore romano *»*, postérieur aux deux lettres du 6 mai, a été le premier connu du public. Il figurait en seconde page du numéro daté du 8 mai* (*paru le 7 mai dans l'après-midi*)*. Intitulé* « *A proposito di un manifesto *» (*à propos d'un manifeste*) *il n'était pas signé. On discute du point de savoir s'il faut lui reconnaître une valeur* « *officieuse *»*, ce qui est possible* (*mais à condition de n'oublier pas qu'* « *officieux *» *N'EST PAS* « *officiel *»*, --* « *officieux *» *signifie :* « *communiqué par une source autorisée mais sans garantie officielle *»)*. Pour notre part nous pensons que cet article exprime, en fait, la pensée directrice de la condamnation de Mgr Lefebvre.*
*Nous reproduisons la traduction qu'en a donnée la* « *Documentation catholique *» *du 1^er^ juin* (*traduction plus exacte que celle publiée par l'édition française hebdomadaire de* « *L'Osservatore romano *» *le 16 mai*)*.*
Il arrive souvent qu'une personne soit jugée « conservatrice » par les uns, « progressiste » par les autres, parce qu'il se trouve toujours quelqu'un à sa droite qui est plus attentif aux principes ou quelqu'un à sa gauche qui est plus attentif aux réalités ([^48]).
132:195
C'est ainsi que les mots « conservateur » et « progressiste » finissent pas ne plus avoir de contenu réel : il s'agit de questions de tendances, et en utilisant ces termes on s'expose à manquer en même temps à la vérité à l'égard des réalités et à la justice à l'égard des personnes.
Il arrive cependant que dans certains cercles de pensée et d'action on arrive à des extrêmes qui vont bien au-delà des tendances et qui manifestent des durcissements où la foi et la fidélité chrétienne ne sont plus sauvegardées. Les exemples, malheureusement ne manquent pas aujourd'hui. En pareil cas, il n'est plus possible de se taire. Il faut dire : halte ! avant que l'accoutumance ne fasse perdre le sens de la gravité d'affirmations ou d'attitudes qui passent la mesure et manifestent en profondeur de dangereuses déviations.
Comment a-t-on pu se laisser aller à de semblables aberrations ? Ce n'est que trop clair. On a commis tant d'abus, tant d'excès, on a exprimé tant d'idées téméraires... On a pu parler de « décomposition » de l'Église ([^49]), et parfois les facteurs de démolition sont venus de l'intérieur. Les mesures de défense n'ont pas été à la hauteur des dangers... ([^50]) Cela explique que beaucoup aient pris peur.
133:195
On peut comprendre leurs réactions, mais il serait particulièrement grave que l'on excuse et que l'on accepte des sortes de réactions qui, en voulant sauver l'édifice, en minent les fondations ([^51]).
Tel est le cas pour le document dont on voudrait ici présenter l'essentiel, sans commentaires, lesquels seraient totalement, superflus ([^52]).
On lit dans cette étrange déclaration datée du 21 novembre 1974 et publiée dans la revue *Itinéraires *:
\[*Ici l'article de* « *L'Osservatore romano *» *reproduit en traduction italienne* la DÉCLARATION *de Mgr Lefebvre, à l'exception du dernier alinéa.*\]
Quelles que soient les intentions qui ont pu présider à la rédaction de cette « déclaration », on ne peut manquer de se poser quelques questions auxquelles malheureusement une réponse s'impose ([^53]).
Dans ces conditions, existe-t-il encore une communion réelle -- et non simplement verbale -- avec l'Église vivante ([^54]) ?
134:195
A qui, en dernière analyse, obéiront ceux qui se reconnaissent dans ce document ? Qui sera l'interprète de cette Tradition à laquelle on se réfère, en considérant comme suspecte a priori l'interprétation du magistère vivant ([^55]) ? Que penser de ceux qui seront formés dans cet esprit ? Comment concevoir, sans une extraordinaire présomption, un jugement si globalement négatif porté sur l'Épiscopat ([^56]) et tous ceux qui travaillent au service du Christ dans les séminaires ([^57]), les universités, etc. ?
On hésite à parler de « secte », mais comment éviter au moins d'y penser ? C'est un motif de graves réflexions qu'aujourd'hui dans l'Église puissent surgir de semblables attitudes, qu'on puisse les exprimer publiquement en entraînant des personnes de bonne foi, et que l'on puisse perdre à un tel point le sens de l'Église sous prétexte de la sauver ([^58]).
#### 8. -- Communiqué de Mgr Mamie
9 mai 1975
Le mardi 6 mai 1975, l'évêque de Lausanne, Genève et Fribourg a fait connaître à Mgr Marcel Lefebvre, supérieur de la « Fraternité sacerdotale Saint-Pie X », qu'il retirait l'approbation donnée à cette « Union » en 1970. Cette décision a été prise en accord avec les Congrégations romaines « pour les religieux et les instituts séculiers », « pour le clergé », « pour l'éducation catholique et les séminaires », en accord également avec Mgr Nestor Adam, évêque de Sion ([^59]).
Le 1^er^ novembre 1970, Mgr Charrière avait accordé à Mgr Lefebvre, sur sa demande, l'autorisation de fonder à Fribourg une « union religieuse » (pia unio) qui n'était pas encore une Congrégation ou un Institut religieux. Il avait approuvé le même jour, à titre d'expérience et pour une période limitée à six années, les statuts de ladite union ou fraternité. Ces actes d'autorisation et d'approbation n'avaient pas été retirés par Mgr Mamie, successeur de Mgr Charrière.
36:196t
L'attachement très affirmé de cette Fraternité (en particulier du séminaire d'Écône en Valais) pour les anciennes traditions liturgiques et la langue latine, sa volonté de défendre des valeurs de foi et de discipline essentielles à l'Église contre certaines manières de penser et d'agir couvraient de fait, chez elle, un refus réfléchi et explicite ([^60]) des décisions du Concile Vatican II et de l'autorité du Pape Paul VI. On devait s'en apercevoir bientôt.
Une déclaration de Mgr Lefebvre, datée du 21 novembre 1974, largement diffusée depuis, manifesta clairement ce refus, et fut pour nous la preuve douloureuse de l'impossibilité d'approuver désormais une telle institution et ses orientations.
Mgr Charrière, constatant comment les choses ont évolué, approuve pleinement la décision de Mgr Mamie.
Le retrait de l'institution canonique concerne uniquement les fondations de Mgr Lefebvre. La décision prise est immédiatement effective. Elle est le résultat de plusieurs années de recherches et d'échanges, d'analyses et de réflexions.
Nous avons toujours voulu sauvegarder à la fois l'unité en tout ce qui est immuable, la liberté et le pluralisme dans les recherches, la charité en tout est partout ([^61]).
37:196t
#### 9. -- Lettre de Mgr Mamie à ses prêtres
15 mai 1975
Cher confrère,
Je tiens à vous commenter la douloureuse nouvelle, dont les journaux ont déjà parlé.
A l'occasion de la réunion ordinaire du Conseil presbytéral, en mars dernier, j'ai exposé aux prêtres les inquiétudes, les difficultés et les graves préoccupations que causaient au Saint-Siège et aux évêques la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, son fondateur, Mgr Marcel Lefebvre, et le séminaire d'Écône, né de la fondation même de la Fraternité.
Aujourd'hui, je tiens d'abord à vous informer en vous expliquant pourquoi je suis arrivé à une telle décision. Je demande aussi votre appui.
Le mardi 6 mai 1975, j'ai envoyé à Mgr Lefebvre une lettre lui communiquant ceci : Après de longs mois de prières et de réflexions, je lui retirais l'appui canonique que la signature de l'évêque de Fribourg donnait à son institution. Cette signature avait été donnée en novembre 1970 par Mgr Charrière. Avec Mgr Charrière j'avais d'abord cru pouvoir faire confiance à Mgr Lefebvre, préoccupé surtout par la formation spirituelle et théologique des futurs prêtres. Plus le temps a passé, plus nous avons dû constater que la « Fraternité » s'écartait de la fidélité et de l'obéissance au Concile et au successeur de Pierre. Mgr Charrière partage cette constatation.
Après avoir été appelé par les préfets des Congrégations pour l'éducation catholique, pour le clergé et pour les religieux, après de nombreuses consultations et réunions, ici et à Rome, avec Mgr Lefebvre aussi, j'ai dû, en conscience et en plein accord avec le Saint-Siège, prendre cette décision à la fois douloureuse et nécessaire.
38:196t
En annexe à cette lettre vous recevez un texte de Mgr Lefebvre daté du 21 novembre 1974, texte que je vous demande de lire avec attention ; cette lettre a été pour nous -- car je ne suis pas seul -- l'élément décisif qui nous a conduits à ne plus pouvoir nous taire.
Je tiens à vous informer aussi que Mgr Lefebvre a reçu du Saint-Siège une lettre qui confirme que le Pape Paul VI lui-même approuve mon jugement et ma manière d'agir ([^62]).
En termes simples, cela signifie que les œuvres et instituts de Mgr Lefebvre, en particulier le séminaire d'Écône, n'ont plus d'existence ecclésiale.
39:196t
Vous devez comprendre combien il peut être difficile à un évêque de retirer non son amitié mais sa confiance et son appui à un frère dans l'épiscopat. Autre chose, en effet, est dire son désaccord à un théologien, autre chose de se « séparer » d'un évêque, bien que l'activité de théologiens en « rupture » avec l'enseignement du magistère soit aussi un « mal » dans l'Église.
Je souhaiterais que vous-même et beaucoup d'autres comprennent le motif fondamental de cette décision. Il ne s'agit pas d'abord de latin, ni de chant grégorien, ni même de rite liturgique. Il s'agit de l'acceptation du II^e^ Concile du Vatican, de ses décisions et de ses orientations. Il s'agit aussi, et c'est le plus important, de l'attachement et de la fidélité au Pape Paul VI, lui qui a reçu le pouvoir divin confié à Pierre et à ses successeurs par le Christ-Jésus ([^63]).
En conséquence, j'ai d'abord à vous demander de prier pour vos évêques et pour tous les évêques du monde, « afin que notre foi ne défaille pas ». Ce qui doit toujours nous guider c'est d'abord la charité en tout et partout envers toutes les personnes ([^64]). C'est ensuite le souci et le désir de maintenir l'unité dans tout ce qui est immuable. Enfin, une haute valeur demeure, « rectifiée » par les exigences de la foi et de la charité : la liberté et le pluralisme dans les recherches et les options théologiques ou pastorales ([^65]).
C'est dans cet esprit à la fois confiant et rigoureux que nous devons nous interroger, comme nous le faisons nous-mêmes, Mgr Bullet le Conseil épiscopal, pour savoir d'abord comment nous acceptons et appliquons toutes les directives du Concile, tous les actes et toutes les déclarations du magistère, en particulier ceux de Jean XXIII et de Paul VI, toutes les directives des secrétariats romains ([^66]).
40:196t
Nous devons aussi reconnaître un ordre de valeurs différencié dans ces déclarations et directives, mais comme j'ai eu l'occasion de le dire à Berne pendant la session interdiocésaine du Synode en mars dernier nous ne pouvons pas faire un « tri » personnel, selon nos convenances, dans les déclarations, appels et demandes du Saint-Siège ou des évêques. Je n'ignore pas, pour citer quelques exemples, que certains ont eu ou ont encore quelque peine à comprendre les exigences contenues dans la lettre du Pape Paul VI au cardinal Roy ou dans l'encyclique *Populorum progressio.* D'autres paraissent contester aujourd'hui encore les rappels fondamentaux concernant l'amour humain contenus dans l'encyclique *Humanae vitae.* D'autres ne comprennent pas la déclaration du Concile sur la liberté religieuse. D'autres ne paraissent pas avoir accepté la Déclaration sur l'Œcuménisme ou la Constitution sur la liturgie. Je pourrais vous citer encore plusieurs exigences que nous avons plus ou moins bien acceptées parce qu'elles rejoignaient plus ou moins nos recherches personnelles ou parce qu'elles s'en écartaient.
Je partage pleinement votre souci en ce qui regarde la « crédibilité » de l'Église, votre angoisse devant l'éloignement apparent ou réel de beaucoup face au Christ ou à l'Église, votre préoccupation de rejoindre les hommes d'aujourd'hui pour les aider à découvrir le vrai visage de Jésus-Christ. Je sais aussi que certaines initiatives que je ne pouvais ou ne puis approuver procèdent d'un souci pastoral. Mais aujourd'hui, en vous encourageant à poursuivre vos recherches ([^67]), j'insiste pour qu'elles se fassent en pleine communion avec les commissions diocésaines, romandes ou cantonales compétentes, avec vos évêques, avec les vicaires généraux et épiscopaux que j'ai nommés. La charité fraternelle et le souci d'unité nous obligent, que ce soit en liturgie, en œcuménisme. en catéchèse, à ne pas provoquer de graves doutes chez les fidèles et conduire certains à se durcir dans le refus de toute évolution à cause d'initiatives insuffisamment réfléchies ou trop audacieuses. Il arrive souvent que les excès des uns entraînent les excès des autres ([^68]).
41:196t
Il nous est demandé une plus grande rigueur, car nous avons pu, par nos négligences ou nos imprudences, amener quelques-uns de nos frères à mettre en doute notre attachement à la foi de l'Église et à son magistère voulu par le Seigneur.
A la suite de cette décision au sujet de la Fraternité Saint-Pie X, je ne puis pas ne pas penser que certains fidèles ou prêtres auront beaucoup de peine à me comprendre, c'est-à-dire à accepter ce que l'évêque, avec le Saint-Père, a décidé ([^69]). C'est à vous, cher confrère, que je confie ces hommes, ces femmes et les jeunes qui se sont rendus à Écône ou qui, dans notre diocèse, n'acceptent que la messe selon le rite de saint Pie V. Je rappelle et je demande à nouveau que dans notre diocèse on ne célèbre la messe que selon le rite de S. S. Paul VI ([^70]) et que seuls les prêtres âgés ou infirmes, avec ma permission, célébrant seuls, peuvent utiliser le rituel de saint Pie V (que l'on ait été ou non rattaché à la Fraternité de Saint-Pie X).
42:196t
En accord avec le Conseil épiscopal et l'évêque auxiliaire, je vous demande finalement ceci : soyez plus attentifs encore désormais à votre manière d'exercer votre ministère, soucieux d'être des témoins fidèles dans la transmission intégrale de l'Évangile, en union avec le magistère, *sans* lequel il n'y a *plus* d'Église catholique.
Je ne puis pas prévoir toutes les réactions que cette décision va provoquer, mais nous devons manifester notre communion fraternelle, notre obéissance, notre amour de la vérité, notre charité sans mesure ([^71]), et cela quotidiennement.
Mon désir, avec votre prière et votre appui, est d'être de plus en plus le « serviteur » de tous, dans le diocèse, à l'exemple de la « Servante du Seigneur » et du « Serviteur de Jahweh ».
Très fraternellement,
Pierre Mamie, évêque.
135:195
#### 10. -- La lettre de Mgr Lefebvre au cardinal Staffa
21 mai 1975
Éminence Révérendissime,
Veuillez trouver ci-joint les documents qui viennent à l'appui ou sont la cause de mon recours auprès de votre dicastère ([^72]).
Je formule un recours :
1° Contre la forme dans laquelle ont été prises les décisions exprimées dans les lettres du 6 mai 1975 tant par S.E. Monseigneur Mamie, Évêque de Fribourg, que par les trois Cardinaux signataires de la lettre qui m'est adressée de Rome.
Cette manière de procéder est contraire au Canon 493 du Codex Juris Canonici ([^73]).
2° Contre la compétence de la Commission cardinalice qui me condamne en matière de foi, à cause de ma déclaration parue dans la revue « Itinéraires » et que j'ai écrite le 21 novembre 1974. Je demande à être jugé par le seul Tribunal compétent en ces matières : la Sainte Congrégation pour la doctrine de la Foi.
136:195
3° Contre le jugement porté par S.E. Monseigneur Mamie et approuvé par les cardinaux de la Commission : en effet ma Déclaration, si elle est condamnable, devrait me condamner personnellement et non détruire la Fraternité, ni le séminaire, ni les maisons formées, d'autant plus que les Cardinaux m'ont affirmé que la visite apostolique avait porté un jugement favorable à l'œuvre du séminaire, visite qui a eu lieu les 11-12-13 novembre 1974.
En vertu de ce recours, et en vertu du droit, ce recours étant suspensif, je considère jusqu'à preuve du contraire que ma Fraternité et tout ce qui en dépend gardent leur existence canonique.
Je demeure à la disposition de Votre Éminence pour de plus amples renseignements et La prie d'agréer, mes sentiments très respectueux en Notre-Seigneur et en Notre-Dame.
Marcel Lefebvre.
137:195
### Relation
*30 mai 1975*
Sur la manière dont la « commission des trois cardinaux » a procédé pour aboutir à la décision de supprimer la Fraternité sacerdotale Saint Pie X et son séminaire.
Il convient de rappeler qu'avant cette procédure et depuis la fondation de la Fraternité et de son Séminaire et surtout son succès auprès des jeunes et sa réputation mondiale, des campagnes de presse étaient déclenchées, contenant des calomnies odieuses comme celle de « Séminaire sauvage » retenue par l'Épiscopat français suivi de l'Épiscopat suisse, alors que l'Évêque de Fribourg savait parfaitement qu'il n'en était rien.
Il était évident que des démarches étaient faites alors auprès de Rome pour notre suppression. Or le 9 novembre une lettre de la Nonciature de Berne nous annonçait qu'une Commission désignée par le Pape et composée des trois Cardinaux Préfets des Congrégations intéressées : Religieux, Éducation catholique, Clergé, nous envoyait deux Visiteurs Apostoliques : S.E. Mgr Descamps et Mgr Onclin.
Le lundi 11 novembre à 9 heures du matin les deux Visiteurs se présentèrent. Durant trois jours ils interrogèrent dix Professeurs, vingt élèves sur les 104 et moi-même. Ils sont partis le 13 novembre à 18 heures sans qu'aucun protocole de Visite n'ait été signé. Nous n'avons jamais eu la moindre connaissance de la Relation qu'ils ont faite.
Persuadé que cette Visite était le premier pas accompli en vue de notre suppression, désirée depuis longtemps par tous les progressistes et constatant que les Visiteurs venaient avec le désir de nous aligner sur les changements opérés dans l'Église depuis le Concile je décidai de préciser ma pensée devant le Séminaire.
138:195
Je ne pouvais adhérer à cette Rome que représentaient des Visiteurs Apostoliques qui se permettaient de trouver normale et fatale l'ordination de gens mariés, qui n'admettent pas une Vérité immuable, qui émettent des doutes sur la manière traditionnelle de concevoir la Résurrection de Notre-Seigneur.
C'est là l'origine de ma Déclaration, il est vrai, rédigée dans un sentiment d'indignation, sans doute excessive.
Deux mois et demi ont passé sans aucune nouvelle. Le 30 janvier 1975, j'étais invité par lettre signée par les membres de la Commission à venir à Rome « m'entretenir » avec eux « des points qui laissent quelque perplexité ».
Répondant à cette invitation je me suis rendu le 13 février 1975 à la Congrégation de l'Éducation Catholique. Leurs Éminences les Cardinaux Garrone, Wright et Tabera accompagnés d'un Secrétaire m'ont invité à prendre place avec eux autour d'une table de conférence. S.E. le Cardinal Garrone m'a demandé si je ne voyais pas d'inconvénient à ce que la conversation soit enregistrée et le Secrétaire a installé le magnétophone.
Après m'avoir dit la bonne impression recueillie par les Visiteurs Apostoliques, il n'a plus été question ni le 13 février ni le 3 mars de la Fraternité et du Séminaire. Il n'a été question que de ma Déclaration du 21 novembre 1974 faite à la suite de la Visite apostolique.
Avec véhémence, le Cardinal Garrone m'a reproché cette Déclaration, allant jusqu'à me traiter de « fou », me disant que « je me faisais Athanase » et cela pendant 25 minutes. Le Cardinal Tabera renchérit, me disant que « ce que vous faites est pire que ce que font tous les progressistes », que « j'avais rompu la communion avec l'Église », etc.
Me trouvais-je devant des interlocuteurs ? ou plutôt des juges ? Quelle était la compétence de cette Commission ? On m'affirmait seulement qu'elle était mandatée par le Saint Père et que c'est lui qui jugerait. Il était clair que tout était jugé.
139:195
J'ai essayé en vain de formuler des arguments, des explications qui indiquaient le sens exact de ma Déclaration. J'affirmais que je respectais et respecterai toujours le Pape et les Évêques, mais qu'il ne me paraissait pas évident que critiquer certains textes du Concile et les Réformes qui s'en sont suivies équivalait à une rupture avec l'Église, que je m'efforçais de déterminer les causes profondes de la crise que subit l'Église et que toute mon action prouvait mon désir de construire l'Église et non de la détruire. Mais aucun argument n'était pris en considération. Le Cardinal Garrone m'affirmait que la cause de la crise se situait dans les moyens de communication sociale.
A la fin de la séance du 13 février comme à la fin de celle du 3 mars, j'ai eu l'impression d'avoir été trompé on m'invitait pour un entretien et en fait j'avais à faire à un Tribunal décidé à me condamner. Rien n'a été fait pour m'aider à un compromis ou à une solution amiable. Aucun écrit ne m'a été donné pour préciser les accusations, aucune monition écrite. Seul l'argument d'autorité accompagné de menaces et d'invectives m'a été présenté pendant cinq heures d'entretien.
A la suite de la deuxième séance, j'ai demandé la copie de l'enregistrement. Le Cardinal Garrone m'a répondu qu'il était bien juste que j'aie une copie, que c'était mon droit et en fit part à son Secrétaire. J'envoyais le soir même une personne munie des appareils nécessaires. Mais le Secrétaire affirme qu'il ne s'agissait que d'une transcription. J'allais moi-même le lendemain demander cette copie. Le Secrétaire se rendit alors chez le Cardinal et revint me dire que c'était bien d'une transcription qu'il s'agissait. Elle m'était promise pour le lendemain soir. Pour m'assurer qu'elle était prête, je téléphonai le lendemain matin. Le secrétaire me dit alors qu'il n'était pas question de donner une transcription mais que je pouvais venir la voir de 17 h à 20 h. Devant de tels procédés, je me suis abstenu.
Ainsi donc, après ce simulacre de procès fait d'une visite soi-disant favorable avec de légères réserves et de deux entretiens qui n'ont porté que sur ma Déclaration pour la condamner totalement sans réserve, sans nuances, sans examen concret et sans qu'il me soit remis le moindre écrit, je recevais coup sur coup une lettre de S.E. Mgr Mamie supprimant la Fraternité et le Séminaire avec l'approbation de la Commission Cardinalice, puis une lettre de la Commission confirmant la lettre de Mgr Mamie sans que soit formulée une accusation formelle et précise sur des propositions données. Et la décision, dit Mgr Mamie est « immédiatement exécutive ».
140:195
Je devais donc immédiatement renvoyer du Séminaire 104 Séminaristes, 13 Professeurs et le personnel, et cela deux mois avant la fin de l'année scolaire ! Il suffit d'écrire ces choses pour deviner ce que peuvent penser les personnes qui ont encore un peu de sens commun et d'honnêteté. Nous étions au 8 mai de l'année de la réconciliation !
Le Saint Père a-t-il vraiment eu connaissance de ces choses ? Nous avons peine à le croire.
Marcel Lefebvre.
141:195
### Conclusion
*Les documents qu'on vient de lire établissent avec clarté où sont la vérité, le bon droit, la fidélité catholique.*
*Mais ils confirment* (*s'il en était besoin*) *qu'il n'y a guère d'espoir, humainement, que la Fraternité sacerdotale de Mgr Lefebvre puisse retrouver une existence canonique aussi longtemps que le pouvoir administratif dans l'Église restera confisqué par le parti sectaire et persécuteur qui tient Rome sous la botte de son occupation étrangère.*
*Mgr Lefebvre a promis aux séminaristes de ne pas les abandonner. Par fidélité à l'Église, il persévère dans la formation de vrais prêtres ; par fidélité à l'Église, chacun à notre place et sans en sortir, nous continuons à l'aider et à le soutenir autant qu'il est en nous.*
J. M.
142:195
## NOTES CRITIQUES
### Bibliographie
#### Ernst Jünger Héliopolis (Christian Bourgeois)
La première édition en français d'*Héliopolis*, parue en 1952, était depuis longtemps introuvable. Il est heureux que l'on puisse à nouveau disposer d'une édition française de ce grand livre.
Le thème essentiel des romans de Jünger est la ruine de l'ordre, et la recherche de la conduite à tenir dans cette situation. N'est-ce pas le plus important aujourd'hui ? Pressentiment de la ruine avec *le Lance-pierre.* Description mythique avec *les Falaises de marbre.* Description stendhalienne (pour parler vite) avec *les Abeilles de verre.* Dans Héliopolis nous avons la réponse la plus complète de Jünger à la question que nous pose l'époque. Il y résume son expérience et ses réflexions.
Héliopolis est une ville méditerranéenne, dans un avenir indéterminé, après la période des « grands embrasements » (la nôtre). Les questions politiques telles que nous les vivons n'ont pas été résolues. C'est, il me semble, à partir de cette crise de civilisation que l'on peut le mieux aborder ce roman, et c'est ce qu'on va faire brièvement ici.
Nous sommes à l'heure où la technique est devenue magie (sûre, rapide, invisible : pensons aux ordinateurs, à une énergie qui serait inépuisable et bon marché). Deux pouvoirs se partagent la cité. Celui du Bailli, fondé sur la démagogie, l'intoxication des esprits de la masse, l'alliance de la science et de la police. Celui du Proconsul, chef de l'armée, qui s'appuie sur les forces conservatrices, la tradition, ou du moins ce qui en reste. Cette division suffit à montrer qu'il n'y a pas d'ordre véritable : la tradition n'a plus le pouvoir de se faire reconnaître comme bénéfique, et le peuple lui préfère les agitations et les parades du Bailli. La preuve, c'est que le Régent se tient à l'écart, au-dessus de ces querelles, vivant à bord de ses fusées, dans un espace qui semble mythique. Seule sa puissance de feu empêche les pires bouleversements, mais il ne veut pas se servir d'elle pour imposer l'ordre raisonnable (on n'impose pas l'ordre). Évidemment, le Bailli et le Proconsul représentent aussi deux manières de *sentir* le temps, sous la forme du changement ou sous la forme de la répétition.
143:195
Héliopolis vit une guerre civile interminable, dont souffre d'abord la minorité des Parsio, ingénieux, riches, étrangers, enviés. Telle est la situation où nous voyons se mouvoir Lucius de Geer, jeune officier au service du Proconsul. C'est un fils du pays des Castels, un aristocrate. La question pour lui, à chaque instant, c'est de tracer la frontière entre l'honneur et l'efficacité -- deux mots incompatibles qui répondent à la dichotomie du pouvoir.
Dans une expédition contre un laboratoire-officine de bourreau (qui dépend du Bailli), Lucius s'attarde à rechercher un prisonnier parsi. Il manque de faire échouer l'entreprise, ce que lui reprochera son chef. Le Proconsul, lui, approuve Lucius, mais l'affaire a donné un avantage à leurs adversaires. Il faut que le jeune homme s'éloigne. Le Régent le prendra à son service, ce qui souligne la leçon générale du livre : arrive un moment où tout est faussé, où l'observance des vieilles lois vous rend suspect.
D'autres dessins viennent enrichir ce motif central. Fables comme le récit d'Ortner ou l'apologue du sentier de Masirah, réflexions sur le rêve et la drogue, ce roman permet de corriger des idées fausses : elle peut être pour Jünger une aventure (périlleuse), non une évasion, une soumission. Ici, le vieil Antonio Péri, disciple de Quincey et de Baudelaire, refuse à son agonie d'être soulagé par une piqûre de morphine.
On trouvera aussi dans Héliopolis l'exposé le plus sérieux des exigences spirituelles de Jünger : avec le personnage du père Félix, vieux moine habité de Dieu ; avec aussi des propos comme celui-ci : « La cathédrale attestait l'espérance nouvelle, qui avait crû puissamment après les ères du feu -- elle et la merveille de la physique théologique qu'on avait opposé avec tant de succès aux forces démoniaques de la désagrégation » On rejoint ici une préoccupation constante chez cet auteur : les sciences telles qu'elles se sont développées depuis quelques siècles sont des *matériaux* qui attendent d'être mis en ordre, intégrés dans une vision théologique.
Cela réclame une nouvelle attitude de l'homme devant son savoir. Les dangers actuels sont soit de mettre la science au service de la puissance, d'en faire un outil de manipulation et d'asservissement, soit de lui asservir l'esprit et de tout lui subordonner. « La prétention du progrès est de nier la mort. C'est là défier le Seigneur du monde ». Jünger sait les dangers de ces erreurs et qu'il faut forger contre elles de nouvelles armes, Héliopolis en est un exemple.
Georges Laffly.
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#### Jeannine Kohn-Étiemble 226 lettres inédites de Jean Paulhan (Klincksieck)
Jean Paulhan fut pendant un demi-siècle le régulateur secret de nos lettres. Ces 226 lettres ou billets adressés à René Étiemble entre 1933 et 1968 ont un grand intérêt, et qui déborde largement du domaine de l'histoire littéraire.
Mme Kohn-Étiemble les accompagne d'un vaste appareil de notes, souvent utiles, mais dépourvues d'impartialité. Un exemple : Paulhan parle favorablement du livre d'Henri Pourrat *Georges ou les journées d'avril.* Mme Étiemble cite en note l'introduction du roman et ajoute : « il y aurait beaucoup à dire sur l'idéologie que véhiculent les romans d'Henri Pourrat... »
Reste Paulhan, curieuse et grande figure, à la fois nuancé et ferme, complexe et simple, ingénieux à conseiller, à redresser sans en avoir l'air. Il a des refus catégoriques : « l'on ne cesse d'avoir en vous lisant la même irritation que peut donner un très spirituel article de journal ». Des rectifications courtoises « de Maistre est-ce vraiment si médiocre ? Je ne crois pas. Mais nous en reparlerons ». Ou, douze ans plus tard : « est-ce que Maurras raisonnait si mal ? Mais non, ou alors jetez une fois pour toutes saint Thomas par-dessus bord » (on a deviné, si on ne le savait déjà, qu'Étiemble est homme de gauche, comme on dit, et même avec une grande passion dans sa jeunesse).
Ces lettres révèlent aussi les soucis spirituels de Paulhan. Il cherchait du côté de Lao-Tieu ce qu'il croyait ne pouvoir demander au christianisme. Il aurait aimé (voir la lettre 132) retrouver les traces d'un ésotérisme chrétien que Guénon sans doute lui avait indiqué. C'est Roger Judrin qui a montré tout ce que Paulhan devait à Chesterton (en politique, par exemple). On regrette que l'auteur de *l'Homme éternel* n'ait pas eu la même action en ce qui concerne la foi.
D'autres correspondances de Paulhan doivent paraître. Elles aideront sans doute à mieux connaître la véritable envergure de cet homme, au premier rang de son siècle.
G. L.
#### Albert Léonard La crise du concept de littérature en France au XXe siècle (José Corti)
Marx, Freud et la linguistique, après avoir conquis la critique, ont submergé l'ensemble des Lettres, qui ne sont plus qu'un exercice dont les fins sont bien étranges.
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Philippe Sollers salue chez Mallarmé (le grand ancêtre) la présence de la « pensée formelle : celle de la révolution dans son sens le plus littéral ». Pour lui, comme pour Michel Foucault, la grande découverte est celle-ci : Qui parle ? Le mot lui-même.
Nous en sommes au point qu'annonçait Julien point dans *Lettrines :* « l'avant-garde imposée par les pions ». Il est heureux de voir la critique universitaire combattre ces pions. C'est ce que fait A. Léonard, rappelant que les œuvres sont d'abord expression et communication d'une particularité. Il faut avouer que tout part d'une *personne.* (Mais cette phrase n'a aucun sens aux yeux des pions).
D'excellentes pages sur Jacques Rivière et Charles du Bos éclairent le propos de l'auteur. Et du côté dès romanciers, des poètes ? Il cite des noms, trop peut-être. Il est pourtant vrai que rien n'est encore fini. Mais les œuvres vraies ne sont plus reconnues. Les pions ont acquis une sorte de monopole.
Une remarque : le Chesterfield cité à la page 194 me semble une erreur pour Chesterton.
G. L.
#### Pasteur Michel Viot Chrétiens sans religion (Albatros)
Le pasteur Viot a écrit il me semble un bon livre catholique. Mais je laisserai le soin d'en traiter à plus compétent que moi. Je voudrais signaler ici la préface de Louis Pauwels. Il assimile les gauchistes et ennemis de la civilisation aux premiers chrétiens.
« Certainement, aujourd'hui, dans tout ce que j'entends contre la civilisation et le progrès, je retrouve mot pour mot les chrétiens du premier siècle. Mes contemporains redeviennent chrétiens primitifs, c'est évident. « Périsse le monde plutôt que l'iniquité soit ! » Et ils voient partout l'iniquité. Leur propre Occident, dont ils jouissent, et que jalouse le reste du globe, est pour eux la grande prostituée... »
Cela m'a rappelé un essai de Roger Caillois (dans *Obliques*) où il se demande si les chrétiens sont bien innocents de l'incendie de Rome sous Néron. S'il se pose la question. c'est après avoir vu que des incendiaires modernes prétendent avoir agi sur l'ordre de Dieu.
« Imagine-t-on les réactions que susciteraient les hippies ou les gauchistes s'ils s'avisaient de briser ou de piétiner les objets du culte lors des offices à la Madeleine et à Notre-Dame ? Tels devaient apparaître à la majorité silencieuse ceux des chrétiens les plus exaltés. »
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Le rapprochement de ces deux textes est d'autant plus curieux que ni Pauwels ni Caillois, il me semble, n'auraient écrit cela il y a dix ans. C'est depuis que se manifeste chez certains un rejet total de la civilisation que l'on cherche des équivalents historiques.
Rejet de la civilisation, de la société sur laquelle elle s'appuie, rejet de la science, qui ne représente plus le progrès et l'essor de l'homme, mais le mal et la contrainte, désir d'une destruction radicale qui permettra seule un invraisemblable recommencement, nous entendons cela tous les jours. Est-ce comparable avec les sentiments des premiers chrétiens ?
Il me semble au contraire que nos gauchistes, chrétiens ou athées, sont la caricature inversée du premier christianisme, et qu'on ne peut les rapprocher qu'en oubliant ce qu'était la foi des premiers disciples.
Il est certain que la prédication du Christ n'est, en aucun point, de révolte contre la société. Esclaves, hommes libres, praticiens, les chrétiens vivent dans l'attente d'un autre monde qui est entendu comme au-delà, non pas comme rénovation du monde terrestre par un autre type de société. Ce que le Christ a promis, ce n'est pas la victoire sur l'esclavage, c'est la victoire sur la mort. Évidemment, ils croient la fin proche. Mais il ne s'agit nullement pour eux de l'accélérer. Enfin, leur fraternité n'est pas d'abord haine d'une classe, d'un état social, comme nos fraternités révolutionnaires, elle est la conséquence immédiate de l'amour du Christ. Et leur refus du monde n'est pas le désir d'un vaste chambardement, mais séparation d'avec un monde infirme, et dont on sait que les biens, les plaisirs sont relatifs et passagers. En un mot, il me semble que les premiers chrétiens étaient infiniment plus *ambitieux* que nos révolutionnaires.
Le rapprochement entre ce qui se passait au début de notre ère et ce que nous voyons aujourd'hui ne peut passer que par le mot célèbre (et peut-être pas encore assez compris) : des vertus chrétiennes devenues folles.
On sait que dans *les Martyrs,* Chateaubriand utilise un autre parallèle, celui qu'il laisse entendre entre Dioclétien et la Convention, entre le paganisme et l'athéisme révolutionnaire. Le poète me paraît solide, sur ce point.
D'où vient cet autre parallèle (car il est assez fréquent aujourd'hui, et ni Pauwels ni Caillois ne l'ont inventé) qui confond chrétiens et révolutionnaires ? Il me semble qu'on le doit d'abord à Frédéric Engels, dans son introduction au livre de Marx sur *la lutte de classes en France de 1848 à 1850,* Engels écrit : « Il y a maintenant presque exactement mille six cents ans que dans l'Empire romain sévissait également un dangereux parti révolutionnaire. Il sapait la religion et tous les fondements de l'État. Il niait carrément que la volonté de l'empereur fat la loi suprême, il était sans patrie, international, il s'étendait sur tout l'Empire depuis la Gaule jusqu'à l'Asie, débordait les limites de l'Empire.
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Il avait fait longtemps un travail de sape souterrain, secret. Mais depuis assez longtemps déjà il se croyait assez fort pour paraître au grand jour. Ce parti révolutionnaire qui était connu sous le nom de chrétien avait aussi sa forte représentation dans l'armée ; des légions tout entières étaient chrétiennes. Etc. »
Il faut reconnaître qu'il y a là une excellente opération de propagande. Assimiler chrétiens à leur début et communistes à leur début a pour résultat de rassurer sur le compte des révolutionnaires, de les ennoblir (en leur trouvant d'aussi prestigieux ancêtres) et d'insinuer le caractère inéluctable de leur victoire. Brillante trouvaille donc. Mais sans trace de vérité.
G. L.
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## DOCUMENTS
### En hommage à Manuel Maria Murias Prisonnier politique au Portugal
*"Le discours de Marc-Antoine"*
Les Éditions de La Nouvelle Aurore viennent de publier un livre de Jean-Marc Dufour : *Prague sur Tage, chronique de la révolution portugaise, 25 avril 1974/25 avril 1975.*
Parmi les documents inédits en France, publiés en annexe de cet ouvrage, figure ce « Discours de Marc-Antoine » qui parut dans le numéro 1 (il n'y en eut que deux) de l'hebdomadaire *Bandarra.*
Son auteur, Manuel Maria Murias, victime de la répression communiste qui frappa le peuple portugais après le 28 septembre 1974, se trouve en prison depuis cette date. On ne sait même pas avec certitude où il est détenu ; probablement au fort de Peniche. Prophétiquement, il annonce, à la fin de ce texte admirable, son sort actuel. Gomme on va le lire, il déclare ouvertement, dans le Portugal sous la botte, et il écrit dans son journal *Bandarra,* le 21 septembre 1974, parlant de Soarès, Cunhal et Carneiro : « *Ils ont le pouvoir, la force et la victoire ; ils pourront m'arrêter quand ils le voudront sans protestation de qui que ce soit... *» La presse française a protesté en faveur de Soarès, socialiste marxiste et complice des bourreaux communistes du Portugal... Elle trouve très bien que Manuel Maria Murias soit le prisonnier politique des bourreaux communistes et de leur complice Soarès.
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Façade de l'Assemblée Nationale. Un matin gris et triste. La foule murmurante déborde de la grande place. Portant dans ses bras un corps exsangue, Marc-Antoine apparaît en haut des marches il s'adresse au peuple.
-- Amis, Portugais ; compatriotes :
Je vous apporte dans mes bras le Portugal. Je viens l'ensevelir et non le glorifier. Le mal qu'ont fait les pays vit au-delà de leur mort. Le bien, on l'enterre avec eux. Personne ne se souvient des gloires d'Aragon, ni de celles de Navarre, pas même de celles de Savoie. Mais de leurs péchés, oui, on s'en souvient nettement. Ainsi en est-il du Portugal. Les Dr Mario Soares, Alvaro Cunhal et Sa Carneiro (trois très honorables citoyens) permettent que je vienne vous parler. Ils ont dit que notre Patrie, en huit siècles d'histoire, a presque uniquement mai agi. Reconnaissons-le humblement sans discuter : les Dr Mario Soares, Alvaro Cunhal et Sa Carneiro sont trois importantes personnalités qui nous ont rendu la liberté. Qui sommes-nous pour les contredire ?
Vous étiez orgueilleux du Portugal ancien. Vous estimiez que c'était un honneur de lui appartenir et de garder en mémoire la geste de ses saints et de ses héros, conquérants et navigateurs, qui, au-delà des mers, ont, au temps jadis, porté de par le monde entier la Foi et l'Empire. Les Dr Mario Soares, Alvaro Cunhal et Sa Cameiro l'accusent aujourd'hui de la plus grande cupidité. Ils le blâment sévèrement. Ce sont trois hommes justes, trois nobles, et honorables, et incorruptibles citoyens. Vénérons-les. Oublions ce que nos parents nous ont enseigné. Après l'abandon de Ceuta, et mises à part l'une ou l'autre exceptionnelle exception, le Portugal n'a commis que des crimes. Aujourd'hui, il paie ses fautes -- fautes du peuple et des chefs. De l'infant, de Vasco de Gama, d'Albuquerque, de Camôens, de Vieira et de Mouzinho. Repentons-nous. Notre Sainte-Mère l'Église même, par l'auguste voix de nos évêques, s'est déjà repentie. Pourquoi ne le ferions-nous pas ? Construisons humblement, sans bouffées de grandeur, l'avenir que nous méritons. Resserrons-nous.
Durant des siècles, dans le silence des cœurs, nous avons prié Saint François-Xavier, Saint Jean de Brito, et Saint Gonçalo de Silveira. Nous les imaginions au ciel, assis à la droite de Dieu le Père. Aujourd'hui, nous savons de science certaine qu'ils ne furent que des agents de notre honteux impérialisme, de notre orgueilleux amour de la guerre, de notre cupidité mercantile. Cela, savamment nous l'enseignent les Dr Mario Soares, Alvaro Cunhal et Sa Cameiro -- trois citoyens au-dessus de tout soupçon, trois hommes sans tache, honorables et véritables champions de la liberté. Que peuvent nos souvenirs contre leur véracité magnifique ?
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Nous avons imaginé (pendant des siècles, nous l'avons imaginé passionnément) que nous allons de par le monde pour continuer le Portugal, persuadés que c'était sa mission, son destin, sa gloire. Reconnaissons aujourd'hui par la voix honorable des Dr Mario Soares, Alvaro Cunhal et Sa Carneiro, que, par le monde du Christ, nous avons détruit des civilisations, rasé des capitales, commis des génocides ; que les villes, bourgs et villages que nous avons érigés ne sont pas nôtres mais étrangers ; que les peuples nos frères, attirés par nous, en nous confiants, étaient traîtres à leur Patrie qui -- à la bonne heure ! -- va cesser d'être la nôtre.
Avec un orgueil infini, avec une dévotion extrême, nous nous sommes sentis, siècle après siècle, le treizième apôtre, le peuple de l'Esprit Saint, le phare de la parole divine ! Oh, l'orgueil des hommes ! L'hypocrisie paranoïaque ! Nous fûmes des voleurs sans scrupule, des commerçants voraces, des marchands roués, des criminels sans merci, des exploiteurs insatiables, des bandits sans cœur, des larrons sans vergogne, des pirates de haute mer, des canailles sans rémission. Charitablement, sans l'affirmer (afin de ne pas nous malmener davantage), c'est ce qu'insinuent les Dr Mario Soares, Alvaro Cunhal et Francisco Sa Carneiro -- trois éminents messieurs, garants de notre liberté, de la paix démocratique, de la prospérité dont nous allons voir les fruits. Nous devons les croire, les remercier et prendre soin d'eux. Ils ont reconnu nos fautes et vont les racheter. Ils vont réveiller le Portugal de la longue nuit où nous l'avions plongé.
A partir de 1981, férocement dominés par Salazar (séminariste nigaud, financier tortueux...), vous avez accompagné au bateau les meilleurs de vous tous -- et, en esprit, vous vous êtes enfoncés avec eux dans la brousse africaine. Beaucoup d'entre eux sont morts -- et, désormais sans armes, ils peuplent les cimetières de métropole -- d'autres sont revenus blessés, ou à moitié fous. Vous pensez qu'ils étaient allés défendre le Portugal et les Portugais. Excepté les Dr Mario Soares, Alvaro Cunhal et Sa Carneiro, la majeure partie d'entre vous imagine que le Portugal défendait son droit, et que les carnages d'Angola, de Guinée et de Mozambique étaient perpétrés par l'U.P.A., le P.A.I.G.C., et le FRELIMO. Nous savons maintenant que non : nous étions des tueurs, nous étions des assassins ; nous sommes les responsables, nous sommes les grands coupables. L'U.P.A., le P.A.I.G.C. et le FRELIMO se sont limités, dans l'honneur, à agir en état de légitime défense, à riposter à nos attaques mesquines, à nos basses agressions, à notre rage colonialiste. En ne l'avouant pas il y a treize ans, en n'abandonnant pas alors l'Angola, nous avons offensé la paix, la liberté et la démocratie. Qui voudra continuer le Portugal est, face au monde entier, orgueilleusement seul ; nous, nous voulons être escortés, et complimentés, et applaudis, et courtisés, et cajolés par tout le monde. Nous voulons devenir la Hollande, la Suisse, le Danemark ou la Finlande, un peuple respecté, de pacifiques producteurs de margarine, des richards enfin. C'est là que nous conduisent glorieusement les Dr Mario Soares, Alvaro Cunhal et Francisco Sa Carneiro -- trois citoyens sérieux prudents et sages.
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Nous avions voulu que les peuples découverts par les navigateurs soient portugais. Nous nous en glorifions ; nous pensions leur faire honneur. Laissons-les maintenant livrés à eux-mêmes, protégés nucléairement et financièrement par les États-Unis, l'Union Soviétique et la Chine. Cessons de les exploiter ; épargnons des millions. Nous serons prospères, bien élevés, respectés par le monde entier et la morale à la mode. Ils vont cesser d'être portugais -- et nous allons très humblement nous efforcer de continuer à l'être.
Si j'avais les qualités oratoires du Dr Mario Soares, le génie de l'organisation du Dr Alvaro Cunhal, et l'aristocratique distinction du Dr Francisco Lumbralles de Sa Carneiro, je pourrais ambitionner, peut-être, de vous conduire à la révolte en vous montrant les cicatrices sanglantes du vieux Portugal vaincu. Mais je ne suis qu'un pauvre homme, peu instruit et de peu d'esprit, un malheureux -- alors qu'eux sont trois notables, honorables et éminents citoyens. Ils ont le pouvoir, la force et la victoire ; ils pourront m'arrêter quand ils le voudront sans protestation de qui que ce soit -- me faire taire.
Vous mes Amis, mes Portugais que j'aime, mes compatriotes si chers, soyez indulgents pour moi ; il semble que le cœur me va vers le Portugal d'autrefois. Puisque nous ne pouvons plus le louer, pleurons donc sur lui. Combien de fois l'avons-nous acclamé, porté en triomphe ? Quelqu'un se lèvera-t-il pour nous empêcher de lui rendre aujourd'hui les honneurs de nos larmes ?
(« *Bandarra* », n° 1, 21 septembre 1974.)
Copyright pour la traduction française : Jean-Marc Dufour et *Les Éditions de la Nouvelle Aurore*, 27, avenue Duquesne, 75007 Paris.
============== fin du numéro 195.
[^1]: -- (1). Toutes les réponses *écrites*. Nous connaissons un seul cas où, une seule fois, un seul évêque en poste dans un diocèse a chuchoté oralement, en privé, que cette doctrine du nouveau missel est effectivement hérétique.
[^2]: -- (1). « *Nous sommes en marche *», projet de réforme réalisé par le comité d'action enseignants-enseignés du Lycée Pasteur, mai 1968. Pour ma part, la lecture de ce texte ne m'étonne aucunement. L'atmosphère de mai 1968 s'est continuée bien vivante jusqu'aujourd'hui dans tous les grands lycées parisiens.
[^3]: -- (1). Nous suivons toujours le *cursus studiorum* des terminales de 1974-1975.
[^4]: -- (2). Sujet proposé à l'épreuve anticipée du baccalauréat en 1974 (celui des terminales de cette année), Académie de Paris.
[^5]: -- (1). Le Collège d'Enseignement Secondaire d'Asnières, dans la banlieue parisienne. Notre citation est faite d'après Le *Monde* du 08.10.74, page 11
[^6]: -- (1). Les parents ou élèves que cette question intéresse encore en trouveront l'exposé chronologique et limpide dans le précieux livre de Robert DE GOURMONT : « *La dissertation philosophique *» (réédité chez Fernand Lanore : 1, rue Palatine, 75006 Paris -- téléphone 093.77.42).
[^7]: -- (1). Nesta H. WEBSTER : *Secret Societies and subversive movements.*
[^8]: -- (1). Pour ceux qui l'ignoreraient : la France est le seul pays du monde « libre » où l'université et l'école fassent l'objet d'un monopole d'État à part entière.
[^9]: -- (1). Jean ROLIN : *Les libertés universitaires* -- Les Éditions de la Nouvelle France, 1947.
[^10]: -- (1). Pierre THUILLIER, maître-assistant à la Faculté des Lettres de Nanterre : *Socrate fonctionnaire* (Laffont).
[^11]: -- (1). Thomas MOLNAR : *La gauche vue d'en face -- *Seuil, 1970.
[^12]: -- (2). Jean MADIRAN : *On ne se moque pas de Dieu* -- Nouvelles Éditions Latines, 1957.
[^13]: -- (1). Mes trois terminales. L'école en compte dix, de vingt-six élèves chacune...
[^14]: -- (1). Texte intégral dans la revue ITINÉRAIRES, numéro 169 de janvier 1973.
[^15]: -- (1). Cf. notamment : « Y a-t-il un optimum d'inégalité ? » dans ITINÉRAIRES, n° 385, de juillet-août 1974.
[^16]: -- (1). « Politique et législation démographiques », p. 302, par Alfred NIZARD, dans le numéro spécial consacré à « La population de la France » dans *Population* (juin 1974).
[^17]: -- (1). V. ITINÉRAIRES, n° 188, de décembre 1974.
[^18]: **\*** -- Liste complétée (titres figurant ci-dessous en italique) et numérotée selon *La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre* (n° 196 ter d'octobre 1975), qui comporte en outre un point n° 12 : Lettre de Mgr Lefebvre à *La Libre Belgique* du 21 août 1975, cf. It. 197, pp. 123-129. -- Les numéros de page indiqués ci-dessous sont ceux du n° 196 ter.
[^19]: -- (1). Toutes les notes en bas de page sont d'ITINÉRAIRES : Ces notes et tout ce qui est commentaire ou présentation des documents engagent entièrement et seulement la responsabilité d'ITINÉRAIRES.
[^20]: **\*** Infra, page 121.
[^21]: -- (1). Le cardinal Tabera était jusqu'à sa mort, survenue le 13 juin 1975, préfet de la congrégation romaine des religieux. -- La réunion mentionnée du 21 janvier 1975 est la réunion de la commission cardinalice (Garrone, Wright, Tabera) qui a entendu le rapport de Mgr Descamps sur sa visite apostolique à Écône en novembre 1974. Ce rapport demeure inconnu ; à aucun moment, aucune de ses observations ou conclusions n'est mentionnée comme motif de la condamnation de Mgr Lefebvre. -- On ignore tout de cette réunion du 21 janvier, sauf ce qu'en révèle la présente lettre de Mgr Mamie. -- Selon la « chronologie des faits » publiée par Mgr Mamie dans son bulletin diocésain, le 12 juin 1975, c'est en « juin 1974 » que « le saint-père désigne une commission cardinalice ad hoc ». Or une telle commission, on le suppose du moins, n'était pas seulement à « désigner » : il lui fallait être instituée et constituée par un acte dont on conçoit mal qu'il ait été simplement oral, qu'il n'ait pas une date plus précise que « juin 1974 », qu'il n'ait pas indiqué la nature et l'étendue des pouvoirs concédés, -- et enfin qu'il n'ait pas été notifié à l'accusé...
[^22]: -- (2). C'est donc de Rome, et non de l'épiscopat suisse, qu'est venue l'initiative de mettre en accusation la DÉCLARATION de Mgr Lefebvre, et de condamner Mgr Lefebvre uniquement sur sa DÉCLARATION. L'instrument de cette opération a été le cardinal Garrone. D'après la « chronologie des faits » de Mgr Mamie, c'est encore le cardinal Garrone qui avait pris, dès le 9 mars 1974, l'initiative de la machination contre Écône, convoquant une réunion qui se tint à Rome le 26 mars 1974 : elle rassemblait le cardinal Wright, Mgr Mayer (représentant le cardinal Tabera), Mgr Adam et Mgr Mamie. Il y fut demandé « un rapport sur la Fraternité Saint-Pie X et le séminaire d'Écône ». Ce rapport fut envoyé au cardinal Garrone dès le 30 mars 1974 ; il avait été établi par Mgr Perroud, vicaire général, et il était accompagné d'une lettre de Mgr Mamie ; on ne connaît ni cette lettre, ni ce rapport. A la suite de quoi, en « juin 1974 », paraît-il, le saint-père « désigne » une « commission cardinalice ad hoc », et le 23 juin cette commission décide la visite apostolique qui aura lieu à Écône en novembre 1974.
[^23]: -- (3). Cette phrase (comme toute la correspondance Tabera-Mamie) établit la version selon laquelle l'initiative, la décision, la responsabilité de la condamnation portée contre Mgr Lefebvre appartiennent à Mgr Mamie. Cette version est en contradiction avec celle qu'énonce la sentence cardinalice du 6 mai 1975 On remarquera que le motif suffisant de la condamnation, mentionné dans la phrase suivante, est cette DÉCLARATION de Mgr Lefebvre que Mgr Mamie ne connaissait pas et qui lui avait été remise trois jours plus tôt, avec la manière de s'en servir, par le cardinal Garrone.
[^24]: -- (4). Ceux qui tiennent des « célébrations eucharistiques » où l'on fait « simplement mémoire », avec accompagnement de chants marxistes et de danses érotiques, ne sont pas, eux, accusés ni soupçonnés de « refus du missel de S.S. le pape Paul VI ».
[^25]: -- (5). Comme, de fait, aucun acte officiel de Paul VI n'a *abrogé* le Missel de saint Pie V, c'est bien une « imposture » de prétendre que ce Missel aurait été abrogé. -- Abrogé par quel *acte,* à quelle *date,* en quels *termes ?* La question a été publiquement posée, entre autres, *à* Mgr Adam : il n'a pas pu, et pour cause, citer les « termes » de l'abrogation prétendue. Voir la brochure : *La Messe. État de la question* (brochure publiée par la revue ITINÉRAIRES).
[^26]: -- (6). Bref : contre les « *innovations aberrantes de ceux qui s'appuient sur le concile *»*,* aucune sanction canonique. La condamnation, la répression, c'est seulement pour Mgr Lefebvre et ceux qui, à son exemple et à sa suite, décident de s'en tenir à la tradition catholique.
[^27]: -- (1). On ignore entièrement quelles étaient à cette date du 25 avril ces « conclusions obtenues par la commission cardinalice ». -- De la commission cardinalice, on ne connaît que sa sentence, énoncée dans sa lettre du 6 mai, qui n'existait pas encore le 25 avril. A cette date du 25 avril, quelle forme revêtaient ces « conclusions », où étaient-elles consignées, quel était leur contenu 2 On ne sait pas.
[^28]: -- (2). Selon les termes de cette lettre, la condamnation de la Fraternité sacerdotale n'est pas du tout un « jugement du saint-père lui-même », elle n'a pas été prononcée « par mandat exprès du saint-père », elle est une simple décision de la congrégation des religieux, dans le cadre de sa « compétence » ordinaire, et sans approbation spéciale du souverain pontife. C'est le préfet de la congrégation qui, au nom de cette congrégation, répond à Mgr Mamie qu'il est non seulement *autorisé* (comme il le demandait), mais encore *invité à procéder sans retard* à « une mesure si douloureuse ». -- La commission cardinalice ad hoc n'est mentionnée que pour ses « conclusions obtenues », comme on parlerait de l'avis consultatif donné par une simple commission d'experts. Le cardinal Tabera n'invoque point une sentence que cette commission aurait prononcée avec l'approbation du saint-père. -- Aucune approbation pontificale n'est invoquée non plus à l'appui de la présente décision (« elle vous invite à procéder sans retard ») prise par la congrégation des religieux. -- Il y a une non-cohérence manifeste entre cette lettre Tabera du 25 avril et la lettre des trois cardinaux (dont Tabera) du 6 mai. *D'une part,* selon cette lettre du 25 avril, la Fraternité de Mgr Lefebvre est supprimée par un acte épiscopal auquel Mgr Mamie a été, par une décision relevant de la compétence ordinaire de la congrégation, invité à procéder sans retard : il n'y a ni mandat exprès du saint-père, ni approbation pontificale. *D'autre part,* selon la lettre cardinalice du 6 mai qu'on lira plus loin, il y a sentence d'une commission ad hoc « par mandat exprès du saint-père » et « avec l'entière approbation de Sa Sainteté ». Le moins que l'on puisse en conclure est que la curie romaine (post-conciliaire et réformée) n'en est plus à une malfaçon près.
[^29]: -- (3). On ignore à quelles « réactions » le cardinal Tabera peut bien faire allusion à la date du 31 mai.
[^30]: -- (4). *Votre* décision : toujours la même version ; comme si le cardinal Tabera n'avait pas lu, pas signé, pas compris la lettre cardinalice du 6 mai. Il est vrai que celle-ci n'a pas encore été rendue publique à la date du 31 mai. Il doit bien supposer pourtant qu'elle sera connue un jour. De fait, elle sera publiée par Mgr Mamie à la date du 12 juin ; et le cardinal Tabera (en) mourra le 13 juin.
[^31]: -- (5). « L'évolution actuelle de la situation témoigne de l'opportunité de cette décision » : quelle situation ? quelle évolution ? en quoi témoigne-t-elle ? -- Cette « proposition », le cardinal Tabera déclare la « réaffirmer » (sic). Quand donc l'avait-il affirmée une première fois déjà ? Avant le 6 mai ?
[^32]: -- (1). « Par mandat exprès du saint-père » : cette précision, capitale par sa nature et sa portée juridiques, n'avait pas été donnée auparavant. Les trois cardinaux n'avaient pas fait connaître à Mgr Lefebvre la nature et l'étendue de leurs pouvoirs. Ils lui avaient dissimulé qu'il comparaissait devant un tribunal chargé de le juger. Ils l'avaient seulement invité, comme on l'a vu par leurs lettres, à des « rencontres » et à des « entretiens ». Ainsi, Mgr Lefebvre est condamné *sans avoir été entendu,* puisqu'il n'a jamais été entendu en qualité d'accusé averti d'avoir à répondre de ses actes devant des juges.
[^33]: -- (2). « Entre nous une communion profonde » (et sereine). Clause de style ? Précaution des cardinaux pour l'éventualité (mais l'un des trois, Tabera, est déjà mort) d'un prochain revirement de la politique vaticane, au prochain changement de règne ? Impossible à dire. Nous notons cette « communion ». Nous ignorons quelle en est la portée dans l'intention des trois cardinaux qui l'affirment : car aussitôt après ils vont dire le contraire.
Pour la *sérénité*, ils mentent : ils ont assailli Mgr Lefebvre de véhémentes invectives, on le verra par sa RELATION du 30 mai.
[^34]: -- (3). « *En tous points inacceptable. *» En tous points. Dans une sentence officielle, il est impossible de supposer qu'il s'agisse d'un lapsus ou d'une inadvertance de rédaction.
[^35]: -- (4). Si la position de Mgr Lefebvre est incompatible avec une vraie fidélité à l'Église, pourquoi les trois cardinaux se sont-ils d'abord déclarés « en communion profonde » (et sereine) avec Mgr Lefebvre ?
[^36]: -- (5). C'est le seul argument de la sentence cardinalice. Et c'est une falsification. Car jamais Mgr Lefebvre, ni. dans sa DÉCLARATION ni ailleurs, ni littéralement ni en substance, n'a *invité chacun à subordonner à son propre jugement les directives venant du pape.* Quand, au nom du pape, les congrégations romaines favorisent ou imposent l'autodémolition de l'Église et l'apostasie immanente, ce n'est pas en raison de son propre jugement, c'est en raison du Credo, c'est en raison de la vertu théologale, de foi, c'est en raison de la tradition catholique que tout baptisé est appelé à refuser et à résister. Quand Paul VI signa et promulgua la première version de l'article 7 du nouvel Ordo, en 1969, ce n'est pas au nom de son propre jugement, c'est au nom de la doctrine certaine et définie de l'Église que tout baptisé était appelé à refuser cette fausse définition de la messe. Et de fait, Paul VI signa et promulgua ensuite une version corrigée de l'article 7. -- Il n'y a pas seulement en présence, comme le disent les trois cardinaux, d'une part « les directives du pape », d'autre part « le jugement de chacun » : il y a d'abord, au-dessus du pape comme au-dessus de chacun, la tradition certaine, constante, irréformable de l'Église, attestée notamment par les définitions infaillibles de ceux que les trois cardinaux appellent dédaigneusement « les papes d'hier ». -- Et le drame religieux de notre temps, c'est qu'en se réclamant du pape et du concile (en s'en réclamant à tort ou à raison, mais en tous cas sans être efficacement démenti), le parti au pouvoir dans l'Église y impose une religion de plus *en* plus *en rupture* avec l'essentiel de ce que furent constamment, depuis les origines jusqu'à la mort de Pie XII, la doctrine et la pratique de la religion catholique.
[^37]: -- (6). Ce n'est point le langage des sectes, c'est la vérité catholique qui réclame du « pape d'aujourd'hui » qu'il soit en continuité et non en contradiction avec les « papes d'hier ».
[^38]: -- (7). Ces Décisions ont été prises PAR QUI au juste ? -- Les trois cardinaux assurent que le dossier a été transmis au saint-père pour qu'il puisse « juger par lui-même ». Mais on voit que le saint-père ne l'a pas fait : il n'a pas prononcé le jugement lui-même, ni lui-même pris les « décisions », -- puisqu'on nous dit que ces décisions ont reçu son « entière approbation ». Le pape *ou bien* a décidé, *ou bien* a approuvé les décisions, mais non pas les deux à la fois. On laisse ici et ensuite planer une incertitude sur l'auteur de la sentence. De cette incertitude, nous ne tirons au demeurant aucune conclusion ; nous en prenons acte, et nous l'abandonnons aux juristes. -- Peut-être n'y a-t-il là rien de plus qu'un exemple supplémentaire des malfaçons grandissantes qui entachent maintenant les documents de la curie romaine.
[^39]: -- (8). Ce n'est pas une erreur typographique : il y a effectivement des *guillemets* pour entourer cette décision et les deux suivantes. Ceux-ci, les guillemets de la première décision, ont été omis dans la publication qu'en a faite *La Croix* du 5 juin. On comprend cette omission. La signification de ces guillemets est tout à fait obscure. Mais ils figurent bien dans le texte original de la lettre des trois cardinaux, -- texte original d'après lequel notre publication est faite.
[^40]: -- (8 bis) Ici, c'est seulement un membre de phrase (une phrase grammaticalement incomplète) qui est entre guillemets. Nous avons dit que la signification de ces guillemets est tout à fait obscure, En effet, les guillemets indiquent ordinairement que l'on cite un texte dont on n'est pas l'auteur. Ici, il s'agit des termes mêmes de la sentence qui frappe Mgr Lefebvre Il faudrait donc comprendre que les trois cardinaux citent et transmettent une sentence dont ils ne sont pas les auteurs. Cette sentence serait alors extérieure et antérieure à la lettre des cardinaux, qui en outre n'en reproduit que des fragments. Une sentence clandestine, partiellement communiquée au condamné ? Mais sinon, comment comprendre les guillemets ?
[^41]: -- (9). Mais PAR QUI les trois cardinaux sont-ils donc « invités à notifier clairement » ? Une notification peut-elle être claire quand on ignore qui l'a ordonnée ? -- On dira : le pape. Peut-être. Mais alors, pourquoi se cache-t-il, ou pourquoi le cache-ton ? -- On insistera : il est évident qu'*au-dessus* de la commission des trois cardinaux, il n'y a personne que le pape. Non pas, répondrons-nous. Au-dessus, il y a aussi le sinistre cardinal Villot, secrétaire d'État avec pleins pouvoirs sur l'ensemble de la curie romaine et sur chacun de ses cardinaux-préfets.
[^42]: -- (10). Cette troisième décision est en somme l'équivalent pratique d'une excommunication : mais atypique, marginale, honteuse ; sauvage. *Aucun appui*, cela va très loin. C'est quasiment *vitandus*.
Remarquons bien que cette interdiction d'apporter aucun appui à Mgr Lefebvre n'est pas portée comme une sanction éventuelle dans l'hypothèse où il refuserait de supprimer sa Fraternité sacerdotale et les maisons qui en dépendent, notamment le séminaire d'Écône. Non. Même si Mgr Lefebvre acceptait de supprimer et dissoudre ses fondations, il n'en resterait pas moins frappé par l'excommunication sauvage. L'interdiction à tout clerc et tout laïc de lui apporter *aucun appui* demeurera en vigueur aussi longtemps qu'il n'aura pas rétracté sa DÉCLARATION : A la lettre, on devrait lui refuser fût-ce un verre d'eau. Le despotisme asiate qui s'exprime ainsi s'abuse étrangement sur l'étendue de son pouvoir effectif.
[^43]: -- (11). Ne peut se bâtir sur un tel fondement ? C'est tout le contraire. On ne peut bâtir une vraie formation au sacerdoce que sur un fondement pleinement catholique : sur la DÉCLARATION de Mgr Lefebvre, et non pas sur la nouvelle religion, sur le nouveau catéchisme, sur les nouvelles messes, accompagnées de chants marxistes et de danses érotiques, toutes choses auxquelles président avec complaisance les congrégations romaines et leurs cardinaux-préfets.
[^44]: -- (1). Mgr Mamie, avant d'être évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, a-été un peu écrivain. Ce qui fait qu'il connaît encore, à défaut d'autre chose, la langue française. A la différence du cardinal Garrone, il sait qu'en bonne langue on s'adresse à un évêque, ou à n'importe quelle excellence, en lui disant : « Monseigneur », et non pas : « Excellence », qui n'est pas un vocatif en français.
[^45]: -- (2). C'est la lettre ou sentence cardinalice du 6 mai, que l'on vient de lire plus haut.
[^46]: -- (3). Nous n'avons pas eu connaissance de cette lettre du cardinal Tabera. On suppose qu'elle précisait à Mgr. Mamie que non seulement il *pouvait* (selon les termes de la sentence) mais encore qu'il *devait* retirer l'autorisation canonique donnée précédemment à la Fraternité sacerdotale de Mgr Lefebvre.
[^47]: -- (4). Si Mgr Mamie n'existait pas, la nouvelle religion devrait l'inventer. Voici donc un évêque qui, en tant qu'évêque, dans un document officiel, fait profession d'obéir à toutes *les directives des secrétariats*. Le secrétariat est (pour lui) au-dessus de l'épiscopat. C'est un point non négligeable de la religion nouvelle.
[^48]: -- (1). Pour le parti actuellement au pouvoir au Vatican, la « droite » est plus attentive aux principes, la « gauche » aux réalités. C'est contredire toute l'histoire moderne de la droite et de la gauche : au nom des « grands principes » de 1789, la gauche a constamment accusé la droite de réalisme égoïste, cynique ou machiavélien. Il n'est pas sans intérêt de noter que l'article de *L'Osservatore romano* commence donc en disant n'importe quoi. Il continue de même.
(En fait, comme on le sait, ou devrait le savoir, il n'y a pas une droite et une gauche, symétriques et contrastées. Il y a, depuis 1789, l'irréalisme utopique des faux principes, qui se constitue en « gauche » révolutionnaire, et « rejette à droite », arbitrairement mais efficacement, tout ce qui est le réalisme des principes vrais.)
[^49]: -- (2). On n'a point parlé d'une simple « décomposition » de l'Église. On a parlé d'*autodémolition*. Le mot est de Paul VI. Il a une tout autre portée.
[^50]: -- (3). Léger soupir : « les mesures de défense n'ont pas été à la hauteur des dangers ». Ou bien ce léger soupir ne veut quasiment rien dire, ou bien, s'il faut le prendre tel qu'il s'exprime, il met en cause une grave défaillance du gouvernement central de l'Église sous le règne actuel :
[^51]: -- (4). Ce qui mine les fondements mêmes de l'Église, ce n'est pas l'autodémolition ; ce n'est pas l'apostasie immanente ; ce n'est pas le modernisme ; c'est Mgr Lefebvre, par sa DÉCLARATION.
[^52]: -- (5). Commentaires superflus ? -- Cela veut dire qu'une fois de plus, on exige purement et simplement l'obéissance aveugle, sans donner aucun motif, sans présenter aucune réfutation de ce que l'on condamne.
[^53]: -- (6). La réponse « s'impose » peut-être aux yeux de *L'Osservatore romano*, mais il évite de la donner. Il préfère procéder par questions sans réponses explicites, ce qui est procéder par insinuations.
[^54]: -- (7). Cette question sans réponse n'insinue rien de moins que l'excommunication de Mgr Lefebvre.
[^55]: -- (8). *A priori *? Hélas, c'est *a posteriori*, sur pièces et sur preuves, énormes, nombreuses, jamais réfutées, que l'on élève une *suspicion légitime* contre ce qui nous est présenté comme « interprétation du magistère vivant ». Exemple : la première version de l'article 7 du nouvel Ordo, signée et promulguée par Paul VI. Autre exemple : les falsifications de l'Écriture, imposées dans la liturgie française avec l'autorisation de l'épiscopat et la « confirmation » du Saint-Siège.
[^56]: -- (9). L'histoire de l'Église compte plusieurs périodes où le « jugement globalement négatif porté sur l'épiscopat » était malheureusement le bon. C'était le jugement même la foi. Une telle éventualité, n'étant pas inédite, n'est donc pas impossible. A moins de supposer que le progrès démocratique assure maintenant aux hommes l'Église une indéfectibilité que sa constitution divine ne leur procurait pourtant point ?
[^57]: -- (10). S'il vous plaît : quels séminaires ?
[^58]: -- (11). Voilà : c'est tout. Tel est le niveau.
[^59]: -- (1). A la date de ce communiqué, Mgr Mamie croit encore qu'il a pris lui-même la décision ; et qu'il l'a prise en accord simplement avec les trois congrégations romaines (et avec Mgr Adam). L'accord et l'approbation du pape ne sont toujours pas mentionnés, car Mgr Mamie n'en a pas encore connaissance; ni d'une sentence cardinalice prononcée « par mandat exprès du saint-père ». -- Vraisemblablement Mgr Mamie aura reçu copie de la lettre cardinalice du 6 mai seulement après avoir publié ce communiqué. Nous avons quelques raisons de penser que la copie qui lui était destinée ne lui est point parvenue avant le 10 mai.
[^60]: -- (2). Si ce refus était *explicite,* c'est donc qu'il n'était pas *couvert. -- *En vérité ce que Mgr Lefebvre refuse, comme tout catholique doit le faire, c'est l'obéissance inconditionnelle, aveugle et servile : celle dont Mgr Mamie donne un éclatant exemple.
[^61]: -- (3). Et de tout cela, Mgr Mamie n'aura finalement rien sauvegardé. Il n'a que charité à la bouche : à l'instant même où il se fait l'instrument des persécuteurs. -- Ce communiqué a été lu le 9 mai devant le synode du diocèse de Sion par Mgr Adam, qui a ajouté (selon *La Liberté* de Fribourg des 10-11 mai) « que dans ces conditions le séminaire d'Écône n'a plus de fondement juridique, qu'il cesse d'exister canoniquement et qu'aucun fidèle n'a plus le droit de lui apporter son appui » (déclaration reproduite dans la *Documentation catholique* du 1^er^ juin, page 545, note 1).
[^62]: -- (1). C'est la première fois que Mgr Mamie mentionne une approbation pontificale. Auparavant il en ignorait jusqu'à l'existence. Le 6 mai, écrivant à Mgr Lefebvre, il savait seulement que celui-ci « recevrait ou avait déjà reçu une lettre de la commission cardinalice » : il ignorait le contenu de cette lettre, il en ignorait la date, en particulier il ignorait qu'elle formulait une sentence faisant double emploi avec la sienne propre, et il ignorait que cette sentence était portée « par mandat exprès du saint-père » et « avec l'approbation entière de Sa Sainteté ». Cette approbation et ce mandat, Mgr Mamie ne les a connus qu'après le 6 mai ; et même qu'après le 9 mai ; très exactement, il les a connus entre le moment où il rédigeait son communiqué du 9 mai et le moment où il rédige sa présente lettre du 15 mai. (Voir ci-dessus : a) la note 3 à la lettre de Mgr Mamie du 24 janvier ; b) la note 2 à la lettre du cardinal Tabera du 25 avril ; c) la note 1 au communiqué de Mgr Mamie du 9 mai.) -- Cependant la lettre cardinalice du 6 mai ne contient aucune approbation pontificale pour le « jugement » et pour la « manière d'agir » de Mgr Mamie lui-même : ce jugement et cette manière d'agir ne sont ni mentionnés ni évoqués. Au demeurant, il eût été bien impossible que cette lettre cardinalice du 6 mai approuvât la décision de Mgr Mamie du 6 mai. -- La lettre cardinalice « communique » à Mgr Lefebvre des « décisions » qui ne sont nullement présentées comme émanant de Mgr Mamie. Par une rencontre de dates que Mgr Mamie ignorait visiblement, et que le trio des cardinaux ignorait peut-être lui aussi, en ce même 6 mai, deux groupes de décisions identiques sont simultanément prises et parallèlement notifiées à Mgr Lefebvre par deux autorités distinctes. -- Bien entendu, il ne fait cependant aucun doute à nos yeux que Rome ait décidé et que Mgr Mamie, manipulé dans l'obscurité, ait exécuté. Mais la double procédure et sa double présentation font un parfait imbroglio.
[^63]: -- (2). C'est bien ce que nous avons compris. Il s'agit d'obéir inconditionnellement à tout ce qui vient « de Rome », même si cela est néo-modernisme, autodestruction, apostasie immanente.
[^64]: -- (3). Au nom de cette charité qui doit d'abord le guider, Mgr Mamie a pu le 6 mai prendre la décision « *immédiatement effective *» de la fermeture d'Écône : c'est-à-dire sans délai, sans même attendre la fin imminente- de l'année scolaire en cours. Cette hâte cruelle et méchante, c'était donc au nom de la charité.
[^65]: -- (4). Une « haute valeur » demeure : liberté et pluralisme. *Sauf* pour la tradition catholique. *Sauf* pour la conception catholique traditionnelle d'une obéissance qui *n'est pas* inconditionnelle. *Sauf* pour l'attitude, « *en tous points *» conforme à la tradition catholique, exprimée par la DÉCLARATION de Mgr Lefebvre.
[^66]: -- (5). Mgr Mamie persiste et réitère : il obéit aux secrétariats.
[^67]: -- (6). Sauf celles qui sont dans l'esprit de la tradition catholique.
[^68]: -- (7). Même si l'on admettait que la DÉCLARATION de Mgr Lefebvre ait été un « excès », entraîné par « les excès des autres », il n'en resterait pas moins que Mgr Mamie ne prend aucune mesure canonique contre ces « autres » et leurs « excès ».
[^69]: -- (8). C'est l'évêque Mamie qui « a décidé ». Il l'a fait, dit-il, « avec le saint-père » : cette dernière précision est nouvelle sous la plume de Mgr Mamie. Elle essaie de concilier discrètement les deux versions en présence : la version Mamie-Tabera (décision épiscopale, sur l'invitation de la congrégation romaine) et la version cardinalice (sentence portée par mandat exprès du saint-père et approuvée par lui). Cette troisième version qui apparaît maintenant est la plus invraisemblable. La version cardinalice n'est pas certaine ; il est possible qu'elle ait été inventée après coup (après la lettre Tabera du 25 avril) ; on ne le saura peut-être jamais au juste. Mais on sait que la nouvelle version est impossible à soutenir. Il n'est pas possible que l'évêque Mamie ait « décidé avec le saint-père » : on est sûr au moins d'une chose, d'après les documents eux-mêmes, c'est que cette troisième et tardive version est une contre-vérité. -- Dans son obéissance inconditionnellement sans mesure et sans limite, le pauvre Mgr Mamie voulait bien, à chaque instant, dire et faire tout ce que les « secrétariats » lui ordonnaient de dire et de faire ; simplement, on ne l'avait pas mis assez vite au courant des dernières évolutions de la vérité.
[^70]: -- (9). Les célébrations eucharistiques qui, conformément au nouveau missel francophone, se vantent de « *faire simplement mémoire *», et s'accompagnent de chants marxistes et de danses érotiques, -- ces célébrations-là sont implicitement réputées conformes au « rite de S.S. Paul VI ». Elles ne sont pas sanctionnées comme étrangères ou contraires à ce rite nouveau. De fait, elles en sont issues par une « évolution » pleine de créativité, qui aura tout au plus été marquée d' « initiatives insuffisamment réfléchies ou trop audacieuses ». La seule liturgie qui soit explicitement, nommément, gravement condamnée par Mgr Mamie comme incompatible avec le « rite de S.S. Paul VI », c'est « le rituel de saint Pie V ».
[^71]: -- (10). La « charité sans mesure » de Mgr Mamie s'est en effet « manifestée » d'une manière, tant pis pour lui, inoubliable.
[^72]: -- (1). Le cardinal Dino Staffa est le préfet du « Suprême Tribunal de la Signature Apostolique, ». -- Les documents sont ceux que l'on a déjà lu ; il s'y ajoutera la RELATION qu'on lira ci-après.
[^73]: -- (2). Le canon 493 est celui qui stipule que l'autorisation canonique donnée par un évêque à une fondation ne peut être retirée que par le Saint-Siège (et non point par cet évêque ou par ses successeurs). \[Cette note comporte en outre, dans *La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre,* « quelques mots sur le cardinal Staffa » (cf. It. 196-09-75, p. 219).