# 197-11-75 1:197 ### Prière à Notre-Dame *Sainte Vierge Marie,* *Voilà ce que, par la grâce de votre Fils, j'ai fait de bien ; je ne suis pas capable de le garder à cause de ma faiblesse et de mon inconstance, à cause du grand nombre et de la malice de mes ennemis qui m'attaquent jour et nuit. L'on voit tous les jours les cèdres du Liban tomber dans la boue, et des aigles, s'élevant jusqu'au soleil, de­venir des oiseaux de nuit ; mille justes tombent à ma gauche et dix mille à ma droite. Tenez-moi de peur que je ne tombe ; gardez tout mon bien, de peur qu'on ne me le dérobe ; je vous confie en dépôt tout ce que j'ai. Je sais bien qui vous êtes, c'est pourquoi je me confie tout à vous ; vous êtes fidèle à Dieu et aux hommes, et vous ne permettrez pas que rien périsse de ce que je vous confie ; vous êtes puissante, et rien ne peut vous nuire, ni ravir ce que vous avez entre les mains.* *Ainsi soit-il.* D'après saint Louis-Marie Grignion de Montfort, *Le secret de Marie*, deuxième partie, C, n° 40. 2:197 ### POUR NOS VINGT ANS La revue ITINÉRAIRES aura vingt ans au mois de mars 1976. Lors de son 19^e^ anniversaire, en mars 1975, j'ai indiqué quel est désormais le mot d'ordre nécessaire de notre survie : « Demain davantage qu'hier ». Survivre en effet est devenu un problème difficile pour une entreprise comme la nôtre, dans une société de plus en plus sans foi ni loi ; dans une société de plus en plus systématiquement hostile à tout ce que nous faisons, à tout ce que nous voulons, à tout ce que nous aimons. Nous travaillons de plus en plus à contre-courant. Nous n'y arriverons pas, nous serons emportés si, demain davantage qu'hier, l'effort militant de tous et de chacun ne nous en donne les moyens matériels et moraux. J'ai tenu ce discours à tous ceux qui, le 15 mars 1975, partici­paient à notre assemblée extraordinaire. Je l'ai tenu ensuite, par la revue et par la brochure diffusive, à l'ensemble de nos lecteurs. Je ne sais pas si j'ai été compris ; mais je n'ai guère été entendu, en ce sens que l'effort militant ne s'est pas beaucoup manifesté depuis lors. Je viens donc vous le demander à nouveau. Je vous demande, d'ici notre vingtième anniversaire de mars 1976, deux choses précises : 1° Deux mille abonnements nouveaux à la revue. 2° La seconde demande sera pour la prochaine fois. Je veux aujourd'hui insister sur la première. \*\*\* Deux mille abonnements nouveaux. Je voudrais qu'ils soient sur­tout des abonnements destinés aux étudiants et aux collégiens. Regardez autour de vous : dans votre famille, parmi vos amis et. relations. Le mot d'ordre que je vous propose, c'est : *Aucun étudiant, aucun collégien.* Aucun qui n'ait son abonnement personnel à la revue ITINÉRAIRES. Il en fera ce qu'il voudra. Mais il n'en fera certaine­ment rien si d'abord il n'a pas cet abonnement personnel. 3:197 Tous les étudiants que vous connaissez sans exception. Les convaincre de s'abonner ou leur faire cadeau de l'abonnement. Mais les collégiens, direz-vous, à partir de quel âge ? C'est bien simple. A par­tir du moment où on commence à leur faire lire Sartre et Rousseau, Gide et Sade, Aragon et Marx. Et même un peu avant ce serait mieux. Car il vaut mieux prévenir que guérir. Voulez-vous vous attacher maintenant à cet objectif. abonnez-les, n'en laissez aucun sans son abonnement personnel, aucun collégien, aucun étudiant. \*\*\* Cela vous coûtera quelque effort de persuasion ou quelque argent. Ou les deux. Mais voulez-vous que la revue ITINÉRAIRES poursuive son combat ? Ou bien voulez-vous qu'arrivés au vingtième anniversaire, en mars 1976, nous arrêtions tout, nous renoncions, faut d'être suffi­samment soutenus par vous tous ? Ces vingt années de lutte, nous les avons menées avec votre continuel soutien militant, amis et lec­teurs connus et inconnus. Nous ne pourrons pas continuer sans vous ; nous ne pourrons pas continuer si vous n'acceptez pas l'objectif, la règle, la nécessité : *demain davantage qu'hier.* Ce « demain » commence aujourd'hui et va jusqu'au mois de mars 1978 de notre vingtième anniversaire. Il nous faut deux mille abonne­ments nouveaux. Si vous vous hâtez suffisamment, si vous les souscrivez *avant* le 15 décembre 1975, vous pourrez en faire des *cadeaux de Noël* pour ceux que vous en ferez bénéficier. La campagne des deux mille abonnements nouveaux est ouverte. Je vous donnerai ici même, au fur et à mesure, les résultats de votre effort militant. J. M. 4:197 ## ÉDITORIAL ### Vatican II plus important que Nicée NOUS Y VOICI ENFIN : « Le deuxième concile du Va­tican ne fait pas moins autorité, il est même sous certains aspects plus important encore que celui de Nicée. » *Ainsi parle la nouvelle religion. Il lui fallait bien, de nécessité logique, en venir un jour à un tel aveu de son ambition et de sa démesure.* *Cet aveu pèse lourd.* \*\*\* *Le concile de Nicée est le premier concile œcuménique* (*ou concile général*) *: Tenu en mai-juin 325, il condamna l'hérésie d'Arius, c'est-à-dire affirma dogmatiquement la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; il promulgua le* « *Symbole de Nicée *»*, qui est la première partie du Credo de la messe, où le Fils de Dieu est déclaré consubstantiel au Père.* *Le deuxième concile du Vatican n'a rien décrété d'irré­formable et d'infaillible ; il fut pastoral et nullement dog­matique. Mais nous avions bien discerné que la pratique constante était effectivement de donner aux nouveautés pastorales de Vatican II* autant d'autorité et plus d'impor­tance *qu'aux définitions dogmatiques des conciles anté­rieurs.* 5:197 *Ce tour de prestidigitation, le voici donc mainte­nant énoncé en propres termes dans un texte catégorique­ment affirmatif. Si haute que soit la signature dont ce texte est revêtu, elle ne suffit pourtant pas à faire que le faux soit vrai* ([^1])*. Mais elle authentifie, d'une manière indis­cutable, cette idée comme étant bien la pensée du parti actuellement au pouvoir dans l'Église.* \*\*\* *Ce sont les promoteurs, auteurs et acteurs eux-mêmes du dernier concile qui caressent et énoncent cette idée effrontée. C'est leur œuvre propre qu'ils placent plus haut que l'œuvre de Nicée. Ils s'imaginent avoir fait un concile* PLUS IMPORTANT. *Non seulement ils se complaisent dans cette imagination, mais ils la racontent avec une parfaite assurance. Nous connaissons au demeurant la continuité de leur dessein : avant le concile, ils confessaient leur modeste intention de faire le concile le plus important qu'on ait jamais vu. Bien sûr : s'il est plus important en­core que Nicée, oui en effet, ce doit bien être le concile le plus important de l'histoire.* *Concevoir le projet de faire soi-même un concile plus important que les conciles antérieurs, cela n'était possible que par une éclipse de toute piété filiale envers l'être his­torique de l'Église. Demeurer dans les mêmes sentiments après coup, croire l'avoir fait, et vouloir imposer cette croyance sous menace d'excommunication, c'est un abus de pouvoir, c'est une faute publique, c'est un scandale.* \*\*\* *Les nouveautés pastorales de Vatican II étant décrétées plus importantes que les définitions dogmatiques des conciles antérieurs, il s'ensuit qu'il est plus grave désormais de contester une réforme occasionnelle que de rejeter un dogme irréformable.* 6:197 *Les réformes conciliaires issues de Vatican II sont tellement passagères qu'elles passent sans cesse, au fil de l'évolution, au fil de l'eau : mais Mgr Lefebvre est déclaré hors de la communion s'il les discute. Simultanément on conserve bien installés dans la commu­nion ceux qui refusent la conception virginale de Notre-Seigneur Jésus-Christ et ceux qui enseignent qu'à la messe il s'agit simplement de faire mémoire. Une telle commu­nion est nouvelle ; ce n'est plus la communion catholique ; il est inévitable que tôt ou tard en soient exclus les catho­liques réellement catholiques.* *Vous pouvez* « *réinterpréter *» *tous les dogmes révélés. Mais vous devez vénérer comme intouchables les inventions humaines introduites par l'esprit conciliaire dans le gou­vernement de l'Église. Est-ce clair ?* *Il est permis néanmoins de critiquer* « *le concile *» *et son esprit, mais à la condition que ce soit pour le déclarer insuffisamment révolutionnaire, trop timide dans ses innovations, trop conservateur, trop attaché à la tra­dition apostolique. De la même façon, aucune des nouvelles messes de music-hall, avec danses érotiques et chants mar­xistes, n'a été condamnée pour désobéissance à l'*ORDO MISSÆ *de Paul VI : il n'y a que la messe traditionnelle qui soit condamnée pour un tel motif. On peut célébrer la messe n'importe comment, pourvu que ce ne soit pas selon le Missel romain. On peut semblablement se moquer du concile, pourvu que ce soit dans un sens novateur et dans une intention progressiste. Car si le concile Vatican II est, d'une part, plus important que le concile de Nicée, il est d'autre part moins important que l'* « *évolution conci­liaire *» *issue de lui-même.* \*\*\* *Il ne faut pas non plus être dupe de la concession ap­parente par laquelle Nicée semble garder encore, à défaut d'autant d'importance, du moins autant d'* « *autorité *» *que Vatican II. Déjà en lui-même, limité à lui-même et pris pour argent comptant, cet* « AUTANT D'AUTORITÉ » *est une* *promotion abusive.* 7:197 *Un concile pastoral n'a pas autant d'autorité qu'un concile dogmatique : lui en reconnaître autant, c'est reconnaître arbitrairement autant d'autorité à une réforme passagère qu'à un dogme irréformable ; c'est une subversion.* *Mais on n'en est pas resté là. Nous avons pu voir, dès les années 1962-1966, où l'on voulait nous conduire. Quand la revue* ITINÉRAIRES *a déclaré qu'elle recevait les décisions du dernier concile* « *dans le contexte et dans la continuité vivante de tous les conciles *»*,* « *en conformité avec les précédents conciles et avec l'ensemble de l'enseignement du magistère *»*, la revue* ITINÉRAIRES *a été condamnée pour cela par l'épiscopat français, elle a été condamnée comme étant en cela coupable de* « *contester *» *le concile. On peut utilement relire cet épisode significatif au chapitre second de notre volume :* « *Réclamation au Saint-Père *» (*tome II de* « *L'Hérésie du XX^e^ siècle *»)*. La revue* ITINÉRAIRES *a été condamnée parce que, n'ayant pas vu que Vatican II se voulait* « *plus important *» *que Nicée, elle entendait soumettre l'interprétation de Vatican II à la règle catholique de la conformité avec les conciles anté­rieurs. C'est le contraire qu'entend imposer le parti au pouvoir. On conservera des conciles et de l'enseignement passé du magistère seulement ce qui sera en conformité avec l'évolution conciliaire issue de Vatican II.* *Non, nous ne marchons pas.* J. M. 8:197 ## CHRONIQUES 9:197 ### Un témoin gênant *Chronique d'un Français en Valais* (*juin 1975*) par Jean-Bertrand Barrère AUX NOUVELLES radiodiffusées de la Suisse romande, ce matin, j'entends que le Président Amin Dada maintient sa condamnation de l'Anglais Hills qui a osé le critiquer en secret et que le pape Paul VI confirme sa condamnation de l'évêque français, Mgr Marcel Lefebvre, qui a semblé le critiquer ouvertement. Chacun d'eux, dans un écrit, l'un manuscrit, l'autre publié, -- dans la revue ITINÉRAIRES, en janvier. Nous sommes le 21 juin : cela traînait depuis avril-mai, l'offensive de printemps, avant l'été, que voici, mal décidé, maussade, pluie et soleil, orages. \*\*\* Exactement, il a été dit : le Tribunal Suprême de la Signature Apostolique a rejeté le recours de Mgr Lefebvre contre la décision des évêques de Fribourg et de Sion. Toutefois, les ressources de la procédure ecclésiastique ne sont pas épuisées. On cherche un compromis. Ces deux dernières phrases sont le résumé du commentaire. La presse a publié des lettres ou extraits de lettres de Mgr Mamie et de Mgr Adam et récemment la lettre adressée par les cardinaux Garrone, Wright et Tabera, confirmant à Mgr Mamie le droit de retirer l'approbation donnée par son prédécesseur à la Fraternité de Saint-Pie X et par là supprimant au séminaire d'Écône « le droit à l'existence » juridique. 10:197 Il faut lire ces textes ([^2]), il faut en apprécier le style, dont je retiens ce soupir : « Nous devinons dans quelle situation cruelle vous allez vous trouver. » Les bons apôtres ! Et ils lui souhaitent la lumière. Qu'a-t-on reproché à Mgr Lefebvre ? Essentiellement, d'avoir impliqué le concile Vatican II dans la tendance néo-moderniste qu'il blâmait pour ses effets dans l'Église actuelle. *Il n'a pas dit plus que le pape Paul VI quand celui-ci déplore l'autodémolition de l'Église,* sinon qu'il l'a rattachée, -- comme l'évidence le désigne, -- à certaines « réformes qui en sont issues ». Voilà pour la pensée ex­primée. Au surplus, la lettre des cardinaux se termine sur un rappel : « la confiance à (sic pour *en,* mais on ne sait plus parler français au Vatican) celui à qui nous devons comme évêques une sincère et effective obéissance ». C'est dire qu'on lui reproche la désobéissance au pape ou, com­me l'écrit l'évêque de Fribourg, Mgr Mamie, aux prêtres de son diocèse : « que la Fraternité s'écartait de la fidélité et de l'obéissance au concile et au successeur de Pierre ». Voilà pour le retentissement de la pensée et pour la disci­pline. Quant à l'action efficace, nul n'a nié l'excellent tra­vail accompli par Mgr Lefebvre au séminaire d'Écône. Mais, s'il repose sur ce prélat, ma foi, on est prêt à rejeter dans les ténèbres les cent quinze ou cent neuf séminaristes, en ce temps où les candidats à la prêtrise authentique ne sont pas si nombreux et où la responsabilité de ces âmes choisies n'est pas niée, mais fortement sentie. Bah ! -- on a bien jeté par-dessus bord ces fidèles passéistes, attachés à s. Pie V et s. Pie X. Oui, mais ce n'étaient que des brebis perdues, ce sont de futurs bergers. On le voit : Rome ne nie pas l'honnêteté, la sainteté, l'orthodoxie doctrinale, etc., etc., de Mgr Lefebvre. Comme lors d'autres condamnations du temps passé, en sens in­verse ou sans rapport, elle déplore seulement l'entêtement dans l'erreur d'un prélat égaré par sa confiance en son propre jugement. Un prélat qui pense, qui réfléchit, qui suit sa conscience, en somme un protestant. Quand des théologiens catholiques travaillent à réhabiliter Luther, il est logique de condamner Athanase, Catherine de Sienne, et tous ceux qui se réfèrent à la tradition. L'erreur de Mgr Lefebvre a été de témoigner pour la tradition quand Rome la quittait. 11:197 Il aurait dû comprendre. Tout pouvoir en général tolère mal le juste dont la tête dépasse, et Rome, apparemment, tout comme un autre. C'est la première impression, au moins. Comme le roi Henry VIII fit ou laissa exécuter en son nom de nombreux prêtres et religieux obscurs qui résistaient à sa volonté, qui challangeaient son autorité, il semble que Rome, si extraordinairement sainte et si ordinairement humaine, apparie, dans une situation ana­logue et inverse, son comportement à celui du roi héré­tique. Elle tolère tant bien que mal les irréguliers, c'est dans le goût du jour, mais elle n'admet pas la réplique. quand elle vient des réguliers. Elle encourage les charis­matiques, patronnés par Mgr Suenens ([^3]), se balançant main dans la main dans la nef de Saint-Pierre à la messe que le pape célèbre spécialement pour eux, elle tolèrera la comédie, le commerce, la misère et la malice, mais elle n'accepte pas le témoignage qu'une institution religieuse peut aller droit, comme avant, quand elle, Rome, va de travers. Un témoin, un martyr, c'est le même mot en grec, et le sens second l'emporte dans notre langue sur le pre­mier. Il est insupportable qu'un seul religieux, un prélat se donne l'air de faire la leçon au pape, quand toute la collégialité marche comme un seul homme derrière lui ou plutôt devant lui. Ce n'est pas la première fois dans histoire de l'Église, mais ce n'est pas une raison. \*\*\* Rome, c'est connu, n'aime pas les écrits. Cela a tou­jours été. Mieux vaut se taire. « *Un évêque parle *»* :* passe encore ! on a dû l'éplucher, sans rien trouver. Mais on l'avait à l'œil, cet évêque peu loquace, mais fort actif. Il a suffi de quelques pages publiées, Madiran doit savoir comme, dans cette revue suspecte, bien faite d'ailleurs, mais intégriste, ITINÉRAIRES, pour susciter les foudres du Capitole, pardon, du Vatican. Dans cette « Déclaration » du 21 novembre, parue dans le numéro de janvier, Mgr Lefebvre s'est pour une fois, la première, (la dernière), sans doute sciemment, pour dissiper toute ambiguïté, dé­parti de sa prudence temporelle pour obéir à une prudence inspirée ([^4]). 12:197 Il faisait son travail en sourdine, sous la tolé­rance inaugurée par Mgr Charrière, bénignement suivie par quelques personnalités du Vatican, disait-on, et re­cueillie dans la succession par Mgr Mamie. Ah mais une phrase contre « *le Concile *»*,* c'était le faux-pas. Car com­ment s'en tenir au concile de Trente et discriminer le concile Vatican II ? Parce que l'un était doctrinal et l'autre seulement pastoral ? Ça ne joue pas, comme on dit en Valais. Même un enfant de chœur le dirait. On peut bien attaquer l'infaillibilité du pape, qui, comme on sait, n'a qu'une valeur-limite pour les vérités énoncées *ex-cathedra,* mais pas l'infaillibilité du concile Vatican II, fondée sur la majorité parlementaire. C'est là qu'on allait enfin pouvoir coincer le Supérieur du Séminaire d'Écône, qui se per­mettait de former des prêtres comme on n'en faisait plus. Coïncidence rare et précaire d'un véritable évêque con­duisant des hommes à la prêtrise par le droit chemin, à la fois enseignant et ordonnant. Où la retrouver ? Dieu y pourvoira, s'il Lui plaît. Mais sur le plan humain, que s'est-il passé ? Il s'est passé qu'Écône était le témoin gênant d'un passé dont Rome, Rome actuelle, c'est-à-dire le pape entouré de ses conseillers, ou le pape cerné par ses conseillers, -- qui le dira ? -- semble s'acharner à effacer les traces. La tradition est donc un crime ? Mais c'est elle la victime, assurément. Même le pape le rappelle, -- de temps à autre. Mgr Lefebvre en était le survivant. Alors ? -- *Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,* *Et je sais que de moi tu médis l'an passé.* Quel but poursuivent ces prélats ombrageux, rancu­niers, timorés, ou lâches, qui n'ont eu de cesse que d'ex­terminer la messe de leur ordination et de poursuivre ses derniers célébrants ? Car Mgr Lefebvre n'est pas seul à être persécuté. Il y a aussi l'abbé Epiney, curé de Riddes, renvoyé par le même Mgr Adam pour messe tridentine et procession de la Fête-Dieu, comme naguère le curé de Montjavoult, comme l'abbé Beaunier, renvoyé de Saint-Eusèbe d'Auxerre par Mgr Stourm pour même pratique, comme Mgr Ducaud-Bourget, poursuivi par Mgr Marty pour la même raison, etc. Le dernier, peut-être, menacé peut-être, mais inattaquable. Comme au même moment le Président Amin décide de faire mourir le professeur qui a eu l'audace de n'être pas de son avis, d'écrire (toujours écrire) qu'il était un « tyran de village », de la même manière, en somme, le pape -- ou le Vatican -- fait passer au peloton de ses juges le malheureux évêque qui a laissé entendre que Sa Sainteté pouvait se tromper. 13:197 Sue­nens, Küng ont pu le dire, sans danger, en théologiens. Mais il s'agit cette fois de la conduite de l'Église. Délivrez Barabbas, bien sûr ! c'est dans l'ordre. Dans le même texte, l'évêque a pu se réclamer de sa fidélité à la Rome de tou­jours : il s'agit de la Rome d'aujourd'hui. C'est elle qu'il faut suivre, même si elle est en contradiction avec celle d'hier. Eh bien vous verrez. Si le présent pape mourait demain, -- il mourra bien sûr, -- si un jour il s'en trouvait un pour redresser la barque louvoyante de saint Pierre, -- il s'en trouvera un, -- le même évêque, lui aussi mort, serait enfin réhabilité, etc., etc. Mais les séminaristes en ques­tion ? Ah bien, comme disait le Général des harkis, dé­voués à la France d'hier et reniés par celle du jour : « Ils souffriront. » Cette philosophie est diablement humaine ! Ainsi, comme tous les chefs, comme Henry VIII déplorant que ce bon Thomas More, dont il cherchait l'assentiment plus que tout autre, parce qu'il était si honnête, incapable de mentir, persistât dans le non, se résignait à lui couper la tête, ainsi le pape peut s'affliger en secret de l'entête­ment de cet évêque qui continue à penser comme si les temps modernes, le communisme, etc., n'étaient pas là, comme si lui-même n'occupait pas le siège de saint Pierre, comme si le Vatican ne réglait pas tout pour le mieux, l'exhortant, comme nous il y a six ans, « à faire confiance à l'aggiornamento liturgique qui se fait sous la responsabilité du Souverain Pontife », à faire « une fois de plus l'expé­rience de la fécondité et du bonheur qu'apporte obéissance à l'Église ». Il ne lui demandait que de se rétracter, de reconnaître son erreur. -- Quelle erreur ? -- La faute de suivre la tradition que la moitié du Saint-Père recommande quand son autre moitié plus les prélats qui croient lui faire plaisir la nient ; la faute de penser à contre-courant du mouvement actuel apparent, effectif de l'Église. Natu­rellement, après cette rétractation, peu de chose en somme pour un prêtre rompu à l'obéissance, tout s'arrangerait. On lui trouverait, comme à Mgr Mindszenty, un bon petit couvent dans le nord ou même quelque prébende à Rome, tout à fait inefficace. Et le séminaire. Eh bien, on y pourvoirait, que Mgr ne s'inquiète pas, on lui trouverait un Supérieur, plus souple, n'est-ce pas ? \*\*\* 14:197 C'est une chose dure de voir la justesse et la justice bafouées pour satisfaire l'amour-propre d'un chef, fût-il le Souverain Pontife. On me dit, un de ces prêtres per­sécutés : -- *Mais non, vous vous trompez, c'est Jésus-Christ sur terre, c'est le nouveau martyr. Le pape souffre en silence. --* Je n'y crois plus. Il parle, quand il veut, et il laisse agir en son nom, quand il ne veut pas. Rien de plus facile pour lui que de faire éclater la vérité dans le men­songe ambiant. On la lui cache ? Comment le représen­tant de Notre-Seigneur pourrait-il ne pas voir d'un regard direct, *uno intuitu,* la vérité ? Et s'il ne la voit pas, c'est grave. Passe encore pour un fou cruel qui pratique le chantage au sommet et se fait prier par une reine de laisser la vie sauve à un de ses sujets ! Qui priera le pape de laisser la vie sauve à Écône ? Qui saura persuader ce malade de l'indécision qui soudain se braque et s'accroche à une décision, la mauvaise, contre un de ses plus purs soutiens qui a osé insinuer, au conditionnel, qu'une cer­taine contradiction pouvait se manifester entre ses paroles et ses actes ainsi que dans les actes de ses dicastères ? Qui aurait ce pouvoir sur cette éminence spirituelle dé­sertée par l'Esprit ? Sera-ce vous, M. Jean Guitton ? J'en doute. Personne, je pense. \*\*\* Et Dieu ? Dieu, que va-t-il faire ? Si nous croyons en Lui, dans cette conjoncture infiniment tragique et trou­blante pour nous, humbles croyants du rang rejetés hors du rang, toujours à la merci du doute, nous, orgueilleux intégristes éperdus, hommes de jugement qui nous cassons la tête devant l'évidence depuis dix ans que nous voyons persécuter de l'intérieur, pas à pas, et maintenant à doubles enjambées, le reliquat de l'Église d'hier, que Lui restera-t-il à faire pour nous convaincre que cela est dans l'ordre, que ce n'est pas une abominable tragi-comédie montée par l'Ennemi et dont le seul inconvénient est qu'elle se joue du temps où nous vivons ? Car nous passerons, nous pas­sons, et vite ! aujourd'hui le cardinal Tabera (R.I.P. !), co-auteur de la lettre d'admonestation, demain le pape ou Mgr Lefebvre, ou Mgr X ou Mgr Y, vous ou moi. La grande loterie dans le grand silence divin. Il Lui restera à rejeter le pasteur fidèle, le pasteur infidèle, de sa même puissante chiquenaude, pour qu'ils aillent rejoindre cette Église des morts où sont pour nous dans un pêle-mêle énigmatique les Honorius, les Jules II, les Jean XXIII, premier du nom, les Athanase, les Irénée, les Catherine de Sienne, etc. Faut-il s'étonner du silence de Dieu, auquel fait écho le silence du pape ? L'un semble indifférent, l'autre dirigé. Dieu, dit-on, a besoin des hommes. Dieu laisse faire les hommes, au besoin contre Lui-même, lié par ce nouveau contrat que son Fils est venu incarner. 15:197 Serait-ce le secret parallèle de Sa Sainteté ? Comment le croire ? L'Église des vivants est un vaste hôtel de passe, où des prélats nous montrent leur chemin. Livrés aux péchés, consolés par la douce et rare persistance du bien, du vrai, dans des prêtres de plus en plus rares et toujours menacés, nous continuons d'exister. Si Dieu a voulu secouer la léthargie des siens, il faut avouer que c'en est fini depuis dix ans que nous vivons dans l'inquiétude. Nous sommes ballottés à tous vents. Des œuvres comme la Fraternité Saint-Pie X font office de phares. Si elle disparaissait dans la tourmente, elle resurgirait sous un autre nom, sous une autre houlette, sous un autre pape. Le pire des péchés est encore de perdre l'espoir. \*\*\* Mais nous qui assistons impuissants à ce combat livré par l'Église contre elle-même, nous qui aurons appris la mort du P. Calmel, à qui du moins cette dernière nou­velle aura été épargnée et dont les mots étaient un baume de sagesse et de fermeté, nous qui voyons disparaître un à un les témoins de l'Église d'hier et gagner jusqu'à pres­que tout recouvrir la marée noire de l'Église moderne, nous serons rejetés dans une étrange dissidence que le pape ou le Vatican aura voulue tout en se réclamant du contraire. Car, comme vient de le rappeler charitablement Mgr Adam, nul n'est obligé de rester contre son gré dans l'Église, on peut en sortir, et de regretter ces « inutiles querelles ». Oh, combien sommes-nous d'accord ! Que penser ? Que les évêques de France ont pesé sur ceux de Suisse ? C'est possible, mais leur attitude dans le cas de Küng et d'autres montre assez que ceux-ci n'ont besoin de personne. Mais le pape ? Ou il s'est trompé, ou il s'est laissé tromper. Dans ce dernier cas, on lui a représenté un rebelle, là où sa sagesse aurait dû reconnaître un allié, un fidèle serviteur de la tradition. Dès Milan, sem­ble-t-il, Mgr Montini s'est laissé approcher par des per­sonnages douteux : sur le plan spirituel, un P. Bugnini, sur le plan financier, un affairiste nommé Sindone, actuel­lement en fuite ; l'un a ruiné la liturgie, l'autre a dilapidé le patrimoine pour une partie. De ceci, sur quoi une en­quête *Insight* du *Sunday Times* a un peu levé le voile ([^5]), on ne peut rendre le pontife directement responsable, mais on peut rapprocher cela. S'il a mal placé sa confiance sur le plan matériel, il a pu aussi mal la placer sur le plan spirituel. Le parallélisme s'impose à l'esprit, qui se met à s'interroger. Mais les trois cardinaux assurent l'avoir consulté avant d'écrire leur lettre aux deux évêques suisses. Alors ? 16:197 Alors, il reste le premier cas, qu'il a pu se tromper. Ce n'est pas un point où l'infaillibilité joue. Mais une politique. Dès la guerre, Mgr Montini semble avoir prévu un raz-de-marée communiste. L'Église, pour survivre, au­rait à s'adapter. Ce mouvement a été, naturellement, plus critique dans les pays de l'Est, sous régime communiste ou communisant. Ainsi ont été désavoués des prélats non-conformistes, comme Mgr Mindszenty, ou abandonnés des fidèles résistants, comme les Ukrainiens. A l'ouest, il s'agit seulement d'une humanisation du culte, d'une socialisation de l'Évangile, du virement à une conception horizontale, comme dit sans rire M. Jean Guitton, de la religion, c'est-à-dire d'une prostitution, si l'on se rappelle le sens donné à ce mot : une horizontale. Alors des prélats comme ceux de Paris, de Marseille, etc., conviennent, même si leurs séminaires s'appauvrissent ou s'altèrent, qu'un prélat pré­sumé conservateur est une gêne, même et surtout si son séminaire florissant permet une expérience-témoin de la tradition. Alors, au nom de la tradition d'obéissance, le pontife poursuit ce témoin de l'obéissance à la tradition. C'est le moyen, non la fin. Le but est de réconcilier l'Église avec le monde, non le monde avec l'Église, si ce n'est en lui laissant voir une nouvelle figure d'elle-même. On bénit le développement du mouvement charismatique soutenu par un cardinal : il peut être une menace pour l'institution qu'il rend inutile, sa séduction primitive vaut de courir le risque. En revanche, on persécute tout ce qui rappelle l'Église en soutane. Alors qu'on feint de rappeler les nouveaux prêtres à la bonne règle, on néglige de remar­quer, encore moins de sanctionner, toutes les libertés qu'ils prennent avec elle, en parole et en acte. Étrange aberration qui aura égaré l'Église actuelle, ses prélats complaisants, ses théologiens délirants ses prêtres apeurés, ses sémina­ristes déconcertés, désabusés ou désorientés ! Ainsi, en as­surant son autorité, le Vicaire du Christ a fomenté la discorde qu'il prétend éteindre et semé le doute qu'il est là pour dissiper. On se tourne vers Dieu qui laisse acca­bler les justes et soumet son Église à cette nouvelle épreuve, en le priant dans les termes de la Préface qui convient à ce 29 juin où j'écris ces dernières lignes rassérénées : *Ut iisdem rectoribus gubernetur, quos operis tui vica­rios eidem contulisti praeesse pastores.* Jean-Bertrand Barrère. 17:197 ### Au Mesnil *Hypocrisie et subversion* par Henri Charlier LA PAROISSE du Mesnil-Saint-Loup vient de perdre son curé. Il n'est pas mort et n'a que 65 ans. Il était curé au Mesnil depuis 28 ans. L'ensemble des paroissiens qui l'ont connu depuis tout ce temps ou presque a été fort indigné en l'apprenant car M. l'abbé Pierre Chambrillon avait construit une école et un C.E.G. qui évitaient aux nombreux enfants du village d'en sortir pour continuer leurs études jusqu'à l'âge imposé par la loi. Il avait reçu plus de 70 millions (d'A.F.) et il venait d'annoncer qu'il avait fini de payer ses dettes. Le lendemain peut-on dire, il était déplacé. On n'attendait que cela. D'où l'indignation générale. \*\*\* Le diocèse n'attendait qu'une occasion pour éliminer ce prêtre de l'apostolat direct parce que : 1° Il continuait de porter la soutane et 2° il avait conservé la grand'messe entièrement en grégorien et en latin sauf les oraisons et les lectures. Il avait cependant accepté tout bonnement la messe de Paul VI et les lectures étaient faites par des acolytes sauf l'Évangile, -- lu par le prêtre. Ce n'était pas une invention de sa part. Il avait trouvé la messe ainsi chantée. Il n'avait fait qu'y ajouter un cantique vulgaire à la communion, interdisant ainsi tout recueillement en un moment aussi précieux. Cela sera sû­rement conservé. 18:197 Le diocèse ne pouvait supporter plus longtemps un exemple aussi fâcheux : une paroisse fidèle emplissant l'église tous les dimanches, mais gardant inchangé ce que recommande encore le concile Vatican II (La liturgie § 116) : « *L'Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine. C'est donc lui, qui, dans les actions liturgiques,* toutes choses égales d'ailleurs, *doit occuper la première place. *» On sait que le concile après avoir dit la vérité ouvre toutes les portes pour qu'on fasse autrement ou même le contraire. Le saint-père, qui fut le premier après la fin du concile à dire la messe en italien dans une église de Rome, s'est rendu compte du danger qu'il y aurait pour l'unité de l'Église universelle, à n'avoir pas une langue commune. Pour Pâques en 1974, il envoyait à tous les évêques du monde entier un recueil : « *Jubilate Deo *» où il était dit : 19:197 « *Pour répondre au désir maintes fois exprimé par le saint-père, de voir les fidèles de tous les pays connaître au moins quelques textes latins en chant grégorien, com­me par exemple le Gloria, le Credo, le Sanctus, le Pater noster et l'Agnus Dei, notre congrégation a préparé un livret intitulé Jubilate Deo, recueil présentant un choix minimum de chants sacrés...* » (*...*) et je saisis cette occasion pour recommander vi­vement à votre sollicitude pastorale cette nouvelle initia­tive qui vise à favoriser l'observation de l'enseignement du concile Vatican II : « *On veillera à ce que les fidèles puissent dire ou chanter ensemble en langue latine les parties de l'ordinaire de la messe qui leur reviennent* » (§ 54). Bien entendu, personne (du moins en France) n'a obéi, le pape s'étant lui-même enlevé les moyens de l'être. Un prêtre demandant à son évêque ce qu'il devait faire à la suite de cet acte du Vatican, s'est entendu répondre : « Cela ne vous touche pas. Il s'agit d'un cadeau personnel que le saint-père nous a fait pour Pâques. » Voici donc une paroisse accomplissant d'avance et parfaitement ce qui est demandé par le concile Vatican II et qui est menacée d'avoir à y désobéir. \*\*\* L'instrument de Dieu pour convertir la paroisse du Mesnil-Saint-Loup fut le Père Emmanuel André. Il y fut curé de 1849 à 1903. Quel était son dessein missionnaire ? Il l'explique ainsi dans son bulletin paroissial de jan­vier 1880. Le pape était Léon XIII. « Le 8 décembre dernier notre Saint-Père le pape, dans une conférence à un pèlerinage italien, prononçait un magnifique discours dont nous tenons à citer le passage suivant : « *L'erreur qui fait le plus délirer les esprits super­bes de notre temps, c'est le froid et bas naturalisme qui a maintenant envahi tous les degrés de la vie publique et privée en substituant la raison humaine à la raison divine, la nature à la grâce, et en méconnaissant le Rédempteur. Or la Vierge, par son Immaculée Concep­tion, rappelle opportunément au peuple fidèle, que par la chute du premier pire, la pauvre humanité lotit entière, a servi, faible et infirme, pendant beaucoup de siècles, comme de jouet aux erreurs et aux passions, que par Jésus-Christ seul est venue en abondance la grâce, la vérité, le salut, la vie* (*...*) *et que finalement, sans Lui, il n'y a pour l'homme ni dignité, ni grandeur ni bien véritable et que quiconque tente de se sous­traire à l'influence bienfaisante du Rédempteur tombe dans la fange et va au devant d'une ruine assurée. *» 20:197 Nous trouvons dans ces paroles, ajoute le Père Emma­nuel, « le tableau le plus fidèle de la situation, non seule­ment du monde en général, mais en particulier de ce tout petit coin de terre sur lequel Notre-Dame de la Sainte-Espérance est venue planter avec son nom cette source de grâce que Dieu sait. « *L'œuvre de Notre-Dame de la Sainte-Espérance au Mesnil-Saint-Loup, nous l'avons dit, c'était simplement le rétablissement du christianisme, et cela parmi les hommes baptisés.* « Ici comme ailleurs, tout, à peu près, était envahi par *ce froid et bas naturalisme* qui ne permet pas à l'hom­me d'élever ses pensées au-dessus de ce qu'il sent. Ici comme ailleurs, la raison humaine, et quelle raison ! l'emportait sur la raison divine c'est-à-dire sur la foi. La grâce, la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ était une sublime inconnue. Les âmes en étaient à la doctrine de Pélage et encore que ces erreurs ne fussent pas à l'état avoué qui aurait constitué l'hérésie formelle, tou­jours est-il que les esprits en étaient dupes et victimes. Toutes les vertus chrétiennes étaient méconnues, et rem­placées par cette vertu également facile et universelle que le monde appelle l'*honnêteté.* Notre-Dame de la Sainte-Espérance arriva, et dès le premier moment, toutes les âmes comprirent qu'un grand changement allait devenir indispensable. Les pratiques extérieures du culte allaient être convaincues d'insuffisance : les motifs intérieurs des actions allaient avoir à subir des modifications essentielles : l'amour de Dieu allait cesser de consister en une formule ; l'esprit du Seigneur allait souffler sur des ossements desséchés et faire surgir un peuple nouveau. « Quelques âmes de bonne volonté se rallièrent immé­diatement au mouvement venu d'en haut et sur lequel elles ne comptaient guère, mais il faut le dire, le grand nombre ne fut pas avec vous, Notre-Dame de la Sainte-Espérance ! (...) 21:197 « Ah ! quand les âmes baptisées ont pendant longtemps fait les actes extérieurs de la religion par un mouvement *tout naturel,* ce qui est extrêmement facile, combien il est difficile de les amener à faire ces mêmes actes par un mouvement surnaturel avec et par la grâce de Dieu ! « Quand la communion ne consiste plus que dans la réception à jour fixe des espèces sacramentelles, combien il est difficile de faire entrer dans les âmes la foi sans laquelle le sacrement divin est absolument sans vertu et sans efficacité. « Quand en vrai pélagien, on va à Dieu par sa seule volonté dont on est satisfait complètement se persua­dant qu'elle est bonne et très bonne et tout cela sans s'humilier en rien, pour demander et attirer en soi la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, combien il est difficile pour une âme de comprendre le mot du Sau­veur : *sans moi vous ne pouvez rien faire. *» (Jean 15-5) Malgré toutes ces difficultés spirituelles, qui amenèrent une véritable lutte entre ceux des paroissiens qui étaient touchés par la grâce et ceux qui résistaient, la Sainte Vierge triompha, et son œuvre dure depuis plus de cent ans. Je disais à un missionnaire qui venait d'y prêcher que depuis 40 ans la paroisse avait baissé. Il me répondit : « Monsieur, j'ai vu des centaines de paroisses : il n'y a qu'un Mesnil. » \*\*\* L'œuvre du Père Emmanuel est unique en effet. Re­constituer au temps de Napoléon III et de Gambetta une paroisse des temps patristiques et qui dure témoigne d'une volonté de Dieu de la donner en exemple, non sans doute de ce qu'elle vaut à ses yeux : nous l'ignorons, et il y eut ici tant de grâces répandues (et des saints) qu'elle sera certainement jugée avec une exacte sévérité. Il lui est demandé plus qu'elle ne croit actuellement. Dieu a voulu donner un exemple des effets de la. vraie doctrine et de la méthode, et cela POUR LE MONDE ENTIER. Or cet exemple a toujours été considéré dans le dio­cèse non comme un modèle, mais comme une singularité. Le Père Emmanuel fut même persécuté par certains évêques, qui ont ainsi empêché le développement de sa com­munauté. La prière perpétuelle à Notre-Dame de la Sainte-Espérance est un moyen d'apostolat très efficace dans le monde entier : il a été combattu plus que partout dans le diocèse. Les séminaristes nés au Mesnil et faisant leurs études au séminaire de Troyes étaient honteux d'être du Mesnil : et ailleurs, ils s'en cachaient. 22:197 Il n'est pas douteux que le changement de titulaire à la cure du Mesnil est voulu comme une attaque contre les coutumes de la paroisse. Les méthodes éternelles qui l'ont fait réussir vont de­voir céder le pas à celles qui partout vident les églises, entretiennent ou excitent la lutte des classes et déforment la jeunesse. L'idée d'évolution est certainement dans la tête du nou­veau curé, pour l'appliquer à la Révélation. Or le Mesnil-Saint-Loup est l'exemple d'un excellent résultat obtenu par la prédication de la tradition. La Révélation divine ne change pas parce que la faucille est remplacée par la moissonneuse-batteuse. La religion apporte sans cesse des choses nouvelles. Ce sont des développements, non des changements. Ainsi, on n'a jamais douté de l'amour de Dieu pour les hommes. Cependant dès le XII^e^ siècle (et peut-être avant) la dévotion au Sacré-cœur s'est dévelop­pée pour mieux faire comprendre aux hommes oublieux et inattentifs la réalité non seulement spirituelle mais phy­sique même de cet amour du Verbe éternel incarné pour sa créature. Ce n'est pas une évolution. Dans la société il y a beaucoup de changements matériels qui entraînent des groupements sociaux différents, ou les suppriment. Mais la nature de l'homme change-t-elle ? Dans certaines conditions de misère, il redevient anthropophage. Or il est toujours fait à l'image de Dieu et à sa ressemblance. S. Bernard dit que l'*image,* c'est le libre arbitre qui ne se perd jamais même dans l'enfer, la *ressemblance,* ce sont les vertus qui furent communiquées à l'homme et se per­dent par le péché. Il est très grave pour l'homme d'oublier l'image de Dieu qui est en lui. Elle impose une manière de le traiter et de l'instruire. L'Église d'aujourd'hui oublie ces conditions nécessaires pour avoir des chrétiens. On y parle bien d'amour, mais sans distinguer l'amour de Dieu des amours égoïstes puisés dans une nature déchue, et le péché originel est complètement oublié. Or Dieu nous mande lui-même que nous l'aimions de tout notre cœur ; et tous les amours ont leur règle et leur sauvegarde dans l'amour de Dieu. C'est le second commandement semblable au premier : tu aimeras ton prochain *comme toi-même* pour l'amour de Dieu. Ce « comme toi-même » implique une grande perfection, mais il suffit de la demander. La question sociale est là. Les réformes de structures qu'on peut envisager n'auront leur effet que si on enseigne l'amour du prochain. 23:197 Or notre hiérarchie, fascinée par « l'ouverture au monde » déconseillée et plutôt interdite par Jésus et ses apôtres, au lieu de prêcher ces deux commandements de la Loi et des prophètes, complétés et expliqués par le discours sur la montagne, nous prêche sans cesse une « *lecture chrétienne des événements sociaux *»*.* C'est-à-dire de chercher la volonté de Dieu dans ce qui se passe dans le monde. Voici ce qu'en tire notre revue diocésaine : Un prêtre y parle de l'Évangile du 1^er^ dimanche de l'Avent (liturgie 1973 -- Luc 21/25.36). C'est un discours du Mercredi Saint où Jésus annonce successivement mais sans préciser les temps, la ruine de Jérusalem et la fin du monde : « Il y aura des signes dans le soleil, la lune et dans les étoiles, et sur la terre les peuples seront consternés par la frayeur que leur causeront les bruits confus de la terre et des flots. « Les hommes demeureront pâmés de crainte dans l'attente de ce qui devra arriver a toute la terre car les vertus des cieux seront ébranlées. Alors ils verront venir le Fils de l'homme dans une nuée avec une grande puis­sance et une grande majesté. » « Pour vous autres, lorsque ces choses arriveront, re­dressez-vous et levez vos têtes, parce que votre délivrance est proche. » Jésus dit cela à ses disciples qui l'entourent. Ils sont séparés du monde et haïs de lui ; ils n'ont rien à craindre de la venue du Seigneur, ils ont été fidèles et cette venue les comblera de joie. Or le prêtre commence par inter­préter ces paroles : « redressez-vous, levez vos têtes », qui sont des mouvements de la Sainte-Espérance du ciel, en disant : « *Il faut accueillir les questions nouvelles que nous présentent les sagesses modernes. Il faut connaître les nouveaux dieux qui inspirent les hommes de Marx à Freud, et il ne faut pas condamner ceux de nos frères chrétiens qui ont le courage d'aller tout près les regarder en face. *» Marx et Freud sont des ouvriers de Satan. Le premier est l'inventeur de la lutte des classes comme loi de l'his­toire. Il n'y a rien que Jésus puisse haïr davantage que ce manque à l'amour quand il viendra juger le monde. L'autre, Freud, a recherché les moyens psychologiques pour faire réapparaître à la conscience les plus anciennes tares de notre nature déchue que le baptême est fait pour laver et faire oublier. 24:197 Or c'est pour contempler les merveilles du salut appor­tées par Jésus au moyen de sa Passion que Jésus dit « redressez-vous, relevez la tête », non pour suivre les contestataires. Le prêtre qui veut y engager ses ouailles, bien entendu, ne parle jamais du péché originel ; il n'y a rien à laver de ce côté ; il suffit suivant lui, d'une lecture chrétienne des événements sociaux. Le communisme réus­sit à dominer partout où il attaque ; il y a donc une in­tention de Dieu qui va dans ce sens, il nous faut donc le suivre. Et ce prêtre conclut : « Il a déjà grandi, poussé parmi nous des ramifications profondes, établi les bases d'un royaume. » -- Et voici la trahison. Ce prêtre dit : « *Le royaume de Dieu est déjà parmi vous, installé dans les événements sociaux qui se préparent *» ; il cite Luc 17/2 sous cette forme : *Le royaume de Dieu est parmi vous,* PARMI. Or voici le texte exact : « On ne dira pas : il est ici ou il est là, car sachez que le royaume de Dieu est AU-DEDANS de vous. » Jésus dit le contraire de ces messieurs : ne cherchez pas le royaume de Dieu *au dehors,* c'est *en vous* d'abord qu'il lui faut être. -- Dans un autre article, non sur l'Évangile de l'Avent mais sur des contestations sociales actuelles, qui ont certes de bonnes raisons d'exister, il est dit : « Que le renou­vellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait, dit saint Paul aux Romains. » Suit la référence 12/2. C'est écrit pour nous pousser à ce que nous voyons réussir dans le monde. Et bien ! lisez ce que dit exactement saint Paul dans ce verset n° 2 : « *Et ne vous conformez pas à ce siècle, mais transformez-vous par le renouvellement de l'esprit* afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable, parfait. » Ce deuxième verset est donc traduit faussement : saint Paul dit le contraire : « Ne vous conformez pas au siècle présent. » -- Mais le premier verset renforce le second, car il avertit de ce qu'il faut faire : « Je vous exhorte donc mes frères, par la miséricorde de Dieu, à présenter vos corps en sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu comme un culte raisonnable de votre part. » En ce premier verset, saint Paul conseille d'offrir à Dieu nos corps, temple du Saint-Esprit, purs de tout excès, de toute faute comme une vraie œuvre spirituelle obtenant d'être exaucée, et pour cela, il dit au verset suivant : « Ne vous conformez pas au siècle présent. » \*\*\* 25:197 Présenter nos corps en sacrifice voilà ce qui nous reste à faire. Dieu en fera ce qui est convenable ; c'est la voie suivie par Jésus et ses apôtres, tous martyrs, et c'est le meilleur moyen de s'opposer à la corruption générale. Cette traduction fantaisiste de l'épître de saint Paul aux Romains (12/2) est de notre évêque Mgr Fauchet. Mais n'est-il pas allé lui-même à *l'Humanité* « se faire inter­roger et photographier, donnant ainsi son accord (et des électeurs catholiques) à l'union des gauches aux dernières élections présidentielles » ? Il y a une hypocrisie générale qui consiste à parler toujours de Jésus et même de Marie (ils y reviennent car cela rassure) en termes honorables (mais trop humains) pour propager une religion manifestement corrompue ; on ment tout le temps en faussant les paroles de la Sainte Écriture. Le Cardinal Wyszynski, primat de Pologne, l'a déclaré dans un sermon de juillet 1974 : « Il y a mainte­nant une vraie et une fausse Église. » De cette dernière il dit : « L'Église actuelle diminue ses exigences et ne résout plus les problèmes selon les lois du Dieu vivant mais selon les possibilités humaines (...). Le CREDO est devenu élastique et la morale relative (...) L'Église est dans la brume, sans les tables de pierre du Décalogue, une Église qui ferme les yeux sur le péché et qui a peur du reproche de traditionalisme, qui craint de ne plus être à la page, et non l'Église de ceux qui ensei­gnent la vérité, dont le oui est oui et le non est non. » -- Et c'est pourquoi on cache sous de fausses tra­ductions la pensée véritable de Notre-Seigneur. -- Espérons que cette erreur est sincèrement conçue et ne cache pas un désir inavouable de transformer une religion révélée par Dieu même aux apôtres. -- C'est la fausse Église contre laquelle Mgr Wyszynski nous met en garde. En régime communiste, il y risque la prison et la vie. Il fait dire par des jeunes gens pleins de foi à ces esprits corrupteurs : « NE NOUS DÉ­COURAGEZ PAS, POUR QUE NE NOUS NE TROQUIONS PAS LA VÉRITÉ QUI NOUS VIENT DE DIEU CONTRE UN PLAT DE LEN­TILLES. » Henri Charlier. REMARQUE JOINTE. ([^6]) -- *Ceux qui ont accepté la messe nouvelle dans l'espoir d'* « *éviter le pire *» *-- comme si* « *le pire *» *n'était pas la décomposition progressive de la messe catholi­que -- seront-ils enfin éclairés par le cas véritablement exem­plaire du Mesnil-Saint-Loup ? L'abbé Pierre Chambrillon a été frappé et écarté* TOUT AUTANT *que s'il était resté fidèle à la messe de son ordination, à la messe du P. Emmanuel, à la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V. Il a seulement été frappé et écarté* UN PEU PLUS TARD ; *et ce n'est même pas sûr : car il y a encore aujourd'hui des curés de paroisse qui gardent la messe de toujours, et qui sont toujours en fonction. Mais enfin admettons l'hypothèse qu'en acceptant la messe nouvelle l'abbé Pierre Chambrillon aurait gagné quatre ou cinq ans. A quel prix ! au prix exorbitant de la messe ! Et ces quatre ou cinq ans supposés gagnés n'auront été gagnés que pour la confu­sion ; les fidèles du Mesnil, maintenant, après ces années d'équivoques liturgiques revêtues de grégorien, auront davan­tage de difficulté à discerner que la ligne de résistance passe d'abord par la messe de la tradition* (*même quand c'est une messe basse*)*, et qu'il faut réoccuper cette ligne de résis­tance quand on a eu le malheur de l'abandonner... La messe nouvelle était dès le début celle du nouveau catéchisme ; le nouveau catéchisme était celui de la nouvelle religion. L'abbé Chambrillon n'en a pas eu le clair discernement. Du moins il conservait la foi catholique, à la différence de son évêque, le misérable Fauchet, qui dans la même mesure que le cardinal Marty et de la même manière a manifestement perdu la foi : dans la mesure où ils acceptent l'un et l'autre, et combien d'autres évêques, que la messe ne soit plus un sacri­fice et qu'à la messe il s'agisse désormais* « *simplement de faire mémoire *»*.* *J. M.* 26:197 ### L'affaire de Las Palmas par Jean-Marc Dufour MGR INFANTES FLORIDO, évêque des Canaries à Las Palmas (il y a un autre diocèse ayant pour siège Santa Cruz de Ténérife) avait chargé le D.I.S. (De­partemento de Investigacion Socio-religiosa) d'élaborer une étude socio-pastorale de son diocèse, document que l'évê­que évoquait à plaisir sous le nom de « Charte de la pas­torale diocésaine ». Le choix de cet organisme était déjà tout un pro­gramme. Le directeur du D.I.S., le P. Vicente José Sastre, et ses adjoints les Pères Rafael Canales et Enrique Hurtado, étaient connus pour leurs opinions et prises de position progressistes. L'enquête devait, en principe, aboutir à une « Assem­blée conjointe d'Évêques et de Prêtres », le rapport rédigé par le D.I.S. servant de document de base. Pour préparer cette Assemblée, un groupe de treize « mentalizadores » fut composé : sept laïcs et six religieux. Parmi les laïcs, on pouvait noter la présence d'un certain nombre de mar­xistes convaincus et actifs ; quant aux religieux, c'était le noyau principal du progressisme le plus avancé au sein du diocèse de Las Palmas. Les documents préparés par ce groupe contenaient évi­demment les thèses habituelles au clergé en question sur l'évangélisation, les sacrements, le mariage, la messe (« réu­nion d'un groupe de personnes qui croient en Jésus, pour célébrer sa mort et sa résurrection »), l'eucharistie (« que l'eucharistie soit l'expression de la communauté concrète qui la célèbre, avec sa mentalité, sa culture, ses problèmes et sa situation »), la liturgie, les homélies (participation spontanée des fidèles -- ce qui vient directement de Cuer­navaca, Mexique) ([^7]). 27:197 En dehors de ces questions purement religieuses, « l'As­semblée chrétienne » devait étendre ses investigations aux problèmes politiques et à celui, jusqu'ici insoupçonné, de l'indépendance du peuple Ganche. Le peuple Ganche étant celui qui, il y a six siècles, peuplait les Iles avant l'arrivée du normand Jean de Béthencourt. « L'Assemblée Chrétienne » fut interdite par les auto­rités civiles espagnoles. L'affaire, pourtant, n'en resta pas là. Fin juin dernier, le gouverneur des Canaries se trouvant à Madrid, l'occa­sion parut belle pour que se tienne l'assemblée interdite. Et, le 27 juin à cinq heures de l'après-midi, après plusieurs réunions préliminaires clandestines, une réunion eut lieu en présence de Mgr Infantes Florido, qui approuva les thèses présentées par l'Étude Préparatoire. Parmi celles-ci, la proposition n° 24, qui dit textuellement que les Cana­riens : « Ont, en tant que peuple, un droit inaliénable et l'obli­gation de prendre une part active aux problèmes, décisions et solutions qui les touchent. Par suite, nous devons en prendre conscience et nous engager à créer les moyens nécessaires pour que notre peuple puisse prendre en main la direction de sa vie sociale, économique, politique et cul­turelle. » C'est là, indubitablement, un appel à la sécession. Le problème serait moins grave si ne s'était déroulée à Rabat, entre les 9 et 12 juin, une réunion du Comité de Libération Africain, devant lequel Antonio Cubillo, com­muniste espagnol spécialisé dans l'agitation au sein des populations canariennes et secrétaire général du Mouve­ment pour l'Autodétermination et l'Indépendance de l'Ar­chipel Canarien (M.P.A.I.A.C., 56 bis, rue Khelifa Boukhal­fa, Alger) prononça un discours particulièrement instructif. En voici quelques extraits : « *Notre combat s'effectue au moyen d'un rapproche­ment profond avec notre peuple et au travers de la lutte de tous les jours pour former la conscience de nos conci­toyens, pour éclaircir certains concepts, pour les éduquer dans la lutte de libération et faire d'eux des citoyens ganches, des citoyens africains.* (*...*) » 28:197 « *Au cours de la réunion de janvier 1973 à Accra, nous indiquions à ce Comité que notre Mouvement avait publié, en décembre 1972, une plate-forme ou Programme de dis­cussion, d'un commun accord avec certaines forces éco­nomiques, politiques et culturelles de notre Patrie. Du­rant deux ans et demi, nous avons surtout mené des discussions* AVEC LES GROUPES CATHOLIQUES DES CANARIES DANS LESQUELS NOTRE INFLUENCE EST CONSIDÉRABLE. (...). « *Je vous signale à ce sujet que,* EN CONSÉQUENCE DE NOTRE TRAVAIL DANS LE CLERGÉ, L'ÉGLISE DES CANARIES VIENT DE S'INCORPORER A NOS RANGS, *aux rangs de ceux qui luttent pour l'indépendance.* « *En effet, l'Évêque des Grandes Canaries, Mgr Infantes Florido, s'est montré favorable à la tenue -- au mois de mai dernier -- d'une Assemblée Socio-Pastorale qui de­vait avoir lieu le 17 mai, Assemblée qui allait discuter des problèmes de l'Archipel. Le document base de l'Assemblée* AVAIT ÉTÉ RÉDIGÉ PAR DES LAÏCS QUI SOUTIENNENT NOS POINTS DE VUE *et par le clergé gauche partisan lui aussi de nos thèses sur l'indépendance. Dans ce document, il est dit que* « *pendant quatre siècles les Canaries ont été un peuple colonisé par l'Espagne *» *et il continue en ex­pliquant* « *la résistance des Gauches des Canaries contre les Espagnols pendant plus d'un siècle *»*. Ensuite, le do­cument dénonce* « *l'exploitation coloniale de l'Archipel réalisée par les Espagnols et ses conséquences pour les habitants de cette terre colonisée par l'Espagne...* « *Nous pouvons dire maintenant que nous aurions vou­lu faire coïncider l'Assemblée Socio-Pastorale, qui devait avoir lieu entre le 17 et le 20 mai, avec la visite au Sahara de la mission du Comité de Décolonisation... *» Je pense qu'il n'y a rien à ajouter à ce texte, si ce n'est qu'il a dû combler de joie Mgr Infantes Florido, dont on affirme qu'il avait, au mois de mai dernier, pris la précaution de faire renouveler son passeport arrivé à expiration. Jean-Marc Dufour. 29:197 ### Ce que fut l'été portugais par Jean-Marc Dufour SI, après la confusion de l'été portugais, vous vous adressez à l'un quelconque de nos concitoyens et lui demandez où en est la situation politique en ce pays, sa réponse ne fera aucun doute : le parti communiste (P.C.P.) a perdu une manche, sinon la partie ; les socialistes et les modérés sont les vainqueurs de la confrontation ; l'amiral Pinheiro de Azevedo, nouveau chef du gouvernement, est un honnête libéral à ten­dance socialisante. Je dirai que le concitoyen en question ne fait ainsi que traduire les informations que la presse quoti­dienne française, quasi sans exception, offre à nos regards en principe bienveillants. Lisant les mêmes articles et écoutant, hélas, la même radio, je n'aurais pas été loin de penser comme tout le monde, si le *Diario de Noticias* (qui est aussi une de mes lectures quoti­diennes) ne m'avait apporté un autre éclairage. Dans le numéro du 17 septembre dernier, en deuxième page, une photographie s'étalait sur trois colonnes ; en voici la légende : « Miguel Urbano Rodriguez, Aurelio Santos et Mario de Carvalho, -- une délégation du P.C.P., qui a tenu, hier, une conférence avec *Ramiro Correia en sa qualité de délégué de Pinheiro de Azevedo pour les questions d'information. *» Vérifications faites, il n'y avait pas d'erreur : il s'agissait bien de Ramiro Correia, ancien chef de la 5^e^ division de l'État-Major (qui, entre autres, éditait le bulletin « *Movimen­to *»)*,* division dont les positions étaient si proches de celles du Parti Communiste que le plus perspicace des lecteurs ne voyait entre les deux pas de différence. La 5^e^ division avait été dissoute ; tout le monde, à l'occasion, avait salué la victoire des modérés -- encore une --, et personne ne s'était demandé ce qu'était devenu le responsable des opérations du type « *Nortada *» destinées à conscientiser (*sic*) les populations rurales, catholiques et arriérées. Eh bien, voilà : il est main­tenant « le délégué de Pinheiro de Azevedo pour les questions relatives à l'information ». Il n'y a donc pas trop à s'inquié­ter : la révolution portugaise se porte bien. 30:197 Cependant, en ce début d'automne 1975, tout s'est trans­formé ; de nouvelles forces sont apparues, dont le jeu a permis une sorte de mutation apparente de la scène politique portu­gaise : au cours de cet été, l'intervention du « pays réel » portugais a mis sérieusement en danger le jeu d'ombres chi­noises de Lisbonne. Ce qui est à craindre, c'est que les mêmes clans qui se disputent depuis deux ans le pouvoir parviennent de nouveau à masquer la volonté et les sentiments profonds du peuple. Il semble que ce soit ce qui est en train de se passer. Quelles ont été les forces en présence aux moments les plus décisifs des mois de juillet, août et septembre derniers ? Il faut faire une distinction essentielle entre Lisbonne et la province, et bien se rendre compte que les manifestations populaires du Nord ou du Sud du Portugal ont été traduites dans la capitale avec le coefficient de trahison que le dicton attache à toute traduction. Ajoutons à cela qu'une nouvelle évaluation du Parti Communiste s'est faite, de façon évidente, dans les rangs des officiers révolutionnaires. C'est par ce second point que je commencerai. Je prie le lecteur d'excuser la citation que je vais faire. Elle est tirée de l'ouvrage que j'ai récemment consacré à la révolution portugaise, et me semble nécessaire pour bien com­prendre d'où sont partis, pour la plupart, les officiers du M.F.A. « Qu'il y ait eu des officiers marxistes, communistes (contrairement à ce qu'affirme Rosa Coutinho) parmi les conjurés, oui. Dans la Commission de Coordination, par exemple, Vasco Gonçalves, sans doute ; quelques autres aussi. Mais leur présence ne suffit pas à tout expliquer. Elle n'explique pas, en particulier, la disponibilité des autres officiers du M.F.A. à la propagande marxiste et communiste. « Pour la comprendre, il faut se rapporter à une phrase de Rosa Coutinho : «* Les communistes contribuèrent, dans la clandestinité, au renversement de la dictature. *» « Vis-à-vis des partis politiques, sauf du P.C.P., les of­ficiers du Mouvement des Capitaines ont, en définitive, la même attitude qu'en face de leurs camarades du cadre de réserve que le gouvernement Caetano prétendait trans­former en officiers de carrière. « Ils » n'avaient pas fait l'École Militaire, « ils » étaient indignes de rentrer dans le glorieux corps des officiers d'active. La proposition du gouvernement « dépréciait » les officiers de tradition. 31:197 « Après le 25 avril, une fois passé avec succès l'exa­men de sortie du complot, les officiers du M.F.A. retrou­vèrent automatiquement le même comportement vis-à-vis des « conspirateurs de complément » des divers partis politiques bourgeois, -- et cela va jusqu'au parti socia­liste. Les querelles, les manœuvres, les discours vides, ne firent qu'accentuer le sentiment de supériorité des conspirateurs confirmés envers les bavards de permanence électorale. L'adulation dont ils furent l'objet fit le reste. Il se développa chez eux une mentalité de barons féo­daux. La déclaration de Vasco Gonçalves : « Nous n'al­lons pas perdre par voie électorale ce qui a tant coûté au peuple portugais », c'est le coup de poing sur la table d'un Götz von Berlichingen lusitanien. Les marchands, les manants, ceux qui n'ont rien risqué n'ont pas la parole. Aucun. Mais le Parti Communiste, lui, *qui dans la clandestinité*... Et puis, il y eut les succès des premiers mois. Imposition de « l'unicité » syndicale, colonisation des « juntas de fre­guesias » ou conseils municipaux, infiltration des diverses administrations publiques, manifestations pour soutenir l'al­liance « Povo-M.F.A. », tout se conjuguait pour donner une impression de puissance et de réussite. Pendant un peu plus d'un an, le P.C.P. fut un parti « heureux ». Les militaires se réjouissaient visiblement d'avoir misé sur le bon cheval. Au mois d'août dernier, tout se gâta. Dois-je le dire ? Ce n'est pas le retrait des ministres socia­listes qui déclencha le reflux. Ce ne sont même pas les mani­festations, numériquement importantes, organisées par les amis de Mario Soares. Les socialistes ne pouvaient pas être un danger véritable ; ils étaient dans le système ; ils avaient signé -- à la veille des élections du 25 avril dernier -- le pacte entre le M.F.A. et les partis. Ils avaient les mains liées. En revanche, l'intervention de la hiérarchie catholique, qui débuta le 15 juillet par l'appel de Mgr Manuel de Almeida Trindade, à Aveiro, pour continuer par le grand cri de ré­volte de Mgr Francisco Maria da Silva, Primat du Portugal, le 1^er^ août à Braga, marquait le réveil de tout le Nord. Ce dernier texte n'est peut-être pas connu de tous les lecteurs d'ITINÉRAIRES. En voici un fragment : « *La volonté du peuple catholique est reine. Faisons la res­pecter... Nous sommes ici parce que nous ne voulons pas conti­nuer de permettre que d'autres parlent et agissent en notre nom. Nous sommes ici pour montrer publiquement et sans équivoque ce que nous désirons et ce que nous refusons. Nous refusons que se poursuive une situation menée jusqu'à son paroxysme où le peuple, pour faire respecter sa volonté libre­ment exprimée, se verra obligé de recourir à la violence et de s'engager dans la guerre civile.* 32:197 *Nous refusons d'être taxés d'infantilisme, d'imbécillité ou d'ignorance.* (*...*) *Nous refusons un système où l'Église n'est pas libre d'enseigner sa doctrine. Nous refusons l'atmosphère d'immoralité publique et la cor­ruption des coutumes, l'introduction de la drogue, la per­manente dégradation des valeurs morales. Nous refusons la néfaste lutte d'une partie des citoyens contre les autres, dénommée lutte des classes. Nous refusons une société où les moyens d'information sont manipulés par l'État ou un parti et deviennent des moyens de lavage de cerveau des citoyens, falsifient la vérité et encouragent le mensonge, la délation, la diffamation, la calomnie. *» De là partit la grande réaction. Ce qui était impensable quelques jours plus tôt se produisit. Le peuple se souleva contre le parti régnant -- le parti communiste -- et contre ses séides -- l'Intersindical et le M.D.P./C.D.E. Dans ces pro­vinces où la 5^e^ Division de l'État-Major des Forces Armées avait promené les blindés de l'opération « *Nortada *», la crainte fut vaincue et les permanences communistes assiégées furent prises et livrées aux flammes. Jamais, depuis le grand soulèvement de Paris, au moment de l'écrasement de Buda­pest par les blindés soviétiques, rien de tel ne s'était vu... Les mots « pays réel », « Vendée » vinrent spontanément sous la plume des envoyés spéciaux de la presse parisienne. C'était, en effet, le « pays réel » du Nord du Portugal, pays catholique, traditionaliste, profondément « de droite », qui se manifestait. Alors, se produisit un phénomène identique, mais inverse de celui qui avait eu lieu aux lendemains de la révolution l'admiration révérencielle du Parti Communiste disparut. Les officiers qui le croyaient le plus fort et le plus intelligent s'aperçurent que, en définitive, le P.C.P. était peuplé de mili­tants bornés, aux réactions petit-bourgeoises, qu'il était inca­pable de tenir la rue en dehors des quartiers ouvriers de Lisbonne ou des provinces semi-africaines du sud. Alors, les factions existant au sein du M.F.A. se manifestèrent. Des factions, il y en a toujours eu dans cette assemblée hétéroclite. Avant le 25 avril, le Mouvement des Capitaines se partageait entre les partisans de Costa Gomes et ceux de Kaulza de Arriaga. Les seconds furent exclus. Puis il y eut les partisans de Spinola, qui se virent, à leur tour, chassés. Après la provocation du 11 mars, une nouvelle purge frappa les opposants. Autrement dit. parler de « l'unité du M.F.A. », c'est courir la chimère et chasser le dahu. Pourtant, dans les discours et les articles, ces quelques mots revenaient, -- sans que l'on pût savoir si celui qui les employait était dupe ou menteur. 33:197 Deuxième réaction : on en vint à se poser des questions sur la « qualité » des membres des divers conseils et assemblées issus du M.F.A. Mario Soares, se réveillant après quinze mois d'hibernation, déclara : « Nous voulons savoir comment ont été choisies les personnes qui composent l'Assemblée du M.F.A. » Pour les uns, on voulait « casser le M.F.A. » ; pour les autres, « le M.F.A. était mort » ; et même si la majorité des officiers et des hommes politiques portugais n'osaient pas aller jusqu'au slogan « les militaires dans les casernes », c'était cependant vers cette formule que l'on s'acheminait dou­cement. En outre, les membres les plus distingués du M.F.A. se met­taient à penser et à parler. *Celui qui parlait,* c'était Otelo Sa­raiva de Carvalho. Le commandant du Copcon -- c'est-à-dire de la police militaire -- multipliait les déclarations à la presse et les discours incendiaires. Un voyage à Cuba lui permit de se déclarer, à son retour, castriste et guévariste ; auparavant, il avait été social-démocrate, mais cela ne le gênait guère. Il réclama des exécutions de réactionnaires ; il menaça de transformer les arènes de Campo Pequeno en camp de concentration. S'il n'avait pas commandé, entre autres, les principaux régiments de la région militaire de Lisbonne, cela aurait été risible. *Celui qui pensait,* c'était le capitaine Melo Antunes. Son manifeste, -- signé de huit autres officiers et connu depuis lors sous le nom de « manifeste des 9 », -- versa un peu plus d'huile sur le feu. Du jour au lendemain, Melo Antunes qui, jusque là, avait plutôt semblé chercher ses inspirations idéolo­giques chez les délicats penseurs algériens, fit figure de libéral et de « modéré ». Les précisions données par le capitaine Sousa e Castro -- membre du Conseil de la Révolution et appartenant à la tendance Melo Antunes -- dans une interview publiée par *Le Quotidien de Paris*, ne servaient à rien. Comme on lui demandait s'il acceptait le qualificatif de « mo­déré », il répondit : « *Dans la situation portugaise actuelle, nous sommes effec­tivement des modérés. Mais, par rapport aux forces politiques en France, nous nous situons à gauche du Parti Socialiste et du Parti Communiste. Aux environs du P.S.U. *» ([^8]) 34:197 Répondant au « document Melo Antunes », le Copcon, à son tour, publia le texte d'une plate-forme qui fut adoptée par « les militaires de gauche ». Du jour au lendemain, Carvalho devint le chef inavoué d'une étrange coalition groupant les dissidents de gauche du parti socialiste -- le M.E.S. : Mouvement de la Gauche Socialiste -- et des groupuscules gauchisants et terro­ristes. Cette période d'ultra-gauchisme de Carvalho ne dura que ce qu'elle devait durer. Le Conseil de la Révolution ayant décidé la dissolution de la 5^e^ Division de l'État-Major, c'est-à-dire de l'élément le plus communisé de l'État-Major, ce furent les troupes du Copcon qui occupèrent sans ménagement les locaux, faisant main-basse sur les archives et sur les bandes magnétiques où se trouvaient enregistrées les délibérations des instances suprêmes du pouvoir révolutionnaire. Du coup, le balancier repartant en sens inverse, Carvalho et ses hommes devinrent aux yeux des purs le fer de lance de la réaction. \*\*\* Au milieu de tout cela, Vasco Gonçalves. Sous les coups, il jetait je masque chaque jour davantage et apparaissait tel qu'il était en réalité. Son communisme foncier devenait plus flagrant à chacun de ses discours ; son apparentement à Alvaro Cunhal se manifestait plus clairement. (Que le temps était loin où les rencontres entre les deux hommes se déroulaient clan­destinement à Paris, tous deux descendant « innocemment » au même hôtel pour dépister les limiers de Caetano et se re­trouver sans fatigue.) Pour tous, il devenait l'homme à abattre. La maladresse des militants communistes l'acclamant, après avoir quelques instants auparavant hué le président de la République Costa Gomes, précipita sa chute. Le chef du gouvernement désigné, « l'amiral » Pinheiro de Azevedo, bénéficia avant tout du fait qu'il n'était pas Gon­çalves. De même que les amis de Melo Antunes avaient été, baptisés « modérés », de même Azevedo passa pour libéral. Il eut beau proclamer que : 35:197 1\. -- le Portugal deviendrait so­cialiste, 2. -- qu'il ne serait pas social-démocrate, ce qui ne laisse pas beaucoup de place au libéralisme, son arrivée au pouvoir fut accueillie avec faveur. Tous ceux qui avaient fait un grand effort pour refuser Vasco Gonçalves soupirèrent d'aise lorsque le sixième gouvernement provisoire portugais fut formé. Une constatation, pourtant, s'impose à tout observateur at­tentif : ce gouvernement est la victoire de Lisbonne sur la province. Victoire sur les populations catholiques et traditio­nalistes du Nord, sur ce pays réel qui a su se soulever au mois d'août dernier. Mario Soares ne cache pas que le parti socialiste portugais est décidé à lutter contre « la réaction ». Les bourgeois capitalistes et francs-maçons du Parti Populaire Démocratique (P.P.D.) ne seront certes pas les derniers à courir sus à la « réaction cléricale ». Le nouveau gouverne­ment, qui se compose de membres des partis ayant signé l'ac­cord « M.F.A.-Partis », est un gouvernement dans la ligne, un gouvernement qui ne peut, sans se renier lui-même, aban­donner la « marche vers le socialisme » entamée le 25 avril 1974. Que le peuple portugais ne veuille pas de ce socialisme, cela n'a aucune importance. Non que le caractère traditiona­liste et anti-socialiste de ce peuple soit inconnu des gens de Lisbonne. C'est le Diario de Noticias qui, le 1^er^ août dernier, reconnaissait ouvertement que « l'un des rideaux de fumée qui se lancent systématiquement (...) était la déclaration que le peuple ne pouvait pas être réactionnaire ». « Maintenant, ajoutait le journal, il nous paraît que le temps est venu d'aban­donner des idéalismes qui peuvent être mortels : la question qui se pose n'est pas de savoir si le peuple est ou n'est pas réactionnaire, mais bien de savoir s'il pourrait être conduit à se comporter de manière réactionnaire. Les faits sont en train de prouver que cela peut se produire et se produit. » Ce *peuple réactionnaire*, ce *pays réel* du Nord, c'est lui que les hommes des sectes politiques de Lisbonne sont en train de trahir et d'ignorer. Il ne faut d'ailleurs pas croire qu'il soit le seul à se trouver dans une telle condition. A l'opposé, il existe aussi, dans les provinces au Sud du Tage, un autre « pays réel » : ouvriers agricoles marxisés, villageois sans terres, bouviers sans eau, toutes les troupes fidèles d'un parti communiste ancré dans les structures de ces provinces brûlées de soleil. La présence d'un seul ministre communiste au sein du sixième gouvernement est certainement proportionnée aux résultats des élections d'avril dernier. Il n'en reste pas moins que la portion congrue à quoi le P.C.P. se voit réduit sera ressentie, après les beaux jours de Gonçalves, comme une autre trahison par cette autre fraction du pays réel. 36:197 Que le Parti Communiste conserve des positions privilégiées au sein de l'appareil administratif de l'État portugais ne lui est guère sensible. Seule reste l'amertume d'une victoire entrevue et qu'elle croit échappée. Peuple réactionnaire du Nord, peuple révolutionnaire du Sud, tous deux se trouvent également bernés par les hommes des appareils politiques. Reste à savoir si cette situation sera acceptée. Il semble évident que le Parti Communiste se refuse à admettre l'échec que représente pour lui le départ de Vasco Gonçalves. Un pied dans le gouvernement, un pied dans l'opposition, il est ferme­ment décidé à faire naître toutes les contradictions possibles et à en profiter au maximum. Déjà, les mesures prises par le nou­veau gouvernement se heurtent au refus des « populares ». Ainsi à Porto, où le conseil municipal dissous demeure prati­quement en place sous la pression de la foule. Dans un autre domaine, capital celui-ci, le gouvernement a déjà été obligé de reculer. La loi interdisant la publication des informations sur l'agitation dans les casernes a dû être rapportée. Le mouvement gauchiste des soldats S.U.V. (Soldats Unis Vaincront) a manifesté à Porto ; il envisage de manifester à Lisbonne même. Cela fait trois mois que la presse portugaise signale que les gouvernements successifs veulent « remettre de l'ordre dans l'armée ». L'ordre n'est toujours pas remis et, quand il n'y a pas d'ordre, la plus simple des logiques veut que ce soit le désordre qui règne... Jean-Marc Dufour. ### Tour d'horizon ibéro-américain *Trois pays, à des titres divers ont occupé les colonnes de la presse internationale. l'Argentine, le Pérou, la Colombie. C'est d'eux que nous trai­terons cette fois.* Argentine : la fin du voyage. Le 14 septembre dernier, la présidente de la République Argentine, Mme Isabel Peron, annonçait qu'elle prenait un congé de maladie « dans les formes constitutionnelles ». 37:197 Cela impliquait que le pouvoir, durant l'absence de la Prési­dente, serait assumé par le président du sénat : M. Italo Luder. Naturellement, tout le monde pensa que ce « congé de maladie » était une sortie définitive et que la veuve de Juan Domingo Peron avait trouvé ce biais facile pour abandonner un pouvoir qu'elle ne parvenait plus à exercer. Le péronisme ou « justicia­lisme » est né d'un mouve­ment ouvrier, habilement ca­nalisé par celui qui était alors le colonel Peron. Il a vécu grâce à l'appui des organisa­tions syndicales qu'il avait mi­ses en place. Il a survécu, pen­dant les dix sept années d'exil de son fondateur, grâce à la fidélité inconditionnelle de la C.G.T. argentine. Le retour au pouvoir du général Peron de­vait sonner son glas. D'une part, pendant les dix-sept ans écoulés entre la fuite de Peron et son retour, bien des choses avaient changé en Argentine. Le pays, industria­lisé, connaissait des problè­mes auxquels ne pouvaient ré­pondre les slogans médiocres du justicialisme. Par ailleurs, si l'Argentine s'était transfor­mée, Peron était resté le même. Le même, mais avec dix-sept ans de plus. Celui qui revenait, acclamé par tout un peuple, était un vieillard, qui ajoutait les in­certitudes de l'âge aux inco­hérences de son caractère. Bien vite, il apparut qu'il vi­vait dans un monde de chi­mères, de chiffres faux, de fantasmes chéris. L'influence que possédait -- sur Peron et sur son épouse -- le « mage » Logez Rega était un autre as­pect de ce crépuscule tragique. Peron mort, on pouvait s'at­tendre au pire. Il paraissait inconcevable que l'armée ar­gentine acceptât d'avoir pour commandant en chef l'ancien­ne danseuse folklorique des cabarets de Panama. L'armée argentine ne broncha pas ; il est vrai qu'elle sortait d'une aventure assez pénible et que les déboires qu'elle avait ren­contrés -- soit lorsqu'elle gou­vernait par « président inter­posé », soit lorsqu'elle gou­vernait directement -- étaient de nature à lui avoir enlevé tout appétit du pouvoir. Certaines difficultés vinrent des divers courants révolu­tionnaires qui avaient trouvé place au sein du justicialisme. L'enlèvement, l'assassinat, le vol à main armée devinrent le pain quotidien des Argen­tins. D'abord spécialité des mouvements de gauche -- péronistes d'extrême-gauche, trotskistes, castristes de tou­tes nuances -- ces manifesta­tions du « machisme révolu­tionnaire » furent acceptées avec indulgence par la presse et l'opinion internationales. Tout changea lorsqu'un mou­vement de droite se mit en mesure de tuer les tueurs. L'in­dignation fut générale et seu­les les victimes de l'A.A.A. (Alliance Argentine Anticom­muniste) parurent dignes de pitié. D'autres difficultés naqui­rent de la nature même du justicialisme ; elles peuvent, quant à elles, se résumer en peu de mots : une absence totale de vision d'ensemble -- tant économique que politique -- conduisit au chaos politi­que et à l'effondrement éco­nomique. L'Argentine, pays potentiellement riche, vit au­jourd'hui dans la misère ; des produits aussi usuels que l'as­pirine et le savon sont presque aussi rares que les billets de cent francs sur le trottoir de l'avenue de l'Opéra. Le coup de grâce vint des milieux ouvriers. La vieille C.G.T., fidèle à Peron et dé­vouée à Isabel Peron, se voyait de plus en plus désavouée par « la base ». Les centrales syn­dicales régionales n'obéissaient plus aux directives de Buenos Aires. La grève générale du début de juillet 1975 marqua la première rupture entre le péronisme posthume et la C.G.T. Alors, les manifestations d'indépendance des hommes politiques commencèrent. La première cible était Lopez Re­ga. Il faut avouer que le per­sonnage du confident de l'Ar­change Gabriel prêtait le flanc aux polémiques. Sans accor­der une foi complète aux ac­cusations dont la presse ar­gentine est remplie depuis sa chute, on peut tout de même -- n'en retenant que le quart et mettant le reste au compte des exagérations partisanes -- dire que le crédit dont a joui un semblable personnage doit être rapproché de celui du mé­decin thaumaturge d'Hitler. Lopez Rega parti, la place se trouva libre pour les in­fluences disparates des mili­taires et des politiques. Ce sont visiblement les militaires qui, pour l'instant, l'emportent. On se croirait revenu dix ans plus tôt, lorsque les migraines de l'État-Major faisaient et défaisaient les présidents de la République. Pendant ce temps, la gué­rilla continue dans les mon­tagnes du Tucuman. Pérou : le départ du « cholo ». Le coup d'État qui vient de se produire au Pérou est l'un des moins sanglants qu'ait connu l'Amérique latine. Le Pré­sident-dictateur-général Juan Velasco Alvarado a été rem­placé « en douceur » par le général Francisco Morales Bermudez, sans que les délégués à la conférence des « non-alignés » (sic) qui se tenait à Lima se soient aperçus de rien. Les militaires avaient pris le pouvoir en 1968, en dépo­sant et expulsant le président Belaunde Terry de tendance vaguement démocrate chré­tienne. La Junta nomma pré­sident de la République ce général surnommé « *el chi­no *» -- ce qui, au Pérou, si­gnifie « l'indien » -- natif d'un village du Nord et que sa carrière avait mené du pos­te d'attaché militaire à Paris au poste d'attaché militaire à Washington. El Chino, disaient les uns, « El Cholo » disaient les autres. C'est la même cho­se ; seule change la charge affective. Le Cholo est un personnage typiquement et purement pé­ruvien. C'est l'Indien descen­du dans la plaine et qui a évolué à demi ; c'est surtout le métis, mal à l'aise dans sa peau, tiraillé par son appartenance aux deux communau­tés, nageant à la limite des hautes et basses eaux. C'est à un ambassadeur « cholo » que le président d'une Répu­blique sud-américaine s'adres­sa en ces termes : « Asseyez-vous, messieurs » ; comme l'ambassadeur, regardant au­tour de lui, se voyait seul et s'étonnait, le président en­chaîna : « C'est que vous, vous êtes toujours au moins deux. » 39:197 Le gouvernement d'Alvarado et des militaires péruviens n'a pas encore été classé par­mi les succès politiques de la planète. Il est marqué -- jus­qu'à ce jour -- par un « anti-impérialisme » frénétique, un jargon révolutionnaire em­prunté aux auteurs trotskistes, et une totale absence d'ef­ficacité masquée sous de grands efforts verbaux. C'est à Lima que, le jour de la fête nationale, une journaliste co­lombienne s'aperçut qu'on pal­liait l'absence des spectateurs enthousiastes en passant, pour la radio, de vieilles bandes d'enregistrement d'acclama­tions populaires. Les grands succès du gou­vernement militaire péruvien ont été : la nationalisation des propriétés américaines, la confiscation des propriétés terriennes privées, la main­mise sur les différents organes de presse. Le Pérou a été l'un des pre­miers pays à nouer des rela­tions diplomatiques avec La Havane et, pour la dernière fête nationale, Raul Castro est venu faire admirer son élé­gance dans les rues de Lima. L'armement des troupes péru­viennes est impressionnant. Le débarquement de chars sovié­tiques « achetés » aux Russes a causé une certaine inquié­tude dans les milieux politi­ques et militaires sud-améri­cains. Colombie : l'état de siège. Il serait aussi fastidieux d'énumérer les enlèvements, assassinats, prises d'otages, attaques à main armée qui se sont produits depuis six mois en Colombie que ce le serait pour l'Argentine. La recrudescence des exac­tions a conduit le président Lopez Michelsen à proclamer l'état de siège. Cela n'a rien d'extraordinaire en soi. Ce qui est surprenant c'est que ce soit Lopez Michelsen qui le fasse. Cet ancien compa­gnon de route des castristes avait juré de ne pas tomber dans le cycle « terrorisme-ré­pression ». Il a en partie tenu parole : le cycle dans lequel il est tombé est plus compli­qué. C'est celui de « terroris­me, démission, répression ». Car le gouvernement libéral colombien a fermé les yeux sur les préparatifs des terroristes locaux... jusqu'au jour où. C'est l'armée colombienne qui paiera la casse. Cuba : la fin des sanctions. Le cauchemar des progres­sistes américains prend fin. Le 29 juillet dernier, l'Organisa­tion des États Américains a levé les sanctions imposées à Cuba. Rappelons que le parti­san le plus fervent de cette levée fut le président de la République du Vénézuéla, qui, lorsqu'elles furent imposées, était ministre de l'intérieur de son pays ; il reçut la commis­sion d'enquête de l'O.E.A. et dépeignit en termes vifs com­bien Cuba était un péril pour « l'hémisphère ». J.-M. D. 40:197 ### Philosophie de l'assignat par André Guès LE SYSTÈME était clair, simple et rapide : l'État a pris les biens d'Église, d'une valeur estimée de 2.400 millions, les mettra en vente et paiera ses dettes avec l'argent ainsi obtenu. Mais en fait ce n'était ni si clair, ni si simple, ni si rapide. D'abord l'État devait purger les hypothèques dont ces biens étaient grevés, soit 150 millions : leur valeur réelle était diminuée d'autant. De plus il prenait en charge les traitements du clergé et pensions alimentaires des ecclésiastiques sans emploi dans la nouvelle organisation, soit 120 millions par an, représentant un capital de 2.400 millions : l'opération était déjà déficitaire au départ. Certes la part de ces 120 millions correspondant aux ecclésiastiques sans emploi, 50 millions, de­vait s'éteindre progressivement avec la mort des intéressés, mais en attendant cette heureuse conjoncture il fallait payer. Certes, ces 120 millions pourraient être couverts par l'impôt foncier payé par les nouveaux propriétaires, mais ces proprié­taires n'existaient pas encore et l'impôt non plus, au contraire du poste de dépense au budget. Enfin le paiement des biens vendus aurait pu se faire en monnaie métallique, titres de créance sur l'État ou autres papiers. Il n'en fut rien et l'on créa pour les besoins de la cause, je veux dire de la cause révolutionnaire, un papier particulier, l'assignat. Ici encore, quoique plus complexe qu'un achat en monnaie courante ou titres d'État, le système était théoriquement simple : un or­ganisme ad hoc, bien nommé Caisse de l'Extraordinaire, émet­tra de ce papier à concurrence de la valeur des biens qui le garantissent, soit 2.400 millions -- on négligeait les hypothè­ques. Le liquidateur de la Dette en présentera les créances à la Caisse qui les paiera en assignats. Les assignats ainsi mis en circulation seront utilisés par les acheteurs de biens natio­naux pour payer leurs acquisitions et la Caisse les détruira au fur et à mesure de leur rentrée. En fin d'opération la Dette sera éteinte, les Biens nationaux vendus et les assignats dispa­rus. Ceci sauf accident, l'opération ne devant être terminée que douze. ans après la vente de la dernière parcelle, puisque les acquéreurs disposent de ce délai pour s'acquitter. 41:197 Tournons-nous maintenant vers les inventeurs et laudateurs du système des assignats. Ils emploient, certes, des arguments techniques qui ne sont point sans répliques, car l'Économie est une science subtile et obscure, où il est trop aisé d'errer, les théoriciens du programme commun de la Gauche le disant tous les jours au ministre. Mais aussi des arguments politiques qui rendent les premiers suspects. En gros ceci : la vente des biens d'Église attache à la Révolution leurs acquéreurs, qui ne peuvent que craindre le retour au pouvoir des « aristo­crates » bien décidés à les rendre à leur propriétaire dépouillé. C'est bien, mais c'est peu. L'assignat, dont la valeur est garantie par ces biens, étant utilisé au paiement de la Dette, puis comme monnaie avant de réintégrer la Caisse, il ne sera créancier de l'État, puis, en définitive, porteur à quelque titre que ce soit d'un papier de cent livres -- 500 francs actuels -- à ne craindre une restitution qui, du jour au lendemain, en ferait tomber la valeur à zéro par la disparition de sa garantie foncière. Le nombre des citoyens attachés à la Révolution en sera singulièrement multiplié. Dans son discours du 20 août 90 sur les assignats, Mira­beau dit que par eux « *l'intérêt bien entendu lie les égoïstes par leur fortune particulière à la fortune publique, au succès de la Révolution *». Barnave : « *Ceux qui ne veulent pas de l'assignat ne veulent pas de la Révolution. *» Un obscur député de Chalons déjà en décembre 89 : « *Nos assignats seront le ciment indestructible qui liera ensemble toutes les parties du superbe édifice que vous avez construit. Comment supposer que la Constitution puisse être renversée lorsque plusieurs mil­lions en assignats, répartis sur la surface du royaume, donne­ront à tous les citoyens un égal intérêt à la maintenir et à lai défendre ? *» Roederer en avril suivant : « *En répandant les assignats, vous intéresserez un grand nombre de citoyens à l'aliénation des biens du clergé. *» Montesquiou en août : « *Les assignats seront le lien de tous les intérêts particuliers avec l'intérêt général. Leurs adversaires mêmes deviendront proprié­taires et citoyens par la Révolution et pour la Révolution. *» Encore Mirabeau : « *Partout où se trouvera un porteur d'assi­gnats, vous compterez un défenseur de vos mesures, un créan­cier intéressé à vos succès. *» L'assignat sera « *un étai moral et infaillible de notre Révolution... Douter de la valeur de l'assignat, c'est douter de la valeur de la Révolution, c'est un crime *». Ainsi, dans l'opinion de ses promoteurs, l'assignat apparaît moins comme un expédient financier, au demeurant non nécessaire, que comme un procédé efficace pour affermir la Révolution, et l'opération émission -- achat -- retrait non pas comme une opération blanche, mais l'assignat comme une monnaie pérenne. 42:197 Il l'apparaît d'autant plus que lors de la discussion sur la première émission, la Droite déposa une motion stipulant que l'opération serait en tout état de cause limitée dans le temps : tel était bien le principe. La Gauche se gaussa d'une telle naïveté et quelqu'un proposa que la motion soit envoyée pour examen au Comité de santé, son auteur à l'hôpital des fous. J.-J. Chevalier, biographe non défavorable de Mirabeau, as­sure qu'en plaidant pour les assignats il ne se berçait lui-même d'aucune des « *illusions qu'il versait sur l'Assemblée *», qu'il prévoyait fort bien que l'institution de l'assignat conduirait à l'inflation et à ses catastrophes, mais qu'il « *enracinerait *» la Révolution en « *liant à son sort tous les porteurs d'assignats et tous les acheteurs de biens nationaux *». Je ne pense pas que l'organisation de la banqueroute de l'État, donc de la misère de ses concitoyens les plus pauvres, relève du plus pur patriotisme. Or il faut donner raison à J. J. Chevalier, et plus encore, car non seulement Mirabeau voyait dans l'assignat une opération financière catastrophique, mais il jugeait qu'elle était au plus haut point immorale, ayant jadis écrit : « *Une émission de papier-monnaie est un vol ou un impôt mis sur le peuple le sabre à la main... Le papier-monnaie est un foyer de tyran­nie, d'infidélité et de chimères, une véritable orgie née de l'autorité en délire. *» Les derniers mots font une assez bonne définition de la Révolution à laquelle il devait pousser plus tard de toutes ses forces. Et de fait, la planche à billets fonctionna tout de suite à bonne vitesse. Le plafond de l'émission, fixé à 1.200 millions en décembre 89, fut atteint en 9 mois. Non pas qu'au bout de ce temps 1.200 millions de la Dette aient été éteints, il s'en faut de beaucoup. Car l'Assemblée a tout de suite produit l'accident qui fausse complètement tout le système. Jusqu'alors, l'État assurait ses fins de mois en empruntant à la Caisse d'Es­compte. Dorénavant, il le fait avec des assignats ainsi détour­nés de leur fonction naturelle. Contrairement à leur vocation, les assignats émis par la Caisse de l'Extraordinaire payent les dépenses ordinaires. L'avantage non pas certes de la France, mais de la Révolution, est que dès lors tout salarié, tout créancier de l'État à quelque titre que ce soit sera porteur d'assignats : fournisseurs, rentiers, fonctionnaires, retraités, militaires, pensionnés, évêques, curés, vicaires et tous autres. Mais, un enfant le comprendrait, l'État mange son capital en l'utilisant à vivre au jour le jour. 43:197 Au bout de ces neuf mois, on s'avise opportunément, pour mieux contrôler la machine, qu'il faut distinguer entre le pla­fond de l'émission, qui est la valeur de la garantie foncière, et le plafond de la circulation, qui est la valeur des biens non encore vendus plus celle des annuités non encore échues des biens vendus. Mais la planche à billets n'est pas mieux con­trôlée pour autant. Car le plafond de la circulation doit évi­demment diminuer avec les ventes et les échéances des an­nuités : or on ne cesse de l'augmenter, 50 millions par mois en moyenne dans le dernier semestre avant la guerre. En décembre 91, les assignats émis ont servi dans la pro­portion de 73 % non pas à éteindre la Dette, mais bien à solder les dépenses courantes de l'État. Il restait alors 208 millions dans la Caisse de l'Extraordinaire et la Dette était encore de 1.103 millions. Son liquidateur, Dufresne Saint-Léon, demandait donc que le plafond des émissions soit relevé d'un milliard, atteignant ainsi la valeur de la garantie foncière des assignats. Ce milliard eût été suffisant s'il n'avait été destiné qu'à la Dette. Mais à la cadence avec laquelle la Législative ponctionnait l'Extraordinaire pour les dépenses courantes, ce milliard n'épongerait qu'un quart de la Dette, et le reste serait consommé en dix mois. Plus vite même en raison de la dépré­ciation du papier tombé entre la fin de 1791 et avril 92 (la guerre), de 97 à 70 % du pair. En sept mois au plus, on serait ramené au problème précédent et il ne resterait plus qu'à recommencer, et ainsi de suite, et de plus en plus vite parce que, plus on émettrait de papier, moins il aurait de valeur. L'ubuesque machine à phynances des Jacobins était bien lancée quand la guerre éclata. Les courbes établies pour sept départements répartis sur le territoire -- Ille-et-Vilaine, Vosges, Yonne, Rhône, Bouches-du-Rhône, Haute-Garonne, Gironde -- montrent que l'assignat était tombé à la veille de la guerre entre 56 et 88 % de la valeur inscrite suivant les endroits, avec une moyenne de 70. Chose curieuse, l'assignat remonte depuis le début de la guerre jusqu'au début de 93 où il se situe entre 66 et 80 %, puis la chute reprend jusqu'à l'automne où il est entre 20 et 42 % avec une moyenne de 30. Ces courbes, et les travaux de Gomel, historien des finances de la Constituante, de la Législative et de la Convention, me permettent de m'inscrire en faux contre l'affirmation de Louis Blanc (*Histoire de la Révolution*), re­prise par Georges Lefebvre (*Les Thermidoriens,* Armand Colin, 1937) et M. Paul Nicolle (*La Révolution française,* P.U.F., Que sais-je ?, 1948), que c'est la Convention thermidorienne qui a provoqué la déconfiture financière par son décret du 24 décembre 94 supprimant le maximum des prix et des salaires. Certes l'instauration du maximum général en septembre 93 a fait remonter l'assignat à 45 %, une quinzaine de points ga­gnés, jusqu'au début de 94, puis la chute a repris, et au moment de Thermidor, fin juillet, l'assignat se situait entre 28 et 36 % avec une moyenne de 30 %. 44:197 Ceci signifie que le prix de toutes choses avait augmenté de 70 % par le seul effet de l'avilisse­ment de la monnaie auquel s'ajoutait celui de la raréfaction due au manque de main-d'œuvre (centaines de milliers de producteurs devenus soldats, développement des industries de guerre, priorité des immenses charrois militaires) et à l'arrêt quasi complet du commerce extérieur. L'état ne maintenait les prix aux taux artificiels du maximum, et encore pas tous, que par des allocations massives, avec des centaines de mil­lions qui accroissaient l'inflation, conséquemment les prix réels : le « cercle infernal » était bien fermé. Mais dans l'intervalle, l'assignat avait pris, avec la Terreur, une nouvelle importance économico-politique et, par son in­termédiaire, la guillotine était devenue exactement le « croc-à-phynances » du Père Ubu. Il est remarquable dans la subver­sion totale que la Convention ait rétabli, en l'aggravant, une disposition juridique ancienne abolie depuis le 21 janvier 90, la confiscation des biens des condamnés (titre II de la loi du 10 mars 93 établissant le Tribunal révolutionnaire). Sauf que sous la Monarchie c'était une peine accessoire laissée à l'appréciation du juge, tandis que la Convention la faisait automatique. D'autre part, dans la destruction totale de toutes les hiérarchies, la seule inégalité demeurée était celle de la fortune. M. Albert Soboul s'est complu à montrer par maints exemples volumineux ou caractéristiques que la fortune, excitant la basse envie des sans-culottes qu'il appelle leur vif sentiment de l'égalité, était pour eux motif à inscription sur la liste des « suspects », avec toutes les conséquences impliquées. M. Soboul étudiait alors *les Sans-Culottes* (Seuil, 1968), et il n'entrait pas dans son sujet de montrer le mécanisme de l'opé­ration dont il est probable qu'il échappait en effet au militant de base. Il en était autrement quand il a fait l'histoire de *la Révolution française* (P.U.F., Que sais-je ?, 1970) où il eût été bon qu'il exposât comment la machine à tuer ravitaillait la garantie foncière de l'assignat. De l'ensemble : richesse-suspicion-guillotine-biens nationaux-assignats, il n'a montré que les deux premiers éléments. La Terreur, en multipliant les condamnations de riches et la nationalisation conséquente de leurs biens, accroissait la masse des biens nationaux et par conséquent la garantie des assignats en même temps que le nombre des acheteurs de biens et des porteurs de papiers. C'est ce que les fortes têtes de la Révolution avouaient très bien. Dupin et Barère faisaient de l'humour : « *La guillotine est meilleure financière que Cam­bon *» qui, président du Comité des finances à la Législative puis à la Convention, présidait à l'application du système. 45:197 Lui-même déclarait : « *vous voulez amortir les dettes que vous aven ? Guillotinez et puis guillotinez. *» Plus brève, la définition du système par le même Barère : guillotiner, c'est « *battre monnaie *», reprise par le même Cambon : « *Il faut battre monnaie sur la place de la Révolution *» où travaille la guillo­tine. Le *négociantisme* devient motif de condamnation, comme l'*aristocratisme* et le *fanatisme* (catholicisme). En arrivant à Marseille Barras et Fréron constatent que « *les infâmes négo­ciants *» échappent à la mort : ils suspendent le tribunal, le remplacent par une commission militaire plus efficace, et tout le haut commerce de la ville y passe. Monet, maire de Stras­bourg : « *La fortune des fanatiques condamnés assure à la République un revenu d'un million. *» A Bordeaux la condam­nation du maire Saigre en rapporte dix et inversement l'actrice Dorfeuille échappe à la mort devant la commission militaire « *en raison *» de la modicité de ses ressources. Dupin envoie les fermiers généraux à la guillotine en calculant que leur mort vaudra à l'État de 3 à 400 millions. L'état de la fortune est bien un élément d'appréciation pour les juges, le Comité de Sûreté générale l'écrit à la Section Guillaume Tell : « *Vous oubliez, en nous envoyant la liste des citoyens que vous mettez en arrestation, de mettre en marge la quotité de leur fortune. Cet oubli est très préjudiciable à la chose publique : il met les juges dans l'impossibilité d'asseoir leur jugement. *» La législation sur les émigrés, de son côté, augmentait consi­dérablement l'élément foncier du système des assignats par une disposition strictement réservée aux propriétaires. Pour être réputé émigré, inscrit sur la liste et conséquemment voir son bien nationalisé, il suffisait de ne pas résider dans la commune où on était propriétaire, même si on n'était pas passé à l'étranger, soit qu'on fût propriétaire dans deux com­munes, soit qu'on fût absent pour tout motif valable, par exemple pour servir la Nation. C'est ce qui advint à Portalis, au général du Muy, châtelain de Grignan, alors au siège de Layon contre les rebelles, à Beaumarchais en mission à l'étranger pour le compte du Comité de Salut public, à La Tour d'Au­vergne, le futur « Premier Grenadier de France », propriétaire de deux petites fermes en Bretagne, à Monicault, directeur de la poste à l'armée d'Italie, à Montyon, l'homme des prix de vertu, au chef de bataillon Marescot, l'un des premiers à être entré dans la grande redoute anglaise lors de la prise de Toulon, à Dampierre qui, quand il fut tué au commandement de l'armée du Nord, avait appris que ses biens étaient natio­nalisés, et à bien d'autres personnages non autrement connus de l'histoire : à Gramont, soldat au 1^er^ de ligne, Grandchamp, hussard au 7^e^, Reymeng, tambour, Bodin, canonnier, Saint-Albin, lieutenant mort à Perpignan le 3 janvier 94, qui ne sera rayé de la liste qu'en 1801. Sur la liste des biens natio­nalisés de la Gironde figurent ceux d'un « patriote » de la glorieuse Légion des Allobroges. 46:197 La masse s'augmentait encore du fait que, selon la loi, les prêtres bannis en août 92 étaient considérés comme émigrés, et de même les père, mère, époux, frère, sœur et enfants d'émigrés, ou réputés tels. A Vienne, sur 30 prêtres inscrits à la première liste, 3 seulement ont réellement émigré. A l'Isle-sur-Sorgue, la femme Daumas est incarcérée pour l'émigration de son mari qui sert au 2^e^ bataillon du Vaucluse. Vacarenne passe devant le tribunal du même département pour celle de son fils, résidant à Montpellier, qui accourt en crevant son cheval : il était temps, le réquisitoire venait d'être prononcé. Le frère de Prisye, soldat à l'armée des Alpes, est guillotiné comme parent de cet émigré. Un compte immense fut ainsi ouvert au crédit de la Répu­blique, compte qui allait en se gonflant suivant le procédé de la boule de neige ou la loi de progression géométrique et qui finit par s'élever approximativement à une douzaine de mil­liards sans compter les biens meubles. Ce fut insuffisant à satis­faire la boulimie du régime : il fut émis une cinquantaine de milliards d'assignats en six ans. Alors l'État fit une première banqueroute en les démonétisant et reprenant au centième de la valeur inscrite. Ils furent remplacés par un deuxième papier, le mandat territorial qui ne fit pas un an avant d'être démoné­tisé et lui aussi repris par l'État au centième. Ainsi, écrit M. Pierre Gaxotte, un bon patriote qui, faisant confiance à Mirabeau et à Cambon, aurait en 1790 renfermé 3.000 francs d'assignats dans une cassette, se serait retrouvé le 4 février 1797 avec vingt sous pour toute fortune. Mais pendant ce temps l'assignat avait assuré la Révolution -- et fait beaucoup de ruines, beaucoup de misère, beaucoup de nouveaux riches et beaucoup de morts. André Guès. 47:197 ### Billets par Gustave Thibon #### Marx est-il coupable ? 16 mai 1975 Tel est le titre d'un article, signé d'un « penseur » officiel du parti communiste, paru ré­cemment dans un grand jour­nal parisien, en réponse aux terribles accusations de Sol­jénitsyne contre le régime marxiste. L'auteur ne conteste pas la réalité des faits atroces rap­portés par Soljénitsyne, mais il reproche à celui-ci d'englo­ber dans la même condamna­tion la terreur stalinienne et l'idéologie de Marx. Voici d'ailleurs sa conclu­sion : « Il s'agit d'une dévia­tion accidentelle. Staline a pris le contre-pied des principes de Marx. La terreur sta­linienne ne correspondait à aucune nécessité politique ; elle était dirigée contre le peuple et ses victimes étaient des communistes authentiques. Établir une relation de cause à effet entre les principes de Marx et la tyrannie de Staline équivaut à faire du Christ le précurseur et le responsable des horreurs de l'Inquisition. » Méditons sur ces propos. Il est certain que Marx n'avait pas prévu la tyrannie de Sta­line et que, s'il y avait assisté, il ne l'aurait pas approuvée. Mais là s'arrête l'analogie entre le marxisme et le chris­tianisme. Car la doctrine du Christ, uniquement fondée sur la paternité divine et la fra­ternité humaine, ne portait en elle aucun germe de violence (l'amour ne contraint pas, di­sait déjà Platon) et les excès de l'Inquisition -- même si l'on replace celle-ci dans le contexte historique qui l'ex­plique et l'excuse partielle­ment -- ne peuvent être im­putés qu'aux hommes d'Église qui ont déformé le message évangélique. Tandis que les principes de Marx impliquent, dès l'origine, l'usage et la jus­tification philosophique de la violence. 48:197 D'abord, par l'appel à la révolution sociale et à la dic­tature du prolétariat ; ensuite et c'est là le point le plus grave, parce que Marx a voulu instaurer un type de société dont la structure est un défi permanent aux lois de la na­ture humaine et qui, dans cette mesure même, ne peut s'im­poser que par la force bru­tale ou une propagande men­songère. Expliquons-nous. Une doc­trine qui, sous prétexte d'abo­lir les abus trop évidents de la société libérale, élimine l'intérêt personnel et l'initia­tive privée et transforme cha­que individu en un rouage anonyme de la machinerie étatique, va directement à l'en­contre des instincts fondamen­taux de l'être humain. C'est dans ce sens que l'autorité pontificale a condamné jadis le communisme comme « in­trinsèquement pervers », et ce dernier mot doit s'entendre en fonction de son étymologie hors des voies normales de la nature. Or, qu'advient-il quand on demande aux hommes de re­noncer à leurs tendances les plus naturelles ? Ou bien cet appel répond à une vocation héroïque : les moines d'autre­fois renonçaient effectivement, par leurs vœux de pauvreté et d'obéissance, à l'initiative privée et à la compétition sociale, mais ils s'engageaient librement et ne représentaient qu'une mince frange de la po­pulation. Ou bien, pour la masse de ceux qui n'ont pas choisi d'appartenir à cette élite, le seul moyen de les at­tacher au collectivisme est la tyrannie physique avec ses sanctions ou l'intoxication psychologique avec ses men­songes. Faute de héros, on fait des esclaves... Ce qui nous conduit à mé­diter sur l'usage à peu près constant de la terreur dans les systèmes politiques qui, théoriquement, brandissent le plus haut l'étendard de la jus­tice et de la vertu. Robes­pierre, très modeste précur­seur de Staline, proclamait en 1793 : « Le ressort du gou­vernement populaire est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la ter­reur est funeste, la terreur sans laquelle la vertu est im­­puissante. » On se demande aussitôt ce qu'il peut rester de vertueux (au sens normal du mot : librement orienté vers le bien) dans cette « vertu » qui a besoin d'être inculquée par la terreur. Mais là réside précisément la mortelle con­tradiction des idéologies qui, fondées sur une image de l'homme étrangère à la nature de l'homme, se trouvent con­damnées à bafouer dans l'ac­tion les principes dont elles se réclament en théorie. Staline a renchéri en des­pote oriental sur cette cruelle nécessité d'imposer par la force ce collectivisme absolu que la nature refuse, mais la tyrannie subsiste après lui, moins sauvagement spectacu­laire, mais omniprésente à tous les niveaux de l'activi­té humaine (travail manuel, échanges commerciaux, infor­mations, culture, religion, etc.) dans tous les pays soumis à l'idéologie marxiste. Et elle durera aussi longtemps que le système qui lui a donné nais­sance et dont elle assure la survie. Car l'utopie, chose ir­réelle par définition, ne peut s'insérer dans le réel que par la violence. La violence est son climat, son élément, ce que l'eau est au poisson ou l'air à l'oiseau. Aussi est-il vain d'espérer une évolution du collectivisme vers la liber­té. 49:197 Ces deux termes sont in­compatibles : ou bien le col­lectivisme continuera à étouf­fer la liberté, ou bien le re­tour à la liberté fera éclater le collectivisme. #### Sur une pensée de Confucius 23 mai 1975 L'heure est au mécontente­ment sous toutes ses formes, depuis la lamentation résignée jusqu'à la révolte déclarée. Jeunes et vieux s'accordent pour dénigrer le présent, ceux-ci regrettant le passé, et ceux-là mettant toute leur espéran­ce dans les changements qu'ap­portera l'avenir. A tous les degrés de l'échelle sociale et dans toutes les professions, les gens se plaignent de leur sort et s'épuisent en critiques ; bref, personne n'est content de rien, sauf de lui-même, car où sont ceux qui s'attribuent une part de responsabilité dans les maux qu'ils déplorent sur tous les tons ? Or voici qu'au sortir d'une réunion toute imprégnée de cette ambiance morose, le ha­sard d'une lecture me fait tomber sur cette pensée de Confucius : « Mieux vaut al­lumer une chandelle, si hum­ble soit-elle, que de maudire l'obscurité. » Je communique cette for­mule à un ami qui me répond aussitôt : Je suis bien d'ac­cord, mais Confucius vivait dans une société décentrali­sée, de type agricole et artisa­nal, où l'individu pouvait quel­que chose contre le malheur des temps. Il faisait nuit, on allumait une chandelle ; on souffrait du froid, on allait ramasser du bois dans la forêt voisine et on avait une chemi­née dans chaque maison pour le brûler. Mais que faire au­jourd'hui dans une grande ville contre une panne d'élec­tricité qui nous prive simul­tanément de lumière et de chaleur ? De même, que peut l'initia­tive individuelle contre des maux comme l'inflation, le chômage, une grève des pos­tes ou des chemins de fer ? Le mal a pris aujourd'hui un caractère collectif qui appelle des remèdes également collec­tifs, c'est-à-dire des mesures d'ensemble relevant en gran­de partie des pouvoirs pu­blics. D'où la politisation gé­nérale des problèmes sociaux. « Qu'attend l'État pour ?... » dit spontanément l'homme de la rue. Bref, nous sommes dans une situation où les gens, privés de chandelle, n'ont pas d'autre ressource que de mau­dire la nuit en attendant l'amé­lioration de l'éclairage pu­blic... Je reconnais -- et c'est le revers angoissant de notre ci­vilisation technique, à la fois libératrice par la puissance des moyens qu'elle met à notre disposition et aliénante par son excès de centralisation -- que l'homme moderne a de moins en moins de prise sur les éléments extérieurs de sa destinée. Ce qui favorise d'une part la passivité, car on attend tout du dehors, et de l'autre l'esprit de revendication : pourquoi ne reçoit-on pas da­vantage. 50:197 L'individu peut tout de même allumer une chandelle dans cette nuit, ne serait-ce qu'en rétablissant le contact humain, si amorti aujourd'hui par la concentration et l'ano­nymat technocratiques. On se plaint de ce que la technocratie impose aux hom­mes des rapports presque uni­quement fonctionnels. Il dé­pend de chacun de nous de remonter cette pente. J'offre en témoignage deux exemples opposés. Je me trouvais il y a quel­ques mois dans un bureau de poste parisien. Une vieille femme désirant envoyer un mandat demande timidement à l'employée : « J'ai oublié mes lunettes : seriez-vous as­sez aimable pour rédiger ma fiche ? » Réponse irritée de la préposée avec un regard où la froideur personnelle s'ajou­tait à l'indifférence adminis­trative : « Croyez-vous que j'ai le temps de faire votre travail ? Regardez la fiche ; il est inscrit : à remplir par l'usager. » Je vois encore la pauvre vieille se retirer (avant que je remplisse moi-même sa fiche), la démarche un peu plus lourde et l'âme un peu plus glacée par cet accueil boréal... Un autre bureau de poste dans la même ville. Derrière l'un des guichets les plus fré­quentés, une jeune femme dé­tendue, affable, accueillant chacun avec un sourire spon­tané et rayonnant, inconnu même chez les commerçants les plus zélés, parce qu'il s'adresse non au client, mais à l'être humain. J'ai fait les opérations postales auxquelles j'avais droit en acquittant les redevances usuelles et j'ai em­porté en moi ce sourire ines­péré qui n'était pas un dû, mais une faveur, une grâce. Et, par surcroît, je me suis senti disposé à sourire aux in­terlocuteurs, plus ou moins va­lables que le devais affronter dans la journée, car la bonne humeur, l'attention, la bien­veillance provoquent des réac­tions en chaîne au même titre que l'indifférence ou l'animo­sité. Cet élément de grâce et de gratuité (les deux mots ont la même étymologie) confère aux relations les plus superficielles une qualité unique et irrem­plaçable. Grâce à lui, la ren­contre anonyme de deux champions sur l'échiquier social peut devenir un échange lumineux et à réchauffant en­tre deux présences. Et cet éclair de sympathie, qui est à la portée de tous à tout ins­tant, en dissipant l'obscurité, nous dispense de la maudire... #### La crise monétaire 30 mai 1975 La récente dévaluation du dollar et de la livre anglaise et la fragilité de toutes nos monnaies attirent notre atten­tion sur le problème monétaire en général. 51:197 C'est un fait, depuis qu'il existe des monnaies, la déva­luation, autrement dit la dimi­nution du pouvoir d'achat, est un phénomène constant et uni­versel. Mais ce phénomène se présente tantôt sous la forme d'une usure lente, tantôt sous celle d'une fièvre violente qui peut aboutir à la faillite spec­taculaire des États, comme par exemple en Allemagne, dans les années qui suivirent la première guerre mondiale, où l'on voyait la monnaie fondre littéralement comme beurre en broche. J'ai vu, dans un restaurant, le prix du repas, affiché à midi à un milliard de marks, passer à deux mil­liards le soir... Tout s'use ici-bas, et la mon­naie comme le reste. On s'est amusé à calculer que, s'il n'y avait jamais eu d'effondrement et de remaniement des mon­naies, une somme de cent francs, placée à intérêts com­posés au modeste taux de 5 % en l'an premier de notre ère, représenterait aujourd'hui une fortune équivalente à plusieurs fois le poids de la terre en or massif ! Ce dont je veux parler ici, c'est de l'usure anormalement rapide, telle que nous l'obser­vons dans les États contem­porains. Les faits sont élo­quents : entre 1814 et 1914. le prix de la vie avait à peine doublé ; entre 1914 et 1969 : il a augmenté dans la proportion de 1 à 300. Un homme qui possédait en 1914 un capital de 100.000 francs pouvait ai­sément vivre de son revenu ; aujourd'hui les intérêts de cette somme lui permettent à peine de se procurer une pai­re de chaussures. Je parle ici du franc français, mais la plupart des autres monnaies ont été l'objet de déprécia­tions analogues. Que se passe-t-il ? Et que représente cet étalon qui s'é­tire comme du caoutchouc ? C'est que l'étalon monétaire est également une aiguille in­dicatrice. La monnaie est comme le thermomètre dont les variations nous renseignent sur l'état réel de la vie éco­nomique. Ce n'est pas le degré marqué par le thermomètre qui fait la fièvre, c'est la fiè­vre qui fait s'élever la colonne de mercure... Car la monnaie, prise en elle-même, ne constitue à au­cun degré un bien économique (un homme chargé d'or ou de bank-notes égaré dans un dé­sert donnera volontiers toute sa fortune pour un verre d'eau et une bouchée de pain) ; c'est un signe qui, en vertu d'une convention reconnue par tous, simplifie et « fluidi­fie » la circulation et l'échange des biens économiques. Ce qui implique l'existence de biens réels correspondant à ce signe. Or qu'arrive-t-il si l'État mul­tiplie les signes monétaires sans un accroissement corré­latif des biens offerts à la consommation ? La monnaie perd automatiquement sa va­leur et le coût de la vie aug­mente en proportion. Tout cela parce que l'État cède à l'influence de groupes de pression qu'il est impuis­sant à dominer : ligues patro­nales, syndicats d'ouvriers, de fonctionnaires, d'agriculteurs, etc. -- dont le seul objectif est de s'assurer des bénéfices ou des salaires sans égard à la prospérité générale de la na­tion. Et le même État, grand dispensateur de ces privilèges injustifiés, abuse à son profit des mêmes moyens, car il dé­tient le pouvoir exorbitant de grossir démesurément les impôts, de contracter des em­prunts après avoir accumulé les faillites et de masquer par l'inflation le déficit dû à sa mauvaise gestion. 52:197 Les résultats de cette poli­tique apparaissent à tous les yeux. C'est d'abord la ruine de la vertu d'épargne qui, au lieu d'être honorée, se voit sanc­tionnée comme un délit... Seuls s'enrichissent quelques pêcheurs en eau trouble et particulièrement les spécula­teurs improductifs et parasites. C'est aussi l'annulation des avantages injustement accor­dés : l'inflation consume les bénéfices et dévalorise les sa­laires : ceux-ci, comme on l'a dit souvent, montent par l'es­calier tandis que les prix prennent l'ascenseur. Et c'est en vain que l'État, pour enrayer les conséquences de ses erreurs recourt à des mesures artificielles, telles que le blocage des prix, la restric­tion des crédits, le contrôle des changes, le soutien de la monnaie sur les places étran­gères, etc. -- remèdes inopé­rants qui consistent à truquer le thermomètre au lieu de faire baisser la fièvre pour aboutir finalement à la dévaluation, opération chirurgicale rendue nécessaire par un mauvais traitement. Ces difficultés, qui sont in­solubles dans le climat où nous vivons, s'aplaniraient d'elles-mêmes dans un régime de con­currence organisée et codifiée où l'État serait le garant de l'intérêt général et l'arbitre des intérêts particuliers et, au lieu de se comporter comme aujourd'hui en Moloch dévo­rant et en Providence gaspil­leuse, fixerait sa propre part de biens de consommation en fonction des services qui n'in­combent qu'à lui seul (police, justice, armée, etc.) et du ni­veau réel de la production. La clef de cette réforme est dans la défense de l'intérêt du consommateur qui prime tous les autres puisqu'il en­globe l'ensemble des citoyens. L'équilibre financier suivrait alors de lui-même, car d'une part un tel régime activerait le dynamisme de l'économie et, par conséquent, la produc­tion des vraies richesses qui cautionnent la monnaie, et d'autre part la loi des grands nombres joue toujours en fa­veur de la stabilité. Une économie saine secrète une monnaie saine sans qu'il soit besoin d'agir directement sur cette dernière. « Faites-moi de la bonne politique, je vous ferai de bonnes finan­ces », disait le baron Louis, ministre de Louis XVIII. J'ai comparé la dévaluation à une intervention chirurgicale. Cel­le-ci peut devenir nécessaire là où l'organisme n'a pas as­sez de ressources pour sur­monter sa maladie ou élimi­ner un corps étranger. Mais l'opération ne rajeunit pas l'organe opéré : c'est une so­lution d'urgence qui ne peut avoir d'heureux effets que dans la mesure où le corps retrouve ensuite son rythme normal. Et mieux vaut un ré­gime sain qui rend les opéra­tions inutiles. L'économie a besoin de bons hygiénistes qui veillent sur sa santé naturelle et non de chirurgiens avec leur scalpel ou de techniciens de la réanimation avec leurs piqûres, leurs ballons d'oxy­gène et leurs transfusions de sang étranger. 53:197 #### Une évolution régressive 6 juin 1975 Freud, dans sa métaphysi­que (par ailleurs très contes­table), affirme que l'être hu­main est régi par deux ten­dances antagonistes : la libi­do ou force vitale et « l'ins­tinct de mort ». Ce dernier terme me paraît s'appliquer singulièrement à l'idéologie égalitaire qui ra­vage notre époque. Qu'est-ce en effet que la vie ? La différenciation des éléments qui composent l'être vivant et l'unité qui en résulte. Et qu'est-ce que la mort ? Le retour à l'indifférenciation et la rupture de l'unité. Dans un cadavre, la cellule cérébra­le -- la plus noble de toutes -- se décompose au même ti­tre que la cellule adipeuse et perd toute supériorité sur cel­le-ci. Tout retourne à la ma­tière originelle. La dépouille de César ou de Socrate ne vaut pas mieux que celle d'un imbécile ou d'une canaille. On y trouverait, disait Victor Hu­go, « en les traitant par les mêmes réchauds, la même quantité de phosphate de chaux ». Le nivellement est parfait. Plus on s'élève dans la hié­rarchie des êtres vivants, plus augmente la diversité et la complexité des organes et le caractère spécifique et non interchangeable de leurs fonc­tions. Et cette loi de la vie s'applique également au corps social. Au bas de l'échelle, la tribu primitive comporte des chefs (les animaux vivant en groupe en ont aussi), mais l'égalité y règne dans l'accom­plissement d'un petit nombre de tâches élémentaires ; chas­se, pêche, élevage, etc. A l'in­verse, dans les sociétés évo­luées, les tâches se ramifient à l'infini en fonction des dons naturels de chacun et de la compétence acquise par l'édu­cation et confirmée par la compétition. Et les progrès de la civilisation entraînent des différenciations toujours plus nombreuses et des sélec­tions toujours plus sévères. Un seul exemple : la rigueur avec laquelle on choisit les candi­dats cosmonautes et l'entraînement auquel on les soumet. Ici plus la moindre trace de nivellement, mais la culture intensive de l'inégalité... C'est là qu'éclate l'illogisme de l'idéal égalitaire, qui se baptise volontiers progressis­me et qui en fait se traduit par une régression vers les formes inférieures de la vie, si­non vers la matière inanimée. Nivellement des fortunes et des revenus par l'impôt et la redistribution, nivellement des intelligences par l'uniformisa­tion de la culture, nivellement des capacités par la cogestion, bref abolition de ces différen­ces de potentiel entre les hom­mes qui font l'unité et le dy­namisme des sociétés : c'est partout la même obéissance à la loi d'entropie, autrement dit le même glissement vers le chaos. Un jeune abbé me di­sait récemment que le prêtre doit se distinguer le moins possible du commun des hom­mes. 54:197 Quel idéal ! ai-je répon­du : y a-t-il rien qui se dis­tingue moins d'un grain de sable qu'un autre grain de sa­ble ? Je pense au contraire que le prêtre ne se distingue jamais assez du troupeau par la qualité de sa foi et l'inté­grité de sa conduite. Segre­gatus in Evangelium (mis à part pour annoncer l'Évangile) dit la liturgie de l'ordina­tion. Dans tous les domaines, les hommes ont essentiellement besoin -- soit pour donner ce qu'ils ont, soit pour recevoir ce qui leur manque -- que leurs semblables soient aussi leurs complémentaires -- ce qui implique la présence et le libre jeu des différences. Tous les échanges féconds im­pliquent l'inégalité. Et c'est sans doute pour cela que les pays d'élection de l'ennui (avec ses tristes dérivatifs drogue, érotisme, etc.) sont ceux où l'idéal égalitaire s'est le plus incarné dans les struc­tures et dans les mœurs -- en Suède par exemple... Mais où sont les causes pro­fondes de cette évolution ré­gressive ? En premier lieu il faut si­gnaler l'envie, ferment corrup­teur des démocraties, qui cherche dans l'égalitarisme un remède à l'irritation pro­voqué par la supériorité et les privilèges d'autrui. Ensuite le besoin de sécu­rité, la peur des responsabi­lités et des risques qu'éprou­vent les êtres mal doués par la compétition. Quoi de plus rassurant pour ces derniers que le nivellement ? Quand tout le monde est au rez-de-chaussée, personne ne craint plus de dégringoler l'escalier. Le rêve égalitaire, baume pour l'envie, est aussi un re­fuge pour l'incapacité et pour la paresse... Enfin, l'application simpliste de l'intelligence abstraite (de type mathématique) aux réa­lités sociales. Tous les hom­mes se valent en tant qu'uni­tés arithmétiques (ce qui jus­tifie en apparence l'égalitaris­me), mais leur valeur est très inégale en tant qu'unités vi­vantes et membres actifs de la communauté. Est-ce à dire qu'on doive s'accommoder sans discussion de toutes les formes d'inégali­té qui existent dans la société actuelle ? Pas du tout, car si l'égalitarisme est absurde, toute inégalité et tout privi­lège sont injustes dans la me­sure où ils ne correspondent pas à une valeur et à un ser­vice. D'où la nécessité d'or­ganiser la compétition de telle sorte qu'elle fasse émerger les meilleurs et qu'elle élimine les profiteurs et les parasites. Ni fausse inégalité, ni égalita­risme, l'un d'ailleurs appelant l'autre, car c'est l'incurie et les abus de pseudo-élites diri­geantes qui attisent la fièvre égalitaire et c'est dans les dé­mocraties dites populaires que fleurit le pire des parasitis­mes : celui d'une bureaucratie aussi écrasante pour les liber­tés individuelles qu'impuis­sante à promouvoir le bien commun. L'égalitarisme est la carica­ture et le tombeau de la vraie démocratie. Celle-ci n'est pas quantitative, mais qualitative ; elle ne consiste pas dans l'obéissance à la loi abstraite du nombre, mais en ceci que chaque citoyen doit pouvoir agir et décider librement là où il a qualité pour le faire, c'est-à-dire dans les limites de sa compétence et de sa fonc­tion, et recevoir une récom­pense proportionnée à ses ser­vices. 55:197 #### Le confort et la liberté 13 juin 1975 Je lis, dans un périodique allemand, les résultats d'une enquête menée en Suède où l'on posait au public la ques­tion suivante : « Que choisi­riez-vous s'il fallait opter en­tre le confort et la liberté ? » On ne donne pas les résultats généraux, mais on cite cette réponse significative d'une des personnes interrogées : « Sans hésiter, le confort, car le con­fort, c'est la liberté. » Formule qui fait bondir, mais qui, scrutée de plus près, contient un mélange de vérité et d'erreur. Le mot confort désigne, d'après le dictionnaire, tout ce qui contribue au bien-être et à la commodité de la vie matérielle. Il reste à établir dans quelle mesure la possession du con­fort favorise ou entrave l'exercice de la liberté. Le confort est libérateur dans ce sens qu'en procurant le bien-être du corps, il per­met aux facultés de l'âme et de l'esprit de se déployer sans obstacle. Il est évident que l'homme mal nourri, mal logé, mal chauffé, mal éclairé, etc., sans cesse aux prises avec les difficultés matérielles de l'exis­tence, se trouve paralysé dans l'essor de sa vie intellectuelle et affective. Je me souviens par exemple du dur hiver de 1970 où, privé de chauffage par une tempête de neige qui avait abattu les pylônes élec­triques et réduit à coltiner un peu de bois dans la campagne pour alimenter un feu de che­minée qui dégageait plus de fumée que de chaleur, je n'a­vais pas la liberté d'esprit suffisante pour penser et pour travailler. Saint Thomas d'Aquin va même jusqu'à dire qu'un minimum de bien-être matériel est nécessaire à l'exercice de la vertu. En fait, sauf quelques exceptions héroïques, l'état de misère se traduit par l'écrasement des possibilités de l'âme sous les exigences du corps. Mais, en vertu de la loi d'ambiguïté qui régit tous les phénomènes humains, le con­fort peut devenir un facteur important d'aliénation. Pour le corps d'abord qui, plongé dans une ambiance trop douillette, perd peu à peu, comme l'a très bien noté Alexis Carrel, ses facultés d'adaptation et de réaction qui conditionnent en grande partie la santé et la vigueur physiques. L'organisme, pro­tégé par trop d'amortisseurs, s'amortit à son tour : nous connaissons tous des hommes que les abus de la climatisa­tion rendent incapables de supporter le moindre écart de température, que l'habitude de la voiture détourne de l'exercice vivifiant de la marche, que le recours perpétuel aux analgésiques amollit et empoi­sonne, etc. Aussi a-t-on pu parler des « maladies du con­fort » : l'excès de bien-être aboutit aux mêmes résultats négatifs que la carence... 56:197 Pour l'âme ensuite qui, au lieu de profiter de cette vic­toire sur les contraintes de la nature pour épanouir ses facultés supérieures, risque de se concentrer tout entière sur les commodités et les jouissances qu'apporte un con­fort toujours plus raffiné et plus abondant. De telle sorte que l'esprit devient l'esclave de ses propres instruments de libération. Je n'ai rien d'un ascète, mais je n'ai jamais pu entendre sans irritation des hommes cultivés et parfois très haut placés dans la hiérarchie sociale discuter à perte de vue et de souffle sur les mérites comparés des restaurants gas­tronomiques ou sur la « sus­pension idéale » de telle ou telle voiture... Chose plus grave encore l'homme ainsi attaché au con­fort incline dans tous les do­maines vers les dénouements les plus confortables, en d'au­tres termes vers les solutions de facilité. C'est-à-dire qu'il répugne instinctivement à l'ef­fort, au combat, aux sacri­fices qui menaceraient sa quiétude dans le bien-être. Le mythe du « pantouflard » ré­pond à une réalité sociologi­que très précise : celle de l'in­dividu qui, là où la défense de la liberté spirituelle impli­que des renoncements et des risques matériels (lesquels, dans les circonstances extrê­mes peuvent aller jusqu'au consentement à la mort), pré­fère ses aises à son indépen­dance. Tel est le sens profond de la déclaration du citoyen sué­dois cité plus haut. Mais les adeptes de cette politique oua­tée oublient ce fait élémen­taire, vérifié tout au long de l'histoire, que la possession des facilités matérielles ne survit jamais longtemps à la démission de l'esprit. Car les idéologies, les factions, les peu­ples qui menacent nos libertés visent également notre con­fort. Les habitants de la riche Sybaris, patrie de la mollesse et du luxe, les élites romaines et byzantines décadentes en ont fait l'expérience dans l'Antiquité et le Moyen Age -- et aujourd'hui les Vietnamiens du Nord et les Khmers rouges apportent simultanément dans leurs chars de triomphe la servitude et l'austérité. Et que resterait-il du confort modèle des Suédois si leurs puissants voisins de l'État s'avisaient d'envahir leur péninsule ? D'où l'évidence de la conclu­sion : celui qui préfère le bien-être à la liberté s'expose au double naufrage de la li­berté et du bien-être. #### L'ordre sans la liberté 20 juin 1975 J'ouvre au hasard la radio. Une voix teintée d'ironie m'apprend que la victoire des Vietnamiens du Nord sur leurs compatriotes du Sud aura pour ces derniers les consé­quences suivantes : 1\) De sévères restrictions économiques. La société de consommation fait déjà place à l'ascèse égalitaire d'une société de pénurie. 57:197 2\) L'assainissement des mœurs : élimination des prostituées, interdiction des spectacles licencieux et des modes provocantes : la mini­jupe, par exemple, n'est plus tolérée. 3\) L'installation d'une discipline de fer -- populations urbaines transférées à la cam­pagne et soumises aux travaux forcés et, pour tout le monde, obéissance inconditionnelle à un État-roi dont les édits ne souffrent ni infraction ni dis­cussion. Bref, pauvreté, chasteté, obéissance : est-ce que cela ne vous rappelle pas quelque chose ? poursuit le commen­tateur de la radio. Si -- cela nous rappelle les trois vœux monastiques d'au­trefois, à cette différence près qu'au lieu d'être librement prononcés par un petit nombre d'hommes et de femmes voués à la perfection évangélique, ils sont imposés à tout le monde par l'autorité tempo­relle. Étrange et inévitable retour des choses par lesquelles ces vieilles vertus chrétiennes, exilées par une liberté abusée et abusive, ressuscitent par l'esclavage... Et quelle leçon pour l'Occi­dent ! Reprenons les trois points précédents. Je préfère l'abondance à la disette. Mais quel usage les pays sur-développés ont-ils fait de cette abondance ? Qu'est devenu cet esprit de pauvreté, réclamé par l'Évan­gile, qui permet de jouir avec détachement des biens maté­riels et de s'accommoder sans aigreur de leur privation ? Ce qu'on condamne sous le nom de société de consom­mation, n'est-ce pas précisément cette boulimie de l'avoir et du paraître où l'homme consume son âme et sa liberté dans la poursuite des objets de consommation ? Et que reste-t-il de la sexua­lité, faculté de transmettre la vie en témoignage de l'amour qui unit les âmes ? Le sexe hypertrophié, désor­bité, vidé de sa finalité biolo­gique et de sa signification spirituelle, déferle comme une marée malsaine sur toutes les zones du psychisme humain : licence des mœurs, avorte­ment permis et encouragé, modes indécentes, littérature et spectacles faisandés, etc. Et que dire de ce minimum de discipline nécessaire à la survie de toute société ? Les enfants contestent les pa­rents, les élèves les maîtres, les fonctionnaires l'État ; ce n'est partout qu'insatisfac­tion, revendications, menaces, chantages -- bref une socié­té qui tourne au chaos et ne subsiste que par des compro­mis de plus en plus artificiels et provisoires... Je pose la question. Suppo­sons que nous nous trouvions, comme dans le Viet-Nam d'hier, dans une situation ex­trême : qui serait prêt à mou­rir pour défendre la société de consommation, la liberté (ou plutôt l'aliénation) sexuel­le ou ce climat d'anarchie larvée qui règne dans les rap­ports économiques et sociaux ? Le pourrissement de la liber­té est le terrain d'élection de l'esclavage... 58:197 Conclusion évidente : les trois vœux monastiques cor­respondent, sous une forme moins absolue mais plus uni­verselle, aux exigences du sa­lut de la Cité temporelle. Et l'alternative est sans équivo­que : ces vertus salvatrices, nous avons encore la possi­bilité de les choisir libre­ment sous la dictée intérieure de la conscience ; sinon elles nous seront imposées du de­hors, sans liberté et sans mé­rite, par la férule totalitaire. Autrement dit, si nous persis­tons à chercher la liberté sans l'ordre, nous aurons l'ordre sans la liberté. #### Les grèves sauvages 27 juin 1975 Février dernier, vers 18 heures. Je quitte Marseille en voiture avec un ami qui me conduit à Avignon, où je dois donner une conférence. La circulation s'épaissit à mesu­re que nous avançons sur l'au­toroute, puis c'est l'embou­teillage absolu. Et nous appre­nons que des camionneurs, mécontents de leur salaire, ont bloqué toutes les issues de la route à l'appui de leurs re­vendications professionnelles. Des milliers d'automobilistes sont ainsi coincés dans la nuit, le froid et les vapeurs malodorantes de la benzine. Je me sens atteint de claus­trophobie en pleine campagne. On nous libère vers minuit, mais je n'ai pu tenir mes en­gagements... Quelques mois avant, c'était la grève postale. Pendant de longues semaines, des amou­reux aux commerçants, des abonnés aux journaux aux re­traités attendant en vain leur pension, toute la population française a subi cette ligature d'une des principales artères du corps social. Il y a aussi les grèves des transports publics (chemins de fer, métro, etc.) qui, pério­diquement, frappent le pays d'immobilité. On ne peut s'empêcher d'évoquer le chantage aux ota­ges qui, comme chacun sait, est devenu l'exercice préféré des gangsters. A cette diffé­rence près que les otages sont infini­ment plus nombreux. La généralisation de ces pratiques est l'indice d'un retour alarmant vers la bar­barie. Le mot de grèves « sauvages » est d'ailleurs assez significatif. N'est-il pas intolérable, par exemple, de voir les agents des services publics faire l'ensemble de leurs concitoyens (qui n'est pour rien dans leurs démêlés avec l'État) non seulement les témoins, mais les victimes de leur insatisfaction et de leur rancœur ? Je ne discute pas ici du bien ou du mal fondé des revendi­cations présentées : ce que je conteste, c'est cette façon brutale de les faire aboutir. N'y a-t-il donc aucun moyen d'ar­river à un accord sans user de la violence et de la pire des violences, celle qui s'abat au hasard sur une masse étran­gère au problème et impuis­sante à le résoudre ? 59:197 Est-ce à moi, humble usager de la poste et des transports et qui paie très cher ces services incer­tains, de subir les conséquen­ces des conflits entre l'État et ses fonctionnaires ? « Mais on n'obtiendrait rien sans cela ! » m'a dit un syn­dicaliste. C'est vraisemblable. Mais alors que faut-il penser d'un État qui s'avère égale­ment impuissant d'accorder le possible en temps calme et de refuser l'impossible dès que commence l'agitation ? Car de deux choses l'une : ou les revendications sont compatibles avec les intérêts généraux de la nation et le problème peut se résoudre sans conflit, ou elles dépassent les limites du bien commun et, dans ce cas, leur satisfac­tion entraîne un déséquilibre économique et social qui ne profite à personne, y compris ceux qui en bénéficient... Ce désordre est si profon­dément installé dans nos mœurs qu'on n'en perçoit plus l'énormité. « on respecte les gens suivant leur capacité de nuire », disait le philosophe Le Dantec. Ce qui fait pen­dant au vieil adage : « On tape toujours sur le cheval qui tire. » En d'autres termes, le bon cheval récolte les coups de fouet et le mauvais le sac d'avoine. La récompense, qui devrait aller normalement au travail consciencieux et effi­cace, on l'obtient en cessant de travailler et, mieux encore quand il s'agit des services publics, en paralysant le tra­vail des autres. Récompense illusoire au de­meurant, car la violence, si « payante » qu'elle soit en apparence, ne paie en réalité -- l'inflation le prouve assez -- qu'en fausse monnaie... Gustave Thibon. © Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique). 60:197 ### L'Amérique devant son anniversaire par Thomas Molnar PENDANT MON SÉJOUR EN EUROPE cet été la question qui m'a été le plus souvent posée par des hommes de droite et des conservateurs (Allemagne, Suisse, en ce qui concerne cette dernière catégorie) fut : « Quelles sont les chances d'un redressement moral et social aux États-Unis ? » Et : « Quelles sont les forces qui donneront le signal de ce redressement ? » Il ne vint à l'esprit de personne de s'interroger sur ce que ces questions elles-mêmes présupposaient : y aura-t-il, oui ou non, redresse­ment ? \*\*\* Le sujet est d'autant plus actuel qu'en 1976 le pays célèbrera son deux centième anniversaire et qu'une nation devrait normalement puiser un nouvel élan dans une oc­casion pareille. On peut se demander cependant si le 4 juillet 1776 n'est pas une date trop visible, trop peu cachée dans les voiles du mystère pour provoquer chez le citoyen autre chose que le plaisir d'une journée chômée. Pour­quoi cet anniversaire aurait-il une signification profonde pour le Noir qui continuait ce jour-là, il y a deux siècles, d'être esclave ; pour le Portoricain annexé depuis et enrichi par ce contact mais qui n'en reste pas moins un citoyen marginal ; pour l'immigrant de fraîche date sans contact existentiel avec l'histoire du pays ; pour les néo-aliénés de toute espèce pour qui les États-Unis sont une expérience avortée, incapable de remplir aujourd'hui les promesses contenues dans la phrase sinistre, *the pursuit of happiness* comme un des droits fondamentaux de l'homme et du citoyen ? 61:197 Cela suffirait déjà pour constater que la date ne porte en elle aucune allégresse particulière. Mais les événements récents et en cours, le tableau de la société, l'état, de l'énergie nationale dicteraient, eux aussi, une attitude soucieuse plutôt qu'un climat de contentement. Les réponses que j'étais obligé de faire aux questions citées plus haut furent donc les suivantes : D'abord, il n'y a guère aux États-Unis une élite qui pourrait dénoncer devant la nation les maux dont elle souffre. Chacun interprète la situation du point de vue qu'il occupe et des intérêts qui lui sont propres. En outre, l'Américain est tellement sur de vivre dans le meilleur monde possible qu'il ne lui vient pas à l'esprit de modifier les structures politiques ou sociales et même de réfléchir sur ces possibilités. Il est convaincu qu'il lui est toujours facile de simplement *vouloir* et *faire* pour relancer ses institutions, son économie, ou bien le consensus social. Un peuple volontariste et activiste ne perçoit guère les dangers qui pourraient le menacer car il croit posséder le moyen magique de résoudre les problèmes de la nation et de la condition humaine réunies. \*\*\* Cela dit, constatons que le pays se trouve dans un état de léthargie du fait que le sens de sa mission semble être épuisé. Depuis sa fondation, il avait été propulsé vers des conquêtes que son dynamisme inquiet lui assignait comme autant de devoirs : la conquête de l'indépendance ; des es­paces vierges du continent ; de l'unité nationale (guerre de sécession 1861-65) ; de l'immigration ; de l'industriali­sation. Puis vinrent deux guerres étrangères avec leur re­lents de croisade : la conquête comme démocratisation de l'univers ; la guerre froide ; et bien entendu, toujours la conquête du bonheur et de la prospérité. Cette série de conquêtes, la notion que l'histoire du monde est la scène de l'élaboration du modèle américain, que c'est en effet le sens même de l'histoire, a été soutenue même après 1945. Les États-Unis allaient clore l'histoire en établissant la paix et le bonheur universels. Ils suffit de le vouloir et d'agir dans le sens de cette volonté : le reste suivra puisque selon la conviction puritaine l'effort de l'homme de bonne volonté sera couronné de succès : la bonne conscience des Américains naît de cette colla­boration entre Dieu et son activiste élu. Or, les deux signes visibles de ce que Dieu a abandonné son peuple sont le Vietnam et Watergate. On ne parle plus beaucoup ni de l'un ni de l'autre, on parle davantage de la « crise pétro­lière », de l'inflation et du chômage. 62:197 Mais il y a quand même malaise, et plus que malaise, car Vietnam et Wa­tergate représentent deux limites dans *the pursuit of hap­piness *: ce n'est pas la guerre perdue qui tracasse l'Amé­ricain dépourvu de vertu martiale, c'est que la tentative (croisade) de porter partout la volonté de faire le bien ait été si nettement arrêtée et contredite. Contredite et arrêtée par le Dieu des puritains qui indique son mécontentement par des œuvres interrompues, transformées en échecs. De même, ce n'est pas le scandale même de Watergate qui est inquiétant, c'est la confiance qu'il fallait retirer au président, élu suprême du peuple. Comment, dès lors, croire au principe de l'élection populaire ? C'est plus que tragique, c'est gênant. Et le puritain est très gêné lorsque la façade soigneusement construite par lui se révèle lézardée. En résumé, le pays a aujourd'hui toutes les difficultés du monde à ne pas s'apercevoir que des limites ont été at­teintes : la croisade à l'extérieur n'est plus possible, et la haute moralité de l'intérieur s'est heurtée aux pauvres limites de la nature humaine. \*\*\* Si on ajoute à cela la difficulté qui se présente à d'au­tres endroits de la façade également, on obtient l'image complète : le fameux creuset (*melting pot*) a été liquidé avec la désaffection des hippies, des Noirs, des Indiens, des autres minorités, et les ouvrages toujours plus nombreux des historiens dits « révisionnistes » qui vous prouvent à souhait que les Founding Fathers étaient de vils spécu­lateurs en terrains et en esclaves, que la justice américaine est une justice de classe, que tous les idéaux et modèles présentés à la jeunesse sont faux, criminels et stupides. D'autre part, la non moins fameuse *prospérité* ne trouve plus de crédit auprès du grand nombre car on commence à se rendre compte qu'elle repose sur l'exploitation de ressources après tout limitées. \*\*\* Vietnam, Watergate, melting pot universel, prospérité illimitée -- voilà les quatre piliers de la conscience et de la bonne conscience américaine affaiblis, dans l'espace de quelques années. Une nation plus vieille, enracinée dans le réel ne s'en ressentirait point ; les États-Unis en de­viennent problématiques, aux yeux même des Américains. 63:197 Comme le dit S. de Madariaga dans un récent entretien, l'Amérique ne possède pas le génie créateur, la faculté de chercher le *pourquoi* des choses, mais uniquement la fa­culté du *comment*. Ils exécutent une tâche qui saisit leur désir d'activité, mais ils ne se demandent pas si elle est digne d'attention. Le gouvernement des États-Unis, ajoute l'écrivain espagnol, est incapable d'élaborer un système où fusionneraient morale et entendement. Reste la routine que l'on confond, en Amérique et à l'étranger, avec la stabilité. Le « redressement » dont nous parlions au début est donc réalisé si on entend par là cette routine, ce réseau de conformismes et d'habitudes. Et tout le monde y participe avec seulement un léger déplacement des lignes de force. Mais la question est celle-ci : les États-Unis étaient-ils, sont-ils, avant et après Vietnam, Watergate, etc., une nation solide, appui du monde libre ? La réponse que j'ai donnée à mes interlo­cuteurs devait être *prudemment négative.* Aux élections de 1976 tout se passera selon la routine. Un Tacite n'est point nécessaire pour tracer le portrait des candidats et sous-candidats : il importe très peu que ce soit un républicain ou un démocrate qui l'emporte. Je note donc à titre de curiosité seulement qu'actuellement les démocrates sont tiraillés entre Teddy Kennedy, le séna­teur Jackson (dont le souci principal est l'émigration des Juifs de l'Union Soviétique, ce pour quoi il espère obtenir l'appui de la communauté israélite -- et en quoi il peut se tromper lourdement), et Wallace, l'éternel candidat des populistes, le Cincinnatus de la République, je « ra-ciste » intouchable. Du côté républicain le président Ford a, bien entendu, l'avantage d'être déjà en place, Rockefeller est riche et puissant mais détesté des bureaucrates du parti, et Reagan, l'ex-acteur-gouverneur de la Californie, est candidat des conservateurs. Il n'y a que des nuances entre ces personnages car tous seraient d'accord sur les points suivants : détente avec la Russie, alliance indisso­luble avec Israël, avec des gestes apaisants vis-à-vis des Arabes, maintien des forces américaines en Europe et de certaines positions stratégiques ailleurs ; sur le plan inté­rieur, maintien et même l'accroissement du Welfare State (Reagan fait exception et sa politique fiscale en Californie tendait à le prouver, mais devant les obligations irréver­sibles de Washington il devrait céder comme l'a fait Nixon), tentatives de persuader le Congrès de la justesse du point de vue de la Maison Blanche, symbiose avec les syndicats et le big business, augmentation du potentiel militaire (sans pour autant modifier le moral désastreux de l'armée et de la marine), lamentation devant la liquidation systé­matique des agences de sécurité (FBI, CIA, police, acadé­mies militaires) par les media tout-puissants, mais culte de ces mêmes media dont les présidents sont par définition les admirateurs et protecteurs les plus fidèles, s'ils veulent éviter le sort de Nixon... 64:197 A quelques nuances près, je viens de dessiner l'histoire des quatre années prochaines. Il est vrai que les conser­vateurs jurent à présent qu'ils refuseront de voter pour Ford (qui augmente les impôts, ne jugule point l'inflation, se laisse gifler par Hanoi, etc.) et qu'ils militeront pour Reagan qui accuse Ford de tous ces péchés. Après 26 ans d'Amérique, donc après six périodes électorales, j'affirme avec la plus solennelle assurance qu'il s'agit d'un rituel, de l'équivalent des combats mimés en tribus archaïques, réinventant le mythe cosmogonique entre le bon et le mau­vais esprit. Il n'y a que les Européens qui prennent cela au sérieux. Le président sera donc Ford, ou un para-Ford, un simili-Ford, un quasi-Ford. Que le lecteur rappelle en sa mémoire Rabelais et ses sorbonnards, sorbonnagres... \*\*\* Derrière ce rideau de fumée il y a bien une ligne, moins définie que suivie, mais qu'il est essentiel de con­naître. L'Amérique est une puissance impérialiste, ce qui lui est d'autant plus facile qu'elle n'en est point consciente, au contraire. Donc, ce n'est point exclusivement la poli­tique de Kissinger, c'est la ligne qui veut que les États-clients (Europe, Japon et quelques autres comme le Brésil) servent les intérêts américains sous la façade qu'il y va de la survie de l'Occident. Le libéralisme européen fait le reste, il fait écho à cette « évidence » engendrée à Washing­ton et crée le climat d'angoisse en Europe, climat où Washington apparaît comme bouclier, ceinture de sauve­tage, garantie, tout ce qu'on veut. En ce moment, la ligne est la « solidarité des nations industrielles » face aux pays producteurs de matières premières. Cette solidarité ne se manifestait pas en Égypte (1956), ou bien dans la longue agonie de la décolonisation, même pas au Portugal qu'il aurait fallu quand même protéger contre la mainmise marxiste. Rien ne compte sauf l'intérêt économique, selon la bonne recette libérale, et cet intérêt exige aujourd'hui que les pays européens, éternelles sources de danger, soient de nouveau et fermement enrégimentés dans un front commun. 65:197 Contre qui ? Contre les accords bi- et multilatéraux avec le monde arabe en particulier et avec le Tiers-Monde en général. Pourquoi avoir poussé à la décolonisation si l'Europe est capable de restaurer ses liens avec le Congo, l'Indochine, l'Iran ? La ligne tient compte de la faiblesse des États-Unis, des échecs subis en Indochine et demain ailleurs ; elle consiste donc à se dire (à se chuchoter) : notre démocratie permissive nous paralyse et nous empêche de nous redresser ; il faut en tirer une certaine politique de repli ; utilisons ce repli inévitable (sous la pression de l'anarchie nationale) pour encourager nos alliés et parte­naires à se défendre eux-mêmes (nous leur fournirons les armes, avions, etc.) ; mais en même temps tournons leur angoisse de ne plus avoir le « bouclier américain » à notre avantage en les attachant économiquement à notre char. Moscou collabore volontiers, car pour le Kremlin comme pour Washington l'important est de s'entendre sur le par­tage indéfini de l'Europe. Le Tiers-Monde, frustré par le « front commun » américano-européen de jamais voir ses matières premières indexées sur l'échelle mondiale (le sacro-saint libre marché y met son veto), cherchera de nouveau l'appui de Moscou. De tout cela, l'Américain moyen et même non-moyen (classe politique) ignore tout et n'a cure. Sa bonne conscience est absolument inébranlable, ou bien elle dévie vers des fausses routes comme le montre l'opposition à la guerre du Vietnam. Et cela est vrai aussi bien de la droite que de la gauche, davantage encore de la droite que de la gauche. Ici nous butons une fois de plus sur la question du « redressement » moral et social des États-Unis, ques­tion que m'ont posée Français, Italiens, Allemands et Suisses. Je souhaiterais qu'ils fussent témoins de ce que je vois car ce que je vois est tout à fait représentatif. J'écris ces lignes sur le campus d'un collège du plein Middle West qui offre son hospitalité (rémunérée) à l'uni­versité d'été qui m'invite régulièrement chaque année à la même époque comme membre de sa faculté de six à sept professeurs. L'université d'été en question est l'élite du conservatisme américain, financée par quelques fondations et de nombreux businessmen qui pensent ainsi contreba­lancer l'influence des universités, des médias et du gou­vernement selon eux gauchisants -- nous donc, une demi-douzaine de professeurs qui faisons chaque jour, matin et après-midi, des cours pendant une semaine, à un groupe sélectionné de 50 jeunes gens entre 20 et 25 ans. 66:197 Afin de mieux situer le tableau, j'ajoute qu'à la même époque, peu avant Labor Day (journée du travail, le pre­mier lundi de septembre) qui signale la rentrée, presque tous les collèges ouvrent leurs « facilités » comme on dit à des groupes d'étude dont les journées se déroulent selon une règle partout semblable : déjeuner dans la cafétéria du collige, travaux, séminaires, conférences jusqu'à midi, déjeuner, sieste, reprise des travaux, dîner entre 5 et 6 heures, de nouveau, travaux agrémentés par le *coffee break,* jusqu'à 9 heures. Dans notre cas précis, le collège accueille, outre notre université d'été (summer school) un groupe de missionnaires et assistantes sociales presbytériens (une branche anglo-saxonne du protestantisme) et une équipe de rugby de la grande ville voisine. Tableau par hasard tout à fait caractéristique : missionnaires, étudiants et footballeurs, c'est-à-dire les uns à côté des autres, géants noirs du terrain, dames fragiles d'un certain âge soigneu­sement cosmétisées dès l'aube (les missionnaires accom­pagnées de leur mari) et garçons et filles cherchant la sagesse à l'aide des cours d'économie, de politique, de droit, le tout saupoudré d'abondantes références au glo­rieux héritage anglo-américain. Laissons à présent missionnaires et footballeurs (avec qui nous partageons la cafétéria mais qui autrement ne s'occupent pas de nos affaires) et parlons des étudiants. Encore une fois, ce sont des enfants de la bourgeoisie moyenne, de conviction conservatrice, patriotique, et que relie en plus le commun refus du Welfare State, du com­munisme, de l'ingérence de Washington dans leurs affaires, de la morale ambiante, de la décadence. Parmi eux il y a deux ou trois sujets brillants, ayant voyagé, ayant fait leur service militaire, ayant été au Vietnam. Il y en a aussi sept ou huit qui s'effacent, timides et posant peu de questions, ou point. La majorité est assez intelligente, avec cette espèce de maturité sociale propre aux Américains même très jeunes car presque tous, y compris de familles aisées, ont connu les réalités du *job market,* c'est-à-dire qu'ils travaillent pendant les vacances dans les emplois les plus invraisemblablement divers. Eh bien, que pensent ces jeunes conservateurs du monde autour d'eux, des grands problèmes du jour, du « redressement » moral et social, de ceux auxquels est confié ce redressement ? D'abord, connaissance étonnam­ment approfondie de certains secteurs de détail : telle branche de l'industrie, tel problème posé aux candidats politiques, telle stratégie des media où ils ont fait (mettons) un stage. Ensuite, ignorance totale, épaisse et incorrigible du monde extra-américain, mais ignorance fondée sur une indifférence idéologique : le monde extérieur n'existe pas ! 67:197 Jamais, au grand jamais, mes collègues dans ces summer schools (collègues natifs du pays, s'entend, car souvent il y a des collègues d'origine et d'expérience européennes) ne font référence à des livres, à des érudits, à des situations en Europe, en Asie, même en Amérique latine. Les seules références « étrangères » sont les citations d'auteurs grecs et romains, ou bien, mais c'est autre chose, d'auteurs bri­tanniques, surtout libéraux : Adam Smith (Dieu le Père), Ricardo, J.S. Mill, Lord Acton, Disraeli, etc. Le seul « eu­ropéen-continental » qui partage peut-être l'honneur d'être mentionné (à part les économistes de « l'École autrichien­ne » : Hayek, Bohm-Bawerk, Mises -- et les vilains : Marx, Keynes) est Alexis de Tocqueville dont le grand ou­vrage sur les États-Unis continue à faire autorité. Lorsque j'apporte à nos discussions et à mes cours des noms (parlons des contemporains) comme Maurras, Pareto, He­gel, K. Korsch, De Corte, Thibon, Max Weber, etc., il y a une sorte de murmure dont les composantes sont le dépit, l'incrédulité, l'admiration, la gêne. Je deviens subitement un prestidigitateur faisant sortir du chapeau des objets exotiques certes, étonnants, mais fondamentalement super­flus ! Le ghetto est tellement plus commode et auto-suffi­sant ! Au bout de deux-trois jours (et de citations) certains me posent poliment la question de savoir si je suis citoyen américain -- tellement l'idée du monde extérieur soudain jeté à leurs pieds et la notion qu'ils se font d'un Américain authentique sont incompatibles. \*\*\* Un autre terrain de « conflit » (conflit toujours amical et courtois, il faudrait dire juxtaposition) s'établit lorsque s'affrontent leur activisme et mon évocation de la di­mension inscrutable de la vie, de l'histoire et de la con­dition faite à l'homme ici-bas. Selon ces jeunes gens (et leurs enseignants) s'il y a *problème,* eh bien il faut se concerter et proposer la *solution*. L'homme est libre et doué non seulement de libre arbitre, mais aussi de bonne volonté, surtout réuni avec les autres en commission. Leur faire voir qu'il y a des forces intangibles, des mystères, des routes qui dévient, est littéralement impossible -- mal­gré la religion catholique d'un assez grand nombre. Com­me le disait Sartre après un mois de séjour en Amérique, impossible de discuter avec les Américains, ils ne croient pas au péché originel ! Précisément, ils sont puritains, avec un Dieu domestiqué, et puis leurs projets, grands et petits, sont conçus de telle façon que tout soit prévisible. Ce qui ne peut être prévu, notamment le redressement moral, ne devient point projet, on lui trouve un substitut et on l'appelle « ré-introduire la moralité dans le gouver­nement après Watergate ». 68:197 A l'intérieur du cadre étroit qui est donc celui de ce summer school, on peut discuter de tout, surtout de ce qui ne marche pas bien dans le pays -- à condition d'y ajouter que réalisant A, B, C et D (moyens toujours mécaniques, social-mécaniques et éthico-volontaristes), Z en sortira avec la certitude d'un diagnostic et d'une guérison. Ce qui n'est pas soluble de cette manière, on le contourne jusqu'à ce qu'on l'ait réduit à un autre réseau de données, non-reconnaissable, certes, mais satisfaisant la volonté activiste. Cela est vrai aussi des problèmes de politique étrangère -- si un tel problème se pose, car la gêne, là aussi, se manifeste à la surface. La politique étrangère, aux yeux de ces étudiants, est un terrain où, hélas, les autres pays ne garantissent pas libre cours à l'activisme américain accompagné de bonne volonté et d'une technique sûre. Washington impérialiste ? Washington refusant un prix préférentiel aux produits du Tiers-Monde ? Washington voulant la division de l'Europe ? Churchill et Eden rapa­triant (si c'est le mot) de force les réfugiés russes en 1945-47 ? Absurdités ! Les Anglo-Saxons sont au-delà de tout soupçon : les Européens n'ont qu'à s'unir, les pays catholiques à adopter les méthodes américaines, les Portugais qu'a se débarrasser des communistes. L'univers aura fait un grand pas sur le chemin de la poursuite du bonheur. De cette même plume on pourrait remplir des volumes. Ce qui est, par conséquent, regrettable et absurde est qu'en Europe diplomates, journalistes, négociateurs, officiers gé­néraux n'éprouvent pas le besoin d'étudier l'espèce amé­ricaine et d'en discuter devant le grand public -- à la manière des diplomates du siècle dernier, un Custine, par exemple, pour l'espace russe. A lire les lettres envoyées par Machiavel à la Seigneurie, on a devant soi la cour de France, les mœurs des Français, leur psychologie. Il serait essentiel d'en faire autant avec Washington et avec la mentalité américaine qu'on ne peut pas déchiffrer entre deux cocktails ou en fréquentant seulement les milieux plus ou moins internationalisés. Thomas Molnar. 69:197 ### Dom Guéranger docteur de la liturgie par Dom Édouard Guillou MIL NEUF CENT SOIXANTE-QUINZE EST L'ANNÉE CENTE­NAIRE DE LA MORT DE DOM GUÉRANGER, véritable docteur de la liturgie, l'une des plus grandes figures de l'Église au XIX^e^ siècle. Le 30 janvier 1875, il était appelé à passer du chœur de ses moines dans le ciel pour y chanter avec les anges et les saints l'éternel amen, l'éternel alléluia. \*\*\* Providentiellement sa dernière messe avait été, trois jours avant, celle de saint Julien « apôtre » et « premier évêque » du Mans, qu'il aimait à considérer, dans son *Année liturgique,* comme « un des anneaux par lesquels l'Église de France se rattache au Siège Apostolique ». C'est à partir de cette fête qu'il avait, jeune prêtre manceau, commencé à pratiquer de façon quotidienne et de plus en plus fervente la *liturgie romaine.* Cette liturgie, il allait contribuer, avec force et avec adresse, à la rétablir dans les très nombreux diocèses de France qui s'en étaient écartés ; œuvre que Rome estimait quasi désespérée et qui consacre à jamais son nom. Il allait être aussi un principe de la renaissance du chant sacré, « cette principale branche de la liturgie » (*Déf. d'Astros *[^9], p. 97). Il estimait que la dignité dans tout ce qui touche au service divin est « une *nécessité* dont rien ne saurait dispenser », et que « cette dignité, l'Église en a déposé le secret dans la langue litur­gique et dans la mélodie sévère du chant grégorien » (*Institutions liturgiques,* t. III, p. 158). 70:197 Convaincu que « le chant et la langue sacrée sont les auxiliaires naturels » des actes liturgiques, il a su donner élan aux recherches sérieuses de ses moines et à leurs ferventes exécutions qui ont permis à saint Pie X, aussitôt élevé au siège pontifical, d'étendre à l'Église universelle l'antique chant rénové. Dès 1841, le grand abbé prédisait ce magnifique avenir : « Il faudra, *bon gré, mal gré,* en venir au chant romain. » (*I.L.,* t. II, p. 696.) Dans son *Histoire du mouvement liturgique* (1945) Dom Rousseau, de Chevetogne, a pu écrire sans exagération aucune -- il n'y avait pas tendance : « En étudiant l'his­toire du mouvement liturgique au XIX^e^ siècle, nous avons été nous-même *surpris* de voir à quel point le rôle capital, à certains moments presque exclusif, de ce mouvement, revenait à l'ordre de saint Benoît, disons mieux : à la restauration bénédictine issue de Dom Guéranger. » (Pré­face p. XIII.) Orienté sur la liturgie pastorale, le jeune prêtre de Liège qui entra à l'abbaye de Mont-César à Lou­vain à l'âge de 33 ans, Dom Beauduin, peut être considéré comme une des principales figures du mouvement litur­gique du XX^e^ siècle ([^10]) ; l'hommage qu'il a rendu à Dom Guéranger est particulièrement significatif. Il écrivait dans *la Vie spirituelle* de janvier 1948 que « cette grande figure monastique qui domine toute l'œuvre de la restau­ration dans nos pays de la liturgie... eut d'emblée comme l'intuition géniale de sa mission et s'y consacra tout en­tier... Et ce grand idéal, il l'envisagea sous tous ses as­pects ; il fut le liturgiste de profession dans toutes les acceptions du mot. L'étude et l'amour de la tradition et des institutions liturgiques, la valeur pastorale de l'année liturgique et de ses enseignements si variés, les fondements doctrinaux de ce lieu théologique de première valeur, les trésors d'ascèse et de mystique que les saisons liturgiques et la vie des saints nous apportent quotidiennement. Bref, Dom Guéranger s'est d'emblée placé au centre du temple et en a contemplé toutes les parties et tous les éléments : c'est *le liturgiste inégalé *». Parce qu'au centre du temple, parce qu'il en magnifiait tous les trésors et qu'il se préoccupait de ne pas laisser s'y introduire l'abomination de la désolation, il a su aussi se situer sur le seuil et cela, par une lucide appréciation de son temps, de ses aspirations comme de ses erreurs. 71:197 A la différence des « myopes » modernistes, saint Pie X « a exactement vu, disait Pie XII, quelle devait être, dans le monde tel qu'il était, la mission de l'Église et sa place ». De même, les murs de son monastère n'ont point isolé Dom Guéranger. La liturgie lui est apparue comme l'instrument de choix pour relever les ruines spirituelles et sociales causées par la Révolution, fille politique de l'individualisme protestant. Comme le redisait à Melbourne le 19 février 1973 Mgr Marcel Lefebvre : « Toutes les erreurs et conséquences du modernisme (anti-traditionnel par essence), du naturalisme, du libéralisme sont à crain­dre » quand on veut « à tout prix une union avec les pro­testants... Le protestantisme véhicule toutes ces erreurs et en a été la source ». C'est une « chimère » que « l'unité dans l'erreur et le mensonge ». Nous verrons que Dom Guéranger en a toujours eu la conscience très vive. Infati­gablement, il a poursuivi cette « hérésie anti-liturgique » qui caractérise de façon très nette le protestantisme et il n'a cessé d'en suivre les prolongements plus ou moins sournois dans les liturgies gallicano-jansénistes du XVIII^e^ siècle. Pas un moment, il ne se laissa impressionner par les bonnes intentions (qui ne sont pas d'aujourd'hui) ; pour lui, (*I.L.,* t. II, p. 134), c'est une « espérance aveugle de ramener les hérétiques en amoindrissant la doctrine ou les usages catholiques ». L'histoire témoigne au con­traire « qu'il ne s'est pas élevé dans l'Église une seule hérésie à laquelle ne corresponde une protestation spéciale sans la liturgie » (*I.L.,* t. II, p. 161). Mgr d'Astros qui crut devoir s'insurger, suivi par beau­coup d'évêques d'alors, contre le tome II des *Institutions Liturgiques* où Dom Guéranger mène un combat serré contre les nouvelles liturgies du siècle précédent, toujours en vigueur dans la plupart des diocèses de France en 1840, croyait pouvoir écrire : Il y avait parmi les jansénistes « des hommes fort instruits, très versés dans les saintes Écritures et par là même très en état de travailler à la correction des livres liturgiques ». Pourquoi n'aurait-on pas pu les employer ? « Non, Monseigneur. C'est impossible de vous accorder cela. Quelque « versés dans les saintes Écritures » que puissent être les hérétiques, ils ne peuvent jamais être en état de travailler à la correction des livres liturgiques et encore moins à leur fabrication... L'héré­tique est hors de l'Église, et on irait le charger de rédiger la prière des ministres de l'Église ! On mettrait la loi de la prière sous la dépendance de celui qui a violé la loi de la foi ! L'Écriture Sainte et la tradition n'ont qu'un cri contre une telle faiblesse... L'Église n'a jamais rien voulu devoir aux hérétiques ; elle eût craint d'annoncer par là qu'elle était peu assurée de l'Esprit que son Époux a déposé en elle jusqu'à la consommation des siècles. 72:197 Leur science. leur éloquence, leur sagesse prétendue, elle a tout repoussé et cela dans tous les siècles. Elle sent trop qu'ils ne pro­duisent que des fruits de mort. Elle tient trop à montrer à ses enfants, par sa conduite, qu'un des premiers moyens de conserver la foi, une des premières marques de l'unité, c'est la fuite des hérétiques. Elle n'a donc jamais em­prunté leur secours pour aucune de ses formules de foi ou de prière : car, dit saint Grégoire le Grand que j'aime toujours à citer, « ce qui fait la richesse des hérétiques, c'est la sagesse charnelle. Appuyés sur elle, dans leur perversité, ils se montrent riches en paroles : mais l'Église recherche d'autant moins cette richesse qu'elle la dépasse par l'intelligence spirituelle qui est en elle : *quam eo sancta ecclesia non quaerit, quo hanc spirituali intellectu transcendit* (Mor. Job [^11], lib. V) ». (*Défense d'Astros,* pp. 245-247.) D'ailleurs, la réforme de la liturgie, pour durer, a « besoin d'être exécutée non par des mains *doctes* mais par des mains *pieuses* et investies d'une autorité franchement compétente ». Et ce n'est pas un signe de piété que de toucher, sans d'infinies précautions, à la liturgie qui est la tradition même, fût-ce sous prétexte de « liturgie perfec­tionnée » (*I.L.,* t. II, XIV) ; on peut assurer « l'histoire en mains » que « la foi antique a subi une décadence pro­portionnelle aux progrès de l'innovation ». (Ibid.) \*\*\* « Les Institutions Liturgiques en mains » : plutôt que d'essayer de parer à leur ignorance liturgique en écoutant le R.P. Jungman, les pères de Vatican II eussent été. plus à même de « placet », « non placet » ou « placet juxta modum » conscients, s'ils avaient eu en mains les *Institu­tions Liturgiques* de Dom Guéranger. Il y a là beaucoup plus que de l'instruction, une nécessaire formation, un indispensable esprit. Dom Guéranger ne s'est pas posé en réformateur critique, si savant qu'il fût, mais en conser­vateur intelligent, en défenseur convaincu de la tradition, soucieux d'aller en profondeur plutôt qu'en surface, les yeux toujours fixés sur cette lumière : la connaturalité de la liturgie et de la foi, leur DÉVELOPPEMENT parallèle *eodem sensu eademque sententia*, excluant toute ÉVOLUTION et CHANGEMENT, pour quelque prétexte que ce soit. Malheu­reusement les *Institutions Liturgiques* de Dom Guéranger sont plus que centenaires ; il aurait fallu les rééditer, et plus d'intelligence, même chez plusieurs de ses disciples, pour en apprécier l'actualité profonde. 73:197 Ces *Institutions* se présentent en trois volumes, ou si l'on veut, quatre, le dernier comprenant sa « Défense des Institutions Litur­giques », d'abord contre Mgr d'Astros, illustre archevêque de Toulouse, ensuite contre Mgr Fayet, évêque d'Orléans. Pour comprendre Dom Guéranger, il ne faut pas s'offus­quer, sous prétexte d'œcuménisme, des termes d'hérétique, de schismatique, de sectaire, qu'il manie avec une totale aisance, et constater qu'après tout ils ne sont pas moins en vogue aujourd'hui, mais chose extraordinaire, pour qua­lifier ceux qui s'attachent à conserver une foi et une pra­tique aussi traditionnelle et intègre que possible. Dom Gué­ranger s'appuyait sur un terrain plus ferme ; il tenait à imiter les Anciens. « Les livres saints, disait-il, (*I.L.,* t. II, p. X), et les écrits des Pères déposent énergiquement en faveur du langage sincère et sans ménagement qui doit être employé par l'homme de foi, dès qu'il s'agit de Dieu et de son Église. » Ce n'est point à nous de les leçon mais à eux de nous juger ; et pour avoir oublié leur leçon d'une foi rigoureuse et exigeante, l'œcuménisme qui est en soi une bonne chose, est en train de devenir une maladie de langueur. Des *Institutions Liturgiques,* c'est à notre sens, le deuxième volume qui est le plus éclairant et le plus formateur sur ce point. Dom Guéranger y procède à une discussion serrée et sagement impitoyable des nouvelles liturgies qui apparurent à la fin du XVII^e^ siècle et foison­nèrent au XVIII^e^, finissant par empoisonner presque tous les diocèses. Par qui, comment, en quoi, avec quelles com­plaisances ou ignorances et faiblesses, malgré quelles résis­tances, voilà ce qu'il est utile de suivre attentivement, car il n'y a rien de tout à fait nouveau sur la terre. Et quand on veut procéder à une réforme, il faut apprendre de l'his­toire et de l'expérience comment ne pas s'y prendre et jusqu'où il ne faut pas aller trop loin. A la veille de Vatican II, la formation reçue dans les séminaires était particulièrement déficiente. En réaction, certains croyaient découvrir l'Amérique après Colomb et Vespuce, tandis que, dans un tranquille encroûtement, la masse du clergé considérait la liturgie comme une science rubricale, et partant, purement disciplinaire, s'adressant d'abord à obéissance. Ils avaient oublié que c'est en entrant au cœur des riches trésors de la liturgie qu'on devient « un véritable liturgiste, non à la manière de ces hommes méca­niques qui savent rédiger un ordo et ignorent tout ce qui est au-delà » (*I.L.,* III, p. 8). 74:197 Ils n'étaient pas préparés à se défier des changements que l'on commençait à prôner et à pratiquer un peu par­tout ; ils ne savaient pas, comme Dom Guéranger (*I.L.,* t. II, p. 567), que « dans la voie des nouveautés, quand on a franchi un certain degré, on ne s'arrête plus ». La litur­gie « est l'expression de la foi de l'Église » et il faudrait donc se méfier des hommes « qui veulent persuader à l'Église catholique... qu'elle manque d'une liturgie con­forme à ses besoins ; ... que sa foi manque d'une expres­sion convenable ». (*I.L.,* t. II, p. 269.) Le phénomène s'est produit déjà au XVIII^e^ siècle. « Chacun se crut en droit de juger des convenances du bréviaire, et pendant que de nombreux amateurs dissertaient sur ce qu'il y avait à faire pour donner enfin à l'Église une expression digne de ses mystères, des liturgistes de profession se formèrent de toutes arts. Jusque là, on avait pensé que la liturgie c'était la tradition et que de même qu'on ne fait pas de la tra­dition comme on veut, on ne fait pas non plus de la liturgie à volonté, bien que la tradition et la liturgie reçoivent l'une et l'autre, par le cours des siècles, certains accroissements qui viennent se fondre dans la masse. » (*Ibid.,* p. 283.) Ces accroissements ont toujours été dans le sens de plus de lumière et de dignité ou de beauté : c'est ainsi, par exemple, que « l'Église latine... s'est vue obligée de mul­tiplier les témoignages liturgiques de sa foi et de son amour pour le sacrement de l'autel, en proportion des attaques de l'hérésie » (*I.L.,* t. II, p. 726). Dom Guéranger s'élève déjà contre les nouveaux agoniclytes « qui ne flé­chissent pas le genou devant l'Hostie sainte ». Il récuse les Jansénistes qui, sous l'influence évidente du calvinisme, déclaraient « en cent manières être contre la piété exté­rieure, contre le luxe des cérémonies qui, disaient-ils, ne servent qu'à soumettre la religion aux sens ». (*Ibid.,* p. 707) Au contraire, l'Église catholique « doit tenir à cœur de mériter, les reproches des rationalistes qui croient la déshonorer en l'appelant la religion de la Forme, comme si le premier de ses dogmes n'était pas de croire en Dieu créateur des choses *visibles* aussi bien que des *invisibles,* et dont le Fils unique *s'est fait chair et a habité parmi nous *». (*Ibid.,* p. 665) Le peuple aime la beauté et la grandeur, elles le conduisent des choses visibles aux invi­sibles. Il tient, à juste titre, à ses traditions. Il arrive que « la foi... par le plus étonnant prodige » survive « encore dans le cœur des peuples à la secrète apostasie des pasteurs » (*I.L.,* II, p. 706). « Dans toutes les églises, la liturgie a toujours été considérée comme une chose capitale, à laquelle le clergé et le peuple prenaient le plus ardent intérêt ; en sorte qu'on n'y pouvait toucher sans exciter des troubles considérables. » (*I.L.,* t. I, p. 220) Il s'agit là d'une loi constante qui demeure même lorsque « certaines personnes se lassent des formules ecclésias­tiques... parce qu'elles n'en ont pas la clé » (*I.L.,* t. III, p. 275). 75:197 Le changement a répugné même dans ce XVIII^e^ siècle emporté par le goût de la nouveauté, parce que la bou­geotte n'est pas naturelle ni profonde en pareil domaine. Dom Guéranger signale qu'au début du XIX^e^ siècle, lorsque Quimper en vint lui-même à suivre le « mouvement », « souvent les recteurs étaient dans un grand embarras pour faire saisir (à leurs gens) tout l'avantage que la religion devait retirer de ces innovations ; on rencontre, dit-il, (*I.L.,* t. II, p. 671) sur les routes des familles entières qui, après avoir vu célébrer dans leur paroisse les funé­railles d'une personne chère, avec des chants jusqu'alors inconnus pour elles, s'en vont *à trois ou quatre lieues* faire chanter dans quelque autre paroisse dont les livres romains n'ont pas encore été mis au pilon, une messe de Requiem ; ils veulent entendre encore une fois ces sublimes introït, offertoire et communion qui sont demeurés si profondé­ment empreints dans leur mémoire, comme l'expression à la fois tendre et sombre de leur douleur ». Et l'on a vu au XVIII^e^ siècle, « dans de nombreuses paroisses »... « la dîme... refusée aux curés qu'une injonction supérieure contraignait de supprimer les anciens livres et d'inaugurer les nouveaux » (*Ibid.,* p. 585). Mgr de Vintimille, qui, tout en n'étant pas janséniste avait eu la faiblesse d'accepter une nouvelle liturgie con­coctée par une commission où figuraient des jansénistes, se voit soudain loué par la secte qui le détestait ; du moins n'ose-t-il pas condamner comme rebelle à son autorité le prêtre de son presbyterium qui lui fait reproche de ce que ce soient les meilleurs catholiques qui lui résistent, « tous ceux qui sont connus par leur soumission à l'Église, par leur attachement sincère à sa personne et à son autorité et qui depuis son arrivée à Paris n'ont cessé de le dé­fendre contre les novateurs ». Mgr de Vintimille prit le parti de faire quelques corrections qui apaisèrent, hélas, les confiants diocésains ; tandis que le P. Vigier, un des auteurs, osa justifier son travail comme orthodoxe. « Son intention était de prouver, dit Dom Guéranger, (*I.L.,* t. II, p. 363-364), que le bréviaire renfermait un nombre suffisant de textes favorables au dogme catholique de la mort de Jésus-Christ pour tous les hommes, au culte de la sainte Vierge et à la primauté du Siège apostolique. » Mais « pour qui connaît l'histoire du jansénisme, rien n'est moins étonnant que le soin qu'avaient eu les rédacteurs du bréviaire d'insérer dans leur œuvre un certain nombre de textes qu'on aurait pu faire valoir en cas d'attaque ». 76:197 « La secte janséniste ne nie jamais formellement le dogme qu'elle déteste ; son succès, son existence même, dépen­dent de sa discrétion. Elle doit garder un point de contact avec l'orthodoxie en même temps qu'elle s'entend par-dessous terre avec l'hérésie. » Pour les novateurs, tous les moyens sont bons. L'hym­nographe Santeuil se contente de servir ses amis jansé­nistes en ne disant pas « un seul mot contre les erreurs de son temps » (*I.L.,* t. II, p. 118). Comme l'avenue a été fermée sagement par le concile de Trente (Sess. XXII, 9) qui conduisait par le canon à haute voix à la liturgie vernaculaire, les jansénistes s'obstinent à tout traduire. « On aime mieux profiter d'une expression vague qui n'ex­prime point clairement le dogme que de le traduire dans un style précis mais surtout catholique. » (*I.L.,* II, p : 88) On inspire la méfiance à l'égard des « croyances qui pa­raissent ne tenir au Symbole que d'une manière éloignée » (*I.L.,* II, p. 45). On prétend que par le latin, l'Église « arrache au peuple la consolation de joindre sa voix à celle de toute l'Église » (*I.L.,* II, p. 178). L'hérésie « desti­née à agir dans l'intérieur de l'Église à différents degrés d'initiation... les uns savent où ils vont ; elle amuse les autres en flattant soit leur amour-propre national, soit leur faible pour les nouveautés et les destine à former, dans leur innocente docilité, les degrés où elle établira bientôt son trône » (ibid.). Elle opère ces changements sous « prétexte de perfectionnement », (ibid., p. 160) ou par « l'appât d'une diminution de la somme des prières eucharistiques » (ibid., p. 706) alors que « le grand malheur des temps actuels, dit Dom Guéranger, (ibid., p. 704), c'est (au contraire) qu'on ne prie pas assez ». On se sert du « masque » d'une « exactitude littérale au texte sacré » (ibid., p. 325). Dom Guéranger a, lui, une conscience nette des erreurs qu'on peut insinuer « à coups d'Écriture Sainte » (ibid., p. 342). « La science historique tout entière était employée à dénigrer, sous couleur de zèle pour la vénérable anti­quité, toutes les institutions, les usages catholiques posté­rieurs au V^e^ ou au VI^e^ siècle... » (ibid., p. 69). Joint au gallicanisme, le jansénisme est « sourdement implanté dans les mœurs françaises » et ces « germes de protestantisme » mènent au bouleversement de tout. « La liturgie devait subir le contre-coup de ce mouvement. On peut dire qu'elle est l'expression de l'Église ; du moment que des variations s'introduisaient dans la chose religieuse en France, on ne pouvait plus espérer que l'unité litur­gique pût, dès lors, exister entre Rome et la France. S'il est une assertion d'une rigueur mathématique, c'est assu­rément celle que nous énonçons en ce moment. » (Ibid., p. 44) 77:197 Ainsi en vint-on à un changement de la liturgie tel qu' « il est incontestable que rien d'aussi grave... ne s'était opéré dans nos églises depuis l'époque de Charle­magne » (ibid., pp. VII-VIII), mais dans le sens rigoureuse­ment inverse. Et alors qu'avec Charlemagne l'option de la liturgie romaine avait composé avec la liturgie dite gallicane, « l'indifférence, le mépris, l'oubli même du passé » qui fut « la grande maladie qui travaillait les hommes du XVIII^e^ siècle » (*I.L.,* II, p. 380), en vint à faire disparaître ces vénérables éléments eux-mêmes, consacrés par Rome à cause de leur antiquité : « Les novateurs poursuivirent l'élément français dans la liturgie, avec la même rigueur qu'ils avaient déployée contre l'élément romain, parce que tous deux étaient traditionnels » (*I.L.,* II, p. 583). Pour ce renversement, « il avait fallu dissimuler le but auquel on tendait, parler beaucoup d'antiquité tout en la violant, et surtout éviter de s'adresser au peuple par des changements trop extérieurs dans les objets visibles, car la nation, en France, a été et sera toujours catholique avant toutes choses, et plus elle se sentira refoulée à une époque sous le rapport des manifestations religieuses, plus elle y reviendra avec impétuosité, du moment que l'obstacle sera levé ». (*I.L.,* II, p. 586) L'impétuosité fut telle, après la campagne de Dom Gué­ranger, qu'on a même vu, à son grand regret, beaucoup de vieilles coutumes liturgiques gallicanes disparaître. On ne saurait, sans injustice, lui en faire grief. Ce qu'il a combattu seulement, c'est l'influence sournoise du protes­tantisme, sous la forme du gallicanisme et du jansénisme : deux maux dont il nous a libérés, et qui auraient pu aller très loin quand on le voit dans les dernières pages de sa critique du XVIII^e^ siècle, discerner la naissance d'une hé­résie qui nous menace à nouveau, cette affectation avec laquelle, dans une logique à la fois démocratique et pro­testante, « on répète cette vérité incontestable en elle-même, mais dont il est facile d'abuser à cette époque de calvinisme déguisé, que *le peuple offre avec le prêtre,* afin d'étayer ce laïcisme, frère du presbytérianisme, qui appa­rut peu d'années après, avec un si éclatant triomphe, dans la constitution civile du clergé ». Ce presbytérianisme et ce laïcisme même, Dom Guéranger l'avait senti se mani­fester tout au cours du XVIII^e^ siècle, en la personne de ces commissions liturgiques qui menaient la danse et grâce auxquelles « la vraie dignité épiscopale avait faibli, en proportion des efforts qu'on faisait pour la grandir aux dépens du Siège Apostolique ». (*I.L.,* II, p. 69) \*\*\* 78:197 Un dernier trait pour dépeindre cette conjuration d' « hommes aussi obtus que parfaitement pédants » (*I.L.,* II, p. 423), qui « se mirent à refaire la liturgie de fond en comble, sans s'être jamais doutés que c'était sur la plus haute poésie qu'ils s'exerçaient » (*I.L.,* II, p. 410). Cette époque de classicisme essoufflé, terriblement rationaliste, n'avait pas plus de sens poétique que celle d'aujourd'hui. Paul Hazard, dans sa *Crise de la conscience européenne* (t. II, p. 141), ne parle pas autrement que Dom Guéranger de cette « époque sans poésie ». Mais les pages de Dom Guéranger sont pleines de charme, où il s'abandonne quel­que peu à son esprit volontiers malicieux. Donnons-en quelques exemples pour égayer notre sujet : « On pourrait, dit Grandcolas, retoucher le second répons de Noël : *Melli­flui facti sunt coeli*, pour exprimer les biens que le Ciel procure au monde en donnant Jésus-Christ. » A-t-il donc « peur, dit Dom Guéranger, (ibid., p. 412), que les fidèles ne se croient à la veille d'un déluge de miel » ! ... « Bien sûr le bœuf et l'âne doivent regagner leur étable... » Il faut aussi corriger le *procedens homo sine semine* d'une antienne de la circoncision par « une expression plus châtiée... » « Le siècle de Louis XV, dit le caustique abbé, était bien choisi pour une semblable expurgation du lan­gage de l'Église. » (*Ibid.,* p. 413) Et que la Vierge ait allaité Jésus de son sein plein du ciel *ubere de coelo pleno,* déplaît à notre Grandcolas. Pense-t-il à quelque « moyen de communication par lequel le lait serait descendu du ciel au sein de la Vierge » ! (*ibid.,* p*.* 415). Vraiment « le sens poétique leur a manqué complètement » (*ibid.,* p. 422). Et que dire du sens artistique religieux quand « d'ignobles courtisanes affublées des attributs de la Religion » dé­corent le frontispice du bréviaire parisien de 1734. « Le missel de 1738 offrait aussi à son frontispice une virago lourdement assise sur des nuages et chargée pareillement de représenter la Religion. » (*ibid.,* p. 440). \*\*\* A vrai dire, ce sont là fautes mineures. On excuserait aussi la couverture hippie de nos nouveaux missels. Mais pour le contenu, il ne faut, pas plus que Dom Guéranger, faire de quartier. Tout doit être pesé, comme il le dit souvent, « au poids du sanctuaire », c'est-à-dire de la tradition sacrée et de la foi la plus pure. 79:197 Mgr d'Astros accusait Dom Guéranger d'avoir « des yeux bien perçants pour apercevoir » les erreurs des livres liturgiques du XVIII^e^ siècle. Dom Guéranger avait en effet les yeux très perçants, le magnifique portrait de Garnier en témoigne. Mais ne le faut-il pas quand il s'agit de la foi et de la tradition ? « Il nous faut, disait-il (*Déf. d'Astros,* p. 262), juger les personnes et les choses de ces années récentes avec la même inflexibilité que s'il s'agissait d'une époque perdue dans le lointain des âges. » Quand par exemple Mgr d'Astros justifie la substitution au titre « Annonciation de la Bienheureuse Vierge Marie » d'un autre : « Incarnation du Seigneur », en disant : « Célébrer la grandeur du Fils, n'est-ce pas exalter la gloire de la Mère ? », Dom Guéranger réplique (*ibid.,* p. 194) : « Non, Monseigneur, célébrer les grandeurs de la Mère, c'est exal­ter la gloire du Fils. » Quand Mgr d'Astros trouve remar­quable l'invitatoire nouveau des matines pour la chaire de saint Pierre au bréviaire de Paris : *Caput Corporis Ecclesiae Dominum venite adoremus*, Dom Guéranger ré­plique : « Comme rien ne s'oppose à ce que cet invitatoire ne soit chanté dans toute l'église anglicane, luthérienne ou calviniste, puisqu'il se borne à reconnaître en Jésus-Christ la qualité de chef de l'Église que ces hérétiques ne lui contestent pas, il est évident qu'il n'a aucun rapport au mystère du jour qui consiste à honorer dans un homme, dans saint Pierre, cette même qualité de chef de l'Église. » (*ibid.,* p*.* 201) « Depuis quand, dit l'archevêque de Tou­louse, est-il défendu aux catholiques de dire que le Fils est semblable au Père... Paul ne l'appelle-t-il pas l'image du Père ? Est-on obligé, quand on parle du Fils de Dieu, de dire toujours tout ce qu'il est, et en particulier qu'il est consubstantiel au Père ? -- Non, Monseigneur, on n'est pas obligé à cela, mais on n'était pas obligé non plus aller chanter : Ingenito similem Parenti... Nous *sommes en droit d'exiger des nouvelles liturgies une doctrine plus pure, une autorité plus grande, un caractère plus élevé.* Les catholiques réclamaient contre cette hymne ; ils trou­vaient inconvenant qu'on s'en vînt relever une expression condamnée par le concile de Nicée. » (*ibid.,* p*.* 202) « De pareils changements ne peuvent se justifier qu'autant que l'on admettrait lue la possession des siècles et l'univer­salité des lieux n'ont aucune force pour garantir la liturgie des innovations arbitraires. » (*ibid.,* p. 207) Mgr d'Astros vantant la suppression de nombreuses répétitions, parce que cela « a donné la possibilité de rapporter un beaucoup plus grand nombre de textes de la Sainte Écriture : les prêtres ne peuvent jamais assez les connaître », Dom Guéranger répond : 80:197 « Reste à savoir si cette variété in­cessante est plus favorable à la prière que la répétition des mêmes formules. On aurait dû prendre des mesures aussi pour éviter la répétition journalière du Venite exsultemus, du Benedictus, du Magnificat, etc. Notre-Seigneur, dans le jardin des Oliviers, priant son Père, répétait les mêmes paroles : *Oravit tertio eumdem sermonem dicens. *» (*ibid.,* p. 225) Rappelons d'ailleurs, à ce propos, que les répé­titions par trois fois, si communes dans la liturgie tra­ditionnelle, ont ici un fondement sérieux, sans parler de la plus élémentaire psychologie. Mais arrêtons les justes sévérités de Dom Guéranger. Elles suffisent pour auto­riser la vigilance qui doit caractériser le véritable litur­giste. Celui qui a reçu, à un point éminent, la grâce de l'esprit liturgique, trace une voie sûre et bénie. Il semble que « les Institutions Liturgiques en mains », les pères qui ont voté la constitution liturgique de Vatican II se seraient demandé ce que voulaient dire des paroles inscrites dès le début du texte. On se proposait, entre autres choses, par les réformes projetées, de « favoriser tout ce qui peut contribuer à l'union de tous ceux qui croient au Christ » *: quidquid ad unionem omnium in Christum credentium conferre potest, fovere ;* ce qu'il est pour le moins difficile d'accorder avec le principe énoncé plus loin : « Le culte rendu par la liturgie au Dieu très saint... est une profession continue de la foi catholique. » Celle-là, pas une autre. Ou faut-il penser que jusqu'ici la liturgie n'a pas été la « profession continue de la foi catholique » puisqu'elle doit être corrigée pour favoriser *tout ce qui peut contribuer* à l'union des catholiques avec les protestants ou les schismatiques ? Avant même la pro­mulgation de la messe nouvelle, le R.P. Bugnini, alors secrétaire du Consilium liturgique et nouveau sous-secré­taire de la Sacrée Congrégation des Rites, s'expliquait clai­rement pour qui sait lire cette prose doucereuse qui sent le faux ; c'était à propos des changements apportés aux « Oraisons solennelles » du vendredi saint (*Oss. Rom*., 19 mars 65, trad. de la *Doc. Cath.* n° 1445, col. 603-604) « Dans le *climat œcuménique* du II^e^ concile œcumé­nique du Vatican, on a fait remarquer de divers côtés que certaines expressions des orationes solemnes du vendredi saint, *sonnent assez mal aux oreilles d'aujour­d'hui.* C'est pourquoi on a demandé avec insistance s'il n'était pas possible au moins *d'atténuer* certaines phrases. 81:197 « Il est toujours dur de devoir toucher à des textes vénérables qui, pendant des siècles, ont alimenté la piété chrétienne avec tant d'efficacité, et ont encore aujour­d'hui le parfum des temps héroïques de l'Église pri­mitive... On a *malgré tout considéré* qu'il était *néces­saire* d'affronter ce travail, afin que la *prière* de l'Église ne soit un *motif de malaise spirituel* pour personne... « Les spécialistes, après avoir analysé les changements opérés, ont pensé à mettre en lumière les sources bi­bliques et liturgiques dont s'inspirent ou découlent ces nouveaux textes, lesquels ont été ciselés (rien que ça) par les groupes d'étude du Consilium. Disons aussi que bien souvent le travail s'est effectué « avec crainte et tremblement », lorsqu'il s'agissait de *sacrifier des ex­pressions et des concepts si* chers et auxquels on était familiarisé depuis toujours. Comment par exemple ne pas regretter le « *ad sanctam Matrem Ecclesiam catho­licam et apostolicam revocare digneris *» de la septième oraison. Là encore, en faisant *ces sacrifices pénibles,* l'Église a été guidée par l'amour des âmes, et le désir de *tout faire* pour *faciliter* à nos frères séparés le *chemin de l'union,* en *écartant* toute pierre qui pourrait constituer ne serait-ce que *l'ombre d'un risque d'achop­pement ou de déplaisir ;* dans la confiance que la *prière commune* hâtera le jour où toute *la famille de Dieu* réunie dans l'intégrité de la foi (!) et sous le signe de la charité pourra chanter d'une seule voix (una voce) et d'un seul cœur l'alleluia pascal de la résurrection et de la vie. » Un pareil texte dit tout ce que nous avons besoin de savoir pour affirmer que la liturgie actuelle, orientée par un tel esprit, tourne le dos délibérément à la doctrine et à l'action de Dom Guéranger. Il n'est pas jusqu'à l'évo­cation biblique que se permet notre ciseleur en parlant de la pierre d'achoppement qui ne soit, sans qu'il s'en aperçoive, sa condamnation. *Cette* « *pierre d'achoppe­ment *», *bibliquement, c'est le Christ...* le Christ de « l'Église catholique et apostolique » qu'affirme encore (mais pour combien de temps ?) notre Credo. Hélas, ils sont révolus en effet « ces temps héroïques de l'Église primitive » (qui d'ailleurs, entre parenthèses, se sont prolongés jusqu'à nos jours) ; ils n'ont plus que le « parfum » d'un vase brisé. Pensez ce que vous voulez du Christ, dès lors que vous vous dites chrétien, vous appartenez à la même « famille de Dieu ». Le Christ est-il l'Époux d'une unique Église visible ou invisible ou in­formelle ? 82:197 Peu importe. Ce qu'il faut, c'est que tous les chrétiens soient unis... pour chanter *una voce* (c'est-à-dire, entre parenthèses, en une multitude de langues) l'alléluia du confusionnisme le plus aberrant. Ce n'est pas ce que pense le P. Bugnini ? Nous l'admettons volontiers. Mais qu'en est-il alors de la liturgie « profession continue de la foi catholique » ? Et qu'est-ce qu'une liturgie qui ne ma­nifeste pas visiblement, clairement, cette foi ? Ce n'est plus une liturgie, la caractéristique de celle-ci étant d'être visible, de rendre *visible* ce que pense l'Église, unique épouse du Christ, notre mère unique. Voilà donc les paroles inattendues du néoliturge en chef, celui qui annonce par ailleurs (*Dot. Cath.,* 1494, col. 829) qu'il a procédé à une « restauration fondamen­tale, je dirais même une refonte et pour certains points, une véritable nouvelle création. Pourquoi ce travail fonda­mental ? Parce que l'image de la liturgie donnée par le concile est complètement différente de ce qu'elle était auparavant ». « *Complètement différente *»*,* on ne le lui fait pas dire. En effet, Max Thurian pouvait écrire dans *La Croix* (30 mai 1969) : « Le nouvel ordo Missae va dans un sens profondément (!) œcuménique... Un de ses fruits sera peut-être que des communautés non catholiques pour­ront célébrer la sainte Cène avec les mêmes prières que l'Église catholique. *Théologiquement,* c'est possible. » Or, théologiquement, Max Thurian, le théologien de Taizé, a exprimé sa pensée sur la présence réelle, et, -- laissons de côté le caractère propitiatoire de la messe ainsi que la notion catholique du sacerdoce sui generis, -- cette pensée, de son propre aveu, dans son ouvrage sur « l'Eu­charistie », concorde « en tout point » avec celle du pro­fesseur Leenhardt (*Ceci est mon corps,* Neufchâtel, 1955) « dans ses développements sur la présence réelle ». Il est vrai que dans ce livre, le théologien protestant reproche à ses frères de réduire la messe à une simple « mémoire » du fait évangélique primitif, mais il n'entend pas pour cela que les catholiques de tradition romaine lui décernent « d'absurdes louanges ». Il n'est pas de leur avis. Il se réjouit toutefois, -- déjà -- de ce que des théologiens ca­tholiques commencent à réagir « contre certaines erreurs que les Réformateurs ont condamnées dans la messe pa­piste et les superstitions eucharistiques ». (Cf. *Nova et Vetera,* janv.-mars 1956)*.* 83:197 Ces contaminations protestantes sont allées bon train, comme tout le monde le sait. La « fumée de Satan » s'est introduite dans l'Église même. Il faudrait, selon la tra­dition catholique affirmée et constatée par Dom Guéranger, que l'on y fît barrage et que la liturgie le manifestât. Le pape Paul VI a dit le 12 janvier 1966 : « Étant donné son caractère pastoral, le concile a évité de prononcer de façon extraordinaire des dogmes dotés de la note d'infaillibi­lité. » Et la constitution liturgique, « malgré son titre de constitution... n'a qu'un caractère disciplinaire. Canoni­quement parlant, elle n'a valeur que de décret et les décisions qu'elle renferme ne sont ni infaillibles ni irré­formables ». (Mgr Noirot, *Ami du Clergé* du 30 avril 1964.) La messe qui en est issue, d'après le principe énoncé plus haut, n'a donc pas plus de valeur que cette constitution purement et provisoirement disciplinaire. Et les principes qui doivent nous éclairer pour la juger restent ceux du concile de Trente, celui-là doctrinal et infaillible. Or nous avons l'aveu, tout à fait officiel, qu'en promulguant le nouveau missel, -- cela est écrit noir sur blanc dans le Proemium (ou Prologue) de la dernière édition -- les auteurs n'ont point voulu imiter la discrétion de saint Pie V, confirmant et fixant la messe traditionnelle dans un sens conservateur. C'est en effet très vrai. Mais là où nous restons vraiment perplexes, c'est quand on nous dit que, *pastoralement,* saint Pie V devait agir ainsi. Il devait le faire pour parer aux erreurs protestantes de ce temps. Alors n'existent-elles donc plus ? Ne se sont-elles pas plu­tôt incrustées par le moyen d'une tradition jamais reniée et qui incline maintenant les catholiques en ce sens, sous prétexte ou non d'œcuménisme ? Voilà ce qui s'appelle un mensonge délibéré par omission volontaire. Pareille chose dans un texte aussi officiel, cela paraît scandaleux. Retenons-en du moins le bon côté : *pastoralement, il fallait faire comme saint Pie V pour agir sainement,* avec le né­cessaire souci de la foi. C'est donc pastoralement aussi que le nouvel Ordo Missae se présente à nous comme dé­rogeant à la pensée constante et à la constante manière de la sainte Église catholique... Nous acceptons, avec la plus grande joie, pareil *aveu.* 84:197 Mais avec tristesse aussi, car lorsqu'une liturgie nou­velle est fabriquée par de tels « liturgistes », il n'y a pas à s'étonner que des liturgistes plus qualifiés, que nous ne mettrions pas d'ailleurs sur le même rang que Dom Guéranger et dont nous ne chercherons pas les raisons sans doute diverses, estiment avec le P. Bouyer, -- mou­vement d'humeur ou non --, que la liturgie nouvelle « tour­ne délibérément le dos » au mouvement liturgique, « à tout ce qu'un Bauduin, un Casel, un Pius Parsch -- \[il faudrait ajouter un Dom Capelle, ou un Romano Guardini qui a exprimé avec éclat sa désapprobation\] -- avaient entrepris et à quoi j'avais essayé vainement d'apporter ma petite pierre. Je ne veux pas apporter ou paraître apporter plus longtemps ma caution, si peu quelle vaille, à ce reniement et à cette imposture... » (*Décomposition du catholicisme,* R.P. Bouyer.) (*A suivre.*) Dom Édouard Guillou. 85:197 ### La Fête de Dieu par Maurice de Charette Au mois de juin 1975, le Saint-Siège a fini par misérablement donner raison à l'indéfendable évêque de Beauvais dans le con­flit l'opposant à l'abbé Coache depuis 1969. -- Comme il avait toujours annoncé qu'il le ferait, l'abbé Coache s'est soumis à la décision de Rome : il accepte donc d'être destitué de sa char­ge de curé de Montjavoult, bien que cette destitution soit cruelle et injuste, sciemment injuste, sciemment cruelle. En revanche il continue bien sûr à ne rien accepter de la nouvelle religion conciliaire qui nous vient de la Rome *néo-moderniste*. Nous exprimons à l'abbé Coa­che notre entière et très vive sympathie. Dans un de nos prochains nu­méros, nous publierons le dos­sier complet -- et commenté -- de cette triste affaire, une de plus, qui est une honte supplé­mentaire pour des cardinaux ro­mains déjà bien déshonorés. Leur discrédit devient aussi grand que celui des évêques français ; il est aussi mérité. En attendant, voici pour aujour­d'hui cet article de Maurice de Charette qui m'était arrivé trop tard pour la Fête-Dieu 1975 et que je gardais en réserve pour la Fête-Dieu 1976. On compren­dra, en arrivant à sa dernière pa­ge, pourquoi j'en ai avancé la publication : pour rendre justice et honneur au curé de Montja­voult. J. M. LA LITURGIE rappelle tout au long de l'année le triomphe du Christ, mais il y a trois jours où l'on célèbre particuliè­rement sa royauté : au dimanche des Rameaux, à la Fête Dieu et à la fête du Christ-Roi. Aux Rameaux, nous chantons le Roi de la Jérusalem céleste, en commémorant cet accueil solennel de Jésus dans la cité Sainte. C'est bien le Roi que nous célébrons avec des palmes, tandis qu'il s'avance au milieu de son peuple, benoîtement assis sur une ânesse. Mais la liturgie du jour est trop grave, trop triste déjà par le propre de la messe et l'annonce de la Passion pour que nous puissions véritablement nous réjouir. 86:197 Nous essayons de le fêter et pourtant nous nous savons, comme les Juifs, prêts à le crucifier à chaque instant. A peine avons-nous fini de chanter *Hosanna,* que déjà nous hurlons *crucifige.* C'est le Roi trahi par notre faiblesse et nous n'avons pas le cœur, le sachant bien, de nous réjouir pleinement. En la fête du Christ Roi, nous honorons la puissance du Christ ressuscité, son droit à gouverner les hommes et les nations. Nous savons nos faiblesses, mais nous proclamons sa souveraineté, antérieure et supérieure à nous, parfaitement in­dépendante et complète en soi-même. Toute la liturgie fixée par Pie XI nous incite à reconnaître cette royauté dont elle illustre la légitimité. Aux Rameaux, nous méditons sur notre faiblesse, notre indignité, notre honte ; mais ici, nous célébrons les droits du Fils de Dieu. La troisième fête royale du Christ est la Fête Dieu, qui nous permet de célébrer dans l'Eucharistie la royauté du don divin, l'immensité de l'amour qui s'offre : *Ecce panis angelo­rum !* Tout le sens de la fête, le secret de la joie qu'elle procure, réside dans cette effluve de l'amour infini qui se manifeste par l'humilité Eucharistique. Ce Dieu est vraiment père, ce père est vraiment Dieu. Il nous offre la nourriture du salut. Dans sa tendresse, il a voulu rester parmi nous sous cette forme humble et merveilleuse du pain et du vin. Saint Thomas chante dans le *Lauda Sion :* « *Quod non capis, quod non vides, animosa firmat fides... Ce que tu ne comprends pas, ce que tu ne vois pas, la foi vive l'atteste. *» N'est-il pas juste que nous célébrions chaque année cette royauté du Christ dans l'Hostie, marque et témoignage de son amour attentif ? Le sommet liturgique de la Fête Dieu est ce chant du *Lauda Sion* qui en demeure pour moi le symbole. Les paysans de mon village parlaient de la *fête de Dieu,* comme ils au­raient dit la fête de Jean ou de Paul ; mais, parce que c'était la fête du Père, du Roi, *Salvatorem, Ducem et Pastorem,* cela devenait la fête de tous, qui concernait chacun, du plus mo­deste au plus glorieux et j'en ai gardé le souvenir d'une extra­ordinaire journée de loyauté, de joie dans l'allégeance : le peuple acclamait son Roi, l'Église acclamait son Dieu. *Lauda Sion, in hymnis et canticis.* \*\*\* 87:197 L'une des premières cérémonies qui m'ait laissé un souve­nir profond est une procession à laquelle je n'ai pas assisté mais qui avait alimenté pendant des jours les conversations familiales. Cela se situait, si je ne me trompe, vers 1924, au temps du cartel des gauches. Je ne sais plus par quelle astuce juridique ou policière la municipalité de Nantes avait interdit la somptueuse procession qui se déroulait habituellement dans les rues de la ville. Nous avions alors pour évêque un grand homme, taillé en force, dru et carré, qui s'appelait Mgr Le Fer de La Motte. Lorsqu'il eut connaissance de l'interdiction, il annonça que la cérémonie se déroulerait dans un lieu privé, mais qu'il s'y rendrait à pied et souhaitait que les catholiques l'accom­pagnent depuis la cathédrale. Les horaires avaient été organisés pour que les gens de la campagne puissent venir après dérou­lement des processions rurales. Vers Nantes affluèrent les paysans conduits par leurs curés. La ville était envahie de carrioles dételées et de chevaux de labour crottinant aux carrefours et sur les places. La Vendée chouannait dans la joie et j'avais éprouvé quelque angoisse ravie en voyant partir mon père, notre cheval tirant une pleine voiturée. A l'heure dite, l'extraordinaire promenade se mit en marche. Quelques hommes musclés venaient en tête, car il faut être prudent ; puis le séminaire au complet -- tremblant un peu sans doute -- mais résigné au martyre comme autant de Tarcicius ; ensuite le vénérable chapitre, clopinant sous le danger. Enfin, Sa Grandeur, en simple costume de ville, c'est-à-dire en soutane violette, récitant à haute voix le chapelet -- il est bien permis de parler tout haut dans la rue, non ? -- mais entouré de quatre hommes vigoureux. Derrière notre évêque se pressaient, d'un trottoir à l'autre, des milliers d'hommes, car il avait interdit les femmes et les enfants. La racaille et la police avaient disparu bien avant que le cortège ne s'ordonne ; ce fut pacifique, recueilli et somptueux. Jamais procession n'avait réuni pareille foule, ni obtenu pa­reille ferveur ! La leçon fut comprise et l'année suivante la municipalité autorisa la procession dans l'espoir d'un moindre concours de peuple. \*\*\* En 1941, sous la botte allemande, la question se posa de l'opportunité d'une procession qui nécessitait l'autorisation de l'occupant. Nous avions un nouvel évêque, Mgr Villepelet, d'un style plus doux, d'une stature moins imposante, mais homme bon et pieux, qui ne crut pas devoir faire subir à Dieu les avatars de la patrie. Il sollicita la permission requise et enga­gea sa responsabilité quant au déroulement serein de la céré­monie. 88:197 Les temps d'épreuve entraînent un regain de piété et la procession fut imposante, précédée par l'escouade des Suisses des paroisses, chamarrés, hallebardes sur l'épaule, épées au côté, sous le commandement du Suisse de la cathédrale ; en­suite les théories de clergeons en soutanelle rouge, les sémina­ristes en surplis, les curés et le chapitre revêtus de chapes dorées, les enfants jetant des fleurs, encore des choristes ma­niant l'encens et enfin, sous le dais, Son Excellence brandissant quelque peu un magnifique ostensoir... Le Christ Roi se pro­menait dans Sa ville apportant l'espoir d'un reflux par-delà l'épreuve purificatrice. A la Kommandantur on avait éprouvé quelques craintes, se demandant s'il n'y aurait pas d'incidents, une exaltation incontrôlable de la foule. Les troupes avaient été consignées. Tout se passa bien et à l'instant où Monseigneur Villepelet rentrait à l'évêché, on annonça le général allemand venu ex­primer ses félicitations, son émotion, sa surprise. Il avait pris la mesure de ce qu'est une chrétienté sous la houlette d'un vrai pasteur ! \*\*\* Dans mon village, les cérémonies n'eurent jamais cette ampleur, ni cette importance psychologique ou politique. Il me faut bien avouer pourtant qu'elles me laissent encore au­jourd'hui un souvenir ébloui où le spirituel se marie au tempo­rel. Quand j'étais jeune, en effet, on ne barguignait pas sur les cérémonies et il arrivait à mon manque de piété de les trouver un peu longues quoique, me semble-t-il, j'y assistais loyalement, m'essayant à prier un Dieu un peu hermétique et austère pour ma frivolité. Mais, que ce Dieu devenait donc proche, royalement ac­cessible, lorsqu'Il se promenait parmi nous dans la rutilance des ors. Bercé comme je l'étais dans les souvenirs de la Vendée, j'aurais volontiers troqué mon chapelet contre un fusil. Vive Dieu, on en aurait décousu pour ce Roi là ! Nous n'étions qu'une petite paroisse, mais nous avions une somptueuse sacristie grâce à quelques-unes de mes vieilles tantes guère occupées et possédant des doigts de fée. La chape de drap d'or était surbrodée et le voile huméral s'ornait d'un émouvant cœur de velours rouge, humble et tendre sous la terrible couronne d'épines. Le dais était digne d'une cathédrale, lourd et brillant sous le soleil, avec quatre faisceaux de plumes d'autruches au sommet. 89:197 L'ostensoir, enfin, jetait mille feux insoutenables surtout quand le respect s'en mêlait. Impossible de regarder long­temps l'Hostie immaculée sans être écrasé de sa propre mi­sère. Le recueillement même de Monsieur le Curé, anéanti par l'humble honneur de présenter le Christ à notre adoration, ajoutait à l'émoi de tous. En tête de la procession venait la belle croix d'or, quelque peu extorquée jadis à la générosité d'un possesseur de biens noirs qui souhaitait réparer ; puis nos six bannières, dont la plus modeste, toute ravaudée, datait d'avant la révolution ; fragile, elle sortait aux grandes fêtes, les jours sans vent, en témoignage de notre continuité fidèle. Il y avait aussi des sta­tues, portées à bras sur des brancards par les premiers des différents catéchismes -- suprême honneur -- tandis que les autres enfants brandissaient des oriflammes. Tout au long du parcours un tapis garnissait la route, reproduisant des motifs variés. Le menuisier employait de la sciure teintée, le boulanger faisait une grande Hostie de farine, l'épicier une couronne d'épines en marc de café afin que fussent bénis leurs métiers. Les autres avaient épluché des fleurs pendant des jours et mûri longuement leurs dessins, source d'honneur pour l'inventeur. Avant le début de la céré­monie on en suivait le parcours, félicitant les auteurs des plus jolies réussites... Dans la foulée, on félicitait les autres aussi, d'ailleurs ! Il y avait des cœurs faits de pétales flamboyants, des os­tensoirs et des calices de genêts, des Hosties en pétales de pâquerettes et aussi les instruments de la passion en épines de cèdres, puis -- bien sûr -- des fleurs de Lys en cœur de marguerites et enfin, des inscriptions pieuses longuement tra­cées, telles que « Cœur de Jésus sauvez la France ». Depuis des semaines chacun surveillait la floraison avec inquiétude pour combiner ses réalisations d'après les ressources de son jardin. On devait aussi prendre garde au vent qui pou­vait détruire en un instant des heures de travail ; il fallait arroser les dessins pour les coller au sol et parfois semer légèrement du sable sur le tout. Chaque année, on admirait les tapis de Germaine, une jeune brodeuse amputée de la main droite mais qui, avec sa seule main, demeurait la plus adroite de tous. Les reposoirs disparaissaient sous les lys, les roses et les genêts avec, sur les marches, des « potées » que les femmes avaient cultivées avec amour et dont elles espéraient des com­pliments qu'on ne manquait pas de leur distribuer dans cette ambiance de courtoisie. 90:197 Les hommes avaient planté de grands mâts d'où pendaient des oriflammes blancs et rouges, aux couleurs du Sacré-Cœur ; il y avait également des arcs de triomphe en bois peint que l'on dressait avec de grands cris « pousse à droite... Sur toi ! ... Laisse venir ! » et aussi des couronnes royales suspen­dues entre les mâts par des guirlandes. Enfin, arrivait l'instant d'allégresse où la procession allait sortir de l'église. La fanfare s'assemblait près du porche sous le commandement du Maître d'école et jouait « V'la le général qui passe » ... Je ne sais trop si le morceau était celui qui convenait-le mieux, mais cuivres et tambours y allaient gail­lardement pour saluer le Seigneur qui visitait Son peuple. \*\*\* Et puis il y eut une Fête Dieu qui fut la dernière à la­quelle j'ai assisté dans le village de mon enfance. Ma mère était mourante et comme la procession entrait chez nous et faisait le tour de la maison, on avait poussé son lit devant la fenêtre. Monsieur le Curé avait cédé l'ostensoir à l'un de mes frères, prêtre, et confié le dais à quatre d'entre nous. En passant, mon frère marqua un instant d'arrêt et dessina, en direction de ma mère, une grande croix avec l'ostensoir. Dieu bénissait la vieille chrétienne, sa servante qui, aux portes de la mort, l'accueillait encore chez elle. Enfin, vint le temps de l'épreuve. Il fut convenu que ces processions gênaient les promeneurs du dimanche, qu'elles avaient au surplus une teinte folklorique inadmissible pour des chrétiens parvenus à l'âge adulte. Alors que nous avions le privilège de vivre sous les lumières de Vatican II, il ne pa­raissait pas convenable de promener Dieu au travers des cités, ni de l'adorer comme un seigneur du Moyen Age. Si les décors, faits souvent de plus de dévotion que de ri­chesse, étaient quelque peu fanés, on les traitait d'oripeaux grotesques. Mais si, d'aventure, ils étaient somptueux on les déclarait attentatoires à la dignité des pauvres. On faisait mine de tolérer Jésus Sauveur, du moins dans un premier temps, juste ce qu'il fallait pour détrôner Jésus Chef et Pasteur. Com­ment des démocrates conscients et organisés pourraient-ils traiter quelqu'un en roi, fût-ce le Roi d'amour, mort pour nous sur la Croix ? 91:197 Il fut donc décidé qu'il n'y aurait plus de fête de Dieu, que les chrétiens seraient privés de la joie d'acclamer leur Prince et de le promener dans les rues décorées, que les en­fants n'apprendraient plus à jeter des fleurs et à balancer des encensoirs sur Son passage. Nos prêtres croyaient peut-être que fleurs et encens leur étaient destinés, et avaient honte de cet hommage immérité... Sait-on jamais ? Nous allions donc être privés définitivement de notre joie chrétienne annuelle ; nous en étions même déjà privés presque partout lorsque le curé d'une petite paroisse, l'abbé Coache, trouva dans la tendresse de sa foi le courage de convier à la Fête-Dieu de son village tous les catholiques de France et même du monde qui avaient encore le goût d'acclamer le Maître. Sion n'était plus que Montjavoult, mais l'hommage ne s'est pas interrompu et l'abbé Coache s'est acquis ce jour-là un droit à notre reconnaissance à tous. Sans doute a-t-il aussi eu le privilège enviable de faire sourire la Vierge Marie, Reine de France, à qui nous donnons tant d'occasions de pleurer. De cette étincelle, le feu a jailli et voilà que la Fête-Dieu reprend un peu partout. Les curés qui ne l'avaient pas encore supprimée ont puisé une détermination plus grande dans l'exemple de leur confrère. Ailleurs on a repris la coutume ancienne et, quand la méchanceté ou la lâcheté des clercs ne permet plus de processions paroissiales, l'on se réunit dans des propriétés privées. Ainsi, de tous les points de France, les hymnes répondent à nouveau aux cantiques pour chanter la gloire de Jésus-Christ malgré la hargne toujours vigilante d'Anne et de Caïphe. Vous vous souvenez que déjà ils lui reprochaient devant Pilate de se prétendre Roi. Mais, à la question de Pilate, Jésus répondit qu'Il l'était, en effet. Pour nous, cela suffit et nous continuerons donc de chanter dans l'allégresse : *Lauda Sion Salvatorem* *Lauda Ducem et pastorem* *In hymnis et canticis.* Maurice de Charette. 92:197 ### Quand l'Église doute... par Louis Salleron La crise de l'Église... Tout le monde la voit, tout le monde en parle, tout le monde en écrit. Mais quelle est-elle exactement ? En quel point central pouvons-nous la si­tuer ? Car elle est partout -- dans la Hiérarchie, dans le clergé et dans la masse des fidèles ; dans la théologie, dans la litur­gie, et dans la morale ; à Rome, en Europe et dans le monde entier. Et quand nous disons « L'Église », qu'entendons-nous exac­tement par ce mot ? Répondons d'abord à cette seconde question. Par « Église » nous entendons ce qu'entend le commun des mortels. Nous disons « l'Église », au sens où l'on emploie ce mot quand on écrit des livres ou des articles sur « l'histoire de l'Église », « l'Église des premiers siècles », « les institutions charitables de l'Église », etc. Bref, il s'agit de la *réalité sociale* de l'Église, telle qu'elle apparaît à tous, croyants et incroyants, indépen­damment de la réalité surnaturelle qu'elle est en outre et d'abord pour les catholiques. Si, aujourd'hui, les incroyants parlent de la crise de l'Église tout autant que les croyants, c'est bien sûr à cause des désor­dres qu'ils observent dans son fonctionnement, mais c'est aussi parce qu'ils ont l'impression que les traits qui caractérisaient l'Église aux yeux de tous sont en train de s'estomper. Mais ces traits étaient-ils superficiels ? ou correspondaient-ils à l'être profond de l'Église ? Ces questions-là, les croyants se les posent, aussi bien que les incroyants. Seulement, là où les incroyants se contentent de constater que l'Église change au point que peut-être demain elle ne sera plus l'Église, les croyants se divisent, les uns pensant qu'effectivement l'Église est affectée par des changements qui risquent de la perdre, les autres, à l'inverse, voyant dans ces changements, soit des modifications de surface qui laissent intacte l'immuable réalité profonde, soit des mutations substantielles qui découvrent, ou redécouvrent, ou font naître la véritable Église dont nous n'avions jusqu'ici qu'une ébauche. 93:197 Quant à l'Église elle-même, prise en son tout, la crise qui l'affecte peut être résumée en un seul mot : le *doute.* *L'Église doute.* (Répétons, une fois pour toutes, que nous parlons de l'Église considérée dans sa réalité sociale, sociologiquement observable.) Et de quoi l'Église doute-t-elle ? De tout, et d'abord d'elle-même. Disons, dans les termes à la mode, que la crise de l'Église, c'est une *crise d'identité.* Pour tout le monde, l'Église était « l'Église de l'ordre », spirituel et temporel ; elle était le « temple des définitions » (Maurras). Elle définissait les vérités à croire, les vertus à pra­tiquer, le bien et le mal, les structures conformes aux lois de la nature. La *certitude* chez elle accompagnait la foi. Aujour­d'hui foi et certitude sont dissociées dans l'Église, comme elles le sont chez un grand nombre de chrétiens. Cette rigueur traditionnelle pesait à certains, en agaçait d'autres, mais impressionnait les uns et les autres. Par ailleurs, tous les esprits un peu élevés l'admiraient. Elle les attirait, dussent-ils rester au seuil. Les incroyants, quand ils étaient des âmes éprises d'absolu, ne se convertissaient guère (s'ils se convertissaient) qu'au catholicisme. Ce n'était pas, comme on le dit souvent, recherche de sécurité, c'était découverte de la cohérence dans le respect de l'absolu. (Je me souviens d'une visite à Gabriel Marcel, peu avant sa mort. Nous étions trois ou quatre et parlions de la crise de l'Église. Il évoqua le temps de sa conversion. « J'hésitais, nous dit-il en substance, entre le protestantisme et le catholicisme. Le catholicisme s'est imposé à moi à cause de ses exi­gences mêmes. Mais si c'eût été celui d'aujourd'hui, je me demande bien ce que j'aurais fait. » Il ajouta aussitôt qu'il ne regrettait rien et que sa foi n'était nullement ébranlée, mais la situation présente de l'Église le désolait.) Si l'Église, maintenant, doute, *où est le nœud de ce doute ?* Si tout est atteint dans l'Église, au point que ce soit son être même qui semble menacé, en quel point donc est-elle touchée ? Voilà qui n'est pas facile à discerner. Et, arriverait-on à le discerner, on aurait beaucoup de peine à l'exprimer. Il fau­drait indéfiniment passer d'un plan à un autre, éclairer un point par un autre, corriger, rectifier, préciser dans des mises au point perpétuelles qui n'engendreraient à la fin qu'une confusion pire que celle dont on voulait sortir. 94:197 Aussi bien, dès le départ, une confusion première affecte tout examen du problème. Elle est à ce point inévitable que nous tentons en vain de l'écarter en voulant limiter notre exa­men à la société-Église. Jacques Maritain, en traitant « De l'Église du Christ », s'est efforcé de distinguer « la personne de l'Église » de « son personnel ». Un catholique a autant de difficulté à faire ces distinctions pour l'Église qu'il en a à distinguer le Christ de l'Histoire du Christ de la Foi. Le livre de Maritain n'est guère satisfaisant. Mais aucun livre ne peut l'être. Et un simple article... Nous n'avons donc d'autre ambition que d'essayer d'aider à la réflexion personnelle des uns et des autres en proposant quelques idées, également personnelles. Puisque, pour être clair, il est nécessaire de séparer les différents aspects d'une réalité qui les contient tous indivi­sément, nous considérerons successivement l'aspect *politique,* l'aspect *philosophique* et l'aspect *religieux* du problème. 1\) *L'aspect politique. --* Quelques thèmes précis et vigou­reux de l'Évangile -- « Mon Royaume n'est pas de ce mon­de », « Rendez à César... » -- ont toujours empêché l'Église de sombrer dans la théocratie. Mais l'Histoire a donné à sa réalité politique une consistance majeure. La variété des si­tuations auxquelles elle a eu à faire face jusqu'à l'époque contemporaine présentait tout de même un aspect identique : la relative homogénéité du milieu politique ambiant. Sans en­trer dans les détails, ce fut longtemps la chrétienté, puis la division entre catholicisme et protestantisme, puis une posi­tion acquise au sein d'une Europe dominant le monde (le coupant en deux : vieilles terres de chrétienté et pays de mis­sion). Au sein de mille difficultés, il y avait un fil directeur tant pour la doctrine que pour l'action. Aujourd'hui, c'est fini. Poussière de pays, continents me­naçant l'Europe, puissance majeure des États-Unis et de l'U.R.S.S., régimes démocratiques se réclamant du libéralisme ou du marxisme, etc. Le *gouvernement* de l'Église suppose des attitudes diverses adaptées à la diversité des cas. Sa *doctrine* se fait très discrète. La pression universelle d'un humanisme athée ou vaguement déiste pousse l'Église à se cantonner dans son rôle de société exclusivement religieuse. Mais ce recul politique tend du même coup à la replonger dans la politique par la coloration politique donnée à l'ac­tivité évangélique. C'est la confusion entre la *libération des hommes* et le *salut en Jésus-Christ.* L'Église de l'ordre est écartelée entre l'Église d'un ordre disparu et l'Église de la révolution. 95:197 Le changement a été si rapide que les grandes ency­cliques de Pie XI et de Pie XII paraissent plus proches du Moyen Age que des textes de Vatican II et de Paul VI. L'ou­verture au monde est à l'image du monde : chaotique. Le *doute* politique de l'Église est flagrant. Il ne servirait de rien de le nier en arguant que sa doctrine n'a pas changé. Exposez cette doctrine : vous n'aurez, pour la confirmer, ni les évêques ni le pape. Ils ne la nieront pas, mais ils ne la prendront pas à leur compte, parce que, bien loin de favoriser leur action, elle la gênerait plutôt. 2\) *L'aspect philosophique. --* Le *doute* philosophique de l'Église est beaucoup plus grave. L'empirisme est, après tout, une réalité politique qu'on peut rattacher à la doctrine ; et il est, en tous cas, l'effet de la dislocation sociale universelle. Le doute philosophique, au contraire, n'est pas une réponse nécessaire de l'Église au doute universel. D'où vient-il ? De la lenteur avec laquelle elle a assimilé les acquisitions de la Science. En ce domaine, c'est l'évolutionnisme qui a le plus ébran­lé l'Église. On pourrait penser que, le règne de l'évolution­nisme (philosophique) étant pratiquement terminé, le retard de l'Église la placerait en position favorable. Mais on doit constater que le phénomène Teilhard l'a marquée. Elle s'in­terroge sur sa mutation propre comme sur celle de l'huma­nité, n'osant plus fournir aucune réponse claire. Plus profondément, c'est la capacité de l'esprit humain à accéder aux vérités métaphysiques qui est mise en cause dans l'Église. Se pliant à la mode actuelle, elle affirme simultané­ment l'unité de l'espèce humaine et la diversité substantielle des cultures. De même qu'elle refuse l'héritage romain de la politique, elle refuse l'héritage grec de la philosophie. Tout cela est du passé, temporellement et spatialement clos, en contradiction avec l'universalité et la spécificité du message évangélique. Il faut faire table rase et repartir à zéro. 3\) *L'aspect religieux. --* Parler du doute politique de l'Église en quelques lignes et de son doute philosophique en moins de lignes encore, c'est un paradoxe. La raison en est simple : politique, et surtout philosophique, le doute de l'Église est religieux. Mais alors, quel doute ? 96:197 Car l'Église peut-elle douter ? C'est ici qu'il faudrait dis­tinguer, non seulement entre la personne de l'Église et son personnel, mais entre l'Église réalité divine et l'Église réalité sociale. Nous continuerons de dire : l'Église, pour ne pas compliquer à plaisir un problème déjà assez difficile à cerner en le réduisant à ses aspects les plus simples et les plus visibles. La crise actuelle de l'Église, c'est, portée à son plus haut degré, la tension permanente qui existe entre christianisme et catholicisme, entre la pureté divine du message évangélique et l'impureté humaine de l'institution, entre l'adoration « en esprit et en vérité » et l'adoration selon quelque rite à Rome, à Jérusalem ou sur le mont Garizim (Jn, 4, 19-26). L'Église doute d'elle-même en ce sens qu'elle se demande si la phase historique des 2000 ans pendant lesquels son identité n'a jamais fait question, ni pour elle-même, ni pour autrui, n'est pas aujourd'hui terminée et s'il ne lui faut donc pas dégager sa Foi du réseau de certitudes dans lequel elle était insérée et avec lequel elle faisait corps : -- certitudes des dogmes, (prisonniers des mots et des concepts chargés de la relativité historique) ; -- certitudes des prescriptions morales, (déterminées par les conditions contingentes d'une civilisation parmi d'autres et d'ailleurs révolue) ; -- certitudes d'une exégèse et d'une herméneutique (que la Science a bouleversées) ; -- certitudes des croyances, des habitudes et des insti­tutions (qui ne cadrent plus avec la vie moderne) ; -- certitudes dans tous les domaines de la tradition, des rites, des sacrements, (alors que...) ; -- certitude première et fondamentale que l'Éternel et l'Immuable peuvent être atteints par l'intelligence (d'un hom­me dont la substance de l'esprit change comme change la substance de l'univers impénétrable) etc. Vatican II a voulu être la réponse au doute qui compromet toutes ces certitudes. Mais cette réponse, reconnaissant le *doute,* l'installait dans la place et le répercutait aussitôt avec une violence inouïe dans toutes les parties de l'Église. Les formes de ce doute sont multiples. On pourrait les ré­sumer dans l'interrogation suivante : est-ce que la religion de la Vérité n'est pas appelée à opérer, par rapport au catho­licisme, une mutation du même ordre que celle qu'opéra le christianisme par rapport au judaïsme ? L'interrogation a d'ailleurs des colorations très diverses, allant d'un ésoté­risme millénariste annonçant l'ère de l'Esprit succédant à celle du Christ, au simple vœu d'un christianisme fondé sur la liberté et l'intelligence succédant à un catholicisme fondé sur l'autorité et figé dans ses formes. 97:197 Vatican II pose ce point d'interrogation beaucoup plus qu'il n'y répond. Dans la conscience de l'Église, il est typique­ment la réplique du concile de Jérusalem. Dans la mesure où les deux mots s'opposent s'agit-il d'une « évolution » ou d'une « mutation » ? Certes l'Histoire est toujours « évolution » en ce sens qu'elle est toujours continuité. Mais l'évolution peut être radicalisée en « révolution », c'est-à-dire en « mutation », dans la mesure où elle se perçoit et se veut, à un certain mo­ment changement intégral -- soit que l'Évolution s'érige en doctrine d'un Devenir perpétuel opposé à la doctrine de l'Être, soit qu'elle atteigne un seuil annonçant des formes to­talement nouvelles, comme le papillon qui sort de la chenille. Le doute de l'Église, c'est, au fond, la certitude de Teilhard. L'Église se pose la question : Teilhard a-t-il raison ? A-t-il raison quand il écrit : « Essentiellement, je considère (...) que l'Église (comme toute réalité vivante, au bout d'un certain temps) arrive à une période de « mue » ou « réforme nécessaire ». Au bout de deux mille ans, c'est inévitable. L'humanité est en train de muer. Comment le christianisme ne devrait-il pas le faire ? Plus précisément, je considère que la Réforme en question (beaucoup plus profonde que celle du XVI^e^ siècle) n'est plus une simple affaire d'institution et de mœurs mais de Foi (...). » « Une forme encore inconnue de religion (...) est en train de germer, au cœur de l'Homme moderne dans le sillon ouvert par l'idée d'Évolution. » Dans ces conditions, le catholicisme, ou même le christia­nisme a-t-il encore un sens ? Oui, répond Teilhard, car « ...je ne vois, dit-il, que dans la tige romaine, *prise dans son intégralité,* le support biolo­gique assez vaste et assez indifférencié pour opérer et sup­porter la transformation attendue (...) » Il dit encore : « Notre christianisme est *l'axe* sur lequel se développe la Religion de l'avenir. » Si l'engouement pour Teilhard est passé, les idées qu'il a semées sont restées. Le *doute* de l'Église, c'est le désarroi où la plongent les affirmations de Teilhard. Sa *tentation,* c'est de suivre la voie qu'il indique comme celle de la vérité scienti­fique : se considérer comme l'axe de l'évolution et guider elle-même sa propre transformation (organique, biologique, vitale) pour mourir à elle-même et devenir la religion nouvelle, com­me le judaïsme dut mourir à lui-même pour devenir le christia­nisme. 98:197 Les *effets* du doute de l'Église sont si nombreux et si variés qu'on ne pourrait s'en faire une idée qu'en énumérant tous les aspects de la crise. Mais un *signe* éclatant de ce doute est dans le souci premier qu'a l'Église de défendre son *unité*, alors que c'est la défense de la *vérité* qui était traditionnellement sa préoccupation. Il en résulte, pour de nombreux fidèles, une sorte de *fidéisme* nouveau, un fidéisme ecclésial qui risque d'entamer demain leur foi chrétienne, car que feront-ils et que pourront-ils croire si l'unité de l'Église se lézardait da­vantage ou qu'elle ne se maintenait, en contradiction avec sa propre définition, qu'au sein de quelque œcuménisme syncré­tique ? Un autre *signe* non équivoque du doute de l'Église, c'est la passion *du retour aux sources*. Toute société vieillissante aspire à se retrouver dans ses origines. Pour l'humanité, cette illusion engendre le naturisme et la licence sexuelle. Dans les institutions, elle provoque des réformes artificielles qui avor­tent ou dégénèrent en révolutions. Dans l'Église, l'illusion du retour aux sources est particulièrement redoutable, car elle n'a qu'une Source qui est la Révélation dans le Verbe incarné. En voulant retrouver les formes primitives du dogme et de la liturgie, c'est tout le développement de l'Église qu'on ébranle. Il est caractéristique que la *Nouvelle Messe* soit à elle seule le rassemblement de ces deux signes. D'une part, en effet, elle vise à favoriser l'*unité* par l'*œcuménisme* au lieu de la favoriser par la *vérité*, et d'autre part elle se veut plus authentique par un *retour aux sources* en s'égarant plus ou moins de *la Source* qui ne tarit pas et qui lui assure la vie éternelle : le sacrifice de la croix. Il est non moins caractéristique que ce signe si visible soit si peu vu. Le cas de la messe est d'ailleurs de nature à soutenir notre espérance. Car la messe est blessée, mais non pas morte. Quand l'Église aura pansé la blessure et que celle-ci sera refermée, tous les sacrements reprendront vigueur et la liturgie refleu­rira. Il faut bien comprendre, en effet, que la liturgie étant la *prière publique de l'Église,* et la messe étant « la source et le sommet de la vie chrétienne » (Lumen gentium) parce qu'elle est le cœur de la liturgie, on saura que l'Église a triomphé de sa *crise*, c'est-à-dire de son *doute,* quand la messe sera pleinement restaurée comme *sacrement de l'unité* parce que *sacrement de la Vérité*. 99:197 Le *doute* de l'Église est une crise conjointe de la *Foi* et de l'*Intelligence.* C'est donc par la Foi et l'Intelligence que l'Église surmontera sa crise. Le rôle de l'Intelligence est im­mense, mais la Foi est première. Dans la messe le chrétien trouve l'*objet* de sa Foi, la *source* de sa Foi et l'*expression* de sa Foi. Quand ces trois caractères seront pleinement rééqui­librés, de telle manière que chacun d'entre eux soit pleinement valorisé, la messe retrouvera, elle-même toute sa valeur. De même qu'on peut mesurer la profondeur de la crise de l'Église par la dégradation de sa liturgie, de même c'est à la restau­ration liturgique qu'on mesurera le redressement de l'Église. *Lex orandi, lex credendi.* La crise du sacerdoce, celle de la catéchèse, celle de l'her­méneutique et de la théologie sont, avec la politisation du clergé, les aspects les plus spectaculaires de la crise de l'Église. La crise de la liturgie les reflète et les entretient. Elle est comme le foyer du doute général, qu'elle réfléchit d'abord puis qu'elle alimente. On ne peut soigner la liturgie indépendamment du reste, ni le reste indépendamment d'elle. Mais l'importance qu'elle a dans l'Église nous avertit des points les plus sensibles où il faut s'attacher à purifier la Foi et l'In­telligence. Le monde est aujourd'hui en pleine anarchie. Ce désordre universel n'est pas une des moindres causes de la crise de l'Église, socialement solidaire de la cité terrestre. Mais il peut être aussi la raison de son redressement si elle prend conscience que ce n'est qu'en redevenant pleinement elle-même qu'elle pourra non seulement se sauver mais aider au salut du monde. Si le monde proclame la mort de Dieu et la mort de l'Homme, il appartient à l'Église de réaffirmer sa foi en Dieu et en l'homme-Dieu. Si le monde ne croit plus à l'intelligence, il appartient à l'Église de redéfinir l'intelligence et son objet. La crise de l'humanité a provoqué ou activé la crise de l'Église. C'est la crise universelle du doute universel. Si l'Église ne surmonte pas le doute, comment l'humanité le surmonterait-elle ? Louis Salleron. 100:197 ### La lettre et l'esprit (II) Un ami ayant lu dans le numéro de mai d'ITINÉ­RAIRES la communication portant le même titre que celle-ci m'a demandé de développer ce que j'y disais pour en faire mieux voir les conséquences. Il avait été frappé par ces paroles qui s'y trouvent : « Qu'a donc fait Notre-Seigneur à la Cène du jeudi Saint ? Se serait-il trompé ? Car en somme, la *veille* du sacrifice accompli *une fois pour toutes,* Il a consacré et donné son corps et son sang aux apôtres en communion. Puis il leur a dit d'en faire autant en mémoire de Lui, les ordonnant ainsi prêtres eux-mêmes. » L'évêque qui contresigne chaque année dans les nou­veaux Missels qu'à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli,* du sacrifice parfait dans lequel le Christ s'est offert lui-même et de nous y associer et y communier ensemble en faisant nôtre l'oblation qu'il a farte à Dieu de sa propre personne pour notre salut », -- cet évêque croit-il à sa propre ordination ? Car si on n'ajoute pas foi à la tradition touchant la consé­cration du pain et du vin par notre Seigneur *la veille du jour où il fut réellement sacrifié sur la croix,* peut-on ajouter foi à l'institution de l'ordre, si intimement liée dans les textes à la consécration du pain et du vin (faites ceci en mémoire de moi). Il ne lui reste à cet homme qu'un titre de commandement comme colonel ou général. 101:197 C'est nous qui croyons qu'il est *prêtre pour l'éternité* suivant l'ordre de Melchisédech, en consacrant à la place de Jésus le pain et le vin, ce dont Melchisédech était la figure. Mais lui ? Que peut-il croire ? Comme on nous le dit par ailleurs : qu'il *préside* un repas de fête ? Tout cela est en train de se faire. Un prêtre nous disait qu'au siège du diocèse ils étaient le dimanche 12 prêtres à qui on ne donnait aucun office à célébrer. On veut former des paroisses sans prêtre ; non seulement parce que les vocations sacerdotales se sont raréfiées, mais parce qu'on veut changer le sens du sacerdoce ministériel et en faire un pastorat protestant. Il est possible qu'il n'ait pas relu sérieusement l'épître aux Hébreux. Peut-être depuis son séminaire, pour un examen. Ces hommes « d'action » ont pris des armes mondaines, la publicité, la propagande, le recyclage et ils y sont très forts. On voit 30.000 jacistes ou jocistes chanter l'Internationale pour accueillir les communistes... Mais l'épître aux Hébreux nous donne toute la tradition, l'esprit avec la lettre. Cette même épître qui nous dit (IX. 26) : « *Mais c'est une fois pour toutes,* à la consommation des siècles qu'il est apparu pour l'élimination du péché par le sacrifice de lui-même », -- cette même épître nous donne une connaissance de Dieu qui semble échapper à nos évêques : Dieu est en dehors et au-dessus du temps. La décision une fois pour toutes est une décision éternelle prise avant la création. L'épître débute ainsi : « Dieu en ces derniers temps nous a parlé par son fils, qu'il a établi héritier de toutes choses, par qui il a fait aussi les siècles. » Le Verbe éternel est en effet l'auteur de la création. L'épître continue : « Auquel de ses anges (Dieu) a-t-il jamais dit : « Tu es mon Fils c'est moi qui aujourd'hui t'ai engendré. » Il s'agit toujours de l'éternité puisque c'est ce Fils qui a créé le monde et le temps (Il a fait les siècles). Et à ce moment-là ou plutôt avant toute création, la suite des temps tout entière était conçue y compris ce sacrifice de lui-même accompli une fois pour toutes à un moment du temps. Nous-mêmes vivons en deux temps différents : un temps quantitatif, celui de l'horloge. C'est un temps à l'image de la science et du calcul. Un temps approxima­tivement exact à l'image de ce que nous pouvons savoir de l'univers astronomique matériel, sans en avoir, d'ail­leurs, aucune explication, sinon divine. Et nous vivons aussi un temps qualitatif ; c'est ce temps-là qui est le plus réel pour nous : il *dure* plus ou *moins*. C'est le temps de la conscience, et le rythme de la pensée. 102:197 L'éternité est tout autre chose. Elle englobe tous les temps, c'est une durée sans commencement ni fin qui est celle de Dieu. Dieu conçoit donc tous les temps comme d'un seul regard Il a conçu l'incarnation, la chute de l'homme, son rachat avant même que, dans son éternité, il créât le monde. C'est pourquoi le même auteur de l'épître aux Hébreux qui parle du sacrifice accompli une fois pour toutes, peut le placer en dehors du temps, et au moment de l'Incar­nation, et la veille du Vendredi Saint. Voici comment le Père Emmanuel explique dans son catéchisme (ch. III, p. 32) ce caractère de l'éternité qui recouvre en quelque sorte toute l'épître aux Hébreux : Il y a en Dieu deux actes souverainement adorables et ineffables ; un acte d'intelligence par lequel le Père en­gendre son Fils, acte qui demeure éternellement en Dieu et un acte de volonté auquel nous ne pouvons donner un autre nom que celui de procession ou de spiration et par lequel le Saint Esprit procède du Père et du Fils (...). Ces deux actes sont à vrai dire la vie même de Dieu. Ils sont de toute éternité. Ils se passent maintenant et éternellement ils seront. Car Dieu ne peut pas être sans engendrer son Fils, ni sans produire le Saint Esprit. (...) Car notre Dieu est le Dieu vivant. Les grands actes de la vie de Dieu sont la naissance de son Fils et la procession de son Saint-Esprit. Pierre. -- Ce sont donc des choses qui se passent ac­tuellement ? Le Père. -- Mais oui précisément. Marie. -- Mais personne n'y pense ! Le Père., Vous n'y pensiez pas, vous ; mais Dieu y pense, c'est sa vie ; les anges et les saints du ciel y pensent, car ils voient et adorent ces actes magnifiques de la vie divine (...) Il vous faut entrer dans la Société de ces vrais adorateurs (...) Pierre. -- Que ces choses sont grandes ! Oui, ces choses sont grandes et notre esprit bien faible pour s'y appliquer avec fruit. Car l'éternité divine ne com­porte aucun changement et elle est vivante. 103:197 Dieu ne change pas en continuant d'engendrer son Fils et avec ce même Fils d'être la source du Saint-Esprit. Les théologiens, du Moyen Age, en conformité avec la pensée biblique et chrétienne -- et l'expérience apostolique -- ont défini un *aevum* qui désigne une forme de l'éternité qui implique la succession comme un acte d'amour de la pensée divine pour permettre aux créatures d'accéder à l'éternité divine. \*\*\* Voilà l'ensemble de pensées qui domine dans la lettre aux Hébreux. Il n'est donc pas étonnant qu'elle ait défini l'acte rédempteur du Christ comme fait une fois pour toutes, ce qui convient à la toute-puissance divine, suffisant jusqu'à la fin des temps pour racheter tous les croyants, et en même temps comme non seulement conçu mais accompli lors de l'Incarnation, et perpétué sous une forme temporelle non sanglante par amour pour ses créatures, si faibles et fragiles devant les tentations de l'orgueil sous toutes ses formes. Il s'y ajoute ce que nous avons fait d'abord remarquer, qu'avant le jour de sa Passion, la veille du Vendredi Saint, Jésus lui-même, avant donc ce sacrifice accompli, *une fois pour toutes,* avant qu'il ne fut cloué à la croix et n'y mourût en poussant un grand cri, avant que son sang fût séparé de son corps, Jésus avait accompli ce sacrifice non sanglant qui est notre MESSE, sans qu'il soit possible, d'après les textes eux-mêmes, de douter que c'est bien ce sacrifice qu'il ait voulu accomplir et ordonné de perpétuer. Il n'a pas dit : « En mémoire du sacrifice que j'accom­plirai demain, faites ceci avec du pain et du vin. » Mais accomplissant la prophétie de David, « *le Seigneur l'a juré, il ne s'en repentira point, tu es prêtre pour l'éter­nité suivant l'ordre de Melchisédech *»*,* il a pris du pain et du vin et il a dit ceci EST mon corps ; ceci EST mon sang. Il n'y a aucun doute sur la pensée des apôtres à ce sujet. Aussitôt après le récit de la Cène, S. Paul ajoute : 26\. « Toutes les fois en effet que vous mangez de ce pain et que vous buvez la coupe, c'est la mort du Seigneur que vous annoncez (...) » 27\. « De sorte que quiconque mangera le pain ou boira la coupe du Seigneur indignement sera coupable envers le Corps, et le Sang du Seigneur. » Et plus loin il ajoute. 104:197 29\. « Car qui mange et boit, mange et boit sa propre condamnation s'il ne discerne pas le corps. » Telle est la doctrine des Apôtres. Hélas ! aujourd'hui, après tant de prédications néfas­tes, combien sont dans ce cas de ne pas discerner le Corps du Seigneur. On leur dit qu'ils sont à une fête de famille. Prions pour ces malheureux trompés et pour ceux qui, jouets d'illusions mortelles pour l'âme, s'efforcent de les tromper. \*\*\* Le fait est là, très clair : la veille du sacrifice où il s'offrait lui-même une fois pour toutes, couvert de plaies, perdant son sang et remettant son âme à son Père, Jésus disait la messe comme on l'a toujours dite depuis, prenant du pain et du vin, et changeant leur substance en celle de son corps et de son sang. Puis il ordonna aux apôtres de continuer ce sacrifice en les ordonnant prêtres eux-mêmes. C'est un mystère, mais rien n'est impossible à Dieu. Les hommes importants qui s'enorgueillissent de la science moderne peuvent remercier Dieu de leur en avoir fourni les moyens, mais ils demeurent aussi ignorants par cette science que l'homme des cavernes du mystère de la Créa­tion, du mystère de la vie et de la destinée de l'homme. Heureux sommes-nous des lumières que Dieu veut bien nous donner par sa Révélation. Celle-ci n'a pas à être discutée. S'il y a recherche, que ce soit pour la mieux comprendre. L'épître aux Hébreux est un effort de ce genre, et nous pouvons le continuer, à la condition de ne pas s'écarter de la tradition apostolique. S. Paul place cette mission du Christ comme grand prêtre dans l'éternité car : « Il n'est pas devenu grand prêtre selon la règle d'une ordonnance charnelle mais par la vertu d'une vie impérissable », et place l'offrande que fit le Christ de soi-même quand l'Incarnation fut conçue, avant même la création. Or la recherche de nos prétendus théologiens consiste à chercher un accord de la Révélation avec les élucubrations les plus douteuses de la philosophie moderne qui semble avoir perdu le sens de l'être ou encore avec les recherches sataniques de Freud ; elles consistent à faire remonter à la conscience ces traces du péché originel que le baptême est fait pour laver et faire oublier. Mais les épreuves que nous traversons à voir un clergé infidèle essayant de nous imposer un changement de la foi qui fut toujours celle de l'Église comportent cer­tainement une grâce, des grâces qui n'apparaîtront que petit à petit aux yeux étonnés des chrétiens fidèles. 105:197 Beaucoup d'honnêtes chrétiens, en réalité, dormaient. Les « béatitudes » n'étaient envisagées que dans l'Évan­gile du jour de la Toussaint. Pour qui ? Dieu seul le sa­vait. Ils menaient leur vie comme tout le monde à re­chercher les bonnes places, honnêtement en pratiquants consciencieux, n'ayant, depuis leur communion solennelle, jamais fait que feuilleter leur paroissien, confiant leurs enfants aux prêtres, aux œuvres, et étonnés tout à coup de voir ces enfants si différents d'eux-mêmes... et contes­tataires... Or voici que tout s'éclaire. Les « *béatitudes *» sont vécues chaque jour dans les pires conditions, par les chré­tiens derrière le rideau de fer. Cet œcuménisme si ridicu­lement engagé depuis le concile (comme si c'était ramener les protestants à l'unité de leur céder sur tout ce qu'ils n'admettent pas) eh bien ! cet œcuménisme est vécu en grand de l'autre côté du rideau de fer. Tous les divers groupes chrétiens y ont des martyrs orthodoxes, catholiques grecs ou latins, baptistes et luthé­riens sont martyrisés et meurent en confessant la foi. Voilà l'œcuménisme véritable et voilà comment l'union tant désirée par le Christ (il n'a parlé que de cela avant de descendre au jardin de l'Agonie) est en train de s'ac­complir. Par les martyrs. Pensez-y. D. Minimus. 106:197 ## NOTES CRITIQUES #### Jean-Marc Dufour Prague sur Tage (Éditions Nouvelle Aurore) Voici un livre qu'il sera bon de conserver pour le jour, très prochain, où l'on ne se souviendra plus de la manière dont s'est passée la révolution portugaise. C'est, en effet, la chro­nique des événements qui se sont déroulés du 25 avril 1974 au 25 avril 1975 que nous donne Jean-Marc Dufour dans Prague sur Tage. Comme ces événements sont encore frais, nous les retrou­vons tels que nous les avons connus par les journaux, mais avec beaucoup d'informations inédites que l'auteur doit à ses enquêtes sur place et à de nombreuses lectures de livres et de documents ignorés du public français. Certains détails sont amusants et prennent valeur de signes, comme celui-ci : « Le général dont l'appel avait ouvert les portes du pouvoir au Professeur Salazar et à l'État nouveau se nommait Gomes Costa, alors que le général qui va ouvrir les portes à Alvaro Cunhal et au Parti communiste portugais se nomme justement Costa Gomes » (p. 24). Ironie de l'histoire ! Révélation : Caetano détestait Salazar. Le journaliste por­tugais Manuel Maria Murias nous apprend que « les centaines de lettres que, durant sa vie publique et surtout depuis 1945, il écrivit à la plupart des hommes politiques portugais cons­titueraient, une fois réunies, un des plus extraordinaires té­moignages de cet anti-salazarisme frustré qui frappa à certains moments quelques-uns des hommes importants de l'ancien ré­gime » (p. 42). Nous faisons plus ample connaissance avec les familiers de la télévision française : Mario Soares et Alvaro Cunhal. Le premier, très répandu à l'étranger, enseignait à l'Université de Paris (Vincennes et Sorbonne). Le second, parfait stalinien, était à Prague en 1968 et s'aligna, dès le 23 août, sur les po­sitions soviétiques. Il est revenu à Lisbonne accompagné de spécialistes de la guerre subversive formés dans les camps tchèques. Sa tactique est de gouverner par le truchement de l'armée, tout en exerçant un contrôle intégral de la presse. 107:197 A travers l'imbroglio des complots et des journées des dupes, on essaye de se faire une idée exacte de Spinola, de Vasco Gonçalves, de Galvâo de Melo, d'Otelo Saraiva de Car­valho, afin de percer le destin futur du Portugal. Ce n'est pas facile. Ce l'est d'autant moins que, dans cette première phase de la révolution, les influences extérieures ne sont pas encore pleinement sensibles et que, grâce aux réserves accumulées, la crise financière et économique n'a pas encore pris le pays à la gorge. La couleur ou la nuance de la dictature à venir n'est pas encore certaine. Mais on ne tardera pas à savoir si, dans « Prague sur Tage », c'est Prague qui l'emportera, ou le Tage. Louis Salleron. #### Jacques Perret Grands chevaux et dadas (Gallimard) *La lecture de Jean-Baptiste Morvan...* *Depuis quelques années les livres consacrés aux souvenirs se font plus nombreux. Sont-ils dus au besoin secret d'y voir plus clair dans le déroulement d'une époque foisonnante, hété­roclite et riche de mensonges ? Certains écrivains ont semblé hésiter devant l'aveu de leurs déceptions, ou devant la recon­naissance de valeurs réprouvées par l'idéologie dominante du parti intellectuel : timidité de bons élèves vieillis, ou sno­bisme d'enfants gâtés ? Il importe que la littérature du sou­venir ne vienne pas ajouter un mensonge supplémentaire et ne fasse pas bénéficier la subversion d'une complaisante diversion. On peut alors comme toujours compter sur Jacques Perret, il n'appartient pas à la catégorie des enfants gâtés, ni des dé­vots du nouveau conformisme. Nos contemporains, s'ils ont encore quelque goût pour la réflexion, pourront s'interroger sur ce paradoxe apparent : c'est le traditionaliste intransigeant qui retrouve le mieux la poésie nuancée du souvenir alors que les* « *libéraux *» *sincères ou affectés semblent alourdis par le souci des thèses, empêtrés dans les faux impératifs d'un réa­lisme orienté ;* 108:197 *c'est l'homme qui n'est demeuré que de ma­nière fortuite et précaire dans des maisons modestes, parfois désuètes et un brin vétustes, qui en tire des trésors ; c'est le nationaliste, le partisan tenace des causes réputées vaincues comme celle de l'Algérie Française, qui garde le ton de la certitude et de l'allégresse.* *Tout ce que La Varende célébra naguère avec un éclat somptueux, écrivant au cœur des nuits normandes dans le château familial, nous l'aurons trouvé aussi chez Jacques Per­ret : d'une autre manière sans doute, mais l'épopée des fré­gates royales et les odyssées des navigations de plaisance al­laient au rythme du même vent, qui est probablement le vrai vent de l'Histoire. Être homme de France, cela ne va point sans heurts et sans mélancolies ; mais la jeunesse reste pré­sente, même dans le souvenir. Après quelques années passées dans la vieille maison encore campagnarde de Neuvilette-en-Parisis, Jacques Perret se résout à la revendre.* « *En quittant Neuvilette, nous aurons d'un coup de fourche enterré nos rêves campagnards comme un oiseau mort au pied d'un groseillier qui mûrira pour les autres. *» *Retenons la phrase comme un petit poème à la gloire de la tradition ; elle vaut la peine d'être méditée.* « *Rien ne se perd, Monsieur *»*, répondait Charette à l'adversaire qui déplorait tant d'héroïsme perdu. Il n'est point besoin que les choses de France soient toujours inscrites au registre de l'héroïsme spectaculaire ; les épisodes les plus communs à toutes les vies des* « *Français moyens *» *que nous sommes recèlent leurs pépites d'histoire, l'espérance y est pré­sente avec la conviction de quelque héritage à transmettre, fût-ce à des inconnus. Ici tout Français peut se reconnaître en des expériences analogues ; se situant à ce niveau, le tra­ditionalisme de Jacques Perret n'en est que plus salutairement contagieux. Paris, pour qui sait le connaître, est aussi un vieux terroir provincial, en dépit des apports incongrus ou encore mal assimilés ; d'autres l'ont dit, mais leur crainte de re­trouver le* « *pays réel *» *les a contraints de s'arrêter sur le seuil des vérités profondes. Une fête à Neuvilette, empruntant aux localités voisines une musique municipale et trois majo­rettes pour sa retraite aux flambeaux, voilà qui peut suffire à réveiller les souvenirs de l'ancienne armée et les gloires pas­sées. Dans l'entrelacement subtil des thèmes familiers, du rêve et de l'humour, on voit se dessiner l'essentiel : la reconquête possible de tout ce dont on a voulu nous faire perdre le sou­venir, et d'abord une espérance vitale où l'homme de France se sent encore assuré de la possession de ce qu'apparemment il ne possède plus.* 109:197 *La continuité de la vie intérieure est indis­solublement liée à la conscience profonde d'une continuité de la Patrie. Jacques Perret nous restitue le droit au souvenir en en restaurant la vérité.* Jean-Baptiste Morvan. *... et celle de Georges Laffly* Nous avons découvert l'écologie et le fait qu'un arbre a besoin d'un certain sol, de conditions de température, d'humi­dité, qu'il peut cohabiter avec certaines espèces, et que l'in­vasion de son territoire par tel insecte le ruinera, etc. L'écologie morale des êtres humains est une science plus difficile qu'il n'est pas question d'envisager. Les hommes doivent se dé­brouiller. Il est vrai qu'ils sont très adaptables, et que certains d'entre eux ont une aptitude particulière à créer autour d'eux les conditions favorables, l'atmosphère qui leur permettra de vivre. Il y a des limites, pourtant. On pourrait considérer *grands chevaux et dadas* comme une étude de ce phénomène. Il s'agit des souvenirs de Jacques Perret, mais ce premier volume, s'il nous livre beaucoup de confidences, ne comporte pas de grandes révélations biogra­phiques. Il s'agit d'autre chose : de la description des rapports entre un homme et son milieu. L'homme est né Français, en 1901, en Île-de-France. Ses ascendances le rattachent à plusieurs provinces et ses racines s'étalent : « Je vois mon système ra­dical plutôt rhyzomateux et ramifié dans tout l'éventail des terres franches, calcaires, siliceuses et plus ou moins fumées comprises dans les limites de l'empire de Charlemagne. » A la bonne heure : voilà qui lui donne de l'espace pour se pro­mener sans sortir de chez soi. On sait d'ailleurs que Perret s'est promené dans d'autres contrées d'un empire qui n'était plus celui de Charlemagne, mais celui de la III^e^ République. Dans le Rif, où il a certainement fait amitié avec des Chleuhs (ceux qui étaient de notre côté, en tous cas). En Guyane, où il s'est lié avec des Indiens. Voilà donc un homme solide et sociable, bien à l'aise dans ses particularités françaises, mais sans rien de frileux (au sens où on reprochait à Barrés de l'être), aimant voir du pays, et très capable d'adaptation. Comment peut-il se faire qu'il se trouve mal à l'aise à 50 km de Paris, à Neuvilette-en-Parisis, où il vient d'acheter une maison dans les années soixante ? Il faut bien que ce soit l'air du pays qui ait changé, et de fait, il s'est chargé de poisons. L'Algérie est lâchée, et la France admire l'homme qui lui a transformé cette défaite en triomphe. Pour presque tous, la page est tournée, et l'on se dépêche d'épouser son siècle en achetant une auto. Perret lui reste fidèle. Il évoque « l'enfant captif », et le jour où Bastien-Thiry fut tué. L'ombre noire de De Gaulle pèse sur ces années. Mais d'autres poisons circulent dans l'air. Ce village de Neuvilette n'est plus qu'un village sans âme. Ses maisons recré­pies en bleu ciel et rose bonbon, les bungalows ou igloos qu'on y construit, c'est le mélange contre nature de la vieille pro­vince et de Disneyland. Les soirs de fête, on voit défiler des majorettes affublées en « cantinières du Royal-Wisconsin » ou du « Royal-Sexy ». On danse au son des hurlements d'un « chanteur phrygien », et la musique de la retraite aux flam­beaux sonne comme un énorme « couac ». Ces parodies et ces ridicules semblent de plus être acceptés comme allant de soi. Ils ne choquent plus, ce qui signifierait qu'il n'y a plus d'oreilles ni d'yeux sensibles, qu'il ne reste plus personne pour comparer, et rejeter ce qui est inassimilable pour un organisme civilisé. Si pourtant, il en reste, et c'est peut-être le choc de ces « couacs » qui décide Perret à écrire ses souvenirs, pour dire ce qui est vivable pour qui fut « un petit garçon né Français ». « Nous gardons au plus creux de l'oreille un petit nombre d'échos tapis et vigilants toujours prêts à déclencher le branle-bas. » Ce sont ces échos qu'il veut réveiller dans ses souvenirs, et faire chanter pour bien d'autres esprits, -- et pour les enfants à venir. Et il y aura, il y a déjà, les guerres et leurs grands chevaux. Mais il faut aussi noter, expliquer des faits plus privés, et même d'humbles coutumes et des dadas. Ce n'est pas une raison pour prendre un ton mélancolique, qui n'est pas le fait de Perret, on le sait : « Nous avons la chance de cultiver les sou­venirs sans nous abîmer dans le regret. » La promenade est donc joyeuse, et les cabrioles n'y manquent pas. On y apprendra tout ce qu'on n'apprend plus dans les écoles (ou les catéchismes) et qui se transmet clandestinement : une école buissonnière pour le bon motif, quoi de mieux ? Georges Laffly. 111:197 #### En relisant Bossuet *Vingt questions, vingt réponses concourent, dans la leçon ci-dessous reproduite du catéchisme que Jacques Bénigne Bos­suet composa en 1686, pour le diocèse de Meaux, à la défi­nition et à l'explication de la messe.* *A seize reprises revient. le mot sacrifice. A une ou deux exceptions près, il n'est aucune question, aucune réponse qui n'expriment l'immolation et l'offrande du Rédempteur.* *Il est probable que ledit Jacques Bénigne Bossuet, qui fut en son temps docteur de l'Église, non sans quelque renommée de controversiste et de prédicateur, s'exposerait, de nos jours à une charitable admonestation de son métropolitain, lequel l'inviterait à rejoindre sans tarder les rangs de la Conférence épiscopale. Et la Secrétairerie d'État observerait le prudent silence qu'elle opposa déjà aux appels du Cardinal Mindszenty.* *A défaut d'obéissance, resteraient à Jacques Bénigne Bossuet le bâton de pèlerin et, sur la route de l'exil, la compagnie de Mgr Lefebvre.* Jacques Vier. Second catéchisme pour ceux qui sont plus avancés\ dans la connaissance des mystères\ et que l'on commence à préparer à la première communion. *Œuvres complètes de Bossuet --* Édition Lachat -- 1862 -- tome V, pp. 127-128. Leçon II De la sainte messe, et du *sacrifice* de l'Eucharistie. Quel est le premier usage que l'on fait du corps et du sang de Jésus-Christ ? C'est de les offrir en *sacrifice* à la sainte messe, au Père éternel. Qu'est-ce à dire les offrir en *sacrifice* au Père éternel ? C'est-à-dire les présenter devant sa face sur l'autel, comme la victime la plus agréable qu'on puisse lui offrir. 112:197 Pourquoi offre-t-on ce *sacrifice *? En commémoration de *celui* de la croix, et pour en appliquer la vertu. Jésus-Christ répand-il son sang dans ce *sacrifice*, comme autre­fois sur la croix ? Non ; c'est ici un *sacrifice* non sanglant. Jésus-Christ est-il immolé dans ce *sacrifice* ? Il y est immolé mystiquement. Comment ? En tant que son corps st son sang, présents dans ce mystère, y paraissent comme séparés l'un de l'autre. Mais le sont-ils en effet ? Nous avons dit plusieurs fois qu'ils ne le sont pas, et ne le peuvent plus être, après la résurrection de Jésus-Christ. Que doit-on faire en assistant à ce *sacrifice* ? Contempler Jésus-Christ mourant, comme si on était présent sur le Calvaire, et se laisser attendrir au souvenir de sa mort. Qu'est-ce que l'Église offre dans le *sacrifice* de l'autel, avec le corps et le sang de Jésus-Christ ? Les vœux et les prières de tous les fidèles. Pourquoi ? Parce qu'elles sont agréables étant offertes à Dieu avec le corps et le sang de son fils. Qu'est-ce que l'Église offre encore à Dieu avec le corps et le sang ? Elle s'offre elle-même, afin d'offrir à Dieu tout ensemble le chef et les membres. Qu'est-ce à dire offrir tout ensemble le chef et les membres ? C'est offrir Jésus-Christ avec ses fidèles. A qui offre-t-on le *sacrifice* ? A Dieu seul. Pourquoi y fait-on mémoire des Saints qui sont avec Dieu ? En actions de grâces pour les bienfaits qu'ils en ont reçus. 113:197 Pourquoi particulièrement dans ce *sacrifice* ? Pour montrer qu'ils ont été sanctifiés par la victime qu'on offre. Pourquoi prie-t-on Dieu d'avoir agréables les prières que les Saints lui font pour nous ? Pour faire concourir, dans ce *sacrifice*, les vœux de toute l'Église, tant de celle qui est dans le ciel que de celle qui est sur la terre. Ne fait-on pas aussi mémoire des âmes pieuses qui ne sont pas encore dans le ciel ? Oui : on en fait mémoire, afin de tout unir dans ce *sacrifice*. Quel soulagement reçoivent ces âmes par ce *sacrifice* ? Un très grand soulagement. Pourquoi ? Parce que Jésus-Christ qu'on y offre est la commune propitiation de tout le genre humain. Que devons-nous apprendre par ce *sacrifice* ? A nous offrir en Jésus-Christ et par Jésus-Christ, comme des hosties vivantes à la majesté divine. ### Bibliographie #### Michel Poniatowski Conduire le changement (Fayard) C'est sans doute naïveté de ma part, mais je trouve éton­nant qu'un ministre de l'Intérieur en exercice publie un livre. J'ajoute tout de suite que je n'ai vu exprimer un tel étonne­ment nulle part, et que mon avis doit donc être solitaire (et on est bien près d'être coupable quand on est seul). Il faut dire qu'il s'agit d'un de ces livres comme on en fait de plus en plus : une série d'entretiens avec Alain Duha­mel. Il y est d'abord question de l'actualité. Il y a des traits contre tel ou tel, et des confidences. Bon. Ensuite vient la réflexion proprement dite. 114:197 Pour l'auteur, l'histoire, bien ob­servée, nous montre un long progrès, dont nous sommes l'abou­tissement provisoire (mais nous serons dépassés demain). Nos difficultés viennent de ce progrès même. Longtemps, la lutte pour la survie, la quête des biens nécessaires, l'action des fléaux (famine, peste, guerre) ont suffi à assurer la cohésion sociale. Il n'en est plus ainsi : « Dans la société scientifique, la recherche du superflu supplante progressivement celle du né­cessaire, la vie ne paraît plus menacée et tout semble donc permis. » Hier un principe fort, religion ou patrie, ordonnait la société. C'est fini. Ce principe fort ne peut être aujourd'hui que mondialiste. Nous devons nous sentir responsables du sort de l'espèce. En fonction du principe reconnu, les hommes ont toujours agi selon un mélange d'incitations et de sanctions. Les inci­tations l'emporteront de plus en plus, les sanctions seront de moins en moins admises. Et finalement, on suppose, le ministre de l'Intérieur n'aura plus que le rôle de distributeur de bon­bons. Et c'est tout le temps ainsi. M. Poniatowski est d'un opti­misme béat. Il voit la vie en rose, et pour lui, nous nous acheminons vers la bergerie universelle. Au point qu'on se pose la question : y croit-il vraiment, ou dit-il tout cela pour plaire, pour se fabriquer dans le public une image bonhomme. Dans les deux cas, c'est inquiétant. Georges Laffly. #### Georges Roditi L'esprit de perfection (Stock) « Tout le monde est en mar­che vers quelque but, on trotte après la fortune. » Cette phrase de Balzac, c'est pour Georges Roditi la devise de notre monde, et du type d'homme qu'il a privilégié « l'homme de buts », c'est-à-dire l'homme d'entreprises, et d'affairement. Celui qui est atteint du mal de l'activité, comme disait Valéry. A ne pas confondre avec l'homme d'ac­tion, mais l'action n'est pas tout, et certaines sont brouil­lonnes. 115:197 L'auteur, pour sa part, op­pose à ces excès ce qu'il ap­pelle « l'esprit de perfection », qui est art de la méditation, du retrait, mais surtout une forme d'action moins visible et qui s'applique à l'intensité plutôt qu'à l'envergure. C'est jouer sur le mûrissement plu­tôt que sur l'expansion. « Res­ter ce qu'on est sans avance­ment d'aucune sorte, dit-il, sans conquêtes illusoires, sans faux progrès, et se laisser le choix de ne rien conquérir ou de faire des conquêtes réelles. » Il s'agit donc d'un autre usage du temps, et d'un tra­vail sur soi. Georges Roditi nous invite à découvrir les avantages de la durée. Cette sagesse est d'ailleurs toute terrestre, et cet esprit de per­fection reste en deçà de la sainteté : plus exactement, cet esprit, tel qu'il en est traité ici, n'envisage pas cette di­mension. Reste que cette exi­gence s'oppose à la volonté de production et de modifica­tion qui domine nos sociétés -- mais montre des signes de déclin. En ce sens, ce petit livre serait le symptôme d'un grand changement. Est-ce le charger d'un sens trop lourd ? Je ne le crois pas. Ce mince volume (137 pa­ges) -- et pour ma part, j'en retrancherais les considéra­tions sur la neuropsychologie et nos cerveaux plus ou moins archaïques -- est dense et plein de suc. G. L. #### Benoist-Méchin Fayçal, roi d'Arabie (Albin Michel) L'assassinat du roi Fayçal, selon l'auteur, a compliqué la situation internationale, tout autant que la destitution de Nixon. Et il semble tenir pour assuré que les deux hommes avaient les mêmes ennemis. Il faut signaler ce tableau de la politique internationale, mais l'essentiel, n'est-ce pas, c'est le portrait du roi Fayçal. Il a fait de l'Arabie une puis­sance. On souhaiterait plus de détails sur la manière dont il sut articuler un État guerrier et religieux avec une situation économique post-industrielle. Il fallait moderniser (instrui­re, irriguer, former des ingé­nieurs et une armée dotée d'engins électroniques) et en même temps garder les principes sur lesquels était fon­dée cette société : l'Islam et un système féodal d'allégean­ce et de protection personnel­les. Il semble que Fayçal ait réussi ce tour de force. Est-ce de manière durable, ou l'in­trusion du monde technique va-t-elle corroder rapidement les vieilles valeurs ? Une ques­tion du même ordre se posait pour le Japon. Il semble bien que l'ancien ordre y dispa­raisse sans presque laisser de traces. Question d'un grand intérêt pour laquelle on voudrait une réponse détaillée et précise. G. L. 116:197 #### Raymond Aubert Journal d'un bourgeois de Paris sous la Révolution (France-Empire) Ce journal est celui que tint Célestin Guittard de 1791 à 1796. On pourra lire aussi, de R. Aubert « en pantoufles sous la Terreur » (France-Empire) qui éclaire et commente le texte de Guittard. C'est une grande question de savoir comment les gens vivent les grands événements, s'ils sont conscients des mo­ments les plus importants, s'ils ont la même vue des choses que celle qui s'impose ensuite. De ce point de vue, le journal de Guittard est très éclairant. Guittard de Floriban (le Flo­riban est un rajout commun à l'époque, et dont l'habitude n'a pas disparu) est un bour­geois de 67 ans en 1791. Il est chevalier de l'Éperon d'or, plutôt voltairien, raisonneur, cancanier, très attaché à ses petits plaisirs. C'est un gobe-mouche. Il s'indigne de la scé­lératesse des prêtres non ju­reurs, et croit à leurs com­plots. Il ne se rend absolu­ment pas compte de ce qui arrive, prend Monsieur, frère du roi pour un fou quand le bruit court qu'il va émigrer : « Il faudrait que Monsieur ait perdu la tête de s'en aller ; où serait-il mieux qu'en Fran­ce ? La tête leur tourne donc... » Les nouveautés l'enchantent. Toutes les mômeries de fêtes républicaines, d'enterrements solennels sans prêtre le lais­sent plein d'admiration. Il a de l'enthousiasme pour la Na­tion quand ses petits intérêts ne sont pas bousculés. Et il note consciencieusement, les exécutions : aujourd'hui 35, aujourd'hui 54, avec la liste des noms et les motifs. La mort du roi ne semble pas l'avoir touché. (Mais peut-être cachait-il certains de ses sen­timents, de peur que son jour­nal soit saisi dans une perqui­sition). Lecture très utile. Le goût d'être dans le courant, la niaise admiration du nouveau, les illusions et les erreurs de jugement sur ce qui compte et ce qui ne compte pas, voilà des facteurs de l'opinion, et qui peut se vanter d'y échap­per ? Deux siècles après, on peut se moquer du sieur Guit­tard. G. L. #### W. de Spens Printemps gris (Table Ronde) On peut regretter que W. de Spens n'ait pas tiré de sa loin­taine ascendance écossaise un peu plus de rêve poétique, et de son terroir gascon un co­mique moins amer, pour en faire bénéficier ce livre con­sacré aux souvenirs de l'en­fance, de l'adolescence et de la jeunesse. 117:197 Je sais bien que le critique excelle à former des vœux qu'il n'est pas tou­jours apte à réaliser pour son propre compte, et qu'il repro­che effrontément à l'auteur des tendances dont il se sent lui-même souvent affecté. De toute façon, j'aurai mauvaise conscience, soit que je me laisse porter par la verve con­testataire, pittoresque et tur­bulente comme un gave des­cendu des Pyrénées, soit que je fasse grief à W. de Spens de son âpreté envers les géné­rations qui nous précédèrent, alors que je suis loin d'être prodigue d'indulgence en pa­reille matière. Mais précisé­ment, je mesure combien il se­rait aisé de transposer sa pein­ture cruelle de la noblesse de province en d'autres milieux, négociants ou fonctionnaires. Bien des traits étaient d'ail­leurs communs : une éduca­tion de l'adolescence, mala­droite, réticente ou laissée au hasard, en est un exemple, et les extravagances libertaires d'aujourd'hui n'en feront pas oublier les défauts. Mais après tout, quelle génération a ja­mais pu prétendre qu'elle avait été bien formée pour la vie ? Et quel milieu social n'a ren­fermé ni roublards, ni resquil­leurs, ni médiocres, ni confor­mistes naïfs ? A ce propos, chacun de nous est pareil au cheval installé dans une gras­se prairie et qui par-dessous les barbelés, cherche à brouter l'herbe chez le voisin... J'ima­gine un dialogue entre de Spens et moi-même là-dessus : il serait sans doute bien plai­sant par ses symétries comme par ses antithèses ! Au fond, est-ce que nous n'alourdissons pas le dossier d'un réquisi­toire, en exagérant les respon­sabilités toutes personnelles de nos aïeux et de nos pères dans l'histoire des tracas et des déceptions qui marquèrent pour nous l'entre-deux-guerres et l'après-guerre 40 ? Plus l'image que nous gardons d'eux est précise dans les anecdotes et les propos, plus elle risque de nous donner de leurs âmes une idée restreinte. De leurs rêves, de leurs ima­ginations, des plaisirs qu'ils éprouvaient à contempler le paysage de leurs vies, seuls quelques traits bien effacés pourraient nous donner encore de faibles indices ; et pourtant ils nous en ont légué une part aussi importante que malaisée à définir, car elle est entrée dans le fond de notre conscience permanente. Je pense que les idées maurrassiennes (mal jugées selon moi dans ce livre et réduites aux images désuètes de gens que nous transportons injustement dans les années présentes) sont ca­pables de nous conduire à une tradition de synthèse. Je n'ai jamais fait de la réaction an­ti-familiale du type stendhalien une condition primordiale de la conquête de la personnalité. Stendhal à mon gré conduit trop vite à Maupassant, dont l'univers ne me paraît pas res­pirable, et Maupassant peut suggérer, en dépit de sa propre impassibilité apparente, des révoltes aussi courtes et sim­plistes que celles de Prévert, voire du « Canard Enchaî­né ». Le talent de W. de Spens a toujours assez de vi­talité pour captiver le lecteur, mais sa verve ne réussit pas toujours à convaincre : N'eût-il pas été préférable qu'il prit un personnage fictif ou demi-fictif comme porte-parole ? 118:197 Il faut réserver l'avenir... Et je songe à Proust qui dans la der­nière partie de son œuvre, in­vente une page du « Jour­nal » des Goncourt pour réha­biliter le petit cercle des Ver­durin. Il sera intéressant de comparer le « Printemps Gris » avec « Adios » de Kle­ber Haedens : certains thèmes sont communs ; l'humeur acer­be de l'un nous semble par­fois injuste, l'humeur gaie de l'autre paraît parfois trop in­dulgente. Tant pis ! le destin de notre génération aura été sans doute de conclure un pacte avec l'insatisfaction. Jean-Baptiste Morvan. #### Ghislain de Diesbach Histoire de l'émigration : 1789-1814 (Grasset) Les légendes diffamatoires sont, comme l'hydre antique, perpétuellement renaissantes, et il est bon qu'à chaque gé­nération une œuvre vienne mettre en garde contre des absurdités malveillantes. Il ne s'agit pourtant pas ici d'un panégyrique : l'étude de l'émi­gration vers les divers pays d'Europe et d'Amérique nous présente souvent sans complai­sance les aspects déficients ou trop humains d'une élite en proie à un malheur immérité. La notion chrétienne de l'é­preuve s'en trouve affermie et trouve en même temps matiè­re à une étude approfondie. Nous en tirons des conséquen­ces générales valables pour toutes les sociétés qu'on peut croire arrivées à un certain état de perfection : de telles perfections sont souvent exté­rieures, superficielles, futiles et fragiles, nous découvrons l'éternel manque de maturité de toute génération, avec les complaisances fâcheuses et les naïvetés inhérentes à l'âme hu­maine. Mais nous nous mé­fions également de la préten­due valeur thérapeutique ou corrective du malheur histo­rique. « Les hommes sont comme les nèfles, ils mûrissent sur la paille », dit un des per­sonnages des « Chouans » de Balzac. Ce serait trop facile... C'est au temps de paix et de prospérité apparente que les esprits soucieux de solidité in­tellectuelle et spirituelle doi­vent s'efforcer d'approfondir le sérieux de notre condition. On peut regretter que les élites du XVIII^e^ siècle, quoique pour­vues de réelles qualités, n'aient pas mieux écouté, quand il en était temps encore, des pen­seurs encore trop méconnus aujourd'hui, et que finalement Rousseau semble être le seul à avoir pressenti les tragé­dies prochaines, tout en n'of­frant aucun remède fondamen­tal. Bonne leçon pour notre temps... 119:197 De même le livre de G. de Diesbach nous fait sen­tir combien il est difficile d'apprécier exactement les peuples qui nous environnent. L'expérience des émigrés de­vait leur apporter des surpri­ses, tantôt désagréables, tan­tôt réconfortantes, mais de toute manière une vision fort différente du cosmopolitisme superficiel et assez niais de Montesquieu et de Voltaire. Les anecdotes ici recueillies re­nouvelleront, même pour nous, le tableau des nations en ce temps tragique et toujours passionnant. J.-B. M. #### Sylvain Toulze Comme mes songes vont Éditions Gerbert à Aurillac\ ou chez l'auteur : abbé Sylvain Toulze\ à Trespoux, 46000 Cahors En écoutant d'assez déce­vantes épreuves d'oral au der­nier baccalauréat, je me de­mandais s'il convenait d'in­criminer davantage la faiblesse des candidats ou celle de la poésie contemporaine : si ces jeunes gens n'en avaient re­tiré que des impressions aussi vagues, qu'un profit aussi min­ce et douteux, il devait bien y avoir chez les auteurs des la­cunes profondes, et maint tex­te que je croyais encore ad­mirer, au moins d'une ma­nière relative, m'a paru justiciable d'une remise en ques­tion. Poésie « de consomma­tion », parfois poésie parasite née sur une poésie antérieure qui, elle, avait des vertus nu­tritives... Aussi est-ce avec joie que je reçois des recueils de poèmes, œuvres de prêtres pleinement conscients de la mission, des devoirs et des disciplines de la poésie, et il n'est guère d'année où un au moins de ces livres ne vien­ne enrichir notre bibliothè­que poétique de lecteurs chré­tiens et français. M. l'Abbé Sylvain Toulze, membre de l'Académie des Jeux Floraux de Toulouse, Félibre Majoral et Capiscol (c'est-à-dire prési­dent) de l'École Occitane, nous offre une œuvre d'une forte architecture intellectuelle et spirituelle. Une préface vigou­reuse écarte toute vaine su­perstition de la mode et en donne les raisons : éloge de la poésie, défense de la no­tion de beauté, réquisitoire contre les tyrannies intimi­dantes et la mainmise de la subversion sur la littérature. Le livre se clôt sur un plai­doyer allègre et vibrant, en vers, pour l'Occitanie fran­çaise, et un très attachant es­sai sur le Quercy. Fidèle à la synthèse mistralienne et maur­rassienne de la grande et de la petite patrie, l'auteur prou­ve hautement que l'analyse critique de nos fléaux intellec­tuels présents ne fait nulle­ment tort à la fraîcheur et à la force du lyrisme. 120:197 Sous des formes poétiques toujours ré­gulières et néanmoins fort va­riées, nous reconnaissons la présence des grands genres, l' « art poétique », l'ode, l'hymne, l'épître, le conte en vers, ainsi que celle des grands thèmes éternels, la maison na­tale, l'enfant, les paysages, le tableau de genre intime et fa­milier. La maturité d'une poé­sie permet de faire l'éloge de la lumière et de célébrer la beauté d'un clair de lune aussi bien que d'écrire la louange humoristique d'une gigue de chevreuil bien cuisinée ou de railler en une plaisante fic­tion les aveugles intellectuels. Nous retrouvons là l'honneur de vivre et l'honneur d'écrire. C'est la plus belle certitude que nous puissions apporter pour répondre à la question du poète traduisant notre commune angoisse. « Ne trouverons-nous que vannure -- Au crible à l'heure des bi­lans ? » Une poésie qui sait réintégrer même la douleur, la vieillesse et la mort dans la noblesse de l'harmonie suprê­me nous restitue l'essentiel de notre être et notre vraie di­gnité. J.-B. M. #### Raymond Ruyer La gnose de Princeton (Fayard) La lecture de Louis Salleron... Voici un livre qu'il faut lire si l'on veut savoir la mode scientifico-religieuse qui exis­tera prochainement en France. (Car toutes les modes nous viennent d'Amérique et se propagent d'autant plus vite qu'elles sont épousées par les milieux plus anti-américains.) Celle-ci date d'à peine quinze années et a été baptisée « gnose de Princeton » en 1969 seulement -- par ses adversaires. D'après ce que nous en dit Raymond Ruyer, elle compor­te deux aspects, plus ou moins contradictoires. une *gnose* proprement dite (jusqu'à un certain point) et une *morale.* La *gnose,* c'est une théorie scientifique débouchant dans une théorie de la connais­sance qui est une véritable cosmologie. Pour les savants de Princeton, le matérialisme scientiste est absurde. L'uni­vers est fondamentalement es­prit. C'est d'ailleurs tout ce que nous en pouvons savoir. Les vieux mots de panthéis­me, monisme, immanentisme noteraient bien les caractères de cette semi-religion. 121:197 La *morale,* c'est celle d'un élitisme individualiste où l'on aperçoit une indifférence à la vérité transcendantale (incon­naissable), un refus de la po­litique, une certaine ascèse de comportement du type « juste milieu », une sorte de mélan­ge de stoïcisme, d'épicurisme, de quiétisme et de puritanis­me, bref une manière d'être orientée à l'action en accord avec la grande réalité organi­que du cosmos. On peut voir dans la gnose de Princeton, soit un néo­scientisme, soit un néo-théo­centrisme. Il semble qu'elle devrait évoluer dans l'une ou l'autre de ces deux directions, à moins qu'elle ne se scinde. Sociologiquement, elle se si­tue entre « Bourbaki » et le canular (les scientifiques ont le goût de l'humour), s'appa­rentant à quelque « synar­chie » qui se désintéresserait du Pouvoir. Parce quelle est cosmique, la gnose de Princeton nous fait tout de suite penser à Teilhard de Chardin. Mais Ruyer nous apprend que « le Jésus *agent cosmique* (...) pa­raît de l'absurdité pure aux Nouveaux Gnostiques. Ils font remarquer que le Simien qui s'est redressé sur ses pattes a joué, dans l'évolution de la vie de l'esprit, un rôle beau­coup plus grand que Jésus » (note p. 17). On voit que l'es­prit de Princeton n'est pas d'un niveau très élevé. Néan­moins il commence à séduire des dignitaires protestants et des évêques catholiques (p­. 27). A nos yeux, la gnose de Princeton n'a qu'un intérêt -- double. D'une part, elle li­quide définitivement le scien­tisme du stupide XIX^e^ siècle ; d'autre part, elle fournit une matière physique aux méta­physiciens. En elle-même, elle n'est que balbutiement philo­sophique. On pense invincible­ment aux premières ébauches (physiques et cosmiques s'il en fut) de la philosophie grecque. Louis Salleron. ... et celle de Jean-Baptiste Morvan « Des savants à la recher­che d'une religion », dit le sous-titre. Je voudrais bien ne point partager l'idée assez ré­pandue d'une inaptitude quasi-congénitale des Américains à la philosophie, mais ces élu­cubrations produites par les universités de là-bas n'aident guère à mes bonnes intentions. M. Ruyer les présente avec le ton modeste, impartial, insi­nuant, prudent et gourmet dont usait Voltaire dans les « Lettres Anglaises » ; ces dé­licatesses mystérieuses n'arri­vent pas à donner le change. Sans doute les auteurs respon­sables de la doctrine manifes­tent-ils une hostilité ironique et méprisante à l'égard du freudisme, du marxisme, des extravagances « hippies », des idées marcusiennes, de tout ce qui constitua pour nous le pot-pourri de mai 68. Mais on a l'impression qu'ils confondent une connaissance scientifique, une vision générale physico-chimique du cosmos avec une vision générale des problèmes philosophiques. 122:197 Leur « gno­se » serait « l'endroit » d'une étude dont l'appréciation scientifique serait « l'envers » ; mais il ne semble pas que les méthodes et les perspectives soient véritablement différen­tes et qu'il y ait dans tout cela la moindre attitude mé­taphysique. La modération souriante de ces « supérieurs inconnus » (car ils aiment à s'envelopper d'un voile de discrétion) aura-t-elle raison de l'âpreté passionnée des fré­nésies subversives devant les­quelles ils haussent les épau­les ? Il est permis d'en douter. La « religion » à laquelle ils travaillent ressemble fort à une sorte de déisme ou de panthéisme retapé dans l'es­prit du structuralisme moder­ne. Elle dédaigne ostensible­ment Jésus et récuse Socrate ; elle ne croit pas à l'immorta­lité personnelle des âmes et refuse le « Connais-toi toi-même ». Une philosophie tâton­nante se réfugie dans des anecdotes prétendument sym­boliques, dans des paraboles trébuchantes, dans des exégè­ses de Samuel Butler, humo­riste court et grinçant, pré­senté comme le vrai Socrate des nouveaux temps ; des pro­blèmes bizarres et qui se veu­lent piquants et profonds fi­nissent en pets flûtés... En fait la « gnose » de Princeton flatte le rêve outrecuidant d'une régence idéologique de l'humanité, d'une synarchie intellectuelle ; du point de vue individuel, elle ressemble plus à une activité hygiénique dans le genre du golf qu'au cri de l'exigence profonde de l'homme en face de sa desti­née ; ajoutons la manie bien américaine et pas toujours in­nocente de jouer au fondateur de religion. La « gnose de Princeton », c'est peut-être le ventre mou de l'idéologie ma­çonnique. Une synthèse nébu­leuse s'efforce de replacer un athéisme fondamental dans une structure de forme reli­gieuse et conservatrice qui soit rassurante. Il n'est pas jus­qu'au style d'affectation ami­cale, de charme séducteur et publicitaire qui ne mette en défiance. En face du nihilisme subversif, cette construction molle, flageolante et intimi­dante a la valeur thérapeuti­que de la peste opposée au choléra. Jean-Baptiste Morvan. 123:197 ### La lettre de Mgr Lefebvre à "La Libre Belgique" Texte intégral de la lettre de Mgr Marcel Lefebvre parue dans le quotidien « La Libre Bel­gique » du 21 août 1975. -- Les notes de bas de page sont d'ITINÉRAIRES. Les attaques dirigées à plusieurs reprises dans vos colonnes contre la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, dont je suis le fondateur et supérieur général, m'obligent à certaines mises au point. L'on tente, en effet, de jeter le discrédit sur ma personne et mon œuvre, en alléguant des déviations « qui vont bien au-delà des tendances et qui manifestent des durcisse­ments où la foi et la fidélité chrétiennes ne sont plus sauves », accusations qu'il est très grave de proférer sans preuve pé­remptoire. L'article de l'*Osservatore Romano* que vous avez publié dans votre numéro du 13 mai reproduit presque intégralement (mais en omettant l'alinéa qui proclame expressément ma fidé­lité « à tous les successeurs de Pierre » ...) ma DÉCLARATION du 21 novembre 1974, qu'il se propose de livrer au lecteur « sans commentaires, vraiment superflus » (la virgule est de l'O.R.) ([^12]). Et que fait-il ? Il se livre à des commentaires fort dé­sobligeants, pose des « questions » insinuantes et finalement, sous prétexte d'inviter le lecteur à réfléchir « gravement », porte un véritable jugement que seule la Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi aurait compétence pour prononcer, après instruction dans les formes canoniques. 124:197 Les magistrats étant ainsi remplacés par des journalistes, cette attaque déclencha immédiatement une campagne interna­tionale. Sans se soucier d'essayer de réfuter les termes de ma DÉCLARATION, des journalistes se contentèrent de répercuter les insinuations de l'*Osservatore Romano,* en les amplifiant par des distorsions supplémentaires. Un exemple : l'*O.R.* écrit : « On hésite à parler de « secte », mais comment éviter au moins d'y penser ? » ; votre chroniqueur religieux n'en reste pas à la question et y va de tout un commentaire qu'il intitule carrément : « Comment naissent les sectes » et où je suis, entre autres amabilités, assimilé aux hérétiques vieux-catholiques (alors que ma défense de la primauté romaine contre le collé­gialisme épiscopal est connue de toutes les personnes compé­tentes). Autre exemple : l'*O.R.* se demande s'il existe encore, chez les personnes qu'il vise anonymement, communion avec l'Église vivante ; F.D. ramasse la balle au bond et la relance : « ce qui est grave, écrit-il, c'est le refus de communier à l'Église universelle (...). Plus grave encore d'opposer sa propre orthodoxie à l'hérésie du pape et des milliers d'évêques réunis au concile ». La stricte vérité est que je n'ai jamais tenu de tels propos et je mets quiconque au défi de prouver le contraire, textes à l'appui. Et pourquoi passer sous silence que j'ai écrit dans le « *Supplément-Voltigeur *» d'ITINÉRAIRES du 15 avril (texte reproduit dans ITINÉRAIRES du 1^er^ mai) : « Si un évêque rompt avec Rome, ce ne sera pas moi. Ma « Déclaration » le dit assez explicitement et fortement » ?... Un fait étonnant dans les attaques dirigées contre Écône est que les publicistes ne prennent pas la peine de s'enquérir de la valeur intellectuelle, doctrinale et morale de l'établisse­ment, non plus que des vertus sacerdotales proposées comme base de la formation religieuse. \*\*\* 125:197 Ce qui heurte le plus le bon sens et l'équité naturelle, non moins que « l'instinct de la foi », est qu'au milieu du désastre quasi universel et auquel l'autorité ne *fait* rien pour remédier (l'*O.R.* doit reconnaître que « les mesures défensives (*les­quelles, ?*) n'ont pas été à la mesure des dangers », mais l'on attend les signes de repentir *efficace*)*,* un seul séminaire est frappé, et précisément celui dont un journal belge a parlé comme du « séminaire le plus florissant d'Europe occidentale ». Croyez bien que c'est sans orgueil que je l'écris, n'ayant que trop conscience d'être l'indigne instrument de la Providence. Voici cependant quelques éléments : Octobre 1969. -- Fondation à Fribourg, avec 9 séminaristes, dans des bâtiments prêtés par une congrégation religieuse. Octobre 1970. -- Ouverture d'Écône : 11 séminaristes en pre­mière année, plus 5 restés à Fribourg. (dans une maison que j'avais acquise entre-temps). 1^er^ novembre 1970. -- Décret d'érection, par le prédécesseur de S. Exc. Mgr Mamie, de la Fraternité sacerdotale internatio­nale Saint-Pie X. Juin 1971. -- Pose de la première pierre des nouveaux bâti­ments d'Écône. Depuis lors, trois ailes ont été construites, per­mettant d'abriter environ 140 professeurs et séminaristes, et je vais entamer la construction de la quatrième aile (au moment où tant et tant de séminaires, en France, en Belgique et ailleurs, sont fermés ou vendus). Octobre 1974. -- Une quarantaine de nouveaux séminaristes (sur environ 130 aspirants) et 5 postulants-frères. Outre Écône et Fribourg, la Fraternité possède 5 maisons à Albano (à côté de Rome ; car je tiens beaucoup à donner l'esprit romain à mes séminaristes), en France, en Angleterre et deux aux États-Unis, et doit envisager de nouvelles fondations. Par comparaison, le nombre total de séminaristes français est tombé, de 1963 à 1971, de 21.713 a 8.391, les ordinations de 573 à 237, et le nombre d'entrées est passé de 470 en 1969 à 151 en 1973. L'arbre, dit l'Évangile, se juge à ses fruits. Pour les aveugles volontaires, ce scandale permanent devait cesser. \*\*\* Dans une conférence que j'ai faite à Paris le 29 mars 1973 et qui est reproduite dans mon ouvrage *Un évêque parle* (Édi­tions Dominique Martin Morin), j'ai rappelé avoir fait remar­quer à S. Em. le cardinal Garrone, préfet de la Sacrée Congré­gation pour l'Éducation catholique et les Séminaires, qu'Écône est l'un des seuls établissements où l'on observe la « ratio fundamentalis » édictée par cette congrégation (après « le Concile ») et qui ordonne l'étude du latin, l'enseignement de la théologie spéculative en prenant saint Thomas d'Aquin pour maître, une année de spiritualité, etc. Alors, où est l'indiscipline ? 126:197 D'aucuns me reprochent ma fidélité à la Messe catholique de tradition immémoriale, codifiée par saint Pie V comme rem­part contre l'hérésie protestante et que S.S. Paul VI n'a jamais interdite (pour le moins, il y eût fallu un acte législatif clair et émané du pape en personne ; qu'on le cite s'il existe, mais pas un texte introduit subrepticement entre la première et la deu­xième éditions ou falsifié en traduction). Mais pourquoi n'adres­se-t-on aucune critique aux évêques qui ont donné l'imprima­tur à des prières eucharistiques non approuvées par Rome, qui refusent de conserver le chant grégorien malgré les pres­criptions du II^e^ concile du Vatican et ne donnent pas la moindre diffusion au fascicule « Jubilate Deo » envoyé l'an dernier par le pape à tous les évêques pour faire apprendre aux fidèles les chants latins, qui enseignent cette hérésie (anathématisée par le concile de Trente) qu'à la Messe « il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli » ou qui laissent chanter l'Internationale en leur présence ? Certaines allégations de M. F.D. dénotent d'ailleurs une grande légèreté. Comment « un refus systématique d'appliquer les décisions conciliaires dans (mon) diocèse » aurait-il pu me mettre « en conflit avec l'épiscopat français », alors qu'un coup d'œil à l'Annuario pontificio eût appris à votre chroniqueur que depuis août 1962 (deux mois donc avant l'ouverture du II^e^ concile du Vatican), j'étais archevêque titulaire de Synnada-en-Phrygie, c'est-à-dire ne dirigeais pas de diocèse (je fus, en effet, Supérieur général des Spiritains de 1962 à 1968). Quand F.D., qui s'obstine à décanoniser saint Pie V et saint Pie X et pour lequel le modernisme n'existe qu'entre guillemets, parle de fanatisme à propos de mes séminaristes, je l'invite, s'il veut juger honnêtement et en connaissance de cause, à venir à Écône et à s'associer à la vie de prière de jeunes gens sains et équilibrés, dont beaucoup sont titulaires de licences uni­versitaires. \*\*\* Quant à la lettre de la « commission cardinalice » publiée dans votre numéro du 4 juin, elle suscite plus de questions qu'elle n'en résout. Voici quelques anomalies, sans prétentions exhaustives : 127:197 **1. -- **Ne conviendrait-il pas, dans un document de cette impor­tance, de viser l'acte pontifical par lequel la « commis­sion » prétend avoir été instituée et à défaut de laquelle elle est radicalement dénuée de pouvoir de décision ? Quelle en est la date ? En quelle forme a-t-il été pris ? A qui a-t-il été notifié ? Pourquoi, lors de mes comparutions devant ces trois cardinaux, les 13 février et 3 mars, m'avoir caché qu'il s'agissait d'un organe investi de compétences extraordinaires ? La lettre (une simple lettre toujours, même pas un décret), qui devrait con­tenir en elle-même la preuve de sa régularité, ne donne aucune réponse à ces questions. Et comment expliquer, si commission spéciale il y avait, que S. Exc. Mgr Mamie ait déclaré le 9 mai avoir agi « en accord avec les Congrégations romaines pour les religieux et les instituts séculiers, pour le clergé, pour l'éducation catholique et les séminaires » ? Les préfets de congrégations ne sont pas la congrégation, pas plus qu'un président de tribunal n'est le tribunal ; et s'il y avait une com­mission instituée par le pape, les congrégations n'avaient plus à intervenir. « Dans le doute de droit, la loi n'oblige pas », dit le Code de droit canon : il en est a fortiori de même lorsque c'est la compétence, voire l'existence, de l'autorité qui est douteuse. **2. -- **On ne nous explique pas non plus en quoi le refus des réformes d'un concile pastoral, qui a expressément refusé d'être infaillible, serait plus grave que l'infidélité systématique à la doctrine, à la morale et à la discipline intangibles de l'Église (même sur des points réaffirmés par le même concile) qui se pratique notoirement et impunément dans nombre de séminaires aussi squelettiques que régulièrement approuvés. La « commission » considérerait-elle « le Concile », ou plutôt ses réformes et leur application, comme la loi suprême de l'Église et ferait-elle sienne l'affirmation d'un célèbre car­dinal guère suspect d'intégrisme et qui ne fut jamais, sauf erreur, contredit quant à ce : « On peut faire une impres­sionnante liste de thèses enseignées à Rome, avant-hier et hier, comme seules valables, et qui furent éliminées par les Pères conciliaires » ? ([^13])... **3. -- **C'est, paraît-il, ma DÉCLARATION du 21 novembre 1974 qui aurait soudain explicité « *tout ce que le visiteur* (il y en avait deux, mais on n'en est pas à une contradiction près) *n'avait pu éclairer *» (il y a, en effet, beaucoup de choses qui ne sont pas claires dans cette affaire). 128:197 Et la commission d'insister en demandant « de ne pas soupçonner gratuitement aux décisions prises d'autres motifs que cette déclaration elle-même ». Or, ce n'est pas, « soup­çonner gratuitement, que d'observer que cette DÉCLARATION est tout simplement la synthèse de propos que j'ai tenus à de nombreuses reprises dès 1969 et surtout depuis 1972, dans des conférences publiques dont plusieurs sont reproduites dans le recueil « Un évêque parle » publié en février 1974 et abon­damment annoncé à l'époque dans ITINÉRAIRES. Les visiteurs canoniques et S. Em. le cardinal-préfet de la S.C. pour l'Édu­cation catholique et les Séminaires étaient bien mal informés s'ils l'ignoraient. **4. -- **En tout cas, la décision n'est nullement motivée par la fidélité à la Messe « de saint Pie V ». Ce silence forcé est un aveu qu'elle reste bien autorisée. \*\*\* La dissolution du Séminaire et de la Fraternité est entachée de divers vices canoniques tant de forme (par exemple, l'absen­ce de tout décret) que de fond (notamment ce que les auteurs de droit administratif appellent « détournement de pouvoirs », c'est-à-dire l'utilisation de compétences contre le but dans le­quel elles doivent être exercées). Le 5 juin, j'ai déposé un recours canonique auprès de la Signature Apostolique. Le cardinal-secrétaire d'État a écrit à mon avocat romain que ce recours n'était pas reçu, interdisant ainsi de facto au Suprême Tribunal de l'Église d'examiner mes griefs ([^14]). Qui craint donc, et pourquoi, l'examen impartial et régulier du dossier ? Et pourquoi aucune suite n'est-elle donnée à mes demandes répétées d'être reçu en audience par le Saint-Père ? 129:197 Les attaques contre Écône apparaissent clairement comme une manifestation de ce que S.S. Paul VI a dénoncé sous le nom d' « auto-destruction » de l'Église. Dans ce cas, au-delà de nos indignes personnes, notre devoir est de combattre pour l'honneur de Dieu, la foi catholique et une relève sacerdotale aussi compromise que vitale pour la Sainte Église. C'est pourquoi j'ai ordonné le 29 juin, avec l'accord de l'évêque dans le diocèse duquel ils ont été canoniquement in­cardinés, les trois premiers séminaristes entièrement formés dans mon séminaire, ainsi que treize sous-diacres. Ce nous a été un grand réconfort de voir un millier d'amis assister à cette cérémonie, dont une trentaine de prêtres suisses, français, etc., venus de l'extérieur. C'est aussi pourquoi, avec l'aide de mes professeurs et de bienfaiteurs dont les dons sont gérés par des associations dotées de la personnalité juridique et contrôlées par des amis sûrs, je continuerai de former dans la fidélité à l'Église romaine les nombreux jeunes gens qui m'ont fait confiance, tout heureux d'avoir enfin trouvé un séminaire où ils puissent apprendre à devenir, tout simplement, des prêtres catholiques. Marcel Lefebvre. 130:197 ### Note sur la nouvelle liturgie de la messe *Cette note a été rédigée par le* DR WIGAND SIEHEL, *professeur de sociologie à l'université de Sarrebruck. Elle avait été envoyée à tous les évêques européens de langue allemande avant leur assemblée plénière du 23* septembre *1974 à Salzbourg.* *Elle est une saisissante synthèse du drame actuel de la messe : de la* RUPTURE *avec la tradition qui est inhérente à la nouvelle liturgie.* *Cette traduction française a été publiée dans le numéro 38 de* « *Forts dans la Foi *»*. Nous la reproduisons à notre tour avec l'aimable autorisation du P. Barbara.* #### I. Caractère de la rupture accomplie par la nouvelle liturgie de la Messe L'assemblée plénière des évê­ques européens de langue alle­mande se réunira à Salzbourg pour approuver une fois pour toutes la nouvelle liturgie en langue allemande. Si l'on en croit les déclarations de nombreux ecclésiastiques qui ont des charges importantes, cette nouvelle litur­gie issue du second concile du Vatican, doit prendre la place du Saint Sacrifice de la Messe tel qu'on le célébrait depuis les ori­gines de l'Église et tel qu'il fut codifié par le pape Saint Pie V. Nous nous trouvons donc en fa­ce du danger de voir la sainte Messe traditionnelle interdite éga­lement en Allemagne et en Au­triche (comme elle l'est déjà en Suisse par décision de la con­férence épiscopale de ce pays). Mais alors une question se pose à la conscience de tout fi­dèle : un rite, sanctifié et garan­ti par toute la Tradition catho­lique, peut-il être interdit, par l'Église (le pape ou quelque con­férence épiscopale) sans mani­fester une rupture consciente et voulue avec cette même Tradi­tion ? Une telle interdiction de célébrer la Messe, cœur du Ca­tholicisme, constituerait un acte manifeste d'infidélité envers l'Église. 131:197 D'aucuns parmi les fidèles crai­gnent ce schisme parce qu'ils perçoivent que cette interdiction briserait l'unité de l'Église. D'au­tres, au contraire, désirent le schisme car, pensent-ils, la situa­tion alors deviendra claire et l'on verra ainsi qui est de la véritable Église et qui n'en est pas. Pour­tant ce schisme redouté par les uns, désiré par d'autres est dé­jà là, en fait, même si on ne le perçoit pas encore nettement. En effet., un mouvement extrê­mement puissant, notoirement schismatique par sa tendance, existe et sème le trouble dans l'Église. Qui n'a constaté l'en­seignement dégradé des profes­seurs de théologie, la passivité des évêques incapables d'agir, la destruction de la morale et de la culture chrétiennes, les si nom­breux retours des prêtres à l'état laïc, l'immense dégradation de la foi ? Tous ces faits n'ont pas provoqué ce mouvement schis­matique que nous signalons, ils en sont la conséquence et la manifestation. Il nous semble donc qu'il y a en tout premier lieu un devoir impérieux de séparer la véritable Église catholique de ce mouve­ment schismatique qui se déve­loppe dans son sein et qui se manifeste. plus. particulièrement au sujet de la Messe. Dans ce but, chaque chrétien est appelé à prendre une décision ; Il doit choisir entre deux attitudes : re­chercher le Saint Sacrifice de la Messe pour y assister ou bien se contenter de n'importe quelle cérémonie offerte en guise de Messe. Cette alternative nous met, de fait, devant un état de réelle di­vision. Or, une telle division, même à l'intérieur de l'Église, manifeste bien ce qu'on a tou­jours appelé le schisme. Il est vrai que le schisme actuel se distingue de toutes les divisions que l'Église avait connues jus­qu'à nos jours par le fait qu'il n'est pas la conséquence d'une action séparatiste menée par quelques factieux. Le schisme actuel provient de la législation même de celui qui exerce l'Au­torité suprême dans l'Église, qui fait siennes, ou du moins qui favorise, ces tendances schisma­tiques en entraînant les fidèles dans une nouvelle liturgie et en exigeant d'eux, par le fait de cette nouvelle liturgie, qu'ils rompent radicalement avec la vie culturelle de l'Église telle qu'elle s'était épanouie jusqu'à présent sous l'action du Saint-Esprit. Ce phénomène singulier et sans précédent ne dispense personne du devoir de l'analyser et d'en considérer les conséquences iné­luctables. L'attitude de tant d'évêques s'alignant sur ce mouvement schismatique -- peu importe pour quel motif : manque de ju­gement, commodité, lâcheté ou même conviction -- fait croire que c'est l'Église catholique qui change sa foi. Que ce mouvement, soit schis­matique ne peut être nié puis­qu'il entraîne les fidèles à se dé­tacher de l'unité de toute la Tra­dition. Il est patent, en effet, qu'un tel mouvement touche aux fondements mêmes de la fol ca­tholique et remet tout en ques­tion. Le fait que le Christ a promis à son-Église la pérennité et l'in­faillibilité sous la conduite de Pierre et de ses successeurs : 132:197 « ...et sur cette Pierre je bâti­rai mon Église et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle » -- ne doit pas nous faire oublier que l'Église, par ses meilleurs théologiens, s'est pen­chée souvent, mais surtout dans les périodes de grandes crises, sur la possibilité pour le pape de faire schisme. Rappelons-nous, par exemple, l'enseignement de Suarez, grand théologien espa­gnol, qui, à la question « en quelles circonstances le pape de­viendrait-il schismatique ?, ré­pond : « *Le pape peut être schis­matique... s'il veut changer tous les rites appuyés par la tradition apostolique.* Posset papa esset schismatiqus... si vellet omnes ecclesiasticas caeremonias apos­tolica traditione firmatas, everte­re q. notavit Cajetan. » (Suarez, De charitate, disp. 12, sect. 1, n° 2.) Et de fait, étant donné que ces rites sont garantis de toute erreur par la Tradition apostoli­que, les changer tous c'est se séparer de la Tradition aposto­lique, c'est faire schisme. De nos jours, n'y a-t-il pas lieu d'être troublés lorsque, considé­rant cet enseignement tradition­nel, on se demande quels sont les rites de l'Église qui n'ont pas été changés ? Y en a-t-il un seul qui ait été épargné ? Les changements sont devenus innombrables ; tous les rites ont été remaniés et la plupart en subissant de profondes transfor­mations. Qu'il s'agisse des funé­railles ou du baptême, des rites de la dédicace d'une église ou du sacrement de confirmation, de l'extrême-onction ou de l'ordina­tion sacerdotale, qu'il s'agisse même du précieux rituel de la sainte Messe, rien n'est resté In­tact, tout a été bouleversé. On n'a même pas redouté de porter la main sur le Saint des Saints, qui est le Mysterium fidei, sur les paroles de la transsubstantia­tion ; et ce, contre toute piété, contre tout bon sens, et contre des préceptes clairs et nets de l'Église. En effet, pour ne citer que le dernier concile, à l'article 23 de sa constitution sur la Li­turgie, il dit avec insistance. Aucune nouveauté ne doit être introduite, à moins qu'il soit évi­dent que l'intérêt de l'Église la réclame. Mais alors, puisque tous les rites de l'Église ont été changés en un temps si court et qu'une transformation aussi importante n'a pu se faire sans changer l'identité de l'Église, il nous faut conclure par une évidence : tous ceux qui suivent ces rites nou­veaux ont fait le pas qui les sépare de l'Église catholique tra­ditionnelle, ils ont fait schisme. Devant pareille évidence, il n'y a plus qu'une solution : *faire marche arrière sans hésiter*. Il est secondaire de chercher à savoir si le pape, qui prescrit officiellement tous ces change­ments, les a voulus personnelle­ment, ou bien s'il n'en assume la responsabilité que de facto, à travers les décisions de la con­grégation des rites, ou encore s'il existe d'autres forces agis­santes à qui reviendrait une plus grande responsabilité. Ce qui im­porte ici, c'est que si l'on consi­dère l'ensemble de ce qu'on ap­pelle l'Église et qui renferme la Tradition dans sa totalité et la vie de cette Église depuis les Apôtres, on constate : 1° *Que l'Église catholique est actuellement défigurée par un. mouvement à caractère schisma­tique d'une portée immense et ce, grâce à la nouvelle liturgie, qui est un de ses instruments les plus importants et les plus effi­caces.* 133:197 Qu'une telle rupture de l'Église avec l'ensemble de sa Tradition ait pu arriver sans qu'il y ait eu préméditation ; est absolument impensable. Pour avoir une ex­plication suffisante du phénomène exposé, il faut admettre qu'au sein, même de l'Église s'était constituée une communauté dif­férente qui pensait et croyait autrement que l'Église ne l'avait fait jusqu'à présent. Et comme toute nouvelle communauté re­cherche des signes pour rallier ses membres, la nouvelle liturgie est devenue le signe essentiel de cette communauté différente, de ce mouvement progressiste qui s'est constitué à l'intérieur de l'Église et qui tend à l'enva­hir. Faut-il condamner la nouvelle liturgie uniquement parce que son apparition coïncide avec les transformations des autres rites ? Certainement pas. Pour juger sai­nement d'une transformation, il convient de se demander CE qui a été changé. S'il est une chose que nous puissions considérer comme éta­blie fermement, définitivement et à l'abri de tout changement ou d'adaptation possible même quant à la forme, ce sont les paroles de la consécration du Canon de la Messe. Le concile de Florence ne les a-t-il pas fixées définitive­ment et expressément de toute son autorité magistrale extraor­dinaire lorsqu'il déclare : « La forme des paroles dont la sainte Église romaine avait toujours l'habitude de se servir pour la consécration du Corps et du Sang du Seigneur, nous jugeons bon de l'insérer présentement. Pour la consécration du Corps elle utilise comme forme ces pa­roles : *Hoc est enim corpus meum *; et pour le Sang : *Hic est enim calix sanguinis mei, novi et aeterni testamenti, mysterium fidei, qui pro vobis et pro multis effundetur in remissionem pecca­torum*. » (Denz., 715.) Si ce texte du concile ne cons­titue pas une définition irréfor­mable, il comporte au moins une autorité doctrinale hors de pair, qui confirme la doctrine commu­ne et dont, par conséquence, il n'est pas permis de s'écarter. Et pourtant ; dans le texte officiel de la nouvelle liturgie, les paroles de la consécration ont été chan­gées. Sans doute les transforma­tions ne portent pas sur de longs passages et, apparemment, elles ne sont pas profondes. Néan­moins, on est en droit de se demander pourquoi elles ont été introduites puisqu'une modifica­tion ne doit intervenir que si « un besoin véritable et évident de l'Église » l'exige ? Quel be­soin présumé impérieux pouvait justifier un tel changement ? Ab­solument aucun. Pourquoi ? Par­ce que le maintien des paroles de la consécration témoigne de la constance de l'Église et de l'immutabilité de sa vérité et, à ce titre, elles ne peuvent être changées. Ce changement, nulle­ment fondé, ne se justifie que par la volonté de manifester la rupture par un signe visible. Voici les deux modifications : « quod pro vobis tradetur -- li­vré pour vous -- a été ajouté aux paroles de la consécration du Corps du Christ et « mysterium fidei » a été supprimé de la for­mule de consécration du Précieux Sang. Le « mysterium fidei » intro­duit le passage qui a été ajouté et dont les paroles sont adres­sées par le peuple à Jésus-Christ : « Nous annonçons ta mort, Seigneur, et nous procla­mons ta Résurrection jusqu'à ton retour. » Cette acclamation donne un ton récitatif au fait liturgique et aux paroles du Christ, qui de­viennent ainsi un simple récit faisant seulement mémoire de la Cène. Alors que, d'après la con­ception ancienne, le fait liturgi­que ne se contentait pas de proclamer seulement mais il réa­lisait l'action même du Christ. 134:197 De plus, l'acclamation du peuple met en question, du point de vue de la forme, l'unité des priè­res du Canon, car celles-ci ne s'adressent normalement qu'à Dieu le Père. Enfin le fait de reporter l'attention sur le retour futur et lointain du seigneur au moment même où le Christ est présent sur l'autel avec son Corps et son Âme, sa Divinité et son Humanité, donne encore à réflé­chir. On est encore plus frappé de constater (et ce n'est sans doute pas par un innocent hasard) que la nouvelle liturgie, après avoir transformé les paroles de la con­sécration, ne les fait aucunement ressortir dans la typographie comme quelque chose d'impor­tant en soi. Ainsi on ne peut nul­lement les différencier du reste. Elles se trouvent dissimulées parmi les paroles rapportées du Christ. Cela n'indique-t-il pas, de façon éloquente, ce que par ail­leurs on tait honteusement pour ne pas effrayer les simples fi­dèles ? En somme, on ne veut plus voir dans les saintes pa­roles une formule consécratoire opérant sacramentellement, mais uniquement un élément du récit biblique qu'on relate. Cela seul, beaucoup plus que ce que nous avons dit plus haut, constitue une rupture flagrante avec la Tradition. Et comme les quatre canons de la nouvelle liturgie -- l'ancien canon romain, considéra­blement modifié, et les trois nou­veaux canons -- trouvent leur unité uniquement dans leur nou­velle conclusion et dans la nou­velle formule modifiée de la con­sécration, il nous faut constater que *de facto* la nouvelle liturgie a rompu avec la célébration ca­tholique du Saint Sacrifice. Si la célébration du saint Sa­crifice de la Messe dans sa forme traditionnelle était inter­dite, cette interdiction confirme­rait officiellement l'incompatibi­lité des deux rites. Alors la ques­tion suivante ne pourrait pas ne pas se poser : laquelle : des deux constitue le cœur de l'Église, la sainte Messe traditionnelle ou la nouvelle célébration eucharisti­que ? Cette question trouve se réponse dans l'interdiction même. Mais attention ! si la sainte Messe, telle qu'elle fut célébrée à travers les siècles et jusqu'à nos jours, était proscrite, on af­firmerait par là et on exprimerait sans ambiguïté qu'elle est insuf­fisante, douteuse ou fausse ; au­trement il n'y aurait pas à l'inter­dire. Pareille affirmation est in­tolérable à la foi catholique car elle laisse entendre que l'Église, qui a vécu depuis ses origines jusqu'à maintenant avec une li­turgie douteuse, n'est pas assis­tée du Saint-Esprit. Mais si cette affirmation n'est pas possible pour la foi catho­lique, et elle ne l'est pas, car, pour l'essentiel, l'Ordo Missae traditionnel remonte au pape Saint Damase (fin du IV^e^ siècle). Il est le rite le plus ancien qui existe et tire son origine de l'Église des premiers temps, il faut reconnaître que la nouvelle liturgie exprime une rupture se­crètement réalisée avec l'Église traditionnelle ; de ce fait, elle est animée par un esprit qui ne peut s'accorder avec l'esprit de l'Église ; à ce titre, elle est plus que douteuse et doit être, rejetée. A ce raisonnement on pourrait nous opposer : le pape Pie V n'a-t-il pas, lui aussi, interdit les façons de célébrer en usage jus­qu'alors lorsque, s'appuyant sur les conclusions du concile de Trente, il codifia la célébration de la Sainte Messe ?, Nullement. Cette véritable réforme ne bou­leversait rien ; elle ne visait qu'à sauvegarder la pureté de l'ac­tion qui s'accomplit dans le plus grand de tous les secrets, dans le Sacrificium Missae : 135:197 Le but de cette réforme était aussi d'as­surer la plus grande garantie possible de dignité, de noblesse et de fécondité spirituelle dans la célébration de la sainte Messe. Par conséquent cette réforme n'avait rien d'autre en vue que de s'élever contre de fausses doctrines, contre des coutumes particulières qui ne convenaient pas assez et contre l'envahisse­ment de rites particuliers qui obscurcissaient l'unité. Cette ré­forme était tellement inspirée par le respect de la Tradition, qui manifeste l'Esprit de Dieu, que les rites particuliers exempts de toute fantaisie ou dégénérescen­ce liturgique, et qui avaient au moins deux cents ans d'existen­ce, purent subsister. Certains sont encore utilisés de nos jours, par exemple, à Braga, à Milan et à Tolède ; en Allema­gne aussi, pour la même raison, dans plusieurs évêchés, notam­ment à Munster et à Cologne, on a célébré la Messe selon d'anciens ordos jusqu'au siècle der­nier. Ainsi, donc si la nouvelle litur­gie avec l'ampleur de tous les problèmes qu'elle soulève était adoptée, et si en même temps la sainte Messe traditionnelle, avec son exactitude hors de doute, était interdite, il faudrait plus que jamais en déduire que la nouvelle liturgie veut être l'expression d'une nouvelle com­munauté, qui non seulement se détache nettement de la Tradi­tion de l'Église mais qui cherche à ligaturer la continuation de la vie de l'Église en ceux qui ne sont pas de son nouvel esprit. Cela nous conduit à une autre conclusion : 2° *Par l'escamotage de vérités fondamentales, la nouvelle litur­gie porte en elle le signe du schisme.* #### II. Pertes essentielles La structure et le déroulement des rites de la sainte Messe deviennent compréhensibles si l'on considère l'action intime qui s'y opère ; car cette structure et ces rites sont l'expression vi­vante de cette action et de la foi. Ceci étant, nous pouvons ju­ger une nouvelle liturgie à la lumière de la liturgie tradition­nelle de l'Église. Les textes d'une nouvelle liturgie, ses rites et les rubriques pour leur déroulement indiquent à leur tour la concep­tion que cette liturgie a de ce qui s'accomplit en elle et aussi de la foi qui s'exprime par eux. La comparaison de la nouvelle liturgie avec l'ancienne nous conduit à des résultats fort im­portants. Pour comprendre, au sens ca­tholique, l'action réelle qui s'opè­re durant la sainte Messe et non pas seulement le déroulement extérieur du cérémonial, il ne faut perdre de vue à aucun moment la double réalité suivante : *Premièrement*. A la Messe, il se passe des événements ex­traordinaires qui surviennent à différents niveaux et s'accom­plissent l'un l'autre de façon réelle, vivante, bien que d'une manière surnaturelle, qui dépas­se nécessairement notre com­préhension humaine (limitée ; bor­née). 136:197 A l'action du prêtre offrant le sacrifice à l'autel, correspond si parfaitement le libre don de soi que le Christ fit sur la Croix pour la Rédemption du monde, qu'il faut nécessairement voir le Christ, Lui-même, dans le prêtre qui célèbre les saints Mystères ainsi que dans l'offrande immo­lée de chaque Messe. Et cela au sens propre et sans la moindre atténuation tendant à faire croire à une action ou à des paroles symboliques De là l'expression classique de la théologie catho­lique : à l'autel le prêtre agit in persona Christi. Et donc, puis­que durant la sainte Messe c'est le Christ qui agit, et qui agit au sens strict de ce mot, ce fait entraîne l'approfondissement de ce qui s'accomplit dans deux di­rections : *a*) Ce que le Christ a fait une fois pour toutes sur la Croix pour notre salut et ce qu'il recom­mence toujours à rendre sacra­mentellement présent pour nous sur les autels, est une action per­pétuelle du Corps du Christ qui est l'Église et devient pour elle source de grâces. *b*) Le sacrifice définitif du Christ sur la Croix manifeste dans le temps ce qui s'accomplit hors du temps dans la profon­deur de la vie trinitaire, c'est-à-dire le don parfait du Fils à son Père dans un Amour éternel. Ici, tout a son importance ; rien ne doit être isolé pour constituer un domaine indépendant. Voilà ce qu'il ne faut pas per­dre de vue, d'une part, pour comprendre véritablement la li­turgie divine et, d'autre part, pour contrôler l'orthodoxie d'une nou­velle liturgie et l'authenticité de ses rites. Ce qui est et que nous devons voir dans la célébration du Saint Sacrifice de la Messe c'est ce qui se passe dans le sein même de la Très Sainte Trinité : une proclamation d'amour parfait, in­fini, du Fils à son Père, lequel accepte cette proclamation par son Fils d'un amour indicible tant il est profond. Le Christ a mon­tré la sincérité parfaite de cet Amour sans réserve par « son obéissance jusqu'à la mort et à la mort sur la Croix ». L'ultime manifestation de cet Amour sur la Croix, qui exprime le don par­fait du Fils à son Père, ne se distingue pas de ce qui se passe lors de la célébration d'une sainte Messe. PAR le prêtre, le Christ renouvelle chaque fois son Amour infini et le don de Lui-même à son Père. DANS le prêtre, qui le représente, c'est le Christ Lui-même qui agit dans le temps, de sorte que, à chaque Messe, au milieu des fidèles rassemblés, le Christ est là qui s'offre réelle­ment à son Père en Victime de réconciliation. Toute l'Église de son côté est unie si étroite­ment et de façon si efficace au Christ agissant, que chaque acte d'amour, chaque acte d'obéissance, et chaque souffrance des membres de l'Église reçoivent par là-même leur valeur, leur mé­rite et leur prix devant Dieu. En effet, dans l'Église le Père voit et reconnaît le Corps mystique de son Fils, Corps immolé. Voilà pourquoi l'acte d'amour posé par l'Église, Corps mystique du Christ uni à sa Tête, est, pour l'expiation de nos péchés, un sa­crifice véritable, comme le don de soi du Christ sur la Croix. Et c'est cela qui nous autorise à appeler la sainte Messe le re­nouvellement non sanglant du Sa­crifice de la Croix, sacrifice ren­du présent à chaque Messe. *Deuxièmement*. A ces réalités essentielles, qu'on n'a fait que rappeler brièvement, s'ajoute un autre point de vue, non moins décisif en ce qui concerne la liturgie. Comme le montrera son analyse, cet autre point de vue ne peut être séparé du premiè­rement et découle immédiatement de l'acte fondamental qu'est la divine manifestation d'Amour nous voulons parler des multiples effets de la Grâce et de leur in­terprétation. 137:197 Remarquons tout d'abord que l'Incarnation et la Naissance du Seigneur montrent que le Christ est d'abord le don que le Père nous fait pour notre salut avant de devenir notre offrande plei­nement agréable au Père. Remarquons ensuite que le don du Fils à son Père sur la Croix doit être consommé et scellé avant que le Père puisse nous rendre le Christ dans la Résurrec­tion comme Seigneur transfiguré et Roi du Royaume. La liturgie de la sainte Messe ne se contente pas de repré­senter, de signifier toutes ces actions par des symboles sensi­bles, elle les renouvelle vérita­blement, avec leur caractère pro­pitiatoire, dans le mystère du Sacrement. Par conséquent, il fau­dra bien qu'elle exprime par ses paroles et par ses rites l'événe­ment qui s'accomplit. Si l'on y regarde de près, tout commence par la faveur que nous fait Dieu en nous accordant ces dons na­turels nécessaires au maintien de notre vie naturelle. C'est tou­jours Dieu qui est le premier et le dernier à donner, tandis que nous, les hommes, sommes d'abord et toujours ceux qui re­cevons, des indigents. Parmi ces dons de Dieu, nous choisissons ce que nous Lui offrirons. Les divers rites d'oblation de l'Ancien Testament en sont des mo­dèles imparfaits mais, par les pa­roles du prophète Malachie, Ils annoncent l'*oblatio munda* qui doit venir et ils la préfigurent par l'offrande de Melchisédech. Ainsi, à la sainte Messe, on prend du pain et du vin pour le Service Saint, l'un et l'autre sont solennellement bénits pour être consacrés à Dieu et offerts en signe du Christ se livrant. Ce rite signifie la possibilité pour nous de nous offrir à Dieu et de nous sacrifier par le Christ et dans le Christ ; acte dont nous serions radicalement incapables séparés du Christ et sans Lui. Pour nous permettre l'offrande d'un don parfait, d'une valeur in­finie. Dieu accepte ce que nous Lui offrons et nous rend le Corps et le sang du Christ. Il trans­forme nos offrandes par l'opéra­tion du Christ dans le prêtre que l'Église appelle transsubstantia­tion. Cela signifie que le Christ, Lui-même, renouvelle ce dernier dépouillement dans lequel il s'est offert à son Père sur la Croix. Alors seulement l'offrande que Dieu a daigné accepter est rendue à l'Église, mais transfor­mée en Corps et en Sang du Christ ; elle est devenue le fruit du Sacrifice consommé. Cela per­met à l'Église d'approcher du fes­tin de l'Agneau immolé et de donner aux fidèles cette nourri­ture des âmes dans le Très Saint Sacrement, nourriture qui garde pour la Vie éternelle. Pourtant, même avec tout cela, l'efficacité de la Grâce n'est pas encore épuisée ; pensons un peu, par exemple, aux perspectives qui sont ouvertes à la piété catho­lique par le fait de pouvoir offrir (appliquer) ce Don divin que l'on vient de recevoir, à une autre âme déterminée, et quels fruits de Grâce une telle attitude de générosité spirituelle fait fructi­fier. La liturgie traditionnelle ; codi­fiée à la demande du concile de Trente -- comme, du reste les anciennes liturgies d'Orient --, exprime clairement l'idée maîtresse qui, dans son fond, englo­be l'offrande du sacrifice par le Christ et l'acceptation de ce sa­crifice par le Père, d'où décou­lent toutes les grâces de rédemp­tion. 138:197 Pour conclure ce qui vient d'être exposé, remarquons que cette idée se retrouve bien en­core dans la nouvelle liturgie, c'est-à-dire dans le nouveau Ca­non, mais détournée de son sens fondamental ; il s'agit désormais du sacrifice d'action de grâces mais non du sacrifice propitia­toire. Cela devient évident par le fait que plus aucune mention n'est faite du rapport qui existe entre la sainte Messe et les sa­crifices imparfaits de l'Ancien Testament, d'une part, et les of­frandes faites par l'humanité en­tière à la majesté de Dieu, d'au­tre part. Sachant donc que la nouvelle Alliance de Dieu avec l'Israël spirituel, qui est l'Église, repose sur l'ancienne Alliance de l'Éternel avec le peuple élu, por­teur de la Promesse, l'ancien Or­do Missae fait comprendre que le Sacrifice infiniment satisfactoire de la nouvelle Alliance est le couronnement et l'achèvement parfait de tous les sacrifices de l'Ancien Testament. Dans ce but, d'éminentes figures de l'Ancien Testament tiennent une place im­portante danse l'Ordo de la Mes­se : Abraham, Isaac et Saint Jean-Baptiste, nommés plusieurs fois. Abel et Melchisédech aussi sont cités ; sans doute ils n'appar­tiennent pas à l'histoire de l'Al­liance mais ils deviennent, au nom de l'humanité, les représen­tants de la Foi et du culte dû à Dieu. Remarquons, en passant, que cette relation est davantage exprimée dans les anciennes li­turgies orientales, au style beau­coup plus riche, que dans la li­turgie romaine, concise, un peu sèche même. Cela mis à part, les psaumes de l'ancien Ordo Missae, en particulier les psaumes 17, 25, 42 et 115 soulignent et mettent en pleine lumière l'unité spirituelle, du véritable office divin dans les deux Testaments. Dans le nouvel Ordo Missae, on ne retrouve plus rien de tout cela. L'ancien Testament n'y est plus cité, aussi devons-nous dire : 3° *La nouvelle liturgie renie la relation entre le Sacrifice de Jé­sus-Christ et les sacrifices de l'Ancien Testament.* Cela paraît d'autant plus in­compréhensible que, dès son principe et de façon indubitable, la sainte Messe montre la rela­tion qu'elle a avec les sacrifices de l'Ancien Testament et que, par le mystère de son Sacrifice, Notre-Seigneur nous enseigne qu'il a porté à son achèvement l'offrande des sacrifices de l'an­cienne Alliance., La première sain­te Messe, que Jésus-Christ célé­bra personnellement avant sa passion et sa mort, reposait sur le repas pascal des Juifs, qui était un repas sacrificiel (sacri­fice de l'agneau). Pour sa pre­mière Messe, Jésus se servit donc de ce rituel établissant ain­si, par la liturgie, le passage de l'Ancien au Nouveau Testament. Nous montrant ainsi qu'il n'y avait pas rupture mais perfection­nement. A l'occasion de ce repas, on bénissait obligatoirement le pain et le vin, pour remercier et pour louer Dieu, mais aussi pour que la nourriture soit sanctifiée et de­vienne l'expression des disposi­tions d'abnégation des commen­saux. On s'accorde à reconnaître que ces bénédictions furent ac­complies également par Jésus-Christ. Le pain et le vin, avant la transsubstantiation, devinrent ainsi l'expression du don de Lui-même et de celui de l'Église, ainsi que le signe de son Corps et de son sang dont il allait faire l'offrande. Vu le sens de cette bénédiction, il apparaît qu'elle est essentielle pour l'offrande du sa­crifice. Les textes de l'Écriture Sainte la mentionnent. 139:197 Et le texte de l'ancien Ordo Missae indique aussi très clairement : d'abord la bénédiction ensuite les paroles de la consécration. Toutes les li­turgies connues emploient cette bénédiction et la répètent ; pour la plupart, en plusieurs endroits. Elle apparaît déjà dans le canon de Saint Hippolyte (deux cents ans après Jésus-Christ) ; mais même si elle n'y était pas men­tionnée, cela ne prouverait pas qu'elle n'existait pas, puisqu'elle était de nécessité évidente. Un autre fait éclaire ce caractère in­dispensable qu'on lui accordait : le *bénédicité* emploie une for­mule de bénédiction correspon­dante pour la nourriture. Tandis que l'ancienne liturgie avait la grande bénédiction dans l'Offertoire et qu'elle la répétait plusieurs fois dans le Canon, la nouvelle liturgie n'a plus aucune bénédiction indépendante pour le pain et le vin ; c'est pour le moins très déconcertant. Sans doute certains des nouveaux Ca­nons rapportent encore cette bé­nédiction, s'appuyant probable­ment sur d'anciens textes ; mais ce seul signe de bénédiction qui fait partie intégrante de la Con­sécration, n'est pas une bénédic­tion indépendante. Or, c'est indu­bitablement un devoir strict, qui ne peut même pas se discuter, que dans la liturgie du Sacrifice il faut imiter les actions du Christ le plus parfaitement possible, telles qu'elles sont rapportées par le Nouveau Testament. C'est ainsi que pour la célébration des saints Mystères, l'Église univer­selle a toujours fait jusqu'à main­tenant. Pour la première fois, la nouvelle liturgie omet cela et, par ce fait, se rend gravement infidèle à la Tradition attestée par la Sainte Écriture. Il faut donc en tirer la conclusion suivante : 4° *La nouvelle liturgie renie le lien qui doit exister entre la célé­bration du Sacrifice de l'Église et celle* *qu'observa Jésus-Christ au témoignage du Nouveau Tes­tament.* #### III. Interprétation nouvelle en rupture avec toute la Tradition Par les suppressions importan­tes que nous venons de souligner, on est passé à une nouvelle con­ception de la Messe, totalement étrangère à toute la Tradition. La liturgie ancienne, traditionnelle, est une liturgie sans équivoque. Il est impossible, par exemple, d'y voir la simple célébration d'un repas (une Cène) et encore moins de l'utiliser pour un office pro­testant. On ne peut en dire au­tant de la nouvelle liturgie. Pour quelle raison ? A cause de son ambiguïté. Dans la nouvelle li­turgie la vérité n'est plus expo­sée nettement. Cela se comprend aisément quand on songe que six théologiens protestants collabo­rèrent *ès qualités* à sa confection. Aussi, le 8 décembre 1973, l'Église de la Confession d'Augsbourg d'Alsace et de Lorraine pouvait-elle déclarer qu'elle se reconnais­sait dans la nouvelle liturgie. Écoutons-la : « Nous estimons que dans les circonstances pré­sentes, la fidélité à l'Évangile et à notre tradition ne nous permet pas de nous opposer à la partici­pation des fidèles de notre Église à une célébration eucharistique catholique... Il devrait être possi­ble aujourd'hui, à un protestant, de reconnaître dans la célébration eucharistique catholique la Cène instituée par le Seigneur... » 140:197 Or, cette Église protestante n'est revenue sur aucune de ses négations eucharistiques. Sa dé­claration publique signifie donc bien que, dans la nouvelle litur­gie, elle ne retrouve plus de fa­çon indubitable le sacrifice pro­pitiatoire de la Messe catholique. Donc, même au témoignage de ces hérétiques, l'acte du don to­tal de Jésus-Christ et de son Église à Dieu, qui s'accomplit dans le saint Sacrifice de la Messe, qui le constitue et qui fonde l'unité de l'Église sur le modèle trinitaire (« qu'ils soient un comme nous sommes un »), n'est plus signifié dans la nou­velle liturgie. Ici, soulignons en particulier la modification apportée dans la ma­nière de prononcer les paroles de la consécration, comme on fait pour un simple récit, et la suppression de la génuflexion aussitôt après les avoir pronon­cées, qui permettent les diffé­rentes interprétations protestan­tes toutes négatives de la foi ca­tholique. De cela il ressort : 5° *La nouvelle liturgie est dog­matiquement ambivalente.* Dans la nouvelle liturgie, cette ambivalence fait apparaître plus clairement encore la possibilité de substituer un simple repas commémoratif (ou Cène protes­tante) au saint Sacrifice de la Messe catholique. Pour compren­dre cette possibilité, apportons une précision. Sans doute on ad­met dans l'Église que les saintes Paroles de la consécration consti­tuent la forme essentielle de ce Sacrement. Mais conclure de là que, par le seul fait que ces pa­roles demeurent et qu'elles sont prononcées, on tient une garantie suffisante de la réalité de la trans­substantiation, partant, de la va­lidité de la nouvelle liturgie, ne nous paraît pas une preuve suf­fisante. En effet, indépendamment du rôle irremplaçable que joue l'intention du célébrant (intention désormais incertaine du fait du nouveau rite), le fait de prononcer ou de lire certains textes de l'Écriture n'élève pas automati­quement ces textes au même ni­veau que l'action à laquelle pense sans équivoque l'Église lors de l'offrande du saint sacrifice dans le rite traditionnel. Ce n'est sans doute pas par un simple hasard que, dans les nouveaux Canons, les demandes d'acceptation de l'offrande im­maculée, sans tache ont été sup­primées, ainsi que la réitération de la bénédiction, et, si le Canon romain n'a gardé qu'un seul signe de croix, ce n'est pas par ha­sard non plus que tout souvenir des sacrifices figuratifs a disparu. Enfin, la prière finale, implorant la complaisance de la divine Ma­jesté pour le Sacrifice qui Lui est présenté, est fortement es­tompée, ainsi que la prière de­mandant que ce sacrifice propi­tiatoire veuille bien servir à tous ceux pour qui il est offert. D'où la question : pourquoi la trans­substantiation aurait-elle lieu vé­ritablement dans ce nouveau rite, dont l'essentiel est si radicale­ment modifié et alors que tant de prêtres, soi-disant catholiques, re­jettent actuellement la transsub­stantiation sans être aucunement blâmés ? Pourquoi, dans la nou­velle liturgie, s'agirait-il indubi­tablement d'un Sacrifice, alors que cette conception du sacrifice propitiatoire est rejetée et que les négateurs de la conception de la Messe catholique ne ren­contrent aucune opposition réelle de la part du Magistère actuel de l'Église ? 141:197 Tout cela incite à penser que dans le nouvel Ordo Missae les offrandes ne changent pas néces­sairement de substance. Même sans contre-intention personnelle de l'officiant, par le seul fait du rite, le pain et le vin peuvent demeurer du pain et du vin. Il nous faut donc ajouter ceci : 6° *La nouvelle liturgie n'indi­que plus de façon claire qu'il s'agit d'un sacrifice, et la trans­substantiation* *remise en question n'y est plus affirmée.* Finalement, la nouvelle liturgie a été créée essentiellement dans un nouvel esprit et pour un nou­veau but. En effet les nouveaux spécialistes en matière de litur­gie insistent sur le fait que dans la nouvelle liturgie, culte et of­frande, qui sont les actes de ré­vérence de la créature envers Dieu, doivent occuper moins de place. Cette tendance se trouve déjà, nous dit-on, dans les docu­ments du concile Vatican II. Mais alors, puisque cette nouvelle conception fait se tourner vers l'homme, la liturgie serait là pour l'homme et, dans ce qu'elle lui offre, l'homme pourrait choisir ce qui lui est utile. Ces affirmations sont fort étonnantes. Pourquoi la liturgie se tourne-t-elle maintenant vers l'homme ? L'homme serait-il de­venu le but de l'homme ? L'hom­me n'existerait-il que pour deve­nir un meilleur homme, et rien de plus ? Tout cela est absolu­ment incompatible avec la Bonne Nouvelle révélée par Notre-Seigneur. Écriture et Tradition sont unanimes à enseigner que l'hom­me doit devenir divin, il doit de­venir comme le Père céleste (« soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ») ; il doit reproduire Jésus-Christ, Le revêtir, Lui être conforme ; c'est cela être chrétien. Or l'homme ne peut atteindre ce but que si la liturgie indique comme but Dieu. Si au contraire la nouvelle liturgie est tournée vers l'homme, si ce qu'elle présente n'est que l'expression de l'esprit commu­nautaire qui doit régner lors d'un simple repas et non l'expression d'un détachement en vue du sa­crifice, alors la nouvelle liturgie devient culte de l'homme qui s'honore lui-même par l'intermé­diaire de la liturgie. De là la conclusion finale : 7° *La nouvelle liturgie est fon­dée sur un nouvel esprit -- l'esprit du culte de l'homme.* #### IV. Réflexion finale Chacune des sept inductions que nous venons de faire devrait suffire à mettre tous les fidèles en garde contre la nouvelle li­turgie. Ses conséquences pitoya­bles sont évidentes : perte du respect du sacré, affaiblissement du renoncement à soi, inquiétant obscurcissement de la Foi, plus encore ébranlement de la Foi en la Présence Réelle de Notre-Seigneur dans le Saint Sacrement, dédain pour l'adoration, destruc­tion de l'unité de l'Église, etc. La tentative de justifier tous ces changements par des raisons œcuméniques se réfute de soi si l'on considère seulement la division grandissante produite par elle à l'intérieur de l'Église. N'ou­blions pas que l'unité de l'Église catholique ne peut se réaliser que dans la Vérité et dans l'Amour inséparable de la Vérité. 142:197 Aussi, en terminant ce travail adressons-nous un pressant appel à tous les évêques de langue al­lemande réunis à Salzbourg afin qu'ils agissent dans le sens de la sainte Église et de sa Tradition. Dans ce but il leur faut : -- en tout premier lieu, mettre en garde tous les fidèles, prêtres et laïcs, contre la nouvelle liturgie et contre les dangers qu'elle comporte ; -- en même temps, ils supplie­ront le Saint Père de Rome d'abroger le plus rapidement et le plus complètement possible cette nouvelle liturgie, expérience notoirement malheureuse de re­nouveau du culte, et de rétablir dans son intégrité la célébration du Sacrifice de Notre-Seigneur, suivant les normes saintes de la Tradition. W. Siebel. ============== fin du numéro 197. [^1]:  -- C'est la signature de Paul VI, dans sa lettre à Mgr Lefebvre du 29 juin 1975. (Note de 1984.) [^2]:  -- (1). Texte intégral de l'ensemble des documents dans la brochure publiée par ITINÉRAIRES sous le titre : La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre (à nos bureaux, 5 F franco). [^3]:  -- (1). A la télévision britannique, ce dimanche 29 juin, le cardinal s'est étendu complaisamment sur ce renouveau et, interrogé sur sa papabilité, a répondu avec un sourire : « Ce serait un miracle ! ». [^4]:  -- (2). Voir R.-Th. CALMEL, *Le chemin de la sainteté,* DMM, 1975, p. 79-82 : « La vertu chrétienne des responsabilités » et M. DE CORTE, *De la prudence,* DMM, 1974, qui y voit, étymologiquement, le don de prévoyance propre aux prophètes. [^5]: **\*** -- cf. rectification, pp. 101-102, 200-02-76. [^6]: **\*** -- Figure page 18 dans l'original. [^7]:  -- (1). On voit clairement par là que l'évêque de Las Palmas a lui aussi, comme Mgr Marty et l'épiscopat français, perdu la foi catho­lique. (Note d'ITINÉ­RAIRES.) [^8]:  -- (1). Il serait dommage de quitter le capitaine Sousa e Castro sans citer un autre fragment de son interview : *Quotidien de Paris*. -- Est-ce que vous pensez que des influences étrangères se sont exercées au Portugal ? Sousa e Castro. -- C'est évident. L'influence des bas-fonds poli­tiques parisiens est considérable ici. Beaucoup des « Nouveaux Mes­sieurs » qui veulent maintenant diriger ce pays, étaient sous le fascisme, tranquillement réfugiés à Paris. Ils attendaient que nous renversions le régime Caetano en buvant des cafés bien serrés au Luxembourg. Après le 25 avril, ils étaient tellement courageux qu'il leur a fallu réfléchir un mois ou deux avant de se décider à ren­trer. Ils avaient peur que ce ne soit pas la vraie liberté. Maintenant, ils ont reçu le renfort de Français, d'Allemands, de Scandinaves, etc. : Tous grands révolutionnaires qui ne sont pas capables de faire la révolution chez eux et viennent la faire ici. [^9]: **\*** -- Mgr d'Astros -- Cf. *infra,* p. 73. \[2002\] Voir aussi « La condamnation de Lammenais », It. 285-07-84, p. 61. [^10]:  -- (1). Dom Beauduin est certainement une des principales figures du mouvement liturgique ; l'hommage qu'il a rendu à Dom Guéran­ger est particulièrement significatif, -- car lui-même a eu une influen­ce détestable sur la fondatrice des Oblates moniales de Sainte Fran­çoise-Romaine et par elle sur les frères Grammont. D'où résulta la ruine du monastère du Mesnil-Saint-Loup. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^11]: **\*** -- *Morales sur Job* (Saint Grégoire le Grand). -- Mgr d'Astros : voir It. 90:244-06-80. [^12]:  -- (1). Le texte de *L'Osservatore romano* reproduit par *La Libre Belgique* est la traduction publiée par « l'édition française hebdo­madaire de *L'Osservatore romano *» dans son numéro du 16 mai. Malgré la médiocrité habituelle de ses articles et la mauvaise qualité de ses traductions, cette « édition française hebdomadaire » semble donc avoir encore quelques lecteurs en Belgique. -- Dans ce cas précis, on voit combien la traduction de l' « édition française hebdo­madaire » est insuffisante, laissant à une simple virgule la charge d'insinuer ce que le texte original italien disait très explicitement : « ...*senza commenti, che sarebbero del tutto superflui *»*.* « ...Sans commentaires, lesquels seraient totalement superflus »*,* dit la traduc­tion de la *Documentation catholique,* bien plus exacte, et *que pour* cette raison nous avons suivie comme nous l'avons dit : voir ITINÉ­RAIRES, numéro 195 de juillet-août, page 131 ; et notre brochure *sur La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre,* page 31. [^13]:  -- (1). Déclaration du cardinal Suenens en mai 1969 ; voir ITINÉ­RAIRES, numéro 135 de juillet-août 1969, pages 22 et 23. [^14]:  -- (1). La rédaction elliptique de cette phrase, et peut-être quelques mots sautés, ne laissent pas voir qu'il y a eu deux recours successifs de Mgr Lefebvre auprès du Suprême Tribunal de la Signature apos­tolique (dont le préfet est le cardinal Staffa). -- Premier recours le 5 juin, scandaleusement rejeté par le cardinal Staffa le 10 juin : cela est exposé et commenté dans ITINÉ­RAIRES, numéro 196 de septem­bre-octobre, pages 219-220 ; et dans notre brochure *La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre,* note 2 de la page 43. -- Second recours en date du 14 juin : c'est alors que le cardinal Staffa, tremblant cette fois non plus de simple frousse mais d'épouvante, s'en va mendier les consignes du sinistre cardinal Villot, lequel répond par une inter­diction d'examiner désormais aucun recours de Mgr Lefebvre.