# 200-02-76 1:200 ### Henri Charlier ![](media/image1.png) C'est en publiant régulièrement, Dieu aidant, dix numéros par an pendant vingt ans que nous sommes parvenus à ce deux centième numéro, dédié à la mé­moire de nos morts : Henri POURRAT ; Joseph HOURS ; Georges DUMOULIN ; Antoine LESTRA ; Charles DE KONINCK ; Henri BARBÉ ; Dom G. AUBOURG ; L'abbé V.-A. BERTO ; Henri MASSIS ; Dominique MORIN ; André CHARLIER ; Claude FRANCHET ; Henri RAMBAUD ; R.-Th. CALMEL, o.p. ; Henri CHARLIER. 3:200 AYANT ACCOMPLI le compte de ses jours, achevé le cycle de ses travaux, Henri Charlier nous a quittés en sa 93^e^ année. Quelle que soit la pro­fondeur de notre chagrin dans cette séparation qui nous laisse comme intellectuellement orphe­lins, nous ne pouvons que rendre grâces à Dieu pour une vie menée jusqu'au bout de ses forces, jusqu'au bout de ses œuvres, jusqu'aux confins des dernières limites consenties à notre nature mortelle. Demander davantage eût été ingrati­tude. Mais nous pleurons devant la mystérieuse épreuve de la mort, qu'éclaire seule la lumière obscure de notre foi. \*\*\* 4:200 Nous pleurions aussi, portant la dépouille mortelle d'Henri Charlier au cimetière du Mes­nil, dans cet étroit espace de terre, à gauche en entrant, marqué par une Vierge au Saint-Esprit, où reposent les corps de Claude Franchet, d'An­dré Charlier, de Claude Duboscq, du Père Bou­mier, de l'abbé Thurot, du Père Bernard Maré­chaux, du Père Emmanuel, -- nous pleurions aussi sur la France et sur l'Église : sur une France, sur une Église qui aujourd'hui ne sont plus ca­pables de reconnaître et d'honorer selon son rang l'un des plus grands esprits que Dieu avait don­nés à ce siècle : un artiste, un maître à penser, un maître spirituel. Ces honneurs absents n'ont point manqué à sa personne, qui n'en désirait pas, ils ne manquent pas à sa mémoire, qui n'en a aucun besoin ; ils manquent à une société en décomposition, que ses chefs temporels et spiri­tuels détournent des maîtres qui, par leur exem­ple, par leur enseignement, indiquent la voie et les conditions du salut. Car les honneurs rendus aux maîtres ne sont pas pour eux : mais pour les désigner avec autorité à ceux qui ont le besoin et le désir d'apprendre. \*\*\* Né à Paris en 1883, dans une famille d'origine catholique devenue anti-religieuse, élevé sans baptême ni catéchisme par un père franc-maçon, Henri Charlier est mort au Mesnil-Saint-Loup et y a été inhumé, dans sa robe d'oblat olivétain, selon le rite traditionnel du Missel romain. 5:200 Son itinéraire, et à sa suite, et avec lui, celui de sa femme Claude Franchet et celui de son frère André Charlier, sont véritablement allés du mon­de moderne à la foi chrétienne. La contradiction est fondamentale avec un épiscopat qui depuis un siècle au moins portait en gestation son actuel cheminement œcuménique et conciliaire allant, en sens inverse, de la foi chrétienne au monde moderne. On peut désirer ne point parler de cette contradiction, on peut en détourner les yeux ou la voiler de courtoisies qui sont supposées chari­tables et qui dans certains cas très rares le sont peut-être : on ne peut en rien diminuer ni son existence, ni son tranchant. Henri Charlier était venu au Mesnil-Saint-Loup après la guerre de 1914 pour s'y convertir, s'y sanctifier, y vivre et y mourir saintement. Statuaire de son métier, resté statuaire du début à la fin de sa vie professionnelle, en s'installant au Mesnil il avait décidé de ne plus faire d'art que catholique. Bien qu'il se fût ainsi retiré du monde géographiquement et moralement, les commandes ne lui firent jamais défaut : ce qu'il fallait pour vivre, ce qu'il fallait pour faire son œuvre. Re­gardez les oiseaux du ciel, regardez les lys des champs... \*\*\* Il était dans sa 73^e^ année quand nous avons fondé en 1956 la revue ITINÉRAIRES. Il a voulu y être le plus petit, *minimus*. 6:200 Lorsqu'il m'apparut en 1955 que la revue que je voulais susciter, il faudrait aussi que j'en assu­me la fondation et que j'en prenne la direction, à lui d'abord je demandai son concours, en lui précisant que ce serait avec lui ou rien. Il me répondit sans hésitation : Après ce que vous avez fait... (je n'avais rien fait, que de publier en 1955 deux volumes successifs, c'est cela qu'il voulait dire, les deux *Ils ne savent...*) *...* vous avez droit à notre nom à côté du vôtre. Et il me donna tout de suite son premier ar­ticle, que l'on retrouvera dans le numéro 1 de mars 1956 : « Le beau est une valeur morale in­dispensable à la société. » Mon intention très déterminée était d'amener Henri Charlier statuaire à devenir aussi Henri Charlier écrivain, et plus précisément : Henri Charlier chroniqueur ; si l'on peut dire : chroni­queur de spiritualité. C'est-à-dire l'amener à fixer par écrit les trésors que sa conversation quoti­dienne distribuait à ses familiers et à ses visiteurs. Pendant vingt années Henri Charlier aura ainsi écrit pour ITINÉRAIRES ce que sans ITINÉRAIRES il n'aurait probablement jamais écrit. Toute une part de sa pensée serait restée abandonnée à une tradition orale incertaine et anarchique, ou même ne serait pas sortie du silence intérieur. Sans doute il avait déjà publié *Culture, École, Métier* en 1942 ; il avait déjà écrit *L'art et la pensée,* dont l'essentiel existait en manuscrit avant la guerre de 1939, mais qui dut attendre l'année 1972 pour trouver en DMM un éditeur. Mais il avait d'autres choses encore à dire ; et parmi elles, une qui importait surtout. 7:200 -- J'ai appris de vous, lui disais-je, comment chaque jour l'Église nous donne, dans sa liturgie du jour, son enseignement pour le jour présent. C'est donc à vous que je demanderai de l'appren­dre aux lecteurs de la revue que nous allons créer. Telle fut l'idée de départ. -- C'est tout l'esprit des Pères du Mesnil ; je ne suis que leur héritier et leur survivant, me répondait-il : Mais là je ne puis rien faire sous mon nom. Vous êtes jeune, vous ne savez pas encore combien les ecclésiastiques, pour la plu­part, sont jaloux de leurs prérogatives ; ils ne supporteraient pas qu'un laïc parle de spiritua­lité, surtout s'il en parle pour réparer leurs omis­sions ; et leur dénigrement empêcherait de faire aucun bien. De là lui était venue l'idée d'une signature qui ne dirait rien, ou plutôt qui ne parlerait qu'à ceux qui sauraient la comprendre. Ceux qui y lisaient « Dom Minimus » lisaient mal, cela n'était point écrit. Il était écrit simplement que l'auteur de ces entretiens spirituels se sentait et se voulait *le plus petit, --* et d'abord le plus petit de la com­munauté bénédictine du Mesnil où il avait chanté l'office monastique sous la direction de Dom Bernard Maréchaux. -- Quelle grâce d'avoir dans sa vie connu un homme, un saint ! comme Dom Bernard Maré­chaux, me disait souvent Henri Charlier, et cha­que fois les larmes lui en venaient aux yeux. 8:200 Il me le dit encore ce lundi 22 décembre qui est la dernière fois où je l'ai vu vivant en ce monde. Et quarante-huit heures plus tard, il mourait comme Dom Bernard Maréchaux était mort en 1927, il mourait liturgiquement, en écoutant chanter les premières vêpres de Noël. \*\*\* Quelle grâce d'avoir dans sa vie connu un Henri Charlier. Nous l'avons aimé filialement. Que l'on veuille bien nous pardonner si la voix nous manque, sous le coup du chagrin, pour dire tout de suite tout ce qui doit être dit. Ce sera, s'il plaît à Dieu de nous en donner la force, pour plus tard. J. M. 9:200 ### Oraison funèbre d'Henri Charlier par Dom Gérard 27 décembre 1975 Mes chers amis, Le frère que nous accompagnons de nos chants et de nos prières jusqu'à sa dernière demeure a été pour beaucoup d'entre nous un guide, un père, un ami, -- un exemple aussi. Souvenons-nous d'abord que la messe de Re­quiem est un sacrifice propitiatoire destiné à ap­pliquer à nos frères défunts les grâces méritées par le sacrifice du Calvaire, la messe étant, com­me vous le savez, le *renouvellement non sanglant du sacrifice sanglant,* du moins lorsque des mains impies n'en ont pas altéré la pureté rituelle. 10:200 Or saint Paul nous dit que tous les hommes ont péché : *omnes enim peccaverunt.* Nous offri­rons donc le saint sacrifice de la messe pour le repos de l'âme de notre frère, et nous dirons quelques mots pour orienter notre prière de suppli­cation et d'action de grâces. \*\*\* Frère Henri Charlier, oblat bénédictin, pa­roissien du Mesnil-Saint-Loup, artiste, philoso­phe, écrivain, avait amassé un trésor d'expérience et de sagesse puisé dans la solitude d'une vie la­borieuse, alimentée par la prière liturgique, le silence, la méditation. Vie féconde pour lui et pour beaucoup d'autres ! Chers paroissiens du Mesnil-Saint-Loup, qui chantez cette messe, ce matin, avec piété et avec exactitude, vous vous souviendrez de celui qui pendant vingt ans vous a enseigné le chant gré­gorien, ce merveilleux instrument de la louange divine. Tous ceux qui ont approché Henri Charlier ont reçu quelque chose d'essentiel pour la vie de l'esprit et la vie de l'âme, en particulier ses nièces qu'il aima tendrement, la famille Le Panse qui fut, par son dévouement lucide et affectueux pen­dant si longtemps et jusqu'à la dernière heure, sa famille. Et comment ne pas penser à cette famille d'esprit qui très tôt reconnut en lui son maître et son guide lumineux, tous ceux qui gravitent depuis près de vingt ans autour de l'œuvre que Jean Madiran n'a pas voulu fonder sans le secours de son expérience et de sa prière, secours qu'il lui apporta sans défaillir depuis 1956 en livrant sa pensée par d'innombrables écrits destinés aux lecteurs de la revue ITINÉRAIRES. 11:200 Qu'il nous soit permis, ce matin, de souligner le caractère de cette pensée dans un esprit de gratitude. Trois points particuliers retiennent notre attention. Hauteur de la pensée. Un de ses plus fidèles disciples nous disait récemment : « Il est frappant de voir avec quel naturel Henri Charlier cite les plus grands génies de la pensée, semblant tou­jours se trouver au milieu d'eux comme de plain-pied. » Sa pensée atteignait l'universel avec une aisance peu commune, saisissant les réalités à la racine de leur être métaphysique et dans l'essence de leur vocation surnaturelle où elles trouvent leur achèvement et leur plénitude. C'est à cette hauteur de vue qu'il convient d'attribuer la force d'affirmation inouïe dont il était coutumier. Richesse de la pensée. Les paroissiens du Mes­nil-Saint-Loup ont été les témoins d'un événe­ment étrange : un défilé ininterrompu de visi­teurs venait interroger le vieux sculpteur sur les sujets les plus divers, architectes, musiciens, pro­fesseurs, artisans, compagnons du tour de France, économistes, religieux, pères de famille, jeunes gens en quête d'orientation professionnelle ou spirituelle : aux yeux de tous, il réalisait le type de l'humaniste chrétien intégrant les valeurs na­turelles dans une synthèse puissante dont nous n'avons pas eu l'équivalent depuis le déclin de la civilisation médiévale. 12:200 Humilité de la pensée : humilité au sens d'un accord fondamental de l'esprit avec la nature des choses, avec leur réalité toute bonne, immuable, essentielle ; acceptation joyeuse d'un donné ob­jectif ; goût de l'effort, absence de tricherie ; sou­mission intelligente et loyale aux règles du métier, aux exigences d'une matière qu'il travaillait à la gouge, au ciseau, au marteau. \*\*\* Mais cette humilité intellectuelle s'accordait à un dessein magnanime. Renouant avec la grande tradition intellectuelle et picturale qui forme le patrimoine de l'humanité, il se livra à une en­quête sur les conditions de la création artistique qui lui permit de remettre en honneur la sagesse des anciens et le secret des techniques oubliées. En un temps d'anarchie intellectuelle et de subjectivisme individualiste, l'œuvre de Charlier se dresse comme un témoignage ardent à la vé­rité des choses. Loin de s'appliquer à imiter ser­vilement la nature ou à l'académiser, il s'ingé­niait à montrer que la *Transfiguration est le principe même de l'art.* Lorsque, au Thabor, Notre-Seigneur laissa passer quelque chose de la beauté mystérieuse de sa gloire à travers l'enveloppe de sa chair mortelle, il établissait la loi de l'expres­sion artistique qui consiste essentiellement à dé­voiler la trace de l'esprit inscrite dans les formes des êtres créés. 13:200 C'est à cette hauteur que se situait sa concep­tion de l'art, si bien illustrée par l'admirable pré­face de Noël : « ut dum visibiliter Deum cognoscimus, per hunc in invisibilium amorem rapia­mur » : « afin que connaissant Dieu sous une for­me visible, nous soyons par lui ravis dans l'amour des choses invisibles » ; paroles qui assignent à l'art chrétien sa véritable mission. \*\*\* Disons enfin quelques mots de l'homme chré­tien qui reçut un jour, avec son compagnon de marche, Charles Péguy, la grâce de la conversion du cœur. Aussitôt qu'il eût retrouvé la foi de ses pères, Henri Charlier résolut de se fixer en pa­roisse comme on entre en religion, afin de vivre laborieusement pour le ciel. Ce fut la vie d'oblat, partagée entre le travail et la prière. Ce fut la grâce de la Sainte-Espérance qui détache de la terre et achemine vers l'éternité. Les circonstances de la mort d'Henri Charlier et les grâces qui l'ont accompagnée méritent d'être rapportées, encore que la tombe nous ra­visse pour toujours le *secret du roi.* Certaines choses ne nous seront révélées que dans la lumière du Ciel. Mais comment ne pas voir dans ce départ sur­venu la veille de Noël une prévenance de la grâce et comme une réponse à l'amour particulier que le vieux sculpteur portait au mystère de l'Incar­nation ? Nul n'a parlé avec autant de douceur que lui des premiers pas de l'Enfant Jésus et de ses premières prières. 14:200 Sa statuaire, parfois rude, empreinte de gravité et de grandeur, laisse paraître dans les représentations de l'Enfant Jésus un charme de tendresse, et la date du départ permet presque de penser a une secrète conni­vence : le 24 décembre 1975, l'Enfant venait sans bruit chercher le vieillard. Dès qu'il sentit ses forces décliner, Henri Charlier demanda avec sa vivacité coutumière « Vite, allez chercher les livres, nous allons chan­ter l'UBI CARTTAS ET AMOR ! » Il s'est éteint aux accents de ce chant de la plus vieille chrétienté qui célèbre l'union des fidèles autour du Christ « Faites cesser les rivalités, les querelles. Où il y a Charité et Amour, Dieu est ! Réjouissons-nous, aimons-nous, et nous verrons le visage de Dieu dans la gloire, joie immense et pure ! Gaudium quod est immensum atque probum ! » \*\*\* Tout à l'heure, mes chers amis, nous accom­pagnerons notre frère au cimetière. Vous verrez parmi les tombes une statue de la Très Sainte Vierge, sculptée par lui, qui évoque la Sainte-Espérance : la colombe du Saint Esprit posée sur la poitrine semble étirer légèrement son corps vers le haut. La main gauche soulève un peu le voile et laisse à découvert le regard fixé vers le ciel. Mes chers frères, restons sur cette image, et di­sons trois fois l'invocation si chère : 15:200 NOTRE DAME DE LA SAINTE ESPÉRANCE, CONVER­TISSEZ-NOUS ! NOTRE DAME DE LA SAINTE ESPÉRANCE, CONVER­TISSEZ-NOUS ! NOTRE DAME DE LA SAINTE ESPÉRANCE, CONVER­TISSEZ-NOUS ! Dom Gérard. 16:200 ### Vingt ans c'est assez ? *Mars 1956 -- Mars 1976* *La revue* ITINÉRAIRES *a été fondée en 1956. Nous annoncions : revue mensuelle publiant dix numéros par an. Sourires discrets à la cantonade comme toujours quand il s'agit d'un départ pour une longue durée, les experts compétents et les gens sérieux nous donnaient trois ou six mois d'existence. Au premier numéro* « *juillet-août *»*, ils disaient : c'est la fin, vous voyez, ils en sont aux expédients. Eh ! bien, voilà tout le paquet : vingt années, deux cents numéros. Avec une ré­gularité entière : le numéro 1 a paru au mois de mars, tous les numéros se terminant par le chiffre 1 sont du mois de mars, le numéro 201, s'il y en a un, paraîtra en mars 1976. Le numéro 10, au terme de la première année, a paru au mois de février 1957. Tous les numéros se terminant com­me lui par le chiffre zéro sont comme lui du mois de février. Voilà le numéro 200, février 1976.* 17:200 *C'est un anniversaire. On aurait pu le célébrer par une réunion nationale et internationale de tous nos amis au mois de mars ; une sorte de mini-congrès, de kermesse et de fête, vingt-quatre ou quarante-huit heures. Nous y avons pensé...Je n'ai pas eu le cœur de l'organiser, pour plusieurs raisons. Il n'est pas nécessaire, après tout, que ce soit en mars. L'année 1976 est l'année anniver­saire, d'ici Noël on verra bien. A cette heure Henri Charlier vient de mourir, Henri Charlier sans qui la revue* ITINÉRAIRES *n'aurait pas existé, car sans lui je ne l'aurais pas fondée. Elle a fait ses vingt ans, elle a fait ses deux cents numéros avec lui. Faut-il continuer encore, et sans lui ? La voix du doute, de la lassitude,* du *découragement n'arrête pas depuis plusieurs semaines de venir nous mur­murer à l'oreille : -- Vingt ans, c'est assez... Ce murmure tentateur, dénégateur, destructeur n'est pas un fantôme né de notre imagination. Il est la directe expression d'un doute, d'une lassitude, d'un découragement que la plus grande partie de nos lecteurs n'arrivent pas, semble-t-il, à secouer malgré nos appels et rappels depuis l'assemblée du 15 mars 1975 où je les ai prévenus de l'exi­gence impossible à écarter désormais :* « *Demain davantage qu'hier. *» *Si la revue* ITINÉRAIRES *a pu travailler et combattre pendant vingt ans, c'est parce que pendant vingt ans ses lecteurs n'ont pas trouvé* « *trop cher *» *de lui apporter le soutien militant et financier qui lui était nécessaire. J'ai demandé à ce soutien de grandir, comme les cir­constances le réclament : j'ai expliqué pourquoi le 15 mars, tout est dit en peu de mots dans la brochure commémorative et di*ffusive. *En conséquence, l'automne dernier, j'ai ou­vert :* 18:200 1° *Une campagne d'abonnements à la revue, il nous faut, vous disais-je, 2.000 abonnements nouveaux pour mars 1976.* 2° *Une souscription au profit des* COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, *ils ont besoin de 110.000 F pour mars 1976 afin de faire fonctionner convenablement l'entraide à l'abonnement.* (*Les dons sont à en­voyer directement aux* COMPAGNONS, *40*, *rue du Mont-Valérien, 92210 Saint Cloud ; chèques pos­taux : Paris 19.241.14.*) *Ce serait une autre ma­nière de rendre impossible l'existence d'*ITINÉRAI­RES, *que de ne pas maintenir l'œuvre des bourses d'abonnement. La revue est vendue à son prix de revient, et non à la moitié de son prix de revient comme les autres, parce que cela est juste et né­cessaire. Elle n'est* « *trop chère *» *que pour ceux qui n'y apprennent rien, croyant n'avoir plus rien à apprendre. Mais simultanément il faut que personne ne soit privé de la revue pour raison d'argent.* *Ni la campagne d'abonnements ni la souscrip­tion n'ont marché fort jusqu'ici, nous sommes très loin des 110.000 F, très loin des 2.000 abonne­ments nouveaux* ([^1])*. C'est maintenant à une mo­bilisation immédiate que nous devons appeler l'ensemble de nos lecteurs.* 19:200 *Trop d'entre eux, nous le savons, ils nous le disent, ont pris l'habitude -- en vingt ans de parution régulière ! -- de consi­dérer que la revue* ITINÉRAIRES *est solide, se porte bien et se tirera toujours d'affaire ; et ils réser­vent le meilleur de leur soutien militant et financier à d'autres entreprises qui leur paraissent plus fragiles, plus menacées dans leur existence. Bien sûr il y a des choix à faire. Que chacun pèse ses responsabilités, mais maintenant très vite, sans aller paresseusement imaginer que dans les temps actuels la revue* ITINÉRAIRES *pourrait continuer sans l'effort de tous.* *Vingt années de travaux, de combats, d'épreu­ves, de deuils, de défaites, de croix...* Je *com­prends ceux qui cèdent à l'amertume, eux qui abandonnent, je ne leur jette aucune pierre. Ce n'est point à eux, mais aux autres, que mon pro­pos s'adresse. La question est de savoir si ceux qui n'abandonnent pas sont assez nombreux et assez résolus ; et s'ils vont le montrer, avant mars.* J. M. 20:200 ### Nous sommes des vainqueurs par Antoine Barrois LE MYSTÈRE des divisions du temps telles que Dieu les a tracées lui-même fait que le mois de mars voit toujours se dérouler une fraction importante du temps de carême. Et donc année après année le mois anniversaire de la fondation d'ITINÉRAIRES est marqué du sceau du carême, temps de pénitence et d'austérité. Il y a une correspondance mystérieuse entre le caractère de ce temps et celui de l'œuvre d'ITINÉRAIRES qui est d'abord de réforme intellectuelle et morale. \*\*\* Ce combat spirituel contre nous-mêmes et contre l'es­prit du monde moderne, nous ne pouvons le mener qu'en­raciné dans la foi en Dieu. Tel est le sens de la lecture du prophète Jérémie que l'Église donne à Ses enfants pour le jeudi de la deuxième semaine de carême, anniversaire de la publication du premier numéro d'ITINÉRAIRES : « *Benedictus vir, qui confidit in Domino, et erit Dominus fiducia ejus. Et erit quasi lignum quod transplantatur sawr aquas, quod ad humorem mittit radices suas et non timebit cum venerit aestus. Et erit folium ejus viride, et in tempore siccitatis non erit sollicitum, nec aliquanto desinet facere fructum. * 21:200 « *Béni soit l'homme qui met sa confiance dans le Seigneur ; dont le Seigneur est l'espérance. Il sera comme un arbre transplanté au bord de l'eau qui pousse ses racines vers cette eau, qui ne craint point lorsque la chaleur vient. Son feuillage sera toujours vert ; au temps de la sécheresse il ne sera point en peine ; il ne cessera jamais de porter du fruit. *» Nous avons à notre portée cette eau bienfaisante : c'est la grâce de Dieu qui est toujours suffisante. Encore faut-il que nous poussions nos racines vers cette eau. Là inter­vient notre libre arbitre. Travaillerons-nous beaucoup, avec persévérance, à « pousser nos racines ? » Cela est au­jourd'hui plus nécessaire que jamais car nous vivons dans un monde qui s'est retiré de Dieu et qui a mis sa confiance en l'homme ; dans un monde maudit pour cela même. Un monde. dont les hommes sont abrutis par les années, les générations de servitude qui pèsent sur eux. Depuis deux siècles cette servitude ne cesse de s'accroître comme la chrétienté ne cesse de se dissoudre. Au grand déclin de la foi commencé du temps de Vol­taire a correspondu l'édification d'un monde qui repose sur les forces de l'homme livré à lui-même. Ce monde moderne est la plus épouvantable entreprise d'abrutisse­ment que le monde ait jamais connu. Nous disons bien entreprise car il y a un plan ; qui n'est pas de ce monde. Cette entreprise comme toutes les entreprises en cette vallée de larmes connaît des succès ; et des échecs. Son succès le plus prodigieux c'est l'expansion incessante du communisme. Mais nous voyons aussi que le monde dit libre est lui-même abruti : abruti par le péché, abruti par l'erreur, abruti par l'ignorance. 22:200 Il n'en demeure pas moins que cette entreprise a connu des échecs. C'est en plein libéralisme économique, dans un univers scientiste et agnostique, qu'il y a eu Dom Gué­ranger et Solesmes, le P. Emmanuel et Mesnil-Saint-Loup ; abbaye et paroisse dont ont vécu plusieurs générations et qui ont permis, assuré ou raffermi la conversion de nombre de grands esprits. C'est en plein mercantilisme, en plein académisme, qu'il y a eu Gauguin et Satie, Van Gogh et Verlaine. Et lorsque le laïcisme a lancé en France sa formidable offensive, à cette époque que tous les moyens dits d'information présentent comme « la belle époque », alors que la France était violemment secouée par l'affaire Dreyfus, il a eu ces hommes qui sont venus ou revenus à l'Église catholique comme à une mère toujours féconde et toujours jeune. Péguy, Psichari et Massis, Maritain et Claudel. Les Charlier. Ils découvraient la Pietà d'Avignon ; ils lisaient Join­ville ; ils étudiaient le Docteur commun ; ils célébraient Jeanne d'Arc ; ils apprenaient le Grégorien ; ils travail­laient et priaient, puisant dans l'immense trésor chrétien. Il y eut alors la guerre ; la grande guerre ; la première guerre moderne ; la première guerre que personne ne sa­vait comment faire ; la guerre qui a dévoré la jeunesse de plusieurs pays. Et après cette guerre, les triomphes renouvelés de l'entreprise d'abrutissement. L'intelligence française frappée de plein fouet par la condamnation de l'Action française. L'amitié française déchirée, piétinée dans une persécution religieuse atroce. Alors Henri Pour­rat écrivait Gaspard des Montagnes. Et tant d'autres travaillaient. Claude Duboscq com­posait Colombe-la-Petite. Henri Charlier sculptait l'Ange d'Acy, réplique chrétienne de la Victoire de Samothrace. Brasillach allait écrire son premier livre, son Virgile éblouissant et pieux. Dom Bellot construisait le monastère des Bénédictines de Vanves. Bernanos publiait Sous le soleil de Satan. Maurras préparait les conditions de la levée de la condamnation de l'Action française. 23:200 Non, l'en­treprise d'abrutissement ne marquait pas tous les points ; mais elle gagnait irrésistiblement du terrain. Le plus grand désastre de notre histoire devait alors commencer la défaite effroyable, le spectre hideux de la capitulation, l'occupation, la guerre civile consentie au profit des com­munistes qui l'avait préparée. Catastrophe augmentée par la transmission à une deuxième génération d'une haine recuite, au nom d'une victoire acquise par d'autres. Le règne du mensonge doublé du règne de la nullité. Car enfin, il faut le dire : depuis quarante ans maintenant les dirigeants de la France n'ont rien fait. Nous sommes allés de défaite en défaite, d'abandon en abandon, de reniement en reniement. Et ceux qui ont détenu le pouvoir spirituel ou temporel n'ont rien fait que de courir après le train du monde et de passer à l'ennemi. Péguy disait il a plus de soixante ans : « *Ne nous le dissimulons pas : nous sommes des vaincus.* (*...*) *Nous sommes dans une place en état de siège et plus que de blocus et tout le plat pays*, *toute la plaine est aux mains de l'ennemi. Tous les champs. Comme disent nos vieilles chroniques, l'ennemi s'était mis par les champs. *» Nous avons donné ces quelques points de repère dans la trame de la vie de notre pays pour indiquer, à défaut de donner exactement, la situation de la revue ITINÉRAIRES dans le combat de notre temps ; sa situation dans ce monde qui ne cesse de se défaire. De se défaire, non dans l'indifférence à notre égard, mais dans l'hostilité. Pour­quoi ? Parce que nous ne suivons pas le train du monde. Parce que tout ce que nous chérissons, notre pays la France et notre mère l'Église romaine, est présentement aux mains de l'ennemi. De plus en plus, d'année en année, et pour longtemps encore peut-être, nous sommes assiégés, disait Péguy. Notre situation est pire : car pratiquement nous n'avons plus de place, ni sociale, ni économique, ni politique, ni reli­gieuse. Et la haine grandit. Cette haine qui n'a jamais cessé d'accompagner le nom de chrétien. 24:200 Aujourd'hui, dans notre pays, cette haine se masque encore. Le plus souvent, elle emprunte la forme si joliment dite « de la polémique feutrée ». Mais quand on cloue au pilori l'abbé Jamin sous l'étiquette, entre toutes choisie comme infamante, de « Nazi », parce qu'il est fidèle à la religion de son ordination, on recommence le coup de l'in­cendie de Rome ; mais on l'a perfectionné. La méthode remonte à Hérode. Le coup qui a nom Massacre des Saints Innocents est le coup que le monde porte toujours à l'Église pour en finit. Pour être sûr d'en finir avec les chrétiens, on en liquide une catégorie temporellement définie selon quelques critères simples : ceux qui ont moins de deux ans, ou bien ceux qui ne sacrifient pas à l'Empereur, ou bien ceux qui ne veulent pas du nouveau « Prayer book ». Les communistes ont poussé le système d'Hérode à ses dernières conséquences et ils ne cessent de liquider toutes les catégories d'hommes qui contiennent, ou sont suspectes de contenir, ceux qui refusent l'esclavage communiste. \*\*\* Donc, nous n'avons plus d'autre place que celle que nous conservons par un effort considérable de lutte contre le monde moderne. Dans ce combat, ITINÉRAIRES est l'uni­que point de rencontre d'hommes venus d'horizons très divers qui là seulement disent certaines choses qu'ils ne peuvent dire ailleurs ; qui là seulement s'expriment côte à côte ; qui là seulement travaillent conjointement à l'œu­vre de réforme intellectuelle et morale entreprise. La table des noms d'auteurs en porte témoignage, des collaborateurs les plus inexpérimentés aux plus chevronnés, des plus grands esprits, des plus grands noms de France aux écri­vains étrangers de langue française, ou qui écrivent en français, les plus réputés. 25:200 Tous ensemble selon leur état, leurs talents, leurs compétences, œuvrent dans cette en­treprise dont les fondements sont donnés par la Déclaration précisément dite « fondamentale ». Nous n'avons pas l'in­tention d'en entreprendre un commentaire ; disons qu'il ne serait pas mauvais de la lire attentivement ; cela pour­rait même être bon et salutaire. Il n'y a qu'un point que nous tenons à souligner : il ressort, entre autres choses, de cette lecture que la réforme intellectuelle et morale dont il s'agit, c'est la nôtre. Point des plus importants : si la revue ITINÉRAIRES n'était rien d'autre qu'un conser­vatoire, certes de premier ordre, et fourni en embaumeurs de première classe, elle serait spirituellement un échec ; elle serait morte. Or elle vit. Durement parce que les conditions sont dures ; très dures. Cruellement parce que les coups reçus sont cruels ; très cruels. Dans l'austérité, parce que l'entreprise est austère : on n'y trouvera aucune recette pour devenir intelligent en vingt leçons, attentif en trente, et cultivé en quarante ; non plus que la façon de devenir un saint sans effort. Mais on y trouvera l'ex­posé des travaux et des méditations de moines et d'ar­tistes, d'économistes et de professeurs ; le fruit des re­cherches érudites et des expériences vécues d'historiens et de chefs d'entreprise, de philosophes et d'hommes de métier ; en des milliers de pages une somme dès à présent inépuisable pour un seul homme. On y trouvera aussi des publications inattendues. Le catéchisme de s. Pie X, le catéchisme du Concile de Trente, par exemple. Inattendues parce que ce n'est pas le rôle d'une revue de publier des livres. Inattendues parce qu'il n'était pas évident en 1956, ni même en 1966, qu'il faudrait que ces rééditions soient entreprises un jour dans ces conditions. Et qu'il n'est toujours pas évident aujourd'hui que c'était à ITINÉRAIRES de le faire, sauf d'une évidence : il n'y avait personne d'autre pour le faire. Personne d'autre, cela veut dire qu'aujourd'hui sans ITINÉRAIRES il n'y aurait plus, dans le commerce, ni le catéchisme de s. Pie X, ni le catéchisme du Concile de Trente. 26:200 Nous rions aujourd'hui de l'ahu­rissement des Tharaud ou de Daniel Halévy recevant le Cahier de la Quinzaine contenant *Ève.* Pensez ! Quatre cents pages d'alexandrins parlant de Dieu, de la Vierge, du paradis terrestre et de notre destinée surnaturelle. Mais pensons à leur ahurissement de recevoir comme abonné à une revue catholique de culture générale, le catéchisme du Concile de Trente : six cents pages denses de doctrine chrétienne. Henri Charlier, lorsqu'*Ève* fut publié, lisait Péguy de­puis une dizaine d'années ; Claude Franchet, Mme Char­lier, nous a raconté que dans les jours qui suivirent cette publication, son mari la suivait jusqu'à la cuisine pour lui lire l'immense poème chrétien ; notre *Divine Comédie.* Ayant lu ce poème, Charlier était allé à la Boutique des Cahiers pour dire à Péguy : « Quand on a fait cela, on peut mourir. » Péguy en avait été très vivement frappé et mourut de fait quelques mois plus tard. Henri Charlier est mort à son tour. Il est entré dans l'éternité au soir de la Vigile de Noël : « Hodie scietis quia veniet Dominus, et salvabit nos : et mane videbit gloriam ejus. -- Aujourd'hui vous saurez que le Seigneur vient et qu'il nous sauve ; demain vous verrez sa gloire. » Nous sommes de cette génération qui peut aimer et connaître Henri Charlier comme on aime et connaît son grand'père. Avec ce respect dû à l'Ancien et cette nuance de familiarité, si l'on peut dire, qui supprime ce que peuvent avoir de délicates les relations des hommes dans certains rapports d'âge. Henri Charlier était pour nous l'Ancien ; l'essentiel de son œuvre était achevé lorsqu'ITINÉRAIRES nous a mené à lui. Et dix ans après, au lende­main de sa mort, nous commençons de savoir ce que nous lui devons et de deviner ce que la France et la chrétienté lui devront. 27:200 Au fil des numéros d'ITINÉRAIRES lus et par­courus, repris et travaillés, au fur et à mesure de la dé­couverte des œuvres de Charlier, nous avons vu se dessi­ner de plus en plus clairement la figure extraordinaire de ce très grand artiste, le plus grand de son temps, -- j'en­tends de ceux que l'on compte de siècle en siècle, -- qui fut aussi un penseur puissant et un enseignant averti. Quel homme de foi il fut, la lecture des méditations de D. Minimus, que Jean Madiran présentait naguère comme son alter ego, devrait éclairer ceux qui ne peuvent le sa­voir en regardant ses œuvres peintes et sculptées. On dira ailleurs en détail, d'autres diront et nous apporterons notre pierre, à la grâce de Dieu, quel homme prodigieuse­ment doué était Henri Charlier. Mais il est un trait, peut-être moins immédiatement visible, dont nous voudrions parler ici car il nous paraît très précieux. Il s'agit de son exemplaire sens du devoir ; au sens précis de faire ce que l'on doit, après avoir prié et réfléchi, avec exactitude. Nous avons beaucoup entendu répéter cette boutade : le difficile aujourd'hui n'est pas de faire son devoir, c'est de le connaître. Or même prise comme une boutade, cette formule est de celles qu'il vaudrait mieux abandonner. Pour deux raisons : la première, c'est qu'il n'est pas en principe très difficile d'être éclairé ; la seconde, que nous péchons quotidiennement et trop facilement par infidélité aux lumières reçues. « Demandez et il vous sera donné, cherchez et vous trouverez, frappez à la porte et elle vous sera ouverte. » En demandant la foi nous recevons les grâces nécessaires pour y voir clair. Le Père Calmel disait que quelles que soient les ténèbres et la puissance des ténèbres, l'Église dispenserait toujours assez de lumière à ses enfants pour qu'ils puissent faire leur salut. Autre­ment on tomberait dans le péché contre le Saint-Esprit. Chacun d'entre nous donc, malgré ses infirmités, peut sa­voir ce qu'il fait et aucun ne doit désespérer. Il ne s'agit pas de dire que les choses sont simples et que parler du martyre de nombreuses consciences chrétiennes aujour­d'hui c'est faire une clause de style ; 28:200 mais seulement que le remède est à notre portée : il faut demander la foi qui nous procurera la vision juste de la. hiérarchie de nos devoirs de chrétiens. On ne peut pas piétiner sa foi même pour plaire au pape. Car on n'est pas catholique par ordre du pape. Et il s'agit de dire encore que nous reculons fréquemment devant les conséquences à tirer des lumières reçues. C'est en ce point que l'exemple d'Henri Charlier nous paraît précieux. Lorsqu'Henri Charlier eût reçu la grâce de la foi, après son baptême il a vu qu'il lui fallait entrer plus avant dans la vie chrétienne. Et il est parti au Mesnil-Saint-Loup pour se convertir en vivant de la vie spirituelle de ce petit village vraiment chrétien, converti par le P. Emmanuel. Il est entré en paroisse comme on entre en religion. Ce n'était pas un mince sacrifice, c'était même folie aux yeux des hommes, que de tout quitter pour aller se fixer dans ce coin perdu de Champagne. Comme artiste, Charlier abandonnait du fait même tout espoir de recevoir un jour la part de gloire qui lui revenait légitimement. Mais il a fait ce qu'il croyait qu'il devait faire pour le salut de son âme. Et, une fois installé, lorsqu'il prit la charge d'en­seigner tous les jours à onze heures le latin et le chant grégorien aux petits paysans, jamais il ne manqua un cours en raison du travail en train. Quiconque sait d'expé­rience ce que suppose de maîtrise de soi, d'abandonner au coup de cloche, un travail qui marche bien, de poser sa plume, de laisser là le typomètre, de ranger ses outils, ne peut qu'admirer cette exactitude. Mme Charlier nous racontant cela ajoutait : « S'il arrivait que la classe fût un peu mouvementée, alors les taloches tombaient ; mais personne ne s'en plaignait... » D'autres sans doute cite­ront d'autres exemples de cet exact respect du devoir et de la fidèle observance de la hiérarchie des devoirs. Ils étaient le fruit d'une espérance sainte. 29:200 Demeurant sans impa­tience, ne cédant pas à la lassitude dans le combat contre le monde moderne et contre le monde en nous, nous vivrons dans la sainte espérance qui fixe nos espoirs là où ils doivent l'être : en Dieu. Aucune croix, aucun, « con­flit de devoirs » ne nous laissera incertains et inquiets. Nous saurons ce que nous devons faire et nous nous bat­trons tranquilles et fermes. Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez-nous. \*\*\* Un autre coup très cruel de la vingtième année d'ITI­NÉRAIRES fut la mort du P. Calmel. Nous avons porté le P. Calmel en terre le jour de la fête de s. Pie V. Il était entré dans l'éternité en la fête de l'Invention de la Sainte-Croix : « Alleluia. Surrexit Dominus de sepulcro qui pro nobis pependit in ligno. -- Il a surgi du tombeau le Sei­gneur qui pour nous fut suspendu à la Croix. » Nous rendrons ailleurs, parmi d'autres, l'hommage public dû au P. Calmel. Ce que nous tenons à souligner pour le moment, c'est son courage quotidien, paisible, ordinaire et extraordinaire. Ce que réclame aujourd'hui de vertu l'exercice des miséricordes spirituelles, on le dit peu. Le cou­rage intellectuel de celui qui travaille sans cesse, qui ap­profondit sans relâche ; qui tire sans barguigner les con­clusions fermes et pratiques de ce que l'étude et je rai­sonnement, éclairés par la prière, ont montré ; qui rend publiques ces conclusions, sans hâte comme sans retard, paisiblement, humblement, à sa place et selon son état ; le courage intellectuel et spirituel de celui-là, de ceux-là, à qui Dieu a donné cette charge, cette croix, on y pense peu. On n'en voit guère la place. Il faut essayer de se re­présenter la détermination et la hardiesse que réclame la mise en œuvre des moyens de tenir une place exposée ; et d'expliquer pourquoi il faut la tenir ; et qu'il n'y en a pas d'autre. Être sûr que ce que l'on pense est juste, c'est une chose ; le montrer, une autre. 30:200 Travailler quasiment seul, reprendre des questions difficiles tant à bien saisir qu'à bien exposer ; livrer exactement le fruit de ces mé­ditations, de ces études, de ces prières, cela pour n'être pas éclatant, n'en relève pas moins de la vertu de courage : le courage intellectuel et spirituel de prier ardemment et de travailler sans trêve, quelle que soit la difficulté intel­lectuelle ou la nuit spirituelle. L'exemple du courage du P. Calmel pendant les années où nous avons travaillé à le publier nous a beaucoup éclairé sur ce que c'est que le chemin de la perfection. Le courage du P. Calmel avait pour fondement l'Espérance théologale ; mais son carac­tère propre tenait à un élan initial jamais perdu. Élan de son baptême et de sa confirmation ; élan qui a fait de lui un fils de s. Dominique, un frère prêcheur, un Domini canin, courant de toutes ses forces par amour de Dieu. Notre-Dame du Rosaire, priez pour nous. \*\*\* D'autres coups ont frappé les uns ou les autres pendant cette année. Cela est dur ; cela est cruel. Il est dur de mourir. Il est dur de voir mourir. Nous sommes dans un monde qui n'en finit pas de mourir. Et nous sommes vain­cus. \*\*\* Mais l'épreuve la plus cruelle de ces temps c'est le « dilemme martyrisant » dont a parlé Mgr Lefebvre dans sa lettre numéro 9 ; dilemme qui bouleverse depuis dix ans un nombre toujours plus grand de consciences. chré­tiennes : accepter l'Église réformée et « l'évolution conci­liaire » ou les refuser et conserver l'Écriture sainte, le catéchisme romain et la messe catholique. Dans cette épreuve, travaillant à contre-courant, ITINÉRAIRES conserve, cultive, transmet « la pensée permanente, universelle et définie de l'Église ». 31:200 ITINÉRAIRES travaille : c'est-à-dire que l'ensemble des hommes qui collaborent à cette œuvre agissent en chrétiens par les moyens propres au métier de chroniqueurs ; c'est-à-dire que chacun y parle selon son état sur le plan de la. chronique, à l'occasion et en vue des problèmes posés par l'actualité. Et alors que l'actua­lité est dominée par les ravages que procure « l'hérésie du XX^e^ siècle », nous travaillons à conserver et à trans­mettre les biens les plus précieux, à la mesure de nos moyens. Et nous faisons entendre, telle qu'elle est expri­mée par Jean Madiran, notre réclamation incessante qui sera, si Dieu veut, notre testament : RENDEZ-NOUS L'ÉCRITURE,\ LE CATÉCHISME ET LA MESSE. Nous avons dit que cette vingtième année de la vie d'ITINÉRAIRES était cruelle, parce que les coups reçus sont cruels ; dure, parce que les conditions sont dures. Éco­nomiquement d'abord : en vingt années presque accom­plies, ITINÉRAIRES a surmonté bien des difficultés écono­miques. Les conditions ne sont plus celles qui permettaient à Péguy de faire vivre, bon an mal an, les Cahiers, de la Quinzaine avec environ mille abonnés. Péguy s'inquiétait souvent de ce que la barbarie montante allait rendre toute entreprise de l'ordre de la sienne de plus en plus difficile à fonder, à maintenir, à gérer. Et il s'inquiétait d'être si peu aidé. Il disait : « *Je parle en particulier. Particulière­ment autour de nous depuis quinze ans*... » (pour ITINÉRAIRES et pour son directeur cela fait vingt ans) « ...*nous avons vu des sommes qu'il faut dire énormes, des centaines de milliers et des millions de francs... *» (Péguy parlait en francs vraiment lourds -- mais ses indications sont très précisément valables rapportées à nos francs actuels) « *...s'engloutir, pourvu que ce fut dans le désordre et dans le gaspillage. *» 32:200 On croira d'abord que Péguy y va fort : ce « pourvu » paraîtra violent. Et pourtant, l'ex­périence le montre tous les jours, c'est bien cela qui arrive ; ce sont bien le désordre et le gaspillage, l'incom­pétence et la médiocrité qui ont l'argent avec eux. Et cela est dans l'ordre : car l'argent a peur de la pensée, du travail et de la compétence. Les hommes d'argent ont peur des hommes qui disent ou qui font quelque chose. Donc le circuit habituel de l'assistance financière évite soigneusement les endroits périlleux, tels les « Cahiers de la Quinzaine » ou « Itinéraires », où il se passe quelque chose. Et, d'autre part, le marché est faussé par le fait que les journaux et autres publications périodiques ne sont pas vendus à leur prix réel, parce que la publicité payante permet de payer une partie des frais -- et de perdre son indépendance. Ce qui fait que, mis en face des prix vrais, nous sommes portés à considérer qu'ils sont élevés ; et ils le sont. Mais le remède vrai à cette situation est la conquête d'un public plus nombreux. De l'impor­tance de ce public dépend non seulement la vie économique et. sociale, l'indépendance et l'importance d'une revue mais encore une certaine forme de sa vie spirituelle. Main­tenant surtout où les tâches supplémentaires pressantes se font si nombreuses, il dépend de cette audience que certains travaux puissent être entrepris. Il n'est pas évi­dent qu'aujourd'hui Jean Madiran pourrait assurer la réédition du catéchisme du Concile de Trente en un seul numéro d'ITINÉRAIRES, même si ce numéro est dit double et qu'il est exceptionnellement important. \*\*\* 33:200 Mais pour dures qu'elles soient ces conditions ne sont pas les plus dures. Les plus dures sont les conditions in­tellectuelles. Le niveau intellectuel ne cesse de baisser. Il est banal de constater qu'aujourd'hui l'effort d'attention et de réflexion nécessaire pour une lecture sérieuse et fructueuse paraît souvent très difficile à faire. Il est ef­frayant de constater que l'on s'accommode de plus en plus facilement de cet état de choses qui, s'il empire, provo­quera, à plus ou moins long terme, l'asphyxie intellectuelle pure et simple d'entreprises comme ITINÉRAIRES. Entreprise qui s'adresse « à ceux qui savent que dans l'ordre de la conscience, dans celui de la pensée, dans celui de l'action, rien d'estimable et de solide ne peut jamais se faire faci­lement, mais que tout s'obtient à force d'expérience, de travail, de documentation, de peine, de méditation ; de courage ». Nous espérons l'avoir fait entendre. De tout ce que nous avons dit à propos du vingtième anniversaire d'ITINÉRAIRES nous espérons que se dégage le fil directeur : que par ITINÉRAIRES, que par cette maison telle que l'a conçue et dirigée Jean Madiran, nous avons appris à regarder les choses en face ; à les prendre comme elles viennent ; car­rément ; les heures joyeuses et claires comme les heures tristes et cruelles. Nous avons appris. aussi à travailler sans tourner autour du pot. Autrement dit à nous appliquer à être réalistes et courageux. Tel est l'hommage que nous désirons rendre à tous ceux qui ont fait ITINÉRAIRES de­puis vingt ans ; et à son directeur. Jean Madiran n'a ja­mais dirigé la revue avec au cœur un désir déraisonnable de complaire aux hommes injustes qui tiennent l'univers maçonnico-marxiste où nous vivons ; il n'a pas travaillé avec l'esprit embarrassé du souci de prendre les événements de biais, de trois quarts ou d'en haut. Qu'il se soit agi de notre pays blessé, de l'Algérie, de la Cité Catholique diffamée ou de la disqualification de l'abbé de Nantes qu'il se soit agi du catéchisme ou du communisme ; des procès iniques faits à l'abbé Coache ou à l'abbé Jamin ; de l'Écriture ou de la messe ; des Français d'Algérie ou des communistes convertis ; qu'il s'agisse aujourd'hui de la condamnation sauvage de Mgr Lefebvre ; toujours nous avons vu Jean Madiran prendre les choses en face. 34:200 Ce qui ne veut pas dire brutalement ni fanatiquement. Nous avons vu manifester, expliquer, commenter dans ITINÉRAIRES, des divergences ou des désaccords, comme nous ne l'avons vu faire nulle part ailleurs ; fraternellement et fermement. Autrement dit, nous avons appris d'ITINÉRAIRES à nous préoccuper d'abord d'être dès ce monde et dans ce monde ce que nous sommes depuis notre baptême et pour l'éter­nité : des catholiques. Nous avons appris cela et nous connaissons plusieurs personnes d'âges et de conditions fort différentes qui l'ont appris ou réappris aussi par ITI­NÉRAIRES. Et c'est cela qui nous fait affirmer qu'ITINÉRAIRES n'est pas un conservatoire de traditions mortes mais une entreprise vivante ; d'une vie dure et cruelle sans doute ; mais certainement fructueuse. Nous l'avons dit en commençant : il y a une corres­pondance mystérieuse, mais qui se manifeste et se mani­festera de plus en plus clairement, entre le temps litur­gique où se célèbre l'anniversaire de la fondation d'ITINÉRAIRES et l'œuvre de réforme intellectuelle et morale à laquelle la revue est attachée. Et comme nous savons que pendant le Carême nous préparons le radieux anniversaire de la résurrection de Notre-Seigneur, de même nous savons qu'en ouvrant à notre réforme intellectuelle et morale avec ITINÉRAIRES nous contribuerons à préparer ce qui nous a été souvent et solennellement annoncé sous différentes formes : un nou­veau printemps chrétien sur le monde. Après quels châ­timents purificateurs, Dieu le sait et le secret du temps ne nous appartient pas. Mais nous avons, pour en vivre tous les jours, le secret de la vie éternelle. Nous savons que Notre-Seigneur qui est le Fils du Dieu vivant a vaincu la mort. Et que par Lui, avec Lui et en Lui, nous sommes des vainqueurs. Antoine Barrois. 35:200 ### Situation intellectuelle de la revue Pour préciser aux nouveaux lecteurs certains points essentiels de notre histoire et de notre action, -- et sans doute aussi pour les rappeler à d'anciens lecteurs qui les auraient un peu perdus de vue, -- voici quelques extraits de la « Situation de la revue » que j'avais publiée dans notre numéro 144 de juin 1970. J. M. \[cf. « Réponse à Michel Demange », n° 144, page 205\] 47:200 Table des articles Du numéro 151 au numéro 200 \[se reporter à la table générale\] 72:200 ## CHRONIQUES 73:200 ### La clique de Lisbonne par Jean-Marc Dufour ENFIN, pour la première fois depuis le 25 avril 1974 une bonne nouvelle nous parvient du Portugal. Un certain nombre de prisonniers politiques ont, en en effet, été libérés ; parmi eux, se trouve Manuel Maria Murias, dont les lecteurs d'*Itinéraires* ont pu lire le *Dis­cours de Marc Antoine.* Murias avait été arrêté après le 28 septembre 1974, pour les articles qu'il avait écrits dans l'hebdomadaire *Bandarra.* Depuis, *Bandarra* poursuivi pour avoir publié lesdits articles avait été acquitté, mais Murias restait en prison. Le voilà libre, ainsi que divers autres détenus tous aussi « coupables » que lui. C'est certes là une bonne chose. D'ailleurs, le ton change en ce qui concerne les prison­niers politiques. Même pour ce qui touche aux ex-membres de la Pide/D.G.S. l'ancienne police politique. Plus de mille d'entre eux sont en prison, chargés de tous les péchés d'Israël. Il est bien évident que, parmi ces captifs, il y en a qui sont innocents même aux yeux de leurs ennemis. L'ex-général -- redevenu commandant -- Otelo de Car­valho ne le cachait pas. Ne disait-il pas dans le *Cahier Portugalia* qui lui était consacré (Janvier 1975) : « *Je connais parfaitement le cas d'un garçon qui fut l'un de mes meilleurs fourriers : je l'eus dans ma compa­gnie en Angola entre 1963 et 1967. Après son retour en métropole, ce jeune homme très doué, intelligent, chercha un emploi sans grand succès ; finalement -- et peut-être grâce à l'influence d'un membre de sa famille qui avait été, trois ou quatre ans plus tôt, directeur de la Pide --, il arriva à passer le concours de cette administration. Il suivit les cours de l'École Pratique de la D.G.S. et fut détaché en Guinée où il resta quatre ou cinq ans.* 74:200 *Ayant été, dans l'armée, spécialiste des transmissions, c'était lui qui transmettait la correspondance officielle, faisait les écoutes de Radio-Moscou pour compte rendu au Quartier Général du Commandant en Chef ; il était aussi chargé du Chiffre. Jamais il ne fit un interrogatoire ; jamais il ne battit qui que ce fût. J'allai plusieurs fois chez lui à Bissau, où il vit avec son épouse et sa fille. Cet homme est pri­sonnier depuis 7 mois : il m'écrit sans arrêt des lettres me demandant de résoudre son problème. Bien sûr, je n'ai rien résolu et je ne suis même pas allé le voir. *» Voilà qui doit éclairer le cas de bon nombre de pri­sonniers du 25 avril 1974. Mais ils ne sont pas seuls dans cette situation. Le *Diario de Noticias,* qui vient de reparaître après épuration -- relative -- de sa rédaction, publie dans son numéro du 22 décembre le compte rendu succinct d'une conférence de presse tenue par les avocats des pri­sonniers du 11 mars 1975 : « *Selon les avocats, on trouve parmi les prisonniers des gens arrêtés pour* « *avoir été fortement soupçonnés de relations avec la réaction *», *ou pour* « *avoir été fortement soupçonnés d'appartenir à une association de malfai­teurs *». *Quelques-uns des prisonniers furent arrêtés par des civils en armes. D'autres, sur la base de simples dé­nonciations calomnieuses.* « *Les prisonniers furent mis au secret pendant de longues périodes, l'assistance d'avocats leur fut refusée et quelques-uns, après neuf mois passés, n'ont été entendus par aucune autorité responsable. *» Déclarations d'autant plus pertinentes que, dans le même numéro du *Diario de Noticias* (et à la même page), paraît le compte rendu d'une manifestation qui s'est dé­roulée à Porto, aux portes de la prison de Custoias : là, ce sont les amis d'extrême-gauche des militaires arrêtés après l'échec du putsch gauchiste de la fin novembre 1975 qui protestent contre les conditions de détention de leurs amis. Et il n'y a qu'un mois que ces nouveaux détenus politiques sont en prison ! Aussi satisfaisant qu'il soit, le fait que des innocents aient recouvré la liberté ne doit pas nous aveugler sur la situation réelle du Portugal. Deux points sont a retenir. Dans le nord, une manifestation paysanne a rejeté toute espèce de réforme agraire. Ce ne sont pas d'hypothétiques « latifundiaires » qui refusent la marxisation de l'écono­mie rurale, mais tous les paysans, y compris les petits propriétaires, qui ont parfaitement saisi que, le doigt mis dans l'engrenage marxiste, toute la paysannerie y passe­rait -- gros, moyens ou petits propriétaires. En contre­partie, le Secrétaire d'État à la Structuration agraire, An­tonio Bras, déclarait dans une interview accordée à l'heb­domadaire *O Jornal* que la réforme agraire était un pro­cessus irréversible : 75:200 « Même s'il se produisait une quel­conque pause, les conquêtes déjà faites sont irréversibles et nous ne cesserons pas d'avancer. » Jamais le divorce entre les aspirations profondes du peuple portugais et les vues de la clique de Lisbonne n'a été aussi radical. Toutes les difficultés à venir sont résumées par ce différend. Faut-il d'ailleurs s'en étonner ? Nous avons eu les oreilles cassées par la louange des « modérés », parmi lesquels leur chef de file Melo Antunes, et aussi le rem­plaçant prévu d'Otelo Saraiva de Carvalho à la tête de la région militaire de Lisbonne : Vasco Lourenço. Rien ne paraît indiquer *a priori* que l'un ou l'autre de ces deux personnages soit le « modéré » qu'on se plaît à nous présenter. Au contraire. Melo Antunes, avant le 25 avril 1974, se trouvait très lié à l'actuel dirigeant du M.D.P./C.D.E. -- le « parti com­muniste numéro 2 » -- Jose Tengarrinha. Lors des dis­cussions sur les conditions de la décolonisation qui eurent lieu entre les membres du Mouvement des Capitaines, il se montra favorable à la Plate-forme de S. Pedro de Muet, la plus progressiste, qui préconisait un départ immédiat des forces portugaises des provinces d'Outremer. S'il faut chercher, parmi les civils, le groupe dont Melo Antunes était le plus roche, c'est le M.E.S. le Mouvement de la Gauche Socialiste qui paraît indiqué. C'est-à-dire, un groupe situé à gauche du Parti Socialiste, entre celui-ci et le Parti Communiste d'Alvaro Cunhal. Pour Vasco Lourenço, son maître à penser politique fut le « colonel » Varela Gomes, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il fut un « compagnon de route » du P.C. et qu'il devint le secrétaire très actif de Vasco Gonçalves. Tels sont les « modérés ». Ajoutons-y le commandant Victor Crespo, lui aussi lié aux gens du M.E.S. et qui pré­sida à l'abandon du Mozambique aux marxistes du Fre­limo. Si ces derniers événements ont confirmé dans le rôle d' « homme fort de la révolution » l'actuel président de la République, le général Costa Gomes, là encore ces circons­tances fortuites ne doivent pas nous tromper. Costa Gomes est lié, comme tous les autres, aux formes adoptées par la révolution. Il fut le complice attentif du gouvernement Vasco Gonçalves et de la tentative de communisation du Portugal, avant d'en devenir la victime désignée. S'il frap­pa le premier, cela n'efface pas les traces d'une longue complicité. 76:200 Il y a plus. Les régimes ne durent qu'en restant fidèles à l'essentiel des principes qui ont présidé à leur naissance. La révolution portugaise fut, elle, basée sur les trois sui­vants. -- participation des militaires à la vie politique au travers du Mouvement des Forces Armées ; -- rôle primordial du Conseil de la Révolution ; -- alliance des partis socialiste et communiste. Des trois, le premier s'est effondré. Le gâchis sanglant du M.F.A. a contraint Costa Gomes à renvoyer l'armée dans ses casernes et à démobiliser les éléments les plus excités. Le Conseil de la Révolution devrait voir son rôle actuel se terminer avec l'adoption de la Constitution et l'élec­tion d'une Assemblée législative. Reste l'alliance du P.S. et du P.C. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, de voir tous ceux qui ont participé, tous ceux qui ont profité, tous ceux dont l'importance est née de la Révolution des Œillets, s'acharner à sauver cette alliance moribonde. Le « sau­vetage » du Parti Communiste, son maintien, malgré ses complots, dans la coalition gouvernementale est le souci numéro un de ceux qui ne seraient rien sans la révolution. Cela va de Mario Soares à Melo Antunes, des dissidents du P.P.D. aux militaires engagés : le P.C. leur est nécessaire. Sans lui, leur édifice déjà chancelant s'écroule. Sans doute ne définissent-ils pas aussi schématiquement l'étau dans lequel ils sont enserrés. A de mauvaises actions on trouve toujours de bonnes raisons. Comme ils ont le pouvoir, de mauvaises raisons leur suffisent. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner si le Secrétaire d'État à la Restructuration Agraire s'accroche désespéré­ment à une réforme agraire marxiste repoussée par le peuple ; si Melo Antunes et Mario Soares passent. leur temps à souhaiter le maintien du P.C. dans l'équipe. gou­vernementale. Et si un certain nombre d'officiers, et non des moindres, ne cachent pas, dans leurs conversations privées, que la survie du Portugal leur paraît liée au départ de Costa Gomes de la présidence de la République. Jean-Marc Dufour. 77:200 #### Tour d'horizon ibéro-américain Cuba :\ une lettre de Hubert Matos Le commandant Hubert Ma­tos fut l'un des chefs de l'ar­mée rebelle de Fidel Castro. Anti-communiste, il adressa à Fidel une lettre de protes­tation lors de la nomination de Raul Castro au poste de ministre de la Défense ; il voyait là, disait-il la main­mise des communistes sur l'ar­mée cubaine. En même temps, il démissionna de son grade de commandant. Castro le fit arrêter et juger. A son procès, le même Cas­tro tint a déposer comme té­moin à charge ; sa déposition dura sept heures : « Perdant brusquement pa­tience devant le flot de ca­lomnies cyniques et de men­songes grossiers qui sortaient de cette bouche tordue par la haine, écrit Léo Sauvage, Hu­bert Matos avait bondi sur ses pieds, le sommant de fournir les preuves de ce qu'il avan­çait. « Du coup, Fidel Castro se tourna vers le tribunal « Dois-je supporter ces inter­ruptions ? ... » demanda-t-il sèchement au président. » Raul Castro, qui suivit son frère, s'en prit à l'avocat de Matos, l'accusant d'être un partisan de Batista -- si bien que le procès devint celui de M^e^ Francisco Lorie Bertot. Hu­bert Matos fut condamné à 20 ans de prison. Il y a maintenant seize ans que le procès s'est déroulé. Du fond de sa geôle, Hubert Matos est parvenu à faire te­nir une lettre à sa famille ré­fugiée à New-Jersey. Le *New York Times* en a publié des extraits que voici : Dans sa lettre, Matos dit qu'il est « fatigué et malade », « une ombre de l'homme qui entra en prison en octobre 1959 ». « *La majeure partie de mes cheveux est tombée, et ce qui me reste est blanc ou gris. De profondes rides creusent mon visage, des yeux à mes joues. Mes sourcils touffus ont dis­paru. Je n'ai que 56 ans ; mais je ressemble à un vieil­lard.* « *J'ai le pressentiment -- non, quelque chose de plus qu'un pressentiment -- je suis pratiquement convaincu que je passerai mes derniers jours dans ces recoins garnis de barreaux.* « *Mais une telle perspective n'élimine pas une seule goutte de mon enthousiasme pour la vie. Il n'y a pas de joie dans mon cœur, mais je ne me la­mente pas non plus.* « *Vous croyez tous que le moment approche où le gou­vernement cubain mettra en liberté ses prisonniers politi­ques. Nous autres, qui voyons cela avec les yeux de l'expé­rience, nous pensons de façon différente.* « *Nous sommes bien d'ac­cord : le pouvoir révolution­naire a tenu assez longtemps et a accumulé des ressources suffisantes pour se sentir as­suré, le changement dans la politique étrangère* *latino-amé­ricaine est significatif -- mais aucun de ces changements ne paraît influer sur notre destin.* 78:200 « *La réalité que nous res­pirons nous dit que nous appartenons à un autre monde, que nous sommes enterrés dans les entrailles de la terre.* « *Il y a quelque chose qui me fait plus de peine que la prison elle-même. C'est d'être qualifié d'ennemi du peuple, sachant comme je le sais que je suis du peuple et que sa cause est ma cause, bien qu'une distance considérable me sépare du système et des hommes qui dirigent notre pays. *» Colombie :\ un enlèvement modèle *El Tiempo* de Bogota pu­blie des informations détail­lées sur l'enlèvement et la sé­questration de Donal Cooper, homme d'affaires nord-amé­ricain, pour qui fut réclamée (et obtenue) une rançon d'un million de dollars plus trois millions de pesos colombiens. Ce fut, rapporte ce journal, « une authentique entreprise commerciale » que dirigeaient 13 « cerveaux » et qui comp­tait 30 « employés », 20 au­tomobiles, plusieurs propriétés à la campagne et des dizaines de résidences dans tout Bo­gota, depuis les quartiers rési­dentiels jusque dans les bi­donvilles. Les agents secrets des divers services de police -- D.A.S. F-2 et B-2 -- ont suivi les « employés », les ont photo­graphiés, ont localisé leurs logements. Tant que Cooper était retenu par ses ravisseurs, il n'était pas question d'ar­rêter le moindre d'entre eux : il y allait de la vie de l'otage. La rançon versée, Cooper ne fut pas relâché. Et il se passa sept jours, pendant les­quels les policiers, toujours paralysés, virent s'évanouir en fumée tout le réseau criminel qu'ils continuaient à surveil­ler. Le septième jour, il ne restait plus un seul ravisseur à Bogota. Alors Cooper fut libéré. Mexique :\ un vote, ses suites, et un second vote Le Mexique ayant voté la résolution de l'O.N.U. assimi­lant le sionisme au racisme, les autorités de Mexico cons­tatèrent que nombre de réser­vations de chambres effectuées par des touristes et agences de voyage nord-américains avaient été subitement annu­lées. Plus de 30.000 pour les prochains mois : 10.000 à Acapulco, 10.000 à Mexico, 6.000 à Guadalajara, en autres, etc. Les pertes que doit subir, de ce fait, le budget mexicain sont évaluées à 2.000.000.000 de dollars. Lorsqu'un vote touchant au même sujet eut lieu à l'Unes­co, personne ne fut surpris de voir que, cette fois, le repré­sentant du Mexique s'abste­nait. Colombie :\ une lettre de Lopez Michelsen\ à François Mitterand L'hebdomadaire *Alternativa*, que dirige l'écrivain d'ex­trëme-extrême-gauche Gabriel Garcia Marquez ayant été la cible d'un attentat, le prési­dent de la république de Co­lombie, Alfonso Lopez Michel­sen, reçut un télégramme de François Mitterrand l'exhor­tant à mettre hors d'état de nuire le « commando d'ex­trême-droite qui avait mis à sac les locaux d'Alternativa ». Voici la réponse d'A. Lopez Michelsen (homme de gauche, soit dit en passant) : 79:200 « *François Mitterrand, Paris.* « *Référence : Télégramme du 14 novembre au sujet de la revue* « *Alternativa *». *Déjà, avant de recevoir votre exhortation, le gouvernement national a donné l'ordre de mener avec la plus grande sévérité l'enquête sur l'at­tentat à la dynamite dirigé cou­tre la revue* « *Alternativa *». *Le fait que ladite revue soit dans l'opposition ne constitue pas un motif valable pour s'abstenir de pousser jusqu'à leurs der­nières conséquences les investi­gations sur le délit et de châtier les coupables.* « *Pour celui qui a été et qui reste votre constant admirateur et le lecteur de vos œuvres, com­me* « *Le Coup d'État Perma­nent *», *il est surprenant de cons­tater que, au moment où le gou­vernement colombien enquête sur les auteurs du délit, une per­sonne de votre réputation inter­nationale se joint à une série de personnages secondaires de Corée, d'Uganda, d'Italie et d'au­tres pays, pour parler d'une pré­sumée* « *mise à sac *» *par* « *un commando d'extrême-droite *» *du local où fonctionne la revue du romancier Gabriel Garcia Mar­quez.* « *Dans l'intérêt de la justice, je vous prie instamment, vous, la personnalité la plus distin­guée d'entre celles qui parais­sent être au courant de cet acte contraire à la loi, de m'indiquer comment vous vous êtes procuré les renseignements au sujet du prétendu* « *commando *» *auteur de la* « *mise à sac *», *alors que la police colombienne, grâce aux déclarations des victimes elles-mêmes, sait seulement qu'une bombe de moyenne puissance a été placée, à une heure avancée de la nuit, auprès des bureaux de la revue* « *Alternativa *» *par des inconnus qui ont pris la fuite avant l'explosion. *» Argentine :\ une initiative du Parti Communiste Argentin Les conséquences du chaos argentin se développent sans surprise. Mais ce qui est infi­niment plus étonnant, et qui a passé jusqu'ici inaperçu, c'est la proclamation -- anté­rieure à la révolte du « *Con­*dor Azul » -- du Parti Com­muniste Argentin. « Dans le cadre de la 8^e^ Conférence Nationale du Par­ti », le P.C.A. a adopté une résolution qui, « tenant comp­te d'une réalité avec laquelle on ne peut biaiser : le poids des Forces Armées dans la vie nationale », les exhorte à entrer dans un gouvernement « civico-militaire » ; sur la même lancée, le P.C.A. con­damne « le terrorisme de l'ul­tra-gauche ». Coïncidence ? Deux bombes ont fait sauter les sièges cen­traux du P.C.A. dans la pro­vince de Tucuman, principal foyer de ce « terrorisme de l'ultra-gauche ». 80:200 Colombie :\ le démocrate et les étudiants Des étudiants de Bogota, en majorité castristes, avaient organisé de petits meetings dans les rues de la capitale colombienne pour exposer au peuple leur misérable condi­tion. L'un de ces rassemble­ments, qui empêchait la cir­culation, ou la gênait, se tenait juste au-dessous des bureaux de *El Tiempo,* le grand journal libéral de gauche. Le sous-directeur de *El* *Tiempo,* libéral de gauche lui-même, M. Her­nando Santos Castillo, ayant appris dans son jeune temps que « de la discussion jaillit la lumière », alla inviter les étudiants à envoyer une délé­gation dans les bureaux de son journal pour exposer les motifs de leur mécontente­ment. Ici, je cède la parole à *El Tiempo *: « Au lieu de l'écouter et d'accepter le dialogue, les étu­diants l'agressèrent physique­ment, sans toutefois lut causer de blessures. Deux employés du journal, qui accoururent à son secours, reçurent des coups ; l'un d'eux eut le bras luxé. « Durant l'incident, et pen­dant l'espace d'un quart d'heu­re, aucun agent de police ne parut. » J'ajouterai simplement ce-ci* : El Tiempo* est un journal de gauche qui a soutenu la candidature d'A. Lopez Michel­sen -- lequel a proclamé que, pendant sa présidence, il n'u­serait jamais de la force con­tre les étudiants... Alors, pour­quoi *El Tiempo* se plaint-il de l'absence d'agents de police ? J.-M. D. 81:200 ### Fugitives libertés par Louis Salleron LE THÈME DE LA LIBERTÉ semblant en passe de devenir le monopole de l'Opposition et, dans l'Opposition, du Com­munisme (pourquoi pas ? la liberté d'user des mots com­me on l'entend est justement la seule liberté certaine qui soit en France), la Majorité a pensé que son libéralisme ne pouvait plus s'adonner exclusivement à la promotion du socialisme, ou du moins que ce devrait être aussi sous l'étiquette de la Li­berté. Elle a donc établi, sous le titre majestueux « *De la liberté *»*,* une proposition de loi destinée à faire des Français les hommes les plus libres du monde. Quatre-vingts articles y pourvoiront. J'ai lu, sinon le texte intégral de cette proposition de loi, du moins le résumé et les extraits qu'en a publiés *Le Monde* du 20 décembre. C'est extrêmement instructif. J'en retiendrai deux traits qui m'ont frappé : l'évaporation de la notion de *Loi*, la dissolution de la notion de *liberté.* Codifier les libertés en quatre-vingts articles, c'est long. Pourquoi ? Parce que, de plus en plus, dans tous les domaines, la loi disparaît au bénéfice de la *réglementation.* Il s'agit, dira-t-on, d'une *codification.* Donc il est normal d'y trouver une *énumération.* C'est précisément en ce point que la loi s'évapore, et la notion même de loi. Car ce qui est du domaine de la loi, c'est la définition de la liberté et la proclamation des seules libertés fondamentales. Il appartient ensuite à la jurisprudence de mettre au point l'application pra­tique des principes. La diversité infinie des cas concrets et la subtilité des limites qui séparent les libertés et les pouvoirs, en contact, et virtuellement en conflit, les uns avec les autres, ne peuvent être saisies par la loi. Aussi bien, si la loi, au lieu de s'en tenir à l'indication de quelques libertés fondamentales en énumère des dizaines, elle laisse identiquement la porte ouverte à des contestations sans fin sur l'interprétation à donner à ses prescriptions, mais les principes supérieurs auxquels se réfèrent les libertés énumérées apparaissent moins clairement, les solutions qu'auront à dégager les tribunaux seront de plus en plus arbitraires. 82:200 Quant à la *liberté,* on s'aperçoit, à lire la proposition de loi, que la notion s'en perd. Certes il s'agit d'une question difficile. Les philosophes en discutent depuis toujours. Mais enfin il y a généralement accord sur le fait que la liberté est l'attribut de la personne, c'est-à-dire, sur notre planète, de l'homme. Il est bien vrai que l'homme est un être à la fois individuel et social, mais c'est en tant qu'être individuel qu'il est pleinement une personne douée de liberté. En tant qu'être social, il est en relation avec d'autres personnes. Le problème de la liberté naît de là. Il n'y a pas socialement de *liberté* humaine, il n'y a que *des libertés ;* car dans la société les individus ont leur liberté limitée par la liberté des autres, ces limitations se mul­tiplient par le phénomène communautaire, lequel connaît lui-même des limitations par le fait de son développement, tandis qu'à l'inverse, par la raison même qu'il est un être social, l'homme voit sa liberté individuelle s'accroître dans la société organisée. Concrètement, toute *liberté* se heurte à une autre *liberté* au niveau horizontal et elle se heurte à un pouvoir au plan verti­cal. C'est pourquoi, quand on dit simplement « *la Liberté *» on pense à la liberté individuelle, et quand on dit simplement « *le Pouvoir *» on pense au pouvoir politique, celui de l'État, qui est au sommet de la pyramide sociale. Le problème de la liberté, c'est donc le problème de l'aménagement des *libertés horizontales* (principalement indi­viduelles) et celui des rapports des *libertés* et des *pouvoirs* à tous les étages de la pyramide sociale -- la liberté et le pou­voir étant la même réalité considérée soit de bas en haut, soit de haut en bas. Quand il s'agit d'instituer socialement la liberté, il faut prendre garde de bien mettre l'accent là où il doit être mis sur des termes à la fois contraires et complémentaires. C'est ainsi que parce qu'elle est un attribut de la seule personne, il n'y a, chez les hommes, que l'individu qui soit totalement sujet et objet de la liberté ; mais parce que l'homme est indi­viduel et social, la liberté individuelle ne se réalise pleinement que dans l'organisation de la société par l'institution de pou­voirs sociaux et notamment du pouvoir politique qui, ayant en charge le bien commun le plus élevé, favorise le développe­ment des pouvoirs et des libertés subalternes, jusqu'aux liber­tés individuelles dont il permet le plein épanouissement. C'est ainsi encore que le contenu ontologique de la liberté diminue à mesure qu'on monte des libertés individuelles au pouvoir politique, les libertés familiales, par exemple, et celles des communautés naturelles élémentaires étant très proches de la liberté personnelle. 83:200 C'est ainsi enfin que les deux erreurs ma­jeures à éviter sont 1°) celle qui consiste à confondre liberté individuelle et liberté personnelle, car si l'organisation sociale réduit la liberté personnelle à la liberté individuelle on tombe dans le libéralisme individualiste qui mutile l'homme et diminue sa liberté ; 2°) celle qui consiste à mettre dans les pouvoirs sociaux et principalement dans le pouvoir politique la source de la liberté personnelle par une confusion faite entre la fonction du bien commun à sauvegarder et le sujet de la liberté. On a vu ces erreurs, en pleine lumière, lors de la Révolution française. Tout imprégnés qu'ils étaient encore de la métaphy­sique chrétienne, les révolutionnaires avaient le sentiment juste que le sujet de la liberté est la personne individuelle ; mais, absolutisant l'individu, ils ont nié ou négligé la réalité sociale de la personnalité. D'où l'ambiguïté de la Déclaration des Droits de l'Homme. La réaction est venue presque immédiate­ment avec la Terreur qui fait de l'État le sujet de la liberté et le dispensateur de toutes les libertés personnelles. La pro­priété qui est, pour la Révolution naissante, l'expression même de la liberté personnelle est conçue par elle comme le droit « inviolable et sacré » de l'individu. Quatre ans plus tard, en 1793, la propriété n'est plus, pour Robespierre, que « le droit qu'a chaque citoyen de jouir de la portion de bien qui lui est garanti par l'État ». Plus radical encore, Babeuf supprime la propriété. Il n'est aujourd'hui que de lire la proposition de loi de la Majorité pour voir que cette « loi » n'est que la codification, en forme de règlement, des « droits » *concédés* par l'État aux *individus.* Juridiquement, c'est la conception robespierriste, celle de la Terreur, celle du Communisme. Le *libéralisme in­dividualiste* trouve son terme normal dans le *socialisme éta­tique.* L'erreur philosophique qui est au cœur de la proposition de loi en vicie toutes les dispositions. La confusion est par­tout, à commencer dans le vocabulaire où les mots « liberté », « droits », « devoir », « interdiction », « obligation », etc. s'entremêlent d'un bout à l'autre sans que la rigueur qu'ils évoquent trouve aucun fondement clair. Dans une société dont la complexification croissante est la loi la plus évidente, c'est toujours autour des deux seuls termes de *l'individu* et de l'État qu'on essaie d'instituer la liberté, l'État étant, bien entendu, le pôle de référence. 84:200 La conséquence première de cette conception, que les phi­losophes me pardonneront d'appeler à la fois moniste (dans son principe) et dualiste (dans son application), est que les libertés des communautés naturelles y sont ignorées. La famille, no­tamment, n'apparaît qu'incidemment. Conséquence également de cette conception : la liberté d'en­seignement est supprimée. Ce n'est pas dit expressément, mais comme il est dit que « l'État a le *devoir* d'organiser à tous les niveaux un enseignement public gratuit et laïque... », sans qu'il soit dit par ailleurs que le *droit* d'organiser un enseignement autre est reconnu aux personnes individuelles ou morales, il faut bien conclure que cette liberté fondamentale est abolie. Nous aurions une infinité d'observations à faire sur cette proposition de loi, mais ce serait toute une étude qui sortirait du cadre de cette chronique. Notre propos, pour le moment, est beaucoup plus modeste, mais il est très précis. Un grand débat doit avoir lieu à l'Assemblée nationale sur ce problème de la liberté. Comme il semble devoir se prolonger pendant plusieurs mois et que déjà, sous des formes diverses, trois ou quatre projets sont en présence pour servir de base à la discussion, nous pensons qu'il serait bon qu'une équipe de catholiques, tant philosophes. que juristes, établissent de leur côté un texte en forme de proposition de loi (avec exposé des motifs et articles de loi). Il ne suffit pas, en effet, de rappeler des principes, il faut leur donner un sens concret pour les rendre efficaces. Une telle proposition de loi serait une occasion de refor­muler la doctrine complète de l'homme individuel et social en précisant et définissant les grands vocables de « personne », « liberté », « droit », « obligation », « justice », « bien com­mun », « politique », « subsidiarité », etc. Fortement pensé, bien écrit, très concret dans ses propo­sitions, un document de ce genre aurait un grand retentisse­ment, non seulement en France mais à l'étranger. Les hommes se sentent à la veille de perdre toutes leurs libertés. Ils ont peur. Ils sentent confusément que la ruine de la métaphysique chrétienne les mène à l'esclavage. Un rappel des grandes vé­rités qui fondent la liberté serait bien accueilli. Il suffirait d'en assurer la diffusion, ce que rendrait facile le débat parle­mentaire. C'est peut-être au moment où Léviathan croit sa victoire assurée que nous avons le plus de chance de le frapper à mort. Louis Salleron. 85:200 ### Le jour où finit la Terreur par André Guès On a lu dans ITINÉRAIRES (numéro 170 de février 1973) comment le terrorisme avait sévi en France bien avant la Terreur. L'histoire officielle et scolaire arrête de même celle-ci au 9 thermidor, alors qu'elle est simplement passée en d'autres mains qui vont plus tard comprendre celles des Girondins survivants revenus siéger et se venger. Encore est-ce seulement le 8 décembre que la Convention rappelle les 73 signataires de la protestation contre le 13 mai 93. La réaction thermidorienne n'est pas prompte contre la Montagne. Dès le 11 thermidor, au nom du Comité, Barère propose à l'Assemblée le maintien de Fouquier-Tinville dans son emploi : cet exact fonctionnaire continuera au bénéfice du nouveau pouvoir ce qu'il faisait pour l'ancien. Le 14 la Convention vote l'abrogation de la deuxième loi des suspects et la mise en liberté des détenus, mais garde en prison ceux qui s'y trouvent en exécution de la première qu'elle laisse subsister avec l'ap­pareil terroriste qui en découle. M. Soboul relève ce vote pour justifier un sous-titre : *la fin de la Terreur* dans son histoire de *La première République* (Calmann-Lévy 1968), mais ne dit pas le maintien de la première loi des suspects qui laissait en prison 65 % des détenus. La Terreur se détend légèrement, mais demeure dans son principe. Le 28 août Tallien propose de maintenir « le *gouvernement révolutionnaire jusqu'à la paix *»*.* Le lendemain Lecointre at­taque sept membres des anciens comités de salut public et de sûreté générale qui s'y trouvent encore : il est insulté, in­terrompu, traité d'aristocrate en train de s'en prendre aux « *plus chauds amis de la Révolution *»*.* A l'unanimité la Con­vention rejette l'accusation. La discussion reprend le 31 août : le seul progrès est que Lecointre peut lire son papier et les pièces à l'appui de ses vingt-six griefs, mais c'est encore sous les insultes et les huées. 86:200 A l'unanimité la Convention décrète ces accusations calomnieuses. Ce n'est que le 26 décembre qu'elle décidera de nommer une commission pour l'examen de la conduite des membres des deux comités, le 2 mars 95 qu'elle entendra le rapporteur et décrétera l'arrestation des seuls Billaud-Varenne, Collot d'Herbois, Barère et Vadier. L'af­faire était encore en balance quand l'émeute du 1^er^ avril lui donnera une solution par une « fournée » : il y aura fallu huit mois. Il y a dans l'Assemblée une puissante opinion mon­tagnarde qui ne se laisse pas faire et ne perd que lentement ses forces. Lenteur plus manifeste dans le cas de Le Bon sur lequel à plusieurs reprises l'Assemblée a demandé de lui faire rapport au Comité qui fait la sourde oreille. Prenant le taureau par les cornes, elle nomme le 7 mai 95 une commission pour dire s'il y a lieu à mise en accusation. Le 19 juin elle entend le rapporteur et consacre à l'affaire quatre séances terminées par l'envoi de Le Bon devant le tribunal criminel d'Amiens. Il comparaît le 12 septembre, les débats durent vingt jours et il est exécuté le 5 octobre, quinze mois après Thermidor. Apothéose de Marat le 21 septembre 94 ; quelques jours plus tard les restes de Rousseau, maître à penser de Robespierre. sont transférés au Panthéon, l'anniversaire de la mort du roi est comme d'habitude célébré, manifestations qui ne mar­quent pas une rupture bien profonde avec le passé. Sous la pression de l'opinion, la Convention décrète la mise en accu­sation de Carrier, mais il lui faut des heures de discussion pour lever son immunité parlementaire. Sur 33 accusés dans le procès où il est le principal, trois condamnés à mort et trente acquittés. Turreau, décrété d'accusation le 30 septembre 94, n'est jugé que le 19 décembre 95, et acquitté par la com­mission militaire déclarant « *à l'unanimité que ledit général a dignement rempli ses fonctions dans ledit commandement comme homme de guerre et comme citoyen *». Ainsi fut établi par autorité de justice que les *Colonnes infernales* n'ont pas eu lieu, ou qu'en République le génocide est la digne activité d'un général et d'un citoyen. La Terreur sévit dans le sud-est : elle n'est pas si « *blan­che *»*,* ses meneurs sont les girondins Cadroy, Chambon, Rouyer, Isnard, Despinassy, De Bry qui a comme agent Duprat, lieute­nant de Jourdan-coupe-têtes. En Vendée le système terroriste est officiellement suspendu par le départ de Turreau en mai 94, la Terreur continue parce que Carnot veille à une répression vigoureuse et parce que les troupes ne perdent pas leurs ha­bitudes qui datent de quinze mois. Les « patriotes » s'en plaignent qui ne sont pas plus épargnés que du temps de Turreau : pillages, incendies, viols et massacres, « *c'est ce qui arrive tous les jours *»*,* écrit le 22, septembre, la Société populaire de Niort. 87:200 La Terreur continue un peu partout, en exécution des lois existantes puis de la loi du 21 mars 95 dite « *de grande po­lice *» dont le Directoire fera bon usage à son tour. Elle s'exerce, principalement contre les prêtres, même jureurs, et les émigrés rentrés. Jusqu'à la fin de 94, il y a par département entre une et six condamnations à mort, huit à Paris, trente et une dans le Nord et onze religieuses à Valenciennes. Les sur­vivants des prêtres détenus à Bordeaux, à Blaye et dans des conditions hitlériennes à Rochefort ne sont libérés, et parci­monieusement, qu'à partir d'avril 95 et les derniers ne le seront que le 4 décembre 96. Manseau (*Les prêtres et religieux déportés dans les îles de la Charente-inférieure,* 2 vol. Des­clée, de Brouwers et Cie 1898) en donne la liste. Sur les 169 de Bordeaux et Blaye morts de misère ou exécutés, 31 l'ont été avant le 1^er^ août 94 et 138 après. A Rochefort, sur 765, 629 sont morts, 136 avant et 493 après le 1^er^ août 94. Au total, sur 792, 631 morts sous le régime thermidorien. La liste que Guillon donne pour toute la France (*Les martyrs de la foi pendant la Révolution,* 4 vol. 1821) fournit 2.529 noms de prêtres et religieuses avec date de leur mort : sous le régime thermidorien, 94 exécutions et 8 abattus sans jugement. Le nombre des morts de la période thermidorienne est 39 % de celui de la Terreur. Mais celle-ci a été plus longue : par mois, le rendement terroriste a été le même à 0,06 % près. Cinq mois après Thermidor Grégoire échoue à faire passer une motion sur la liberté des cultes. Des lois du 15 novembre 94, 1^er^ mai et 6 septembre 95 confirment qu'il n'y a qu'une peine contre prêtres et émigrés, la mort. Le dernier acte de la Convention est une loi d'amnistie dont ceux-ci sont exclus. Elle absout les crimes et délits de droit commun, massacres de masse, vols, pillages, concussions et prévarications en tous genres qui furent innombrables, mais se refuse à amnistier les délits purement politiques d'émigration et refus du serment. M. Nicolle (*La Révolution française,* P.U.F. 1948) est fort loin de la vérité quand il appelle « *amnistie générale *» un texte qui excepte deux massives catégories de plusieurs milliers. Pour M. Soboul (*La Révolution française,* P.U.F. 1970), l'abandon de la Terreur alla de pair avec le démantèlement du régime révolutionnaire qui suivit Thermidor et il ne voit plus que la *Terreur blanche.* Voici venir le Directoire. Il sous-titre « LIBÉRALISME *directorial *» un texte qui contredit exactement le mot souligné : « *lois d'exception contre les réfractaires et les émigrés -- principe libéral de l'élection violé dès le départ *»*,* réapparition à Fructidor des « *juridictions d'exception* »*,* le Directoire se donne « *le droit d'épurer* les tribunaux », « *dic­tature larvée *», etc. 88:200 Tout ce que M. Soboul écrit ainsi est dans une telle contradiction avec le libéralisme attribué au Directoire dans son titre que je suis persuadé d'une blague de typographe. A moins que, pour pratiquer l'analyse marxiste de l'histoire, il ne faille changer le sens des mots. Dès le départ en effet, le maintien constitutionnel des deux tiers de la Convention dans les Conseils en garantit l'esprit, et une circulaire des Directeurs rappelle que les lois sur les prêtres sont celles de la Terreur. Ce qui vaut au bienheureux Rogue, de la Congrégation de la Mission de Vannes et à l'abbé Salignac, du diocèse de Laval, d'être exécutés en mai 96. Dans les cinq premiers mois de cette année 21 prêtres ont été con­damnés à mort ou abattus sans jugement. La liste de Guillon est donc insuffisante qui, pour le Directoire avant Fructidor, ne donne que six exécutions, mais en revanche on y trouve 14 abattus sans jugement. Fructidor redonne vigueur à la Terreur qui languissait à l'automne 97, et celle organisée alors vaut bien la précédente avec ses déportations par simple mesure administrative et ses commissions militaires jugeant à mort prêtres et émigrés ren­trés. Moins que l'autre, elle ne peut être justifiée par le danger extérieur : il y a dix mois que le dernier adversaire conti­nental de la France est entré en pourparlers. La « guillotine sèche » de la déportation était aussi sûre à temps que la machine de Guillotin. Sur les 329 déportés laïcs de Fructidor, onze meurent en mer de privations et mauvais traitements et 167 en deux ans après le débarquement. La liste de Manseau donne 15 morts avant l'embarquement puis, sur 269 départs pour la Guyane, 8 morts en mer et 135 à terre. « Le Directoire, écrit Fiévée, n'a pu mettre entre la Convention et lui que la différence entre tuer et faire mourir. » Bonne définition de la déportation, mais insuffisante pour la guillotine et les pelotons d'exécution. Et pour la première, le Directoire n'y est pas allé de main légère : 9.969 arrêtés de déportation contre les prêtres. En attendant le départ, rendu problématique par les croisières anglaises, les déportés sont entassés dans les forts de Ré et d'Oléron au nombre de 1.200, 1.407 avec les laïcs. Un petit millier, diminuent benoîtement MM. Rogier, Bertier de Sauvigny et Hajjar (Nouvelle histoire de l'Église, Éd. du Seuil). Aux arrêtés de déportation des prêtres s'ajoutent des séries de laïcs ; ainsi, celui du 21 août 99 envoie à Oléron 68 journalistes de 35 journaux. 89:200 Au terrorisme s'ajoutait l'hypocrisie. Lors de la discussion de la loi qui légalise le coup d'État de Fructidor et en organise la Terreur, le rapporteur Boulet, dit : « Pas une goutte de sang ne sera versée. » Trois mois plus tard le Moniteur écrit que rien n'est refusé aux déportés de ce qui peut leur rendre la vie enchanteresse : « *C'est dans les lieux les plus sains et les plus fertiles qu'ils ont été placés, aux bords de la rivière Cou­namana. Le pays abonde en gibier, volailles, bestiaux, poissons de toute espèce. *» Un prospectus pour une station balnéaire où l'on mourait comme mouches sous D.D.T. Le rapporteur de la loi du 9 novembre 98, complémentaire de celle de Fructi­dor, explique que la déportation est faite de « *précautions qu'on avait prises contre les déportés, ce ne sont pas des peines qu'on leur a infligées *». L'internement à Rochefort, Ré et Oléron où l'on meurt très bien n'est pas non plus une peine. Dans ses mémoires, La Révellière-Lépeaux écrit : « *Je défie que parmi les arrêtés du Directoire on m'en montre un qui ait un caractère de dureté. *» Trahard s'en est porté implicite­ment garant (*La sensibilité révolutionnaire,* Boivin, 1937) : si un seul arrêté avait eu ce caractère, La Révellière-Lépeaux s'y fut opposé de tout son cœur car Trahard nous apprend qu'il tenait de sa mère « *un don d'émotion parfois naïve *». Or non seulement il ne s'y opposa pas, mais il en rajouta : sur sa proposition, aux 32 feuilles dont le Directoire a ordonné l'ar­restation des propriétaires, rédacteurs et imprimeurs, le Con­seil des Cinq-Cents ajouta le 18 fructidor ceux d'une quinzaine d'autres. La Révellière écrivait un plaidoyer pro domo. Voici qui n'est pas pro domo mais qui est tout de même un plaidoyer pour la toute gracieuse première République. Dans cette même étude, que Gaston Martin juge « *si pénétrante, si intelligente *» (Les Jacobins, P.U.F. 1945), M. Nicolle a le front ou l'incons­­cience d'écrire que le coup d'État de Fructidor « n'est pas sanglant ». Bien sûr, éliminer de la scène politique deux Direc­teurs, nombre de députés et de journalistes, les arrêter, les expédier à Rochefort dans des cages de fer -- la République n'a rien à reprocher à Louis XI -- et les livrer à la « guillo­tine sèche », de la déportation, non sanglante comme son nom l'indique, tout cela s'est fait sans que personne soit décapité, fusillé ni abattu sur place. Puis les Conseils ont sécrété une loi pour régulariser les faits accomplis. Mais Fructidor a tout de même fait ces morts de la déportation auxquels il faut ajouter les victimes, sanglantes celles-là, des commissions mi­litaires. M. Nicolle dirait-il, pour en minimiser les effets, que le coup d'État du 2 décembre n'a pas fait de morts quand aux déportations, moins cruelles certes que celles du Directoire, il a ajouté les morts des barricades ? A ce compte d'un Fruc­tidor « *non sanglant *», une déclaration de guerre ne l'est pas davantage, c'est très poliment qu'un monsieur bien habillé vient remettre un papier à un autre qui lui assure, et à tout son personnel, un paisible retour au pays. Un plat de champignons bien choisis ou un mauvais café ne sont pas davantage san­glants tout en étant mortels, comme Fructidor. 90:200 Je n'en ai pas particulièrement à M. Nicolle car il n'est pas le seul à l'avoir défendu. Michelet y est allé de son hymne : « *jamais les plus grandes victoires n'ont eu un tel effet... Si peu de force, et des résultats immenses. La grandeur morale a tout fait. *» Parler de grandeur morale à propos du Direc­toire, c'est un comble. Quinet est encore plus faux : le gou­vernement directorial est faible, et cela est juste. Mais n'allez pas croire que ses coups d'État successifs sont la manifestation de sa faiblesse dans l'opinion publique qu'il est obligé de ter­roriser pour subsister. Sa faiblesse est voulue, elle lui vient de ce qu'il « *renonça à faire peur... Il eût rassemblé en lui toutes les vertus qu'il n'eût pas évité le dédain public, par cela seulement qu'il crut pouvoir se passer de la crainte *». Ni peur ni même crainte : qui parlerait de terreur ? Aux déportations du Directoire fructidorien, sa guillotine, ses pelotons d'exécution qui durèrent jusque sous le Consulat et ses bagnes, il faut ajouter, pour que le compte soit juste, le terrorisme qui ne s'éteint que lentement en Vendée, avec de temps à autre de vives reprises. Il faut ajouter les massacres, semblables à ceux des Colonnes infernales, qui ont réprimé la petite insurrection royaliste du sud-ouest en 99. Sauf la loi des otages de cette même année, comme en prend en pays ennemi une armée pas très civilisée, mais qui paraît n'avoir pas été appliquée tant était grand le discrédit du régime, cette Terreur directoriale n'avait rien de négligeable. \*\*\* Constatant la Terreur de la Convention thermidorienne et du Directoire, il faut noter combien les historiens faussent le sens général des événements en datant du 9 thermidor son extinction. Le cas de M. Saurel est considérable (*Le jour où finit la Terreur* (*Le 9 thermidor*) *27 juillet 1794*, Robert Laffont 1962). Un Louis Barthou peut être absous avec le bénéfice du doute pour avoir écrit dans son *Neuf Thermidor* (Hachette 1926) : « *La Terreur était finie. *» Ses travaux d'histoire ne l'avaient pas mis à même de constater qu'elle a continué. Il est seulement incroyable qu'un homme aussi cultivé ait pu ignorer du Directoire les mots « *fructidoriser *» et « *guillotine sèche *» qui font partie du bagage d'un Français un peu frotté d'histoire. Le cas de M. Saurel est autre, qui ne peut pas bénéficier des excuses peu absolutoires de Barthou. S'il ne peut ignorer le terrorisme d'après Thermidor, c'est ès-qualités d'auteur d'une histoire de la Révolution et d'une biographie de Hoche qui, dans son commandement dans l'ouest pris à l'au­tomne de 94, déplorait que continuent les habitudes terroristes de ses troupes. 91:200 Or M. Saurel a fait du *Jour où finit la Terreur* le titre de son ouvrage sur le 9 thermidor. Titre qui par sa brièveté et, comme on dirait aujourd'hui, par sa puissance d'impact, serait excellent pour un roman ou un journal à sensation. L'employer en histoire, c'est confondre les genres. En histoire, la confusion des genres est ce qui s'appelle ailleurs tromperie sur la nature de la marchandise. André Guès. 92:200 ### Des cailloux sur la foire *Suite* par Paul Bouscaren Quiproquo de notre connaî­tre, s'il peut ignorer son igno­rance ; quiproquo de notre liberté, si son impuissance nous échappe : capable de nous perdre, non de nous sau­ver. \*\*\* Quiproquo en cascade sur l'amour : en faire la *définition* de Dieu, -- *donc,* la définition du chrétien, -- *donc,* celle de l'homme, -- *donc,* le tout du mariage. En réalité de celui-ci, les enfants sont la fin pre­mière par besoin *existentiel* de l'amour humain, ... sous peine de les trouver bons à tuer. \*\*\* Quiproquo de la logique ab­sente de la vie : les lois de la vie en sont une logique admi­rable et redoutable, mais com­ment les hommes *vivraient-ils* de façon logique, incapables de logique, *en raisonnant,* au point dont témoigne à jet con­tinu l'information, soit radio­teuse ou figaresque ? \*\*\* On ne veut pas que les pires pourrissent les autres dans les prisons ; le respect de la li­berté y fait consentir partout ailleurs. \*\*\* La charité envers soi-même passe avant l'amour du pro­chain d'autant que l'unité l'emporte sur toute union évidence pour saint Thomas, Gustave Corçao l'en admire admirablement (ITINÉRAIRES de novembre 1974), car, pour la mentalité moderne, rien de tel, d'autant qu'il y a liberté de l'union avec l'autre (com­me il faut (lire), et non pas de l'unité avec soi-même, pour laquelle Dieu ne nous a pas offert le choix. \*\*\* 93:200 Nous avons sous les yeux la réalité de la démocratie chrétienne, c'est le christia­nisme démocratique. On dé­clarait l'intention de baptiser ce qui, en fait, se refuse au baptême ; alors, le refus du baptême doit sauver les hom­mes à égalité avec le baptême. Décomposition du chrétien comme du citoyen, le pari dé­mocratique peut-il avouer sa folie aux fous capables d'un tel pari ? \*\*\* En démocratie, vous êtes li­bre de professer une opinion anti-démocratique, à cela près d'avoir à payer le prix de vo­tre « *fascisme *»* ;* votre éga­lité avec quiconque vous au­torise à vous déclarer contre le mensonge de l'égalité, verra ce qu'il fait voir en qui voit de la sorte, monsieur, votre « *racisme.* » \*\*\* Il ne suffit pas de connaître le passé, mais en l'ignorant, qu'est-ce qui suffira ? Une seu­le chose, qui est d'en accep­ter l'héritage, qu'on s'en avise ou non : c'est la façon tradi­tionnelle de vivre de l'histoire. Le refus d'en vivre, connue ou non, c'est la révolution mo­derne, pour la mort de l'hu­manité, non seulement de la civilisation. \*\*\* Qui est mon prochain ? Ré­ponse de l'Évangile : sois le prochain des autres en exer­çant la charité envers eux (Luc, 10/30-37). La justice ne peut faire obligation à l'un que du droit de l'autre ; si l'on était mon prochain par son droit, on le serait et ne le serait pas, de plusieurs ma­nières ; la charité oblige cha­cun comme il est lui-même fils de Dieu, regarder au droit de l'autre ne peut qu'em­brouiller cette parfaite nette­té ; que dire, un droit égal de tout le monde ! \*\*\* Quiproquo de Dieu fait hom­me pour que l'homme devien­ne Dieu ; certes, une bonne douzaine de textes des Pères nous disent cela, de saint Iré­née à saint Augustin ; et saint Thomas fait argument de cette doctrine pour la nécessité de notre salut par l'Incarnation ; seulement, *c'est Dieu* qui se fait homme, et, quant à l'hom­me qui devient Dieu, *c'est en­core Dieu* qui le fait, non moins seul à pouvoir l'une ou l'autre assomption de notre nature en Dieu. \*\*\* Quiproquo de l'égalité chré­tienne de tous les hommes : vocation universelle à la sain­teté, rien d'une confiance dé­mocratique faite à chacun comme a un saint ; tout le contraire, et de la façon la plus formelle, la plus insis­tante, la plus rude à quicon­que n'est pas pareil aux en­fants. \*\*\* Quiproquo de la connaissan­ce négative de Dieu : nous ne pouvons savoir ce que Dieu est par définition de Dieu, mais nous pouvons former des propositions affirmatives vraies disant ce que doit dire de Dieu notre manière de dire ce qu'est un sujet d'attribu­tion ; 94:200 saint Thomas s'en ex­plique dans un court article d'une prodigieuse richesse pour la misérable logique mo­derne (Ia, 13, 12) : \*\*\* Au Moyen Age, la fête des fous, ce nom parle assez clair, était une folle exception à la règle de respect, confirmant cette règle sans aucun doute pour personne ; il paraît que l'on renvoie à cette fête des fous ceux qui protestent au­jourd'hui contre un irrespect des églises qui ne se proclame pas plus insensé qu'il ne con­naît une règle du respect. \*\*\* Quiproquo de l'égalité chré­tienne : l'Évangile est le salut de Dieu pour tous nonobstant toutes les inégalités de l'exis­tence terrestre, on lui fait exi­ger la suppression de ces iné­galités comme des obstacles, voire des empêchements. (Con­tre quoi s. Thomas, v. gr. I. II. 107, 1.) \*\*\* « Le mieux est parfois l'en­nemi du bien », il l'est inévi­tablement par le principe dé­mocratique, incapable de dis­tinguer entre le meilleur dans l'absolu et le meilleur comme on se trouve (I. II. 108, 4, ad 2), celui-ci étant celui de la fou­le, celui-là exigeant le héros ou le saint. *Qui potest capere capiat*, dit l'Évangile quant au mieux de la chasteté perpé­tuelle ; aujourd'hui, démocra­tiquement, ça ne peut pas être mieux, puisque la foule en est incapable, Dieu sait ! \*\*\* Notre-Seigneur Jésus-Christ : -- Si vous ne devenez pareils à des enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux. L'anti-monde actuel : -- Si l'on ne fait pas vivre les en­fants comme les adultes mo­dernes, ce ne seront jamais des adultes. \*\*\* L'expression « faire la cha­rité » rend insupportable à mes contemporains de dire l'hymne de saint Paul à *la charité,* mais qu'il. chante *l'amour,* et tous les nouveaux prêtres avec lui, n'a rien à craindre de l'expression « fai­re l'amour ». 95:200 #### Journal logique Il est certain que l'Évangile consiste à mettre ses pas dans les pas de Jésus-Christ, et non à lui dire : « Seigneur, Sei­gneur... » ; il n'est pas moins certain que ce sont des hom­mes, toujours, qui ont à suivre le Fils de l'homme, -- la grâ­ce ne-prend pas la place de notre nature, et l'Église n'est faite que de pierres humai­nes alors, est-ce bien dans la foi au Christ, un scandale que les hommes dans l'Église abusent de la grâce, à la ma­nière des hommes d'abuser de tout ? Rien de plus ordinaire que de voir les humains abu­ser ordinairement de ce dont ils usent ordinairement, droits et devoirs et tout le reste ; qui veut l'égalité sociale des femmes avec les hommes, plutôt que leur subordination aux hommes, ou que la société dominée par les femmes, il faut donc avoir pesé les con­séquences d'un usage ordinai­rement abusif, par exemple, de l'autorité, dans chacune des trois hypothèses. Préci­sons cela ; l'homme étant ce qu'il est, la femme ce qu'elle est, chacun doit souffrir des abus de l'autre, sans aucun doute ; mais chacun peut-il avoir à le souffrir sans y per­dre son caractère propre : je veux dire, l'homme, désormais, *aussi bien que la femme jus­qu'ici ?* Justice et injustice, on en parle un peu vite ; embar­qués ensemble tels que nous sommes les uns et les autres, il ne faut pas nous demander l'impossible et nous rendre impossible de nous entre-sup­porter pour nous entraider. Oui ou non, les hommes sont-ils capables de supporter l'éga­lité abusive des femmes aussi bien que les femmes se sont tirées, pour elles-mêmes et pour les hommes, de leur su­bordination aux hommes ? Oui ou non, l'égalité n'est-elle pas la pire condition sociale (la condition la moins sociale, se­lon le besoin de tous), pour des êtres ordinairement abu­sifs, dans l'un et l'autre sexe ? Idéologique, la pensée moder­ne prête aux conduites humai­nes traditionnelles une idéo­logie contraire, comme les er­rements sont contraires ; il y a là un quiproquo fondamen­tal, puisque l'homme tradition­nel agissait d'après l'expérien­ce, et non par exigence idéo­logique, -- d'égalité des hom­mes, par exemple. Ainsi de l'Église traditionnelle, et dès les épîtres de saint Paul, de sa lutte contre l'idéologie des hérésies ; ainsi, *mais* au re­bours, de la contre-église d'ou­verture au monde, agissant au nom de l'Évangile par exigen­ce de liberté ou de Justice idéologique. De là faut-il *dire à gauche* l'Église de Paul VI, alors que l'Église du Syllabus *n'est pas à droite* au sens po­sitif du contraire, mais, : abso­lument, gardée franche d'idéo­logie ; on ne la voit pas à gauche, *inde irae !* \*\*\* -- Il y a dans toute erreur une part de vérité. -- Comme d'ailleurs aucune vérité n'est la Vérité, comme toute assertion manque à la vérité, on voit mal en quoi celle-ci l'emporte sur l'erreur ; disons plutôt, en bon fran­çais : toute erreur abuse de quelque vérité, à quoi elle s'op­pose par cet abus et doit être dite une erreur. De même que le mal moral du péché consiste en l'abus de quelque bien, et non pas qu'il faille trouver de la vertu en tout péché, faute d'y voir jamais « le soleil de Satan » du mal voulu comme mal, chose impossible même à Satan. Je comprends qu'il ne soit jamais question de cet­te indispensable vérité dans l'erreur à propos du nazisme ou du fascisme, alors même que l'on prétend parler de Sa­lazar ; 96:200 oui, cela s'explique fort bien puisque la vérité, en l'occurrence, est l'anti-libéra­lisme, et qu'il faut un libéral pour mettre Salazar dans le même sac qu'Hitler. \*\*\* « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », on veut entendre : « Chacun en a sa part, et tous l'ont tout entier » ; alors que la réelle part de l'immense majorité des humains les laisse sans critique et sans aucune dé­fense contre le préjugé égali­taire, qui les force à dérai­sonner où leur bon sens laissé à lui-même verrait son inca­pacité de raisonner. Aujour­d'hui, munir la jeunesse là-contre l'emporte incompara­blement sur quelque formation scolaire qu'il plaira. On ne parle pas d'autre chose en di­sant le premier besoin de nos jeunes ce qu'ils comprennent le moins : une société vrai­ment gouvernée par de véri­tables chefs, qui qu'en grogne et gare à lui ! Parole d'évan­gile : pitié pour les foules qui sont comme des brebis sans berger. \*\*\* La justice pharisienne re­garde à faire droit selon l'avoir, la justice chrétienne regarde les êtres ; de la sorte, et non autrement, celle-ci est capable, au contraire de l'au­tre, de l'humilité devant Ce­lui qui Est, alors que nous ne sommes pas ; et même, chose infiniment plus difficile, de se mettre au dernier rang des hommes pécheurs, par cette seule raison que l'on a soi-même péché, qu'il est juste de se condamner pour cela, tau­dis que l'on n'est pas juge des autres. \*\*\* Selon l'abbé Six (Figaro, 9 septembre), les incroyants ne sont pas *aussi* nos frères, mais *d'abord* nos frères ; ce langage comparatif est inco­hérent : les incroyants ne sont frères des croyants ni « aus­si », ni « d'abord » encore moins, *étant désignés de fa­çon négative ;* toute la fausseté de la mentalité moderne écla­te dans un œcuménisme pro­gressiste par l'égalité du non avec le oui, -- quand il s'agit d'être oui à Dieu avec Jésus-Christ ! \*\*\* « Vous ne pouvez servir Dieu et la Richesse », dit l'Évangile, et pourtant il dit aussi : « Rendez à César ce qui appartient à César », et n'est-ce pas servir le maître qu'est César ? Il faut donc que César, maître indispensable de la société, celle-ci indis­pensable à la vie humaine, soit servi comme tel sans être pour chacun le maître contre Dieu qu'est la Richesse. Quelle richesse apparaît telle, à qui ouvre les yeux, sinon l'esprit de richesse au contraire de la première Béatitude, et alors, quoi de plus antéchrist que l'État pour la seule richesse qu'est l'État marxiste, -- in­trinsèquement pervers en ce­la même ? Quelle Richesse, insistons-y, fait vivre en ce monde comme le seul monde pour, les hommes, sinon le monde marxiste ? 97:200 « Insensé, cette nuit même on va te re­demander ton âme ! » (Luc, 12/20), quelle Richesse mérite davantage cette apostrophe que celle des « lendemains qui chantent » ? Ils chantent la justice, non de la Richesse, mais du partage des richesses, donc, la justice de l'Évangile ? On le dit comme on le croit, c'est possible, mais comment, puisque nous lisons dans l'Évangile, en liaison formelle avec la parabole du riche que Dieu traite d'insensé, (d'inca­pable de discerner les consé­quences naturelles de ses ac­tes) : « Or quelqu'un parmi la foule lui dit : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi l'héritage. » Mais il lui dit : « Homme, qui m'a établi pour être votre juge ou faire vos partages ? » (Luc, 12/13-14). \*\*\* Si toute répression est dé­testable, d'où vient que celle d'un régime « fasciste », c'est-à-dire antidémocratique, doit être condamnée univer­sellement comme le mauvais fruit de ce mauvais arbre, et non pas de la sorte la répres­sion en régime socialiste. Faut-il dire que pour la gau­che la fin justifie les moyens ? Explication possible, mais su­perficielle, puisqu'il y a d'a­bord ceci que, pour la men­talité de gauche, un régime est bon ou il est mauvais, non pas selon les résultats qu'il obtient pour le peuple en cau­se, non pas même selon les actes du gouvernement, mais selon ses principes déclarés : les seuls principes discernent les régimes, les font seuls hu­mains ou inhumains, dignes ou indignes d'aveu et de con­fiance, quoi qu'ils fassent et que l'on puisse avoir à en dire. La fin n'a pas à justifier les moyens, lorsque la justice est au-dessus des moyens com­me elle consiste, non par ac­tes justes mais par intentions justes ; non par notre justice hic et nunc mais par des len­demains justes pour tous selon nos principes de justice pour tous. Quiproquo de la droite et de la gauche, les : opposer à. l'instar des deux mains, com­me deux politiques contraires ; il devrait être assez clair à la moindre attention que la gau­che se définit par des princi­pes humanitaires d'égalité, de justice, etc. principes aux­quels une politique de droite n'a pas à opposer des princi­pes du même ordre, mais, bien différemment, l'existence so-ciale, hors de quoi la politi­que n'est qu'un mot, et les conditions de cette existence, générales ou particulières ; et c'est dire que la gauche, étant définie par sa morale, se mo­que en réalité de la politique, dont l'art définit une droite qui n'a certes pas, elle, mais au contraire, à se moquer de la morale en refusant de pren­dre celle de la gauche pour une politique. Au demeurant, la meilleure gauche du monde n'est pas du tout incapable d'aucun art politique, pour son existence partisane, pour celle du régime des partis attelé république au mépris de l'éty­mologie ; revenons à ce qu'il en est de la tolérance d'une opposition violente selon qu'el­le est dite ou non fasciste, et c'est-à-dire contre la démocra­tie, peu importe dès lors qu'el­le se veuille ou nom nationa­liste. « On n'est pas à gauche parce qu'on le dit. » (Un socialiste à *France-Inter,* 13 h. 23 septembre 1974.) 98:200 Vous êtes à gauche par ce que vous di­tes, du moment que vous dites certaines choses qui vous si­tuent à gauche, -- peu impor­te ce que vous avez fait, ce que vous faites ou ne faites pas, ferez ou ne ferez pas, aux pires dépens du pays, c'est de bonne guerre de la gauche, aux pires dépens de l'huma­nité présente, c'est son champ de bataille. A l'envi du chré­tien qui perd sa vie en ce monde pour la sauver éter­nellement, l'homme de gauche sacrifie le présent au juste avenir où il voit, des yeux de sa foi antireligieuse, le dieu terrestre de chacun, -- à cela près que la vie à perdre pour la sauver n'est pas, ici, pour chacun, sa propre vie, mais la vie sociale de tous ; qui­proquo du renoncement évan­gélique pour le Royaume de Dieyl en immolation révolu­tionnaire de la société au Mo­loch de la justice idéale du barbier, qui sera réelle de­main. \*\*\* Les chrétiens sont en guer­re pour Dieu, contre les en­nemis de Dieu, le premier de ces ennemis étant pour cha­cun en lui-même, sinon lui-même ; les communistes sont en guerre, eux, contre leurs ennemis de classe, constitués leurs ennemis par l'idéologie marxiste ; il faut donc ajouter la superstition à leur supersti­tion, pour donner en exemple aux chrétiens le sacrifice de soi des militants communis­tes à des lendemains plus jus­tes : quel sacrifice, à se battre contre ses ennemis ? Quels ob­jectifs le Parti propose-t-il au combat des masses, jour après jour, sinon des revendications d'avantages immédiats, et non pas la seule justice pour tous, demain ? Le paradis sur la terre et non plus au-delà de la mort, certes, mais encore, et bien plus, avec les arrhes de toute sorte que veulent sai­sir les réels militants commu­nistes. \*\*\* « Être en recherche », vieil­le histoire : celle du jeune homme riche de l'Évangile (Matthieu, 19 ; Marc, 10 ; Luc, 18) ; or, qu'y voyons-nous évangéliser ? Premièrement, pas d'illusion, pas de confu­sion de Celui que l'on cherche avec les voies et moyens de la recherche, même s'il s'agit de personnes : « Dieu seul est bon. » Deuxièmement, recher­cher ne dispense pas des obli­gations communes déjà con­nues : « Si tu veux obtenir la vie, observe les commande­ments. » Digne d'amour par là, es-tu en recherche d'être parfait, alors, troisièmement et quatrièmement, dépouille-toi de toutes les richesses du monde, et, riche des seuls biens de la grâce divine, mar­che à la suite du Sauveur. Notez bien que ces deux gestes sont un seul geste concret ; de là s'explique la tristesse du jeu­ne homme, s'éloignant de Jésus en gardant ses richesses. Enfin, cinquième point qui nous ramène au premier, Dieu seul, qui est le seul bon, peut rendre notre recherche possi­ble en vérité. \*\*\* 99:200 Le Verbe Incarné, Notre-Seigneur Jésus-Christ, est un homme parmi les hommes de même que tout autre homme, il est donc tel homme, de tel pays, de tel peuple, de telle langue, etc. ; passe peut-être d'appeler cela « l'indigénisa­tion », mais en conclure que « le message de l'Évangile doit s'incarner dans chaque culture locale » (*Figaro,* 3 octobre 1974), quel est ce tour de passe-passe ubuesque, ou ce quiproquo d'incarnations ? An­noncer l'Évangile à chacun dans la langue qu'il comprend est de bon sens ; et caque langue est sans aucun doute une incarnation du langage ; mais incarner le langage pour­rait-il faire de chaque langue un individu langagier irréduc­tible à tout autre sans en faire un zéro de langage ? N'y a-t-il pas une ouverture mutuelle de toute langue à toute langue, pour être une langue, -- et, à mesure, un colossal quipro­quo, à vouloir parler de l'in­carnation pastorale de la pa­role de Dieu qui est l'Évan­gile, à l'instar de l'Incarnation du Verbe de Dieu qui est la Seconde Personne de la Sain­te Trinité ? Si Pascal a bien raison de ne pas vouloir être pris pour une proposition, l'infinité propositionnelle du langage doit-elle être prise pour l'un de nous comme il est lui-même et non aucun au­tre, et, bien pis, quand elle doit porter à tous la Bonne Nouvelle du salut ? Mais si, au contraire sans contradiction de ce droit du langage, telle langue ne se trouve pas à hauteur d'expression théologi­que du Mystère de Jésus, ne faudra-t-il pas, en fait, adapter cette langue au message évan­gélique pour une véritable in­carnation en elle d'icelui ? Mais, bien plus, comment l'Apôtre peut-il se faire juif avec les Juifs et grec avec les Grecs pour les gagner à l'Evan­gile (I Corinthiens, 9), si ce n'est précisément par l'adap­tation possible du langage, et de tout l'humain, à l'Évangile de Jésus-Christ ? Paul Bouscaren. 100:200 ### Downham Market *Conclusions* par Jean-Bertrand Barrére MA CHRONIQUE à ce sujet laissait, à la Toussaint, un assez mince espoir. Quand on avait cru tout perdu, on apprit, ou l'on crut comprendre, que les choses restaient en l'état. L'évêque de Northampton se montrait vrai­ment généreux : il laissait Fr Baker au presbytère, la Messe Tridentine continuerait donc à la chapelle de St-Dominique. Pourtant, Mgr Grant avait promis que la chose serait réglée pour Noël. Allait-elle être réglée par le maintien du statu quo, ou bien nous réservait-on, à Fr Baker et à ses paroissiens, une dernière surprise ? On se le demandait. C'était trop beau. Mgr Grant a tenu sa promesse. Il l'a seulement articulée en deux temps. Premier temps. Peu après la Toussaint, l'évêque, dans son prudent souci d'assurer la messe du Nouvel Ordo aux parois­siens de cette bourgade -- 2 % de la population, me dit-on -- a envoyé le prêtre promis de la paroisse voisine dire celle-ci au Town Hall, la salle municipale. Cependant, dans son ex­trême bonté, sans déranger Fr Baker dans ses habitudes, il le laissait habiter le presbytère et célébrer la Messe dans la chapelle, fraîchement repeinte par ses paroissiens. Du moins, il n'en soufflait mot. Fr Baker, dans ses sermons dominicaux, ne faisait aucune allusion à ce qui se passait, annonçant, com­me si de rien n'était les messes de la semaine et commentant un détail de la vie des saints ou un sujet tiré des textes sacrés. 101:200 Cependant, la première messe vernaculaire eut lieu, une quinzaine après. L'évêque annonça, en bulletin de victoire, l'assistance d'environ soixante-dix fidèles ; mais on n'en vit sortir que vingt. La chapelle traditionnelle gardait sa centaine de fidèles. Cela prenait l'allure d'un match. Je n'aime guère cela, quand l'enjeu en est la foi, mais c'est ce qui dut se passer, me dis-je, à la Réforme. Quoi qu'il en soit, la Messe de Minuit fut célébrée par Fr Baker à St-Dominique, comme l'an dernier, mais pour la dernière fois, et les fidèles venus en grand nom­bre, comme toujours, étaient d'autant plus fervents. On chanta pour finir Adeste fideles et l'on se sépara. Deuxième temps. La rumeur courait que c'était la fin. La dernière Messe Tridentine à St-Dominique fut célébrée le 28 décembre, jour des Saints-Innocents. Fr Baker se rendait. Il annonça qu'un petit oratoire serait installé dans une chambre du presbytère pouvant contenir une douzaine de fidèles et qu'il continuerait d'y célébrer la Messe Tridentine en semaine, mais que le premier dimanche de janvier il la dirait au Town Hall. Rôles et lieux sont échangés. Sans doute, l'autel de bois fera place à une table à St-Dominique et la Messe de saint Pie V aura droit au campement provisoire. Jusqu'à nouvel ordre, au moins, a dit Fr Baker. Il n'y a rien à dire de la tristesse et de la combativité, non abattue, des paroissiens de Downham Market. Il y aurait à dire sur le timing de cette exécution, hâtée brusquement pour coïncider avec la fin de l'année. Pourquoi l'évêque de Northampton, qui depuis 1969 avait laissé Fr Baker continuer en paix son activité paroissiale, messe comprise, a-t-il soudain été persuadé de sévir au dernier trimestre de 1975 ? Ce n'est pas le Cardi­nal Heenan, archevêque de Westminster décédé, qui a pu faire pression sur lui, et son successeur n'a pas été encore choisi, ou le choix annoncé. Est-ce de Rome ? On le croirait. L'année finie, Paul VI peut aller se reposer comme on nous l'annonce. Il peut être satisfait : il a bien travaillé à la paix et à la réconciliation de son peuple divisé. Mais qu'im­porte à son esprit encombré de plus hauts soucis, politiques et autres, la survivance de la tradition, abandonnée de lui, dans un obscur coin de Norfolk, Angleterre, ou dans un séminaire perdu au Valais, Suisse ? Et, pour m'acquitter d'un soin à la demande d'un fidèle lecteur irlandais d'ITINËRAIRES, je dois rectifier le parallèle introduit à la fin de ma chronique sur Mgr Lefebvre, l'été dernier, parue en novembre. J'avais rai­son pour Mgr Bugnini, m'écrit-il, mais tort pour Signor Sin­done, le financier malheureux, victime des seigneurs habituels de la haute finance, il a été blanchi aux États-Unis, depuis, et s'emploie à l'être en Italie, où ce serait plus difficile, et l'en­quête du Sunday Times, sur laquelle je me fondais, était in­correcte. 102:200 S'il est vrai, je m'en réjouis pour lui, et pour le ca­pital romain, moins ébréché dans l'affaire qu'on n'a dit, et pour la justice, d'une administration délicate en ce monde. Au seuil d'une nouvelle année, je la souhaiterais pour ces valeureux prêtres, victimes de la persécution romaine par évêques inter­posés. Épiscopoi, les surveillants. Le surveillant général n'avait pas bonne presse chez nous autres, écoliers. Je lui souhaite la paix de l'âme et quelque repos. Pourquoi pas une retraite dans la vallée du Rhône, à l'ombre de montagnes séculaires et d'une tradition également séculaire ? Jean-Bertrand Barrère. 103:200 ### Le saint sacrifice de la messe par Dom Gaspar Lefebvre Chez Dominique Martin Morin paraît ces jours-ci une nouvelle édition de « L'Oblation » de Mgr Ducaud-Bourget, avec la préface que Dom Gaspar Lefebvre avait donnée en 1933 à ce recueil. Ce sont les principaux passages de cette préface que nous reproduisons ci-dessous avec l'aimable autorisation de l'éditeur. Ce texte de Dom Gaspar Lefebvre rappelle avec force et clarté la doctrine commune de l'Église, aujourd'hui bafouée. Le Sacrifice sanglant que Jésus consomma sur la croix synthétise tout le christianisme. Toutes les œuvres de notre Chef et toutes celles de son Cors mys­tique ne sont agréées par Dieu que conjointement avec ce sacrifice, parce que sans l'effusion du sang de l'Hom­me-Dieu il n'y a pas de salut. D'autre part, nous savons que le Sacrifice de la Cène, toujours renouvelé sur nos autels, est numériquement le même que celui de la Croix, *unus et idem* dit le Concile de Trente, parce qu'au Cénacle, au Golgotha et dans nos sanctuaires, c'est toujours le même Christ qui s'offre en Victime à son Père. C'est donc, sous des modes différents, toujours essentiellement la même oblation qui se conti­nue ; en sorte que le Sacrifice offert par Jésus à la der­nière Cène et au Calvaire et qu'il ne cesse d'offrir, par le ministère de l'Église à l'autel, est le pivot de toute vie chrétienne. Aussi l'indice le plus remarquable du renouveau catho­lique à notre époque est la connaissance et, l'amour que les âmes d'élite ont pour le Saint-Sacrifice de l'autel. 104:200 Nous sommes donc heureux de présenter à cette élite le livre que M. l'abbé Ducaud-Bourget vient d'écrire sur « l'Oblation » et où il développe, avec le lyrisme d'une âme jeune et ardente, les arcanes de ces textes et de ces rites mystérieux. Les idées maîtresses de ce livre, je les condense sous une autre forme dans les considérations suivantes qui en sont la confirmation. \*\*\* Nous devons à Dieu un culte tout spécial, qu'on appelle le culte de latrie. Ce culte a pour acte principal le *Sacrifice* qui est l'oblation d'une victime que l'on immole pour *reconnaître le souverain domaine* de Celui qui est l'Auteur de toutes choses. « L'homme, dit saint Thomas, proteste l'excellence divine et sa propre sujétion envers Dieu en lui offrant quelque chose ([^2]). » Si tout vient de Dieu, c'est à Lui qu'il faut toujours s'adresser pour *obtenir* les faveurs d'ordre matériel ou spirituel qui nous sont nécessaires et c'est vers Lui qu'il faut toujours faire monter notre *action de grâces* pour tous les bienfaits reçus. C'est le *Sacrifice* surtout qui joue ce double rôle de demande et de remerciement, parce que cet acte est particulièrement agréable à Dieu et le porte à nous accorder ce que nous implorons. Mais, depuis le péché, la justice oblige aussi l'homme à offrir à Dieu une juste *réparation* pour les offenses faites contre sa Majesté suprême, car c'est en vain qu'on affir­merait les droits transcendants de l'Être divin et qu'on recourrait à sa miséricorde si on ne cherchait pas d'abord à apaiser sa colère provoquée par nos fautes et à rentrer en grâce avec Lui. Et ici encore c'est le *Sacrifice* qui est l'œuvre *d'expiation* par excellence. Le *Sacrifice* a donc une quadruple fin : *d'adoration, d'impétration, d'action de grâces* et de *satisfaction,* qui en fait un acte réservé à Dieu et par lequel son excellence et ses droits supérieurs sont reconnus par les hommes. \*\*\* Parmi tous les sacrifices qui ont été offerts à Dieu, un seul a pu réaliser *en plénitude,* ainsi que l'exigeait la jus­tice divine ; cette quadruple fin et c'est le Sacrifice du Calvaire, dont Jésus fut tout à la fois le prêtre et la victime. 105:200 Tous les actes posés par le Christ furent des actes in­finis parce que c'est le Verbe de Dieu lui-même, c'est-à-dire la seconde personne de la Sainte Trinité, qui agissait par l'humanité de Jésus. Cette humanité, ointe du chrême de la divinité, rendit dès lors au Très-Haut, en s'immolant sur la Croix, le culte sacerdotal d'adoration, d'impétration, d'actions de grâces et d'expiation le plus parfait qui ait jamais existé. C'est à ce Sacrifice de l'Homme-Dieu que nous devons nous unir si nous voulons offrir au Père des hommages qui le satisfont pleinement. C'est en notre nom que Jésus est mort, car il agissait sur la croix comme notre Chef. Il faut donc que nous, qui sommes ses membres, nous nous associions au sacerdoce de notre Tête en nous offrant par Elle et en Elle à Dieu. Dans ce but le Christ institua le Saint Sacrifice de la messe, la veille de sa mort, et il ordonna aux chefs de son Église de la célébrer en mémoire de Lui. Prenant du pain il le bénit, le rompit et le distribua à ses apôtres en leur disant : *Mangez-en tous, car ceci est mon Corps.* Il bénit de même une coupe de vin et la leur donna en disant *Buvez-en tous, car ceci est le calice de mon Sang.* Ces paroles de Jésus, opérant ce qu'elles désignaient, changèrent le pain en son *Corps* et le vin en son *Sang.* En sorte que par cet acte sacrificiel non sanglant le Christ annonça le sacrifice sanglant qu'il allait opérer sur la croix le lendemain. Sur le Calvaire, en effet, le Sang de Jésus fut séparé d'avec son Corps, ce qui provoqua sa mort. Et au Cénacle le Sauveur représenta *sacramentelle­ment* cette séparation en se rendant substantiellement pré­sent sous les deux espèces eucharistiques par la double consécration. En parlant de la sainte messe, saint Thomas écrit : « La consécration des deux espèces représente la Passion du Christ dans laquelle le *Sang fut séparé du Corps ;* aussi dans la forme de la consécration il est fait mention de son effusion ([^3]). » « Il était de toute convenance, remarque à ce sujet le *Catéchisme romain,* de rappeler dans la consé­cration du vin, plutôt que dans la consécration du pain, la Passion du Sauveur par ces paroles : « qui sera répandu pour la rémission des péchés ». *Le Sang consacré séparé­ment* possède beaucoup plus de force et plus d'efficacité *pour* mettre sous les yeux de tous la Passion de *Notre-*Seigneur, sa mort et la nature de ses souffrances ([^4]). » 106:200 Grâce à la double consécration l'Église rend présente sur tous les autels la Victime du Calvaire sous des apparences victimales. Consacrer le pain et le vin ou offrir le Sacrifice eucha­ristique, c'est donc reproduire d'une façon non sanglante le Sacrifice du Golgotha. \*\*\* Comment mieux reconnaître l'*excellence* de Dieu comme Créateur et comme Père et affirmer plus pleine, notre *dépendance* à son égard comme créatures et comme en­fants, que de lui présenter ainsi à nouveau Jésus dans son acte d'obéissance la plus héroïque qui ait jamais existé ? En se faisant obéissant jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de la croix, le Christ n'a-t-il pas reconnu d'une façon éminente et au nom de l'humanité que Dieu seul était le Principe et la Fin de toutes choses ? Et ce culte d'adoration infinie ne le continue-t-il pas en se réduisant à l'état de victime eucharistique à chacune de nos messes ? Nous associer à cet état de Jésus en nous abandonnant avec Lui au bon vouloir de Celui qui est le Maître de notre vie, tant naturelle que surnaturelle, n'est-ce pas la meil­leure manière de pratiquer ce même devoir d'*adoration* qui est, au dire de Bossuet, « la reconnaissance en Dieu de la plus haute souveraineté et en nous de la plus profonde reconnaissance » ([^5]). « Le culte de latrie, écrit saint Bonaventure, c'est l'honneur souverain qui appartient à Dieu, comme Maître souverain, en attestation de notre entière dépendance, dépendance qui nous oblige non seu­lement à sacrifier tout ce que nous avons, mais nos per­sonnes mêmes pour sa gloire, et à mourir pour Lui, s'il le faut, en reconnaissance de ses bienfaits et de l'immense bonté dont il nous a donné tant de preuves ([^6]). » Et c'est précisément le but pour lequel l'Eucharistie a été instituée. Le Christ s'offre mystiquement sur l'autel à son Père et se donne à nous sous les espèces du pain et du vin comme nourriture et comme breuvage pour nous faire communier à son immolation en nous incorporant toujours davantage à Lui dans sa Passion. 107:200 « Le Sacrifice, affirme saint Augustin, est un sacre­ment, c'est-à-dire un signe sacré et visible de *l'invisible Sacrifice.* C'est pour cela que l'âme pénitente dans le Pro­phète ou le Prophète lui-même, cherchant à fléchir Dieu pour ses péchés, dit : *Le vrai sacrifice est une âme brisée* de *tristesse* ([^7])*. *» « Le sacrifice que l'on offre extérieure­ment, ajoute saint Thomas, signifie le *sacrifice intérieur spirituel par lequel l'âme s'offre elle-même à Dieu. *» « L'adoration, explique à son tour Sauvé, doit être aussi complète que profonde : elle doit répandre tout notre être devant Dieu. L'adoration, c'est une libation de tout ce que nous sommes en l'honneur de notre Créateur. Com­me on répandait le vin dans les sacrifices, ainsi tout notre être doit être répandu devant Dieu. Je vois un Dieu s'anéan­tissant dans l'Incarnation, souffrant et mourant sur la croix, s'abaissant, pour ainsi dire, jusqu'au néant dans son tombeau et dans l'Eucharistie. Et « est ce sentiment d'adoration que l'Église veut nous enseigner dans la litur­gie (dont la messe est le centre). Il s'agit de reconnaître avec elle que Dieu est grand, que nous ne sommes rien, que nos qualités procèdent de Lui, et que tout se fait pour sa gloire. » Aussi le saint Sacrifice, qui nous unit de la manière la plus intime à la Victime de la croix, dans l'acte d'obéis­sance la plus complète qu'un homme ait jamais posé, est pour tous les membres du Corps mystique du Christ la preuve la plus irréfragable de leur entière soumission à Dieu. « Tel est, explique saint Augustin, le sacrifice des chrétiens : être tous un seul corps en Jésus-Christ ; et c'est ce mystère que l'Église célèbre dans ce sacrement de l'autel, où elle apprend à *s'offrir elle-même dans l'oblation qu'elle fait à Dieu. *» C'est ce que le Catéchisme du Concile de Trente appelle le sacerdoce intérieur des fidèles qu'il distingue du sacer­doce *extérieur* dont sont revêtus les membres de la hié­rarchie sacrée. Ce dernier donne aux prêtres le pouvoir de célébrer le Saint Sacrifice, le premier donne aux chré­tiens le droit d'y prendre une part active. « Sont consi­dérés comme prêtres du sacerdoce *intérieur* tous les fidèles qui sont devenus par un bienfait de la grâce divine les membres vivants de Jésus-Christ, le Souverain Prêtre. Ces derniers, en effet, sous l'empire d'une foi que la charité enflamme, immolent à Dieu sur l'autel de leur cœur des hosties spirituelles au nombre desquelles il faut compter toutes les bonnes actions qu'ils rapportent à Dieu. C'est pour cela que nous lisons dans l'Apocalypse : 108:200 *Jésus-Christ nous a lavés de nos péchés dans son sang et a fait de nous un royaume et des prêtres pour Dieu son Père ;* et c'est pour cela que le Prince des Apôtres a dit dans le même sens : *Vous-mêmes, comme des pierres vivantes, soyez posés sur lui comme un édifice spirituel et un sacerdoce saint afin d'offrir à Dieu des sacrifices spirituels qui lui soient agréables par Jésus-Christ ; pour cela encore que l'Apôtre nous exhorte à offrir à Dieu nos corps comme une hostie vivante, sainte, agréable à ses yeux, et à lui rendre un culte spirituel.* Longtemps auparavant, d'ailleurs, David avait dit : « Le sacrifice que Dieu demande est une âme brisée de douleur ; vous ne dédaignerez pas, ô mon Dieu, un cœur contrit et humilié. » Toutes choses qui se rapportent au sacerdoce *intérieur* comme il est facile de le voir ([^8]). » Sa Sainteté Pie XI a insisté, dans son Encyclique sur le Sacré-Cœur, sur cette même pensée : « Certes, déclare-t-il, l'opulente rédemption du Christ nous a abondamment « pardonné tous nos péchés » (Col. II, 15) ; toutefois, l'or­dre merveilleux de la Sagesse divine a voulu que nous accomplissions dans notre chair « *ce qui manque aux souf­frances du Christ pour son corps qui est l'Église *» (Col. 1, 24) ; *aussi, au tribut de louanges et d'expiations* « *que le Christ a versées à Dieu au nom des pécheurs *» *pouvons-nous et même devons-nous joindre nos louanges et nos expiations.* Mais il faut nous souvenir toujours que toute la vertu d'expiation découle de l'unique Sacrifice sanglant du Christ qui se renouvelle sans arrêt d'une manière non sanglante sur nos autels, car « c'est une seule et même victime, c'est le même qui s'offre maintenant par le minis­tère des prêtres et qui s'offrit alors sur la croix, seul le mode de l'offrande diffère » (Concile de Trente, sess. 22, c. 2) ; c'est pourquoi il *faut unir à l'auguste sacrifice eu­charistique l'immolation des ministres et des autres fidèles de sorte qu'ils s'offrent, eux aussi, comme* « *ces hosties vivantes, saintes, agréables à Dieu *» (Rom. XII, 1). Bien plus, saint Cyprien ne craint pas d'affirmer « que le sacri­fice du Seigneur n'est pas célébré avec la sainteté requise si notre oblation et notre sacrifice ne répondent pas sa Passion » (Ép. 63, n° 381). Plus notre oblation et notre sacrifice répondront parfaitement au sacrifice du Seigneur, c'est-à-dire glus nous immolerons notre amour-propre et nos convoitises pour crucifier notre chair de cette cruci­fixion mystique dont parle l'Apôtre, plus nous recevrons en abondance pour nous et pour les autres de fruits de propitiation et d'expiation ([^9]). » 109:200 Il y a donc à distinguer la vertu inhérente au Sacrifice du Calvaire continué par l'Église à l'autel, et l'action de l'homme qui coopère plus ou moins généreusement à cette action divine. Le sacrifice et les sacrements opèrent en effet dans les âmes d'après les dispositions qu'elles ap­portent à la réception de la grâce. Le Concile de Trente affirme cette double influence lorsqu'il dit : « Le Sacrifice est vraiment propitiatoire et il a pour effet, si nous nous approchons de Dieu avec un cœur sincère et une foi droite, avec crainte et respect, si nous sommes contrits et pénitents, de nous obtenir mi­séricorde et de nous faire trouver la grâce dans un secours opportun. Car Dieu, apaisé par cette offrande, nous accorde sa grâce et le don de pénitence, et nous remet (par là) les péchés et même les crimes les plus grands ([^10]) ». Sans ces secours divins, qui sont le fruit direct de la messe, les hommes prévaricateurs sevrés, à cause de leur malice et de leur ingratitude, des grâces indispensables à leur conversion, seraient infailliblement perdus. Aussi est-ce surtout au Saint Sacrifice, où l'Église s'adresse à la miséricorde de Dieu en lui offrant la rançon réclamée par sa justice, que les hommes sont redevables de leur salut. La messe est le paratonnerre qui écarte de notre terre coupable les foudres de la justice céleste. Elle est le véri­table contrepoids à tous les scandales et à tous les crimes qui inondent la terre. Sans elle, le monde ne subsisterait plus. Qu'est-ce qui retient le bras de la colère divine ? C'est le Saint Sacrifice. La Majesté divine est continuelle­ment et gravement offensée infiniment les impies ; mais elle est aussi incessamment et infiniment honorée par la Victime sainte qui est immolée chaque jour sur toutes les parties du monde. L'hommage du Christ et de son Église l'emporte sur toutes les souillures du monde. « Nous sommes obligés de reconnaître, enseigne le Concile de Trente, que les chrétiens ne peuvent rien accom­plir d'aussi saint et d'aussi divin que ces redoutables mys­tères dans lesquels la Victime vivifiante, qui nous réconcilie avec Dieu le Père, est immolée par le prêtre sur l'au­tel ([^11]). » 110:200 On comprendra dès lors pourquoi l'Église attache tant d'importance à l'assistance au Saint Sacrifice qui doit oc­cuper dans notre vie la place centrale que le Calvaire avait dans la vie du Christ, car la messe contient toute la vertu de la Passion de Jésus et est le moyen par excellence pour le corps mystique du Christ de s'y associer à toutes les époques et dans tous les pays. \*\*\* Et comme les cérémonies qui accompagnent cet auguste sacrifice ont été instituées pour nous mettre dans les conditions voulues pour que les grâces qui émanent de l'Hostie sainte produisent en nous leurs effets salutaires, l'on peut affirmer que c'est le degré même de notre par­ticipation aux différents actes de la messe qui sera le degré de notre participation à ces grâces. La meilleure manière d'assister à la messe est donc de développer en nous notre foi et notre amour, notre esprit de prière et notre dévotion par la considération pieuse des paroles et des gestes que l'Église impose à ceux qui la célèbrent et à ceux qui y assistent. Dom Gaspar Lefebvre, o.s.b. © Copyright Dominique Martin Morin. 111:200 ## NOTES CRITIQUES #### Comtesse de Ségur Bible d'une grand mère Tome I : Ancien Testament. Tome II : Nouveau Testament (Dominique Martin Morin) *Je crois n'avoir jamais mieux mesuré les lacunes, les illu­sions et les contresens d'une certaine pédagogie actuelle qu'en lisant la* « *Bible d'une Grand-Mère *»*. Une conception* « *pri­mitiviste *»*, matérialiste et abstraite de l'âme enfantine ne se soucie plus aujourd'hui de prévoir chez les jeunes auditeurs des interventions et des réactions inspirées par une certaine délicatesse. Cette délicatesse, la théorie moderne tient à l'igno­rer ; elle vise à émanciper l'enfance sans jamais penser que cette émancipation puisse être mal reçue d'elle, qu'elle puisse heurter cette valeur méconnue qui s'appelle la dignité et qui apparaît très tôt chez l'être humain. On peut pourtant être sûr que Mme de Ségur n'a jamais nourri d'excessives illusions sur la bonté de la nature humaine ; n'est-ce pas au fond ce que lui reprochent secrètement les héritiers spirituels de Rousseau, qui pour donner le change, la dénoncent comme une créatrice d'idylles lénifiantes ? Celle qui mit en scène la fameuse négociation entre Mme Papofski et le Capitaine-Ispravnik inspirait à un de mes amis la remarque suivante :* « *Pour comprendre Lénine et toute la suite, lisez la Comtesse de Ségur ! *» *Et la sympathie profonde qu'elle nourrit envers les paysans français n'empêche pas l'Ane Cadichon d'observer la société qui l'en­toure avec une rigueur digne de Maupassant. Mais son réalisme chrétien amène Mme de Ségur à considérer l'enfance sous son vrai jour, et non sous le seul aspect d'un adulte à l'état sau­vage. L'enfance a ses vertus et ses tentations ; Mme de Ségur se fût sans doute déclarée d'accord avec Joubert qui disait :* « *L'éducation se compose de ce qu'il faut dire et de ce qu'il faut taire. *» *On en voit constamment l'application dans ces deux tomes de la* « *Bible d'une Grand-Mère *»*. Les précautions* dont *elle entoure certains sujets scabreux servent à protéger l'esprit particulier et irremplaçable de l'enfance et de l'ado­lescence*. 112:200 *Au contraire, de nos jours, tel s'extasiera sur le* « *Grand Meaulnes *» *et sera cependant partisan fanatique d'une éducation sexuelle aussi brutale qu'accélérée. La leçon péda­gogique de Mme de Ségur ne s'arrête pas là : on apprécie cer­tains dialogues pris sur le vif :* « *Notre-Seigneur parle au figuré. --* MARIE-THÉRÈSE : *Qu'est-ce que c'est, au figuré ? *» *Bien des manuels destinés aux premières études gagneraient à s'inspirer de ce réalisme linguistique ! On trouve aussi d'ex­cellentes suggestions relatives à la valeur instructive et ré­créative du bavardage : à propos du corroyeur Simon, la Com­tesse consent à une petite digression sur la fabrication du cuir de Russie... Et les* « *Actes des Apôtres *» *sont un excellent point de départ à une connaissance élémentaire de l'Antiquité, tant pour les institutions que pour les fables mythologiques. L'enseignement essentiel qui ressort de tout cela, c'est que l'instruction ne peut être valablement dispensée que si elle trouve dans l'âme enfantine un ensemble déjà harmonisé de délicatesse et de curiosité. La* « *Bible d'une Grand-Mère *»*, si utile pour les enfants, sera d'abord un excellent sujet de médi­tation pour les adultes qui se préparent à les instruire. A sup­poser que certains passages paraissent un peu désuets, il sera cependant infiniment plus facile d'apporter les correctifs à une telle base de travail que d'essayer de réformer des inventions pédagogiques frénétiques ou saugrenues, issues des cervelles anarchiques de Rousseau, de Ferrer ou de Célestin Freinet, ainsi que de quelques Américains. La pratique authentique de l'expérience, c'est chez Mme de Ségur que nous la trouvons. Nous pouvons même estimer que les précautions de la Grand-Mère présentant l'Ancien Testament restent valables quand il s'agit de faire connaître la Bible aux adultes, toujours grands enfants. On éprouve toujours un choc, à tout âge, à la lecture de l'Ancien Testament. Comme les petits-enfants de la Com­tesse, nous frémissons toujours de la rudesse des mœurs, de la cruauté de certains épisodes, nous souffrons de voir la bêtise humaine toujours trop longue, la bonne volonté toujours trop courte. Et pourtant chaque jour nous rencontrons les mêmes difficultés : nous sommes chrétiens dans un univers où le dernier mot semble appartenir au* « *tireur d'élite *»*. Il nous faudrait retrouver l'indignation et la surprise des auditeurs enfantins de la* « *Bible d'une Grand-Mère *»*, et non pas nous résigner honteusement à une perspective de l'humain digne d'Hemingway et de Malraux. Il est facile de railler Mme de Sé­gur ; il serait préférable de méditer une certaine phrase déso­bligeante de l'Évangile qui fait allusion à la meule de moulin.* Jean-Baptiste Morvan. 113:200 #### Philippe Ariès Essais sur l'histoire de la mort en Occident (Seuil) Tout change, même la mort, ou pour être précis, la manière dont elle est éprouvée et reçue. La précision n'est pas inutile. Il y a une histoire de la mort, et Philippe Ariès vient d'en traiter de façon excellente, comme il y a une histoire de la famille, et de l'enfant (c'est le sujet d'un de ses ouvrages les plus célèbres, irremplaçable). Mais la mort, la famille, l'en­fance, sont des faits, des situations qui demeurent fixes, à travers les différentes sociétés qui s'en tirent, avec eux, cha­cune à sa manière, et comme elles peuvent. Ce qui est rare, c'est que le changement soit aussi rapide, et c'est une des remarques importantes d'Ariès. Une transfor­mation immense s'est produite en moins d'un demi-siècle, et même dans les dix dernières années. L'auteur en rapporte un exemple personnel : « *En 1964, je perdais ma mère. Quand je revins l'été au petit village où nous étions connus depuis long­temps, je fus accueilli par les traditionnelles expressions de condoléances :* « *Ah ! la pauvre dame ! Comme vous devez avoir de la peine ! Est-ce qu'elle a souffert, etc. *» *En 1971, je perdais mon père. Les mêmes excellentes personnes, exacte­ment les mêmes qui sept ans auparavant s'apitoyaient sur le sort de la pauvre dame, -- ni des jeunes étourdis, ni des pro­gressistes avides de modernité, des septuagénaires plutôt nos­talgiques, -- ou me fuyaient, ou abrégeaient la conversation, afin d'éviter les condoléances où elles se complaisaient jadis. *» Compliquons un peu le tableau que présente Ariès (il le fait lui-même en d'autres endroits). Si l'attitude devant la mort a généralement changé, elle ne l'a pas fait de façon uni­forme, et selon les lieux et les classes, on peut se trouver devant des mœurs extrêmement différentes. Les milieux po­pulaires ou archaïques ont gardé l'ancienne attitude, la piété, le déploiement des funérailles, le culte de la tombe. Les milieux intellectuels ont donné le signal des nouvelles mœurs qui se résument en un mot : escamotage. Comme dit l'auteur : « La sensibilité à l'égard des cimetières et des morts s'est émoussée, principalement dans les milieux intellectuels, qui constituent aujourd'hui une sorte de classe puissante. » On comprend bien qu'ici « intellectuels » ne désigne pas nécessairement des têtes pensantes, mais ce qu'il m'est arrivé d'appeler « classe infor­mante » : tous les gens qui ont l'illusion de penser par eux-mêmes quand ils répètent ce qui se dit. 114:200 Résumons ces attitudes devant la mort. Depuis le fond des âges, et jusqu'à hier, la manière traditionnelle de recevoir la mort, c'est celle dont parle La Fontaine : « Un riche labou­reur, sentant sa mort prochaine... » Le mourant est averti. Il met ses affaires en ordre. Parents et amis se réunissent autour de lui (les enfants ne sont pas exclus). Jusqu'au début du siècle, on note que des étrangers à la famille se joignent au prêtre et assistent aux derniers instants, -- ou même : assistent les derniers instants. Renversement avec la mort moderne. D'abord on meurt de plus en plus à l'hôpital et non chez soi (de même pour la naissance, d'ailleurs). Le mourant ne doit pas s'apercevoir que sa fin est proche. On considère comme un fait heureux « qu'il ne se sente pas mourir », ce qui aurait paru scandaleux il y a peu de temps, et pas seulement pour des raisons religieuses ; on connaît en tous cas l'horreur chrétienne de la mort subite. mais on sait que cette horreur est devenue un sentiment indi­viduel, et l'Église esquive le plus possible de parler de cela. Les enfants sont écartés. Mieux, on les trompe. Ariès le note. Hier, on leur racontait qu'ils naissaient dans un chou, mais on trouvait tout naturel qu'ils assistent à l'agonie, puis aux funérailles de leurs grands-parents. « Aujourd'hui, les enfants sont initiés, dès le plus jeune âge, à la physiologie de l'amour et de la naissance, mais quand ils ne voient plus leur grand-père et demandent pourquoi, on leur répond, en France qu'il est parti en voyage très loin et, en Angleterre, qu'il se repose dans un beau jardin où pousse le chèvrefeuille. » De même, à l'agonie généralement rapide du mourant d'hier a. succédé l'interminable lutte de retardement dans les hôpi­taux, où le malade, banderillé de tubes, est « prolongé » bien au-delà du moment où il perd conscience. Un Jésuite, ainsi traité, a ce mot terrible que cite l'auteur : « On me frustre de ma mort. » Conséquence naturelle du fait que pour les médecins, la mort d'un patient est un échec, une défaite. Sentiment louable ? Si l'on veut, mais le sentiment a une faible part, en général, dans ces situations, le malade d'hôpital restant un anonyme pour qui le soigne. S'il y a échec et défaite, c'est que la mort paraît inadmissible à notre société « scientifique ». Il n'y aurait qu'une issue : la récupération industrielle des restes (c'est déjà une des plaisanteries d'Huxley, dans *Contrepoint*). Sans doute, nos médecins ne sont pas si déshumanisés, mais ils restent pris dans un courant qu'il leur est difficile de maî­triser, et que Jûnger exprime dans cette remarque : « La perfection de la technique est de nier la mort. » 115:200 (Je sais. Il y a aussi la pente qui pousse à l'euthanasie, et toujours par la même manière raisonnable et efficace de poser la question. Il reste ceci : notre société est aussi embarrassée devant la mort qu'un serpent devant une cuiller.) Le deuil, hier ostentatoire, est annulé. On abrège ou on évite les condoléances (l'exemple cité par Ariès est caractéris­tique). Il faut faire comme si rien ne s'était passé. Le trait est plus net encore en Angleterre ou en Hollande. Les incinérations s'y multiplient, pour éviter tout culte du tombeau, tout souve­nir. Il faut croire que la France est sur ce chemin : je lisais récemment que 45 % des jeunes gens voulaient choisir l'inci­nération. Cette suppression de l'appareil du deuil et de la mémoire a entraîné d'ailleurs de multiples névroses, des « dé­pressions nerveuses » chez les survivants à qui la société in­terdit tout exutoire. En même temps, on note un déclin du culte des tombeaux, qui connaissait un succès extraordinaire depuis deux siècles. Parce que la tombe, dans une société mobile, était « la vraie maison de famille ». Parce que, dans ce culte, les incroyants rejoignaient et même dépassaient les croyants : il était le signe d'un respect vague, mais solide, du mystère, le dernier lien religieux. La disparition de ce culte ne signifie pas grand chose, d'un point de vue chrétien : pendant des siècles, les ossements s'entassèrent dans des charniers, sans que les vi­vants crussent pour autant que les morts n'étaient plus rien. Mais pour ceux qui sont coupés d'une vie religieuse, ce reste de piété était le dernier signe d'une attention à la mort. Que l'on s'en détourne est une étape remarquable dans le chemin de la négation. Cette note prend des proportions gigantesques. Il faut s'ar­rêter. Le livre de Philippe Ariès est pourtant si riche et si important qu'on a l'impression de n'en avoir presque rien dit. Pour qui veut savoir dans quel monde nous vivons, il est nécessaire de le lire. Georges Laffly. #### Jacques Ellul Trahison de l'Occident (Calmann-Lévy) Pour ne pas faire d'erreur sur ce livre, il faut commencer par la note de la page 150 : 116:200 « Je dois encore répé­ter, pour que tout soit clair, que ce procès de la gauche n'a lieu que dans la mesure où elle a été pour moi le seul héritier légitime de l'Occident, où elle a porté l'avenir du monde... Le drame pour moi, c'est que la gauche ayant tra­hi, après elle il n'y a plus rien. L'histoire de l'Occident est finie. » Enregistrons la déclaration qui s'éclaire par une autre phrase : « tout le mouvement du monde occidental s'expli­que par la révolution » et par l'idée du progrès, au sens le plus haut d'ailleurs : il y a une révélation \[*sic*\] continue. Mais peut-on accepter que ce mou­vement contredise et renie les vérités temporelles déjà acqui­ses ? Pour Jacques Ellul, l'Occi­dent est chargé de péchés, et nous devons en porter le poids, mais il est faux que le reste du monde soit innocent, comme on veut nous le faire croire. Et il affirme que seul l'Occident pourrait trouver une issue hors de l'impasse où il a lui-même mené le mon­de. C'est l'Occident qui a conduit l'aventure de la li­berté et de l'individu, et c'est lui seul qui peut la mener à bien. Mais qu'est-ce que cet Occident ? Il se définit par la tension entre raison et liberté, et plus encore par la tension entre volonté de dominer et amour (au sens précis de la vertu de charité). Son histoi­re est celle de ces tensions. Ce christianisme qui aurait pu s'écouler si naturellement vers l'Asie, a choisi de gran­dir dans l'empire romain. Ce n'est nullement providentiel, au sens où le chante Péguy, mais, si l'on en croit J. Ellul, c'est choix de la contradic­tion : « ...Dieu n'est pas une providence. Et ses actes dans histoire sont rares et secrets. Le songe de Paul est typi­que : il est appelé par sa vision à une annonce de l'Évangile. Il est appelé au se­cours par un homme qui at­tend le Salut. Or, c'est cette décision se référant seulement à la prédication et à la pro­clamation du Salut qui va faire l'histoire... » Dieu inter­vient en posant à l'homme des questions, dont les réponses font les progrès de l'histoire (de l'histoire du salut). Bon. Mais nous voilà en pan­ne, parce que l'homme ne sait plus que bégayer des réponses apprises par cœur. La gauche, et c'est ce qui soulève l'indi­gnation de l'auteur, est deve­nue maîtresse en hypocrisie et en mensonge. Elle ne se soucie pas des pauvres, com­me elle veut le faire croire. Elle laisse même tomber sans hésitation ces vrais pauvres que sont les harkis en France, les Kurdes en. Asie. Elle ne s'attache qu'aux pauvres qui payent : Le Vietnam du Nord, les Palestiniens. Payants par­ce qu'ils sont soutenus, parce qu'ils sont le masque de cau­ses puissantes, respectables, (terrorisantes, aussi). J. Ellul est très conscient du rôle des moyens d'information dans cette mise en scène. Un petit nombre d'hommes tient dans ses mains ce qu'on ap­pelle l'opinion mondiale, et qui est un instrument de puis­sance pour des intellectuels malhonnêtes. On lui donnera raison aussi dans sa critique de l'utopie, de la société par­faite où tout est réglé, prévu, où les hommes sont unifor­mes, dociles et égaux comme les gouttes d'eau dans un tuyau. 117:200 Mais Thomas Molnar a déjà fait cette critique de l'u­topie. Serait-elle irrecevable parce que Molnar n'a pas cru à la gauche dans les années 30 ? Voilà une question qu'on pourrait poser à l'auteur de ce livre si intéressant. Et une autre : quand on déteste com­me lui la dérision, et le ressassement de la pensée, peut-on vraiment attendre quelque chose des gauchistes ? G. L. #### Émile Ailland Désordre apparent, ordre caché (Éd. Fayard) Les confessions d'un archi­tecte porté aux nues par cer­tains, moqué par d'autres. E. Ailland a raison quand il dit qu'une ville est un monde de pierre, un labyrinthe qui se replie sur lui-même, pas un jeu de cubes distribués sur le gazon. Il me semble qu'il a tort quand il se moque du be­soin de silence. Aujourd'hui, l'agression du bruit est une violation de la vie privée : on ne respecte plus le « territoi­re » personnel dont a besoin chaque famille. On voit très bien, à travers ce livre, que l'architecture ne peut être que l'expression d'une société, d'un accord social. « L'urbanisme ne peut être que régalien. » Il n'y en a pas aujourd'hui, et les mé­contentements les plus divers surgissent, parce qu'il y a anarchie, désaccord sur tout (alors, on nous impose l'uni­formité ; le désaccord subsiste et s'irrite, bien sûr). G. L. #### Pierre Darcourt Vietnam, qu'as-tu fait de tes fils (Éd. Albatros) Livre d'un journaliste qui a vécu cette guerre. Pierre Darcourt est né à Saigon. Il a combattu les Japonais, puis le Viet-Minh. Journaliste, il est retourné en Indochine, en re­venant la dernière fois le 29 avril 1975. Irremplaçables, abondants, on trouvera ici les petits faits vrais qui font comprendre. 118:200 Darcourt dit des vérités qu'on n'a pas l'habitude d'en­tendre. Elles sont cachées d'ordinaire par un rideau de mots et d'images bien plus ef­ficace que le rideau de fer. (La guerre mondiale de l'in­formation a ses techniques, et des frontières qui surpren­draient, si on les traçait : Paris y est un avant-poste de Moscou.) Notons ici : 1. Le courage, les sacrifices des Vietnamiens ont de quoi emporter l'esti­me, si une lutte de trente ans suffit à se faire respecter des Français. 2\. La lutte entre pays com­munistes et États-Unis était réelle. Elle se traduisait, officiellement, par une lutte en­tre le Viet-Nam du Nord, pe­tit État, contre l'empire amé­ricain : la sympathie pour David, contre Goliath, jouait à coup sûr. Une troisième guerre, tout aussi réelle, était celle du Tonkin contre le Sud : elle se renouvelle depuis des siècles. Dès le 1^er^ mai, on a su que le G.R.P. (les « résis­tants » du Sud) n'était rien. Mais plus personne ne parle de ce que tout le monde a pu voir. 3\. Les intérêts français, et, plus grave, la vie de nos com­patriotes, ne sont pas proté­gés. Pire : par notre ambas­sadeur, la France a joué, dans les derniers mois, le rôle d'al­lié, ou de complice, du Nord-Vietnam. Sans contrepartie, ni pour la France, ni pour Saïgon. P. Darcourt montre, dé­montre cela, de façon irréfu­table. Son livre explique cette guerre, il fait comprendre aussi la guerre mondiale que nous vivons. G. L. #### Gustave Thibon Entretien avec Christian Chabanis (Éd. Fayard) Une série d'émissions à la télévision, l'an dernier, a ré­vélé Gustave Thibon à tout un public. C'est l'étrange aven­ture de ces moyens de com­munication : ayant des effets massifs, ils cachent plus qu'ils ne montrent, en général, ils vont d'instinct au vacarme, à la mode. Mais il arrive qu'ils jouent contre ces puissances, et pour ainsi dire contre eux-mêmes. C'est ce qui est arri­vé pour les entretiens de Thi­bon avec Christian Chabanis. On en publie aujourd'hui le texte, et c'est très heureux. Ceux qui connaissent les li­vres qui vont de *l'Échelle de* Jacob à *l'Ignorance étoilée* re­trouveront ce ton uni, familier, cette netteté qui distinguent leur auteur. Il dit très simple­ment des choses complexes, dans un temps où c'est l'in­verse qui se voit, le plus sou­vent. Simplicité trompeuse. Cette route à pente modérée mène vers les sommets et cô­toie des gouffres, mais sans le signaler, le souligner, à chaque instant. 119:200 Gustave Thibon est un sage, et peut-être d'abord parce qu'il ne se prend pas pour un sage. Il parle d'expérience, et son expérience porte sur l'es­sentiel. Il sait que l'invisible est le cœur même de la réa­lité : « le monde visible dé­rive du monde invisible et... c'est dans la mesure où nous le sentons imprégné du monde invisible qu'il garde une va­leur, qu'il a de la stabilité, de la continuité ». Ainsi, l'ordre des choses est établi, et il n'est plus possible de diviniser ce qui est relatif et périssable. Les épreuves et les joies quotidiennes pren­nent leur sens, leur vraie pla­ce, dans cette perspective. D'où la possibilité d'un hu­mour (proche de celui de Chesterton) qui est une des formes de la vérité. J'en cite­rai un exemple qui me réjouit beaucoup : « J'ai connu, dit Thibon, un jeune homme qui, après s'être nourri du livre de Gertrud von Lefort sur la femme éternelle, s'était marié croyant trouver le paradis sur terre. Après quoi, un an plus tard, il m'a dit : « Je suis très déçu, ce n'était pas la femme éternelle ! » A quoi j'ai répondu : « Êtes-vous sûr d'être vous-même l'homme éternel ? » Pendant que j'y suis, je ne vois pas pourquoi je ne citerai pas un autre trait d'humour de ce livre, mais lui, involon­taire, je pense. Il figure dans le texte de la quatrième page de couverture (texte destiné, dans l'esprit des éditeurs, à appâter le chaland). On y lit « Les idées que Gustave Thi­bon a défendues toute sa vie passaient, il y a quelques an­nées, pour périmées. Elles sont maintenant d'avant-garde, d'où l'intérêt de relire ces entretiens... » C'est délicieux. On a tellement oublié que des idées n'ont qu'à être vraies, qu'on ne les propose pas com­me telles, mais selon leur po­sition sur un parcours ima­ginaire. Maintenant, pour com­prendre comment des idées périmées peuvent devenir d'a­vant-garde, il suffit de regar­der un circuit de chemin de fer pour enfants, avec les trains qui se dépassent. Mais revenons aux richesses diverses de ces entretiens. Sur la cérébralisation du sexe, sur la vitesse et l'agitation, qui suppriment la possibilité même de se promener et de contempler, on trouvera les re­marques les plus justes, les plus piquantes. C'est le ton des billets que les lecteurs d'ITINÉRAIRES connaissent. « Je critique le monde moderne non pas dans son amour du sensible et du naturel, mais dans la mesure où il dénature le sensible et le naturel. Et il le dénature parce que précisément, il projette sur lui cette soif d'infini, d'absolu... » Le diagnostic est toujours sûr. Interrogé sur le divorce, Thibon répond : « J'ai tou­jours eu une grande répugnan­ce pour toute rupture d'enga­gement. » Point capital. La société moderne (et je ne sais s'il y en eut une autre pour la précéder dans cette voie) a au contraire une répugnance naturelle pour l'engagement, pour tout ce qui lie, comme elle refuse de plus en plus clai­rement tout lien donné, tout ce qui n'est pas choisi. 120:200 Ne re­connaître que ce qui est choi­si, et avoir « le droit » de changer de choix aussi sou­vent que le caprice le voudra, tel est le mouvement. Ainsi le prêtre ne se sent plus engagé par le sacerdoce, ainsi l'ado­lescent ne se sent pas lié au pays qui l'a vu naître et qui l'a nourri. L'engagement, le serment, sont ressentis comme privation de liberté. La du­rée est ennemie. L'identité pa­raît une limitation abusive. Ce symptôme est peut-être lié à un autre, noté plus loin : « Je crois qu'aujourd'hui beaucoup d'adultes et même de vieillards restent dans un état d'infantilisme redoutable, et qu'une certaine mythologie de la jeunesse y contribue... Avez-vous remarqué que dans le langage courant le mot « vieux » se prononce de moins en moins ? On parle de « moins jeune », par exemple. Ou de « jeunes de tous les âges ». Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? » La même justesse, la même pénétration, la même liberté d'esprit (la véritable, celle d'un esprit qui n'est tenu ni par la crainte des puissances du jour, ni par la crainte d'être solitaire) se retrouvent dans les réflexions sur la po­litique, sur les mœurs et les lois, ou sur l'Église et son fâcheux penchant à révérer la puissance temporelle, quel­le qu'elle soit. Ces *Entretiens,* très riches, sont une excellente introduction à l'œuvre de Thibon, et d'un même mouve­ment, dévoilent des constella­tions de vérités qui ne sont pas trop regardées, en ce mo­ment. G. L. 121:200 ## DOCUMENTS ### La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre *suite* *La seconde phase* Dans la condamnation de Mgr Lefebvre, Paul VI est inter­venu personnellement à partir du 29 juin 1975. Avant cette date, on ne trouve aucun décret, aucune décision qui soit un acte pontifical : s'il en existe, ils demeurent cachés, absents du dossier. Ou bien ils sont *prétendus,* mais sans preuve. Le 29 juin 1975, on est entré dans une phase toute nouvelle de l'affaire, bien que rien n'en ait transpiré en public jusqu'à l'automne. C'est seulement au mois d'octobre 1975 que le car­dinal Villot envoie aux conférences épiscopales du monde entier le nouveau dossier, avec les deux lettres de Paul VI ; et c'est seulement le 11 décembre 1975 que la conférence épis­copale suisse publie ce nouveau dossier. \*\*\* Les deux lettres de Paul VI semblent vouloir procurer après coup à la condamnation de Mgr Lefebvre l'approbation *in forma specifica* qui lui manquait ([^12]). Elles le font d'une ma­nière tellement atypique, selon la mode actuelle, que leur portée véritable n'est pas évidente. 122:200 La lettre du 29 juin 1975 apporte un autre élément nouveau, aussi grave que le fut l'article 7 en 1969 : l'affirmation que le concile Vatican II a autant d'autorité et plus d'importance que le concile de Nicée. Quant à la lettre d'envoi du cardinal Villot en date du 27 octobre 1975, elle contient une contre-vérité décisive, qui sera indiquée à sa place. Tous ces documents, et aussi les lettres de Mgr Lefebvre à Paul VI, sont publiés ci-après dans leur version intégrale. \*\*\* Le plus tragique, dans la seconde phase de cette déplorable affaire, est d'avoir réussi à faire condamner par le pape le seul évêque qui soit un défenseur véritable de l'autorité ponti­ficale ; et à le faire condamner en tant que tel. La DÉCLARATION de Mgr Lefebvre de novembre 1974, qui est en tous points *catholique,* a été condamnée par le Saint-Siège « en tous points », y compris le premier : « *Nous adhérons de tout cœur, de toute notre âme à la Rome catholique, gardienne de la foi* *catholique et des tra­ditions nécessaires au maintien de cette foi, à la Rome éter­nelle, maîtresse de sagesse et de vérité. *» Réussir à faire condamner par le pape le seul évêque en Europe, à notre connaissance, qui tienne publiquement un tel langage, et le faire condamner pour cela même, c'est bien un chef-d'œuvre d'autodémolition de l'Église. Les prétendus -- et occasionnels -- partisans de « l'obéis­sance » ruinent au contraire l'autorité, quand ils enseignent et pratiquent une conception arbitraire, aveugle, servile de l'obéis­sance. Ceux qui « obéissent à l'Église » quand elle condamne Jeanne d'Arc, ceux qui « obéissent au pape » quand il signe et promulgue la première version, inacceptable, de l'article 7, détruisent ainsi, en la caricaturant de manière odieuse, l'auto­rité dont ils font mine de se réclamer. Seule la notion catho­lique de l'obéissance apporte un fondement légitime et sûr à l'autorité pontificale. Ils ne défendent pas l'autorité pontificale, ils la détruisent, ceux qui disent qu'il faut obéir à Paul VI parce qu'il est un homme de progrès, un pape vraiment moderne, un démocrate avancé, un esprit ouvert et collégial, et autres choses du même genre. car ce sont là des critères facultatifs, discutables, va­riables, livrés à l'appréciation subjective et aux mises en scène, ou en ondes, des manipulateurs de l'opinion publique. 123:200 Mgr Lefebvre est, aujourd'hui le seul évêque en Europe, et presque le seul dans le monde, qui professe à haute voix, qui enseigne ouvertement la véritable doctrine de l'autorité dans l'Église. Il est désavoué, il est frappé par les actuels déten­teurs de cette autorité. C'est l'équivalent d'une tentative de suicide. L'autorité pontificale n'a qu'un fondement : la tradition catholique, dont le premier monument est le Nouveau Testa­ment. Tous les motifs d'obéissance au pape qui sont extérieurs à la tradition catholique sont faux, et trompeurs, et fragiles. L'obéissance servile semble quelque temps assurer à ceux qui en bénéficient la jouissance d'un despotisme commode. Mais ce n'est qu'une fabrication artificielle, semant le désordre et promise à l'effondrement. D'ailleurs ça ne prend pas. La plupart de ceux qui exigent de nous une obéissance inconditionnelle à l'esprit conciliaire et au pape qui s'en réclame sont justement ceux qui, jusqu'au concile, ont fait la théorie et donné l'exemple de la non-obéis­sance systématique. Ces modernistes, ces progressistes, doctri­naires et praticiens chevronnés de la désobéissance à l'Église, quand ils se mettent à prôner l'obéissance, c'est déjà suspect, il est déjà probable que l'obéissance qu'ils prônent n'est pas la bonne. Et quand l'obéissance qu'ils prônent est une obéissance à la fois inconditionnelle et fondée sur des motifs mondains (« Paul VI est un pape moderne, un vrai démocrate, qui com­prend son époque et s'ouvre à l'évolution »), manifestement, cela n'est pas catholique. DÉCLARATION de Mgr Lefebvre : « *Si une certaine contra­diction se manifestait dans ses paroles et dans ses actes* (*du pape*) *ainsi que dans les actes des dicastères, alors nous choi­sissons ce qui a toujours été enseigné et nous faisons la sourde oreille aux nouveautés destructrices de l'Église. *» Telle est la vérité catholique, instantanément reconnue pour telle, sans hésitation ni incertitude, par tout cœur qu'habite la foi théologale. En outre, cette vérité, Mgr Lefebvre l'a énoncée avec beau­coup de modération, compte tenu des circonstances, et une très grande délicatesse à l'égard de la personne si contestée du pontife actuellement régnant. \*\*\* L'acte public de soumission inconditionnelle qui est exigé de Mgr Lefebvre lui impose donc, comme on va le voir, de pro­fesser que Vatican II est plus important que Nicée. -- Le con­cile de Nicée, tenu en l'an 325, fut un concile dogmatique, pro­mulguant le « Symbole de Nicée » qui est la première partie du Credo de la messe. 124:200 Au contraire le concile Vatican II n'a rien promulgué d'irréformable et d'infaillible ; de son propre aveu, selon son intention déclarée, il fut pastoral et nullement dogmatique. Mgr Lefebvre refuse la soumission qu'on lui de­mande à des « orientations conciliaires » qui, par un énorme abus de pouvoir, veulent décréter Vatican II plus important que Nicée. Nous nous trouvons en présence d'un phénomène analogue à celui de la première version de l'article 7 dans l'*Institutio generalis* du nouveau Missel. Cette première version, signée et promulguée par Paul VI, donnait de la messe une définition qui en faisait en quelque sorte un simple rassemblement de prière et de souvenir. Les réclamations et protestations furent très fermes. Elles étaient justifiées. Paul VI lui-même leur donna raison en signant et promulguant une nouvelle version de cet article 7. L'anomalie actuelle est du même genre. On a fait signer au pape un texte qui ne peut être accepté. Une fois de plus. Mais comme cette fois-ci n'est pas la première fois, et que l'on se souvient, entre autres, du précédent spectaculaire de l'article 7, il sera sans doute plus facile en 1976 qu'en 1969 de ne pas accepter l'inacceptable. J. M. *La numérotation des documents ci-après com­mence au n° 13, parce qu'ils prennent la suite des documents déjà numérotés et publiés dans notre brochure :* « *La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre *». ([^13]) 125:200 #### 13. -- Lettre de Mgr Lefebvre à Paul VI 31 mai 1975 Très Saint Père, Prosterné aux pieds de Votre Sainteté je L'assure de mon entière et filiale soumission aux décisions que m'a communiquées la Commission Cardinalice en ce qui con­cerne la Fraternité St Pie X et le Séminaire. Votre Sainteté pourra toutefois juger par la RELATION ci-jointe ([^14]) si dans la Procédure les droits naturels et cano­niques ont été observés ([^15]). Quand je songe à la tolérance dont Votre Sainteté use à l'égard des évêques hollandais et de théologiens comme Hans Küng et Cardonnel, je ne puis croire que les cruelles décisions prises à mon égard viennent du même cœur. S'il est vrai que le seul sujet d'accusation retenu est ma DÉCLARATION du 21 novembre 1974, je supplie Votre Sainteté de me déférer au Dicastère compétent : la Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Oh combien je souhaite que Votre Sainteté daigne un jour accueillir les membres de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X et ses Séminaristes, avec leur pauvre supé­rieur. Votre Sainteté constaterait sans hésitation leur profonde dévotion et vénération pour le Successeur de Pierre et leur unique désir de servir l'Église sous sa hou­lette pastorale. 126:200 Sans doute leur souci de garder une foi pure et intègre au milieu de la confusion des idées de ce monde rejoint celui de Votre Sainteté et si parfois ils l'expriment d'une manière quelque peu passionnée, que Votre Sainteté leur pardonne un zèle peut-être excessif pour la défense de la foi mais qui sort d'âmes généreuses et prêtes à donner jusqu'à leur sang pour la défense de l'Église et de son Chef, à l'instar des Macchabées et de tous les martyrs. Daigne Marie Reine que nous fêtons aujourd'hui ([^16]) apporter à Votre Sainteté l'assurance de notre affection filiale. Et que Dieu... Marcel Lefebvre. 127:200 #### 14. -- Lettre de Paul VI à Mgr Lefebvre 29 juin 1975 Cher Frère, c'est avec peine que Nous vous écrivons aujourd'hui. Avec peine, car Nous devinons le déchirement intérieur d'un homme qui voit l'anéantissement de ses espoirs, la ruine de l'œuvre qu'il croit avoir entreprise pour la bonne cause. Avec peine, car Nous pensons au désarroi des jeunes qui vous ont suivi, pleins d'ardeur, et qui découvrent maintenant l'impasse. Mais notre peine est plus vive de constater que la décision de l'autorité compé­tente ([^17]), -- pourtant formulée très clairement et tout à fait justifiée, il faut le dire, par votre refus de modifier votre opposition publique et persistante au Concile œcu­ménique Vatican II, aux réformes postconciliaires et aux orientations qui engagent le Pape lui-même, -- que cette décision prête encore à discussion jusqu'à vous conduire à rechercher une quelconque possibilité juridique de l'in­firmer ([^18]). 128:200 Bien qu'une mise au point ne soit, à strictement parler, pas nécessaire, Nous jugeons cependant opportun de vous confirmer que Nous avons tenu à être personnellement informé de tout le déroulement de l'enquête concernant la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, et cela depuis le commencement. La Commission Cardinalice que Nous avons instituée Nous a régulièrement et scrupuleusement rendu compte de son travail. Enfin, les conclusions qu'elle Nous a proposées, Nous les avons faites nôtres toutes et chacune, et Nous avons personnellement ordonné leur entrée en vigueur immédiate ([^19]). 129:200 Aussi, cher Frère, c'est au nom de la vénération pour le successeur de Pierre que vous professez dans votre lettre du 31 mai ([^20]), plus que cela, c'est au nom de l'obéissance au Vicaire du Christ, que Nous vous demandons un acte public de soumission, afin de réparer ce que vos écrits, vos propos, votre attitude ont d'offensant à l'égard de l'Église et de son Magistère. Un tel acte implique nécessai­rement, entre autres, l'acceptation des mesures prises à l'égard de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, avec toutes leurs conséquences pratiques. Nous supplions Dieu afin qu'il vous éclaire et vous conduise à agir ainsi, malgré vos réticences du moment. Et Nous faisons appel à votre sens des responsabilités épiscopales pour reconnaître le bien qui en résulterait pour l'Église. Certes, des problèmes d'un tout autre ordre Nous préoccupent également. La superficialité de certaines lec­tures des documents conciliaires, des initiatives indivi­duelles ou collectives relevant parfois davantage du libre arbitre que de l'adhésion confiante à l'enseignement de l'Écriture et de la Tradition, des démarches pour les­quelles la foi sert arbitrairement de caution, Nous les connaissons, Nous en souffrons et Nous nous efforçons d'y remédier pour notre part, à temps comme à contre­temps. Mais comment s'en prévaloir pour s'autoriser à des excès gravement préjudiciables ? 130:200 Telle n'est pas la bonne voie, puisqu'elle emprunte en définitive un itiné­raire comparable à celui qui est dénoncé ([^21]). Que signifie un membre qui veut agir seul, indépendamment du Corps auquel il appartient ? Vous laissez invoquer en votre faveur le cas de saint Athanase. Il est vrai que ce grand Évêque demeura pra­tiquement seul à défendre la vraie foi, dans les contra­dictions qui lui venaient de toute part. Mais, précisément, il s'agissait de la défense de la foi du récent Concile de Nicée. Le Concile fut la norme qui inspira sa fidélité, comme du reste chez saint Ambroise. Comment aujour­d'hui quelqu'un pourrait-il se comparer à saint Athanase, en osant combattre un Concile comme le deuxième Concile du Vatican, qui ne fait pas moins autorité, qui est même sous certains aspects plus important encore que celui de Nicée ? ([^22]) 131:200 Nous vous exhortons donc à méditer la monition que Nous vous faisons avec fermeté et en vertu de notre Auto­rité Apostolique. Votre aîné dans la foi, celui qui a reçu mission de confirmer ses frères, vous l'adresse le cœur empli d'espérance. Il voudrait déjà pouvoir se réjouir d'être compris, entendu et obéi. Il attend avec impatience le jour où il aura le bonheur de vous ouvrir ses bras, pour mani­fester une communion retrouvée ([^23]), lorsque vous aurez répondu aux exigences qu'il vient de formuler. Il confie à présent cette intention au Seigneur, qui ne rejette nulle prière. *In veritate et caritate* Paulus P P. VI. 132:200 #### 15. -- Vatican II plus important que Nicée ? Éditorial d' « Itinéraires » numéro 197 de novembre 1975 Nous y voici enfin : « *Le deuxième concile du Vatican ne fait pas moins autorité, il est même sous certains as­pects plus important encore que celui de Nicée. *» Ainsi parle la nouvelle religion. Il lui fallait bien, de nécessité logique, en venir un jour à un tel aveu de son ambition et de sa démesure. Cet aveu pèse lourd. \*\*\* Le concile de Nicée est le premier concile œcuménique (ou concile général). Tenu en mai-juin 325, il condamna l'hérésie d'Arius, c'est-à-dire affirma dogmatiquement la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; il promulgua le « Symbole de Nicée », qui est la première partie du Credo de la messe, où le Fils de Dieu est déclare consubstantiel au Père. Le deuxième concile du Vatican n'a rien décrété d'ir­réformable et d'infaillible ; il fut pastoral et nullement dogmatique. Mais nous avions bien discerné que la pra­tique constante était effectivement de donner aux nouveau­tés pastorales de Vatican II *autant d'autorité et plus d'importance* qu'aux définitions dogmatiques des conciles antérieurs. Ce tour de prestidigitation, le voici donc main­tenant énoncé en propres termes dans un texte catégori­quement affirmatif. 133:200 Si haute que soit la signature dont ce texte est revêtu, elle ne suffit pourtant pas à faire que le faux soit vrai. Mais elle authentifie, d'une manière in­discutable, cette idée comme étant bien la pensée du parti actuellement au pouvoir dans l'Église. \*\*\* Ce sont les promoteurs, auteurs et acteurs eux-mêmes du dernier concile qui caressent et énoncent cette idée effrontée. C'est leur œuvre propre qu'ils lacent plus haut que l'œuvre de Nicée. Ils s'imaginent avoir fait un concile PLUS IMPORTANT. Non seulement ils se complaisent dans cette imagination, mais ils la racontent avec une parfaite assurance. Nous connaissons au demeurant la continuité de leur dessein : avant le concile, ils confessaient leur modeste intention de faire le concile le plus important qu'on ait jamais vu. Bien sûr : s'il est plus important en­core que Nicée, oui en effet, ce doit bien être le concile le plus important de l'histoire. Concevoir le projet de faire soi-même un concile plus important que les conciles antérieurs, cela n'était possible que par une éclipse de toute piété filiale envers l'être his­torique de l'Église. Demeurer dans les mêmes sentiments après coup, croire l'avoir fait, et vouloir imposer cette croyance sous menace d'excommunication, c'est un abus de pouvoir, c'est une faute publique, c'est un scandale. \*\*\* Les nouveautés pastorales de Vatican II étant décrétées plus importantes que les définitions dogmatiques des conciles antérieurs, il s'ensuit qu'il est glus grave désormais de contester une réforme occasionnelle que de rejeter un dogme irréformable. Les réformes conciliaires issues de Vatican II sont tellement passagères qu'elles passent sans cesse, au fil de l'évolution, au fil de l'eau : mais Mgr Lefebvre est déclaré hors de la communion s'il les discute. Simultanément on conserve. bien installés dans la commu­nion ceux qui refusent la conception virginale de Notre-Seigneur Jésus-Christ et ceux qui enseignent qu'à la messe il s'agit simplement de faire mémoire. Une telle commu­nion est nouvelle ; ce n'est plus la communion catholique ; il est inévitable que tôt ou tard en soient exclus les catho­liques réellement catholiques. Vous pouvez « réinterpréter » tous les dogmes révélés. Mais vous devez vénérer comme intouchables les inventions humaines introduites par l'esprit conciliaire dans le gou­vernement de l'Église. Est-ce clair ? 134:200 Il est permis néanmoins de critiquer « le concile » et son esprit, mais à la condition que ce soit pour le déclarer insuffisamment révolutionnaire, trop timide dans ses innovations, trop conservateur, trop attaché à la tra­dition apostolique. De la même façon, aucune des nouvelles messes de music-hall, avec danses érotiques et chants mar­xistes, n'a été condamnée pour désobéissance à l'ORDO MISSÆ de Paul VI : il n'y a que la messe traditionnelle qui soit condamnée pour un tel motif. On peut célébrer la messe n'importe comment, pourvu que ce ne soit pas selon le Missel romain. On peut semblablement se moquer du concile, pourvu que ce soit dans un sens novateur et dans une intention progressiste. Car si le concile Vatican II est, *d'une part,* plus important que le concile de Nicée, il est, *d'autre part* moins important que l' « évolution conci­liaire » issue de lui-même. \*\*\* Il ne faut pas non plus être dupe de la concession ap­parente par laquelle Nicée semble garder encore, à défaut d'autant d'importance, du moins autant d' « autorité » que Vatican II. Déjà en lui-même, limité à lui-même et pris pour argent comptant, cet « AUTANT D'AUTORITÉ » est une promotion abusive. Un concile pastoral n'a pas autant d'autorité qu'un concile dogmatique : lui en reconnaître autant, c'est reconnaître arbitrairement autant d'autorité à une réforme passagère qu'à un dogme irréformable ; c'est une subversion. Mais on n'en est pas resté là. Nous avons pu voir, dès les années 1962-1966, où l'on voulait nous conduire. Quand la revue ITINÉRAIRES a déclaré qu'elle recevait les décisions du dernier concile « dans le contexte et dans la continuité vivante de tous les conciles », « en conformité avec les précédents conciles et avec l'ensemble de l'enseignement du magistère », la revue ITINÉRAIRES a été condamnée pour cela par l'épiscopat français, elle a été condamnée comme étant en cela coupable de « contester » le concile. On peut utilement relire cet épisode significatif au chapitre second de notre volume : « Réclamation au Saint-Père » (tome II de « L'Hérésie du XX^e^ siècle »). La revue ITINÉRAIRES a été condamnée parce que, n'ayant pas vu que Vatican II se voulait « plus important » que Nicée, elle entendait soumettre l'interprétation de Vatican II à la règle catholique de la conformité avec les conciles anté­rieurs. 135:200 C'est le contraire qu'entend imposer le parti au pouvoir. On conservera des conciles et de l'enseignement passé du magistère seulement ce qui sera en conformité avec l'évolution conciliaire issue de Vatican II. \*\*\* Non, nous ne marchons pas. Jean Madiran. 136:200 #### 16. -- Lettre de Paul VI à Mgr Lefebvre 8 septembre 1975 La conscience de la mission que le Seigneur Nous a confiée Nous a conduit, le 29 juin dernier, à vous adresser une exhortation, pressante et fraternelle à la fois. Depuis cette date, Nous attendons chaque jour un signe de votre part, exprimant votre soumission -- mieux que cela votre attachement et votre fidélité sans réserve -- au Vi­caire du Christ. Rien n'est encore venu. Il semble que vous n'ayez renoncé à aucune de vos activités et que vous for­miez, même, de nouveaux projets. Peut-être estimez-vous que vos intentions sont mal comprises ? Peut-être croyez-vous le Pape mal informé, ou objet de pressions ? Cher Frère, votre attitude est si grave à nos yeux que -- Nous vous le répétons -- Nous l'avons Nous-même attentivement examinée, dans toutes ses com­posantes, avec le souci premier du bien de l'Église et une particulière attention aux personnes. La décision que Nous vous avons confirmée par notre précédente Lettre, c'est après mûre réflexion et devant le Seigneur que Nous l'avons prise ([^24]). Il est temps, désormais, que vous vous prononciez clai­rement. Malgré la peine que Nous éprouverions à rendre publiques Nos interventions, Nous ne pourrions plus tar­der à le faire si vous ne Nous déclariez bientôt votre en­tière soumission. De grâce, ne Nous contraignez pas à une telle mesure, ni à sanctionner ensuite un refus d'obéis­sance. 137:200 Priez l'Esprit Saint, cher Frère. Il vous montrera les renoncements nécessaires et vous aidera à rentrer dans la voie d'une pleine communion ([^25]) avec l'Église et avec le successeur de Pierre. Nous-même l'invoquons sur vous, en vous redisant Notre affection et Notre affliction. Paulus P P. VI. 138:200 #### 17. -- Lettre de Mgr Lefebvre à Paul VI 24 septembre 1975 Très Saint Père, Si ma réponse à la Lettre de Votre Sainteté est tardive, c'est qu'il me répugnait de faire un acte public qui aurait pu faire penser que j'avais la prétention de traiter d'égal à égal vis-à-vis du Successeur de Pierre. Par contre je m'empresse, sur les conseils de la Nonciature, d'écrire ces quelques lignes à Votre Sainteté pour lui exprimer mon attachement sans réserves au Saint-Siège et au Vicaire du Christ. Je regrette vivement qu'on ait pu mettre en doute mes sentiments à cet égard et que certaines de mes expressions aient été mal interprétées. C'est à son Vicaire que Jésus-Christ a confié la charge de confirmer ses frères dans la foi et qu'Il demande de veiller à ce que chaque évêque garde fidèlement le dépôt, selon les paroles de saint Paul à Timothée. C'est cette conviction qui me guide et m'a toujours guidé dans toute ma vie sacerdotale et apostolique. C'est cette foi que je m'efforce, avec le secours de Dieu, d'ino­culer à la jeunesse qui se prépare au sacerdoce. Cette foi est l'âme du catholicisme, affirmée par les Évangiles « Sur cette Pierre je fonderai mon Église ». Je renouvelle de tout cœur ma dévotion envers le Successeur de Pierre, « Maître de Vérité » pour toute l'Église « columna et firmamentum veritatis ». Et que Dieu... Marcel Lefebvre. 139:200 #### 18. -- Lettre du cardinal Villot aux conférences épiscopales 27 octobre 1975 *Cette lettre du cardinal Villot, secrétaire d'État, est adressée sous le numéro 290.499/94* *à tous les présidents des conférences épiscopales.* Éminence,\ Excellence, Le 6 mai dernier, Monseigneur Pierre Mamie, Évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, agissant avec le plein accord du Saint-Siège, retirait ([^26]) l'approbation canonique à la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X dirigée par Mon­seigneur Marcel Lefebvre, ancien Archevêque-Évêque de Tulle. Les fondations de cette Fraternité, et notamment le séminaire d'Écône, perdaient du même coup le droit à l'existence. Ainsi se trouvait tranchée, du point de vue juridique, une affaire particulièrement complexe et douloureuse. 140:200 Où en est-on à six mois de distance ? Monseigneur Lefebvre n'a pas encore accepté, dans les faits, la décision de l'autorité compétente. -- Ses activités se poursuivent, ses projets tendent à se concrétiser en divers pays, ses écrits et ses propos continuent d'abuser un certain nombre de fidèles désorientés. On prétend, ici ou là, que je Saint-Père s'est laissé entraîner, ou que le déroulement de la procédure a été entaché de vices de forme ([^27]). On invoque la fidélité à l'Église d'hier pour se démarquer de l'Église : d'aujourd'hui, comme si l'Église du Seigneur pouvait chan­ger de nature ou de forme. Considérant le dommage causé au peuple chrétien par la prolongation d'une telle situation, et seulement après avoir usé de toutes les ressources de la charité, le Souve­rain Pontife a donc disposé que les informations suivan­tes, qui devraient contribuer à lever les derniers doutes, soient communiquées à toutes les Conférences épiscopales. La Fraternité sacerdotale Saint-Pie X fut érigée le 1^er^ novembre 1970 par Monseigneur François Charrière, alors Évêque de Lausanne, Genève et Fribourg. Pieuse Union diocésaine, elle était destinée, dans l'esprit de Mon­seigneur Lefebvre, à se muer par la suite en une Société de vie commune sans vœux. Jusqu'à sa reconnaissance comme telle -- reconnaissance qui n'est d'ailleurs pas in­tervenue --, elle demeurait par conséquent soumise à la juridiction de l'Évêque de Fribourg et à la vigilance des diocèses dans lesquels elle exerçait ses activités. Ceci conformément au droit ([^28]). 141:200 Il se révéla cependant assez rapidement que les res­ponsables refusaient tout contrôle des instances légitimes, restant sourds à leurs monitions ([^29]), persévérant envers et contre tout dans la ligne choisie : l'opposition systématique au Concile Vatican II et à la réforme post-conciliaire ([^30]). Il n'était pas acceptable que des candidats au sacerdoce soient formés en réaction contre l'Église vivante, contre le Pape, contre les Évêques, contre les prêtres avec lesquels ils seraient appelés à collaborer. Il devenait urgent d'aider les vocations qui avaient été ainsi orientées. Enfin il appa­raissait nécessaire de remédier au trouble croissant dans plusieurs diocèses de Suisse et d'autres nations. 142:200 Vu la gravité de la matière et dans le souci que l'en­quête fût menée indépendamment de toute passion, le Saint-Père institua donc une Commission cardinalice ([^31]) composée de trois membres : le Cardinal Gabriel-Marie Garrone, Préfet de la Congrégation pour l'Éducation ca­tholique, Président ; le Cardinal John Wright, Préfet de la Congrégation pour le Clergé ; et le Cardinal Arturo Tabera, Préfet de la Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers. Cette Commission reçut pour tâche ([^32]). d'abord de réunir les informations les plus étendues et de procéder à un examen de tous les aspects du problème, ensuite de proposer ses conclusions au Souve­rain Pontife : 143:200 La première phase des travaux dura environ un an. C'est dire que l'on procéda sans aucune hâte, au contraire de certaines allégations ([^33]), et que l'on prit le temps exigé par une réflexion approfondie. De très nombreux té­moignages furent recueillis. Une Visite Apostolique de la Fraternité fut, effectuée à Écône (11-13 novembre 1974) par Monseigneur Albert Descamps, recteur émérite de l'Université de Louvain et secrétaire de la Commission pon­tificale biblique, assisté de Monseigneur Guillaume Onclin, à titre de conseiller canonique. Monseigneur Mamie et Monseigneur Adam, Évêque de Sion (diocèse d'Écône), fu­rent entendus à plusieurs reprises, et Monseigneur Lefebvre fut convoqué ([^34]) par deux fois à Rome, en février et en mars 1975. Le Pape lui-même était fréquemment et scrupuleusement tenu au courant du déroulement de l'en­quête et de ses résultats, comme il devait le confirmer au cours de l'été à Monseigneur Lefebvre (cf. les deux Lettres Pontificales dont il sera question plus loin). La seconde phase aboutit à la décision que l'on sait, décision rendue publique sur ordre de Sa Sainteté com­muniqué à la Commission cardinalice, et décision sans appel puisque chacun de ses points fut approuvé « in for­ma specifica » par l'Autorité Suprême ([^35]). 144:200 Je ne m'étendrai pas davantage sur l'historique des évé­nements. Si vous l'estimiez utile, vous pourriez en effet demander des précisions au Représentant pontifical dans votre pays. Il a reçu pour instruction de vous les fournir en cas de besoin. *Il est donc clair maintenant que la Fraternité sacerdo­tale Saint-Pie X a cessé d'exister, que ceux qui s'en récla­ment encore ne peuvent prétendre -- à plus forte raison -- échapper à la juridiction des Ordinaires diocésains, enfin que ces mêmes Ordinaires sont gravement invités à ne pas accorder d'incardination dans leur diocèse aux jeunes qui déclareraient s'engager au service de la* «* Fraternité *». Il me reste à vous présenter les documents ci-joints. deux lettres adressées par le Saint-Père à Monseigneur Lefebvre, et une réponse de ce dernier. Leur divulgation eût été délacée jusqu'ici : l'Évangile enseigne que la correction fraternelle doit d'abord se tenter dans la dis­crétion. C'est aussi la raison pour laquelle le Saint-Siège s'est abstenu de toute polémique depuis l'origine de cette affaire et n'a jamais cherché à réagir aux insinuations, manipulations mensongères de faits, accusations person­nelles abondamment répandues dans la presse ([^36]). Mais vient parfois un moment où le silence ne peut plus être conservé et où il faut que l'Église sache (cf. Mt 18, 15-17). 145:200 La première lettre, datée du 29 juin 1975, a été portée à Écône le 8 juillet. Elle n'a jamais reçu de réponse ([^37]). Vous y lirez, comme dans la seconde (8 septembre), la douleur du Père commun et l'espérance qui l'habite tou­jours, même si aucun signe de réelle bonne volonté ne lui a encore été donné. Vous verrez que son désir le plus cher est d'accueillir son Frère dans l'Épiscopat, lorsqu'il se sera soumis ([^38]). La lettre de Monseigneur Lefebvre constitue certes un témoignage de dévotion personnelle à l'égard du Pontife, mais rien malheureusement n'autorise à penser que l'au­teur soit résolu à obéir. Elle ne peut donc pas être consi­dérée à elle seule comme une réponse satisfaisante. Éminence, Excellence, si les circonstances font que le problème vous touche d'une manière ou d'une autre, vous-même ou d'autres Évêques de votre pays, vous aurez à cœur, en cette Année Sainte, de travailler pour la paix et la réconciliation. 146:200 L'heure n'est pas à la polémique, elle est plutôt à la charité et à l'examen de conscience. Les excès appellent, souvent d'autres excès. La vigilance en matière doctrinale et liturgique, la clairvoyance dans le discernement des réformes à mettre en œuvre, la patience et le tact dans la conduite du Peuple de Dieu, le souci des vocations sacerdotales et d'une préparation exigeante aux tâches du ministère, tout cela est sans nul doute le témoignage le plus efficace qu'un Pasteur puisse donner. Je suis certain que vous comprendrez cet appel et, avec vous, je souhaite que l'unité des membres de l'Église resplendisse davantage demain. Croyez à mes sentiments fidèlement et cordialement dévoués. Jean card. Villot. 147:200 ### L'Europe à la merci du communisme *Reproduction des principaux passages de l'article publié par* MAURICE BARDÈCHE *dans sa revue* DÉFENSE DE L'OCCIDENT, *numéro 133 de décembre 1975.* Les gens qui s'attardent sur la grève du Mont Saint-Michel voient très loin d'eux la mer ga­gner peu à peu le sable. Ils continuent à ramasser des co­quillages près de la chaussée où leur voiture est arrêtée et ils n'imaginent pas qu'ils courent un danger. Et soudain, derrière eux, la nappe de la mer s'avance, comme une main immense, com­me le râteau immense d'un gi­gantesque croupier et leur voi­ture et eux-mêmes et leurs enfants qui ramassent des coquil­lages ne sont plus qu'un petit groupe en détresse, une poignée de fourmis impossibles à sauver au milieu de l'inondation de la mer. Cette situation, nous n'y pre­nons pas garde, est celle des États riches et insouciants de l'Europe Occidentale. Un des ca­ractères de notre temps est de ne percevoir que ce qui est vi­sible, les faits, la production, le nombre des avions ou des bom­bes atomiques, et de ne tenir aucun compte, de nier, ce qui est invisible et qui fait réelle­ment l'histoire et le destin, la puissance des idées, des poi­sons qui pénètrent l'organisme social, de la subversion, de la peur, de l'esprit de démission. Alors nous parlons de tanks, de divisions, de ligne de défense et de repli, de traités et nous nous croyons à l'abri derrière ce mur que nous avons dressé. Parfois, on nous révèle que ce mur n'est pas aussi solide que nous le croyons. En RDA seulement, l'URSS possède 1100 chars de plus que tous les alliés en Euro­pe Occidentale, et 4400 avions de combat de première ligne, alors que l'OTAN n'en possède que 1200 ([^39]). Ces chiffres devraient nous épouvanter. On s'empresse de les oublier. Quelle résistance peuvent opposer à l'armée rouge les forces stationnées à l'est de l'Europe ? 148:200 Quelle certitude avons-nous qu'une action militaire so­viétique entraînerait *automatiquement* l'entrée en guerre des États-Unis, qu'un président amé­ricain acceptera de risquer la vie de deux cents millions d'Améri­cains et l'existence même des États-Unis dans un conflit euro­péen qui, pour les USA, ne peut être qu'un conflit local ? Quelle assurance avons-nous que les bombes atomiques seront em­ployées pour stopper l'avance so­viétique ou même simplement que la menace atomique sera utilisée pour l'intimider ? N'est-il pas plus vraisemblable de penser qu'une opération militaire en Eu­rope serait volontairement limitée par les participants à l'emploi des armes conventionnelles et que, par conséquent, notre légè­reté et notre présomption qui nous ont fait sacrifier l'armement conventionnel à notre couverture atomique est une négligence cri­minelle qui risque de nous coû­ter la liberté et la vie ? Il fallait avoir les deux : l'arme atomique pour répondre au chantage et l'armement conventionnel pour se défendre par des méthodes clas­siques si le mot même d'arme atomique n'est pas employé. Qui peut dire aujourd'hui que la dé­fense de l'Europe est assurée à l'Est ? Notre muraille sur l'est n'est-elle pas une muraille ima­ginaire qu'un coup de poing ris­que de faire sauter ? Ainsi, sur ce qui est *visible*. l'Europe est faiblement et insuf­fisamment protégée. Mais sur ce qui est *invisible*, c'est bien pire encore. Car la supposition que l'Eu­rope Occidentale sera attaquée militairement sur sa frontière de l'est n'est qu'une des hypothèses tactiques dans le plan de con­quête de l'Europe par les So­viets. Il y a d'autres manières de faire tomber l'Europe sous la domination soviétique, sans coup de théâtre, sans guerre, par le simple résultat des infiltrations, des idées, des forces invisibles, dont l'encerclement nous échap­pe parce que nous ne savons pas les voir pour ce qu'elles sont, une *armée invisible* aussi redoutable que l'*armée visible* stationnée sur un autre front. L'Europe est peut-être menacée aujourd'hui moins sur l'Elbe que par le *ventre mou* de l'Europe c'est-à-dire en Méditerranée. Trois échéances sont prévisi­bles pour l'Europe sur ce front qui n'est pas immobile comme l'autre, et l'une de ces échéances est déjà arrivée. ce sont la mort de Franco, la mort de Tito et l'arrivée des communistes au pouvoir en Italie. La mort de Franco permet le débarquement en Espagne, posi­tion inaccessible pendant quaran­te ans, des idéologies d'érosion et de destruction. Il suffit que soit réalisé ce que demandent tant de bons apôtres sans cervelle, la libéralisation politique de l'Es­pagne entraînant la libre création des partis politiques. Il est évi­dent que, quelles que soient les précautions prises, la liberté d'ac­tion et d'agitation accordée aux partis politiques et aux syndi­cats permettra l'installation, sous un camouflage quelconque, des bases idéologiques communistes qui commenceront dans ce pays, sous le déguisement démocrati­que habituel, leur travail de des­truction. Si les partis politiques et les syndicats politisés sont autorisés en Espagne, la monar­chie ne durera pas trois ans et l'abdication du roi entraînera l'Espagne dans le chaos, à moins qu'un homme ne paraisse pour donner le même coup d'arrêt qu'en 1936. 149:200 La mort de Tito aura des con­séquences plus difficiles à dé­finir en raison des mécanismes peu connus du régime yougos­lave. Mais il est évident que les Soviets essayeront de ramener la Yougoslavie parmi les pays étroitement soumis au contrôle militaire et politique de Moscou. Quelle résistance peuvent oppo­ser à cette opération les struc­tures mises en place par Tito ? Qu'est-ce que Ford a promis ou accepté dans les entrevues in­quiétantes arrangées par Kissin­ger ? Comment réagiraient les États-Unis devant l'installation de bases soviétiques dans l'Adria­tique, conséquence de la récu­pération « pacifique » de la You­goslavie ? Il est bien probable que leur réaction sera purement verbale tant que l'esprit de ca­pitulation représenté par Kissin­ger règnera au Département d'État. Mais le secteur du front le plus immédiatement vulnérable est évidemment l'Italie ([^40]). Le communisme « réformiste » de Berlinguer fait d'impressionnants progrès dans une Italie où tout est permis sauf les mesures de défense contre l'empoisonnement idéologique. Les communistes ita­liens sont aujourd'hui si proches du pouvoir qu'ils sont embarras­sés par l'option devant laquelle ils se trouvent : ou rester dans l'opposition, au risque de perdre du temps, ou partager les im­puissances et l'impopularité du pouvoir qu'ils ne peuvent pour l'instant exercer seuls. Mais s'ils parviennent à s'emparer, par le jeu des *institutions démocrati­ques*, de postes qui donnent le contrôle de la police, de la jus­tice et des dépôts d'armes, le putsch est à portée de la main puisqu'il ne tient plus qu'à une *combinaison politique,* une coali­tion minoritaire par exemple ou un gouvernement monocolore ins­tallé plus ou moins légalement à la faveur de procédures dites d'urgence. Que feront alors les États-Unis ? Quelle intervention ? Sous quelle forme ? A quel mo­ment ? Contre la conquête pacifique de l'Italie par une armée invisible, le VI^e^ flotte est impuis­sante à moins qu'elle ne débar­que. Et si elle n'ose pas inter­venir, si elle n'est pas autorisée à le faire, que peut-elle faire d'autre que d'abandonner la Mé­diterranée, nasse dans laquelle elle est prise au piège ? \*\*\* C'est que, dans le monde mo­derne, il existe une arme *invisi­ble* que les Soviets possèdent et que les Américains ne possè­dent pas : c'est la subversion idéologique que les communistes peuvent employer contre tous les États démocratiques et dans tous les États démocratiques, mais que les USA ne peuvent pas em­ployer contre le régime théocra­tique de la Russie communiste. Et tant qu'existera cette inéga­lité entre l'armement américain et l'armement communiste, les Américains perdront des territoi­res entiers dans la *guerre invi­sible* qui leur est faite et ces territoires, bientôt, ce seront les nôtres avec nos vies et notre liberté. En ce domaine, c'est donc nous seuls qui devons combattre parce que nous seuls pouvons inventer chez nous l'arme nouvelle, elle aussi invisible, qui s'opposera à la subversion. Et de même que ce sont les armées européennes qui peuvent seules protéger ef­ficacement la frontière de l'Eu­rope sur l'Elbe si celle-ci était en danger, de même c'est notre vo­lonté seule, notre conscience du danger, notre lucidité politique, notre résolution qui peuvent s'op­poser efficacement à l'arme invi­sible de la subversion et rendre impossible la conquête sans guerre de l'Europe par le com­munisme. 150:200 Pour assurer l'indépen­dance de l'Europe, il faut donc deux opérations parallèles qui sont aussi urgentes et aussi es­sentielles l'une que l'autre : 1°/ Un réarmement militaire de l'Eu­rope par un renforcement im­portant de notre dotation en ar­mes conventionnelles, effort qui ne dépend pas de nous mais dont nos gouvernements doivent prendre conscience ; 2°/ Un *ré­armement moral de l'Europe,* ef­fort qui dépend en partie de nous et de notre énergie. Il est vraisemblable que, dans l'état actuel des forces, la Russie n'osera pas courir le risque d'une troisième guerre mondiale en s'emparant par une action mili­taire de la presqu'île européenne. Il n'est pas sûr qu'un président des États-Unis engage les forces atomiques américaines pour la défense de l'Europe, mais il est possible qu'il te fasse. C'est ce coup de poker que la Russie so­viétique n'osera pas jouer. L'Eu­rope peut donc rester indépen­dante tant que la Russie sovié­tique aura la conviction que la conquête de l'Europe peut lui faire courir le risque d'une guerre mondiale. Mais la conquê­te soviétique de l'Europe est cer­taine si elle peut se faire par des moyens pacifiques et souterrains et c'est cela que nous devons éviter. En quoi doit consister, à l'heu­re actuelle, le réarmement moral de l'Europe ? il doit être avant tout une prise de conscience, il doit être ensuite un état d'esprit. Cette protection morale, cette médication immunitaire que nous devons travailler nous-mêmes à administrer à nos propres pays devrait reposer sur les principes suivants : -- Rendre clair, exposer à tous le danger de la subversion com­me. arme invisible de conquête, en particulier sur le ventre mou de l'Europe ; le flan méditerranéen mal défendu. -- Rendre clair, exposer à tous que les partis communistes, quels que soient leurs déguise­ments, sont des instruments de cette conquête pacifique de l'Eu­rope, qu'il n'existe pas, qu'il ne peut pas exister de communisme national : les communistes, même s'ils étaient sincèrement in­dignés de certains excès du so­viétisme et résolus à n'y pas tomber, ne peuvent être que les agents d'un désarmement moral de l'Europe en face du commu­nisme soviétique et par consé­quent des fourriers de la con­quête communiste. -- Rendre clair, exposer à tous que l'accès des partis commu­nistes au pouvoir, dans quelque pays que ce soit, a pour effet de placer sous le contrôle des partis communistes des postes-clés qui peuvent paralyser la ré­sistance politique et morale au communisme et par conséquent favoriser la conquête soviétique de l'Europe ; qu'il n'y a pas de danger mineur en cette affaire et que tout contrôle partiel des partis communistes sur le pou­voir est conquête partielle de l'Europe par les Soviets. -- Rendre clair, exposer à tous que seule l'interdiction des par­tis communistes est une arme absolue mais que, dans les pays où l'interdiction des partis com­munistes est trop tardive et im­possible, inopérante en outre si le parti communiste se reconsti­tue sous d'autres formes ou dans la clandestinité, on doit con­damner les partis communistes à l'impuissance par leur mise en quarantaine, par le blocage des voix communistes dans un sec­teur de l'opposition stérile, sé­paré par un cordon sanitaire de la politique réelle et isolé de la vie nationale comme le secteur contaminé d'une ville, comme un quartier étranger, délimité, isolé, coupé du reste du pays lui-même par l'isolement qui lui est im­posé. 151:200 -- Rendre clair, exposer à tous que nous sommes déjà dans un stade de structuration pré-com­muniste, montrer que les Initia­tives récentes du parti commu­niste dans l'armée, à l'école, dans les entreprises, sont, en réalité, l'installation des pre­miers Soviets de soldats, d'étu­diants et d'ouvriers, que ces So­viets cherchent déjà à se substi­tuer à l'autorité à cause de l'iner­tie et de la démagogie du gou­vernement qu'un plébiscite anti­communiste et anti-gauchiste de la nation avait porté au pouvoir, dénoncer le « kérenskisme » de Giscard. -- Rendre clair, exposer à tous que ce pré-communisme est une forme larvée et invisible de l'in­vasion, que les nations d'Occi­dent et la nôtre, en particulier, se trouvent dès maintenant en état de péril, et que seule une ligue des anti-communistes peut faire prendre conscience au peu­ple, comme au Portugal, du dan­ger qu'il court présentement, lui représenter que toute forme, même tactique, de collaboration, même provisoire, avec le parti communiste est un premier pas vers le consentement à l'asser­vissement de l'Europe : lui faire comprendre qu'il est Indispensa­ble, avant tout, de combattre l'es­prit de démission qui est une forme insidieuse et sournoise de capitulation, un défaitisme qui ne peut que préparer l'avène­ment du communisme mondial en admettant qu'il est inévitable. C'est faux. L'avènement du com­munisme mondial est évitable. Cela dépend de nous. C'est en renforçant partout et en nous-mêmes d'abord, l'idée de résis­tance au communisme que nous opposerons d'abord une barrière politique au communisme. \[Fin de la reproduction des principaux passages de l'article de Maurice Bardèche dans *Défense de l'Occident,* numéro 133 de dé­cembre 1975.\] 152:200 ### La politique présidentielle La politique mondiale du président Giscard d'Estaing : principaux passages d'un article de Georges Bidault dans son organe *Vie du monde,* numéro 89 de novembre-dé­cembre 1975 (publié à l'adresse : Boîte postale 87, -- 75762 Paris Cedex 16). Depuis ma dernière lettre, le Président de la République a déployé une grande activité. Non seulement il n'a pas bou­dé la télévision, mais il a accompli plusieurs voyages d'importance et de succès va­riables et il a participé à plu­sieurs conférences internatio­nales dont il a été l'initiateur et l'animateur. Le compte rendu de cet ensemble im­portant de rencontres et les commentaires qui les ont ac­compagnées constituent une suite de documents dont l'im­portance non moins que l'a­bondance m'inclinent à la concision. C'est pourquoi le prendrai la liberté de résu­mer et d'examiner ici l'exposé fort étendu que M. Giscard d'Estaing a fait de sa politi­que extérieure dans le *Figaro* du 12 novembre 1975 sous la forme d'une interview donnée par le Président à ce quoti­dien. Ce texte considérable s'étend sur quatre pages. Quoi qu'il soit déjà ancien et que divers passages y prêtent à la contestation, il m'apparaît que l'ensemble d'une politique s'y trouve exposé et saisi d'une manière qui mérite de l'at­tention et de la mémoire. Dans la première partie de l'exposé, on trouve une sorte de philosophie de la politique générale qui est, doit ou devra être celle de la France à l'égard de l'étranger. Cette politique a beaucoup changé, constate M. Giscard d'Estaing. J'en suis moins sûr que lui, une politique ne change que quand les données fondamen­tales changent en même temps, c'est-à-dire les besoins, les adversaires et les intérêts. Telle n'est pas la pensée de M. Giscard d'Estaing qui dit, par exemple : « notre poli­tique étrangère doit s'imaginer en dehors de la pensée tradi­tionnelle ». A ses yeux, la po­litique française a d'abord été « frontalière », ce qui signifie qu'elle avait pour but l'agran­dissement du territoire. En­suite, il nous est exposé que la politique étrangère est de­venue « conflictuelle », c'est-à-dire que son but était de faire face à la menace des adver­saires existant à une certaine époque. 153:200 Ces vues de l'esprit peuvent être admises comme conformes à la situation et à la pensée des temps antérieurs. Ce qu'il est plus difficile d'admettre, c'est le commentaire qu'y ajoute le Président de la Ré­publique : « bien sûr, dans le monde il existe encore des tensions qui maintiennent ici où là des politiques de type conflictuel, mais ce n'est pas notre cas. Aussi, notre politi­que étrangère doit *s'imaginer* en dehors de la pensée tradi­tionnelle ». Il faut donc noter 1) que la politique étrangère de la France n'a rien à voir avec sa tradition ; 2) qu'elle doit s'imaginer. Lorsque la Présidence de la République a été pourvue comme elle le fut, la majorité des électeurs qui fut (légèrement) majori­taire attendait de sa victoire un peu plus de respect pour la tradition et un peu moins de tendance à invoquer l'ima­gination. La France n'a peut-être pas d'ennemis perma­nents. On peut même s'ima­giner qu'elle n'a pas d'amis permanents. Mais elle a des intérêts permanents. Il n'est pas besoin pour cela qu'elle fasse partie d'un « sys­tème ». M. Giscard d'Estaing expose que c'est le système qui représente le péril. Par exemple la Triple Alliance, je suppose, a été pour quelque chose dans la guerre de 1914. Mais nous appartenions seu­lement à la Triple Entente, et en 1939, c'est faute d'un sys­tème en face de l'Axe que la guerre a finalement été im­possible à contenir. J'élèverai aussi des objec­tions contre le terme de *mon­dialisme* auquel a recouru le Président de la République. Je n'ai jamais vu employer ce terme que par le pauvre Robert Buron qui ne lui a pas donné de sérieux ni de consis­tance appréciable. En outre, je me demande bien ce que cela veut dire. Nous avons dé­jà l'O.N.U. et, pour le bienfait que nous en recevons, c'est lar­gement suffisant. Finalement, il n'y a pas lieu de maintenir une querelle sur ce point, puis­que M. Giscard d'Estaing a paru vouloir dire simplement qu'une politique étrangère doit tenir compte des problèmes qui se posent en tous lieux à travers le monde. Ce qui de­vient irréprochable, naïf et inutile. Parmi les lignes générales, les principes fondamentaux de notre politique étrangère, le Président de la République mentionne encore « la volonté d'organisation de l'Europe ». J'aimerais mieux qu'une partie des développements qui ont été consacrés aux au­tres principes fondamentaux de la politique française ait été reportée à une organisation de l'Europe qui reste passa­blement à sec au milieu d'ex­plications étendues et pas toujours nécessaires sur des problèmes moins importants. Je crois aussi qu'il aurait été possible de s'expliquer plus clairement sur « la volonté d'indépendance de notre poli­tique étrangère ». M. Giscard d'Estaing croit qu'il y avait là un sujet de controverse il y a quelques années, mais qu'aujourd'hui tout le monde est convaincu qu'il est « ju­dicieux pour la France d'avoir choisi et de pratiquer une politique d'indépendance ac­tive ». 154:200 On lit en effet de temps en temps des manifestes pour l'indépendance de la politique française (ou européenne) si­gnés par les hommes de la gauche intellectuelle et du vieux gaullisme associés au­tour de formules généralement sibyllines. Le sens ordinaire de ces textes est une vive ani­mosité contre les États-Unis, qui s'accompagne fréquem­ment de sentiments en sens contraire pour l'Union So­viétique. Il me paraîtrait in­dispensable et même urgent que de telles illusions pro­fondément étrangères à la na­tion dans son ensemble, et en particulier à la majorité en tant qu'elle représente quel­que chose de réel, soient dis­sipées au plus vite, car il n'y a derrière elles rien de solide, peu de sincère et très peu de sérieux. M. Giscard d'Estaing a don­né ensuite, un peu plus loin, d'amples informations sur sa conception de la détente. Il en résulte que la détente, com­me la défense, ne peut pas être décidée ailleurs et qu'elle doit donc l'être chez nous. Autrement dit, nous ne som­mes pas d'accord avec une détente conçue, défendue et éventuellement triomphante par l'autorité ou la puissance d'autrui. Dans l'indépendance de notre politique étrangère, il y a aussi l'indépendance de notre idée de la détente. La Conférence d'Helsinki n'était cependant pas de notre inven­tion, ce qu'il n'y a pas lieu de reprocher à notre Gouver­nement. Ce qu'on peut peut-être lui reprocher en revan­che, c'est de dire et de croire, comme vient de le faire son chef « que s'il n'y a pas la France pour parler de la dé­tente, il n'y aura pas de dé­tente en Europe. Et, sans exagérer notre importance, je dirai qu'il n'y aura pas de détente dans le monde ». Af­firmation un peu curieuse dont l'adoption n'est pas d'accepta­tion immédiate évidente. Ce qui est d'ailleurs le cas pour la suite : « Qui peut authen­tifier en Europe, en qualité d'interlocuteur de l'Union So­viétique, la détente, réelle ? Uniquement la France. » Je suis obligé de dire que ces affirmations, ces conditions politiques sont si violemment éloignées et si fortement tein­tées d'illusionnisme, que l'un des premiers devoirs du Gou­vernement est de substituer à ce contentement abusif qui est le sien sur notre position in­ternationale une vue réelle et sérieuse de la réalité des cho­ses. Le Président de la Répu­blique parle avec sérieux et avec espoir de la Conférence d'Helsinki. Il serait bon qu'un homme jouissant de sa con­fiance lui fasse comprendre qu'il est le seul à parler ainsi, le seul à penser ainsi et que tout ce qu'il peut y gagner, c'est une renommée qu'il ne postule pas, celle d'un chef d'État non seulement optimiste mais enclin à la crédulité. Le Président de la Répu­blique a fait un voyage à Mos­cou sur lequel il a été débité plus de racontars que de cer­titudes, mais qui néanmoins a certainement démontré qu'il ne suffit pas d'aller à Moscou pour qu'il soit possible d'y faire du travail utile. Soit à cause de l'état de santé de M. Brejnev, soit pour tout autre motif, le bilan paraît avoir été peu concluant. Selon tou­tes apparences, la raison de cette obstination, dont M. Giscard d'Estaing n'a du reste pas le monopole, à faire un pèlerinage au Kremlin, réside dans une sorte de liturgie diplomatique qui oblige à des égards touristiques sans les­quels l'équilibre européen se trouverait mis en cause. On voit mal quelle autre raison obligerait à faire un déplace­ment qui dérange tout le mon­de pour des résultats qui n'ont ébloui personne. 155:200 Il y a lieu de croire que le voyage à Tunis, plus ou moins bien déguisé sous le prétexte de la politique méditerranéen­ne, appartient à la même ca­tégorie. Mais il y a une diffé­rence plus que notable entre l'importance des pays visités et l'intérêt à attendre des ren­contres envisagées. Sur le voyage de Tunis, il y a deux observations à faire, non inu­tiles, quoique fâcheuses. Le déplacement se produit au moment où le Maroc avait entamé sa « marche verte » sur le Sahara occidental où se trouvait une partie de l'armée espagnole. Pour préserver, no­tamment en raison de la mau­vaise humeur du Président Boumediène, la tranquillité maghrébine, un message com­mun a été expédié au Chef d'État algérien conjointement par M. Bourguiba et par M. Giscard d'Estaing. Je m'éton­ne que personne n'ait fait ob­server à notre Président que la réunion des deux signatures altérerait l'effet qu'on se pro­posait d'obtenir. Ce sont des choses qu'on peut deviner et en tout cas qu'on peut appren­dre. Ce déplacement a été marqué aussi par un message inattendu pour la plupart des électeurs de l'an dernier, adressé par M. Giscard d'Es­taing à M. Mendès-France. Je ne sais pas avec quel enthou­siasme le destinataire a reçu cet envoi, mais je sais que du point de vue de la rigueur politique il eût été préférable que le message fût publié avant les élections présidentielles plutôt qu'avant un voyage malgré tout secondaire, auquel cas M. Giscard d'Estaing au­rait aujourd'hui pour occupa­tion de traiter la gauche unie, si la chose l'intéresse, de la façon dont celle-ci le traite lui-même aujourd'hui. Il y a un autre pays franco­phone au bord de la Méditer­ranée, dont les liens avec la France ont été relâchés en un temps que j'ai connu, sous le première règne du général de Gaulle, et par l'effet des mé­thodes dont il ne s'est pas dé­parti. Il s'agit du Liban ac­tuellement en pleine guerre civile et où Chrétiens et Mu­sulmans, souvent affrontés dé­jà, en décousent avec d'autant plus de violence que les Pales­tiniens sont là pour attiser la flamme. M. Couve de Murville a été chargé d'une mission de pacification qui doit préser­ver, selon ce qu'on entend dire et qui est d'ailleurs évident, l'indépendance et l'unité de l'État libanais. Jusqu'à présent, la mission n'a pas abouti à ce résultat. En fait, depuis 1860, les Chrétiens ont été constamment en péril au Liban sauf pro­tection française. Les Musul­mans, sont assez forts et le restent, aujourd'hui encore, plus que jamais pour se dé­fendre tout seuls, et en cas de besoin se dispenser des appuis extérieurs qui ne leur manquent pas dans la région. Unité du Liban dans la diver­sité, défense des communau­tés chrétiennes qui ont été à tant de reprises l'objet d'agressions : c'est là évidem­ment les buts que la France avait à se proposer. 156:200 La der­nière fois qu'il en a été ques­tion -- ce n'était pas sous la présidence actuelle -- ce que trouvèrent à dire les hommes de la V^e^ République, c'est que la France défendrait le Liban contre Israël. J'ai seulement mentionné la fait pour signaler combien dans un pays déchiré et depuis longtemps lié à nous par une amitié ferme et an­cienne, les choses étaient sé­rieusement traitées sous la ré­gime de la grandeur. Il nous faut souhaiter du plus profond du cœur que les choses tournent cette fois autrement et que de pareilles frivolités soient épargnées par les négociateurs que nous avons envoyés défendre avec la paix nos amis de toutes origines qui souffrent actuel­lement mort et passion. \[Fin de la reproduction des principaux pas­sages de l'article de Georges Bidault dans *Vie du monde,* numéro 89 de novembre-dé­cembre 1975.\] ============== fin du numéro 200. [^1]:  -- (1). Chaque mois je vous donne, comme promis, les résultats. Nous en sommes actuellement à 149 abonnements nouveaux c'est-à-dire qu'à ce rythme il faudrait plus d'une année encore pour atteindre les 2.000. Et la souscription en est seulement à 4.242. F : elle marche au même rythme que la campagne d'abonne­ments, il lui faudrait à elle aussi plus d'une année. Or *c'est pour mars,* il est temps de changer de rythme. [^2]:  -- (1). IIa, IIae. Q. LXXXII, ad. 2. [^3]:  -- (1). III. Q. 76, art. 2, ad. 1. [^4]:  -- (1). Ch. XVIII. Paragraphe 3. [^5]:  -- (2). États d'Oraisons. [^6]:  -- (3). De la présentation à la sainte *Messe.* [^7]:  -- (1). In. Ps 4, 14-18. [^8]:  -- (1). Ch. X. [^9]:  -- (2). *Miserentissimus Redemptor.* [^10]:  -- (1). Sess. XXII. c. 2. [^11]:  -- (2). Sess. XXII. [^12]:  -- (1). Sur l'approbation pontificale *in forma specifica* et sur l'appro­bation pontificale in forma communi, voir ci-dessous la note 3 du document n° 14. [^13]: **\*** -- Cf. It. 195-07-75, pp. 109-141. [^14]:  -- (1). C'est le document n° 11 de notre brochure : *La con­damnation sauvage.* [^15]:  -- (2). Une non-observation des droits naturels et canoniques annulant évidemment l'alinéa précédent. [^16]:  -- (3). Mais le nouveau calendrier en vigueur au Vatican com­porte-t-il encore, au 31 mai, la fête de Marie-Reine ? [^17]:  -- (1). Mgr Lefebvre demandait à être jugé, en ce qui con­cerne sa DÉCLARATION, par la congrégation romaine pour la doctrine de la foi. La compétence de cette congrégation est donc implicitement niée ici. -- Il est vrai, d'ailleurs, que depuis l'institution de cette congrégation (en remplacement de la congrégation du saint-office) on ne lui a quasiment plus rien donné à juger. [^18]:  -- (2). Même les décisions claires et supposées justifiées d'une autorité compétente ne sont pas, dans l'Église, sans appel. Les procédures de recours sont prévues dans le droit canonique en vigueur. Les utiliser n'avait jamais été considéré comme une faute. Or en juin 1975, le cardinal Villot a interdit au Tribunal suprême d'examiner le recours de Mgr Lefebvre. Et la peine de Paul VI qui est la plus vive, telle qu'il l'exprime ici, est de constater que Mgr Lefebvre a osé un recours confor­mément aux lois de l'Église. [^19]:  -- (3). L'APPROBATION « IN FORMA SPECIFICA ». -- Il semble que cet alinéa de la lettre de Paul VI -- bien qu'il se définisse comme une « mise au point » à strictement parler non né­cessaire, mais seulement opportune -- ait pour fonction de procurer enfin l'*approbation pontificale en forme spécifique* qui jusqu'ici, malgré toutes déclarations et prétentions, man­quait manifestement aux décisions prises contre Mgr Lefebvre. -- L'approbation (ou « confirmation ») donnée par le pape à un acte de la curie romaine est soit IN FORMA COMMUNI, soit IN FORMA SPECIFICA. La première, approbation simple, de forme commune et ordinaire, confirme purement et simplement un acte de la Curie, en le laissant dans l'état où il était aupa­ravant ; le décret ainsi approuvé reste le décret de ceux qui l'ont décrété, il n'est pas transformé en un acte strictement papal ; c'est un acte du Saint-Siège, mais non pas rigoureu­sement un acte du souverain pontife lui-même. Et si cet acte était entaché de nullité pour un vice quelconque de forme ou de fond, l'approbation IN FORMA COMMUNI ne le rend pas valide. Cette approbation en forme commune est en général indiquée dans le décret, par exemple par les mots : « *approbavit et confirmavit* ». Benoît XIV, dans sa constitution *Apostolicae servitutis* du 14 mars 1743, cite même le cas d'une LETTRE PERSONNELLE du pape Alexandre III qui n'apporte qu'une ap­probation en forme commune, parce qu'on ne trouve pas, dans la lettre elle-même, les signes certains d'une approbation en forme spécifique ; et une approbation pontificale *est toujours, sauf preuve du contraire, censée avoir été donnée seulement en forme commune.* -- L'approbation spéciale, dite IN FORMA SPECIFICA, est donnée après examen minutieux et approfondi, par le pape lui-même, de l'affaire en toutes ses circonstances. Cette approbation *se* marque par des formules telles que : « ex motu proprio », « ex scientia certa », « de apostolicae auc­toritatis plenitudine ». Par une telle approbation, la décision *est transformée en un acte proprement et strictement papal *: tout ce qui a précédé n'a plus que valeur consultative, le pape fait sienne la décision, il en devient l'auteur juridiquement responsable. Si l'acte était en lui-même invalide, l'approbation IN FORMA SPECIFICA lui donne dans la plupart des cas pleine valeur juridique. -- Sommes-nous véritablement ici en pré­sence d'une telle approbation ? Elle s'exprime en tous cas d'une manière atypique. [^20]:  -- (4). Cette lettre de Mgr Lefebvre à Paul VI, on l'a vu, énon­çait explicitement la plainte que les droits naturels et cano­niques avaient été violés. Il n'apparaît pas que Paul VI ait eu réellement connaissance de cette lettre, ou du moins qu'il ait arrêté son attention à cette plainte. [^21]:  -- (5). Donc Paul VI n'est pas ignorant des fautes qui sont commises d'un autre côté. Mais ces fautes des modernistes et progressistes (ces fautes des évêques hollandais, par exemple, qui étaient évoquées dans la lettre de Mgr Lefebvre au pape, et qui sont, entre autres, la mise en doute publiquement et collectivement énoncée de la conception virginale de Notre-Seigneur), -- ces fautes paraissent fort légères à Paul VI quand il les compare aux « excès gravement préjudiciables » qu'il reproche à Mgr Lefebvre. Paul VI semble n'apercevoir ni la falsification de l'Écriture, ni la désintégration du saint sacrifice de la messe, ni le silence systématique, dans la caté­chèse nouvelle, sur les connaissances nécessaires au salut, il ne discerne dans cette direction que des choses bénignes, « la superficialité de certaines lectures », des « initiatives relevant du libre-arbitre » et enfin « des démarches pour lesquelles la foi sert arbitrairement de caution » : rien qui appelle qu'on impose à leurs auteurs, comme à Mgr Lefebvre, un acte public de soumission et une interdiction de toutes leurs activités. Donc, quand le cardinal Tabera jetait à la figure de Mgr Lefebvre : « *Ce que vous faites est pire que tout ce que font les progressistes *», il exprimait avec exactitude le sentiment que l'on retrouve ici. [^22]:  -- (6). Vatican II ayant autant d'autorité et plus d'importance que Nicée ! Voilà donc à quoi l'on en est arrivé. Ce point capital est examiné ci-après dans le document n° 15. [^23]:  -- (7). Par ces mots, Paul VI semble signifier qu'il tient ac­tuellement, et jusqu'à nouvel ordre, Mgr Lefebvre pour hors de sa communion. [^24]:  -- (1). Toutefois, sans que Mgr Lefebvre ait été entendu avant d'être condamné. [^25]:  -- (2). C'est, semble-t-il, en le nuançant, que Paul VI répète et confirme ce que disait déjà sa lettre précédente. Le 29 juin, il exigeait de Mgr Lefebvre une entière soumission et une interruption complète de toutes ses activités pour *retrouver la communion *: la communion absolument parlant. Ici, c'est seulement la *pleine* communion, et non pas absolument toute communion, que Mgr Lefebvre aurait perdue. [^26]:  -- (1). C'est donc bien une décision *de Mgr Mamie* agissant en accord avec le Saint-Siège (et non pas une décision du *Saint-Siège* agissant en accord avec Mgr Mamie). Telle est l'une des deux versions en présence. Si l'on suit cette version, il faut remarquer que *la décision de Mgr Mamie* n'a reçu au­cune approbation pontificale. [^27]:  -- (2). Ce n'est pas *ici ou là* qu'on le *prétend*. C'est Mgr Lefebvre qui a introduit à ce sujet deux recours successifs auprès du Tribunal suprême. Et c'est le cardinal Villot, il ne s'en vante pas ici, qui a *interdit* au Tribunal d'examiner les vices de forme qui lui étaient déférés. [^28]:  -- (3). L'existence et l'activité de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X étaient donc parfaitement canoniques. -- Pourquoi dès lors avoir mis en train des manœuvres et une procédure visant à sa suppression ? Il faut un *motif* pour aller s'en prendre à une œuvre religieuse qui est en règle. Le cardinal Villot va donc *inventer* deux motifs : l'un qui est de l'ordre du fait, le refus de tout contrôle, l'autre qui est de l'ordre de l'interprétation, *l'opposition systématique* au concile. Ce sont deux contre-vérités. Elles sont décisives : si l'on a recours à de telles inventions, c'est que l'on n'a rien (d'avouable) à reprocher à Mgr Lefebvre. [^29]:  -- (4). LE REFUS DE TOUT CONTRÔLE. -- « Les responsables », pluriel de majesté, ou amplification pour brouiller les cartes, se limitent à une seule personne, le seul supérieur de l'œuvre, Mgr Lefebvre. Il n'est point « resté sourd » à des « monitions » qui n'ont jamais existé : le cardinal Villot se dispense d'ailleurs de les citer, et pour cause. La première « monition » est la lettre de Paul VI du 29 juin 1975 : il n'y en a aucune aupara­vant. Loin de « refuser tout contrôle », Mgr Lefebvre a dès le début de sa fondation, et à maintes reprises, invité « les évê­ques dans les diocèses desquels il exerçait ses activités » à venir visiter le séminaire d'Écône (en général ils ne sont pas venus). Depuis au moins l'année 1970, il est, si l'on peut ainsi parler, en état de permanente demande d'audience à Paul VI, pour lui exposer le déroulement de ses travaux, la demande étant constamment renouvelée et jamais acceptée. L'unique « contrôle » qui se soit présenté a été la visite apostolique de novembre 1974 : les deux visiteurs, de leur propre aveu, ont été parfaitement accueillis et n'ont rencontré aucun empê­chement à l'exercice de leur inquisition. Tels sont les faits. Le cardinal Villot, par cet alinéa, diffuse -- et à quel niveau -- une contre-vérité qui est une calomnie. [^30]:  -- (5). L'OPPOSITION SYSTÉMATIQUE AU CONCILE. -- L'opposition de Mgr Lefebvre n'est justement pas une opposition « systé­matique » au concile en tant que concile. Il ne s'oppose aucu­nement aux vérités traditionnelles qui ont été reprises par Vatican II. Il ne s'oppose pas davantage « aux nouveautés in­­timement conformes à la tradition et à la foi ». Il s'oppose seulement, avec discernement, aux tendances libérales et mo­dernistes des orientations conciliaires. -- Ce qui en somme, sur le concile, sépare Mgr Lefebvre du cardinal Villot, c'est qu'à la différence du cardinal Villot, Mgr Lefebvre ne reconnaît pas *autant d'autorité et plus d'importance* au concile pastoral Vatican II qu'au concile dogmatique de Nicée. [^31]:  -- (6). « *Le saint-père institua une commission cardinalice *» cette affirmation n'est peut-être pas erronée, mais elle demeure gratuite. Encore aujourd'hui, on ignore à quelle *date,* par quel *acte,* en quels *termes* Paul VI institua cette commission. -- Vers la même époque, une commission cardinalice était chargée de juger l'abbé Coache ; elle ne manquait pas de préciser au début de son décret : « *Le 1^er^* *mars 1975 s'est réunie la com­mission cardinalice spéciale que le saint-père a nommée, par lettre de la secrétairerie d'État n° 265.485 du 4 novembre 1974 pour réexaminer ex novo, etc. *»* ;* et à la fin du décret : « *Le décret ci-dessus a été soumis à la considération de Sa Sainteté le pape Paul VI, lequel, re mature perpensa, l'a approuvé in omnibus et singulis en date du 7 juin 1975, donnant ordre de le notifier dès que possible aux parties. *» Il n'y a rien de tel dans la sentence cardinalice contre Mgr Lefebvre. -- Mais le décret cité contre l'abbé Coache est du 10 juin 1975 : c'est-à-dire que ses auteurs l'ont rédigé *après* que les malfaçons et vices de forme commis dans la sentence contre Mgr Lefebvre aient été dénoncés au Tribunal suprême. En prenant soin de les éviter désormais, on avouait qu'ils étaient injustifiables. [^32]:  -- (7). « *Cette commission reçut pour tâche* » : affirmation rétrospective et gratuite. S'il existe quelque part un acte pon­tifical fixant la tâche de la commission, cet acte demeure secret. Et donc son existence, jusqu'à preuve du contraire, demeure incertaine. [^33]:  -- (8). Non pas *allégations,* mais *suppositions.* (Le cardinal Villot, comme à son habitude, est fort approximatif.) Et sup­positions bienveillantes. *Supposer* que les nombreuses *malfaçons* de la procédure contre Mgr Lefebvre étaient dues à quelque *hâte,* c'était l'interprétation la plus indulgente. -- Ce n'était point hâte, assure le cardinal Villot. -- Alors c'était quoi : malveillance ? [^34]:  -- (9). Non. Mgr Lefebvre ne fut pas *convoqué.* Il fut *invité à une rencontre.* La commission cardinalice lui dissimula de quelle tâche elle était chargée et quels étaient ses pouvoirs : elle dissimula notamment qu'elle avait (mais l'avait-elle ?) le pouvoir de le *convoquer.* Cf. à ce sujet, dans notre brochure *La condamnation sauvage,* le document n° 3. [^35]:  -- (10). Il n'existe, avant le 29 juin 1975, aucune trace ni es­quisse d'une approbation pontificale IN FORMA SPECIFICA. Le cardinal Staffa a commis une forfaiture en rejetant le premier recours de Mgr Lefebvre sous le prétexte d'une telle approbation (voir notre brochure : *La condamnation sauvage,* note 2 au document 10). Le cardinal Villot a commis un abus de pouvoir en notifiant au cardinal Staffa interdiction d'examiner le se­cond recours de Mgr Lefebvre (voir, dans notre brochure, la dernière note au document n° 12 ; cette note n'existe qu'à partir de la 3^e^ édition). -- Mais, constatant qu'en effet l'appro­bation IN FORMA SPECIFICA n'existait pas, tout se passe comme si l'on avait décidé de l'ajouter après coup, par la lettre du 29 juin 1975 (document n° 14). -- D'autre part, la présente lettre du cardinal Villot n'apporte aucune lumière sur le point de savoir quelle est donc l' « autorité compétente » qui a *décidé.* Dans son premier alinéa, le cardinal Villot assure que la décision fut prise le 6 mai 1975 par Mgr Mamie. Bon. Mais il n'existe nulle part aucune ombre de la moindre approbation, en quelque forme que ce soit, de Paul VI à Mgr Mamie. Et cette décision de Mgr Mamie comportait un seul point : le retrait de l'approbation canonique. Maintenant, dans le présent alinéa, il s'agit d'une autre « décision », comportant plusieurs points, dont chacun fut approuvé par Paul VI. Cela ne peut viser que la sentence, également du 6 mai, des trois cardinaux. La confusion reste complète. On comprend que le cardinal Villot ait jugé prudent d'interdire que ces anomalies soient exami­nées par le Tribunal suprême. [^36]:  -- (11). *L'abondance* de la presse ne fut pas du tout ce que prétend le cardinal Villot. L'abondance fut pour diffamer et accabler Mer Lefebvre. Partout le plus grand nombre des plus grands journaux a pris parti en faveur des persécuteurs et contre le persécuté. Malgré quoi, le cardinal Villot se montre violemment impatient des rares discordances. Il les prétend « manipulations mensongères ». Il les imagine, il les ressent (et il les déclare) « abondamment répandues ». Cette contre­vérité de fait est révélatrice d'un état d'esprit. [^37]:  -- (12). Mais QUE RÉPONDRE à un pape qui décrète que son concile est plus important que le concile de Nicée ? [^38]:  -- (13). Se soumettre, ne l'oublions pas, serait pour Mgr Lefebvre : 1° reconnaître que ce qu'il fait est pire que tout ce que font les progressistes, et en conséquence cesser absolument toute activité ; 2° désavouer en tous points sa DÉCLARATION en tous points catholique du 21 novembre 1974 ; 3° professer une obéissance inconditionnelle (c'est-à-dire non catholique) à l'endroit du pape ; 4° proclamer avec Paul VI que le concile pastoral Vatican II a autant d'autorité et plus d'importance que le concile dogmatique de Nicée... [^39]:  -- (1). Chiffres cités par François d'Orcival en annexe à la confé­rence prononcée le 27 mai par Raymond Bourgine, directeur de *Valeurs Actuelles*, d'après un dis­cours de Georg Leber, ministre de la Défense de l'Allemagne Fédérale. [^40]:  -- (1). *Sur l'Italie livrée au com­munisme, voir les* « *Documents *» *de notre numéro 199* de *janvier 1978.* (*Note* d'ITINÉRAIRES.)