# 202-04-76 1:202 ### Du carnaval de Rio à celui du Vatican OFFENSIVE A RIO DE JANEIRO contre notre éminent collaborateur et ami vénéré Gustave Corçâo : Le chancelier de l'arche­vêché le menace d'excommunication, ou le déclare excommunié, selon l'interprétation. L'excommu­nication est à la mode en ce moment ; contre les catholiques. L'évêque Hugh A. Donohoe annonce dans son diocèse de Fresno (Californie) l' « ultime décision de déclarer contumaces et excommuniés » ceux qui célèbrent la messe traditionnelle et ceux qui y assistent. On n'a pas excommunié les évê­ques hollandais qui ont publiquement mis en doute la conception virginale de Notre-Seigneur. Ni les évêques français qui ont enseigné, comme rappel de foi, qu'à la messe il s'agit simplement de faire mémoire. L'archevêché de Rio n'a rien fait contre l'invasion, au Brésil comme ailleurs, des catéchismes à la hollandaise, qui ne contien­nent plus les connaissances nécessaires au salut, et des messes à la française, accompagnées de chants marxistes et de danses érotiques. La « com­munion » dont on menace d'exclure les catho­liques qui veulent rester catholiques est une com­munion dans l'autodémolition de l'Église : rien n'y est interdit sauf la fidélité ; 2:202 on peut y célébrer la messe n'importe comment, pourvu que ce ne soit pas la messe traditionnelle ; l'excommunica­tion y est solennellement abolie, mais seulement pour les hérétiques. Dans cet univers ecclésiastique qui marche la tête en bas, les hiérarques en délire, ayant perdu toute autorité morale, veulent se rattraper en im­posant une obéissance aveugle et inconditionnelle. Ces hiérarques recyclés, ignorants de cela comme du reste, ne savent pas que l'obéissance aveugle et inconditionnelle n'a pas droit de cité parmi les catholiques, où elle est sans précédent, sans justification et sans avenir. Donc, à Rio comme ailleurs, le carnaval est maintenant dans l'Église. La puissance occupante installée dans l'administration ecclésiastique veut réduire au silence toute pensée librement catho­lique, librement fidèle, fidèlement et catholique­ment libre. Au Brésil, l'homme à abattre c'est Gustave Corçâo. Voici les faits. Corçâo avait écrit le 22 janvier dans *O Globo*, le grand quotidien de Rio, un article intitulé *Contrastes et comparaisons,* que nous traduit ci-après Hugues Kéraly. ([^1]) 3:202 #### Contrastes et comparaisons par Gustave Corçâo dans O Globo du 22 janvier 1976 On se souvient sans doute de l'information publiée par *le Journal du Brésil* du 28 décembre 1975, sous le titre L'U.R.S.S. FUSILLE CINQ MALFAITEURS... J'en rappelle le texte : *Moscou*. -- Suite à la découverte d'une des plus grosses affaires de corruption administra­tive en Union Soviétique, un tribunal de Bakou a condamné cinq hommes à la peine de mort, et cinquante-neuf autres à des peines de prison, pour des détournements de fonds qui portent sur 9 millions de roubles. Le crime touchait une coopérative agricole et quatre pêcheries en Ré­publique soviétique d'Azerbaïdjan. Les condamnés à mort sont deux présidents des coopératives de pêche, deux comptables et un chef d'entrepôt, où durent être stockées des semences qui n'auraient pas été achetées par la coopérative agricole. Plusieurs personnalités proches du gouvernement et le Premier Secré­taire du Parti local sont impliqués dans cette affaire. La nouvelle a été diffusée dans la capi­tale de l'Union par le journal *Bakinskiv Rabo­chiv*. Si nous résumons : l'U.R.S.S. condamne à mort cinq hommes, et les condamne pour un crime certainement dé­testable, mais qui ne serait passible de la peine de mort dans aucun code pénal du monde civilisé. Et j'en arrive, lecteur, à ma question : quel événement nous vient à l'esprit en lisant cette nouvelle des cinq condamnations à mort de Moscou ? En moi, ce qui surgit, ce qui s'impose, c'est le souvenir des protestations du monde entier et spécialement du Vatican lorsque cinq terroristes, oui, cinq criminels de la pire espèce, furent condamnés en septembre dernier par le général Franco... Faut-il donc, proteste le lecteur, que je revienne à la charge sur un si proche passé ? Je lui réponds en vieux professeur : on ne peut rien apprendre sans de nombreuses répétitions, et un peuple qui s'empresse d'oublier menace ruine dans toutes ses structures fondamentales. La sécurité nationale se nourrit de mémoire et de vigilance. Allons, par conséquent, aux textes de l'époque. 4:202 Je me suis fait relire le texte de l'allocution de Paul VI publié dans *La Documentation catholique* du 19 octobre 1975 : « *Nous ne pouvons terminer cet entretien paternel sans vous confier la douleur poignante que nous éprouvons aujourd'hui à cause de la dramatique nouvelle de l'exécution, ce matin, des personnes condamnées à mort en Espagne. Nous référant à ce que nous avons eu l'occasion de déclarer dimanche dernier, nous renouvelons notre ferme déploration pour la série d'attentats terroristes qui a endeuillé cette nation très noble qui nous est toujours très chère, et pour l'action de tous ceux qui, directement ou indirectement, se rendent responsables d'une telle activité, con­sidérée, à tort, et employée comme instrument légitime de lutte politique. Mais cette condam­nation, nous devons la faire suivre de la vibrante condamnation d'une répression si dure qu'elle a ignoré les appels qui se sont élevés de nom­breux côtés contre ces exécutions. Et nous de­vons rappeler que nous aussi nous avions par trois fois demandé la clémence. Et cette nuit encore, après avoir appris que les condamnations étaient confirmées, nous avons de nouveau sup­plié qui de droit, au nom de Dieu, pour que l'on choisisse, au lieu de la voie* MEURTRIÈRE (*sic*) *de la répression, celle de la magnanimité et de* la clémence. Malheureusement, nous n'avons pas été écouté... 5:202 *Nous souhaitons encore une fois que sur cette chère nation catholique, après tant, après trop de sang versé* DE DIVERS CÔTÉS (*sic*)*, descende la paix désirée, et avec elle la justice dans l'har­monie renouvelée de tous ses fils.* » Ces paroles attribuées au pape de l'Église catholique ont été publiées en italien, et en gros caractères, dans *L'Osservatore romano*, du 28 septembre, en français dans *La Documentation catholique,* numéro, 1.684 du 19 octobre 1975, page 858, et jusqu'à présent nous n'avons eu vent à ce sujet d'aucune rumeur de démenti. De septembre à aujourd'hui, c'est donc bien comme émanant du pape de l'Église catholique qu'un tel discours reste présenté au monde. Or, la première singularité qu'on relève dans ce texte est celle de la réduction à un seul et même plan du crime et de sa répression : du terrorisme lui-même, et de la condamnation des criminels de la pire espèce produite par le siècle. Cet amalgame n'est possible que dans l'atmosphère de la plus radicale et amorale anarchie, où l'on dénie à une société humaine le droit et le devoir de se défendre en réprimant les crimes. Aucune conscience catholique ne peut admettre, un seul instant, que le Vicaire du Christ, en rupture radicale avec tous ses prédécesseurs, jette contre une nation -- et justement une des plus précieuses pour l'Église -- l'accusation de crime pour avoir organisé un service de répression du terrorisme. Et je n'accepte point comme catholiques, comme véritables, comme pro­noncées en connaissance de cause (*em sâo juizo*) les pa­roles insensées que nous venons de lire dans la traduction présentée ici d'un texte à ce jour non démenti. Je redis en toutes lettres, m'efforçant d'être le plus clair possible : 6:202 l'écrivain Gustave Corçâo, moi-même, connu pour son obstination catholique, refuse tout crédit à cet amalgame de communications qu'on nous présente comme ayant leur source ou leur centre dans l'Église et la personne du pape. Je ne saurais expliquer au lecteur comment fonc­tionne l'engrenage souterrain de ces falsifications, n'ayant rien du talent spécialisé d'une Agatha Christie. Mais je suis sûr d'une chose : un pape catholique ne peut accu­muler de pareilles sottises, de telles énormités, passant de l'Utopie d'une société sans moyens de répression du crime à la Dépravation majusculaire qui manifeste plus de sym­pathie pour les terroristes que pour la police chargée de les arrêter et les exécuter. Nous sommes ici en présence d'une aberration devant laquelle il n'est pas de titre, ornement ou tiare qui puisse maintenir intacte l'autorité. Pour moi, je ne veux pas croire que de telles paroles furent réelle­ment prononcées par un pape catholique. Alexandre VI est connu pour les abus charnels auxquels il s'était livré lui-même et avait entraîné son prochain, mais jamais il n'écri­vit ou ne prononça des discours d'anarchiste, de *hippie* ou de fou. Répétons pour la troisième fois que je récuse, et récuserai maintenant plus facilement que jamais, la ma­chine à communications qui répand de tels bruits. Et pour l'édification du lecteur j'ajoute : si on introduisait chez moi, au 88, rue Maréchal Pires Ferreira, un personnage qui, placé devant mes 1 % ou 1/2 % de vision restante, rappelât les traits tant photographiés de Paul VI, et si ce personnage répétait devant moi ce que nous venons de lire, je lui répondrais ce que j'ai appris dans l'épître de saint Paul aux Galates : « *Anathema sit ! *» Maintenant, pour compléter le petit jeu qui nous est proposé par Satan, nous avons l'information publiée dans le *Journal du Brésil* du 28 décembre dernier : L'U.R.S.S. FUSILLE CINQ MALFAITEURS. Cinq hommes. A mort. Aussi grande que soit notre aversion à l'encontre des hauts fonctionnaires qui abusent de leur pouvoir pour sucer le sang des pauvres, nous savons qu'aucun code pénal au monde, hormis celui de l'U.R.S.S., ne sanctionne un tel crime de la peine de mort. 7:202 Alors, nous demandons : qui aura lu dans *L'Osservatore romano* ou dans *La Docu­mentation catholique* le véhément appel de l'organisation qui se prétend la voix de l'Église catholique ? Qui aura appris que les diplomates anglais ou autres se sont retirés horrifiés de Moscou... ? N'allez pas imaginer, lecteur, que je sois encore sous le coup de la stupeur ou de l'indignation devant le contraste entre ces deux cas. Non. J'ai assez vécu désormais pour apercevoir que le monde de ceux qui glorifient tellement l'homme a un faible pour les majes­tueux fracas de la plus grande et de la plus mortelle ânerie du siècle : le communisme. Je ne vais pas m'émou­voir devant cinq condamnations a mort quand je sais par exemple que, durant la famine de 1926-1932, sans la moindre corruption administrative, et dans la plus pure ligne socialiste, ces monstres d'obstination idéologique tuè­rent pour la mise en pratique d'une IDÉE près de 100.000.000 de pauvres Russes sans défense. Tel est le communisme, qui reçoit aujourd'hui les suffrages et l'admiration de l'Autre église ; chose qui non plus ne me surprend pas, parce que j'ai déjà des indications bien certaines sur la construction de cette fausse église. Je publie ces « Contrastes et comparaisons » avec l'espoir d'avertir les bonnes gens qui ne s'en seraient pas aperçus d'avoir à regagner l'Église du Christ, si réellement ils veulent retrouver la douce compagnie, pas à pas, que Lui-même nous avait promise. \[Fin de la traduction intégrale par Hugues Kéraly, de l'article de Gustave Corçâo paru dans *O Globo* du 22 janvier 1976.\] 8:202 Le cardinal de Rio, qui n'avait condamné ni l'invasion des catéchismes à la hollandaise ni celle des messes à la française, réveillé en sursaut de sa somnolence habituelle, estima brusquement indispensable de *condamner avec véhémence* l'auteur de l'article qu'on vient de lire. Il appela son chancelier et lui ordonna de publier sur-le-champ un communiqué dénonçant Corçâo comme hérétique, schismatique et relaps. #### Communiqué de la curie métropolitaine de Rio de Janeiro Voici donc la traduction intégrale de ce com­muniqué, tel qu'il a été reproduit dans *O Globo* du 24 janvier. La numérotation entre crochets \[1\], \[2\], \[3\] et \[4\] est celle qu'y a introduite Gustave Corçâo, pour la clarté de ses réponses. *A la suite de l'article de notre collaborateur Gustave Corçâo paru dans notre édition du 22 janvier, la Curie Métropolitaine de Rio de Janeiro a diffusé hier la note suivante :* « *Par ordre de l'éminent seigneur cardinal archevêque, Dom Eugène de Araujo Sales, la curie métropolitaine de Rio de Janeiro rend publique la déclaration suivante :* « \[1\] *Le devoir de bien gouverner le peuple de Dieu en son diocèse charge gravement la conscience de l'évêque. Par souci de miséricorde, ce devoir s'exerce ordinairement en particulier. Toute fois, contraint par de graves circons­tances, il peut et doit s'affirmer en public.* 9:202 « *Le 22 janvier, sous le titre* Contrastes et réconforts, *le professeur Gustave Corçâo s'est rendu coupable de com­mentaires gravement irrespectueux à l'égard de la per­sonne et de l'autorité du saint-père, le pape Paul VI, en attitude de franche rébellion contre la discipline de l'Église. Quoique le professeur parle de* « *paroles attribuées au pape *», *le fait que celles-ci aient été publiées dans* L'Osser­vatore Romano, *comme le professeur le déclare lui-même, lui atteste sans équivoque qu'elles sont authentiques.* « \[2\] *Déjà, le 31 janvier 1973, après des avertisse­ments donnés en particulier, notre curie métropolitaine, par décision du seigneur cardinal, informait la communau­té catholique du diocèse que ledit professeur n'exprimait pas le sentiment de l'Église de Dieu. Ses attaques conti­nuèrent, mais l'autorité ecclésiastique gardait le silence, puisque les fidèles avaient été publiquement avertis qu'ils ne pouvaient pas suivre, en matière religieuse, son orien­tation.* « *Cependant, devant l'insolite et inadmissible attaque contre la personne auguste et l'autorité suprême du pontife romain, dans les commentaires signalés plus haut, le devoir s'impose au cardinal archevêque d'affirmer publiquement à ceux qui restent dans l'attachement et l'obéissance à son enseignement pastoral.* « \[3\] 1°) *Il y a une seule Église, fondée par Jésus-Christ,* 2°) *Le respect et l'obéissance au successeur de Pierre sont un critère de son authenticité. Cette soumission distingue les catholiques des adeptes des autres églises.* 3°) *Ceux qui introduisent des abus, comme ceux qui cher­chent à les réprimer en bouleversant la doctrine et la discipline, rompent avec l'unité.* 4°) *Des imperfections* (falhas) *existeront toujours dans la partie humaine du corps mystique du Christ. On ne saurait toutefois les cor­riger en portant atteinte au fondement même de l'Église, niant ou mettant en doute l'autorité et la légitimité des paroles du successeur de Pierre.* 10:202 « \[4\] *Le Cardinal archevêque regrette bien qu'une chose pareille ait pu se produire dans son diocèse, et* con­damne avec véhémence *l'attitude du professeur Gustave Corçâo. En outre, il doit avertir les fidèles que de pareilles manifestations conduisent à la rupture avec la communion ecclésiale.* « *Rio de Janeiro, le 23 janvier 1976, signé du père Bonaventure Cantarelli, S.D.S., chancelier de l'archevêché.* » \[Fin de la traduction intégrale du com­muniqué de la curie métropolitaine de Rio.\] Sans aucun procès ; arbitrairement ; par res­sentiment contre son article du 22 janvier que l'on est incapable de réfuter, Gustave Corçâo est dé­noncé à l'opinion publique comme un individu moralement dangereux, que l'on ne doit pas suivre en matière religieuse. C'est un grave abus de pouvoir, c'est une in­supportable calomnie. Nous avons protesté par le télégramme sui­vant : RÉVÉREND BONAVENTURE CANTARELLI CHAN­CELER DO ARCEBISPADO RIO DE JANEIRO BRÉSIL EXPRIMONS INDIGNATION ET PROTESTATION DE­VANT ODIEUSES ACCUSATIONS DE VOTRE EXCEL­LENCE CONTRE PROFESSEUR GUSTAVE CORÇAO HONNEUR ET LUMIÈRE DE L'INTELLIGENCE CATHO­LIQUE AU XX^e^ SIÈCLE (signé) JEAN MADIRAN RÉDACTION D'ITINÉRAIRES FRATERNITÉ CATHOLIQUE MILITANTE 11:202 Puis nous avons par lettre confirmé notre télégramme : Révérend Bonaventure CANTARELLI Chanceler do Arcebispado Arcebispado do Rio de Janeiro Rio de Janeiro R.J. Brésil Monsieur le Chancelier, J'ai l'honneur de vous confirmer par la présente lettre les termes du télégramme que je vous adresse aujourd'hui et dont voici le texte : (*texte du télégramme comme ci-dessus*) Le numéro du *Globo* contenant votre notule en date du 23 janvier nous est parvenu seulement aujourd'hui. Déjà se propage et grandit une réprobation totale des accusations incroyables portées contre le professeur Gustave Corçâo : Nous voulons espérer que justice sera promptement rendue à ce grand esprit, à ce grand écrivain, à ce grand philo­sophe chrétien, connu et admiré dans tout l'univers catho­lique comme la plus haute figure intellectuelle du Brésil contemporain. Veuillez agréer, Monsieur le Chancelier, avec nos salu­tations attristées, l'expression très ferme des sentiments que nous tenons à porter ainsi à votre connaissance, Jean Madiran. #### La réponse de Gustave Corçâo La réponse de Gustave Corçâo a paru en deux articles successifs du *Globo*, le 5 et le 7 février 1978 : « Une explication » et « L'Église du Christ et les autres ». 12:202 1\. -- Une explication Commençons par le point numéro 2, où la note de la curie métropolitaine affirme que la mise en garde publique du 31 janvier 1973 avait été précédée d'avertissements donnés en particulier. Cette affirmation en effet est absolu­ment inexacte. A moins que le rédacteur de la note ne se réfère à la visite que nous avait rendue cette année-là le père Cantarelli pour solliciter des informations complé­mentaires sur le grave scandale survenu dans un collège catholique de Rio, scandale dénoncé par l'écrivain Gustave Corçâo, et que cette visite se soit sublimée dans la mémoire du chancelier de la curie en un avertissement que nous adressaient les autorités ecclésiastiques. Mais je ne crois pas qu'il soit avantageux pour les dites autorités de revenir sur un tel sujet, ni de voir publier la lettre qu'à la con­clusion de cette triste affaire j'adressais à monsieur le cardinal. Cette hypothèse étant donc exclue, je répète que l'affirmation de la note est inexacte : pas plus en 1973 que maintenant, je n'ai reçu le moindre avertissement par­ticulier. Par contre l'affirmation qui vient ensuite -- « ses attaques continuèrent » -- est bien véridique. L'écrivain Gustave Corçâo, dans ces explications, vous le confirme et le réitère : ses attaques contre les ennemis de l'Église et de la Patrie ont continué, oui ; et elles continueront tant que Dieu voudra de moi en ce monde, m'ordonnant par la voix des prophètes, des apôtres et de son propre Fils de poursuivre le bon combat, confiant en sa sainte grâce. Revenant au passage numéro 1 pour attraper avec lui le fil principal de nos explications, remarquons et méditons cette déclaration de la note : que le professeur parle de propos « attribués au pape », quand il ne devrait pas pouvoir douter de leur authenticité, constatant lui-même que ceux-ci avaient été publiés dans *L'Osservatore Romano.* 13:202 J'admire, sans nullement l'envier, la tranquillité avec laquelle le chancelier de notre curie identifie l'auguste personne du pape et *L'Osservatore Romano,* paraissant vouloir mettre hors de doute par cette remarque son plus profond respect pour le Vicaire du Christ. Tout le monde pourtant sait aujourd'hui, tout le monde est fatigué de savoir que la quasi intégralité des moyens de communi­cation est tombée aux mains des destructeurs de l'Église et de la civilisation. Dans les journaux et les revues de cette « nouvelle église », née de réformes qui ont plus déformé, *difformé* et trans-formé que réellement re-formé, la connivence avec le communisme est visible jusqu'à l'aberration. Et *L'Osservatore Romano* semble très loin de faire exception, tout comme notre triste REB. Serait-il nécessaire d'insister là-dessus ? Par coïncidence, j'ai eu vent ce matin d'une information de la prélature de Saint-Félix, dans le Mato Grosso. En provenance du Mato Grosso oui, mais diffusée par la revue Vozes qui, sans flatterie, peut être désignée comme une des plus remarquables pu­blications du monde en matière de corruption intellec­tuelle. Revue qui fut catholique. Qui fut franciscaine. Et qui est, aujourd'hui... « Vozes » ([^2]). L'information, donc, concerne le tristement célèbre Dom Pedro Casaldaliga, évêque récemment menacé d'expulsion en raison des ac­tivités très ouvertement marxistes par lesquelles il pervertit les âmes simples qui lui furent confiées dans la prélature de Saint-Félix. A la suite de pressions de la C.N.B.B. ([^3]) et de je-ne-sais-qui encore, agissant sur l'hésitation du gouvernement brésilien, l'évêque continue dans Saint-Félix à pervertir le troupeau ; cependant que le père Jentel, expulsé à sa place, allait porter au journal *Le Monde* sa version communiste des événements. 14:202 Je m'en voudrais d'en­combrer l'étroit terrain de cette explication avec l'histoire des agissements de Don Pedro Casaldaliga, mais ne résiste pas à transcrire cette information publiée par la revue *Vozes* du 20 janvier, sous le titre pompeux de *Nouvelle du Centre d'Information Cathodique -- Rubrique hebdo­madaire pour la radio et la presse.* Voici la chose : « *Saint Félix, Mato Grosso. --* Le pape Paul VI s'est prononcé en faveur de Don Pedro Casaldaliga, évêque de la prélature de Saint Félix, menacé d'expulsion par le gou­vernement. Le saint-père a déclaré que « toucher à Don Pedro » revenait à s'en prendre au pape lui-même. Il s'est solidarisé d'avance avec les fidèles de cette prélature qui s'emploieraient à défendre l'homme opprimé sur sa terre. » Je livre cette nouvelle du Mato Grosso, ou plutôt de la revue *Vozes,* à la méditation du lecteur que par malchance mon article aurait pu affliger. Mais je n'arrive pas facile­ment à faire taire ma curiosité sur ce que pense le chan­celier de la curie de cette revue *Vozes,* de l'évêque de Saint Félix et de tant d'autres choses qui nous affligent, nous, jour et nuit. Reprenons maintenant le fil de la question soulevée par le passage numéro 1. J'ai usé en effet de la formule « paroles attribuées au pape », et ce, sachant bien que ces paroles avaient été publiées dans *L'Osservatore Ro­mano.* Formule que j'avais adoptée pour diverses raisons. Tout d'abord, comme une sorte de précaution, de figure oratoire susceptible de *protéger* notre intelligence au mo­ment de retranscrire, dans l'atmosphère épaisse et fumeuse d'une telle contingence, des prédications dont la logique et jusqu'au style répugnent à l'esprit habitué à contempler et adorer la vérité. En outre, je trouvais dans ce recours un abri d'où il devenait plus facile de débloquer l'activité de ma raison, la laissant ainsi pure et libre de ses mouve­ments devant la chose qui lui était soumise. Enfin, pourquoi pas ? j'obéissais moi-même à la voix de cette piété filiale qui porta Sem et Japhet à couvrir la nudité du vieux père. 15:202 Je manquerais néanmoins au plus élémentaire respect de la vérité si j'essayais de donner à ce recours littéraire et moral une sorte de valeur absolue, qui laisserait toute la responsabilité de cette déclaration du pape, comme des autres, aux machines falsificatrices de la communication. L'existence d'un tel phénomène au cœur même de l'Église est impensable sans quelque consentement du pape. Mais qu'on ne me demande point quelle est la part de ceux qui trompent et celle de ceux qui consentent : je n'y saurais répondre, ni oser ébaucher seulement une estimation. Ce que je sais, de science claire et certaine, certitude obtenue dans une assiduité et une attention déjà anciennes à la voix de Dieu et de son Église, c'est que le pronunciamento commenté dans mon article du 22 janvier, outre la sym­pathie, pour ne pas dire la préférence qu'il manifeste aux agents d'un courant révolutionnaire tant de fois condamné par tant de papes, que cette déclaration donc porte atteinte au principe et fondement de l'autorité en censurant les gouvernements qui résistent avec énergie et fermeté au communisme, torrent dévastateur de l'Église et de toute civilisation. Et maintenant, que le lecteur juge lui-même du paradoxe où se voit crucifier celui qui défend réellement le saint principe de l'autorité dans l'Église : celui-là se heurtera aux mécanismes disciplinaires qui placet l'obéis­sance à l'homme au-dessus de l'obéissance à Dieu. Nous savons bien que cette difficulté est inévitable, et que la condition humaine, par bien des côtés, tient les plus hautes valeurs dans la dépendance de conditions subalternes. A commencer par la rationalité, qui définit l'homme, mais situe ses plus nobles opérations dans la dépendance de la connaissance sensible ; la vie sociale, et la vie religieuse elle-même, ne peuvent se développer qu'à l'intérieur d'un réseau complexe de conditionnements mineurs, mais respectables à leur niveau. 16:202 Et je ne me vante pas d'avoir toujours su équilibrer le devoir supérieur du témoignage avec ceux, moins élevés, qui le condition­nent. Le même sujet que celui abordé dans ma chronique du 22 janvier fut traité sous le titre *La fausse bonté* ([^4]) dans un article paru le 2 octobre 1975, sans provoquer la moindre émotion dans les milieux ecclésiastiques. Aujourd'hui cependant, m'étant fait relire pour la troi­sième fois le texte de mon article du 22 janvier, j'ai perçu avec regret que le ton et la présence de deux ou trois termes sans doute excessifs rendaient mon apostrophe plus vive qu'il n'était nécessaire... Pour l'équivoque qu'ont pu causer ces excès malheureux, et songeant, dans la com­munion des saints, aux personnes simples et bonnes qui estiment sans ignorance coupable que tout ce qui porte une étiquette catholique mérite un absolu respect, me souve­nant de ces chères « zitas » à qui j'ai si longtemps enseigné la sainte doctrine et qui pourraient s'effrayer aujourd'hui à la pensée que le vieux professeur cherche à s'éloigner de l'Église du Christ, une et sainte -- me souvenant, aussi, de cette vieille cuisinière portugaise qui me demandait au téléphone ce 31 janvier 1973 (date de la première mise en garde de la curie) pour me dire : « *Senhor professor,* ici une vieille cuisinière portugaise qui s'est mise à genoux ce matin, offrant à Dieu qu'il dispose du reste de sa vie pour allonger la vôtre... », -- songeant encore aux prêtres, aux religieux qui vinrent me voir ce jour-là, et spécialement au plus âgé d'entre eux, triste et humble, qui se retournait sur le seuil de la porte demandant, les larmes dans la voix, s'il pourrait revenir parler avec moi des choses de Dieu, pensant donc à tous ceux-là que j'ai pu effrayer ou meurtrir, je demande pardon à Dieu dans la communion des saints et retire ces termes excessifs ou superflus. 17:202 Mais j'espère que tous ces bons amis comprendront bien que je ferais offense à Dieu et à sa sainte Vérité, si je reniais aujourd'hui l'essentiel d'un article écrit en dé­fense de l'Église, de la Patrie et de la Civilisation. II\. -- L'Église du Christ et les autres Reprenons aujourd'hui l'explication commencée dans l'article de jeudi dernier, et reprenons-là au point de la note épiscopale marquée par notre numéro 3, qui com­mence ainsi : « 1°) Il y a une seule Église, fondée par Jésus-Christ. » Dieu soit loué ! J'ai envie de bondir et de chanter de joie comme les rois mages, quand ils virent réapparaître leur étoile : *Videntes autem stellam gavisi sunt gaudio magna valde* (Matth., 2, 10). Je répète pour mieux savourer la douceur de ce chant, explicitement ou implicitement présent dans tous nos ar­ticles. Il n'y a qu'une seule Église véritable, celle du Christ. *Credo unam, sanctam, catholicam et apostolicam Ecclesiam !* Mon immense allégresse cependant se refroidit à la suite de la lecture de la note : « 2°) Le respect et l'obéissance au successeur de Pierre sont un critère de son authenticité. Cette soumission distingue les catholiques des adeptes des autres églises. 3°) Ceux qui introduisent des abus, comme ceux qui cherchent à les réprimer en bouleversant la doctrine et la discipline, rompent avec l'unité. » Ci-gît en effet la raison de notre mélancolie. Ayant rappelé l'existence d'une seule Église fondée par Jésus-Christ, la note de la curie nous livre un critère de son authenticité, chose indubitablement nécessaire, mais qui est loin ici d'être suffisante, et nous affirme que la sou­mission au successeur de Pierre distingue les catholiques des adeptes des autres églises. 18:202 Cet énoncé doctrinal, for­mulé dans un texte qui identifie par ailleurs les décla­rations du pape avec les publications de *L'Osservatore Romano,* nous amènerait à conclure que la pierre de touche du catholicisme est la soumission à *L'Osservatore Romano.* Loin de nous toute intention de raillerie ; mais nous ne dissimulerons pas celle où nous sommes d'exiger une meilleure rédaction et davantage d'attention à la hié­rarchie des valeurs en une matière aussi grave et qui atteint, pour l'escamoter ou le maltraiter, au Sang de notre Sauveur. L'histoire a retenu le cas de saint Vincent Ferrier, dont l'insoumission au pape légitime, par défaut dans son information ou mauvaise interprétation des nou­velles, n'a point fait obstacle à son ardente sanctification personnelle, et n'a pas empêché sa canonisation. A l'inverse, la planisphère de la calamiteuse actualité catholique dé­borde de cardinaux et archevêques qui paraissent soumis à la voix du pape, ou du moins insensibles à ses décla­rations, mais donnent l'impression de vouloir ardemment imiter Jésus dans sa crucifixion. On ne saurait évidem­ment livrer en cinq lignes un résumé de toute la doctrine catholique sur ce point, mais il me semble qu'il devrait être possible de rappeler l'importance de la papauté en des termes qui rendent moins évidente l'actuelle subversion de l'ordre des valeurs. Remarquons que la note utilise cette expression heu­reuse : « ...distingue les catholiques des adeptes des autres églises » ; ne croirait-on pas revoir ici, à travers les nuages des cieux, l'étoile qui conduit à Bethléem ? Il existe donc un critère, et divers signes, pour reconnaître les ca­tholiques *des adeptes des autres églises ?* Nous aurions encore une forme, une définition ? Loué soit le Seigneur ! La vérité pourtant nous oblige à dire que le critère d'au­thenticité catholique de la note ne permet guère aujour­d'hui de distinguer les catholiques de ceux-là qui jour après jour s'attachent visiblement à diminuer les marques de respect envers le saint sacrement de l'autel, et, jour après jour, conduisent ainsi les fidèles à perdre la foi en la présence réelle ; 19:202 ce critère non plus ne laisse pas voir l'abîme qui sépare les vrais catholiques de ceux qui rient ou sourient de la vénération des saints, et spécialement de ceux qui s'écartent du Cœur immaculé de Marie ; il ne nous aide pas davantage à distinguer le catholicisme de la religion professée et pratiquée par les innombrables adeptes des autres églises, qui s'éloignent délibérément de la Croix et du Sang pour prêcher un humanisme impie, jusque et y compris l'alliance avec les humanismes ou­vertement athées. (Serait-il nécessaire de répéter une fois de plus que tous les « humanismes » furent inventés pour remplacer ou soutenir les ruines d'un christianisme con­sidéré comme impraticable dans les temps modernes ?) Le critère introduit par la note, nécessaire mais non suffisant, et d'une priorité discutable, ne nous permet pas non plus de différencier un catholique qui aurait l'ardeur et la sainteté d'un Vincent Ferrier, d'avec un « théologien de la libération » comme M. Léonard Boff, qui soutient les fantaisies les plus répugnantes contre l'intégrité de la sainte doctrine, mais se garderait bien de marcher sur les pieds de la hiérarchie ; ni d'avec ceux qui innovent dans les divers pentecôtismes, ou qui célèbrent des « messes œcuméniques assorties de pratiques superstitieuses que l'Église a toujours dénoncées et rejetées. A-t-on seulement mis en doute, l'an dernier, la pureté doctrinale de l'arche­vêque primat du Brésil, qui eut l'audace, ou la désinvolture, de célébrer *le jour de la nativité* une « messe » (!) commé­morative pour l'anniversaire d'une loge maçonnique ? Por­tant le titre d'archevêque primat, président en outre de je-ne-sais-trop-quoi, et n'ayant jamais souffert du moindre accroc dans ses relations avec le Vatican, Don Abélard Brandâo peut bien faire ce qu'il veut avec le Sang de Notre-Seigneur sans cesser d'être catholique. 20:202 Devant ce panorama qui pourrait, si nous voulions étendre notre fastidieuse énumération, remplir toutes les pages du Globo, nous serions tenté de conclure que rien n'est facile comme d'être catholique, -- aujourd'hui ; mais nous sommes aussi obligé de conclure, si nous ne voulons vivre dans le mensonge, qu'une gigantesque montée sépare cette plaine aux tolérances de la religion d'un Dieu crucifié. Voilà pour­quoi notre conscience catholique réaffirme que, pour nous, nous nous glorifions dans la Croix et nous enivrons du précieux Sang, ne pouvant par conséquent garantir pour toujours et en toute circonstance l'échange de ces critères contre celui d'une totale soumission qui débouche facile­ment sur l'omission -- si je peux rapprocher de ce terme vide un mot aussi fort -- ou pour l'indifférence à la ma­tière traitée, et tant de fois maltraitée, par le haut ; sur­tout quand à cette matière s'attache la crainte de perdre l'agrément du Père, et la douce compagnie du pèlerin d'Em­maüs qui nous a promis de demeurer avec nous tous les jours, jusqu'à la fin du monde. Cependant je peux et je dois promettre de rechercher toujours l'équilibre entre ces deux impératifs qui s'affron­tent parfois dans une quasi contradiction. Le lecteur voit que la tâche qui nous a été impartie, tant que Dieu voudra de nous en ce monde, n'a rien de facile. Mais pour moi, même ainsi, je ne l'échangerais pour rien au monde contre le système de commodités que nous offre le progressisme. \[Fin de la traduction par Hugues Kéraly des deux articles publiés par Gustave Corçâo dans le journal *O Globo* des 5 et 7 février 1976.\] #### La mascarade vaticane : un amalgame de communications Il y a beaucoup à relire et beaucoup à méditer dans toute cette affaire. 21:202 Gustave Corçâo nous donne l'exemple et les raisons de « refuser tout crédit à cet amalgame de communications qu'on nous présente comme ayant leur source et leur centre dans l'Église et la personne du pape ». *Amalgame de communications,* voilà les ter­mes qui conviennent. Car cet amalgame est précisément un amal­game : un mélange artificiel d'éléments qui n'étaient pas faits pour aller ensemble. Dans cet amalgame figurent plus ou moins souvent des documents parfaitement catholiques. Nous som­mes tombés tellement bas qu'on s'en étonne avec ravissement, qu'on trouve extraordinairement prometteur ce qui devrait paraître bonnement ordinaire, qu'on tient l'apparition intermittente de tels documents pour un miracle merveilleux, si­gne d'une reprise en main, d'un redressement en­fin commencé. On est même allé, cet hiver à Rome, jusqu'à parler contre le marxisme, courage inso­lite, surprise magnifique, annonce d'un nouveau cours, nous dit-on, dans la politique vaticane... Mais l'important, l'inquiétant, le mortel est que cet *amalgame de communications* contienne trop souvent des énormités inacceptables pour un catholique. En 1969 c'était le fameux article 7, qui définissait la messe comme une sorte d'assemblée du souvenir et de réunion de prière : définition promulguée avec la signature du pape Paul VI, mais la signature ne pouvait empêcher une ferme protestation de la foi catholique, et cette protes­tation finit par obtenir une rectification promulguée sous la même signature pontificale. 22:202 L'au­tomne dernier ce fut la formulation incroyable qui prétend conférer au concile Vatican II autant d'autorité et plus d'importance qu'au concile de Nicée. Et, au fil des saisons et des années, plusieurs autres anomalies majeures, parmi lesquelles celle qui a rencontré la légitime opposition de Gustave Corçâo dans O Globo du 22 janvier. -- Mais alors, dira-t-on, vous mettez le pape en accusation ? -- Pas du tout. -- Vous l'innocentez donc. -- Pas davantage. Très précisément, très exactement, en ce qui concerne les intolérables anomalies constatées dans l' « amalgame de communications », nous n'innocentons ni n'accusons le pontife actuelle­ment régnant. A l'égard de Paul VI, nous n'avons ni le charisme extraordinaire de l'accusation pu­blique qui est celui (par exemple) d'un abbé de Nantes ou d'un père Barbara, ni le charisme abso­luteur, aussi extraordinaire en son genre, qui est celui (entre autres) d'un Jean de Fabrègues ou d'un Marcel Clément. Nous suivons bien plutôt ce que j'ai nommé « la voie ordinaire », c'est le chapitre premier de mon volume : *Réclamation au Saint-Père,* tome II de *L'Hérésie du XX^e^ siècle.* C'est-à-dire que, Dieu aidant, nous travaillons à garder, tels que nous les avons reçus dans l'Église, l'Écriture sainte, le catéchisme romain, la messe catholique. Nous rejetons ce qui y contredit ou y porte atteinte, même si cela nous est présenté au nom du pape, du concile et des évêques. 23:202 Nous le pouvons et nous le devons, car nous en avons, comme tout chrétien ordinaire, « la connaissance nécessaire et la garde obligée », selon l'expression de Dom Guéranger. Quant à savoir si, dans l' « amalgame de communications », le pape Paul VI est victime ou complice de l'une ou de l'autre anomalie, ou de l'ensemble de ce système anormal, il n'est ni interdit ni obligatoire d'avoir sur ce point une opinion qui de toutes façons ne sera jamais rien de plus qu'une opinion. Trop de dogmes sont attaqués aujourd'hui pour que ce soit sur de simples opinions que nous allions nous battre. Nous avons d'ailleurs, nous aussi, des opi­nions en la matière, c'est peu évitable et c'est tout à fait licite. Mais nous sommes attentifs à n'entrer en guerre, au sujet de ces opinions, ni contre ceux qui accusent le pape, ni contre ceux qui l'absol­vent ; ni non plus contre ceux qui l' « expliquent » en supposant qu'il est prisonnier, ou drogué, ou qu'on lui substitue, une fois sur deux, un sosie abominable. Il est toutefois impossible de faire comme si l'on n'entendait pas cette rumeur cha­que jour grandissante ; impossible de nier qu'il y a une question romaine en 1976, et déjà depuis des années, et que toutes ces opinions et discus­sions font partie de l'état de la question. Autre­ment dit, à tort ou à raison mais bien réellement, la personne du pontife actuellement régnant est contestée comme rarement (ou jamais) la per­sonne d'un PAPE l'a été, pour des motifs RELIGIEUX, par des CATHOLIQUES. N'en pas convenir serait non point du respect mais de l'aveuglement. 24:202 Cela noté, il nous paraît beaucoup plus vital de démasquer les falsifications contenues dans l' « amalgame » que de peser les culpabilités falsificatrices. C'est pourquoi nous comprenons fort bien que Gustave Corçâo renonce à « expliquer comment fonc­tionne l'engrenage souterrain de ces falsifications ; n'ayant rien du talent spécialisé d'une Agatha Christie » : ce qui est assez dire, du moins, que cet engrenage, d'une manière ou d'une autre, est à coup sûr criminel. Nous ne désirons provoquer ou soutenir aucune controverse autour des opi­nions explicatives, parce que nous estimons plus grave et plus urgent, et en tous cas davantage à notre portée, de nous retrancher, de nous orga­niser, de nous unir dans la foi théologale. Cette attitude ne comporte aucune illusion, Corçâo ne berce son lecteur d'aucun mensonge « L'existence d'un tel phénomène au cœur de l'Église est impensable sans quelque consente­ment du pape. » Et aussitôt il ajoute : « Mais qu'on ne me demande point quelle est la part de ceux qui trompent et celle de ceux qui consen­tent : je n'y saurais répondre, ni oser ébaucher seulement une estimation. » Ainsi, les méditations auxquelles Corçâo nous conduit sont sévères. Elles sont précises. Elles ne font assurément ni un schisme ni une hérésie ! Il faut tout l'affreux carnaval de Rio pour aller in­venter que Corçâo aurait en cela quitté la foi chrétienne ou mérité d'être exclu de la commu­nion catholique. De son observatoire au pied du Corcovado, il discerne et il pèse les mêmes évi­dences que Mgr Lefebvre constate dans les péré­grinations missionnaires qui le mènent d'un con­tinent à l'autre. 25:202 La condamnation véhémente, mais carnavalesque, de la curie métropolitaine de Rio attire l'attention publique sur de telles pen­sées, sans leur opposer aucun commencement de réfutation. Il y a dans l'Église, présentement, une mascarade falsificatrice. En identifier et en juger les coupables n'est pas notre affaire, sinon margi­nalement et par accident. Notre affaire, comme celle de tout baptisé, est de susciter, d'organiser, de renforcer l'opposition au mensonge : en com­prenant et en exposant pourquoi il faut « refuser tout crédit à cet amalgame de communications ». #### Deux communions Ayant répondu aux numéros 1, 2 et 3 du com­muniqué de la curie métropolitaine, Gustave Cor­çâo n'a pas répondu au numéro 4, qui énonce la « condamnation véhémente » et qui rejette le condamné hors de la « communauté ecclésiale ». Qu'est-ce donc que cette *communauté ecclé­siale* dont on veut le chasser ? C'est une communauté qui inclut les évêques hollandais : ils ne croient plus à la conception virginale de Notre-Seigneur, et ce n'est pas d'au­jourd'hui qu'ils n'y croient plus, ils ont eu tout le temps de l'endurcissement et de la pertinacité, leur refus figurait dans la *Documentation catho­lique du* 23 juin 1968 (colonne 1096) et je l'avais noté aux pages 38 et 39 du premier tome de *L'Hé­résie du XX^e^ siècle,* paru en novembre 1968. 26:202 Cette nouvelle communauté ecclésiale, fruit de l'évolution conciliaire, inclut les évêques français qui ont publié, ceux qui ont approuvé et ceux qui ont toléré le rappel de foi selon lequel à la messe il s'agit simplement de faire mémoire. Dans cette communauté inédite, les réformes passagères sont déclarées avoir autant d'autorité et plus d'impor­tance que la révélation divine. L'évidence est que nous sommes bien en présence d'une nouvelle religion. Et cette religion nouvelle est une falsification, parce que ses sectateurs gardent le masque, ils ne sont pas sortis de l'Église pour fonder ailleurs leur communauté d'un type nouveau. Constitués en parti, déployés en troupes d'occupation, ils ont confisqué le pouvoir administratif dans l'Église catholique, et ainsi ils maintiennent en perma­nence une irrespirable confusion entre deux communions différentes. Il y a la communion des saints ou Église ca­tholique. Et il y a la communion dans l'autodémolition de l'Église. Que les évêques hollandais, négateurs de la conception virginale de Notre-Seigneur, ou que les évêques français, inventeurs de la messe à la française, nous chassent de leur communion, c'est en soi un acte sans signification, un acte absurde puisque nous n'y sommes pas, comment nous en chasser ? Nous n'y sommes pas sous le rapport de l'autodémolition conciliaire en laquelle ils com­munient. 27:202 Nous ne sommes pas dans la communion des évoluteurs en tant quel tels, des mutants, des recyclés post-conciliaires, falsificateurs de l'Écriture, naufrageurs du catéchisme, destructeurs de la messe, complices du communisme. Leur com­munion est en cela une communion dans le crime. Elle nous fait horreur. Nous ne cessons de la com­battre. Mais comme ils occupent encore les postes d'autorité de la religion qu'ils estiment ancienne, qu'ils disent anté-conciliaire, qu'ils réputent dé­passée et à laquelle ils ont tourné le dos, ils comp­tent par cette odieuse mascarade être en mesure de faire croire aux gens simples que c'est de la communauté catholique qu'ils vont nous bannir. Ils auraient dû se démettre spontanément de leurs fonctions épiscopales, ou en être démis par le Saint-Siège : mais ni l'un ni l'autre ne s'est pro­duit. Ils détiennent toujours entre leurs mains les pouvoirs spirituels d'une religion et d'une Église qui n'est plus leur religion ni leur Église : et ce n'est d'ailleurs pas toujours aussi simple, car le plus grand nombre d'entre eux est dans le brouil­lard, incapables de rien discerner dans ce qui leur arrive ni de rien comprendre à ce que nous écri­vons ici. Ce qui complique la situation, mais sans en changer la nature : une tragique mise en scène dissimule la communion des saints sous la com­munion dans le crime. Jean Madiran. 28:202 ### Vatican II autant et plus que Nicée Le débat religieux s'aggrave mais se clarifie. Car l'aveu a été lâché : « *Le deuxième concile du Vatican ne fait pas moins autorité, il est même sous certains aspects plus important encore que celui de Nicée. *» Cet aveu, nous en avons montré la portée et nous y avons sans cesse ramené l'attention depuis notre éditorial de novembre 1975. Nous avons été quasiment seuls à le faire, mais qu'on ne s'y trompe pas : le silence général est un silence atterré. Un de nos lecteurs, théologien de métier, nous adresse à ce sujet les précisions et réflexions que voici. Vous le dites très bien : « On a fait signer au pape un texte qui ne peut être accepté. Une fois de plus. » Comme pour l'article 7, triplement hérétique, qui avait révélé la théologie des experts, artisans du Novus Ordo Missae. C'est sur ce qu'a d'inacceptable le texte que vous avez justement relevé que je voudrais vous faire part de quelques réflexions. Sur deux points fondamentaux l'*autorité* et l'*importance* de Vatican II. \*\*\* 29:202 Pour ce qui est de l'autorité, on ne peut pas dire que le concile Vatican II « fait autorité » autant que Nicée. Pour le voir, il faut faire une distinction très simple. En tant que concile œcuménique, pendant tout le temps où il était réuni, il est vrai que le concile Vatican II jouis­sait d'une autorité égale à celle de Nicée, à savoir, précisément, de l'autorité d'un concile œcuménique. Mais après sa clôture, lorsqu'on parle de l'autorité d'un concile, il ne peut plus s'agir évidemment que de celle des textes qu'il a promulgués. Or, de ce point de vue, qui est celui de la phrase que nous analysons, dire que Vatican II, c'est-à-dire l'ensemble de ses textes, « fait autorité » autant (ou pas moins) que Nicée, c'est aller non seulement contre l'évi­dence, mais contre les déclarations mêmes de Vatican II. Nicée a été et s'est voulu un concile essentiellement dogmatique ; Vatican II s'est voulu et a été un concile essentiellement « pastoral » : ni dogmatique au sens propre, ni disciplinaire au sens précis, mais « pastoral ». Nicée a proposé la foi de l'Église dans une formule qui en devenait la norme, « le dogme », et en l'impo­sant à tous les fidèles sous peine d'anathème (*Denzinger-Sch*., 126). Vatican II n'a rien fait de semblable. Voici le texte conciliaire sur lequel se base cette affirmation : *Extraits des Actes du concile œcuménique Vatican II*. -- Notifications faites par le secré­taire général du concile au cours de la 123^e^ congrégation générale, le 16 novembre 1964. Il a été demandé quelle devait être la *quali­fication théologique* de la doctrine exposée dans le schéma *De L'Église* qui a été soumis au vote. A cette question la commission doctrinale a donné la réponse suivante : 30:202 « Comme il est évident de soi, un texte du concile doit toujours être interprété suivant les règles générales que tous connaissent. « A ce propos, la commission doctrinale renvoie à sa déclaration du 6 mars 1964, dont nous transcrivons ici le texte : « Compte tenu de l'usage des conciles et du but pastoral du présent concile, ce saint sy­node ne définit comme devant être tenu par l'Église (*ab Ecclesia tenenda*) que les seuls points concernant la foi et les mœurs qu'il aura clairement déclarés tels. « Quant aux autres points proposés par le saint synode, en tant qu'ils sont la doctrine du magistère suprême de l'Église, tous et cha­cun des fidèles doivent les recevoir et les entendre selon l'esprit du saint synode lui-même (juxta ipsius s. synodi mentem)*,* tel qu'il ressort soit de la matière traitée, soit de la manière de s'exprimer, selon les normes de l'interprétation théologique. » (Texte publié à la suite de la constitution sur l'Église, et suivi lui-même d'une seconde « notification », non moins importante, celle qui expliquait en quel sens -- car ce sens n'était pas clair -- le schéma « De L'Église » soumis au vote des pères entendait la collé­gialité.) Il suffit de lire cette « notification » pour voir l'abîme qui sépare, en fait d' « autorité », les textes de Vatican II de ceux de Nicée où, en promulguant la formule de la foi de l'Église, le concile ajoutait : ceux qui ne pen­sent pas ainsi, « l'Église catholique les anathématise ». Mais quelques remarques sont à ajouter. La première pour relever le fait que, avant de voter, les pères de Vatican II ont éprouvé le besoin de s'enquérir de « la qualification théologique », c'est-à-dire très précisément l'autorité doctrinale qui serait attribuée aux textes qu'ils allaient voter. Un tel fait est extrêmement symptomatique. 31:202 Ce qu'il révèle, c'est pour le moins une certaine incertitude en ce qui concerne la nature de ces textes, incertitude pleinement fondée puisqu'il avait été déclaré, et qu'il est rappelé immédiatement après, que ce concile devait être « pastoral ». On était donc en droit de s'interroger sur sa portée dogmatique. C'est ce qu'ont fait les pères, très légitimement, et dans la conscience de leur responsabilité. Non moins significative est la réponse qui leur est donnée. Elle est faite en deux temps : d'abord une ré­ponse immédiate, qui n'est qu'un renvoi aux règles générales sur la valeur des actes du magistère, telles qu'elles sont exposées dans les traités classiques de théologie sur le magistère de l'Église. Ensuite, un second renvoi, à une déclaration anté­rieure de la même commission doctrinale, déclaration qui n'est elle-même qu'une indication générale sur la manière d'appliquer ces principes au concile Vatican II : seul devra être « tenu » -- sous-entendu : « de foi » -- ce qui aura été présenté comme devant être tenu comme tel par le concile. Or on ne sache pas qu'aucun point de doctrine ait été défini par Vatican II comme devant être tenu de foi catholique. Plus intéressante encore est la fin de la déclaration, dont l'effet pratique, si l'on veut bien la lire attentive­ment, est de relativiser extrêmement l' « autorité » de la totalité des textes conciliaires. Car, donnée à propos du schéma sur l'Église, c'est sur l'ensemble des textes de Vatican II que porte cette déclaration. Il est donc dit que ces textes devront être reçus et compris en tant qu'émanant du magistère suprême, assurément, mais « selon l'esprit » dans lequel celui-ci les présente, esprit qui est à dégager « soit de la matière traitée », soit d'indications précises qui seraient données par les textes eux-mêmes. 32:202 Telles sont donc les deux sources indiquées par le concile lui-même pour donner à entendre l'autorité qu'il faut accorder à ses propres textes. Et lorsqu'à ces indications, très générales, on le voit, on ajoute le fait que Vatican II s'est voulu « pastoral » on comprend qu'il est insoutenable de dire que les doctrines qu'il enseigne et les indications pratiques qu'il donne ont une autorité qui n'est pas inférieure à celle de Nicée. Ce n'est pas une question d'interprétation, mais de lecture immédiate des textes dans leur sens le plus obvie. Nicée a voulu définir la foi catholique contre l'arianisme qui la niait. Vatican II a voulu être pastoral et ne condamner personne, ce qui a eu pour conséquence que, dans le cours même de son déroulement, les pères qui y étaient réunis se sont interrogés sur la valeur et l'autorité qu'auraient ses enseignements et orientations. Et l'on a vu comment il leur a été ré­pondu : non point par des déclarations solennelles de l'intention d'imposer une doctrine que l'Église devrait « tenir », mais par un renvoi aux principes généraux, dont l'application apparaît, dans la déclaration conci­liaire elle-même, comme devant être pleine de nuances. Il est donc évident que Vatican II n'a pas l'autorité de Nicée. \*\*\* Qu'en est-il maintenant de son importance qui est déclarée supérieure, cette fois, à celle de Nicée ? Il est juste de remarquer que c'est « sous certains aspects » seulement que ce concile serait supérieur celui du IV^e^ siècle. Mais faute de préciser quels sont ces aspects, c'est forcément sur l'ensemble de Vatican II, psychologiquement, que porte l'affirmation contenue dans cette phrase. 33:202 Qu'en penser ? Au moins ceci, que ce n'est qu'avec le recul du temps que l'importance fondamentale de Nicée est apparue dans toute sa plénitude ; et que, par conséquent, vouloir comparer dès maintenant sur ce point Vatican II à Nicée est pour le moins prématuré. Ou alors, on passe de la réflexion historique à la pro­phétie ou à la déclaration d'intention. Et là, il faut reconnaître que les choses deviennent inquiétantes. Car Nicée reste pour les siècles des siècles le concile où l'Église a confessé solennellement sa foi en la divinité du Christ, à travers l'affirmation de la consubstantialité du Père et du Verbe dans la Trinité, et contre la tentation sans cesse renaissante de réduire le Seigneur à n'être qu'un homme comme les autres. Or qu'a-t-on vu, après Vatican II, qui fournisse déjà une base pour déclarer son importance supérieure à celle de. Nicée ? -- Le déferlement de la sécularisation et de la « théologie de la mort de Dieu », les chrétiens apprenant à l'école de Bonhoeffer et de Robinson à ne voir dans le Christ que « l'homme pour les autres ». Certes, une réaction en sens contraire est actuellement en cours, mais combien équivoque. Car c'est à la spi­ritualité en général qu'on aspire, plus qu'à la profession de foi en la divinité du Christ. Et si l'on nous objecte qu'on ne saurait sans abus faire découler du concile la vague de sécularisation qui l'a suivi immédiatement, on voudra bien prendre note aussi que ce n'est pas *Gaudium et Spes* qui est à l'origine du besoin de sortir de l' « horizontalité » que l'on observe aujourd'hui. Ce qu'il y a de plus valable dans le concile Vatican II est ce qui provient de sa continuité avec Vatican 1, et porte essentiellement sur l'Église. Mais il s'agit d'un germe qui n'est pas parvenu à maturité et que les mau­vaises herbes, pour reprendre la parabole de l'Évangile, ont empêché de grandir. 34:202 Il faudra un Vatican III ou, quel qu'en soit le nom, un autre concile pour repren­dre cette semence d'enseignement dogmatique sur l'Église, et un autre après-concile pour lui faire porter ses fruits en purifiant l'Église de tous les péchés qui la souillent en ce moment. \*\*\* Donner à Vatican II autant d'autorité et plus d'im­portance qu'à Nicée est donc aller directement contre les faits et contre les textes même de ces conciles. C'est aussi prophétiser sur l'avenir d'une manière qui ne peut que susciter les plus graves inquiétudes. Car enfin, Ni­cée a professé la foi de l'Église en la divinité du Christ ; et c'est sur cette profession de foi qu'il a permis l'édi­fication de l'Église dans les siècles qui ont suivi. Sur quelles bases Vatican II nous permet-il de construire, c'est-à-dire sur quelles bases vraiment nouvelles qui en feraient un concile plus important que Nicée ? Et d'une importance telle que le seul fait de poser des questions au sujet de l'opportunité de ses orientations « pastorales » constituerait ipso facto un péché passible d'excommunication ? Une excommunication pour réserves au sujet d'un concile qui s'est présenté comme se refusant à ex­communier -- ainsi que l'a déclaré Jean XXIII dans le discours d'ouverture du 11 octobre 1962... Peregrinus. 35:202 ## CHRONIQUES 36:202 ### Le pouvoir de l'information par Georges Laffly LES ATTITUDES devant les faits importants de la vie -- la naissance, la mort, le couple, l'éducation -- et généralement les mœurs, sont d'une stabilité assez grandes pour qu'elles permettent de définir une civilisation. Stables, non pas invariables. Mais les changements sont le plus souvent invisibles à ceux mêmes qui les vivent. Ils n'apparaissent qu'à l'échelle historique, si l'on compare des générations éloignées. Cela, c'est la règle générale. Aujourd'hui, dans notre société, c'est le contraire. Les proportions sont inversées. C'est la stabilité qui devient minoritaire, les changements qui sautent aux yeux. Il y a à cela diverses causes, dont la plus importante est peut-être le rôle de l'information. On entend par là les organes spécialisés : écoles, presse parlée et écrite, livres -- par opposition à l'information banale, celle du discours courant. Ces organes spécialisés, dont la puissance est multipliée par des moyens techniques très puissants, agissent plus vite, plus profond, et partout. Plus vite : en quelques années, on a vu bouger une attitude aussi figée et ritualisée que l'attitude devant la mort : l'essai de Philippe Ariès le montre. Plus profond : le fonda­mental lui-même est remis en cause, tout ce qui tient plus de l'inconscient que du choix, tout ce à quoi s'appliquent les formules « on a toujours fait ainsi », « c'est ce qui se fait ». L'action est générale : l'information touche en même temps, et sous la même forme, tous les âges, tous les milieux. La différence entre Paris et province, si impor­tante chez Balzac, nous devient incompréhensible. De la grand-mère au petit enfant, tout le monde est abreuvé des mêmes chansonnettes, des mêmes images de violence, des mêmes discours. 37:202 En même temps, l'information a changé de statut : il ne s'agit plus seulement de renseigner ou de distraire, mais de guider, d'enseigner le vrai et le bien. Il ne s'agit pas de transmettre, mais de transformer. A l'heure où l'Église bredouille, la théologie morale n'est pas abandon­née. Elle est livrée à n'importe qui, tranchant et prêchant son contrôle, de par la seule autorité de l'outil de commu­nication dont il dispose. Sous ces deux aspects -- action généralisée et orientée -- c'est d'abord dans le domaine politique qu'on a vu fonc­tionner le phénomène. Il remonte à plusieurs générations. C'était une question de principe. Le système adopté exi­geait de renseigner tout le monde, en vue du choix à faire, et d'indiquer la bonne voie. Le rôle de l'information dans la vie politique peut donc servir de modèle. \*\*\* La démocratie fondée sur le suffrage universel est pré­sentée, et a été ressentie comme un accroissement de dignité et de responsabilité pour chaque homme. Passer de l'état de sujet à celui de citoyen, c'était prendre en mains son propre destin, en participant consciemment, volontai­rement, à celui de la communauté. Conséquence immédiate et qui parut toute naturelle le citoyen fut aussi soldat. C'est lui qui décide de la guerre ou de la paix, il est logique qu'il assume les suites de son choix. Il a fallu du temps pour que cette équation simple -- un vote, un fusil -- soit contestée, après avoir été célé­brée sur tous les tons : les soldats de l'an II, les « saintes baïonnettes » etc. Le premier résultat de l'accès des citoyens à la responsabilité civique fut donc la mobilisation (la nation en armes). Une autre mobilisation commença aussi, mais on n'aime pas trop l'envisager. Elle se résume ainsi : si le peuple est souverain, il devient nécessaire, pour qui possède le pouvoir, ou y prétend, de conquérir les esprits et de les dominer constamment. Le pouvoir fondé sur l'opinion doit la contrôler. Le corps de la nation a besoin d'une tête, qui est l'État. 38:202 Pour que la cohésion du corps soit suffisante, pour qu'il ne se dilue pas en cor­puscules séparés, il faut bien que l'opinion soit sans cesse rappelée au souci de l'unité. D'où l'effet mobilisateur. Sans doute, jamais l'opinion publique ne fut-elle igno­rée dans les anciennes monarchies d'Europe. Philippe le Bel l'excitait déjà contre la papauté. La différence est que ces monarchies, si elles tenaient à l'appui populaire, n'étaient pas fondées directement sur lui, mais sur un droit à la fois sacré, historique et coutumier. Il importait peu à Louis XIV d'avoir l'approbation de M. Durand. Il pouvait s'en passer très longtemps (non pas toujours). Ce qui fait que le roi ne dépensait pas une part de son temps à essayer de convaincre, de flatter ou d'enthousiasmer M. Durand. Grand bénéfice pour celui-ci, dont la cervelle n'était pas transformée en champ de bataille. Malherbe résumait assez bien cet avantage en disant qu'on n'a pas à se soucier de la navigation dans un vaisseau où l'on n'est que passager. Il ne peut en être ainsi dans un système démocratique. Le pouvoir, en définitive, dépendant de l'avis de chacun, il importe de persuader, d'attirer, de séduire les esprits. Le pouvoir en place a besoin d'être approuvé, et ceux qui veulent y accéder n'ont pas moins besoin de l'approbation populaire. Dans les deux cas, pratiquement, il s'agit de petits groupes qui vont chercher à peser sur l'opinion géné­rale pour qu'elle leur reste (ou leur devienne) favorable. Considérons le cas le plus simple, celui de l'équipe qui exerce le pouvoir. Elle veut le garder. Elle promet natu­rellement qu'avec elle tout ira bien. Si des difficultés sur­gissent, il faudra, à défaut de les résoudre (ce qui ne dépend pas toujours de la volonté humaine), trouver un coupable : faction, ou groupe, ou classe, d'ennemis -- en général à l'intérieur du pays, de notre temps. Puis, il s'agit de convaincre la majorité des votants que cet ennemi est bien le responsable des maux qu'on subit. Il peut arriver aussi que l'équipe dirigeante ait un dessein secret, qu'elle se garde bien d'étaler pendant la période des élections, de peur d'être battue. Il n'est pas impossible d'imaginer une équipe élue sur la promesse de faire la paix et qui soit amenée à faire la guerre, ou même la désire secrètement. Ou bien une équipe chargée de gagner une guerre, et qui entend la perdre. 39:202 Il faudra donc que des suggestions, des consignes, par­tent du groupe au pouvoir pour modifier les réactions des citoyens, retourner l'opinion, de telle manière que ces citoyens aient le sentiment qu'ils exigent ce qu'en fait on leur a soufflé. Après Malherbe, citons Valéry...Il note en 1940, dans ses *Cahiers :* « Le ministre M. a dit devant moi, il y a deux ans, qu'avec une campagne de presse de six semaines, on créait l'état d'esprit de guerre. » Le pouvoir démocratique, qui ne peut gouverner contre l'opinion, doit ou la suivre ou la modifier. Comme, dans notre forme de démocratie, l'équipe au pouvoir n'est pas la seule à posséder les moyens d'information, c'est, selon les cas, soit l'attitude passive, soit l'attitude active, qui est préférée. Mais toujours, l'information joue un rôle capi­tal, et la lutte pour la conquête des esprits ne cesse pas. C'est ainsi que la cervelle de M. Durand est transformée en champ de bataille. C'est ainsi que l'état habituel du citoyen est l'état de mobilisation. Il se passionne, on le passionne pour des *causes* politiques ; mais tout devient politique, pour que la mobilisation soit constante et totale. Le bon citoyen ne peut être qu'un militant, et comme on n'hésite pas à lui faire croire qu'il y va du Bien et du Mal le bon militant est fanatique. Partant d'un système idéalement raisonnable et neutre, où il s'agit uniquement de mesurer l'opinion, on aboutit à un autre, où l'émotion est toujours maintenue au plus haut degré possible ; où l'abstention (l'aveu d'incompé­tence), est considérée comme une faute grave ; où il ne s'agit plus du tout de mesurer, mais d'orienter. \*\*\* Le système donne aux agents qui modifient l'opinion une importance capitale. Une deuxième raison renforce cette importance. On ne s'étonne jamais que les révolu­tions, qui sont la gloire, la « fleur d'or » des démocraties, soient toujours le fait d'une minorité. Pourtant, en France, 1789, 1793, 1830, 1848, 1871, en Russie, 1917 : c'est tou­jours une bande qui parle au nom du peuple et s'impose à lui. Cette bande représente le droit démocratique, même si le peuple n'en sait rien. On le lui fera comprendre ensuite, on l'en convaincra. Il y faudra parfois plus d'un siècle. 40:202 En revanche, les élections régulières donnent sou­vent des résultats mitigés, et même dit-on, « antidémocra­tiques ». On se trouve bien devant deux sens différents du mot : au premier, la démocratie est la loi de la majorité, un système de gouvernement entre d'autres ; au second sens, c'est la vérité, vécue et révélée par une minorité, c'est une *cause.* Situation provisoire, à ce qu'on explique. Le peuple ne sait pas choisir son véritable intérêt, parce qu'il n'est pas éclairé. Théoriquement, lui seul a le droit de décider, et de choisir ceux qui gouverneront. Pratiquement, il se trompe, retenu par des préjugés, des idées fausses. On nous a dit que le peuple portugais, après quarante ans d' « obscurantisme » ne pouvait voter de la bonne façon, et pourtant on avait fermé la bouche à tout ce qui tenait à l'ancien régime. Selon M. Marchais, au soir du 20 mai 1974, M. Giscard était l'élu des « centenaires ». Curieuse et significative discrimination par l'âge : les moyens d'in­formation agissent beaucoup plus efficacement sur les esprits jeunes -- souriceaux qui n'ont rien vu et se lais­sent facilement tromper, ou cerveaux pleins d'appétit, sen­sibles à ce qui est nouveau (au choix). Si la démocratie est représentée par une minorité qui tend à s'accroître et finira par rallier tout le monde, on retrouve le rôle de l'information, voilà ce qui est sûr. Jean-François Revel, dans une préface à *La Réforme intellec­tuelle et morale,* de Renan (10/18) écrit : « Ce que le XX^e^ siècle a montré, c'est que l'ennemi du pouvoir per­sonnel n'est pas le suffrage universel, mais l'information du suffrage universel. » C'est clair : le suffrage universel n'a pas toujours donné les réponses qui paraissaient sou­haitables aux démocrates (au deuxième sens). Le suffrage n'est donc pas sacré. Il est susceptible -- très souvent -- d'erreur. On peut cependant lui apprendre à donner la bonne réponse, et c'est à partir de ce moment qu'il devient respectable. Pratiquement, la bonne réponse est assurée lorsque les citoyens savent répéter la leçon qu'on leur a apprise. Il ne s'agit pas, comme on le croyait au départ, de demander leur avis aux gens. Il faut commencer pas leur inculquer ce bon avis, qu'ils ne connaissent pas d'abord. On voit bien qu'il est nécessaire de mobiliser les esprits (sinon, chacun irait dans son sens, à sa fantaisie) et de les modi­fier. 41:202 Nécessairement, cette action s'exerce de haut en bas, du petit nombre des esprits éclairés vers les masses igno­rantes. Après un long et patient travail, les esprits éclairés pourront se pencher vers l'abîme populaire, et en entendre monter, à leur grande joie, les mots et les phrases qu'ils y ont déposé. C'est comme avec les enfants : « que dit-on au Monsieur ? que dit-on au Monsieur ?... » Jusqu'à ce que le marmot prononce : « Bonjour, Monsieur. » Tout le monde sourit, soulagé. L'éducation du petit est en bonne voie. \*\*\* Cette bonne voie, c'est l'information qui nous y fait progresser. Il y a là un mot clé, qui ne comporte que des connotations favorables. Aujourd'hui, au moins, il ne fait de doute pour personne que l'erreur, le crime même ne sont que le résultat d'une mauvaise information. Un homme bien informé est, exactement, impeccable. La seule restriction à ce principe est que l'information doit com­mencer très tôt. Les premières marques sur un esprit risquent d'être ineffaçables, et si ce sont celles des préju­gés, le désastre est possible. (Il convient d'appeler préjugé tout ce qui ne mérite pas le nom d'information, tout ce qui n'est pas éclairé.) Plus l'information commence tôt, plus elle établit soli­dement le cadre où viendront se nicher facilement les informations futures, plus l'esprit sera docile. Mais on ne commence pas toujours assez tôt, et il y a des rebelles, et des négligents. L'œuvre n'est jamais terminée. On n'a pas employé jusqu'ici le mot de propagande. C'est qu'il est presque superflu. L'information ne vise pas à renforcer l'autonomie de chaque esprit, à accroître sa capacité de jugement. Elle a pour but d'obtenir une adhé­sion à des thèses qui sont *sûrement* bonnes. La plupart du temps on ne remue pas des esprits rai­sonnables avec de l'information pure, à haut contenu intellectuel. De plus, les moyens techniques imposent de s'adresser au grand nombre, et dans ce cas, le contenu intellectuel diminue au profit du contenu affectif. Le spec­taculaire l'emporte à tout coup sur la nuance. 42:202 Pourtant, on pourra voir dans certains cas, un refus du spectaculaire, une affectation « d'objectivité » ([^5]) : c'est qu'on s'adresse à un public particulier, chez qui on sait qu'un certain nombre de présupposés sont acquis (cas du journal *Le Monde*)*.* Pour n'importe quel public, l'information, dans la mesure où elle est un élément de jugement politique, a un effet *mobilisant.* Chez les plus avertis, elle sera discutée, analysée, nuancée, donc répercutée et propagée. Si elle est reçue par des esprits moins préparés, l'effet de mobili­sation n'est pas amoindri. Là le contenu émotif est accepté pratiquement sans perte. L'émotion suscitée est virée au profit d'une cause, sans que soit éprouvé le besoin de vérifier, de distinguer, sans qu'il soit perçu que cet effet a probablement été recherché, et par un auteur précis. A la limite, l'information est réduite à l'émotion qu'elle sus-cite, et a pour but de renforcer l'adhésion à une cause, à un parti. On se trouve ainsi devant un jeu où chaque événement à la surface de la terre, se trouve « habillé » en producteur d'une certaine énergie mobilisatrice. Il représente un nom­bre plus ou moins grand de points à marquer pour un camp quelconque. Un attentat devant une gendarmerie, une grève, l'enlèvement d'enfants par des terroristes, un tremblement de terre, tous les titres de l'actualité subis­sent cette transformation. On est même parvenu à donner un sens émotif-politique à des faits qui en réalité, n'en devraient comporter aucun. C'est une question de virtuo­sité. \*\*\* Il est remarquable que ni Revel ni personne n'ait l'air de penser que l'information puisse avoir un autre résultat que de favoriser la démocratie (en deuxième sens, au sens *cause*)*.* Il semble qu'il y ait là un acte de foi peu raison­nable. Si, par exemple, les Français connaissaient mieux leur passé, ils douteraient davantage des bienfaits apportés par la rupture brutale de la Révolution. Mais il n'est pas sûr qu'on soit en présence d'un acte de foi, et que le calcul en faveur de l'information soit le produit d'un noble pari dans le genre : « que le meilleur gagne ». 43:202 Il s'agit bien, et uniquement, de faire gagner la cause, et si l'in­formation en est le meilleur moyen, c'est qu'elle a une double mission : occulter ce qui vivait dans les esprits avant elle (car enfin, on ne s'adresse pas à des cervelles vides) et apporter de nouvelles notions, de nouveaux juge­ments, tous favorables à la bonne solution. On a vu que la démocratie correspondait à une pro­motion, à une conquête. L'information aussi : ces images, ces sons, et aussi les journaux aux « mille titres divers » constituent une nouveauté enivrante. La fierté inspirée par les nouvelles techniques, les changements qu'elles ont apportés dans la vie quotidienne, les horizons ouverts, comme on dit, tout tend à valoriser le présent par rapport à un passé qu'on décrit comme morne et fermé. La nou­veauté, le moderne deviennent des valeurs absolues, in­discutées. On se trouve donc devant un changement très réel qui sert à faire passer d'autres changements, et faci­lite la double tache et d'occultation et d'implantation. Cela ne suffit pas, il y a des réfractaires. Reprenons l'exemple du Portugal, commode parce que récent. L'infor­mation joue pleinement son rôle : d'une part, on interdit les journaux et les partis qui ne vont pas dans le sens de la révolution ; d'autre part on mobilise les gens par tous les moyens : rassemblements, fêtes, discours, avec l'appui de l'armée (les fusils peuvent être très convain­cants par leur seule présence). Pourtant, les résultats ne sont pas satisfaisants, et il sera peu tenu compte des résultats des élections. Partie remise, dit-on, au mieux. Si la faute en est au persévérant obscurantisme du peu­ple portugais, les stratèges de la révolution auraient pu le prévoir et se dispenser de cette cérémonie. Il se trouve malheureusement que la cérémonie, bien qu'on attache de moins en moins d'importance à son contenu, est consi­dérée comme indispensable. A elle seule, elle est la preuve que le système est honorable. Il n'est pas possible d'expli­quer : « Messieurs, nous avons renversé le régime de Caetano parce qu'il n'était pas démocratique. On ne vous consultait pas dans les formes. Cependant, nous sommes persuadés que vous êtes infestés du mauvais esprit de ce régime. Nous allons donc vous rééduquer, et quand vos cerveaux seront raisonnablement nettoyés par nos soins, nous vous donnerons la parole, comme il convient dans une démocratie. » 44:202 C'est ce qui se passe en fait, mais il ne faut pas le dire. Il est à noter d'ailleurs que la cérémonie électorale (en principe fondement du système) est prise de moins en moins au sérieux. En 1848, en France, la consultation du peuple souverain prit une allure sacrée. On se réunis­sait en procession, les prêtres bénissaient les arbres de la liberté. Il n'a pas fallu un siècle pour que le rite nais­sant paraisse une comédie ridicule. Depuis longtemps les démocrates ont légitimé les régimes à parti unique. Les plus extrêmes d'entre eux s'écrient maintenant « élections-trahisons ». Ils ne font pas du tout horreur, car on se rap­pelle que la vraie démocratie a toujours été représentée par des groupes minoritaires et résolus, qui se moquent des choix et désirs de la majorité. D'un autre côté, on trouvera le même irrespect chez ceux qui représentent officiellement cette majorité. Ministre de l'Intérieur, M. Marcellin se vantait d'avoir gagné deux fois les élections, et tout le monde affirme qu'une des tâches les plus importantes de son successeur actuel est de gagner la prochaine compé­tition électorale. Le fait est assez nouveau : sous la III^e^ Ré­publique, on s'entendait aussi à avoir de bonnes élections, mais on ne le disait pas. Il y a donc une usure certaine du procédé, mais tout le monde semble en prendre son parti, preuve qu'il n'a rien d'essentiel. L'essentiel, c'est la démocratie, la légitimité démocratique qui devient du coup quelque chose d'assez mystérieux (pas si mystérieux). Le suffrage universel, lui, n'est chargé que de justifier et de soutenir une équipe dirigeante. Ce n'est pas l'équipe qui est au service du suffrage, c'est le suffrage qui est au service de l'équipe. Une maîtrise suffisante de l'information suffit à obtenir l'adhésion nécessaire. Il faut et il suffit que chacun, quand il répète orgueilleusement ce qu'on lui a appris, ait l'impression qu'il vient de l'inventer. Aujourd'hui, l'information est extrêmement centralisée (conséquence de la puissance de ses moyens). Elle a un grand pouvoir de domination sur la population, qui n'a sur elle aucun pouvoir de contrôle. On peut envisager, sinon de simpli­fier les circuits en supprimant le passage par l'urne à bulletins, du moins de n'attribuer à ce passage qu'un rôle secondaire : à condition que l'équipe dirigeante et l'infor­mation opèrent d'un commun accord. Ce n'est pas le cas actuellement en France. Cela pourrait arriver. 45:202 Le problème est toujours de meubler les esprits des idées et parti pris convenables, qui permettront à l'équipe au pouvoir de s'appuyer sur l'adhésion du peuple, et d'exiger de lui en conséquence. La solution de la III^e^ Répu­blique fut longtemps excellente (on ne parle pas ici de son œuvre, mais de sa capacité à se faire admettre mieux, à être mise hors de discussion). En 1871, les républicains étaient peu nombreux en France. Ils avaient un électorat sûr dans les grandes villes, surtout Paris, et dans certaines campagnes traditionnelle­ment réfractaires ; mais cela ne faisait qu'une minorité dans le pays. En revanche, ils disposaient d'une part impor­tante de ce qu'on n'appelait pas encore des intellectuels. Un groupe solide, plein de talent, et passé maître dans l'art de l'information. Dans la diffusion de l'idée démo­cratique, il ne faut pas sous-estimer le rôle de Hugo, de Michelet, ni celui de Dumas, de Suë, d'Hetzel. Roger Priouret, dans La *République des députés,* a très bien montré la situation en 1871 : « Jamais les Français n'ont été et jamais plus ils ne seront placés aussi bruta­lement devant les urnes. Il est vrai qu'ils ont voté depuis 1848, mais ils ont voté pris dans un encadrement rigou­reux. L'affiche blanche de la candidature officielle, et l'appareil de pressions qui l'accompagne, a dirigé leurs suffrages. Dans les campagnes, ils ont obéi jusqu'au bout -- ou presque -- à cette affiche blanche. Dans les villes, ils se sont rebellés contre ses conseils. Mais tous se définissaient par rapport à ce fil conducteur, que ce soit dans la soumission ou le refus. Et voici qu'il n'y a plus d'affiche blanche ; d'encadrement administratif et politi­que de l'Empire a été balayé ; les républicains n'ont pas eu le temps d'en créer ou d'en implanter un autre. Plus rien n'existe que les grands noms, les notoriétés, les nota­bles. » Les Français, comme on sait, voteront pour eux. Lors­que le suffrage n'est pas guidé, l'opinion se fie à ce qui a duré, à ce qui est établi. R. Priouret décrit un cas, qu'il estime unique, où les électeurs n'ont pas de « fil conduc­teur », où aucune équipe dirigeante ne pèse sur leur choix : l'Empire n'est plus et les républicains ne sont pas encore installés. 46:202 On a là le suffrage sans *information* et il ne penche pas vers la « démocratie » (l'analogie avec le Portugal est visible). Il arrivera ensuite que l'équipe dirigeante prend l'appareil de l'État en mains, gagne aussi la bataille parlementaire. Elle s'installe. L'encadrement de la III^e^ République sera beaucoup plus profond et méthodique que celui de l'Empire. L'in­formation va jouer son rôle. Par la diffusion privilégiée des auteurs qu'on citait plus haut. Par celle d'ouvrages plus humbles, mais très bien faits, comme *Le Tour de France par deux enfants,* qu'on peut avoir encore plaisir à lire. Et surtout par l'école. On n'a pas tellement envie aujourd'hui, de critiquer cette école. D'autres, depuis, nous l'ont fait regretter. Nous savons bien aussi que l'enseignement primaire existait depuis longtemps : il y avait eu l'Église ; il y avait eu Guizot « fondateur de l'enseignement en France » si l'on en croit Stendhal. Mais l'école de Jules Ferry est autre chose : cohérente, natio­nale et obligatoire, sa mission est de s'emparer des esprits. Dans son livre, Roger Priouret le reconnaît volontiers : « Le parti théocratique, lui, a un professionnel, un « per­manent » comme diront les communistes : le curé. Le parti républicain aura le sien et ce sera l'instituteur. » Laissons de côté ce qu'a de partiel la définition du prêtre comme « permanent » d'un « parti théocratique ». Il reste que le rôle d'encadrement de l'instituteur est relevé, noté comme essentiel. La lutte pour l'école ne s'estompera -- elle n'est pas totalement terminée -- qu'une fois la conquête assurée et les forces contraires, l'Église, en particulier, elles-mêmes neutralisées ou devenues alliées. Pendant toute la III^e^ Ré­publique, les « hussards noirs » célébrés par Péguy, four­niront d'honnêtes bataillons de jeunes gens, persuadés qu'ils doivent leur dignité au régime sans qui ils grelot­teraient à battre les étangs, ignorants du passé de leur pays et le mésestimant, mais convaincus aussi que la France, la République et la liberté ne font qu'un. Une solide cohésion sociale est assuré, au moins jusqu'aux années trente. Après l'école, le relais est pris par la presse, les comités électoraux etc. Les oppositions se bri­seront contre ce système simple et solide. 47:202 La IV^e^ et la V^e^ République n'ont pas retrouvé cet équi­libre, cette machine à fournir des électeurs, capables sans doute de chicaner le détail, mais d'accord sur l'essentiel. C'est un point très important. Aujourd'hui, en particulier, une nouvelle étape est entamée. Une bonne part des ensei­gnants s'applique à inculquer un modèle de démocratie (le véritable, bien sûr) incompatible avec le régime actuel. Sous la III, République, la conquête des esprits avait suivi la conquête du pouvoir. De nos jours, la conquête des esprits prépare une nouvelle conquête du pouvoir, cette fois par la démocratie « socialiste a. En même temps, on entend protester contre le condi­tionnement scolaire, qui préparerait des citoyens dociles au « capitalisme » et à « l'idéologie dominante ». Il n'en est rien. L'école ne prépare que des révoltés, elle dresse au refus. Il est curieux que le conditionnement dont on parle n'ait jamais été dénoncé quand il avait effectivement lieu en faveur de la démocratie, mais en accord avec l'orien­tation des équipes dirigeantes. Autre fait nouveau : la part de l'école diminue par rapport à celle des autres moyens d'information, ces « multiplicateurs » comme dit Pierre Chaunu. Et l'école -- comme l'Église -- suit ces haut-parleurs de l'actualité. Mais l'orientation vers le refus ne peut qu'en être accen­tuée, quand ce ne serait que parce que la mission propre de ces organismes, qui est transmission, est reléguée au second plan, au profit d'une interprétation de la réalité sans grande valeur autre qu'affective. Je ne sais pas s'il y a beaucoup d'exemples d'un État qui organise et gère un système d'enseignement dont le premier objet est de le dévaluer et de le montrer odieux et insupportable. Il favorise la diffusion d'opinions qui tendent à le suppri­mer, et cela dans un régime qui dépend de l'opinion. Il fabrique ses propres opposants. Nul n'a l'air de s'étonner que le corps des enseignants soit dans sa grande majorité en rupture idéologique avec la société qui l'entretient. C'est une nouveauté, semble-t-il. \*\*\* Cet écrit n'a aucune intention polémique. Il convient de corriger ce qu'on vient de dire. 48:202 1°) en reconnaissant qu'en France, longtemps, l'infor­mation a eu des sources très différentes (la querelle entre l'Église et la République y a beaucoup servi, ainsi que la persistance d'un esprit traditionnel et que la moindre puissance -- relative -- de l'État). Nous vivons encore sur ce pluralisme. Mais il disparaît. Et le conditionnement univoque qui existe en U.R.S.S, par exemple, n'est plus à exclure comme hypothèse proche. 2°) On ne commande à l'opinion, comme à la nature, qu'en lui obéissant. Mais pour l'opinion, c'est plutôt en la flattant. Reste que la réserve existe. \*\*\* On est parti d'une constatation simple. La démocratie avait pour but avoué de permettre l'expression de toutes les différences et de développer la responsabilité de cha­cun à l'intérieur d'une communauté. Elle aboutit au lami­nage des différences et à la modification sournoise, jamais avouée, des citoyens. Il est difficile de trouver une anti­thèse plus complète. Sans doute, le système politique n'est, pas seul en jeu. Le progrès des moyens techniques de communication a beaucoup joué pour cette massification. Mais il importe justement de voir le rôle de cet intermédiaire inattendu. Les moyens de communication, au lieu d'être un miroir transparent, jouent le rôle d'un filtre, et ce filtre est manœuvrable par ceux qui gouvernent (ou des groupes restreints, mais également puissants). Une conséquence inattendue, mais capitale. Nous som­mes passés d'un État à faible rendement : la monarchie absolue, à un État à fort rendement ; la république démo­cratique. Le *rendement* d'un État peut être évalué selon ce qu'il peut exiger des peuples qu'il gouverne, selon la dépendance de chacun à son égard. Le premier signe a été la nation en armes. Le roi le plus puissant et le mieux obéi n'avait pas osé décréter, la conscription générale, et prendre à son service, pour la guerre, tous les jeunes citoyens. La République l'a fait tout de suite, et c'est même apparu comme un progrès. Mais ce n'est pas seule­ment la mobilisation sous les armes qui est devenue possi­ble, c'est la mobilisation permanente et totale de la popu­lation, son contrôle constant, sa prise en charge, qui fait qu'aujourd'hui nul ne peut se flatter d'échapper à cet empire à un moment quelconque de sa vie. 49:202 Encore une fois, le régime actuel de la France est surtout caractérisé par sa faiblesse...Il n'a pas la force de soulever les armes qui sont à sa disposition, et pour­tant sa puissance paraît énorme. Le despotisme virtuel est annulé par l'anarchie réelle. Mais, il n'en sera peut-être pas toujours ainsi. Si toutes les roues tournaient dans le même sens, si l'appareil de l'information venait à être mis au service de l'équipe dirigeante -- alors qu'aujour­d'hui il emploie une grande part de ses forces à la criti­quer et à l'anémier -- on verrait s'installer un despotisme sans faille, et presque impossible à déraciner : celui qui ne règne pas seulement de l'extérieur, mais trône dans le for intérieur de chaque homme. Georges Laffly. 50:202 ### La revalorisation du travail manuel par Louis Salleron Voici quelques semaines M. Stoleru a été commis à la « revalorisation du travail manuel ». Que faut-il entendre par là ? Nous le saurons probablement un jour. Pour commencer, M. Stoleru a pris à son cabinet un jeune O.S. de Peugeot, M. Hubert Maigrat. Son geste témoigne de ses bonnes intentions, comme le personnage illustre les problèmes à résoudre. La télévision nous a donné quelques informations et quelques images sur M. Maigrat. Il travaille depuis douze ans chez Peugeot, à Mulhouse. Il est délégué de la C.F.D.T. Il est marié et a un enfant. Sa femme est vendeuse. Nous avons eu droit à un bref coup d'œil sur l'intérieur du loge­ment, d'un ordre impeccable. L'impression globale qu'on retire de cette enquête ultra-discrète était celle d'un jeune ménage sympathique, image de centaines de milliers, de millions de jeunes ménages du même genre : deux salaires, un enfant, un logement décent, un équipement ménager moderne, des possibilités de projets d'avenir selon la dou­ble échelle de la société de consommation et de la société de contestation. Dès le départ, le problème est ainsi situé -- situé dans le champ des images et du vocabulaire de la télévision, qui exclut bien des difficultés. Nous sommes au sein de cette société close dont il faudra bien qu'un jeune économiste découvre quelque jour qu'elle n'est pas la société entière et que sa vie propre, pour brillante qu'elle soit, ne se développe qu'au détriment d'une vie nationale profonde qui bientôt ne pourra plus la tolérer. 51:202 Revenons à notre question : que signifie « revalorisa­tion du travail manuel ? » Il faudrait définir les deux termes « travail manuel » et « revalorisation ». « *Travail manuel *» semble assez clair, d'autant que voilà deux siècles qu'on en cause. La complexité du tra­vail moderne ne permet plus cependant d'opposer pure­ment et simplement travail « manuel » et travail « intel­lectuel ». Ni la dactylographe ni la pianiste ne seront considérés comme des travailleuses manuelles. Jadis on disait travail « productif » et travail « improductif » ou travail « matériel » et travail « immatériel ». Mais ne faisons pas l'histoire de ces épithètes. Dans l'opinion d'aujourd'hui, le travail manuel évoque un travail physi­que appliqué à une opération de production matérielle. Le travail manuel par excellence est le travail agricole ; mais on y pense à peine aujourd'hui parce que nous vivons dans une société industrielle. Pratiquement l'atelier, avec ses « cols bleus », est le lieu du travail manuel tandis que le bureau, avec ses « cols blancs » est le lieu du tra­vail intellectuel, ou du moins non manuel. Tout cela, d'ailleurs, en perpétuelle évolution et appelant des classi­fications de plus en plus compliquées. « *Revalorisation *» ne souffre pas non plus difficulté à première vue. Revaloriser, c'est « augmenter la valeur » (d'un objet, d'une activité) avec, ordinairement, la nuan­ce « redonner sa véritable valeur » (à un objet, à une activité). Cependant l'apparition du mot « valeur » nous révèle immédiatement la complexité du problème. Car qu'est-ce que la valeur ? Les philosophes en discutent à perte de vue ; et si je m'en tiens à l'économie politique, les discussions ne sont ni moins vives, ni moins nombreu­ses. Revaloriser le travail manuel est-ce lui rendre sa vraie valeur en argent ? en intérêt ? en considération sociale ? Il y a une infinité d'échelles de valeur pour me­surer, apprécier, honorer n'importe quel type de travail, n'importe quel type d'activité. Je disais à l'instant que le travail agricole est le type même du travail manuel, étant un travail physique orienté à la production des biens les plus essentiels. Nul ne songe à le revaloriser. Est-ce parce qu'il serait, à sa véritable valeur ? Mais l'était-il jadis ? On sait l'éloge que fait Marx de la bourgeoisie capitaliste dans le « Manifeste du parti communiste ». 52:202 Parmi les louanges qu'il lui prodigue il y a celle-ci : « La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Elle a créé d'énormes cités : elle a prodigieusement augmenté la population des villes par rapport à celle des campagnes et, par là, elle a arraché une grande partie de la population à « *l'abrutissement de la vie des champs *»*.* Pour Marx, évidemment, il n'y a pas de revalorisation pos­sible du travail manuel agricole. Le travailleur agricole ne peut être sauvé qu'en devenant travailleur industriel, soit en quittant la terre, soit en transformant le travail de la terre en travail purement industriel. C'est ce que l'U.R.S.S. s'ingénie à faire, avec les méthodes et le succès qu'on connaît, depuis bientôt soixante ans. Quand on se préoccupe aujourd'hui de revaloriser le travail manuel, c'est, semble-t-il, parce qu'on manque de travailleurs manuels ; et on manque de travailleurs ma­nuels parce que le travail manuel répugne à beaucoup. Il faut donc se livrer à une enquête minutieuse pour savoir quels sont, concrètement, les travaux manuels auxquels on répugne, et pourquoi on y répugne. L'enquête aura-t-elle lieu ? Ou se bornera-t-on à quelques sondages pour vérifier les intuitions ? Car on aperçoit, à la moindre réflexion, quelques pistes où l'on ne risque guère à s'engager, sûr qu'on peut être de déboucher dans des zones où le problème se pose massivement. Donnons quelques exemples. Tout le monde est frappé par le fait qu'il y a plus d'un million de chômeurs tandis que la population active comprend quelque deux millions d'immigrés ; sans qu'au­cune solution évidente et immédiate résulte du rappro­chement de ces deux chiffres, ils révèlent une situation anormale dont l'analyse doit être riche d'enseignement. Quels sont les emplois occupés par ces immigrés ? Est-il vrai que les Français n'en veulent pas ? Dans l'affirmative, quelles sont les raisons pour lesquelles ils n'en veulent pas ? Tout ce qu'on peut lire là-dessus est rapide et peu probant, ne serait-ce que parce que la réalité est d'une extrême diversité et qu'on la considère trop souvent com­me homogène. 53:202 Autre cas : celui des artisans. Leur nombre, semble-t-il, tend à diminuer. Pourquoi ? Là encore, il faut distinguer selon les corps de métier. Mais dans de nombreux sec­teurs le travail artisanal correspond à des besoins qui ne sont pas près de disparaître. Comme ce travail corres­pond en même temps à un goût de la liberté très répan­du chez les Français, on se demande pourquoi les candi­dats ne sont pas plus nombreux. Est-ce parce que la paperasserie fiscale et sociale décourage l'artisan, surtout s'il se mêle de devenir « patron » par l'embauche d'un ou plusieurs apprentis ? Cette raison, pour n'être pas la seule, semble bien exister. L'enseignement, dans son ensemble, joue contre le travail manuel. La question est d'une complexité qui exige qu'on soit spécialiste pour en parler. Néanmoins il est patent que l'anarchie scolaire, la conception livresque et superficielle qu'on a en France de la « culture », l'ab­sence de relation qu'il y a entre l'enseignement distribué et les besoins sociaux à satisfaire sont à la racine de la dévalorisation du travail manuel, comme d'ailleurs de tout travail sérieux et fondamentalement utile à la société. Bien entendu, il y a l'aspect économique du problème. Le négliger ou le sous-estimer serait absurde. Encore faut-il savoir en quoi il consiste, ce qui n'est pas facile à établir ; l'idée que si le travail manuel est délaissé, il n'y a qu'à le payer davantage pour susciter les amateurs est une idée simple, ou même simpliste. Elle comporte évi­demment une part de vérité, mais elle ne peut mener à des solutions valables que si on la replace, d'abord dans le contexte économique général des relations « salaires-prix-chômage » et « taux des salaires-intérêt du capital », ensuite dans le contexte psychologique et sociologique de l'organisation sociale (division du travail, hiérarchie, moti­vations etc.). Bien des fois, dans cette chronique, j'ai été amené à toucher à ces questions, notamment à propos de l'inéga­lité. A Joseph Folliet disant qu'il ne voyait pas pourquoi un docker ne serait pas payé autant qu'un professeur je rétorquais que ce n'est pas ainsi que se pose le problè­me de l'égalité et qu'aussi bien, dans la diversité des reve­nus des professeurs et de ceux des dockers, il est possible et probable que bien souvent les dockers gagnent autant ou plus que les professeurs. ([^6]) 54:202 Le cas des dockers m'a toujours intéressé car il est un des plus pittoresques qu'on trouve à toutes les époques. Je renvoie là dessus à l'ouvrage d'Olivier Martin sur l'or­ganisation corporative sous l'ancien régime. Mais dans ses « Mémoires d'un touriste », Stendhal nous raconte à ce propos une savoureuse histoire. La voici, datée de Marseille, 1837 : « Ce matin, jour de dimanche, on m'a fait remarquer un portefaix qui allait à sa campagne en cabriolet. Les campagnes de ces messieurs sont situées au village d'En­dournes, sur la côte, à l'orient du port, vers le château Borelli. « Les portefaix de Marseille ont des hommes agissant sous eux et fort méprisés du peuple, qu'on appelle les Génos. Ces portefaix s'arrogent de singuliers privilèges. Un négociant reçut, il y a quelques années, un bâtiment chargé de grain ; les prix ayant changé, il voulut réexpor­ter le grain, et faire sortir le bâtiment du port ; mais les portefaix s'y opposèrent ; ils demandèrent que le blé fût déchargé par eux et ensuite rechargé : il fallut obéir. » De quoi méditer. En 1837, il n'y a plus de corporations, les syndicats sont interdits, la bourgeoisie est toute puis­sante, le libéralisme est roi... Simple anecdote. Je ne la verse au dossier de la revalo­risation du travail manuel que pour montrer que M. Sto­leru a du pain sur la planche. Comme il est fort intelligent il en saisira la leçon. Pour le reste, je ne saurais trop lui recommander de relire, ou de lire pour la première fois Simone Weil. Rien que dans « La condition ouvrière » et « Oppression et liberté » il trouvera plus de lumières que dans l'ensemble de la littérature consacrée aux problèmes du travail. Louis Salleron. 55:202 ### Les Cubains en Afrique par Jean-Marc Dufour L'INTERVENTION d'un corps expéditionnaire cubain dans les combats d'Angola semble n'avoir choqué personne. La présence des mercenaires de Fidel Castro était « un fait » qu'on constatait et qu'on se gardait bien de juger. Il en eût certes été tout autrement s'il s'était agi de Portugais, qui, installés depuis quelques siècles dans le pays, auraient voulu défendre des droits historiques. La conscience universelle se fût alors gendar­mée, la commission de décolonisation de l'O.N.U. se fût réunie et eût condamné cette résurgence du colonialisme. L'idée que l'intervention soviéto-cubaine pourrait être une forme de colonialisme n'a effleuré personne : étant mar­xistes, Russes et Cubains ont d'ailleurs le droit d'avoir des colonies. Toute autre attitude eût été dangereuse pour le confort intellectuel de l'imbecillentsia gauchisante qui dirige ce pays. Où ne serions-nous pas allés si un quelconque journal français avait repris la déclaration faite par un soldat cubain prisonnier de l'Unita ? « Le peuple cubain, déclarait-il, serait écœuré s'il savait ce qui se passe ici. Nous avons commis une erreur. » Je précise tout de suite que cette déclaration date du début de l'intervention cubaine, lorsque, le matériel russe n'étant pas encore suffisamment arrivé, les échecs des soldats de Fidel Castro étaient plus nombreux que leurs succès. Depuis, tout a changé et le militaire trop bavard doit se mordre les poings d'avoir accepté de parler devant des journalistes étrangers. 56:202 Tout a changé ; et pourquoi donc ? *Parce que les So­viétiques et les Cubains ont pris exactement le contre-pied de toutes les méthodes qui ont conduit l'Occident à la défaite et à l'abandon de ses positions d'outre-mer.* Le corps expéditionnaire cubain a été renforcé jusqu'à ce qu'il soit une force militaire supérieure au F.N.L.A. et à l'Unita. Le matériel soviétique a été envoyé et employé massive­ment. Il n'y a pas eu de considérations pseudo-humani­taires freinant l'emploi des « orgues de Staline » qui font le vide sur une surface d'un kilomètre carré -- ce qui implique de toute évidence un nombre impressionnant de « bavures ». Ces « bavures », bien entendu, nous n'en sau­rons rien : il n'y avait pas, de ce côté-là, de photographes de presse pour publier les « témoignages » permettant d'émouvoir l'opinion publique. Les photographes de presse du côté cubain et soviétique font, eux, dans le patriotisme. Encore un terrain où nous ne luttons pas à armes égales. En fait, les Soviéto-Cubains ont simplement appliqué au cas Angolais les enseignements de Nicolas Machiavel. Abordant, au livre VIII du *Prince,* la question de « la cruauté », -- nous dirions aujourd'hui « de la terreur », -- Machiavel fait la distinction entre la « bonne » et la « mauvaise » cruauté : la « bonne » (« si l'on peut dire y avoir du bien au mal », précise-t-il) est celle qui s'exerce une seule fois « et puis qui ne se continue point ». La « mauvaise » est « celle qui du commencement, encore qu'elle soit bien petite, croît avec le temps plutôt qu'elle ne s'abaisse ». Lorsqu'on examine ce qu'ont fait les Français en Indo­chine ou en Algérie, les Américains au Vietnam, force est de convenir qu'ils ont adopté pour méthode la mauvaise. Et que leur cruauté (ou la terreur, ou la conduite de la guerre) est allée en s'amplifiant jusqu'au désastre. Moscou et La Havane nous rappellent que c'est l'autre méthode, celle de l'intervention massive et écrasante, qui entraîne le succès. Cette leçon sera perdue comme les autres. 57:202 Parce que nous vivons dans un univers ainsi fait que les leçons sont inévitablement perdues. S'il est vrai que, depuis la fondation de l'O.N.U., depuis l'admission systé­matique et automatique dans cet organisme de fantômes d'États-croupions nés de la décolonisation, la politique du monde est gérée par une assemblée d'irresponsables, insol­vables par-dessus le marché. Ce n'est pourtant là qu'un des côtés du problème. L'autre revers de la médaille -- une telle médaille n'a bien entendu, que des revers -- est l'irréalisme de la politique conçue par les diplomates des démocraties occidentales. Pour eux, Fidel Castro était devenu un chef d'État comme les autres, il avait renoncé à « exporter la révo­lution », on pouvait l'admettre de nouveau dans la grande famille panaméricaine. Quand on leur disait qu'ils se trompaient, ils répondaient que Castro, forcé à revenir dans cette famille, serait obligé de respecter un certain nombre de convenances. C'est la théorie selon laquelle lorsqu'on fait entrer le loup dans la bergerie, il perd ses dents. Remarquez que, dans le cas présent, le loup-Castro avait pris la précaution de bien prévenir qu'il avait toutes ses dents, il avait bien précisé qu'il ne renonçait pas à l'usage de la force pour faire triompher la révolution... Rien n'y fit. Il fallut qu'il soit avéré que Castro avait envoyé plus du dixième de l'armée cubaine en Angola pour qu'une vague inquiétude se manifeste dans les « cercles auto­risés ». Le ministre des Affaires étrangères du Costa Rica dit que si c'était à refaire... N'importe quel étudiant en marxisme aurait pu lui répondre que l'Histoire ne repasse pas les plats. Quant à M. Henry Kissinger, il prononça une de ces phrases qui ont l'avantage de ne vouloir rien dire et de paraître, en même temps, comme la manifestation d'une ferme volonté de résistance : « *Un nouvel Angola ne sera pas toléré. *» C'est beau ; c'est grand ; et cela ne signifie rien. Car il n'y aura pas de nouvel Angola. Ce ne sont pas des soldats russes qui ont débarqué à Luanda : ce sont des soldats cubains. Demain, ce ne seront pas des soldats cubains qui mèneront la guerre subversive au Zaïre, ou ailleurs : ce seront *des soldats angolais* formés par l'armée cubaine. Que dira alors M. Kissinger ? Que fera-t-il si le Congrès -- demain pour le Zaïre, comme aujourd'hui pour l'Angola -- lui refuse les crédits et l'autorisation d'intervenir ? Rien. Je lui suggère une phrase à prononcer à cette occasion : 58:202 « *Un nouveau Zaïre ne sera pas toléré. *» Mais pourquoi parler au futur ou au conditionnel ? C'est déjà fait. Le nouvel Angola se développe sous nos yeux, avec la bénédiction de Washington. Lorsque M. Kissinger admet le bien-fondé des « préoccupations » syriennes au sujet de Beyrouth, il admet du même coup la légitimité des « préoccupations » des troupes cubaines stationnées en Syrie ; il y a déjà là, dit la presse, 2 000 soldats cu­bains. M. Kissinger et le Département d'État le savent certainement mieux que les journalistes les mieux infor­més. Mais ils ne veulent pas le savoir : cela troublerait leur vision irréaliste du monde. Nous en crèverons. Et si, demain, c'est sur le continent sud-américain que se déclenche la nouvelle offensive révolutionnaire -- ce qui n'a rien d'impossible -- que fera M. Kissinger ? Il suffit de relire les révélations faites par le Commissaire du Gouvernement à la première audience du procès des assas­sins du général Rincon Qinones, à Bogota. Elles tranchent singulièrement sur les déclarations lénifiantes des poli­tiques colombiens : -- Des éléments subversifs ont fait le voyage de Co­lombie à Cuba où ils se sont spécialisés et sont revenus au pays « semer la semence révolutionnaire ». -- Ce courant de subversion a gagné tout le pays ; seules en sont indemnes les provinces des Llanos, du Chaco et une partie de celle de Cundinamarca ; tout le reste est envahi ; il « s'agit d'une lutte dans laquelle nous les éliminerons, ou bien ce sera eux qui nous élimineront ». -- Toutes les institutions et même le gouvernement sont infiltrés. « Nous avons une opposition d'assassins prêts à tout. Lorsqu'ils éprouvent le besoin d'exercer une vengeance quelconque, ils n'utilisent pas leurs troupes mais ont re­cours au milieu. » Le tableau est sinon complet, du moins éloquent. Que, demain, ces « combattants » formés à Cuba -- recevant de l'argent cubain, des instructeurs cubains -- transfor­ment leur guérilla en guerre civile, que ferons-nous ? (Par « nous », j'entends ce qu'on avait pris l'habitude d'appeler l'Occident.) Rien. Fidel Castro nous a déjà avertis qu'il n'était pas près de renoncer à la force armée pour aide un mouvement révolutionnaire ; cela lui a-t-il fermé une porte ? Que non. 59:202 Restons un instant chez nous : Les déclarations du Commissaire du Gouvernement de Bogota sont du 5 janvier dernier. La présentation à la presse des soldats cubains faits prisonniers en Angola est du 6 janvier. Est-ce que cela a empêché Mme Veil, ministre du libé­ralisme avancé parisien, d'aller à Cuba le 16 du même mois ? Et cela a-t-il empêché l'inévitable *Monde* de titrer avec satisfaction : « *Cuba : La visite de Mme Veil marque la reprise de la coopération avec la France après l'affaire* «* Carlos *» » ? « Carlos » étant un agent de Fidel Castro qui a tué, à Paris, des fonctionnaires français servant le gouvernement dont fait partie Mme Veil. En 1932, Charles Maurras écrivait dans *l'Action Fran­çaise :* « Depuis quelques années, il nous est impossible de voir passer dans la rue un jeune homme, sans nous de­mander si la commune loi politique du monde lui permettra de remplir son destin et d'achever sa vie normale. « La vie ressemble à un défilé de condamnés à mort. » Je ne connais pas de texte plus actuel. Jean-Marc Dufour. #### La presse démocratique internationale fait le silence sur les tortures Car ce sont des tortures libérales, démocratiques et socialistes. Le gouvernement portugais reconnaît officiel­lement la pratique de la torture dans les prisons de la révolution des œillets...La grande presse d'information objective et honnête, notamment en France, se tait. 60:202 Voici, pour commencer, quelques extraits du dis­cours prononcé le 27 janvier 1976 par le général Costa Gomes, président provisoire de la république portugaise : « *Après le 25 novembre de l'an passé, l'opinion pu­blique fut surprise et dure­ment choquée par la nou­velle de divers cas d'arres­tations arbitraires, de tortu­res physiques et morales, de l'usage de méthodes hau­tement répréhensibles au cours des interrogatoires et de la détention de prévenus dans des conditions irrégu­lières absolument inaccep­tables, tous ces cas s'étant produits dans des établisse­ments pénitentiaires dépen­dant des autorités militaires comme Custoias et Caxias, et dans les casernes de quel­ques unités comme dans celle du Régiment de Police Militaire. *» Note : L'opinion publique a été « choquée » bien avant le 25 novembre de l'an der­nier. C'était un secret de polichinelle à Lisbonne. Si le gouvernement portugais n'a rien fait jusque là, si le président de la république a attendu le 25 novembre 1975 Pour « découvrir » ces « ir­régularités », c'est qu'ils étaient ou idiots ou com­plices. Ou bien encore qu'ils avaient peur. Cette dernière hypothèse n'exclut pas les deux premières. Le général Costa Gomes a ajouté : « *J'ai dit que ces faits, dont la connaissance a été à l'origine de cette commis­sion, sont des crimes.* (*...*) *Et des crimes graves, aux­quels les militaires sont particulièrement sensibles.* (*...*) *Sensibilité qui, dans la pratique, se traduit par l'ex­trême sévérité avec laquelle sont punis les criminels.* (*...*) *Comme vous savez, il est indiqué dans l'introduc­tion du Code Militaire que* « *la condition essentielle de la Justice Militaire est sa rapidité *»*.* Note : Ce discours a été tenu devant toutes les plus hautes autorités militaires du Portugal : les chefs d'État-Major des trois ar­mées (Terre, Air, Mer), les gouverneurs militaires des quatre régions : Nord, Cen­tre, Sud et Lisbonne. Il s'agit donc d'un engagement so­lennel *de tous les militaires portugais.* La réunion avait pour but la mise en place d'une Commission d'enquête sur les violences à l'égard des prisonniers détenus par les Autorités militaires. Voici le paragraphe N° 2 du décret l'instituant : 61:202 2 -- « *Cette commission est destinée à vérifier les faits relatifs aux emprison­nements arbitraires, man­que de garanties judiciaires, torture, traitements cruels, inhumains ou dégradants pour la personne humaine et autres violences et abus commis à l'occasion de l'em­prisonnement ou pendant celui-ci, par des autorités militaires ou couverts par elles, depuis le 25 avril 1974 jusqu'à ce jour. *» Note : il convient de si­gnaler que les mêmes trai­tements inhumains, tortures, etc. *commis par des civils* ne sont pas du domaine de cette commission. Voici donc les faits. Ils ont été l'objet d'un compte rendu qui tient quatre co­lonnes de tête à la première page *du Dario de Noticias* du 27 janvier dernier. Au­cun journaliste présent à Lisbonne, aucun journaliste lisant la presse portugaise, aucun correspondant d'agen­ce de presse ne pouvait ignorer : 1\. -- qu'il y avait eu des prisonniers torturés dans les prisons militaires portugai­ses depuis la « révolution de œillets » ; 2\. -- que le président de la république portugaise l'avait officiellement et pu­bliquement avoué ; 3\. -- qu'une commission d'enquête avait été chargée de faire la lumière sur ces agissements. DANS QUEL JOURNAL AVEZ-VOUS TROUVÉ TRACE DE CES INFORMATIONS ? JE RÉPONDS TOUT DE SUITE : DANS AUCUN. AH, S'IL SE FÛT AGI DU CHI­LI.... Nos lecteurs ont tous les documents, la date de leur publication, la référence du *Diario de Noticias.* Il ne leur reste plus qu'à écrire à leur journal habituel afin de lui demander *pourquoi* cette in­formation leur a été dissi­mulée. Les réponses peuvent être curieuses. J. M. D. #### Tour d'horizon ibéro-américain **Argentine :\ de la guérilla à la guerre civils.** Les événements d'Argentine s'aggravent. La guérilla urbaine dans l'agglomération de Buenos Aires atteint des propor­tions telles que l'on peut dire que les Montoneros et les au­tres terroristes manœuvrent aujourd'hui à l'échelon de la compagnie sinon du bataillon. Cela ne s'était tout de même pas vu en Uruguay aux meil­leurs temps des Tupamaros. 62:202 Cet aspect militaire de la question n'est pourtant pas le plus grave. Ce qui rend la si­tuation insoluble, c'est que les rebelles d'aujourd'hui ont été les compagnons de lutte des péronistes, et ceux-ci ne sont au pouvoir que grâce aux in­surgés actuels. Certes, la re­connaissance n'est pas une vertu politique argentine particulièrement développée ; mais il existe des complicités qui lient les pouvoirs civils ou policiers argentins aux gens qui se trouvent momentané­ment dans l'autre camp. Entre ces complices-ennemis : l'Ar­mée. L'Armée, qui n'est pas engluée dans les compromis­sions politiques, -- du moins pour ses cadres subalternes, -- qui a été la cible du terrorisme au temps d'avant Peron, qui l'a été au temps de Peron, et qui l'est Peron mort et enter­ré. L'Armée, qui ne peut que constater les complicités exis­tantes entre ceux qu'elle tue et ceux qu'elle protège. Tout le drame actuel de l'Ar­gentine est contenu dans cette situation indécise. **Équateur :\ un président qui se réveille.** Le gouvernement équatorien s'étant plaint au gouvernement colombien de ce qu'un grand nombre d'exilés politiques se trouvaient à Bogota et conspi­raient contre lui, le gouverne­ment colombien se fit un de­voir et un plaisir de ramasser tous ces exilés, de les mettre dans un avion et de les en­voyer à Panama. Tout se passa sans incident, sauf pour l'ancien président de la république équatorienne Carlos Julio Arosemena. A son habitude, Julio était saoul, fin saoul, mais saoul au point que les employés de l'aéroport cru­rent nécessaire d'appliquer l'article du règlement qui in­terdit l'accès des aéronefs aux personnes en état visible d'é­briété. Il fallut toute l'insistan­ce de la police colombienne pour que l'avion pût partir. Ce n'est pas la première fois que se produit un tel esclan­dre. Déjà en 1963, le Président Arosemena, renversé par un coup d'État, « se réveilla à Pa­nama » selon l'expression pu­dique des agences de presse. Il était ivre-mort lorsqu'on l'avait embarqué dans l'avion. **Cuba :\ les « erreurs » de Fidel.** « Fidel reconnaît ses er­reurs » : sous ce titre, *El Tiempo* de Bogota rend compte du discours prononcé par Cas­tro à la Havane le 17 décem­bre 1975. « Si nous avions été plus humbles, s'est écrié Castro, nous aurions cherché, avec une modestie digne de révolution­naires, tout ce qu'il pouvait y avoir d'utile dans d'autres ex­périences ». En clair, cela signifie quoi ? Tout simplement que Fidel Cas­tro a abjuré définitivement les tentations et les tentatives du « communisme national », qu'il renonce aux théories se­lon lesquelles chaque pays doit trouver lui-même sa voie vers le socialisme. Autrement dit, que Fidel Castro s'aligne in­conditionnellement sur Mos­cou. A l'heure où le corps expé­ditionnaire cubain en Angola s'élève à 10.000 hommes munis d'un matériel militaire soviéti­que écrasant, cette soumission de Castro aux maîtres du Kremlin est significative. 63:202 **Colombie :\ une déclaration\ du Cardinal Muñôz Duque.** Mgr Muñôz Duque, Cardinal et Archevêque de Bogota, a pris part à une émission de la chaîne de Radio « Cara­col » ([^7]), au cours de laquelle il a dénoncé « la pénétration communiste chez les éduca­teurs colombiens ». Interrogé sur les « curés rebelles », le Cardinal de Bogota avoua que ces curés « agissent anonyme­ment » ; il poursuivit : « Ils s'unissent à des grou­pes politiques, sèment la dis­corde entre les fidèles et, quoi­que leur apport et leur in­fluence ne soient pas construc­tifs, ils ont une capacité de destruction. C'est ce qu'il me semble, car, étant donné qu'ils travaillent dans l'anonymat, il est impossible de les décou­vrir. » Ces déclarations sans apprêt se passent de tout commentai­re. **Mexique :\ la démission du ministre\ des Affaires Étrangères.** Emilio O. Rabasa, ministre des Affaires Étrangères mexi­cain a présenté sa démission. Plus exactement, on ne sait s'il l'a présentée de lui-même, ou si on l'a prié de la remet­tre. La plupart des observa­teurs mettent le départ d'Emilio O. Rabasa au compte des difficultés du tourisme mexi­cain. En effet, depuis que le Mexique s'est rangé aux côtés des pays arabes à l'O.N.U. pour assimiler le sionisme et le racisme, les annulations de séjour de Nord-Américains pleuvent dans les hôtels mexi­cains. Il y en a eu au moins 30000. Rabasa eut beau se rendre en Israël et confesser à son retour ne pas avoir découvert de « racisme », rien n'y fit. Sa démission met un terme à la querelle. **Colombie :\ la maîtresse d'école\ et les policiers.** Depuis plusieurs mois, une équipe terroriste composée d'une femme et de deux hom­mes se consacre à l'assassinat des policiers isolés. On en est au quatrième ou au cinquième froidement abattu par ce groupe qui vole les armes de ses victimes et disparaît. La police de Bogota estime que c'est la femme qui dirige­rait le groupe en question. Il s'agirait d'une maîtresse d'éco­le. **Chili :\ le cas de la doctoresse anglaise.** Toute la presse a parlé du cas de Mme Sheila Cassidy, cette doctoresse anglaise arrê­tée au Chili pour avoir porté aide à un guérillero du M.I.R., et qui aurait été -- dit-elle -- torturée par la police chilien­ne. En revanche, personne n'a fait état du communiqué du ministre de l'Intérieur du Chi­li sur cette question. Il est pourtant intéressant et mérite­rait qu'on le discute sérieuse­ment. 64:202 Le ministre de l'Intérieur du Chili signale, en effet, que l'am­bassadeur de Grande Bretagne au Chili et le consul britanni­que en poste à Santiago furent autorisés à rendre visite à Mme Cassidy : « *Ces visites se sont effectuées les lundi, mercredi et vendredi die cha­que semaine, et elle a pu par­ler librement avec les repré­sentants de la mission diplo­matique britannique, sans aucune limitation* »*.* Or, les diplomates britan­niques ne se sont jamais faits l'écho d'une quelconque plainte de Mme S. Cassidy, et n'ont jamais constaté une trace quelconque de sévices. Une presse normale, sim­plement normale, eût tenu compte de ce communiqué... **Chili :\ un pays et ses voisins.** Fin 1975, l'Onu a « condam­né » le régime chilien pour « violations des droits de l'homme », en fait pour ne pas avoir accepté qu'une mission vienne enquêter sur son terri­toire si une mission identique n'allait pas enquêter à Cuba et en URSS. Ce refus d'un contrôle étran­ger n'est pas spécifiquement chilien. Tout le monde se sou­vient que, au moment de l'af­faire des fusées, Fidel Castro refusa une inspection qui au­rait vérifié le démantèlement des sites de lancement des fusées russes stationnées à Cu­ba. Personne ne lui en voulut. Dans le cas du vote des Nations Unies, ce qui est inté­ressant c'est de faire le comp­te des pays d'Amérique Latine qui ont voté en faveur de cette résolution et de ceux qui se sont révélés favorables au Chi­li. Voici ces listes : Pour le Chili : Argentine, Bolivie, Brésil, Paraguay, Uru­guay, République Dominicai­ne, El Salvador, Honduras, Panama, et aussi l'Espagne. Contre le Chili : Cuba, bien sûr, l'inévitable Mexique, l'Équateur et la Colombie. C'est tout. Les autres pays se sont abs­tenus ou n'ont pas voulu pren­dre part au vote. De ces énumérations, il res­sort que les voisins du Chili ne sont aucunement gênés par l'existence et les agissements de la Junta Chilienne -- qui, en revanche, sont intolérables à des pays aussi hautement re­présentatifs que le Burundi, la Mongolie ou les Iles Fidji. J.-M. D. 65:202 ### Le scandale Pou Yi *L'autobiographie recyclée\ du dernier empereur de Chine\ et le gâchis de l'édition française* par Hervé Pinoteau C'EST EN 1964 à Pékin que parut Wo-ti ch'ien-pan sheng ou mémoires de Pou Yi ([^8]), homme à l'étran­ge destin puisqu'il fut en son extrême jeunesse le dernier empereur de Chine ! A la suite de toute une série de circonstances, le petit prince mandchou devint empereur Sinan Tong (ou Hsuan Tung, ce qui veut dire proclamation des principes fondamentaux) de 1908 à 1912 et enfin quel­ques jours en 1917. Après avoir vécu quelques années dans son palais, le fils du ciel devint un simple particulier dans une concession étrangère, se rapprochant des Japonais qui mirent la main dessus et le firent élire en 1932 chef de l'État mandchou (Mandchoukouo), séparé de la Chine républicaine. Deux ans après, S. Exc. M. Pou Yi était métamorphosé en S.M. l'empereur Kang Té (ou Kang Deu), se faisant investir avec les vêtements impériaux chinois : le drapeau mandchou était d'ailleurs dérivé de celui de la République chinoise et la cérémonie montrait à tous que Kang Té était toujours véritable souverain de l'immen­se État mitoyen. Pour rester dans le monde des symboles (mais ce n'est pas dit dans ce curieux ouvrage), l'emblè­me de l'État n'était pas un dragon à la chinoise mais une fleur héraldique à la japonaise : le Japon ayant le chrysanthème, le Mandchoukouo eut l'orchidée... 66:202 Chassé du trône par la déroute de ses maîtres, l'em­pereur redevenu Pou Yi ne fut plus qu'un criminel de guerre que les Soviétiques remirent aux Chinois, qui se hâtèrent de recycler l'homme par un lavage de cerveau en bonne et due forme. Contrit, pénitent, Pou Yi fut amnistié en 1959 et put enfin devenir un citoyen, un électeur dans l'empire de Mao Tsé-Toung. Fonctionnaire communiste que l'on pouvait rencontrer dans certains cocktails, remarié pour la Nme fois (et tou­jours sans enfant), Pou Yi rédigeait ses mémoires avec l'aide de l'État qui recherchait ce dont il avait besoin dans les archives, ce qui est déjà un signe de manque d'objectivité quand on connaît les méthodes communistes. Criminel de guerre réhabilité en « homme nouveau » (sic), Aisin Gioro (nom de famille, celui du clan mandchou qui donna la dynastie des Grands Ching ou Tsing) Pou Yi (prénom) pouvait rencontrer les siens, tous recyclés et épanouis sous le grand ciel rouge de la démocratie égali­satrice ; il mourut d'un cancer en 1967 et personne des siens n'osa certes s'affirmer nouveau fils du ciel (mais à vrai dire l'hérédité stricte n'existe pas, le choix advenant dans le cas d'empereur mort sans postérité mâle). L'ouvrage est d'intérêt, mais il faut le lire avec la plus grande circonspection. De plus, l'éditeur français s'est amplement moqué du monde. Il a fait traduire le livre de Pou Yi (sur la couver­ture le nom est écrit à l'anglaise ou à l'allemande, alors que dans tout le livre on écrit Pou Yi !) d'après la version allemande. Si on prend de l'intérêt à cette bien lamenta­ble histoire pleine d'enseignements, il faut évidemment lire la version anglaise établie à Pékin d'après le texte chinois (*From emperor to citizen,* 1964) que l'on trouve à la Bibliothèque nationale de Paris ; il existe une autre traduction du chinois publiée à Londres en 1967 (*The last mandchu,* Éditions Arthur Barker Ltd). Le texte français de Flammarion est arrangé, malaxé, épuré... c'est avoué p. 489. Où la version française devient grotesque, c'est quand elle annonce imperturbablement dans le texte les photographies... qui n'existent pas ! 67:202 L'éditeur français se moque du monde, car s'il ne désirait pas donner ces photographies qui existent dans l'édition de 1964, il n'avait qu'à ne pas en parler. De plus, autre légèreté, bien carac­téristique : comme le lecteur moyen n'est généralement pas un spécialiste averti de la généalogie impériale, il a tendance à quelque peu hésiter devant tous ces princes, et aussi ces filiations, certaines étant naturelles et d'au­tres étant adoptives... L'édition anglaise de 1964 -- et sans doute les autres éditions étrangères de même -- don­ne un tableau généalogique simplifié bien commode ; Flammarion s'en dispense. Mais il est vrai que j'ai sou­vent constaté l'incroyable désinvolture des éditeurs fran­çais en plus de vingt ans de métier. Quoi qu'il en soit, avec ses souvenirs ravivés par des moyens les plus divers (archives, témoins, etc.), l'ex-em­pereur nous livre de très nombreux renseignements utiles sur la vie palatine qu'il garda jusqu'en 1924 : le palais impérial dans la cité interdite, son personnel, ses tradi­tions, tout cela peut être lu facilement, tout en sachant que c'est un coupable, à peine s'excusant, qui relate tout cela. Bien entendu, tout est poussé au noir avant la grande lumière communiste. Pou Yi se conte sans fard, avec ses cruautés et ses bassesses. Il s'humilie et crache délibérément sur sa tradition, sur ses ancêtres, sur son pas­sé, sur son être même. « Homme nouveau » dans l'un des plus impitoyables États du monde, il fait pitié et l'on en vient à se demander parfois si ses lignes n'ont pas été écrites contre quelques bols de riz supplémentaires, ou quelque chose d'analogue. Incarnation de la plus ancienne tradition politique du globe (seuls le Japon et la France peuvent rivaliser en cela avec la Chine), le camarade recyclé Pou Yi était visiblement un bien pauvre homme. Que Dieu fasse qu'une telle aventure n'arrive pas un jour à tant de brillants technocrates qui nous mènent droit vers l'esclavage socialiste ! Hervé Pinoteau. 68:202 ### La tentation de Jean-François Revel par Hugues Kéraly JEAN-FRANÇOIS REVEL est à ma connaissance le pre­mier intellectuel de gauche qui ose se dire adversaire du communisme, purement et simplement, plutôt qu' « anti-stalinien ». Le seul aussi parmi eux à avoir assis cette position sur l'étude de la réalité communiste et de ses techniques, davantage que sur les hommes ou les répugnances souvent fragiles de son bord. « L'illusion des procommunistes libéraux de gauche, écrit-il, consiste à penser qu'il existe un autre communisme que le stali­nisme. Or, le stalinisme est l'essence du communisme. Ce qui varie, ce n'est pas le système stalinien, c'est la vigueur plus ou moins grande avec laquelle il est appliqué » ([^9]). Et plus loin : « Il y a eu méprise : le rapport Krouchtchev était dirigé contre Staline, mais pas contre le stalinis­me » ([^10]). Sans doute exprimerait-on mieux la vérité de ces relations en disant que l'essence criminelle du com­munisme s'est épanouie dans le système de gouvernement de Staline avec autant de fidélité qu'aujourd'hui chez ses successeurs, compte tenu de circonstances nouvelles qui les ont contraints à perfectionner la tactique et jusqu'au vocabulaire -- bref, que le stalinisme renvoie aux princi­pes de l'action qu'il concrétise, et non l'inverse... Le com­munisme ne perdrait-il pas le meilleur de sa force s'il se laissait emprisonner dans les accidents sans fin de son histoire ? 69:202 Le livre de Jean-François Revel a fait parler de lui pendant plusieurs semaines, pour des raisons qui tien­nent surtout à la personnalité de son auteur, philosophe et chroniqueur politique d'un hebdomadaire dans le vent. Mais *La tentation totalitaire* était condamnée d'avance par son contenu. Car Jean-François Revel y redécouvre pour son compte, non sans mérite ni courage, à peu près tout ce que l'anti-communisme « systématique, viscéral et primaire » de « la réaction » exprime sur ce sujet de­puis cinquante ans. Il va y perdre, d'ailleurs, l'essentiel de sa crédibilité mondaine et journalistique, victime d'un mécanisme qu'il a lui-même fort bien démonté : « Qui attaque la partie attaque le tout ; qui attaque le P.C. atta­que la gauche, *toute* gauche possible, et rejoint le camp des réactionnaires. Le comble est que ces méthodes d'inti­midation grossières soient efficaces » ([^11]). Ces méthodes du terrorisme intellectuel : le mensonge, l'intimidation, le discrédit jeté sur la personne, le mépris systématique des faits et des arguments invoqués, Revel a pu les voir à l'œuvre dans tous les débats contradictoires auxquels on l'avait convié ; et constater qu'il ne se trompait pas, en dénonçant comme principal danger du siècle la « doci­lité » au communisme de la classe informante, et d'une façon générale de toute l'intelligentsia. Les communistes sont parvenus à faire sonner l'écho de leur haine partout où ils ne pouvaient s'introduire directement. Mais cela seul suffit. Car le vocabulaire communiste est un fidèle miroir de leur violence. Et peut-on rêver d'un moyen plus efficace, quand il s'agit de décourager ou d'abattre un ennemi, que d'en faire un proscrit parmi les siens ? Jean-François Revel, c'est instructif, réussit à s'aliéner toute la gauche, d'un seul cœur, non parce qu'il glisserait honteusement « à droite » ou renierait la sainte démo­cratie, mais pour le crime de s'en être pris au mirage de l'alliance avec les communistes. Il est vrai qu'il ne fait preuve ici d'aucun ménagement, allant jusqu'à quali­fier de « névrotique » et de « suicidaire » l'attitude des non-communistes dans un rapprochement qui les déçoit chaque jour, sans jamais parvenir à les décourager : 70:202 « L'erreur périodique des socialistes libéraux est de pren­dre pour la phase initiale d'une évolution destinée à se poursuivre ce qui est, tout au rebours, l'un des points terminaux d'une oscillation pendulaire... Ils s'obstinent à voir les premiers symptômes d'une démocratisation future dans ce qui n'est qu'une des phases classiques de la tactique communiste. » ([^12]) -- Comportement *névrotique* en cela que, contrairement aux lois ordinaires de l'appren­tissage, aucune leçon ici n'est jamais retenue : « La mémoire historique de la gauche est du même ordre que celle d'un édredon, qui se déforme sous les coups, mais ne saurait apprendre à les éviter, et revient paisiblement et progressivement à sa forme primitive, offert à la pro­chaine raclée » ([^13]). Comportement *suicidaire* parce que l'illusion servile et tenace des socialistes « à la française » dans leur collaboration avec le P.C. ne contribue pas seulement à avancer la victoire du totalitarisme, mais cau­tionne d'avance l'inévitable internement de leurs person­nes et de leurs idéaux. Après *La gauche vue d'en face* de Thomas Molnar, voici donc une gauche vue de l'intérieur, qui ne contredit point la première, et inspire à Jean-François Revel les meilleurs développements de son étude. A noter aussi une analyse fort percutante du cas chilien, que Jean-Marc Dufour sans doute ne démentirait pas. Mais les ressem­blances s'arrêtent là, parce que l'auteur de *La tentation totalitaire* se dit lui-même socialiste et libéral ; plus préci­sément : social-démocrate. Et comme le socialisme de son cœur n'a pas trouvé d'application vraiment satisfaisante dans l'histoire des hommes, la seule force qu'en défini­tive Revel oppose au communisme est sa conviction démo­cratique ; sa foi profonde en la démocratie, non comme simple formule d'élection des gouvernants, mais comme système global, philosophique et quasiment religieux de notre condition communautaire. Autant dire : rien. Un concept contre un déferlement de causalité sociologique. Un état d'âme, contre un char d'assaut... Concept qu'il affaiblit encore dans les dernières parties du livre en réclamant d'urgence sa *mondialisation,* préalable selon lui à toute résistance du monde libre face aux menaces tota­litaires : 71:202 « Tant que le système des États-nations persis­tera, déclare-t-il, la démocratie reculera. » ([^14]) -- Qui ne perçoit au contraire que, dès le début de leur histoire, plus les régimes démocratiques englobent de citoyens, et moins ils ont de contenu ; que la démocratie progresse toujours dans le sens du centralisme bureaucratique, c'est-à-dire de l'irresponsabilité individuelle, et du déve­loppement de la sphère des pouvoirs de l'État ; que les hommes n'ont jamais sous le ciel trouvé moyen d'appli­quer les exigences démesurées de cette constitution sans en sortir d'une manière ou d'une autre ; et que la manière la plus radicale, la plus avancée, la plus moderne d'en sortir est encore celle inventée par les communistes sous le nom de démocratie « populaire », où l'État divinisé s'asservit un peuple qui n'est plus rien. Oui, la démocra­tie mondialiste existe déjà : c'est l'Internationale, le concept impatient d'arriver aux limites temporelles et spatiales de son extension. Des continents entiers y ver­sent leur cargaison humaine par centaines de millions, qui doivent chanter à longueur de pauses : *Nous sommes libres,* mais se courbent au coup de sifflet sur un travail d'esclave, et ne liront jamais ni Montesquieu, ni Machiavel, ni Platon. En vérité, la démocratie dans sa conception idéelle est chose tellement délicate que ses seules formes capables de résister -- un temps -- aux passions de la nature ne dépassent pas le cadre municipal. La Cité antique prati­quait cette démocratie directe selon l'étymologie : l'assem­blée tout entière s'y gouvernait elle-même, au nom du principe d'unanimité ; et, en vertu du principe corollaire de permanence, l'assemblée tout entière était toujours en train de s'y gouverner. Mais ces citoyens-là vivaient dans une aristocratie de fait par rapport à la société globale qui dépendait d'eux ; ils étaient éduqués, religieux, respon­sables, fort peu nombreux ; et les lois de la cité avaient soin de laisser entière l'autorité de chaque citoyen dans sa sphère propre, comme de chaque groupe, selon des hiérarchies confirmées par l'usage. Eh bien ce grand luxe de précautions, d'atténuations, de composition sur le principe n'a pas sauvé de la démagogie et du désordre les démocraties de l'Antiquité. On leur a vite préféré les tyrans locaux, et même l'Empire. 72:202 Le déclin des démocraties parlementaires d'aujourd'hui au bénéfice du communisme totalitaire marque peut-être -- affectée d'un despotisme très supérieur, à la mesure aussi d'un désordre plus profond et plus généralisé -- une réac­tion du même ordre. Ces démocraties, dans la lutte pour l'obtention des suffrages, ne parviennent en effet à expri­mer la « volonté générale » des citoyens qu'à condition de la diviser préalablement contre elle-même, c'est-à-dire de mettre en compétition des intérêts particuliers. Le communisme apporte simplement sa réponse à l'anarchie secrétée par l'institution : profitant de la carence d'un bien commun à tous, il hisse son Parti à la dignité du Tout, et supprime la question des droits souverains de l'individu. D'autre part, toujours selon le dogme, pas de démocratie sans opinion exprimée. Dans un tel régime, le représentant du peuple est donc sans cesse en situation de déclaration ou de justification publicitaire, visant à s'assurer ou reconquérir des votants. Mais le peuple sait très peu de lui-même, en matière politique, ce qu'il veut ou ne veut pas. La classe politique se place donc dans la dépendance d'une opinion qu'elle se trouve par ailleurs obligée d'en­tretenir et de fabriquer. Du même coup, c'est le corps social entier qu'elle habitue à vivre dans une soumission croissante aux producteurs et aux accélérateurs profes­sionnels de l'opinion publique. La propagande communiste sort gagnante à court terme d'une telle situation, parce qu'elle est sociologiquement la plus volumineuse et la mieux organisée. De quelque façon que l'on considère les avatars de l'illusion démocratique, en ses grands prêtres ou dans le troupeau, il faut bien admettre que le communisme ne cesse pas de *sortir* des méfaits qu'elle exerce sur les men­talités. Et qu'il en sort comme nos démocraties elles-mêmes sont sorties aux siècles derniers du libéralisme érigé en religion : avec une sorte de nécessité génétique. Jean-François Revel ne souscrirait certainement pas à de telles raisons ; mais, analysant le même phénomène, il se heurte à la même conclusion : 73:202 « De *l'inévitable* progression du stalinisme dans le monde et de l'échec *certain* des tenta­tives qui seront faites pour s'y opposer. » ([^15]) -- C'est le titre qu'il entendait donner à son ouvrage, si l'éditeur n'était intervenu. Et c'est en effet la grande tentation de l'heure, pour tous ceux qui méditent ce problème avec lucidité. Dans une perspective simplement temporelle, pas moyen d'y résister. Le vrai drame n'est pas d'avoir compris l'imminence du danger, mais d'être si peu nombreux à le craindre, et s'y préparer. Hugues Kéraly. 74:202 ### Le cours des choses par Jacques Perret LÉON BLOY PROMETTAIT VINGT MILLIONS DE SA POCHE VIDE à celui qui lui prouverait l'existence au monde de quelque chose de plus crétin que se déplacer en automobile à cent vingt kilomètres à l'heure. Ce plafond de la crétinerie étant largement crevé nous abor­dons les régions inconnues de l'ultra-crétinerie et là, peut-être bien que l'intendance ne suivra pas. La vitesse supersonique étant banalisée on a pu déduire un peu hâtivement que désormais en toutes circonstances tout le monde arriverait toujours en avance et qu'il fau­drait s'y habituer. Méfions-nous de ces raisonnements pri­mesautiers qui pulvérisent nos lendemains dans le bang des ténèbres. Toujours est-il que pour son voyage inaugural *Concorde* est arrivé à Rio avec vingt minutes de retard devant une population qui se croyait en avance du même laps. Or le noble et fulgurant oiseau était bel et bien en retard et la cause en incombait tout bonnement à M. Senghor, inexact au rendez-vous de Dakar. En effet, les intérêts supérieurs de la Coopération exigeaient que le chef de l'État sénégalais honorât de sa présence une escale aussi prestigieuse que minutée. L'organigramme avait prévu qu'en face du *Concorde* et dans sa capitale, le vieil ami du général de Gaulle aurait sa part chronométrée de lustre et de laïus. Or de son côté, il importait à la dignité du souverain qu'il se fît attendre, et montre en main lui aussi ; vingt minutes, c'est le tarif de majesté en usage sous ces latitudes. Mais plus encore il importait qu'en son illustre sagesse le potentat rabattît tant soit peu la superbe impatience d'un volatile dératé, esclave de ses minuteries. 75:202 On dit que le pilote aurait pu facilement rattraper en vol ces vingt minutes, mais qu'il préféra les garder jus­qu'au bout en respect d'une si flatteuse et magistrale inexactitude. A propos de Senghor je retire le mot de potentat qui le ramène injustement au rang des Bokassa et Dada. Parlons plutôt de président autoritaire ou despote éclairé. Chou­chou de la république des lettres, enfant chéri de la déco­lonisation, aussi démocrate que le général de Gaulle, aussi cultivé que Pompidou, il n'est pas question de le dépouiller d'une réputation légendaire. Il est bien l'homme sage et fin lettré en même temps que le politique avisé qui fait l'hon­neur et l'envie de toutes les Afriques, noires et libérées. Si tous les grands de ce monde passant par Dakar ou s'offrant le détour à seule fin de saluer le plus accompli des princes noirs en ont fait de surcroît la plus honorable des attractions touristiques, jamais il n'oubliera que la France maternelle et déchue est en droit de partager l'or­gueil du Sénégal. M. Senghor n'est pas un ingrat. Un jour qu'il bavardait en petit comité, son épouse étant là, il dit : -- « Quand viendra le moment de céder la place, eh bien nous rentrerons chez nous. » Adorable chez-nous. Toutes les personnes présentes ont bien compris que l'inventeur et le chantre de la négritude n'imaginait pas de vieillir ailleurs qu'en Normandie. Le retour au sein de la terre nourricière se ferait au pays natal de Mme Senghor. Pour ce mal du pays, M. Senghor, per­mettez qu'on vous embrasse. Revenons au *Concorde* et tant pis pour le masculin ; je n'ai pas le temps de m'attarder sur la perversité du légis­lateur qui trafique le sexe des mots comme on ferait de nageuses des nageurs. Devant la foule qui s'impatientait amoureusement sur l'aérodrome de Rio, le *Concorde* a fignolé son atterrissage, à l'heure dite plus vingt minutes. La passerelle est approchée, tous les regards y compris les caméras sont braqués sur la porte qui s'ouvre. L'émi­nent passager qui vient s'encadrer dedans pour saluer le peuple brésilien au nom de la république française, n'est rien de moins que M. Mourousi, premier parleur au journal télévisé de la première chaîne. Nous l'avons tous assez vu pour nous dispenser de le décrire, mais quand même : 76:202 c'est un garçon très correctement vêtu, le visage plein et largement binoclard avec un je ne sais quoi de flou dans les contours et de vaporeux. Sa grosse tête de dialoguiste universel ne résisterait pas au labeur sans un rien de poro­sité. Ajoutez à cela que l'exercice quotidien et soutenu de l'impartialité lui donne parfois cet air de somnolence et de satisfaction imbue qui fait penser à quelque méduse extra-terrestre en mission de routine. A mieux regarder on le voit bel et bien conscient de son rôle et c'est à juste raison qu'il se prendrait pour le plus docile des serviteurs de l'opinion, en même temps que le plus adroit de ses conducteurs. Son élocution traînaillante et le ton blasé de sa voix sont bien d'un homme par la bouche duquel vont journellement se déverser tous les accidents de l'histoire en cours dans un mouvement de vaudeville : catastrophes et brigandages, gloires et glorioles, ordures et lauriers, grands hommes jongleurs et chiens crevés. A ce train-là bien sûr un pareil officieux n'est pas à l'abri d'un coup de sondage qui le renverrait en coulisse dans l'ombre et le silence des éplucheurs de dépêches. D'ici là il continuera de nous endormir ou de nous exaspérer. Mais le sachant d'ori­gine grecque nous lui passerons plus volontiers son petit côté Fatum et Mercure. La pratique assidue et scrupuleuse de l'impartialité pouvant conduire à la débilité mentale nous féliciterons Mourousi quand il n'hésite pas à donner toutes les appa­rences d'un jugement personnel, voire subjectif, sur un évènement obligatoirement ignoble ou glorieux pour l'hu­manité tout entière ; ces propos-là sont ratifiés d'avance par la conscience universelle. Ainsi fit-il sortant de l'aé­ronef pour témoigner personnellement de l'exploit accompli en ce grand jour du 21 janvier 76. Du haut de son échelle et muni de son hochet stentor touzazimuts, il nous a balancé proprio motu ce décret de marbre : « LE 21 JANVIER SERA DÉSORMAIS UNE DATE HISTORIQUE. » Décret entériné tout cru par dix millions de téléspec­tateurs français. Moyennant quoi notre place de la Concorde, jusqu'ici frustrée de référence historique, aura maintenant l'honneur et l'avantage de porter le nom d'un célèbre aéroplane. Je suppose que Mourousi ayant fait un pari l'aura gagné, il est toujours en place. Il devait savoir que la population française n'était plus composée que de renégats éducateurs d'orphelins amnésiques. Et moi-même, croyant le dire par hyperbole, je ne croyais pas si bien dire. \*\*\* 77:202 L'INCOMPÉTENCE DE M. STIRN EST AU-DESSUS DE TOUT REPROCHE ET SON PORTEFEUILLE TRÈS AU-DESSOUS DE SES PRÉTENTIONS. Son cas n'a rien d'original, sauf à lui reconnaître un certain bonheur dans la manière de conce­voir les échecs et de les mener rondement. Sa faiblesse est d'indisposer la galerie par un peu trop de suffisance, et de laisser voir son impatience d'en finir avec un ministère de fortune. Ayant tout d'abord entendu ces DOM-TOM comme un tam-tam doudou au seuil de sa carrière, il dut bientôt s'aviser qu'en effet, là-bas, quelque part dans les îles ou sur les bords vaseux du Maroni, on lui préparait sa fête, comme on dit. Pour commencer, l'administration des derniers lopins de la France d'Outre-Mer ne lui offrait semblait-il que la réputation dérisoire mais après tout méritoire d'un jeune et élégant balayeur de résidus sur les pas du général de Gaulle. Car enfin, tous les grands chefs, se disait-il, ont su manier le balai. Malheureusement ses collègues, vieux renards du Grand Dessein et jaloux de ce novice aux dents longues, auraient omis de l'affranchir sur la malice des séquelles. Tout ce qu'Ubu a laissé derrière lui est piégé. Dans son ministère de rhum et vanille M. Stirn en fin de compte aura connu et surmonté crânement beaucoup d'amertume et d'humiliation. Pour ce qui est des Comores il avait donné le meilleur de lui-même en essayant d'étouf­fer les cris de la petite Mayotte, si bêtement française qu'elle appelait sa vieille mère au secours, à casser les oreilles des honnêtes gens. Mais enfin il manœuvrait avec tant de vigueur et de zèle pour la précipiter dans le foutoir de l'indépendance que Giscard avait pu, de son haut, déclarer froidement : « question réglée ! » Question réglée le doigt dans l'œil. A peine avait-il dit que tous les Mahorais comme un seul homme s'autodé­terminaient dans la citoyenneté française : question réglée au grand jour de la conscience mondiale. Pauvres gens qui ne peuvent savoir à quel point ce genre de fidélité fait injure à la République. Il est d'ailleurs à prévoir que l'univers lui-même ne souffrira pas longtemps cette pus­tule tricolore à la queue d'un archipel en liberté. 78:202 En attendant M. Stirn a cru trouver en Guyane l'occa­sion d'un coup d'éclat qui le vengerait des Comores. Ici d'abord, pas question de référendum, c'est déjà ça. Aussi longtemps que les empires du capital et de la révolution n'en feront pas enjeu, la Guyane restera la vieille France Équinoxiale, misérable et luxuriante, le paradis inviolé des gentilshommes de fortune et promoteurs de frime. M. Stirn a donc imaginé de la mettre en valeur mais, par voie de recrutement populaire. J'ignore s'il est énarque, mais des idées comme ça l'énarchie en pond du matin au soir dans tous les secteurs et à tous les niveaux de son délire expan­sif. Quelques-unes malheureusement arrivent à prendre corps. Si M. Stirn était venu me trouver je lui aurais dit : -- La mise en valeur de la Guyane, cher petit ministre, vous ne l'avez pas inventée. La spécialité de ce départe­ment illusionniste est de provoquer en métropole, depuis Henri IV, sous tous les régimes et de république en répu­blique, un violent accès de fièvre aventureuse et spécu­lative qui s'en va mourir à grands frais dans les palétuviers tentaculaires et le ricanement des singes rouges. Disons pour être honnête que ces fiascos accomplis ne vont pas, de nos jours, sans abandonner quelques écus sur le littoral et qui trouveront à s'employer dans les jeux rituels de la compétition électorale. Pour être honnête aussi bien je dois vous avouer que jadis, embauché moi-même dans un petit coup de ce genre élaboré dans les environs de la place Clichy, j'ai cru bien faire de me tailler si loin dans les bois profonds que la question de mise en valeur ne ris­quait plus de me rattraper. Attention Stirn ! un peu de jugeotte s'il vous plaît. Un homme comme vous devrait savoir que la mise en valeur, l'expansion, l'équipement, tout le saint-frusquin de l'économie de progrès sont des notions dépassées, allons ! ne soyez pas le jouet des mots et croyez-moi : l'avenir de la Guyane, son bonheur, sa dignité, sa gloire c'est de rester comme elle est. Le meilleur moyen de vous faire un nom, c'est de laisser tomber, mais qu'on sache pourquoi. Je vous y aiderai au besoin. Pour un salaire modique je ferai de vous le prophète et promo­teur d'une transcendante économie dans les régions inex­plorées de la géographie métaphysique. 79:202 Voilà ce que je lui aurais dit mais il n'est pas venu. Il est allé en Guyane, il s'est fait photographier à la lisière de quatre-vingt mille kilomètres carrés de forêt. Il a révélé aux habitants qui le savaient de longue mémoire tous les trésors inexploités de leur pays. Il est revenu à Paris pour annoncer la découverte. Il a battu le rappel de tous les pionniers en chômage. Ils sont venus par milliers se faire inscrire. Ils sont rentrés chez eux le temps qu'on examine leur cas. Ils seraient alors invités à se munir chacun d'un petit capital de premier établissement. Ce n'était là qu'un moyen d'éliminer les amateurs et les fantasques. Après quoi, tous renseignements pris et tout bien pesé, le minis­tère fait savoir que la mise en valeur est reportée à une date indéterminée. Les candidats seront tenus au courant. Rideau. C'est bien dommage. M. Stirn a voulu enterrer ce petit fiasco en modestie dans la plus stricte intimité, sans explications ni commen­taires, tant pis pour lui. N'empêche que les faits sont là que je résume ainsi : à peine avait-il, non sans brio, loupé l'abandon de Mayotte que plus courageusement encore il ratait la colonisation de la Guyane. Qui donc l'eût osé ? Nous serons ici les premiers à reconnaître le défi et tirer notre chapeau. \*\*\* UNE OMBRE. -- « Le modernisme et le nantisme contre la messe traditionnelle. » C'est le titre annoncé à la cha­pelle Wagram d'une conférence du père Barbara. Il s'agit d'une ruse de guerre pour faire croire à l'ennemi que la discorde règne et même la trahison dans le camp des assiégés. Je n'ai aucun scrupule à vendre la mèche, tout le monde en a vu la fumée à commencer par l'ennemi. UNE ÉCLAIRCIE. -- Dans le même temps que Madiran nous disait ici avec bonheur et émotion sa gratitude infinie à l'égard de Maurras, pius Maurras, l'abbé de Nantes en faisait de même, à sa manière, dans une apologie pro­noncée à la Mutualité. Que je sache la coïncidence n'était pas concertée. J'aime donc y voir un signe heureux de la Providence. \*\*\* 80:202 JARDIN DES PLANTES (*suite*)*. --* Défense d'entrer. Un microbe exotique dont j'ai oublié le nom, il nous en vient de partout, sévissait dans la ménagerie. Celui-ci est tropical et nos médecins coloniaux ayant déjà, en leur temps, trouvé remède à la maladie on n'est pas inquiet mais l'iso­lement est de rigueur. De toute façon il est reconnu qu'en pareil cas le défilé des visiteurs fait monter la fièvre dans les enclos et les cages. Même en temps normal c'est une épreuve. Les neurologues et psychiatres vétérinaires ont observé que cette multitude processionnaire, le concours oppressant de ses regards braqués, la rumeur ininterrom­pue des commentaires plus ou moins pertinents et des apostrophes irrévérencieuses, provoquaient à la longue et chez les espèces les plus solidement vertébrées tous les symptômes d'un traumatisme latent à forme torpide. Il est d'ailleurs question de leur accorder, à tous, aux coléop­tères comme aux pachydermes et ainsi qu'on le fait dans certains zoos d'Europe centrale, un repos hebdomadaire qui serait le lundi. Pris à part et interrogé sur ces pro­blèmes le soigneur des babouins m'a fait un clin d'œil et laissé entendre que pour hâter la décision la ménagerie tout entière avait convenu de se faire porter pâle en arguant d'un microbe exotique et bidon. Le jardin proprement dit n'étant pas fermé au public j'en ai profité pour me rendre à la fosse aux ours que j'avais depuis longtemps négligée. Elle s'ouvre à la vue du commun en bordure de la ménagerie et cela depuis Louis XVI. Je vous ai expliqué déjà dans quelles conditions de gratuité mesquine on autorise aujourd'hui le peuple à entrevoir les bêtes à travers les brèches d'une haie de troènes. J'étais curieux ce jour-là de visiter un certain pensionnaire sur lequel, sauf erreur, j'attirais votre atten­tion il y a deux ou trois ans. Il s'agit de l'ourson envoyé à de Gaulle par Kroutchef en gage d'amitié. Vous n'ignorez pas que l'ours est le symbole permanent sinon le totem de toutes les Russies, tsaristes et soviétiques, orthodoxes et marxistes. C'est dire l'importance absolue d'un tel cadeau. Comme prévu l'ourson à beaucoup grandi, le pavé lui aussi, l'ami continue de dormir et la mouche est une mouche à viande. Je me réjouis d'assister à l'impact. (*A suivre.*) Jacques Perret. 81:202 ### L'album Henri Charlier *statuaire et peintre\ 1883-1975* par Antoine Barrois JUSQU'À la veille de sa mort Henri Charlier a travaillé pour préparer l'album qui devait présenter un choix de reproductions d'œuvres majeures, sculptées, pein­tes, dessinées ou brodées. Le projet de cet album remontait à la publication de *L'art et la pensée.* Il fut maintes fois retardé. Et aujour­d'hui, nous l'achevons sans lui. Cet album est nécessaire parce qu'il n'est pas très facile de prendre connaissance d'une œuvre qui est aujour­d'hui aux quatre coins de l'Europe et du monde ; parce que les numéros de *L'artisan liturgique* qui donnaient des reproductions de ces œuvres (et aussi plusieurs articles) sont introuvables ; parce que son album *Tailles directes,* publié en 1928, est épuisé. Cet album permettra de se faire une idée de l'apport de Charlier. Des artistes trouveront là le fruit de soixante années de travail après Cézanne, Gauguin, Rodin dont il a couronné les travaux en achevant les réformes par eux entreprises ; de jeunes artistes, si Dieu veut, auront ainsi les moyens de ne pas désespérer de leur art et de leur *vocation.* 82:202 Cet album apporte une révélation d'une importance aussi exceptionnelle que fut au début du siècle la révélation des Primitifs français. La révélation que le génie chrétien et français a fleuri après ce long hiver dont les impression­nistes avaient annoncé le dégel. Non seulement Charlier nous a donné des chefs-d'œuvre mais il nous a donné aussi les moyens, et plusieurs exem­ples complets, d'un grand style monumental et décoratif. Il a été un restaurateur de la forme. Dieu a voulu qu'il exerçât son art comme statuaire essentiellement, mais son art n'est pas moins grand appliqué à la décoration, à la broderie, à l'orfèvrerie ou à la menuiserie. Allez donc à Troyes sur les bancs de la Chapelle Notre-Dame de Lu­mière, vous agenouiller et vous asseoir : on y est bien pour prier, ils sont confortables et ils sont beaux. \*\*\* On verra dans cet album des œuvres de grande impor­tance. Il est important de savoir qu'elles ont été faites selon des techniques retrouvées et renouvelées : la taille directe, la fresque, la broderie. Il est important de savoir qu'elles ont été conçues dans la plupart des cas pour s'intégrer à un ensemble architectural donné. Il est impor­tant de mesurer quel homme de métier fut Henri Charlier. Mais le plus important c'est qu'il était chrétien. Le plus important pour entrer pleinement dans le lan­gage d'Henri Charlier, c'est de savoir qu'il était chrétien. Plus exactement, c'est de le voir, ce qui suppose d'être chrétien soi-même ; de regarder avec attention et bonne volonté ; de se taire et de laisser son âme se nourrir de ces formes neuves et traditionnelles. Ainsi on pourra enten­dre le langage théologique d'Henri Charlier. Car on fait de la théologie en pierre et point seulement en mots. La théologie comme son nom l'indique n'est as une affaire de costumes ou de diplômes, mais de connaissance de Dieu. 83:202 Or la contemplation est source de connaissance dans l'ordre le plus élevé. Et qui pourrait douter de la puissance de contemplation de Charlier, et de ce que Dieu lui a dit, en regardant le Christ en gloire apparaissant dans l'arc de triomphe de Notre-Dame de Lumière ; et la statue de la Vierge de l'Assomption qui s'élève par et dans l'amour de Son Fils. C'est là le plus important, disions-nous. De très grands génies comme Cézanne ou Rodin ou Gauguin, outre qu'ils n'ont pas opéré, ou pas poussé assez loin, les réformes techniques nécessaires à l'aboutissement de leur entreprise, n'ont pas vécu dans la foi catholique. Ils n'ont pas béné­ficié des grâces illuminatrices du Saint-Esprit au même titre qu'un chrétien en état de grâce. C'est pourquoi leur art, même s'il est spiritualiste et parfois profondément religieux, surtout celui de Gauguin, ne donne pas d'œuvres surnaturellement inspirées ; il ne s'agit en effet que du sentiment religieux et non de la foi, vertu théologale. \*\*\* Aujourd'hui la grande œuvre de réforme des arts plas­tiques, l'immense effort anti-renaissance, profondément métaphysique, entrepris depuis le milieu du XIX^e^ siècle de façon décisive, est achevé. Dom Bellot, en architecture, Henri Charlier en sculpture et en peinture, ont produit des œuvres accomplies qui couronnent cette restauration et ce renouvellement des principes et des techniques ; ils ont montré l'interdépendance des techniques intellectuelles et matérielles ; ils les ont ordonnées, dans la perspective d'une esthétique chrétienne, à la manifestation de la sur­nature. « L'œuvre de l'art chrétien est d'écrire une para­bole naturelle, la plus naturellement belle qu'il se peut, de la surnature. » Ainsi s'achève le chapitre « L'art est une parabole » dans *L'art et la pensée.* On trouvera dans ce livre, plus accessible que *Le martyre de l'art,* l'exposé clair et complet de la doctrine de Charlier en ces matières. Car Charlier avait cette universalité d'esprit qui lui permettait de s'ex­primer en plusieurs langages. Un esprit universel est chose rare : c'est-à-dire qu'un homme est rarement capable de penser dans plusieurs langages différents. On ne pense pas en mots comme on pense en formes et en couleurs ou en rythmes et en sons ; pas plus qu'on ne pense en patagon comme on pense en espagnol. 84:202 Charlier qui fut créateur plastiquement pouvait penser musicalement comme un musicien. Et quand il pensait en mots, il ne réussissait pas trop mal non plus : qu'on lise *Création de la France* ou *L'hommage à Henri Pourrat* ([^16]) par exemple. *L'art et la pensée ou Le martyre de l'art* sont deux livres dont il n'est pas évident qu'ils aient leur pareil dans l'histoire de la pensée, car il est très rare qu'un homme soit doué pour s'exprimer puissamment et avec précision dans deux lan­gages différents. Le langage d'Henri Charlier est neuf : son langage plastique est d'une grande liberté d'invention ; son langage spirituel est très libre aussi ; l'un est libre comme le lan­gage d'un homme qui maîtrise son art, comme un danseur maîtrise son corps ; l'autre est libre comme le mouvement d'une âme chrétienne : libre comme l'âme d'un petit baptisé qui rit à sa mère ou à son ange gardien ; et ce langage-là tout le monde le comprend. Charlier nous dit des choses traditionnelles dans l'Église, mais ce que son âme a vu de la royauté du Christ par exemple et la façon dont il l'exprime, cela est neuf. Il va falloir apprendre à aimer cette œuvre, car nous sommes si peu accoutumés à la beauté chrétienne, à sa force, à sa fraîcheur, à sa simplicité et à sa prodigieuse liberté, que cela, peut-être, n'ira pas tout seul, ni du pre­mier coup. Il faut indiquer ici, en passant, que de tout ce que nous venons de dire de l'art de Charlier, il ressort que cet art a toutes les qualités d'un art populaire : d'un art que le simple peut aimer directement ; qui peut éclairer l'âme d'un chrétien fidèle ; que les enfants savourent. Il faut ajouter encore, ce qui est important aussi, que Charlier avait un sens très vif du rôle social de l'art et de son rôle formateur de l'imagination des fidèles. \*\*\* 85:202 Les grands réformateurs, les vrais, les restaurateurs, créent quelque chose comme une langue nouvelle. C'est que chaque âme est unique et qu'elle a son chant propre. Plus l'artiste est savant en son art et expérimenté, mieux il est libéré du péché, plus l'œuvre est grande. Mais le caractère personnel de cette œuvre, qui tient à la nature humaine, confère nécessairement un caractère distinctif à l'œuvre de chaque artiste. C'est à la fois le reflet et le résultat de son métier et de la vie de son âme. C'est ce qui fait que l'on distingue au porche d'une cathédrale une œuvre de génie d'une œuvre médiocre. C'est ce qui donne ce sentiment de langue nouvelle, ou plus exactement renouvelée, en face d'une œuvre originale, réalisée dans le respect des principes fondamentaux ; ici, la *forme* et la *proportion.* Elle manifeste ainsi comme dans une lumière nouvelle un peu de l'éternelle gloire de Dieu. Manifestation dont les hommes ont tant besoin sur cette terre et qui ne cessera de leur être nécessaire que lorsqu'ils verront Dieu et l'aimeront face à face. \*\*\* Aux siècles de l'Attente, un sculpteur, un jour, au bord du Nil, vit un scribe, plutôt trapu et grassouillet, l'œil vague car il attendait un mot que son maître ne trouvait pas. Et le sculpteur conçut de cette vision une œuvre immortelle qui symbolise pour nous l'attente païenne de la Parole libératrice : le Scribe accroupi. Au septième âge du monde, où nous vivons dans l'es­pérance de la Jérusalem céleste, un maire, un jour, après la plus grande guerre du monde, commanda une statue à la mémoire des morts de son village. Le statuaire, homme juste et pieux et de grand métier, avait fait cette guerre. Il conçut de sa méditation sur la mort une statue de l'Ange de l'Apocalypse qui vient annoncer que le Temps est arrêté. 86:202 Messager divin, l'Ange de l'Apocalypse tel que Charlier l'a sculpté pour notre temps, se pose sur la terre et annonce aux hommes la fin du Temps. En ce siècle de martyrs, siècle de tant d'années, chaque jour des hommes sans nombre, martyrs pour l'honneur de Dieu, entendent cet ange leur annoncer que c'est pour eux le jour de la fin des jours. L'Ange d'Acy est aussi l'ange de l'heure où le temps s'arrêtera pour chacun de nous, martyrs si Dieu veut. Antoine Barrois. L'album sera publié, Dieu aidant, pour Pâques. 64 pages, format 20  28, 67 reproductions dont 6 quadri­chromies en pleine page. On peut réserver l'ouvrage dès à présent en édition bro­chée ; il suffit d'écrire à DMM, 96, rue Michel-Ange, 75016 Paris : dès publication, le prix étant alors fixé, nous avertirons les personnes qui auront signalé leur intérêt. Il y aura d'autre part une édition cartonnée. Cette édition comportera un « dossier de fabrication » de l'album : 16 pa­ges de notes ; de fac-similé d'indications d'Henri Charlier ; de photographies ; de documents divers. Chaque dossier sera marqué au nom de son propriétaire et signé par l'éditeur. Prix de cette édition : 250 F. Remarque : cette édition est réalisée principalement pour permettre de baisser autant que faire se pourra le prix de l'édi­tion brochée, si possible en dessous de cent francs. L'établis­sement de l'album en première édition suppose en effet un investissement considérable qui, si l'on ne pouvait l'alléger un peu, risquerait d'empêcher les jeunes artistes, par exemple, de se procurer l'album. Ce serait désolant et d'une certaine façon un échec grave. 87:202 ### La trahison de Valmy par André Guès LA BATAILLE DE VALMY FUT LIVRÉE A FRONTS INVERSÉS, l'armée de Brunswick coupée de ses bases, face à l'est, celle de Dumouriez face à l'ouest avec l'Argonne derrière elle. La manœuvre stratégique était réussie, res­tait à effectuer la manœuvre tactique : tenir sur place pour ne pas laisser l'ennemi récupérer ses voies de com­munications, ce qui fut très bien fait le 20 septembre. Après quoi le Prussien rentra tranquillement chez lui, récupérant au passage les garnisons qu'il avait laissées dans les places fortes prises aux Français. Voilà bien une curieuse affaire sur laquelle les historiens sorbonnards ont été peu prolixes en explications : il faut croire qu'elles ne seraient guère à l'honneur de l'intellect jacobin. Or l'explication est sim­ple et tient à la prussophilie jacobine, j'allais dire la prussolâtrie, qui n'est elle-même qu'un aspect de l'anti­catholicisme jacobin (voir ITINÉRAIRES n° 184 -- juin 1974 ; *Le Jacobin, la Prusse et l'Autriche*)*.* Le rusé Prussien a joué des bonnes dispositions jacobines à son endroit pour se tirer au moindre mal du guêpier dans lequel il s'est fourré du côté de Valmy. Pour ce faire, il a simplement feint d'entrer dans les vues jacobines et fait miroiter aux yeux des Jacobins la possibilité d'une rupture de son alliance avec l'Autriche. Nul mieux que le Jacobin n'a si bien pris ses désirs pour la réalité, et nul ne fut si bien berné. 88:202 Toutes les catégories de « patriotes » en place sont impliquées dans cette scandaleuse affaire : le comman­dant en chef Dumouriez, les généraux Dillon, Kellermann, Valence, La Baroliére, Thouvenot, Galbaud, Duval, Desprez de Crassier, les commissaires du Conseil exécutif Wester­mann et Benoist, les conventionnels Fabre d'Églantine, Prieur (de la Marne), Carra et Sillery, les ministres en conseil, en particulier Lebrun-Tondu, ex-soldat déserteur devenu ministre des Affaires étrangères et Danton qui a fait expédier sur place Fabre et Westermann. Le Conseil exécutif est mis au courant de la situation par Wester­mann revenu à Paris le 25 septembre, en délibère aussitôt, se prononce pour des négociations au lieu de l'exploita­tion de la victoire, et lui donne ainsi qu'à Benoist, les pouvoirs nécessaires. Son registre des procès-verbaux porte : « *Il faut laisser les Prussiens s'échapper et tourner tous ses efforts contre l'Autriche. *» Mais il délibère aussi cette déclaration solennelle : « *La République ne veut entendre aucune proposition avant que les troupes prus­siennes aient complètement évacué le territoire français.* » Lebrun-Tondu la soumet, appuyée d'un rapport violent contre le « *tyran *» de Prusse, à la Convention qui la vote, puis rentre au ministère rédiger ses instructions pour la négociation qu'il vient de se faire interdire. Le même jour Dumouriez, qui se croit encore ministre, envoie au Conseil un projet d'accord franco-prussien en six articles d'où « *il s'ensuivra très vite,* écrit-il, *un traité d'alliance entre la France et la Prusse qui donnera presque sans combattre la liberté aux peuples de la Belgique *»*.* Lebrun répond le 30 en lui ordonnant de convenir avec les Prussiens des accords militaires de sa compétence « *pour faciliter leur sortie de France *»*.* Comment ces directives ont-elles été appliquées sur place ? Dans une première période qui commence le 22 par une lettre de Dumouriez au roi de Prusse portée par Westermann à Manstein son chef d'état-major, et qui s'étend jusqu'au 29 ou au 30 septembre, le Prussien est très ferme dans ses rebuffades : ce sont les Français qui sont demandeurs et leur demande, claire et nette, est que la Prusse se détache de l'alliance autrichienne. Mais à chaque sollicitation, Frédéric-Guillaume fait répondre qu'il demeure indéfectiblement lié par ses engagements. Si lié qu'il ne manque pas de mettre l'ambassadeur d'Autriche, présent à son état-major, au courant des sollicitations dont il est l'objet, et même de lui lire le mémoire que Dumou­riez lui fait tenir le 27, où les Autrichiens sont qualifiés de « *brigands* »*.* En outre il demeure inébranlablement sur sa position de principe qui est de ne traiter, le cas échéant, qu'avec Louis XVI restauré. 89:202 Or le 25 septembre, on a reçu à l'armée de Dumouriez le décret conventionnel qui abolit la Monarchie, et cela seul devrait donc arrêter les entre­tiens qui n'en continuent que de plus belle, malgré les rebuffades prussiennes. En particulier, au cadeau de sucre et de café qui accompagnait pour la table royale le mémoire du 27 et que Sa Majesté a bien voulu accepter pour cette fois avec prière de n'y plus revenir, écrit Manstein, elle répond par un manifeste à la Nation française. Au mémoire lui-même, c'est Manstein qui répond : « *Chacun a ses principes : celui du roi mon maître est de demeurer fidèle à ses engagements. Ce principe ne pourra qu'augmenter la bonne opinion que la nation française a de ce prince. *» C'est remuer le fer dans la plaie jacobine : comme il est regrettable qu'un allié si fidèle ne soit pas celui de la République ! Soudain tout change dans les manières prussiennes parce que la retraite est décidée, qu'elle a commencé dans la nuit du 30 septembre au 1^er^ octobre, qu'elle apparaît plus que risquée et que, pour s'assurer un décrochage paisible dans une situation difficile, faire miroiter aux Français cette alliance qu'ils désirent tant serait un bon moyen : et les Français de mordre à l'hameçon. Carra, Prieur et Sillery arrivent à l'armée le 29 au soir pour faire prêter aux troupes le serment de fidélité à la République. Ce sont des commissaires de la Convention, officiellement ils sont tenus en dehors des négociations, liés par le vote de la Convention qui les interdit. Mais la nuit suivant leur départ sont partis de Paris les deux commissaires du Conseil exécutif Westermann et Benoist, chargé de ces négociations. Brunswick, maintenant talonné par les néces­sités de sa retraite, joue avec les deux jobard, qui prennent son eau bénite de cour pour monnaie loyale. Le 30, Wester­mann est reçu avec de grands égards par le Prussien qui affecte maintenant d'écouter avec le plus grand intérêt les discours austrophobes dont les deux « patriotes » ont la tête farcie. Alors que, jusqu'à présent, tous les dîners étaient offerts par les Français demandeurs, voici que Westermann dîne chez le roi de Prusse. Du coup le pauvre homme croit, comme on dit, que c'est arrivé, et écrit glo­rieusement à un ami de Strasbourg : 90:202 « *J'ai été au camp prussien dîner avec le roi de Prusse ; j'ai fait plus que jamais on n'a espéré de moi ; dans ce moment je suis tout-puissant... Tout va bien : les Prussiens se séparent d'avec les Autrichiens. *» L'armée prussienne a la colique, sanitairement, tactiquement, stratégiquement ; sa situation est quasi-désespérée et Dumouriez pourrait, en déplaçant un peu la sienne, amener l'autre à la capitulation ou tout au moins l'éreinter et la mettre pour longtemps hors de cause. Mais il tient à ménager ceux dont, ancien ministre des Affaires étrangères aussi jobard que l'ancien sergent Westermann, il est persuadé qu'en les ménageant on obtiendra un renversement des alliances, illusions dont témoignent ses lettres du 26 septembre au 6 octobre adressées aux ministres Servan et Roland, à ses subordon­nés Dillon et Biron. Aussi, l'armée française s'écarte litté­ralement pour laisser la prussienne s'en aller. La garnison de Verdun s'en tire comme le gros s'en est tiré. Le 11 octobre Dillon en commence l'investissement et envoie un parlementaire avec une sommation. Ce n'est pas le texte classique : Vous êtes fichus, rendez-vous sous une capitulation honorable, mais : Si vous évacuez la place dans la journée, on vous laissera partir tranquillement. Or le commandant de la place, fort de la jobardise du Fran­çais, demande et obtient davantage : Messieurs les Prus­siens, n'ayant pas encore fait leurs bagages, ne sont pas prêts à évacuer et gagnent du temps. Dillon et Galbaud ont avec le Prussien une entrevue au cours de laquelle il les amuse, les appâte littéralement, eux simples exécutants mi­litaires, avec des considérations sur le déplorable traité franco-autrichien de 1756. Moyennant quoi la capitulation est signée, mais pour être exécutée le 14 seulement : les Prussiens ont gagné les trois jours dont ils avaient besoin. Même manœuvre pour leur départ de Longwy, et pourquoi en changer puisqu'on tient la bonne méthode ? Le 14, Kellermann accepte le principe d'une capitulation qu'il paiera en n'inquiétant pas la retraite des Prussiens et même les commissaires de la Convention l'approuvent. Elle est signée le 18 par Valence, pour n'être exécutée qu'à partir du 22 : cette fois les Prussiens ont gagné huit jours. 91:202 Tous les témoignages concordent sur l'incroyable laisser-faire des Français, correspondances officielles et privées, aussi bien des généraux que de la troupe, mémo­rialistes aussi bien des deux bords que neutres, avec des détails inouïs : fraternisation des deux troupes, Prussiens portant des santés à la Nation ; du côté français, ordres de ne pas tirer, Français attendant pendant six heures aux lisières d'un village que les autres veuillent bien s'en aller, troupes cheminant mêlées, au même pas sur la même route. En remplacement des chevaux qui ont crevé, les Français en prêtent même aux Prussiens pour évacuer leur artillerie et leur bagage. Le 25 octobre encore, une entrevue a lieu à Ottange, à laquelle participent Kellermann et Valence face à Bruns­wick, des généraux et des diplomates. Les Français obsti­nés et qui n'ont pas encore compris dans quel bateau le Teuton les fait naviguer depuis un mois, parlent de paix et d'une alliance qui « serait éternelle ». Le Duc n'y est certainement pas opposé, mais c'est affaire de gou­vernement, non de militaires comme vous et moi. Et, entre militaires que nous sommes, quoi de mieux pour la préparer qu'un armistice général ? Pensez-y donc, Messieurs. Le conseiller diplomatique Lucchesini, italien au service de la Prusse, met bien les choses au point : « Nous voulons la paix, mais nous n'avons jamais parlé dans nos négociations que d'un armistice général -- c'est-à-dire comprenant les troupes autrichiennes. Berlin ne traitera pas sans Vienne ». S'il était besoin d'une confirmation du piège dans le­quel sont tombés les Jacobins, voici qu'à ce moment-là, Lebrun-Tondu envoie à Cologne un émissaire nommé Mandrillon pour entrer en rapports avec le représentant local de la Prusse, Dohm. Frédéric-Guillaume écrit à Dohm qu'il lui interdit toute affaire avec « les émissaires obscurs d'un ministre sans pouvoir ». Parbleu : c'est le 1^er^ novembre et, depuis quelques jours, les restes de son armée sont tirés d'affaire. Du beau travail, en vérité, que celui des Jacobins, pour le roi de Prusse. Pendant qu'elle reflue dans un désordre tel que le moindre mou­vement de l'armée française eût été un désastre pour l'armée prussienne, le sanglant Westermann qui, dans quelques mois, massacrera les femmes et les enfants des Vendéens, soupe donc à la table de Frédéric-Guillaume. En a-t-il reçu, comme on l'a dit, 25 000 livres pour jouer le jeu de l'ennemi ? « *C'est, écrit Albert Sorel, faire trop état de la générosité des Prussiens et trop peu de cas de la sottise humaine *». C'est jacobine qu'il faut dire eu égard aux considérations politiques sur lesquelles elle s'appuie. 92:202 Il y avait après Valmy une belle manœuvre stratégique à lancer, qui ne pouvait pas ne pas réussir pour autant qu'on soit certain des calculs humains. La situation mili­taire était telle qu'un commandant en chef ne pouvait pas renoncer à cette manœuvre sans faire preuve d'une totale impéritie, à moins qu'il n'ait reçu les ordres contrai­res d'un gouvernement stupide. Or il y eut les deux, et stupidité du gouvernement et impéritie du commandant en chef. Car ce fut Dumouriez qui proposa une autre manœuvre au gouvernement, qui l'accepta et lui ordonna de l'exécuter. Gœthe, qui était à l'état-major du duc de Weimar, écrivait dans son carnet le 29 septembre, au moment où la retraite, décidée, allait commencer : « *Si l'ennemi nous surprenait en ce moment, il n'échapperait ni un rayon de roue, ni un membre d'homme *». Après Valmy il fallait donc pousser, tailler, bousculer, piéger les Prussiens déconcertés, exténués, malades, retraitant dans un complet désordre, militairement réduits à rien, qui laissèrent effectivement sur les routes, sans combat, un tiers de leurs effectifs, et mettre ainsi leur armée hors d'état de nuire pour longtemps. Ce faisant, coup double, rejoindre Custine qui, parti de Landau, vient précisément en trois semaines, presque sans coup férir, de prendre Mayence, Francfort et d'envahir la Wetteravie. Alors, toutes forces réunies, descendre le Rhin pour couper leur retraite aux Autrichiens de Belgique ainsi pris entre les forces de Dumouriez-Custine et celles de l'Armée du Nord sous Lückner. Le général le moins doué pour la stratégie eût compris que c'était ce qu'il y avait à faire. La campa­gne d'automne, commencée par la dissolution de l'armée prussienne, se fût achevée par la capitulation de l'armée autrichienne prise dans un gigantesque coup de filet. Au lieu de cela, Dumouriez s'occupe de faire acclamer par la Convention sa proposition de changement de front de son armée, l'attaque frontale des Autrichiens détestés et l'occupation de la Belgique. Mais d'après l'historien militaire Chuquet, le délabrement des forces prussiennes était tel que, même après que cette opération eût été en­treprise, il restait à Kellermann, demeuré en Lorraine au contact des Prussiens, assez de moyens pour exécuter la manœuvre stratégique d'encerclement en compagnie de Custine. 93:202 Mais Kellermann lui aussi demeure inerte, il croit encore à l'alliance prussienne en vue de laquelle il faut éviter de faire du mal aux soldats de Frédéric-Guil­laume. Custine de son côté se croit aussi capable que les autres de détacher la Prusse de l'Autriche : le 12 novem­bre, il écrit dans ce sens au roi de Prusse qui ne lui répond même pas. Ainsi les billevesées de la prussolâtrie jacobine n'ont pas épargné le sang des Français, mais seulement celui des soldats de Frédéric-Guillaume. Aussi l'histoire officielle et scolaire de la République met-elle tous ses soins à cacher la sanglante ineptie de la conduite politique de la guerre par les Jacobins que le 10 août a portés au pouvoir : ce ne sont qu'inexactitudes, gaucheries et silen­ces pour innocenter la jacobinière de sa sottise. Quinet (*la Révolution*) a le mieux compris que si Dumouriez eût « *poursuivi l'épée dans les reins cette armée aux abois *» et si Custine « *se fût rabattu sur Coblentz *», les Prussiens étaient perdus. Mais il trouve mainte excuse : « *Les temps n'étaient pas venus de prendre une armée entière dans un coup de filet *», comme si on n'avait encore jamais vu une armée capituler, par exemple Cumberland sur le même théâtre pendant la guerre de sept ans. Sans compter qu'il n'excuse ainsi que l'absence de manœuvre stratégique, non l'inertie de Dumouriez n'exploitant pas tactiquement la retraite prussienne. Et puis, il a suffit « *aux Français de se sentir sauvés *», après avoir été « *à deux doigts de leur perte *» : sentiment admissible chez le populaire, idée irrecevable des hommes d'État qui gouvernent la France et d'un commandant d'armée. Enfin Dumouriez médite depuis des mois l'invasion de la Belgique et ne sait pas, après « *l'accident *» de Valmy, changer son fusil d'épaule : irrecevable et doublement inexact. Irrecevable parce que dans un régime républicain ce ne sont pas les comman­dants d'armée qui gouvernent et déterminent la conduite politique de la guerre. Inexact parce que Dumouriez a souplement changé son fusil d'épaule en s'occupant d'a­bord des Prussiens et ensuite des Autrichiens, et parce que *la* manœuvre que ne firent pas Kellermann et Custine ne l'eût pas empêché de s'adonner à l'invasion de la Belgigue qui en eût été au contraire aidée. Ayant bien com­mencé son étude critique des événements, Quinet la ter­mine par des sottises, à vouloir excuser celles de la jacobinière : 94:202 Mignet (*Histoire de la Révolution française...*) raconte que la retraite des Prussiens « *fut faiblement inquiétée par Kellermann que Dumouriez mit à sa poursuite *»* *: il n'y eut pas de poursuite et l'inquiétude fut nulle. On aimerait d'ailleurs savoir la raison de cette faiblesse de Kellermann à inquiéter les Prussiens. Michelet (*Histoire de la Révo­lution française*) est passé au plus loin de la vérité : « *Danton négocia la grande et délicate affaire de l'éva­cuation du territoire *»*,* délicate non pas pour les Prus­siens. Il fallait « *faire partir l'ennemi sans combat *»*,* et les Prussiens, « *nullement entamés *»*,* bien ravitaillés, « *n'éprouvaient aucun besoin de partir *»*.* Ce fut donc un grand succès de les en avoir persuadés alors qu'ils ne demandaient que ça. Duruy (*Histoire de France*) reprend Mignet : Dumouriez « *poussait mollement dans sa retrai­te *» l'armée prussienne. Il n'explique pas davantage les raisons de cette mollesse, ni comment l'armée prussienne avait passé le barrage de l'armée française qui se trou­vait un jour devant la prussienne et le lendemain derrière puisqu'elle était « *à sa poursuite *» et la « *poussait *»*.* Jaurès (*Histoire socialiste de la Révolution*) écrit : les com­missaires de la Convention Sillery, Carra et Prieur « *déga­gèrent le sens des opérations en écrivant --* c'était le 2 octobre, juste après que la retraite prussienne ait commen­cé -- : « *Le général Dumouriez, par les savantes manœuvres qu'il a faites et les positions qu'il a prises, fait une campagne qui fera époque dans les annales de la France *»*.* Ah ! le bon billet qui, plus de cent ans après, berne Jaurès comme ses trois commissaires la Convention. Ils lui écrivaient encore le 18 octobre du camp de Vaudoncourt dans la journée Brunswick et Kalkreuth « *ont envoyé un trompette avec un aide de camp pour demander au général Kellermann un entretien, ils ont témoigné le désir d'un accommodement et le général Kellermann, exact à remplir les intentions de la Convention nationale, a répondu qu'il ne pouvait entrer dans aucune conférence tant que l'armée prussienne serait sur le territoire de la République fran­çaise *»*.* Depuis bientôt un mois, ces conférences étaient quasi quotidiennes. Sagnac, au tome 1 de *l'Histoire contem­poraine* dirigée par Lavisse : 95:202 « *Les Prussiens extrêmement fatigués, cruellement décimés par la maladie, surpris par la résistance d'une nation* qu'ils *s'attendaient à trouver accueillante, étaient déjà disposés à la retraite. Profitant de ces nouvelles dispositions, la diplomatie de Danton et de Dumouriez les amènera à reprendre la route du Rhin* » qu'ils crevaient d'envie de reprendre. Ainsi ce sont les Français qui ont profité des dispositions prussiennes : un succès pour la diplomatie jacobine. Dans un autre ouvrage (*Le Rhin français pendant la Révolution et l'Empire*)*,* Sa­gnac écrit : « *On sait comment les Prussiens poursuivis par Dumouriez et Kellermann, furent rapidement rejetés hors de la frontière *». C'est étonnant, un historien qui coupe son récit par la formule : « *On sait *»*,* car si « *on sait *» pourquoi écrit-il ? D'autant que, dans le cas présent, ce qu'il dit que l'on sait a grand besoin d'être corrigé : Sagnac a perdu l'occasion de faire son métier d'historien en le corrigeant. Pour Lefebvre (*Peuples et civilisations,* T. XIII : *la Révolution française,* P.U.F. 2^e^ édition 1957), *il y* a doute : « *Faut-il croire que* (Frédéric-Guillaume) *avait joué les Français ? Ce n'est pas sûr ; l'évacuation du territoire, la faculté d'attaquer la Belgique, la perspective de déta­cher la Prusse de la coalition ont pu déterminer Dumou­riez et le Conseil, qui l'approuvait, à épargner l'ennemi *»*.* Lefebvre s'est embourbé : la « *perspective de détacher la Prusse de la coalition *»*,* qui ne fut pas réalisée, montre que la jacobinière a été « *jouée *», et quand à « *l'évacuation du territoire *» comme à « *la faculté d'attaquer la Belgi­que *», ces deux résultats eussent été mieux acquis sans « *épargner l'ennemi *». M. Godechot (*les Révolutions* 1770-1799), coll. « La nouvelle Clio », P.U.F. 1963) se borne à discuter les raisons qu'eurent les Prussiens de retraiter sans dire le mode d'exécution de leur retraite. M. Fugier (*Histoire des relations internationales,* IV : *La Révolution française et l'Empire napoléonien, --* Hachette 1954) com­mence bien en montrant dans cette affaire l'influence de « *toute une tradition pro-prussienne, largement représen­tée parmi les patriotes *»*,* qui fit paraître « *possible de détacher Frédéric-Guillaume de son allié *»*.* Mais il ter­mine mal : « *L'armée prussienne se retira discrètement *»*,* et je demeure sur ma faim : que signifie « *discrètement *»* ?* Que Dumouriez l'a laissée filer ? Qu'elle lui a échappé ? Enfin cette retraite fut un « *heureux résultat *» : pour qui, la Prusse ou la France ? 96:202 M. Bouloiseau (*La Républi­que jacobine,* coll. « Nouvelle histoire de la France contemporaine », Seuil 1972) écrit : « *Pour un prix rai­sonnable, sur le plan militaire, Valmy avait produit le résultat escompté. Dumouriez pouvait l'exploiter : il hésita à tirer parti du repli prussien et préféra négocier...* « *Nous avons heureusement marché trois jours sans que l'ennemi se soit donné la peine de nous suivre, sans quoi tous les équipages eussent été abandonnés *», écrit un officier prus­sien. L'armée « *repassa la frontière sans autre attaque que celle de la dysenterie *». Pas d'explications à la préfé­rence de Dumouriez pour la négociation sur la facile exploitation de Valmy. J'ai gardé pour la bonne bouche Mme Mauron (*La Marseillaise,* Perrin 1962), chez qui il n'y a pas le silence ni la contradiction de l'historien gêné par la sottise jaco­bine, mais le délire du visionnaire : « *La marche fou­droyante... des armées et de l'homme se poursuivit sans faiblesse, tellement que les Prussiens, serrés de près, noyés par ce flot d'hommes chargeant un chant aux lèvres, évacuèrent Verdun et Longwy aux accents d'une Marseil­laise endiablée *». Il est vrai que cette dame a une excuse : vingt-cinq ans de déformation professionnelle. Elle s'est encore crue au temps où elle racontait des histoires aux petits enfants pour la honte des rois et la gloire des Jacobins. André Guès. 97:202 ### Journal logique par Paul Bouscaren QUIPROQUO de l'égalité : l'homme en tant qu'homme est raison, c'est le dire de l'ordre de la mesure, non du mesurable ; en ce sens, tous les hommes sont égaux en dignité d'être que Dieu seul mesure ; mais autre chose que la noblesse, l'exis­tence de l'animal raisonnable ; elle est sociale, il ne peut y avoir d'hommes que citoyens ; et l'égalité de ceux-ci parce que ce sont des hommes, il y a là le quiproquo de la dignité humaine avec notre condition sociale par quiproquo de ce moyen avec cette fin. L'absur­dité de l'humanitarisme n'est pas de croire les hommes égaux, c'est de vouloir les ci­toyens vivant d'égale dignité humaine comme les amoureux, dit-on, d'amour et d'eau fraîche. \*\*\* Les Pères de l'Église (par exemple, *Ench. patr.* 1099) dé­noncent le non-sens hérétique de vouloir le Saint-Esprit frère du Fils, voire le Fils frère du Père ; que diraient-ils d'une démocratie chrétienne donnant la Très Sainte Tri­nité pour modèle à la moder­ne société de frères tous égaux ? Raisonnons un brin. La Personne du Père est d'ê­tre Père, la Personne du Fils d'être Fils, la Personne de l'Esprit Saint d'être le Saint-Esprit ; parler de l'égalité sociale de telles Personnes, qui sont un seul Dieu, quel sens y voir ? Si la personne de chaque homme est d'être lui, et citoyen en cela même, et par cela même tous égaux, quelle unité sociale concevoir à par­tir de cette pure et irréduc­tible multiplicité ? \*\*\* S'agit-il de transports auto­mobiles, le poids des corps mesure les personnes sans manquer au respect qui leur est dû ; s'agit-il d'une opéra­tion chirurgicale, on accepte de perdre le contrôle de soi-même dans le sommeil anes­thésique, ce n'est pas la honte de se perdre dans l'ivresse ; qui n'accorderait : les person­nes sont toujours et partout des personnes, les circonstan­ces n'imposent pas moins au bon sens d'y regarder à ce qu'elles sont aussi de la façon même la plus étrangère à la dignité personnelle mais par besoin de l'existence ? 98:202 Contre toute attente de bon sens, le malheur veut que le bon sens ait pu céder la place aux pré­jugés modernes. « Le but de toute association politique est la conservation des droits na­turels et imprescriptibles de l'homme » : est-ce vrai, ou est-ce dit par quiproquo, ces droits pouvant être en effet imprescriptibles selon que les hommes sont toujours des personnes, mais sans que leur société doive nécessairement avoir pour but la conservation de pareils droits ? Que la société soit pour tous, pour que tous puissent y vivre leur vie personnelle ; ne faudra-t-il pas les conditions de cette existence sociale, non que le respect des personnes puisse ne pas s'imposer, *mais pour que la société existe ? En quelle sorte et par quels moyens ?* Parler de but sup­pose un fait de volonté hu­maine, et il le faut, mais pour­quoi pas, aussi et d'abord, un fait de nature, -- selon Aris­tote : que veut dire son « ani­mal politique », sinon que la vie humaine est politique ? Et s'agit-il d'autre chose, à dire le *bien commun* la fin propre de la société ? Quel bien com­mun, en effet, sinon l'exis­tence même du milieu social, faute duquel pas de vie hu­maine possible ? Ainsi, le mi­lieu social ne mérite pas ce nom sans l'humaine liberté des citoyens, ce n'est pas à dire qu'il existe pour la di­gnité de l'homme en ce droit ; réellement, ce milieu doit réu­nir les conditions requises par son exercice, doit répondre aux besoins extérieurs à cha­cun de notre liberté ; aussi loin que possible du préjugé d'un citoyen souverain comme il est un homme libre ! *Com­me notre liberté est indigente, voilà pourquoi nous vivons en société ;* mais allez donc par­ler ainsi (avec l'humilité du Fils de Dieu fait homme, qui veut apparaître en serviteur et non en Seigneur), allez donc parler ainsi pour détrui­re, en 1789 et depuis, l'auto­rité de droit divin ! La Révo­lution devait dire : « les hom­mes naissent et demeurent li­bres et égaux en droits », et jeter l'humanité entière au quiproquo d'une naissance humaine où le *droit* se fonde incomparablement, le *fait* n'é­tant de rien, d'aucune consé­quence de fait..., quoi qu'en dise Aristote et sa docte ca­bale : naissance, donc animal, et même végétal ; naissance dans une cité, donc, moyennant toute sorte de lois... Dernier triomphe du quiproquo démocratique, nous oyons parler aujourd'hui du salut de Dieu selon la liberté souveraine de chaque homme ; plaisons-nous à constater que la vérité de l'Évangile s'exprime exacte­ment par la formule de l'Ancien régime, comme elle enracine pour vivre : *être né* (Jean, 3/3-8). \*\*\* La condamnation du capi­taine Dreyfus mettait-elle la France entière, selon le mot de Charles Péguy, « en état de péché mortel » ? S'il faut répondre par l'affirmative, est-il d'autre part évidemment et honteusement injuste d'im­puter au peuple juif la mort de Jésus-Christ sur la croix ? Le procès Isorni-abbé de Nan­tes pose une fois de plus cette double et instructive question. Elle ne se pose pas seulement de cette manière ; 99:202 tout le mon­de veut bien, avec Renan, voir en Jésus-Christ la gloire du peuple de Dieu, Israël, selon le cantique évangélique du vieillard Siméon ; mais alors, le Christ rejeté par ce peuple, est-il concevable que ce ne soit pas sa honte au lieu de sa gloire ? \*\*\* Qu'est-ce qu'une « crédibi­lité » de l'évangélisation « pour ceux qui n'ont pas la foi » ? On comprend la cré­dibilité d'une apologétique, mais évangéliser n'est-il pas un témoignage de foi qui ne peut être recevable que dans la foi, -- vie pour vie, -- tout autre chose que l'exposé ra­tionnel d'une apologétique ? Ce quiproquo à fin d'œcuménisme, non plus religieux mais humanitaire, quel éclair, en­core, sur notre pagaille d'ou­verture et l'effondrement de la *vie* chrétienne ! Une lecture *scientifique* de la Bible a l'incohérence de traduire en langage de consé­cution des phénomènes une parole religieuse, donc, méta­physique, et cela, au sens écarté formellement sinon re­jeté, par la physique gali­léenne, de la métaphysique na­turelle à l'intelligence humaine. Une lecture *positive* du récit de la création et de toute la Bible n'a d'impor­tance que de permettre ou non à chaque lecteur la foi due par tous au sens religieux des textes : tout au monde est créature de Dieu, est bon à mesure, etc. Je dis un lan­gage *idéologique* lorsqu'il ne distingue pas les idées de foi des idées de savoir, ce qui lui permet de donner pour celles-ci ce qui n'est pas vrai­ment celles-là, et, par exem­ple, donner pour l'Évangile à croire ce que veut en croire une idéologie soi-disant chré­tienne, au rebours du chris­tianisme traditionnel. Paul Bouscaren. 100:202 ### A chacun son problème par Louis Salleron LE PAPE, POUR UN CATHOLIQUE, EST LE RECOURS SUPRÊME. Mais dans la crise actuelle ce recours est de peu de poids. S'il ne s'agissait que de suivre Paul VI dans son enseignement sur les grandes questions qui touchent à la foi, tout serait simple. Mais on aurait bien de la peine à retrouver la doctrine qu'il professe dans la pratique de son gouvernement. Sous l'enseigne de l'œcuménisme, l'Église vire au protestantisme. La fidélité à la tradition devient le péché contre l'Esprit. Luther est préféré à Pie V. Les Églises nationales se mettent partout en place. Le pape ne semble plus présider qu'à l' « autodémolition » de l'Église, qu'il déplore sans qu'on aperçoive ce qu'il fait pour tenter de l'enrayer. Pour beaucoup, Paul VI est *leur* problème. Ce n'est pas *le mien*. J'ai beau voir le caractère catastrophique de l'ère post-conciliaire, je ne m'en effraierais pas si j'y voyais le fait d'un homme. Ce qui m'effraie, ce qui est mon pro­blème, c'est que toute l'Église occidentale paraît s'accorder parfaitement à la situation actuelle. Si désaccord il y a, c'est dans la mesure où les orientations romaines sont jugées trop timides. L'épiscopat français, notamment, for­tement installé dans Rome où ses représentants occupent quelques postes clefs, à commencer par la Secrétairerie d'État, considère Paul VI comme l'obstacle majeur aux révolutions dont il rêve. C'est dire où nous en sommes. 101:202 Pourtant, ce n'est pas encore ce glissement général de l'Église qui me frappe, c'est le fait qu'aucune voix d'évê­que ne le dénonce. Il y a, dira-t-on, Mgr Lefebvre. Mais il n'est pas évêque diocésain. En France, et pratiquement dans tout l'Occident, aucun évêque ne se dissocie de la « collégialité » pour affirmer, dans son diocèse, sa volonté de défendre la foi, le texte exact de l'Écriture sainte, le caractère sacrificiel de la messe, le ministère sacerdotal, la catéchèse catholique etc. Cela lui serait d'autant plus facile qu'il n'aurait que l'embarras du choix pour étayer son attitude sur des textes de Paul VI et de Vatican II. Mais non, c'est la *praxis* collégiale qui fait la loi. Tous les évêques s'y soumettent. C'est là *mon* problème, car cette situation est sans précédent dans l'Église. Elle est même sans précédent dans aucune société. Aucun changement profond, aucune muta­tion, aucune révolution n'a lieu sans que des oppositions se manifestent. Il n'y a, cette fois, aucune opposition dans l'Église (officielle). Si l'on cherche à comprendre cette unanimité, on ne peut trouver que deux explications. Ou bien les évêques qui, au fond d'eux-mêmes s'inquiètent de tout ce qui se passe, se disent qu'il faut d'abord assurer l'unité de l'Église et que les redressements interviendront en temps utile, ou bien ils pensent que c'est le Saint Esprit qui est à l'œuvre et qu'il donnera au christianisme les formes nou­velles qu'il entend lui donner. Dans l'un ou l'autre cas, cette absence de réaction me paraît tragique. Car pas plus que Dieu ne sauve les chrétiens sans eux, il ne sauve son Église sans elle. L'abandon à l'évolution est une démission. Une Église en proie à des luttes intestines serait un triste spectacle ; mais ce serait le spectacle d'une Église vivante. La décomposition de l'Église sous les apparences de l'unité fait craindre une Église moribonde. Je sais qu'il y a les saints. Il y a les innombrables mar­tyrs des pays où le christianisme est plus cruellement persécuté que dans les premiers siècles. Il y a les martyrs inconnus de nos pays, prêtres, religieux, religieuses, laïcs, qui souffrent et qui meurent en silence ne se sentant au­cune autorité pour témoigner par la parole, ou n'en ayant pas la possibilité. Il y a la charité active d'innombrables dévouements qui sont le christianisme en acte. Je sais tout cela. Je ne doute pas de l'Église des saints, mais je doute de l'Église institutionnelle. Qu'elle pense devoir se défendre contre les effets redoutés de la proclamation de la Vérité me fait trembler pour son avenir. \*\*\* 102:202 Dans un récent article du *Monde,* André Fontaine évoquait, incidemment, une pensée de Tocqueville selon laquelle les religions sont toujours menacées par deux dangers : les *schismes* et l'*indifférence.* Il aurait pu ajou­ter le *syncrétisme* qui en est un peu la synthèse. Les schismes, c'est la menace des époques de foi. L'indiffé­rence, c'est la menace des époques d'affaiblissement de la foi. Nous sommes à une époque d'indifférence. Les dogmes n'ont plus d'importance. Étienne Gilson l'avait noté quand, dans la traduction du *Credo,* le « consubstantiel » fut changé par « de même nature ». A une pétition, signée des plus grands noms catholiques, qui demandait le réta­blissement de « consubstantiel », le cardinal Lefebvre opposa un refus catégorique. De son refus il donnait deux raisons. La première était, précisément, que la question, « à l'heure actuelle, a bien perdu de son importance »*.* (Elle a effectivement bien perdu de son importance parce qu'elle est réglée depuis seize siècles. Elle en reprend du fait qu'elle est remise sur le tapis). La seconde raison était que la pétition constituait à ses yeux une démarche insolente de la part de laïcs à l'égard de l'épiscopat : « A bien des yeux, une telle façon de faire apparaît comme une mise en demeure faite à l'épiscopat de se prononcer sur un grave point de doctrine, dont on semble douter qu'il ait pleinement son accord ». Ainsi, pour le cardinal Lefebvre, le « consubstantiel » est à la fois un grave point de doctrine, et qui a bien perdu de son importance. D'autre part, ce point de doctrine a, en toute hypothèse, beaucoup moins d'importance que l'attitude de soumission silencieuse qui doit être celle des laïcs à l'égard de l'épisco­pat. Il est impossible de manifester plus *d'indifférence* à propos du *Credo* catholique. Cette indifférence, elle est aujourd'hui évidente dans tous les domaines. Mais elle s'est manifestée à un degré auquel, dans les siècles précédents, on n'aurait jamais pensé pouvoir atteindre, à propos de la *messe.* Paul VI a, on le sait, approuvé un nouveau rite de la messe. Dans une époque de foi, cette nouvelle messe aurait suscité d'innombrables protestations et contestations. Or elle est passée comme une lettre à la poste. Pourquoi ? *Par indifférence.* 103:202 Le pape, dit-on, a le droit de faire un nouveau rite, et l'on ajoute que celui qui a été promulgué est très supérieur au précédent. C'est possible, mais c'est ici que *l'indifférence* éclate. Car le rite de Pie V était si ancien que le simple attachement à la tradition -- avec tout ce que représente la tradition dans l'Église -- aurait dû créer un choc dans une grande partie de l'épiscopat. Il n'y a pas eu choc. Il n'y a eu *qu'indifférence.* Une messe chasse l'autre, et si la nouvelle est plus belle que l'ancienne, de quoi se plain­drait-on ? Le scandale est d'autant plus grand que la nouvelle messe a été faite avec le concours de théologiens protes­tants, qu'elle a été mise au point pour être acceptable aux protestants et que sa « Présentation » première (l'institutio generalis) était faite en termes si éloignés de la doctrine catholique qu'il a fallu la refaire pour qu'elle fût compa­tible avec l'enseignement dogmatique du Concile de Trente (confirmé d'ailleurs par Vatican II). La Présentation a donc été changée, mais le rite est resté inchangé. Ce qui fait que nous avons une messe équivoque. Bien mieux le rite traditionnel est pourchassé. Je ne dis pas qu'il est interdit parce qu'aucun texte légal ne l'interdit. Mais des textes illégaux l'interdisent, et les évêques prétendent qu'il est interdit, persécutant les prê­tres qui y restent fidèles. Toute la propagande officielle veut faire croire aux prêtres et aux fidèles qu'il est inter­dit. On a même vu un moine de Solesmes assumer la honte d'écrire un livre pour affirmer que la nouvelle messe était obligatoire et la messe traditionnelle interdite. Ô mânes de Dom Guéranger ! Il y a eu, dira-t-on, la protestation solennelle des car­dinaux Ottaviani et Bacci. C'est vrai. Elle a sauvé l'hon­neur de l'Église et demeure l'ancre du salut pour les res­taurations à venir. De même il y a l'attachement inébran­lable de Mgr Marcel Lefebvre (qu'il ne faut pas confon­dre avec son feu cousin le cardinal) à la doctrine catho­lique de la messe et du sacerdoce. Mais il est seul et, à ce titre, mis au banc de l'épiscopat français et persécuté par la bureaucratie vaticane. 104:202 Bien entendu, *l'indifférence* à la messe s'accompagne d'une *indifférence* égale pour tout le reste. Mais, encore une fois, ce n'est pas le fait qu'il y ait, dans « L'Église de France » -- c'est à elle que je pense en première instance, étant français -- un courant général d'abandon de toute la tradition catholique, c'est le fait que ce courant soit unanime -- j'entends : dans l'épiscopat. Qu'il n'y ait *pas un seul évêque* qui, dans son diocèse, défende la vérité catholique, me glace jusqu'aux os. A quoi croient-ils ? A quel degré *d'indifférence* sont-ils tombés ? *Mon problème* à moi, c'est celui-là. C'est *cette unanimité*. Parlant le 12 février 1976 au centre culturel Saint-Louis de Rome, Mgr Etchegaray déclarait : « Quand il s'agit de propager la foi, l'unité passe avant tout le reste ». Propos éminemment ambigu. Car l'unité n'a de sens qu'au service de la vérité, et aujourd'hui tout tend à faire passer *l'unité avant la vérité.* Ce n'est plus *la foi* qui est propagée, mais *l'obéis­sance inconditionnelle à l'épiscopat* -- un épiscopat qui admet toutes les libertés pour ceux dont le progressisme cautionne l'esprit conciliaire et qui condamne avec une rigueur extrême tous ceux que leur fidélité à la tradition met à ses yeux hors de « l'Église du Concile ». On voit poindre à l'horizon du proche avenir français une Église nationale qui, sautant sur la première occasion, fera des fournées de prêtres en ordonnant des hommes mariés dont la mission sera de constituer, sur la ruine des paroisses, des « rassemblements » de chrétiens agrégés selon leurs affinités politiques et sociales. Que deviendra le catholicisme là-dedans ? Au sommet romain se dessine, parallèlement, l'esquisse d'une Église œcuménique qui serait la réalisation du *syn­crétisme*, fruit de la prolifération des *schismes* sur un fond *d'indifférence*. Le pape deviendrait le président d'une fédé­ration d'Églises confessant des croyances différentes autour d'un Credo commun réduit au minimum. Bref l'Église catholique épouserait les structures et l'esprit du protes­tantisme, tout en conservant son propre noyau historique par quelque subtile combinaison juridique et théologique. 105:202 C'est impossible ? C'est impossible pour le moment. Mais demain ? Le besoin religieux du plus grand nombre des hommes se réduit pratiquement au *sentiment* et à une *liturgie* quelconque. L'exaltation du sentiment de l'amour du prochain et de la lutte contre les injustices, conjuguées avec des liturgies variées, correspondrait parfaitement à une religion œcuménique diversifiée, assez analogue à l'anglicanisme qui admet en son sein des confessions chré­tiennes allant du Credo quasi catholique au plus vague des humanismes. Bien des catholiques, d'ailleurs, croient voir dans l'attitude du pape un encouragement à cette évolution. Car s'il est vrai que Paul VI rappelle toujours les exigences de la foi catholique, les gestes qu'il prodigue à l'égard des orthodoxes, des protestants et plus généralement des croyants de toutes confessions et même de tous les mem­bres de « la grande famille humaine », sont interprétés par beaucoup comme l'annonce d'une *unité œcuménique* qui ne saurait guère tarder. (La plus brève, la plus simple et pré­sentement la dernière en date des allocutions de Paul VI sur ce sujet est celle qu'il a prononcée à l'Angélus du dimanche 25 janvier 1976. -- D.C. n° 1692 du 15 février 1976.) Alors je m'inquiète. Car l'*unité* actuelle de la Hiérarchie catholique est grosse des ruptures que son caractère équi­voque fera éclater un jour ou l'autre. Un jour ou l'autre, en effet, l'Église sera nécessairement amenée à prendre position soit d'un côté, soit de l'autre. Ou bien elle tentera un redressement de la Foi et de la Loi, et elle va se heurter au clan progressiste qui tient pratiquement tout « l'appa­reil ». Ou bien, elle va continuer à mettre en place l'œcu­ménisme et, à ce moment, il est impossible qu'une fraction notable d'évêques et de prêtres, qui s'étaient voulus « obéis­sants » en attente, ne réagissent pas. Dans les deux cas, le schisme -- la coupure -- se révélera dans toute son étendue. Je sais bien que la réalité à venir est toujours différente de celle qu'on envisage ; mais le schéma que j'indique se vérifiera nécessairement sous une forme ou sous une autre. Le drame sera d'autant plus grand que l'épiscopat se comporte, dans son unité collégiale de sur­face, comme si tout allait bien présentement et que les petites bavures qu'on peut déplorer étaient destinées à disparaître d'elles-mêmes. \*\*\* Voilà *mon problème : ce silence de tous les évêques,* cette *démission de tous les évêques*. L'Église n'est plus conçue par eux que comme un rassemblement dont ils sont les chefs de qui il faut accepter les mots d'ordre successifs, quels qu'ils soient, si l'on veut rester catholique. 106:202 On pense au communisme, dont les militants doivent toujours consi­dérer comme vérité absolue, la vérité du moment qui les maintient dans la ligne générale du Parti. Le *Est,* *est, Non, non* fait place à un évangélisme politique, évolutif et poly­morphe qui devient le *Credo* commun. Ces grandes ondes du sentiment, charismatiques ou révolutionnaires, se sont vues souvent dans l'Histoire. Mais il y avait des oppositions, des résistances. Aujourd'hui, au niveau de la Hiérarchie, je cherche en vain l'opposition, la résistance. C'est cette nouveauté radicale qui fait *mon problème.* Louis Salleron. 107:202 ### Lénine à Zürich *I. -- De Peyrefitte à Soljénitsyne* par Thomas Molnar ACHETÉS par hasard en même temps et chez le même libraire, je me suis mis à lire les deux ouvrages simultanément : lecture parallèle et combien ins­tructive à cause de cela, du *Lénine à Zürich,* de Soljénitsyne, et du *Quand la Chine s'éveillera,* d'Alain Peyrefitte. Ce dernier, un reportage qui se veut concluant sur la Chine, subit presque entièrement le mythe du vingtième siècle édification d'une société socialiste plus juste, ayant bien entendu des taches noires, mais somme toute irrésistible et finalement progressiste, dans le sens de l'histoire. Qu'on se rappelle les ouvrages sur la Russie dans les années trente et même après la guerre : bien sûr, les procès spectaculaires n'étaient pas conduits selon les critères occidentaux d'une justice indépendante du pouvoir politique, mais enfin il y avait deux circonstances atténuantes : il s'agissait, à Mos­cou, de protéger les intérêts de la première patrie du socia­lisme, et puis ceux qui avouaient, de Boukharine jusqu'à Rajk, subissaient l'envoûtement de la fameuse « âme slave » qui aime à s'anéantir devant Dieu et le pouvoir. Rajk n'était pas slave, mais enfin on ne regardait pas de si près... \*\*\* 108:202 Eh bien, nos sinologues amateurs prennent la même méthode à leur compte. Aux yeux d'Alain Peyrefitte ce qui se passe en Chine possède certains cotés désagréables -- mais seulement pour un Occidental accoutumé à une autre tradition. Il est frappé du fait que chaque Chinois qu'il rencontre : membre du parti, écrivain, professeur, chirur­gien, ouvrier, étudiant, soldat, -- lui tienne exactement les mêmes propos sur l'ère nouvelle (post-révolution cultu­relle), sur la grandeur de la pensée-mao, sur l'unique inté­rêt de leur vie, notamment de servir cette même pensée, sur leur unique préoccupation esthétique, morale, politique, familiale, professionnelle, notamment de promouvoir la pensée-mao, sur la seule chose qui compte dans le monde, dans l'histoire, et dans le cosmos, notamment la victoire de la pensée de Mao. Le chirurgien opère à l'aide de la pensée-mao, l'ouvrier fait couler l'acier à l'aide de la pen­sée-mao, le pilote décolle, le soldat se bat, le vidangeur vide les poubelles, le sportif nage à l'aide de la pensée-mao. Peyrefitte est perplexe : ne s'agit-il pas du remoulage d'un peuple, d'un conformisme où il se sent à l'aise, d'un puissant réveil sur une aventure commune ? Non, cher Peyrefitte, il s'agit du plus grand dénominateur commun, la PEUR. Deux décennies et plus ont appris à ce peuple intelligent et subtil que chaque écart de la bonne ligne est écrasé par la torture, par des camps pires que ceux de Sibérie, par une entreprise plus intelligemment conçue que celle de Staline. Les pauvres moujiks n'arrivaient pas à comprendre que même loyaux au tsar rouge on les exter­minait par millions ; il suffisait de quelques années aux descendants de Confucius pour s'aviser du caractère des nouveaux maîtres. A Formose, on m'a bien expliqué : le Chinois est comme le roseau, il penche avec le vent. Ensuite, le vent passé, il se redresse. Je parie que la plupart des interlocuteurs de M. Peyrefitte se disaient tout bas : cet Occidental est trop épais pour entendre ce que nous ne disons pas. \*\*\* Ce qui précède n'est qu'une introduction au livre de Soljénitsyne, auteur infiniment plus subtil et proche du bon sens que le sophistiqué Peyrefitte qui pense en « systèmes » et s'avoue impressionné de ce que sait réaliser le marxisme couleur jaune. (Je recommande d'ailleurs qu'on lise *Quand la Chine s'éveillera* en même temps que *Ombres chinoises* de Simon Leys (Coll. 10/18). 109:202 Simon Leys se moque de la crédulité des Occidentaux et en particulier d'Alain Peyrefitte). Pourquoi préface, qu'est-ce que les deux ouvrages, celui de Peyrefitte et celui de Soljénitsyne, ont en commun ? Eh bien, le mythe qui anesthésie l'Occident depuis plus d'un demi-siècle, mythe qui a commencé avec le grand Lénine et qui continue avec le grand Mao, tous les deux initiateurs de la plus grande escroquerie de l'his­toire, digne du siècle stupide -- pas le dix-neuvième comme le pensait Daudet, le vingtième. Mais l'histoire de cette escroquerie sanglante commence à Zürich, la légende embel­lissant Lénine prit son origine dans ces rues et maisons paisiblement bourgeoises. *Lénine à Zürich,* titre sobre et qui contient l'énigme du siècle, est un assemblage adroit de plusieurs chapitres dont la place naturelle se trouve dans les trois volumes (que Soljénitsyne appelle les *nœuds*) de la trilogie : *Août 1914*, *Octobre 1916* et *Mars 1917*. Ainsi réunis, ces chapitres créent l'impression d'une continuité, à partir du Lénine qui s'installe avec épouse et belle-mère à Zürich, jusqu'au Lénine sur le départ dans le fameux wagon plombé vers Saint-Pétersbourg. Le premier train qui l'amène en Suisse a été rendu possible par le gouvernement autrichien, le second par le gouvernement allemand. Hélas, depuis 1914 et 1917 les divers gouvernements occidentaux n'ont fait que faciliter l'accès au pouvoir de tous les chefs communistes, de Lénine à Castro, de Mao à Ho Chi Minh. Entre ces deux trajets, entre ces deux trains vers la Suisse et s'éloignant de la Suisse, tient l'histoire de Soljénitsyne, un tour de force où le Russe se révèle une fois de plus : figure gigantesque qui nous écrase par le *discours vrai* qu'il nous tient. Car que pense de Lénine même le plus anti-communiste des Occidentaux ? Que c'était un grand bonhomme, un titan organisateur, un cerveau qui a tout conçu à l'avance, un stratège sans pareil. Lorsqu'il prend le train pour traverser l'Allemagne, il ne fait que cueillir le fruit de ses efforts, de sa tactique par lesquels il a coincé et le gouvernement allemand, et ses propres camarades. Il s'installe au Kremlin d'où il aurait pu rayonner pour la plus grande gloire de la Russie révolutionnaire -- s'il n'était pas mort prématurément, laissant son règne équili­bré à plus monstrueux que lui -- et qu'il avait cherché à écarter de sa succession. 110:202 Soljénitsyne, lui, conclut autrement. D'abord, il a tout lu, tout dépouillé, tout étudié, ensuite il a réussi ; mieux qu'un historien, à se mettre dans la peau du personnage. Ultime coïncidence : Soljénitsyne a fini par débarquer dans cette même ville de Zürich, exilé lui aussi dans cet îlot pour réfugiés politiques. Comment dire ? Il écrit de l'intérieur du personnage, refaisant avec lui le trajet menant à la révolution qu'il connaît, lui aussi, de l'intérieur pour en avoir souffert avec tout un peuple. En outre, il y a entre Lénine et Soljénitsyne ce rapport mystérieux qui unit auteur et personnage, rapport fait cette fois-ci d'antipathie qui doit aller jusqu'à la détestation, mais rapport quand même. Deux hommes de la même souche et réfléchissant à leur destin et au destin de la patrie sur le même sol d'exil, cela suffit déjà pour donner à l'ouvrage un caractère piquant. Mais il y a bien davantage. Le Lénine de Soljénitsyne est un des personnages les plus riches de la littéra­ture historique *et* romanesque. D'un bout à l'autre c'est un monologue intérieur (quel tour de force, faire penser Lénine de façon à ce qu'on l'entende authentiquement !), seulement le héros n'est pas un quelconque Léopold Bloom de Dublin, c'est l'homme le plus influent du siècle. Thomas Mann a déjà soutenu cette gageure dans *Lotte à Weimar* où Gœthe, ouvrant les yeux le matin, laisse venir ses fantaisies entremêlées de bribes de réalité. Seulement le Gœthe de Th. Mann n'est pas encore tout à fait conscient à l'aube d'une journée de Weimar, tandis que tout dans Lénine est tendu vers l'action, c'est un cheval de course rongeant son frein, un révolutionnaire pur sang conscient de soi-même et de tout ce qui l'entoure. Sous la plume de Soljénitsyne nous *apprenons* à voir dans Lénine, sans que l'auteur commette la maladresse soit de psychanalyser le personnage, soit d'en démonter le « mécanisme » de quel­qu'autre manière que ce soit. Et nous apprenons un tas de choses ! Malgré ses talents indéniables, le noyau secret de Lénine révolutionnaire était l'obsession qui -- ne le quittait jamais. Tout subordonner à la révolution, ne laisser jamais rien au hasard, ne rien faire sans promouvoir la révolution du plus petit coup de pouce. 111:202 Et cependant, Soljénitsyne ne fait pas de Lénine une machine, il étudie les vibrations de cet homme simple et compliqué à la fois, il montre la profondeur de sa haine, de ses dissimulations, la tension de ses nerfs, ses déses­poirs, son auto-critique. Mais dans ce rat de bibliothèque (l'image de Marx au British Museum surgit lorsque Soljé­nitsyne le peint penché sur les journaux dans la Biblio­thèque Municipale de Zürich) il se cache un incroyable élan qui le pousse à se ressaisir après les crises de pessi­misme, à se remettre en selle en crachant sa haine au visage des adversaires. Car tout le monde est adversaire, et Lénine réussit à faire d'eux des ennemis, par calcul. Un ennemi a peur, on le contraindra par le chantage, la force, en le coinçant dans une situation sans issue -- tandis qu'un adversaire garde encore sa dignité. Toute la stratégie léniniste de juillet jusqu'en octobre 1917 se trouve déjà dans cette psychologie : faire des ennemis, et faire des alliés qui se sachent ennemis, afin de les mieux écraser, afin qu'ils se sentent annihilés avant le dernier acte. La dialectique hégélienne a trouvé dans les deux hom­mes, Marx et Lénine, un écho moins philosophique qu'issu de leur tempérament même. Diviser ses adversaires et ses alliés, voilà la ligne léniniste, communiste par excellence. Déjà à Zürich, autour de Lénine, personne ne se sent sûr, tous subissent ses violences, son mépris, tous-ont mauvaise conscience devant cette incarnation de la révolution qu'il voudrait pouvoir façonner comme un Dieu créateur. Ce petit homme aux yeux enfoncés dans l'orbite, sa barbiche et son front haut, c'est le plus pur Satan résolu à détruire comme d'autres à créer. Porter la guerre partout, là sur­tout où règne la paix, car la paix n'est qu'une façon hypo­crite de maintenir les dirigeants hais au pouvoir. La neu­tralité suisse ? Mais justement, Lénine pousse à la guerre civile, à l'insurrection ouvrière, car la révolution doit sortir de ses maisons paisibles et déferler sur l'Europe avant que celle-ci ne fasse la paix. Les autres révolutionnaires russes, autrichiens, hollandais, allemands avec qui il lui faudrait collaborer ? Mais précisément, ce sont des vendus, des imbéciles, des traîtres, des faux jetons qu'il s'agit d'écraser, de désavouer, d'embarrasser. Ses propres colla­borateurs qui se montrent assidus et loyaux ? Mais exacte­ment, il faut leur donner des coups de pied, leur mettre le nez dans l'excrément, les saisir de l'intérieur avec une main de glace. Les méthodes de torture, physiques et psy­chologiques, employées par les guépéou, kgb et autres polices sanguinaires se trouvent réunies en Lénine, dans son attitude à l'égard du monde extérieur, attitude dont les composantes sont : le mépris, la haine, la méfiance, la logique froide de la poursuite d'un seul but. 112:202 Une seule exception, pourtant. C'est « Parvus », nom de guerre d'Alexandre Helphand, nom francisé de l'original Israël Lazarevich Gelfand. Voici qu'un autre secret de Soljénitsyne, écrivain créateur, perce à jour. Dans l'ad­mirable autobiographie intellectuelle, *Le Chêne et le Veau,* le poète-éditeur Tvardovski, celui de la revue Novy Mir*,* est campé pour être en quelque façon le pendant de Soljénitsyne lui-même, le personnage qui porte le contre­point au thème majeur, porté par Soljénitsyne. Les deux thèmes, la volonté et l'hésitation, la résistance et la colla­boration, la force et la faiblesse. On regarde Soljénitsyne en regardant aussi Tvardovski dans l'arrière-plan. Tech­nique de peintre et d'architecte : l'arrière-plan fait ressor­tir le premier plan. Dans *Lénine à Zürich,* Lénine a comme partenaire Parvus, c'est contre lui qu'il doit l'emporter. L'art de Soljénitsyne consiste à montrer, mais sans jamais appuyer, que Lénine était au fond un impuissant (révolu­tionnairement parlant), un velléitaire, un haineux, un ani­mal tournoyant dans sa cage, secrétant des idées mort-nées -- et que c'est Parvus qui a dominé l'idée et l'action révolutionnaires. Parvus nous est peint avec les mêmes couleurs riches que Tvardovski dans l'autre ouvrage buveur, mangeur, fornicateur, puisant à tous les plaisirs, mélange d'espion de haute classe, de condottiere, de mécène, de financier international avec entrée dans tous les salons et toutes les chancelleries. (Attention : Tvardovski n'est pas tout cela, mais Soljénitsyne nous le peint comme homme de la Renaissance, poète jusqu'au bout des ongles, bon vivant, grand charmeur.) En face de Tvardovski-Parvus, Soljénitsyne-Lénine, ascètes taillés d'un seul roc, hommes d'une seule idée. Or, c'est Helphand-Gelfand-Parvus qui négocie au Danemark, à Stockholm, à Berlin, qui prépare enfin concrètement la révolution. Tandis que Lénine s'attarde à attiser l'impossible flamme de ses compagnons, petit-bourgeois suisses, en leur prêchant l'in­surrection générale, Parvus élabore avec l'État-Major alle­mand le plan de transfert du petit groupe de bolcheviques en Russie. Puis, il sait ce que Lénine est trop mesquin pour comprendre : qu'il faut le *nervus rerum,* l'argent, beaucoup d'argent, toujours davantage d'argent. Parvus l'accumule afin de soudoyer, de se pavaner, d'entretenir sa réputation (toujours intrigante aux yeux des libéraux-capitalistes) de personnage richissime *et* révolutionnaire. 113:202 Il a déjà tout arrangé, organisé, mis en marche -- par pure haine de la Russie tsariste qu'il a juré, jeune homme, de perdre. Mais « Parvus », ce n'est pas seulement « petit », c'est aussi un homme resté dans l'ombre derrière ceux qui agissent sur la rampe. A Parvus il manque un fauve, un fanatique, un exécuteur -- c'est Lénine. \*\*\* La partie étincelante de cet ouvrage splendide, ce sont les deux chapitres où Lénine accueille, autour de sa table de cuisine pauvrettement recouverte de toile cirée, d'abord l'émissaire de Parvus, l'homme d'affaires allemand Sklarz, ensuite, un autre jour, Parvus lui-même. Sklarz arrive à Zürich lorsque Lénine est déjà complètement épuisé, dé­couragé. Seulement, il *faut* impressionner Parvus et même son messager. Il traite cet homme en serviteur, en ennemi, tout comme il traitera plus tard Parvus. Sarcasmes, mé­pris, reproches, l'évocation des échecs de l'autre -- voici les armes de Lénine. Avant tout, il s'agit d'écraser l'autre, lui faire voir son insignifiance, sa stupidité, ses gaffes. Il faut lui faire comprendre qu'on n'a pas confiance en lui, qu'il est un lâche, un social-traître, un maladroit, enfin un véreux. Il n'y a qu'un seul pur, c'est Lénine, la révo­lution est là où Lénine *est,* dans cette pauvre pièce mal éclairée. Il sait qu'à force d'être implacable (on pense à l'incorruptible Robespierre), il finit par user les autres, même si c'est l'élégant Parvus. Mais surtout il faut faire semblant d'avoir des projets meilleurs et que celui d'Helphand, cette affaire du wagon plombé, en est un, par­mi plusieurs autres, et avec ça point le meilleur ! Il finira par accepter, non sans poser encore mille conditions, pensant à tous les détails, surtout à son propre prestige. On sort de la lecture de ce livre épuisé, car l'auteur le mène avec brio, élan, il sait ralentir, accélérer, il sait prendre le style bonhomme, goguenard, pittoresque et mê­me mélancolique. Avec quelques touches il esquisse l'in­comparable journaliste-pamphlétaire Radek, les camarades suisses devant leur bière et surtout bouche-bée devant ce Tartare du fond de la Sibérie, Kroupskaïa, l'épouse si tolé­rante de son héros, mais vipère dès sa mort. 114:202 Une question reste à poser. Soljénitsyne s'est-il débarrassé de son projet avec la rédaction de ce livre, ou plutôt de la trilogie dont le Personnage était le héros en filigrane ? Ou bien continuera-t-il à le poursuivre parmi les ombres des ruelles de Zürich ? Thomas Molnar. 115:202 ### Lénine à Zürich *II. -- Soljénitsyne historien* par Marcel De Corte JE N'AI RIEN du critique littéraire et ce n'est pas sous l'aspect du roman, moins encore du roman-fleuve histo­rique, que j'envisagerai ici les extraits des seconds et troisième « nœuds » de la vaste composition que Soljé­nitsyne nous présente en « avant-première » sous le titre de *Lénine à Zürich*. A vrai dire, Soljénitsyne est à mes yeux moins un romancier qu'un historien, plus exactement un historien qui utilise les procédés propres au roman pour faire œuvre d'historien. Il ne se sert pas de l'histoire et de ses données pour les transformer par l'imagination en un récit dont l'action et le sujet nous séduisent. Il n'est pas à propre­ment parler un romancier qui composerait des romans historiques. Il n'est pas davantage un historien au sens moderne du mot, qui nous relaterait les différents états par lesquels sont passés un peuple, une institution, un groupe social, une langue, une science, etc. et dont l'importance est digne ou jugée digne d'être conservée par la mémoire des hommes. Il m'apparaît comme un historien au sens anti­que du terme pour qui l'histoire est essentiellement *la connaissance de l'individuel,* par opposition à la philoso­phie et à la science dont l'objet est l'universel et à la litté­rature et aux beaux-arts dont l'objet est l'imaginaire. Or, comme on sait, l'individuel n'est pas objet de science (ni de philosophie), mais objet de sensation et d'imagination. L'œuvre de Soljénitsyne se situe donc au confluent de l'histoire et de l'art. 116:202 La puissance d'imagination de Soljénitsyne est d'autant plus prodigieuse qu'elle brasse une foule de documents innombrables qui s'insèrent dans la reconstruction, dyna­mique si j'ose dire, car l'individuel change constamment, de l'homme en chair et en os ou de l'événement du passé qu'il veut ressusciter sous nos yeux. Contrairement à nos contemporains, Soljénitsyne ne croit pas à l'existence du collectif. Pour lui, comme pour les Anciens, actiones sunt suppositorum, les actes humains, quels qu'ils soient, ont pour source la personne, l'individu doué d'une âme incarnée dans un corps. Les entités collectives n'agissent pas : Universalia non movent. Elles sont du domaine de l'illusion que ses auteurs voudraient faire passer pour réalité. *Lénine à Zürich* ne dément pas ce préambule. Lénine est là, devant nous. Sa femme, sa maîtresse, ses relations sont là, devant nous, tantôt dessinées d'un trait sûr, pareil à celui du graveur, tantôt crayonnées, esquissées, ébau­chées, mais toujours présentes. Si « roman » il y a, c'est un « roman. » où l'on ne trouve que des personnages réels ayant joué un rôle dans l'histoire. C'est un nouveau genre d'histoire qui n'a jamais eu à ma connaissance son pareil. Soljénitsyne est un Thucydide qui reconstitue toute son époque, non point à l'aide de longs discours, mais par les faits, les gestes, les conversations dont le protagoniste principal est la source et le centre. La nouveauté dans la forme s'accompagne d'une nou­veauté dans le fond. Le Lénine de Soljénitsyne -- fondé sur le dépouillement de nombreuses pièces d'archives -- n'a rien à voir avec le dieu embaumé de la Place Rouge, ni avec les hagiographies de ses thuriféraires, ni même avec ses meilleures biographies que j'ai eu l'occasion de lire. C'est le vrai Lénine qui nous est ici dépeint à l'heure principale de sa vie, au moment où une lame de fond du destin va lancer l'obscur agitateur en exil sur la grande scène de l'histoire. 117:202 Comme il est impossible de juger ce grand livre de quelque deux cents pages seulement, fait de touches patientes rassemblées en une sorte de voyance, je dirai que la personnalité de Lénine qui s'en dégage se caracté­rise par deux ou trois grands traits principaux, intimement solidaires. \*\*\* D'abord, Lénine est un homme pour qui le monde exté­rieur, la nature, les hommes, ses proches n'existent à peu près pas ou n'existent qu'en fonction de son moi. S'il est vrai que l'égoïsme métaphysique est la doctrine qui consi­dère l'existence des autres êtres comme illusoire ou dou­teuse, s'il est vrai que l'égoïsme psychologique est l'amour de soi, la tendance à se défendre, à se maintenir, à se développer, à s'épandre victorieusement au dehors, en op­position avec l'altruisme, s'il est vrai enfin qu'au sens moral l'égoïsme est l'amour exclusif de soi, le caractère de celui qui subordonne l'intérêt d'autrui au sien propre et juge toutes choses de ce point de vue, ainsi que le définit le dictionnaire de Lalande, Lénine est peut-être l'égoïste le plus féroce, le plus dur, le plus sourd, dont l'histoire fasse mention dans l'espèce humaine. Chez lui, pas le moindre sentiment, sauf à l'occasion pour sa maîtresse Inès dont le charme domestiquait de temps en temps sa sauvagerie naturelle ([^17]). « La guerre était excellente ». « Une vraie chance que cette guerre ». « Voici venir l'événement que toute ta vie tu n'as fait que guetter à l'horizon » et, après trois années de boucherie, « plus les piles de cadavres russes s'amoncelaient, plus il était heureux ». Dans l'Europe exsangue, décomposée, dont les assises sociales se fissurent chaque jour au feu impla­cable de la guerre, c'est enfin la guerre civile, c'est enfin le chaos qui se profile où tout est désormais possible. Mais à cette fin, il faut écarter tous ceux qui sont faibles ou inutiles et « ne jamais pardonner aucune erreur, à per­sonne », aller toujours de l'avant, à l'extrême de cette force que Lénine sent en lui et qui le porte. C'est ce monstrueux égoïsme vital de Lénine qui est à l'origine de la technique du noyau dirigeant dont Jean Madiran a montré le rôle capital qu'elle joue, bien plus que l'idéologie, dans la naissance, le maintien et l'expansion du commu­nisme ([^18]). 118:202 Éliminer « les philistins pourris, les canailles révisionnistes », incapables de s'en tenir à une ligne intran­sigeante, « placer le plus possible de ses partisans parmi les délégués » des congrès, dans les réunions et les meetings socialistes. En face de gens qui n'ont plus d'attaches, dans une foule d'égoïsmes faibles, inconsistants, verbeux, le moi le plus fort est sûr du triomphe *pourvu qu'il ose.* « Toute sa vie leader d'une minorité ! toute sa vie *seul contre tous* ([^19]) au milieu d'une poignée de partisans ! Il faut pour cela une stratégie offensive : commencer par émasculer au mieux la résolution de la majorité -- et finir par ne pas la voter ! Ou bien vous incluez notre point de vue ([^20]) dans le procès verbal, ou bien nous partons !... Mais vous êtes la minorité ? Comment osez-vous nous dicter vos ordres ! Sinon -- nous partons ! Scission ! tapage ! scandale ! A toutes les conférences, il avait agi de la sorte et jamais il n'avait rencontré de majorité qui ne cédât. *Le vent souffle toujours de l'extrême gauche !* Nul socialiste au monde ne pouvait se permettre de faire fi de cette loi. » C'est la loi sociologique qui régit l'influence de tout noyau dirigeant. « Lénine communiquait ainsi à chacun toute l'ardente, toute l'urgence de *sa* mission *comme s'il fût l'homme du monde le plus important,* mais une heure plus tard, l'homme, *son nom* et *ses mérites* sombraient déjà dans les ténèbres de l'oubli. » *Seul restait Lénine,* et « l'impérieuse puissance qui se manifestait à travers lui qui n'en était que le porte-parole infaillible, qui savait toujours la vérité du jour », « cette vérité qui risque même au soir de n'être plus celle du matin ». Le *moi* solitaire varie à chaque ins­tant, « dans l'instant ou mieux avant l'instant », selon les résistances qu'il rencontre de la part du monde extérieur, de ce « non-moi » avec lequel il se trouve constitutivement incapable de communiquer et qu'il ne peut plus que détruire pour en transformer les débris dans le moule de sa propre image. Je suis convaincu à cet égard que Lénine a subi profondément l'influence de Fichte. Pour lui, comme pour ce philosophe, « il n'existe, hors des relations politi­ques, sociales et matérielles, *aucun lien entre les hommes à quoi le nom d'amitié puisse convenir *» ([^21])*.* 119:202 « Il ne faut jamais croire en personne » *qu'à soi.* Même lorsque son compagnon de lutte, Parvus, lui fait des propositions allé­chantes auxquelles il n'avait jamais même pensé, « le seul fait que ce Parvus insiste si passionnément prouve qu'il cherche à se servir de toi », marmonne-t-il. Non, « je ne suis pas assez stupide pour accepter une alliance par laquelle j'aurais, *moi,* les mains liées ». « Aux mencheviks, je ne céderai pas d'un millimètre » « Nous sommes -- *à part !* Nous agissons toujours -- *à part ! Nous* ne nous laisserons pas prendre aux manœuvres de réunification... *Conservons absolument une activité clandestine. *» Toute la force du parti est là : dans les noyaux secrets qu'il introduit partout, dont les atomes -- chaque moi puis­sant agrégé à quelques autres -- éclateront en temps voulu, libérant la seule énergie révolutionnaire qui soit : celle du *moi* coupé de ses attaches naturelles à autrui. \*\*\* La seconde caractéristique du tempérament de Lénine, merveilleusement dégagée par Soljénitsyne, se relie à la première. Le *moi* qui a rompu ses relations naturelles qui l'articulent aux autres et qui ne dépendent pas de sa volonté, *ne comprend plus rien du réel qui l'investit de toutes parts et se dresse devant lui.* Il est muré dans sa subjectivité. Il est condamné à rêver. *Lénine est un rêveur.* Si paradoxale qu'en soit l'assertion -- toutes les idées cou­rantes nous représentent Lénine comme un réaliste à la ennième puissance ! -- *Vladimir Illich est un songe-creux.* Dès 1905, il écrit, dans une lettre que Soljénitsyne ne cite pas, mais qui confirme l'interprétation qui affleure à cha­que page de *Lénine à Zürich :* « Il faut rêver et travailler consciencieusement à la réalisation de son rêve. » Si le réalisme consiste dans l'adéquation de l'intelligence à la réalité, Lénine n'est pas réaliste. Il ne pense pas, il *imagine.* « Son cerveau engendrait immanquablement des slogans : un slogan adapté à l'instant, *tel était le terme de toutes ses songeries. *» ([^22]) 120:202 Ce n'est pas Lénine qui a pensé à la fameuse équipée du retour en Russie dans un wagon plombé avec la complicité des Allemands en guerre contre son propre pays, c'est le richissime pourvoyeur des caisses bolcheviques, Gelfand Israël Lazarévitch, dit Parvus en code, auquel on doit au surplus la théorie de la révolution permanente constam­ment attribuée à Trotski. A quoi songe Lénine à Zürich avant que Parvus vienne l'en chercher ? A la révolution en Russie ? Que non ! « Est-ce que vous ignorez *que la Suisse est le plus révolutionnaire* de tous les pays du monde ? », clame-t-il aux « têtes de bois » qui l'écoutent dans une réunion à Zürich. Et la révolution en Suisse est proche « parce que la Suisse est le seul pays du monde où le soldat conserve par-devers lui, à portée de la main, ses armes et ses munitions ». « C'est *justement* les libertés civiques et la démocratie effective que connaît la Suisse qui facilitent si colossalement la révolution. » « C'est pour cela que la Suisse est aujourd'hui le cœur de la Révolution mon­diale. » ([^23]) Elle est ce cœur parce que le *moi* de Lénine y bat de toutes ses forces, tandis que son esprit rêve. Même lorsque Parvus l'aura à demi persuadé de rentrer en 1917 en Russie, muni des millions de roubles dont les Allemands l'auront gratifié pour déclencher les troubles qui forceront les Russes à conclure une paix séparée, ce n'est pas à Pétersbourg ou à Moscou qu'il songe pour allu­mer la mèche qui fera exploser le baril de poudre, *c'est à Stockholm et à la Suède !* « Soudain -- l'illumination : mais la voilà, l'œuvre tant espérée, la plus grande et la plus noble des tâches ! Ce n'est pas en Suisse qu'il fallait faire la révolution, mais en Suède, c'est par là qu'il fallait commencer... Tout fut balayé par la joie fiévreuse *d'incen­dier l'Europe par le Nord *»*.* Lénine ne croit absolument pas à la possibilité de la révolution en Russie malgré les rapports fort circonstanciés sur ses prodromes que lui fait Bronski : « La bonne blague ! D'où tenez-vous cela ? ». Mais à l'annonce de l'abdication du tsar et de toute « la clique », c'est la volte-face immédiate : « C'est nous, les Russes, qui avons le prolétariat le plus révolutionnaire. Il fallait s'y attendre. Et nous nous y attendions ! ». \*\*\* 121:202 Troisième trait : ce songeur inlassable, intarissable -- si peu doué pour tout ce qui relève de la raison et de l'intel­ligence : toutes ses œuvres philosophiques sont d'une mé­diocrité qui accable --, ce rêveur en proie à une vision fixe : destruam et aedificabo*,* a un *instinct,* je dis bien un *instinct,* un flair de *bête de proie.* C'est un fauve solitaire admirablement doué de tous les mécanismes, de tous les réflexes qui l'adaptent à la fin qu'il poursuit : la domina­tion dont il n'a pas conscience. C'est ce que Soljénitsyne a vu de son regard profond : « Au fond, l'homme politique ne doit pas dépendre de son âge, de ses sentiments, des circonstances ; à chaque instant du jour et de l'année, *il doit en permanence conserver sa mécanicité :* agir, parler, combattre. Et *cette mécanicité sans défaillance, cet indéfec­tible élan,* Lénine les avait » ([^24]). Le vrai cerveau de la Révolution de 1917, ce n'est pas Lénine, c'est Parvus. C'est Parvus qui l'a prévue, qui l'a vue, qui l'a pensée, qui l'a méditée, qui l'a dotée de tous ses moyens préliminaires. Sans Parvus, Lénine serait resté à Zürich comme un tigre en sa tanière, dévorant ses rêves pour calmer sa faim. Soljénitsyne l'a bien vu, encore un coup : « Ce qui man­quait à Lénine, c'était l'ampleur. Une étroitesse *sauvage,* intolérante, de schismatique faisait travailler à vide son énergie démesurée : fractionnements, démarquages, aboie­ments aux trousses de la caravane, engueulades, empoi­gnades, coups d'épingles -- il s'épuisait en escarmouches, à griffonner des montagnes de paperasses. Cette étroitesse d'esprit... le condamnait à la stérilité ». Au fond, la psychologie de Lénine est simple : c'est un animal politique, en insistant sur le nom beaucoup plus que sur l'adjectif ; c'est un animal dont la puissance de connaître le réel par l'intelligence est réduite, mais dont la puissance bestiale d'action est quasi sans limites, accu­mulée par des années et des années d'attente fiévreuse dans sa bauge. *C'est un barbare* sorti, comme tous ses prédé­cesseurs, des steppes orientales. *En lui, l'esprit est séparé de la vie,* des facultés sensibles qui mettent nos facultés spirituelles en relation avec la réalité et avec les autres hommes. Atrophié comme faculté de connaissance, il ne peut que haïr la réalité qu'il ne comprend pas et rêver à un autre monde, à une société nouvelle, à un homme nou­veau qui *ne peuvent être dès lors que la projection de son moi exorbité.* 122:202 En revanche, ses facultés animales, ses sens, son imagination, ses instincts n'étant plus imprégnés d'esprit, contrôlés par l'esprit qui s'y incarne normalement en profondeur, se déploient avec une énergie hors du commun, jusqu'à ce qu'ils rencontrent un obstacle définitif. Aussi longtemps que la société reste stable et forte, de tels tempéraments sont contraints de ronger leur frein, impuis­sants, tel Lénine à Zürich. Vient-elle à se disloquer ? Tout change ! Ses membres perdent leur essence d'animal poli­*tique,* d'animal bâtisseur de cités qui diffusent dans le temps et dans l'espace les trésors accumulés par la fragile intelligence humaine dont l'exercice se limite à quelques décennies. Individualisés, réduits eux aussi à leur moi soli­taire, ils sont, naturellement, si l'on peut dire, la proie des grands carnassiers auxquels ils n'offrent plus aucune résis­tance. Le plus fort l'emporte et devient le conducteur, le chef de la horde. Dès que Lénine quitte Zürich pour rejoindre son pays, son triomphe est assuré : il est le plus barbare des barbares qui s'élancent sur le cadavre de la société russe et du monde. C'est ce que Soljénitsyne nous dira, j'en suis sûr, dans la suite de *Lénine à Zürich.* Marcel De Corte, *Professeur émérite à l'Université de Liège.* 123:202 ## NOTES CRITIQUES ### Le refus de la vie par Pierre Chaunu (Calmann-Lévy) Ce livre est une analyse de la crise que le monde traverse aujourd'hui, et dont la crise économique n'est que l'aspect extérieur (mais privilégié car il est immédiatement visible). Pierre Chaunu apporte à cette tâche son immense érudition, son esprit d'historien et une remarquable liberté à l'égard des idées reçues. Pour lui, le phénomène important est le refus de la durée, qui nous fait aborder les difficultés présentes en aveugles, ou plutôt, et c'est pis, en amnésiques. L'humanité néglige sa mémoire au moment où elle en a le plus besoin. Par présomp­tion, on pense qu'on n'a que faire de l'expérience du passé. Par sottise, on ne pense pas que les hommes aient pu déjà se trouver confrontés à des difficultés analogues aux nôtres. On surestime également ce qui est nouveau par rapport à ce qui est constant, sous tous les cieux et dans tous les temps. Pierre Chaunu se pose en homme de progrès, mais enten­dons-nous bien « le progrès, c'est la continuité », et non le reniement de ce qui est acquis. Le progrès suppose une trans­mission, non une rupture. En ce sens, ce qui s'oppose à lui, aujourd'hui, c'est la hantise de la libération qui est mépris de l'héritage. Ce qui permettait le progrès, c'est un ascétisme, produit laïcisé de l'ascétisme chrétien. Capacité à surmonter les désirs, à faire un pari sur l'avenir, à reporter à plus tard la consom­mation, cet ascétisme a permis la constitution de réserves (de capital), sans quoi tout développement est impossible. Or, cet ascétisme est renié et moqué, il est présenté comme trompeur -- ou comme une ruse des « exploiteurs ». On consomme dans l'instant, on refuse d'investir sur le futur. Ce changement d'une attitude très ancienne a \[eu\] lieu en quelques années. Là est la crise. Le souci de la durée est nécessaire à la vie sociale, dans ses deux pôles : la famille et l'État. L'État-nation a beaucoup exigé de ses membres, depuis le début du siècle. D'où une lassitude, une usure des ressorts qu'il pouvait faire jouer. Mais surtout, on ne voit plus, on refuse de voir tout ce qu'il appor­tait, ce qu'il apporte encore. 124:202 On ne voit plus en lui que l'oppres­seur, le système de contraintes (mais il n'y a pas de vie sociale sans un tel système). Les bienfaits qui découlent de l'existence d'un État sont niés parce qu'on les trouve naturels. Valéry a très bien décrit cela dans sa préface aux Lettres persanes. Mais si on fait une coupe dans l'instant, il est vrai que les contraintes sont plus sensibles que les bienfaits. C'est ce qui se passe. La famille, elle aussi, est atteinte. D'abord parce qu'on exige d'elle plus que jamais (l'ancienne sociabilité, le voisinage, qui jouaient un rôle important dans l'éducation, et dans l'adap­tation de l'individu au groupe, sont en train de disparaître ; l'Église s'efface). Ensuite parce que la nouvelle conduite sexuel­le et le nouveau code de l'éducation la sapent directement. Il est entendu que l'éducation ne doit en rien contrarier les ins­tincts et la spontanéité (système du Dr Spock, un Américain, mais aussi convention tacitement reçue partout). Pas de con­traintes. Pas de transmission de mœurs et de discipline. L'effet direct se conjugue avec l'arrivée de générations qui n'ont pas connu la pénurie du monde en crise des années 30 ou du monde en guerre des années 40 : pour elles, les objets de consommation sont donnés, ils font partie de l'environne­ment. Ces générations de la facilité sont moins « accrocheu­ses » : leur productivité, leur énergie productive et fondatrice sont moindres (on pourra comparer avec ce que dit P. Rousse­let dans l'*Allergie au travail,* éd. du Seuil). « L'explosion sexuelle nous ramène à la concentration sur l'instant de la vie primitive. » Là aussi, refus de la durée. Résultat : l'avortement de masse, et « le refus de la vie » au sens étroit du terme. En quinze ans, on note une diminution de 40 % des naissances pour l'ensemble du monde blanc de l'hémisphère Nord. Or, ce monde, c'est, si l'on enlève le Japon, la totalité du monde industrialisé, l'immense majorité des cer­veaux instruits. Cela signifie « entre 1980 et 1995, une réduc­tion progressive d'un tiers environ des possibilités et des innovations du monde ». Ce qui nous attend, sauf sursaut inattendu, c'est le sort des Amérindiens, qui disparurent en quelques générations. Ce refus de durer, de transmettre, il est aussi le fait des Églises chrétiennes, qui ont laissé tomber le message qu'elles diffusaient depuis deux mille ans, celui qui donnait sens à la vie et influençait jusqu'aux incroyants, il y a encore peu de temps. 125:202 A ce sujet, et traitant à son rang, le premier, de l'Église catholique, Pierre Chaunu évoque longuement et avec sympa­thie l'attitude de Jean Madiran, *Itinéraires* et *la Réclamation au Saint-Père*. « Si l'Église, qui fut longtemps un rocher de maintien d'une tradition, parfois même étroite à force de scru­pules, se met à flotter il n'y a pas de chances ou peu de chances que l'Écriture puisse être opposée au vertige des clercs. Contre le Pape, contre le Concile, pas d'autres recours que l'appel au Pape mieux informé. » (p. 246). Et plus loin, évoquant l'œcu­ménisme qui aurait pu être une chance de mieux comprendre l'héritage, il le juge responsable d'un double abandon : « Dans les églises protestantes, il a renforcé le libéralisme ; à l'inté­rieur du catholicisme, le rejet des traditions ascétiques et l'abandon de ce merveilleux pouvoir qu'avait toujours eu la grande église de la Tradition d'intégrer au fil du temps le génie gestuel et pratique de la culture populaire. » De cette analyse, Chaunu ne tire pas la conclusion que tout est perdu (il laisse cette démission aux alliés du Club de Rome et de l'avortement) mais qu'il est urgent de changer de route. Il propose une thérapeutique, qui suppose d'ailleurs une action politique : information plus sérieuse, restauration de la famille, nécessité d'une réflexion sur le passé et d'une nouvelle décou­verte du message chrétien. Tout cela est peu probable ? Sans doute, mais Pierre Chaunu (avec quelques autres) prouve que jusqu'au bout la connaissance exacte des maux et des remèdes n'aura pas manqué. Ce n'est pas l'intelligence qui aura failli, si notre monde se perd, mais c'est que sa voix aura été cou­verte. Le livre de Pierre Chaunu est admirable. Il est vrai que pour les lecteurs d'ITINÉRAIRES, il paraîtra moins étonnant que pour d'autres : c'est qu'ils auront trouvé ici, à plusieurs repri­ses, et notamment sous la signature de Louis Salleron, des réflexions très proches. Mais dans d'autres publics, quelle sur­prise. Georges Laffly. ### Le roi est mort Étude sur les funérailles, les sépultures et les tom­beaux des rois de France jusqu'à la fin du XIII^e^ siècle, par Alain Erlande-Brandenburg (Genève-Paris, Librai­rie Droz, 1975). Il y a quelques années, le savantissime professeur américain Ralph E. Giesey nous avait donné un remarquable ouvrage, *The royal funeral ceremony in Renaissance France* (Droz, 1960) et l'on avait pu commencer à comprendre les grands épi­sodes des obsèques de nos souverains. 126:202 Bardé d'érudition, Giesey avait fait un grand pas dans la compréhension d'un des plus importants rituels de la royauté française. La tendance est d'ailleurs à l'étude de cette dernière, tant en Allemagne (voir les travaux de Perey Ernst Schramnm) qu'en Amérique (Ernst H. Kantorowicz), et en Angleterre (le grand savant des Méro­vingiens est J.-M. Wallace Hadrill). Le récent colloque interna­tional de Reims qui a étudié les sacres des rois durant quatre jours, sous les auspices de l'université locale, est un signe qui ne trompe pas. On s'occupe de plus en plus de la symbolique d'État et des formes extérieures du pouvoir central : avec un certain retard, les Français se mettent à l'ouvrage et le livre que je signale ici est un témoin éclatant de ce que j'avance. Conservateur au musée de Cluny, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (IV^e^ section), M. Erlande-Branden­burg est l'un de nos plus brillants érudits. Encore jeune, il fait partie de ces savants qui ont encore devant eux de longues dizaines d'années de trouvailles, de réflexions et d'enseigne­ments. Dans *Le roi est mort* (in-4° de 214 pages et 45 planches hors texte ayant 159 photographies) M. Erlande-Brandenburg passe en revue les nombreux aspects de son sujet. Les funé­railles royales forment la première partie : le cérémonial des rois des Francs puis de France est décrit au mieux (on man­que souvent d'informations primordiales), ce qui nous vaut des comparaisons avec les rois d'Angleterre au XII^e^ s., les rois de Jérusalem, les reines et les enfants de France ; l'auteur envisage encore les techniques de l'embaumement et l'inhuma­tion elle-même, ce qui est dire combien tout est analysé. La seconde partie est relative au choix des sépultures, qui est le reflet des préoccupations politiques et aussi de questions pra­tiques. Clovis et les siens furent inhumés à Paris, mais on ne doit pas s'attendre à une rapide concentration des tombes en un seul lieu. Il faudra des siècles pour assurer la prépondé­rance de Saint-Denis. Soissons, Orléans, Metz, Aix-la-Chapelle, Compiègne, Poitiers, Tours, Sens et d'autres lieux sont ainsi décrits, mais évidemment, c'est Saint-Denis qui se taillera la part belle. L'auteur conte l'emplacement des tombes, leurs déplacements, et parle évidemment des anniversaires des dé­cès : nos aïeux avaient le culte des morts et certains souvenirs de rois étaient restés tellement vivaces à Saint-Denis, que nos bons moines s'en donnaient à cœur joie avec de magnifiques cérémonies commémoratives. La troisième partie envisage les monuments funéraires, gisants si connus (enfin du moins on le croit), enfeux, tombeaux des cœurs et des entrailles (survivance des anciennes coutumes agricoles, lorsque le corps du roi était débité en morceaux enterrés à divers endroits du territoire pour en assurer la fertilité), etc. 127:202 L'auteur aborde là les pro­blèmes iconographiques pour lesquels il est maître : on connaît son impitoyable critique de la statue de saint Louis de Main­neville et sa connaissance de la statuaire médiévale. L'ouvrage se termine par un catalogue des tombeaux, des annexes, des sources et bibliographies, des indices et des tables. Ces lignes indiquent à peine l'ampleur et la richesse des pages de M. Erlande-Brandenburg. Il serait normal que toute personne atta­chée aux fastes de notre passé se mette à la lecture du *Roi est mort,* en souhaitant que notre auteur veuille bien aller plus loin, au moins jusqu'à la Renaissance et même jusqu'aux Bour­bons, car nul doute qu'il serait à même de nous apprendre d'autres faits plus passionnants les uns que les autres. Le prompt épuisement du *Roi est mort* doit être une incitation à de nouveaux travaux et un grand encouragement pour l'auteur. J'avais dit dans ma préface à la réimpression du « Félibien » que la France érudite était dans l'attente du travail de M. Erlande-Brandenburg : nul doute qu'elle ne sera pas déçue. Hervé Pinoteau. ### Triple lecture de Robert Poulet «* Billets de sortie *» (*Nouvelles Éditions Latines*) *Première* « Vient de disparaître », ajoute la bande entourant le volume, pour renforcer l'hu­mour noir... « Un recueil de 76 nécrologies satiriques », précise-t-elle encore. A dire vrai, tous les écrivains con­cernés n'ont pas encore quitté cette vallée de larmes, puisque Simenon figure dans la liste terminée par le nom du cri­tique littéraire « Pangloss », facilement reconnaissable bien sûr ! Le lecteur lui-même, ani­mé du même esprit de solida­rité (surtout s'il est également critique) se demande s'il ne doit pas, lui aussi, s'embar­quer par anticipation sur la barque de Charon. Car c'est bien toute une époque qui dé­file à travers ces 298 pages qu'on lit avec une dévorante frénésie, et quelque sado-ma­sochisme, étant donné que c'est la nôtre, qu'elle nous a formés et finalement bien sou­vent déçus. « Satiriques » ? Nous souhaiterions peut-être que le mot fût vrai, avec ce qu'il suppose de malice et d'exagération : mais la malice est, hélas, exempte de toute in­justice, et l'allègre brièveté des jugements ne se ramène pas à une exécution sommaire. 128:202 Nous y retrouvons nos souve­nirs, nos scrupules secrets, nos contradictions intérieures. Parmi les écrivains cités, il y a ceux que nous aimons sans réussir à les admirer, ceux que nous admirons sans parvenir à les aimer, ceux que nous n'aimons ni n'admirons et dont nous sentons souvent qu'ils sont indispensables à cet environnement intellectuel souvent hétéroclite établi de­puis 50 ou 60 années. Si R. Poulet nous irrite, c'est parce qu'il proclame ce que nos vieilles indulgences, nos rou­tinières complicités ont laissé en nous-mêmes à l'état de si­lences pieux et de réticences. Souvent la position de l'au­teur des « Billets de sortie » pourrait être ainsi résumée : « Le mérite de cet écrivain porté aux nues à titre précaire ou durable se ramène en som­me à peu de chose, mais ce peu de chose est encore assez pour nous faire regretter son départ, car les successeurs re­présentent bien moins, ou même rien du tout. » Il faut con­venir que c'est fréquemment la pure, simple et « désobli­geante » vérité. Et pourtant nous restons solidaires de ces ombres qui s'effacent lente­ment ou rapidement à l'hori­zon. Il nous reste encore la consolation de penser, et R. Poulet le souligne, que ces au­teurs sont indispensables à une compréhension de l'his­toire et de la géographie in­tellectuelle et morale de plus d'un demi-siècle. Même un Re­boux et un Dekobra, dont on ne saurait dire qu'ils ont lais­sé une œuvre, sont représenta­tifs de l'esprit d'un public ; on ne saisirait point l'esprit d'un temps qui vient à peu près de finir, sans tenir comp­te des lecteurs de Reboux et de Dekobra : ce n'est ni flat­teur ni réconfortant peut-être, mais c'est ainsi... Pour de plus estimables, on reconnaîtra sans doute qu'ils ne furent as des Dostoïevski : mais après tout, on a le droit de ne pas aimer Dostoïevski Et si le lecteur retire de l'ensemble une cer­taine impression de tristesse, il trouvera encore de quoi dé­passer ses constats de décep­tion dans la certitude que l'horizon littéraire n'est pas aujourd'hui obstrué par d'im­menses gloires. Nous ne som­mes pas en 1700, et en som­me il n'y a eu ni Racine, ni Molière pour décourager les initiatives créatrices des éventuels successeurs. Et le chré­tien sait bien au fond qu'il en est des génies humains comme des Cordillères et des Hima­layas, guère plus sensibles sur la surface de la sphère ter­restre que les reliefs d'une peau d'orange... Jean-Baptiste Morvan. *Seconde* L'article nécrologique, gé­néralement, transpose dans un registre noble une vérité avec laquelle ses liens peuvent être assez lâches. Ce n'est pas le cas de ces *Billets de sortie*. Robert Poulet a cette opinion, excellente, qu'on ne doit aux morts, comme aux vivants, que la vérité. 129:202 Et si, dans son hor­reur du convenu, il remplace la fadeur presque obligatoire du genre par une liberté allè­gre, ce n'est peut-être que par­ce qu'il échappe, avec quel­ques-uns, à la *peur* contempo­raine de la mort. Regardez bien : tous ces gens qui ne respectent rien, et qui tout à coup sont saisis d'une gêne, d'une terreur déguisée en faus­se onction, est-ce à cause du défunt ? Ne serait-ce pas plu­tôt qu'ils ressentent devant cette disparition *insupportable* une sorte de panique ? Mais il ne s'agit pas de gloser sur l'essai de Philippe Ariès. Re­venons à Poulet. De 1958 à 1975, il a tenu dans *Pan,* hebdomadaire sati­rique de Bruxelles, cette chro­nique littéraire assez particu­lière, qui consistait à saluer les morts au passage. D'où soi­xante-seize « billets de sortie », où Dieu merci, on trou­vera deux vivants : Georges Simenon, qui se trouve là par­ce qu'il annonça en 73 qu'il renonçait à écrire -- depuis il dicte ; et Pangloss, c'est-à-dire l'auteur lui-même. Le résultat : des profils ra­pides, sans précaution, où il s'agit d'attraper vite la ressem­blance, de gens très divers. De Marcel Achard à Saint-John Perse, de Robert Kemp à Mar­cel Aymé, on parcourt tous les étages de la république des lettres, qui n'est pas du tout une et indivisible. Poulet con­naît l'époque sur le bout des doigts, il a beaucoup réfléchi sur son art, et il est pratique­ment exempt de préjugés. Voilà toutes les conditions pour que ses remarques, et ses bou­tades même, aient de quoi re­tenir l'attention. Voici donc au hasard, Céli­ne « au sommet du siècle \[oc­cupant\] la place qui revient au voyant et au prophète » ; Faulkner « seul romancier contemporain qui ait su rallu­mer au fond des êtres les mys­térieuses flammes dostoïevs­kiennes » ; Cocteau « le plus grand poète de ce siècle » -- et, plus loin -- « hélas » ; et encore « presque un bouffon de cour » ; Chardonne « un civilisé supérieur se rattachant à une société moyenne et à une époque basse » ; Pagnol : « Gredine de Camarde, qui vient interrompre la sieste confortable que l'auteur de Marius s'offrait à la face du monde, depuis une bonne piè­ce de quarante ans ». On n'est pas plus gai. Ces courts portraits sont des résumés : ce n'est plus l'heure d'étudier les dossiers, mais celle de la sentence. Juger, c'est la récompense du criti­que, et c'est son risque. Inutile de préciser que, les dossiers, Poulet les connaît à fond. Cela ne veut pas dire que l'on soit toujours d'accord avec lui sur la conclusion. Pour ma part, je ne le suis ni sur Giono, ni sur Nimier, ni sur Saint-John Perse, qualifié de « griot », ce qui est drôle, mais peu équi­table. Mais on pourrait discu­ter sans fin sur tout cela (ce serait bien amusant). Une question : il est étonnant qu'il n'y ait pas de portrait de Paulhan, mort en 1968, et que Poulet connaissait bien. Comme toujours, l'ensemble compose involontairement un portrait du critique : libre à l'égard des modes du siècle, épris d'un art élevé, ayant hor­reur de l'académisme et un fort goût pour les tempéra­ments aventureux, bousculants (au détriment peut-être d'un art plus secret). Il aime Céli­ne, il n'est pas sûr qu'il goûte Larbaud. Ce sont assez les qualités de Léon Daudet avec quelque chose de moins ensoleillé. Georges Laffly. 130:202 Troisième Robert Poulet, quel type. Tê­tu comme un âne rouge en­chaîné à ses préjugés et partis pris, et l'une des meilleures plumes critiques de notre épo­que. Ayant quelque chose à dire, ce qui est rare, et le di­sant, ce qui l'est plus encore. Son feuilleton littéraire, cha­que semaine, est à lui seul une raison de lire *Rivarol.* Il a du ton, de l'entrain, un style. Je ne le manque presque jamais, j'y prends plaisir presque tou­jours. Rendons hommage, puis­que l'occasion s'en présente, à l'écrivain et, comme il di­rait, à l'aristarque. Rendons-lui hommage dans ITINÉRAIRES, qu'il ignore ou méprise (je vais y venir), rendons-lui l'hommage de l'attention et de l'estime. Hommage à sa vertu, à son caractère, à son talent ; et à son sens de l'honneur, qu'il ne juge point déplacé en littérature. Mais ce sera l'oc­casion aussi de lui indiquer que sa critique demeure trop serve pour ce qu'elle a de li­bre. Il passe en effet pour un esprit libre, c'est-à-dire indé­pendant des conformismes ré­gnants. Il est sans doute déga­gé du modernisme, de l'évo­lutionnisme, de l'historicisme, de la sottise installée. Dégagé à moitié. C'est déjà beaucoup, par comparaison, cela fait choc. Mais à moitié seulement. Car du conformisme intellec­tuel de la démocratie moder­ne, il rejette le pathos davan­tage que la doctrine ; les con­traintes et compromissions sociales davantage que l'uni­vers mental ; la mauvaise lit­térature davantage que l'igno­ble théologie. Cela se démontre. Il ne ma­nifeste aucune sympathie ni même aucune attention aux écrivains véritablement libres : libres point seulement à l'égard des modes et mœurs littéraires, mais plus radicale­ment à l'égard de l'esprit même du monde moderne. Les nécrologies de *Billets de sortie* commencent en 1958 : il saute au visage que Robert Poulet ne connaît donc pas Henri Pourrat, mort en juillet 1959. C'est digne du Petit Larousse illustré et du Petit Robert des noms propres, qui ne le con­naissent pas davantage. Alors on examine et on recherche. On s'aperçoit que parmi les morts, le seul écrivain d'ITI­NÉRAIRES qu'il n'ignore pas est Henri Massis, mais c'est pour l'éreinter. Je ne prétends point que Massis est invulnérable à la satire, mais la satire de Poulet tombe à plat. Et, selon Baudelaire, « un éreintage manqué se retourne » : érein­ter Massis comme « figé » dans sa fidélité, et comme survivant anachronique d'un esprit « dé­passé depuis longtemps » (pp. 164-166), c'est montrer qu'on partage, fût-ce presque inconsciemment, l'illusion moderne selon laquelle une pensée peut être « dépassée » de la même manière que le caoutchouc creux a dépassé le caoutchouc plein. 131:202 Ce « Massis » de Poul­et, on le croirait extrait du *Nouvel Observateur.* Parmi les vivants, ce n'est plus son livre mais ses feuilletons, ce n'est pas mieux : le seul écrivain d'ITINÉRAIRES qu'il connaisse est Thibon, et pour assurer qu'il écrit mal. Ainsi, d'Henri Pourrat à Marcel De Corte, d'Alexis Curvers à Henri Char­lier, de Louis Salleron à Jac­ques Perret, et dix autres d'ITI­NÉRAIRES, et d'autres qui n'en furent pas, comme La Varen­de, le critique Robert Poulet aura ignoré, méconnu ou mé­prisé quelques-uns des meil­leurs écrivains et des plus grands esprits de son temps ; et en tous cas les plus libres. En revanche il prend Reba­tet pour un grand écrivain et pour un grand homme parce qu'il lui trouve du talent. Mais c'est, sous un autre aspect, la même erreur de perspective. C'est le parti pris reçu, c'est le préjugé parfaitement mo­derne de la « littérature » comme valeur suprême, ou au moins autonome. Pour les écrits de Rebatet, que Poulet a la disgrâce de préférer à ceux de Maurras, Maurras avait eu un mot définitif : « sculptures d'excréments ». Ce n'était donc pas sans re­connaître le tour de main du sculpteur ; mais c'était tout l'opposé d'une invitation à croire que les sculptures d'ex­créments appartiennent enco­re à la sculpture. Poulet au contraire énonce comme un axiome universel que l'abomi­nable, quand il est traité avec talent, devient de l'admirable (p. 225). Voilà bien du confor­misme littéraire, et même du snobisme, expressément élevé à la hauteur d'une contre-véri­té en règle. Bah ! ce sont les limites de Robert Poulet. Chacun a les siennes. Mais les siennes, com­me une frontière, c'est dom­mage, passent entre lui et nous. Et c'est de son côté que la frontière est fermée. Jean Madiran. ### Bibliographie #### Louis Pauwels Blumroch l'admirable (Gallimard) A propos du livre du pasteur Viot, j'avais signalé ici la préface de Louis Pauwels où il rapprochait les premiers chré­tiens et nos contestataires maudissant la société et tout ordre. On retrouve les mêmes propos dans ce livre, qui est un dia­logue, dans un restaurant de Paris, entre Louis et Blumroch, sorte de génie bouffon, extravagant et visionnaire, où il faut reconnaître, dit-on, Jacques Bergier. 132:202 Le propos général est celui-ci : l'homme est à l'aube de son existence, et on peut déjà deviner le surhomme qui le rempla­cera. Ce surhomme sera un produit de la science, mais d'ail­leurs, notre histoire en connaît quelques exemplaires, qui nous viennent en droite ligne du futur. La tâche de l'homme, c'est de faciliter ce progrès par l'effort de sa raison. Il y a d'ailleurs une relation « entre l'entendement humain et l'entendement suprême » (et l'on s'appuie sur *La Gnose de Princeton :* sur celle-ci, voir ITINÉRAIRES, numéro 197 de novembre 1975, pages 120 et suiv.). Les deux interlocuteurs se déclarent dégoûtés par l'esprit de négation, de refus, qui met en accusation la civilisation et jette dans le Zen, le retour à la nature et l' « agagayoga » des esprits déboussolés. Et c'est là qu'on retrouve l'assimilation de ces malheureux dépravés avec les premiers chrétiens. « Sainte Écologie était la sœur de Jean de Patmos » s'exclame Blumroch. Et Louis affirme qu'il a toujours été religieux, mais anti-chré­tien : « Un cardinal désespéré (sic) m'a dit : *Si nous séparons l'Évangile de l'Église, celui-ci devient fou*. » L'Évangile sans l'Église, cela donne les sectes, et en effet, beaucoup de folie. L'Église sans l'Évangile, c'est absurde. Alors que signifie cette phrase ? C'est pourtant cette triste salade qu'on présente comme une nouveauté. Sans doute, par certains aspects, ce livre plaira à des esprits sains (sens de l'effort, de la durée, de la transmis­sion du savoir etc.). Mais, de même qu'avec *les Écuries de l'Occident,* de Jean Cau, on est arrêté par le rejet frivole du christianisme. Il y a là une drôle d'école (et même de nouvelle école, je crois qu'on peut le dire sans jeu de mots). Georges Laffly. #### Georges Bernanos La vocation spirituelle de la France (Plon) La vocation spirituelle de la France, c'est, selon Berna­nos, de dénoncer l'imposture, et particulièrement l'imposture de l'esprit. Et celle qu'il voit poindre tient à la nouvelle puissance des intellectuels. Il est urgent, dit-il, de « séparer l'intelligence de la prétendue classe intellectuelle, au mo­ment où les moyens de diffu­sion de la pensée deviennent des moyens de masse ». C'était frapper au cœur de la cible. Voyez notre presse, notre télé, les universités. 133:202 Dix passages dans ce livre viennent renforcer la phrase qu'on vient de citer, et l'éclai­rer : « Nous autres Français, nous ne nourrissons pas le préjugé de la culture. Nous savons qu'il existe des intelli­gences, les unes fécondes, les autres stériles, et que les in­telligences stériles, soumises à une culture intense, forment cette espèce, malheureusement nombreuse désormais, d'imbéciles qui font un objet d'ex­ploitation pour les vulgarisa­teurs de talent comme Zweig, Ludwig, Maurois etc. et jus­qu'à Huxley (bien qu'il soit de beaucoup supérieur à ceux que je viens de citer) » Dans ce volume qui réunit des textes écrits pendant la guerre, ou juste après, on trou­vera toutes chaudes encore les passions de l'époque. On s'étonnera une fois de plus de certains jugements, de certai­nes invectives (la radio de Vi­chy assimilée à celle de Stutt­gart et du traître Ferdonnet). Dans cette guerre où Bernanos ne pouvait se battre, il vou­lait au moins *s'exposer* par ses écrits. Il ne calculait pas. Il jetait sa grande âme dans la bagarre, sans précaution. Trente ans après, il paraît in­juste et quelquefois absurde. Mais il nous est facile, une gé­nération après, de garder no­tre calme, et nous serions in­justes, à notre tour, en nous arrêtant à cet aspect de ces chroniques. L'important est ailleurs. Car si Bernanos s'est trompé en certains points, sur le moment, il est d'une grande, d'une ad­mirable lucidité sur l'essentiel. Il a parfaitement compris le monde moderne. Ce monde a provoqué une déshumanisa­tion, une déspiritualisation -- que l'Église n'a pas su enrayer. « Les démocraties ne sont pas moins déspiritualisées que les dictatures, ou pour parler plus clairement, elles sont deux formes différentes du glissement irrésistible, univer­sel du monde moderne vers le totalitarisme. » Il a vu comme ce monde hait le pauvre, le refusant, le niant, comme il refuse la mort. A Botafogo (Brésil) près de chez lui, des villes de luxe sont construites à la place de tau­dis. Le bidonville n'est pas éliminé. Il ira se reconstituer un peu plus loin. Nous voyous cela partout, maintenant. Ber­nanos ne s'y trompe pas : « Une fois de plus, le monde moderne aura triomphé, non de la misère, mais des miséra­bles, en les repoussant un peu plus loin, hors de sa vue, hors de sa portée. » Tout notre sys­tème de protection sociale, et le dédain affiché de l'aumône, vont dans le même sens, on le sait bien. On paye, on fait pa­yer par des guichets anony­mes, pour échapper au con­tact du pauvre, du malade, du vieillard : ils sont cantonnés à part. Système aseptique. Sur les aspects politiques de ce monde, Bernanos, en qui vit l'ancienne France, ne se trompe pas non plus. Il donne cette clé, pour le XIX^e^ siècle : la bourgeoisie issue de la ré­volution n'a pas grand chose de commun avec la bourgeoi­sie de l'ancien régime. Et elle est *désencadrée *: 134:202 « Le mal­heur n'était pas que de tels hommes fussent des rustres, mais que la décomposition gé­nérale de la société fît d'eux de faux maîtres, les faux maî­tres d'un peuple lui-même en train de devenir un faux peu­ple, une masse prolétarien­ne. » Et le temps passé a confir­mé ce jugement de 1947 : « L'élite de la J.O.C. glisse au marxisme comme le fleuve à la mer. » Les textes, écrits de circons­tances, réunis dans ce volume pourraient n'avoir qu'un inté­rêt « historique ». Tout au contraire ; le livre -- à quel­ques pages près -- semble écrit pour répondre aux ques­tions les plus pressantes d'au­jourd'hui. C'est de notre mon­de et de ses périls qu'il s'agit -- Bernanos est plus vivant que jamais. G. L. #### Ernst Jünger Le Contemplateur solitaire (Grasset) « Le Contemplateur solitai­re » réunit des textes écrits à diverses époques, mais pour la plupart depuis la guerre. Il s'ouvre sur la *Lettre de Sicile au bonhomme de la Lune* (1928). Ce texte célèbre, déci­sif, n'avait jusqu'ici jamais été traduit en français. Voilà une lacune comblée, grâce à Henri Plard (qu'il faut remercier une fois de plus pour l'excellence de ses versions françaises de Jünger. Il prouve que la race des grands traducteurs n'a pas disparu). Dans la *Lettre,* Jün­ger inaugure et décrit une dé­marche qui n'a cessé d'être la sienne : en même temps que le monde visible, regardé avec une rigueur scientifique, il s'agit pour lui de déceler les traces, les signes, du monde invisible. A cette vision « sté­réoscopique » (du nom de ces appareils où des images plates apparaissaient en relief quand on les regardait des deux yeux) nous devons le meilleur de cette œuvre. C'est par elle que Jünger se tient au-dessus d'une époque dont il ne se sé­pare pourtant jamais. Plusieurs autres essais après la *Lettre de Sicile* évoquent la Méditerranée, ses rivages et ses îles. La mer antique est pour Jünger un bain de jou­vence. Il s'y détend, et ces va­cances nous valent les pages enjouées et légères de *La Tour aux Sarrazins* ou de *Matinée à Antibes.* Même là pourtant surgissent soudain des remar­ques d'un autre ordre : « La chasse royale commence en laquelle le monde physique et le monde métaphysique ne sont plus séparés que par une mince pellicule. » Cette chasse, qui mériterait elle aussi d'être nommée « chasse subtile » (ainsi cet entomologiste passionné dési­gne-t-il sa quête des insectes) on la voit mieux encore dans des études comme le *Copris espagnol* ou *Trois galets*. 135:202 Ici, on rejoint les réflexions de « l'Essai sur l'homme et le temps ». Nous sommes entrés dans le monde des tyrans. Mais leur victoire n'est qu'apparente, et ils le savent. « Et le cauchemar qui tourmente les nuits des bourreaux, le voici : que leur victime ressusci­te. Qu'il n'en soit jamais ainsi -- c'est à quoi tend l'effort de la science. » Car la science devient auxiliaire de la police, comme il l'avait prévu dans *Héliopolis :* si l'on ne voit en l'homme que matière, on peut le soumettre ou l'anéantir. Seulement, ce n'est pas vrai. Il y a une part d'impérissable dans l'homme ; d'où sa liber­té, en ce sens précis : « il n'y a qu'une liberté qui mérite ce nom : elle a son siège dans la conscience de l'immortalité ». La méditation sur le *copris* revient sur le thème de mon­des plus élevés que le nôtre. Pourquoi le copris, insecte étincelant, ne vit-il que quel­ques heures, après une longue attente larvaire ? Cette méta­morphose, comme celle du grain qui meurt pour renaître, a toujours paru un signe. Et la brièveté du triomphe est sans importance. L'insecte qui atteint sa perfection a mani­festé l'impérissable, il en est une des traces innombrables et toujours renouvelées. « Un arc-en-ciel invisible déborde le visible. » « Le Contemplateur solitai­re » nous montre un Jünger secret, et plein de sérénité, malgré les épreuves et les dé­sastres. La « vision stéréosco­pique » livre ses merveilles au vieux mage : il suffit de sa­voir regarder. G. L. #### Charles Guérin Le trésor des lettres latines, t. II (éditions de la Revue moderne) Charles Guérin, qui a long­temps enseigné, devait être excellent professeur : il fait aimer ce dont il parle, il don­ne vie aux textes. Cette pro­menade à travers les auteurs latins est aussi une anthologie où les fleurs sont toutes fraî­ches. Et l'éloge se termine comme il se doit par une adhésion fervente au latin li­turgique, pour sa beauté et sa vertu unifiante. Livre précieux et d'une grande vertu *pédagogique :* il donne envie de retourner aux trésors qu'il évoque. G. L. #### Jacques Isorni La fièvre verte (Flammarion) Même s'il voulait l'oublier M^e^ Isorni reste le défenseur de Ro­bert Brasillach et du maréchal Pétain. Et quand il décida, en 1970, de se présenter aux suf­frages de l'Académie, c'est comme tel qu'il fut accueilli. Grand émoi chez les quarante grenouilles. On y trouve en ef­fet pas mal d'anciens pétai­nistes, mais qui pour la plu­part ont accommodé leur pas­sé à une autre sauce. 136:202 Comme le disait Robert Aron : Votre élection sera un test. « Non par rapport à vous, mais par rapport à une élite qui à l'heure actuelle, devrait avoir recouvré sa li­berté de pensée et d'expres­sion au regard des événements que représente votre candida­ture. Or, je ne suis pas sûr qu'elle en soit encore capable. Les élites sont toujours fai­bles. » L'historien voyait juste. Isor­ni eut six voix. Il publie au­jourd'hui le récit de sa cam­pagne. C'est drôle et délecta­ble, et cela provoque aussi des réflexions assez amères. On re­commande les portraits : le cardinal Tisserant, brutal et borné, Maurice Druon, encore plus dindon que paon, Wladi­mir d'Ormesson, pièce de fausse monnaie, Morand, chi­nois et lointain, Gaxotte, féro­ce et gamin. Et les autres, tout aussi bien. G. L. #### Histoire de la France rurale tomes I et II des origines à 1789 (Seuil) Il faut, pour l'ensemble, louer les personnalités qui col­laborèrent à ces deux premiers tomes, d'abord d'avoir fait preuve de prudence scientifi­que et de probité intellectuelle, ensuite d'avoir facilité dans la mesure du possible l'accès du lecteur à des connaissances agronomiques et sociologiques usant d'un vocabulaire spécia­lisé auquel il eût été impossi­ble de renoncer. La présenta­tion, l'illustration et la photo­graphie unissent le charme du goût artistique à l'efficacité démonstrative. Il est trop évi­dent que nous ne saurions être toujours d'accord avec les thè­ses et les perspectives ; encore ne sont-elles pas rigoureuse­ment alignées sur un modèle doctrinal impératif. Sans dou­te certaines méthodes de sociologie relatives au folklore peuvent-elles nous sembler in­suffisantes dans la mesure où des secteurs de recherche sont objets de prédilection ; mais on peut penser que la raison en est l'inégal perfectionne­ment des techniques d'investi­gation. La « culture populai­re » dispensée par les livres de colporteurs, la « Bibliothèque Bleue », les images dévotes ou légendaires, cela n'est cer­tes pas négligeable ; mais l'a­meublement créé par les arti­sans rustiques, et la cuisine campagnarde et familiale re­présentent aussi des activités créatrices de l'esprit ; et il y en a d'autres encore... 137:202 Le pro­gressisme à la mode se pen­che attentivement sur les ré­voltes paysannes, c'est à peu près inévitable ; mais on ne se préoccupe pas assez de leur insertion dans la politique gé­nérale du temps, y compris la politique internationale dont les menées secrètes ne furent pas toujours étrangères à des mouvements apparemment spontanés. On sent vaguement le préjugé révolutionnaire agraire, idyllique et romanti­que : sans les seigneurs, le Roi, les impôts, la morale aus­tère de l'Église, « tout le mon­de il aurait été beau et gen­til » ; tous copains comme co­chons autour de la marmite à pommes de terre, en somme !... Comme si les ambitions des maquignons habiles, des heu­reux spéculateurs de villages, n'eussent pas été vite en me­sure de renouveler les conflits ! Reconnaissons d'ailleurs que le deuxième tome montre fort bien au XVI^e^ et au XVIII^e^ le processus de création des hié­rarchies parmi les agriculteurs eux-mêmes ; et pour les rebel­lions, on ne nous dissimule pas les étrangetés et les mys­tères, par exemple pour « Jean-Va-Nu-Pieds », ce gé­néral populaire de la jacque­rie normande du XVII^e^, dont l'existence très douteuse ne fut sans doute que fiction in­ventée par des malins fort in­téressés : on songe au « Che­valier inexistant » d'Italo Cal­vino. Il arrive aussi qu'on s'a­pitoie sur l'absence d'esprit « contestataire » chez les pay­sans, et leur trop lente pro­motion à l'émancipation sexuelle dans la vie conjugale. C'est surtout sensible (et on s'en serait douté d'avance) dans la partie traitée par M. E. Le Roy Ladurie, d'une plume alerte mais dans un style un peu trop goguenard. L'austéri­té rustique ne fut pas simple­ment subie, elle était un mo­teur de vie, la recherche d'un style de dignité : on taillait dans le bois fruste de la vie pour en faire une belle armoi­re de chêne... Et c'est peut-être là le trait le plus authentique de la « culture » intellectuelle du monde campagnard. D'ail­leurs M. Le Roy Ladurie dé­nonce avec une louable éner­gie les idées de Voltaire et de ses amis, fort opposés à la dif­fusion de l'enseignement pri­maire rural, qui fut assuré, sans eux, malgré eux, par l'Église. En somme ces deux pre­miers volumes sont pleins d'in­térêt, ils portent parfois à la discussion et bien souvent au charme de la rêverie, comme dans l'évocation des fumées de sarments brûlés et des odeurs de vendanges autour du Paris d'autrefois. Je retiens cette in­terrogation à propos du « temps des malheurs » (1340 à 1450) : « Un siècle de mal­heurs aurait emporté une société fragile. Celle-ci, au con­traire, a fort honorablement résisté. Pourquoi ? A cause de la puissance de ses fondements biologiques et économiques ? De la force de son encadre­ment institutionnel, seigneu­rie, paroisse et communauté ? De la vigueur des structures mentales ? Que choisir ? Mais convient-il de choisir ? » Non certes ! et même en ajoutant le secours de la Providence divine, le problème serait, croyons-nous, très exactement et totalement posé. Jean-Baptiste Morvan. 138:202 #### André Henry Saintes et saints du pur silence *Collection Les Poètes de Laudes\ Imprimerie Gerbert à Aurillac* « Il a trop de bruit, on n'en­tend plus les cœurs » : la dé­marche poétique et spirituelle d'André Henry tend à restau­rer dans notre vie intérieure la présence d'un monde de plus en plus ignoré des consciences modernes, soit que ce monde ait pris volontairement le par­ti du silence, soit que les mys­térieux décret de la Providence le lui aient imposé. Aussi in­voque-t-il d'abord les saints inconnus, intercesseurs auprès du Christ de toutes les souf­frances muettes, pour consa­crer ensuite son pèlerinage de haute charité aux enfants « mongoliens », aux « demeu­rés », « les demi-vivants, les pauvres absolus », tous pa­reils « aux danseurs des tom­beaux qu'une fresque a mu­rés ». Il évoque ainsi le mal­heureux qu'on occupe toujours à de menus travaux de jardi­nage, et qui emportera dans l'au-delà les rares lambeaux du paysage terrestre que, toujours courbé sur l'humus du jardin, il aura pu entrevoir : mais nous pouvons pressentir qu'une transfiguration est réservée à cette connaissance innocente et apparemment dérisoire de ce monde-ci. Nous trouvons dans ces poèmes une inspira­tion franciscaine qui sait s'éle­ver au tragique, et recourir à la satire grave quand il s'agit de fustiger l'infamie des nou­veaux Hérodes, les avorteurs, dans « Femme, tu peux les croire... ». Le monde animal lui-même, au bas de l'échelle, devient mystérieusement pro­che de l'homme qui cherche à lire dans la Création. Nous sui­vons le poète dans une explo­ration vertigineuse qui n'est pourtant pas une descente aux enfers. On songe à des « cor­respondances » baudelairien­nes qui loin de s'en tenir aux émotions esthétiques, toujours gratuites même quand elles sont douloureuses, seraient constamment éclairées par une sûre théologie de la souffrance universelle à laquelle préside Jésus crucifié. Dans le mystè­re divin, rempli de promesses d'une intelligibilité suprême, se trouvent réintégrées toutes les exigences marginales dont le regard trop souvent se dé­tourne. « Et ce peuple qui était assis dans les ténèbres a vu une grande lumière, et la lumière s'est élevée sur ceux qui étaient assis dans la con­trée de l'ombre et de la mort ». L'âme que le doute peut saisir s'en trouve réconfortée, et l'honneur de la poésie couron­ne ceux qui se dévouèrent aux âmes emmurées. Le dernier vers du recueil proclame « le brusque embrasement de ce qui fut obscur ». L'intensité de la méditation philosophique donne à la hantise consciem­ment assumée de la souffrance une inoubliable originalité : « Je sais que par ici les pier­res, les déments, Les ron­ces, les proscrits, ont besoin d'un asile, Pour s'unir en secret aux splendeurs inutiles, Au gel, aux éperviers, aux Soleils triomphants. » Jean-Baptiste Morvan. 139:202 ## DOCUMENTS ### 20. -- Interview de Mgr Marcel Lefebvre *15 janvier / 13 février 1976* *Cet entretien de Mgr Lefebvre avec Louis Salle­ron a eu lieu le 15 janvier 1976. Il a été publié dans* « *La France catholique -- Ecclesia *»*, numéro 1522 du 13 février* ([^25])*.* Louis SALLERON. -- Monseigneur, il y a, non seulement en France, mais dans le monde entier, une foule immense de catholiques qui ont mis en vous leur confiance parce que le séminaire d'Écône leur est apparu comme le rempart de leur foi dans ce que le P. Bouyer appelle « la décom­position du catholicisme ». Cependant beaucoup aujour­d'hui sont troublés parce que les informations qu'ils lisent dans les journaux vous présentent comme désobéissant au pape. MGR LEFEBVRE. -- Il me semble que, tout au contraire, mon séminaire est l'expression la plus claire d'une attitude d'obéissance au pape, successeur de Pierre et vicaire de Jésus-Christ. Louis SALLERON. -- Vous avez pourtant parlé du « de­voir de désobéir ». 140:202 MGR LEFEBVRE. -- Sans doute. C'est un devoir de déso­béir aux prescriptions qui constituent elles-mêmes une désobéissance à la doctrine de l'Église. Vous avez une fa­mille. Si vos enfants reçoivent au catéchisme un enseigne­ment officiellement autorisé ou imposé, mais qui déforme ou passe sous silence les vérités à croire, votre devoir est de désobéir à ceux qui prétendent inculquer ce nouveau catéchisme à vos enfants. Ainsi obéissez-vous à l'Église. Louis SALLERON. -- Le cardinal Villot a écrit que vous refusiez le contrôle des autorités ecclésiastiques compéten­tes ; est-ce exact ? MGR LEFEBVRE. -- C'est absolument faux. J'ai d'ailleurs eu plusieurs fois la visite de Mgr Adam et j'ai invité ex­plicitement Mgr Mamie, qui a toujours refusé de venir, parce qu'il considérait mon séminaire comme illégal, alors qu'il a déclaré dans sa lettre de suppression que le sémi­naire *perdait* sa légalité. Louis SALLERON. -- Le cardinal Villot dit aussi que vous êtes en opposition systématique avec le concile ; est-ce vrai ? MGR LEFEBVRE. -- Il est également faux que je sois en opposition systématique avec le concile Vatican II. Mais je suis convaincu qu'un esprit libéral a soufflé au concile et transparaît fréquemment dans les textes du concile, en particulier dans certaines déclarations comme celle de la liberté religieuse, celle concernant les religions non chré­tiennes et l'Église dans le monde. C'est pourquoi il me semble très légitime de faire de grandes réserves sur ces textes. Tandis que la recherche théologique autorisée met en cause de véritables dogmes de notre foi, je ne puis com­prendre comment on me condamne pour discuter certains textes d'un concile non dogmatique comme l'a encore affir­mé récemment le pape lui-même. On m'accuse pour cela d'infidélité à l'Église, alors qu'aucun de ces théologiens en recherche n'est condamné. Il y a vraiment deux poids et deux mesures. Louis SALLERON. -- Cependant, c'est le pape lui-même qui semble estimer que vous n'obéissez pas à l'Église. MGR LEFEBVRE. -- Il y a donc un quiproquo. Ma pensée et ma volonté ont toujours été sur ce point exemptes de toute ambiguïté. J'ai eu un jour l'occasion de l'écrire à l'abbé de Nantes : « Sachez que si un évêque rompt avec Rome, ce ne sera pas moi. » Louis SALLERON. -- Avez-vous eu quelque entretien avec le pape à ce sujet ? 141:202 MGR LEFEBVRE. -- Non, précisément, et c'est ce que je déplore. Louis SALLERON. -- Il ne vous a pas convoqué pour vous faire part de ses sentiments ? MGR LEFEBVRE. -- Non seulement il ne m'a pas convo­qué, mais je n'ai jamais pu obtenir une audience de lui et j'en viens à me demander si ma demande d'audience lui a été présentée. Récemment, un évêque que j'estime beau­coup a vu le saint-père pour lui dire le désarroi que cau­serait dans son diocèse toute mesure à mon égard qui paraîtrait une condamnation de mon œuvre et lui a de­mandé de me recevoir. Le saint-père l'a prié de s'en entre­tenir avec le cardinal Villot. Cet évêque s'est rendu aussitôt chez le cardinal qui lui a répondu : « Pas question, le pape pourrait modifier son opinion et ce serait la confusion. » vous voyez donc qu'il y a un écran placé entre le souverain pontife et moi. Louis SALLERON. -- Dans sa seconde lettre, le pape vous écrit qu'il est parfaitement informé à votre sujet. MGR LEFEBVRE. -- Je suis en droit de penser qu'il ne l'est pas puisque je ne peux avoir aucun entretien avec lui. Louis SALLERON. -- Il se fonde probablement sur le rapport des deux visiteurs apostoliques qui ont été à Écône et sur celui de la Commission des trois cardinaux qui se sont entretenus avec vous par mandat exprès du saint-père. MGR LEFEBVRE. -- J'ignore ce que contiennent ces do­cuments. En ce qui concerne le rapport des deux visiteurs apostoliques, il ne m'a pas été communiqué... Louis SALLERON. -- On dit qu'il était favorable au séminaire d'Écône. MGR LEFEBVRE. -- On le dit, en effet, et j'en suis heu­reux ; mais, en fait, je ne sais rien puisque ce rapport ne m'a pas été communiqué. Quant à mes entretiens avec les cardinaux Garrone, Wright et Tabera, je peux vous indi­quer le fait suivant : très courtoisement, le cardinal Gar­rone me demanda si je voyais un inconvénient à ce que la conversation soit enregistrée. J'acceptai volontiers et de­mandai après l'entretien qu'une copie de l'enregistrement me soit remise. Celui-ci acquiesça, m'affirmant que c'était mon droit. Quand je vins demander la copie promise, on me dit qu'il ne s'agissait que d'une copie dactylographiée. Ce n'était pas la même chose, car il pouvait y avoir, dans le texte tapé à la machine, des suppressions et des modi­fications. 142:202 J'étais à Rome pour quelques jours. On devait me faire porter l'exemplaire qui m'était destiné. Ne le voyant pas venir, je téléphonai pour hâter les choses. On me répondit alors qu'il n'était pas possible de me donner cet exemplaire, mais que je pouvais venir en prendre connais­sance tel jour, à telle heure. Je refusai de me prêter à cette comédie. Si bien que, de même que j'ignore également ce que contient le rapport des visiteurs apostoliques, j'ignore également ce que contient le rapport de la Com­mission cardinalice. Si la bande enregistreuse du ma­gnétophone n'a été ni détruite ni coupée, je vous assure qu'elle serait intéressante à entendre. Mais il est évident que le saint-père n'a eu connaissance que des rapports qu'on lui a faits et dont je suis dans l'ignorance la plus totale. Louis SALLERON. -- En somme, vous êtes condamné dans un procès dont les pièces ne vous ont pas été com­muniquées. MGR LEFEBVRE. -- Ce n'est même pas un procès, car la Commission cardinalice n'était pas un tribunal et ne m'a jamais été présentée comme un tribunal. Je suis « con­damné », comme vous dites, d'une manière tellement irré­gulière que je ne vois pas à quoi peut correspondre le mot « condamnation ». Et cela, remarquez, à un moment où l'on nous dit que l'Église ne condamne plus et sans avoir pu être entendu par le saint-père qui a fait du dia­logue la marque de son gouvernement. C'est pourquoi je pense que tout cela a été machiné en dehors de lui. Louis SALLERON. -- Mais quelle difficulté trouvez-vous à faire l'acte public qui vous est demandé de soumission « au concile, aux réformes postconciliaires et aux orienta­tions qui engagent le pape lui-même » ? MGR LEFEBVRE. -- J'y trouve la difficulté d'une équi­voque qui débouche dans le mensonge. Du « concile », on passe aux « réformes postconciliaires » et de celles-ci aux « orientations qui engagent le pape lui-même ». On ne sait plus de quoi il s'agit. Que faut-il entendre par les « orientations qui engagent le pape lui-même » ? Devons-nous comprendre « *celles* des orientations qui engagent le pape lui-même » (et quelles sont-elles ?) ou « les orien­tations actuelles de l'Église qui, *toutes,* engagent le pape » ? Quand on voit ce qui se passe en France, pour ne parler que de notre pays, dois-je penser que, dans sa collégialité, l'épiscopat est soumis « au concile, aux réformes postconci­liaires et aux orientations qui engagent le pape lui-même » ? 143:202 Logiquement, je dois le penser puisque aucun acte public de soumission ne lui est demandé par le cardinal Villot ou le souverain pontife. C'est donc à la destruction du sacer­doce, à l'altération ou à la négation du saint sacrifice de la messe, à l'abandon des valeurs morales, à la politisation de l'Évangile et à la constitution d'une Église nationale autour de la conférence épiscopale et du secrétariat de l'épiscopat qu'il me faudrait souscrire pour témoigner de ma communion avec l'Église catholique et avec le Vicaire du Christ ? C'est absurde. Ma foi catholique et mon devoir d'évêque me l'interdisent. Louis SALLERON. -- Je crois que ce qu'on vous de­mande simplement, c'est de fermer le séminaire d'Écône. MGR LEFEBVRE. -- Mais pourquoi ? Il est peut-être le seul qui corresponde non seulement à la tradition de l'Église, mais au décret de Vatican II sur la formation des prêtres. J'ai eu d'ailleurs l'occasion de le dire un jour au cardinal Garrone qui ne m'a pas démenti. Louis SALLERON. -- Si le pape, au lieu de vous deman­der un acte mal défini de soumission, vous donnait l'ordre exprès, par une nouvelle lettre, de fermer le séminaire d'Écône, le fermeriez-vous ? MGR LEFEBVRE. -- Après un procès accompli en bonne et due forme, selon les normes élémentaires du droit naturel et du droit ecclésiastique, oui, j'accepterais de fer­mer mon séminaire. Qu'on me dise d'une manière explicite et concrète ce qu'on me reproche dans mon œuvre et dans mes écrits et qu'on m'accorde le droit élémentaire de défense, assisté d'un avocat. Louis SALLERON. -- Vous êtes donc, malgré tout, op­timiste. MGR LEFEBVRE. -- Il ne s'agit pas d'optimisme. Je ne sais ce qui arrivera, et à chaque jour suffit sa peine. Mais j'ai confiance cependant parce que, appuyé sur la tradition millénaire de l'Église qui n'a pas pu se tromper, je ne vois pas comment ce faisant je puis être sujet de condamnation. L'épreuve que subit l'Église ne peut trouver de solution que dans le retour aux principes qui font sa pérennité et sa continuité. 144:202 ### 21. -- Lettre de Paul VI au cardinal Villot *21 février 1976* Texte sans suscription ni intitulé, tel que le cardinal Villot l'a fait publier en France, notam­ment dans *La Croix* du 3 mars 1976 et dans *La France catholique* du 5. Nous avons pris connaissance d'une interview demandée à Mgr Marcel Lefebvre par l'hebdomadaire *France Catho­lique-Ecclesia* (n° 1322, du 13 février 1976). Parmi les erreurs contenues dans cette interview il en est une que nous voulons rectifier nous-même : vous seriez un écran placé entre le pape et Mgr Lefebvre, un obstacle à la ren­contre qu'il désire avoir avec nous. Cela n'est pas exact. Nous estimons qu'avant d'être reçu en audience, Mgr Lefebvre doit revenir sur sa position inadmissible à l'égard du concile œcuménique Vatican II ([^26]) et des mesures que nous avons promulguées et approuvées, en matière litur­gique ou disciplinaire (et, par conséquent, aussi doctri­nale) ([^27]). Cette position, il ne cesse malheureusement de l'affirmer par sa parole et par ses actes. Un réel change­ment d'attitude est donc nécessaire, pour que l'entretien souhaité puisse avoir lieu ([^28]) dans l'esprit de fraternité et d'unité ecclésiale, que nous désirons tant depuis le début de cette pénible affaire et surtout depuis que nous avons personnellement, à deux reprises, écrit à Mgr Lefebvre. 145:202 Nous continuons à espérer qu'il nous donnera bientôt, dans les faits, la preuve concrète de sa fidélité à l'Église et au Saint-Siège, dont il a reçu tant de marques d'estime et de confiance. Nous savons que vous partagez cet espoir ; c'est pourquoi nous vous autorisons à rendre publique cette lettre, conforme à la bienveillance et à l'affection que nous éprouvons pour vous, notre collaborateur dans la charge apostolique. 146:202 ## AVIS PRATIQUES ### Informations et commentaires La messe traditionnelle en Californie Un ami nous communique la lettre circulaire de Mgr Hugh A. Donohoe, évêque de Fresno, Californie, à ses curés. En voici la traduction : Cher Monseigneur/Père, 13 février 1976. J'ai été alerté sur le fait que la messe tridentine est plus répandue dans le diocèse de Fresno que je n'avais des raisons de le soupçonner. Je désire que vous vous fassiez une question de conscience de découvrir si une telle Messe est célé­brée dans quelque salle, maison ou autre lieu que ce soit dans les limites de votre paroisse. Dans l'affirmative, je désire que vous vous en assuriez si possible et que vous disiez au prêtre qu'il n'a aucun droit ou permission dans ce diocèse d'of­frir aucune messe. Si certains de ceux qui le suivent sont présents, dites-leur que la Messe est gravement illicite et qu'ils pèchent gravement en détruisant l'unité de la Foi par leur désobéissance. Si une telle pratique continue je serai obligé de recourir à l'ultime décision de les déclarer contu­maces et excommuniés. Sincèrement dans le Christ. Hugh A. Donohoe\ Évêque de Fresno. 147:202 Contumaces et excommuniés ! Il n'y va pas de main morte l'évêque de Fresno. Mais nous le remercions de nous faire savoir que la Foi n'est pas morte dans son diocèse et que des prêtres courageux y disent toujours la messe de saint Pie V. ; comme partout ailleurs. L. S. ### Les deux étendards De Mgr Lefebvre à Mgr Elchinger *suite* Le précédent numéro d'ITINÉRAIRES (numéro 201 de mars 1976) a fait le point des « célébrations œcuméniques » de Strasbourg. Faisons maintenant le point un mois plus tard. **1. -- **En ce qui concerne la position personnelle de Mgr Elchinger, elle demeure inconnue. Il faut se contenter des communiqués de *La* Croix et de l'évêché de Strasbourg, publiés dans notre numéro précédent. Chose étonnante : le numéro de mars de *L'Église* en *Alsace* (bulletin diocésain) ne souffle mot de la question. 2. -- Les « célébrations œcuméniques » de Saint-Nicolas avaient, dès le début, été annoncées comme devant avoir lieu le deu­xième samedi de chaque mois. Après les communiqués de janvier, la « célébration » de février aurait-elle lieu ? Eh ! bien, oui, elle a eu lieu -- avec une légère modification dans la « liturgie ». Le samedi 14 février, le P. Ch., franciscain, s'est retrouvé avec un pasteur, derrière la même table d'autel. Mais au lieu qu'il y ait une inter-célébration comme les deux fois précédentes (en décembre et janvier), il y eut *concélébration parallèle* et synchronisée, au sein d'une cérémonie unique (chants, lectures, etc.). 148:202 Au début de la cérémonie le père franciscain avait fait appel à la conscience de chacun pour recevoir la communion du prêtre ou du pasteur. Au moment de la communion, on vit l'abbé S. (celui qui est membre de la Commission diocésaine pour les problèmes œcuméniques) s'avancer du fond de l'église et venir communier, le dernier, chez le pasteur protestant. \*\*\* Toute la question, maintenant, est de savoir si Mgr Elchin­ger va condamner et interdire ces célébrations scandaleuses. Il y sera peut-être obligé, mais ses atermoiements trahissent son embarras. Sa responsabilité est, en effet, évidente dans tout ce qui vient de se passer. On se doute bien que les deux prêtres qui se sont lancés dans ces intercélébrations et concé­lébrations catholico-protestantes n'ont pas agi sans se sentir leurs arrières assurés. Depuis des années, Mgr Elchinger pousse l'œcuménisme de plus en plus loin. Si les deux prêtres qui ont franchi le pas de ces « célébrations œcuméniques » se sont, bien évidemment, abstenus de demander à l'évêque une autorisation qu'il n'aurait pu leur accorder, ils n'ont mani­festement jamais reçu l'interdiction de tenter l'expérience, car les communiqués l'auraient mentionné. C'est le procédé clas­sique du chef qui, laissant son subordonné prendre une ini­tiative, le félicite si elle réussit et le désavoue si elle échoue. Quel désaveu en l'espèce ? Le communiqué de l'évêché dit que Mgr Elchinger a « protesté » (avec fermeté !) auprès du prêtre (il y en a deux) qui a concélébré ! Et pourquoi Mgr Elchinger a-t-il « protesté » auprès de ce(s) prêtre(s) ? Parce qu'il com­mettait un sacrilège ? Parce qu'il violait la Foi et la Loi de l'Église ? Non pas ! Mais parce qu' « une telle manière d'agir » ne peut que « nuire à un sain œcuménisme » ! C'est l'œcumé­nisme de l'évêque qui est choqué. Un article publié le 27 janvier, sous la signature de J.-L. E., dans les *Dernières nouvelles d'Alsace,* donne bien la note œcuménique de la question. Le titre, très long, est clair : « *A propos de l'hospitalité eucharistique dans un groupe de foyers mixtes alsaciens : un temps de pause dans l'œcuménisme ? *» Pas de doute pour l'auteur de l'article : il y a eu un incident de parcours, mais ce n'est pas grave. Un pas en arrière est normal après dix pas en avant. Les dernières lignes valent d'être citées : « En fait, un certain nombre de personnalités religieu­ses pensent que ces expériences des foyers mixtes « *ont été un peu loin *»*,* même s'ils les comprennent. Et d'ajou­ter que Mgr Elchinger, novateur en la matière, a voulu montrer face à Rome, très en retrait par rapport au diocèse d'Alsace, que l'on n'irait pas vers « *le confusionnisme* ». 149:202 « Cela étant, on peut penser avec le père Bockel que ces expériences sont un bien pour « la marche de l'Égli­se », même si cela va trop loin. L'archiprêtre de la ca­thédrale de Strasbourg \[le P. Bockel\] faisait état diman­che, à ses fidèles de la plus grande paroisse de Stras­bourg, de l'œcuménisme tel qu'il était vécu aujourd'hui. Il notait que l'Esprit Saint qui pousse « *l'œcuménisme sauvage des jeunes *» est très au-dessus « *de nos petites divisions. *» Le père Bockel de proclamer : « *C'est un débat entre le sacerdoce et le prophétisme, entre la hié­rarchie et le Saint-Esprit. C'est cela qui fait avancer l'Église. La tendance prophétique, c'est la marche. La tendance hiérarchique, c'est la modération. *» Et de re­prendre l'image de Mgr Weber : « *Dans l'Église, il y a un moteur, un volant, des freins. Le moteur c'est l'Esprit Saint. L'Église institutionnelle, c'est le volant, les freins. Il y a des bagarres entre le sacerdoce et le prophétisme. Mais ces confrontations sont nécessaires pour que l'Église poursuive son chemin vers l'unité. Et le seul œcuménisme réel, c'est là où la foi est réelle. *» N'oublions pas le message adressé, en novembre 1975, à l'Assemblée du protestantisme par Mgr Etchegaray, fraîche­ment élu à la présidence de la Conférence épiscopale : « ...vous ne pouvez plus revendiquer le *monopole de la Réforme* si vous reconnaissez les sérieux efforts de renouveau biblique, doctri­nal et pastoral entrepris par *l'Église du Concile Vatican II.* (*...*) Il ne suffit plus de clarifier nos divergences ou de souligner nos convergences : nous devons tendre *coûte que coûte* à une *unité organique* dans une *Église respectueuse des valeurs et des traditions particulières... *» Ce n'est du moins pas du côté de la collégialité épiscopale française que Mgr Elchinger se sentira gêné. Quant à Rome, le traditionalisme d'Écône l'occupe trop, apparemment, pour que l'œcuménisme de Strasbourg puisse retenir sérieusement son attention. Louis Salleron. ### Le fonctionnement de l'amalgame : la terreur contre les « proches » Il y a eu contre Écône une déclaration -- une de plus -- des évêchés de Lausanne et de Sion, en date du 17 février (reproduite dans la *Documentation catholique* du 7 mars, p. 235). 150:202 Elle n'a dans l'ensemble aucune importance, n'étant que rabâchage des méchantes frivolités habituelles ; sauf un point particulier, celui que nous soulignons (en caractères italiques) dans cet alinéa : « ...C'est donc une grave désobéissance envers le pape et l'évêque de soutenir moralement et financièrement Mgr Lefebvre et son œuvre, d'assister à des services religieux ou des catéchismes tenus par *des personnes qui lui sont proches,* d'organiser des pèlerinages à Écône ou d'y participer. » Des hiérarques qui ont perdu toute autorité morale -- et cette perte était cent fois méritée -- veulent régner par la terreur. Ils menacent non seulement Mgr Lefebvre, mais encore tous ceux qui « lui sont proches » ! C'est le système de l'amalgame. Ce système a fonctionné déjà dans l'Église, de 1926 à 1939, à partir de la condamnation de l'Action française. Dès la première édition de notre brochure sur *La condam­nation sauvage de Mgr Lefebvre*, nous avons signalé ce point capital. Nous y avons donné deux premiers exemples de mise en œuvre de l'amalgame dès le mois de juin 1975. Nous y avons montré le triste et suspect Mgr Elchinger (par ailleurs respon­sable des abominations de Strasbourg révélées par Louis Salle­ron) en train de condamner l'un de ses prêtres pour ce motif : « *Vous semblez être dans la ligne de la* DÉCLARATION *de Mgr Lefebvre. *» Il suffit que l'on « semble ». Il suffit que l'on paraisse « proche ». Nous expliquions, nous redisons, car il faut absolument y attirer l'attention de tous ceux qui peuvent être concernés : Après la condamnation de l'Action française en 1926, tout le travail du modernisme dans l'Église fut *d'englober* dans cette condamnation même ceux *qu'elle* ne concernait pas. Pour n'y être point en­globés, il fallait aux suspects multiplier les gages, les compromissions, les capitulations, sans jamais d'ailleurs arriver à désarmer la suspicion artificielle­ment jetée sur eux. Le même système est en place. Les uns sont déjà traités comme des condamnés, sous le motif que Mgr Lefebvre est condamné. Les autres, chaque fois qu'ils élèveront une pa­role contre l'autodémolition de l'Église et contre l'apostasie immanente, s'entendront dire : -- *Vous êtes donc comme Mgr Lefebvre !* 151:202 Et il leur faudra subir moralement et administra­tivement le même sort, ou désavouer sans fin toute résistance à l'autodémolition et à l'apostasie. Prenons un cas tout à fait actuel. Des « catéchismes tenus par des personnes proches de Mgr Lefebvre », cela veut dire par exemple des catéchismes tenus par des gens de *L'Homme* nouveau... -- Mais en quoi sont-ils « proches » de Mgr Lefebvre ? -- D'abord en ce que cette proximité non définie pourra être affirmée contre n'importe qui, comme la rage contre le chien que l'on veut noyer. Et puis *L'Homme* nouveau n'a jus­qu'ici rien dit ni pour ni contre Mgr Lefebvre ([^29]) ([^30]). Il est « proche » de lui en ce qu'il n'a pas, comme les autres, craché sur lui. Il est donc suspect. S'il veut éviter d'être englobé par amalgame dans la condamnation de Mgr Lefebvre, on lui dira : « Eh bien, faites donc une déclaration contre », et s'il refuse il sera, pour cela, compromis. S'il accepte... une telle déclara­tion sera inévitablement, quant à la portée pratique, une décla­ration contre la messe catholique, contre la version et l'inter­prétation traditionnelles de l'Écriture sainte, contre le caté­chisme romain : puisque c'est Mgr Lefebvre qui représente tout cela, et que ses prêtres, et ceux qui lui sont « proches », sont les seuls à conserver à la fois authentiquement et ouverte­ment le catéchisme, l'Écriture et la messe, dans la clarté, dans la fierté chrétienne. -- Il n'y aura donc aucun moyen de s'en sortir ? -- Aucun. Sauf la fermeté et la franchise dès le début ; dès les principes : le refus net de l'évolution conciliaire, de la nouvelle religion, des décrets auto-destructeurs. Mais ceux qui voudront, par équivoques, concessions, feintes, éviter d'être compromis avec Mgr Lefebvre, seront conduits à donner des gages, à déserter le vrai combat spirituel, à rendre insignifiant leur témoignage. 152:202 On ne peut plus désormais y échapper : *ou bien* on admet l'axiome selon lequel Vatican II a autant d'au­torité et *plus d'importance que Nicée* (et son corollaire qui alors va de soi : *l'évolution conciliaire issue de Vatican II a autant d'autorité et plus d'importance que Vatican II en lui-même*)*,* et dans ce cas on est reçu dans la nouvelle « commu­nauté ecclésiale » fondée sur ce critère impérieux et discri­minateur ; *ou bien* on s'en tient à la foi catholique, et alors on est légitimement suspect d'être « proche » de Mgr Lefebvre, et de fait on l'est, au moins en cela qui est l'essentiel ; et l'on est excommunié par la nouvelle religion, qui entend régner par la terreur : et qui arrivera bien ainsi à régner sur toutes les catégories de pancaliers ([^31]). J. M. ============== fin du numéro 202. [^1]: \* -- Cet article de Gustave Corçaô a paru dans le journal *O Globo* sous le titre CONTRASTES E CONFORTOS, « Contras­tes et réconforts », à la suite d'une erreur de typographie caractérisée. Nous avons rétabli ici le titre correct CONTRASTES E CONFRONTOS, « Contrastes et comparaisons ». (Note du traducteur.) \[figure en encadré, p. 4 de l'original. 2002\] [^2]:  -- (1). « *Vozes *»* : sons, cris, clameurs -- *selon mon dictionnaire. (Note du traducteur.) [^3]:  -- (2). C.N.B.B. : *Conférence nationale des évêques brésiliens.* (Note du traducteur.) [^4]:  -- (1). Article traduit dans ITINÉRAIRES, numéro 198 de décembre 1975, pour le « Tombeau du général Franco ». (Note du traducteur.) [^5]:  -- (1). Il faudrait s'arrêter sur ce mot, revendiqué, puis ridiculisé (deux étapes). [^6]:  -- (1). V. ITINÉRAIRES, n° 162, et aussi n^os^ 185 et 195. [^7]:  -- (1). « Caracol » signifie « Es­cargot ». [^8]:  -- (1). Édition française : Pu-Yi, *J'étais empereur de Chine ; l'auto­biographie du dernier empereur de Chine* (*1906-1967*). Flammarion 1975. [^9]:  -- (1). J.-F. REVEL : « *La tentation totalitaire *», aux éditions Robert Laffont, Paris, 1976 -- page 28. [^10]:  -- (2). *Op. cit.,* page 51. [^11]:  -- (1). *Op. cit.,* page 83. [^12]:  -- (1). *Op. cit.,* page 52. [^13]:  -- (2). *Op. cit.,* page 57. [^14]:  -- (1). *Op. cit.,* page 354. [^15]:  -- (1). *Op. cit.,* page 358. [^16]:  -- (1). ITINÉRAIRES n° 154 de juin 1971 et n° 155 de juillet-août 1971 ; n° 37 de novembre 1959. [^17]:  -- (1). Mais « quelle entorse à sa volonté quand il était aux côtés d'Inès ! Quel regain de liberté, sa liberté presque entière quand il était loin d'elle ! ». [^18]:  -- (2). Voir la récente réédition *de La Vieillesse du Monde* chez Domi­nique Martin Morin. [^19]:  -- (3). Souligné par nous. [^20]:  -- (4). En fait, le point de vue du seul Lénine. [^21]:  -- (5). Souligné par nous. [^22]:  -- (6). *Idem.* [^23]:  -- (7). Souligné par Soljénitsyne. [^24]:  -- (8). Souligné par nous. [^25]:  -- (1). Ce document porte le numéro 20 parce qu'il vient à la suite des dix-neuf documents précédents, publiés en leur temps dans les numéros successifs d'ITINÉRAIRES. Ces dix-neuf documents figurent dans la plus récente édition de notre brochure : *La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre.* \[cf. 195-07-75\] [^26]:  -- (1). Est inadmissible pour Paul VI une position qui omet ou refuse de consentir au concile Vatican II autant d'autorité et plus d'importance qu'au concile de Nicée. [^27]:  -- (2). « Disciplinaire » s'entend ordinairement par distinction d'avec « doctrinal ». [^28]:  -- (3). On demandera peut-être pourquoi c'est seulement de Mgr Lefebvre que l'on exige ces conditions préalables : Paul VI en effet reçoit toutes sortes de gens (avorteurs, libertins, ve­dettes de spectacles immoraux, francs-maçons, communistes, terroristes, etc.) dont l' « attitude » est peu satisfaisante et à qui l'on n'a pas imposé, avant de leur accorder audience, « un réel changement d'attitude ». La réponse à une telle interro­gation apparaît de mieux en mieux : cette inégalité de traite­ment n'est ni accidentelle ni arbitraire, elle est une inévitable conséquence pratique de l'axiome selon lequel Vatican II aurait autant d'autorité et plus d'importance que Nicée. L'importance prioritaire en théorie -- et quasiment unique et exclusive en fait -- reconnue à Vatican II provoque la naissance d'une nouvelle communion, d'un type nouveau. Ceux qui approuvent ou au moins applaudissent « le concile » appartiennent à la communion nouvelle et sont fraternellement reçus par Paul VI, même s'ils récusent ou ignorent les vingt conciles antérieurs et les dogmes définis. En revanche ceux qui demeurent fidèles aux dogmes définis et à toute la tradition apostolique, mais formulent des réserves sur « le concile » et les réformes de circonstance qui en sont issues, eh bien ! ceux-là seront consi­dérés comme étrangers à la communion et trouveront porte fermée aussi longtemps qu'ils n'auront pas changé d'attitude. Ainsi « le concile » a l'ambition de *résumer* et la fonction de *remplacer* tout ce qui l'a précédé. Il devient le principal critère du vrai et du faux, du bien et du mal. Seule « l'évolution conci­liaire » possède à son tour « autant d'autorité et plus d'impor­tance » que le concile lui-même. On a le droit d'être « davan­tage conciliaire » que le concile ; on n'a pas le droit de l'être moins. Dans cette perspective seulement, le comportement of­ficiel à l'égard de Mgr Lefebvre trouve sa cohérence et son explication. Effrayante cohérence ; explication redoutable. [^29]:  -- (1). Répondons ici aux lecteurs qui nous demandent quand la revue ITINÉRAIRES publiera un compte rendu de *Combat pour l'espé­rance,* l'important et brillant ouvrage, riche de grandes qualités, que Marcel Clément a fait paraître en avril 1975 aux Éditions Albatros. Notre réponse est : -- Prochainement ; le plus tôt possible ; mais nous voudrions simplement respecter la chronologie, c'est-à-dire attendre que d'abord, de son côté, *L'Homme nouveau* ait donné un compte rendu de *Un évêque parle* (première édition parue en février 1974) et de *Réclamation au Saint-Père* (paru en novembre 1974). [^30]:  -- Il n'a pas tardé à se prononcer *contre,* en raison du processus que nous avions décrit par avance aux lignes suivantes. (Note de 1984.) [^31]:  -- Voilà une injure parfaitement inoffensive parce que complètement ésotérique. Le mot lui-même de *pancaliers* pour désigner une catégorie de choux frisés a disparu des dictionnaires, même du grand Robert en six volumes et un supplément. Il n'a rien à voir avec la soi-disant doctrine du « pancalisme ». Dans sa signification proprement morale, c'est un terme que j'emprunte à La Varende : « *Nous venons de nous battre à la Mégissière ! Le marquis de La Bare est mort, vous entendez ! et Louis de Réville se meurt... Allons ! A l'aide, les pancaliers !* » Et justement : les pancaliers, ne bougent toujours pas. (Note de 1984.)