# 203-05-76 1:203 ### Profession de foi contre profession de foi par Jean Madiran *Lettre à l'évêque\ d'un diocèse français* Cette lettre n'est pas écrite allégoriquement à un évê­que imaginaire. Elle est une réponse qui a été réellement adressée, « profession de foi contre profession de foi », à un évêque en particulier, l'évêque d'un diocèse de Fran­ce, au mois de mars 1976. Mais elle concerne aussi tous les autres, collégialement enrégimentés dans le parti de l'évolution conciliaire. C'est à tout ce qu'est, en fait, l'évolution conciliaire, que nous nous opposons, « pro­fession de foi contre profession de foi ». Monseigneur, C'est la fin de votre lettre qui m'importe. Au­paravant vous vous amusez à me prêter des pré­tentions pour ricaner de leur présomption. La présomption d'être un historien, mais il est connu que j'ai l'ambition, différente, d'être un chroni­queur. Vous vous amusez aussi à déclarer, est-ce dans l'espoir d'arriver à vous en convaincre, que mes commentaires vous concernant étaient fades. Fades, vraiment ? Je note et j'apprécie la nou­veauté absolue d'un tel reproche. Passons. A la fin de votre lettre, vous en venez tout de même à la question de fond, comme vous dites : « la question de fond demeure ». Mais c'est pour l'exé­cuter en quatorze mots : 2:203 « La question de fond demeure : notre foi en l'Église, telle que l'a définie le concile Vatican II. » Telle que l'a définie le concile Vatican II... Je ne vous demanderai pas si vous entendez : la *foi* (en l'Église) *telle que* l'a définie..., définition de la foi ; ou si vous voulez dire : la foi en l'Église qui est *l'Église telle que* l'a définie..., définition de l'Église. En vérité cela revient au même pour plusieurs raisons ; la première étant que le concile Vatican II n'a rien *défini* du tout, et qu'il y a tromperie à se référer, comme faisant autorité, à des définitions qui n'existent pas. Cette tromperie est fort répandue. Elle est es­sentielle à l'évolution conciliaire qui tient lieu de foi et de loi de l'Église depuis 1966. Vous en êtes, je le suppose, victime vous-même, avant d'en être complice : c'est votre affaire et non la mienne. Mais puisque vous m'adressez, en quatorze mots, votre profession de foi, j'y répondrai par la mien­ne, qui est différente, et même opposée ([^1]). 3:203 Ma profession de foi est catholique. Je crois en la doctrine commune, universelle, invariable de notre sainte mère l'Église. Ma foi n'est pas celle d'un temps, elle est celle de tous les temps. Elle est celle de tous les conciles : et non pas celle du dernier en date, distingué contradictoirement de tous ceux qui l'ont précédé. Ma foi est la foi infail­liblement et irréformablement définie de l'Église : et le chapitre de la foi définie est un chapitre au­quel Vatican II n'a rien apporté à aucun moment. Par la grâce du baptême et de l'instruction reli­gieuse, ma foi est la foi théologale en les dogmes catholiques : ce sont eux qui expriment la révé­lation divine, enseignée au nom de Dieu par la sainte Église. Une foi comme la vôtre, Monsei­gneur, qui se réfère à Vatican II, est en cela une foi en autre chose que les dogmes catholiques ; en autre chose que les vérités révélées par Dieu. Si d'aventure certains textes de Vatican II ont évoqué, rappelé ou répété quelques vérités de foi définie, c'était par référence à leur définition an­térieure, et sans donner eux-mêmes aucune défi­nition dogmatique. Alors, Monseigneur, de quoi parlez-vous au juste, et quel est donc l'objet de votre foi ? Dans la meilleure des hypothèses, celle où Vatican II aurait été un concile excellent et sans reproche, il n'en resterait pas moins installé au niveau auquel il a voulu se limiter : concile pasto­ral et non pas doctrinal. Souvenez-vous. Chaque fois que des pères conciliaires demandaient l'in­troduction, dans les schémas, d'une précision, d'une adjonction ou d'une correction de portée doctrinale, on leur répondait : 4:203 -- « Vous n'avez pas tort en doctrine ; vous auriez raison si nous faisions un exposé doctrinal ; mais le but de notre concile est pastoral. » Nous avons là-dessus le té­moignage, entre autres, de Mgr Marcel Lefebvre. Le concile Vatican II s'est voulu « pastoral » par distinction d'avec « doctrinal », et à plus forte raison d'avec « dogmatique ». Quand après coup on vient nous dire : « Il était pastoral, donc doc­trinal », quand on nous dit semblablement : « Dé­cret disciplinaire, donc, aussi, doctrinal », on se moque de nous. Bien entendu le « disciplinaire » et le « pastoral » ne sont pas séparés du « doctri­nal » : ils en dépendent dans leur esprit, ils l'en-, gagent par leurs conséquences. Non, ils ne sont pas séparables les uns des autres. Si on les dis­tingue, c'est selon l'adage : *distinguer pour unir.* Je veux bien. Mais si l'on distingue, c'est aussi, c'est d'abord *pour ne* pas *confondre.* On nous plonge maintenant dans une épaisse confusion entre le disciplinaire et le doctrinal, entre le pas­toral et le dogmatique. On veut nous faire oublier que si Vatican II a obtenu des votes presque una­nimes, c'est en spécifiant que ces votes avaient une portée seulement « pastorale », le terme étant entendu par distinction explicite d'avec « doc­trinal ». Donner ultérieurement une autorité doc­trinale à des votes ainsi obtenus et à des textes ainsi votés est une évidente escroquerie. Je reste toujours, ne le négligez pas, Monsei­gneur, dans l'hypothèse la meilleure, celle où Vatican II serait un concile en tous points irré­prochable. Même dans cette hypothèse, il est im­possible d'en faire une autorité dogmatique. Se référer à Vatican II en matière de foi définie est porter une double atteinte à l'objet de la foi. 5:203 Premièrement à l'objet formel, c'est-à-dire au motif de la foi, celui qu'exprime l' « acte de foi » : *Mon Dieu, je crois toutes les vérités qui nous sont enseignées* (comme étant de foi définie) *par la sainte Église, parce que c'est vous qui les avez révélées et que vous ne pouvez ni vous tromper ni nous tromper.* Une vérité est de foi, elle est de foi définie, quand elle a été définie par l'Église comme révélée par Dieu. Certes, les constitutions et décrets promulgués par Vatican II ont à plu­sieurs reprises mentionné des vérités de foi, défi­nies comme telles par des actes antérieurs du magistère de l'Église : Nous croyons en ces vérités parce qu'elles ont été définies par ces actes anté­rieurs et non point parce qu'elles ont été men­tionnées au passage par Vatican II. Y croire en raison de cette mention et sur cette seule autorité, c'est y croire d'une foi sans fondement suffisant ; c'est y croire d'une foi simplement humaine, na­turelle, sentimentale, suscitée par la propagande, par le conformisme intellectuel et clérical, ou par d'autres motifs d'une espèce analogue. La foi théo­logale s'attache aux dogmes définis comme tels, et Vatican II n'en a défini aucun. Votre profession de foi fondée sur Vatican II parte secondement atteinte, Monseigneur, à l'ob­jet matériel de la foi catholique, c'est-à-dire à son contenu : les « articles de foi ». En effet Vatican II en a mentionné quelques-uns, plus ou moins di­rectement, plus ou moins explicitement, dans ses textes pastoraux. 6:203 Mais il ne les a pas mentionnés tous. Une foi qui ne se réfère qu'à Vatican II est par conséquent une foi matériellement tronquée, mutilée, incomplète. L'exposé complet des vérités à croire, c'est-à-dire des connaissances nécessaires au salut, ce n'est pas à Vatican II qu'on peut le demander. Mais toute l'évolution religieuse qui a suivi le concile, -- évolution que le cardinal Marty et les documents de l'épiscopat français ont fort bien nommée « l'évolution conciliaire », -- a eu pour résultat d'installer dans les esprits l'idée qu'il y aurait *la foi de Vatican II*, qu'il y aurait *la foi du concile,* et que cette présentation nouvelle de la foi aurait l'avantage soit de *mieux exprimer* soit de *remplacer* la foi traditionnelle. Je ne confonds ni n'amalgame la position de ceux pour qui Vatican II *remplace,* et la position de ceux pour qui Vatican II *exprime mieux.* L'in­tention est distincte. Mais le résultat est le même. Dans les deux cas, on aboutit en fait à une autre foi. Écartons ceux qui se réfèrent à Vatican II avec le dessein de *remplacer* ainsi une foi par une autre (plus moderne, plus évoluée, ou que sais-je). Tenons-nous en toujours à la meilleure hypo­thèse, celle d'une référence doctrinale et dogma­tique à Vatican II dans la pensée de simplement *mieux exprimer* la foi catholique. Comme, *primo,* Vatican II n'a pas eu pour but, ni pour fonction, de faire un tel exposé, et comme, *secundo,* la doc­trine religieuse mentionnée par les textes de Vatican II est, dans l'hypothèse la meilleure, maté­riellement incomplète, il s'ensuit *primo* que « la foi de Vatican II » est une foi qui n'a plus l'objet formel de la foi catholique, et *secundo* qu'elle n'en a plus l'objet matériel. 7:203 Et ainsi votre « foi en l'Église », Monseigneur, dans la mesure où elle est en réalité « telle que l'a définie le concile Vatican II », je dis bien : dans cette mesure, votre foi n'est plus la foi catholique. Là est en effet la question de fond. Et le fond de la question. \*\*\* Je m'en suis tenu, j'y insiste, à l'hypothèse la meilleure : à l'hypothèse la plus favorable à Vatican II. D'autres hypothèses sont possibles, sont permises, et me paraissent beaucoup plus vrai­semblables : celles qui incriminent, à divers ni­veaux, diverses malfaçons. Dès qu'on les évoque, le parti conciliaire met en mouvement son sys­tème de terrorisme intellectuel, accusant les ob­jecteurs les plus timides de « refuser le concile », avec une mise en scène dramatique visant à faire croire que « refuser le concile » serait le crime désormais suprême, voire unique, dans le domaine religieux : crime en tous cas infiniment plus grave, infiniment moins tolérable que de nier la concep­tion virginale de Notre-Seigneur ou d'enseigner qu'à la messe il s'agit simplement de faire mé­moire. Ce terrorisme intellectuel paralyse la ré­flexion de ceux qui y sont soumis, il les empêche de penser, il colonise jusqu'à leur vie intérieure, il les conduit à accepter aveuglément tout et n'im­porte quoi, du moment que cela leur est présenté par les évêques au nom du concile. 8:203 Mon propos n'est pas du tout d'établir qu'il est licite de criti­quer des décisions, même conciliaires, qui sont du domaine disciplinaire et pastoral. J'estime, oui, qu'une telle contestation est licite. Je crois qu'en l'occurrence elle est juste et nécessaire. Je n'en fais certes pas mystère. Mais ce n'est pas de cela que je vous parle. Je vous parle d'autre chose, que je tiens pour encore plus important. Je vous parle de la méconnaissance et du mé­pris de la foi catholique dans son objet matériel et dans son objet formel. Je vous parle de cette méconnaissance et de ce mépris qui sont le fait de l'évolution conciliaire et spécialement des évêques de l'évolution conciliaire. Nous autres catholiques, nous ne croyons pas n'importe quoi, sur le seul motif que l'évêque l'ait dit. Notre foi n'est pas celle du dernier concile en date, du dernier dis­cours officiel, de la dernière pluie théologique ou exégétique. Il ne nous suffit pas que le pape et les évêques disent quelque chose pour que nous le recevions religieusement comme parole de Dieu. La foi théologale ne se fonde pas sur l'opinion la plus récente en tant que plus récente : si la chronologie devait intervenir en la matière, ce serait plutôt en sens contraire. Les évêques qui ont fait ou qui ont subi Vatican II ont eu le tort grave de dire ou de laisser dire, au nom du concile, que la foi ante-conciliaire était imparfaite, insuf­fisante ou dépassée en comparaison de la foi issue de Vatican II. De cette manière le corps épiscopal quasiment tout entier s'est laissé entraîner à une formidable impiété filiale envers l'être historique de l'Église et envers les monuments véritables de la foi catholique. 9:203 On a même inventé que l'Église devait faire son mea culpa, et ce furent, et ce sont des hommes d'Église, évêques et théologiens, of­frant le spectacle de battre leur coulpe non sur leur propre poitrine mais sur celle de nos ancêtres dans la foi : ceux précisément qui ont transmis jusqu'à nous la révélation des vérités nécessaires au salut. Le concile a tourné la tête des évêques, ils se sont mis à se prendre pour de meilleurs évêques que les évêques d'autrefois. La voie de la sainteté est au contraire d'admirer, de vénérer et d'imiter les saints qui sont venus avant nous. Ainsi le débat religieux post-conciliaire se clarifie à mesure qu'il s'aggrave. C'est maintenant, Monseigneur, profession de foi contre profession de foi. Profession de foi catholique contre pro­fession de foi de Vatican II. Ce n'est pas la même foi. N'allez pas le prétendre. Si c'était la même, ce ne serait pas celle de Vatican II. Il n'y a pas de foi de Vatican II : s'il y en a une, ce ne peut être que par distinction d'avec la foi catholique. Laquelle n'est pas de Vatican II. A vous, Monseigneur, et aux vôtres, évêques de l'évolution conciliaire, évêques du parti de l'évolution, la foi catholique demande compte de votre axiome erroné, celui qui résume tout, qui explique tout, qui est la condition nécessaire et suffisante de votre auto-démolition : « *Le concile Vatican II a autant d'autorité et plus d'importance que le concile de Nicée. *» 10:203 Cet axiome trompeur, il faut l'abjurer, Mon­seigneur, il faut le combattre, il y va de tout. C'est lui qui fausse votre foi, qui vous fait une foi fausse, votre « foi en l'Église, telle que l'a définie Vatican II ». Tout se tient. Il y a une cohérence propre à l'évolution conciliaire. A partir du mo­ment où vous y êtes entré, vous y voilà emprison­né. Vous n'en sortirez plus que par un coup de force de l'âme. Ou vous continuerez à descendre les degrés de votre décomposition spirituelle. Quand on donne, en proposition universelle énoncée comme telle, autant d'autorité à ce qui n'en a pas autant, quand on consent fermement plus d'importance à ce qui en a moins, on ne peut pas s'en tenir à le faire une seule fois. Une échelle de valeurs inversée, on ne peut la maintenir qu'en l'étendant à tout. Ayant accepté l'axiome, il vous faut aussi accepter le corollaire. Vous adhérez à l'axiome explicite qui prétend que *Vatican II a autant d'autorité et plus d'importance que Nicée.* Alors voici aussitôt le corollaire, encore implicite mais déjà mis en œuvre : *L'évolution conciliaire issue de Vatican II a autant d'autorité et plus d'importance que Vatican II lui-même. Vous* le constatez, nous le constatons tous les jours. Depuis dix ans, il est régulièrement inopérant d'opposer aux aberrations de l'évolution conciliaire les tex­tes mêmes et les décisions authentiques du concile. L'exemple le plus connu, le plus simple, le plus clair est celui du latin dans la liturgie de l'Église latine. La constitution conciliaire l'y maintient impérativement. L'évolution conciliaire, profitant de la porte ouverte à une introduction modérée du vernaculaire, a tout à fait supprimé le latin. 11:203 Contre cette outrance et cet abus de l'évolution conciliaire on a invoqué les prescriptions du conci­le. En vain. Car l'évolution conciliaire issue de Vatican II s'est constamment imposée comme ayant en fait autant d'autorité et plus d'impor­tance que le concile lui-même. L'autorité du concile Vatican II, indûment égalée à celle du concile de Nicée, sert ainsi à imposer non pas même les textes conciliairement promulgués, mais toute l'évolution dite conciliaire qui en est légitimement ou illégitimement issue. Ici encore je m'en tiens à l'hypothèse la meilleure. Même si Vatican II est irréprochable dans tous ses décrets, c'est un désordre fondamental, portant atteinte à l'objet formel de la foi, de lui attribuer autant d'autorité et plus d'importance qu'au concile de Nicée. Et pareillement : même dans l'hypothèse la plus favorable, c'est un désordre également fondamental d'accorder pratiquement au fait de l'évolution conciliaire autant d'autorité et plus d'importance qu'aux décisions conciliaires authen­tiquement promulguées. C'est introduire un ar­bitraire systématique dans l'usage habituel de l'argument d'autorité. Abjurez donc, Monseigneur, l'axiome trom­peur, l'axiome mortel qui veut que le concile Vatican II ait autant d'autorité et plus d'impor­tance que le concile de Nicée. Vous abjurerez du même coup le corollaire qui fait que l'évolution conciliaire passe pour avoir autant d'autorité et plus d'importance que le concile. 12:203 En l'absence de cette abjuration vous demeu­rerez suspect au chapitre de la foi. Suspect com­me chacun de ceux qui professent l'axiome men­songer et qui admettent le corollaire dévastateur. Suspect aussi parce que dans votre diocèse, depuis 1969, vous laissez enseigner aux fidèles, de par votre autorité, comme « rappel de foi », dans le missel que vous leur garantissez, qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ». Confor­mément à la première version du fameux article 7 ; première version qui a durablement fait école dans un clergé et un peuple mal défendus. Suspect enfin, Monseigneur, parce que votre Église diocésaine n'enseigne plus guère les trois connaissances nécessaires au salut. Au point d'ignorer maintenant qu'il y en a trois, et d'igno­rer en quoi elles peuvent bien consister. Par réserve, par modération volontaire de la pensée, par tempérance dans l'expression, je vous dis seulement : suspect. Mais vous savez, je suppose, quelles consé­quences pratiques comporte déjà la simple sus­picion légitime. \*\*\* Dieu me garde, Monseigneur, de vous donner l'impression que je chercherais à juger votre conscience. Je n'en suis pas juge. Et il s'agit de bien autre chose. J'imagine d'ailleurs que l'évo­lution conciliaire, vous en êtes, comme beaucoup d'autres, d'abord victime, et je ne me charge pas de démêler quelles sont chez vous les parts de la domination subie et de la complicité consentie. 13:203 Non, ce n'est pas du tout mon propos. Vous ter­minez votre lettre en m'assurant : « Veuillez croire, cher Monsieur, à mon sincère dévouement dans le Seigneur Jésus. » Votre dévouement, vo­tre sincérité, je ne les mets pas en jugement. Mais je vous le dis : l'évolution conciliaire entraîne l'épiscopat dans une dérive qui l'écarte de la foi catholique ; objectivement, au for externe, dans son enseignement et son gouvernement. Tel est le témoignage que je porte devant vous, devant le clergé, devant le peuple chrétien. Ce témoignage, je vous prie et je vous avertis de le prendre en considération attentive. Daignez l'agréer, Monseigneur, comme la forme la plus urgente pour vous, la plus obligatoire pour moi de mon dévouement fidèle à l'Église et à ses évêques. Jean Madiran. 14:203 ### Lettre ouverte à Jean Madiran par Luce Quenette *Sur ce gai, triste et macéré chevalier 201* Monsieur le Directeur, Ce 201, nous l'attendions avec une appréhension mêlée d'impatience et, il faut l'avouer, de curiosité. Des gronde­ments assourdis l'avaient annoncé. Le 200 révélait la mise en marche d'un orage mérité : « C'est maintenant à une mobilisation immédiate que nous devons appeler nos lecteurs. Trop d'entre eux, nous le savons, ils nous le disent, ont pris l'habitude, en vingt ans de parution régulière, de considérer que la revue ITINÉRAIRES est solide, se porte bien et se tirera toujours d'affaire... Que chacun pèse ses responsabilités -- mais maintenant, très vite, sans aller paresseusement imaginer... « Vingt années de travaux, de combats, d'épreuves, de deuils, de défaites, de croix. Je comprends ceux qui cèdent à l'amertume, ceux qui abandonnent... » 15:203 Or les deux mille abonnements n'ont pas été trouvés, ni les 110.000 francs pour les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES. Voilà ce que vous disiez tristement dans ce numéro qui terminait la deuxième centaine. Mais qui aurait imaginé ce que vous feriez du mysté­rieux et redouté 201 ? Partons du fait concret, partons de « j'étais là, telle chose m'advint ». Nous sommes à La Péraudière, samedi 6 mars. Pas un ITINÉRAIRES ! C'est fréquent. L'indomp­table régularité du navire se heurte à la démagogie des P.T.T. ITINÉRAIRES est à quai depuis une semaine que la V^e^ avancée n'a pas servi les continentaux du Sud-Est. Ce­pendant, les grands m'assurent qu'ils ont vu un 201 d'une invraisemblable maigreur aux mains de Monsieur Paul, professeur de sciences physiques et d'anglais. C'est un assaut quand M. Paul paraît. Par déférence, on me livre ce 201 : « S'asseoir avant de bâtir ». Tout le monde s'assoit et veut écouter. Hélas ! pour professeurs et élèves, c'est l'heure des cours, juste le temps de soupeser le super léger 201, d'ou­vrir, de compter 15 pages admirablement imprimées, « aérées », 15 pages du Capitaine, et l'unique camarade rédacteur : Jacques Perret, « le cours des choses ». Il faut rester sur sa faim, mais rien qu'à le manier, ce mince numéro, s'en échappe un fluide, une brise, qui peut se révéler tempête, mais personne de nous ne s'y trompe, brise ou tempête, c'est un animus juvems, un souffle jeune. Au soir, chaque professeur s'était arrangé pour chiper un instant le léger 201, entre les cours. Cependant, pour qu'il n'y ait ni injustice, ni privilèges, je le confisquai jusqu'au dimanche. Alors, Monsieur Madiran, la réalité, c'est que ce 201 fit nos délices. Il y a des minceurs d'anémie et d'épuise­ment, des minceurs avant-coureuses d'extinction, mais il y a une minceur de vigueur et de dégagement. On dit bien « allure dégagée ». 16:203 Vous voulez que ce 201 si maigre soit assis immobile. Malgré vous, il entre sur pieds légers, il aborde le talus, je veux bien qu'il y reste immobile, mais debout, tout découvert et qui vise et tire avec allé­gresse. Vous lui criez : « Assis, réfléchissez, tout va mal », mais déjà il ajuste, il met en joue, c'est feu à volonté. Calibres variés de projectiles. J'ai fait l'expérience : après une Seule lecture (mais attentive : nous ne savons pas « parcourir ») les mémoires, même ordinaires, récitent par cœur : 401 abonnements nouveaux au lieu de 2000 ; 2290 abandons depuis 1969 ; la moitié \> 2290. Et la garde, es­poir suprême, mais insuffisant : les 143 qui ont fait les 401 abonnements ; les 73, peut-être détachement des 143, qui ont versé 20.037 F (37 !) aux COMPAGNONS *;* et les 40 abonnés à 1.000 F. Aile droite, allez vous reposer ! Tout porte à croire, comme d'habitude, que ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. Regardons maintenant dans ce 201, champ de bataille jonché et expliqué, voler en reprise et comme en mesure ces nombres désormais familiers à la conscience du lec­teur, avec le thème de fond : l'abonnement de règle 300, l'abonnement d'exception 200 qui, sans vergogne, ont échangé leurs titres. C'est bien ce qu'on appelle l'éloquence des chiffres, éloquence qui soutient la morale assurément, mais que l'art rend vivante et percutante. \*\*\* Un éditorial qui est une Note de Gérance, ou plutôt une Note de Gérance promue en Éditorial, et par le Gérant directeur évidemment, puisque la coutume, la routine, l'imbécillité des lecteurs ne lisait plus, ils l'ont prouvé, les notes de gérance qu'ils jugent inutiles pour plusieurs raisons plus une : à savoir qu'elles sont impri­mées, chaque fois, en petit ; après les chroniques. D'où « Note de Gérance », en gros, en clair, douloureuse, sévère, nombrée, numérée, répondant après vingt années de cam­pagne militaire à la déclaration fondamentale fidèlement servie. 17:203 Mais c'est notre grande chance ! L'article-maître du 201 est de vous, Monsieur Madiran, et voilà un numéro dont la moitié (à peu près) est de votre plume. Nous avons envie de murmurer : heureuses négligences qui nous ont valu un tel numéro. Car vous ne nous gâtiez pas souvent depuis quelques temps, même dans les numéros les plus corpulents. Savez-vous (vous devriez le savoir) que tous les lecteurs d'ITINÉRAIRES (même les râleurs, même les radins, même ceux qui se désabonneront à la fin de leur année) tous, sans exception, quand ils ont enlevé le four­reau, lu la manchette (laquelle reste parfois coincée dans le fourreau), ouvrent et cherchent Madiran : les fiévreux en parcourant sottement tout le paquet, les calmes en consultant le sommaire. Avec le 201 à la main, un jeune étourdi a crié : « C'est tout du Madiran ». Et les camarades de se précipiter, même pour la raclée prévue. A la Péraudière, nous sommes habitués : les raclées sont données si allègrement que les intéressés en ont toujours bon souvenir. La raclée du 201, quelle vigueur, quelle saveur, quelle revigoration ! Je tremble un peu de vous fâcher, mais la vérité est là : en lecture publique, les rires fusaient. Pourquoi ? non pas pour rire de votre inquiétude, oh loin de là, mais de la joie de cette prose claire, courte, poétique. Expliquons-nous. Ne pensez-vous pas qu'un article, pour être bon, doit être 1) clair 2) court 3) poétique ? D'aucuns diront « concret », je préfère « poétique ». C'est une vérité expérimentale que de toutes les plumes d'ITINÉ­RAIRES, la plus claire, c'est la vôtre. Est-ce flatteur d'être compris d'emblée par des intelligences chrétiennes de 16, 17, 18 ans, sans qu'il soit besoin de résumer, simplifier, expliquer ? Certains trouveront le compliment médiocre. J'ai déjà dit ([^2]) qu'il devait vous être précieux. 18:203 Court : il faut toujours l'être, n'est-ce pas, même s'il est permis d'écrire beaucoup de pages, même s'il s'agit d'un livre, il faut que le lecteur soupire à la dernière ligne comme les enfants soupirent quand Grand'Mère s'arrête : « C'est déjà fini ! » En tous les sens excellents de « court », court vous êtes. Quant à la poésie et à sa cadence en pleine prose, ceux qui la chérissent la sentent. En tout cela, mon intention n'est que de vous reprocher vos longues absences d'ITINÉRAIRES, ou vos apparitions trop épisodiques. Dans le 201, nous vous retrouvons à votre place : l'exposé et les histoires qui l'illustrent. Des histoires petites mais vraies, celle de ce directeur qui ne veut pas « suicider » son journal en défendant la seule Messe... Que ce serait satire cruelle ! si ce n'était léger et... co­mique. Ce sage ecclésiastique et ce prudent laïc qui sup­putent, pour la même absolue sainte Cause, la perte de la moitié des troupes et conseillent l'honorable retraite préalable. Recul stratégique ? Tous les vrais défenseurs de la seule Messe, tous les forts dans la foi sentent, en vous lisant, la même ironie dans la même tristesse. Nous savons ce qu'il fallut quitter, ce qu'il faut quitter d'amitiés et d'alliances, ce qu'il faut de sacrifices pour l'unique sacrifice. Réels, toujours actuels. Regrettés ? Jamais. Quant à la poésie sur votre propre compte, ne la négli­geons pas. En pleine lecture, ce dimanche, nous vient un visiteur, grognon lecteur d'ITINÉRAIRES qu'il trouve trop cher. Nous en étions au paysan : « il y a toujours trop de pluie ou pas assez... il maugrée toujours... » -- « *C'est cela,* crie le nouvel auditeur, c'est tout à fait Madiran, je le vois dans son champ nous racontant, encore une fois, que « ça ne rend plus comme passé un temps » -- *et puis, tout d'un coup, nous allons récolter un numéro de 380 pages.* 19:203 Protestations de notre part, explications, mais le tableau est si vivant que notre homme en démord difficilement. Et il est vrai aussi que c'est votre faute. « Vingt ans de travaux, de combats, d'épreuves, de deuils, de défaites, de croix », oui, mais dominés, domptés et avec quelle autorité, par une ponctualité presque effrayante, « une régularité parfaite » comme si, par la grâce de Dieu, le chronomètre du capitaine en imposait aux vents et aux tempêtes, au point que vous publiiez cet aide-mémoire stupéfiant où les nombres (encore une fois) récitent leur lyrique exactitude : Tous les numéros terminés par 0 sont de février, par 1 sont de mars, par 2 d'avril, par 4 de juin, par 5 de juillet, par 6 de septembre-octobre, et ainsi jusqu'au 199 qui est de janvier et le 200^e^ aborde en février avec confirmation de sa double termi­naison... Vous comprenez que dans la bagarre, la subversion, la démolition actuelle, une telle ode enfonce dans les têtes que « la Frégate Itinéraires » n'a besoin de personne pour cingler sans dévier, à la commande. Et, sur le quai, quand paraît en mars le maigre 201 criant : S.O.S., craignez qu'il y ait encore des badauds pour dire : « Est-il croyable que le bâtiment soit réellement en difficulté. ? » Dieu sait si le père Barbara maintient courageusement son FORTS DANS LA FOI, et que, d'âme et de style, il est costaud. Cependant, il avouerait bien volontiers que les mois et, les exemplaires ne sauraient faire chez lui un duo mathématique. Quant à la désolante météorologie de la LETTRE DE LA PÉRAUDIÈRE, n'en disons rien ! 20:203 La conclusion, c'est que les cœurs sont durs et insouciants, pour les soldats de métier, jusqu'à ce qu'un éclai­reur, maigre comme un clou, squelettique, « sans épais­seur », vienne frapper les égoïsmes et les imaginations, sans gémir, net et plaisant dans sa réclamation. La dernière histoire est si jolie : ces lecteurs recon­naissants, tributaires du budget de bienfaisance des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, qui remercient de pouvoir, ainsi « envoyer une souscription à l'abbé de Nantes », mais oui, ou « au père Barbara » ou « à l'abbé Coache » ou « à Marcel Clément ». S'ils ont de l'esprit, je veux dire si l'abbé de Nantes, le père Barbara, l'abbé Coache, Marcel Clément ont de l'esprit, -- et ils en ont beaucoup, -- ils ont ri avec notre jeunesse de cette candeur désarmante, « *mais oui *», désar­mante, dont « chaque fois, bien sûr », vous êtes « sympa­thiquement ému ». Allez ! vous résistez bien à l'amertume et votre plainte, ni morose, ni traîneuse, mais véhémente, mais indignée, il nous faut l'appliquer durement à notre devoir immédiat. Que faisans-nous, chrétiens : voilà un homme d'honneur, chef d'une équipe qui compte quinze morts (et des plus précieux) et vingt ans de bataille, qu'avons-nous besoin de tant de comptes et de chiffres ? C'est l'honnêteté qui parle. Que faisons-nous pour l'Église, que faisons-nous pour ses combattants, que faisons-nous encore pour nos plaisirs, quand l'ennemi nous enserre de toutes parts ? Serait-il vrai que nous ne lisons plus, que nous devenons bêtes, candides quand il faut être avertis, avares de nos biens quand la teigne, la vieille rouille et volerie commu­niste vont nous les arracher ? Je m'aperçois que je ne parle plus à vous, Monsieur Madiran, mais à nous-mêmes, et cependant, sur ce gai ; triste et macéré chevalier 201, j'ai autre chose à vous dire. Il s'agit du camarade que ce maigre s'est choisi. Dans, le cours des choses qui vont mal, c'est Jacques Perret qui fait, d'ordre du directeur, le premier article, de fond comme on dit, après la note d'Éditorial-Gérance. 21:203 Vous aviez donc, assis tristement sur votre talus, besoin de cette verve, de l'humour noir et brûlant de ce Rabelais chrétien ? C'est piquailler nos curiosités et dilater nos intelligences, arrêter, je l'espère, toute Mutinerie à Bord. Jacques Perret a fixé la qualité du rire de ce 201. On dit « rire jusqu'aux larmes ». Prenons l'expression par le cœur : « lorsqu'on vient d'en rire, on se met à pleurer ». Deux visions tragi-comiques : ce « rien » du Goulag à la Télé dont le grand satirique nous livre l'affreux déri­soire, le détournement et la tromperie, et la clownerie du troisième âge dont le truculent et sinistre sommet est à mettre dans l'anthologie des cocas­series de génie : « sur fond musical pop, des grands : pères travaillent au tapis... des couples séculaires... » C'est déjà inscrit dans la joyeuse mémoire des élèves de troisième. Je suis longue, c'est défendu, mais le deuxième article de fond à partir des « deux étendards » (de M. Salleron), savez-vous qu'il répond, comme calme et terrible étude de textes, à ce que nous promettait il y a vingt et un ans : « Ils ne savent pas ce qu'ils font ». Tout le 201, jeûneur de Carême, prouve, enfonce dans nos moelles que *l'Église est occupée.* C'est le dernier mot qui dit notre urgent devoir. En rouges majuscules, sur lettres bleues. C'est cela : l'Église est occupée. Sans doute M. Ploncard d'Assac y verra que le titre appartient au lancement, par ITINÉRAIRES, il y a déjà quatre ans... de la tragique, immortelle LETTRE A PAUL, VI, mais tous, Monsieur Madiran, sous peine de lâcheté et de trahison, nous y verrons l'obligation absolue d'arrêter la mort des défenseurs. Il n'y a pas de lâches et de traîtres chez nous à La Péraudière, 10 mars 1976. Luce Quenette. 22:203 ## CHRONIQUES 23:203 ### Panine attaque Soljénitsyne par Hugues Kéraly SOLJÉNITSYNE continue superbement de déranger le monde. Jusqu'au monde de ses compagnons de lutte contre le pouvoir soviétique, tel Sakharov, le célèbre physicien, et aujourd'hui Panine, le presque frère, l'ancien compagnon de captivité... Andréï Sakharov, il est vrai, n'a rien d'un ennemi inconditionnel du régime de Moscou : constitutionnaliste, il combat pour la « démocratie » et le respect des « droits de l'homme » entrevus par lui dans une lecture trop généreuse des textes et des lois. Le *zek* Dimitri Panine, seize ans de Goulag, a trop vécu la réalité du communisme pour partager cette illusion. Et pourtant, il s'en prend lui aussi au radicalisme anti-moderniste de Soljénitsyne ; et avec une violence, une outrance verbale, qui tiennent du règlement de comptes -- allant jusqu'à le traiter de « psychopathe irresponsable » ([^3]), pour le seul crime de ne pas communier avec lui dans les conceptions actuelles de la liberté. Panine est jaloux, visiblement, du talent et des succès de Soljénitsyne. Quel écrivain d'ailleurs ne le serait pas ? Son témoignage cependant, ou plutôt son accusation, cons­titue un événement assez remarquable dans l'histoire de la pensée russe contemporaine. Car Dimitri Panine, qu'il le veuille ou non, n'est pas un émigré politique comme les autres : il est l'homme immortalisé dans *Le premier cercle* sous le nom de Sologdine. 24:203 Et tous ceux qui ont lu ce premier « nœud » autobiographique du grand écrivain (le second est dans *Le pavillon des cancéreux,* et le troi­sième dans *Le chêne et le veau*) y avaient deviné sans peine le rôle central, exemplaire, joué par Sologdine dans la conversion de son ami. Panine contre Soljénitsyne, c'est Socrate sorti de sa légende qui se retournerait contre un dialogue de Platon. Avec cette différence toutefois que Socrate, docile à la vérité, humble jusqu'au renoncement final de sa mort, finirait sans doute par reconnaître la supériorité de son ancien disciple, y compris dans les en­torses faites à ses propres enseignements. Le dialogue, ici, s'appelle *Lettre aux dirigeants de l'Union soviétique* (septembre 1973). Panine y découvre aujourd'hui pas moins de quarante-deux « erreurs gros­sières », dont le nombre même explique le caractère un peu tardif de sa réaction : Pour simplifier, nous sommes contraint de ramener cette avalanche de griefs à ses trois séries principales, sans suivre comme le fait Panine le développement chronologique de la *Lettre. --* La première série est d'ordre économique, -- et en apparence la plus justifiée. « La croissance économique, déclare Soljénitsyne, est non seulement inutile mais néfaste... Il faut renoncer à temps au gigantisme de la technologie moderne. » C'étaient, à l'époque, les positions du Club de Rome, par­tiellement revues et corrigées dans les années suivantes. Soljénitsyne les reprenait à son compte, sans en avoir examiné les prémices scientifiques ni même les consé­quences, parce qu'elles venaient rejoindre la préoccupation essentielle de son combat : c'est-à-dire, non la prospérité matérielle des États, qu'il abandonne aux spécialistes, mais la survie de l'âme dans les sociétés contemporaines. Il était facile de dénoncer après tant d'autres un excès de con­fiance dans les oracles sortis en 1973 d'un ordinateur du Massachusetts Institute of Technology, mais assez injuste au fond de retourner cette argumentation économique contre un point de vue qui, lui, est essentiellement moral ; et d'en conclure que toute la *Lettre aux dirigeants* émane d'un irréaliste ou d'un psychopathe. L'ingénieur Panine semble n'avoir rien retenu des raisons profondes de l'atti­tude de Soljénitsyne à l'égard du progrès. Soljénitsyne ne rejette pas le droit au bien-être, mais seulement l'esclavage du confort et la divinisation de la matière. Pour lui, la maigre liberté des nantis se paie trop cher si elle doit engendrer, selon le mot de Péguy, une *décréation* de l'âme, et l'indifférence au malheur d'autrui. « La mort techno­logique, écrit-il, n'est pas un moindre danger que la guerre. » Panine n'a pas vu ce qui était visé dans ce passage de la *Lettre,* et accuse Soljénitsyne de rejoindre... le camp des affameurs. Rien de moins. 25:203 La deuxième série d'accusations est plus directement politique. La *Lettre aux dirigeants,* cela revient comme un leitmotiv, fait le jeu du Kremlin ; elle consacre le mensonge de la détente. « Soljénitsyne est comme ce solliciteur qui présente au méchant barine une requête des plus désa­gréables, et donne l'espoir à ses proches et à lui-même que, sait-on jamais, le hasard aidant, le maître en état d'ivresse accordera sa demande » (p. 18). Panine d'ailleurs ne re­connaît pas le droit à l'écrivain politique d'adresser son discours, « par-dessus la tête du peuple » (p. 48), au pou­voir en place. Fût-ce sous forme de lettre ouverte. Il mé­connaît totalement les conventions du genre en écrivant que « Soljénitsyne donne l'exemple du dialogue avec les dirigeants soviétiques comme avec des interlocuteurs di­gnes et égaux » (p. 118), trahissant ainsi la cause de la liberté. Et sa foi démocratique l'aveugle au point d'affir­mer : « *Il se démène pour le salut du régime *» (*sic,* p. 62)*, --* calomnie que contredit d'avance toute la vie et l'œuvre de Soljénitsyne. On se demande ce qui a pu inspirer à Dimitri Panine l'idée de rendre publique une aussi mau­vaise querelle. La réponse est à chercher dans les dernières parties du livre, où Panine prend (contre Soljénitsyne ?) « la défense des peuples qui souffrent dans son pays », et expose sa propre conception de l'avenir : « Le peuple, écrit-il, a besoin de liberté et d'institutions véritablement démocra­tiques... Pour sauver le peuple, le moyen le plus réel serait d'opérer la révolution... Seules des révolutions donneront la possibilité de se délivrer des régimes totalitaires... Une révolution populaire qui donnerait le pouvoir à nos repré­sentants. » -- Ce langage, c'est celui des révolutionnaires de tous les continents ; et spécialement celui des bolcheviks, de février à octobre 1917. Un appel au meurtre et au dé­chaînement des passions. Que Panine soit chrétien, et au fond de son cœur le plus généreux des hommes, ne change rien à la cruauté objective de ses proclamations venge­resses pour établir en Russie le « communisme véritable ». Toute mobilisation révolutionnaire des masses est totali­taire, sanglante et contre nature dès son principe, quelle que soit l'humanité apparente des objectifs invoqués. 26:203 Soljénitsyne : « Durant ces cinquante dernières années, l'ap­titude de la Russie à la démocratie, au système parlemen­taire pluraliste, n'a pu que diminuer encore. Si l'on intro­duisait brusquement la démocratie dans notre pays, nous assisterions sans doute à une triste réédition de 1917 (*Lettre*, p. 43). Et soixante-six millions de morts, assuré­ment, c'est trop cher payer le droit de vote. Pour Panine donc, Soljénitsyne n'est plus « dans la réalité » parce qu'il se refuse à partager les illusions mor­telles du monde soi-disant libre ; qu'il n'est pas démo­crate ; ne croit aux révolutions qu'intérieures, spirituelles ; appelle au rejet du mensonge et à la conversion de l'âme. Car l'anti-communisme de Soljénitsyne est, inséparable­ment, un refus de l'humanisme sans Dieu, du dogme socia­liste ou libéral érigé en religion, qui débouchent un peu partout sur la guerre civile et le massacre des innocents... L'anti-*modernisme* de Soljénitsyne, oui, voilà ce que le monde, et ceux qui sont du monde, ne peuvent pas sup­porter. Hugues Kéraly. Sur la personne et l'œuvre d'Alexandre Soljénitsyne, la revue « Itinéraires » a déjà publié : 1\. -- Georges LAFFLY : « Soljénitsyne le croyant », numéro 178 de décembre 1973. 2\. -- Hugues KÉRALY : « Soljénitsyne. Pour combien de temps ? », numéro 182 d'avril 1974. 3\. -- Alexandre TROUBNIKOFF : « L'Archipel Goulag », même nu­méro. 4\. -- Hugues KÉRALY : « L'Archipel, et après ? », numéro 188 de décembre 1974. 5\. -- Thomas MOLNAR : « La prophétie de Soljénitsyne », même numéro. 6\. -- Roger GLACHANT : « Souvenirs de rideau », même numéro. 7\. -- Hugues KÉRALY : « L'article 58 du code pénal de l'U.R.S.S. », même numéro. 27:203 8\. -- Hugues KÉRALY : « Avec Soljénitsyne », numéro 193 de mai 1975. 9\. -- Georges LAFFLY : « Le témoin solitaire », numéro 194 de juin 1975. 10\. -- Hugues KERALY : « Leur diversion », même numéro. 11\. -- Jean MADIRAN : « Comment ils arrivent », même numéro. 12\. -- Thomas MOLNAR : « Lénine à Zurich : de Peyrefitte à Soljé­nitsyne », numéro 202 d'avril 1976. 13\. -- Marcel DE CORTE : « Lénine à Zurich : Soljénitsyne historien », même numéro. Soit 99 pages d' « Itinéraires », c'est-à-dire davantage en lignes imprimées, pour la même période, que *Le Nouvel Observateur*, *Le Point* et *L'Express* réunis. 28:203 ### L'armée et le pouvoir en Argentine par Jean-Marc Dufour LA SEULE CHOSE SURPRENANTE, après le coup d'État ar­gentin, c'est qu'il y ait encore quelqu'un à être sur­pris de ce qui vient d'arriver. Depuis des mois, on annonce que « cela ne pourra pas durer » ; depuis le retour de Peron, on avait la preuve que le « justicialisme » était devenu un monstre inviable : grosse tête marxiste, estomac dilaté -- et vide -- de la C.G.T. argentine, jambes rachitiques, bras atrophiés. Dès que le général Peron revint à Buenos Aires, on eut le spectacle atroce et comique d'un vieillard ratiocinant, disant n'importe quoi sous l'inspi­ration de l'heure, réinventant les statistiques économiques pour chanter la gloire de son régime. Peut-être est-ce lui qui eut l'idée de faire élire sa troi­sième femme « Vice-Présidente de la République ». A l'époque, l'un des plus hauts dignitaires de l'armée argen­tine disait à un de ses amis : -- « Mais vous vous rendez compte ! S'il meurt, elle deviendra chef des forces armées ! Cela ne durera pas deux heures. » Cet homme se trompait. L'armée argentine -- qui venait de connaître le régime Lanusse, lequel avait succédé à Livingstone, qui avait lui-même succédé à Ongania, tous généraux et, hélas, tous incapables -- n'avait aucune envie de recommencer une expérience politique. Les parlemen­taires, les électeurs, les syndicats acceptant la nouvelle présidente, il ne se passa rien à la mort de Peron. 29:203 Ou plutôt, tout continua ; mais en pire. Les gauchistes continuèrent à assassiner les gens de droite ; *mais, oh scandale, les gens de droite se mirent à riposter.* La con­cussion s'accrut -- si c'était encore possible -- mais Lopez Rega n'était plus le secrétaire du *Gran Conductor ;* devenu celui d'Isabelita, il se trouvait, du même coup, plus vulné­rable. La guérilla urbaine se transformait en guérilla tout court. Dans la région de Tucuman, -- ruinée par la crise du sucre, en proie au chômage, aux faillites et aux curés rouges du mouvement *Tercer Mundo, --* les guérilleros passaient à l'attaque et créaient une « zone libérée ». C'était le début de la fin. Il fallut bien que le gouvernement réagisse et qu'il ordonne aux militaires de réduire ce foyer de subversion. La guerre contre les insurgés de la « Compagnie de Mon­tagne Ramon Rosa Gimenez » mit à jour les liens secrets entre les pouvoirs et la subversion. Je dis « les pouvoirs », car l'Argentine est une république fédérale : dans chaque province, il existe un « pouvoir » -- en lutte, la plupart du temps, sur le plan administratif et politique, avec les dirigeants de Buenos Aires. Le siècle dernier est plein de ces querelles et des guerres civiles qui en découlèrent. Lorsque le général Peron revint d'exil, les péronistes triomphants se composaient d'un affreux mélange de péro­nistes purs, de péronistes moins purs, de castristes ou marxistes péronistes et de marxistes pur jus. Tout le paquet revenait au pouvoir avec le vieillard de Puerta del Hierro. Lors de la rupture du 1^er^ mai 1973 entre les péronistes et les gens de la *Tendencia Revolucionaria,* l'épuration se fit mal, ou ne se fit pas. Plus on était loin de Buenos Aires, moins elle se fit : L'actuelle révolte de l'armée fut d'abord celle des jeu­nes officiers. L'un de ceux-ci, retour du « front », écrivit une « Lettre ouverte d'un Lieutenant à un Général » ; elle fut publiée par la revue *Restauracion.* Je veux en citer au moins un passage : « *Au milieu de tout cela* (le climat politique régnant), *pour satisfaire ma conscience, dégoûté de voir une telle porcherie, je partis pour Tucuman comme volontaire : c'était l'unique front possible et clair, car il y avait là des ennemis concrets que je pouvais affronter dans le cadre de mon armée.* 30:203 « *Trois mois dans la crasse, entre les champs de cannes et la montagne, les autres mourant à mes côtés, et moi tuant...Oui, j'ai tué consciencieusement, presque sauvage­ment. Je n'ai demandé ni fait de quartier. Je n'ai pas fait de prisonniers pour les confier à des juges qui les auraient libérés par la suite.* « *Je suis revenu à mon unité. Aujourd'hui, j'écris avec de l'encre, mais mes mains sont imprégnées de sang. Je comprends que maintenant je ne puis ni ne dois rester en arrière. Ma femme dit que je ne suis plus le même. Et mon fils, qui n'avait que sept mois seulement lorsque je suis parti, me regarde avec des yeux d'éternité. Saura-t-il quelque jour ce qui poussa son père à tuer ainsi ? *» Ce fut ensuite l'équipée du groupe « Condor Azul », en décembre dernier. A bien lire les informations publiées alors, on se rendait compte sans peine que les insurgés de « Condor Azul » n'étaient pas des isolés, que seule une question d'opportunité les séparait de leurs camarades et de leurs chefs. La presse écrivit alors que le général Videla donnait un délai de 90 jours à Isabel Peron. Les quatre-vingt-dix jours sont écoulés. Cet ultime sursis fut évidemment gâché, comme il est de règle dans les régimes condamnés. On vit les revenants du péronisme pur (s'ils avaient entre trente et quarante ans lorsque Peron prit le pouvoir, ils en ont près de soixante-dix maintenant) essayer de se réconcilier avec une autre indestructible figure de la politicaillerie argen­tine : le radical Balbin. Penser que ces combinaisons d'arrière-loges et de couloirs empuantis pouvaient apporter une réponse à l'angoisse d'officiers comme celui dont j'ai cité la lettre plus haut, était d'un infantilisme caractérisé. En effet, toute la tragédie argentine se résume à ceci : D'un côté, des vieillards de la politique -- même s'ils ont trente ans -- pour qui tout se résout en combinaisons, majorités parlementaires, concussions, copinages et com­bines. De l'autre, des gens qui tuent et se font tuer. Lorsque les seconds sont trop nombreux, la marmite explose. C'est ce qui est arrivé. Jean-Marc Dufour. 31:203 #### Le régime chilien et le respect des droits de l'homme Le gouvernement du gé­néral Pinochet est la cible continuelle des attaques de la gauche et de l'extrême-gauche qui accusent les mi­litaires chiliens de se con­duire en bourreaux. Un jour­naliste voulut même donner des preuves de l'existence de tortures pratiquées dans les prisons chiliennes : il fournit l'adresse de la mai­son de l'horreur. Seul en­nui : dans la rue José Ma­nuel Infante -- qui existe --, *il n'y a aucune maison portant ce numéro.* Un ami chilien, me racon­tant la chose, ajouta : « Je connaissais très bien les gens qui habitaient la mai­son dont le numéro se rap­prochait le plus de celui qui était indiqué. J'allai les voir et leur dis : « Alors, on torture chez vous ? ». Ils levèrent les bras au ciel. Je leur montrai l'article et leur dis d'écrire au journal pa­risien. « A quoi bon, me répondirent-ils, ils ne pu­blieront jamais la lettre. » Le texte que je cite ci-des­sous a l'avantage d'avoir été publié dans le journal officiel chilien, si bien que tout le monde peut en vérifier l'exactitude. Il a trait aux garanties accordées aux pri­sonniers arrêtés en vertu des dispositions régissant l'état de siège : Art. 1^er^. -- *Toute person­ne détenue par les organis­mes et dans les situations auxquelles se réfère l'article 1^er^ du Décret-Loi 1.009* (*mil­le neuf*) *fera l'objet d'un examen médical par un mé­decin ou un chirurgien avant de pénétrer dans les bureaux, établissements ou lieux de garde à vue qui dépendent desdits organis­mes.* *Cet examen sera effectué, en ce qui concerne la per­sonne interpellée, au moment de son entrée dans les­dits bureaux, établissements ou lieux de garde à vue. Le service Médico-Légal et le service National de la Santé affecteront à ces bureaux, établissements et lieux un médecin chargé de procéder à l'examen médical prévu par le présent article.* Ces médecins feront dans chaque cas un rapport écrit, où l'état de santé, du déte­nu ayant subi l'examen sera décrit et certifié. Ils remet­tront immédiatement ce rapport au Ministère de la Justice. 32:203 Art. 2. -- Si, aux termes des certificats auxquels réfère le dernier alinéa de l'article précédent, il appa­raissait que le détenu a été l'objet de mauvais traite­ments ou de pressions in­dues, le Ministère de la Justice dénoncera ces faits à l'autorité administrative institutionnelle ou judiciaire correspondante, selon les cas. J'arrête là cette citation ; la suite du décret indique les formalités d'identifica­tion des personnes arrêtées, les mesures de sauvegarde dans les cas de perquisitions, etc. Je tiens pourtant à souligner que c'est le Ministère de la Justice, et non un organisme militaire, qui est chargé de la surveillance des lieux de détention. Selon des informations « dignes de foi », il y aurait actuellement au Chili 570 (cinq cent soixante dix) « détenus politiques », c'est-à-dire personnes arrêtées en vertu des dispositions de l'état de siège. #### Tour d'horizon ibéro-américain ##### *Cuba : Castro le fou* « Castro el loco » est le nom le plus aimable dont les communistes gratifiaient le chef des Barbudos. On peut assurer qu'ils n'avaient pas tort. L'ennui est que « le fou. » est parvenu à créer une puis­sance non-négligeable et que les Soviétiques jugent utile de se servir de lui. Les déclarations faites par Fidel devant un groupe d'hom­mes d'affaires colombiens ne peuvent que renforcer notre opinion. Elles confirment aussi que « cet homme est dangereux » et que nous ne sommes pas au but de nos surprises. Sur l'intervention en Ango­la : « Cela, c'est notre affaire. Si le Zaïre et l'Afrique du Sud ont décidé de l'envahir (l'Angola) et qu'il nous de­mande de l'aide, nous sommes dans l'obligation d'y aller. *Il y a là-bas des troupes cu­baines depuis le 6* *novembre,* et nous sommes contents de ce qui s'y est fait. Ce n'est pas une intervention. « En revanche, il y a bien eu une intervention des États-Unis à Saint-Domingue. Si nous aidons quelqu'un parce que c'est notre devoir ou en raison d'un principe moral, je demande : où est l'inter­vention ? » *Sur les détournements d'avions :* Ce fut l'invention « d'un groupe de fous nord-améri­cains contre Cuba » : 33:203 « En Amérique du Nord, il y a plus de fous qu'à Cuba, et si nous autres nous n'avions pas signé les accords destinés à mettre fin à ces séquestrations, on n'en aurait jamais vu le terme. » *Sur la révolution :* « Nous autres, nous n'ex­portons pas la révolution. Si nous le faisions, nous serions riches. » « Cela, c'est un conte in­venté par les impérialistes nord-américains. Ce que nous exportons -- là, oui --, ce sont les bons sentiments. » Tout commentaire me pa­raissant impossible, je passe à un autre sujet. ##### *Cuba : Gerald Ford parle de Castro* Les déclarations faites par Gerald Ford à Miami sont, qu'on le regrette ou non, bien moins, savoureuses. « Fidel Castro est un délin­quant international » pour avoir envoyé des troupes en Angola. On est tenté de demander si Brejnev, qui a envoyé les « orgues de Staline » et les chars dont se sont servi les troupes cubaines, est, lui aussi, un délinquant interna­tional ? « Mon gouvernement n'aura rien à voir avec le gouverne­ment de Fidel Castro. C'est un régime d'agression, et je mets en garde solennellement Fidel Castro contre toute ten­tative d'intervenir par les ar­mes dans l'hémisphère occi­dental. « Que son régime, ou tout autre régime similaire sache avec certitude que les États-Unis adopteront les mesures adéquates. » Ici, le point capital est de savoir ce qu'entend Gerald Ford lorsqu'il parle d' « hé­misphère occidental ». Il y a de fortes chances qu'il dési­gne par là les deux Améri­ques : un point c'est tout. Ce­la laisserait une belle marge de manœuvre au gouverne­ment de La Havane et « aux gouvernements similaires ». ##### *Colombie : un évêque parle* Il s'agit de Mgr Javier Na­ranjo Villegas, évêque de San­ta Marta. Son homélie fut prononcée dans l'église de La Eucarestia, au cours d'une cérémonie de réparation après un vol dont cette église avait été victime. « La délinquance, a-t-il dit, s'est déchaîne dans tout le pays, créant la panique. Cet­te ville est terrorisée par le règne des voyous. Elle est bâillonnée. Tandis que la dé­linquance, agissant à une vi­tesse supersonique, gagne du terrain, la police travaille à pas de mule. » A propos de l'administra­tion : « Celui qui est nommé à un poste et n'en profite pas pour s'enrichir est qualifié de pauvre d'esprit. » Abordant la question des universités : « Dans l'Univer­sité, on n'enseigne que la hai­ne. (...) Dans les cours de l'Université, la jeunesse est li­vrée à des professeurs de tendance marxiste ; là, s'en­gendrent la haine, la violence et le venin contre la justice. » 34:203 Il affirma ensuite que les pri­vilèges universitaires ne peu­vent être invoqués pour com­mettre des délits et ajouta que « la jeunesse actuelle est détruite dans la délinquan­ce ». « Une forte minorité con­trôle une grande majorité ; la preuve en est que personne ne veut parler, que le milieu règne même sur les plus cou­rageux. » ##### *Colombie : quelques notes* a\. -- Le directeur de l'Aé­ronautique Civile, Carlos Sanz de Santamaria, prenant la parole à Barranquilla, a dé­claré : « Je ne veux pas vous tromper, il n'y a pas d'argent pour les travaux civils. » b\. -- Sur un budget d'en­viron 50 000 millions de pe­sos, le déficit est de 5 000 millions de pesos. c\. -- Ignacio Copete Lizza­ralde, Président de la Corpo­ration Financiera Colombiana, a déclaré que les résultats fi­nanciers de l'an dernier ont été les meilleurs qu'ait enre­gistrés cette compagnie. ##### *Mexico : la beigne* Le grand romancier péru­vien Mario Vargas Llosa a envoyé, sans explication, son poing droit dans la figure du grand romancier colombien Gabriel Garcia Marquez. Les deux écrivains sont marxistes. Selon les gens « bien informés », ce serait une tentative de Gabriel Garcia Marquez (membre du « Tribunal Russel » pour le Chili) d'étendre le collectivis­me à la femme de Vargas Llosa, qui serait à l'origine de cette beigne. Tout cela n'aurait, en défi­nitive, que fort peu d'impor­tance si cet incident n'avait permis à un journaliste de La Prensa (Lima, Pérou) de faire un bel exercice de critique marxiste. Tout remonte, dit-il, à l'affaire Padilla. Ce poète cu­bain ayant été jeté en prison pour crime de liberté d'écritu­re, « un groupe d'écrivains la­tino-américains résidant en Europe », « à dix mille lieues de Cuba », osa critiquer Cas­tro. Parmi eux, Vargas Llosa. « Depuis lors, « l'image » de Vargas Llosa commença de s'éclipser » (sic) et encore plus « lorsque l'on connut la lettre écrite par « l'Héroïne » Haydée Santamaria, directrice de la Casa de Las Americas de La Havane, à l'écrivain pé­ruvien » (*resic*)*.* Chaque année, la Casa de Las Americas distribue des prix. Il ne faudra pas être trop étonné si l'on voit figu­rer, parmi les lauréats, Javier Moran Alva, l'auteur de ce poulet. J.-M. D. 35:203 ### L'Europe introuvable par Louis Salleron ON REPARLE BEAUCOUP DE L'EUROPE, tous ces derniers temps. Mais on en reparle d'une manière incom­préhensible. Peut-être serait-il bon de revenir un peu en arrière pour y comprendre quelque chose. Il y eut, après la guerre, un grand mouvement en fa­veur de l'Europe. J'en garde un bon souvenir, parce que c'est grâce à lui que je fus à Rome pour la première fois de ma vie. Ville redoutable pour un congrès. On passe ses journées dans les rues, les églises et les musées. Le travail s'en ressent. Je parle pour moi. C'est une question de tem­pérament. Les assidus aux commissions ne manquaient pas. A Rome comme à La Haye, je contribuai consciencieu­sement à la fabrication de plans destinés à « faire l'Eu­rope ». Mes idées se résumaient à deux points. Pour faire l'Europe, il faut 1) un *principe* unificateur 2) une *action* unificatrice. 1\) Le principe était simple (pour moi). C'était la *jus­tice*, mise au cœur de l'Europe. De quelle manière ? Par une convention européenne des droits de l'homme, assortie d'une cour de justice *à laquelle auraient accès directement les individus*. Ainsi se créerait peu à peu une conscience européenne, un sentiment d'appartenance à la même civi­lisation. Le lien politique en résultant serait d'autant plus fort que ce qui est en cause dans le monde moderne et ce qui agrège les grands groupes sociaux au-delà des nations c'est une certaine conception de la justice, en ce qui con­cerne essentiellement la *protection des libertés personnelles.* Face au communisme, l'Europe prendrait consistance sur le terrain de la personne humaine. 36:203 Comme, dans la foulée des innombrables Déclarations des droits de l'homme et des libertés publiques, l'accord était déjà fait sur une Cour de Justice européenne, rien n'eût apparemment été plus facile que de lui donner un sens en instaurant le *recours direct* des personnes à cette Cour. Ce fut impossible. Quant à la France, elle fut *le seul pays* à refuser, pendant des années, de ratifier la conven­tion. Elle ne s'est décidée à cette ratification que récem­ment ; et dans une réponse écrite à deux députés le mi­nistre de la justice écarte, « dans l'immédiat », la possi­bilité pour le gouvernement français d'autoriser « le droit de requête individuelle devant la commission européenne des droits de l'homme » (*Le Monde* du 24 mars 1976). Au lieu de se référer à l'idée de *justice,* on se référa à celle de *souveraineté.* Il s'agissait de limiter la souve­raineté des nations par une formule fédérale ou confédé­rale. Beau thème de débats inutiles. Tout sombra dans l'indifférence. Le projet de C.E.D. (communauté européen­ne de défense) tua les grandes espérances et les beaux enthousiasmes des années 50. 2\) L'*action* que je proposais, c'était de *faire l'Afrique.* Les nations européennes avaient des colonies et des inté­rêts économiques dans le monde entier. Pourquoi ne pas les associer *d'abord* sur un terrain délimité, que la géo­graphie désignait ? La mise en valeur de l'Afrique pouvait se faire aisément par des formules où la souplesse du capi­talisme serait mise au service de vues politiques substi­tuant la coopération des nations européennes à leurs riva­lités traditionnelles. Comme tout le monde avait à y gagner, tant en Afrique qu'en Europe, les difficultés à surmonter se révéleraient mineures. Au lieu de l'Afrique, on choisit le charbon et l'acier d'Europe. C'était une erreur quant au choix du territoire. C'en était une autre quant au secteur économique choisi. Alfred Sauvy faisait observer justement qu'une action éco­nomique menée en commun ne pouvait être créatrice d'un sentiment communautaire que si elle s'exerçait dans des domaines appelés à des développements (l'aviation par exemple), tandis que le charbon et l'acier étaient voués à une relative stagnation. 37:203 Bref, l'Europe échoua. Peut-elle réussir maintenant ? Elle dispose d'un atout majeur : la nécessité. Elle a devant elle un obstacle ma­jeur : la France. La *nécessité* est évidente. Entre les deux blocs, améri­cain et soviétique, les nations européennes ne font le poids que par leur union -- qu'imposent la géographie, l'histoire, l'économie et la démographie. La *France* est l'obstacle principal pour toutes sortes de raisons qui rejoignent, elles aussi, la *nécessité.* C'est en effet une très vieille histoire. L'idée nationale a été inventée par la France, contre l'Europe. Quand nos vieux légistes disaient que le roi de France est « empereur en son royau­me », ils entendent affirmer l'indépendance de son pouvoir temporel en face de l'Église, mais aussi et surtout l'auto­nomie de son pouvoir politique en face du Saint Empire. L'idée de « royauté » s'oppose à celle d' « empire » ; c'est-à-dire que, pratiquement, l'idée de primauté du fait national l'emporte sur celle du fait européen (transcription géopolitique de la « chrétienté »). Le protestantisme de­vait précipiter le fait national. La Révolution française fit du nationalisme la loi politique générale, où la France trouva un avantage jusqu'en 1870, du fait que son unité nationale était en avance sur celle des autres pays et qu'elle bénéficiait subsidiairement de l' « empire » de la légitimité nouvelle. Quand, après 1870, l'Allemagne devint la première puissance européenne, la France n'eut pas trop de toutes les forces de son « empire » idéologique pour s'opposer à elle et gagner la guerre de 14. Depuis lors, l'évolution du monde a bouleversé les données européennes, mais à l'inté­rieur de l'Europe, les lignes de force traditionnelles subsis­tent. Sous des noms successifs divers -- principe des natio­nalités, droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, autono­mie, indépendance, etc. -- le nationalisme a finalement triomphé sur la planète entière, renforcé par les principes d'agrégation religieuse et raciale. C'est un chaos universel, en attente de recompositions politiques inédites. La France continue de jouer la carte nationale. Elle en tire, mondialement, un renouvellement d' « empire » dont de Gaulle a fait une base de sa politique, face aux « impé­rialismes » américain et soviétique. 38:203 Il ne me paraît même pas douteux qu'en magnifiant l'idée d'indépendance natio­nale, de Gaulle a espéré d'introduire, au sein de l'empire européen de l'U.R.S.S., un principe de désagrégation pour le jour où les démocraties populaires, sans parler des ré­publiques soviétiques elles-mêmes, commenceraient à sup­porter impatiemment le joug *russe.* Aujourd'hui donc la France est très embarrassée quand elle parle de l'Europe. Ce qui était possible à chaud, au lendemain de la guerre, ne l'est plus. Si le bon sens et ce qui a été amorcé au temps d'Adenauer et de De Gaulle créent encore certains liens privilégiés entre l'Allemagne et la France, les démons historiques l'emportent jour après jour. Pour la Gauche, qui détient la légitimité nationale, l'Europe c'est l'Allemagne, et l'Allemagne c'est l'ennemie, parce qu'il y a eu 1870, 1914 et 1940, et que l'U.R.S.S. est l'ennemie de l'Allemagne. La Gauche n'admet l'Europe qu'à condition d'en faire une Europe démocratique, c'est-à-dire parlementaire et syndicale, c'est-à-dire encore socialo-com­muniste, majoritairement ou dynamiquement. Inutile de dire qu'une telle Europe, que concrétiserait une Assemblée européenne élue, comblerait les vœux du communisme so­viétique même s'il devait affecter de la combattre. L'Europe ne peut être réalisée que sur la base des nations. Les deux conditions-clefs de sa réalisation sont (comme il y a 25 ans) la *Cour de justice* pour la protec­tion des libertés individuelles avec *recours direct des indi­vidus* et *l'unité monétaire.* N'y comptons pas. Non seulement l'Europe est loin, mais on voit de plus en plus se dessiner, ajoutée à tant d'autres divisions, une nette coupure entre l'Europe du Nord et celle du Sud. La première comprend la Grande-Bretagne, les pays scandi­naves et l'Allemagne ; la seconde, la France, l'Italie et éventuellement l'Espagne et le Portugal. Autrement dit les pays de sociologie protestante, où le communisme est tenu en laisse, et les pays de sociologie catholique où le communisme est roi. 39:203 On conçoit le « malaise » de l'armée française qui, appelée à préparer une défense « tous azimuts », a le sentiment que la moitié de ses chefs pensent à une guerre avec l'Allemagne et l'autre moitié à une guerre avec l'U.R.S.S. Le malaise de la France est celui-là. Il n'en ré­sulte pas une vision très claire de l'Europe. Peut-être trouverions-nous plus facilement l'Europe si nous savions où est la France. Mais dans l'ignorance de la position française l'Europe reste introuvable. Louis Salleron. 40:203 ### Le pouvoir de l'information *suite* par Georges Laffly INFORMER, être informé, c'est le fait le plus banal, et sans lequel il n'est même pas de société. Les parents avec leurs enfants, des voisins, deux passants qui se croisent, des gens parlant métier, cuisine ou sport, autant d'échanges d'information, et chacun est informateur comme M. Jourdain faisait de la prose. Ce n'est pas à cette com­munication simple et comme involontaire qu'on s'attache ici, mais à l'information organisée, qui requiert un per­sonnel dont c'est la fonction propre. Autrefois, dans un village, le seul représentant de cette information était le prêtre. Une de ses tâches était d'en­seigner les vérités de la religion, et accessoirement, le rudi­ment aux plus doués. Pour le reste, la famille et le voisi­nage s'en chargeaient, transmettaient recettes, procédés de métier et conduites à suivre, selon les occasions et acci­dents de la vie. Aujourd'hui, l'information organisée, for­*melle,* a de multiples agents et des canaux divers (le pa­pier, les ondes, les écrans). Elle a réduit au second rang la part de l'information informelle. Elle l'a dévaluée. L'information ancienne avait pour tâche essentielle de transmettre. Elle innovait peu, et ses innovations se dif­fusaient lentement. Par nature, l'information formelle est innovatrice. Elle critique et rejette un savoir routinier encombré d'erreurs et le remplace par un savoir scienti­fique, partout semblable, partout reconnu. Ensuite, elle innove pour suivre le rythme rapide des changements du monde, et encore pour retenir l'attention, parce que l'in­novation est devenue une sorte de besoin. On l'attend. De plus, l'effet de cette information est rapide et massif. 41:203 #### Vers la censure Non seulement l'information est devenue une fonction spécialisée, mais elle s'est massifiée -- à cause de la puis­sance des outils qu'elle emploie -- : elle s'adresse à tous de la même façon, et elle tend à l'unité. En principe nous vivons sous un régime pluraliste, où les voix les plus op­posées peuvent se faire entendre. En fait, on se rapproche de plus en plus d'une situation de monopole, d'une voix unique écoutée par tous. C'est Pierre Chaunu qui cons­tate, dans *Histoire et prospective*, que « de plus en plus, le choix est théorique ». Citant l'exemple du *Monde* et du *Figaro*, journaux comparables, dit-il, mais avec des choix politiques en principe différents, il note : « Quittez les éditoriaux et entrez à l'intérieur du texte, 90 % au moins de la rédaction est commune. Sur les choix fondamentaux de civilisation... le milieu de l'information fait bloc. » Il y a une différence de *poids* entre une information qui va dans le sens général et une autre qui s'y oppose. Deux opinions de médecins sur l'avortement. Le médecin favo­rable sera cité partout, loué, officialisé ; l'avis de l'autre est réduit, on s'acharne à relier sa position à des pensées inadmissibles (on le traitera de fasciste, par exemple). La différence de *poids* fait une différence de *nature*. Il est très raisonnable, non seulement pour simplifier, mais pour tenir compte de cette différence de traitement, de réserver le terme d'information à l'information dominante, celle qui est répercutée, qui déclenche une série d'échos et de salivations conditionnées. Si scandaleux que puisse être son contenu au regard des lois morales, cette infor­mation n'est jamais tenue pour scandaleuse. Elle rentre dans le monde clos et sévère du « ce qui se fait », du « ce qui est admis », -- ou plus exactement, c'est elle qui au­jourd'hui détermine la clôture. Elle est ce qui est conforme, reçu. Sans doute elle se réclame de la contestation et des changements les plus radicaux. 42:203 Il se trouve simplement qu'en France, en 1976, le conformisme ne signifie pas stabilité, et conformité à un modèle ancien, mais mouve­ment, conformité à un modèle futur, qu'on dégage par chocs successifs, par une série de « campagnes » qui l'im­posent. Les caractères du conformisme sont là, cependant : refus de la critique (impossible de contester la révolution), exclure par le silence ou l'injure tout ce qui ne lui res­semble pas, être reçu sans réflexion, comme chose allant de soi. #### L'homme isolé La première explication de ces faits est dans la puis­sance des moyens d'information : obsédants, omniprésents, introduits jusque dans la vie privée au point d'en faire partie, prestigieux (ils donnent l'illusion à chacun d'être en relation avec le monde entier). Cela n'est pas suffisant. Il faut compter non seulement avec la puissance des *émet­teurs,* mais avec l'attente, la faculté d'accueil illimitée, des *récepteurs.* Loin de se protéger, de dresser des barrières, les gens ne demandent qu'à être envahis, possédés. L'hom­me de notre société est un isolé. Le progrès même l'a coupé des autres : ruine de la sociabilité de voisinage ou de métier, de la vie de quartier ou de paroisse, par l'urba­nisation massive, le déracinement et les contraintes de temps. Cet homme mal encadré est assailli de change­ments en tous domaines. On lui a inculqué le refus des vieux modèles, il ne les comprend plus, il ne sait plus s'en servir. Il appelle des guides, des modèles nouveaux qu'il puisse suivre, qui lui permettent de s'intégrer -- de se reconnaître et de reconnaître les autres. Il est extrêmement malléable. L'information lui apporte ce qu'il réclame. On peut avoir le cœur serré de voir sur une auto le papillon : « J'écoute R.T.L ». Il révèle le besoin d'une communauté, même si ce n'est que la communauté abstraite des auditeurs d'une station de radio. Abstraite, mais réelle : les mêmes chansons, les mêmes noms d'animateurs (co­pains et mots de passe à la fois), les mêmes commentaires sur les mêmes « problèmes », le même rythme de vie à telle heure, musique, à telle heure Ménie Grégoire. 43:203 Par l'information, le solitaire se croit relié aux autres, il se trouve pris dans un tissu social qui remplace l'ancien. Certes, le passage du tissu ancien (communauté sta­tique, définie par la proximité géographique, les liaisons de foi, de métier) au tissu nouveau (extensible à des mil­lions d'individus, fondé sur la mode) c'est le passage de l'enracinement au vertige du toboggan. La communauté retrouvée est fallacieuse. Elle n'existe que dans la mesure où la puissante machine informante retire toute liberté, toute différence aux *récepteurs.* Mais l'homme amoindri (sans passé, sans foi) n'en demande pas plus. Que lui im­porte d'être possédé, s'il est relié, -- et bercé ? #### La classe informante L'information a son personnel spécialisé. Mais elle se présente sous tant de formes qu'il paraît vain de chercher ce qui peut en unir les membres. Quel lien entre journa­listes, professeurs, militants politiques, syndicalistes, prê­tres, agents de publicité, écrivains, chanteurs... ? Ils ont pourtant tous, à l'égard de leur public, la relation de supé­riorité de l'informant par rapport à l'informé. Ils croient au rôle de l'information comme agent de transformation de la société. S'ils se querellent, c'est avec les mêmes armes, et ceux qui sont hors du combat comptent pour rien. Après cela, la différence de leurs points d'action, et leurs oppo­sitions même, sont moins importantes. Ce qui risque d'égarer, aussi, c'est qu'il y a des degrés ces informants sont à leur tour des informés. Il ne faut pas s'y tromper. Les sources d'information sont peu nombreu­ses, et l'immense troupe des informants cherche de plus en plus à ne pas contrarier ces voix puissantes, et aime mieux être relais qu'obstacle (ce qui favorise l'établisse­ment du monopole). Philippe Ariès, dans son *Histoire de la mort,* écrit : « La sensibilité à l'égard des cimetières et des morts s'est émoussée, principalement dans les milieux intellectuels, qui constituent aujourd'hui une classe puissante. » Voilà l'exemple d'un secteur d'un monde venant des « milieux intellectuels ». Il serait peut-être plus précis de parler des « milieux informants », le mot d' « intellectuel » étant pris ici dans un sens assez dégradé. Et ne peut-on, du coup, parler d'une classe informante ? 44:203 L'informant est soucieux de la nouveauté, et de la saisir dès son émergence. La frivolité, la curiosité et un certain snobisme (on ne pourra pas dire qu'il s'est laissé dépasser) s'unissent pour stimuler cet appétit. Il est donc un excellent agent de propagation de la mode. Étant chose nouvelle, elle lui sert à souligner son dédain de l'habituel, du traditionnel, où il ne voit qu'esclavage et erreur. Elle l'aide à se distinguer du troupeau. Enfin, elle est signe de sa liberté d'esprit, et de l'avènement d'un mondé inédit, inévitablement meilleur. Tout informant est plus ou moins persuadé qu'il a une mission, la mission de faire avancer les autres (les informés) dans la voie où il marche lui-même. (On pourra trouver toutes les exceptions qu'on voudra à ce portrait : il s'agit toujours du courant domi­nant.) #### Les grands Il est facile de noter la place prise par un petit nombre de journalistes de la radio ou de la télé dans la vie sociale. On les connaît, on leur téléphone (on les tutoie). Des ma­gazines nous entretiennent de leur vie privée : une bonne part de l'information est consacrée à la vie de la classe informante. Ce sont des « amis ». Récemment, annonçant la mort d'un réalisateur de télé, un journaliste s'expri­mait ainsi : « Votre ami, X, vient de mourir. Oui, on peut dire votre ami, etc. ». On leur écrit, on parle d'eux, ce sont des vedettes dont tout le monde connaît le visage. Jules Monnerot note à ce sujet (dans *Inquisitions*) la disproportion entre ce rôle et les qualités personnelles. En dehors de qualifications techniques, d'ordre secondaire (ai­sance de la parole, -- et encore, -- télégénie, etc.) il n'est pas exigé, une puissance intellectuelle, ou une fermeté de caractère -- qui pourrait être bien utile -- particulières. Mais le seul fait qu'ils soient là les magnifie. L'outil (télé ou radio) est un agrandisseur exceptionnel. 45:203 Or, ils influent de façon importante sur les choix et les attitudes des Français. Leur avis compte, même sur des prix Nobel, et de multiples chanteurs de music-hall ont une situation analogue. Quand ils prennent position sur la politique ou le contrôle des naissances, on salue leur voix comme le renfort de gros bataillons. Johnny vote Giscard et Jean Ferrat, Mitterrand, cela est de poids. C'est ce principe implicitement reconnu (et d'ailleurs complètement étranger à l'esprit « démocratique » dont chacun se ré­clame) qui fonde le système de la pétition. Ceux qui savent, parlent. Ils montrent le bon chemin aux ignorants, qui s'enrichissent du coup de l'approbation de tant de bons esprits. Un philosophe, une romancière pour « Elle », un professeur de mathématiques, un poète qui fut voleur, un pasteur etc. finissent par constituer, pour le public, le cerveau de la France, et sa conscience. Imposture qui se­rait assez drôle si la plupart ne prenaient l'affaire au sé­rieux. On peut finir, d'ailleurs, par être plus connu pour ses pétitions que pour ses œuvres, même et surtout s'il s'agit d'œuvres de réelle valeur et qui ne peuvent être appréciées que d'un public restreint. Le prestige, le volume dé­placé, ne correspondent finalement ni à la valeur propre d'un individu (que la foule ne peut connaître) ni à sa compétence sur la question posée (en général très étran­gère à l'objet de ses travaux). Phénomène d'information pure, où elle se charge : 1°) d'apprendre à tous que M. Untel est le plus grand mycologue connu (par exemple), et qu'il faut bien croire que les centrales atomiques sont inutiles, puisque M. Untel, le célèbre savant, est contre. #### L'Église, un cas remarquable L'Église est un cas remarquable de la classe informante, non seulement parce qu'elle en est, en somme, l'origine, mais pour une raison plus grave. Ici, l'informant, le prêtre, a une puissance inégalable sur l'informé, à cause du carac­tère sacré dont il est revêtu. 46:203 Si l'on considère que le rôle de l'information (au sens que nous avons limité) est de répandre de nouvelles atti­tudes et de proposer un nouveau modèle de conduite, l'Église, qui pouvait sembler très mal placée, a obtenu, au contraire, des résultats étonnants. Évidemment, les pertes ont été grandes. Une bonne part des fidèles, déconcertée, déçue, est partie. Autre manière de voter avec les pieds. Mais chez ceux qui sont restés, quel retournement merveil­leux dont, autre merveille, ils semblent à peine s'être aper­çus. Au départ, le handicap de l'Église est qu'elle est liée à des attitudes très anciennes, et fermement motivées. Les mœurs, la morale, même très laïcisées, ont en elle un repère aussi sûr que l'étoile polaire. En revanche, un avantage : l'obéissance des catholiques. On s'est aperçu à l'usage que l'avantage était plus décisif que le handicap. L'obéissance, en principe liée à un certain contenu, a joué sans hésitation contre lui. Le plan général de l'opération consistant à rejoindre le monde moderne, il pouvait paraître paradoxal de jouer sur une vertu (l'obéissance) caractéristique du système qu'on abandonnait. De fait, tout en comptant sur elle, on affecte d'y mettre une sourdine, et de n'être attentif qu'à la voix *spontanée* des laïcs. Il y aura donc le troupeau qui se tait et obéit, et les quelques voix *spontanées* qu'on écoute, et qui donneront son nouveau contenu à l'obéissance. On revient à un cas général, déjà observé dans le modèle politique : il est simple d'imposer d'en haut des change­ments en feignant de croire qu'ils sont réclamés par la base. L'opération a très bien marché pour la messe en français, pour la communion dans la main, pour le nouveau catéchisme. Aujourd'hui les fidèles sont persuadés que ce sont eux qui ont imposé ces changements, et ils croient même qu'ils les désiraient depuis longtemps. Il est vrai que certains sont d'une docilité si bovine qu'on se demande s'ils renâcleraient en entendant les sourates du Coran à la place de l'Évangile, et si même ils s'apercevraient de quel­que chose. 47:203 Jean Madiran a trop bien démonté les mécanismes de ces opérations pour qu'il soit nécessaire de s'y attarder. Au départ, il suffit de petits groupes (prêtres et laïcs), dispo­sant d'appuis dans la hiérarchie, et de la majeure partie de la presse catholique. L'appel au changement est lancé comme une suggestion, ou même comme une « hypothèse de travail ». Il est répercuté de tous côtés. Les non-catho­liques manifestent leur intérêt. Sur les fidèles, on fait jouer le goût de la nouveauté et l'attrait de la responsabilité (nous sommes adultes). Deux camps se dessinent. Ceux qui sont hostiles sont suspectés d'hostilité à l'Église, ou ridi­culisés (pour la communion dans la main, on leur opposa la coutume du Moyen Age, alors que ce qui était en jeu, c'était la réalité présente dans l'hostie). Le troupeau com­mence ainsi à apprendre ce qu'il « voulait sans le savoir ». La supériorité de l'Église sur un pouvoir temporel, c'est qu'elle n'a pas besoin d'attendre un changement de ma­jorité, qu'elle pourrait d'ailleurs obtenir plus rapidement qu'une puissance laïque. Une fois l'affaire bien lancée, la hiérarchie entérine la réclamation, et impose la nouvelle loi. Les prêtres, même réticents, obéissent, et les ouailles suivent. Avec le minimum d'énergie, et une économie remar­quable de moyens, on obtient ainsi d'énormes changements (en fait, au détriment d'un capital de respect et de con­fiance accumulé depuis des siècles, maris l'Église est résolu­ment moderne en ceci qu'elle vit *en viager,* et sur son capital). #### Un modèle à suivre Ainsi l'Église peut-elle être donnée en exemple dans le passage à un nouveau code du « ce qui se fait ». On pren­dra l'exemple de ses rapports avec le pouvoir politique. Il peut servir de modèle à la société laïque, elle aussi tentée par le parti unique. D'une façon schématique, l'Église, attaquée par la Révolution, puis par l'anticléricalisme ré­publicain, avait une position conservatrice (avec le sou­venir encore puissant de l'alliance du trône et de l'autel). Pour rejoindre le monde moderne, il fallait se débar­rasser de ce bagage. La première étape fut d'adopter une apparente neutralité, en laissant les chrétiens libres de leurs choix politiques. C'est la phase du détachement. On fait ressortir que l'Église (Dieu merci) n'est liée à aucun pouvoir. 48:203 Deuxième phase : on vante le pluralisme, à condition n'est-ce pas, qu'il n'y ait pas de désaccord avec l'Évangile. Cette position floue, apparemment incommode, permet d'acclimater les « options socialistes ». On commence à parler de chrétiens marxistes, avec une sympathie de plus en plus grande. Cette deuxième phase pourrait s'appeler celle de la greffe. Troisième phase, celle du rétablissement : nous y som­mes. Décidément le pluralisme n'est pas seulement incom­mode, il est dangereux. Il supposerait que l'Église n'a rien à dire en fait de politique. Et ce pluralisme n'est pas in­nocent. Il ressemble à une lâcheté. Si vraiment le socia­lisme (mot extensible) est l'avenir de la cité, et conforme à l'enseignement du Christ -- ce que le clergé affirme de plus en plus nettement -- peut-on permettre que des chrétiens s'y déclarent étrangers, ou hostiles ? La réponse est non. Et voilà comment, en quelques années, l'Église catholique passe du conservatisme à la révolution. Comme exemple de changement des mentalités, il est difficile de trouver mieux. Georges Laffly. 49:203 ### L'homme éternel de Chesterton par Antoine Barrois Il était une fois, il n'y a pas très longtemps, il y a une centaine d'années, un petit garçon qui s'appelait Gilbert Keith Chesterton. Il vivait dans un pays étrange aux confins des terres civilisées. Ce pays du nord est une île qui ne sort du brouillard, dit-on, que le saint jour de Pâques, afin que les petits Français puissent en voir les côtes du haut des falaises de Gris Nez. Gilbert Keith Ches­terton était un petit garçon positif qui s'émerveillait tous les jours que les choses fussent vraiment ce qu'elles paraissaient être. Comme tous les petits garçons il aimait les histoires imaginaires ; non celles qui ne sont pas vraies, mais celles qui sont aussi vraies qu'il est vrai qu'il y a un pays des songes, celles qui par l'imagination per­mettent de saisir des vérités qu'autrement nous devinons à peine. C'est assez dire pour suggérer que toute son enfance fut quelque chose comme l'éblouissement d'un éternel matin. Or, il arriva à ce petit garçon positif devenu grand, une aventure extraordinaire telle qu'il ne peut en arriver qu'au pays du songe d'une nuit d'été. Voici la chose. Devenu grand donc, et continuant à lire beaucoup de livres, Gilbert Keith Chesterton s'aperçut que la plupart des histoires que racontaient les autres grandes personnes, H.G. Wells par exemple ou Bernard Shaw ou encore Rudyard Kipling, n'étaient pas sérieuses ; ou, si l'on veut, qu'elles l'étaient beaucoup trop. Il résolut alors de montrer que leurs histoires étaient trop sérieuses pour être vraies ; autrement dit qu'elles étaient des contes de fées pour grandes personnes. 50:203 Comme il ne croyait pas que l'on puisse vivre sans défendre les idées que l'on croit vraies et attaquer celles que l'on croit fausses, il entama une grande bataille pleine de coups portés et aussi de coups reçus, contre ceux qui racontent des histoires naturelles incroyables pour nous empêcher de croire à la seule histoire surnaturelle. Qui dit bataille dit armes et c'est là que notre conte devient quelque peu magique. Plus la bataille faisait rage, plus il portait de coups aux idées qu'il croyait fausses ou retardataires -- il pensait alors que cela revenait à la même chose, plus il ferraillait pour défendre ses idées avancées, plus il s'acharnait à établir son dogmatisme comme un château fort défiant toutes les hérésies -- c'est-à-dire les dogmatismes des autres, plus il voyait que les armes dont il se servait non seulement n'avaient rien d'original mais qu'elles étaient vieilles, très vieilles ; et que son beau château tout neuf n'était qu'une réplique mal venue d'un antique château beaucoup plus vaste et plus beau. Un jour, il arriva que Dieu lui accorda de voir plei­nement que la lumière toujours naissante qui avait en­chanté son enfance était celle de la Résurrection ; que son éternel matin c'était celui de l'orthodoxie, du bon sens chrétien ; que son épée magique, son bouclier magique, sa cuirasse magique, qui mettaient en déroute ses adversaires comme malgré lui, c'étaient les armes du soldat du Christ. Quelques années passèrent et Gilbert Keith Chesterton vit distinctement se dessiner la figure maternelle de celle qui n'avait jamais cessé de le guider et de le protéger : l'Église Romaine qui est l'unique épouse du Christ. C'est une sorte de géant humble et joyeux qui achevait ainsi sous le pape Pie XI le long voyage entrepris par un petit garçon positif et tranquille sous le pape Léon XIII vers la pleine lumière. Celle du Soleil de Vérité qui resplendit comme un éternel éclair. C'est sur cette image que se termine le livre qui passe pour le chef-d'œuvre de Chesterton aux yeux de ses com­patriotes : *The everlasting man.* 51:203 « L'homme éternel » est sans doute le livre de Chesterton le plus célèbre en France, après les nouvelles poli­cières qui ont pour héros le Père Brown et qui mettaient Claudel si fort en colère. Le plus célèbre et le plus mal connu. Pour cette raison simple qu'il est à moitié introuvable depuis quarante ans. A moitié introuvable, la formule peut paraître surprenante. La réalité dont elle voudrait rendre compte ne l'est pas moins. C'est que sous le titre « L'homme éternel », les éditions Plon ont publié en 1927 au « Roseau d'Or » une partie seulement du livre de Chesterton : celle qui dans l'œuvre originale s'intitule : On the animal called man -- « l'ani­mal qu'on appelle l'homme ». Cette édition est un enchan­tement et c'est à cet enchantement que nous devons d'avoir vraiment mordu à Chesterton. Il faut dire que cet ingénieux typographe, cet « homme de lettres » un peu filou qu'était Samuel, William, Théodore Monod et qui fut plus connu sous le nom de Maximilien Vox a donné de cette partie de l'œuvre une version française étonnante d'esprit. Mais il fallut ensuite attendre vingt ans pour que Fernand Sorlot puisse publier le reste de l'œuvre sous le titre : « L'homme qu'on appelle le Christ » qui est celui de la seconde partie. Nous nous associons volontiers à l'hommage que le traducteur, L.-M. Gautier, rend dans son avertissement aux Nouvelles Éditions Latines qui ont per­mis, si ce n'est de présenter l'ouvrage dans sa plénitude, du moins de réparer un oubli fâcheux. Toujours est-il que le livre écrit par Chesterton n'a pas été publié en France comme il aurait dû l'être. C'est ainsi que la première traduction intégrale de « L'homme éter­nel » paraîtra pour le cinquante et unième anniversaire de sa publication en anglais. L'édition que nous publions chez DMM donne, dans une traduction entièrement refaite et selon l'ordonnance voulue par l'auteur : l'introduction générale, les deux volets centraux (L'animal qu'on appelle l'homme, -- L'homme qu'on appelle le Christ) et la con­clusion générale ; on y trouvera aussi un bref avertissement et deux annexes qui n'avaient jamais été traduits ; et encore, dans la première partie, d'assez nombreux passages qui ne sont pas tous brefs et dont certains sont importants, qui ne figuraient pas dans l'édition publiée par Plon. 52:203 Ce livre propose une vision du monde, au même titre que « L'embarquement pour Cythère » est une vision du monde ou le « D'où venons-nous ? » de Gauguin ou encore les décors de la Bible de s. Étienne Harding. Une vision du monde qui est une histoire. Une histoire qui nous révèle l'origine, et la destinée de la création tout entière dont l'homme est le roi pourvu qu'il rende hommage à Dieu. Cette œuvre est aussi comme une demeure à la fois trop vaste et trop nouvelle, trop simple et trop familière pour que l'on puisse la décrire. Nous demanderons à une brève citation, qui nous servira de conclusion, d'entrouvrir une porte qui permettra, nous l'espérons, de deviner les trésors qu'elle contient : « Nous ne faisons que dire ce que nos pères ont dit déjà : « Il y a longtemps, très longtemps, nos pères, fondateurs de notre peuple, goûtèrent comme en un rêve au sang de Dieu. Il y a longtemps que le goût de cette vendange de géants est perdu ; il n'est plus qu'une légende de l'âge des géants. Alors vinrent les temps de la seconde fermentation qui fit du vin des catholiques le vinaigre des calvinistes. Puis un jour, cet amer breuvage fut lui-même coupé, allongé par les eaux de l'oubli et la marée des jours. Nous pensions que jamais ne reviendrait le goût amer de cette sincérité et de cet esprit, encore moins la force douce et puissante des lourdes grappes de l'âge d'or dont nous rêvions. Jour après jour, année après année, nous avons vu nos espoirs disparaître et nos convictions faiblir, nous nous sommes habitués à voir les crues monter submergeant nos cuves et nos clos, et le dernier bouquet et l'ultime saveur s'évanouirent comme une tache pourpre sur une mer de grisaille. Nous nous sommes habitués à ce vin coupé, à ce breuvage insipide et qui n'est plus que d'eau. Et Vous, Vous seul, Seigneur, avez gardé le bon vin jusqu'à présent. » Antoine Barrois. 53:203 ### Le meurtre par les mots par Jacques Vier *Jean-François de La Harpe :\ « Du fanatisme dans la langue révolutionnaire »\ (1797)* Après avoir été au théâtre et dans sa critique littéraire l'un des plus ardents disciples de Voltaire et de l'Encyclopédie, Jean-François de La Harpe fut emprisonné sous la Terreur. Il se convertit dans sa prison et s'aperçut que la philosophie des « Lumières » avait inventé un vocabulaire et un style de guerre civile d'où la Révolution devait tout naturellement sor­tir. Aussitôt libéré, il fit paraître en 1797 sa précieuse brochure. Peu connue, elle est fort intéressante en elle-même, mais elle éclaire d'un jour inquiétant l'intoxication marxiste que subit actuellement le pays et dont il risque de se réveiller dans l'autre monde. La pensée que les empoisonneurs, selon la logique d'une Révolution « qui dure toujours et qui est tou­jours la même » (Tocqueville) l'y accompagneront ou l'y sui­vront, n'est pas assez consolante. Mieux vaut tenter de se ressaisir. ARRACHÉ DE JUSTESSE au couperet, La Harpe ne se contenta pas à l'adresse de ses juges d'une malé­diction ordinaire. Il l'établit sur de précieux argu­ments qui lui permettent de compléter l'abbé Barruel ([^4]) et Joseph de Maistre ([^5]). 54:203 La preuve que les philosophes ont suscité une catastrophe d'un caractère qu'on pourrait presque appeler cosmique se mesure à la rigueur d'un Dieu « qui punit une nation pour instruire et préserver le monde ». La philosophie des « Lumières » porte les stigmates de l'orgueil satanique. Quel membre de la secte dira : j'ai tort, ou avouera qu'installé confortablement dans la chaire des moqueurs, il a eu affaire, en bravant le Tout Puissant, à un moqueur dont il n'avait pas soupçonné les ressources ? En somme tout changement décisif dans l'his­toire des hommes commence par la proclamation de la mort de Dieu, manière particulièrement insane et dont nous avons toujours les oreilles rompues, d'abolir toute possibilité d'offensive céleste. D'abord occupé à établir la responsabilité des « Lumières » dans les carnages révolu­tionnaires, La Harpe découvre dans l'emploi du mot *fana­tisme* un témoignage capital de l'œuvre de décomposition verbale qu'il situe à l'origine du sang versé. Malgré quelque tendance à la déclamation, le texte garde sa force : « Phi­losophes, vous ne nierez pas que ce ne soit chez vous qu'on avait pris le mot de proscription ; elles (les sœurs de charité) étaient fanatiques ; elles tenaient école de fanatisme et comme vous n'avez jamais appelé la religion que du nom de fanatisme, comme c'est vous qui avez enseigné aux révolutionnaires à dénaturer les idées et les mots, osez dire que vous n'êtes pas les premiers coupables. Vous n'avez ni massacré ni incendié, je l'avoue ; mais vous avez mis le glaive et la torche à la main de ceux qui étaient faits pour se servir de l'un et de l'autre et vous avez fait tomber toutes les barrières qui pouvaient les arrêter. A quel tribunal serez-vous absous ? » Pareillement, et s'il est vrai que le 3 septembre 1792, le doyen de la cathédrale de Reims fut brûlé vif, avec tout l'appareil d'une exécution solennelle, selon la justice du peuple, aux cris des furieux qui apportaient du bois au bûcher : « Fanatique, fana­tique ! » les Philosophes sont donc bien convaincus d'avoir donné le mot de ralliement aux brigands et aux assassins. Mais depuis la logique révolutionnaire a gagné en subtilité et il appartient à une rigoureuse orthodoxie marxiste de faire porter la responsabilité du massacre sur les massacrés. C'est à la philosophie des « Lumières » que l'on doit l'admirable découverte qui permet de proscrire à jamais la religion et ses ministres, puisque catholicisme et fana­tisme ne font qu'un. Il ne suffit pas de tuer, il faut blanchir le tueur et salir la victime. La griffe de Satan n'apparaît-elle pas dans ce contre-évangile qui retourne la parabole de la robe nuptiale ? 55:203 C'est à une doctrine de la dissolution que La Harpe réduit en somme *l'Encyclopédie.* A ses yeux dessillés une étrange synthèse paraît condenser les efforts, les aspirations les résultats obtenus par un siècle qui est le sien : « Pour la première fois, depuis la naissance du monde, on met dans la destruction autant de soin et de recherche, autant de travail et de dépense qu'on en avait mis jusque là dans la construction des plus beaux monuments de l'art. » Mais ce qui, pour un La Harpe, même témoin des apostasies dues à la *Constitution civile du clergé,* était proprement inimaginable, c'était le spectacle d'une partie de l'Église, coopérant à son propre démantèlement. Le fait de « déverser les prêtres dans la société » imputable à la loi jacobine et rejeté avec horreur par la hiérarchie de l'époque, n'est-il pas aujourd'hui revendiqué et appliqué par un certain clergé, que nulle autorité ne s'est encore avisée d'excom­munier ? Aussi bien ne s'agit-il pas d'une nouveauté, mais d'une suite et Tocqueville a toujours raison : « La Révo­lution continue et c'est toujours la même. » ([^6]) Il n'échappe pas à La Harpe que la Révolution tourne à la croisade. Laquelle, jadis, avait un but : la délivrance du Saint Tombeau. Un dogme, un culte, une canonisation entretiennent dans un système de valeurs inversées, la flamme des purs : la *Déclaration des droits de l'homme* et l'apothéose de Marat. Laquelle a partie liée avec l'uni­versalisme jacobin, car la Terreur a bel et bien entendu, en versant le meilleur sang français, prouver son dessein de régénérer le monde. La dénonciation *d'un* fanatisme injustement prêté au Roi, aux prêtres et aux chrétiens fourbit les armes du trop réel fanatisme des bourreaux. Mais on ne bafoue pas impunément les mots. Le geste de Charlotte Corday qui tue le tueur fait rentrer le vocable fanatisme dans la gorge de l'un de ses plus sinistres usa­gers. Ainsi s'établit une sorte d'équilibre. Elle-même était girondine. Plus tard ce sont les Montagnards qui s'extermi­nèrent entre eux. En somme, le 9 Thermidor venge la langue. 56:203 Ce *fanatisme,* mot-clef et même mot magique, possède une logique qui lui est propre. Si une hyène d'assemblée, peut-être plus édentée que les autres, vient à proposer que, dans la déportation des prêtres réfractaires, les sexagé­naires et au-delà soient au moins épargnés, le bourreau-rapporteur répond que ce sont précisément ces têtes à cheveux blancs qui en imposent aux simples, qui fana­tisent le plus les peuples. Et la Montagne d'applaudir cet orateur « qui parle comme un dieu ! » Et on l'adore comme tel, ce qui est naturellement pire que d'adorer une bête. Il arrive à La Harpe de découvrir ce qui, sauf erreur, semble oublié dans le réquisitoire de Joseph de Maistre ([^7]). La boursouflure de la phraséologie terroriste est pleine de vent, et ce vent est glacé. S'il est possible, -- cette faiblesse est imputable à quelques bons historiens, -- que Louis Madelin manifeste quelque sympathie à un Danton, c'est dans la mesure où, à l'inverse de Robespierre ou de Saint-Just, il témoignerait de quelque chaleur. Les deux derniers nommés sont des monstres froids, mais l'ablation de toute pitié vigoureusement dénoncée par La Harpe, grâce à la perfection et à la discrétion des instruments de mort, a suscité, de nos jours, des instituts d'un genre spécial où l'on fabrique des énarques de la subversion. Ainsi voit-on s'accroître entre la terre et l'enfer une ressemblance de plus en plus accentuée, mais encore une fois, la frappe satanique, renforcée et diversifiée au XX^e^ siècle par le ter­rorisme international, avait révélé d'emblée son origine le jour où Louis XVI, roi de France, fut supplicié. Que l'imagination du mal soit illimitée, la philosophie des « lumières » ne l'a que trop manifesté, dans la période où la longanimité de Louis XV la laissa, avec la connivence de Lamoignon de Malesherbes, tourner les règlements de la librairie. Dans l'ordre des réalisations, la subversion devait connaître les mêmes obstacles que Caligula, qui regrettait que le monde entier n'eût pas une seule tête pour la commodité de l'abattoir. 57:203 Et puis, s'il appartient Dieu de tolérer un temps le déchaînement des forces d'en bas, il demeure le maître de la survivance de sa création. C'est dans le décalage de l'action par rapport au rêve qu'Il intervient, mais le méchant peut connaître en esprit une sorte de souveraineté de la dévastation. De toute la promptitude de leur pensée, Robespierre et Saint-Just s'installaient dans un Éden sans bornes, à substructure de cadavres ; mais ils se désolaient de la lenteur du bour­reau. Depuis 1917, le synchronisme semble en bonne voie. La répartition des responsabilités achevée, le poids des crimes enregistré, La Harpe peut passer à une stricte ana­lyse linguistique qu'il est, je le répète, le premier à déve­lopper dans la chaleur du brasier encore rougeoyant. Pressé de publier sa brochure, il l'extrait, nous dit-il, d'un ou­vrage encore inachevé qui « a pour objet de faire bien connaître la Révolution, non seulement à l'Europe et à la postérité, mais surtout aux Français » ([^8]). La Harpe au­rait voulu que ses contemporains vomissent intégralement le poison. Ils ne l'ont jamais fait et ne devaient jamais le faire, ayant toujours cru à ses vertus curatives, dans la mesure où l'on parviendrait à le doser. Deux siècles de pharmacopée ne les ont pas corrigés et ils en redemandent. La Harpe savait que la désintoxication devait être d'abord de l'ordre verbal. Il le dit en termes neufs et les docteurs de la Contre-révolution ne semblent guère s'être appesantis là-dessus ([^9]). Son plan est en effet de caractériser la Ré­volution par l'examen de sa LANGUE « qui en a été le premier instrument et le plus surprenant de tous, de montrer l'établissement, la consécration de cette langue, comme un événement unique, un scandale inouï dans l'univers et absolument inexplicable autrement que par la vengeance divine ». Il le dit même, un peu moins bien en vers, ce qui l'autorise à faire parler Dieu par la bouche d'un prophète. 58:203 Tout ce peuple enivré du vin de ma colère Va parler une langue aux humains étrangère, Un langage inouï créé pour ses forfaits, Et le monde verra ce qu'il ne vit jamais. La Terreur ne fabrique pas, à proprement parler de néologismes. Elle emploie des mots connus dont, selon la leçon des « Lumières » elle inverse le sens, en sorte que le mensonge issu de la doctrine de Voltaire ([^10]) et des Philosophes imprègne, si l'on peut dire, tout le tissu lin­guistique. La harangue de Danton sur la calomnie permise contre les ennemis de la liberté a vulgarisé pour toujours dans des mots comme *aristocrates, royalistes, chouans,* le sens d'ennemis de la faction au pouvoir. Il suffit de rappeler de nos jours l'escroquerie verbale perpétrée par les mar­xistes et pleinement couronnée de succès, à propos du terme *fasciste.* Étonnante popularité de ce que La Harpe appelle « le style à trente sols » et qui représente pour l'époque un lavage de cerveau encore rudimentaire, mais combien efficace. Virtuose dans l'art de la synonymie, le Jacobin a imposé à la masse le mot *fanatisme* au sens de *religion,* plus facile à articuler que *superstition,* plutôt réservé aux doctes, mais tous deux déjà en bonne place dans le *Dictionnaire philosophique* et dans *l'Encyclopédie.* La Harpe aurait pu insister sur l'immense succès que fut l'emploi du mot *tolérance,* dans le sens laudatif de respect de tous les cultes, et dans l'acception méprisante de rési­gnation à l'égard d'un mal aussi difficile à extirper que l'Église catholique, le mot d'ordre demeurant, bien en­tendu, son intégrale destruction. Ce sera l'œuvre d'une Contre-Église, et les révolutionnaires l'ont bien senti, qui, en détournant les mots de leur sens, leur confèrent une sorte de sacre inversé. Tous les peuples ont compris, dans la pratique d'une religion, l'importance extrême de la littéralité. Qu'à cela ne tienne ! Les Jacobins auront leurs Tables de la Loi et leur Moïse et les mots essentiels seront pour jamais cadenassés dans leur sens nouveau. Quand l'un des leurs s'exclame, à propos des prêtres réfractaires : 59:203 « La république ne pourra jamais exister tant que son territoire sera infesté de ces ennemis mortels de la raison et de la saine philosophie. La vérité et l'imposture ne sauraient coexister », La Harpe traduit aussitôt : « Moi qui suis *philosophe*, et, par conséquent, sûr d'avoir *raison*, je déclare que mon opinion est la vérité et que toute opi­nion contraire est l'imposture. Moi, qui suis législateur, je déclare que la vérité et l'imposture ne sauraient subsis­ter ensemble dans le territoire de la France ; et comme moi et ceux qui pensent comme moi sont la vérité, et que ceux qui pensent autrement sont l'imposture, je prononce qu'il ne doit y avoir en France que moi et ceux qui pensent comme moi, et que tous les autres doivent vider le terri­toire. » Pourtant, ces mêmes Jacobins achoppent au mot fête, et La Harpe a bien vu que la liesse révolutionnaire demeu­rerait sinistre à jamais. Il en fournit, du reste, l'expli­cation : « On peut, surtout en révolution française, donner par exemple le nom de fête à l'anniversaire d'un grand crime, d'un fameux assassinat, d'un massacre mémorable. Les Jacobins, s'ils redevenaient les maîtres de la France, y pourraient fêter leur Septembre, qui fera toujours comme le disait si bien Collot d'Herbois un article de leur Credo ; mais ce ne serait pas plus une fête pour le peuple français, pour aucun peuple du monde que si des voleurs de grand chemin célébraient une orgie dans leur caverne, pour insul­ter à la mémoire de tous ceux qu'ils auraient assassinés ; et pourtant, rien ne les empêcherait de répéter leur fête et de la rendre annuelle jusqu'à ce qu'ils allassent au gibet. » Creusant l'exégèse du *fanatisme,* La Harpe, dans la perspective des Assemblées révolutionnaires, en fait tout naturellement un absolu. Les listes imprimées en 1794 par la commission du Louvre, chargée d'examiner les détenus, signées par le Comité de salut public, ne connaissent pas d'autre crime que celui de *fanatisme,* c'est-à-dire de religion catholique ouvertement professée. Ainsi peut-on voir le chemin parcouru par ce mot, depuis les colonnes du *Dic­tionnaire philosophique,* jusqu'aux degrés de l'échafaud. D'où l'explosion d'une juste colère, parfaitement lucide dans la recherche des responsabilités : « Je l'ai juré ; je veux ôter à nos philosophes toute excuse, tout prétexte, tout subterfuge. Je veux leur démontrer tout le crime, toute l'atrocité de ces dénominations génériques et men­songères, dont ils sont les premiers inventeurs, et dont ils ont enrichi la perversité révolutionnaire. » 60:203 Les réunions continuelles de clubs, de sociétés multiples, qui poussent comme autant de moisissures sur les décom­bres, se régalent d'épithètes, violentées dans leur signi­fication, gonflées de haine et avides de sang. D'où par exemple, le sort fait au mot *fédéraliste.* Très curieuse l'ana­lyse à laquelle se livre La Harpe du mot *réaction,* gorgé de peur et suant la panique. Quand le révolutionnaire parle, en effet, de *réaction,* il croit déshonorer d'avance la me­nace de châtiment mérité qui pourrait l'atteindre. Il n'a pas, l'on s'en doute, la moindre intention de repentir, ce qui ne veut pas dire qu'il soit incapable de s'aplatir au moment des représailles. *Réaction* exprime à merveille le visage convulsé du misérable qui, s'étant saoulé de sang -- à l'heure de sa puissance, s'arrache, quand il se sent tra­qué, un dernier crachat, s'efforce à un dernier geste meur­trier. C'est le cri du bourreau vaincu mais en qui parle encore la conscience professionnelle. La Harpe n'a pas fini de nous étonner. Les Jacobins de son temps invoquaient déjà la *vraie démocratie* et il n'a garde d'oublier d'enchâsser une perle dont l'orient, de nos jours, est loin d'être terni. Toute simpliste que soit son explication, elle n'a pas vieilli. Par vraie *démocratie,* il faut entendre que tout appartient à ceux qui n'ont rien, dès lors qu'ils sont les plus forts. « Nous recommencerons à piller et à massacrer en France, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que nous. » Les factieux tiennent beaucoup, en effet, tout en ayant l'air d'affadir certains vocables par l'usage qu'ils en font à la longue, de leur conférer un pouvoir de regain meurtrier. D'où l'établissement d'obscènes allian­ces entre l'austère beauté d'un adjectif tel que *vrai* situé sur les hauteurs de la pensée morale ou religieuse et le mot *démocratie* à la pureté duquel l'Histoire oppose de perpé­tuels démentis. 61:203 On sait depuis toujours que la rhétorique révolution­naire tourne d'emblée à la logomachie. L'emphase gâte les discours les plus soignés de la Gironde ou de la Montagne : le mauvais goût, l'incohérence, l'inculture, l'analphabétisme sont le partage des clubs qui représentaient ce que le jargon contemporain nomme les *communautés de base.* Mais jus­­qu'à un certain point, un Robespierre, un Saint-Just hé­ritent d'une prose qui porte l'empreinte de Voltaire et de Diderot et qui conserve l'élégance et l'éclat même dans la corruption stylistique. Laquelle ne s'insurge pas contre la grammaire, mais au contraire de ce qui se passe de nos jours, triture le mot sans recourir au barbarisme. D'où l'invitation lancée par le Directoire, -- car c'est l'un des grands arguments de La Harpe que le 9 Thermidor a pu un moment endiguer le fleuve de sang, sans que le nouveau pouvoir ait renié quoi que ce soit de l'héritage, -- aux commissaires nationaux chargés de pourchasser les prêtres réfractaires : « Désolez leur patience. » Cette fleur-là manquait au bouquet cueilli par La Harpe dans le par­terre de la rhétorique jacobine ; l'euphémisme est assorti d'un commentaire significatif : « Enveloppez-les de votre surveillance ; qu'elle les inquiète le jour ; qu'elle les trouble la nuit ; ne leur donnez pas un moment de re­lâche ; que, sans vous voir, ils vous sentent partout à chaque instant. » Tout se passe comme si La Harpe prévoyait le XX^e^ siècle finissant, mais ce qui l'étonnerait jusqu'à la fureur, c'est le consentement de l'Occident à l'incessante péné­tration, dans tous les milieux, du système subversif, son approbation tacite de l'atrocité policière, et même l'espèce de concupiscence qui le pousse dans les bras de ses pires ennemis. La Harpe ne s'était pas résigné à l'enfer. Mais nous ? Jacques Vier. 62:203 ### Confessions du siècle *par l'un de ses enfants* par Thomas Molnar POUR CEUX qui avaient déjà l'âge de raison au moment où éclata la seconde guerre mondiale, ce siècle se scinde inévitablement en deux périodes : avant et après 1945. Il en est certainement parmi eux qui ont me­suré dès ce moment-là les événements et les ont pesés à leur juste poids ; l'auteur de ces lignes n'en était guère, c'est-à-dire que ni en 1939 ni six ans plus tard il n'avait encore compris l'essentiel de ce qui se déroulait plus ou moins devant ses yeux. Il ne peut en blâmer que lui-même, tout au moins, par un subterfuge charitable, sa propre jeunesse pendant cette période. Cependant, sans vouloir faire de nécessité vertu, il est d'avis que son témoignage n'en a que davantage d'intérêt car il lui a fallu gravir certaines pentes afin de mieux voir ce qui s'était passé autour de lui. Mauriac avait l'habitude de se quasi-lamen­ter de ce qu'il n'avait jamais eu le privilège -- tel un Clau­del -- de recevoir la foi par une soudaine illumination à l'âge adulte, qu'il avait été bon catholique depuis sa nais­sance et que le doute ne l'a guère effleuré. Eh bien, certains de mes lecteurs pourraient être également tentés de se dire que quelqu'un venu de l'autre bord possède peut-être des calepins mentaux sur notre siècle qu'eux-mêmes n'ont pas à leur disposition, du simple fait qu'ils n'avaient ja­mais pensé sur les événements autrement qu'à présent. 63:203 D'ailleurs, quand je dis que l'auteur de ces lignes vient de l'autre bord, je l'entends avec des réserves. Dans la période 1939-1945 je n'avais point de convictions -- et je parle de mes vingt ans. Lorsqu'on me demandait ce que je pensais sur telle ou telle chose, je répondais par les clichés les plus bêtes -- et ce n'est que beaucoup plus tard que je m'avisai que ces réponses étaient vaguement de gauche, c'est-à-dire que je me rendis compte que : cliché = pensée de gauche. A l'époque je croyais, au contraire, que mes vues étaient très originales ; j'ignorais que j'allais en rougir plus tard. Pour établir une petite liste « rétro », je me disais donc « social-démocrate » ; je pensais que les soldats soviétiques avaient été suffisam­ment « décrassés » par le régime pour être présentables dans les pays qu'ils allaient occuper ; que la Grande Al­liance allait apporter le bonheur à l'humanité ; que les plus grands écrivains étaient Gide et Malraux ; que Balzac était prolixe et Dostoïevski obscur ; que le plus grand philosophe de tous les temps avait nom Kant ; que les Anglo-Saxons possédaient l'essence de la sagesse politique ; que le socialisme apporte l'égalité et que celle-ci va nous guérir de tous les maux ; etc., etc., etc. Un petit épisode qui me revient souvent à l'esprit : assis sur un banc de l'avenue Louise à Bruxelles et réfugié déjà de ma Hongrie natale, j'absorbe des pages entières du journal *Le Soir* qui raconte en détail le déroulement du procès de Nurem­berg. Et moi d'éprouver toutes les satisfactions du monde, moins à cause du sort des accusés et condamnés que parce que désormais le monde nouveau se construira dans la liberté et avec des idées évidemment justes. \*\*\* Voilà les quelques notations nécessaires pour le back­ground. Ce qui suit sera très peu systématique, mais béné­ficie quand même de quelque 25 années de réflexions et d'observations -- et même davantage par rapport à ce pauvre garçon borné, assis sur un banc de l'avenue Louise. Un deuxième épisode (le lecteur s'apercevra que je les mêle sans souci de chronologie) nous conduit jusqu'à l'an­née 1968, (23 ans écoulés depuis l'avenue Louise), au mois de mai-juin, à Paris. 64:203 J'en étais témoin oculaire, du moins des derniers soubresauts, car, arrivé la veille de New York -- où j'avais vu des événements semblables quoique moins « imaginatifs » car l'étudiant américain, même contesta­taire, est tout aussi puritain que ses parents coiffés en brosse -- je me promenais sous les arbres et les cocktails Molotov du Quartier Latin, en me disant que je revoyais, par la grâce de Cohn-Bendit, les journées de septembre 1792. Ce qui m'a frappé déjà à ce moment-là et de plus en plus depuis, est, primo, d'incroyable différence entre ce que les barricades d'Alger ont pu, c'est-à-dire n'ont pas pu, accomplir entre 1960 et 1962, et les réalisations des barricades pendant quelques semaines à Paris même, où le pouvoir disposait pleinement de ses forces de répression mais n'agissait qu'avec d'infinies précautions. Des officiers, des généraux prestigieux, des partis et mouvements de droite ayant une base géographique, des armes, voire une propagande assez puissante en France (j'ai été collabora­teur de la *Nation Française* depuis 1958), se révélèrent im­puissants en face d'un gouvernement somme toute chétif, -- tandis qu'une poignée de jeunes contestataires ont réussi sinon à *vaincre,* certainement à déclencher une série de lois et de changements allant de réformes nombreuses à une révolution culturelle dont les derniers (?) abou­tissements sont la législation sur l'avortement, la porno­graphie affichée, l'attaque contre l'idée de la défense mili­taire et le comportement de douzaines d'évêques et de centaines de prêtres. Pour user de la terminologie de George Orwell, les Événements d'Algérie, y compris le putsch, se révèlent au­jourd'hui comme des non-événements (non-events) ; par contre, mai 1968 a déclenché le processus de l'abdication de De Gaulle, donné un coup d'arrêt au Marché Commun (les non-livraisons françaises, entraînant des déficits de balance de paiement même en Allemagne et en Italie), mis en œuvre la re-structuration (destruction) de l'Univer­sité, et levé les obstacles encore assez solides devant l'en­vahissement de la « nouvelle morale ». Des événements parallèles ont accompli davantage même aux U.S.A. : la « plus grande puissance mondiale » fut obligée de s'arrêter net sur sa carrière impériale-impérialiste. Le 31 mars 1968 le président Johnson annonce qu'il ne briguera pas de deuxième mandat, et avec cela la guerre du Vietnam est théoriquement perdue ; exactement un an plus tard le président Nixon annonce à Guam le recul des U.S.A. de l'Asie ; 65:203 ensuite le bombardement du triangle cambodgien déclenche la fureur de la gauche contre Nixon qui cherche, inutilement, a « s'expliquer » avec ses persécuteurs ; sur­vient Watergate, l'abandon de l'Indochine, la campagne anti-CIA, l'effondrement des U.S.A. comme grande puis­sance, -- chose dont je suis, hélas, convaincu. \*\*\* Tout cela n'a rien « d'autobiographique », dira le lec­teur : Tout comme la leçon du Portugal où les droites internationales n'ont rien fait pour aider leurs frères d'ar­mes, et où il fallait attendre que l'Internationale socialiste, autrement présente dans les affaires nationales et interna­tionales, aide ses adhérents portugais à sortir du pétrin préparé par les communistes. Et l'Angola confirme, une fois de plus, la faiblesse, la timidité, les hésitations et les renoncements de la droite (en l'occurrence : Washington ; l'OTAN, et Pretoria), tandis que s'affirme, une fois de plus, la volonté déterminante de la gauche. Mutatis mu­tandis, on retrouve les mêmes lignes de force et de faiblesse dans l'évolution de l'Église, d'abord depuis 1965, fin du concile, puis accélérée à partir de 1968. Maintenant, si je repense à l'avenue Louise et au jour­nal *Le Soir* (à ce moment-là j'étais innocent, je ne con­naissais ni *Le Monde* ni le *New York Times*)*,* je suis tenté avant tout de rechercher les causes, de démonter les clichés et de disperser les nuées d'illusions qui restent. Il s'agit, bien entendu, de l'éducation du garçon naïf de 1945-46, mais surtout de comprendre le mécanisme qui nous a menés là où nous sommes. En 1945 le monde a commencé. Les postulats de ce commencement furent la défaite des méchants et la victoire des bons. Or, les méchants se révèlent, à la lumière rétro, non pas comme des bons, mais comme des amateurs et débutants en comparaison des bons aujourd'hui certifiés. C'est dire, en résumé, que le siècle m'a trompé, m'a traité comme un imbécile -- ce que je méritais pleinement. Des Soviétiques, des gens de Mao, de Castro, n'en parlons pas : eux tous, ils sont en train d'abolir l'histoire gréco-judéo-chrétienne et de reconstituer les grands empires monoli­thiques-despotiques de l'Assyrie, de l'Égypte, des Incas et des Mongols. Ce n'est guère joli, et c'est peut-être une mu­tation plus authentique que celle, béatement optimiste, dont parlent tous les petits clercs. 66:203 A mon avis, c'est même la plus grande réalisation du siècle, le monument pour lequel il sera connu dans l'histoire : la fin de l'intermède marqué par la liberté, par l'articulation politique et culturelle, et le recommencement de l'histoire sur les fondements mo­nistes : despotes semi-divins, population enrégimentée, mode de vie modeste, incolore et au bord du précaire, tous au service du monolithe. Cela se dessine, ou se passe en réalité, pour environ 35 % de la population de 1976 vivant sous une forme ou une autre du communisme mondial et de ses variantes. Mais encore une fois, n'en parlons pas, cela nous écar­terait de notre sujet. Parlons plutôt de ce qui reste du monde libre : démocratie, progrès, libéralisme avancé, Église aggiornamentisée, socialisme à visage humain, pluralisme, liberté des media, culture populaire et culture des intellec­tuels. Ce monde, touchant à sa fin, exhibe les signes d'une collectivité déchue, dévitalisée, réduite, malgré son luxe, ses Club Méditerranée, ses festivals de Cannes et ses Jac­kies Onassis, à l'état de squelette. Or, des hommes réduits, malgré toutes les sophistications, à leur plus simple ex­pression, montrent leurs os comme le font les cadavres d'af­famés : la charpente de leurs passions, de leurs appétits, de leur mesquinerie. Je m'amuse de plus en plus souvent à constater partout la passion dominante d'une humanité prête à culbuter sous le despotisme : cette passion est, avant toutes les autres, la *peur !* Et c'est la *peur* qui, tel le sang dans les artères, pompe sa substance dans les autres facultés humaines : celui qui a peur se fabrique fébrilement des illusions ou bien (mais l'un n'exclut pas l'autre) se met à flatter les puissants du jour. Celui qui a *peur* perd la qualité de son jugement, il devient stupide, indécent et ridicule -- seulement cela ne se voit pas parce qu'autour de lui un nombre croissant de ses semblables a déjà opté pour la même perspective, motivé par la même *peur.* 67:203 Pourquoi Ford, Kissinger, Giscard, sans parler de l'ar­chevêque Mendez Arceo de Cuernavaca qui voudrait cano­niser Chou En-lai, flattent les appétits de Moscou/Pékin ? En fin de compte c'est la *peur* devant la force brutale que les idéologues à leur service camouflent de mille façons. En plus sophistiqué, pourquoi Alain Peyrefitte, amateur peut-être de Voltaire, de Stendhal et d'autres écrivains français archi-subtils, écrit-il deux volumes d'éloges du régime maoïste ; reproduisant les réponses obtenues à toutes ses questions : « c'est la pensée du président Mao qui nous a encouragés, aidés, sauvés, libérés etc. » ? Pense-t-il vrai­ment que ses interlocuteurs exprimèrent leur pensée pro­fonde ? Ignore-t-il qu'il y a 40 ans les voyageurs en Union soviétique revenaient avec le même enthousiasme pour Staline ? Non, je pense sérieusement que la peur a rendu M. Peyrefitte niais, et l'oblige chaque jour à davantage se justifier avec des arguments trouvés n'importe où, n'importe comment. Est-il imaginable que certains rédac­teurs du journal *Le Monde,* MM. VP, T. ou les deux F., sans parler du professeur D. et du chroniqueur F., se soient à tel point convertis à la cause de Moscou qu'ils se scandalisent du refoulement des communistes au Portugal, de la présence en Angola de troupes sud-africaines, ou du double jeu de Mitterrand au sein du programme com­mun ? Non, ce sont des gens intelligents et avisés, et je sais que l'un d'eux a déjà senti la lame froide du couteau soviétique assez près de sa nuque ; la conduite et jusqu'au style de ces messieurs sont dictés parla *peur*, la *peur* qui déforme les jugements, estompe l'éventuel soubresaut et rend aveugle même au danger de mort. La république des apeurés, voisine de la république des lâches, des craintifs, des froussards, des timides, en­gendre des colonies, celles des opportunistes, des imbéciles, des calculateurs, des traîtres. L'ensemble de ces contrées, un super-onu, quoi, constitue l'immense fédération des conformistes qui dénoncent rituellement le passé -- leur propre passé -- et veillent anxieusement à ne prononcer que les slogans d'usage : sur l'émancipation sexuelle, la détente, la compensation due au Tiers-Monde et sur le fascisme de Franco ; de Pinochet, de Vorster, mais déjà aussi de Soares et de Poniatowski. Et si on est d'accord sur le passé, pourquoi pas sur l'avenir ? Se voilant les yeux de­vant la marée montante des despotismes nouveau style, il est de rigueur de se réjouir à la vue de la démocratie con­quérante et seule valable. Les « élections » dans le Vietnam réuni sont rapportées dans les journaux avec le plus grand sérieux ; en même temps qu'on fustige l'Espagne post-fran­quiste d'avoir remis les siennes. Les vertueux de l'Europe des Neuf ne veulent pas s'asseoir à la même table que les représentants espagnols aussi longtemps que ce pays n'au­ra pas donné des gages de son intention démocratique. 68:203 Or M. Niedergang, il y a un an, a clairement énuméré ce qu'on attend d'une Espagne rangée : radicalisation poli­tique, mobilisation des masses (dans quel but ?), parlemen­tarisme, prédominance des partis de masse sur ceux des cadres, suffrage universel et grèves politiques (*Le Monde,* sélect. hebd. 13-19 décembre 1974). Voilà le life-style d'une démocratie moderne, et il faut que l'Espagne (La Grèce, le Chili, le Brésil -- mais non le Vietnam ou Cuba) le suive afin d'être présentable, même si cela représente cent pas en arrière, vers le plein chaos précédant l'insur­rection de Franco. Hélas, les frontières de la République des vertueux conformistes ne s'arrêtent pas aux Pyrénées : les nouveaux maîtres de l'Espagne, les hommes forts aux mâchoires serrées, tel Arias Navarro et Fraga Iribarne, se mettent à plat-ventre devant l'Europe afin d'obtenir le permis d'en­trer. Entrer pour quoi faire ? Eh bien, lorsqu'on a goûté aux délices de la société de consommation et avalé des doses de capitalisme éclairé : destruction des sites, fabri­cation d'objets inutiles, psychanalyse et contestation -- il est difficile de s'arrêter à mi-chemin. On verra donc bien­tôt l'Espagne de Fraga, telle la Grèce de Karamanlis (autre autoritaire aux mâchoires serrées) en proie aux désordres. On revient à 1931... Mais en somme, cette démocratie qui est leur obsession, à qui profite-t-elle ? Si on y regarde de près on voit un groupe, un cercle assez restreint d'intellectuels désireux de s'exprimer, coûte que coûte. Aucune considération mo­rale, patriotique, esthétique, de bien commun ou de simple décence ne les arrête -- pour la très simple raison que c'est eux qui définissent morale, intérêt public et la nature du beau, ou plutôt ce qui taquine leur sens à un moment donné. Pinochet, Papadopoulos, Franco, Salazar n'ont pas opprimé le peuple, mais seulement empêché les leaders syndicalistes, partitocratiques et de presse de constituer une couche de parasites qui s'en fait le soi-disant porte-parole. Les intérêts du peuple intéressent très peu cette couche ; mais que l'un de ses membres, établi ou coopté, soit empêché de dire et de faire n'importe quoi, la mobi­lisation internationale devient assourdissante. On l'a dit bien avant moi (Faguet, Maurras, Thibaudet et autres) : 69:203 la démocratie c'est la république des camarades, plus puis­sants que n'ont jamais été les César ou les rois absolus. Certains hommes l'ont bien compris, de Saint-Simon à Roosevelt, qui prônaient que, pour avoir bonne presse et droit aux éloges, le prince doit s'entourer d'intellectuels et d'artistes, peu importe leur qualité intrinsèque, et les flatter avec prébendes et compliments. Même despotes, ils sont célèbrés comme les bienfaiteurs de l'humanité : Fré­déric, Catherine, Mao. Sans parler d'Idi Amine qu'une photographie récente montre dans le parc de son palais de Kampala, entouré d'Englishmen *à genoux* prêtant ser­ment de fidélité au chef charismatique de l'Ouganda, préa­lablement accueilli avec les honneurs d'usage par Paul VI. La photographie en question a d'ailleurs une signifi­cation plus subtile encore. Sur elle, ainsi que sur la pré­cédente qui montrait le despote africain porté sur une espèce de sedia gestatoria par quatre sujets d'Élisabeth II, le rôle du *symbole* apparaît clairement. Le symbole n'est plus reconnu dans l'Occident désacralisé, on le tient pour un enfantillage et d'ailleurs on lui attribue je ne sais quelle signification dans la psychanalyse de Freud ou dans l'ana­lyse psychologique de Jung. Or, le monde communiste et le Tiers-Monde y attachent une importance primordiale comme un langage sui generis parfaitement compris du peuple et des leaders répondant à son attente. Comme tant de choses, le symbole n'a pas disparu de la vie des peuples, il a seulement déserté l'Occident. Tout comme le milita­risme, par exemple. Dans nos pays le soldat souffre d'op­probre, comme si son état était quelque chose d'inférieur, de marginal et de honteux ; dans d'autres pays, plus forte­ment charpentés, il est, au contraire, sur un piédestal ; en Russie, en Chine et dans les pays du Tiers-Monde. Cela n'est pas dû au caractère « communiste » de ces États, mais simplement à leur nouvelle vocation de conquête. Autrement dit, le militarisme n'a pas disparu dans le creuset d'une « civilisation nouvelle et fraternelle. », le même « volume » de militarisme persiste, seulement ail­leurs qu'en Occident. Cela abolit l'argument d'une planète finalement paisible car cette paix, si c'en est une, ne règne que dans un petit coin encore prospère : l'Europe occi­dentale et l'Amérique du Nord ; partout ailleurs les feux du despotisme, des guerres, des famines (le Sahel, Bangla Desh, Ethiopie), de la souffrance s'étendent, prêts à em­braser nos pays fragiles. 70:203 Il faut l'extraordinaire aveuglement des Occidentaux, accompagné d'un provincialisme et d'une arrogance écla­tants, pour s'imaginer que 1945 représente un changement, voire une mutation. Les choses et les hommes, sans parler des mots, n'ont pas changé, ils se sont simplement dépla­cés : les nouveaux puissants -- dans l'État, dans l'Église, dans les bureaucraties internationales, dans les arts et les lettres, dans le monde du travail, etc. -- sont exactement aussi puissants, abusifs, hypocrites et cruels, que ceux d'avant 1945, seulement ils s'appellent à présent socialistes, leaders syndicaux, littérateurs dans le vent, théologiens progressistes et potentats onusiens. Pour n'illustrer notre propos que par un seul exemple : qu'est-ce qui distingue le triomphalisme moderniste d'un Henri Fesquet ou d'un Harvey Cox, du triomphalisme d'un prince d'Église or­gueilleux au X^e^ siècle ou de l'impertinence d'un petit abbé des salons au XVIII^e^ ? L'infaillibilité pontificale n'est-elle pas quasiment obligée de céder à celle de Hans Küng ? S'il y a nouveauté, c'est exclusivement dans le style car la vulgarité d'aujourd'hui est sans pareille à d'autres épo­ques même semblables quant à la lâcheté, les trahisons instantanées et la flatterie des puissants. \*\*\* Revenons, en conclusion, aux tribunaux internationaux car c'est par eux qu'une partie de ces confessions a com­mencé, avenue Louise. « Nuremberg » s'appelle aujour­d'hui Amnesty International, Tribunal B. Russell et Sartre, et les innombrables commissions envoyées comme des *missi dominici* par l'ONU, les intellectuels indignés, les barreaux des pays scandinaves et anglo-saxons. Où les envoie-t-on ? Au Chili, en Grèce, en Afrique du Sud, en Espagne -- jamais en Russie, en Chine, à Cuba. Que dis-je, le gouvernement britannique écrase les provinces d'Ulster depuis des années, mais les avocats de Londres ne s'y portent point, ils préfèrent mener leurs « investigations » à Athènes, à Santiago, à Pretoria -- et les autorités locales sont assez imbéciles pour leur donner un visa. 71:203 J'avoue que pendant longtemps j'ai rêvé du jour où les avocats chiliens et brésiliens se rendraient dans les « réserves » indiennes aux États-Unis, où un comité de juristes sud-africains in­sisterait pour voir de plus près les Néerlandais au mo­ment où ces derniers malmènent les immigrants de Suri­nam et des Antilles, où les experts légaux de Papado­poulos feraient le voyage de la Laponie afin d'étudier la discrimination exercée contre cette peuplade du nord par le gouvernement suédois. Mon rêve ne sera pas exaucé, car Chiliens, Brésiliens, Espagnols, Grecs souffrent du com­plexe acquis en 1945 ; la conscience universelle continue à être incarnée par Yves Montand et Jane Fonda. Entendons-nous : on ne doit pas s'indigner de ce que les hommes ne changent pas dans leur ensemble. Mais enfin jamais autant qu'en 1945 on ne nous a promis la mutation totale vers l'utopie, et jamais autant l'hypo­crisie n'a été maîtresse du monde. Ce que je déplore avant tout ce n'est pas qu'on m'ait trompé, c'est qu'en le faisant on me prenne pour un imbécile. La seule façon de le « leur » rendre c'est encore de clamer partout et toujours que l'équipe d'après-1945 vaut à tous les égards celle d'avant-1945 -- la vulgarité et la mesquinerie en plus. Thomas Molnar. 72:203 ### La marine de la Révolution française par André Guès *Eximium hanc scientiarum litterarumque*... : c'est gravé dans le marbre au-dessus de la porte. Réuni par le marquis de Méjanes, légué à sa ville d'Aix-en-Provence pour en faire la bibliothèque qui porte son nom, constamment augmenté depuis, cet extraordinaire trésor est peu exploité. Il y avait soixante ans que les *Actes du Directoire,* soixante-dix que les *Procès-verbaux de la Société des Jacobins,* quatre-vingts que les *Actes du Comité de salut public,* publiés par Debidour et Aulard, gisaient sur les rayons et LES VO­LUMES N'ÉTAIENT PAS COUPÉS. *Nul n'avait même eu souci d'y contrôler un texte, trouver une référence ni chercher une date,* ce qui donne une idée de la manière dont les travaux historiques sont conduits dans une ville universitaire. Sans cesse on *répètera* Louis Blanc, Miche­let, Quinet, Hamel, Aulard, Mathiez et ceux qui les ont utilisés, SANS ÉPROUVER LE BESOIN D'ALLER A DES SOURCES qui autorisent sur les Grands-Ancêtres des jugements assez différents de ceux qu'ont portés ces historiens. \*\*\* 73:203 Il est certain qu'on peut, si l'on n'a pas un souci excessif d'épargner les vies humaines, improviser des ar­mées : faute de généraux expérimentés à la manœuvre et de soldats entraînés à ne pas se faire tuer, la seule tactique est *l'attaque en masse,* droit devant, partout et « *tous les jours du matin au soir *» (Carnot, 26 septembre 94), avec des sergents de bataille qui poussent les soldats armés de piques contre un ennemi submergé par le nombre. Qu'importent les morts puisqu' « *un soldat nouveau *», tiré par la conscription des « *flancs inépuisables *» de la France, « *sera toujours là pour prendre la place d'un soldat mort *» (Louis Blanc). Mais une flotte ne se crée pas à coups d'ukases dont l'exécution immédiate engage la tête du destinataire. Pour l'armée, il s'agit surtout d'hommes, et la souplesse des hommes devant les circonstances est infinie, dût-elle être douloureuse. Pour la marine, il s'agit davantage de choses, et dont il faut savoir se servir, car elles sont dures et ne se laissent pas violer. C'est ce qui apparaît au long des trente volumes du *Recueil des actes du Comité de salut public avec la correspondance officielle des Représentants en mission et le registre du Conseil exécutif provisoire* publiés par Aulard à partir de 1889. Ces textes et quelques histo­riens spécialistes établissent la niaiserie glorieuse des Jacobins. La Révolution avait ruiné la marine : émigration des officiers dont la vie était en danger, désertions des équi­pages, mutineries du reste, désordre et farniente dans les arsenaux, le magnifique résultat de stratégie navale du règne interrompu était réduit à néant. C'est alors que, le 1^er^ janvier, 93, Kersaint développe devant la Convention son plan d'opération contre l'Angleterre -- avec qui l'on est en paix : soulever l'Irlande et l'Écosse, révolutionner l'Angleterre même, armer contre elle des corsaires, lui lancer tous les « *écumeurs des mers *» de toutes les na­tions, attaquer Lisbonne son alliée, débarquer aux Indes, et, naturellement, en Angleterre pour dicter finalement la paix sur les ruines de la Tour de Londres. Kersaint ter­mine par la proposition de créer un *Comité de défense générale,* forme première du Comité de salut public : la Convention en vote la création et, décision symptomatique, l'en fait membre aussitôt. Je laisserai les spécialistes cal­culer les moyens nécessaires à son plan de stratégie pla­nétaire, accepté le 11 par le nouveau Comité, en m'assu­rant seulement que l'armement de 30 vaisseaux et 20 frégates, décidé le 13 par la Convention sur son rapport, était hors de mesure avec le besoin. 74:203 Le Comité a voulu s'éclairer sur l'opportunité de la guerre contre l'Angleterre et sur les opérations navales qu'il serait bon d'entreprendre. Il entend certains à plu­sieurs reprises : Monge, le ministre de la marine, qui est mathématicien ; Laclos, qui est romancier et accessoire­ment colonel du génie ; Valence et Dumouriez, qui sont généraux. Les militaires opinent pour des actions navales d'envergure, tandis que le ministre est sceptique. Finale­ment, constatant que l'escadre de la Méditerranée -- 9 vaisseaux -- est déjà « *très fatiguée par les tempêtes *», que l'armement décidé le 13 est une longue entreprise, qu'on manque de matelots et que le recrutement ne va pas fort, que l'état des finances ne permet pas d'ajouter aux frais d'une guerre continentale ceux d'une guerre maritime de quelque ampleur, que la première est la plus importante pour la Nation, le Comité décide le 25 janvier de renoncer aux grandes opérations navales et même, ne gardant que Saint-Domingue où la République entretient quelques for­ces, d'abandonner aux Anglais la Guadeloupe, la Marti­nique et Sainte-Lucie : un beau début assurément. L'escadre toulonnaise est « *très fatiguée par les tempêtes *» pendant l'expédition de Sardaigne décidée le 10 octobre. Elle est bien plus encore mise à mal par l'impé­ritie des chefs et l'insubordination des équipages. Truguet qui la commande est un démagogue : il tolère que l'on ne fasse pas la propreté, son bord est un cloaque, on y est dans la crotte jusqu'à mi-jambes et les hommes font leurs ordures devant la chambre du conseil, la chambre d'appa­rat où l'amiral réunit les commandants en conseil de guerre. A l'aller, quand il mouille à Ajaccio, les marins pillent les magasins et molestent les gens. A la Maddalena, l'équipage de la corvette la *Fauvette* se mutine devant l'ennemi, obligeant à rembarquer. Une honte dont Napo­léon, qui y reçoit le baptême du feu, n'aimera pas se sou­venir. Sa carrière a manqué de peu s'y arrêter, et même sa vie : au retour il a failli être assassiné à Bonifacio par des marins. 75:203 A Toulon en ce printemps de 93, les équipages des frégates *Minerve* et *Melpomène* refusent d'appareiller, ce­lui de la *Badine,* en route pour la Corse, oblige son commandant à faire demi-tour. Les représentants en mis­sion rendent compte le 4 mars de l'impossibilité où, ils sont de trouver des officiers pour commander les bateaux nouvellement armés, et ils ne font pas une flotte : deux frégates et deux corvettes. Le 7 mars, sans qu'il soit tenu compte de l'expédition de Sardaigne en cours, ni de l'état de son escadre ; Truguet reçoit l'ordre de rallier Brest en vue de l'expédition aux Indes à laquelle le Comité a renoncé un mois plus tôt. La Méditerranée sera livrée aux Anglais auxquels on vient de déclarer la guerre, mais on aura dans l'Océan 25 vaisseaux, plus six que Brest, on l'espère, mettra sur rade en juillet. En 1779 il y en avait 64, et avec d'autres équi­pages sous d'autres chefs, et les autres mers n'étaient pas vides de pavillons blancs... Boisset et Bayle, représentants dans le Midi, écrivent le 1^er^ avril qu'il manque 4.000 marins à Toulon et que « *l'insurrection est telle parmi les équi­pages qu'il est impossible de se promettre quelque succès *». Quant aux arsenaux, tant en Méditerranée que sur l'Océan, eux-mêmes et leurs collègues rendent compte qu'ils sont vides des mille choses qu'il faut pour entretenir des escadres, a fortiori pour en construire. Pendant l'été, deux frégates de la division des côtes de la Vendée et du Morbihan se mutinent, puis une autre, en croisière entre Belle-Île et Groix, oblige son commandant à rentrer à Lorient, puis deux vaisseaux, puis un troisième, puis deux corvettes qui sont au Havre, une autre en Corse, et finalement toute l'escadre de Morard de Galle, en vue de l'ennemi dans l'Atlantique. C'est dans cette conjoncture que la décision est prise le 24 juin 93 de faire une descente en Angleterre. Le mi­nistre de la marine « portera à cent le nombre des vais­seaux armés »*,* ce qui en suppose davantage à flot, et l'oblige à en construire sept dizaines sans compter ces derniers, avec en proportion tout ce qui gravite autour d'eux et les sert, que l'arrêté ne manque pas d'énumérer : gigantesque effort de construction navale dont le résultat doit être produit sans délai, comme tout ce qu'ordonne le Comité de salut public, puisque le ministre de la marine doit affréter déjà les soixante navires nécessaires au trans­port. Comme cette décision n'est pas suivie d'effet, le 22 septembre les Augustes montent sur leurs grands chevaux : le ministre de la marine reçoit ordre de « *faire* DANS LE PLUS BREF DÉLAI *tous les préparatifs nécessaires pour faire* INCESSAMMENT *un débarquement de 100.000 hommes sur les côtes d'Angleterre. Les ministres de la guerre et de l'intérieur se concerteront avec le ministre de la marine sur les moyens* LES PLUS PROMPTS *d'exécuter cette mesure *»*.* 76:203 L'état de la marine, la saison ni la situation militaire n'autorisent une telle entreprise, il s'en faut du tout, et même d'y penser. La pression ne s'est pas relâchée sur les armées qui sont en pleine crise d'épuration générale par les soins ajoutés du ministre de la guerre, l'inepte Bou­chotte, et de ses commissaires, du Comité, des représentants en mission, jacobinières locales et sociétés populaires : leur logistique est aussi misérable que celle de la marine, et si la réquisition des jeunes gens de 18 à 25 ans, décrétée fin août, a rassemblé une masse d'effectifs, ils sont encore loin d'être organisés, encadrés, équipés, armés, disciplinés, entraînés et amalgamés avec les troupes de ligne, il y fau­dra des mois. La Vendée, enfin, n'a pas encore fini de consommer des troupes. Distraire des quatorze armées de la République fort mal en point cent mille hommes pour en créer une quinzième contre l'Angleterre est une vue de l'esprit. J'ajoute que la livraison de Toulon aux Anglais, et conséquemment de son escadre, par les sections giron­dines de la ville, n'a pas amélioré les forces navales. Si bien que l'on est tenté de croire à une manœuvre d'into­xication pour retenir et rameuter le maximum de forces ennemies dans la Manche et ainsi faciliter ailleurs une autre opération, peut-être faire cesser l'occupation de Toulon. Du tout : le 27 septembre le Comité, « après avoir mûrement délibéré sur les moyens d'exécution » de son arrêté du 22, répartit les cent mille hommes de Boulogne à Brest, et les premiers bataillons de l'armée d'Angleterre arrivent en Normandie un mois plus tard, ce qui paraît un peu lent pour des préparatifs à faire « *dans le plus bref délai *» en vue d'exécuter « *incessamment *» l'opération, mais ne chicanons pas. Plus grave est que le Comité n'a pas encore assez « *mûrement délibéré *», puisque le 31 octobre est constitué un conseil d'amiraux, généraux et ingénieurs maritimes pour étudier « *cette grande opé­ration *». Opération dont l'ineptie est sans doute avérée par le rapport de ces experts, car à partir de cette date on n'en entend plus parler, ni même, pendant trois mois, d'opérations navales, mais seulement de l'état désolant des arsenaux. 77:203 On se rabat alors sur une entreprise plus modeste. Le 31 janvier 94, le Comité décide qu'entre les 19 et 28 février il sera fait à partir de Saint-Malo une expédition de 20.000 fantassins, 300 cavaliers et 200 artilleurs contre Jersey, Guernesey et Aurigny. Les ordres se succèdent : mettre 10.000 quintaux de biscuit à Saint-Malo (10 février) ; si des « *circonstances imprévues *» empêchaient de réunir plus de 12.000 hommes, on n'occupera qu'une seule île (12 février) ; les représentants Billaud-Varennes et Ruamps sont dépêchés à Saint-Malo avec « *pouvoirs illimités *», comme tous les conventionnels en mission, pour organiser l'expédition ; pour conserver le secret, tenir la main au décret qui interdit aux pêcheurs tout mouvement de nuit et retenir pendant quelques jours sous un prétexte les navires étrangers qui sont au Havre (19 février). Le secret ? Le représentant Le Carpentier écrit de Dinant : « *On n'attend plus que le signal *», et le *Moni­teur,* qui est le *Journal officiel,* publie sa lettre : On n'at­tend plus que le signal ? Il ne manque que 20.000 hommes -- mais ils seront arrivés d'ici trois ou quatre jours, écrit Ruamps. Le lendemain : les biscuits manquent -- mais ils arriveront dans quatre ou cinq jours. Le 25 février : le général Delaborde, commandant désigné de l'expédition, ne s'est pas encore montré et l'on n'a aucune nouvelle de 5.000 hommes à provenir de l'armée de l'Ouest. Parbleu, il s'agit d'une division qui est en Vendée à deux cents kilomètres de là et n'a reçu son ordre de mouvement que dans la nuit du 25 au 26. Quant au général, il vient de Bayonne. La date limite du 28 passée, rien n'est prêt : c'est seulement le 27 que le Comité a donné ses ordres pour envoyer 5.000 fusils qui manquent, plus tard encore obusiers et fusées. Ruamps et Billaud écrivent le 4 mars qu'il manque des navires de transport, que les vivres ne sont pas là*,* « *à peine a-t-on de quoi fournir à la consom­mation journalière *». On voit que si le Comité manifeste un goût prononcé pour les ordres péremptoires, son sens de l'organisation est moins vif. N'importe, les représentants Billaud et Ruamps, enthou­siastes, voient déjà la suite : un débarquement à l'île de Wight, et le Comité ne leur dit pas non ; alors ils le « *méditent profondément *». Les carences qu'ils signalent ? 78:203 Broutilles : « *Tout marche et se dirige vers la victoire *», et Le Carpentier, qui les a rejoints : « *L'Angleterre trem­ble. *» Elle a bien tort : le 21 mars, sans un mot d'expli­cation, le Comité disperse les troupes destinées à une expédition qui, d'ailleurs, par son but ni son volume, n'était en mesure de faire trembler l'Empire britannique. A la fin de décembre, le Comité a réparti les bataillons rendus disponibles par la chute de Toulon : une partie est destinée à reprendre la Corse aux Anglais et aux Pao­listes. Puis, dans la même séance, un autre arrêté réduit de moitié les troupes de l'expédition. On se demande d'ail­leurs avec quels moyens navals elle sera faite car en quittant Toulon les Anglais ont pris des bateaux, en ont incendié d'autres et laissé le reste en piteux état. Il faudra deux mois au Comité pour s'avouer, par euphémisme, que ces troupes « *ne peuvent remplir leur destination à cause des forces supérieures des ennemis *» *:* Ces heurts avec la dure réalité ne lui font pas perdre son assurance à donner des ordres aussi péremptoires et de prompte exécution qu'inexécutables. Le 3 février, pas­sant en revue un à un tous les bâtiments en construction ou indisponibles à Brest et Rochefort, il fixe pour chacun la date de son entrée au bassin et de sa sortie, de sa mise en armement et sur rade, prêt à appareiller. Le 10 mai, il réitère que les forces navales de la République, seront portées à cent vaisseaux de ligne armés, mais passe de 50 à 160 frégates, un rien. Nouvel ukase le 20 mai : dans la France affamée, il sera pourvu aux approvisionnements nécessaires à fournir quatre mois de vivres à tous les navires armés, deux mois à ceux, qui opèrent sur les côtes. Et pourquoi en rester là ? Le 20 décembre, les approvision­nements sont fixés à six mois. Le même jour, ukase sur les constructions navales : les magasins de la marine seront pourvus de tout ce qui est nécessaire à la construction, l'armement et l'équipement de tous les bâtiments de la République, « de manière que, dans les diverses parties, la plus grande activité ne puisse pas en aucune manière se trouver ralentie ». On verra plus bas comment ces ordres ont été exécutés. 79:203 Entre temps, le Comité a repris l'idée de la descente en Angleterre, « *méditée dans le plus profond secret. *», mais non plus de 100.000 hommes. Le 13 juin, il ordonne à cet effet le rassemblement a Dunkerque pour le 8 juillet de quelques frégates et corvettes qui sont à Calais, des transports demeurés à Saint-Malo, de tous les bateaux de pêche en activité de Calais à Fécamp, de 15.000 fan­tassins et 1.500 cavaliers de l'armée du Nord. Le 26, il décide que si les frégates et corvettes de Calais ne sont pas en place à temps, on pourvoira sur place à leur rempla­cement. Avec quoi, des baleinières ?... Le 14 juillet, il fallait s'y attendre, rien n'est encore paré, mais il ne s'agit plus que de 6.000 hommes à débarquer dans l'île de Walcheren pour aider à l'invasion de la Hollande. Le conventionnel Lacombe Saint-Michel, qui est sur place, fait observer ce jour-là qu'il y a devant Nieuport 17 anglais, dont deux vaisseaux et six frégates. Irrecevable, répond le Comité, la prise de Nieuport va les éloigner. En effet, réplique le représentant, il ne reste que deux fré­gates et quelques bricks, mais ils sont « *très actifs *». Les bâtiments provenant de Calais arrivent enfin le 31 juillet, mais Lacombe décide que l'embarquement aura lieu à Os­tende après la prise de l'Écluse. Le 6 août, le Comité com­mence à mollir : le secret a été mal gardé, tout le monde parle de l'opération sur Walcheren, peut-être vaut-il mieux renoncer. Le 14, les représentants auprès des armées du Nord et de Sambre-et-Meuse en délibèrent à Bruxelles : Walcheren est entouré d'une nuée de bateaux anglais, l'opé­ration est impossible. Le Comité y renonce. Pendant ce temps les ukases sur la construction navale et les approvisionnements n'ont guère accru les activités des arsenaux. On voit Brest, manquant de canons, désar­mer une flûte pour compléter une frégate. Un vaisseau, sorti de radoub, demeure sans artillerie (1^er^ mars). Cher­bourg n'a ni mâtures, ni canons, il lui manque 2.400 mètres de toile à voiles, 200 pièces d'étamine à pavillons et du cuivre pour doubler les coques (14 avril). Le 14 mai, Vil­laret-Joyeuse est à la veille d'appareiller pour couvrir le grand convoi de grains qui arrive des États-Unis. Pour armer le *Caton,* on a retiré à chacun des vaisseaux une pièce de 36 et 900 kilos de poudre. Le Majestueux, sans artillerie, reste à l'arsenal. Le 15 février, la Convention a défini le pavillon tricolore tel que nous le connaissons. Trois mois plus tard, l'arsenal de Brest n'a d'étamine que pour le vaisseau-amiral, les autres arborent encore le pa­villon blanc au franc-quartier tricolore de la Monarchie constitutionnelle. C'est celui-là que, contrairement, à la légende, amena le *Vengeur.* 80:203 Quand Villaret-Joyeuse revient du combat d'Ouessant mal en point, Brest n'a pas de chanvre pour réparer ses mâtures, pas de matériel pour radouber -- on en verra plus bas les conséquences -- et il manque 4.000 marins pour combler les pertes. On mettrait bien des soldats à leur place, si du moins on en avait. Rochefort manque de bois à faire les mâts : pourquoi ne pas aller le prendre dans la Tamise, écrit Garnier (de Saintes). Pourquoi, en effet, sinon parce qu'on manque précisément de mâtures, et de bien autre chose, pour aller les chercher. En arrivant à Toulon le 23 juillet, Jean Bon Saint-André compte, sui­vant le programme, trouver sept ou huit vaisseaux sur cale : il n'y a que deux frégates, faute de bois. Il écrit néanmoins à Carnot : « *Il faut hâter l'instant où tu pro­poseras à la Convention de décréter que la Méditerranée est propriété nationale. *» Politique à vue lointaine, assuré­ment. En attendant, il faut savoir se contenter de très peu. L'escadre de Martin, huit vaisseaux, opérant sur la côte ligure, a été bloquée au Golfe-Juan. A l'automne, elle rallie Toulon saine et sauve : tout le monde considère que c'est une victoire navale. Ce n'est qu'une manœuvre réussie. Le. Comité a confié au conventionnel Niou ce qu'on appellerait aujourd'hui l'inspection générale des constructions navales. Le choix n'est pas mauvais, il est ingénieur ma­ritime. Il rend compte d'un désordre inouï. Par exemple, le vaste programme du Comité impose aux chantiers se­condaires des travaux qui dépassent leurs moyens, mais pour lesquels il arrive qu'ils aient réussi à s'approvision­ner au détriment des plus capables. On voit ainsi un petit port détenir 100.000 pieds cubes de bois pour construire en deux ans, et mal, une frégate qui en demande 30 à 40.000. Tout de même, avec le retour de Martin à Toulon, on y dispose de 15 vaisseaux, et le Comité reprend son expé­dition de Corse : « *L'armée d'Italie fera* DANS LE PLUS COURT DÉLAI *la conquête de la Corse *» avec 12.000 hommes pourvus en tous ravitaillements pour quatre mois (5 no­vembre). Encore un de ces ordres péremptoires qui ont créé la légende de l'énergie du Comité : mais une mouche qui tape contre une vitre est énergique aussi. Jean Bon Saint-André n'a pas attendu pour rendre compte le 8 que sous quinzaine les 15 vaisseaux seraient prêts à reprendre la mer. On va voir comment. 81:203 Lui et ses collègues à l'armée d'Italie sont enthou­siastes : les renseignements les plus sûrs donnent aux Anglais le même nombre de vaisseaux, mais « *délabrés *» et dont les équipages sont « *harassés *» (5 et 24 décembre). Pas besoin donc d'attendre le renfort de six vaisseaux dont le Comité annonce le 12 décembre l'envoi de Brest à Toulon, ne pouvant d'ailleurs faire plus, avoue-t-il, faute de vivres, agrès, obus et boulets, mais assuré qu'il doit suffire à l'escadre de Toulon pour conquérir « *l'empire des mers *», et d'abord la Corse. Le 13 décembre Saliceti écrit de Toulon que dans huit jours tout sera prêt pour l'appareillage, et onze jours plus tard qu'il est à Marseille pour régler des problèmes de ravitaillement, « *le seul objet qui pourrait apporter quelque retard *». Comme les autres sautant de Jersey à Wight avant d'avoir quitté Saint-Malo, il voit déjà la Ré­publique maîtresse d'Elbe et de Livourne. Pendant ce temps, Jean Bon Saint-André écrit de Toulon : « *La cause première de la désertion des matelots, qui s'accroît tous les jours de la manière la plus alarmante, vient de ce qu'ils sont nus. *» Un homme est mort de froid à bord d'un des bateaux depuis qu'ils sont sur rade. Le 20 décembre le Comité suspend l'appareillage jus­qu'à l'arrivée du renfort, puis, le 1^er^ janvier 95, commence à discuter : tout le monde parle de cette expédition, il conviendrait peut-être d'en changer l'objectif, de faire un coup de main, non pour y rester mais pour en « *tirer des richesses *», car les finances sont à zéro, sur Livourne « *entrepôt du commerce anglais dans le Levant *». Voyez donc, écrit le Comité aux conventionnels en mission, s'il faut d'abord reprendre la Corse ou attaquer Livourne, mais il est bien entendu que, dans l'un et l'autre cas, le préalable est de détruire l'escadre anglaise. Transportons-nous maintenant à Brest d'où part l'es­cadre comprenant la division commandée par la fausse gloire du *Vengeur,* Renaudin, chargé de la conduire à Tou­lon. Le représentant Boursault-Malherbe écrit le 29 dé­cembre qu'il a vu appareiller « *la plus belle armée navale qu'Albion ait eu à redouter *», ce qui n'est pas bien observé. 82:203 Il est vrai que Boursault est de son métier directeur de théâtre, encore qu'il se soit laissé tromper par un décor en trompe l'œil et n'ait pas vu les coulisses. Car cette es­cadre est ce qui reste de celle qui a combattu à Ouessant sept mois auparavant, sauvant le convoi d'Amérique au prix d'un sévère étrillage. Faute de moyens, l'arsenal n'a pu faire qu'un vague retapage et le résultat ne se fait pas attendre dans la dure mer de l'hiver breton et du Golfe de Gascogne : un vaisseau coule dans le goulet et trois en mer, ouverts comme grenades mûres, un cin­quième est jeté à la côte. Au départ, on a bien réussi à pourvoir de six mois de vivres la division Renaudin, mais malgré l'ukase les autres n'en ont que pour quinze jours, et encore biscuit et farine manquant complètement, on a forcé sur lentilles et fayots. Au bout d'un mois, l'escadre rentre à Brest exténuée -- et avec la division Renaudin. Plusieurs des survivants ont deux mètres d'eau dans les fonds et sont tout juste bons pour la démolition (Jurien de La Gravière, de Brossard). Sans doute qu'un sérieux ra­doubage eût été nécessaire, mais on ne l'a pas fait faute de matériel, et la mer des a démantibulés, achevant ainsi, à frais nul pour les Anglais, leur travail d'Ouessant. Retournons maintenant à Toulon où s'agite Le Tour­neur venu remplacer Saliceti. Il est décidé à se passer de Renaudin, certain de détruire l'escadre anglaise avec ce qu'il a sous la main : la présence d'un Représentant du Peuple, écrit-il, galvanisera l'énergie républicaine des équipages et créera la supériorité. Si l'Anglais, se dérobant, se réfugie à Saint-Florent, il s'empare de l'Ile-Rousse, débarque du canon, lui rend son mouillage intenable sous le feu, le saisit à la sortie, s'empare de Saint-Florent et de Bastia, y laisse garnisons et cingle vers Livourne sur la mer libre. Si l'escadre anglaise lui a échappé une deuxiè­me fois pour aller s'embosser elle-même à Livourne, il fait coup double : il débarque à la Spezzia d'où il va s'emparer de Livourne par voie de terre et détruire l'escadre anglaise prise entre deux feux. C'est chose faite, les verbes sont au présent dans sa lettre du 18 février au Comité, et c'est aussi Picrochole. Sans adhérer expressément, le Comité, en annonçant à Le Tourneur qu'il ne faut plus qu'il compte sur Renaudin, lui écrit que cette absence « *ne doit pas être un motif pour toi de retarder la sortie de la flotte de Toulon... si tu es assuré de n'avoir à combattre que l'escadre affaiblie de l'amiral Hottam *». 83:203 Un ordre bien rédigé n'engage la res­ponsabilité que de celui qui le reçoit. Picrochole la prend avec allégresse et son escadre appareille le 5 mars. Je dis bien : son escadre, et non celle de Martin, car c'est le conventionnel qui commande en fait. On a de cette chienlit des récits autres que les deux rapports elliptiques et confus du conventionnel. Les déser­tions ont obligé à compléter les équipages par 2.400 fantas­sins et 300 canonniers de l'armée d'Italie. Avec les recrues de la marine, cela fait 62 % d'hommes qui embarquent pour la première fois. Il n'y a pas un filin de rechange, il manque un millier de matelas -- ces galettes glissées au fond du hamac pour protéger du froid -- et « *nos matelots sont nus *», ce dont Le Tourneur avait rendu compte le 22 février : « *L'armée navale est pourvue de tous les objets nécessaires *». Le lendemain de l'appareillage cinq bâti­ments ont des avaries de mâture par « *vents variables fai­bles *». Puis*,* par « *joli frais *», le temps rêvé qui fait tailler belle route, un grand-mât casse, deux vaisseaux s'abordent dans une évolution banale -- en ligne de file, virement de bord vent debout par la contre-marche --, la nuit suivante deux autres s'abordent encore, puis un autre démâte du grand-mât de hune et disparaît : on le récupèrera après la bataille. Le 14 a lieu la rencontre souhaitée. Les manœuvres sont extrêmement lentes et l'approche est manquée, les Français se présentent en mauvaise formation tactique, encore un qui démâte et qu'il faut aller prendre en remorque sous le feu, à plusieurs reprises le *Duquesne* n'exécute pas les ordres, entraînant dans sa fausse manœuvre les deux suivants dans la ligne, deux vaisseaux sont pris, les autres fort maltraités et l'Auguste arrête qu'il autorise Martin à rompre. Pas fier, il fait mouiller en rade d'Hyères et non pas à Toulon. Quelques jours plus tard, Picrochole a repris sa superbe et calcule que c'est une victoire. Alors, et la Corse ? Pendant que s'organisait, si l'on peut dire, cette mé­chante affaire, le Comité renonçait, en raison des résultats obtenus par la croisière de l'escadre de Brest dans le Golfe de Gascogne, à une opération navale qui, je l'avoue, ne m'est connue que par son arrêté du 17 février décidant qu'elle ne serait pas entreprise : pour une fois le secret a été bien gardé. 84:203 Mais il en maintient une autre qu'il a déci­dée le 10 décembre : une expédition aux Indes Orientales laissant au cap de Bonne Espérance un corps de débar­quement qui reprendra aux Anglais la colonie qu'ils ont prise à la Hollande. C'est vouloir refaire Suffren, en beau­coup mieux. Mais alors le Roi avait aux Indes 14 vaisseaux sous le Bailli, une force dont la République est incapable, sauf à vider la Méditerranée, ou l'Atlantique. Les ordres sont lentement donnés : Kerguélen commandera l'escadre, Aubert-Dubayet l'armée, le rassemblement se fera sous l'île d'Aix... Le 20 avril Aubert-Dubayet est envoyé à d'autres travaux, et je quitte le Comité à cette date, médi­tant encore une opération aux Antilles sous du Muy. Je m'en voudrais de ne pas dire l'affaire des boulets rouges. On les employait à terre. A bord ils eussent été fort efficaces à incendier un ennemi en bois et toile, mais on avait jugé encore plus propre à faire tout sauter de mettre dans l'espace resserré d'une batterie, secouée par roulis et tangage, un feu nu à rougir les boulets, une machine infernale avec réverbère et soufflet de forge, près des gar­gousses. Et on voyait mal un canonnier-marin courant au milieu des poudres en tenant le boulet rouge au bout d'une pince. Avec le mépris congénital du révolutionnaire pour les Anciens, il ne lui vint pas à l'esprit que, s'ils ne l'avaient pas fait, ce n'est pas qu'ils n'en aient pas eu l'idée, c'est qu'ils avaient les bonnes raisons des hommes d'expérience. On décida de le faire, on se haussa le col de ce progrès dû au génie républicain, et l'*Alcide* sauta à la première occa­sion. \*\*\* Qu'on le sache bien : ce que l'on vient de dire sur la marine de la Révolution n'est qu'un exemple. Il en fut de même, *mutatis mutandis,* dans la logistique des armées, leurs ordres d'opérations donnés par Carnot, l'amalgame des gardes-nationaux et réquisitionnaires avec la ligne, l'entretien des routes, la nourriture des Français, le pillage des églises, l'Église constitutionnelle, les armistices avec les Prussiens après Valmy, que sais-je encore, et jusque dans la mise en œuvre du ballon de Fleurus. Il n'y eut à bien fonctionner que les tribunaux révolutionnaires, les *Colonnes infernales* et la planche à billets. André Guès. 85:203 ### Billets par Gustave Thibon **La peur et l'envie** 5 décembre 1975 Ce sont là deux senti­ments très humains, trop hu­mains, hélas ! dont person­ne n'est totalement exempt. Quel est l'homme qui, en scrutant à fond sa conscience, pourrait dire sans mentir qu'il n'a jamais eu peur et qu'il n'a jamais éprouvé une ombre de dépit devant la supériorité ou les succès du prochain ? Mais ces deux défauts ont ceci de particulier que pres­que personne n'ose les re­connaître devant les autres ni même en faire l'aveu in­térieur. Je fais appel ici à l'expé­rience de chacun. Nous en­tendons tous les jours des gens convenant sans diffi­culté de tel ou tel compor­tement condamné par la morale. Par exemple de la propension à la colère (« moi, il ne s'agit pas de me marcher sur les pieds ») ou à la gourmandise (les ré­cits des « gueuletons à tout casser » abondent dans les conversations) ou encore aux péchés de la chair. Et non seulement on avoue ces ex­cès, mais il arrive qu'on s'en glorifie : on cite le cas d'un brave marseillais ré­pondant au prêtre qui lui demande à confesse : « N'a­vez-vous jamais trompé vo­tre femme ? -- Monsieur le Curé, je suis venu ici pour m'accuser, pas pour me vanter ! » Mais avez-vous jamais en­tendu un homme déclarer : je suis un lâche et je m'ef­fondre au moindre danger, ou : je suis un envieux et les avantages du prochain me sont intolérables ? Pourquoi ? Tout simple­ment parce que les autres défauts peuvent être attri­bués à un excès de vitalité mal dirigé, tandis que la peur et l'envie sont l'indice, non seulement d'une défaillance morale, mais d'une in­fériorité de nature. Ce que personne n'aime à s'avouer... 86:203 Alors pour échapper à cet aveu d'infériorité trop dou­loureux pour leur amour-propre, le lâche et l'envieux réagissent en camouflant ces sentiments misérables sous des mobiles moins humi­liants c'est-à-dire, comme Nietzsche l'a cruellement analysé, en les colorant de vertu et d'idéal. La peur revêt par exemple le masque du pacifisme. On est plein de ménagements et de compréhension pour l'adversaire qui montre les dents ; on lui fait toutes les concessions possibles au nom de la paix internatio­nale ou sociale -- quitte à l'accabler ensuite quand la fortune lui tourne le dos. Je connais un de nos célè­bres intellectuels français (dont je m'abstiens de citer le nom) qui, terrorisé par l'invasion allemande en 1940, entonna les louanges de l'ordre nazi et, non moins tremblant en 1945 devant la menace communiste, se mua en apologiste fervent de l'entente à tout prix avec la Russie. La peur avait changé d'objet, non de na­ture. Quant à l'envie, elle se manifeste en politique sous le voile de l'égalitarisme qu'elle confond avec la vo­lonté de justice. La réaction de l'envieux devant tout ce qui lui est supérieur se ré­sume en ceci : quoi que tu sois, tu ne vaux pas mieux que moi, et si tu as plus ou si tu sembles être davan­tage, c'est par une faveur imméritée de notre mauvaise organisation sociale que ba­laiera demain la justice ré­volutionnaire. Il est inutile de souligner l'importance de ce facteur dissolvant dans nos pseudo-démocraties... Ce faux-monnayage intel­lectuel et moral prouve une fois de plus la misère de l'homme. Misère de la fai­blesse et de l'égoïsme, into­lérable à l'orgueil et qu'il dissimule et justifie sous un tissu flatteur de mensonges. Nos vices les plus dangereux sont ceux que nous dégui­sons en vertus. **Économie du profit et justice sociale** 12 décembre 1975 La notion de profit a été sévèrement critiquée au nom de l'idéal socialiste et par­fois même de l'idéal chré­tien. Cette critique s'appuie sur les arguments suivants : 87:203 1\. La recherche du profit favorise l'égoïsme et le ma­térialisme. Elle dégrade l'homme en le poussant à « se servir » au lieu de servir. 2\. Elle a des effets sociaux néfastes. L'homme avide ignore la justice et la charité, et il est toujours tenté d'employer des moyens immoraux pour s'enrichir davantage : exploitation de la main-d'œuvre, concur­rence déloyale, etc. Des chrétiens ajouteront que le Christ a condamné l'économie du profit en di­sant : « Malheur aux ri­ches » et « Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent. » Les excès du capitalisme libéral prouvent que ces griefs ne sont pas sans fon­dement. Faut-il en conclure que la solution idéale est dans une socialisation générale, qui éliminerait la recherche du profit personnel en trans­formant chaque citoyen en fonctionnaire anonyme au service d'un État omnipo­tent, qui règlerait du de­hors tous les mécanismes de la production et de la consommation ? Ici, nous demandons la permission d'interroger les faits. L'histoire du dernier siè­cle nous montre qu'en dépit de ses erreurs et de ses abus, la recherche du profit a été le grand moteur du développement économique. L'homme directement in­téressé à la prospérité d'une entreprise travaille en effet avec plus d'ardeur ; la com­pétition et le risque aigui­sent ses facultés initiative et d'invention. Il en résulte une augmentation de la pro­duction en quantité et en qualité qui, finalement, tour­ne à l'avantage des plus pauvres, car des biens pro­duits en abondance ne sau­raient, sous peine d'étouffe­ment économique, être ré­servés à quelques privilé­giés. Inversement, celui qui n'est pas stimulé par l'in­térêt personnel se laisse aller plus facilement au re­lâchement et à la routine, et la stagnation ou le déficit de tant d'entreprises natio­nalisées nous en fournit chaque jour la preuve. Aussi, le pouvoir d'achat des masses laborieuses est-il plus élevé dans les pays dits capitalistes que dans les pays socialistes. Les Rus­ses eux-mêmes semblent le comprendre puisque, après 50 ans d'expérience socialis­te, ils reviennent graduelle­ment à l'économie de la concurrence et du profit. Quant aux paroles du Christ citées plus haut, elles condamnent l'idolâtrie de la richesse et non la richesse elle-même. Personne n'a ja­mais créé une entreprise industrielle ou commerciale par pur esprit de pauvreté et de sacrifice. Et quant aux religieux qui, pour répondre à l'appel du Christ, ont fait vœu de pauvreté, ils recon­naissent eux-mêmes la lé­gitimité du profit, puisqu'ils ne font aucune difficulté à recevoir les aumônes des gens fortunés. C'est dans ce sens que Bossuet disait que les riches sont, dans l'Église, les serviteurs des pauvres... La notion de profit ne doit donc pas être rejetée, mais associée à la notion de service. L'être qu'il faut éliminer de la société, c'est le « profiteur » au mauvais sens du mot, c'est-à-dire le tricheur, le parasite qui s'enrichit aux dépens du tra­vail des autres et qui ne don­ne rien en échange de ce qu'il reçoit. Et nous savons par expérience qu'une socié­té où règnent le dirigisme et l'étatisme est le bouillon de culture le plus favorable à l'éclosion et à la prolifé­ration de tels parasites. La recherche du profit personnel est un moyen, non une fin. Elle doit être réglée et orientée en fonction de l'intérêt général. Et c'est une erreur aussi lourde de condamner le profit comme moyen, que de le poursuivre comme une fin. **A chaque jour suffit sa peine...** 19 décembre 1975 L'homme est le seul être vivant qui soit capable de penser et de prévoir l'ave­nir. Ce privilège permet de concevoir et de réaliser des projets par lesquels, contrairement à l'animal qui vit au jour le jour sous l'influence immédiate de ses instincts, il peut orienter et construire sa propre desti­née. La prévoyance est le moteur du progrès. Mais cette précieuse fa­culté est aussi la source d'un nombre incalculable d'illu­sions et de souffrances. Bien des hommes en effet vivent tellement dans l'ave­nir, qu'ils en oublient de goûter les joies ou d'accom­plir les devoirs de l'heure présente. Ou bien ils atten­dent de l'avenir un bonheur idéal, qui n'est pas compa­tible avec les conditions de la vie terrestre, ou bien ils remettent au lendemain le soin de se corriger de leurs défauts ou de prendre cer­taines décisions dont l'ur­gence se fait déjà sentir au­jourd'hui. Ils oublient que l'avenir n'est qu'un présent différé et que, *s'ils sont in­capables aujourd'hui d'être heureux et d'accomplir cer­tains efforts, ils retrouve­ront demain les mêmes li­mites et les mêmes difficul­tés,* de sorte que, déplaçant leurs espérances de lende­main en lendemain, ils fini­ront par mourir sans avoir jamais vécu. « L'enfer est pavé de bonnes intentions », dit un vieux proverbe... 88:203 La même obsession de l'avenir peut se présenter aussi sous la forme de la crainte et de l'angoisse. Com­bien d'hommes aggravent leurs maux possibles et souf­frent par avance d'événe­ments qui ne se produiront peut-être jamais ! Ces ter­reurs sont en général aussi illusoires que les fausses espérances, car les malheurs qui nous frappent ne sont presque jamais ceux que nous avions prévus. J'ai connu un homme qui vivait dans l'obsession du cancer ; le moindre malaise lui pa­raissait un symptôme de la terrible maladie ; il se voyait déjà impotent et condamné et, finalement, il mourut dans un accident d'automo­bile auquel il n'avait jamais pensé ! Mais, en attendant, il avait gâché sa vie dans l'attente de maux imagi­naires. On me répondra qu'il y a des cas où les maux qu'on redoute ne sont pas imagi­naires et qu'un homme at­teint par exemple d'une grave maladie ou en proie à de sérieuses difficultés fi­nancières, a des raisons très légitimes d'être anxieux pour l'avenir. Je dirai que c'est une raison de plus pour ne pas ajouter à la douleur présente -- qui n'est déjà que trop lourde -- le poids supplémentaire de la douleur à venir. Prenons le cas du malade. Ce qui l'ac­cable et le décourage, c'est moins sa souffrance pré­sente que l'image qu'il se fait de l'ensemble des maux qu'il devra peut-être subir et des dangers qui le me­nacent : « Qu'aurai-je en­core à souffrir ? comment vais-je me tirer de là ? » se dit-il. Et il se sent écrasé par cette masse d'épreuves futures qui n'existent pour le moment que dans son es­prit. Il faut apprendre à rece­voir les épreuves telles qu'el­les nous sont données, c'est-à-dire en détail et au jour le jour. « Quelle que soit ta souffrance, disait Marc-Au­rèle, tu peux toujours tenir jusqu'à la minute suivante : or, la vie n'est qu'une suc­cession de minutes. » On a dit aussi que si on étalait devant un homme l'ensem­ble des aliments qu'il devra consommer jusqu'à sa mort (plusieurs tonnes de pain, de viande, etc.), il en per­drait immédiatement l'appé­tit. Et cependant, jour après jour et sans y penser, il en viendra à bout... « Ne vous inquiétez pas du lendemain ; à chaque jour suffit sa peine » nous dit l'Évangile. Nous n'avons pas à rêver l'avenir, mais à le construire par une fidé­lité sans relâche aux tâches et aux devoirs de l'heure présente. 90:203 **Le message universel de Mgr Escriva :\ sanctifier le travail ordinaire** 31 décembre 1975 Ce n'est peut-être pas par hasard que le jour du décès de Mgr Escriva de Balaguer, je me trouvais dans un Cen­tre de l'*Opus Dei* à Bruxel­les, en train de donner une conférence sur le sens de la vie et de la mort... J'ai gardé un vif souvenir de ce soir du 26 juin der­nier. La tragique nouvelle nous est parvenue à l'ins­tant même où nous nous disposions à ouvrir la séan­ce. Je pus lire sur les visa­ges des associés de l'Œuvre toute la douleur des fils qui viennent de perdre un père. Mais leur réaction fut à la fois humaine et surnaturel­le : après ma conférence les assistants furent invités à prier un répons pour l'âme de Mgr Escriva, dans l'ora­toire du Centre. Tous accep­tèrent, y compris quelques non-croyants qui étaient ve­nus m'écouter. En rentrant ce soir-là à mon hôtel, un jeune jour­naliste me confiait son éton­nement devant le fait que la grande presse internatio­nale ne se soit guère occu­pée d'un homme aussi extra­ordinaire. Je lui tins alors ces propos : « Rien d'éton­nant à cela : la mort de Jésus-Christ passa elle aussi inaperçue dans les hauts lieux de l'Empire romain ; et, même un demi-siècle plus tard, les grands histo­riens du monde latin ne fai­saient pas encore état dans leurs récits de l'arrivée au monde de Jésus de Naza­reth. » Car, j'en suis persuadé, le sillage laissé dans notre époque par Mgr Escriva est plus profond, plus durable, et surtout plus lumineux et salutaire que ne l'ont ima­giné la plupart de ses con­temporains. Son rôle dans l'économie du Salut me semble prééminent. Il a sau­té dans l'arène de ce XX^e^ siè­cle incrédule et froid avec l'ardent désir d'enflammer le monde -- ignem veni mit­tere in terram -- avec l'in­cendie de la charité qui lui brûlait le cœur. Avec ce « zèle de prêtre généreux », il parvint à créer et propager une Œu­vre qui est l'expression fi­dèle de la volonté miséricor­dieuse de Dieu qui désire sauver les âmes en tout temps et en toute circons­tance. 91:203 Rien d'extraordinaire au fait que cette Œuvre de sanctification personnelle, tissée de sacrifice caché et de prière silencieuse, ait échappé aux marchands de nouvelles à sensation. L'ac­tion de la grâce dans les âmes dépasse, en effet, les limites de la sociologie : la conversion intérieure ne sau­rait être enfermée dans des statistiques. Et pourtant c'est bien d'innombrables conversions d'hommes et de femmes de notre temps et des temps à venir, que sera ornée la couronne de Mgr Escriva au ciel. Quand, il y a de longues années, j'ai lu pour la pre­mière fois « Chemin », j'ai été frappé par la force, la simplicité et en même temps la richesse surnaturelle de son message. Ce livre est un reflet de l'âme de son au­teur : il se confond avec sa vie. Pensée, parole et ac­tion n'étaient en lui que des aspects de la même réalité divine. Les vertus qu'il prê­chait, il les a pratiquées jusqu'à un degré héroïque tout au long de sa vie fé­conde. **Démocratie : modèle ou repoussoir ?** 9 janvier 1976 Dans un discours récent, M. Giscard d'Estaing, Pré­sident de la République française, nous faisait part de ses vœux pour une évo­lution « démocratique » de l'État espagnol. Mais qu'entend-on par dé­mocratie ? Je me méfie de plus en plus de ce mot qui, à force de désigner n'impor­te quoi, finit par ne plus rien vouloir dire. La Suisse, par exemple, est une démo­cratie. La Russie, la Chine s'affichent aussi comme des démocraties. Où est le rap­port ? M. Giscard d'Estaing étant français, je suppose que c'est son propre pays qu'il propose comme modèle aux gouvernants espagnols. Dé­mocratie, dans son langage, s'identifie à la liberté. Les Espagnols ne sont pas libres, les Français le sont : il suf­fit pour assurer le bonheur des habitants de la pénin­sule, d'implanter au sud des Pyrénées les mœurs politi­ques qui règnent au nord. Essayons de démêler l'é­cheveau de malentendus qui se cache sous cette affir­mation simpliste. Premier point. Les Français sont plus libres que les Espagnols dans ce sens qu'ils jouissent de la liber­té de vote, d'association et d'expression. Ils peuvent élire le candidat de leur choix ; ils peuvent aussi se constituer en groupes de pression (partis politiques, syndicats, associations loca­les ou professionnelles, etc.) ; ils peuvent enfin critiquer et même injurier impuné­ment les responsables du destin de la nation. 92:203 Mais que de fausses li­bertés (je veux dire de li­cences nocives) et que de servitudes trop réelles sous cette apparence de démo­cratie ! Nous sommes consultés périodiquement sur les gran­des options de la politique, mais que reste-t-il après le scrutin des promesses élec­torales ? Et la loi du nom­bre -- déjà suspecte par el­le-même, car rares sont les citoyens assez éclairés pour choisir à bon escient -- n'est-elle pas aussitôt remi­se en question par des mi­norités turbulentes qui im­posent leurs revendications par la violence ? Sommes-nous libres devant la pesan­teur et les tracasseries d'une administration omniprésente qui paralyse les efforts et les initiatives des individus, des familles et des entrepri­ses ? Sommes-nous libres devant une fiscalité dévo­rante qui éponge près de la moitié du revenu national et permet à l'État impro­ductif de gaspiller impuné­ment le fruit du travail des citoyens ? Devant une Sé­curité sociale en porte-à-faux qui, trop souvent, pé­nalise les travailleurs et ré­compense les parasites ? De­vant l'inflation qui volatilise l'épargne et consacre notre dépendance économique à l'égard de l'État ? Devant des programmes scolaires aberrants, conçus par des idéologues en chambre et imposés de force à nos en­fants ? Cette liste de servitudes n'est pas exhaustive. Par contre -- et cet autre volet du diptyque est encore plus sombre -- nous jouissons de nombreuses libertés dont sont privés les Espagnols. Liberté d'entretenir et d'en­venimer la lutte stérile des classes. Liberté d'ébranler l'économie du pays et l'au­torité de l'État par des grè­ves incessantes à fin politi­que. Liberté pour les étu­diants de perturber les cours et d'empêcher leurs cama­rades de travailler. Liberté pour les gamines de se pro­curer la pilule pour se livrer sans scrupule aux jeux pré­maturés du sexe et, pour les femmes, de se faire avor­ter légalement. Liberté pour les industriels et les com­merçants du bas érotisme de faire déferler jusque dans le plus humble village la marée noire des publications et des films pornographi­ques, etc. Là encore, j'arrête la liste. Tout se résume en ceci : trop de libertés vitales bri­mées, trop de licences mor­telles permises, sinon encou­ragées. Et si telle est la démo­cratie que nous proposons à l'Espagne, ce n'est pas un modèle, c'est un repoussoir. 93:203 Ayons donc la pudeur de nous taire. Ou le courage de chercher autre chose : une autorité protégeant et coordonnant toutes les liber­tés saines -- celles du tra­vail, de l'entreprise, des échanges économiques et culturels, etc., -- et, en fonction même de cet idéal prévenant ou sanctionnant tous les abus, tous les pour­rissements de la liberté. Une société où liberté et respon­sabilité s'équilibrent, où chaque élément du peuple retrouve son âme et sa di­gnité. Mais si l'on continue a baptiser démocratie ce glissement accéléré vers le chaos et ses servitudes, nous ne pouvons que répéter avec Péguy : « Il n'y a plus au­jourd'hui qu'un moyen de n'être pas démocrate, c'est d'être peuple. » **Violence et faiblesse** 16 janvier 1976 Gangstérisme, prise et exécution d'otages, actes de terrorisme politique, conflits armés entre factions rivales (je pense ici au Liban, à l'Ir­lande, à l'Angola, etc.) -- il n'est pas de jour où l'on n'ait à constater et à déplo­rer l'escalade accélérée de la violence. En quoi consiste la vio­lence ? C'est le moyen d'ob­tenir par l'emploi direct ou indirect de la force brutale certains avantages qu'on ju­ge impossible de se procurer par d'autres procédés. L'ob­sédé sexuel qui viole une fille, le gangster qui braque un revolver sur des em­ployés de banque, le terro­riste qui place une bombe ne s'embarrassent ni de rai­sonner, ni de convaincre. Ils font appel à la peur et non à l'intelligence ou aux sen­timents du partenaire... Un signe très grave, c'est que la violence tend à de­venir le moyen le plus ef­ficace de se faire entendre et obéir. La violence spécule sur la faiblesse des indivi­dus et de la société : aussi s'étend-elle en fonction du relâchement des caractères et des mœurs. Depuis les parents, qui cèdent aux ca­prices de l'enfant qui « pi­que une crise », jusqu'aux États qui s'inclinent devant les menaces des groupes de pression, c'est partout la mollesse des victimes qui fouette l'audace des agres­seurs. 94:203 Ce qu'on remarque moins, c'est que dans leur immen­se majorité, *les violents sont aussi des faibles.* La plupart des gangsters ne sont-ils pas des lâches devant la vie, devant le travail, devant leurs passions, et incapables d'une énergie continue ? Et lâches aussi dans l'exercice même de la violence, car ils abusent sans scrupule du droit momentané du plus fort : quoi de plus vil par exemple que le chantage aux otages ? La violence est comme un spasme, une cris­pation de la lâcheté et ses adeptes, en dépit de leurs crises fugaces de témérité, suivent la loi du moindre effort, la pente de la facilité. Il faut plus de vrai courage pour gagner normalement sa vie que pour dévaliser une banque... La force est une vertu, la violence en est la caricature grossière. Ici encore le lan­gage courant est riche d'en­seignements. Plus on s'élè­ve dans l'échelle des valeurs, moins on peut identifier la force à la violence. Qui ose­rait dire d'un homme génial ou supérieurement dynami­que qu'il possède une in­telligence ou une volonté violentes ? On peut parler d'un amour violent mais cette formule ne s'applique qu'à la passion, c'est-à-dire à l'élément le plus suspect et le moins durable de l'amour. Pour ses manifes­tations les plus hautes -- la tendresse, la bonté, là fi­délité, etc. -- le mot de vio­lence n'a plus d'emploi. De même pour l'autorité ; plus elle a besoin de s'appuyer sur la violence, moins ses fondements sont solides. Une intelligence ne con­traint pas ; elle éclaire et elle convainc : ce sont les discussions des imbéciles qui dégénèrent en pugilat. Un amour vrai attire la réciprocité sans peser sur la liberté du partenaire. Une autorité digne de ce nom s'impose par son prestige et par ses bienfaits et n'a re­cours à la violence que dans les situations extrêmes. On me répondra que mes propos ne concernent que les formes les plus basses de la violence (gangstéris­me, terrorisme), et qu'il existe des violences néces­saires, salutaires et héroï­ques : le cas typique est ce­lui de la juste guerre ou de la révolte contre une intolé­rable oppression. C'est exact, mais il reste que, même orientée vers le bien, la vio­lence se réduit toujours à un usage négatif de la for­ce : la guerre détruit et ne crée pas, les conflits sociaux paralysent l'économie, etc. -- D'où il résulte qu'elle est le dernier des moyens, dont l'emploi ne se justifie que quand tous les autres sont épuisés... L'unique solution à l'es­calade du terrorisme est de restaurer la force des élé­ments sains de la société de façon à décourager ou à ré­sorber la violence de ces élé­ments réfractaires. Car la société est un organisme : plus il est sain, plus ses membres sont liés entre eux par la même puissance vi­tale et plus il résiste à cette maladie qu'est la violence. 95:203 **Socialisme et utopie** 23 janvier 1976 « Rien de nouveau sous le soleil », dit l'Écriture Sainte. J'ai trouvé une fois de plus la confirmation de cette maxime en lisant un ouvrage écrit en 1864 par un certain Louis Reybaud dont j'ignorais jusqu'ici le nom. Cet auteur revendique le privilège d'avoir inventé, vingt ans auparavant, le mot socialisme pour désigner la doctrine opposée à l'*indivi­dualisme.* Après quoi il nous avertit qu'il ne veut plus entendre prononcer ce mot parce qu'il prit, dans la bouche des révolutionnaires qui se disent socialistes, la signification suivante : « l'art d'improviser une société irréprochable »*.* Cet état d'esprit n'a fait que se développer depuis cent ans. Les marxistes nous promettent, au terme de la lutte des classes, une socié­té sans défaut, et les étu­diants en révolte annon­çaient en mai dernier l'avè­nement de la justice et du bonheur absolus. « Je dé­crète le bonheur perma­nent », disait un graffiti que j'ai lu sur les murs de la Sorbonne... Revenons à la formule de Reybaud qui résume, avec une précision géniale, l'uto­pie révolutionnaire. Il y a d'abord le mot *im­proviser* qui exprime la pré­tention de reconstruire la société à partir d'une simple vue de l'esprit sans tenir compte de la nature humai­ne, ni des mœurs ou des structures existantes (« du passé, faisons table rase » chante l'hymne révolution­naire), en un mot de recréer la Cité de toutes pièces, à l'imitation de Dieu qui a tiré le monde du néant. Première illusion, car rien de positif ne peut s'impro­viser ici-bas. Tout se relie à un passé, c'est-à-dire à des éléments déjà constitués et à des habitudes acquises. Quand, par exemple, on me demande d'improviser un discours, je peux à la ri­gueur parler sans papier ni préparation immédiate, mais cette improvisation n'est qu'apparente car, en réalité, je me borne à mobiliser des formules, des connaissances et des expériences que j'ai élaborées tout au long de mon existence. Et cela s'ap­plique encore davantage aux réalités sociales qui sont in­finiment moins malléables que les idées et les mots. Seconde illusion : croire à la possibilité d'une socié­té *irréprochable* car, quoi­qu'on fasse, une telle so­ciété ne pourra jamais exis­ter. 96:203 Toute société, en effet, est composée d'individus dont aucun n'est absolu­ment irréprochable. Or, com­ment tirer un ensemble par­fait d'une somme d'élé­ments imparfaits ? L'expé­rience nous montre qu'il y a des dissensions et des tiraillements dans les famil­les les plus unies et dans les entreprises les plus sai­nes. Et si, selon le rêve du socialisme intégral, on sup­prime l'autorité paternelle et la propriété privée pour confier à l'État l'éducation des enfants et la gestion des entreprises, cela suffira-t-il à créer des éducateurs im­peccables et des travailleurs sans reproche ? Ne faut-il pas plutôt redouter de voir se multiplier, dans ce cli­mat d'anonymat et d'irres­ponsabilité, la négligence et le parasitisme ? L'échec de toutes les tentatives faites dans ce sens justifie sura­bondamment cette méfiance. Le caractère chimérique du messianisme socialiste apparaît encore plus claire­ment si l'on songe que même dans les ordres religieux -- ces sociétés privilégiées où l'on n'entre que par libre vocation et dans le seul but de faire régner la charité évangélique -- on observe des frottements et des riva­lités entre les hommes. Le vrai problème n'est pas d'improviser une socié­té irréprochable, mais d'in­carner patiemment l'idéal dans le réel, de *greffer ce qui doit être sur ce qui est,* car la vie est un courant continu où l'avenir se nour­rit sans cesse du présent et du passé. Et la société qui naîtra de cet effort sera tou­jours loin d'être irréprocha­ble : il suffit celle soit meilleure que celle où nous vivons aujourd'hui. Deux voies -- solidaires et convergentes -- nous sont ouvertes dans cette direction : celle de la ré­forme intérieure qui nous amène à dominer notre égoïsme ; ensuite, comme celui-ci ne pourra jamais être complètement extirpé du cœur de l'homme, celle de la réforme sociale, c'est-à-dire l'instauration d'un ré­gime de compétition libre et organisée qui permettra de faire coïncider au maxi­mum l'intérêt personnel et le devoir envers la commu­nauté. Sinon on détruit au lieu de construire. C'est d'ailleurs la seule chose ici-bas qu'on puisse improviser à volonté. Il faut une grande réserve de matériaux et une compé­tence longuement élaborée pour édifier et pour meubler une maison, mais il suffit de craquer une allumette pour improviser un magni­fique incendie. C'est là qu'a­boutit l'impatience révolu­tionnaire : au lieu de la perfection escomptée, on sè­me la ruine et le chaos -- châtiment normal de ceux qui veulent réaliser l'absolu et se brisent contre l'impos­sible. 97:203 **La confusion des valeurs** 30 janvier 1976 Toutes les époques ont leurs lacunes et leurs er­reurs. Si l'on me demandait quel est le défaut majeur de la nôtre, je répondrais sans hésitation que c'est la confusion et le renversement des valeurs. Voici un exemple frappant et un peu comique de cette mentalité. Dans les domaines où la réussite exige la concentra­tion de l'esprit et l'effort de la volonté, on cherche à in­troduire la facilité, la dis­traction, la passivité. Dans les études en particulier. « Apprendre en jouant », « le grec sans larmes », « l'anglais sans effort et sans mémoire », « si vous pouvez écrire, vous pouvez dessiner », etc., tels sont les titres de méthodes scolai­res ou les slogans publici­taires que nous avons cha­que jour sous les yeux. A ce compte, nous ressemble­rons bientôt à ces hommes de qualité dont parle Moliè­re, « qui savent tout sans avoir jamais rien appris ». Par contre, nous voyons fleurir l'étude, la méthode et le calcul dans des domaines où doivent régner normale­ment l'abandon, la détente et parfois même l'inconscience pure et simple. J'ai devant moi trois pe­tits ouvrages dont les titres me font rêver : « L'art de déguster les grands vins », « Vingt recettes pour obte­nir un bon sommeil » et « Comment réaliser l'harmo­nie du couple ? » Je confesse mon scepticisme sur ces trois points. Là où il s'agit de fonctions naturelles et en grande par­tie biologiques, l'étude et l'effort, non seulement ne peuvent pas apporter grand chose, mais risquent plutôt de compromettre le but poursuivi. On n'apprend pas à dé­guster les vins comme on apprend l'algèbre ou la chi­mie. Il y faut des dons in­nés, perfectionnés par une longue pratique. Les plaisirs des sens sont gratuits, et ils s'émoussent dans la mesure où on essaye de les provo­quer par des artifices de l'intelligence ou des contor­sions de la volonté. Une jeu­ne femme me disait récem­ment qu'elle éprouvait, en se plongeant dans la mer, une volupté incomparable. Pour moi, le contact de l'eau qu'elle soit douce ou salée, me cause une impression très pénible de froid et de dépaysement, et tout ce qu'on peut dire ou écrire sur les délices du bain n'arrive­ra jamais à transformer ce désagrément en plaisir. 98:203 Et que dire d'une fonc­tion animale comme le som­meil ? Le moyen le plus sûr de ne pas fermer l'œil de la nuit consiste à se deman­der : comment arriverai-je à dormir ? et à mobiliser son attention pour retrouver les recettes du sommeil. Quant à l'épanouissement du couple, je plaindrais de tout mon cœur l'amoureux qui, avant de rencontrer sa bien-aimée, chercherait son inspiration dans un manuel de sexologie... Tout au plus -- car il faut aussi tenir compte du dérèglement des instincts dû à notre vie artificielle et trépidante -- de telles étu­des peuvent-elles nous four­nir les principes d'une hy­giène physique et morale qui favorise le libre exerci­ce de nos dispositions natu­relles. C'est comme un sys­tème de canalisation qui, sans rien ajouter au débit ni à la qualité de la source, empêché l'eau de se perdre... C'est là qu'éclate la diffé­rence entre les sciences qui requièrent une activité diri­gée et méthodique de l'es­prit et les fonctions vitales et intuitives qui se tradui­sent par une adaptation spontanée aux êtres et aux circonstances. L'apprentis­sage théorique -- avec tout ce qu'il comporte de ré­flexion et d'application -- est indispensable dans les premières et très souvent inefficace dans les secondes. Je connais une éminente doctoresse, spécialisée dans la solution des conflits con­jugaux, qui en est person­nellement à son troisième divorce (ce qui prouve qu'el­le ignore, en pratique ce qu'elle connaît si bien en théorie), alors que d'innom­brables couples, qui n'ont jamais ouvert le moindre traité de sexologie, s'accor­dent à merveille. Mais je ne connais pas un seul profes­seur de mathématiques ou de grec qui connaisse moins bien cette science ou cette langue qu'un élève de pre­mière année qui vient de s'inscrire à son cours. Peut-être faut-il voir dans cette subversion des valeurs une des manifestations de l'instinct égalitaire qui do­mine notre époque. D'un côté, on dit à l'ignorant et au paresseux : ce que d'au­tres obtiennent au prix d'un long effort, tu l'auras sans travailler ; et de l'autre, on déclare aux êtres vitalement mal doués : ce que d'autres possèdent naturellement, tu obtiendras par la volonté. Mais ce sont là deux voies sans issue, car en se laissant glisser sur la première, on perd le sens de l'effort et, en essayant de gravir la se­conde, on s'épuise en efforts inutiles. Et l'échec est le même dans les deux cas. 99:203 **Il a de la chance...** 6 février 1976 Nous disons souvent de­vant un homme qui a réussi dans la vie et qui semble heureux : il a bien de la chance ! Inversement, nous attri­buons volontiers nos échecs et nos malheurs à la mau­vaise chance, à la « guigne ». « Je n'ai jamais eu de chan­ce, ces choses-là n'arrivent qu'à moi », disent constam­ment les ratés et les im­puissants. Qu'y a-t-il de vrai dans ces jugements ? Et d'abord, qu'est-ce que la bonne et la mauvaise chance ? La bonne chance est un hasard heureux : par exem­ple gagner à la loterie, faire un héritage imprévu, sortir indemne d'un accident qui aurait pu être mortel, etc. La mauvaise chance est un hasard malheureux : re­cevoir une tuile sur la tête un jour d'orage, être dé­troussé par un bandit, man­ger des mets avariés dans un restaurant. Dans les deux cas, nous ne sommes pour rien dans l'événement, nos qualités ou nos défauts n'entrent pas en jeu, c'est le hasard qui fait tout. Mais il faut bien recon­naître que de telles circons­tances où le hasard joue à l'état pur se rencontrent rarement dans une vie. Ce qui compte avant tout, ce qui fait la réussite ou l'échec d'une existence, ce ne sont pas les événements pris en eux-mêmes, c'est la façon dont nous répondons aux événements. Un mauvais joueur de football peut pla­cer un but par hasard, un bon joueur peut le manquer par hasard, mais nous ne connaissons aucun exemple d'un mauvais joueur qui se­rait toujours vainqueur ni d'un bon joueur qui serait toujours vaincu. J'irai plus loin et je dirai que, à quelques exceptions près, la bonne et la mauvai­se chance n'existent pas. Car un homme intelligent et courageux sait tirer une le­çon de ses échecs et les uti­liser pour mieux construire son avenir. Tandis qu'un homme sot et inconsistant ne saura pas profiter des hasards heureux et finira par être victime de sa pro­pre chance. J'ai connu jadis un homme qui avait gagné 5 millions à la loterie na­tionale et qui, incapable de dominer sa fortune, se re­trouva au bout de quelques années, ruiné au dehors et désaxé au dedans. « A vais­seau brisé, tous vents soit contraires », dit le proverbe. 100:203 Nous ne devons donc ni envier la chance des autres ni gémir sur notre malchan­ce à nous : il nous suffit de savoir que, pour l'ensemble de notre vie, nous serons les artisans de notre destin. Les événements -- heureux ou malheureux -- n'en sont que les matériaux : l'édifice dépend de nous. **La division et l'unité** 13 février 1976 La structure de la société implique de multiples diffé­rences entre les hommes dont les unes correspondent à des réalités naturelles (ra­ces, nations, langues) et les autres représentent surtout des différences de situation sur l'échiquier social (clas­ses, professions, etc.). De cette division -- au sens de diversité et de ré­partition -- l'égoïsme et l'es­prit de domination ont fait jaillir la division au sens de rupture et d'antagonisme. Partout fleurissent le racis­me, le nationalisme, les con­flits linguistiques, la lutte des classes, les revendica­tions professionnelles agres­sives, etc., et tout cela au détriment du bien commun. C'est la révolte de l'organe contre le corps, de la partie contre l'ensemble dont elle dépend. Tout récemment, l'agita­tion estudiantine a fait sur­gir un nouvel antagonisme celui qui oppose les jeunes à leurs aînés. « Il y a des classes d'âge, me disait l'au­tre jour un étudiant, et le fossé qui sépare un homme de vingt ans d'un homme de quarante ans est encore plus profond que celui qui s'étend entre un manœuvre et un grand patron. » Et cela commence très tôt. J'ai vu des gamins de quatorze ans contester l'enseigne­ment et l'autorité de jeunes professeurs ayant à peine dix ans de plus qu'eux. A quand la révolte et la con­testation dans les jardins d'enfants, voire dans les pouponnières ? Tous ces conflits sont aus­si absurdes que malfaisants. Car les races, les nations, les classes, les professions, les générations sont faites pour la collaboration et non pour l'affrontement. Chacu­ne de ces formations a sa vocation propre et celle-ci ne peut se réaliser que dans la convergence et l'entrai­de. Seules les bêtes sauva­ges peuvent lutter impuné­ment les unes contre les au­tres ; 101:203 dans la jungle, le cha­cun pour soi règne en maî­tre absolu ; il n'y a par exemple aucun échange pos­sible, aucune communauté d'intérêt ni de but entre le tigre et la gazelle ; aussi est-ce pur profit pour le ti­gre que de dévorer la ga­zelle : il n'a besoin d'elle que pour la mettre à mort et se nourrir de sa chair. Il n'en est pas de même pour l'hom­me qui est un animal social et qui a besoin de ses sem­blables pour vivre à tous les niveaux de son être, depuis l'apaisement de sa faim jusqu'aux plus hautes satis­factions de son esprit. Au reste, aucun des grou­pes humains dont nous ve­nons de parler n'a le mo­nopole de la supériorité ab­solue sur les autres groupes. Personnellement, j'attache beaucoup plus d'importan­ce aux familles d'esprit -- c'est-à-dire à la qualité des individus -- qu'au décou­page éthique, national, social ou chronologique. Je me sens plus à l'aise et plus fraternel avec tel homme de couleur qu'avec tel blanc, avec tel Allemand qu'avec tel Français, avec tel ou­vrier intelligent et laborieux qu'avec tel patron égoïste et borné, avec tel jeune hom­me qu'avec tel vieillard. La vérité et le bien n'ont ni pa­trie ni frontières -- l'er­reur, et le mal non plus... Et je crois que la seule révolution souhaitable -- celle qui consiste, non dans la subversion générale, mais dans l'établissement de la concorde entre les hommes -- ne peut s'accomplir que sous l'influence d'une élite issue de tous les milieux. C'est par le rassemblement et la collaboration des meil­leurs représentants de tou­tes les races, de toutes les nations, de toutes les clas­ses, de toutes les professions et de tous les âges que nous pourrons réaliser l'unité en­tre ces diverses formations qui sont liées en profondeur par un intérêt commun et dont les conflits ne tiennent qu'aux passions et qu'aux préjugés. Les progrès vertigineux que nous avons accomplis dans l'ordre de la production et des communications nous fournissent les moyens d'é­tablir cette unité. Ils nous apportent aussi, hélas ! mil­le instruments inédits de destruction et de mort. Nous avons le choix entre le meil­leur et le pire. Dans un monde où la force des choses exige de plus en plus l'entraide et la concorde, al­lons-nous prolonger les lut­tes anachroniques qui, quel­le que soit leur issue, ne peuvent faire que des vain­cus ? Grâce à nos victoires sur le temps et sur l'espace, tous les habitants de notre planète sont devenus aussi solidaires les uns des au­tres que les membres d'un équipage d'un vaisseau en pleine mer : faute de s'unir pour gouverner vers le même port, ils se briseront sur le même écueil. 102:203 **L'égoïsme** le 20 février 1976 L'égoïsme, nous dit le dic­tionnaire, est le vice qui fait rapporter tout à soi. Nous disons volontiers d'un homme égoïste : il ne pense qu'à lui, il n'aime que lui. Ce qui ne veut pas dire qu'il soit capable de vivre seul et de se passer des au­tres. Bien au contraire. « Prenez », a dit un mora­liste, « un de ces hommes qui n'aiment qu'eux-mêmes et enfermez-le seul dans une chambre obscure, et vous entendrez ses protestations et ses plaintes. Et pourtant qu'y a-t-il de plus délicieux que d'être seul, dans une chambre obscure avec l'ob­jet de son amour ? » En vérité, l'égoïste a be­soin des autres ; il en a be­soin comme les poumons ont besoin d'air et l'estomac d'aliments, mais son atta­chement s'arrête là : il se sert des autres pour satis­faire son plaisir, ses inté­rêts ou sa vanité et il les rejette dès qu'ils ne peuvent plus rien lui apporter. Si­mone Weil disait que l'é­goïste « aime comme il man­ge ». L'aliment dévoré et di­géré, on l'oublie et on cher­che d'autres nourritures... Mais si l'égoïste n'aime pas vraiment les autres, c'est parce qu'il ne s'aime as vraiment lui-même. Car il y a un bon et un mauvais égoïsme. Chacun a le devoir de s'aimer lui-même : cha­rité bien ordonnée commen­ce par soi-même ! Mais il faut s'aimer tel qu'on est, c'est-à-dire, non comme le centre absolu de l'univers, mais comme un foyer de re­lations et d'échanges avec le prochain, comme un être capable de liberté, d'amour au milieu d'autres êtres semblables à lui et dont il doit respecter la liberté et cultiver l'amour. Ce qui im­plique le devoir de servir, plus encore que le droit d'être servi. Le mauvais égoïsme -- celui qui consiste à tout rap­porter à soi, c'est-à-dire à se sentir des droits sur tout le monde sans s'imposer de devoirs envers personne -- naît d'une fausse conception du bonheur -- celle qui nie la solidarité entre les hom­mes -- et il conduit direc­tement à la stérilité et au malheur. L'expérience nous montre tous les jours que l'homme le plus vide et le plus insatisfait est celui qui ne cherche que sa propre sa­tisfaction. 103:203 La vraie conception du bonheur nous enseigne au contraire qu'il y a autant et plus de joie à donner qu'à recevoir. « C'est le secret de l'âme de ne s'enrichir qu'en donnant », a dit un penseur. Un père de famille, par exemple, n'est-il pas plus heureux quand il fait un cadeau à sa femme ou à ses enfants et qu'il voit la joie briller dans leurs yeux que lorsqu'il se taille, égoïste­ment, la meilleure part ? Ainsi, il n'y a pas d'op­position réelle entre l'amour de soi et l'amour des au­tres : l'un et l'autre se con­fondent dans l'amour tout court. **L'esprit de pauvreté** le 27 février 1976 « Bienheureux les pauvres d'esprit », -- telle est la première Béatitude de l'É­vangile. Que faut-il entendre par ces mots ? L'esprit de pau­vreté serait-il lié à l'indi­gence matérielle ou au vœu de pauvreté que font cer­tains religieux ? Non, car l'enseignement du Christ s'adresse à tous les hommes, quelle que soit l'inégalité de leur condition. Et qui vien­drait en aide aux déshérités si la misère était générale ? Richesse et pauvreté sont ici hors de question, car il s'agit d'un état d'esprit et non d'un état de fait. Le Christ a loué la pauvre veu­ve qui donnait, avec son obole, « tout ce qu'elle avait pour vivre ». Mais il a éga­lement cité en exemple le riche Zachée, ami et pro­tecteur des pauvres. Je dirai même que la pa­role du Christ s'adresse de préférence aux riches. Car ceux-ci, ayant plus reçu, peuvent et doivent donner davantage. Et je parle de la richesse sous toutes ses formes, depuis les dons na­turels comme la vigueur physique, l'intelligence, le rayonnement affectif -- jus­qu'aux avantages extérieurs tels que la fortune, le pres­tige social, le pouvoir, etc. L'esprit de pauvreté peut se définir comme la vertu par laquelle, au lieu de nous attribuer les dons de la Pro­vidence et d'en jouir égoïste­ment, nous nous en servons comme d'instruments que Dieu nous a confiés pour venir en aide à notre pro­chain. Il peut se manifester de plusieurs façons. Tel homme riche, qui dis­tribue aux pauvres une par­tie ou la totalité de sa for­tune, a l'esprit de pauvreté. 104:203 Mais un tel autre homme, également riche, qui consa­cre, avec sa fortune, toutes ses capacités d'action et d'organisation à créer et à diriger une entreprise par laquelle il répand autour de lui la prospérité et diminue le nombre des pauvres -- cet homme-là possède la même vertu à un degré supé­rieur. Car le premier de ces hommes se borne à partager un bien limité, tandis que le second crée sans cesse des biens nouveaux dont il fait profiter ses collabora­teurs. C'est là un domaine où, comme en arithmétique, la multiplication donne un résultat plus important que la division. Par contre nombreux sont les pauvres de santé, d'ar­gent, d'esprit ou de cœur qui sont dépourvus de l'esprit de pauvreté. N'ayant pres­que rien, ils n'ont pas grand chose à donner -- et, trop souvent aigris et en­vieux, ils se font hypocrite­ment un mérite de leur im­puissance. En dernière analyse, l'es­prit de pauvreté n'est pas autre chose qu'une disposi­tion permanente à l'humilité (qu'as-tu que tu ne l'aies reçu, dit l'Apôtre) et à la bienfaisance : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Il se confond avec la reconnaissance envers Dieu et la charité envers les hommes. Gustave Thibon. 105:203 ### Initiation à la messe par Jean Crété #### I. -- Rappel doctrinal *Nous nous proposons de donner, dans cette étude, un commentaire aussi clair que possible des différentes parties de la messe romaine traditionnelle, telle qu'elle a été codifiée en 1570 par le pape saint Pie V, et en usage pendant des siècles dans la plus grande partie de l'Église catholique.* *Nous commençons notre commentaire par un indis­pensable rappel de foi ; avant d'étudier les cérémonies de la messe, il faut avoir une notion très précise de ce qu'elle est.* La messe est le sacrifice du Corps et du Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ offert sur l'autel par les mains du prêtre, sous les apparences du pain et du vin. Le sacrifice de la messe est le même que celui de la croix. Il n'y a, entre la messe et la croix, que deux diffé­rentes modales : 1° Sur la croix, Jésus s'est offert lui-même ; sur l'autel, il s'offre par le ministère du prêtre. 2° Sur la croix, Jésus s'est offert d'une manière san­glante ; sur l'autel, il s'offre d'une manière non sanglante. 106:203 Jésus a institué le sacrifice de la messe, la veille de sa Passion, le soir du jeudi saint, au cours de la dernière Cène, c'est-à-dire du repas pascal des Juifs, et il faut se souvenir que l'immolation de l'agneau pascal était la pré­figuration du sacrifice de Jésus, l' « Agneau de Dieu », qui lui donnait son sens et sa valeur. Mais, alors que l'agneau pascal était une figure, l'eucharistie est une réalité. Prenant le pain, Jésus le donne à ses disciples, en disant : « Ceci est mon Corps. » Prenant le calice contenant le vin, Jésus dit : « Ceci est le calice de mon Sang, le Sang de la nou­velle alliance, répandu pour vous et pour un grand nombre en rémission des péchés. Faites cela en mémoire de moi. » Par ces dernières paroles, Jésus donne à ses apôtres l'ordre et donc le pouvoir de renouveler ce qu'il vient d'accom­plir ; et l'on ne peut douter du sens réaliste des paroles ceci est mon Corps ; ceci est le calice de mon Sang ; surtout si on les rapproche du discours sur le pain de vie (Jean, VI), prononcé un an plus tôt : « Je suis le pain de vie descendu du ciel ; si quelqu'un mange de ce pain, il vivra pour l'éternité, et le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde. » Et à l'objection des Juifs : « Comment celui-ci peut-il nous donner sa chair à man­ger ? », Jésus répond en insistant sur le réalisme de sa promesse : « En vérité, en vérité, je vous le dis : si vous ne mangez la chair du Fils de l'Homme et si vous ne buvez son sang, vous n'avez pas la vie en vous. Celui qui dévore ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle, et moi je le ressusciterai au dernier jour. » Nous traduisons litté­ralement, avec intention, l'expression d'un réalisme saisis­sant, employée par Jésus ; à l'objection des Juifs, il répond en forçant les termes ; il emploie non plus le verbe « man­ger », mais le verbe : « dévorer », coupant court à toute interprétation symbolique. Les Juifs l'entendent bien ainsi, qui répliquent : « Ce langage est dur, et qui peut le sup­porter ? » Et Jésus, abandonné par beaucoup de ses disciples à la suite de ce discours, met les douze apôtres en demeure de se prononcer : « Vous aussi, voulez-vous par­tir ? » Et saint Pierre lui répond au nom de tous : « Sei­gneur, à qui irions-nous ? Vous avez les paroles de la vie éternelle. » La foi à la présence réelle de Jésus sous les apparences du pain et du vin est la pierre de touche de notre fidélité, de notre appartenance à l'Église : il faut croire cela ou s'en aller. Ce bref rappel de foi doit suffire pour aborder notre étude de la messe ; nous y reviendrons dans notre commentaire du canon et de la communion. 107:203 On offre la messe à Dieu seul, car c'est un acte d'ado­ration ; mais la messe peut être célébrée en l'honneur de la Sainte Vierge ou des saints. On offre le sacrifice de la messe pour les vivants et pour les morts. Les quatre fins du sacrifice sont : l'adoration, l'action de grâces, la propitiation pour les péchés et la demande de grâces. #### II. -- L'autel et le prêtre Le sacrifice de la messe ne peut se célébrer n'importe comment ni n'importe où. L'Église en a fixé minutieuse­ment le rite. Certes, il existe plusieurs rites catholiques ; les rites orientaux sont nombreux, anciens et très véné­rables, nous ne pouvons les étudier ici ; ils ne concernent qu'un petit nombre de catholiques et un nombre plus important de chrétiens dits « orthodoxes » qui, quoique séparés de Rome, hélas, depuis tantôt mille ans, ont con­servé le dépôt de la foi et de vrais évêques, donc de vrais prêtres et de vrais sacrements. Ce qui ne veut pas dire que les catholiques peuvent assister aux messes ortho­doxes, qui sont de vraies messes. Sauf exception gravement motivée, cela leur est interdit ; et même si, par exception, ils assistent à une messe schismatique, par exemple pour le mariage ou l'enterrement d'un parent ou d'un ami, il leur est strictement interdit d'y communier. La même réserve vaut évidemment pour les messes latines célébrées par quelques prêtres schismatiques. En Occident même, il existe quelques rites particuliers propres à quelques ordres religieux : Dominicains, Char­treux ou à quelques diocèses : Milan, Lyon, Tolède. Nous noterons très brièvement, au passage, les principales par­ticularités de ces rites. Rome a été, c'est un fait historique indéniable, l'apôtre des nations ; le rite romain est devenu le rite, non seulement de l'Europe occidentale, mais de l'Amérique, de l'Afrique et de l'Extrême-Orient. 108:203 La messe est un sacrifice ; elle doit donc être célébrée sur un autel. Il existe des *autels fixes,* en pierre, entière­ment consacrés et inamovibles ; et, en bien plus grand nombre, des autels dits *mobiles,* non qu'on puisse les transporter d'un endroit à un autre, la table de ces autels est normalement fixe, mais elle peut être en bois ou en autre matériau et seule est consacrée une *pierre d'autel* insérée au milieu de cette table. L'autel fixe et la pierre d'autel contiennent dans une cavité appelée « tombeau », fermée par un sceau, des reliques de saints, en souvenir de la coutume antique de célébrer la messe sur les tom­beaux des martyrs. L'autel est, par respect, recouvert de trois nappes blanches. Au milieu de l'autel, on doit poser une croix, avec le crucifix, rappelant que le sacrifice de l'autel est le même que celui de la croix ; et, de chaque côté de la croix, trois chandeliers avec des cierges. On allume deux cierges pour la messe basse ; quatre au moins pour la messe conventuelle lue et la messe chantée sans ministres ; six pour la messe solennelle. Nous venons de nommer plusieurs sortes de messes la distinction est uniquement dans le plus ou moins de solennité et les circonstances de la célébration. La *messe basse* ou *messe lue* est une messe qui n'est pas chantée : toutes les parties doivent en être dites inté­gralement par le prêtre ; elle est dite : messe privée, si elle est célébrée sans autre assistance que celle du servant. La messe, comportant des dialogues, ne doit pas norma­lement être célébrée, sauf cas de force majeure, sans l'as­sistance d'une personne. Une femme ne peut servir la messe, mais peut la répondre, en se tenant à distance de l'autel. La *grand'messe* ou *messe chantée* est la messe dont certaines parties sont chantées. Doivent être chantées par le prêtre : les *Dominus vobiscum*, les oraisons, l'épître, l'évangile, la préface avec son dialogue, le *Pater,* le *Pax Domini,* les post-communions, l'*Ite missa est* ou *Benedica­mus Domino ;* par la chorale ou les fidèles : les réponses des dialogues, l'*Introït*, le *Kyrie,* le *Gloria in excelsis,* le Graduel, l'*Alleluia* ou le trait, la prose, le Credo, l'antienne d'offertoire, le *Sanctus,* l'*Agnus Dei,* l'antienne de com­munion. Si les chants propres sont trop compliqués pour l'assistance, bien sûr il y a cause excusante ; dans ce cas, il est bon de les psalmodier, au moins recto tono. La *messe solennelle,* obligatoirement chantée, est célé­brée avec diacre et sous-diacre ; le sous-diacre chante l'épître, le diacre l'évangile et l'*Ite missa est ;* elle comporte les encensements. 109:203 *La messe, pontificale* est la messe solennelle célébrée par un évêque ou un abbé mitré ; la *messe papale* est la messe solennelle célébrée par le pape. La *messe conventuelle* lue ou chantée, est la messe de communauté célébrée, en conjonction étroite avec l'office, par les chanoines, religieux et religieuses astreints à l'office de chœur. Dans les cathédrales et collégiales des­servies par un chapitre de chanoines, elle est appelée *messe capitulaire.* C'est la messe conventuelle qui est décrite, di­rectement par les rubriques de saint Pie V et de saint Pie X. La *messe dialoguée* est une pratique très récente. Elle ne s'est introduite qu'à partir de 1920. Rome, longtemps réticente, ne l'a autorisée qu'en 1937, et plus complète­ment en 1958. Les fidèles peuvent répondre, avec le servant, chaque fois qu'il y a dialogue entre le prêtre et l'assistance ; il n'y a aucune difficulté pour ce premier degré. Là où Rome s'est montrée réticente avant de céder, à regret, devant le fait accompli, c'est à l'égard de la pratique, toute nouvelle, de faire réciter aux fidèles, avec le prêtre, le Gloria, le Credo, le Sanctus et l'Agnus. A la grand'messe, ces chants sont exécutés par les fidèles ; à la messe basse, la règle était qu'ils fussent dits uniquement par le prêtre. Rome a permis : on peut donc réciter ces chants, avec le prêtre, à la messe basse ; ce peut être très utile dans certains cas, surtout pour les enfants. Mais il ne faut pas imposer la messe dialoguée à une assistance qui n'en veut pas. Nous traiterons en son lieu de la question délicate du *Pater.* Si la messe est dialoguée, les assistants devront faire très attention de bien répondre tous ensemble, d'une seule voix. La messe ne peut être célébrée que par un prêtre validement ordonné. L'Église lui impose des règles minu­tieuses. Le prêtre est tenu, pour célébrer, de porter par-dessus la soutane, qui est son habit normal, les ornements suivants : l'*amict :* rectangle de lin ou de toile blanc muni de longs cordons : le prêtre, après l'avoir posé sur sa tête, le descend sur les épaules et l'attache en croisant les cordions sur la poitrine et en les nouant à la taille ; 110:203 l'*aube :* longue robe blanche, de toile ou de lin, tombant jusqu'aux pieds, avec ou sans dentelle ; le *cordon*, blanc, ceinture de l'aube ; l'*étole,* longue bande étroite ; le diacre la porte sur l'épaule gauche, les extrémités, retenues par le cordon, pendant à droite ; le prêtre la croise sur la poitrine et l'attache avec le cordon ; l'évêque (qui prend la croix pectorale sur l'aube) laisse l'étole pendre droite ; le *manipule :* fixé au bras gauche ; il est porté également par le diacre et le sous-diacre ; la *chasuble* est un vêtement ample, muni d'un trou pour passer la tête ; elle est dite *gothique,* si elle retombe lar­gement sur les bras ; *romaine,* si elle est échancrée ; les deux formes sont également permises ; c'est une pieuse coutume, mais non une règle, d'orner la chasuble d'une grande croix, l'étole et le manipule de trois petites croix. Pour célébrer, le prêtre doit obligatoirement se servir d'un *calice* et d'une patène en argent, dorés à l'intérieur, ou en or ; la patène, qui porte l'hostie, est posée sur le calice ; entre la coupe du calice et la patène, on intercale un *purificatoire,* de lin blanc, plié en trois ; sur la patène, on pose une *palle* (carton recouvert d'une étoffe de lin blanc) : le tout est entièrement recouvert d'un *voile* de la couleur du jour, sur lequel on pose une *bourse,* de même couleur, contenant un *corporal* de lin blanc, plié. Arrivé à l'autel, le prêtre déplie le corporal sous le calice. L'étole, le manipule, la chasuble, le voile et la bourse du calice, la dalmatique et la tunique que revêtent le diacre et le sous-diacre, sont de la couleur convenant à la messe ; il y en a cinq obligatoires : *blanc,* aux fêtes du Seigneur, de la Sainte Vierge, des anges, des saints qui ne sont pas martyrs, et aux temps de Noël (jusqu'au 13 janvier) et de Pâques ; *rouge,* à la Pentecôte, aux fêtes de la croix et du Précieux Sang, des apôtres et des martyrs ; *vert,* les dimanches et aux féries après l'Épiphanie, et après la Pentecôte ; *violet,* aux temps de pénitence : Avent, carême, Sep­tuagésime, quatre-temps (ceux de la Pentecôte exceptés), vigiles, rogations, messes votives pour demander diverses grâces ; *noir* le vendredi saint et aux messes des morts. 111:203 Le violet peut s'adoucir en *rose* aux dimanches de *Gaudete* (3^e^ de l'Avent) et de *Laetare* (4^e^ de carême). Les ornements de drap d'or et d'argent sont tolérés, pour les fêtes, en remplacement du blanc, du rouge et du vert. On peut recouvrir le devant de l'autel d'un *antipendium,* qui doit être de la couleur de l'office du jour. Le tabernacle où le Saint-Sacrement est effectivement conservé doit être revêtu d'un *conopée,* qui peut être soit toujours blanc, soit de la couleur de l'office du jour (violet pour noir). Il n'y a pas lieu de changer le conopée ni l'antipendium pour la célébration d'une messe basse autre que la messe conforme à l'office du jour. Pour la messe conventuelle ou pour une grand'messe, on peut faire ce changement, mais ce n'est pas une obligation. #### III. -- L'avant-messe La messe se compose de deux parties bien distinctes, encore qu'indissolublement liées. La première partie, faite de prières, de chants et de lectures, est une préparation au saint sacrifice. Elle est appelée : *avant-messe,* ou en­core : *messe des catéchumènes,* parce que, dans les pre­miers siècles, on faisait sortir les catéchumènes (c'est-à-dire les candidats au baptême) avant la partie sacrificielle de la messe, réservée aux baptisés. Jamais l'Église n'a admis qu'on célèbre l'avant-messe en la séparant de la messe. Jamais non plus, elle ne l'a appelée « liturgie de la parole » ; les lectures constituent à peine le cinquième de l'avant-messe, et elles n'en sont pas l'élément le plus important ; en outre, elles sont, comme tout le reste, orientées vers le saint sacrifice. Il importe de se garder des conceptions protestantes actuellement ré­pandues dans l'Église. La « parole » n'est pas une fin en soi. Pas d'avant-messe sans messe ; mais pas davantage de messe sans avant-messe : l'Église n'a jamais admis qu'on ampute le saint sacrifice de sa première partie. 1° Les prières graduelles La grand'messe commence au chant de l'*Introït* ou chant d'entrée. 112:203 La messe a longtemps commencé par l'In­troït ; c'est pourquoi le prêtre fait le signe de croix en le lisant. Mais, au cours du Moyen Age, des prières prépa­ratoires, récitées en bas des degrés de l'autel, se sont in­troduites, et elles se sont fixées vers le XIV^e^ siècle ; elles sont appelées : prières en bas de l'autel ou prières gra­duelles. A la grand'messe, elles sont recouvertes par le chant de l'Introït ; seuls les servants y répondent. A la messe basse, l'assistance entière peut répondre. Le prêtre fait d'abord le signe de croix en prononçant les paroles : *In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. Amen.* Puis il récite le psaume 42 *Judica me,* encadré par l'antienne *Introïbo ad Altare Dei.* Psaume et antienne sont dialogués entre le prêtre et les servants ou les fidèles. Aux messes du temps de la Passion et aux messes des morts, on ne dit que l'antienne *Introïbo* une seule fois ; le psaume 42 est omis. De toute évidence, le psaume a été choisi pour ce verset : *Introïbo ad Altare Dei,* qui s'applique si bien à la messe. Le psaume 42 est la troisième strophe du psaume 41 *Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum.* Œuvre d'un prêtre juif exilé à Babylone, ce poème exprime l'ardent désir de l'exilé de retrouver l'autel de Dieu, la joie de sa jeunesse. Dieu seul peut lui accorder la grâce de ce retour. Psaume de désir, d'appel et de confiance en Dieu, le psaume. 42 convient admirablement à nous dis­poser à la messe. Il est suivi du verset *Adjutorium nostrum in nomine Domini* et d'un double *confiteor :* celui du prêtre ; et, après une absolution déprécatoire en faveur du prêtre prononcée par le servant ou les fidèles, le *confiteor* des fidèles. Prêtre et fidèles se reconnaissent coupables devant Dieu, la Sainte Vierge et les saints ; le prêtre ajoute : « et à vous, mes frères » ; les fidèles : « et à vous, mon père » ; et sollicitent l'intercession de ceux qui ont reçu leur aveu. Le prêtre donne deux absolutions dé­précatoires, la première : *Misereatur,* adressée aux fidèles ; la seconde : *Indulgentiam* valable pour lui-même comme pour les fidèles. Suivent trois versets : *Ostende..., Domine, exaudi..., Dominus vobiscum,* qui introduisent la prière que le prêtre prononce à voix basse en montant à l'autel et qui est une demande de purification : *Aufer a nobis, quaesumus...* Monté à l'autel, le prêtre le baise au milieu, en invoquant les saints, spécialement ceux dont les reliques sont conser­vées dans l'autel : *Oramus te, Domine...* (Naturellement, toutes les prières de la messe doivent être lues dans un missel, et l'on s'efforcera d'en pénétrer le sens.) 113:203 Dans les rites dominicains et lyonnais, les prières gra­duelles sont notablement différentes ; le psaume *Judica me* n'y figure pas ; et le *confiteor* lui-même est différent. A la messe solennelle, le prêtre, après avoir baisé l'autel, l'encense une première fois. 2° L'Introït Comme son nom l'indique, l'introït est le chant qui accompagne l'entrée du prêtre ; c'était primitivement un psaume, avec antienne : celle-ci est devenue l'élément principal de ce chant ; elle n'est plus suivie que d'un seul verset de psaume et du *Gloria Patri* (omis aux messes des morts et du temps de la Passion) ; puis l'antienne est répé­tée. Ce chant a donné leur nom à des messes de commun ; on dit la messe *Statuit,* la messe *In medio ;* voire à des dimanches ; les calendriers les plus profanes, jusqu'à ces dernières années, annonçaient les dimanches de *Reminis­cere, Oculi, Laetare* (2^e^, 3^e^ et 4^e^ de carême) et de *Quasimodo* (1^er^ après Pâques). Beaucoup d'introïts sont des chefs-d'œuvre de grégorien, et ils sont, en général, d'exécution facile. Citons, parmi les plus célèbres : *Puer natus est,* de Noël *; Ecce advenit,* de l'Épiphanie ; *Nos autem,* du jeudi saint et des fêtes de la sainte croix ; *Resurrexi,* de Pâques ; *Viri Galilaei,* de l'Ascension ; *Spiritus Domini,* de la Pente­côte ; *Cibavit,* du lundi de Pentecôte et de la Fête-Dieu ; *Gaudeamus,* composé pour sainte Agathe, mais repris pour d'autres fêtes, notamment la Toussaint ; *Salve Sancta Pa­rens,* du commun de la Sainte Vierge, œuvre de Sedulius, poète chrétien du V^e^ siècle ; *Requiem,* de la messe des morts. Les mélodies de ces introïts et de bien d'autres mettent admirablement en valeur le sens des textes. Il faut s'efforcer le plus possible de les chanter. Même à la messe basse, l'introït a son importance ; il nous met, dès le début de la messe, dans la pensée de la liturgie du jour. Il faut donc le lire avec soin et s'en pénétrer. 114:203 3° Le Kyrie L'introït est suivi immédiatement du *Kyrie eleison* qui, sous sa forme actuelle (trois invocations répétées chacune trois fois), est de saint Grégoire le Grand qui a voulu, en introduisant dans la liturgie romaine ces invocations grec­ques, marquer l'union des Églises d'Orient et d'Occident, à une époque où, déjà, l'Église orientale tendait à s'éloi­gner dangereusement de Rome. « Seigneur, ayez pitié de nous. » C'est un appel poignant aux trois personnes de la sainte Trinité. Le graduel romain donne trente et une mélodies du Kyrie, remontant, pour un bon nombre, aux X^e^, XI^e^ et XII^e^ siècles. Ce sont des merveilles de chant gré­gorien, entre lesquelles on n'a que l'embarras du choix. Les *Kyrie, Gloria, Sanctus* et *Agnus* sont groupés, dans le graduel romain, en dix-huit messes attribuées à telles ou telles fêtes : ainsi, aux fêtes solennelles, aux fêtes doubles, aux fêtes de la Sainte Vierge : (IX et X), aux dimanches ordinaires (XI), d'Avent et de carême (XVII), du temps pascal (I), etc. Il est bon de respecter cette attribution, mais elle n'est pas obligatoire ; il est même permis de prendre, au cours d'une même messe, des pièces provenant de différentes messes. C'est une ques­tion d'opportunité et de possibilité d'exécution. La plus connue de toutes ces messes est la plus récente : la messe VIII, dite messe des anges, complétée par le Credo III. Il faut se garder de deux excès : celui qui consiste à rejeter la messe des anges, sous prétexte qu'elle est trop récente ou « pas vraiment grégorienne », ou trop souvent chantée. Ce sont là des scrupules de puristes ; c'est un fait que la messe des anges est, encore aujourd'hui, après dix ans de vernacularisme, connue de la plupart des fidèles, à l'exception des plus jeunes. Si on ne la chante plus, elle disparaîtra rapidement, et, avec elle, chez beaucoup de fidèles, les derniers souvenirs de chant grégorien ; il faut donc la maintenir précieusement. Mais il ne faut pas ne chanter que la messe des anges. Si modestes que soient les possibilités de chanter en un lieu donné, on peut tou­jours élargir le répertoire ; et introduire peu à peu le chant de plusieurs messes grégoriennes. En France, on ne chan­tait guère, au début du siècle, que les messes de Dumont qui, soit dit en passant, ne sont pas à dédaigner. La messe des anges n'est devenue populaire, vers 1930 ou plus tard, que parce qu'on a fait un effort pour l'apprendre aux fidèles. 115:203 Cet effort est aujourd'hui à faire pour apprendre aux fidèles et surtout aux jeunes un répertoire de grégorien qui ne soit pas trop restreint. Il est souhaitable que les assemblées même les plus modestes apprennent progressi­vement à chanter au moins les messes I, VIII, IX, XI et XVII. Si l'on a davantage de ressource, il faut en apprendre d'autres. Signalons la messe IV, trop peu connue, comme étant à la fois très belle et facile. Quant au chant polyphonique, il suppose une chorale importante et bien exercée. Si on a le bonheur d'en possé­der ou d'en pouvoir former une, il faut utiliser les trésors de la polyphonie, sans négliger ceux du chant grégorien. Ce que nous venons de dire à propos du Kyrie vaut évi­demment pour le Gloria, le Credo, le Sanctus et l'Agnus Dei, voire pour le chant du propre. 4° Le Gloria in excelsis Ce chant de louange, d'origine orientale, commence par l'acclamation des anges en la nuit de Noël : Gloire à Dieu au plus haut des cieux et, sur la terre, paix aux hommes de bonne volonté ; il continue par une quintuple accla­mation à Dieu le Père, suivie d'une assez longue strophe de supplication et de louanges à Jésus-Christ, et se termine par une brève mention (accompagnée d'un signe de croix) de la sainte Trinité. A la différence du Kyrie, qui se dit à toutes les messes, le Gloria ne se dit qu'aux messes ayant un caractère festif. On l'omet à toutes les messes célébrées en ornements vio­lets ou noirs ; à la messe des dimanches après l'Épiphanie et après la Pentecôte, reprise en semaine ; à la plupart des messes votives. On le dit toutefois à la messe votive des saints anges et, le samedi seulement, aux messes vo­tives de la Sainte Vierge, ainsi qu'aux messes votives pri­vilégiées, telle celle du Sacré-Cœur le premier vendredi du mois. On le dit à toutes les messes festives, même à celles des saints simplement commémorés à laudes ou mentionnés au martyrologe du jour. 116:203 Le graduel romain contient dix-neuf mélodies pour le Gloria in excelsis. Il en est de très simples (XII, XV), mais la plupart sont assez ornées et magnifiquement adaptées aux paroles de ce chant de louanges. Toutes sont d'exé­cution facile (à part le VII et les Gloria « ad libitum », y compris l'ambrosien, qui n'est simple qu'en apparence). Le Gloria doit traduire l'élan et l'enthousiasme de nos cours pour Dieu très grand et très bon, rédempteur des hommes. Il donne à la messe son caractère de louange ; son absence est une marque d'austérité. L'Église fait souligner par une sonnerie de cloches les Gloria du jeudi saint et de la vigile pascale : dans le premier cas, c'est la dernière sonnerie et le dernier chant de fête avant le grand deuil de la mort du Christ. Deux jours plus tard, c'est l'allé­gresse de la résurrection. A Noël, le Gloria est le chant propre de la fête ; primitivement, on ne le chantait que ce jour-là. 5° Le Dominus vobiscum Après le Gloria (ou le Kyrie, si le Gloria est omis), le prêtre baise l'autel, se retourne, et, les bras étendus, chante : *Dominus vobiscum*. Les fidèles répondent : *Et cum spiritu tuo*. Ce souhait sera répété sept fois au cours de la messe (huit, en comptant celui qui termine les prières graduelles, ajoutées au Moyen Age). Le prêtre ne peut rien souhaiter de mieux aux fidèles que la présence et l'aide du Seigneur. Les fidèles lui retournent son souhait avec une admirable délicatesse : « et avec votre esprit ». Le mot : *esprit*, sans majuscule, ne désigne pas directement le Saint-Esprit, mais l'œuvre du Saint-Esprit dans l'âme du prêtre, la marque, le sceau, l'empreinte du Saint-Esprit en lui : *le caractère sacramentel*, qui a fait de lui un séparé, un consacré, un prêtre pour l'éternité. Par ce mot, les fidèles reconnaissent le caractère spécifique du prêtre, qui le distingue d'eux, ainsi que son rôle irremplaçable à la messe : les fidèles y assistent, y participent ; le prêtre seul la célèbre. 6° Les oraisons Le *Dominus vobiscum* (que l'évêque, après le *Gloria*, remplace par : *Pax vobis*) introduit l'oraison ou collecte de la messe, précédée d'un *oremus*, invitation à prier. 117:203 Ce que nous allons dire de la collecte vaut aussi pour la secrète et la postcommunion, qui rentrent dans la caté­gorie des oraisons. Les oraisons se différencient des autres pièces du propre de la messe par deux caractéristiques : ce sont des prières strictement sacerdotales, que seul le prêtre peut chanter ; ce sont des compositions ecclésias­tiques, et non des extraits des livres sacrés. Les oraisons contiennent très souvent des réminiscences bibliques mais, comme les prières d'offertoire et le canon, elles sont l'œu­vre d'auteurs anonymes, qu'on pourrait croire inspirés, tellement ils ont réussi cette rédaction si délicate, et l'Église a fait siennes ces compositions. Les oraisons sont, pour la plupart, anciennes ; on les trouve dans les sacramentaires léonien (VI^e^ siècle), grégorien (composé vers 790) et gélasien (VII^e^-VIII^e^ siècles) : mais ces sacramentaires sont des re­cueils d'oraisons déjà anciennes : beaucoup doivent re­monter à l'antiquité. Naturellement, on en a ajouté, à toute époque, pour les messes nouvelles. Celles du propre du temps (dimanches, fêtes, féries de carême et des quatre-temps) sont presque toutes anciennes. Les oraisons sont très courtes : une seule phrase, com­portant très souvent une relative, mais n'employant que de vingt à vingt-cinq mots dans le cas des oraisons anciennes, un peu plus dans quelques oraisons plus récentes : elles sont faites pour être chantées sur un récitatif simple ; il en existe quatre : ton festival, ton férial, ton solennel ancien, ton simple (ce dernier, réservé à l'office, ne s'emploie, à la messe, que pour l'oraison sur le peuple qui termine les messes fériales de carême). Ces tons comportent un mètre marqué dans le texte de l'oraison par deux points ; et un flexe, marqué par un point et virgule. Dans cette rédaction si concise et bien cadencée, ce sont des richesses incomparables de doctrine et de piété que l'Église emploie pour sa prière. Aussi l'oraison est-elle le point culminant de l'avant-messe. Elle débute toujours par une formule de respect envers Dieu, telle que : *Omnipotens sempiterne Deus...,* continue par une relative qui rappelle le mystère du jour, et s'achève par une demande de grâces, comportant parfois une proposition finale ou consécutive. Elle se ter­mine par la formule : *Per Dominum nostrum Jesum Chris­tum Filium tuum : qui tecum vivit et regnat in unitate Spiritus Sancti, Déus, per omnia saecula saeculorum*. L'as­semblée répond : *Amen*. 118:203 Si l'oraison s'adresse à Notre-Seigneur Jésus-Christ, la formule finale est : *Qui vivis et regnas cum Deo Patre in unitate*... etc. Ces formules sou­lignent la médiation de Jésus, qui nous mérite toute grâce. Et ce sont les grâces les plus précieuses que de­mandent pour nous les oraisons ; grâces en rapport avec la fête célébrée ou le temps liturgique en cours. Comme le faisait remarquer avec insistance le père Emmanuel de Mesnil-Saint-Loup, les oraisons des dimanches après la Pentecôte contiennent toute la théologie de la grâce. Elles datent probablement de l'époque de l'hérésie pélagienne et de son grand adversaire, saint Augustin, le docteur de la grâce. En préparant et en suivant la messe, on atta­chera toujours à l'oraison la plus grande attention et la plus grande importance. L'oraison de la messe est d'ailleurs reprise à laudes, tierce, sexte, none et vêpres du jour ; avec, pour les vêpres, deux exceptions notables : en ca­rême, on reprend aux vêpres l'oraison sur le peuple, qui a été dite à la fin de la messe. Les mercredis et vendredis des quatre-temps d'Avent et de septembre, on dit l'oraison de la messe du jour jusqu'à none, mais on reprend aux vêpres celle du dimanche précédent. L'oraison, la secrète et la postcommunion de la messe du jour sont souvent suivies de *mémoires *; c'est-à-dire de l'oraison, de la secrète et de la postcommunion d'une ou plusieurs autres messes assignées à ce même jour. Il y a des mémoires fixes, par exemple celle de saint Félix de Nole à la messe de saint Hilaire, le 14 janvier ; il y a des mémoires mobiles, variant chaque année, et provenant de la rencontre du temporal et du sanctoral. La mémoire du dimanche et des féries d'Avent, de carême et des quatre-temps se fait à toutes les messes, même des fêtes les plus solennelles ; tandis que la mémoire d'un saint s'omet aux grandes fêtes. Les mémoires sont introduites par un *oremus* et se terminent par la grande conclusion, mais cet *oremus* et cette conclusion restent uniques, quel que soit le nombre des mémoires. 119:203 La réponse du peuple : *Amen* (ainsi soit-il) est un mot hébreu, que les psaumes traduisent par : *Fiat*, mais que le Nouveau Testament et la liturgie emploient tel quel. C'est un acquiescement à la prière du prêtre, prononcé par tous ; dans d'autres cas (à la fin du Gloria, du Credo, du Pater), c'est une conclusion qui fait corps avec la prière. Bien dire : *Amen*, c'est prier deux fois, enseigne le caté­chisme du concile de Trente. (*A suivre*.) Jean Crété. 120:203 ### Les apparitions du Christ ressuscité par R.-Th. Calmel, o.p. Il n'y aura pas de textes posthumes du P. Calmel. Il avait expressément demandé que ses prédications, si d'aventure elles avaient été notées ou enregistrées, ne soient pas imprimées. Celle-ci est la seule exception : cette prédication prononcée en Lorraine, l'année der­nière au mois d'avril, le P. Calmel en avait relu et corrigé le texte en vue de sa publication dans « Itinéraires ». C'est véritablement son dernier article. LA RÉSURRECTION DE JÉSUS peut être considérée ou bien sous son aspect apologétique, l'aspect du mi­racle, ou bien sous l'aspect du mystère ; car si elle est le grand miracle qui atteste la divinité du Christ et sa filiation divine, elle est d'abord une partie essentielle du mystère de la rédemption ; -- mystère parce que celui qui est né, qui a souffert, qui est mort et qui est ressuscité pour nous n'est pas moindre que le Fils de Dieu en personne ; mystère en ce que l'abaissement de la Passion ne pouvait s'arrêter, se limiter à lui-même si l'on peut dire, mais devait s'achever dans la glorification. En appa­raissant aux saintes femmes, aux disciples, aux apôtres, Jésus les rend témoins du miracle et les fait pénétrer dans les richesses cachées du mystère. Ce qu'il a fait pour les saintes femmes, les disciples et les apôtres, il le renou­velle pour chacun de nous et pour son Corps mystique, notamment par le moyen de la liturgie du temps pascal. 121:203 La grâce propre de cette liturgie, avec la relecture des évangiles pendant la semaine de Pâques, est moins encore de nous rendre certains du miracle que de nous intro­duire dans la signification profonde du mystère. Le propre de la grâce pascale est de nous initier à cette vie nouvelle dans laquelle le Christ est entré une fois pour toutes ; car « une fois pour toutes, il est mort pour nos péchés et désormais il est vivant pour Dieu ». \*\*\* Le Christ étant entré dans une vie nouvelle que jamais plus il ne quittera, comment ne nous attirerait-il pas à cette nouveauté de vie ? C'est entendu, nous avons encore à lutter contre le péché, à rendre témoignage au prix d'une lutte qui est peut-être âpre et harassante, nous avons à nous préserver des scandales, en un mot nous avons encore à porter en nous l'image du Christ crucifié, (Luc, IX, 23 ; XIV, 27), -- mais nous prenons notre croix en levant les yeux vers Notre-Seigneur qui déjà règne dans la gloire. Le Christ que nous suivons a été crucifié mais il est glo­rieux ; impossible de séparer ces deux aspects de son mystère. Impossible de méconnaître qu'il est l'objet de notre foi à ce double titre. S'il est évidemment notre modèle du point de vue où nous luttons contre le péché et contre le monde, il reste encore notre modèle, notre cause *exemplaire* ([^11]), du point de vue où nous vivons de la grâce. Or la grâce et les vertus théologales sont dès main­tenant une victoire et le commencement en notre cœur, parmi les vicissitudes de la vie présente, de la victoire définitive de la vie éternelle. Ainsi quand nous disons avec saint Paul (Col. III, 1) que le Christ glorieux nous attire en haut, nous voulons dire que pendant notre combat et notre exil terrestres il nous rend conformes à la vie céleste qu'il est monté nous préparer. 122:203 Ainsi la signification et la grâce propre des semaines du temps pascal et, à un moindre degré, des mystères glorieux du Rosaire, est de favoriser une conformité, marquée plus explicitement dans notre vie intérieure, à Notre-Seigneur ressuscité. Comme le chante la Préface de cette période liturgique : *de même que par sa mort le Christ a détruit notre mort* -- et tout ce qui nous entraîne au péché -- *par sa résurrection il nous a rendu la vie --* et il nous presse de vivre toujours plus intensément de la vie théologale qui prépare la vie éter­nelle. Nous ne courons pas le danger que la liturgie de Pâques ou les mystères glorieux du Rosaire nous fassent oublier la loi de la croix ; mais par cette liturgie et par le Rosaire nous sommes formés à voir la croix dans sa pleine lumière qui est celle de la résurrection ; nous comprenons mieux combien il nous importe d'être tirés en haut, *quae sursum sunt quaerite* (Col. III, 2), d'être remplis du désir des choses d'en haut et de nous laisser modeler par le Christ conformément aux désirs célestes que lui-même a mis en nous. \*\*\* Les récits des Synoptiques et de saint Jean au sujet de la résurrection se classent en deux séries : les uns relatent la visite au tombeau vide avec ou sans apparition d'anges ; et les autres, les plus importants, apportent les apparitions du Christ ressuscité. Relisant ces textes les uns après les autres nous saisirons mieux quelle grâce est celle de la résurrection et que cette grâce est double en quelque sorte : être conformés au Christ victorieux, mais en ayant part à sa Passion. D'après saint Lue, par exemple, que disent les anges aux saintes femmes qui arrivées au sépulcre au point du jour, s'aperçoivent que la pierre est roulée et sont toutes consternées de ne pas trouver le corps du Seigneur Jésus. 123:203 Que leur disent donc les deux anges qui leur apparaissent dans un vêtement lumineux ? « Pourquoi, disent-ils, cher­chez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? Il n'est pas ici mais il est ressuscité. Souvenez-vous de ce qu'il vous disait quand il était encore en Galilée, affirmant qu'il fallait que le Fils de l'homme soit livré aux mains des pécheurs, qu'il soit crucifié et ressuscite le troisième jour. » (Luc, XXIV, 5-7). Les deux anges les avertissent donc de ne pas se scandaliser de la Passion du Christ. Cette Passion était dans les desseins de Dieu, mais elle n'empêche pas que la résurrection devait venir. Or main­tenant c'est fait. Le Christ est ressuscité comme il l'avait prédit. Pour nous, ne faisons pas comme s'il n'y avait que la Passion toute seule, prise isolément ; à l'inverse ne faisons pas non plus comme si la Résurrection n'impliquait et ne présupposait la Passion. Lorsque nous relisons ce passage de saint Luc en l'appliquant à nous-mêmes, à nous chré­tiens d'après le Concile Vatican II, nous qui sommes acca­blés par l'épreuve de l'Église mal défendue par ses chefs et occupée par un parti, donc lorsque nous relisons ce chapitre de saint Luc, en ayant conscience de notre situa­tion actuelle, gardons-nous de juger des choses comme si l'Église qui continue la Passion du Christ allait sombrer sans retour et se trouver dépourvue des moyens de nous sauver ; n'espérons pas non plus que lorsqu'elle aura part plus sensiblement à la résurrection du Christ, elle se trouvera exemptée de la participation à la croix. D'un autre point de vue, ne faisons pas comme si le monde moderne, si radicalement anti-naturel et anti-chrétien, al­lait nous submerger et nous écraser, car nous sommes sûrs que le Seigneur a remporté la victoire ; *j'ai vaincu le monde* (Jn XVI, 33) a-t-il proclamé au moment même où il allait être arrêté, condamné et mis en croix. Le Seigneur a remporté la victoire sur le monde dans les circonstances mêmes où selon les apparences se consommait la défaite. 124:203 (Cependant les apparences mêmes, du moins pour les quel­ques âmes dont le regard était pénétrant, avant tout pour la Vierge Marie, ces apparences laissaient entrevoir autre chose qu'une défaite irrémédiable. C'est ainsi que les paroles du Fils de l'homme sur la croix sont vraiment celles du Roi des cieux.) Ne faisons pas comme si nous n'étions pas victorieux du monde moderne, même quand il semble l'emporter sur l'Église, mais voyons aussi que cette victoire, quel que soit le degré de sa manifestation, ne peut pas exclure la participation à la croix. Le Seigneur Jésus, soit qu'il con­vertisse le monde dans sa miséricorde, soit qu'il le réprouve dans sa justice, le Seigneur est toujours victorieux du monde ; mais cette victoire, image et conséquence de sa Résurrection, ne saurait exclure ici-bas le partage de sa Passion. Et pour l'éternité même il ne referme pas les cicatrices de cette Passion car elles sont le signe glorieux qui atteste à tout jamais sa victoire. Dans l'évangile de saint Luc l'enseignement des deux anges aux saintes femmes sera repris par Jésus lui-même, lors de ses apparitions soit aux disciples d'Emmaüs soit aux apôtres. Cet enseignement est en effet capital. Dans l'apparition aux disciples d'Emmaüs on ne saurait trop insister en même temps que sur l'élucidation de l'Écriture, sur la manière si prenante et si appropriée dont se produit l'apparition. Comment douter que celui qui, à la nuit tombante, dans cette modeste hôtellerie, est en train de faire la fraction du pain, comment douter que le compagnon de marche qui s'est joint à eux à l'impro­viste, l'inconnu si attachant qui les a éclairés sur Moïse et les psaumes, ce ne soit Jésus qu'ils connaissent bien, qui est vivant de nouveau ? Il les a rejoints sur la route, il les a interrogés sur leur grande espérance et leur déception très cruelle, il s'est permis de leur faire quelques reproches mais c'était pour redresser aussitôt leur mauvaise inter­prétation de l'Écriture, finalement il s'est laissé inviter. 125:203 Tant de bonté, un tel pouvoir de répandre aussi simple­ment tant de lumière sur les mystères du salut tels qu'ils sont écrits, tout cela indique la manière de Jésus. Or quelle est la portée de cette apparition ? Pourquoi le Seigneur a-t-il voulu qu'elle soit si persuasive en s'adaptant si bien aux deux disciples ? Jésus a tenu à les convaincre non seulement de la résurrection mais du lien très profond entre la Résurrection et la mort en croix. Et Jésus tenait aussi à ce que tous ses disciples futurs, donc nous-mêmes, soyons profondément convaincus du lien qui existe entre ces deux mystères. Qu'il lui plaise donc de nous ouvrir l'intelligence, de donner à nous aussi la pénétration des Écritures de sorte que nous en ayons une connaissance intégrale et pratique, que nous soyons capables de les appliquer à nous-mêmes et à notre état. Nous saisirons mieux alors la vérité de la demande de l'ANGELUS : *par la Passion et la Croix être conduit à la gloire de la Résur­rection.* \*\*\* L'apparition de Jésus ressuscité à Marie-Madeleine, la pécheresse convertie et devenue contemplative, n'est pas moins appropriée et particularisée que ne l'était l'appa­rition aux disciples d'Emmaüs. On le saisit mieux si l'on se souvient que Madeleine, entre toutes les saintes femmes, est celle qui écoutait avec plus d'attention et de recueille­ment. On se souvient que, à Béthanie, alors que Marthe se démenait pour préparer à manger, Marie, assise aux pieds du Maître, écoutait sans perdre une parole. Elle avait l'ha­bitude plus que nul autre des inflexions de la voix de Jésus. Quoi d'étonnant si, pour se faire reconnaître d'elle, alois qu'elle restait toute seule dans le jardin où était creusé le sépulcre et qu'elle pleurait d'avoir constaté qu'il était vide, quoi d'étonnant si Jésus se contente de l'appeler par son nom : *Maria.* 126:203 A l'accent de la voix qui l'appelle, Marie reconnaît le Maître. Elle se retourne, elle répond *Rabboni* et se précipite pour baiser les pieds divins. Mais Jésus qui lui avait naguère remis les péchés à cause de sa foi, -- *ta foi t'a sauvée* (Luc VII, 50), -- ne se laisse plus toucher par elle mais en se soustrayant à son étreinte l'invite à une foi plus haute et plus dépouillée : *ne me touche pas, noli me tangere ;* ce n'est plus le temps de la proximité de ma vie mortelle ; c'est toujours sans doute la proximité mais elle est d'un autre ordre ; plus intérieure, moins sensible, car je monte vers le Père. Dans cette apparition Jésus n'aura pas besoin de rap­peler le lien entre la croix et la gloire ; Madeleine n'en doute pas une seconde. Ce n'est pas sur ce mystère qu'elle doit être enseignée. Elle a seulement besoin d'être formée à rechercher Jésus en pure foi. D'autre part c'est à elle qu'il revient, sur l'ordre du Maître, d'avertir les apôtres qu'ils auront eux aussi à le chercher dans la foi : « Va trouver mes frères et dis-leur : Je monte vers mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu. » Et Madeleine alla trouver les disciples de Jésus et leur annonça ce qu'il lui avait dit : « Je monte vers mon Père et votre Père... » Il est certain que dans la mesure où nous-mêmes aurons une foi vive dans la glorification du Seigneur, ni la croix à porter ne nous causera de scandale, ni la gloire qui nous est préparée ne nous laissera insensibles, ni la liaison entre la croix et la gloire ne nous semblera vague et inopérante. Nous saurons au contraire que, de même que *le Christ devait souffrir* pour entrer dans sa gloire ayant opéré notre salut, de même doit-il en être ainsi pour nous ; et de même que le Christ a vaincu le monde par la croix c'est-à-dire par la charité et la piété de sa très sainte Passion, de même devons-nous être vainqueurs avec lui et par les mêmes voies. 127:203 Il resterait à méditer sur l'apparition aux apôtres le soir de Pâques, aux dix apôtres seulement puisque Thomas était absent ; ensuite sur l'apparition aux apôtres huit jours après en présence de Thomas. La portée apologétique de ces manifestations est évidente ; aucun doute possible sur l'identité de Jésus : c'est bien lui qui est là, ressuscité, au milieu d'eux, lui qui a souffert la Passion, lui qui a repris son propre corps mais glorifié. Aucun doute possible sur sa personne puisqu'il fait toucher les cicatrices des mains et du côté, aucun doute possible sur la gloire puis­qu'il entre et qu'il sort toutes portes étant fermées. Mais la portée de ces deux apparitions comme mystère ne nous frappe pas moins que leur portée comme miracle. Le mys­tère, ici encore, est celui de la nécessité de la Passion pour opérer notre salut et donc pour que le Christ pénètre dans sa propre gloire ; car la glorification de sa sainte huma­nité répond à sa dignité de Fils de Dieu et à sa qualité de Sauveur. L'un et l'autre. Pour nous convaincre de la nécessité de sa Passion, Jésus en portera pour l'éternité les cicatrices. Et parce que la Passion était malgré les apparences la victoire définitive sur le monde et le péché, les plaies que le monde tient pour un déshonneur sont, en vérité, pour jamais des cicatrices glorieuses. Nous parlerons une autre fois de l'apparition au bord du lac de Tibériade, de la seconde pêche miraculeuse, de ce que l'on pourrait appeler la seconde investiture de Pierre après son reniement. Qu'il nous suffise pour aujourd'hui d'avoir rappelé, en vue d'y trouver lumière et réconfort dans nos propres épreuves et dans l'épreuve de l'Église, que les apparitions du Christ ressuscité, en plus de leur portée apologétique, nous permettent de pénétrer plus avant dans le mystère de la croix et dans celui de la gloire. R.-Th. Calmel., o. p. Saint Léon le Grand\ 11. IV. 75. 128:203 ## Notes critiques ### Le Visiteur An de disgrâce 1999. Le concile Vatican IV vient de fermer ses portes ; et d'ouvrir, toutes grandes, celles de la fin du monde. Rome en effet, passant des discours aux actes, a consa­cré l'apostasie des nations chrétiennes. Fermé Lourdes. Inter­dit, à jamais, l'usage de la langue liturgique. Aboli celui de la confession privée. Défini officiellement l'Église « structure révolutionnaire au service du Tiers-Monde ». Rayé enfin des mystères de la foi le dogme de la présence réelle et celui de la divinité du Christ, que le concile laisse survivre, pure charité œcuménique, à titre de dévotion particulière. La « messe » dominicale n'est plus qu'un rite symbolique, essentiellement communautaire, qui consiste à palabrer en rond en pressant avec force la main de son voisin, et, chez les plus pratiquants, le yoga a remplacé la récitation du chapelet. Dans le bureau du supérieur général des moines albané­siens, le jeune père James Kinsella, visiteur en titre de la congrégation, est venu aux consignes. Il y a une tache dans l'Ordre. Un ersatz. Une contradiction. Vous aviez déjà deviné : un monastère, oui ; un monastère récalcitrant. Comme d'autres aux premiers temps de la grande Rénovation Liturgique, la communauté de l'île de Nork, en Irlande, a conservé les règles de vie monastique, la foi, et la messe de toujours. Pour comble de scandale, la télévision anglaise s'est transportée sur l'île. Depuis, chaque dimanche, des vieux-croyants de tous âges, accourus en vols charters du monde entier, assistent à l'office célébré sur la côte par les moines, le dos au peuple, face au Tout-Puissant des mythologies antéconciliaires ; et le monde entier a pu les voir se prosterner impunément, tour­nés vers l'autel, la mer immense et la croix de Jérusalem image vivante du fanatisme mystique condamné depuis le « pape Jean » et Vatican III (Proclamation liminaire, § 1-2). Certains même en profiteraient pour se confesser... Le supérieur de l'Ordre, un trémolo vaguement nostalgi­que dans la voix, dévoile au père Kinsella, né en 1973, les sonorités de ces incantations étranges : *Introibo ad altare Dei -- Ad Deum qui laetificat juventutem meam*. Surtout, qu'il n'aille pas se tromper de secte... Et il donne pleins pouvoirs à son visiteur pour réduire l'obstination rayonnante du père abbé, et stopper net la vague de contagion : 129:203 « Faites descen­dre ce vieil idiot de sa montagne, James, et s'il résiste -- mordez-le ! » C'est que le supérieur de l'Ordre doit présider très prochainement le congrès d'unification pastorale des « églises » catholique et bouddhiste. La télévision, qui ne res­pecte rien, pourrait ressortir l'affaire de Nork. Le père abbé a donc trois jours pour rendre sa charge, ou céder. \*\*\* Pure fiction ? Naturellement. Le jour où Pierre fera mentir du haut de sa chaire la parole du Christ, toute Église visible ne pourrait que s'effondrer avec lui dans ce reniement d'Apo­calypse, pour comparaître séance tenante au jugement de Dieu. Et la question de l'obéissance à Rome s'évanouirait, en même temps que l'histoire... Le scénario que nous venons de camper est celui du der­nier film de Jack Gold, « *Le Visiteur *», qui affiche d'entrée sa maladresse et son ignorance vis-à-vis du problème abordé. Car il est aujourd'hui dans le monde quelques îlots de croyance et de vraie fidélité apostolique, que la vindicte post-conciliaire poursuit de toutes sortes de « visiteurs » et de persécutions ; qu'elle prétend rallier, contre l'enseignement de la foi, au marécage de l'humanisme contemporain, noyer dans le tor­rent de sa propre autodémolition -- au nom précisément de l' « obéissance » chrétienne. Quel intérêt, par suite, de pro­phétiser pour 1999 un drame dans lequel le peuple de Dieu se perd déjà depuis une bonne dizaine d'années ? Et quel non sens surtout, d'y incorporer l'intervention de deux « conciles » si solennellement hérétiques que la question même de la foi en l'Église ne pourrait plus se poser. L'incohérence de Jack Gold, dans ce film de cauchemar, vient nous confirmer une fois de plus l'obscurité maléfique des temps : le caractère humainement inacceptable, incompré­hensible, incommensurable, des persécutions de la foi dans l'Église *d'aujourd'hui.* La véritable histoire du «* Visiteur *», nos lecteurs le savent, autrement bouleversante que celle du film, a déjà eu lieu. Elle se répète, elle se continue sous nos yeux, acte après acte, sur la voie prophétique et mystérieuse ouverte par Notre-Seigneur en sa passion. Tellement prophé­tique que l'univers chrétien ne la reconnaît pas. A ce point mystérieuse qu'un cinéaste s'y aventure en sourdine, et préfère croire à une fiction ! 130:203 Jack Gold pourtant avait sous la main toute la matière requise pour faire du «* Visiteur *» le film le plus exceptionnel et sans doute le plus important de l'année... Un monastère roman du XII^e^ siècle, dans une Irlande sereine, sauvage, magni­fique, comme prédestinée à la réaction. Des figurants du cru, qui n'ont guère eu besoin de se forcer pour rendre manifeste à l'écran leur attachement aux traditions paternelles, et spécialement à la messe catholique traditionnelle, latine et gré­gorienne, selon le Missel romain de saint Pie V. Un visiteur (Martin Sheen) parfaitement à l'aise dans sa conciliaire incro­yance, et si bien américanisé que le passeur le prend pour un journaliste, refusant tout net de le mener sur l'île : il y arri­vera en hélicoptère, symbole de la modernité romaine. Des moines, une cohorte de moines fanatiques à souhait -- il faut bien cela pour le rester, après Vatican IV -- qui ne dissimu­leront pas un instant au visiteur leur hostilité : « Que voulez-vous, marmonne le supérieur en guise d'excuse, ils ont appris dans leur enfance que mentir est un péché et, depuis ils s'efforcent de dire à chacun la vérité. » Enfin, une belle figure de père abbé -- Trévor Howard, irremplaçable dans ce genre de rôle grave et dur au cinéma. Hélas, dans notre film, le personnage qu'il incarne n'est solide qu'en apparence -- et j'en arrive au point crucial de cette sombre histoire, où la balourdise magistrale de Jack Gold se fait carrément insultante pour le présent. Le dialogue entre le visiteur et le père abbé s'engage en effet sur un ton, et des sujets, qui n'ont rien de futuristes. Qu'on en juge sur ces quelques extraits, où nous citons de mémoire ce qui nous a le plus frappé. -- *Le père abbé :* La lettre du supérieur général vous donne toute latitude pour m'exclure de l'Ordre aujourd'hui même, et sans appel. Aurais-je été occasion de scandale, pour me voir jugé comme un hérétique ? -- *Le visiteur :* N'exagérez pas les choses... De nos jours, voyons, comment définir une hérésie ? -- *Le père abbé,* amer : Voici une définition. L'orthodoxie d'hier est devenue l'hérésie d'aujourd'hui. -- *Le visiteur :* Vous faites chanter la messe en latin, face à l'autel, selon les mythes d'autrefois. Comme si tout cela était compatible avec nos engagements actuels dans le monde. Notre révolution en Amérique latine. Notre combat contre toutes les formes d'ordre établi. -- *Le père abbé :* C'est que votre nouveau rituel n'a plus aucun mystère, ni aucune beauté. Les gens ne s'y trompent pas. Voir pourquoi ils viennent prier ici... Et nous devrions, à cau­se d'un congrès avec les bouddhistes a l'autre bout du monde, renoncer à la célébration de la messe ? 131:203 -- *Le visiteur :* Vatican. IV a formellement proscrit le rite de la confession individuelle -- sauf en cas de péché très grave contre les hommes ou l'histoire. Vous devriez le savoir. -- *Le père abbé :* Pour les gens d'ici, tous les péchés sont graves... A votre avis, comment pourrais-je les empêcher de croire que le péché tue l'âme ? Les réponses du moine sont d'assez belle tenue. Cependant, on l'aura noté, elles ne laissent pratiquement rien voir de ses convictions intimes. Sauf qu'il respecte assez la foi des Irlandais pour maintenir vivante sur l'île la tradition des cinquante-deux abbés de Nork enterrés dans le monastère ; et que, par éducation ou tempérament, il préfère le chant grégorien, au *negro spiritual,* les beautés séculaires du rituel latin aux bavas­series de l'humanitarisme post-conciliaire. C'est déjà quelque chose. Mais c'est bien tout. Car -- pour lui -- l'abbé a perdu la foi, et depuis longtemps, comme il finit par en faire l'aveu au visiteur interloqué : « Écoutez-moi. Je n'ai pas agi par conviction, mais par manque de conviction... J'ai essayé de prier pourtant. Mais voilà, je ne crois plus qu'il y ait de Père aux cieux. Et lorsque je contemple l'autel où officient les moines, je sais qu'il n'y a rien derrière... Depuis des années, je vis l'enfer d'un prêtre privé de Dieu... Ne m'inter­rogez plus. Voici ma lettre de démission, pour le supérieur général. » Aux yeux du visiteur de Rome, qui ne tire plus ses mains des poches devant le Saint-Sacrement, l'athéisme du père abbé n'est pas un motif suffisant pour l'obliger au départ. Mais il va bien lui faciliter les choses... L'abbé de Nork, n'est-ce pas, reste attaché aux gestes de la vie monacale, que son âme n'ha­bite plus, par esprit d'hygiène et pure sentimentalité ; plus conservateur que réactionnaire, il n'a rien d'un fanatique de la foi, et pas la moindre vocation au martyre ; cet homme n'as­pire, en fin de compte, qu'à finir ses jours sur l'île... -- Accordé, bon père. Rome ne vous demande pas de croire en Dieu, nous ne sommes plus sous Pie XII. Seulement d'or­donner la discussion dominicale en anglais et face au peuple, selon les dispositions du dernier *ordo*, au prochain passage de la caméra... Vous seul d'ailleurs avez l'autorité requise, dans ce pays, pour l'imposer... En échange, tenez, vous et vos moines pourrez garder l'habit, en semaine. Et même votre bon vieux *benedicite* latin, dans le secret du réfectoire. Au fond, nous sommes assez tolérants, vous savez... \*\*\* 132:203 Ce qui fut dit fut fait. L'abbé de Nork, pour conserver le poste, s'engagea sans trop de peine à lâcher la messe. Il par­vint même à imposer cet abandon, séance tenante, aux plus bouillants de ses novices, qui avaient organisé une vigile à la Vierge pendant toute la durée de l'interrogatoire, et passé trois jours à genoux dans la chapelle, les bras en croix, pour obtenir la conservation du Saint Sacrifice. C'est ce renoncement final, cette misérable conclusion, que notre confrère Pierre d'André, dans sa chronique de *L'Homme Nouveau*, qualifie au passage de « remarquable exemple de mise en pratique de la vertu d'obéissance » ([^12]). Sic. On se demandera peut-être pourquoi un Jack Gold a gâché tant de maîtrise cinématographique (et d'argent) pour tourner une histoire à laquelle lui-même croit si peu qu'il en a grossiè­rement détourné le sens, émasculé le drame, et truqué d'avance le dénouement. Plus inquiétante semble la réaction de ce bon chrétien qui trouve « remarquable », de la part d'un prêtre, de troquer le Sang de Notre-Seigneur pour le confort de sa retraite et de ses relations avec le Vatican. Un prêtre qui ne croit plus à la rédemption, il est vrai ; sans quoi il aurait certainement choisi de se sacrifier, lui, plutôt que la messe. Mais cela montre où peut mener aujourd'hui le chantage à l'obéissance, quand il est subi par les chrétiens sans référence véritable au mystère de la foi et aux enseignements pourtant lumineux de la tradition. Hugues Kéraly. ### « Censor » *Véridique rapport sur les dernières chances\ de sauver le capitalisme en Italie\ (Champ libre)* Il n'y a pas beaucoup de livres qui sortent de la grisaille, qui remettent les choses en question (c'est-à-dire qui posent les questions de façon inédite), surtout quand il s'agit de po­litique. Celui-ci en est un. 133:203 Quand le « Véridique rapport » parut à Milan, l'an dernier, le pseudonyme de Censor, une certaine aristocratie du ton (au vrai aussi bien qu'au pire sens du terme), firent que beaucoup furent dupes. Censor prétendait parler au nom d'une bour­geoisie cynique et intelligente. Toute une droite, qui manque plus d'intelligence que de cynisme, tomba dans le panneau et l'applaudit, ce qui permet à l'auteur de ricaner, et de se confir­mer dans ses parti pris. En fait, Gianfranco Sanguinetti (c'est le vrai nom de Censor) est un « situationniste », il hait la bour­geoisie capitaliste, et tout autant la bureaucratie communiste. Son livre était un piège. *Il voulait démontrer que l'intérêt du capitalisme en Italie est de rechercher l'alliance communiste :* le fameux « compromis historique » où la démocratie-chrétien­ne s'allierait au P. C. I. Démontrant que cette thèse était le seul recours de la société bourgeoise, il accablait non seulement celle-ci, mais le P. C. italien, dont il montrait la « trahison ». Censor s'est réjoui que le piège ait fonctionné, (son livre re­cueillant l'approbation de la « droite »), ce qui lui a paru confirmer sa position. Ce n'est pas sûr, pourtant. Que dit-il ? La société est une machine qui ne fonctionne que pour le profit de quelques-uns. « Toutes les formes de société qui ont dominé dans l'histoire se sont imposées aux masses, qu'elles devaient tout simplement faire travailler, par la force et par l'illusion. » C'est le cas du capitalisme occiden­tal, c'est tout aussi bien le cas du communisme soviétique. La vraie révolution est ailleurs. Au passage, Censor affirme benoîtement que « le capitalisme, doit être démocratique ». Contrairement à ce que craignaient des esprits pusillanimes, la démocratie n'a fait que renforcer la domination des privilégiés sur les masses, celles-ci s'imagi­nant qu'avec ; le suffrage universel, c'est elles qui décidaient de leur propre sort. L'idéologie du bien-être (la diffusion de faux biens, selon Censor) a pris le relais de cette illusion. Mais c'est fini, depuis 68. Une guerre sociale est commencée. Les ouvriers se sont aperçus que l'illusion démocratique, et l'illusion du bien-être, ne servaient qu'à les faire servir. Aujour­d'hui, ils refusent la hiérarchie, ils refusent le travail. La crise du pétrole n'est qu'un incident qui a accéléré et aggravé cette guerre. Voilà la vérité : « On ne demandait pas telle ou telle réforme, on ne contestait pas une politique, ce gouvernement ou un autre, ou ce parti, mais la Société elle-même, et les ba­ses sur lesquelles elle repose. » Ce que veulent les travailleurs, selon Censor, ce n'est pas tel ou tel avantage, conquis par un combat, « c'est le combat tout court » (p. 63), c'est le refus de l'organisation actuelle du travail, et du travail, même, ce qui en vérité est déjà le refus de la société qui se fonde sur cette organisation » (p. 86). 134:203 Quand ils lisaient de telles phrases, les premiers lecteurs de Censor y voyaient le reflet de leurs crain­tes, alors qu'il fallait y voir la jubilation d'une espérance qui commence à s'accomplir. Répétons-le. Censor est plein de talent, et d'une culture sé­duisante : il est nourri de Retz, de Clausewitz, de Tocqueville aussi bien que de Marx. Balzac aurait souscrit à un certain nombre de ses affirmations (et quand je dis Balzac, je pense à toute l'école contre-révolutionnaire) : accord sur l'illusion du suffrage, accord sur le fait que la propriété ne peut survivre comme unique privilège et différence, etc. Et si la société est une simple machine, si la Terre est le seul monde réel, et non pas ordonnée aux desseins de Dieu, peut-être Censor aurait-il raison. (C'est ce qui explique qu'il ait pu avoir l'approbation de bourgeois qu'il méprise -- et qui sont méprisables.) Seulement, il triche. Il triche quand il prétend que l'illusion qui fait fonctionner la société actuelle tient au divertissement par les mass-média (« leur incomparable puissance »). On le voit partout, ce sont ces instruments qui fabriquent et diffusent la guerre sociale. Le rejet de la société réelle, l'espoir d'une société enfin parfaite sont répandus par *l'information* et par *l'école,* selon les méthodes du « matraquage » publicitaire. Loin d'être au service du pouvoir régnant, ils en sont les démolis­seurs. Censor triche encore à propos de la production. La société industrielle a produit à la fois beaucoup de bien-être et beau­coup de contraintes. Mais celles-ci sont acceptées à cause de celui-là. Censor se trompe quand il écrit : « Nous nous trou­vons dans cette impasse : que nous ne réussissons pas à vendre des marchandises que les travailleurs se refusent aussi bien à produire qu'à consommer. » Il rêve. Il n'y a pas de lassitude de la consommation -- simplement, peut-être, l'idée que c'est « aux autres » de produire (pour le moment, en Europe, les autres, ce sont les immigrés de pays plus pauvres). Mais l'ap­pétit est là. Et la peur de manquer. Il est donc léger d'écrire : « L'État ne peut se passer d'usines » (p. 88). Les citoyens, pas plus. Dans sa postface, l'auteur, triomphant, évoque l'espoir ac­tuel : au Portugal, le situationnisme est vainqueur. « Il y a un an et demi que nous empêchons tout pouvoir étatique de s'y constituer réellement. » Avec les conséquences que l'on sait : anarchie et misère. Si le peuple, pour lequel Censor pense tra­vailler, pouvait évaluer de façon sérieuse les gains et les pertes d'une telle révolution, je ne crois vraiment pas qu'il serait sé­duit. 135:203 Les seuls disciples possibles, je les vois ailleurs, dans ces étudiants que Censor lui-même définit très bien : « *les quan­tités de diplômés de ce que nous appelons, par antiphrase, nos universités, non seulement sans aucune culture réelle, mais encore sans emploi, et qui ne peuvent même pas trouver un travail d'ouvrier parce que les employeurs se défient normale­ment de tels gens, et qui donc deviendront forcément des mé­contents et peut-être même des révoltés... *» Mais Censor lui-même se contentera-t-il de telles troupes dont Raymond Aron a vu dès 1968 (voir *la Révolution introuvable*) qu'elles seront celles de la révolution future, comme les bohèmes aigris furent celles de la Commune ? Georges Laffly. 135:203 ### Bibliographie #### Pierre Viansson-Ponté Lettre ouverte aux hommes politiques (Albin Michel) Neuf lettres adressées à Gis­card d'Estaing, Mitterrand, Chirac, Marchais etc. où les destinataires sont décrits et jugés. L'auteur est un des grands hommes du *Monde,* et il a un talent certain. Le livre est intéressant. Mais quel concert d'éloges, d'un bout à l'autre de la presse, quelle unanimité dans l'admiration ! Au delà du penchant natu­rel à louer un confrère puis­sant, il faut trouver une expli­cation. A mon sens, P. Vians­son-Ponté est loué dans la me­sure où il exerce un sacerdoce (selon Baudelaire, tout est sa­cerdoce, pour les démocrates). Il est ici très exactement le représentant d'un pouvoir spi­rituel guidant et corrigeant le pouvoir temporel. Et on l'ac­clame parce qu'on le recon­naît comme tel. Quel pouvoir spirituel ? Ce­lui du maître de l'opinion, qui l'exprime et la dirige à la fois, selon une équivoque dé­noncée par Monnerot dans *Inquisitions.* Voilà le phéno­mène que traduit cette *Lettre.* G. L. 136:203 #### Astolphe de Custine Lettre de Russie (Folio) Sous ce titre, on vient de rééditer environ le quart de l'ouvrage de Custine : *La Rus­sie en 1839*. Livre important, nous dit-on, et plein d'ensei­gnement pour nous. En 1960, Henri Massis en avait préfacé une réédition (partielle aussi, je crois bien) pour le Club des libraires, et Pierre de La­cretelle en donnait quelques extraits dans son choix *Souvenirs et portraits* (éd. du Rocher). Ces *Lettres* sont pleines de traits qui semblent écrits d'hier : « Le souvenir de ce qui s'est fait la veille est le bien de l'empereur ; il modi­fie selon son bon plaisir les annales du pays. » (Rempla­cez *empereur* par *secrétaire général du parti,* et vous avez la situation présente.) Partout les tracasseries po­licières. Partout le mystère. Custine assiste à une fête à Peterhoff. Un accident fait plusieurs morts. Combien ? On ne sait. On hésite entre treize et deux mille. Les journaux ne disent rien quant aux statis­tiques : « la connaissance des chiffres est un privilège de la police russe. » Les Russes sont « ivres d'es­clavage » dit Custine. Ils en ont même la fierté : « L'Euro­pe, dit l'un d'eux, s'énerve par un libéralisme vain, tandis que nous restons puissants précisément parce que nous ne sommes pas libres ». Il serait faux de tirer de ce tableau la conclusion que le despotisme est naturel à la Russie et que le communisme, s'y établissant, a cédé à la couleur locale, est devenu des­potique par accident. Le com­munisme est despotique par constitution, le livre de Madi­ran le montre sans réplique possible. Mais, émergeant en Russie, il est certain qu'il a pu s'y épanouir en profitant d'un héritage de mœurs qui le favorisait. G. L. #### Jean Hugo Avant d'oublier (Fayard) Jean Hugo, peintre, et qui fut le décorateur du groupe des Six et des premières ten­tatives théâtrales de Cocteau, est le fils de Georges, l'arrière petit-fils du poète. De son père, qu'il évoque en quelques pages avec piété, avec une af­fection délicate, il dit au pas­sage : 137:203 « Il avait appris de son grand-père à parler claire­ment et à prononcer simple­ment le français. » Il mérite à son tour le compliment, et son livre de souvenirs est d'un grand charme. On y voit défiler avec Coc­teau, Radiguet, Morand, Auric et les autres, les silhouettes brillantes et frivoles des an­nées folles. Mais il ne faut pas s'y tromper. « Avant d'ou­blier » est un livre grave. Il commence par la guerre, et se termine par la conversion au catholicisme de ce peintre qui, en sa grand-mère Ménard-Doian, avait le modèle de l'anticléricalisme style III^e^ Ré­publique. C'est une aventure étonnante, contée avec pudeur. On y voit paraître Jac­ques Maritain, et Raïssa « cœur de feu et cervelle d'acier ». Et l'abbé Lamy, fa­vorisé d'apparitions, et qui disait avec une belle simplici­té (à propos de Raïssa, juste­ment) : « Je n'avais jamais vu d'autre juive que la Sainte Vierge. » Je ne sais si Jean Hugo s'en doute, mais il nous donne un ouvrage imprégné d'une Fran­ce tout autre que celle qui se montre aujourd'hui, et qu'on l'envie d'avoir connue. G. L. #### Jacques Baeyens Au bout du quai (Fayard) Le quai, c'est le quai d'Or­say, bien entendu, c'est-à-dire pour le public, quelque mélan­ge bizarre de frivolité et d'exotisme. Ce ne sont pas les souvenirs de Jacques Baeyens qui vont démentir cette ima­ge : on a quelquefois l'impres­sion qu'il décrit une société de farces et attrapes. Aimant les anecdotes, pour ma part, je m'y suis diver­ti. C'est autre chose quand l'auteur parle sérieusement. Il évoque, par exemple, les écri­vains de la Carrière. Il cite... Romain Gary, mais pas Mo­rand. C'est curieux. Et le cha­pitre consacré à de Gaulle est d'une grande drôlerie invo­lontaire. L'auteur prend un ton révérencieux pour expliquer que dans une affaire avec le Brésil (la guerre des langous­tes), le Guide se contenta fi­nalement de vagues regrets : « Sur le plan des principes que nous avons traditionnelle­ment défendus, c'est-à-dire la liberté de la pêche en haute mer, nous n'obtenons rien. » C'est typique. Le livre terminé, on trouve en appendice un texte plein de calembours obscènes, qui fait pâlir ceux que les trou­fions improvisent pour le « Persan ». On ne savait pas qu'au bout du quai on trouve un corps de garde. G. L. 138:203 #### Jean Gimpel La Révolution industrielle du Moyen Age (Seuil) Le titre pourrait paraître raccrocheur. Il est pourtant justifié. Du XI^e^ à la moitié du XIV^e^ siècle, l'Occident chré­tien, et particulièrement la France, connaît une période de développement, comme on dit aujourd'hui, très intense. Le progrès des cultures favo­rise une poussée démographi­que très vive. La population française atteint de à 25 millions d'habitants : il fau­dra attendre Louis XV pour retrouver ce chiffre. Des in­novations techniques survien­nent : moulin à vent, à eau, attelage d'épaules, horloges. C'est une période de grandes entreprises, dont les cathé­drales sont les plus célèbres. L'auteur insiste sur l'apport arabe ; c'est par eux qu'on a accès aux Grecs. Il y a du vrai, mais il faut remarquer que les Arabes ont surtout joué un rôle de *messagers.* Ils ont transmis ce qu'ils tenaient des Grecs d'une part, des Hindous de l'autre. Il n'est pas niable qu'en certains points l'auteur force le parallèle entre le Moyen Age et notre époque. D'abord en soustrayant plus ou moins de son bilan la foi qui ani­me ces siècles, ensuite en in­sistant sur des thèmes comme la pollution, le manque de matière première (bois) ; c'est faire trop voir notre propre image dans le miroir. Cependant le parallèle est plein d'intérêt, d'abord parce qu'il suffirait à ruiner quel­ques opinions sottes sur « la nuit du Moyen Age », ([^13]), et ensuite parce qu'il révèle une interrogation très pertinente comment se fait-il que notre propre élan soit sur le dé­clin ? Diminution de l'esprit d'entreprise, « fatigue » du progrès, diminution des nais­sances sont les premières ré­ponses. Jean Gimpel établit un schéma du mécanisme qui pousse une société à progres­ser puis à ralentir son mou­vement. Son livre est bien intéressant. G. L. 139:203 ## AVIS PRATIQUES *Informations et commentaires* **La fin des études** *Par le processus égalisateur\ et le droit au redoublement\ cette fois c'est vraiment la fin des études* L'illusion républicaine d'une école laïque, égalitaire et libérale, comme on la définit hardiment *sub specie aeternitatis,* est aussi celle de notre Président. Il l'avait assez « indiqué » -- selon son invariable formule -- dans l'allocution décontrac­tante du 30 juin 1975 : « Désormais, après l'école commune de tous les Français, il y aura le collège dans lequel iront tous les jeunes Français sans exception, pour y recevoir la même éducation... Réforme qui égalisera le niveau de connais­sances de toutes et de tous, et qui donc facilitera à la fois l'égalité de la culture, et l'égalité des chances dans la vie active. » ([^14]) Si cette déclaration a un sens, la querelle du « tronc commun » qui divisait depuis vingt-cinq ans l'opi­nion du pays est aujourd'hui sans objet. Giscard a tranché. Il a tranché en faveur d'une réforme que la gauche tout entière se contentait, jusqu'à présent, de rêver : renforcement du mono­pole, extension de la scolarité obligatoire, uniformisation progressive des contenus de l'enseignement... Les manifesta­tions entretenues par les syndicats de l'enseignement sont là pour la frime. Pour sauver les apparences du jeu démocrati­que. Car j'espère n'étonner personne en « indiquant », à mon tour, que le Président a repris à son compte les trois exigences-clés du « Programme commun » socialo-communiste en matiè­re d'éducation. 140:203 Loin de nous de lui faire un procès d'intention : son gou­vernement cette année est passé aux actes, et les circulaires d'application commencent à sortir. Terrorisant d'avance tous les chefs d'établissements. Car déjà, « l'élaboration des emplois du temps est rendue si difficile que, pour le même nombre d'heures de cours, élèves et professeurs voient leur temps de présence dans l'établissement augmenter au moins d'un tiers » ([^15]). Or, pour la huitième ou neuvième fois depuis le début des années soixante, une réforme « de grande envergure » vient tout remettre en chantier. Suppression des C.E.G. (Collèges d'Enseignement Général), C.E.S. (Collèges d'Enseignement Se­condaire) et autres premiers cycles lycéens péniblement mis en route depuis 1968, au profit d'un cycle unitaire qui mènera vers l'ex-classe de seconde nos anciennes classes de sixième, cinquième, quatrième et troisième. Création d'un « programme commun » de quatre ans, dont nous savons seulement pour l'heure que toute fausse note sera exclue (ainsi, l'apprentis­sage technique, ou celui d'une seconde langue). Suppression des traditionnels examens de fin d'année, du B.E.P.C. ([^16]), et délivrance automatique d'un diplôme au nom prestigieux, le « Brevet des Collèges », à tous les élèves qui auront suivi de près ou de loin les quatre années du cycle... La notion d'*études* est bannie, pour des raisons évidentes, de la terminologie ministérielle. Celle de *classe* aussi, dont l'avant-goût militaire restait traumatisant ; elle fait place à des « groupes de niveau » où l'on dispensera, selon la demande, un « enseigne­ment de soutien » ou des perspectives « d'approfondissement ». Le texte reste muet sur la matière à soutenir ou compléter de la sorte dans l'esprit des élèves. Donc, résumons. Finis les classes, le principe du program­me annuel, et les examens. Cela ressemble à la chanson des grandes vacances, réservée jusqu'alors au mois de juin. Par un insigne effet de la tolérance gouvernementale, la possibilité d'un « renforcement » en fin de cycle (*ex-redoublement*) sera maintenue quelques années. Non bien sûr à titre de sanction, ce qui serait insupportable, mais plutôt de passe-droit. Autre­ment dit, le conseil de classe -- professeurs, délégués des parents et des élèves -- examinera les demandes qui lui seraient présentées en ce sens par les parents (!) ou, chose aussi impro­bable, par quelque enseignant mal informé. Un système d'ap­pel à trois niveaux est mis en place pour contrecarrer l'injus­tice éventuelle des décisions du groupe : nouvelle réunion du conseil de classe, constitution d'une « équipe éducative » individualisée, et même... commission académique *ad hoc.* 141:203 L'examen de fin de cycle devient lui aussi un droit, tout facul­tatif, dont les intéressés (?) pourront revendiquer le bénéfice devant le conseil. Tout cela est absurde, mais se tient. Edgar Faure n'avait pas été aussi loin, même en paroles, dans le sens de l'aggravation du processus égalisateur. A l'ave­nir, notre gouvernement de libéralisme avancé ne tolérera donc dans le premier cycle du secondaire qu'un seul niveau de connaissances et de culture à travers tout le pays. Cela suppose des contraintes et des réductions énormes, dans la définition du moins de cette « culture », mais passons. L'éga­lisation présidentielle des chances est à ce prix. Il est tout de même permis de penser qu'avec l'âge, la pression du tota­litarisme culturel de l'État s'humanisera un peu, -- chacun retrouvant le loisir de devenir plus, mieux, ou simplement autre que son voisin de palier... Admettons cependant (simple hypothèse) que l'uniformisation progressive du secondaire parvienne à mener toute la jeunesse française au niveau moyen des terminales de cette année, je veux dire l'équivalent d'une quatrième faible d'avant 68 ; car on ne peut tout de même pas, à l'Élysée, faire fi du vieux dilemme, et vouloir égaliser *en remontant.* Supposons encore que la majorité -- pardon : la totalité -- ainsi définie, tout heureuse de se retrouver bache­lière et uniformément « cultivée », arrête là les frais ; ou même débarque en bloc dans les amphithéâtres universitaires, avec le niveau et les exigences monolithiques qu'on imagine assez bien : « Rien vouloir -- pas faire ch... -- t'a compris ? » Alors, dans douze ans, le temps pour les scolarisables actuels d'arriver dans la vie, est-ce que selon le joli mot présiden­tiel du 30 juin la « supériorité » de la France sera toujours « une supériorité de l'esprit » ? Hugues Kéraly. **Les deux étendards\ De Mgr Lefebvre à Mgr Elchinger** *suite* Le samedi 13 mars, pour la quatrième fois de l'année sco­laire -- après les samedis 13 décembre 1974, 10 janvier et 14 février 1975, une « célébration œcuménique » a eu lieu à Strasbourg, en l'église protestante de Saint-Nicolas. 142:203 Comme les précédentes fois, il s'agissait d'une « concélébration », avec un prêtre catholique et un pasteur protestant. Le prêtre catholique était l'abbé S., vicaire de la cathédrale et *membre de la commission diocésaine pour les problèmes œcuméniques.* Fin janvier, un communiqué publié par l'évêché de Stras­bourg nous assurait que : « L'évêque de Strasbourg s'est oppo­sé pour sa part à la continuation de telles expériences » (*sic*). Est-ce vrai ? A la mi-mars, Mgr Elchinger ne s'était encore signalé par aucun communiqué personnel ; et le numéro de mars de « L'Église en Alsace » (le bulletin diocésain) ne soufflait mot des célébrations œcuméniques. Ce long silence signifie pour le moins que si le père franciscain Th Ch. et l'abbé S. continuent tranquillement leurs concélébrations catholico-protestantes, c'est qu'ils n'estiment pas courir grand danger du côté de leur évêque. La Nouvelle Messe poursuit son chemin œcuménique sous l'œil bienveillant du Magistère (*à suivre*)*.* Louis Salleron. **Terrible argumentation\ contre « Itinéraires »** Nous lisons ces lignes puissantes dans un journal suisse, le *Nouvelliste et feuille d'avis du Valais,* numéro du 5 mars : Il serait souhaitable que les catholiques lisent et méditent avec sérénité les très riches textes de Vatican II au lieu de laisser macérer leur esprit dans les écrits injustes et acides de l'abbé de Nantes et dans ceux que publient avec une obsti­nation stérile et malfaisante des revues telles que « Itinéraires ». Inutile de dire que les revues pro­gressistes sont pires. On ne guérit pas la peste avec le choléra. Rien que des injures : « choléra », etc. 143:203 Même pas l'esquisse d'une justification. Le droit d'écrire n'importe quoi, au nom explicitement invoqué du concile et de la liberté religieuse. Telles sont la nouvelle morale et les nouvelles mœurs. L'auteur est un certain monsieur J. Anzévui. Renseignements pris, c'est un prêtre. Post-conciliaire. Bien entendu. J. M. 144:203 ### Annonces et rappels RÉSULTATS, à la date du 31 mars : la souscription des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES dépasse les 110.000 F demandés. A la suite, semble-t-il, de notre nu­méro 201, elle a fait un grand bond durant le mois de mars : 259 nouveaux souscripteurs sont venus s'ajouter aux 73 précédents, le total est passé de 20.037 à 120.499 F. Je remercie de tout cœur ces 259 souscripteurs nouveaux et leurs 73 prédécesseurs ; et ceux qui, parmi eux, -- ont souscrit plusieurs fois depuis novembre 1975. Il y a vingt-cinq souscriptions entre 1.000 et 3.000 F, et deux d'un montant supérieur. Grâce à l'effort de ces 332 souscrip­teurs, le fonctionnement est assuré des bourses d'abonne­ment. Personne ne sera privé de lire ITINÉRAIRES pour simple raison d'argent. La revue ne sera pas « trop chère » ; ou plutôt, elle ne demeurera « trop chère » que pour ceux qui l'imaginent. Ceux qui regardent les choses comme elles sont, s'ils sont pauvres verront que ce n'est pas la revue qui est trop chère, mais eux-mêmes qui sont trop pauvres pour s'y abonner à plein tarif : ils obtiendront leur bourse d'abonnement, à la seule condition d'avoir la bonne grâce d'en faire en toute simplicité la demande écrite aux COM­PAGNONS D'ITINÉRAIRES. De même ceux qui, sans demander une bourse, voudraient acquitter leur abonnement tri­mestre par trimestre ou même mois par mois : cela leur est possible en s'adressant non point à la revue mais aux COMPAGNONS. Pour tous ceux qui n'ont pas d'argent, ou qui en ont peu, la revue ITINÉRAIRES restera la moins chère de toutes les revues, puisqu'ils auront, par l'intermédiaire et le secours des COMPAGNONS, la faculté de fixer eux-mêmes, selon leurs moyens, le montant et la périodicité de leurs versements. 145:203 Mes appels, de novembre à mars, n'ont pas été enten­dus sur un point important. J'aurais voulu, comme je l'ai dit, qu'un *grand nombre* de nos lecteurs consentent à en­voyer chacun un *petit don* aux COMPAGNONS. En effet je n'arrive pas à croire que la majorité des lecteurs D'ITINÉ­RAIRES, même peu fortunés, même pauvres, soient vérita­blement des indigents. Si seulement 10.000 lecteurs avaient envoyé seulement 15 F, on aurait atteint et largement dépassé le but figé à la souscription. Il paraît que ce calcul simple et à la portée de (presque) toutes les bourses : 10.000  15, ne se vérifie jamais, en aucun temps, auprès d'aucun public. Je n'arrive pourtant pas à comprendre l'indifférence immobile et silencieuse dans laquelle la plu­part de nos lecteurs sont restés retranchés durant toute cette campagne. Il faudrait pourtant qu'en recrutant par­mi eux les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES arrivent à augmenter d'au moins quelques centaines le nombre de leurs adhé­rents et cotisants ordinaires. Sinon on devrait recommen­cer la souscription tous les deux ou trois ans, ce qui n'est pas souhaitable. \*\*\* A s'en tenir aux chiffres (mais peut-on s'en tenir aux chiffres ?), la souscription est donc un succès ; et même un peu plus qu'il n'y paraît. Car quelques personnes ont répondu en envoyant un don à la revue et non aux. COM­PAGNONS ; d'autres en complétant à 300 F, pour une ou deux années écoulées, leur abonnement qu'elles avaient réglé à 200 F. Ces versements-là ne se trouvent compta­bilisés ni dans la souscription des COMPAGNONS, ni clans la campagne d'abonnements à la revue ; ils n'en sont pas moins réels, et nous remercions leurs auteurs. \*\*\* La campagne pour les abonnements n'a pas connu le même succès que la souscription. Nous en demandions 2.000 pour le 31 mars ; au 31 mars, nous en avons eu 713, souscrits par 366 personnes. 146:203 L'échec est net. Nous ne voudrions pas qu'il vienne désoler les 366 qui nous ont apporté 713 abonnements nouveaux et qui ont droit à notre reconnaissance, non à nos récriminations. Mais ici encore, ce qui retient le plus notre attention, c'est l'immobilité incompréhensible, c'est le silence de la plupart. Plusieurs nous ont écrit pour nous demander s'ils pour­raient encore apporter des abonnements nouveaux après le 31 mars, promettant de recruter de nouveaux abonnés d'ici la fin de l'année si nous leur consentions, comme ils disent, ce sursis. Bien entendu il n'y a pas lieu d'ar­rêter au 31 mars un effort de diffusion, de propagande, de recrutement qui devrait être permanent. Donc, quand ils voudront, quand ils pourront. Mais de notre côté, nous ne pouvons pas faire comme si ces abonnements à venir étaient déjà arrivés, et comme s'il y en avait eu 2.000 à la date du 31 mars. Nous avons perdu au combat depuis mars 1969, nous l'avons dit, 2.290 abonnés. Le bon fonc­tionnement et l'existence même de la revue sont menacés si nous n'en retrouvons pas, en gros, deux mille. Ce sont les deux mille que j'avais demandés. Il y en a eu 713. \*\*\* Mais ce n'est pas tout, il s'en faut de beaucoup...Il y a autre chose encore à considérer. Les 2.290 abonnés que nous avons perdus au combat depuis que nous nous battons pour la messe traditionnelle représentent une dif­férence ; un résultat. En effet, comme je l'ai expliqué dans le numéro 201, nous avons chaque année environ 1.000 désabonnements ou non-réabonnements, et 1.000 abonne­ments nouveaux : un peu plus, un peu moins. Nos progrès ou nos reculs numériques sont donc une somme algébrique. Pour que nous ayons, au bout de l'année, deux mille abonnés de plus qu'en novembre 1975, il faudra qu'il y ait eu *trois* mille abonnements nouveaux si de leur côté les non-réabonnements se maintiennent comme d'habitude aux environs de mille. 147:203 On peut dire et considérer la chose d'une autre façon : parmi les 713 abonnements nouveaux recensés depuis le 1^er^ novembre, il y en a un nombre inconnu, mais réel, qui sont dus aux mille abonnements nouveaux que nous enregistrons spontanément chaque année et non point à l'effort exceptionnel de la campagne d'abonnements. La véritable mesure est donc celle qui calcule les variations relatives des deux mouvements, le mouvement d'abonnement et le mouvement de désabonnement. Du 1^er^ novembre 1975 au 31 mars 1976 il y a bien eu 713 abonne­ments nouveaux, mais il y a eu simultanément, pendant ces cinq mois, 491 non-réabonnements, ce qui est conforme à l'ordre de grandeur habituel de 1.000 par an. (Il faut compter dix mois par an et non douze, à cause de l'in­terruption des mois d'été.) Donc, dans la course aux 2.000 abonnements nouveaux nécessaires, nous ne som­mes pas à 713, nous sommes à 222. \*\*\* Le succès de la souscription des COMPAGNONS n'a pas de conséquence directe et décisive sur le fonctionnement de la revue. Son fonctionnement, son existence dépendent du nombre des abonnés. Les 713 nouveaux (qui font seu­lement 222 de regagnés sur les pertes), ce n'est pas rien ; c'est un répit ; mais ce n'est pas la solution. Ce l'est d'au­tant moins que la campagne pour les 2.000 abonnements nouveaux s'est déroulée du 1^er^ novembre 1975 au 31 mars 1976. Elle n'est pas close, c'est entendu et je le redis. Mais enfin elle était fixée pour cinq mois, elle a duré cinq mois, et que beaucoup de lecteurs ne s'en soient même pas aperçus avant le numéro 200 ou avant le numéro 201, cela aussi fait partie de l'état de la question. Au terme de notre vingtième année, au seuil d'un nouveau départ pour dix ou vingt autres années de combat, si Dieu veut, nous avons mesuré la *promptitude d'esprit,* la *qualité d'at­tention* et la *capacité militante* du public qui est le nôtre. Nous aurons à en tenir compte. 148:203 L'atonie de la masse immobile et silencieuse qui compose la majorité de nos lecteurs n'est point au demeurant un phénomène nouveau ; il y a plus d'un siècle qu'on le constate et qu'on le répète « Les catholiques ne soutiennent pas leurs hommes. » Ils ne soutiennent pas leurs écrivains, leurs publications, leurs organisations, ils ne les soutiennent pas vraiment, ils ne les soutiennent pas assez. Nous pensions que cette triste vérité d'expérience s'appliquait au public catholique dans son ensemble, et non pas à cette (supposée) élite de l'élite, -- élite du cœur, de l'esprit, de la culture, de la générosité, du dévouement, -- qui fait (en principe) le public d'ITINÉ­RAIRES. Elle est là pourtant, cette élite de l'élite ; mais elle est très peu nombreuse : les 332 qui ont contribué à la souscription, les 366 qui ont apporté des abonnements nouveaux, en supposant que les uns et les autres ne soient pas, souvent, les mêmes, cela fait au grand maximum 698 personnes parmi tous nos lecteurs. Ces 698, après les avoir remerciés, après les avoir félicités de leur dévouement au bien commun, il ne me reste qu'une chose à leur dire qu'ils se multiplient ; qu'ils aient la vertu militante et la grâce de se multiplier. Les 713 (222) abonnements nouveaux procurant da­vantage un répit qu'une solution, les diminutions et re­tranchements qu'il faut opérer dans le fonctionnement de la revue viendront progressivement. Progressivement, parce que le répit est réel ; mais ils viendront, parce qu'il n'est que provisoire. A moins que d'ici la fin de l'année les 222 soient devenus 2.000... La première mesure, toutefois, ne peut attendre : la suppression du « 200 à » dans le prix de l'abonnement, qui désormais est obligatoirement de 300 F (étranger : 350 F). \*\*\* 149:203 Nous avons reçu de nos lecteurs un important courrier, surtout au mois de mars. Je le lis toujours entièrement, même quand je ne fais pas de réponse personnelle. J'y trouve des informations souvent utiles, des encourage­ments qui réconfortent ; des mécontentements qui se ré­sument au refrain : « trop difficile à lire et trop cher ». Ces mécontentements se sont exprimés plusieurs fois, dans le courrier le plus récent, avec une telle vivacité que j'y répondrai sans mollesse dans le prochain numéro. J. M. ============== fin du numéro 203. [^1]: -- Cette lettre n'a, bien entendu, reçu aucune réponse et à l'heure actuelle j'ignore si son destinataire est vivant ou mort, j'ai oublié à qui elle s'adressait. (Note de 1984.) [^2]:  -- (1). La Lettre à Paul VI. Notre réponse. ITINÉRAIRES 175, p. 109. [^3]:  -- (1). Page 169 de *Soljénitsyne et la réalité,* par Dimitri Panine, un volume à la Table Ronde. [^4]:  -- (1). *Mémoires pour l'histoire du jacobinisme,* 1798-1799. [^5]:  -- (2). *Considérations sur la France --* 1796. Il faut dire que, contrai­rement à l'abbé Barruel, La Harpe ne met pas en cause la franc-maçonnerie. Elle est pour lui incluse dans la philosophie des « lumières ». [^6]:  -- (3). Cela, La Harpe le sait avant Tocqueville, puisque, dans son ouvrage, il écrit : « Tant que la horde meurtrière et dévastatrice n'est pas terrassée par le gouvernement et reléguée dans ses ténè­bres par des châtiments exemplaires, les dévastations sont toujours près de recommencer. » [^7]:  -- (4). Oui et non et je n'oublie pas le fulgurant axiome du second entretien des *Soirées de Saint-Pétersbourg :* « Toute dégradation individuelle ou nationale est sur le champ annoncée par une dégra­dation rigoureusement proportionnelle dans le langage ! » Quelle lumière crue sur le millénaire finissant ! [^8]:  -- (5). On ne connaîtra qu'après la mort de La Harpe son épopée en six chants : *La Religion ou le Roi-martyr.* [^9]:  -- (6). Il faudrait mettre à part, bien entendu, Augustin Cochin qui a donné du mécanisme de la pensée des « Lumières » une analyse inoubliable. Je ne crois pas imprudent de supposer qu'une étude d'ensemble du style des précurseurs de la Révolution et des révolu­tionnaires devait avoir sa place marquée dans le grand ouvrage, dont il n'a pu, ayant été tué pendant la guerre de 14-18, donner que des fragments. Cf. en particulier : *Les Sociétés de pensée et la démo­cratie moderne,* Paris, 1921. [^10]:  -- (7). On connaît le sinistre adage : « Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose. » [^11]:  -- (1). *Somme de Théologie,* IIIa Pars, les effets de la Résurrection. [^12]:  -- (1). *L'Homme Nouveau* du 7 mars 1976, « Les films du mois », page 14. [^13]:  -- (1). Opinions mille fois réfu­tées, mais, en 1976, nous en sa­vons moins qu'il y a trente ou quarante ans (je parle de l'opi­nion « moyenne »). [^14]:  -- (1). Cité d'après *Le Monde* du 1.7.1975. [^15]:  -- (1). M. Simon, président du Syndicat National des Lycées et Collèges (S.N.A.L.C.), cité dans *L'Aurore* du 16 mars 1976. [^16]:  -- (2). B.E.P.C. : Brevet d'études du Premier Cycle (ex-Certificat d'études).