# 205-07-76
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### L'abus de pouvoir
#### I. -- La messe interdite
Événement désastreux, le plus désastreux, dans la vie de l'Église, depuis la promulgation en 1969 de la nouvelle messe et de son article 7. Mais non pas éventualité imprévue. Nos lecteurs savaient ce que nous en penserions, et quelle serait notre attitude. Nous l'avions déclaré à l'avance, nous l'avions déclaré aussi solennellement qu'il nous était possible, c'était dans notre lettre à Paul VI du 27 octobre 1972 :
« *Rendez-nous la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V. Vous laissez dire que vous l'auriez interdite. Mais aucun pontife ne pourrait. sans abus de pouvoir, frapper d'interdiction le rite millénaire de l'Église catholique, canonisé par le concile de Trente. L'obéissance à Dieu et à l'Église serait de résister à un tel abus de pouvoir, s'il s'était effectivement produit, et non pas de le subir en silence. *» ([^1])
L'abus de pouvoir, le voici donc, dans le discours consistorial du 24 mai 1976. Jusque là le Nouvel Ordo promulgué en 1969 n'était pas revêtu d'une obligation imposant son usage et excluant le Missel romain.
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C'était le premier de nos quatre arguments A, B, C et D sur la messe traditionnelle ([^2]). A la Pentecôte 1971, soit plus de deux années après la promulgation, le cardinal Ottaviani déclarait encore : « *Le rite traditionnel de la messe selon l'Ordo de saint Pie V n'est pas aboli, que je sache. *» Il était interdit seulement en France, d'une interdiction illicite, par l'ordonnance juridiquement schismatique de l'épiscopat français en date du 12 novembre 1969 : il n'y avait aucune difficulté à passer outre au décret sans valeur d'un épiscopat qui n'avait déjà plus d'autorité morale. Pendant ce temps Paul VI *laissait dire* qu'il avait interdit ou aboli la messe traditionnelle, mais il ne le disait pas lui-même. Il laissait dire aussi, en sens contraire, -- et c'est par le cardinal Gut, préfet de la congrégation romaine du culte divin, qu'il le laissait ou faisait dire. -- qu'en matière de réforme liturgique « le saint-père a souvent cédé contre son gré ». Encore au début de l'année 1975, dans la procédure engagée contre Mgr Lefebvre, les commissaires du pape lui précisaient que, d'ordre de Paul VI, les questions liturgiques resteraient en dehors du champ de leur inquisition : ce qui confirmait qu'en refusant la messe nouvelle Mgr Lefebvre ne commettait aucune transgression qui puisse être juridiquement retenue contre lui. En juin et en septembre de la même année, les lettres de Paul VI à Mgr Lefebvre ne disaient toujours pas le moindre mot de la messe ; cette abstention, en une telle circonstance, était remarquable. Elle renforçait dans leur sentiment ceux qui pensaient que Paul VI, au fond de son cœur, n'avait pas l'intention ou ne se reconnaissait pas le pouvoir d'interdire le Missel de saint Pie V. Ce sentiment n'a jamais été le nôtre. Il nous apparaissait que, de toutes les forces de sa volonté privée, Paul VI travaillait à la disparition de la messe traditionnelle. Mais nous constations qu'il manquait toujours un ACTE officiel cherchant à donner FORCE DE LOI à cette volonté. Paul VI n'avait pas osé.
L'affreuse nouveauté du discours consistorial du 24 mai est qu'il a osé. Pour la première fois. Déclarant parler « au nom de la Tradition elle-même », invoquant explicitement « l'autorité suprême qui nous vient du Christ », il réclame que, par obéissance, la messe catholique traditionnelle ne soit plus célébrée. Voilà consommé le terrible abus de pouvoir.
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#### II. -- Le pontificat de l'article 7
Le Nouvel Ordo, lorsqu'il fut promulgué en 1969, comportait une *Institutio generalis,* c'est-à-dire un exposé de principe servant de présentation générale, qui parlait de la messe comme si elle n'était plus un sacrifice. Cette tendance hérétique plus ou moins présente d'un bout à l'autre se déclarait le plus nettement dans l'article 7, la messe y étant définie comme une réunion de prière et une assemblée du souvenir. Un accident d'une gravité aussi consternante, et sur un tel sujet, est sans précédent, à notre connaissance, dans l'histoire des documents pontificaux. Ce qui paraît s'en rapprocher le plus est l'erreur du pape Honorius 1^er^, il y a fort longtemps, au VII^e^ siècle, qui après sa mort fut condamné comme hérétique par le III, concile de Constantinople et par les papes saint Agathon et saint Léon II ([^3]). Mais les formules hérétiques signées par Honorius I^er^ concernaient la question des deux volontés dans le Christ, question non encore explicitement tranchée, à l'époque, par le magistère : il n'y a pas cette excuse, au XX^e^ siècle, pour la question du saint sacrifice de la messe. C'est pourquoi il nous semble que l'accident majeur de l'article 7 est véritablement sans précédent.
Les réclamations, les protestations furent très fermes. L'année suivante, Paul VI corrigea l'article 7 et plusieurs autres, les articles 48, 55, 56 et 60, pour y introduire quelque mention du saint sacrifice. Cette correction apporta un soulagement qui fit négliger la portée durable de l'accident. On remarquait en outre que la nouvelle doctrine de l'*Institutio generalis* en 1969 était en contradiction avec d'autres documents de Paul VI, heureusement traditionnels ceux-là, l'encyclique *Mysterium fidei* du 3 septembre 1965 et la profession de foi. du 30 juin 1968. Cette constatation parut tranquillisante à plusieurs, qui incriminèrent « les bureaux », accusés d'avoir avec l'article 7 monté un mauvais coup et surpris la bonne foi du pape.
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Bien entendu « les bureaux », profondément colonisés par le modernisme, la maçonnerie et le parti communiste, sont très actifs et très coupables. Mais l'hypothèse supposée pieuse d'une surprise n'était guère rassurante : il fallait en effet imaginer que Paul VI avait signé sans lire, ou lu sans comprendre, la plus formidable transformation de la messe qui ait jamais été édictée dans toute l'histoire de l'Église. De quelque manière que l'on retourne la chose, elle était incroyable, extravagante, à coup sûr inquiétante. Le pontificat qui a promulgué l'article 7 a en cela accompli un exploit que tous les catholiques jusqu'en 1969 tenaient pour absolument impossible. Son autorité morale ne pouvait rester intacte qu'auprès de ceux dont la foi ne l'était plus.
#### III. -- La correction insuffisante
C'est la doctrine de l'article 7 première version qui depuis 1969 s'est répandue dans l'univers catholique, sans que le Saint-Siège y fasse d'autre opposition que cette correction subreptice de l'*Institutio generalis,* sans aucune correction du rite lui-même, du rite nouveau qui fut établi selon la doctrine de cette première version. C'est conformément à la première version de l'article 7 que l'épiscopat français a enseigné comme « rappel de foi », dans les nouveaux missels, que la messe n'est plus un sacrifice, et qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ». Paul VI a laissé faire ; il n'est pas intervenu par un document magistral. Ses deux documents cités sur le saint sacrifice de la messe, l'encyclique *Mysterium fidei* et la profession de foi, sont ANTÉRIEURS à son article 7. Il n'y en a point de postérieurs qui soient venus contredire la doctrine erronée de l'article 7 première version. C'est une seconde anomalie, aussi redoutable que la première. Quand une erreur aussi radicale se répand dans l'Église à tous les niveaux, ce n'est pas le moment de *cesser* les encycliques et professions de foi à ce sujet, c'est le moment de les *réitérer.* Responsable de la première version de l'article 7, Paul VI n'a rien fait, en dehors de la correction subreptice, pour en arrêter la diffusion. Il n'a pas expliqué.
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Il n'a pas enseigné. Au vrai, il est resté absolument silencieux. A part les deux brèves allocutions de novembre 1969, pendant sept années il n'a pas parlé de la messe, et c'était le temps où la messe subissait le plus grand bouleversement qu'elle ait jamais connu ; c'était le temps où la doctrine de l'article 7 première version s'installait chaque jour davantage dans l'Église, s'y attribuant un droit de cité qui ne lui a pas été retiré.
Ces constatations, nous les avions sans cesse présentes à l'esprit. Nous ne les avons précédemment exprimées qu'avec discrétion, et seulement en cas de nécessité. La situation maintenant créée par le discours consistorial du 24 mai nous contraint d'insister plus que nous ne l'aurions voulu, et plus que nous ne l'avons jamais fait, sur la suspicion légitime qui frappe les actuels détenteurs de la succession apostolique. Quand elles sont de la main qui a signé l'article 7, les nouveautés, spécialement en ce qui concerne la messe, nous les laissons à leur auteur. Même supposées licites ou anodines, nous ne les accepterons pas tant que la suspicion légitime ne sera pas levée, nous l'avons montré, par nos actes plus encore que par nos paroles, par exemple pour le calendrier liturgique : nous avons maintenu et recomposé chaque année celui qui était en vigueur à la mort de Pie XII. Dans l'immense incertitude actuelle concernant l'autorité, nous prenons acte de son fonctionnement suspect, et nous nous en tenons à ce que l'Église a toujours enseigné, toujours fait. Si des réformes sont nécessaires, elles attendront, c'est dommage mais inévitable, elles attendront la garantie d'une autorité restaurée. Quant à prétendre aujourd'hui, sept ans après coup, interdire la célébration de la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain, ce n'est pas recevable. L'autorité de cette interdiction est la même que celle de la première version de l'article 7.
#### IV. -- L'évolution conciliaire
Le 24 mai, Paul VI a en outre authentifié de son autorité suprême l'ensemble de l'évolution conciliaire.
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En sa qualité invoquée de successeur de Pierre et de vicaire du Christ, il ordonne qu'on accepte, en bloc, « *les enseignements du concile lui-même, les réformes qui en découlent, son application graduelle mise en œuvre par le siège apostolique et les conférences épiscopales, sous notre autorité voulue par le Christ *». « *Au nom de l'autorité suprême qui nous vient du Christ, nous exigeons une prompte soumission* ([^4]) *à toutes les réformes* ([^5]) *liturgiques, disciplinaires, pastorales mûries ces dernières années en application des décrets conciliaires. *» C'est bien l'ensemble et c'est bien le tout.
Et c'est bien ce qui est en cause.
Lors de son entretien du 15 janvier 1976 avec Mgr Lefebvre, Louis Salleron lui avait posé la question :
-- Quelle difficulté trouvez-vous à faire l'acte public qui vous est demandé de soumission « au concile, aux réformes post-conciliaires et aux orientations qui engagent le pape lui-même » ?
Relisons attentivement, c'est le moment ou jamais, la réponse de Mgr Lefebvre :
« J'y trouve la difficulté d'une équivoque qui débouche dans le mensonge. Du « concile » on passe aux « réformes post-conciliaires » et de celles-ci aux « orientations qui engagent le pape lui-même ». On ne sait plus de quoi il s'agit. Que faut-il entendre par les « orientations qui engagent le pape lui-même » ? Devons-nous comprendre « *celles* des orientations qui engagent le pape lui-même » (et quelles sont-elles ?) ou « les orientations actuelles de l'Église qui, *toutes*, engagent le pape » ? Quand on voit ce qui se passe en France, pour ne parler que de notre pays, dois-je penser que, dans sa collégialité, l'épiscopat est soumis « au concile, aux réformes post-conciliaires et aux orientations qui engagent le pape lui-même » ? Logiquement, je dois le penser, puisque aucun acte public de soumission ne lui est demandé par le cardinal Villot ou le souverain pontife. C'est donc à la destruction du sacerdoce, à l'altération ou à la négation du saint sacrifice de la messe, à l'abandon des valeurs morales, à la politisation de l'Évangile et à la constitution d'une Église nationale autour de la conférence épiscopale et du secrétariat de l'épiscopat qu'il me faudrait souscrire pour témoigner de ma communion avec l'Église catholique et avec le vicaire du Christ ? C'est absurde. Ma foi catholique et mon devoir d'évêque me l'interdisent. »
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Paul VI cautionne, garantit et impose comme obligatoire, au nom de l'obéissance, toute l'évolution conciliaire qui coïncide avec cette *autodémolition de l'Église* qu'il déplora une fois, un jour, d'un mot, mais dont il ne parle plus depuis des années. Il ne s'élève plus, comme il l'avait fait une fois, contre cette exécrable « *mentalité post-conciliaire *», c'était son expression, coupable de « propager le vain espoir de donner à la religion chrétienne une nouvelle interprétation » ([^6]). Cette nouvelle interprétation domine l'Église militante, par la bouche et l'action de ceux que Paul VI déclare et conserve dans sa communion, dont il n'exclut que Mgr Lefebvre. Après quoi, dans son discours consistorial du 24 mai 1976, il s'en prend aux erreurs « de l'autre coté », mais c'est pour préciser que leurs tenants « ne sont pas nombreux, bien qu'ils fassent beaucoup de bruit ». Ce n'est donc pas l'immense dérive postconciliaire d'épiscopats entiers qu'il met en cause ; et ces rares tumultueux, il ne les déclare d'ailleurs pas « hors de l'Église ». Tout cela est cohérent, composé, calculé : oui, Paul VI couvre et impose l'évolution conciliaire telle qu'elle est mise en œuvre par les conférences épiscopales. Il ne s'agit donc plus de scruter si le concile aurait théoriquement pu ou dû être interprété et appliqué autrement qu'il ne l'est. Son interprétation en vigueur, son application en cours, *telles qu'elles sont,* correspondent bien aux volontés de Paul VI. C'est lui qui a fait le concile et c'est lui qui l'interprète : c'est lui qui a promulgué les textes conciliaires et c'est son autorité qui en guide l'application. Nous ne l'ignorions pas. Mais cet état de fait n'avait pas, jusqu'ici, reçu la confirmation explicite d'une exigence d'entière soumission formulée au nom de l'autorité suprême. Cela aussi est un événement, par quoi l'année 1976 est aussi noire que l'année 1969. Toute une opposition modérée insinuait que les évêques prévaricateurs, falsificateurs, déserteurs, n'étaient plus en communion avec le pape.
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Paul VI a répondu le 24 mai qu'il est en communion avec eux. C'est avec Mgr Lefebvre qu'il ne l'est pas.
\*\*\*
Nous sommes irrévocablement liés à tout ce que l'évolution conciliaire méconnaît, méprise ou détruit. Nous sommes irrévocablement liés à l'être historique de l'Église, par lequel la révélation divine a été transmise jusqu'à nous, cet être historique de l'Église que l'impiété moderne, l'impiété filiale des hommes d'Église, l'impiété conciliaire insulte systématiquement. Nous sommes irrévocablement liés à l'universelle fixité, à travers l'espace et le temps, des paroles et des sacrements du salut. Nous sommes irrévocablement liés au catéchisme romain, à la messe catholique, à la foi traditionnelle, seules garanties, garanties indispensables que notre prière et notre espérance ne s'en vont pas à la dérive rêver un Sauveur mythique, fruit de notre imagination et de nos passions, prenant la place du réel et vivant Christ Jésus Notre-Seigneur. L'évolution conciliaire s'éloigne chaque jour davantage de la parole, de la doctrine, de la loi de Jésus-Christ. Elle est ouverte au monde, ouverte au communisme, ouverte sur le néant. Nous sommes irrévocablement liés à la succession apostolique et à la primauté du siège romain : mais non aux caprices et aux défections de leurs détenteurs, lesquels ne sont point exceptés de l'application du précepte qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. Disons-le calmement, disons-le doucement, disons-le sans colère mais non sans résolution, dans ce lendemain blême du désastre consommé : derrière l'évolution conciliaire, il y a la main qui la guide. Nous savons depuis longtemps quelle est cette main. Nous avons toujours évité de la frapper. Mais il faut bien la repousser, ou du moins lui échapper, si elle vient elle-même, maintenant, nous étrangler.
Jean Madiran.
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ANNEXE I
### Précisions sur l'interdiction
Voici en quels termes Paul VI s'est exprimé le 24 mai au sujet de la messe :
« C'est au nom de la Tradition elle-même que nous demandons à tous nos fils et à toutes les communautés catholiques de célébrer avec dignité et ferveur les rites de la liturgie rénovée. L'adoption du nouvel Ordo Missae n'est certainement pas laissée à la libre décision des prêtres ou des fidèles. L'instruction ([^7]) du 14 juin 1971 a prévu que la célébration de la messe selon le rite ancien serait permise, avec l'autorisation de l'Ordinaire, seulement aux prêtres âgés ou malades qui célèbrent sans assistance. Le nouvel Ordo a été promulgué pour prendre la place de l'ancien, après une mûre délibération et afin d'exécuter les décisions du concile ([^8]). De la même manière ([^9]), notre prédécesseur saint Pie V avait rendu obligatoire le Missel révisé ([^10]) sous son autorité après le concile de Trente.
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La même prompte soumission, nous l'ordonnons, au nom de la même autorité suprême qui nous vient du Christ, à toutes les autres réformes liturgiques, disciplinaires, pastorales mûries ces dernières années en application des décrets conciliaires. »
Paul VI invoque donc le précédent de saint Pie V : parce qu'il a, lui Paul VI, dans sa réforme de la messe, *procédé de la même manière,* « haud dissimili ratione », que saint Pie V, il peut *de la même manière* rendre à son tour sa réforme obligatoire.
Mais justement : la manière de procéder n'est pas la même, et l'obligation non plus.
#### I. -- La manière de procéder
**1. -- **Dans sa révision du Missel, saint Pie V, à aucun moment, n'avait signé et promulgué une anomalie aussi incroyable que celle de l'*Institutio generalis,* qu'il ait eu à corriger subrepticement l'année suivante. Son autorité morale demeurait intacte. Point celle du pontife responsable de l'article 7. C'est l'actuel abus de pouvoir de Paul VI qui nous conduit à souligner ce point capital. Quand on a signé et promulgué une définition de la messe qui en fait une simple réunion de prière et une assemblée du souvenir, il ne suffit pas d'y apporter ensuite une furtive correction. Voici que me tombe sous la main un journal du 6 juin :
« *Les problèmes liturgiques ont donné lieu à d'étranges tentatives, telle, par exemple, que la première rédaction de l'article 7 de l'Ordo. Le pape l'a fait corriger. *»
Une telle présentation des faits n'est pas conforme à la vérité. Il n'y a pas eu d'une part une « étrange tentative », puis d'autre part une intervention salvatrice de Paul VI imposant une correction. C'est Paul VI en personne, et en qualité de souverain pontife, qui a signé et promulgué la première version de l'article 7. On peut si l'on veut ne jamais parler de cet article. Mais si l'on en parle, il n'est pas permis de donner à croire que l'intervention de Paul VI en la matière consista seulement à corriger un article 7 dans lequel il n'aurait été pour rien. Le responsable, le signataire, le promulgateur de l'article 7 première version est bien Paul VI lui-même. Pourquoi l'a-t-il fait ? La première hypothèse, la plus obvie, est qu'il l'a fait parce que cet article 7 exprimait sa pensée, ou du moins ne la heurtait pas.
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On écarte cette hypothèse sans l'examiner ; on l'écarte peut-être inconsidérément ; mais enfin écartons-la. Il faut alors admettre que Paul VI a signé sans lire ou a lu sans comprendre, ce qui n'est guère mieux.
Tout cela pour bien établir que par cet accident phénoménal, Paul VI n'agissait nullement de la même manière que saint Pie V.
Une prudente vertu, après l'article 7, ne se serait pas crue qualifiée pour imposer à la célébration de la messe le plus grand bouleversement qu'elle ait connu au cours de son histoire.
**2. -- **La révision de saint Pie V, conforme aux requêtes du concile de Trente, n'avait pas pour but la fabrication d'une messe *nouvelle,* mais l'unification et la réglementation de la *messe traditionnelle*. La différence est abyssale.
**3. -- **Saint Pie V n'a pas fait réviser le Missel avec le concours d'experts hérétiques, convoqués davantage en tant qu'hérétiques qu'en tant qu'experts, dans l'intention d'aboutir, comme l'a fait Paul VI, à une réforme qu'ils puissent accepter.
#### II. -- Parenthèse : « canonisé »
Au passage, précisons un terme. Dans notre lettre à Paul VI du 27 octobre 1972, nous parlons du « rite millénaire de l'Église catholique, canonisé par le concile de Trente ». Il semble que l'on se soit mépris sur le sens du mot. « Canonisé », oui, mais non point au sens où le pape canonise un bienheureux en l'inscrivant au catalogue des saints. Non point canonisé non plus comme un livre de l'Écriture, admis au nombre des livres dits canoniques. Canonisé au sens de : établi à titre de loi. Je disais canonisé, *simplement* canonisé (et non pas inventé), pour rappeler que les requêtes du concile de Trente, mises en œuvre par saint Pie V, réclamaient une *réglementation de la messe existante* et nullement la *fabrication* *d'une messe nouvelle.*
C'est encore une différence, c'est toujours la différence essentielle, quant à la manière et à la méthode, entre le Missel de saint Pie V et celui de Paul VI.
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Le concile de Trente avait pour intention d' « arrêter le processus de la désagrégation protestante des rites de la messe », désagrégation qui était « favorisée par les variétés innombrables des missels catholiques et par des abus que les pères (conciliaires) désignaient par leur nom en les ramenant à trois principaux : la superstition, l'irrévérence et l'avarice » ([^11]). Il entendait notamment éviter « *que le peuple ne soit heurté et scandalisé par des rites nouveaux *»*.* Il spécifiait que resteraient sauves « les coutumes légitimes ».
La messe traditionnelle, abandonnée et « décanonisée » par les hiérarques de l'autodémolition, ne conserverait-elle plus que le droit de la coutume immémoriale, celui-là du moins ne pourrait lui être enlevé. Il ne pourrait l'être que par une sentence déclarant cette coutume abusive et mauvaise : telle est d'ailleurs la portée implicite, peut-être inconsciente, mais inévitable, de l'actuelle interdiction.
#### III. -- L'obligation
Saint Pie V n'a pas *aboli*, il a au contraire confirmé, en matière de rite, les coutumes légitimes ayant plus de deux cents ans d'existence. Notamment, il a confirmé le droit des Églises ou communautés ayant un Missel propre, approuvé dès son institution. C'est. ainsi que la promulgation du Missel romain de saint Pie V a laissé subsister le rite dominicain, le rite lyonnais, le rite ambrosien (à Milan). Ces rites se sont conservés jusqu'à maintenant : mais eux aussi viennent d'être supprimés, ou plus exactement interdits, par le discours consistorial du 24 mai. J'ignore quelle est et quelle sera la situation à Milan. Mais le rite dominicain et surtout le rite lyonnais ont été jusqu'à cette année employés pour la célébration de la messe aux congrès de Lausanne de l'Office international des œuvres de formation civique. Paul VI ne les excepte pas, il impose son Missel d'une obligation qui ne supporte plus les dérogations légitimes stipulées par saint Pie V.
D'autre part, l'obligation imposée par saint Pie V était clairement et normalement énoncée dans la bulle *Quo primum tempore* du 19 juillet 1570 promulguant le *Missale recognitum*. Au contraire, les actes de Paul VI en 1969 sont d'une confusion et d'une incertitude extrêmes, quant aux obligations qu'ils fixent ou ne fixent pas.
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Il n'y apparaît nulle part la volonté explicite de conférer au nouveau Missel une obligation excluant l'usage du Missel antérieur. Juridiquement, par la constitution *Missale romanum* du 3 avril 1969, Paul VI ne fait qu'autoriser et établir une messe nouvelle (sans supprimer l'ancienne), en somme à titre de dérogation particulière aux prescriptions non abrogées de la bulle *Quo primum*. D'où les circulaires d'application stipulant à quelles conditions ou à quelles dates la célébration de la nouvelle messe sera *permise.* (En France, l'obligation venait seulement de l'ordonnance épiscopale du 12 novembre 1969.) Sept années après coup, dans le discours consistorial du 24 mai 1976, Paul VI fait entrer en ligne son « autorité suprême qui vient du Christ » pour déclarer interdite la célébration traditionnelle. Une telle interdiction avait déjà été énoncée, mais seulement à titre soit d'opinion (celle de Solesmes), soit d'*instruction administrative.* Le PREMIER ACTE de Paul VI lui-même en ce sens est le discours consistorial.
\*\*\*
A quoi il faut ajouter deux observations, qui sont concluantes l'une et l'autre :
**1. --** Aucun ACTE de Paul VI n'ABOLIT la bulle *Quo primum* de saint Pie V. Ce n'est pas par voie d'abolition, c'est par voie de *remplacement* que le Missel de Paul VI entend prendre obligatoirement la place du Missel de saint Pie V : *Novus Ordo promulgatus est ut in locum veteris substitueretur.* Il n'y a donc pas lieu de se demander dans quelle mesure Paul VI AURAIT le droit d'abolir la bulle *Quo primum *: le fait est qu'il ne L'A PAS abolie. Il n'a donc pas aboli l'indult concédé à perpétuité, à tous les prêtres réguliers et séculiers sans exception, à la fois pour les messes chantées et pour les messes basses :
« *En vertu de l'autorité apostolique, nous concédons et donnons l'indult suivant, et cela a perpétuité :*
« *Que désormais, pour chanter ou réciter la messe en n'importe quelles églises, on puisse sans aucune réserve suivre ce même Missel, avec permission donnée ici et pouvoir d'en faire libre et licite usage, sans aucune espèce de scrupule ou sans qu'on puisse encourir aucunes peines, sentences et censures ; *
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« *Voulant, ainsi, que les prélats, administrateurs, chanoines, chapelains et tous autres prêtres, séculiers de quelques dénominations soient-ils désignés, ou réguliers de tout ordre, ne soient tenus de célébrer la messe en toute autre forme que celle par nous ordonnée ; et qu'ils ne puissent, par qui que ce soit, être contraints et forcés à modifier le présent Missel. *»
Aucun supérieur ecclésiastique ne peut faire échec à ce privilège par aucune sorte de défense, ni au for interne ni au for externe. Cet indult n'a besoin d'aucun agrément, visa ou consentement ultérieur. Aucun prêtre régulier ou séculier ne peut valablement être « contraint et forcé par qui que ce soit » à user d'un autre Missel que le Missel romain de saint Pie V ([^12]).
**2. -- **Une coutume, et surtout une coutume immémoriale, n'est abolie par l'Église que si elle n'est pas une coutume légitime. La messe catholique traditionnelle, même si elle ne bénéficiait pas de l'indult conféré à perpétuité par saint Pie V, bénéficierait au moins du droit de la coutume immémoriale. Supposer qu'elle puisse être *interdite* requiert de supposer qu'elle est mauvaise. Mais si l'on suppose mauvaise la messe traditionnelle, mauvaise au point de devoir l'interdire, la messe nouvelle que l'on met à sa place sera nécessairement une *autre* messe ; non pas la même, conservée en substance et améliorée dans sa présentation ; mais une messe substantiellement différente.
Supposons (par hypothèse de raisonnement) que la nouvelle messe de Paul VI soit excellente en tous points et corresponde heureusement aux légitimes exigences pastorales de notre époque. Dans ce cas, on pourrait tout au plus reprocher à la messe traditionnelle un langage désuet, des vêtements démodés, et autres choses du même genre. C'est précisément le reproche que lui faisait Paul VI dans son allocution du 26 novembre 1969, quand il parlait de rejeter, par sa réforme de la messe, les « *vétustes vêtements de soie dont elle s'était royalement parée *». Et encore la traduction française reçue atténue l'ironie acide de cette déclaration dans son original italien. Même en sa version atténuée, on souffre suffisamment d'avoir à la recopier, insultante, étrangère, bornée. Mais poursuivons. Supposons, avons-nous dit, par hypothèse de raisonnement, qu'il y ait dans la messe traditionnelle des revêtements vieillis, et que la réforme de la messe se soit limitée à les rajeunir : eh bien même si cela pouvait justifier la création d'une nouvelle messe, en tous cas *cela ne peut pas justifier l'interdiction de l'ancienne.*
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Supposée incapable de plaire sauf aux vieilles gens, il fallait la laisser aux gens supposés vieux, c'est la manière catholique de toutes les réformes ayant pour objet non de corriger un mal mais de se détacher d'un usage périmé. Pensez-y bien. Si la messe ancienne et la nouvelle étaient en substance la même messe, s'il s'agissait seulement d'en rajeunir le langage et l'apparence, il n'y aurait aucun motif d'*interdire*.
Inversement, si la nouvelle messe estime inévitable d'interdire l'ancienne, c'est implicitement, mais nécessairement, qu'elle la juge étrangère, qu'elle la trouve incompatible, qu'elle y voit l'expression d'une autre religion.
La seule raison que puisse jamais avoir une messe d'en interdire une autre, c'est une raison de religion, c'est une raison de foi.
D'un côté Paul VI assure que la réforme conciliaire conserve intacte la substance de la foi, de la messe, des sacrements ; qu'elle change seulement la présentation, la formulation, le costume. Mais d'un autre côté il condamne comme se plaçant hors de l'Église ceux qui gardent les anciens costumes, les anciennes formulations, les anciennes présentations : s'il ne s'agissait que de formes extérieures, bonnes en elles-mêmes, il n'y aurait pas matière et motif à condamnation.
Que Paul VI condamne et interdise la messe traditionnelle alors qu'il n'interdit ni ne condamne la messe à la française où, conformément à l'article 7 première version, « il s'agit simplement de faire mémoire », cela pose une question non point de tactique pastorale et d'aggiornamento, mais de religion. Que Paul VI juge l'épiscopat français et l'épiscopat hollandais dans sa communion, et Mgr Lefebvre hors de sa communion, cela pose une question non point de discipline, mais de foi.
J. M.
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ANNEXE II
### Le sophisme sur l'infaillibilité
Il faut regarder notre malheur en face et tel qu'il est, dans toute son étendue ; il ne faut pas l'augmenter par des contrevérités. Chacun doit suivre sa conscience : mais après l'avoir éclairée. Paul VI, le 24 mai, a invoqué son autorité suprême, mais non pas son autorité infaillible. *L'Homme nouveau* se trompe et nous trompe, sur un point grave de la doctrine catholique, quand il prétend (6 juin) :
« ...Telle est l'espérance du pape qui, je l'ai écrit déjà, n'est pas *impeccable.* Comme tout homme, il peut pécher. Mais comme tous ses prédécesseurs, il est *infaillible* pour maintenir la foi et les mœurs. »
Qu'il s'agisse de la foi et des mœurs est une condition nécessaire mais non pas suffisante pour que l'infaillibilité soit engagée. Tout ce que fait un pape « pour maintenir la foi et les mœurs », il ne le fait pas de manière infaillible. L'usage de l'infaillibilité est très rare, et il est explicite : Pie XII définissant le dogme de l'Assomption. Au contraire, Paul VI promulguant les constitutions et décrets du concile Vatican II accomplissait bien un acte concernant la foi et les mœurs, mais sans y engager son infaillibilité.
Il est certainement erroné, grandement regrettable et réellement scandaleux que l'on donne le discours consistorial du 24 mai pour un acte infaillible. Une erreur doctrinale aussi grave en elle-même, et aussi lourde de conséquences morales dans ce cas précis, appelle, croyons-nous, une très claire rétractation. Nous la demandons et nous l'attendons.
Nous la demandons et nous l'attendons conforme au catéchisme catholique :
17:205
« Le pape est infaillible seulement lorsque, en sa qualité de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, en vertu de sa suprême autorité apostolique, il définit, pour être tenue par toute l'Église, une doctrine concernant la foi et les mœurs. » ([^13])
Un pape peut se tromper même en matière de foi et de mœurs, quand il ne *définit* pas une doctrine comme devant être tenue par toute l'Église. Les théologiens et canonistes ont de longue date étudié le cas d'un pape (manifestement) mauvais, d'ailleurs distinct du cas, qui lui non plus n'est pas impossible, d'un pape (secrètement ou publiquement) hérétique ou schismatique. Nous n'y revenons pas pour le moment et nous ne désirons pas être amené à y revenir. Nous avons donné à ce sujet des indications suffisamment détaillées dans ITINÉRAIRES, numéro 137 de novembre 1969, pages 1 à 17 (voir aussi, dans le même numéro, les pages 307 à 321).
J. M.
18:205
### L'arsenal sur la messe
1\. -- *La messe, état de la question,* par Jean Madiran. Sur l'affaire de la messe depuis le début : *a*) l'essentiel de ce qu'il faut savoir ; *b*) les références pour en savoir davantage ; *c*) les quatre arguments A, B, C et D qui n'ont jamais été réfutés. \[It. 193-bis\]
2\. -- *Le saint sacrifice de la messe.* Numéro 146 d' « Itinéraires ».
L'importance permanente de ce numéro, paru en octobre 1970, vient de ce qu'il constitue un document historique : il prouve par sa seule existence que les pseudo-promulgations qui prétendaient rendre « obligatoire » une messe artificielle et équivoque ont été *rejetées comme arbitraires dès leur apparition.*
\[...\]
\[It. 146-09-70\]
19:205
3\. -- *Le Bref examen critique* présenté à Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci.
\[...\]
\[cf. 213:141-03-70\]
4\. -- *Déclarations sur la messe* faites par le Père R. Th. Calmel, l'abbé Raymond Dulac, le Père Maurice Avril, le Père M. L. Guérard des Lauriers.
\[...\]
\[It. 146-09-70, 149-01-71\]
5\. -- *La nouvelle messe,* par Louis Salleron.
Sur ce livre capital, Henri Rambaud a écrit dans le *Bulletin des Lettres,* numéro du 15 avril 1971 :
« *Véritablement un grand livre, le plus utile sans doute,* avec L'HÉRÉSIE DU XX^e^ SIÈCLE *de Jean Madiran, pour comprendre que c'est l'essence même de la foi qui est* en *jeu. *»
6\. -- *Le chant grégorien,* par Henri et André Charlier. Ce livre est un livre de doctrine, d'enseignement, de sanctification : le livre d'aujourd'hui pour le combat spirituel de maintenant. Un livre indispensable aux familles et aux écoles chrétiennes.
20:205
Beaucoup ont cru, sans s'y arrêter davantage, que le chant grégorien était sympathique sans doute, intéressant, souhaitable, mais secondaire par rapport au drame religieux que nous vivons : alors qu'il est absolument central.
Henri et André Charlier ne sont pas nés dans une famille chrétienne. Leur père était un important franc-maçon. Ils sont des convertis et des baptisés de l'âge adulte. Ils sont venus *du monde moderne à la foi chrétienne,* contrairement à l'itinéraire de décomposition qui veut nous conduire, évêques en tête, *de la foi chrétienne au monde moderne.*
Et personne en notre temps n'a compris, pratiqué et enseigné le chant grégorien comme ils l'ont fait, avec des fruits spirituels aussi manifestes et aussi durables.
Ils témoignent d'une chose qu'ils n'ont pas inventée, et ils l'expliquent : une chose qui appartient à la tradition, à la sagesse, à la pédagogie de l'Église, et que dans l'Église on est en train de méconnaître et d'oublier. A savoir qu'*en matière d'éducation chrétienne, le grégorien est plus surnaturel, plus simple,* *plus universel, plus populaire que tout le reste.*
L'ouvrage comporte un chapitre sur la méthode pratique pour enseigner le chant grégorien aux enfants.
7\. -- *L'assistance à la messe,* par le Père R.-Th. Calmel, suivie de l'Apologie pour le canon romain.
\[It. 157-11-71\]
\[...\]
8\. -- *La Bulle* « *Quo Primum *» de saint Pie V promulguant le Missel romain.
Introduction (avec une brève histoire du Missel romain), traduction française intégrale, notes et commentaires par l'abbé Raymond DULAC.
\[It. 13:162-04-72\]
21:205
9\. -- *La communion dans la main,* par Jean Madiran.
\[It. 135:146-09-70\]
\[...\]
10\. -- *La messe ancienne et la nouvelle,* par Henri Charlier.
\[It. 129:168-12-72
\[...\]
22:205
11\. -- *La nouvelle messe : en quoi elle est équivoque ; en quoi elle favorise l'hérésie ; en quoi elle est un échec,* par Louis Salleron ; suivi de : *Solesmes et la messe* (réponse à Dom Oury).
\[cf. It. 191-03-75, 192, 193, 194, 196\]
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### L'hérésie conciliaire ou hérésie de l'action
par Marcel De Corte
DANS son éditorial d'ITINÉRAIRES de mai 1976, Jean Madiran établit avec force que la foi de bon nombre d'évêques actuels, « qui se réfère à Vatican II, est en cela une foi en autre chose que les dogmes catholiques, en autre chose que les vérités révélées par Dieu » ([^14]). Depuis ce concile qui, selon Paul VI, « *a autant d'autorité et plus d'importance que le concile de Nicée *»*,* on se refuse à nous dire nettement et distinctement quel est *l'objet de notre foi.*
Le pape actuel, vaguement ému sans doute par les innombrables déviances, déformations, inversions et aberrations répandues au nom de « l'esprit du concile », a bien publié, voici des années, un *Credo,* mais il a déclaré qu'il le faisait à titre personnel et point au nom de l'Église dont il est la Tête visible. Il assure ses lecteurs que cette profession de foi « *ne doit pas être considérée vraiment et proprement comme une définition dogmatique *» (30 juin 1968).
24:205
Il a beau ajouter ensuite que son *Credo* « reprend en substance, en y ajoutant plusieurs développements réclamés par les conditions de notre temps, le formulaire de Nicée », cette profession de foi, par la restriction qui l'accompagne, reste strictement propre à Paul VI. Le pape entend par là ne pas l'imposer aux évêques, aux prêtres, aux fidèles. La porte libéralement ouverte au monde par Paul VI, et par le concile, l'est encore et toujours comme auparavant. La tempête peut impunément balayer comme de vieilles rengaines le *Credo* de Nicée.
De fait, les Églises nationales n'ont point publié, que je sache, leur adhésion à ce *Credo* après sa publication. Le discours pontifical allait rester ce qu'il est : un *flatus vocis*, une suite de mots sans efficace, puisqu'aucune sanction contre les destructeurs de la foi ne le suivit. Une épidémie mortelle se déclare-t-elle dans un pays ? L'Autorité responsable se refuse d'isoler les porteurs de germes et se contente de publier avec optimisme les règles élémentaires de l'hygiène à l'usage de la population. Bien plus, ce sont les bien-portants qui sont finis en quarantaine !
\*\*\*
On comprend alors le sens de la stupéfiante déclaration de Paul VI, persuadé que Vatican II a autant d'autorité et plus d'importance que Nicée. La foi n'est plus le facteur d'union dans l'Église. On nous l'a dit et redit : sa substance doit rester intacte, mais il faut l'exprimer autrement, de manière à répondre aux exigences du « monde ». Les formules du dogme sont secondaires : elles sont même périmées. Étienne Gilson qui se plaint auprès du cardinal Lefebvre de la substitution de la formule « de même nature que le Père » au « consubstantiel », dans la traduction française du *Credo,* et qui lui montre, par la simple analyse du sens des mots, combien ce changement est dangereux pour la foi, s'entend répondre avec désinvolture : « Avouez, cher Monsieur, que cela n'a guère d'importance ! » La petite tache jaune dont parle Proust, dans ce tableau de Vermeer qu'elle illumine, serait-elle remplacée par une tache noire, aucune gravité !
L'essentiel est ailleurs : *dans l'action qui a désormais éliminé comme accessoire la foi, fondement de la vie surnaturelle, l'espérance qui s'enracine dans la foi, la charité qui les informe toutes deux et les ordonne à l'amour de Dieu.*
25:205
Plus exactement encore, L'ACTION, en évinçant la foi, principe de toute connaissance surnaturelle que nous avons de Dieu, sécularise l'espérance et la charité théologales et les rabat sur le monde temporel : il s'agit désormais de transformer celui-ci selon les exigences du pur sujet humain, marquées en creux du sceau de l'infini, et de fonder une société fraternelle où le Royaume de Dieu se réalisera sur la terre. C'est la fameuse « hérésie de l'action » que Pie XII dénonçait déjà. Elle coule à pleins bords depuis Vatican II.
\*\*\*
Il est aujourd'hui publiquement établi que les constitutions dogmatiques, qui avaient été soigneusement élaborées par les commissions préconcliaires sur l'ordre de Jean XXIII, et selon la tradition des conciles antérieurs, furent violemment critiquées par les évêques hollandais comme incompatibles avec la mentalité moderne. Il s'agissait particulièrement des « sources de la Révélation », de « la préservation intégrale du dépôt de la foi », de « l'ordre moral chrétien » et du schéma intitulé : « Chasteté, mariage, famille et virginité ». L'épiscopat hollandais diffusa son commentaire auprès des évêques des autres, pays, dès leur arrivée à Rome, et en gagna la plupart à son point de vue. Jean XXIII le Débonnaire avait l'intention de faire discuter et adopter en premier lieu ces quatre schémas, mais il céda aux remontrances des évêques rhénans -- allemands, français, hollandais et belges -- qui, dès l'ouverture du concile, avaient, en cinquante minutes, y compris le temps de la Messe, conquis pour leurs affidés la majorité des places dans les commissions conciliaires, et jusque dans la toute puissante commission de théologie. Ainsi que le relate le R.P. Ralph M. Wiltgen dans son livre consacré au « Concile Inconnu », publié avec l'approbation de S.E. Mgr Terence L. Cooke, archevêque de New York, « le Rhin avait commencé à se jeter dans le Tibre ». La seconde Révolution d'Octobre, chère au R.P. Congar, avait commencé sans que Jean XXIII ait esquissé le moindre mouvement de résistance.
L'image des eaux du Rhin, les plus polluées du monde, comme on sait, qui se déversent dans le Tibre, signifie le triomphe de la *praxis* sur la *théoria,* du contingent sur le nécessaire, du temporel sur l'éternel et de l'homme sur Dieu, ainsi que la suite le fit bien voir.
26:205
Le concile fut privé, dès ses premières séances, des lumières objectives de la foi et de la morale chrétiennes que tous les conciles antérieurs avaient au préalable appelées au secours contre les erreurs de leur temps. Vatican I n'avait pas failli à cette tradition bimillénaire : il avait commencé par approfondir les données objectives de la foi catholique de manière à vaincre dans l'esprit des Pères conciliaires la séduction des sophismes et des aberrations de l'époque et à éclairer la seconde partie de sa tâche : le rôle de pasteurs des âmes que doivent exercer au cours de leurs ministères les successeurs de Pierre et ceux des Apôtres. Vatican II décida, au contraire, de ne point examiner les quatre premiers schémas et de passer immédiatement à l'analyse du schéma sur la liturgie ([^15]). Afin de masquer sa défaite, et dans sa candeur, le pape se persuada et persuada l'opinion publique que Vatican II n'était point un concile dogmatique, mais un concile pastoral, voué seulement au soin des âmes et à la recherche des moyens d'assurer le salut de l'homme moderne.
En réalité, il n'en était rien. La vérité toute simple et telle qu'elle apparaît plus tard en sa terrible nudité est que la majorité des pères conciliaires ne savaient plus très bien eux-mêmes que la foi *objective* en la Révélation se situe au principe de la vie spirituelle et morale du chrétien et que toute action est vaine qui ne recourt pas avec une inflexible constance à ses invariants. Leur foi était *subjective* et ne pouvait concorder exactement avec celle de la tradition conciliaire antérieure. Ils ne pouvaient s'entendre entre eux sur le contenu *réel* de la foi. Ils préférèrent à leur quasi-unanimité considérer les problèmes de la foi et de la morale chrétiennes comme résolus, alors qu'ils ne l'étaient pas. Ils feignirent d'être d'accord sur des solutions qui les séparaient. Au fond, quelle importance, l'essentiel n'est-il pas de «* vivre sa foi *» ? Nous disons bien : « vivre *sa* foi » et non pas « vivre *les* données objectives de la foi ». Le ver du relativisme était dans le fruit. En quelques années, il allait en dévorer la substance et n'en plus laisser que l'enveloppe extérieure, elle-même craquelée, trouée, fendue sur toute sa surface.
27:205
Les pères conciliaires ne faisaient du reste, à cet égard, que suivre la pente de toute la philosophie moderne dont ils étaient, consciemment ou inconsciemment, imprégnés l'intelligence humaine est incapable de saisir le réel tel qu'il est en soi, et les concepts dont elle se sert pour le comprendre ne sont que la projection qu'elle opère en lui de ses propres constructions mentales. *Comprendre c'est faire,* c'est fabriquer des concepts, des structures et des formes qui façonnent le monde extérieur selon les désirs de l'homme, le représentent ainsi modelé à l'intelligence et parviennent, par enveloppements de plus en plus vastes et par manipulations de plus en plus serrées, à construire un univers qui répond adéquatement à la subjectivité humaine et se confond avec elle. Il n'y a plus d'objet. Il n'y a plus que des sujets qui agissent sur le monde pour en faire une « réalité » parfaite, docile et exactement proportionnée aux exigences de l'homme. Les sociétés humaines obéissent à cette loi de la connaissance : elles sont le produit de l'activité de l'homme qui les transforme selon ses besoins, ses vœux, ses aspirations à l'unité, si bien qu'au terme de l'entreprise elles, fusionneront en une seule et même société universelle. Dieu lui-même est en voie de s'accomplir : lorsque le monde sera reconstruit entièrement par l'homme prométhéen et soumis à sa volonté, l'humanité sera dieu. Tout, absolument tout dans l'univers est le résultat de l'œuvre créatrice de l'homme, véritable roi de la Création au sens le plus fort du terme.
\*\*\*
Cette philosophie a pénétré jusqu'au cœur même de la science, de la technique, de la pédagogie, de l'art, de la politique, de l'économie, de la théologie et enfin de la foi catholique. Par un retournement de sens d'une aberration sans pareille, la foi se greffe désormais, non plus sur les données objectives de la Révélation telles que l'Évangile, la Tradition et l'Église nous les transmettent, mais sur les exigences de l'homme, avec toutes les variations qu'elles ont au cours des siècles et le relativisme dont elles sont prégnantes. De théocentrique, elle est devenue anthropocentrique.
28:205
Étant la résultante de l'action constructrice de l'esprit, elle ne peut avoir son principe et sa fin que dans la personne humaine douée comme telle de liberté.
\*\*\*
Sans doute, pour le chrétien favorable à cette idéologie, Dieu est-il une réalité qu'il ne crée pas, mais il refuse d'admettre que *la connaissance objective des vérités révélées* soit une *condition de la possession de l'objet à croire,* comme le refusait Maurice Blondel, bien avant Vatican II dont il est l'inspirateur. Dieu ne nous est accessible que par « l'action » qui nous pousse à nous réaliser nous-mêmes. « Le besoin de l'homme, c'est de s'égaler à soi-même en sorte que rien de ce qu'il est ne demeure étranger ou contraire à son vouloir, et rien de ce qu'il veut ne demeure inaccessible ou refusé à son être. » En se créant soi-même, « en passant de son *moi* apparent à son *moi* réel », l'homme découvre au plus profond du besoin d'infini qui le fait agir la présence de Dieu. La transcendance divine, que l'intelligence des données objectives de la foi ne peut atteindre, se découvre au terme de l'action continue que nous exerçons sur nous-mêmes pour nous réaliser pleinement. Elle est la fille de l'immanence. Dieu se révèle comme un moi plus moi-même que moi, dans l'expérience vivante de l'action.
On comprend alors pourquoi le concile « s'est tourné vers l'homme », selon l'aveu même de Paul VI. Une fois récusée l'intelligence objective des données de la foi, il ne pouvait suivre une autre voie. *Quand on ne part plus de Dieu, on ne peut plus partir que de l'homme,* de son action, des exigences immanentes à son action, pour tenter de retrouver Dieu. Si la fonction théorique ou contemplative de l'esprit est frappée d'impuissance, il ne reste plus à l'homme que l'activité pratique par laquelle il se réalisé et, en se réalisant, découvre Dieu au sein de son immanence. Kant avait déjà connu cette aventure. Comme on l'a dit avec justesse, Dieu n'est plus chez lui que le parasite de la morale, un être qui vit sur l'homme, à l'intérieur de l'homme se construisant soi-même comme personne : Dieu se révèle, mais au prix de sa dépendance radicale par rapport à l'homme.
29:205
Pour que l'homme se réalise pleinement par l'action, il ne suffit pas qu'il le fasse isolément. Ses actions s'inscrivent dans un contexte social et sont en relation avec le monde matériel qui l'entoure. Pour passer du moi apparent au moi réel où Dieu se manifeste selon Blondel, il faut encore transformer par l'action la société apparente en société réelle, vraiment humaine, la démocratie intégrale qui permet l'épanouissement total des personnes, et il faut transformer le monde afin de le mettre totalement au service de l'homme. L'action n'est possible qu'à travers une politique qui soumet la société aux exigences de la personne humaine, aboutissant ainsi au socialisme totalitaire, et à travers un optimisme de la technique qui soumet l'univers à la volonté de puissance de l'homme. Il était inévitable que le concile, ou plutôt « l'esprit » qui s'en est dégagé et qui est plus important que celui de Nicée, versât dans l'utopie, dans le marxisme, quintessence de l'utopie, et dans la Révolution qui tente en permanence de traduire l'utopie dans les faits.
\*\*\*
On n'échappe pas aux conséquences des options initiales. Parce qu'il a dénié à l'intelligence, dès le début, au moins implicitement, sa portée objective en matière de foi, l'esprit conciliaire ne pouvait plus nourrir la foi des chrétiens qu'en lui proposant d' « agir », de « transformer » l'homme, le monde, la société, l'Église « par l'action ». Or le propre de l'action qui n'est plus subordonnée en matière de foi aux données objectives de la Révélation comme tous les conciles et l'Église de toujours l'ont fait jusqu'à Vatican II, *est de tenter de les détruire* parce qu'elles résistent aux « exigences » de la subjectivité et aux impératifs de l'immanence.
La foi qui se répand depuis Vatican II est une foi qui méconnaît la réalité objective du surnaturel et qui se vide peu à peu de toute sa substance à travers « l'hérésie de l'action ». La Révolution remplace désormais la Révélation.
Marcel De Corte.
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## CHRONIQUES
31:205
### Lettre aux parents
par André Charlier
Cette lettre d'André Charlier mérite d'être lue deux fois. Une première fois pour son contenu et son opportunité actuelle. Une seconde fois en ayant sa date présente à l'esprit : c'est le 22 octobre 1954 (cinquante-quatre) qu'il l'écrivit, quand il était directeur du Collège de Normandie à Clères.
Chers Amis,
J'ai écrit il y a plusieurs années des Lettres aux Parents, et j'ai cessé de le faire, parce qu'en somme je n'y voyais pas d'utilité. Elles ne persuadaient guère que des gens qui étaient déjà persuadés d'avance. Beaucoup m'écrivaient : « Comme vous avez raison ! », sans aller plus loin que cette approbation toute platonique. Alors j'ai trop peu de temps à moi pour écrire des choses inutiles. Si je vous écris encore une fois aujourd'hui, c'est qu'une nécessité impérieuse m'y pousse. Il faut tout de même qu'un homme auquel vous confiez l'éducation de vos fils vous dise ce qu'il pense de la jeunesse de France qui monte. Votre responsabilité morale est engagée comme la mienne et il faut que vous soyez mis en face de la réalité. Le tableau que j'ai à vous faire est une vue générale dont les éléments ne sont pas empruntés seulement à ce que j'ai constaté dans l'École. De ce que j'ai à vous dire, chacun de vous prendra ce qu'il voudra ou ce qu'il pourra.
32:205
Ce qui me frappe le plus, c'est combien cette jeunesse est peu virile. Et pourquoi l'est-elle si peu ? Simplement parce que vous n'avez jamais rien exigé d'elle. Vous vous êtes simplement préoccupés que vos fils soient heureux et vous êtes allés au-devant de tous leurs désirs ; dès la première enfance vous les avez comblés de toute manière comment voulez-vous qu'ils aient d'eux-mêmes l'idée, d'une part que la vie est difficile et que les choses difficiles ont seules de l'intérêt, d'autre part que toutes les joies s'achètent, et que même elles s'achètent d'autant plus cher qu'elles sont élevées ? Tout leur a toujours été donné, et ils trouvent normal que tout leur soit donné, ils estiment même que cela leur est dû ; et comme la culture et la science ne se donnent pas d'elles-mêmes, ils y voient une espèce d'injustice. Ils ne sont pas loin de se considérer comme des victimes parce que le Latin et les Mathématiques ne leur livrent pas pour rien leurs secrets. Cela vient de ce que, dans l'éducation que vous leur avez donnée, ils ont toujours tout reçu pour rien. Vous avez été victimes de l'universelle démagogie et du libéralisme moderne qui considère que l'autorité est un vestige des temps barbares. Vous avez répudié l'autorité ; vous avez voulu plaire à vos fils afin d'être aimés : mais vous ne serez pas plus aimés que nos pères l'ont été et vous serez peut-être moins estimés de vos enfants eux-mêmes quand ils auront l'âge de juger. Car vous ne leur avez pas appris que tout se paye, et que les choses de prix se payent cher. Ils n'ont jamais eu besoin de mériter les plaisirs que vous leur avez donnés ; ils n'ont jamais appris à faire une chose qu'ils n'avaient pas envie de faire. Or, ce n'est pas une chose agréable en soi, par exemple, d'apprendre les déclinaisons latines ou allemandes.
33:205
Quand j'étais enfant, j'ai appris à faire sans discuter les choses qui m'étaient commandées ; on m'a par là rendu un immense service. Mais vos fils, comme ils discutent tout ! Ils n'en ont jamais fini. Rien ne trouve grâce devant leurs yeux. Ils jugent de tout à la mesure de leur plaisir immédiat. Ne vous étonnez pas qu'ils n'aient ni obéissance ni discipline, ni respect ni sens du devoir. Et puis, vous les avez tellement comblés qu'ils ne désirent plus rien, et je n'ai rien vu de plus désolant que des jeunes sans désir. L'absence de désir est un étrange bonheur.
Vous trouverez que je suis pessimiste ? Mais les professeurs de lycée que je connais me disent exactement la même chose. D'ailleurs, dans les conversations que j'ai avec vous, vous tombez d'accord de ce que je vous dis là, seulement vous oubliez de vous en faire l'application à vous-mêmes. Vous ne vous rendez pas compte que vous êtes extraordinairement soucieux de tout ce qui concerne la santé, la nourriture, le confort, les vacances -- et puis aussi les études, parce qu'il y a au bout le sacro-saint bachot -- mais l'âme de vos fils, y songez-vous ? En attendant que vous en répondiez devant Dieu, quels hommes allez-vous donner à la France ? Vous savez pourtant que la vie n'est pas facile. Vos tâches professionnelles sont de plus en plus lourdes. Vous avez le cœur serré de voir combien la France est politiquement diminuée dans le monde, combien elle déçoit ses amis étrangers parce qu'elle ne travaille pas assez, parce qu'elle ne sait pas gouverner sa maison, parce qu'elle perd ses forces en discussions stériles. Croyez-vous que c'est une génération sans âme qui guérira la France de son mal ? Car nous sommes en train de fabriquer la génération la plus médiocre que la France ait jamais connue, parce que nos fils ne savent plus s'imposer quoi que ce soit de pénible. Ils ont d'ailleurs trouvé un moyen facile de s'échapper, qui est le moyen des faibles : ils mentent. Ils vous mentent à vous, et vous ne vous en apercevez pas : Et moi, je perds un temps précieux à déjouer leurs mensonges. Jamais je n'ai eu tant de mal à établir dans la maison une atmosphère de loyauté.
34:205
Il n'en serait pas ainsi si vous leur donniez le sentiment que la règle nous dépasse et qu'on doit la respecter. Mais parce que vous êtes Français -- les Français sont anarchiques -- vous leur donnez involontairement le sentiment qu'on peut la tourner. Pour les sorties du dimanche, j'ai fixé qu'on doit être rentré à 17 heures -- parce qu'à cette heure-là il y a soit une étude, soit un office à la chapelle : mais chaque dimanche il y a des élèves en retard. J'ai établi comme une règle absolue que les élèves ne doivent pas avoir d'argent sur eux, mais vous leur en donnez derrière mon dos, ce qui les installe dans le mensonge et produit des conséquences parfois très graves.
Vous avez pourtant le souci de l'éducation puisque vous nous confiez vos fils. Mais vous nous remettez le soin de faire ce que vous n'avez pas le courage de faire. Vous abdiquez. Je sais bien qu'étant donné l'atmosphère morale du monde moderne, la tâche des parents, s'ils veulent la remplir scrupuleusement, est une tâche quasi héroïque. Eh bien, il faut la prendre comme elle est, et ne pas biaiser avec. Personne ne vous remplacera et vous répondrez quand même de vos enfants. Savez-vous ce qui se passe dans les maisons d'éducation même religieuses ? C'est que les éducateurs sont complètement dépassés : ils s'occupent des quelques meilleurs et laissent la grande masse des médiocres à leur médiocrité. Nous sommes encore quelques-uns ici à faire un métier que personne ne veut plus faire et dans lequel *personne* ne nous aide, à aucun point de vue. Alors ne nous en dégoûtez pas tout à fait en nous donnant le sentiment que ce que nous faisons péniblement d'un côté se trouve trop souvent défait d'un autre. Jamais la remise au travail n'a été plus pénible que cette année après les grandes vacances, parce qu'elles ont été trop douces, trop désœuvrées, trop confortables.
35:205
Et surtout, quand vous venez ici, débarrassez-vous de l'idée que ces pauvres enfants doivent absolument être consolés du malheur d'être pensionnaires par des kilos de bonbons ou par un plantureux déjeuner ou par je ne sais quoi. J'essaie de les traiter en hommes, et je vous prie de croire que ce n'est pas facile. Être homme ne consiste pas à discuter et à tout remettre perpétuellement en question. Cela consiste à prendre des responsabilités courageuses et généreuses dans un ordre qui nous dépasse. Faites donc comme moi. Vous trouvez cela héroïque ? Alors soyez des héros. Il n'y a rien d'autre à faire.
André Charlier.
36:205
### Sur l'indépendance nationale
par Louis Salleron
C'EST À QUI, depuis quelque temps, se fera le champion de l'indépendance nationale. Les hommes politiques de tous les partis rivalisent de patriotisme à ce sujet. L'origine de leurs déclarations est la défense nucléaire. Renoncer à développer cette défense, c'est renoncer à l'indépendance de la France.
J'inclinerais volontiers, pour ma part, en ce sens, si je ne voyais la redoutable confusion qui règne dans les esprits sur la notion d'indépendance.
Théoriquement -- juridiquement -- un pays est indépendant quand sa qualité d'État lui est reconnue par les autres États. Tous les pays qui ont un siège à l'O.N.U. sont indépendants. Cela fait beaucoup.
Apparemment cette indépendance ne suffit pas. C'est une indépendance *en Droit,* qu'il faut rendre réelle par une indépendance *en fait.* Un pays indépendant, c'est-à-dire jouissant de la plénitude de la *souveraineté nationale,* peut être dans la réalité sous la dépendance étroite d'un ou plusieurs autres pays. Il a le *droit* de faire ce qui lui plaît, mais il n'en a pas la *possibilité.* Pour mille raisons, dont nous allons reparler. Mais alors, quand peut-on dire qu'un pays est réellement indépendant ?
C'est le vieux débat de la *liberté.* Pour les pays comme pour les individus (et pour tous les groupements), il y a toujours la liberté « formelle » (juridique) et la liberté « réelle » (concrète). Les pays comme les individus vivent dans un réseau de relations mutuelles qui créent entre eux une *interdépendance,* elle-même génératrice d'une relative *dépendance* des uns par rapport aux autres. Il n'y a donc jamais d'indépendance absolue. Simplement l'indépendance des plus forts est beaucoup plus grande que l'indépendance des plus faibles.
37:205
Le contenu de l'indépendance nationale varie à l'infini et il est très difficile de dire d'un pays qu'il est réellement indépendant ou qu'il ne l'est pas. Quel critère, en effet, peut-on invoquer pour définir l'indépendance réelle ?
Comme, en matière d'État, on en revient toujours à la notion de force pour mesurer la consistance de tel ou tel pays, l'indépendance nationale semble liée d'abord à la capacité militaire du pays. C'est l'idée de ceux qui, chez nous, veulent développer la force nucléaire. Idée juste, à son niveau, mais idée fausse si l'on s'y tient en exclusivité.
Les éléments de l'indépendance nationale sont si nombreux qu'on n'en finirait pas de les dénombrer. Notons tout de suite, cependant, celui qui se rattache à la notion de Droit. A toute époque il y a, au-dessus même du Droit international positif, un *principe* animateur de ce Droit qui est une sorte de légitimité internationale établie par un consensus général et garantie par les nations les. plus puissantes. Au Congres de Vienne, Talleyrand parlait haut et fort, invoquant le Droit public... « Que fait ici le Droit public ? » dit M. de Humboldt. « Il fait, Monsieur, que vous y êtes » répondit Talleyrand. La France des Bourbons retrouvait son indépendance parce qu'elle avait réintégré le Droit public et la légitimité. C'est la France de Napoléon, la France de « l'Ogre », qui avait disparu. De même l'Allemagne d'Adenauer reprit-elle sa place parmi les nations, parce que c'est le nazisme qui avait été vaincu. Aujourd'hui les dizaines de pays qui ont accédé à l'indépendance bénéficient de cette force particulière qu'est leur droit à l'indépendance, garanti par un principe de légitimité que l'U.R.S.S. se fait un plaisir de protéger concurremment avec. les U.S.A., tant elle y a, pour le moment, avantage.
On objectera que la légitimité américaine n'est pas la même que la légitimité soviétique...C'est exact ; mais comme, dans leur partage du monde, les Américains ont accepté que l'U.R.S.S. applique sa légitimité dans sa zone d'influence, il est admis que la Tchécoslovaquie et la R.D.A. sont des pays aussi indépendants que la France et l'Allemagne de l'Ouest.
38:205
Il ne sera pas facile aux démocraties populaires d'acquérir l'indépendance au sens occidental du mot. Par contre, les pays occidentaux disposent de plus de moyens pour affirmer leur indépendance à l'égard des États-Unis. Leurs deux obstacles principaux sont d'ordre militaire et économique. C'est pour surmonter le premier que la France veut s'assurer d'une force nucléaire efficace. Reste le second. Est-il moindre que le premier ?
Nous arrivons ici au nœud du problème.
Si l'indépendance nationale est liée à la force militaire, elle l'est aussi à la force économique ; mais elle l'est également à de nombreuses autres forces dont l'ensemble constitue la vitalité nationale.
De quoi est faite la vitalité nationale ? D'un nombre considérable d'éléments qui convergent en une cohésion difficile à entamer. Nous pourrions dire que la force *extérieure* d'un pays est proportionnelle à sa force *intérieure.* Cette force intérieure est le fait d'un *vouloir-vivre* commun soutenu par un *principe spirituel* et des *institutions* lui permettant de se manifester d'une manière qui en impose à l'extérieur.
L'indépendance française peut être menacée demain par une insuffisance de ses forces armées, nucléaires ou conventionnelles, mais elle est dès maintenant, et bien plus gravement, menacée par la désagrégation sociale. Un Pouvoir politique laminé par des pouvoirs parallèles (Syndicalisme, Information, etc.) qui lui font concurrence dans tous les secteurs, un État dont les principaux organes -- l'Université, la Magistrature, l'Armée elle-même -- sont voués à la contestation permanente est un Pouvoir faible. Supposons que l'arme nucléaire reçoive tous les crédits dont elle a besoin pour se développer, qui oserait s'en servir demain ? Au lieu d'être un moyen de dissuasion, elle pourrait être aussi bien un moyen d'autodestruction, non pas par son emploi mais par les contre-forces qu'elle susciterait dans tous les autres domaines. Plus une énergie physique est grande, plus elle exige une énergie spirituelle de même envergure pour la dominer, soit en l'utilisant, soit en ne l'utilisant pas.
39:205
A la limite, l'*indépendance* nationale coïncide avec l'existence nationale. Nous devons protéger cette existence contre d'éventuelles agressions extérieures, mais nous devons aussi et d'abord la protéger contre les agressions intérieures. Pour les nations comme pour les individus l'indépendance c'est sans doute la force, mais c'est d'abord la santé. Armons-nous donc ; mais pour commencer, soignons-nous.
Louis Salleron.
40:205
### Soljénitsyne et la devinette
par Jean-Marc Dufour
Le texte dont je donne la traduction ci-dessous mérite d'être lu avec attention.
LE FRÈRE SOLJÉNITSYNE
« *Alexandre Soljénitsyne a élevé une fois de plus sa voix pour réveiller la conscience endormie de l'Occident, pour dénoncer son apathie et sa faiblesse au sujet des crimes contre l'Humanité du communisme soviétique, pour essayer de donner vigueur à un esprit européen qui, tombé dans une vie molle, ne lutte déjà plus pour les idéaux qui nourrissent sa civilisation. Depuis déjà quelques années, cette Europe légère et vaurienne se voit obligée, de temps à autre, d'enlever sa chemise pour recevoir les coups de fouet de ce nouveau prophète qui, comme il est de rigueur en pareil cas, vient d'ailleurs. Et tout cela pourquoi ? Parce qu'il a écrit quatre romans ? Parce qu'il a été honoré du Prix Nobel ? Parce qu'il a souffert dans sa propre chair -- mais il s'en est bien tiré -- les horreurs du camp de concentration ?*
« *Alexandre Soljénitsyne, avec le concours des moyens de diffusion européens et américains, angoissés de masochisme, s'est constitué en archétype de l'intellectuel qui s'élève sur le trône de ses propres livres pour se transformer en conscience de son temps ; qui croit aussi que, pour avoir écrit quatre romans* (*les plus insipides, fossiles et littérairement décadents et puérils de ces dernières années*) *il a le droit d'affronter les masses et les gouvernements des Nations de pouvoir à pouvoir ;*
41:205
*qui croit que, parce qu'il utilise la plume, il peut parler de la chose publique davantage en connaissance de cause que celui qui utilise la clé anglaise ou la fraiseuse pour gagner sa vie ; qui croit que la popularité atteinte grâce aux succès littéraires confère le droit de donner son avis en politique ; et, n'ayant en propre aucune idée originale et rien de nouveau à dire à l'Europe, cet homme doit être assez sot pour ne pas se rendre compte que personne ne fait cas de lui et que ses paroles et attitudes publiques sont seulement tolérées et favorisées pour entretenir une active affaire d'édition.*
« *Je crois fermement que, tant qu'il existera des gens comme Alexandre Soljénitsyne, les camps de concentration dureront et devront durer. Peut-être devraient-ils être mieux gardés, afin que des personnes comme Alexandre Soljénitsyne ne puissent sortir dans la rue tant qu'il. n'auront pas acquis un peu d'éducation. Mais, une fois commise l'erreur de les laisser sortir, rien ne me paraît plus hygiénique que la recherche par les autorisés soviétiques* (*dont je partage fréquemment les goûts et critères quant aux écrivains subversifs russes*) *du moyeu de se défaire de semblable peste.*
« *De même, je crois que l'on ne peut pas dire qu'Alexandre Soljénitsyne pratique la littérature : ses romans et écrits ont autant de rapport avec la littérature de création que les promenades du Père Xirinachs avec la prédication de Jésus. Ce qu'exerce réellement et professionnellement cet homme, c'est la mendicité, avec l'impudeur des grands intuitifs de la sébile qui, au bout de trente ans passés au même coin de rue, sont parvenus à amasser une considérable fortune en petite monnaie. Cette sorte de mendiants doit s'exhiber : si elle n'attire pas l'attention, elle est perdue. Et le passant le moins averti sait distinguer sans aucune hésitation entre la demande pathétique de celui qui, honteux de son acte, doit y recourir parce qu'il a touché le fond de la résistance, et celui qui éhonté, et sordide, le répète indéfiniment, faisant étalage de sa misère. Outre un nom très compliqué, ces mendiants modernes ont beaucoup en commun : un aspect lamentable sous un déguisement choisi pour susciter la compassion, un idéal qui embrasse l'humanité entière, une gigantesque mégalomanie, un irritant manque de grâce, un pathétique artificiel et, dans le meilleur des cas, une absolue hypocrisie. *»
42:205
Maintenant passons aux devinettes. Qui a écrit cette « chose » ? En quel pays ? Dans quel réceptacle, cet article a-t-il été publié ?
Un communiste ? Certes pas. Ils sont trop malins tout de même pour oser écrire cela. Via Moscou on est « pour les libertés », on réprouve les, hélas, inévitables séquelles du « culte de la liberté ». Donc *exit* le communiste.
Un gauchiste mao-trotzkisant ? Même pas. Pékin est trop heureux de voir Moscou se débattre entre ses hôpitaux psychiatriques et ses Goulags. Donc, pas de gauchiste au bataillon.
Alors ? Vous donnez votre langue au chat ? Eh bien je vais tout vous dire.
Ce texte inoubliable, signé d'un certain Julian Benet (on ne le lui fait pas dire) a été publié en Espagne, après l'apparition de Soljénitsyne à la télévision espagnole.
La revue qui a osé imprimer « ça », se nomme *Cuadernos para el Dialogo.* (« Cahiers pour le Dialogue », un dialogue soigneusement restrictif, comme on a pu le constater.) *Cuadernos para el Dialogo* est le plus beau fleuron des Éditions EDICUSA, dont le Président est M. Joaquin Ruiz Gimenez.
M. Joaquin Ruiz Gimenez est le chef de la « Démocratie Chrétienne Espagnole ». Une conscience. *Cuaderrios para et Dialogo* est la revue de son mouvement.
Interviewé par Jean Descola, qui cite le propos dans *Ô Espagne !,* Joaquin Ruiz Gimenez se qualifie lui-même et qualifie son groupe ainsi :
« *Nous sommes des chrétiens progressistes. *»
Il n'y a pas à chercher plus loin.
Jean-Marc Dufour.
43:205
### Tour d'horizon ibéro-américain
Uruguay :\
oh, cher confrère !
De notre excellent confrère *l'Aurore,* j'extrais ce paragraphe d'un article de Pierre Véron sur l'Uruguay :
« *Car l'ambiance de terreur qui règne dans le pays a fait que l'Uruguay soit, aujourd'hui, l'unique nation au monde en nette régression démographique. *»
De quoi vous couper le souffle !
Colombie :\
Les élections
Des élections ont eu lieu le mois dernier en Colombie. Les résultats en sont fort intéressants. Ils confirment la distorsion qui existe entre la réalité colombienne et l'image qu'en fournissent les « mass médias ». Pour la presse, aussi bien colombienne que française ou nord-africaine, ce qui est important dans ce pays, c'est 1° -- le parti Libéral ; 2° les groupes subversifs ; 3° le reste du pays plongé dans un attardement mental profond.
En réalité, si nous examinons les chiffres -- en tenant les élections pour ce qu'elles sont : un mauvais thermomètre -- nous nous apercevons que :
1° -- la suprématie du Parti Libéral (au pouvoir actuellement) est très réduite. (1.559.510 voix contre 1.182.107 aux conservateurs) ;
2° -- que les conservateurs ont opéré une remontée spectaculaire ;
3° -- que les groupes d'extrême gauche ne représentent pratiquement rien : environ 140 000 voix.
Est-ce à dire que le péril d'une révolution est définitivement écarté en Colombie ? Non.
Parce qu'il y a des complicités entre agents subversifs et gens en place ; parce que la société colombienne est à la recherche d'un équilibre et ne semble pas prendre des chemins qui y conduisent ; parce que les « révolutionnaires » ont le soutien -- justement -- de moyens de propagande hors mesure avec leur importance réelle.
Qu'on se souvienne, Castro lui-même a avoué n'avoir jamais eu plus de 600 hommes sous ses ordres. Cela ne l'a pas empêché d'être vainqueur de toute l'armée cubaine...
Le Chili d'Allende fut\
une base russe et cubaine\
pour exporter la révolution.
C'est l'une des informations contenues dans le rapport de la Commission d'enquête présidée par le Sénateur Frank Church qui devait s'occuper des activités de la C.I.A. Il est bien évident que cette partie de son enquête a été soigneusement passée sous silence.
44:205
« Sous Allende, écrit le rapporteur, le Chili se transforma en centre des opérations cubaines dans le cône sud de l'Amérique Latine. Juan Carretero Ibanez, alias « Ariel » chef du Directorio de Libera-cion (D.L.) pour l'Amérique Latine (branche action des services de renseignements cubains) arriva au Chili en octobre 1970, juste avant la prise de pouvoir d'Allende. »
« Carretero fut rapidement suivi par Luis Fernandez Ona, haut fonctionnaire de la Direction Générale des Renseignements, qui devint par la suite le gendre d'Allende. Le Chili rétablit rapidement ses relations diplomatiques avec Cuba et l'ambassade cubaine eut bientôt 54 fonctionnaires (puis 100). La moyenne des visiteurs cubains au Chili fut de 100 par mois.
« En plus de ces « visiteurs », de 10 000 à 15 000 révolutionnaires étrangers arrivèrent au Chili -- ce qui permit au D.L. de fructueuses opérations.
« Quant à l'appui de Cuba au Chili, il se développa surtout dans le domaine de la sécurité. Les Cubains entraînèrent et armèrent la garde de sécurité du Président, ils contribuèrent encore à mettre sur pied une organisation de renseignement qui fonctionna en dehors des services officiels établis. »
Pourquoi diable, au lieu de se lamenter sur le fait que la Commission Church n'avait pas publié les documents défavorables aux États-Unis, nos chers confrères n'ont-ils pas fait état de ces informations ?
Argentine :\
la violence continue ?
Il aurait fallu être innocent ou fou pour penser que, du seul fait de la prise de pouvoir par les militaires, les groupes subversifs argentins allaient, du jour au lendemain, cesser toute activité.
Pourtant, si les journalistes sud-américains affirment que « la violence ne s'est pas arrêtée », ils ne donnent aucune information précise quant aux exactions en cours. Il a fallu l'assassinat de deux réfugiés politiques uruguayens pour que quelque chose de précis soit connu.
Le programme des militaires, qui se limite pour l'instant à l'énumération des tares du régime péroniste qu'ils entendent guérir, se résume ainsi : fin de l'inefficacité gouvernementale, de la corruption administrative, de l'agitation, du chaos économique et de la violence politique.
Des amis argentins me disent que le ministre de l'Économie, M. Martinez de Hoz, est le meilleur, sinon le seul.
Pérou :\
Un nouvel Angola ?
Depuis longtemps, le Pérou est le point le plus dangereux de toute l'Amérique latine. Le régime militaro-progressiste qui y sévit, oscille de l'infantilisme le plus complet à la plus totale provocation.
45:205
L'achat d'armes soviétiques (blindés) a entraîné un afflux de techniciens russes et une dépendance politique devant laquelle le Chili d'Allende avait reculé. (Cf. déclarations du général Prats à Edwards consignées dans *Personna non grata.*)
La présence de Raul Castro aux dernières fêtes de la révolution péruvienne n'était pas, elle non plus, faite pour rassurer.
Le sénateur américain Jesse Helms, affirme qu'il y a aujourd'hui au Pérou 4 à 5 000 cubains entraînés pour la guerre de guérilla. « Si les Soviétiques décident d'employer les Cubains comme substituts pour étendre la révolution dans l'hémisphère occidental, le Pérou sera le point de départ. »
Évidemment, entre deux plongeons, le Président Gerald Ford a démenti le contenu des propos de Jesse Helms. Cela ne signifie, bien entendu, rien. Qu'on se rappelle : juste avant l'affaire des fusées soviétiques à Cuba, le sénateur américain Kenneth Keating passait son temps à dénoncer les préparatifs russes dans l'île de Castro. Cela lui valait d'être systématiquement démenti par les « augures » de la Maison Blanche et traîné dans la boue par la presse démocrate. Jusqu'au soir où Scotty Reston, chef du bureau du *New York Times* à Washington l'appela au téléphone et lui dit :
« *Ken, je tiens à vous présenter mes excuses, vous aviez raison*. »
Colombie :\
les émeutes infantiles.
La secrétaire d'État colombienne à l'éducation : Julia Castro de Delgado a lancé un appel aux pères de famille, pour qu'ils empêchent leurs « pequeños » de se mêler aux troubles provoqués par des professeurs révoqués dans le sud de la ville de Bogota.
Les « pequeños » sont des enfants de 7 à 12 ans qui ont injurié et molesté l'inspecteur de la zone : Hernando Cepeda. Ces gentils chérubins, endoctrinés par leurs ex-professeurs, ont organisé des « émeutes » pour interdire aux professeurs nouvellement nommés de pénétrer dans les locaux scolaires et de faire leurs cours.
On n'arrête décidément pas le progrès.
J.-M. D.
46:205
### Les media le monde et nous
par Hugues Kéraly
*Notre collaborateur Hugues Kéraly vient d'achever un* « *essai sur les données immédiates de l'information *» *qui doit paraître prochainement aux Nouvelles Éditions Latines, sous le titre :* LES MEDIA, LE MONDE ET NOUS.
*L'argument principal de cet essai tient en peu de mots. Ayant consacré sur l'autel des media le centre irrévocable de sa foi et de ses mœurs, l'homme du XX^e^ siècle est entré dans une nouvelle phase d'aliénation collective. Aliénation non par le travail, mais par les formes contre nature du loisir, de la* « *culture *» *et de l'information audio-visuels, érigées en système de vie. Or, si les conséquences somatiques du phénomène sont encore difficiles à prophétiser, ses répercussions psychologiques, intellectuelles et morales ne les ont pas attendues pour révolutionner de fond en comble le mode de vie de toutes les catégories socioprofessionnelles.*
*La civilisation dite moderne a intercalé, entre le monde et nous, cet univers de fiction vaguement ressemblante que prodiguent les media dans l'espace grandissant de nos disponibilités. Et la respiration naturelle de notre intelligence, notre sensibilité affective, la définition même, du prochain en ont été bouleversé de façon radicale, sans précédent dans l'histoire des civilisations. -- Ce sont ces données immédiates du phénomène global de l'* « *information *»*, et du prisme interposé par elle entre le monde et nous, que l'étude d'Hugues Kéraly se propose d'analyser.*
*Nous en reproduisons ci-dessous le chapitre central, avec l'aimable autorisation de l'éditeur.*
47:205
JUSQU'ICI, nous nous en sommes tenu à ce qui caractérisait les « media », comme support, et la « masse », comme cible des communications de diffusion sociale. La troisième donnée immédiate du phénomène de l'information se situe à mi-chemin, au niveau de l'écran, du filtre, du *prisme* constamment interposé par les messages entre le monde et nous. C'est là une redoutable question, pour un si petit livre, et il faut s'en tenir aux reflets privilégiés, aux facettes les plus saillantes de l'instrument générateur d'optique sociale, si l'on veut éviter de faire entrer dans cet essai tout le champ de l'actualité.
Pour commencer par le moins contestable, voici la thèse : la grande presse -- écrite, parlée ou télévisée -- nous fait vivre dans un mensonge quasi permanent, et ceci même quand elle tombe, par accident, sur quelque vérité. Elle nous ment, je m'empresse de le dire, sans intention explicite de tromper, et sans grand esprit de suite -- du moins la plupart du temps. Car il ne s'agit pas d'abord, dans son cas, d'un complot. La grande presse nous ment sereinement, machinalement, institutionnellement, comme on respire, c'est-à-dire pour des raisons ordinairement indépendantes de sa volonté : économiques, sociologiques, professionnelles. Elle nous ment, donc, à presque tous les moments et niveaux de son activité *objectivement,* par omission, par sélection et par exagération systématiques ; *subjectivement,* dans le choix habituel des sujets, la présentation générale des messages et l'inévitable avalanche des commentaires.
Elle nous ment enfin, et plus encore, sur la réalité de sa propre déontologie : son parti pris illusoire de « neutralité », ses prétendues vertus d' « objectivité » et d' « impartialité »... Car l'information publique, comme l'enseignement du même nom, ni par sa matière -- les faits et nouvelles à transmettre au public -- ni par sa forme -- la mise en mots ou en images --, ne s'accommode dans la pratique de telles billevesées. La grande presse d'information est certainement plus puissante aujourd'hui, à vue humaine, que l'Église et la classe politique réunies rien ne nous autorise à la croire moins *engagée,* sur le plan des options et des mobilisations contemporaines, qu'une campagne électorale, ou les sermons de nos derniers curés.
\*\*\*
48:205
Cependant, soyons juste. Il arrive que la grande presse ne puisse pas nous mentir du tout au tout, même si elle le voulait. C'est le cas, en général, dans la rubrique des « Petites annonces », et surtout au « Courrier des lecteurs » des grands quotidiens. Lorsque nous y jetons un regard attentif, ce n'est jamais sans un certain profit. Ce courrier offre en effet l'occasion de prendre la température du siècle, d'une façon qu'on pourrait qualifier d'expérimentale, et d'en mesurer par là-même l'évolution : de sonder comme à la source la situation réelle, non retouchée, des nouvelles mœurs intellectuelles et morales ; il faudrait dire aussi *sentimentales* (pour le courrier « du cœur »), mais en réalité les trois choses sont intimement liées... On m'opposera peut-être que, jusques en ce domaine apparemment marginal de l'information, le rédacteur sans scrupule peut falsifier à l'occasion sa correspondance, et y introduire le savant arsenal de ses mensonges quotidiens : par ceux -- et ce -- qu'il décide de citer (nous savons bien ce qu'il advient des lettres envoyées aux journaux) ; par le jour, la circonstance et le lieu où il choisit de le faire ; par la manière et le ton de sa réponse ou de son commentaire personnel, etc. Pourtant, même après de pareils traitements, il subsiste toujours au « Courrier des lecteurs » quelque chose qui n'est pas entièrement fonction de ce dont le journal entend nous persuader -- quelque chose qui émane tout droit des correspondants eux-mêmes. C'est qu'en effet, à moins de s'écrire à lui-même les lettres escomptées, le rédacteur le plus subtil ne peut mentir ici que par omission ; or, comme sa petite vision personnelle des choses fait qu'il ne voit ni ne comprend, dans le courrier qu'on lui adresse, que ce qu'il veut bien y voir ou comprendre, un écho du pays réel. finit de temps à autre par lui échapper. Il suffit pour s'en convaincre de relire attentivement après lui. Avec, bien entendu, d'autres yeux que les siens.
On connaît une circonstance où l'intérêt de ce type de « sondage » grandit considérablement : lorsque, par chance, la personnalité du correspondant interdit qu'on lui fasse subir le traitement réservé à la simple piétaille. Alors, on peut lire des lettres entières, et faire de véritables découvertes. C'est souvent le cas, par exemple, dans les colonnes du journal *Le Monde,* qui charrient une trop grande masse d'informations pour la déformer toute, en dépit de la science et des talents de ses rédacteurs habituels.
49:205
En définitive, il n'est rien qui découvre plus son auteur que l'écrit, fût-il le mieux écrit, dès lors que celui-ci n'émane pas d'un professionnel du mensonge *journalistique* qui a pour lui le préjugé favorable du métier, et l'expérience quotidienne des techniques de dissimulation. Supposons même que la personnalité en question s'avère par ailleurs, dans sa sphère d'influence, un très habile spécialiste du mensonge à usage public. Je tiens qu'une telle personnalité ne saurait s'imposer, dans le même temps, en spécialiste du mensonge de presse ; et que, par suite, elle ne saurait mentir pareillement au public, je veux dire aussi fort, et avec la même aisance.
\*\*\*
Voici pourquoi. Le mensonge journalistique, en tant qu'il est plus souvent une *abstraction* ou une *sollicitation* de l'événement qu'un rejet pur et simple de la réalité, procède normalement par degrés, c'est-à-dire par modes successifs de distorsion, dont nous envisagerons ici les trois principaux. Aucun d'entre eux, cependant, ne doit être qualifié de souverain -- le cumul des trois manières étant possible et même souhaitable dans les pratiques mensongères les plus utilisées. Il y a là en effet une alchimie assez brillante, qui n'est pas à la portée du premier venu.
\*\*\*
Le premier mode, ou degré, consiste à falsifier au point de départ l'information elle-même, ou à en dissimuler quelque chose d'important, tout en laissant croire qu'on a fait le tour de la question. C'est le mensonge *direct,* à part entière ; le moins commode, en un sens, à mener sans faille jusqu'à son terme, mais aussi le plus difficile à récuser, puisqu'il suppose qu'on soit pratiquement le seul à disposer des sources nécessaires ou -- ce qui revient au même -- à pouvoir diriger l'information sur le grand public. Aussi reste-t-il, pour l'essentiel, le fait du traducteur, de l'éditeur, de l'interprète, de l'envoyé spécial, de l'économiste, du statisticien, du « politologue », et autres spécialistes patentés...
50:205
Deux exemples entre mille. -- Dans l'ordre de la *falsification* intégrale, opérée au point de départ du circuit informant, un cas vraiment explosif a été relevé avec toutes les précisions requises par Jean-Marc Dufour, dans un article dont nous reproduisons ci-dessous le passage important :
« Lorsque l'on scrute avec soin les dépêches relatives au Chili, on constate une totale absence de bonne foi, un systématique mensonge, qui, s'il ne me surprend plus depuis longtemps, me remplit d'admiration par son impudence totale.
« Le dernier et instructif exemple m'a été fourni par une dépêche publiée dans le *Figaro* du 4 janvier 1974. Tout de suite, je dirai que je ne crois pas que, dans ce cas, la bonne foi de ce journal puisse être mise en cause. Non. La dépêche est arrivée « toute cuite », et publiée sans hésiter par un secrétaire de rédaction qui ignore tout du Chili : elle était « dans le ton », elle a paru vraisemblable, on l'a passée. Voici ce texte :
« CHILI : *deux condamnations à mort. -- Un mexicain, Jorge Albino Sosa Gil, et un chilien, David Quintendia Bugueno, ont été condamnés à mort par un tribunal militaire pour avoir...* tenté *de s'emparer de l'arme d'un sous-lieutenant ! Les deux autres personnes faisant partie de leur groupe ont été condamnées à vie. *»
« Voilà : un point c'est tout.
« Quels sont les faits *réels ?* Jorge Sosa Gil, mexicain, est arrivé au Chili comme touriste le 24 avril 1973. Ayant de bonnes références révolutionnaires, il fut embauché par l'administrateur socialiste d'Ingudas, Pedro Garrido. Son visa vint à expiration et personne ne songea à le faire renouveler. Entre temps, pour donner des preuves de sa gratitude révolutionnaire, Sosa Gil organisa un groupe qui « récupérait » des armes en délestant les passants attardés. C'est ainsi qu'il voulut, le 29 août 1973 -- c'est-à-dire *sous le gouvernement Allende --* débarrasser un sous-lieutenant de son revolver. Ce sous-lieutenant ne fut pas d'accord ; il résista ; Sosa Exil le tua de quatre balles de revolver.
« Notez que tout ce qu'a publié le *Figaro* est exact. Il ne manque que le détail, le petit détail gênant, la mort de la victime ([^16]).
51:205
« Je croyais l'affaire terminée. Il fallut que, par le plus grand des hasards, un journal équatorien me tombât sous les yeux pour que je trouve une dépêche de l'agence *Associated Press* qui en apportait la conclusion :
« Santiago de Chile -- 22 août -- (*AP*) *-- La Cour Martiale a condamné aujourd'hui à la prison perpétuelle un Mexicain et un Chilien accusés d'avoir donné la mort par coups de feu à un officier de l'armée de terre, l'an passé, peu avant le renversement du gouvernement de gauche* ([^17])*. *»
Jean-Marc Dufour est bien généreux, de mettre d'emblée hors de cause la bonne foi du *Figaro.* Les journalistes qui se chargent de vomir comme il se doit le Chili dans les colonnes de ce quotidien ne suivent probablement pas, il est vrai, les affaires d'Amérique latine à travers la presse locale : les racontars de n'importe quel réfugié(e) politique, dans un café du quartier latin, ont de loin toute leur préférence. Mais il n'est guère vraisemblable, on nous l'accordera, qu'aucun rédacteur en titre, aucun correspondant habituel, ni aucun lecteur assidu du *Figaro* ne consulte les chroniques latino-américaines de Jean-Marc Dufour, spécialiste incontesté des problèmes chiliens ; et que personne en France, depuis le I^er^ mars 1974, n'ait eu la charité d'écrire à l'honnête d'Ormesson pour lui signaler l'incroyable bavure de son « secrétaire de rédaction ». Or, à ma connaissance, le *Figaro* n'a jamais pris la peine de rectifier ou de démentir l'information. Du moment qu'il s'agit d'un révolutionnaire professionnel, le fait que celui-ci ait effectivement tué et dépouillé un homme avant de se retrouver derrière les barreaux ne modifie en rien, n'est-ce pas, le fascisme intolérable de son arrestation...
Second exemple, dans le domaine cette fois de la *dissimulation* pure et simple. Le 26 janvier 1976, devant les plus hautes autorités militaires de son pays, le général Costa Gomes, président de la République portugaise, déclarait : « *Après le 25 novembre de l'an dernier, l'opinion publique du pays fut surprise et durement choquée par la nouvelle de divers cas d'arrestations* arbitraires, *de* tortures *physiques et morales, de l'usage de méthodes hautement répréhensibles au cours des interrogatoires et de la détention de prévenus, dans des conditions irrégulières absolument inacceptables -- tous ces cas s'étant produits dans des établissements pénitentiaires dépendant des autorités militaires comme Custoias et Caxias, et dans les casernes de quelques unités comme celle du régiment de Police Militaire. *» Sic.
52:205
Le compte rendu intégral de cet ahurissant discours figure dans le *Diario de Noticias* de Lisbonne du 7 janvier 1976, en première page, Le gouvernement portugais reconnaît officiellement l'existence de tortures dans les prisons débordantes de la « révolution des œillets », creuset du socialisme « à visage humain ». Cette révélation historique, capitale en vérité pour l'avenir de l'Europe entière, n'est pas jugée digne du moindre écho dans les organes de la grande presse démocratique de notre pays, qui nous font vivre à l'heure de Lisbonne depuis plus de deux ans... Il est entendu que tout ce qui vient de la révolution portugaise ne peut que nous transporter de joyeuse espérance, et tout ce qui vient du Chili, nous soulever le cœur. Les lecteurs du *Monde*, du *Figaro,* de l'*Humanité*, du *Point*, du *Nouvel-Obs*, de l'*Express*, les auditeurs de *France-Inter*, de *R.T.L.,* d'*Europe 1,* de *T.F. 1,* d'*A. 2,* de *F.R. 3,* et j'en oublie certainement, n'ont pas le droit d'en connaître davantage. Ça pourrait leur donner des idées.
\*\*\*
Le second degré du mensonge journalistique surpasse le premier en importance, tant quantitative que qualitative, et il faudra bien en dénoncer un jour, par le menu, l'extraordinaire nocivité sociale. C'est le mensonge indirect -- ou mensonge, non par omission plus ou moins volontaire. mais par élection systématique orientée : par accumulation de choix successifs et partiels. Cette pratique en effet ne devient mensonge qu'au terme d'un nombre suffisant de répétitions ; autrement dit, à condition d'en faire un usage constant, cohérent et assuré. Il ne consiste pas tant à falsifier la nature des événements eux-mêmes, qu'à choisir entre tous ceux qu'il conviendra de mentionner (ou au contraire de sacrifier) par priorité, en quels termes, en quelle page, et jusqu'à quel point. Le plus souvent. on se contentera donc ici de créer, à l'occasion d'un événement déterminé et indiscutable, une information qui dépasse (ou au contraire n'exprime pas) la portée réelle de cet événement.
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Mais en réalité c'est déjà beaucoup, car de telles pratiques, érigées en piliers du système informant, entraînent des conséquences qui n'affectent pas seulement l'objectivité de l'information : elles suscitent, multiplient, propagent les conditions psychologiques et sociales favorables à la réapparition de ces événements retenus parmi tous les autres comme dignes de faire la « une » de l'actualité. -- Phénomène que nous expérimentons chaque jour, en ouvrant le journal ou en captant les informations de notre récepteur. Je défie bien quiconque aujourd'hui de discerner sans équivoque, dans tel procès à sensation, telle rencontre sportive, telle manifestation syndicale, telle campagne politique, où finit concrètement la réalité, la situation bel et bien vécue sur le terrain par ses protagonistes, et où commence l'orchestration de la presse, l'événement journalistique, radiophonique ou télévisé quel aura été l' « impact » du premier sur le second, et réciproquement ; ou, si l'on veut considérer les choses de plus haut, quelle a été l'influence des mythes et des phobies de l'intelligentsia contemporaine dans la formation du « prisme », des préjugés monolithiques de la presse -- et les répercussions de cette mentalité elle-même sur le corps social tout entier : sur les mœurs, sur les modes, sur le langage ; sur la violence, les rapts, la criminalité ; la vie des entreprises, les réformes « sociales », les revendications lycéennes, paysannes ou syndicales...
Pour prendre un exemple qui illustre le double aspect de ce pouvoir déterminateur (ou discriminateur) de l'information, au cours de l'année universitaire 1967-1968, la France a connu deux séries bien distinctes de grèves d'étudiants : des grèves importantes, avec heurts policiers et occupations des locaux ; ou plutôt, grâce à l'intervention du « prisme » désinformant, elle n'a rien pu connaître de la première, et tellement vécu (subi) la seconde qu'elle ne s'en est pas encore relevée. -- Cette grève-là, chacun s'en souvient comme si c'était hier, parce que la presse s'est portée hardiment à son secours, dès le premier soir, pour en véhiculer la fièvre à travers tout le pays... Pourtant le 3 mai, à 15 heures, place de la Sorbonne (je m'y trouvais avec quelques autres, attendant l'ouverture des portes pour rejoindre les amphis), nous nous sommes trouvés pris dans une simple bagarre de rue ;
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une bagarre un peu sollicitée par les circonstances, le réflexe des masses étudiantes exposées au désœuvrement entre deux compagnies de C.R.S., mais, pour la grande majorité, sans caractère de mobilisation syndicale, et moins encore politique. C'est que l'astucieux recteur de l'époque avait fait interdire ce jour-là toutes les entrées de la Sorbonne, livrant ainsi à la manipulation révolutionnaire des milliers d'étudiants très ordinaires, qui se préparaient aux examens ([^18]). Des « grévistes » donc, qui n'avaient pas demandé à l'être, furent poussés dans les bras de la police par la sottise d'une administration alarmiste, dont les commandos de Nanterre surent tirer profit. Cela aurait dû faire, au mieux, deux colonnes en page quatre dans les quotidiens du lendemain. Or, en quelques jours, grâce aux vertus provocatrices et aliénantes de l' « information » audio-visuelle, grâce au reliai multiplicateur de l' « objectivité » journalistique, tout le Paris étudiant était dans la rue, nous avons eu l'émeute, la Révolution, et juin 1968. Jean Madiran a laissé, sur ce sujet, une réflexion qui dit tout l'essentiel : « *Pendant quelques jours, ah ! s'ils pouvaient n'être pas oubliés mais compris, pendant quelques jours les moins avertis ont constaté par eux-mêmes la fonction essentiellement subversive de cette information moderne, imposée comme un droit et acclamée comme un progrès par tous les partisans conscients ou inconscients de la Révolution. Non pas l'information tendancieuse, trompeuse, perfide, qui ne manque pas non plus : mais l'information en elle-même, et surtout audio-visuelle, qui est par nature un lavage de cerveau et tend à transformer ses auditeurs-spectateurs en autant d'ahuris sans critique et sans défense* (...). *Une émeute est une violence localisée.* Tous les postes de radio vous la faisant vivre « en direct », c'est de l'information ([^19]), *et peut-être de l'information objective. Mais c'est la violence de l'émeute instantanément étendue à toute la nation, et chez chacun à domicile...C'est la mise en marche sans limite du psychodrame révolutionnaire. *» ([^20])
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Les « événements » de mai 68, comme on les appelle pudiquement, devaient sans peine reléguer dans l'oubli cette (tout) autre insurrection étudiante, que la revue ITINÉRAIRES avait rendue publique dès l'origine : *l'affaire de la Catho* ([^21]). Sinistre affaire. Plusieurs milliers d'étudiants de toutes les disciplines jetés à la rue en plein cycle universitaire, sans raison avouable, avec la complicité active de l'État, et tacite des puissances d'opinion. Pourtant, le « mouvement du 24 octobre » ([^22]), où professeurs et étudiants de l'Institut Catholique de Paris manifestaient ensemble leur désaccord envers la politique de liquidation du nouveau recteur, Mgr Haubtmann (R.I.P.), qui fut consigné trente-six heures dans ses appartements, et faillit bien se retrouver en slip, -- ce pronunciamiento est antérieur de quelques mois seulement au célèbre « mouvement du 22 mars », où Daniel Cohn-Bendit fit subir un traitement analogue au doyen de Nanterre, qui n'avait jamais menacé personne d'expulsion... Les journalistes auraient pu également observer que la grève avec occupation des locaux du 13 février 1968, déclenchée par les étudiants catholiques au lendemain de la liquidation arbitraire de leur faculté de Droit ([^23]), restaurait un moyen de résistance abandonné par le milieu universitaire depuis la régence de Blanche de Castille. N'était-ce point là de l' « information », et de la plus sensationnelle ? Seulement... Voilà. Il y a grève et grève. Celle des étudiants de la Catho, nous sommes forcés aujourd'hui de tirer cette conclusion, exigeait trop peu. Le départ du recteur-liquidateur, la suspension générale des mesures dites d' « aggiornamento », l'annonce de leur ré-examen par toutes les parties intéressées, la réforme paritaire des statuts, ça ne faisait pas une revendication bien sérieuse, ça ne présentait pas un degré suffisant d'authenticité, en un mot ça n'émanait pas d'une jeunesse assez révolutionnaire, pour les préjugés de la classe informante. Et l'on put voir nos vaillants informateurs, un moment alléchés par la perspective d'une révolte de la base contre l'ordre établi, quitter comme un seul homme la conférence de presse des étudiants, dès qu'ils réalisèrent le motif coupable de leur action, pour filer prendre consignes au bureau de Mgr Haubtmann...
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Paradoxalement, ce jour-là, la Révolution n'était pas dans la cour, mais au premier étage, escalier B, bureau du recteur. La presse sut lui montrer toute sa discrétion, et l'étendue de sa servilité. Elle comprit le sacrifice exigé par la raison d'État, et ajouta un petit post-scriptum aux déclarations lénifiantes du recteur, qui évoquait la résistance « déraisonnable » et d'ailleurs « minoritaire » de quelques étudiants traditionalistes, traumatisés par l'inéluctable « aggiornamento »... Il serait intéressant de rapprocher cette attitude des journalistes de la grande presse de celle qu'ils devaient adopter le jour où Cohn-Bendit renversait sa première poubelle sur la tête d'un doyen de Nanterre. Mais le lecteur aura déjà fait la comparaison.
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Le troisième degré, enfin, du mensonge journalistique se présente comme la *répercussion* en quelque sorte inévitable d'une longue pratique des deux premiers modes à la fois sur la mentalité du public et sur celle de la profession : quand le lecteur ou l'auditeur n'imagine même plus qu'un certain journalisme le fait vivre dans le mensonge, le mensonge d'un univers où l'on ne sait plus ce qui est réel, spontané, et ce qui relève des conditionnements ou des imaginations ; et quand le journaliste lui-même ne peut plus se souvenir qu'il porte la responsabilité, du moins instrumentale, de cette quotidienne mystification... Car le mensonge semble avoir atteint chez certains professionnels de l'information déformante le pouvoir désormais coercitif d'une seconde nature : d'une nouvelle manière permanente d'être et de penser. Non plus, en somme, d'une simple habitude vicieuse, mais d'un véritable *habitus* hautement spécialisé. L'instinct, que d'autres appelleront le « flair », ou le « nez », prend alors la place de la raison, du sens critique et de la volonté. C'est lui qui permet au rédacteur ou à l'agence de presse de reconnaître infailliblement, en fonction des sentiments de sympathie ou de répulsion en cours dans la profession :
1\. -- l'événement qu'il ne faut *jamais* voir, ou avec quelle réserve, afin de diminuer le risque de le revoir ;
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2\. -- celui qu'il peut voir *quelquefois,* lorsque les circonstances rendent impossible de faire autrement, et la manière de le faire voir au moment opportun ;
3\. -- celui enfin qu'il devra *toujours* voir, au besoin sans avoir rien vu, et en quels termes, pour augmenter les chances de le revoir bientôt.
Exemple typique de la manière dont fonctionne ce prisme informant, la « campagne » de l'avortement, brillamment résumée dans *L'Homme nouveau* du 17 mars 1974. L'information, ici, n'est plus le reflet, mais bien le creuset où l'événement lui-même vient prendre corps et se développer. « Lorsque *trois cent trente* médecins s'accusent de pratiquer des avortements, l'écho dure trois semaines à travers les quotidiens, les radios, les « chaînes » de télévision. Lorsque DOUZE MILLE médecins manifestent contre l'avortement, la nouvelle est enterrée en vingt-quatre heures. Et si DOUZE MILLE maires en font autant, les dictateurs des journaux radio-télévisés *refusent* de se déranger ([^24]) : à l'O.R.T.F., on pratique aussi l'avortement des nouvelles (...). Finalement, la France apparaît à l'analyse en profondeur comme un pays où la majorité ne peut plus faire entendre sa voix. » -- La grande presse, tout le monde le sait aujourd'hui, est massivement favorable à l'assassinat « thérapeutique » des enfants indésirables (mais oui, c'est pour demain) ou indésirés (déjà dans la loi). Qu'est-ce donc qui leur prend aujourd'hui, à ces « journalistes », de se montrer si chatouilleux sur le chapitre de l'*impartialité ?* N'y ont-ils pas mis tout le paquet, pour faire basculer de leur côté la France, et la loi ?
Voilà pourquoi il reste hors de question, pour le non-initié, d'accéder d'un seul coup, en fonction des nécessités de l'heure présente, à la maîtrise d'une rhétorique qui requiert l'expérience répétée d'un savant appareil de procédures logiques (la « logique » du mensonge), et jusqu'à l'acquisition de tout un complexe d'attitudes mentales... Même et surtout si ce non-initié est un personnage public.
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Car le mensonge journalistique s'avance masqué sous son auréole de (pseudo) objectivité et d'anonymat (apparent) : celle dont seul bénéficie aux yeux du grand public le professionnel qui fait semblant de s'effacer, « parce-qu'il-vous-informe-avant-tout ». On n'est jamais mieux trahi que par les siens.
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Supposons maintenant, simple hypothèse, des informateurs d'une conscience et d'une vertu irréprochables. Accordons-leur (idéalement) l'innocence du regard, et la pureté des intentions, assorties d'une irréductible indifférence à l'égard de toutes les modes ou idéologies en cours. Comment ces journalistes vont-ils faire leur métier, c'est-à-dire transmettre des informations au public, s'ils veulent continuer d'appartenir à la « grande » presse ? Et d'abord, professionnellement, qu'est-ce cela, *informer ?*
Pour partir du plus simple, toute information de presse se présente comme un ensemble de signes, sonores ou visuels, destinés à véhiculer une nouvelle dans les meilleures conditions d'intelligibilité ; autrement dit, l'information est l'acte par lequel le journaliste « donne forme » au contenu de cette nouvelle dans l'esprit du public. Le mot même dit la chose : *in-formare.* Or ce public, nous l'avons vu, n'est pas n'importe quel public. Dans le contexte des diffusions de « masse », l'information consistera donc à modeler les faits bruts de l'actualité dans une forme qui les rendent compréhensibles, appétissants et digestes pour le plus grand nombre. Et il va falloir choisir, présenter, commenter toute chose en fonction de cet impératif fondamental, pour une entreprise de presse : être écouté (ou vendu) dans le grand public. Mais, lorsqu'il s'agit de se partager un marché aussi vaste, aussi mobile, aussi peu motivé, « informer son public » c'est, équivalemment, chercher à l'influencer. Aucun homme d'affaires n'oserait le nier. La grande presse, qui tire 60 à 90 % de ses ressources de contrats de publicité établis sur la base des diffusions contrôlées par un organisme *ad hoc,* n'échappe pas aux lois du marketing et de la concurrence. Cette circonstance nous force à distinguer avec soin, dans chaque information, la *matière* tombée sur les télescripteurs de presse, et la *forme,* presque toujours sensationnelle ou orientée, qui lui est donnée par le rédacteur, afin de répondre à l'attente supposée de son public, ou de la susciter.
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Par conséquent, même en deçà de toute considération politique, l'information ne saurait passer pour un acte « neutre ». Elle reste une entreprise publicitaire au sens propre du terme ; c'est-à-dire qu'elle s'inspire d'un ensemble de critères établis par l'étude ou l'expérience de la « cible » visée, et lui fabrique des produits sur mesure, qui font toute l'équivoque, tout le paradoxe du mythe de l'information « *o-b-jec-tive *». Dans la presse à grand tirage, et a fortiori dans l'audiovisuel, la seule « objectivité » inébranlable est celle de son audience, de son assise commerciale, et elle doit être prête à lui sacrifier tout le reste. Qu'on réfléchisse seulement aux qualités très particulières que doit revêtir une « nouvelle », quel que soit son sujet, pour devenir matière à information démocratique... Premièrement, ce n'est pas une tautologie, elle doit être *nouvelle,* ou du moins le paraître. « AUJOURD'HUI, RIEN DE NOUVEAU », cela ne ferait jamais manchette, sur un grand quotidien. Et si néanmoins, ce jour-là, c'était l'information principale, la vérité crue de l'événement ? qu'on nous ait permuté quelques ministres, sans rien changer aux orientations du gouvernement ? réorganisé pour la dix-septième fois les trois cycles universitaires, sans même effleurer les causes de la chienlit ? convoqué un concile au Vatican, qui se déclaré lui-même, dès l'ouverture, « exclusivement pastoral » ? Tout ne peut pas être inédit chaque matin, ou sinistre, hyper-crapuleux, dément, pathologique. Pourtant, neuf fois sur dix, c'est bien cela -- la catastrophe toute chaude, le jamais vu, la prophétie d'Apocalypse -- qui fait la « bonne » information. Comme écrit Jean Madiran : « *Un journal a besoin de titrer sur le thème* Tout est changé, ou : Tout est nouveau. *Cette simple nécessité technique est la racine du caractère fondamentalement subversif de ce qu'on appelle* « *l'information *»*. Elle ne fonctionne avec quelque réalité psychologique et quelque efficacité commerciale qu'en fonctionnant dans le sens du changement, de la mutation permanente, du cinéma universel, de la Révolution. Ce qui est solide, ce qui est stable, ce qui demeure n'est pas matière à information. *» ([^25])
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Deuxième paradoxe. -- La nouvelle, « reflet » théorique de l'actualité, doit aussi *répondre à l'attente* du public, tenir compte de la subjectivité de ses désirs ou de ses répulsions, sous peine de n'être pas reçue. Que cette attente soit elle-même le fruit des actions informantes ne change rien à l'impasse, mais tendrait plutôt à la resserrer : un journal, une radio ne peut communiquer efficacement à son public une autre actualité, ou d'autres certitudes, que celles dont le terrain aura déjà été préparé. Il importe, en effet, de fournir le client avec la marchandise qui retient habituellement son attention. Et, en cas de rupture de stock, on n'hésitera pas à falsifier les étiquettes (en l'occurrence, les gros titres...) Ainsi, pour le *Quotidien de Paris,* le gouvernement libéral avancé de Giscard d'Estaing n'aura jamais su se montrer assez révolutionnaire dans ses réformes socio-économiques. Comme la thèse est délicate, dans bien des cas, à imposer directement au lecteur, on préfère insinuer qu'il n'y a point de réformes, sinon dans les textes et les mots. Témoin cette manchette du 17 décembre 1975, qui occupait modestement tout le quart supérieur gauche de la première page : L'IMPÔT SUR LA FORTUNE (entendez : tel qu'on le voterait au *Quotidien de Paris*) N'EST PAS POUR DEMAIN. Par concession à l'actualité, le sous-titre précise : « *Le projet d'imposition des plus-values, dont discute le Conseil économique et social, vise à* (lisez bien) *taxer les plus-values du capital* comme les autres revenus ([^26]), *sans pour autant ébranler la structure des fortunes. *» Nous y voilà. L'impôt sur la fortune est bien « pour demain », et sans doute aujourd'hui à l'heure où vous lirez ; simplement, dans sa conception actuelle, il ne supprime pas tout à fait le droit à la fortune, ni la libre existence des fortunés capables de survivre au fisc. Mais qui retiendra l'aveu du sous-titre, plutôt que le mensonge en 10 14 (cm) de la grosse artillerie ? -- Dans le même registre, au sommaire du *Figaro,* 10 mars 1976 : GROGNE DES FEMMES AU FOYER. Ce grognement entendu de première ligne renvoie à une enquête, page 2, où nous avons la surprise de lire les déclarations suivantes. *Mère numéro un :* « Quand une femme a des enfants, sa mission première n'est-elle pas de les élever au lieu de se décharger de ce soin sur les autres, que ce soit dans les crèches ou les maternelles ? »
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*Mère numéro deux :* « Rester chez soi ne signifie pas être enfermée. Il faut rompre avec l'image rétrograde de la femme hors du coup. Le fait de ne pas travailler au dehors ouvre, au contraire, bien des horizons. On peut vivre à son rythme, participer à des activités collectives, favoriser les contacts avec les autres, profiter du temps libre pour acquérir de nouvelles connaissances, etc. » *Mère numéro trois :* « Nous sommes des femmes au foyer il n'y a pas de quoi en avoir honte, et nous entendons le rester... » Alors, qui grogne le plus fort ici, de ces femmes au foyer, ou de la journaliste qui n'a pas entendu les réponses escomptées, et se rattrape en titrant bêtement sur le mythe de la mère réduite au sous-développement et à l'esclavage par sa condition domestique ? -- Enfin, pour faire bonne mesure, dans *L'Humanité* du même jour, page 2 : SITUATION TOUJOURS TENDUE AU PAYS BASQUE, OÙ LE MOUVEMENT DE GRÈVE SE POURSUIT -- rappelons que la veille, mardi 9 mars 1976, pour la première fois depuis des années, l'ensemble des formations de gauche présentes au Pays basque avait lancé un appel au calme, appel entendu par la « base » ([^27]), dont il était question dans tous les autres quotidiens ; et, page 4 : POUR M. FOURCADE, LES PAYSANS FRANÇAIS SONT... LES PRIVILÉGIÉS DU MARCHÉ COMMUN -- déclaration du ministre des finances : « Les *viticulteurs* ([^28])*,* maltraités jusqu'à présent par la réglementation communautaire, vont bientôt se rendre compte, à l'examen des décisions de Bruxelles, qu'ils disposent désormais d'avantages particuliers par rapport aux autres agriculteurs. » (Viticulteurs, agriculteurs... *L'Humanité* n'en est pas à une catégorie d'exploitation près.)
Troisième paradoxe. -- Toute nouvelle destinée au grand public doit rester *brève,* et s'exprimer dans son langage. Elle ne peut véhiculer que des données brutes, claires, précises, jusque dans les domaines où celles-ci n'existent pas, sinon par abus de langage et artifice de présentation. C'est cet impératif de schématisation qui fait le triomphe de la statistique et du sondage en matière démographique, économique, et même politique.
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M. Dupont ignore tout de la manière dont l'information lui fabrique ces chiffres, mais il n'est jamais aussi content que devant un tableau avec des pourcentages... Les chiffres ont sur lui d'étranges pouvoirs. Plus ils excèdent les capacités du calcul individuel, plus il leur prête d' « objectivité ». Au-delà d'un certain ordre de grandeur, les statistiques s'imposent si fort à son imagination, comme le produit d'appareils mathématiques hautement élaborés, qu'il perd devant eux toute faculté critique : le chiffre, quoi qu'il lui dise, passe pour l'expression la plus « scientifique » du fait. Plus que toute autre, la prévision démographique bénéficie de ce préjugé. Ses prophéties systématiquement alarmistes sont reçues sur parole, sans aucun examen préalable des hypothèses. Pourtant, chaque fois qu'il nous est donné de comparer l'évolution effective d'une population aux prévisions d'hier, quelles distances ! L'ordinateur paraît aussi incapable de dessiner l'avenir démographique de nos sociétés qu'il reste efficace dans l'exploration quantitative du présent ([^29]) -- à condition toutefois de n'y totaliser que des valeurs égales : naissances, mariages, décès, accidents de la route, bulletins électoraux, etc. Car comment interpréter, par exemple, une statistique globale sur le chômage économique français, établie sur la base des seuls *demandeurs* d'emploi, quand on sait par ailleurs que : d'une part, il est un certain nombre de « chômeurs » déclarés exerçant des emplois rétribués, une assez grande variété de chômeurs réels non déclarés (pour diverses raisons), et une foule de « demandeurs d'emploi » sans diplôme, expérience ni qualification ([^30]), qui dépasse de beaucoup celle des licenciés de la crise ;
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d'autre part, il y a ce pourcentage grandissant de « travailleurs » (déclarés, eux aussi), notamment dans le secteur des services et administrations, que l'État ferait mieux de comptabiliser comme chômeurs virtuels, leurs fonctions ne correspondant plus à aucune réalité : il suffit de faire le compte des employés inoccupés (mais inabordables) dans un bureau de poste parisien, aux heures d'affluence, pour s'en apercevoir ; enfin, sur le nombre des chômeurs déclarés et réels, ne faudrait-il pas honnêtement soustraire le pourcentage x du chômage imputable à la seule « mobilité de l'emploi » dans certaines professions du tertiaire, chômage transitoire et marginal qui est ici le signe d'un progrès et non d'une régression de l'économie ?
En elle-même, l'information chiffrée reste une abstraction du réel, sans autre certitude que celle du terrain d'origine, du « champ d'observation » dont on l'a tirée. Or, par le choix de la base ou de l'échantillon statistique, choix déterminant mais qu'on se gardera bien de nous préciser, et dans la présentation des résultats eux-mêmes, il est facile de faire dire aux chiffres à peu près n'importe quoi. -- Ainsi, pour M. Guy Herzlich (*Le Monde* du 17 avril 1976. première page), les étudiants français désireux de reprendre leurs cours, dans ces facultés où les perturbations ont commencé au mois de janvier, représentent une négligeable sous-minorité : « ...Certes, de ci de là, une certaine tension se manifeste et, notamment dans quelques établissements en grève depuis longtemps, des mouvements se créent pour la reprise des cours. Mais ils sont très minoritaires. La manifestation des *modérés,* à Paris, n'a réuni que huit cents étudiants. » Si M. Herzlich évoque ici les actions des syndicats et fédérations nationales, son analyse paraît exacte : il n'y a plus guère que la F.N.E.F. ([^31]), aujourd'hui, pour s'interroger -- timidement -- sur une éventuelle reprise des cours avant les examens. Mais si cette analyse vise à nous décrire le milieu étudiant lui-même, c'est une vaste plaisanterie, et certainement délibérée.
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Car le chroniqueur du *Monde* n'ignore pas que, depuis mai 68, depuis la disparition progressive des « corpos » et la montée du syndicalisme politique dans l'Université, bon an mal an, 85 à 90 % des étudiants inscrits se tiennent à l'écart de toute participation ou mobilisation syndicale, à commencer par celle des élections : soit 680.000 étudiants, au moins ([^32]), qui, ne votant pas, viennent grossir la « minorité » méprisable de M. Herzlich ! Quant aux 800 étudiants, un pour mille, qui défilent à Paris pour réclamer la liberté des cours et des examens, M. Herzlich sait bien de quoi ces misérables sont le reflet : la masse anonyme des « inorganisés » -- ceux qui n'ont pas le goût ni les moyens des manifestations de rue, le soutien de la presse, l'argent des partis politiques ; cette majorité « silencieuse » qui, naïvement, croyait entrer à l'Université pour apprendre et se préparer aux responsabilités de la vie ; bref, ces veaux que la dictature de l'U.N.E.F. et du S.N.E.-sup. ([^33]) entraîne à la docilité (et au Goulag) depuis plus de dix ans. Pourquoi se gêner ? Ceux-là ne risquent pas de démentir *Le Monde* à coups de barres de fer et de vitres brisées.
Dernière illustration, entre les dix mille autres que nous pourrions, aussi bien, faire entrer dans ce chapitre. Pour la rédaction optimisante de l'hebdomadaire *Le Point,* contrairement aux médisances de certains attardés, il n'y a plus de véritable crise de la foi parmi les prêtres de l'Église en autodémolition. Cette « information » surprenante est parue sous la signature de Jacques Duquesne (n° 186 du 12 avril 1976, pages 97 à 100) : « La crise dans laquelle l'Église est entrée voici près de dix ans serait-elle donc au premier chef une crise de l'appareil, une crise des prêtres ? (...) Les résultats (*de notre enquête*) contredisent bien des idées actuellement reçues. Ils ne donnent pas le sentiment d'une troupe désemparée, ayant renoncé à l'ancien cléricalisme de droite au profit d'un autre cléricalisme de gauche, et ne sachant plus s'il est bien important de croire en Dieu. Massivement, ces prêtres se montrent confiants en l'avenir de l'Église.
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Massivement, ils sont satisfaits des résultats du renouveau liturgique (*sic, nos séminaires se vident, il n'y a plus de facultés catholiques, presque plus d'écoles chrétiennes indépendantes, la pratique est en chute libre jusque dans les campagnes de l'Ouest, et tous ces résultats sont jugés...* « *satisfaisants *»). Massivement, ils paraissent tenir à l'essentiel. » -- On les a dits perdus, sans foi, découragés, et même, pour beaucoup, vendus au Programme commun du totalitarisme... ET POURTANT, ILS CROIENT, décrète sentencieusement le titre de l'enquête. En vertu de quoi ce tapage, cette triomphante certitude ? Croyez-le si vous voulez : d'un *sondage* réalisé par l'I.F.O.P. ([^34]) auprès du clergé diocésain, sondage d'où il ressort que 83 % des prêtres interrogés croient encore au Jugement dernier, 74 % à la résurrection du Seigneur, et 72 % à la présence réelle dans l'eucharistie ! On y découvre comme cela une bonne trentaine de pourcentages, dont la moitié, « favorables » ou « plutôt favorables » aux enseignements de la tradition, suffisent à rassurer ce brave Duquesne sur l'avenir du catholicisme sociologique... Pour moi, je ne vois guère en quoi les 89 % de prêtres interrogés qui *estiment que l'Église n'est pas en train de se désagréger* suppriment la terrible question soulevée par les 11 % qui restent ; les 84 % qui *ne portent jamais la soutane, --* le témoignage étrange des 16 % qui ne l'ont pas reniée ; les 83 % qui *croient à l'enfer et au purgatoire* de leur catéchisme, -- l'hérésie ouverte des 17 % qui n'y croient plus ; les 74 % qui *pensent que Jésus-Christ est vraiment ressuscité avec son corps, --* la forfaiture énorme des 26 % pour qui le Crucifié certainement n'est pas Dieu ; les 72 % qui *seraient scandalisés si l'Église décrétait que Dieu n'est pas réellement mais symboliquement présent dans l'eucharistie, --* la mascarade indigne des 28 % qui déjà, s'ils disent encore une messe, ou quelque chose d'approchant, ne consacrent plus validement ; les 64 % qui *jugent regrettable que de nombreux fidèles ne se confessent plus, --* le scandale des 36 % pour qui le péché, sans doute, est une superstition médiévale ; les 62 % qui *jugent que le marxisme est un athéisme inconciliable avec le christianisme, --* la lâcheté des 38 % qui ne savent ou ne disent plus que le communisme est intrinsèquement pervers, et la trahison criminelle de ces 20 % qui *pensent que l'Église de demain ne sera entendue que dans la mesure où elle optera franchement pour le socialisme ;*
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les 61 % qui *pensent qu'il existe des preuves rationnelles de l'existence de Dieu, --* l'athéisme ou le fidéisme stupide des 39 % qui n'osent pas répondre « oui » à une pareille question ; les 38 % qui *pensent qu'il faut maintenir l'obligation de la messe dominicale, --* l'apostasie gigantesque des 62 % qui préféreraient nous voir occupés, le dimanche, à révolutionner le Tiers-Monde ; enfin, les 34 % qui *estiment que l'autorité morale la plus haute doit être l'Église, --* l'avalanche apocalyptique des 76 % de prêtres (mais oui) qui enseignent aujourd'hui que ce doit être Marx, Lénine ou Mao....
Les ordinateurs de l'I.F.O.P. ne sont pas ici en cause, mais la naïveté désarmante, ou peut-être feinte, du chroniqueur religieux. Sous la clarté obscure du « renouveau liturgique », Jacques Duquesne interroge le contenu de la bouteille aux croyances. Bon enfant, il lui trouve, selon l'inclination du goulot, des allures de presque plein, de fond encore sérieux, ou d'à moitié vide seulement. Ayant soumis la foi au verdict du seul principe digne selon lui de mesurer les autres, la sanction démocratique, il se dit que la situation de l'Église post-conciliaire est grave, mais non désespérée. Qui ne perçoit cependant, hors lui, qu'un dogme ainsi exposé aux aspirations du vide, un credo *ouvert* à tous les vents, c'est comme un liquide en train de s'évaporer ?
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Il serait vain de vouloir conclure, sur ce « prisme » mensonger de l'information qui semble se confondre avec l'histoire finissante de l'Occident chrétien. Une entreprise de cette sorte exigerait deux mille pages, et sans doute encore quelques années d'observation. Par le choix des sujets traités, ou maltraités, la présentation inévitablement polémique des messages, et les pratiques insidieuses du commentaire noyé dans l'exposé des faits, l'information est devenue le plus puissant moyen de propagande du XX^e^ siècle. D'une propagande malhonnête dès le départ, parce qu'elle ne dit pas son nom. Nous n'y changerons rien, sans doute, en la dénonçant. Mais c'est notre droit de la refuser.
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« Un journal informe honnêtement, écrit quelque part Louis Salleron, quels que soient les idées ou les intérêts qu'il défend, quand l'observateur neutre qui le lit y reconnaît des tendances, mais n'y découvre pas de faits faux. » Nous croyons avoir montré que cette distinction des tendances et des faits, possible et sans doute nécessaire au niveau de l'analyse des textes, reste impraticable pour le plus grand nombre dans sa sur-consommation quotidienne des messages informants. En matière de presse, le fait objectif, brut, n'existe pas : sous sa forme la plus simple, toute nouvelle destinée au grand public est encore le produit conjugué d'une sélection, d'un vocabulaire et d'une orientation, eux-mêmes fonction d'une certaine philosophie de l'homme, axée vers une modification révolutionnaire des comportements.
La presse, institution sociale, se trouve investie par sa fonction même d'un pouvoir discrétionnaire et moralisateur quasiment surhumain. Si bien que la religion dominante véhiculée par les media tend à devenir en effet celle du groupe tout entier, comme nous l'analyserons au dernier chapitre de cet essai.
Hugues Kéraly.
68:205
### Pages de journal
par Alexis Curvers
« Le disciple que Jésus aimait, *quem diligebat Jesus *» : comment comprendre ces mots ? L'inclination particulière qui s'y marque en faveur de Jean ne peut être qu'un sentiment personnel, distinct de l'infinie charité que le Sauveur répand à parts égales sur les vautres disciples et sur tous les hommes.
Les deux versions grecque et latine paraissent plus précises que la française. *Diligere* signifie *choisir.* Le grec *agapân* (accueillir ou traiter affectueusement), intermédiaire entre *phileîn* (*to like,* aimer d'amitié) et *erañ* (*to love,* aimer d'amour passionné), exprime bien la nuance de prédilection tendrement humaine dont Jean est l'unique objet. Cependant, l'évangéliste et son traducteur latin ne laissent pas d'employer dans le sens le plus général ces mêmes verbes *diligere, agapân,* puisqu'on les retrouve dans la formulation du commandement que Jésus adresse à l'ensemble de ses disciples : « Comme je vous ai aimés, aimez-vous aussi les uns les autres. »
Et l'on se demande alors si le parti le plus sage n'est pas l'imprécision du français, lequel, usant indifféremment partout du verbe *aimer,* renonce aux subtilités de l'analyse et réduit à un seul tous les mouvements du cœur.
Le nom de la *charité,* vertu théologale, les noms de *cher ami, cher monsieur,* que nous décernons à tout venant, le nom de la *cherté* des vivres et le nom de *Chéri,* héros de Colette, n'ont-ils pas une même origine ?
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69:205
Parler aujourd'hui de charité, c'est braver le ridicule. Mais ceux qui ont discrédité le mot n'ont réussi qu'à supprimer la chose, sans trouver ni seulement chercher à les remplacer l'un et l'autre que par des substituts creux et froids, décevants, dérisoires : philantropie, solidarité, fraternité, sens social, etc. On voit assez que l'homme réduit à l'état laïque, plus il s'excite à feindre ces sentiments que l'idéologie moderne lui commande et lui prête à défaut de les lui inspirer, plus il devient un loup pour l'homme.
Cicéron ne manquait pas d'invoquer les lois divines avant les lois humaines. Il savait que les premières sont le fondement des secondes, et que sans leur accord tout l'édifice du droit croule par la base.
*Tu aimeras Dieu par-dessus tout, et ton prochain comme toi-même.* Sublime tautologie. Amour de Dieu et amour du prochain ne font qu'un. L'un est la source et la condition de l'autre. Personne jamais n'a eu de raison ni de moyen d'aimer son prochain, sans avoir commencé par aimer Dieu davantage. Et celui qui aime Dieu aimera son prochain par voie de conséquence nécessaire.
Mais qui donc est notre prochain ? demandent les docteurs de la Loi. La réponse de Jésus les étonne, qui pour la première et unique fois retentit dans l'histoire et la change : *Tout homme est notre prochain.* Comment donc et pourquoi aimer tous les hommes, à moins de considérer et de chérir en eux le seul bien qui leur soit commun, qui est leur dignité d'enfants de Dieu ?
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« L'enfer, c'est les autres », dit Sartre.
« Le suicide, c'est l'absence des autres », dit Valéry.
Enfer et suicide étant synonymes de désespoir, ces deux penseurs se contredisent. Pour le premier, on désespère à cause de la présence des autres ; pour le second, à cause de leur absence.
Ils ont cependant raison tous deux et tombent d'accord ensemble, mais à une condition : c'est que le monde comme ils le voient, où « les autres », tant absents que présents, peuvent nous réduire au désespoir (et où par conséquent nous-mêmes aussi pouvons les y réduire, puisqu'on est toujours « l'autre » de quelqu'un), soit un monde sans amour.
70:205
Autrement dit un monde sans Dieu, -- Dieu seul étant source de la charité qu'il faut (qui *excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout...*) pour que les uns épargnent aux autres et les tourments de la vie commune et les chagrins de la solitude.
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Mazarin mourant se fait porter à travers son palais, caressant de ses derniers regards la fabuleuse collection d'œuvres d'art qu'il y avait ramassée, et soupirant : « Dire qu'il va falloir quitter tout cela ! »
L'abbé Jérôme Coignard, l'aimable héros de *la Rôtisserie de la reine Pédauque,* dont la foi reste inébranlable au terme d'une vie de libertinage et de tribulation, enseigne à son disciple Jacques Tournebroche : « Il ne faut pas s'attacher trop obstinément aux biens périssables de ce monde, et nous devons quitter ce qui nous quitte. »
Je les comprends tous deux. Mais le plus chrétien des deux n'est pas le cardinal de la sainte Église, c'est le personnage créé avec amour par le plus mécréant des romanciers. Anatole France n'était pas chrétien dans sa tête. Il l'était dans la moelle de ses os.
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Comment ne s'est-il trouvé aucun des admirateurs de Claudel pour jeter le manteau de Noé sur sa lettre du 15 octobre 1944 au général de Gaulle ? Et comment l'un d'entre eux a-t-il pu avoir l'inconscience de la publier dans le *Figaro littéraire* du 29 mars 1975 ?
L'auteur de cette lettre s'y met complètement à nu, avec ses fausses candeurs, ses audaces prudentes, ses obséquieuses bravades, sa bonhomie de paysan madré, mais aussi avec tout le cynisme politique de l'homme de lettres que les changements de règne ne prennent jamais sans vert.
71:205
On pense aux courtisans de Versailles qui, désertant la chambre où Louis XIV agonisait, se précipitaient en foule chez le futur Régent. Du moins y eut-il un témoin pour soupirer : « Voilà le monde ! »
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« *Un de ces maudits quartiers résidentiels, presque sans boutiques *»*,* écrit Dino Buzzati dans *L'influence des astres,* une des nouvelles du recueil *Les nuits difficiles* (Laffont et Livre de poche)*.*
L'urbanisme moderne a cependant pourvu de « locaux commerciaux » les rez-de-chaussée des tours de Babel dont il hérisse nos villes.
Et pourtant rien n'y fait : il n'y a pas de boutiques. A travers les vitrines aux reflets de béton, on voit bien, si l'on y regarde d'assez près, des objets parfois très beaux qui sont peut-être à vendre. Mais personne ne les achète, personne n'a envie d'entrer, personne non plus ne vous y invite et personne ne s'arrête. Il n'y a pas de promeneurs dans ces rues peu tentatrices, pas de curieux, pas de piétons, rien que des gens qui passent là par devoir et se pressent de fuir en aveugles. Quartiers maudits en vérité. Dans ces simulacres de boutiques, dans ces magasins vides et théoriques, les commerces qui ne sont pas en faillite sont à remettre. Aucune cervelle d'urbaniste moderne ne s'est trouvée capable d'enfanter autrement que sur le papier cette chose un peu secrète, vivante et douce qu'était une vraie boutique.
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Plus d'un musée d'Italie est réduit à fermer ses portes, par manque de crédits et de personnel. Ce n'est pas seulement dommage pour les touristes. C'est une absurdité dans un pays qui vit de l'industrie touristique, laquelle d'ailleurs est absurde par elle-même. Mais voici que le Colisée ferme à son tour, et pour longtemps. Il a besoin de nettoyage.
Le professeur Carettoni, archéologue éminent, déclare que le Colisée souffre plus de la pollution qu'il n'a souffert des invasions barbares. Cela va de soi, puisque la pollution n'est qu'une forme de la barbarie, mais d'une barbarie moderne plus active que l'ancienne, plus brutale, mieux armée, plus maligne, plus scientifique, en un mot plus barbare.
72:205
Les optimistes prévoient que les travaux coûteront 5 milliards de lires, plus 12 % de T.V.A. dont s'étonne le professeur Carettoni. « C'est une chose absolument incroyable, dit-il, quand on sait que les fonds que va devoir débloquer le Parlement ont été reçus pour la restauration des monuments. » Le professeur a tort de s'étonner, l'absurde étant aujourd'hui la norme de toutes choses.
Son erreur est de croire que, dans un monde régi par l'absurde, il vaille la peine de restaurer le Colisée ou quoi que ce soit qui croule quand tout s'écroule. Une telle entreprise est absolument sans espoir et relève à son tour de l'absurdité universelle, au même titre que la pollution, la T.V.A., le régime parlementaire, le tourisme et toutes les formes d'une barbarie que la technique moderne aggrave à mesure qu'elle y remédie, parce quelle en répare les dégâts sans en récuser le principe dont elle-même est issue. On ne raccommode pas des ruines avec les instruments ni, moins encore, avec les causes de la ruine.
Des neuf petits empereurs qui revêtirent successivement la pourpre dans les vingt dernières années de l'empire romain d'Occident, le seul qui semble avoir eu quelque valeur, et tenta de prendre son rôle au sérieux, est ce Majorien dont Le Nain de Tillemont dit qu' « il eut le malheur de se trouver uni d'amitié dès sa jeunesse avec Ricimer ». Ricimer était un barbare d'origine suève, de religion arienne comme tous les barbares, et qui, tour à tour général des armées romaines, patrice et consul, devint et resta longtemps le véritable maître de l'empire, exerçant le pouvoir par l'intermédiaire des empereurs qu'il faisait et défaisait à son gré : pour trois qu'il avait faits, il en tua quatre, parmi lesquels Anthemius dont il avait épousé la fille. Il les tuait l'un après l'autre, aussitôt que les visées de la barbarie rencontraient en eux quelque semblant de résistance imprévue.
De ce nombre fut Majorien, qui régna de 457 à 461. Ses vertus furent cause de sa perte : il prétendait les employer à sauver Rome plus qu'à servir la politique de Ricimer, qu'il honorait cependant assez pour le nommer son père et son patrice.
73:205
Non content d'avoir remis de l'ordre dans l'administration des villes, d'avoir vaincu les Goths et de tenir les Vandales en respect, Majorien, dit Tillemont, « travaillait à rétablir l'Empire par ces lois que Baronius appelle des lois excellentes, et dont quelques-unes étaient dignes de venir des avis de saint Léon qui gouvernait alors l'Église romaine ».
Nous connaissons certaines de ces lois, où l'empereur « fait paraître beaucoup de zèle pour l'honneur du christianisme, aussi bien que pour l'intérêt de l'État ». Par l'une d'elles, contenue dans une lettre du 10 juillet 458 à Émilien préfet de Rome, Majorien « défend absolument de toucher aux anciens édifices pour en faire d'autres, soit particuliers, soit même publics, comme il se plaint que l'on avait fait assez souvent ; et si quelque édifice est tellement ruiné qu'on ne le puisse plus rétablir, la loi ordonne qu'on consultera le Sénat, qui examinera la chose et en fera son rapport ». A quoi Tillemont n'ajoute qu'une phrase de commentaire : « Il fallait que l'autorité du Sénat fût bien anéantie, pour ne pas même régler des choses de cette nature. »
Cette réflexion doit venir quelquefois à l'esprit du professeur Carettoni. Elle est plus que jamais de saison eu cette année 1976, qui marque précisément le quinze centième anniversaire de l'effondrement définitif de Rome. Majorien ne fût-il pas mort assassiné quinze ans plus tôt, (Ricimer n'ayant pas permis qu'il refoulât les Vandales en Afrique ni refrénât le vandalisme dans Rome), « on croit qu'il eût été capable de rétablir tout à fait l'Empire d'Occident dans sa splendeur ». C'est pourquoi sans doute « on lui dressa un tombeau fort peu magnifique ». Son règne si bref avait été celui de la dernière chance. « Mais (c'est toujours Tillemont qui parle) le temps de la colère de Dieu était arrivé. Ainsi après avoir montré ce qu'il pouvait faire dans sa miséricorde, il laissa agir sa justice. »
La Rome antique vivait tant bien que mal sous la protection de ses dieux, tout faux dieux qu'ils étaient. Et c'est en les délaissant qu'elle s'était condamnée à mort.
74:205
Une seconde Rome voulut revivre en se donnant un autre Dieu qui par bonheur était le vrai. A peine eut-il commencé de la relever qu'elle versa dans l'arianisme, qui la fit douter de la divinité du Christ comme elle avait douté de ses anciens dieux. Elle n'eut dès lors plus de secours à attendre ni des dieux ni de Dieu.
L'arianisme fut le phénomène de rejet par lequel, comme un organisme épuisé ne supporte pas le cœur vigoureux qu'on lui greffe ni le sang nouveau qu'on lui transfuse, Rome perdit en reniant son Sauveur l'unique chance qu'elle avait de renaître.
Elle n'avait plus qu'à succomber. Mais sur son tombeau le Christ, qui l'aimait malgré elle, a fondé un royaume qui n'est pas de ce monde.
\*\*\*
Les historiens, s'il en reste, qui cherchent à comprendre comment ont pu s'écrouler les anciens empires dépositaires de civilisation, se fatiguent trop à explorer les vestiges de documents littéraires ou archéologiques dont ils disposent, et les futurologues qui se perdent en conjectures sur la manière dont finira le monde ne perdent pas moins leur temps à consulter les astres ou les ordinateurs, alors que les uns et les autres ont un moyen bien plus simple de trouver réponse à toutes leurs questions : ils n'ont qu'à lire les journaux. Les agences de presse nous révèlent chaque jour, aussi infailliblement que la Bible et avec plus de détail, ce qui crie vengeance au ciel dans tous les siècles, attirant sur le nôtre la juste colère de « Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires » (Bossuet).
On s'est beaucoup scandalisé des avertissements de Bossuet contre la comédie. Peut-être en effet le théâtre au XVII^e^ siècle ne méritait-il pas tant de sévérités, ou du moins pas encore. Mais à voir ce que sont aujourd'hui devenus les arts du spectacle, il est bien clair que Bossuet avait raison d'en condamner le principe, qu'il prophétisait juste et qu'anticipativement ses anathèmes n'ont été que trop doux.
75:205
Plus récemment on s'est beaucoup scandalisé, moi tout le premier, du propos de Goering déclarant que le mot *culture* lui donnait envie de sortir son revolver. Je ne sais trop ce que lui ni ses adversaires entendaient alors par *culture.* Quant à moi maintenant, c'est une mitraillette qu'il vaut mieux que je n'aie pas sous la main, chaque fois que reviennent certains mots qu'on a mis à la mode avant que ne se découvrent les intentions dont ils étaient porteurs. *Culturel* est du nombre. L'affreux Goering aurait-il eu l'oreille plus fine que je ne pensais ? Discernait-il d'avance à quelles fins devait servir un vocabulaire dont la signification commençait à peine à se corrompre ?
Car c'est bien par abus et renversement du sens des mots que *théâtre* et *culture* sont arrivés graduellement à représenter pour nous le contraire des choses qu'on les employa d'abord à désigner : hier choses de l'esprit, à présent brutales entreprises d'abêtissement et d'abjection.
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*L'Aurore* (du 16 octobre 75) se fait l'écho des perplexités de M. Jean Lecanuet, ministre de la Justice. Comment comprendre que tant de crimes se commettent, chaque jour plus nombreux et chaque jour plus atroces ? Voilà sur quoi s'interroge un ministre qui passe pour catholique.
Il envisage d'emblée deux explications : c'est l'urbanisme moderne qui serait « criminogène », en ce qu'il est « trop concentrationnaire » ; peut-être aussi « la trop grande fréquence de diffusion de films de violence » aurait-elle « un effet d'incitation sur l'imagination des individus qui peuvent avoir une certaine fragilité ».
M. Lecanuet n'affirme rien. Il opine tout au plus que le trop nuit en tout. Un urbanisme qui ne serait pas « trop concentrationnaire », mais tout juste assez, ne lui semblerait pas criminogène ; et de même il ne craindrait pas que des films de violence, pourvu que la fréquence de diffusion n'en soit pas « trop grande », mais juste assez grande, eussent aucun « effet d'incitation sur l'imagination des individus qui peuvent avoir une certaine fragilité », ni à plus forte raison sur l'imagination des autres, moins fragiles.
76:205
Quant aux films pornographiques, ils n'entrent pas en ligne de compte : qu'ils soient diffusés trop fréquemment ou non, qu'ils aient pour spectateurs des individus fragiles ou non, le ministre de la Justice ne les suspecte pas de pousser au crime, pas même au crime sadique, pas même à l'avortement lequel d'ailleurs a cessé d'être un crime sous le gouvernement dont M. Lecanuet garde les sceaux.
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Tout le monde parle des bénéfices financiers que certaines gens tirent de l'industrie pornographique, et personne ne parle des avantages politiques que d'autres gens, ou peut-être les mêmes, ont tout lieu d'en attendre.
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Une dame cinéaste, auteur d'un film qui commence par une scène d'avortement (pour ouvrir l'appétit), déclare avec autorité : « La base de la famille est économique. »
Ce que la dame récite là comme si elle l'avait trouvé toute seule n'est qu'un lieu commun du petit catéchisme marxiste, puisque, selon Marx, l'économie est la base de toute chose.
C'est particulièrement faux en ce qui concerne la famille, dont le fondement très visible est d'ordre naturel, affectif, juridique, social, moral, surnaturel, ou tout ce qu'on voudra sauf économique. Dans l'existence de la famille, le facteur économique intervient seulement à titre de circonstance plus ou moins favorable, c'est-à-dire de cause accidentelle, conditionnelle, secondaire, nullement génératrice. Il suffit d'ouvrir les yeux pour achever de s'en convaincre.
D'autant plus génial dans l'action que sot dans la doctrine : Marx disait aussi que « l'une des premières tâches de la Révolution est la destruction de la famille ». A la bonne heure. Avant précisément pour fin de tout détruire, la Révolution ne saurait mieux faire que de s'attaquer d'abord à la famille, qui elle-même est la base de tout. Et le meilleur moyen de l'attaquer est de lui supposer une base purement économique, plancher de carton sur lequel elle ne peut que s'effondrer, si rien d'autre ne la soutient.
La dame cinéaste avorteuse n'est d'ailleurs pas seule à se plier si docilement aux instructions de Marx. Il n'est rien de spécifiquement moderne qui ne travaille activement à l'anéantissement de la famille et par conséquent de l'humanité :
77:205
sociologues, pédagogues, ingénieurs, architectes, urbanistes, écrivains, artistes, journalistes, gens de la radiotélévision, histrions, hommes de science, hommes d'État, hommes d'Église, peuples imbéciles, -- immense troupeau bêlant, en marche accélérée vers la fin du monde.
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Octobre 74. -- Depuis qu'ils n'évangélisent plus, nos évêques passent leur temps à bavarder sur l'évangélisation. N'ayant plus l'expérience de la chose, ils sont, quand ils en parlent, nécessairement à côté de la question, de cette question qui ne se poserait pas s'ils évangélisaient. « Et dire que nous sommes les successeurs des Apôtres ! » soupirait jadis l'un d'eux, qui jouait au billard mais qui n'avait encore rien vu.
Imaginez un peu saint Pierre et saint Paul participant au dernier Synode. Un débat littéraire à la télévision, où interviendraient Corneille et Molière, serait à peine moins comique. Depuis qu'ils ne savent plus écrire, nos gens de lettres ont tout loisir de bavarder sur la littérature, du moins sur ce qu'ils en ont fait.
La fin du monde est une épouvantable tragédie, que ses metteurs en scène ont l'heureuse idée de nous jouer en vaudeville.
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Depuis 1946, des milliers sinon des millions de jeunes mères, en Amérique et en Europe, ont élevé leurs enfants tout en ne quittant pas des yeux le livre du Dr Benjamin Spock, de Cleveland (Ohio) : *Comment soigner et éduquer son enfant,* qui s'est vendu jusqu'à présent à 29 millions d'exemplaires, et la vente continue.
Cet ouvrage du « plus célèbre pédiatre mondial » (comme disent les journaux), prophète et apôtre de la « permissivité », enseigne en réalité l'art de ne pas élever et d'inéduquer son enfant. Car ainsi qu'on devait s'y attendre, beaucoup des enfants qui ont grandi selon les conseils de Dr Spock n'ont pas tardé à devenir hippies, fugueurs, vagabonds, alcooliques, drogués, débauchés, proxénètes, délinquants juvéniles puis adultes, souvent même terroristes.
78:205
Tant et si bien que devant ces générations d'épaves dont il a machiné le naufrage, et devant le désespoir des parents imbéciles, le Dr Spock estime qu'il en a assez fait et convient enfin qu'il a trompé tout le monde. Mais il ne parle pas de rendre l'argent.
Dans un second best-seller, qui d'ailleurs ne ralentit pas le succès du premier, il continue à porter beau et déclare sans vergogne : « J'ai été trop loin. La liberté totale pour l'enfant, ça ne donne pas de structure, de colonne vertébrale. L'homme d'aujourd'hui a perdu la foi dans sa dignité. » Mais qui donc la lui a fait perdre ?
Brochant sur le tout, le Dr Spock, âgé maintenant de 73 ans, divorce après 48 ans de mariage, pour épouser une femme plus jeune, assez vieille du moins pour n'avoir pas été contaminée dès le berceau par la pédagogie du Corrupteur tardivement assagi. La question d'argent seule complique un peu les choses, la première épouse réclamant 45 % des droits d'auteur perçus ou à percevoir par le mari infidèle, sur les livres qu'il a signés mais dont elle assure avoir écrit elle-même plusieurs chapitres. *Finis coronat opus*.
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Carlo Bronne ne se doute peut-être pas qu'il ébranle les colonnes du Temple, quand il écrit (dans *Le Soir* des 18-19 janvier 1976) : « Depuis Caïn, (...) l'homme n'a fait aucun progrès moral. Bien plus, il se sert adroitement des institutions et des instruments nouveaux pour augmenter ses possibilités de nuire. »
Qu'attend la nouvelle Inquisition pour mettre au bûcher l'auteur de ces réflexions non moins audacieuses que sensées ? Elles sont d'autant plus graves qu'à l'état de fait ainsi décrit, ajoute Carlo Bronne, « ce ne sont pas les changements de conception des criminologistes qui changeront quelque chose ». Ainsi donc nul espoir, ni dans le progrès, ni dans la « science », ni dans le changement. Toutes les idoles sont par terre.
Oserai-je dire que resterait peut-être, si l'on veut « changer quelque chose », à réessayer le Décalogue, le catéchisme, l'Évangile ? Ce serait, par ces seuls mots, détourner de Carlo Bronne sur moi les foudres de l'Inquisition moderne.
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79:205
La détestable Inquisition d'autrefois n'arrivait qu'à peine à sévir contre les hérétiques déclarés, mais laissait tranquilles beaucoup de non-conformistes qui se taisaient et n'en pensaient pas moins. Celle d'aujourd'hui traque et réprime jusqu'aux pensées les plus secrètes, souvent même les plus supposées.
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Les bûchers de l'Inquisition n'étaient qu'un jeu d'enfant auprès de l'outillage scientifique dont use actuellement la gauche pour exterminer tout ce qu'elle suspecte d'hérésie, ou seulement de tiédeur envers l'orthodoxie du diable.
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Pour avoir changé d'Église, l'Inquisition n'a rien perdu de sa virulence. Elle combat la foi chrétienne avec autant de vigueur qu'elle en déployait naguère contre les hérésies, mais avec plus d'adresse. Elle n'allume plus guère de bûchers, mais elle réduit plus sûrement ses adversaires au silence ou à l'apostasie par les tortures plus raffinées de l'étouffement et de l'étranglement. Elle recourt toujours au bras séculier, mais avec plus de succès, maintenant qu'il est formé de toutes les sortes d'ennemis du Christ en qui elle trouve des alliés naturels, et des exécutants d'autant plus utiles qu'ils tiennent à sa disposition tout l'arsenal des techniques modernes de la propagande, du mensonge, de la corruption, de la terreur, de l'abêtissement et de la perdition des âmes.
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Cette femme au cœur simple et très doux, ancienne demoiselle de magasin (dans un commerce de tissus en gros, où le travail était dur), me dit : « J'allais tous les jours à la messe avec ma mère. Elle est morte il y a longtemps. Et j'ai toujours continué. Mais maintenant, savez-vous bien que je n'y tiens plus ? Je préfère aller dire mon chapelet à l'église quand il n'y a personne. A la messe, on ne peut plus prier. »
80:205
Un de mes amis, qui, lui, va encore à la messe le dimanche, s'en explique en disant : « Je ne cherche plus à comprendre. »
Un autre, qui ne comprend que trop bien mais qui aime souffrir, y va également, mais comme au supplice, dans l'intention de s'infliger ainsi une pénitence qu'il croit méritoire.
Un autre enfin, résigné jusqu'ici à l'obéissance, m'annonce comme une grande nouvelle : « Je ne vais plus à la messe dans ma paroisse. On n'y entendait plus que des chansonnettes où la niaiserie des paroles le dispute à la bassesse de la mélodie. »
-- Et où allez-vous ? demandé-je.
-- A Saint-Jacques.
C'est une paroisse aristocratique. J'insiste :
-- A Saint-Jacques, est-ce mieux ?
-- Un peu, oui. On y chante encore le *Notre Père.*
Cette singularité le console du reste. Il en est à se contenter d'une liturgie où l'oraison dominicale subsiste à l'état de vestige déformé, comme tant de catholiques se rassurent pour peu que le pape, en ses discours confus, semble quelquefois n'avoir pas cessé de croire en Dieu.
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De Paul Morand (dans *Venises*) : « Le rite arménien, comme l'orthodoxe, a su reconnaître la valeur du mystère : un rideau isole l'officiant (...) ; par trois fois, à la Consécration, avant et après la Communion, le prêtre disparaît aux yeux des fidèles. Dieu y gagne. »
\*\*\*
De Jacques Peuchmaurd (*Soleil cassé*) : « Au fur et à mesure que l'office se déroule, Simon sent la colère monter en lui. Tous tant qu'ils sont sous cette voûte, athées pour la plupart, ils sont venus pour rendre hommage à leur ami, chacun dans le silence de son cœur, et ensemble. Mais l'autre, dans le chœur, derrière sa table nue, ou à droite ou à gauche, ne cesse de parler.
81:205
Il dit des paroles froides, qu'aucun d'eux, ou presque, n'entend, où personne ne reconnaît les mots chauds, incompréhensibles mais chauds, des messes de son enfance, le doux murmure des messes où parfois passait un souffle. Il parle, il commente, il se commente : on se croirait dans une salle de dissection. Il parle, il n'arrêtera pas de parler, jusqu'à la fin. (...)
« Ils sortent comme ils sont entrés. Mais non ! Ils sont entrés tristes et recueillis, pour assister au sacrifice de la mort de Thomas. Ils sortent froids et tendus. Cet adjudant de la nouvelle Église leur aura volé leur dernière heure d'amitié avec Thomas. (...)
« Si j'avais eu une grenade, dit Simon, je la lui lançais dans la gueule ! »
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Au regard de la simple décence, la nouvelle Église, la pseudo-Église d'aujourd'hui s'est à jamais démasquée, déshonorée et disqualifiée par ce crime sans nom, ce comble de vandalisme, cette barbarie bestiale qu'a été le saccage irréparable, délibérément ourdi et perpétré par elle, de la sublime liturgie catholique.
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L'Église, corps mystique du Christ, assure-t-elle. C'est vrai aussi longtemps que le croient les hommes qui dans ce corps exercent les fonctions de la tête. Un pape est vraiment pape et assez digne de l'être, à condition qu'il croie que c'est Dieu qui l'a pris pour son vicaire. Sinon, le corps auquel il commande n'est plus qu'un corps décapité, déjà mort sans le savoir, ou qui en tout cas n'est plus celui du Christ. C'est comme si Pilate, ayant livré Jésus, avait ensuite ressuscité son corps en y greffant la tête de Barabbas. La chirurgie moderne fait de ces miracles.
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Je lis dans la presse du mardi 30 décembre 75 cette courte dépêche dépouillée de tout vain commentaire : « Un homme, condamné à mort pour le meurtre d'un policier en août 1974, a été exécuté dimanche en Tchécoslovaquie, annonce l'agence Ceteka. »
82:205
Là-dessus, je fais un rêve :
Des manifestations s'ébranlent dans toutes les villes d'Europe contre cette répression sanglante et le régime inhumain qui s'en est rendu coupable. On casse les carreaux des ambassades tchécoslovaques.
La Ligue des Droits de l'homme, le Conseil œcuménique des églises, Amnesty international, les syndicats, les partis politiques, les gouvernements eux-mêmes élèvent d'énergiques protestations. Des milliers d'intellectuels, des universités entières fulminent des manifestes signés à tour de bras.
Le journal *Le inonde,* suivi de toute la presse, démontre péremptoirement ce que l'événement a d'illégal et de scandaleux. Des cris d'indignation jaillissent de toutes parts.
S.S. Paul VI a téléphoné à Prague, par deux fois dans la nuit, pour implorer la grâce du condamné ; ne l'ayant pas obtenue, il proclame *urbi et orbi* son affliction et sa réprobation sévère.
Bien que ce blâme universel n'allât pas sans lui rappeler quelque chose, le chef de l'État tchécoslovaque en meurt d'étonnement ; et si je n'assiste pas à ses obsèques sans gloire, c'est que juste à ce moment, le sens des réalités me revenant peu à peu, l'ineptie de mon rêve me fait éclater d'un rire qui me réveille tout de bon.
Sans doute ne suis-je pas seul à faire de ces rêves saugrenus, car *Le Soir* du 31 janvier 74 publiait en première page cette lettre d'un lecteur :
« Il s'est tenu à Bruxelles une conférence des partis communistes des pays capitalistes.
« Puis-je espérer apprendre bientôt qu'il se tiendra, à Prague par exemple, une conférence des partis conservateurs des pays de l'Est ?
« Croyez, Monsieur, à mes sentiments de scepticisme distingués. »
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83:205
Suivant l'exemple des curés, les communistes ont résolu de « s'ouvrir au monde ». Mais l'ouverture n'est pas la même. Les premiers la conçoivent à l'image d'un moulin ouvert à tous les vents, les seconds à celle d'un piège qui ne s'ouvre que pour se refermer. Les communistes font mine d'entrer dans l'Église, bien décidés à en sortir aussitôt qu'elle sera leur proie.
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Le marxisme est par nature tellement ennemi de la religion qu'il s'acharne à la supprimer alors même qu'elle n'existe pas. En ce cas il en invente une, par nécessité d'avoir à combattre, à défaut d'elle-même, n'importe quoi qui plus ou moins la remplace. Il persécute l'ombre quand la proie lui manque.
La Chine ainsi n'avait pas de religion à proprement parler. En tenaient lieu dans la vie domestique le culte des ancêtres, dans la vie civile le respect des arts traditionnels, et dans la vie morale le confucianisme, c'est-à-dire trois succédanés tout empiriques et laïques, d'ailleurs très honorables, d'une religion absente.
C'était plus que le pouvoir marxiste n'en pouvait tolérer. Aussi devait-il réprimer cette religion sans dieux avec autant de fureur que la véritable, n'ayant de cesse qu'il n'ait dispersé la cendre des tombeaux, concassé les monuments et les chefs-d'œuvre les plus précieux, jeté l'anathème sur Confucius et son école. Lire là-dessus *Ombres chinoises,* par Simon Leys, Union générale d'éditions (10/18), Paris, 1974.
Il va sans dire que l'opération n'avait pour but et n'a eu pour effet que d'instaurer une pseudo-religion nouvelle non moins athée que la précédente, mais infiniment plus fanatique et plus féroce, où Marx et Lénine en guise d'ancêtres, les arts de la guerre substitués à ceux de la paix, et la divinité de Mao supplantant l'humanité de Confucius, requièrent sous peine de mort le culte et l'adoration de tout un peuple esclave.
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84:205
S'il y a quelqu'un de plus ridicule que le Bourgeois gentilhomme, c'est bien le Bourgeois encanaillé, lequel est aujourd'hui le Bourgeois révolutionnaire. Et comme celui-ci, de surcroît, est odieux, plus aucun Molière n'est de taille à le peindre.
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Dans l'excellent Journal de l'Union nationale inter-universitaire (U.N.I. -- *L'Action universitaire,* n° 56, février 1976), deux citations se remarquent.
De Louis XIV : « Il est sans comparaison plus facile de faire ce que l'on est que d'imiter ce que l'on n'est pas. »
D'Émile Ollivier : « On n'est pas obligé d'être révolutionnaire, mais on est injustifiable de vouloir, ne l'étant pas, accomplir œuvre de révolution. »
Les deux maximes contiennent la même idée : qu'il faut être ce qu'on est, agir en conséquence et, si l'on est roi ou bourgeois, laisser aux révolutionnaires à faire la révolution.
Ce conseil aujourd'hui très peu suivi, les citateurs l'adressent évidemment, et non sans raison, à ce que nous appelons la droite, c'est-à-dire à ceux de nos dirigeants qui, réputés non communistes, s'emploient à servir et à favoriser par tous les moyens la politique et la propagande communistes.
Mais les citateurs se trompent, s'ils croient que c'est par aveuglement, inadvertance ou naïveté que nos hommes de droite se méconduisent de la sorte, alors qu'ils le font en parfaite connaissance de cause. Bel et bien gagnés au parti de cette révolution à laquelle ils sont d'autant plus utiles que censés la combattre, ils la combattent en effet avec des armes de carton, tandis qu'ils répriment d'une main de fer tout ce qui s'oppose à elle.
On objectera qu'une telle trahison les conduit eux-mêmes au suicide, en même temps que le monde à la catastrophe. Elle s'explique cependant fort bien par l'action de cette « force irrésistible qui (disait Édouard Drumont) pousse les classes dirigeantes à se détruire elles-mêmes ». Et ce n'est encore qu'une façon de parler, quand les classes dirigeantes ont renoncé à plus rien diriger du tout.
85:205
Elles trouveraient matière à beaucoup de saines réflexions en lisant chaque mois le bulletin de l'U.N.I. (8, rue de Musset, F 75016 Paris).
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Un sénateur socialiste belge, ministre d'État, critiquant (dans *Le Soir* du 30 avril 76) le dernier livre de J.-F. Revel, *La tentation totalitaire,* écrit : « Ce n'est pas en nos milieux (socialistes belges) que la gauche mérite l'étiquette de « stalinisme élargi » imaginée par Revel, et nos sévères critiques des abus du capitalisme ne nous aveuglent pas devant les vices rédhibitoires des régimes totalitaires, qu'ils soient de droite ou du type stalinien. »
Voilà ce qui s'appelle un aveu dénué d'artifice.
Ainsi, aux yeux du sénateur, sont à proscrire pour vices rédhibitoires tous les régimes totalitaires de droite indistinctement, et, parmi ceux de gauche, le seul qui soit du type stalinien, mais qui d'ailleurs, assurent les communistes, n'existe plus nulle part au monde, même en Russie, ni à plus forte raison en Yougoslavie, ni dans l'Europe de l'Est, ni à Cuba, ni au Vietnam, ni au Cambodge, ni en Chine, heureux pays irréprochables.
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*La Dernière Heure* (Liége) du 14 octobre 1975 publie un article de Heinz Muhler (copyright by B.I.P.) dont voici la conclusion :
« Il y a un peu plus de cinq siècles, lors de la prise de Constantinople par les Turcs, les énormes canons de bronze qui écrasèrent les remparts de Byzance avaient été fondus par des ingénieurs occidentaux, et c'est encore un Occidental -- l'ambassadeur hongrois -- qui donna aux Turcs les conseils de pointage dont ils avaient besoin.
« Les Occidentaux seraient-ils vraiment incorrigibles ? »
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M. Jean Prasteau signale dans le *Figaro littéraire* du 7 février 76 deux livres qui semblent bien dignes d'intérêt : l'un sur les Aztèques, par Mireille Simoni-Abbat (Seuil), l'autre sur les Incas, par Siegfried Huber (Librairie académique Perrin).
86:205
On ne peut malheureusement lire tous les livres, mais les notices de M. Prasteau ne sont pas si courtes qu'elles n'offrent matière à quelques réflexions.
Il note par exemple, à propos du premier de ces ouvrages : « La société aztèque était moralisatrice et l'esclavage y apparaissait souvent comme le châtiment d'une faute. Du côté de la religion, les pires excès s'expliquent fort bien. On versait beaucoup de sang pour se rapprocher des dieux. Le culte du Soleil justifia ainsi, une année, le sacrifice de 80.000 victimes ! Et quand on mangeait un jeune homme consacré, c'était le moyen le plus simple de déguster la divinité ! »
Quant au vocabulaire des Incas : « On y trouve de bien jolis mots, comme celui de *guagua,* qui signifie petit enfant. Le *capacocho-guagua,* hélas ! désignait l'enfant destiné à être sacrifié ! »
L'ironie des points d'exclamation dont M. Prasteau parsème ses comptes rendus ne dissimule qu'à peine le sentiment d'horreur que de tels faits lui inspirent ainsi qu'à nous. Et voilà qui nous change agréablement (si j'ose dire) de la belle impassibilité philosophique avec laquelle tant d'ethnologues et de sociologues, structuralistes et autres. « se penchent » sur les « civilisations » les plus sanguinaires, pourvu qu'elles ne soient pas chrétiennes : à cette seule condition, « les pires excès s'expliquent fort bien » et les réalités les plus atroces ont l'excuse de s'exprimer par « de biens jolis mots ».
Étrange moralisme, qui n'a de sévérité que pour les conquérants espagnols et occidentaux, auteurs il est vrai de crimes inexpiables, mais qui ne voit qu'innocence dans leurs moins recommandables victimes. Le parti pris sentimental et politique se double ici d'un faux principe de jugement : parce qu'il y a du mal d'un côté, on présuppose que le bien est de l'autre.
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Il faut croire que le goût du suicide est commun à tous les régimes, gouvernements et pays du monde provisoirement encore libre. On lisait dans la presse du 5 février 1976 :
87:205
« Des *cours de démocratie* ont été inaugurés récemment pour les officiers des forces armées grecques. Le premier cours, qui a eu lieu dans une caserne de la police militaire, a porté sur la désobéissance aux ordres portant atteinte à la démocratie. Aussi a-t-on mis l'accent sur le devoir de désobéissance aux ordres pouvant porter atteinte au régime démocratique, ainsi que cela est stipulé dans l'article final de la Constitution... »
Ce n'est évidemment pas aux gardiens du Goulag, aux médecins des asiles soviétiques, aux agents du Kremlin ni aux officiers et soldats des armées satellites qu'il y aurait lieu d'enseigner le *devoir de désobéissance.* Auriez-vous l'esprit assez mal tourné pour imaginer que ces gens-là aient des leçons de démocratie à recevoir de personne ? Les autorités dont ils relèvent ne se sont-elles pas mises automatiquement, du seul fait qu'elles sont communistes, dans l'impossibilité absolue de jamais leur donner des « ordres portant atteinte à la démocratie » ?
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D› Jean Grandmougin (dans *La Meuse-La Lanterne* des 27-28 décembre 75) :
« Les Argentins s'étaient habitués, depuis deux ans, à ce que les attentats politiques fassent, en moyenne, quatre morts par jour. Or en octobre, les Montoneros, un mouvement clandestin de péronistes de gauche, ont annoncé la constitution d'une armée régulière, qui est passée aussitôt à l'offensive. Elle a attaqué l'aérodrome de Formosa et la caserne du 29^e^ régiment d'infanterie : 50 morts. Le lendemain, les forces de l'ordre étaient accrochées par l'E.R.P., l'armée révolutionnaire populaire : 112 morts en une semaine. Une guerre civile commençait. »
-- « Nous connaissons cette guerre et nous avons décidé de la gagner sur le terrain qu'ils ont choisi », a dit le général Luciano Jauregui, commandant la 2^e^ brigade de cavalerie, aux obsèques d'un ancien chef de la police fédérale, le général Jorge Caceres, victime des Montoneros.
88:205
« Dans les rues des villes, a-t-il promis, dans les usines où l'on tente de saper notre capacité de production, dans les universités, où l'on empoisonne notre jeunesse, DANS L'ÉGLISE, QUI PRÉTEND SUBSTITUER A NOTRE DIEU FAIT HOMME UN HOMME DEVENU DIEU, nous ne laisserons aucun répit aux subversifs partout où ils se sont infiltrés. Nous allons les anéantir. »
Voilà au moins un militaire qui semble avoir compris. Chose plus extraordinaire, il dit tout haut ce que beaucoup osent il peine penser tout bas. Et, plus extraordinaire encore, il se propose d'agir en conséquence. Selon qu'il saura plus ou moins sagement tenir parole, on verra si Grandmougin a eu tort ou raison d'intituler son article « *Une Argentine à la dérive *»*,* plutôt que, par exemple, *Une Argentine qui veut remonter le courant.*
L'article se termine par une anecdote qui nous laisse dans le doute. L'ancien conseiller de la présidente Isabel Peron, José Lopez Rega (depuis exilé à Madrid), la nuit où il fut contraint de se démettre, fit observer qu'une étoile s'approchait de Vénus. « Cela n'arrive qu'une fois tous les 26.000 ans, dit-il. Cela a une énorme importance pour les prochains événements. »
L'étoile se révélera-t-elle favorable aux résolutions du général Jauregui, ou à celles des guérilleros ? A l'heure même où j'écris ceci, j'apprends qu'aux dernières nouvelles (datant du 23 décembre si je calcule bien) plusieurs centaines d'hommes disposant d'une trentaine de véhicules et d'un armement comprenant mortiers, bazookas, nids de mitrailleuses lourdes, ont attaqué et pris d'assaut une caserne située à 15 kilomètres de Buenos Aires. Ce fut, d'après *Le Soir* du 30 décembre, « la plus violente opération jamais lancée par l'E.R.P. et les Montoneros (opérant maintenant de concert) contre l'armée argentine ». L'armée ayant contre-attaqué, le combat ne dura pas moins de neuf heures, laissant sur le terrain, selon les informations officielles, outre une dizaine de militaires, 156 tués parmi les assaillants.
Quoi qu'il en soit, à défaut de lire dans les astres ou de pouvoir compter les morts, l'important serait de connaître la décision de l'Église, dont tout dépend : entre le Dieu fait homme et l'homme qu'elle croit devenu dieu, lequel enfin choisira-t-elle ?
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89:205
Les faux prophètes sont ceux qui adorent dans le Christ non pas Dieu, mais l'homme qu'ils s'enorgueillissent d'être eux-mêmes. Et en effet le Christ, s'il n'est pas Dieu, n'est rien de plus qu'eux-mêmes, et donc n'est rien.
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Nos chers étudiants, une fois de plus, font grève et cassent des vitres. On les a persuadés qu'ils épousent ainsi la cause du peuple, pratiquent la démocratie et défendent la liberté. Ils ne s'aperçoivent pas que, tout au contraire, c'est en leur qualité et dans leur intérêt de bourgeois privilégiés qu'ils se permettent ces actions révolutionnaires et se les croient permises. Et ils ne seront pas moins étonnés que les prolétaires quand le résultat de la Révolution, dont ils ne sont comme eux que les instruments., leur tombera sur la tête aux uns et aux autres.
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On devrait élever des statues à ce leader noir américain qui fut jadis arrêté par la police de Springfield (Massachussets) pour avoir déclaré dans un discours public « Mes amis, on vous raconte que la liberté, c'est le droit de faire tout ce qu'il vous plaît. Ce n'est pas cela, la liberté. La véritable liberté, c'est le droit de forcer les autres à faire ce qui ne leur plaît pas ! »
L'orateur qui osait tenir ce langage dès avant la guerre de 1914 voyait clair et voyait loin. Pour donner alors une si juste définition de ce que la liberté se révèlerait être à l'usage, il fallait que cet homme fût singulièrement en avance sur son temps. Certes, ce qu'il disait n'était pas moins vrai hier qu'aujourd'hui. Mais la vérité qu'il divulguait n'était pas encore bonne à dire. Et ce qu'on lui pardonna le moins fut d'avoir été seul à prophétiser ce dont plus personne à présent ne feindrait seulement de s'étonner.
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90:205
D'après *le Monde* du 19 décembre 75, au Vietnam, « devant la conférence épiscopale, un responsable du P.C. à Saïgon rend hommage à l'œuvre du concile Vatican II ».
Que voilà donc un hommage mérité, sincère et conséquent ! C'est en effet depuis le concile et grâce à lui que « *d'importants changements sont survenus à l'intérieur de l'Église catholique dans le monde entier *»*,* ainsi que l'orateur l'a dit avec infiniment de raison, « *réaffirmant *» d'autre part, en manière de remerciement, « *que le principe de la liberté du culte constituait une règle à laquelle le régime révolutionnaire resterait* inébranlablement *attaché *» (comme en Russie et comme partout).
Au texte de cette réconfortante dépêche (Saïgon, *A.F.P.*) *le Monde* ajoute en guise d'explication que « *le soutien de l'archevêque de Saïgon à l'œuvre de réunification, la présence de chrétiens à la pointe du combat contre le régime Thieu ont, entre autres facteurs, amélioré les relations entre communistes et catholiques *»*.*
Quant aux chrétiens que n'ont pas affectés les « importants changements survenus à l'intérieur de l'Église », et qui n'ont ni soutenu l'œuvre de réunification ni combattu le gouvernement Thieu, on ne nous dit pas où en sont leurs relations avec les communistes. Rien de plus rassurant qu'un tel silence : pas de nouvelles, bonnes nouvelles.
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Un ancien chef de la démocratie chrétienne portugaise, le major Sanchès Osorio, aujourd'hui émigré, a publié au Brésil et plus récemment en Espagne (éditions *Sedmay*) une histoire de la révolution portugaise, intitulée *El engano del 25 de avril* (« La duperie du 25 avril »). Cette révolution, il la connaît bien : il l'a préparée, il l'a faite, il l'a fuie. Après avoir été au nombre de ses auteurs, il s'est vu au nombre de ses dupes, assez tôt, Dieu merci, pour n'être pas au nombre de ses victimes. Aussi veut-on bien croire que l'ouvrage est fort intéressant : l'auteur y montre, nous dit-on, « comment est née et a échoué une révolution qui fut, pour beaucoup, une espérance changée en désillusion ».
91:205
C'est l'histoire, l'avatar et la définition classiques, séculaires et immuables de toutes les révolutions. Malheureusement pour les Portugais, le major Osorio ne connaît que celle qu'il a faite sans rien savoir d'aucune des autres. Encore n'en parle-t-il en connaissance de cause qu'après s'être soustrait lui-même au malheur où il a précipité ceux de ses compatriotes qui n'ont pas eu, comme lui, le moyen de s'en tirer à temps.
On peut en dire autant des inévitables Spinola, Kerenski, Bénès ou Paul VI, artisans des catastrophes qu'ils déplorent avec des larmes de crocodile quand elles sont consommées.
Un mot cependant est à reprendre, ou plutôt à expliciter, dans la définition de cette « révolution qui fut, *pour beaucoup,* une espérance changée en désillusion ». Elle ne fut cela que pour les sots, dont la foule est immense, il est vrai. A la lumière de l'histoire et d'une expérience qui ne souffre aucune exception, je proposerais donc de traduire : toute Révolution, portugaise ou autre, est nécessairement une duperie, c'est-à-dire une désillusion pour les sots à qui des gens très malins l'avaient fait prendre pour une espérance.
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*Le droit de vote à 18 ans.* Je trouve que c'est trop le faire attendre. N'est-il pas anti-démocratique, n'est-il pas révoltant que les enfants au berceau n'aient pas leur mot à dire dans la désignation du député le plus qualifié pour défendre leurs intérêts et promouvoir en leur faveur les droits de l'homme ? J'irai plus loin. N'est-il pas illégal que les fœtus eux-mêmes n'aient pas voix au chapitre dès le sein de leur mère, alors que leurs chances d'avenir sont plus menacées que jamais par la dictature sanguinaire des adultes ? Il est certes fâcheux qu'une disposition arbitraire de la nature les empêche physiquement d'aller déposer leur bulletin dans l'urne vengeresse. Mais un bon ordinateur y suppléerait. sans peine par des statistiques fondées sur un calcul de probabilités. De toute façon, le résultat des élections ne serait ni plus absurde ni plus néfaste qu'il n'a jamais cessé de l'être.
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92:205
Le 11 octobre 75, je trouve dans deux journaux l'information suivante : « Depuis juillet dernier, à Tuléar, dans le sud-ouest de Madagascar, le service vétérinaire local tente une expérience afin de sauver l'autruche malgache, menacée de disparition. Les vétérinaires ont fait couver artificiellement des œufs de deux autruches de Befanany, les seules dont dispose le pays. Le 30 septembre, une petite autruche est sortie de l'œuf après 42 jours de couveuse. »
A la même date, un autre journal publie en première page l'image, d'ailleurs horrible, d'une créature humaine plus qu'à demi nue, sanglée dans une espèce d'armure costume de bain « deux-pièces » en cuir d'autruche, de couleur mauve, paraît-il. On nous annonce que cette matière, employée jusqu'ici dans les vêtements d'hiver, sera de mise également pour l'été. Ainsi en a décidé la mode.
J'avais déjà remarqué le sadisme des couturiers. Ayant exterminé castors, tigres, loutres, phoques et autres espèces animales eu voie disparition, il ne leur restait plus guère à se mettre sous la dent que les dernières autruches. Leur cruauté n'est pas moindre à l'égard des femmes, qu'ils condamnent à la mini-jupe dans la saison froide, et qu'ils enveloppent d'un tourbillon de lainages quand le prix des tissus monte en flèche. Et les femmes, à prix d'or, obéissent. Sauf exceptions, d'autant plus admirables que moins nombreuses.
Alexis Curvers.
93:205
### Le cours des choses
par Jacques Perret
ENCORE POITIERS. Pas celui de 1356, inutile de rabâcher l'idiotie tactique de ces cohues de chevaliers en quincaillerie de mascarade, mais celui de 732 qui, lui au moins, nous pose un problème sérieux. Il y a deux ou trois ans je vous parlais d'une émission télé consacrée à cette bataille et qui nous laissait inquiets sur le bonheur de ses conséquences. Ils ont remis ça l'autre jour.
Une demi-douzaine de personnages diversement qualifiés avaient été réunis pour discuter sur le thème des batailles, leurs causes et leurs effets. Conduite et animée par M. Kahn, je crois, la discussion avait pour prétexte, en présence de l'auteur, un ouvrage récemment paru sur Poitiers n° 1. Tout de suite une charmante personne prit la parole et d'une voix délicieusement primesautière posa la question suivante :
-- Et d'abord, à quoi ça sert les batailles ?
Entamé de la sorte le débat s'annonçait d'une qualité rare. Cueillie à froid par une question si lourde échappée d'une bouche si gracieuse, la docte assemblée en resta quelques instants comme deux ronds de flan. Quelqu'un eut alors la présence d'esprit d'assener une deuxième question absolument prioritaire :
-- Sachons d'abord si la bataille de Poitiers a eu lieu ou non.
Il paraît en effet que certains polémologues, au-dessus de tout soupçon, auraient mis en doute la réalité historique de cette bataille pour la réduire au mieux à une escarmouche entre un détachement de pillards incontrôlés et une poignée de francs soudards en vadrouille. L'animateur ainsi menacé dans sa raison d'être fut aussitôt rassuré par l'auteur, lui-même piqué au vif :
-- La réalité de cette bataille, dit-il, n'est pas discutable. Et ce disant il souriait à l'évidence, car enfin si elle n'avait pas eu lieu, il ne serait pas là.
94:205
La docte assemblée ne cacha pas son contentement et du même coup la victoire des Francs ne serait pas contestée, mais attention : surveillons nos paroles et demandons-nous s'il y a lieu de nous en féliciter. Toute la question est là et ce n'est pas le moment de faire les marioles. Aussi bien l'auteur a-t-il déclaré tout de suite et dans le sens qu'il fallait :
-- Tout bien pesé, dit-il, l'issue de cette bataille me paraît franchement regrettable. Il faut voir les choses comme elles sont : à l'heure de Poitiers les Francs sont encore un peu barbares et les Arabes déjà civilisés depuis longtemps, à telle enseigne que...
Etcetera etcetera, je connais le tube, je tourne le bouton et vais me faire un petit café, en ronchonnant : pourquoi cet homme qui a sûrement des choses intéressantes à dire nous balance-t-il ces banalités avec l'air de s'excuser d'un paradoxe inouï ? Voilà quinze ans au moins que nous reconnûmes l'erreur et que la réparation suit son cours dans le zèle et la dignité. Rappelez-vous comment nos yeux furent décillés par les justes raisons de nos porteurs de valise et autres supplétifs universitaires ou ecclésiastiques volant au secours des docteurs de l'Islam qui se voyaient contraints d'en venir au rasoir pour corriger la sauvagerie de nos laboureurs analphabètes. Allons ! fier Sicambre, lève la tête on te botte le derrière, confesse tes torts et paye ta dette au Sarrazin on te baptise au pétrole. Que Charles Martel soit enfin dégonflé de sa légende et nous prendrons en pitié la mémoire des preux qui sont morts pour l'honneur des ténèbres.
Poitiers ! Jour de deuil, lieu de repentir et de pénitence, là-même où la vanité d'un petit maire du Palais, fanfaron pépinide marchant à l'eau bénite, eut la folie de barrer la route à la civilisation. Hélas il croyait bien faire, il faut lui pardonner. Voyant sous ses coups détaler en panique les cavaliers d'Allah, il ne pouvait imaginer, ce héros mal léché, la funeste énormité d'un exploit qui faisait mordre la poussière aux messagers du Progrès. Le grand Abderame lui-même, calife ommiade et culturel qui traînait pour nous dans ses bagages le Phedon, le Mektoub, l'algèbre et les houris, toutes les lumières de l'Orient et la salade coranique, mourut dans la bataille. Frappé, dit-on, horrible détail, d'un coup de francisque.
95:205
J'ignore de quelles autres batailles il fut question, Bouvines, Waterloo ou Montcornet, qu'importe. Auditeur inconstant je m'en suis tenu aux propos d'ouverture mais je brode consciencieusement dessus. Or parmi les raisons de Poitiers je n'ai pas entendu évoquer l'objectif immédiat de l'ennemi, à savoir le sac de la ville de Tours et le pillage de la basilique Saint-Martin, le plus précieux, le plus vénéré de tous les sanctuaires de la nation franque. Il eût été alors historique et décent de rappeler sur-le-champ ce qui faisait la force principale de cette armée barbare : à savoir le baptême chrétien, et le courage décuplé pour l'amour de Dieu. Jusqu'ici nos écoliers ont toujours appris, même sous Jules Ferry, que Charles Martel avait bien mérité de la patrie. L'historien officiel reconnaissait volontiers que la démocratie ne pouvait alors que patienter sagement sous l'aile déjà tutélaire d'une chrétienté naissante. Mieux encore, il se félicitait en toute sincérité que la vertu, la foi et le pouvoir des évêques l'eussent emporté sur le fanatisme des émirs. Il est vrai que plus tard, devenue conquérante et maîtresse d'un empire, la république se donna le titre pompeux de protectrice de l'Islam, et qu'il s'agissait de le protéger d'abord contre le zèle de nos curés missionnaires.
Toujours est-il qu'après Poitiers, les Arabes qui s'en venaient rapiner jusqu'aux abords d'Épinal furent peu à peu reconduits et amenés à soumission jusqu'aux rives de l'Euphrate et au-delà du Sahara. Et qu'aujourd'hui les voici revenus en foule, en famille et sans coup férir jusqu'à Dunkerque et à Mézières et plus mahométans que jamais sous la bénédiction de nos évêques aplatis de remords mais enfiévrés d'œcuménisme. Une chrétienté ramollie s'évertuant à convertir l'Islam endurci par sa victoire, le spectacle aurait de quoi nous émouvoir, mais il n'est pas question de convertir, la conversion est une violence, il ne faut que s'abandonner aux manifestations d'un amour diffus dont parfois la sincérité doit souffrir de passer pour comédie. Mais d'aucuns pourraient aller jusqu'à se faire renégats par amour, adorable perversion.
Ainsi l'entreprise en cours et tous azimuts sous le nom mal entendu d'œcuménisme se prendrait-elle facilement pour intrépide. Intrépidité au service d'une prétendue nécessité. A voler au secours de la victoire on fait toujours un peu de vent, l'appel d'air. Il est bien vrai que dans sa forme aiguë et collective qui sévit aujourd'hui dans tous les secteurs et à tous les niveaux de la société française, nous reconnaissons à la lâcheté une espèce de dynamisme.
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Dans sa définition fautive et sa pratique vasouillarde l'œcuménisme est un auxiliaire très précieux de la mutation globale dont l'aboutissement prévu est l'univers socialiste. Phénomène ingénieusement réputé inéluctable et célébré comme tel. Rien n'est plus contagieux que les séductions de la fatalité. de Gaulle n'était pas l'incarnation du Destin mais tout de même un expéditionnaire diligent des officines de fatalités. Rappelez-vous cet aveu tombé un jour de sa bouche d'or entre deux portes : « Les Français n'échapperont pas au communisme et je ne suis là que pour faciliter le passage. »
Qu'un certain nombre d'autorités pastorales et théologiques soient aujourd'hui et sous couleur d'œcuménisme affiliées à des associations, comités, clubs et mafias mondialistes, nous n'avons plus le droit d'en douter. Que les animateurs et gestionnaires du « changement » soient conditionnés, fascinés ou simplement ficelés par telle ou telle agence ou engeance de gouvernement planétaire, c'est le métier qui veut ça, il n'y a pas lieu d'en faire confidence. Finis les sublimes secrets, le mystère des loges et leurs complots ténébreux. Laissons œuvrer dans la paix de ses retraites une super-élite entièrement consacrée au bonheur de l'humanité. Quoi de plus rassurant qu'un congrès « Bilderberg », par exemple, ou qu'une réunion du CPM (Comité permanent mondialiste) ou encore du NOÉ (nouvel ordre économique) et d'autres encore. Je ne vous blœuferai pas plus longtemps avec des noms et des sigles dont j'ai ouï dire en passant. Ma science ne va pas plus loin et la grande information est assez judicieuse pour ne faire qu'allusions sommaires et discrètes à des colloques olympiens qui nous passent très haut par-dessus la tête. Mais je leur fais confiance. Inlassablement regonflé depuis les mages hittites, le vieux plérome leur pèlera au nez.
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SAINT-ÉTIENNE. -- C'EST LE NOM D'UNE ÉQUIPE DE FOUTEBALLE MIRACULÉE le 11 mai 1976. Il est arrivé en effet que cette équipe française, où figuraient néanmoins quelques Français, battue à Glasgow par sa rivale bavaroise intégralement raciste, fut acclamée sur le champ même de sa défaite, et portée en triomphe jusqu'à sa ville natale adoptive. Trois jours et trois nuits de liesse, fanfares et ovations devaient confirmer la transfiguration victorieuse du Zérobuth, et la France unanime se trémoussait de frénétique allégresse ; France éternelle, invincible vaincue béatifiée dans ses défaites.
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De pieuses personnes, charismatiques en diable, ont cru voir que saint Étienne lui-même ; lapidé par les Juifs et glorifié dans les cieux, avait pris l'affaire en main de telle sorte qu'à renforts de palmes et de séraphiques trompettes fussent reconnus dès ici-bas la gloire des vaincus dans les mérites ineffables de son équipe éponyme. D'autres gens, paraît-il, ont manifesté une joie un peu suspecte en proclamant qu'aucun risque au monde ne serait capable aujourd'hui de produire un pareil numéro de cascadeurs antipodistes.
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LA VILLE DE LYON, elle aussi attentive à sa gloire, brille aujourd'hui d'un nouvel éclat. C'est elle qui détient le record européen des grandes surfaces commerciales avec cent dix mille mètres carrés. Conséquence probable d'un vœu, cette gigantesque halle a voulu porter le nom du lieu-dit qu'elle occupe, à savoir : La Part-Dieu. Oncques vit-on si belle part faite aux pauvres : à la Part-Dieu, cent dix mille mètres carrés de produits de consommation et rien n'est vendu, tout est donné, qu'on se le dise.
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LA QUESTION D'ORIENT. -- J'apprends à l'instant que la France, arguant d'une population libanaise en partie francophone, fait savoir officiellement son propos d'intervention militaire au Levant. J'entends alors murmurer que Giscard avait trouvé sur sa table de nuit, à Washington, le dernier numéro d'ITINÉRAIRES. Foin de ces rumeurs. Je veux laisser à la République le mérite et l'honneur d'avoir secrètement rassemblé ses meilleurs soldats pour annoncer hardiment l'heure venue de la IX^e^ croisade et solliciter prudemment le blanc-seing de la conscience mondiale. J'entends déjà rugir les ennemis de la chrétienté, et la chrétienté elle-même. Nous n'aurons même pas la journée d'espérance que nous dûmes jadis à M. Guy Mollet.
Jacques Perret.
98:205
### Des cailloux sur la foire
*suite*
par Paul Bouscaren
Ne pouvait-on pas attendre de la facilité sexuelle une diminution des crimes sexuels ? A cette question du journaliste, réponse du spécialiste : les étalages sexuels entraînent un abaissement de la moralité, auquel suivent toutes sortes de crimes. (*France-Inter* 13/14, 1^er^ avril 1975.)
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Il y a une équivoque de l'ordre, celui-ci étant nécessaire pour exclure le désordre, mais qui, étant tel ordre, pourra imposer tel désordre ; la France vient de passer du désordre de l'avortement parmi les Françaises à un ordre légal avorteur qui fait un désordre bien pire.
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Toute société humaine est une société de personnes en ce sens qu'elle a pour membres des personnes vivant de vie personnelle, au contraire des sociétés animales, ainsi appelées par équivoque, puisque le concours de leurs membres n'a rien de personnel ; mais à parler strictement, il n'y a d'humaine société, politique ou religieuse, que selon l'animal social en la personne de chacun de nous, et c'est-à-dire pour les besoins soit de la vie humaine ou de la vie divine des chrétiens.
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99:205
Discours à la jeunesse : « Pourquoi craindriez-vous l'avenir ? L'avenir, c'est vous ! » (Georges Bernanos, et tutti quanti.) Primo, l'avenir c'est la jeunesse, comme notre jeunesse était l'avenir, et à ce compte... Secundo, n'y a-t-il pas à craindre beaucoup de soi-même, humainement et chrétiennement ?
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Baptême des petits enfants (I.II. 113, 3, ad 1). Pas plus qu'ils ne sont nés par leur volonté, les enfants n'ont voulu naître privés de la grâce divine ; pourquoi ne la recevraient-ils pas sans être capables de le vouloir ? Oui, pourquoi, sinon pour appartenir à l'idole liberté plutôt qu'au vrai Dieu ? D'autant que si l'on est citoyen de naissance, on est membre de l'Église, à parler strict, non par sa volonté, mais par la renaissance du baptême, qui fait obligation devant Dieu.
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Une fois supposée la réduction démocratique de la société nationale à ses membres, les individus en tant qu'ils sont des hommes, comment ne pas la voir surpassée par l'inexistante société du genre humain ? Le citoyen une fois confondu avec l'homme, quel individu humain ne sera le concitoyen de quiconque, et alors, comment le monde échapperait-il au déluge des faux frères ?
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S'il est inhumain de subordonner l'admiration à la liberté de blâmer, que reste-t-il de vrai dans la devise du *Figaro *?
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Quelle catastrophe dans ton esprit, si l'opinion que tu entends exprimer devenait ton opinion ! Mais quelle niaiserie, peut-être, croire à la même catastrophe chez qui te parle de la sorte ?
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100:205
« Si quelqu'un exprime une opinion inconciliable avec la tienne, c'est lui ou c'est toi qui a raison. S'ils sont deux contre toi, c'est à eux ou à toi d'avoir raison. Si ton avis s'oppose à celui de tout le monde, alors, c'est toi qui as raison, car on n'a jamais vu tous les hommes se déclarer ensemble pour la vérité. » Parole du Talmud citée par Robert Aron dans son discours de réception à l'Académie française. Je voudrais avoir le temps de lire le Talmud.
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Ce qu'il faut à la Gauche pour aimer en elle-même la Gauche, peu m'importe, car il me suffit de la savoir pour la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et je la déteste de tout ce que je peux avoir d'amour des hommes, des pauvres hommes en qui l'on implante que leurs droits les feront dieux les uns des autres, s'ils votent bien.
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La démocratie évite la guerre civile en éliminant tout civisme.
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« Il ne suffit pas d'être heureux, il faut que les autres ne le soient pas », est-ce bien du cynisme, ou un alibi ? Il faut que les autres ne le soient pas *davantage,* n'est-ce pas la démocratie ?
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Manger avec plaisir n'a rien de honteux, on peut en être certain sans y voir un droit à l'anthropophagie ; le plaisir est une chose, autre chose lui donner toute la vie à dévorer. Truismes si l'on veut, mais qui échappent aux pourfendeurs de la morale, ennemie du plaisir en se distinguant de lui, d'après eux.
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101:205
Mais si, vous pouvez encore scandaliser ! Même le *Figaro*, par exemple, avec la « théorie » soutenue « ouvertement », qu'une femme enceinte doit accoucher pour vendre le bébé un bon prix plutôt que d'avorter (5 juin 1975, page 31), c'est-à-dire le vendre plutôt que l'assassiner, -- comme firent les frères de Joseph (Genèse, 37/25-28).
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Pourquoi si peu de place, parmi les chanteurs, à de nouveaux talents ? Quelqu'un donne cette raison : lorsque l'on s'y essaie, quatre-vingt-dix-neuf sur cent des candidats veulent chanter pour gagner de l'argent, voilà tout. (*France-Inter* 13/14, 13 juillet.)
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La tolérance libérale est l'art de vivre avec les autres en leur laissant toute liberté de vivre au mépris des nécessités de l'existence sociale.
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La loi naturelle commande aux hommes leur devoir-être, le droit naturel en fait les maîtres de leur existence alors, ou bien l'on distingue un droit naturel primaire et un droit second, ou l'existence ignore ses besoins et devient impossible ; c'est l'histoire de la Révolution depuis le siècle des lumières, -- de Satan transfiguré en ange des lumières.
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Une parole de la Bible définit du même coup le progressisme et l'intégrisme : « Maudit soit l'homme qui se confie en l'homme » (Jérémie, 17/5) ; cet homme est le progressiste, maudit de la sorte par quel autre homme que l'intégriste ?
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102:205
« Comme on le voit, sa liberté emprisonnait, son égalité dégradait, sa fraternité tuait. C'était un de ces hommes qui ont une idée. Leur pays d'un côté, leur idée de l'autre, ils préfèrent leur idée. Leur logique tombe sur tous les sentiments humains comme le couteau de la guillotine. » *Choses vues* par Victor Hugo en 1848...
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L'écologie fait voir la folie des hommes en liberté dans le milieu physique, le milieu social est en proie depuis deux siècles à la même folie de liberté, par des confusions de principe dont on ne veut pas démordre, malgré l'écologie sociale de toute la tradition humaine.
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*Ni Dieu, ni maître,* l'anarchie ment par inversion de la vérité, qui est de nier Dieu pour ne pas avoir à obéir. Dieu est mort parce que la grenouille du moi veut être aussi grosse que le bœuf de l'existence humaine en société ; revenons au bon sens du sens social, nous reviendrons à Dieu ; la grâce qu'il faut ici ne remplacera pas la nature qui est là.
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Nous subissons déjà un pouvoir mondial totalitaire, c'est le pouvoir des mots, comme il s'exerce par l'information.
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Ce n'est pas d'hier que me sont visibles, au long de ma vie, quelques gaffes que je trouve énormes par la facilité que je devais avoir à les éviter ; il me semble non moins clair qu'il s'en est fallu d'un peu de fidélité à Notre-Seigneur ; pourquoi n'en irait-il pas de même des incroyables incapacités du monde actuel à se gouverner raisonnablement, vidé comme il l'est de tout esprit religieux ?
Paul Bouscaren.
103:205
### Billets
par Gustave Thibon
Les jeunes devant\
les biens de consommation
2 avril 1976
Un journal allemand, le « Handelsblatt », nous apporte l'information suivante :
Un jeune étudiant de Francfort, fils d'un médecin en vogue, réclame à son père une automobile pour aller de son domicile à l'université dont il suit les cours. Le père refuse, estimant que son fils peut très bien se contenter de l'autobus ou du tramway. Sur quoi le jeune homme assigne en justice l'auteur de ses jours, et le tribunal fait droit à sa requête, avec les attendus suivants :
« Attendu que le Dr. X a une nombreuse clientèle...qu'il gagne assez d'argent pour payer une voiture à son fils... qu'un jeune homme appartenant à la haute bourgeoisie pourrait éprouver un complexe de frustration nuisible à sa santé morale en utilisant, pour se rendre à ses cours, un moyen de transport aussi populaire que le tramway ou l'autobus, etc. » En conclusion, le père est condamné à l'achat de la dite voiture.
Voilà une nouvelle réjouissante à l'heure où tant d'étudiants contestent frénétiquement la « société de consommation » où ils voient la source de tous les abus et de toutes les tyrannies. Et peut-être même le jeune homme en question faisait-il partie de ces hordes de révoltés qui, au printemps dernier, parcouraient les rues de nos grandes villes en dénonçant l'égoïsme et les privilèges de la société bourgeoise. Supposition d'autant moins téméraire que j'ai observé beaucoup de cas semblables...
Cela me rappelle un graffiti qui s'étalait, en juin 68, sur les murs d'une université : « NON, à l'autorité paternelle ». Au-dessous, un mauvais plaisant avait inscrit : « OUI, à la galette paternelle ».
104:205
C'est là qu'est le drame d'une partie de la jeunesse actuelle. D'une part elle se révolte contre l'économie d'abondance et, de l'autre, elle revendique une participation de plus en plus large aux biens procurés par cette économie : universités mieux équipées, bourses plus substantielles, facilités de toute espèce, etc. Or, où trouver assez de ressources pour tout cela, sinon dans l'accroissement du dynamisme de l'économie ?
On aboutit ainsi à ce paradoxe : ce sont les étudiants -- purs consommateurs puisqu'ils ne produisent encore rien -- qui condamnent sans appel la société de consommation ! Et c'est même dans la sécurité matérielle que leur assure cette économie qu'ils puisent le loisir de mettre le désordre dans l'université et dans la rue, de faire repousser la date des examens, etc. Ils peuvent s'offrir le luxe de ces micro-révolutions sans crainte de manquer de pain ou de domicile. On pense à ces enfants dont parle La Bruyère qui, « forts du lait qu'ils ont reçu, rossent leur nourrice... ».
Ils oublient en effet que la consommation a une contrepartie : la production, avec tout ce qu'elle comporte de travail et de discipline. Cela, trop de jeunes l'ignorent -- et c'est précisément cette ignorance qui les rend à la fois si exigeants et si méprisants à l'égard des biens de consommation. Exigeants à cause de l'atmosphère de facilité dans laquelle ils vivent et méprisants parce qu'ils ne connaissent pas le prix d'un bien obtenu sans effort ni responsabilité. Ils sont un peu dans la situation d'un homme trop bien nourri qui réclame des mets de plus en plus raffinés et à qui la satiété inspire le dégoût de la nourriture.
Si j'avais été à la place des juges allemands, j'aurais débouté ce jeune homme et je lui aurais conseillé d'attendre, pour acheter sa première auto, d'avoir gagne. par son travail, la somme nécessaire à cette acquisition. En ajoutant que d'ici là il n'y avait aucun inconvénient à utiliser les transports en commun -- lesquels, par contraste, lui feraient plus tard apprécier davantage sa voiture personnelle.
Démagogie et réalité
9 avril 1976
Je lis, dans le « Courrier des lecteurs » d'un grand quotidien parisien, les lignes suivantes, extraites d'une lettre d'un employé d'entreprise :
105:205
« Je discutais récemment avec mon patron, écrivait le dit employé, et je lui faisait remarquer combien sa situation matérielle était supérieure à la mienne. -- Vous oubliez, m'a-t-il répondu, que votre travail est payé rubis sur l'ongle, alors que mon entreprise, qui doit nous faire vivre tous deux, ne finit pas chaque année en bénéfice. En outre, un revers inattendu et imprévisible peut me ruiner du jour au lendemain. Dans ce cas, vous trouveriez du travail ailleurs ; mais où dois-je retrouver les capitaux qui sont le fruit de mon travail et l'entreprise que j'ai créée de mes mains ? -- D'accord. ai-je répliqué, mais je me contenterais volontiers de ce que vous avez aujourd'hui, les risques compris. » -- Suivaient de longues récriminations sur « l'injustice sociale »...
Voilà l'argument démagogique dans toute sa force -- et sa courte vue. Il est évident qu'un chef d'entreprise gagne plus qu'un ouvrier ou qu'un employé, et cet écart peut paraître révoltant aux yeux d'une justice conçue sous l'aspect purement arithmétique.
Mais le vrai problème consiste à répondre à ces deux questions :
1\. Est-il possible d'assurer à tous les membres d'une entreprise les mêmes avantages matériels qu'au chef de cette entreprise ?
2\. Si, par son travail, son initiative, les responsabilités qu'il doit prendre et les risques qu'il encourt, par la cohérence et le dynamisme qu'il imprime à ensemble de l'entreprise, le patron mérite-t-il oui ou non, de tels avantages, autrement dit, si ceux-ci représentent un profit abusif ou bien une part du service qu'il rend à la collectivité ?
Supprimez le patron. Qui commandera à sa place ? L'État, c'est-à-dire une poignée de politiciens secondés par une armée de fonctionnaires chargés de l'administration, du contrôle, de la redistribution, etc. et, du même coup -- leur intérêt personnel n'entrant guère en jeu -- déchargés de toute responsabilité et de tout risque directs.
Le sort des plus humbles en sera-t-il amélioré ? Il est permis d'en douter quand on voit ce qui se passe dans les pays où règne le socialisme d'État. Malgré des écarts considérables, l'éventail des revenus, et surtout celui des fortunes, y est sans doute moins étendu que dans nos pays dit capitalistes. Ce qui n'empêche pas que la situation des classes laborieuses y reste très inférieure à celle des travailleurs de l'Europe occidentale ou de l'Amérique du Nord.
106:205
Pourquoi ? Parce que le dynamisme émanant de la propriété privée et de l'intérêt personnel y font défaut et que le fonctionnement de l'immense machine bureaucratique d'organisation et de contrôle y absorbe une part démesurée du revenu national. Et se vampirisme s'exerce surtout au dépens des travailleurs productifs qui sont les plus désarmés devant ce pouvoir centralisé, sans nom et sans visage.
Ainsi, selon la parole d'un économiste italien, la chasse au profit légitime, fruit du travail et de l'émulation, donne naissance à une nouvelle race de profiteurs, la pire de toutes, celle des parasites, « *profiteurs du non-profit *»*...*
En définitive, la vraie question est de savoir, non pas si un homme gagne peu ou beaucoup, mais si ses services sont proportionnés à ses gains. L'incapable ou le parasite sont toujours trop payés.
Un seul exemple. Je connais, dans ma région, deux industriels. L'un mène une existence très large mais sa puissance de travail et ses capacités d'invention et d'adaptation assurent la prospérité de son entreprise et lui permettent, en donnant à ses collaborateurs des salaires plus élevés, de répandre cette prospérité autour de lui. L'autre, peu doué pour les affaires et d'un caractère indolent, vit très chichement, mais laisse péricliter son industrie et son personnel, déjà mal payé, sera bientôt réduit au chômage. De ces deux hommes, lequel sert le mieux la collectivité, Cette simple constatation montre combien il est inepte de céder au réflexe démagogique qui confond l'inégalité et l'injustice. Au lieu de penser : « il est révoltant que cet homme soit plus riche que moi », il faudrait se dire : « si demain de tels hommes étaient éliminés du circuit économique, est-ce que je ne serais pas encore plus pauvre que je ne le suis aujourd'hui ? »
Communautés naturelles\
et principe de subsidiarité
16 avril 1976
Le *principe de subsidiarité* s'énonce ainsi : l'État n'a pas à intervenir là où les communautés naturelles comme la famille ou l'entreprise suffisent par elles-mêmes à assurer, autant dans l'ordre matériel que dans l'ordre spirituel, l'existence, la sécurité et l'épanouissement des individus qui la composent.
107:205
En d'autres termes, l'ingérence de l'État doit se limiter aux domaines où les corps intermédiaires s'avèrent incapables de protéger et d'aider les citoyens. Exemple : c'est à la famille qu'il appartient d'assurer la subsistance et d'orienter l'éducation des enfants et à l'entreprise de fournir à tous ses membres des avantages suffisants, non seulement pour vivre décemment de leur travail, mais encore pour parer aux risques de la maladie et pour subvenir aux besoins de la vieillesse. Mais ni l'entreprise ni la famille n'ont les moyens de nous protéger contre les voleurs ou contre une invasion étrangère : c'est le rôle normal de ces organismes d'État que sont la police et l'armée.
Mais il y a un bon et un mauvais usage du principe de subsidiarité.
Le bon consiste à favoriser le libre exercice des communautés naturelles de façon qu'elles puissent accomplir au maximum la tâche qui leur incombe.
Le mauvais consiste à *leur apporter une aide extérieure et artificielle après avoir déréglé et paralysé leur fonctionnement normal.* C'est ainsi -- pour nous limiter à un seul aspect du problème -- que la fiscalité dévorante de l'État moderne opère un prélèvement démesuré sur les salaires des travailleurs et sur les bénéfices des entreprises -- après quoi, ce même État se porte au secours des corps intermédiaires, soit sous la forme des prestations familiales, des assurances-maladie et des pensions de vieillesse, soit sous celle du protectionnisme économique (barrières douanières injustifiées, crédits à faible intérêt aux entreprises déficitaires, etc.) -- ce qui constitue un moyen détourné de réduire ces communautés à l'impuissance et de les asservir à l'organisme central.
Chiffres en mains, il est facile d'établir qu'en supprimant l'inflation monétaire et en limitant les impôts aux seuls besoins de l'État, on pourrait obtenir des avantages sociaux bien supérieurs, au niveau de la famille par la constitution d'un patrimoine stable et, à celui de l'entreprise, par la création d'un fonds commun d'assistance aux malades et aux vieillards.
L'État étrangle d'une main les communautés naturelles et les assiste de l'autre. Il se comporte comme un médecin qui, au lieu d'inculquer à ses clients les principes d'une bonne hygiène, commencerait par les épuiser et les empoisonner à l'aide de saignées et de drogues, pour les soumettre ensuite aux techniques les plus compliquées de transfusion et de réanimation.
108:205
En fait, la vie sociale et économique ressemble de plus en plus à celle d'un malade en clinique, avec l'intervention et le contrôle perpétuels du médecin.
Pis encore. Dans ce climat où se combinent l'anarchie et le dirigisme, on voit proliférer *des corps intermédiaires artificiels et parasites* qui font éclater les vraies communautés naturelles organismes de contrôle et de répression, ententes patronales et monopoles, c'est-à-dire coalition d'intérêts privés opposés au bien public, syndicats orientés vers la lutte des classes plutôt que vers la défense des travailleurs, partis politiques qui vivent de la division entre les citoyens, etc.
Plus les communautés naturelles possèdent d'autonomie, plus elles peuvent assumer de responsabilité. Le rôle de l'État est de veiller à ce qu'aucun obstacle extérieur ne vienne entraver leur libre développement. Il suffit, à l'échelle de la famille, d'une saine législation appliquée au mariage. à l'éducation, à l'héritage, à la protection des bonnes mœurs, etc., et, à l'échelle de l'entreprise, d'un code du marché et d'un arbitrage qui favorisent, par assainissement de la concurrence, la sélection des meilleurs pour le service de tous. En bref, il s'agit d'assurer au corps social assez de santé pour rendre superflu le recours aux drogues, à la chirurgie et à la prothèse.
Dans ces conditions, l'application du principe de subsidiarité ne pose plus de problèmes : chaque cellule et chaque organe du corps social fonctionne à sa place et dans ses limites et le pouvoir central n'intervient que pour assurer la coordination et l'harmonie de l'ensemble.
Les illusions du « pouvoir ouvrier »
23 avril 1976
Les résultats des récentes élections cantonales laissent prévoir que la majorité de la prochaine assemblée législative française basculera, en 1978, en faveur des socialistes et de leurs alliés communistes. Le pays choisira alors entre deux formes de société : celle de la liberté d'entreprise (ou ce qu'il en reste) et celle du collectivisme étatique.
109:205
Je discutais de ces choses avec un jeune cadre socialiste qui me tenait les propos suivants : « Vous ne pouvez pas nier que, depuis près d'un siècle, l'amélioration progressive du sort de la classe ouvrière est due en grande partie aux revendications syndicales appuyées par les grèves.
A quoi devons-nous les augmentations de salaires, la réduction des heures de travail, les congés payés, etc. sinon à la pression exercée par le socialisme sur le patronat et sur l'État ? Et si les forces de gauche ont obtenu de tels résultats alors qu'elles ne représentaient que l'opposition au pouvoir politique et économique, que sera-ce le jour où les élections leur confieront ce pouvoir ? »
J'ai répondu que l'amélioration du sort des classes laborieuses tient aussi et surtout à l'augmentation de la productivité due aux progrès des techniques. Il n'en reste pas moins -- et c'est la part de vérité contenue dans les assertions de mon interlocuteur -- que les revendications des partis de gauche ont parfois contribué à secouer l'égoïsme ou l'inertie des détenteurs du capital, sans parler du conservatisme des États trop souvent oublieux de leur devoir de justice et d'arbitrage.
Mais j'ai ajouté aussitôt que l'illusion est de croire que ces résultats positifs (et déjà compromis d'ailleurs par l'inflation, conséquence des folles dépenses des États et des revendications excessives) atteindront leur point optimum le jour où le socialisme quittera l'opposition pour s'installer au pouvoir. Car sa relative efficacité en faveur des travailleurs tient uniquement à sa qualité d'opposant.
Je m'explique. La lutte des classes est un phénomène contre nature. Mais en cas d'abus de la classe dirigeante et surtout en l'absence d'arbitrage d'une autorité supérieure aux parties et aux partis, elle peut contribuer à rétablir l'équilibre au profit du groupe défavorisé. Son rôle est de revendiquer pour la majorité des travailleurs -- en l'espèce la classe ouvrière -- une part plus ample aux fruits du verger économique.
Fort bien. Mais tout le problème est de savoir si la production des fruits sera meilleure et la redistribution plus juste quand la classe ouvrière sera propriétaire et gestionnaire du verger.
Le mot « pouvoir ouvrier » est une abstraction et une illusion -- quelque chose d'analogue aux fausses fenêtres qu'on peint en trompe-l'œil sur un mur. Là où il existe sous ce nom, il est exercé par des hommes qui se disent représentants de la classe ouvrière, mais qui ne sont pas ou ne sont plus des ouvriers.
110:205
Ils forment une nouvelle classe dirigeante constituée par des chefs politiques, des technocrates, des fonctionnaires, etc. -- extérieure à la production économique et parasitant celle-ci par sa masse, son incompétence et son irresponsabilité. Ce qui fait que, pour remédier aux abus de la propriété privée, on a eu recours à la propriété publique, où les pires intérêts privés, les privilèges les moins justifiés retrouvent leur compte sans les rectifications et les sélections qu'impose la loi du marché.
En deux mots, le verger plus mal géré produit moins et ses maigres fruits sont encore plus mal distribués. car ses gestionnaires en prennent la meilleure part. Et les inégalités sont d'autant plus scandaleuses qu'elles attribuent aux uns le superflu taudis qu'elles privent les autres du nécessaire.
On voit cela en Russie soviétique où l'effondrement de la production agricole, conséquence du dirigisme de l'État, impose de dures privations aux masses, mais non aux privilégiés du régime. On le voit encore au Portugal où les nationalisations bâclées et la pénurie qui en résulte commencent à dissiper dans l'esprit du peuple les illusions du collectivisme...
Le régime de la libre entreprise ressemble un peu à la poule aux œufs d'or du fabuliste. Aussi longtemps qu'elle pond, on peut discuter sur le partage des œufs. Un juste arbitrage entre les intérêts convergents du capital et du travail suffirait a résoudre la question. Mais si, sous prétexte de justice sociale, on paralyse les instincts vitaux de l'animal -- et c'est précisément ce que fait le monopolisme collectiviste -- la diminution corrélative de la ponte rend illusoire la redistribution des œufs...
Le néant dans le crime
30 avril 1976
La France a été secouée par la relation de l'épouvantable crime de Troyes -- un jeune enfant enlevé en vue d'une rançon, puis froidement étranglé par son ravisseur. Explosion d'indignation, manifestations publiques, pétitions réclamant la peine de mort, etc.
On sonne l'hallali contre le « monstre ». Le mot est juste, au sens primitif qui désigne un être anormal. une erreur de la mature, mais non au sens de cruel. de sadique, de jouisseur dans le mal.
111:205
Car ce garçon n'a pas tué pour le plaisir de tuer, mais par utilité et par prudence, vu que l'enfant le connaissait et aurait pu le dénoncer. Ce qui est peut-être pire, la cruauté étant le revers de la bonté et le passage restant possible de l'une à l'autre, tandis que l'indifférence est sans remède et sans recours.
« J'ai fait une énorme bêtise » --. ainsi le monstre, écrivant à ses parents, qualifie son crime. Il en parle comme s'il s'était laissé rouler dans l'achat d'un terrain ou d'une voiture ou comme s'il avait joué et perdu une grosse somme. Pas de remords, de brisement intérieur : le désarroi causé par l'échec. Si l'affaire avait réussi, le meurtre de l'enfant n'aurait pas laissé en lui plus de trace qu'un incident de parcours prévu et surmonté.
Débilité mentale, certes, mais surtout atrophie affective, monstruosité par carence, insensibilité non seulement morale, mais viscérale, abolition des réflexes les plus élémentaires qui jouent, chez n'importe quel adulte, devant l'enfance innocente et désarmée. A telle enseigne qu'à son arrivée dans la prison de Chaumont, ses compagnons de captivité. -- dont le niveau de moralité n'est certainement pas très élevé -- ont failli le mettre à mal sous le coup de l'indignation.
Je laisse aux psychologues le soin de trouver un semblant d'explication. Tare congénitale ? C'est vraisemblable. dais quelle est la part du milieu, de l'éducation ? Le monstre appartient à une famille normale : tout au plus ses parents se montrèrent-ils trop faibles après ses premières incartades, mais le cas n'est-il pas de plus en plus fréquent dans la société actuelle ?
Peut-être faut-il incriminer aussi la publicité démesurée faite à la violence et au crime : l'étalage permanent de tant de choses atroces crée peu à peu, surtout dans les jeunes imaginations, une familiarité avec l'horreur qui finit par anesthésier la sensibilité...
Quoi qu'il en soit, nous voilà bien loin du sombre romantisme du mal. L'horreur d'un tel crime est eu nous, non dans le criminel : celui-ci n'est exceptionnel qu'à force d'insignifiance et de vacuité, sauf en ce qui concerne les appétits les plus épais et les plus vulgaires -- celui de l'argent avant tout en qui se résorbent toutes les capacités d'émotion d'une âme morte.
Un démon, ai-je entendu dire par des braves gens affolés. Analogie trop flatteuse, car les démons sont des anges déchus. Ici pas même de chute mais la platitude absolue du néant.
Le problème de la peine de mort se pose là sous un nouveau jour. Il s'agit. moins de châtier un coupable que d'éliminer de la société des hommes un corps étranger qui n'a rien d'humain. Sans colère et sans pitié, la froide indifférence du rejet imitant celle du crime.
Gustave Thibon.
© Copyrigth Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique).
113:205
### Quelle Église demain ?
par Louis Salleron
NOTRE VIEUX CATÉCHISME nous enseignait que l'Église est la société des chrétiens, fondée par Jésus-Christ et gouvernée par le pape et les évêques unis au pape. Nous la reconnaissions à quatre marques : elle est une, sainte, catholique et apostolique.
Ces définitions sont en train de craquer. L'Église change. Nous n'avons pas de peine à nous en apercevoir et cependant nous ne sommes guère conscients du changement. Le flot des informations émousse l'attention. On s'habitue. Comme les cadres de notre vie religieuse subsistent encore dans l'ensemble, nous nous interrogeons peu sur ce que pourra être l'Église de l'an 2000 -- c'est-à-dire demain, sans parler d'après-demain.
Déjà nous nous mouvons dans une Église nouvelle, moins étonnante par ce qu'elle est que par le fait qu'elle est reçue comme allant de soi. Les experts se préoccupent seulement des vêtements théologiques et canoniques dont il faudra l'habiller pour que les ignorants puissent la reconnaître.
On n'a que l'embarras du choix pour illustrer cette observation. Je retiens les deux documents suivants parce qu'ils me sont tombés sous les yeux à peu près au même moment et qu'ils me paraissent particulièrement caractéristiques.
1\. -- Le premier document est le compte rendu de la troisième rencontre du groupe mixte de travail luthérien-catholique, rencontre qui a eu lieu du 15 au 21 mars 1076 à Liebfranenherg (France). Ce compte rendu a été publié par la *Documentation catholique*, n° 1698 du 16 mai 1976.
114:205
Il fait mention d'une étude qui « s'est inspirée de plusieurs recherches œcuméniques récentes sur l'Eucharistie et s'efforce d'exprimer la manière dont luthériens et catholiques comprennent l'Eucharistie dans le contexte œcuménique actuel ». Il nous informe, d'autre part, du travail du groupe qui a « discuté des divers modèles d'unité proposés actuellement par le mouvement œcuménique. Parmi ceux qui ont été examinés figurent le modèle de l' « unité organique » (proposé par le mouvement de l'union des Églises et d'autres), le modèle de l' « appartenance conciliaire » (étudiée attentivement par le Conseil œcuménique des Églises), le modèle de la « concorde » (tel qu'on le trouve dans l'accord de Lenenberg entre les chrétiens luthériens et réformés), le modèle de la « diversité réconciliée » (telle qu'elle est étudiée dans les réunions actuelles des représentants des familles confessionnelles mondiales) et le modèle des « Églises sœurs » (dont on parle dans les relations entre orthodoxes, anglicans et catholiques romains). »
2\. -- Le second document est un article du P. Congar « Sur la transformation du sens de l'appartenance à l'Église », publié par la revue Communio, n° 5, mai 1976. Ce n'est pas du problème œcuménique que traite le P. Congar. Il laisse de côté les rapports entre « Églises ». Ce qu'il examine, c'est la consistance (ou l'inconsistance) de la réalité ecclésiale dans le sentiment des chrétiens d'aujourd'hui -- derrière quoi, évidemment, se pose la question de la nature de l'Église et des rapports entre l'Église et le christianisme.
Il note d'abord que « le Concile a quitté les cadres étroits d'une conception de l'Église comme société (...) pour une vision de l'Église comme communion ». Il note ensuite que « l'après-Concile a été encore autre chose que le Concile ». « C'est que nous ne sommes plus dans le monde de Bellarmin et de Pie XII, ni dans celui du Concile... »
Arrivons à l'essentiel et citons longuement ([^35]).
115:205
« L'Église est comme dépossédée du christianisme pour ce qui, dans celui-ci, intéresse les hommes, dépossédée de la personne de Jésus. Le christianisme, pris comme valeur de vie, est sorti des structures et médiations d'Église. En catégories théologiques, nous dirions qu'on reste attaché à la *res,* mais sans le *sacramentum,* et nous illustrerions ce diagnostic par des exemples significatifs. C'est presque l'inverse de l'ancienne théologie « *de membris *» qui, nous l'avons vu, prenait ses critères du côté du *sacramentum.* Des exemples ?
« Qu'allait-on chercher à Boquen, sinon les valeurs du christianisme dans une certaine liberté à l'égard des formes d'Église ? Que trouvent tant de jeunes catholiques à Taizé, sinon L'essentiel des valeurs catholiques sans l'appareil d'Église ?
« Dans la pratique eucharistique actuelle, dans le besoin que tant de jeunes assez détachés des exigences de leur Église éprouvent de communier ensemble, on voit que l'eucharistie est prise surtout comme lieu d'échange et de communication, comme repas fraternel, avec peu d'intérêt soit pour sa réalité de sacrifice, soit même pour la « présence réelle » qui en est la « *res et sacramentum *»*.*
« Nombre de jeunes (et même de demi-jeunes) communient aussi bien à une sainte Cène protestante qu'à une Eucharistie catholique. Ils ne se posent guère la question de l'authenticité dogmatique et sacramentelle du ministre. L'intéressant est que ce soit un homme spirituel et sympathique.
« Le mariage ? Combien évitent la célébration à l'Église, ou n'en voient pas l'intérêt, qui mettent pourtant dans leur union les valeurs de sa conception chrétienne, moins la référence dogmatique, sacramentelle, ecclésiale...
« Un besoin d'orthopraxie a remplacé l'attachement à l'orthodoxie. Sera chrétien celui qui pratique la justice et l'amour plutôt que les sacrements et les règlements de l'Église. On en a souvent fait la remarque. Mgr R. Coffy : « Pour l'homme contemporain, le premier repère de la foi n'est plus le sacrement mais l'action de l'Église pour la libération des hommes et la communion des hommes et des peuples. » Le pasteur Georges Casalis évoque « d'autres époques qui avaient plus le sens de l'appartenance à un groupe religieux et moins le souci de la participation à l'aventure humaine animée par une relation à Jésus de Nazareth... ». Le P. Pinto de Oliveira : « Le sentiment d'appartenance à une religion est trop facilement compatible avec l'injustice, tandis que la foi au Dieu vivant ne l'est absolument pas. Dans l'Ancien Testament les prophètes stigmatisaient les abus d'une dévotion toute extérieure. » En termes œcuméniques, tout cela signifie une tendance à « une union des chrétiens sans union des Églises ».
116:205
Ce tableau est parfaitement conforme à la réalité. Il est même au-dessous de la réalité, en ce sens que la tendance des chrétiens à se désintéresser des « Églises » reçoit, dans beaucoup de cas, l'approbation des « Églises » elles-mêmes. C'est vrai du moins pour l'Église catholique dont on sait, notamment, tous les encouragements qu'elle prodigue à Taizé.
Mais alors que va-t-il advenir de l'Église ?
Le P. Congar entrevoit trois attitudes possibles :
« *a*) Tout maintenir, un tout ou rien, mais alors accepter de devenir un petit troupeau... ». Le ghetto, en somme.
« *b*) Un statu quo théorique en respectant avec réalisme la large zone de « religion » dite populaire, c'est-à-dire de pratique sans grande insistance sur une foi éclairée, personnalisée, motivée... »
« *c*) Accepter et même favoriser l'existence de deux régimes en distinguant le rattachement au Christ, voire à l'Église, et le *sacrement.* En tous cas, ménager des lieux qui représentent une sorte d'Église du seuil, d'Église catéchuménale, où puissent avoir une vie religieuse des hommes qui n'ont pas une foi assurée et surtout qui ne peuvent pas pratiquer une vie sacramentelle intégrale... »
\*\*\*
En toute hypothèse, la question de l'Église de demain est posée.
Je me contente ici de constater qu'elle est posée. J'ajouterai seulement trois réflexions.
La première -- c'est que l'attitude que le P. Congar classe en *a*) est celle des deux millénaires d'existence de l'Église catholique.
La seconde --, c'est que les attitudes b) et c) qui sont déjà plus ou moins celles de l'Église actuelle permettent d'accueillir tout le monde, mais avec une réserve de plus en plus marquée à l'égard des fidèles attachés à l'attitude a). Autrement dit le « pluralisme » est pour tous, sauf pour ceux qui ne le professent pas expressément.
117:205
Le cas est particulièrement net en ce qui concerne la messe. Toutes les « eucharisties » sont permises, mais la messe de S. Pie V est prohibée. Le choix d'une attitude ouverte semble donc bien impliquer le rejet de la tradition. L'Église de demain, dans cette ligne, serait bien la Nouvelle Église d'une Nouvelle Religion, succédant à l'Église catholique de la religion chrétienne.
La troisième --, c'est que le moindre approfondissement de l'idée d'Église aboutit à celle de *médiation* et de *sacrement.* La notion même de « peuple de Dieu » mise en relief dans la Constitution « Lumen gentium » n'a de sens que par *l'alliance.* La « nouvelle et éternelle alliance » exclut toute *organisation ecclésiale* qui ne s'inscrirait pas dans l'*histoire de la Révélation.*
Ces réflexions ne signifient pas qu'il faudrait tenir pour immuables toutes les formes extérieures de l'Église, mais elles nous invitent à ne pas nous engager dans des voies sans issue.
La vraie question, c'est de savoir si le christianisme est entré, avec Vatican II, dans ce nouvel âge dont ont toujours rêvé les Joachim de Flore et les Teilhard de Chardin ou si, au contraire, l'Église catholique continue. C'est en ce point qu'on verra de plus en plus se préciser le débat.
Louis Salleron.
118:205
### Saint Louis et notre résistance
par Antoine Barrois
L'ÉBLOUISSANT PORTRAIT de saint Louis que Chesterton esquisse dans son « Saint Thomas d'Aquin » est un des plus ravissants saluts que la royauté française ait jamais inspiré. L'idée de Chesterton c'est qu'en somme, chez le saint roi, la sainteté était le couronnement d'un profond, juste et ferme bon sens chrétien.
Tout le monde connaît le chêne de Vincennes : c'est une des images les plus vives de la royauté qui fut en France. Saint Louis est adossé au tronc d'un chêne séculaire, entouré de son conseil ; il est le juge de bon sens devant qui l'on s'incline. On s'incline de même devant le bon sens qui préside à l'organisation des métiers et des différents corps sociaux -- pour autant que l'on puisse parler d'organisation, on dirait mieux harmonisation. Et, tout le monde en est d'accord, la préparation comme l'exécution de la première croisade sont des chefs-d'œuvre d'équilibre et d'audace ; de bon sens chrétien.
Mais lorsque saint Louis se croise pour la seconde fois, ils sont plusieurs, dont le sire de Joinville, à penser que cela n'a pas le sens commun. Les observations de Joinville valent qu'on s'y arrête. D'abord parce que sa conviction est forte qu'il ne faut pas partir. Il pense que « tous ceux-là firent un péché mortel qui lui conseillèrent le voyage ». Nous ironisons un peu facilement sur le refus de Joinville à s'embarquer une seconde fois avec le roi. Il est certain que le saint c'est le roi et non point le baron ; mais cela ne permet pas de considérer que le roi était infaillible en son gouvernement. Joinville voyait clairement qu'il ferait mal s'il partait :
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« Ce serait pour le mal et le dommage de mes gens, j'en courroucerais Dieu, qui prit mon corps pour sauver son peuple. » D'un homme de la trempe de Joinville et de sa loyauté, il faut entendre cela comme il le dit. Il ne convient pas de raconter qu'il s'inventait de bonnes raisons pour refuser courtoisement de se croiser par paresse ou lassitude. Non. Joinville croyait que le roi avait tort : « Parce que, au point où il était en France, tout le royaume était en bonne paix à l'intérieur et avec tous ses voisins. » C'était son avis en 1267 lorsque le roi convoqua les barons ; il n'en changea point et attesta quarante ans plus tard : « Depuis qu'il (le roi) partit l'état du royaume ne fit qu'empirer. » Or un chef d'État se doit d'abord à son peuple qu'il a la charge de nourrir, de garder et de sanctifier. Tel est son devoir d'état et nous savons que le fils de Blanche de Castille avait une vive conscience de ses devoirs. Le roi était si faible au printemps 1270, lors de son départ que, dit Joinville, « il souffrit que je le portasse dans mes bras depuis l'hôtel du comte d'Auxerre, là où je pris congé de lui, jusques aux cordeliers ».
Depuis longtemps les nouvelles d'Orient étaient mauvaises. Après la septième croisade, celle de saint Louis avec Jean sire de Joinville, et son échec, l'enthousiasme était bien tombé. Mais le royaume d'Acre rétrécissait comme une peau de chagrin et Louis voulait empêcher que l'œuvre de deux siècles fût anéantie. Il prit donc la croix une seconde fois. Le dessin d'Henri Charlier qui est devenu en quelque sorte l'enseigne d'ITINÉRAIRES, nous permet d'imaginer le roi en simple robe de laine, soulevant sa croix. Dieu qu'elle était lourde ! et qu'il était faible. Il est bien possible que Joinville ait pleuré d'avoir senti son roi si frêle dans ses bras. Mais ce sont là des peines que l'on doit taire ; surtout quand on a décidé de ne pas suivre. Au vrai, ce qui nous afflige dans le refus de Joinville c'est qu'il était d'une sagesse trop humaine. Joinville a eu tort d'avoir trop prosaïquement raison. Mais il est vrai qu'à vues humaines cette expédition était une folie. La suite l'a bien montré. « Et pourtant, si faible comme il était, s'il fût demeuré en France, il eût pu encore vivre assez et faire beaucoup de bien et de bonnes œuvres. »
Il y a dans le second départ de saint Louis quelque chose de mystérieux et de poignant. Comme le premier éloignement du navire, qui, larguées les amarres, passe le môle, et gagne la pleine mer. Nous le savons parce qu'aujourd'hui nous voyons ce qui résulte du fait que le bassin méditerranéen n'est pas chrétien, saint Louis avait raison.
120:205
Notamment en politique ; ce qui n'apparaît pas très clairement à nos contemporains qui ne pensent que politiquement ; qui rapportent tout à ce dieu double-face, la Droite et la Gauche, nouvel Ormuz et nouvel Arihmane, dieu bon ou dieu mauvais, selon le camp. Saint Louis avait politiquement raison parce qu'il voyait chrétiennement juste. Et nous n'avons pas fini de vivre les conséquences politiques directes de l'incapacité des nations occidentales à écouter la voix raisonnable et sensée de ceux qui prêchaient la croisade ; conséquences qui donnent tant raison à saint Louis. Mais par-dessus tout le roi avait chrétiennement raison. En se croisant une première fois il avait obéi à son devoir de prince chrétien. Reconquérir le tombeau du Christ, et porter ainsi la Bonne Nouvelle jusqu'en Terre Sainte, c'était un dessein profondément chrétien. D'ailleurs si elle fut un échec militaire, l'expédition ne fut pas, si l'on peut s'exprimer ainsi, un échec apostolique ; ni même en un sens politique. Le prestige du roi vraiment chrétien eut un rayonnement durable sur les musulmans.
En se croisant une seconde fois, saint Louis ne faisait que suivre son premier dessein : délivrer les Lieux-Saints. Sa vision était surnaturellement juste : il fallait travailler autant que l'on pouvait à arracher cette terre aux occupants infidèles, hérétiques et mécréants. Combattre pour ce qui restait du royaume de Jérusalem, c'était en bon sens chrétien, la tâche la plus importante.
Il y fallut beaucoup de courage en plus du bon sens. Saint Louis l'eut héroïque. Cette force sainte alliée à cette prudence surnaturelle pour donner à ces vertus leur nom du catéchisme, conduisirent saint Louis à Tunis. Les dernières semaines, les derniers jours, furent affreusement durs. La peste était dans le camp ; le roi, malade, vit mourir un fils, une fille, un gendre. Et le roi de Tunis, qui avait promis de se convertir dès le débarquement, n'en faisait rien.
Le roi de France était venu en apôtre autant qu'en guerrier. Il mourut en apôtre. Martyr disait Joinville. Chrétiens, mes frères, « l'Église militante est présentement comme un pays soumis à une occupation étrangère » et notre résistance est difficile « au parti qui domine diaboliquement l'administration ecclésiastique ».
121:205
Jean Madiran a tracé la charte de cette résistance qui est notre croisade : conserver l'Écriture sainte, le catéchisme romain, la messe catholique ; travailler à reprendre ce qui est présentement aux mains de l'ennemi ; pour la gloire de Dieu, pour le bien de son Église, pour notre salut et celui de nos enfants.
Prions avec Joinville le roi saint Louis « qu'il veuille prier Dieu de nous donner ce qui nous sera nécessaire pour nos âmes et pour nos corps » afin que nous tenions bon.
Antoine Barrois.
122:205
### Clotilde reine des Francs
par Pierre Virion
NOUS EN SOMMES au quinzième centenaire de la naissance de sainte Clotilde dont le souvenir s'efface de plus en plus bien que la France et l'Occident lui doivent beaucoup. Souvenons-nous : il y a un siècle à peine, il y a même encore une cinquantaine d'années, la conversion de Clovis au catholicisme et le « baptême de la nation française » dont parlait encore Pie XI, n'étaient pas un des moindres thèmes pieusement usités pour chanter la gloire de la « Fille aînée de l'Église ». L'histoire telle qu'on l'écrit aujourd'hui semble se tenir à distance de ces faits comme elle le ferait d'un merveilleux proche du légendaire. Nous ne lui reprocherions pas de refréner les trop faciles élans qui, en de nombreux écrits ou discours d'autrefois, recouvraient ces réalités de dévotieuses hyperboles, si par un mouvement contraire, la recherche d'analyses et de précisions -- dont nous ne lui ferons pas grief -- ne laissait dans l'ombre la vraie figure de l'événement. Assurément, elle a raison de s'attacher à la découverte de tout ce que le déroulement des faits peut et doit apporter à la connaissance de cette époque... Après la chute de l'Empire, les nouveaux venus qui s'y sont introduits : Burgondes, Wisigoths, Alamans, Saliens et Ripuaires ont dépecé la Gaule ; leurs chefs s'en disputant les morceaux y ont installé leur anarchie politique qu'alimentent des guerres, des pillages, des assassinats. Eh oui Clovis parmi d'autres chefs francs n'avait au début ni plus de puissance ni un plus grand royaume. Mais sa réussite n'est-elle due comme on exagère à le dire qu'à son intelligence, ses ruses, ses astuces et le génial coup d'œil qui lui aurait fait froidement rechercher la faveur des évêques ? N'a-t-il vraiment rien apporté à l'unité française parce que son royaume fut, selon la coutume germanique, partagé à sa mort entre ses enfants ?
123:205
La vraie figure de l'événement ne se réduit pas à la suite des détails qui la composent. En 507, le royaume franc, celui-là même qui sous-tend au départ l'individualité de la nation française, s'étend de Tournai aux Pyrénées, tandis que le Lyonnais et la Provence en sont sinon parties intégrantes, du moins tributaires. Voilà une première constatation majeure qui se rapporte à l'unité du territoire.
Une seconde, c'est cette quasi-unanimité des évêques autour du seul roi catholique d'alors, unanimité qui renforce et maintient l'unité spirituelle des peuples franc et gallo-romain réunis sur le même sol.
Un troisième fait, et qui ne manque pas de poids malgré les apparences, c'est le titre de consul donné à Clovis par l'empereur d'Orient. Sans doute ce diplôme, envoyé au roi des Francs par le Basileus désireux de s'en ménager l'amitié, n'a-t-il par lui-même qu'une mince valeur diplomatique. Mais il en avait une autre aux yeux des populations gallo-romaines sensibles aux traditions impériales et latines : pour elles, il légalisait et illustrait l'autorité du nouveau roi ainsi que l'unité culturelle et civilisatrice qui allait et devait continuer.
Voilà trois éléments dont il ne faut pas négliger la synthèse déterminante de nos origines nationales et où la part de Clotilde est prépondérante.
C'est elle qui l'a converti. Sans doute Clovis, en l'épousant, pensait-il par cette alliance se ménager les Burgondes et surtout la sympathie des peuples catholiques sur lesquels il régnait. Mais il l'épousa bien pour elle-même, leur union ne se démentit pas, de sérieux témoignages nous ont dit la piété, la tendresse, les prières, les pénitences que s'imposait la jeune princesse sous les dehors du faste royal. A l'enseignement de la foi, elle joignait ses mérites que reconnaissait et admirait son époux. C'est à cela qu'est due la victoire de Tolbiac. Ce jour-là, l'enjeu entre Clovis et les Alamans, c'était la possession de la Gaule. Abandonné par ses dieux qu'il avait vainement invoqués bien sûr, mais se souvenant des leçons pressantes de la sainte qu'il chérissait, le « fier Sicambre » poussa le cri qui a traversé l'histoire et l'on est tenté de dire que sa victoire fut d'abord celle de Clotilde avant d'être la sienne.
124:205
Sa conversion lui gagna la confiance des évêques, qu'on a dit à tort recherchée par intérêt. Les témoignages n'autorisent guère cette partialité qui ne tient compte ni de la position unique de Clovis ni de l'immense prestige de Clotilde dans la catholicité. La vie chrétienne de la reine, ses œuvres pies suffisaient à attirer la bienveillance du clergé sur le couple royal. Se donnèrent alors à Clovis des villes de l'Armorique qui obéissaient à leurs prêtres et survint aussi une autre victoire où l'influence au moins indirecte de Clotilde a certainement eu sa part. Un autre roi barbare faisait peser depuis la Loire sur le sud de la Gaule le joug de l'arianisme, et les populations gallo-romaines acquises au catholicisme supportaient mal ses persécutions. Leurs évêques se tournaient naturellement vers le nouveau chef converti par la sainte. Clovis battit Alaric à Vouillé, repoussa les Wisigoths au-delà des Pyrénées et réalisa ainsi l'unité sans que ses victoires l'eussent entraîné, loin des crimes que la légende lui prête si généreusement, au-delà d'une clémence accordée à ses ennemis sous l'influence encore de la douce et sage Clotilde. Peut-on en douter ?
Son meilleur historien -- à notre avis Godefroy Kurth -- nous a laissé d'elle une vie dépouillée des fables qui l'obscurcissaient mais où les événements politiques ne sont pas indépendants d'une sainteté d'autant plus haute qu'elle a grandi dans de très dures épreuves. Clotilde a vécu à la cour dans un milieu hybride, ou barbare encore, ou corrompu déjà par les douceurs toutes nouvelles de la civilisation gallo-romaine. A la décadence des mœurs s'ajoutaient des intrigues continuelles qui en eussent dévoyé d'autres. Après la mort de Clovis, quittant la cour, elle se retira à Tours près du tombeau de saint Martin pour y vivre loin du monde dans la prière, les mortifications. Les pires malheurs que puisse éprouver une mère vinrent achever une vie que les douleurs n'avaient jamais manqué de visiter. C'est là, pendant son long veuvage, que la reine de France a atteint au sublime quand ses fils se déchiraient, s'entretuaient, assassinaient leurs neveux et que sa fille -- Clotilde comme elle -- succomba sous les persécutions que lui faisait subir Amalric, son mari arien.
125:205
Alors, partout, en tout, semblable à elle-même devant Dieu, réparant pour les coupables, réconfortant les victimes, priant pour tous, pansant les plaies, édifiant le peuple, multipliant les fondations pieuses et charitables, nous ne pouvons nous garder en parlant d'elle de l'émotion perçant à travers ces paroles de Grégoire de Tours : « La reine Clotilde se comportait de manière à être honorée de tous. Ses aumônes étaient intarissables. Elle passait ses nuits dans les veilles ; elle fut toujours un modèle de chasteté et de vertu. Avec une libéralité prévenante elle distribuait ses biens aux églises et aux monastères et pourvoyait les lieux saints de tout ce qui leur était nécessaire. On n'eût pas dit une reine, mais, à la lettre, une servante de Dieu. Fidèle à son service, elle ne se laissa pas séduire par la puissance royale de ses fils ni par les richesses et par l'ambition du siècle, mais elle arriva à la grâce par l'humilité. »
Elle mourut le 3 juin 545. Son corps quitta Tours en deuil accompagné par deux rois, ses fils, escorté tout au long de ce dernier voyage par les louanges et les regrets des foules jusqu'à Paris où l'accueillit saint Germain. On l'inhuma près de Clovis dans le sanctuaire maintenant disparu qu'ils avaient fait bâtir près du lieu où s'élève l'actuelle église de Saint-Étienne-du-Mont (rue Clovis). Elle y retrouva avec son époux la dépouille de son amie très chère que Paris lui avait donnée, que Paris, comme Clotilde, aimait de toute son âme et qui sera sa patronne sainte Geneviève.
Mère, épouse, veuve admirable, Clotilde ouvre la voie à ces autres femmes qui, comme elle, ont introduit la sainteté sur le trône de France et dont la carrière s'est achevée comme la sienne dans l'ombre de la retraite ou du cloître, dans le silence de l'oraison, dans l'ultime sacrifice du cœur. Ainsi sainte Radegonde, sa belle-fille, reine de France aussi, qui édifie encore Poitiers où elle se retira ; ainsi sainte Bathilde, reine de France encore, qui finit ses jours au couvent de Chelles établi dans la villa de Clotilde. Ne leur adjoindrons-nous pas cette reine d'Angleterre, sainte Edeltrude, venant mourir en ce couvent alors célèbre qui portait le nom et gardait la mémoire du petit-fils de Clotilde échappé au massacre, saint Cloud ? Quelle étonnante succession !
126:205
La grande histoire, pour être juste, peut-elle se passer d'évoquer longuement cette extraordinaire suite de femmes et en premier lieu Clotilde qui portèrent sur le trône jusqu'à l'émouvante fidélité, jusqu'à l'héroïsme l'auréole de l'amour conjugal et maternel, de la sagesse politique et de la bienfaisance ? Constatons qu'elle se trouve toujours dans la nécessité d'expliquer les événements par les hommes qui y ont pris part. Elle ne manque pas, à ce titre, de s'étendre sur la vie des princes, des grands ministres, des personnages célèbres. Pourquoi ne fait-elle pas une place, celle qui convient, à ces initiatrices authentiques de la patrie française au premier rang desquelles dans l'ordre du temps et du mérite Clotilde, reine de France ? Celle-ci semble gêner un laïcisme invétéré qui suerait de honte s'il fallait parler des saints. Sa sainteté cependant a tout disposé à nos débuts, comme celle de Jeanne d'Arc a tout disposé pour notre relèvement.
Pierre Virion.
127:205
### Initiation à la messe
*suite et fin*
par Jean Crété
**3° Le Canon**
Après le Sanctus, le prêtre entre dans le silence sacré pour accomplir la grande action du saint sacrifice. Toute la partie de la messe qui va du Sanctus à la communion est englobée dans le missel romain sous le titre : *Infra Actionem*. L' « acte », c'est évidemment le sacrifice. On a donné aux prières et aux gestes qui l'accompagnent le nom grec de « Canon », règle. Le saint sacrifice ne peut s'accomplir que selon une règle bien fixée, minutieuse, invariable. L'Orient a connu et connaît encore divers formulaires appelés anaphores, pour l'acte du sacrifice. L'Occident n'a qu'un seul formulaire : l'antique et vénérable Canon romain. Sans doute, il n'est pas l'œuvre d'un rédacteur unique ; il s'est constitué au cours des trois ou quatre premiers siècles ; l'Église primitive sentait le besoin d'entourer la consécration, le récit efficace de l'institution, par des prières et des gestes invariables, qui en souligneraient le sens. Le Canon d'Hippolyte (III^e^ siècle), qu'on a voulu, à notre époque, opposer au Canon romain, n'a eu qu'une existence éphémère ; et il n'est pas inutile de rappeler qu'Hippolyte, s'il est mort martyr, n'en avait pas moins été antipape ; son œuvre rappelle non son martyre mais son usurpation ; elle est d'ailleurs bien médiocre. Les éléments principaux du Canon romain sont antérieurs, et de beaucoup, à la composition d'Hippolyte, et ce qui a été ajouté ensuite ne dépare pas l'apport des tout premiers siècles. Nous présentons brièvement chaque prière du Canon, en renvoyant au missel pour la lecture et l'étude du texte.
128:205
*Te igitur...* Le T initial évoque la croix ; le signe de croix qui marquait ce début est aujourd'hui anticipé au Benedictus. Le mot : *igitur,* donc, se rapporte aux considérants de la préface : Au Dieu très clément, le prêtre demande, par Jésus-Christ, d'agréer le sacrifice qu'il va offrir pour l'Église catholique, en union avec le pape et l'évêque (qu'il nomme) et tous ceux qui sont fermement attachés à la foi catholique : on a gardé ici le mot grec : orthodoxis, en y ajoutant une paraphrase latine.
*Memento des vivants.* Le prêtre recommande ici les personnes qui lui sont chères, les assistants, ceux pour qui le sacrifice est offert, et tous leurs besoins.
*Communicantes...* Cette prière s'articule sur deux participes présents ; elle exprime à la fois la communion avec la Sainte Vierge, les apôtres, les martyrs et tous les saints, et la vénération qui leur est due. Douze martyrs antiques sont nommés, dont cinq papes ; les deux plus récents, saint Sixte et saint Laurent, ont subi le martyre en 259 ; ce qui nous donne la date approximative de la composition du communicantes : seconde moitié du III^e^ siècle. A Noël, à l'Épiphanie, le jeudi saint, à Pâques, à l'Ascension et à la Pentecôte, on ajoute, au début du communicantes, une incise rappelant le mystère du jour.
*Hanc igitur...* Le prêtre étend les mains sur, le calice et l'hostie en disant cette prière (la coutume, en France, est de marquer ce geste par une sonnerie) ; c'est une demande à Dieu d'agréer favorablement ce sacrifice de notre servitude.
129:205
Saint Grégoire le Grand (590-604) a ajouté l'incise finale : *diesque nostros...* C'est la dernière addition faite au Canon romain, alors fixé depuis longtemps. On remarquera que le Communicantes et le Hanc igitur se terminent par un : *Per Christum Dominum nostrum*. Amen qui leur donne une certaine autonomie. A Pâques et à la Pentecôte, on ajoute au début du Hanc igitur une incise relative aux nouveaux baptisés ; le jeudi saint une incise rappelant l'institution, ce jour-là, du saint sacrifice.
*Quam oblationem...* Une dernière fois, le prêtre, multipliant les signes de croix, demande à Dieu d'agréer cette offrande (du pain et du vin) et d'en faire le Corps et le Sang de Jésus.
**4° La consécration**
Saint Paul, saint Matthieu, saint Marc et saint Luc nous ont laissé de l'institution de la sainte eucharistie, quatre récits concordants pour l'essentiel, mais comportant de nombreuses variantes de détail. L'Église ne s'assujettit ici à aucun des quatre récits et ne cherche pas davantage à les fondre en un seul. Tout en les serrant d'assez près pour l'essentiel, elle nous donne, de l'institution, un récit qui résulte probablement d'une tradition très ancienne, Nous savons seulement, par le *Liber Pontificalis*, que le pape saint Alexandre I^er^ (119-130) a fixé le début du récit : *Qui pridie quam pateretur*...*,* et nous avons tout lieu de penser que la formule entière de la double consécration s'est trouvée ainsi définitivement établie ne varietur, en cette première moitié du II^e^ siècle, Le jeudi saint, on dit : *Qui pridie quam pro nostra omniumque salute pateretur, hoc est hodie*... *;*
*accepit panem in sanctas ac venerabiles manus suas*... ; le prêtre prend l'hostie dans ses mains ; *et elevatis oculis in coelum ad te, Deum Patrem suum omnipotentem*... ; le prêtre lève les yeux au ciel ; aucun des quatre récits de l'institution ne mentionne que Jésus ait levé les yeux au ciel à ce moment-là ; mais il l'avait fait lors de la résurrection de Lazare (Jean XI, 41) ; et lors de la multiplication des pains (Marc VI, 41) ;
130:205
une tradition orale et liturgique aura conservé le souvenir du même geste au moment de l'institution de l'eucharistie ;
...*tibi gratias agens, benedixit* (*le prêtre fait un signe de croix sur l'hostie*)*, fregit deditque discipulis suis, dicens : Accipite et manducate ex hoc, omnes*.
HOC EST ENIM CORPUS MEUM.
Bien que les paroles consécratoires se rattachent évidemment au récit de l'institution, le missel romain les en distingue nettement par un point, un alinéa et une impression en grosses capitales. En les prononçant, le prêtre, s'identifiant à Notre-Seigneur qui, par le caractère indélébile du sacrement de l'Ordre, l'a rendu participant de son sacerdoce, accomplit réellement ce qu'il dit. Par la vertu des paroles consécratoires, la substance du pain est entièrement transsubstantiée en celle du Corps de Jésus. Jésus est là, présent entre les mains du prêtre, sous les apparences inchangées du pain. Le prêtre fléchit le genou pour l'adorer, élève l'hostie lentement, assez haut pour que les fidèles puissent la voir ; le servant sonne la clochette ; à la messe solennelle, le thuriféraire à genoux encense l'hostie. Les fidèles sont invités à la regarder avec adoration et amour ; c'est une pieuse coutume de dire à voix basse, en la regardant, les paroles de l'apôtre saint Thomas : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Le prêtre repose l'hostie sur le corporal et refait la génuflexion. On remarquera que la formule consécratoire ne retient pas les mots : *quod pro vobis tradetur* (*datur*)*,* que saint Paul et son disciple saint Luc placent dans la bouche de Notre-Seigneur. Il en est de même dans la liturgie grecque de saint Jean Chrysostome. Saint Matthieu et saint Marc sont les témoins de l'antiquité de la formule sobre retenue par la liturgie.
*Simili modo, postquam coenatum est, accipiens et hunc praeclarum calicem* (réminiscence du psaume XXII, 5) *in sanctas ac venerabiles manus suas,* (le prêtre prend le calice), *item tibi gratias agens, benedixit,* (le prêtre fait un signe de croix sur le calice) *deditque discipulis suis dicens : Accipite et bibite ex eo omnes*.
HIC EST ENIM CALIX SANGUINIS MEI, NOVI ET AETERNI TESTAMENTI, (MYSTERIUM FIDEI), QUI PRO VOBIS ET PRO MULTIS EFFUNDETUR IN REMISSIONEM PECCATORUM.
Le prêtre fait la génuflexion, en ajoutant :
*Haec quotiescumque feceritis, in mei memoriam facietis*.
131:205
Puis, il élève le calice, le repose et refait la génuflexion. Le servant sonne la clochette ; à la messe solennelle, le thuriféraire à genoux encense le calice, que tous regardent, en adorant le Précieux Sang de Jésus.
Jésus est désormais présent sous les deux espèces du pain et du vin, tout entier sous chacune d'elles, car il est désormais vivant et glorieux. Il n'y a plus en lui de séparation possible ; mais sa présence sous les deux espèces séparées renouvelle mystérieusement son sacrifice accompli une fois pour toutes sur la croix. Jésus est sur l'autel en état de victime : mystère de foi qu'il nous faut croire de toute notre âme et dont il nous faut vivre. L'insertion de l'exclamation *Mysterium Fidei* dans la formule consécratoire remonte à l'antiquité. En revanche, les génuflexions et les deux élévations ne se sont introduites qu'au XI^e^ siècle, en protestation contre l'hérésie de Béranger de Tours qui fut le premier à attaquer la présence réelle. Pendant mille ans, nul hérétique n'avait osé s'attaquer à ce dogme, et l'Église n'avait pas éprouvé le besoin d'extérioriser sa foi, que nul ne contestait, en la présence de Notre-Seigneur sur l'autel. Du jour où ce dogme était attaqué, il devenait indispensable de manifester par des signes extérieurs la foi et l'adoration dues à Jésus dans l'eucharistie. L'élévation de l'hostie, introduite par l'initiative de prêtres fervents, se généralisa. A Paris, elle fut rendue obligatoire par une ordonnance de l'évêque Eudes de Sully (1196-1208) à l'encontre des erreurs des chanceliers Pierre Le Mangeur et Pierre Le Chantre, qui prétendaient que l'hostie n'était consacrée qu'après l'achèvement de la formule de consécration du vin. L'élévation entraînait les génuflexions. L'élévation du calice suivit, avec un certain retard, parce qu'on n'en voyait pas le contenu. Au XV^e^ siècle, les deux élévations et les quatre génuflexions étaient devenues d'usage universel, et Rome eu fit une règle en 1502.
**5° La suite du Canon**
*Unde et memores...* Le prêtre rappelle le souvenir de la bienheureuse Passion, de la résurrection et de l'Ascension de Jésus et prie Dieu d'agréer cette victime pure et sainte.
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Cette prière, appelée parfois anamnèse (mémorial), est pleine de réminiscences bibliques : Pierre II, 9 ; I Paralipomènes, XXIX, 13 ; Jean VI, 35 et 59.
*Supra quae... :* c'est une demande d'acceptation du sacrifice, avec rappel des sacrifices d'Abel, d'Abraham et de Melchisédech. Les derniers mots : *sanctum Sacrificium, immaculatam Hostiam* ont été ajoutés par saint Léon le Grand, pape de 440 à 461.
*Supplices te rogamus...* Le prêtre prie Dieu d'ordonner que ce saint sacrifice soit porté sur l'autel céleste « par les mains de son saint ange » : au sens strict, cet ange ne peut être que Notre-Seigneur lui-même ; ce qui n'exclut pas le ministère secondaire des anges à la messe. La seconde moitié de cette prière est une préparation à la communion. C'est une des parties les plus anciennes du Canon : « C'est à peine, disait Innocent III, si l'entendement humain peut en pénétrer le sens. »
*Memento des morts :* Le prêtre prie pour les défunts et nomme ceux qui lui sont chers ou lui ont été recommandés. La pause indiquée par les lettres *N*. *et N.* s'est trouvée renvoyée après les mots : *in somno pacis.*
*Nobis quoque peccatoribus...* Le prêtre prononce à haute voix, en se frappant la poitrine, les trois premiers mots de cette prière qui demande pour nous « une petite place » en compagnie des saints, dont une liste, complémentaire de celle du Communicantes, est donnée ici saint Jean-Baptiste, saint Étienne, les deux apôtres surnuméraires saint Mathias et saint Barnabé, puis quatre martyrs et sept femmes martyres ; il semble que sainte Félicité, nommée ici, soit la martyre romaine, mère des sept frères martyrs ; l'homonymie avec sainte Félicité de Carthage aura entraîné la mention de sainte Perpétue. Saint Alexandre, nommé un peu plus haut, peut être un des sept fils de sainte Félicité ; mais, plus probablement, il s'agit du pape saint Alexandre I^er^ (119-130) qui a fixé le début du récit de l'institution (voir plus haut). La dernière en date des saintes nommées, sainte Lucie, a subi le martyre en 303. Cette prière est une des plus récentes du Canon.
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Elle est suivie de deux doxologies, beaucoup plus anciennes, qui soulignent le rôle de médiateur de Notre-Seigneur : c'est par lui que Dieu nous donne et sanctifie tous ses dons. C'est par lui, avec lui et en lui que tout honneur et toute gloire sont rendus à Dieu le Père en l'unité du Saint-Esprit. Ces deux doxologies sont marquées par de nombreux signes de croix tracés, d'abord par la main du prêtre sur l'hostie et le calice, puis avec l'hostie en dehors et au-dessus du calice ; la seconde doxologie s'achève par la petite élévation de l'hostie et du calice, beaucoup plus ancienne que les deux grandes élévations et destinée non à montrer l'hostie et le calice aux fidèles (le prêtre ne les soulève que légèrement), mais à les présenter à Dieu. Il ne faut pas exagérer l'importance de ce rite ; la coutume de le marquer d'un coup de sonnette est très récente et l'insistance des réformateurs modernes à le « remettre en valeur » cache la volonté de diminuer d'autant l'importance unique de la consécration. Le prêtre termine le Canon en chantant : *Per omnia saecula saeculorum.* En répondant : *Amen,* les fidèles s'associent extérieurement au saint sacrifice offert par le prêtre. Bien entendu, ils s'y sont associés en silence par leur prière intense, que l'*Amen* final extériorise à la fin du Canon. La coutume en France, depuis le XV^e^ siècle, était de chanter : *O Salutaris Hostia* après la consécration ; on peut la reprendre une fois de temps en temps, mais mieux vaut le silence. L'orgue peut jouer, d'un jeu très doux, pendant tout le Canon ; ce qui ne peut que favoriser la prière silencieuse du prêtre et des fidèles.
**6° Le pater et son embolisme**
Dans la liturgie romaine, depuis saint Grégoire le Grand, le chant du Pater suit immédiatement le Canon, alors qu'au IV^e^ siècle il suivait le baiser de paix et précédait la communion. En la fixant à cette place, saint Grégoire s'est manifestement inspiré de la liturgie grecque. Mais alors qu'en Orient, le Pater est une prière des fidèles seuls (le prêtre continue la messe pendant son chant), en Occident le Pater a toujours été, à la messe, une prière sacerdotale, précédée d'un invitatoire : *Oremus, praeceptis...* Le prêtre seul chante le Pater jusqu'à : *Et ne nos inducas in tentationem ;* et les fidèles répondent : *Sed libera nos a malo*.
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Ce partage est inscrit dans les deux mélodies très anciennes (ton férial et ton festival) sur lesquelles est chanté le Pater. Ce fut donc une initiative fort audacieuse que de faire dire le Pater par toute l'assistance à certaines messes dialoguées. Lorsque la messe dialoguée fut autorisée à retardement en 1937, le Pater ne fut pas compris dans les chants que les fidèles étaient autorisés à dire avec le prêtre. C'est seulement en 1958 que cette autorisation fut donnée, et seulement pour les messes lues ; le Pater restait réservé au prêtre à la messe chantée. En 1965, au moment où la langue vulgaire envahissait tout, le chant collectif en fut permis ; et, à cette date, le chant collectif en latin fut, dans bien des cas, le seul moyen de s'opposer au chant en langue vulgaire. On peut donc garder cet usage là où il subsiste ; mais l'idéal est certainement d'en revenir à la tradition constante de l'Église romaine qui réserve le Pater de la messe au prêtre, en n'accordant aux fidèles que la dernière demande. Nous ne commenterons pas ici le Pater, la meilleure des prières, puisque enseignée par Notre-Seigneur lui-même. Le *Panem nostrum quotidianum da nobis hodie* s'applique évidemment à la sainte eucharistie, et le Pater entier aux quatre fins du saint sacrifice : adoration, action de grâces, demande de pardon, demande de grâces.
Après la réponse des fidèles, le prêtre ajoute : Amen à voix basse et récite (à voix basse également, sauf le vendredi saint) le *Libera nos...,* appelé « embolisme » du Pater : c'est une paraphrase ou un développement de la dernière demande : « délivrez-nous du mal » ; le : *da propitius pacem*... annonce le baiser de paix. En disant la finale : *Per eumdem Dominum*..., le prêtre fait la génuflexion, prend l'hostie, la brise en deux d'abord, puis en détache un petit morceau. Il achève à haute voix : *Per omnia saecula saeculorum*. Réponse : *Amen*. Puis tenant le petit morceau d'hostie, il fait trois signes de croix au-dessus du calice en chantant : *Pax Domini sit semper vobiscum.* Réponse : *Et cum spiritu tuo*. Alors le prêtre laisse tomber dans le calice le petit morceau d'hostie, en disant à voix basse : *Haec commixtio et consecratio*... Le mot *consecratio*, placé après : *commixtio* a peut-être ici le sens d'achèvement ; c'est là le dernier rite avant la communion. La fraction du pain était primitivement un geste pratique : on donnait la communion avec des morceaux d'une très grande hostie. Il n'a plus aujourd'hui qu'une portée symbolique.
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**7° L'Agnus Dei et la préparation à la communion**
Le pape Sergius (687-701) a introduit ici le chant d'un triple Agnus Dei, emprunté aux paroles de saint Jean-Baptiste (Jean I, 29 et 36) : les deux premiers se terminent par : *miserere nobis ;* le troisième par : *dona nobis pacem*. (A la messe des morts, on dit trois fois : *dona eis requiem,* et la dernière fois on ajoute : *sempiternam*.) Le graduel romain reproduit vingt mélodies de l'Agnus Dei, qui permettent d'en varier le chant. Même les plus ornées sont d'exécution assez facile. Le *Pax Domini* et le *dona nobis pacem* ont annoncé clairement le baiser de paix, mais ils demandent la paix au sens le plus large. La prière qui suit (qu'on omet les jeudi et samedi saints et à la messe des morts) insiste sur ce don de la paix et de l'unité pour l'Église. A la messe solennelle, le prêtre donne à ce moment-là le baiser de paix au diacre et au sous-diacre : celui-ci va le donner au plus digne des clercs présents, qui le donne à son voisin, et ainsi de suite ; celui qui donne la paix dit : *Pax tecum *; celui qui la reçoit répond : *Et cum spiritu tuo*. A l'époque de saint Louis, on donnait encore le baiser de paix aux simples fidèles. Il a dû tomber en désuétude au XIV^e^ siècle ; le missel de saint Pie V ne le prévoit que pour les clercs à la messe solennelle, aux messes d'ordination et, si l'on veut, à la messe conventuelle. Il faut s'en tenir à cette règle, sans chercher à ressusciter pour les laïcs un geste qui a sa beauté, mais qui n'aboutirait aujourd'hui qu'à provoquer le rire et la dissipation. Deux belles prières préparatoires à la communion prennent place ici depuis le IX^e^ siècle. Elles demandent pour nous la purification de tout péché. La première s'appuie sur une parole de l'apôtre saint André au moment de son martyre : « *et a te numquam separari permittas *» ; la seconde sur une réminiscence du récit de l'institution de la sainte eucharistie par saint Paul : *non mihi proveniat in judicium et condemnationem* (cf. 1 Corinthiens, XI. 29).
**8° La communion**
Le saint sacrifice arrive à sa conclusion normale, voulue par Jésus : la communion du prêtre célébrant, seule obligatoire, et celle de tous les fidèles qui le veulent.
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Le prêtre fait la génuflexion, prend la grande hostie dans la main gauche, avec la patène entre ses doigts, et ayant dit *Panem caelestem accipiam et nomen Domini invocabo* (adaptation du psaume CXV, 13), il se frappe trois fois la poitrine en disant à chaque fois cette adaptation de la parole du centurion (Matthieu, VIII, 8) : *Domine non sum dignus ut intres sub tectum meum, sed tantum dic verbo et sanabitur anima mea*. L'usage, en France, est de sonner à chaque fois la clochette. Puis, prenant l'hostie dans la main droite, le prêtre trace avec elle un signe de croix, en disant : *Corpus Domini nostri Jesu Christi custodiat aninam meam in vitam aeternam. Amen*. Et il se nourrit, avec respect et piété, du Corps de Notre-Seigneur. Après un moment (une à deux minutes) de recueillement silencieux, ayant découvert le calice et refait la génuflexion, le prêtre ramasse avec la patène les particules d'hostie qui peuvent se trouver sur le corporal et les fait, du doigt, tomber dans le calice. Il prend le calice de la main droite en disant les versets 12 et 13 du psaume 115 (Credidi) : *quid retribuam... Calicem salutaris*..., et le verset 4 du psaume 17 : *Laudans invocabo*... Puis*,* traçant un signe de croix avec le calice en disant : *Sanguis Domini nostri Jesu Christi custodiat animam meam in vitam aeternam. Amen*, il consomme le précieux sang ainsi que la parcelle d'hostie qu'il y avait ajoutée. S'il doit y avoir des communions de fidèles, ceux-ci s'approchent de la sainte table. Le servant récite le *confiteor* (et les communiants peuvent le dire avec lui). Le prêtre ouvre le tabernacle, en sort le ciboire et le découvre (avec deux génuflexions), puis se retourne et récite sur les communiants le *Misereatur* et (avec un signe de croix sur eux) l'*Indulgentiam* à la deuxième personne du pluriel. Ce *confiteor* et ces deux absolutions déprécatoires, malheureusement supprimés par Jean XXIII en 1960, sont un sacramental très efficace pour l'ultime purification de l'âme des communiants. (Songeons à nos distractions et négligences, si fréquentes, pendant la messe !) Puis le prêtre refait la génuflexion, prend le ciboire de la main gauche, se retourne, et, prenant une petite hostie de la main droite, il la montre aux communiants en disant : *Ecce Agnus Dei, ecce qui tollit veccata mundi* (Jean I, 29). Puis il répète pour eux trois fois : *Domine, non sum dignus*... Les communiants le disent avec lui, en se frappant la poitrine.
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Enfin, le prêtre donne la communion aux fidèles qui se sont approchés en disant pour chacun et en traçant un signe de croix avec l'hostie *Corpus Domini nostri Jesu Christi custodiat animam tuam in vitam aeternam. Amen*. Chaque communiant, à genoux, reçoit avec respect l'hostie sur la langue, l'avale au plus vite, et se retire. Un plateau de communion doit être tenu sous le menton de chaque communiant soit par lui-même, soit par un servant, afin de recueillir l'hostie, si elle venait à tomber. A la messe solennelle, c'est la patène qui est ainsi tenue par le diacre sous le menton des communiants. En outre, la table de communion doit être recouverte d'une nappe, qui recevrait l'hostie au cas où elle tomberait hors du plateau. On voit, par toutes ces précautions, de quel respect l'Église entoure la sainte eucharistie. Le communiant doit s'en pénétrer. Communier, c'est recevoir Jésus dans la sainte eucharistie. On ne reçoit pas Jésus comme un vulgaire morceau de pain. Il y a des dispositions morales indispensables à la communion. Saint Pie X les rappelle dans son décret recommandant la communion fréquente et même quotidienne. Les dispositions de l'âme indispensables pour communier sont : 1° L'état de grâce, ce qui implique le recours au sacrement de pénitence pour les péchés mortels ; 2° l'intention droite et pieuse, ce qui veut dire qu'on doit communier par amour pour Jésus et pour devenir meilleur. En outre, des dispositions corporelles sont exigées : une tenue décente, des marques extérieures d'adoration, donc normalement la position à genoux ; un décret de 1942 exigeait qu'en outre le communiant fasse la génuflexion avant et après la communion ; enfin, dans la législation actuelle, une heure de jeûne avant la communion, ce qui est vraiment le minimum ; il serait indécent de consommer de l'alcool ou des liqueurs (ou, pour les enfants, de se gaver de friandises et de mâcher du chewing-gum) dans la matinée ou l'après-midi qui précède la communion : pour s'en abstenir, point n'est besoin de défense positive ; il suffit d'un peu de délicatesse.
Il n'y a, pour les fidèles, aucune obligation de communier à la messe ; c'est une erreur grave que de dire « Cela ne ressemble à rien d'assister à la messe sans communier », ou : « Ce n'est pas la peine de dire la messe, si personne n'y communie ». La communion du prêtre célébrant suffit à l'intégrité du saint sacrifice. Il n'en reste pas moins que Notre-Seigneur désire, d'un grand désir, se donner à tous ses fidèles, s'ils sont bien disposés.
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L'Église a rappelé, au concile de Trente, à une époque où l'on communiait très peu, qu'elle désirerait (optaret) que les fidèles communient. dignement chaque fois qu'ils assistent à la messe. Saint Pie X a exprimé, avec plus de force encore, ce désir. « Que chacun s'éprouve donc, dit saint Paul (c'est-à-dire : qu'il se mette dans les conditions voulues) et qu'ainsi il mange de ce pain et boive de ce calice. » Nous sommes invités, non contraints. Que chacun réponde de son mieux à l'appel de Jésus en évitant à la fois le scrupule, qui écarte sans raison de la sainte table ; et la routine, qui porte à communier sans ferveur.
Les communiants doivent garder un grand recueillement et se plonger dans une prière silencieuse, un cœur à cœur avec Jésus appelé communément action de grâces. Il faut éviter tout ce qui pourrait les en distraire. Une pièce d'orgue peut grandement faciliter le recueillement pendant la communion. Mais nous avons vu des organistes se priver de communion, même le jour de Pâques, pour tenir leur instrument ! C'est un manque de discernement : l'organiste, comme tout fidèle, a droit à la communion.
**9° L'action de grâces liturgique.**
La communion est suivie de rites de purification accompagnés et suivis d'une brève action de grâces liturgique. Le prêtre, ayant replacé le ciboire dans le tabernacle, tend le calice au servant qui y verse environ la moitié du vin restant dans la burette ; s'il y a un ciboire à purifier, le mieux est de verser cette première ablution dans le ciboire et de la reverser ensuite dans le calice. En tous cas, avant d'absorber cette première ablution, le prêtre doit faire tomber dans le calice toutes les particules d'hosties se trouvant sur la patène, le plateau de communion, éventuellement les ciboire, lunule et custode à purifier. Il accompagne la première ablution d'une prière : *Quod ore sumpsimus*... remontant au moins au VII^e^ siècle. Ayant absorbé la première ablution, le prêtre s'avance vers l'extrémité droite de l'autel, en tenant le calice de telle sorte que les doigts ayant touché l'hostie se trouvent au-dessus de la coupe ;
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le servant verse sur les doigts du prêtre le reste de vin et d'eau ; le prêtre dit alors une seconde prière du VII^e^ siècle : *Corpus tuum*... Puis il s'essuie les doigts avec le purificatoire, absorbe la seconde ablution, s'essuie les lèvres et essuie le calice avec le purificatoire. Il remet purificatoire, patène, pale et voile sur le calice, plie le corporal, le remet dans la bourse et place celle-ci sur le calice ; le servant reporte le missel de gauche à droite.
Pendant ce temps, le chœur chante l'*antienne de communion :* pièce généralement très courte, d'une mélodie assez ornée ; c'est parfois un chant eucharistique, plus souvent un chant en rapport avec la liturgie du jour, parfois emprunté à l'évangile. On peut, si on en a le temps, y ajouter un ou plusieurs versets de psaume, et répéter l'antienne. Le prêtre vient la lire à son tour dans le missel. Puis il revient au milieu, baise l'autel, se retourne pour un *Dominus vobiscum* et revient à droite chanter la ou les postcommunions, qui sont les oraisons d'action de grâces en rapport avec la liturgie du jour ; elles suivent les mêmes règles que la collecte. Aux féries de carême, on y ajoute une oraison sur le peuple, précédée d'un *Oremus, Humiliate capita vestra Deo.* Les fidèles, à genoux, s'inclinent profondément pendant cette oraison. Les communiants doivent normalement s'associer à l'action de grâces liturgique et aux dernières prières de la messe ; ils reprendront ensuite leur action de grâces personnelle.
**10° Les rites de Conclusion**
Le prêtre revient au milieu, baise l'autel, se retourne, chante *Dominus vobiscum*, puis : Ite, missa est. (A la messe solennelle, c'est le diacre qui chante : *Ite, missa est.*) Les fidèles répondent : *Deo gratias*. Ici, le mot missa signifie : congé, renvoi. C'est donc une formule de congédiement. Comment ce mot : missa en est-il arrivé à désigner l'action même dont il marque le terme, la messe ? Aucune explication satisfaisante n'a pu être trouvée de ce changement de sens.
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Si le *Gloria in excelsis* n'a pas été dit, l'*Ite, missa est* est remplacé par : *Benedicamus Domino*. Aux messes des morts, il est remplacé par : *Requiescant in pace*. Réponse *Amen*, et la bénédiction est omise. L'*Ite, missa est* ou le *Benedicamus Domino* et la réponse : *Deo gratias* se chantent le plus souvent sur la mélodie du premier *Kyrie.*
Jusqu'au X^e^ siècle, la messe se terminait par cette formule de renvoi. Peu à peu, la dévotion des prêtres et des fidèles y a ajouté quelques compléments.
*Placeat tibi, Sancta Trinitas*... Cette belle prière, demandant à la sainte Trinité d'agréer le saint sacrifice et de nous le rendre propice, figure déjà dans des missels du X^e^ siècle. Saint Pie V l'a fixée à cette place, entre l*'Ite, missa est* et la bénédiction.
La bénédiction a d'abord été un privilège de l'évêque. A partir du X^e^ ou XI^e^ siècle, le prêtre a pris l'habitude de la donner aussi. L'évêque fait précéder sa bénédiction des versets : *Sit Nomen Domini benedictum* et *Adjutorium nostrum in nomine Domini*, et bénit de trois signes de croix.
Après la bénédiction (ou le *Placeat*, à la messe des morts, qui ne comporte pas de bénédiction), le prêtre va à l'extrémité gauche de l'autel et lit le commencement de l'évangile selon saint Jean. Cette pratique du XIII^e^ siècle est devenue une règle en 1502. Cette page sublime d'évangile qui nous rappelle l'éternité et la divinité du Verbe et son incarnation clôt admirablement la messe ; on fait la génuflexion à : *Et Verbum caro factum est*. Une rubrique du missel de saint Pie V (malheureusement supprimée en 1955) prescrit de remplacer l'évangile selon saint Jean par l'évangile du dimanche ou d'une férie de carême et des quatre-temps ou d'une vigile ou du lundi des Rogations si, en ces jours, on dit la messe d'une fête. Ainsi se trouvent sauvegardés les grands évangiles des dimanches et féries majeures, auxquels l'Église attache une grande importance. On ne dit, à la fin de la messe, l'évangile d'une fête de saint commémorée que si ce saint est nommé dans l'évangile ; c'est le cas de saint Pierre, saint Gabriel, saint Jean, sainte Marie-Madeleine, sainte Marthe, saint Jean-Baptiste et saint Raphaël. A la fin du dernier évangile, on répond toujours : *Deo gratias*.
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Il est de la dernière indécence, de la part des fidèles, de quitter l'église avant la fin de la messe. Ceux qui ont communié doivent normalement rester quelques instants pour achever leur action de grâces. Le missel contient un choix important de prières pour la préparation à la messe et pour l'action de grâces ; elles n'ont rien d'obligatoire, mais elles sont très belles.
Les *prières après la messe basse* ne font pas partie de l'action de grâces et n'ont aucun rapport direct avec la messe ; elles ont été instituées par Léon XIII, en raison de la situation créée au pape par l'invasion des États pontificaux. Après le traité du Latran (1929) qui mettait fin à cette situation, elles ont été maintenues par Pie XI à l'intention de la conversion de la Russie. Cette intention garde toute sa valeur. Ces prières se composent de trois *Ave Maria*, du *Salve Regina,* d'une longue oraison, d'un exorcisme à saint Michel et d'une triple invocation au Sacré-Cœur. On ne dit jamais ces prières après une messe chantée ou une messe conventuelle ; on peut les omettre après une messe basse présentant un certain caractère de solennité.
La messe finie, Jésus reste le plus souvent présent dans le tabernacle ; il est bon, si on le peut, de venir le visiter.
Après la communion, il faut garder le recueillement, vivre avec Jésus que nous avons reçu, faire fructifier les grâces qu'il nous a données. Nous sommes faibles ; la communion est pour nous, non une récompense, mais un remède, un réconfort, une nourriture pour nos âmes, une semence d'éternité, une promesse de résurrection. La dernière, si émouvante, sera le viatique qui nous préparera immédiatement au passage redoutable de cette vie mortelle à la vie qui ne finira pas. Après les purifications nécessaires, nous y retrouverons Jésus, non plus sous les voiles de la sainte eucharistie, mais face à face dans la vision béatifique.
Jean Crété.
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### L'Assomption
En nous envoyant cet article, l'un des derniers avant sa mort, l'auteur nous écrivait le 28 octobre 1975 : « Voici un Minimus sur l'Assomption. Évidemment il est pour le numéro de juillet-août 76. J'espère pouvoir vous en envoyer d'autres... Je suis toujours un peu plus faible. A la grâce de Dieu.
COMMENT se fait-il que cette grande fête, on peut dire si populaire, fêtée avec de grandes processions dans le monde entier, ait attendu si longtemps sa définition dogmatique pour devenir ainsi la fête d'un dogme de droit divin ?
Il est probable que c'est la faute des théologiens : ils s'entendirent si peu sur le dogme de la conception immaculée de la Vierge Marie que son Immaculée Conception ne fut définie que par Pie IX le 8 décembre 1854.
On sait que cette définition, sans qu'elle en eut besoin, bien entendu, fut confirmée à Lourdes par la Sainte Vierge elle-même le jour de l'Annonciation le 25 mars 1858, trois ans plus tard. Sainte Bernadette plongée dans l'extase demanda à plusieurs reprises à la Sainte Vierge son nom : comme l'abbé Peyramale son curé lui avait dit de le faire.
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A la dernière question de l'enfant, la Reine du ciel sépara ses mains, ouvrit les bras vers la terre, puis joignant de nouveau les mains tournées vers le ciel où elle porta ses yeux avec le sentiment d'une infinie gratitude elle dit dans le langage du pays : « *Que soy era Immaculada conception *»*.* Je suis l'Immaculée-Conception. Le même jour l'Église chantait à la messe de l'Annonciation : « La tige de Jessé a fleuri, la Vierge a enfanté cet homme qui était Dieu ! »
Et la petite fille qui courait au presbytère rapporter à son curé le nom de la belle Dame, répétait en elle-même tout le long du chemin pour ne pas l'oublier ce nom inconnu d'elle. Un miracle confirmait la définition du Saint-Père.
Sachez que le clergé de Lourdes a enlevé l'inscription « Je suis l'Immaculée-Conception » qui accompagnait la statue de la Vierge dans la grotte, il veut bien vivre de la dévotion qu'on porte à la Sainte Vierge, mais en même temps cherche à étouffer sa gloire. Le grand châtiment de Dieu à une nation, c'est l'aveuglement des esprits.
Or il y avait bien longtemps que la pensée des chrétiens avait devancé la définition dogmatique. Comment croire que celle qui devait donner le jour à l'incarnation du Verbe éternel pût être marquée de la tache originelle ? Il suffit d'observer avec un esprit calme les plus petits enfants, leurs défauts personnels, leurs colères et leurs malices pour être convaincu qu'une misère personnelle est attachée à chacun d'eux. Comment la Vierge ordonnée à un destin tel que le sien pourrait-elle être marquée d'une tare semblable à la nôtre ?
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Dès le VIII^e^ siècle on célébrait en Orient une fête de la *Conception de la Vierge,* le 9 décembre. On la retrouve en Irlande au X^e^ siècle et en Angleterre au XI^e^ siècle. C'est à partir de ce temps que s'éleva une controverse entre les théologiens, les uns niant que la Vierge ait pu être exemptée du péché originel, les autres, comme S. Anselme, puis les Franciscains et les artistes, en soutenant la possibilité et la convenance. Bien entendu, tous faisaient des raisonnements sans défaut. Comment la raison humaine pourrait-elle décider seule de mystères surnaturels ? Mais enfin au XV^e^ siècle, le pape Sixte IV fit élever au Vatican une chapelle en l'honneur de la Conception de la Vierge. C'est la fameuse chapelle Sixtine. Enfin, en 1854, Pie IX définit l'Immaculée Conception de la Vierge comme un dogme de notre foi.
Dans son Encyclique Fulgens Corona*,* Pie XII, cent ans plus tard, écrivait : « *La lumineuse couronne de gloire dont Dieu a ceint le front très pur de la Vierge Marie resplendit davantage, nous semble-t-il, lorsque nous nous reportons par la pensée au jour où, voici cent ans, Notre prédécesseur, d'heureuse mémoire, Pie IX, entouré d'un nombre important de cardinaux et d'évêques, déclara, prononça, et définit solennellement dans son autorité apostolique infaillible que la doctrine selon laquelle la bienheureuse Vierge Marie a été, dès le premier instant de sa Conception, par une grâce et un privilège singuliers du Dieu tout puissant et en prévision des mérites de Jésus-Christ, Sauveur du genre humain préservée et exempte de toute tache du péché originel, est une doctrine révélée par Dieu, et qu'elle doit en conséquence être crue fermement et inviolablement par tous les fidèles. *»
Nous eûmes la même joie lorsque Pie XII le 1^er^ novembre 1950 proclama le dogme de l'Assomption, non seulement pour l'honneur de la Sainte Vierge, mais par reconnaissance de ce que Dieu avait donné au successeur de Pierre un tel pouvoir pour nous ouvrir la vérité et chasser des cours le doute et la versatilité.
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Voici les paroles de Pie XII :
« *Après avoir fait monter jusqu'à Dieu de ferventes et instantes prières et invoqué la lumière de l'esprit de vérité, pour la gloire de Dieu tout puissant, qui a comblé la Vierge de sa paternelle bienveillance ; pour l'honneur de son Fils, le roi immortel des siècles et le vainqueur du péché et de la mort, pour l'augmentation de la gloire de cette auguste mère ; pour la joie et l'exaltation de toute l'Église, par l'autorité de Notre-Seigneur Jésus Christ, des bienheureux apôtres Pierre et Paul et la Nôtre, nous proclamons, déclarons et définissons que c'est un dogme révélé par Dieu que Marie, l'Immaculée Mère de Dieu toujours Vierge, après avoir achevé le cours de sa vie terrestre, a été élevée en corps et en âme à la gloire céleste. *»
Et le Saint Père ajoutait que celui qui aurait « *l'audace de nier ou de mettre volontairement en doute ce que nous avons défini, qu'il sache qu'il fait totalement défection à la foi divine et catholique *»*.*
Combien de prêtres aujourd'hui, hélas, tombent sous cette accusation ! Comment peuvent-ils être aveugles à ce point sur les données surnaturelles de la foi ? Jésus sur la croix a dit à S. Jean : « *Voici ta mère. *» Elle est la nôtre aussi, car par la communion des saints, nous avons tous Dieu pour père, c'est Jésus lui-même qui nous a appris à dire avec lui : Notre Père, qui êtes aux cieux... Par la Sainte Communion nous devenons fils adoptifs de Dieu, frères du Seigneur Jésus qui nous donne d'être sauvés par sa passion et sa croix et nous pouvons nous y associer pour sa joie et sa gloire en les acceptant pour nous-mêmes.
Et comment oser parler des grandeurs de notre Mère, nous qui sommes tellement inattentifs et chargés de péché ? Il est vraiment normal que pour être mère de Jésus, Marie ait été déchargée de la faute originelle. Mais alors, bien qu'elle fût la fille de saintes gens marqués par le péché d'Adam, elle est une nouvelle créature, une nouvelle Ève à l'image de Dieu par son libre arbitre, et à sa ressemblance par sa parfaite pureté.
146:205
Ève l'a perdue, Marie l'a gardée. Quand l'ange Gabriel vint la trouver sur ses quatorze ans, il lui dit : « Je vous salue Marie, *pleine de grâce. *» Et l'Église lui applique les paroles du livre des Proverbes (8/22) sur la sagesse : « Dieu m'a créée, prémice de ses voies, avant ses œuvres depuis toujours. Dès l'éternité je fus formée dès le début avant les origines de la terre. » C'est une image mais Dieu étant éternel, le temps se trouve compris dans l'éternité et Dieu a tout conçu éternellement, l'homme, sa faute et son rachat dont la Sainte Vierge est l'instrument préordonné à l'incarnation du Verbe éternel.
Et vous pouvez remarquer la puissance de Marie dans le récit que S. Jean fait du premier miracle public de Jésus devant ses disciples, aux noces de Cana. On y voit qu'elle avait l'habitude des miracles et aussi l'habitude d'être exaucée par son Fils lorsqu'elle en proposait. A la noce le vin manqua. Marie dit simplement : « Ils n'ont plus de vin. » Jésus habitué à exaucer tous les désirs de sa mère, car ils étaient toujours mus par la divine charité, a l'air de vouloir reculer son premier miracle public et dit : « Mon heure n'est pas encore venue. » Mais il sait qu'il va accomplir ce miracle et il sait que Jean le racontera. « Il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en Lui. » Ces disciples devaient être cinq. Et la Sainte Vierge sentait le besoin qu'avaient ces pauvres hommes de croire en son Fils. Sans autre réponse elle se sait quand même exaucée et dit alors. « Faites tout ce qu'il vous dira. » Et c'est en même temps un conseil pour nous et pour toujours. Dans quelle grâce vivait-elle ! Elle était la mère du Sauveur du monde, et elle a comme la Mission de le dévoiler au début de sa carrière publique. S. Grignion de Montfort, l'auteur du *Secret de Marie* et du *Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge* (que tout chrétien devrait posséder), écrit :
147:205
« C'est elle qui a donné l'être et la vie à l'Auteur de toute grâce, et à cause de cela, elle est appelée la Mère de la grâce. Mater gratiae.
« Dieu le Père de qui tout don parfait et toute grâce descend comme de sa source essentielle, en lui donnant son Fils, lui a donné toutes ses grâces en sorte que, comme dit S. Bernard, la volonté de Dieu lui est donnée en lui et avec lui. »
Contrairement aux malheureux qui ont perdu le fil de la grâce, le lien étroit qui unit la Vierge Marie à la Sainte Trinité est très visible car elle est dans la création l'instrument principal qui a servi à communiquer avec les hommes. Oui, aux trois premiers grains isolés de votre chapelet vous pouvez dire : 1° Fille du Père, Sainte Marie..., au second Sainte Marie, Mère du Fils... et au troisième Épouse du Saint Esprit, Sainte Marie... Le Saint Esprit, l'amour substantiel du Père et du Fils est par Marie devenu créateur de l'Incarnation, et nous-mêmes en tant que nous sommes unis à Jésus-Christ sommes les fruits de Marie ; si bien que S. Augustin (ce n'est pas dans les « ténèbres » du Moyen Age) dit que « tous les prédestinés pour être conformes à l'image du Fils de Dieu sont, en ce monde, cachés dans le sein de la Vierge Marie où ils sont gardés, nourris, entretenus et agrandis par cette bonne Mère ». Ainsi parle S. Grignion de Montfort. Célébrons donc avec reconnaissance l'Assomption de la Vierge Marie que S. Jean bien vieux a revue dans le ciel : « *Et un grand signe parut dans le ciel : une Femme revêtue de soleil avec la lune sous ses pieds et sur sa tête une couronne de douze étoiles... *» Sans doute c'est là surtout une image de l'Église, mais l'Église elle-même l'interprète ainsi dans l'office du 8 décembre ; elle nous le fait chanter, et ajoute les versets suivants : « Le Seigneur l'a revêtue des vêtements de salut, d'un habit de justice et comme une épouse, l'a ornée de ses joyaux. »
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Enfin à toutes les fêtes de la Sainte Vierge nous chantons aux vêpres le psaume 126 (Nisi Dominus...) : « Si le Seigneur ne bâtit la maison c'est en vain que travaillent ceux qui l'édifient. »
Car Marie est la Sainte Maison où naquit le Fils de Dieu. Elle est unie éternellement aujourd'hui dans le ciel à la Sainte Trinité, comme Fille, Épouse et Mère, Alleluia.
D. Minimus.
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## NOTES CRITIQUES
### La réponse du ministère
La présente réponse du ministère (et au ministère) constitue le « post-scriptum » d'un ouvrage de Hugues KÉRALY qui vient de paraître aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES sous le titre : *Lettre ouverte au ministre de l'éducation.*
Je recommande cet ouvrage à tous nos lecteurs, mais spécialement aux collégiens, aux étudiants, aux professeurs et aux pères et mères de famille.
J. M.
Les premières parties de notre « *Lettre ouverte au ministre* de l'éducation », publiées dans la revue ITINÉRAIRES, numéro 195 de juillet-août 1975, nous ont valu un abondant courrier. Des enseignants de toutes les classes et disciplines, des parents, des élèves même y consignent leurs propres témoignages confirmant ainsi, par la description de malheurs semblables, ou pires, que je n'avais pas rêvé le mien. J'ai pu mesurer à ces lettres la banalité navrante de l'impasse dont je m'indignais, comme d'un épouvantable point de non-retour... La chose a aussi son côté réconfortant. Dieu soit loué : mon cas ne relève pas de la psychiatrie.
La seule contradiction m'est venue d'où je n'espérais en réalité aucune réponse -- le ministère de l'éducation. Le triste récit de mes expériences me semblait en effet trop personnel, trop concret, pour accrocher l'attention d'un ministre exposé chaque jour à plusieurs millions de mécontents. Mais il n'eût pas été convenable que, par cette seule raison, le destinataire en titre du « message » en soit le dernier informé, comme c'est souvent le cas en pareille circonstance. Aussi, le 4 juillet 1975, j'adressais un exemplaire du manuscrit à M. René Haby, ministre de l'éducation. Un membre de son cabinet eut la courtoisie de m'en accuser réception par téléphone le 10 juillet, avec cette remarque dont je mis un certain temps à comprendre le sens :
-- *Pourquoi donc avoir remis votre lettre* OUVERTE *à la poste... ?*
*-- Est-ce que c'est un jeu de mots -- ou fallait-il vraiment la remettre en mains propres ?*
*-- Non. Je voulais dire : pourquoi n'avez-vous point* CACHETÉ *l'enveloppe avant de la confier aux P.T.T. ?*
150:205
*-- Mais Monsieur, je vous demande bien pardon, ma lettre est partie comme pli fermé, confidentiel, personnel, sous double enveloppe... et même renforcée au scotch, pour plus de précaution !*
*-- ...Ah, bien, dans ce cas, je comprends. Ne cherchons plus. C'est probablement, comme d'habitude, la censure postale du syndicat.*
Pour le lecteur qui, lui, n'aurait pas compris, précisons : la censure syndicale des employés... Eh oui, ma *Lettre ouverte* a trouvé là ses premiers lecteurs, comme sans doute bien d'autres requêtes ou documents adressés « personnellement » au ministre de l'éducation, si nous en croyons la réaction immédiate de son collaborateur. -- Je livre cette anecdote à l'historien qui voudrait traiter un jour, concrètement, de la puissance installée et tranquille du « collectivisme » syndical dans les administrations de la V^e^ République. L'interception du courrier n'est qu'un détail, bien sûr, la routine uniforme de l'occupant, mais ce détail donne une idée du reste.
La touchante sollicitude des trieurs syndiqués aurait-elle forcé à son tour celle du ministère ? Le 2 septembre 1975, moins de deux mois après la réception de ma *Lettre,* je découvrais -- sous pli intact -- cette belle réponse de quatre pages dactylographiées dont voici la reproduction intégrale :
Antoine ANTONINI,
professeur agrégé,
chargé de mission au cabinet
du ministre de l'éducation
à M. Hugues KÉRALY
Monsieur,
*Le Ministre, qui a lu votre* Lettre *avec beaucoup d'attention, me l'a transmise et m'a demandé de vous faire part de mes observations.*
151:205
*Je passerai rapidement sur la partie descriptive de votre ouvrage. Je crois savoir, en effet, que vous avez enseigné la philosophie non dans des établissements d'enseignement public, mais dans des établissements privés hors contrat, -- au fait, pourquoi ne pas l'avoir dit clairement à vos lecteurs ? Il m'est dès lors impossible de porter un jugement sur les scènes pittoresques que vous évoquez avec brio. Ce n'est pas que je mette en doute votre sincérité ou votre bonne foi. Je me demande simplement si votre talent de polémiste ne vous a pas conduit à enjoliver involontairement certains épisodes pour mieux en souligner le relief. Il est également possible que votre volonté avouée de déplaire et de défier -- celle même du Misanthrope de Molière, dont vous revendiquez hautement le patronage -- vous ait amené à rechercher le conflit plutôt que la conciliation. Dans votre essai, on croit apercevoir parfois une sorte de joie amère ou de rage allègre extrêmement caractéristique. Ainsi Alceste a-t-il eu* « *le plaisir de perdre son procès *»* ; vous, celui de constater que la situation de notre système scolaire était aussi noire, aussi désastreuse, que vous l'imaginiez.*
*Quoi qu'il en soit de ce premier point, je m'intéresserai davantage aux aspects philosophiques et politiques de votre* Lettre, *et vous ne serez pas surpris qu'en ce domaine je sois en total désaccord avec vous.*
*D'une façon très générale, je remarque d'abord que vous avez tendance -- tout comme les extrémistes du bord opposé au votre -- à proposer des solutions radicales, mais parfaitement irréelles. Vous constatez que les jeunes -- il serait plus exact de dire une partie d'entre eux -- sont, depuis 1968* (*mais vous prenez ici pour une cause ce qui n'est qu'un signe*)*, désorientés par l'effondrement apparent des valeurs sur lesquelles ont vécu les générations antérieures, ce qui les rendrait à la limite rebelles à toute forme d'enseignement. Certes, les récents développements de la science -- dont les voyages interplanétaires et les greffes d'organes constituent des exemples particulièrement spectaculaires -- ont modifié non pas l'idée mais l'image, que les hommes se font de leur situation dans le monde et de leur relation avec la mort. Mais pensez-vous sérieusement qu'il suffirait de renforcer la discipline dans nos écoles pour libérer nos élèves des inquiétudes très compréhensibles qui les affectent ? De même, après avoir reconnu que les jeunes sont soumis en permanence à la pression d'informations audio-visuelles extrêmement conditionnantes, vous affirmez qu'il est* « *urgent de les en sortir *»*. Croyez-vous qu'il soit possible de fermer nos collèges assez hermétiquement pour les soustraire aux influences extérieures ? Ne faut-il pas au contraire apprendre aux jeunes à maîtriser ce monde dans lequel ils sont appelés à vivre, leur enseigner un savoir-regarder, un savoir-interpréter qui vont bien au-delà et qui doivent prendre bien d'autres formes que le simple savoir-lire, peut-être suffisant au temps de la priorité de l'écrit ?*
152:205
*Vous m'objecterez que toute interprétation est orientée, toute éducation normative et vous mettez en cause par là-même le principe de la neutralité de l'enseignement. Ici encore vous me permettrez de vous dire que la rigueur de votre raisonnement n'est qu'apparente.* « *Il n'y a pas d'éducation qui tienne *» *-- écrivez-vous --* « *sans la possibilité pour le maître d'exercer à fond son influence intellectuelle propre : celle-là même où il engage le meilleur de lui-même *»*. J'en suis bien d'accord. Mais cet engagement peut et doit se faire au service de la liberté de t'élève, en se soumettant par avance à une vérité qui dépasse par principe la connaissance nécessairement partielle que nous pouvons en avoir. Quoi que vous puissiez dire, le* « *réalisme ontologique *» *de saint Thomas d'Aquin, que vous résumez d'ailleurs avec autant de clarté que d'élégance, n'a pas, même pour vous, valeur de. certitude : il constitue l'objet raisonné de votre foi. Vous devez donc admettre le fait que d'autres hommes doués d'une égale intelligence et d'une même bonne volonté adhérent avec autant de force et de désintéressement à des philosophies différentes. Seule une telle perspective permet de concevoir un enseignement philosophique qui ne relève ni de la propagande, mi de la prédication. Naturellement, vous ne pourrez jamais exposer avec le même enthousiasme une pensée qui vous paraît fausse et celle que vous croyez vraie. Vous devez pourtant faire effort dans ce sens, en faveur des jeunes esprits qui vous sont confiés. C'est pourquoi lorsque vous vous écriez :* « *Des cinq ou six élèves qui m'écoutaient un peu, jusqu'à cette année, je n'en connais pas un sorti structuraliste, scientiste ou sceptique de mes enseignements *», *j'avoue que je comprends mal la satisfaction que vous manifestez en cette circonstance.*
*J'ajoute que cette objectivité de l'enseignement, à laquelle le Ministre reste aussi attaché que ses prédécesseurs et que l'immense majorité de nos compatriotes, n'implique aucun renoncement à une action profondément éducative. Sur les valeurs morales essentielles, en effet, un large consensus n'a cessé de se réaliser, et ce qui était vrai hier l'est encore aujourd'hui. De mémoire de proviseur, jamais parents d'élèves, quels que soient leur confession ou leur parti, n'ont souhaité qu'on apprenne à leurs enfants la lâcheté, l'hypocrisie ou la bassesse. Bien loin qu'il y ait contradiction entre ce dogmatisme moral et ce libéralisme philosophique et politique, leur complémentarité est évidente. Honnêteté intellectuelle et respect d'autrui sont même rigoureusement synonymes et constituent ensemble à la fois le but et le moyen de toute éducation digne de ce nom.*
153:205
*Un tel objectif est-il accessible ? Oui si, fidèle aux leçons de Socrate, le maître sait amener son disciple à prendre conscience de ce qu'il savait déjà. Un seul exemple suffira, que je vous emprunte. Lorsqu'un de vos élèves, ayant à définir le courage, parle d'obéissance à* « *une voix intérieure *»*, indépendamment de toute obligation conventionnelle, ne pensez-vous pas que, au lieu de dénoncer une formulation imprécise ou entachée à vos yeux de* « *subjectivisme *»*, vous auriez peut-être pu lui faire remarquer qu'il venait de redécouvrir Rousseau et Kant ?*
*Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de ma sincère considération.*
Le 2 septembre 1975,
A*.* ANTONINI.
Pour opposer à M. Antonini autre chose qu'une réponse d'agrégé, nous nous limiterons aux aspects concrètement pédagogiques de ses ministérielles observations.
1\. -- Le fait d'avoir enseigné dans des établissements privés hors contrat ne nous discrédite pas pour témoigner d'une expérience plus récente, qui a été vécue dans une école secondaire placée sous le contrôle, les programmes et la sanction permanente de l'Éducation Nationale, avec de « grands élèves » eux-mêmes issus des deux cycles lycéens, et un jury de fin d'année présidé par l'inspecteur d'Académie. Le début et la fin de notre *Lettre* sont assez explicites à ce sujet. J'ai évité de donner le nom de l'établissement en cause et le détail de mon propre état civil, non pour égarer mes lecteurs, mais pour des motifs élémentaires de discrétion, de prudence et de sécurité... Que si tout est parfaitement en ordre dans les lycées de M. Haby, je demande pardon aux mânes de l'Empire d'avoir généralisé la misère d'un centre d'enseignement semi-public, et applaudis, plein d'envieuse considération, la fierté légitime des vrais fonctionnaires de l'État.
2\. -- L' « exagération » de mes vues sur l'enseignement, leur « intolérance », ou « misanthropie », sont des réponses bien compréhensibles, auxquelles je me suis heurté pendant cinq ans. Mais, jusqu'ici, ceux qui m'opposaient ce genre de critiques le faisaient de bonne foi, c'est-à-dire en complète ignorance de cause. Le monde de l'éducation en effet reste un État dans l'État, un univers étrangement à part, affranchi des règles communes de la vie sociale, surtout depuis les « événements » de mai 68. Il faut y avoir vécu pour admettre qu'un enseignant puisse user si rapidement à ce contact les trésors de modération, de libéralité et de patience propres à son état.
154:205
Le maître, oui, dans une véritable relation enseignante, peut et doit rester patient envers l'ignorance de ses élèves, compréhensif devant leur légèreté, prudent avec la sensibilité des esprits forts, qui dissimulent tant de faiblesse... Mais aujourd'hui, face à une génération entière dressée contre les disciplines et pédagogies de l'apprentissage intellectuel, il n'a plus le choix : c'est la guerre, ou la consécration démagogique du mensonge. Et s'il sort vaincu d'un combat aussi inégal que celui où, de Ménie Grégoire à André Malraux, toutes les puissances fabricatrices d'opinion viennent s'aligner en face, dans le camp des barbares, le déshonneur ne sera pas pour lui. -- Alceste, c'est bien exact, a « le plaisir » de perdre son procès (*Le Misanthrope,* acte premier, scène 1). Mais il faudrait lire un peu plus loin : pour remporter ce procès (IV, 1), gagner l'estime si précieuse des gens de cour (I, 2), et même la main de Célimène (IV, 3), Alceste est invité par ses amis à dissimuler en permanence la vérité de ses sentiments. L'acceptation du mensonge, le consentement au mensonge général, voilà le prix de la tranquillité, comme de la réussite et de la considération sociales : est-ce notre faute, si la situation d'Alceste n'a rien perdu de son actualité ? -- Pour moi, je ne pousserai pas l'effort de civilité plus avant que lui, devant Oronte, l'homme qui a l'oreille du roi :
*Monsieur, je suis fâché d'être si difficile*
*Et, pour l'amour de vous, je voudrais de bon cœur*
*Avoir trouvé tantôt votre... école meilleure.*
3\. -- Les « voyages interplanétaires », les « greffes d'organes » et « l'image que les hommes se font de leur situation dans le monde et de leur relation avec la mort », je regrette d'avoir à le dire, dans ce débat pédagogique, font un peu figure de hors-sujet. L' « effondrement apparent des valeurs » (pourquoi *apparent ?*)*,* qui rend en effet les élèves « rebelles à toute forme d'enseignement », a une explication plus proche, et combien plus redoutable, que l'essor des techniques contemporaines. Cette explication, sans doute, est seulement esquissée dans la première partie de notre chronique, qui retrace l'itinéraire des collégiens âgés de douze ans -- ou moins -- au mois de mai 1968. On peut regretter, tout de même, que M. Antonini n'ait pas cherché ici à répondre sur le fond. Cette réponse aurait présenté plus d'intérêt, pour le lecteur, que des considérations générales sur la technique, le monde ou la mort, dont l'esprit de nos élèves n'est pas souvent troublé.
155:205
4\. -- Contrairement aux insinuations du quatrième paragraphe de la réponse ministérielle, le « renforcement de la discipline » et la « fermeture aux influences extérieures » ne sont nulle part présentés comme la panacée des problèmes actuels de l'enseignement. L'introduction avertit au contraire que notre témoignage, hélas, « n'espère apporter aucune solution, dans le cadre de la nouvelle société scolaire ». Lorsque nous y évoquons au passage un point de discipline, c'est par référence explicite au système d'éducation pré-révolutionnaire, et dans des termes qui ne lui prêtent aucune vertu magique. Nous savons bien qu'une discipline se justifie seulement comme cadre, comme condition nécessaire, mais non suffisante, de l'acquisition des connaissances : quelque chose en somme de mécanique et de subordonné, que la tête impose aux membres ; à certaines heures du jour, pour sa propre libération. -- De même, comment aurions-nous pu recommander la « fermeture » de l'école aux influences du. monde extérieur, dans un essai qui place au premier rang des principes en cause l'isolement et l'hétérogénéité du système éducatif républicain vis à vis de la société globale, -- séparation entretenue depuis l'origine au bénéfice de la subversion, avec des conséquences qui déjà sont passées dans la rue ?
5\. -- Le respect de la « liberté de l'élève », il faut nous rendre cette justice, n'est pas mis en question dans notre chronique -- les menaces présentes portant exclusivement sur celle du professeur. Nous pensions l'avoir bien montré. M. Antonini préfère ignorer cette « partie descriptive de l'ouvrage », et nous attribue sans vergogne l'initiative de l'agression « Vous devez admettre -- *mon jeune ami --* le fait que d'autres hommes doués d'une égale intelligence et d'une même bonne volonté adhèrent avec autant de force et de désintéressement à des philosophies différentes... ne pas faire de propagande... vous efforcer en ce sens. » Pour qui aurait seulement parcouru notre récit, où l'on ne trouve pas trace d'un conflit avec les élèves sur le contenu des enseignements (et encore moins sur la présentation des doctrines adverses), la recommandation du ministère fait figure de mauvaise plaisanterie. Je vois d'ici la scène, en haut lieu : « *Antonini, vous qui avez l'agreg de philo, tirez-moi un peu l'oreille de ce fanatique qui salit nos classes avec le réalisme ontologique d'un certain d'Aquin. *» Je leur crie « au feu ! » -- ils demandent à voir mes papiers. Cela s'appelle faire diversion.
6\. -- L'argument curieusement étatico-libéral des derniers paragraphes nous livre le principe central de la pédagogie ministérielle, avec cette phrase extraordinaire, qui en résume toute la stupidité : « Bien loin qu'il y ait contradiction entre ce dogmatisme moral et ce libéralisme philosophique et politique, leur complémentarité est évidente... »
156:205
*Dogmatisme moral*, le contexte le montre clairement, entend désigner ici les valeurs éternelles qui président à l'éducation des intelligences et des responsabilités. *Libéralisme philosophique* et politique, l'attitude intellectuelle qui interdit au maître de se croire détenteur d'une quelconque vérité ou supériorité dans l'ordre de la connaissance ; et de placer une conviction, si noble, si « morale » qu'elle lui paraisse, au-dessus d'une autre -- en vertu du principe criminel que « toutes-les-idées-se-valent », pour peu qu'elles soient « sincères ». Ne pensez plus, ordonne le ministère de l'éducation. Ce totalitarisme moralisateur de l'école moderne est la conséquence, en effet, du « libéralisme philosophique et politique », érigé en religion de l'État.
Redoutable contradiction. Il n'y a pas trente-six moyens d'en sortir, désormais. Ce sera le Goulag, ou la restauration de nos libertés face aux prétentions abusives de l'État.
Hugues Kéraly.
### Encore l'information : la rumeur
*Il y a eu en mai un débat à la télévision sur les* «* rumeurs *»* : rumeur d'Orléans* (*1969*) *de Dinan* (*1970*) *de Chalon-sur-Saône* (*1974*)*. Chaque fois des commerçants en vêtements féminins étaient accusés d'enlever des clientes pour les livrer à un réseau de traite des blanches. Dans le cas d'Orléans, particulièrement, la rumeur avait un caractère antisémitique, les commerçants visés étant juifs. Ce n'était pas le cas de Dinan et de Chalon.*
*On a parlé de beaucoup de choses au cours de ce débat, mais on n'a pas essayé de chercher une origine à ces faux bruits. Il est intéressant de relever dans le dernier livre de Jean Brun* Les Vagabonds de l'Occident (*éd. Desclée*) *la note suivante :*
157:205
«* De naïfs sociologues étudièrent ce phénomène et le mirent sur le compte de l'antisémitisme. En réalité, on se trouvait là en présence d'une rumeur sciemment répandue par des spécialistes qui firent fonctionner* «* à l'envers *» *un organisme auquel ils demandèrent, non pas de sonder l'opinion mais de répandre une rumeur. Ces expériences leur permirent d'étudier comment devait être choisi l'échantillonnage des personnes destinées à recevoir les premières la rumeur à lancer et de connaître les délais nécessaires pour que celle-ci devienne le sujet de conversation de toute la ville. *»
*Et Jean Brun ajoute :* «* De tels procédés sont précieux pour ceux qui désirent intoxiquer l'opinion lors des guerres révolutionnaires ; l'antisémitisme utilisé dans le présent essai servit à camoufler la véritable orientation politique de l'opération. *»
*Ajoutons que dans une rumeur récente, on vit fonctionner la machine à l'envers. En 1975, le maroquinier Vuitton fut victime d'une rumeur. On prétendait qu'il refusait d'engager des employés juifs. Une partie de sa clientèle israélite et cosmopolite le déserta* (*la rumeur avait été reprise par le Daily Mail*)*. Ici, l'antisémite supposé était le commerçant, et c'est sa clientèle juive qui s'enflammait. Les choses se passent donc bien comme si on avait voulu essayer plusieurs cas.*
*La note de Jean Brun attire l'attention sur une forme particulière de manipulation des esprits : la calomnie devient scientifique, et elle est utilisée comme une arme particulière au sein d'un arsenal. Comme il le dit, c'est, une opération inverse de celle du sondage : au lieu de prélever des échantillons pour les analyser, on se sert d'échantillons pour inoculer une opinion à répandre, et diffuser une épidémie.*
Georges Laffly.
### Bibliographie
#### Jacques Laurent Histoire égoïste (Table ronde)
Il paraît qu'on traite souvent Jacques Laurent d'homme de droite. Il a voulu s'expliquer dans ce livre. Il est incroyant, il fut révolté contre sa famille, les gens qui se sont opposés à l'avortement libre l'ont « rebuté jusqu'au dégoût ».
158:205
Nationaliste autrefois, partie sous l'influence d'un Caran d'Ache pendu dans le couloir de l'appartement paternel : partie sous celle de Maurras, il pense qu'aujourd'hui on n'a plus que faire de ce nationalisme.
Eh bien, nous voilà convaincus : ce ne sont pas là des traits d'homme de droite.
G. L.
#### Le livre de la messe Mysterium Fidei (S.P.L.)
Utile et précieuse tentative d'édition pour le grand public d'un beau livre sur la messe traditionnelle, dite « de saint Pie V », afin de rappeler sa qualité sacrale, sa haute sacramentalité : nous la devons à la Société de production littéraire (S.P.L.), 10, rue du Regard, Paris Vle. Ces éditeurs sont des laïcs catholiques, nullement spécialistes ès choses liturgiques ou théologiques. L'un des principaux animateurs, Philippe Héduy, est l'auteur bien connu de *Au lieutenant des Taglaïts.* Il a collaboré, lors de l'affaire d'Algérie, à *Esprit public* pour combattre la politique gaulliste. Il est le directeur-fondateur de la revue *Item.* Resté, comme ses collaborateurs, en relation avec des milieux d'une foi sans complication, il s'est rendu compte qu'ils étaient attachés à la foi de la tradition ; elle garde la faveur du plus grand nombre. Pourquoi ne pas illustrer cette messe par un grand album de luxe.
MYSTERIUM FIDEI, tel est le titre de l'ouvrage de S.P.L., est avant tout un livre d'images. La préface de Mgr Marcel Lefebvre exprime parfaitement la raison de ce livre. Suit un exposé du saint sacrifice par le R.P. Dom Guillou : nulle part de polémique ou de discussion ; le simple exposé comme la simple vue de la messe traditionnelle, pour la faire aimer, préférer, désirer, retrouver. Une anthologie de textes liturgiques, la plupart supprimés ou modifiés par les nouveaux missels, complète le tout.
C'est aux simples fidèles que cet album de la messe est destiné. Son annonce et sa diffusion commerciales se sont heurtées à un véritable refus de la part de la presse catholique officielle, semi-officielle ou inconditionnelle.
Peregrinus.
159:205
#### Claude Tresmontant Sciences de l'univers et problèmes métaphysiques (Seuil)
Claude Tresmontant est l'auteur d'une vingtaine de livres, dont j'ai lu trois ou quatre. Philosophe de profession, il écrit simplement et clairement. C'est un mérite rare. D'autre part, les problèmes dont il traite sont ceux qui m'intéressent particulièrement. Je ferais mieux de dire « le problème », car sous ses mille et une facettes, c'est toujours le même problème qui occupe son esprit -- le problème religieux, celui de la vérité, de l'intelligence en face du mystère etc. J'étais donc curieux de lire le dernier produit de sa fécondité : *Sciences de l'univers et problèmes métaphysiques* (220 pages).
Je l'ai lu, et j'y ai trouvé les mêmes motifs de satisfaction et d'insatisfaction que dans les précédents. Satisfaction pour la simplicité et la clarté, mais aussi pour tout ce sur qui je suis d'accord. Insatisfaction, évidemment, pour le désaccord que je vais tenter d'expliquer.
Énumérons d'abord les titres des huit chapitres, qui précisent le titre du livre lui-même quant à son contenu :
1\) A partir de la cosmologie, 2) A partir de la physique, 3) A partir de la biologie, 4) L'apparition de l'homme, 5) Philosophie et théologie, 6) La connaissance, 7) La causalité, 8) Le problème du mal.
Il s'agit, en somme, du problème de Dieu, tel qu'il se pose dans le monde moderne.
Claude Tresmontant est réaliste. Il est un homme pour qui le monde extérieur existe. La philosophie naît de la contemplation et de l'observation de ce monde extérieur. La métaphysique a ses racines dans la physique. Foin de l'idéalisme, du nominalisme et de toutes les spéculations qui ne sont que la projection d'un moi vaniteux sur une réalité ignorée !
Cette vérité première, l'auteur la dit et la proclame à chaque page, d'une manière pour moi pleinement convaincante.
Mon désaccord, ou mon doute, surgit à la nature de la relation qu'il établit entre la science et la philosophie -- disons plus précisément : entre « les sciences de l'Univers, de la nature et de l'homme » et la « science » philosophique.
Tresmontant est frappé par la violence de l'ouverture à la métaphysique qui caractérise la science actuelle. La cosmologie, la physique, la biologie appellent, postulent, désignent Dieu davantage à mesure que la science s'en empare plus profondément. Le mot « information » dit tout. Nous baignons dans une réalité universellement « informée ». Le message suggère invinciblement l'origine et la fin.
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Tout cela est vrai. Mais si nous y sommes sensibles, n'est-ce pas surtout parce que la science moderne -- contemporaine -- ruine celle du XIX^e^ siècle avec son matérialisme épais et ridicule ? J'accorde qu'un *système* philosophique, une *construction métaphysique élaborée,* peut et doit se nourrir des apports de la science de son temps, mais finalement pour s'en évader. Je redoute les concordismes, qu'ils soient chrétiens ou athées. Tresmontant me semble frôler continuellement le concordisme. Bref, pour la métaphysique, je préfère la contemplation que l'observation et l'expérimentation. Aussi bien, Tresmontant ne dit pas mi mot des mathématiques dont l'importance croissante pose de singuliers problèmes sur la nature de la science.
Que l'évolution soit aussi compatible que la fixité avec la création ne me fait quant à moi aucune difficulté, tant l'évolutif et le fixe sont marqués de relativisme dans un univers d'espace et de temps. Teilhard me semble hanter à l'excès Tresmontant ; et s'il me paraît normal de parler d'univers en genèse ou de création continue, c'est à condition de relativiser ces expressions à la mesure de nos connaissances scientifiques présentes, sans en affecter les notions purement métaphysiques de Création, de Transcendant, d'Être et de Bien. Certes je n'en parle que d'intuition, n'étant ni philosophe ni savant. Mais je ne vois pas en quoi la nature fixe de jadis postulait moins Dieu que la nature évoluante d'aujourd'hui. Du théiste et de l'athée je suis très certain que c'est le théiste qui raisonne correctement, mais la science du moment ne joue en faveur de l'un ou de l'autre que par rapport à l'emprise qu'exerçait précédemment, dans un sens ou dans l'autre une science moins développée.
Telle est l'insatisfaction où me laisse la pensée de Tresmontant. J'aurais l'air de jouer au paradoxe si je disais qu'il ne me paraît pas lui-même toujours bien réaliste. La manière dont il parle du « problème du mal » est un défi à la « réalité ». Il le voit presque comme une invention de l'homme judéo-chrétien. Si encore c'était pour évoquer le péché originel, on comprendrait. Mais il n'y fait même pas allusion.
Bref le bon et le mauvais (à mes yeux) se mêlent dans *Sciences de l'univers et problèmes métaphysiques.* Mais, par rapport à la production philosophique contemporaine, le bon l'emporte largement.
Louis Salleron.
#### Général Maurice Durosoy Avec Lyautey (Nouvelles Éditions Latines)
Dans *Lyautey mon général,* en 1956, le général Durosoy nous avait déjà donné une vie de Lyautey. *Avec Lyautey* est un recueil de souvenirs vécus.
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Nul n'était mieux placé pour nous faire comprendre la personnalité du grand lorrain que celui qui, dans le bled d'abord comme officier de renseignements, puis à la Résidence et à Thorey fut son collaborateur jusqu'à ses derniers moments. « Homme de guerre » et « homme de paix », Lyautey fut un génie politique exceptionnel, aussi conscient de l'œuvre qu'il bâtissait pour l'avenir que de celle qu'il accomplissait au jour le jour au milieu d'incroyables difficultés. Avec lui, une pléiade de soldats magnifiques dont les survivants s'illustreront encore dans les combats de 39-45. Dans l'atmosphère étouffante de 1976 on lit ces pages de légende avec le sentiment de vivre un rêve.
L. S.
#### Colonel Château-Jobert La confrontation Révolution Contrerévolution (Diffusion de la Pensée Française)
Dans la suite de ses études antérieures, le colonel Château-Jobert analyse avec minutie les méthodes d'action à envisager « dans la perspective d'une confrontation aiguë entre la Révolution et la Contrerévolution ». Commandeur de la Légion d'Honneur, Compagnon de la Libération, condamné à mort en 1965, l'auteur a derrière lui une vie de soldat rompu à toutes les formes de la guerre moderne (commandos, parachutisme, guérillas, etc.). Il parle de ce qu'il connaît et sur quoi, dans sa retraite, il a longuement réfléchi. C'est de plus un chrétien, pour qui le combat doit être mené selon la morale et dans la charité. Un livre à méditer.
L. S.
#### Léon de Poncins Christianisme et Franc-Maçonnerie 2e éd. revue et complétée (Diffusion de la Pensée Française)
Ce livre est précieux parce qu'il est essentiellement documentaire : Les documents réunis ne sont d'ailleurs pas, dans leur ensemble, inédits, mais ils sont peu connus, étant dispersés.
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Leur rassemblement constitue un instrument de travail incomparable. Principaux sujets traités : les condamnations pontificales, le Secret maçonnique, la Révolution de 1789, le Communisme, les accords de Yalta, la Révolution liturgique etc.
L. S.
#### Robert Poulet Ce n'est pas une vie (Denoël)
Au centre des souvenirs de Robert Poulet, on trouve les prisons de Bruxelles. Il y passa *mille jours* dans une cellule de condamné à mort, de 45 à 48. On sent, dans son livre, l'indignation de l'honnête homme outragé, même si ce qui l'emporte c'est l'ironie et le détachement.
Le « crime » qui lui valut cette affreuse épreuve, c'était d'avoir été rédacteur en chef du « Nouveau Journal », à Bruxelles, de septembre 1940 à janvier 1943. Le 15 janvier, Poulet démissionnait, la censure allemande n'ayant pas laissé passer sa réponse à un discours de Degrelle, qui réclamait le rattachement de la Belgique à un ensemble allemand. Poulet n'avait accepté son poste qu'avec l'assurance que le roi Léopold II désirait qu'il le fît. A la Libération, les Belges, encore plus fous, si c'est possible, que les Français, condamnent le journaliste à mort. Et le roi ne pipe pas. Les amis d'hier tournent le dos. Les ecclésiastiques ne sont pas les derniers à hurler avec les loups. Sauf l'un d'eux, qui, explique Robert Poulet, le réconciliera avec la religion catholique.
Une telle expérience a de quoi vous dégoûter de bien des choses, et, le temps passant, vous *détacher* des liens habituels. Trop fier pour en rester au ressentiment, Poulet s'est *délivré* et regarde notre monde, ses sottises et ses bassesses, comme un rescapé qui n'en fait plus tout à fait partie. Assez présent pour qualifier comme il se doit les bourreaux et les lâches. Assez séparé pour ne pas attendre un retour à des mœurs un peu moins viles. On dira que personne n'est jamais seulement spectateur, mais franchement, n'a-t-il pas acquitté le prix de sa place ?
On n'a pas seulement dans ce livre un tableau féroce et comique (mais oui) de l'épuration belge, mais de nombreuses échappées sur d'autres périodes de la vie de l'auteur. Son enfance dans une famille bourgeoise de Liège, avant 1914, avec les mœurs rigides qui étaient communes alors. Sa guerre comme patrouilleur de tranchées, avec les combats au poignard et à la grenade. Ses aventures, ensuite : ouvrier agricole dans le Nord, mécanicien à Beauvais, puis le cinéma. Robert Poulet fut assistant metteur en scène, et se passionna un temps pour le 7^e^ art, auquel il a consacré un livre.
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Il en est bien revenu, et traite cette part de sa vie avec une sorte de dédain. Mais on regrette qu'il n'en parle plus, tant il doit avoir là-dessus de souvenirs curieux. Enfin, Poulet en vient à ses livres, et à ses rencontres d'écrivains. Avec *Handji* et les *Ténèbres* on sut qu'un nouvel écrivain était apparu, dans la constellation déjà si éclatante de l'entre-deux guerres (ce qui prouve, soit dit en passant, qu'il y avait à ce moment-là une critique, et un sentiment littéraire affiné, dont nous n'avons plus idée). On trouvera au hasard de ces pages, des portraits de Céline, Chardonne, Cocteau, d'un trait sûr, sans aucune complaisance, et d'une grande intelligence.
On tire le plus grand plaisir et le plus grand profit de la lecture de ce mémorialiste à la fois noir et gai. On espère bien que Poulet ne s'en tiendra pas là.
Georges Laffly.
#### Pierre Boutang Le Purgatoire (Sagittaire)
« Cet animal de Boutang, disait Nimier, beaucoup plus menacé par l'intelligence que par la folie ». C'était en 1950, la folie sous toutes ses espèces avait déjà grand crédit. On lui prêtait un pouvoir poétique, la capacité de révéler le secret du monde. A vrai dire, ce qui menace Boutang, c'est son souci de cohérence totale, sa hantise de tout expliquer, tout rassembler, tout rattraper, même les failles, l'échec, l'oubli.
On le voit dans « le Purgatoire », ce roman en neuf chants, qui est la somme d'un homme, et, d'un autre point de vue, d'un siècle (le notre tout entier, puisque l'action se prolonge jusque vers l'an 2000). On le voit dans la forme même de ce récit. Le roman est un genre monstrueux, étant sans règle. Ici, une forme contraignante, nécessaire, est imposée par le sujet lui-même. Le premier chant s'ouvre sur la maison et la broussaille de Clese, village méditerranéen, où meurt, seul, Pierre Montalte. Le récit est celui de sa pénitence au Purgatoire, où il est purifié des sept péchés capitaux, pour aboutir enfin au jardin ultime. Un poème conclut ce dernier chant.
Le récit est fait de la tribulation de Montalte, qui subit sa pénitence selon une voie particulière (prévue, dit « le scribe » qui la retrace, par saint Thomas, comme exception). C'est son père, le premier rencontré après sa mort, qui, d'ordre divin, lui indique ce qu'il subira :
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« A toi, afin que soient accrues ensemble ta douleur et ta gloire, un autre sort est réservé : sur le lieu et dans le temps de tes fautes et de tes erreurs, tu dois non pas revivre, mais revenir, cette peine t'est prescrite de la répétition et réparation, en l'être même, autour desquelles tourne et retourne le désir des poètes, et en général des ouvriers de la parole » (Ainsi, l'exception est justifiée ici par une nature).
Montalte va donc expier ses péchés en retournant là où il les commit : non pour revivre autrement ce qui fut, mais pour éprouver le vrai sens de ces fautes, qu'il connaît maintenant, pour en souffrir -- plus, et autrement, qu'on ne le peut par le remords -- et ainsi s'en purifier. Qu'on ne s'attende pas à une confession, à des « mémoires » où sous le masque de Montalte on trouverait Boutang lui-même, avec tous les risques de complaisance qu'on peut imaginer. D'abord parce que le réel est relayé ici par l'imaginaire, l'inventé. Ensuite parce qu'on trouve ici, aux côtés de Montalte, ses deux amis, Jean Ruo et René Dorlinde, à qui sont attribués aussi certains traits de Boutang. Par exemple, de telle lettre célèbre de Maurras (« nous bâtissons l'arche nouvelle, catholique, classique... ») il est dit ici qu'elle fut adressée à Dorlinde. Bon moyen de dépister les petits renifleurs de secrets. Mais la raison principale qui écarte toute lecture de commère, c'est que l'anecdote est réduite au minimum -- parfois escamotée. Nous sont données des « situations », des constellations de faits, de sentiments dont il s'agit de comprendre le sens. On pourrait dire qu'il n'y a pas une anecdote dans ce livre, mais un recueil de fables, avec leur « morale », leur signification générale. C'est un penchant naturel chez Boutang, de définir une image et d'en deviner l'énigme : la *fable du furet* (qu'on retrouve, ici, légèrement modifiée), ou *la Maison, un dimanche,* ancien, récit, en sont des exemples. Mais on pourrait parler aussi de la fable de la feuille de houx (dans *Oraison pour une fin de l'été*) et de celles qu'il n'a cessé de tirer des poèmes, des contes ou des romans. Ici, elles abondent : chat botté, loup à musique, la baraque (image reprise à Dorlinde), les cigales selon Pomarède (épisode qui fait penser au Copris dont parle Jünger), ou le cercueil de verre.
Montalte parcourt donc les « cercles » des péchés, de la superbe à l'envie et à « Goulavare ». Goulavare mêle gourmandise et avarice, comme elles sont mêlées et unies dans le siècle, alors qu'elle furent si longtemps ennemies et presque contradictoires. Notons qu'on ne suit pas l'ordre habituel, et que la paresse est ici figurée par l'acedia, « doute et lenteur originelle à aimer le bien ». Au début de cette note, Je parlais du souci de tout rassembler. On en verra peut-être l'origine dans les pages où Montalte confie sa hantise d'oublier une phrase du Pater (d'en être privé au moment de la mort) -- ce qui nous vaut ensuite une réflexion sur le déclin du Père dans notre siècle : effacement temporel, bientôt suivi d'un effacement théologique dont les conséquences n'ont pas fini de nous frapper. Le thème de la paternité est central dans cette œuvre, comme partout chez Boutang.
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Cette méditation sur la prière fondamentale aboutit une transcription française du « Notre-Père » (où l'auteur emploie le tutoiement), comme nous avions eu plus haut, à propos de Maurras, la version provençale de l'Ave Maria.
Comme on le disait, il ne s'agit pas ici seulement d'un homme, mais de tous les soucis et querelles du siècle. La politique y a sa place, la religion (Montalte évoque un futur redressement de l'Église, après tous les abandons), et aussi l'aventure de notre société : pollution, usure, avortement, bientôt euthanasie. Et bien sûr, la pensée contemporaine, ses pilotis et ses baraques, dont Montalte parle avec une verve furieuse.
« Le Purgatoire » est une forêt épaisse, foisonnante. Sans doute aussi, ténébreuse par endroits (c'est la rançon de sa force). On n'a pas fini de l'explorer. Mais longtemps on y pourra trouver abri et provende.
G. L.
#### J. Field et T. Hudnut L'Algérie, de Gaulle et l'armée (Arthaud)
Sur les rapports entre de Gaulle et l'armée, ce livre est excellent. Sur l'Algérie, il est d'une grande faiblesse, mais c'est finalement moins important. L'Algérie, ici, n'est pas le sujet, mais le lieu de l'action.
Les auteurs, deux universitaires américains, commencent par établir les faits. De tradition, l'armée, en France, était « la grande muette ». Mais l'histoire va l'obliger à sortir de son silence. Une première fois, l'appel du 18 juin (lancé par de Gaulle) appelle à la désobéissance. Une seconde fois, quand l'armée est engagée en Indochine, le chef du R.P.F. par ses diatribes contre le pouvoir civil va en saper le respect. En 1954, il se trouve que l'armée française est consciente de la faiblesse et de la corruption de la République, et d'autre part sent qu'elle est dépositaire du bien commun, de ce qui reste de grandeur française. Le reste du pays s'en désintéresse.
L'armée française n'ayant pas une tradition de « pronunciamiento » sa rencontre avec de Gaulle se fera tout naturellement en 58. A lui de sortir le pays de sa léthargie, de recréer les conditions d'une vie nationale réelle, qui passent par la sauvegarde de l'Algérie. Car la perdre, en effet, c'est donner raison à tous ceux qui parient sur le repli égoïste, sur le confort dans le déclin.
Nos deux auteurs montrent comment de Gaulle acceptant en effet le cadeau (le pouvoir) mais non la mission, va tenir un langage double, affirmant sur tous les tons à l'armée qu'il va faire ce qu'elle pense nécessaire, mais faisant effectivement tout le contraire.
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Aujourd'hui, la triste besogne est terminée, et depuis longtemps. L'esprit civique a été détruit. Quant à l'armée elle-même, voici ce qu'en disent nos auteurs : « L'armée qui en sortit était une armée incolore, formée de techniciens et entraînée pour les vicissitudes de la guerre nucléaire. »
G. L.
#### Gérard Bonnot La vie, c'est autre chose (Belfond)
L'auteur traite de sujets très sérieux (y compris le sens de notre civilisation) sur le ton d'un gavroche agressif. Son livre n'y gagne pas.
Il est intéressant à titre de symptôme : il montre une hostilité à l'égard de l'optimisme technique, si virulent il y a quelques années. On ne croit plus que d'autres machines guériront les maux faits par des machines. Solution : l'auteur exige des saints. En ajoutant : « Je suis de ceux qui, espèrent que la science a définitivement vidé le ciel » (mais ciel en ce sens, veut dire invisible, -- la phrase n'a pas de sens).
Encore un de ceux qui doutent de tout et ne se doutent de rien.
G. L.
167:205
## AVIS PRATIQUES
Informations
### A Notre-Dame de la Garde
L'affaire paraît trop énorme, et trop sombre, pour qu'il soit possible aujourd'hui d'en présenter tout le dossier. Mais ce que nous savons déjà devrait suffire à bousculer bien des somnolences, dans le peuple chrétien. Mgr Etchegaray, l'archevêque de Marseille, avait bel et bien imaginé de transformer en centre de « médiation monothéiste » la crypte de la basilique Notre-Dame de la Garde, haut-lieu du catholicisme provençal. Et non seulement il l'avait imaginé, dans son délire aggiornamental, mais la fine fleur du conseil pastoral y travaillait en secret depuis des années ; Salmon, le grand architecte de Marseille, avait livré des kilomètres de plans ; et le matériel de gros œuvre commençait d'embarrasser le parvis, sans éveiller le moindre soupçon chez les fidèles.
Il a fallu la démission précipitée du chanoine pour que les Marseillais réalisent, stupéfaits, qu'il ne s'agissait point de ravaler là-haut quelques statues, mais d'un véritable chambardement eschatologique, d'un détournement de destination du sanctuaire consacré à la « Bonne Mère ». On ne démissionne pas d'une telle charge, n'est-ce pas, sans de solides raisons.
Maître Tarasconi, jeune avocat du barreau de Marseille, assuma la direction des recherches. Il traita l'affaire avec un soin si jaloux qu'il obtint jusqu'au détail des devis et des factures présentés à l'archevêché. Petit à petit l'incroyable complot épiscopal, un véritable coup de force longuement médité et mûri, prenait forme dans son dossier. Premier temps, tout raser dans la crypte : statues, mobilier, ex-voto...
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Deuxième temps, aménager astucieusement le « centre », en mettant à contribution les huit chapelles latérales : ici pour graver dans la pierre une citation du Coran, là de la Thora, plus loin pour les tapis de prière, l'accueil, l'inévitable coin-dialogue, la bibliothèque monothéiste et les panneaux d'affichage -- excusez du peu -- *abrahamo-islamiques.* Une manière de mosquée -- synagogue par conséquent, mais qui tiendrait aussi du temple, de façon à n'effaroucher personne. « La crypte est comme un boulevard, explique le volumineux rapport de la commission épiscopale, qui voit défiler quotidiennement toutes sortes de visiteurs, et chacun doit s'y sentir à l'aise selon ses convictions. » On pourrait en dire autant de la chapelle Sixtine ou de Notre-Dame de Paris, et démanteler l'un après l'autre tous les monuments de la foi chrétienne dans le monde, sans faillir à la logique éblouissante de cette nouvelle « pastorale ». Il y aurait moins de visiteurs, c'est certain, mais aussi, pour les éventuels rescapés, quelle parfaite *ouverture !*
Bref, Mgr Etchegaray inaugurait ad experimentum le passage de la révolution liturgique (graduelle et comme insensible aux victimes de la nouvelle religion) à la profanation pure et simple du sanctuaire, bien visible pour tous quel que soit le degré de formation et de culture. C'était, cette fois, trop présumer de la docilité du troupeau. Le sang des Marseillais ne fit qu'un tour :
-- *Touchez pas à la Bonne Mère !* Il y eut des réunions, des marches, et même une bousculade peu œcuménique, le 19 avril, dans la cathédrale. Le fait que la crypte seule soit concernée, dans le projet mis à jour par Maître Tarasconi, constituait plutôt une circonstance aggravante. La crypte, c'est le pèlerinage ordinaire des Marseillais qui ne se sentent pas. en état de grâce : ceux précisément dont la colère pouvait sembler la plus redoutable pour l'évêque responsable, si cette apposition a encore un sens.
Mgr Etchegaray, imaginatif mais non téméraire, préféra nier tout fondement aux accusations qu'on lui adressait « *Contrairement à une campagne malveillante, qui trouble et qui divise, il n'a jamais été décidé d'éliminer les ex-voto, ni de supprimer la brûlerie des cierges, ni de transformer une partie du sanctuaire en lieu de culte pour d'autres religions ou en un nouveau Taizé. On ne peut s'appuyer sur un rapport de simple recherche qui -- comme il est dit textuellement -- ne présente même pas des conclusions, mais des hypothèses et des suggestions, d'ailleurs parfois divergentes. *» ([^36]) Maître Tarasconi opposa publiquement à ces hypothèses de recherche et autres suggestions sans conséquence les plans et devis fournis par l'architecte -- ce qui était bien la meilleure réponse. En voici un échantillon, dont je vous épargne la justification détaillée :
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« Notre-Dame de la Garde.
*Projet d'un brûloir,*
« Le brûloir, actuellement situé dans une cave annexe de la crypte, étant devenu d'une capacité insuffisante et ne répondant plus aux normes de l'hygiène et du confort (sic : *confort*)*,* il a été projeté d'utiliser une galerie existante en plein air, située autour de la boutique, au niveau de l'entrée. »
......
« Estimation des travaux :
« Tous corps d'état : 200.000 F (T.T.C.)
« Marseille, le 16-3-1976. »
Vingt millions de centimes, le brûloir, cela donne une idée du reste. Ce « monothéisme » post-conciliaire, s'il doit s'installer partout aussi confortablement, risque de coûter cher aux inconditionnels de l'autodémolition. Mais pourquoi, dira-t-on, déplacer le brûloir, vestige de la superstition médiévale, plutôt que de réduire ou aménager, à moindre frais, le local existant ? La réponse est fournie par le père de la Pommeraye, cheville ouvrière du complot épiscopal, au cours d'une interview publiée dans la *Semaine de Provence --* quelques jours après les protestations d'innocence de Mgr Etchegaray : « Pourquoi ne pas tracer sur les murs, en plusieurs langues, des textes sacrés communs à tous les monothéistes ? Ce ne serait pas un lieu de culte, mais un lieu de médiation. De même, *l'ancien brûloir pourrait comporter un tapis de prière, mais sans objets rituels *: tout monothéiste pourrait y prier. » ([^37]) L' « ancien » brûloir, donc, est requis pour le coin-mosquée, en raison de son exposition géographique, et les autres considérations invoquées par le conseil ne doivent tromper personne. Il s'agit, on le voit clairement, d'adapter le support architectural aux nouvelles hiérarchies : les cierges à la porte, dans la galerie « en plein air », et le tapis de prière près du maître-autel. Allah premier servi.
Ce père la Pommeraye, d'ailleurs, raconte et écrit n'importe quoi. Un enfant de sept ans sait que le tapis de prière est *l'objet rituel par excellence* de la religion islamique, mais non l'animateur de la commission de recherche pastorale de Marseille, docteur en théologie... Quand à imaginer sereinement que « tout monothéiste », c'est-à-dire tout juif, ou chrétien, « pourrait y prier », c'est faire peu de cas des vrais protestants, qu'on se représente assez mal accroupis vers la Mecque, sans chaussures, aux côtés des travailleurs musulmans ; et des israélites donc, si jaloux de leur antique rituel.
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Que signifie, en réalité, ce totalitarisme islamophile des hiérarques marseillais ? Pourquoi ne pas laisser les travailleurs musulmans honorer et fleurir dans la crypte les statues de la Vierge, « la mère du Prophète », comme ils le font depuis des années, sans l'avis du conseil pastoral ? Le danger est-il si grand, d'en voir un jour se convertir, et demander le baptême ?
Les phobies et inconséquences du père la Pommeraye, qui s'exécute sans doute comme il peut, sont révélatrices des intentions machiavéliques de l'Occupant. Elles montrent que, jusqu'à l'intérieur de son apostasie évolutive généralisée, l'épiscopat français continue de nous mentir. Et que le but principal n'est pas de faire passer le catholicisme au syncrétisme « monothéiste », simple concept sans consistance pour la vie spirituelle, mais de livrer le peuple fidèle, par le truchement des mirages œcuméniques et conciliaires, à une religion étrangère. Une domination étrangère. N'importe laquelle, pourvu qu'elle ne soit pas chrétienne.
A Marseille, pour des raisons sociologiques, c'est l'Islam. En attendant Bouddha, le panthéisme, et Karl Marx.
Obéissez, voyons. Pourquoi s'arrêter en si bon chemin ?
Hugues Kéraly.
*Post-scriptum :* Tous les renseignements sur l'affaire de Notre-Dame de la Garde peuvent être obtenus en écrivant à *l'Association pour la défense de Notre-Dame de la Garde :* 60 a, rue Saint-Jacques, 13006 Marseille.
Cette association se donne pour but de « faire respecter l'intégrité matérielle du sanctuaire, ainsi que le maintien et la dignité des offices religieux qui y sont célébrés selon le rite catholique et à l'exclusion de tout autre » (art. 2 des statuts).
C'est bien sûr le premier point qui devrait recueillir l'encouragement et le soutien actif des catholiques à travers tout le pays. Le « rite » post-conciliaire, lui, est dit catholique seulement par commodité ou abus de langage. Ici ou là, il peut encore paraître « digne » à ceux qui le comparent au pire (quand ce devrait être au meilleur). Mais, fondamentalement, il reste le rite en gestation d'une religion nouvelle : par définition, il ne se « maintient » jamais nulle part identique à lui-même, et il est vain d'en appeler aux hiérarques pour arrêter dans sa fuite en avant telle ou telle de ses métamorphoses. On l'a vu dans l'affaire du latin, langue officielle de la liturgie de rite romain, selon les décrets mêmes du concile.
171:205
Maître Tarasconi a tenu une conférence de presse à Paris le 3 juin dernier. Nous lui avons exprimé notre soutien avant de formuler cette réserve qui, on se demande pourquoi, a mis de l'huile sur le feu, et jeté plusieurs confrères présents dans une grande fureur.
H. K.
============== fin du numéro 205.
[^1]: -- (1). « Lettre à Paul VI », dans notre volume : *Réclamation au Saint-Père,* second tome de *L'Hérésie du XX^e^ siècle* (Nouvelles Éditions Latines).
[^2]: -- (2). Sur ce point et sur ceux qui suivent, voir le numéro spécial d'ITINÉRAIRES : *La messe, état de la* *question.* \[193-bis\]
[^3]: -- (3). Voir le détail de ces événements dans ITINÉRAIRES, numéro 177 de novembre 1973, pp. 300-305.
[^4]: -- (4). *Promptum obsequium.* Dans la version italienne : *disponibilità *; d'où cette « disponibilité » de la traduction française, qui n'a, en français et dans le contexte, aucun sens saisissable.
[^5]: -- (5). *Riforme* en italien. En latin : *novas leges*.
[^6]: -- (6). Exhortation *Petrum et Paulum* du 22 février 1967.
[^7]: -- (1). Cette *Instructio*, selon le texte latin, ou *istruzione*, selon la version italienne, était en réalité, à l'époque, une *Notificatio*, publiée de manière suspecte et lamentable, sans date ni nom d'auteur. Nous avons examiné les tristes circonstances de sa publication et les tristes éléments de son contenu dans ITINÉRAIRES, numéro 159 de janvier 1972, p. 136 et suiv. -- Le seul document romain auquel le discours consistorial fasse référence est donc celui-là, remarquable par ses malfaçons. On notera que Paul VI ne fait en revanche aucune référence à sa constitution apostolique *Missale romanum* du 3 avril 1969, promulguant le nouveau Missel : cette constitution apostolique n'édictait, en effet, aucune obligation, aucune interdiction.
[^8]: -- (2). « *Ad exequendas normas quae a concilio Vaticano 1I impertitae sunt. *»
[^9]: -- (3). « *Haud dissimili ratione *».
[^10]: -- (4). « *Recognitum *», dit le texte latin, comme il a toujours été dit du Missel de saint Pie V. Mais il est important de remarquer que le texte italien qui est, lui, de la plume même de Paul VI, dit « *riformato *». D'où la traduction française de *La Croix *: « ...de la même façon que la réforme de saint Pie V avait été rendue obligatoire... ».
[^11]: -- (5). Abbé Raymond Dulac, ITINÉRAIRES, numéro 162 d'avril 1972.
[^12]: -- (6). Cf. abbé Raymond Dulac, *La bulle Quo primum de saint Pie V*, traduction et commentaire, dans ITINÉRAIRES, numéro 162 d'avril 1972.
[^13]: -- (1). *Catéchisme de S. Pie X,* première partie, chapitre X, paragraphe 4 : « Le pape et les évêques » (p. 130 de l'édition d'ITINÉRAIRES). On*.* remarquera d'ailleurs que le *Catéchisme de S. Pie X* transcrit ici, littéralement la définition de Vatican I.
[^14]: -- (1). Jean Madiran : *Profession de foi contre profession de foi,* dans ITINÉRAIRES, numéro 203 de mai 1976.
[^15]: -- (2). Laquelle liturgie, privée du bouclier de la foi, allait être évidemment massacrée dans la suite !
[^16]: -- (1). « Chili : menteurs et témoins » (ITINÉRAIRES, numéro 181 de mars 1974).
[^17]: -- (2). « Chili : menteurs et témoins -- suite » (ITINÉRAIRES, numéro 188 de décembre 1974).
[^18]: -- (3). Les grèves alors étaient presque inexistantes, à Paris, et très sectorisées ailleurs.
[^19]: -- (4). Souligné par nous.
[^20]: -- (5). « Après la Révolution de mai 1968 » (ITINÉRAIRES, supplément au numéro 124 de juin 1968).
[^21]: -- (6). « Le dossier de l'Institut Catholique » (ITINÉRAIRES, numéro 115 de juillet-août 1967).
[^22]: -- (7). « La bataille de la Catho » (ITINÉRAIRES, numéro 120 de février 1968).
[^23]: -- (8). Considérée comme indispensable au progrès des études juridiques par les professeurs mêmes des facultés de l'État. Voir « L'étrangement de la Catho. L'heure de la décision » (ITINÉRAIRES, numéro 122 d'avril 1968).
[^24]: -- (9). Une partie de cet hallucinant dossier est dans ITINÉRAIRES, numéro 183 de mai 1974 : « L'O.R.T.F. pris sur le fait ».
[^25]: -- (10). « Après la Révolution de mai 1968 », op. cit.
[^26]: -- (11). Souligné par nous.
[^27]: -- (12). A une petite exception près, Basauiri -- banlieue de Bilbao --, qui fournit trois colonnes au rédacteur de *L'Humanité.*
[^28]: -- (13). Souligné par nous. La citation de M. Fourcade est empruntée, après vérification, à l'article même de *L'Humanité.*
[^29]: -- (14). Voir P. CHAUNU, fondateur du Centre de Recherches d'Histoire quantitative de l'Université de Caen : « De l'histoire à la prospective » -- Paris, 1^er^ trim. 1975, chez R. Laffont.
[^30]: -- (15). Selon les renseignements fournis par le ministère du travail, sur 168.800 nouvelles demandes d'emploi enregistrées en mars 1976 par l'A.N.P.E., 76.800 (soit 45,5 %) émanent de moins de vingt-cinq ans, et 25.300 de licenciés pour raisons économiques -- tandis que, pour la même période, le nombre *d'offres non satisfaites* passe de 103.000 à 120.000... Pour plus de la moitié des « chômeurs » inscrits à l'Agence Nationale pour l'Emploi, le problème posé n'est pas celui de la crise économique, mais bien celui de l'enseignement et de la formation professionnelle. -- il est donc faux de prétendre, au sens strict, que nous aurions dépassé le million de *chômeurs.* Mais, au train où vont les choses dans l'enseignement général et technique, nous aurons certainement atteint avant la fin du septennat le million d'étudiants et de bacheliers inclassables, et bons pour la manipulation de rue.
[^31]: -- (16). Fédération Nationale des Étudiants de France (tendance libérale-modérée).
[^32]: -- (17). On compte environ 800.000 inscrits.
[^33]: -- (18). U.N.E.F. : Union Nationale des Étudiants de France (communiste) -- S.N.E. sup. : Syndicat National de l'Enseignement Supérieur (pro-communiste).
[^34]: -- (19). Institut Français d'Opinion Publique.
[^35]: -- (1). Je m'en tiens ici au seul contenu de l'article du P. Congar sans vouloir rechercher s'il n'a pas sa part de responsabilité dans la situation actuelle de l'Église.
[^36]: -- (1). *Le Méridional*, 13 avril 1976.
[^37]: -- (2). Cité dans *Le Méridional*, 19 avril 1976.