# 208-12-76 1:208 ### Instance *Le sophisme sur l'infaillibilité* C'est une question cruciale : en elle-même et en tout temps ; mais secondement, aujourd'hui, en raison des circonstances, de leur urgence, de leur violence. Elle doit être tirée au clair. Notre demande n'ayant encore eu, à notre con­naissance, aucune suite, nous la réitérons, telle que nous l'avions formulée au mois de juillet (numéro 205, page 16) Il faut regarder notre malheur en face et tel qu'il est, dans toute son étendue ; il ne faut pas l'augmenter par des contrevérités. Chacun doit suivre sa conscience : mais après l'avoir éclairée. Paul VI, le 24 mai, a invoqué son autorité suprê­me, mais non pas son autorité infaillible. *L'Hom­me nouveau* se trompe et nous trompe, sur un point grave de la doctrine catholique, quand il prétend ([^1]) (6 juin) : 2:208 « ...Telle est l'espérance du pape qui, je l'ai écrit déjà, n'est pas *impeccable.* Comme tout homme, il peut pécher. Mais comme tous ses prédécesseurs, il est infaillible pour maintenir la foi et les mœurs. » Qu'il s'agisse de la foi et des mœurs est une condition nécessaire mais non pas suffisante pour que l'infaillibilité soit engagée. Tout ce que fait un pape « pour maintenir la foi et les mœurs », il ne le fait pas de manière infaillible. L'usage de l'infaillibilité est très rare, et il est explicite : Pie XII définissant le dogme de l'Assomption. Au contraire, Paul VI promulguant les consti­tutions et décrets du concile Vatican II accom­plissait bien un acte concernant la foi et les mœurs, mais sans y engager son infaillibilité. Il est certainement erroné, grandement regret­table et réellement scandaleux que l'on donne le discours consistorial du 24 mai pour un acte infaillible. Une erreur doctrinale aussi grave en elle-même, et aussi lourde de conséquences mora­les dans ce cas précis, appelle, croyons-nous, une très claire rétractation. Nous la demandons et nous l'attendons. Nous la demandons et nous l'attendons confor­me au catéchisme catholique : « Le pape est infaillible seulement lorsque, en sa qualité de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, en vertu de sa suprême autorité apostolique, il définit, pour être tenue par toute l'Église, une doctrine con­cernant la foi et les mœurs. » ([^2]) 3:208 Un pape *peut* se tromper même en matière de foi et de mœurs, quand il ne *définit* pas une doctrine comme devant être tenue par toute l'Église. Les théologiens et canonistes ont de lon­gue date étudié le cas d'un pape (manifestement) mauvais, d'ailleurs distinct du cas, qui lui non plus n'est pas impossible, d'un pape (secrètement ou publiquement) hérétique ou schismatique. Nous n'y revenons pas pour le moment et nous ne désirons pas être amené à y revenir. Nous avons donné à ce sujet des indications suffisam­ment détaillées dans ITINÉRAIRES, numéro 137 de novembre 1969, pages 1 à 17 (voir aussi, dans le même numéro, les pages 307 à 321). J. M. 4:208 ## ÉDITORIAL ### Force et faiblesse du socialisme *Réponse à Mitterrand* par Louis Salleron L'ACADI, -- association de cadres dirigeants de l'industrie pour le progrès social et économique, 16, rue de Monceau, 75008 Paris, que préside M. J. A. Varognaux et dont le secrétaire général est M. M. de Longevialle, -- avait invité, le 26 avril 1976, M. François Mitter­rand à lui exposer ses vues sur le socialisme. Intéressé par ces vues, Louis Salleron proposa à l'ACADI de lui communiquer les ré­flexions qu'elles lui inspiraient. La parole lui fut donnée le 30 septem­bre. C'est son exposé, inédit, que nous publions. RÉSUMÉ. -- *Le socialisme est essentiellement négatif. Il est l'anti-capitalisme. Il naît, vit et meurt avec le capitalisme dont il n'est que le parasite -- du moins tant qu'il se veut* « *à visage humain* »*, c'est-à-dire respectueux des libertés personnelles. Si au contraire il entend rester logique avec lui-même, c'est-à-dire cohérent avec les consé­quences nécessaires de l'abolition de la propriété privée, il débouche dans le communisme dont l'autre nom est le totalitarisme étatique. Par la contrainte du Pouvoir, le communisme redonne à l'Économie le moteur que celle-ci trouve normalement dans la contrainte de la liberté.* 5:208 *Le socialisme libéral de M. Mitterrand n'est pas une* « *alterna­tive *» *au libéralisme socialiste de M. Giscard d'Estaing. C'est une restauration de la vérité politique qui peut seule assurer demain à l'activité économique la place subordonnée où* la *création des riches­ses concourra au bien commun.* QUE CE SOIT pour le louer ou pour le blâmer, il est difficile de parler du socialisme tant sont nom­breux et divers les courants de pensée et d'action que recouvre ce vocable. Cependant la tâche nous est aujourd'hui facilitée par un exposé : qu'en a fait M. François Mitterrand le 26 avril 1976 à l'ACADI et que le bulletin de l'Association a publié dans son numéro 312, de mai-juin 1976. Certes on pourra dire qu'il ne s'agit là que du socialisme français et peut-être même de celui de M. Mitterrand ; on pourra dire aussi que le sujet précis de sa conférence n'est que, selon son titre, « L'entreprise et ses dirigeants dans la cité socialiste » ; mais d'une part la conférence déborde large­ment son titre et d'autre part c'est bien le socialisme tel qu'il existe en France dans son contexte actuel qui intéresse nos concitoyens. Du reste, c'est M. Mitterrand lui-même qui, dès le début, situe son sujet : je pense, dit-il, « que le titre donné à cet exposé « l'Entreprise et ses dirigeants dans la Cité socialiste » ne peut être au fond que la con­clusion d'un entretien plus général et qu'il me faut préala­blement répondre à cette question toute simple : *qu'est-ce que le socialisme ? *» A cette question simple, on eût aimé une réponse simple. Elle n'est hélas ! pas donnée. « A mes yeux, continue M. Mitterrand, le socialisme est la seule réponse possible, raisonnable et prometteuse aux problèmes posés par la société industrielle. » Le socialisme est peut-être une réponse à ces problèmes mais il n'est pas une réponse à la question : qu'est-ce que le socialisme ? A nous donc de trouver la réponse, en suivant l'exposé de M. Mitterrand. L'idéal serait de reproduire ici l'intégralité des propos de M. Mitterrand en les commentant d'un bout à l'autre. Ce n'est pas possible ; il y faudrait cent pages. Nous nous contenterons d'en extraire deux idées directrices qui nous paraissent capitales. 6:208 **Socialisme et capitalisme** La première, *c'est que le socialisme se conçoit par opposition au capitalisme.* M. Mitterrand parle de « *ce capitalisme qui s'est déve­loppé, en se transformant depuis maintenant près de deux siècles et qui donne sa signification au socialisme *». Il parle encore de la libération de l'homme, qui ne peut passer que par la libération économique, « ce qui veut dire que le premier souci d'un socialiste est de s'intéresser, et de *s'attaquer aux structures de l'économie capitaliste *». Voilà qui n'a l'air de rien, ou qui a l'air extrêmement banal (et qui l'est, en effet), mais qui est essentiel. Le socialisme, s'il est quelque chose de positif (ce qui reste à voir), est d'abord et avant tout *négatif*. Il est l'*anti-capi­talisme*. C'est peut-être sa seule définition -- une définition négative donc et sur laquelle s'accorderaient vraisembla­blement tous les socialistes, comme nous sommes, en ce point d'accord avec eux. Il y a là quelque chose d'extrêmement frappant et qui, dès le XIX^e^ siècle, avait frappé Proudhon. Celui-ci reprochait au socialisme d'être une pure *négativité*. D'où son mépris pour ce socialisme qu'il déclarait « vide d'idées, impuis­sant, immoral, propre seulement à faire des dupes et des escrocs » et sur lequel il portait ce jugement sans appel « Ce socialisme n'est rien, n'a jamais rien été, ne sera jamais rien. » Si nous disons que cet aspect négatif du socialisme est capital, c'est qu'il explique aussi bien le vague de sa doctrine, quand il se veut doctrine, que l'extrême diversité de son contenu, quand il se veut programme d'action. Une fois perdue la référence au capitalisme, qu'il entend dé­truire, il se perd lui-même au moment de construire. Nous ne pouvons que redire à son sujet ce que nous en disions naguère : « Le socialisme n'existe qu'en symbiose avec le capitalisme. Il naît avec lui, vit avec lui, meurt avec lui. On ne peut pas le penser, il ne s'est en tout cas jamais pensé lui-même comme doté d'une existence propre. Son existence, c'est d'être le « socialisme éternel », au sens où Trotski ne conçoit la révolution que comme « la révo­lution permanente. » ([^3]) 7:208 **Diversité des socialismes** La seconde idée de M. Mitterrand, sur laquelle nous sommes également pleinement d'accord, c'est que les révo­lutions socialistes sont extrêmement diverses parce qu'elles « obéissent nécessairement aux caractéristiques nationales, et plus encore sans doute économiques, du lieu et du temps ». M. Mitterrand évoque ici rapidement l'U.R.S.S., la Suède, les « expériences partielles » de l'Allemagne de l'Ouest, de la Grande-Bretagne et de la Yougoslavie, le Tiers-Monde et la Chine. Sans doute pourrait-on lui objecter, et à nous-mêmes, que le capitalisme n'avait guère de quoi susciter des révo­lutions socialistes sur la plus grande partie de la planète où il n'existait pas, ou n'existait guère. M. Mitterrand répondrait probablement que le capitalisme était le maître suprême, de ces régions. La réponse paraît faible. Les masses ne se soulèvent pas contre une domination qu'elles ignorent et qui n'affecte qu'une partie infime d'elles-mêmes. On pourrait faire une réponse plus juste. C'est que quand survient, pour une raison ou une autre, un climat révo­lutionnaire, la révolution emprunte les noms et les images des modèles existants. Dans la dernière guerre, c'est l'Eu­rope qui a été la grande vaincue, et c'est l'Amérique qui a été la grande victorieuse. Pour des raisons diverses, les États-Unis ont voulu que l'U.R.S.S. mette la main sur la moitié de l'Europe et ils ont voulu que toutes les colonies des nations européennes accèdent à l'indépendance. L'U.R.S.S. a été, tout naturellement, le fer de lance de cette révolution mondiale qui la comblait d'aise. Le socialisme devenait ainsi le drapeau de dizaines de régimes nouveaux qui composent maintenant le Tiers-Monde. On notera d'ailleurs que la révolution soviétique elle-même n'a été anti-capitaliste qu'à travers la théorie marxiste. La Russie des Tsars avait bien un capitalisme naissant, d'ailleurs très dynamique, mais ses institutions, ses mœurs, ses populations étaient beaucoup plus médié­vales et féodales que capitalistes. 8:208 Le socialisme a pour doctrine l'anti-capitalisme, parce qu'il est né, sous sa forme moderne, dans les pays euro­péens où se produisait le développement économique de type capitaliste ; mais c'est le seul prestige de l'Occident européen qui a donné le nom de socialisme à tous les mouvements révolutionnaires qui ont suivi l'effondrement de l'Europe. La puissance de l'idéologie marxiste d'abord, l'histoire ensuite, expliquent l'extension et les formes infiniment variées du socialisme. **Le socialisme français** « Face à ces différentes interprétations du socialisme, s'interroge M. Mitterrand *qu'est-ce que le socialisme fran­çais ? *» Nous y voilà. En vous présentant le socialisme « français », M. Mitterrand nous donne une vision du socialisme : celle de *l'anticapitalisme qui convient le mieux à la société française actuelle.* Il s'agit du socialisme stricto sensu, c'est-à-dire celui du *parti socialiste* -- en tant qu'il se distingue de celui du *parti communiste.* L'histoire des relations entre le « socialisme », et le « communisme » est, en France (et ailleurs), celle d'une querelle permanente marquée, tantôt par l'union, tantôt par la séparation. Après la dernière guerre, ce fut la séparation, « sur la base d'un choix de politique étran­gère ». Où se trouvait la liberté ? Où, la solidarité primor­diale ? « *Les socialistes choisirent l'Ouest, les Communistes l'Est. *» Depuis quelques années, c'est la réconciliation. Quelles sont les idées propres du socialisme français ? Pour les trouver, M. Mitterrand nous renvoie à trois docu­ments. Le premier, c'est le programme du parti socialiste, adopté en mars 1972 à Suresnes. Le second c'est le Pro­gramme Commun de la Gauche (juin 1972). Le troisième, c'est celui qui fut adopté lors des « Assises du Socialisme », à la fin de 1974. 9:208 Retenons cette triple référence pour une analyse dé­taillée du socialisme français, mais ne nous y attachons pas ici puisque M. Mitterrand n'en fait pas le thème de sa conférence. Recueillons plutôt, là encore, deux idées ma­jeures qu'on trouve dans cette conférence : 1°) *Le grand capitalisme moderne --* Pour M. Mitter­rand, ce qui caractérise le capitalisme moderne, c'est sa *concentration.* L'observation n'est pas originale. Elle a été vraie de tout temps ; elle est simplement de plus en plus vraie. Cette concentration se vérifie au niveau *national* et au niveau *international.* Elle se traduit, dans les deux cas, par un pouvoir excessif accordé aux possesseurs du capital dans la société, au détriment de l'intérêt voire de la liberté d'action de la nation. De quoi s'agit-il en somme ? Des rapports entre le *pouvoir économique* et le pouvoir *politique.* M. Mitterrand pense que le pouvoir politique doit toujours être premier. Nous le pensons autant et probablement plus que lui. Le pouvoir économique doit toujours être subordonné, parce que le bien commun est du domaine politique. Comment assurer la prédominance du pouvoir poli­tique ? M. Mitterrand répond : par *la planification* et par les *nationalisations.* En ce qui concerne la *planification,* il ne s'agit que de s'entendre. Nul ne met en doute que le pouvoir politique doive être le régulateur suprême de l'activité économique. Mais de quelle manière ? C'est toute la question. Les épi­thètes « souple » et « rigide » peuvent qualifier les ten­dances d'une planification. Il faut ensuite en préciser le contenu. M. Mitterrand semble incliner à la planification souple. On ne saurait trop l'en féliciter. Mais il est vague sur la question et tout porte à croire que son absence de doctrine sur la distinction nécessaire à faire entre les deux domaines politique et économique le conduirait à la planification la plus rigide et la plus bureaucratique. Sa conception des nationalisations le prouve. En ce qui concerne, en effet, les nationalisations, M. Mitterrand va très loin, toujours faute de doctrine et faute d'une conception exacte tant de la réalité politique que de la réalité économique. Selon lui, « il convient que la collectivité nationale se rende maîtresse d'un certain nombre de *pôles dominants* dont le premier est le *crédit *»*.* Le contexte de son exposé montre qu'il entend par là la nationalisation complète du crédit. 10:208 Dans ces conditions, inutile d'aller plus loin. L'appropriation publique du crédit n'est pas seulement le socialisme, c'est le communisme. Car il n'y a plus aucune liberté économique quand la monnaie et les finances appartiennent en totalité au Pou­voir politique. C'est la confusion intégrale du domaine politique et du domaine économique, qui est contraire à la nature de la société. On voit bien que M. Mitterrand n'y réfléchit pas, car il envisage la nationalisation d'un certain nombre d'entre­prises, soit en raison de « l'*aspect monopolistique* de certaines d'entre elles », soit en raison de « *la nature des produits *» qu'elles fabriquent. Répétons que si le crédit est nationalisé, il est abso­lument inutile de nationaliser les entreprises puisqu'elles dépendent alors totalement du pouvoir politique. Considérons toutefois les entreprises elles-mêmes. Que faut-il entendre par leur « aspect monopolistique » ? Pro­bablement leur caractère de monopole, plus ou moins achevé, c'est-à-dire finalement la maîtrise d'un secteur du marché, à l'abri de la concurrence. On se trouve ici en présence du problème classique des avantages et des in­convénients du monopole par rapport à la concurrence. En principe la concurrence est plus avantageuse parce qu'elle favorise la baisse des prix, la recherche d'une meilleure productivité et l'affaiblissement du pouvoir éco­nomique en face du pouvoir politique. C'est la raison des législations anti-trust dont le modèle classique est fourni par les États-Unis. En quoi la nationalisation est-elle supé­rieure à cette législation ? Quant à la « nature des produits » fabriqués qui justi­fierait la nationalisation, M. Mitterrand est peu explicite. Il cite le cas des avions militaires et celui des ordinateurs. Dans le premier cas, c'est la Défense nationale qui serait la justification. Il est possible que l'argument soit valable ; c'est une question de fait sur laquelle nous ne sommes pas en mesure de nous prononcer. Pour ce qui est des ordi­nateurs, nous ne voyons pas ce qu'apporte la nationali­sation. 11:208 En réalité, ce à quoi pense surtout M. Mitterrand c'est au pouvoir du *capitalisme international,* symbolisé au­jourd'hui par ce qu'on appelle les entreprises « *multinationales *»*.* Il écrit : « En effet, si le pouvoir économique au niveau international appartient au capitalisme multi­national, nous constatons qu'il n'existe pas de pouvoir politique compensateur. » Il n'y a pas, dit-il, « de pouvoir politique capable de défendre les intérêts des peuples contre le pouvoir dépersonnalisé et dénationalisé du grand capitalisme ». Fort bien, mais que propose-t-il ? Il songe à l'Europe, mais en parle de manière peu claire, et l'on voit que, faute de solution parfaite, il pense que les nationalisations seront un premier rempart contre le capi­talisme multinational. Pourquoi ? Nous n'en savons rien. Car la propriété publique n'est pas un rempart plus puis­sant que la propriété privée coutre le capitalisme inter­national. Si elle devait l'être, ce serait en vertu d'un pouvoir politique suffisamment fort pour mettre en échec le pouvoir économique. Mais cette force pourrait alors se manifester autrement. On ne peut s'opposer à la puissance économique internationale que par la puissance des deux pouvoirs, politique et économique, de la nation. Les moyens du combat sont multiples, mais ils sont d'abord politiques. Se fier à une formule juridique, la nationalisation, qui par elle-même tend à l'affaiblissement du pouvoir économique sans renforcer le pouvoir politique, c'est en réalité courir le risque de rendre le pouvoir politique national plus dépendant encore du pouvoir économique international. S'il n'est pas exclu qu'en certains cas la nationalisation soit une formule défendable, voire recommandable, ces cas ne peuvent être qu'exceptionnels. D'une manière générale, la formule relève du simpliste « Il n'y a qu'à... » Des entreprises sont sous la coupe du capital étranger ? Il n'y a qu'à les nationaliser. C'est une solution merveilleuse. Elle règle tous les problèmes. Malheureusement elle ne vaut que pour un temps, généralement très court. Car la réalité sous-jacente demeure, et cette réalité est celle du rapport des forces totales en présence -- forces économiques, sociales, démographiques, politiques, spiri­tuelles. En tous ces domaines, la concurrence internationale subsiste. Si la nationalisation s'inscrit dans un système dont l'ensemble est faible, elle ne le renforcera pas et aura même toute chance de l'affaiblir encore. Si l'ensemble est fort, la nationalisation est inutile. 12:208 Elle n'est tout au plus qu'un moyen parmi d'autres, normalement inférieur aux autres, lesquels fouinent toute la panoplie d'intervention et de protection dont un État doit savoir user pour accroître sa force et conserver son indépendance en de­meurant dans un circuit d'échanges de capitaux, de pro­duits et d'hommes suffisant pour qu'il ne s'asphyxie pas lui-même et ne s'expose pas à la guerre ou à la vassalité complète par rapport à d'autres États. 2°) *L'autogestion* -- Pour M. Mitterrand, l'autogestion est « *la réconciliation entre le socialisme et l'individu *». La formule est plaisante car elle trahit inconsciemment le vice profond du socialisme, qui tend à dévorer l'individu. Le socialisme de M. Mitterrand veut réconcilier le socia­lisme avec l'individu comme le socialisme « à visage hu­main » veut réconcilier le socialisme avec l'homme. Quels aveux ! En quoi l'autogestion est-elle la réconciliation du socia­lisme et de l'individu ? Pour le savoir, il faudrait savoir en quoi elle consiste. M. Mitterrand ne nous le dit pas. Il indique que, pour le moment, il ne s'agit que d'une « pers­pective », une « tendance », une « orientation ». Il s'agit d'accroître la *responsabilité* de chaque individu, par la diffusion du *savoir* et du *pouvoir*. Bravo ! Mais alors qui n'est autogestionnaire ? A quoi M. Mitterrand répon­drait sans doute : « Bien sûr ! Tout le monde est autogestionnaire, mais nous, socialistes, nous le som­mes consciemment et nous luttons pour que l'autogestion devienne une réalité. » Nous lui poserions alors une nou­velle question : « Sous quelle forme ? » A cette question M. Mitterrand n'apporte une ébauche de réponse que sur deux points. « A travers la recherche de la responsabilité personnelle de chacun dans l'entreprise, dit-il, dans le *village* ou le *quartier*, nous essayons de définir une approche aussi précise que possible d'une société de type autogestion­naire. » M. Mitterrand rejoint ici, timidement, la thèse chère à tous les militants de l'autogestion, à l'intérieur et à l'extérieur du parti socialiste ; il n'y a pas d'autogestion possible dans l'entreprise sans autogestion dans l'ensemble de l'économie, et il n'y a pas d'autogestion possible dans l'économie sans autogestion dans l'ensemble de la société, à tous les étages. Le *village*, le *quartier*, se contente de suggérer M. Mitterrand. 13:208 Cependant, M. Mitterrand apporte une précision im­portante en ce qui concerne l'entreprise. « Je ne vois pas, dit-il, pourquoi un chef d'entreprise serait inamovible, alors que le maire d'une commune est soumis à la réélection tous les six ans, et pourquoi un chef d'entreprise serait à l'abri des sanctions en cas d'échec social. Ne peut-on imaginer une société dans laquelle existerait un jour une démocratie économique comparable à la démocratie politique ? (...) En fin de compte, je souhaite que les dirigeants soient élus, et qu'ils soient élus dans le secteur privé par une combinaison judicieuse de l'ensemble des travailleurs et des représentants du capital, et dans le secteur national par les représentants de la collectivité publique nationale et ceux des travailleurs, ces derniers devant rester majo­ritaires. » Il y a là deux idées distinctes : celle de la *sanction* et celle de la *désignation*. En ce qui concerne la *sanction*, M. Mitterrand oublie qu'elle est automatique quand le chef d'entreprise en est aussi le propriétaire. S'il échoue, il se ruine. Dans le cas, toutefois, des sociétés anonymes, sur­tout quand elles sont le produit de combinaisons financières inextricables, les victimes sont les actionnaires et les salariés beaucoup plus que les dirigeants ; l'échec social peut être aussi considéré sous l'angle d'une stagnation nuisible à tout le monde ou d'une gestion manifestement irrationnelle et vouée à la catastrophe. Une instance arbi­trale de nature corporative pourrait alors être envisagée pour résoudre éventuellement des cas qui, normalement, sont résolus par la concurrence elle-même. En ce qui con­cerne la *désignation* du chef d'entreprise, l'élection est, sauf exception, une illusion. Tout d'abord l'idée même d'élection est dénuée de signification dans le cas d'une entreprise nouvelle ou récente. L'entrepreneur est celui qui entreprend. Il crée une entreprise et s'efforce de la faire prospérer. Comment serait-il élu ? Mais le cas d'une entre­prise ancienne est moins différent qu'il n'en a l'air du cas d'une entreprise nouvelle parce qu'une entreprise est une création permanente, du fait du double aiguillon du progrès technique et de la concurrence. Dans le cas d'une petite ou moyenne entreprise où le patron connaît son personnel et est connu de lui, on voit mal pourquoi et comment celui-ci remplacerait celui-là par un autre. Les problèmes financiers à résoudre seraient compliqués et la seule perspective d'une élection possible créerait un trouble vraisemblablement funeste à l'entreprise. 14:208 Quant aux grandes entreprises -- et en l'espèce il faudrait comprendre comme telles toutes celles qui ont plus de cent salariés --, l'élection est rigoureusement impossible, pour toutes sortes de raisons dont la plus évidente est que les salariés ne sauraient qui choisir, ignorant la compétence ou même l'existence de celui qui pourrait éventuellement succéder au PDG en place. Avant M. Mitterrand, M. Bloch-Lainé, avait déjà posé la question : « Pourquoi l'entreprise serait-elle plus aller­gique que la commune ou la nation à l'essence de la démocratie ? » Nous répondions que si par l'essence de la démocratie il entendait le principe électif, ce qui rend l'entreprise allergique à ce principe c'est que, contraire­ment à la commune et à la nation, dont les éléments com­posants sont d'une relative stabilité, l'entreprise est l'ins­tabilité...la fluidité, la mobilité même dans tous ses éléments (hommes, techniques, capitaux) et dans tous les éléments qui la conditionnent (concurrence, expansion, récession, etc.). Assimiler l'entreprise à la commune ou à la nation, c'est vouloir la faire passer du domaine économique dans le domaine politique. Le pivot *juridique* de l'organisation *économique,* c'est la *propriété ;* le pivot *juridique* de l'organisation *politique,* c'est *l'élection.* Il peut y avoir de l'élection dans le domaine économique, comme il peut y avoir de la propriété dans le domaine politique, mais l'ordre *juridique* de base est la propriété dans l'un et l'élection dans l'autre. Soumettre les entreprises au régime électoral, ce n'est pas seulement les « politiser », au sens usuel du mot, c'est aligner le pouvoir économique sur le pouvoir politique, abolir l'autonomie de l'activité économique et finalement nationaliser l'économie entière. Inutile de dire que si un tel régime était institué, il serait purement fictif. Les votes des salariés, même s'ils étaient théoriquement libres, seraient pratiquement imposés par des forces extérieures. Les chefs réels des entre­prises seraient désignés par des pouvoirs d'en haut qui, syndicaux, communaux, financiers ou autres, seraient eux-mêmes sous la coupe du pouvoir politique, ou admis par lui, ou en concurrence avec lui. C'est ce qui se passe en Yougoslavie. 15:208 On peut se demander pourquoi M. Mitterrand s'est rallié au mythe de l'autogestion dont il sait, aussi bien qu'un autre, qu'elle ne correspond à aucune formule réalisable. Nous pensons que c'est pour une raison simplement straté­gique. Il se démarque ainsi du communisme et peut ren­forcer son parti en séduisant une « base » qui reste attachée à l'image traditionnelle de la démocratie. Ses bataillons électoraux seront grossis d'autant. **Force et faiblesse du socialisme** La conférence de l'ACADI n'épuise pas, on s'en doute, les idées de M. Mitterrand sur le socialisme ([^4]). Mais elle nous a paru caractéristique de ce qui fait la force et la faiblesse du socialisme. M. Mitterrand s'adresse à des cadres dirigeants de l'industrie qu'il sait préoccupés du progrès social tout autant que du progrès technique et économique. Il veut les convaincre ou du mains les ébranler et les séduire. Trop intelligent pour leur raconter des bali­vernes, il ne cherche pas à altérer le « projet socialiste », mais il s'emploie à montrer que ce projet est viable et qu'en fin de compte il correspond à ce qu'eux-mêmes désirent réaliser. Nous ne serions pas étonnés qu'il y ait réussi pour une part, fût-ce pour une très faible part. C'est Péguy, croyons-nous, qui disait qu'un régime ne meurt pas parce qu'il est injuste, mais parce qu'il se détend. En quoi, comment un régime politique peut-il se détendre ? C'est assez mystérieux. Qu'étaient, à la veille de 1789, les troubles du royaume au regard de tout ce qu'il avait connu pendant mille ans : révoltes féodales, paysannes et urbaines, guerre de cent ans, guerre de reli­gion, Fronde ? Vingt fois la monarchie aurait dû succom­ber. Elle s'en était toujours tirée, plus forte même après chaque crise. Elle tomba comme une feuille morte par l'effet de ce qui apparut après coup comme une nécessité mais qui, si elle avait tenu, n'eût été qu'une péripétie mineure de la vie nationale. Eh bien ! le régime s'était détendu. 16:208 Dans la « détente » d'un régime beaucoup d'éléments interviennent. Mais le principal est d'ordre spirituel. Un *ébranlement* social est d'abord un ébranlement des consciences. C'est bien ce que savent les révolutionnaires qui se donnent toujours pour objectif de « conscientiser » les masses. La dureté d'une situation, son injustice même ne deviennent facteur de mutation sociale que lorsqu'elles commencent à être ressenties non seulement comme une souffrance physique, non seulement même comme une violation de la morale, mais comme un défi à la raison. Le jugement intellectuel confirme le jugement moral et lui donne un caractère explosif. L' « ordre établi » n'est plus seulement considéré comme l' « injustice établie » mais comme le « désordre établi ». Dans le vieux débat entre la justice et l'ordre il est curieux d'observer que la conscien­tisation a valeur d'énergie subversive dans la mesure où la revendication de la justice prend consistance de reven­dication de l'ordre -- d'un ordre réel qui ne peut être qu'un ordre juste. La *conscience intellectuelle* pose le sceau de la vérité objective sur la protestation de la *conscience morale.* La conscientisation des masses ne suffirait cependant pas à déterminer la mutation sociale si elle ne s'accom­pagnait pas de la conscientisation des élites. Elle ne crée­rait qu'un rapport de forces physiques où les masses auraient leur chance mais sans être assurées de l'emporter. L'Histoire est jalonnée de ces révoltes que le Pouvoir finit généralement par écraser. Si, en effet, le Pouvoir -- Pouvoir politique suprême et pouvoir des élites dirigeantes -- a « bonne conscience », il est normalement plus fort que le rassemblement de ceux qui veulent le renverser. Une mu­tation sociale exige donc la conscientisation des titulaires du Pouvoir tout autant, et sans doute davantage, que celle des masses. Si les Révolutions de 1789 et de 1917 ont réussi, c'est parce que les élites dirigeantes étaient conscientisées. On exagérerait à peine en disant qu'elles étaient les -- seules à l'être, car les masses ne l'étaient pas vérita­blement. 17:208 Nous pourrions nous étendre très longuement sur le jeu des rapports entre la justice et l'ordre, entre le Pouvoir et la Liberté. Nous pourrions marquer les différences qui existent entre la conscientisation des masses et celle des élites. A la « bonne conscience » des premières doit cor­respondre la « mauvaise conscience » des secondes. Mais ce que nous avons dit suffit à montrer que le principe d'une mutation sociale -- révolution violente ou révolution pacifique -- est toujours une mutation de la conscience quant à la justice et quant à l'ordre qui doit l'incarner. C'est pourquoi ce sont toujours les intellectuels qui sont à l'origine des révolutions. Seuls les intellectuels peuvent conscientiser tant les masses que les élites. La force du socialisme, c'est qu'il est, de nos jours, le mot qui conscientise les masses et les élites, en véhiculant les images floues d'un ordre social plus juste que « l'ordre établi ». L'intelligentsia a convaincu l'opinion publique que le régime actuel est le capitalisme. Tous les désordres et toutes les injustices qu'on dénonce dans le régime actuel sont ceux du capitalisme. Il faut donc remplacer le capi­talisme ([^5]) par son contraire : le socialisme. La conscience de la vérité du socialisme est diffuse dans les masses. Elle l'est aussi disons-nous, dans les élites. En ce point, cependant, il faudrait distinguer. Elle n'est générale ni chez les intellectuels ni chez les dirigeants économiques. Elle est surtout répandue dans les milieux politiques. Les politiciens au Pouvoir disent volontiers qu'ils sont les véritables socialistes. C'est une concession à la vérité socialiste. Confesser le mot, c'est déjà confesser l'idée. C'est se mettre en position d'usurpateurs. De fait, l'essentiel des réformes du « libéralisme avancé » sont de nature socialiste. C'est donc, à terme, ouvrir les portes du Pouvoir à ceux qui auront la position cohérente d'ap­pliquer leurs propres idées. Tout l'exposé de M. Mitterrand tend à conscientiser les cadres dirigeants de l'industrie. Il leur dit en substance « Le socialisme répond exactement à vos aspirations. Il n'est que l'aboutissement logique de vos efforts pour que le progrès social soit en harmonie avec le progrès écono­mique. » Comme d'autre part c'est le capitalisme inter­national auquel il s'en prend, celui des multinationales, il suggère à ses auditeurs qu'ils sont tous dépendants d'un Pouvoir qui n'est nullement le leur. 18:208 Car qu'ils soient salariés proprement dits ou qu'ils soient chefs d'entreprise, ils n'exercent qu'un pouvoir subordonné, le véritable pou­voir étant aux mains de maîtres lointains, possesseurs des capitaux et dispensateurs du crédit dont dépend la vie des entreprises. En faisant du Pouvoir économique un Pouvoir national, le socialisme libérera la nation sans toucher pratiquement à la situation des cadres dirigeants des entre­prises. L'argument peut porter, tant au plan moral qu'au plan intellectuel. Enfin, du fait qu'il s'oppose au communisme, le socia­lisme apparaît comme soucieux de la liberté. Nombre d'élec­teurs, convaincus que le socialisme, au sens général du mot, est dans le sens de l'histoire et qu'en conséquence son avènement, à une date ou à une autre, est inéluctable, se disent que mieux vaut renforcer le parti socialiste pour lui permettre de triompher plus aisément du communisme. Bref, paradoxalement, c'est pour sauver la liberté que des électeurs, non pleinement convaincus, voteraient pour M. Mitterrand. Le libéralisme avancé n'étant qu'un libéralisme socialiste, le socialisme libéral ne socialiserait probable­ment pas beaucoup plus et serait peut-être plus attentif à défendre la liberté, pour ne pas s'aliéner sa droite, ni s'aliéner à sa gauche. Telle est la force du socialisme français, représenté par le parti socialiste et par son chef, M. Mitterrand. Cette force est grande, il ne faut pas se le dissimuler. Mais elle est balancée par une faiblesse qui n'est pas moindre et qui, à terme, nous paraît être beaucoup plus grande encore. Quelle est essentiellement la faiblesse du socialisme ? Tout ce que nous venons de dire permet de l'apercevoir. Le socialisme est faible d'être *essentiellement négatif.* C'est un *anti.* Il est, depuis toujours, *anticapitaliste* et, depuis quelque temps, à un moindre degré, *anticommuniste.* C'est sa force, mais une force relative, contingente, dépendante. Ses critiques sont totalement ou partiellement fondées mais ce ne sont que des critiques. En lui-même, il n'est rien. Il peut fournir un modèle de *gouvernement* dans un régime capitaliste. Il ne peut fournir un modèle de *régime.* Quand le capitalisme disparaît, il disparaît avec lui pour faire place au communisme. Le socialisme peut exister dans le capitalisme parce que le capitalisme est libéral et qu'il admet l'anticapitalisme. Le socialisme ne peut exister dans le communisme parce que le communisme est totalitaire et qu'il n'admet pas l'anticommunisme. 19:208 Le socialisme est fort en France, aujourd'hui, parce qu'il draine les mécontentements et les inquiétudes que suscitent le capitalisme et le communisme. Mais il n'est qu'un point d'équilibre de l'opinion. Il est la logique d'une situation, non d'un principe. Sa logique profonde est le communisme, comme il le confesse par son alliance avec celui-ci, alors que toute alliance avec le capitalisme lui semble impossible. Le jour où le capitalisme ne lui offrirait plus un point d'appui pour se spécifier par rapport au communisme, il ne pourrait résister à ce dernier qui est la conclusion logique de leurs principes communs. « Bien que je ne sois pas personnellement marxiste, déclare curieusement M. Mitterrand, je note qu'il y a un certain nombre de théoriciens marxistes qui pensent qu'il n'est pas possible qu'une société nouvelle succède à la société ancienne sans y être déjà profondément installée. Ce fut le cas de la bourgeoisie de robe qui devait devenir ensuite la bourgeoisie d'affaires du début du XIX^e^ siècle. Eh bien !, de la même façon, le socialisme est déjà installé pour une part dans la société capitaliste actuelle. » Je dis que cette déclaration est curieuse parce que si M. Mitter­rand n'est pas marxiste je voudrais bien savoir ce qu'il est. Ses positions sont différentes de celles de ses alliés com­munistes en ce sens qu'il limite son accord avec eux à un programme commun destiné à assurer leur commune victoire aux élections. Il a son idéal propre qui n'est pas celui de ses alliés ; mais leur doctrine est la même. Marx disait que le communisme peut se résumer dans l'abolition de la propriété privée. Là est l'essentiel du marxisme, et sur cet essentiel le socialisme de M. Mitterrand est en plein accord avec le communisme de M. Marchais. Simple­ment le communisme de M. Marchais est logique et celui de M. Mitterrand ne l'est pas. Car l'abolition de la propriété a des conséquences nécessaires, que M. Marchais accepte tandis que M. Mitterrand, apparemment, ne les accepte pas. Aussi bien, quand M. Mitterrand déclare que le socialisme « est déjà installé pour une part dans la société capitaliste actuelle », il nous donne, une fois de plus, l'image exacte du véritable socialisme. Celui-ci est installé « pour une part » dans la société capitaliste actuelle. Ayant accédé au Pouvoir, il y sera installé pour *une plus grande* part, mais sans le remplacer. S'il le remplaçait, ce serait le commu­nisme. 20:208 Alfred Sauvy rappelle souvent que tout système écono­mique a besoin d'un moteur. Le moteur du capitalisme, c'est le profit qui, à travers les multiples autorégulations de la concurrence, assure le développement de la pro­duction, de la productivité, de la consommation et des échanges, dans un équilibre général où les prix ont tendance à baisser et où la monnaie reste stable. Le moteur du communisme, c'est la volonté de l'État tout-puissant qui fait l'Économie de sa philosophie, laquelle est une philo­sophie matérialiste de puissance. Dans les deux cas, des contraintes jouent : contrainte de la liberté ou contrainte du pouvoir. Mais quel est le moteur d'une économie socia­liste ni libérale ni communiste ou, si l'on préfère, mi-libérale, mi-communiste ? Est-ce le moteur de la double contrainte de la liberté et du pouvoir ? Pour un temps, peut-être, tant qu'il existe à l'intérieur du système capi­taliste dont il n'est alors qu'un rouage, un élément de liberté parmi d'autres, une composante en somme de la société libérale. Mais s'il continue de se développer, il affaiblit de plus en plus le moteur de la liberté, sans rien concéder au moteur du Pouvoir puisqu'il est l'instrument privilégié de la résistance au Pouvoir, lequel est à ses yeux le pouvoir capitaliste. Le « consensus », si souvent invoqué par M. Mitterrand (non pas dans son exposé à l'ACADI mais depuis lors), est un consensus oppositionnel ou uto­pique qui peut, dans la meilleure hypothèse, favoriser une action passagère, si le gouvernement est devenu socialiste, mais qui ne peut permettre une soumission spontanée permanente à la contrainte de l'État. Seul un régime communiste peut disposer du moteur de la contrainte étatique. Telle est l'insigne et essentielle faiblesse du socialisme dès qu'il cesse d'être action critique contre le régime capi­taliste pour se vouloir projet de société politique. Nous pourrions prendre les unes après les autres toutes les solutions socialistes que proposent M. Mitterrand et ses amis pour apporter plus d'ordre et de justice dans la société, nous verrions que généralisées ou poussées à leurs conséquences ultimes, elles aboutissent toutes à ruiner les vœux humanistes qui sont, très honorablement, les leurs. 21:208 A propos des nationalisations, où M. Mitterrand voit la réponse à l'emprise des sociétés multinationales, nous avons montré que c'était une formule illusoire, car elle ne supprime pas la concurrence. Supposons toutefois que le socialisme s'attache à cette formule et qu'il la généralise pour soustraire toute l'activité économique du pays à l'emprise étrangère, il débouche dans une impossible au­tarcie économique et dans un nationalisme politique in­transigeant. Le couple nationalisme-socialisme est la conséquence nécessaire d'un socialisme qui entend passer de la phase critique à la phase constructive. Deux formes en sont possibles : celle où le système capitaliste est partiellement préservé, et c'est le fascisme ou, mieux encore, le national-socialisme ; et celle où la propriété privée est totalement absorbée et c'est le communisme. On se souvient qu'avant la guerre le néo-socialisme, qui « épouvantait » Léon Blum, se rapprochait du fascisme. Depuis la guerre, la défaite du nazisme voue tout néo-socialisme, en Europe du moins, au communisme. Toute tierce formule se rap­procherait des deux précédentes. Or ce nationalisme socialiste ou ce socialisme nationaliste ne serait pas qu'une formule de contrainte *intérieure* d'un type totalitaire que refuse le socialisme, il serait encore, au plan *extérieur,* la promesse d'un asservissement direct ou indirect à une super-puissance de dimension continentale. Les vœux d'indépendance nationale, tout comme les vœux de liberté individuelle, s'ils sont ceux des dirigeants socialistes, sont donc contredits par la logique du socialisme. **Conclusion** L'examen des contradictions du socialisme pourrait être poursuivi en d'autres domaines -- l'égalité, l'inflation, la monnaie, etc. -- mais il n'apporterait rien de plus et nous avons préféré nous en tenir aux points mis en avant par M. Mitterrand dans sa conférence à l'ACADI. Si l'on y réfléchit, on s'aperçoit que la force des convictions socialistes vient principalement d'une croyance en l'évolution irréversible de la société, du capitalisme à son contraire, le socialisme. 22:208 De fait, l'évolution est impres­sionnante, mais elle n'a cessé de se manifester, engendrant à toute époque la même illusion. Ricardo, le théoricien par excellence du capitalisme, croyait, au début du XIX^e^ siècle, que l'égalisation des profits par la concurrence n'assurerait pas une très longue *vie* au capitalisme ; Marx, qui a pour lui une admiration éperdue, le considère comme le véritable fondateur du socialisme. Dans le deuxième tiers du XIX^e^ siècle, Stuart Mill, en l'espace d'une vie, passe du libéralisme au socialisme pour des raisons analogues. Ses « Principes d'Économie politique » (1848) qui sont comme la synthèse de l'Économie classique annoncent le modèle du socialisme suédois actuel. Près d'un siècle plus tard. Schumpeter, dans « Capitalisme, Socialisme et Démocratie » (1942), chante les louanges du capitalisme, dénonce les tares du socialisme, mais confesse que l'avène­ment du socialisme lui paraît désormais inéluctable. On pourrait donc dire que si la logique de l'évolution du socialisme, c'est le communisme, la logique de l'évolution du capitalisme, c'est le socialisme. Le malheur, c'est que la vie n'est pas logique. Elle ne l'est que rétrospectivement. Tout devait se passer comme tout s'est passé. Le hasard et la nécessité vous l'expliquent -- après coup. Schumpeter s'est posé deux questions : 1) Le capita­lisme peut-il survivre ? 2) Le socialisme peut-il fonction­ner ? A la première question, il répond : non, ou du moins le capitalisme n'en a plus pour bien longtemps. A la seconde, il répond : oui, mais si le socialisme ne devient pas tyrannique, il ne sera qu'un bureaucratisme étatique, rongeur des meilleures qualités de l'homme. A toute époque donc, les théoriciens du capitalisme (optimistes à court terme et pessimistes à long terme) se sont trompés, comme se sont trompés les théoriciens du socialisme (pessimistes à court terme et optimistes à long terme). Peut-être après un siècle et demi, bientôt deux siècles, de capitalisme en Occident et plus d'un demi-siècle de socialisme en U.R.S.S. (avec toutes ses suites, à des dates diverses dans la moitié de la planète), sommes-nous mieux placés que nos prédécesseurs pour arbitrer un débat dont les termes usuels perdent de plus en plus leur signification. 23:208 Tout évolue, certes -- c'est un truisme -- mais rien ne permet de prédire l'avenir lié à cette évolution. L'écart entre les mots et les choses est devenu si profond qu'on ne discute plus que sur des conventions verbales dont les seules références sont un passé depuis longtemps aboli et un avenir purement mythique. La force du socialisme c'est qu'il se situe sur la courbe de plus en plus déclinante d'un capitalisme dont l'image reste, dans les esprits, celle d'une réalité à peu près dispa­rue. Sa faiblesse est que cette courbe est également celle de son propre déclin au moment où son mythe originel se trouve confronté à la réalité d'un communisme qui l'oblige à descendre des hauteurs de l'utopie pour s'incar­ner terrestrement. Ainsi sommes-nous ramenés à la véritable dimension du problème économique actuel. S'il exige certaines solu­tions purement techniques, ces solutions dépendent elles-mêmes d'un ordre politique à refaire dans ses profondeurs. Quel ordre ? La question ne peut être ici que posée. Mais il faudra bien y trouver une réponse, sans quoi nous savons que la matière aujourd'hui déchaînée suivra l'évolution de sa seule pesanteur. L'asservissement de l'homme est au bout. Louis Salleron. 24:208 ## CHRONIQUES. 25:208 ### Jean Monnet *ou le déplacement du pouvoir politique* par Georges Laffly LE PÈRE DE L'EUROPE, JEAN MONNET, a quatre-vingt-huit ans. L'Europe réelle, chrétienne, ayant quel­ques siècles de plus, il doit y avoir ici une usurpation d'identité. Reste que ce « père » vient de publier ses « Mémoires » ([^6]) et que le personnage est assez important pour qu'on y regarde de plus près. Jean Monnet est un Charentais, d'une famille de négociants en cognac. Très jeune, il s'occupa pour la firme paternelle des relations avec l'étranger. C'était dans les premières années du siècle. La vie du jeune homme en fut orientée définitivement. Il écrit : « La puissance anglaise était alors universellement respectée et propre à frapper l'esprit d'un jeune Français qui était préparé à considérer ce pays et son empire comme le champ naturel de son activité. Entre Cognac et Londres, il y avait des liens qui ne passaient pas par Paris. » Arrive la guerre de 14. Jean Monnet est réformé, mais il veut être utile. La coordination des importations néces­saires à l'Angleterre et à la France, la réquisition des flottes de commerce, l'absence de concurrence des deux pays dans leurs achats lointains, voilà des buts qu'il faut atteindre, pense-t-il. 26:208 Sans doute, et cette lucidité est re­marquable, dans un temps où l'importance de l'économie dans la guerre n'est pas encore claire à tous les yeux. Mais le fait est aussi éclairant sur la manière de raisonner du jeune homme : il l'appliquera toute sa vie, c'est sur elle qu'il fondera son action. Il est envoyé à Londres, où il travaillera avec la mission française auprès des services de ravitaillement civil. Elle est logée à Trafalgar House, Waterloo Place. Monnet trouve cela plein d'humour. Autre trait d'humour qu'il ne sou­ligne pas : il est lieutenant. Mais c'est aussi un personnage assez important pour qu'il rédige en septembre 1918 avec Clémentel (ministre du commerce) une lettre à Clemenceau et Wilson sur les conditions économiques de la paix. Il juge urgente une union économique entre les démocraties alliées. Jean Monnet devient ensuite adjoint du secrétaire général de la S.D.N., sir Eric Drummond. Il joue un rôle dans la question de Silésie (entre Pologne et Allemagne), où il propose une solution déjà « communautaire ». Pour la Sarre, il a moins de chance. Mais quand l'Autriche est au bord de la faillite, voici encore une intervention de la S.D.N. (et de Monnet) : un emprunt international, contrôlé par la S.D.N., est lancé. L'emprunt ne marche pas, la Banque d'Angleterre étant réticente. Mais Monnet va en voir le directeur, Montaigu Norman. « J'eus la chance de le convaincre » dit-il. Tout s'arrange. En 1923, changement. Jean Monnet quitte Genève pour s'occuper des affaires familiales, compromises (son père, qui tenait à la qualité, laissait vieillir son cognac ; souci archaïque, pense l'héritier), puis de diverses affaires financières d'importance internationale. Elles le mènent aux États-Unis, puis en Chine. En 1938, il rencontre Daladier et le trouve anxieux de notre infériorité aérienne. L'ambassadeur américain, Bullitt, s'inquiète aussi et veut étudier la question. Bullitt, dit Monnet, « m'introduisit dans le groupe d'hommes qui s'étaient mis à l'œuvre ». Retenons cette phrase. Cela va entraîner pour notre mémorialiste des missions auprès de Roosevelt. En août 1939, ce sera comme envoyé du gou­vernement français (mais avant, non). 27:208 Avec la guerre, Monnet reprend son rôle de 1914-1918. Cette fois il est président d'un « Conseil franco-anglais ». Un journal anglais écrit qu'il est « le premier fonctionnaire fédéral du Nouveau Monde ». Comme toujours, Mon­net va montrer de l'énergie et le souci de l'efficacité. Le 6 juin 1940 il propose à Churchill un projet de fusion des aviations française et anglaise. Trop tard, répond l'autre. Mais cette idée de fusion, Monnet va la reprendre de façon bien plus vaste et complète une semaine après. Le 13 juin, Paris déjà tombé, il rédige un plan d'union totale entre la France et l'Angleterre : une seule citoyenneté, un seul Parlement, un seul cabinet de guerre. Et ce qui paraîtra peut-être curieux aux jeunes générations, pour qui de Gaulle représente le souci rigoureux de l'indépendance nationale, celui-ci accepte de défendre le projet. Il pense que les chances en sont faibles, parce que la France ne pense qu'à arrêter la guerre, mais il ne sursaute pas. Le projet accepté par les Anglais, c'est de Gaulle qui en téléphone le texte à Reynaud, le 16 juin. Trop tard. Monnet lui-même vient à Bordeaux, ne convainc per­sonne et repart pour Londres. De Gaulle vient de fonder le Comité national français. « Je pouvais comprendre, écrit notre auteur, cette hâte de ne pas laisser vacante l'autorité française, puisque celle de Bordeaux devait être considérée comme aliénée et déchue aux yeux du monde libre. Mais je voyais en même temps le danger de figer prématurément une situation qui était encore tout à fait mobile et dont l'axe principal n'était pas nécessairement à Londres. » Aucune hésitation, comme on voit. C'est qu'il ne pense jamais *la France,* il pense *les démocraties.* C'est à elles qu'il se sent engagé, qu'il doit sa foi. Et il se retrouve à New York, avec un ordre de mission signé Churchill. Il va travailler à mettre sur pied le programme de guerre des États-Unis. En 1943, Monnet va intervenir de nouveau directement dans les affaires françaises d'Afrique du Nord, Giraud gouverne. Il n'a pas modifié les lois de Vichy, il n'a pas rompu avec l'esprit de la « Révolution nationale ». La presse américaine prend cela très mal, en particulier à cause du fait que les Juifs d'Algérie sont toujours privés de la nationalité française par l'abrogation du décret Cré­mieux ([^7]). 28:208 Monnet est donc envoyé pour remettre Giraud dans le bon chemin. Il a un argument puissant : si les choses ne changent pas, l'Amérique refusera d'équiper l'armée française. Or Giraud ne pense qu'à reprendre la lutte. Cependant ce qu'on lui demande le blesse. Monnet discute avec lui les termes d'un discours que le général doit prononcer à Alger. Giraud hésite si bien que la veille au soir, rien n'est sûr. Monnet, lui, a un texte tout prêt. « Combien de fois, écrit-il, ai-je réussi à substituer au dernier moment le texte que j'avais patiemment élaboré à celui qu'un homme politique indécis ou nonchalant avait négligé de mettre au point. Giraud, lorsqu'il se leva, trouva ma note et mon projet. Il n'avait plus que le temps de l'accepter et de l'envoyer à la reproduction avant d'aller à la messe. » Et c'est ainsi qu'il prononça ce qu'il devait appeler « le premier discours démocratique de sa carrière ». La rupture avec Vichy était consommée, le reste suivit. Quelques mois après, c'est de Gaulle qui régnait à Alger. A la Libération, Jean Monnet devient l'organisateur du Plan, base de la modernisation de la France. Œuvre im­mense, et pour bien des raisons. Hirsch, un de ses colla­borateurs, disait : « un agriculteur sur un tracteur ne pensera jamais plus comme un agriculteur derrière un cheval » (lui donne-t-on le tracteur pour qu'il soit plus prospère, ou pour qu'il pense autrement ?). Jean Monnet se félicite d'avoir été si bien compris par des assemblées fort différentes. Il y avait une majorité, dit-il, pour une action continue : la modernisation de la France, le com­mencement de l'Europe et le début de la décolonisation. Sur ce dernier point, il est pratiquement muet -- il ne mentionne même pas la guerre d'Algérie et son indé­pendance -- mais il est certain qu'à ses yeux tout est lié. Le Plan, si vaste que soit son domaine, porte à voir plus loin. L'économie française a besoin de crédits, qui ne peuvent être qu'américains, et ne se développera qu'en harmonie avec celles des pays voisins. D'où l'idée de l'Eu­rope. Le besoin de fusion vient à nouveau travailler Mon­net. 29:208 Il désire une Europe « supranationale », où seront mises en commun les ressources. Il cite avec plaisir Eisenhower expliquant : « Les frontières sont un obstacle à l'intérêt commun, à la division du travail, elles empêchent la circulation des biens, favorisent la méfiance, maintien­nent les positions acquises. » Comment agir ? Il se trouve que Monnet, ayant établi son projet, au printemps 1950, rencontre un collaborateur de Robert Schumann, Bernard Clappier, qui lui dit que Bevin et Acheson ont chargé notre ministre des affaires étrangères de définir une politique commune à l'égard de l'Allemagne. Mais que faire ? -- Eh bien j'ai quelques idées, dit Monnet. Et il lui communique son plan (qu'il avait déjà fait passer à Bidault). Schumann lit et s'en­flamme. Ce sera la Communauté charbon-acier, la « Haute Autorité », le Parlement européen... La construction est en marche, ralentie un moment par de Gaulle, qui, cette fois-ci, n'est guère chaud pour la fusion. \*\*\* On a résumé, le plus brièvement possible, ce gros livre de 634 pages. Les réflexions qu'il entraîne sont multiples. Je ne jugerai pas l'action politique de Jean Monnet, man­quant de capacité en ce domaine. Mais on constate qu'en trois moments capitaux cette action a été *politique :* projet de fusion franco-anglaise, intervention auprès de Giraud, création de l'Europe. Or, en principe, Jean Monnet n'est pas un homme politique, mais un technicien de l'organisation économique. On ne doute pas qu'il soit ardemment démocrate, un fidèle de la cause démocratique, mais en même temps, il ne se conduit jamais comme on doit le faire, nous apprend-on, en démo­cratie : il n'a jamais tenté de se faire élire, ou de diffuser ses idées dans le peuple, pour qu'il les adopte. Non. Au contraire. Jean Monnet se tient dans l'ombre, et agit direc­tement sur les gouvernants. Voilà un type de pouvoir dont on n'aura pas la naïveté de penser qu'il est nouveau, mais qui, de façon très claire, prend de l'importance avec la complexité et le caractère de plus en plus technique et abstrait des « affaires ». 30:208 On notera qu'auprès de l'homme politique, -- Monnet a la supériorité que donne la réflexion. Et il n'a pas à tenir compte des réactions d'humeur ou électorales. On se pose aussi une question. Est-il seul ? Ou agit-il en liaison avec des groupes ou des forces dont il ne parle pas ? Deuxième point. Pour lui, l'économique prime. Il parle souvent des nations, des frontières ; c'est toujours avec dédain. Survivances, à ses yeux. Obstacles, au progrès. Le passé est un poids mort. On dira qu'au service de l'An­gleterre, ou des États-Unis, il sert aussi la France. La cause de la France, peut-être, mais visiblement ce n'est pas l'essentiel à ses yeux. Un passage d'un roman de Paul Morand, *Tais-toi,* me revient en mémoire. Il s'agit du personnage de Frédéric Lahire, homme puissant et secret, un des maîtres anonymes de notre monde anonyme : « Autour de lui, la géographie de papa continuait les histoires idiotes de nations ; lui avait compris qu'au dessus des drapeaux venait de se former sur le monde une superstructure entièrement nou­velle, pas très solide peut-être, mais la toute dernière. Les nations ont éclaté ; les nations s'appellent maintenant *General Electric, I.B.M., I.G.Farben, General Motors,* et les deuxièmes bureaux se nomment *Unilever* ou *Coca-Cola.* Les patries étaient des sons et des couleurs ; nous voici dans le règne du gris, au royaume de l'anonyme, dans la concentration extrême et dans l'empire muet de Frédéric Lahire. » Les nations étaient des idoles, peut-être bien. Mais les remplacer par des idoles plus abstraites, dont les noms sont des sigles, n'a pas de quoi réjouir. La carrière de Jean Monnet illustre un déplacement du pouvoir politique. Georges Laffly. 31:208 ### A Sainte-Yvette de Montréal par Hugues Kéraly EN CE TEMPS-LÀ, la paroisse Sainte-Yvette de Montréal était desservie par un curé apparemment semblable à beaucoup d'autres. Un curé qui avait gardé la foi, et abandonné la messe de son ordination. Mais un curé bien en chair, au clergyman rassurant ; qui menait une vie conforme à son état ; et qui appliquait le plus « digne­ment » possible les nouveaux rituels, pour reprendre l'ex­pression révélatrice dont on a un peu abusé. En réalité, dans le fond de son cœur, l'abbé Yves Normandin assistait avec une inquiétude grandissante au déferlement post-conciliaire du spontanéisme liturgique. Et s'il se résignait à suivre le mouvement, c'était du plus loin possible, écartant de sa paroisse toutes les impiétés qui ne passaient pas alors pour obligatoires, multipliant les dévotions qu'on ne lui présentait pas encore comme interdites. Bref, M. l'abbé Normandin cherchait de bonne foi, quoiqu'avec peine, l'interprétation et l'application catholiques du concile. Chemin faisant, il rencontra les fidèles de sa paroisse, qui se trouvaient partager les mêmes inquiétudes, et aspi­raient à demeurer dans la même foi que lui. De cette rencontre jaillit, au début de l'année 1973, une idée plu­tôt singulière (elle serait complètement folle aujourd'hui) obtenir de l'ordinaire du lieu l'autorisation de célébrer à Sainte-Yvette, au moins une fois chaque dimanche, la MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL. ROMAIN DE. S. PIE V. 32:208 Par quel miracle, quelle éclipse, quel micro-évanouissement du despotisme épiscopal cette autorisation qui 1°) n'avait pas à être demandée, et 2°) ne pouvait point être entendue, -- fut-elle arrachée ce jour-là à Mgr Paul Grégoire, archevêque de Montréal ? Le dossier de l'affaire reste silencieux sur ce point. Toujours est-il que le culte traditionnel se trouvait partiellement rétabli à Sainte-Yvette, c'est-à-dire « autorisé » à coexister avec l'autre, *ad experimentum,* pour une période d'un an. Comme on l'imagine, l'humanitarisme bêlant des célé­brations post-conciliaires ne résista pas trois mois à cette expérience de cohabitation paroissiale avec la messe catho­lique. Malgré la neige et le froid, on se levait avant le jour, des contrées les plus éloignées du diocèse, pour retrouver dans cette banlieue perdue les trésors de l'office divin. Et c'est ainsi que la première messe dominicale de Sainte-Yvette devint le centre de la résistance québécoise à l'autodémolition. « *A la fin de 1973,* écrit modestement l'abbé Norman­din ([^8]), *je fis savoir à l'archevêque que l'expérience s'avé­rait heureuse, et qu'il était souhaitable de la continuer. *» Cela n'allait-il pas de soi ? Lorsqu'on se livre devant les fidèles d'une paroisse à une confrontation pastorale de cette envergure, une « expérience » liturgique aussi décisive que celle-là, ce n'est point pour revenir à la situation antérieure sans tenir aucun compte des résultats obtenus. Confronté au verdict populaire, l'archevêque de Mont­réal émit quelques représentations embarrassées, suggé­rant qu'il conviendrait plutôt « d'aller de l'avant » que de « retourner en arrière ». -- Dans son esprit, cela signi­fiait : la récréation révisionniste a assez duré ; vous l'avez eue, votre pause ; reprenez maintenant, derrière l'évêque, le chemin du passage au monde et de la dissolution. L'abbé Normandin comprit l'invitation d'une tout autre manière et s'avança plus hardiment que jamais, à la grande joie des fidèles, dans l'expérience de la tradition. Il en approfondit si bien tous les avantages spirituels qu'en mai 1975 il ne restait plus, dans l'ensemble des offices célébrés à Sainte-Yvette, le moindre vestige du passage dévastateur de la nouvelle religion. La ferveur et la parti­cipation accrues des fidèles témoignaient seules de l'état d'exception. 33:208 Dans le semainier paroissial de Sainte-Yvette, cinq lignes résumaient toute l'histoire, soulignant à quel point l' « expérience » avait changé de ton. L'abbé Normandin ne demandait pas à l'évêque la permission de faire son devoir ; il lui signifiait tout bonnement qu'il n'en sortirait plus : *En conscience et par respect pour les exigences de la foi catholique, dont s'écarte la révolution liturgique, par obéissance envers l'irréformable et infaillible tradition de l'Église, le curé estime obli­gatoire la restauration de la messe de toujours* ([^9])*.* La riposte de Mgr Grégoire prit la forme d'un mensonge dont on remarquera, malgré l'habitude, l'épouvantable grossièreté. L'archevêque de Montréal a tellement honte en 1975 d'avoir pu tolérer sur le territoire de son diocèse, fût-ce oralement, *ad experimentum* et pour un an, une messe catholique, qu'il rejette sur le curé toute la respon­sabilité du forfait. Voici la lettre qu'il adresse à l'abbé Normandin, le 20 juin 1975 ([^10]) Cher confrère, Tout en admirant le zèle qui vous anime pour que les fidèles de votre paroisse participent le mieux possible à la liturgie de la messe, je suis dans l'obligation de vous dire que depuis la date à laquelle vous faites allusion (soit le mois de janvier 1973) où je vous aurais dit que j'étais d'accord pour qu'une messe soit célébrée en latin, selon l'ancien missel de Pie V, dans la paroisse Sainte-Yvette, une Ordonnance a été envoyée aux Conférences épiscopales de tous les pays pour leur rappeler que dé­sormais seul le missel de Paul VI pouvait et devait être utilisé, sauf dans les cas exceptionnels prévus dans ladite Ordonnance. 34:208 La revue *Notitiae,* dans son numéro de novembre 1975 (p. 353), a tenu à rappeler cette décision de la Congréga­tion pour le culte divin ; c'est à la suite de ce rappel que l'épiscopat canadien a jugé bon de publier sa propre Or­donnance que nous avons reproduite dans *L'Église de Montréal* (15 mai 1975, pp. 339-340). Je n'ai pas le pouvoir d'y déroger ; d'ailleurs le bien spirituel des fidèles exige qu'il en soit ainsi. En outre, quand je vous ai dit, en janvier 1973, que je n'avais pas d'objection à ce qu'on introduise le latin dans la célébration de la messe dominicale à Sainte-Yvette, mon intention se voulait conforme à l'esprit même de la réforme liturgique qui n'a jamais réprouvé l'usage de certains textes récités ou chantés en latin par l'assemblée des fidèles, pourvu cependant que ceux-ci puissent y participer réellement et activement (p. e. Kyrie, Sanctus, Agnus Dei). Il ne s'agissait nullement du retour au missel de Pie V dont (*sic*) vous faites allusion. En attendant le plaisir de pouvoir dialoguer fraternelle­ment avec vous, etc. Paul Grégoire,\ archevêque de Montréal. Il est clair qu'en janvier 1973, l'abbé Normandin n'avait aucune raison de venir quémander chez l'évêque la per­mission de faire chanter aux fidèles de sa paroisse le *Kyrie,* le *Sanctus* et l'*Agnus Dei* qui figurent depuis le 3 avril 1969 dans le nouvel Ordo de Paul VI. Mais le mensonge épiscopal a sa logique, qui n'est pas sans intérêt, Elle montre qu'en janvier 1973 le nouvel Ordo promulgué par Paul VI n'a déjà plus la moindre autorité effective, plus la moindre existence, sinon comme souvenir, pour les artisans de la révolution liturgique. C'est qu'il n'a jamais été question, sérieusement question, de promouvoir la messe de Paul VI ; il s'agit de détruire la messe catho­lique, par tous les moyens, y compris celui du recours au nouvel Ordo. -- Vos paroissiens trouvent que ça va trop vite ? ils ont le vertige ? Faites-leur donc chanter un bout de latin, à la messe du dimanche, pendant un an. Je fermerai les yeux, si cette petite compensation peut nous aider à leur faire avaler le reste... et la suite. Mais n'en parlez pas. 35:208 Voilà tout ce que « l'esprit de la réforme liturgique » permettait encore de concéder, en janvier 1973*,* pour « le bien spirituel des fidèles ». Voilà tout ce que l'archevêque de Montréal trouve à répondre au prêtre qui vient lui présenter « le droit, selon la science canonique, et le devoir, selon la conscience théologiquement éclairée, qu'a tout prêtre catholique, fidèle à une tradition irréformable et infaillible, de célébrer et de défendre la messe de tou­jours » ([^11]). \*\*\* L'abbé Normandin sera destitué de sa charge le 5 novembre 1975 « à cause de son insistance à continuer de célébrer la messe de saint Pie V », -- selon la formule même du décret épiscopal, qui ne condamne que son auteur. A Sainte-Yvette de Montréal, la résistance des fidèles de la paroisse s'est aussitôt organisée autour du curé. Et dans l'église même. Elle y durera un mois exactement, jusqu'à ce que le parti de l'évêque fasse traîner devant un tribunal civil les plus récalcitrants ; et que le successeur de l'abbé Normandin prenne possession des lieux, à l'oc­casion d'un coup de force tellement odieux, à ce point révoltant pour la conscience chrétienne qu'on hésite à le rapporter, de peur de n'être pas cru. On retrouve tous les détails de cet épisode, assortis de terribles photographies, dans la presse québécoise de l'époque. Mais pour mieux le saisir, reportez-le par l'ima­gination dans un de ces pays où les ennemis de la religion chrétienne agissent à ciel ouvert, avec l'appui des pouvoirs locaux... C'était le vendredi 5 décembre 1975. Un sombre individu en gabardine de cuir noir s'est présenté ce soir-là aux portes de l'église. Il s'appelle Marcel Bircher. C'est le nouveau « curé », envoyé par l'évêque. Et il arrive en belle compagnie : plusieurs serruriers, des huissiers de justice, et les forces de la police urbaine en uniforme. -- Dans l'église, les fidèles ont organisé une veillée de prière et d'adoration silencieuse. Ils prient pour le maintien de la messe catholique, et la foi des générations à venir. 36:208 Conscients de la gravité de l'heure, ils ont fait cercle à genoux au bas de l'autel, où brille l'ostensoir du Saint-Sacrement. -- Or, voici que le voyou en gabardine de cuir noir fait sauter à grand fracas toutes les serrures de l'église, dont l'abbé Normandin gardait sur lui les clefs ; voici qu'avec l'aide de la police, il brise les rangs des fidèles, escalade les marches de l'autel avec la fureur qu'on mettrait pour renverser le centre d'une position ennemie, s'empare sans le moindre signe de respect du Saint-Sacre­ment, *arrache* l'hostie sainte de la lunule de l'ostensoir, et la fourre à la hâte... dans la poche de son paletot. Ayant fait, il se retourne vers les forces de police, et ordonne l'évacuation de l'église. La presse de Montréal a publié l'incroyable photogra­phie des fidèles de Sainte-Yvette agenouillés devant l'os­tensoir vide abandonné sur l'autel. Je demande au lecteur de méditer un instant sur le témoignage du prêtre qui prend ainsi possession de sa charge ; je lui demande de se résoudre à la ténébreuse évidence de la haine que cet homme et les puissances qui l'agitent portent au mystère central de notre religion -- et s'il y a un moyen plus clair de nous cracher dessus. L'Église catholique est bel et bien occupée par un parti qui a juré d'en détruire la foi. Un parti qui a pris pour cible l'autel et le Saint Sacrifice. Un parti qui déjà, sous nos yeux, renverse en effet l'autel, profane l'hostie consacrée, et semble nous lâcher en consommant ces sacri­lèges : « Voyez, chiens, comment nous traitons tout ce que vous aimez, tout ce en quoi vous croyez, tout ce dont vous vivez. Voyez, et faites comme nous, qui sommes cou­verts de diplômes et de pourpre. Marchez. Obéissez ! » N'y aurait-il que l'affaire de Sainte-Yvette dans le dossier des hérésies et des blasphèmes de la nouvelle « religion », elle suffit à démasquer le but véritable de l'ennemi. Ils sont les assassins de la foi chrétienne. Leur résister n'est plus une question de choix. Hugues Kéraly. Le livre de l'abbé Normandin, *Un curé dans la rue,* a paru au Canada en juin 1976 : LES ÉDITIONS HÉRITAGE INC., 300, rue Arran, Saint-Lambert, Québec. 37:208 ### Billets par Gustave Thibon **Les pourrissements de la liberté** 3 septembre 1978 Le hasard me fait tomber sur la traduction d'un com­muniqué paru dans un nu­méro récent de la revue « Culture soviétique ». Il s'agit de la réponse d'une haute autorité dans le Mi­nistère de la Culture à un jeune contestataire qui cri­tique « l'attitude hypocrite des publications, films et émissions télévisées soviéti­ques à l'égard du sexe » et qui conclut : « Sur ce point, notre information est très au-dessous du niveau inter­national et il est urgent d'ouvrir les vannes. » En d'autres termes : le dit jeune homme, épris de liberté sexuelle et contem­plant le fleuve de boue qui inonde l'Occident, constate avec dépit que la Russie ne dépasse pas l'étiage et ré­clame un accroissement mas­sif du débit pornographique qui rétablisse la parité entre son, pays et les nations bour­geoises... La revue reproduit sa lettre et lui adresse cette réplique officielle : « Lénine a toujours cri­tiqué impitoyablement la notion d'amour libre comme d'origine bourgeoise et étran­gère à la moralité soviétique. Amour libre. De quoi ? De toute responsabilité envers la personne qui nous est chère ? Mais un tel amour est en fait « libéré de l'amour lui-même », car ce sentiment, par sa nature même et son excellence, pré­suppose toujours une res­ponsabilité à la fois envers soi-même et envers la per­sonne aimée. » J'ai dit cent fois les mêmes choses et presque dans les mêmes termes et je suis enchanté, -- une fois n'est pas coutume, -- de me sen­tir en plein accord avec l'en­seignement officiel de l'État soviétique. A cette différen­ce près qu'en défendant les principes élémentaires de la morale sexuelle, je ne me plaçais pas sous le patrona­ge sacré de Lénine et que je me faisais régulièrement traiter d'affreux bourgeois rétrograde. Et me voilà cau­tionné par le socialisme le plus orthodoxe. 38:208 L'éminente doctoresse, au­teur du communiqué, pour­suit en ces termes : « Dans un pays socialiste, il n'y a aucune raison pour que se développe la théorie de l'amour libre. En tant que médecin je considère que la pornographie est nocive, surtout dans la période du développement physique et spirituel des adolescents. L'abrogation des lois contre la pornographie en Occident conduit à une véritable im­passe morale et à la surexcitation d'émotions perverses qui ne sont pas naturelles à l'homme... Notre société doit veiller sur la santé morale de nos jeunes travailleurs et étudiants. » Encore une fois, on ne peut qu'approuver sans res­triction, car il ne s'agit plus de morale bourgeoise ou socialiste, mais de la morale tout court, issue des exigences de l'homme éternel. Et il faut bien avouer que, sur ce point, notre libéralisme qui conduit à la distribution de la pilule aux adolescentes, à la démocratisation de l'a­vortement et à l'exhibition pornographique, ce *libéra­lisme avancé* à la façon des fruits véreux et du fromage qui se décompose nous dis­qualifie dans notre combat pour la liberté contre les régimes totalitaires. Voilà où conduit la dissociation entre la politique et la morale qui sévit dans nos démocraties déliquescentes. Mais un peuple ne peut pas vivre indéfiniment sans mo­rale et celle-ci, rejetée par une liberté dévoyée, renaît tôt ou tard sous la pression de la tyrannie politique. D'où l'alternative qui se po­se à l'Occident : ou sauver librement la liberté en lui imposant les disciplines nécessaires à la survie, ou continuer à la laisser se dé­grader en licence, -- ce qui appelle le même remède que pour un membre incurable­ment gangrené : l'amputa­tion. 39:208 **Où est le plus grand danger ?** 10 septembre 1976 Je reçois assez régulière­ment des lettres de lecteurs qui m'accusent de mauvaise foi parce que je dénonce les excès des dictatures de gau­che qui sévissent dans les pays de l'Est alors que je garde le silence sur les dic­tatures de droite et sur les abus du capitalisme qui pè­sent sur d'autres pays et en premier lieu sur une partie de l'Amérique latine. On me parle aussi -- et on me reproche de n'en pas parler -- du contraste scandaleux qui existe dans ces pays en­tre les très grandes fortunes et la misère ambiante. Ma réponse tient en quel­ques points : 1\) Dénoncer un abus ne signifie pas approuver l'abus contraire. 2\) Je connais mal l'Amé­rique latine et je me méfie d'une information partisane qui s'acharne systématique­ment à noircir un tableau déjà assez sombre par lui-même. Je n'éprouve a priori aucune tendresse pour les dictateurs et pour les capita­listes de ces pays, mais peut-être faut-il remarquer d'une part que l'agitation politique permanente propre au carac­tère sud-américain (l'histoi­re est assez éloquente sur ce point...) tend à faire glisser n'importe quel pouvoir vers la dictature, et d'autre part que le régime capitaliste n'est certainement pas l'u­nique responsable de l'indi­gence d'une partie de la po­pulation. L'Amérique du Nord (États-Unis et Canada) vit sous le même régime et le niveau de vie des travail­leurs y est plus élevé que dans n'importe quel pays socialiste. Ce n'est pas faire injure aux sud-américains, dont le méridional que je suis apprécie hautement le tempérament effervescent, que d'affirmer qu'ils ne pè­chent pas par excès de discipline et d'organisation... 3\) Mettons les choses au pire et imaginons, dans cette partie de l'hémisphère sud, une tyrannie aussi atroce que celle dont souffrent les pays de l'Est. Que puis-je y faire ? Qu'ajouterait mon faible instrument à cet or­chestre tumultueux de la propagande adverse ? Et sur­tout en quoi cela menace-t-il directement mon pays ? Les chars, les missiles des dic­tateurs sud-américains sont-ils installés à proximité de nos frontières et peut-être prêts à un assaut auquel l'Europe libre serait incapa­ble de résister ? Les mêmes dictateurs entretiennent-ils chez nous des foyers de pro­pagande subversive qui pré­parent une révolution dont on sait d'avance, par les exemples venus de l'Est, qu'elle aboutirait à l'escla­vage totalitaire ? 4\) Dans ces conditions, j'obéis à l'ordre de priorité et d'urgence, je cours au danger le plus grave et le plus imminent pour mon pays. Que penserait-on d'un médecin qui, en présence d'une épidémie s'abattant sur la ville où il exerce son art, perdrait son temps à s'occuper d'une autre épidé­mie qui sévit de l'autre coté de la terre ? Ou d'un capi­taine de pompiers qui se laisserait troubler dans une lutte contre un incendie à sa portée sous prétexte que d'autres maisons brûlent à des milliers de kilomètres ? 40:208 Mes contradicteurs me reprocheront de ne pas avoir, suivant la formule à la mode, une « conscience planétaire », c'est-à-dire éga­lement sensible à tous les abus et à toutes les injusti­ces qui se commettent dans l'univers. La seule satisfac­tion que je puisse leur ac­corder se résume en ceci : Étant donné que je n'ai aucune défense à promou­voir dans mon pays que des dictateurs politiques ou des manitous de l'économie ré­sidant aux antipodes ne me­nacent ni dans sa prospérité matérielle, ni dans son inté­grité nationale ni dans sa santé morale et que d'autre part mes interventions ver­bales ne pourraient rien changer à ce qui se passe dans cet univers lointain, je conviens sans effort que si les États sud-américains ne corrigent pas leurs abus, s'ils n'adoptent pas une po­litique économique et sociale orientée vers le bien de tous, si les riches ne se mettent pas au service des pauvres, leur inconscience sera sanctionnée tôt ou tard par des révolutions suivies de tyrannies, où les riches perdront tout et où les pau­vres ne gagneront rien. **L'élitisme renversé** 17 septembre 1976 On m'interroge sur la pro­motion sociale. Je réponds qu'elle doit consister dans la sélection des meilleurs et je me fais aussitôt accuser « d'élitisme ». Le terme est récent, et il implique une nuance péjo­rative : esprit et orgueil de caste, mépris des humbles, etc. Revenons au sens des mots. L'élite (de : choisi, élu) désigne, d'après le dic­tionnaire, « ce qu'il y a de meilleur » dans les choses et dans les êtres. Ainsi les grands crus de Bordeaux font partie de l'élite des vins, les fameux « verts » de Saint-Étienne représen­tent l'élite des joueurs de football, etc. 41:208 Cela admis, n'est-il pas normal de préférer et de privilégier le meilleur ? Dois-je pour éviter l'élitis­me, trouver autant de saveur à la volaille aux hormones qu'au poulet de ferme ? Et n'est-il pas juste que, dans la société, les places de choix reviennent à ceux qui se distinguent par leurs ta­lents et par leur activité et rendent ainsi les meilleurs services à la communauté ? Les examens scolaires, puis la qualité du travail et la compétition professionnelle n'opèrent-ils pas dans ce sens ? Et comme il ne peut pas exister de société sans hiérarchie, n'est-il pas sou­haitable que cette hiérarchie soit fondée sur la sélection et la promotion des meil­leurs ? A la limite, serait-ce témoigner d'un élitisme sus­pect que de refuser un poste de professeur à un illettré ou le permis de conduire à un aveugle ? Ce qui m'inquiète aujour­d'hui, c'est la croissance diffuse d'un *nouvel élitisme,* d'un *élitisme à rebours,* issu d'une *fausse notion de l'é­galité* et d'une *sentimentalité dévoyée,* et qui se manifeste par la préférence accordée aux inadaptés, aux inutiles, aux parasites, voire aux mal­faiteurs. Épinglons quelques exem­ples de ce renversement des valeurs. Je connais des pédagogues qui déclarent les cancres plus intéressants que les élèves doués et qui récusent énergiquement les vieux cri­tères de sélection, tels que notations, classements, exa­mens, etc. La Sécurité Sociale, -- dont je ne conteste pas le principe humanitaire, mais le mode de fonctionnement où fleurissent l'anonymat et l'irresponsabilité, -- ne favorise-t-elle pas trop sou­vent les paresseux et les resquilleurs au détriment des travailleurs qui, fidèles à leur tâche, n'éprouvent pas le besoin de monnayer le moindre bobo en repos immérité et en soins super­flus ? L'inflation érode chaque jour le revenu et les éco­nomies des producteurs. Mais elle permet aux spécu­lateurs de réaliser des gains énormes sans faire œuvre utile, par le seul jeu des si­gnes monétaires. Les malfaiteurs, les cri­minels inspirent plus de commisération que leurs vic­times, la société étant dé­clarée à priori la grande, si­non l'unique coupable. J'ai parlé naguère d'une prison new-look installée en Corse où, la résidence forcée mise à part, les détenus jouissent d'un confort et d'un luxe (plage privée, plusieurs cen­taines d'hectares de parc, etc.) dont tant d'honnêtes gens n'oseraient même pas rêver... Faut-il parler aussi de l'at­tention et de la publicité privilégiées qu'on accorde aux marginaux de toute es­pèce : hippies, prostituées, aberrants sexuels, etc. ? Au succès des publications et des spectacles qui abondent dans ce sens ? Comme si, par une étrange perversion du goût, la société était deve­nue plus friande de ce qui l'empoisonne que de ce qui la nourrit... 42:208 Je clos ces exemples sur cette savoureuse anecdote Dans une université étran­gère dont je tais le nom, deux professeurs de compé­tence à peu près égale sont proposés au choix des auto­rités pour l'obtention d'une chaire. L'un est un homme parfaitement équilibré, l'au­tre un grand névrosé déjà titulaire, outre les diplômes exigés, de plusieurs dépres­sions qui ont compromis son enseignement précédent. On donne la chaire au second avec cette idée que sa fragile nature ne supporterait pas l'échec tandis que le pre­mier est assez solidement structuré pour l'assumer sans dommage. Compassion envers un malheureux, je veux bien. Mais cruelle in­conscience à l'égard de son collègue, éliminé en raison même de sa supériorité, et des centaines d'élèves qui subiront plus tard les consé­quences de ce choix inhu­main par excès d'humanité. Ainsi croule l'élite fondée sur la valeur sous la pous­sée d'une contre-élite : celle de l'écume et du rebut. En­core quelques pas dans cette voie, et il suffira d'être su­périeur ou seulement nor­mal pour récolter l'indiffé­rence, sinon la suspicion et la défaveur... Qu'on m'entende bien je ne nie pas que les plus faibles doivent être, non seu­lement protégés contre les abus des plus forts, mais en­core aidés par ces derniers ; j'affirme seulement qu'ils ne doivent pas être préférés et choyés comme tels. Que l'incapacité et, à plus forte raison, le parasitisme et la malfaisance ne doivent pas donner droit à des traite­ments de faveur. Qu'on sou­lage les déshérités, qu'on rééduque les anormaux, mais que leurs lacunes ou leurs tares ne deviennent pas des moyens de chantage et des objets de promotion. Je sais aussi que l'équili­bre est difficile à garder, même dans les sociétés les plus saines, entre les droits du plus fort (et je prends ce dernier mot dans son sens le plus haut : force de l'in­telligence et de la volonté, puissance d'action, etc.) et le devoir de secourir les plus faibles et les dévoyés -- entre la loi de la jungle qui élimine impitoyablement les inadaptés et un humani­tarisme déliquescent qui consacre et encourage l'im­péritie et le vice. Il n'en reste pas moins -- et c'est un des grands dangers de notre libéralisme dit « avan­cé » -- que si ce déplace­ment de l'élite du haut vers le bas continue à se géné­raliser, c'est la société tout entière qui risque de s'é­crouler sous le poids de cette promotion à rebours des inutiles et des parasites. 43:208 **L'intérêt et les passions** 24 septembre 1976 Marx, dont la philosophie règne aujourd'hui sur la moitié de l'univers, disait que les conflits sociaux et politiques qui agitent l'humanité ont pour mobile la divergence des intérêts éco­nomiques. Simone Weil, commentant cette pensée, fait la remarque suivante : « *Plût au ciel qu'il en fût ainsi. Les dits conflits n'au­raient pas alors cette vio­lence aveugle et ce carac­tère absurde et irréductible et leur solution serait beau­coup plus aisée. *» Et elle ajoute qu'il entre dans tous les conflits humains -- de­puis les querelles entre in­dividus jusqu'à la lutte des classes et dans les guerres qui opposent les nations -- un élément irrationnel, un vent de folie et de démesure qui non seulement va au-delà de l'intérêt, mais com­promet cet intérêt lui-même. Cet élément, c'est la passion qui le fournit sous la forme de l'instinct d'a­gressivité, de l'amour-propre mal placé, de la colère et de la haine, de l'orgueil qui veut à tout prix avoir le der­nier mot, etc. Je ne nie pas qu'il y ait des conflits d'intérêts. Mais ceux-ci restent limités et re­lativement faciles à dissiper tant que la passion ne s'en mêle pas. Et dès que la passion entre en jeu, elle ne tient plus compte de l'in­térêt et n'hésite pas à le sacrifier pour aller jusqu'au bout de son impulsion. Les exemples surabondent. J'ai connu deux frères qui n'avaient jamais pu arriver à s'entendre pour partager l'héritage paternel. Cette dis­pute avait toutes les appa­rences d'un conflit d'intérêts. Mais aucun ne voulant faire de concessions, ils finirent par dissiper l'héritage en procès ruineux, c'est-à-dire par fouler aux pieds leurs intérêts respectifs. Ce soi-disant intérêt n'était que le masque de l'entêtement et de la haine. Il en est de même dans certains conflits sociaux (je pense ici aux événements de mai 1968 qui ont ébranlé l'économie française et abou­ti à la dévaluation de notre monnaie) qui attisés et en­venimés par les passions, nuisent aux intérêts des travailleurs autant qu'à ceux des possédants. 44:208 Et que dire de ces con­flits entre les nations qui accumulent les sacrifices hu­mains et les ruines écono­miques et ne font, au bout du compte, que des vain­cus ? Un Napoléon, un Hit­ler, auteurs de guerres in­terminables, cherchaient-ils l'intérêt de leur peuple ou même leur intérêt person­nel ? Non, ils immolèrent leur peuple à leur ambition désordonnée et, finalement, ils succombèrent eux-mêmes, victimes de leur appétit monstrueux de puissance et de domination. Une saine conception de nos intérêts nous commande de dominer nos passions et de nous accorder avec nos semblables, car à l'échelle des individus comme à celle des classes sociales et des nations, les intérêts de tous les hommes sont conver­gents. Le seul affrontement légitime est celui d'une com­pétition loyale, basée sur l'émulation et non sur l'en­vie, qui, en multipliant les biens offerts, fait coïncider l'intérêt particulier et l'inté­rêt général. Ainsi, purgées de ce venin passionnel qui nous aveugle sur notre pro­pre intérêt autant que sur celui du prochain, toutes les occasions de conflits pour­raient devenir des motifs de collaboration et d'entraide. C'est à cette vérité que Talleyrand rendait témoi­gnage lorsque, après les guerres de l'Empire qui avaient ensanglanté et ruiné l'Europe, il disait au Congrès de Vienne : « Il faut substi­tuer aux passions qui divi­sent, les intérêts qui rap­prochent. » Gustave Thibon. ® Copyright Henri de Lovinfosse, Wassmunster (Belgique). 45:208 ### Une édition de la Vulgate par Antoine Barrois Nous entreprenons une édition de la Vulgate qui donnera le texte latin accompagné d'une traduction française. La Vulgate est la traduction latine des Saintes Écritures établie par saint Jérôme à la demande du pape saint Damase (IVe siècle). Telle qu'elle a été publiée (fin du XVI^e^ siècle) par les papes Sixte Quint et Clément VIII à la suite des prescrip­tions du Concile de Trente, elle est le texte officiel de la Bible dans l'Église catholique. \*\*\* Pourquoi cette édition du texte latin et d'une traduc­tion française ? Notre propos est de remettre en circulation le texte latin de Saint Jérôme qui est le seul à avoir la garantie traditionnelle du magistère. Mais comme, c'est un fait, le latin de la Vulgate n'est plus compris par les catholiques, nous mettons en regard une traduction. Ce qui a le mérite de redonner une traduction de la Vulgate aux catholiques ; car il n'y en a plus depuis belle lurette : Jérusalem, Crampon (nouveau), Osty, Pléiade pour n'en citer que quelques-unes traduisent des textes grecs et hébreux. 46:208 Il faut prendre l'habitude de se référer au texte latin et donc (ré)apprendre le latin de la Vulgate. Ce qui peut se faire (grammaire mise à part) en lisant le texte latin attentivement puis la traduction française pour contrôler ce que l'on a compris (voir à ce sujet les pages 181-194 du n° 146, septembre-octobre 1970, d'ITINÉRAIRES). \*\*\* Le texte latin que nous donnerons ne sera pas celui d'une édition savante faisant le point des recherches ac­tuelles. Mais le texte d'une édition sûre non savante ; d'une édition établie par un éditeur pontifical parmi d'autres, portant un imprimatur point trop récent ; d'une édition honnête dont l'ambition n'était point de renouveler l'état de la question. Nous avons pris une édition qui donne paisiblement le texte de saint Jérôme tel que Sixte Quint et Clément VIII ont dit de le donner et tel que, compte tenu de la faiblesse humaine, il nous est parvenu. La traduction française sera celle de Lemaître de Sacy parce que c'est celle qui a été reçue communément en France comme la meilleure. Nous la donnerons d'après une bonne édition du XIX^e^ siècle pour ne pas refaire la transcription de l'orthographe du XVII^e^ siècle. Lorsque cela nous paraîtra nécessaire nous proposerons une équivalence du texte original. \*\*\* Cette édition sera mise en vente par fascicules de 128 à 196 pages. Nous commencerons par le Nouveau Testa­ment et dans le Nouveau Testament par les Actes des Apôtres, -- Actes Apostolorum. Saint Jean Chrysostome déjà se plaignait que les fi­dèles ne s'attachaient qu'à la lecture des Évangiles et des Épîtres des Apôtres, et négligeaient celle de leurs Actes qui n'était pas moins nécessaire à leur instruction ni moins propre à les fortifier et à les encourager. Il ne semble pas que la situation ait notablement évolué depuis seize siècles. Et donc, suivant ici l'invitation de saint Jean Chrysostome nous commencerons par publier les Actes. 47:208 Ce fascicule paraîtra, à la grâce de Dieu, pour le début du Carême de l'an prochain. Notre plan actuel (qui peut être modifié en raison des circonstances) prévoit que l'édition du Nouveau Testament comptera neuf fascicules : évangiles selon s. Matthieu -- selon s. Marc -- selon s. Luc -- selon s. Jean ; Actes des Apôtres ; Épîtres de s. Paul (2 fascicules), Épîtres catho­liques ; Apocalypse. La cadence de publication souhaitable serait de publier ces neuf fascicules en deux ans ; techniquement nous avons les moyens d'assurer une édition sérieuse et soignée dans ce délai. Nous confions cette édition à la Sainte Vierge, Reine des Patriarches, des Prophètes, des Apôtres, des Martyrs, des Confesseurs, des Vierges et de tous les Saints, à saint Joseph protecteur de notre maison, aux Patriarches, aux Prophètes, aux Apôtres, aux Mar­tyrs, aux Confesseurs, aux Vierges et à tous les Saints qui nous ont transmis la Parole de Dieu telle qu'ils l'avaient reçue. Antoine Barrois. L'ampleur de l'entreprise et le caractère particulier de l'opération nous ont conduit à proposer différentes formules pour acquérir les fascicules constituant le Nouveau Testament. 1*. La souscription de soutien* Ouverte jusqu'au 15 février seulement. Cette souscription est restreinte aux exemplaires dits « de tête » sur beau papier. Le prix total est de 450 F pour le Nouveau Testament. Comme en d'autres occasions il s'agit là principalement d'une souscription destinée à nous permettre de baisser le prix de l'édition ordinaire autant que possible, car les frais de premier établissement sont considérables. 48:208 *Nous nous réservons le droit d'annuler cette édition au cas où le nombre de souscripteurs n'atteindrait pas cent. Les per­sonnes inscrites seraient alors remboursées intégralement* (*demander le bulletin n° 1 en écrivant à DMM, 96, rue Michel-Ange, 75016 Paris*)*.* 2\. *L'abonnement à la série complète* Il s'agit de permettre aux personnes qui le désirent de rece­voir automatiquement chaque fascicule *sans avoir à renouveler leur ordre.* Le règlement s'effectue de la façon suivante : -- 30 F à l'inscription (dont 5 F d'ouverture du dossier et 25 F pour l'acquisition du premier fascicule) -- et ensuite paiement du fascicule à paraître : Au premier fascicule sera joint la demande de règlement du second, au second fascicule la demande de règlement du troisième ; et ainsi de suite jusqu'à l'avant-dernier fascicule où l'on acquiert le dernier. (Demander le bulletin n° 2 en écrivant à DMM, 96, rue Michel-Ange, 75016 Paris.) 3\. *La demande d'information* Les personnes qui ne veulent pas s'engager à acquérir les ouvrages mais qui désirent être tenues au courant peuvent demander le bulletin spécial d'information en écrivant à DMM, 96, rue Michel-Ange, 75016 Paris : nous les préviendrons : de la publication du premier fascicule, du cinquième et du dernier. 49:208 ### La liturgie des défunts par Jean Crété L'ÉGLISE accompagne dans toute leur vie ses fidèles, par ses sacrements et ses sacramentaux. Elle les assiste particulièrement à l'heure décisive de la mort, qui décidera de leur éternité. Il ne faut pas attendre la mort pour appeler le prêtre. Le plus important est que le chrétien -- même et surtout s'il s'est montré négligent pendant sa vie -- reçoive avant sa mort les secours religieux, à savoir la pénitence, l'extrême-onction et le viatique : trois sacre­ments qui nous préparent immédiatement à une bonne mort. Ces sacrements reçus (c'est l'essentiel ; et le viatique peut se réitérer), l'Église a prévu des prières de la recom­mandation de l'âme, qui peuvent être récitées au dernier moment, soit par le prêtre, soit par un membre de la famille ou un autre laïc. Pour le moment qui suit la mort, la liturgie prévoit la récitation du *Subvenite,* que nous re­trouverons dans la cérémonie des obsèques. La mort d'un proche est une épreuve pénible ; et elle entraîne de nombreux soucis matériels. Cela ne doit pas faire oublier la prière pour le défunt. L'Église prévoit un office des morts qui, en fait, n'est plus chanté que dans les monastères. Si un ou plusieurs membres de la famille peuvent réciter ou chanter cet office dans l'intervalle qui sépare la mort des obsèques, c'est la meilleure prière qui puisse être faite pour le défunt. L'office des morts se com­pose des vêpres, des matines et des laudes. Les vêpres des morts sont très simples et très faciles à chanter ou à réciter, même pour quelqu'un qui n'est pas initié à la liturgie. 50:208 Les matines se composent d'un invitatoire (dont la mélodie est poignante) et de trois nocturnes constitués chacun de trois psaumes, trois leçons et trois répons. Les laudes suivent, sur le même schéma que les vêpres, sans hymne, ce qui est une marque d'antiquité. Les obsèques comportent essentiellement la messe, en­cadrée par deux processions : la levée du corps et la conduite au cimetière. Normalement le prêtre doit aller chercher le corps au domicile du défunt ; ou si ce domicile est trop éloigné, dans la rue à une assez grande distance de l'église ; si cela n'est pas possible, on fera la levée du corps devant l'église, avant la descente du cercueil du corbillard. Pour la levée du corps, le prêtre porte au moins le surplis et l'étole noire ; s'il doit dire la messe, il prend l'amict, l'aube, le cordon et l'étole noire croisée ; il peut, dans les deux cas, y ajouter la chape. La levée du corps commence par la récitation du psaume *De profundis* avec l'antienne *Si iniquitates,* et l'aspersion du cercueil. Puis, le cortège s'achemine vers l'église, la croix de procession en tête, suivie du prêtre qui chante le psaume *Miserere* avec l'antienne *Exsultabunt.* A l'entrée du cortège dans l'église, on chante le répons *Subvenite* qui, sur une belle mélodie du 4^e^ mode, demande aux anges et aux saints de venir accueillir l'âme du défunt. L'office des morts (ma­tines et laudes) devrait normalement prendre place ici ; on doit tout au moins en chanter l'oraison finale *Absolve*, précédée du *Pater* et des versets. Le prêtre revêt alors la chasuble et le manipule et commence la messe, dite de *Requiem,* du premier mot de l'introït. Ce chant est tiré, non de l'Écriture inspirée, mais du 4^e^ livre d'Esdras, qui figure en appendice dans la Vulgate. « Donnez-leur, Seigneur, le repos éternel et que la lumière perpétuelle les éclaire. » Il revient à maintes reprises dans l'office des morts. L'introït est chanté sur une mélodie très simple du 6^e^ mode, et est suivi d'un Kyrie du même mode, particulièrement suppliant. Si les chants de la messe de Requiem sont invariables, il existe quatre schémas pour les oraisons, l'épître et l'évangile : messe d'enterrement, messe du 2 novembre (employée aussi pour les obsèques des prêtres) ; messe an­niversaire, messe quotidienne. L'oraison de la messe d'en­terrement est particulièrement longue (61 mots) et fortement motivée : 51:208 miséricorde de Dieu, foi et espérance du défunt nous font demander avec confiance que l'âme ne soit pas livrée à l'ennemi, mais conduite par les anges au paradis. Les autres oraisons, qui sont de la longueur habituelle (une vingtaine de mots), demandent, sous des expressions diverses, la béatitude éternelle. L'épître de la messe d'enterrement (I Thessaloniciens, 4) nous rappelle la résurrection. De même, celle de la messe du 2 novembre (I Corinthiens, 15). Celle de la messe anniversaire est le passage du 2° livre des Macchabées qui est le fondement de l'existence du purgatoire et de l'efficacité de la prière pour les morts. Celle de la messe quotidienne est un très court passage de l'Apocalypse : bienheureux ceux qui meurent dans le Seigneur : ils peuvent entrer dans le repos, car leurs œuvres les suivent. L'épître est suivie de trois chants : le graduel *Requiem aeternam* sur une mélo­die classique du 2^e^ mode, avec le verset : *In memoria aeterna... ;* le trait *Absolve,* qui est une supplication pour les défunts sur une mélodie du 8^e^ mode pleine de sérénité ; enfin la prose *Dies irae* sur laquelle se sont acharnés les réformateurs : c'est un magnifique poème qui nous dépeint de manière saisissante le jugement dernier. Le chant, aussi simple qu'admirable, en est très facile. C'est la pièce la plus populaire de la liturgie des morts. La coutume, en France, était de la chanter même aux enterrements sans messe et de l'accompagner d'une *offrande* (appelée *offerte* en certaines régions) : la plus proche parente du défunt, tenant un cierge, s'avance vers l'autel, suivie du reste de la famille et parfois de toute l'assistance ; le prêtre donne à chaque personne le crucifix à baiser, et chacune dépose une pièce dans un plateau tenu par un servant, puis as­perge le cercueil en se retirant. A noter que le *ritus ser­vandus* de saint Pie V mentionne la coutume de distribuer des cierges pendant le *Dies irae.* L'évangile de la messe d'enterrement est le dialogue entre Jésus et Marthe avant la résurrection de Lazare « Je suis la résurrection et la vie... ». Les trois autres sont des extraits du discours sur le pain de vie, où il est question de résurrection. Le sermon, s'il y en a un, doit prendre place, non après l'évangile, mais entre la fin de la messe et l'absoute. L'antienne d'offertoire, très longue, et très belle, est une prière à Jésus, demandant que les âmes des défunts soient préservées de l'enfer et conduites par saint Michel à la lumière sainte « que vous avez jadis promise à Abraham et à sa postérité » ; elle comporte un verset d'offrande, suivi de la répétition du *quam olim Abrahae...* 52:208 La préface des morts, propre à l'Espagne et à la France, a été étendue à l'Église entière par Benoît XV ; elle est suivie d'un *Sanctus* simple dont la mélodie s'accorde avec le ton férial de la préface. L'*Agnus Dei,* également très simple, demande le repos éternel pour les défunts. La première prière préparatoire à la communion et le baiser de paix sont omis. On peut communier à la messe des morts comme à toute autre messe. L'antienne de communion *Lux aeterna* comporte le verset *Requiem aeternam* et la répétition de la seconde moitié de l'antienne. A la fin de la messe, on chante *Requiescant in pave.* Réponse : *Amen ;* et l'on omet la bénédiction. On dit le dernier évangile. La messe des morts est suivie de l'absoute, donnée le jour de l'enterrement, devant le cercueil ; dans les autres cas, devant le drap mortuaire étendu à terre, ou à l'autel. Le porte-croix se place à la tête du cercueil, à distance ; le prêtre, en chape, se place au pied du cercueil, avec les servants ; c'est-à-dire, pour les défunts qui ne sont pas prêtres, que le célébrant se place entre l'autel et le cercueil. Pour l'enterrement d'un prêtre, le cercueil étant placé dans le sens inverse, le célébrant se place pour l'absoute entre la nef et le cercueil ; et le porte-croix entre le cercueil et l'autel. Le jour de l'enterrement seulement, le prêtre chante d'abord la grande oraison *Non intres in judicium ;* puis*,* dans tous les cas, on chante le répons *Libera me* jugé « trop lugubre » par les réformateurs dès 1965 et qu'on a donc éliminé avec autant d'acharnement que le *Dies irae,* et pour la même raison : ces chants ont le tort irréparable d'évoquer le jugement dernier ! Le *Libera me* le rappelle sur une mélodie magnifique du 1^er^ mode, avec trois versets et trois reprises. Puis on chante : *Kyrie eleison, Christe eleison, Kyrie eleison,* et le prêtre entonne : *Pater noster* qu'il continue à voix basse en faisant deux fois le tour du cercueil ou du drap mortuaire : la pre­mière fois en l'aspergeant, la seconde fois en l'encensant. Après le second tour, il achève : *Et ne nos inducas...,* puis chante les versets : *A porta inferi..., Domine exaudi..., Dominus vobiscum,* et l'oraison de la messe. 53:208 Puis, aux enterrements, a lieu la conduite au cimetière, avec les chants suivants, qui ne doivent jamais être omis : d'abord l'antienne *In paradisum,* qui demande l'entrée de l'âme au paradis, et dont l'éclat joyeux fait contraste avec la gravité du *Libera.* La liturgie nous donne les deux aspects complémentaires du mystère de la mort : la crainte et l'espérance. Puis on chante le *Benedictus,* avec l'antienne *Ego sum ;* et les obsèques s'achèvent au cimetière par l'oraison *Fac, quaesumus* qui demande à Dieu d'exercer sa miséricorde envers le défunt qui a retenu au moins « en vœux » (in votis) sa volonté. Une dernière fois, le prêtre chante *Re­quiem aeternam* et *Requiescant in pace* et ajoute un souhait *Anima ejus...* pour tous les défunts. La coutume, en France, est qu'après le départ du prêtre, tous les assistants as­pergent une dernière fois le cercueil d'eau bénite avant de présenter leurs condoléances à la famille. La liturgie prévoit des messes pour les 3^e^ et 30^e^ jours après la mort ou les obsèques et pour l'anniversaire. Ces messes peuvent se célébrer même en l'occurrence d'une fête double ou double majeure ou d'une férie majeure non privilégiée. La messe quotidienne pour les morts ne peut se célébrer qu'aux jours semidoubles ou simples ordinaires. La liturgie des défunts est un réconfort pour les familles éprouvées ; et nous devons croire à son efficacité particulière pour le soulagement et la délivrance des âmes du purgatoire. Nous devons faire tous nos efforts pour la sauvegarder, la procurer à nos morts et nous l'assurer, si possible, à nous-mêmes après notre mort. Jean Crété. 54:208 ### Le monachisme de saint Benoît par Gustave Corçâo DANS L'ANGOISSE et les ténèbres du Bas-Empire, brille, radieuse, la figure et l'œuvre conciliatrice de saint Benoît. Avant saint Thomas, et le plus thomiste de tous les saints, il vient montrer pratiquement la solide connexion entre l'extraordinaire et le quotidien, entre l'aventure et la stabilité, entre les horizons désertiques de la Thébaïde et les murailles du monastère. Et cette paradoxale proportion de ce qui paraît disproportionné, cette audacieuse analogie, il la réalise dans sa propre vie. Entre la caverne de Subiaco et le monastère du mont Cassin, saint Benoît trace d'une main robuste la ligne de la tradition. Entre le buisson d'épines de la montagne du Cassin et la Sainte Règle, Benoît lie d'une seule ligne le chemin de la perfection. La violence se fait discrète, et les instruments s'adaptent à l'homme. Le monastère, sans aucune dimi­nution de son austérité, se réconcilie avec la cité des hommes. Ce fut pour écouter les hommes que Benoît descendit de sa solitude ; et Dieu voulut éprouver la charité de l'ermite qui consent à la dure déception de sa première expérience parmi les hommes. Le jour où ses mauvais fils de Vicovaro ont projeté leur parricide et se sont en­tendus sur les détails du meurtre, en versant le poison dans le vin qu'ils offraient à leur père, il y eut certaine­ment, comme dans l'histoire de Job, un effrayant dialogue entre Dieu et le prince des ténèbres ; une sorte de pari entre le ciel et l'enfer, et Dieu accepta le défi. C'est alors que le nouveau Judas tonsuré s'incline en demandant la bénédiction et offre à son Abbé la fiole de vin empoisonné. L'histoire est connue. 55:208 Le Signe de Croix est victorieux des forces de l'enfer et devant les assassins livides, la fiole se brise. Mais le désir de Satan ne visait pas simplement la mort de Benoît. Que gagnait-il à faire mourir un saint ? Quelle part pouvait-il avoir, lui le damné, dans les allé­gresses du ciel ? Autre était son plan, autre était l'objet de son défi. La douzaine d'âmes qu'il avait déjà cueillies dans cette révolte de moines était un détail, un rien, une paille pour son insatiable faim de perdre les âmes. Ce qu'il voulait, c'est que Benoît perdît confiance définitive­ment dans les possibilités de l'homme, non de Dieu. Cela, il n'osait pas le penser. Mais que par les hommes il fut découragé de l'homme, de la nature humaine acceptée par le Christ et rachetée par son sang, voilà quel était le plan du démon. **L'œuvre civilisatrice** Appelé de nouveau par d'autres disciples après la sombre expérience de Vicovaro, saint Benoît revient ; et obéissant à la voix de Dieu, avec un clair génie, égalé seulement par son fils adoptif Thomas (qu'il cède à Do­minique et reprend à l'heure de la mort), Benoît jette les fondements robustes et limpides du monachisme en sa stabilité sans imaginer peut-être que dans l'abondance des abbayes dont il sera le Père était inclus ce que nous pouvons appeler aujourd'hui la civilisation chrétienne. Ce qu'il avait fondé, c'était une maison de famille, une école du service de Dieu. Ce qu'il avait fondé, c'était un état de perfection dans lequel audace et discrétion s'adaptaient aux envols de l'esprit et aux faiblesses du corps. Mais indirectement, sans le vouloir, par la force diffusive du bien, saint Benoît amarrait fortement les deux têtes de pont parties de la tradition et liait la vie prodigieuse des Pères du désert aux capacités de notre vie quotidienne. Et c'est en cela que son œuvre fut profondément civilisatrice. Par sa simple présence plus que par une série d'opé­rations calculées, le monastère fertilisait et civilisait. Com­me le cristal aux arêtes vives, et aux facettes limpides, fait que tout dans les eaux salées s'ordonne et se cristallise, ainsi par l'exemple de sa forme, par la dureté de ses arêtes parfaites, le cristal du mont Cassin précipita les salines du monde occidental. 56:208 Par accident, il évangélise d'immenses régions, baptisant les Anglais, convertissant les Germains, remplissant le monde de héros, peuplant l'Église de saints. Par sa simple présence, étant simple­ment ce qu'elle est, l'abbaye, maison de prières, état de perfection, école du service de Dieu, sans plan de conquête, sans programme d'expansion, étant simplement ce qu'elle est, l'abbaye allume un phare qui oriente les hardés bar­bares, montrant à ces violents le chemin de la moins défendue des forteresses : la maison de Dieu. Et les barbares deviennent moines, doux comme des agneaux, et les Romains de fine extraction côtoient dans la psalmodie les hirsutes et rudes Germains dont le regard bleu venait chercher par monts et par vaux à travers les forêts enneigées, les torrents, les eaux furieuses et les marches harassantes, la lumière d'un cierge sur l'autel. **Esse, stare, habere, facere** Si quelqu'un avait dit à Benoît, le jour où il avait pris le chemin du Mont Cassin, pour fuir avec ses fils la jalousie de Florant, que son œuvre se destinait à sauver la culture classique et à jeter les fondements d'une nouvelle civilisation, le saint eût été saisi d'un grand étonnement et d'une grande frayeur. Ce qu'il avait dans l'esprit, c'était une œuvre simple qui se destinait primordialement à être ce qu'elle devait être. Des opérations et applications extrin­sèques de ce patrimoine, le patriarche certainement ne se préoccupait pas, et ce fut justement à cause de cela, par la solidité de sa propre nature, par l'absence d'un quel­conque programme prévu d'apostolat ou de civilisation, que les abbayes bénédictines ont maintenu toujours dispo­nible, à chaque époque, leur énorme puissance de fécon­dation. Quand il fallut garder la culture classique, les moines étaient là pour la garder, moins par préoccupation intellectuelle comme Cassiodore que par le simple fait d'être là. Lorsqu'un grand pape, fils du Mont Cassin, pro­jetait et organisait dans ses moindres détails l'expédition apostolique dans la terre des Angles, les moines étaient là pour servir son dessein, moins par une quelconque aptitude spéciale pour les voyages que par le simple fait d'être là. 57:208 Et ce ne fut pas par une simple coïncidence que Thomas sortit du mont Cassin pour chercher dans l'itinéraire tracé par Dominique une prodigieuse application intellectuelle du patrimoine bénédictin. L'être que le moine « est », saint Thomas l'appliquera surabondamment en mugissant à travers les siècles et, lorsqu'il eut semé toutes ses se­mences reçues, il reviendra au point de départ, à cette montagne sainte, il mourra comme l'enfant de quatre ans dans le sein d'une abbaye. Et ce ne sera pas non plus par simple coïncidence que François, le plus attirant, le plus convaincant de ces fous de Dieu s'en fut chercher dans le buisson d'épines de Subiaco l'antique secret destiné à vaincre la révolte de la chair. Et aujourd'hui grâce à l'œuvre de saint Benoît, et dans la mesure où elle se continue et se maintient, nous pouvons lire sans frayeur la vie des Pères du désert parce que l'immense champ des analogies qui vient enrichir l'obéissance aux conseils évangéliques est désormais ouvert et déblayé. Saint Benoît, avec son incomparable sens pratique, nous a libérés d'une philosophie de l'univocité, rapprochant ce qui paraissait distant et irréconciliable. L'extraordinaire est inséré dans l'ordinaire ; au quotidien monastique, à la substance de la nouvelle *conversatio,* c'est-à-dire au nouveau genre de vie bénédictine, correspond notre vie quotidienne, familiale ou professionnelle. La petite voix du grand moine a fleuri dans la sainteté moderne de sainte Thérèse-de-l'Enfant-Jésus et la pierre se transforme en rose. Dans notre époque angoissée, en laquelle tous recherchent le secret de l'homme dans l'*avoir* et dans le *faire*, saint Benoît revient nous enseigner que le secret fondamental de l'homme réside dans l'*être* et dans le *stare*. Le grand problème du travail, autour duquel s'enroule un tourbillon de fausses doctrines, n'est jamais plus entouré d'honneur et de dignité que dans la législation bénédictine. En somme le monde chrétien de nos jours, s'il ne comprend pas ce qu'est le monachisme et s'il n'apprend pas la signification d'une présence stable et d'une fidélité à son être propre, se perdra dans un activisme insensé. 58:208 Déjà un doute plane au sujet de ce qu'est l'homme, s'identifiant jour après jour à l' « *avoir *» et au « *faire *» comme si cette pauvre créature devenue tellement ex-centrique avait perdu l'adresse de son âme. **La Règle** Ce ne fut pas saint Benoît qui inventa le cénobitisme. Bien avant lui, au temps de saint Antoine, la coutume existait de se réunir entre disciples autour d'un maître afin de chercher le chemin de la perfection dans la vie commune. Et dans les *Actes des Apôtres* nous apercevons un tableau de ce cénobitisme primitif : « Tous ceux qui avaient la foi vivaient ensemble et possédaient tout en commun. Ils vendaient leurs bien en partageant le produit entre tous selon les nécessités de chacun. Tous les jours avec une même ferveur ils étaient assidus au temple, au partage du pain dans leurs maisons et ils prenaient leurs repas dans l'allégresse et la simplicité du cœur louant Dieu et étant en agréable odeur devant tout le peuple, et le Seigneur augmentait tous les jours le nombre de ceux qui étaient sauvés. » Ce ne fut pas saint Benoît qui le premier écrivit une règle pour les moines ; avant lui saint Pacôme et saint Basile avaient déjà légiféré pour des communautés reli­gieuses. Mais ce fut saint Benoît certainement qui confirma le cénobitisme dans ses fondements tels qu'ils se main­tiennent encore aujourd'hui. Le commentaire de la règle de saint Benoît montre les trois caractéristiques de cette réforme. -- C'est d'abord une œuvre de *précision,* car la règle est claire et nette. Le postulant, dès les premiers jours apprend la loi sous laquelle il va militer : « Ecce lex sub qua militaveris. » Et il connaît les exigences selon les­quelles il va faire profession. -- Le second élément est la *discrétion.* Saint Benoît n'exige aucune austérité extraordinaire. Il prévoit les ali­ments, le sommeil, et il divise lui-même l'horaire de la prière, du travail, de la lecture. La Sainte Règle n'est pas conçue pour des héros ou des champions de l'austérité et de la pénitence comme chez saint Colomban, ni pour une élite intellectuelle comme chez Cassiodore. 59:208 En somme cette règle ne veut rien prescrire de dur ni de pénible ; l'abbé doit avoir conscience de la fragilité terrestre, disposant les choses avec modération et discernement de sorte que les âmes se sauvent, que les forts désirent faire plus, et que les faibles ne se découragent pas. -- Mais voici le troisième élément signalé dans la règle : la *stabilité.* Elle marque d'une façon décisive l'œuvre propre de saint Benoît. Dès le premier chapitre de la règle, il analyse les quatre sortes de moines et fait l'éloge de la race très forte *des* cénobites, « c'est-à-dire de ceux qui vivent dans un monastère militant sous une règle et un abbé ». Et dans cette définition sont déjà contenus les éléments constituant l'objet des trois vœux : la *stabilité* dans le monastère, la *conversion des mœurs,* l'*obéissance.* On peut dire cependant que le vœu de *stabilité* est la clef du monachisme occidental. **Sto, stare, stans** Ce mot de stabilité vient de *stare.* Au sens littéral de la Règle il signifie permanence dans le monastère, fixité, incorporation pour toujours dans une famille. Le sens spirituel de ce mot doit être bien compris si nous voulons saisir dans toute son extension l'œuvre du patriarche des moines d'Occident. Aujourd'hui, quand on parle de stabilité, la première idée qui nous vient à l'esprit est celle d'un modèle méca­nique : nous pensons à un pont, à un édifice, à une pierre solidement assise sur sa base. Si nous prenons un livre par exemple, nous dirons qu'il reste *stable* lorsque, placé debout de façon que le centre de gravité soit totalement inscrit dans le polygone de sa projection horizontale, il ne peut pas tomber. Or la racine de ce mot a une origine différente et de signification presque opposée. Ce mot qu'au­jourd'hui nous empruntons à la pierre pour l'appliquer au sens figuré à l'homme fut d'abord *tiré de l'homme* et appli­qué quelquefois dans un sens figuré à la pierre. 60:208 Réelle­ment, si nous demandons quelques lumières à la science des philologues, nous verrons que le terme latin « stabi­litas » vient du sanscrit « sta » qui signifie être debout. Le verbe sanscrit était de la première conjugaison princi­pale « tistami », à la première personne de l'indicatif présent, d'où dérive le latin « *testis *» témoignage, rappe­lant le sujet qui se levait pour déposer. Dans Plaute vous avez cette phrase : « Hos quos videtis *stare* hic captivos duos, hi *stant* ambo, non sedent » -- « Ces deux captifs que vous voyez ici debout sont tous les deux dressés et non assis. » On trouve de même chez Cicéron : « Ceux qui osent parler doivent le faire debout. » Et chez Suétone : « Imperatorem ait statem mori opportet. » « L'Empereur doit mourir debout. » Enfin, dans Tite-Live nous avons le fameux mot : « Miles statarius. » « C'est le soldat qui combat à pied », le fantassin, ou bien celui qui ne s'éloigne pas du poste. On voit donc que « stare » est lié étroitement à la position de l'homme : soit dans le sens moral, soit dans la signification d'une chose qui imite la position verticale de l'homme. Par exemple : le mot *statue* dérive du même radical « *stat *»*.* Mais cela s'appliquait seulement à la figure de l'homme debout. Donc « statue équestre » est une expression qui ne peut se dire en latin. La position verti­cale de l'homme fut toujours comprise comme un glorieux paradoxe, symbole de l'exceptionnelle situation de cet être mystérieux dans la création. De là résulte l'énorme fécon­dité de ce radical et son immense répercussion dans le champ des choses spirituelles. Chez les Grecs on invoquait un dieu spécial pour chaque étape du développement de l'enfant. Saint Augustin se moquait de ce pluralisme de dieux qui entourait le bébé athénien : « Quelle nécessité de recommander à la déesse Opis les nouveau-nés, au dieu Vaticanus l'enfant qui vagit, à la déesse Cumina l'en­fant au berceau, à la déesse Rumina celui qui prend la mamelle, au dieu Statenilinus celui qui se tient debout ? » (*Civ. Dei,* Lib. IV, 21.) J'accorde à saint Augustin que cette abondance de dieux serait plutôt gênante pour le petit Athénien mais je signale ici encore une fois la présence obsessive du radical qui symbolise l'attitude majeure de l'homme. 61:208 Consultant, d'ailleurs, la table de racines du *Dictionnaire grec-français* de Bailly nous rencontrons le même radical « sto » pour « se tenir debout » suivi de dérivations semblables aux latines. *Colonne,* par exemple, est *stèle* ou stylos, car la colonne non seulement est verticale, mais aussi rappelle la noble tâche humaine de demeurer et soutenir. Le symbole, sorti de l'homme, retournera plus tard à sa source quand saint Paul dira que les apôtres sont des *colonnes ;* et ainsi il montrait que, pour les anciens, la force des choses mécaniques ne pouvait pas se passer de la force de l'homme. C'est encore l'apôtre qui dit : « *Stabiles estote et immobiles *» (Cor. I, 15). Et il ajoute : « *Itaque qui se exis­timat stare, videat ne cadat. *» Et saint Pierre : « *Frates, sobrii estote et vigilate... *» qui dans un curieux paradoxe nous invite à *stare,* c'est-à-dire se tenir prêt et debout à l'heure de coucher. Après une aventure pénible à travers les sciences qui n'appartiennent pas à notre métier, nous voyons que, dans sa signification classique et scripturaire, « stable » suggère en même temps l'idée de fermeté et de risque de chutes ou mieux, suggère la fermeté propre de l'homme, sa condition, la verticalité de son corps et de son esprit, qui est une aventure avec ses gloires et ses risques. A propos du concept d' « *état *»*,* nous enseigne saint Tho­mas : « *nomen status videtur ad quandam altitudinem pertinere *». Le mot *état* a donc un sens d'élévation. Enfin, dans nos Évangiles grecs, nous rencontrons le même radical, en un objet qui a marqué l'attitude verticale de l'homme d'une façon particulièrement significative, c'est la croix que les Grecs nomment « stauros ». **Une nouvelle définition du moine** Il est probable que du temps de saint Benoît, le *mot* STABILITAS avait ces différentes résonances qui rappellent la contradiction de l'homme et de la Croix. Et je suis sûr que le vœu de stabilité, en même temps qu'il signifiait la permanence physique dans le monastère, comprenait aussi une forte signification eschatologique, par laquelle la vie monastique est un *stare debout devant Dieu,* confor­mément aux paroles de Jérémie : 62:208 « Pourquoi gardez-vous les commandements de Jonadab votre père, la race de Récab ne cessera de produire des hommes qui resteront de façon permanente *debout devant moi,* dit le Seigneur. » De là vient qu'une belle définition du moine est suggé­rée par cette espèce de soldat qui combattait à pied et qui ne devait pas s'éloigner de son poste, le « miles stata­rius », le soldat qui se tient *stable.* \*\*\* J'ai essayé de montrer plus haut la signification, l'ex­tension et le champ des applications analogiques *de la stabilité* qui constitue la principale caractéristique de la règle de saint Benoît. Ce mot de « stabilité » mis en relief sous différents aspects, et exploré sous des angles de vue divers, révèle une richesse immense qui s'étend de la fidélité aux promesses humaines, à l'abbaye, à la maison de famille, à la cité ; qui va de l'homme à la pierre, de la pierre à l'homme ; qui se réfère à la position droite de Notre-Dame au pied de la Croix et à la position verticale de la Croix elle-même. La figure du moine dans cette tentative d'ébauche surgit comme une borne dressée. Nous la voyons comme le pro­phète l'a vue. Celui qui se fient debout devant le Seigneur. Nous apprécions la profondeur et la portée de la spiritua­lité bénédictine si semblable à la spiritualité thomiste, com­prenant due l'attitude qui vraiment convient à l'homme est celle qui l'élève. Redisons avec saint Paul qu'il ne peut y avoir de négligence, car cette attitude par elle-même implique l'idée de chute. Et à la rigueur nous pouvons dire que la leçon des moines n'a pas été perdue. Malgré -- tout la stabilité béné­dictine a aidé le monde à s'affirmer, justement dans les moments où il paraissait perdu. Il nous convient mainte­nant de continuer. Explorons et utilisons le patrimoine de saint Benoît pour bien servir la société et l'Église en ces temps perturbés dans lesquels de faux prophètes voudraient nous arracher à ce « status » pour former un monumental monolithe, une nouvelle pyramide égyptienne qui serait non le tombeau d'un roi, mais le sarcophage de tout un peuple. 63:208 Plantons fermement nos pieds sur la terre, soyons des mâts de vigilance, des colonnes de dignité, des tours de justice, contre un humanisme qui voudrait nous abattre et contre un faux spiritualisme qui tient la prétention insolente d'intercéder à la place de l'Église. Sachons être moines fermes, inébranlables comme le soldat romain, comme le soldat « statarius » qui combattait à pied sans s'éloigner de son poste de combat. « L'empereur doit mourir debout » (Suétone). On dira, peut-être, que je me suis égaré dans de longues et fastidieuses considérations philologiques, pour présenter une spécieuse interprétation de la stabilité bénédictine. Mais la figure du Patriarche, à l'heure de sa mort, apporte un bel appui à ces considérations. Voilà comment saint Grégoire, dans ses *Dialogues*, nous dépeint ce tableau inoubliable : « Six jours avant sa mort, il demanda d'ouvrir la sé­pulture. Puis il fut pris de fièvre et commença à souffrir d'ardeurs violentes. Comme sa maladie s'aggravait jour après jour, il demanda le sixième jour à être conduit à l'oratoire où il se munit pour son départ du corps et du sang du Seigneur, puis affermissant ses membres débiles sur les bras de ses disciples, il s'éteignit debout, les mains levées vers le ciel et exhala son dernier soupir dans une prière. » Pour terminer cette étude sur ceux qui cherchèrent la voie de la perfection autour de saint Benoît, nous prenons la question eschatologique que Simon Pierre adressa à Jésus : « Et nous, Seigneur, nous qui avons tout laissé pour vous servir, qu'en sera-t-il de nous ? » Et Jésus lui dit : « En vérité, je vous le dis, lorsque le Fils de l'Homme sera assis sur son trône de gloire, vous aussi, qui m'avez suivi, vous serez assis sur douze trônes et jugerez les douze tribus d'Israël. » 64:208 Et voici, me semble-t-il, la clef finale de notre problème, le prix qui est offert à ces hommes de la pérégrination, à ces vigilants qui se sont tenus debout, dans le chœur, aux côtés de l'époux, au pied de la Croix, dans les chemins de la vie, à l'heure de la mort ; le prix du centuple et de la vie éternelle est lié à cette attitude finale de terme atteint, de bien conquis, de PAX : les apôtres et les moines, à la fin des temps, seront assis autour du Roi. Gustave Corçâo. 65:208 ## TEXTE ### Le paysan français par Henri Pourrat Henri POURRAT fut l'un des « quatre » les quatre premiers collaborateurs réguliers de la revue, ceux de la fondation, en 1956. Il fut le premier à nous quitter : il est mort en juillet 1959. La. France nouvelle qu'il nomme dans la première phrase de l'introduction est celle du maréchal Pétain. **Introduction** *Je voudrais avoir fait sentir pourquoi, en ces jours de la France nouvelle, le paysan prend tant d'importance. C'est qu'il n'y a qu'un peuple de la jeunesse et c'est le peuple des champs. Parce qu'il s'est mis en ménage avec la nature, en lui circule une jeunesse de sève, essen­tielle, foncière. Son ouvrage, en effet, consiste à aider le végétal, et l'animal, le plant de froment, le cep de vigne, l'abeille, le mouton, le cheval, à prendre plus de croît et plus de vie.* 66:208 *De la grande vie naturelle, il a fait son associée, sa compagne toute bonne. D'elle, il prend non pas seule­ment des leçons, mais la grande leçon, à savoir que toute vie se maintient seulement par l'effort et par la confiance. Pour l'homme aussi, il y a une façon de pousser sans plus d'hésitation ni de doute que la tige de coudre ou que la touffe d'herbe. Et le paysan a été mis dans le secret. Selon l'ordre de la nature, il a ainsi une vie toute vivace, verte, revivifiée sans cesse.* *De là son importance première. Elle est bien plus qu'une affaire d'économie politique, -- de production, d'épargne, de stabilité, -- et c'est si embêtant, l'économie politique, ses vues peuvent nous laisser tellement en doute. Bien plus aussi qu'une affaire de forces sociales ou morales, de fortes vertus, -- patience, endurance, ténacité, vaillance, -- ou de vices puissants : -- ladrerie, entêtement, dureté de cœur... C'est affaire de vie, selon les grandes conditions naturelles. Comme cela dépasse les explications logiques, ce reste un peu malaisé à expliquer, et c'est pourtant telle­ment simple.* *Du reste, pourquoi vouloir expliquer ? Ne suffit-il pas de constater ? Les notaires et les généalogistes le savent en France, les familles sortent de la paysannerie ; et lors­qu'elles en dont sorties, elles ne se maintiennent d'ordinaire que pendant sept générations. Souvent moins. De tout temps, la noblesse, la bourgeoisie, n'ont vécu que de pay­sannerie. Les noms ne se perpétuent que parce qu'aux hommes fastueux morts sans enfants, viennent succéder des cousins pauvres ou se substituer des étrangers. Sait-on que dans Paris il n'y a peut-être pas dix hôtels particuliers encore possédés par les petits-fils ou arrière-petits-fils de ceux qui les possédaient sous Charles X ? Comme si la richesse, la facilité, les pouvoirs de la civilisation urbaine allant contre les vraies conditions de nature, peu à peu tuaient la vie. C'est un fait d'une importance énorme. Et on l'ignore.* 67:208 *Ce qui est vrai de la France, universelle à l'image du catholicisme même, est vrai de toutes les nations, sans doute. Mais c'est en France que cette vérité s'est le mieux marquée.* *Il y a un peuple de la vie toujours verte : celui qui a vraiment inventé l'effort et la confiance, le labeur et la chanson, le peuple paysan des métairies. Seulement les temps l'ont tellement diminué. Sa sève, sans avoir perdu de sa vertu, ne va-t-elle pas tarir ? C'est ce vieux peuple des champs, pourtant, qui seul a le secret de la jeunesse essentielle. Et il faut que nous l'aidions parce, que c'est lui qui nous aidera à vivre. Il faut que nous le sauvions, parce que c'est lui qui nous sauvera.* *Ambert, le 18 septembre 1940.* CE QUE JE REVOIS de cette après-dînée de dimanche dans la montagne, ce sont d'abord de rugueux bâtiments que des ceps de vigne à longs bras étendus protégeaient, comme une mère qui couvre les siens et fait face à tout ce qui pourrait leur venir dessus, du vaste monde. Par une place blanchie de soleil, où les enfants avaient disposé d'étranges jardins de pommes de pin et de cailloux, on descendait, on allait vers la combe. Son creux, on le sentait plein de branchages étagés et de ces coulées, de ces crachements d'eau dont les bruits en liasses ne dérangent pas le silence, pas plus que l'éclair de la truite qui file en deux crochets d'une roche ronde à une racine de vergne ne dérange cette tranquillité d'ombre. La maison où l'on nous a amenés avait un air de vide et de délaissement. Et puis, la porte poussée, au haut de l'escalier dont les pierres glissantes paraissaient plus usées que celles du torrent, surprise de trouver la grande salle pleine de paysannes. Tout le village était là, autour de l'un de ses enfants, fixé pour l'ordinaire à peu près aux antipodes. 68:208 En venant le voir, nous venions aux nouvelles des Polynésiens, des Américains, des Japonais, des luttes économiques et politiques, de tout un monde, enfin, en formation. Et voilà qu'on entrait dans le conte du Petit Poucet ou dans un épisode du *Roman de Renart.* Cette salle brute et basse était toute de bois, garnie de lits placards pareils à des armoires. Les fenêtres carrées sem­blaient ne donner que sur du sombre encore, comme sur une autre salle basse d'écorce, de mousse et d'ombre. Sous ces solives fendues qu'on touchait de la main, on rejoignait la paysannerie même, dans son temps caché, claustré, parmi la fumée du fagot de genêt et les vapeurs de la soupe. -- C'est là que je suis né, disait-il, dans cette chambre. J'ai connu les vieux âges. Les veillées se tenaient ici même. Je crois qu'il y avait un petit poêle, grande nouveauté alors. Les femmes faisaient de la dentelle, en rond devant l'unique chaleil, la lampe romaine posée sur un guéridon, et tout autour étaient des boules de verre pleines d'eau. Elles racontaient des contes impossibles, sur la Bête Noire, sur le diable ! J'ai bien demandé, depuis mon retour, qu'on me répétât ces contes : on n'a plus pu retrouver que celui de l'ogre et de son métayer. L'ogre, c'était le seigneur de Vallivier ; le métayer, c'était celui de la métairie la plus proche... Je le regardais : à peine si on pouvait le dire un homme d'âge. Son visage cuivré, ou plutôt d'un jaune amati comme l'écorce de la banane, était griffé de quelques rides ; ses cheveux noirs striés de quelques fils blancs. Et il parlait de son enfance comme d'un temps au fond des âges. Le temps des contes, le temps des peurs, le temps des rires, le temps es loups. Le dernier loup, ses deux aînés l'avaient vu traverser le pré entre le village et le ruisseau. Ou bien c'était celui qu'avait pris le monsieur de Chassignoles : on allait le voir au château ; un matin, il s'échappa, ayant passé entre les jambes du garde-cham­pêtre qui s'accusa d'avoir été mauvais cavalier. De loup, il n'en fut plus revu... 69:208 -- Ma grand'tante se souvenait d'avoir été entraînée toute gamine par une bande de mendiants qui passaient. Ils descendaient vers la Limagne... Les jours de la misère n'étaient pas si loin. J'ai connu un vieux qui n'avait pas de vache et qui travaillait son champ au fessou, au fossoir. Mon père avait bu son premier verre de vin à vingt ans. C'était son père qui en avait rapporté un barillet de la plaine. La moitié des gens ne connaissaient guère le goût du lard ni du pain : on vivait de lait de chèvre, de pom­mes de terre et de raves... Souvent j'ai vu passer le rémouleur, l'étameur, le fabricant de chaises, le décrasseur de chapeaux. Tout était arrangé pour vivre sur le canton même. On n'avait guère affaire au reste du monde que pour s'y procurer quelques outils de fer, quelques ustensiles étamés, un chapeau de feutre. Une pauvreté et un conten­tement également incroyables. -- Je chantais tout le jour, même en mangeant ma soupe, dit une vieille. Et tenez, j'ai eu bien des peines, mais je ne voulais pas plus les traîner avec moi que la neige de l'autre année ! On chantait au labour. On dansait dès qu'on le pouvait, sans violon ni bombarde : c'était assez d'une chanson et de battements de main. J'ai vu les dernières danses dans les granges. Les garçons ne couraient pas les cabarets. Ils partaient, l'hiver ; ils allaient travailler comme scieurs de long ; ils revenaient pour la Saint-Jean et le dimanche ils jouaient aux quilles, mais ils avaient de la peine à trouver un endroit plat... Le mois de Marie, avec ses cantiques et ses gros bouquets de narcisses qui embaumaient, personne, personne ne le manquait, chaque soir. Nous étions quarante-deux. Il avait lieu dans la vieille maison de la béate. Les grillons chan­taient tout le long des murs. C'était la maison commune, d'où la cloche de cette béate réglait une vie menée en commun. Ses sonneries marquaient le moment où les hommes partaient pour les champs, celui où les femmes mettaient la soupe au feu, celui où elles la portaient aux travailleurs... Le village formait communauté. 70:208 On ne connaissait que ce rond, non pas même de la paroisse, mais du village ; et cependant, par l'oncle curé, ou par le cousin capitaine, on était relié à la cité des hommes. -- Les deux premiers livres que j'ai dévorés, c'étaient les *Quatre Fils Aymon,* un vieux bouquin aux caractères encrassés, décourageants, et *la Jérusalem délivrée. La Jérusalem,* au moins dans sa partie guerrière, je l'ai bien relue douze ou treize fois. Mais, de peur de passer pour un fou, j'allais me cacher dans la fenière, sous la lucarne, pendant qu'on faisait la sieste... Un livre, quelle échappée ! La sortie du dimanche, aussi, c'était cela. Le village est au bout des bois, enfoncé entre deux montagnes. Mais il ne faut pas aller loin pour se trouver au large. Tant d'air devant soi avec les busards planant et les nuages lentement démarrés dans les distances. -- Mon père me conduisait presque toujours à la messe à Saint-Hilaire. Quelquefois à Chassignoles, mais on y a moins de vue. De là-haut, de Saint-Hilaire, la vue plonge sur la Limagne d'Issoire. On a en face de soi tout ce déroulement de hauts pays, bleus comme le matin, des Dômes jusqu'à la Margeride. On est là, en grand air, devant les monts Dore, les Plombs du Cantal. On a cela devant soi, on resterait là des quarts et des quarts d'heure. Je vais sur une petite montagne près d'ici, et me voilà à contempler, je ne sais pas pourquoi, jusqu'à en pleurer. \*\*\* Je repense aux souvenirs d'une autre enfance, en pays moins écarté, moins dépourvu : ceux du P. Lamy, l'ancien curé de La Courneuve, mort il n'y a pas dix ans, un pauvre prêtre qui fut pour le moins un homme extraordinaire, débrouillard comme un curé français, selon le mot de Maritain, et d'une simplicité tout évangélique et rustique. Ces enfances, c'est la même antique paysannerie, au Pailly, du côté de Langres. Dénuement, car on vivait à peu près sans argent ; abondance, car on tirait parti de tout. 71:208 « Pour faire notre huile, nous récoltions de la navette et du chènevis. Nous en avions une cinquantaine de litres. Je battais le chènevis dans le tonneau. On battait le chè­nevis nécessaire, et on vendait le reste, trois sous la livre. Nous avions, pour le chanvre, notre routoir devant Masson. Je préparais le chanvre. Je vidais le fossé ; j'y mettais de la paille, du chanvre, des traverses de bois, des pierres. Quand c'était bien dans le fond, on lâchait l'eau. Et au bout de quinze jours, on le prenait et on le travaillait. Nous faisions deux récoltes de chanvre. « Je récoltais les orties, et elles servaient à deux fins, car ma mère filait le fil et teignait en brun avec la racine d'ortie, et en bleuté avec je ne sais plus quelle autre racine. Ma tante aussi. Elles faisaient des glands de filet et les teignaient. J'en portais étant enfant. Je portais des calottes avec deux oreilles. « Il y avait autrefois, au Pailly, un berger communal, avec une grande trompe : tiou, tiou ! Et nous avions des moutons. On les lâchait, et les chiens briards venaient ramasser les moutons. Le berger habitait près de la Com­manderie. Ma mère travaillait la laine et faisait du droguet. « Dans ma jeunesse, je faisais fumer beaucoup de viandes. C'était la mode, et je vous assure qu'on savait bien les fumer. On fumait avec des branches de sapin des jambons, des côtelettes, des épaules. On fumait du porc, du bœuf, du marcassin. Du marcassin, j'en rappor­tais souvent après en avoir tué à Violot, quand j'allais au matin avec mon cousin Simon qui était mon préféré. » Et des braconnages, et des tours joués au garde, -- on fourrait une vieille paire de sabots au coin de la rivière pour qu'ils cherchent par là et on filait vers les bois, -- tant de pêches aux écrevisses, la nuit, à la lan­terne, de pêches aux goujons à la bouteille, avec du son, une grosse corde et un bouchon de verdure. On se levait à trois heures du matin pour aller à la foire à des lieues de là ; ou bien on portait au marché de Langres quarante livres de fromage dans sa hotte... Il fallait savoir prendre de la peine. Il fallait savoir se priver. De toute la semaine sainte on ne connaissait le goût du gras, et le Vendredi saint on ne touchait pas à la nourriture avant midi. Lui, il cachait de la veille, quelque croûton, et souvent, avec les autres gamins, il déterrait les salsifis, qu'il mangeait crus dans le champ. Mais chantant du matin au soir. On entendait chanter continuellement dans les campagnes. Les jeunes gens lançaient cela, les vieux le relançaient et de colline en vallée se répondaient leurs vieux cantiques. 72:208 Beaucoup de fêtes, cent petites joies, -- comme les crêpes, l'andouille ou l'oie grasse, le pâté de poires et la tarte aux cerises, au juste moment de l'année, selon le calendrier. Pour la Noël, au Pailly, c'étaient les « cogneux », des petits gâteaux avec des cornes, qui rappelaient l'étoile... On savait donner. Le dimanche, les enfants pauvres ve­naient chercher le pain de la semaine. Ils frappaient... « C'est Dieu qui frappe ; ouvrez pour son amour. » Ils récitaient le *Benedicite.* On coupait du pain, du lard : on leur donnait des fruits secs, des pruneaux qu'on faisait chez soi. On les leur mettait dans un sac. Ma mère donnait toujours. Quand c'était une grande fête, on donnait une bouteille de vin. C'était pareil à chaque maison. » « On pouvait donner, parce qu'on ne laissait rien perdre. Ainsi, pour faire tenir les ceps à la muraille on utilisait en guise de fiches des os de mouton, les os des pattes. « Et avec les bréchets des poulets, on tenait les deux becs de lampe. Et le petit os plat était pour le sel. » Cela allait jusqu'à préparer un an, deux ans d'avance de petites colonnes torses en guidant le chèvrefeuille autour des branches. C'est beau, ce soin apporté même à des minuties. Dans beaucoup de ces maisons il y avait des comportements aristocratiques, des alliances avec ces fa­milles nobles dont on voyait les armes dans les églises de par là, quelques traces d'un faste ancien, des meubles moulurés, une statuette de buis. « Mon grand-père em­portait aux champs son livre d'office, les heures cano­niales, le grand office. On en avait une traduction française. Mon grand-père l'emportait dans les vignes, et il n'était pas le seul. » \*\*\* Elles sont immémoriales, ces campagnes. Pourquoi ne pas croire que les Ligures lentement ont bâti le pays, des millénaires peut-être avant les invasions des Celtes ? Les pasteurs d'abord, ne devaient guère savoir que mener les porcs à la glandée, sous les chênes, après qu'avaient soufflé les grands vents de l'automne, ou pousser le troupeau des vaches sous le couvert, au printemps, dès que le chiendent pointait de ses pousses tendres, entre les ronciers où grelotte encore la feuille violette. 73:208 Les femmes ont écobué et tracé près des huttes les petits champs de l'avoine ou du seigle, de la rave ou de la laitue. Il y a eu ces jardinières avant qu'il y ait des laboureurs. C'est avec ces femmes que tout commence, ces paysannes qui pré­cèdent les paysans. Les hommes ont suivi. Ils ont ouvert dans les forêts-pâturages des clairières de cultures. A côté des pâtures pour la saison où manger l'herbe en vert, ils ont eu des prairies dont faucher le fourrage et l'engranger pour la saison morte. Ils se sont fixés, ils ont fondé les villages dans les sites même où ils devaient être, ils ont aménagé le terroir et ont commencé le grand labourage. Au Nord et à l'Est, en France, ce sera une organisation de plaine : les champs en parcelles allongées et sans clô­tures, de façon que la moisson faite on puisse de bout en bout, mener le troupeau commun pacager sur le chaume. Pas de terrain perdu en tertres, en chemins ; mais il faudra lever les récoltes ensemble, donc semer ensemble, enfin suivre ensemble, selon une organisation communau­taire, tout le ménage des champs. Pas de fermes isolées : un village groupé, dans ses noisetiers et ses poiriers, au milieu du labour ; autrement, pas d'arbres : le terroir en plaine nue et, là où le sol sablonneux ou pierreux le com­porte, la forêt communale. Au Centre, au Midi, surtout dans l'Ouest, au lieu de la plaine, le bocage : partout des banquettes, des murs de pierre, des lignes de buissons, ou de noyers, ou de frênes. Chacun sera dans son clos. Chaque ferme groupe­ra ses parcelles à l'entour de son toit, de son four, de sa fontaine. Seulement on sait que les choses ne seront pas si tran­chées. Là où la terre est vraiment grasse et plate, d'avance céréale, même dans l'Ouest, elle ne souffre pas qu'on y plante la haie d'épine ou le mur d'arbres qui, de leur ombre, gênent le blé. Jusque vers l'Atlantique, jusque vers les Pyrénées, on trouvera des terroirs organisés à peu près comme vers la mer du Nord ou vers les Vosges. L'orga­nisation communautaire et l'organisation particulière se mêleront. Un peu partout, en France, on retrouve le village où les gens vivaient en bottes d'asperges, formant congrégation, et le pays semé de fermes éparses dont chacune menait son affaire à soi, sans se soucier de la voisine. 74:208 Peut-être des Ligures croisés de Gaulois ont-ils été plus que d'autres les hommes du grand labeur et de la facilité de cœur. Dans le bon courage, sans y plaindre leur sueurs, n'ont-ils pas édifié avec lenteur la prospérité ? Leur sagesse, ce devait être une sorte d'enfance, peut-être rieuse, qui cherchait à se rendre propices les génies des puissants chênes et des fontaines salutaires. On est en droit, paraît-il, de les imaginer établissant du fond des siècles une naïve civilisation agricole qui, après tout, en rabattant ce qu'il faut rabattre des romans de poète, ne fait pas tant mentir les histoires du siècle d'Évandre et tient assez de l'âge d'or. Le pays des quatre fleuves allait former ses paysans. L'année et la végétation, tout ce qui ne change pas, les habitudes des saisons et celles du grain de seigle, du brin d'herbe, leur apprendront la coutume, la routine ; en même temps que la variété des dons de la terre, en ce pays tem­péré, leur apprendra à tout mettre en œuvre. Ils devien­dront des laboureurs, des vignerons, et aussi des bûche­rons, des éleveurs, des pêcheurs, un peu tisserands, sabo­tiers, boisseliers, vanniers, charrons, maçons, capables enfin de faire de leurs mains tout ce dont ils auront affaire pour se nourrir, se vêtir, se loger et s'installer au mieux enfin, si routiniers fussent-ils, les plus ingénieux des hom­mes. A la longue, ces chasseurs d'ours et pasteurs de bœufs deviendront les paysans. La France, pendant des temps, des temps, ne sera faite que de sa paysannerie. Ses premiers rois vivaient à peu près à la façon dont vivaient encore avant-hier les riches hommes de la Beauce ou de la Brie, avec seulement dans leur domestique un peu plus de noires sorcelleries et de sombres crimes de famille. Et Charlemagne ! Ne sera-t-il pas surtout ce maître de domaine qui ne pourra voir le bien public que dans la bonne règle de la chose agricole, cette grande affaire de semailles, de fauchaisons, de mois­sons, de vendanges, tout le faire valoir ? Il fera valoir lui-même ; il aura ses terres propres, et semblablement, sur d'amples pans d'herbages, de labours, de forêts, il consti­tuera les domaines où il établira les abbayes. 75:208 Les moines enseigneront ces agriculteurs encore si dépourvus. Ils leur montreront comment faire prospérer les troupeaux, dans les épaisses pâtures des fonds, ombragées de saules ; com­ment, au dos des collines, faire lever ces crépitantes mois­sons toutes d'or qui sentent déjà le pain chaud sous le soleil. S'il faut établir l'ordre et fonder l'empire, c'est pour que partout roule le bon train du labour qui rachète l'homme de sa servitude et qui fait reculer le diable. La France n'est peut-être pas terre tellement féconde, mais ils vont en faire le beau domaine muni de tout ce qu'il lui faut. Ailleurs, il a pu y avoir des civilisations de prêtres, de guerriers, de pasteurs, de marins, de marchands. Ici, la civilisation a été celle des paysans. La France a été faite de la paysannerie et nulle part la paysannerie ne s'est faite comme en France. Le système féodal, c'a été le système paysan : le maître, le propriétaire foncier étendant sa propriété nomi­nale, mais la voyant tourner en chose de redevances et d'hommages, et se transformant lui-même en seigneur ; le paysan déléguant à ce maître tout le militaire, tout le judiciaire, tout l'administratif ; et lui, devenu fermier perpétuel, c'est-à-dire s'étant donne la propriété réelle du sol, pouvant enfin être tout à la terre. Par la suite il tâchera, d'une part, d'arrêter les entreprises du seigneur de plus en plus exigeant, de l'autre, d'échapper à la com­munauté tyrannique. Constituer son bien-fonds à lui, ras­sembler ces arpents où faire pousser son pain, se suffire enfin, à soi tout seul, voilà sa carrière dans les siècles. Son idée fixe, c'a été cela, le domaine pourvu de tout, de la futaie à la vigne, de l'étable au rucher, du moulin au pressoir, le royaume où l'on peut vraiment être roi. Lente bataille, dure conquête. Avances et reculs, car les gens de la ville auront de l'argent et voudront acheter des terres. Le système féodal est devenu un régime. Les paysans avaient demandé au seigneur de les protéger contre les Normands ; les brigands, les routiers ; ils demanderont au roi de les protéger contre les seigneurs. Mais qui les protégera contre ceux qui viennent au nom du roi, les hommes de loi, les commis des Fermes ? La Révolution ? C'est l'allègement des charges fiscales écrasantes. La civi­lisation urbaine cependant, pèsera de plus en plus sur la campagne. En revanche, les bourgeois quitteront les bourgs et leurs terres, ils reflueront vers la ville. 76:208 Les paysans dépèceront les domaines et en feront leurs biens-fonds. Seulement, la cité aura pris tant d'importance que ces paysans ne seront plus exactement des paysans, des hom­mes qui savent se suffire sur leur tout petit pays, ne demandant presque rien au reste du monde. Songez à ceux-là que notre ami a connu hier, ici, en Auvergne, ou que le P. Lamy a connu là-bas, en Champagne : ils se passaient du médecin, de l'instituteur, de l'épicier et du boucher même, de l'administration, de la production, du commerce. Aujourd'hui le système industriel leur a imposé comme à tous sa civilisation, les pâtes alimentaires et le chocolat, la camionnette et le téléphone, le secrétaire de mairie et l'infirmière visiteuse. Même s'ils devaient beau­coup en rabattre, dans les catastrophes, et s'en tirer mieux que d'autres, redeviendrait-ils jamais ces hommes des métairies qui se suffisaient à eux-mêmes sur leur lopin et qui se passaient de la cité ? Ils ne seront plus paysans à la manière antique, vivant entre leurs haies du fruit de la terre : ils changeront. Cependant ils ont subi d'autres changements dans les siècles. En y regardant de près, on s'aperçoit qu'ils n'avaient jamais été aussi immobiles qu'on l'avait dit. Et ils resteront les paysans, les fils de ceux dont la terre avait fait de tels hommes, ceux à qui elle continuera d'appren­dre le long effort, la grande confiance. \*\*\* De même que la nation s'est faite non point à la Cour, ni dans les châteaux, ni dans les moûtiers, mais au village ou dans la métairie, de même ses hommes se sont faits sur les guérets et dans les pâtures. C'est leur ménage des champs où l'on apprend à se suffire et à tout mettre en œuvre, qui a façonné ces êtres si endurants et si indus­trieux, si tenaces et si gais, ces personnes à l'esprit le plus marqué, à la vie la plus personnelle qu'il y ait peut-être au monde. Et pourtant, gardant le goût de l'amitié. Comme ils ont su marier la fraternité à l'autonomie ! Dans leurs communautés villageoises, chacun encore vou­lait sa part : les parcelles étaient éparpillées sur le terroir et non d'un tenant, pour égaliser les chances et permettre toutes les cultures ; chacun ne croyait qu'à son champ, qu'à son travail ; chacun entendait être maître chez soi. Veillées, frairies, vie commune. Mais avec ses habitudes, ses rites, et aussi ses drames à elle, chaque maison formait un monde clos à l'étranger, -- et tout ce qui n'était pas de la maison, c'était l'étranger ! 77:208 D'autre part, sur les biens-fonds, même loin de tous, entre le bois des bêtes rousses et les étroits lopins en ter­rasse devant la porte, on se sent encore lié à tous les autres. L'ordinaire, c'est que le paysan travaille seul, épier­rant son champ sur la côte, ou plantant les échalas dans sa vigne, quand passe cette grande haleine qui sèche les chemins et pousse dans le ciel où la lumière change des nuées qui déjà s'arrondissent en boules. Seul, n'ayant que la compagnie de ces brins d'osier qui font une botte jaune près de lui, ou celle de son barillet posé là, parmi les pissenlits et la doucette. Lorsqu'il se redresse et qu'il regarde, il voit les autres sur la côte occupés au même travail. Demain ils tailleront, parce qu'ils sentiront venir la pluie, et qu'une pluie vient bien après la taille. Ou bien ils laboureront, parce que le soleil aura fait que la terre sera bonne à prendre. Tous ensemble profitant du temps. Menés tous ensemble par les forces de la saison et de la végétation. De sorte qu'à cette tâche des champs, même seul, on sait qu'on va avec tout le peuple, qu'on suit avec lui l'ordre de la terre. Cet ordre apprend qu'il faut terriblement peiner. Mais aussi qu'il faut avoir confiance. Du fond de l'hiver, croire au retour du printemps et à la poussée de l'épi ; après la trombe de grêle, croire à la moisson de l'année prochaine. Avec l'idée chrétienne, l'effort devient une épreuve, la peine qui sanctifie l'homme. L'espérance mise dans le grain de blé et dans le rayon de mars devient la confiance dans le Père. L'humble goût du labour et cette gaîté bonne venante, comme l'herbe qui monte et qui rit au soleil, cette facilité de cœur, enfin, du peuple rustique, deviennent quelque chose de grand et puissant : le feu du bon courage. Ce que le paysan ainsi formé par la terre attendait de tout son être, comme sa vérité, c'était bien l'idée chrétienne. 78:208 Le génie de la Gaule ligure, puis romaine, a vu tout de suite en cette idée la lumière même. Une lumière à laquelle demander orientation, vertu de vivre, de croître, d'atteindre sa destination, comme le jeune plant de peu­plier les demande au soleil. De l'Église à la France, c'a été une sorte de mutuelle convenance et reconnaissance mère et fille aînée s'adoptant l'une l'autre, celle-ci accep­tant d'être absolument élevée par celle-là. Et sous ce climat gracieux, en cette terre qui marie Nord et Midi, plaine et montagne, rudesse et douceur, largeur et finesse, où tout semble fait pour s'établir à juste mesure d'homme, là, sous le rayon qui vient tout illuminer, l'aménageur du terroir est devenu non pas seulement le bon ménager, mais le père des chevaliers et des saints. \*\*\* L'histoire profonde de la France est dans cette ren­contre. L'alliance de la loi terrienne et de l'idée chré­tienne explique le paysan français ; le paysan explique la France : à la fois sa stabilité, son goût bien posé de l'arrangement, de la modération, et sa passion de tra­vailler au bien universel humain. Les explications ne sont pas toujours inutiles. Mais pour parler du paysan, je ne voudrais que me souvenir revoir tel vieil homme que j'ai connu ou telle jeune femme des fermes. Souvent je ne saurais qu'en dire. Il faudrait faire sentir ce qu'était ce regard : la qualité de vie de ces yeux, bruns comme l'eau qui glisse sur les pierres brunes à l'ombre des vergnes, ou bleu comme la clochette des pacages quand un grain d'eau y reflète le jour qui s'ouvre là-bas, au bout du monde ; ce qu'étaient ces figures, que le cœur même avait épanouies du dedans, les cons­truisant sur sa propre figure de patience, d'acquiescement et de bon vouloir. « Parmi ces gens des campagnes, m'écrivait un ami, sous-officier d'artillerie, comme il en est de dignes ! J'ai ici quelques cultivateurs qui sont des hommes sur qui pouvoir compter. Surtout cette figure qu'ils savent avoir, ce sourire, cet air de droiture. Je pense à deux qui sont amis inséparables : l'un s'appelle Rustique, l'autre César (l'union, n'est-ce pas, fait la force !) C'est sur des êtres comme ceux-là qu'il faudrait faire le sol de l'après-guerre. » 79:208 Il suffit de les voir. Quand on sait voir, sur les traits humains, ne lit-on pas ce qui a bâti la personne même ? Ce quelque chose qui est monté de l'être intérieur et qui n'a pu être imité, fabriqué, voulu. Dans leurs maisons de pierre bise, au bout des chemins qui montent, celui qui les a regardés au visage sait ce que peuvent être les paysans. Il faut bien qu'ils soient des êtres de grande vie. Comme la glèbe donnée aux pluies et au soleil, sur quoi tout repose et d'où tout part, en ce pays où ils n'ont à peu près aucun pouvoir, ils sont le pouvoir profond. Ressources et substance, la fibre vive que, dans une sorte de nuit organique, irrigue le sang même. Ce n'est pas affaire de qualités, ni même de défauts : c'est plus avant, c'est dans l'être. Ce feu du bon courage en eux, qui veut que le labourage leur paraisse plus qu'un métier et qu'un état : leur raison d'être, proprement. (Dans ce mot de labourage, il faut faire tenir non pas seulement le travail des champs, mais tout le labeur, jusqu'à l'entraide.) Le paysan, c'est celui qui ne s'attend qu'à soi seul, mais qui se doit d'aider tous les autres. Il se tire d'affaire sur ses quatre parcelles. Mais il n'est pas en droit de refuser le pain au malheureux qui passe. Ou tu n'es pas vraiment un être humain, ou le malheur des autres te fera mal aussi. Alors, ce n'est jamais fini de travailler. De la pointe du jour jusqu'à la nuit close, pousser la besogne. Je me rappelle ce bonhomme efflanqué, édenté, ce facteur, si consciencieux qu'il n'aurait jamais jeté au fossé un pros­pectus, même au prix d'un détour d'une lieue ; si attentif à tout qu'il couvrait les pissenlits au passage, pour les cueillir blanchis au bout d'une quinzaine ; après sa tournée de trente kilomètres, sitôt la soupe avalée, il allait bêcher son jardin, pour profiter du clair de lune... Tant d'autres, qui ne se connaissaient pas tant qu'ils n'avaient pas fait fuir tout l'ouvrage au-devant. Et dans le temps des gros travaux, quand le foin attend les faneurs, le blé les mois­sonneurs, ils tenaient que c'est quasi un péché de dormir. Peiner, peiner, peiner, et aussi se priver. « La vie n'est que faite pour en voir. » Peut-être même au fond d'eux avaient-ils le sentiment que la peine n'est pas tant une condition fatale qu'une sorte d'entraînement, d'exer­cice bienfaisant, ou plutôt nécessaire à tout maintenir. 80:208 Cet homme qui était blessé à la jambe ne guérissait pas ; le cal de l'os ne se reformait pas. Le chirurgien se rend compte enfin que le blessé doit se nourrir assez pauvre­ment. « De temps en temps, achetez donc un bifteck ! -- C'est vrai, on pourrait bien faire ce sacrifice... » Le sacrifice, ici, c'est de ne plus se priver. Un jour, à soixante-seize ans, l'ancien facteur cueilleur de pissenlits tombe, se casse la jambe. Il est là, étendu sur ce mauvais chemin d'ornières, et l'os perce la peau. Lorsqu'on le soulève pour le mettre dans le tombereau que les siens ont amené, il ne peut s'empêcher de faire « Ho ! ho ! », pas plus fort que ça. « Tu es bien si mignard ! » lui dit sa femme. Une entière rudesse vis-à-vis d'eux-mêmes, un mépris du bien aise et une endurance à peu près sans limites. La première chose, c'est de savoir qu'on n'a droit à rien, qu'on doit se compter pour rien. Le facteur, toujours, quand il tombait malade, son remède était de demander son képi à sa femme et de le poser devant lui, sur l'édredon rouge. D'abord pour se rappeler que sa tournée l'attendait, ensuite pour s'emplir, se nourrir, se conforter de fierté : « C'est mon képi ! J'ai une fonction ! » Il tombait malade rarement, mais en se traitant ainsi, par la fierté, il se remettait très vite. « Savoir se faire honneur. » Autrement : « N'être point fier », et cela signifie à la fois point exigeant envers le sort, point distant envers les personnes. C'est plus que de l'humilité : une espèce de sagesse de base, ou alors une humilité qui ne consent même pas à être une vertu. Le paysan sait ce qu'il sait et que la force, que la vie sont là seulement où l'on peut prendre les choses comme il fait, donnant en plein dans la fatigue, le froid, la faim, parce que ce sont les conditions de nature. Meil­leur que tout sera ce qu'elles te forcent à conquérir, en te forçant à faire de toi un homme : le somme écrasé dans la paille de la grange, ou l'écuelle de soupe toute fumante de farineuses pommes de terre, de côtes de chou et de taillons de lard. Il sait cela et ne seront vraiment des êtres aux os durs que ceux qui le sauront comme lui, de tout leur corps ; mais il admire tant la délicatesse qu'il tient à se tenir lui-même pour rien, à cause de sa rugosité. La timidité paysanne a quelque chose de confondant. 81:208 -- Jacquotte, me disait une amie, a huit filleuls, tous de la région et qui tous sont d'une gentillesse et d'une reconnaissance touchantes. Quand ils viennent en permis­sion, ils ne manquent pas de venir la voir. Ils arrivent en débarquant du train, tout casqués, bardés d'engins, de musettes ; enfin de vrais guerriers, et ils ont l'air timides comme des agneaux. Il y en a un, hier, qui a mis une lettre dans la boîte. « Je suis venu de Bornes pour vous voir, mais au dernier moment j'ose pas, j'ai trop peur de vous déranger. Je reviendrai samedi et peut-être j'aurai plus de courage. » Jamais, jamais, en nous guindant très haut, nous ne serons à leur hauteur dans cette simplesse, qui est celle de l'eau même coulant selon la pente, s'arrêtant devant l'obstacle, repartant dans le chemin qu'on lui fait : doci­lité, dans l'ordre naturel plus forte que tout, dans l'ordre humain plus grande que tout. L'automne dernier, c'était ce vieux jardinier aux yeux clairs. Quelle soumission au médecin et aux siens, quelle façon totale, sans marchan­dages, sans idées noires, d'accepter l'opération, le départ immédiat dont il avait horreur, pour la ville et pour la clinique ! Là-bas, même acquiescement. Il ne pratiquait guère : mais l'heure venue, il se met totalement en règle, se confesse, reçoit le viatique. Tout ce qu'il ose, c'est de demander tout bas à sa fille de le ramener chez eux. Une mort si loin de l'angoisse et même de l'inquiétude ; tout était fait de ce qu'il y avait eu à faire : il ne s'in­quiétait plus que de quelque bout de bois emprunté au voisin, pour qu'on ait soin de le lui rendre, montant d'échelle ou manche de pioche. Je l'ai vu sur son lit, écrasé, méconnaissable, s'efforçant encore d'avoir du souffle, mais sans se plaindre. « Ça va un peu mieux », disait-il même, une demi-heure avant sa mort, parce qu'on lui avait demandé comment il allait, et qu'il faut bien toujours prendre les choses du côté le meilleur. Devant ces petits en sabots fendus et chemise fanée, que les grands se sentent grands, s'ils veulent. Mais nous savons où est la grandeur. Il paraît que le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. Pour le soleil, c'est vrai, sans doute. Pour la mort, en pays paysan, ce n'est pas vrai. En abattant tel merisier, ils l'ont mis de côté, et lorsqu'ils l'ont laissé sécher des années dans son écorce, ils le scient en plateaux et font eux-mêmes leur « caisse », leur cercueil. 82:208 Totale soumission et sérénité totale. Celles de l'homme qui non seulement a mis sa vie en accord avec l'ordre même de la création, mais qui a senti qu'il y a dans le monde un côté de lumière. Ce vicaire venu du chef-lieu, il était tellement frappé de ces morts paysannes, toutes différentes de celles qu'il avait vues à la ville. Et cet hiver même, parlant des paroissiens de campagne, un curé disait à des confrères plus citadins : -- Ici, les mourants édifient les prêtres qui vont les assister. Dans cette simplicité, cette tranquillité, ils dépassent ce que les philosophes en leur sagesse concertée ont pu imaginer de plus réussi. C'est peut-être que, même vieux et usés, les paysans meurent jeunes. Jeunes de cette jeunesse qu'on peut aussi nommer courage ; la poussée essentielle qui des eaux maternelles jette l'être vers le jour, vers la vie ; et puis vers le labeur, vers l'héroïsme, vers la mort : toujours le même mouvement de l'avant dans une sourde, obscure, emportée confiance. Ils ont su se mettre avec la nature des choses, ils ont su par-delà vices et vertus suivre la poussée même de la nature en eux. De là cette vitalité en cheveux blancs. Et tout d'un coup, en leur point central, ces yeux déteints plein de reflets mi-effacés, brillent encore à la lumière du cœur. Non pas seulement la gaîté un peu voulue des contes, des malices, des farces, ou celle qui les lance dans leur vive liberté ; non pas cette ardeur seulement, cette quasi férocité dans le travail ; non pas seulement pour les chauffer comme un vin, ce goût de la musique et de la danse : je ne sais quoi de plus intérieur encore, venu de la terre et des astres, de toute la création, pareil enfin au pouvoir de la sève. 83:208 Et c'est ainsi qu'ils se passent eux-mêmes. Quand la paysannerie a entendu l'Évangile, ç'a été comme si elle trouvait son âme. Toute la création monte : du ver rose qu'on voit se tordre dans le terreau, devant la bêche, de l'escargot au tronc du cerisier, traînant sa bave brillante, du lézard sur le mur, du coq roux et vert qui s'égosille, battant des ailes, de la vache qui rafle l'herbe de sa langue courbe, jusqu'à l'homme, c'est comme si l'être cherchait à être de plus en plus : plus chaud, plus voyant, plus vivant, plus libre. Chaque règne, chaque espèce a inventé quelque chose de nouveau, pour hausser la vie. Alors que le cristal a déjà inventé la forme, l'arbre la poussée, la reproduction, l'animal le mouvement, la cha­leur, la vision, la mémoire, l'homme pour porter la vie au plus haut doit inventer l'amitié. Au bout de tout, la façon d'être la plus possible, c'est de se donner. Le paysan ne fait point de métaphysique. Mais quand les Évangiles lui ont enseigné que la charité c'est le grand commandement, il a senti jusque dans sa fibre rouge que c'était vrai, que c'était cela. Tout son être l'y portait, selon sa nature. Ainsi c'est celui en qui l'on voit réconciliés naturisme et christianisme, celui qui peut mettre dans la voie de la croyance l'incroyance même. Spengler, lorsqu'il dit que l'humanité pas plus que le genre orchidée ou le genre papillon n'a un but, une idée, un plan, qu'elle est un concept zoologique ou bien un mot vide de sens, il se croit scientifique. Et il ne l'est pas assez. S'il ne veut pas croire à un plan du Créateur, ne peut-il voir que tout se passe comme si la création en avait un ? Puisque les règnes se dépassent les uns les autres, c'est à l'homme, à l'être unique, de dépasser la bio­logie. Seule l'amitié donne un sens au monde. Pour le croyant, elle est la révélation, et nul autre que le Fils de Dieu ne pouvait apporter le commandement nouveau qui éclaire tout. L'incroyant se contentera d'y voir la grande idée humaine. Mais en toute intelligence, -- et le maté­rialisme n'est pas aussi intelligent, -- il est en droit d'en faire le but, la fin de l'humanité. Voilà l'idée de la chrétienté, voilà l'idée de la paysannerie de France. Suis-je si loin de ces hommes des métairies qui croient n'avoir en tête que les collets verts ou les avoines de printemps ? Sûrement non, ils ne bâtissent pas de systèmes philosophiques. Simplement ils sentent que la vérité est du côté de l'amitié. Les premiers saints l'avaient enseigné à leurs pères, et depuis, cela leur roule dans le sang. Est-ce un appétit, une volonté d'expansion, un dynamisme ? C'est mieux, c'est la sève de leur être, la chaude passion du bien humain. 84:208 Ce vieil homme dépoitraillé qui remonte sans cesse ses grosses braies couleur de terre, on dit de lui qu'il se mettrait en quatre pour rendre service. De fait, il vou­drait être en quatre morceaux pour tout faire : tailler les « espalières » de celle-là dont le fils est au front, semer les pois de cette autre, rafistoler les sabots de son petit-fils et charruer le champ de sa petite nièce. Il s'y sent tenu d'obligation, comme Jeanne se sentait tenue de partir et de mener la guerre, lorsqu'elle avait entendu l'ange lui rapporter la grande pitié qu'il y avait dans les cam­pagnes de France. \*\*\* Je repense à cet ami de la chambre de bois, à son enfance paysanne confinée entre deux buttes. Mais le dimanche, à la croix du chemin, sur la crête, il s'arrêtait devant les pays bleus... Un jour il partira, missionnaire. Dans les Océaniens, il ne verra pas des sauvages irrémé­diablement inférieurs. Il y verra des êtres qui, s'ils ne sont des hommes comme nous, sont, comme nous, des hommes : d'ingénieux paysans, en ménage, eux aussi, avec la création, demandant au seul cocotier ce que nous demandons au blé, à la vigne, au chanvre, voire au mou­ton et à la vache. Peut-être, dans les cases polynésiennes, fraternelle­ment, resongera-t-il à sa chambre de bois : entre les pan­neaux de sapins enfumés, ce refuge d'où l'on ne voyait que la feuille et l'ombre, ces assemblées de la danse et des longs contes. Ici et là, même façon de tirer parti de ce qui est fourni par la terre, même goût de l'imagination et des cadences, même génie. La chambre de bois est toute coite et close. A peine si devant les carreaux verdis quelque branche de prunier fait le signe du repos, mais il suffit de trois pas au dehors. Sur la butte de genêts et de pierres, encore un pas, tu as devant toi tout l'horizon. Là-bas, le monde ! C'est comme s'il se soulevait pour que tu puisses lui voir une figure. Ces montagnes de bout en bout déroulées au fond des plaines, elles rendent présents, avec tant de cantons, le grand train de l'affaire humaine, les événements, les différences, les vies. 85:208 Il y a cela dans les espaces, les couloirs de vallées plus fumeux que leurs contreforts bossués, ces gradins, ces crans et ces crêtes : en un bleuissement léger, tout le tracé de ce tertre immense, plus aérien que l'air du jour. Et de ce lointain, la distancé fait quelque chose comme un chif­fre, comme une idée : l'idée du monde et des autres hommes. Ainsi, de son coin, le paysan est en face de l'univers. Même s'il ne voyait rien que l'herbe du pré, la haie d'épine remuée et au bout du vent, ce gris et blanc, con­fusément, de nuées en voyage balayant les campagnes d'un rayon, il toucherait encore par l'élémentaire à l'uni­versel. Il sait que les habitudes du soleil, de l'eau, des choses vertes ne changent nulle part ; qu'avec la terre et la lumière il est une alliance sur quoi reposent toutes les civilisations. Il est prêt à accueillir cette idée qu'en leur fond sont partout les mêmes l'être et l'esprit, l'idée d'une communauté terrestre. Cet enfant, qui n'a au cœur que sa mère montagne, acceptera l'exil, l'isolement total, sur une langue de sable, de l'autre côté de la terre. Il abandonnera les siens pour être tout à ces hommes bruns, là-bas. Parce qu'il sait qu'il peut leur apporter la vérité et la vie. Il ne sera plus un paysan, mais la paysannerie même rem­plit ainsi son destin. Comme le bonhomme au poil gris qui se tire du lit une heure plus tôt pour bêcher le jardin de la voisine, il a été, lui aussi, mis debout par cette idée, au fond de lui, de l'amitié. Fixés sur le sillon, -- quand ils ne partaient pas pour l'autre bout de la planète, prêtres ou soldats, -- non, ils n'ont pas été tellement immobiles. Ils ont bâti la France. Pourquoi, demain, n'édifieraient-ils pas le monde ? Un type humain nouveau est en train de naître : un paysan qui ne se suffit plus de ce que lui donne son petit pays. Mais fidèle à la terre, fidèle à ce mariage avec la création qui donne quelque chose de plus que la sagesse et que la force. Fidèle à la vie. L'antique laboureur semblait ne regarder devant soi que le derrière crotté de ses bœufs à la charrue, mais par-delà celui qu'il croisait sur le chemin, il voyait l'ange invisible, de sorte que, pour le saluer, il disait toujours : 86:208 « Bonjour Untel *et la compagnie ! *» Courbé sur la motte il était déjà orienté par la seule idée qui fasse lumière pour les hommes, au bout du compte. Il travaillait à faire le pain et il travaillait à faire l'amitié. Ce n'est pas fini pour lui d'être un paysan. Et c'est pour cela que même aujourd'hui, dans cet accablement énorme, il est celui qui porte en lui tant d'avenir, tant d'espérance. Il n'a pas besoin de savoir tellement de choses : seu­lement la terre, et ce côté de lumière vers lequel tout se tourne : seulement les antiques forces qui maintiennent tout et cette chaleur d'amitié dont il sait bien que seule elle fait plus léger l'air où baigne ce monde. Dans ses souvenirs, le P. Lamy a parlé d'un village, Grossesauve, voisin de son Pailly, où ses parents avaient des vignes, avec une petite maison à mettre les paisseaux, les échalas, et où il lui semblait qu'il faisait meilleur res­pirer que partout ailleurs. A son père, qu'il aimait y accompagner, il demandait pourquoi. -- Il me répondait : « Parce que des saints y ont vécu. » Avec la grande vie, naturelle et sainte, avec la santé, la force, la lumière, tout le reste par surcroît ne sera-t-il donné ? Henri Pourrat. © Copyright Éditions Fernand Sorlot. 87:208 ## NOTES CRITIQUES #### Jacques Perret Raisons de famille (Gallimard) Première lecture Comme dans *Grands Chevaux et Dadas,* les lecteurs fidèles de Jacques Perret retrouveront les traits dominants de son caractère, vivacité, humour, franc-parler, dans un style adapté à l'évocation d'un passé déjà lointain, situé cette fois avant la guerre de 1914 et encore même plus ancien : les images n'en sont pas plus atténuées ou estompées que dans les œuvres précédentes, mais elles se fondent dans un langage au rythme plus méditatif, plus ample, plus recueilli, attentif a toutes les nuances de la ferveur réfléchie. L'enchaînement des souvenirs selon l'ordre chronologique n'eût pas traduit exactement la présence du passé tel qu'il est inscrit en nous après bien des années de travail intérieur ; une optique d'historien aurait imposé une certaine distance par rapport au sujet, et l'impres­sion d'intimité s'en serait trouvée amoindrie. Aussi Jacques Perret revendique-t-il le droit à un certain désordre apparent, et aux digressions sans lesquelles il n'est point de vraie confi­dence. L'unité profonde n'en est que mieux assurée ; sans rien sacrifier de l'allégresse coutumière du conteur, le langage parvient à cette dignité française qu'on appelait au temps classique « les bienséances », et qui est fort éloignée des fausses solennités. Une progression naturelle et mesurée nous fait passer presque insensiblement des jeux de l'enfance, des plaisants tracas des premières études, aux années de la Grande Guerre. Le charme des premières évocations est exempt de mièvrerie, l'expression du patriotisme se garde toujours des clichés. 88:208 Les présences sont pour nous si vivantes que c'est presque comme faisant partie de la famille que nous parve­nons aux grands malheurs. La douleur trouve sa mesure dans sa sincérité même et croît en intensité jusqu'à ces deux pèle­rinages sur la tombe du frère tué en Picardie ; elle atteint son sommet dans la scène de l'exhumation des ossements, où rien ne nous est épargné et où pourtant nous n'éprouvons pas la sensation d'un pathétique indiscret. La raison en est sans doute dans le fait qu'une certaine fermeté militaire contribue aussi, et notablement, au style de l' « honnête homme », comme on disait sous Louis XIV. On frémit en pensant à ce que tout cela aurait pu devenir sous d'autres plumes, asservies à un naturalisme attardé et à la brutalité des perspectives cinémato­graphiques toujours trop faciles. La justesse du ton rappelle le critique lui-même à une saine pudeur de l'expression et à la crainte des grands mots. « Témoignage », « pages d'histoire » ? Les termes sonnent faux ; et pourtant les « Raisons de famille » sont aussi cela. Une classe moyenne, représentant les milieux de la petite industrie et du négoce en province, des fonctionnaires pari­siens, reprend dans le tissu de l'histoire contemporaine l'im­portance psychologique et morale que des écrivains hantés par l'exemple de Zola et le marxisme contemporain veulent méconnaître ou ne dépeindre qu'avec une intention de dérision systématique. Ils ont prétendu l'enfermer dans la grisaille d'une médiocrité passive, conformiste, insignifiante et timorée. L'histoire familiale esquissée par Jacques, Perret y révèle au contraire le goût de l'initiative risquée, parfois de la fantai­sie, une tendance fréquente au caprice, au coup de tête, à une plaisante originalité. Il arrive à la famille d'être fortuitement, le lien renoué avec les siècles anciens, en même temps que le cadre ordinaire de sa vie caractérise sa propre époque : le manoir Louis XIII modestement regardé comme villa prend place dans cette ambiance sur le même plan que l'achat de la salamandre qui, pour la famille, marqua l'année 1913. La participation à l'histoire est chose naturelle et personnelle, et ce n'est pas une mauvaise méthode que celle du père qui faisait coïncider l'affaire Schnaebelé avec un dîner de che­vreuil et la mort de Félix Faure avec la dégustation d'un bœuf mode à la table de l'aïeul. La littérature encore domi­nante présentement veut nous rendre étrangers à la vie, même à la nôtre et la plus personnelle ; elle ne retrouve la durée quotidienne, son mystère et son charme ; que par le recours souvent pénible à un insolite déjà bien usé. Jacques Perret nous rend le pouvoir de nous sentir chez nous en France, même dans les malheurs : cet intimisme est obtenu au prix d'une longue élaboration artistique dont la synthèse aboutit à une simplicité narrative que l'on pourrait croire facile. 89:208 Mais le vrai lecteur ne s'y trompera pas ; il commence d'ailleurs à se lasser des affectations théâtrales et fébriles, impuissantes à nous aider dans notre propre « recherche du temps perdu »*.* Jean-Baptiste Morvan. Seconde lecture *Grands chevaux et dadas,* c'est un prologue aux souvenirs de Jacques Perret. Il s'agit d'indiquer le ton, d'annoncer la cou­leur, comme on dit aux cartes. Avec *Raisons de famille,* nous entrons dans le vif du sujet. Dire ce qu'on est, c'est d'abord, honnêtement, indiquer les sources : une famille, un pays, une époque. Ce volume est centré sur la journée du 1^er^ août 1914, celle de la mobilisation générale, vécue par une famille française dans une propriété de Seine-et-Oise, à Galluis. Il y a là un garçon de treize ans, qu'on voit filer sur son vélo pour aller faire des courses au village, puis couper à la leçon de piano et jouer avec la bande des cousins. Il s'appelle Jacques. L'été fut très beau, les fruits abondants. Les guêpes pois­sées de sucre tombaient ivre-mortes dans les corbeilles. Cette journée chaude, dans ce jardin protégé, tandis que là guerre monte ses machines dans toute l'Europe, est un rond-point. De là partent toutes sortes d'avenues que nous allons parcou­rir pour remonter d'un siècle, jusqu'à l'aïeul Roque, ou des­cendre jusqu'à l'armistice. Le jardin et le manoir de Galluis sont la propriété du grand-père maternel, Louis Roque, venu de Lyon, après qu'une première étape ait amené le grand-père de ce Louis du Languedoc à Lyon. Du côté paternel, les Perret sont d'antiques parisiens, qu'un retour à la terre, en Picardie, a tenté au XIX^e^ siècle. On approchera d'un peu plus près Marc Perret, noble caractère, et son épouse Thérèse, mais s'il y a une figure qui domine le livre, c'est celle de leur fils aîné, Louis. Jacques, écolier chahuteur et rêveur, regarde avec admi­ration cet étudiant qui maîtrise avec aisance les travaux et les jeux, qui sait l'histoire comme un bénédictin et aime à jouer Molière. Il a des amis merveilleux et c'est son charme qui attire aux soirées familiales de ravissantes jeunes filles. Au soir du 1^er^ août, Marc Perret boucle sa valise. A 51 ans, il va partir, sera blessé et prisonnier. Louis a décidé de s'engager (il est de la classe 16). Il sera tué deux ans plus tard. La douce journée d'été comprenait aussi cela. 90:208 Le chef-d'œuvre est ici de restituer, à travers ces portraits, et les petits faits de la vie quotidienne, tout un monde disparu, ses sentiments, ses vertus, ses mœurs. On connaît l'aptitude de Perret à traverser les murailles du temps, à rendre le passé présent, familier, à nous y incorporer. Ici, il semble que nous respirons l'air même de 1914. Ce n'est pas si loin, dira-t-on. Quelques millions de Fran­çais vivants ont connu cette époque. Erreur. Elle est aussi lointaine que la guerre de Cent ans. Parlez à nos gens du *Potemkine* (Odessa, 1905), de la Commune, de la révolution française (dans sa frange Terreur), ils se sentent chez eux. Mais la France de 1914, c'est l'Amazonie. A la rigueur on veut bien en adopter quelques images boulevardières ou anarchistes. Jacques Perret a relevé ce défi. Il propose un tableau vrai, avec des gens bien, il expose ses raisons de famille. Elles sont celles de bien d'autres, heureusement, et chacun pourra trou­ver dans ce livre des images qui ressemblent à celles d'autres albums. Des images dont on peut être fier. Ce qui permet d'élar­gir cette famille et ses raisons jusqu'à la dimension de la patrie tout entière. Avec une piété savoureuse et malicieuse, Perret aura passé sa vie a serrer les liens que le monde moderne voudrait couper entre hier et aujourd'hui. Rares ceux qui n'ont pas renoncé à cette tâche nécessaire. Grâce à lui, nous sommes un peu moins barbares et enfants trouvés que nous risquerions de l'être. Et tout est dit sans jamais peser, sans avoir l'air d'une leçon (secret que la « pédagogie » s'acharne, sans espoir, à trouver). Le sentiment qui domine à la fin de ce livre souvent si drôle, toujours intime et domestique, c'est le respect. Tout le monde devrait lire *Raisons de famille.* C'est le meilleur des livres de raison. Georges Laffly. #### G. K. Chesterton L'homme éternel (Dominique Martin Morin) *Il est en somme réconfortant de s'apercevoir que toutes les objections dirigées contre le catholicisme durant la première moitié de notre siècle n'étaient pas différentes de celles qu'on proposa à la fin du précédent ou de celles que nous voyons reparaître maintenant :* 91:208 *l'* « *évolution *»*, les religions antiques ou orientales, et quelques autres. Et la liste de ces thèmes de contestation est vite établie. Tout au plus s'efforce-t-on d'en repeindre l'extérieur et d'y apporter les accents véhéments d'une rhétorique impressionnante :* « *La cuistrerie a un parfum si lourd que malgré tous les aromates il s'exhale même d'une momie égyptienne *»*, dit Chesterton. Le plus difficile est de ne pas se laisser prendre aux fantasmagories de cette cuistrerie qui se prétend rationnelle, mais qui, en fait, verse constamment et rapidement dans les déductions délirantes. On peut penser que le premier intérêt, et peut-être le plus important, réside dans l'attitude adoptée par Chesterton. Une certaine pratique de l'humour médité l'aide à garder ses distances et à consacrer tout le temps nécessaire à l'examen des questions préalables : perspective fort différente de celle qu'on recommande aujour­d'hui à nos chrétiens, auxquels il est prescrit de ne pas* « *refu­ser le dialogue *»*, c'est-à-dire ordinairement de s'y laisser entraîner la tête la première et d'admettre au départ le sérieux des arguments qu'on va leur présenter. Chesterton sait résister à la tentation d'accorder à tout et n'importe quoi un* « *droit de cité *» *dans l'esprit, il précise les positions et établit* (*pour la pensée antique en particulier*) *une nécessaire hiérarchie de valeurs. Il ramène les phantasmes à ce qu'ils sont réellement, c'est-à-dire à peu de chose. Les systèmes modernes tels que l'explication économique de l'histoire politique sont soumis au même examen sagace et patient. On peut trouver chez lui une méthode de* « *démystification *» *qui ne manquerait pas aujourd'hui d'indigner les chrétiens-progressistes qui ne la jugent légitime que chez nos adversaires. Ici, la foi éclaire l'examen des sophismes, et à partir de là souligne la nécessité de parvenir au Christ, ce qui est l'objet de la deuxième partie du volume. La lecture de l'Évangile obéit au même principe, s'inscrit dans la même sérénité réfléchie qui lutte contre les doutes comme elle avait lutté préalablement contre les embal­lements des néo-paganismes ; elle réduit toutes les illusions qui veulent rattacher l'originalité réelle du fait chrétien à des faits réputés analogues en d'autres croyances, gnostiques, manichéen­nes. Cet ouvrage, composé à peu près à la même époque que la* « *Défense de l'Occident *» *de Massis demeure, comme elle, utile et même indispensable ; les sectes asiatiques ou le maoïsme mystique ont remplacé la théosophie, mais le fond demeure le même, le combat est identique. Et nous bénéficierons aussi du simple plaisir de lire, assez rare de notre temps : l'humour, réduit trop souvent à des mécanismes proches de l'absurde, redevient ici un instrument de la pensée vivante.* Jean-Baptiste Morvan. 92:208 #### Roland Gaucher Mgr Lefebvre : combat pour l'Église (Éditions Albatros) Voici, en 270 pages, le premier récit de « l'affaire d'Écône » présenté à la lumière du concile. Toute affaire de ce genre devient vite si compliquée qu'on s'y noie. Roland Gaucher a su la réduire à l'essentiel, sans pour autant rien sacrifier de ce qu'il importe d'en connaître. Si la messe de Lille a mis toute la France au courant du conflit qui oppose Mgr Lefebvre au Vatican, peu nombreux sont ceux qui connaissent la racine de cette opposition, c'est-à-dire la lutte menée par la minorité des Pères conciliaires contre « l'Alliance européenne » qui, sous la couverture du « pastoral », ouvrit l'Église au Monde dans la rédaction ambiguë d'un grand nombre de textes de Vatican II. S'appuyant principalement sur les ouvrages, de Ralph W. Wiltgen, *Le Rhin se jette dans le Tibre,* et de Carlo Falconi, *Vu et entendu au Concile,* Roland Gaucher nous rap­pelle les phases déterminantes d'un combat qui, de la basili­que Saint-Pierre, s'est étendu à la planète entière et vient de connaître un clivage nouveau avec la condamnation d'Écône. Mêlés à la narration des faits, les principaux documents de l'affaire sont largement cités dans le livre. Louis Salleron. ### Bibliographie #### Aldous Huxley La paix des profondeurs (Table ronde) La Table ronde, publiant à nouveau « La paix des profon­deurs » (autrefois chez Plon), annonce la réédition d'autres ouvrages d'A. Huxley. 93:208 C'est une bonne idée. Sans doute, Huxley n'est pas un bon guide : son pacifisme naïf, sa religiosité tein­tée d'orientalisme ; son éloge de la mescaline ne donnent pas envie de le suivre. On remarquera que sur ces trois points, il ne manque d'ailleurs pas de disciples (qui l'ignorent, pour la plupart). On retombe sur le trait qui fait son importance. Cet écrivain d'une intelligence vigoureuse et subtile, avec une culture immense, a parfaitement su décrire la décadence d'une société. Les milieux dirigeants anglais, dans les années 30, représentaient un certain dosage de maladies de l'esprit qui, depuis, n'ont fait que se répandre. Ce qui touchait une mince couche sociale touche aujourd'hui tout le monde (grâce en partie à l'information). On peut donc lire dans *La paix des profondeurs* une des­cription complète des modes et des tares de notre société. Hux­ley voyait juste, et sa dissection est sans reproche. Drogue, homos­exualité, avortement, sentimentalisme (ou faux mysticisme), idéologies destructrices : le compte y est, le monde moderne est en place. Comme l'intelligence et l'ironie de l'auteur sont de premier ordre, on le lit avec grand plaisir, et aussi avec grand profit si on voit ses limites (ce qui est bien plus facile aujourd'hui). Georges Laffly. #### Jean-Louis Curtis L'étage noble (Flammarion) Décrire le monde qui nous entoure, aider à le compren­dre, c'est un des buts du ro­mancier, et Jean-Louis Curtis l'a souvent rappelé. Il consi­dère depuis trente ans l'évolu­tion de notre société d'un œil moqueur (l'autre restant sym­pathique), et ce qu'il dit est toujours intéressant ; ce qui n'est pas fréquent. Il y a déjà longtemps qu'il a écrit que la notion de classe d'âge prendrait de plus en plus d'importance, et le mythe de la jeunesse des développe­ments étonnants. Les trois nouvelles réunies ici se ratta­chent à ce thème. Les décors sont différents : Venise, Fran­ce, Allemagne. Les personna­ges aussi. 94:208 La jeune fille de Ve­nise montre une sorte de sain­teté. Francine, la Française, est une abominable virago (une Ménie Grégoire jouven­celle) ; et l'Allemande une dé­boussolée. Les adultes, pour la plupart, ne sont guère plus aimables. Dans les trois cas, un conflit oppose les deux camps (je simplifie un peu). Dans la nouvelle « française », l'ironie de Curtis devient fé­roce, sans pour autant (hélas) verser dans l'invraisemblable. On lit cela avec grand plai­sir. G. L. #### Roger Judrin Boussoles (Table ronde) Il s'agit de deux essais, sous forme de fragments. « Dents de sagesse » groupe des re­marques sur le cours des cho­ses, comme dirait Perret, et « Encre sur Encre », sur des écrivains, d'Homère à Audi­berti : (une histoire littéraire en comprimés). Pour ma part, les écrivains « fragmentaires » m'ont tou­jours séduit. Judrin, qui pro­cède naturellement par formu­les et par traits, réussit par­faitement dans ce genre qui réclame l'éclair. Mais les écri­vains de cette sorte sont faits pour être querellés, c'est un nouveau plaisir qu'on se don­ne avec eux. Piqué au hasard d'une relec­ture, on approuvera ceci « L'enfant qui naît ce matin n'a rien reçu dans son berceau que n'y ait trouvé le jeune Caïn. Mais voici que les étu­des, s'étendant sur quarante ans, clouent à l'école un éter­nel apprenti, sans loisir et sans invention. L'homme con­damné à apprendre l'homme, n'a plus le temps d'en être un... » Et on le trouvera injuste avec Corneille, par exemple. G. L. #### Michel Fromentoux L'illusion démocratique (Nouvelles Éditions Latines) « L'illusion démocratique du catholicisme libéral au progressisme marxiste » -- tel est le titre complet de cet opuscule, où Michel Fromen­toux tente une analyse de la crise religieuse dans ses rap­ports avec la politique, de 1789 à Vatican II. 95:208 Ambitieux sujet. Le mérite de l'auteur est d'avoir su esquisser les étapes essentielles dans l'histoire de ces relations sans négliger la préoccupation du fil conduc­teur : le progrès de « l'illusion démocratique » dans les es­prits, qui ravage aujourd'hui l'Église aussi profondément que l'État. La question centra­le, celle du rapport entre les deux pouvoirs, en ressort obs­curcie jusqu'à l'insoluble ; et il convenait d'en rappeler en termes clairs la véritable po­sition. Mais la conclusion de Fromentoux ressemble fort, à son tour, à une impasse : « On ne pourra réellement chasser la démocratie de l'Église, écrit-il, que le jour où on l'au­ra chassée de l'État, par lequel elle est passée dans l'Église. » H. K. 96:208 #### Jacques Ploncard d'Assac L'Église occupée (Diffusion de la Pensée Française) Si vous voulez connaître les raisons de lire ou relire au­jourd'hui Gheorghiu, Havard de la Montagne, Léon XIII, La Mennais, Chateaubriand, Maur­ras, Trévor-Roper, Veuillot, Dansette, saint Pie X, Marc Sangnier, Net Ariès, Vallery-Radot... et quelques autres, -- voyez le dernier livre de M. Ploncard d'Assac. Il y a là 280 pages de citations pleines d'enseignements, devant les­quels l'auteur a la modestie de tenir pour presque rien son commentaire personnel. Vous en serez peut-être contrarié au début, si le titre vous lais­sait espérer d'autres décou­vertes, mais bien vite récom­pensé en songeant aux dé­penses d'énergies qu'il fau­drait mobiliser pour faire dire soi-même à sa bibliothèque ce qu'on savait déjà : que la plu­part des « nouveautés » qui ravagent aujourd'hui l'Église ne sont que des erreurs anciennes, issues de la Renais­sance, et constamment con­damnées par Rome. H. K. #### Pierre-Marie Dioudonnat Les ivresses de l'Église de France (Sagittaire) Ce livre est l'histoire des variations de l'Église catholi­que (de France), de 1801 à 1976, à travers des citations de textes épiscopaux. Le lec­teur s'en amusera, ou s'en cho­quera : Le vrai problème est de comprendre le pourquoi de ces variations qu'il serait sans doute un peu rapide de pren­dre pour un charisme de la bassesse, du mensonge et de la palinodie. L'auteur ne se lance pas dans cette étude ; il se contente de rassembler des textes dispersés et pour la plu­part oubliés. C'est un précieux service qu'il nous rend. On aura désormais sous la main la lettre du cardinal Andrieu sur l'Action française, les pri­ses de position de l'Église avant, pendant et après la guerre, les gloses diverses sur la devise républicaine etc. Tout cela invite à la réflexion sur les rapports de l'Église et de la politique dans le monde mo­derne. L. S. #### Robert Beauvais Nous serons tous des protestants (Plon) « Les juifs on connaît. « Les curés, on en mange de­puis plus de cent ans : ça fait partie de l'hygiène quotidienne française. « Sur les protestants, black­out presque total. » Tel est le point de départ de Robert Beauvais qui nous in­vite à faire un tour dans l'his­toire du protestantisme fran­çais pour prendre conscience de l'importance d'un phéno­mène dont effectivement on parle peu. Nulle agressivité, mais constatations tranquilles qui malgré les louanges appa­raîtront à beaucoup comme une attaque en règle. Disons simplement que Robert Beau­vais parle des protestants comme il parlerait des catho­liques -- ce qui ne se fait pas. Des « quatre États confédé­rés » que Maurras présentait naguère comme les maîtres de l'État français -- juifs, pro­testants, francs-maçons et métèques -- l'État protestant, en bons termes avec les États juif et franc-maçon, est celui qui a dominé la scène fran­çaise depuis la troisième Ré­publique. Le Concile et l'après-Concile l'ont raccommodé avec l'Église catholique grâce à l'œcuménisme. Bref nous se­rons tous des protestants, si nous ne le sommes déjà. Très alerte et souvent très drôle, constellé de portraits fort bien dessinés (Couve de Murville, Rocard, Deferre etc.), le livre de Robert Beauvais est une contribution sans prétentions mais sagace à l'histoire politi­que et religieuse de notre temps. L. S. 97:208 ## DOCUMENTS ### La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre *suite de la publication des documents* Nous continuons à publier au fur et à mesure les documents concernant la guerre religieuse faite à Mgr Lefebvre, avec comme précédemment une série de notes documentaires et explicatives. Toutes ces notes sont de notre main et n'engagent aucune autre responsabilité que la nôtre. La numérotation des documents ci-après commen­ce au numéro 49, parce qu'ils viennent à la suite des quarante-huit documents précédents, publiés en leur temps dans les numéros successifs d' « Itinéraires ». Ces documents prennent également place, au fur et à mesure, dans les éditions successives de notre numéro spécial hors série : « La condamna­tion sauvage de Mgr Lefebvre ». \*\*\* 98:208 *Rappelons, redisons ceci.* *La condamnation de Mgr Lefebvre, nous l'ap­pelons* «* sauvage *» *au double sens de cruelle et d'irrégulière.* *Nous l'estimons importante, procurant sur la situation de l'Église une redoutable et irrécusable clarté : car c'est pour être demeuré un évêque in­défectiblement catholique que Mgr Lefebvre a été condamné.* Jean Madiran. 99:208 ### 49. -- Conférences de presse de Mgr Lefebvre 15 septembre 1976 Deux conférences de presse très importantes pour con­naître les pensées, les positions exactes de Mgr Lefebvre. Mais deux conférences de presse restées inconnues, sauf des journalistes présents. Par ces deux conférences de presse du 15 septembre, Mgr Lefebvre apportait au public un ensemble considéra­ble de révélations, d'informations, d'explications : quasi­ment rien n'en est passé dans les journaux. C'est donc seulement ici que le lecteur trouvera non seulement la substance entière mais le texte intégral des déclarations de Mgr Lefebvre. On y verra qu'il a répondu à toutes les questions que l'on pouvait se poser sur son action et sur ses intentions. Ses réponses n'ont pas été reproduites par la presse ; les « informateurs religieux » n'informent pas : ils jugent et filtrent selon leur parti ou leur parti pris. Leurs comp­tes rendus ne sont pas seulement tendancieux : mais en outre, mais d'abord, ils sont beaucoup trop brefs. Ce que Mgr Lefebvre a dit le 15 septembre aux journalistes de la presse écrite fait *plus* de 8.000 mots : le *Monde* en a rapporté environ 700, pas même un dixième, et le plus souvent en style indirect, sur ces 700 il n'y en a que 280 qui soient des citations entre guillemets. Voilà l' « infor­mation » d'après laquelle les lecteurs de journaux croient pouvoir se former une opinion. Il y avait le 15 septembre un tel afflux de journalistes à Écône que Mgr Lefebvre dut les recevoir en deux fois : à 9 h les journalistes de radio et de TV, à 11 h ceux de la presse écrite ; ces derniers étaient une centaine. 100:208 Henri Fesquet, néanmoins, a cru (ou voulu) voir tout le contrai­re : « L'intérêt suscité par la dissidence de Mgr Lefebvre commence à s'émousser. A la conférence de presse d'Écône, il n'y avait guère plus d'une trentaine de jour­nalistes de la presse internationale. L'opinion publique se lasse de ce conflit... » (*Le Monde* du 17 septembre.) Le préambule de Mgr Lefebvre était en substance le même aux deux conférences de presse : nous ne le pu­blions qu'une fois. La transcription de l'enregistrement laisse, bien sûr, leur style très « oral » aux questions et aux réponses. #### 1. -- Première conférence de presse du 15 septembre 1976 Messieurs, Je ne m'attendais pas à faire une déclaration. Je pensais que c'eût été une interview et que vous m'auriez posé tout simplement quelques questions. Mais si vous désirez que je fasse le point et, je dirais, le calendrier de ce qui s'est passé dernièrement à Rome, je puis vous le faire avant que vous me posiez quelques questions. Cette rencontre avec le pape a été tout à fait inattendue pour moi. Je vous le dis très sincèrement. Je la désirais bien sûr depuis plusieurs années déjà. J'avais demandé de rencontrer le saint-père pour lui parler de mon sémi­naire, de mon œuvre, pour le réjouir, je dirais, de ce fait que je pouvais malgré les circonstances arriver encore à faire quelques prêtres, à aider l'Église dans la formation des prêtres. Mais je n'ai jamais réussi. On m'a toujours dit que le pape n'avait pas le temps de me recevoir. Ensuite, petit à petit, lorsque le séminaire a été pénalisé, évidem­ment les difficultés ont encore grandi et par conséquent je ne pouvais pas arriver à traverser la porte de bronze. Mais après ces circonstances (suppression du séminaire et sup­pression de la Fraternité) on exigeait pour que je voie le saint-père que je me soumette au concile, aux réformes post-conciliaires, et aux orientations post-conciliaires vou­lues par le saint-père. 101:208 C'est-à-dire pratiquement la ferme­ture de mon séminaire. Alors je n'ai jamais accepté ces choses-là. Je n'ai pas pu accepter la fermeture de mon séminaire ni l'arrêt des ordinations dans le séminaire parce que j'estime que je fais une œuvre constructive, que je construis l'Église, que je ne la démolis pas, alors qu'à coté de moi on la démolit partout. J'estime que je ne peux pas en conscience collaborer à la destruction de l'Église. Si bien que nous nous trouvions devant une véritable im­passe : d'un côté le Saint-Siège posant des conditions qui impliquaient la fermeture du séminaire, d'autre part moi n'acceptant pas de fermer mon séminaire. Par conséquent il semblait que le dialogue devenait impossible. Or est intervenu, vous le savez, au mois de juillet, cette peine qui est tout de même grave dans l'Église, pour un évêque particulièrement, la suspense a divinis, c'est-à-dire l'inter­diction pour moi de faire un acte correspondant à l'ordi­nation épiscopale, plus de messe, plus de sacrements, ne plus pouvoir donner aucun sacrement. C'est donc très grave. Ça a fait un choc dans l'opinion publique et il se trouve qu'une vague d'opinion s'est dessinée en notre faveur. Ce n'est pas moi qui l'ai cherché, c'est le Saint-Siège lui-même qui a fait une publicité énorme sur ma suspense a divinis et sur le séminaire : et par le fait même vous qui représentez tous les moyens de diffusion des évé­nements actuels vous avez dû, parce que le peuple le de­mandait, parler de cet événement. Ça a créé un courant d'opinion pour le moins inattendu au Vatican. Le Vatican s'est donc trouvé dans une situation assez délicate, assez ennuyeuse, vis-à-vis de l'opinion publique et c'est ainsi je pense, du moins je l'imagine, que le pape a donc désiré tout de même me voir : mais d'une manière presque non officielle, ne passant pas par les voies ordinai­res : je n'ai pas vu Mgr Martin qui habituellement accorde les audiences, je n'ai pas rencontré le cardinal Villot, je n'ai rencontré personne. Je me trouvais tout simplement a Besançon en train de préparer la messe lorsqu'on m'a dit : « Il y a un prêtre qui est venu de Rome et qui désirerait vous voir après la messe, c'est très urgent, c'est très important. » J'ai dit : « Je le verrai après la messe. » Donc après la messe nous nous sommes retirés avec ce prêtre dans un coin de la salle dans laquelle nous nous trouvions et ce prêtre, Don Domenico La Bellarte, je crois, que d'ailleurs je ne connaissais pas, que je n'avais jamais vu de ma vie, est venu me dire : « L'archevêque de Chietti dont je dépends a vu le saint-père récemment et le saint-père lui a confié le désir de vous voir. » 102:208 Je lui ai dit « Écoutez ça fait bientôt cinq ans que je désire voir le saint-père. On me pose toujours des conditions, on va me poser encore les mêmes conditions. Je ne vois pas pourquoi j'irais à Rome maintenant. » Il a insisté et m'a dit : « Il y a quelque chose de changé. Quelque chose est changé dans la situation de Rome vis-à-vis de vous. » -- « Bien, si vous pouvez m'assurer que l'archevêque de Chietti me conduira chez le saint-père, moi je n'ai jamais refusé de voir le saint-père. Je suis prêt à y aller. » Je lui ai donc promis de me rendre à Rome le plus tôt possible. Comme j'avais la cérémonie de Fanjeaux, je me suis rendu à Fanjeaux et après je me suis rendu en voiture directement à Rome. J'ai essayé de joindre ce prêtre. J'ai pu le rencontrer à Rome et là il m'a dit : « Il faudrait tout de même que vous fassiez une toute petite lettre au saint-père, un tout petit mot au saint-père pour que je puisse le donner à Mgr Macchi, son secrétaire, afin que vous puissiez tout de même arriver auprès du saint-père. » Je lui dis : « Enfin quel mot, il n'est pas question pour moi de demander pardon ou de dire que j'accepte d'avance tout ce qui va m'être imposé. Je ne l'accepterai pas. » Alors il m'a dit : « Mettez n'importe quoi, mettez quelque chose sur cette lettre et je la porte immédiatement à Castelgan­dolfo. » J'ai écrit que j'exprimais mon respect profond pour la personne du saint-père et que si dans les expres­sions que j'avais pu employer dans mes discours ou dans mes écrits, il y en avait qui pouvaient déplaire au saint-père, je les regrettais et que j'étais toujours disposé à être reçu, et que je souhaitais être reçu par le saint-père. Et j'ai signé. Tout simplement. Le prêtre n'a même pas lu la petite lettre que j'avais faite, l'a mise dans une enveloppe. J'ai adressé, donc, au souverain pontife l'enveloppe, nous sommes partis avec lui à Castelgandolfo, il est entré, lui, dans le palais de Castelgandolfo, nous sommes restés quel­ques instants à l'extérieur du palais. Il est allé voir Mgr Macchi. Mgr Macchi lui a dit : « Je ne peux pas actuelle­ment vous donner une réponse, je vous la donnerai vers sept heures ce soir. » Cela c'était jeudi soir dernier. Et à sept heures en effet nous recevons un coup de téléphone, dans ma maison d'Albano, on me dit : « Vous aurez l'au­dience du saint-père demain à dix heures et demie. » Je suis donc parti pour dix heures et demie à Castelgandolfo. Là m'attendait non pas Mgr XXX mais Mgr YYY, qui est secrétaire également du saint-père. Nous sommes montés dans les appartements du saint-père et j'ai trouvé le saint-père et Mgr Benelli à côté de lui. Mgr Benelli n'a pas ouvert la bouche. Il a simplement écrit tout le temps de la con­versation. 103:208 Qu'est-ce qu'il en est de cette conversation avec le saint-père ? Je pense qu'on peut dire que c'est un premier contact qui a évidemment été assez sévère, je puis dire ; tout en étant paternel, le pape a tout de même été assez sévère. Me reprochant mon attitude et me demandant en définitive ce que j'avais à dire. Il avait parlé quelque temps pour me faire quelques reproches et je lui ai dit ce que j'avais déjà dit à certains d'entre vous lorsque vous êtes venus pour me demander : « Que diriez-vous au pape si vous aviez l'occasion de le voir ? » J'ai toujours dit que je demanderais au saint-père de nous laisser faire l'expérience de la Tradition, c'est-à-dire continuer mon séminaire, c'est-à-dire nous laisser faire le culte comme on l'a fait autrefois, recevoir les sacrements comme on les recevait autrefois, avoir le catéchisme d'autrefois. Donc faire l'ex­périence de la Tradition. J'ai répété : « *Très Saint Père, je crois que vous avez dans vos mains la solution du pro­blème. C'est vous qui avez la solution du problème dans vos mains. Vous n'avez qu'un mot à dire aux évêques : accueillez fraternellement et pacifiquement les traditiona­listes qui veulent garder et faire l'expérience de la Tra­dition. Et tout est fini, tout est terminé : les relations avec les évêques deviennent normales, moi-même je suis disposé à être supervisé par une commission qui viendrait de Rome pour voir le séminaire et pour rentrer en contacts juri­diques et normaux avec Rome ; et tout pourrait s'arran­ger. *» Le saint-père devant cette proposition m'a dit qu'il réfléchirait, qu'il devait consulter la consistoriale, qu'il devait consulter la curie romaine et qu'il verrait la chose. Puis nous nous sommes quittés. Le saint-père s'est montré très aimable et m'a reconduit dans l'appartement voisin où attendait la personne qui m'accompagnait et m'a laissé entendre que c'était un premier colloque, qui serait pro­bablement suivi d'un autre. Voilà ce que Je voulais vous dire sur ce qui est donc arrivé jusqu'à présent : Si vous avez maintenant quelques questions à me poser, je suis à votre disposition. Question : Excusez, Monseigneur, si j'ai bien compris vous êtes en étape, si on peut définir, d'armistice avec l'Église. Est-ce que vous pensez que c'est un armistice qui sera bientôt suivi par la paix ou bien on aura de nouvelles hostilités dans quelque temps ? Réponse : Tout dépend de la réponse que le pape va faire à ma proposition. Pour moi maintenant j'attends que le pape ait examiné cette proposition et qu'il me donne une réponse. Combien de temps va-t-il mettre pour réfléchir et pour me donner une réponse, je ne le sais pas. 104:208 Q. -- Pendant ce temps vous allez quand même tou­jours ordonner ? R. -- Pour le moment il n'est pas question d'ordonner, puisque les ordinations se font toujours à la fin de l'année mais je continue le séminaire comme si de rien n'était, bien sûr nous continuons. Q. -- Monseigneur, si le pape refuse votre position que va-t-il se passer ? R. -- Eh bien nous nous retrouverons dans la situation d'avant. Q. -- Jusqu'où peut-on aller ? R. -- Je ne sais pas. Tout dépend du saint-père, main­tenant. Je pense que l'Église ne pourra pas indéfiniment continuer dans la ligne dans laquelle elle se trouve ac­tuellement. On le voit bien par l'opinion publique qui réagit devant cette dégradation de l'Église. Il faudra bien un jour qu'il y ait tout de même des aménagements. Q. -- Monseigneur, vous parlez de la (incompréhen­sible...). R. -- Non. On n'en a pas parlé du tout. Q. -- J'aurais une autre question. Vous m'aviez dit dans l'interview que vous m'avez donnée il y a quelque temps que l'Église dans les hautes sphères de Rome était proche de la franc-maçonnerie et vous avez cité des noms de cardinaux. R. -- Moi je n'ai jamais parlé de cette question. J'ai dit que, oui, dans les milieux romains et particulièrement dans la revue « *Chiesa viva* » le professeur Tito Casini et d'autres avaient dit qu'il y avait des accointances, en effet, entre quelques membres de la curie et la franc-maçonnerie, c'est vrai. Mais moi j'ai juste fait une allusion dans une de mes lettres au sujet de Mgr Bugnini. C'est tout ce que j'ai fait. Ce n'est pas moi qui ai publié une liste des cardinaux. Je ne la connaissais pas, je l'ai vue dans des revues. Q. -- Est-ce que vous en avez parlé avec le pape ? R. -- Non, pas du tout. 105:208 Q. ---- Est-il vrai qu'il y aurait des évêques américains qui seraient prêts à vous suivre mais qui pour l'instant auraient peur ? R. -- J'avoue que je ne le sais pas. Ce que je pense sincèrement c'est qu'il y a dans le monde un certain nombre d'évêques qui sont à quatre-vingts pour cent dans l'orientation que je prends et qui pensent comme moi devant la situation de l'Église. Il est possible que si le saint-père élargissait un peu notre situation, la rendait pacifique, la rendait normale, à ce moment-là des évêques puissent dire : puisque le saint-père a donné le feu vert, il a ouvert les portes aux traditionalistes, il n'y a pas de raison que nous ne puissions pas maintenant nous mani­fester ouvertement pour cette orientation. Q. -- (inaudible). R. -- Je ne sais pas, c'est très difficile à dire. Je ne sais pas quels sont les sentiments du saint-père lui-même, mais il est évident qu'on ne peut pas faire fi de l'opinion de millions de catholiques qui sont désemparés. C'est ce que j'ai dit au saint-père : nous sommes déchirés, et moi-même je suis déchiré ; je suis maintenant devant vous, je voudrais pouvoir être pleinement avec vous, et tout à fait soumis en toute chose. Mais comment puis-je l'être dans la mesure où vous vous éloignez de vos prédécesseurs ? Je ne sais plus que faire parce que je ne puis pas me séparer de l'Église de toujours, je ne puis pas me séparer de vos prédécesseurs et d'autre part je ne voudrais pas me séparer de vous. Or vous vous éloignez de vos prédécesseurs dans ce que vous faites et dans ce que vous dites, alors on se trouve écartelé et des millions de catholiques se trouvent dans cette situation. Il faut que vous trouviez une solution. On ne peut pas demeurer dans cette situation-là. Q. -- Monseigneur, est-ce que vous continuez de fonder des nouveaux prieurés et des nouveaux séminaires en Allemagne ? R. -- Oui, lentement, parce que je n'ai actuellement qu'un seul prêtre en Allemagne, j'ai deux prêtres alle­mands mais je n'ai qu'un seul prêtre en Allemagne ac­tuellement. Alors évidemment ce ne peut être qu'à longue échéance. Q. -- On a annoncé pour fin octobre une messe en Allemagne à Friedrichshafen. Pourquoi vous avez choisi cet endroit ? 106:208 R. -- Ce n'est pas moi qui l'ai choisi, ce sont mes jeunes prêtres qui connaissent mieux l'Allemagne que moi, alors ils ont choisi cet endroit. Vous savez, ce n'est pas moi qui fais le programme de ces messes et de ces conférences, je suis invité par des groupes, comme je l'ai été à Lille par exemple, comme je l'ai été à Besançon, et comme je le suis en Allemagne. J'ai été à Bonn il n'y a pas très longtemps. Je suis invité par des groupes et je me rends volontiers lorsque ces groupes m'appellent. Alors s'il y a deux cents personnes, il y a deux cents personnes. Maintenant, étant donné le bruit qu'a fait notre affaire, quand il y a cinq mille personnes ou dix mille personnes, il y a dix mille personnes. Q. -- Est-ce qu'il y a des évêques en Allemagne qui sont proches de vous ? R. -- Je pense, oui. Mais je préfère ne pas donner de noms pour ne pas les gêner. Q. -- Il y a des évêques en Allemagne qui sont proches de vous ? R. -- Je crois, oui. Q. -- L'abbé Normandin accuse également votre di­rection pour l'Église. Profitez de notre caméra si vous voulez lancer un message aux Québécois qui vous suivent, de très loin. R. -- J'ai été très heureux de me rendre à Québec et de voir l'attitude qu'ont prise beaucoup de catholiques québécois et particulièrement évidemment sous la con­duite de l'abbé Normandin et de l'abbé Bleau et j'ai lu avec beaucoup d'intérêt le livre de l'abbé Normandin qui relate la conversation avec Mgr Grégoire, archevêque de Québec. C'est un monument historique que cette rencontre entre l'abbé Normandin et Mgr Grégoire. Je vous assure que je regrette de devoir le dire, mais il est clair quand on lit cette conversation que ce sont ces prêtres qui ont raison et Mgr Grégoire qui s'égare. Q. -- Votre message sera donc de poursuivre ? R. -- Certainement. Q. -- Est-ce que le pape vous a demandé de revoir certaines positions ? R. -- Le pape a blâmé mon attitude. Il ne m'a pas dit en quoi je devrais précisément manifester ce regret, ce recul, il regrette, il a beaucoup regretté mon attitude, il m'a dit que je déchirais l'Église, que c'était moi qui détruisais l'Église et je lui ai dit : 107:208 je ne vois pas en quoi je détruis l'Église en faisant des prêtres comme on les a toujours faits. Alors à ce moment, Il m'a dit : « Mais vous faites faire à vos séminaristes un serment contre le pape. » Je lui ai dit : « Très Saint Père, je regrette infiniment : c'est absolument faux. Montrez-moi ce serment, dites-moi où se trouve ce serment fait contre le pape, alors qu'au contraire j'enseigne à mes séminaristes le respect du saint-père et l'obéissance au saint-père. » Vous voyez comme le pape a été prévenu contre nous par des calomnies qui lui ont été dites. Je pense que ce sont ces choses-là qui ont fait que le saint-père était comme personnellement blessé par mon attitude. Q. -- Monseigneur, vous avez demandé au saint-père de vous laisser faire l'expérience de la Tradition. Vous attendez cette réponse. Alors est-ce que pendant cette pé­riode de statu quo disons vous allez à votre tour cesser vos critiques contre le concile ? R. -- Cesser les critiques ? Je ne cesse rien en ce sens que je ne peux pas céder sur la foi. Pour moi, c'est une question de foi, ce n'est pas une question d'opportunité, ce n'est pas une question d'avis passager, pour moi le concile, -- je l'ai dit au saint-père, je lui ai pris le schéma de la liberté religieuse, -- je lui ai dit : le schéma de la liberté religieuse dit des choses expressément con­traires à ce qu'ont affirmé les papes Grégoire XVI et Pie IX. Que faut-il choisir ? Le concile ou le pape Grégoire XVI et le pape Pie IX ? Il m'a dit : « Laissons ces choses, laissons ces choses, n'entrons pas dans les détails. » Q. -- Monseigneur (pour l'Agence France-Presse s'il vous plaît) dans votre homélie de Lille, vous avez fait une allusion politique qui a été vivement critiquée. Pour­quoi avez-vous fait cette allusion ? R. -- C'est un exemple que j'ai pris, qui m'est venu par la tête, parce que je n'écris pas mes discours. Ce n'est peut-être pas bien mais enfin j'avoue que je n'ai pas le temps, je les prépare de tête. J'aurais très bien pu prendre un autre exemple, même historique ; je vois un état de désordre complet ; anarchie, rapts, violence, assassinats, etc., les finances qui croulent, tout croule, les gens en lutte les uns contre les autres dans un pays : et vient une équipe que je suppose, peut-être que j'ai fait là une supposition un peu inexacte, mais enfin je suppose, étant donné le pays de l'Argentine, que ceux qui ont repris le pouvoir ont voulu le rétablir selon des principes chrétiens. C'est dans ce sens-là que je dis : ces principes chrétiens rétablissent l'ordre. 108:208 Parce que pour nous, il y a un ordre chrétien, un ordre de droit naturel d'une société, qui a des principes qui correspondent aux principes chrétiens et qui rétablissent l'ordre dans une société. Comme dans la famille, il doit y avoir un ordre : il y a le père, il loi, la mère, il y a les enfants. Il y a un ordre, il y a une loi, il y a une législation familiale qui fait que la famille est dans la paix, que la famille prospère, que la famille est dans la foie. Eh bien, c'est la même chose dans un pays : s'il y a la lutte, le sang qui coule, le désordre, les rapts, il n'est pas possible que les lois soient appliquées. Si les lois naturelles sont appliquées l'ordre revient. Moi je suis pour l'ordre, l'ordre naturel, l'ordre établi par Dieu lui-même, dans la nature. C'est tout. C'est toute la politique que je fais, pas plus que ça. Q. -- A Lille il y avait des partis politiques d'extrême droite qui assistaient à votre messe, est-ce que vous pensez vous désolidariser ? R. -- Oui absolument. Je n'ai pas été satisfait de voir qu'à l'entrée de la salle de Lille on distribuait *Aspects de la France.* Je ne vois pas pourquoi. Je ne suis pas « Action française ». Je ne les méprise pas. Au contraire dans une certaine mesure je pense qu'ils essayent de défendre une bonne cause. Mais j'ai regretté qu'ils soient là parce que je ne veux pas qu'on me lie à des choses auxquelles je ne suis pas lié du tout. Je ne suis pas abonné à *Aspects de la France* et je ne connais même pas ceux qui le rédigent. Q. -- Monseigneur, vous avez dit être un homme écar­telé, alors peut-être qu'un jour le choix crucial se posera avec le pape ou séparé de l'Église. Peut-être même la création d'une autre Église. Jusqu'où irez-vous ? R. -- Non jamais. La création d'une autre Église n'est pas possible pour moi. Voyez-vous, entre le choix que je faisais tout à l'heure entre la liberté religieuse du concile et les papes d'autrefois, je choisis les papes d'autrefois. Parce que je choisis la Tradition. Et qui se sépare de l'Église ? C'est ceux qui se séparent de l'Église de toujours. On dit : le pape c'est l'Église. Oui, dans la mesure où il continue l'Église de toujours. Dans la mesure où il s'en sépare, c'est lui qui fait schisme. Q. -- Vous êtes dans le vrai et les autres dans le faux ? R. -- Que voulez-vous, je le regrette, mais voyez les fruits. Si vous ne voulez pas me croire, je vous dirai voyez les fruits, voyez les fruits de ce séminaire, et voyez ce qu'il y a ailleurs, à côté. 109:208 Je voudrais bien que ce soient les autres qui soient dans le vrai et moi dans le faux, je m'humilierais immédiatement et je dirais : je cesse ce que je fais et je vais avec les autres. Mais quand je vois ce qui se passe dans l'Église et quand je vois que le peu que je peux faire ici produit des fruits vraiment excellents, je crois, ce n'est pas moi qui les fais, ce sont ces jeunes gens qui reçoivent ce qu'on a reçu autrefois et les fruits sont les mêmes qu'autrefois. Q. -- Finalement est-ce que vous avez l'impression que Dieu vous a choisi pour une mission importante ? R. -- Je n'ai pas de fil direct avec le ciel, seulement j'ai la foi et j'espère que le Bon Dieu me bénit, c'est tout ce que je cherche. Je pense que le Bon Dieu nous bénit réellement parce que moi-même je suis émerveillé de voir comment j'ai pu réaliser cette œuvre en partant il y a six ans avec rien. Zéro sou, zéro centime. Les gens voyant que je voulais faire un bon séminaire m'ont apporté de l'argent, j'ai pu construire ce séminaire, les professeurs sont venus, les vocations viennent. Cette année encore trente-deux séminaristes vont rentrer dans deux semaines, plus quatre frères, cela fait trente-six nouvelles vocations dans ce séminaire. Alors que partout ailleurs il n'y a plus rien. Ce n'est pas moi qui vais les chercher, je ne vais pas les chercher chez eux : ils savent qu'ici il y a une maison où on forme des prêtres. C'est tout. Ils viennent. (*Ici, quelques questions et réponses en italien.*) Q. -- Monseigneur, en Allemagne, il y a beaucoup de groupes traditionalistes qui vous soutiennent. Comment jugez-vous la situation de l'Église catholique en Allemagne d'aujourd'hui ? R. -- La situation des catholiques en Allemagne est un peu différente je crois de celle de la France par exemple, de celle de la Hollande, de la Belgique. Et d'ailleurs on peut dire la même chose d'autres pays -- je pense à l'An­gleterre, à l'Italie et même à l'Espagne -- la situation n'est pas catastrophique dans les églises et dans la liturgie et dans toutes ces choses comme en France et dans les pays comme la Belgique et la Hollande. Mais je pense que c'est un simple délai, peut-être de cinq ans, de dix ans, de quinze ans, je ne sais pas. C'est un délai parce que ce qui est mauvais dans tous ces pays aussi, ce sont les universités, et les séminaires. C'est là qu'il faut voir que le mal se fait actuellement, dans les universités et les séminaires. Alors ce n'est que partie remise, parce que quand ces jeunes seront dans les églises, seront à la tête des diocèses, ce sera peut-être pire encore qu'ailleurs. 110:208 Et c'est là le grave danger. Je crains que les évêques ne se rendent pas suffisamment compte du danger que court l'avenir de leur église à cause des fausses théories dont sont imbus tous ces jeunes dans les séminaires et les universités. Q. -- Est-ce qu'il n'est pas question de construire un séminaire au Québec ? R. -- Non pas construire un séminaire au Québec, parce que je pense qu'ils pourraient aller au séminaire des États-Unis au moins pour commencer. Mais j'espère bien avoir sous peu une maison au nord de Montréal pour quelques prêtres qui iraient là. Q. -- Les prêtres (incompréhensible) politiquement à droite et pourtant si on regarde bien les rayons de la bibliothèque du séminaire d'Écône, et si on regarde au rayon politique, la majorité des livres qui sont là sont de Maurras. Est-ce que c'est Maurras qui forme vos (incompréhensible) politiques ? R. -- Non pas du tout. Moi-même je peux dire que je n'ai pas connu Maurras, je n'ai même pas lu ses œuvres, je suis peut-être un ignorant à ce point de vue-là. Q. -- Il n'y a pas beaucoup de politicologues de gauche qui sont admis dans les rayons de votre bibliothèque. R. -- Ah oui, mais c'est que nous avons un « enfer » dans la bibliothèque qui n'est pas ouvert à tout le monde. Alors ils sont dans l' « enfer » peut-être ceux-là. Q. -- Maurras est au ciel ? R. -- Il est peut-être au purgatoire. Q. -- Monseigneur, en Amérique latine l'Église est très divisée. Est-ce que votre allusion à l'Argentine indique que vous prenez parti entre les cardinaux, qui par exemple soutiennent les juntes militaires au Chili ou en Argentine, et l'Église telle celle de Don Helder Camara qui combat notamment pour la pauvreté ? R. -- Ce sont des problèmes bien difficiles, parce que je ne suis pas en Amérique du Sud, mais enfin vous savez quand on regarde comme tout le monde peut le voir, dans les nouvelles qu'on peut avoir, il est évident que parce que je suis évêque, parce que je suis catholique, je ne peux pas être pour le communisme. Ce n'est pas possible. Les papes l'ont condamné. Quand je parle du communisme, on dit : « Vous faites de la politique. » Alors le pape Pie XI et tous les papes qui ont condamné le communisme ont fait de la politique ? Je suis fidèle à l'enseignement de l'Église. C'est tout. 111:208 Q. -- Pie XI avait condamné Maurras. R. -- Oui, je sais, mais je vous dis que je ne suis pas maurrassien. Q. -- Monseigneur, on a l'impression, certains disent que vous êtes débordé sur le plan politique et d'autres ajoutent que vous êtes débordé à l'intérieur de votre propre mouvement. Qu'il y aurait comme une aile dure, que si vous étiez seul vous renonceriez à ces critiques conciliaires. R. -- Non. Pour la question de « l'intérieur du mouve­ment », c'est faux. Je n'ai pas fait de « mouvement ». J'ai un séminaire et j'ai des prêtres et maintenant quel­ques prieurés. Alors ceux-là sont tout à fait unis à moi et je pense qu'il n'y a pas de faille. Mais qu'il y ait d'autres traditionalistes qui ont d'autres idées, vous avez l'abbé de Nantes, vous avez le père Barbara, vous en avez au Canada, qui ne dépendent pas de moi. Ils disent ce qu'ils veulent. Bien sûr on m'accuse de penser tout ce que pensent les autres, tout ce que disent les autres. Je ne peux pas en­dosser tout ce que disent tous les traditionalistes du monde. Comme je l'ai dit au saint-père : je ne suis pas le chef des traditionalistes. Je suis un parmi les millions de catho­liques qui en ont assez des changements dans l'Église et de la destruction de l'Église ; qui cherchent une voie pour sortir de ce marasme ; et comme je suis évêque et que j'ai un séminaire, alors évidemment j'émerge un peu de cette masse de catholiques. C'est tout. Je n'ai pas fondé de « mouvement », je ne suis pas « chef », je n'ai jamais voulu être « chef des traditionalistes ». Q. -- Un sondage récent a montré qu'en cas de schisme, cinq pour cent seulement des catholiques pratiquants vous suivraient. Vous n'estimez pas que c'est très peu ? R. -- Comme je ne fais pas schisme, je pense que je n'aurai jamais cinq pour cent. Je ne peux pas faire schisme et je pense que je ne fais pas schisme. On ne peut pas faire schisme, je vous l'ai déjà dit, on ne peut pas faire schisme quand on reste uni à l'Église de toujours. Ce sont ceux qui se séparent de l'Église qui font schisme. Que ce soit n'importe qui. Même si ce devait être un jour le pape, je ne dis pas qu'il le fasse, ou un cardinal, ou des cardi­naux, ou même un épiscopat tout entier qui se séparent de la doctrine de toujours de l'Église, ils se séparent de l'Église ; ils sont schismatiques. Moi au contraire, je main­tiens la doctrine de l'Église, complète, totale, sans en lâcher un iota. Je ne peux pas faire schisme. 112:208 Q. -- Monseigneur, j'ai trouvé que votre position n'était pas très claire quand vous avez expliqué que vous aviez passé une sorte de contrat moral avec le pape, à savoir : s'il accepte que vous continuiez votre expérience, vous vous tairez, ce sera fini. Ce sont vos propres mots : « ce sera fini ». Or... R. -- Je n'ai pas dit que je me tairais, j'ai dit que ce serait fini. C'est-à-dire que les relations deviendront normales entre le Vatican et nous et entre les évêques et nous. Q. -- Et comment les relations entre le Vatican et vous peuvent-elles être normales, alors que vous continuez -- votre conférence de presse en est la preuve -- à critiquer le Vatican et le concile ? R. -- Comme il y a du pluralisme dans l'Église main­tenant depuis le concile, on accepte tout, on est toujours pour le pluralisme, eh bien c'est facile. J'ai dit au saint-père : « Il y a vingt-trois prières eucharistiques en France maintenant. » Mais il m'a dit : « Mais bien plus, Monsei­gneur, bien plus. » S'il y en a bien plus, alors pourquoi ne pas en ajouter une de plus ? Et qui soit conforme à ce que nous désirons. Q. -- Vous pensez donc que l'obéissance n'est pas une vertu chrétienne ? R. -- Je ne comprends pas. L'obéissance n'est pas une chose absolue. L'obéissance est une vertu relative. C'est une vertu justement. Et la vertu c'est pour le bien, c'est pour faire le bien, et non pour faire le mal. Si vos parents vous commandent de faire quelque chose qui est contraire à la loi de Dieu, vous n'avez pas le droit d'obéir. L'obéis­sance ce n'est pas quelque chose d'absolu, c'est quelque chose de relatif à un bien et pas au mal. Si on me com­mande de détruire l'Église, si on me dit : vous devez en finir avec votre séminaire, détruisez ça on n'en veut plus. Pourquoi ? Donnez-moi des raisons valables. Si vous me donnez des raisons valables, je suis tout prêt à le faire. S'il n'y a aucune raison valable, aucun jugement, aucun tribunal ne m'a condamné, je n'ai pas pu me présenter devant un tribunal, on n'a rien fait, et on condamne et on frappe, et on frappe. Je ne peux pas. Ce n'est plus de l'obéissance, c'est de l'esclavage. C'est inadmissible. 113:208 Q. -- Donc à vos yeux, c'est le pape qui est entrain de s'égarer, si j'ose dire. A vos yeux c'est lui qui fait le schisme ? R. -- Je ne dis pas qu'il soit schismatique mais je pense, comme je vous le disais tout à l'heure, je ne dis pas qu'il est hérétique, pas du tout, mais je pense que la manière dont on a conduit le concile et les choses post­conciliaires conduit à l'hérésie et conduit au schisme. La meilleure preuve c'est que maintenant vous avez trois millions de catholiques *en moins* qui pratiquent en Alle­magne, vous avez cinquante pour cent de catholiques *en moins* qui pratiquent à Paris depuis cinq ou six ans, vous en avez cinquante pour cent *en moins* qui pratiquent aux États-Unis. Qu'est-ce que ça veut dire ça ? Ce sont bien des gens qui perdent la foi, des gens qui s'égarent complè­tement, et dire que ça n'a aucun rapport avec le concile et avec ce qui s'est fait après le concile c'est de l'imagi­nation. Q. -- Quand vous parlez du mal vous voulez donc dire qu'il y a des mauvais prêtres et des bons prêtres que vous représentez. Vous faites une distinction entre... R. -- Non, non. Vous m'emmenez dans des sentiers que je ne veux pas suivre. Ce n'est pas vrai. Il y a certainement des bons prêtres qui font leur possible, mais qui regrettent, qui pleurent la situation mais qui font ce qu'ils peuvent. Q. -- Monseigneur, Écône existe depuis plusieurs an­nées. Votre politique était plutôt restrictive à l'endroit de l'information : il était très difficile d'avoir une interview avant. Qu'est-ce qui vous a décidé soudain à multiplier les déclarations publiques telles que celle-ci avec ce grand nombre de caméras ? R. -- Je vous assure que c'est un peu sous votre con­trainte. Parce que je ne l'ai jamais désiré, et c'est vrai j'ai toujours restreint, j'estimais que ce que j'avais à faire c'était former des prêtres et pas passer à la télévision. Mais qu'est-ce que vous voulez, ce n'est pas moi qui ai voulu la télévision, ce n'est pas moi qui ai voulu ces réunions. Elles ont d'abord été faites par le Saint-Siège lui-même. La décision qui frappait Écône, la suppression d'Écône au mois de mai l'année dernière *a été sue par la télévision avant que je la connaisse moi-même.* Ce n'est donc pas moi qui suis allé à la télévision pour parler et me défendre. C'est eux qui m'ont lancé ça dans la télé­vision. A force d'entendre à la télévision, dans les jour­naux, dans la presse des calomnies, des choses qui sont absolument fausses, comme sur la politique, comme sur l'argent, -- on dit que mon argent vient de magnats amé­ricains, ceci et cela, -- autant de choses fausses que je ne peux accepter. 114:208 C'est pourquoi j'accepte que vous veniez de temps en temps. Et c'est pourquoi je vous ai demandé de venir aujourd'hui mercredi matin quelque temps, puis ensuite à onze heures je vais recevoir ceux de la presse. Et puis c'est fini après, je vous demanderai de grâce de me laisser en paix. Q. -- Est-ce que quelque chose a changé dans votre situation précisément depuis qu'on parle beaucoup d'Écô­ne ? Est-ce que votre situation a été modifiée dans le public d'une part et par rapport au Saint-Siège d'autre part ? R. -- Je le pense. Je pense dans le public en ce sens qu'il y a beaucoup plus de personnes qui connaissent main­tenant Écône et qui comprennent qu'il y a un problème qui se pose dans l'Église ; et puis ensuite le Vatican cer­tainement aussi est très touché par la question de l'opinion publique. Certainement. Q. -- Monseigneur, qu'est-ce que vous pensez de la secte Moon ? R. -- Je ne la connais pas... (*Trois questions et réponses en italien.*) Q. -- ... un dominicain a écrit de vous la semaine dernière que vous étiez entêté et orgueilleux et que c'est ce qui vous poussait à tenir. R. -- Vous pouvez juger vous-même, je ne sais pas. Ce n'est pas moi qui ai à me juger. C'est le Bon Dieu qui me jugera. Entêté : eh bien quand on a la foi accrochée au cœur, c'est difficile d'abandonner et le véritable entêtement c'est la conviction de la foi qui (inaudible). Q. -- ... deux mille cinq cents évêques ont pu se trom­per ainsi en route ? R. -- Je ne crois pas que deux mille cinq cents évêques se sont trompés. Évidemment je pense que beaucoup ne se sont pas aperçus de ce qui se passait. Moi-même j'ai signé beaucoup de schémas du concile, mais je dirais sous la pression morale du saint-père. Parce que je me disais : Je ne peux pas me séparer du saint-père. Si le saint-père signe, moralement je me sens obligé de signer. Mais c'était un peu à contrecœur. Mais il y en a deux quand même que je n'ai pas signés : celui de la « liberté religieuse » et *Gaudium et Spes.* Le pape me l'a rappelé d'ailleurs. 115:208 Q. -- Monseigneur, pour l'instant il n'y a rien de changé, outre le bénéfice du contact que vous avez eu avec le saint-père qui est très important pour vous. Sur le fond il n'y a rien de changé ? R. -- Sur le fond non. Q. -- Quel est votre sentiment, aujourd'hui après ces six années de discussions, de combats, de luttes idéologi­ques, est-ce que vous recommenceriez si c'était à refaire ? R. -- Je recommencerais si j'en avais la santé physi­que : parce que je vieillis et quand j'ai commencé ça à soixante-quatre ans je trouvais que j'étais peut-être un peu présomptueux ; mais enfin puisque j'ai été encouragé par les circonstances j'ai compté sur le Bon Dieu. Je fais une œuvre de Dieu, je pense faire une œuvre de Dieu et je ne compte que sur le secours de Dieu. Même si je marche dans le brouillard, si le Bon Dieu le veut, il arrangera toutes choses. Q. -- (incompréhensible : peut-être : comment jugez-vous de la suite de votre mouvement en Suisse) R. -- Eh bien c'est comme dans les autres pays, parti­culièrement en France. En Suisse bien sûr, nous avons une certaine influence parce que nous sommes en Suisse. Nous avons beaucoup d'amis et nous avons aussi des gens qui sont contre nous et qui ne comprennent pas. C'est regret­table. On ne cherche pas à diviser. Q. -- (même interlocuteur :) les relations avec la hié­rarchie catholique comment sont-elles ? R. -- Je ne peux pas dire qu'elles soient très très cordiales. Mais je rencontre volontiers Mgr Adam. Je l'ai vu trois fois l'année dernière, il m'a encore invité à venir le voir. Certainement j'aurai l'occasion de le revoir. Q. -- Vous auriez l'occasion de le rencontrer aujour­d'hui sur les antennes de la radio suisse-romande à douze heures trente. Est-ce que vous acceptez ? R. -- Non. Pas sur les antennes de la radio. Une con­versation privée, un dîner en particulier, c'est tout. Q. -- Monseigneur, aurez-vous de prochains rendez-vous ? R. -- Je l'espère. J'espère que le saint-père, d'ici deux mois peut-être, me rappellera pour un nouvel entretien. Q. -- Pendant votre absence vos collaborateurs ont parlé (?) de martyre. (Rires.) 116:208 R. -- Moi martyr ? Q. -- Non pas vous. Mais on a évoqué la possibilité que l'Église intégriste ait ses martyrs. R. -- Ah bien. C'est comme je l'ai dit tout à l'heure. Nous sommes vraiment déchirés intérieurement. Nous vou­drions que toute cette situation-là se clarifie et rentre dans l'ordre. Je suis le premier à le désirer. Mais dans l'ordre au prix de l'abandon de notre foi, ça jamais ! Q. -- Est-ce que vous irez à Lourdes ? R. -- Non. Q. -- Vous n'irez pas à la réunion des évêques français ? R. -- Non. Je ne veux pas les ennuyer ! (*Question et réponse en italien.*) #### II. -- Seconde conférence de presse du 15 septembre 1976 Comme je l'ai dit tout à l'heure aux représentants des différentes télévisions, je n'avais pas l'intention de faire une conférence de presse. Je pensais avoir affaire à une petite interview avec quelques représentants de la presse ; mais je vois que ça s'est élargi d'une manière à laquelle je ne m'attendais pas. Mais enfin je suis heureux de vous accueillir. J'espère que cet entretien aidera à faire un peu de clarté sur le problème d'Écône. C'est déjà quelque chose que vous soyez à Écône même et que vous puissiez vous rendre compte de ce qu'est cette maison. Je pense qu'il n'est pas inutile que je fasse de nouveau un retour en arrière comme je l'ai fait tout à l'heure au sujet des derniers événements qui concernent Écône et qui me concernent personnellement. C'est avec surprise que j'ai appris que je pouvais avoir une audience du saint-père. Il y avait si longtemps que je l'attendais... (*ici Mgr Lefebvre renouvelle en substance le récit et les explications donnés à la première conférence de presse*). 117:208 Voilà où nous en sommes actuellement. Y a-t-il une possibilité d'entente, d'accord ? Je le souhaite et je l'espère de tout cœur. Je pense véritablement que si le feu vert nous était donné et que le pape par un mot de sa part disait aux évêques de bien vouloir accueillir avec bienveil­lance et avec charité ceux qui sont attachés aux traditions de toujours et de leur faciliter le culte d'autrefois et les sacrements d'autrefois et l'enseignement du catéchisme d'autrefois, tout rentrerait dans l'ordre immédiatement. Il n'y aurait aucune difficulté. Voilà où nous en sommes ac­tuellement. J'espère donc d'ici quelque temps recevoir à nouveau, soit un appel, soit une indication quelconque du Saint-Siège. Maintenant si vous désirez me poser des questions, je suis à votre disposition. Q. -- (Agence France-Presse.) Le cardinal Thiandoum est arrivé tout à l'heure, est-ce que vous l'attendiez ? R. -- Oui, je l'attendais. C'est une visite d'amitié. Vous savez que j'ai beaucoup d'affection pour celui que j'ai ordonné prêtre moi-même et qui était mon élève autrefois. Il aime toujours venir me voir et se tenir au courant de la situation ; et lui-même, d'ailleurs, je dois dire qu'il a participé autant qu'il a pu à détendre le climat entre Écône et le Saint-Siège afin de permettre cette rencontre. Q. -- Monseigneur, je me permets de vous demander, est-ce que la messe de saint Pie V est interdite ? Puisque le cardinal Ottaviani et le cardinal Heenan avaient déclaré qu'elle était licite, qu'elle n'était pas interdite ? R. -- C'est une question délicate. Pour moi elle n'est pas interdite et nous nous appuyons sur le texte de la Bulle de saint Pie V ; mais il est de fait que des épisco­pats l'ont interdite. Il est assez curieux que des épiscopats aient pu interdire une messe qui est pratiquement autorisée encore à Rome, car il y a des églises où on dit régulière­ment la messe de saint Pie V à Rome. Je pense que tout ça fait partie du trouble dans lequel l'Église se trouve actuellement. Q. -- Et il n'y a pas de textes formels ? R. -- Ah non, que je connaisse, il n'y a pas un texte formel. Q. -- Monseigneur, comment voyez-vous finalement les résultats de votre entretien avec le saint-père et pensez-vous continuer votre chemin. R. -- Oui. Tant que je n'ai pas un appel du saint-père et je dirais un arrangement qui soit acceptable, nous continuons comme autrefois. 118:208 Pour l'instant, les séminaristes rentrent aujourd'hui même, ce soir le séminaire sera rem­pli et nos jeunes arrivent dans quinze jours. Nous conti­nuons comme si de rien n'était. Q. -- Monseigneur, si les choses ne s'arrangent pas avec le Vatican, procéderez-vous à de nouvelles ordinations en juin ? R. -- De toute façon, j'ai toujours l'intention de faire les ordinations. Mais j'espère que les choses s'arrangeront avec Rome. Qu'elles deviendront autorisées. Q. -- Monseigneur, dans votre lettre du 29 juillet à vos bienfaiteurs vous avez dit : la liberté religieuse est un blasphème. Et vous venez de répéter que vous avez là votre difficulté peut-être primordiale avec les textes du dix-neuvième siècle. Mais vous étiez au concile et on a tout le temps dit au concile que c'était par réaction aux expériences faites avec les États totalitaires, soit com­munistes, soit fascistes, soit franquistes. Est-ce que vous rejetez donc cette position de l'Église qui a voulu libérer les croyants de ces totalitarismes. Vous avez aussi dit que cela (mots incompréhensibles) les États catholiques. Mais seulement les États catholiques dans la mesure où la liberté de la foi n'est pas sauvegardée. Alors vous voulez continuer sur ce point ou est-ce que vous feriez des trac­tations ? R. -- Pour moi, ce n'est pas une question d'opportunis­me ou de sentiment personnel, ou d'avis particulier, enfin personnel. Il s'agit là d'une question de foi. Je me règle sur le droit public de l'Église. On nous a enseigné, -- je puis vous donner ici un livre du droit public de l'Église qui enseigne ce que l'Église entend par les relations entre l'Église et l'État, et basé sur des principes théologiques fermes et certains que nous ne pouvons pas changer. On ne peut pas changer à son gré les relations normales, je dirais idéales, que doit avoir l'État avec l'Église. Maintenant autre chose, les circonstances pratiques. Bien sûr chaque État se trouve dans des conjonctures particulières, par conséquent l'Église doit en tenir compte, c'est évident. Mais les principes fondamentaux du droit public de l'Église, on nous les a enseignés au séminaire, je ne vois pas pour­quoi maintenant je renierais ce que j'ai étudié au sémi­naire. Ce n'est pas une question personnelle. Q. -- Monseigneur, dans cet arrangement que vous envisagez peut-être avec le saint-père, est-ce que vous pourriez introduire d'autre part la reconnaissance de la doctrine du concile Vatican II ? (... incompréhensible...) ? 119:208 R. -- Je ne crois pas qu'on me demandera cela n'est-ce pas. En tous cas, personnellement, il m'est impossible d'accepter par exemple tel qu'il est et tels qu'ils sont les textes de *Gaudium et Spes* (« L'Église dans le monde »), et de la liberté religieuse. Parce que précisément ils s'op­posent à ce que les papes pendant un siècle et demi ont professé. Alors, encore une fois, nous sommes obligés de choisir. Bien sûr que dans notre époque de libéralisme, beaucoup de gens n'arrivent pas à comprendre qu'on puisse demeurer sur des positions qui paraissent des positions « retardataires », « anciennes », « moyenâgeuses », etc. C'est évident, mais la doctrine de l'Église est la doctrine de l'Église. Quand les papes ont condamné la liberté de pensée, la liberté de conscience, la liberté des cultes, ils ont expliqué pourquoi ils les condamnaient. Léon XIII a fait des encycliques très longues sur ces sujets-là. Il suffit de les lire ; et le pape Pie IX, le pape Grégoire XVI. Tout cela est basé encore une fois sur les principes fondamen­taux de l'Église, sur le fait que l'Église est une vérité, est la seule Vérité. Que voulez-vous, c'est comme ça, on y croit ou on n'y croit pas, bien sûr, mais quand on y croit, on est obligé d'en tirer les conséquences. C'est pourquoi personnellement je ne crois pas que ces déclarations du concile qui implicitement reconnaissent la liberté de conscience, la liberté de pensée, la liberté de culte, puissent être compatibles avec ce que les papes ont enseigné autre­fois. Alors on choisit. Ou on choisit ce que les papes ont enseigné pendant des siècles, et on choisit l'Église, ou on choisit ce que le concile a dit. Mais on ne peut pas choisir les deux à la fois puisqu'ils Sont contradictoires. Q. -- Monseigneur, croyez-vous que beaucoup de catho­liques, surtout en Europe occidentale, partagent vos vues ? R. -- Eh bien, ça vous le savez mieux que moi, je crois, parce que c'est une affaire d'opinion publique et là-dessus moi je suis bien incapable de dire quel est le nombre de ceux qui pensent comme nous. Parce que, encore une fois, je ne fais pas de « mouvement », je ne suis pas le « chef des traditionalistes » et je ne veux pas l'être. Je suis un catholique parmi les millions de catholiques qui déplorent la situation de l'Église actuelle et qui essayent d'en sortir comme ils peuvent, essayent d'endiguer la marée destruc­trice de l'Église comme ils le peuvent. C'est tout. Alors combien sont-ils, je ne sais pas. On a fait des sondages, on a fait des appréciations. Là je suis absolument incapable d'apprécier si c'est juste ou si ce n'est pas juste. Per­sonnellement d'ailleurs, ça m'est complètement indifférent. Je vous assure : complètement indifférent. 120:208 Qu'on me dise demain : toute l'opinion s'est retournée contre vous, je dirai : ça m'est égal, ça m'est égal, je ne m'appuie pas sur l'opinion publique, je m'appuie sur la vérité de toujours, sur les livres que j'ai dans ma bibliothèque, là, et qui ont enseigné la doctrine de l'Église pendant toujours. Je ne peux pas changer ! On me demande de renier ce qu'on m'a appris au séminaire et ce que j'ai pratiqué moi-même pendant cinquante ans de ma vie sacerdotale et épiscopale. Ce n'est pas possible, je ne veux pas me renier à la fin de mes jours. C'est tout. Maintenant si personne ne veut m'écouter, personne ne m'écoute, je serai tout seul. Je mourrai en paix tout seul. Mais si des séminaristes vien­nent et comme c'est le cas, encore trente-six dans quelques jours, qui vont venir, trente-six nouveaux qui viennent pour cette année, je suppose que ma foi a un écho parmi cette jeunesse et que je ne suis pas tout seul et qu'ils représentent tout un monde qui veut garder sa foi. Tout simplement. Q. -- Si je comprends bien vos propos, Monseigneur, si je ne trahis pas votre pensée, vous vous estimez meilleur juge de l'orthodoxie de l'Église catholique que le pape actuel et les deux mille cent ou deux cents pères du concile qui ont approuvé des textes régulièrement (... in­compréhensible...). Alors comment conciliez-vous cette attitude tout à fait personnelle et individualiste (... incom­préhensible...) avec ce fait paradoxal que vous vous trou­verez peut-être tout seul, disiez-vous tout à l'heure, tout seul et en rébellion contre tous, quand tous c'est l'ensem­ble du corps épiscopal de l'Église catholique d'aujourd'hui. Qu'est-ce qui s'est passé pour que vous soyez seul, ou presque, parce que vous n'êtes pas tout à fait seul, presque seul (interrompu par la réponse). R. -- Non. Mais alors, ce qui s'est passé, c'est le concile et l'influence, je dirais le poids moral, du concile sur l'es­prit des évêques. Voyez, moi-même j'ai signé tous les actes du concile sauf deux : sauf celui de la « liberté religieuse » et celui de *Gaudium et Spes.* Alors on dit : « Comment avez-vous signé ces actes du concile et puis maintenant vous vous trouvez contre ? » Mais j'ai été je dirais un peu sous une pression morale, comme l'ont été beaucoup d'évêques en disant : le pape, -- c'était au début du pontificat de Paul VI, au début de cette transformation qui est devenue stupéfiante et que nous n'attendions pas à ce point-là au moment où nous avons signé, -- alors voyant le pape qui signait, est-ce que je vais, moi, me mettre en dehors de cet ensemble qui paraît être d'accord. 121:208 Cette pression morale a fait que beaucoup d'évêques ont signé, mais un peu à contrecœur, n'étant pas parfaite­ment d'accord avec les textes, en faisant des réserves, on les a faites, mais beaucoup n'ont pas été acceptées, on a signé quand même. Mais devant celui de la « liberté reli­gieuse » et celui de *Gaudium et Spes,* j'ai dit non, je ne peux pas signer ça en conscience, je ne me sens pas capable de signer une chose pareille. Alors pourquoi je suis seul ? Ça je n'en sais rien. C'est un mystère. Mais je dirais : la vérité peut être seule, ce n'est pas le nombre qui fait la vérité. Ce qui juge, ce n'est pas moi qui juge, ce sont les textes. Je puis apporter au saint-père, j'aurais voulu pou­voir être mis en jugement par le saint-office, par la congrégation de la foi, je l'ai demandé au saint-père. Mettez-moi en jugement devant la congrégation de la foi et je ferai le procès du concile. Je ferai le procès du concile avec un avocat, avec des avocats. Permettez que je sois accom­pagné de deux ou trois théologiens et ensemble nous ferons le procès du concile. Mais ça bien sûr jamais ils ne le feront, pensez-vous. Parce que ce n'est pas moi qui juge, je viendrai avec des textes, nous viendrons avec les affirmations des papes, nous montrerons ce qu'il en est ; et nous montrerons que tout ce qui est sorti du concile a été fait « au nom du concile ». Beaucoup disent : « Ah mais on a détourné le concile et on a mal interprété le concile par les applications. » Mais ce n'est pas vrai : parce que toutes les réformes qui ont été faites, ont été faites officiellement par Rome au nom du concile. Donc c'est bien l'interprétation officielle de Rome, toutes ces réformes. Beaucoup me disent par exemple pour la liturgie : Pour­quoi a-t-on maintenant imposé la langue vernaculaire, d'une certaine manière, moralement, alors que le latin était encore voulu par le concile ? Mais une fois qu'une porte était ouverte, ceux qui étaient mandatés pour être les interprètes du concile ont conclu dans le sens du changement. Q. -- Est-ce vrai que les textes du concile sont interdits à Écône ? R. -- Pas du tout, au contraire. Nous les étudions. Nous les étudions et nous les passons au crible bien sûr, mais nous les étudions. Nous les avons. Q. -- Monseigneur, dans votre conférence à Saint Gall où j'étais, vous avez dit que tous les documents du concile, tous les schémas préparés durant le temps préparatoire du concile auraient été rejetés pas avec le nombre suffisant des deux tiers prévus. Mais de fait il y a une, au moins une, constitution dont le schéma était tout préparé avant et c'était précisément celui de la liturgie et vous étiez mem­bre de la commission préparatoire. Alors est-ce que vous rejetez aussi ce premier document sur la liturgie ? 122:208 R. -- Non, personnellement je regrette infiniment que toute cette préparation ait été réduite à néant. Je crois que si on avait pris comme base de discussion ces soixante-douze schémas qui étaient préparés par la commission centrale et les commissions préparatoires, on aurait eu un tout autre concile. Tout autre. Q. -- Vous m'avez mal compris peut-être. Je veux dire que c'était précisément le schéma sur la liturgie qui a été accepté comme il était préparé comme base de discussion, en distinction avec d'autres schémas. Alors pourquoi aussi ce schéma sur la réforme de la liturgie qui était encore fait sous votre (... incompréhensible...). R. -- Oui mais, n'est-ce pas, un schéma est toujours une base de discussion justement, et on aurait dû changer bien des paragraphes de ce schéma pour éviter les portes ouvertes qui ont permis la transformation totale de la liturgie. Q. -- Et vous auriez accepté une certaine réforme de la liturgie (interrompu par la réponse). R. -- Oui, c'est vrai, c'est vrai. Q. -- Vous dites toujours : « la messe de toujours », et c'était proprement au concile qu'on a vu qu'il y avait tellement de différentes traditions de liturgie des Églises orientales et que cette nouvelle messe maintenant, le deuxième canon est plus ancien que celui de (?) le IV^e^ siècle et les Églises orientales, c'était beaucoup plus ancien cette tradition. R. -- Ce n'est pas une question d'ancienneté, voyez-vous. Ce qui est grave dans la réforme, ce n'est pas une question de plus ancien, moins ancien, latin, pas latin etc. Ce n'est pas une question de langue. La question de langue est une question importante mais secondaire. Mais ce qui est im­portant c'est l'orientation fondamentale de la liturgie, qui est devenue une orientation tout à fait voisine de la concep­tion protestante. Alors ça c'est très grave, voisine de la conception protestante. C'est pourquoi je me suis permis de dire à Lille que cette liturgie était bâtarde. Oui, elle est bâtarde parce qu'elle vient de deux principes : des principes qui sont plus ou moins démocratiques, je dirais, et les principes hiérarchiques d'autrefois. Alors ça fait un produit bâtard, qui est une messe équivoque, une messe que les protestants peuvent dire, que les catholiques peu­vent dire. 123:208 C'est ça qui est grave. Et qu'à mon avis, person­nellement, je ne peux pas accepter. Je ne peux pas accep­ter qu'une messe catholique soit une messe équivoque. Or elle est équivoque puisque les protestants peuvent la dire et que nous nous pouvons la dire, les protestants gardant leur foi et nous gardant notre foi catholique, alors qu'on avait une messe qui était clairement catholique. Qu'on ait fait quelques transformations, personnellement j'étais assez favorable à ce que la première partie de la messe, la messe des catéchumènes comme on l'appelait, soit éventuellement en langue vernaculaire, je ne vois pas pourquoi on ne pour­rait pas lire l'évangile, l'épître, l'oraison, le gloria en lan­gue vernaculaire, le credo. Mais après, je reste formel pour garder intact ce qui est essentiel à notre messe catholique, depuis l'offertoire jusqu'à la communion du prêtre, abso­lument intact pour tous les pays de façon à garder l'unité dans l'Église et aussi éviter toutes les transformations, les traductions qui sont mauvaises. Il y a beaucoup de tra­ductions qui sont mauvaises, voyez-vous. Q. -- Que peuvent être selon vous les relations entre les catholiques et le socialisme, le marxisme ? Question maintenant qui est très discutée. Est-ce que les catholi­ques doivent s'ouvrir à leurs frères socialistes ou marxis­tes ? Quelle est votre position ? R. -- Oh écoutez, ma position elle est là comme ail­leurs : elle est celle de l'Église, celle de l'Église de toujours encore une fois parce que cette transformation qui se fait actuellement, cet espèce d'œcuménisme, je dirais même du point de vue politique, une espèce d'œcuménisme comme si on pouvait maintenant accepter des choses qu'on n'ac­ceptait pas autrefois, qui seraient acceptables. Personnel­lement je crois que c'est un danger et je préfère en rester aux définitions de l'Église, aux encycliques qui ont parlé de cela clairement. Maintenant le socialisme est un mot un peu ambigu aussi, c'est toujours un peu délicat d'em­ployer des mots comme ça, on a joué sur les mots au moment de l'encyclique du pape Jean XXIII, où le pape parlait de « socialisation » et puis on en a fait le « socia­lisme ». Tout cela c'est dangereux. Si on entend par socialisme une société dans laquelle il y a une certaine liberté plus grande que dans une société plus hiérarchi­sée, il peut y avoir diverses formes de vie sociale. Mais si on entend par socialisme une espèce de dictature, de toute-puissance de l'État, ayant tout en main, en quelque sorte devenant presque le propriétaire de toutes les activités sociales, de toutes les activités commerciales et industrielles, alors ça devient une tyrannie et les hommes ne sont plus libres. 124:208 Pour nous, fondamentalement, et c'est ce que je me suis permis de dire à Lille aussi, on m'a dit que je faisais « de la politique », ça m'est égal, moi, si je « fais de la po­litique » comme le pape Pie XI ou comme le pape Léon XIII. Eh bien je « fais de la politique » comme le pape Léon XIII, ça m'est égal qu'on me dise que je fais de la politi­que, parce qu'il y a des principes sociaux chrétiens qui sont définitifs. Le communisme est une aliénation de l'homme vis-à-vis des hommes. On se donne, l'homme se donne complètement au parti et à une idéologie humaine, purement humaine, à des hommes, à un parti, il se sou­met complètement : son esprit, sa volonté, tout doit être soumis complètement à l'idéologie du parti. C'est se sou­mettre à des choses humaines. Le chrétien fait une aliéna­tion aussi : il se soumet complètement : son idée, ses principes, sa vie, sa volonté tout entière à Dieu. Voilà toute la différence et c'est une différence fondamentale. Il y a deux aliénations si vous voulez, et c'est pourquoi il y a quelquefois des espèces d'analogies je dirais entre le communisme et le christianisme parce qu'il y a en effet une certaine analogie. Mais entre se soumettre corps et âme, je dirais, à un parti et donc à des hommes, et se soumettre corps et âme à Dieu, c'est toute la différence. Q. -- Monseigneur il y a une phrase où vous avez mar­qué une hésitation lorsque vous avez dit « si l'on entend par socialisme une société dans laquelle il y a un certain respect des libertés », vous avez hésité. Est-ce à dire que vous l'accepteriez ? R. -- Si, je dirais, si le socialisme se transformait dans ce sens. Mais actuellement je crois que le socialisme tel qu'il est est inadmissible parce que justement il en arrive à la dictature, à la toute-puissance de l'État. Pratiquement tout est dans les mains de l'État. Soi-disant il y a une répartition des richesses plus équitable, enfin je ne sais pas, on peut bien discuter sur ces choses-là, il y a toutes les nuances de cet autoritarisme de l'État, de cette toute-puissance de l'État sur les individus. Ça peut se diversifier suivant les États. Mais je crois que le principe en lui-même est faux. L'État est au service des familles, au service des individus et non pas les individus et les familles au service de l'État. Vous avez maintenant de plus en plus des personnes qui travaillent, -- vous le savez mieux que moi, beaucoup mieux que moi, car je ne reçois pas de salaire, -- des gens qui travaillent deux mois, trois mois, quatre mois pour l'État, qui donnent leur salaire, et ça ira toujours davan­tage et tout le monde deviendrait pur fonctionnaire, on limite ce qu'on lui donne mais on lui prend tout ce qu'il fait, tout le résultat de son activité. 125:208 On ne peut pas dire que ce soit un avantage pour la personnalité des individus et des familles. Q. -- Monseigneur, il y a un certain nombre de catho­liques, surtout dans ce qu'on appelle les traditionalistes, qui prétendent que le saint-père n'est pas libre. Les uns disent qu'il est drogué, d'autres qu'il est influencé, etc. Je me permets de vous poser la question : lors de votre audien­ce avez-vous eu l'impression que le saint-père était libre de parler ? R. -- Oh oui, parfaitement. J'ai eu l'impression que le saint-père était en pleine possession de ses moyens ; tou­tefois j'ai remarqué qu'il était très fatigué, vraiment il m'a paru très fatigué. Il marchait difficilement, quand il m'a reconduit à la salle à côté de la salle d'audience, il m'a paru vraiment très fatigué mais en pleine possession de ses moyens. Q. -- J'aimerais savoir si vous avez parlé avec le pape d'une possibilité d'annulation de votre suspension a divi­nis, et puis deuxième question : le bruit a couru que votre rencontre avec Paul VI aurait été voulue et favorisée par l'ambassade de France auprès du Saint-Siège. Qu'en est-il exactement ? R. -- La première question c'était : « si vous avez parlé avec le pape d'une possibilité d'annulation de votre suspension ». Non, il n'a pas été question du tout de la suspense a divinis avec le pape. Quant à l'influence que le gouvernement français a pu avoir sur la possibilité d'une audience, je ne serais pas surpris qu'il y ait eu quelque chose. Mais personnellement je n'ai pas été tenu au courant des tractations qui ont pu se faire à ce niveau. Je pense que le gouvernement français s'inquiète un peu de la situation. Et vous n'en êtes pas surpris je crois et je dirais même du point de vue simplement politique et électoral. Excusez-moi de dire ça (rires) ce n'est pas une petite chose. Monsieur Giscard d'Estaing a été élu à très peu de voix de majorité. S'il arrivait que des consignes étaient données -- je n'ai pas du tout l'intention d'en don­ner, notez bien, encore une fois je ne suis pas le chef des traditionalistes, alors je veux me tenir absolument à l'écart, -- mais je me mets dans l'esprit des gouvernants, j'essaye de me mettre dans l'esprit des gouvernants. Pen­sez ! « Si jamais les traditionalistes venaient à vouloir me lâcher. » Il suffit de peu de chose pour que l'échelle élec­torale se trouve déplacée. Alors il est possible que ce soit une raison. Je crois qu'il y a plus que ça. Je crois que d'après ce que j'ai pu entendre il y a plus que ça. 126:208 Je ne pense pas dévoiler de secret en disant que des personna­lités haut placées dans le gouvernement français m'ont écrit des lettres en vrais catholiques me disant : « Nous sommes vraiment peinés de voir la France dans l'état dans lequel elle se trouve actuellement et nous souhaiterions vivement qu'il puisse y avoir un arrangement. » Alors qu'il y ait eu quelque chose de la part du gouvernement, c'est possible. Q. -- Monseigneur, j'aimerais savoir comment vous définissez la Tradition. R. -- Ah, je vous remercie de me faire cette question. Elle est évidemment capitale. La Tradition c'est le magis­tère de l'Église infaillible au cours des vingt siècles que l'Église a vécu. Il ne s'agit pas de petites traditions ou « des » traditions, mais de la Tradition, c'est-à-dire le magistère de l'Église auquel nous sommes, en tant que chrétiens, en tant que catholiques, auquel nous sommes obligés de nous soumettre. Q. -- Est-ce que j'interprète votre pensée correctement si je dis que vous pensez qu'il y a des difficultés qui ne sont pas (incompréhensible) en concile ou par le saint-père ? R. -- Des vérités ? (*Question et réponse reprises en italien.*) Q. -- italien. R. -- italien. Q. -- Monseigneur, les jeunes prêtres qui sortent de vos séminaires, actuellement, ils ne peuvent pas donner les sacrements de manière valable. Par exemple si un prê­tre donnait un sacrement de mariage, ce sacrement serait-il valable ? R. -- Pour ce qui est de cette juridiction des prêtres, nous nous rapportons aux cas extraordinaires du droit canon. Le droit canon a prévu les circonstances extraordi­naires pour tous les sacrements, pour la juridiction de la confession, pour les mariages. Et comme à mon sens, évi­demment c'est un jugement bien sûr un peu personnel si vous voulez, mais nous sommes dans des circonstances extraordinaires, des circonstances qui se sont rarement vues dans l'Église, eh bien je pense que ces jeunes prêtres se trouvent dans la situation de pouvoir user de ces facul­tés qui sont données dans le droit canon, dans les circons­tances extraordinaires. Par exemple pour la confession : 127:208 s'il y a un accident sur la route même si vous n'avez pas juridiction dans le diocèse vous pouvez vous approcher du mourant et lui donner les sacrements. Un bateau coule, vous pouvez donner également les sacrements. Vous avez juridiction, le droit vous donne juridiction à ce moment-là ; un incendie, une guerre qui est déclarée, vous n'avez pas eu le temps de demander à l'évêque juridiction, vous avez juridiction. Donc : des circonstances extraordinaires. Je pense que nous nous trouvons dans des circonstances non pas physiques mais morales extraordinaires, telles que nos jeunes prêtres ont le droit d'user de ces facultés extraordinaires. Q. -- italien. R. -- italien. Q. -- italien. R. -- italien. Q. -- On vous a reproché votre sympathie pour les régimes comme celui de l'Argentine, récemment. Est-ce que c'est vrai ou c'est faux ? R. -- Je viens de vous parler justement des principes je dirais politiques qu'on peut avoir, des principes politi­ques de l'Église. L'Église a eu des principes, elle a des principes politiques, elle a des principes pour une société parce qu'elle estime que la société est créée par Dieu, com­me la famille, -- la famille a ses lois : vous avez le père, la mère et l'enfant qui ont chacun leur loi et leur position dans la famille, -- de même dans la société civile, l'Église estime que c'est une créature de Dieu et que cette créa­ture de Dieu a aussi ses lois pour se développer normale­ment, pour donner à tous ses membres le plus de possi­bilités de se développer. Nous souhaitons bien sûr que ces lois soient observées dans les gouvernements. J'ai pris cet exemple comme j'en aurais pris un autre, parce que vous savez, je n'écris pas mes discours, malheureusement peut-être, mais j'y pense longtemps à l'avance. Alors essayant de donner un exemple concret de l'ordre chrétien, de l'idée qu'on se fait de l'ordre chrétien, qui ramène je dirais les choses en paix et dans la justice, dans la hiérarchie néces­saire dans une société, j'ai cité cet exemple parce qu'il est récent et que tout le monde le connaît ; et puis qu'il a été vraiment affreux car l'Argentine se trouvait dans une situa­tion d'anarchie telle qu'il y avait des assassinats, des rapts. Une situation au bord du gouffre, elle a été au bord de l'anarchie totale. S'est levé un gouvernement, moi je ne sais pas, je ne connais pas ces hommes, mais je pense qu'étant donné les sentiments de beaucoup de ces hommes d'Argentine, je connais quelques évêques d'Argentine, je suis allé moi-même en Argentine il n'y a pas très long­temps, -- je pense que ces hommes qui ont repris le gou­vernement ont voulu le faire dans un esprit chrétien. 128:208 Qu'ils ne le fassent pas parfaitement, qu'ils exagèrent, que tout ne soit pas parfait, je n'en doute pas un instant, je ne pense pas qu'il y ait un seul gouvernement qui ait jamais été parfait au monde, mais ils sont revenus à des princi­pes de justice, je le pense, c'est pour cela que j'ai donné cet exemple. J'ai dit : voyez quand on reprend les principes chrétiens on retrouve une société qui peut vivre, qui est vivable, où les gens peuvent vivre, où ils ne sont pas toujours à se demander s'ils ne vont pas être assassinés à un coin de rue ou détroussés ou une bombe dans leur jardin, ou je ne sais quoi. C'est tout simplement un exem­ple que je voulais donner mais je ne veux pas pour ça appuyer le gouvernement d'Argentine ou appuyer le gou­vernement du Chili. J'aurais pu donner l'exemple du Chili, j'aurais pu donner l'exemple, je ne sais pas moi, de gou­vernements qui se trouvaient dans une anarchie totale et puis ils se sont trouvés dans un ordre. Évidemment cet ordre peut être un ordre tyrannique et alors c'est différent. Il ne s'agit pas de faire de l'esclavage, bien sûr. Mais je dirais que je ne citais pas du tout cet exemple pour sou­tenir le gouvernement en Argentine ou pour faire de la politique. Je ne fais pas de politique. Q. -- Monseigneur, croyez-vous qu'il y aurait (... ?...) important communiste au sein du Saint-Siège à Rome ? R. -- Je n'en sais vraiment rien. Ce que je crains c'est qu'il y ait eu un certain accord entre le Saint-Siège et Moscou pour éviter toute condamnation du communis­me. Ça je le crois parce que j'en sais quelque chose per­sonnellement. C'est moi-même qui ai porté quatre cent cinquante signatures de pères pendant le concile à Mgr Felici qui était secrétaire du concile pour qu'il y ait une condamnation du communisme pendant le concile : et cela a été refusé, c'est-à-dire : on a *caché* ces signatures, après on a dit qu'on n'avait pas fait exprès, que ces signatures, on ne savait pas où elles se trouvaient, etc., alors que je les ai portées, Mgr Felici l'a certifié devant toute l'assem­blée des pères, je les ai portées à temps, j'étais avec Mgr Sigaud, archevêque de Diamentina, nous étions deux, nous avons porté ces signatures au cardinal Felici. Je pense qu'il y a eu un accord, je n'en sais rien mais je crois, et j'ai beaucoup de raisons valables pour le croire, qu'il y a eu un accord pour que Moscou accepte que les évêques de derrière le rideau de fer puissent venir au concile et qu'il ne serait pas parlé du communisme et que le communisme ne serait pas condamné pendant le concile. 129:208 Personnelle­ment je trouve que c'est une grave erreur parce que, au moment où un concile « pastoral », un concile se dit « pas­toral », donc qui doit mettre en garde les fidèles contre les dangers que court leur foi, que court leur civilisation chré­tienne, on ne parle pas du danger le plus grave. Il n'y a pas de danger plus grave je crois pour la civilisation chré­tienne et pour l'Église. C'est le danger du communisme. Alors je ne peux pas comprendre comment devant un dan­ger pareil on s'est tu et on a dit : non, on ne parlera pas du communisme pendant ce concile. Mais maintenant qu'il y ait des communistes au Saint-Siège, je n'en sais rien. Q. -- Qu'est-ce que vous pensez, en quelques mots, de l'œcuménisme ? R. -- L'œcuménisme est encore un mot équivoque, comme beaucoup de ces mots : comme la collégialité, com­me la liberté religieuse. Il faut toujours bien les définir si on veut arriver à ne pas se tromper et à ne pas être dans le vague. L'œcuménisme consiste dans une approche de ceux qui n'ont pas notre foi, comme j'ai pu le faire quand j'étais en Afrique pendant trente ans, Vis-à-vis des païens, des musulmans, des protestants avec lesquels j'ai pu avoir des contacts. Cette approche nous l'avons tou­jours faite, je n'ai jamais refusé de recevoir un protestant, toute ma vie missionnaire a été précisément au milieu des païens, au milieu des musulmans pour essayer de leur faire comprendre la vérité : mais avant, bien sûr qu'il faut dialoguer avec les gens pour les amener tout douce­ment à la vérité. C'est ça, voilà le véritable œcuménisme. Mais si l'œcuménisme est une espèce de compromis, com­promis avec une foi qui est erronée, une foi qui n'est pas la foi catholique, et dire : eh bien on va faire un compro­mis ensemble et après tout notre foi est la même, nous croyons les mêmes choses, ça c'est alors détruire la foi catholique. On ne peut pas faire une compromission dans le domaine de la foi. Et je sais que beaucoup de protes­tants, ici en Suisse, et même d'Allemagne, m'ont écrit, m'ont demandé de faire une conférence à Lausanne, j'ai fait une conférence à des protestants à Lausanne, et qui m'ont félicité et qui m'ont dit : « Nous aimons beaucoup mieux un catholique qui affirme sa foi que quelqu'un qui dit : vous savez après tout entre protestantisme et catho­licisme tout ça c'est la même chose, nous avons les mêmes croyances, nous pouvons très bien nous entendre, il n'y a pas de différence. Là on nous trompe. Les catholiques qui nous disent ça nous trompent. Nous savons parfaitement que le catholicisme n'est pas le protestantisme. » 130:208 Chez les protestants il y a aussi de grandes différences : il y a les protestants libéraux qui eux sont très contents de voir l'Église venir à eux tandis que les vrais protestants ont peur que ce mollissement -- si vous voyez ce que je veux dire -- enfin cette diminution de la foi catholique vienne à faire diminuer leur propre foi aussi. C'est ce que m'ont écrit des pasteurs. Et nous avons eu la visite du pasteur de la cathédrale de Genève qui est venu ici nous féliciter. Q. -- Monseigneur, qu'est-ce que vous allez faire exac­tement maintenant pour améliorer la situation de schisme dans l'Église catholique ? R. -- D'abord je n'aime pas ce terme de schisme parce que nous, nous ne voulons pas faire schisme quoiqu'on le dise. Faire schisme c'est se séparer de l'Église. On dira bien : le pape c'est l'Église donc vous vous séparez de l'Église en vous séparant du pape, donc vous faites schis­me. Mais dans la mesure où le pape lui-même reste attaché à toute la foi de toujours, dans la mesure où il réalise sa définition qui est de transmettre la foi de toujours. Dans la mesure où il s'en écarte, c'est lui qui fait schisme, ce n'est pas nous qui faisons schisme. Maintenant qu'est-ce qu'on va faire pour diminuer. Moi j'ai fait tout ce que j'ai pu, j'ai voulu voir le saint-père, je lui ai parlé, je lui ai fait cette proposition de nous laisser continuer tranquille­ment, en rapport d'ailleurs avec le Saint-Siège, en rapport avec les évêques. A ce moment-là je suis prêt à aller voir les évêques et puis on s'arrange pour que tel prêtre et tel prêtre soient employés dans le diocèse, enfin des accords tout à fait normaux dans l'Église. Alors je ne sais pas, je ne sais pas ce que va faire le saint-père, mais pour l'ins­tant, pour moi, je continue mon travail, le séminaire, com­me toujours, je ne change rien. Q. -- Monseigneur, la possibilité que nous avons par le biais de la réforme liturgique de prier ensemble avec les protestants est-ce à votre avis, une infidélité à la Tradition telle que vous la concevez ? R. -- Il y a prier et prier. Il y a prier et ce qu'on appel­le en termes théologiques la « communicatio in sacris ». Cette « communicatio in sacris » c'est-à-dire par exemple l'intercommunion, vous voyez, l'intercommunion est tout à fait défendue. Nous n'en avons pas le droit parce que faire un culte où l'un croit à la présence de Dieu, l'autre ne croit pas à la présence de Notre-Seigneur dans l'eucharis­tie, c'est vraiment la confusion totale. Ce n'est pas pos­sible. Je vous remercie de votre attention. 131:208 ### 50. -- Lettre de Mgr Lefebvre à Paul VI 16 septembre 1976 *L'occasion et la raison de cette lettre de courtoisie sont exposées par Mgr Lefebvre dans sa conférence à ses séminaristes. Le cardinal Thiandoum était venu passer quelques jours à Écône auprès de Mgr Lefeb­vre :* « *Le cardinal Thiandoum a tellement insisté pour avoir un petit papier de ma part qu'il puisse porter au saint-père *»*, etc., voir document n° 53.* Très Saint Père, Profitant de l'occasion que Son Éminence le Cardinal Thiandoum a de rencontrer Votre Sainteté, je tiens à La remercier d'avoir bien voulu m'accorder un entretien à Castelgandolfo. Comme l'a affirmé Votre Sainteté, un point commun nous unit : le désir ardent de voir cesser tous les abus qui défigurent l'Église. Combien je souhaite collaborer à cette œuvre salutaire avec Votre Sainteté et sous son autorité, afin que l'Église retrouve son vrai visage. Espérant que l'entretien que Votre Sainteté m'a accordé portera des fruits agréables à Dieu et salutaires pour les âmes, je La prie d'agréer mes sentiments respectueux et filiaux in Christo et Maria. Marcel Lefebvre. 132:208 ### 51. -- Réponse du directeur de la salle de presse 17 septembre 1976 *L'Osservatore romano* du 18 septembre a publié cette « réponse » faite par le P. Panciroli à un journaliste. Nous suivons la traduction française de la *Documentation catholique.* *Certains journalistes et la chaîne* « Antenne *2 *» *de la Télévision française ont demandé à la salle de presse si tout est exact dans ce qu'a affirmé Mgr Lefebvre au cours de la conférence de presse qu'il a tenue à Écône le 15 sep­tembre. Voici la réponse du directeur de la salie de presse :* Il y a tant d'inexactitudes dans ces déclarations ; mais je préfère ne pas m'attarder à les énumérer ou à entrer dans les détails. Je désire avant tout bien souligner que ce qui a déjà été communiqué par la salle de presse est suffisamment clair. Toute affirmation sur chacun des aspects de la question est fondée sur des écrits, des paroles ou des attitudes rigoureusement vérifiés. Il suffit de comparer avec ce qui est affirmé par Mgr Lefebvre ou ses disciples pour voir tout de suite ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. Depuis quelque temps, il ne se passe pas de jour sans qu'il y ait une déclaration ou une interview de Mgr Lefeb­vre. Si l'on voulait rectifier ou préciser toutes les inexacti­tudes qu'elles contiennent, on finirait par répéter ce qui a déjà été dit et redit. 133:208 Nous citerons seulement un exemple de ces inexactitudes : dans cette conférence de presse, Mgr Lefebvre a dit que pendant son audience avec le saint-père il a appris qu'on l'accusait faussement d'exiger de ses séminaristes un serment contre le pape. La veille, parlant sur la chaîne « Antenne 2 » de la Télévision française, il avait dit la même chose d'une façon encore plus circonstanciée, affir­mant que le saint-père lui aurait dit : « Vous demandez à vos séminaristes un serment contre le pape. » Selon l'ex-archevêque de Tulle, ce serait la preuve que le pape est mal informé, et même monté contre lui par des calomnies, « sans doute pour l'empêcher de le recevoir ». Mgr Lefeb­vre aurait mis le pape au défi de lui fournir le texte de ce serment. Or, je puis donner l'assurance qu'au cours de l'audien­ce pontificale il n'a jamais été question d'un serment contre le pape que Mgr Lefebvre exigerait de ses sémina­ristes. La chose est nouvelle pour le Saint-Siège, qui n'en a entendu parler que de la bouche de Mgr Lefebvre dans l'interview en question et dans la conférence de presse du lendemain. On n'en avait jamais entendu parler avant, même à titre d'hypothèse. Jamais le pape n'a dit quelque chose de semblable ; jamais Mgr Lefebvre n'a demandé au pape de lui présen­ter le texte du serment. Quant à l'insinuation que cette « calomnie » du « ser­ment » aurait été inventée pour empêcher le pape de rece­voir Mgr Lefebvre, il me semble que nous avons une preuve suffisante du contraire dans le fait que le saint-père a fait connaître par cinq fois à Mgr Lefebvre qu'il serait très heureux de le recevoir, en ne lui demandant au préalable qu'un geste de repentir, ou du moins de bonne volonté : 1\. On lit dans la lettre autographe du 29 juin 1975 : « Il (le pape) attend avec impatience le jour où il aura le bonheur de vous ouvrir ses bras, pour manifester une com­munion retrouvée, lorsque vous aurez répondu aux exi­gences qu'il vient de formuler. Il confie à présent cette intention au Seigneur, qui ne rejette nulle prière. » 2\. Dans sa rencontre avec Mgr Lefebvre, le 19 mars 1976, Mgr le substitut lui a redit ces mêmes sentiments. 3\. Dans le discours du 24 mai 1976 au consistoire, le saint-père a dit : « Nous les attendons (Mgr Lefebvre et ses collaborateurs) le cœur grand ouvert, les bras prêts à les étreindre. » 134:208 4\. Dans la lettre adressée le 9 juin 1976 par Mgr le substitut au nonce, en Suisse, et que celui-ci a porté à la connaissance de Mgr Lefebvre, il était dit : « Il (le pape) a dit et il redit aujourd'hui sa disponibilité à accueillir celui-ci (Mgr Lefebvre), dès qu'il aura donné un témoi­gnage public de son obéissance au successeur actuel de saint Pierre et de son acceptation du concile Vatican II. » 5\. Le P. Dhanis a répété la même chose à Mgr Lefebvre lorsqu'il l'a rencontré le 27 juin 1976. Et dans la réponse de la salle de presse à une question, publiée dans *l'Osservatore Romano* du 28 août 1976, il était dit : « Les bras du pape sont ouverts. » 135:208 ### 52. -- Communiqué de Mgr Lefebvre 18 septembre 1976 Le directeur de la salle de presse du Vatican prétend que dans l'audience que j'ai eue du saint-père le samedi 11 septembre le pape ne m'a pas accusé de faire prêter un serment contre le pape à mes séminaristes. Je suis prêt à faire un serment sur le Crucifix que cette accusation a été faite par le pape. Stupéfait de cette accusation je lui ai demandé s'il pou­vait m'en procurer le texte. Comment d'ailleurs aurais-je pu imaginer de mettre ce propos sur les lèvres du saint-père, alors que ce serment n'a jamais existé ni dans la réalité ni même dans ma pen­sée ? Il est inconcevable de la part de ce directeur d'affirmer des mensonges aussi formels. Écône, le 18 septembre 1976. 136:208 ### 53. -- Conférence de Mgr Lefebvre à ses séminaristes 18 septembre 1976 *Cette conférence aux séminaristes d'Écône* « *au sujet des événements de juillet-août-septembre 1976 *» *résume ce que Mgr Lefebvre a dit et fait pendant cette période et ajoute, sur certains points, de nou­velles précisions.* Mes chers amis, j'espère ne pas trop vous distraire dans votre retraite, dans cette première instruction, cette première conférence, en vous parlant de choses qui je pense vous sont utiles à savoir et à connaître, par rapport à tout ce qui s'est passé depuis deux mois, depuis deux mois et demi, depuis l'ordination du 29 juin. Vous avez donc appris que d'autres lettres sont venues de Rome après cette ordination demandant que je fasse amende honorable et que je regrette d'avoir fait cette ordi­nation. Dans la lettre par laquelle je répondais à cet envoi qui m'était fait de la part de la congrégation des évêques, l'ai répondu une lettre au saint-père en lui disant que je ne pensais pas pouvoir collaborer à l'œuvre qui s'accom­plissait actuellement dans l'Église, cette œuvre de destruc­tion et que je le suppliais, au nom des catholiques qui ont les mêmes sentiments que nous avons de nous rendre le droit public de l'Église et par ce droit public de l'Église, le règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de nous rendre la Bible de toujours et particulièrement dans la traduction de la Vulgate qui a toujours été en honneur dans l'Église, 137:208 de nous rendre le culte que l'Église latine a eu pendant des siècles et qui a un caractère dogmatique et hiérarchique dont nous avons besoin et qui risque d'être entamé par la nouvelle liturgie, et enfin de nous rendre aussi le catéchisme de toujours conformément à celui du concile de Trente. Voilà les quatre points sur lesquels j'insistais auprès du saint-père pour qu'il comprenne notre attitude ; et dans ce sens-là nous pourrions reconstruire l'Église ; c'est ce que nous faisons à Écône. Espérons qu'il comprendra. Évidemment cette lettre a été encore, une fois de plus, mal accueillie et j'avais l'air de lui donner presque des directives. Donc la réponse a été la suspense a divinis signée par le secrétaire de la Congrégation des évê­ques, point par le cardinal, ni par le saint-père lui-même. Arès, personnellement, je croyais que l'affaire était classée et que nous resterions comme ça pendant des mois et des mois. Et ma foi, j'ai dit ce que j'avais à dire au saint-père, je ne croyais pas pouvoir dire autre chose. Pour moi, ça me semblait ma dernière lettre, je n'imaginais pas que j'aurais pu encore avoir d'autres choses à lui dire, qu'est-ce que vous voulez que je lui dise ? Gardez la doc­trine, par le fait même gardez le culte, gardez les livres qui nous donnent cette doctrine. Je ne sais pas ce que je peux dire d'autre, je ne vois pas, devant la destruction de la doctrine, et la destruction de la foi dans l'Église. Or quelque temps après, je recevais encore une lettre du saint-père me demandant de revenir sur mon attitude, de changer, enfin de ne pas maintenir cette opposition au concile, ce concile qui a été admis par tous les évêques, ce concile qui a été admis par lui-même. A cette lettre je n'ai pas répondu. Et puis entre temps, la presse, la radio, la télévision ont monté en épingle la fameuse messe de Lille. Déjà tous les journaux, la télévision, la radio nous télé­phonaient à longueur de journée. Dieu sait, je ne sais pas comment la bonne Mère Agnès ([^12]) n'est pas morte encore par les centaines et centaines de coups de télé­phone qu'elle recevait tous les jours : « Et alors, est-ce que Mgr Lefebvre va à Lille, qu'est-ce qu'il va y faire, est-ce qu'il va y prendre la parole, est-ce que vous savez déjà ce qu'il va dire, est-ce que ceci, est-ce que cela ? » Enfin : « Est-ce qu'il peut nous recevoir ? » Donc c'est eux qui ont monté cette affaire-là. 138:208 Alors de Lille on m'écrivait tous les huit jours qu'on changeait de salle, parce que les échos étaient tels ; la première salle était de cent cinquante personnes, la deuxième de trois cents, la troi­sième de mille, et puis pour finir ils ont pris la plus grande qui devait contenir dix mille personnes. Personnellement, a un moment donné, j'ai fait répondre : « Eh bien je n'irai pas à Lille. C'est bien simple. C'est vous ([^13]) qui avez lancé cette histoire-là, ce défi, « *Mgr Lefebvre a défié le Vatican *». Je n'irai pas. » Alors bon, ils ([^14]) ne savaient plus que faire. Est-ce que Mgr Lefebvre va y aller ou pas. Après j'ai dit : « Peut-être la réunion aura lieu. » Entre temps j'écrivais quand même à Lille en disant : « Tenez-vous tranquilles, restez sur vos gardes. Pour moi je préfère essayer d'éloigner le plus de monde possible de cette réunion. » M. Saclier de la Batie, président des « associations s. Pie V » de France, est venu me voir pour me demander ce qu'il fallait faire, s'il fallait envoyer du monde, ou pas. J'ai dit : « Non, non, n'envoyez personne. Téléphonez partout pour dire qu'on ne vienne pas. Je ne tiens pas à faire de cette messe une manifestation. Au contraire. Je suis invité par le groupe de Lille comme j'ai été invité ailleurs. S'il y a trois cents personnes il y a trois cents personnes. Mais pas plus, ça suffit. » Après j'ai fait courir le bruit que je serais peut-être remplacé par un jeune prêtre qui prendrait ma place. Alors la radio et la télévision étaient sur les nerfs pour savoir ce qui allait se passer, ce que j'allais faire. Déjà ils avaient lancé eux-mêmes, absolument gratuitement, que j'allais aller en Bretagne à Dinan, alors que je n'avais jamais eu l'intention d'y aller. Je ne savais même pas qu'il allait y avoir une réunion. Je l'ai su très tardivement. C'est absolument monté de toutes pièces. Je pense que la presse, comme toujours, cherche le sensationnel et l'extra­ordinaire, elle a donc voulu monter de toutes pièces ce défi. Et d'autre part je crois aussi que derrière tout cela il y avait probablement des personnes qui cherchaient à provoquer le Saint-Siège pour qu'il y ait une excommuni­cation, puisqu'en principe je ne devais plus dire la messe après ma suspense et donc je n'aurais pas dû dire cette messe : ils ont fait croire que c'était peut-être la première messe que j'allais dire après ma suspense. Tout cela évi­demment ne faisait qu'aggraver un peu plus les relations, les difficultés. 139:208 Mais voyant que de toute façon je n'arrivais pas à empêcher les gens de venir, parce que de Lille et de partout, de Belgique, d'Allemagne, de Hollande, d'Angle­terre on écrivait « On viendra, on viendra », alors huit jours avant j'ai fait téléphoner à M. Saclier de la Batie et puis aux amis : « Si vous voulez venir, venez parce que je vois que je n'arriverai pas à empêcher les gens de venir alors tant qu'à faire, j'y vais et puis c'est tout. Et puis ma foi puisque j'avais toujours décidé d'aller à cette messe, j'irai quand même. » Donc ça a peut-être diminué un tout petit peu le nombre des personnes mais pas beaucoup. Alors cette cérémonie de Lille a été évidemment très enthousiaste et très belle, très très belle, les chants com­muns ont été vraiment très beaux. Mais on a voulu, parce que j'ai affirmé ce mariage, pendant le concile, de l'Église et de la révolution (et j'ai dit évidemment que de ce mariage étaient sortis des prêtres bâtards, une messe bâ­tarde, une liturgie bâtarde évidemment), ensuite j'ai parlé de l'œcuménisme et puis du communisme, du rappro­chement avec les communistes, tout cela, et l'éloignement du règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ, tout cela évidemment a provoqué chez les gens de la presse une stupéfaction et ils ont caractérisé mon discours, ils l'ont désigné comme un discours « politique ». Je « faisais de la politique ». Évidemment on ne peut plus parler maintenant d'anti­communisme, on ne peut plus parler de règne social de Notre-Seigneur sans immédiatement être accusé de « faire de la politique ». Et surtout j'avais eu le malheur de prendre comme exemple l'Argentine, alors là c'était le comble ! Je voulais tout simplement donner l'exemple d'un pays qui reprend les principes chrétiens, qui reprend les principes du règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ et immédiatement l'ordre revient, la paix, un peu de jus­tice, les gens retrouvent leur travail, on vit en sécurité, tandis que deux mois auparavant c'étaient les rapts, le sang qui coulait, les assassinats, les pillages, les désordres ; l'anarchie qui s'étendait à tout le pays, l'économie au degré le plus bas, enfin voilà un exemple typique du bien­fait des principes chrétiens et du règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Alors qu'est-ce que j'avais dit ! 140:208 J'aurais pu aussi bien prendre l'exemple du Chili ; ç'aurait encore été pire. Alors là j'aurais été poursuivi immédiatement ! Du fait de ce discours ; d'abord on en a parlé partout tous les jours qui ont suivi, j'ai été poursuivi par une meute, réellement, de la presse, de la télévision ; en allant à Bruxelles je n'avais pas un instant à moi. On a essayé de les faire sortir par la porte, ils rentraient par la fenêtre, c'était impossible, les gens assommés par les coups de téléphone finissaient par dire : « Bien, on va demander à Mgr Lefebvre » ; on lâchait du lest, et pour finir ils arrivaient, ils étaient là, à la porte ; ils sont là. Alors qu'est-ce que vous voulez, on les reçoit. Un peu fatigué par tout ce combat, eh bien, physique­ment j'ai préféré ne pas aller en Hollande, dans les en­droits où j'avais prévu d'aller ; et d'autre part on m'avait dit aussi qu'en Hollande, la chapelle où je devais aller était dirigée par une personne qui avait des visions, qui prétendait qu'elle possédait des images avec du sang de Notre-Seigneur etc., alors je me suis dit : la Providence est bonne, je suis fatigué, je n'y vais pas. Nous nous sommes donc dirigés sur Besançon. Là, même chose : toute cette presse, cette télévision suivaient partout, pensant encore à un discours semblable à celui de Lille, espérant d'ailleurs un discours comme celui de Lille, mais je me suis bien gardé de leur donner satisfaction, bien au contraire, ce n'était pas du tout mon intention puisqu'il s'agissait là, dans la messe de l'Abbé Patrick, de parler du sacerdoce évidemment, c'était tout à fait normal alors je n'ai pas eu l'occasion de faire un discours qui aurait pu leur donner l'occasion encore de dire que c'était un « discours politique ». Alors les jour­naux accusaient : « Le ton a baissé. » Bon, le ton a baissé... Et c'est là qu'est venu ce prêtre. On m'a dit : « Il y a un prêtre qui vient de Rome qui voudrait vous voir, il a une chose importante à vous dire. » J'ai dit bon, après la messe je pourrai le recevoir pendant quelques instants. Ce prêtre donc m'a dit qu'il venait de la part de l'arche­vêque de Chieti et que le saint-père était certainement dis­posé à me recevoir. J'ai dit : « Vous allez me faire faire un voyage pour rien. Je ne tiens pas du tout à aller à Rome maintenant. D'abord je dois aller à Fanjeaux, en­suite seulement je dois rentrer à Rome où j'ai une réunion pour la Fraternité, je ne puis vraiment pas me rendre à Rome maintenant. De toute façon ce sera la même chose. On va me dire : Vous pouvez être reçu à la condition d'accepter le concile et les réformes. » 141:208 -- « Non, non, m'a-t-il dit, il y a quelque chose de changé, je vous assure, ce n'est plus maintenant la même chose qu'il y a un mois. Il y a quelque chose de changé. Vous serez reçu par le saint-père, c'est sûr, l'archevêque de Chieti vous conduira chez le saint-père. » Alors je me suis fié à l'archevêque de Chieti en me disant : c'est peut-être un ami personnel du saint-père, il est possible que le saint-père lui ait demandé discrètement d'essayer de m'amener à Rome et puis de me voir. Je ne sais pas enfin. J'ai donc décidé qu'après Fanjeaux, tout de suite je passerais quarante-huit heures à Rome pour voir si c'était réalisable ou bien pas. Mais enfin vraiment j'y allais convaincu que la chose ne se ferait pas, ne pourrait pas se faire. Et puis, nous sommes arrivés le jeudi à Rome, -- et le vendredi matin je rencontrais ce père à Rome et -- il me disait : « Si vous pouvez faire un petit mot pour de­mander l'audience, un petit mot au saint-père, j'irai le porter, nous irons le porter à Castelgandolfo. » Alors j'ai fait un mot très court, très bref, en disant : Très Saint Père je vous exprime mon profond respect et si éventuelle­ment mes expressions, dans mes paroles ou dans mes écrits, ont pu vous faire de la peine, je le regrette, je le regrette vivement, et je serai toujours très heureux de pouvoir vous rencontrer, d'avoir une audience de votre part. Et puis j'ai signé. Il n'a même pas lu. Il a mis ça dans l'enveloppe, on a fermé l'enveloppe, on a mis la for­mule habituelle pour le saint-père et nous sommes partis à Castelgandolfo. Là, contrairement à ce que disent les journaux, encore *Le Monde* aujourd'hui, ils racontent des histoires tout à fait fausses, on dit que j'ai été avec ce père trouver Mgr Macchi, qui se trouvait avec le saint-père en promenade dans les jardins de Castelgandolfo alors que moi je n'ai pas vu le saint-père. C'est lui qui y est allé, c'est ce prêtre Don Domenico La Bellartre qui est allé, lui, à Castelgandolfo et qui m'a dit avoir rencontré Mgr Macchi. Nous nous étions attablés au café en face du palais de Castelgandolfo à l'attendre puisqu'il nous avait dit : « Je vais et je pourrai peut-être vous donner la réponse tout de suite. » Il est allé et revenu et nous a dit : Non je ne peux pas donner la réponse tout de suite. Mgr Macchi était en effet dans les jardins de Castelgandolfo accompagnant le saint-père et il m'a dit qu'il téléphonerait dans la soirée entre six et sept heures. Bon, alors nous sommes repartis avec lui à Albano, nous avons pris notre repas, puis il est revenu après, M. Pedroni l'a reconduit à Castelgandolfo et il a dû rencontrer là je pense Mgr Macchi et il nous a téléphoné à Albano en disant : « Eh bien, vous avez votre audience pour demain à dix heures et demie. » 142:208 J'avoue que j'en étais un peu stupéfait : parce qu'enfin si rapidement et presque sans préparation ! Donc à dix heures un quart on s'est rendu à Castelgandolfo, le lendemain samedi, et là vraiment je crois que les saints Anges avaient chassé tous les employés du Vatican, parce que je suis rentré là : il y avait donc les deux gardes suisses à l'entrée, après je n'ai rencontré que Mgr XXX. pas Mgr YYY, ils sont deux qui ont pres­que le même nom. Mgr XXX, le canadien, m'a conduit à l'ascenseur, il y avait juste le liftman qui était là, c'est tout, et je suis monté, on est monté tous les trois au pre­mier étage et là accompagné de Mgr XXX, j'ai traversé toutes les salles, il y en a au moins sept ou huit avant d'arriver au bureau du saint-père ; pas âme qui vive. Habituellement, -- je suis allé souvent en audience privée au temps du pape Pie XI, du pape Pie XII, du pape Jean XXIII, et même du pape Paul VI, -- il y a toujours au moins un garde suisse, il y a toujours au moins un gendarme, il y a toujours quelques personnes, un camérier secret, un monsignore qui est là, ne serait-ce que pour veiller à l'ordre, pour qu'il n'y ait pas d'incident. Là les salles étaient vides, rien, absolument rien. Alors je suis allé jusqu'au bureau du saint-père où j'ai trouvé le saint-père avec Mgr Benelli à côté de lui. J'ai salué le saint-père puis j'ai salué Mgr Benelli. Immédiatement on s'est assis et a commencé l'audience. Le saint-père a été assez vif au début, on peut presque dire un peu violent d'une certaine manière, on le sentait profondément blessé et un peu agacé par la pensée de ce que je fais, de ce que nous faisons. Il m'a dit : « Vous me condamnez, vous me condamnez. Je suis moderniste, je suis protestant ! C'est inadmissible, vous faites une mauvaise œuvre, vous ne devez pas continuer, vous faites un scandale dans l'Église, etc. », avec assez d'énervement. Bon, eh bien je me suis tu bien sûr. Et après c'est lui-même qui m'a, dit : « Eh bien ! parlez, maintenant, parlez. Qu'est-ce que vous avez à dire ? » Je lui ai dit : Très Saint Père, je viens ici, non pas comme chef des traditionalistes. Vous m'avez dit que j'étais le chef des traditionalistes. Je nie absolument que je sois le chef des traditionalistes. Je ne suis qu'un catholique, un prêtre, un évêque, parmi des millions de catholiques, parmi des milliers de prêtres et d'autres évêques sans doute qui sommes déchirés, écartelés dans notre conscience, dans notre esprit, dans notre cœur. 143:208 D'une part nous avons le désir de vous être soumis, entièrement, de vous suivre en tout, de ne faire aucune réserve dans votre personne, et d'autre part nous nous rendons compte que les orientations qui sont prises par le Saint-Siège depuis le concile et toute cette orientation nouvelle nous éloignent de vos prédéces­seurs. Alors que devons-nous faire ? Nous nous trouvons ou devoir nous attacher à vos prédécesseurs ou devoir nous attacher à votre personne et nous éloigner de vos prédé­cesseurs. C'est un déchirement invraisemblable, incroyable pour des catholiques. Et cela ce n'est pas moi qui l'ai provoqué, ce n'est pas un mouvement que j'ai fait, c'est un sentiment qui sort du cœur des fidèles, de millions de fidèles que je ne connais pas. Je ne sais pas combien ils sont. Il y en a dans le monde entier. Il y en a partout. Tout le monde est inquiet de ce bouleversement qui s'est fait dans l'Église depuis dix ans, de ces ruines qui s'accu­mulent dans l'Église. Voici des exemples : il y a une atti­tude foncière chez les gens, une attitude intérieure qui fait qu'ils ne changeront plus maintenant. Ils ne chan­geront plus, parce qu'ils ont choisi, ils ont fait leur choix pour la Tradition, pour ceux qui maintiennent la Tradition. Parce que, voyez des exemples, comme ceux des religieuses que j'ai vues il y a deux jours, de bonnes religieuses qui veulent garder leur vie religieuse, qui enseignent les en­fants comme les parents désirent qu'on les enseigne, beau­coup de parents viennent leur amener leurs enfants parce qu'ils auront une éducation catholique chez ces religieuses. Eh bien, voilà des religieuses qui gardent l'habit religieux et uniquement parce qu'elles veulent garder la prière de toujours et parce qu'elles veulent garder le catéchisme de toujours elles sont excommuniées, la supérieure générale destituée, cinq fois l'évêque est venu leur demander de quitter leur habit parce qu'elles sont réduites à l'état laïc. Les gens qui voient ça ne comprennent plus. Et à côté de cela des religieuses qui quittent l'habit, qui reprennent toutes les vanités du monde, qui n'ont plus de règlement religieux, qui ne prient plus, celles-là sont agréées officiel­lement par les épiscopats et personne ne leur fait aucun reproche ! Les gens de la rue, le pauvre chrétien qui voient ces choses-là ne peuvent accepter une chose pa­reille, ce n'est pas possible. Ensuite pour les prêtres c'est la même chose. De bons prêtres qui disent bien leur messe, qui prient, qui sont au confessionnal, qui prêchent la vraie doctrine, qui visitent les malades, qui portent la soutane, qui sont encore de vrais prêtres aimes de leur population, parce qu'ils gardent la messe de toujours, la messe de leur ordination, parce qu'ils gardent le catéchisme de toujours, sont jetés à la rue comme des misérables, quasiment ex­communiés, n'est-ce pas. 144:208 Et puis des prêtres qui vont dans les usines, qui ne s'habillent plus en prêtres, on ne sait pas ce qu'ils sont, qui prêchent la révolution, ceux-là sont ad­mis officiellement, personne ne leur dit rien. Et moi, mon cas c'est le même ! J'essaie de faire des prêtres, de bons prêtres, comme on les faisait autrefois, beaucoup de vota­tions viennent, ces jeunes sont admirés par la population qui les voit, dans les trains, dans les métros, partout on les salue, on les admire, on les félicite de leur tenue, de leur at­titude : et je suis suspens a divinis ! Et les évêques qui n'ont plus de séminaristes, qui n'ont plus de jeunes prêtres, qui n'ont plus rien et qui ont des séminaires qui ne font plus de bons prêtres, ceux-là on ne leur dit rien ! Vous com­prenez, le chrétien moyen, le pauvre chrétien voit clair. Il a choisi, il ne bougera plus. Maintenant c'est terminé. C'est impossible. -- « Ce n'est pas vrai, vous ne formez pas de bons prêtres, m'a-t-il dit, puisque vous leur faites faire un serment contre le pape ! » -- « Oh ! J'ai dit : comment ? Un serment contre le pape ? Moi un serment contre le pape ! Moi au contraire qui cherche à leur donner le respect du pape, le respect du successeur de Pierre. Au contraire, nous prions pour vous, nous prions pour le saint-père, et jamais vous ne pourrez me montrer ce serment qu'ils font contre le pape. Pouvez-vous m'en donner une copie ? » Alors, maintenant, officiellement, les rapporteurs du Vatican ont dit dans le journal d'aujourd'hui, où vous pourrez le lire, le Vatican dément et dit que ce n'est pas vrai, que le saint-père ne m'a pas dit ça ! Le saint-père ne m'a pas dit que je faisais faire un serment contre le pape à mes séminaristes et à mes jeunes prêtres ! Mais com­ment ai-je pu inventer ça, moi ? Comment ai-je pu inven­ter une chose comme ça, alors ? C'est inimaginable n'est-ce pas. Alors ils démentent cela maintenant le saint-père ne m'a pas dit ça. C'est inouï. Et moi évidemment je n'ai pas de bande ([^15]), je n'ai pas écrit toute la conversation, donc je ne peux pas matériellement prouver le contraire, mais enfin ma simple réaction ! Je ne peux pas oublier la réaction que l'ai eue devant cette affirmation du saint-père. Je me vois encore faisant ce geste : « Mais comment est-ce possible, enfin, Très Saint Père, que vous me disiez une chose pareille ! Pouvez-vous me montrer la copie du serment ? » Et maintenant ils disent que ce n'est pas vrai. C'est inouï ! 145:208 Le saint-père, ensuite, m'a encore dit : « N'est-ce pas, vous me condamnez ? » J'avais très l'impression que ça revenait toujours un peu à sa personne, qu'il était blessé personnellement : « Vous me condamnez, alors qu'est-ce que je dois faire ? Je dois donner ma démission et puis vous prenez ma place ? » -- « Oh ! » J'ai mis la tête dans les mains : « Très Saint Père, ne dites pas de choses comme ça. Non, non. Non, non ! » Alors j'ai dit : « *Saint-père, si vous permettez que je continue. Vous avez la solution du problème dans les mains. Vous n'avez qu'un seul mot à dire aux évêques : accueillez fraternellement, accueillez avec compréhension, avec charité tous ces groupes de traditionalistes, tous ceux qui veulent gar­der la prière d'autrefois, les sacrements comme autrefois, le catéchisme comme autrefois. Recevez-les, donnez-leur des lieux de culte, arrangez-vous avec eux de façon qu'ils puissent prier et qu'ils restent en relation avec vous, en relation intime avec leurs évêques. Vous n'avez qu'un mot à dire aux évêques et tout rentre dans l'ordre et nous n'avons plus de problèmes à ce moment-là. Les choses rentreront dans l'ordre. Et puis, pour le séminaire, je n'au­rai pas de difficultés non plus, pour aller trouver les évêques et leur demander l'implantation de mes prêtres dans leurs diocèses et les choses se feront normalement. Et moi je veux bien rentrer en relation avec une com­mission que vous pourriez nommer de la congrégation des religieux qui viendrait au séminaire. Mais évidemment nous garderons et nous voulons continuer l'expérience de la Tradition. Qu'on nous laisse faire cette expérience. Mais je veux bien rentrer en relation normale et officielle avec le Saint-Siège, avec les congrégations. Au contraire je ne demande que ça. *» Alors il m'a dit : « Il faut que je réfléchisse, il faut que je prie, il faut que je consulte la consistoriale, il faut que je consulte la curie, je ne peux pas vous répondre. Nous verrons cela. » Après il m'a dit : « Nous allons prier ensemble. » J'ai dit : Bien volontiers Très Saint Père. Alors nous avons récité le Pater noster, le Veni Sancte Spiritus, l'Ave Maria, et puis ensuite, il m'a reconduit très aimablement, difficilement, il marchait très péniblement, traînant les jambes un peu. Dans la salle à côté, il a attendu que Don Domenico vienne me rechercher et il a fait remettre une petite médaille à Don Domenico et ensuite nous nous sommes quittés. 146:208 Et Mgr Benelli n'a pas ouvert la bouche, il n'a fait qu'écrire tout le temps, comme un secrétaire : Il ne m'a pas gêné du tout. La présence de Mgr Benelli était comme inexistante. Je pense que ça n'a pas gêné le saint-père, tout comme moi ça ne m'a pas gêné du tout parce qu'il n'a pas ouvert la bouche, il n'a rien manifesté. Alors je lui ai répété par deux fois qu'il avait dans les mains la solution du problème. Alors maintenant il a manifesté sa satisfaction d'avoir pu avoir cet entretien, ce dialogue. Je lui ai dit que j'étais toujours à sa dispo­sition. Puis ensuite nous sommes rentrés. Maintenant, depuis, dans les journaux on raconte n'im­porte quoi, des inventions les plus fantaisistes, disant que j'avais tout accepté, que j'avais fait ma soumission totale ; ensuite on a dit que c'était le contraire, que je n'avais rien accepté, que je n'avais rien cédé. Maintenant pratique­ment on me dit que j'ai menti, que j'invente des choses dans la conversation que j'ai eue avec le saint-père. On a l'impression qu'ils sont tellement furieux que cette audience ait eu lieu sans qu'elle ait été prévue, sans qu'elle soit passée par les voies normales, qu'ils essaient par tous les moyens de la discréditer, de me discréditer aussi. Parce qu'évidemment ils ont peur que cette audience me donne encore un regain de faveur parmi bien des gens qui disent : ah maintenant si Monseigneur a vu le saint-père, alors on n'a pas de problèmes, donc il est de nouveau avec le saint-père. En fait, on n'a jamais été contre le saint-père, on est toujours désireux d'être avec le saint-père. Je viens d'ailleurs de lui écrire encore parce que le cardinal Thiandoum a tellement insisté ([^16]) pour avoir un petit papier de ma part qu'il puisse porter au Saint-Père, que je lui ai dit : Bon, je veux bien faire une petite lettre au saint-père (bien que je commence à trouver que ça fait une correspondance qui n'en finit jamais), je veux bien remercier le saint-père de m'avoir accordé cette au­dience. C'est ce que j'ai fait, j'ai remercié le saint-père. Et le saint-père avait dit au cours de la conversation : Eh bien ; au moins, nous avons un point commun ([^17]) : 147:208 nous désirons tous les deux arrêter tous ces abus qui existent actuellement dans l'Église et enfin redonner à l'Église son vrai visage, etc. Alors j'ai dit oui, tout à fait. Alors j'ai mis dans ma lettre que j'étais tout prêt à collaborer avec lui, au cours de mon audience il avait dit qu'on avait au moins un point commun, c'était de redonner à l'Église son vrai visage et de supprimer tous les abus dans l'Église. Alors qu'à cela j'étais tout prêt à collaborer et même sous son autorité. Je pense que je n'ai rien dit qui puisse trop m'engager, parce que c'est ça que nous faisons, rendre à l'Église son vrai visage. Ça ne changera rien, notez bien, ça ne changera rien du tout. Ce qui est important, je pense, c'est tout de même l'opinion mondiale qui s'est ma­nifestée après tous ces événements et qui a fait que le Saint-Siège n'a pas pu rester insensible à tous ces remous et s'est aperçu qu'il y avait tout de même beaucoup de monde qui était vraiment excédé par les changements, beaucoup plus de monde qu'il ne le pensait probablement. Ça a révélé ce que bien des cœurs pensaient tout bas mais qu'ils n'osaient pas dire tout haut. 148:208 Maintenant ils osent le dire davantage parce qu'ils savent qu'ils ne sont plus seuls. D'autre part, certainement, je crois que l'inter­vention du gouvernement français n'a pas été négligeable non plus. Cette intervention du gouvernement français, évidemment je n'y suis pour rien du tout, je ne suis allé voir aucun officiel du gouvernement français. Si eux m'écrivent et si eux viennent me voir, ce n'est pas moi qui les cherche, mais en tout cas j'ai l'impression que le gouvernement français est un peu inquiet pour les élections du mois de mars l'année prochaine. C'est clair, il n'y a que ça qui les guide maintenant, il n'y a que ça qui les fait bouger eux aussi ; un peu comme le Saint-Siège avec l'opinion publique, eux ce sont les élections. Alors comme Giscard d'Estaing a été élu à très peu de voix de majorité, si les catholiques traditionalistes par dépit de ce qu'on ne veut pas s'occuper d'eux en France, parce que le gouvernement ne veut pas s'occuper d'eux, disent eh bien nous ne voterons pas pour vous, il chute. C'est un calcul tout simple. Il n'est pas compliqué à faire. Alors ils sont inquiets et c'est pourquoi je crois qu'ils ont dû intervenir auprès du Saint-Siège. On m'a dit, je ne sais pas si c'est vrai, c'est Don Domenico qui m'a dit ça, je crois que c'est bien lui, mais je ne me souviens plus exactement, que le saint-père aurait reçu un coup de téléphone avant mon audience venant ou du gouverne­ment ou de l'ambassade de France, je ne sais pas, pour demander au saint-père, insister auprès du saint-père pour qu'il me reçoive avec compréhension, avec bonté. C'est possible. Mais ce qui est possible également c'est que le gou­vernement français puisse éventuellement faire pression sur le Saint-Siège en disant : Si vous, vous n'arrivez pas à trouver une solution pour ce problème, eh bien nous essaierons de la trouver. Comment pourraient-ils la trou­ver ? En aidant tout simplement les catholiques traditio­nalistes. Ils ont énormément d'églises qui sont vides, qui appartiennent au gouvernement, des églises où il n'y a plus personne. Ce n'est pas difficile pour le gouvernement français d'envoyer une circulaire aux maires des com­munes en disant : Partout où vous avez des églises libres et où il n'y a pratiquement plus personne qui vient, et où vous avez des groupes de traditionalistes, mettez ces églises à la disposition des traditionalistes. C'est, tout simple ! Et vous comprenez bien que ça, ça fait réfléchir le Saint-Siège. Parce que ça deviendrait presque une re­connaissance officielle des traditionalistes en France. Ça deviendrait très grave. D'autant plus que quand le gouvernement français a pris les églises en France au mo­ment de la séparation de l'Église et de l'État il a promis quand même au Saint-Siège que ces églises *ne servent que pour le culte catholique.* 149:208 Ils peuvent très bien dire : Mais « le culte catholique » c'est le culte qu'on a toujours fait, donc c'est les traditionalistes qui ont droit aux églises. Et s'il y avait contestation, ils pourraient très bien dire aux progressistes : Ce culte que vous faites là, il n'est pas catholique, vous allez quitter les églises, nous nous les donnons aux catholiques. Les catholiques c'est nécessairement ce qu'on a toujours fait, là c'est sûr que c'est catholique puisqu'ils pratiquent la religion qu'on a pratiquée pendant des siècles. Tandis que la vôtre, elle ne nous apparaît plus catholique du tout, alors vous allez déménager et laisser ça. Juridiquement ils peuvent le faire, ils peuvent menacer le Saint-Siège éventuellement. Ça peut certainement influencer le Saint-Siège dans une décision en notre faveur. Je pense que le Saint-Siège aurait tout avantage à passer par les évêques au lieu de passer par le gouvernement ; au lieu de laisser le gouvernement agir. Enfin tout cela il faut le regarder sous le regard de la Providence, sous le regard de Dieu, parce que tout cela s'est passé d'une manière invraisemblable. Il fallait pro­bablement que je sois condamné. Je ne veux tout de même pas comparer mon pauvre sacrifice au sacrifice de Notre-Seigneur, mais je pense que nous essayons tous de nous assimiler à Notre-Seigneur et à sa Passion, -- *opportebat Deum pati *: il fallait qu'Il souffrît, il fallait qu'Il soit crucifié ; je crois que c'est un peu ce qui m'est arrivé par les peines que le Saint-Siège m'a envoyées, qui sont tout de même pénibles, qui sont tout de même for­tement désagréables. Eh bien il fallait je crois que je sois condamné pour qu'éclate ce scandale qui se faisait dans l'Église entre le soutien de l'Église officielle à toute la destruction de l'Église, à tous ceux qui détruisent l'Église, et la condamnation de ceux qui la construisent, de ceux qui la gardent, de ceux qui la conservent. Alors ce scan­dale a été tel, par cette condamnation, que ça a provoqué ce mouvement d'opinion général, qui a maintenant obligé le Saint-Siège à me recevoir, -- c'est ça qui a dû influencer le Saint-Siège. Comment me recevoir, étant donné, qu'il y avait un barrage terrible qui était fait, là je ne sais pas si c'est Padre Pio qui est intervenu, -- puisque ce brave Padre Domenico que je ne connais ni d'Adam ni d'Ève, je n'ai jamais entendu parler de lui, a été vingt ans avec le Padre Pio, alors pour lui c'est le Padre Pio qui a fait cela. Moi je veux bien que ce soit Padre Pio, c'est un petit miracle cette affaire : que j'aie pu me rendre chez le saint-père et pouvoir dire au saint-père ce que pense le peuple fidèle, une grande partie du peuple fidèle, ceux qui sont fidèles à l'Église, les vrais catholiques, les vrais fidèles. 150:208 Je pense que c'est tout de même impor­tant. Maintenant le Bon Dieu, puisqu'Il mène les choses de cette manière-là je pense qu'on continuera aussi à les mener, il faut faire confiance. Je pense que plus que jamais maintenant nous devons vraiment prier, prier beau­coup pour que le saint-père arrive à prendre cette décision malgré ses collaborateurs, malgré tous ceux qui l'entou­rent, qu'il arrive à signer une circulaire envoyée à tous les évêques du monde entier pour qu'on cesse cette situa­tion, qu'on en finisse avec cette situation inadmissible. Quand je lui ai dit aussi, je me suis appuyé en effet sur le « pluralisme », je lui ai dit : Mais enfin avec ce pluralisme actuel qu'est-ce que ce serait d'accorder tout de même à ceux qui veulent garder la Tradition d'être au moins mis sur le pied des autres, c'est le minimum qu'on puisse nous accorder. Je lui ai dit : Je ne sais pas si vous savez Très Saint Père qu'il y a maintenant vingt-trois prières eucharistiques officielles en France. Il a levé les bras au ciel et il a dit : Mais bien plus, Monseigneur, bien plus ! Alors je lui ai dit : Mais s'il y en a bien plus, si vous en ajoutez une, quand même, je ne vois pas que ça puisse être pour le mal de l'Église. Est-ce que c'est un péché mortel de continuer la Tradition et de faire ce que l'Église a toujours fait ? Vous voyez, il paraît bien renseigné le saint-père... Enfin, maintenant, je pense que nous devons prier et maintenir. Il y en a peut-être parmi vous qui peuvent avoir été un peu choqués, bien sûr et je le comprends, par cette suspense a divinis et je dirais par mon refus de cette suspense a divinis. Mais ce refus se situe, il faut le situer je dirais dans le premier refus que nous avons fait d'accepter le jugement qui nous est venu de Rome. Tout ça c'est la même chose, ça fait partie du même contexte, ça s'enchaîne n'est-ce pas. Alors je ne vois pas pourquoi j'accepterais cette suspense alors que je n'ai pas accepté la défense de faire les ordinations, alors que je n'ai pas accepté la fermeture du séminaire, alors que je n'ai pas accepté la fermeture et l'anéantissement de la Fraternité. J'aurais dû alors accepter dès la première sentence, dès la première condamnation, j'aurais dû dire oui, on est condamné, on ferme le séminaire et on finit la Fraternité. Pourquoi on ne l'a pas accepté ? Parce que c'était fait illégalement, parce que ce n'est basé sur aucune preuve et aucun jugement. Je ne sais pas si vous avez eu l'oc­casion de lire de la part même du cardinal Garonne, dans une interview il a dit : notre réunion avec Mgr Lefebvre à Rome avec les trois cardinaux, ce n'était pas un tribunal. 151:208 Il l'a dit ouvertement. C'est ce que j'avais toujours dit moi-même. C'était un entretien. *Je ne me suis donc jamais trouvé devant un tribunal.* Les visiteurs, ce n'est pas un tribunal, c'est une enquête, ce n'est pas un jugement. Donc il n'y a pas eu de tribunal, il n'y a pas eu de juge­ment, il n'y a rien eu, et on est condamné comme ça sans pouvoir se défendre, sans monition, sans rien, sans écrit. Non, ce n'est pas possible. Il y a tout de même une justice. Donc nous avons refusé cette condamnation parce qu'elle est illégale et parce que je n'ai pas pu faire mon recours. C'est absolument inadmissible la manière dont ça s'est passé. On ne nous a pas donné des motifs valables pour nous condamner. Une fois qu'on refuse cette sentence, il n'y a pas de raison qu'on ne refuse pas les autres, parce que les autres s'appuient toujours sur celle-là. Pourquoi, m'a-t-on refusé de faire les ordinations ? Parce que la Fraternité était « supprimée » et que le séminaire aurait dû être fermé. Donc je n'ai pas le droit de faire les ordinations. Je refuse parce que c'est basé sur un jugement qui est faux. Pourquoi me suspend-on a divinis ? Parce que j'ai fait les ordinations qu'on m'avait refusé de faire. Mais précisément je n'accepte pas cette sentence pour les ordinations parce que je n'accepte pas le jugement qui a été fait. C'est une chaîne. Je n'accepte pas cette chaîne-là parce que je n'accepte pas le motif premier qui a fait suivre toute cette condamnation. On ne peut pas les accepter. D'ailleurs le saint-père lui-même ne m'a pas parlé de la suspense, il ne m'a pas parlé du séminaire, de quoi que ce soit. Rien à ce sujet-là. Absolument rien. Voilà la situation telle qu'elle est actuellement. Je pense que pour vous, évidemment, je comprends très bien, c'est un drame, comme pour moi ; et nous souhaitons tous je pense, de tout cœur qu'un jour les relations normales reprennent avec le Saint-Siège. Mais qui a brisé les relations normales ? On les a brisées au concile. C'est au concile qu'on a brisé les relations normales avec l'Église, c'est au concile qu'en se séparant de la Tradition, l'Église s'écar­tant de la Tradition a pris une attitude anormale vis-à-vis de la Tradition. C'est çà que nous ne pouvons pas accepter, nous ne pouvons pas accepter de nous séparer de la Tradition. Comme je l'ai dit au saint-père : Dans la mesure où vous vous écartez de vos prédécesseurs nous ne pouvons plus vous suivre. C'est évident. Ce n'est pas nous qui nous écartons de ses prédécesseurs. Lorsque je lui ai dit : mais revoyez les textes de la liberté religieuse, deux textes qui se contredisent formellement, mot pour mot. Et des textes importants, dogmatiques. 152:208 Celui de Grégoire XVI et celui de Pie IX, Quanta cura, et celui de la liberté religieuse, mot pour mot ils se contredisent. Qu'est-ce qu'il faut choisir ? -- « Ah laissez ces choses-là, n'entrons pas dans les dis­cussions. » Oui mais tout le problème est là. Dans la mesure où cette Église nouvelle se sépare de l'Église ancienne nous ne pouvons pas la suivre. Nous en sommes là et c'est pour ça que nous maintenons cette Tradition, nous maintenons notre fermeté dans la Tradition et je suis sûr que nous rendons un service immense à l'Église, mes chers amis, nous rendons un service immense à l'Église. Le séminaire d'Écône je dirais est une pierre fondamentale pour le combat que nous menons. C'est le combat de l'Église. C'est sur ce plan-là qu'il faut se placer. Et malheureusement je dois dire que cette conversation avec le saint-père m'a laissé une impression assez pénible. Parce que j'avais l'impression justement que ce qu'il défendait c'était sa personne : « Vous êtes contre moi ! » « Je ne suis pas contre vous, je suis contre ce qui nous sépare de la Tradition, je suis contre ce qui nous entraîne vers le protestantisme, vers le modernisme. » On avait l'impression qu'il ramenait tout le problème à sa personne. Ce n'est pas la personne, ce n'est pas Mgr Montini, nous regardons en lui le successeur de Pierre. Et comme suc­cesseur de Pierre il doit nous transmettre la foi de ses prédécesseurs. Dans la mesure où il ne nous transmet pas la foi de ses prédécesseurs il n'est plus le successeur de Pierre. Alors ça devient une personne qui se sépare de sa charge, qui renie sa charge, qui n'accomplit pas sa charge. Je n'y peux rien, ce n'est pas de ma faute. Quand Fesquet du *Monde,* il était là au second banc il y a deux trois jours, quand il disait : « Mais enfin vous êtes seul. Seul contre le pape, seul contre tous les évêques. Qu'est-ce que vous pouvez bien faire ? Qu'est-ce que ça signifie un combat comme ça ? » Je lui ai dit : « Que voulez-vous, je ne suis pas seul, j'ai toute la Tradition avec moi et puis ensuite même ici je ne suis pas seul, je sais que beaucoup d'évêques intimement pensent comme nous, nous avons beaucoup de prêtres avec nous et puis il y a le séminaire, les sémina­ristes et tous ceux qui viennent vers nous. » Et la Vérité ne se fait pas dans le nombre, le nombre ne fait pas la Vérité. Même si je suis seul, même si tous mes sémina­ristes me quittent, même si toute l'opinion publique me quitte, ça m'est complètement indifférent. Je suis attaché à mon catéchisme, attaché à mon Credo, attaché à la Tradition qui a sanctifié tous les saints qui sont au ciel. Je ne regarde pas les autres, ils font ce qu'ils veulent, mais moi je veux sauver mon âme. 153:208 L'opinion publique, on la connaît trop, c'est l'opinion publique qui a condamné Notre-Seigneur après l'avoir acclamé quelques jours avant. C'est le dimanche des Rameaux et puis il y a le Vendredi saint. On connaît ça. Il ne faut pas se fier du tout à l'opinion publique. Aujourd'hui elle est pour nous, demain elle est contre nous. Ce qui compte c'est la fidélité à notre foi. Nous devons avoir cette conviction et rester toujours dans le calme. Quand le saint-père m'a dit : « Mais enfin à l'intérieur de vous-même vous ne sentez pas quelque chose qui vous reproche ce que vous faites. Vous faites un scandale dans l'Église, énorme, énorme. Vous n'avez pas quelque chose dans votre conscience qui vous le reproche ? » J'ai dit « Non, Très Saint Père. Pas du tout. » Il m'a dit : « Oh ! alors vous êtes un inconscient. » J'ai dit : « Peut-être ! » Je ne pouvais pas dire le contraire. Si j'avais quelque chose à me reprocher, je cesserais tout de suite. Priez bien pendant votre retraite. Demandez au Bon Dieu, parce que je crois que les choses vont se jouer, elles se jouent depuis longtemps mais enfin plus on va plus les points critiques arrivent, mais tout de même que le Bon Dieu ait permis que je puisse rencontrer le saint-père, lui dire ce que nous pensons et maintenant lui mettre entre les mains toute la responsabilité de la situation, je crois que c'est tout de même quelque chose qui a été voulu par le Bon Dieu. Il nous reste à prier pour supplier le Saint Esprit de l'éclairer et de lui donner le courage de faire un acte qui évidemment serait peut-être très dur pour lui. Je ne vois pas d'autre solution. Le Bon Dieu a toutes les solutions. Je peux mourir demain. Nous devons prier aussi pour que du côté des fidèles qui maintiennent la Tradition on se maintienne toujours dans une attitude qui soit forte, une attitude ferme. Pas une attitude de mépris envers les personnes, d'insulte envers les personnes, d'insulte envers les évêques. Nous avons la supériorité d'avoir la Vérité, ce n'est pas de notre faute, comme l'Église a la supériorité d'avoir la Vérité sur l'erreur, elle a cette supériorité. Par le fait même qu'on se sent dans la Vérité, c'est la Vérité qui doit faire son chemin, c'est la Vérité qui doit con­vaincre, ce n'est pas notre personne, ce n'est pas parce qu'on se mettra en colère, ce n'est pas parce qu'on insul­tera les gens que ça donnera du poids en plus à la Vérité, au contraire, ça mettrait en doute que nous ayons la Vérité. Le fait de nous mettre en colère, d'insulter, montre que nous ne nous confions pas absolument dans le poids de la Vérité qui est le poids de Dieu lui-même. C'est en Dieu que nous nous confions, c'est dans la Vérité qui est Dieu, qui est Notre-Seigneur Jésus-Christ que nous nous confions. 154:208 Qu'est-ce que nous pouvons avoir de plus sûr ? Rien. Et petit à petit cette Vérité fait son chemin, elle fera son chemin ; elle doit le faire. Alors prenons dans toutes nos expressions, dans toute notre attitude de ne jamais avoir une attitude de mépris des personnes et d'in­sulte à des personnes ; mais de fermeté contre l'erreur, oui. Fermeté absolue, sans compromissions, sans relâche, parce que nous sommes avec Notre-Seigneur, parce qu'il s'agit de Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'est tout l'honneur de Notre-Seigneur Jésus-Christ et la gloire de la Sainte Trinité qui est en jeu. Sa gloire sur terre évidemment. Pas sa gloire infinie, sa gloire dans le ciel, mais la gloire de Notre-Seigneur ici-bas. C'est la Vérité, donc nous la défen­dons à tout prix, quoi qu'il arrive. Je vous remercie d'avoir je crois prié à toutes ces in­tentions pendant les vacances et puis je remercie tous ceux ni ont eu la gentillesse de m'écrire un petit mot au cours es vacances pour me dire et me manifester leur sympathie et leur affection pendant ces temps, qui sont toujours un peu éprouvants. Le Bon Dieu nous aide certainement dans ce combat, c'est absolument certain, mais tout de même c'est éprouvant, on serait tellement plus heureux de tra­vailler avec tous ceux qui sont responsables dans l'Église et qui devraient travailler avec nous pour le règne de Notre-Seigneur. Nous restons bien unis ; et faites une bonne retraite pour que vous puissiez faire aussi une bonne année scolaire. 155:208 ### 54. -- interview de Michel de Saint Pierre 3 octobre 1976 Michel de Saint Pierre, en plusieurs interven­tions à la radio et à la TV, où il excelle, a défendu Mgr Lefebvre d'une manière percutante et juste. Il l'a fait par horreur de l'injustice et avec d'autant plus de générosité que, sur le fond, il se sépare plus ou moins de Mgr Lefebvre en ce qui concerne la messe, le concile, le rôle de Paul VI. Tout cela se manifeste assez bien dans l'interview qu'il a donnée à *L'Homme nouveau* du 3 octobre 1976 et que, pour cette raison, nous reproduisons intégralement. THIERRY BOUTET : *Michel de Saint Pierre, il apparaît que vous avez joué un rôle dans le dialogue qui vient de s'établir entre Mgr Lefebvre et le pape. Pouvez-vous nous préciser dans quelles circonstances ? Les journaux ont don­né, de ces faits, des interprétations fort différentes, voire contradictoires* ([^18])*. En particulier, Mgr Lefebvre a-t-il ac­cepté volontiers la rencontre avec le saint-père, ou a-t-il fait des difficultés ?* 156:208 MICHEL DE SAINT PIERRE : Le samedi 4 septembre, j'ai reçu un coup de téléphone de la comtesse de Buttafoco qui habite Frasne dans le Doubs, près de la frontière suisse, à 60 kilomètres de Besançon. Auprès d'elle se trouvait Dom Domenico Labellarte que l'on m'a présenté comme un en­voyé du Vatican. Dom Domenico me priait de le mettre en rapport d'urgence avec Mgr Marcel Lefebvre auquel il avait à proposer une audience de la part du pape Paul VI. J'ai demandé si l'on exigeait des conditions préalables. La réponse a été négative. Je me suis donc arrangé pour obte­nir que Mgr Lefebvre reçoive Dom Domenico et la com­tesse dès le lendemain dimanche, à l'occasion de la messe que l'archevêque se proposait de dire au Palais des Sports de Besançon. Ce colloque eut lieu et je pus suivre jour par jour le développement de la situation. Dom Domenico avait affirmé à Mgr Lefebvre : « Le saint-père vous considère comme l'un de ses plus chers fils ! Il faut que vous alliez à Rome où il vous recevra. C'est indispensable. Le pape souffre. » En outre, Dom Domenico devait dire plus tard que Mgr Lefebvre lui était apparu comme « un homme tolé­rant », comme « un véritable homme de Dieu ». Dans le courant de la semaine, départ de Dom Dome­nico pour Rome suivi du départ de Mgr Lefebvre. Depuis lors, j'ai appris que dès que le pape a su que Mgr Lefebvre se trouvait à Albano auprès de sa sœur, il l'a envoyé chercher en l'assurant qu'il serait reçu cordiale­ment ([^19]). Contrairement à certaines déclarations, il n'y a pas eu de « préalable », comme on l'avait promis, et il n'y eut pas de lettre de soumission de Mgr Lefebvre. THIERRY BOUTET : *A votre avis, par conséquent, il serait inexact de parler, au sens strict, de so*u*mission ?* MICHEL DE SAINT PIERRE : Je considère en effet que le mot ne convient pas au dialogue particulièrement amical qui, le samedi 11 septembre, a réuni sa Sainteté le pape Paul VI et Mgr Marcel Lefebvre à Castelgandolfo. 157:208 Il est cependant exact d'une part que Mgr Marcel Lefebvre s'est d'abord présenté le vendredi, avant d'être reçu le samedi 11 septembre par le saint-père ; d'autre part, que l'arche­vêque, pour que les formes fussent respectées, a écrit une lettre dans laquelle il disait regretter vivement d'avoir peiné le pape, ses écrits et ses paroles ayant pu dépasser sa pen­sée : c'est là plus qu'une amorce de dialogue ; c'est une volonté de profonde humilité. Dès l'entrée de Mgr Lefebvre et selon l'expression du père Domenico qui n'assistait pas à l'entretien mais en eut une relation, le saint-père n'a pas laissé l'archevêque s'age­nouiller -- mais il l'a « attrapé dans ses bras » avec un élan si vif et si fort que, très ému, Mgr Lefebvre devait dire : « Il m'a vraiment reçu comme un père reçoit son fils ! » Seul, Mgr Giovanni Benelli, substitut de la secrétairerie d'État, a assisté à l'entretien, prenant des notes sur la conversation du souverain pontife et du prélat français. THIERRY BOUTET : *Peut-on dire que les deux interlocu­teurs ont été contents de ce premier contact ?* MICHEL DE SAINT PIERRE : Certainement oui et l'affaire est sur la bonne voie. Mgr Marcel Lefebvre a déclaré à plusieurs reprises qu'il était satisfait et heureux de l'entretien et qu'il avait tout lieu de penser que le saint-père partageait à cet égard ses sentiments. Bien sûr, et malgré la conférence de presse donnée ré­cemment par Mgr Lefebvre, nous ne connaissons pas dans sa totalité le détail du dialogue puisqu'il n'a été entièrement communiqué de part ni d'autre. Ce que nous savons, c'est d'abord que Mgr Lefebvre a plaidé devant le pape pour la Tradition et les traditionalistes, répétant qu'il n'était pas un rebelle, mais un défenseur -- dans son modeste secteur -- de ce qui ne doit pas changer. Il a cité des exemples (usage du latin) où les décisions du concile n'avaient pas été ap­pliquées par les évêques. Il a fait justice, auprès du saint-père, de certaines attaques qui ont été perpétrées contre Écône. Mgr Marcel Lefebvre a exprimé le désir que ce col­loque soit suivi de nouveaux entretiens, et ceci nous semble raisonnable, puisqu'il est très clair que ces deux hommes de Dieu n'ont pu régler en moins d'une heure des problèmes aussi graves que ceux de la Tradition, du concile et de ses applications. C'est justement parce que le pape n'a imposé aucune condition préalable et qu'aucune soumission incon­ditionnelle n'a été exigée de Mgr Lefebvre, que nous pou­vons considérer la démarche du saint-père comme ouvrant un véritable dialogue. 158:208 Nous devons lui en être immensé­ment reconnaissants, de même que nous pouvons éprou­ver la plus vive gratitude à l'égard de Mgr Lefebvre pour ne s'être, à aucun moment, dérobé. Je suis autorisé à dire qu'en sortant de chez le pape, Mgr Lefebvre, très ému, je le répète, a déclaré à Dom Domenico : « Tout cela ne peut être qu'un miracle du Padre Pio ! » Il faut préciser à cet égard que Dom Domenico, qui a fondé une fraternité sacerdotale où il reçoit des prêtres traditionalistes, a été effectivement l'ami et le confident du Padre Pio -- et que sa « médiatrice », la comtesse Alber­tini de Buttafoco a été, de son propre aveu, formée spiri­tuellement par le Padre. En ce qui me concerne, parlant au nom de l'Associa­tion Credo que je préside, je ne peux que répéter que cet entretien est un prologue à un accord beaucoup plus vaste QUE NOUS ESPÉRONS DE TOUTES NOS FORCES et qui doit s'éta­blir. Il me semble que le souverain pontife entendra désor­mais d'une manière vigilante et paternelle les vœux des catholiques traditionalistes et en particulier des catholi­ques français. Ceux-ci se considèrent comme des enfants perdus. Il est vraisemblable, il est même certain que le saint-père, envers lequel je suis heureux de déclarer à nouveau ma fidélité, a été souvent mal informé -- j'y insiste -- puisqu'on a été jusqu'à diffamer Écône auprès de lui. THIERRY BOUTET : *Oui, mais ne pensez-vous pas que ceux qui monopolisent le concile ont fait beaucoup pour empêcher une rencontre entre le pape et Mgr Lefebvre et, d'une manière générale, pour empêcher une réconciliation entre le concile et la Tradition ?* MICHEL DE SAINT PIERRE : Cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Je n'ai pas à nommer dans notre conversation les responsables, bien que nous en connaissions un certain nombre... THIERRY BOUTET : *Que pouvons-nous faire, à d'intérieur de l'Église, pour faciliter cette réconciliation ?* ([^20]) 159:208 MICHEL DE SAINT PIERRE : A mon sens, nous devons continuer à publier et à agir dans le sens de « L'Homme nouveau » et dans le sens de « Credo » ([^21]). Le concile nous invite, nous laïcs, à faire preuve de plus d'initiative encore que de docilité. Je suppose que le décret sur les laïcs n'était pas, de la part des pères conciliaires, une simple clause de style -- encore que nous nous heurtions souvent, en ce qui concerne les clercs et la hiérarchie, à des réflexes de caste. « Assez de silence, disait Catherine de Sienne, je vois qu'à force de silence on pourrit tout ! » Il nous faut donc, et plus que jamais, faire que cessent les injustices et les erreurs dans l'Église comme nous en sommes expres­sément priés. Il faut, ainsi que l'écrivait Léon Bloy, « pro­férer la vérité » -- la vérité qui est en même temps la vie. C'est donc en éclairant le saint-père et la hiérarchie, en les éclairant sans ménager d'ombres complices, dans la mesure de nos moyens, que nous faciliterons la magnifi­que réconciliation en cours. Car ce que nous ne pouvons même pas imaginer, c'est une cassure dans l'Église, une déchirure dans la robe de lin, dans la tunique sans cou­tures de Notre-Seigneur Jésus-Christ. THIERRY BOUTET : *A votre avis, des rencontres ulté­rieures entre le saint-père et Mgr Marcel Lefebvre entraî­neraient-elles des modifications profondes dans l'aprés-concile ? Contribueraient-elles à réduire les divisions les plus graves ?* M MICHEL DE SAINT PIERRE : C'est, bien entendu, le saint-père qui en décidera. Les évêques jusqu'à présent ont trop souvent tiré à hue et à dia : seule la main du pape peut désormais sortir l'Église de l'ornière où trop de curés l'ont enfoncée... Mais reprenons à cet égard le problème de la Tradition. Nous pouvons dire que, grâce au puissant révé­lateur d'Écône, il est impossible aujourd'hui de mécon­naître un certain nombre de vérités. 160:208 Voyons, par exemple, les chiffres donnés par l'I.F.O.P. (Je sais que d'autres chif­fres viennent d'être évoqués, mais ils ne concernent pas exactement les mêmes questions.) Pour ma part, je me fie à l'enquête de l'I.F.O.P. publiée par « Le Progrès de Lyon » et je rappelle les chiffres suivants, qui sont irrécu­sables et que d'ailleurs personne ne songe à récuser : 48 % des catholiques pratiquants estiment que l'Église est allée trop loin dans le fameux « Renouveau » et 40 % seulement de ces mêmes pratiquants déclarent qu'il faut continuer les réformes. De même et surtout, 56 % des catholiques pratiquants se déclarent traditionalistes contre 38 % seulement qui se déclarent modernes. C'est tout simplement écrasant. Car cela rattache, pour la France seulement, des millions d'âmes au respect de la Tradition, des millions d'âmes qui ont souffert d'abus in­vraisemblables commis aujourd'hui dans l'Église. Loin d'être ce que l'on prétendait, à savoir « un mince rideau de nostalgiques désolés », les traditionalistes cons­tituent une importante majorité qui a fini par se révolter contre les extravagances liturgiques, contre les erreurs doc­trinales qui pullulent à présent autour de nous dans la plus parfaite impunité. Nous avons donc désormais le sentiment que le saint-père, dûment informé, dûment éclairé sur nos problèmes, tiendra véritablement compte de nos prières filiales. Après tout, ce que nous demandons est modeste. Nous deman­dons qu'on nous laisse faire, avec Mgr Lefebvre et avec Écône -- parmi tant d'expériences téméraires qui se déve­loppent librement dans l'Église -- l'expérience de la Tra­dition. Nous demandons aussi qu'on laisse ouvert Écône parce que nous avons besoin de nos prêtres et parce que nos séminaires officiels sont vides. Nous espérons enfin que, parallèlement à la messe de Paul VI, le saint-père autorisera désormais la pratique du rite de saint Pie V. Comme l'a écrit Marcel Clément : « De toutes les mesures prises pour mettre en œuvre le concile, la révocation de la célébration eucharistique selon le missel de saint Pie V est certainement la moins bien comprise (...). Nous croyons donc conforme à l'esprit filial de demander au Saint-Siège d'examiner à quelles conditions la messe traditionnelle pourrait coexister avec le nouveau rite (...). N'est-il pas légitime de le demander avec confiance à Pierre dont le pouvoir est institué en vue de la Miséricorde ? » ([^22]) 161:208 Oui, nous pensons que nous pouvons adresser cette requête à S.S. le pape Paul VI. N'a-t-il pas dit lui-même, dans sa « Profession de foi » du 30 juin 1968 : « Au sein de cette Église, la riche variété des rites liturgiques et la légitime diversité des patrimoines théologiques et spiri­tuels et des disciplines particulières, loin de nuire à son unité, la manifeste davantage. » Enfin, la constitution conciliaire sur la liturgie ne dispose-t-elle pas que « la Sainte Mère l'Église considère comme égaux en droit et en dignité tous les rites légitimement reconnus » -- et qu'elle veut, « à l'avenir, les conserver et les favoriser de toutes les manières ? » Nous pouvons affirmer que le rétablissement du rite de saint Pie V vaudrait au saint-père, de notre part à tous, un énorme déferlement de gratitude. THIERRY BOUTET : *Quelles sont à votre avis les diffi­cultés les plus profondes qui entravent encore la réconci­liation ? Et, compte tenu des informations personnelles que vous avez, espérez-vous vraiment un aboutissement positif ?* MICHEL DE SAINT PIERRE : Je pense, dans le plus pro­fond de moi-même, que rien d'essentiel ne s'oppose désor­mais à cette réconciliation, désirée par tous ardemment ([^23]). 162:208 Rien du moins qui tienne à une position personnelle du saint-père ou de Mgr Marcel Lefebvre. Il est visible, pour qui a suivi comme moi ces événements jour par jour, que le dialogue ne peut que se poursuivre -- et quand deux prêtres de cette qualité spirituelle se trouvent en présence, sous le signe de l'Esprit, comment voulez-vous qu'une en­tente heureuse ne jaillisse pas entre eux ? ([^24]) Marcel Clément réclamait, avec une anxiété filiale, l'hu­milité « de part et d'autre ». N'avons-nous pas le droit, en effet, de placer une aussi étonnante rencontre dans le cercle enchanté de l'humilité, de cette vertu que rien ne surpasse au ciel ni sur la terre ? -- N'avons-nous pas le droit d'espérer que la mansuétude et la compréhension l'emporteront, du côté du saint-père, sur la sévérité ? -- N'avons-nous pas le droit de croire que Mgr Lefeb­vre saura faire désormais la distinction entre le concile -- au sens où le pape entend ce mot -- et les applications scandaleuses qui en ont été faites, trop souvent, dans l'Église ([^25]). 163:208 Je sais bien : aujourd'hui, on s'efforce de « minimi­ser » le geste du saint-père, fulgurant de mansuétude et d'humilité qui a tendu les bras vers Mgr Lefebvre. Or, nous pensons, il faut y insister, que cet acte, cette démarche, ces premiers pas du pape Paul VI sont dignes de toute notre admiration ([^26]). De même qu'il faut admirer le fait que Mgr Lefebvre n'a pas hésité un instant à répondre au père commun ni à écrire qu'il regrettait de l'avoir fait souffrir, ni à se jeter dans ses bras. Nous devinons, dès lors, les intentions machiavéliques de ceux qui prétendent réduire un aussi sublime dialogue aux dimensions mes­quines d'un calcul. Or, on peut lire dans une certaine presse : « Si le pape a fait les premiers pas, c'est qu'il a peur... » -- et encore : « Mgr Marcel Lefebvre jouera-t-il bien, jusqu'au bout, sa partie de poker ? » Il y a vraiment des gens qui ont le talent de tout rava­ler à leur propre niveau... Aujourd'hui, nous le soulignons, deux hommes de Dieu sont confrontés. Ils se trouvent non pas en face d'eux-mêmes, et non pas en face l'un de l'autre. Ils se trouvent, -- l'un et l'autre -- en face du Dieu qui aime et qui juge. Lorsque le pape déplore « l'autodestruction de l'Église » ; lorsqu'il évoque « les fumées de Satan » qui se répandent à profusion ; lorsque enfin il dénonce expressément -- et avec quelle tristesse ! -- « la trahison des clercs » ([^27]), comment ne serait-il pas entièrement et profondément d'accord avec son fils, avec son frère, Mgr Marcel Lefeb­vre ? En réalité, nous pouvons suivre à la trace le pitoyable cheminement de ceux qui voudraient aujourd'hui que la rencontre en question n'eût jamais existé -- et qui, reve­nant sur les déclarations des témoins, reproduites par cent journaux et par dix agences de presse, affirment que « tout cela a été gonflé, et reste de peu d'importance ! ». 164:208 Nous pensons au contraire que le dialogue entre le pape ([^28]) destin de l'Église à notre époque. Il nous vient, enfin, sous la plume cette réflexion d'un homme d'Église vénérable, que nous ne pouvons nommer ici, et qui nous disait tout récemment : « La démarche inaugurée par Paul VI envers Mgr Lefebvre -- c'est-à-dire, envers l'armée innombrable et souffrante des traditionalistes dans l'Église -- sera consi­dérée plus tard, à juste titre, comme l'un des actes capi­taux et les plus éclairés de son pontificat. » ([^29]) THIERRY BOUTET : *Je vous remercie, Michel de Saint Pierre, au nom des lecteurs de l'Homme nouveau. Aucun d'eux ne se trompera sur l'importance des paroles que vous avez bien voulu me dire et de l'écho qui leur sera fait.* 165:208 ### 55. -- Supplique de vingt-huit prêtres août-octobre 1976 *Cette supplique a été adressée à Paul VI le 27 août 1976 par un groupe de vingt-huit prêtres diocésains, curés de paroisse et aumôniers, réunis en session spirituelle. Elle n'a été connue qu'au mois d'octobre par sa publication dans le* « *Courrier de Rome *»*, numéro 161 de septembre 1976, et dans* « *La Pensée catholique *»*, numéro 164 de septembre-octobre 1976. D'où la place chronologique attribuée ici à ce document.* *Le* « *Courrier de Rome *» *indiquait :* « *Les prêtres qui vou­draient bien joindre leur signature à cette supplique pourront l'envoyer à l'adresse suivante : Monsieur J. Lefort, B.P. 1, 95840 Villiers-Adam. La discrétion la plus totale sera gardée sur les noms des signataires. *» ([^30]) *La* « *Pensée catholique *» *précisait que la supplique était* « *signée de Monsieur l'abbé Chauvin et de vingt-sept prêtres *»*.* \*\*\* *Ce document constitue un bilan, partiel mais très remar­quable, de la situation réelle du catholicisme en France.* 166:208 Très Saint Père, Dans le drame qui depuis bientôt deux mois déchire les catholiques de France, c'est vers Votre Sainteté que nous nous tournons pour lui présenter filialement cette supplique en faveur de Son Excellence Monseigneur Lefebvre et des jeunes qui se sont adressés à lui pour lui deman­der de les former et de les conduire au sacerdoce. Bien des voix, déjà, se sont élevées pour faire entendre le désarroi des fidèles en apprenant les sévères mesures dont le fon­dateur d'Écône et les prêtres ordonnés par lui ont été frappés ; et beaucoup de ceux qui ont ainsi parlé se sont exprimes avec une dignité et un sens de l'Église auxquels il faut rendre hommage. Mais c'étaient des voix de laïcs. Honneur à eux ! C'est en prêtres et dans la conscience des responsabilités de notre ministère sacerdotal que nous vou­lons nous adresser à Votre Sainteté, protestant hautement de notre fidélité et de notre soumission au siège apostoli­que. Une enquête faite par un institut qualifié de sondage scientifique de l'opinion publique a révélé l'ampleur de l'émotion populaire : 28 % des catholiques français ont spontanément apporté leur soutien à Monseigneur Lefeb­vre. Un tel chiffre appelle à la réflexion, et notre expérien­ce pastorale nous permet de constater qu'il n'a rien d'exa­géré ni de surprenant pour ceux qui sont au contact direct avec le peuple chrétien. C'est sur l'ampleur et la profon­deur de la détresse qu'il révèle que nous supplions Votre Sainteté de bien vouloir se pencher. Si des laïcs arguant parfois de leur ignorance légitime du droit canon, ont cru faire entendre leur plainte à Votre Sainteté avec une liberté et une franchise qui ne dimi­nuaient en rien, au contraire, le respect qu'ils portent au successeur de Pierre, nous ne pouvons, nous prêtres, igno­rer la loi de l'Église en matière d'incardination ecclé­siastique. Mais si nous ne méconnaissons nullement les questions très réelles et très graves que posent, au plan canonique, les décisions et les actes de Son Excellence Monseigneur Lefebvre, nous ne pouvons pas non plus nous cacher que ce point de vue du droit ne représente qu'un aspect du problème. Aspect essentiel, assurément, et cepen­dant relatif à ce qui est la fin même de la loi, à savoir la défense de la foi et sa propagation pour la croissance de l'Église et l'extension du Royaume de Dieu. Cette vérité fondamentale, loin de favoriser une oppo­sition typiquement subversive entre la loi et la vie, entre la lettre du droit et la justice qu'elle doit servir, rappelle au contraire l'existence des principes supérieurs et des finalités ultimes à la lumière desquels la loi positive -- toujours nécessairement limitée et relative -- doit être appliquée pour servir effectivement la justice et la vie de l'Église, et pour que le « juridisme », ce mal justement décrie, soit évité. « Summum jus, maxima injuria », di­saient déjà les anciens. Et la justice est toujours, dans l'Église, au service de la chanté du Christ et du salut des âmes : « Salus animarum, lex suprema ». 167:208 C'est donc en en appelant à ces principes supérieurs, dont nous savons combien ils tiennent à cœur a Votre Sainteté, que nous lui adressons notre supplique pour qu'elle veuille bien trouver, car elle seule en a le pouvoir, la solution qui épargnera aux catholiques et à l'Église elle-même les dommages immenses qu'entraînera inévi­tablement la déchirure présente si l'on n'y met remède rapidement. 1\) Et puisque c'est d'abord de droit qu'il s'agit, que répondre à ceux qui disent leur trouble profond, parfois leur tentation, en constatant qu'on ne reconnaît pas, dans le processus qui a conduit au drame actuel, les exigences normales d'une procédure régulière, telle que la gravité de l'affaire en question et celle des mesures finalement prises l'auraient requise ? Pour ne citer qu'un point, parmi beaucoup d'autres qui sont relevés, on ne peut qu'être très surpris en apprenant que le rapport de la visite du sémi­naire d'Écône de novembre 1974 n'a jamais été remis à son supérieur ; et cela à une époque où ce séminaire, canoniquement érigé, était qualifie de « sauvage », c'est-à-dire de non-canonique, même par des voix autorisées. Et pourquoi, se demande-t-on encore, n'a-t-il pas été fait état de cette visite et de ce rapport dans la décision, prise eu mai 1975, de supprimer la Fraternité sacerdotale S. Pie X ? Que Votre Sainteté nous pardonne de revenir sur ces faits douloureux. Mais nous estimons qu'il est de notre devoir d'en rappeler l'existence, car ce sont eux -- et tant d'autres du même genre -- qui expliquent le désarroi des fidèles et des durcissements, autrement incompréhensibles, tels qu'on peut en constater même chez d'authentiques serviteurs de Dieu et de l'Église. 2\) Quelles peuvent être les réactions des fidèles et des prêtres eux-mêmes -- lorsqu'ils voient la liberté et l'im­punité dont jouissent dans le même temps la quasi-totalité des « assassins de la foi » ; comme les appelait Son Éminence le cardinal Daniélou ? La violence de l'expression peut surprendre, mais elle ne fait que traduire celle de la situation. 168:208 Faut-il en rappeler les éléments ? Les cardinaux Seper et Wright sont depuis des années en possession d'abon­dants dossiers sur les nouveaux catéchismes que les com­missions officielles de la collégialité épiscopale imposent aux diocèses de France. Issus d'un même « Fonds obliga­toire », ces textes ne contiennent ni « les vérités » ni « les moyens nécessaires au salut ». Et depuis des années rien n'a été fait contre les auteurs ni contre les propagateurs de cette catéchèse, qui poursuivent ainsi leur œuvre de destruction de la foi sous le couvert de l'autorité des évê­ques qu'ils ont usurpée. La situation de la liturgie est à l'avenant. Dans l'incer­titude de la loi, les novateurs ne sont plus le petit nombre, mais le grand nombre. Un religieux a pu dénombrer plus de cent cinquante « prières eucharistiques » officiellement mises à la disposition des prêtres, sans parler des orien­tations données également à partir d'organes officiels pour la libre composition de la liturgie de l'eucharistie. Toutes ces orientations n'ont qu'un point en commun, l'éloigne­ment de la vérité catholique, notamment en ce qui concer­ne la fonction sacramentelle du prêtre, la présence réelle du Christ et le fait que la messe est le vrai sacrifice de la Croix. Dans ce domaine aussi, Très Saint Père, les dicas­tères responsables ont été dûment informés ; mais les mesures exigées par ces violations blasphématoires de la loi divine n'ont jamais été prises. Le résultat est que les novateurs poursuivent leur œuvre avec une audace tou­jours plus grande. Un évêque tolère même de puis des mois des concélébrations, si l'on peut encore employer ce mot, entre un prêtre de son diocèse et un pasteur protestant, au scandale aussi bien des protestants sincères que des catholiques fidèles. D'autres prélats président des réunions où le sigle de la J.O.C. recouvre en réalité une action plus syndicaliste et politique qu'apostolique, et où la « célé­bration eucharistique » officielle est une négation mani­feste de l'Évangile. Et que dire de la pratique généralisée et dirigée de l'absolution collective qui tend en fait à sup­primer le sacrement de la pénitence, et qui en bien des endroits y est déjà parvenue ? Ces faits, Très Saint Père, ne sont plus l'exception. Ils sont quotidiens. Et c'est ce qui explique que des millions de Français, catholiques et même non croyants, aient manifesté leur sympathie pour la personne et l'action de Monseigneur Lefebvre. Le peuple chrétien, et de larges sec­teurs du peuple tout court, ont compris qu'il réagissait contre cette « autodémolition de l'Église » que Votre Sain­teté a elle-même dénoncée. C'est à cela qu'ils ont dit « oui ». Il serait tragique de ne pas entendre l'appel conte­nu dans cette vaste manifestation populaire. 169:208 3\) Quant aux très graves questions de fond en ce qui concerne le fait conciliaire et post-conciliaire pris dans son ensemble et dans sa réalité concrète, si une certaine maniè­re de parler de « l'Église conciliaire » ne peut effective­ment être acceptée, il n'est pas possible non plus de nier les ruines et le recul de la foi qui, malgré d'heureuses et larges exceptions, s'imposent à tout observateur attentif. Et nous nous rappelons l'insistance avec laquelle, par deux fois, en 1974, Votre Sainteté a déclaré elle-même la néces­sité de « réviser » ce qui avait été fait « depuis dix ans » : la première fois, dans la Bulle d'indiction de l'Année Sain­te, le 23 mai, et la seconde, un mois plus tard, dans le dis­cours aux cardinaux du 22 juin. L'œuvre est immense, assurément, mais si 28 % des catholiques ont eu comme première réaction d'approuver l'évêque en qui ils ont reconnu tout simplement le pasteur qui combat ouvertement les maux dont ils souffrent eux-mêmes, si 48 % d'entre eux estiment que l'Église est allée « trop loin », si 52 % des pratiquants se déclarent inquiets et troublés par l'évolution actuelle de l'Église, et si -- c'est l'archevêque de Paris lui-même qui nous l'a révélé -- de 1962 à 1975, 54 % des catholiques de Paris ont cessé d'aller à la messe, c'est que le mal est d'une gravité extrême, et cela signifie que des mesures appropriées s'imposent d'urgence. Ce sont ces mesures que le peuple chrétien demande aujourd'hui, et nous avons estimé de notre devoir de prêtres de le confirmer, pour notre modeste part, à Votre Sainteté, car, nous en portons témoignage, ce que les chiffres des statistiques ont révélé par la voie de la grande presse reflète bien ce que l'expérience quotidienne de notre ministère nous apprend. Certes, les générosités restent nombreuses, les dévouements sont souvent admirables, l'esprit de prière et de sacrifice atteint parfois à l'héroïsme. Mais c'est le fait, malgré tout, d'un petit nombre, et les défections se multiplient, les masses s'éloignent de l'Église et les séminaires continuent à se vider, alors que les vocations existent. Mais où les enverrions-nous, ces jeunes qui nous demandent où aller pour devenir prêtres, puis­qu'il n'y a pas un seul séminaire en France, des voix plus autorisées que la nôtre pourront le confirmer, où les normes d'une formation sacerdotale catholique, telles qu'elles ont été récemment encore formulées par le dicastère compétent, soient véritablement observées ([^31]). 170:208 Là encore, Très Saint Père, il semble que la cause du mal soit à rechercher non pas dans les personnes -- vous savez la souffrance de nos évêques -- mais dans le poids et dans les orientations des structures instaurées depuis le concile. La collégialité, telle qu'elle est effectivement comprise et pratiquée par l'autorité que s'attribuent et qu'exercent ses commissions, n'est-elle pas parmi les princi­paux facteurs de la situation actuelle des séminaires de France, comme de la catéchèse et de la liturgie ? ([^32]) D'où, chez, un très grand nombre de prêtres, de jeunes aspirant au sacerdoce et de fidèles, la tentation du découragement et celle du dégoût ou de la révolte. Elle risque de croître davantage encore et de multiplier les dommages déjà faits si on ne l'écarte pas, et pour cela, les paroles ne peuvent suffire, il y faut des mesures adéquates à prendre rapidement. 4\) Quelles mesures ? Ce n'est pas à nous de les indi­quer à Votre Sainteté. Mais il nous est permis d'indiquer à son cœur paternel *deux des domaines* où son inter­vention personnelle nous semble aujourd'hui la plus ur­gente. a\) Le premier est *celui de l'affaire d'Écône : une révision de la procédure* ayant abouti au drame actuel s'avère nécessaire. C'est aux jeunes prêtres surtout que nous pensons, à leur dette de reconnaissance envers le séminaire d'Écône et son fondateur, aux fidèles qui les attendent. Et si certains durcissements qui déjà se mani­festent sont non seulement graves en eux-mêmes, mais plus encore inquiétants pour l'avenir, il ne faut oublier aucun des facteurs qui ont contribué à les provoquer, et dont nous avons rappelé plus haut les principaux. L'Église de France manque de prêtres. Les besoins des âmes exigent qu'une solution soit trouvée, conforme à la justice et à la charité. 171:208 b\) Le second domaine est celui de la *liturgie.* De nom­breuses questions se posent, tant au point de vue de la loi que celui de la pratique. Et contrairement au P. Congar, nous ne pensons pas que les livres des auteurs qu'il cite (dans *La Croix* du 20 août 1976) répondent à ces questions ; en effet, ils ne fournissent et n'analysent que partiellement les pièces du dossier. La situation est *en fait* celle d'un pluralisme presque sans limites, pourvu que les fruits de « la créativité » aillent dans le sens de l'évolution. C'est ouvertement que l'on proclame la grande loi et les droits absolus de « la recherche ». On l'a dit, et il serait difficile de nier qu'il en soit effectivement ainsi. Une telle situation, il faut le reconnaître, est une provocation permanente même pour ceux qui, sans nier la validité de l' « Ordo missae » instauré en 1969, voient que, dans la pratique, seuls sont inquiétés les prêtres et les fidèles qui, pour faire face aux aberrations auxquelles conduit une telle évolution, se sont rattachés fermement dès le début à l' « Ordo missae » d'une tradition plus que millénaire. Au nom de quoi leur interdirait-on cet « Ordo » que la loi promulguée par Votre Sainteté n'a pas abrogé ? Au nom de l'unité du rite ? ([^33]) Mais nous sommes dans le pluralisme total. Et c'est précisément parce que les fidèles voient que tout est, en fait, *toléré,* même ce qui est mani­festement illicite, qu'ils sont profondément heurtés en voyant l'intolérance dont sont victimes ceux qui, dans le drame actuel, en appellent à la tradition aussi en matière liturgique. Maintenant que l'unité de la liturgie catholique est brisée -- *nous parlons ici pour la France, --* et de cette division incroyable nous nous portons témoins, -- ce n'est pas par une sévérité unilatérale pour proscrire le seul rite de la tradition millénaire de l'Église romaine que l'on se mettra sur la voie de refaire l'unité. 172:208 Il semble, à l'inverse, que la reconnaissance du droit de cité de l'antique rite romain dans l'Église catholique serait une mesure d'apai­sement capable de contribuer d'une manière non négli­geable à calmer les esprits et à panser les blessures -- sans parler de tous les autres bienfaits qu'on serait en droit d'en attendre. C'est avec pleine confiance ([^34]) que nous présentons cette requête à Votre Sainteté. Nous nous souvenons, en effet, des paroles de sa « Profession de Foi » (du 30 juin 1968) : « Au sein de cette Église, la riche variété des rites liturgiques et la légitime diversité des patrimoines théolo­giques et spirituels et des disciplines particulières, loin de nuire à son unité, la manifeste davantage. » Et le 14 décembre dernier Votre Sainteté ne rappelait-elle pas en­core, s'adressant au patriarche Dimitrios I^er^, tous les bienfaits que peut et doit apporter « le respect d'une légi­time diversité liturgique, spirituelle, disciplinaire et théo­logique ». De telles paroles nous encouragent d'autant plus qu'il nous semble y reconnaître l'écho du concile décla­rant « que la Sainte Mère l'Église considère comme égaux en droit et en dignité tous les rites légitimement reconnus, et qu'elle veut, à l'avenir, les conserver et les favoriser de toutes manières » (Constitution sur la Liturgie, n° 4). Certes, le concile parle ensuite de la nécessité de « révi­sions ». Mais lorsque celles-ci aboutissent à la création d'un « nouveau » rite, conformément au droit souverain de l'Église en la matière, n'y a-t-il pas lieu de penser que la volonté manifestée par le concile de conserver et de favoriser de toutes manières les rites légitimement recon­nus, spécialement les plus anciens et les plus vénérables, s'applique d'une manière toute particulière au rite, véné­rable entre tous, de l'Église Romaine ? 173:208 Très Saint Père, c'est en fils soumis et respectueux que nous déposons cette supplique entre vos mains ; mais c'est aussi en prêtres et en pasteurs conscients de la part de responsabilité que l'Église leur a confiée dans l'œuvre du salut des âmes. L'amour de cette unique Église du Christ, aujourd'hui si effroyablement déchirée de l'intérieur, tel est le motif qui nous a inspirés. C'est l'amour du Christ et l'amour de nos frères que le Seigneur Lui-même vous a confiés comme à son vicaire ici-bas. C'est l'amour de Marie, par vous si glorieusement proclamée « Mère de l'Église ». Daigne Votre Sainteté agréer, avec notre instante sup­plication, l'hommage de notre plus profond et filial respect, et nous accorder la grâce de la bénédiction apostolique. 174:208 ### Fin de l'hésitation Retour à la 3^e^ phase *Dès le 13 septembre 1976, le* « *Figaro *» *jugeait que l'au­dience pontificale du 11 septembre avait été un* « *coup de maître *» *des stratèges du Vatican :* « *C'est un coup de maître. Reçu par le pape, le supérieur de la Fraternité d'Écône perd l'argument majeur dont il avait jusqu'ici fait son cheval de bataille. *» *Nous avions lu à l'époque le* « *Figaro *»*, et bien d'autres choses semblables. Sans fermer les yeux sur une telle possibilité, nous estimions qu'il serait lamentable que cette interprétation machiavélique ait été la bonne, et que l'audience pontificale du 11 septembre n'ait eu que le but stratégique de retirer à Mgr Lefebvre, devant l'opinion publique, un* « *argument majeur *»*. Et puis...* *Quoi qu'il en soit des interprétations, et sans doute ce point restera-t-il matière à hypothèses et à opinions, le* « *dialogue* » *esquissé le 11 septembre tourne court, Paul VI ne veut pas le continuer.* *Le 11 octobre, il ferme toutes les portes. Il écrit à Mgr Le­febvre une lettre qui exige tout ; qui refuse tout ; qui rejette jusqu'à l'idée d'une tolérance éventuelle de la messe tradi­tionnelle ; qui impose une capitulation totale.* 175:208 *Paul VI va jusqu'à n'envisager aucune concession, fût-elle de pure forme, ni avant, ni pendant, ni après la capitulation.* « *Nous ne pouvons pas prendre vos requêtes en considération *»*, tranche Paul VI.* *Aucune de vos requêtes. Pas la moindre. Pas même une apparence, un semblant, une ombre.* \*\*\* *Selon Paul VI, la cause principale ou unique du plus grave désordre actuel dans l'Église est l'existence de Mgr Lefebvre. Selon Mgr Lefebvre, la principale cause de la décomposi­tion de l'Église réside en l'évolution conciliaire qui, au nom du pape, est imposée aux catholiques.* \*\*\* *La seule espérance véritable que portait avec elle l'audience pontificale du 11 septembre, c'était de préparer ou d'inaugurer un changement d'attitude : non de Mgr Lefebvre, mais de Paul VI.* *Ce changement d'attitude viendra tôt ou tard. Il n'y a aucun doute que demain le pape fera ce qu'aujourd'hui le pape ne fait pas.* *A la différence du pape d'aujourd'hui, le pape de demain ne permettra plus à des épiscopats entiers d'imposer aux enfants un catéchisme de falsification et de mensonge, ne contenant plus les connaissances nécessaires au salut. Il ne laissera glus les épiscopats francophones enseigner comme rappel de foi qu'à la messe il s'agit simplement de faire mémoire. Il est abso­lument certain qu'à la différence d'aujourd'hui, un aujourd'hui qui se prolonge maintenant depuis plus de dix ans, demain le pape ne tolérera plus en silence que tout un épiscopat, l'épis­copat hollandais, mette publiquement en doute la conception virginale de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; et qu'il insinue ce doute dans son catéchisme ; et que ce catéchisme à la hollan­daise soit l'inspirateur universel de tous les nouveaux caté­chismes.* 176:208 *Demain comme hier, à la différence d'aujourd'hui, le pape maintiendra l'identité de la messe, du catéchisme, des sacre­ments.* *Les ennemis de l'Église s'y trompent moins que les catho­liques. Ils ne s'attendent point à ce que l'actuelle défaillance de la papauté devant le monde puisse se prolonger indéfiniment. Ils savent bien que le pape ne continuera pas éternellement à se déclarer en communion avec ceux qui détruisent la messe, le catéchisme, la foi et* la *morale, et à rejeter de sa communion ceux qui demeurent inébranlables dans la fidélité.* *Ce pape de demain, qui viendra inévitablement, nous n'avons pas cessé de souhaiter que ce soit Paul VI en personne. Nous l'avons souhaité pour nous-mêmes ; et nous l'avons souhaité pour lui. Mais il est bien tard maintenant pour qu'il finisse son pontificat par où Pie IX avait commencé le sien, éclairé par la révolution dans Rome et l'exil à Gaëte. Il risque de continuer au contraire, jusqu'à la fin, comme il a toujours fait.* 177:208 ### 56. -- Lettre de Paul VI à Mgr Lefebvre 11 octobre 1976 Ce document a été rendu public seulement par le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR numéro 42 du 15 novem­bre 1976. Le texte que nous reproduisons est la version française officielle, établie par le Saint-Siège et notifiée à Mgr Lefebvre au même titre que la version latine. A notre Frère dans l'Épiscopat\ Marcel Lefebvre\ ancien archevêque-évêque de Tulle. En vous recevant le 11 septembre dernier à Castelgandolfo, Nous vous avons laissé exprimer librement votre pensée et vos désirs, même si les divers aspects de votre cas étaient déjà bien connus de Nous personnellement. Le souvenir que Nous gardons de votre zèle pour la foi et l'apostolat, et du bien accompli dans le passé au service de l'Église, Nous faisait et Nous fait toujours espérer que vous redeviendrez un sujet d'édification, dans la pleine communion ecclésiale. Nous vous avons demandé encore une fois de réfléchir, devant Dieu, à votre devoir, après les actes particulièrement graves que vous aviez posés. Nous avons attendu durant un mois. L'attitude dont témoignent encore, en public, vos paroles et vos actes ne semble pas modifiée. Il est vrai que Nous avons sous les yeux votre lettre du 16 septembre où vous Nous affirmez : 178:208 « Un point commun nous unit : le désir ardent de voir cesser tous les abus qui défigurent l'Église. Combien je souhaite collaborer à cette œuvre salutaire avec Votre Sain­teté et sous son autorité, afin que l'Église retrouve son vrai visage. » Comment faut-il interpréter ces quelques mots -- en soi positifs -- auxquels se limite toute votre réponse ? Vous parlez comme si vous oubliiez les propos et les gestes scandaleux contre la communion ecclésiale, que vous n'avez jamais désavoués ([^35]) ? Vous ne manifestez pas de repentir même pour ce qui a été la cause de votre suspense « a divinis ». Vous n'exprimez pas explicitement votre adhésion à l'autorité du concile Vatican II et du Saint-Siège ([^36]) -- ce qui constitue le fond du problème -- et vous poursuivez vos propres Œuvres que l'autorité légi­time vous a demandé expressément de suspendre. L'ambiguïté demeure, du fait de ce double langage ([^37]). Pour Nous, comme Nous vous avions promis de le faire, Nous vous adressons ici la conclusion de nos réflexions. 179:208 #### -- I -- Vous vous présentez pratiquement comme le défenseur, le porte-parole des fidèles et des prêtres qui sont « déchirés par ce qui se passe dans l'Église », avec la pénible impression que la foi catholique et les valeurs essentielles de la Tradition ne sont pas suffisamment respectées et vé­cues dans une portion du peuple de Dieu, du moins en certains pays ([^38]). Mais dans votre interprétation des faits, dans le rôle particulier que vous vous donnez, dans la façon dont vous le remplissez, il y a quelque chose qui égare le peuple de Dieu et trompe les âmes de bonne volonté, justement désireuses de fidélité et d'approfon­dissement spirituel et apostolique. Le fait des déviations dans la foi ou la pratique sacra­mentelle est assurément très grave, partout où il se vérifie. Il retient depuis longtemps toute notre attention doctrinale et pastorale ([^39]). Certes il ne doit pas faire oublier les signes positifs de reprise spirituelle ou de responsabilité accrue chez un bon nombre de catholiques, ni la complexité de la cause de la crise : l'immense mutation du monde d'au­jourd'hui ([^40]) affecte les croyants au plus profond d'eux-mêmes, et rend plus nécessaire encore le souci aposto­lique de ceux « qui sont loin ». 180:208 Mais il reste vrai que des prêtres et des fidèles couvrent du nom de « conciliaires » des interprétations personnelles et des pratiques erronées, dommageables, voire scandaleuses et parfois même sacrilèges ([^41]). Car ces abus ne sauraient être attribués au concile lui-même, ni aux réformes qui en sont légitimement issues, mais bien plutôt à un manque de fidélité authen­tique à leur endroit. Or, vous voulez convaincre les fidèles que la cause prochaine de la crise est plus qu'une mauvaise interprétation du concile, et qu'elle découle du concile lui-même ([^42]). Par ailleurs, vous agissez comme si vous aviez un rôle particulier en ce domaine. Or la mission de discerner et de redresser les abus est d'abord la nôtre, elle est celle de tous les évêques qui œuvrent avec Nous ([^43]). Et précisément Nous ne cessons d'élever la voix contre ces excès : notre discours au consistoire du 24 mai dernier le répétait en termes clairs ([^44]). Plus que quiconque Nous entendons la souffrance des chrétiens désemparés, Nous répondons au cri des fidèles avides de foi et de vie spirituelle. 181:208 Ce n'est pas le lieu de vous rappeler, Frère, tous les actes de notre pontificat qui témoignent de notre souci constant d'assurer à l'Église la fidélité à la Tradition véritable ([^45]) et de la mettre aussi en mesure d'affronter le présent et l'avenir, avec la grâce du Seigneur. Enfin, votre comportement est contradictoire. Vous vou­lez, dites-vous, remédier aux abus qui défigurent l'Église ; vous regrettez que l'autorité dans l'Église ne soit pas assez respectée ; vous voulez sauvegarder la foi authentique, l'estime du sacerdoce ministériel et la ferveur pour l'Eu­charistie conçue dans sa plénitude sacrificielle et sacra­mentelle : un tel zèle pourrait, en soi, mériter notre encou­ragement, car ce sont là des exigences qui, avec l'évangé­lisation et l'unité des chrétiens, demeurent au cœur de nos préoccupations et de notre mission. Mais comment pouvez-vous en même temps, pour remplir ce rôle, vous prétendre obligé d'agir à contre-courant du récent concile, en oppo­sition avec vos frères dans l'épiscopat, de vous méfier du Saint-Siège lui-même que vous qualifiez de « Rome de ten­dance néo-moderniste et néo-protestante », de vous installer dans une désobéissance ouverte envers Nous ? Si vous voulez vraiment, comme vous l'affirmez dans votre dernière lettre privée, travailler « sous notre autorité », il faudrait d'abord mettre fin à ces ambiguïtés et contradictions ([^46]). #### -- II -- Venons-en maintenant aux requêtes plus précises que vous avez formulées durant l'audience du 1^er^ septembre. Vous voudriez que soit reconnu le droit de célébrer la messe selon le rite tridentin en divers lieux de culte. Vous tenez aussi à continuer de former les aspirants au sacer­doce selon vos critères, « comme avant le concile », dans des séminaires à part, tel Écône. Mais derrière ces ques­tions et d'autres semblables, que Nous examinerons plus loin en détail, il importe de bien voir le nœud du problème qui est *théologique.* Car elles sont devenues des façons concrètes d'exprimer une ecclésiologie qui est faussée sur des points essentiels. 182:208 Ce qui est en cause en effet, c'est la question, qu'on doit bien dire fondamentale, de votre refus clairement proclamé de reconnaître, dans son ensemble, l'autorité du concile Vatican II et celle du pape, refus qui s'accompagne d'une action ordonnée à propager et organiser ce qu'il faut bien appeler, hélas, une rébellion. C'est là le point essentiel, proprement insoutenable ([^47]). Faut-il donc vous le rappeler à vous, notre frère dans l'épiscopat et, qui plus est, avez été nommé assistant au trône pontifical, ce qui vous oblige à demeurer plus uni encore au siège de Pierre ? Le Christ a remis l'autorité suprême dans son Église à Pierre et au collège apostolique, c'est-à-dire au pape et au collège des évêques « una cum Capite ». Pour le pape, tout catholique admet que les paroles de Jésus à Pierre déterminent aussi la charge de ses successeurs légitimes : « Tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans le Ciel » (Mt 16, 19) ; « Pais mes brebis » (Jn 21, 16-17) ; « Affermis tes frères » (Luc 22, 32). Et le premier concile du Vatican précisait en ces termes l'assentiment dû au souverain pontife : « Les pas­teurs de tout rang et de tout rite et les fidèles, chacun séparément ou tous ensemble, sont tenus au devoir de subordination hiérarchique et de vraie obéissance, non seulement dans les questions qui concernent la foi et les meurs, mais aussi dans celles qui touchent à la discipline et au gouvernement de l'Église répandue dans le monde entier. Ainsi, en gardant l'unité de communion et de pro­fession de foi avec le pontife romain, l'Église est un seul troupeau sous un seul pasteur. Telle est la doctrine de la vérité catholique dont personne ne peut s'écarter sans danger pour sa foi et son salut » (Const. dogmatique *Pastor aeternus,* ch. 3, Dz. 3060). Quant aux évêques unis au sou­verain pontife, leur pouvoir à l'égard de l'Église universelle s'exerce solennellement dans les conciles œcuméniques, selon les paroles de Jésus à l'ensemble des Apôtres : « Tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le Ciel » (Mt 18, 18). Or voilà que, dans votre conduite, vous refusez de reconnaître, comme il se doit, ces deux façons dont s'exerce l'autorité suprême ([^48]). 183:208 Chaque évêque est bien docteur authentique pour prê­cher au peuple à lui confié la foi qui doit régler sa pensée et sa conduite et écarter les erreurs qui menacent le trou­peau. Mais « les charges d'enseigner et de gouverner... de par leur nature, ne peuvent s'exercer que dans la commu­nion hiérarchique avec le chef du collège et ses membres » (Const. « Lumen Gentium » n. 21 ; cf. aussi n. 25). A plus forte raison, un évêque seul et sans mission canonique n'a pas, « in actu expedito ad agendum », la faculté d'établir en général quelle est la règle de la foi et de déterminer ce qu'est la Tradition. Or pratiquement vous prétendez être juge à vous seul de ce que recouvre la Tradition ([^49]). Vous vous dites soumis à l'Église, fidèle à la Tradition, par le seul fait que vous obéissez à certaines normes du passé, dictées par les prédécesseurs de celui auquel Dieu a conféré aujourd'hui les pouvoirs donnés à Pierre. C'est dire que, sur ce point aussi, le concept de « Tradition » que vous invoquez est faussé. La Tradition n'est pas une donnée figée ou morte, un fait en quelque sorte statique qui bloquerait, à un moment déterminé de l'histoire, la vie de cet organisme actif qu'est l'Église, c'est-à-dire le corps mystique du Christ. Il revient au pape et aux conciles de porter un jugement pour discerner dans les traditions de l'Église, ce à quoi il n'est pas possible de renoncer sans infidélité au Seigneur et à l'Esprit Saint -- le dépôt de la foi -- et ce qui au contraire peut et doit être mis à jour, pour faciliter la prière et la mission de l'Église à travers la variété des temps et des lieux, pour mieux tra­duire le message divin dans le langage d'aujourd'hui et mieux le communiquer, sans compromission indue. 184:208 La Tradition n'est donc pas séparable du Magistère vivant de l'Église, comme elle n'est pas séparable de l'Écriture sainte : « La sainte Tradition, la sainte Écriture et le magistère de l'Église... sont tellement reliés et solidaires entre eux qu'aucune de ces réalités ne subsiste sans les autres, et que toutes ensemble, chacune à sa façon, sous l'action du seul Esprit Saint, contribuent efficacement au salut des âmes » (constitution « Dei Verbum » n. 10) ([^50]). C'est ainsi qu'ont agi communément les papes et les conciles œcuméniques, avec l'assistance spéciale de l'Esprit Saint. Et c'est précisément ce qua fait le concile Vatican II ([^51]). Rien de ce qui a été décrété dans ce concile, comme dans les réformes que Nous avons décidées pour le mettre en œuvre, n'est opposé à ce que la Tradition bimillénaire de l'Église comporte de fondamental et d'immuable. De cela, Nous sommes garant, en vertu, non pas de nos qua­lités personnelles, mais de la charge que le Seigneur Nous a conférée comme successeur légitime de Pierre et de l'assistance spéciale qu'Il Nous a promise comme à Pierre : « J'ai prié pour toi afin que ta foi ne défaille pas » (Lc 22 ; 32). Avec Nous en est garant l'épiscopat universel ([^52]). Vous ne pouvez pas non plus invoquer la distinction entre dogmatique et pastoral pour accepter certains textes de ce concile et en refuser d'autres. Certes, tout ce qui est dit dans un concile ne demande pas un assentiment de même nature : seul ce qui est affirmé comme objet de foi ou vérité annexe à la foi, par des actes « définitifs », re­quiert un assentiment de foi ([^53]). Mais le reste fait aussi partie du magistère solennel de l'Église auquel tout fidèle doit un accueil confiant et une mise en application sin­cère ([^54]). 185:208 Il reste qu'en conscience, dites-vous, vous ne voyez tou­jours pas comment accorder certains textes du concile ou certaines dispositions que Nous avons prises pour les mettre en œuvre, avec la saine tradition de l'Église et en particulier avec le concile de Trente ou les affirmations de nos prédécesseurs, par exemple sur la responsabilité du collège des évêques unis au souverain pontife, le nouvel « Ordo Missae », l'œcuménisme, la liberté religieuse, l'at­titude de dialogue, l'évangélisation dans le monde de ce temps... Ce n'est pas le lieu, dans cette lettre, de reprendre chacun de ces problèmes ([^55]). La teneur précise des docu­ments, avec l'ensemble des nuances qu'ils comportent et le contexte qui les encadre, les explications autorisées, les commentaires approfondis et objectifs qui en ont été don­nés, sont de nature à vous faire surmonter ces perplexités personnelles ([^56]). Des conseillers absolument sûrs, théolo­giens et spirituels, pourraient vous y aider encore, dans la lumière de Dieu, et Nous sommes prêt à vous faciliter cette assistance fraternelle. Mais comment une difficulté personnelle intérieure -- drame spirituel que Nous respec­tons -- vous permettrait-elle de vous ériger publiquement en juge de ce qui a été adopté légitimement et à pratique­ment l'unanimité, et d'entraîner sciemment une partie des fidèles dans votre refus ([^57]) ? 186:208 Si les justifications sont utiles pour faciliter intellectuellement l'adhésion -- et Nous sou­haitons que les fidèles troublés ou réticents aient la sagesse, l'honnêteté et l'humilité d'accueillir celles qui sont mises largement à leur disposition --, elles ne sont point par elles-mêmes nécessaires à l'assentiment d'obéissance qui est dû au concile œcuménique et aux décisions du pape ([^58]). C'est le sens ecclésial qui est en cause. Au fond vous entendez, vous-même et ceux qui vous suivent, vous arrêter à un moment déterminé de la vie de l'Église ; vous refusez, par là-même, d'adhérer à l'Église vivante ([^59]) qui est celle de toujours ; vous rompez avec ses pasteurs légitimes, vous méprisez l'exercice légitime de leurs charges. 187:208 C'est ainsi que vous prétendez n'être même plus touché par les ordres du pape, ni par la suspense « a divinis », tout en déplorant la « subversion » dans l'Église : N'est-ce pas dans cet état d'esprit que vous avez ordonné des prêtres sans lettres dimissoriales et contre notre man­dat explicite, créant un groupe de prêtres en situation ir­régulière dans l'Église et affectés de graves peines ecclé­siastiques ([^60]) ? Plus encore, vous soutenez que la suspense encourue par vous s'applique seulement à la célébration des sacrements selon le rite rénové, comme s'ils étaient importés abusivement dans l'Église que vous allez jusqu'à qualifier de schismatique, et vous pensez échapper à cette sanction en administrant les sacrements dans les formules du passé et contre les règles établies (cf. 1 Co 14, 40). C'est à la même conception erronée que se rattache chez vous la célébration abusive de la messe dite de saint Pie V. Vous savez fort bien que ce rite avait été lui-même le résultat de changements successifs ([^61]), et que le canon romain demeure la première des prières eucharistiques autorisées aujourd'hui ([^62]). 188:208 La reforme actuelle a puisé ses raisons d'être et ses lignes directrices dans le concile et dans les sources historiques de la liturgie ([^63]). Elle permet aux fidèles de se nourrir plus largement de la parole de Dieu ([^64]). Leur participation plus active laisse intact le rôle unique du prêtre, agissant *in persona Chris­tï* ([^65])*.* Nous avons sanctionné cette réforme de notre autorité ([^66]), en demandant son adoption par tous les catholiques. 189:208 Si, en général, Nous n'avons pas jugé bon de maintenir plus longtemps des retards ou des exceptions à cette adoption, c'est en vue du bien spirituel et de l'unité de l'entière communauté ecclésiale, car, pour les catho­liques de rite romain, l' « Ordo Missae » est un signe privilégié de leur unité ([^67]). C'est aussi parce que, dans votre cas, l'ancien rite est en fait l'expression d'une ec­clésiologie ([^68]) faussée, un terrain de lutte contre le concile et ses réformes, sous le prétexte que là seulement on conserverait, sans que leurs significations soient obscurcies, le véritable sacrifice de la messe et le sacerdoce ministériel. 190:208 Nous ne pouvons accepter ce jugement erroné, cette accusation injustifiée, ni tolérer que l'Eucharistie du Seigneur, sacrement d'unité, soit l'objet de pareilles divi­sions (cf. I Co II, 18), et qu'elle soit même utilisée comme instrument et signe de rébellion. Certes, il y a place dans l'Église pour un certain plura­lisme, mais dans les choses licites et dans l'obéissance ([^69]). Ils ne le comprennent pas, ceux qui refusent l'ensemble de la réforme liturgique ; pas davantage d'ailleurs, ceux qui mettent en péril la sainteté de la présence réelle du Seigneur et de son sacrifice ([^70]). De même il ne peut être question d'une formation sacerdotale qui ignore le concile. Nous ne pouvons donc pas prendre vos requêtes en considération, parce qu'il s'agit d'actes qui sont déjà posés dans la rébellion contre l'unique et véritable Église de Dieu. Cette sévérité n'est pas dictée, croyez-le bien, par un refus de faire une concession sur tel ou tel point disciplinaire ou liturgique, mais, étant donné la signification et la portée de vos actes dans le contexte actuel, agir ainsi serait de notre part accepter d'introduire une conception de l'Église et de la Tradition gravement erronée. C'est pourquoi, avec la pleine conscience de nos devoirs, Nous vous disons, frère, que vous êtes dans l'erreur. Et avec toute l'ardeur de notre amour fraternel, comme avec tout le poids de notre autorité de successeur de Pierre, Nous vous invitons à vous rétracter ([^71]), à vous reprendre et à cesser d'infliger des blessures à l'Église du Christ. 191:208 #### -- III -- Concrètement qu'est-ce que Nous vous demandons ? A. -- D'abord et surtout, une déclaration qui remette les choses au point, pour Nous-même et aussi pour le peuple de Dieu qui a droit à la clarté et ne peut plus supporter sans dommage de telles équivoques. Cette déclaration devra donc affirmer que vous adhérez franchement au concile œcuménique Vatican II et à tous ses textes -- « sensu obvio » --, qui ont été adoptés par les pères du concile, approuvés et promulgués par notre autorité. Car une telle adhésion a toujours été la règle, dans l'Église, depuis les origines, en ce qui concerne les conciles œcuméniques ([^72]). Il doit être clair que vous accueillez également les décisions que Nous avons prises, depuis le concile, pour le mettre en œuvre, avec l'aide des organismes du Saint-Siège ; entre autres, vous devez reconnaître explicitement la légitimité de la liturgie rénovée, notamment de l' « Ordo Missae », et notre droit de requérir son adoption par l'ensemble du peuple chrétien ([^73]). 192:208 Vous devez admettre aussi le caractère obligatoire des dispositions du droit canonique en vigueur qui, pour la plus grande part, correspondent encore au contenu du code de droit canonique de Benoît XV, sans en excepter la partie qui a trait aux peines canoniques. En ce qui concerne notre personne, vous aurez à cœur de cesser et de rétracter les graves accusations ou insi­nuations que vous avez portées publiquement contre Nous, contre l'orthodoxie de notre foi et notre fidélité à la charge de Successeur de Pierre, et contre notre entourage immé­diat ([^74]). En ce qui concerne les évêques, vous devez reconnaître leur autorité dans leurs diocèses respectifs, en vous abste­nant d'y prêcher et d'y administrer les sacrements : eucha­ristie, confirmation, ordres sacrés, etc., lorsque ces évêques s'y opposent expressément. Enfin vous devez vous engager à vous abstenir de toutes les initiatives (conférences, publications...) contraires à cette déclaration, et à réprouver formellement toutes celles qui se réclameraient de vous à l'encontre de la même déclaration. Il s'agit là du minimum que doit souscrire tout évêque catholique ([^75]) : cette adhésion ne peut souffrir de com­promis. 193:208 Dès que vous Nous aurez manifesté que vous en acceptez le principe, Nous vous proposerons les modalités pratiques de présenter cette déclaration. C'est la première condition pour que la « suspense a divinis » soit levée ([^76]). B. -- Ensuite restera à résoudre le problème de votre activité, de vos œuvres et notamment de vos séminaires. Vous comprendrez, frère, que, vu les irrégularités et ambi­guïtés passées et présentes affectant ces œuvres, Nous ne pouvons pas revenir sur la suppression juridique de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X. Elle a inculqué un esprit d'opposition au concile et à sa mise en œuvre telle que le vicaire de Jésus-Christ s'appliquait à la promouvoir. Votre déclaration du 21 novembre 1974 est un témoignage de cet esprit ; et sur un tel fondement, comme l'a jugé à juste titre notre commission cardinalice, le 6 mai 1975, on ne peut bâtir d'institution ou de formation sacerdotale conforme aux exigences de l'Église du Christ. Cela n'in­firme point ce qui existe de bon dans vos séminaires, mais il faut aussi considérer les lacunes ecclésiologiques dont Nous avons parlé et la capacité d'exercer un ministère pastoral dans l'Église aujourd'hui. Devant ces réalités malheureusement mêlées, Nous aurons le souci de ne pas détruire, mais de corriger et de sauver autant que possible. C'est pourquoi, en tant que garant suprême de la foi et de la formation du clergé ([^77]), Nous vous demandons d'abord de remettre entre nos mains la responsabilité de votre œuvre, et notamment de vos séminaires. C'est assu­rément pour vous un lourd sacrifice, mais c'est un test aussi de votre confiance ([^78]), de votre obéissance, et c'est une condition nécessaire pour que ces séminaires, qui n'ont pas d'existence canonique dans l'Église, puissent éventuel­lement y prendre leur place. 194:208 Ce n'est qu'après que vous en aurez accepté le principe que Nous serons en mesure de pourvoir le mieux possible au bien de toutes les personnes Intéressées, avec le souci de promouvoir les vocations sacerdotales authentiques et dans le respect des exigences doctrinales, disciplinaires et pastorales de l'Église. A ce stade, Nous pourrons entendre avec bienveillance ([^79]) vos demandes et vos souhaits, et rendre en conscience, avec nos dicastères, les mesures justes et opportunes. En ce qui concerne les séminaristes ordonnés illicite­ment, les sanctions qu'ils ont encourues conformément aux canons 985, 7° et 2374 pourront être levées, s'ils donnent une preuve de résipiscence en acceptant notamment de souscrire à la déclaration que Nous vous avons deman­dée ([^80]). Nous comptons sur votre sens de l'Église pour leur faciliter cette démarche. Quant aux fondations, maisons de formation, « prieu­rés » et autres institutions diverses créées sur votre ini­tiative ou avec votre encouragement, Nous vous demandons également de vous en remettre au Saint-Siège, qui étudiera leur cas, dans ses divers aspects, avec l'épiscopat local. Leur survie, leur organisation et leur apostolat seront subordonnés, comme il est normal dans toute l'Église ca­tholique, à un accord qui devra être passé, dans chaque cas, avec l'évêque du lieu -- nihil sine episcopo -- et dans un esprit qui respecte la déclaration mentionnée plus haut. \*\*\* Tous les points qui figurent dans cette lettre et que Nous avons mûrement pesés, avec la collaboration des chefs des dicastères intéressés, n'ont été adoptés par Nous qu'en vue du meilleur bien de l'Église. Vous Nous avez dit à un moment de l'entretien du 11 septembre : « Je suis prêt à tout, pour le bien de l'Église. » La réponse est maintenant entre vos mains. 195:208 Si vous refusiez « quod Deus avertat » de faire la déclaration qui vous est demandée, vous resteriez sus­pens « a divinis ». Par contre, notre pardon et la levée de la suspense vous seront assurés dans la mesure où vous accepterez sincèrement et sans ambiguïté de réaliser les conditions de cette lettre et de réparer le scandale causé. L'obéissance et la confiance ([^81]) dont vous ferez preuve Nous permettront aussi d'étudier, sereinement, avec vous, vos problèmes personnels. Puisse l'Esprit Saint vous éclairer et vous acheminer vers la seule solution qui vous permettrait de retrouver d'une part la paix de votre conscience un moment égarée, mais d'assurer aussi le bien des âmes, de contribuer à l'unité de l'Église dont le Seigneur Nous a confié la charge, d'éviter le péril d'un schisme. Dans l'état psychologique où vous vous trouvez, Nous avons conscience qu'il vous est difficile d'y voir clair et très dur de changer humblement de ligne de conduite ([^82]) : n'est-il pas urgent alors, comme dans tous les cas semblables, de vous ménager un temps et un lieu de recueillement qui vous permettent le recul nécessaire ? Fraternellement, Nous vous mettons en garde contre les pressions dont vous pourriez être l'objet de la part de ceux qui veulent vous entretenir dans une position insoutenable, alors que Nous-même, tous vos frères dans l'épiscopat et l'immense majorité des fidèles attendent enfin de vous l'attitude ecclésiale qui vous honorerait. 196:208 Pour extirper les abus que nous déplorons tous et garantir un renouveau spirituel authentique, en même temps que l'évangélisation courageuse à laquelle Nous convie ! Esprit Saint, il faut plus que jamais l'aide et l'engagement de toute la communauté ecclésiale, autour du pape et de l'épiscopat. Or la révolte des uns rejoint finale­ment et risque d'accentuer l'insubordination et ce que vous appelez la « subversion » des autres ([^83]) ; alors que, sans votre propre insubordination, vous auriez pu, frère, comme vous le souhaitez dans votre dernière lettre, Nous aider à opérer, dans la fidélité et sous notre autorité, l'avancée de l'Église. Veuillez donc, cher frère, ne plus tarder davantage à considérer devant Dieu, avec une très vive et religieuse attention, cette adjuration solennelle de l'humble mais légitime successeur de Pierre. Veuillez mesurer la gravité de l'heure et prendre la seule décision qui convient à un fils de l'Église. Tel est notre espoir, telle est notre prière. Du Vatican, le 11 octobre 1976. ============== fin du numéro 208. [^1]:  -- (1). A propos, précisément, du discours de Paul VI au consis­toire, le 24 mai 1976. -- Sur ce discours, voir l'éditorial d'ITINÉ­RAIRES, numéro 205 de juillet-août 1976 : « L'abus de pouvoir ». [^2]:  -- (1). *Catéchisme de S. Pie X*, première partie, chapitre X, pa­ragraphe 4 : « Le pape et les évêques » (p. 130 de l'édition d'ITINÉRAIRES). on remarquera d'ailleurs que le *Catéchisme de S. Pie X* transcrit ici littéralement la définition de Vatican I. [^3]:  -- (1). *Où en est le socialisme *? conférence faite au CEPEC (Centre d'Études Politiques et Civiques), le 15 décembre 1961. [^4]:  -- (1). Voir notamment : *Un socialisme du possible* par François Mit­terrand, avec la collaboration de Claude Estier, Pierre Joxe et Louis Mermaz (Seuil). [^5]:  -- (1). Nous prenons le mot « capitalisme » au sens simple que lui donne M. Mitterrand et qui est celui que lui donne l'opinion publique. [^6]:  -- (1). Fayard. [^7]:  -- (2). Abrogation d'ailleurs odieuse. On ne saurait reprendre ce qu'on a donné, et après soixante-dix ans passés. [^8]:  -- (1). Yves NORMANDIN : *Un curé dans la rue,* Éditions Héritage, Montréal, 1976, page 19. [^9]:  -- (1). *Op. cit.,* page 29. [^10]:  -- (2). *Op. cit.,* page 112. [^11]:  -- (1). *Op. cit.,* page 18. [^12]:  -- (1). Qui s'occupe à Écône du téléphone. [^13]:  -- (2). « Vous » : les journalistes d'information, spécialement ceux qui se donnent à eux-mêmes le titre d' « informateurs religieux ». [^14]:  -- (3). « Ils » : les journalistes, comme à la note 2. [^15]:  -- (4). Magnétique. [^16]:  -- (5). Le cardinal Thiandoum venait de passer quelques jours à Écône auprès de Mgr Lefebvre. [^17]:  -- (6). Il faut bien noter les précisions données par cet alinéa c'est Paul VI qui, au cours de l'audience du 11 septembre, a dit à Mgr Lefebvre. : -- Nous avons au moins un point commun, etc. Mgr Lefebvre, dans sa lettre de courtoisie du 18 septembre, a repris cette parole. Mais on va voir que dans sa lettre du 11 octobre, Paul VI fait comme si cette parole était de Mgr Lefebvre et non de lui-même. -- Ce n'est pas sans importance : car Paul VI, ayant prononcé cette parole dans un certain sens, attribue ensuite la parole *et le sens* à Mgr Lefebvre. Or Mgr Le­febvre et Paul VI n'entendent pas cette parole de la même ma­nière. Pour Mgr Lefebvre, les abus les plus graves sont ceux qui se commettent et s'imposent au nom du pape, en se récla­mant de son exemple et de son impulsion. Si le pape désap­prouve ces abus, qu'il leur retire donc le patronage pontifical (et conciliaire) dont ils se couvrent ; si Paul VI est contre la religion nouvelle, qu'il le montre efficacement ; c'est l'appel que lui adressait Mgr Lefebvre, c'est la réclamation qu'il lui présentait, c'est l'occasion de le faire qu'il lui offrait. Au contraire, pour Paul VI, ce qui peut être qualifié d' « abus » dans l'Église actuelle, ce sont des sortes de malfaçons ou d'exa­gérations, quasiment inévitables dans le grand et nécessaire mouvement de l'évolution conciliaire, peu nombreuses et fina­lement presque anodines, en tout cas beaucoup moins graves à ses yeux que les propos et l'action de Mgr Lefebvre. -- Le « point commun », en réalité, n'est « commun » que par quiproquo. [^18]:  -- (1). Mais il y eut aussi, devant la presse mondiale, audio­visuelle et écrite, les deux conférences de presse de Mgr Lefeb­vre, le 15 septembre, donnant un récit détaillé du processus et du contenu de l'audience pontificale du 11 septembre. *L'Hom­*me *nouveau* a voulu ignorer ces précisions, ne les a pas fait connaître à ses lecteurs, et interroge Michel de Saint Pierre comme si l'on ne savait rien. [^19]:  -- (2). Michel de Saint Pierre lui-même semble mal connaître les déclarations de Mgr Lefebvre donnant de ces choses un récit détaillé. -- Ou alors c'est à dessein qu'il en fait un récit et un commentaire partiellement différents de ceux de Mgr Le­febvre. [^20]:  -- (3). La « réconciliation » dont parle le représentant de *L'Homme nouveau,* Thierry Boutet, c'est une réconciliation en­tre « le concile » et « la tradition » : ce sont ses propres termes à la question précédente. Il y a donc rupture ? Le concile avait donc rompu avec la tradition ? [^21]:  -- (4). Il n'apparaît guère que les positions et actions de l'As­sociation Credo et celles du journal *L'Homme nouveau* soient identiques, notamment à l'égard de Mgr Lefebvre. Mais ils ont l'un et l'autre en commun, c'est vrai, hélas, et c'est important, l'acceptation de la nouvelle messe. [^22]:  -- (5). Pesons bien les termes de la « demande filiale » de Marcel Clément, reprise à son compte par Michel de Saint Pierre : « demander au saint-père d'examiner *à quelles condi­tions la messe traditionnelle* *pourrait coexister avec le nouveau rite *». Autrement dit : l'Église à l'envers. Marcel Clément et Michel de Saint Pierre parlent comme s'il fallait considérer que la maison appartient au nouveau rite, que c'est à la messe tra­ditionnelle d'en sortir, ou de se soumettre à des conditions pour obtenir d'y être tolérée. Il suffit de peser attentivement les ter­mes d'une telle demande pour y trouver toute l'anomalie scan­daleuse de la situation présente. Car, tout à l'inverse, c'est du nouveau rite qu'il aurait fallu examiner à quelles conditions il aurait pu éventuellement coexister avec la messe catholique traditionnelle. [^23]:  -- (6). *Cette réconciliation :* laquelle ? Thierry Boutet n'a, dans ses questions, parlé que d'une seule réconciliation : celle entre « le concile » et « la tradition ». Ce qui ou bien ne veut rien dire, ou bien veut dire que le concile a rompu avec la tra­dition. Michel de Saint Pierre semble n'avoir pas entendu la question au niveau où elle lui était posée, et envisage surtout une réconciliation personnelle entre Mgr Lefebvre et Paul VI. [^24]:  -- (7). Noble méprise. Noble en ce qu'elle est inspirée par de bons sentiments. Mais à coup sûr, hélas, méprise. [^25]:  -- (8). Mais non, mais non. Il est impossible de laisser croire que Mgr Lefebvre aurait attendu d'être ainsi tancé (« *saura faire désormais la distinction... *») pour devenir enfin capable de discerner la différence entre un concile en lui-même et son application. Une telle distinction n'est pas un exploit in­tellectuel auquel il ne serait pas encore parvenu. -- Si l'on voulait à ce propos se donner la peine d'un peu de mémoire, on s'apercevrait que Mgr Lefebvre, et beaucoup d'autres comme lui, avaient commencé par là : *commencé* par cette distinction. Ils y ont peu à peu renoncé parce que c'est elle qui « désor­mais » n'est plus soutenable : spécialement s'il s'agit du conci­le « *au sens où le pape entend ce mot *», -- un concile Vatican II auquel Paul VI attribue autant d'autorité et plus d'im­portance qu'au concile de Nicée ! -- Sur cette distinction en­tre le concile et son application, distinction qui n'a pas résisté à l'épreuve des faits, voir : « Le concile en question », édito­rial d'ITINÉRAIRES, numéro 207 de novembre 1976. [^26]:  -- (9). Voir note 7. [^27]:  -- (10). Michel de Saint Pierre oublie que ces déclarations, évo­cations et dénonciations sont, dans la bouche de Paul VI, des allusions incidentes, extrêmement rares. Les trois expressions citées ont été prononcées chacune une seule fois, en l'espace de huit années. [^28]:  -- (11). Ici manquent une ou plusieurs lignes dans le texte de *L'Homme nouveau* que nous reproduisons, d'où l'inintelligibi­lité de la phrase. [^29]:  -- (12). Voir note 7. [^30]:  -- (1). Étrange illusion. Connus de la secrétairerie d'État, les noms des signataires seront communiqués à leur évêque. C'est la pratique devenue courante sous le règne de Paul VI. [^31]:  -- (2). Cette anomalie est jugée par Paul VI lui-même -- ainsi que le prouvent, entre autres, son discours consistorial du. 24 mai 1976 et ses lettres à Mgr Lefebvre -- parfaitement suppor­table, en raison de la nécessité, supérieure à ses yeux, de pour­suivre l'évolution conciliaire dans la voie où elle a été engagée. Le séminaire d'Écône est pour Paul VI un scandale, et incom­parablement plus grave que celui des séminaires français en décomposition. [^32]:  -- (3). Mais cette collégialité-là est justement, en gros, celle que Paul VI a installée, protégée, favorisée. [^33]:  -- (4). Mais oui. C'est cela même que Paul VI a fait dans son discours au consistoire du 24 mai 1976 ; cela même qu'il va réitérer dans sa lettre à Mgr Lefebvre du 11 octobre (ci-dessous document n° 56). [^34]:  -- (5). *Quelle confiance ? --* En Dieu, en son Église, en sa cons­titution divine ? Bien sûr. Alors précisez-le. Mais on risque d'entendre cette « pleine confiance » au sens obvie d'une con­fiance en la personne individuelle de Paul VI : ce qui serait une erreur, voir les notes 2, 3 et 4. -- Cette confiance peut aussi être entendue comme une clause de style imposée par le genre littéraire de la supplique. -- Il est tout aussi légitime ; mais plus conforme à la réalité de la situation, d'adresser à Paul VI, plu­tôt que des suppliques, des réclamations. [^35]:  -- (1). PROPOS ET GESTES SCANDALEUX CONTRE LA COMMUNION ECCLÉSIALE : les plus scandaleux, qui ont été insuffisamment et inefficacement désavoués (comme l'article 7) ou qui n'ont pas été désavoués du tout (comme *le quart d'heure de Paul VI*) viennent, hélas, du Saint-Siège ; et subsidiairement de telle ou telle conférence épiscopale approuvée par le Saint-Siège. -- Paul VI suppose dans cette lettre : 1° qu'aucun scandale post­conciliaire n'aurait été causé, approuvé ou toléré par le Saint-Siège ; 2° que le plus grand scandale dans l'Église d'aujourd'hui est celui de Mgr Lefebvre. Sur la base d'une double contre­vérité aussi radicale, aucune œuvre de paix et d'unité ne pour­ra être entreprise. -- Sur le quiproquo du « point commun », voir la note 6 au document n° 53. [^36]:  -- (2). ADHÉSION A L'AUTORITÉ DU CONCILE. -- N'oublions pas *quelle sorte d'adhésion* est en question : Paul VI, dans sa lettre du 29 juin 1975, a demandé à Mgr Lefebvre de reconnaître au concile Vatican II *autant d'autorité et* *plus d'importance* qu'au concile de Nicée. [^37]:  -- (3). C'est bien Paul VI qui accuse et c'est bien Mgr Lefebvre qui est accusé ici de « double langage »... [^38]:  -- (4). Non. Ce n'est pas cela. Ce n'est pas « dans une portion du peuple de Dieu ». La « pénible impression », et la douleur, et la plainte, et la réclamation, c'est que la foi catholique n'est pas suffisamment respectée par une portion *de la hiérarchie ecclésiastique ;* et que, même, la foi est attaquée par des actes approuvés par le Saint-Siège ; ou même, provenant du Saint-Siège. [^39]:  -- (5). Non, ce « fait » est au contraire méconnu ou nié, com­me il est expliqué à la note précédente. [^40]:  -- (6). L'IMMENSE MUTATION DU MONDE D'AUJOURD'HUI, -- Le plus grand changement survenu dans le monde moderne, ce n'est pas une « mutation » sans qualification morale. Le plus grand changement, c'est *l'apostasie des anciennes nations chré­tiennes ;* et simultanément, dans le monde entier, *le rejet de la loi naturelle dans son principe même.* Parler de ce change­ment comme d'une « mutation », même « immense », sans le voir et le dire *abominable*, sans y dénoncer une *régression spi­rituelle,* c'est considérer le monde d'aujourd'hui abstraction faite des critères du bien et du mal, et comme si ces critères n'existaient plus. [^41]:  -- (7). Mais point seulement ni surtout « des prêtres et des fidèles ». Les interprétations et pratiques erronées, scandaleu­ses, qui sont simplement *individuelles,* ce n'est pas cela qui importe le plus : mais tout ce qui est fait suivant l'impulsion et l'exemple hiérarchiques, comme l'article 7 et le « quart d'heure de Paul VI ». [^42]:  -- (8). La cause est dans l'interprétation *officielle* donnée du concile par ceux qui l'ont fait. [^43]:  -- (9). C'est bien, en effet, leur mission. Mais ils ne la rem­plissent pas. -- D'ailleurs les *abus* les plus graves sont ceux qui proviennent des conférences épiscopales, avec l'approba­tion voire sous l'impulsion du Saint-Siège. [^44]:  -- (10). Non, pas du tout. Pour la raison donnée ci-dessus à la note 4. [^45]:  -- (11). Peut-être. Mais il y a aussi les actes contraires du même pontificat. Le pontificat de l'article 7 ! [^46]:  -- (12). Il n'y a ni contradiction ni ambiguïté : la résistance aux abus de l'autorité fait partie du vrai respect de l'autorité ; elle fait partie de la véritable obéissance. [^47]:  -- (13). Non pas. Voir note 12. [^48]:  -- (14). Bien évidemment, Mgr Lefebvre ne conteste point la doctrine traditionnelle de l'autorité ! Mais cette doctrine tradi­tionnelle dit aussi qu'il vaut mieux, en cas d'opposition, obéir à Dieu qu'aux hommes : y compris les hommes d'Église. [^49]:  -- (15). Non point. Voir dans *La condamnation sauvage* la note 5 au document n° 5. -- Et par exemple : quand on s'est opposé à l'article 7, on a eu raison, bien que « sans mission canoni­que », Paul VI l'a reconnu en le corrigeant. De la même maniè­re, ce n'est pas « se faire juge » que de réclamer l'abrogation du quart d'heure de Paul VI : cette réclamation va de soi. [^50]:  -- (16). Mais il ne s'en suit pas que l'autorité ecclésiastique serait dans tous les cas infaillible, impeccable, et incapable de commettre jamais aucun abus de pouvoir. [^51]:  -- (17). Non point. Le concile Vatican II n'a pas fait comme les autres. Il n'a pas voulu être un concile comme les autres cette volonté a été proclamée par ceux qui ont fait le concile au moment où ils le faisaient, et proclamée encore par les mêmes quand ils l'ont interprété et appliqué. [^52]:  -- (18). Le pape et l'épiscopat universel en sont effectivement garants : mais à condition toutefois d'énoncer clairement cette garantie dans des *actes* proportionnés à ce qu'il s'agit de garan­tir. Par exemple, la suppression de la messe traditionnelle, opérée au nom du concile, n'a jamais fait l'objet d'un *acte* de cette catégorie. [^53]:  -- (19). Contrairement à ce que cet alinéa semble insinuer, il n'y eut aucun acte de cette sorte dans le concile Vatican II. [^54]:  -- (20). Oui, en général et dans les cas ordinaires. Mais cela ne va nullement de soi quand il s'agit d'innovations extraordi­naires, d'opinions singulières, de pratiques suspectes. [^55]:  -- (21). Ce sont pourtant là les vrais problèmes. [^56]:  -- (22). La vérité des faits est très différente. Par exemple, la suppression de la messe traditionnelle a été opérée par voie de circulaires administratives, invoquant le seul argument d'au­torité, sans qu'on ait vu venir du Saint-Siège ou de l'épiscopat ni « explications autorisées » ni « commentaires approfondis et objectifs ». Sur ce point crucial, voir le numéro spécial de la revue ITINÉRAIRES : *La messe, état de la question.* \[Voir aussi 187-11-74\] [^57]:  -- (23). Cela non plus n'est pas conforme à la vérité des faits. Mgr Lefebvre n'a pas entraîné une partie des fidèles dans son refus. Les refus majeurs, celui du nouveau catéchisme en 1968, celui de la nouvelle messe en 1969-1970, ont été prononcés par d'autres que Mgr Lefebvre et sans qu'il s'en soit mêlé. Pour sa part il travaillait dans le silence, sans participer aux contro­verses et aux débats. Ce sont les circonstances qui l'ont ame­né, peu à peu et tardivement, à énoncer et défendre publique­ment les principes et positions qui inspirent son œuvre dis­crète, studieuse, quasiment monacale. Alors, à ce moment, tous ceux qui de leur côté refusaient l'évolution conciliaire, se sont sentis réconfortés, fortifiés, éclairés par la parole et par l'exem­pte de Mgr Lefebvre. -- Mais un catholique n'a nullement besoin que quelqu'un, ou lui-même, « s'érige en juge », pour refuser le nouveau catéchisme et tout ce qui s'ensuit. [^58]:  -- (24). Cet assentiment d'obéissance est normalement dû dans les cas ordinaires. Mais ce n'est pas la question. -- On remar­quera que la lettre de Paul VI argumente contre Mgr Lefebvre comme si celui-ci prônait une Église sans papes et sans conci­les ! [^59]:  -- (25). Cette expression : « *Église vivante *» (pour remplacer la dénomination exacte : *Église militante*) est d'apparition très récente dans les documents pontificaux. De cette expression nouvelle il est constamment fait un usage équivoque : voir Gus­tave Corçâo, ITINÉRAIRES, numéro 207 de novembre 1976, pages 30 et suivantes. [^60]:  -- (26). Lever ces peines, régulariser cette situation est parfai­tement au pouvoir du Saint-Siège. Tel est l'acte de justice que l'on attend du pape. Du pape Paul VI ou à défaut de son suc­cesseur. [^61]:  -- (27). Non point. Le rite romain canonisé par saint Pie V n'était pas « le résultat de changements successifs ». Fixé déjà au temps du pape saint Grégoire (590-604), il sera considéré par la suite comme une tradition sacrée à laquelle personne ne peut toucher, sauf pour des détails sans importance, des additions exubérantes. « Les anciens Sacramentaires romains, le Léonien, le Gélasien, le Grégorien, qui ont été écrits respec­tivement entre le V^e^ et le VII^e^, siècle, nous donnent une ordon­nance de la messe identique à celle que saint Pie V devait canoniser. » (cf. abbé Raymond Dulac, *Brève histoire du Missel romain,* dans ITINÉRAIRES, numéro 162 d'avril 1972). -- La réforme opérée par Paul VI apporte, en fait de changement, un bouleversement sans équivalent dans toute l'histoire de la messe. [^62]:  -- (28). Non pas : 1° le canon romain conservé sous la forme de *prex eucharistica 1* n'est pas tout à fait intact ; 2° l'adjonc­tion de trois autres prières eucharistiques également « autorisées » (et maintenant d'on ne sait plus combien d'autres) a eu pour résultat que le canon romain n'est plus jamais utilisé dans la messe nouvelle ; ou utilisé par rare exception, et principalement dans l'espoir de fermer ainsi la bouche aux contes­tations traditionalistes. Bref, le canon romain a été dégradé, rétrogradé, conservé comme une survivance. -- Le P. Congar écrit, dans son livre de septembre 1976 sur *La crise dans l'Église et Mgr Lefebvre,* page 26 : « Pour ma part, je célèbre tous les jours et, quand vient son tour, avec le canon romain qui figure dans le missel de Pie V. » Malheureusement cela ne veut rien dire ; ou ne signifie qu'une surprenante ignorance de la ques­tion, car 1° si le P. Congar célèbre véritablement avec le canon romain *qui figure dans le missel de* \[saint\] *Pie V*, il ne célèbre pas exactement avec la « prex eucharistica I », il est en infrac­tion aux prescriptions de l'Ordo de Paul VI, et il n'a pas l'air de s'en apercevoir ; 2° s'il prend le canon romain ou la prex I « *quand vient son tour *»*,* alors il ne le prend jamais, car il n'y a aucun « tour » de fixé. La prex I n'est jamais obligatoire, toujours facultative ; et qui plus est, placée en situation de sus­picion et de relégation sociologique. C'est ainsi que le canon romain a été pratiquement exclu. [^63]:  -- (29). C'est Paul VI qui l'affirme : le concile lui-même (et non pas, donc, une mauvaise interprétation du concile) est res­ponsable de cette catastrophe qui s'appelle « la réforme actuel­le ». [^64]:  -- (30). C'était, il se peut, son intention ; ce n'est certes pas son résultat. [^65]:  -- (31). Le rôle unique du prêtre n'était point laissé intact par la première version de *l'Institutio generatis* du nouvel Ordo, signée et promulguée par Paul VI. [^66]:  -- (32). La sanction de l'autorité fut tellement atypique que sa portée demeure obscure. -- Mais en tous cas ce que Paul VI avait ainsi « sanctionné », c'était l'article 7 première version ! C'est aussi le fameux « quart d'heure » et autres innovations semblables de l'instruction *Immensae caritatis* (cf. à ce sujet notre volume : *Réclamation au Saint-Père,* \[*L'Hérésie du XX^e^ siècle*, tome II\] chap. IV). -- D'où, *dans ces cas particuliers au règne de Paul VI,* le fait que la « sanction de l'autorité » est frappée de suspicion légitime, et qu'elle n'est donc plus, à elle seule, un argument suffisant. [^67]:  -- (33). La messe nouvelle est maintenant différente d'une pa­roisse à l'autre et, dans une même paroisse, d'un jour à l'autre. Drôle d'unité. [^68]:  -- (34). UNE ECCLÉSIOLOGIE FAUSSÉE. -- Noter le terme : « ecclé­siologie ». Entre Paul VI et Mgr Lefebvre le désaccord fonda­mental est donc *ecclésiologique.* Il a été dit plus haut : « Il importe de bien voir le nœud du problème qui est *théologique.* Car elles (ces questions) sont devenues des façons concrètes d'exprimer une ecclésiologie qui est faussée sur des points essentiels. » Avec Vatican II, l' « Église conciliaire » a pré­tendu changer de théologie, mais sans le dire, et en disant seulement qu'elle changeait d' « ecclésiologie » (cf. Congar), ce qui se laissait entendre au sens approximatif de sociologie (ou quelque chose de ce genre). Changer de sociologie, en soi ce n'est pas forcément mortel. Mais dans la présente lettre de Paul VI, l'*ecclésiologie* est bien, comme il se doit, une *théologie* (théologie de l'Église). Et de même dans l'idéologie de l'épis­copat français (déclaration du 11 juin 1970) : «.Certains, vivant dans la nostalgie d'un état historique de l'Église, la conçoivent toujours sous la forme qu'elle a pu connaître au temps de la chrétienté médiévale ou de la contre-réforme. » Il s'agit en réalité de rejeter l'*ecclésiologie spécifiquement romaine :* celle que Rome, depuis le IV^e^ siècle, avait fait partager à l'ensemble du monde catholique, dit le P. Congar : voir références et commentaires dans *Réclamation au Saint-Père,* le chap. III : « L'option fondamentale de l'évolution conciliaire »*. L'ecclésiologie faussée* que Paul VI reproche à Mgr Lefebvre, c'est la doctrine ancienne sur l'Église, subrepticement remplacée depuis Vatican II par une autre ecclésiologie. [^69]:  -- (35). LE PLURALISME. -- Dans l'Église conciliaire, il n'y a de pluralisme qu'à l'intérieur de l'évolution conciliaire et que pour ceux qui se réclament du concile. -- Exemple bien connu on peut célébrer la messe de n'importe quelle façon, pourvu que ce ne soit pas selon le Missel romain de saint Pie V. [^70]:  -- (36). Mais ceux-ci, étant « conciliaires », se réclamant au moins verbalement du concile, ne sont l'objet de réprobations que théoriques, sans obligation ni sanction. [^71]:  -- (37). Hélas, il est bien clair que les *rétractations* nécessaires, ce n'est pas de Mgr Lefebvre qu'elles doivent venir. C'est celui qui avait signé et promulgué l'article 7 qui a eu à le corriger (encore qu'il l'ait fait insuffisamment et sans efficacité). C'est l'auteur de la proposition selon laquelle *Vatican II a autant d'autorité et plus d'importance que Nicée* qui est appelé à se rétracter. Et c'est l'affreux « quart d'heure de Paul VI » qu'il faut abroger. [^72]:  -- (38). Il y a d'une part tous les autres conciles œcuméniques, et d'autre part le seul Vatican II, qui s'est voulu différent de tous les autres, et qui l'est. -- N'étant pas, de sa propre volon­té, un concile *comme les autres,* il ne peut demander d'être respecté, obéi, traité *comme les autres.* [^73]:  -- (39). La « liturgie rénovée » est en ruines : cela est fort clair, et dispense d'entrer à ce sujet dans la discussion théo­rique, abstraite et obscure de la « légitimité » de cette réno­vation et du « droit » de l'imposer. [^74]:  -- (40). Hélas, hélas, même si Mgr Lefebvre les rétractait, ces « graves accusations » conserveraient leur réalité objective. -- Ce qui est propre à Mgr Lefebvre, dans ce douloureux débat, c'est d'avoir fait preuve de beaucoup de dignité, de modéra­tion, de mansuétude et de respect à l'égard de la personne si contestée du pontife régnant. [^75]:  -- (41). Dans la normalité des cas ordinaires. Mais imposer ce « minimum obligatoire » par exemple à saint Athanase, c'était en fait lui imposer l'arianisme. -- En droit, Mgr Lefebvre ne conteste aucunement l'autorité légitime des papes, des conciles, des évêques, et c'est une supercherie de feindre que la ques­tion se trouverait là. [^76]:  -- (42). La suspense de Mgr Lefebvre, étant injuste (survenue dans le contexte et en conséquence de sa « condamnation sau­vage »), devra être levée sans conditions. Et ce sera le signe que l'occupation de l'Église militante par une puissance étran­gère aura commencé à reculer. [^77]:  -- (43). Le pape est bien « garant suprême de la foi et de la formation du clergé ». Mais le pontificat du pape Paul VI a été gravement défaillant dans cette fonction même de garant. D'où la suspicion légitime. [^78]:  -- (44). *Confiance,* non : pour la raison dite note 43. Voir aussi, plus bas, la note 47. [^79]:  -- (45). C'est-à-dire qu'avant ce stade, il n'y a aucune bienveil­lance. On s'en était aperçu. [^80]:  -- (46). Ces sanctions conformes à la lettre du droit mais con­traires à l'équité devront donc être levées sans conditions. Voir la note 42. [^81]:  -- (47). La CONFIANCE n'est pas chose qui puisse être imposée par voie d'autorité, de menace, de sanctions. -- S'il est une chose que Paul VI a véritablement perdue, et de tous les côtés, c'est bien la confiance. [^82]:  -- (48). Dans l'état physique et moral où se trouve le pontife régnant, il lui est assurément « difficile d'y voir clair et très dur de changer humblement de ligne de conduite », Mais c'est bien lui, ou son successeur, qui devra nous rendre l'Écriture, le catéchisme et la messe. [^83]:  -- (49). Le problème n'est pas dans le comportement contraire des uns et des autres, mais dans la défaillance des détenteurs actuels de la succession apostolique. -- Quant à « extirper les abus que nous déplorons », les plus graves de tous sont les abus de l'autorité elle-même.