# 209-01-77
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### La politique dans les prochains mois
QUAND L'INFLATION, il y a quelques années, était d'environ 6 % par an, Louis Salleron expliquait ici comment et pourquoi elle est une profonde maladie POLITIQUE, qui ronge la substance MORALE du pays. Aujourd'hui, nos gouvernants considèrent comme une prouesse improbable de revenir à une inflation qui serait « seulement » de 6 %. La démoralisation est générale ; la gauche arrive ; et c'est « la gauche unie », -- unie au communisme. Nous voudrions à ce sujet réitérer quelques remarques et réflexions que nous avions formulées au moment où se préparait l'élection de l'actuel président de la République ; les réitérer dans les circonstances présentes, au moment où nous entrons à nouveau dans une période d'agitation politique.
Quelle politique souhaiter, réclamer, soutenir ?
L'esprit public ne le sait pas.
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Pour le savoir avec assurance, il faudrait une *idée du bien :* du bien à espérer et à vouloir *en commun.*
Cette idée manque.
L'histoire entière de l'humanité, celle de la France en particulier, montre que l'entente au moins implicite sur *une commune idée du bien* est l'indispensable ressort de toute vie nationale. Quand cette idée s'estompe, quand aucune autorité politique n'est en situation de la ranimer et de la faire prévaloir, alors l'État et la société s'en vont à la dérive : comme aujourd'hui.
#### I. -- Deux usines à fabriquer des électeurs de gauche
Nous sommes gouvernés sous la V^e^ République de telle façon que la gauche socialo-communiste aura la majorité : elle l'aura cette année ou bien elle l'aura plus tard, mais elle l'aura, logiquement, mécaniquement, en quelque sorte automatiquement, si aucun facteur imprévisible, homme ou événement, ne vient modifier les données de notre situation.
La V^e^ République nous conduit en effet au communisme, lentement mais sûrement, de deux manières, l'active et la passive.
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Passivement, par non-résistance. Les gouvernants de la V^e^ République ne font d'anti-communisme qu'au moment des élections : ils le font seulement pour la frime, et pour avoir nos suffrages. S'ils estimaient vraiment que le communisme, le socialisme, le marxisme, la coalition socialo-communiste sont un danger pour la France, ils s'en occuperaient quand ils gouvernent ; ils gouverneraient en conséquence. Pour prendre un seul exemple, ils commenceraient par supprimer les subventions gouvernementales à la C.G.T., qui est la principale courroie de transmission du parti communiste ; ils retireraient à cette centrale syndicale sa « représentativité » légale, qui lui vaut de nombreux avantages et privilèges ; *ils ne feraient d'ailleurs en cela qu'appliquer la loi,* puisque la loi stipule que la « représentativité » d'un syndicat est incompatible avec son allégeance à un parti politique : il n'y aurait donc besoin d'aucune loi d'exception, il suffirait de faire respecter la législation en vigueur. Ni Pompidou ni Giscard ne l'ont fait. Dans la classe politique au pouvoir, les uns, faute d'intelligence et d'imagination, ne croient pas que le communisme soit un danger véritable ; les autres, faute d'énergie et de caractère, préfèrent se dispenser du rude combat civique qui serait nécessaire. Il en va du communisme dans la société comme de l'apostasie moderne dans l'Église : ce fléau n'y étant plus suffisamment contrecarré y a conquis droit de cité, et il y étend peu à peu sa colonisation politique.
La passivité du gouvernement, *sa passivité proprement politique en face du communisme,* suffirait à en assurer tôt ou tard la victoire. Mais il s'y ajoute des facteurs positifs de communisation.
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Le monopole de l'enseignement et celui de la radio-télévision travaillent chaque jour à multiplier les électeurs de gauche. Ces deux monopoles y travaillent surtout, et le plus, efficacement, quand ils ne parlent pas directement de politique. Ils diffusent une culture de gauche, ils développent une sensibilité de gauche, ils proposent, illustrent et vivent, comme la seule supportable, une morale de gauche. Ce n'est peut-être pas toujours la gauche du gauchisme ; c'est certainement, dans le domaine culturel et dans celui de l'affectivité, la gauche unie au parti communiste et dominée par lui. Il importe peu que ces deux monopoles soient éventuellement neutres entre les différentes candidatures électorales ; il n'importe pas davantage que, tout au long de l'année, dans les émissions télévisées d'information politique, les hommes publics du gaullisme ou du libéralisme au pouvoir apparaissent plus ou moins souvent que ceux de l'opposition socialo-communiste. Ce n'est pas à ce niveau que l'influence est déterminante. Ces deux monopoles, l'enseignement, la radio-télévision, militent en permanence non pas pour des candidats aux élections mais pour un univers idéologique : pour la société moralement permissive, pour le scientisme matérialiste. Les jeunes gens ainsi « informés », « instruits », « éduqués », vont logiquement, de plus en plus nombreux, et sans qu'on ait besoin de leur faire un dessin, au programme commun de la gauche unie au communisme.
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Les plus grandes fautes politiques des présidents Pompidou et Giscard d'Estaing se situent dans cette perspective. Quels qu'aient pu être le sérieux, le sens de l'État, la vraie compétence économique et financière du premier, soulignés par la fausse intelligence, le faux savoir et la légèreté du second, en définitive son règne aura été gravement funeste. Il a placé ou laissé l'autorité de l'État au service d'une intellectualité de gauche, d'une moralité de gauche, d'une spiritualité de gauche. Il n'a pas abattu, il n'a pas abaissé les formidables féodalités spirituelles constituées par le monopole de la radio-télévision et par le monopole de l'enseignement. Et puis, fût-ce davantage par complaisance que par conviction (par complaisance tactique pour quelles forces cachées et souveraines ?), le président Pompidou a pris parti pour la liberté de l'avortement, il a commencé d'y entraîner la nation. Il s'y montrait résigné, mais pourquoi ? dans sa conférence de presse de septembre 1973 ; pendant l'hiver 1973-1974, il en était même, pour une raison obscure, devenu le partisan implacable, multipliant les pressions personnelles les plus impérieuses sur les députés de la majorité.
-- Pourtant sa politique économique n'était pas une politique de gauche ?
-- Non, elle ne l'était pas, mais sa *politique intellectuelle et morale* l'était ; par action, par omission. Il a fait la politique intellectuelle et morale de ses adversaires, en acceptant comme un fait définitif (ou négligeable ?) la colonisation marxiste de la radio-télévision et de l'enseignement ; il l'a faite en jetant son autorité dans la balance pour imposer l'avortement par la loi.
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Le président Giscard d'Estaing s'est empressé de tenir, sur ce point, les promesses du président Pompidou. Mais si l'on est pour la liberté de l'avortement, si l'on est pour une société moralement permissive, si l'on est résolu ou résigné à supporter la mainmise marxiste sur l'information culturelle, alors, en ce cas, on s'en va tout naturellement voter pour le programme commun de la gauche unie au communisme plutôt que pour les archéo-gaullistes ou les libéraux avancés.
Déjà d'un simple point de vue électoral, si l'on voulait éviter la prochaine arrivée au pouvoir d'une majorité socialo-communiste, il faudrait cesser de faire *une politique intellectuelle et morale qui inculque à la population les réflexes mentaux d'un électeur de gauche.*
#### II. -- Les quatre mesures nécessaires
Mais ce n'est pas seulement leur présente colonisation marxiste qui rend radicalement nuisibles les deux monopoles de la radio-télévision et de l'enseignement. Cette colonisation n'en est que la malignité la plus immédiatement perceptible.
Une jeunesse condamnée à passer toute sa vie active en milieu scolaire, et toutes ses soirées à la télévision, en est institutionnellement décérébrée, *même si* l'on suppose cette télévision et cette scolarité libérées de leur actuelle colonisation marxiste.
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Car toute la vie active de la jeunesse en milieu scolaire, et toutes ses soirées au spectacle télévisé, cela fait une constante contre-éducation, une révolution culturelle permanente, noyant les âmes dans un monde imaginaire, les détournant de l'apprentissage du réel et de l'apprentissage de l'effort. Il n'est pas conforme à la nature humaine de repousser obligatoirement au-delà de seize ans l'apprentissage d'un métier ; il n'est conforme aux vrais besoins d'aucun âge d'être au spectacle tous les soirs. Les besoins véritables de la nature humaine sont le bonheur familial (il n'existe pas d'autre bonheur temporel) et l'exercice d'un métier qui apporte, comme le dit Henri Charlier, un profit légitime en même temps qu'un intérêt intellectuel et spirituel dans le travail même : la prolongation démesurée de la scolarité et l'usage quotidien de la télévision y sont puissamment contraires. Qu'on n'aille pas croire que ce sont là des problèmes simplement « moraux » au sens (d'ailleurs erroné) où un problème moral ne relèverait que de la conscience individuelle, à l'intérieur de la vie privée, et non pas de la responsabilité politique. L'enseignement et la radio-télévision sont des monopoles régis par la loi et gouvernés plus ou moins directement par l'État. Il revient à l'action politique du gouvernement d'en réprimer les abus et d'en régler le bon usage.
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Ces considérations ne sont pas latérales ou annexes par rapport au problème politique moderne. Elles ne sont pas secondaires. *Elles sont au centre de la vie politique :* laquelle s'édifie par l'esprit de sacrifice et se défait dans l'esprit de jouissance. Elles réclament, d'une manière ou d'une autre ;
1\. -- la déscolarisation des âges et des professions qui n'ont rien à faire sur les bancs d'une école ;
2\. -- la réduction des horaires de la télévision ;
3\. -- l'interdiction de toute information sexuelle faite en public par les puissances publiques, universités, écoles, églises, télévisions, cinémas, ministères, préfectures, services hospitaliers, administrations (et l'interdiction connexe des deux autres formes d'incitation politique à la luxure, qui sont la propagande pour la contraception et la liberté de l'avortement) ;
4\. -- la restauration, comme loi fondamentale de l'État, des règles de la morale naturelle qui sont celles de tous les peuples et de tous les temps, et que résume le Décalogue, autrefois et naguère enseigné au catéchisme sous le nom de « commandements de Dieu » ; étant entendu que le Décalogue comporte, comme son nom l'indique, non pas sept commandements, mais dix, les trois premiers étant inséparables des sept qui viennent ensuite, l'omission d'un seul, ou de trois d'entre eux, constituant une atteinte à la loi naturelle que ne compense pas le maintien supposé de tous les autres.
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Le *bien commun temporel,* unique finalité véritable de toute action politique, ne consiste en rien d'autre, pour l'essentiel, que la transmission, l'explication, l'illustration et l'observation du Décalogue.
#### III. -- Parenthèse : la politique elle aussi...
Ici l'on objectera peut-être que la loi naturelle ou Décalogue n'est pas habituellement et pleinement praticable sans les grâces de la Rédemption. La remarque est juste, mais les grâces de la Rédemption ne sont pas contenues dans le bien commun naturel. Que la politique elle aussi, comme tout le reste, ait besoin des secours d'En Haut, assurément. Néanmoins cette observation ne retranche rien au fait que la politique en tant que telle a pour fonction de servir le bien commun, ni au fait que l'essence du bien commun temporel est la conservation de la loi naturelle. Si la politique, réduite à ses seules forces, n'arrive pas à promouvoir le bien commun temporel, qu'elle en prenne acte comme d'un fait d'expérience, objectif et constant ; et bien connu, sauf des analphabètes spirituels de l'obscurantisme moderne ; qu'elle n'aille pas se crever les yeux en inventant de prétendre qu'elle n'aurait plus la trop difficile fonction de servir le bien commun ; ni que le bien commun ne consisterait plus essentiellement dans la trop exigeante obéissance au Décalogue non mutilé.
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#### IV. -- Suite des quatre mesures
On veut toujours imaginer un chemin supposé politiquement plus court ou plus aisé. On rêve qu'il serait possible, par quelque habileté technicienne ou astucieuse, d'économiser ses forces et de se dispenser des considérations et des exigences que l'on vient d'évoquer. On consent qu'elles définissent le bien, mais on le remet à plus tard, en déclarant qu'aujourd'hui ne réclame et d'ailleurs ne permet que le moindre mal. Il est fort vrai que le moindre mal est souvent en politique la seule forme immédiatement possible du bien commun. Mais il ne faut pas prendre pour un moindre mal celui qui ne contient plus aucune espérance ni possibilité de bien ; celui qui n'aurait de bien qu'une apparence inconsistante tout juste suffisante à mettre en scène une duperie électorale de plus.
Les quatre points indiqués constituent le « programme minimum » : la déscolarisation, la réduction des horaires de la télévision, l'interdiction de toute information sexuelle publique, l'acceptation du Décalogue comme loi fondamentale de l'État. Une politique qui esquiverait ce programme minimum n'interromprait pas la dérive moderne dans un mal chaque jour de plus en plus grand.
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La scolarisation démesurément prolongée fabrique en effet des utopistes et des envieux mûrs pour le programme commun de la gauche unie au communisme. Les jeux du cirque de la télévision, le spectacle gratuit chaque soir, préparent un peuple aboulique et paresseux, aspirant à l'oisiveté et non à l'effort laborieux : tôt ou tard un tel peuple votera en majorité pour le mirage socialo-communiste. L'incitation politique à la luxure, par les trois voies principales de l'information sexuelle, de la propagande pour la contraception, de la libéralisation de l'avortement, cultive l'esprit de jouissance au détriment de l'esprit de sacrifice, et livre ses victimes, droguées et désarmées, aux séductions faciles de toutes les démagogies de la gauche. Enfin, la méconnaissance habituelle du Décalogue est la plus sûre propédeutique pour progressivement conduire une société au communisme.
On dit parfois que des propos aussi austères « rendent la vertu triste ».
Ce qui veut être une épigramme ; mais c'est un mot profond.
La vertu paraît triste à celui qui n'a pas la grâce de la pratiquer. L'idée de la vertu est une idée triste, en effet, et même insupportable pour les peuples apostats. *Jerusalem, Jerusalem, convertere ad Dominum Deum tuum.*
#### V. -- En quoi consiste surtout la carence de l'autorité politique
-- *Ne voyez-vous pas que les citoyens, que les électeurs se préoccupent avant tout de la hausse des prix, du pouvoir d'achat, de l'inflation ?*
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Qu'ils s'en préoccupent. Mais sérieusement. La hausse des prix ne dépasse point la capacité technique, la compétence économique la plus moyenne. Elle ne pose que des problèmes simples, en quelque sorte classiques. Mais elle dépasse la *capacité de gouverner* qui est présentement celle de l'autorité politique.
Il y a en effet une part de l'inflation dont les causes sont intérieures : on peut lutter contre elles, avec des sacrifices.
Il y a une autre part de l'inflation dont les causes sont extérieures, hors de notre portée : on peut en supporter l'effet, voire l'atténuer, au prix d'autres sacrifices.
Mais d'où l'esprit de sacrifice pourrait-il naître, de quoi se nourrirait-il et qu'est-ce donc qui viendrait le motiver ?
Le scientisme matérialiste ?
La moralité permissive ?
La licence sexuelle ?
Après avoir tant flatté et encouragé l'esprit de jouissance, pour en obtenir les suffrages, les chefs de la classe politique n'osent pas courir le risque de le contredire ouvertement et à angle droit. Ils pensent n'avoir d'autre ressource que de le tromper : par des promesses qui lui font prendre patience, ou qui lui apportent des diversions, mais qui finalement l'entretiennent, le renforcent, le font plus exigeant. Et la dérive s'accentue. *Et eux se maintiennent à la surface du pouvoir en flottant à la dérive. Ils* n'ont pas la capacité politique d'aller à contre-courant.
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Ce qui, au contraire, appartient en propre à l'autorité politique d'un véritable chef de l'État, c'est de (re) dire au peuple français :
« L'esprit de jouissance détruit ce que l'esprit de sacrifice a édifié. C'est à un redressement intellectuel et moral que, d'abord, je vous convie. »
Jean Madiran.
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## CHRONIQUES
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### L'anthropo-ex-centrisme
par Gustave Corçâo
Gustave CORÇAO nous a fait le très grand honneur et la joie de venir nous visiter en France du 17 octobre au 10 novembre. Notre éminent collaborateur et vénéré ami racontera lui-même, dans l'un ou l'autre de nos prochains numéros, l'occasion et les épisodes de ce séjour, où se sont renforcés les liens mystiques tissés entre catholiques brésiliens et catholiques français engagés dans un même combat spirituel. Le présent article est la rédaction qu'il a bien voulu faire de la leçon magistrale donnée par lui à un groupe de COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, le 22 octobre.
J. M.
ON POURRAIT DIRE beaucoup de choses sur l'impiété et le désordre de l'humanisme présenté comme une exigence du monde moderne à laquelle, bien entendu, nous devons nous soumettre. Notre petite contribution porte spécialement sur des rapprochements et des connexions qui sont fort utiles dans ce genre d'étude pour atteindre une vision plus large et plus globale des problèmes qui concernent, non seulement la nature, mais le sort de l'homme. -- Oserai-je dire, sans en avoir les titres, que cette étude se place sur le plan de la théologie, hors duquel on ne saurait tien dire sur le sort de l'homme ? Aristote dit quelque part que l'intelligence humaine a la belle faculté de rapprocher les choses distantes et différentes par des métaphores, et encore mieux par des analogies. Les disciples de saint Thomas ne cessent de souligner cette valeur de l'analogie dans la connaissance des choses qui échappent aux sens. J'ai le plaisir de vous, recommander à ce propos l'œuvre bien connue, rédigée en français, d'un prêtre brésilien cité par Garrigou-Lagrange, le père Penido : *Le rôle de l'analogie dans la théologie dogmatique.* De même, quand la matière étudiée nous échappe, non pas par l'excès de lumière pour nos yeux de hiboux, mais par l'obscurité des choses contingentes, comme c'est le cas dans notre étude, les rapprochements, les connexions, sont nécessaires à une bonne méthode.
\*\*\*
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Commençons par une remarque sur l'impropriété du terme « anthropocentrisme », qui recouvre un pseudo-concept : le prétendu renversement anthropocentrique, en vérité, commence par le renversement de l'homme lui-même et ne peut nous donner que l'*anthropocentrisme de l'homme décentré,* ou mieux *l'anthropo-ex-centrisme.* Pour bien comprendre ce renversement de l'homme, il faudrait rappeler des notions de théologie morale qui appartiennent à la tradition catholique dès les fameux binômes paulins chair -- esprit, homme intérieur -- homme extérieur, vieil homme -- homme nouveau.
A l'aube de la pastorale catéchétique, la didachè ou doctrine des douze apôtres présentait le problème de la vie humaine comme une option soutenue entre deux voies : la voie de la Vie (et du salut), et la voie de la Mort. Les catéchistes du premier siècle connaissaient déjà l'avantage d'une certaine dramaturgie pour bien exprimer le rejet du mal et le désir de la persévérance finale : le maître tournait le dos au chemin de la Mort, et se retournait de temps en temps pour grimacer et cracher afin de repousser le vieil homme et de bien affermir ses pas vers la Vie.
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Gardons-nous bien de prendre les termes de tous ces binômes comme un dualisme dans l'ordre de l'être. Les théologiens du Moyen-Age, et saint Thomas au sommet de la scolastique, ont bien su distinguer de cet ordre entitatif « l'ordre intentionnel » qui est celui des choses vues comme objets de connaissance et d'amour. Il s'agit plutôt ici de rapports que des choses en soi.
Pour les problèmes de la vie humaine, il y a trois rapports principaux : moi -- Dieu, moi -- moi-même, moi -- mon prochain ; et encore, dans un plan inférieur, le rapport entre la nature humaine et la nature extérieure placée au-dessous de l'homme : nous, et la terre.
Ce dédoublement du moi n'exprime pas un dualisme ontologique par lequel nous aurions deux *moi,* mais un dédoublement des positions de l'âme placée entre Dieu et les créatures, à commencer par soi-même. La bonne, *la* vraie attitude de l'âme est évidemment celle qui se tourne vers Dieu comme vers son bien suprême ; l'attitude fausse et mauvaise sera au contraire celle qui oublie Dieu et se tourne vers les créatures, à commencer par soi-même. La formule classique, *aversio a Deo et conversio ad creaturam,* peut désigner un acte mauvais, un péché, ou une attitude habituelle de l'âme. Nous la prenons dans cette étude comme une attitude habituelle mauvaise érigée en système.
Dans sa signification première cette formule désigne le faux amour de soi-même, ou *amour propre,* qui ne se maintient que grâce à la malice avec laquelle il nous trompe. Pour rejeter Dieu, nous nous trompons nous-mêmes, avant de tromper les autres. D'où la formule salutaire -- « connais-toi toi-même » -- qui résonne dans tout le millénaire qui va de saint Augustin à sainte Catherine de Sienne. Etienne Gilson dans son beau livre sur *L'esprit de la philosophie médiévale,* consacre tout un chapitre à ce qu'il nomme le « socratisme chrétien ».
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Nous-même avons publié dans un numéro d'ITINÉRAIRES de 1974 ([^1]) une étude sur l'ordre de la charité, autour de la question 25 de la IIa IIae, dans l'intention d'éveiller l'intérêt du lecteur pour ces notions sans lesquelles nous courrons le risque de ne pas savoir distinguer -- aux moments difficiles -- la Voix de notre Mère, l'Église, des hennissements du cheval de Troie. Si nous parvenons à bien assimiler ces notions fondamentales nous arriverons, sans trop de difficultés, à dénicher les équivoques cachées dans ces termes qui prétendent exalter l'homme mais qui, en vérité, le rabaissent. La « civilisation » ou, mieux, la contre-civilisation basée sur cet « humanisme » dit anthropocentrique, constitue en réalité un désordre de dimension planétaire avant d'être une horrible impiété, car les hommes y sont renversés, invertis, tournés vers les choses inférieures, à commencer par un « soi-même » menteur et déformé. Selon saint Augustin, dans *La Cité de Dieu,* cette civilisation pousse en effet l'amour de soi-même jusqu'au mépris de Dieu. A partir du fameux « humanisme » de la Renaissance, le monde moderne aggrave ce désordre et cette impiété, devant lesquels Pie X, dès les premiers jours de son pontificat, a tremblé de terreur pour le salut des âmes, tandis que les lévites de l'Église post-conciliaire se pâment d'admiration...
#### Les agents internes
La grave maladie du monde moderne qui infecte les membres de l'Église militante a commencé parmi les catholiques par une certaine prédisposition ou disposition favorable provoquée par des agents internes. Nous avons choisi pour illustrer ce propos les personnages les plus éminents et significatifs du XX^e^ siècle. Commençons par Jacques Maritain, dont le renversement anthropocentrique, au cours des années trente, a eu de si graves conséquences.
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Mais je crains que quelques-uns de mes lecteurs ne murmurent ce que j'ai entendu au Brésil : -- A quoi bon revenir toujours à celui-là ? Ne dirait-on pas que vous ruminez une plainte personnelle ? etc. -- Eh bien non !
Il faut absolument y revenir et revenir sans cesse. Il vaut mieux relire que lire, si l'on veut connaître les difficultés sur lesquelles nous buterons demain, et plus encore la ruse des ennemis qui nous guettent. Il faut connaître les choses par les causes et non seulement par leurs grimaces et ses aigreurs. Indiscutablement, Maritain a été l'un des auteurs les plus influents et les plus représentatifs de ce renversement. Et encore -- mon Dieu ! faut-il donc tout expliquer ? -- nous ne prétendons attaquer personne dans le secret profond de sa personnalité ; mais nous avons le droit et même le devoir de dire deux mots sur l'allure des personnages qui ont joué des rôles si révélateurs dans la tragi-comédie de ce siècle de dupes.
Nous ferons donc des rapprochements et des confrontations de textes, en commençant par une page de l'abbé Berto parue dans le numéro d'ITINÉRAIRES qui traite du *Paysan de la Garonne.* Cet article ([^2]) est divisé en deux parties. Dans la première, l'auteur commence par dire : « Il m'a fait trop de bien pour en dire du mal. » A la deuxième, dans laquelle il ne dissimule pas son juste courroux, il nous dit : « Il m'a fait trop de mal pour en dire du bien. »
Nous ne pouvons pas ne pas marquer ici entre ces deux hommes presque exactement contemporains (M. Jacques Maritain n'est que de trois ans l'aîné du P. Teilhard) un contraste si violent qu'il pose une véritable énigme (...) A la Saint Barnabé 1906, Pierre Teilhard de Chardin ne peut pas ne pas avoir lu *Aeterni Patris* que Jacques Maritain ne peut pas avoir lue. L'histoire de la théologie dans la Compagnie dont Jacques Maritain ne connaît pas le premier mot, Pierre Teilhard fait mieux que s'en instruire, il la respire, il y baigne.
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Des noms ignorés du monde où a vécu Jacques Maritain sont familiers à Pierre Teilhard de Chardin. Pour ne rien dire des théologiens plus anciens que pourtant il fréquente aussi, il vit au pied de la lettre dans le commerce assidu de ceux qui ont illustré la Compagnie au long du siècle qui vient de finir (...) Quel entourage ! Si l'ange gardien de Pierre Teilhard s'est ouvert à l'ange gardien de Jacques Maritain de quelques inquiétudes sur l'avenir thomiste de son protégé, il a dû se faire envoyer angéliquement promener : « Mon cher collègue, de quoi vous plaignez-vous ? On vous donne un jeune homme qui a toutes ses chances, baptisé aussitôt que né, et religieux avec cela, et jésuite par-dessus le marché ; et vous n'êtes pas content ? Que dirais-je, moi que les Trois Divines Personnes viennent de charger d'un jeune homme qui vient que le loup me croque si je sais d'où, nu comme un ver, sauf votre respect, dans son baptême, et que j'ai lieu de croire intérieurement mal décrassé d'idées toutes moins angéliques les unes que les autres, et qui ne me paraissent pas destinées à faire bon ménage avec celles du Docteur Angélique. S'il n'avait pas le parrain qu'il a, j'aurais demandé un autre client. Je le garde, à cause du parrain, mais franchement, de nous deux, vous n'êtes pas le plus mal loti. »
Eh bien, voilà l'énigme. L'énigme est que malgré une si énorme disproportion de « chances » au départ, ce soit Jacques Maritain qui soit devenu non seulement un thomiste, mais un des princes de la philosophie thomiste contemporaine, et Pierre Teilhard qui soit devenu, s'il ne l'était pas dès 1906, non pas un anti-thomiste, mais un a-thomiste ; ou plutôt l'énigme n'est pas dans le thomisme de Jacques Maritain, elle est dans l'a-thomisme de Pierre Teilhard.
Ou nous nous trompons fort, ou c'est d'abord par docilité envers l'Église qui lui avait donné le baptême que M. Jacques Maritain est venu à saint Thomas. Il était né métaphysicien ; avant d'être chrétien il avait commencé une « carrière » de philosophe ; devenu chrétien, il voulut honnêtement être un, philosophe chrétien. Il sut que l'Église romaine, avec une insistance sans cesse accrue depuis sept siècles, déclare à la face du soleil qu'elle tient pour vraie la métaphysique, thomiste et encourage les siens à faire comme elle. Il suivit avec piété cette recommandation de la Mère Église, et le reste a suivi.
(...) Par contraste, disions-nous, dans quelle lumière apparaît l'énigme de ce qu'il faut bien appeler l'impiété objectivement horrible du P. Teilhard ! Nous n'entrons pas dans sa conscience, nous disons objectivement.
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On a vu des fils se retourner contre leur mère et se mettre à la haïr ; en vit-on jamais un pour qui sa mère ait été si complètement néantisée par lui-même ? De tant de recommandations de l'Église, de tant d'éloges décernés par elle à saint Thomas d'Aquin, de tant d'invitations à ne point s'écarter de lui en métaphysique, rien, rien, rien, pas une trace, pas l'ombre de l'ombre d'une trace dans les écrits du P. Teilhard. Tout cela pour lui n'est jamais sorti, ou est retombé instantanément dans les profondeurs du nadir. Semblablement, à l'égard de la Compagnie, pas une marque de filiation, pas un trait où se reconnaisse le jésuite, pas un indice de reconnaissance envers des maîtres, d'échange de pensées avec des frères, d'un esprit de collaboration avec les siens. On n'apprend de lui que ce qu'il pense, lui. Il est sans référence, sans dépendance, sans attache. Il est comme Melchisédech *sine patre, sine matre, sine genealogia*.
(...) Le P. Teilhard a travaillé dans la prétérition la plus totale des intentions de l'Église ; cette impiété à elle seule le discrédite sans appel.
Vous avez bien retenu, je l'espère, la chaleureuse admiration du jeune abbé Berto devant l'auteur d'*Antimoderne,* des *Trois Réformateurs* et de *Théonas.* Et vous avez bien remarqué que tout l'éloge de Maritain, dans ces pages si belles, tourne autour de sa fidélité à saint Thomas d'Aquin et donc aux intentions de l'Église réaffirmées avec insistance par tant de papes et de conciles, tandis que la critique faite au P. Teilhard de Chardin se résume admirablement dans cette horrible impiété de « la prétérition la plus totale des intentions de l'Église ».
Présentons maintenant deux textes d'un des plus beaux livres écrits sur saint Thomas d'Aquin *Le Docteur Angélique,* de Jacques Maritain. Le premier est extrait du chapitre III qui, dès le titre, prêche une thèse fondamentale pour tous les vrais disciples du Docteur Commun « L'apôtre des temps modernes. » Nous lisons, aux pages 85 et 86 :
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Et sa doctrine apparaît comme, ayant *seule* des énergies assez puissantes et assez pures pour agir efficacement, non seulement sur cette élite consacrée qui se forme dans les séminaires, et dont on souhaiterait qu'elle se rendit toujours un compte suffisant de ses terribles responsabilités intellectuelles, mais aussi sur l'univers entier de la culture ; pour rétablir dans l'ordre l'intelligence humaine, et ainsi, avec la grâce de Dieu, ramener le monde dans les voies de la Vérité, qu'il meurt de ne plus connaître.
A la page IX de sa préface, Maritain reprend un mot de l'Apôtre ([^3]) pour souligner avec plus de force son vœu de fidélité à saint Thomas :
Nous savons que la sagesse de saint Thomas court sur les routes de la terre devant les pas de Dieu. Plus les puissances de l'illusion grandiront, plus ceux qui aiment la vérité se sentiront attirés vers la vaste lumière de cette sagesse ; *ibi congregabuniur et aquilae.* Tout notre office est de frayer un chemin vers elle. C'est pourquoi nous avons dit, et disons encore : *Vae mïhi, si non thomistizavero*.
Or, deux années plus tard à peine, en 1936, l'*Humanisme Intégral* paraît, avec cet Avant-Propos :
Nous ne prétendons pas engager saint Thomas lui-même dans des débats où la plupart des problèmes se présentent d'une façon nouvelle. Nous n'engageons que nous, encore que nous ayons conscience d'avoir puisé notre inspiration et nos principes aux sources vives de sa doctrine et de son esprit.
En examinant des questions auxquelles les passions et les angoisses humaines font un vaste accompagnement émotionnel, il n'est pas facile de garder toujours l'impartialité et la justice. A cela nous avons mis tous nos soins. C'est pourquoi nous pouvons reprendre pour notre compte la vieille formule dont c'est l'honneur de l'humanisme français d'avoir fait un lieu commun, et présenter notre livre comme un livre « de bonne foi », dont l'unique souci est la vérité.
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Il nous semble que ce texte singulier a échappé à l'abbé Berto, comme d'ailleurs à nous-même pendant tant d'années ; ce qui, du moins, nous avait certainement échappé, c'est le rapprochement des deux textes.
Et voilà que le grand philosophe thomiste, après avoir prêché l'efficacité de la doctrine du Docteur Angélique, comme seule capable de nous garder contre les séductions des nouvelles idées et des erreurs mortelles des temps modernes, après nous avoir déclaré : *Vae mihi, si non* THOMISTIZAVERO -- voilà qu'il nous offre un livre qui, précisément à cause de la « présentation nouvelle » des problèmes, n'engage pas saint Thomas, « l'apôtre des temps modernes », dans ses idées ! Il n'y engage que lui-même, selon la méthode de Teilhard de Chardin.
Un souvenir lointain nous prend à la gorge quand nous lisons que le grand philosophe thomiste présente son *Humanisme Intégral* comme un livre de bonne foi. Un certain sieur Michel Eyquem, né au château de Montaigne, lui aussi, nous présentait un livre « de bonne foi ». Et un autre souvenir encore, qui nous arrive par la voix de Pascal : « Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre. » Que dirions-nous de la « bonne foi » de Maritain, et de son étrange alliage avec la vérité, quand nous savons bien que chez les humanistes français ce lieu commun, la bonne foi, est sœur jumelle du scepticisme. Léon Bloy pourrait nous dire ici deux mots. Ou même, un seul mot.
#### Les deux Maritain, deux papes
Si cette histoire vous embête, nous allons la recommencer, car il est une autre confrontation des œuvres de Maritain qui nous paraît fort utile pour sentir toute l'énormité du renversement qui s'est opéré dans les membres et la hiérarchie de l'Église militante. Prenons deux livres.
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*Antimoderne,* écrit dans l'atmosphère de l'Action française, commence par un titre courageux qui ne trouverait accueil que sous le toit de Charles Maurras, et s'achève sur la grande voix de Pie X, avec la transcription intégrale de sa première lettre encyclique : *E Supremi Apostolatus.* C'est là, dans un livre de Jacques Maritain, que nous-même avons eu la joie de rencontrer Pie X pour la première fois. Et c'est encore là, dans ce beau livre, à propos de la conversion de Psichari, que nous avons lu l'éloge des vertus militaires qui, avant Péguy, avaient été signalées, il y a plus d'un siècle, par le grand d'Espagne Donoso Cortez.
*Humanisme Intégral,* qui dès le titre exhale un relent de franc-maçonnerie, a été publié au son de l'Internationale dans l'année la plus comique et donc la plus tragique du siècle. Relisez *Notre Avant-Guerre* de Robert Brasillach c'est de lui que je tiens cette information et cette conviction. L'*Humanisme Intégral* a connu un grand succès, ce qui d'ailleurs s'explique bien facilement : il tournait vers la gauche qui, dès le commencement du siècle, et surtout après la catastrophique interdiction de l'Action française, tient en main les leviers de la machine publicitaire. Il a été traduit en plusieurs langues ; pour l'italien, nous avons maintes fois entendu dire que le traducteur fut Mgr Giovanni Baptista Montini, mais je n'ai jamais eu la certitude de cette version. Ce qui est indéniable, c'est que Mgr Montini a toujours été fidèle admirateur de Jacques Maritain. Et si l'on ne peut pas dire que l'*Humanisme Intégral* débouche sur le discours de clôture du concile Vatican II, on pourra cependant soutenir sans témérité qu'il le prépare.
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Nous ne résistons pas au plaisir d'offrir au lecteur la transcription intégrale du passage de l'encyclique *E Supremi Apostolatus* citée par Maritain. Pie X, devinant déjà la catastrophe qui s'approchait, nous offre ici une claire et saine condamnation de l'effronterie cachée sous cette dénomination de renversement anthropocentrique :
« Nous éprouvions une sorte de terreur », écrivait Pie X en 1903, dans sa première encyclique, *terrebat nos quam maxime,* « à considérer les conditions funestes de l'humanité à l'heure présente. Peut-on ignorer la maladie si profonde et si grave qui travaille, en ce moment bien plus que par le passé, la société humaine et qui, s'aggravant de jour en jour et la rongeant jusqu'aux moelles, l'entraîne à sa ruine ? Cette maladie, vous la connaissez, c'est, à l'égard de DIEU, l'abandon et l'apostasie ; et rien sans nul doute qui mène plus sûrement à la ruine, selon cette parole du Prophète : *Voici que ceux qui s'éloignent de vous périront...* ([^4])
« De nos jours, il n'est que trop vrai, *les nations ont frémi et les peuples ont médité des projets insensés* ([^5]) contre leur Créateur ; et presque commun est devenu ce cri de ses ennemis : *Retirez-vous de nous* ([^6])*.* De là, en la plupart, un rejet total de tout respect de DIEU. De là des habitudes de vie, tant privée que publique, où nul compte n'est tenu de sa souveraineté. Bien plus, il n'est effort ni artifice que l'on ne mette en œuvre pour abolir entièrement son souvenir et jusqu'à sa notion.
« Qui pèse ces choses a droit de craindre qu'une telle perversion des esprits ne soit le commencement des maux annoncés pour la fin des temps, et comme leur prise de contact avec la terre, et que véritablement *le fils de perdition* dont parle l'Apôtre ([^7]) n'ait déjà fait son avènement parmi nous. Si grande est l'audace et si grande la rage avec lesquelles on se rue partout à l'attaque de la religion, on bat en brèche les dogmes de la foi, on tend d'un effort obstiné à anéantir tout rapport de l'homme avec la Divinité ! En revanche, et c'est là, au dire même de l'Apôtre, le caractère propre de l'*Antéchrist,* l'homme, avec une témérité sans nom, a usurpé la place du Créateur en s'élevant au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu.
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C'est à tel point que, impuissant à éteindre complètement en soi la notion de Dieu, il secoue cependant le joug de sa majesté, et se dédie à lui-même le monde visible en guise de temple, où il prétend recevoir les adorations de ses semblables. *Il siège dans le temple de Dieu, où il se montre comme s'il était Dieu lui-même* ([^8])*.*
« Quelle sera l'issue de ce combat livré à Dieu par de faibles mortels, nul esprit sensé ne le peut mettre en doute. Il est loisible assurément, à l'homme qui veut abuser de sa liberté, de violer les droits et l'autorité suprême du Créateur ; mais au Créateur reste toujours la victoire. Et ce n'est pas encore assez dire : la ruine plane de plus près sur l'homme justement quand il se dresse plus audacieux dans l'espoir du triomphe. C'est de quoi Dieu lui-même nous avertit dans les Saintes Écritures. *Il ferme les yeux,* disent-elles, *sur les péchés des hommes* ([^9])*,* comme oublieux de sa puissance et de sa majesté ; mais bientôt après ce semblant de recul, *se réveillant ainsi qu'un homme dont l'ivresse a grandi la force* ([^10])*, il brise la tête de ses ennemis* ([^11])*,* afin que tous sachent *que le roi de toute la terre, c'est Dieu* ([^12])*, et que les peuples comprennent qu'il ne sont que des hommes* ([^13])*. *»
Et maintenant, pour la clarté de l'exposé, nous transcrivons la partie du discours de clôture du concile Vatican II (7 décembre 1965) où le renversement anthropocentrique reçoit sa consécration officielle :
La religion du Dieu qui s'est fait homme s'est rencontrée avec la religion (car c'en est une) de l'homme qui se fait Dieu.
Qu'est-il arrivé ? Un choc, une lutte, un anathème ? Cela pouvait arriver ; mais cela n'a pas eu lieu. La vieille histoire du bon Samaritain a été le modèle et la règle de la spiritualité du concile. Une sympathie sans bornes pour les hommes l'a envahi tout entier. La découverte et l'étude des besoins humains (et ils sont d'autant plus grands que le fils de la terre se fait plus grand), a absorbé l'attention de notre Synode.
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Pour le texte intégral, nous renvoyons le lecteur aux sources bien accessibles de nos jours. Nous avons déjà signalé ailleurs la ténébreuse évidence de l'abîme qui s'impose aujourd'hui à la conscience catholique. Cette spiritualité du « bon Samaritain » qui s'ouvre à toutes les tolérances et qui accueille tous les ennemis de l'Église doit être tenue comme obligatoire pour la conscience catholique ; ou mieux, il n'y a qu'un seul refus : celui des catholiques qui veulent à tout prix défendre leur foi.
Tous comptes faits sur l'ampleur des conséquences et le partage des responsabilités, je ne peux pas clore ces considérations autour du renversement de Jacques Maritain sans une formule semblable à celle de l'abbé Berto : Il m'a fait trop de bien pour que je puisse faire ces démonstrations, exigées par l'enjeu du bon combat, sans des vertiges d'angoisse.
#### Teilhard de Chardin et l'évolutionnisme
En fin de compte, je crois qu'il vaut mieux passer outre ; les chimères et nouveautés de Teilhard de Chardin sont déjà recouvertes de plusieurs couches géologiques d'un oubli bien mérité : elles appartiennent désormais au monde paléolithique. Pour que l'on ne m'accuse pas de contradiction, je veux bien admettre même qu'il peut être utile de revenir sur cet épisode d'un extrême ridicule. Pour le moment, nous renvoyons le lecteur aux excellents travaux du père Philippe de la Trinité sur ce sujet.
#### Le renversement anthropocentrique de Karl Rahner
Traversons le Rhin. Le nom de Karl Rahner se dresse devant nous comme celui du maître dont la doctrine est aujourd'hui enseignée dans tous les séminaires de l'autre « Église », dite post-conciliaire.
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Kart Rahner est un « théologien » pré-conciliaire, conciliaire et post-conciliaire beaucoup plus effronté dans son renversement anthropocentrique que tous les philosophes et théologiens de l'autre côté du Rhin ! Une des œuvres les plus révélatrices de sa « doctrine » est une étude publiée dans un volume intitulé *Théologie d'aujourd'hui et de demain sous* le titre *Théologie et Anthropologie,* en compagnie d'autres auteurs bien connus, aux tendances diverses : P. Burke, H. de Lubac, J. Daniélou, Y. Congar, E. Schillebeeckx, J.-B. Metz, C. Davis, A. Schmemann, G. Lindbeck, J. Sittler.
Je vous offre cet échantillon, cueilli dans la première page de l'étude de Karl Rahner : « Cet exposé voudrait convaincre qu'aujourd'hui la théologie dogmatique doit devenir une anthropologie théologique, que cet *anthropocentrisme* est nécessaire et fécond. »
Je demande au lecteur une attention spéciale pour ces quelques lignes, où chaque mot doit être pesé et considéré dans ses connexions. D'abord le maître-mot « aujourd'hui », qui commande le texte comme critère suprême. Puis les termes « théologie *dogmatique *»*, soumis* à une doctrine inventée par un jésuite allemand ; ou, plus simplement, rejetés. Enfin nous lisons que cette idée de Kart Rahner nous est proposée comme *nécessaire* (à quoi ?) et *féconde* (en quel sens ?).
Nous avons dit plus haut que cet anthropocentrisme de Karl Rahner est aujourd'hui enseigné dans tous les séminaires de l' « église post-conciliaire ». En écrivant ces lignes, un écho me revient de la lecture d'une page de *l'Histoire de la philosophie* du grand théologien espagnol Fraille ; elle se terminait par ces mots, qui sonnent comme un glas funèbre : « *A la fin du XIV^e^ siècle, on enseignait le nominalisme dans toutes les universités de l'Europe. *»
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Pendant quatre siècles de civilisation renversée, le magistère catholique a toujours proclamé l'excellence de la doctrine du docteur commun, saint Thomas d'Aquin, et au XX^e^ siècle nous trouvons encore un grand philosophe thomiste pour nous dire que la doctrine de saint Thomas reste seule capable de guérir le monde des conséquences de ses déraillements.
Mais, dans ce fameux « aujourd'hui », l'erreur la plus scandaleuse se promène partout sans aucun signe de réprobation de la Hiérarchie. C'est avec une angoisse extrême ; et sans la moindre intention d'attaquer personne, que nous ne pouvons retenir ce cri de douleur : le peuple de Dieu s'égare par les chemins du monde sans boussole, sans doctrine et sans pasteurs.
Rendons hommage aux écrivains et théologiens catholiques de notre connaissance qui ont combattu le désordre et l'impiété du renversement anthropocentrique de Kart Rahner : l'auteur français F. Gaboriau, dont le livre *Le tournant théologique* est déjà traduit en espagnol sous le titre *El* *giro antropologico de la teologia de hoy ;* le théologien italien Cornelio Fabro, qui a publié un livre d'analyse critique sous le titre *La svolta antropologica di Karl Rahner.*
#### La légion des médiocres
Il faut encore ajouter aux agents internes de grande renommée, et dont la responsabilité certainement est plus grave, le troupeau de catholiques médiocres qui ont soutenu les fauteurs du nouvel humanisme dit anthropocentrique et de la nouvelle « église » post-conciliaire. Cette œuvre d'iniquité est sans doute dirigée par des personnages haut placés, et des personnes comblées de dons au-dessus du « niveau de l'humanité », comme disait Péguy.
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Mais cette œuvre serait impraticable sans le marché de la légion des médiocres qui, par le renversement de l'amour propre, achètent et diffusent les idées, les nouveautés où les moins doués, voire les imbéciles, trouvent une illusion de supériorité : ils sont à l'avant-garde, ils sont à la proue de l'Histoire !
Par le catéchisme du concile de Trente, nous savons que « l'Église militante est ainsi appelée parce qu'elle soutient une guerre sans trêve contre ses trois plus mortels ennemis : la chair, le monde et Satan ». Et ici, encore une fois, il convient de se rappeler que « chair » doit être compris comme un renversement du moi, celui qui est opéré par l'amour propre. Dans ce sens-là on peut dire, des millions de lecteurs de Teilhard de Chardin et de Karl Rahner, qu'ils sont, en même temps, victimes et complices des fauteurs de mauvaises doctrines.
Nous sommes ici en présence d'un exemple de « causalité circulaire » où l'effet, non seulement devient cause d'un nouvel enchaînement d'effets, mais produit également une rétroaction sur sa propre cause : soit pour l'accélérer, soit pour l'entraver. Les expressions anglaises *positive feed-back* et *negative feed-back,* nées de l'étude des circuits électriques -- qui ont fait la joie de ma jeunesse d'ingénieur -- sont aujourd'hui consacrées dans les domaines de l'économie, de la cybernétique, et de la psychologie.
#### Les agents externes
Et maintenant, esquissons un bilan des agents du monde extérieur qui se sont conjugués dans l'assaut de l'Église. Dans leur ensemble, ces agents appartiennent au « monde » dont nous parle Notre-Seigneur : « Le monde vous hait, parce qu'il m'a haï avant vous. »
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En résumé ces agents, dont l'origine remonte au paradis perdu, et puis, après les millénaires d'une civilisation chrétienne, à la crise de l'humanisme de la Renaissance, et qui gagnent en vigueur tout au long de quatre sicles d'une « civilisation » de l'homme extérieur, sont principalement nos ennemis bien démasqués :
*a*) Le courant révolutionnaire anarchiste sous les formes de l'anarchisme nihiliste, du communisme marxiste, et des socialismes.
*b*) La franc-maçonnerie qui, pour séduire les gens disponibles, commence par la philanthropie, -- singerie de la charité, que Chesterton a appelée « l'amour des anthropoïdes », -- et évolue jusqu'au satanisme.
*c*) Le libéralisme qui, dans sa mollesse écœurante, est toujours prêt aux pires dégradations.
Nous ne pouvons pas ici développer l'étude de chacun de ces courants historiques. Insistons cependant sur ce point : le dénominateur commun de tous ces égarements (qui n'est visible qu'à la lumière de l'intelligence de la foi) est ce renversement de l'homme érigé en système. Soyons sur nos gardes pour défendre notre perspective théologique formelle, et ne nous laissons pas impressionner de ce que, dès qu'on parle de communisme ou de socialisme, les autres nous crient que nous faisons de la politique.
Ayant tant bien que mal ébauché l'enchaînement et les connexions des causes, passons à une brève analyse des résultats qui s'étalent devant nous dans ce siècle de dupes. Que se passe-t-il, dans ce brave « aujourd'hui » ? *Que pasa *? comme se demandent les Espagnols, dans le titre d'une revue.
D'abord l'élargissement et l'approfondissement des erreurs d'une civilisation fondée sur le renversement dit anthropocentrique. L'écroulement d'un monde vieilli qui, par le refus du sel de la terre, obéit à la loi de la matière et de son évolution vers un désordre croissant.
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Les physiciens nous parlent d'une évolution de l'entropie croissante, en sens inverse de la prétendue évolution des paléontologues. Oui, insistons : *vieillesse du monde,* et non vieillesse de l'Église qui ne vieillit jamais ; aberrations outrancières, jamais imaginées ; dégradations extrêmes produites par une « civilisation » qui plus que jamais tourne le dos à la majesté de Dieu, et se glorifie dans le domaine des choses extérieures. Pie X a tremblé devant ce spectacle, dont l'accélération était déjà prévisible.
Or, mon Dieu ! c'est justement à ce moment de désordre spirituel, de péril de mort pour l'intelligence, de dégradation de toutes les données de la culture, à ce moment plus tragique encore dans son impiété, pire certainement que toutes les horreurs des deux guerres mondiales prises ensemble, oui, c'est précisément en ce siècle où la déchéance de l'humain qui est toujours la suite de l'exaltation de l'orgueil -- rappelons la chute de Lucifer, le plus beau des anges, rappelons le péché d'Adam -- atteint son point culminant -- oui, je le répète jusqu'à l'obsession, c'est à ce point de terrible dépression de l'histoire humaine que les catholiques démangés par les prurits de l'amour propre, et par le souffle de Satan, c'est à ce moment où le monde affolé cherche aux horizons l'étoile de Bethléem, ou les reflets de la Maison d'Or, c'est à ce moment exact qu'ils ont conçu l'idée de rajeunir l'Église par un renversement qui devait la rabattre sur le monde comme un modèle à suivre. Mon Dieu !
Rappelons-nous les raisons qui nous sont proposées pour justifier le renversement anthropocentrique de la liturgie :
Notre prédécesseur Pie XII a commencé l'œuvre de révision avec la restauration de la vigile pascale et de la semaine sainte, qui constitue le premier pas de l'accommodation du Missel romain *aux exigences de la mentalité contemporaine :*
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Cela est écrit -- *quod scripsi, scripsi --* dans l'allocution apostolique qui, en 1969, nous présente l'œuvre de Mgr Bugnini. Mais c'est au fameux article 7 de l'*Institutio Generalis* que le « renversement anthropocentrique » nous est imposé comme règle de foi du nouvel ordo, et donc de cette « nouvelle église » que l'on accouchait avec toutes les rides et les taches de la décrépitude extrême.
L'*Église post-conciliaire* n'est donc pas même une église, puisqu'elle ne présente aucun relief sur la surface du monde. Elle sera, à peine, une partie du monde, sans frontières, sans transcendance. J'ose même dire que, sur la surface du monde, ce phénomène se présente plutôt comme une dépression, comme un paysage lunaire d'une effrayante tristesse : *corruptio optimi pessima.*
Ne disons pas, cependant, que ce résultat a été produit par ceux qui n'ont pas été fidèles au concile. Non, c'est dans les textes du concile que nous trouvons déjà l'évidence d'une ligne de pensée, d'un esprit, d'une tendance générale au renversement anthropocentrique. Relisons ici un texte bien révélateur de ce renversement.
Dans la constitution pastorale *Gaudium et Spes,* § 55 :
A quelque groupe ou nation qu'ils appartiennent, le nombre des hommes et des femmes qui prennent conscience d'être les artisans et les promoteurs de la culture de leur communauté croît sans cesse. Dans le monde entier progresse de plus en plus le sens de *l'autonomie* comme de la responsabilité ; ce qui, sans aucun doute, est de la plus haute importance pour la maturité spirituelle et morale du genre humain. On s'en aperçoit mieux encore si l'on ne perd pas de vue l'unification de l'univers et la mission qui nous est impartie de construire un monde meilleur dans la vérité et la justice. Nous sommes donc les témoins de la naissance d'un nouvel humanisme ; *l'homme s'y définit avant tout par la responsabilité qu'il assume envers ses frères et devant... l'histoire.*
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Les traits les plus repoussants de cette « église » post-conciliaire semblent se contredire. Comme toutes les formes d'anarchie, le dynamisme de l'église post-conciliaire est plutôt un travail de rejet que de construction et de progrès. Son œcuménisme et son pluralisme sont ouvert à toutes les directions, exceptée bien entendu celle de l'Église catholique. L'affaire dont Mgr Lefebvre est hi cible nous apporte une illustration de cette ténébreuse évidence : l'église post-conciliaire n'existe que pour détruire l'Église du Verbe incarné.
Remarquez bien un aspect de la question qui nous paraît contenir un mystère d'importance capitale : le point spécialement visé dans le refus de l'Église ne pouvais être que le plus grand des dons qui nous viennent de Dieu pour notre salut : son Fils, qui s'est fait homme *propter nos homines et propter nostram salutem.*
Nous, catholiques, nous avons appris que la beauté des œuvres de Dieu est plus éclatante dans l'œuvre de notre salut, à laquelle le prophète Isaïe et l'apôtre Paul donnent le nom de *nouvelle création,* que dans la création de toutes choses visibles et invisibles. Rappelons les paroles de l'Offertoire : *Deus, qui humanae substantiae mirabiliter condidisti et mirabilius reformasti...* Évidemment, pour accommoder la Nouvelle église aux renversements du monde il fallait à tout prix rayer ces paroles d'adoration devant la beauté des œuvres de Dieu. Ils les ont rayées ; ils les on remplacées par des allusions au travail de l'homme -- qui sont prononcées au moment où le prêtre, dans la vraie messe, prépare le *sacrifice* de l'autel.
« Ô Dieu, qui avez admirablement formé l'homme dans un état si noble, et qui l'avez rétabli d'une manière encore plus admirable... » Or, dans l'ensemble de cette deuxième création, encore plus merveilleuse, osons dire que le chef d'œuvre est l'Incarnation. C'est pourquoi la Sainte Vierge a marché trois ou quatre jours pour chanter le Magnificat ; et c'est pourquoi l'Église, enivrée de joie, chante le *Felix culpa* devant le crucifié.
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Cependant, les tristes habitants de ce monde de désolation qu'ils appellent « Église post-conciliaire », dans un renversement sacrilège, tournent le dos aux merveilles de la descente du Fils de Dieu au sein de la très Sainte Vierge, et se pâment d'admiration devant l'homme qui monte à la lune.
\*\*\*
Devant tout ce mépris organisé contre le plus grand des dons de Dieu, l'incarnation de son Fils *propter nos homines et propter nostram salutem,* un mot de Léon Bloy me prend à la gorge, que je cite ici de mémoire : C'est le plus horrible des soufflets que Jésus ait reçu, car il le reçoit de la main des chrétiens sur la face de sa Mère. -- Et aussi ces vers où le poète espagnol Luis de Gongora esquisse un beau rapprochement entre le mystère de Bethléem et le mystère de la Croix, en mettant l'accent sur la nativité, « car la distance entre Dieu et l'homme reste infiniment plus grande que la distance entre l'homme et la mort ». Mais c'est Notre-Seigneur lui-même qui nous avertit de la terrible valeur de sa nativité. Jean, XV, 22 : « Si je n'étais pas venu et que je ne leur avais point parlé, ils n'auraient pas péché ; mais maintenant, leur péché est sans excuse. » -- Quel péché ? Le refus du véritable rapprochement de l'homme à Dieu, qui se fait par l'acceptation docile et adorante de ses dons, qui s'atteint par l'abandon et l'hétéronomie croissante, et non par *l'autonomie* de l'humanisme nouveau décrété dans *Gaudium et Spes*... Ici, un souvenir encore se dresse dans ma mémoire, un souvenir de cauchemar : dans un numéro de la revue *Concilium* le P. Chenu, pauvre père Trouhadec saisi par la débauche, nous annonce « la réussite de l'homme dans une humanité devenue enfin fraternelle ».
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C'est pourquoi aux matines de Noël l'Église nous chante le psaume 2 qui nous annonce la fureur des nations et des démons contre la nativité. Et c'est pourquoi : *Qui habitat in coelis irridebit eos.*
\*\*\*
Ici se pose la brûlante question : pouvons-nous obéir à n'importe quelle autorité qui voudrait nous imposer comme obligatoire le remplacement de notre sainte religion par ce renversement post-conciliaire ?
N'ayant pas fait vœu d'imbécillité, ni d'obéissance au monde, j'ose répondre : Non. Non possumus.
Gustave Corçâo.
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### Nous ne céderons pas ? C'est déjà fait !
*L'enseignement catholique officiel\
a capitulé depuis longtemps*
par Joseph Saliou
Joseph SALIOU, docteur ès lettres (philosophie) est professeur dans une institution dite « libre » : une école secondaire « catholique » sous contrat d'association.
Son article est un témoignage sur une réalité à laquelle il est quotidiennement confronté.
FACE À L'AUTODESTRUCTION dans laquelle s'écroule sous nos yeux une école qui répondait naguère au titre de « catholique », d'où pourrions-nous attendre des paroles d'exigence, de lucidité et de courage dans la dénonciation des forces qui, de l'intérieur bien plus encore qu'à l'extérieur, travaillent insidieusement contre elle ? De qui serions-nous en droit d'espérer un tel langage, sinon des responsables qui président à la direction des instances supérieures de l' « Enseignement, Libre » ?
Dans l'éditorial de *Famille éducatrice* d'octobre 1976 intitulé : « *Nous ne céderons pas !... *», le président national des A.P.E.L., Monsieur Henri Lefebvre, dénonce le « plan socialiste pour l'Éducation Nationale » dont l'avant-projet nous promet qu'en cas de prise du pouvoir l'enseignement confessionnel se trouverait totalement nationalisé dès la fin de la première législature. Et monsieur Lefebvre de déplorer cette « relance de la guerre scolaire ».
Tout en applaudissant ce « coup de poing sur la table », *comment se défendre contre le sentiment qu'il vient un peu tard et surtout qu'il ne frappe pas vraiment au bon endroit.*
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Si je m'y trouvais autorisé, sans craindre de voir taxer d'impertinence une suggestion qui n'est en fait qu'une exigence de vérité, j'aimerais demander à l'auteur de me consentir un amendement au titre de son article. Sans toucher au libellé qu'il nous propose, je le ferais suivre simplement de trois points de suspension. Je titrerais : « *Nous ne céderons pas !... Il y a longtemps que c'est déjà fait !... *» Et il me serait facile de justifier le bien-fondé de mon amendement.
*Est-il en effet, dans le domaine de l'éducation chrétienne un terrain sur lequel nous n'ayons pas déjà cédé ?*
\*\*\*
*Nous avons, pour assurer notre survie, signé les contrats scolaires qui nous étaient proposés.* Faute de les entourer de garanties suffisantes, nous avons fait le jeu de ceux qui ne demandaient qu'à exploiter notre confiance pour nous étouffer progressivement.
Nous avons cru que les forfaits scolaires seraient notre planche de salut, sans prévoir qu'au bout de quelque temps le montant des subventions perçues se réduirait à 44 % des sommes dues et que 85 % des établissements ne tarderaient pas à se trouver aux prises avec des difficultés quasi insolubles, au point que chaque année un certain nombre d'entre eux se verraient, pour des raisons exclusivement financières, contraints de solliciter leur intégration au sein de l'enseignement public.
En contre-partie de ces accords, *nous avons pourtant renoncé, dans la pratique et dans les faits, au bien précieux de notre liberté. Nous nous sommes forgés peu à peu une mentalité d'esclave.* Nous nous sommes livrés pieds et poings liés à la discrétion du ministère de l'éducation. Nous avons accepté de nous faire les exécuteurs dociles et obéissants des moindres circulaires officielles.
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C'est ainsi, par exemple, qu'au risque de laisser déflorer des âmes d'enfant, *nous avons toléré l'organisation de cours d'éducation sexuelle* dans nos écoles.
C'est ainsi encore, qu'en contradiction avec les directives du magistère de l'Église, nous *avons à tour de bras mixifié nos établissements* sans prendre en considération, fût-ce d'un point de vue simplement pédagogique, les contre-indications graves que constituent chez des adolescents les différences de développement psychologique et de maturité intellectuelle.
Dans et esprit de démission, *nous avons laissé décapiter notre enseignement de son caractère spécifique :* qu'il s'agisse de la conception même des études, du choix des disciplines et des manuels, des auteurs étudiés, de l'équilibre des programmes, de l'organisation des horaires ou même de l'adoption des méthodes pédagogiques, nous avons accepté de modeler la formation donnée dans nos collèges sur celle des C.E.G. ou des lycées. Incapables d'assurer une éducation authentiquement chrétienne, nous n'avons su offrir que l'ersatz d'une culture profane dangereusement prégnante de positivisme scientifique et de scepticisme libéral.
Nous avons trouvé naturel que, face aux rectorats d'académie, les directeurs de nos écoles tendent à jouer le râle de simples « valets » soumis à la vindicte sourcilleuse d'une administration tatillonne. Nous avons consenti à les charger de lourdes responsabilités tout en les sachant démunis d'une autorité suffisante pour les assumer. Nous avons toléré de les voir gravement et injustement lésés dans l'exercice de leur droit fondamental à l'embauche et au licencieraient.
Au lieu de leur faire loyalement confiance pour la durée du mandat qui leur est imparti, nous avons paralysé leurs initiatives en les subordonnant aux décisions des membres d'un conseil d'administration dont la vérité nous oblige à dire que nombre d'entre eux se recommandent davantage par leur bonne volonté que par une connaissance approfondie des problèmes, ce qui risque de les amener à subir l'influence de petits groupes de pression fortement structurés.
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*Nous avons admis, pour ne pas dire* « *cautionné *»*, la présence au sein même de nos écoles, de militants syndicaux qui, de façon notoire et officielle* (*!*) *se sont pourtant vu confier par leurs centrales* (*C.G.T. -- C.F.D.T.*) *la mission de préparer, de l'intérieur, l'intégration de l'école catholique au* *sein de l'enseignement d'État.*
Nous avons toléré qu'au nombre de ces militants figurent des prêtres, des religieux et des religieuses qui, bien que relevant pour la plupart de Congrégations vouées à l'éducation chrétienne, n'ont pas hésité à mettre le prestige de leur état au service de leur influence pour semer la confusion dans les esprits et entraîner les hésitants par leur exemple, assurés qu'ils étaient de jouir d'une sorte d'immunité personnelle.
Non seulement nous n'avons pas démasqué l'imposture dont ces militants s'étaient sciemment rendus coupables, mais nous leur avons confié d'importantes responsabilités et *nous avons laissé s'intensifier sous leur impulsion un processus de déconfessionnalisation et de laïcisation au terme duquel nos établissements sont en passe de se délester, en douceur, des exigences inhérentes à leur* « *caractère propre *».
Dans le domaine du recrutement, nous avons vu d'une part le corps enseignant s'augmenter chaque année d'une *proportion croissante de professeurs non chrétiens* auxquels la signature d'un contrat assure la garantie de l'emploi*.*
*Nous avons, d'autre part, agréé largement, sous le signe de* « *l'ouverture au monde *» (*et celui de la rentabilité financière !*) *les demandes de parents qui, en s'adressant à nous, obéissent pourtant à des préoccupations souvent étrangères au souci de faire donner une éducation chrétienne à leurs enfants.*
Devant cet afflux de jeunes, auxquels nous ne saurions reprocher de nourrir plus de sympathie pour les idéologies révolutionnaires que pour les choses de la Foi, comment s'étonner que la catéchèse ait pris peu à peu l'allure et d'une discussion libre sur la drogue ou sur la violence ; que la chapelle et le confessionnal se soient vu, déserter au profit des bars environnants ; que les crucifix aient commencé de disparaître çà et là des salles de cours et que la prière soit en passe de se voir reléguer au musée d'un de ces comportements « rétro » dont on souhaite, au mieux, que les élèves redécouvrent plus tard par eux mêmes le bien-fondé, au terme de leur « cheminement » personnel.
41:209
Comment s'étonner dans ces conditions que, préférant laisser la place à d'autres, des parents chrétiens n'hésitent plus à nous retirer leur enfant pour le mettre dans une école entièrement libre, ou, à défaut, dans un bon C.E.G. ou dans un lycée. (« Là, au moins, on sait ce qui nous attend et l'on ne risque pas d'être trompés sur la marchandise. ») Quant aux parents qui continuent, malgré tout, à s'adresser à nos écoles, comment s'étonner que certains d'entre eux puissent avouer, sur le ton de la plus tranquille désillusion, qu'ils n'osent plus espérer pour leurs enfants l'octroi d'une formation morale ou religieuse ; qu'ils nous demandent seulement de leur dispenser l'acquisition des connaissances et se réservent de faire compléter leur formation par ailleurs.
*Comment s'étonner que la C.F.D.T. et les A.P.E.E.C.* ([^14]) *puissent prophétiser avec assurance le proche effondrement des structures vermoulues d'une* « *école bourgeoise* » *désormais* « *privée *»... *de tout caractère spécifique ?*
\*\*\*
Que répondre à la logique de cette condamnation de l'école catholique ? Peut-il exister une poussée plus décisive en faveur de son intégration que celle de sa lamentable et secrète désintégration ?
*Quand nous avons cédé sur toute la ligne, comment l'édifice ne céderait-il pas de lui-même, comme un* *fruit mûr, sous nos pas ?*
Il est toujours possible, certes, de se redresser dans l'attitude d'un geste de défi aussi gratuit qu'universel en claironnant : « Nous ne céderons pas ! »...
42:209
De telles proclamations ont l'avantage de s'entendre prononcer le poing d'autant plus ferme et l'œil plus serein qu'elles ne risquent guère d'illusionner personne... Certains mauvais esprits risqueront plutôt d'y soupçonner l'habileté d'une manœuvre de diversion : partir bruyamment en guerre au mode conditionnel, contre un adversaire hypothétique, *n'est-ce pas se permettre, élégamment, d'ignorer une situation bien concrète et se dispenser à bon compte de mettre de l'ordre dans sa propre maison ?*
Joseph Saliou.
43:209
### Signes et tests
par Thomas Molnar
NOUS SOMMES dans une ravissante ville de l'Europe centrale, vieille résidence archiépiscopale. Le Congrès réunit une trentaine de professeurs et d'érudits face à un public cultivé, parmi lequel nombre d'étudiants et assistants de faculté. Le niveau des discussions est élevé, impeccable, sans aucun verbalisme. Les communications, à deux exceptions près, sont substantielles, vigoureuses. Idéologiquement, elles se situent plutôt à droite qu'à gauche, et l'anarchie intellectuelle est dénoncée par philosophes, théologiens et sociologues -- à l'exception d'un marxiste dont les propos sont poliment écoutés, mais qui fait plutôt grotesque impression lorsqu'il affirme que les marxistes de son poil sont exclus de la presse et de l'édition. Pour parer à toute éventualité, notre homme avait amené dans sa grosse voiture trois ou quatre de ses étudiants, qui lui donnent le la... et se chargent de l'applaudir.
Tout va donc très bien. Et cependant... Le Congrès, sous la façade civilisée d'une culture identique -- si l'on veut : des mêmes « valeurs » -- est divisé en deux blocs qui s'affrontent sans résultat. Les uns, peut-être une minorité (j'évite toute référence à des noms parce que ceux-ci sont connus), sont des libéraux : anciens hommes de gauche, socialistes saupoudrés de marxisme, les événements depuis trente ans leur avaient bien ouvert les yeux. Ils goûtent donc d'autant plus la liberté pluraliste que leur garantit la démocratie libérale. Et ils ont certainement mérité le repos dont ils jouissent à présent, au soir de leur existence. Repos ?
44:209
Un de ceux que j'appelle les « libéraux » a été professeur à l'université libre de Berlin, foyer d'apparatchiks ; socialiste de grand courage et intellectuel articulé, on l'a traité de « fasciste » et pire, bien qu'il soit israélite. Donc, oui, repos qui lui est dû, à lui qui professait les mêmes convictions avant et après une tentative pour le défénestrer à Berlin. Voilà donc un libéralisme qui implique une double prise de position : liberté à tous, et aux défénestreurs aussi. Quand on est un intellectuel, on reste logique, c'est la servitude des idées. L'autre prise de position est plus nuancée, mais tout aussi claire : le seul salut de l'Occident est encore et toujours dans la confession des « valeurs » libérales de la liberté. Au point de rejeter tout ce qui apporterait un correctif, qui protégerait cette même liberté en y ajoutant l'autorité.
Le second bloc est peut-être plus nombreux, avec également des noms prestigieux pour le représenter. Ceux-ci font de la situation -- toujours sur le plan impeccable de l'analyse intellectuelle, rationnelle -- un diagnostic en tous points identique à celui de leurs adversaires du premier bloc, mais ils cherchent à montrer le chemin de la sortie. Pour cela, le diagnostic pur et simple est insuffisant, il faut approfondir les « valeurs » et en démontrer les défauts philosophiques. Le résultat, si on allait jusqu'au bout de l'examen, serait autre chose que le maintien des « valeurs » libérales -- ce que sentent très vivement les membres du premier bloc. Alors, toujours pour eux, le dilemme se pose : laisser faire les marxoïdes dont les actes et valeurs sont opposés aux leurs, ou bien encourager les membres du bloc numéro deux avec leurs « valeurs » moins libérales mais qui sont quand même des anti-idéologues et des gens de dialogue.
L'observateur ne peut que tirer la conclusion suivante les membres du premier bloc, les libéraux, éprouvent, malgré tout, plus d'affinité à l'égard des marxoïdes qu'à l'égard de ceux du bloc numéro deux. Est-ce parce qu'ils les considèrent comme un phénomène aberrant mais rectifiable Que ce soit l'un ou l'autre, il reste qu'au Congrès ainsi que dans la vie politique, intellectuelle on se heurte à un blocage évident : le libéralisme, même éprouvé et assagi, fait écran entre la société et ceux qui lui offrent une voie de sortie. En même temps, le libéralisme continue à protéger les marxo-maoïstes en qui il voit des progressistes, affolés, condamnables, certes, mais des progressistes quand même (Voir plus loin.)
\*\*\*
45:209
Autre signe des temps, autre scène. A New York, dans les locaux de la rédaction d'une revue vaguement religieuse, très œcuménique, très onusiste. Les articles ont presque toujours une coloration « néo-objective », par laquelle il faut entendre la dénonciation dite impartiale des A et des B. Seulement lorsqu'on dénonce les A c'est toujours avec véhémence, avec un goût prononcé, et lorsqu'on dénonce B c'est très indirectement, un peu à la manière des libéraux sus-mentionnés quoiqu'avec beaucoup moins de talent, de courage et d'amour pour la vérité. Bref, nous sommes à quelques jours des élections présidentielles, tout le monde, ou presque, est resté collé la veille au petit écran pour écouter les deux candidats débiter leurs propos vides et rituels. Un des éditeurs, pasteur protestant (méthodiste ? baptiste ? congrégationniste ?) ayant fait récemment sécession de son église légèrement plus orthodoxe -- encore -- que lui, jeune, arrogant, se donne l'importance d'un augure prophétisant. Concernant le résultat des élections. C'est Carter qui va gagnera dit-il, enveloppé de la fumée d'une élégante et mince cigarette, et c'est très bien ainsi. Carter, c'est le César-Auguste des États-Unis, c'est un rassembleur, un progressiste mais qui comprend l'aspiration profonde de tous les Américains.
Je reste coi sur ma chaise ; Carter = Auguste ? Cela défie la contradiction, aussi vaut-il mieux ne pas réagir. Mais le personnage ; celui du jeune pasteur, vient de révéler à son insu un côté intéressant de sa personnalité. C'est un Auguste d'imitation, il est Auguste par Carter interposé. Un quart d'heure plus tard j'ai une occasion de m'en persuader. Cette revue, comme il convient, fulminait contre la guerre du Vietnam, dénonçait le lieutenant Calley (de My-Lai) non seulement comme une brute de la pire espèce, mais comme l'incarnation de toute l'Amérique. « Nous sommes tous des Calley », a-t-elle claironné, « les évêques, la CIA, la ménagère faisant ses emplettes, le flic du coin ». A présent mon pasteur me confie le secret diplomatique : lui et ses semblables viennent d'envoyer une lettre aux dirigeants de Hanoi dans laquelle ils protestent contre les brutalités commises dans le Sud.
46:209
« Hanoi sera sans doute embarrassé par notre désapprobation », me dit-il sur un ton kissingerien. Que répondre, encore une fois ? Que les chances de l'embarras de Hanoi sont les mêmes que celles de Carter devenu Auguste ? Il ne comprendrait point. Je serre quelques mains et prends congé.
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Autre cas, toujours négatif (je m'en excuse). La scène est à New York, dans l'appartement d'un ami. Parmi les invités deux diplomates, dont un jeune sud-africain, délégué à l' « onu » (que cherche-t-il dans cette galère où l'on s'apprête à le jeter par-dessus bord ?), et l'autre, également « délégué-onu », mais de la Grande-Bretagne. Ne parlons pas du premier, qui essayera désespérément de garder son sang-froid et la courtoisie de ses arguments. Notre Britannique, A.R., s'excite car son épouse vient de lui dire -- avec une certaine rigolade mal camouflée ? -- qu'un des invités n'est pas exactement chaud pour le travail accompli par l' « onu » depuis sa fondation. Pire, il est franchement et véhémentement *contre !* D'où discussion, qui devait dégénérer en une quasi-querelle. A.R. n'y est pas habitué, d'abord parce qu'il est Britannique donc flegmatique, ensuite parce qu'il est le représentant de la conscience cosmique (« mondiale » ne suffit plus dans l'ère spatiale). « Ne pensez-vous pas, dit-il sur le ton de l'étonnement le plus authentique, que depuis qu'il y a une « onu » la morale internationale a fait des progrès considérables ? » Que quelqu'un, et avec cela un diplomate, puisse dire *cela* en 1976, est proprement inconcevable, mais voilà, *cela* fut dit. S'il s'était agi d'un diplomate britannique des XVIII^e^ ou XIX^e^ siècles, représentant à une cour étrangère la majesté de l'empire intact, passe encore, cela aurait été à mettre au compte de l'hypocrisie bien connue de la perfide Albion à l'apogée de sa puissance. Mais le pauvre A.R. est déjà le produit de la « nouvelle école », celle où l'on fabrique le blanc humble, ignorant l'histoire, à plat ventre devant les nouveaux vainqueurs qui le colonisent de la pire façon, mentalement.
47:209
Quand on vit qu'il ne s'agissait point d'un masque d'arrogance britannique mais que le masque, c'était l'homme, on fit remarquer à A.R. que les 30 dernières années splendidement morales contenaient la guerre sanglante entre Hindous et Musulmans, le rapatriement forcé d'un million de cosaques et autres sujets de Staline par les Anglo-Américains, le Mau Mau et la répression britannique, la réoccupation de Budapest et de Prague, la guerre d'Indochine, et -- mais pourquoi continuer avec tous les Goulags ? -- Eh bien A.R. n'en maintint pas moins que la moralité internationale avait atteint des sommets insoupçonnables ! C'était argumenter contre un Teilhard et contre l'hominisation de la noosphère... Cependant, derrière les affirmations d'A.R. perçait quand même une « conviction » : la morale c'était la décolonisation, l'abandon de la souveraineté, l'aide au Tiers-Monde, l'amitié aujourd'hui gagnée (?) du Zimbabwe, demain de la Namibie. En somme, un mélange de faiblesse et d'opportunisme, le propre des peuples en route vers la poubelle de l'histoire. Cela, A.R. n'aurait pas pu le comprendre, mais pour nous autres il y a là une leçon utile. C'est Giambattista Vico qui l'a tirée et formulée il y a plus de deux siècles : « Alors, si la providence n'a pu trouver pareil remède -- un redresseur comme Auguste surgi chez un peuple à la dérive -- à l'intérieur de la nation, elle le cherchera au dehors. Et comme le peuple est déjà corrompu, étant esclave de ses passions... la providence ordonne que selon la nature des choses il devienne l'esclave de nations plus vigoureuses et que son pays se transforme en une province occupée. » (*Conclusion,* paragraphe 1105 dans mon édition de langue anglaise.)
\*\*\*
Le quatrième « cas » n'est guère un signe des temps, mais il me réjouit autant que les trois autres m'attristent. C'est plutôt un signe providentiel, un peu le clin d'œil de l'éternité, à l'instar du « cas » Soljénitsyne. Ce signe s'appelle Tibor Szamuely et son ouvrage, *La Tradition russe,* vient d'être publié chez Stock. Vous n'entendez pas parler de ce livre et pour cause, bien qu'il s'agisse d'un gros volume de 500 pages.
L'oncle Szamuely fut le plus sanglant collaborateur de Bela Kun à Budapest, anno 1919, en tant que commissaire de l'intérieur. Les soviets liquidés au bout de trois mois, Szamuely (et B. Kun) se réfugièrent en Russie où, quelques années plus tard naquit un autre Szamuely, notre Tibor, ayant comme père le frère du commissaire du peuple et comme mère une Russe.
48:209
Les membres de sa famille ayant été exterminés par Staline, Tibor Szamuely fut élevé en bon communiste. Plus tard on lui confia de la part du Kremlin le poste de recteur de l'université de Ghana, alors dans l'orbite soviétique. D'où il s'enfuit à Londres (où il avait fait une partie de ses études) et devint professeur dans une petite université. Il mourut il y a deux ans, à l'âge de 48 ans, laissant de nombreux articles extrêmement courageux, qui font autorité en matière de Kremlinologie, et un livre pas tout à fait terminé.
Eh bien, ce livre ne se mesure qu'à l'aune de la *Démocratie en Amérique,* le chef-d'œuvre de Tocqueville. D'où le silence qu'on fait à son sujet. Paru en Angleterre, je n'en ai vu aucun compte rendu ; traduit en français, *idem.* Je répète, ce livre mérite une lecture attentive car il dépasse tout ce que les marxologues, même contre-révolutionnaires, ont jamais publié sur les racines du communisme russe, et partant mondial.
D'abord, l'arrière-plan : l'histoire de la Russie despotique, autocratique, tourmentée, traversée de messianismes, d'esclavage et de répression. Cela, depuis l'occupation tatare et jusqu'à Pierre le Grand, Catherine et au-delà. Plus de la moitié du volume décrit en l'analysant le XIX^e^ siècle. Après la manière pesante des *political scientists,* quel plaisir de parcourir les pages lestes et pourtant profondes de Szamuely, où il démontre, à partir de la conception étatique russo-tsariste, et le mécanisme répressif du gouvernement, seul pouvoir véritable, et la montée de la révolution, tout aussi monolithique et dictatoriale que le tsarisme qu'elle veut renverser. Les étapes de la préparation révolutionnaire sont marquées par des noms connus : Belinsky, Herzen, Chernychevsky, Netchaev, Lavrov, Tkachev, mais l'auteur fait clairement voir leur appartenance à une même idéologie fondamentale, qui débouche tout naturellement dans le bolchevisme de Lénine. En fait, le dernier des grands théoriciens, Tkachev, tient déjà le langage du parti communiste, et son programme ne se distingue en rien de celui de Lénine : *a*) rôle décisif d'un parti centralisé, *b*) recours à une organisation minoritaire pour s'emparer du pouvoir, *c*) établissement de la dictature qui impose le socialisme.
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Mais *La Tradition russe* ne s'arrête pas à des analyses politiques ; l'ouvrage explique magistralement la façon dont l'État, quel qu'il soit aujourd'hui en Occident, est incapable de résister à l'assaut d'un groupe révolutionnaire organisé et déterminé. Et avant tout le rôle équivoque de la grande bourgeoisie : d'une part, les révolutionnaires-terroristes voulaient à tout prix empêcher l'introduction en Russie du libéralisme capitaliste avec ses réformes et sa constitutionnalité. Ils étaient donc résolument anti-bourgeois, et jugèrent cette classe comme aussi répressive que l'autocratie tsariste, mais jouant plus subtilement son jeu. D'autre part, leurs actes radicaux, y compris l'assassinat d'Alexandre II qui avait libéré les serfs, furent applaudis par ces mêmes bourgeois, leurs alliés « objectifs » dans le renversement du régime. Lorsque Vera Zassoulitch tente de tuer d'un coup de revolver le général-gouverneur de Saint-Pétersbourg, son acquittement, note D.A. Milioutine, « ravit la majorité de l'élite, y compris les dames de la meilleure société et les hauts fonctionnaires ». Et P.A. Valouev, 1879 : « Ce qui mérite le plus de retenir l'attention, c'est le refus des milieux cultivés d'appuyer le gouvernement dans son combat contre des petits groupes de malfaiteurs. » Bien sûr, il s'agissait d'un gouvernement autocratique ; mais le phénomène ne se répète-t-il pas sous nos yeux des centaines de fois, et pourtant nos gouvernements ne sont pas exactement despotiques !
L'ouvrage de Szamuely, même lorsqu'il ne fait qu'enchaîner des citations et des commentaires, est d'une lecture passionnante. Et au-delà de l'intérêt du livre il y a, justement, le signe que nous fait la providence en suscitant des hommes qui disent la vérité. Ils semblent, à la manière des témoins (martyr, en grec), passer à travers les flammes invisibles de l'enfer pour venir nourrir la substance huinaine et encourager les autres. On peut déceler un schéma éternel dans leur démarche : ils témoignent du Mal, devant ceux qui, aveugles et sourds, ne les entendent pas. Mais quelques grains tombent quand même sur une terre fertile.
Thomas Molnar.
50:209
### Billets
par Gustave Thibon
**Optimisme ou pessimisme ?**
1^er^ octobre 1976
J'ai parlé, la semaine dernière (24 septembre), de la part du mal dans le monde. L'autre jour, à New York, après un exposé sur ce problème, un auditeur m'a demandé à brûle-pourpoint :
« Finalement, êtes-vous optimiste ou pessimiste ? » J'ai répondu que cette question n'avait aucun sens et qu'il ne s'agissait pas d'être optimiste ou pessimiste a priori, mais de voir le bien ou le mal là où ils sont et tels qu'ils sont et surtout de travailler à vaincre le mal par le bien.
Car il y a un optimisme et un pessimisme, aussi vulgaires et irréfléchis l'un que l'autre, qui consistent à juger le monde d'après nos humeurs ou notre situation du moment. Tant qu'on est heureux, on voit tout en rose, et dès que surgit la moindre contrariété, on voit tout en noir. C'est dans ce sens que Bernanos disait que l'optimiste est un imbécile gai et le pessimiste un imbécile triste.
Ces deux erreurs opposées procèdent de la même absence de lucidité et du même penchant à tout rapporter à soi-même. Et c'est pour cela qu'elles se succèdent si facilement chez le même individu. J'ai connu un homme qui jouit longtemps d'une magnifique santé et dont les affaires marchaient à merveille. « La vie est belle », proclamait-il à chaque instant. Tous les malades lui paraissaient des gémisseurs et tous les malheureux des incapables. Mais le jour vint où il connut à son tour la maladie et les difficultés matérielles. Il sombra alors dans un pessimisme absolu, répétant sans cesse que le monde est mauvais et que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue.
51:209
Ce changement d'optique s'explique sans peine. L'homme qui, incrusté dans son bonheur personnel, reste aveugle et insensible aux maux des autres, se trouve le plus démuni à l'heure où l'épreuve s'abat sur lui : il devient tout entier la proie de ce mal qu'il n'avait su ni voir ni prévoir.
Ainsi après avoir été aveuglé par le bonheur au point de ne plus voir le mal qui l'entoure, l'homme est aveuglé par le malheur jusqu'à ne plus voir les biens qui lui restent. Car il n'y a pas ici-bas de mal absolu : quelle que soit notre épreuve, nous conservons toujours quelque chose -- soit la santé physique, soit quelques ressources matérielles, soit l'affection de nos proches et, si nous avons tout perdu, l'espérance en Dieu et en la vie éternelle.
N'oublions pas en effet que notre paix intérieure dépend moins des événements eux-mêmes que de notre interprétation des événements, suivant l'accueil que nous lui faisons, la pire catastrophe peut être pour nous une cause de désespoir comme un motif d'espérance. Je pense ici à deux hommes de ma région qui, pendant la dernière guerre, furent envoyés dans le même camp de concentration. L'un était croyant et l'autre athée. Le premier, découragé par l'épreuve, y perdit la foi ; le second, éclairé par la souffrance, revint à la religion. L'événement était différent.
C'est dans cette ligne que se dénoue le faux problème de l'optimisme et du pessimisme. Il est également absurde de dire que tout va bien ou que tout va mal : ce qui nous est demandé, c'est de lutter sans relâche pour que tout aille mieux.
**Les nouveaux dieux**
8 octobre 1976
Mort de Mao. Deuil national. Spontané ou imposé ? Les deux sans doute. Et comment évaluer la part d'amour pour un être divinisé et la part d'obéissance servile à un pouvoir maître des corps par la terreur et maître des esprits par le conditionnement. Il ne faut pas oublier le mot de Tacite : « La servitude dégrade les hommes jusqu'au point de s'en faire aimer. »
52:209
J'incline plutôt vers la spontanéité -- disons une spontanéité forgée, par le martèlement quotidien d'une propagande qui annihile le libre arbitre. J'apprends qu'à l'occasion de l'apothéose du grand timonier, les ouvriers chinois passeront un dimanche à travailler gratuitement, c'est-à-dire au profit de l'État. Ce sacrifice répond, nous dit-on, au vœu unanime de la population laborieuse...
Imaginez, dans les mêmes circonstances, comment serait accueillie une pareille mesure dans nos démocraties occidentales. Quand s'y produit un événement exceptionnel, on attend l'octroi d'un congé plutôt que l'imposition d'un surcroît de travail non payé...
Ce qui nous conduit à des réflexions désabusées sur le dépérissement du sens civique et du prestige exercé par les autorités politiques dans les nations qu'on dit libres.
Je manque trop d'informations pour dresser un bilan exact de l'œuvre de Mao. A l'actif, la suppression des famines et du chaos de l'ancienne Chine ? Au passif, l'esclavage totalitaire : régime policier, camps de rééducation, intoxication idéologique, etc. Il reste cependant ceci, quels que soient les moyens employés, les hommes au pouvoir peuvent exiger du peuple des efforts et des sacrifices qui sont impensables chez nous. De quoi faire rêver M. Barre dont le plan d'austérité était déjà refusé par les syndicats avant même d'être connu...
Pourquoi cette différence ? Parce que, au fond de lui-même, l'homme est fait pour le dévouement plus que pour l'égoïsme, pour servir plus que pour être servi. Il estime les chefs qui lui demandent des sacrifices, il méprise ceux qui lui font des concessions. Mao est devenu un dieu pour les Chinois. Or les dieux sont respectés et aimés dans la mesure où ils sont exigeants. Et plus ils se font complaisants et accommodants, plus leur culte va en s'effritant. On l'a vu au déclin du paganisme où la religion se réduisait à quelques cérémonies figuratives ; on le voit, hélas, aujourd'hui pour le christianisme, de plus en plus déserté à mesure qu'il devient plus accueillant.
Le culte de Mao réveille et canalise ce besoin de croire, de se donner à quelque chose de plus grand que soi qui, je le répète, sommeille en tout homme. Qu'une guerre éclate demain, et des millions d'êtres sauront mourir pour lui comme ils vivent aujourd'hui de lui...
Et nous ? Quels sont les dieux de nos cités démocratiques ? Il en est un qu'on exalte sur tous les tréteaux de la foire politique : la liberté. Mais de quel prix sommes-nous prêt à la payer ? Et quels sacrifices lui offrons-nous ?
53:209
Pourri d'individualisme ou d'esprit de classe ou de parti -- qui est un individualisme à la seconde puissance -- l'homme occidental a presque totalement perdu le sens de ce bien commun et suprême qui englobe et qui dépasse tous les intérêts particuliers. Ce qui fait de lui une proie facile pour les peuples qui ont une foi et savent combattre pour elle.
Je ne fais pas l'apologie de la tyrannie. Je dis seulement que si les amants de la liberté -- qui est un reflet du vrai Dieu dans l'homme -- ne mettent pas à la défendre autant de rigueur et de courage que les peuples asservis à souffrir et à lutter pour leurs idoles -- que si, suivant la puissante expression d'Eugène Clavel, la démocratie se définit pour eux comme « le droit de n'avoir aucun devoir », on verra s'évanouir en même temps liberté et démocratie. Car une liberté non orientée par des règles et non sanctionnée par des responsabilités ne résiste pas à l'épreuve du réel ; en d'autres termes, on ne peut pas jouir longtemps de ce que la liberté permet si l'on répudie les vertus que le salut de la liberté exige.
**Le mal, preuve du bien**
15 octobre 1976
Bien des personnes, accablées et révoltées par les souffrances et les déceptions, arrivent à penser que le monde est foncièrement mauvais et que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. « Je ne peux plus croire en Dieu, me disait récemment un homme chargé d'épreuves. Il y a trop de malheur dans le monde. »
Je crois au contraire que le mal fait la preuve du bien : c'est parce que nous sommes destinés au bien que le mal nous fait si mal. Cette affirmation se vérifie chaque jour, à tous les niveaux et dans tous les domaines.
Dans l'ordre moral, nous souffrons de l'injustice, de la méchanceté ou de l'indifférence des hommes dans la mesure où nous sommes nés pour vivre dans un climat de justice, de bonté et d'amour.
Dans l'ordre esthétique, la laideur nous choque par contraste avec la beauté, dont nous portons en nous l'image et l'appel.
54:209
Ainsi, sur tous les plans, nous ne sentons le mal que par référence au bien dont il nous prive. Le mal est comme une fausse note dans une harmonie ou comme une tache noire sur une belle robe blanche : si nous n'avions jamais entendu de bonne musique ou si toute la robe était noire, la fausse note ou la tache sombre passeraient inaperçues...
Simone Weil condamne le pessimisme par ces lignes définitives : « Dire que la vie ne vaut rien et donner pour preuve le mal est absurde ; si cela ne vaut rien, de quoi le mal prive-t-il ? »
Le bien est si conforme à notre nature que nous ne nous apercevons même pas de sa présence aussi longtemps qu'elle n'est pas interrompue par le mal. Par exemple, nous ne nous étonnons jamais d'être bien-portants ; nous trouvons cela parfaitement normal, tandis que le moindre malaise nous surprend et nous irrite. Cela suffit à prouver que le bien est dans l'ordre et que le mal n'est qu'un accident.
De ce spectacle, nous devons tirer une double leçon. D'abord, considérer le mal comme un accident et ne jamais perdre de vue le bien dont il est la contrepartie ou la blessure. « Tu te plains de ce que les roses aient des épines, dit un proverbe oriental : réjouis-toi plutôt de ce que les épines aient des roses. »
Ensuite, voir dans cet accident un avertissement et un appel vers un plus grand bien. Dans l'ordre physique, la douleur est souvent un signal d'alarme qui nous invite à un changement de régime ou au repos. Il faut que le mal fasse mal : sinon rien ne nous arrêterait sur la pente de l'erreur et du péché et nous péririons sans recours. Si le contact du feu n'était pas douloureux, quel est l'enfant qui ne se laisserait pas brûler vif ? Il en va de même dans l'ordre spirituel et affectif. Si les défauts du prochain nous font souffrir, nous devons voir dans cette souffrance une exhortation à ne pas tomber nous-mêmes dans les mêmes fautes. Quant à nos échecs et à nos revers personnels, ils nous permettent de mesurer notre faiblesse et nos limites et nous enseignent l'humilité.
« Par la souffrance, la connaissance », disaient les Grecs. Je ne connais pas d'être plus vulgaire, plus sottement présomptueux et plus ignorant des réalités profondes de l'existence que l'homme qui n'a jamais souffert dans sa chair ni dans son âme et à qui tout a toujours réussi.
La conclusion est facile à tirer. Le mal, dans toutes ses formes, est un désordre. Et c'est en même temps un rappel à l'ordre. Quand il nous accable, au lieu de céder au découragement, nous devons profiter de ses leçons pour le mettre au service du bien.
55:209
**Le psychosomatisme**
22 octobre 1976
Un prêtre américain vient de me raconter l'histoire suivante. Il avait reçu la visite de deux adolescents dans un état d'extrême agitation qui, se croyant possédés du démon, le supplièrent de les exorciser. N'ayant encore jamais reçu de telles demandes, il manifesta d'abord quelque scepticisme sur leur objet, puis il comprit tout quand ces jeunes gens lui avouèrent qu'ils avaient assisté quelques jours avant à la projection du film d'horreur intitulé « L'exorciste ».
Finalement, me dit-il, j'ai pratiqué sur eux, avec la plus grande solennité possible, les rites de l'exorcisme et ils sont sortis délivrés de leur obsession. Mais je me demande s'il ne s'agissait pas d'un simple phénomène d'autosuggestion...
Suggestion ou non, ai-je répondu, vous avez bien fait, car c'était vraiment du diable qu'il s'agissait : l'esprit du mal soufflant à travers le monde et pénétrant dans les âmes par l'intermédiaire des mass-media. En somme, un démon sociologique, adapté à l'âge des foules...
Disons que ces jeunes gens avaient « somatisé » l'émotion violente provoquée par un spectacle terrifiant.
Ce qui nous conduit à des réflexions plus générales sur ce phénomène de projection dans le corps des troubles de l'âme auquel un de nos grands médecins attribuait récemment l'origine d'au moins 50 % des maladies qu'on croit organiques : asthme, eczéma, ulcères gastriques, cardiopathies, etc. D'où la nécessité, pour un médecin soucieux d'efficacité, d'être au moins aussi psychologue que physiologiste.
On admet donc de plus en plus, sous la pression croissante des faits, que l'âme est la maîtresse du corps, qu'elle le pétrit si je puis dire à son image puisqu'elle le détraque en fonction de son propre dérèglement.
Mais d'où vient alors qu'on méconnaît ou qu'on suspecte si facilement le bien-fondé de l'influence inverse ; celle de l'âme intervenant dans les mécanismes et les pulsions du corps pour les régler et les orienter en fonction d'un idéal moral ou religieux ?
Un immense courant d'opinion, qui prend sa source dans le culte avilissant du plaisir et de la facilité, tend à repousser, comme contraires à l'épanouissement de l'être humain et causes de refoulement et de frustration, toutes les formes d'ascèse et de discipline que l'esprit impose à la chair.
56:209
C'est dans ce sens qu'on condamne, au nom de la spontanéité et de la créativité de l'enfant, la part de dressage et de contrainte que comporte l'éducation et qu'on identifie, en matière sexuelle, idéal de chasteté et refoulement...
« C'est porter atteinte aux droits du corps que d'imposer la chasteté aux adolescents », me disait une éducatrice imbue jusqu'aux moelles de libéralisme moral et par surcroît éminemment favorable à l'avortement et à la pilule.
A quoi j'ai répondu : le corps n'a pas de droits, mais des fonctions, et c'est à l'âme qu'il appartient de coordonner ces fonctions en vue de réaliser un équilibre optimum entre la vie animale, la vie spirituelle et les exigences du milieu social. Que cela entraîne une part de violence à l'égard des pulsions charnelles, j'en conviens sans peine. Et que certaines chastetés mal intégrées provoquent des refoulements, je l'accorde aussi. Mais le recours à l'avortement ou à la pilule que vous préconisez en contrepartie de la liberté sexuelle n'est-il pas lui aussi un attentat contre vos fameux « droits » du corps ? Est-ce la chair qui réclame l'interruption de grossesse ou de fécondité ? Elle ne demande au contraire qu'à achever le processus naturel qui va de l'accouplement il l'enfantement. Non, ces interventions mutilantes procèdent d'un froid calcul de l'esprit, avide de tirer du corps un maximum de jouissance sans égard aux conséquences naturelles du plaisir. Alors, intervention pour intervention, qu'il me soit permis de préférer celle de la morale sexuelle...
Ainsi, quoiqu'on fasse, on n'échappe pas à la domination de l'âme sur le corps. Tout le problème est de savoir dans quel sens elle s'exerce.
Mens sana in corpore sano (une âme saine dans un corps sain), disaient les Anciens. Nous savons trop bien que les maladies de l'âme se répercutent sur le corps ; il faudrait veiller sur la santé de l'âme pour qu'elle ait, en sens inverse, les mêmes répercussions -- en d'autres termes, substituer au psychosomatisme de l'erreur et du mal celui de la vérité et du bien.
57:209
**L'équilibre et l'harmonie**
29 octobre 1976
J'ai souvent dénoncé la pernicieuse erreur qui consiste à chercher la justice sociale dans l'abolition -- ou, tout au moins, dans la plus grande réduction possible -- des différences entre les hommes.
Et voici qu'en relisant Victor Hugo, je tombe sur une phrase qui résume génialement ma pensée. Le poète imagine un dialogue entre deux réformateurs sociaux dont l'un ne voit de salut que dans l'égalitarisme et auquel l'autre répond : « Au-dessus de l'équilibre, il y a l'harmonie ; au-dessus de la balance, il y a la lyre. »
Tout est dit. Et chaque mot mérite d'être analysé et approfondi.
L'équilibre, nous dit le dictionnaire, est « l'état d'un corps sollicité par plusieurs forces dont les effets s'entredétruisent ».
Quant à l'harmonie, elle est définie comme « l'agencement entre les parties d'un tout de manière qu'elles concourent à une même fin ».
L'aiguille de la balance est l'indicatrice idéale de l'équilibre. Celui-ci, par définition, repose sur l'égalité. Dès que le poids augmente sur l'un des plateaux, l'équilibre est rompu. La balance n'enregistre que des rapports liés à la pesanteur.
L'harmonie, au contraire, exige l'inégalité. Chaque corde de la lyre émet un son différent, et c'est la juste proportion entre ces sons qui fait la beauté de la musique. Il ne s'agit plus de forces opposées qui s'annulent réciproquement, mais d'un accord interne, d'une convergence spontanée entre des éléments qui échappent à la pesanteur.
Les plus hautes valeurs humaines (le beau, le bien, l'amour, etc.) relèvent de l'harmonie plutôt que de l'équilibre. Un beau monument n'est pas seulement un édifice solidement construit par des maçons soucieux de l'équilibre, c'est surtout une œuvre d'art, conçue et réalisée par des architectes doués du sens de l'harmonie. De même un beau tableau : les couleurs et les formes n'ont pas besoin de se neutraliser les unes les autres ; chacune prend au contraire toute sa valeur et tout son sens dans sa relation avec l'ensemble.
Dans l'équilibre les quantités se font contrepoids ; dans l'harmonie les qualités se complètent.
Ici, encore, le langage courant est riche d'enseignements précieux. On parle d'équilibre ou de contrepoids lorsqu'il s'agit de forces qui, non seulement ne sont pas accordées entre elles, mais s'opposent les unes aux autres. On dit, par exemple, que la puissance des syndicats contrebalance l'autorité patronale ou que la paix relative dont nous jouissons tient à l'équilibre de la terreur. Mais qui oserait parler de l'harmonie de la terreur ?
58:209
La grande tare de notre vie politique, sociale et économique, c'est que tout y dépend de l'équilibre beaucoup plus que de l'harmonie : la rivalité sans merci qui sévit entre les classes, les races et les nations est la pour en témoigner. Dans un tel climat, l'inégalité -- qui, par elle-même, est un facteur d'harmonie -- engendre fatalement le déséquilibre. Car l'équilibre n'est qu'une discorde latente et contenue qui tourne au conflit ouvert dès qu'une des forces en jeu l'emporte sur l'autre.
Face à cette situation aberrante, les responsables de la politique et de l'économie sont obligés de se comporter, non en arbitres impartiaux du bien public, mais comme des équilibristes voués à la recherche d'une cote toujours mal taillée entre les exigences incompatibles de groupes de pression étrangers et opposés les uns aux autres.
C'est là qu'éclate la malfaisance des idéologies fondées sur la divergence des intérêts et les conflits qui en résultent. Les vrais chefs ne sont pas des équilibristes dont le rôle se borne à contenir le désordre, mais des « harmonisateurs » qui assurent la concorde, c'est-à-dire qui agissent sur les forces sociales comme un bon accordeur sur les cordes ou les touches d'un instrument de musique en les réglant de telle façon que chacune donne la note juste dans le déroulement de la mélodie.
Dans l'ordre social, l'équilibre ne suffit jamais à produire l'harmonie. Mais, par contre, l'harmonie suffit toujours à établir l'équilibre, car alors les individus et les groupes, au lieu de s'affronter dans un antagonisme stérile, conjuguent leurs forces dans la recherche et au service du bien commun.
Gustave Thibon.
® Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belglque).
59:209
### Le cours des choses
par Jacques Perret
*Les grandes premières mondiales.* -- La gerbe de Giscard sur le tombeau de Lénine. Trente secondes pour se recueillir. Mystère et vertige des méditations protocolaires. Trente secondes en posture de piété intense, à peine le temps de bâcler deux avés, à qui à quoi a-t-il pu songer dans ce moment-là ? Aux trente milliards de contrats commerciaux à négocier demain ? Aux trente millions de victimes étendues sous la neige pour le rachat de l'Occident ? Quoi qu'il en soit la France est enfin venue poser son chrysanthème sur les pieds embaumés du fondateur de l'empire soviétique. La vraie France, la France de Quatre-vingt-treize, seule nation au monde ayant pouvoir de consacrer en connaissance de cause l'ineffable bienfait des hécatombes doctrinaires. La télé était là : grande première mondiale.
Le lendemain, écrasé d'émotion, M. Brejnev se fait porter malade, pose un lapin sur la place Rouge et s'en va prendre l'air à la campagne. Cependant, solitaire et pâle, rasé de frais, le cheveu en diadème, Valéry fait le poireau, naufragé de bonne famille en suspension dans les brouillards de la place Rouge. Conscient de ses devoirs il articule avec soin quelques propos embués sur les résultats positifs d'une entrevue historique différée. La télévision était là, grande première, mondiale.
Quelque temps après, rentré chez lui et soucieux de rassurer le Léonide sur l'excellent souvenir d'un pied de grue place Rouge, Valéry se décide pour les grands moyens. Yves Mourousi, ambassadeur planétaire, est envoyé à Moscou. Touché au plus douillet de son cœur de brontosaure, Brejnev a fait savoir qu'il recevrait notre envoyé dans son bureau du Kremlin, une gâterie. La télé est là, une très grande première. Le bureau est d'une austérité inattendue, édifiante : murs lisses et table rase, une ampoule au plafond. C'est la première fois, lui aussi, dirait-on, que Brejnev y met les pieds. On se reproche de soupçonner en tout cela comme une intention de snober son public ; voyons-y plutôt le petit côté enfantin des potentats.
60:209
Il s'assied, ouvre un tiroir et le farfouille en vain. Il se lève, très calme, se dirige vers une petite table genre cuisine, y trouve enfin un bloc-note, referme à moitié le tiroir qui coince et revient s'asseoir, fin du manège. Le bloc-note ne sera pas utilisé. Il s'agit probablement d'un accessoire rituel. L'idée nous vient alors que l'explication nous en serait donnée par certains pionniers de la Sibérie. N'oublions pas en effet que nous sommes ici dans un local du Kremlin, un mot tout rempli de rêves. Il est donc permis, la fable aidant, de s'interroger sur le sort de Mourousi. Mais rassurons-nous : ubi Mourousi, ibi télé. C'est une première mondiale. Le numéro est en piste et deux mille millions de spectateurs mondiaux font Mourousi personnage inviolable. Binoculaire grand module accommodable en tout touzazimuth et à toute clientèle, le regard un peu fané par l'éclat de tous les phoenix entrevus autant que dilaté par tous les abrutis infatués de leurs ténèbres, le sourire affadi du questionneur universel et l'abord complaisant du forçat de l'impartialité, Mourousi pour une fois nous semble intimidé. Nous le voyons même s'évertuer à des mines et mimiques inhabituelles. Chez ce routinier virtuose des grandes premières nous surprenons comme un flottement ; le temps de mesurer la densité du silence et la température ambiante il va jouer de tous les agréments de sa personne, raffiner sur la rondeur du visage, le velouté de l'œil et la grâce d'un mystère léger flottant sur les lèvres. Fiasco. Le dégel de l'interlocuteur suprême n'est pas obtenu. Qu'à cela ne tienne, allons-y de la voix. C'est alors que le message attendu de la France est enfin délivré, satellisé. Déjà se répand sur le globe une rosée de béatitude angélique et d'espérance infinie.
-- Tous les Français vous aiment bien, monsieur le secrétaire général.
Totale immobilité de l'atmosphère, silence hermétique du bien-aimé léonide. Grande merveille : le Tsarissime élu de toutes les Russies et vieil ami de la France n'entend pas le français : réduit au vernack, retiré de la civilisation, sourcilleux colosse affalé sur ses trésors minéraux et balistiques, terreur des méchants et sentinelle fixe aux marches de l'Occident pesteux. On entend bourdonner l'interprète invisible, quelque part dans les cintres. Et de nouveau le silence, un temps. Merveille : le mammouth congelé dans son charme slave dissimulait un parleur automate. Il commence, impeccable, à dégoiser de sa voix souterraine et glougloutante, les longues litanies de l'innocence et de la paix. La grande première évidemment n'est pas dans cette rengaine.
61:209
On voudra bien m'excuser de l'amusement que j'ai pris à traiter la scène comme entrée de piste, Mourousi le clown blanc et Brejnev l'auguste. Si grande première est une expression empruntée au monde du spectacle, ce n'est pas pour rien et le chroniqueur est en droit d'en exploiter les ressources. N'empêche que, sur le coup, j'avais parié naïvement qu'à son retour à Paris, Mourousi serait congédié aussi sec, mis au pilori et jeté aux oubliettes, la langue coupée. Ces peines-là sont à prévoir quand il y a divulgation de secret d'État, abus de confiance et injure à la dignité du peuple français. Pour ce dernier chef on plaiderait les circonstances atténuantes dans la mesure où un sentiment oblitéré n'est pas vulnérable à l'injure. Or, Mourousi, plus consciencieux que jamais continue placidement de faire valoir les chanteurs, prélats, athlètes et mamamouchis. Il est donc officieusement avéré, faute de démenti, que M. Brejnev est le bien-aimé de tous les Français. Vocalement satellisée, tacitement confirmée la nouvelle nous laisse tout tremblants d'orgueil et de joie. Sans malice aucune j'aimerais seulement qu'on me dise à qui imputer l'initiative de ce tendre aveu, et à qui revient l'idée d'en faire proclamation à plat ventre aux pieds de l'intéressé dans un réduit du Kremlin. Il m'étonnerait que les paroles et la posture n'eussent été convenues sous les lambris de l'Élysée, avec répétitions au coin du feu.
Dire que Giscard a le génie des grandes premières c'est une banalité. Rappelons seulement son beau doublé réussi en premières mondiales sur deux défunts éminents et de sens contraire. Le grand Énarque ayant fleuri Lénine s'est volontairement porté absent aux funérailles de Franco ce qui fait bien, coup sur coup, deux grandes premières mondiales. Ces deux, gages de bonne foi démocratique, l'un positif l'autre négatif, auront superbement réjoui la conscience universelle et purgé le donateur de toutes les calomnies qui le donnaient pour élu de la droite. Malheureusement, si remarquée soit-elle, une absence fait rarement un spectacle. Les grandes premières invisibles n'en sont pas moins appréciées du public. Suppléant la télé un murmure mondial est souvent plus flatteur ; il peut aller jusqu'au grondement populaire, s'enfler jusqu'au tollé.
62:209
En l'occurrence il fut discret, pudique. De toute manière on a vu des grandes premières passer inaperçues dans l'instant mais que l'histoire ne raterait pas. Donc, la France officielle et personnifiée a cru décent et loyal de ne pas aller compatir sur place au deuil de l'Espagne orpheline de son dictateur. Ce fier-à-bras qui marchait à l'eau bénite, ce chef de bande qui nous fit la double injure de donner quarante ans de paix à son peuple et en plus le droit d'asile à Salan et sa clique, ce matamore qui se croyait malin d'avoir bluffé Hitler et démoli son grand dessein, ce faux-jeton enfin qui fermait les yeux sur les filières de nos fugitifs résistants, n'aura pas volé cet affront posthume. La république française ne va pas s'incliner sur la dépouille des tyrans qui n'ont pas de pétrole. Mais tous les Français, comme dirait Mourousi, furent tacitement priés d'applaudir sous cape le distingué Gavroche qui du haut de sa barricade libérale et financière crachait sur la tombe du Caudillo, impécunieux dictateur d'un peuple indigent.
Nous ne manquons pas d'historiens envieux de fonder la nouvelle école qui porterait leur nom. Je leur suggère une histoire du siècle expliquée par l'enchaînement des grandes premières. Ils auront à dégager la mécanique et l'éthique des grandes premières. Ils nous diront que toute grande première est louable en soi, qu'elle constitue un dépassement, discrédite et abolit les traînards et satisfait ainsi la notion de mieux. Ils nous feront alors une belle histoire dynamique, foncièrement spectaculaire et animée d'un mouvement uniformément accéléré. Ils auront bien sûr à en désigner les accélérateurs les plus efficaces. Ainsi du général de Gaulle, collectionneur avisé de grandes premières. Vous me dispenserez j'espère de vous remettre sous le nez le surabondant palmarès gaullien en fait de grandes premières. Voyons ailleurs. M. Pompidou, par exemple, en a quelques-unes à son actif et des meilleures. N'a-t-il pas été le premier Président de la République à promouvoir et honorer de sa présence l'exposition d'art français la plus interlope jamais vue, où s'encadrait en bonne place l'excrément concret d'un artiste en bonne santé. L'inauguration présidentielle de cette allégorie populaire d'un passé encombrant, toxique et rejeté, voilà bien de la grande première.
63:209
M. Haby pour sa part, dans un secteur où les grandes premières se bousculent, est le premier ministre de l'éducation nationale qui ait supprimé l'enseignement de l'histoire de France aux jeunes écoliers français. L'école est en effet le champ clos privilégié des grandes et petites premières nationales. Le tournoi permanent du crétinisme doctrinaire et magistral. On y a vu La Fontaine refoulé dans le peloton des tocards pour n'être plus que le repoussoir du petit Prévert et bientôt sombrer dans la nuit des moralités infantiles où Prévert, déjà moisissant, le rejoindra sous peu. Enfin si nous regardons plus haut nous voyons Paul VI tout occupé d'enrichir son bullaire de grandes premières. Priorité fait primauté. Si les grandes premières pouvaient souffrir un classement la moindre d'entre elles ne serait pas ici que notre pape se voulût le premier souverain pontife à cotiser pour la construction d'une première mosquée dans Rome. Etcetera etcetera et ça continue et ça s'emballe, à chaque jour sa poussée de grandes et petites premières. Avec ou sans télé, fracassantes ou feutrées, toutes bien venues, qui contribuent à l'avancement du libéralisme intégral, voie sacrée des fins dernières de l'homme ; terminus Oméga S2 sublime ventouse, agrafe-gogo, pince universelle, carafe à mouches, éteignoir blindé, camisole de force et pied-jacon.
Vous devinez sans doute que ce topo sur les grandes premières, hâtivement brossé, n'avait pour but que d'attirer notre attention, en tout cas la mienne, sur l'hypothèse donnant pour seule grande première mondiale, seule vraie unique suffisante et nécessaire : la crèche.
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*Jardin des Plantes.* Naïvement convaincu de sa longévité sinon de son éternité, futilement captivé par les amuseurs du tapis mondain j'ai trop longtemps reconduit la promesse d'en reparler ici. Foi de chroniqueur ce sera pour la prochaine fois.
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64:209
*Post-scriptum.* J'apprends à l'instant que le président de la République et sa cour ont reçu le roi du Maroc dans la Galerie des Glaces, à la grande jalousie de l'univers démocratique. Nous paierons avec joie le dépassement du plafond thermique imposé à tous les foyers de la république. Le chauffage de la Galerie des Glaces fait toujours une facture assez lourde mais il fallait bien au roi du Maroc, enfant du soleil, un peu plus de vingt degrés d'ambiance pour discourir à l'air des intérêts de la nation française et prescrire à son hôte les démarches nécessaires au gouvernement du peuple français. Grandissime première mondiale par laquelle enfin la France est en voie d'être admise dans l'ordre privilégié du Tiers-Monde, avec jouissance des ineffables avantages impliqués dans cette promotion.
Jacques Perret.
65:209
### Journal logique
par Paul Bouscaren
« C'est le consentement de vous à vous-même, et la voix constante de votre raison, et non des autres, qui vous doit faire croire. » Cette règle est simple, mais fol de vouloir l'appliquer simplement. D'une part, « on n'est pas soi-même à soi tout seul », ni de source, ni de course, vivant de vie humaine et non divine, d'origine et à chaque moment. Né homme parmi les hommes et par les hommes, de même faut-il, pour être soi-même, l'être avec les autres, grâce à leur aide indispensable. Faut-il encore, d'autre part, que l'aide indispensable obtienne le fruit qui la réclame, et qu'être avec les autres ne s'y abandonne pas en fermant les yeux, car alors, pas de vie personnelle, n'importe Si le conformisme soi-disant liberté vient de raison paresseuse ou de volonté paresseuse. Or cette paresse désastreuse est-elle évitable, surtout pour nos jeunes lorsque tout le monde passe de la règle simple de Pascal à vouloir l'appliquer simplement, n'importe où il prétende à son opinion, comme on la lui demande n'importe où, ... avec le respect dû à son droit ? Le droit mirifique de croire par soi-même où l'on est incapable du moindre doute positif.
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*Primum vivere, deinde philosophari :* cet ordre d'urgence ne refuse pas de philosopher, ne dit pas le philosophe incapable de vivre à mesure que ses pieds quitteraient la terre sous l'effet imaginairement ascensionnel des idées abstraites ; cela, pour la bonne raison qu'il n'y a pas de philosophie sans distinguer l'abstrait du concret. Le plus beau est de se voir de la sorte interdit de vivre pour n'avoir pas les pieds sur terre, alors que vivre, sans plus de doute, ne peut être désormais que vivre avec son temps, et c'est-à-dire avoir sur toute chose au monde, et de préférence mondiale, des idées où se montre impossible à presque tout le monde d'avoir les pieds sur terre.
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66:209
Obligation morale implique liberté, la liberté, dite absolument, s'oppose à l'obligation : la différence de ceci à cela fait la différence de la conscience moderne à la conscience de l'homme traditionnel. Cette différence n'est pas première, mais d'abord, c'est dans le monde en tant que ce monde, jadis, qu'il s'agissait d'avoir sa vie, a sa place ; et la vie moderne fait embrasser par chacun des hommes un monde selon son cœur pour être à l'échelle humaine. Dieu, la création, la créature que nous sommes : on a lâché cette complexe réalité pour une vérité humaine pure et simple, selon quoi doit être notre présence au monde, ... comme un zéro devant un chiffre. Il n'y a de simple vérité humaine que pour le mensonge moderne. Il n'y a d'homme moderne que par mensonge sur l'homme.
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« Le droit de l'un cesse où commence le droit de l'autre » : concrètement, vérité de La Palisse, le *droit déterminé* de l'autre empêchant par hypothèse l'incohérence d'un *droit* contre lui, -- par exemple, un droit de Pierre de disposer du champ où, par hypothèse, Paul est en droit de propriété selon le cadastre ; abstraitement, refus anarchiste de tout droit de l'un sur l'exercice des droits d'autrui, par une liberté d'autrui égale pour tous, dans un vide social inaperçu.
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Être né dans une famille riche est-il un bonheur dont il faille féliciter des jeunes gens ? Est-ce un bonheur, pour la jeunesse d'aujourd'hui, d'être née en un tel progrès des techniques ? Est-il possible de ne pas regarder cela comme une richesse, voire la grande richesse du monde moderne, que nos jeunes s'en trouvent heureux, non pas heureux d'en être riches ? Si les sciences et les techniques nous font riches, et nouveaux riches, autant qu'on y insiste, n'est-il pas redoutable d'y appliquer aussi peu la première des Béatitudes, doublée de la malédiction : *Malheur à vous, les riches ?*
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67:209
« Je me suis toujours fait une certaine idée de la France. » Parler de la sorte ne veut dire, ni l'idée de la France que l'on peut attendre de tous les Français, s'il a encore une France et des Français ; ni que cette certaine idée soit quelque chose d'accessoire, quant à l'action française requise de l'homme qui s'exprime ainsi. Or l'idée de la France requise en tous les Français est celle de leur mère-patrie ; et tout autre idée qu'ils s'en font ne peut avoir rien que d'accessoire à celle-là quant à l'action civique, soit en paix ou en guerre. La déclaration en cause est donc aussi peu que possible nationaliste et maurrassienne, ou traditionaliste ; Léon Daudet l'aurait dite moitrinaire ; de gauche, en tout cas, non de droite : « la France mais... » d'Arthur Ranc. Langage maurrassien, au contraire, « Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal » ; le peuple et l'armée de la France honteusement au-dessous de ce qu'il fallait à la vie de la France, en 1940 et depuis, est-ce un mal contre quoi pouvaient se défendre notre peuple et notre armée, autant dire : se bien porter pourrissant de lèpre démocratique ? Si Maurras dit vrai, s'il est impossible à un peuple d'être à hauteur de sa vie étant persuadé d'avoir à crier : « Vive ma mort, pour le bien de l'humanité », -- quoi plus clair ? c'est le mensonge démocratique à vomir, non la honte d'un Français les yeux ouverts parmi des Français les yeux crevés.
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On cite souvent saint Augustin disant à Dieu que notre cœur fait par Dieu pour Dieu ne peut avoir de repos qu'en Dieu ; bien, mais comment cela ? Saint Augustin le fait voir lorsqu'il donne cette raison de la béatitude des anges « quod ei adherent qui summe est » : être fait pour Dieu, c'est avoir des ailes pour voler, très haut par-dessus toutes choses créées, à l'Être incomparable, indiciblement, avec tout ce qui n'est pas lui ; vivre pour quoi que ce soit qui n'est pas Dieu, c'est au mépris des ailes immenses à quoi se conforme tout l'organisme d'une vie faite pour Dieu ; qu'en peut-il être alors de pareille vie, que de traîner au sol, s'exténuant à chercher un repos impossible à cette marche absurde ?
Ce qu'on appelle la *science* est-elle, oui ou non, l'ignorance des plus grandes questions, voire les elle-même grandes pour elle-même ? Qu'est-ce que la vérité, pour qu'il y ait une vérité scientifique, -- en quoi vérité, en quoi scientifique, dans quel rapport de ceci à cela ? Si la science met les hommes d'accord, à la différence de la philosophie, de la religion, de l'art, c'est, au juste, d'accord sur quoi, -- en quel rapport à leur vie personnelle et sociale ?
68:209
Existe-t-il pour cet accord, par exemple, une science freudienne de l'homme, une science marxiste de la société, -- et quoi de commun pour faire de l'une et de autre la science ? Ou encore, n'existe-t-il pas une médecine officielle et une médecine naturelle, comme aussi une culture industrielle et une culture naturelle ? Etc.
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« Le mieux est parfois l'ennemi du bien », il l'est inévitablement par le principe démocratique, incapable de distinguer entre le meilleur dans l'absolu et le meilleur comme on se trouve (S.T., I-II, 108, 4, ad 2), celui-ci étant celui de la foule, celui-là exigeant le héros ou le saint. *Qui potest capere, capiat,* dit l'Évangile quant au mieux de la chasteté perpétuelle ; aujourd'hui ça ne peut pas, démocratiquement, être mieux, puisque la foule en est incapable, Dieu sait !
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« La vieillesse est un naufrage », doit-on l'accorder ? Déficiences de la jeunesse, dit saint Thomas (Ia, 99, I, ad 4), imperfections ; défaillances de la vieillesse, décomposition. Aucun naufrage de la vie présente n'est le naufrage de l'espérance chrétienne, il n'en est pas moins un naufrage, peut-être jusqu'à perdre tout espoir en ce monde. Notre vie doit vivre de la foi même et surtout en se voyant faire naufrage ; mourir est-il autre chose, pour cette vie comme elle est cette vie, et la vieillesse autre chose, pour cette vie, que de dévaler dans sa mort,
*L'océan de la mort où s'enfonce la vie ?*
Le chrétien doit-il vieillir autrement que le Christ n'a bu le calice de se voir allant à sa mort ?
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La vie humaine aussi impossible sans la société des hommes que la vie de l'abeille commune (apis mellifica) sans la colonie ou grappe, il y a entre deux cet abîme, que les abeilles vivent en grappe identiquement comme elles vivent les étapes successives d'une vie d'abeille, alors que les hommes doivent consentir chacun à leur besoin de vivre socialement pour pouvoir vivre leur vie personnelle ; il faut leur volonté civique dans l'État, leur volonté chrétienne dans l'Église ; de là un quiproquo de la so-ciété de personnes, c'est-à-dire faite de personnes, qui évoque dans esprit de l'apiculteur l'image incohérente d'une colonie d'abeilles toutes au même point, toutes butineuses, par exemple.
69:209
Obscène quiproquo de la démocratie d'égale liberté des individus, au lieu, chez Aristote et saint Thomas, de la souveraineté exercée en commun par un peuple en la forme de peuple qui est la sienne, doublement au rebours d'une foule quelconque.
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*Mêden agan -- ne quid nimis :* non pas se contenter de la quantité nécessaire au besoin, (par exemple, de manger), comme si la qualité aussi ne nous faisait pas besoin, (par exemple, cet art du plaisir qu'est la cuisine). Mais pas davantage, ou moins encore, s'accorder en chaque cas ce qui semble raisonnable en quantité et qualité, la réelle raison exigeant de notre réelle animalité, pour qu'elle n'excède pas la limite, de nous arrêter en deçà, au moins d'ordinaire sinon toujours, (« se lever de table avec un léger restant d'appétit »). Là-dessus, qui n'a rien de neuf, on doit demander au monde moderne s'il peut être moderne au mépris, étendu à tout, de cette règle antique, et ne pas rendre impossible qu'il y ait un monde pour les hommes. Ou plutôt, cette question à mes contemporains : qu'en serait-il des problèmes où nous étouffons, si notre conduite en toute chose observait pour règle de rester sur notre appétit ?
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Je ne suis pas sûr que Jean-Jacques Rousseau fonde la démocratie sur une bonté de l'homme oublieuse du péché originel, où naissent tous les enfants d'Adam, viciés mais non pas vicieux à mesure, selon notre foi ; mais si l'on regardait, avec saint Augustin, l'acte même de ce péché de la part de notre premier père, qu'est-ce à dire, sinon homme tel qu'il sort des mains de Dieu, certainement à l'image de Dieu, aussi bon qu'homme le puisse, et de sa nature, et par la grâce divine, -- l'excellent homme que voilà, le saint homme que voilà, -- et voici le péché ! A ce véritable compte du péché originel, comment accorder la confiance démocratique à des hommes qui, autant qu'il plaira de le chanter, naissent libres, mais privés de la sainteté originelle où la liberté d'Adam n'a pas su se maintenir ?
Paul Bouscaren.
70:209
### L'affaire Houchard
*1793*
par André Guès
En racontant dans ITINÉRAIRES (numéro 207 de novembre 1976) la manière dont la Révolution a traité les généraux, j'ai cité Houchard, guillotiné malgré sa victoire de Hondschoote qui a obligé les Anglais à lever le siège de Dunkerque. L'affaire Houchard mérite d'être dite avec quelque détail car elle n'est pas sans enseignements divers. Aussitôt après son beau succès, Bouchotte, ministre de la Guerre, Barère, Jean Bon Saint-André, Billaud-Varenne, Robespierre et surtout Carnot accueillent toutes les dénonciations dont le général est l'objet de la part du représentant Hentz venu tout exprès les porter à Paris. Houchard est destitué, arrêté, enfermé à l'Abbaye puis à la Conciergerie, l'antichambre de la mort où sont déjà 24 généraux. Alors toute la lie de la République, Chabot, Lavaux, Jacques Roux, Hébert, monte à la surface pour salir le vieux brave : barbare, brigand, traître, « *palefrenier tiré du fumier *»*,* écrit le *Père Duchesne.* Jacques Roux lui reproche de ne pas avoir jeté les Espagnols à la mer : peut-être met-il Dunkerque sur la Bidassoa, peut-être ignore-t-il le traité d'Utrecht qui a donné la Belgique à l'Autriche. Voilà le genre de grotesques qui fait l'opinion, et la justice jacobine où, d'après Pierre-Henri Simon, entre « *une méditation clairvoyante de l'histoire *» (*La tradition jacobine, Le Monde,* 26 mars 1956). Il est vrai que P.-H. Simon était romancier, critique littéraire, moraliste et non pas historien : mais pourquoi prétendait-il enseigner l'histoire ?
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A la Convention qui regimbe en apprenant la destitution du vainqueur de Hondschoote, général sorti du rang, Billaud-Varenne et Jean Bon Saint-André expliquent le 25 septembre que c'est un incapable et que si son armée a été victorieuse, ce n'est pas grâce à lui, mais malgré lui. Nonobstant l'intervention de Briez, qui arrive précisément de l'armée du Nord et remet les choses au point, et sur celle de Robespierre, l'Assemblée entérine cette démagogique ineptie. Mais l'intervention de Briez a fait trembler le Comité et la République sur leurs bases : il a fait sur l'armée du Nord un rapport contredisant les porte-parole de celui-là, la Convention en a décidé l'impression et, mieux encore, elle a voté l'introduction de Briez au Comité. Robespierre dans un long discours a fait le nécessaire pour reprendre l'Assemblée en mains et, docile, celle-ci a rapporté son décret et décrété que le Comité a toute sa confiance. Mais on a eu chaud. Quant à Briez, il démissionne du Comité et se tient coi dorénavant.
Les commissaires de l'Exécutif qui ont saisi les papiers de son état-major y ont trouvé des correspondances que Houchard a entretenues avec l'ennemi pour des échanges de prisonniers. Ils écrivent : « *Nous avons trouvé sa correspondance avec les princes étrangers et il en résulte que nos armées étaient confiées à l'ami de nos ennemis. *» Avec lui sont destitués ses adjoints et lieutenants Hédouville, Landrin, Dumesny, Desmars, Barthélémy, Gay-Vernon et maints autres, si bien que Jourdan, son successeur arrivé le 25 septembre, écrit le lendemain au ministre qu'il ne peut pas arriver à savoir les effectifs qu'il commande et qu'il y a dans son armée des divisions où l'on ne trouve pas un général de brigade. Cette hécatombe est justifiée le 25 septembre par une lettre du Comité aux représentants près l'armée du Nord, entièrement de la main de Carnot : « *Nous venons d'être informés qu'il se trame à Dunkerque un nouveau plan de conjuration tendant à livrer cette ville aux Anglais... Les plaintes graves qui nous sont parvenues contre l'état-major de l'armée du Nord nous ont déterminés à prononcer la destitution de la plupart des officiers qui le composaient. *» Puisque c'est Carnot qui le dit ; je ne mets pas en doute l'existence de ces dénonciations. Mais eu égard aux activités de l'espionnage anglais en France, j'émets l'hypothèse d'une intoxication de sa part, et fort réussie puisqu'elle aboutit à la désorganisation du commandement de l'armée du Nord.
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Pour le Comité et Carnot en particulier, la preuve du complot en faveur des Anglais est manifeste dans la victoire même : Houchard a délibérément changé le plan d'opérations qui prévoyait que toute l'armée anglaise serait prisonnière et Hondschoote, qui n'a pas obtenu ce résultat, est une de ces victoires qui « *ne servent qu'à cacher plus adroitement une trahison *»*.* Car au moment où il est entré au Comité -- 14 août --, Carnot venait de faire le plan d'opérations de l'armée du Nord et de le porter à Houchard. Ce plan comportait que l'armée anglaise tout entière serait prisonnière, à la condition bien entendu qu'elle entrât dans les vues de Carnot et se laissât faire. Là-dessus, Houchard rend compte au Comité le 29 que le dispositif anglais a changé, ce qui l'oblige lui-même à modifier le plan. Soit, répond le Comité, il est regrettable que vous ayez abandonné le projet d'envelopper l'ennemi, « *mais si vous avez pensé que le succès fût douteux, nous ne pouvons qu'approuver la résolution que vous avez prise. Au reste, c'est à vous de juger. Pleins de confiance dans vos talents militaires, votre civisme et votre expérience, nous ne voulons gêner aucun de vos mouvements et nous vous laissons la libre et entière disposition de vos troupes... *»*.* La minute de cette lettre est de la main de Carnot. Houchard doit s'estimer couvert et penser que son plan n'est pas désapprouvé, d'autant plus que, le même jour, le ministre Bouchotte lui écrit : « *Il m'a semblé que le Comité pensait avec raison qu'il ne pouvait pas vous prescrire telle ou telle opération, ni telle ou telle manière de l'exécuter. Il faudrait avoir des données sur la force, la position et les ressources de l'ennemi, qu'il n'a pas. Ainsi, il a arrêté qu'il ne vous serait envoyé que des réflexions, vous laissant du reste toute la latitude possible dans vos opérations. *» Le Comité regrette que vous renonciez à envelopper l'armée anglaise, mais si *vous prenez un autre chemin, c'est qu'il est nécessaire, et il le pense ainsi.* Le lendemain, d'Hondschoote, toujours de la main de Carnot : « *Nous avons reçu avec la plus vive satisfaction la nouvelle de vos brillants succès. *» Après quoi, il faut au Comité, et à Carnot, une sinistre audace pour porter contre Houchard l'accusation de n'avoir pas voulu faire capituler l'armée anglaise, accusation qui est prononcée par le porte-parole Barère le 25 septembre à la Convention et reprise par le tribunal révolutionnaire. Houchard y avait répondu avec bon sens le 29 septembre dans un mémoire au ministre : « *Il aurait fallu savoir si* (*les Anglais*) *eussent été d'humeur à se laisser jeter à la mer par un nombre de Français inférieur de la moitié. *»
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Ce n'est pas encore tout ce qu'il y a à dire sur cette sinistre affaire. Il faut ajouter que Paris n'avait pas facilité les choses à Houchard. Quand il a pris son commandement le 9 août, 20 généraux et le chef d'état-major viennent d'être destitués. Puis le 17, Ronsin, commissaire de l'Exécutif, a dénoncé pour ses liaisons avec Dumouriez, Malus et Miranda, le commissaire en chef de l'armée du Nord, Petitjean, arrêté le 29 « *au moment où il était occupé de pourvoir l'armée *» de tout ce qui était nécessaire à son offensive, écrit Houchard, ce qui « *produit un mal horrible *» parce que son successeur n'est au courant de rien. Bien que leurs pouvoirs soient « *illimités *» les représentants n'ont pas osé suspendre l'exécution de cette mesure comme ils l'ont fait en d'autres circonstances. Enfin on avait promis à Houchard en vue de son offensive un renfort de 30.000 hommes dont il n'a reçu que 22.000. Sa victoire, un mois après sa prise de commandement, n'en est que plus remarquable et l'attitude de Carnot plus ignoble.
Lenôtre a laissé, après l'avoir pris dans les *Mémoires* de Beugnot, le poignant récit de la comparution de Houchard devant le tribunal révolutionnaire présidé par Dumas : « *Houchard, un vieux soldat de 53 ans qui avait conquis tous ses grades dans l'armée républicaine, parut à l'audience, d'une taille colossale, la démarche sauvage, le regard terrible. Un coup de feu avait déplacé sa bouche en la renvoyant vers l'oreille gauche ; sa lèvre supérieure était partagée par un coup de sabre ; deux balafres parallèles coupaient sa joue droite. A ce guerrier, Dumas le rouge adressa entre autres cette stupide question : Pourquoi n'avez-vous pas faite prisonnière toute l'armée anglaise et autrichienne ? *» Question stupide, certes, mais soufflée par Carnot et mal répétée en ajoutant les Autrichiens. « *Et comme l'autre bougonnait, le président le traita de lâche. Houchard poussa un rugissement, il déchira ses vêtements, présenta sa poitrine bourrée de cicatrices :* « *Citoyens-jurés, lisez ma réponse, c'est là qu'elle est écrite ! *» *Et il retomba sur son banc, abîmé dans ses larmes, les premières peut-être qui s'échappaient de ses yeux. Il n'apercevait plus ce qui se passait autour de lui ; il n'avait plus qu'un mot à la bouche : Le misérable ! Il m'a traité de lâche ! *»
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*Lorsque, en descendant, on lui demanda le résultat de son affaire, il répétait :* « *Il m'a traité de lâche ! *» *Tout le reste n'était rien pour lui. Il en écuma jusqu'à l'échafaud. *» C'est ce que Lavisse et Rambaud appellent avoir « *comparu en victime résignée *»*.* Victime, certes, et non coupable, mais victime de quoi ou de qui, les deux historiens ont négligé de le dire, sans doute de « *l'état des choses *» qui tuait, seule explication qu'ils donnent à la Terreur. Non victime de la haine et de la sottise, depuis celles du Grand Carnot en haut jusqu'à celles de Jacques Roux en bas.
La condamnation de Houchard est d'autant plus ignoble que quatre jours après Hondschoote un de ses subordonnés, Declaye, sort de Cambrai pour attaquer les Autrichiens entre Bouchain et Valenciennes avec 5.600 hommes et 20 canons. Marchant à l'ennemi sans se couvrir et éclairer, il est surpris en marche à Villers-en-Cauchie par dix escadrons de Tauentzien et de Lietchenstein, et complètement haché. Les cavaliers d'Autriche passent et repassent sur sa troupe en sabrant, il a perdu 4.000 hommes et toute son artillerie. Sa culpabilité et son impéritie sont si évidentes, jointes à la légende de la Révolution inexorable aux généraux vaincus, que des historiens n'ont pas douté un instant qu'arrêté et expédié à Paris aux bons soins du Comité, il ait été exécuté. Du tout : Declaye a bien été arrêté le 14 septembre pour comparaître devant un conseil de guerre, mais le 16 le Comité l'appelle devant lui et, le 29 octobre, produit son jugement qui ne parle pas, et pour cause, de ses capacités militaires : « *Le Comité de salut public, sur le compte qu'il s'est rendu de la conduite du général Declaye, l'a jugé irréprochable sur le compte de la fidélité et du patriotisme ; il arrête qu'il sera mis en liberté, et que le ministre de la guerre est autorisé à l'employer de la manière la plus convenable. *» Cette manière n'est pas de l'envoyer commander au combat, ce qui provoquerait du remous dans la troupe : Declaye est nommé le 29 novembre commandant de la place de Lyon où il organisera les massacres, ce qui lui vaudra d'être promu général de division le 3 mars 1794. Villers-en-Cauchie, lieu de son triste exploit, est à une centaine de kilomètres de Cassel, quartier général de l'armée du Nord.
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Il n'importe, le 25 septembre, devant la Convention, parmi les griefs qu'il impute à Houchard, Barère met celui « *d'avoir laissé tailler en pièces dans un ravin la garnison de Cambrai *»*.* C'est lui le responsable de l'inepte initiative de son subordonné. Il est vrai que Houchard a la malchance de n'être qu'un vieil officier français, tandis que Declaye est un « patriote » belge.
André Guès.
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### De l'affaire d'Écône à l'Église conciliaire
par Louis Salleron
L'AFFAIRE d'ÉCÔNE aura eu au moins un avantage, c'est d'obliger l'ensemble des catholiques à réfléchir sur Vatican II. Quelle est la nature, la portée du concile ? Y a-t-il un « esprit conciliaire », et quel est-il ? Peut-on parler de « l'Église conciliaire » ? etc.
A propos du vote sur le collège au Concile, le 30 octobre 1963, le P. Congar écrivait : « L'Église a fait, pacifiquement, sa révolution d'octobre. » Simple « mot d'auteur », précise-t-il aujourd'hui ([^15]), mot caractéristique. Pour le P. Congar et avec lui, pour le plus grand nombre de ceux qui se réclament du Concile pour justifier tout ce qu'ils disent, écrivent et font, l'Église a bien fait sa « révolution d'octobre » à Vatican II.
En quoi donc consiste cette révolution ? Comme nous sommes informés qu'elle est de même ampleur que celle qui a remplacé le régime tsariste par le communisme soviétique, elle doit être radicale, c'est-à-dire toucher à la racine même de l'Église. Quelle est la racine de l'Église ? Qu'est-ce que l'Église ? L'Église peut-elle être objet de révolution ? Les questions se pressent à l'esprit. On n'a pas fini d'y répondre, ni d'ailleurs de les poser, en ces termes ou en d'autres ; car il n'est pas facile de saisir exactement ce dont il s'agit. Ce qui est toutefois certain, c'est que le Concile apparaît à beaucoup comme une novation majeure, voire sans précédent dans l'Église.
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Paul VI lui-même n'écrit-il pas que « le deuxième concile du Vatican ne fait pas moins autorité, il est même sous certains aspects plus important encore que celui de Nicée ». Sous certains aspects... Lesquels ? On pressent de formidables changements. L'avenir nous les révélera, mais dès maintenant on aperçoit ceux auxquels s'attachent les novateurs. -- Ils s'inscrivent dans la ligne de Teilhard de Chardin. Rappelons d'abord quelques textes de ce dernier. Nous les ferons suivre de quelques autres, de nos contemporains.
Teilhard de Chardin
Le 4 octobre 1950, dans une lettre à un prêtre qui avait quitté l'Église, Teilhard écrit :
« *Essentiellement je considère comme vous que l'Église* (*comme toute réalité vivante, au bout d'un certain temps*) *arrive à une période de* « *mue *» *ou* « *réforme nécessaire *»*. Au bout de deux mille ans, c'est inévitable. L'humanité est en train de muer. Comment le christianisme ne devrait-il pas le faire ? Plus précisément, je considère que la Réforme en question* (*beaucoup plus profonde que celle du XVI^e^ siècle*) *n'est plus une simple affaire d'institution et de mœurs, mais de Foi... *» ([^16])
Cette idée, on la trouve partout dans son œuvre. On pourrait donc multiplier les citations à l'infini. Ce qui est intéressant à noter, c'est qu'il pense ainsi depuis qu'il a l'âge d'homme. Dans son *Journal*, il écrit, le 2 mai 1915 :
« *Insister sur cette période d'avant le Christ, qui illustre bien ma pensée du* « *Christ cosmique *»* : Israël, dans son* développement *et ses* conquêtes *humaines, préparait le cadre et la structure humaine de N.S. Nous continuons le même travail.*
« *On est tenté de dire :* « *Pourquoi les chrétiens actuels ne seraient-ils pas, relativement aux croyants de demain, dans le même rapport que les Israélites du Vieux Testament aux chrétiens du Nouveau Testament ? *»
Il ajoute immédiatement, sans qu'on voie très bien le sens ou la portée qu'il donne à cette précision :
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« *Réponse. Parce que les chrétiens ne subsistent qu'en admettant, en croyant, qu'ils possèdent la forme absolue de la Vérité* (*incomplètement développée, cependant*)*... *» Bref, pour Teilhard, la permanente *évolution* du christianisme est parvenue à un point critique qui appelle aujourd'hui une *mutation.* Aurait-il vu dans Vatican II le déclic de cette mutation ? C'est probable. En tous cas, c'est ce qu'y ont vu ses successeurs.
Le P. John Courtney Murray
Dans le « Courrier de Rome » d'octobre 1976, Michel Martin consacre un article à la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse. Il y cite quelques lignes révélatrices du P. John Courtney Murray. Celui-ci est peu connu du grand public français, mais le P. Congar, tant dans *la Croix* du 20 août 1976 que dans son petit livre *La crise dans l'Église et Mgr Lefebvre,* nous dit le cas qu'il fait de lui. Le P. J. Courtney Murray appartient « à l'élite de l'élite intellectuelle et religieuse ». Venant du P. Congar, l'éloge n'est pas mince.
Dans une longue étude sur la liberté religieuse, le P. Courtney Murray montre qu'il n'y eut pas d'accord possible au Concile entre les partisans de la doctrine traditionnelle et ceux de la doctrine nouvelle. Il écrit :
« *Ce dialogue manqué semble indiquer où se trouve le véritable problème. La Première et la Seconde position ne s'affrontent pas comme l'affirmation et la négation. Leurs divergences sont à un niveau plus profond, si profond de fait qu'il serait difficile d'aller plus loin. Elles représentent le heurt contemporain entre la mentalité classique et la conscience historique. *»
La Déclaration sur la liberté religieuse a donné lieu à d'âpres discussions au Concile, non seulement parce que son orientation générale va contre la doctrine constamment affirmée par l'Église depuis toujours et particulièrement depuis un siècle ou deux, mais parce qu'elle dit expressément le contraire de ce que disent le Syllabus et « Quanta cura ». Qu'à cela ne tienne ! Les temps ont changé ; la doctrine doit donc changer avec le temps. On ne débat plus du vrai ou du faux, ni des conséquences logiques d'un principe affirmé. La « conscience historique » se substitue à la « mentalité classique ». Le désaccord est si profond qu'il serait effectivement, « difficile d'aller plus loin ». C'est la nature de l'intelligence et de la Foi qui est en question.
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Jean-François Six
Dans un article publié par « Le Monde » des 29-30 août 1976, Jean-François Six chante « *le printemps du Concile *»*.* Il écrit notamment (les majuscules sont de nous) :
« *Aux Juifs de Palestine, Jésus apparaît, et ses disciples après lui, comme des schismatiques, des gens qui provoquent une* RUPTURE *avec le passé.* « *On vous a dit... moi, je vous dis *» *répétait Jésus sur les routes de Palestine, et en cela, il était un glaive tranchant. Il y a* COUPURE. *Des Juifs ont accepté de faire le passage avec le Christ.*
« *D'autres ont refusé. Certains se sont violemment opposés au nouveau groupe : ainsi un adepte de la Loi intégrale, Saul de Tarse, qui se met à détruire la jeune pousse. Par manque de foi ? Saul était, au contraire, un homme d'ardente conviction ; il avait vu, de toute son intelligence, qu'il y avait* RUPTURE *et il était passé aux actes. Un jour, pourtant, le persécuteur quitte son cheval de bataille et admet que l'* « *autre *»*, l'adversaire, avait raison. La grandeur de Paul est d'avoir saisi que la* RUPTURE *accomplie par Jésus était à la fois fidélité au passé et renouveau d'avenir* (*...*)
« *Le Concile Vatican II est dans la ligne exacte de ces* RUPTURES *primordiales, ces* RUPTURES *qui ont permis de voir que Dieu aime tous les hommes, qu'il s'intéresse à toute la vie de l'homme* *etc*. (...)
« *Oui, le concile a été, est* RUPTURE. *Et* A TOUS LES NIVEAUX. »
Comparer la rupture du Concile à celle de l'Incarnation marque une « conscience historique » et évolutive qui a évidemment peu de rapport avec la « mentalité classique ».
Le P. Joseph Moingt s.j.
La revue « Études » publie, dans sa livraison de novembre 1976, un article de Joseph Moingt s.j. : « *Ouverture ou repli sur la Tradition ? *»
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Reproduisons, pour commencer, le dernier paragraphe qui, nettement détaché, se présente un peu comme le résumé ou la conclusion de tout l'article :
« *Le Fils de l'Homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? *» (*Luc, 18, 8*)*. Par cette évocation dubitative des croyants des derniers temps, Jésus ne désignait pas ceux qui, figés dans les souvenirs du passé, seront restés fièrement fidèles, contre vents et marées, à vingt siècles ou plus de traditions religieuses ; mais ceux qui, entraînés dans l'histoire des hommes par la vivante tradition de l'Évangile, ne se seront jamais lassés d'attendre et d'aimer la nouveauté, toujours déconcertante et dépossédante, du Royaume qui vient. *»
On ne peut s'empêcher d'admirer l'assurance du P. Moingt. Elle dépasse apparemment celle de Jésus lui-même. Car l' « évocation dubitative » (drôle d'expression) ne « désigne » personne ; et si l'on en juge par l'Évangile et l'Apocalypse on voit mal que le critère de la foi soit à chercher dans l'opposition du progressisme au traditionalisme. Le P. Moingt est d'ailleurs beau joueur, car il aurait pu parler de l'éternel aujourd'hui de Celui qui est, qui était et qui vient. Mais non, c'est la nouveauté du Royaume qui vient dont il se réclame. Pour définir la foi, il oppose le futur au passé, l'immanence à la transcendance, la vie à la vérité, le devenir à l'Être. « Avenir combleur de vide », disait Simone Weil.
L'article du P. Moingt a vingt-cinq pages. Impossible de le reproduire. A le lire, on constate que la Tradition, pour lui, consiste en la primauté du christianisme sur le catholicisme, de l'Évangile sur l'Église, et de la mentalité Nouveau Testament sur la mentalité Ancien Testament. S'il fallait vraiment choisir entre les termes opposés jusqu'à la contradiction, on choisirait comme lui. Mais précisément l'Église une, sainte, catholique et apostolique s'est toujours affirmée depuis l'origine comme intégrant le christianisme, l'Évangile et le Nouveau Testament, avec mission d'en garder jalousement le dépôt. Le contester, c'est mettre l'Église en question. Ou alors il s'agit simplement d'éviter qu'un des termes absorbe l'autre, et c'est ce qui fait la trame même de la vie de l'Église depuis sa naissance, sans qu'on puisse dire, que le danger ait toujours été du même côté. L'anarchisme révolutionnaire est une menace aussi constante que le formalisme sclérosant, et pour le moins aussi grande.
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Dira-t-on que la menace récente était le formalisme (sous les aspects qu'on veut : ritualisme, légalisme, traditionalisme etc.) ? Le Concile a retourné la menace, en la rendant d'autant plus terrible qu'*à* l'instar des révolutions victorieuses le bouillonnement libertaire s'est fait Pouvoir. Tout l'appareil de l'Église est mobilisé pour imposer l'Évangile de la modernité à celui de la tradition. Le parti des libérateurs est omnipotent. Armé de sa Théologie et de ses Bureaux, il dit souverainement la volonté du peuple de Dieu. C'est bien la révolution d'Octobre.
Loi de l'alternance ? L'alternance est bien dépassée. Le P. Moingt pense que la crise actuelle est « *peut-être* (*...*) *la plus grave depuis celle qui a séparé le christianisme du judaïsme *». On peut le penser, en effet. Nous le pensons pour notre part, mais dans une perspective inverse de celle du P. Moingt. Nous croyons que Jésus-Christ a institué la « *nouvelle et éternelle alliance *»*.* A cet égard, nous sommes entrés dans la fin des temps, quelle qu'en soit l'ultime échéance. Se fonder sur l'Histoire ou sur l'Évolution pour voir dans la crise actuelle une mutation analogue à celle du passage de l'ancienne à la nouvelle alliance, c'est purement et simplement refuser le christianisme. Malgré quelques précautions verbales, le P. Moingt pense comme J.-F. Six, comme le P. Courtney Murray, comme Teilhard de Chardin. Le mérite de Teilhard, par rapport à ses successeurs, c'est qu'il parle sans ambiguïté. Son Évangile est celui d'une religion nouvelle. Son Christ cosmique est indifférent au Christ de l'Incarnation. Relisons-le une fois de plus :
« *Je pense que le* grand fait religieux actuel *est l'*éveil *d'une* Religion naturelle *qui fait, petit à petit, adorer le* Monde, *et qui est* indispensable à *l'Humanité pour qu'elle continue à travailler. Il est donc capital que nous montrions le christianisme comme capable de* « *diviniser *»*, en quelque sorte, le* « *nisus *» *et l'* « *opus *» *naturels humains *» (Journal).
« *La Foi au Monde vient de naître. C'est elle et elle seule qui peut sauver le Monde des mains d'une Humanité décidée à détruire l'Univers si elle ne peut l'adorer *» (Le sens humain).
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« *Une forme encore inconnue de religion* (*...*) *est en train de germer, au cœur de l'Homme moderne, dans le sillon ouvert par l'idée d'Évolution *» (*in Rideau :* « La pensée du père T. de Ch. »).
Voilà qui est tout à fait clair et d'une belle franchise.
\*\*\*
Ce courant évolutionniste et historiciste exprime-t-il la vérité de l'Église ? Évidemment non, puisqu'il est la négation même de l'Église. Par contre, on peut penser qu'il correspond à ce que beaucoup appellent « l'Église conciliaire » ; car parler d'Église *conciliaire* c'est parler d'une Église nouvelle, qui n'est donc plus l'Église *catholique.*
Ce qui gêne le plus les « conciliaristes » dans leur volonté novatrice, c'est la *Tradition.* Alors ils en font une doctrine également nouvelle.
Certes il n'est pas facile de définir la Tradition. Elle ne se confond certainement pas avec un passéisme fixiste, étant une réalité vivante. Mais ce qui est au cœur de l'idée de *tradition,* selon l'étymologie même du mot, c'est celle de *transmission.* Or on ne peut transmettre que ce qui existe déjà et qui donc appartient au *passé.* La Tradition, au sens théologique, est quelque chose de plus subtil mais non pas contradictoire au sens usuel de la tradition. On le vérifiera surabondamment en lisant les textes du Concile, qui en parlent très souvent. Mentionnons notamment les trois alinéas 8, 9 et 10 de la Constitution dogmatique sur la Révélation divine « Dei Verbum ». Ils sont trop longs pour que nous les reproduisions, mais quelques extraits en diront suffisamment le sens : « Al. 8. -- C'est pourquoi la prédication apostolique, qui se trouve spécialement exprimée dans les livres inspirés, devait être *conservée* par une *succession ininterrompue* jusqu'à la consommation des temps. Les apôtres, *transmettant* donc ce qu'ils ont eux-mêmes *reçu,* engagent les fidèles à *garder les traditions* qu'ils ont *apprises* soit de vive voix soit par écrit (cf. 2 Thess. 2, 15) et à lutter pour la foi qui leur a été *une fois pour toutes transmise* (...) -- Al. 9. -- ... quant à la sainte Tradition, elle porte la parole de Dieu, confiée par le Christ Seigneur et par l'Esprit Saint aux apôtres, et la *transmet* intégralement à leurs successeurs, pour que, illuminés par l'Esprit de vérité, en la prêchant, ils la *gardent,* l'*exposent* et la *répandent* avec *fidélité* (*...*)
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-- Al. 10. Pourtant ce magistère n'est pas au-dessus de la parole de Dieu, mais il la sert, *n'enseignant que ce qui fut transmis,* puisque par mandat de Dieu, avec l'assistance de l'Esprit Saint, il écoute cette Parole avec amour, la *garde* saintement et l'*expose* aussi avec *fidélité,* et puise en cet *unique dépôt de la foi* tout ce qu'il propose à croire comme étant révélé par Dieu. »
Lisons maintenant des phrases comme celles-ci :
-- du P. Moingt, dans son article des « Études » : « Avant d'être, en effet, transmission de doctrines ou de rites par des intermédiaires qualifiés, la tradition, en son fond, est l'acte de recevoir l'Évangile pour le méditer et le mettre en pratique ; de le recevoir, non d'un passé lointain, mais du Seigneur lui-même actuellement vivant dans son Église et par la communion fraternelle avec tous ceux qui participent au même Esprit... »
-- de Jean-Luc Marion, dans un article « Communio » (n° 8, nov. 76) consacré à Écône : « Définir la tradition à partir du passé est insensé : la Tradition est précisément ce qui permet à l'Église de recevoir chaque jour un « aujourd'hui » qu'investit toujours l' « aujourd'hui » du Christ (Luc 4, 21). Elle seule nous fait échapper aux médiations aliénantes que ne cesse de produire notre histoire, pour nous mettre immédiatement dans un rapport de pleine présence au Ressuscité. »
Ces deux textes, publiés simultanément, sont caractéristiques. Quoique le premier soit un peu plus prudent que le second, ils ont en commun d'opposer radicalement la Tradition (chrétienne) à la tradition, au sens universellement reçu du mot. Peut-être parce qu'il est plus jeune (30 ans, normalien, agrégé de philosophie) Jean-Luc Marion tranche avec une assurance particulière. Pour lui, il est « insensé » de partir du passé pour définir la Tradition. Celle-ci n'est pas *transmission* mais *réception,* et non pas réception de ce qui est transmis par nos pères dans la suite des générations mais réception d'un aujourd'hui directement investi par l'aujourd'hui du Christ.
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Alors que, de toute évidence, la tradition, étant transmission, implique des éléments transmetteurs, donc médiateurs, qui, opérant dans le temps, impliquent eux-mêmes le passé et l'histoire, la Tradition, et « elle seule », nous fait échapper aux « médiations » (« aliénantes », comme il se doit) de « l'histoire », pour nous mettre « immédiatement » -- c'est-à-dire sans médiation, sans intermédiaire -- dans un rapport de pleine présence au Ressuscité.
Bref, la Tradition est exactement le contraire de la tradition. Le catholicisme de cette Tradition, c'est le protestantisme. L'Église n'a donc plus qu'à disparaître ou à se reconvertir en une Église nouvelle, si substantiellement différente de celle qui existe depuis deux mille ans, qu'elle ne pourra être que l'Église du Nouveau christianisme, celui que Teilhard annonçait en ces termes : « Une seule voie reste ouverte devant nous : nous fier à l'infaillibilité et à la valeur infiniment béatifiante de l'opération qui nous englobe. En nous l'évolution du Monde vers l'esprit se fait consciente... » (in Rideau, op. cit.)
On dira peut-être que ni J.-L. Marion, ni le P. Moingt, ni J.-F. Six, ni le P. Murray, ni Teilhard de Chardin, ne sont les interprètes autorisés du concile. Certes, mais ils expriment parfaitement le courant général qui fait le climat de « l'Église conciliaire ». Les textes du concile n'affirment-ils pas une doctrine où nous retrouvons tout ce que nous savions de la tradition, au sens commun du mot, et de la Tradition catholique, au sens théologique ? Mais depuis dix ans on nous fait comprendre en toute occasion que les textes du concile n'ont de valeur que dans l'usage qui en est fait par ceux qui ont l'esprit conciliaire, c'est-à-dire un esprit d'évolution ou de révolution, un esprit d'innovation, d'adaptation, de créativité et d'ouverture au monde.
Si les documents post-conciliaires qui émanent de Rome reflètent, tantôt la conception traditionnelle, tantôt la conception nouvelle de la Tradition, ceux qui émanent de la collégialité épiscopale française et de ses bureaux reflètent toujours la conception nouvelle. L'Église *conciliaire* est donc fortement installée dans l'Église *catholique,* et nul ne peut savoir dans combien de temps et dans quel état l'Église catholique sortira victorieuse du mal qui la ronge.
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Un point étonne dans la démarche des novateurs, c'est l'erreur qu'ils commettent sur l'état du monde actuel. La « modernité », écrit le P. Moingt, en ouvrant le procès de la « religiosité » a posé « un problème auquel nous ne pouvons plus échapper », nous obligeant à nous interroger « sur l'essentiel de la foi » et nous offrant « la possibilité de découvrir, sous les ombres portées de l'ancienne loi, un nouveau visage du christianisme et de donner figure à l'espérance du Royaume ».
C'est toujours du Teilhard ; ici, le Teilhard de la conciliation de la foi au Dieu de l'*en-haut* avec la foi au Dieu de l'*en-avant --* la conciliation du christianisme et du Progrès (considéré métaphysiquement, celui dont Simone Veil disait qu'il est nécessairement athée). « Prenez en ce moment même, disait Teilhard, les deux extrêmes autour de vous : ici un marxiste et là un chrétien, tous deux convaincus de *leur doctrine particulière,* mais tous deux aussi, on le suppose, animés radicalement d'*une foi égale en l'Homme.* N'est-il pas certain -- n'est-ce pas là un fait quotidien d'expérience -- que ces deux hommes, dans la mesure même où ils croient (où ils sentent chacun l'autre croire) fortement à *l'avenir du Monde,* éprouvent l'un pour l'autre, d'homme à homme, une sympathie de fond -- non pas simple sympathie sentimentale, mais sympathie basée sur l'évidence obscure qu'ils *voyagent de conserve et qu'ils finiront d'une manière ou de l'autre, malgré tout conflit de formules, par se retrouver, tous les deux, sur un même sommet ? *» (*L'Avenir de l'Homme.*)
L'ouverture au Monde de Vatican II, dans ses textes les plus caractéristiques -- la Déclaration sur la liberté religieuse et « Gaudium et Spes » --, c'est l'ouverture à la « modernité » de l'Humanisme, des Lumières, du Scientisme et du Marxisme. Or il se trouve que cette modernité est en train d'expirer. Elle n'est l'aujourd'hui ni du Christ, ni de l'Évangile, ni de l'Intelligence. Elle est, à son tour, le passé -- un passé tout récent, mais passé ([^17]). La Tradition nouvelle dont se réclament nos réformateurs n'est que la tradition des quatre derniers siècles et, plus nettement, du dernier. Leur modernisme et leur progressisme ne sont qu'un traditionalisme inconsistant, car c'est un traditionalisme mondain et sans racines profondes.
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Si la mort de l'Homme, succédant à la mort de Dieu, plonge nos contemporains dans le désespoir, ce n'est pas en se raccrochant aux philosophies de la mort de Dieu et de la mort de l'Homme que les chantres de « l'Église conciliaire » leur apporteront « l'espérance du Royaume ». Le salut en Jésus-Christ prêché sous les espèces d'une libération des hommes dont l'image est l'archipel du Goulag n'a de quoi convertir personne.
Par une curieuse coïncidence, dont on ne peut s'empêcher de se demander si elle n'est qu'une coïncidence, le numéro des « Études » où figure l'article du P. Moingt publie la première partie d'un essai sur Antonio Gramsci, l'inspirateur du néo-marxisme italien (mort en 1937). Gramsci y fournit comme le modèle de ce que pourrait être l'inspiration d'un néo-christianisme. Disons qu'il donne la main au P. Moingt. On ne peut guère douter que beaucoup de jeunes progressistes qui liront cet essai se diront : « Mais voilà la vérité ! C'est exactement ce que nous devons faire pour réinsérer l'Église dans le monde moderne. » Nul n'ignore, en effet, que si l'athéisme du marxisme est condamnable, sa « méthode » -- analyse et pratique -- est hautement recommandable. Reste à savoir si le christianisme est essentiellement analyse et méthode, et si les jésuites eux-mêmes, experts en ce domaine, y trouveront de quoi rénover leur propre tradition. La modernité permanente de leur action humaniste, intellectuelle, scientifique et politique demeurait une Contre-Réforme de chrétienté, une Contre-Réforme ancrée dans la Tradition de l'Église catholique. Sauter de là dans la Réforme absolue de la modernité mondaine, à la recherche d'une idéologie qui ferait la synthèse de l'Évangile, de la philosophie et de la révolution dans une liaison organique des intellectuels et des masses, est une ambition que la Tradition -- la vraie -- voue à l'échec. Comment la compagnie de Jésus s'exposerait-elle à être la première victime de l'Église conciliaire ?
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Dans sa lettre du 25 juin 1976 à Mgr Lefebvre, Mgr Benelli invoque la nécessaire fidélité à « l'Église conciliaire ». Voulu ou inconscient, l'usage de cette expression est significatif. Un évêque n'agit plus chrétiennement du fait que sa Foi est la Foi catholique et qu'il obéit à la Loi de l'Église, il doit désormais être fidèle à « l'Église conciliaire ». En quoi consiste cette fidélité ? En quoi consiste cette novation absolue d'une Église conciliaire distincte de l'Église catholique ? Nous attendons qu'on nous le dise. Mais nous constatons la novation. Nous constatons qu'un Magistère de plus en plus mal défini fait de sa volonté propre la norme suprême de la vie religieuse. La soumission à cette volonté devient le critère de la fidélité et de la Foi. Le climat est celui du communisme. C'est celui de la « ligne générale du Parti », dans une « unité monolithique » qui ne souffre aucun « déviationnisme ». L'Église se trouve prise dans la contradiction de la double influence qu'elle subit depuis la fin de la guerre. D'une part, sous l'influence anglo-saxonne, elle se veut libérale, pluraliste, empiriste. D'autre part, sous l'influence soviétique, elle confie à « l'appareil » ce qu'elle demandait naguère à la Loi et se fait de plus en plus administrative, bureaucratique et tyrannique. Ainsi épouse-t-elle les formes politiques du siècle. Elle a une droite et une gauche, une extrême-droite et une extrême-gauche, elle-même se voulant arbitre au sommet ou au centre. Cette conformité au monde n'a pas que des conséquences institutionnelles. Ses conséquences spirituelles sont plus graves encore. La « légitimité » conciliaire, c'est celle du monde. Issue de la vie qu'incarne le peuple en son nombre, la vérité est « à gauche », parce que c'est à gauche qu'est le peuple, le nombre, l'avenir, le progrès, l'espérance eschatologique. A cet égard, l'allocution de Paul VI au Consistoire du 24 mai 1976 est dramatiquement révélatrice, car si le Pape blâme « avec la même fermeté » le déviationnisme des traditionalistes et celui des progressistes, ce sont les premiers qu'il accuse de se placer « hors de l'Église », les seconds, apparemment, s'y trouvant chez eux quoi qu'ils pensent, disent et fassent, parce que l'unité de l'Église conciliaire ne peut être atteinte par leur attitude.
La crise de l'Église, elle est là. Elle est dans la mise en place d'une Église « conciliaire » qui serait désormais la véritable Église « catholique ».
Tant que l'équivoque « conciliaire » n'aura pas été levée la crise ne fera que s'amplifier.
Louis Salleron.
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### J'accuse le concile
*Le nouveau livre de Mgr Lefebvre*
par Luce Quenette
MÊME DE BONS FIDÈLES de la messe saint Pie V se dispensent de réfléchir, et s'imaginent qu'au beau milieu de cette guerre inouïe de religion et de foi, leur insouciance, leur ignorance sont garanties sagesse et vertu, par leur seule assiduité à la « vraie messe ». Notre temps est d'angoisse et de combat, et pourtant, jamais tentation de paresse et de nonchalance ne fut plus insidieuse chez ceux que le romantisme allemand appellerait « *schöne Seele *»* :* les belles âmes. Le premier trimestre de classe révèle chez les nouveaux autant de bonne volonté, d'attachement à la bonne école, que de merveilleuse ignorance en catéchisme et, sur l'histoire de l'Église contemporaine, celle que nous vivons, un embrouillamini dans les cervelles qui nécessite une sérieuse mise au point.
C'est la guerre ! Certes, mais la recommandation de Pascal, « il ne faut pas dormir pendant ce temps-là », est opportune, non seulement pour les troupes de réserve, mais d'abord pour les jeunes troupes de ligne que réclame le salut de l'Église, et l'urgente préparation de leur avenir chrétien, terrestre et éternel.
Vous avez pénétré, compris « la condamnation sauvage ». Vous voilà bien partis. Maintenant, faites ce qu'on recommande partout, chez les imbéciles et chez les intelligents, en des sens bien différents : allez aux sources ! Apprenez les *causes* de l'invraisemblable condamnation du seul évêque d'Occident fidèle à l'Église et du seul séminaire catholique.
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C'est tout prêt : les archives vous sont fermées, mais le condamné vous les ouvre, il a écrit : J'ACCUSE LE CONCILE !
Cent onze pages de documents vécus, soufferts, le texte de douze interventions supportées, escamotées, refusées, et d'autres par lettres, articles, démarches pour retenir l'avalanche, arrêter l'invasion.
Elle a déferlé, mais le témoin et le défenseur nous montre comment l'ennemi a occupé, sous ses yeux, notre Mère la Sainte Église. Il était un Père conciliaire, il s'est battu pour garder ce qui a été livré, moqué, flagellé, crucifié. Il peut dire avec son Maître : « *Voici que je montais à Jérusalem ! *»
Aujourd'hui où les fruits du mauvais arbre ont répandu leur poison, aujourd'hui où le témoin est la principale victime, il est d'un intérêt à la fois rationnel et dramatique de voir qu'il savait, dès le 20 octobre 1962, quelle révolution était en marche et que, dès ce 20 octobre : « la religion était tout orientée vers l'homme et dans l'homme, spécialement vers les biens temporels dans la recherche d'un thème qui unit tous les hommes, athées et religieux, nécessairement utopique et d'esprit libéral » (p. 14).
Les jeux abominables étaient faits.
La faction s'opposait à toute clarification de la finalité du concile. On veillait à l'ambiguïté.
Les pages sur la collégialité montrent dans « notre » évêque une lucidité qui fait mal. En octobre 1963 il voyait détruire le pouvoir royal du souverain pontife, le pouvoir paternel, personnel de l'évêque. Il le dit. Le saint théologien Berto « sublaborait » (selon sa propre expression) avec l'évêque. Hélas, il fallait, sous prétexte de pastorale, anéantir la mission des pasteurs et disperser les brebis.
La bataille de *l'hérétique liberté religieuse* est effrayante. Tout était prévu diaboliquement. Il y eut une supplication au pape que j'appellerai la supplication contre les équivoques, évidemment entretenues comme des chancres pour, dévorer l'Église ; et la supplication à propos de la constitution de l'Église qui parle au pape, sans détour, de l'intrusion d'une religion nouvelle ; ces deux appels retentissent jusqu'aux apôtres Pierre et Paul.
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Ils ne reçurent qu'une réponse « décevante, déconcertante » de cette nature double de Paul VI, poursuivant, tenace et sournois, un dessein de mort que l'illusion moderniste lui montrait prestigieux, surprenant, grandiose, nouveau surtout, et dont il voulait être le glorieux promoteur.
A propos de cette liberté religieuse remise en chantier tant de fois par une Église attaquée de tous côtés mais qui rejetait quand même ce dard empoisonné, Mgr Lefebvre a dit *la mort de l'autorité* (7^e^ intervention) dans la famille, dans l'école, dans l'Église, dans l'État, dans les missions ; il a montré que c'était la proclamation du libre examen des hérétiques. Il a dit, il a prophétisé :
« Si cette déclaration, dans sa teneur actuelle, vient à être solennellement acceptée, la vénération dont l'Église catholique a toujours joui auprès de tous les hommes et de toutes les nations, à cause de son amour de la vérité, indéfectible jusqu'au martyre, subira un grave dommage, et cela pour le malheur d'une multitude d'âmes que la vérité catholique n'attirera plus.
« J'ai dit. »
La lettre au cardinal Ottaviani
Quelqu'un montait à Jérusalem avec Mgr Lefebvre et l'abbé Berto, quelques autres aussi, sûrement, qui sont morts, d'autres qui ont glissé à l'ennemi, ou qui sont, *dans le cœur, c'est à dire dans la peur,* aussi conscients que lui du maléfice conciliaire, mais qui n'osent pas crier au pape : nous sommes, évêques, avec cet évêque, nous ne pouvons pas, nous non plus, nous ne pouvons pas nous associer à la destruction de l'Église. Quelqu'un, un an après le concile, deux ans avant la nouvelle messe, voulut avant de disparaître, faire tout ce qui était encore en son pouvoir (ce qui lui restait du pouvoir de la défunte curie) pour réveiller dans les évêques le « paissez mes agneaux ! », le devoir terrible de la sollicitude, le brûlant souci, « brennende Sorge », que le Saint-Esprit met au cœur avec la plénitude du sacerdoce :
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« La foi de nombreux fidèles était tellement ébranlée, écrit Mgr Lefebvre, que le cardinal Ottaviani demanda à tous les évêques et aux supérieurs généraux d'ordres et de congrégations de répondre à une enquête sur le danger que couraient certaines vérités fondamentales de notre foi. » (*J'accuse le Concile,* p. 106.)
C'était l'été où les évêques français publiaient brusquement une « *mise en garde *» formulée en accusation contre ITINÉRAIRES, -- MONDE ET VIE, -- LUMIÈRE, -- DÉFENSE DU FOYER (qui depuis...). Il y avait neuf griefs pour en étayer un qui prétendait les résumer ([^18]).
Ces « nostalgiques du passé » osaient affirmer :
- que l'enseignement religieux était en crise,
- l'Église en péril,
- l'autorité de chaque évêque minée par des organismes collectifs,
- et la primauté du pape par la collégialité,
- la doctrine sociale de l'Église faussée par le progressisme,
- la foi de nombreux clercs pervertie,
- la disparition du latin opposée à la déclaration sur la liturgie,
- les mouvements d'A.C. méritaient des critiques,
- il fallait donc s'unir, prêtres et fidèles, pour sauver l'Église de la décadence.
C'était, sous une autre forme, ce qui motivait l'enquête angoissée du cardinal Ottaviani.
Aux laïcs d'ITINÉRAIRES, l'épiscopat répondait par une « mise en garde » pour les discréditer :
*S'inquiéter du sort de l'Église, c'était attaquer le concile et même le pape.*
Personne à l'époque, sauf Mgr Lefebvre, ne pouvait comprendre comment trembler et lutter *pour l'Église,* c'était « attaquer le concile ».
Mais Madiran comprit tout de suite que la réprobation épiscopale servait de courroie de transmission à l'assaut mené pendant le concile contre le Saint-Office, l'appel à la lutte étant l'appel *des communistes,* nommément *contre le cardinal Ottaviani,* « Torquemada du Saint-Office » ([^19]).
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L'enquête du pauvre cardinal ne pouvait donc obtenir, elle aussi, qu'une façon de mise en garde : celle du silence, de l'indifférence, de la moquerie, de la dérision.
Cependant un évêque, « notre » évêque, était bouleversé par la tragique interrogation du vieux cardinal aux yeux éteints et clairvoyants, et il répondit, comme supérieur de la congrégation du Saint-Esprit, une lettre qui débordait les questions posées et traçait une puissante vue d'ensemble des conséquences d'un concile trahi jusque dans sa préparation et qu'il appelle (en 1966 !) « le mariage de l'Église avec les idées libérales ». « Ce concile a permis à ceux qui professent les erreurs et les tendances condamnées par les papes de croire légitimement que leurs doctrines étaient désormais approuvées. »
Mgr Marcel Lefebvre affirmait, comme plus tard à Écône, comme à Genève, comme aux remparts de Lutèce, comme à Lille, comme devant ses juges iniques, comme devant le plus injuste, le pape, que « *d'une manière et peu près générale, lorsque le concile a innové, il a ébranlé la certitude de vérités enseignées par le magistère authentique de l'Église comme appartenant définitivement au trésor de la Tradition *». (p. 109).
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Grandeur admirable d'une telle lucidité. A celui qui se livrait au service de l'Église envahie, sans savoir précisément ce que Dieu lui demanderait, il suffisait de savoir qu'il allait au-devant d'une persécution dont il avait vu l'organisation sauvage et méthodique.
Il entrait déjà, paisiblement, dans la guerre. Mais il fallait dix ans de destruction, il fallait que l'ennemi en vînt à se nommer lui-même *Église conciliaire* pour que le plus grand nombre d'âmes droites puissent supporter l'abominable vérité : J'ACCUSE LE CONCILE !
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Cette lettre de 1966 au cardinal Ottaviani est la conclusion du livre. L'auteur déclare n'avoir pas, aujourd'hui, un mot à y changer. « Le texte souligné ([^20]) demeure hélas confirmé dans les faits. Nous n'avons pas eu, au cours de ces dix années, à changer de conduite ».
Luce Quenette.
94:209
### « Jamais l'Église... »
*L'édition sixtine de la Vulgate*
par Antoine Barrois
« ET VRAIMENT, JE NE SAIS SI JAMAIS L'ÉGLISE COURUT PAREIL DANGER » déclare saint Robert cardinal Bellarmin dans une lettre datée de 1602 et adressée au souverain pontife Clément VIII. Quel danger ? La lettre ne traite point de l'arianisme, ni de l'hérésie cathare et pas davantage de Luther ou de Calvin. Saint Robert parle d'une édition de la sainte Bible publiée par Sixte Quint.
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La *Biblia sacra Vulgalae editionis ad concilii Tridentini praescriptum emendata a Sixto V P.M. recognita et approbata,* avait été mise en vente à la fin d'avril ou début mai 1590.
Trois volumes, trois mille pages, une composition dense en gros caractères, sur deux colonnes : la typographie vaticane avait bien et diligemment travaillé. Sixte Quint pouvait être satisfait d'avoir conduit cet ouvrage monumental à sa fin. C'était l'aboutissement de la demande, vieille de quarante quatre ans, que les pères conciliaires réunis à Trente en leur IV^e^ session avaient adressée au souverain pontife d'alors, Paul III. Après avoir déclaré que l'on devait tenir pour sûre et officielle « l'ancienne version latine », c'est-à-dire la traduction de saint Jérôme, les pères avaient indiqué leur désir que le Saint-Siège fasse établir une édition aussi correcte que possible.
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Pour mener à bien ce travail considérable, qui n'avait pas jusqu'à lui avancé très rapidement, Sixte Quint n'avait point hésité à prendre les choses en main. Dès la seconde année de son pontificat, il avait chargé une commission présidée par le cardinal Caraffa de continuer activement les travaux de correction entrepris par Pie IV, repris entièrement sous saint Pie V et point encore achevés à la mort de Grégoire XIII. Deux années passèrent. Au mois de novembre 1588, comme il trouvait que les choses n'allaient pas assez vite à son gré, Sixte Quint décida de s'en occuper personnellement. D'une entrevue orageuse avec le cardinal Caraffa (le pontife avait la colère prompte et vive) il résulta que tous les travaux furent remis au pape. Menée tambour battant, la fin de la révision fut achevée en sept mois. En juin 1589, la correction de l'Apocalypse était chose faite. En outre, fort de son expérience, car il avait publié une édition complète de saint Ambroise, Sixte Quint avait lui-même corrigé l'ensemble des livres sacrés selon ses lumières propres.
Pendant que, sur les presses de la typographie vaticane, l'on s'affairait à sortir le plus rapidement possible, le pape préparait la bulle qui devait faire de son édition la seule version latine autorisée. Ce texte parut en tête du premier volume de la *Biblia sacra.*
Dès sa sortie, l'ouvrage provoqua une levée de boucliers. L'image de la levée de boucliers, geste traditionnel de la résistance des soldats romains à leur général, évoque de plus une notion de légitime défense. Qui ne doit pas cacher que la contre-attaque fut extrêmement vive. Le cardinal Caraffa, nommé pour sa compétence président de la commission de révision, puis écarté par Sixte Quint pour lenteur, fut des plus énergiques. Tant et si bien qu'il fut menacé de la Sainte Inquisition qui, soit dit en passant, ne fut pas inactive sous ce pontificat. Ce n'est pas dire que le pape voulait faire brûler le cardinal à petit feu, mais c'est dire qu'il le menaçait d'un procès canonique pour avoir osé s'opposer au souverain pontife dans un domaine ou celui-ci estimait jouir, en raison de son état, d'une assistance divine particulière et infaillible. Mais l'Inquisition ne fut pas plus favorable à l'édition sixtine : le cardinal Ascanio Colonna fit en son nom des observations très sévères. Et les savants exégètes et les érudits bibliothécaires romains ne cachèrent pas eux non plus que l'édition était fort défectueuse.
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D'un autre côté, les imprimeurs, très fâchés du monopole accordé à la typographie vaticane, firent savoir leur point de vue et valoir leurs objections professionnelles avec vigueur.
Sixte Quint se trouva donc devant une opposition du clergé romain, et de tout son entourage, immédiate, ferme et publique. Il renonça à promulguer la bulle qui déclarait son édition seule authentique et en imposait l'usage à l'exclusion de tout autre ; mais il n'en interrompit pas la vente. Malade depuis plusieurs semaines, il mourut rapidement.
Aussitôt après sa mort on arrêta la commercialisation. Comme la mise en vente avait eu lieu en mai et qu'on était au début de septembre, le nombre des exemplaires diffusés n'était pas considérable. Ce qui n'empêcha point qu'on les fît rechercher, racheter et pilonner. Les trois tomes de l'ouvrage sont aujourd'hui fort rares.
On n'eut pas le temps de couronner son successeur immédiat, Urbain VII, qui mourut douze jours après son élection. Et ce fut seulement au début de l'année 1591 que, Grégoire XIV ayant été élu au mois de décembre précédent, l'on entreprit d'exécuter les corrections indispensables. Réunie à Zagarolo chez le cardinal Marc-Antoine Colonna, président, la commission de révision acheva son travail en quelques mois.
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Les hommes auxquels nous avons à faire ne sont point des médiocres. Leur science et leur force, leur prudence et leur humilité sont à la hauteur de la tâche immense faire aboutir la Contre-Réforme.
Que Sixte Quint ait commis une faute grave ne l'empêchait point d'être zélé pour la défense de la foi, la réforme des abus et l'administration de l'Église. Son pontificat ne manqua pas de grands desseins : de la mise sur pied de « l'invincible Armada », véritable croisade lancée pour tenter de refaire de l'Angleterre une nation catholique, à l'appui de la tentative de conquête de Constantinople par le roi de Pologne. Le choc certainement fut très rude pour ce pontife entreprenant de voir son travail personnel récusé par tous. Pourtant, avant sa mort, il envisagea une révision.
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Saint Robert avait eu à souffrir du défunt pape. Celui-ci avait fait inscrire une de ses œuvres parmi celles qu'un nouvel Index devait condamner, car une thèse du savant jésuite concernant la juridiction temporelle du pape lui avait paru trop restrictive. Mais cet Index eut le même sort que la *Biblia sacra :* il ne fut pas promulgué. A la mort du pape les exemplaires furent recueillis et détruits ; et Bellarmin innocenté.
D'autre part, nous le savons par la lettre adressée à Clément VIII en 1602, saint Robert n'avait pas sous-estimé l'extrême gravité de la publication de la bible fautive. Il avait mesuré le danger auquel Sixte Quint s'exposait lui-même et toute l'Église, en entreprenant de corriger les livres sacrés d'après les lumières de sa science particulière. « *Et vraiment, je ne sais si jamais l'Église courut pareil danger. *»
Nous ne savons pas à quel point l'édition de Sixte Quint était fautive. Mais nous savons qu'elle fut immédiatement rejetée et nous voyons qu'un saint du temps considérait que le péril était peut-être le plus grand que l'Église ait jamais couru. C'est que la Réforme marquait des points alors. L'édition sixtine donnait une arme redoutable aux protestants qui accusaient l'Église catholique de se conduire non point en gardienne de l'Écriture mais en maîtresse absolue et tyrannique. Une version douteuse de l'Écriture sainte rendue officielle à Rome, c'était les grondements de l'Enfer aux marches du trône de Pierre.
Nous ne savons pas comment Sixte Quint aurait opéré la correction de son travail. Mais nous savons que cette correction fut opérée avec diligence et que l'on se préoccupa de supprimer l'édition incorrecte ; avec efficacité puisqu'elle est quasi introuvable. Et nous voyons que le nom de Sixte Quint est resté attaché à la Vulgate telle qu'elle nous est parvenue.
Le point mérite d'être souligné. Nous l'avons dit, saint Robert Bellarmin faisait partie de la commission de refonte de la bible sixtine. Or, lui qui avait injustement souffert de Sixte Quint, lui qui avait pris une vue profonde du désastre possible, conseilla de publier l'édition corrigée sous le nom de Sixte. Pourquoi ? Parce que ce pape avait manifesté le désir de corriger son édition et que la mort seule l'en avait empêché. Il convenait donc, par piété, de maintenir la nouvelle édition sous son autorité.
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Là-dessus tout fut arrêté à nouveau par la mort de Grégoire XIV. Le règne très bref d'Innocent IX (octobre-décembre 1591) ne permit pas d'avancer. En janvier 1592, il y eut donc une nouvelle élection. Élu, le cardinal Aldobrandini prit le nom de Clément VIII. Dès février l'accord se fit et l'impression fut mise en route. La nouvelle édition sort en octobre. La préface, rédigée par saint Robert, affirme que Sixte Quint avait eu le projet de corriger l'édition fautive. Et sur la page de titre le nom de Sixte figure seul : *Biblia sacra vulgatae editionis Sixti Quinti pontificis maximi jussa recognita.* Il est remarquable que l'autorité de Clément n'ait pas été invoquée dans le titre d'un ouvrage que par ailleurs il déclarait sûr et rendait obligatoire. Nous ne savons pas quelles furent les considérations qui l'emportèrent, mais il est certain qu'en agissant ainsi, Clément VIII prenait à son compte l'affirmation de saint Robert et agissait pieusement envers la mémoire de son prédécesseur. Il lui permettait de réparer, post mortem, son imprudence. Il est non moins certain d'autre part que Sixte Quint avait rendu cette solution possible et même souhaitable en ne s'obstinant pas dans son erreur.
\*\*\*
En même temps que cette révision, Clément VIII avait fait entreprendre une édition des principaux livres liturgiques par la typographie vaticane ; elle s'acheva en juillet 1604 avec la publication du missel romain. Et c'est à partir de 1604, soit douze années après qu'il ait fait publier le premier tirage de l'édition révisée, que son nom fut introduit à côté de celui de Sixte Quint dans le titre qui devint alors ce qu'il est encore :
Biblia sacra vulgatae\
editionis Sixti Quinti Pont. Max. jussa recognita\
et Clementis VIII auctoritate edita.
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C'est le texte de cette édition dite sixto-clémentine que nous entreprenons de rééditer chez DMM puisque les travaux de révision ordonnés en 1907 par saint Pie X n'ont pas donné lieu à la promulgation d'une nouvelle version dont le texte soit plus certainement proche de la traduction de saint Jérôme. Au reste la très grave mésaventure de la bible sixtine est un exemple qui ne peut qu'inciter les éventuels correcteurs de l'actuelle Vulgate à la prudence et à l'humilité.
Antoine Barrois.
100:209
### L'oraison du jour
par Benedictus
« Je cherche partout ce que\
l'on pensait, ce que l'on faisait,\
ce que l'on aimait dans l'Église\
aux âges de foi. »
Dom Prosper Guéranger.
A LA FIN DU VI^e^ siècle, au moment où l'empire romain, en pleine décadence, passe le flambeau de la civilisation au monde chrétien, l'Église est en possession des plus beaux joyaux de son trésor liturgique parmi lesquels il faut compter les oraisons du *Missel* et spécialement nos admirables *collectes* qui précèdent la lecture de l'Épître.
Comme Charles Péguy découvrant avec ravissement qu'il y a *un saint pour chaque jour,* les novices bénédictins apprennent qu'il y a chaque jour une oraison destinée à guider leurs pas sur la voie étroite.
Ces oraisons, ciselées aux âges de foi par des mains fines et savantes, ils devront les savoir par cœur, les étudier et les méditer parce que le plus pur esprit du christianisme s'y trouve contenu sous forme de maximes frappées dans l'airain et que rien n'est immédiatement apte à être mis en pratique comme les hautes certitudes de l'âme : nos oraisons sont des règles de vie.
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101:209
Le nom de *collecte* a été donné à L'oraison qui introduit les lectures de la messe et que nous retrouvons en conclusion de toutes les heures canoniales parce qu'elle était récitée devant les fidèles, lorsque ceux-ci étaient rassemblés au début de la messe. La *secrète* et la *postcommunion* doivent leur nom à la place qu'elles occupent dans le drame du sacrifice eucharistique.
La collecte, comme la préface, fut jadis improvisée au gré du célébrant. Il y eut un temps où saint Ambroise et saint Augustin, dans une extase commune, alternaient pour la première fois, *ut fertur,* les versets de l'admirable Te Deum.
Puis le Saint-Esprit fixa divinement la jeune prière de l'Église comme l'âge mûr fixe les traits de l'enfance. Il y eut des orationnaires où l'on conserva les pièces les mieux réussies et on peut reconnaître, de nos jours, les oraisons dues à saint Léon le Grand grâce à la perfection du rythme et à la rigueur de la pensée : la règle sauva l'inspiration en fixant l'excellence.
Aux nostalgiques de l'Église primitive, en proie au dada de la créativité, mise à part leur incroyable prétention, nous répondrons qu'on ne peut être enfant qu'une fois dans sa vie.
Par bonheur, aujourd'hui, grâce à la piété des anciens qui nous ont transmis ces joyaux de notre liturgie, un jeune barbare entrant dans une Église pour y entendre la messe est mis directement en communication avec la pensée toute fraîche d'un Père de l'Église du IV^e^ siècle.
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Selon un usage très ancien, le célébrant invite la communauté au recueillement par l'avertissement solennel du *Dominus vobiscum.* « Le Seigneur soit avec vous ! » Les fidèles répondent : « Et avec votre esprit. » Le Seigneur doit être avec le prêtre pour le rendre digne d'exprimer les vœux de la communauté. Il doit être avec les fidèles pour les rendre attentifs à la prière.
Le prêtre prie alors à voix haute ou bien chante la collecte sur un ton récitatif où deux notes seulement épousent la forme littéraire propre aux oraisons du Missel qu'on appelle le *cursus*. Nous parlerons plus tard de cette forme littéraire destinée à souligner le balancement de la pensée. Il se fit très tôt, dès le ive siècle sans doute, des recueils d'oraisons qui font la richesse de notre patrimoine liturgique.
Nous trouvons à la fin du Missel des oraisons que l'on peut : ajouter, selon les besoins, à l'oraison du jour. Ce sont les oraisons pour des cas particuliers : pour demander la pluie, pour écarter la tempête, pour se défendre du démon, pour demander la patience, la chasteté, et cette admirable oraison pour demander la grâce du don des larmes : *pro petitione lacrymarum :*
« Dieu tout puissant et plein de douceur qui en faveur du peuple altéré fîtes jaillir du rocher une source d'eau vive, arrachez à la dureté de notre cœur des larmes de componction afin que nous puissions pleurer nos péchés et en obtenions rémission par votre miséricorde. » Verra-t-on un jour des thèses défendues en Sorbonne sur la beauté littéraire des prières de l'Église ? Le bréviaire, le missel, le processionnal contiennent une multitude d'oraisons remarquables par l'élégance de la forme, l'onction pénétrante, la profondeur de la pensée.
Nos collectes sont parmi les témoins les plus anciens de la piété de l'Église primitive ; elles ont survécu aux lentes transformations de la liturgie et présentent à nos yeux un intérêt considérable.
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Deux caractères méritent d'être soulignés : la richesse doctrinale et la valeur pédagogique.
Le champ de la liturgie constitue lui-même un *lieu théologique* d'une richesse inépuisable, une sorte de réseau de vérités doctrinales éparses, non ordonnées systématiquement. Péguy avait le mot juste quand il disait que la liturgie est « de la théologie détendue ». Lorsque le chant de l'*Exsultet,* ruisselant de poésie, s'élève dans la nuit pascale, le dogme de la Rédemption illumine les intelligences d'un éclat propre qui n'est autre que la splendeur du vrai.
L'*Exsultet,* le *Lauda Sion,* le *Dies Irae* sont des dogmes chantés qui infusent directement dans l'âme à la fois là lumière et l'amour. Dom Guéranger disait que la liturgie est la Tradition à son plus haut degré de puissance et de solennité, ce qui suscita quelque étonnement à l'époque.
Les matériaux qui servent aux artisans de la théologie spéculative sont contenus dans la Prière de l'Église, comme sont contenues dans la carrière les pierres qui servent à la construction du Temple : c'est dans ce trésor que puisent les théologiens de tous les temps pour illustrer et affermir le dogme.
Le Père Emmanuel, Abbé de Notre-Dame de la Sainte-Espérance, trouvait la doctrine de la grâce dans les oraisons du Missel. Ces oraisons se ressentent des luttes doctrinales du IV^e^ siècle menacé par l'hérésie pélagienne. Pélage minimisait les conséquences du péché originel et partant la nécessité de la *grana sanans,* la grâce qui guérit. Or l'hérésie pélagienne est une des formes courantes de naturalisme qui renaît à chaque époque. Le Père Emmanuel ne voulait pas opposer thèses contre thèses.
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Il bâtissait sa théologie de la grâce sur le socle de la prière de l'Église. Les oraisons l'aidaient à mettre en lumière l'absolue nécessité de la grâce divine dans l'ordre du salut. C'est une illustration parfaite de la *lex orandi* statuant et fixant la *lex credendi.*
Dernièrement nous recevions un partisan du Pentecôtisme. Nous n'eûmes pas de peine à lui prouver la *nouveauté inquiétante* d'une prière s'adressant exclusivement à la Troisième Personne, en soulignant le caractère trinitaire de nos collectes qui s'élèvent vers le Père par le Fils dans l'Esprit. Même l'oraison de la fête de la Pentecôte reste soumise à ce mode de prier. La séquence de la messe, sorte d'effusion très libre qui s'adresse au seul Saint-Esprit, doit être considérée comme une glose du verset alleluiatique, la collecte reste trinitaire. « Nihil inovetur nisi quod traditum est. »
Voilà ce que nous enseignent nos oraisons liturgiques. Et elles nous enseignent également la Majesté de Dieu, l'abîme de notre misère, la façon de nous tenir devant Dieu et de nous adresser à Lui pour en être exaucés.
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Car la liturgie est aussi et surtout, par excellence, une norme de prière. Disons qu'elle nous offre la plus ancienne et la plus vénérable des méthodes d'oraison.
On a beaucoup parlé d'oraison et de méthode d'oraison depuis le XVI^e^ siècle. Ste Thérèse d'Avila déclare qu'elle aurait voulu se tenir au haut d'une montagne pour convaincre, s'il fût possible, tout l'univers de l'importance de l'oraison. Mais la piété, à partir du XVI^e^ siècle, a été fortement marquée par l'humanisme de la Renaissance et l'oraison s'est trouvée soumise aux investigations et aux industries de l'homme. Il était fatal que le développement de la psychologie inclinât les esprits à forger des *méthodes d'oraison* où dominaient l'aspect analytique et discursif.
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Or pendant les seize premiers siècles de l'Église la prière n'avait cessé d'irriguer les champs où l'on cultive la vie spirituelle. Comment donc priaient les anciens ? Usaient-ils de méthodes ? Il semble évident que non. L'oraison jaillissait spontanément des entrailles de l'office divin. Le fleuve des mystères liturgiques arrosait les premières générations chrétiennes, comme les quatre fleuves du Paradis, sans qu'elles eussent à inventer d'autres moyens d'accès au sanctuaire de la vie intérieure.
La liturgie a été, aux âges de foi, la grande éducatrice des enfants de l'Église. Les hymnes, les psaumes, le chant grégorien, l'ordre sacramentel versaient dans les âmes la lumière des vérités de la foi et provoquaient l'homme à regarder vers Dieu plutôt qu'à se regarder soi-même, à chanter les « *mirabilia Dei *» en s'effaçant, comme jadis les sculpteurs des chapiteaux de Chartres s'effaçaient devant leur sujet. Grâce à la liturgie, la primauté était donnée à la vie théologale et contemplative. Nos collectes acquièrent à ce titre une valeur pédagogique remarquable.
On notera d'abord l'importance des premiers mots de l'oraison : tantôt une invocation majestueuse nous met en face de la Toute-Puissance divine : « Omnipotens sempiterne Deus... », -- tantôt l'Église est nommée la première : « Ecclesiam tuam, Deus... » ou « Familiam Tuam... ». L'oraison se nuance alors de tendresse affectueuse. Parfois un verbe énergique met en relief l'action divine : « Fac, Domine... » « Praesta, quaesumus Domine... ». Ensuite le corps de l'oraison exprime l'objet de la demande, lequel se trouve signifié en peu de mots avec un rare bonheur, au point que l'objet principal d'une fête se trouve parfaitement résumé dans sa collecte.
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Voici ce que nous dit l'oraison de la messe de Minuit : « *Ô Dieu qui avez fait resplendir cette très sainte nuit des clartés de la vraie lumière, nous vous en prions, faites que cette lumière dont le mystère nous a été révélé sur la terre nous fasse jouir dans le ciel de sa plénitude. *»
Avec un art souverain, la liturgie nous fait passer d'une réalité créée à son analogue supérieur : de la lumière de Noël à la lumière céleste, du visible à l'invisible. L'oraison de la messe de l'aurore invite à passer du plan de l'être au plan *de l'agir :* en quelques mots voici établi le fondement de la morale : « Que la lumière qui, par la foi, brille dans nos âmes, resplendisse dans nos actions. » : « *In nostro resplendeat opere quod per fidem fulget in mente. *»
Ainsi chaque fête nous fait demander une grâce spéciale avec une douceur et une précision qui mènent l'âme tout droit au centre du mystère célébré. Nous sommes éclairés sur ce qu'il faut demander, comment il faut demander, pourquoi il faut demander. L'oraison de l'Immaculée Conception développe harmonieusement l'ordre des quatre causes ; celle du quatrième dimanche après Pâques tire nos cœurs en haut avec une suavité dont seul le latin peut rendre compte : ... « *ut inter mundanas varietates ibi nostra fixa sint corda ubi vere sunt gaudia *»*,* « afin que dans les fluctuations de ce monde nos cœurs restent fixés là où se trouvent les vraies joies ».
Le latin de nos oraisons nous fait prier avec tant de saveur et d'exactitude que la traduction en est rendue parfois impossible. Comment traduire des mots comme « hostia », « pietas » ou « devotio » ? A vingt siècles de distance le mot français, calqué sur le latin, apparaît vidé de sa substance ou bien a changé de signification.
*Hostia* signifie : victime d'un sacrifice sanglant.
*Devotio :* consécration irrévocable, et *pietas,* si délavé par l'usage courant, aurait besoin, pour n'être pas trahi, d'une longue périphrase qui redonne au mot sa sève antique et sacrée.
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La *pietas romana,* vertu nationale, chargée d'un sens charnel et religieux, signifiait à la fois l'attachement à la terre, la fidélité, la gratitude et pour tout dire le culte rendu aux dieux, aux parents et à la patrie, mais aussi à la famille, à la maison, aux mânes des ancêtres. On devine ce que ce mot de *piété,* trempé dans les eaux du baptême, pouvait signifier pour les premiers chrétiens. A la tendresse paternelle de Dieu l'âme illuminée par le Verbe répondait *sicut naturaliter* en refluant vers le foyer béatifiant de la vie trinitaire.
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Comment prier sur les oraisons du Missel ? La première condition est de savoir lire, science peu répandue contrairement à ce que l'on croit, et qui comporte, selon nous, deux opérations : scruter et soupeser. Nous conseillons à ceux qui veulent s'inspirer de la sainte liturgie pour alimenter leur vie de prière d'imiter la manière des *chercheurs d'or.* Le cycle de l'année liturgique est semblable à un grand fleuve chargé de rites, de chants, de poèmes. On y trouve aussi de brèves formules brillant d'un vif éclat que l'on peut comparer à des paillettes d'or.
C'est une excellente méthode d'oraison que de lire lentement le propre du Missel, de tamiser, pour ainsi dire, jour après jour, l'eau de cette rivière et de retenir soigneusement ce qui répond à l'attente et au désir de l'âme.
La collecte du dimanche deviendra, sous la dictée de l'Église, une méditation savoureuse et une exhortation pratique pour la vie chrétienne. On peut alors porter, gravées dans sa mémoire, les formules de nos oraisons préférées et vivre ainsi entouré de maximes lumineuses qui éclairent notre route.
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« In illius inveniamur forma in quo tecum est nostra substantia. »
(Secrète de la messe de Minuit.)
« Sacramentum vivendo teneant quod fide perceperunt. »
(Collecte du mardi de Pâques.)
« Sine te nihil potest mortalis infirmitas. »
(Collecte du 1^er^ dimanche après la Pentecôte.)
« Ad promissiones tuas, sine offensione curramus. »
(Collecte du XII^e^ dimanche après la Pentecôte.)
« Da nobis fidei, spei et caritatis augmentum. »
(Collecte du XIII^e^ dimanche après la Pentecôte.)
« Auctor ipse pietatis !... »
(Collecte du XXII^e^ dimanche après la Pentecôte.)
Il y a une grande douceur à prier avec les mêmes mots et les mêmes accents que les premiers chrétiens fraîchement renés de l'eau baptismale, écoutant les mêmes lectures, modulant les mêmes chants, attentifs comme eux à la voix mystérieuse de l'Esprit et de l'Épouse qui dit : « Seigneur Jésus, viens ! »
Benedictus.
109:209
## TEXTE
### En relisant Pascal
*Les* « *Pensées *» *que nous citons ici sont toutes extraites de la Section XIV de l'édition de Brunschvicg. Nous jugeons inutile de les alourdir de commentaires.*
Louis Salleron.
Il y a plaisir d'être dans un vaisseau battu de l'orage lorsqu'on est assuré qu'il ne périra point. Les persécutions qui travaillent l'Église sont de cette nature.
Bel état de l'Église quand elle n'est plus soutenue que de Dieu.
110:209
(...) Et d'ordinaire il arrive que, ne pouvant concevoir le rapport de deux vérités opposées, et croyant que l'aveu de l'une enferme l'exclusion de l'autre, ils s'attachent à l'une, ils excluent l'autre, et pensent que nous, au contraire (...)
1^er^ exemple : Jésus-Christ est Dieu et homme (...)
2^e^ exemple : sur le sujet du Saint Sacrement Nous croyons que la substance du pain étant changée, et transsubstantiellement, en celle du corps de Notre-Seigneur, Jésus-Christ y est présent réellement. Voilà une des vérités. Une autre est que ce Sacrement est aussi une figure de la croix et de la gloire, et une commémoration des deux. Voilà la foi catholique, qui comprend ces deux vérités qui semblent opposées.
L'hérésie d'aujourd'hui, ne concevant pas que ce Sacrement contienne tout ensemble et la présence de Jésus-Christ et sa figure, et qu'il soit sacrifice et commémoration de sacrifice, croit qu'on ne peut admettre l'une de ces vérités sans exclure l'autre pour cette raison.
Ils s'attachent à ce point seul, que ce Sacrement est figuratif ; et en cela ils ne sont pas hérétiques. Ils pensent que nous excluons cette vérité ; de là vient qu'ils nous font tant d'objections sur les passages des Pères qui le disent. Enfin ils nient la présence ; et en cela ils sont hérétiques (...)
La vérité est si obscurcie en ce temps, et le mensonge si établi, qu'à moins que d'aimer la vérité, on ne saurait la connaître.
111:209
Si l'ancienne Église était dans l'erreur, l'Église est tombée. Quand elle y serait aujourd'hui, ce n'est pas de même ; car elle a toujours la maxime supérieure de la tradition, de la main de l'ancienne Église ; et ainsi cette soumission et cette conformité à l'ancienne Église prévaut et corrige tout (...).
Ce qui nous gâte pour comparer ce qui s'est passé autrefois dans l'Église à ce qui s'y voit maintenant, est qu'ordinairement on regarde saint Athanase, sainte Thérèse, et les autres, comme couronnés de gloire et... comme des dieux. A présent que le temps a éclairci les choses, cela paraît ainsi. Mais au temps où on le persécutait, ce grand saint était un homme qui s'appelait Athanase ; et sainte Thérèse, une fille. « Élie était un homme comme nous, et sujet aux mêmes passions que nous » dit saint Jacques, pour désabuser les chrétiens de cette fausse idée qui nous fait rejeter l'exemple des saints, comme disproportionné à notre état. « C'étaient des saints, disons-nous, ce n'est pas comme nous. » Que se passait-il donc alors ? Saint Athanase était un homme appelé Athanase, accusé de plusieurs crimes, condamné en tel ou tel concile, pour tel et tel crime ; tous les évêques y consentaient, et le pape enfin. Que dit-on à ceux qui y résistent ? Qu'ils troublent la paix, qu'ils font schisme, etc.
112:209
*Injustice. --* La juridiction ne se donne pas pour le juridiciant, mais pour le juridicié (...) *Pasce oves meas,* non *tuas*. Vous me devez pâture.
Les malheureux qui m'ont obligé de parler du fond de la religion.
Ceux qui aiment l'Église se plaignent de voir corrompre les mœurs ; mais au moins les lois subsistent. Mais ceux-ci corrompent les lois : le modèle est gâté.
Ils ne peuvent avoir la perpétuité, et ils cherchent l'universalité ; et pour cela, ils font toute l'Église corrompue, afin qu'ils soient sains.
113:209
Les opinions relâchées plaisent tant aux hommes qu'il est étrange que les leurs déplaisent. C'est qu'ils ont excédé toute borne. Et, de plus, il y a bien des gens qui voient le vrai, et qui n'y peuvent atteindre. Mais il y en a peu qui ne sachent que la pureté de la religion est contraire à nos corruptions. Ridicule de dire qu'une récompense éternelle est offerte à des mœurs escobartines.
Le silence est la plus grande persécution : jamais les saints ne se sont tus (...) il faut crier d'autant plus haut qu'on est censuré plus injustement, et qu'on veut étouffer la parole plus violemment, jusqu'à ce qu'il vienne un Pape qui écoute les deux parties, et qui consulte l'antiquité pour faire justice. Aussi les bons Papes trouveront encore l'Église en clameurs (...)
Que ne les accusez-vous d'Arianisme ? Car ils ont dit que Jésus-Christ est Dieu : peut-être ils l'entendent, non par nature, mais comme il est dit *Dii estis*.
Je ne mérite pas de défendre la religion, mais vous ne méritez pas de défendre l'erreur et l'injustice. Que Dieu par sa miséricorde, n'ayant pas égard au mal qui est en moi, et ayant égard au bien qui est en vous, nous fasse à tous la grâce que la vérité ne succombe pas entre mes mains et que le mensonge ne... ([^21])
114:209
## NOTES CRITIQUES
### Quatre lectures d'André Frossard « Il y a un autre monde » (Fayard)
#### Première
J'ai toujours eu du goût pour les « mystiques » ; entendant par ce mot ceux qui ont eu une expérience sensible de Dieu. Dans le mystère universel, les saints et les mystiques témoignent de l'existence de Dieu. Je distingue « saints » et « mystiques » par le sens précis que je donne à ce dernier mot. Un saint est nécessairement un mystique par l'expérience qu'il a de Dieu, mais il n'est un mystique au sens précis et habituel du mot que si son expérience de Dieu se manifeste d'une manière qui sort de l'ordinaire. Un mystique peut être un saint mais peut aussi ne pas l'être. Il peut même ne pas être chrétien. Les plus grands mystiques sont les mystiques chrétiens, et les plus grands mystiques chrétiens sont les saints. Parmi les saints mystiques, ceux que je goûte le plus sont ceux dont le mysticisme est le moins apparent, ne se révélant même que par l'aveu qu'ils sont en quelque sorte obligés d'en faire à raison de leur vocation. Sans cet aveu leur sainteté laisserait ignorée leur vie mystique. A cet égard, Jeanne d'Arc et Thérèse de Lisieux me paraissent insurpassables. Si Jeanne d'Arc n'avait pas eu à revendiquer sa mission divine, tant à l'égard de son roi que de ses juges, sa vie de paysanne et de guerrière n'eût été qu'exemplaire, sans nous permettre de soupçonner ses « voix ». Et si Thérèse de Lisieux n'avait pas écrit son autobiographie par obéissance, nul n'eût soupçonné ses ravissements d'amour. L'intelligence pénétrante de Bergson m'apparaît d'abord au fait qu'il cite Jeanne d'Arc parmi les quatre ou cinq grands noms du mysticisme chrétien.
115:209
Ceci dit, les mystiques proprement dits, les Thérèse d'Avila, les Jean de la Croix, les Catherine de Sienne ou de Gênes, m'intéressent au plus haut point (et, j'espère, me nourrissent) par les coups de projecteur qu'ils lancent sur l'insondable profondeur, et hauteur, et largeur, de la réalité divine, comme par le pont qu'ils établissent entre la Trinité, la Création et l'Incarnation. Ils sont ma gnose évangélique, même à travers les contradictions de leurs tempéraments et de leurs révélations. Et ils m'intéressent encore, et me nourrissent encore, quand ils ne sont pas des saints et que leur imagination ou leurs défauts ne sont que trop visibles. Les hommes sont des hommes et le péché originel n'épargne personne. L'humanité commune et le péché témoignent encore du surnaturel dans la pauvreté de la nature.
Voilà un bien long prélude pour expliquer à quel point me plaît *Il y a un autre monde.* Le caractère douloureux du témoignage suffit à m'en garantir l'authenticité. Que Frossard ait attendu si longtemps pour le rendre public montre tout ce qu'il a eu à surmonter pour s'y résoudre. C'est comme la confession d'un criminel. Qu'un esprit aussi congénitalement critique et ironique ait pu atteindre à cette simplicité, à cette humilité, à cette pudeur, nous assure que, malgré le reste et malgré tout, l'expérience qu'il a vécue le 8 juillet 1935 l'a fixé pour toujours dans l'évidence de Dieu.
Il me paraît impossible qu'un tel livre n'ait pas un impact profond sur tous ceux qui le liront. Mais après tout je n'en sais rien.
Dans une émission du « Jour du Seigneur » (au mois de juin, si je me souviens bien), les monopolistes de service présentaient une série de livres à lire pendant les vacances. Y figurait celui de Frossard. Ils avaient dû hésiter, si j'en juge par la suite. On l'avait invité, et une aimable demoiselle, ou dame, Marie-Thérèse Maltèse, l'interrogea. Elle faisait de visibles efforts pour être charitablement compréhensive. « En somme, mon livre vous a choquée », lui dit Frossard. « Oui », confessa-t-elle. Elle expliqua pourquoi. Elle n'y trouvait ni la joie, ni la pitié, à quoi l'on reconnaît un chrétien.
C'est dire qu'on peut être chrétien de bien des manières. Mais Frossard me plaît aussi parce qu'il est écrivain. Excellent écrivain et écrivain spirituel (je veux dire : drôle). Son livre commence par ces mots : « Entre un pont de fer et un entrepôt, dans le petit port de l'Adriatique où je passe les vacances de mes enfants... » Tous les pères de famille apprécieront, -- et davantage à proportion du nombre de leurs enfants qui leur font, chaque année, passer leurs vacances...
Louis Salleron.
116:209
#### Seconde
Transmettre une expérience (mais est-ce possible ?), tel est le but d'André Frossard. Il a raconté dans *Dieu existe, je l'ai rencontré* l'illumination qui le saisit, lui, incroyant, indifférent, dans une chapelle où il était entré par hasard. Tout à coup, il *sut.* Et ce savoir ne l'a pas quitté.
Son livre a eu un succès immense. Alors, pourquoi un autre ? C'est que Frossard ne désespère pas de convaincre, quand la plupart de ses lecteurs se contentent d'être étonnés, s'arrêtent un instant et passent. Situation incroyable de l'homme qui montre un trésor, et qui voit les passants hocher la tête en disant : « Ah, oui, oui, c'est curieux. » Bien sûr, cette situation incroyable dure depuis deux mille ans, et Frossard sait très bien que de plus grands que lui ont échoué, apparemment échoué. Mais il s'obstine, il veut expliquer. On lui a rétorqué qu'un témoignage unique ne prouvait rien. Alors il rapporte la conversion de Ratisbonne, en 1842. Ce juif indifférent, mondain, entra lui aussi par hasard dans une église. Tout à coup, il vit la Sainte Vierge et se convertit sur-le-champ. Parallélisme troublant, incompréhensible humainement.
Hélas, la certitude de Frossard ne se heurte pas seulement aux sceptiques, aux distraits, aux tièdes, mais plus encore à l'orgueil des théologiens, de l'apprenti psychanalyste à celui qui affirme « qu'il n'est plus aujourd'hui un théologien sérieux pour défendre l'idée d'un Dieu personnel ». Notre auteur, qui n'est pas théologien, mais qui sait de quoi il parle, répond à ces mauvais docteurs dans des pages admirables.
La suite du livre est autobiographique. Le nouveau converti rencontre Stanislas Fumet, s'instruit de cette religion qu'il ne connaît qu'intuitivement. Il rêve d'entrer à la Trappe. L'autre monde, si présent, si évident, l'éloigne du nôtre. Plus que jamais il est « celui qui n'est pas là », comme dans son adolescence.
La guerre va changer cela. Marin rapatrié des Antilles en 1942, cet *absent* va connaître tous les engagements : il se marie, il devient père, il entre dans la résistance. Arrêté par la Gestapo, emprisonné, il échappe de peu à la mort. Il raconte cela avec simplicité, et on aime son courage.
Quelque chose, malgré tout, m'arrête dans ce beau récit.
Pour Frossard, qui a eu un peu plus haut cette belle formule : « l'amour, c'est ce qui fait exister l'autre », il semble que, tout à coup, une bonne part des autres n'existent plus.
117:209
Il ne lui paraît pas nécessaire de comprendre ceux qui n'ont pas fait le même choix que lui. Ils sont escamotés d'une phrase : « ...les Français du type traditionnel ayant donné leur foi au maréchal Pétain, qui leur promettait de les remettre sur pied, s'ils se tenaient sagement à genoux. »
Sur le moment, dans une guerre civile, le choix qu'on fait n'incline évidemment pas à comprendre les autres, ni même à les admettre. Mais trente ans après ? Pour ceux qui sont devenus hommes après ces années terribles, cette persistance dans la querelle est peu compréhensible. Et sans doute, une telle attitude est très commune ; cela ne suffit pas à l'expliquer.
Il est presque inutile de dire qu'*Il y a un autre monde* est écrit dans une langue ferme et souple à la fois, où abondent les formules piquantes ou fortes. Elle est à peine déparée quelquefois par des coquetteries (« les journaux n'avaient plus de caractères assez noirs pour dire leur inquiétude »).
Georges Laffly.
#### Troisième
L'HUMOUR, en société, reste encore la meilleure façon de se faire pardonner d'avoir de l'esprit. Dans les livres, il est souvent la marque d'une sensibilité aiguë qui répugne à dégénérer en éloquence ; et le plus délicat moyen de parler de soi, lorsque les circonstances l'imposent, sans tomber dans les méfaits du genre : romantisme, narcissisme ou sensiblerie... Au chapitre des confidences, l'humour en effet opère comme un renversement de la perspective ironique, que la sagesse tourne en direction du moi. Il faut un certain talent, une certaine prudence, pour maintenir l'ironie d'un propos dans les limites de la justice ou de la charité ; mais pour accéder aux subtilités aristocratiques de l'humour, entendu comme mode de confession littéraire, et non jeu de société, l'intelligence la plus brillante ne suffit pas : plus encore que de l'art, il y faut une bonne dose de pudeur et d'humilité.
On s'étonnera peut-être d'en trouver tant d'exemples dans le dernier Frossard, en raison de la gravité du titre, et du sujet. Pour moi, j'y vois une preuve supplémentaire que la grâce ne vient pas abolir la nature mais demande au contraire à s'y appuyer ; et pour chacun de nous, en ce qu'elle a de plus intime.
118:209
Le Frossard intérieur, spiritualiste, de *La maison des otages* ou de *Dieu existe...* ne contredit pas une seconde le Frossard spirituel des billets quotidiens. Nous pouvons bien goûter l'esprit du chroniqueur sans rien connaître des beautés fulgurantes entrouvertes ailleurs par l'âme du croyant, mais la réciproque n'est pas tout à fait vraie. Car l'auteur cultive dans l'expression de ses confidences et de ses souvenirs personnels -- même lorsqu'il s'agit de ce qu'il faut bien nommer son « expérience » mystique, sa révélation -- une vertu en soi identique à celle qui commande l'inspiration et le style de ses meilleurs articles : la vertu d'*étonnement.* Cependant, au lieu de l'appliquer philosophiquement au cours des choses, André Frossard dans ses deux derniers livres se l'applique chrétiennement à lui-même ; non à lui-même comme sujet ordinaire de pensées ou de désirs (ce qui serait encore de la philosophie), mais à l'objectivité certainement extraordinaire de son aventure spirituelle -- pour la découvrir aussi imprévisible et combien plus merveilleuse, à ses propres yeux, que le monde où Dieu lui a donné de la vivre et de l'exprimer. Cette surprise soigneusement entretenue à travers toutes les rencontres et les chemins de la vie est un hommage à la jeunesse éternelle de notre foi.
« J'ai assisté à ma propre conversion, écrit-il, avec un étonnement qui dure encore (...) Elle a fait de moi l'enfant que je n'avais jamais été (...) Depuis, l'esprit d'enfance m'a toujours paru inhérent au christianisme, et il ne me viendrait pas plus à l'esprit de revendiquer une foi *adulte* qu'une foi ridée ou une foi barbue. » -- Et ailleurs : « Le christianisme et son Église avaient les couleurs de la vie, et son innocente imagerie pieuse elle-même me paraissait éclatante de santé, comparée à la grise uniformité des constructions mentales dont je venais de sortir. Je m'amusais à l'idée que les intellectuels, allant au ciel, le trouveraient pour leurs péchés tout pareil à celui de Saint-Sulpice et en pleureraient de reconnaissance et de soulagement. »
*Il y a un autre monde* n'a rien d'un livre de doctrine ou de démonstration. André Frossard y répond aux critiques fulminées sur son premier témoignage par les théologiens de la mort de Dieu, mais on voit bien qu'il renonce à convaincre ceux qui s'assurent déjà avoir eu raison de la conversion du grand saint Paul. Le livre reprend le récit de sa naissance à la vie chrétienne au point où *Dieu existe...* l'avait abandonné. L'homme que le Tout-Puissant en personne est venu cueillir dans l'insouciance de son égocentrisme lettré raconte ici la part d'éternité que depuis ce jour il contemple, non seulement en lui, mais jusque dans les plus petits avatars de nos humaines destinées. Le doux nihiliste qui cultivait avec un soin jaloux sa faculté d'absence nous offre aujourd'hui, sur la mystérieuse tendresse qui plane au-dessus des choses, un festival de sensibilité chrétienne.
Il n'est que de se laisser porter aux charmes et à la promesse inépuisable de cette confidence.
Hugues Kéraly.
119:209
#### Quatrième
Oui bien volontiers, je viens rendre à André Frossard cette justice qu'il demande à son lecteur (p. 208) : il n'a pas *échafaudé ses insuffisances en doctrine,* il ne s'est nulle part dans son livre *proposé en exemple.* Il est, transparent et fidèle, un témoin de ce qu'il a vu ; de ce que les hommes ont reçu, souvent sans le savoir. Qu'il soit remercié d'avoir écrit un livre qui nous rappelle et nous dispose à l'amour de Dieu.
Depuis *Le Sel de la terre,* paru il y a plus de vingt ans, que je saluais comme l'annonce d'un Chesterton français, je n'ai pas cessé d'aimer les grands ouvrages d'André Frossard, avec le sentiment d'une parenté spirituelle particulière et profonde. Son dernier livre est peut-être le plus beau, l'écrivain y est tout à fait maître de son métier, avec le mot exact, la note juste, l'image qui éveille, qui transmet, qui n'égare pas.
Et pourtant il y a entre nous un glacier, un abîme (le contraire d'une montagne, que la foi peut soulever). Page 151, c'est en 1940, André Frossard est dans la marine de guerre, aux Antilles : « *Qu'ils fussent ou non prononcés sous la contrainte physique, les discours de Vichy nous révoltaient. *» Eh quoi ! Dès le début ! Dès les premiers mots ! Que disait donc de « révoltant » le maréchal Pétain, pendant l'été 1940 ? On ne le sait plus aujourd'hui, je me demande même si André Frossard en a gardé un souvenir précis. Voici donc quelques exemples de ce qu'était alors le langage de Philippe Pétain, maréchal de France, chef de l'État :
« *Nous tirerons la leçon des batailles perdues. Depuis la victoire de 1918, l'esprit de jouissance l'a emporté sur l'esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu'on n'a servi. On a voulu épargner l'effort ; on rencontre aujourd'hui le malheur. *»
« *Vous avez souffert, vous souffrirez encore. Beaucoup d'entre vous ne retrouveront pas leur métier ou leur maison. Votre vie sera dure. Ce n'est pas moi qui vous bernerai par des paroles trompeuses. Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal. N'espérez pas trop de l'État qui ne peut donner que ce qu'il reçoit. Comptez pour le présent sur vous-mêmes et pour l'avenir sur les enfants que vous aurez élevés dans le sentiment du devoir. *»
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« *Nous avons à restaurer la France. Montrez-la au monde qui l'observe, a l'adversaire qui l'occupe, dans tout son calme, tout son labeur et toute sa dignité. Notre défaite est venue de nos relâchements. *»
« *Notre programme est de rendre à la France les forces qu'elle a perdues. Elle ne les retrouvera qu'en suivant les règles simples qui ont, de tout temps, assuré la vie, la santé et la prospérité des nations. *»
« *Le travail des Français est la ressource suprême de la patrie. Il doit être sacré. Le capitalisme international et le socialisme international l'ont exploité et dégradé. Ils ont été d'autant plus funestes que, s'opposant l'un à l'autre en apparence, ils se ménageaient l'un l'autre en secret. Nous ne souffrirons plus leur ténébreuse alliance. *»
Donc, dès le premier moment, un choix sans hésitation, une décision irrévocable, une définitive évidence : ce langage du maréchal Pétain est révoltant, point c'est tout ; et cette appréciation est pour André Frossard en cohérence complète et nécessaire avec toute la religion révélée et toute la philosophie chrétienne !
Qu'il ait été « gaulliste » ou « résistant » n'est point du tout ce qui creuse ici l'abîme dont je parle. D'autres l'ont été dès juin 1940 eux aussi : mais ce n'était point en trouvant révoltants, et uniquement révoltants, les discours du maréchal Pétain. D'autres le sont devenus plus tard, ayant été ultérieurement « révoltés » par la passivité ou la complicité qu'ils croyaient pouvoir reprocher au gouvernement de Vichy. L'armistice était de moins en moins respecté par les Allemands, surtout à partir de 1942. -- Mais en 1940, en quoi donc le langage du maréchal Pétain, tel qu'on vient de le relire plus haut, pouvait-il être éventuellement suspect d'avoir été prononcé sous la contrainte physique ? Et surtout, surtout, en quoi était-il « révoltant », c'est-à-dire entièrement et violemment contraire, selon André Frossard, aux règles et valeurs morales de la philosophie chrétienne et de la religion révélée ?
Je vois bien d'autre part qu'ici comme toujours André Frossard est attentif à ne pas blesser ceux qu'il appelle « les Français du type traditionnel » (p. 161), -- encore que la phrase contienne deux mots dont la rectitude intellectuelle n'est pas évidente :
« Les Français du type traditionnel (avaient) donné leur foi au maréchal Pétain, qui leur promettait de les remettre sur pied, s'ils se tenaient sagement à genoux. »
Se tenir *à genoux*, sans plus et sans autre précision, serait donc en soi une attitude révoltante ? Pour Léo Ferré, qui après bien d'autres nous chante « ni Dieu ni maître », assurément. Mais pour André Frossard ? Mystère. -- N'allons point supposer qu'il a voulu dire, qu'il sous-entend : à genoux *devant les Allemands*, ce serait un affreux mensonge, une affreuse offense, dont il s'est toujours, il me semble, gardé.
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A l'égard des « Français du type traditionnel » qui se rallièrent en 1940 au maréchal Pétain, André Frossard a eu constamment, depuis 1945, une attitude correcte et bienveillante, et même généreuse, ce qui est fort rare dans le camp des vainqueurs. En général ceux qui ont gagné l'atroce guerre civile menée par les gaullo-communistes pour écraser les « Français du type traditionnel » ne songent depuis trente ans qu'à parfaire cet écrasement, qu'à maintenir leur domination jalouse sur l'ensemble de la vie politique, sociale, culturelle et religieuse. André Frossard, presque seul, fait exception. Mais sa bienveillance et sa générosité n'entament ni ne cachent, dans son abrupte nudité de falaise, son imperméabilité absolue : les discours du maréchal Pétain en 1940 lui furent immédiatement et uniquement révoltants, et il n'a pas changé d'avis. Voilà donc que tout d'un coup, malgré tout le reste, nous habitons deux galaxies différentes ; opposées. Mystère abyssal qui imprévisiblement, contre toute logique, contre tout pronostic que l'on aurait pu faire par ailleurs, nous sépare ici. Je ne puis penser André Frossard que comme frappé sur ce point d'un aveuglement incroyable, inimaginable, intolérable, inexplicable, incohérent, tout en constatant que, réciproquement, il pense la même chose des « Français du type traditionnel ».
Malgré toute la religion révélée, malgré toute la philosophie chrétienne que nous avons en commun.
Et je crains qu'un second abîme ne vienne s'ajouter au premier. Je crains qu'aujourd'hui André Frossard ne suive Paul VI comme il nous a vu suivre le maréchal Pétain, et que ce soit nous maintenant qui à ses yeux paraissions engagés dans une injustifiable résistance misérablement gaulliste. Bien entendu ça n'a aucun rapport, sauf d'une ironie cruelle, qui nous place une seconde fois aux antipodes malgré nos identiques pensées. Il ne nous reste que la désolation avec laquelle contempler cette distance temporelle qui ne se laisse pas entamer.
Oui, heureusement, cher André Frossard, il y a un autre monde.
J. M.
### Bibliographie
#### Bref aperçu du « Court traité de Soviétologie à l'usage des autorités civiles, militaires et religieuses » d'Alain Besançon (Hachette)
1\. Cent vingt pages, d'une impression aérée, qui se lisent en moins de deux heures et qui emportent la conviction de l'honnête homme.
Tout ce qu'on doit savoir de la politique intérieure et de la politique extérieure de l'U.R.S.S. s'y trouve. Gageons cependant que les autorités auxquelles ce petit livre s'adresse, surtout si elles sont « religieuses », ne leur accorderont pas le moindre regard. Nous en dirons la raison plus loin.
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2\. Comme tous les bons ouvrages, l'opuscule d'Alain Besançon ne développe qu'une seule idée dont l'auteur suit les ramifications -- j'allais écrire : les métastases, car il s'agit d'un véritable cancer spirituel -- dans tous les domaines de la « soviétologie ».
L'U.R.S.S. n'a point changé depuis les premières années de son apparition sur la scène de l'histoire. Aujourd'hui comme hier et demain comme aujourd'hui, elle met en œuvre ce qu'elle appelait, dès son premier lustre, « le communisme de guerre » et « la Nep » ou nouvelle politique économique, tant au niveau national qu'au niveau international.
L'idée-mère d'Alain Besançon, celle qui sinue dans toutes ses analyses et les ramène à l'unité est d'une simplicité voisine de l'évidence et aussi méconnue qu'elle : « Il existe deux modèles de politique soviétique et deux seulement : *le communisme de guerre* qui contraint la société civile à entrer dans les cadres prédéterminés de l'idéologie, et la *Nep,* autrement dit un certain retrait du pouvoir idéologique et une certaine latitude laissée à la société civile de s'organiser comme il lui semble bon. » L'irréalité de l'idéologie parasite la réalité sociale, lui impose sa présence, se substitue à elle aussi pleinement que possible, mais elle ne peut en pomper totalement la sève et la remplacer par l'*ersatz* de vie qu'elle a élaboré en ses songes et ses mensonges, à peine de périr elle-même en tuant son support. Parallèlement, la société réelle, exténuée par le système idéologique au pouvoir, est incapable de revenir à son état naturel antérieur. Au pays du socialisme joue en plein la dialectique dont la thèse est la mythologie au pouvoir et l'antithèse la réaction de la nature offensée.
Mais il n'y a pas de synthèse possible et cette dialectique avorte continuellement.
3\. Deux systèmes de politique étrangère correspondent aux deux domaines précédents : la surréalité idéologique et la réalité commune. Appelons-les *système A* et *système B*. Le premier se réfère à la doctrine et à ses slogans : lutte contre l'impérialisme capitaliste, lutte internationale des classes, internationalisme prolétarien, etc. Ses moyens de propagation sont connus : Komintern, Kominform, F.S.M., partis-frères, sans oublier le K.G.B. et ses nombreux vaisseaux capillaires. Le second se développe au point de rencontre ou plutôt de collision entre la sphère idéologique et la réalité commune propre à chacun des autres pays. Ses concepts fondamentaux sont, au plan du vocabulaire, ceux de la diplomatie classique : paix, coexistence, délimitation des champs d'influences et des intérêts privilégiés, etc.
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Ses moyens d'action sont ceux que les États ont toujours employés pour agir les uns sur les autres : négociations, armée, échanges économiques ou autres.
« L'art de la politique étrangère soviétique sera de combiner ces deux systèmes d'action en subordonnant étroitement le second an premier, mais de telle sorte qu'ils ne se gênent pas mutuellement et qu'ils atteignent, dans leur plan respectif, leur pleine efficacité. Celle-ci est atteinte lorsque le principe immuable qui la dirige est correctement appliqué : « Ce qui est à nous est à nous ; ce qui est à vous est négociable. »
4\. Nous ne suivrons pas ici les chemins que balisent les observations et les raisonnements de notre auteur. Le lecteur, que je souhaite nombreux, les parcourra lui-même, peu à peu gagné, comme je le fus, par la certitude qui se dégage des preuves accumulées.
La plus indubitable et la plus paradoxale en apparence est que *le communisme n'existe pas*. Il est irréel, radicalement et totalement imaginaire. Il ne peut se réaliser sans mourir. Dès que l'idéologie (ou la mythologie) communiste tente de s'incarner dans la réalité, celle-ci résiste et, en résistant, elle s'affaiblit. Mais son existence appauvrie témoigne par là-même du vampirisme qu'exerce sur elle l'Irréalité idéologique du mythe.
Au début, le système avait ses croyants, ses fidèles, ses missionnaires. On avait foi en lui. On espérait qu'après une série de phases transitoires, il finirait par s'incarner dans l'existence. Aujourd'hui, écrit Alain Besançon, « tous les témoins s'accordent à nous dire que, là-bas, personne *n'y croit *». En effet, à mesure que le système se réalise, l'abolition de la propriété individuelle se mue en appropriation de la propriété collective par une nouvelle classe dirigeante qui s'en réserve les bienfaits, n'en laissant que les miettes à l'immense majorité de la population. L'idéologie subsiste, mais en sa pellicule verbale seulement. Le régime évolue ainsi vers la *logocratie*, l'empire du mot, le formalisme pur, dur, rigide, qui se passe de plus en plus d'adhésion intérieure. En revanche, il impose avec d'autant plus de force à ses ressortissants un système rigoureux d'action. Il leur prescrit dictatorialement ses rîtes, son vocabulaire, sa lexigraphie, sa syntaxe, son langage politique amputé de toute correspondance, au réel. A la métaphore du parasite, indispensable pour figurer la succion opérée par l'imaginaire sur le réel, il faut maintenant substituer celle de la ventouse, de la cloche ou de la carapace, nécessaire à son tour pour représenter la sclérose verbale du système.
Le communisme n'est plus en U.R.S.S. qu'une immense pompe aspirante et foulante qui épuise la vie de ceux qu'elle emprisonne pour se donner une existence factice, et qui leur restitue ses propres automatismes verbaux avec toutes leurs conséquences pour ceux qu'elle mécanise. Le kolkhozien est en réalité un serf que le système utilise afin de se maintenir et qui se comporte extérieurement comme un coopérateur agricole et comme un constructeur du communisme.
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Ainsi que le souligne Alain Besançon, le système ainsi transformé en parlage est parfaitement mis au point et peut continuer indéfiniment sur sa lancée : « Rien ne vient le troubler, ni de l'extérieur à cause de la police, ni de l'intérieur à cause de la déconnexion de la subjectivité individuelle. » Celle-ci est néanmoins contrainte de se comporter comme le régime le lui dicte. Le système tient bon.
5\. La même rhétorique s'observe au niveau de la politique étrangère et vient à son tour, grâce cette fois à la complaisance de ses victimes, renforcer le système. La démonstration en est limpide. Les pays non-communistes, précisément parce qu'ils ne sont pas communistes, n'utilisent dans leurs rapports avec l'U.R.S.S. que les concepts, le vocabulaire et les instruments du système B. Mais les traités qu'ils nouent avec un régime qui pratique *à la fois* le système A et le système B vont infailliblement raffermir le système B de l'U.R.S.S. par un certain nombre de concessions (dont on ne sait même pas qu'elles seront réciproques) et, *du même coup*, ils consolideront le système A qui les considère comme de purs chiffons de papier. « C'est ainsi que tout traité entre les États-Unis et l'U.R.S.S. est transformé en un traité entre le capitalisme et le socialisme » et que les avantages tirés du premier sont virés au compte du second. Les États-Unis, l'opinion publique mondiale, la presse, les media et jusqu'à l'Église catholique elle-même ont fini par accepter cette dichotomie et à en parler le langage. Pour ces aveugles, il ne s'agit là que d'une concession toute verbale sans importance que l'on peut accorder sans dommage au gouvernement soviétique. Dans leur optique bouchée, des accords bilatéraux avec l'U.R.S.S. n'ont rien à voir avec l'idéologie marxiste.
Alain Besançon note justement que les puissances non-communistes qui traitent ainsi avec l'U.R.S.S. se trompent. En effet, « l'idéologie est un système verbal qui repose sur des mots et se nourrit de mots. Lui donner des mots, lui céder sur des mots, *c'est lui conférer la seule réalité dont elle soit capable* », c'est légitimer l'État qui fait corps avec l'idéologie, c'est le considérer « comme un État pareil à un autre ». Ce n'est pas assez dire : ces puissances ne renforcent pas seulement d'une manière quasi automatique le système à l'intérieur, elles accordent bénévolement au gouvernement soviétique, par leur concession verbale, de nier par son système A la légitimité des autres régimes qui l'ont étourdiment octroyée : en stricte idéologie socialiste, le capitalisme est inadmissible tant à l'extérieur qu'à l'intérieur ; il faut donc continuer sans fléchir à le combattre à mort tout en tirant de lui le maximum de bénéfices possibles par des négociations. L'Amérique et l'Occident, sans parler du Vatican, jouent ici le rôle bien connu de Georges Dandin.
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On ne peut ici que citer les propos étonnamment lucides de notre auteur : « Le régime idéologique étant dépourvu d'autre existence que linguistique, la consécration d'une croyance devient une consécration du fait. La souscription de la société internationale au fait soviétique lui injecte une réalité que ne sauraient lui apporter les votes les plus unanimes, les défilés les plus nombreux, les adhésions les plus enthousiastes de la société civile. Comme, devant les enfers, Ulysse nourrissait l'ombre de sa mère du sang des vivants et lui faisait prendre, l'espace d'un moment, un semblant de consistance, ainsi la société civile et la société internationale s'évertuent à évoquer la surréalité idéologique et la maintiennent constamment, selon son exigence, sur cette terre. Car le socialisme a besoin de ces deux évocateurs. En s'appuyant sur l'assentiment -- l'assentiment verbal bien sûr -- de la société civile, il réclame la reconnaissance de la société internationale. Puis, fort de cette reconnaissance, il demande à la société civile qu'il surmoule un surcroît d'assentiment. » Les peuples de l'U.R.S.S. ne sont pas seulement dupés par leur gouvernement socialiste, mais par les gouvernements des pays non-communistes, et leurs derniers catholiques par l'Église catholique de Paul VI et de Mgr Casaroli. Il n'y aura plus jamais pour eux un cardinal Mindszenty, ni bientôt un cardinal Wyszynski, mais des primats affiliés au parti communiste.
Le communisme n'a fait que raffiner la politique tsariste en l'occurrence. On se rappelle que Witte, l'ingénieux ministre des Finances d'Alexandre III avait inventé un système qui porte dans l'histoire son nom : « faire subventionner la puissance économique et militaire de la Russie par ses Alliés, sous la menace virtuelle de se tourner vers l'alliance allemande ». Les prêteurs de fonds occidentaux étaient persuadés qu'ils faisaient de bonnes affaires et leurs gouvernements les pressaient d'accroître leurs subventions à la Russie dans l'espoir que celle-ci s'intégrerait au système économique et politique qui était le leur. Un nouveau système de Witte a été accepté, avec la bénédiction de Kissinger et de son acolyte Gérald Ford, par les finances privées et publiques américaines et européennes. Les pays non-communistes espèrent ainsi voir l'U.R.S.S. pratiquer de bonnes relations avec eux, atténuer son communisme de guerre à l'intérieur et à l'extérieur, et surtout, bien sûr, bien sûr, entrer ou rentrer dans le giron planétaire de la Démocratie majusculaire universelle. Or il est visible que les biens importés par Moscou viennent alimenter directement son appareil militaire ou le faire indirectement en soulageant la société soviétique de l'intolérable fardeau qui pèse de plus en plus sur elle. Ajoutons que les biens exportés par l'U.R.S.S. et par ses satellites à des prix salariaux défiant toute concurrence viennent perturber le marché occidental et en intensifier la crise qu'il subit. D'où le résultat : « la *Nep* extérieure augmente encore la dynamique d'ensemble du système ». On assiste à cet énorme paradoxe d'un Occident qui achète la non-intervention de l'armée soviétique en en renforçant la puissance potentielle. Le nouveau système de Witte fait plus de dindons encore que le premier.
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Personne ne s'aperçoit plus que le devoir de l'U.R.S.S., en fonction de son système A qui en est le moteur principal, est de propager par tous les moyens, y compris le système B, le socialisme sur toute la planète. Personne ne s'aperçoit plus, en se plaçant, ne fût-ce qu'un instant, dans la même perspective soviétique, que le devoir des autres pays qui ont consenti à la détente et aux échanges avec l'U.R.S.S. est de respecter les contrats qu'ils ont signés en fonction du système B.
Les puissances occidentales pratiquent de la sorte envers l'U.R.S.S. une politique étrangère qui coïncide merveilleusement avec les objectifs que le système communiste n'a cessé de se fixer : bâtir l'État socialiste qu'il a vainement tenté de créer et qui n'existe encore qu'au titre grammatical, si l'on peut dire. Leur désir de voir cet État qui ne peut en aucune manière être considéré comme un État normal puisqu'il est destructeur de sa propre société civile et de toute société en général, se comporter à la longue selon les normes reçues entre États, se trouve perpétuellement déçu. Il fallait s'y attendre !
Renoncer à incarner l'utopie marxiste à l'intérieur de ses frontières, cesser volontairement d'exporter la révolution, le gouvernement soviétique ne le peut, quand bien même, par hypothèse, il le souhaiterait. La raison en est solaire : une telle tentative, à peine esquissée, serait son suicide immédiat. L'utopie marxiste est (avec la police qui l'accompagne et sa *Propaganda-Abteilung*) *le seul* instrument dont il dispose pour régner à l'intérieur et pour se tailler un empire universel. Bien que l'idéologie ne soit qu'un fantôme à la recherche d'os, de chair et d'âme, et que sa « construction du socialisme » ne soit que le forgeage en paroles d'une fiction, elle reste *le seul* moteur dont le Parti et ses chefs tiennent les manettes pour se maintenir au pouvoir, en dépit des résistances, des semonces, des démentis, des désaveux, des condamnations que la réalité des choses leur infligent chaque jour. Le socialisme n'a pu, ne peut, ne pourra jamais rester au pouvoir que par le truchement de l'idéologie, *par la puissance des mots* substituée, de gré ou de force, grâce à la ruse ou à la violence, *à la puissance du réel*.
6\. La conclusion d'Alain Besançon est d'une portée incalculable. « Incomparablement plus captieux que le mensonge russe traditionnel » (déjà dénoncé par Custine), écrit-il, « est le mensonge soviétique, parce qu'il n'en est pas un. Il est un faux-semblant de mensonge, un mensonge mensonger, un pseudo-mensonge. » Au sens obvie du mot, le mensonge est le contraire de la vérité définie comme correspondance de la pensée au réel. Il implique donc une référence à l'être. Il n'existe que si la vérité existe au préalable. Tel n'est point le mensonge socialiste : *il ne se rapporte qu'à la surréalité verbale du* *néant*, lequel existe dans le mot qui le signifie, mais non dans la réalité.
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Lorsque Brejnev déclare à tous vents que l'U.R.S.S. est le pays le plus pacifique du monde, qu'elle ne menace personne et, implicitement ou explicitement, que ce sont les autres pays qui la menacent, lorsqu'il ajoute que le citoyen soviétique est le plus libre du monde et, tacitement ou expressément, que le citoyen suisse, par exemple, étant asservi au capitalisme, ne jouit d'aucune liberté, *il ne ment pas*, il ne dit pas le contraire de la vérité, en le sachant. Il se réfère à l'idéologie. L'idéologie ne ment pas. L'idéologie ne dit pas davantage la vérité. *Elle est purement imaginaire*. Les mots employés par le socialiste et les mots employés par le commun des mortels (paix, désarmement, non-ingérence, etc.) sont alors *les mêmes,* avec cette différence dont on ne finira jamais de dénoncer la terrible et mortelle *équivoque :* dans le cas soviétique, ils renvoient à ce qui n'est pas, mais qui sera un jour ; dans le cas de l'homme de bon sens, ils renvoient à ce qui est ou qui peut être si l'on raisonne sur des réalités reconnues de part et d'autre. Plus exactement, le mot soviétique renvoie à une réalité qui ne siège qu'à l'intérieur de ce mot, et le mot du langage ordinaire renvoie à une réalité autre que ses lettres, ses syllabes, sa prononciation.
Dès lors, « si deux interlocuteurs s'accordent sur le même mot, mais non sur la réalité de référence, ce mot désignera deux choses contraires ». Ainsi le contraire de la liberté, au sens soviétique, c'est ce que nous appelons liberté. Le contraire de la détente, c'est la détente. Le contraire de la défense de la paix, c'est la défense de la paix. Contrairement à l'idée reçue, ce qui caractérise le monde soviétique, ce n'est pas la double parole, c'est la parole unique, mais dans la duplication des réalités : la « réalité » surréelle et verbale, la réalité réelle.
Toute négociation avec l'U.R.S.S. qui glisse des réalités réelles et concrètes qui sont celles de la politique et de la diplomatie normales, aux surréalités abstraites des formules, fait donc le jeu du communisme.
Exemple : le principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures des pays qui nouent entre eux des relations, proclamé à Helsinki. L'U.R.S.S. exige que les autres pays l'appliquent chez elle en vertu du système B qui est le leur et qu'elle adopte verbalement, mais elle se doit en revanche de ne point le mettre en pratique chez les autres en vertu du système A qui est le sien et qu'elle adopte effectivement. L'attitude de l'U.R.S.S. se propage par contagion dans les pays non-communistes : les gouvernements des pays du Marché Commun qui venaient de signer les accords d'Helsinki ne viennent-ils pas proclamer *urbi et orbi*, l'encre de leurs signatures à peine séchée, qu'ils ne noueront des relations normales avec l'Espagne que si celle-ci revient au régime démocratique ? Ce qu'ils accordent à l'U.R.S.S. ils le refusent à un pays qui a vaincu le communisme -- ô horreur ! -- par la *réalité* des armes.
Autre exemple : quand on ne s'entend point sur le Vietnam, l'Angola, le Portugal, on s'accordera sur le mot *non-ingérence* qui permet au dinosaure démocratique de ruminer dans sa tanière et au marxisme de s'immiscer partout sous le couvert du même vocable. L'U.R.S.S. n'a rien à voir avec le parti communiste français ! C'est l'évidence même, que diable !
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Quand on soupe avec le diable, il faut avoir une longue cuillère. Quand on négocie avec l'U.R.S.S., il ne faut jamais se laisser entraîner sur le plan de la parole, du langage, qui est celui du communiste parfait dont on ne dira jamais assez qu'il ne vit que dans la surréalité des mots incantatoires. Il importe de refuser la double réalité à laquelle se réfère le parlage socialiste. Il importe de s'en tenir aux seules réalités réelles, visibles, palpables, mesurables, aux faits, aux choses, disons avec Maurras : *à la physique politique.* Alain Besançon en tire la conclusion : « Devant l'hallucination, le mirage, la fantasmagorie », la règle d'or est « le discernement ». Aux autorités politiques, militaires et religieuses, il appartient désormais « d'arrêter les principes d'application » et d'agir en conséquence.
7\. « Vous êtes perspicace », rétorquerai-je, « mais je vous en demande pardon, fort naïf ». « Votre vœu est irréalisable *parce que les pays non-communistes sont en proie au même délire verbal que leur adversaire*. » La logorrhée démocratique n'a rien à envier à la logomachie socialiste. Elle est de même nature, comme tout observateur doté de jugeotte ordinaire peut le constater. *Pas plus que le communisme, la démocratie n'existe sauf en tant que vocable*. Elle est une surréalité parlée qui épuise par ses drogues langagières les réalités sociales. Giscard d'Estaing parle d'une « société libérale avancée ». Avancée vers quoi ? Mais, à travers les ruines de la société existante encore, vers le communisme, pardieu, vers le socialisme verbal avec son gang de politiciens féroces et parasites. Voyez les dentures de Georges Marchais et de François Mitterand. Paul VI s'efforce d'instaurer une Église démocratique avancée. Avancée vers quoi ? Mais à travers l'autodémolition de l'Église traditionnelle, vers une Église socialiste dont les volontés de puissance cléricales, conjointement à celles des politiques, détiendront les leviers de commande avec l'approbation d'une « majorité silencieuse » qui recevra le mot d'ordre : « Obéissez à vos évêques. » « Telle est la volonté du pape ! »
Ce qui existe en lieu et place de cette démocratie libérale et nominale, ce qui existe derrière son décor institutionnel, ce sont des groupes de pression, eux-mêmes dirigés par très peu d'hommes qui s'en servent pour mouvoir un État transformé en lourde et puissante machine à sucer les forces vives d'une société qui lui communiquait naguère encore une âme, un dynamisme, une vigueur saine. Ce que nous appelons aujourd'hui *démocratie est en fait* constitué par le règne d'une minorité d'individus avides de pouvoir dans un État dépourvu de société sous-jacente. Cette minorité manœuvre à son profit les ressorts artificiels, compliqués, de plus en plus entortillés à dessein, qu'elle a construits elle-même en lieu et place des organes vitaux que la société engendrait naguère encore en fonction de ses besoins.
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Cette substitution s'opère grâce au maniement opportun du mot magique : *démocratie*, laquelle n'existe qu'en tant que mot, exactement comme la propriété collective des moyens de production et la fin des aliénations dans les pays socialistes. L'hallucination verbo-motrice que le mot provoque s'étend par ondes concentriques à toute la vie humaine jusqu'au moment où un parti unique, éliminant ses rivaux, ne tolère plus que le *langage démocratique pur, sans compromissions, sans accommodements* : TOUS les pouvoirs, y compris les pouvoirs économiques, culturels, religieux, etc. appartiennent à la Nation. Comment les « autorités » démocratiques, si l'on peut encore employer ce substantif, pourraient-elles encore opérer ce discernement que souhaite Alain Besançon entre la réalité des choses et l'imposture verbale du communisme, puisque la même frénésie oratoire l'agite ?
8\. On ne comprendra rien à l'impasse où les démocraties libérales et leurs sœurs siamoises : les démocraties socialistes se sont engagées, ni à la sclérose, à l'atonie, à la paralysie qui les guettent au terme de leurs fièvres langagières, ni à la tyrannie inimaginable qu'elles instaurent, aussi longtemps qu'on ne s'aperçoit pas que nos contemporains n'habitent plus un univers de réalités, ni même un univers d'idées qu'ils se seraient librement forgées de la réalité, mais un univers de mots. Des mots qui ne renvoient plus au réel et qui n'ont plus que le sens que leur confère la subjectivité qu'ils ameutent en chacun. L'astuce est de découvrir des mots suffisamment vagues, aussi peu définis que possible, assez généraux pour que chaque subjectivité -- laquelle se contente de peu ! -- puisse s'y retrouver. Il n'y a plus de société véritable qui ancrerait les subjectivités dans le réel et dans le bien commun en les conformant à sa finalité. Il n'y a plus que du « collectif » dont on se satisfait en le décorant du vocable merveilleux, créateur d'une société nouvelle, désormais parfaite : *le socialisme*. Il n'y a plus de peuple, de peuple organisé en ses états, comme on disait jadis. Qu'à cela ne tienne ! On aura le mot *démocratie*, pouvoir et domination d'un néant ouvert à toutes les convoitises.
On pourrait faire une liste impressionnante de ces mots-clefs fantomatiques qui n'ouvrent que des serrures imaginaires et des portes spectrales donnant sur un désert réel, trop réel, formé d'innombrables grains de sable hermétiquement clos sur leur rotondité respective, et que les tempêtes de mots rassemblent en un semblant de vie unanime au seul profit de ceux qui disposent des bouches d'Éole en leur tour d'ivoire.
L'homme contemporain en est arrivé au dernier stade de la dégénérescence intellectuelle, propre aux fins de civilisation, avec cette circonstance aggravante qu'aucune civilisation de remplacement, jeune et vigoureuse, ne se lève aux confins de la planète ni à l'horizon des temps. Après avoir substitué aux choses les idées qu'il s'en fabrique, voici qu'il entre dans la sphère immobile et scellée des idéologies léthifères :
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le psittacisme, la répétition mécanique, de chaque côté d'une barrière à la fois effective et factice, de mots et de phrases qui ne se dirigent plus vers la réalité *objective* des êtres, des choses, des fins de l'action, mais qui sont de purs *flatus vocis*, de simples émissions de voix, pareils à des appeaux destinés à leurrer en lui ce qui lui reste d'intelligence ou à des associations qui déclenchent en lui le réflexe du grégarisme animal. Un même mot, deux réalités différentes : celle de l'illusion subjective, celle de la réalité objective, la première l'emportant toujours sur la seconde dans une atmosphère suffisamment saturée de verbalisme schizophrénique. Quand on ne s'entend plus sur les *choses*, on essaie désespérément, pour prolonger l'agonie de l'intelligence, de s'entendre sur des *mots*. Si l'on me permet ce jeu d'homonymies, on n'a plus alors que le choix des maux.
De préférence, on n'a même plus d'alternative. Lorsque la nature de l'homme : animal qui vit en société, se délabre sous les coups de l'individualisme (du personnalisme, comme on dit aujourd'hui), la surréalité verbale, prétendument salvatrice et efficace, du *communisme* s'impose avec la complicité de ceux qui en sont les victimes. La bourrasque des paroles se fige, gelant en son bloc de glace ceux qui ont commis l'imprudence de les écouter. Vous ne voulez plus obtempérer aux exigences de votre nature sociale ? Vous serez l'esclave du *socialisme !* Un immense baratin vous entraîne dans ses tourbillons ensorceleurs : lendemains qui chantent, société nouvelle, homme nouveau, etc., le tout « construit » par vous-mêmes, clé sur porte, sur porte de prison. Au surplus, si vous refusez d'être libre de toute aliénation, on vous y contraindra.
9\. Le malheur, peut-être le seul malheur de notre temps est que l'Église catholique, « temple des définitions du devoir », asile du langage significatif des réalités visibles et invisibles s'est ouverte à cet univers de mots qui l'entoure et qui, désormais, l'envahit. Elle délire à son tour. Elle rejette le langage sacré qu'elle a reçu de son divin Fondateur. Elle méprise les solides définitions dont sa théologie traditionnelle l'entourait comme d'un infranchissable rempart. Elle dialogue, prophétise, discourt, pérore, bavarde interminablement dans la surréalité d'un langage nouveau à double, triple, quadruple sens, qui n'évoque plus que fugitivement la réalité surnaturelle de son message. « A l'écoute du monde », comme elle l'avoue, elle en singe les mots captieux.
Deux exemples seulement dans la foule qui se presse.
Lorsqu'on lit, dans les *Actes du Concile,* la *Déclaration sur la liberté religieuse,* on est frappé, atterré par la multitude de significations disparates dans lesquelles le mot *liberté* -- jamais défini -- se trouve enclavé : les acceptions se chevauchent, parfois dans une même phrase au mépris de toute logique et, faut-il le dire, de l'orthodoxie.
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Un seul mot, dix réalités différentes, qui se ramènent à deux : la surréalité prestigieuse de la liberté *subjective* incarnée dans « l'éminente dignité de la nature humaine », et la pauvre réalité, à peine effleurée, d'une liberté d'une Église contrainte *par son objet même :* l'infaillible Vérité surnaturelle, de s'en proclamer fièrement l'unique dépositaire devant les autres religions. Ne parlons que pour mémoire du mot *libération* et des deux réalités qu'il recouvre, permettant aux réunions épiscopales et synodales toutes les voltiges dialectiques de l'une à l'autre et, en fin de compte, l'amalgame de l'affranchissement du péché et de la délivrance de toute oppression. Soyez révolutionnaires et vous ne pécherez plus !
Pour parler le langage ambigu du monde actuel, l'Église se devait de saccager la liturgie de la sainte messe dont le rythme immuable et le Canon, réglé une fois pour toutes jusqu'à la fin des temps par la sagesse surnaturelle de saint Pie V, réitérait chaque jour, d'une manière *identique* à ce qu'il fut, quoique d'une manière non-sanglante, le Sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ sur la Croix.
L'Église applique désormais le principe fondamental de l'esprit moderne : un mot -- *Eucharistie*, substitué à *Messe* qui se prête moins à la manipulation --, un mot et deux ou cent et trois réalités différentes comme dans les canons libéralement autorisés par l'épiscopat français, sans que Rome ne bronche : d'une part, la surréalité verbale d'un Repas, d'une « Cène » à la protestante, où l'on « fraternise », où l'on mange, boit, danse même, où l'on parle sans arrêt comme dans les parlements, où l'on emploie non plus le langage sacré des siècles, jugé désuet, mais le langage profane des lieux, des temps, des âges, des modes, auxquels l'officiant -- pardon, « le Président de l'Assemblée » -- se soumet par déférence pour le monde, et d'autre part, l'invisible, la mystérieuse réalité surnaturelle de l'Immolation au Calvaire, que la première évacue, lentement ou délibérément. Dans bien des cas, c'est fait : Judas triomphé.
Un mot, deux réalités, exactement selon la tactique libérale et socialiste du mensonge qui n'est plus contraire à la vérité, mais pis : sa caricature, si proche de la réalité qu'elle parvient à la déformer, à la vider de sa substance objective, sans que le commun des fidèles n'y prenne garde. L'opération s'effectue parfois par un rien, par un changement de ponctuation par exemple, comme dans la relation des paroles de la Consécration à ce qui la précède, avec l'intention expresse -- mais à peine visible, -- que les mêmes mots puissent désigner simultanément deux réalités différentes : la réitération du Sacrifice du Calvaire et le simple mémorial de l'événement. Le tour est joué : satisfaction est donnée aux protestants et aux catholiques, lesquels deviendront peu à peu protestants, comme le prévoyait déjà Montesquieu. L'œcuménisme se réalise, non au niveau du réel, mais au niveau du langage, dans la confusion des sens propice aux manœuvres.
On songe à la réponse percutante de l'essayiste viennois Karl Kraus à ceux qui l'accusaient de se préoccuper des subtilités de la langue massacrée par les sophistes de son temps : « Si l'on mettait les virgules là où il le faut, Shangaï ne serait pas en train de brûler. » (Cité par Thomas Molnar, *La Contre-Révolution,* Paris, Collection 10/18, 1972, p. 221.)
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On songe aussi, pour se consoler, à un prochain pontife qui, pareil à l'empereur chinois à qui l'on demandait quelles mesures il comptait prendre pour restaurer son pays en ruines, dirait à son tour : « Je restaurerai d'abord le sens des mots », dans l'Écriture Sainte, dans le catéchisme, dans la messe.
10\. J'oublie que le secrétariat du Vatican pour les non-croyants a publié, le 24 novembre 1970, un décret instituant l'enseignement du marxisme dans tous les séminaires. Je propose à cette commission parlementaire d'ordonner aux professeurs de ce cours où les mêmes mots vont infailliblement désigner deux réalités différentes de prendre l'opuscule d'Alain Besançon comme manuel de base. Tout y est, répétons-le : le mal, son diagnostic, son remède.
Mais ma suggestion est comique au sein de la tragédie que nous avons le triste privilège de vivre.
Marcel De Corte.
#### Bertrand de Jouvenel Les débuts de l'État moderne (Fayard)
Cette histoire des idées politiques au XIX^e^ siècle est issue d'un cours professé par l'auteur, et remarquable par la qualité et la quantité de textes cités, à partir desquels s'établit l'analyse de l'État moderne.
Tout commence avec le Consulat. Son premier trait est l'accroissement du pouvoir central. On accorde à Bonaparte bien au-delà de ce qu'on acceptait, et de mauvais gré, de Louis XVI. Jouvenel avait déjà montré cela dans *Du Pouvoir :* « La révolution française devait nécessairement donner naissance à un pouvoir politique beaucoup plus fort que celui qu'elle avait renversé. C'est la loi générale des révolutions. »
Au cours de la révolution l'image mythique du Roi a été remplacée par celle de la *Nation.* C'est en elle que les Français trouvent leur unité, c'est à elle qu'ils se dévouent. Mais ce changement représente aussi un changement du droit. Le droit royal n'était que le premier (et le garant) de toutes sortes d'autres droits anciens ou récents, ceux de la noblesse, des villes, des parlements. Désormais, c'est la Nation qui est la seule source du droit, et celui qui peut parler en son nom n'est limité par *rien.*
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Le Consulat est fondé sur « la propriété, l'égalité et la liberté », trois principes qu'on n'a pas fini de mettre d'accord. C'est aussi, c'est déjà un type d'État moderne, parce que c'est un État à *fort rendement,* qui peut mobiliser une grande partie des ressources du pays. La conscription, résultat de la Nation souveraine et de l'égalité, lui donne des armées nombreuses...Une administration très hiérarchisée organise le contrôle et la mise en service des biens.
Pourquoi les Français acceptent-ils cet État fort ? Parce qu'ils ont découvert à travers la révolution, qu'il faut des garanties aux droits que leur accorde la Constitution...Pour n'être pas victimes d'une faction, ou de l'anarchie, il faut consentir à doter l'État de forts moyens.
En revanche, l'État promet de respecter les conquêtes et les situations acquises. D'où la première place donnée à la propriété : il y a, depuis 89, un million de *nouveaux* propriétaires. Il se trouve aussi que la propriété, « droit inviolable et sacré », est désormais le *seul* butoir contre la toute-puissance de l'État.
De là, au cours du XIX^e^ siècle, une alliance entre le libéralisme (soucieux de limiter cette toute-puissance) et la propriété. Mais en même temps un autre débat commence, entre propriété et liberté.
La grande industrie naît. Le souci du travail, du niveau de vie, de la distribution des nouvelles richesses passe au premier plan. D'où l'essor des socialismes. Les socialistes français (Fourier, Proudhon. L. Blanc) croient résoudre la question par l'association, les coopératives, tendance qui ressuscite aujourd'hui avec l'autogestion. Marx les supplante. Il attend l'inéluctable victoire du prolétariat, qui détruira l'État. Mais les États les plus lourds et les plus opprimants sont nés justement dans les pays où le marxisme a triomphé.
Finalement, ce sont les socialistes anglais, les Fabiens, qui ont le plus influencé la société moderne : économie dirigée, sécurité sociale, enseignement massif orienté vers la technique, ces idées règnent aujourd'hui partout. Tous nos États sont *fabianisés*. Avec pour résultat d'étendre considérablement l'action et le contrôle de l'État. Nous sommes passés à un type de pouvoir d'un rendement encore beaucoup plus fort que celui du Consulat.
Comte opposait société à but *militaire* et société à but *industriel.* A tort. La société industrielle a de nombreux traits militaires : la mobilisation totale, la hiérarchie stricte, la discipline, la centralisation. Le modèle choisi par Lénine est celui de l'économie de guerre allemande.
D'autre part, les objectifs à atteindre, les plans divers pour développer la production, le bien-être, la santé, l'éducation etc., aboutissent à renforcer l'exécutif. Tandis que les systèmes de représentation et de contrôle dépérissent. Déclin du parlementarisme, personnalisation du pouvoir sont des faits généraux.
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L'analyse de Jouvenel s'arrête à 1914, mais il indique les tendances dominantes Elles se résument dans l'accroissement extraordinaire de l'État. En face, l'individu, de plus en plus isolé et fragile, n'a d'autre possibilité que de rejoindre des groupements (partis, syndicats) qui le nient également en tant qu'individu, mais peuvent satisfaire certaines de ses revendications, et lui assurer une protection. Il n'est pas impossible aussi qu'on voie se développer une certaine *clandestinité* civique, qu'annonce, en somme, un livre comme *Le Traité du rebelle,* de Jünger. Une telle clandestinité se manifeste aussi par des phénomènes comme le terrorisme, ou les « communautés » anarchisantes. C'est dire qu'on y trouverait le meilleur et le pire. Mais cela est une autre histoire. Celle des « Débuts de l'État moderne » est une œuvre magistrale.
Georges Laffly.
#### Jean Servier Les Forges d'Hiram (Grasset)
Ce gros livre, qui est par certains aspects un grand livre, a pour sujet la genèse de l'Occident. Qu'est-ce qui fait l'originalité de la civilisation occidentale, sa force d'aventure et de renouvellement ? Pour Jean Servier, c'est qu'elle est irriguée par la Bible : « Seule la Bible reconnaît et explique cette naissance d'une civilisation tournée vers l'avenir par la Promesse, acceptant -- subissant -- le libre arbitre donné aux hommes par la Révélation. »
A partir de là, il mène une immense enquête sur le monde du Proche-Orient et de la Méditerranée, depuis ses obscures originels. Cette note ne saurait en rendre compte. On se contentera de noter quelques points originaux.
1°) A. la répétition des sociétés archaïques (celles, qui relèvent de l'ethnologue) succède une autre forme de répétition, celle des empires du Temps : Babylone, où l'histoire de la terre répond aux : mouvements des cieux, l'Égypte, avec son rêve d'arrêter la mort. Ainsi l'homme se protège-t-il de l'angoisse par le sommeil.
2°) Ce sommeil, ce refuge, est fragile. Très tôt, on voit apparaître le scepticisme, la négation, le souci de réussite matérielle et « la société de consommation ». Hammourabi (18^e^ siècle avant Aménophis III, 14^e^ siècle avant J.-C.), Solon (VI^e^ siècle avant J.-C.), ne sont pas des fondateurs, mais des restaurateurs tardifs, qui interviennent au moment où les principes de la cité sont déjà devenus inintelligibles.
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3°) Cependant Abraham a reçu la révélation du Dieu unique. Elle n'a pas été réservée à un peuple isolé. L'exil d'Égypte, la première dispersion, le second exil à Babylone ont essaimé la Révélation. Jean Servier en trouve la preuve dans la réforme d'Akhenaton comme dans Zarathoustra. Et pour lui, nul doute que Cyrus comme Solon ont été marqués par le Livre. On aimerait que ces hypothèses hardies, soient mieux étayées. On regrette encore plus que le désir d'unifier sa philosophie de l'histoire conduise l'auteur à escamoter le fait grec. Il le nie avec une sorte d'acharnement, et n'hésite pas à parler de « l'orgueilleuse stupidité » de Platon et d'Aristote.
Dommage, car il y a des éléments féconds dans ce livre, et ils en sont diminués.
G. L.
#### Guy Franco Le jardin de Juan (Fayard)
Il s'agit de souvenirs, et de l'histoire d'une famille espagnole qui émigre à la fin du XIX^e^ siècle en Algérie, puis au Maroc, passant, à force de travail, de la misère à la prospérité. Le ton est très juste, le récit émouvant. Bien des pieds-noirs s'y reconnaîtront.
Mais voilà, nous sommes en 1976. L'anticolonialisme est une idée si bien reçue qu'il semble obligatoire à l'auteur d'en mettre une teinte dans son livre. Mais comment ? Ces ouvriers espagnols, ces petits propriétaires, les siens, sont évidemment exempts de cette tare. Alors on l'attribue aux « Français », aux Français de souche, qui, paraît-il, méprisaient l'Arabe. M. Franco sait aussi bien que moi, je pense, qu'en Afrique du Nord on en accusait au contraire volontiers les immigrés espagnols. Et il arrivait que ce soit vrai, comme c'était vrai quelquefois pour des Français d'origine. Il est bien difficile de trouver une loi à ce sujet, et quel besoin d'en chercher une ?
C'est la fausse note de ce livre.
G. L.
#### Jean-Claude Racinet Les capitaines d'avril (France-Empire)
Il y a eu l'avril portugais de 1974. Il y avait eu l'avril algérois de 1961. Si les deux mouvements semblent avoir peu de ressemblance, ils ont en commun ce point :
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quelques capitaines savaient que pour gagner, il fallait remettre en question beaucoup de choses, l'armée elle-même, et la société incapable de répondre à l'événement. Et ces capitaines pensaient que l'enjeu valait qu'on eût toutes les audaces. Racinet fut l'un d'eux, en Algérie. Il raconte son expérience. Il mérite d'être écouté.
Le signe d'une société malade, c'est qu'elle sécrète toujours des hommes capables de répondre à tous les défis, mais qu'elle ne les utilise pas. Le diagnostic est donné à temps, mais on ne veut pas employer le remède. Ce livre en est un exemple.
A Constantine d'abord, à Géryville ensuite, Racinet va montrer sur le terrain cette chose simple : à la mobilisation révolutionnaire par le FLN, on ne peut répondre que par une autre mobilisation. Elle est possible parce que la majorité des musulmans d'Algérie veulent être Français. Ce que le FLN leur promet, c'est moins l'indépendance que la dignité. L'armée est mieux placée que lui pour reconnaître et faire reconnaître cette dignité, parce qu'il existe une vieille confiance, et un respect, des musulmans envers la France et ses soldats.
Je crois n'avoir pas trop déformé l'analyse de Racinet. Deux fois, il prouvera, sur le terrain, qu'elle était exacte. Tous ceux qui connaissent l'Algérie peuvent le confirmer. Cette « dignité » qui manquait ne signifie d'ailleurs pas un échec de la colonisation, ni des Pieds-Noirs. Racinet ne dit pas cela. On se trouvait devant une crise de croissance, une crise de maturation, à laquelle il fallait savoir répondre.
« Casser du fell » n'était pas une réponse suffisante. « Ne pas faire de vagues », c'était une franche démission. Or l'armée oscillait entre ces deux réponses, et la troisième, celle que Racinet définit, et qu'il ne fut d'ailleurs pas seul à pratiquer, ne fut jamais vraiment soutenue. Personne ne se trouva pour l'imposer. Et bien sûr, ce n'est pas de Gaulle qui était capable d'accepter cette allure inédite.
Racinet a quitté l'armée. Revenu à Paris, il ne pouvait supporter le regard des Algériens sur son uniforme : « De deux choses l'une, se disait-il, ou tu es un ancien fellouze et tu ne penses pas beaucoup de bien de moi en ce moment ; ou tu es un ancien harki, et alors, ô frère, tu me hais. »
Ce n'est pas avec ce genre de réflexions que l'on gagne des étoiles. Il a démissionné.
G. L.
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#### Hedrick Smith Les Russes (Belfond)
L'auteur, journaliste du *New York Times,* en a été le correspondant à Moscou de 1971 à 1974. Visiblement, il aime les Russes ; bonne condition pour les comprendre. C'est aussi un « libéral », un homme « avancé » : voir ce qu'il dit sur la pornographie, l'éducation, et sur la déception qu'aurait causée Soljénitsyne en Occident par ses propos réactionnaires. Ce livre -- 508 pages, grand format, c'est toujours long avec les Russes -- est vraiment très intéressant, par la multitude de petits faits qu'il présente, et par les explications qu'il donne sur ce peuple.
On connaît, par exemple, le patriotisme russe. Mais Smith montre très bien comment ce patriotisme aide le régime à se perpétuer. Un Russe trouvera tout naturel de mentir à un étranger, ou du moins d'enjoliver le tableau, pour n'avoir pas l'air de reconnaître à son pays une situation inférieure.
L'idéologie marxiste n'est pas crue, est moquée en privé, mais jamais mise en question réellement : les Russes se sont habitués à une duplicité qui va jusqu'au dédoublement : ce qu'on affirme à haute voix en public, ou devant des gens qu'on ne connaît pas, n'a rien de commun avec ce qu'on pense vraiment -- et tout le monde le sait. D'autre part, quels qu'en soient les retards et les défauts, les Russes sont très fiers de leur société. Ils comparent avec le passé, et ils voient un progrès matériel très net, considérable. Comment penseraient-ils que cette amélioration aurait pu être plus grande, plus rapide, moins contraignante ? On porte au crédit du régime ce progrès, et pratiquement personne ne pense à porter à son passif les insuffisances, très visibles à nos yeux (une moyenne de 7 m^2^ de logement par habitant à Moscou), pénurie fréquente des produits les plus courants etc.).
H. Smith se réfère plusieurs fois aux *Lettres de Russie* de Custine, pour constater leur actualité : goût du secret poussé à l'absurde, autorité sans limites etc. Il s'étonne quand même de trouver Staline très populaire : c'était un homme fort, et on le regrette (il faut compter, sans doute, avec le fait que ses crimes sont mal connus, mais enfin, c'est curieux). Smith cite d'ailleurs une lettre de juif russe émigré en Israël, qui trouve que le désordre de ce pays est insupportable et conclut : « ce qui leur manque, c'est un Staline ».
Un des aspects les plus intéressants du livre concerne la vie économique, au sens le plus modeste, celle des ménages. Les salaires sont bas (et le rouble est officiellement surévalué). Mais un certain nombre de biens sont presque gratuits, et surtout on est assuré d'avoir un emploi -- sauf les dissidents politiques, évidemment. (Ce système semble séduisant même à de jeunes garçons occidentaux, si j'en crois certains propos que j'ai entendus, tant le goût de l'indépendance est rare.) Cela, c'est le système apparent, déclaré. En fait, tout se complique, et pour certains s'améliore, à cause du *blat :* les relations, l'accès à certains circuits. Telle position sociale vous donne ainsi accès à des magasins spéciaux, on vous permet d'avoir de l'essence, ou de la viande, ou n'importe quoi d'autre au marché noir. Mais les roubles nécessaires à ces achats coûteux ?
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Ils sont fournis par d'autres filières de marché noir, dans lesquelles vous êtes fournisseur, ou bien par les pourboires que vous vous faites donner. Cette face cachée de l'économie est extrêmement importante. Smith parle de fortunes qui s'édifient ainsi. Il parle même d'usines clandestines (il cite des cas en Géorgie).
L'ensemble est assez déroutant. Le marxisme n'est plus conquérant et convaincant, mais le régime n'est pas mis en cause. Les jeunes générations ont la plus grande curiosité de l'Occident, mais pas nécessairement de ce qui nous en paraît le meilleur : la musique pop est très demandée. Sans doute la population est-elle maintenue dans un état de mobilisation permanent. Instruction militaire poussée, dès l'école, mise en garde contre l'impérialisme menaçant, et rappel incessant de la II^e^ guerre mondiale. Cela étonne Smith, mais nous étonne moins. En France la V^e^ République a beaucoup joué de la guerre 39-45, pour exalter le gaullisme, et même pour retrouver, quelquefois, l'alliance des communistes. En U.R.S.S., le rappel incessant de la guerre alimente le patriotisme, et surtout un patriotisme *unitaire :* les Russes (au sens étroit) sont en train de devenir minoritaires, et les républiques, non-russes, plus prolifiques, ont quelque tendance à s'écarter.
G. L.
#### Pierre Chaunu et Georges Suffert La peste blanche (Gallimard)
Dans la France « pauvre » du lendemain de la dernière guerre, le volume des transferts consentis par le corps social en faveur des enfants de zéro à dix-huit ans, c'est-à-dire l'ensemble des aides et compensations instituées pour soulager la charge des familles, représentait 22 % du produit national brut *per capita ;* en 1975 ces mêmes transferts, tout compris, s'élèvent à 5,9 % d'une richesse nationale qui n'a cessé de se multiplier. Si bien que la dégradation progressive de l'aide aux familles aura été directement proportionnelle à l'évolution de la masse salariale ! On peine à le croire, et pourtant c'est ainsi.
J'ai trouvé cette information, parmi bien d'autres, dans le livre où Pierre Chaunu et Georges Suffert réunissent leurs observations sur la déroute de l'Occident. L'historien et le journaliste se présentent comme foncièrement optimistes dès les premières pages du dialogue, mars c'est pour introduire au bilan sociologique le plus sombre qu'il nous ait été donné de lire sur la question. A vrai dire, les auteurs n'y sont pour rien.
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Lorsqu'on s'est bardé d' « histoire quantitative », de courbes et de statistiques pour tenter d'y voir plus clair dans une situation, il faut bien aller jusqu'au bout des perspectives ouvertes par les chiffres ; et, si les découvertes le veulent ainsi, avancer dans cette discipline nouvelle qu'on pourrait appeler la sociométrie de la décadence... La fragilité grandissante des équilibres économiques, l'inflation des dépenses privées, l'incohérence des répartitions budgétaires de l'État, l'effondrement des taux de fécondité au-dessous du seuil de remplacement des générations, tout cela se mesure, tout cela se tient, comme autant de prises données à l'esprit pour une analyse rigoureuse du présent, ou la prévision du futur immédiat ; car il y a une limite au-delà de laquelle les civilisations ne survivent pas a l'excès de leurs propres désordres, que l'histoire « quantitative » permet de cerner avec d'étonnantes précisions.
Bien entendu, la prospection sociométrique n'atteint pas d'elle-même aux causes du désastre. Cette *peste blanche* qui s'appelle le refus de la vie, le discrédit jeté sur tout l'héritage culturel, l'ignorance sacralisée, l'esprit de revendication et de jouissance érigé en système, trahit en profondeur une crise d'identité, où l' « information » sous toutes ses formes joue un rôle déterminant. Pierre Chaunu en donne une illustration saisissante lorsqu'il montre que la tendance dominante du discours des media est de « jouer l'espace contre le temps » (p. 46), modifiant la représentation que nous avons de l'univers dans le sens d'une sensibilité papillonnante, irresponsable et déracinée. -- Les media en effet sont au centre de la crise, parce qu'ils représentent, depuis une génération au moins, le centre de gravité des nouveaux pouvoirs, l'instrument générateur d'optique sociale. A moyen terme, et pour notre malheur, ce sont donc eux désormais qui façonnent l'avenir, qui mènent le jeu, qui donnent une inflexion à l'histoire. Chaunu propose, rien de moins, qu'on les fasse basculer d'urgence dans l'autre camp, au service de la vie. Il décide que les media sont « les thérapeutes de la peste blanche », devant un Suffert passablement interloqué. Une croisade pour la conversion de la classe informante... Chaunu : « Il faut dire non à l'incohérence, non à la sottise, oui aux conditions permanentes du maintien d'une identité cohérente pour le progrès. Tout le reste en découle. » (p. 199.) Nous avons dix ans devant nous pour éviter le suicide de l'Occident.
Chaunu a raison, c'est évident. Mais qui va convaincre les media que Chaunu a raison ? Qui décide et dose le « droit à la parole », face au grand public ? qui tient le micro où nous parlent aujourd'hui Suffert, et Chaunu ?
Hugues Kéraly :.
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## DOCUMENTS
### La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre
*suite de la publication des documents*
### 57. -- Manifeste des universitaires catholiques
novembre-décembre 1976
Les universitaires catholiques soussignés tiennent à manifester publiquement leurs convictions personnelles et à rappeler la communion de pensée qui les unit à Mgr Lefebvre. Comme lui ils adhèrent non pas à « une » tradition parmi d'autres, mais à la Tradition catholique, pour la vérité de laquelle tant de martyrs ont témoigné et témoignent encore aujourd'hui.
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Ils regrettent profondément que de nombreux prêtres et la plupart des évêques n'enseignent plus aux chrétiens ce qu'il faut croire pour être sauvé. Ils déplorent la décadence des études ecclésiastiques et l'ignorance où sont laissés les futurs prêtres de la philosophie chrétienne, de l'histoire de l'Église et des chemins de la perfection spirituelle. Ils s'indignent du mépris affiché par tant de clercs pour la culture gréco-latine. Car cette culture n'est pas un simple vêtement ; l'Église s'est incarnée en elle. Ils espèrent en une renaissance de l'Église. Il y sera fait droit à l'intelligence et à la sainteté. Le culte du Saint-Sacrement de l'Autel y sera restauré. Le règne de Jésus-Christ sur les Nations y sera proclamé. Attachés à l'unité de l'Église, forts de leur foi, animés de cette espérance, ils saluent l'évêque courageux qui a osé se lever, rompre la conspiration du silence, et demander au pape l'entière justice pour le peuple fidèle.
*Premiers signataires :* Jean de VIGUERIE, Maître de Conférences à l'Université d'Angers ; et G. AUGÉ, Assistant à l'Université de Paris XI, -- Y. BONGERT, Professeur à l'Université de Paris II, -- Ph. BONNICHON, Maître Assistant à la Sorbonne, -- E. BORIONE, -- J.-P. BRANCOURT, Maître Assistant à l'Université de Paris II, -- Jean BARBEY, Assistant à l'Université de Paris II, -- Marguerite BOULET-SAUTEL, Professeur à l'Université de Paris II, -- Thierry BUNON, Assistant à l'Université de Nantes, -- G. CARBASCIA, Professeur à l'Université de Paris II, -- A. DAUPHIN-MEUNIER, Doyen de la FACO, -- M. DE CORTE, Professeur émérite à la Faculté des Lettres de Liège, -- J. DÉBUT, Maître-Assistant à l'Université de Paris X, -- G. FOURQUIN, Professeur à l'Université de Lille III, -- G. de GISLAIN, Assistant à l'Université de Paris II, -- H. GUILLOTEL, Maître-Assistant à l'Université de Paris II, -- P. JAFFARD, Docteur ès sciences, -- M. de KERGARIOU, Professeur à la Faculté Libre de Paris, -- M. LUCAZEAU, Maître Assistant à la Sorbonne, -- R. MOUSNIER, Professeur à la Sorbonne, -- F. NATTER, Doyen de la Faculté Libre de Paris, -- Ph. PAYE, Assistant à l'Université de Paris II, -- P. PILLORGET, Professeur à l'Université de Picardie, -- S. PILLORGET, Maître-Assistant à la Sorbonne, -- Cl. ROUSSEAU, Maître-Assistant à la Sorbonne, -- G. SOUTOU, Maître-Assistant à l'Université d'Angers, -- J. VIER, -- R. CHEYRE, Assistant à l'Université de Paris II, -- J.-L. HABOUEL, Maître-Assistant à l'Université de Paris II, -- J. HALAI, Professeur à l'Université de Picardie.
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### 58. -- Lettre de Jean Madiran à l'abbé Jacques Dupuy
27 novembre 1976
*Ce ne sont pas, à notre avis, les fausses informations reçues par le Saint-Siège qui expliquent à elles seules l'attitude de Paul VI. Mais ces fausses informations existent aussi. Celles qui représentent Mgr Lefebvre comme un homme incertain, manœuvré par un ténébreux* « *entourage *»*, n'ont pas peu contribué à déchaîner la sauvagerie des stratèges du Vatican. Nous avons pu identifier l'un de ces informateurs, qui utilise à cette besogne sa double qualité d'ancien professeur à Écône et de délégué général de l'Association Credo.*
Monsieur l'Abbé,
Selon des informations parvenues à ma connaissance, vous avez énoncé à mon sujet, le 9 avril 1976, à Mgr Jacques Martin, préfet des palais apostoliques, des contrevérités dont je vous demande raison.
Cette audience vaticane vous avait été accordée, en compagnie de M. ... et de Mme... à titre de représentants de l'Association Credo, vous-même étant reçu en qualité de délégué général de cette Association : si bien que vos déclarations engagent l'Association elle-même ; pour cette raison, j'informe son président de ma démarche auprès de vous.
Vous avez raconté à Mgr Martin qu'au mois de mai 1975 vous aviez rédigé une déclaration proposée à la signature de Mgr Lefebvre, et que celui-ci l'avait acceptée ; déclaration où, entre autres, il se soumettait sans réserve à tous les textes de Vatican II et où il proclamait son entière confiance en la personne de Paul VI. Vous avez assuré à Mgr Martin que deux personnes étaient intervenues pour détourner Mgr Lefebvre de signer cette déclaration ; et que l'une des deux personnes, nommément dénoncée par vous, était moi-même.
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Il s'agit d'une délation calomnieuse.
Certes, si Mgr Lefebvre m'avait demandé mon avis sur le texte que vous aviez rédigé, j'aurais tenu à honneur de lui donner un avis défavorable.
Mais ce n'est visiblement pas pour m'honorer, c'est pour me nuire que vous m'avez présenté à Mgr Martin comme l'auteur d'une intervention qui, à ses yeux et aux vôtres, était condamnable.
Cette intervention, je n'ai pas eu à la faire. A l'époque, je n'ai pas eu connaissance que Mgr Lefebvre aurait accepté le texte que vous lui aviez proposé (je n'ai eu connaissance ni de la proposition, ni du texte). Aujourd'hui encore, je tiens que l' « acceptation » dont vous parlez n'a jamais existé : qu'elle est le fruit d'une imagination ou d'un malentendu. Je vous déclare en tout cas que je n'ai pas eu à faire changer d'avis Mgr Lefebvre sur ce sujet, et que votre délation auprès de Mgr Martin est fausse entièrement.
J'ajoute, par parenthèse, que voir en Mgr Lefebvre un homme qui subirait des influences est un contresens et une aberration. Vous avez accrédité au Vatican une fausse idée de sa personne et de son caractère, et vous portez en cela une lourde responsabilité : car cette fausse idée est reprise à la fin de la lettre de Paul VI à Mgr Lefebvre en date du 11 octobre 1976, et en explique en partie le dispositif.
Les informations en ma possession sur l'audience du 9 avril me paraissent très sérieuses : je ne vois malheureusement aucune chance qu'elles puissent être inexactes.
Néanmoins je vous interroge et sur leur exactitude et sur la suite que vous donnerez au présent démenti.
Je ne considère nullement que vous soyez obligé de me répondre. C'est simplement moi-même qui me considère obligé à cette démarche préalable auprès de vous.
Veuillez recevoir, Monsieur l'Abbé, mes salutations très attentives,
Jean Madiran.
*Nota bene*. -- L'abbé Jacques Dupuy, délégué général (etc.), n'a ni contesté ni regretté les faits. Il ne nous a pas davantage proposé de rectifier lui-même, auprès de Mgr Martin, les fausses informations qu'il lui avait données. Il a ainsi rendu inévitable la publication de notre lettre du 27 novembre.
============== fin du numéro 209.
[^1]: -- (1). Numéro 187 de novembre 1974.
[^2]: -- (1). « Propos mêlés de souvenirs sur la personne et l'œuvre de M. Jacques Maritain », ITINÉRAIRES, numéro 112 d'avril 1967.,
[^3]: -- (1). I Cor., 9, 19 : *Vae mihi, si non evangelizavero -- *« Malheur à moi, si je ne prêche pas l'évangile. »
[^4]: -- (1). Ps., 72, 27.
[^5]: -- (2). Ps., 2, 1.
[^6]: -- (3). Job., 21, 14.
[^7]: -- (4). II Thess., 2, 3.
[^8]: -- (1). II Thess., 2, 2.
[^9]: -- (2). Sap., 11, 24.
[^10]: -- (3). Ps., 77, 65.
[^11]: -- (4). Ps., 67, 22.
[^12]: -- (5). Ps., 66, 8.
[^13]: -- (6). Ps. 9 20.
[^14]: -- (1). L' « .A.P.E.E.C. » est une « association pour l'évolution de l'école catholique », étant entendu que cette « évolution » consiste à hâter l'intégration de (ce qu'il reste de) l'école catholique dans l'enseignement d'État. Par une juste dérision, l'A.P.E.E.C. est nommée : association pour l'enterrement de l'école catholique. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^15]: -- (1). *La crise dans l'Église,* note 22, p. 46.
[^16]: -- (2). Cette citation et la plupart de celles de Teilhard que nous donnons dans cet article sont reprises de notre petit livre *Contre Teilhard* (Berger-Levrault, 1967).
[^17]: -- (3). Le communisme est « la vieillesse du monde », comme dit justement Jean Madiran.
[^18]: -- (1). Cf. *Ubi Caritas et Amor,* ITINÉRAIRES, supplément 105, juillet-août 1966.
[^19]: -- (1). *Ubi Caritas*, p. 39.
[^20]: -- (2). Le « texte souligné », dans la lettre de Mgr Lefebvre au cardinal Ottaviani, ce sont les lignes de la p. 109 que nous venons de reproduire : « D'une manière à peu près générale, lorsque le concile a innové... »
[^21]: -- (1). Les points de suspension sont dans le texte.