# 211-03-77
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### L'affaire Elchinger
*suite*
Un qui sait
Article paru dans le Supplément-Voltigeur\
numéro 45 du 15 février 1977
A propos de l'affaire Elchinger, un article de Georges Appia dans « Réforme » du 15 janvier. Georges Appia a été « observateur officiel du protestantisme au concile Vatican II », et « chargé par la Fédération protestante de France des relations avec le catholicisme ».
Il écrit notamment :
On sait l'attention pastorale que depuis des années Mgr Elchinger prête au problème délicat des mariages mixtes et plus encore à celui des foyers mixtes (...). Il a pris en 1973 pour son diocèse une initiative hardie, acceptant que dans certains ces précis le conjoint protestant puisse participer à l'eucharistie, et même -- plus exceptionnellement -- que la réciproque puisse être autorisée.
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On sait le nombre et la violence des critiques qu'il s'est attirées en provenance de Rome, de l'épiscopat allemand et de certains de ses collègues français.
« On sait... », « on sait... » : mais non, justement, on ne sait pas.
Ou du moins, on ne sait pas tout ce que Georges Appia évoque allusivement.
Et entre autres, on ne sait pas « le nombre et la violence des critiques qu'il s'est attirées en provenance de Rome, de l'épiscopat allemand et de certains de ses collègues français ».
Sans doute faut-il être « observateur officiel du protestantisme » et « chargé des relations avec le catholicisme » pour être au courant de ces secrets -- que l'on cache à l'ensemble du peuple chrétien et du clergé catholique.
C'est le premier objet de nos réclamations dans l'affaire Elchinger : que *l'on* cesse, sur les questions de foi, de traficoter clandestinement derrière notre dos.
\[Fin de la reproduction de l'article paru dans le *Supplément-Voltigeur*, numéro 45 du 15 février 1977.\]
*Bien entendu, il faut prendre pour ce qu'il est l'observateur Georges Appia, chargé des affaires catholiques à la Fédération protestante de France. Son œcuménisme est de la catégorie vigoureuse :*
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*dans le même article il parle en effet de* « *la mégalomanie d'un Lefebvre *»*, de* « *la mauvaise action d'un Michel de Saint Pierre *»*, de la* « *cohorte de gens cultivant nostalgie du passé et complexe de frustration *» (*la cohorte, c'est nous, semble-t-il*) ; *il déclare que le livre* « *Les fumées de Satan *» *est un* « *malodorant recueil de délations *»*.*
*Déclarons donc de notre côté qu'à ce vocabulaire nous reconnaissons à coup sûr un esprit ouvert, accueillant, œcuménique et d'une parfaite bonne foi.*
\*\*\*
*Reste ce qu'il* « *sait *»*.*
IL SAIT *que Mgr Elchinger admet à la communion catholique des protestants qui ne croient pas à la transsubstantiation. Cela s'appelait, à notre connaissance, un sacrilège. Cela s'appelle comment, désormais ?*
IL SAIT *que Mgr Elchinger incite des catholiques à communier avec les espèces* « *consacrées *» *par un ministre qui n'a pas reçu le sacrement de l'ordre. Ce qui est manifester* (*ou bien singer*) *une sorte d'apostasie.*
IL SAIT *que, pour tout cela, Mgr Elchinger a été vivement critiqué :*
1*. par Rome,*
2*. par l'épiscopat allemand,*
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3\. *par quelques évêques français,*
*... ce qui fait d'un seul coup trois informations.*
*Nous demandons à haute voix si, oui ou non, l'observateur protestant Georges Appia a dit sur tous ces points la vérité, dans l'hebdomadaire protestant* « *Réforme *»*, aux lecteurs protestants.*
*S'il a dit la vérité, il faut la dire, aussi, aux catholiques.*
J. M.
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## ÉDITORIAL
### Lettre de François Miron au chef de l'État sur un point d'urbanisme
*Il ne faut pas qu'il y ait\
d'un côté les quartiers des riches\
et de l'autre ceux des pauvres*
Cher Sire,
Permettez que je me retire : en jurant fidélité au roi, j'ai promis de soutenir la royauté.
Or Votre Majesté me commande un acte pernicieux à la royauté. Je refuse. Je le répète à mon cher Maître et Souverain bien aimé.
C'est une malheureuse idée de bâtir des quartiers à usage exclusif d'artisans et d'ouvriers. Dans une capitale où se trouve le Souverain, il ne faut pas que les petits soient d'un côté et les gros et dodus de l'autre. C'est beaucoup mieux et sûrement quand tout est mélangé. Nos quartiers pauvres deviendront des citadelles qui bloqueraient nos quartiers riches. Or, comme le Louvre est la partie belle, il pourrait se faire que les balles vinssent ricocher sur votre couronne.
Je ne veux pas, Sire, être le complice de cette mesure.
François Miron.
*prévôt des marchands*
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#### Réponse du roi Henri IV
Compère, vous êtes vif comme un hanneton, mais à la fin du compte un brave et loyal sujet. Soyez content, on fera vos volontés et le roi de France ira longtemps à votre belle école de sagesse et de prud'homie.
Je vous attends à souper et vous embrasse.
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*Ces deux lettres avaient paru dans notre numéro 54 de juin 1961. Il nous semble que cette brève correspondance, par sa densité, vaut tout un éditorial et même deux. Le premier sur l'* « *urbanisme *», *bien entendu. Le second, aussi actuel, sur l'obéissance non inconditionnelle et sur l'aptitude au gouvernement. Temporel. Et spirituel.*
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## CHRONIQUES
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### La révolution anarchiste et l'Église conciliaire
par Gustave Corçâo
*Nous apportons dans ces pages des réflexions qui, dans leur ensemble, présentent une certaine autonomie ; mais nous croyons que la lecture en sera plus profitable si ces réflexions sont greffées sur l'étude déjà publiée dans* ITINÉRAIRES, *sous le titre* L'anthropo-ex-centrisme ([^1]), au *point où nous signalions les courants de l'histoire qui ont travaillé comme agents externes du renversement anthropocentrique de l'* « *Église *» *post-conciliaire :*
Le lecteur dira peut-être que nous tournons en rond autour d'une obsession. Brasillach, dans *Notre Avant-Guerre,* que je cite de mémoire, nous dépeint ainsi la figure de Bernanos, que lui et ses amis avaient visité :
« Comme un bœuf attelé à sa marotte, il tournait en rond ; et nous vîmes qu'il était fou. » Pauvre Bernanos ! Et pauvres de nous qui tournons en rond, autour de la passion de l'Église ! Mais nous pouvons bien ennoblir notre mouvement circulaire, et même notre obsession, en nous rapportant (toujours de mémoire, hélas) au vénérable et mystérieux Pseudo-Dionysos qui nous a décrit la contemplation et l'approfondissement des choses divines, gloire ou passion, par un vol circulaire.
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Nous avons déjà remarqué que ce monde vieilli par une sorte de reprise du péché originel, pris comme critère d'une civilisation, dite anthropocentrique, se définit par le désordre et l'impiété en progrès accéléré. Mais, dans cet ensemble désordonné, il faut bien distinguer deux aspects du cours des choses. Le premier est celui des événements qui se croisent à la surface de l'histoire, -- jalonnés ici et là par des monuments ou des batailles, mais, au fond, produits par des hasards (au moins en ce qui concerne les intentions de l'homme) et caractérisés par des mouvements aléatoires et sans orientation ; le deuxième aspect est celui des courants de l'histoire souterraine qui, à vrai dire, ne sont pas purement et simplement désordonnés mais contre-ordonnés. La révolution anarchiste est le plus remarquable de ces mouvements contre-ordonnés, malgré tous les paradoxes qui cachent cette demi-ordination. Ces mouvements qui viennent de loin, et confluent dans l'estuaire des erreurs de nos jours, sont marqués par une antithèse dont leurs adeptes eux-mêmes se vantent dans des éclats de haine révélatrice.
Les braves gens qui là-haut, à la surface du monde, vivent leurs petites vies de chaque jour, s'agitent dans une espèce de mouvement brownien, et se froissent dans de petits heurts d'itinéraires croisés, quand on leur parle de cette race de termites qui travaillent en creux, ana souterrains de l'histoire, ils les imaginent comme des âmes ardentes, animées par le désir héroïque d'atteindre leur idéal. Ces braves gens qui vivent le mouvement brownien de la médiocrité (prise comme suprême critère de réalisme) peuvent soupçonner l'utopie sous les espèces d'un tel idéal, mais sans pouvoir se soustraire à une certaine admiration de spectateurs. Admiration sans risques et sans compromis, comme celle que parfois ils se permettent envers les saints :
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Moi-même qui vous parle aujourd'hui en ton professoral, *confiteor... *: après la période des romans de cape et d'épée, qui me poussa à la folie de prendre un maître d'armes en plein XX^e^ siècle, j'ai eu une période de passion pour la lecture des histoires de terroristes russes qui préparaient des bombes dans le coin de leur taudis et qui, le jour fixé par les dirigeants, la portaient sous cape, à la lettre, pour la jeter dans le carrosse d'un certain Archiduc dont le seul titre, pour nos héros, expliquait clairement toutes les souffrances des pauvres et la misère du monde.
En ce temps-là, je ne pouvais pas m'attarder à la considération de l'excessive simplicité d'une telle doctrine. Emporté par la fièvre de l'admiration, je consentais abstraitement à la condamnation de tous les archiducs par les tribunaux révolutionnaires. Dans ma jeunesse éloignée du Sang du Seigneur Jésus, je devinais obscurément qu'il ne peut y avoir de rédemption sans effusion de sang. L'idée du salut du monde par la vaseline ne me serait venue -- Dieu merci ! -- à aucune des couches de ma, géologie vécue. Mais je ne pourrais pas, sans injustice envers le jeune homme que je fus aux jours de la planète Halley, effacer de ma mémoire l'admiration spéciale que j'ai gardée pour un pauvre jeune Wasilli ou Alexis, vich ou pof, qui ce jour-là devait jeter sa bombe, ou se jeter lui-même : avec elle dans le coin de la rue où l'Archiduc allait passer... L'heure venue, mon Wasilli ou Alexis se précipite pour ouvrir la portière de la voiture. Soudain, on le voit reculer avec un air de décision plus héroïque que celle de tuer. Traîné au poste de police, mon pauvre anarchiste de dix-neuf ans expliqua simplement son recul : la présence de l'archiduchesse n'était pas prévue ; l'archiduchesse n'avait pas été jugée et condamnée à mort par le tribunal révolutionnaire. Pauvre gosse trompé par la plus perverse des fraudes, je t'imagine au ciel devant le sourire de la Très Sainte Vierge dont la blancheur infinie te rappelle la pâle blancheur d'une figure de femme, blottie au fond d'un carrosse archiducal.
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L'idéal qu'on respirait alors était celui de bâtir un monde nouveau. Nous savons par la sagesse de l'Ecclésiaste qu'il y a un temps pour planter et un temps pour cueillir, un temps pour la guerre et un temps pour la paix.
On nous a enseigné qu'il y eut dans l'histoire un temps pour *découvrir.* Au XVI^e^ siècle les grands navigateurs découvrent le Nouveau Monde, et les rêveurs de ces jours d'optimisme ont extrait de là toutes sortes d'espoirs édéniques pour le cours de l'histoire.
Mais il y a un temps pour découvrir et un temps pour fabriquer.
\*\*\*
*Un temps pour découvrir et un temps pour fabriquer :* j'ai écrit autrefois un chapitre sur ce séduisant binôme. Vraiment, il y eut un temps où les hommes s'enivrèrent avec cette idée de « découvrir », qui implique celle du gain d'un trésor déjà réuni, mais caché. Les navigateurs découvrirent donc que la terre, à commencer par la pointe de Sagres ([^2]) électrisée et tournée vers une immensité atlantique ouverte et convexe, était beaucoup plus grande que le monde méditerranéen concave et fermé sur lui-même. Les astronomes annonçaient une dilatation des cieux qui détrônait notre terre, devenue une petite planète vassale du dieu-soleil lequel, dans la logique de la cosmologie copernicienne, s'emparait d'une perfection divine : l'immobilité.
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Dans les vieilles pages écrites sur ce binôme « Découverte-Invention », j'abordais plusieurs aspects pris par l'un ou l'autre de ces accents toniques de la civilisation moderne. A l'époque des découvertes, la tendance de l'économie (voir la *Petite histoire des grandes doctrines économiques,* de Daniel Villey) penchait sur le versant du mercantilisme et même du chrysohédonisme où « la richesse des nations consistait dans l'argent et l'or, ces deux fidèles amis de l'homme », tandis que de nos jours cette richesse a ses meilleures ressources dans le *know-how* ([^3]) et non dans la matière recueillie à son état naturel. On dira que la crise actuelle du pétrole vient porter un démenti à notre binôme. *Respondeo dicendum,* qui vivra verra, car dans quelques années c'est aux détenteurs du *know-how,* et non aux Arabes, que l'on criera au secours. De même, dans le domaine central de la philosophie, nous voyons le binôme osciller entre, d'une part, un courant empiriste qui décrit la connaissance comme un processus essentiellement fondé sur l'expérience et donc essentiellement constitué comme *recherche,* et, d'autre part, un courant idéaliste : quand l'idée de *faire* remplace celle de *trouver,* nous voyons, par exemple dans l'épistémologie de Kant, que le processus de la connaissance devient une fabrication de l'esprit et non une vision obéissante et docile « aux délicatesses du réel ».
Mais c'est autour de l'idée que les hommes se font de l'homme que notre binôme bascule le plus violemment.
A la Renaissance, au comble de leur ivresse optimiste, les humanistes annoncèrent la « découverte de l'homme ». Ils ont choisi les moments troubles où l'homme s'égarait de son âme, et se vidait de sa vie intérieure, pour annoncer cette *découverte* qui sent la mort, comme le roi Henri IV osait dire de son épouse. « Madame, vous sentez la mort. » Je dirais de même : de cet humanisme de l'homme extérieur dont nous payons les frais. Frais de remplacement et nom d'enterrement, car le « nouvel humanisme » annoncé au concile est plutôt l'annonce de la fabrication de l'homme nouveau que celle de sa découverte.
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#### Le vrai visage de l'anarchisme
Le titre de ce paragraphe ne fait pas allusion à la duplicité des trahisons et des impostures vulgaires qui pullulent toujours dans les bas-fonds de la haine. Je n'évoque point ici le sinistre visage olivâtre, ovale et ostensiblement mauvais qui pendant des années joua le double rôle d'anarchiste et d'agent de police. J'avoue même que ce personnage de mes souvenirs lointains, le sinistre Azev, m'apparaît aujourd'hui comme un fantôme dont je ne retrouve trace nulle part. Non. L'antithèse que je prétends dévoiler ici est beaucoup plus perverse et se cache dans les profondeurs de l'âme divisée du révolutionnaire, c'est-à-dire de celui qui en un certain moment de sa vie a bien accusé les plis de cette option.
Nous avons déjà remarqué que, pour la majorité des gens, le socialiste et l'anarchiste se présentent comme des âmes passionnées qui luttent ardemment pour la réussite d'un idéal. Eux-mêmes, pour -- l'usage extérieur, ils nous annoncent un Nouveau Monde, osant même nous proposer la mutation qui nous apportera l'Homme nouveau.
Or, l'étude plus attentive, non seulement de l'histoire, mais des chefs-d'œuvre de fiction que l'histoire imite, nous dévoile le vrai visage de ce phénomène monstrueux. On s'aperçoit alors que ces violents courants historiques en vérité ne sont pas mus par la force d'un idéal ardemment désiré ; mais par la force d'un rejet. Oui, par la force péristaltique d'un refus. Au-dessus de n'importe quel but plus ou moins proche, l'anarchiste met toujours le désir absolu d'un refus.
Pour les descendants de Bakounine, ou pour les possédés de Dostoïevski, la Révolution est avant tout un refus absolu et un rejet total. De quoi ? D'abord, refus de *ce-qui-est-là,* refus de l'œuvre héritée, refus de la tradition, refus de toute identité imposée par le réel, refus de l'être, refus de Dieu.
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D'où le souverain mépris qu'ils manifestent pour les tièdes, les impurs, ceux qui rêvent de la conquête du pouvoir par la maîtrise des événements, comme ce pauvre Jaurès qui versa en 1914 le plus stérile des sangs. Je ne résiste pas à la tentation d'illuminer ce texte par la transcription d'une page de Roger Martin du Gard, dans *Les Thibault,* où l'un des personnages nous fait cette profession de foi :
-- « La maîtrise des événements, gronda Milhoerg avec des gestes désordonnés, *Dumkopf !* L'instauration d'un régime nouveau, cela peut seulement s'imaginer sous la pression d'une, catastrophe, d'un moment de *kampf* spasmodique collectif, où toutes les passions sont furieuses... » Il parlait assez correctement le français, mais avec un accent germanique et rugueux. -- « Rien de vraiment neuf ne peut se faire sans cet élan qui est donné par la haine. Et pour construire il faut d'abord qu'un cyclone, un *Wirbelsturm* ait tout détruit, tout nivelé jusqu'aux derniers décombres. » Il avait prononcé ces mots la tête basse, avec une sorte de détachement qui les rendait terribles. Il redressa le front : -- « *Tabula rasa ! Tabula rasa ! *» Et le geste brutal de sa main semblait vouloir pulvériser les obstacles, faire le vide devant lui.
Ici, à regret, je reprends nos considérations ; mais aussitôt l'espagnole Margarita Nekken, plus passionnée que la fameuse Passionaria, m'interrompt : « Nous (*nosotros*)*,* ce n'est pas la révolution russe qui peut nous servir de modèle, parce que ce qu'il nous faut ici, ce sont des flammes gigantesques visibles de toute la planète et aussi des vagues de sang capables de rougir les océans.
Maintenant, c'est un personnage de film qui, traverse notre souvenir en répétant comme un somnambule : « Retour au zéro ! Retour au zéro ! »
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#### Le mystère de l'anarchisme
J'espère que le lecteur d'ITINÉRAIRES ne me prendra pas pour un présomptueux ni ne me dénoncera comme coupable d'exercice illégitime de la théologie, si j'ose avouer que pour écrire ces lignes, où je cherche un sens à l'obscur cours des choses, je me place au plan de la théologie. Au lecteur brésilien j'ai déjà avoué que je n'oserais jamais écrire une philosophie de l'Histoire, mais je dois ajouter que jamais, au grand jamais, je n'aurais même le courage d'ébaucher une interprétation de l'histoire hors du plan de la théologie.
Dans les pages antérieures, je crois avoir suffisamment insisté sur l'idée de *refus* et de *rejet* pour caractériser le paradoxe essentiel de ces courants de l'histoire qui ont dérouté les intellectuels avec une honteuse facilité. Étienne Gilson (plus paysan qu'intellectuel, heureusement pour lui et pour nous), à la dernière ligne de son Dialogue impossible provoqué par les aberrations de Teilhard de Chardin, écrit cette phrase que je garde comme une blessure partagée avec le grand philosophe catholique : « Il ne nous reste que le ridicule de l'aventure. »
Remarquez bien que dès la présentation de la dynamique anarchiste, essentiellement négative, nous avons senti que l'objet du refus, même en commençant par les structures sociales, ne pourrait plus se borner, et reculer devant Dieu. L'aversion envers Dieu était déjà visible dans ses éruptions de haine, mais pourquoi ce retour à zéro ?
Nous avons répété les mots *refus* et *rejet* pour bien souligner le brutal accent du cauchemar anarchiste. Mais pourquoi cette exagération d'un retour à zéro ? Il me semble que pour eux, ce qu'à tout prix il faut rejeter, c'est l'œuvre d'un passé impur aggravé par l'idée aliénante d'un Dieu Créateur et, ce qui est encore pire, d'un Dieu Sauveur.
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Retournons au zéro. Remarquez la symétrie, et restons sur le plan de la sagesse théologique sans laquelle l'histoire, qui sera toujours obscure à la pensée et impénétrable aux spéculations philosophiques, nous affronte comme un amas d'absurdités.
*Fecerunt itaque civitates duas amores duo : terrenam scilicet amor sui usque ad contemptum Dei ; coelestem vero amor Dei usque ad contemptum sui.* (De Civitate Dei, XIV, 28.) Cette belle et fameuse symétrie de saint Augustin m'a servi de guide dans mon livre *Dois amores, Duas Cidades* (Agir, 1967). Je reprends aujourd'hui l'idée pour opposer non pas deux cités, mais deux courants de l'histoire. Le premier formé par une sorte d'odyssée et animé par la « nostalgie » du Paradis perdu -- ou de la Maison du Père ; le Christ, par son Église, est le guide de ces pèlerins qui montent vers le Tout. Le deuxième est formé par ceux qui, animés d'un mauvais amour de soi-même, vont jusqu'au mépris de Dieu. Eux aussi suivent une sombre odyssée et sont tourmentés par une nostalgie celle du néant. Attachés à la pesanteur de la chair et donc à la loi de la matière, ils ne peuvent supporter l'idée d'un Dieu. Créateur, et encore moins celle d'un Dieu Sauveur. Et quand on leur dit que Dieu créa le monde *ex nihilo,* ce simple mot réveille en eux une autre nostalgie, plus tragique. Non pas celle de l'enfant prodigue qui rêve de son retour à la Maison du Père. Cette sorte de nostalgie qui me fait tressaillir, l'homme ne saurait la nourrir ou même la penser sans l'initiative de Satan. C'est pourquoi cette nostalgie du néant est une singerie de la nostalgie du paradis.
#### Nihilisme
Les anarchistes du XIX^e^ siècle ont accepté pour leur courant historique la dénomination de « nihilisme », qui paraît dérisoire et, partant, contre-indiquée pour leur prosélytisme.
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Le terme avait été lancé par un critique littéraire russe à propos du livre *Pères et fils* d'Yvan Tourgueniev qui venait de paraître. Les révolutionnaires -- comme feront plus tard les « impressionnistes » -- acceptèrent le défi et s'emparèrent du mot pour en faire une bannière.
Cherchant une explication de l'aspect paradoxal de cet impétueux mouvement tourné vers le néant, le Prince Kropotskine ébauche cette interprétation : il s'agissait, chez ces combattants, surtout chez les plus jeunes, d'un profond dégoût devant le spectacle désordonné du monde, bientôt suivi d'un scepticisme absolu envers toute valeur morale. Scepticisme absolu ? Refus total de tout patrimoine apporté par le cours de l'histoire ? Kropotskine lui-même nous donne la clef de l'énigme avec une certaine naïveté : le même personnage sceptique sur toute valeur morale gardait toute sa foi pour le progrès de la science humaine. Or, nous sommes ici devant le mythe de la seule ligne de l'histoire où l'homme a bien démontré sa capacité de réussir.
Aujourd'hui, ce triomphe universel de la science est en voie de démythisation sous l'effet de plusieurs phénomènes qui semblent plus près de la fable de l'*Apprenti sorcier* que de la réussite d'une civilisation. Aux origines du nihilisme cependant, les triomphes de la science ne supportaient pas la moindre réserve. Et voici le renversement qui éclaire brutalement les paradoxes de l'anarchisme : refus de Dieu, confiance totale en l'homme, pourvu que celui-ci se dégage de tout asservissement aux valeurs morales et religieuses qui aliènent sa glorieuse autonomie. La brutalité stupide des idées anarchistes, produites par le renversement intérieur de l'amour-propre, tournait à la caricature ; et ils se peignaient eux-mêmes comme des sur-hommes en train de bâtir un monde nouveau, un pistolet dans la main droite et l'encyclopédie dans la gauche leur victoire finale ne serait atteinte que le jour où le dernier roi « serait pendu aux tripes du dernier pape ».
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Dans les années trente, en Espagne, ils tenaient à bien montrer l'aversion que tout révolutionnaire doit avoir pour les organisations militaires permanentes, que Donoso-Cortès, dans son fameux *Discours sur la situation de l'Europe,* signale comme le dernier rempart contre la révolution. Pour l'anarchiste de souche bakounienne, la seule idée de « soldat » était repoussante : Milicien, oui. -- Soldat, jamais.
Les conséquences pratiques et bien prévisibles de cet état des choses ne se firent pas attendre : les soldats organisés et hiérarchisés démontrèrent à la lumière du soleil d'Espagne -- *cara al sol --* la supériorité de l'ordre et de la discipline sur l'anarchie.
#### Le communisme
L'idée d'une opposition radicale entre Bakounine et Karl Marx, ou mieux de l'opposition de ces deux courants révolutionnaires, est une erreur trop répandue. Karl Marx a bien saisi l'impraticabilité de l'anarchisme qui, par un processus autophagique, était condamné à disparaître comme force historique, comme mouvement. Aussi, après avoir renversé Hegel, perfectionna-t-il le renversement anarchiste par l'inculcation d'un contenu « scientifique » qui devait constituer le signe de l'authenticité historique de son mouvement. Ainsi la *praxis* ouvrait des perspectives d'efficacité que les nihilistes avaient repoussées, sans le savoir, par un dernier scrupule moral.
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Si, pour la révolution communiste, l'organisation du plus dur despotisme politique et du plus écrasant capitalisme d'État se présentait comme une exigence de la *praxis* et une conséquence du caractère « scientifique » du marxisme, la révolution communiste, misant sur l'hébétude d'une civilisation dégradée par son renversement dit anthropocentrique, ne reculera pas devant les plus effrontées des contradictions et des impostures. Au fond, cependant, le communisme est toujours un anarchisme qui ne dissimule pas dans l'eschatologie de sa doctrine son aversion pour l'autorité politique : le gouvernement des hommes sera remplacé par « l'administration des choses ». Et en attendant, les hommes sont déjà traités comme des choses, mais ceci est une autre histoire, sur laquelle on devrait revenir de temps en temps, comme à un exercice musculaire de verticalité humaine.
\*\*\*
Nous avons déjà cité le mot d'Étienne Gilson à propos du *Dialogue impossible*, et du titre de pionnier décerné à Teilhard de Chardin par le chef communiste Garaudy « Il ne nous reste que le ridicule de l'aventure. »
Plus difficile encore à avaler est la sympathie profonde qu'ont démontrée les pères du concile Vatican II envers la « religion de l'homme qui se fait Dieu (car c'en est une) », dont le communisme est un des modèles les plus parfaits en son genre. Nous savons, par le livre de Mgr Lefebvre, que la pétition présentée pour la réaffirmation de la condamnation du communisme fut rejetée par la grande majorité des pères conciliaires. Insistons : cette capitulation devant le communisme a une signification beaucoup plus grave que celle d'une trahison politique et culturelle. Elle sent l'apostasie.
Gustave Corçâo.
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### Pages de journal
par Alexis Curvers
DANS SON DISCOURS du 24 mars 1976, le président Giscard d'Estaing a dit : « La politique doit être expliquée. Il est en effet nécessaire que l'action en cours (?) soit connue et comprise de chaque Française et de chaque Français. »
Confucius disait : « On peut amener le peuple à pratiquer la vertu ; mais on ne peut lui en donner une connaissance raisonnée. »
Lequel dit vrai ? Apparemment Confucius, puisque M. Giscard d'Estaing, dans ce discours même où il dit qu'il faut expliquer la politique, n'explique absolument rien du tout.
\*\*\*
Ils parlent de « notre société » comme des fourmis parleraient de leur fourmilière.
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*Confucius : Entretiens avec ses disciples,* texte établi et traduit par Séraphin Couvreur (Denoël/Gonthier). -- On lit dans l'introduction :
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« En 525 avant J.-C., à la demande du prince de Lou, Confucius eut une entrevue avec Lao-Tse, fondateur de la religion taoïste, qui, devenu célèbre, Grand Annaliste et Gardien des Archives de la dynastie Tchou, habitait une retraite isolée dans la montagne au milieu des forêts. Mais les méthodes d'organisation de l'existence enseignées par ces deux « sages » demeurèrent incompatibles.
« Pour Confucius, l'homme doit améliorer ce qui donne le bonheur mutuel et détruire ce qui donne le malheur mutuel, en cultivant sa propre personnalité ; en l'affirmant et l'ennoblissant, on parvient à faire régner l'harmonie dans le corps social. Aussi Confucius prône-t-il deux vertus primordiales : l'amitié et l'équité, qui visent à instaurer entre les hommes respect réciproque et dignité.
« Lao Tse, au contraire, recommande de se soustraire à toute influence extérieure par le « non-agir », la grève perpétuelle et l'indifférence méprisante, et de porter tout effort vers le développement de l'existence immatérielle et exceptionnelle. »
La seule chose qui m'échappe est la raison pourquoi l'auteur écrit entre guillemets ce nom de sages que méritent également les deux Chinois de génie, inventeurs de ce que d'autre part il a raison d'appeler des « doctrines aussi divergentes ». Chacun d'eux me paraît véritablement sage autant qu'homme peut l'être. Leurs deux méthodes ont du bon.
Selon les cas, les hommes deviennent meilleurs tantôt à l'école de la vie en société, tantôt dans la retraite et l'effort solitaire.
Mais c'est le propre des sagesses humaines que d'être en effet partielles et diverses, et donc de diverger entre elles, sauf à se concilier dans une synthèse qui les embrasse toutes. Mais cette conciliation n'est possible pue par recours à leur source commune, qui n'est autre que la Sagesse divine.
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Ni Confucius ni Lao-Tse ne connaissent Dieu, ni encore moins le Christ en qui Dieu s'est manifesté cinq cents ans après eux. D'autant plus faut-il les louer d'avoir si bien pressenti et traduit, et chacun certainement sous une inspiration du ciel, au moins l'un ou l'autre des conseils de l'éternelle Sagesse.
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Inaugurant aux environs de Liège un nouveau tronçon d'autoroute qui défigure à jamais un très beau paysage, le ministre belge des Travaux publics, repoussant du pied les objections des défenseurs de la nature, déclare qu'il refuse de se « laisser entraîner dans une pseudo-philosophie qui n'a jamais rien apporté à personne ». (*Le Soir* du 29 juin 76.)
Pendant ce temps, d'autres ministres, ou peut-être le même, exaltent dans leurs discours la philosophie de la nature, la préservation des sites, le respect de l'environnement, le retour aux sources, la qualité de la vie, la lutte contre la pollution, etc.
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Trotski aurait dit à Malraux : « Il n'y a qu'une civilisation. » Et Malraux d'expliquer : « Il s'agit évidemment de la civilisation du progrès, symbolisée par les machines et par le communisme. »
L'explication me rassure. J'aurais été fâché d'avoir une idée en commun avec le chef bolchevik aux mains sanglantes. Dieu soit loué, il n'en est rien. La civilisation, que moi aussi je crois unique, se définit tout autrement que par le « progrès », les machines et le communisme, et plutôt même par ce qui leur est le plus contraire.
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24:211
Ce 31 mars 1976, la Belgique fête le 25^e^ anniversaire de l'avènement du roi Baudouin. Les membres du gouvernement et les représentants des corps constitués viennent d'abord lui rendre hommage en son Palais de Bruxelles et lui présenter le cadeau choisi par lui : cette « Fondation Roi Baudouin » qui doit avoir pour objectif « l'amélioration des conditions de vie ».
Dans son discours de remerciement, empreint d'une grande générosité, le roi évoque les initiatives par lesquelles cette Fondation « contribuera à façonner une société différente ». Mais quelle sera cette société future ? S'il y pense, dit-il, avec crainte et espoir à la fois, et bien qu'il en ait « souvent parlé avec la Reine », le roi s'abstient constitutionnellement d'exprimer ses vues personnelles, sur la forme de cette société qu'il laisse à la Fondation le soin de définir et de préparer. A la Fondation, c'est-à-dire à ses membres. Comme ceux-ci, à n'en pas douter, seront d'opinions fort diverses, reste à souhaiter qu'ils réussissent, mieux que tant d'autres assemblées, à se mettre d'accord sur de justes principes et sur des projets viables.
Cependant, le fond de la pensée dont s'inspire tout le discours royal transparaît clairement, encore qu'avec discrétion, dans l'une de ses dernières phrases : « Si on ne peut dire ce que sera cette société, on est toutefois en droit d'espérer qu'elle placera l'homme au centre de l'édifice.
Non, Sire, n'espérez pas cela. Craignez-le plutôt. Chaque fois que l'homme s'est placé lui-même au centre de l'édifice, il n'est arrivé qu'à bâtir des tours de Babel qui s'écroulent sur lui avant d'être achevées. Il faut au centre, au fondement et au sommet de l'édifice quelque chose de plus grand que l'homme, et de plus solide. *Nisi Dominus aedificaverit domum*...
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25:211
Dimanche 9 janvier 1977. -- Paul Gabriel me dit « Bien que n'étant guère calotin, j'ai toujours pensé que tout était foutu, du jour où on a bâti Versailles plutôt qu'une cathédrale. »
Marie trouve le mot fort beau. Elle me dit que tel était aussi, pour moitié, le sentiment de Colbert à la fin de sa vie. L'orgueil, la vanité, l'égoïsme, la démesure de Louis XIV l'avaient complètement dégoûté de ce roi auquel d'abord il s'était passionnément dévoué, lui-même d'ailleurs ayant le cœur aussi dur que son maître. Sans doute n'aurait-il pas pensé à lui conseiller une cathédrale. Du moins garda-t-il assez de raison pour pressentir que la Révolution commençait à Versailles.
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Le Rassemblement wallon ne voit de salut que dans l'*autogestion.* Comme on demandait à un dirigeant de ce parti ce que signifie le mot et ce que serait la chose, il répondit : « *Nous ferons des expériences, et puis nous verrons après, progressivement !... *»
Le sénateur libéral Norbert Hougardy cite et commente, dans *Le Soir* du 11 janvier 77, cette superbe réponse. Il y voit avec raison un indice caractéristique, parmi beaucoup d'autres, de cet esprit d'aventure et de chimère, qui constitue à ses yeux « *le mal wallon *» par excellence. Et de conclure par une remarque tristement juste : « L'histoire de la Wallonie est pleine de ces illusions désastreuses, de ces espérances naïves, suivies de tant de déceptions amères. La grande faiblesse des Wallons est, hélas ! leur crédulité. »
Mais les Wallons ne sont pas seuls à exhiber ce travers, ni à le prendre pour une vertu, si l'on en juge par un entrefilet que le même journal publie tout à côté de l'article du sénateur (car il existe une providence malicieuse qui se plaît à rapprocher dans un même journal tels éléments d'information dont la rencontre apparemment fortuite est plus éclairante qu'ils ne le sont par eux-mêmes) :
26:211
« Le pape Paul VI a fait l'éloge du peuple belge, en recevant le nouvel ambassadeur de Belgique auprès du Saint-Siège.
« Votre pays, a dit le pape, possède dans les domaines politique et social une riche tradition qui lui assure une place éminente parmi les nations éprises de justice et de progrès, et travaillant *à la construction d'un monde qui cherche toujours son avenir. *»
Où l'on voit que Paul VI est partisan du saut dans l'inconnu, tout comme le Rassemblement wallon préconise une autogestion qui cherche toujours son avenir, elle aussi. Peu importe que le saut dans l'inconnu soit souvent le saut de la mort. Sautons d'abord, nous verrons après. Une tradition périmée recommandait plutôt l'inverse ; tout autre est la riche tradition que Paul VI inaugure et nous donne pour tremplin.
Ce n'est pas la première fois qu'il parle de construire le monde, comme si Dieu ne l'avait pas créé. Il en a parlé même à Fatima, devant la Vierge qu'étonna peut-être autant que nous ce propos typiquement maçonnique. On croyait jusqu'ici que le pape avait à s'occuper d'évangéliser le monde, non de construire un monde nouveau sans bien savoir lequel ; et qu'il était vicaire du Christ, non du Grand Architecte.
Les communistes occidentaux sont à féliciter, pour avoir enfin découvert qu'on prend mieux les mouches avec du miel qu'avec du vinaigre. L'étrange est que Moscou ait mis si longtemps à leur faire comprendre, ou eux à Moscou, une vérité si élémentaire et si éprouvée.
27:211
Mais de quelque façon qu'on les prenne, que fait-on des mouches une fois qu'on les a prises ? C'est à elles qu'il faudrait demander si elles se trouvent mieux d'avoir été prises avec du miel, supposé du moins qu'elles soient alors en état de répondre.
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Colombes et faucons. Mais comment savoir ? Dans la petite cage de la vie privée aussi bien que dans la grande volière de la politique mondiale, beaucoup de faucons passent et peut-être se prennent pour des colombes, parce qu'ils ont appris à roucouler.
Alexis Curvers.
28:211
### PARIS capitale de la France
par Louis Salleron
« IL Y A DES LIEUX où il faut appeler Paris, Paris ; d'autres où il le faut appeler capitale du royaume. » C'est Pascal qui l'assure.
Vraie au XVII^e^ siècle, la proposition l'était depuis longtemps. Elle l'est restée.
La France est probablement le seul pays au monde où il n'y a qu'une capitale. Tous les autres en ont plusieurs. J'entends bien qu'il n'y a qu'une seule capitale officielle, mais d'autres villes ont, par un côté ou un autre, rang de capitale.
Demandez à dix écoliers, ou à dix adultes, quelle est la capitale des États-Unis, une bonne moitié vous répondra : New York.
Qu'est-ce qui fait qu'une ville est une capitale ? Le seul fait qu'elle se considère comme capitale.
En France, aucune ville ne se sent capitale. Il y a Paris, et des villes de province. L'expression de François Gravier « Paris et le désert français » vaut plus encore politiquement que démographiquement. Les rares villes qui se sentaient encore un peu capitales il y a deux siècles -- Toulouse, Lyon, Strasbourg -- ne sont plus que de grandes villes de province.
29:211
A quelle condition une ville se sent-elle capitale ? A la condition qu'elle le soit, c'est-à-dire qu'elle soit « tête » dans un domaine ou un autre -- commercial, industriel, intellectuel, historique, etc. Paris est capitale en tout. C'est la « grosse tête » dont parlaient déjà les ambassadeurs vénitiens au XVI^e^ siècle. Avec la Révolution, c'est devenu la tête unique, n'admettant aucune rivalité dans aucun secteur.
Londres est la capitale de la Grande-Bretagne. Mais Manchester, Édimbourg, Oxford et Cambridge sont des capitales
La capitale de l'Allemagne peut changer. Il y a toujours ces capitales qui s'appellent Munich, Stuttgart, Francfort, Hambourg.
Quelle est la capitale de la Suisse ?
Milan, Venise, Florence, Naples n'attendent rien de Rome.
Quand vous êtes à Barcelone ou à Séville, vous rappelez-vous que Madrid est la capitale de l'Espagne ?
Ainsi de tous les pays.
Le caractère particulier de Paris, dont toute émeute ébranlait le pays entier, avait conduit à un statut politique compliqué dont l'objet était d'éviter que l'État ne risquât pas de devenir prisonnier de la commune. Ce statut valait ce qu'il valait et je serais bien en peine de le définir exactement. Toujours est-il qu'un beau matin -- à la Saint Sylvestre 1975 -- nous nous réveillâmes avec l'annonce que Paris serait désormais une ville comme les autres, qui élirait son maire comme l'élisent les autres grandes villes. L'idée de ce changement revenait, paraît-il, à M. Giscard d'Estaing lui-même, mais elle ne rencontra pas d'opposition notable. J'en fus très étonné. Non pas que j'eusse la moindre idée de la meilleure manière dont peut être administré Paris, mais il me semblait qu'une telle innovation était peu opportune dans la fragilité actuelle de nos institutions. On né sait déjà plus qui est président de la République et qui est chef du Gouvernement ; fallait-il qu'on ne sût plus demain qui serait maire de la commune de Paris et qui chef de l'État français ? Le *quieta non movere* était un peu trop oublié.
J'imagine que le but de la réforme est précisément de faire de Paris une grand ville comme les autres, afin que l'État apparaisse dans sa majesté au-dessus de la capitale comme des villes de province. Mais le moyen est-il bon ? Ne fait-il pas fi des pesanteurs de l'Histoire, renforcées par celles de la Géographie volontaire qui les a faites siennes ?
30:211
Il est vrai que, parisiennes ou autres, les élections municipales ne sont qu'une péripétie de la situation électorale permanente dans laquelle nous vivons. On avait cru que la constitution de la V^e^ République assurait au pays sept années de gouvernement sans trouble. Or nous nous apercevons que le plus clair de la vie politique consiste, pour la majorité comme pour l'opposition, à « gagner les prochaines élections ». Pour quoi faire donc ? Car si le jeu continue à se jouer comme il se joue maintenant, c'est encore et toujours les prochaines élections qu'il faudra gagner, sans que le pays soit jamais gouverné. Il le sera ? Ce sera alors par d'autres voies et moyens, dans un cadre institutionnel nouveau. Qui propose quoi à ce sujet ?
Nous cumulons les vices de la III^e^, de la IV^e^ et de la V^e^ République, amplifiés à l'infini par les mass media. Je reconnais que du moins ceux-ci nous sont un précieux divertissement, surtout quand c'est Valéry Giscard d'Estaing lui-même qui se manifeste à la télévision. Je ne rate jamais le spectacle et je dois dire que, le 17 janvier, notre président fut éblouissant. Il devait « clarifier » la situation. Il la clarifia à sa manière, c'est-à-dire en promenant son auditoire dans une nuée lumineuse où l'on ne voyait rien sinon, évidemment, l'évidence du soleil. Le sommet de sa « prestation » fut l'explication du trouble qui agite la majorité. Là où certains s'inquiètent, ou se réjouissent, d'une unité qui tend à la dislocation, il opposa une vue plus saine de la réalité, qui est celle d'un pluralisme tendant à l'organisation. Il n'est que de voir les choses par le bon bout de la lunette. Je pensais, en l'écoutant, aux premiers films du cinéma muet qu'on passait à l'envers après les avoir passés à l'endroit. Une maison qui s'écroulait devenait un tas de pierres s'organisant en maison.
Le pluralisme est décidément le maître mot de notre société. Il sauve la majorité comme l'opposition, la Capitale comme l'État, le pouvoir spirituel comme le pouvoir temporel. Avec l'autogestion, il est l'avenir de toutes les communautés de base, politiques et économiques, laïques et religieuses. Les soviets partout.
31:211
Pour en revenir à Paris, je pense à cette histoire, que contait Bainville, du pont de Suresnes démoli après la Fronde pour prévenir toute marche des Parisiens sur Saint-Germain. Après des décennies de paix, on se demanda pourquoi manquait ce pont si commode et on le reconstruisit. En 1789, il servit de nouveau aux Parisiens, concurremment j'imagine avec celui de Sèvres, pour aller à Versailles chercher la famille royale. L'Histoire se répète. Rassurons-nous, elle ne se répète jamais tout à fait de la même façon ; et puis elle évolue. Ce n'est plus la Seine : qui sépare la France de sa capitale. C'est plutôt toute la France qui se sent séparée à la fois d'elle-même et de sa capitale. Le « mal français » dirait Alain Peyrefitte. Un mal universel, si nous en jugeons par l'Europe et le monde. Puisque nous ne savons pas le soigner, espérons qu'il guérira tout seul.
Louis Salleron.
32:211
### Aspects de la crise religieuse aux U. S. A.
par Thomas Molnar
VOICI DEUX ÉVÉNEMENTS de très inégale importance qui ont eu lieu ces dernières semaines et qui illustrent les transformations dans les Églises se réclamant du christianisme. Une des leçons de ces deux événements est la façon dont protestants et catholiques réagissent à la crise qui les submerge ; la deuxième leçon consiste justement en ceci que la crise pourrait susciter chez les catholiques la tentation de tout résoudre à la manière protestante. Le lecteur tirera de ces deux récits la conclusion qui s'impose.
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La 65^e^ Convention générale de l'Église épiscopalienne a tenu ses assises en octobre, dans la ville de Minneapolis. Cette Église est la branche américaine de l'anglicane, et l'archevêque de Canterbury, le Rev. Donald Coggan, a tenu à assister à la Convention. Appartiennent à l'Église épiscopalienne les élites protestantes du pays, celles qui partagent avec l'Église-mère d'Angleterre doctrine, tradition, rites et conceptions morales, tout ce qui les démarque des innombrables sectes auxquelles la religion réformée se réduit aux États-Unis. Malgré cette unité d'inspiration et d'organisation, le mot « schisme » ne fait pas peur aux épiscopaliens, étant donné que leur origine au XVI^e^ siècle avait déjà été schismatique, bien que, pour des raisons évidentes, cela soit catégoriquement nié.
33:211
La question du schisme se pose avec acuité depuis octobre car la Convention générale a été dominée par l'aile « gauche », qui a réussi à imposer ses conceptions et à « prendre le pouvoir », malgré l'objurgation pleine de tact de l'archevêque de Canterbury. Il est intéressant de comparer, étape par étape, le déroulement de cette conquête de l'intérieur avec ce qui s'est passé à Rome entre 1962 et 1965, le raccourci étant plus instructif que la longue et pénible histoire de Vatican II.
Les débuts remontent quand même aux années 1950, lorsque des progressistes avaient fondé la Seabury Educational Series (Seabury Press), laquelle, au cours des années, allait publier les auteurs dans le vent, de plus en plus subversifs de la foi. Ces mêmes éléments virent un peu plus tard l'occasion d'accorder des fonds aux mouvements révolutionnaires du Tiers-Monde, choisissant les plus radicaux. Cependant, selon la loi de la révolution-contrerévolution (que je cherche à illustrer dans mon livre sur la *Contrerévolution*), celle-ci est nettement désavantagée car l'assaut révolutionnaire atteint une à une, donc isolément, les couches d'une population (ou d'une Église), et ainsi la menace n'est pas perçue en bloc. Elle devient consciente dans l'esprit des uns, mais elle est tolérée, approuvée même, chez les autres -- jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour l'ensemble : Bref, c'est ce qui arriva : ceux qui ne purent condamner la Seabury Press, furent joués par le progressisme déjà avancé lorsqu'il y a deux-trois ans la question de l'ordination des femmes a été soulevée. D'abord pratiquée subrepticement, mais déjà avec l'appui vociférant des media, l'ordination de femmes-prêtres fut approuvée officiellement cette fois-ci. Les séminaires étaient pour ce changement charismatique, les media l'encouragèrent, et les groupes radicaux, notamment les homosexuels, y voyaient une ouverture par laquelle leurs réclamations à eux ne pouvaient que gagner davantage de respectabilité. En effet, avec l'ordination des femmes, le « style de vie » (?) homosexuel fut approuvé par une majorité étroite mais qui balaya les oppositions et ses amendements. Ce n'est un secret pour personne que la prochaine Convention, imposera l'ordination des homosexuels par laquelle cette Église nominalement chrétienne retombera au niveau d'un culte oriental, genre adoration de l'androgyne.
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34:211
L'élément sain qui cherche maintenant à comprendre ce qui s'était passé (toujours cette même angoisse rétrospective !) accuse *les séminaires* où, ces derniers temps, il y avait une forte minorité d'étudiantes, sorte de groupe de pression implanté et payant, et surtout *la bureaucratie* dont les membres occupaient les postes-clefs de la Convention. Mais l'identification de l'adversaire se fait toujours trop tard dans une situation révolutionnaire, pour les raisons mentionnées plus haut. Après tout, pourquoi pas une maison d'édition à l'avant-garde du progrès ? pourquoi pas une aide généreuse aux peuples oppressés ? des femmes-pasteurs ? des livres de prières remplis de banalités, en un mauvais anglais ? De fil en aiguille tout passe sous le rouleau compresseur, car chaque nouveauté, prise en elle-même, est jugée « non essentielle », *jusqu'à ce que* « *l'essentiel *» *s'évapore dans l'inattention générale.* Pourtant, le jour de la clôture de la Convention a vu aussi une messe célébrée par un des nombreux évêques « résistants » qui a proclamé la « non-coopération » avec les puissances sataniques déguisées en militants de la religion humaniste. Le manifeste des résistants conclut sur les paroles suivantes : « Avec l'aide du Seigneur partout présent, et avec l'aide mutuelle que nous nous prêtons, nous garderons notre foi anglicane et adorerons le Dieu trinitaire dans toute la pureté de cette foi. Soyez vigilants, fidèles, nous sommes avec vous, nous préparons la voie de la vérité ! »
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Le deuxième événement dont j'aimerais parier m'est plus personnel. Il s'agit d'un coup de téléphone que j'ai reçu il y a quelques semaines me priant d'assister à une réunion de catholiques pour coordonner certaines actions de groupes militants, et de venir m'entretenir auparavant avec celui qui organisait cette réunion. Ce dernier était un fonctionnaire de chemin de fer ayant derrière lui pas mal de manifestations contre l'avortement, les abus dans les écoles catholiques, les films et pièces blasphématoires, etc.
35:211
J'ai donc rencontré Monsieur J.C., Irlandais d'origine, d'une cinquantaine d'années, père de famille, et qui partage son temps entre son emploi et ses activités de militant catholique. A cet égard il est typique, sauf en ceci qu'il pourrait être aussi bien d'origine italienne, étant donné que ces deux « ethnies » sont les plus zélées intégristes des États-Unis. Dès le début de notre rencontre, et à son invitation, je lui ai parlé tour à tour de la situation romaine, de l'activité des associations catholiques en Europe et en Amérique du Sud, de Mgr Lefebvre, et ainsi de suite. J'entrai dans quelques considérations de ce que j'appelle l'idéologie pontificale, son impact ou absence d'impact dans les pays communistes, et enfin j'ai parlé de la nécessité pour tous ces groupements de se faire connaître les uns aux autres, de créer un réseau sinon d'activité du moins d'information. Comme J.C. me posa une question précise sur quelques types d'activité, je lui citai le cas des catholiques de Lyon (numéro de novembre d'ITINÉRAIRES) bravant les lions de Marchais dans la caverne même de ce dernier.
Il me fut tout de suite évident que J.C. ne s'intéressait que très, très marginalement à toutes ces choses qui lui étaient aussi étrangères que s'il s'était agi d'une autre planète, et non de catholiques mais d'adorateurs du soleil. Entendons-nous : J.C. est un catholique fervent qui consacre temps et argent au militantisme, qui passe des nuits à son bureau pour rédiger lettres, affiches, circulaires, qui convoque des réunions d'autres militants et passe des heures au *picquet* pour protester contre films, librairies et assemblées d'humanistes athées. Il me manifestait simplement les limites de sa curiosité et de son activisme. Dans la suite, toujours sur l'invitation de J.C., j'ai rencontré une quinzaine d'autres personnes, hommes et femmes, Irlandais, Italiens, un Cubain parmi eux, tous militants et tendus uniquement vers l'action. On a l'impression gênante que si ces mêmes personnes étaient nées bouddhistes, leur tempérament eût été activiste au même coefficient et que les fondements de la foi leur importaient finalement peu. Je ne sais si je réussis à transmettre au lecteur la sensation de gêne que j'ai éprouvée et qui est, peut-être, celle de l'intellectuel devant l'action. Cependant, j'ai été sérieusement tenté de ne voir autour de moi que des *techniciens de la foi,* dont l'activité aurait pu s'exercer au nom d'autres idéaux avec tout autant d'efficacité. D'ailleurs, quand je parle d'efficacité, je ne sais si celle-ci est en fin de compte compatible avec le manque d'intérêt à l'égard du fonds doctrinal, philosophique, historique.
36:211
Dans la conversation avec J.C., puis au cours de la réunion avec les autres, deux convictions se révélèrent inentamables dans l'esprit de mes interlocuteurs : l'une c'était que la crise de l'Église est le fruit d'une *conspiration*. (Je laisse à l'imagination du lecteur de deviner de quelles conspirations -- au pluriel -- il s'agissait dans l'esprit de ces hommes et femmes qui, avec un minimum d'instruction et travaillant toute la journée, sont contents de se rabattre sur une « cause » simple comme l'origine de leur souffrance. Inutile d'ajouter que la conspiration moscovite n'était pas la seule qu'on envisagea.)
L'autre conviction inébranlable est que *le saint-père* n'est conscient de rien, qu'il est *mal conseillé,* qu'il souffre pour son petit peuple, persécuté qu'il est lui-même par les « conspirateurs » et leurs acolytes. Dans ces limites « doctrinales » -- il y a conspiration et il nous incombe d'en avertir le pape et aussi les évêques -- on ne peut vraiment s'attendre à autre chose de la part de mes amis qu'à un militantisme conçu étroitement. Si l'efficacité s'en ressent ou s'en accroît -- j'avoue que je suis incapable d'en juger, surtout dans le contexte américain où le génie de la nation, l'activisme aux dépens de la théorie, imprime sa marque sur les mentalités, y compris celles des catholiques « intégristes ».
Cela dit, la réunion de ces seize catholiques autour de J.C. s'est avérée extrêmement intéressante, car chacun y apportait l'aspect spécifique de ses expériences. H.G. (Irlandais) a sa base d'activité à Washington, où il est officiellement « lobbyiste » de la législation anti-avortement. Cela veut dire qu'il œuvre en dehors du cadre de la National Catholic Welfare Conference, autre « lobby » de l'Église financé par les évêques, dont la tâche est d'être consultée par les législateurs du Congrès sur les questions ayant trait aux intérêts du catholicisme. Comme par hasard, l'homme le plus influent de la NCWC est un Mgr McHugh qui n'œuvre pas précisément selon les exigences de l'orthodoxie, s'occupant de politique assez mollement pour plaire aux législateurs. Bref, l'Église officielle ne fait pas tout ce qu'elle devrait et pourrait faire dans la question de l'avortement -- tandis que H.G. sera, pense-t-il, capable d'orienter les lois dans un sens plus favorable à la sauvegarde de la vie.
37:211
D'après lui, là NCWC a commis l'erreur d'accepter de parler du « foetus », partant d'essayer de sauver la vie après trois mois de grossesse, sacrifiant ainsi l'enfant entre la conception et trois mois écoulés dans l'utérus. La stratégie de H.G. ne consiste point à chercher à persuader les évêques trop politicards, mais à susciter la création d'un comité de savants que le Congrès consultera chaque fois que la législation et la science se rencontrent, ce qui est le cas de plus en plus souvent. Or, dit H.G., les biologistes les plus sérieux, parmi eux des prix Nobel, s'inquiètent des atteintes au droit à la vie, avec lequel jonglent les politiciens et les idéologues de toute espèce.
Une autre personne, avocat de profession, parla de sa campagne contre le blasphème dans les media, commencé avec la pièce Hair, puis *Jésus-Christ Superstar, l'Exorciste,* etc. Les media, dit-il, s'enhardissent lorsqu'il n'y a pas, ou très mollement, de réaction de la part des évêques ; il incombe donc aux petites gens de faire pression -- politique mais surtout financière -- sur les cinémas, les théâtres, les éditeurs, etc.
En troisième lieu fut évoqué le cas des écoles catholiques, notamment par l'ami cubain, exilé, et dont les quatre enfants rapportent presque chaque jour des histoires effarantes de leur classe. La dernière étant le secret demandé par l'institutrice (n'en rien dire aux parents !) avant de montrer aux élèves quelque chose de très intéressant. On apporte une poule et un coq ainsi que deux lapins de sexe opposé, et on les fait s'accoupler devant ce petit public ahuri ! Est-ce éducation sexuelle ? démonstration anatomique ? débat de lupanar ? Notez que depuis toujours, les jeunes campagnards sont habitués à voir s'accoupler des animaux, ce qui n'a pas diminué, que je sache, la foi du bûcheron. Mais *le secret,* les animaux plongés dans un milieu qui ne leur est pas naturel, la bêtise de concevoir le *sex education* sans tact, sans égard aux enfants et à leur pudeur -- cela ne peut germer que dans des cerveaux de catholiques dévoyés, où toute l'énergie de la foi se métamorphose en diabolisme.
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38:211
Les participants à la réunion dont je viens de rapporter ces quelques détails ont donc profité de l'occasion pour faire connaître leurs expériences variées. Mon impression n'en reste pas moins que les tactiques personnelles, et de groupe, continueront à prévaloir aux dépens d'une stratégie d'ensemble, et cela à cause de la nature même des mouvements de « droite ». Ceux-ci ne sont guère aptes à mobiliser l'univers -- ce qui est une force à la longue et une faiblesse dans l'immédiat. Faiblesse, parce que l'adversaire, plus rapide, plus rompu à la démagogie, l'emporte aisément ; force, parce que l'analyse profonde et patiente prépare l'avenir.
Et puis, il y a autre chose, dont j'ai avisé le lecteur au début de cette chronique. Les protestants, par nature multiples et pluralistes, ne souffrent pas longtemps l'abus dont ils sont l'objet : une nième séparation entre Église et minorité non-conformiste est facilement envisagée par celle-ci ; à son tour, le mouvement séparatiste se constitue en une Église, et le processus recommence. Dans l'immédiat, cependant, les fidèles ne subissent pas l'oppression accablante, ce sentiment d'être coincés, de ne pouvoir sortir de la situation que les habiles leur ont faite. Si la crise des épiscopaliens ne se résorbe pas, eh bien, il y aura schisme.
Mes amis catholiques de cette petite réunion n'avaient aucun évêque parmi eux pour lever l'étendard de la révolte, et leur esprit n'a pas même été effleuré par l'idée de devenir schismatiques. Celui qui leur aurait parlé de schisme aurait usé d'un langage qu'ils n'auraient point compris. Mais le fait de rester dans l'Église aussi naturellement que le cœur, l'estomac ou le foie -- qui ne songent pas à se séparer du reste des organes et du corps -- ne les empêche nullement de combattre pour les bonnes lois, les bonnes écoles, la culture décente et respectueuse des vérités morales. La tentation de résoudre la crise à la manière protestante ne leur vient point à l'esprit. Personnellement, j'aimerais qu'ils comprennent mieux les racines philosophiques de la crise, l'histoire de la papauté, la nature profonde de l'adversaire ; mais le travail qu'ils font est admirable et, comme certains le dirent avec l'approbation de tous, ils sont conscients que dans le moment historique actuel la tâche incombe aux laïcs de sauver l'unité de l'Église et de donner l'exemple de l'orthodoxie aux princes de l'Église.
Thomas Molnar.
39:211
### Prêtres tués au Brésil
par Julio Fleichmaa
COMME NOUS L'AVONS DÉJÀ DIT ICI, la conférence épiscopale brésilienne (CNBB) est un organisme qui s'emploie tenacement et férocement, depuis plusieurs années, à combattre le gouvernement anti-communiste du Brésil. Ainsi font les autres conférences épiscopales qui, avec une impressionnante régularité, prennent position contre tous les gouvernements anti-communistes, spécialement ceux de l'Amérique latine. Le langage employé par ces organismes et la façon d'envisager leur mission nous montrent clairement que leurs membres ne croient plus à la primauté du caractère religieux de leur tache et pas davantage à l'efficacité de la grâce pour l'avènement du Royaume de Dieu. Ils fixent à ce Royaume de telles conditions politiques qu'il devient difficile de faire la distinction entre l'idéal temporel des conférences épiscopales et les idéaux de la franc-maçonnerie ou des théoriciens marxistes. Ces conférences épiscopales se placent toujours du côté mondain des questions et font de la démagogie, sous prétexte qu'elles doivent veiller aux conditions matérielles de la vie des peuples et à ce qu'elles nomment « justice », « droits humains », « libération des oppressions », etc.
Un des fronts de combat de la CNBB contre le gouvernement brésilien se situe dans les lointaines zones rurales où il y a encore quelques Indiens et où, depuis des siècles, il y a toujours eu des querelles entre les indigènes, les propriétaires des terrains locaux, et les occupants occasionnels, nommés « posseiros » ([^4]).
40:211
En outre, aujourd'hui, il y a les grandes compagnies colonisatrices qui achètent de larges parts de terres dévolues aux gouvernements provinciaux pour la division en lotissement de terrains d'agriculture destinés à être vendus aux agriculteurs de tout le pays qui voudraient s'installer dans ces régions plus fertiles. Dans ces contrées, très éloignées des grandes villes, souvent le droit du plus fort se fait valoir et maintes fois les disputes se décident les armes à la main. Il y a quelques mois un accident de la sorte se produisit dans un petit village du Mato Grosso nommé Merure, entre Indiens et « posseiros » ; et à la suite d'une fusillade, un prêtre allemand (un bon prêtre paraît-il) Rudolf Lukenbein, est mort. La police militaire cherche les assassins et quelques-uns des dirigeants des « posseiros », déjà arrêtés, attendent leur jugement.
Un autre incident, plus récent, mit en cause un fameux agitateur, l'évêque de la prélature de Sao Felix do Araguaia, au Mato Grosso. Cet évêque, étant étranger, est plus limité dans son activité subversive. Je le dis « agitateur » et je n'exagère pas. Le livre récent de Plinio Correia de Oliveira, *L'Église devant l'escalade de la menace communiste,* publie quelques poèmes de l'évêque en question. Pedro Casaldaliga. En voici un échantillon :
*Maudites sont toutes les haies*
*Maudites toutes propriétés privées*
*Qui nous privent de vivre et d'aimer*
En d'autres poèmes du même auteur on peut lire :
*Un cor aux mains pour bague*
*Monseigneur coupait le riz*
*Monseigneur* « *Faucille-marteau *»* ?*
*On m'appellera le subversif*
*Je répondrai :* « *Je le suis *»
.........
*J'ai la foi du* «* guérillero *» *et l'amour de la révolution.*
*J'incite à la subversion contre le Pouvoir et l'Argent*
.........
*Je crois à l'Internationale*
.........
41:211
Il s'agit d'un évêque, qui se dit catholique et qui a pour lui l'appui de tous les grands noms de la CNBB. Cet évêque, personnellement freiné par l'éventualité de son expulsion du pays (car comme l'on a dit il est étranger) se mit en quête de se procurer des prêtres qui feraient, sous son patronage, le travail de la subversion. Il réussit à avoir un prêtre français qui, découvert par la police après quelques mois d'activité, fut banni du pays. Mgr Casaldaliga chercha alors et trouva un prêtre brésilien pour la même besogne et cette fois-ci avec un sonore nom de famille, illustre et bien connu dans tout le pays, surtout par les médecins qui fondèrent à Campinas (grande ville de l'État de Sao Paulo) un centre de clinique ophtalmologique de grande renommée : la famille Burnier. Ainsi, ce Père Burnier et son évêque Casaldaliga se lancèrent dans l'exploitation de l'incident narré plus haut, dans lequel le Père Rudolf Lukenbein perdit la vie. Ils célébrèrent des « messes » d'agitation, firent des réunions avec des agitateurs indiens et des « posseiros ». En revenant de l'une de ces expéditions ; sur la route entre Merure et Sâo Felix, ils passèrent par le commissariat d'une petite bourgade. Et alors...
... Voici la version de l'évêque marxiste D. Pedro Casaldaliga :
Dans ce commissariat, un soldat était en train de rouer de coups une femme accusée de crime. L'évêque Casaldaliga et le prêtre Burnier se précipitèrent pour s'interposer.
Irrité par cette intervention inattendue, le soldat commença à discuter violemment avec les deux ecclésiastiques. A un moment donné, il perdit patience, prit son revolver et tua le P. Burnier.
Telle est donc, peu vraisemblable, la version de l'évêque marxiste : Mais, dira-t-on, quelle est la version du soldat ? On ne la connaît pas : pour ne pas heurter la CNBB, *le gouvernement a interdit qu'elle soit publiée.*
Je ne prétends certes justifier aucun meurtre. Mais il est honteux d'accepter automatiquement, comme le fait la presse en Europe, sans aucun esprit critique, la version des marxistes, qui eux-mêmes ne sont pas des innocentes victimes, mais des assassins et complices d'assassins, les plus meurtriers de tous ; ils sont les agents d'une guerre subversive, terroriste, diabolique, qui massacre des innocents comme le font les « guerilleros » chers au P. Burnier et à l'évêque Casaldaliga.
42:211
C'est ainsi que les journaux ont pu raconter en Europe « *La police brésilienne tue un prêtre sous les yeux de son évêque. *» Ces journaux ont en général omis de préciser que le gouvernement brésilien avait immédiatement fait arrêter le soldat meurtrier ; que l'instruction est en cours ; que le gouvernement, toujours soucieux de complaire à la CNBB, n'a pas permis que l'on publie la version de l'accusé, qui demeure tenue secrète. Cette version, même si l'on peut supposer qu'elle tend à minimiser la culpabilité du meurtrier, a toutes les chances d'être moins mensongère que celle d'un *évêque marxiste,* qui par définition est en tant que tel un mensonge vivant. Mais en Europe les journaux ont dit : « un prêtre », « un évêque », sans préciser qu'il s'agissait d'un prêtre marxiste et d'un évêque marxiste : un évêque qui dans ses écrits, comme on l'a vu plus haut, se nomme lui-même « Monseigneur Faucille-Marteau » et qui déclare : « J'ai la foi du guérillero et l'amour de la révolution... Je crois à l'Internationale... »
Comme on peut le penser, le gouvernement brésilien prend normalement toutes les mesures voulues pour éviter les accidents de ce genre, qui ne servent pas du tout ses intérêts. Mais la situation est compliquée par le fait que l'on se trouve en présence d'un certain nombre d'évêques et de prêtres marxistes, protégés par la CNBB. Les autorités brésiliennes sont mal préparées à une telle situation et ne savent pas bien quelle attitude il convient de prendre en face d'une telle catégorie d'ecclésiastiques. La politique actuelle est toute de concessions, comme si l'on avait affaire à des prêtres et à des évêques honnêtes et véritables : mais il s'agit de marxistes, à l'égard de qui toute concession est une duperie. Ces marxistes ecclésiastiques sont les pires des hommes, ils dévastent moralement notre pays ; on peut dire que par eux se pratique aujourd'hui un véritable génocide spirituel au Brésil. Et ce sont eux, ou leurs amis et complices, qui détiennent les postes de commandement de la CNBB.
Le point faible de la contre-révolution militaire et catholique au Brésil, c'est le noyau dirigeant de l'épiscopat. La CNBB est un organisme de tendance nettement socialiste et montinienne, qui milite avec un extrême activisme contre toute forme d'anti-communisme. Et, dans cette nation catholique, le gouvernement d'un président protestant est moralement désarmé, doublement désarmé, en face de cette virulente anomalie : il s'obstine à essayer d'amadouer la CNBB !
43:211
On le constata encore lors du suicide d'un important agent communiste dans la prison militaire de Sâo Paulo. Cet agent avait été repéré et arrêté au début du gouvernement du général Geisel. Devant la campagne d'agitation lancée par la CNBB, Geisel ordonna la démission immédiate du commandant militaire qu'il venait de nommer pour la région ! Ainsi la CNBB obtient du président des concessions absurdes, qui provoquent malaise et mécontentement au sein des Forces armées
La CNBB n'en accuse pas moins le gouvernement d'être complice et responsable de la mort du P. Burnier, de celle du P. Rudolf Lukenbein, et de tous les incidents et accidents qui peuvent se produire au cours de la nécessaire répression du terrorisme communiste. Le gouvernement brésilien supporte maintenant les conséquences de sa coupable faiblesse envers la CNBB.
Julio Fleichman.
#### Tour d'horizon ibéro-américain
BRÉSIL. -- Le diocèse d'Olinda, dans l'État de Pernambuco, au nord-est du Brésil, dont l'archevêque est le fameux D. Helder Camara, a célébré récemment ses trois cents ans d'existence. Une des principales cérémonies fut un exposé présenté par trois prêtres-professeurs qui portent les pompeux titres de « théologiens » et de « philosophes », lesquels annoncèrent l'élaboration d'une étude de leur cru : « complète révision de l'histoire de l'Église en Amérique latine ». L'étude est promue par le CELAM et les prêtres en question sont chargés de la partie concernant le Brésil.
44:211
Le CELAM, comme nous l'avons déjà vu dans un article antérieur, est une Super-Conférence épiscopale qui coordonne, en Amérique latine, l'œuvre corruptrice des conférences nationales. Œuvre corruptrice qui commence par la théologie anthropocentrique et la théologie de la libération des Gutierrez et Leonardo Boff et va jusqu'à cette « révision historique » qui prétend démontrer que la religion fut utilisée au seul bénéfice des Européens qui ont colonisé le continent. Depuis ce temps-là, « l'Église catholique a évolué grâce aux concessions faites aux intéressés dans la recherche des cycles économiques (sic) comme la canne de sucre, le caoutchouc, etc. » (...) « Nous avons eu une Église totalement (!) liée aux seigneurs des sucreries du Nord-Est, parce que le sucre était, en ce temps-là, de nécessité première pour l'Europe » (...) « La lutte pour l'abolition de l'esclavage a été ignorée par l'Église qui seulement en quelques cas isolés eut une participation timide » affirment les auteurs de l'étude. Comme l'on voit, cette « révision » n'est qu'une accusation continue contre l'Église catholique. Cependant ces prêtres osent s'affirmer catholiques. Comment pourront-ils lire pendant leurs « célébrations eucharistiques » les épîtres où saint Paul recommande aux esclaves de respecter leurs maîtres ? Ou bien ces épîtres ont-elles été « actualisées » dans les « révisions » scripturaires ? A un moment donné D. Helder prend la parole pour nous dire que « ici, comme du reste en toute l'Amérique latine, nous prêchons un christianisme trop passif : patience, obéissance, acceptation de la souffrance sont de grandes vertus, sans doute, mais, présentées dans le contexte colonial, ces vertus ont aidé à l'oppression de nos peuplades ». On peut bien s'attendre, comme toujours chez les prêtres et théologiens de cette nouvelle Église, au manque de sérieux et d'honnêteté dans leurs méthodes. Ainsi nous ne nous étonnons plus de lire dans quelques journaux du 8 octobre 1976 que leurs études ne se fondent pas sur « les sources classiques de documentation et bibliographies, reléguées en deuxième plan parce que les meilleures sources sont au *sein des peuples *» (c'est nous qui soulignons). Et c'est avec ce type d'honnêteté intellectuelle et professionnelle que ces prêtres pervers et diaboliques osent faire un libelle d'accusation contre ce qu'eux-mêmes nomment « l'Église catholique ». Et ce qui est surprenant, si quelque chose peut encore nous surprendre en la matière, c'est qu'après avoir ainsi manifesté leurs critères, leurs fondements et leurs idées, ils se déclarent offensés d'être dénoncés comme agents d'agitation marxiste ! C'est pourquoi dans ces mêmes journaux nous lisons encore ces affirmations de D. Helder Camara : « Nous ne pouvons pas reconnaître à l'État le droit de juger notre mission évangélique, en l'accusant de subversion ou de communisme ».
45:211
Non, Lui seul, D. Helder a droit de juger l'État, l'Église et nous autres.
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ARGENTINE. -- La conférence épiscopale argentine est en discussion pour savoir si elle doit donner ou non son appui à une Bible éditée par le CELAM ayant pour titre « Bible latino-américaine ». Il s'agit d'une Bible utilisée pour la promotion et l'agitation marxiste dont les textes ont été « modernisés » et dont les notes au bas de page conduisent le lecteur à préférer les activités « engagées ». Il y a des photographies qui, placées stratégiquement, poussent à préférer La Havane à New York, celle-ci présentée comme Babylone. De grands portraits de Martin Luther King et de D. Helder Camara remplacent ceux des saints catholiques. Grâce à Dieu, plusieurs évêques argentins ont interdit ladite Bible dans leur diocèse.
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COLOMBIE. -- C'est incroyable mais c'est vrai ! Il y a quelques mois le cardinal primat de Colombie, archevêque de Bogota, Anibal Munôz Duque, interdit que des prêtres et religieuses, qui appartenaient à un groupe activiste intitulé « Sacerdotes pour l'Amérique latine » (SAL), fassent une grève de solidarité avec la grève des employés de banque colombiens. Il ne fut pas obéi ; les grévistes continuaient à faire leurs réunions dans les églises. Le cardinal leur infligea une suspension d'ordres. Les prêtres demandèrent à être reçus par le cardinal. Celui-ci refusa. Plus tard l'archevêché publia une note officielle qui disait que n'ayant pas réussi à identifier par leur nom les prêtres en question, ceux-ci néanmoins, selon le droit canon, devraient se considérer comme punis.
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PORTUGAL. -- Arrivant au Brésil, où il venait assister à l'inauguration de la nouvelle cathédrale de Rio de Janeiro, le cardinal primat de Lisbonne, D. Antonio Ribeiro, qui applaudit à tout ce qui se passe au Portugal, a dit tout de suite son mot sur la mort de prêtres au Brésil. Puis il a ajouté, à propos de Mgr Lefebvre, que son attitude « ne vient pas seulement de raisons religieuses », insinuant ainsi qu'il y avait sûrement quelques motifs politiques « au moins comme forces d'appui ». Ce qui veut dire, en langage plus net, que ce cardinal ne peut croire que quelqu'un, fût-ce même un évêque, puisse avoir des attitudes comme celles de Mgr Lefebvre rien que pour des raisons religieuses.
46:211
Il veut y voir aussi et principalement des raisons politiques, ce qui avait été affirme en tout premier lieu, par la *Pravda.* « Au Portugal, ajoute le cardinal Antonio Ribeiro, les attaques de Mgr Lefebvre contre le pape ne trouveront nul écho car « l'ambiance *démocratique *» (c'est nous qui soulignons) encore au stade révolutionnaire, considère sa rébellion comme un acte réactionnaire. » Le langage est assez clair : ce cardinal parle comme les communistes.
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ESPAGNE. -- Le cardinal archevêque de Madrid a refusé l'autorisation de célébrer publiquement des messes à la mémoire de Franco pour le premier anniversaire de sa mort. Il est clair, et déjà bien connu, que ce cardinal archevêque est progressiste. C'est lui qui avait interdit l'entrée à Madrid et l'exposition au culte public de la miraculeuse image pèlerine de Notre-Dame de Fatima.
J. F.
47:211
### Parabole pour une évolution
par Hugues Kéraly
LA SOLE, toutes les ménagères le savent, est un poisson particulier : plat, ovale, avec deux yeux bizarrement superposés, coincés l'un contre l'autre sur le côté avant droit de la tête. La nature aurait-elle trébuché, cette fois, dans la répartition des organes ? Non, la sole naît fort bien constituée -- comme vous et moi, si l'on, peut dire, sans affront aux lois de la symétrie. Mais c'est un poisson paresseux. Arrivé à l'âge adulte, s'il n'a pas été dévoré par les autres, il couche son côté gauche sur le sable des fonds marins, pour devenir lui-même le plus sédentaire, le plus redoutable des petits carnassiers. Immobile, invisible, il n'a qu'un bond à faire au-dessus de lui pour maîtriser sa proie. Et la sole contrôle d'autant mieux son terrain de chasse que l'œil gauche, celui qu'elle avait planté sans ménagement dans la vase, *contournant la tête* ([^5])*,* est venu retrouver à droite toute son utilité !
Ce spectaculaire déplacement d'organe, inscrit depuis des générations dans le code génétique de la sole, réalise une des rares « mutations » biologiques non-régressives que nous connaissions. La fonction n'a point créé d'organe, c'est entendu, mais un organe ici a su plier, forcer les déterminations premières de son état, pour se conformer au nouveau développement imposé par l'organisme tout entier : à une métamorphose du comportement.
48:211
Les yeux chichement ratatinés de la sole, comme on en voit sur les visages à la Picasso, attestent ainsi une révolution radicale des premiers instincts de l'espèce, dont la beauté et l'équilibre originels sont sortis vaincus. -- La sole, un jour de son histoire, s'est couchée. Elle a dû trouver la position confortable, et toute l'organisation psychosomatique de sa descendance en a été bouleversée sans retour, dans le sens de l'invalidité. Car, voyez plutôt. La sole contemporaine ne peut pas circuler paisiblement entre deux eaux, le milieu même de sa naissance, sa gauche aveugle la met en péril de mort : née normalement pisciforme, elle n'est pas équipée en effet pour nager à l'horizontale de son champ de vue, comme, font les raies et autres familles de poissons plats dès le premier stade de leur formation. Elle n'a même plus l'étroite liberté de retourner de temps à autre son flanc droit sur le fond de la mer, les deux yeux alors s'ouvriraient dans la vase. La voilà condamnée par son nouveau mode de vie à la pesanteur d'un crabe de bas-fond ; rivée, jour et nuit, à son lit de chasseur carcéral ; étroitement enchaînée au regard de statue qu'elle s'était mise, en grandissant, à porter sur les choses.
Mauvais calcul, en vérité, si la sole des origines avait dû en peser les avantages et les inconvénients. Elle a débarrassé l'espèce primitive, au terme de sa « mutation », du souci de nager à la recherche des proies. Elle lui a fait perdre sa souplesse harmonieuse, son autonomie de mouvement, la moitié de son champ visuel et, avec celles-ci, toutes sortes de libertés sous-marines vraiment fondamentales.
49:211
Le vivant soleil qui jouait dans la mer s'est figé en gargouille. Sa chair seule, condamnée au repos, y aura gagné quelques particularités exquises, de douceur et de tendreté. Mais ce n'est pas aux soles, apparemment, de s'en féliciter.
\*\*\*
Sept heures vingt-cinq. M. Dupont Albert se dirige vers la salle de bains. Il allume, selon un rite invariable, l'électricité, la cafetière automatique et son précieux transistor, réglé sur *Europe 1.* Le crépitement de la douche l'empêche de suivre distinctement le journal de Gilles Schneider, d'autant qu'il a couvert l'appareil d'une serviette pour le protéger des éclaboussures, mais il en aura un autre tout à l'heure avec Philippe Gildas en avalant ses tartines. Et puis, comme il dit, « *la radio, ça aide à se réveiller *»*...* Sur le chemin du garage, M. Dupont achète un quotidien du matin, toujours le même, dont il aimera parcourir les gros titres en cas d'embouteillage, vers la porte d'Italie. Car M. Dupont utilise chaque matin sa voiture pour se rendre au bureau. C'est aussi long souvent que par le train, mais il y trouve -- affirme-t-il -- davantage de tranquillité ; et aussi, sa chère modulation de fréquence à touches présélectionnées ; un vrai bijou de précision technique, dont il attend l'information, la détente et l'humour indispensable à la bonne reprise de ses esprits embrumés.
A la pause de midi, M. Dupont ne descend pas déjeuner. Depuis que le patron lui-même s'y est mis, il a adopté le système d'une rigoureuse journée « continue ». Cette discipline lui permet de franchir les portes de la capitale avant la grande ruée de six heures, tranquille, en savourant à bord la *Radioscopie* de Jacques Chancel. M. Dupont y découvre au fil des jours toutes sortes de génies créateurs, dont la grande presse habituellement ne parle pas ; et Chancel est formidable, vous savez, pour vous faire accoucher le moins loquace du meilleur de ce qu'il porte en lui.
50:211
Car Chancel, mieux encore qu'il n'interroge, sait s'ouvrir et écouter : qualités que M. Dupont, chargé des relations avec le personnel de l'entreprise, ne déteste pas de se reconnaître. -- Pour l'heure, il s'abandonne un peu, M. Dupont, aux agacements de la dispersion, parce qu'ayant terminé sandwich et salami, son attention n'arrive pas à se fixer sur cette chronique sociale du *Figaro* qu'il s'était promis d'ingurgiter à la suite, avant le retour des secrétaires. Il se rabat tristement sur le billet de Frossard, et songe que Mme Dupont son épouse est beaucoup mieux lotie, de pouvoir suivre à cette heure son cher Mourousi sur la première chaîne. C'est que, dans son domaine, il est vraiment parfait ce petit Mourousi. Quel don, pour faire passer dans la finesse et la bonne humeur l'actualité la plus dénuée de grâce ou d'imprévu... Le repas de midi ne doit-il pas rester avant tout un moment de « détente ».
Rentré chez lui, M. Dupont consacre toujours quelques instants aux affaires de la maison. Dans l'ordre : le courrier, les comptes, les enfants. Les enfants surtout. A quoi bon ergoter en tous sens sur le conflit des générations, si nous ne savons pas sacrifier une minute aux problèmes des enfants... Ensuite, on regardera ensemble les actualités régionales, en dressant le couvert, et ce sera un beau déchaînement de lazzis. Misère, quelle platitude, quel manque de rythme et d'imagination ! On reste très critique, chez les Dupont, sur le chapitre des actualités régionales de la télévision. Mais il faut reconnaître qu'elles tiennent les enfants à peu près en place, jusqu'à leur sacro-saint feuilleton. Ainsi, à huit heures sonnantes, tout le monde est à table. En silence, à cause des informations du gravissime Roger Gicquel, dont la tête n'annonce jamais que de l'officiel, du national, de l'urgent. On a gardé des principes, chez M. et Mme Dupont. Le père, toute la journée dans ses organigrammes et ses dossiers d'orientation, a bien le droit d'être tenu au courant dans le calme des affaires du pays. C'est important, figurez-vous, dans un métier comme le sien. Et pour demander du pain, on peut toujours attendre une page de publicité.
51:211
Huit heures trente. Tout autre feu éteint dans l'appartement, l'appareil de télévision couleur Ducretet-Thomson a pivoté sur son axe de 180 degrés, qui l'élèvent pour le reste de la soirée à la présidence du coin séjour. Alors, comme la tribu antique devant la flamme où se perpétue la présence protectrice des ancêtres, la famille de M. Dupont rend grâce au carré magique qui lui évite de se retrouver seule face à elle-même et à la nuit. Et puis, le grand-prêtre de cette nouvelle religion domestique a fait des études, il le répète assez. Il n'a rien du patriarche sectaire et intransigeant ; dépositaire expérimenté de la télécommande, M. Dupont sait prévoir, composer et choisir, pour le plus grand bonheur de tous les fidèles ; rétrograder à bon escient d'une chaîne à l'autre ; sacrifier, vers dix heures, le film un peu vieilli de la troisième pour la fraîche série américaine de la seconde ; repasser à temps la première pour un brin d'émission culturelle, et le moins soporifique des trois journaux du soir, animé comme on sait par Julien Besançon. -- Un œil sur le cadran de sa montre et l'autre sur *Télé Sept Jours,* M. Dupont s'ingénie vaillamment à lutter contre ce qu'il appelle « *la médiocrité quasi permanente des programmes français *»*,* malgré les protestations régulières de son entourage. Il se targue d'ailleurs d'y réussir assez bien : jusqu'à une fois par semaine, à certaines périodes de l'année. L'essentiel, pour lui, est de ne pas rater la bonne... M. Dupont en effet est d'un tempérament ouvert, difficile à décourager. « *Ça sera mieux dans dix minutes *»*,* se répète-t-il régulièrement, « *ça sera meilleur demain *»*.*
Au reste, M. et Mme Dupont se couchent si fatigués qu'ils ont rarement l'occasion de se demander lequel des deux, ce soir-là, garde moins que l'autre le sentiment d'avoir perdu son temps.
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52:211
La leçon de cette esquisse en forme de parabole ou de portrait-robot est facile à deviner. Ayant consacré sur l'autel des media le centre irrévocable de sa foi et de ses mœurs, l'homme du XX^e^ siècle est entré dans une nouvelle phase d'aliénation collective. Aliénation non par le travail, mais par les formes contre nature d'un « loisir », d'une « culture » et d'une « information » audio-visuels, érigées en système de vie. Aliénation, donc, de l'intelligence et du cœur. Aliénation de l'âme et de l'esprit. Évolution anesthésiante, déspiritualisante et régressive des mœurs générales, si ce langage peut être préféré. -- Car vraiment le compagnon, le conseiller, le pasteur, le juge même de l'homme moderne en tant qu'il se veut tel, ce n'est pas la voix intérieure et vivante de quelque sagesse nouvelle ou religion ; ce n'est même plus celle d'une conscience individuelle livrée à ses bons et ses mauvais instincts. C'est le *Media* omnipotent et anonyme, fruit divinisé de l'immense révolution technologique et morale du XX^e^ siècle, devant lequel chacun de nous est en passe de sacrifier tout le temps qu'il ne consacre point à dormir ou à travailler.
Or, si les conséquences somatiques du phénomène sont encore difficiles à prophétiser, en raison du silence observé sur ce chapitre par toutes les branches de la recherche médicale, ses répercussions psychologiques, intellectuelles et morales ne les ont pas attendues pour révolutionner de fond en comble le mode de vie de toutes les catégories socioprofessionnelles. Et, comme pour la sole, dans le sens apparemment irréversible d'une *invalidité. --* Déjà, nous ne savons plus lire, ou si mal, et si peu ; à grand'peine observer, de notre propre mouvement ; encore moins discuter, écouter ou interroger. Bientôt, c'est le monde vivant lui-même qui nous paraîtra manquer de consistance et de réalité. M. Dupont Albert n'en est pas à se promener dans la rue casqué d'une vidéo-cassette (à radar, pour lui éviter de heurter les autres passants), mais nul doute qu'il sera le premier à s'équiper de la sorte en l'an 2000, quand la technique du *hardware* le lui permettra.
53:211
Les critiques les plus audacieuses, sur l'univers des media, limitent généralement au langage -- écrit et parlé -- les méfaits de la sur-consommation des messages audiovisuels. Mais comment ne pas remarquer que si cet abus finit toujours par nuire au langage, comme aux facultés de concentration, ce n'est pas simplement parce que la consommation boulimique des images s'oppose au libre jeu des concepts dans notre esprit. L'image sonore et visuelle diffusée par les media ne se contente pas de tenir plus ou moins longtemps au foyer la *place* de la parole. Plus profondément, elle nous en détourne. A la limite, elle nous en dégoûte. Et il ne suffira jamais de tourner le bouton de son récepteur pour s'en libérer ; car la fascination de l'image étrangère, du choc sensoriel inhérent à son prestige et à sa mobilité, continue alors de nous habiter.
M. et Mme Dupont ne se parlent guère, il est vrai. Mais aussi, la plupart du temps qu'ils passent « ensemble », il ne leur viendrait même plus à l'esprit de se regarder vivre... D'ailleurs, comment *voir* l'autre, le faire exister, en regardant son poste ? Selon une définition de l'amour qui m'a toujours parue suspecte, et qui dévoile ici toute son ambiguïté, l'homme et la femme « *regardent ensemble dans la même direction *». Or, dans cette situation psychologique particulière, toute interférence conjugale, toute ébauche de communication à caractère personnel équivaut nécessairement à une tentative de coup d'État. Face au discours officiel des Mourousi et des Gicquel, la parole spontanée fait figure de subversion. Mme Dupont ne voit que trop bien, hélas, qu'elle ne pourrait rien révéler à son mari d'aussi important pour l'avenir de l'humanité que ces voix hautement autorisées. Et quand *Alain Decaux raconte,* sur la 2, quelque sombre méfait de notre petite histoire, M. Dupont va-t-il lui imposer silence pour raconter sa journée au bureau ? -- Oui, s'abîmer tous ensemble dans la contemplation du mirage audio-visuel, serait-il constamment féerique, c'est le sûr moyen de ne point se voir, et de ne plus se comprendre.
54:211
La mobilisation émotionnelle et sensitive de la conscience contemporaine au crédit des brumeux lointains de l' « information » débouche, dans la pratique, sur un égocentrisme d'un genre absolument nouveau : à la fois inconscient et organisé. Ce phénomène, que Marschall McLuhan avait percé à jour dans une formule brillante et prophétique, « la *simulation* technologique de la conscience », on serait tenté aujourd'hui de lui donner son véritable nom : le mensonge du simulacre moralisateur. -- *Simulacre,* parce qu'il s'agit bien ici de feindre, de singer, avec ou sans cynisme, les attitudes de la justice et de la générosité, en concentrant toute la force de ces vertus sur des objets qui en font l'impuissance personnifiée : conséquence ressentie comme telle, en effet, par la majorité de nos concitoyens, sous la dénomination blafarde de « morosité »... *Moralisateur,* parce que le simulacre en question se donne bonne conscience et force de loi : il se réclame du consensus unanime, s'imposant dans chaque foyer (par quel odieux mensonge) comme l'urgence humanitaire numéro un, l'esprit civique universalisé, la communion fraternelle, le partage du bien et du mal. Et, en l'absence de tout enseignement authentique sur les droits et les devoirs de la charité, cette singerie de l'amour du prochain qui a pour elle les sortilèges technologiques de l'audiovisuel, et toutes les cautions souhaitables de l'État, s'impose en effet au groupe comme la plus haute attitude morale que l'Évolution, l'Histoire et le Progrès en personnes attendent de chacun.
55:211
Je m'étonne que nos pasteurs œcuméniques, qui cherchent tous les moyens de taire le nom de Dieu dans leurs sermons, ne saisissent jamais cette occasion de racheter une partie de leurs fautes en restaurant du moins, s'ils la savent encore, la véritable définition du prochain ; et les exigences imprescriptibles de la nature, dans l'ordre de la charité. En fait d'action sociale, d'ouverture et d'assistance à tous les laissés pour compte du désordre établi, ils trouveraient là matière à une fameuse révolution.
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Comme la sole, un jour de son histoire, se couche sur les bas-fonds, la civilisation dite moderne est donc en train de coucher l'intelligence spécifique de l'homme, d'atrophier ses libertés physiques et morales les plus élémentaires sous le joug de l' « information », du « message », du « massage » auditif et visuel, du grand tam-tam tribal de la radiotélé. Elle a intercalé, entre le monde et lui, cet univers de fiction vaguement ressemblante que prodiguent les media dans l'espace grandissant de sa disponibilité. Et les structures de sa représentation perceptive, la respiration naturelle de son esprit, sa sensibilité affective, l'agencement même de ses responsabilités à l'égard du *prochain,* en ont été bouleversés de façon radicale, sans précédent dans l'histoire des civilisations. Non comme conséquence d'un « choix de société », d'une évolution consentie tant bien que mal par le plus grand nombre, mais comme autant de formes imposées a priori par le nouveau type de comportement qui s'est généralisé à travers le monde occidental, dans la dépendance des principaux media de l'audiovisuel.
La religion dominante est celle du simulacre moralisateur inventé par les media. Nous n'éviterons pas la montée dans le temple, et dans l'État, des barbares de l'audiovisuel ; en un sens, nous y sommes déjà. Dieu nous garde au moins d'applaudir avec ces fous, comme un facteur de culture et de progrès, digne de se voir sacrifier tout le reste, le plus puissant accélérateur d'égoïsme et d'abrutissement collectif qui soit au siècle.
Hugues Kéraly.
56:211
### Le cours des choses
par Jacques Perret
*Le jardin des plantes.* La dernière fois, ayant parlé de ses arbres et particulièrement des espèces indigènes, je vous laissais inquiets sur la question des ormes et vous promettais d'y revenir. Si je n'ai pas dit : « attendez-moi sous l'orme », ce n'est pas que j'eusse l'intention de manquer de parole comme l'expression populaire le fait entendre. Et ensuite ils sont deux : deux ormes survivant d'une antique et vénérable douzaine qui faisait naguère le gloire d'une allée par ailleurs illustrée en tant que rendez-vous des joueurs de daines. Jeu vénérable et antique lui aussi, mais rien ne presse d'en parler. Notez que j'admire beaucoup le jeu de dames et j'en dirais volontiers quelques mots tout de suite mais enfin il n'est pas lié à l'histoire de ce jardin ni même à son service. Il va se pratiquer aussi bien à l'ombre des platanes, des baobabs et des salles de café. Il attendra donc sans peine le prochain numéro et même la fin du monde quand tous les pions seront damés. En revanche, pour les ormes, il faut faire vite. Rongés d'un mal secret nous les voyons peu à peu mourir debout, branches hautes, noires et défoliées en plein ciel de printemps. C'est pourquoi je veux saluer les deux égrotants de l'allée aux dames avant qu'ils ne soient abattus, tronçonnés, débités. Vendus j'espère aux derniers bougnats du quartier ils auront au moins la consolation de mourir tout feu tout flammes dans nos dernières cheminées de marbre.
S'il va de soi que l'orme est chef de famille dans l'ordre des ulmacées, il n'y a pas de honte à l'ignorer. En revanche il serait affligeant de ne pas admirer dans cet arbre un des plus beaux individus de la forêt gauloise. Il n'a pas manqué d'attirer l'attention de nos aïeux quand ils s'avisèrent peu à peu d'arraisonner le paysage natal en même temps qu'ils s'habituaient au nom français. Je me plais à deviner là comme une intention, une volonté collective et plus ou moins administrée selon nos répits et nos tribulations. Il me plaît d'imputer le commencement de tout cela qui est le commencement du royaume au règne de Charles le Chauve. Je confesse en effet pour ce personnage étonnant une admiration mêlée de filiale affection. Toujours est-il que la France aujourd'hui au péril des renégats se présente encore à nos yeux comme les vestiges du plus beau royaume sous le ciel. Mais la fin des ormes est de mauvais augure.
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Mise à part la situation privilégiée du chêne, tant pour les vertus de sa matière ouvrable que pour sa vocation religieuse éveillée par les druides et sanctifiée par la justice de saint Louis, nous voyons chez nous, immédiatement derrière lui, le hêtre et l'orme se disputer la première place dans la hiérarchie bocagère. Rien qu'à les considérer en tant que bois d'œuvre ils sont également d'utilité majeure dans la variété de leurs emplois. On les trouve associés dans nos charpentes, mais si l'un est sans rival pour les étaux de boucherie et les manches de marteau, l'autre est sans pareil dans la construction navale et la charronnerie. Il m'amuserait de les chicaner sur les prestiges comparés de leurs services et même de les départager, mais nous sommes au Jardin des Plantes, il convient de m'instruire des arbres sur pied sans me préoccuper de leur bois.
Soit dit entre nous, s'il ne reste plus dans ce jardin que deux ormes je ne suis pas certain d'y avoir vu un hêtre. Vous avez bien fait d'aspirer le h, ainsi ai-je fait in petto, c'est le seul moyen d'éviter un de ces jeux de mots où se discrédite la réputation du chroniqueur distingué. Nous avons là en effet un individu assez vaniteux de son homonyme et des jeux éminents qu'il suggère. Il m'en est venu je dois dire quelques-uns d'assez philosophiques et ce n'est pas sans mérite que j'ai pu les refouler. Pourquoi donc alors s'obstiner à discourir du hêtre et de son essence ou de sa définition, quand les deux tiers de la France ont dit fayard pendant des siècles et que fayard est encore banal dans nos campagnes ? Sans trahir pour autant la souche latine c'est bien là du vernaculaire on ne peut plus honnête, moulé poli sous la langue de nos pères, vocable enfin d'une frappe si heureuse que promu depuis longtemps à la dignité patronymique : une pleine page de l'annuaire parisien du téléphone en comptant les dérivés. Mais je n'y vois qu'un seul Hêtre. J'avoue néanmoins que ma langue étant d'oïl je parle plus souvent de hêtre que de fayard, et sans escamoter l'initiale. Dans aucun cas où l'aspiration du h est réglementaire on ne doit y répugner.
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Sachons au contraire apprécier la façon dont il va, de loin en loin et discrètement, regonfler le discours ; et déplorons de le voir si souvent et paresseusement dédaigné par nos pédagogues et dans la bouche même de nos parleurs publics, ainsi coupables une fois de plus d'accélérer l'aveulissement du langage. Pour ce qui est de hêtre, je suppose que le mot fut introduit chez nous par les snobs à une époque où le bon ton venait de Hollande. J'ai l'air de blaguer mais la France qui n'arrêtait pas de donner le ton à toutes les nations de l'Europe et même au-delà, se plaisait, en retour, à les honorer par-ci par-là d'un emprunt de mots, de manières, de costume, de cuisine, voire hélas, d'idées. Tout cela bien sûr contribuant à nous passionner pour l'histoire des Français.
Le cas de fayard, concurrencé puis déclassé par hêtre, est un peu spécial. C'est l'arbre lui-même autant que la mode hollandaise qui a provoqué sa mutation sémantique. Sa rivalité avec l'orme en est la cause. J'ai dit leur équivalence approximative au premier rang des arbres de société ou de parade. Égaux en majesté par la hauteur, le volume et la noblesse du branchage, tous deux faisaient depuis longtemps l'honneur de nos allées, de nos avenues et places publiques. Habitués qu'ils sont des hivers bien sentis et peu friands de canicules, ils ont boudé le Languedoc et la Provence. Là le platane, espèce levantine apportée en Transalpine avec le sac de Rome, connaîtrait dans les mêmes emplois un succès durable et justifié par l'épaisseur et fraîcheur de son ombrage. Partout ailleurs dans le nord il ne sera pas question de disputer la suprématie de l'orme et du hêtre. Ce n'est pas tant que l'origine exotique du platane eût répugné aux chauvins de cette Gaule chevelue mais il est de ces pays où le plus beau des arbres est moralement déprécié par l'inutilité de son bois. Revenons au débat hiérarchique de l'orme et du hêtre.
D'aucuns prétendent que le hêtre est plus altier, l'orme plus généreux. Il y a du vrai mais la question n'est pas réglée pour autant. C'est un fait que le hêtre a plus d'élancement mais aussi plus de raideur. Une idée d'architecture conduit son élan. Le fût n'arrête pas de se dresser bien droit, bien lisse et bien rond comme une colonne. Il ne tolère ni bosse ni courbure et ne perd pas son temps à pousser des branchioles sans avenir. Son écorce est fine et d'un gris assez clair, un peu fondant, très distingué avec ici et là des ressuis plus sombres.
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On le sent à l'aise, et bien gainé, bien soutenu dans cette peau lustrée, légèrement satinée, exactement ajustée, à peine crevassée par endroits. Sa texture enfin est des plus propices aux entailles décoratives à la pointe du canif. Que de hêtres en effet n'ont-ils pas l'avantage de nous montrer à hauteur d'homme les motifs entaillés, plus ou moins déformés par l'âge, d'un cœur, d'une flèche, d'un monogramme, d'un millésime ou tout autre signe faisant mémoire ou symbole comme autant d'armoiries incises et dûment arborées. Tout cela nous explique assez la réputation de morgue aristocratique dont s'enorgueillissent nos fayards. Et voilà pourquoi, se voyant choisi pour l'illustration de nos parcs et avenues il nous a fait sentir que le nom de fayard, dans ses nouvelles attributions, sonnait un peu trivial et croquant. A vrai dire c'est le mot barbare qui cherchait noise au dérivé latin.
A ce moment-là justement, Louis XIV ayant châtié la Hollande hérétique et mercantile, et par là même déconfit l'insupportable estatoudaire, comme disait La Ramée, nos soldats repassaient le Rhin, quasiment aussi glorieux qu'ils l'avaient passé. Dans les fourgons et les musettes quelques souvenirs de guerre, drapeaux, dentelles, tableaux, tabac, florins, casseroles de cuivre et quelques mots attrapés au vol comme *heester* dont nul n'avait besoin mais qui ferait fortune. J'avoue que mon histoire est non seulement gratuite et frivole mais que le Batave et le Frison n'ont sans doute pas attendu l'arrivée de Louis XIV pour nous filer le hêtre et doubler notre fayard. Il y avait belle lurette que Français et Flamands se retrouvaient périodiquement côte à côte ou face à face, un jour à taper sur l'Espagnol ou le Saxon et le lendemain à se cogner dessus. De toute manière on échangeait des mots qu'on finissait par entendre. Toutefois l'étymologie est un terrain de jeux où les professionnels eux-mêmes n'hésitent pas à conjecturer dans le brouillard. Les processus d'emprunt sont particulièrement hasardeux et facultatifs, au plaisir de l'amateur. C'est pourquoi j'aimerais bien, sur les pas des gaulois miliciens de Montrouge, faire un saut jusqu'à Bouvines où j'ai ouï dire que le charme de Philippe a su gagner aux lys un estimable contingent de Flamands. Nos gens auront pu discuter avec eux de leur manche de hache ou de fléau, ici en fayard et là en heester. Il arrivera tout bonnement que de heester nous ferons hêtre et voilà un cas de francisation tout à fait réglementaire.
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Je sais que ma fable aurait encore plus de crédit aux environs de Frédégonde mais peu importe. Pour un vocable importé, parmi tous ses cheminements et points de départ imaginables et possibles, arrêter son choix et broder dessus, l'ouverture est galante et combien de savants ne furent-ils pas tentés de faire le romancier. N'étant ici que chroniqueur et surabondamment approvisionné par le cours présent des choses, il serait inconvenant que je m'abandonnasse aux appâts d'un motif que je n'aurais sans doute pas loisir d'épuiser dans ITINÉRAIRES qui vivra je l'espère plus longtemps que moi.
Je ne me suis déjà que trop attardé sur la race des fayards, toujours jeune et bien portante, alors que nous en sommes à compter les derniers ormes et nous demander s'ils reverdiront cette année. S'il en reste encore deux ou trois sur les quais nous les savons condamnés. Tous les Parisiens de mon âge se souviennent encore des grands ormes riverains penchés sur la Seine de Charenton à Billancourt. Ils prodiguaient leurs ombrages aux bouquinistes, aux pêcheurs à la ligne, aux lavandières, aux baigneurs, aux membres de l'Institut, aux tondeurs de chiens. A tous les vents de l'automne on les voyait disperser d'étincelantes fortunes que traversait le vol des mouettes. Et l'hiver venu que de noctambules, col relevé, canne plantée dans la poche, et que d'insomniaques ou rêveurs, le front sur la vitre, n'ont-ils pas interrogé la lune à travers les fines branches où fredonnait la bise.
Mais déjà sous Louis-Philippe le promeneur sentimental compatissait à la souffrance des feuillages citadins en prédisant l'agonie des asphyxiés aux ormes de Bercy ; les mêmes d'ailleurs qui soixante ans plus tard feront douter nos papas des bienfaits de la civilisation industrielle. Or ils se laissaient impressionner par les volutes épaisses que vomissait la cheminée des remorqueurs et ce n'étaient là qu'innocentes fumées dont s'empanachait impunément la frondaison des ormes. N'empêche qu'aujourd'hui, c'est bien vrai, les ormes n'en peuvent plus ; ils seront tous crevés demain, officiel.
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Les Français bien sûr ont déjà vu et voient encore s'effacer bien d'autres signes et mourir bien d'autres choses qui contribuaient à définir la France. Si quelques-uns en ont pleuré, la plupart y ont applaudi et ce sont les mêmes qui nous gémissent aujourd'hui des refrains écologiques, à nous casser les pieds. J'ignore si la maladie des ormes a pour cause un insecte, un champignon, un virus ou la pollution atmosphérique. Les experts eux-mêmes du Muséum se révèlent, paraît-il, impuissants à les guérir. Des deux derniers qui sont au Jardin l'un est déjà mourant.
Si l'autre survit nous parlerons de miracle. Nous verrons alors les joueurs de dames se disputer son ombrage. Peut-être le feront-ils avec un rien de piété. Il est rare en effet que le joueur de dames, le bon joueur, soit un fieffé matérialiste. (A suivre.)
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*Du balai. --* Le « du » n'est ici que pour annoncer le sujet à traiter. Il restera néanmoins à votre disposition en tant que projecteur d'une apostrophe expéditive et familière. D'autre part si je suis amené encore une fois à parler d'un arbre, je ne l'ai pas fait exprès. Il a sollicité mon attention dans le cours des choses qui, à ma surprise, passait par le ruisseau collecteur de la rue Linné, le long du trottoir de droite en descendant. C'est un bon endroit pour collecter de petites choses plus intéressantes que tiquets de métro, enveloppes chiffonnées, pelures de bananes, mégots et capsules de flacons. A certains jours on peut y voir des prospectus de toutes sortes, commerciaux, sportifs ou mystagogiques voguer en flottille de conserve avec les tracts politiques distribués par les étudiants. Toutefois mon sujet n'est pas là. Je regardais la façon de travailler d'un grand nègre souple et mince comme ceux qu'on appelait jadis Toucouleurs et qui portaient chéchia rouge et bouffants kakis dans nos bataillons de la Coloniale guerroyant au Maroc. Ils y étaient généralement plus gais que nous ne les voyons ici, à traîner le balai, cela dit sans mettre en cause les bonheurs inespérés de la décolonisation. Mon exilé du Sénégal ramassait avec tristesse et dignité les menues épaves du trottoir pour les amener au ruisseau paresseux et les convoyer en aval avec les gestes rituels et probablement communs aux balayeurs de tous temps et toutes races. Le mouvement rafleur dans le creux du courant et largement arrondi sur la chaussée pour y cueillir la crotte de chien ou le cornet de glace écrasé. Il portait le petit bonnet tribal et tricoté à motif rouge et blanc sur fond noir. Nos édiles sont tolérants sur les manifestations raciales vestimentaires de ceux qu'on appelle, en respect de la dignité humaine, des agents techniques de la voirie. Celui-ci, apparemment, répugnait à son métier, comme tous ses pareils d'ailleurs ; c'est peut-être un air qu'ils se donnent. En tout cas il s'ennuyait, mais on ne pouvait s'ennuyer avec plus de hauteur et de grâce.
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Comme tous nos balayeurs depuis toujours il manœuvrait un balai de bouleau. On voyait scintiller le faisceau des brindilles humides, vaguement rougeâtres et tirant sur le mauve comme le sont ordinairement les brindilles de bouleau. Ayant beaucoup observé les balayeurs de rues quand j'étais écolier, j'en ai gardé l'habitude. Or son balai de bouleau n'était pas de bouleau mais d'une imitation de bouleau. Un balai de faux bouleau. Des brins de matière plastique façonnés ou moulés genre bouleau et teintés de même ; à s'y méprendre à dix pas. Admirable technique il faut bien dire. Délicatement ramifiées, les brindilles ont en plus la coquetterie de bourgeonner par-ci par-là. Non, le manche est en bois ; sans doute une question de prix de revient, ou alors une enquête a révélé que le frêne, au contact manuel, est empoigné avec plus de zèle et favorise le rendement. Les questions se précipitent. Faut-il croire que le bouleau, lui aussi, est en voie de disparition, ou que soudain la folle envie lui serait venue de quitter le trottoir et de balayer le ciel. Faut-il embrouiller l'affaire en révélant que le balai ne vient pas du bouleau mais du genêt que les Celtes appelaient *balan* et dont ils balayaient leurs bivouacs ou leurs villages ? Accuserai-je le bouleau d'échapper aux lois d'évolution accélérée pour s'en tenir au cycle des saisons et s'obstiner dans une lenteur végétative préjudiciable aux besoins permanents de la voirie Est-il plus sensé de croire à l'inconscience du contrefacteur insultant au prestigieux curriculum d'une ramure qui déjà balayait dans Babylone devant la porte des honnêtes gens ? Ne serait-ce pas plutôt que le faussaire voulût, honorer cet objet ligneux d'une imitation scrupuleuse ? Faut-il se bercer de la rengaine qui voit dans le mensonge un hommage à la vérité ? Faut-il accepter que l'authentique soit caduc et le factice incorruptible ? Aucun produit de la nature ou de l'industrie s'est-il jamais prétendu immortel ? Devons-nous attribuer l'attitude mélancolique de nos balayeurs africains au dégoût inspiré par une contrefaçon légale d'un produit naturel et l'obligation où il se trouve de manipuler à longueur de jour ce balai d'imposture ?
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Imaginerait-on sans malaise de quoi seront faites nos sorcières émancipées qui chevaucheront ce balai-là ? Ne vais-je pas compliquer le problème en découvrant que le papier sur lequel j'écris, n'étant pas fait de papyrus est un faux papier ? Ne direz-vous pas alors qu'il est probablement fabriqué à partir de fibres de bois et peut-être bien de bouleau ? Me prendra-t-on plus au sérieux si, plutôt que renchérir sur l'importance d'un brin de balai, je condamnais en bloc la matière plastique en tant que véhicule privilégié du matérialisme ? Ne serait-ce pas là un point de vue sommaire, évasif, une dérobade ? N'est-il pas immoral et insensé de faire à la matière, plastique ou non, un procès d'intention ?
Fin du questionnaire. Il était temps, je courais superbement à ma perte en soulevant des problèmes très au-dessus de mes moyens. Serait-il pas trop facile de passer pour modeste en se bornant à questionner ?
\*\*\*
Il paraît que le président de la République a invité une quarantaine de Français moyens à le rencontrer dans un débat télévisé sur un opuscule de propagande intitulé *la démocratie française.* Voilà une idée assez caractéristique de son génie, bien français s'il en fût, qui donnerait pour spirale exacte et compassée ce qui n'est que tordu. Un questionnaire à remplir a été communiqué, dit-on, aux intéressés comme préalable à l'invitation ferme. La condition première était d'avoir lu l'opuscule et se dire capable d'en discuter. On sait que l'auteur, s'adressant au grand public, avait eu la courtoisie de faire court. L'ouvrage est mince en effet, et le vider de son contenu est bientôt fait. Or, me dit-on, la moitié des citoyens pressentis a répondu n'avoir pas eu le temps de lire la brochure. Ils ont été rayés de la liste. J'en suis content pour eux et je compatis au déboire de Valéry, mais de toute manière et *à* tous points de vue son cas commence à m'inquiéter.
Jacques Perret.
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### Journal logique
par Paul Bouscaren
« In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas », c'est ou ce peut être l'Église traditionnelle ; aujourd'hui, la liberté d'opinion égale pour tous m'impose de laisser mettre en doute par quiconque n'importe quoi, c'est-à-dire n'importe quelle opinion, à moins de prétendre à parler comme Dieu le Père *de ce qui ne peut être que ma propre opinion.* Voilà où nous en sommes, et c'est tout autre chose que d'être passés d'un esprit étroit à un esprit trop large, d'un excès d'autorité à un excès de liberté ; il n'y a plus de liberté que pour détruire, voilà où nous en sommes. La vérité du pluralisme dans l'Église n'est pas une autre que celle du démocratisme dans la cité éviter que l'on se divise et s'entretue en renonçant vivre, en solidarité réelle, la vie des hommes et des chrétiens.
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Dans la famille et dans la société traditionnelle où l'homme est le chef, la femme fait-elle aussi triste figure qu'on le dit, pour l'ordinaire et pour les exceptions ? S'agissait-il, en droit, de la sujétion de la femme à l'homme, ou au chef qu'il faut à toute vie commune, -- et alors, l'homme paraissait désigné de préférence à la femme pour cette fonction nécessaire, ni plus, ni moins ? Mais alors, aujourd'hui, le féminisme est-il rien d'autre que démocratisme, égalitarisme au zéro du sens social ?
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Rendez à César et rendez à Dieu : faites ce qu'exige la vie des hommes en société, et vivez pour Dieu quelque vie que Dieu vous donne à vivre. Il y a dualité irréductible, en chacun de nous, pour vivre en homme et chercher Dieu, du besoin de vivre en citoyen ; les hommes naissent pour aller à Dieu chacun de soi-même, ils ne peuvent ceci à partir de cela qu'en société, capables en société seulement d'activité humaine et d'atteindre leur fin (S.Th. IIIa. 29,2). L'Évangile est le salut de notre vie pour Dieu sans méconnaître notre besoin social ; mais s'il accorde en ce sens, s'il *dit* de la sorte « politique d'abord », il *n'est pas* « politique d'abord » mais : d'abord le Royaume du Père. De même, la philosophie d'Aristote accorde et dit que pour un indigent mieux vaut s'enrichir que de philosopher, sans aucunement consister elle-même à s'enrichir d'abord. Ici, le quiproquo de l'Évangile selon le progressisme, réduit à zéro en justice sociale, humainement prérequise, mais qui est encore moins l'Évangile que l'enrichissement d'un loqueteux ne fait de lui un philosophe, et quant au plus urgent de la philosophie.
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L'Église ouverte au monde parle comme si la foi, l'espérance, la charité pouvaient et devaient dire aujourd'hui liberté, égalité, fraternité ; or la foi nous fait pareils à des enfants, et l'on appelle liberté l'indépendance de chacun, souverain maître et possesseur de sa vie ; l'espérance est l'Évangile du Royaume, avec son grand partage des hommes dans le temps et pour l'éternité, au contraire de l'égalité prétendue ; la charité aime Dieu par-dessus tout et le prochain comme notre frère en Dieu notre Père, selon la foi et l'espérance, tandis que la fraternité suit à la liberté et l'égalité comme un idéal de ces droits, ce qui entraîne : « la fraternité ou la mort ».
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L'information, c'est l'inculture ; témoins, nos informateurs comme ils parlent. Hier, le peuple pouvait voir chez certains l'instruction qui manquait aux autres ; ce n'est plus possible, tout le monde à même de parler, en écho, de toute chose au monde, sans prendre aucune peine de *s'instruire* de rien, si peu que ce soit, fût-ce à l'aide des dictionnaires ; quelle culture concevable, quand vouloir s'instruire sur quelque point devrait se taire des autres comme n'y connaissant rien, s'il faut parler net, mais au mépris de l'universelle information.
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Par la grâce démocratisante de laquelle tout le monde est de ces « gens du monde » chez qui Vauvenargues voyait « une espèce d'érudition : c'est-à-dire qu'ils savent assez de toutes choses pour en parler de travers »
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Quiproquo d'une théologie négative d'impossibilité de dire que Dieu est selon tel ou tel attribut : personnel, ou juste, par exemple ; il s'agit, pour saint Thomas, de ne pouvoir dire ce qu'est Dieu par essence, de faire répondre à ce nom une définition ; nullement de ne pouvoir rien affirmer de lui : « Dicendum quod propositiones affirmativae possunt vere formari de Deo. Ad cujus evidentiam, etc. » (Ia, 13,12.) Le piquant de ce quiproquo, c'est d'y trouver les esprits selon qui saint Jean a défini Dieu en disant : « Dieu est amour » ; et cela, au mépris de son texte (I Jean, 4).
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Paradoxe au rebours de tout bon sens, les oiseaux du ciel et les lis des champs de l'Évangile ? Pour qui, sinon les esprits incapables de se demander en quel sens le Sauveur peut nous parler de la sorte, incapables de trouver ce sens au début et à la fin du passage : d'abord, ne pouvoir être au service de Dieu si l'on est au service de l'argent ; d'autre part, n'avoir pas à compter sur soi seul au mépris de la Providence, mais chercher d'abord le Royaume avec la confiance de ne pas se priver du reste.
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Lorsque l'on veut normal de parler du sexe comme du manger et du boire, (au rebours de saint François de Sales en son Introduction à la vie dévote), on a la porno que nous avons, la pilule et l'avortement légal et en Sécurité sociale, et le divorce à la minute, et les prostituées dans les églises pour leur droit de prostitution, à la grande joie spirituelle des Maurice Clavel et autres chrétiens à la page de cette page.
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L'homme avec ses droits, d'une part, et d'autre part, la société avec ses contraintes : mentalité moderne, conscience universelle, révolution permanente depuis 1789. Un ordre de droit et un ordre de fait, celui-ci mis en accusation par celui-là ordre de fait, désordre de fait.
Réellement, il y a l'homme avec ses droits et la société avec ses exigences ; mais c'est par abstraction idéologique seulement qu'on les voit *d'une part et d'autre part.* L'homme réel n'existe qu'en société, la société des hommes est condition d'existence de l'homme. Il y a vérité abstraite de l'homme à part de la société, la vérité concrète de l'homme, c'est l'homme en société, vivant de la société ; de même qu'il y a vérité abstraite de notre vie corporelle selon le milieu interne, mais au concret, vérité inséparable du milieu physique externe. La personne est sujet de droits ; vouloir une société de personnes cède à la mentalité idéologique ; autre chose la personne humaine, autre chose les conditions de son existence, et c'est la société, -- que l'on regarde à l'homme ou au chrétien que cette personne est concrètement. Si n'importe quel droit de l'homme suppose son existence d'homme, il a donc pour condition la société, à toute condition indispensable de celle-ci ; voilà le regard qui s'impose à la vie humaine, et ce n'est rien de moins que la conservation au lieu de la révolution, si l'on y ouvre bien les yeux, au lieu de les crever de rage d'abstraction. Qu'il y ait toujours en tout homme une personne, un sujet de droits à respecter, est une chose ; tout autre chose, faire consister la société par l'exercice que chacun fera de ses droits, et, bref, du droit de sa liberté.
« Pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », échappatoire : laisser des terres en friche nuit à autrui, non se détruire soi-même par son inconduite ou par le suicide.
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« Parler comme Dieu le Père », le père de famille le doit dans sa famille au nom et par l'autorité de Dieu le Père, c'est obligation du père de famille à Dieu le Père ; si le monde moderne est incapable d'y rien entendre, il faut entendre que ce monde-là ne croit pas en Dieu, et se donne pour foi en l'homme l'idolâtrie d'une certaine idée de l'homme sans aucun lien réel avec l'existence de la créature humaine dans la création de Dieu.
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Quant à la faiblesse des hommes, saint Vincent de Paul mettait ses missionnaires en garde contre « cette malignité maudite de la supériorité », c'est-à-dire l'état d'un supérieur de communauté ; quant au sens divin de l'autorité comme on je trouve chez lui, j'ai entendu en 1930 un prêtre de la Mission mettre en cause, dans une conférence spirituelle, « l'esprit louis-quatorzien de Monsieur Vincent ».
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La démocratie comme la science, et toute la mentalité moderne, est nominaliste ; c'est une idée de l'homme prise pour l'homme vivant, n'y ayant d'autre réalité qu'individuelle, de l'homme ainsi que de toute chose. Nous sommes là aux antipodes de l'homme selon l'Évangile, qui est une essence, c'est-à-dire un être commun réel des humains jugeant les idées que l'on peut s'en faire ; et cette réalité de tous et de chacun est fille de Dieu que Dieu veut en sa grâce pour la vie éternelle, ce qui, derechef, juge toute idée de l'homme sur lui-même. Que reste-t-il donc pour dire avec Bergson une « essence évangélique » de la démocratie ? Question voisine : que reste-t-il à nos sciences expérimentales pour se dire la science, et faire croire la mort de Dieu et la mort de l'homme ?
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Un pape qui parle sataniquement parce que ses sentiments sont ceux des hommes où il faut ceux de Dieu, c'est saint Pierre ; et c'est Jésus-Christ qui l'en accuse et l'en condamne en public comme Pierre déparle en public (Matthieu, 16/22-28). Notre-Seigneur nous donne ainsi l'exemple de la bonté que saint Paul nous invite à exercer envers tous, et surtout envers nos frères dans la foi (Galates, 6/10). Mais aujourd'hui, pareille bonté envers nos vrais frères dans la foi passe pour intégrisme en révolte contre le pape.
Paul Bouscaren.
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### Billets
par Gustave Thibon
**Le bon sens**
3 décembre 1976
A la fin de sa vie, Gabriel Marcel proclamait la nécessité de réhabiliter le bon sens, -- faculté de discerner spontanément le vrai du faux et, d'après Descartes, « la chose du monde la mieux partagée », du moins aussi longtemps que l'esprit des hommes résiste à l'intoxication des modes et des propagandes, -- et dénonçait la carence de cette faculté essentielle chez la plupart des philosophes contemporains dont les idées s'articulent d'autant mieux dans l'abstrait (la vogue actuelle du mot idéologie est très significative) que leur contact avec le réel s'amenuise davantage.
D'où l'isolement des philosophes dans la Cité. D'abord par suite de l'irréalisme dont je viens de parler, ensuite à cause de leur langage ésotérique où l'obscurité tient lieu de profondeur et le massacre du vocabulaire d'originalité. Comme si la supériorité de l'intelligence se mesurait à l'inintelligibilité du discours
« Ma bouche est la bouche du peuple », disait le Zarathoustra de Nietzsche en prenant congé des « savants ». De fait, les pontifes de notre âge démocratique témoignent d'un étrange mépris du peuple. Ou bien ils lui parlent dans un jargon de spécialistes auquel il n'entend rien ; ou bien, s'ils daignent se mettre à sa portée, c'est pour l'abreuver de slogans outrageusement simplistes qui désamorcent la réflexion en mobilisant les réflexes et par lesquels on le manipule sans l'éclairer. Bref, on ne lui laisse le choix qu'entre l'inassimilable et le prédigéré...
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Tout gravite autour de quelques vérités premières qu'on qualifie dédaigneusement de « lieux communs ». Le mot commun est ambigu : il signifie banalité, platitude, et il évoque aussi l'idée de communication, de communion. Le foyer, la fontaine, l'Église, la patrie sont des lieux communs. L'agora d'Athènes où enseignait Socrate était un lieu commun. De même les trésors de la sagesse populaire dont nous oublions le sens dans la mesure où nous en connaissons trop bien la formulation. « Il faut repenser les lieux communs, disait Unamuno, pour les délivrer de leur maléfice. » Il faut, par la réflexion, retrouver la fraîcheur, la fécondité originelles de ces pauvres mots déflorés, stérilisés par le piétinement moutonnier de l'habitude. Le premier devoir du philosophe est de dépoussiérer les vérités premières...
J'aime les messages délivrés en clair et je me méfie instinctivement de tout ce qui a besoin d'être décrypté. Sur ce point les hommes de pensée agissent à l'inverse des hommes de finance : chez ceux-ci, plus un coffre-fort comporte de serrures et de combinaisons, plus il cache de trésors à l'intérieur ; chez ceux-là, c'est trop souvent le vide qui se dissimule sous l'épaisseur des portes et la complication des serrures. A la limite, le ciel et Dieu n'ont pas de portes : le « Dieu caché », c'est le Dieu que nous nous cachons à nous-mêmes : le seul voile entre nous et lui est dans l'impureté de notre regard. « Bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu... »
**L'équilibre**
10 décembre 1976
L'équilibre se définit comme « l'état d'un corps sollicité par plusieurs forces qui s'annulent ». Et l'harmonie comme « l'unité d'une multiplicité, c'est-à-dire un genre particulier d'ordre consistant en ce que les différentes parties ou fonctions d'un être ne s'opposent pas, mais concourent à un même effet d'ensemble ».
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Deux poids égaux se font équilibre sur les plateaux d'une balance, plusieurs notes différentes dans une phrase musicale produisent une harmonie.
L'équilibre concerne uniquement la quantité, la pesanteur, les rapports de force. L'harmonie implique la qualité et la convergence des qualités vers une fin commune. Le mal lui-même peut entrer comme élément dans un équilibre, à condition d'être neutralisé par la présence d'un mal semblable et opposé. Mais jamais le bien. On parle de « l'équilibre de la terreur ». Mais qui oserait parler d'une harmonie de la terreur ?
La névrose égalitaire qui agite notre époque s'explique par l'oubli de cette distinction essentielle. Le principe d'égalité, qui s'exprime par la loi du nombre, concerne uniquement la quantité et ne laisse place qu'aux rapports de force entre des êtres et des groupes qu'aucun lien interne ne relie entre eux. D'où le conflit, érigé en loi permanente des sociétés, la généralisation de la violence qui devient de plus en plus le seul moyen de se faire entendre et d'obtenir satisfaction. Ce qui produit des déséquilibres en chaîne auxquels on essaye de remédier par des concessions et des compromis gros à leur tour de nouveaux désordres, -- un peu comme dans la médecine purement symptomatique, on déplace les manifestations d'un mal sans en atteindre la source. Car la source est dans la rupture de l'harmonie, -- celle-ci impliquant la reconnaissance et le dépassement des inégalités en fonction d'un but commun. Et c'est pour cela que les responsables de la Cité, -- depuis le père de famille ou le professeur qui lâchent sans fin du lest (toujours la quantité, la pesanteur) dans ses rapports avec ses enfants ou ses élèves révoltés jusqu'à l'homme d'État qui cède aux exigences impossibles des groupes de pression, -- évoquent l'image de l'équilibriste plutôt que celle de l'accordeur. Jusqu'au jour où ces remèdes superficiels et provisoires n'agissant plus, la médecine symptomatique fait place à la chirurgie, c'est-à-dire à la tyrannie qui rétablit l'équilibre par l'amputation des inégalités naturelles et des libertés qui en découlent.
L'équilibrisme a fait son temps : nous n'avons le choix qu'entre les deux termes de cette alternative restaurer par l'harmonie un ordre vivant ou nous laisser imposer un ordre mort et mortel par une force sans âme qui annulera toutes les autres.
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**Le découpage chronologique**
17 décembre 1976
Lamentable et révoltant fait-divers : le suicide récent d'une jeune enseignante moralement et nerveusement épuisée par la turbulence et l'agressivité de ses grands élèves. Là-dessus, un journaliste fait remarquer que la torture, abolie comme moyen d'investigation juridique, subsiste encore dans les écoles sous forme de l'élève bourreau et du professeur victime.
Le même journaliste voit avec raison la cause première de cette situation scandaleuse dans les lois sur la scolarité obligatoire. Des adolescents qui n'ont ni dons ni goût pour des études prolongées réagissent soit par l'ennui soit par la violence contre l'ingestion forcée de cette instruction indésirable et se vengent de cette brimade sur l'innocent professeur chargé d'appliquer des lois dont il n'est pas l'auteur.
Au nom de quels principes contraint-on des jeunes êtres à apprendre ce qu'ils n'ont aucune envie de savoir et que, à supposer qu'ils l'aient vaguement appris, ils s'empresseront d'oublier dès qu'ils s'ébroueront hors de l'école ?
De l'égalité démocratique ? Passe encore pour l'enseignement strictement primaire (apprendre à lire, à écrire et à compter, comme on disait autrefois), mais au-delà le vieux système des bourses suffisait amplement à donner leurs chances aux meilleurs élèves. Je ne vois rien de *démocratique* dans le fait d'imposer le gavage aux inappétents : le mot *tyrannie* convient mieux...
De la promotion sociale ? Elle s'exerce plutôt à rebours, car en prolongeant la scolarité pour des adolescents mal doués pour les études abstraites, on fabrique à la chaîne des aigris et des révoltés qui perdent sur les deux tableaux : celui de la culture pour laquelle ils n'ont aucun intérêt profond et celui du travail manuel qu'ils n'ont pas appris assez tôt et qu'ils considèrent souvent comme un pis-aller, sinon une déchéance.
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J'avoue me sentir dans un monde à l'envers quand je vois l'aisance économique et la considération sociale dont jouissent les artisans de mon village (maçons, menuisiers, plombiers, etc.) tandis que leurs enfants traînent leur morosité turbulente sur les bancs d'une école surpeuplée d'où ils sortiront demain minuscules fonctionnaires, sinon chômeurs. De quel côté est la promotion et de quel côté le déclassement ?
Peu importe au législateur : la durée de la scolarité est fixée pour tous une fois pour toutes.
De même, sauf exceptions qui deviennent de plus en plus rares, pour l'âge de la retraite. La hache chronologique s'abat indifféremment sur tous, depuis ceux qui, prématurément usés, restent accrochés à des fonctions qu'ils ne sont plus capables de remplir jusqu'à ceux dont les années n'ont pas altéré la puissance de travail et de création. D'où la présence de tant d'inaptes parmi les actifs et le rejet de tant de compétences dans le camp des inactifs. Ce n'est plus la valeur ou la non valeur d'un homme, c'est la date de sa naissance qui décide de son maintien ou de son élimination...
Ainsi, pour les jeunes comme pour les adultes, l'antique légende du lit de Procuste se mue en réalité : on ne mesure pas le temps à l'homme, on étire ou on raccourcit l'homme pour le mesurer au temps...
Je sais que le problème n'est pas simple, dans une société comme la nôtre, de plus en plus régie par les interventions des pouvoirs centraux et soumise à la loi des grands nombres. Les lois, par définition, sont faites pour tous. Peut-être faut-il déplorer qu'elles soient trop nombreuses (nous avons en France 10.000 lois entre nous et la liberté, disait Victor Hugo...) et surtout trop mal adaptées à la pluralité des individus et des groupes. La hache, dont nous parlions plus haut, gagnerait à être assortie de quelques antennes...
On parle beaucoup, dans les sphères officielles, de la qualité de la vie. J'estime que tout progrès dans ce sens implique une rigoureuse attention à la diversité et à la qualité des êtres, -- ce qui exclut a priori le découpage uniforme de nos destinées en rondelles symétriques.
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**La leçon de Noël**
23 décembre 1976
Voici que nous fêtons encore une fois l'anniversaire de la naissance de Dieu.
Reportons-nous deux mille ans en arrière, à l'heure où le Christ est apparu dans le monde.
Cet événement suprême, -- qui non seulement partage l'histoire en deux (on dit avant et après Jésus-Christ), mais nous ouvre les portes de l'éternité, -- est passé presque inaperçu des contemporains. Il s'est produit dans une étable, au cœur de l'hiver et à l'heure la plus sombre de la nuit, et n'a eu pour témoins que d'humbles animaux et quelques pauvres gens. S'il y avait eu des journaux, ils n'auraient pas fait mention de cette nouvelle. Et qu'aurait pensé l'empereur Auguste, maître du monde et adoré comme un dieu, si on lui avait prédit que ce frêle enfant, obscur rejeton d'un peuple lointain et méprisé, recevrait un jour les hommages de l'univers et que sa religion, après le naufrage de l'Empire, sauverait la langue et le génie de Rome ?
Nous nous laissons trop facilement éblouir par les événements sensationnels et par les triomphes rapides et spectaculaires. Et nous oublions que, presque toujours, les plus grandes choses ont de petits commencements.
C'est vrai dans tous les domaines. Je n'habite pas très loin de la source de la Loire. Ce fleuve, si majestueux à son estuaire, n'est à sa naissance qu'un petit ruisseau insignifiant qui serpente dans la cour d'une ferme... Une tempête ou une avalanche déploient en un clin d'œil toute leur puissance. Quelques heures après, il ne reste plus rien de tout ce tumulte, sauf les ravages qu'il a causés.
Il en va de même pour les choses humaines et divines. Le Christ, auteur et messager du salut éternel de l'humanité, est né et a vécu trente ans ignoré avant de se révéler au monde. Encore s'est-il révélé sans fracas, s'adressant à de petits groupes plutôt qu'à la foule. Et après sa mort et sa résurrection, le christianisme a mûri trois siècles dans l'obscurité des catacombes avant de devenir la religion officielle de l'Empire.
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Tandis qu'il a suffi de quelques années à un Napoléon ou à un Hitler pour révolutionner leur époque. Mais il n'a fallu aussi que quelques années pour que leur œuvre soit anéantie.
« Le temps n'épargne pas ce que l'on fait sans lui », a dit Jacques Bainville. Dieu qui est maître du temps, aurait pu se manifester instantanément dans tout l'éclat de sa gloire. S'il ne l'a pas fait, s'il a choisi l'humilité et l'obscurité, c'est qu'il a voulu nous donner l'exemple des vertus d'attente et de patience. Il nous montre que les réussites les plus rapides et les plus voyantes sont vouées au néant si elles ne sont pas préparées par une lente et secrète incubation. C'est le long travail invisible des racines et de la sève qui permet à l'arbre de porter des fruits...
Telle est la leçon qui se dégage de la fête de Noël : l'exemple de l'homme-Dieu nous invite à cultiver les réalités intérieures, qui mûrissent dans le silence et dans le secret et sans lesquelles tous les succès temporels ne sont que des apparences brillantes et fugitives, des feux de paille qui s'allument d'un seul coup et qui s'éteignent de même.
Gustave Thibon.
© Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique).
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### La journée de Gaspard
par Antoine Barrois
Ç'AVAIT ÉTÉ UNE BELLE JOURNÉE. *Gaspard ne cessait d'y repenser. Difficile pourtant d'imaginer la froidure par la chaleur qu'il fait. Mais pour le reste, il y est encore*
*D'abord étaient venus des mousquetaires du roi, cavaliers magnifiques mais soldats sévères. Ceux-là il les avait bien vus. Dire que ces hommes approchaient le roi chaque jour ; qu'ils lui parlaient même. Dans le bourg, la veille au soir, il les avait contemplés tout son saoul : un détachement précurseur était arrivé comme la nuit tombait.*
*Ensuite, il y avait eu le ferraillement des carrosses cahotant sur la route de Carcès. Il ne faisait point chaud. Il avait plu tôt le matin. Le mistral poussait d'énormes nuages qui tachaient d'ombre la vallée. Gaspard souffle en pensant à cette ombre, car le soleil de juin tape.*
*Les femmes du bourg disaient qu'il y aurait la reine et aussi le cardinal et des seigneurs de la cour. Mais Gaspard ne les avait point vus. Il n'attendait que le roi et ne voulait voir que lui. Comme il était petit, il s'était perché sur un chêne, point trop loin de l'escalier que le roi devait monter. Dieu qu'il avait eu froid.*
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*Son habit n'était pas des plus épais...Et dans la vallée de la Cassolle, les hivers, le vent froid s'enfile et mord tout ce qu'il trouve. Gaspard en vient à regretter ce vent glacé. Le moindre remuement de l'air adoucirait la chaleur écrasante des heures après dîner. Le soleil brûle la peau, la lumière brûle les yeux, l'air brûle le nez et la bouche.*
*Tout à coup, les mousquetaires avaient fait mouvement au pied de l'escalier. L'officier avait donné un ordre sec. Ce qui s'était passé ensuite, Gaspard n'en savait plus rien. On avait crié sans doute. Mgr l'évêque s'était avancé, M. le comte aussi, et les consuls, en haut de l'escalier. Le roi arrivait.*
*Il venait en pèlerinage au sanctuaire de Notre-Dame de Grâces. Gaspard savait que c'était à Notre-Dame que le roi devait d'être né. D'ailleurs il croyait que, par Notre-Dame, on peut tout attendre du Ciel. Et donc, pourquoi pas, la naissance d'un roi. Mais ce que Gaspard ne savait pas, avant, c'était qu'un roi pouvait être si radieusement jeune et beau. Perché dans son chêne, un peu loin pour qu'on ne le chasse pas, il avait aperçu ce jeune homme gracieux et souriant. Comment il était fait et ses habits, Gaspard n'en savait plus rien. D'émotion, il avait tout oublié*, *sauf qu'il avait vu son roi. Gelé, les doigts bleus, il avait pleuré. Et puis, vite, avait remercié la Vierge d'avoir vu.*
*Les bêtes se sont tapies au bord des buissons d'épines. De mémoire de berger, il n'y a point d'eau au mont Bessillon, ni en bas, ni à mi-pente où il est, ni plus haut. Gaspard n'a rien à boire. Pour un peu, il se dirait qu'il fait trop chaud. Et pourtant, le curé l'a redit encore cette année qu'il ne fait pas trop chaud ; qu'il fait très chaud et que si cela pèse, c'est occasion de pénitence.*
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*Le roi avait vivement grimpé le grand escalier. En haut, il avait été dignement accueilli. Il y avait eu grand'messe, célébrée par Mgr l'évêque de Fréjus. Mais Gaspard n'y avait guère eu la tête. Remonter du roi à Dieu le Père, il n'arrivait pas à s'y tenir.*
*Pas plus qu'il n'arrive à se tenir à ses souvenirs, tellement il a soif. Il veut boire. Il a chaud. Les cailloux à côté de lui sont gris et les arbres aussi sont gris ; comme le sol, comme le ciel, comme le soleil. Tout est gris de chaleur, de lumière et de poussière.*
« *Je suis Joseph. Lève cette pierre et tu boiras. *» *Gaspard d'un bond est debout. L'autre est grand et âgé. Imposant, c'est sûr.*
« *Je ne pourrai, elle est trop lourde. *» *Alors le visiteur :* « *Lève cette pierre et tu boiras. *» *Gaspard obéit. La pierre bascule d'un coup. L'eau sourd du trou de roche qu'elle remplit. Gaspard boit. L'eau déborde et commence à ruisseler. Gaspard boit toujours. Un mouton bêle.*
*Alors le berger jette un œil autour de lui et s'avise qu'il est seul. Il n'a pas seulement dit merci. Un immense vacarme monte au-dedans de lui : comme quand il a vu le roi. Mais l'autre était bien plus majestueux. Il n'a pas eu peur pourtant.*
*L'eau coule toujours. Les bêtes sont tranquilles ; le chien aussi. Gaspard, lui, laisse le troupeau. Il veut descendre au bourg et raconter l'affaire. A Cotignac, quand il commence à débiter son conte aux anciens, sur la place, ça ne va pas tout seul. Mais il s'entête. Le bourg s'émeut. Et Gaspard recommence son récit, presque agité, à la fin, et voulant remonter sans attendre. Sur le conseil d'un vieux, on décide de le suivre. En lui promettant une belle raclée si c'est, ce que ça paraît être, une histoire de fou.*
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*Arrivés au troupeau, les premiers font signe qu'il y a bien de l'eau. On s'émerveille de sa fraîcheur. Avec le temps la terre alentour a foncé, imprégnée d'eau. Des hommes évaluent la taille de la pierre levée : à huit ils n'arrivent pas à l'ébranler.*
*Gaspard, qui regarde les gens du bourg et l'eau et la pierre, aperçoit le clocher de Notre-Dame de Grâces. Alors il tombe à genoux :*
« *C'est saint Joseph qui était là, c'est bien lui qui m'a donné pouvoir. *» *Tous ceux qui sont montés avec lui l'imitent. Et les premières actions de grâces, avec les premières demandes, s'élèvent de ces cœurs chrétiens saisis par le miracle.*
\*\*\*
*L'apparition de saint Joseph au mont Bessillon fut rapidement connue. Deux mois après, alors que déjà il avait fallu organiser un véritable service d'ordre à Cotignac, commencent les travaux de construction d'une chapelle. Le prévôt de la cathédrale de Fréjus a donné son autorisation et s'est chargé de prévenir l'évêque absent. Celui-ci, député pour la Provence à l'assemblée du clergé qui se tient à Paris, consacre la fontaine et la fondation en janvier 1661. Au mois de mars suivant, Louis XIV, le roi de Gaspard Ricard, déclare chômée la fête de saint Joseph et consacre son royaume à l'Époux de la T. S. Vierge Marie. La même année commençait, au mont Bessillon, la construction d'une chapelle plus grande, et d'un monastère. Ces bâtiments furent achevés en 1663.*
*Depuis quelque temps déjà, un sentier reliait les deux sanctuaires : celui de Notre-Dame de Grâces et celui de saint Joseph. Les deux apparitions, celle de la T. S. Vierge Marie, en 1519, au mont Verdaille et celle de son Époux très saint, en 1660, au mont Bessillon, étaient ainsi liées sur la terre par la piété des fidèles et de leurs pasteurs, comme -- elles étaient, de toute éternité, dans la pensée divine.*
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*Ce sentier, qui est devenu une sorte de chemin, existe toujours. Les oratoires rustiques qui l'ornaient ont été récemment relevés de leur ruine, au moins en partie. Celui de l'Enfant-Jésus, qui s'élève à mi-chemin des deux sanctuaires, demeure le symbole le plus touchant de la ferme et tendre foi de nos pères.*
*On restaure actuellement la chapelle dédiée à saint Joseph et le monastère attenant, qui étaient en ruine. Veuille saint Joseph prier Dieu que la prière qui s'élèvera bientôt de ce lieu saint soit digne de Lui plaire.*
Antoine Barrois.
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### Le culte de saint Étienne
par Jean Crété
Il nous était donné récemment de saluer au passage les cathédrales de Sens et d'Auxerre, toutes deux dédiées à saint Étienne, ainsi d'ailleurs que la cathédrale de Meaux. Ce n'est certes pas un hasard si trois cathédrales de diocèses limitrophes et beaucoup d'églises de ces mêmes diocèses ont été consacrées à saint Étienne. Les origines de son culte dans cette vaste région se perdent dans la nuit des temps. La cathédrale primitive d'Orléans était également dédiée à saint Étienne ; mais elle était trop petite. Saint Euverte, en faisant creuser les fondations d'une plus grande cathédrale, y trouva un trésor qu'il envoya à l'empereur Constantin ; en échange, l'empereur lui fit don d'une relique insigne de la vraie croix, découverte par sa mère sainte Hélène ; du coup, la nouvelle cathédrale d'Orléans se trouva dédiée à la sainte croix.
Des historiens de la liturgie pensent que la fête de saint Étienne à la date du 26 décembre est plus ancienne que Noël à la date du 25 ; c'est possible, mais les documents font défaut. En tous cas, dans sa forme actuelle qui doit bien remonter en substance au IV^e^ siècle, l'office de saint Étienne est fortement marqué par le voisinage de la fête de Noël. « Christum natum, qui beatum hodie coronavit Stephanum, venite adoremus. » -- « Le Christ né, qui aujourd'hui couronna le bienheureux Étienne, venez, adorons-le. » Tel est l'invitatoire de matines. Et le même thème est développé par les leçons du second nocturne. Quant aux vêpres des fêtes tombant dans l'octave de Noël, elles empruntent leurs psaumes et antiennes à la nativité.
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Outre le rapprochement avec Noël, le mot : « couronna » de l'invitatoire fait allusion au sens du nom grec du saint : Stephanos, en effet, signifie couronne.
L'office contient de multiples allusions à ce sens. On a peine à comprendre comment Stephanos, rendu en latin par Stephanus, a pu devenir Étienne en français. La prononciation populaire a considérablement renforcé la syllabe accentuée : STE, en ajoutant un *e* devant le *s* et un *i* devant le *e *; et elle a laissé tomber la syllabe faible : *pha.* On a eu ainsi : Estienne. En même temps, se maintenait la forme : Stéphane, conforme à l'original grec. Nous avons connu des jumeaux qui s'appelaient Étienne et Stéphane : ils avaient le même saint patron.
Saint Étienne a une double couronne : celle du diaconat et celle du martyre. Il est l'un des sept premiers diacres, et le seul des sept qui soit honoré comme saint ; et il est le tout premier martyr adulte du Nouveau Testament ; la liturgie lui donne le titre de *protomartyr.*
Accablés par les soucis à la fois apostoliques et matériels, les apôtres demandèrent aux fidèles de Jérusalem de désigner sept diacres auxquels ils imposèrent les mains. La mission primitive de ces diacres était d' « assurer le ministère des tables », c'est-à-dire les œuvres d'assistance charitable. Très rapidement s'y ajoutèrent le ministère de la prédication, l'administration du baptême et le service de l'autel. Saint Étienne est le patron des diacres qui, dans les premiers siècles, eurent un rôle très important dans l'église. A partir du Moyen Age, la plupart des diacres accédèrent au sacerdoce, et le diaconat devint surtout une étape vers le sacerdoce. On trouve toutefois, en petit nombre, des diacres permanents jusqu'à une époque récente : ainsi, le cardinal Consalvi, secrétaire d'état de Pie VII, était diacre.
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Le concile de Trente a défini que la hiérarchie de l'Église se compose des évêques, des prêtres et des *ministres.* En employant ce mot : *ministres,* le concile a évité de trancher la controverse entre théologiens sur la nature exacte du sous-diaconat et des ordres mineurs : sont-ils des degrés du sacrement de l'ordre, ou des sacramentaux préparatoires à ce sacrement ? Le diaconat, en revanche, est certainement un ordre qui imprime dans l'âme du diacre un caractère ineffaçable. Le diacre porte l'étole sur l'épaule gauche, les extrémités pendant à droite, et la dalmatique ; il assiste le prêtre pendant toute la messe, chante l'évangile et l'*ite missa est* ; il peut prêcher et toucher le Saint-Sacrement. Il peut se communier lui-même et donner la communion en l'absence de prêtre, ou même en présence de prêtres s'il y a affluence ; il peut présider l'office divin et dire Dominus vobiscum. Avec permission de l'évêque, il peut baptiser solennellement.
A la gloire d'être le modèle des diacres, saint Étienne ajoute celle d'être le premier martyr ; il y a d'ailleurs une relation étroite entre ces deux titrés : c'est son intrépide prédication de la vérité qui attira sur le jeune diacre la haine et la vengeance des Juifs. Ils l'entraînèrent au dehors et le lapidèrent. Saint Étienne, comme Jésus sur la croix, priait pour ses bourreaux : « Seigneur, ne leur tenez pas compte de ce péché ! » En disant ces mots, il s'endormit dans le Seigneur. Le jeune Saul, qui gardait les vêtements des bourreaux, dut sans doute au martyre de saint Étienne la grâce de sa conversion.
Saint Étienne a une seconde fête : l'invention (ou découverte) de ses reliques, le 3 août. C'est cette fête qui était le plus solennisée dans les paroisses qui lui sont dédiées. La solennité se réduit, hélas, aujourd'hui à une fête foraine. Les chrétiens doivent vénérer ce jeune diacre, cet héroïque martyr et s'efforcer d'imiter, au moins de loin, ses vertus.
Jean Crété.
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### L'Annonciation
*Cet article a été écrit durant la première quinzaine du mois de décembre de l'année 1975. Il aurait pu paraître dans notre numéro de mars de l'an dernier ; nous l'avons gardé pour cette année.*
TOUT LE MONDE CONNAÎT à peu près par cœur le récit de l'Annonciation et se réjouit d'un tel signe de l'Amour de Dieu pour une humanité dont la faiblesse a tant besoin d'espérance ! Et l'annonce d'un tel mystère qui comble l'humanité d'une douce joie a été donnée chez nous, un jour du temps, à ce qu'il y a de plus faible et de plus tendre, une fillette de quatorze ans, mais dont le rôle était prévu de toute éternité dans la pensée divine. Quel trésor pour nous ! Or Marie fut d'abord troublée, mais par sa profonde humilité ; les compliments de l'ange Gabriel :
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« Je te salue pleine de grâce, le Seigneur est avec toi », lui paraissant bien trop glorieux pour une simple créature ; elle était dans la stricte vérité. La petite Marie estimait que parmi les milliards d'hommes et les innombrables créatures, elle ne comptait pas, ou si peu ! Sommes-nous aussi humbles ? C'est douteux. Nous nous attribuons tous une certaine importance. L'exemple de Marie nous montre que notre importance réelle ne peut guère venir que de l'état de nos rapports avec Dieu.
Marie connaissait pourtant bien la prophétie faite à Ève par Dieu même contre le serpent qui l'avait tentée : « Je mettrai l'inimitié entre toi et la femme et entre ta descendance et sa descendance ; elle t'écrasera la tête et tu la viseras au talon. » Or cette prophétie a été donnée par Dieu sans aucune condition qui puisse la rendre caduque. Elle devait sûrement s'accomplir à travers la race d'Abraham en qui sont bénis *tous les peuples de la terre.*
Alors l'ange veut rassurer Marie ; il lui annonce qu'elle enfantera un fils, le descendant de David dont le règne n'aurait point de fin. C'est la prophétie donnée à Moïse (Deut. 14/18) : « Je leur donnerai du milieu de leurs frères un prophète tel que toi, et il dira tout ce que je lui commanderai. Je lui mettrai mes paroles dans sa bouche et si quelqu'un n'écoute pas les paroles qu'il aura dites en mon nom c'est moi qui lui en demanderai compte. »
Marie connaissait ces paroles, celles d'Isaïe, celles de Daniel aussi qui travaillaient toutes les têtes en Judée parce que Daniel avait donné le compte des années qui précéderaient l'accomplissement de la prophétie et le compte y était ; les soixante-dix semaines d'années enseignées au prophète « pour enfermer la prévarication, pour sceller les péchés, pour amener la justice éternelle (...) et pour oindre le saint des saints » (Daniel IX/24).
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Or Marie était la personne du monde qui attendait et désirait le plus l'arrivée de ce « Fils d'homme » qui serait le Saint des Saints. Elle ne doute pas que cela s'accomplisse mais fait à l'ange une objection : « Comment en sera-t-il ainsi puisque je ne connais pas d'homme ? » Marie s'était consacrée à Dieu et pensait rester vierge. Elle était promise à Joseph et le jour du mariage il avait le droit de lever tous les vœux que la jeune fille pouvait avoir faits. Joseph avait eu le temps pendant un an de fiançailles d'apprécier les suréminentes qualités de la jeune fille. Il se trouvait indigne d'agir sur la vie intérieure de sa fiancée. Si le mariage n'était pas encore accompli, il avait l'intention de ne rien dire ; s'il l'était, il n'avait rien dit. Marie n'avait rien dit non plus. Les litanies l'invoquent sous le nom de Vierge très prudente, on en voit la preuve dans ce récit de l'Annonciation.
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Je pense qu'on ne se rend pas bien compte de ce que pouvait être la Sainte Vierge à ce moment. Elle avait quatorze ans, elle était instruite et d'autant mieux si elle avait passé dix ans au Temple dans une sorte d'école de naziréens (ou même d'esséniens), si la tradition qui rapporte pour elle qu'elle avait reçu cette formation est exacte.
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Mais surtout, elle avait toujours été exempte du péché originel ; elle avait toujours été *l'Immaculée-Conception.* Elle était sans péché. On s'imagine alors une bonne petite fille, ayant toutes les qualités : sans se rendre compte qu'elle distinguait clairement ce qui était péché et qu'elle en souffrit aussitôt dès qu'elle le vit commettre. La première fois qu'elle vit mentir consciemment une de ses petites camarades, elle crut que la terre allait s'ouvrir et l'engloutir comme Datan et Abiron. Puis elle vit le péché être souvent sans punition et même triompher de sa réussite. Enfin elle vit des pécheurs aimer le péché. Elle souffrit, pleura, pria, comprit même que les sacrifices étaient nécessaires pour sauver les pécheurs et pour obtenir de Dieu leur conversion. Et elle en fit, d'heure en heure, de jour en jour. Voilà quelle fut sa vie avant l'Annonciation. Elle souffrit cruellement de voir mépriser Dieu qui avait tant fait pour le peuple choisi par lui et personne ne demanda plus instamment qu'elle la venue du Sauveur qu'annonçaient les prophètes.
Et c'est ainsi qu'il vint par elle et pour qu'elle fût sa mère. On se rend difficilement compte de la proximité divine dont jouissait Marie...Sa vie avant même l'Annonciation était comme un calque anticipé de la vie que Jésus mena dans le monde avant que commençât sa vie publique. En dehors de la maison et de l'atelier où il vivait avec sa Mère et le juste Joseph, il ne coudoyait que des pécheurs dont, comme Dieu, il savait tout. Il souffrait de la pestilence du péché et de l'infidélité à la loi de Moïse.
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On en trouve la trace dans l'exclamation qu'il fit lorsqu'on lui présenta pour qu'il le guérît un enfant épileptique (Marc IX, 24) : « Ô génération incrédule, jusqu'à quand serai-je près de vous ? jusqu'à quand vous supporterai-je ? » Pourquoi se laissa-t-il aller à exprimer ainsi la lassitude de sa patience et la douleur de cette lassitude ? Pour faire avancer dans la foi le père de l'enfant. La réponse de cet homme est fameuse ; il disait en criant : « Je crois ! Viens en aide à mon incrédulité ! » La foi est un don gratuit de Dieu quelles qu'aient été les recherches de la raison.
Et Jésus offrait à son père cette lassitude et cette douleur en sacrifice expiatoire pour les péchés des hommes et de ses disciples eux-mêmes. La très Sainte Vierge avait fait de même toute sa vie d'enfant. Ces sacrifices légers en apparence fortifiaient son âme pour supporter ceux que lui réservait l'avenir.
Ils sont aussi pour nous un enseignement très pré-cieux. D'un mécontentement, d'une épreuve passagère ou durable nous pouvons faire un véritable sacrifice expiatoire qui entre dans la communion des saints pour soulager les âmes défaillantes et les ramener dans la voie dessinée par le Seigneur. Il y a un enseignement de la Sainte Vierge elle-même à ce sujet dans ses apparitions aux petits bergers de Fatima. Elle dit dans sa troisième apparition : « Sacrifiez-vous pour les pécheurs et dites souvent mais spécialement en faisant quelque sacrifice : Ô Jésus c'est pour votre amour, pour la conversion des pécheurs et en réparation des douleurs faites au Cœur Immaculé de Marie. » C'était dit à trois enfants de 7, 9 et 10 ans.
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Et quand, plus tard, on demandait à la plus grande, Lucie, aujourd'hui carmélite, comment elle comprenait la pénitence obligatoire pour le chrétien ordinaire, elle répondait : « C'est le sacrifice que chacun doit s'imposer pour mener une vie de droiture dans l'obéissance à sa loi. Il veut l'accomplissement simple et honnête des tâches quotidiennes et l'acceptation des peines et des soucis. »
Bossuet disait : « *Le silence de patience* dans les afflictions, les souffrances et les contradictions est une des choses les plus difficiles à pratiquer de la morale chrétienne. » Parce qu'on n'a pas l'idée d'en faire un sacrifice à offrir au Seigneur : pour la conversion des pécheurs (et la sienne propre). Il suffit en quelque sorte d'une simple « tournure d'esprit » en présence d'un ennui pour en faire un acte d'un grand poids dans la vie spirituelle et le corps mystique du Christ. Mais cette « tournure d'esprit » est la grâce fondamentale qui nous maintient fermes dans la pratique des promesses du baptême et nous introduit dans la vie surnaturelle. Et la Sainte Vierge comme Notre-Seigneur lui-même n'ont pas fait autrement dans le train ordinaire de leur vie. Vous pouvez voir quel est le prix de cette tournure d'esprit : c'est celle de l'esprit chrétien tout simplement et le meilleur moyen d'obtenir une amélioration du triste état de la chrétienté actuelle.
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C'est une manière aussi d'acquérir un entraînement de l'âme aux grands sacrifices qui peuvent nous être demandés, comme de l'autre côté du rideau de fer, pour la gloire de Dieu et la conversion du monde.
\*\*\*
La Sainte Vierge a dit son FIAT dès qu'elle sut que le Sauveur, son fils, serait le Fils du Saint-Esprit. Elle savait par Isaïe qu'il serait un serviteur souffrant, elle connaissait le monde, elle avait vécu à Jérusalem, « qui tue les prophètes », et vu de près les Pharisiens, que son Fils devait traiter sans aménité, elle voyait l'amplitude du péché et quel incroyable prix coûterait son pardon. Elle savait qu'il y aurait beaucoup à souffrir. Mais elle jubilait de participer à cette grande œuvre d'écraser la tête du serpent et s'écriait : « Mon âme magnifie le Seigneur et mon esprit a tressailli de joie en Dieu mon Sauveur parce qu'il a regardé la bassesse de sa servante, car voici que désormais toutes les nations me jugeront bienheureuse !
Elle avait la « tournure d'esprit » nécessaire, celle que nous devons sans faute acquérir pour agir selon la volonté de Dieu. Puisse la bonne Mère l'obtenir pour nous. Elle est si proche de Dieu ! Non seulement pour être la mère du Verbe éternel incarné en une chair humaine mais aussi comme épouse du Saint-Esprit qui « la couvrant de son ombre » est devenu par elle créateur de l'humanité divine du Messie. Le Saint Esprit est l'amour substantiel du Père et du Fils. Quelle lumière nous fait entrevoir la Sainte Vierge sur la vie de la Très Sainte Trinité !
D. Minimus.
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## TEXTE
### Les églises de Paris
par Léon Daudet
« *Paris vécu *» *est l'un de ces livres où Léon Daudet mêlait souvenirs, promenades et* *réflexions avec l'abondance de sa nature généreuse. On l'y retrouve tout entier.*
*Ces pages sur les églises de Paris* (*avec aussi une évocation de Fourvière et de Notre-Dame de la Garde*) *sont l'âme de ce livre. Elles montrent un étonnant sens du surnaturel, un tact de l'invisible, pour ainsi dire, qui était propre à Léon Daudet.*
*Georges Laffly.*
Saint-Eustache
A ceux qui vont dans les églises, pour y prier ou y méditer, je recommande l'église Saint-Eustache. Elle est spacieuse, silencieuse, ancienne, pleine de pensées reposantes, réconfortantes, après le labeur et la peine.
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C'est une des haltes de la vieille ville, avec bric-à-brac de statues, de tableaux de sainteté, de vitraux modernes qui faisaient grincer Huysmans, mais qui, personnellement, ne me déplaît pas. Je ne tiens pas à ce qu'une église soit un musée. Il me suffit qu'elle soit un sanctuaire, qu'on y sente palpiter un peuple d'anciennes oraisons. La foi n'a pas besoin du goût, ou du moins de ce goût qui consiste à comprendre et sentir la beauté d'ici-bas. La foi a son beau à elle, qui est purement spirituel, hors des formes et de la couleur. Du moins il me paraît qu'il en est ainsi. La très grande douleur est très voisine de la très grande foi, en raison, je pense, du Calvaire. Dans la plus grande douleur de ma vie, l'assassinat de notre bon petit garçon Philippe, je suis resté, pendant de longs mois, inaccessible à la beauté physique, à la couleur, aux aspects de l'art ou de le nature. Il s'était fait en moi un vaste « blanc », une sorte de retrait de tout ce qui n'est pas l'âme blessée.
L'âme existe, elle est tout autre chose que l'esprit, que le *noos* avec lequel on la confond souvent. Elle est indépendante de l'instruction, de l'éducation, de la connaissance, étant elle-même une connaissance uniquement appliquée à Dieu. Un fou peut parfaitement garder son âme intacte. Le terme de « psychologie » est faux. C'est *noologie* qu'il faudrait dire. Car notre « Psyché » n'a rien à voir avec la raison, ni la logique inductive ou déductive. La pitié et le remords, tels sont les deux réflexes les plus puissants, par lesquels nous ressentons en nous la vigilance mystérieuse de l'âme. Mais elle parle quelquefois dans la prière.
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Aussi la station de Saint-Eustache est-elle comme une préparation à Notre-Dame des Victoires et au Sacré-Cœur.
Au point de vue de la topographie mystique de Paris, de la carte spirituelle de cette ville composite et extraordinaire, Saint-Eustache elle-même n'est qu'une suite de Saint-Séverin, qui, elle, dépend de Sainte-Geneviève. Je ne parle pas d'un lien historique entre ces trois sanctuaires. C'est autre chose. Je parle d'un lien surnaturel. Nous nous rendrons compte, chemin faisant, ô vous qui voulez bien m'accompagner, de l'abondance et fréquence du surnaturel dans Paris, de cet au-delà qui est comme une exhalaison double du passé et de l'avenir, comme un nuage insinuant et mobile, venu de l'arrière et de l'avant. Chose étrange, Notre-Dame de Paris m'a toujours paru en dehors de la chaîne que je viens de dire et comme un grand centre d'enseignement théologique, à la fois témoin durable et guide de l'esprit, mais excentriquement situé par rapport à l'âme.
Notre-Dame des Victoires
Dans ce quartier commercial et financier par excellence, se dresse un miracle de permanence : l'église Notre-Dame des Victoires. C'est le sanctuaire, c'est le recueillement, c'est la méditation aux pieds de la Croix, au sein d'une atmosphère toute spirituelle. Des centaines de cierges brasillants versent une lumière mystique à cette demeure de la Sainte Vierge et de son Agneau sans tache.
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La statue couronnée bénit les pauvres gens que nous sommes tous et leur donne des raisons d'espérer, jusqu'au sein du plus complet désespoir. Voici un des trois sites de Paris où la prière a vraiment des ailes, les deux autres étant le Sacré-Cœur et la chapelle des Missions rue du Bac. Mais Notre-Dame des Victoires, dans cette trinité, a sa couleur, son étoile spéciale, celle de Marie conçue sans péché... *sine labe.* Les yeux de la vie se closent ; les autres, les vrais, s'ouvrent et conçoivent des formes de félicité toutes nouvelles, d'une inexprimable suavité. Vous tous qui ne croyez pas à l'Évidence, allez à Notre-Dame des Victoires et demeurez-y à genoux, une demi-heure. Vous vous rendrez compte, vous verrez.
Le vendredi saint de l'an de grâce 1918, j'étais là, sous la statue, agenouillé. La Patrie était en danger. Les armées allemandes marchaient de nouveau sur Paris, que bombardait le canon à longue portée de Fère-en-Tardenois. Ma femme et mes enfants, je les avais envoyés la veille en province, chez des amis. C'était l'heure de la crucifixion et de la mort du Sauveur... « le voile du Temple se déchira ».
Soudain la commotion formidable d'un éclatement, répercuté par des voûtes sonores, ébranla toute l'église, ses chapelles, la statue. On eût cru qu'un tremblement de ciel venait de se produire, tout près de là, et qu'il allait se propager et nous engloutir. L'image de la mort, de l'anéantissement apparut au sommet d'ondes tourbillonnantes comparables au fracas de cent, de mille tonnerres, suivis de grondements et de roulements affreux.
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C'était l'écroulement de la toiture de Saint-Gervais, sous le choc d'un obus allemand. Le sacrilège était manifeste, l'intersigne patent. Quand je les connus, quelques minutes après, en arrivant à notre journal, rue de Rome, je remerciai le Ciel avec ferveur. L'Allemagne venait de tirer SUR ELLE-MÊME et de décider de sa défaite. C'est dans ce sens que j'écrivis mon article quotidien, avec une émotion mêlée d'espérance -- mieux, de certitude -- et qui faisait trembler ma plume au bout de mes doigts.
Saint-Sulpice
Ces tours en effet ne sont pas belles et le séminaire non plus n'est pas beau. Mais l'ensemble, en dépit de la mairie, et grâce à l'amorce ancienne et rustique de la rue Férou, ainsi qu'au bassin du milieu, est très supportable. L'intérieur de l'église elle-même est majestueux. Deux jours après la catastrophe de l'église Saint-Gervais (vendredi saint 1918) effondrée par un obus allemand, j'assistais à la messe de Pâques à Saint-Sulpice. L'officiant en était à l'élévation. Un coup de tonnerre, mais d'un tonnerre d'artillerie, déchira soudain l'air, ébranlant la voûte. L'assistance entière tressaillit, comme sous une *aura* de panique. Le prêtre, lui, n'avait pas bougé, pas même oscillé, pas même cillé dans son geste sacré. *Impavidum ferient...* On apprit ensuite que la bombe était tombée à peu de distance, rue Michelet.
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Le Sacré-Cœur
Par le plus curieux des symboles, c'est à quelques mètres d'ici qu'a commencé, au 18 mars 1871, la Commune de Paris. Elle a débuté par l'assassinat de deux généraux. Elle s'est terminée par le cadavre d'un communard héroïque et magnanime, le père Delécluze, vers la place du Château d'Eau. Impossible de détourner de là sa pensée, quand on regarde d'en haut ce peuple de palais, de monuments, de maisons, de masures qui a l'air rassemblé en vue d'un cataclysme, ou de plusieurs cataclysmes, soit météorologiques, soit sociaux. Je vous assure cependant que je n'ai pas l'imagination catastrophique, qu'étant venu plusieurs centaines de fois ici, sur la place du Sacré-Cœur, je devrais être blasé. Eh bien, pas du tout. Amateur des sanctuaires haut placés, qui me fouettent l'esprit et les nerfs dans l'âpreté salubre du vent, j'ai passé des heures à Fourvière, regardant Lyon ; à Notre-Dame de la Garde, regardant Marseille ; au Sacré-Cœur regardant Paris. Je suis venu là avec les miens, avec ma femme, mes enfants dans cette atmosphère familiale, si douce que les angoisses vitales en sont apaisées, que les hommes en paraissent moins absurdes, inertes, atones et malfaisants. Eh bien, à un moment donné, j'entendais en moi comme un tocsin, comme un avertissement bizarre, et je voyais ces trois villes magnifiques, également chères au cœur de tout Français, menacées d'effondrement, de dévastation par l'eau et le feu, de carnage, d'usure soudaine, pareilles à des forêts foudroyées en bloc.
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D'autres fois, je les voyais rongées par un mal obscur, souterrain, qui faisait choir tels monuments, tels quartiers, des pans entiers de hautes demeures, qui les faisait fondre comme le sucre fond dans l'eau. Imagination, fièvre, pensez-vous. Mais pas du tout ! Derrière ces aperçus navrants, il y avait une sorte de logique, une succession et alternance des deux causes que j'ai nommées plus haut : démocratie, chimie industrielle ; et d'autres, en arrière, plus cachées. Alors, je me tournais vers l'Espérance, vers l'Unique, vers la Croix, et je demandais : « Est-ce inéluctable ? » Et la Croix me répondait : non. Le sacrifice même du Calvaire, autour duquel tourne le monde moral, n'était pas inéluctable, bien qu'annoncé par les prophéties, puisque le Sauveur l'a voulu, délibérément voulu et accepté.
De ces promontoires, ce qui apparaît le mieux, c'est la menace. L'agglomération est menaçante, le labeur géant est menaçant ; car l'homme a besoin de travailler, c'est entendu, mais il a aussi d'autres besoins ; et ce n'est pas une bête de somme, c'est une bête de réflexion, de plaisir, de volupté, de méditation, d'atonie, d'oubli, de réveil. Il a besoin de s'isoler et de se grouper, de crier et de se révolter, de s'apaiser et de se soumettre. Il a faim et soif de s'assouvir, de satiété et de sommeil. Il aime l'irresponsabilité de la servitude et la responsabilité de l'affranchissement. Enfin, le besoin suicidaire est en lui, et, dans la société qu'il forme, plus vif que l'instinct dit de conservation.
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Aussi, ce qui étonne quand on visite Paris, Lyon ou Marseille, du haut du Sacré-Cœur, de Fourvière, de Notre-Dame de la Garde, c'est que Paris, Lyon, Marseille aient duré. Une vie d'homme peut décrire de fameux arcs. Clemenceau était maire de Montmartre au 18 mars. Il n'a pu empêcher ces horreurs. On le lui a reproché. Mais que pouvait-il faire contre toute une populace hérissée, affamée, humiliée ? Quarante-sept ans se passent, et Clemenceau arrache le pays à l'étreinte allemande, sauve la civilisation occidentale. Dix ans se passent encore, et presque tout le monde l'a oublié ! Quand on regarde un homme d'un promontoire, comme on regarde une ville, on fait aussi d'amères réflexions.
Autre est encore l'aspect d'en haut, des sanctuaires, par l'orage, à Paris, à Lyon, à Marseille. J'ai vu les trois, et à plusieurs reprises. A Paris, c'est le drame urbain. Du péristyle du Sacré-Cœur, sur le parvis des portes de bronze, on aperçoit le ciel embrasé, les Z et doubles et triples Z de feu, les changements de visage -- je veux dire de perspective -- de la ville inquiète et secouée. La pierre n'a pas l'air de savoir tout de suite si ce vacarme et ces flamboiements viennent de l'élément ou de l'homme. Car elle sent, autrement que nous, mais elle sent et, invisiblement, tressaille. On remarque aussi le rassemblement d'un seul orage géant par la conjonction de plusieurs nuées noires, rayées d'orange, qui s'amoncèlent vers Bercy, la Salpetrière, le jardin des Plantes. Il doit y avoir là une raison électro-magnétique. Mais le spectacle le plus intéressant et le plus terrible fut celui d'une coupole sulfurée, d'aspect géométrique, amassée brusquement sur Paris (juin 1920, si j'ai bonne mémoire) sous laquelle fuyaient des myriades d'oiseaux : *dies irae, dies illa.*
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Oui le siècle allait se réduire en poudre. Eh bien, pas du tout ! Vingt minutes après, Montmartre sorti du déluge, avec son capuchon doré, s'égouttait et s'essorait par mille ruisselets, qui descendaient les pentes du Sacré-Cœur. On y cherchait instinctivement des truites !
A Lyon (août 1918), je vis accourir des nuées de plomb et de cuivre, cependant que passaient des charretées d'Allemands, ou mieux de Boches, prisonniers et vaincus, auxquels on criait « trop gras, trop gras ! » Assez gras moi-même, je n'en criais pas moins avec les autres ; ces sacripants étaient dégoûtants à voir tels des cervelas et délikatesses à ficelages grisâtres, sous le ciel sombre. Prévoyant une belle aventure céleste, j'appelai un taxi, qui me conduisit, en dix minutes, à Fourvière, par la rue du Juge. J'y arrivai comme la foudre éclatait, mais à bonne distance, là-bas, vers les coteaux de la Saône, en direction de Limonest. Je m'installai, sous un parapluie ruisselant, près de la rampe de l'escalier qui descend, par d'admirables jardins et rampes de verdure, vers la chapelle de sainte-Philomène. Le vent bouffait comme une tramontane, l*'aourouso malamagno* du grand Mistral. Les éclairs succédaient aux éclairs, et, songeant que la guerre horrible allait prendre fin, que la Bête hideuse était vaincue, que le massacre touchait à son terme, j'étais vraiment en état d'oraison. Vous vous rappelez, sainte Philomène ?
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Mais un bel orage à Marseille, avec la mer à droite, et Gémenos à gauche, donne un avant-goût du jugement dernier. L'immense statue dorée de la Bonne Dame, c'est la trompette de feu ; *tuba mirum*... cependant miséricordieuse, qui rappelle les aines de tous les points de l'univers invisible, où le nôtre, le visible, n'est qu'un point dans l'atome flambant d'une étincelle. La bourrasque était telle que je dus entrer dans le cagnard de la basilique. Le gardien avait fermé les lourdes portes de bronze, sous lesquelles passaient des sifflements, hululements et trémulations polyphoniques, comme de Beethoven tombé dans Wagner et dégringolant l'un et l'autre ; avec leur œuvre, retentissante et répercutée, dans des précipices d'airain. Puis quand tout fut fini, quand la fureur du cyclope fut bien et dûment apaisée, un enveloppement d'un violet cru s'abattit, de la mer, moutonneuse et cyanosée, sur les vallons flanquant la Sainte-Baume, sur le Garlaban, sur Marseille elle-même. Une déesse gazeuse, impalpable, enroulait tout ce panorama dans le tissu flottant de son corps humide et tiède. Le vent, était tombé. Des coqs chantaient de toutes parts, à mes : pieds, accompagnés des derniers vrombissements des sirènes d'alarme, là-bas, au-delà du rocher d'If, de Pomègue et de Ratonneau.
Léon Daudet.
© Copyright Gallimard. Reproduction interdite. Extraits de *Paris vécu*, deux volumes, Paris, 1929.
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## NOTES CRITIQUES
#### Paul Vigneron Histoire des crises du clergé français contemporain (Téqui)
Docteur ès lettres, professeur à l'Université de Nancy II, M. Paul Vigneron publie une *Histoire des crises du clergé français contemporain* qu'il faut d'autant plus lire et faire connaître qu'il n'est pas certain, qu'il est même peu probable qu'elle perce le mur de silence que dresse contre ce genre d'ouvrage la presse catholique officielle. ([^6])
Dans une courte mais substantielle préface, M. J.-B. Duroselle, membre de l'Institut, professeur à la Sorbonne (Paris I), dit tout le bien qu'il pense de ce « très beau livre ». Éloge mérité, comme nous allons voir.
Le sujet abordé est énorme. Pour le limiter à l'essentiel, l'auteur n'en a traité que sous l'angle de la « spiritualité ». Il ne définit pas ce mot, qui s'entend suffisamment, et où tout le monde aperçoit la vie intérieure, la prière, la messe, les rapports de l'âme avec Dieu, sans oublier l'ascétisme ou du moins la discipline de vie. Dans les couples classiques de la contemplation et de l'action, de la « verticalité » et de l' « horizontalité », de Marie et Marthe, la spiritualité est du côté du premier terme.
Cette Histoire est donc fondamentalement *qualitative.* Mais elle s'inscrit dans un cadre purement *quantitatif :* celui du recul permanent, depuis trente ans, du nombre des ordinations.
Trois annexes nous donnent, en graphique, le chiffre des ordinations de 1889 à 1975.
Baisse de 1889 (1632) à 1893 (1205).
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Remontée jusqu'à 1901 (1733).
Baisse jusqu'à 1914 (704).
Baisse de la guerre jusqu'en 1918 (152).
Remontée jusqu'en 1926 (1043).
Baisse jusqu'en 1930 (838).
Remontée jusqu'en 1938 (1353).
Perturbations de la guerre (de 467 en 1941 à 1304 en 1943).
Remontée de l'après-guerre (1649 en 1947).
Depuis lors baisse régulière avec quelques dents de scie
> -- remontée de 1962 (507) à 1965 (646) -- puis chute continue jusqu'au chiffre record de 161 en 1975.
Les statistiques se prêtant à toutes les interprétations, on peut interpréter celles-là comme on veut. Les optimistes à tout crin pourront voir dans la baisse considérable des ordinations dans les années qui ont précédé la première guerre, baisse suivie d'une forte remontée entre les deux guerres, la promesse d'un rebondissement dans les années à venir. Espérons-le. Mais la massivité des chiffres et de leur tendance générale surtout depuis la dernière guerre, au sein d'une population passée de moins de 40 à plus de 50 millions d'habitants, ne permet guère de se bercer d'illusions.
Pour Paul Vigneron, en tous cas, la baisse des ordinations est due à la baisse de la spiritualité chez les prêtres. Resterait à savoir d'où provient cette baisse de la spiritualité. Paul Vigneron ne s'aventure pas dans les causes profondes. Manifestement son dessein est de s'en tenir à la relation spiritualité -- vocation et à son explication prochaine : qualité de la littérature spirituelle. Telle quelle, son enquête est du plus grand intérêt.
A cet égard, toutefois, la première partie du livre concernant la période qui va jusqu'à 1940 (ch. I, II et III) a des contours beaucoup plus nets que la seconde partie qui s'étend jusqu'à nos jours (ch. IV, V et conclusion). C'est sans doute parce qu'un certain recul favorise un jugement plus sûr. C'est aussi, vraisemblablement, parce que la confusion des trente dernières années est telle qu'on risque d'altérer à l'excès la réalité en voulant trop la simplifier.
Pour Paul Vigneron, les deux grands dangers qui ont menacé l'Église au début du siècle sont le *modernisme* et l'*américanisme.* Tout le monde en tombera d'accord. Mais il est assez curieux que Vigneron semble attacher plus d'importance à l'américanisme qu'au modernisme. Je pense que c'est parce que l'américanisme c'est déjà l'*activisme* sous toutes ses formes, c'est-à-dire la dévalorisation de la spiritualité. Mon impression personnelle est que le modernisme a été un danger bien plus grand que l'américanisme, d'autant que l'activisme apostolique de cette époque, s'il recoupait les thèses de l'américanisme, s'en inspirait, me semble-t-il, fort peu dans l'ensemble.
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Quoi qu'il en soit, la remontée des vocations et des ordinations après la première guerre est due à des écrits spirituels de haute qualité qui nourrissent les esprits des jeunes et des prêtres. Quatre noms se détachent : Dom Chautard (« l'âme de tout apostolat »), Dom Marmion (« le Christ vie de l'âme »), sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus (« Histoire d'une âme »), et le Père de Foucauld (à travers la biographie de René Bazin). On remarquera que ces quatre noms sont ceux de contemplatifs. S'ils suscitent des vocations de religieux et de prêtres, ils alimentent aussi la vie chrétienne d'innombrables laïcs. Les « années de ferveur » leur sont dues en grande partie, tant dans les deux guerres que dans l'entre-deux-guerres...De même l'héroïsme des prêtres soldats en 14-18 et des prêtres déportés en 40-45 est lié généralement à une spiritualité de qualité exceptionnelle.
Après 1945, « quatre lignes de force se dégagent nettement qui, toutes, aboutissent à remettre en cause les anciennes méthodes apostoliques » (p. 240). Ce sont 1) l'habitude qui se prend d'imputer la déchristianisation à l'indignité des chrétiens et de l'Église elle-même, 2) l'habitude, corrélative, de considérer les « pratiquants » comme des pharisiens constituant le principal obstacle à l'apostolat, 3) l'idée que la « pêche à la ligne » des contacts individuels doit être remplacée par la conquête des masses, en sortant du « ghetto » chrétien, 4) la hantise de l'efficacité par le choc, la séduction et l'activité (un néo-américanisme en quelque sorte). Il faut « sauter le mur », « rejoindre la vie », « passer au pays » etc. Toujours et partout : l'action, l'ouverture au monde.
A partir de là, Paul Vigneron brosse un tableau de la crise de l'Église après la seconde guerre qui ne le cède en rien aux « fumées de Satan » d'André Mignot et Michel de Saint Pierre, sauf qu'il se cantonne dans la spiritualité et se limite aux seuls prêtres. Mais si nous avons parlé de contours moins nets que dans la première partie de l'ouvrage, c'est qu'on ne voit pas bien la cause ou les causes de cette « décomposition du catholicisme » (P. Bouyer). Par exemple, Paul Vigneron avait nommé le modernisme et l'américanisme comme les deux grands courants ayant mis l'Église en péril au début du siècle. L'apostasie immanente de la seconde moitié du siècle n'est reliée par lui à aucun courant spécial. C'est peut-être effectivement la réalité, mais tout de même « néo-modernisme » et « progressisme » marqueraient assez bien la filiation et l'aggravation des courants antérieurs -- à la différence près que le progressisme de l'américanisme est devenu celui du marxisme.
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Si Vigneron ne parle pas du marxisme, c'est, je crois, parce qu'il ne veut pas mêler la politique à son enquête. Dans la première partie de son livre, il avait de même négligé le Sillon et l'Action française. Mais dénoncer la perte de la vie spirituelle au bénéfice de l'action de masse et de l'activisme universel, sans souligner ce que cette révolution doit au marxisme, à ses « analyses », à ses « méthodes » et à sa « praxis », c'est peut-être aller un peu loin dans la discrétion.
De même, s'il dit bien que le clergé de l'après-guerre a été empoisonné par une littérature (religieuse) éminemment antispirituelle, Paul Vigneron n'en indique pas les chefs de file. Tout au plus voit-il des précurseurs dans les abbés Godin et Daniel pour leur livre célèbre, publié en 1943, « La France, pays de mission ? ». Il attribue une grande importance à ce livre sur lequel il revient à plusieurs reprises. (J'avoue qu'ayant lu le livre à l'époque, j'avais été plus frappé par ce qu'il contient de généreux que par le pragmatisme qu'il risquait d'inoculer aux prêtres.) Pour le reste, il cite des auteurs divers, sans mettre particulièrement en vedette tel ou tel d'entre eux -- sauf, un peu, le P. Chenu. On est étonné qu'il ne mentionne pas les théologiens de la Révolution, mais c'est sans doute toujours pour la même raison : qu'on ne l'accuse pas de mêler la politique à la religion. Resterait à savoir si la politisation de la religion n'est pas, au moins depuis une quinzaine d'années, le caractère le plus saillant, voire la cause principale, de la chute de la spiritualité dans le clergé. Quand la libération des hommes passe avant le salut en Jésus-Christ, c'est l'inversion même de la spiritualité chrétienne. Autre sujet d'étonnement : le P. Teilhard de Chardin n'est même pas cité -- sinon, en passant, dans le témoignage d'un prêtre qui écrit : « Je tombais sur les premiers volumes de l'œuvre de Teilhard de Chardin... Soudain l'horizon s'éclairait... j'ai dévoré tout Teilhard. Pendant des nuits entières... j'éprouvais une sorte de vertige comme si, soudain, je n'avais plus sous moi qu'un vide terrifiant... Que signifiait ce que l'on nous avait dit au séminaire : « Pour persévérer dans la foi il faut nécessairement faire oraison »... N'était-ce pas là une supercherie ? Que vaut cette foi qui ne survit qu'à condition de faire chaque jour une demi-heure d'auto-persuasion ?... » etc. Ce témoignage a probablement paru suffisant à Paul Vigneron, Pourtant quand on réfléchit à quel point Teilhard rassemble dans son œuvre le néo-modernisme, le néo-américanisme, le para-marxisme et une pseudo-spiritualité qui est aux antipodes de la spiritualité chrétienne, il semble que quelques pages eussent pu lui être consacrées comme au clerc le plus représentatif de la grande déviation du catholicisme de l'après-guerre.
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Il y a plus grave. Par « clergé », Vigneron entend uniquement les prêtres. Il n'émet aucune critique à l'égard des évêques. Par déférence, j'imagine. Mais ce faisant il commet une injustice, car la défaillance des prêtres est due pour une bonne part à la carence de l'autorité épiscopale. En beaucoup de cas, cette autorité est directement engagée. Prenons trois exemples :
1\) la perpétuelle « étude » du célibat sacerdotal par la conférence épiscopale ne constituait évidemment pas un soutien pour les prêtres tentés par le mariage ; 2) les publications vendues dans les églises et les officines religieuses et semant à plein vent des idées nouvelles étaient patronnées par un cardinal qui, non content de les soutenir, pourfendait ceux qui les attaquaient ; 3) si les séminaires se sont vidés, entraînant la chute des ordinations, c'est bien à cause des réformes faites par les évêques. -- Ajoutons qu'en tout cela, les évêques étaient en contradiction avec les directives romaines.
Même à l'égard du pape l'attitude de Paul Vigneron se comprend mal. Il pouvait se contenter de ne pas le mettre en cause. Mais écrire que « Sans trêve, Paul VI lutte, presque seul, au milieu des forces déchaînées » et citer surabondamment ses allocutions, ne donne pas une image exacte de la réalité. Le respect dû à la vérité doit accompagner le respect dû au Souverain Pontife. Il y a le domaine des intentions et il y a celui des faits. L'accent mis par Paul VI sur l'apostolat, le style de son ouverture au monde, son indulgence à l'égard des novateurs et sa rigueur parallèle à l'égard des traditionalistes n'ont pas constitué un rempart pour la spiritualité chrétienne.
Paul Vigneron pourrait rétorquer qu'en ce qui concerne le pape et les évêques, ce qui semble pouvoir leur être imputé est en réalité l'œuvre de leur entourage. Mais il est pratiquement muet sur les bureaux, commissions et comités multiples qui se sont apparemment juré de construire une Église nouvelle complètement différente de l'Église de toujours. Les prêtres deviennent ainsi les seuls coupables. Ni la vérité ni la justice ne sont satisfaites d'une présentation si partielle de la réalité qu'elle en devient partiale. J'entends bien qu'il entend se limiter au seul problème de la spiritualité dans les seuls rangs du clergé (de base ?), mais la manière dont il présente les choses a pour résultat qu'on a l'impression d'une Église qui serait demeurée intacte dans les éléments supérieurs de sa hiérarchie tandis qu'elle aurait été profondément atteinte dans les éléments inférieurs.
Une observation analogue peut être faite à propos de Vatican II. Paul Vigneron dit à plusieurs reprises que la crise actuelle est bien antérieure au concile. C'est incontestable. Mais le concile l'a amplifiée à l'infini parce qu'il a paru mettre le sceau de l'Église sur les nouveautés subversives. Erreur d'interprétation ?
106:211
Mais ce sont les interprètes officiels ou officieux de Vatican II qui vous disent que vous êtes contre le concile si vous opposez les textes à « l'esprit conciliaire » dont ils ont le monopole. Paul Vigneron est très attaché au culte eucharistique. Ce qui a été imposé, ou proposé, ou toléré, depuis la constitution « Sacrosanctum Concilium » est-il sans relation avec le concile ?
Dans sa préface, J.-B. Duroselle dit que, pour rendre compte de la crise actuelle, Paul Vigneron repousse également 1) l'explication anti-conciliaire (puisque la crise commence bien avant le concile) ; 2) l'explication intégriste (qui substitue au complot traditionnel de la franc-maçonnerie le complot nouveau du communisme et du gauchisme), 3) l'explication progressiste (qui voit dans la crise actuelle de l'Église une simple crise de croissance liée à l'adaptation au monde moderne). Il écrit : « *Pour lui, en effet, le mal vient d'une action néfaste, omniprésente, des maîtres à penser du clergé. Ceux-ci, depuis 1945, ont pris tous les postes clefs de l'Église de France, de la presse, de l'édition catholique, et même paralysent les chefs religieux en s'infiltrant dans leurs états-majors *» (p. 12). Voilà qui est parfaitement exact. Mais justement Paul Vigneron ne distingue pas suffisamment les véritables « maîtres à penser » du clergé. Nous, l'avons dit, ceux-ci sont cités un peu pêle-mêle et sans qu'apparaisse clairement leur importance respective et leur niveau d'influence. Face aux quatre grands maîtres de la spiritualité mis en lumière dans la première partie -- Dom Chautard, Dom Marmion, Thérèse de Lisieux, Charles de Foucauld -- on s'attendrait à trouver dans la seconde partie quatre (ou deux, ou six) grands « maîtres à penser », source et cause de la crise actuelle de la spiritualité. On les cherche en vain, ou ils n'apparaissent que de manière épisodique. Au-delà des individus, il y a d'ailleurs aussi des foyers de pensée, de véritables écoles d'où sont partis tous les courants modernes. Même, silence à leur sujet.
On ne peut donc pas dire que Paul Vigneron apporte une *explication* de la crise spirituelle, mais il en fait l'*analyse,* la *description,* le *tableau --* avec une parfaite honnêteté.
Il y a, évidemment, une zone frontière entre l'analyse et l'explication. Lisons ces lignes : « Le « pouvoir parallèle » qui, à partir des « années 60 », se dresse dans l'Église, face au pape et à l'épiscopat, ce n'est pas, quoi qu'on dise, le grand journalisme, qui ne fait qu'amplifier ce qu'il entend. Ce pouvoir parallèle, c'est celui des écrivains catholiques qui, *à l'intérieur même de l'Église,* dans les publications spécialisées, si influentes sur le clergé, ont acquis, comme disait le cardinal Garrone, « la maîtrise incontestée et tyrannique des moyens d'expression », ou encore, pour parler comme J. Folliet, prêtre et journaliste, qui « occupent des points névralgiques pour la conquête de l'opinion ».
107:211
En matière d'information, la source véritable du mal ne se situe pas du tout hors de l'Église : elle est dans le clergé qui, depuis quelques années, secrète lui-même à haute dose les poisons avec lesquels il s' « auto-intoxique » (p. 307). Voilà qui est bien vu et bien dit, mais c'est une analyse plus qu'une explication. Car d'où vient ce « pouvoir parallèle » ? Comment s'est-il institué dans l'Église ? Et d'où viennent les idées qu'il propage ? « Auto-intoxication » dit Vigneron. Ainsi Paul VI parle d' « auto-démolition ». Mais où est l'explication ? Où sont les causes, les raisons, les sources, les origines, les filiations et les filières ? Voilà ce qu'on se demande, et sur quoi le livre de Paul Vigneron nous laisse sur notre faim. Pourtant l'auteur tient à faire de son analyse une explication. Il y revient dans sa conclusion, avec des phrases comme celles-ci : « On aurait bien tort, cependant, de chercher à la nouvelle crise d'autres explications que celles qui résultent de défaillances internes » (p. 405). « En vérité la politique n'est pas plus responsable de la crise du clergé que le bouchon léger n'est cause de la vague sur laquelle il flotte » (p. 407) etc. Bien sûr ; mais d'où viennent les « défaillances internes », et d'où vient la « vague » ? Les causes « ne sont qu'internes ». Bon ; mais il y a des causes à ces causes internes. Des causes sont toujours externes à un certain moment. Si l'ensemble du clergé a été contaminé par quelques « maîtres à penser », ceux-ci ont bien été influencés par d'autres maîtres, ou par des faits qui les ont frappés. Même si l'on considère que l'affaiblissement ou la perversion de la spiritualité chrétienne n'est qu'un phénomène d'auto-intoxication, ce phénomène a des causes, et donc des causes extérieures à lui-même, fussent-elles intérieures à l'Église. Les grands thèmes du concile -- aggiornamento, ouverture au monde, œcuménisme -- offrent, à cet égard, des pistes d'explications qu'on ne peut négliger. Car enfin refuser de mêler à la crise de la spiritualité des faits massifs comme le teilhardisme et le marxisme, négliger les interactions de la *Lex orandi* et de la *Lex credendi,* ignorer les idées propagées par des laïcs tels que Blondel, Maritain ou Mounier, c'est pousser loin le souci de ne pas déborder le domaine de la spiritualité.
\*\*\*
... je m'aperçois que, pour un livre dont je fais grand cas, j'ai l'air de me borner à le critiquer ([^7]). C'est que j'écris ici pour des lecteurs particulièrement avertis.
108:211
Mais je répète qu'il faut lire et faire lire ce livre. Le nombre de témoignages qu'il met sous nos yeux impressionnera les clercs et les laïcs restés fidèles. De plus il les impressionnera sans les plonger dans un découragement définitif, parce qu'en face des abandons et des apostasies l'auteur fait une large place aux exemples des prêtres dont les œuvres, la vie et la mort témoignent de la plus haute spiritualité ou, pour mieux dire, du plus pur christianisme. Ce qui fait que, malgré le spectacle désolant que nous offrent les trente dernières années, on retrouve l'espérance.
Louis Salleron.
#### Cahier Ernst Jünger (La Table Ronde)
La Table Ronde, qui s'honore d'avoir dès 1947 rouvert à Ernst Jünger les portes de l'édition française, lui consacre aujourd'hui un *Cahier* d'hommages et d'analyses critiques. La conception d'ensemble en est comparable à celle des « Cahiers de l'Herne », avec cette différence qu'on peut sans héroïsme en venir à bout. Nos lecteurs ne s'étonneront pas d'apprendre que Georges Laffly, grand liseur devant l'Éternel, et fervent disciple d'un Jünger dont il aura respiré l'œuvre de la première à la dernière ligne, a assumé avec toute la piété et la passion requises l'orchestration générale de ce monument en forme d'action de grâces et de morceaux choisis.
Georges Laffly a eu l'heureuse inspiration d'introduire dans ce cahier quelques inédits assez surprenants (pour le non initié), dévoilant un Jünger épistolier et critique littéraire d'une vigueur égale au reste, mais qu'on ne soupçonnait pas ouverte à ce point sur autrui. Notre ami s'est aussi donné la joie de convoquer à la fête une pléiade de complices jüngeriens, tous presque aussi fanatiques que lui, sous ce rapport : des écrivains aussi différents que Jouhandeau, Banine, Boutang, Robert Poulet, Brenner ou Bourdier, qui au seul nom de Jünger sentent naître en eux une sorte de dilatation de l'âme hors des cheminements quotidiens, et s'approchent alors de leur plume comme d'un sacrement.
109:211
« Rares sont les écrivains qui suscitent, à leur insu et même malgré eux, des confréries aussi diffuses que spontanées de disciples inconnus, et dont le nom peut devenir subitement un mot de passe au détour d'une conversation... Ernst Jünger est un représentant typique -- et peut-être à l'heure actuelle le plus typique -- de cette race. *Connaissez-vous Jünger ?* est l'une de ces petites phrases quasi magiques qui, de Paris à Munich, de Londres à Rome, New York ou Buenos Aires, marquent d'ordinaire le début d'une communion d'autant plus secrète qu'elle est profonde, qu'elle se situe au-delà des différences de caractère, des choix immédiats et des positions officielles. » (Jean Bourdier, p. 76.)
Jünger, c'est vrai, s'est attaché autant de lecteurs et d'amis qu'il aura peu secrété de doctrines. Cet homme a certainement une aura, quelque chose en tout cas dans son être de mystique et d'héraclitéen, qui attire ou rejette hors de sa communion en fonction de l'idée que chacun se fait ici-bas de la plénitude humaine. Plus qu'un guerrier, et mieux peut-être qu'un écrivain, Jünger, dans ce siècle qui n'en est pas prodigue, impose à tous ceux qui l'approchent l'image d'un seigneur authentique et complet ; d'un aristocrate, tour à tour poète et combattant, et toujours amoureux du meilleur, jusque dans le pire. Comme son œuvre, dont on ne peut la séparer, sa vie trace un chemin aux vertus de sagesse, d'amitié et d'honneur qui l'habitent si puissamment. C'est le chemin des harmonies intérieures, des combats que l'esprit livre au monde, comme à lui-même, dans la clarté obscure de sa foi. Il n'en est pas d'autre vers le sommet.
Laffly a raison. On peut ignorer Ernst Jünger. Impossible de le connaître sans l'aimer.
Hugues Kéraly.
#### Jacques Lacarrière L'Été grec (Plon)
*L'Eté grec,* selon l'auteur lui-même « est le livre d'une amitié, d'une liaison au sens amoureux du terme, avec un pays, un peuple, une histoire partagée et des drames partagés eux aussi ».
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C'est vrai. Jacques Lacarrière est aussi familier de la Grèce antique que de la Grèce moderne. De plain-pied avec les mythes, et fraternel avec le pêcheur, le flâneur qui boit son raki à la terrasse, le paysan. Bon connaisseur d'Hérodote et d'Eschyle, et ayant traduit une dizaine de poètes et de romanciers contemporains. Vingt ans il a parcouru cette terre, à pied, pauvre, se fiant à l'hospitalité grecque, des hauts lieux -- Delphes, Mycènes, Athos -- aux villages dont l'histoire est ignorée. Cela fait un livre plein de choses et plein de vie.
Seulement, il y a le voyage et le voyageur. Jacques Lacarrière est un voyageur érudit, il a l'œil vif, le don de voir et celui de se faire recevoir en ami (le contraire du touriste). Sans doute, mais-les meilleurs dons peuvent être compromis par un seul défaut, et je ne peux m'empêcher de trouver ce compagnon envahissant, d'autant que son humeur m'agace. Il est libertaire, athée, ennemi du christianisme (à qui on doit, selon lui, « ce monstre social » qu'est la famille), et il s'ébroue là-dedans joyeusement. Cela me gâche mon plaisir, sans que je puisse le lui reprocher : il est ainsi, il se montre tel qu'il est. (Évidemment, « quoi de plus prompt que de fermer un livre » -- mais le livre est aussi attachant.)
J'ai trouvé dans l'*Été grec* une chose que je trouve très belle. L'auteur, parlant des moines du mont Athos écrit : « La vie des moines sent la mort... Comme si une haine inconsciente habitait chacun d'eux contre tous ceux qui vivent heureux ou insouciants dans le monde. » Allons plus loin, il leur trouve à tous le même visage « image anticipée des foules de l'autre monde, de ce grand visage anonyme qui sera un jour celui de tous ».
Cette vision me gênait, me semblant fausse. (Un autre anonymat, ici-bas, me paraît plus menaçant.) Mais c'est deux pages plus loin que j'ai trouvé la meilleure réponse, dans les propos d'un moine, Nikone :
« Vous avez sûrement remarqué ici les visages des saints et des ascètes sur les fresques ? Ils se ressemblent tous. Ce n'est pas parce que le peintre ignorait l'art des portraits. C'est parce que dès cette vie, leur sainteté ou leur ascèse a déjà transformé leur visage, leur a donné l'apparence que nous aurons tous dans la vie éternelle. C'est cela l'égalité dans le Seigneur. Nous serons tous identiques et différents. Comme sont identiques et différents tous les points d'une circonférence par rapport à son centre. »
Exactement le contraire de l'anonymat.
Georges Laffly.
111:211
### Bibliographie
#### Alain Peyrefitte Le mal français (Plon)
Le mal français, c'est celui dont notre pays souffre depuis toujours. Simultanément conservateurs et révolutionnaires, individualistes et socialistes, libéraux et sectaires etc., les Français gaspillent leurs forces. Leur mal n'avait pas grande importance quand leur pays l'emportait sur les autres par le nombre de ses enfants et l'unité nationale réalisée plus tôt qu'ailleurs. Mais aujourd'hui où ce mal s'inscrit dans un déclin démographique et économique qui nous fait constamment reculer dans le classement international, nous devons nous en soucier pour le combattre et le dominer.
Concrètement, Alain Peyrefitte s'en prend au « monocentrisme », à l'étatisme, à la bureaucratie, à l'irresponsabilité générale que provoque la prolifération administrative et il préconise le « polycentrisme », la décentralisation et l'étroite liaison, à tous les niveaux, de la responsabilité et de l'autorité. Là-dessus, tout le monde sera d'accord et comme c'est probablement ce que la plupart des lecteurs retiendront du livre, on ne peut qu'en souhaiter le succès. Mais on s'étonne de la courte philosophie politique de l'auteur. Comment peut-il espérer guérir le mal français par l'industrialisation, la croissance, l'augmentation du revenu national et le libéralisme ? Parce que les nations protestantes ont devancé les nations catholiques depuis trois siècles, il se réjouit d'un Vatican II qui, à ses yeux, abolit les erreurs du concile de Trente et il souhaite que l'État français fasse le même aggiornamento que l'Église. Il n'en rapporte pas moins, très objectivement, les propos que lui tenait Georges Pompidou : « Je ne ferai pas comme ces gens qui, parce qu'ils se veulent *de gauche,* s'imaginent qu'en flanquant le désordre, on provoque le progrès. Jean XXIII est le prototype de ces apprentis sorciers. Il a ouvert toutes grandes les vannes d'un torrent qui a tout submergé. Eh bien, je ne laisserai pas à mon successeur une France bouleversée... » (p. 455).
112:211
On se sent, en ce domaine plus près de Pompidou que de Peyrefitte, mais nous n'oublions pas le reste -- un reste documenté, pertinent, intelligent et brillant qui fait au total du *Mal français* un ouvrage utile, mettant en garde contre le Léviathan totalitaire dont est menacé notre pays.
Louis Salleron.
#### Dominique Daguet Paroles entre la nuit et le jour (Éditions de l'Athanor)
C'est un tout petit livre : une méditation de quelques pages et sept poèmes ; mais il est riche d'échos qui se prolongent. Le chant ne s'éteint pas, sa note grave continue de retentir, le livre refermé.
La relation de l'homme à Dieu, la quête religieuse et son aboutissement est toujours unique, particulière au point d'être incommunicable. Comment dire une prière qui ne soit pas un des textes sacrés, comment oser ? Mais le poète a besoin de tenter cette aventure.
Pour ma part, si j'ai aimé le départ du premier texte : « Tu es celui qui prend par la main, celui qui fait tomber de cheval, qui pousse à la lumière, fait monter vers la plus haute cime... », je n'en ai pas compris la fin : « Jusques à quand, Seigneur, ce gâchis, cette ordure, cette mascarade de grotesques... » Cette manière de demander des comptes (je force le trait) n'est-ce pas puéril ?
Après cela viennent les poèmes, denses, nets et nus. Ils semblent vibrer immobiles. Voici la fin du quatrième :
.........
*Autrefois sans doute encore demain*
*Tandis que tu attends d'une patience sûre*
*J'ouvrais grande mon âme à toutes les faims,*
*Autrefois, perdant à me trouver le temps de Te chérir,*
*Autrefois, quand fatigué de m'endormir*
*Mon esprit vers ton Esprit renonçait à se tendre,*
*Admirant cependant l'éveil de compagnons,*
*Autrefois, qui d'un bond vif s'élançaient jusqu'à Lui.*
113:211
*Mais aujourd'hui, silencieux Amour,*
*Cœur si tendre de l'Être, d'une douceur si lente,*
*Secrète flamme, muette parole active,*
*Aujourd'hui, je Te salue, qui m'habites et me fais vivre.*
Georges Laffly.
#### Jacques Vier Littérature à l'emporte-pièce (Éditions du Cèdre)
La *Littérature à l'emporte-pièce*, dont voici le huitième volume, constitue un ensemble critique dont je ne vois pas d'autre exemple aujourd'hui, par l'étendue de l'information, la sûreté du jugement, une attention peu commune jointe à ce que j'appellerais l'*incorruptibilité* à l'égard de la mode.
Le plaisir particulier que donne la lecture de Jacques Vier pourrait se résumer ainsi : on rencontre un civilisé, c'est-à-dire un homme de longue mémoire. Dans ces pages sans pédantisme, on voit affleurer tout naturellement les références au passé ; des rapports s'esquissent, des lignes sont tracées, inattendues et irréfutables, entre des hommes qui semblent vivre sur des continents différents, voyez comment Anouilh intervient dans la conférence sur Bossuet qui est reprise ici. Un peu plus loin, ce qu'on admirera c'est la capacité de faire revivre la part durable, et négligée à tort, d'une œuvre naufragée par le temps : je pense par exemple à l'étude sur La Harpe, *le meurtre par les mots.* Le procédé des « lumières » n'a pas changé. La Harpe en avait démonté le mécanisme. Voilà une lecture plus : utile que jamais. Pour la faculté d'accueil, sans indulgence mais sans prévention, reportez-vous aux articles sur Maurice Clavel. Ils sont sans défaut.
La critique de Jacques Vier est appuyée sur la doctrine catholique et contre-révolutionnaire ; c'est-à-dire sur l'héritage de notre civilisation. Et il a la force et la sagesse nécessaires au maniement de ces idées puissantes. Car ce n'est pas tout que de posséder l'arc d'Ulysse ; encore faut-il être capable de le tendre.
G. L.
114:211
#### Marcel Jouhandeau Souffrir et être méprisé (Gallimard)
Les « Journaliers » que publie Marcel Jouhandeau composent une œuvre étrange. Un homme se livre tout entier, avec une impudeur ingénue et *rigoureuse* (et jusque dans ses amours aberrantes). Chez Jouhandeau, il y a lumière à tous les étages. Il n'oublie pas *La Paroisse du Temps jadis* et tant d'autres pages qui montrent un sens profond de la religion, quand il écrit, dans ce volume, à propos de la mort de son beau-frère :
« De l'étonnement que m'a causé la cérémonie funèbre je ne suis pas près de revenir. L'Église est devenue profane.
Le sacré s'est retiré loin de nous. Quel chagrin d'assister, vivant, à la mort morale de notre vieille religion. Quelle hâte ont ses prêtres à se défaire de rites séculaires, de ces chants qui avaient le don de projeter sur la vie et la mort un air de majesté. Les textes saints traduits en français ne perdent pas seulement quelque chose de leur force, mais de leur sens. On ne saurait lire ce qui se rapporte à la résurrection sans dégoût, si le récit est écrit dans le même style que nos livres de cuisine. »
G. L.
#### Prince Mangkra Souvannaphouma L'agonie du Laos (Plon)
L'auteur est le fils du prince Souvannaphouma qui choisit très tôt une solution neutraliste pour son pays.
Le Laos fut toujours éclipsé, a nos yeux, par le Vietnam le conflit y était moins spectaculaire, et paraissait encore plus difficile à expliquer. On ne saurait s'y risquer dans le cadre d'une note. Pour résu
mer, on a, à partir des années cinquante, deux politiques incarnées par deux frères : le prince Souphanouvong a choisi la révolution, il est lié avec Ho-Chi-Minh ; le prince Souvannaphouma, lui, essaie de rester neutre entre les deux blocs. Foster Dulles lui disait : « La neutralité n'existe pas. On est pro-américain ou on est communiste. » Mais Kennedy et de Gaulle, Kissinger, Giscard, Chirac l'auront pendant quinze ans encouragé à suivre cette voie sans issue.
115:211
Si la guerre française d'Indochine avait tourné autrement, la question ne se serait évidemment pas posée. Moins « à droite », moins « profrançais » que le prince Boun Oum, qui loua son rôle dans la partie, le prince Souvannaphouma n'est nullement un ennemi de l'Occident. Mais que voulait-on qu'il fît ? Son pays est petit, oublié. La politique de détente, la politique d'indépendance à l'égard des blocs faisaient du neutralisme la position raisonnable. En fait, l'Occident avait fait une croix sur le Laos.
Il y eut des péripéties. Un moment, Souvannaphouma requit l'appui américain contre les empiètements du Pathet-Lao communiste. Avec la chute de Saïgon tout changea : les Américains avaient fait leurs bagages, soulagés, et une sorte de partage du pouvoir s'établit entre Souphanouvong et Souvannaphouma. Ce que le livre du prince Mangkra décrit c'est le grignotage de cet accord, puis ses violations de plus en plus visibles, violentes, par les communistes. En quelques mois, l'atmosphère change ; la dictature s'établit ; des gens disparaissent ; d'autres fuient. Enfin une parodie d'Assemblée décrète la déchéance du roi (car ces princes et ce peuple étaient sujets d'un roi, vénéré paraît-il) et installe une « république démocratique populaire ».
Jusqu'au bout le prince Souvannaphouma aura eu l'air de fermer les yeux. Sentiment de son impuissance sans doute, désir de ne pas voir couler inutilement le sang, et conviction qu'il pourra limiter le malheur. Son fils Mangkra s'enfuit avec les siens. Il vit en France, aujourd'hui.
Sa conclusion est très lucide. Il voit l'Occident faible et miné : « Le Portugal, l'Italie, la France semblent se délecter dans une sorte de folie suicidaire... Moscou, qui ne croit plus depuis longtemps aux menaces ou à la force de dissuasion américaines, continue d'avancer ses pions, tout en sapant les bases de la société occidentale. Face à l'OTAN qui n'existe plus que sur le papier, l'URSS poursuit la préparation d'une offensive armée. »
C'est un témoin qui parle, un homme qui a payé cher. Croit-on que la France pèserait beaucoup plus lourd que le Laos, le jour venu ?
G. L.
#### Julien Green La bouteille à la mer (Plon)
Dans *La bouteille à la mer,* dixième tome de son Journal, qui couvre les années 1972-1976, Julien Green est souvent amené à parler de la crise de l'Église.
116:211
Brèves réflexions, tournant principalement autour de la protestantisation du catholicisme. Ancien protestant lui-même, converti à l'âge de 16 ans, il est plus sensible que d'autres au tournant conciliaire et se demande, comme se le demandait Gabriel Marcel, si, quand il prit sa décision, il serait entré dans l'Église d'aujourd'hui ; ce qui n'ébranle pas, d'ailleurs, sa fidélité.
Faut-il le citer ? On n'a que l'embarras du choix.
« On veut dissocier l'Église de l'Évangile. Si l'Évangile suffit, à quoi bon l'Église ? » (p. 13).
« Ce matin, à la T.V. (quelque part dans le Jura) un prêtre nous dit que s'il n'y a que le problème de la liturgie qui nous sépare des protestants, « fini de la liturgie ! ». Le célébrant récite ensuite un credo simplifié d'où la Sainte Vierge est absente » (p. 145).
Parlant de « la messe conciliaire » : « A la T.V. parfois elle prend de plus en plus nettement un caractère protestant. Je suis bien placé pour flairer la chose, le tour de passe-passe qui s'opère pour faire glisser la messe romaine sur le plan luthérien de manière que le fidèle peu éclairé et peu averti ne s'aperçoive pas de la subtilité. » (p. 225).
« ...D'où vient cet effacement délibéré devant nos frères séparés ? Il est certain que si la réalité du sacrifice propitiatoire était écartée, comme elle l'a été par Luther, par Calvin, par Zwingli et par les réformateurs anglais, la messe ne serait plus la messe ni l'Église. Il y aurait alors dans le monde un protestantisme de plus » (p. 455).
Arrêtons-nous là -- à regret. Mais c'est tout le journal qui est intéressant. On y revit les quatre années qui viennent de s'écouler. Souvent j'ai rêvé d'un parallèle entre Mauriac, Gide, Jouhandeau et Green, quatre écrivains parfaits, quatre chrétiens hantés des problèmes du péché. Le plus insaisissable est Green.
Louis Salleron.
#### Danilo Castellano L'aristotelismo cristiano di Marcel De Corte (Pucci Cipriani)
Danilo Castellano est professeur à la Faculté de langues et littérature étrangères de l'Université de Trieste. Les lecteurs d'ITINÉRAIRES se souviennent du bel hommage qu'il adressait à Marcel De Corte, dans notre numéro 196 de septembre-octobre 1975 pour l'*éméritat* universitaire du grand philosophe, associé à la rédaction de la revue depuis le premier numéro.
117:211
Aujourd'hui, Danilo Castellano nous adresse la thèse qu'il a rédigée pour faire connaître la pensée de Marcel De Corte en Italie -- ouvrage dont la parution était annoncée dans notre numéro spécial, mais qui a dû patienter de longs mois sur le marbre d'une imprimerie en grève. Ce livre constitue la première tentative de synthèse de l'œuvre philosophique de notre éminent collaborateur, ce qui pouvait paraître une ambition démesurée, si l'auteur n'avait su éviter le piège d'une interminable somme de compilations savantes, pour nous livrer en 200 pages d'un discours lumineux et brillant le trait qui domine tout : la pensée de Marcel De Corte est savante en effet, mais elle n'a rien d'archéologique ou de désincarnée ; elle est, dans la lumière de saint Thomas, un aristotélisme *chrétien,* engagé dans la contestation catholique du monde moderne.
Nous sommes bien placés ici pour l'apercevoir. Au lecteur italien, maintenant, de le découvrir.
H. K.
118:211
## DOCUMENTS
### La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre
*suite de la publication des documents*
*Rappel. --* Mgr Lefebvre a été condamné pour la première fois au printemps de l'année 1975. Cette première condamnation, depuis lors plusieurs fois confirmée et aggravée, concernait sa DÉCLARATION, en tous points catholique, du 21 novembre 1974 : et cette DÉCLARATION était condamnée, explicitement, « en tous points » !
Cette condamnation, nous l'appelons *sauvage* au double sens du mot :
1° elle est *cruelle,*
2° elle est *irrégulière.*
Nous l'estimons importante, procurant sur la situation de l'Église une redoutable et irrécusable clarté car c'est pour être demeuré un évêque indéfectiblement catholique que Mgr Lefebvre a été condamné.
119:211
### 59. -- Lettre de Paul VI à Mgr Lefebvre
29 novembre 1976
A notre frère dans l'épiscopat\
Marcel Lefebvre\
ancien archevêque-évêque de Tulle
Une fois encore Nous nous adressons directement à vous, cher frère, après avoir longtemps prié et demandé au Seigneur de Nous inspirer des mots capables de vous toucher. Nous ne comprenons pas votre attitude. Auriez-vous décidé de n'accorder vraiment aucune importance à la parole du pape ? Avant de rejeter l'appel de l'Église, votre Mère, avez-vous au moins pris le temps de la réflexion et de la prière ?
Il Nous semble, quant à Nous, que le silence eût convenu au lendemain de votre visite du mois de septembre et de notre lettre du 11 octobre. Or Nous continuons d'apprendre de nouvelles initiatives entraînant l'élargissement du fossé que vous creusez : l'ordination du 31 octobre, votre livre ([^8]), vos déclarations, vos multiples déplacements pour lesquels vous ne tenez aucun compte de l'évêque du lieu.
120:211
Aujourd'hui même, Nous nous résolvons donc, dans la peine, à autoriser la publication de notre dernière lettre ([^9]). Fasse le Ciel que la connaissance du texte exact de cette admonition mette fin aux interprétations calomnieuses que l'on a répandues à son sujet ([^10]), et aide le peuple chrétien à voir clair et à resserrer son unité ! Conscient de la gravité du moment, Nous vous adjurons en même temps, avec une solennité et une insistance toute particulière, de revenir sur cette attitude qui vous oppose à l'Église, de retourner à la vraie Tradition et à la pleine communion avec Nous.
*Du Vatican, le 29 novembre 1976.*
Paulus P. P. VI.
121:211
### 60. -- La "traduction" de la lettre du 11 octobre
Plusieurs professeurs d'Écône ont contesté au début du mois de décembre 1976 la « traduction française », publiée par « le service de presse du Vatican », de la lettre pontificale du 11 octobre.
Toutefois il faut savoir qu'il s'agit non d'une « traduction » du texte « officiel », mais de sa version française. La lettre pontificale du 11 octobre fut en effet notifiée à Mgr Lefebvre à la fois dans une version latine et dans une version française. C'est cette version française que nous avons rendue publique, et qui a été publiée quelques jours plus tard par la salle de presse du Vatican, tandis que *L'Osservatore romano* du 2 décembre en publiait la version latine (sans traduction italienne). Les deux versions font foi ([^11]). Il n'y a d'ailleurs entre elles aucune contradiction.
Au mois d'octobre, on avait constaté une émotion -- et une désapprobation -- mondiales, quand on avait chuchoté que la lettre pontificale demandait la remise des biens et des fonds. D'où l'hypothèse que, pour atténuer cette indignation, la salle de presse aurait fabriqué après coup une version française n'exprimant pas aussi nettement les exigences matérielles du Saint-Siège. Mais cette hypothèse est insoutenable : puisque cette « traduction » est identique à la version française qui avait été notifiée le 11 octobre à Mgr Lefebvre.
Déjà en lisant la version française du document, on voit bien que Paul VI demande à Mgr Lefebvre de remettre tout le spirituel et tout le matériel de ses œuvres. Mais cette « interprétation » ayant été contestée, il était utile de montrer, comme l'ont fait les professeurs d'Écône, qu'elle est beaucoup plus incontestable dans les termes précis du texte latin que dans les termes pudiques du texte français :
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« Parlant des œuvres de Mgr Lefebvre et notamment de ses séminaires, le texte latin (...) formule ainsi les exigences du Saint-Siège : « te *jubeamus committere* Nobis *officium et regimen operum* tuorum, potissimum seminariorum », c'est-à-dire : « nous vous *ordonnons* de Nous remettre *la charge et la direction* de vos *œuvres,* notamment des séminaires ». La traduction confiée à la presse dit ceci : « Nous vous demandons de remettre entre nos mains la responsabilité de vos œuvres et notamment de vos séminaires. » (...) Après quelques considérations sur les personnes des séminaristes, le texte continue : « quant aux autres fondations, maisons de formation, prieurés et autres institutions diverses, créées sur votre initiative ou instigation (« te fautore »), « aequabiliter tibi *praecipimus* ut ea *singula* committas sanctae sedi... », littéralement : « Nous vous *ordonnons* également de *les* remettre chacune en particulier au Saint-Siège ». La traduction confiée à la presse dit : « Nous vous *demandons* également de vous *en remettre* au Saint-Siège. » (...) Il s'agit bien de toutes les œuvres de Mgr Lefebvre et de leur responsabilité entière, spirituelle et matérielle. Le texte latin le dit avec assez d'insistance. Les termes utilisés comme « domus » ou « Opera » signifient canoniquement non seulement l'édifice mais l'institution elle-même et les fonds sans quoi la maison ne peut subsister. La banque du Vatican s'intitule d'ailleurs : *Opera* de religione. Il s'agit donc bien d'une sommation et il s'agit bien également de la remise au Saint-Siège de toutes les œuvres de Mgr Lefebvre, il s'agit de tout et donc des fonds. »
Conclusion : « La dite suspense a divinis qu'aurait encourue Mgr Lefebvre (...) est liée désormais dans le document du 11 octobre à la remise au Saint-Siège des œuvres créées avec les fonds des traditionalistes. C'est tout simplement une immoralité qui est proposée à Mgr Lefebvre. Quelle notion a-t-on dans les laboratoires du nouveau Vatican de l'intention des donateurs ? Il faut bien constater que dans certains milieux on s'afflige davantage de ce qu'on a appelé le schisme des oboles que du schisme hollandais. »
*Les documents n° 61 et 62 ont paru dans notre numéro 210 de février 1977. -- C'est à cette lettre de Paul VI* (*document n° 59*) *que répondait la lettre de Mgr Lefebvre déjà publiée* (*document n° 61*)* : lettre inédite, rendue publique dans notre précédent numéro.*
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## AVIS PRATIQUES
### Informations
*L'aide aux chrétiens du Liban*
L'été dernier, sur l'initiative de M. Pierre de Lassus-Saint-Geniès, ancien directeur du port de Beyrouth, s'est créé à Paris un COMITÉ D'AIDE AUX CHRÉTIENS DU LIBAN. Sa mission n'a rien d'officiel, et pour l'Église encore moins que l'État, mais en d'autres temps elle n'aurait eu aucune difficulté à le devenir. L'objectif en effet est de promouvoir, selon l'ordre et l'inspiration de la charité, l'assistance spirituelle, matérielle et morale de la France aux combattants du Liban chrétien.
Dans une première note diffusée le 15 août 1976, pour financer l'envoi d'une « *mission de secours immédiat *»*,* le COMITÉ D'AIDE AUX CHRÉTIENS DU LIBAN définit nos responsabilités historiques et nationales envers la résistance de ces hommes, nos frères dans la foi, menacés de génocide par la plus odieuse des agressions : une guerre civile, déclenchée et entretenue sur leur sol par les Feddaynes palestiniens, ceux-là mêmes auxquels ils avaient offert l'hospitalité de leur beau pays.
Voici le passage central de l'appel lancé par le COMITÉ D'AIDE AUX CHRÉTIENS DU LIBAN pour mettre sur pied cette première mission de secours :
« 1 -- DÉFENSE D'UN DROIT FONDAMENTAL : le peuple libanais est historiquement le premier peuple au monde à avoir embrassé la foi chrétienne. Il a traversé d'incroyables vicissitudes depuis 2.000 ans. Son droit à l'existence au Proche-Orient s'enracine dans une terre qu'il a baignée de son sang plus qu'aucun autre peuple ne l'a fait pour la sienne
2 -- L'ENJEU SPIRITUEL : le Liban chrétien, seule nation chrétienne du Proche-Orient, est un réservoir considérable d'institutions et de traditions chrétiennes. Ses congrégations, ses monastères, ses écoles, ses hôpitaux, ses missions, sa culture sont la tête de pont » de la Chrétienté au cœur de l'Islam. S'il est une région de coexistence islamo-chrétienne où des élites musulmanes ont commencé à vivre en bonne intelligence avec les Occidentaux et à les comprendre, c'est au Liban, bien plus qu'ailleurs.
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3 -- L'ENJEU CULTUREL : nous réalisons mal l'importance du rayonnement de la France au Proche-Orient. C'est par le Liban chrétien que la France a acquis cette influence. Le Liban est le vivier permanent de cette influence : ses écoles, ses universités, ses réseaux de techniciens et d'agents commerciaux pénètrent profondément tout le Proche-Orient, y favorisant non seulement la présence de la culture française mais l'introduction des marchés français.
4 -- L'ENJEU POLITIQUE : Une campagne de diffamation scandaleuse s'est acharnée depuis un an, dans presque toute la presse, contre les Chrétiens du Liban. En appliquant les schémas simplistes de la dialectique « *droite-gauche *» qui n'existe pas dans la réalité libanaise, on a associé les Chrétiens à la « *droite conservatrice *» *...* et au « *fascisme rétrograde* qui n'a d'autre issue que l' « *aventure de la guerre *» aboutissant à un plan étranger de partage du Liban... Les Palestiniens, en face, apparaissent comme les éléments « *progressistes *»*,* c'est-à-dire comme les vrais facteurs de paix.
Cette campagne de diffamation ne peut que favoriser la destruction du Liban chrétien et assurer l'impunité à ses persécuteurs.
Pour la première fois, depuis de nombreux siècles, la France, intoxiquée, abandonne ce peuple chrétien au fanatisme étranger, sans se rendre compte de l'actuelle circonstance aggravante qui fait apparaître, derrière les Feddaynes palestiniens, les conseillers et les armements russes. Moscou vise Beyrouth. Depuis un siècle la Russie prétend ouvrir une fenêtre en Méditerranée. L'impossible d'hier deviendra une réalité, demain, si l'Occident continue sur la voie de la lâcheté. »
La « *mission de secours immédiat *» a quitté Paris le 28 août 1976. Elle est restée deux semaines au Liban. Un « *rapport de mission *» a été publié en septembre par le Comité, pour rendre compte de l'utilisation des fonds et fixer les conclusions de l'enquête menée sur place, au front, dans les villes détruites et les hôpitaux surpeuplés. On y découvre, illustrée de faits nombreux et précis, une analyse étonnante des conséquences politiques et morales de la guerre révolutionnaire au Liban, ainsi que de l'aveuglement occidental face à la terreur et au mensonge palestiniens.
Ce sont ces deux documents, l'appel pour la « *mission de secours immédiat *» du 15 août 1976 et le « *rapport de mission *» du 20 septembre, que M. Pierre de Lassus-Saint-Geniès a voulu récemment adresser au Saint-Père, accompagnés d'une lettre que nous reproduisons intégralement ci-dessous :
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Paris, le 10 janvier 1977.
Très Saint Père,
Daignez nous permettre au nom du Comité d'Aide aux Chrétiens du Liban de communiquer à Votre sainteté deux documents concernant la tragédie des Chrétiens libanais sur laquelle nous avons été à même d'être particulièrement informés.
Sans la vérité sur cette tragédie, on ne peut espérer une juste paix.
Sans doute, la situation des Palestiniens est dramatique et il faut sans tarder lui trouver une solution. Mais cela ne peut excuser la fraction d'entre eux accueillie au Liban d'avoir voulu supprimer dans une guerre atroce ceux qui les avaient hébergés par humanité et d'avoir cherché à s'installer à leur place sur les ruines de la nation chrétienne la plus ancienne du monde.
Si les Libanais, musulmans et chrétiens, avaient été seuls, l'affreuse guerre aurait été évitée. Aussi faut-il que les agresseurs déposent les armes sans quoi les hostilités reprendront.
Que Dieu permette que le calme renaisse définitivement, les Chrétiens libanais paraissent même assez généreux pour laisser leurs envahisseurs une fois désarmés attendre au Liban la solution nécessaire de la question palestinienne.
Mais nos frères libanais chrétiens appellent au secours. Il est indispensable de les aider à se relever de l'immense désastre dont ils ne sont pas responsables -- et d'abord d'arriver à une juste paix. Cela exige que la vérité à leur sujet ne soit plus méconnue
Nous nous adressons à Votre Sainteté, persuadés que, par le puissant prestige de son autorité, elle peut grandement contribuer à faire propager cette vérité et à donner à nos frères Chrétiens malheureux un inappréciable appui moral.
Daigne Votre Sainteté agréer l'hommage de nos sentiments de très profond respect.
*Signé :* Pierre de Lassus Saint Geniès.
En appeler à Paul VI pour la défense d'une nation chrétienne condamnée à mort par la Révolution est une chose, où il est permis d'admirer un beau transport, une belle folie de l'espérance dans les cœurs restés catholiques et romains. Organiser les œuvres de miséricorde en faveur des combattants du Liban chrétien en est une autre, qui ne relève plus de l'angélisme, et ne saurait laisser aucun d'entre nous sceptique ou indifférent.
Le COMITÉ D'AIDE AUX CHRÉTIENS DU LIBAN tient à la disposition de ceux qui lui en font la demande six dossiers techniques sur l'organisation des secours les plus urgents :
1\. -- *Équipements de centres de transfusion sanguine,* besoin urgent.
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2\. -- *Médicaments.*
3\. -- *Équipement d'un centre de rééducation des grands blessés* (dans l'ancien collège maronite de Betch-Abab dans la montagne, au nord-est de Beyrouth).
4\. -- *Prothèses pour appareillage des grands blessés, handicapés.*
5\. -- *Équipements domestiques pour les familles qui ont tout perdu,* dans les villages sinistrés (draps, couvertures, etc.). On évalue à 30.000 le nombre des familles que la guerre a démuni de tout.
6\. -- *Aide en personnels qualifiés* (les hôpitaux libanais manquent tragiquement de neurochirurgiens, de kinésithérapeutes, d'infirmières et d'infirmiers).
Voici l'adresse :
COMITÉ D'AIDE AUX CHRÉTIENS DU LIBAN B.P. 478, 75830 Paris Cedex 17.
Signalons enfin à nos lecteurs que, dans son numéro 42 de septembre-octobre 1976, « *Université Libre *», le bulletin d'information publié par le Bureau d'Études du Comité Étudiant pour les Libertés Universitaires (C.E.L.U.), présente un vaste dossier historique et politique sur le drame libanais ; en raison de la personnalité de ses rédacteurs, ce dossier reflète exactement les préoccupations et les positions du COMITÉ D'AIDE AUX CHRÉTIENS DU LIBAN. (C.E.L.U. : B.P. 194, 75826 Paris Cedex 17.)
H. K.
============== fin du numéro 211.
[^1]: -- (1). Numéro 209 de janvier, 1977.
[^2]: -- (1). SAGRES : village du Portugal, à la pointe occidentale de l'Algarve, près du cap Sâo Vicente. Henri le Navigateur, fils de Don Juan 1^er^, y fonda une grande école de navigation, où furent préparées toutes les expéditions maritimes des Portugais. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^3]: -- (1). Dans le langage des économistes, *know-how* désigne le savoir-faire technique des spécialistes de tout poil. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^4]: -- (1). « Posseiros » : gens qui, ayant cultivé la terre pendant un certain temps, s'en réclament pour obtenir des droits qui d'ailleurs leur sont assurés jusqu'à un certain point par les lois du pays.
[^5]: -- (1). Voir Maurice Burrou : *Le monde secret des animaux*, pages 408 et suivantes (Elsevier,1953), ou encore l'encyclopédie Cousteau sur le monde marin.
[^6]: **\*** -- Voir It 219, p. 171.
[^7]: -- (1). A toutes mes critiques de fond j'en ajouterai une purement matérielle. Le livre ne comporte pas d'index alphabétique et analytique, indispensable dans ce genre d'ouvrage. Un tel index, que j'espère voir dans les prochaines éditions, remplacerait avantageusement les 44 pages de « sources », peu clairement présentées.
[^8]: -- (1). Ce livre, intitulé *J'accuse le concile,* paru aux Éditions Saint-Gabriel (à Martigny, Suisse) au mois d'octobre 1976, se limite à la publication des interventions de Mgr Lefebvre pendant les sessions conciliaires et de sa réponse au cardinal Ottaviani de décembre 1966. Ouvrage d'un puissant intérêt historique. -- Mais faudrait-il entendre que Mgr Lefebvre aurait dû renier ou supprimer même ce qu'il avait dit et écrit dans les années 1962-1966 ?
[^9]: -- (2). « Aujourd'hui même », donc le 29 novembre, Paul VI décide de rendre publique sa grande lettre du 11 octobre à Mgr Lefebvre. De fait, pourtant, le texte intégral de cette lettre, nous l'avions déjà rendu public nous-même depuis plusieurs jours, dans le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR numéro 42 du 15 novembre. La revue ITINÉRAIRES, dans son numéro 207 paru le 1^er^ novembre, avait annoncé l'imminence de cette publication par nos soins.
[^10]: -- (3). D'après les commentaires d'origine vaticane, les « interprétations calomnieuses » sont celles qui, avant la publication de la lettre pontificale du 11 octobre, révélaient que celle-ci demandait à Mgr Lefebvre de remettre au Saint-Siège tous les biens et tous les fonds de ses œuvres. Mais on ne comprend pas en quoi ces interprétations, parfaitement exactes, seraient coupables de calomnie : voir pages suivantes.
[^11]: -- (1). Voir parallèlement, dans *La condamnation sauvage* \[It. 205\], la note 1 au document n° 25.