# 213-05-77 1:213 ### Un jugement compétent sur l'Église de Vatican II LES CIRCONSTANCES, péripéties et déclarations qui ont accompagné l'occupation à Paris de l'église Saint-Nicolas du Chardonnet attestent que les évêques français ont perdu toute autorité morale en matière reli­gieuse. Ils gardent malheureusement quelque influence sociolo­gique, une influence instinctive et routinière, en matière politique, qui leur permet de jouer encore les importants aux yeux du monde. Ils utilisent cette influence pour se faire bien voir du parti communiste en lui préparant les voies. Après des années d'effort, ils viennent de réussir enfin à faire basculer à gauche une partie de l'électorat catholique. C'est principalement le renfort catholique qui a fait passer de 49 % à plus de 52 % les suffrages de la gauche : et cette gauche n'est pas n'importe laquelle ; elle n'est pas une gauche tendre et bucolique, humaniste et rêveuse c'est une gauche unie au parti communiste, une gauche marxiste et léniniste. Le peuple chrétien est livré par ses évêques à l'esclavagisme communiste. Cette trahison civique de l'épiscopat est plus immédia­tement dramatique que sa trahison religieuse, mais ne doit pas la faire oublier. Imposer comme obligatoire, depuis bientôt dix ans, un nouveau catéchisme qui ne contient plus les trois connaissances nécessaires au salut, cela fut et cela demeure l'acte fondamental de l'apostasie imma­nente des évêques français. 2:213 Mais les deux trahisons sont intimement liées. Lénine avait annoncé que le communisme ferait perdre la foi aux chrétiens non point en la contra­riant par une prédication marxiste, mais en les entraînant dans la « lutte de classe », qui « les amènera à l'athéisme cent fois mieux qu'un sermon athée » ([^1]). La vérification est faite au plus haut niveau : sur les évêques. \*\*\* La coopération entre chefs spirituels de l'Église post­conciliaire et chefs politiques de l'esclavagisme communiste s'est développée d'une manière suffisamment habituelle pour que les uns et les autres croient pouvoir en parler ouvertement sans danger. Les communistes déclarent que l'Église issue de Vatican II leur convient très bien. La déclaration la plus significative ces derniers temps : est celle de Luis Corvalan. Il convient d'en examiner avec soin les circonstances et le contenu. Luis Corvalan est un « révolutionnaire professionnel » selon Lénine, un « apparatchick », agent de l'appareil communiste international, secrétaire général du parti communiste du Chili. Venant de Moscou, il séjourne en Italie où il est l'hôte du parti communiste italien. Le 1^er^ mars, il a « rendu visite au cardinal Colombo, archevêque de Milan, pour le remercier des démarches faites pour lui quand il était en péril, et pour l'action de l'Église dans son pays », nous explique *La Croix* du 3 mars, qui ajoute : « Il paraît clair que cette visite rem­place en quelque façon une audience au Vatican. » Il paraît clair ? Singulière clarté. Mais passons. Luis Corvalan a été harangué par le cardinal Colombo en ces termes que rapporte le même numéro de *La Croix :* 3:213 « Nous sommes vraiment émus de vous avoir parmi nous et de pouvoir vous connaître personnellement. En beaucoup d'occasions, ici, à l'archevêché, nous avons parlé de vous, *spécialement dans les jours dramatiques vé­cus par le peuple chilien... *» \[Pour l'exquise sensibilité du cardinal Colombo, les « jours dramatiques vécus par le peuple chilien » ne furent pas ceux où le gouvernement de Salvador Allende imposait son despo­tisme marxiste. Les « jours dramatiques », pour ce cardinal montinien, furent ceux où le Chili se libéra du communisme par une contre-révolution militaire et catholique.\] « ...Nous avons souffert et craint pour les souffrances et les dangers dont étaient me­nacés, comme vous, beaucoup de vos compa­triotes, et nous avons craint pour votre vie. L'unique espoir de pouvoir vous aider était de recourir au Saint-Siège. Et nous l'avons fait, connaissant bien les sentiments humani­taires de Paul VI, intrépide défenseur des droits fondamentaux de l'homme. Du Vatican nous vint l'assurance que rien ne serait né­gligé pour vous sauver. Alors, vous pouvez comprendre la joie que nous éprouvons en vous voyant ici. » Voilà donc comment les « sentiments humanitaires » sont exploités au profit d'un agent professionnel de l'ap­pareil communiste international. Ce sont les mêmes « sen­timents humanitaires » qui, par l'effet d'une éclipse conci­liaire, n'ont pas fonctionné en faveur des chrétiens d'Al­gérie ni des harkis musulmans. Le parti communiste aime bien ces « sentiments humanitaires » à sens unique, con­ditionnés et dirigés par sa propre propagande. \*\*\* 4:213 Mais tout cela n'était encore que préambule et présen­tation des personnages. Luis Corvalan s'est ensuite rendu à Rome, où il a fait la déclaration sur laquelle nous voulons attirer l'attention. Il a exposé pourquoi le communisme considère aujourd'hui l'Église issue de Vatican II comme une organisation très convenable. Sa déclaration a été elle aussi rapportée par La Croix, la voici en son entier : « *Nous savons tous qu'à partir de Vatican II s'est produit dans l'Église un changement très important, qui certaine­ment s'était amorcé avant cette réunion. Vatican II a eu le mérite de montrer à l'Église et aux catholiques la nécessité d'accorder davantage d'importance aux problèmes temporels, de se préoccuper davantage de la maison de l'homme sans pour autant négliger la maison de Dieu, pour parler avec leur terminologie ; de se préoccuper davantage des problèmes humains, de la vie de l'homme sur la terre, du salut de l'homme sur la terre, sans abandonner du tout la vision escha­tologique de la libération de l'homme.* « *Après Vatican II, en 1968, à Medellin, en Colombie, eut lieu l'assemblée des évêques latino-américains, qui eut le grand mérite de montrer la nécessité que l'Église catholique mette l'accent sur la libération de l'homme latino-américain et appuie les efforts de l'homme latino-américain pour transformer la société.* « *L'Église catholique agit selon cette orientation. Avant les élections de 1970, où triompha Salvador Allende... *» 5:213 \[Deux précisions : 1° Salvador Allende et sa coalition marxiste avaient si peu « triomphé » qu'ils avaient remporté moins de 50 % des suf­frages. La majorité au Chili a toujours été anti-marxiste. C'est seulement la division entre la démocratie-chrétienne et la droite nationale qui permit à Salvador Allende d'accéder, sans aucun « triomphe », au pouvoir. Qu'un gouvernement minoritaire dans le pays ait voulu imposer un draconien changement de régime et installer la domination marxiste, c'était une violence et un scandale qui, permirent la contre-révolution catholique et militaire soutenue par la plus grande partie de la population. 2° La conférence épiscopale de Medellin avait montré qu'un grand nombre déjà d'évêques d'Amérique du Sud étaient condi­tionnés par la propagande communiste. Un exemple de ce conditionnement, donné par Helder Camara et ses collègues, a été analysé dans notre ouvrage *L'Hérésie du XX^e^ siècle,* pages 168 à 176 : ces sots déclaraient le système communiste « moins éloigné de la morale de l'Évangile » que les systèmes non-communistes.\] « ...*L'Église catholique du Chili dé­clara qu'elle n'avait pas de candidat ni de parti politique, et réaffirma les orien­tations de Vatican II et de Medellin. Dès le jour même du coup d'État, l'Église catholique commença à souffrir la persé­cution de la part de la dictature. *» \[Bien entendu, le gouvernement du général Pinochet ne persécute pas l'Église. Mais il y a, embusqués dans l'Église du Chili, des ecclésiastiques, parfois de haut rang, qui apportent un appui logistique et même à l'occasion opérationnel aux attentats du terrorisme communiste.\] « *L'Église catholique se trouva devant le dilemme de parler ou de se taire, face aux crimes de la dictature. *» \[La propagande communiste appelle « crimes de la dicta­ture » le fait d'emprisonner les communistes coupables d'assas­sinats terroristes.\] 6:213 « *Elle décida de parler. Elle est deve­nue dans une large mesure la voix de ceux qui sont sans voix, le mouchoir qui essuie les larmes des pauvres. *» \[Ce ne sont pas *les pauvres* qui sont « sans voix » au Chili, mais les communistes. Une partie de l'Église du Chili, évêques en tête, est devenue « la voix de ceux qui sont sans voix », c'est-à-dire des communistes.\] « *Elle est l'unique organisation qui, au Chili, a eu la possibilité de prêter une assistance juridique aux prisonniers, aux persécutés, et de fournir une assistance sociale dans d'autres domaines aux abandonnés, aux chômeurs, aux familles des persécutés.* « *Je crois que l'Église catholique au Chili en sortira avec un plus grand pres­tige, plus proche du peuple. Un certain divorce avec le peuple s'était manifesté et aussi un mouvement vers les riches. Maintenant ce processus s'est inversé.* « *Dans cette situation, nous, commu­nistes, pensons que dans la mesure même où l'Église catholique continue dans cette orientation, les affirmations selon les­quelles elle serait l'opium du peuple ou un facteur de l'aliénation de l'homme, perdent leur valeur. A la lumière de tout ceci, je ne vois aucune possibilité sé­rieuse de difficultés ultérieures entre l'Église catholique et les partis marxis­tes dans mon pays.* 7:213 *Au contraire je crois que la position de l'Église catholique chilienne est un facteur qui facilite la coexistence, aujourd'hui et demain, entre marxistes et chrétiens, entre croyants et incroyants. D'ailleurs, le mouvement ou­vrier chilien n'a jamais été anti-clérical et moins encore anti-ecclésial. *» Agent qualifié de l'appareil international, le chef com­muniste Luis Corvalan est un homme compétent. Il sait de quoi il parle quand il parle des affaires du communisme. Il a des titres certains à être entendu. Il nous dit que l'Église, quand elle suit les orientations nouvelles de Vatican II, mérite les approbations et les remerciements du parti communiste. J. M. 8:213 ### L'exemplaire Armogathe *Toutes autorisations nécessaires demandées et obtenues, nous reproduisons en son entier, pour l'instruction de nos lecteurs, l'article de l'abbé Jean-Robert Armogathe paru dans* Le Monde *du 5 mars 1977 sous le titre :* « *Politique d'abord *»*.* Si nous attachons une importance exemplaire à cet article, c'est en raison de son contenu (la densité spéci­fique de sa pensée) et en raison de la personnalité de l'au­teur, garanti par André Frossard, dans le *Figaro* du 4 mars, comme « l'un des prêtres les plus remarquables de la jeune génération », « dirigeant de l'excellente et récon­fortante revue spirituelle *Communio *», un prédicateur dont on a pu « apprécier la sagesse et deviner la valeur ». Lisons donc ce valeureux, ce sage, ce spirituel. Il parle de nous. Il expose qui nous sommes et ce que nous sommes allés faire en l'église parisienne Saint-Nicolas du Chardonnet : Parmi les composantes de l'occupation de Saint-Nicolas du Chardonnet, il faut tenir comp­te des préoccupations politiques de ses organi­sateurs avoués et occultes à quelques jours des élections municipales. A qui l'opération profite-t-elle ? Certainement pas à une Église meurtrie, bafouée, insultée. 9:213 A Lille, Mgr Lefebvre admirait l'Argentine ; ses partisans parisiens ont choisi M. Jacques Chirac : ils sont au moins logiques dans leurs idées. Car la dimension religieuse de l'occupation de l'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet est un leurre : il s'agit d'une opération politique dans le fief de M. Jacques Chirac, le cinquième ar­rondissement de Paris. Ainsi, l'Église « tradi­tionaliste » affirme sa vocation de secte à la traîne de la réaction. Qui « occupe », en effet, Saint-Nicolas du Chardonnet ? Durant la journée, des personnes âgées qui d'un sanctuaire à l'autre, promènent leur piété. Abusées et circonvenues par des gens qui les persuadent qu' « ils » sont la seule Église, elles sont les premières surprises de se retrouver aux mains d'un quarteron de prêtres rebelles, qui n'ont d'autre avenir que le schisme. Et puis, deux autres catégories, infiniment plus inquiétantes : d'abord, des jeunes où l'on re­connaît des membres d'organisations d'extrême droite, connues pour leur violence dans les uni­versités et les grandes écoles. Sous des noms divers, c'est toujours le même regroupement des forces néo-fascistes : leur racisme, leur anti-sé­mitisme, leur culte de la violence sont bien loin de l'idéal évangélique. Et puis sont là des nos­talgiques de la collaboration, des guerres colo­niales, de l'O.A.S. Ils gardent l'âcre souvenir des barricades d'Alger et rêvent d'une revanche sur mai 1968. Il suffit de les regarder et de parler quelques instants avec eux : jamais n'apparaissent des motifs religieux ; lorsqu'ils cessent leurs sarcas­mes, on n'entend que des arguments politiques l'opération « Saint-Nicolas » est une action d'éclat pour soutenir M. Chirac et réveiller le pays contre le péril du programme commun. Et si le candidat ne se manifeste pas, ses amis proches et ceux de M. Le Pen viennent grossir les rangs des occupants. 10:213 Une manifestation religieuse, l'occupation de Saint-Nicolas, l'église tranquille du quartier La­tin ? Allons donc, plutôt un coup d'éclat, sans risques, pour permettre à une secte (une *eccle­siola*) de prendre pied sur l'échiquier de la mai­rie de Paris. Mgr Lefebvre, ex-évêque de Tulle, ne les reconnaît pas, paraît-il, comme siens : ils ont pourtant bien retenu le cœur même de son combat : politique d'abord ! \[Fin de la reproduction intégrale de l'article « Politique d'abord » publié par l'abbé Jean-Robert Armogathe dans *Le Monde* du 5 mars 1977.\] Heureusement qu'il y a eu Frossard. Il nous a évité une énorme méprise. Sans lui, nous aurions pris l'abbé Jean-Robert Armogathe pour autre chose ; nous aurions supposé que son article, son opinion, sa manière étaient négligeables ; non représentatifs. Mais quand Frossard en personne nous dit que c'est un sage, un spirituel, l'un des prêtres les plus remarquables de la jeune génération, il suffit, nous l'en croyons, et nous devenons attentifs. Nous n'allons pas omettre de remarquer le remarquable. \*\*\* Voilà donc la jeune génération formée par l'Église post-conciliaire. Voilà ce qu'elle ressent au spectacle, qui lui est certainement inhabituel et apparemment inintelli­gible, des actes les plus fréquents de la religion catholique. Si nous sommes venus à Saint-Nicolas adorer le Saint-Sacrement exposé, réciter le chapelet et les litanies, assister au saint sacrifice de la messe, c'est pour monter une opé­ration politique ; et même électorale ; et même municipale. D'ailleurs nous sommes des partisans de Mgr Lefebvre espèce définitivement méprisable. Après avoir examiné les faits, étudié la question et pesé ses mots, comme il convient aux sages, le plus sage Armogathe déclare que *le cœur même du combat* de Mgr Lefebvre, c'est *politique d'abord.* Il ne parlerait pas s'il ne savait pas. Il connaît l'état de la question ; au moins les pièces essentielles. Il est maître-assistant à l'École des hautes études de la Sorbonne. Il sait lire. Comme tout le monde, il a lu ce que Mgr Le­febvre a expliqué aux représentants de la presse mondiale : 11:213 *Question. --* A Lille il y avait des partis politiques d'extrême-droite qui assistaient à votre messe, est-ce que vous pensez vous en désolidariser ? *Réponse. --* Oui, absolument. Je n'ai pas été satisfait de voir qu'à l'entrée de la salle de Lille on distribuait *Aspects de la France.* Je ne vois pas pourquoi. Je ne suis pas « Action fran­çaise ». Je ne les méprise pas. Au contraire, dans une certaine mesure, je pense qu'ils es­sayent de défendre une bonne cause. Mais j'ai regretté qu'ils soient là parce que je ne veux pas qu'on me lie à des choses auxquelles je ne suis pas lié du tout. Je ne suis pas abonné à *Aspects de la France* et je ne connais même pas ceux qui le rédigent. *Question. --* Est-ce que c'est Maurras qui forme vos idées politiques ? *Réponse. --* Non, pas du tout. Je peux dire que je n'ai pas connu Maurras, je n'ai même pas lu ses œuvres : je suis peut-être un ignorant à ce point de vue-là. *Question. --* Pie XI avait condamné Maurras. *Réponse. --* Oui*,* je sais, mais je vous dis que je ne suis pas maurrassien ([^2]). Interprétation évangéliquement bienveillante et reli­gieusement scrupuleuse : le cœur de Mgr Lefebvre, c'est politique d'abord. \*\*\* -- Qu'est allé faire à Lille Mgr Lefebvre ? -- Il est allé y admirer l'Argentine. -- Quel motif avons-nous d'aller à Saint-Nicolas du Chardonnet ? 12:213 -- Aucun motif religieux. -- Mais la « dimension religieuse », la fameuse « di­mension religieuse » que l'esprit conciliaire discerne en tout événement ? -- Cette fois, par exception, point de dimension reli­gieuse. C'est un leurre. Il s'agit d'une opération politique. \*\*\* Les plus remarquables sujets de la jeune génération ecclésiastique, formés selon l'esprit du concile, sont atten­tifs à l'événement, ouverts à tout et à tous, et lucides, lucides, lucides... Nous n'osons pas imaginer quels peuvent être le niveau et les pensées des autres ; le plus grand nombre ; les moins remarquables, les plus courants de la génération conciliaire. J. M. 13:213 ### Le renfort de Moscou LE SOUTIEN MILITANT qu'apporte le communisme inter­national à l'évolution conciliaire issue de Vatican II est en passe de devenir officiel au plus haut niveau. Contre Mgr Lefebvre, Moscou apporte ouvertement son renfort ; et ses encouragements. Voici la traduction intégrale, établie par nos soins, d'un article des *Izvestia* qui, à notre connaissance, n'a fait l'objet d'aucune information dans la presse française. Les *Izvestia* sont l'organe officiel du gouvernement soviétique. Cet article a paru le 13 septembre 1976 ; il est signé V. Ardatovsky, correspondant particulier des *Izvestia* à Rome. On le rapprochera, quant à sa substance et à son esprit, de l'article de l'abbé Armogathe cité aux pages précédentes. La presse italienne évoque longuement ces jours-ci le conflit survenu entre le Vatican et un évêque français nommé Lefebvre qui, il y a quelques mois, était officiellement écarté de ses fonctions. Marcel Lefebvre fut d'abord évêque au Séné­gal, puis dans la ville française de Tulle. Ce « Monseigneur » a toujours été considéré comme un homme cultivant des opinions ultra-réac­tionnaires. Au moment de la guerre de libération d'Algérie, il était même étroitement lié aux bandes de l'O.A.S., organisation d'extrême-droite. 14:213 On a beaucoup parlé de Mgr Lefebvre, à la suite de la provocation qu'il devait lancer contre le Vatican sur tous les grands problèmes de doctrine et de politique au sein de l'Église. Le prélat français avait notamment déclaré qu'il tenait les décisions du dernier concile œcumé­nique de l'Église catholique, « sinon pour le fruit d'une conjuration communiste », en tout cas comme influencé par Satan. C'est pour cela, précisément, qu'il fut condamné. L'évêque exi­geait que l'Église revienne à l'intolérance des siècles passés, et cesse enfin le dialogue ouvert avec toutes les puissances laïques et les diffé­rents régimes politiques, pour consacrer toutes ses forces à la lutte contre « les idées diabo­liques de la société contemporaine ». Malgré l'interdiction du Vatican, Lefebvre continue de célébrer l'office. Et l'ex-évêque ne se limite pas dans ses prêches aux sujets tradi­tionnels. Il y rend public son programme poli­tique personnel. De l'avis de Lefebvre, l'État, idéal, c'était l'Espagne franquiste. « Que de bien a fait Franco ! -- s'est écrié un jour cet O.A.S. en soutane. -- Ici, le pouvoir venait vraiment de Dieu. » De « Dieu » aussi, selon lui, venait le régime de Salazar. Et naturelle­ment, dans aucun de ses prêches, l'évêque Le­febvre n'a omis de rappeler le poncif de « la menace de l'armée soviétique suspendue sur l'Europe ». D'après les journaux italiens, les néo-fascistes de toute l'Europe occidentale ont enfin trouvé un pasteur en soutane. Ce n'est pas par hasard qu'à Lille, pour sa grande messe de provocation, sont venus d'Italie des centaines de pèlerins arborant l'insigne du parti de M. Almirante, à la boutonnière. Au Palais des Sports de Lille on a distribué des journaux, édités par des groupes d'extrême-droite comme le « Front Na­tional » ou « Ordre Nouveau », qui affichaient le portrait d'Almirante en page de couverture. Il est d'ailleurs remarquable qu'en Italie, lors de la discussion de « affaire Lefebvre », les seuls à avoir parlé en sa faveur furent les ré­dacteurs du journal néo-fasciste *Borghese* et, proche du « Mouvement Social Italien », le groupe *Civiltà Christiana...* « Le chapelain de la centaine noire » ([^3]), c'est ainsi que Lefebvre est présenté par un hebdomadaire romain. 15:213 Les autorités du Vatican discutent actuelle­ment des mesures à rendre contre l'évêque qui s'est permis de désobéir aux autorités ecclésiales. Partout, les grands courants de l'opinion pu­blique laissent voir leur indignation pour son appel à la croisade contre toutes les forces du progrès, de la démocratie et de la paix. \[Fin de la traduction intégrale de l'article de V. Ardatovsky, correspondant à Rome, paru dans les *Izvestia* du 13 septembre 1976 sous le titre « Dans les coulisses de l'événement le chapelain de l'extrême-droite ».\] Tout de même, la formation communiste, et le métier, ça compte. Le rédacteur des *Izvestia* est plus fort que l'abbé Armogathe : les centaines de néo-fascistes italiens et le portrait d'Almirante à Lille, ça c'est une trouvaille. \*\*\* La palme revient pourtant, du moins jusqu'ici, à *L'Osservatore della domenica,* qui est l'édition du dimanche de *L'Osservatore romano.* Nous n'avons pas *L'Osservatore della domenica,* mais nous lisons dans *La Croix* du 2 avril que selon cet obser­vateur dominical, les traditionalistes qui occupent Saint-Nicolas du Chardonnet ont *pour seule intention de faire du tapage* Pour seule intention de faire du tapage... Nous n'avons pas à juger, Dieu merci, quelle a pu être l'intention du zélé rédacteur de *L'Osservatore.* J. M. 16:213 ## CHRONIQUES 17:213 ### Mitterrand-Marchais en 1978 par Louis Salleron Au lendemain des élections municipales, nous avons eu droit à un flot de commentaires pour nous expliquer ce qui venait de se passer et qui avait l'air d'étonner les experts et les hommes politiques. Ceux-ci donc, armés de leurs microscopes, nous ont parlé stra­tégie, tactique, discipline, reports des voix au second tour, écologie, etc., etc. Comme toujours, cependant, c'est M. Valéry Giscard d'Estaing qui, naïvement -- il faut bien parler de naïveté chez cet homme éminemment intelligent -- nous donnait l'explication *absolue,* dès le 23 mars : « Les Français aspirent à une société plus juste, plus égale et plus libre. Ils ont confirmé qu'ils souhaitent à cet égard le changement. » C'est chez lui une idée fixe. Il y revenait dans son allocution radiodiffusée du 28 mars : « Les Français veulent le changement... » Il est vrai que, ce jour-là, il ajoutait : « ...et en même temps ils ont le sentiment d'être pris dans un piège. » Mais enfin, pour notre président de la République, la réalité première c'est que les Français veulent le changement. Comment, dans ces conditions, ne voudraient-ils pas que ce changement se manifestât sous sa forme la plus claire : un changement de gouvernement ? 18:213 Depuis qu'il est au pouvoir, Valéry Giscard d'Estaing nous explique qu'il fait une politique socialiste et qu'en conséquence un gouvernement socialiste est inutile. Le bon sens populaire conclut logiquement à l'inverse. Puis­que le socialisme est la vérité, que les socialistes gouver­nent ! Ils appliqueront beaucoup mieux leur programme eux-mêmes que ne peuvent le faire leurs adversaires. En dehors de cette explication simple, lumineuse, fon­damentale, beaucoup d'autres ont leur importance, et d'une certaine manière une importance plus grande, en ce sens qu'elles se réfèrent à une réalité plus profonde. La première, qui saute aux yeux, est le glissement -- ou la ruée -- à gauche du catholicisme officiel. On en a un peu parlé, à propos de la Bretagne et de l'Anjou, mais sans souligner ce que le phénomène a de général et d' « irréversible ». Les évolutions de ce genre sont tou­jours lentes. Les adhérences sociologiques sont tenaces et les masses électorales ne sont pas faciles à déplacer. Cette fois, c'est fait. Depuis le temps qu'évêques et curés chan­tent les beautés du socialisme et du communisme, ils sont arrivés à faire bouger leurs ouailles. On voit mal comment, désormais, un mouvement inverse pourrait se produire. Ce n'est en tous cas pas en tant que catholiques que les nouveaux partisans du programme commun changeront leurs votes. Les élections municipales ont été, nous dit-on, poli­tisées. Mais on ne nous dit pas pourquoi. Or la raison première n'est nullement politique, elle est, si l'on peut dire, technique. C'est la télévision qui a politisé les élections municipales. Elle ne pouvait pas ne pas en parler. Or elle ne pouvait pas non plus faire le tour de 36 000 communes. Elle a donc tout ramené aux grands partis et, finalement, à la majorité et à l'opposition, avec les seules nuances dues aux rivalités internes des gaullistes et des giscardiens, des socialistes et des communistes. Tout devint ainsi dé­mocratie directe au niveau national, alors que tout eût dû être démocratie directe, et donc extérieure aux partis, au niveau communal. 19:213 Nous voici donc maintenant installés dans la coupure élémentaire Gauche contre Droite, avec tous les avantages qui sont ceux de la Gauche. Celle-ci vient de remporter une victoire éclatante qui la met en appétit. Elle dispose de la « légitimité » que lui reconnaît Giscard d'Estaing. Elle se nourrit du mécontentement que la crise économique entretient. Elle bénéficie de la puissance d'un appareil doctrinal et structurel mis en place depuis des décennies dans les deux grands partis socialiste et communiste. Tout lui promet un triomphe aux élections législatives de 1978. Face à la Gauche, la Droite n'est que division et inco­hérence. Giscard, pour commencer, a voulu être à la fois président de la République et chef du gouvernement. Ayant échoué en cette tâche impossible, il ne se veut plus que président de la République, simple gardien de la Consti­tution et des libertés individuelles. C'est déjà s'avouer battu aux élections de 1978 et prêt à accueillir François Mitter­rand comme chef du gouvernement. Mais c'est, du même coup, rendre à Jacques Chirac la place de chef de la majorité, comme meneur du combat contre la coalition socialo-communiste. D'où une division profonde au sein de la majorité. Le succès de la politique de Raymond Barre aura-t-il raison de ces difficultés et de ces contradictions ? Mais Raymond Barre, aussi résolu soit-il, ne peut obtenir le succès escompté. Ni lui, ni un autre, ne peut réduire sub­stantiellement l'inflation et augmenter substantiellement l'emploi en quelques mois. Même si la voie qu'il suit est bonne, ce qui est discutable, son relatif succès n'apparaîtra aux Français que comme un échec. Ils exigeront le change­ment, ce changement cher au président, et ils voteront à gauche. 20:213 La seule chance qui peut sauver la Droite, c'est l'évé­nement, intérieur ou extérieur, qui, créant la grande peur, détournera les électeurs de l'aventure socialo-communiste. Mais les communistes français, en plein accord avec ceux du Kremlin, feront tout pour éviter l'événement. L'euro­communisme hispano-italo-français est décidé au compro­mis historique occidental. Fort du double appui, quasiment officiel, de l'U.R.S.S. et des États-Unis, il dispose d'atouts considérables. S'il n'est pas maître du destin, il n'est pas non plus incapable de mener à bien une opération qui a l'appui de l'Église, de la Franc-Maçonnerie, du commu­nisme et du capitalisme. On doit déjà noter cette immense victoire du parti communiste français : effectivement, il ne fait plus peur ou, du moins, il fait de moins en moins peur. On ne le voit plus comme le fossoyeur de la liberté. Le vrai problème est le suivant. La France (comme les autres pays) a besoin d'un régime d'autorité pour remettre en ordre ses affaires économiques et sociales. Or un régime d'opinion et d'élections permanentes exclut l'autorité. De­puis un siècle et demi, nous oscillons entre la démagogie parlementaire (ou celle des mass media) et l'autorité plé­biscitaire. Celle-ci a eu son incarnation charismatique en la personne du général de Gaulle. De Gaulle mort, une Cons­titution bâtarde laisse l'autorité nécessaire sans référence de légitimité. Quoi qu'il fasse, Jacques Chirac sera traité de fasciste. Attendons-nous à l'épreuve de force. Louis Salleron. 21:213 ### Une église livrée à Bouddha *Quand Mgr Gouyon fête la saint Thomas d'Aquin* par Hugues Kéraly LUNDI 7 mars 1977, en l'église Saint-Germain de Rennes, la plus ancienne et la plus belle de tout son diocèse, S. Em. Monseigneur le cardinal Gouyon a fait célébrer d'inoubliable manière la mémoire de saint Thomas d'Aquin, docteur de la foi. Il est vingt et une heures précises au clocher de Saint-Germain. Un public inhabituel, très quartier latin, s'est entassé dans l'église, l'œil vague, chewing-gum ou cigarette aux lèvres, qui attend avec bruit l'entrée des officiants. Les voûtes du chœur sont barrées en tous sens, d'un pilier à l'autre, par de longues bannières multicolores, com­me on en voit dans les pagodes des monastères tibétains. Et sur le maître-autel, débarrassé de tout ornement chré­tien, c'est bien la blanche statue de Bouddha qui trône illuminée, au milieu d'offrandes et de senteurs inconnues en ces lieux... Le catholique de passage à Rennes, entré là un instant pour saluer la maison du Seigneur, réalise tout d'un coup qu'il s'est trompé d'église, et de religion. 22:213 « *C'est sans hésitation,* claironne l'abbé Pitard, curé de Saint-Germain, *que nous avons accepté, à la demande de la Maison de la Culture, ces concerts d'expression religieuse, qui nécessitaient un cadre et un environnement que ne pouvait offrir une quelconque salle de spectacles* (*...*) *C'est pour nous une répercussion concrète de l'ouverture de Vatican II, d'une part aux religions non chrétiennes, en particulier hindouisme et bouddhisme, d'autre part aux liturgies chrétiennes des diverses confessions. *» *Concert...,* la statue de Bouddha, dressée au cœur même de l'église à la place du crucifix ? *Ouverture...,* les offran­des au dieu Çâkyamuni, et à ses sages dans le nirvâna, sur l'autel où le Christ renouvelle pour nous le saint sacrifice !? Mais revenons au déroulement de la cérémonie, nous allons mieux comprendre. Au premier coup de gong, puissant et caverneux comme la profonde Asie, l'assistance s'est émue jusqu'au plus grand silence. « Une extraordinaire atmosphère de recueil­lement s'établit -- note le journal *Ouest-France* du lende­main --, propre à la méditation. » Six moines bouddhistes ou *lamas* tibétains, bruns et or, armés de trompes, de tambours, et revêtus de tous leurs ornements sacerdotaux, ont pris place alors au pied de l'autel, accroupis comme il se doit face à l'image de leur dieu. Là, sur un ton de basse monocorde, soutenu par le rythme des tambours et des instruments à vent, ils vont psalmodier sans fin les « quatre Nobles Vérités » que confesse en Asie la religion de Bouddha... Pourquoi ne pas le reconnaître : -- bien sûr, ils sont beaux, ces moines venus des neiges, qui ressem­blent si bien à l'idée que chacun se fait encore d'un moine, le dos tourné aux bavardages du peuple, avec ses vœux, ses règles multiséculaires, ses liturgies délicates et com­plexes, et, sur tout cela, la transparence de sa divine consécration. On comprend l'émotion des victimes du « renouveau » liturgique, du vernac et de la messe-mee­ting : on comprend qu'elles aient senti passer sur elles, ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, le souf­fle et le mystère d'une authentique spiritualité. 23:213 \[Cf. 213-23.jpg\] 24:213 Mais pourquoi ne pas le crier aussi à la face du monde : quelle ignoble tranquillité il atteint aujourd'hui dans la consommation de son sacrilège, cet évêque qui a proscrit formellement la messe catholique traditionnelle de toutes les églises du diocèse, refusé aux enfants l'enseignement des connaissances nécessaires au salut, livré ses collèges à l'État et recyclé ses séminaires à l'image du monde, ... pour, remplacer la croix du maître-autel, à Saint-Germain de Rennes, par la statue du dieu Bouddha, et faire enfin salle comble, le jour où l'Église fête la Saint-Thomas, avec l'incantation des moines tibétains ! « Il serait intéressant de savoir ---- note encore le reporter d'*Ouest-France --* si cette rencontre avec la chré­tienté, qui aurait été inconcevable autrefois, et nous a semblé normale aujourd'hui, a recueilli l'approbation générale. » Je suggère à cet honorable confrère d'aller poser lui-même la question aux catholiques de son diocèse qui se pressent chaque dimanche dans la chapelle-hangar de l'Association saint Pie V de Rennes, pour y trouver la messe. Qu'il interroge tout spécialement ceux d'entre eux qui se voient interdire par l'évêque l'accès aux églises du culte catholique, lorsqu'il s'agit d'y rendre les derniers devoirs de notre religion à un père, une épouse, un enfant qui s'est éteint dans la foi de l'Église. 25:213 Ceux-là doivent bien avoir un sentiment distinct de « l'approbation générale » sur cette initiative « œcuménique » du 7 mars dernier, qui fait servir au culte de Bouddha l'autel impitoyablement refusé à tant de cercueils chrétiens... Et puisque Mgr Gouyon n'a plus l'usage catholique de son église Saint-Germain de Rennes, je lui suggère de confier aux prêtres de l'Association saint Pie V le soin de la consacrer à nouveau au culte de Jésus-Christ. De toutes façons, il faudra bien que quelqu'un y répare un jour, devant Dieu et devant les hommes, l'abominable offense du clergé local au corps et au sang de Notre-Seigneur. Dans l'état actuel, une chose est sûre : on ne peut plus y célébrer la messe. Hugues Kéraly. L' « informateur religieux » Jean Bourdarias écrit dans le *Figaro* du 21 mars : « *A Rennes, Mgr Riopel, vicaire général, nous a précisé qu'il n'y avait jamais eu de* « *célébration *» *bouddhiste à Saint-Germain, mais un concert de musique religieuse bouddhiste organisé par la Maison de la Culture. Les mu­siciens avaient souhaité pouvoir donner leur concert dans un lieu religieux. *» Félicitations, monseigneur Riopel, pour cet édifiant exemple d' « arrangement » des faits. Compliments, mon­sieur Bourdarias, pour votre complaisante naïveté. L'histoire de Mgr Riopel est pieusement reproduite, comme si elle était vraie, dans la *Documentation catholi­que* numéro 1717 du 3 avril, en note à la page 313. *J. M.* 26:213 ### Les traditionalistes par Maurice de Charette IL ÉTAIT BIEN CONVENU, une fois pour toutes, que nous étions quelques intellectuels attardés, membres de la noblesse ou de la bourgeoisie, restes mal épurés de Vichy et de l'O.A.S., nostalgiques des fascismes de l'entre deux guerres, survivants d'un maurrassisme impénitent. Au surplus, nous étions des vieillards, incapables d'évoluer et de comprendre les aspirations de notre temps ni de nous enthousiasmer pour les renouvellements et les cha­rismes de l'après-Vatican II, le concile qui avait éclipsé tous les autres. Nous étions vieux, en face d'une Église jeune et les plus charitables de nos adversaires acceptaient de nous laisser mourir tranquilles, consentant à ne pas « pousser mémé dans les orties ». Puisque nous ne voulions pas céder, on avait envisagé de nous concéder ici ou là un peu de nouvel ordo en latin, de nous accommoder du progressisme à la sauce traditio­naliste, de nous servir du Paul VI déguisé en saint Pie V et de faire la preuve de cet amour dont déborde l'Église post-conciliaire. Ainsi, pourrait-on désarmer les combat­tants d'arrière-garde que nous sommes en attendant que l'âge et les rhumatismes aient eu raison de nous. Bien sûr il y avait moins de messalisants dans les églises, mais ceux qui restaient faisaient la preuve d'une belle souplesse en face des réformes. Leur soumission obéissante n'avait pas de bornes et si, d'aventure, l'un ou l'autre s'éloignait sur la pointe des pieds, on y gagnait en sincérité... parfois même en intimité à force d'enregistrer des départs ! 27:213 Bien sûr, le nombre des prêtres diminuait, mais les laïcs les remplaceraient avantageusement ; et d'ailleurs, une église sans prêtres serait tellement mieux incorporée au monde, tellement plus capable de le diriger et de le conduire vers des lendemains qui chanteraient. Déjà l'aurore brillait à l'horizon et les temps forts de ce siècle prophétique s'annonçaient proches et joyeux. \*\*\* Dans ce contexte psychologique, il ne semble pas que les hommes d'Église se soient beaucoup émus des résis­tances qui se manifestaient à travers les Fêtes-Dieu de Montjavoult ou les pèlerinages à Rome. De même ne semblent-ils pas s'être inquiétés outre mesure de la profonde résistance intellectuelle et du travail doctrinal qui s'exprimaient dans divers livres et plusieurs périodiques. Ils n'ont pas davantage été profondément tourmentés par les nombreuses granges, entrepôts et garages où nous nous étions réfugiés pour pratiquer la religion catholique et honorer Dieu en lui rendant le culte qui Lui est dû. Depuis le dernier concile, nous les avons incommodés, exaspérés même parfois, mais ils nous considéraient com­me une poche sur les arrières d'une armée victorieuse. Nous leur paraissions encerclés et il suffisait de maintenir le blocus pour nous avoir à l'usure. Les uns après les autres, -- nos prêtres et nos guides disparaîtraient, nous laissant désemparés, puis bientôt disponibles comme des fruits mûrs. Déformés par leur ignorance, leur légèreté et parfois leurs reniements, ils n'ont pas mesuré notre attachement à la vérité, ni la force nouvelle que nous avons tirée de notre propre combat et de la formation religieuse dispensée par les meilleurs et les plus savants de nos prêtres et de nos laïcs. 28:213 Ce qu'ils ignoraient, ce qu'ils avaient oublié ou ce dont ils ne voulaient plus, on nous l'a réappris, fournissant à notre résistance, parfois instinctive, des bases et des struc­tures solides. Nous avons été comme la graine que l'on sème à l'au­tomne ; pendant tout l'hiver, elle semble avoir disparu en terre alors qu'elle se prépare à rendre au centuple lorsque viendra à nouveau le soleil. Et, à plusieurs signes, il paraît bien que le soleil se montrera bientôt... \*\*\* Écône aura été le premier signe, parce que la création, puis le développement de ce séminaire ont brisé la limite du temps en assurant la relève de nos prêtres, la perma­nence du Saint-Sacrifice. Nous savons désormais que nos enfants seront formés dans la sainte religion, que nos tabernacles ne seront pas vides et qu'un ministre de Dieu nous aidera à franchir les portes de la vie. Mgr Lefebvre, par la fondation de la *Fraternité Saint-Pie X,* a imposé une limite à la victoire de Satan. Nous ne sommes plus ni vieux, ni stériles ; nous sommes jeunes, de toute la jeunesse des prêtres et séminaristes actuels et futurs. Toute la sève dont ils regorgent nous promet des récoltes abondantes pour les greniers du Père. C'est bien ainsi, d'ailleurs, que l'ont analysé les hommes d'Église et c'est pourquoi ils ont accablé Mgr Lefebvre de sarcasmes et d'opprobres. Ils l'ont poursuivi, menacé, insulté, persécuté. Ils l'ont traité d'orgueilleux et de men­teur. On l'a même accusé d'erreurs doctrinales. En réalité, on montrait la rage de la défaite. Le temple que l'on avait projeté de construire à la gloire de « l'Homme » n'était pas encore achevé, mais déjà Dieu montrait Sa force et renversait, comme à Babel, les projets des insensés. \*\*\* 29:213 Le second signe du printemps est multiple. Il s'appelle Wagram, Lille, Saint-Nicolas. Dans ces trois lieux, dans ces trois circonstances, un choix public a été proposé à la masse et elle a répondu favorablement. Le silence dans lequel on nous enfermait a été brisé et la foule, stupéfiée, a interrompu son verbiage pour écouter. On peut discuter sur le point de savoir si la salle Wagram était la mieux adaptée à se transformer en cata­combes. On peut discuter si la messe de Lille était tacti­quement opportune. On peut enfin discuter de la justi­fication et de l'utilité d'occuper Saint-Nicolas, on peut discuter de la manière et des circonstances. Mais on ne peut pas nier que, dans l'un et l'autre cas, de pauvres âmes errantes et désorientées n'aient reçu un réconfort et découvert un lieu de paix et de rafraîchissement. Le prodigieux renversement de l'opinion, qui se mani­feste chaque jour, rend vain le mensonge dont on nous entourait. La preuve est désormais apportée que les catho­liques peuvent et veulent célébrer Dieu dans les formes qui ont sanctifié leurs aînés. \*\*\* Le troisième signe du renouveau tient aux traditiona­listes eux-mêmes. Dans tous les lieux où ils se retrouvent, on peut constater le mélange des milieux sociaux, la gamme complète des âges et cela, depuis que le phénomène « tra­ditionaliste » existe. Mais depuis que les rassemblements de Wagram, de Lille et de Saint-Nicolas nous ont placés sous les feux de l'actualité, personne ne peut plus prétendre honnêtement que nous ne représentons pas l'ensemble de la population. Au plan social, on peut même remarquer que les notables sont parfois plus inclinés par tendance à se porter du côté des structures officielles et du pouvoir en place. 30:213 Quant aux âges, la masse de jeunes qui ont gardé jour et nuit Saint-Nicolas ou qui ont signé les feuilles de présence est une preuve qui ne pourra plus être discutée. \*\*\* Eh bien, ces signes qui nous réjouissent commencent à paniquer la hiérarchie, ce qui est réconfortant si l'on songe que la peur est souvent le commencement de la sagesse. Mais c'est aussi le temps de prendre garde, de nous méfier et de nous souvenir que l'on continue de vouloir notre disparition. A Lourdes, Mgr Etchegaray proposait un temps d'arrêt, mais sans changer d'axe ni remettre en cause « l'esprit du concile ». A Paris, le cardinal Marty propose de dissi­muler la liturgie moderne dans un ragoût à base de latin. Il faut donc répéter que nous ne nous battons pas pour retarder la réforme mais pour l'empêcher dans son con­tenu actuel ; que nous ne voulons de la liturgie officielle ni en turc, ni en bantou, ni même en latin. Pendant un temps, on nous a traités d'*intellectuels* attardés ; maintenant on feint de croire que nous sommes attachés à des formes *populaires* de prière. Disons une nouvelle fois que nous ne nous identifions ni à l'une ni à l'autre de ces caricatures. Si nous avons accepté de courir le risque inimaginable de l'indiscipline, ce n'est pas pour faire un schisme et nous séparer de l'Église, une, sainte, catholique et aposto­lique, mais pour éviter les périls de l'hérésie vers laquelle nous entraînaient -- ou que laissaient se développer -- des hommes d'Église. Nous sommes des catholiques décidés à conserver et à transmettre à nos enfants la messe catholique, les sacre­ments et l'ensemble de la liturgie catholique, le catéchisme et la Sainte Écriture. 31:213 Nous voulons aussi conserver le droit de chanter nos cantiques et de prier pour la patrie car nous demeurons « Catholiques et Français toujours » et nous n'estimons pas ridicule de supplier : « Sauvez Rome et la France au nom du Sacré Cœur »... Elles en ont bien besoin ! Qu'on le sache donc une fois pour toutes ; nous dési­rons retrouver la pacifique jouissance de notre religion dans la soumission à la hiérarchie légitime, nous désirons retourner dans nos églises, mais nous ne communierons pas à des ciboires incertains. On ne nous aura pas. Maurice de Charette. 32:213 ### Pages de journal par Alexis Curvers LE P. CONGAR se plaisait à dire que l'Église, à Vatican II, avait fait sa révolution d'octobre. M. Santiago Carrillo, enfin rentré en grâce, lui rend la politesse en déclarant à Madrid, le 3 janvier 1977 (rapporté par *Le Soir* du 4) : « L'eurocommunisme, c'est notre *aggiornamento* à nous, notre Vatican II. » Ces deux vérités se rejoignent et se confirment dans une synthèse parfaite. On se demandera seulement lequel des deux *aggior­narnenti* fait plus d'honneur à l'autre. Quant à savoir lequel profitera mieux de l'autre, la question ne se pose plus, tous deux étant d'accord sur la révolution qui est leur objectif commun. Entre Vatican II et l'eurocommunisme il y a non pas concurrence, mais connivence et conspiration préalables. A cela encore se voit l'admirable candeur de Mgr Lefebvre, qui va se plaindre au pape que Vatican II n'ait pas condamné le communisme. Le pape lui a fort bien répondu par des actes : 33:213 Le 8 décembre 1976, à Rome, sur la place d'Espagne, au pied du monument érigé en 1854 par Pie IX en l'honneur de l'Immaculée-Conception, dont ce jour est la fête, « poignée de main cordiale et même chaleu­reuse » entre Paul VI et le nouveau maire communiste de Rome. Le 1^er^ janvier 77, nouvelle rencontre dans un quartier populaire, à l'occasion de la dixième « Journée mon­diale de la paix ». Le même jour, Paul VI donne pour consigne à l'année nouvelle : « Si tu veux la paix, prépare la paix. » Ne doutons pas que le conseil ne soit très favorablement écouté sinon suivi par Moscou. Le 3 janvier enfin (en attendant la suite), réception solennelle de M. Giulio-Carlo Argan au Vatican. Tout s'est passé le plus gentiment du monde. Ce n'est plus de la politique, c'est de l'amour. La prochaine fois, on peut espérer que Paul VI lèvera, le poing et que M. Argan donnera la bénédiction. \*\*\* A propos du *Pastor stultus* annoncé par la Bible (Zacharie, XI, 15-17) : « Le Seigneur l'a prédit, je crois, dans l'Évangile : quand, selon le prophète Zacharie, le pasteur deviendra fou, la sagesse allant en décrois­sant, la charité d'un grand nombre se refroidira. » (Saint Jérôme, lettre LII au prêtre Népotien, chapitre 4.) \*\*\* 34:213 Propos inouï que celui que nous tiennent à l'envi un clergé, un épiscopat, un concile, un pape : il fallait bien, disent-ils, que l'Église tentât quelque chose pour s'adapter enfin au monde moderne. Le fait est qu'elle n'y réussit que trop bien. Moderne, le monde l'est par définition. L'Église, par définition, n'a pas à le devenir, Sa raison d'être étant précisément d'enseigner l'éternel, qui est constamment ce qu'il y a de plus moderne. En pratique cependant, l'Église n'a jamais cessé de s'adapter aux vicissitudes de la modernité du monde ; mais ce fut toujours insensiblement, par la force des choses, pour ainsi dire sans le faire exprès, en tout cas sans rien moderniser de sa doctrine immuable. Aujourd'hui, pour la première fois de sa longue his­toire, elle entreprend délibérément de se métamorphoser corps et âme sur le modèle de ce monde moderne qui, sous nos yeux, touche au dernier degré de l'impiété, de la décadence et de la pourriture. Elle a bien choisi son moment. Le résultat ne s'est pas fait attendre. C'est mainte­nant le monde moderne qui s'adapte sans plus aucune peine à cette Église qui l'accompagne ou même plutôt le devance dans la course à l'abîme. \*\*\* La bassesse du monde se mesure à l'abaissement d'une Église qui ne s'adapte à lui qu'en le dépassant dans l'abjection. Car le monde est abject par nature et nécessité, pour ainsi dire inconsciemment. 35:213 Tandis que l'Église de Dieu connaît le prix de ce qu'elle trahit pour mendier la faveur du monde et n'obtenir à juste titre que son mépris. \*\*\* On comprend que les théologiens orthodoxes, dans un monde qui s'abandonne aux impulsions de la nature corrompue par le péché de l'homme, aient tellement fait prévaloir le surnaturel qu'ils en sont facilement arrivés à méconnaître ce qui pourtant, dans la nature elle-même, subsiste encore de l'œuvre, de la volonté et de la pensée du Créateur. Les pseudo-théologiens modernes ont pris le parti contraire. Dans leur dessein de rendre justice à la nature, ils la réhabilitent même en ce qu'elle a de plus corrompu, et rabaissent jusqu'à elle tout le surnaturel que par conséquent ils renient. C'est bien pourquoi, se parant toujours du nom de théologiens, ils ne sont en réalité que des physiocrates, d'ailleurs incompétents comme tels. La vraie théologie sait que Dieu supplée par la Révélation aux défaillances de la nature, et par l'exem­ple de la nature aux obscurités de la Révélation. Il ne cesse de nous parler concurremment à travers l'une et l'autre de ces deux merveilles sorties de ses mains. \*\*\* 36:213 Les mêmes gens naguère les plus acharnés à blâmer le prétendu silence de Pie XII sur les atrocités nazies sont aujourd'hui les plus empressés à louer le réel silence de Paul VI sur les atrocités communistes. Paul VI le sait parfaitement et, loin de s'inquiéter d'un si étrange retournement, a toute raison de s'en applaudir, comme d'une preuve que sa politique a mis l'Église sur la voie qu'il juge la meilleure. Il n'a aucunement lieu de s'inquiéter non plus quand toute la gauche mène campagne contre Mgr Lefebvre exactement comme elle avait fait contre Pie XII, par les mêmes moyens, sur les mêmes conseils et pour les mêmes fins. On attend que les ennemis de Pie XII mettent en scène et en musique une seconde version du Vicaire, où ils n'auraient maintenant que de bonnes raisons de dénoncer les silences de Paul VI. Il suffirait de changer les noms. Mais il est vrai que ni la propagande com­muniste ni la politique vaticane actuelle n'ont intérêt à nous apitoyer sur les victimes des nouveaux génocides, lesquelles d'ailleurs ont le tort d'être générale­ment chrétiennes. \*\*\* Mais plutôt la pièce à écrire aujourd'hui ferait gloire et nullement grief à Paul VI de sa politique du silence à l'égard des chrétiens qu'on extermine impunément dans une moitié du monde. Beau sujet pour drama­turges amateurs et historiens de circonstance. 37:213 La claque serait assurée par les mêmes curés de gauche qui na­guère lapidaient Pie XII. On ne peut cependant prédire que la vérité aurait autant de succès que la calomnie. \*\*\* Depuis que les juifs ne sont plus en faveur à Moscou et que par conséquent la gauche internationale a pris parti pour les Arabes, les Juifs du monde entier ont cessé d'être communistes. Mais les chrétiens le sont devenus. On se demande si le communisme gagne au change. \*\*\* « Les Hongrois fabriquent de faux pistolets belges... Les Tchèques fabriquent de faux fusils « Mauser » sur lesquels ils gravent des croix gammées pour les faire passer pour des armes datant du III^e^ Reich... Les Bul­gares ont livré des tanks russes à Pinochet... Les Tchè­ques ont vendu des armes aussi bien aux maquisards rhodésiens qu'aux forces de police qui les combattent, ainsi qu'ils le faisaient d'ailleurs précédemment au « profit » des Biafrais et du gouvernement nigérian... » *Le Soir* du 8 janvier 77 fait écho à ces faits déjà anciens, qu'il appelle « des choses assez stupéfiantes », venant seulement de les apprendre par une enquête que M. Maurice Denuzière a publiée dans *Le Monde.* Il faut lui en savoir gré, ainsi qu'aux journaux qui ont recueilli son témoignage. Mieux vaut tard, mieux vaut même trop tard que jamais. 38:213 Dans ces révélations qui n'en sont plus, mais dont n'avaient guère soufflé mot, en temps utile, les envoyés spéciaux que ces journaux et beaucoup d'autres ne cessent de dépêcher sur tous les théâtres d'opérations, il n'y a de stupéfiant que la stupéfaction qu'elles provoquent enfin, maintenant qu'il est sûr qu'elles seront sans effet. Elles nous aident du moins à comprendre pourquoi les partis de gauche, qui après la première guerre me­naient une campagne acharnée contre les « marchands de canons », et après la seconde entraînaient continuel­lement leurs troupes à des « marches anti-atomiques », ont publiquement renoncé à ces excellents thèmes de propagande et brusquement tourné leurs batteries vers d'autres objectifs, depuis que les canons et l'atome sont devenus communistes. \*\*\* La droite se recommande par des principes vrais et se déconsidère par des intérêts sordides. Elle joue et perd sur les deux tableaux, car elle trahit souvent ses principes en faveur de ses intérêts, et défend mal ses intérêts en discréditant ainsi les principes qui les ren­daient légitimes. Tout au rebours, la gauche se recommande par de bons sentiments et se déconsidère par les malheurs qui en découlent. Elle joue et gagne sur les deux tableaux, car, avant que son véritable dessein ne se découvre, elle en assure le succès en séduisant à la fois les vic­times de l'injustice qu'elle dénonce et les bénéficiaires de l'injustice qu'elle fomente. 39:213 Il n'est jamais trop tôt pour accuser la droite de ne pas respecter ses principes, tandis qu'il est toujours trop tard pour punir la gauche de ne pas tenir ses promesses. \*\*\* Si la logique est l'art de penser juste, la dialectique est celui d'avoir le dernier mot. Un des travers de l'esprit moderne est de confondre deux arts si différents, souvent même si contraires, puisque l'un se règle sur les lois de la raison, l'autre sur les besoins de la discussion. La dialectique elle-même a créé cette confusion qu'elle tourne toujours à son avantage, soit qu'elle em­prunte l'appareil de la logique qu'elle contrefait pour plaider le faux, soit qu'elle en adopte les règles quand elle trouve intérêt à plaider, d'aventure, le vrai. Dans le premier cas elle triche sur le langage, dans le second sur les sentiments. Ainsi la dialectique marxiste n'est autre chose qu'une tentative de justifier le crime par le mensonge, et de confirmer le mensonge par le crime. \*\*\* Déclaration aux soi-disant progressistes : Vous mentez. Vous savez que vous mentez. Vous savez que nous savons que vous le savez. Nous savons que vous savez encore mieux que nous comment et pourquoi vous mentez. 40:213 Et vous continuez à mentir sur votre mensonge même. \*\*\* Vous accusez Dieu de s'être fait l'allié du fort, alors qu'il est le seul recours du faible. C'est vous qui an­nexez Dieu au parti du fort, ou du faible seulement quand il devient le plus fort. \*\*\* Puisque le Christ est le Pauvre par excellence, vous justifiez votre politique révolutionnaire par l'intention chrétienne d'améliorer la condition des pauvres. Mais en réalité vous ne plaignez leur misère que pour les exciter à cette Révolution anti-chrétienne dont ils au­ront le plus à souffrir après qu'ils l'auront faite. \*\*\* Ils nous laissent entendre qu'ils se servent de la Révolution pour nous gagner au Christ, quand au con­traire ils se servent du Christ pour nous gagner à la Révolution. \*\*\* Si bonnes raisons qu'ait Mgr Lefebvre d'exécrer la Révolution, il est hors de doute que, sans la Révolution, lui-même serait actuellement à la Bastille, et ses fidèles, dont je suis, traités comme les jansénistes le furent sous Louis XIV. 41:213 Il est vrai que cette Révolution nous aurait tous envoyés à la guillotine, et que la prochaine nous promet pire encore. Mais c'est précisément la grandeur de Mgr Lefebvre, qu'il préfère le martyre à la trahison. \*\*\* Mgr Lefebvre a demandé au pape : « Laissez-nous faire l'expérience de la tradition, au même titre que toutes les autres expériences que le pluralisme autorise maintenant dans l'Église. » Dialectiquement, l'argument est d'une logique irré­futable. Métaphysiquement, il se détruit lui-même ; car ni la tradition ne peut s'accommoder du pluralisme qui par définition la conteste, ni le pluralisme ne peut s'étendre à la tradition qui par nécessité de nature le rejette. Aussi la réponse du pape ne saurait-elle être favo­rable sans être à son tour dialectiquement satisfaisante et métaphysiquement absurde. S'il consentait à main­tenir la tradition au sein du pluralisme, ce ne serait plus ni l'un ni l'autre. Force lui est de choisir entre le feu qui s'éteint dans l'eau et l'eau qui s'évapore sous l'action du feu. Alexis Curvers. 42:213 ### A propos des Indiens du Brésil par Julio Fleichman ON FAIT BEAUCOUP DE BRUIT au sujet des Indiens du Brésil. Mais le plus grave est que, dans ce bruit, le gouvernement lui-même semble avoir perdu la tête : le gouvernement, c'est-à-dire l'of­fice public chargé des questions indiennes, le FUNAI ; et le ministre compétent, Rangel Reis ; et même le président de la République. Tous paraissent avoir ou­blié les données principales de la question indienne. Et le gouvernement brésilien est flottant et désemparé en face des attaques lancées contre lui par la CNBB (conférence épiscopale brésilienne) et par les évêques para-communistes qui marchent avec l'organisation subversive dénommée CIMI, laquelle se sert des Indiens comme moyen d'agitation. Dans les années 60, au Brésil, l'agitation s'appuyait sur « les jeunes ». Aujourd'hui, c'est plutôt sur « les Indiens ». \*\*\* Souvenons-nous. C'est en 1964 que la contre-révo­lution catholique et militaire sauva le Brésil, dont le président en exercice, Joâo Goulart, ouvrait les portes aux communistes. D. Helder Camara était déjà dans ce camp-là : qu'on se rappelle la visite qu'il fit à Gou­lart, il avait revêtu ses habits épiscopaux, il ne les a plus portés depuis lors. 43:213 Peu après la contre-révolution catholique de 1964, on commence à entendre, en Europe et en Amérique du Nord, des rumeurs systématiques sur « le massacre de six millions d'Indiens » au Brésil, en même temps que sur la « persécution des étudiants ». Je me suis toujours intéressé aux problèmes histo­riques et actuels posés par les Indiens. Depuis la dé­couverte du Brésil durent les disputes entre Indiens et « posseiros », ces derniers étant ceux qui, ayant cultivé une terre pendant des années, y ont des droits garantis par la législation. Mais il n'y a aucun fondement aux rumeurs concernant « six millions d'Indiens » massa­crés. Et pourtant cette monumentale calomnie fut reprise dans des catéchismes fabriqués par une maison d'édi­tion liée à la CNBB, la SONO-VISO. Ces catéchismes étaient des instruments de propagande politique pro-communiste : ils présentaient la guerre du Vietnam comme une guerre des USA contre le Vietnam, faite pour gagner de l'argent ; ils parlaient de la « persécu­tion des étudiants dans les rues de Rio », et enfin du « massacre de six millions d'Indiens au Brésil ». Il fallut lutter plus d'une année pour obtenir que ces catéchismes soient interdits par le Saint-Siège ; mais tout le temps que dura cette lutte, ils furent adoptés dans beaucoup d'écoles catholiques. Cette campagne de calomnies sur le massacre des Indiens fut dès l'origine, j'ignore pour quelles raisons, dirigée par des organisations « catholiques » d'Alle­magne. Peut-être est-ce la raison du chiffre de « six millions d'Indiens », inventé par analogie avec les « six millions de Juifs ». Au Brésil aujourd'hui, la campagne d'agitation po­litique qui lance des mensonges au sujet des Indiens est dirigée principalement par l'évêque Tomas Balduino, président de la CIMI, l'évêque Henrique Troeblich, les prêtres José Vicente Cesar, Egydio Schwade, Antonio Iasi et quelques autres de même tendance. 44:213 A noter que l'évêque Dom Tomas Balduino vient d'être publique­ment stigmatisé comme communiste par Mgr Proença Sigaud, archevêque de Diamantina, qui a démasqué en même temps, comme communiste également, l'évêque Pedro Casaldaliga ([^4]). On se souvient que Mgr Proença Sigaud est l'un des évêques qui, en compagnie de Mgr Marcel Lefebvre, demandait à Vatican II de prendre clairement position sur le communisme. En sens con­traire, les évêques communistes brésiliens sont soutenus par la conférence épiscopale, l'abominable CNBB. Le gouvernement brésilien reste jusqu'à présent timide et incertain en face de la subversion ecclésias­tique. Il est très respectueux de ce qui est « catholique ». Mais il respecte des évêques qui ne le sont plus. Le cas est clair pour l'évêque Henrique Troeblich. Déjà le 8 mars 1973, le journal *O Globo* publiait de cet évêque des déclarations suffisamment définitives, sous le titre : « Laisser l'Indien à sa culture, c'est la nouvelle méthode missionnaire ». On pouvait lire dans cet article : « Installés dans la jungle, pendant 38 ans, les prêtres avaient pour mission l'enseigne­ment religieux et l'assistance spirituelle de onze groupes d'Indiens totalisant plus de 2-000 personnes. On célébrait la messe, on organisait des communions, des baptêmes, des mariages (...). Ces missionnaires de la mission *Anchieta* ([^5]) ont compris qu'il y avait quelque chose d'équivoque dans l'orientation que l'on recevait. Pendant deux années, ils se sont réunis avec des anthropologues et eux-mêmes ont étudié l'anthropologie. Le résultat se manifesta quand, il y a trois ans, l'évêque donna l'ordre de fermer l'orphelinat indien. 45:213 A cette époque on avait déjà cessé de distri­buer la communion, de célébrer la messe parmi les tribus et de donner un enseigne­ment religieux. Le travail proprement reli­gieux fut mis de côté et désormais la mission traita les Indiens scientifiquement. -- Nous découvrîmes que les principes reli­gieux des Indiens sont naturels. Or ce qui est naturel vient de Dieu. Donc, à leur façon, selon leurs propres idées, avec leurs propres cérémonies, les Indiens aimaient Dieu. Il n'y avait aucune raison pour que nous boule­versions leurs pensées rien que pour les ame­ner à aimer Dieu à notre façon. » Telle est la doctrine d'un « évêque » prétendu « catholique ». Le 28 mars 1973, le même journal *O Globo* publiait un long reportage sur les Indiens citant les paroles d'un prêtre de cette mission *Anchieta,* foyer de traitement « scientifique » des Indiens : « Nous avons découvert que les Indiens ont une religion fondée sur ce qui est naturel et spontané. Ce qui est naturel vient de Dieu. Il ne convenait donc pas de leur donner une manière civilisée d'aimer Dieu. La leur est plus pure. » On pourrait demander à ces évêques et prêtres « ca­tholiques » pourquoi eux-mêmes n'adoptent pas cette « manière plus pure » d'aimer Dieu. Mais au fond ils l'adoptent... Le 12 avril 1973 nous lisions, toujours dans *O Globo :* « L'Église ne veut plus imposer la religion aux Indiens, déclare le CIMI ». Et dans le texte, des déclarations du Père José Vicente Cesar : 46:213 « Au Brésil nous ne faisons plus de tenta­tives pour imposer (sic) la religion catholique aux Indiens. L'Église reconnaît ses erreurs passées ; aujourd'hui personne ne pourra plus accuser nos missionnaires de traiter les indiens d'une façon indigne et de vouloir les catéchiser à n'importe quel prix (...). Tous les missionnaires qui travaillent auprès des Indiens ont maintenant une formation an­thropologique, et l'intention de l'Association Anthropos est de leur donner, avec le temps, un vrai bain de science. » Ce même José Vicente César est, bien entendu, le président-baigneur de cette Association Anthropos. Les journaux du 15 juin 1973 publiaient les impres­sions de voyage du président et du secrétaire de la CNBB, tous deux de la famille Lorscheider, après une tournée dans les régions du nord. « Tout le problème », dit Aloisio Lorscheider, le président, « tout le problème est que les terres qui devraient servir à des plantations de caoutchoutiers sont dévastées par l'élevage du bé­tail ». Et encore : « La terre est envahie par le bétail, au détriment de l'agriculture qui pourrait être source de meilleurs profits. » On voit ce qui intéresse les diri­geants de la conférence épiscopale brésilienne dans leur tournée pastorale. L'âme des Indiens et leur religion sont choses à laisser de côté. Soyons plutôt scientifiques et anthropologues. Et bientôt, le 12 novembre 1973, nous apprenions par les journaux : « Les bons résultats obtenus par la mission *Anchieta,* dont les activités ont été approuvées par les hautes autorités de l'Église, ont fini par con­vaincre les autres missions religieuses. La première étape pour l'adhésion à cette nouvelle orientation est de suivre les cours d'anthropologie, d'ethnologie, d'édu­cation et de santé organisés par les prêtres de la mission *Anchieta. *» 47:213 L'erreur du gouvernement brésilien et du président de la République est de croire qu'ils sont combattus *par des évêques et des prêtres catholiques qui s'occu­pent évangéliquement des Indiens.* Ce ne sont plus des évêques et prêtres catholiques agissant en tant que tels. Ils le déclarent eux-mêmes. Ce sont des anthropologues, des ethnologues, des scientifiques. Mais comme nous connaissons bien leur manque de sérieux et de compé­tence, la première chose que devraient faire les auto­rités publiques à leur égard, ce serait de vérifier leur qualification ; et ne pas permettre que leurs nouveaux métiers de scientifiques, d'ethnologues, d'anthropologues soient exercés sans conditions ni garanties. Comme pour les médecins, les avocats, les notaires, les ingénieurs, etc., il y aurait lieu de fixer et contrôler le niveau des études, les certificats et brevets, et de leur faire payer l'impôt comme toutes les autres professions profanes. Mais il ne s'agit pas simplement d'ethnologie et d'an­thropologie. Ces ecclésiastiques qui ont trahi leur foi et leur doctrine, peut-on abandonner entre leurs mains ces pauvres gens souvent sans défense que sont les In­diens ? Leur activité prétendument scientifique est une escroquerie : c'est à une activité politique qu'ils se livrent, une activité révolutionnaire, carrément pro-communiste. Ils utilisent les Indiens contre la loi et contre le gouvernement. Ils tiennent des réunions se­crètes, excitant notamment les Xavantes*,* tribus très agressives, contre les « posseiros », et provoquent ainsi des incidents sanglants. Ils avaient fait de même avec « les jeunes », il y a quelques années, en organisant des messes et réunions exclusivement réservées aux jeunes : les parents en étaient exclus. De là sortirent des jeunes « conscientisés », c'est-à-dire, en fait, transformés en guérilleros, en terroristes, en assassins. Car dans ces réunions réservées hier aux jeunes, aujourd'hui aux Indiens, il y a toujours quelqu'un qui n'est ni jeune ni indien. C'est le prêtre, c'est l'évêque cryptocommu­niste ; ou même pas crypto. 48:213 Présenté à l'étranger, surtout en Europe et en Amé­rique du Nord, comme autoritaire et despotique, le gouvernement brésilien est en réalité d'une grande timidité devant ce phénomène, nouveau pour lui, de la subversion communiste véhiculée par l'appareil ec­clésiastique. La conférence épiscopale couvre et protège le clergé marxiste. Le cardinal-primat du Brésil, arche­vêque de Salvador (Bahia), Mgr Avelar Brandâo Vilela. Se fait passer pour un « modéré » auprès du gouverne­ment et lui fait croire qu'il peut par son influence freiner les évêques les plus agités : mais c'est une trom­perie. D'autant plus que la politique montinienne favo­rise partout les évêques qui collaborent activement avec le communisme. Le danger est immense et perfide, et le Brésil ne peut compter, pour être défendu, que sur son gouvernement national ; si du moins celui-ci cesse de se laisser impressionner et duper par la CNBB. Parmi les appuis extérieurs qui soutiennent la sub­version ecclésiastique au Brésil, il faut signaler l'agence de presse catholique allemande KNA ; l'organisation catholique allemande « Adveniat » ; et les émissions de la radio vaticane qui jettent constamment de la boue sur notre pays et sur les autres pays catholiques où le communisme est combattu énergiquement. Julio Fleichman. #### Tour d'horizon ibéro-américain Brésil : l'énergique protestation\ du cardinal Vicente Sherer Il n'est pas trop tard pour revenir sur l'importante décla­ration faite aux journaux, le 28 décembre 1976, par le cardinal Vicente Sherer, l'un des quatre cardinaux brésiliens, archevê­que de Porto Alegre. 49:213 Dans cette déclaration, le cardinal s'élève avec vigueur contre les informations fausses, et véritablement calomnieuses, publiées contre le Brésil dans la grande presse démocratique internationale. Ce sont les informations du type de celles qu'en France on peut lire, concernant le Brésil, dans *Le Monde* et dans *La Croix.* Le cardinal a déclaré : « *Elle est tout à fait suspecte, la manière dont on décrit à l'étranger la situation intérieure de notre pays : déformation et caricature. De même quand il s'agit des relations entre l'Église et le gouvernement. Je ne fais pas ici allusion, bien sûr, à des journaux communistes comme* L'Humanité *de Paris, ni aux radios communistes de La Havane et de Moscou. Il est conforme à la politique d'hégémonie expansionniste des Soviétiques d'in­sulter et de diffamer les pays qui, comme le nôtre, s'opposent nettement au projet communiste de domination universelle.* » Ce que le cardinal met en cause, ce sont des journaux non-communistes, et par exemple des publications catholiques, qui publient « *des informations erronées ou tendancieuses, en pro­venance du Brésil, acceptées sans esprit critique *». Il cite comme exemple une revue canadienne, une publication fran­çaise et un hebdomadaire allemand. *Relations*, revue mensuelle canadienne animée par des Pères de la Compagnie de Jésus, avait publié en première page, dans son numéro de novembre : « Brésil, terre de martyrs, une Église qui garde toujours le silence ». La revue *Croissance des jeunes nations,* de Paris, avait également en novembre traité le sujet : *Brésil, l'Église persécutée.* Enfin l'hebdomadaire diocé­sain de Cologne, *Kirchenzeitung,* le 5 novembre, dénonçait le far-west brésilien, le régime militaire qui intensifie sa lutte contre l'Église... Le cardinal Vicente Sherer expose : 50:213 « *Quand, le 16 novembre dernier, a été publié un certain* « *communiqué pastoral du peuple de Dieu *», *rédigé par un groupe d'évêques brésiliens avec lesquels je ne suis pas d'ac­cord, -- communiqué contenant de graves accusations contre le gouvernement -- ce même jour, 16 novembre, ce texte encore inconnu au Brésil était déjà diffusé en Europe par les moyens de communication... On pourrait multiplier les exemples. Dans tous ces textes on cite des conflits survenus en telle ou telle région déterminée, et l'on généralise en concluant que le gou­vernement brésilien est en train de restreindre la liberté de l'Église et de l'empêcher par la violence de remplir sa mis­sion ! *» En réalité, affirme le cardinal : « *Il n'y a aucun motif ou prétexte permettant de dire que l'autorité politique, en n'importe quelle région du Brésil, limite ou embarrasse l'évangélisation, la liberté d'expression de l'Église, le fonctionnement des écoles catholiques, les manifestations du culte public à l'intérieur ou à l'extérieur des églises, l'ensei­gnement religieux dans les institutions officielles, les activités de charité et d'assistance, l'acquisition et l'utilisation des moyens de communication sociale, l'organisation des groupes de formation chrétienne, etc. Tout cela se déploie sans restric­tion au Brésil. *» Le mensonge répandu en Amérique du Nord et en Europe consiste à prétendre que le gouvernement brésilien limite ou interdit les activités religieuses de l'Église (comme elles sont limitées ou interdites dans les pays sous domination commu­niste). Au contraire, ce sont des évêques qui attaquent la politique du gouvernement brésilien. Le « communiqué pastoral » du 16 novembre 1976 que men­tionne le cardinal Vicente Sherer a été rédigé et publié par le noyau dirigeant de la conférence épiscopale brésilienne CNBB. Le cardinal Vicente Sherer n'a pas signé, et a confirmé publiquement qu'il n'avait pas signé ce document, qui attaque le gouvernement national en termes violents et mensongers. Et c'est la CNBB elle-même qui a assuré la diffusion de ce com­muniqué en Europe. Précisons qu'il a été intégralement publié et commenté dans les grands journaux du Brésil. 51:213 Chili : les visages\ des prisonniers On se souvient de l'initiative, fort commentée dans tous les sens à l'époque, du général Pinochet échangeant des prison­niers communistes contre la libération de Vladimir Bukovski, détenu et torturé dans les asiles politico-psychiatriques de l'URSS. Mais il ne semble pas que l'attention publique se soit arrêtée sur les photographies des uns et des autres publiées dans toute la presse. Les photographies de Bukovski contrastaient fortement avec celles des deux cents communistes chiliens libérés : coupables ou complices d'assassinats terroristes, ces détenus sont sortis de prison souriants, bien portants, -- et arrogants comme tou­jours. Le secrétaire général du parti communiste chilien, Cor­valan, avait l'air d'un PDG en vacances. Nous avions déjà remarqué ce phénomène au Brésil, quand le gouvernement avait dû remettre en liberté trois cents terro­ristes communistes, pour éviter l'assassinat des ambassadeurs américain et suisse alors séquestrés comme otages. Tous ces détenus communistes, soi-disant « torturés », avaient très bonne mine. Une commission de l'ONU s'est occupée des prisons chilien­nes : elle n'a recueilli que des déclarations de communistes et elle a accusé le gouvernement chilien d'attenter aux « droits de l'homme ». Mais en sens contraire le représentant de la Croix-Rouge internationale pour l'Amérique latine, M. A. Nessi, a déclaré qu'ayant visité toutes les prisons chiliennes depuis mars 1975, il avait constaté que les prisonniers y étaient conve­nablement traités. Plus tard, en décembre 1976, après la libéra­tion, à une seule exception près, des prisonniers communistes au Chili, le président de la Croix-Rouge internationale, siégeant à Genève, a révélé qu'il n'y avait *aucun obstacle à l'action de la Croix-Rouge au Chili,* et que l'attitude des autorités chilien­nes était la plus « libérale » de toute l'Amérique latine. Il fai­sait la réserve que la situation avait été « différente dans les mois qui suivirent le renversement d'Allende » : effectivement, dans les premiers temps du renversement de la domination communiste, l'état d'exception ne permettait pas les visites normales dans les prisons. 52:213 Aujourd'hui, il reste seulement les déclarations des « fa­milles » de ceux qui sont dits « disparus », prétendant que le gouvernement chilien garderait secrètement quelque part des « prisonniers politiques ». Il s'agit soit de prétendus parents de personnes qui n'existent pas, soit de communistes qui en réalité sont présentement en exercice à Cuba ou ailleurs. Le gouvernement chilien a libéré tous les prisonniers communis­tes, y compris les plus dangereux et les plus importants. On ne voit pas pourquoi il en garderait, en secret, de moins dan­gereux et de moins importants. Il n'en garde qu'un, qui attend, pour être libéré, la libération du poète Huber Matos arrêté à Cuba par Fidel Castro. Mais, bien sûr, on ne vous le dit pas dans vos journaux européens. Au Chili aussi, les accusations calomnieuses contre le gou­vernement national sont cautionnées par plusieurs évêques et par le noyau dirigeant de l'épiscopat. On observera que c'est un phénomène constant dans toute l'Amérique latine : les confé­rences épiscopales font une vive opposition à tous les gouver­nements nationaux qui combattent le communisme ou qui l'ont expulsé. Il s'agit d'une consigne politique qui vient du Vatican. L'évolution conciliaire, comme on le sait, ne veut plus d'États catholiques ; et Vatican II, si préoccupé des questions actuel­les, a spectaculairement refusé de réitérer les mises en garde contre le communisme. Changement au Pérou Les militaires d'extrême-gauche qui suivaient le général Alvarado ont été remplacés en août 1975. En novembre 1976, l'actuel président de la République, le général Francisco Mora­les Bermudez, a abandonné, définitivement semble-t-il, l'idée de continuer la politique du gouvernement révolutionnaire. 53:213 Le gouvernement péruvien a inauguré l'exploitation d'une mine de cuivre par une société nord-américaine : c'est une nouvelle orientation politique en ce qui concerne les capitaux étran­gers, dont l'arrivée est pour la première fois officiellement saluée avec enthousiasme ; ils sont indispensables au dévelop­pement des richesses naturelles du pays. Le président a déclaré à cette occasion : « C'est par chauvinisme et par démagogie que l'on prétend que nous pouvons nous passer des capitaux étrangers. » Le Pérou n'est pas le seul dans ce cas. Dans tous nos pays d'Amérique latine, la pauvreté écono­mique, le manque d'organisation, les mauvaises habitudes héri­tées de longues années de mauvais gouvernements, l'incompé­tence et l'ignorance, souvent, des milieux dirigeants, font que l'aide étrangère nous est économiquement nécessaire non seu­lement en termes de « know-how » mais également en capitaux. Or les communistes font porter sur ce point le principal de leur effort. Ils discréditent et combattent le recours aux capitaux étrangers, afin d'empêcher le progrès économique et social des pays qui ne sont pas sous leur domination. Ils racon­tent pour cela n'importe quelles inventions. Ils disent que dans un système de capitalisme d'État, la suppression des bénéfices privés des chefs d'entreprise et actionnaires donnera les moyens suffisants pour développer le pays. L'expérience a bien montré le contraire. Elle a montré, en URSS, en Chine, à Cuba, dans le Chili d'Allende et au Pérou, que le capitalisme d'État ne peut évidemment pas engendrer par lui-même des capitaux *qui n'existent pas* dans le pays ; et que, d'autre part, les bénéfices privés représentent un pourcentage insignifiant par rap­port au volume total des ressources disponibles. Mais ce pour­centage insignifiant rétribue un régime économique plus pro­ductif et moins injuste que le régime communiste. Le Vatican et l'Argentine Un fait bien connu de tous ceux qui ont eu à subir, dans nos pays, sud-américains, la guérilla et le terrorisme organisés par le communisme : 54:213 en Bolivie par la main de « Che Gue­vara », au Brésil par Marighela et Lamarca, au Chili par les dirigeants du MIR, en Uruguay par les Tupamaros, -- c'est l'importance que l'appareil terroriste attache au recrutement, pour ses groupes armés, de jeunes gens portant un nom célèbre ou connu. Quand ils sont tués dans les combats, leur nom fait sensation dans les manchettes de la grande presse, et il sert de caution. Mais il est vrai que, trop souvent, les parents de ces jeunes gens portent une lourde responsabilité. On les voit donner des interviews où ils parlent avec fierté de leurs enfants occupés à jeter des bombes sur des innocents ou à enlever et séquestrer des otages. De ces interviews, on peut conclure que les parents de ces « bonnes familles » ne sont pas pour rien dans le gau­chisme de leurs enfants. On peut en conclure aussi que l'assas­sinat est de plus en plus la vertu indispensable du héros de gauche. Vertu honorée jusqu'au Vatican. Nous avons vu dans nos journaux du 15 janvier 1977 la nouvelle que Paul VI avait trouvé convenable de recevoir les parents de l'assassin communiste argentin Santucho, respon­sable de meurtres d'otages et de massacres par bombes jetées au hasard dans les rues pour instaurer un climat de terreur. Ces parents ont donné des interviews où ils participaient à la campagne mondiale de diffamation contre le gouvernement argentin. Ce gouvernement commence à combattre avec effi­cacité le terrorisme de PERP et des « montoneros », qui s'exer­çait en toute liberté avant la formation du gouvernement mili­taire. On fait campagne contre ce gouvernement parce qu'enfin il exerce les droits et les devoirs de la légitime défense contre le terrorisme. Le Santucho en question était le dirigeant du groupe assassin ERP. Il fut tué dans un affrontement armé avec la police argentine en 1976. Voici maintenant que ses parents en appellent à Paul VI. Ils racontent qu'en Argentine « le sort des prisonniers est inconnu de leur famille ». A Bue­nos Aires on sait bien que les familles peuvent normalement visiter les prisonniers, politiques ou non. Donc Paul VI reçoit les parents des terroristes, ce qui leur a donné occasion de déclarer : 55:213 « La place privilégiée qui nous fut réservée à cette audience est l'équivalent pratique d'une condamnation par le pape de l'action répressive des militaires argentins. » Sur ce dernier point, hélas, tout leur donne raison. Il est bien vrai que Paul VI a reçu les terroristes africains qui assassinaient les Portugais ; et qu'il a intercédé vivement, au temps de Fran­co, pour les terroristes espagnols et non pour leurs victimes. Nous pensons donc que la campagne mondiale contre nos pays d'Amérique latine, accusés de violer les « droits de l'hom­me », dont nous savons qu'elle est une campagne communiste, est de plus en plus appuyée par la politique vaticane. Cette campagne impressionne les dirigeants de l'Europe des Neuf et ceux des États-Unis. C'est une agression et un danger pour tous les pays d'Amérique latine qui ne peuvent échapper à la domination communiste que par leurs Forces Armées, seule institution bénéficiant d'une organisation encore intacte et de valeurs morales relativement préservées. En Bolivie, la démocratie représentative\ devient un dogme catholique La conférence épiscopale de Bolivie a pris position (posi­tion politique ? position religieuse ?) en faveur de la démocra­tie comme régime obligatoirement réclamé par l'Évangile. Elle définit la démocratie comme « le régime où les différents cou­rants d'opinion sont représentés dans les partis ». Mais la Bolivie n'est pas une exception dans l'Église issue de Vatican II. J. F. 56:213 ### Dans le vide spirituel par Thomas Molnar DANS LE DÉSARROI extraordinaire où nous vivons, l'homme raisonnable se doit d'examiner sans passion la situation qu'on lui fait et tenter d'y répondre dans la mesure du possible. J'entends par désar­roi quelque chose que l'humanité occidentale n'a pas éprou­vée depuis au moins les siècles hellénistiques, pendant lesquels le pourtour de la Méditerranée était devenu le creuset de courants religieux de toutes sortes, et à tel point que les érudits sont aujourd'hui encore incapables de dégager un tableau à tous points de vue satisfaisant. Sans tomber dans une exagération d'un goût douteux, on m'accordera que certains milieux -- académiques, ec­clésiastiques, idéologiques -- sont en train de fabriquer, davantage qu'une « vision du monde », une véritable reli­gion. Nous avons l'exemple d'un Teilhard, qui ne faisait pas mystère de ses intentions « d'enter un rejeton nouveau sur le tronc romain » et de re-examiner dans ce but toute la doctrine catholique. La popularité de Teilhard, immense malgré l'apparente éclipse de sa pensée derrière des voix plus tonitruantes, prouve que nos contemporains, comme leurs prédécesseurs avides de syncrétisme, il y a deux mille ans, sont prêts à expérimenter avec « autre chose » et qu'ils jugent, même s'ils s'avouent « croyants », que le Dieu de l'Écriture est déjà « vieux jeu ». C'est du moins ce qu'ont répondu 27 % des participants à un sondage en­trepris l'an dernier par une revue américaine, *Psychology Today*, lue par des gens « instruits ». Les 27 % doivent être calculés sur 40.000 réponses reçues par le journal, chiffre non négligeable si l'on tient compte de l'ennui que provoque ce genre d'enquêtes dans une population sans cesse sondée. 57:213 Ces personnes, donc, ont avoué dans le questionnaire leur impression de gêne lorsqu'elles entendent le mot « Dieu », bien qu'elles croient à quelque chose de « plus », qui reste « au-delà ». Cette réponse s'éclaire à la lumière d'une autre, qui indique que si 74 % des interrogés avait, dans leur enfance, assisté au service divin, seul un tiers aujourd'hui y assiste encore. Il se dégage de l'enquête la conclusion suivante : les gens continuent en général à croire en quelque chose, mais tout ou presque tout ce que les Églises chrétiennes leur proposent est reçu avec une « sensation d'inconfort ». Aussi les ex-fidèles s'orien­tent-ils vers d'autres formes de religiosité, de foi, de dyna­misation psychique, telles les formes orientales de mysticisme : zen, yoga, ou la perception extra-sensorielle, très à la mode en Amérique. Il ne faut pas surestimer ces indications, mais elles sont dignes de foi, et se reproduisent dans d'autres pays occi­dentaux également chrétiens. On peut d'ores et déjà dé­gager quelques lignes de force au long desquelles est en train de s'organiser la nouvelle situation religieuse. Nous distinguerons ici plusieurs « blocs » : d'abord celui d'une religiosité encore fidèle aux enseignements reçus, mais qui ne sera plus nourrie d'apports vivants au niveau de la hiérarchie, sauf par certaines personnes isolées du courant général et officiel. Cette religiosité n'est pas très différente de la piété (*pietas*) des *pagani* du Bas-Empire : rappelons-nous que les grandes villes de l'Empire étaient depuis assez longtemps christianisées ou du moins « religieuse­ment sensibilisées », lorsque la campagne restait encore païenne, attachée aux anciennes divinités, qu'il fallut ex­tirper durant des siècles de labeur. Bref, sans sous-estimer cette foi du charbonnier, il semble qu'une religiosité aban­donnée à ses propres ressources, donc non-intégrée dans le courant intellectuel et doctrinal, n'est pas suffisamment résistante au prosélytisme qui s'exerce sur elle. Il y a quinze à dix-sept siècles le prosélytisme était assuré par les prêtres et évêques sortant de leurs villes et diocèses pour se répandre dans l'arrière-pays, notamment sous for­mes de missions et de monastères. 58:213 De nos jours, le prosé­lytisme anti-chrétien, voire anti-religieux (idéologique ou scientifique) agit avec beaucoup plus de force parmi les éléments encore religieux, notamment par le canal des media, des universités, des partis politiques, des centres de recherche. Ainsi les « pagani » contemporains, les gens cultivant une foi simple et traditionnelle (le lecteur com­prendra que pour moi ces termes n'ont absolument rien de péjoratif, au contraire), sont de plus en plus sevrés des sources de leur religion et des interprétations positives dont tout croyant a besoin, car la religion ne saurait jamais être affaire privée. Superposée à cette couche de *pietas,* partagée peut-être par une majorité des fidèles de nos jours (une douzaine d'années seulement après le concile Vatican II), nous trou­vons une tendance de plus en plus forte de puiser à d'au­tres sources : en général orientales, comme le bouddhisme, le shamanisme et les autres cultes associés aux mystères et exotismes orientaux. A supposer que le nombre et la fidélité à l'orthodoxie des pagani, des « campagnards » modernes, restent invariables, du moins dans l'avenir pré­visible, il est certain que l'énergie spirituelle ou para-spi­rituelle d'un grand nombre d'ex-fidèles et de nouveaux fidèles aura tendance à s'orienter vers les religions dites charismatiques, le pentecôtisme, les variétés de l'occulte, etc. Le sondage américain déjà cité établit que deux sur trois des interrogés pensent qu'une communication avec les morts (spiritisme) n'est point impossible ; une grande majorité pense que l'astrologie est une science assurée, reliant l'individu au cosmos ; davantage d'interrogés croient à la perception extra-sensorielle qu'en Dieu ; 63 % affir­ment avoir connu une expérience télépathique. Un livre récent ayant pour titre *Les portes du shaman*, livre d'un psychothérapiste relativement modéré, fait état de tout un monde d'expérimentateurs dont il a connaissance, et conclut que les religions monothéistes ont vécu ; et re­présentent désormais le vieux monde qui s'efforce en vain d'empêcher les liens cosmiques de se réaffirmer sous des formes archaïques modernisées. Tout se passe, par conséquent, comme si la coulée vaste et puissante de la religion chrétienne était en train de tarir, danger qui ne menace ni le judaïsme, ni l'Islam ; l'un et l'autre étant liés à des « tribus », à des commu­nautés vigoureuses et en pleine progression. Il est évident, et les enquêteurs de *Psychology Today* le soulignent, que les besoins spirituels sont plus prononcés aujourd'hui qu'ils ne le furent pendant plus de deux siècles ; c'est pourtant le moment que l'Église catholique semble avoir choisi pour séculariser son message, diluer son enseignement, banaliser sa liturgie. 59:213 Car, si les cultes charismatiques et orientaux sont en train de faire irruption dans l'univers de la foi chrétienne, celle-ci engendre une autre menace contre elle-même. En effet, une autre grande école anti-catholique est en train de prendre forme sous l'étiquette de la « *théologie de libération *»*,* mouvement qu'il ne faut pas sous-estimer car il s'annonce sous un signe sociologique et politique impor­tant. La théologie dite de libération est, de toute évidence, une nième incarnation du pélagianisme, combattu déjà par saint Augustin, puis par Léon XIII, qui le connut sous l'étiquette d'hérésie américaniste. Mais ce n'est peut-être pas là le fait le plus significatif ; les ouvrages du religieux (péruvien). Gustavo Gutierrez, la grande vedette des salles de conférence qui le dispute à Dom Helder Camara, se lisent comme autant de manifestes sud-américains, partant comme des signes de maturité du Tiers-Monde. J'en ai fait l'expérience dans mes voyages en Amérique du Sud : ce continent, le plus « catholique » du monde, ressent depuis toujours qu'il est intellectuellement à la remorque de l'Europe -- et économiquement à celle des États-Unis. Sa *révolution* est ainsi profondément motivée, et il est assez naturel dans le désordre actuel de la foi qu'elle prenne la forme d'une auto-affirmation religieuse. Une espèce de schisme « gallican » ne m'étonnerait pas outre mesure de la part des catholiques sud-américains, schisme auquel participeraient les évêques eux-mêmes, et qui aurait des résonances nationalistes à l'échelle continentale. Il reste que le contenu doctrinal de cette révolte, telle qu'elle s'exprime dans les ouvrages du P. Gutierrez, donc dans ce qu'il y a de plus représentatif dans le mouvement, est péniblement mince. Au fond, il s'agit d'une répétition en­nuyeuse du « dialogue » avec les marxistes, entrepris par Garaudy et tant d'autres. Gutierrez, qui ne veut pas re­noncer à sa foi chrétienne -- mais seulement l'accorder aux « signes du temps » -- ne parvient pas à sortir d'un ancien dilemme : si le salut est un don divin, alors même en politique (le champ d'intérêt principal de notre théo­logien) il suffit d'être passif ; 60:213 si, au contraire, le salut s'obtient par l'activisme politique (révolutionnaire) ; nous tombons dans le pélagianisme que Gutierrez, d'après ses dires, veut éviter. Il finit par prôner l'importance des œuvres -- mais qu'il veut dictées par l'enseignement de Marx, le « socialisme scientifique ». Le message de Gu­tierrez : collaborer avec les marxistes, qui sont de meil­leurs ouvriers dans la vigne du Seigneur que les chrétiens s'accrochant au tablier de Washington. On comprend que malgré la vogue du P. Gutierrez, sa « théologie » soit un mélange de médiocrités et pire. Seulement il n'est pas seul, et la théologie de la libération atteint une sorte de vogue partout où des « opprimés » cherchent leur « libération » : femmes, enfants, criminels, homosexuels, terroristes, curés en rupture de vocation -- toute une armée de lumpen-intelligentsia simpliste et sim­plificatrice. Pour ces gens, la profondeur et la subtilité, la fixité aussi de la pensée théologique, sont autant d'affronts, de « vieilleries monothéistes », comme l'écrit l'auteur du livre sur le chamanisme, qui frappent de nouveau à nos portes. \*\*\* Reprenons nos conclusions, provisoires, à la lumière de ces observations : le vide spirituel que secrète Rome depuis bientôt deux décennies semble être rapidement comblé, et ceci en deux directions majeures, laissant derrière les nou­velles formes une masse de gens pieux mais que l'Église ne fait rien pour intégrer à sa mission déjà demi aban­donnée. Ces deux directions majeures sont le cultisme, qui retrouve une influence chaque fois que l'Église se détend et se sécularise, et le néo-pélagianisme, de nos jours présenté comme libération politique. Il est bien entendu que les deux mouvements, d'ailleurs contradictoires, charrient des mini-mouvements de moindre importance et signification, et qu'ils s'empêtrent, l'un et l'autre, dans des sophismes sans fin car, justement, l'Église ne les combat plus : ils n'attei­gnent même pas ce minimum de substance, et de sérieux qui est le propre des hérésies, capables au moins de se définir grâce à la résistance active de Rome. (Le « jongleur de Notre-Dame » dans la nouvelle d'Anatole France, savait du moins en quoi il n'était pas orthodoxe ; les bouffons actuels devant l'autel ne comprennent point l'énormité de leur blasphème, car le magistère a cessé de fonctionner.) 61:213 La « créativité » étant à l'ordre du jour dans la pédagogie d'inspiration américaine, chacun crée sa liturgie, ses dog­mes, voire sa hiérarchie -- laquelle, dans le cas du P. Gutierrez, est moscovite ou cubaine, maoïste, ou peut-être déjà au-delà de ces formes « périmées ». La conséquence générale de tout cela est une re-paga­nisation sur une très grande échelle. Et le « cultisme », le pélagianisme s'inspirent de certaines tendances de la religion chthonique ([^6]), et d'abord de la magie. Lorsque le chré­tien constate qu'il est incapable de vivre dans la zone de tension qu'a créée l'Homme-Dieu, le Christ incarné, il tombe soit dans l'adoration du Royaume de ce monde, celui du Christ socialiste (dans la terminologie actuelle), soit dans l'adoration de ses propres expériences auto-divi­nisatrices. D'une façon ou d'une autre, il se pose comme idole, l'idole étant soit l'individu, soit la collectivité. Nous en sommes là, ou nous y serons bientôt. Pensons, par exemple, aux Gnostiques, à ce qui fut commun à chacune de leurs sectes : l'ascension de l'âme qui traverse les cieux, munie de mots de passe pour que les gardiens des sept planètes lui laissent franchir les étapes de la divini­sation. Tout cela, au mépris du Dieu de l'Écriture. Comme l'a dit H.-Ch. Puech en 1933, lors d'une conférence à l'Université de Bruxelles, « le gnosticisme n'est pas une manière d'helléniser le christianisme, comme le soutenait Harnack, c'est au contraire une tentative pour l'orienta­liser ». Eh bien, aujourd'hui nous sommes de nouveau témoins de l'orientalisation : l'âme cherche le salut dans son aventure astrologique, occulte, au mépris de Dieu. Et cependant, la véritable menace n'est pas là. Cette religion qu'ils nous fabriquent ne fait que des emprunts minimes aux deux tendances que nous venons d'examiner brièvement. Car enfin nous ne sommes pas aux premiers siècles après Jésus-Christ ; et le catholicisme a trop bien imprégné les esprits et la civilisation pour que le gros de la troupe puisse s'en affranchir complètement. On peut dès à présent parier que Rome ne sera finalement tentée ni par le bouddhisme, ni par la « libération » des Gutier­rez. Le danger est beaucoup plus grand du côté de ce néo-protestantisme sage et hygiénique que façonne depuis deux décennies un Hans Küng, sans être véritablement inquiété. Les révolutionnaires et les « cultistes » arrivent et passent, l'Église, même lorsqu'elle se trouve en bonne forme, ne fait que lever le petit doigt pour les renvoyer ; ce sont les Luther qui s'installent, d'abord, devant la porte ; puis, après ré-examen de leur cas, qu'on invite à s'asseoir. 62:213 Notons d'abord que Hans Küng ne s'adresse point à nos « campagnards », à nos *pagani,* mais uniquement aux « citadins », aux sophistiqués, aux blasés, pourrait-on dire. Approche louable, car c'est eux dont l'âme est dessé­chée, eux qui ont besoin de la parole vivifiante. Seulement Küng ne songe pas à les convertir, mais plutôt à les gagner à sa cause, en leur présentant non pas la vérité mais une argumentation genre « faute de mieux ». Il dit tout d'abord aux chrétiens tièdes et aux non-croyants que si la religion chrétienne est un système aliénant, les autres systèmes le sont encore davantage. Le marxisme, le nationalisme, le sexe... tous les ismes nous réduisent à l'esclavage ; seul le christian -- isme présente des avantages certains. Quels avantages ? Hélas, en catholique teinté de protestantisme, Küng ne s'adresse guère à la foi, mais à la raison ! Précisément, ce n'est pas l'argument habituel des protestants, direz-vous, En effet ; seulement Küng n'est pas protestant, il est protestant *libéral :* il a perdu jusqu'à la foi de Luther ! Tout ce qui lui reste, c'est le don du raisonne­ment ; il préfère philosopher, et parler du Dieu des phi­losophes, point du Dieu d'Abraham, de Jacob, de Jésus-Christ. Voyez ses postulats de base : Jésus n'est pas fils de Dieu, il n'était pas depuis l'éternité avec son Père ; il s'est donné simplement la peine de naître, et Dieu fut alors en lui. Deuxième article de foi küngien : Peu importe si Jésus est un personnage historique ou non, ce qui importe c'est que les hommes ont cru en lui et que ce mythe a « transfiguré les civilisations ». D'abord, ce n'est pas vrai, ce « mythe » n'a pas transfiguré *toutes* les civilisa­tions, et puis Socrate, lui aussi a transfiguré au moins une civilisation. Socrate est-il Dieu ? Ces deux articles de Hans Küng suffiraient déjà ample­ment à instruire son procès d'excommunication -- si les excommunicateurs ne réservaient leurs foudres à d'autres prêtres et évêques. Il résulte de cet indifférentisme que l'argumentation de notre théologien ne peut s'adresser qu'au sceptique citadin, du type professeur et intellectuel. 63:213 Très bien, direz-vous, ce sont les premiers ayant besoin de conversion. Hélas, Küng leur fera éventuellement compren­dre la nécessité de *philosopher* autrement qu'ils ne font ; mais en même temps il leur interdira d'aller jusqu'au bout, de comprendre pourquoi il est plus juste de philosopher d'une certaine façon que d'une autre. La coquetterie de Küng consiste en ceci qu'il fait entrevoir la vérité, mais seulement pour tirer radicalement le rideau qui la cache. J'ai écrit un jour que la philosophie catholique pour­rait resurgir même d'éventuelles ruines grâce au fait que le catholicisme est le seul « système » qui fait penser selon les données du réel. Or, à mon grand étonnement, Küng est du même avis : en face de « l'incertitude radi­cale » de l'existence, la croyance en Dieu est nécessaire pour donner notre assentiment à la raison première des choses. Sans cette croyance en Dieu, le réel semble man­quer de consistance. Très bien, Küng semble avoir compris l'essentiel de la bonne philosophie ; il a compris que la réflexion se perd si elle ne s'enracine dans le substrat de toute chose. L'athée, écrit-il, ne peut expliquer sa confiance fondamentale dans la réalité telle qu'elle est. Seulement on n'avait pas besoin de Küng pour dire ces choses ; Aristote (ou Socrate) l'avait fait, sans être chrétien. Bien sûr, Küng ajoute que la grande épreuve est la foi dans le Christ, voire, son imitation. Voici un Luther teinté d'aristotélisme ; ce qui est déjà quelque chose quand on est importuné comme nous le sommes par une légion de mini-théologiens genre Marc Oraison. Toutefois, cela ne suffit pas. Même le magazine *Time* est d'avis que Hans Küng est le représentant du « parti protestant libéral à l'intérieur de l'Église catho­lique romaine ». Nous ajoutons que la différence est mi­nime entre lui et un Rudolf Bultmann, qui nie le Jésus historique, et fait naître le Christ dans chacun de nous, indéfiniment, à chaque fois que nous nous tournons vers l'avenir. En ces matières-là on ne peut être certain de rien ; nous ne sommes pas des futurologues, pour prédire l'ave­nir. Quand je parle de la religion qu'*ils* nous fabriquent, je cherche seulement à *leur* sonder le cœur, à essayer de deviner ce qui *leur* convient. 64:213 Eh bien, étant donné qu'ils ont encore la foi, même affadie, mais qu'ils ne veulent pas paraître rétrogrades en face des intellectuels et des non-croyants, et ne veulent pas fermer les portes de l'œcuménisme, etc., le hansküngisme leur convient par­faitement. L'épreuve du chrétien, pour Küng, n'est pas dans l'adhésion à tel ou tel dogme, mais dans l'imitation du Christ. Le P. Gutierrez pourrait souscrire à cette affir­mation, se disant que l'imitation du Christ consiste à prendre les armes de la dernière livraison moscovite et dynamiter les quartiers bourgeois. Le « cultiste » n'a pas d'objections non plus, son expérience intérieure ne se fixe sur aucun dogme, et il lui est égal d'imiter le Christ ou tel autre gourou. De fumeuses philosophies, spiritualisantes en surface, mais agnostiques en profondeur, autant qu'épicuriennes, s'emparent ainsi de la place laissée vacante par la vraie religion. Thomas Molnar. 65:213 ### Le goût de l'utopie par Georges Laffly UN JEUNE ÉDITEUR ([^7]) vient de rééditer *L'an 2440* de Louis-Sébastien Mercier. Auteur des *Tableaux de Paris*, ami de Restif de la Bretonne, Mercier fut un homme des « Lumières » ; conventionnel, il ne vota pas la mort du roi, échappa à la guillotine grâce à Thermidor et mourut en 1814. *L'an 2440* est une anticipation qui décrit les émerveillements d'un Parisien s'endormant un soir de 1770 pour se réveiller le lendemain matin six cent soixante dix ans plus tard. Jean Servier en parle dans son excellente *Histoire de l'utopie* ([^8]). Le texte de Mercier était introuvable. Le voici donc, dans la « bibliothèque des utopies », collection que présente (et dirige, je pense) Gilles Lapouge : « Les cités que dessinent Platon ou Sébastien Mercier ne sont pas des objets futiles »... les utopistes « sont en avance sur nous : leurs cités forment des modèles offerts à l'avenir ». C'est là un des signes d'une passion forte aujourd'hui -- et qu'exprime aussi la vogue de la science-fiction -- le refus de ce qui est, l'évasion hors du réel. On retombe sur un refrain très connu, résu­mé par la phrase de Breton : 66:213 « Transformer le monde, a dit Marx ; changer la vie, a dit Rimbaud ; ces deux mots d'ordre pour nous ne font qu'un. » Aller jusqu'à dénicher Mercier, c'est un symptôme. \*\*\* Le Paris où se réveille Mercier en 2440 est une ville parfaite, une ville de rêve, exactement. Les hommes n'y portent plus l'épée. Leurs cheveux noués derrière la tête, n'ont qu' « un léger soupçon de poudre » qui laisse voir leur couleur naturelle. Il y a moins de voitures, moins de luxe. On va à pied, et le roi lui-même (il s'agit de Louis XXXIV, s'il vous plaît) n'hésite pas à entrer dans la boutique d'un artisan. « Il aime à retracer l'égalité natu­relle qui doit régner parmi les hommes. » C'est un second Henri IV. Il existe des ducs et des princes, mais l'impor­tant, c'est d'avoir un chapeau brodé, preuve de mérite. On n'enseigne plus le grec et le latin ; la Sorbonne a disparu. Plus de théologie. Plus de jurisprudence. « L'évê­que de Rome » ne règne plus en Italie. On adore Dieu, au « temple », mais il n'y a plus rien qui ressemble à une messe. « Notre religion est celle d'Énoch, d'Élie, d'Adam. » Une cérémonie (il y en a peu), correspond à la première communion : on fait contempler à l'enfant le ciel étoilé, dans un observatoire : « le télescope est le canon moral qui a battu en ruines toutes les superstitions ». Paris est embelli. La Bastille a disparu. La statue d'un Noir porte cette inscription : « Au vengeur du Nouveau Monde. » L'abondance règne, avec peu de travail. Les bouchers ne sont pas citoyens (leur travail est impur). L'académie française est prospère, et compte bien plus de quarante membres. Des ballons assurent le service entre Pékin et Paris, en sept jours. La France règne sur l'Égypte et la Grèce, et on joue Voltaire en Chine. Toutes ces grandes transformations ont été obtenues paisiblement, grâce à un roi philosophe. Après tant de traits hétéroclites, je noterai encore deux faits. Le premier, dans son extravagance, ne manque pas d'une beauté roman­tique : la première marche du trône contient le tombeau du roi précédent, pour rappeler à celui qui règne la vanité des grandeurs. 67:213 Le second est la description de la biblio­thèque royale. On a brûlé Hérodote, Aristophane, Lucrèce. Tacite n'est permis qu'à quelques-uns. Brûlés aussi les pères de l'Église, Bossuet, Malebranche, Bourdaloue, *Les Provinciales.* Mais Fénelon subsiste. On a détruit aussi une bonne part de Voltaire (pas la *Henriade*)*.* Rousseau subsiste tout entier, etc. \*\*\* Ce qui frappe, dans « l'an 2440 », c'est la niaiserie, bien sûr, et un écœurant mélange d'attendrissement, mar­que de la période pré-révolutionnaire. On tourne de l'œil à l'idée de tuer des animaux, mais on envisage de brûler la moitié des livres de l'humanité. Au bout de ces idylles, il y a la guillotine. Ce monde dont Mercier a extirpé tout conflit est un monde en sucre. Mais ce monde en sucre est terroriste. Il n'est question que de simplicité, de naturel, de vérité, et tout est assommant et faux. Que manque-t-il à ce rêve ? L'épaisseur de la réalité, bien sûr, avec ses failles, ses tensions, sa pesanteur. Mercier refuse l'homme tel qu'il est. Le grand secret, c'est qu'il hait la durée. Il ne voit dans le passé qu'infirmité. L'histoire est « l'égout des forfaits du genre humain », elle « exhale une odeur cadavéreuse ». En cela, il est moderne. Il est aisé d'attribuer au passé la part de l'homme dont on ne sait comment s'arranger. Le mal serait le fruit de l'*artifice* du temps, qui n'aurait secrété que mensonges, erreurs, préjugés. Pour retrouver la pureté, le Bien, il suffirait de se débarrasser de ces emprunts : retour à la nature, à l'âge d'or, à l'Éden. C'est le sens ancien de la *révolution :* retour à la loi première. Seulement chez Mercier (comme dans beaucoup d'esprits de l'époque) les deux sens se mêlent. D'une part, la nature est bonne, il suffirait d'y retourner en secouant les *postiches* dont les hommes se sont encombrés au cours du temps (lois, dogmes, histoire). D'autre part, c'est la raison qui, émergeant peu à peu, nous incite à nous débarrasser de ces *postiches,* et la raison grandira avec le temps : 68:213 c'est la foi au progrès ; l'âge d'or est déplacé de l'origine à la fin des temps. Il y a là une contradiction dont on se souciait peu : si la nature est bonne, comment la raison a-t-elle pu être vaincue, engloutie ? Et si la raison est une conquête tardive et progressive, pourquoi parler de retour à une nature primitive ? C'est qu'on est au mo­ment où les esprits oscillent d'une position à l'autre. Plus tard, le progrès l'emportera, et l'idée de l'avenir parfait sur celle de l'âge d'or (nous commençons une oscillation en sens inverse, à ce qu'il semble, mais l'innocence n'y est plus). Sur ce point, il faut encore préciser que l'idée commune d'un âge d'or peu à peu corrompu, l'idée que les choses allaient mieux à l'origine, et que les hommes étaient meilleurs, peut sembler elle aussi une condamnation de l'histoire : ce qu'elle a apporté c'est la corruption d'un état parfait. Pratiquement, pourtant, ce qui dominait, c'est le sentiment qu'il fallait le plus possible suivre les modèles du passé, se conformer à leurs exemples de vertu : l'histoire était la mémoire de ces exemples, qu'on n'avait pas l'ambition de surpasser. Cette vue des choses favorisait donc la durée, elle allait de pair avec le respect du père, et tout ce qu'abolira la notion de progrès. \*\*\* Une autre remarque sur le genre de l'ouvrage, peut être utile. C'est tout ensemble un conte philosophique, une anticipation, une utopie. Conte philosophique : les Pari­siens de 2440 sont une satire des Parisiens de 1770, par le contraste qu'ils font avec eux, comme les Persans de Montesquieu étaient la satire des Français de 1720. Utopie, *l'an 2440* l'est également puisque Mercier conçoit un monde sans conflit, sans histoire, rationnellement ordonné et tel qu'on peut le prendre pour modèle. Mais il est moins libre que dans une utopie telle que celles de More ou de Campanella : il part d'une ville réelle (le Paris de 1770), et d'une histoire (le roi, Voltaire, les livres, les montgol­fières, etc.). 69:213 L'utopie parfaite a la même pureté que la tragédie, dont elle est la contrepartie : on se débarrasse de tout ce qui est accident. L'anticipation qui imagine un avenir possible à partir des données du présent, tient nécessai­rement compte d'un certain nombre de ces accidents. L'imagination n'y est pas complètement libre. Mais elle ne l'est jamais, même dans l'utopie, même dans la science-fiction. Un besoin de cohérence s'y oppose. Roger Caillois (dans *Obliques* ([^9])) définit la science-fiction comme « une réflexion sur ses \[ceux de la science\] pouvoirs et surtout sur sa problématique, c'est-à-dire sur ses paradoxes, ses apories, ses conséquences extrêmes ou absurdes, ses hypothèses téméraires qui scandalisent le bon sens, la vraisemblance, l'habitude et jusqu'à l'imagi­nation, non par l'effet d'une fantaisie turbulente, mais par celui d'une analyse plus sévère et d'une logique plus ambitieuse ». Elle dépend donc (quand elle se refuse trop de facilité) de l'état de la science, tel que le lecteur en est plus ou moins grossièrement informé -- ce qui laisse déjà une belle marge -- et de ce qu'il est disposé à accep­ter. La science-fiction ne peut contredire trop naïvement ces données communément reçues. Pour citer un exemple : la *cavorite,* matière « anti-gravité » imaginée par Wells pour *les Hommes dans la lune* ne passe plus ; inversement, quand le roman parut, au début du siècle, les lecteurs n'auraient pas accepté qu'on leur parlât d'un moteur uti­lisant la désintégration de la matière. Le besoin de cohérence est tout aussi exigeant dans l'utopie. Ici l'imagination est contenue à la fois par la nécessité de l'harmonie interne de l'œuvre, et par celle d'une harmonie avec les rêves les plus fréquents à l'époque où elle est écrite, et donc avec l'idée qu'on s'y fait com­munément du bonheur. On ne peut présenter comme par­faite une cité où tous les hommes seraient riches et oisifs et affirmer en même temps que chacun aurait des esclaves à son service (exigence d'harmonie interne). 70:213 Et aujour­d'hui, il serait absurde de présenter comme modèle de cité parfaite une ville qui serait fondée sur l'esclavage (dont l'idée est haïe -- mais une telle cité n'aurait pas surpris les Grecs). L'harmonie interne est difficile à obtenir, et c'est pour­quoi les utopies sont toujours très contraignantes, et com­mencent par un certain nombre d'interdictions et d'ex­pulsions. Les limites sont encore plus étroites quand se mêlent, comme chez Mercier, à l'utopie l'anticipation et la satire sociale. Le frein est constitué d'abord par la réalité de départ (la France du XVIII^e^, ses institutions, son caractère) et par les habitudes et les préjugés de l'opinion à un moment donné (tout ce qui, dans la réalité de départ, est sujet à querelle et à passions). Or cette opinion commune s'attache à des points qui nous paraissent futiles, ou dont nous ne comprenons plus l'importance. De là d'étranges timidités, une incapacité à *décoller* de ce qu'on voit autour de soi (dont l'utopiste pur se débarrasse plus aisément). Mercier entend bien qu'on ne portera plus perruque, mais quand même « un soupçon de poudre » dans la chevelure. Il lui paraît tout simple que l'affaire Calas et les tragédies de Voltaire fassent encore recette. Dans sa cité anémique (ce livre est une sorte de *Télémaque* de café), Louis XXXIV règne paisiblement. Prudence, dira-t-on. Ce n'est pas sûr. Le fond de ce rêve est que tout s'arrange, sans violence, et sans perte (du moins au sens où il s'agirait de perte pour l'auteur : il s'accommode très bien d'une dissolution de l'Église). La cohérence dont nous parlions peut porter un autre nom, celui de vraisemblance. La *cavorite* de Wells n'est plus vraisemblable. Le roi Louis XXXIV et les montgolfières Paris-Pékin non plus. Ni le soupçon de poudre dans les cheveux. Or il s'agit justement de ce qui devait paraître le plus probable, le moins *dépaysant,* au moment de la publication en 1770. 71:213 En somme, seul l'invraisemblable risque d'être vrai. L'ennui est que l'invraisemblable est d'un maniement très délicat. Le public ne le supporte qu'à très petite dose. On arrive tout de suite à l'inimaginable. L'auteur qui en­tend décrire l'avenir tombe tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre barrière. S'il veut garder des points de repères entre le présent et l'avenir, il a toutes les chances de se tromper : ici, le roi, les ballons. S'il veut dépayser vraiment son lecteur, il l'ennuiera vite, et même il ne sera bientôt plus perceptible. Les mots lui manqueront pour décrire ce monde étranger. On le voit très bien avec les auteurs de science-fiction. Dès qu'ils s'éloignent vraiment de ce que nous connaissons, les mots leur manquent, et leur récit s'embourbe. S'ils inventent des mots nouveaux, on se perd et on n'y croit pas. S'ils en définissent le sens, on s'essouffle à concevoir ce qu'ils veulent dire, ou l'on s'aper­çoit qu'ils déguisent une réalité trop humaine. \*\*\* Dans le genre ambigu qu'il a choisi, Mercier nous frappe par ce qu'il y a de *daté* dans son imagination. Son futur est « rétro », pour employer un adjectif qui fut à la mode. Mais n'allons pas lui reprocher d'être mauvais prophète. Il ne visait pas à prédire l'avenir, il visait à prêcher son époque. Notre situation dans le temps nous donne une supériorité de fait qui nous rend très claires ses naïvetés et ses sottises (car il y a beaucoup de sottise dans cette affaire). Une supériorité de ce genre devrait nous aider à être aussi perspicace quand il s'agit de nos rêves et de nos utopies. Mais ce n'est pas à ce titre qu'on réédite *L'an 2440*, ce n'est pas pour montrer à quel point l'imagi­nation peut vieillir, et combien elle est plus pauvre que l'imprévisible réalité. C'est au contraire parce que l'œuvre véhicule des espoirs et des désirs toujours trompés, tou­jours renaissants. Malgré les échecs les plus sanglants, on fait confiance à des rêves qui immanquablement tournent au cauchemar. Georges Laffly. 72:213 ### L'antimilitarisme des Jacobins par André Guès ON RISQUE de ne pas comprendre certains aspects fondamentaux des guerres de la Révolution si l'on ignore la politique militaire des Jacobins ; mais on ne comprend à son tour cette politique que si l'on en connaît le principe : l'antimilitarisme. Ce principe étant peu patriotique, les historiens sorbonnards ont évité d'en parler. Exceptionnellement, M. Bouloiseau (*Le Comité de salut public,* P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 1962) reconnaît bien l'antimilitarisme du Grand Comité (août 93 -- Ther­midor) : il lui a manqué de dire que c'est l'attitude de toute la jacobinière, d'en analyser les causes, d'en donner les manifestations et d'en montrer les conséquences fâ­cheuses pour un des grands corps de l'État et, circons­tance aggravante, en temps de guerre pour celui qui a charge de la défense nationale. \*\*\* Détestable est certes le militarisme qui veut donner à l'armée un rôle politique qui n'est pas le sien ou une prépondérance à laquelle elle n'a pas plus de titre que les autres corps. Plus détestable encore est l'antimilitarisme qui, bien au-delà d'une saine opposition au militarisme, se propose par idéologie la destruction de l'armée permanente encadrée par des gradés de carrière, et d'assurer la défense du pays par d'autres moyens. 73:213 Les considérants de l'antimilitarisme jacobin sont clairs. Les « principes de la guerre », qui sont des mé­thodes d'action, d'ailleurs applicables à toutes les activités humaines que l'on veut heureuses, sont assez éloignés de ceux de la démocratie. L'armée qui les applique est elle-même établie sur des principes de hiérarchie et de disci­pline moins démocratiques encore. Voilà déjà deux motifs pour que le jacobin haïsse l'armée. Ils sont demeurés : par l'origine sociale de ses cadres, elle est restée longtemps en suspicion aux démocrates, et l'est encore aux marxistes, à cause de leur formation intellectuelle et morale. Aux débuts de la Révolution s'ajoute le fait que l'armée est comme la seule muraille absurdement demeurée d'un édifice abattu, la société française. Enfin, quelque gangre­née qu'elle soit d'esprit libertaire et égalitaire, le roi de­meure son chef et pourrait être tenté de s'appuyer sur elle pour résister à la Révolution : c'est le conseil que lui donnera Mirabeau. On voit que le Jacobin a de puissants motifs, doctrinaux et circonstanciels, à détruire l'armée royale. Le grand nombre de mutineries militaires qui ont lieu du printemps de 89 à la guerre autorise la synthèse. Elle fait d'abord apparaître l'influence des 110 loges militaires dont les plus nocives intellectuellement sont les loges mixtes d'officiers et sous-officiers d'un même corps, les plus immédiatement efficaces dans les premiers troubles, celles qui intéressent plusieurs régiments. M. Chevallier (*Histoire de la franc-maçonnerie française,* t. 1, 1725-1799, Fayard, 1974) écrit : « *Le dogme de l'égalité maçonnique a bien été infecté dans les loges militaires. *» Il n'y a guère, le Grand-Maître du Grand Orient de France faisait gloire à Crussol d'avoir été à la tête de la loge mixte de son régiment et dit : « *Les grades n'ont aucun sens. J'ai déjà créé, moi, une société sans classes *» (J. Chancel : *Radiosco­pie*, R. Laffont, 1970). Si le gouvernement de la Cinquième a des ennuis avec la discipline dans l'armée, il ne devra pas attendre grand secours de la franc-maçonnerie : elle maintient la tradition du « patriotisme » jacobin. Sur la société militaire déjà préparée par elle à n'avoir plus foi dans ses propres principes, la propagande des clubs, puis des autorités constituées de tous niveaux, va s'exercer activement. 74:213 Dans l'effervescence générale qui accompagne la réu­nion des États-Généraux, l'armée n'échappe pas au pro­cessus de décomposition sociale, et, dès l'été 89, on a l'im­pression qu'elle est neutralisée dans le conflit entre Mo­narchie et Révolution. Comme par un mot d'ordre, soldats et sous-officiers sont soumis à une propagande effrénée au cours de « fraternisations » avec les civils dans les clubs où ils sont endoctrinés, et avec la garde nationale qui n'est pas un modèle d'esprit militaire. L'Assemblée autorise les soldats à s'inscrire dans les clubs : au cours de son com­mandement en Vendée (juin 91 -- février 92) Dumouriez même les y incitera. L'autorité civile à tous les échelons ne cesse d'intervenir contre la discipline dans les régiments en soutenant les mutineries. De toutes ces relations, sol­dats, sous-officiers et officiers subalternes retiennent que l'armée est « *un instrument du despotisme *» et « *une entrave à la Liberté *»*,* que la discipline militaire est « *aris­tocratique *»*,* l'obéissance « *une servitude *» et qu'il est d'un militaire « patriote » de désobéir ou de déserter. A l'exem­ple de la société civile dans chaque bourg, se crée dans chaque régiment un club de soldats et de sous-officiers, véritables « soviets » fédérés qui entretiennent des cor­respondances : les plus « patriotes » incitent les autres à les imiter, ils se renseignent sur leurs intentions, échan­gent des émissaires pour l'action. Dans cette affaire, le rôle de l'Assemblée est celui qu'on peut attendre de « patriotes » : elle ne fait rien contre l'indiscipline dans l'armée, au contraire. Dès le début, elle protège des gardes françaises mutinés venus se réfugier dans son sein. La droite s'oppose vainement à ce qu'elle demande au roi leur pardon, et encore ce n'est pas au nom de la discipline, mais avec l'argument juridique que cette affaire-là n'intéresse que l'Exécutif. En juin 90, le ministre de la Guerre résume un rapport sur l'état de l'armée par ce mot : indiscipline. Le Comité militaire de la Constituante propose un décret demandant au roi les mesures appro­priées. Lameth s'y oppose, et l'Assemblée le suit, pour le motif « patriotique » que les soldats sont « *du peuple* » et du parti du peuple, qu'ils sont fondés à désobéir à des officiers « aristocrates ». 75:213 Aussi inopérant est en août le rapport du ministre sur les « soviets » dans l'armée. Un des résultats de la prussolâtrie à la mode (cf. ITINÉRAIRES, numéro 184 de juin 1974), a été l'introduction dans l'armée d'une discipline à la prussienne peu conforme au caractère français, et qui n'est pas pour rien dans les mutineries. En août, l'Assemblée tombe dans l'excès contraire avec une législation militaire libérale qui ne permettra pas à la hiérarchie de sanctionner les actes d'indiscipline individuels et collectifs en temps de guerre et devant l'ennemi. Et encore ce code laxiste est jugé trop dur dans la marine qui, pas plus que l'armée, n'échappe à l'indiscipline, et cause une mutinerie dans l'escadre d'Albert de Rions. Les soldats mutinés font l'Assemblée juge de leur affaire : elle donne tort aux officiers qui s'efforcent, par­fois au péril de leur vie, de les ramener dans le devoir. Carnot se félicite de ce que ces recours témoignent d'une heureuse diffusion des idées démocratiques dans l'armée, tout en reconnaissant que les interventions de la Consti­tuante sont « *cause de désordre et de désorganisation *»*.* Jaurès écrit dans *L'armée nouvelle* que les premières as­semblées révolutionnaires se sentaient « *obligées d'encou­rager parfois, de tolérer et d'amnistier toujours les muti­neries de soldats *»*.* Il y a dès l'été de 89 des milliers de déserteurs dans Paris. La Constituante leur facilite l'exis­tence : elle leur laisse leur prêt, les gratifie de 50 livres par tête et les sections les régalent. C'est une provocation à déserter : les déserteurs ont montré leur amour de la Liberté en rompant un contrat qui lui est contraire, ce sont de bons « patriotes » ; en participant aux émeutes, ils se sont montrés bons serviteurs de la Révolution ; par leur disponibilité de chômeurs accessibles aux arguments financiers, ils en sont même les serviteurs-nés. La Législative fera en démagogie une déshonorante concurrence à la Constituante. En mars 92, elle amnistie les 40 soldats mutins du régiment de Châteauvieux con­damnés au bagne. A leur retour ils sont proclamés « *héros *» et « *martyrs de la Liberté *»*.* Sur proposition de Collot d'Herbois au Club, un honneur public leur est décerné avec harangues, couronnes civiques, défilés, acclamations et honneurs de la séance ; 76:213 les théâtres jouent une demi-douzaine de pièces dont ils sont les héros, et leur bonnet de forçat devient la coiffure du « patriote ». Cette pompe inouïe pour des soldats assassins n'est pas particulière­ment opportune à la veille de la guerre. Davantage, la Législative amnistie les soldats qui, aux premiers jours des hostilités, se sont rebellés devant l'ennemi, puis ont assassiné le général Dillon et son enfant qu'on portait au baptême. Les attaques contre l'institution militaire partent de la tribune parlementaire. Lameth : « *Les armées, faites pour défendre les peuples, ne sont occupées qu'à les contenir. Instruments aveugles de la volonté du maître, leur religion est de ne connaître ni parents, ni frères, ni amis, de ne savoir qu'obéir. *» Dubois de Crancé, qui est officier « *Servir dans l'armée --* du roi -- *c'est servir avec des brigands *»*,* servir la constitution la plus belle de l'univers sera un bonheur ineffable. Le 20 août 90, prématurément et mal soutenu par la jacobinière non préparée, Mirabeau propose la dissolution de l'armée et sa reconstitution avec des sujets dont on sera sûr du « patriotisme ». L'Assem­blée ne le suit pas, mais la question est posée. Gagnés par l'esprit libertaire, les sous-officiers et soldats ne posent plus de problème. Écœurés des conditions faites par l'As­semblée, les corps constitués et les clubs à l'exercice de leur métier, leur vie parfois en danger, les meilleurs officiers ont émigré. C'est déjà une épuration, mais il serait mieux de l'organiser légalement. En mai 91, sans qu'on s'aperçoive que, suivant sa méthode, le Club des Jacobins les a suscitées, il reçoit des clubs affiliés des motions ré­clamant le licenciement des officiers, met la question à son ordre du jour, y ajoute celui des officiers de marine, y consacre six séances, entend Robespierre : « *Celui qui ne veut pas du licenciement est un traître *» et le rapporteur, Anthoine : « *Tout nous fait une loi de détruire l'esprit militaire. *» Sous le second Empire Jules Simon dira « *S'il n'y a pas d'armée sans esprit militaire, je demande une armée qui n'en soit pas une. *» 77:213 Le Club vote par acclamations l'impression et la diffusion aux clubs affiliés du discours d'Anthoine et du décret en forme qu'il soumet à l'Assemblée à laquelle Robespierre le présente le 11 juin : licenciement des officiers d'infanterie et de cavalerie, ils sont infectés d' « *aristocratisme *»*,* ceux de l'artillerie et du génie sont acquis aux « *lumières *»* :* on reprendra ceux qui sont « patriotes », les autres seront à la demi-solde -- allez donc le reprocher à la Restauration -- et on com­blera les vides avec des sous-officiers. La Constituante n'ose pas cette solution extrême et se borne à instituer un serment des officiers. Mais la propa­gande antimilitariste a depuis deux ans fort ralenti les engagements, bien que le chômage dû à la crise économique qui accompagne toute révolution favorise le recrutement, et l'armée est vidée par la désertion. En février l'Assemblée prend une demi-mesure : l'inscription pour le temps de guerre de 100.000 auxiliaires. C'est un échec malgré les avantages matériels et moraux par lesquels on pensait attirer les jeunes « patriotes ». Aussi en juin, au lieu de mesures propres à remettre l'armée en état, elle prend une décision catastrophique : par prélèvements de volon­taires sur la garde nationale sédentaire, la création de 169 bataillons permanents de 500 hommes, d'uniforme diffé­rent, de statut plus avantageux que celui de l'ancienne armée, et qui échappent à l'autorité du roi en élisant leurs officiers. Le rôle de cette armée qui n'en est pas une, explique Robespierre, n'est pas de repousser l'ennemi du dehors, mais de « *faire contrepoids à la puissance du chef de la force militaire *»* :* c'est une force purement révo­lutionnaire, et elle le montre aussitôt par ses activités. Voilà dans quelle situation militaire, effet de l'anti­militarisme jacobin, la Législative engage la guerre le 20 avril 1792 : deux armées, concurrentes sinon pire, l'une matériellement et moralement affaiblie, l'autre mal entraî­née et mal encadrée, crapuleuse et pillarde, qui n'a même pas le nom de militaire et dans laquelle règne une prodi­gieuse indiscipline que Jaurès, bon apôtre, appelle « *énergie révolutionnaire *»*.* André Guès. 78:213 ### Politique économique par Gustave Thibon LES CONSIDÉRATIONS DOC­TRINALES peuvent pa­raître superflues aux hommes d'action. Ils ont le désir d'aller de l'avant. Mais avant de marcher il faut sa­voir où l'on va. C'est pour­quoi nous désirons définir brièvement les lignes de for­ce d'une action en vue de réaliser une politique éco­nomique adaptée au poten­tiel de notre époque. \*\*\* L'homme libre est celui qui peut agir à son gré et dont le choix n'est pas dé­terminé par des contraintes extérieures. Ainsi je suis libre de choisir mon travail, de manger ce qui me plaît, de me déplacer comme bon me semble, etc. L'esclave au contraire fait le travail qu'on lui impose, mange ce qu'on lui donne et se dé­place au gré de son maître. Toute liberté implique donc une indépendance. Mais il faut bien marquer que cette indépendance n'est pas ab­solue, je dépends de ma nature et des nécessités de cette nature : je suis libre de faire tel ou tel travail, mais non pas de ne pas travailler. Être libre, c'est avoir la faculté d'agir spontanément et sans entraves extérieu­res : ce n'est pas l'absence de lien, c'est la possibilité de choisir les liens qui ré­pondent aux vœux les plus profonds de ma nature. 79:213 Or, cette nature est celle d'un être fait pour ses sem­blables, d'un « animal so­cial ». Elle a donc pour fondement des rapports hu­mains et pour limite (car il n'est pas de rapports vrai­ment humains sans liberté réciproque) le respect de l'indépendance des autres. D'où la nécessité d'un ordre social qui délimite pour le bien de tous, la liberté de chacun. Ma liberté est donc dou­blement relative : elle est circonscrite d'une part par les possibilités de ma nature et de l'autre par les exigen­ces de la vie en société. L'homme n'a pas le choix entre la dépendance et l'in­dépendance : il n'a le choix qu'entre l'obéissance et la servitude, entre le lien vi­vant qui épanouit sa liberté et le lien mort qui l'étouffe. La liberté n'est qu'un moyen : sa fin est le bien de l'individu en harmonie avec le bien de la Cité. #### La liberté économique La liberté économique se définit d'après les mêmes principes. Le but essentiel de l'éco­nomie est d'apporter à cha­cun le maximum de pros­périté matérielle. Une éco­nomie saine est avant tout au service du consomma­teur. Or, ce but ne peut être atteint que dans et par la liberté du marché. Le consommateur n'est pas satisfait s'il ne peut pas choisir librement les biens qui répondent à son désir. Ce même intérêt du con­sommateur exige aussi la liberté de la production et des échanges. Seule l'ému­lation que suscite une saine concurrence permet d'ap­porter sur le marché et d'of­frir au choix du consomma­teur des marchandises en plus grand nombre, d'une qualité plus variée et à meilleur compte. L'homme libre est productif et créa­teur dans ses productions, les esclaves travaillent peu et mal. Mais cette liberté, finali­sée par le bien commun, trouve ses limites dans cette fin même. Toute liberté qui se déploie au détriment de l'intérêt général (concurren­ce déloyale, exploitation de la main-d'œuvre, création d'ententes et de monopoles, etc.) constitue une forme d'oppression et mérite d'être traitée comme telle. 80:213 D'où la nécessité d'une réglementa­tion du marché capable d'assurer le jeu harmonieux et fécond des libertés. Les abus de la liberté économi­que doivent être réprimés au même titre que les abus de la liberté morale et civile. #### La liberté économique et l'étatisme Sous prétexte de remédier aux abus de la liberté le dirigisme étatique nous en enlève l'usage. Ses conséquences antiéco­nomiques éclatent aujour­d'hui aux yeux de tous. L'État en se substituant à l'entreprise privée, porte à leur suprême expression tous les méfaits du pire capitalisme. Ses interventions arbitrai­res et discontinues pertur­bent la production et la distribution : elles enlèvent au marché cette base stable qui assure l'équilibre et la durée des entreprises. Son organisation géante et anonyme favorise, à tous les degrés, l'irresponsabilité, le parasitisme, le gaspillage et la fraude. La suppression du contact humain et du devoir social incarné dans un intérêt personnel et im­médiat tarit, dans leur sour­ce, les vertus d'initiative et de création. Chose plus grave encore la mainmise de l'État sur l'économie confère à l'auto­rité politique une omnipo­tence extrêmement dange­reuse pour la liberté sous toutes ses formes. Quand l'État devient le seul distri­buteur du travail et du pain, il n'est pas loin d'être aussi le maître absolu des consciences. La liberté éco­nomique est le socle maté­riel de toutes les autres li­bertés. 81:213 #### Le pouvoir économique Cette critique de l'étatis­me ne s'adresse pas à l'État. La vraie fonction de l'État ne consiste pas à tout pren­dre pour tout redistribuer (ce qui revient, la plupart du temps, à pénaliser le tra­vailleur au profit de l'inca­pable et du parasite), mais à assurer une juste attribu­tion des biens produits. L'État doit arbitrer la com­pétition économique, mais il ne doit pas y prendre part. Nul ne peut être à la fois joueur et arbitre. L'État en rentrant dans le jeu économique, renonce ip­so facto à son rôle d'arbitre et il paralyse en même temps les mouvements des joueurs. Entre l'anarchie manifes­te du libéralisme absolu et l'anarchie voilée d'un diri­gisme inconséquent, une troisième issue est possible et nécessaire : celle de l'or­ganisation de la liberté. Le dynamisme même de l'économie moderne exige une réglementation qui per­mette à toutes les activités de production et d'échange d'atteindre leur but sans se heurter ni s'opprimer réci­proquement. Le marché ne doit être ni une jungle ni une chiourme (trop souvent aujourd'hui il est à la fois l'une et l'autre), mais un terrain de jeu où un ensemble de règles ga­rantissent simultanément la liberté et la loyauté de la compétition. C'est dans cette ligne que nous envisageons la création d'un pouvoir économique et d'un code du marché. La gravité de la conjonc­ture présente nous montre clairement le chemin à sui­vre ; il faut apporter à la liberté une direction ; sinon elle mourra par le dirigisme. #### Position stratégique La plupart des associa­tions professionnelles et éco­nomiques se bornent à présenter soit de vagues idéologies qui n'engagent à rien, soit de simples pallia­tifs qui n'abordent pas le problème dans son ensem­ble. Le drame d'une grande partie du patronat c'est d'accepter implicitement la lutte des classes comme une réalité naturelle. Et, chose pire encore, de garder dans cette lutte une attitude presque uniquement défen­sive. Il n'est pas de plus grave symptôme de démission. 82:213 On a fait des concessions de détail pour conserver quelques lambeaux de privi­lèges qu'on sent injustifiés. Depuis un demi-siècle, la lutte pour la vie se réduit pour le patronat à une série de replis stratégiques. Nous pensons que l'heure est venue de prendre l'of­fensive. C'est aux chefs qu'il appartient de reconstruire la cité. Il ne s'agit plus d'accepter la lutte des clas­ses ni ses compromis qui ne sont que des armistices mo­mentanés dans cette lutte : il s'agit de supprimer le conflit lui-même en réalisant un équilibre dynamique fon­dé sur la convergence des intérêts et des devoirs et où chacun sera récompensé en fonction de ses services. Pour arriver à cette unité, il faut libérer l'économie de la tutelle oppressive d'un dirigisme dont l'origine et la fin sont de nature pres­que exclusivement politique. Seule la liberté du mar­ché permet à l'économie de développer toutes ses possi­bilités : seule aussi elle per­met, par la concurrence, la sélection des élites vraies, fondée sur l'initiative et la responsabilité personnelle. La liberté économique bien comprise est la pre­mière condition de la pros­périté générale. Mais cette prospérité doit profiter à tous. Il n'est pas de santé économique dura­ble sans justice sociale. Et cette prospérité générale et cette justice sociale ne pour­ront être réalisées qu'en protégeant la liberté écono­mique des emprises de l'État, des convoitises de certains appétits particuliers ou de groupes. C'est pour cela que nous affirmons la nécessité d'un code écono­mique et d'organismes aptes à l'appliquer. Ils sauvegar­deront et stimuleront la li­berté du marché, ils assu­reront le sain établissement des salaires, la loyauté de la politique douanière et l'efficience fiscale respec­tueuse des mécanismes éco­nomiques. Le problème se ramène pour nous à deux points es­sentiels. 1° Produire : or le dyna­misme de la production implique la liberté éco­nomique ; 2° Distribuer : or une saine distribution présuppose la justice sociale qui en attribuant directement à chacun ce qui lui re­vient, rend superflue la redistribution arbitraire et anonyme de l'État. 83:213 C'est sur ces deux bases que nous pourrons unir, pour le bien de tous, l'éco­nomique et le social que la lutte des classes et les pas­sions politiques tendent sans cesse à opposer l'un à l'au­tre. Gustave Thibon. © Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique). 84:213 ### Le cours des choses par Jacques Perret *Jardin des Plantes* (suite). A propos de ce titre on com­mence à murmurer dans les milieux itinérants que je m'applique à retenir le lec­teur par des procédés de feuilletoniste, indignes de cette revue. Parfois sujet aux entraînements de plume il m'arrive en effet de ren­voyer la suite au prochain numéro, célèbre suspension. Je n'y mets pas malice. N'empêche que le mois der­nier je vous laissais plus ou moins haletants quant à l'ago­nie des deux ormes survivants de l'Allée aux Dames, à l'avenir de ses joueurs et aux révélations toujours pro­mises et abusivement reconduites à propos du jeu lui-même, un des plus intelligents du monde. Or je ne suis même pas certain de pouvoir aujourd'hui encore m'acquit­ter de ces promesses. La turbulence électorale et nauséabonde n'est pas encore apaisée à l'heure où j'écris, loin de là. Puisqu'elle fait priorité dans le cours des choses il faut bien que je m'in­cline et j'avoue en attendre l'issue avec un certain déta­chement, pour deux raisons. La première est que l'alter­native qui nous est proposée n'a vraiment pas de quoi nous laisser suspendu. Quel que soit le gagnant nous ver­rons la démocratie, vieille chenille à corne, approcher de son apothéose, plus ou moins vite, c'est tout ; et je ne voudrais pas rater ça, tel est mon modeste souci. Notre catoblépas en effet a déjà croqué sa queue, il a fait durer le plaisir mais le voilà qui met les bouchées doubles et j'espère bien être là pour le voir enfin, toujours plus friand de soi-même, se bouffer tripes et pattes jusqu'à la tête et la corne, ineffable et suprême friandise, morceau de roi. Le fera-t-il en dégustateur ou en glouton, c'est ma seule incertitude. La deuxième raison de mon détachement c'est que je suis depuis quinze ans rayé des listes électo­rales. Si la distinction ne comporte pas de médaille et que par hasard on en douterait les archives municipales four­niraient la preuve. Soit dit entre nous, n'ayant jamais voté, la radiation ne pouvait qu'homologuer un état de fait. 85:213 J'aime assez que soit reconnu et enregistré le manque­ment au devoir civique. On ne peut hélas y trouver de satisfaction qu'en solitaire. Il n'est pas en effet dans la nature de l'abstentionniste de rechercher ses pareils pour former association, la loi d'ailleurs s'y opposerait. La va­riété de nos motivations éthiques ou de nos situations pénales ne nous disposent pas non plus à l'organisation clandestine. Invalides sociaux dispersés dans tous les secteurs de la société ils ne font catégorie qu'aux dépouil­lements de scrutins. Les intentions afflictives de la sanc­tion ne m'ont jamais touché, l'important à mes yeux étant de rester imposable en temps de paix et mobilisable en temps de guerre. Pour ce qui est des avantages moraux, la dispense de vote continue de me flatter comme un privilège rarement octroyé. Dès l'âge de 21 ans j'y ai découvert un aspect nouveau et délicat de ma liberté. J'irai même jusqu'à dire que la disposition légale et dérisoire qui me réduit à l'état de citoyen partiellement déchu m'a confirmé dans le bonheur d'être né français, bonheur invulnérable aux tribulations politiques. Pour ce qui est des avantages matériels de la déchéance électorale ils m'ont beaucoup déçu. Ma radiation n'ayant pas été proclamée ni trompettée je croyais pouvoir, en toute sérénité bien sûr, négocier ma voix. Proposée à tous les scrutins, acceptée par tous les partis j'allais en tirer me disais-je un magot pour mes vieux jours. J'y ai gagné d'innombrables tournées d'apé­ritifs en attendant les enveloppes. J'en ai bien touché quelques-unes par ci par là et vous ne me croirez pas mais ce fut minable, une misère. D'où viennent les pactoles arroseurs de nos campagnes électorales, on peut faire de plausibles conjectures ; mais où vont-ils ces millions pro­digués si l'électeur donne sa voix pour un bouton de culotte ? \*\*\* 86:213 Le cours des choses passant aujourd'hui par les municipales nous constatons que brusquement les municipales doivent passer par l'écologie et ce n'est pas le moment de quitter le Jardin des Plantes. De ma dernière chronique émanait, je le crains, comme un relent d'écologie mais peut-on y échapper quand on raconte un jardin séculaire au cœur de Paris. Ne fallait-il pas déjà qu'Hercule chez Bérénice et Barrès aux Hespérides se laissassent imprégner d'ambiance écologique. Toutefois, sauf erreur, je n'ai pas prononcé le mot. Je ne sais quel amour-propre, esprit de contradiction ou méfiance instinctive me retenait de con­tribuer à la rengaine écologique. A vrai dire, à l'heure où j'écrivais le boum n'avait pas encore eu lieu. Sans me préoccuper de sous-entendus politiques j'évoquais le dépé­rissement de nos ormes et la disparition de nos ânes comme jadis nos aïeux de l'araucaria podocarpus et du bronto­saure domestique. Et voici que tout soudain l'écologie se politise comme déjà la biologie, la puériculture, les mathé­matiques et les beaux-arts. Admise à constituer parti, remuante et bien dotée, elle s'entraîne aux municipales et sera présente aux légis­latives, aux présidentielles, aux européennes comme au bureau de la Fédération Cornec et aux commissions épis­copales. Jusqu'ici confinée en laboratoires et amphithéâ­tres l'écologie va clamer sa douleur sur les places publiques et promettre à chacun, s'il ne vote pas pour elle, qu'il crèvera de pollution. Cette œuvre missionnaire et surabon­damment justifiée a suscité d'admirables vocations de se­couristes. Elle aura comme toujours à se garder des exploi­teurs autant que des fanatiques et à souffrir des ricaneurs. Réputée naguère notre marotte et dada l'inquiétude éco­logique dénonçait le militant conservateur, ennemi du progrès ; la voici maintenant réclamée à gauche. Ce n'est pas la première fois que d'un bord à l'autre nous cons­tatons de mystérieux va-et-vient. En l'occurrence, belle raison ma foi qui réclame le vert depuis toujours com­plémentaire du rouge. C'est pourquoi d'un œil moins sé­vère nous lorgnons en douce vers la gauche chlorophylle, nostalgique et vengeresse, des fois que son élan rétro nous fasse un clair matin ressurgir les beaux jardins et vergers de Charles V, et Charles V lui-même et le rouge étendard de saint Denis. Malheureusement j'ai sous les yeux un ma­gazine intitulé *La Baleine du V^e^,* n° 24 de novembre 1976. Il a été ces jours-ci abondamment distribué sur les paillas­sons du quartier. C'est un numéro consacré à l'écologie de mon arrondissement. 87:213 Depuis un siècle environ, en tout cas depuis que je sais lire, les affiches portant à la connaissance du public les matières enseignées au cours de l'année scolaire dans les différents locaux du Muséum sont placardées rue Cuvier et rue Buffon. C'est là que j'ai appris ce qu'écologie veut dire. J'ai donc su le mot avant de m'intéresser à la chose. Vous comprendrez que la jeunesse en ce temps-là ait eu d'autres soucis que l'écologie. Nos parents eux-mêmes avaient d'autres chiens à fouetter que les pollueurs d'at­mosphère et bousilleurs de paysage. A vrai dire il n'y avait pas encore lieu de s'en inquiéter beaucoup. Le grand dé­part du gigantisme industriel, habitationnel, bétonniel et circulationnel n'aurait lieu que sous le deuxième règne du général de Gaulle, pure coïncidence. Toujours est-il qu'au plus fort de l'âge ingrat et de nos frasques juvéniles, inat­tentifs que nous étions aux signes avant-coureurs de la pollution, nous restions plus ou moins sensibles au bon­heur de l'héritage français dont les motifs nous seraient peu à peu découverts et éclaircis, choyés comme un bien très précieux. Cette affection n'a fait bien sûr que croître et embellir jusqu'à friser l'obsession et le parti pris. Tous mes pareils ici présents ne manqueront pas de préciser que la raison et la foi ont également contribué à cette prise de parti qui justifie non seulement la dérision et la haine mais l'incessante inquiétude que nous inspirons à l'enne­mi au plus fort de ses triomphes. Le magazine en question, *La Baleine du V^e^,* fait un bilan sommaire et édifiant du désastre écologique dans cet arrondissement qui est le mien. Il brosse un tableau des méfaits accomplis dont certains m'avaient échappé. Il ré­vèle des projets ahurissants qui jusqu'ici n'avaient pas transpiré. Il nous donne quelqu'idée, assortie de quelques noms, sur le mécanisme des prévarications, brigandages, corruptions, scapinades, chantages et coups de force accom­plis ou à prévoir dans cet arrondissement. 88:213 On y voit les sportulaires électoraux s'ébrouer impunément dans les gravois de la rue Poliveau, un de ces coins privilégiés qui hier encore sentait le crottin de cheval et résonnait au bruit des sabots de hêtre sur le pavé des courtils. On y respirait à plein poumon la gentillesse de Paris dans ses rumeurs artisanales, la cocasserie de ses jardinets, cours et arrière-cours, appentis et remises tout imprégnés du sédiment des labeurs anciens, la pratique héritée des rela­tions de voisinage, une treille parfois où nichait le moineau, tous les vestiges enfin d'une civilisation villageoise un peu dégénérée mais bien vivante encore et qui ne demandait qu'à survivre. Le processus d'extermination nous est ra­conté par bande dessinée sur double page. C'est l'histoire assez banale hélas mais cruellement exposée de la maffia immobilière qui s'abat sur l'îlot prétendu insalubre, avec ses machines à démolir et ses machinations corruptrices. On y trouve même l'épisode héroïque du locataire récalcitrant. C'est là un genre de situation que je comprends assez bien ayant été moi-même locataire dans un immeuble voisin, rue Buffon, et tout le pâté menacé d'expulsion. Des gens bizarres étaient venus nous voir et procéder aux en­quêtes préliminaires à la procédure d'expulsion. Il s'agis­sait de construire sur les poussières de notre foyer un monument vertical et culminant à la gloire de l'Évolution. Je ne vous raconte pas une blague, j'ai vu les plans. Vous comprendrez qu'à bon droit j'ai pu me considérer comme personnellement visé. De ma belle plume alors je publiai un factum où je sollicitais de la haute bienveillance du Muséum National des Sciences Naturelles mon relogement d'office : trois pièces cuisine, caverneuses mais chauffées, aux plus bas niveaux de l'évolution bétonnée, entre le cromagnard et le solutréen avec fixation des horaires d'ex­hibition familiale et pourcentage sur les recettes. Ils ont flairé le mauvais coup mais de toute façon le projet serait différé faute de crédits. 89:213 Revenons à *La Baleine du V^e^,* n° 24. Tout ce qui est relatif aux bétonneries de l'immobilier interlope est faci­lement convaincant. La situation de notre écologie est ex­posée correctement et l'évocation de ses lendemains s'éver­tue honnêtement à susciter une jacquerie locale des plus honorables et bienfaisantes. Ces chapitres-là seront tenus par tous ses lecteurs électeurs et à juste raison comme un travail d'utilité publique, sans éveiller aucun soupçon d'ar­rière-pensées étrangères aux verdures et silences dont se languit la population d'origine aussi bien que l'estudian­tine plus ou moins studieuse, nomade, francophone et révolutionnaire évasive. Les chapitres concernant le redressement de l'écologie, soit par restauration pure et simple des conditions et coutumes antérieures mais plus souvent par instauration d'une écologie nouvelle, sont d'une qualité moins rassu­rante. Les enfantillages, les sottises, parfois même un petit côté snob ou tocard, passe encore. Mais en dépit de quel­ques facéties peut-être inspirées de la tradition Lop et Duconneau, on ne tardera pas à voir traîner par-ci par-là un long bout de l'oreille. Nous subodorons bientôt le mili­tant austère et docile au service de la cause. Je m'inquiète un peu des espèces de chefs d'îlot qui, sous le nom gracieux d'apaiseurs, devront « garantir l'accord idéologique du quartier ». Voici, disent-ils, des fruits, des feuilles et des branches, voici mon programme aussi. \*\*\* Comme il se doit, j'attire votre attention sur les projets concernant le Jardin des Plantes, haut lieu s'il en fût de vocation écologique. L'expédition des animaux dans quelques prairies et bocages surveillés de l'Ile de France n'est qu'une rengaine à la mode zoophilâtre et sentimentale qui fait l'humiliation des tigres câlins et des lions caniches. Ces façons de racheter nos péchés de fourrure et de cage en persuadant le tapir et le babouin que leur dignité ani­male ne vaut pas moins que l'humaine est une plaisanterie de mauvais goût. Elle ne réussit qu'à les offenser dans leur condition déjà très honorable de frères inférieurs. 90:213 Que feront de la ménagerie évacuée nos municipes écologues la question est pendante et je me propose à leur signaler quelques drôles d'oiseaux et fameux crocodiles qui trouveraient là une écologie satisfaisante aux yeux du public. Pour ce qui est du jardin proprement dit leur projet me laisse une vision de kholkose bielorussien mitigé de bergerie philosophale en cogestion. Ainsi de sondages en scrutins le caméléon électoral nous a-t-il révélé sa bonne couleur. Vêtus de lin rose et couronnés de chèvrefeuille voici les écologues de quartier dispensateurs d'ineffables pollutions. Et voilà comment le gentil Rousseau, pianoteur d'églogues, enfant chéri des marquises libérales, inévitable maestro des chienlits iréniques, indispensable chou-chou des dictatures humanitaires, nous conduira doucettement jusqu'aux bonheurs méconnus de l'écologie goulag. Médire de l'écologie sur le dos du goulag dans une conclusion visionnaire n'est pas en l'occurrence, comme vous pourriez le croire, un procédé pendable. Péché mignon du chroniqueur la médisance est honnête qui se prévaut du charisme prophétique attaché à sa profession. Toujours est-il qu'à propos de visions je saisis l'occasion de rattra­per ici mes joueurs de dames qui sont en droit eux aussi de se dire visionnaires. Ils le sont en effet dans la mesure où ils doivent anticiper sur le mouvement de la partie consécutif au déplacement de tel ou tel pion, imaginer la nécessité ou aléa des enchaînements, se représenter enfin très clairement la situation du damier expurgé des prises. Ces quelques mots suffiront à justifier mon introduction du damier dans l'équilibre écologique du sujet qui m'est imposé par le cours des choses, à savoir l'irruption de la science écologique dans le jeu électoral. Que le joueur de dames soit électeur assidu, acceptons-le pour la dignité de la confrérie comme pétition de principe. Qu'il soit présumé de gauche relativement au joueur d'échec réputé de droite, c'est le type même de l'opinion reçue et acceptée sans examen. Nous y reviendrons à loisir. 91:213 Que l'écologie soit objet de scrutin je ne vois pas les raisons pour lesquelles un damiste en serait porté aux urnes ou détourné. Les conditions qui font la victoire d'un candidat n'ont aucun rapport avec celles qui font le gain d'une partie de dames. D'autre part, qu'il soit grand joueur et rompu aux atmos­phères de championnat ou débutant sans espoir de progrès, la sensibilité ou l'indifférence du damiste au genre d'éco­logie appelée ambiance est également partagée. L'expérience me fait dire que le maître aussi bien que le tocard peut se trouver incommodé par une odeur de frites ou les plai­santeries de l'entourage mais j'en ai connu qui eussent mené leur partie sur la place de la Concorde comme au plus secret d'un réduit capitonné. Vous savez déjà qu'au Jardin des Plantes l'Allée aux Dames est ainsi nommée par le public non pas en mémoire de ses belles promeneuses, Mme Roland, Georges Sand et autres mignonnes historiques mais en raison de nos joueurs de dames qui, en belle saison, ont accoutumé d'y venir mesurer leurs talents. J'ai assez parlé des pauvres ormes à l'ombre desquels cette année encore ils viendront se rassembler, pour la dernière fois peut-être. Vous seriez en droit de voir dans ces ombrages un élément d'écologie saisonnière au bénéfice particulier des damistes. Oui bien sûr, comme le pion cache le damier l'arbre cache la forêt, mais j'en ai bien d'autres à vous faire voir. Nous sommes ici dans un lieu extraordinairement privilégié au triple point de vue expérimental, scientifique et social de l'Éco­logie majusculaire. Devant vous, au sud, le jardin bota­nique proprement dit : voici dans leurs milieux et classi­fication naturelle, cinq mille végétaux en plein air, trois siècles d'écologie surveillée en fonction du climat parisien. Intimidé, troublé, vous faites demi-tour face au nord, et maintenant tenez-vous bien : vous avez devant vous le Parc Écologique. Échantillonnage élaboré de nos associa­tions végétales typiquement indigènes, chênes verts de Pro­vence, châtaigniers auvergnats, taillis jurassiens, bouleaux d'Île-de-France et les sous-bois correspondant aux essen­ces. Telle est la densité écologique de ce lopin si comblé de satisfactions naturelles que la prudence de ses gestion­naires en interdit l'accès au public. Mais le spectacle à distance peut suffire à l'enchantement du promeneur. 92:213 Tou­tefois une pétition a circulé entre les deux tours de scrutin pour que l'entrée du Jardin des Plantes soit autorisée en dehors des heures d'ouverture et levé l'interdit de son parc introuvable à l'intention des candidats désireux d'éprouver ou raffermir leur vocation écologique, admi­rable initiative. Quelles grâces quels avis n'allaient-ils pas recevoir de ces quelques instants de méditation aurorale ou crépusculaire dans un bocage saturé de leçons éter­nelles, véritable locus, bois sacré de nos anges et dryades réconciliés. Les syndicats réunis de l'urbanisme et de l'immobilier s'y sont opposés. \*\*\* L'écologie conditionne l'être en vue du bien-être et, tant qu'à faire, du mieux-être. Je ne parle évidemment pas de l'écologie proprement dite qui est celle de la nature et qu'aucun vœu de changement ne saurait habiter, mais de celle qui se définit aujourd'hui par rapport aux sociétés humaines où l'idéal de bien-être suffit à la nécessité du progrès. Nous en sommes à l'écologie du confort, démo­cratiquement distribué, libéralement réparti, la liberté n'étant plus, sous le nom de libéralisme, qu'un absolu va­souillard et stimulant du confort : confort de l'estomac, des membres, des yeux, du nez, des oreilles et des fesses. C'est dire que l'art est admis à la dignité de facteur éco­logique. Il justifie ainsi l'usage, à tous propos répété, de l'expression « cadre de vie ». Il importera au premier chef que l'œuvre ainsi encadrée soit totalement libérée de toute implication surnaturelle, religieuse ou simplement morale. Nous constatons en effet qu'en toutes circonstances, énoncé de programme, déclaration de principe, conflits sociaux, incidents diplomatiques etcetera, le discours présidentiel se refuse à toute allusion aux valeurs morales et spiri­tuelles. Autrement dit nous pataugeons dans un bourbier matérialiste et d'autant plus satisfaisant qu'il se veut ra­tionnel, distingué, malin, élégant, voire coquet ; à la fran­çaise comme on dit. 93:213 En attendant les directives de l'écologie planétaire et normalisée, celle du V^e^ arrondissement est donc en projet de rénovation. Pour ce qui est des écologies particulières aux quartiers, leurs habitants seront démocratiquement consultés. Sans trop m'étonner bien sûr, je regrette un peu que rien ne soit prévu pour nos paroisses. Un millénaire et demi de civilisation chrétienne avait jusqu'ici condition­né spontanément les écologies paroissiales de Saint-Jacques, Saint-Médard, Saint-Étienne, Sainte-Geneviève, Saint-Sé­verin et Saint-Nicolas. Leur aliénation et déhiscence dont nous sommes témoins auraient sans doute provoqué l'at­tention, bienveillante ou non, des écologues si, pour la plupart, les paroissiens eux-mêmes n'avaient pas été réduits à indifférence, aboulisme, résignation ou apostasie par les soins diligents du ministère épiscopal. Or, le divertisse­ment électoral battait son plein quand un clergé nomade et prétendu marginal mais foncièrement catholique et har­diment traditionnel s'est emparé sans coup férir de Saint-Nicolas-du-Chardonnet pour y installer le Saint-Sacrement et son adoration perpétuelle. Dès lors allaient se succéder messes, vêpres, chapelets et saluts, le tout effrontément validé par l'usage exhaustif des objets sacrés et consacrés, des gestes rituels et des ornements sacerdotaux. Liturgie plénière. Il est triste hélas d'avoir à ressasser non seule­ment que les signes font le témoignage et le gouvernement de la foi mais que les pompes et les ors n'ont jamais fait l'orgueil des officiants mais la dérisoire et très humble expression de la gloire de Dieu ici-bas célébrée. On vit bientôt affluer les fidèles de la paroisse puis, par dizaines de milliers, les pèlerins parisiens, banlieusards et même provinciaux, jeunes et vieux, pauvres et riches. Ils en­traient dans la nef tout saisis de pieuse et timide exaltation et n'en croyant pas leurs yeux ni leurs oreilles : la divine surprise. Demain nous en serons, si Dieu veut, au qua­trième dimanche. Nous verrons une fois encore le trop plein de la nef déborder sur le parvis jusqu'aux trottoirs, la voix des orgues traverser les murs, et la foule mélangée du dehors comme celle du dedans se retrouver comme aux beaux dimanches de Clovis et même de Félix Faure, una­nime et fraternelle dans la vérité, la prière et les cantiques. 94:213 La place conquise ne sera sans doute pas conservée, au mieux échangée. La conscience démocratique et mon­diale ne risquera pas son prestige en brandissant ses foudres. Dédaigneuse de l'incident elle en abandonne le règlement à l'évêque du lieu. Mgr Marty en est encore aux déplorations doucereuses et réprobations pétries d'une mauvaise foi consternante. Il envisage avec une tristesse infinie d'en appeler au bras séculier. Il est en train de rater la plus belle occasion d'illustrer sa carrière et d'honorer sa mémoire. En mettant les choses au pire et que la gar­nison téméraire soit suspens a divinis, exclue de la mêlée œcuménique ou simplement refoulée dans les catacombes du XVII^e^ arrondissement, la population du quartier ne cessera pas d'être émue et encouragée au souvenir de ces jours et de ces nuits où furent célébrées sans arrêt les vérités de l'Église souffrante et néanmoins triomphale sinon triomphante. De toute façon la paroisse est désormais privilégiée de grâces exceptionnelles, quoique officieuses. L'histoire nous dit que saint Nicolas ne peut ignorer ni délaisser les enfants persécutés ou circonvenus par d'indignes pasteurs. J'ai ouï dire d'autre part que le Chardonnet, cépage blanc du Mâconnais réputé jadis pour donner un vin de qualité mystique, s'impatientait de retrouver son emploi. \*\*\* Connaissant les positions fortifiées de l'abbé de Nantes mais aussi la confiance et la rigueur dont il témoigne dans l'exercice de la prudence théologale, on ne s'étonnera pas qu'il tienne le coup du Chardonnet pour téméraire donc regrettable. « D'accord sur le fond, dit-il, pas d'accord sur la forme. » Un soir qu'à deux pas de Saint-Nicolas occupé il donnait à la Mutualité une conférence admirable et vengeresse à propos du *Mal Français* de Peyrefitte, je pro­fitai d'une pause pour demander à un jeune homme de la C.R.C : 95:213 -- Vous savez qu'à côté une contre-attaque est toujours à prévoir. Supposez que tout à l'heure... -- Pas de problème, dit-il : tous comme un seul homme. C'est un fait reconnu historique et quasiment instinc­tif que les éléments d'une troupe dispersés dans la nature et plus ou moins accordés sur les moyens et tractations d'une cause commune n'auront pas besoin d'un comité de liaison pour se trouver réunis et marchant au canon. Nous avons vu l'heureux phénomène se produire à propos de l'Algérie française. Que l'union se fût bientôt détériorée, c'est une autre histoire. Jacques Perret. 96:213 ### Enquête sur l'assemblée dominicale par Paul Bouscaren *Texte intégral du questionnaire\ distribué et recommandé\ dans le diocèse de Montauban* #### ENQUÊTE SUR l'ASSEMBLÉE DOMINICALE En vue d'une session sur ce sujet, vos prêtres, à travers tout le diocèse seraient heureux de connaître vos opinions et vos désirs ! Cela rendra leur travail plus efficace, ils vous en remercient vivement ! 1°) POUR QUELLES RAISONS ALLEZ-VOUS A LA MESSE LE DIMANCHE ?  Par conviction : « c'est ma Foi chrétienne »  Par devoir : « il faut sanctifier le Jour du Seigneur »  Pour prier : « la Messe est la meilleure des prières »  Pour écouter la parole de Dieu  Pour participer à l'Eucharistie : Sacrifice et Communion  Autres raisons personnelles : Veuillez bien marquer d'un le  qui correspond pour vous à la raison principale et dans les autres Et, ce qui pour vous est la (2°) -- (3°), ou (4°) raison. 2°) QUE CHERCHEZ-VOUS A LA MESSE ?  un renouvellement de votre Foi ? 97:213  Une rencontre avec DIEU ?  par la communion ?  par la prière ?  par sa parole ?  par son pardon ? Une rencontre avec vos frères ?  par l'accueil mutuel ?  par le soutien  par la Charité ?  dans le témoignage ?  Un réconfort moral ?  Autre chose encore ? Veuillez bien marquer pareillement les  d'après votre opinion ! 3°) QUE TROUVEZ-VOUS A LA MESSE ? De quoi êtes-vous satisfait ? Par quoi êtes-vous déçu ? 4°) QUELLES AMÉLIORATIONS SOUHAITEZ-VOUS A LA MESSE ? A\) De la part de votre communauté de fidèles ? De vous-même ? B\) De la part de vos prêtres ? (par exemple : l'accueil, le chant, les horaires, les contacts humains, les prières, les gestes, les silences, l'aspect festif...) 5°) VOUS AVEZ DES PARENTS, DES ENFANTS, DES AMIS QUI ONT ABANDONNÉ CES DERNIÈRES ANNÉES LA PRATIQUE DE LA MESSE DOMINICALE... POURRIEZ-VOUS INDIQUER LES RAISONS QU'ILS DONNENT DE CET ABANDON ? 6°) NOUS RECEVRONS AVEC PLAISIR TOUTES LES AUTRES REMAR­QUES QU'IL VOUS PARAÎTRAIT UTILE DE NOUS COMMUNIQUER SUR CE SUJET... MERCI ! MERCI BEAUCOUP ! N.B. -- Vous n'avez pas à signer, mais pour le classement des réponses, il serait bon que vous nous indiquiez : Votre Paroisse Votre profession Votre âge Monsieur, Madame, Mademoiselle et remettez cette feuille au fond de l'église ; ou au plateau de la quête ; ou à M. le Curé ; ou à : session Liturgique Secrétariat de l'Évêché, 82017 MONTAUBAN. 98:213 QUE SIGNIFIENT CES MOTS : *l'assemblée dominicale*, et de quoi s'agit-il dans le questionnaire dis­tribué et recommandé à la messe du 1^er^ di­manche de Carême, et qui doit faire retour à « Session Liturgique Secrétariat de l'évêché Montauban » ? Im­possible de répondre successivement à ces deux ques­tions sans avoir à constater que, sous ce titre, il s'agit de la messe, et que, en conséquence de ce titre, la messe apparaît comme *l'assemblée du dimanche,* -- alors qu'il s'agit, pour la foi catholique, au lieu de cette réduction générique à une assemblée humaine, du mystère spécifiquement divin de *l'assemblée du Sei­gneur,* et c'est-à-dire où nous sommes assemblés par le Seigneur, avec le Seigneur et dans le Seigneur, dont la Présence physique exige notre présence physique à la messe, dans le même lieu où elle est célébrée. Cette réduction préalable et globale par le titre est matraquée de bout en bout du questionnaire, selon que, la messe y est constamment assujettie à l'appréciation de chacun, au point de vue qu'il lui plaira de faire prévaloir, la messe n'exigeant jamais ce qu'elle est pourtant par essence et qui l'impose à notre adoration : Notre-Seigneur venant à nous, Dieu avec nous, l'Em­manuel eucharistique ensuite de l'Emmanuel évangé­lique. La distinction telle quelle des questions, en quatre séries, est bouffonne : aller à la messe, bien entendu, est un témoignage de foi chrétienne, mais par quelle action de quelle sorte, et comment la foi chrétienne fait-elle aller à la messe du dimanche d'autre sorte que pour sanctifier le jour du Seigneur, et ce, par la prière, etc. ? Mais en réalité, distinctions bouffonnes, ou condi­tionnement des esprits pour qu'au lieu de vivre de la foi qu'ils ont simplement, ils plongent et s'enlisent dans le pluralisme libéral des opinions chacunières ainsi provoquées, voire, encore pis, supposées immanquables chez ceux qui vont à la messe ? 99:213 Nous n'avons pas des prêtres de Jésus-Christ pour nous poser des questions, si ce n'est sur les réponses du catéchisme préalablement expliquées par leurs soins. Le sondage démocratique de nos opinions est au rebours de l'Évangile, par lequel les pauvres s'entendent prêcher la Bonne Nouvelle, et non pas se voient invités à décider majoritairement du Don de Dieu. « Rencontre avec Dieu ? ... Rencontre avec vos frères ? ... » Peut-on se proposer à égalité ces deux « rencontres » ? Avec « la Charité » dans le second cas, non dans le premier ? Cela, « d'après votre opinion » ? N'y a-t-il pas, avec toutes ces distinctions insidieuses, la confusion intolérable du mystère divin et de ses dehors humains, lorsque l'on demande : « Que trouvez-vous à la messe, de quoi êtes-vous satisfait, de quoi déçu, quelles améliorations souhaitez-vous ? » Un tel questionnaire suffirait à prouver que les chrétiens n'ont plus d'évêque à leur tête. Naïf, au sur­plus, qui s'en étonnera ; le démocratisme dans l'Église, aussi bien que dans l'État, est incompatible avec l'hom­me du bien commun en vérité et à l'action, pour le salut du peuple, pour le salut des âmes. #### Le mystère de l'Emmanuel eucharistique démenti par la nouvelle messe La messe traditionnelle ne permet au célébrant d'apparaître pour l'homme et le chrétien qu'il est, que dans l'homélie (avec quelle force chez « le pauvre curé d'Ars »...), l'action eucharistique exige continuellement le regard de la foi en Jésus-Christ s'offrant lui-même à son Père par le ministère de son prêtre quel qu'il soit, sans différence d'un célébrant à l'autre que de perfection des rites sacrés. Faute de ce regard de la foi sur Jésus-Christ présent pour se donner à son Père et à nous, l'action hiératique pourra ne rien dire à l'humeur du moment, et la messe ennuiera. 100:213 Que dire, à notre époque de si peu de foi pour à peu près tout le monde ! Alors, la messe de Paul VI fait du prêtre de Jésus-Christ, pas seulement, peut-être, mais beaucoup trop, un homme et un chrétien avec les hommes et les chrétiens de l'assemblée ; ceux-ci n'ont plus à voir en lui le Seigneur, mais à être, avec lui, -- cet homme-là et ce chrétien-là comme il parle et comme il prie, -- pour rendre présent le Seigneur à son peuple, pour que son peuple soit le Corps du Seigneur : le Corps mystique, au lieu du Corps eucharistique de la messe d'avant Paul VI. Pour achever la catastrophe, l'homélie n'a plus à témoigner de la doctrine catholique, c'est la harangue d'un homme d'aujourd'hui à des hommes d'aujourd'hui, la foi au Christ servant de levier à cette fin qu'aujour­d'hui soit un bel aujourd'hui des hommes en ce monde. A la messe d'hier, il s'agissait *directement* de Jésus-Christ, et pour le prêtre et pour les chrétiens assemblés, toute la distance liturgique de ces hommes-ci, à cet homme-là n'était de rien chez cet homme-là, mais toute pour cette présence du Seigneur lui-même ; à la messe de Paul VI, le prêtre n'est plus comme le Sei­gneur devant ses fidèles, mais ceux-ci ont affaire, direc­tement, à l'homme qu'il y a en lui comme cet homme-là, hic et nunc. Est-ce beaucoup plus humain, étant beaucoup moins hiératique, il n'importe pas du tout, vraiment, au regard de la foi, qu'il faut, et que la nouvelle messe ne veut pas, mais un autre regard. Avez-vous *lu l'Apologie pour le Canon romain,* du Père Calmel ? 101:213 #### L'Évangile et nos réels besoins et le service réel de nos frères L'Évangile est Parole de Dieu adressée à l'être hu­main en tant que créature de Dieu à l'image et à la ressemblance de Dieu, et c'est-à-dire en tant que per­sonne ; mais personne humaine qui a besoin d'être sau­vée, et qui doit, pour entrer dans le Royaume de Dieu, renoncer à soi-même et suivre Jésus-Christ Fils de Dieu Sauveur. L'Évangile n'ignore pas que l'être humain a des conditions d'existence, a besoin des choses de ce monde, qu'il soit païen ou juif ; mais l'Évangile répond à notre besoin du Ciel, non à notre besoin terrestre ; et il ne veut pas que celui-ci nous fasse païens, mais toute confiance à Dieu pour que le service de Dieu selon l'Évangile n'ait aucunement à craindre de nous rendre la vie impossible. Si donc il nous faut, non seulement manger et nous vêtir, mais vivre en famille et en société, l'Évangile ne s'adresse pas à l'être humain pour l'aider en ces besoins-là, ne les conteste pas davantage, pourvu qu'ils ne fassent pas obstacle de leurs appar­tenances de moyens nécessaires à notre appartenance au Royaume du Père. C'est pour lever pareil obstacle que chacun doit renoncer à soi-même. L'obstacle vient-il de César, il y eut et il y a encore les martyrs. Cela est clair, mais ce n'est plus tout ; il y a maintenant, pour faire obstacle de l'existence terrestre à la vocation évangélique, la confusion moderne du citoyen avec l'être humain : non plus celui-ci en besoin d'apparte­nance à sa famille et à la société nationale pour une existence qu'il doit à Dieu, de source et de course, mais en maître souverain, responsable à mesure de l'huma­nité entière ; et cela, d'autant que le voilà, désormais, chaque jour informé de ce qui arrive d'un pôle du monde à l'autre ; au lieu du besoin que l'Évangile veut tout confiant à Dieu, l'obligation pour César de faire justice au monde entier, et César est chacun des chré­tiens, tous citoyens selon 1789. Sans aucun doute, l'Évangile fait obligation de charité à chacun de nous d'être au service du prochain en tous ses besoins, mais attention ! au service réel de ses besoins réels, donc, chacun selon les réels moyens qu'il a d'aider les autres. Tout autre chose, aujourd'hui, les droits idéologiques et leurs besoins idéologiques, et des moyens idéologiques aussi douteux qu'ils sont ma­traqués par l'information comme elle nous informe. 102:213 L'Évangile parle dans l'hypothèse de la réalité connue de tous et reconnue pour la réalité, il n'a rien à dire et on lui fait dire ce qu'on veut dans l'hypothèse moderne des idées disposant du réel comme par *identité d'exis­tence* du réel en soi et dans les idées que nous formons par *abstraction d'entité,* vaille que vaille. Vendre tous ses biens et en donner le prix aux pauvres, quel rapport avec la révolution pour une société sans classes, fût-elle réalisable ? L'obligation évangélique de servir Dieu en servant ses frères humains, quel rapport avec une justice définie par l'égalité de tous devant les lois de volonté générale, sans aucune loi première que de liberté ? Quel rapport au Sauveur, d'avoir logiquement La loi Simone Veil de libre avortement ? #### Le mystère de Jésus-Christ démenti par « les années obscures de Jésus » Les Évangiles sont un témoignage de la foi en Jésus-Christ pour que l'on croie au Fils de Dieu (Jean, 20/30), mais témoignage de foi arrêté, non sans logique d'ail­leurs, et une logique indispensable, à ce qui fonde cette foi : le témoignage sur Jésus de Jésus lui-même, de sa vie, de ses œuvres, de sa prédication de l'Évangile, et c'est-à-dire de la Bonne Nouvelle de notre salut en Jésus-Christ ; l'Évangile qui n'est pas, bref, « aimez-vous les uns les autres », et encore moins « l'amour » ; l'Évangile qui est, en un mot comme en toute la Patrologie de Migne, ICHTHUS, Jésus-Christ Fils de Dieu Sauveur. Témoignage, ainsi, non de la foi chré­tienne sur elle-même, mais sur Jésus-Christ selon que Jésus-Christ a fondé cette foi en lui-même pour ceux qui l'ont vu et entendu, et, par ceux-là, pour ceux qui recevront le témoignage de ce que ceux-là ont vu et entendu. 103:213 Qu'en est-il, par comparaison, du livre de Robert Aron sur « Les années obscures de Jésus » ? Il s'agit de la vie *intérieure* de Jésus comme d'un jeune Juif entre les Juifs de son époque et de son milieu ; il s'agit de regarder cette vie intérieure à la lumière de tout ce que l'on peut connaître de ses conditions extérieures collec­tives ; ni plus, ni moins. Pesons cela ; de quoi s'agit-il de la sorte, sinon d'un contre-évangile, mais oui, d'une œuvre d'anti-foi en Jésus-Christ, -- au Fils de Dieu qu'il était, dont il avait la vie intérieure, humaine, il est vrai, mais personnellement divine ; et l'on ne regarde rien de tel comme s'il n'y avait rien de tel ? Dans l'Évangile, Jésus parle comme jamais homme n'a parlé (Jean, 7/46) ; selon Robert Aron, Jésus a dû penser à la manière d'un bon pharisien, c'est de la sorte que nous devons regarder sa vie intérieure au long de ses années obscures, -- années de son noviciat en judaïsme. L'Évangile connaît le Christ en qui nous devons croire, le livre de Robert Aron ne veut connaître Jésus de Nazareth (et pour cause, qu'importe ?) que selon la chair, -- contre-évangile rejeté par saint Paul (II Co­rinthiens 5/16). « Les années obscures de Jésus », ou Jésus selon les Juifs qui ne croient pas en lui, comme ils sont juifs sans croire en lui ; ou : connaissance de Jésus à l'instar d'un des bons Juifs qui ne croient pas en lui. Quoi qu'il en puisse être « du heurt fatal de deux civilisations » (page 252), -- voir là-dessus comment parle Jésus, d'une part de ce que cherchent les païens, mais, d'autre part, de la justice insuffisante des Scribes et des Pharisiens, -- Jésus fait obligation à chacun de croire en lui pour être sauvé, sans excuse de ne pas le faire ; si bien que, Pilate ayant autorité pour con­damner celui que les Juifs accusent à son tribunal, leur péché n'en est que plus grand. Robert Aron parle de façon qui escamote l'inévitable *avec Jésus ou contre lui* (Matthieu, 12,/30), c'est s'inscrire en faux, et contre le droit de l'Évangile, et contre sa présentation des faits dans le drame de la Passion. 104:213 Si les Juifs sont religieux en corps, peuple de Dieu, peuple de prêtres, -- ce livre y insiste tant et plus, -- cela peut-il être sans consé­quence quant à reconnaître en Jésus le Messie ? Oui ou non, devaient-ils le faire, et, oui ou non, s'y sont-ils refusés ? Oui ou non, est-ce là *perfidia judaïca *? « Les années obscures de Jésus », titre recevable, non la prétention de connaître Jésus par son milieu ; « Ainsi priait Jésus », ce titre même est irrecevable : ne serait-il pas téméraire, déjà, de prétendre connaître l'oraison de saint Jean de la Croix ou de sainte Thérèse par la liturgie catholique ? Paul Bouscaren. 105:213 ### Une révolution méconnue celle de l'Office divin par Jean Crété Sous ce titre, le *Courrier de Rome* du 25 février publie une excellente étude de « Missus Roma­nus » sur la substitution de la *Liturgia Horarum* à l'Office divin ou Bréviaire. L'auteur cite et commente une conférence de M. l'abbé Pierre Jounel publiée dans les *Notitiae,* numéros 97 et 98. M. Jounel est bien connu pour être, depuis plus d'un quart de siècle, un artisan de ce qu'il appelle, avec satisfaction, « le renouveau liturgique ». Ce « renouveau » s'est manifesté avant tout dans la messe et les sacrements. M. Jounel et « Missus Romanus » s'appliquent à exposer ce qu'a été la réforme profonde de l'Office divin. Évidemment, leurs jugements ne concordent pas : ce que M. Jounel considère comme un renouveau, dû en partie à ses talents, est jugé par « Missus Romanus » comme une révolution. Nous ne dissimulerons pas que nous som­mes pleinement de l'avis de « Missus Romanus ». La constitution conciliaire avait prévu, en termes apparemment prudents, une réforme de l'Office récité on chanté, au nom de l'Église, par les clercs, religieux et religieuses, avec possibilité pour les laïcs de s'y unir. Cette possibilité n'était pas une innovation. Les fidèles ont de tout temps participé aux vêpres des dimanches et fêtes et parfois à d'autres parties de l'Office. 106:213 Cela. M. Jounel semble l'ignorer : « Tel est donc, dit-il, le cheminement qu'a fait l'Office divin en quelques années, passant du Bréviaire du prêtre solitaire à la liturgie des Heures célébrée par tout le peuple de Dieu prenant ainsi sa place dans le renouveau liturgique de Vatican II. » M. Jounel avait commencé son article en évoquant « la participation des fidèles au chant de l'Office du matin ou du soir à Notre-Dame de Paris ou à la liturgie quotidienne des Heures dans nombre de monastères ». Grande et merveilleuse nouveauté ! Nous avons célébré à Notre-Dame de Paris la Toussaint de 1947 : nous gardons le souvenir de la foule recueillie s'associant de tout cœur aux offices de ce jour : tierce, messe pontificale, sexte, none, vêpres de la fête, salut, vêpres, complies, matines et laudes des morts. L'office de l'après-midi, qui avait duré trois heures, nous paraissait trop court. En vérité, M. Jounel se moque de nous. Nous voudrions bien voir à quoi se réduit l'assistance actuelle aux offices du matin et du soir à Notre-Dame de Paris, qui sont les seuls de ce genre à être célébrés dans la capitale. En 1947, il y avait des vêpres dans toutes les églises de Paris, et dans beaucoup d'églises de province. En quels lieux aujourd'hui la « liturgie des Heures » est-elle célébrée avec concours de peuple ? Quant aux monastères, nous avons le souvenir de l'église abbatiale de Solesmes comble, débordante ; et elle se remplissait ainsi bien avant la naissance de M. Jounel puisque, à la fin du XIX^e^ siècle, Dom Delatte envisageait la construction d'une plus vaste église pour y accueillir la foule des fidèles : projet qui ne put être réalisé pour des raisons financières. Cette imposture de M. Jounel sur la participation des fidèles aux offices avant et après la réforme, se double d'une grave erreur sur les rôles respectifs des prêtres et religieux et des fidèles. L'Église, qui a insti­tué l'Office divin, *délègue* certaines communautés et certaines personnes pour le chanter ou le réciter en son nom. 107:213 Sont ainsi délégués : pour la récitation ou le chant choral de l'Office, les chapitres de chanoines et les communautés de moines et de moniales ; pour la récitation individuelle de l'Office, les prêtres, diacres, sous-diacres, et les religieux et religieuses profès de vœux solennels, à l'exception des frères convers. Des laïcs peuvent assurément chanter les vêpres ou d'autres parties de l'Office en commun, en l'absence de prêtre, ou les réciter en particulier : mais on ne peut pas dire qu'ils soient *délégués* par l'Église pour chanter ou réciter l'Office. M. Jounel néglige complètement cette distinction et insiste sur le rôle des laïcs : c'est en fonction des laïcs que la liturgie des Heures aurait été pensée et réalisée. M. Jounel cite une déclaration, en date du 10 août 1961, de la commission liturgique préparatoire au concile, déclaration qui faisait de l'Of­fice divin un acte du peuple chrétien entier : évêque, prêtres et fidèles. M. Jounel ajoute que ce langage avait peu de chances d'être entendu du concile. On s'exprima donc en termes plus mesurés pour faire passer le texte de la constitution conciliaire, et ce n'est qu'après le concile qu'on reprit les projets de la commission prépa­ratoire. Cela nous paraît exact ; cette manœuvre se traduisit même par une éclipse temporaire du Père Bugnini, qui fut remplacé par le Père Antonelli. La constitution conciliaire une fois votée, le Père Bugnini reprit sa place et fut l'artisan principal de la réforme liturgique. On sait ce qu'il en est advenu pour la messe, et c'est là que la confusion entretenue sur les rôles respectifs du prêtre et des fidèles atteint le maximum de gravité. Car sans prêtre, pas de messe possible. En exagérant le rôle de « l'assemblée » pour minimiser celui du prêtre, on perd de vue le caractère spécifique du sa­cerdoce. On en arrive à donner à n'importe quelle réunion de fidèles autant d'importance qu'à la messe. Pour en revenir à la liturgie des Heures, promulguée en 1971, rappelons d'abord qu'elle avait été précédée, en France, par l'édition d'un volume intitulé : *Prière du temps présent,* publié en 1969. 108:213 Ce volume, contenant (en français uniquement) des psaumes, des prières di­verses, et, pour les lectures, de simples renvois à la Bible et à la Patrologie, voire à des auteurs modernes, fut pratiquement *imposé* au clergé et aux communautés religieuses ; en certains diocèses, il fut envoyé gratui­tement à tous les prêtres. Lorsque, deux ans et demi plus tard, parut la *Liturgia Horarum* en latin, beaucoup de prêtres, qui n'avaient adopté qu'à contre-cœur la *Prière du temps présent,* se procurèrent les quatre volumes latins de la *Liturgia Horarum,* et ils en furent enthousiasmés, parce qu'ils faisaient la comparaison avec la *Prière du temps présent.* Entre deux maux, il faut choisir le moindre. Oui, la *Liturgia Horarum* est très supérieure, et sans aucune peine, à la *Prière du temps présent.* Mais si l'on veut porter un jugement équitable, il faut comparer la *Liturgia Horarum,* non à la *Prière du temps présent,* mais aux Bréviaires an­térieurs. Déjà, le Bréviaire de Jean XXIII (1960), qui maintenait le psautier hebdomadaire, avait supprimé un grand nombre de leçons. Dans la *Liturgia Horarum,* on a pris l'option inverse : on a introduit une grande variété de leçons, mais on a étalé le psautier sur quatre semaines. Les laudes, les vêpres et l'Office des lectures, qui constituent la partie théoriquement obligatoire de ce nouvel Office, comportent chacun trois psaumes. Une psalmodie complémentaire est prévue pour l'heure mé­diane (sexte) et les complies, parties facultatives de l'Office. La version des psaumes est celle des Bénédic­tins de saint Jérôme, et il faut avouer qu'elle est bien meilleure que la version de 1945, œuvre du Père Bea. Malheureusement, les auteurs de la *Liturgia Horarum* ont amputé le psautier de versets et de six psaumes entiers jugés « imprécatoires ». Dans ces psaumes « im­précatoires », on trouve des psaumes de louange comme les psaumes 104 et 105, mais Dieu y est loué d'avoir donné la victoire à Israël sur ses ennemis ! Dans le psaume 109 *Dixit Dominus,* on a supprimé le verset *Judicabit in nationibus, implebit ruinas : conquassabit capita in terra multorum.* « Missus Romanus » le fait remarquer avec raison : il y a là une véritable censure de la Bible, une falsification de la parole de Dieu. Croit-on ou non que les psaumes sont *inspirés ?* 109:213 Cette censure nous fait penser au mot -- vieux de dix ans -- d'un Bénédictin américain : « *Il faudrait composer de nouveaux psaumes, adap­tés à l'homme moderne. Et puis, les psaumes ne parlent pas du Christ. *» C'est un mot digne d'un chansonnier de Montmartre. Depuis, le moine américain, auteur de ce bon mot, est devenu abbé primat des Bénédictins. Qu'il se soit trouvé une majorité d'abbés pour lui donner leur voix est significatif. En 1965, nous espérions que les Bénédictins resteraient unanimement fidèles à la liturgie tradition­nelle, au latin, au grégorien. « En 1962 ou 1963, avoue M. Jounel, aucun des pères du concile n'aurait soup­çonné que, quelques années plus tard, un grand nombre de monastères bénédictins ou cisterciens célébreraient l'Office en langue vernaculaire. » Hélas, c'est ce qui arriva. La constitution conciliaire maintenait le latin pour l'Office des clercs et des religieux de chœur. Paul VI, dans son instruction *Sacrificium laudes,* conju­rait les Bénédictins de garder l'Office en latin. Quelques mois plus tard, les Trappistes obtenaient un indult au­torisant leurs monastères à adopter la langue vulgaire pour l'Office de chœur, *si les moines le demandaient à l'unanimité.* C'est-à-dire que l'opposition d'un seul moine suffisait pour que le monastère reste obligé à garder l'Office en latin. Or, très rapidement, ils adop­tèrent la langue vulgaire. A qui fera-t-on croire que l'unanimité avait été réalisée sans que fussent em­ployées la ruse et la violence ? Les Bénédictins suivirent, en grand nombre, avec un petit retard, l'exemple des Cisterciens. L'abandon du latin se doubla rapidement de l'abandon de l'ordre des psaumes fixé par saint Benoît lui-même. Un petit nombre de monastères gardent -- avec des adaptations diverses -- l'Office monastique en latin ; le nouveau calendrier les oblige à passer continuellement d'un tome à l'autre du Bréviaire. La plupart des monastères se sont forgé des Offices à leur fantaisie, en langue vulgaire, parfois avec quelques restes de latin et de grégorien. 110:213 Si les moines ont fléchi à ce point, qu'en est-il du clergé séculier ? Beaucoup de prêtres ne récitent plus aucun Office, pas même la *Prière du temps présent,* et ceux qui l'utilisent l'accommodent à leur gré. Devant cet abandon, la *Liturgia Horarum* peut apparaître com­me un moindre mal. Bien avisés sont ceux qui ont gardé ou repris leur ancien Bréviaire. En attendant qu'un pape remette de l'ordre dans la liturgie, la solution est là : s'attacher à ce qui est sûr : au Bréviaire romain de saint Pie X, à la rigueur à celui de Jean XXIII ; pour les moines : au Bréviaire monastique de 1915, à la ri­gueur à celui de 1962. Et n'oublions pas que tout se tient : messe. Office, calendrier. Adopter le nouveau calendrier, c'est se condamner à adopter la nouvelle messe et le nouveau Bréviaire. Les prêtres les plus lucides devraient être amenés, devant une situation qui se dégrade de plus en plus, à s'accrocher ou à revenir à la tradition, tant pour la messe et le calendrier que pour l'Office divin. Si un pape incontestable impose des réformes, nous les accepterons. En attendant, c'est par la fidélité à la tradition que nous serons dans la véritable obéissance à l'Église et au Seigneur qui attend de nous une louange digne de Lui. Jean Crété. 111:213 ### La tradition *Ses racines et la cause\ de leur épuisement* par Marcel De Corte Résumé 1. -- *Au sens actif, la tradition est la transmission de quelque chose à un* autre que soi. *Elle présuppose donc le social. Mais la société, du fait qu'elle dure de génération en génération, présuppose à son tour quelque chose que les générations se transmettent. En ce sens passif, la tradition est ce qu'on sait par la parole ou par l'exemple. Elle ne comporte que ce qui entre­tient le social. Une* « *tradition révolutionnaire *» *est un conflit de mots.* *La tradition relève des deux activités de l'esprit que les Anciens appelaient* activité pratique *dont la fin est le bien commun des membres d'une société* (*c'est-à-dire tous les fac­teurs de leur union*) *et* l'activité « poétique » ou constructrice *d'institutions chargées de maintenir cette union. Elle n'a rien de spéculatif. La* « *politique métaphysique *» *est d'une nocuité absolue. Étant pratique, la tradition introduit sans cesse du* nouveau *dans l'existence sociale de l'homme. Elle est chose vivante.* 112:213 *Or toute action est toujours relative et contingente comme l'activité pratique elle-même qui n'a rien de l'absolu et du nécessaire que visent la science et la philosophie. N'étant pas sûre d'atteindre son objet, elle doit se référer à ce qui a réussi antérieurement dans la plupart des cas. La tradition est dès lors* critique. *Elle trie ce qui a résisté aux coups du sort. Elle nous en fait les* héritiers. *Elle consolide ce qu'il y a de fragile dans notre constitution d'animal politique. Elle veille sur l'exis­tence politique sans cesse menacée du dedans et du dehors. Ce n'est qu'ensuite qu'elle peut être le véhicule de la culture* 2. -- *Comment la tradition se noue-t-elle ? Inutile de sonder ses origines : du fait que l'homme est toujours un animal social, elle est de tous les lieux et de tous les temps.* *Pour être héritier d'une tradition, l'homme doit être pourvu de sens externes* (*la vue, l'ouïe*) *capables d'en capter le contenu concret de la part d'un homme concret qui la lui transmet. Il n'y a tradition que de proche en proche, non de lointain à loin­tain. Il faut en outre une faculté capable de garder la repré­sentation de ce présent : c'est l'imagination, c'est la mémoire. Il faut enfin l'expérience capable de choisir ce qui est utile et de repousser ce qui est nuisible : c'est la* « *cogitative *» *des Anciens qui supplée ici à la débilité des instincts sociaux chez l'homme. Cette faculté voit les faits utiles* du dedans. *La mé­moire qu'elle implique est toujours sociale et nous livre avec une certitude morale les meilleurs exemples et donc les meil­leures chances de réussite. Il faut davantage pour que l'homme puisse atteindre sa fin propre ici-bas, à savoir le bien commun. Il lui faut des facteurs qui soutiennent les faiblesses des facul­tés qui véhiculent la tradition par des moyens plus puissants : ce sont* la religion *qui unit intimement la politique au Trans­cendant dont elle acquiert ainsi la force, et, d'autre part, la construction d'*institutions *qui durent au-delà de la courte vie individuelle de l'homme et permettent la transmission de l'hé­ritage du passé.* 113:213 *Sans ce double appui, il n'y a ni tradition ni vie sociale. Ce double appui implique enfin une autorité* concrète, *une personne qui l'exerce : le caractère concret de l'action l'exige.* 3. -- *Le social* (*et la tradition*)*, comme tout l'agir humain est assujetti au temps et au changement. Mais pour que le temps ne le détruise pas et que le changement ne l'écarte pas de sa fin propre : le bien commun, il faut l'intervention de nombreux facteurs. Ceux-ci se ramènent tous en Occident* (*et par l'Occident dans le monde entier*) *à la religion chrétienne et à des institutions capables d'assurer l'union. Si la tradition qui est la condition du social disparaît, c'est à la modification de ces deux facteurs qu'elle le doit. Un christianisme vidé de sa substance* surnaturelle, *dépouillé de l'armature ecclésiale qui protège la société* (*de personnes qu'il a formée pour le salut individuel de chacune d'elles*) *contre les risques de subjecti­visme et d'anarchie, est selon nous la cause de la ruine de la tradition et de la société. L'histoire de la Renaissance, de la Réforme et de la Révolution le démontre : en essayant de fonder une société composée d'individus, l'âge moderne a tenté l'im­possible. La grâce surnaturelle* seule *peut unir entre elles des personnes qui, de soi et humainement parlant, sont incommu­nicables. Cette laïcisation du christianisme dans les mœurs et dans de pseudo-institutions atomise la société et détruit la pos­sibilité de renaissance de la tradition tant au sens passif qu'au sens actif.* *L'humanité se trouve ainsi dans une impasse dont elle ne sortira que par la volonté des hommes qui ont, conservé en eux les débris de la tradition et qui la cimenteront à nouveau.* *Au travail !* #### I Les dictionnaires sont unanimes à déclarer que le mot *tradition* a un sens actif et un sens passif. 114:213 Au premier sens, et par cercles concentriques qui vont du plus large au plus étroit, il signifie d'abord : « l'action par laquelle on livre, on communique, on confie, on cède, on remet quelque chose à quelqu'un » ; ensuite : « la transmission de faits historiques, de doctrines religieuses, de légendes, d'âge en âge, par la parole et sans preuve authentique ou écrite » ; enfin et dans l'Église catholique : « la transmission de siècle en siècle de la connaissance des choses qui concernent la religion et qui ne sont point dans l'Écriture ». En ces sens, la tradition est verbe, elle est action, elle est ce par quoi quelqu'un accomplit ou fait quelque chose, et par quoi il réalise une intention ou tend vers une fin, cette fin étant reçue par *un autre que soi* et plus précisé­ment par un autre que soi dans la succession des temps et des âges. On ne transmet rien à soi-même, ce serait absurde. On transmet à quelqu'un qui n'est pas le même individu que soi, mais avec qui l'acte de transmettre quelque chose renforce un lien préalable : on ne transmet pas quelque chose à n'importe qui, au hasard, à tout vent. Pour faire passer quelque chose d'une personne à une autre, il faut que ces personnes soient d'abord mises en relation entre elles, que l'une ait intérêt ou obligation de transmettre cette chose à l'autre, laquelle à son tour a intérêt ou obligation de la recevoir. Sans ce rapport anté­cédent, la transmission s'effectuerait entre inconnus, entre des êtres qui ne communiquent pas, qui s'ignorent, ce qui est, derechef, le comble de l'ineptie. *La tradition présuppose le social.* Où il n'y a pas société, une tradition est rigoureusement impossible. Ce n'est pas la tradition qui fait la société, c'est la société qui fonde la tradition. Toute société humaine, parce qu'elle est humaine, s'inscrit dans le temps, dans l'histoire. Toute société vivante aspire à durer de génération en génération et, à cette fin, gravée dans la nature de l'homme, qu'il serait vain de nier, elle sécrète ce qui est nécessaire pour résister aux forces de destruction et de mort dont le temps est porteur. Pour durer, subsister, tenir, se conserver, toute société a besoin que la génération antérieure fasse passer à la génération suivante de quoi être encore une société. Ce facteur social, c'est le contenu de la tradition. Si donc la tradition présuppose la société, *la société à* *son tour comporte la tradition comme condition nécessaire.* 115:213 Les relations dans l'espace qui tissent une société s'ac­compagnent de relations dans le temps qui l'éternisent en quelque sorte. Imaginer une coupure totale entre les générations équi­vaudrait à se représenter les individus qui les composent comme se donnant à chacun la vie, s'engendrant chacun sans père ni mère qui lui transmettraient l'existence, com­me existant avant d'exister, d'une existence non seulement physique, mais morale dans la signification la plus large du terme, comme créant de toutes pièces et tirant de soi seul le langage, les connaissances, les arts, les techniques indispensables à la vie humaine. D'un tel individu, on ne pourrait même pas dire qu'il fût né ; il naît, si l'on ose dire, du néant, il est dieu. Refuser la tradition, c'est refuser l'être de l'homme. Au sens passif, la tradition est l'ensemble de « tout ce que l'on sait par tradition, c'est-à-dire par une transmis­sion à l'aide de la parole ou de l'exemple ». Ne rien transmettre, c'est ne pas transmettre du tout. Transmettre, c'est transmettre *quelque chose* et, puisque tradition et société sont des réalités humaines qui s'incluent récipro­quement, toute tradition a *un contenu social effectif* dont la substance consolide la société et que la société transmet dans le temps à tous les membres futurs qui la composent pour étayer et affermir sa destinée ultérieure. Tout ce qui attaque, corrode et détruit une société quelconque ne peut en aucune manière, sauf verbale, être appelé *tradition :* c'est faussement que l'on parle de *tradition révolutionnaire.* Celle-ci ne peut être que la Révolution permanente et un « vive la mort » perpétuel. La tradition n'englobe que ce qui entretient, protège, sauvegarde et préserve de toute altération, de toute destruction, le phénomène social. Elle est la manifestation sociale par excellence de l'homme en sa définition la plus profonde, inépuisable, d'animal poli­*tique,* constructeur de cités. Il suit de là que la tradition relève de ces deux activités de l'esprit que les Anciens distinguaient et associaient sous les noms d'*activité pratique* et d'*activité poétique*, produc­trice, instauratrice, qui construit les institutions, les for­mes, les structures, les canalisations sociales par lesquelles sa sœur jumelle orientera toutes ses manifestations vers la fin suprême de toute société : 116:213 l'union de ses membres, leur concorde, leur accord, leur concert, leur harmonie, autrement dit le bien ultime que *l'homme en tant qu'hom­me* poursuit ici-bas au long de ses insatiables désirs et au terme de ses jugements d'appréciation : le BIEN COMMUN, l'ensemble des opérations et des réalisations qui l'unissent *réellement --* et non point en imagination ou par velléité -- à ses semblables, dans les cadres que la nature et l'histoire ébauchent et qu'il perfectionne, à l'intérieur de limites concrètes, et donc tangibles, au-dedans de frontières définies, l'universel ne relevant ni de l'activité pratique, ni de l'activité constructrice de l'esprit, mais uniquement de son activité spéculative qui est formellement distincte des deux autres par son objet. Une société *humaine* uni­verselle est rigoureusement impossible. Toute tentative de l'instaurer est vouée à l'échec, parce que le bien que vise l'activité de l'homme ici-bas est toujours un bien concret, corrélatif à l'être concret de l'homme, correspondant au *fait* que l'homme est né et situé en *tel* temps et en *tel* lieu, adapté à *cette* « *haecéité *»*. Tel* on est, *tel* est le bien que l'on poursuit. Le bien commun n'échappe pas à cette loi : il est limité et délimité comme tout ce qui est proprement humain en ce bas monde. *La* société est une abstraction. Il n'existe que *des* sociétés qui poursuivent respectivement leur bien commun propre et qui se différencient les unes des autres par des bornes dont les frontières ne sont que les signes. Réaliser l'abstraction qu'est « la société universelle », c'est tenter désespérément de faire exister en dehors de soi ce qui ne peut exister qu'à l'intérieur de l'esprit qui le pense. Le diagnostic n'est pas douteux : on se trouve devant un cas patent de folie : s'il est vrai que le fou est l'homme qui s'est établi dans un monde irréel, l'utopiste aggrave cette insanité en voulant faire passer ce monde *irréel* dans la *réalité* au mépris du principe de contradiction. On com­prend alors pourquoi la seule société qui puisse être une société universelle est celle qui vise un bien commun *supra-humain, surnaturel,* hors des prises de la nature humaine, donné par grâce : *le Dieu de la Révélation.* Toute autre société universelle ne peut être que la contre­façon de l'Église catholique. La tradition qui charrie d'âge en âge, par les artères vivantes qui l'unissent à une société déterminée, « tout ce que l'on sait grâce à la parole et à l'exemple » concernant le bien commun de l'union, âme de toute société, et qui construit les institutions capables de le faire durer au-delà de la vie éphémère des individus, est tout entière axée sur *l'accomplissement des actes* qui le maintiennent en quelque sorte au-dessus du temps. *Elle appartient en­tièrement à l'ordre du pratique et du poétique. Elle n'a rien de spéculatif.* 117:213 La distinction ou, plus exactement, la séparation, la disjonction de l'activité théorique et de l'activité pratico-technique, de la contemplation et de l'action, du scienti­fique et du politique est ici capitale. On ne fait pas de la politique par voie de déduction opérée à partir de la science ou de la métaphysique. Auguste Comte a parfaite­ment raison de faire le procès de « la politique métaphy­sique » où « l'imagination prédomine sur l'observation », où « l'organisation sociale est envisagée d'une manière abstraite » selon « un type éternel de l'ordre, sans avoir en vue aucun état de civilisation ». « Cette panacée uni­verselle » est nocive au plus haut degré, car « l'absolu dans la théorie conduit droit à l'arbitraire dans la pratique ». On fait de la politique *en agissant* politiquement en vue du bien commun. La politique se situe entièrement dans des *actes* ou dans la recherche des moyens qui *réaliseront* cette fin. Elle n'est en rien théorique. Elle est *réalisatrice.* Elle relève de la raison pratique et de l'art auxquels il appartient d'établir des institutions protec­trices du bien commun. Il y a une différence nette dont notre temps pourri par les idéologies ne s'aperçoit plus, entre l'activité spéculative de l'esprit qui consiste à con­naître pour connaître et qui ne change rien à l'objet connu, et son activité pratique qui introduit quelque chose de nouveau dans l'existence de l'homme qui vit en société. S'inspirer des exemples et des coutumes du passé, pui­ser dans le passé des raisons d'agir, accomplir des actes qui *renouvellent* dans les circonstances présentes ce qui a déjà été fait sans le reproduire servilement parce qu'on se trouve en face de problèmes toujours inédits, n'a rien d'une répétition mécanique. Contrairement aux idées re­çues, la tradition n'est nullement opposée au changement. Elle répugne indubitablement au changement pour le chan­gement, à l'altération, à la falsification, à la déformation et par-dessus tout à la « mutation » dont notre époque s'enivre comme d'une drogue, et à la rupture avec le passé. 118:213 Mais elle oriente l'homme vers des applications nouvelles. Elle est chose vivante, elle progresse, elle s'enrichit des solutions apportées aux problèmes qui se présentent pour la première fois. Aujourd'hui n'est pas identique à hier, mais relié à lui par un immense réseau de fils visibles et invisibles sans lesquels il ne serait que ténèbres. Com­ment agir *hic et nunc* sans recourir à ce qui précède l'acte ? Ce serait de l'improvisation pure et simple avec tout ce que celle-ci comporte de risque, d'étourderie et d'imprudence, suivie d'un échec prévisible *dans* la plupart des cas. Il importe de délibérer avant d'agir et d'atteindre la fin qu'on s'est proposée. Or la conclusion de cet examen réfléchi et la réussite de l'acte qui le suit n'ont pas la certitude du raisonnement scientifique qui débouche sur des vérités absolues et néces­saires. L'homme d'action n'a jamais été sûr que son action aboutira, car toute action est entachée de *relativité* et de *contingence :* le simple fait de marcher vers tel endroit *dépend* de mille facteurs sur lesquels l'intelligence humaine n'a pas de prise directe, et tout ce que nous pouvons en dire est que la chose est *possible* ou *impossible.* Ne pouvant être guidé en l'occurrence par des vérités absolues et nécessaires, l'homme d'action agira selon des règles éprouvées dont le propre est d'être vraies dans *la plupart des cas.* Ce qui est vrai dans la plupart des cas ne peut être connu que par l'expérience. L'expérience à son tour est le produit d'un grand nombre de souvenirs et de la mémoire historique : elle est l'axe même de la tradition. Celle-ci tient à jour le bilan des gains et des pertes, des réussites et des échecs antérieurs en des tentatives analogues. Elle est *critique.* Elle dégage le bois mort immobile du bois vert qui donne de nouvelles fleurs et de nouveaux fruits. Elle s'incorpore sans cesse du neuf. Mais pour que ce neuf fasse corps avec la tradition, il faut qu'il soit assimilable. Il ne faut pas qu'il soit *tota­lement* nouveau et qu'il se produise pour la première fois sans avoir quelque antécédent. La raison pratique de l'homme est appelée à résoudre des problèmes *humains* et ces problèmes, parce qu'ils sont *humains,* ont toujours entre eux des *similitudes.* L'homme est en présence de problèmes qui se sont posés de tout temps, quoique de différentes façons. 119:213 Entre mille exemples, voici les groupes de pression, les syndicats, les associations patronales, les puissances financières. Ce sont là des éléments assurément nouveaux dans la politique. Mais n'ont-ils point leur pen­dant symétrique dans la féodalité de jadis, avide de satis­faire son bien particulier au détriment du bien commun ? Et la solution à donner à ce problème contemporain passe-t-elle par une autre voie que celle que suivirent nos pères : la restauration de l'État gardien du bien commun et doté de tous les pouvoirs qui assurent l'union des membres de la Cité ? La tradition, c'est ce qui a réussi séculairement, ce qui a duré, ce qui a résisté aux coups du sort et aux assauts de la mort. Elle est un *héritage de vie sociale* bénéfique à la communauté par le bien commun qu'elle garde, enrichit, valorise sans cesse de nos fidélités inven­tives, et qui rejaillit sur chacun de ses bénéficiaires. Nous sommes tous, nous autres hommes, des *héritiers,* non seu­lement dans notre corps, véhicule de notre génotype res­pectif, mais jusqu'à la fine pointe de notre raison pra­tique qui s'insère dans l'action quotidienne, dans tout ce que nous entreprenons en vertu de *notre indestructible nature d'animal politique,* autrement dit tout au long de notre existence terrestre, l'homme étant incapable d'agir, en tant qu'homme, en dehors de la Cité dont il est membre. Sans doute l'oblitération des activités spéculatives de l'esprit, de la science, de la philosophie serait-elle une perte sans mesure pour l'homme, mais l'obscurcissement de sa raison pratique dont la tradition est inséparable équivaudrait à son élimination de la planète : c'est parce que l'homme est naturellement et nativement un animal politique, un être vivant en une société qu'édifie son génie industrieux et dont il lègue le bien commun à ses descen­dants, qu'il est capable de redonner vie à ses activités spéculatives engourdies. Cela s'est vu au cours des siècles qui séparent le crépuscule de l'Empire romain de l'aube du Moyen Age. Les hommes ont refait une société où les sciences, les lettres et les arts ont pu fleurir. L'adage dit vrai : *primum vivere, deinde philosophari.* Il faut d'abord vivre en société, accumuler des traditions, les transmettre, arrondir ce capital, parvenir à vivre et à bien vivre dans l'union et dans la complémentarité des échanges. 120:213 Sans l'ordre, sans l'organisation, sans le bon fonctionnement des parties et leur ordination au tout, il est impossible à l'homme d'avoir *le loisir* de se livrer à la recherche de la vérité, à la poursuite de la connaissance pour la connaissance, à l'activité spéculative de l'esprit. Il lui faudrait agir sans cesse, rebâtir l'édifice social qui s'éboule, s'absorber en­tièrement en cette tâche. Et même là où la société est parvenue à un point d'équilibre entre ses composantes et à la paix, seule une petite minorité d'hommes utilise le temps disponible à satisfaire son désir de connaissance. Une telle vie est « superhumaine », nous dit justement Aristote, parce qu'elle est une vie quasi purement spiri­tuelle, où l'intelligence seule entre en jeu. Elle s'élève au-dessus de la condition humaine de l'âme incarnée dans un corps, poussée par son appétit naturel de vivre et de bien vivre, à l'existence politique qui convient à l'être humain pris comme tel. Une société de savants voués à la seule contemplation de la vérité ne serait pas une véritable société. La plus élémentaire observation de la vie le prouve : on peut être savant et n'être pas homme de bien. Sans hommes de bien, sans hommes de bien commun, comment pourrait-il y avoir société authentique ? Il suffit d'être intelligent pour savoir, mais pour agir, pour répondre à la vocation proprement humaine de l'animal politique, il faut en plus vouloir le bien sous sa plus haute forme proprement humaine : le bien commun, dont le facteur vital de liaison et d'union entre les générations successi­ves est la tradition, de telle sorte qu'on peut affirmer sans crainte d'erreur que la tradition forme l'essence de la vie humaine et qu'elle en est le constituant par excellence. #### II Les approches de cette définition de la tradition ont été longues, mais il le fallait, sous peine de ne rien com­prendre à ce que nous sommes en train de perdre : *la sagesse politique,* sans laquelle l'homme n'est plus qu'un loup pour l'homme, avec les conséquences que le génie de Hobbes avait déjà entrevues au XVI^e^ siècle. 121:213 Généralement, lorsque l'homme perd quelque chose de précieux, la santé par exemple, il s'en rend compte aussitôt et tente de la recouvrer : *Toute chose m'est claire à peine disparue* *Ce qui n'est plus se fait clarté.* Il n'en est pas de même de la tradition de vie. Dès que nous la négligeons, elle est remplacée par son contraire : la tradition de mort, -- par un ensemble de doctrines et de pratiques dont les générations successives se soûlent et dont elles ne peuvent plus se passer, en dépit des sursauts de lucidité qui les éclairent parfois ou des essais de désin­toxication qu'elles tentent. Si la tradition est inhérente au social et au bien commun politique, il nous faut d'ores et déjà en attribuer l'épuisement à la législation qui se révèle non seulement incapable de la transposer mais encore hostile à son existence même. Jean-Jacques Rousseau l'a bien vu : « Si le législateur se trompant dans son objet, établit un principe différent de la nature des choses, l'État ne cessera pas d'être agité jusqu'à ce qu'il soit détruit ou changé et que l'invincible nature ait repris son empire. » Telle est la situation de la société actuelle et de l'homme contemporain. Mais avant de voir comment la tradition se défait, il importe de voir comment elle se fait. La connaissance de la santé précède la connaissance de la maladie. Le *oui* est logiquement et ontologiquement antérieur au *non.* On ne peut nier que ce qui existe. Puisque la tradition s'enracine dans *la nature sociale de l'homme,* elle est de tous les lieux et de tous les temps. Elle est à l'origine de l'homme et lorsque Dieu, dans la Genèse, prononce qu' « il n'est pas *bon* que l'homme soit seul », lorsqu'il crée deux êtres chargés conjointement de transmettre l'existence biologique et de reproduire dans leur postérité le lien social qui les unit, il ne fait rien d'autre que formuler la loi qui régit ses créatures et les oblige, en vertu de leur constitution même, à maintenir au-delà de leur existence individuelle précaire *ce bien commun* de l'union, fondement de toute société. S'il est *bon* que l'homme ne soit pas seul, il est *bon* qu'il soit, *au sens plein du verbe être,* avec autrui ; il est *bon* que sa nature *soit* sociale ; il est bon que la fin qu'il poursuit et qui ne peut être que le bien, soit la *société.* Ce n'est pas un texte révélé qui l'affirme, c'est le bon sens même dont le Créateur n'est assurément pas dépourvu. 122:213 La question qui se pose au philosophe est donc la suivante : qu'est-ce qui est requis pour que l'homme soit un animal politique, légataire de la tradition inhérente à toute société digne de ce nom ? Pour répondre à ce critère, l'homme doit être pourvu de sens externes qui seuls peuvent le mettre en relation avec le réel ou l'existant. L'intelligence spéculative ne con­naît qu'au moyen de concepts abstraits qui mettent entre parenthèses les caractères concrets de son objet. L'intelli­gence pratique au contraire, du fait même qu'elle nous met en rapport direct avec, les êtres et les choses en vertu de sa nature essentiellement politique, doit non seulement s'ancrer dans la sensation, mais y baigner *continuellement,* comme en son port d'attache. Une relation sociale implique deux termes, à tout le moins. Si l'un d'eux est une cons­truction de l'esprit, c'est toute la relation sociale qui se vide de sa substance réelle et devient chimère. Pour que deux êtres entrent en relation et communiquent *effecti­vement* l'un avec l'autre, il n'est, dès l'abord, que la sen­sation qu'ils ont d'un contact réciproque, *effectué* par n'importe quel sens, mais particulièrement par ceux qui transportent le plus de connaissances : la vue et l'ouïe. Cela paraît une lapalissade. Mais à une époque où l'on nous prêche à cor et à cri l'amour de gens lointains avec qui nous n'avons jamais eu la moindre relation, au détriment de l'amour du prochain en chair et en os, il est bon de le rappeler. Le blessé que le bon Samaritain rencontre sur sa route n'est pas une pure représentation de son esprit : il est une présence. Et même lorsqu'il n'est plus une présence, le bon Samaritain en emporte la représentation, la garde en lui jusqu'à son retour où il réitère son geste social et le renforce. Il faut donc faire intervenir ici une autre fonction de la connaissance pratique, une fonction qui consiste à se représenter un ou des êtres réels et concrets avec qui on a noué des rapports antérieurs et qui *conserve* en elle la trace de ces rapports. C'est l'imagination, non point au sens pascalien de « folle du logis », « maîtresse d'erreur et de fausseté, d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours », mais au sens d'une faculté que saint Thomas définit *quasi thesaurus quidem formarum per sensum acceptarum,* « comme le trésor des déterminations du réel reçues par les sens », et qui est proche de la mémoire. 123:213 Entre l'imagination et la mémoire, la différence réside en ce que la première ne fait que conserver et reproduire les images fournies par les sens, tandis que la seconde les réfère au passé. La tradition implique de toute évidence la mémoire. Les animaux ont des sens, de l'imagination, de la mémoire. Ils n'ont pas de traditions qui font revivre le passé dans le présent en vue d'une action future. Ils n'ont que des habitudes stéréotypées, des tendances et des savoir-faire innés, des instincts qui les portent à agir de la même façon et grâce auxquels ils pressentent l'avenir. Ils con­naissent l'utilité et la nocivité des objets qu'ils perçoivent, c'est indubitable. Ils savent lier le passé au présent et à l'avenir, c'est trop clair. Mais de ces opérations ou, plus exactement, de ces automatismes, ils ne tirent aucune règle empirique d'action qui leur permettrait de choisir ce qui leur est utile et d'éliminer ce qui leur est nuisible. C'est le privilège de l'homme de s'élever à ce niveau. L'homme possède en effet la faculté de rapprocher les cas particuliers du passé des situations concrètes dans lesquelles il se trouve afin d'en dégager empiriquement sa ligne de conduite dans l'action à venir. Autrement dit, l'homme a de *l'expérience* pour suppléer à la débilité de ses instincts. Il ne s'agit nullement ici de l'expérience au sens *scientifique,* mais de l'expérience au sens *humain* du terme, au sens où l'on parle d'un « homme d'expé­rience », doué de ce savoir particulier (*ratio particularis vel cogitativa*) qu'on acquiert par un long usage de la vie, par les réflexions qu'on a faites sur ce qu'on a pu observer clans le passé et sur ce qui est arrivé de bien ou de mal à la société dont on est membre. Cette raison particulière, distincte de la raison uni­verselle, de la connaissance spéculative qui porte sur le général et le nécessaire, est caractéristique de l'homme d'action. Elle se situe au cœur même de l'activité pratique de l'esprit, là où les facultés sensibles externes et internes s'articulent à l'intelligence de ce qu'il faut faire ou éviter pour réaliser l'essence concrète de l'homme « animal poli­tique ». Elle est, avec la sensation, l'imagination, la mé­moire, d'une importance capitale pour la vie pratique. 124:213 Elle est un recueil en fait inépuisable de solutions concrètes aux problèmes qui se présentent le plus souvent à l'homme au cours de son existence terrestre. La science et la philo­sophie ne peuvent jamais la remplacer parce qu'elles sont abstraites et raisonnent selon des lois universelles. Le bilan de ces solutions heureuses ou malheureuses condensées dans l'expérience des siècles constitue *la tra­dition,* à laquelle l'homme est contraint de se reporter à chaque instant de sa vie présente lorsqu'il accomplit le moindre de ces actes quotidiens qui sont tous, sans excep­tion, directement ou indirectement, des actes d'animal politique, des actes d'homme enraciné par sa naissance et par sa nature dans une société. L'humanité s'en est, vaille que vaille, contentée pendant des millénaires, avant l'avènement de la science, et c'est, comme nous le verrons, pour avoir rompu avec ces enseignements transférés par la tradition, qu'elle est aujourd'hui engagée dans une im­passe sans issue. Dès qu'on veut agir pour aboutir à un résultat positif, pour construire et non pour détruire, on est forcé d'écouter l'enseignement de la tradition, le tableau des échecs et des réussites de l'homme, les conditions de celles-ci, les raisons de ceux-là, et d'en tirer parti pour l'action présente qui engage sa pointe dans l'avenir, avec le maximum de chances. Ces règles que l'on tire des situations passées dont la tradition conserve le souvenir, il suffira de les assouplir, de les adapter à la situation présente, pour dompter l'im­prévisible et pour être assuré du succès dans la plupart des cas. Elles sont même plus certaines en leur genre que les lois dites scientifiques. Comme le dit Charles Maurras, les constantes de l'histoire sont supérieures aux constantes de la physique et de la chimie. « leur supério­rité consiste en ce que l'on y voit l'envers et le dedans des faits, leurs raisons, leurs causes humaines, au lieu qu'on ne voit pas et qu'on est conduit à inférer les causes du mariage du soufre et de l'oxygène pour le vitriol, ou de l'hydrogène et de l'oxygène pour l'eau (...) L'homme est dans la cornue de l'histoire, l'esprit humain vit et voit, conscient et lucide, dans le mélange de l'éprouvette historique. Il connaît directement la psychologie de ces combinaisons ». 125:213 Parmi les moyens dont la nature a doté l'être humain pour atteindre la fin qu'elle lui prescrit : être un *animal politique --* être un animal purement raisonnable, savant ou philosophe n'étant le lot que d'une minorité -- il n'y en a point qui surpasse la mémoire du passé, la mémoire historique, la tradition. Le souvenir du passé porte en effet sur ce qui a été, sur ce qui est définitivement fixé en son être passé, sur des réalités indépendantes de notre fantaisie ou de nos désirs. Il est en plus incorporé à notre passé, à notre héritage, lequel est toujours social puisqu'on hérite toujours d'un autre. C'est pourquoi il faut dire avec Pierre Janet que la mémoire, ossature et soutien de la tradition, « est un acte social » et qu' « un homme tout seul n'a pas de mémoire et n'a pas besoin de mémoire ». Avoir de la mémoire, instaurer une tradition, est le propre de l'homme civilisé, de l'homme vivant en société, qui ne peut se fier qu'à elles pour résoudre les problèmes qui se posent présentement à lui. Mémoire et tradition luttent pour lui contre l'absence de ce qui a été fait jadis, la plupart du temps, dans des cas analogues. Elles transfor­ment pour ainsi dire cette absence en présence dans les situations inédites auxquelles l'homme est confronté. Dès lors, pourquoi ce qui fut maintes fois couronné de succès ne le serait-il pas encore aujourd'hui, moyen­nant les adaptations, les rajustements, les agencements que les circonstances nouvelles exigent ? Sans doute, l'expé­rience ainsi comprise et le recours à la tradition n'attei­gnent-ils jamais à l'infaillibilité propre au raisonnement spéculatif, mais à côté de la certitude sans reproche de la déduction bien faite, n'y a-t-il pas une place, une place immense pour la certitude propre à l'intelligence pratique, pour les inductions empiriques qu'elle organise en cons­tantes, pour la mise à profit des heurs et malheurs du passé en vue de l'avenir ? Ce qui se produit le plus sou­vent a dans l'ordre pratique de l'action le même degré de certitude qu'a le déterminisme scientifique Comme l'écrit encore Charles Maurras, le maître de « ceux qui savent », en cette matière, « l'examen des faits sociaux naturels et l'analyse de l'histoire politique con­duisent à un certain nombre de vérités certaines : le passé les établit, la psychologie les explique et le cours ultérieur des événements contemporains les confirme au jour le jour ; moyennant quelque attention et quelque sérieux, il ne faut pas un art très délié pour faire une application correcte de ces idées, ainsi tirées de l'expé­rience, à ces faits nouveaux que dégage une expérience postérieure ». C'est parce qu'il était nourri d'expérience et de traditions que Louis XIV pouvait dire de la politique à son petit-fils qu'elle est *un art facile et tout d'exécution*. 126:213 Mais il ne suffit pas de la mémoire et de l'expérience que des individus mortels pourraient avoir du passé et qu'ils transmettraient par la parole et par l'exemple à leurs successeurs, pour constituer et enraciner la tradition. Il faut bien davantage. L'animal politique industrieux n'a eu de cesse d'avoir consolidé ses acquisitions passées grâce à des fondements plus robustes. La tradition, qui dépend de l'activité pratique de l'homme avec ce que celle-ci comporte de relatif et de contingent, d'incomplet, d'imparfait chez les individus éphémères, a besoin pour exercer ses bienfaits du concours de la *religion* et de ces grands édifices sociaux qu'on appelle les *institutions*. Si la certitude en matière pratique reste approximative, l'application pure et simple des solutions traditionnelle­ment transmises ne résout pas automatiquement les pro­blèmes suscités par l'acte particulier qu'il faut accomplir *hic et nunc*, ici et maintenant. Personne en effet n'est ca­pable de connaître exhaustivement le singulier. Personne ne peut faire un inventaire complet du présent. Personne ne peut évaluer ni mesurer avec une certitude indéfectible les forces qui interviennent à un moment donné en une action particulière. Tel fait jugé d'abord insignifiant se révèle essentiel au cours des événements. Il reste toujours de l'imprévisible dans le domaine pratique : la dépêche d'Ems, le retard de Grouchy sur la route de Wavre à Waterloo, le nez de Cléopâtre, la manœuvre de la flotte grecque à Salamine, l'œuvre de Jeanne d'Arc, etc. en sont autant d'exemples. C'est pour cette raison que les hommes de tous les temps et de tous les lieux ont conféré à la tradition une valeur *sacrée*. L'alliance du Trône et de l'Autel, du poli­tique et du religieux, est éternelle : il n'est pas donné à l'homme de la rompre. Ce qui arrive la plupart du temps ne peut être l'effet du hasard ni de la trop faible nature sociale de l'homme, mais il est la conséquence de la volonté des dieux ou de Dieu. La croyance est universelle. Aussi la tradition est-elle entourée, par ceux qui la suivent, d'un respect absolu : elle est sainte, intangible, inviolable, vénérable. 127:213 Nous professons une fois au moins par an le culte des ancêtres, qui fut selon toute vraisemblance la religion de l'humanité primitive et le fondement des traditions domestiques. « Il ne faut pas perdre de vue, écrit Fustel de Coulanges, que, dans les anciens âges, ce qui faisait le lien de toute société, c'était un culte. » Le fondateur d'une Cité était adoré comme un dieu. « Quand Pausanias visita la Grèce, au second siècle de notre ère, chaque ville put lui dire le nom de son fondateur avec sa généalogie et les principaux faits de son existence » et lui décrire le culte dont il était entouré. La religion et le sceau de l'absolu et de l'éternel qu'elle imprime sur toutes choses empêchent la tradition de s'altérer au cours des âges. La tradition est tellement immanente au social et le social lui-même se trouve tellement menacé, ainsi qu'en témoigne l'histoire, par des forces internes ou externes de rupture, que l'ingéniosité humaine, suppléant encore une fois aux défaillances de l'instinct social chez l'homme, a eu recours à un autre procédé, intimement uni du reste à la religion, pour rendre la tradition invincible et la société indestructible, du moins par hypothèse et toutes choses étant égales par ailleurs : la création d'un *ordre institutionnel* chargé d'améliorer les tendances naturelles des hommes à vivre ensemble et de les porter à leur point de perfection. C'est que la tradition et la mémoire histo­rique qui lui est jointe ont leur contre-partie : l'oubli. Les meilleures solutions aux problèmes sociaux que la parole et l'écriture transfèrent de génération en génération peuvent tomber dans l'oubli. Cela s'est vu et cela se verra encore. L'âme de l'homme incarnée dans un corps est par là-même rétrécie aux étroites dimensions de ce corps qui l'individualise. La mémoire dont elle est le siège à l'in­tersection même de l'esprit et de la matière, en ce foyer où l'homme réalise ici-bas la plénitude de son être, ne peut contenir qu'un nombre limité de souvenirs historiques. La tradition qui en dépend et l'expérience dont elle est la réserve s'en trouvent amoindries. Les souvenirs des solu­tions heureuses du passé risquent dès lors d'en souffrir, de s'engourdir, voire même d'être éliminés. Pour parer à cet oubli auquel chaque être humain porteur de la tradition est assujetti en raison de la place inférieure qu'il occupe dans la hiérarchie du spirituel, il n'est que le recours à *l'institution.* 128:213 Une société dépourvue de toute institution, de tout appareil juridique ou de droit coutumier, est vouée à dis­paraître à peine née. Le propre de l'institution est de conférer à la société une vie organique capable de la faire durer au-delà de la courte vie des citoyens qui la com­posent. Comme l'indique l'étymologie du mot, l'institution évoque immédiatement l'idée d'établissement stable, im­mobile, définitif, capable de résister aux injures du temps. Il y a dans toute institution un pouvoir de conservation qui dépasse en durée, en permanence, en continuité les générations humaines. Les hommes se succèdent au sein d'une institution : celle-ci continue d'exister. Elle est donc distincte logiquement et ontologiquement des êtres sociaux qui la composent. C'est elle qui fait qu'une société n'est pas un simple agglomérat d'individus étanches, mais une réunion d'êtres humains qui ont entre eux des rap­ports organiques, qui forment une unité à plusieurs, qui poursuivent ensemble un même bien commun : la persis­tance de leur union. L'institution est le principe unifica­teur qui permet aux parties d'un tout de se subordonner au bien du tout, non seulement dans l'espace mais dans le temps. Elle manifeste l'emprise du tout sur les parties. Elle unit les parties entre elles comme les organes sont unis à d'autres organes dans un même corps. Les relations qui sont ainsi instituées ne sont pas de simples rapports d'individu à individu, de personne à personne, mais des rapports d'incorporation à un même ensemble. A sa ma­nière laconique, saint Thomas nous parle ici de la *bona dispositio partis in respectu ad totum.* C'est en cette « bonne ordonnance » de la partie au tout, lequel dure plus que la partie, que coule pour ainsi dire la tradition comme en un canal vers son port. Pareille à un corps vivant composé d'organes différents qui s'articulent les uns aux autres de manière à consolider la santé de l'ensemble, l'institution serait incapable d'exer­cer sa fonction unificatrice et directive vers le bien commun sans l'appoint d'un droit de commander et d'un pouvoir d'imposer l'obéissance. *L'autorité,* partie prédominante du tout qui rassemble dans l'espace et dans le temps les autres parties n'est point un principe extrinsèque à l'ins­titution, elle réside *dans* l'organisme institutionnel lui-même à titre de principe immanent, comme l'âme dans le corps. 129:213 L'autorité, le pouvoir de décision et de contrainte est indispensable à la tradition à laquelle l'institution confère l'existence juridique. Les hommes sont incapables, pour la plupart, d'agir en vue du bien commun. Dès qu'ils sont livrés à eux-mêmes, à leurs propres impulsions, aux faiblesses de leur instinct social, il n'est aucune folie qu'ils ne commettent. « Supprimez l'autorité, détendez cette corde, nous rappelle Shakespeare, et vous verrez quelle dissonance il s'en suivra. » Une institution qui serait dépourvue d'autorité s'écroulerait aussitôt. Par elle-même et à elle seule l'institution ne meut pas à l'action : il lui faut un ou des hommes, détenteurs en elle de l'autorité dérivant du service rendu à l'ensemble où ils font régner l'ordre et l'union des parties, pour qu'elle relève les faibles, dompte les indociles, revigore les forts, châtie les rebelles. Sans de puissantes mains, la gerbe sociale se dénoue. C'est par l'autorité incarnée dans des hommes, il ne faut pas hésiter à le dire, que les autres hommes deviennent meilleurs, réalisent leur définition d'animal politique, atteignent le bien commun de l'union sans lequel aucun autre bien n'est possible. C'est l'autorité de ces hommes qui dynamise les traditions heureuses, écarte les traditions malheureuses, et, par une fermeté combinée avec un choix judicieux, fait passer à l'action les énergies sociales trop souvent ensommeillées dont elle a la charge et permet ainsi à la société de durer dans l'espace et dans le temps. L'autorité de certains hommes sur les autres est concrètement la plus haute des conditions de la mémoire historique. Sans elle, les traditions meurent comme le fait trop bien voir l'expérience. Sans elle, l'édu­cation, la formation, le développement de l'être humain en ce qu'il a d'*essentiel :* son aptitude à vivre en société, sont voués à l'échec. Ce n'est point par hasard que l'on parle de *l'autorité de la tradition.* Entre l'autorité et la tradition, les rapports sont aussi intimes que possible. Une autorité qui ne trans­mettrait pas de siècle en siècle des règles de conduite dont l'homme a tiré bénéfice ne serait qu'arbitraire, étant dénuée de raison : *sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas.* Une tradition qui ferait fi de l'autorité se détruirait elle-même en détruisant le seul facteur capable de l'incarner durablement dans la vie des hommes : ce pouvoir mysté­rieux qui fait que les hommes écoutent d'autres hommes, subissent leur ascendant et reçoivent d'eux un surcroît de force pour accomplir, au même titre que leurs pères, leur destinée sociale 130:213 #### III Nous sommes désormais à même de comprendre pour­quoi l'homme moderne se trouve depuis plusieurs siècles en opposition affirmée avec son passé et en rupture avec la tradition. La matière de l'agir humain est variable, contingente, assujettie au changement. *Le devenir* est de l'essence même de la matière. L'instinct social spontané qui jaillit du fond de notre être est si peu ferme qu'il est loin de révéler l'orientation nécessaire vers le bien commun, vers l'entraide, la *solidarité* (la racine de ce mot dit tout !), sans lesquels nous mourrions instantanément. Il lui faut pour vaincre la mort l'appoint des expériences heureuses ou malheureuses du passé conservées dans la mémoire. Mais comme ces expériences ne sont jamais, et par définition, que des cas *particuliers*, la tradition qui les charrie ne peut s'élever à la hauteur de l'*universel* qui en garantirait avec une certitude scientifique la répétition future. Elle reste, en un sens, aléatoire, puisqu'elle ne nous rapporte que ce qui s'est produit dans la plupart des cas. C'est la rançon de l'activité pratique de l'esprit de ne pouvoir raisonner en vue d'une action particulière sans aucune crainte d'erreur. Mais « c'est la marque d'un hom­me cultivé, note justement Aristote, d'exiger seulement, pour tout genre d'étude, la précision que comporte la nature du sujet ». Aussi voyons-nous, tout au long de l'histoire, la tradition se marier intimement à la religion dont l'absolu divin en pallie les contingences et aux ins­titutions politiques qui en prolongent l'élan vers le bien commun, sans risque d'usure ou de dispersion. Grâce à la religion et aux organes juridiques de la vie commune, l'empirisme de la tradition s'élève d'une certaine manière à l'absolu, à l'universel, à ce qui se fait partout et toujours dans une société digne de ce nom. 131:213 Il suit de là que si la religion et les institutions d'un peuple viennent à perdre leur puissante finalité sociale et l'immense force de cohérence qui les caractérisent toutes deux et que l'observation la plus rudimentaire ré­vèle leur être consubstantielles, la tradition sera mise en danger de n'être plus qu'un code de recettes et de procédés particuliers dont rien ne garantira plus l'efficacité. Non seulement les hommes s'en détourneront ou l'oublieront, mais dans la plupart des cas, ils lui seront hostiles et voudront la détruire parce qu'elle n'atteint plus sa fin : le bien commun, l'ordre, la hiérarchie, l'union des parties dans un tout qui les dépasse et qui constitue une société répondant à la définition de l'être humain au niveau de la pratique. Ils tenteront alors l'impossible gageure d'or­ganiser en dehors d'elle, sans recourir aux enseignements et à l'expérience du passé, *la désorganisation* sociale que son absence provoque. Ce sera leur vœu, jamais réalisé parce qu'irréalisable, toujours repoussé dans l'avenir, de construire une « société nouvelle » adaptée à « l'homme nouveau », sans père ni mère, qui surgit sur la scène de l'histoire, à partir de rien : *Sur l'horizon désert fuit comme une fumée* *Toute l'antique histoire, affreuse et déformée,* chante Victor Hugo. D'innombrables facteurs ont ici joué leur rôle, mais ils se ramènent tous, si nous voulons comprendre la ruine de la tradition en Occident et, par l'Occident, dans le monde entier, à la seule influence du christianisme sur la société à l'édification de laquelle il a pourtant prêté tout son appui. Le christianisme qui est ici en cause n'est pas celui dont Notre-Seigneur Jésus-Christ est le divin Fonda­teur, mais celui qui, au cours de ces cinq ou six derniers siècles, a dégénéré, dans les âmes des hommes incapables d'accueillir son message *surnaturel,* en un principe con­traire à son essence. « Ôtez le surnaturel, il ne reste plus que ce qui n'est plus naturel », écrit Chesterton. Un chris­tianisme conçu et appliqué en deçà du principe de vie surnaturelle qui lui est propre, se dégrade en principe de mort pour la nature humaine et, singulièrement, pour « l'animal politique » qui en est ici-bas l'expression la moins imparfaite. La raison le démontre et les faits le prouvent. 132:213 On ne dira jamais assez en effet que le Christ a fondé une société unique au monde, inédite, radicalement dis­tincte de toutes les autres par les liens qui unissent ses membres les uns avec les autres et qui n'ont point d'équi­valent dans la nature. Toutes les sociétés politiques connues dérivent de l'ins­tinct social propre aux animaux, mais pénétré de raison pratique chez les hommes. Elles sont toutes constituées de sociétés plus petites dont la plus élémentaire est la famille. Elles sont toutes des *sociétés de sociétés* et ses membres sont des êtres humains déjà intégrés par le seul fait de leur naissance dans des sociétés sous-jacentes et par l'obligation de travailler pour vivre dans des sociétés de texture analogue : ce n'est point chose fortuite si le chef d'une entreprise s'appelle *le patron*. Les parties du tout social sont déjà des réalités sociales. Il suffit d'ouvrir les yeux pour constater avec Le Play que « l'individu n'est pas une unité sociale ». L'homme considéré comme indi­vidu doué de raison s'appelant *personne,* il faut dire qu'aucune société proprement humaine ne peut être com­posée de personnes. Le propre de la personne est d'être incommunicable : *de ratione personae est quod sit incom­municabilis*, affirme avec bon sens saint Thomas. Ce qui m'est personnel (et ma personne est ce que j'ai de plus personnel), je ne puis le partager avec autrui sous peine que ce ne soit plus personnel. Ce qui m'appartient en propre ne peut être commun. Le principe de contradiction s'y oppose. C'est pourquoi le bien de l'individu n'est réa­lisable que dans la mesure où il est vitalement intégré dans le bien commun. La définition de l'homme *animal politique* le certifie et l'expérience le corrobore : si le bien particulier était la fin ultime de l'homme, il ne pourrait jamais être atteint sans la collaboration d'autrui. L'égoïs­me pur est intenable ; il n'existe qu'au titre de phénomène parasitaire du social. Au contraire, les hommes que Jésus-Christ appelle à Lui pour constituer son Corps Mystique sont tous des personnes. Ce n'est pas en tant qu'êtres sociaux ou en tant que membres d'une famille, d'une Cité, d'une commu­nauté quelconque ou d'un peuple, qu'ils reçoivent la pro­messe du salut. C'est nominativement, personnellement, indépendamment de toutes les relations sociales que cha­cun d'eux peut avoir. Ce sont des élus (*electi*). 133:213 Comment pourrait-il en être autrement ? C'est par amour pour chacun de nous que Dieu s'est révélé au monde. L'amour, l'amour *véritable* répugne à tout ce qui est universel et abstrait. On ne peut authentiquement ai­mer que des êtres en chair et en os, des hommes concrets, porteurs d'un nom propre. Or cela ne nous est humaine­ment possible que dans une faible mesure à cause de l'épaisseur infranchissable de la matière qui s'interpose entre l'aimant et l'aimé. Si vif que soit l'amour d'une mère pour son enfant ce n'est point sur la personne de l'enfant qu'il se porte mais sur l'être qu'elle a enfanté, autrement dit sur un être avec lequel elle a noué un rapport social préalable. On comprend ainsi pourquoi la Bonne Nouvelle du Salut a soulevé la colère des Juifs : elle n'est plus adressée dans la Nouvelle Alliance à un peuple ou à une race, mais à chaque homme en particulier, quelle que soit son appar­tenance sociale. Le Christ appelle chacune de ses brebis *par son* *nom : proprias oves vocat nominatim*. « Ce que recherche Israël, écrit saint Paul, il ne l'a pas obtenu ; l'ont obtenu ceux-là *qui ont été choisis. *» La grâce est une élection *personnelle.* Le baptême qui la communique est strictement *personnel :* On ne baptise pas des collectivités. Dieu seul peut rassembler des personnes dans une société parce que sa grâce pénètre jusqu'à la racine des personnes qui la reçoivent et acceptent d'en vivre, si bien que chacune d'elles est unie aux autres par le plus puissant des liens réels qui soit : *Dieu Lui-même.* Une telle société diffère de toute autre. Le Christ l'atteste devant le représentant de César : « Mon Royaume n'est pas de ce monde. » L'Église *seule* est une *société de personnes* parce qu'elle est une *société surnaturelle*. Mais parce qu'elle est une société surnaturelle de personnes en cours de leur pèlerinage terrestre, parce que chacun de ses membres à qui Dieu s'adresse personnellement court fatalement le danger, en raison même de son individualisation, d'inter­préter par soi seul la teneur de la Révélation d'une ma­nière subjective, et enfin parce qu'il y aurait de ce fait autant de christianismes différents qu'il y a en elle de personnes différentes, Dieu a voulu que cette société sur­naturelle soit aussi, comme toute société véritable exis­tante, une *institution* pourvue d'organes hiérarchisés et d'une autorité chargée de maintenir son unité dans l'espace et dans le temps. 134:213 Cette armature institutionnelle n'existera plus dans l'au-delà, mais elle est absolument nécessaire ici-bas et s'impose à Dieu lui-même, qui, ne peut admettre qu'il y ait autant de Révélations qu'il y a d'élus : la Vérité est une. L'Église, institution divine, est gardienne du dépôt révélé, et son rôle, de le conserver sans altération, en sa splendeur objective indépendante de nos volontés subjec­tives, jusqu'à la fin des temps. Elle est essentiellement *conservatrice,* non seulement de la vérité surnaturelle, mais de toutes les vérités spéculatives *et de toutes les vérités pratiques de l'ordre naturel :* elle est la gardienne non seulement de la foi *mais des mœurs.* La Vérité, une fois de plus, est une, et sans un ordre social véritable, sans la tradition qui en est inséparable, il est strictement impossible à l'homme de parvenir à la Vérité. La grâce ne se substitue pas à la nature qui veut que l'homme soit un être social. Elle la présuppose : *gratia naturam supponit.* A l'aphorisme de Chesterton cité plus haut, il convient d'ajouter qu'un surnaturel qui ne plon­gerait pas ses racines dans la nature sociale de l'homme ne serait que du contreplaqué. Comment la foi pourrait-elle se répandre *ici-bas* si les artères du corps social sont coupées ? L'histoire ratifie la théologie du bon sens. C'est en effet à partir de la Renaissance et de la Réforme que se développe la critique de l'Église institutionnelle. La consé­quence est immédiate : coupure avec le passé, répudiation de la tradition surnaturelle dont l'Église est la dépositaire, recours à la seule Écriture interprétée selon l'inspiration d'un chacun. L'individu devient à lui seul sa propre Église. Il se libère de cette contrainte sociale qu'il accuse d'être extérieure au surnaturel. L'individualisme de l'*uomo singolare* envahit le domaine religieux dans les pays protestants et s'infiltre peu à peu dans les pays d'obédience romaine : c'est à partir d'alors que le concept de *conscience* avec tout ce qu'il comporte de repli du *moi* sur le *moi* pénètre dans la théologie morale romaine et supplante totalement la vertu de prudence avec tout ce qu'elle comporte de référence à la mémoire et à l'expérience des siècles. De la théologie, il passe à la philo­sophie et engendre à partir du *cogito* de Descartes l'immense courant de l'idéalisme moderne ou chaque philo­sophe raconte sa biographie spirituelle en termes abstraits. 135:213 Connaître n'est plus désormais faire correspondre la pen­sée au réel, mais imposer au réel ce que Kant appelle les formes *a priori* de la sensibilité et les catégories de l'en­tendement, qui ne sont que les masques du véhément désir que l'individu éprouve de transformer le monde selon sa volonté propre et de le rapporter tout à soi. Dans le catholicisme, l'activité spéculative de l'esprit et son activité pratique sont *indivises* puisque Dieu est simultanément la plus haute vérité immuable qui puisse être offerte à l'intelligence et l'inaltérable béatitude par­faite qui se présente à la volonté, l'une et l'autre étant garanties par l'institution ecclésiale. L'activité pratique de l'animal politique et la tradition qui l'accompagne se distingue au contraire par son objet singulier et contingent de l'activité spéculative dont l'objet est universel et néces­saire. Dans les régimes politiques antérieurs au protes­tantisme, la tradition toujours menacée de caducité se trouvait renforcée par l'alliance du Trône et de l'Autel. Sa faculté de conservation en était accrue. Il n'en est plus de même à partir du XVI^e^ siècle. Dans les pays protestants, la religion nouvelle ne laisse pas de faire corps, comme dans les pays catholiques, avec la société. La fameuse maxime : *cujus regio ejus religio* se substitue à l'alliance des souverains catholiques et du pape, tant le religieux et le social sont étroitement soli­daires., Mais l'individualisme religieux du protestantisme s'insinue rapidement dans la traditionnelle *société de sociétés* que l'humanité a connue depuis des millénaires, et il la pulvérise. A l'image de la *société de personnes* que le Christ a fondée, mais qui n'est plus arc-boutée à l'insti­tution ecclésiale, la société profane se transforme en un agglomérat d'individus. L'État traditionnel n'est plus dé­sormais le gardien du *bien commun* puisque le bien com­mun n'existe plus. C'est un État tout *nouveau* qui s'édifie sur ses ruines, un *État sans société sous-jacente,* chargé de procurer aux individus qui le composent les *biens particuliers* dont ceux-ci ont besoin. Le même processus se déclenche dans les pays catho­liques par une autre voie : la critique simultanée de la société traditionnelle et de l'alliance entre le Trône et l'Autel effectuée par les philosophes. 136:213 Les élites qui occu­pent les avenues du pouvoir sont presque toutes acquises au déisme, sinon à l'athéisme. Elles se groupent dans des sociétés de pensée que le génie d'Augustin Cochin a mer­veilleusement analysées et qui sont *des sociétés de per­sonnes,* déracinées du contexte ecclésial et du contexte social, hors de la vie quotidienne où les pensées et les actes se jugent à l'expérience, à la mémoire des faits heureux du passé, à la tradition qui a fait ses preuves et à l'épreuve du réel. Dans ce type de société dont l'influence fut capitale sur l'éruption de la Révolution française et sur la chute de l'Ancien Régime, le « réel » est ce qui a recueilli l'as­sentiment des auditeurs au cours de ce qu'on appelle au­jourd'hui leur « dialogue » ; la vérité tant dans l'ordre spéculatif que pratique est ce qui entraîne leur adhésion individuelle. La société de personnes qu'est la société de pensée repose sur la mise en valeur de chaque *moi* qui en fait partie et qui ne peut recevoir l'approbation du *moi* des autres -- et réciproquement -- *qu'en dehors de toute réalité sociale, dans l'utopie, puisqu'une société de per­sonnes est un rond-carré en dehors de l'ordre surnaturel.* La nouvelle « société » issue de ce prodigieux bavar­dage est celle que nous connaissons aujourd'hui ; c'est une dissociété : les personnes qui la composent restent sans communications, et ne peuvent être rassemblées qu'au sein d'un État bureaucratique et policier, ou sombrer dans une anarchie endémique. Nous n'avons plus une seule institution au sens que nous avons établi ; nous n'avons plus que des administrations proliférantes et cancéreuses, ainsi que des groupes de pression animés par des volontés de puissance aux dents longues qui manœuvrent l'imagination des individus persuadés, par l'utopie dont ils sont désormais la proie, qu'il est possible de bâtir une *société de personnes* à partir des exigences de leur *moi* respectif. Le décor du théâtre des marionnettes par­lementaires sert de paravent à toute l'entreprise. Aucune institution un peu stable ne peut résister au choc de l'imaginaire : nous entrons dans l'avenir à : recu­lons, dans une période de « réformes de structures » indé­finies, élaborées *a priori* de toutes pièces, sans référence à la mémoire du passé, à l'expérience, à la tradition qui les mettraient aussitôt en pièces. A peine traduites dans la réalité, elles se révèlent *irréalisables*, parce que la nature de l'animal politique les rejette et refuse de les *institutionnaliser*. 137:213 Les oripeaux démocratiques, libéraux, socialistes ou communistes dont on revêt « la société de personnes » contemporaine sont tout aussi imaginaires qu'elle-même. La démocratie, la société libérale avancée ou non, la cité socialiste ou communiste *n'existent pas et n'existeront jamais.* Elles ont beau caricaturer la société religieuse fondée par Jésus-Christ et devenir des ersatz de religion pour consolider la *dissociété* qu'elles engendrent, elles doivent sans cesse reporter *dans l'avenir* l'exécution de leur projet, et chaque jour qui passe dément leur pro­messe. La nouveauté, la « société nouvelle », « l'homme nouveau » qu'elles s'engagent à réaliser ne peuvent être que la profanation du christianisme, la sécularisation du sacré, l'humanisation du divin : l'IMPOSSIBLE. Pour la pre­mière fois dans son histoire, l'homme se trouve placé dans l'impossibilité de vivre conformément à sa définition d'ani­mal politique. Répétons-en la cause : une société de personnes ne peut humainement transmettre une tradition quelconque puisque les personnes sont incommunicables. Elle est donc acculée à naître à partir de rien. Elle est vouée au néant. L'homme ne peut vivre socialement sans une constante référence au passé, *à la seule dimension du temps qui est fixée pour toujours dans l'existence, et qui, comme telle, participe en quelque manière à l'éternité, à l'absolu et à l'universalité de l'Être par excellence : Dieu.* La mémoire historique, la tradition sont les armes grâce auxquelles l'homme vainc le devenir qui l'emporte. Ce qui a été sera, parce que ce qui a été, loin de n'être plus, est désormais immuable : rien ne peut le changer. Dieu lui-même ne peut faire que ce qui a été ne le soit pas. La tradition se révèle ainsi une source inépuisable de nouveautés. Ce n'est point un paradoxe, c'est une vérité étincelante. Il n'y a de nouveau que relié au passé : une nouveauté que rien, rigoureusement rien ne précéderait, devrait naître à partir du néant. Or l'être ne peut sortir du non-être. La tradition est donc à l'origine de toute innovation qui n'est pas contraire aux réalités qu'elle nous transmet, mais qui les prolonge. Si nous appelons, avec les Anciens, *nature* le principe immobile du changement qui affecte toutes choses ici-bas -- c'est parce qu'il reste toujours un pom­mier que cet arbre produit chaque année de nouvelles pommes --, la *tradition est ce qu'il y a de plus naturel en l'homme.* C'est elle qui véhicule sa nature d'animal politi­que du passé vers le présent et du présent vers le futur. 138:213 Conservons avec persévérance, patience, ténacité, en dépit de toutes les souffrances, les débris de la tradition que nous détenons encore en notre mémoire : il nous sera possible grâce à eux et à nos efforts de la reconstituer tout entière, comme un archéologue capable de lui insuffler la vie reconstituerait une statue à l'aide de quelques fragments. « Gardons-nous surtout d'ébranler les colonnes du Temple » de Mémoire qui la soutiennent, sinon, selon la prodigieuse formule de Chateaubriand, « nous ferions choir sur nous l'avenir ». *Politique d'abord !* Marcel De Corte. Professeur émérite à l'Université de Liège. 139:213 ![](media/image1.jpeg) ### L'Ascension CETTE ANNÉE, nous fêterons l'Ascension le 19 mai, deux mois, jour pour jour, après la fête de Saint Joseph, au beau milieu du mois de Marie. Comment ne pas évoquer ces deux âmes silencieuses qui ont veillé sur les trente ans de vie cachée du Verbe de Dieu ? Qu'elles veuillent nous accorder l'intelligence du mystère. « Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde. De nouveau je quitte le monde et je vais au Père. » *Vado ad Patrem.* *Le dessin qui figure au sommet de cette page avait été fait à ma demande par Henri Charlier pour illustrer les entretiens spirituels de D. Minimus et signaler leur fonction centrale dans cette revue. Il n'a jusqu'ici jamais servi qu'à cet usage. Mais puisqu'il nous faut continuer sans lui notre chemin, le même chemin, nous le conservons à son successeur, d'accord avec lui, pour manifester une intention de piété filiale et de fidélité.* *J. M.* 140:213 L'Ascension est un mystère doux et secret, peu es­timé de la foule. Resserrée entre Pâques et Pentecôte, la fête litur­gique semble teintée de mélancolie : « Une nuée le déroba à leurs yeux » ; « Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous ainsi à regarder vers le ciel ? ». Et le diacre, après avoir chanté l'Évangile, vient éteindre cérémo­nieusement le cierge pascal. L'Ascension est-elle l'effacement d'une présence ? Elle est bien plutôt le retour du Fils dans le sein du Père, la course achevée dans l'union où la nature hu­maine assumée par le Verbe participe à l'étreinte des personnes divines. C'est pourquoi ce mystère exerce sur les âmes inté­rieures, en particulier sur les âmes trinitaires, une attirance suave qui les détache peu à peu des créatures et leur enseigne, selon l'admirable oraison de la fête, à habiter en esprit dans les régions célestes ([^10]). *Un Père avait deux fils.* Sans écarter l'interprétation qui voit dans le fils aîné et le fils prodigue de la para­bole deux attitudes morales distinctes, on pourra consi­dérer dans le fils aîné la procession immanente du Verbe *in sinu Patris* (Toi*,* tu es toujours avec moi et tout ce qui est à moi est à toi) et dans le retour du prodigue la remontée du Fils émergeant de la région des ténèbres (car voici qu'il était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé). 141:213 Or les âmes saintes sont appelées à la jouissance de Dieu selon les deux aspects de l'immanence et du retour douloureux, réalisés simultanément par le mys­tère de l'Ascension dans l'unicité de la Deuxième Personne. Si elles sont assez généreuses pour embrasser la croix et se détacher des affections terrestres, Dieu exau­ce royalement leurs désirs d'anticiper sur le Ciel. Frappées à l'image du Verbe éternel qui *est engendré avant l'aurore, dans la splendeur des saints,* elles dé­sirent connaître le Père. « La vie éternelle, c'est qu'ils Te connaissent » (Jo. 17.3). Saint Paul offre la justi­fication théologique de cet audacieux désir par la doc­trine du Corps Mystique : « *Ne savez-vous pas que vous êtes membres du Christ ? *» (I Cor. 6.15). « *Dieu nous a fait asseoir dans les cieux en Jésus-Christ* » (Eph. 2.6). « *Il nous a transporté dans le Royaume du Fils de son amour *» (Col. 1.13). Et saint Léon le Grand, dans les leçons des matines de la fête, tire les conséquences de cette doctrine « *Igitur, Christi ascensio nostra provectio est. *» Donc l'Ascension du Christ est notre transport, s'écrie le saint docteur. Là où a pénétré la gloire du chef (*gloria ca­pitis*)*,* l'espérance du corps est appelée à suivre. « Exul­tons de joie, mes bien-aimés, et réjouissons-nous dans une douce action de grâce. Aujourd'hui, non seulement nous sommes rendus les fermes possesseurs du para­dis, mais encore, en Jésus-Christ nous avons pénétré dans le ciel. » 142:213 Paroles lumineuses qui touchent à ce que le chris­tianisme a de plus profond et de plus original : pour l'âme baptisée, l'attente est déjà possession et la fruition d'amour précède l'état de gloire. C'est ce que dit saint Paul lorsqu'il énonce que la foi est *la substance de ce qu'on espère* (Heb. II.I). C'est ce que signifie également cette parole de Notre-Seigneur : « Celui qui croit dans le Fils *a* la vie éternelle » (Jo. 3.34). Le verbe est au présent : « *habet* vitam aeternam » \*\*\* L'Ascension est aussi un mystère ecclésial. Le psaume XVIII célébrant la course du soleil a été interprété par les Pères de l'Église comme une annonce de cette course glorieuse qu'est l'Incarnation : depuis sa naissance jusqu'à son ascension, le Verbe « s'est élancé comme un géant pour accomplir sa course ; c'est du plus haut des cieux qu'il surgit et c'est à ce sommet qu'il remonte » (Ps. 18.6). Mais il ne remonte pas seul. Ce géant parti à la recherche de l'humanité captive l'a saisie. De la prostituée, Il a fait une vierge ; Il a aimé l'Église, Il s'est livré pour elle « afin de la faire paraître devant lui comme une épouse glorieuse, sans tache ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et immaculée » (Eph. 5.25). Depuis que son Époux est remonté au ciel, l'Église de la terre garde dans son cœur une blessure ouverte et son regard est tourné vers l'au-delà. Sa religion est une religion céleste où l'on s'exerce à vivre avec les Anges, *cum Angelis et Archangelis,* devant le trône de Dieu, en imitant autant que faire se peut la Liturgie du ciel. 143:213 C'est pourquoi sa liturgie calme et lumineuse s'entoure de chants, de parfums, de flambeaux, de soies brillantes, de longues processions et de lentes psalmo­dies. C'est pourquoi Dom Guéranger disait que l'Église est la société de la louange divine, *Societas divinae laudis,* et il voulait que les moines fussent des *Alleluia* vivants. La vraie tradition bénédictine a toujours bien com­pris cela. Après avoir communié, le jour de l'Ascension, sainte Gertrude eut cette vision : Notre-Seigneur lui apparut et lui dit : « Je ne viens pas pour te dire adieu, mais pour t'emmener avec moi auprès de mon Père. » Le Père Emmanuel, abbé de Notre-Dame de la Sainte-Espérance, écrivait tous les jours une courte méditation à l'intention des sœurs oblates du Mesnil-Saint-Loup. Voici ce qu'il écrivait pour le Jeudi de l'Ascension. Le style est d'une telle transparence qu'il donne à la méditation valeur de poème. « Aujourd'hui Jésus est entré dans sa gloire ; au­jourd'hui notre chair a été exaltée à la droite du Père ; aujourd'hui, en lui et avec lui, nous avons pris posses­sion du Paradis, *Alleluia !* « Qu'il était beau à voir, Jésus ressuscité quand, réunissant autour de lui ses Apôtres, ses fidèles, les pieuses femmes qui l'avaient servi, et avec elles la bénite Vierge sa Mère, il leur annonça qu'il allait re­monter dans les cieux. Qu'il était beau à voir ! *Alleluia !* 144:213 « Il les mena sur une montagne, il étendit sur eux les mains il les bénit, et les bénissant il commença à ne plus toucher la terre. Qu'il était beau à voir, Jésus ne touchant plus la terre. Alleluia ! « Il s'éleva doucement, majestueusement, triompha­lement ; ils le virent longtemps, ne le virent plus, et néanmoins ils le regardaient toujours. Qu'il était beau, qu'il était grand, Jésus dans les cieux, à la droite du Père. *Alleluia *! » ([^11]) \*\*\* La beauté, la grandeur du Christ céleste, sa session glorieuse à la droite du Père ouvrent une large perspec­tive à l'histoire humaine et donnent au mystère de l'Ascension une portée cosmique. Gardons à ce mot de cosmos toute sa sève antique. Les Grecs désignaient ainsi l'ordre harmonieux qu'ils décelaient dans l'uni­vers. Plus qu'eux nous savons combien cet ordre et cette harmonie ont été compromis par le péché, mais la Passion a lavé dans un fleuve de sang le monde entier, la terre, la mer et les astres ([^12]). Saint Paul nous dit, dans son Épître aux Romains, que « la création assujettie à la vanité sera, elle aussi, libérée de l'es­clavage de la corruption pour connaître la glorieuse liberté des enfants de Dieu » (Rom. 8.20). Le rapport que cette création transfigurée soutient avec notre monde sublunaire reste enveloppé de mys­tère. Mais nous savons que toute la création a été marquée selon un dessein admirable, à l'effigie du Ver­be, et que la restauration, dans le Christ, de l'ordre troublé par le péché est une œuvre plus admirable encore. 145:213 Dire que Jésus est remonté dans le ciel avec son corps glorieux c'est donc signifier qu'un lien de dé­pendance sacré unit désormais le moindre atome de ce grand univers à Celui qui en est le centre constituant, la clé de voûte, le principe souverain. Dieu a voulu en effet, nous dit saint Paul, unir et organiser le grand œuvre de sa création sous un chef unique ([^13]). Cela commande à l'homme, intendant de Dieu, un immense respect pour les réalités naturelles commises à sa garde. Cela commande à l'homme une précieuse pensée politique fondée en doctrine sur la Royauté du Christ auquel appartiennent les royaumes d'ici-bas, capable, en cas d'échec au plan temporel, d'en souligner le caractère transitoire, pour dévoiler à nos regards les perspectives de la Jérusalem céleste où se révèlera notre vraie grandeur, car, nous dit l'apôtre ([^14]), « vous êtes morts et votre vie demeure cachée avec le Christ en Dieu. Mais lorsque le Christ, votre vie, se manifestera, ALORS VOUS AUSSI VOUS APPARAÎTREZ AVEC LUI DANS LA GLOIRE »*.* Benedictus. 146:213 ## NOTES CRITIQUES ### Un nouveau livre d'Émile Poulat Le titre que je donne à cet article peut paraître bizarre. Si Émile Poulat vient de publier un nouveau livre, autant en donner le titre avec le nom de l'auteur. Je m'apprêtais à le faire. Mais après avoir lu d'affilée, en 48 heures, les 564 pages du volume, je fus surpris du titre -- que j'avais oublié. Il y a une raison à mon oubli, et à ma surprise. Je vais tenter de m'en expliquer. Ce n'est pas un hors d'œuvre. C'est au contraire tout le sujet de mon article ; parce que c'est tout le sujet du livre -- tel que je l'ai lu. On se souvient de l'étude de Jean Madiran, *L'intégrisme, histoire d'une histoire,* publiée en 1964 ([^15]). Cinq ans plus tard, Émile Poulat publiait *Intégrisme et catholicisme in­tégral* ([^16]) où il débrouillait de main de maître l'histoire de « La Sapinière » dont le patron avait été Mgr Benigni. La figure de celui-ci apparaissait en pleine lumière, mais dans le cadre d'une affaire précise, limitée à un petit nombre d'années. Qu'en était-il donc exactement de ce personnage qui vécut 72 ans (1862-1934) et dont l'activité fut à tout moment débordante ? C'est ce que nous appre­nons dans le nouveau livre d'Émile Poulat. Alors, son titre ? Eh bien, son titre est *Catholicisme, démocratie et socialisme,* assorti d'un long sous-titre en petits caractères : *Le mouvement catholique et Mgr Benigni de la naissance du socialisme à la victoire du fascisme* ([^17])*.* On observera que l'ouvrage précédent s'intitulait, com­me je viens de le rappeler, *Intégrisme et catholicisme intégral,* sans sous-titre sur la couverture mais avec ce sous-titre en page intérieure : *Un réseau secret interna­tional antimoderniste : La* « *Sapinière *» (*1909-1921*). 147:213 Dans les deux cas, le titre est très général et pourrait couvrir des matières très différentes. Ce n'est que le sous-titre qui nous informe du contenu réel de l'ouvrage. Quand Schumpeter écrit *Capitalisme, socialisme et démocratie,* son titre n'a pas besoin de sous-titre ; le contenu du livre répond bien au titre. Alors pourquoi ces titres généraux chez Poulat ? Lui qui est la précision même, pourquoi ces titres imprécis ? Serait-ce pour, si j'ose employer cette expression, valoriser sa marchandise ? Ce n'est pas son genre. Soucieux d'exactitude dans les moindres détails, épris de vérité, à tous les niveaux du mot « vérité », il ne cherche pas à donner le change. Si donc ses titres sont ce qu'ils sont, c'est qu'ils correspondent à l'objet de son étude. Il n'a pas décrypté le secret de la Sapinière pour le seul plaisir de résoudre une énigme. Il n'a pas relaté l'œuvre et la vie de Mgr Benigni pour éclairer simplement une période importante de l'histoire de l'Église. Non. Il a eu un plus haut dessein. Lequel donc ? Ce n'est pas facile à dire, quoiqu'il s'en explique longuement. Mais nous pouvons déjà remarquer que, dans ses deux titres, figure le mot « catholicisme ». On pourrait imaginer de les récrire, de manière homogène : « Le catholicisme, dans ses rapports avec l'intégrisme » et « Le catholicisme, dans ses rapports avec la démocratie et le socialisme ». Un troisième livre est sous presse, qui éclairera les deux précédents : *Église contre Bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel.* Toujours : le catholicisme. On pourrait, là encore, imaginer un titre très long : « Le catholicisme, dans son état actuel et dans l'état futur qu'on peut en entrevoir à la lumière du conflit de l'Église et de la Bourgeoisie, à l'époque moderne. » Oui, l'objet de l'immense enquête que poursuit Émile Poulat depuis de longues années, c'est le catholicisme et, plus précisément, le catholicisme dans son rapport à l'his­toire. Étude religieuse ? théologique ? métaphysique ? sociologique ? historique ? Tout cela, sans doute ; et peut-être autres choses encore, s'il y a autre chose. Mais tout cela dans la perspective du conflit qui existe entre le catholicisme et le monde depuis un siècle ou deux. Et tout cela aussi dans la perspective ultime : qu'est-ce que le catholicisme ? qu'est-ce que la vérité religieuse ? qu'est-ce que la vérité à tous ses niveaux ? 148:213 La perspective ultime, Émile Poulat n'en parle pas. C'est moi qui la lui impute. Peut-être la nierait-il, et je verrais bien pourquoi, sans pour autant changer d'avis. Le débat sous-jacent serait celui des rapports de la science et de la foi. Je ne vais pas m'y lancer. Il me suffit d'accor­der sans peine à l'auteur la parfaite rigueur scientifique et la probité absolue de sa démarche dans la recherche de la vérité aux niveaux historiques où il se place : celui d'une énigme très étroitement délimitée dans ses données et dans son déroulement (la « Sapinière ») et celui d'une action poursuivie pendant plusieurs décennies, de Léon XIII à Pie XI (celle de Mgr Benigni). Même ainsi situés, ses deux livres et surtout le dernier souffrent plusieurs lectures, selon ce qu'on y trouve, qu'on y cherchait, ou qu'on ignorait, ou à quoi l'on ne pensait pas. Expliquons-nous par quatre exemples. 1\) Pie X a connu et approuvé les activités de Benigni et de sa Sapinière. Comme ces activités peuvent choquer, faut-il penser qu'elles étaient en tout légitimes, puisque Pie X est un saint canonisé ? En pouvons-nous, en devons-nous tirer une règle d'action et de pensée (l'intégrisme) pour la défense et le triomphe du catholicisme intégral ? Ou vaut-il mieux croire que Pie X n'a pas connu le détail des méthodes de Benigni ? Y a-t-il une raison d'Église analogue à la raison d'État, qui se différencie de la morale commune ? Ce qui a valu pour le temps de Pie X vaut-il également pour un autre temps, le contexte changeant avec l'Histoire ? La sainteté de Pie X, indéniable, peut-elle s'as­sortir d'une erreur de conduite dans son gouvernement de l'Église ? etc. etc. Émile Poulat ne répond pas à ces ques­tions, qu'il ne pose pas. Mais on peut lire son livre en vue d'y trouver de quoi y répondre. 2\) Comme le modernisme et le progressisme ont, après Pie X, envahi puis submergé l'Église, sinon toujours à Rome, du moins dans les milieux catholiques les plus influents, Mgr Benigni est un personnage généralement décrié : délateur, intrigant, sans scrupule et, par-dessus le marché, prompt à retourner sa veste, ayant commencé comme quasiment socialiste pour finir fasciste. La réalité n'est pas seulement plus nuancée, elle est tout à fait différente. Pour le comprendre, il suffit d'évoquer le climat politique français des quarante dernières années. De même sa vie aide-t-elle à comprendre celle de tant et tant de nos compatriotes qui se sont engagés diversement et par­fois de manière imprévue, aux moments décisifs de notre récente histoire. Car le militant, le passionné, le croyant choisit sa voie, sans attendre les verdicts (révisables) du futur. Benigni ne connaît que la vérité du catholicisme. 149:213 Il n'a qu'une bête noire : le libéralisme, au sens le plus métaphysique du mot, c'est-à-dire le laïcisme athée ou neutre opposé au christianisme. En ce sens, il est un homme de l'absolu. Mais justement parce que son absolu est religieux, il est empiriste dans le domaine de l'action. On peut, politiquement, le cataloguer comme on veut, cela ne lui fait ni chaud ni froid. Il sert l'Église, et d'abord le pape, chef de l'Église. Son intégrisme catholique paraît politique sous Pie X, parce que l'anti-modernisme de Pie X lui donne les coudées franches, mais son intégrisme ne changera jamais ; ce sera simplement l'intégrisme du pos­sible au niveau politique, car son engagement personnel est religieux et non pas politique. Comme son champ de combat est principalement la presse, on le représente comme un folliculaire de bas étage. On oublie qu'il a écrit de gros livres d'histoire, que, des années durant, il a été professeur, que les plus hauts dignitaires de l'Église le traitent comme un pair et qu'il eût été aisément cardinal s'il avait eu ce genre d'ambition. Ne faisons pas de lui un saint ou un génie, mais tenons-le pour ce qu'il est : un combattant de classe, donnant des coups et en recevant. A cet égard, la lecture de sa vie donne une précieuse leçon de psychologie dont on pourrait faire l'application à de très nombreux personnages de notre récente histoire nationale, et même religieuse. 3\) Si Benigni a été avant tout un catholique passionné et que son action a été constamment publique -- disons « politique », s'il le faut --, en quel point se fait donc exactement la jonction de sa foi religieuse et de son engagement militant ? On a vu qu'il était inclassable politiquement, au point qu'il a pu donner l'impression de se rallier successivement aux pouvoirs dominants Alors où est sa cohérence intérieure ? Sur quel terrain se situe-t-il pour être toujours au milieu du combat, sans qu'il se sente coupable non seulement d'aucun reniement, mais même d'aucun changement ? La réponse tient dans une épithète : « social ». Son action est sociale, sa poli­tique est sociale. On peut l'appeler démocrate, socialiste, fasciste ou n'importe quoi ; il est catholique social. Ques­tion : le social peut-il être détaché du politique ? Benigni le pense et c'est ici que le dernier livre d'Émile Poulat est particulièrement intéressant. Chaque pays a son histoire et ses traditions qui donnent une coloration très différente aux mêmes mots de la poli­tique. Être, par exemple, « démocrate chrétien » ne signifie pas la même chose en France, en Allemagne et en Italie. Ni les images qu'évoque l'expression ni la réalité qu'elle couvre ne sont les mêmes. 150:213 Pour nous en tenir à la France et à l'Italie, il suffit de se rappeler que chez nous le catho­licisme et la monarchie ont été liés depuis toujours jusqu'à la Révolution, et cela au sein d'une unité nationale indis­cutée, tandis que chez nos voisins l'unité nationale ne date que de la fin du XIX^e^ siècle, qu'elle succède à une pluralité de républiques et de royaumes aux particularismes accen­tués, et qu'enfin Rome y a toujours été la capitale d'un catholicisme d'autant plus spontanément populaire que le pape était perpétuellement aux prises avec tous es pouvoirs temporels de la péninsule et de l'Europe. La disparition de l'État pontifical a, d'une certaine manière, renforcé le pouvoir spirituel du pape dans le monde, mais elle a aussi, en Italie, renforcé son pouvoir « social », c'est-à-dire un certain pouvoir politique indirect par la vitalité du catholicisme dans la société, notamment en milieu populaire. On comprend mieux ainsi le sens de l'action de Mgr Benigni. L'alliance du pape et du peuple est moins le but qu'il vise que la réalité dont il part et qu'il veut consolider en l'institutionnalisant au niveau du social, c'est-à-dire des mœurs, des structures, des œuvres, etc. Il est, en quelque sorte, moderniste et progressiste dans le concret de l'évolution sociale -- n'a-t-il pas un sens aigu du rôle de la presse ? --, comme il est antimoderniste et antiprogressiste au plan religieux, sa foi catholique repoussant catégoriquement les idéologies du libéralisme et du socialisme. De la même façon, il est, dans son action européenne, supranationaliste, ne voulant travailler qu'avec ceux qui luttent contre le modernisme et le progressisme, quelles que soient leurs appartenances politiques dans leurs pays respectifs. Il ignore presque ces appartenances, notamment en France, ce qui fait que les histoires du Sillon et de l'Action française apparaissent à peine dans sa correspondance et dans ses relations personnelles. Il ne connaît que le pape et la politique sociale internationale du pape, selon le modèle italien qui l'habite. A cet égard, et dans cette perspective, la lecture du dernier livre d'Émile Poulat est singulièrement instructive et enrichissante, car si elle éclaire la personnalité de Benigni elle éclaire aussi, jusqu'à un certain point, la politique pontificale depuis un siècle et plus. 4\) Cependant si les combats catholiques de l'époque de Lamennais, de l'époque de Benigni et de l'époque ac­tuelle se ressemblent au point qu'on a souvent l'impression que la crise de l'Église est, au fond, toujours la même, on se rend compte, à l'inverse, que le monde moderne issu de 1789 n'est plus aujourd'hui ce qu'il était en 1850, en 1900 et en 1950. Déjà divers, à chaque époque, selon les pays, les intégrismes et les modernismes, les traditio­nalismes et les progressismes sont, dans leur variété, des réactions nouvelles à des situations réellement nouvelles. 151:213 En épigraphes à son livre, Émile Poulat met deux phrases : « Nous vivons en un temps où l'on confond aisé­ment les nuances les plus tranchées » (Lettre de Duchesne à Loisy, 1912) et « Unis par tant de liens, et séparés par tant de divergences... » (Charles Maignen, 1927). Ces deux phrases éclairent la confusion qui règne dans l'inter­prétation de l'œuvre de Benigni et dans celle de son époque. Elle éclaire davantage encore la confusion qui règne dans l'interprétation de la crise actuelle de l'Église et dans celle des prises de position diverses chez les catholiques, même chez ceux qui sont du même bord. La lecture de *Catholicis­me, démocratie et socialisme* est, à mes yeux, plus passion­nante encore sous l'angle de l'actualité que sous l'angle de l'Histoire. Visiblement, d'ailleurs, Émile Poulat, s'il ne se départ pas de la plus stricte objectivité historique, s'inté­resse à l'Histoire en fonction de l'actualité. Il le dit d'ail­leurs expressément. « En l'espèce, je n'aurais certainement pas choisi le sujet que j'ai traité s'il ne m'avait paru exem­plaire de quelques difficultés sur lesquelles butent présen­tement l'histoire et la sociologie du catholicisme contem­porain » (p. 14). -- « Plus qu'une tranche d'histoire du catholicisme, elle \[ma contribution\] représente un effort pour dégager les fondations cachées qui supportent cette histoire telle qu'elle a pris forme et que sa vulgate ne laisse guère soupçonner : une *subhistoire *» (p. 15). -- « Volon­tairement limitée à son sujet, cette étude, comme les tra­vaux qui l'ont précédée, appelle des développements plus généraux dans un cadre plus théorique. Mieux valait distin­guer ces deux aspects de la recherche. C'est donc dans un ouvrage séparé que je tenterai de faire le point et proposerai une perspective : *Église contre Bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel,* en ce moment sous presse chez le même éditeur. Titre incongru, paradoxal, déroutant, sans aucun doute, mais que le lecteur de la présente en­quête aura toute liberté de soumettre ici à une première épreuve » (p. 24). En réalité, c'est le mot « bourgeoisie » qui peut étonner au premier abord. Attendons pour savoir. Les dernières pages du livre ne nous mettent sur la voie que d'une manière passablement sibylline : « Et puis, il y a le grand absent de cette histoire, toute occupée par le mouvement catholique : celui que, par provision, on nommera le catholicisme *inorganisé* (*...*) Ce catholicisme invisible et anonyme a plusieurs visages, tous mal connus (...) Catholicisme de masse, sorte de nappe phréatique où le mouvement a puisé le gros de ses ressources humaines, en s'adaptant au terrain, au milieu (...) 152:213 Cette pluralité de catholicismes au sein de la grande Église est un phéno­mène plus ancien et plus profond, plus large aussi, que l'actuel pluralisme dans le catholicisme, produit d'évolu­tion du type intransigeant. Et c'est pourquoi il n'y a pas, sociologiquement, opposition conceptuelle entre Église ins­titutionnelle et religion populaire ou bourgeoise (...) Partis d'une historiographie légendaire pour la tirer au net, nous débouchons sur un domaine enveloppé d'ombre et de si­lence » (p. 485-487). L'exceptionnelle qualité de ce dernier livre aiguise notre appétit de lire le prochain. Louis Salleron. ### Trois lectures d'Hubert Monteilhet *Rome n'est plus dans Rome\ *(*Jean-Jacques Pauvert*) Première L'auteur est connu par ses romans policiers qui sont, paraît-il, des best-sellers. Peu amateur du genre je confesse n'en avoir lu au­cun ; pas même celui où il imagine (avant l'applica­tion de la méthode) le cam­briolage d'une banque par la voie royale des égouts. Ce romancier est aussi profes­seur, quelque part en Tuni­sie. Enfin il est catholique, traditionaliste et intégriste à sa manière, qui n'est pas la plus mauvaise mais dont on ne saurait faire la norme des bibliothèques paroissia­les même les plus fidèles aux conciles de Nicée et de Trente. Hubert Monteilhet donc se pose d'emblée, pour y ré­pondre vigoureusement en 250 pages, les questions sim­ples : « l'Église dite conci­liaire fait-elle suite à l'Église traditionnelle comme le fruit succède à la fleur, ou bien peut-on noter entre ces deux Églises des différen­ces, voire des contradictions qui interdiraient à la nou­velle Église de se réclamer légitimement de l'ancienne ? 153:213 En d'autres termes, l'évolu­tion serait-elle révolution, la rupture incontestable por­terait-elle sur le fond ou sur la forme ? S'agirait-il de soutanes ou bien de dogmes et de morale ? » Un pamphlet. Mais d'une substance savante, où les textes de référence abon­dent. On regrette tel ou tel jugement, telle ou telle opi­nion. Un polémiste ne peut jamais être suivi dans toutes ses idées, ni dans tout son vocabulaire. Mais dans l'ac­tuelle décomposition du ca­tholicisme on a plaisir à lire un livre aussi roboratif -- livre dédié « A mon cher petit filleul William Edel, baptisé dans les catacom­bes de la salle Wagram, pour mieux lui faire com­prendre demain la piété de ses parents et toute la sain­teté de son Père des Cieux. » Louis Salleron. Seconde Un personnage de Mon­therlant, Costals, définit les papes de la Renaissance comme légers de mœurs mais intrépides sur la doc­trine. Hubert Monteilhet, au­teur de « romans crimi­nels » d'excellente facture, toutefois volontiers coquins, est, lui, léger dans la pein­ture des mœurs, mais tout aussi irréprochable dans sa foi. A preuve son essai « Ro­me n'est plus dans Rome », qui pourrait se résumer dans cette phrase : « ...*pour l'ins­tant coexistent en équilibre instable deux Églises que rien ne saurait réconcilier tant qu'elles existeront, puis­que les doctrines comme les actes sont directement con­tradictoires et inconcilia­bles *»*.* L'auteur, historien, n'é­tant pas homme à affirmer sans preuve, établit cette contradiction en étudiant certains points de morale (contraception, avortement, mariage, homosexualité) ou de doctrine (la communion, la messe, les saints, le bap­tême) avant d'aborder la « philosophie » de la nou­velle Église en traitant du culte de l'homme et de l'ouverture au monde. Esprit agile, clarifiant, d'une infor­mation sûre, Monteilhet est particulièrement apte à dé­monter le mécanisme de l'imposture : « L'Église conciliaire ne nie jamais un dogme : elle se contente de le ruiner par la bande. » 154:213 Il ne fait pas grâce aux pro­cédés qui servent à infiltrer l'erreur : l'insinuation, la contradiction, le flou (ou la charabia) de l'expression. Comment ne pas suivre un écrivain qui attaque si gaie­ment des erreurs détesta­bles ? Il est vrai que sa fou­gue prend quelquefois une allure provocante, et qu'il aurait bien fait de se refu­ser quelques facilités gros­sières (par exemple, sur l'abbé de Nantes, le maré­chal Pétain et Maurras). Eh bien, Monteilhet charge. Les laïcs ne sont pas censés bé­néficier de l'onction chère aux ecclésiastiques. Et de­puis le temps qu'on prend les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages, ils commencent à enrager. Georges Laffly. Troisième Son toupet étant au moins aussi grand que son talent, quand l'un et l'autre se con­juguent Monteilhet parvien­drait à faire croire au lec­teur n'importe quoi. Dans ses romans policiers, qu'il appelle plus justement des « romans criminels », il ar­rive que les fameux trucs techniques, qui font sa fier­té professionnelle, ne tien­nent pas debout, mais ni vu ni connu je t'embrouille, il a tant d'assurance et de sa­voir-faire que personne ne s'en aperçoit. Exemple : le coup de la boîte automatique, aux pages 119-121 de *Pour deux sous de vertu,* est impossible ; il n'y a au­cune possibilité de mise en marche du moteur quand le sélecteur est engagé sur une vitesse, et ainsi l' « alibi mécanique » qu'il avait in­venté ne vaut rien. Mais qu'importe, la plupart des Français ne le savent pas, ils sont aussi allergiques à la boîte automatique qu'à l'instruction religieuse, et dans *Rome* Monteilhet peut donc leur raconter tranquil­lement que la sainte Perpé­tue est le 7 mars (p. 134) ou que Paul VI a envoyé un télégramme approuvant l'é­piscopal article 16 de 1968 en faveur de la contracep­tion (p. 30). Il se trompe sur le sens de l'hapax EPIOUSION dans le Pater (p. 132), et il se trompe encore sur « la » traduction qu'en fit saint Jérôme, oubliant qu'il en fit deux, *quotidia­num,* oui, dans Luc, mais aussi *supersubstantiatem* dans Matthieu. Et il va, il va, imperturbable, avec un aplomb infatigable, jusqu'à l'effronterie quand il assure que l' « assortiment de scè­nes érotiques » dont il bar­bouille ses romans est « sanctifiant dès qu'on le met au service du mariage » (p. 134). 155:213 Tu parles. Ce que Mon­teilhet appelle « érotisme » est chez lui conformisme intellectuel et littéraire, sou­mission à la mode canaille, capitulation. En cela il épouse son temps, lui aussi ; en cela il fait comme tout le monde dans le petit mon­de bruyant et métaphysiquement minable de l'édition ; il fait comme un Michel Déon ou comme un Jean-Louis Bory. Mais il est, lui Monteilhet, un auteur de bonne doctrine catholique : circonstance aggravante, car sur son exemple et son au­torité plus d'un lecteur croi­ra que cet « érotisme » est recommandable ou toléra­ble ; aimable ; ou bénin. Tous les autres vices sont montrés comme des vices ; tous les autres conformis­mes sont ridiculisés ou mas­sacrés ; tantôt *ridendo* et tantôt non, Monteilhet *cas­tigat mores.* Sauf en cela. L'intempérance, et cette for­me d'intempérance qu'est l'impudeur, gambadent dans ses livres avec une entière complaisance de plume, une satisfaction ostentatoi­re, sans jamais suggérer qu'il y aurait matière (gra­ve) à repentir et ferme pro­pos. Tout le reste risque d'en être ravagé. Son regard en est troublé et sa doctrine entamée au chapitre du cé­libat sacerdotal et de la chasteté (p. 185-186). Prions, nous dit l'oraison du jeudi de la Passion, *ut dignitas conditionis humanae per im­moderantiam sauciata, me­dicinalis parsimoniae studio reformetur.* Monteilhet en­tend très bien ce langage ; qu'il ne fasse donc pas sem­blant plus avant de le tenir pour rien. Vous lirez ou vous ne lirez pas son *Rome n'est plus dans Rome.* Le coup d'œil, la promptitude du trait, la jus­tesse de la pensée, la perti­nence de l'écriture y com­posent un agréable carnage de l'évolution conciliaire is­sue de Vatican II. En un mot, c'est bon. Sauf la ta­che que j'ai dite, dont la nature est d'envahir l'œu­vre entière si l'auteur ne décide pas de l'effacer tout à fait. Il ne paraît pas inca­pable d'écrire deux ou trois chefs-d'œuvre ; mais, faute de tempérance, ils sont en­core devant lui. Jean Madiran. 156:213 ### Bibliographie #### Thierry Maulnier Les vaches sacrées (Gallimard) Avec les 905 méditations longues ou brèves que nous propose Thierry Maulnier, nul doute que le XX^e^ siècle ait désormais un Renan à sa mode et à sa mesure ; on songe parfois aussi à Taine, mais moins souvent. Après tout, nous parvenons pres­que aux années 1980 qui risquent fort de rappeler les années 1880 -- les « tristes années 80 » dont parlait Claudel... L'auteur des *Va­ches Sacrées* trouvera-t-il dans la jeunesse un autre Barrès pour écrire « Huit Jours chez M. Thierry Maul­nier » ou pour imaginer un entretien analogue à celui de Taine et de Rocmerspa­cher dans les « Déraci­nés » ? En tout cas il est fort possible qu'une généra­tion peu satisfaite du pessi­misme sceptique des « fins de siècle » applique la même méthode dont usa, pour l'œuvre de Taine et celle de Renan, la jeunesse de 1900 qui s'orientait vers le catholicisme et le nationa­lisme : la sélection et même le découpage préférentiel, même si le procédé doit être jugé irrévérencieux ou scan­daleux par les augures de l'âge précédent. Avec un cynisme aussi brutal que calculé, je conseillerais aux lecteurs des « Vaches Sa­crées » de concentrer leur attention sur les pensées 115 à 503 où ils trouveront des critiques d'une concep­tion matérialiste et scientis­te de l'univers : « Il n'est pas prouvé, ni peut-être probable que ce monde ait un sens. Mais il est certain que quelque part dans le monde est née, pourquoi et de quoi ? l'exigence peut-être absurde d'un sens. Qu'ainsi le monde, au moins en nous et par nous se cherche un sens. » Et ne nous laissons pas impres­sionner par les « peut-être »... Retenons aussi les analyses de la psychologie révolutionnaire, de 650 à 663, et dans les réflexions qui les suivent, plusieurs remarques sur la nature de la démocratie et la psychose de culpabilité. Quant au reste, eh bien, l'écrivain re­connaissant volontiers le caractère ondoyant et divers de sa pensée, voire ses éven­tuelles contradictions, nous n'aurons pas de scrupules excessifs pour en juger. 157:213 Il semble que ce soit un signe des temps que les pu­blications presque simulta­nées du *Mal Français* et des *Vaches Sacrées :* ces œuvres également aca­démiques nous donnent la mesure de ce qui nous étouffe, et un assez bon panorama de ce que nous ne sommes nullement tenus d'accepter, en dépit du concert de ronronnements approbateurs. Chez Thierry Maulnier, on ressent la pré­sence de deux éléments con­tradictoires mais également déterminants : d'abord une pesanteur énorme, scientifi­que et historique, qui se traduit souvent par d'acca­blantes énumérations, ré­trospectives et récapitula­tions historiques du type af­fectionné par le Docteur Pangloss, évocations biologi­ques ou cosmographiques propres à susciter cette sen­sation spéciale qu'on pourrait nommer le vertige des galaxies. L'autre tendance cherche à dominer les ap­ports massifs et impression­nants, caractéristiques des encyclopédismes impérieux, par le recours au paradoxe et au renversement, sans toutefois que ces exercices parviennent à la légèreté de la démarche : tout au plus une éloquence facile ser­vie par la maîtrise du style. Mais nous sommes conviés à danser devant les hypo­thèses comme on danse de­vant le buffet vide, et nous restons sur notre faim. Il est vrai que, selon l'auteur, nous avons sans doute tort d'avoir faim. Les contacts maurrassiens de l'auteur en des années déjà lointaines ne sauraient plus faire illusion quand on lit : « La pensée est fausse par sa nature même de pensée », ou encore : « La vérité : en politique. -- Elle est peut-être inaccessi­ble, elle est peut-être une notion privée de sens, elle est peut-être dans certains cas un piège. La rechercher, n'est-ce pas une perte de temps, aux dépens de l'effi­cacité ? » L'accord du livre avec l'idéologie dominante du temps est presque parfait. Une haine sensible et tenace du christianisme s'observe continuellement, et les actes de contrition historique des prédicateurs actuels ne la servent que trop bien. En général, l'énumération des crimes supposés de l'Église ne dépasse guère Voltaire, et la pensée se complaît à de faciles et brutales équi­valences qui sont autant de « fausses fenêtres » pour la symétrie : « Bouddha, Moï­se, Jésus, Mahomet, Luther, Marx, Freud : l'idée fixe reine du monde », -- ou l'équation réunissant Marx et Bossuet. Un autre thème majeur est constitué par un dégoût de l'être humain considéré dans ses nécessi­tés biologiques : il en éma­ne parfois une sensation d'étrange malaise. 158:213 Ce qui n'empêche pas l'auteur de retourner le pari de Pascal et de proclamer qu'il faut « parier sur l'homme ». Vi­siblement il ne pardonne pas au christianisme ses exigen­ces morales en matière de sexualité, et là encore il est bien du siècle de Voltaire et du nôtre. On s'étonne même de certains clichés voltairiens assez simplistes : « Si Dieu est et s'il est Dieu, j'ai peine à croire qu'il ressemble par l'orgueil et le ressentiment aux plus médiocres des hu­mains » ; de même à propos de l'orgueil du chrétien qui se juge digne du sacrifice de Dieu : « c'est plus fou que tout le reste, mais peut-être vrai par cette déraison même ». Pour un esprit qui ne serait pas résolu à ne jamais rien comprendre au christianisme, l'idée méritait d'être approfondie au-delà du « peut-être ». Le seul apport positif du christianisme résiderait dans l'art, et Thierry Maul­nier rejoint Malraux : on l'aurait parié. Nous voici dans le « Musée imaginai­re » étendu à la littérature, et non sans quelques dé­gâts : la pensée du XVII^e^ siècle chrétien serait née du « doute » de Montaigne. Au fait, de quelle nature est ce « doute » ? L'auteur opte certainement pour l'inter­prétation scolaire, laïque et obligatoire ; je pense qu'il ne considère la conclusion de l' « Apologie de Raymond Sebond » que comme une prudence de libertin masqué. Une apparente impartiali­té ou largeur de vues réser­ve de place en place des portes de sortie hors du pessimisme athée à la fa­veur d'acrobaties paradoxa­les. Elle ne saurait effacer la docilité au primat de l'évolutionnisme. Le sacré n'existe plus qu'à l'état de ritualismes eux-mêmes mo­ribonds « qui nous affai­blissent, nous encombrent, nous empiètent ; ils sont devenus parasitaires. Le sa­cré est passé dans les va­ches ». Bovins nous som­mes, et nous consentons d'autant mieux à le rester qu'on reconnaît que « Dieu, la vérité, l'amour sont les illusions vitales, celles dont l'homme a eu jusqu'à pré­sent le plus grand besoin. Il s'agit d'objets de foi, peut-être mensongers, défiant toute possession totale. Mais nous leur devons Platon et Pascal, les abbayes cisterciennes et « Phèdre », Char­tres et la Messe en si mineur, toutes les œuvres et tous les instants, menteurs aussi peut-être, où nous sen­tons notre misérable espèce justifiée ». Pauvres vaches sacrées ! Notre râtelier est rempli de « peut-être » in­nombrables, et c'est peu pour pouvoir être... Voilà une bien belle somme, di­gne de réjouir également le marxisme en dépit des cri­tiques de détail, et plus en­core les sectes néo-nietz­chéennes encore colorées d'un vague reste de natio­nal-socialisme, mais mater­nellement couvées par la maçonnerie et proposées à la jeunesse dégoûtée du pseudo-christianisme officiellement prôné. 159:213 Tout cela ne pèse pas lourd, ni devant le marxisme, ni devant la vérité. Après les guillotina­des de la fin du XVIII^e^ siècle revint d'Angleterre un petit gentilhomme breton qui se permit d'évoquer timide­ment les chapelles rustiques de son enfance, à la ma­nière du comique disant « Nous autres, à Champi­gnol... ». Mais cela suffit à faire soudain contrepoids aux accablantes galaxies idéologiques, autres vaches sacrées au lait tari. Il reste alors à reprendre la théolo­gie et la politique : faut-il pour cela attendre les ca­tastrophes ? On le peut dès maintenant, en congédiant courtoisement les évolution­nistes délicats qui nous di­sent que la France et la Chrétienté se meurent, et qu'il ne faut pas troubler leur agonie. Jean-Baptiste Morvan. #### G.K. Chesterton Saint Thomas du Créateur (Dominique Martin Morin) « Ceux de sa religion ont une certaine audace person­nelle qui les conduit à join­dre à leur prénom les plus redoutables évocations des mystères de la Sainte Tri­nité ou de la Rédemption ; une moniale sera dite « du Saint-Esprit » ; un saint chargera ses épaules du nom de Jean « de la Croix ». Nous inclinerions à faire porter à l'homme devant le­quel nous sommes le nom de *s. Thomas du Créateur. *» Ainsi G.K. Chesterton ex­plique-t-il le titre qu'il don­ne a son petit livre sur saint Thomas d'Aquin : « Jamais peut-être un homme ne s'est approché si près de pouvoir articuler le nom de son Créa­teur : qui s'écrit *Je suis.* » Cent cinquante pages à pei­ne pour nous initier à la vie, à l'œuvre et à la philoso­phie du Docteur angélique. On imaginerait difficilement plus savoureuse initiation. Maximilien Vox avait tra­duit le livre en 1935, mais en l'amputant d'un quart. Antoine Barrois en donne aujourd'hui le texte intégral. Ne disposant ni de l'origi­nal anglais ni de la version de Vox, nous ne pouvons juger de la traduction que sur l'agrément de sa lecture. 160:213 A cet égard, elle mérite tous les compliments. On lit le livre comme s'il avait été écrit directement en fran­çais. Louis Salleron. *Afin de saluer cet événement : pour la première fois en français, la traduction intégrale de.* « *L'homme éter­nel *» *et du* « *Saint Thomas *»*, la revue Itinéraires publiera prochainement un numéro spécial sur ces deux ouvrages en particulier et sur Chesterton en gé­néral.* *J. M.* #### Pierre de Boisdeffre La foi des anciens jours (Fayard) M. Delumeau, osant la question « le christianisme va-t-il mourir ? » répondait par la négative parce que, selon lui, c'est l'Église cons­tantinienne qui est en train de mourir et que sa mort va enfin donner ses chances au véritable christianisme, celui de l'Évangile. S'appu­yant, non plus sur l'histoire, mais sur le demi-siècle de sa propre existence, M. de Boisdeffre fait à peu près la même réponse. Issu d'une famille ultra-traditionaliste, il a épousé successivement toutes les modes politico-re­ligieuses de l'Église. Libéral d'esprit, il comprend et ad­met tous les courants qui tourbillonnent dans l'ère post-conciliaire, mais il fait sien le courant dominant. Essentiellement teilhardien, il pense qu'après la foi théo­centrique (celle d'hier) et la foi christocentrique (celle d'aujourd'hui), nous allons connaître, heureusement, la foi christocosmique. Autre­ment dit : une nouvelle Église, un nouveau christia­nisme, une nouvelle religion. Ce sera « la fin des temps nouveaux ». Quelque chose, en somme, d'intermédiaire entre l'animisme et la gnose de Princeton. L. S. 161:213 #### Marshall Sahlins Age de pierre, âge d'abondance (Gallimard) Titre alléchant, un peu voyant même. « L'âge de pierre », ici, signifie seule­ment les sociétés actuelles les plus primitives, les moins articulées : les groupes qui vivent de la chasse et de la cueillette, comme les Boshi­mans ou certains Austra­liens. L'auteur complique ensuite en faisant interve­nir des groupes plus com­plexes, avec un minimum de hiérarchie sociale, cer­taines pratiques commercia­les etc. Tenons-nous en d'abord aux groupes les plus simples. Leur économie est une éco­nomie d'abondance (et la seule connue) tout simple­ment par le peu d'étendue des besoins. Maurras écri­vait : « Le nécessaire est peu. » On pourra se deman­der ce que Maurras vient faire ici. Mais il est si sou­vent question de Marx dans ce volume (bien qu'il appa­raisse que ses lumières sur les rapports de production et les forces productives soient tenues en échec) que cela compensera un peu. Les Boshimans, par exem­ple, se contentent sans dou­te de peu ; nomades, ils ne peuvent s'encombrer ni de réserves, ni d'un outillage trop lourd. Mais la nature leur propose toujours les matériaux des objets néces­saires, et la quête de nour­riture n'occupe qu'une par­tie de leur temps. On les imagine à tort épuisés, et luttant à la limite de leurs forces pour survivre. Sah­lins apporte un certain nom­bre de témoignages (dont certains ont plus d'un siè­cle) qui prouvent qu'il n'en est rien. Mieux : leur oisi­veté (deux à trois heures de travail par jour, selon un auteur, Grey, qui parle de l'Australie occidentale) con­fine à l'ennui. Que l'on pense seulement combien la situation devait être encore plus favorable quand ce mode de vie était pratiqué dans des régions plus riches, depuis long­temps maintenant conquises par l'agriculture et l'on ac­ceptera cette notion d'abon­dance. La condition est bien sûr un peuplement limité, mais aujourd'hui encore, dans la plupart des cas rap­portés par l'auteur, il y a sous-exploitation du terri­toire. D'autres tribus de chas­seurs ont dépassé ce stade, et travaillent dur, en raison d'une vie cérémonielle com­plexe (où sont consommés beaucoup de biens) et d'un cycle d'échanges avec des voisins, où il s'agit d'acqué­rir du prestige par la qua­lité des produits artisanaux que l'on offre. 162:213 Même à ce stade, et même lorsqu'il y a un début d'agriculture « l'intensité productive est inversement proportionnelle à la capacité productive », règle établie par le Russe Chayanov. Le seuil de production néces­saire pour la communauté (subsistance des travailleurs et non travailleurs, biens à échanger) fixe la quantité de travail à fournir. Si les tra­vailleurs sont suffisamment nombreux, leur effort abou­tira vite. Ils ne penseront pas à travailler plus pour produire plus. Les choses se compliquent avec les « chefferies », ou les « rois » dont le mince pouvoir tient d'une part à leur place dans le système de parenté, d'autre part à la possession de surplus (créés par un travail plus intensif, ou par le travail des fem­mes : le chef est polygame etc.). Par le don, le chef acquiert du prestige, et se crée une clientèle ; « le don fait l'esclave ». En retour, le chef recevra à son tour des biens. Il se crée ainsi un mouvement de richesses, et pour l'entretenir il faut une production plus élevée. C'est la chefferie qui crée des surplus -- et non les surplus qui sont à l'origine de la chefferie. Ce système du don, au­quel doit répondre un don accru, a fait l'objet d'un cé­lèbre essai de Mauss... Sah­lins en fait une analyse po­litique et conclut que le don est alliance, solidarité, et donc qu'il établit la paix : « Le don est la manière primitive de procurer cette paix qui dans la société ci­vile est assurée par l'État. » Il n'y a pas fusion des par­ties dans une unité supé­rieure où chacune abdique son autonomie, mais coexis­tence de groupes gardant chacun leur force, manifes­tée seulement sous la forme du don ostentatoire. On n'a relevé ici que quel­ques-uns des aspects de ce livre ingénieux, aussi bril­lant que savant. On ne peut guère lui reprocher que de se soucier un peu trop des rapports que pourraient avoir les clés marxistes avec ces serrures primitives. C'est peut-être dommage pour la tranquillité d'esprit des in­tellectuels, mais visiblement les dites clés n'ouvrent pas. G. L. 163:213 #### Roger Caillois Petit guide du XV^e^ arrondissement à l'usage des fantômes (Fata Morgana) Promenade dans un quar­tier de Paris, évocation d'anciennes affiches, réflexion sur le fantastique urbain, ce petit essai devient tout à coup récit et conte fantas­tique ; son narrateur est l'un de ces personnages étrangers à notre monde dont l'existence hypothéti­que avait été envisagée quel­ques pages auparavant. Le *petit guide* est un tour de subtilité, au sens où l'on dit tour de force. Caillois explique ensuite comment il est passé de l'essai primi­tif au récit, à l'occasion du tournage d'un film de télé­vision. Et démonte son tour sous nos yeux : il donne la première version de son tex­te en inscrivant sur la page de gauche, imprimés en rou­ge, les ajouts qui l'ont fait passer au stade de conte fantastique. Ils sont remar­quablement peu nombreux. Belle économie de moyens. Habitant le XV^e^ arrondis­sement, j'ai remarqué de­puis longtemps les étranges immeubles dont parle Cail­lois, dont un coin fait un angle si aigu qu'on croit se trouver devant une façade en trompe-l'œil, une maison Potemkine plutôt que de­vant une habitation réelle. Ce n'est pourtant pas, cro­yez-le bien, cet intérêt de voisinage qui m'arrête. Ce petit livre montre merveille la cohérence et la convergence des curiosités de Caillois. C'est *Cases d'un échiquier* en minia­ture. On y retrouve les pré­occupations du *Mythe et l'homme* (le mythe de Pa­ris), *d'Images, images* (les catégories du fantasti­que) aussi bien que l'inté­rêt pour le conte fantasti­que (son *Anthologie*, ses traductions de Borges), et enfin le goût pour les pièges de la raison. Le doute sur l'identité du narrateur (est-il l'essayiste du début ou le « parasite » non-humain de la fin ?) rejoint le doute sur le rêveur et le papillon (voir l'*Incertitude qui vient des rêves*). G. L. 164:213 #### Corneille Compte rendu d'une re­présentation de l'*Attila* de Pierre Corneille, par Michel Cournot (*Le Monde,* 11-3-77) : « *Ses veines se rompent *»*,* nous dit Corneille, « *ces ca­naux ouverts sont autant de fontaines* (*...*) *Sa vie à longs ruisseaux se répand sur le sable *». On écrivait comme ça. » On, ce n'est que Corneil­le, qu'un écrivain de la tail­le de Cournot peut traiter de haut, n'est-ce pas ? G. L. #### Barrès (et Valéry) Valéry ? « un académicien salonnard ». Barrès ? « Le personnage et l'écrivain sont aujour­d'hui, et justement, fort ou­bliés, mais Barrès, prince de la jeunesse, avait repré­senté avec son *Culte du moi,* pour toute une génération, la liberté. Aragon l'avait lu dès le début de ses études secondaires -- il en avait reçu, en prix, une antholo­gie -- Breton également. Or Barrès, ensuite, saisi par l'Alsace et la Lorraine, l'Union sacrée et les plis du drapeau, était devenu un dé­puté fort réactionnaire, co­cardier en diable, supporter du général Boulanger, et pu­bliait des articles hypercon­servateurs et conformistes dans l'*Écho de Paris*. » Ces jolies choses peuvent se lire dans l'*Aventure des surréalistes,* de Jean-Jacques Brochier (ed. Stock). On ne savait pas que l'in­compréhension et la carica­ture étaient des attitudes recommandables pour un critique. Et aussi, Breton est né en 1896, Aragon en 1897. Quand ils commencent à li­re, *le Culte du moi*, et même Boulanger, sont loin. C'est le Barrès « réactionnaire » qui s'exprime. Le mot *ensuite,* dans la phrase de Brochier, veut faire croire à tort que Breton et Aragon ont connu le bon Barrès, puis qu'ils s'en sont détachés quand il a trahi. D'ailleurs Aragon n'a ja­mais renié son admiration pour Barrès. Lui, il sait lire. G. L. 165:213 ## TÉMOIGNAGE ### Entretien avec le cardinal Marty *Neuf catholiques parisiens se sont entretenus pendant près de deux heures avec le cardinal Marty sur plusieurs questions actuelles. Ces neuf catholiques s'étaient rencon­trés à la sortie de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, qui est leur dénominateur commun, et avaient résolu d'aller interroger le cardinal.* *Agissant sous leur seule responsabilité et n'engageant qu'eux-mêmes, ils sollicitèrent à l'archevêché une entre­vue avec le cardinal Marty. Rendez-vous leur fut fixé pour le samedi 26 mars 1977 à 18 h.* *Voici le compte rendu qu'ils ont fait de l'entretien. Le signataire est maître-assistant à l'université de Paris II* (*36 ans*) ; *avec lui il y avait deux étudiantes, une jeune fille sans profession, un imprimeur* (*25 ans*)*, un tapissier* (*23 ans*)*, deux cadres d'entreprise* (*30 et 33 ans*)*, un pro­fesseur d'histoire, également maître-assistant à l'université de Paris II* (*37 ans*) : *Les notes de bas de page ajoutées par la rédaction d*'ITINÉRAIRES *sont signalées comme telles.* 166:213 L'entrevue se déroule en présence, aux côtés du cardi­nal, des Pères Hiret et Hugues, respectivement chancelier et secrétaire. Dans l'ensemble, les échanges sont difficiles en raison de la gravité des points en discussion, et du poids de certaines accusations portées contre les évêques de France en général, et l'archevêque de Paris en particulier, en ce qui concerne l'exercice de leur responsabilité pas­torale. A cet égard, le cardinal ne peut retenir quelques mou­vements d'humeur devant les pressantes requêtes de ses interlocuteurs. Il manifeste par trois fois son intention de suspendre l'entretien et de se retirer. Il affirme qu'en vingt-cinq années d'épiscopat, il n'a jamais été interpellé si durement. A maintes reprises, il proteste de sa foi catholique, et de son attachement au pape et au concile Vatican II, ainsi qu'à la tradition de l'Église. Il tient à préciser qu'il a reçu du pape Paul VI, comme d'ailleurs de ses prédécesseurs Jean XXIII et Pie XII, plusieurs lettres de soutien et d'encouragement, preuves de sa parfaite communion avec le Saint-Siège. \*\*\* On trouvera ci-dessous, aussi fidèle que possible, le procès-verbal de la substance de cet entretien, dressé par les visiteurs. Les notes prises lors de la réunion, avec l'autorisation du cardinal, permettent même de garantir l'exactitude littérale de certaines phrases (celles-ci sont indiquées en caractères italiques). Dans l'impossibilité de relater ici en totalité une con­versation de près de deux heures, on a préféré choisir et regrouper sous quelques rubriques les thèmes qui ont fait l'objet des discussions les plus serrées ou qui illustrent le mieux l'existence désormais officielle et installée d'une nouvelle religion, couverte et avalisée par l'épiscopat fran­çais « en communion avec le pape ». 167:213 #### I. -- Le fameux article 16 de novembre 1968 Il est demandé au cardinal comment les catholiques « traditionalistes » peuvent être accusés de rébellion envers l'autorité ecclésiastique, alors que de son côté l'épiscopat qui les accuse ainsi se permet des écarts impressionnants vis-à-vis du Saint-Siège sur des questions de doctrine fon­damentale. A titre d'exemple est signalé le cas de la « note pasto­rale » sur les problèmes de la contraception publiée en novembre 1968 par l'épiscopat français. Les visiteurs de­mandent au cardinal de s'expliquer sur la contradiction qui apparaît entre le paragraphe 16 de ladite note et le paragraphe 14 de l'encyclique *Hurnànae Vitae.* La réponse du cardinal sur ce point est la suivante : La contraception est *un mal intrinsèquement grave.* Ce­pendant, *il arrive que des personnes* se *trouvent dans des situations de conflit de devoirs.* La notion de « conflit de devoirs » est *traditionnelle* dans l'Église ; elle existe no­tamment dans *la théologie de saint Alphonse de Liguori, approuvée par le concile de Trente.* Dans cette situation, les époux chrétiens, après s'être fait conseiller par le mé­decin, mais surtout par le prêtre, prendront la décision qu'ils estiment en conscience et devant Dieu devoir prendre. Le Père Hiret ajoute que la notion de conflit de devoirs *est une notion classique de théologie morale traditionnelle. Lorsqu'on est en présence de deux maux, on se fait éclairer la conscience,* *et l'on choisit le moins grave.* Cette déclaration, soulève inévitablement la question suivante des visiteurs : 168:213 -- « Quel peut être, dans le cas de la contraception, le mal le moins grave ? » La réponse à peu près textuelle du P. Hiret est : -- *C'est aux parents et au médecin de juger... il peut y avoir un mal plus grand que la contraception... Et celle-ci peut être quelquefois un moindre mal.* Les visiteurs s'adressent au cardinal et lui demandent s'il se considère comme engagé par ces allégations du P. Hiret. Le cardinal répond affirmativement. Sur une nouvelle question, le cardinal refuse de dire quel mal peut être plus grave ou aussi grave que l'emploi de méthodes contraceptives. Pressé d'indiquer quelle di­rection spirituelle il donnerait au confessionnal à cet égard en raisonnant sur un cas théorique de « conflit de devoirs », il invoque alors le secret du sacrement pour éluder la question ([^18]). Constatant qu'en fait de réponse, le cardinal et son chancelier ne font que reprendre la thèse contenue dans la « note pastorale » sans se prononcer sur sa compatibilité avec l'encyclique, les visiteurs insistent de nouveau pour obtenir une prise de position claire sur ce point, ce qui provoque cette exclamation du cardinal : *Vous n'êtes pas venus me poser des questions Vous êtes venus pour m'accuser !* Le cardinal proteste contre l'attaque dont il est l'objet, et se déclare *en communion avec le pape.* Les visiteurs mettent en doute cette « communion » en indiquant que c'est aux évêques espagnols, auteurs d'un texte parfaitement conforme à l'encyclique, que le saint-père a fait connaître son entière approbation, et non à l'épiscopat français. 169:213 Avec véhémence, le cardinal fait remarquer qu'il est en mesure de *montrer une lettre du pape* où celui-ci *félicite les évêques français.* C'est la première fois, à notre connaissance, qu'il est fait état d'une telle lettre ; après recherche, aucune trace n'a pu en être trouvée, ni dans la presse, ni dans les documents émanant des services officiels de l'épiscopat français ; sa publication par les soins de l'archevêché de Paris serait extrêmement souhaitable, pour la clarté du débat ([^19]). #### II. -- Le catéchisme du père Talec Les visiteurs déposent devant le cardinal un « Caté­chisme à l'usage des diocèses de France » ([^20]) ainsi que l'ouvrage de catéchèse du Père Talec intitulé « Dis-moi, Denys, qu'est-ce que ça fait à Dieu que j'existe ? » ([^21]). 170:213 Ils lui rappellent que le Père Talec est l'ancien respon­sable du Centre Jean-Bart, démis de ses fonctions en dé­cembre 1976, mais à qui, de façon incompréhensible, vien­nent d'être confiées les homélies de carême à la télé­vision ([^22]). Ils s'indignent de cette situation et demandent au cardinal : 1°) pourquoi le Père Talec, qui ne semble plus avoir la foi catholique, continue-t-il en fait à être cautionné par les évêques de France ; 2°) si la foi enseignée par le catéchisme de 1939 « à l'usage des diocèses de France » est la même que celle exprimée dans l'ouvrage du Père Talec ([^23]). Pour la première question, le cardinal ne fournit pas lui-même de réponse. Le Père Hugues se contente de contester que puisse être interprété comme une « promo­tion » le fait de confier la prédication du carême télévisé au P. Talec. Pour l'exposé de la seconde question, les visiteurs don­nent lecture de certains passages de l'ouvrage du P. Talec. 171:213 a\) sur l'Enfer : « ...Puisque notre foi repose essentiel­lement sur la Résurrection, en Jésus-Christ, triomphe de la vie, nous espérons que Dieu est assez grand dans son amour pour trouver le moyen de libérer tous les hommes de cette noire tristesse d'être, séparés de Lui » (page 10). Les visiteurs déclarent : on peut facilement déduire de cette phrase que la présence d'un seul damné dans l'Enfer établirait que Dieu n'a pas été « assez grand dans son amour pour trouver le moyen de libérer cette âme ; par ailleurs, si ce texte ne nie pas explicitement qu'il y ait des damnés, l'enfant auquel il s'adresse en tirera inévita­blement cette conséquence ; il est donc scandaleux d'en­seigner aux enfants des opinions réputées par l'Église com­me « théologiquement téméraires ». En réponse, le P. Hiret déclare ne rien trouver de particulier à dire sur la doctrine exposée dans ce passage, et cite même en référence Bossuet. Il émet malgré tout une réserve en indiquant que pour sa part, *il n'aurait peut-être pas écrit ce texte.* b\) sur les preuves de l'existence de Dieu : « Des gens très savants et très forts, comme saint Anselme et saint Thomas d'Aquin ont essayé de démontrer l'existence de Dieu. Leurs arguments ont du poids, ils sont intéres­sants, mais ils ne sont pas concluants, car il restera tou­jours en définitive que Dieu, « nul ne l'a jamais vu », comme nous le dit saint Jean. Dieu demeure le grand inconnu. » (page 39) : Les interlocuteurs du cardinal lui font remarquer que, sur le même sujet, le catéchisme de 1939 comportait le texte suivant : -- Q : « Êtes-vous certain qu'il y a un Dieu ? » -- R : « Oui, je suis certain qu'il y a un Dieu. » -- Q : « Pourquoi êtes-vous certain qu'il y a un Dieu ? » -- R : « Je suis certain qu'il y a un Dieu : 172:213 1° parce que le ciel et la terre n'ont pu se faire tout seuls : ils n'existeraient pas s'il n'y avait pas eu un Dieu pour les créer. 2° parce qu'il a fallu un être souverainement intelligent et tout-puissant pour établir l'ordre qui règne dans l'univers. » Le P. Hiret répond que les enfants étant désormais *en milieu incroyant,* il faut leur présenter un *autre langage de la même foi.* Il ajoute qu'*on peut être d'accord ou pas d'accord sur la pédagogie de cet ouvrage,* mais qu'en tout état de cause il faut être conscient qu'un *ouvrage de caté­chèse contemporaine ne peut plus être lu à des enfants sans explication* ([^24])*.* c\) sur l'apparition de la vie : « ...Personne ne sait à partir de quel instant exactement l'embryon, c'est-à-dire le futur bébé dans le ventre de sa mère, est vraiment considéré comme un enfant formé » (page 35). Le P. Hiret déclare que l'ambiguïté qui peut être éven­tuellement trouvée dans ce texte doit être interprétée dans un sens favorable à l'auteur. Les visiteurs déplorent que des formules reconnues ambiguës puissent être proposées à des enfants dans un catéchisme. 173:213 Ils soulignent par ailleurs que le décalogue est absent de l'ouvrage du P. Talec. Ces textes, parmi d'autres, une fois examinés et dis­cutés, la question essentielle est réitérée par les visiteurs au cardinal : ces deux catéchismes expriment-ils la même foi, la même religion ? Le cardinal répond à peu près textuellement ceci : -- *C'est la même religion que j'ai apprise bien avant que vous naissiez. Je l'ai étudiée sérieusement dans mon catéchisme, au petit et au grand séminaire, et lors de mes éludes théologiques ; dans ma conscience de prêtre et d'évêque, je suis sûr que c'est la même foi, et que j'en­seigne la même foi. Je ne veux pas dire que les formes pédagogiques de l'annonce de la foi, en raison du change­ment de culture, doivent être les mêmes ; il s'agit d'une manière différente de présenter la même doctrine, le même Évangile.* Le cardinal admet cependant NE PAS AVOIR EU CONNAIS­SANCE DE L'OUVRAGE INCRIMINÉ du Père Talec, n'étant pas responsable de la commission épiscopale compétente. #### III. -- La messe, l'article 7 et le « seulement mémoire » A l'occasion du débat actuel sur la messe, les visiteurs sont amenés à émettre de graves réserves sur la définition donnée dans la première version de l'article 7 de l' « Ins­titutio Generalis », définition reconnue défectueuse par le Saint-Siège puisqu'elle a fait l'objet d'une rectification dans la seconde édition du texte. Ils font part au cardinal de leur inquiétude devant le fait que la vigilance de l'autorité romaine ait pu être prise en défaut sur un point si grave. 174:213 Le cardinal déclare que le pape, comme tout un chacun, *a toujours la possibilité et le droit de corriger ses textes* ([^25])*.* Questionné ensuite sur le « rappel de foi » du « Missel des Dimanches » (édition 1973) selon lequel à la messe, « il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli », le cardinal n'admet pas que cette formule soit d'elle-même contraire à la foi catholique. Il demande que ce texte ne soit pas isolé de l'ensemble de l'ouvrage où la foi de l'Église dans le saint sacrifice de la messe est clairement exprimée ([^26]). Il est alors rappelé que le concile de Trente, dans l'un de ses canons solennels, déclare anathème celui qui pro­fesse que la messe n'est qu' « une simple commémorai­son (*nuda commemoratio*) du sacrifice accompli à la Croix ». Le Père Hiret demande alors qu'une distinction soit faite entre la notion de « mémorial » et celle de « faire mémoire » ([^27]). Au sujet enfin de la libre célébration de la messe tri­dentine réclamée par les traditionalistes depuis sept ans, le cardinal a déclaré qu'il serait prêt à entreprendre les démarches nécessaires pour donner satisfaction à cette demande, mais qu'il ne saurait en être question dans la mesure où la messe de saint Pie V *sert de drapeau contre les évêques, le pape et le concile* ([^28])*.* \*\*\* 175:213 Diverses autres questions ont été abordées, notamment l'avortement. Les visiteurs ont donné lecture au cardinal de passages scandaleux d'un article publié sur ce sujet par la *Vie Catholique* du 17 avril 1974. Le cardinal a renvoyé ses interlocuteurs à une mise au point faite par lui dans « Présence et dialogue ». Il a alors été demandé au cardinal quelle mesure concrète avait été prise en vue d'arrêter la diffusion et la vente de cette publication *dans les églises* de son diocèse. Aucune réponse n'a été donnée sur ce point. \*\*\* Les visiteurs se sont retirés à dix-neuf heures qua­rante-cinq minutes. Ils souhaitent vivement que l'ensemble de ces questions, si importantes, et toutes celles qui n'ont pu être abordées faute de temps, soient reprises et fassent l'objet d'un nouvel entretien, dont le principe n'a d'ailleurs pas été écarté par le cardinal. Hubert Guillotel. 176:213 ## AVIS PRATIQUES ### Informations Un cas de lèpre au Brésil Au mois de février dernier s'est tenue à Itaici, État de Sâo Paulo la 15, assemblée générale de la C.N.B.B. (Conférence Nationale des Évêques du Brésil). Trois jours avant la clôture des débats, Mgr Arnaldo Ribeiro, évêque de Belo Horizonte, et porte-parole de la Conférence, a livré à la presse d'importantes révélations. Son exposé s'est conclu sur un diagnostic épiscopal terriblement inquiétant, à propos du mouvement de laïcs connu dans toute l'Amé­rique latine sous le sigle de T.F.P. (*Tradiçâo, Familia, Pro­priedade*)*.* Voici, d'après le journal *O Globo* du 15 février 1977, la teneur intégrale de cette déclaration : « Évoquant le cas de la T.F.P., l'évêque de Belo Horizonte n'a pas caché son inquiétude : « *Écoutez : Voilà un mouvement qui se définit lui-même comme laïc, civique, etc. Mais ses manifestations présentent un caractère con­crètement religieux, comme par exemple sa dé­votion à Notre-Dame. On voit mal, ici, comment le dialogue pourrait bien s'établir entre nous.* « Et Dom Arnaldô de conclure : 177:213 « *Je dirais tout simplement qu'il s'agit là de novices : en tant qu'organisation religieuse, nous ne pouvons y voir que des novices. Ils font obstacle au* *cheminement de l'Église.* » La T.F.P. brésilienne est bien, comme le dit l'évêque, un mouvement de jeunes laïcs qui frappe d'abord par le caractère semi-monastique de ses œuvres et de son orga­nisation. On n'en reste pas moins surpris d'apprendre que c'est cette confession publique de leur foi, dans la vie du mouvement, qui constitue le principal empêchement au dialogue avec les pasteurs du troupeau, au point de faire obstacle à tout le « cheminement » de l'Église contem­poraine... Saint Vaticandeux, quand nous débarrasseras-tu enfin de l'ardeur des novices ? Certes, le Brésil n'est pas la France. Nous n'avons point chez nous d'œuvre de formation civique dont la fidélité ouverte à la liturgie romaine et au chapelet ait ainsi pros­péré, grandi dans la tourmente, jusqu'à se mériter cette consécration glorieuse d'une mise en garde officielle de l'épiscopat. Mais j'ai cru surprendre l'autre jour, à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, entre de jeunes mains, le cliquetis sauvage des prières qu'on adresse ensemble à la Vierge Marie. Il faut tout de même que les novices de Notre-Dame sachent à quoi les expose aujourd'hui la lèpre honteuse de leur dévotion. Hugues Kéraly. La réponse des catholiques américains En réponse aux appels et aux méditations qui devaient marquer dans ces pages le seuil de notre vingt et unième année, un bimensuel catholique paraissant à Saint-Paul dans le Minnesota, *The Remnant,* a pris l'initiative d'une grande campagne américaine d'alliance et de soutien en faveur d'ITINÉRAIRES. 178:213 Un premier article, intitulé « Note on the Review ITINÉRAIRES », occupe la moitié du numéro 11 (1^er^ juin 1976) de cette excellente publication. Il est signé de M. l'abbé Harry Marchosky, prêtre d'un État voisin. Nous traduisons ici le passage central de la déclaration qu'il y rend publique, au nom de toute sa famille spirituelle des États-Unis : « Convaincus de l'œuvre irremplaçable qu'ac­complit la revue ITINÉRAIRES dans sa vocation spécifique de réforme intellectuelle et morale, pour sauver notre civilisation de l'effondrement ; persuadés encore que cette défense de la civi­lisation chrétienne authentique, avec sa néces­saire suprématie des valeurs surnaturelles, sa loi naturelle immuable et sacrée -- œuvre qui re­lève en temps ordinaire du magistère de la sainte Église catholique --, semble, par un dessein spécial de la Providence, avoir été accordée de façon instrumentale à la revue ITINÉRAIRES, pour la France d'abord, mais par suite pour le monde entier ; certains enfin que c'est ITINÉRAIRES qui fournit l'arsenal indispensable à notre combat pour la sauvegarde de l'héritage catholique, la messe catholique traditionnelle, latine et gré­gorienne selon le Missel romain de saint Pie V, le catéchisme romain solennellement promulgué par le concile de Trente, et la sainte Écriture ans sa version et son interprétation authenti­ques*, --* nous nous engageons ici à soutenir l'œuvre d'ITINÉRAIRES spirituellement et maté­riellement. » Suit une longue série de recommandations et d'avis pratiques, où nous avons eu l'émotion de retrouver, en toute première ligne : la messe du dernier vendredi, la mémoire des rédacteurs disparus, la récitation de l'An­gelus trois fois par jour en latin, bref l'ensemble des intentions rappelées chaque mois aux lecteurs d'ITINÉ­RAIRES. 179:213 M. l'abbé Harry Marchosky appartient au clergé sécu­lier de l'État de Californie. On lui écrit à l'adresse sui­vante : P. O. Box 7, San Clemente, Californie, 92672 U.S.A. -- ou encore aux bons soins de la revue américaine *The Remnant :* 2.539 Morrison Avenue, Saint-Paul, Min­nesota, 55117 U.S.A. H. K. Le témoignage missionnaire\ du M.J.C.F. « *Savoir et servir *», organe du Mouvement de la Jeu­nesse Catholique de France (M.J.C.F.), a publié ces der­niers mois deux numéros spéciaux d'indéniable qualité. Le premier est consacré à la vie et à l'œuvre de saint Dominique, patron du mouvement ; le second à la signi­fication véritable de l' « œcuménisme » catholique, d'après l'enseignement constant des papes et des Pères de l'Église. On y découvre, parmi bien d'autres choses, une vigoureuse exégèse de la vérité si souvent méconnue, ou comprise tout de travers, dont saint Cyprien déjà avait fixé la formule : « Hors de l'Église, point de salut. » A l'époque où Mgr Elchinger invite Luther à enrichir de ses lumières le mystère central de notre communion, tandis qu'un cardinal Gouyon intronise Bouddha sur l'autel de Jésus-Christ, ce retour à l'exemple des grands confesseurs de la foi, comme aux leçons du magistère, en revêt d'autant plus d'urgence et d'actualité. Pour les générations que la trahison des clercs abandonne désor­mais aux seules ressources de leur piété, le témoignage du M.J.C.F. apporte de belles raisons d'entreprendre et d'espérer. Sans doute est-il à peine nécessaire de préciser ici que le M.J.C.F., mouvement de vie chrétienne et d'auto-formation aux enseignements de l'Église, fondé en 1970, ne s'inféode à aucune organisation laïque ou cléricale de la France d'aujourd'hui. C'était d'ailleurs la condition requise pour mériter son nom. *Mouvement de la Jeunesse Catholique de France :* 84, avenue Aristide-Briand, 92120 Montrouge, tél. 656.17.00. H. K. 180:213 ### Annonces et rappels Hugues Kéraly : Les media,\ le monde et nous\ essai sur l'information Les deux essais qui composent ce livre sont dirigés contre l'information : le premier au point de vue du mythe de l'homme « informé », qui est celui de la sur­consommation générale des messages, considérée comme génératrice de bien-être et de progrès ; le second sous l'angle d'un mensonge plus particulier. Ils peuvent être lus séparément, mais présentent une conclusion commune. L'essai intitulé *Les Media, le monde et nous* tente l'analyse des attitudes psychologiques et morales de l'homme moderne à l'égard de son univers informant, avec leurs inévitables répercussions sur les formes mêmes de la sensibilité. Ces données immédiates du phénomène des media soulèvent d'elles-mêmes la terrible question de savoir si le XX^e^ siècle n'entre pas aujourd'hui dans une nouvelle phase d'aliénation : non par les conditions du travail, mais par les formes contre nature d'un « loisir », d'une « culture » et d'une « information » audio-visuels, érigés en système de vie. 181:213 *Une voix sous nos décombres* établit et illustre, sur la base du sort réservé à Alexandre Soljénitsyne par les grands media de l'Occident, l'incroyable docilité au com­munisme de la classe au pouvoir dans l'information. Sa conclusion principale est que la censure insidieuse de notre « tribu instruite » vaut bien toutes les Sibéries du monde, pour la relégation sociologique des pensées encore libres qui crient leur refus du mensonge. Un troisième développement aurait pu montrer, si cette leçon avait quelque chance d'être entendue, que la révolution politique et morale introduite dans notre vie de chaque jour par les sortilèges du prisme informant atrophie en profondeur nos facultés de résistance aux techniques sociologiques de l'esclavage, qui préparent les voies de l'empire communiste dans la Cité. Un volume de 160 pages in-8° carré au Cercle de la Renaissance Française -- 3, bd Saint-Martin, 75003 Paris. 30 F l'exemplaire. ============== fin du numéro 213. [^1]:  -- (1). Voir Lénine, *De la religion,* Bureau d'éditions (commu­nistes), Paris 1933, notamment pages 15-18. [^2]:  -- (1). Conférence de presse du 15 septembre 1976. -- Cf. *La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre,* édition complète, pages 218, 220, 221. \[aussi It. 208-12-76\] [^3]:  -- (1). *Centaine noire :* allusion aux cosaques des armées blan­ches, pendant la guerre civile de Russie. (Note du traducteur.) [^4]:  -- (1). Le marxisme militant de l'évêque Pedro Casaldaliga est manifeste ; nous en avons parlé dans notre article *Prêtres tués au Brésil,* ITINÉRAIRES, numéro 211 de mars 1977, spécialement pages 41 à 43. [^5]:  -- (2). La mission Anchieta est sous la juridiction de l'évêque Henrique Troeblich. [^6]: **\*** -- Chthon : Personnification de la Terre féconde. (Larousse) \[2002.\] [^7]:  -- (1). France-Adel. [^8]:  -- (2). *Idées,* Gallimard. [^9]:  -- (1). Éd. Stock. [^10]:  -- (1). «* Ipsi quoque mente in caelestibus habitemus *» (collecte de la messe du Jeudi de l'Ascension). [^11]:  -- (2). *Méditations pour tous les jours de l'Année Liturgique* par le Révérendissime Père Emmanuel, Abbé de Notre-Dame de la Sainte-Espérance. Le Mesnil-Saint-Loup, 1914 [^12]:  -- (3). *Terra, pontus, astra, mundus quo lavantur flumine !* (Hymne des laudes de la Passion.) [^13]:  -- (4). Nous nous référons au texte grec de Éphes. 1.10 où le verbe *anaképhalaiôsastai* suggère l'idée de rassembler sous une seule tête selon un principe vital et organique. Le sens se trouve affaibli dans la traduction latine : *instaurare.* [^14]:  -- (5). Col. 3.3. On trouvera dans les trois premiers chapitres de l'Épître aux Colossiens les premiers éléments d'une théolo­gie de la Royauté du Christ. [^15]:  -- (1). Aux Nouvelles Éditions latines, dans la « Collection Itinéraires », 288 pages. [^16]:  -- (2). Casterman, 1969, 628 pages. [^17]:  -- (3). Casterman, 1977, 564 pages. [^18]:  -- (1). Le secret sacramentel concerne *l'aveu des péchés* fait en confession par un pénitent. Il ne concerne pas du tout le raisonnement sur un cas théorique, et encore moins les principes de théologie morale qui guident les jugements et conseils des confesseurs. La question était convenablement posée au cardinal : -- *L'épiscopat français admet* la *contraception quand il s'agit d'évi­ter par là un mal plus grand. Quel est ce plus grand mal ?* Refuser de répondre à une telle question en invoquant le secret de la confession est une pitrerie. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^19]:  -- (2). Jusqu'à preuve du contraire, c'est-à-dire jusqu'à publi­cation éventuelle de cette lettre, on tiendra son existence pour mythique. Non qu'il faille soupçonner le cardinal Marty d'avoir menti sur ce point. mais il aura sans doute confondu avec autre chose. Il est peu versé dans les questions religieuses ; il ne semble pas qu'il ait jamais cherché à compenser par un tra­vail acharné la modestie de ses capacités en la matière. On sait bien qu'il a été choisi pour l'archevêché de Paris en rai­son de sa médiocrité intellectuelle. Mais elle-ci n'excuse en rien ses fautes publiques contre la foi. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^20]:  -- (3). Emmanuel Vitte, Lyon, *imprimatur* 1939. [^21]:  -- (4). Collection Okapi, Centurion-Jeunesse, 1975, réédition 1977. [^22]:  -- (5). Le P. Hugues intervient pour préciser que le P. Talec est toujours responsable du Centre Jean-Bart jusqu'en juin 1977 ; Mgr Marty ajoute que c'est sur proposition de Mgr Badré, res­ponsable de la commission épiscopale de l'opinion publique et des moyens de Communication sociale, que la désignation du P. Talec comme prédicateur du carême à la. télévision a eu lieu. [^23]:  -- (6). La référence au « catéchisme de 1939 » est instructive assurément. Elle n'est pas la meilleure. Le catéchisme « de 1939 » est en réalité le *catéchisme national* de 1937, premier catéchisme « national » en France. Il était moins mauvais que le catéchisme national modèle réformé 1947. L'un et l'autre étaient *encore* catholiques ; mais, l'un et l'autre, le second davantage que le premier, manifestaient une grande perte de substance, notamment en ce qui concerne la seconde des trois connaissances nécessaires au salut. Nous avons expliqué cela en détail au moment de la bataille du nouveau catéchisme (à partir de 1967-1968). On trouvera nos explications principale­ment dans nos deux brochures : *Le nouveau catéchisme* (*cf.* pages VII à XI sur le catéchisme national de 1937) et Commen­*taire du communiqué.* Les références absolument sûres, en matière de catéchisme, sont : l° le *Catéchisme du concile de Trente* et 2° *son* adaptation à. l'usage des enfants. *Catéchisme* de s. Pie X. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^24]:  -- (7). La question posée (par la citation Talec, et par la cita­tion contradictoire du catéchisme de 1939 sur la connaissance de l'existence de Dieu) semble avoir échappé complètement au cardinal et à ses assesseurs. C'est la question de la capacité de la raison naturelle à connaître avec certitude l'existence d'un Dieu personnel (et la loi -- morale -- naturelle). Cette capacité est affirmée par le concile du Vatican, constitution. *Dei Filius*, chap. 2 ; cf. le canon 1 : « *Si quelqu'un dit que le Dieu unique et véritable, notre Créateur et Seigneur, ne peut être connu avec certitude par ses œuvres grâce à* *la lumière natu­relle de la raison humaine, qu'il soit anathème. *»*..* Les visi­teurs du cardinal ont fait, un peu plus loin, à ce sujet, une remarque importante en observant que le décalogue est absent du Talec : Dieu en effet n'est pas un inconnu pour la raison naturelle ; ce qu'elle peut connaître de lui, c'est le décalogue. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^25]:  -- (8). Mais l'épiscopat français, dans son plus récent texte officiel sur la question (8 décembre 1976) demeure attaché à la *première* version de l'article 7, comme nous l'avons rappelé dans ITINÉRAIRES, numéro 212 d'avril 1977, pages 26-27. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^26]:  -- (9). Ce qui est *clairement exprimé* dans l'ouvrage, c'est une *négation* de la foi catholique, négation présentée comme un *rappel de foi indispensable.* Le cardinal Marty n'admet pas que cette formule (« il s'agit simplement de faire mémoire ») soit contraire à la foi catholique. Nous pensons qu'il est ou bien ignorant de l'anathème porté par Trente contre la *nuda com­memoratio,* ou bien incapable de comprendre l'identité de signification entre la *nuda commemoratio* et le « il s'agit sim­plement de faire mémoire ». Au demeurant ces deux hypothè­ses ne s'excluent pas l'une l'autre. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^27]:  -- (10). L'observation du P. Hiret n'a aucune espèce de signi­fication par rapport à la question soulevée. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^28]:  -- (11). Au moment où les évêques français ont interdit la messe catholique traditionnelle (ordonnance du 12 novembre 1969), elle n'était un « drapeau contre » personne. Si mainte­nant il y a, autour de la messe, une situation de guerre civile entre catholiques, c'est à cause de cette interdiction absurde et méchante, et au demeurant sans valeur. -- Nous avons tou­jours approuvé ceux qui vont réclamer des évêques qu'ils nous donnent notre dû ; qu'ils fassent leur devoir ; qu'ils autorisent la messe traditionnelle. Mais nous n'avons aucun besoin de cette autorisation. Ce n'est pas pour nous que nous la récla­mons ; c'est pour les autres, enfermés dans une fausse concep­tion de l'obéissance ; et c'est pour les évêques eux-mêmes et leur salut éternel. (Note d'ITINÉRAIRES.)