# 214-06-77
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## ÉDITORIAL
### Le mal français
par Hugues Kéraly
DOMINANT répulsion et méfiance, j'ai lu d'un bout à l'autre, crayon en main, cet ouvrage que le chef de l'État a voulu saluer comme un événement. D'ailleurs personne ne nie que la publication du *Mal français* en soit un, spécialement pour les historiens de la V^e^ : un ministre qui se mêle de penser au destin de l'État, et qui l'écrit, voilà un genre plutôt nouveau dans la littérature politique contemporaine ; si en outre celui-ci se repent, fût-ce en battant sa coulpe sur la poitrine des voisins, il y a de quoi s'interroger sur le degré de santé morale et la nouvelle conscience du régime. Quand un homme s'est vu confier sept ministères importants, de 1962 à 1974, et se retire quelque temps des affaires pour confesser en 528 pages, preuves à l'appui, qu'il n'a pu y faire aboutir un seul de ses propres desseins, -- le témoignage est assez spectaculaire pour qu'on prenne sa bonne foi éventuelle en considération...
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Mais je ne parviens pas à suivre ceux de nos amis qui, malgré quelques réserves, reçoivent les analyses et la thèse principale du *Mal français* comme « fondamentalement » justes, intelligentes et documentées.
Il me semble au contraire que le propos d'Alain Peyrefitte oblige à *distinguer presque à chaque page trois niveaux de réflexion* bien différents, dont aucun ne justifie le concert d'éloges que la parution du livre a partout déclenché :
1°) la *description phénoménologique* du « mal » français (c'est-à-dire, essentiellement, du centralisme bureaucratique de l'État) ;
2°) l'*analyse historico-politique* de ses symptômes ou antécédents ;
3°) son *interprétation philosophique, morale.*
#### I
On a beaucoup souligné la richesse documentaire de l'ouvrage. Elle est réelle, et parfois déconcertante. Ainsi, pour les quatre pages consacrées à la défaite militaire de 1939 (chapitre II), Peyrefitte renvoie le lecteur à « un impressionnant faisceau de preuves » :
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vingt-cinq volumineux articles et dossiers, parus dans des revues spécialisées. Sa thèse est que la débâcle de notre armée en 39-40 ne peut plus s'expliquer aujourd'hui par le déséquilibre des forces en présence, mais par les seules pesanteurs bureaucratiques de l'organisation et du commandement : « *De Gaulle, moins que personne, n'ignorait les causes psychiques et sociales du désastre. Simplement, il voulait éviter d'aggraver l'humiliation. Aujourd'hui, on a le droit et, je crois, le devoir de dire aux Français, qui pour la plupart ne le savent toujours pas, que la débâcle n'était due en rien à une prétendue supériorité quantitative des chars et des avions allemands, mais à des causes qualitatives* (*...*) *La France disposait, avec l'aide de l'Angleterre, d'autant de chars et d'avions que l'Allemagne. *» (page 15) -- L'abbé Georges de Nantes a eu raison de trouver suspect cet appel en vrac à l'autorité de vingt-cinq experts, dont Peyrefitte se contente d'aligner en note les œuvres et les noms ; peu ménager de sa peine, il s'est procuré à son tour cette impressionnante masse de documents, collationnant avec une patience « d'insecte », l'un après l'autre, le contenu de chacun des ouvrages et articles cités. La conclusion de son enquête est sans réplique :
« Ils disent, répètent, démontrent tous, hormis les plaidoyers de quelques politiciens et de leurs complices occupés à plaider leur indéfendable cause, LE CONTRAIRE de ce que prétend y voir notre ministre de la Justice et brillant académicien. » ([^1])
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Et en effet, voici les chiffres : -- LE GOASTER, *Revue d'histoire de la Seconde Guerre Mondiale,* numéro spécial 1953 : « Situation française au 3 septembre 1939, avions modernes en ligne : chasse 442, reconnaissance 52, bombardement 0 ; total : *494 avions.* Situation allemande au 1^er^ juillet 1939 : chasse monoplace 696, lourde 312, bombardement 1.368, en piqué 444, reconnaissance 708 ; total : 3.528 et en comptant l'aviation de transport *4.334 avions* en ligne. » (Soit : *neuf* contre *un.*) *--* WAUQUIER, *ibidem :* « Du 10 mai au 11 juin 1940, le nombre d'engins à la disposition du général commandant en chef s'élève à *2.262 chars...* L'adversaire engage dans la bataille la presque totalité de ses moyens évalués par Walter Görlitz à *3.469 chars. *»
Encore faudrait-il préciser ici que bon nombre de ces « chars » français appelés à rencontrer les divisions de Panzers, les Renault F T modèle 1917 rectifié 18, n'étaient que des engins mitrailleurs améliorés, sans canon mobile sous tourelle, conçus pour soutenir les assauts de l'infanterie contre les positions et les tranchées de l'ennemi, mais incapables de s'opposer à l'avance de blindés modernes dans une guerre de mouvements. -- Ce n'est donc pas la défaite, mais bien l'impréparation, *le désarmement politique, militaire et moral de la France en 1939* qui pose à l'historien la véritable question. Peyrefitte rejette tout le déshonneur de l'invasion du territoire sur le dogmatisme aveugle de l'état-major et les lourdeurs proverbiales du commandement, comme si l'armée française avait jeté, sacrifié pour rien dans la bataille des forces comparables et même supérieures à celles de l'ennemi.
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Il aurait pu au moins s'épargner le ridicule de nous fournir en note la preuve irrécusable et détaillée de ce grossier mensonge, forgé de toutes pièces pour illustrer la thèse anti-nationale du *Mal français.* « Pour insulter l'armée, écrit l'abbé de Nantes, pour salir le drapeau et condamner la France à la face de toutes les nations, la coterie des Peyrefitte peut tout se permettre... » Heureusement, il est encore dans ce pays des gens qui savent lire.
#### II
La contre-vérité flagrante du chapitre II n'est qu'un avant-goût des multiples sollicitations de l'histoire qui sous-tendent d'un bout à l'autre l'analyse en perspective du *Mal français.*
On connaît la thèse. La France souffre d'une maladie politique apparemment incurable, dont les symptômes aujourd'hui sont visibles à l'œil nu : centralisation débilitante et incurie administrative d'une part, incivisme individuel et mentalité d'assisté de l'autre. Sauf peut-être les tenants du programme commun, tout le monde ici sera d'accord. Mais s'il s'agit de guérir le mal et plus seulement de le nommer, on doit s'entendre aussi sur les racines et les causes. Peyrefitte en situe la principale dans une conception de l'État qu'il fait remonter très haut dans l'histoire de l'Occident, à l'empire d'Alexandre, en passant par Napoléon, Louis XIV, la monarchie capétienne, Charlemagne et la pax romana.
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C'est alors que la thèse de l'auteur se fait elle-même livresque et doctrinaire : le mal, explique-t-il, depuis ses origines, n'est autre que l'esprit de hiérarchie et de système, le monopole croissant des appareils gouvernementaux dans l'Église comme dans l'État, l'extension sans limite du pouvoir central hors de sa sphère d'intervention légitime dans la vie sociale, et toute l'histoire de notre civilisation depuis les Grecs est l'histoire de cette absorption progressive des provinces dans la capitale, des corps intermédiaires dans les administrations et dès individus anonymes dans l'État...
Ainsi *Le mal français,* vu d'avion, pourrait-il fort bien passer pour un déterminisme historique à la manière de Marx, avec un moteur dialectique différent. Et d'ailleurs, comme Marx, Peyrefitte fait bien voir dans son livre qu'il ignore à peu près tout de l'histoire profonde des civilisations, hormis l'arsenal d'anecdotes soigneusement choisies qu'il accumule dans son réquisitoire, et dont on pourrait tirer des conclusions toutes différentes en les replaçant simplement dans le contexte de l'époque, ou d'une autre démonstration. L'auteur du *Mal français,* en bon technocrate giscardien, est sans doute incapable de comprendre que la « hiérarchie » et la séparation des pouvoirs, comme on peut l'observer chez les Grecs de la cité antique ou à travers des siècles de monarchie française, implique précisément le contraire d'une centralisation débilitante des responsabilités entre les mains de l'État.
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Il ne veut pas voir que cette notion même de l'État divinisé, tout-puissant, dans la conception actuelle dont nous subissons les méfaits, est une invention caractérisée du monde moderne, issue, dans sa théorie, de Hobbes et de Hegel, et dans sa pratique, de la Révolution française. Obnubilé par les « méfaits » de l'Ancien Régime, il ne veut connaître ni Robespierre, ni Napoléon. La République, l'Empire n'y sont pour rien : cette France-là voyez-vous n'a fait qu'entériner un processus dont Philippe-Auguste et, plus près de nous, Louis XIV avaient pensé et voulu tous les rouages essentiels... Mais, oui ou non, est-ce le gouvernement du Roi-Soleil qui a aboli les privilèges et les particularités en effet vitales des régions, condamné le vieux principe de l'autogestion municipale sur tout le territoire français, cassé l'organisation sociale et corporative des métiers, livrant ainsi une main-d'œuvre sans défense aux nouveaux maîtres du marché ? Est-ce un Colbert qui a définitivement fermé sur elles-mêmes les frontières du pays, magnifié l'hexagone contre l'Europe, créé la commune et le département, inventé l'État Civil, le Code et l'Administration ? Un d'Argenson qui a fondé l'impossible Université d'État, l'École unique obligatoire, les P.T.T., l'O.R.T.F., la S.N.C.F., la Sécurité Sociale, l'U.R.S.S.A.F., la rue de Rivoli et tous ces grands services nationaux dont les tentacules sont suspendus aujourd'hui sur la tête de chacun pour le plus grand bonheur des technocrates de l'E.N.A., et le plus grand malheur du budget national ? -- Faut-il vraiment la haïr, cette France de Louis XIV, pour attribuer la paternité de mai 68 et de tous les désordres dont souffrent nos contemporains à Colbert et d'Argenson, plutôt qu'aux ploutocrates capitalistes de l'Empire, ou aux doctrinaires de la Sorbonne et de l'Élysée...
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#### III
Quant à l'interprétation philosophique et morale du « mal français », elle m'a paru si grossière, si injurieuse pour notre foi que j'hésite à la rapporter. Les seules pages qui appelleraient peut-être en réponse la discussion plutôt que l'invective sont celles où Peyrefitte reprend et élargit sans scrupule la thèse de Max Weber sur *L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme* (Plon 1964). Pour le reste, nous sommes si fort à l'honneur dans les origines permanentes et profondes du *Mal français,* en toute première ligne du tableau d'infamie, qu'un rédacteur d'ITINÉRAIRES ne peut que s'incliner : l'insulte équivaut presque ici à une consécration. Oyez plutôt : le mal qui ronge en profondeur les mentalités françaises n'est autre, jusqu'en 1789, que le catholicisme romain allié à la monarchie et, depuis, l'esprit toujours vivant de la Contre-Réforme et du concile de Trente. C'est écrit en toutes lettres :
« *Fille aînée de l'Église, la France n'est devenue adulte qu'en brisant cette filiation *» (page 19).
Et plus loin :
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« *Donc, après la Contre-Réforme, les nations demeurées catholiques s'endorment... La Contre-Réforme pousse à l'extrême l'esprit de système, l'unitarisme romain. Son ombre s'abat sur l'Europe restée fidèle à Rome. Par le climat inhibiteur qu'elle répand, elle contrarie les progrès techniques, marchands et industriels qui commençaient si bien à s'amorcer dans ces mêmes territoires... Elle est un mouvement réactionnaire et totalitaire, au sens précis des mots... L'esprit humain est sommé de s'endormir... Ainsi, dans tous les domaines, la Contre-Réforme serre les freins. Partout, elle crée ou protège les hiérarchies, décourage la nouveauté, institue une société de méfiance *» (chapitre XVIII).
Enfin, page 175 :
« *La Contre-Réforme... c'est le sous-développement ! *»
Que voulez-vous répondre à cela ?
Inviter Alain Peyrefitte à passer une heure dans le Catéchisme du concile de Trente, pour voir si vraiment l'esprit humain y est « sommé de s'endormir » ? Mais notre ministre, on le sait, ne lit jamais lui-même les textes auxquels il renvoie son lecteur : il risquerait d'y attraper quelque mauvaise idée, peu conciliable avec ses propres rêveries.
-- Faire avec lui le compte des réalisations industrielles et sociales en terre catholique depuis la Contre-Réforme ? Il vous expliquera sans rire qu'elles sont le fait des minorités de protestants : l' « élite » en somme, pour cet anglomaniaque.
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-- Passer en revue les écoles, les universités, les hôpitaux, les villes entières qui sont sortis de terre dans le monde entier sur l'initiative des missionnaires et des colonisateurs catholiques ? Peine perdue : Peyrefitte ignore davantage encore la géographie humaine de la planète que l'histoire des institutions politiques et sociales dans son propre pays.
Il est entendu une fois pour toutes que le catholicisme a asservi et comme pétrifié depuis trois siècles le monde romain ; que Luther, Calvin, Vaticandeux et Giscard le libèrent aujourd'hui, sur tous les plans, -- parce que l'essentiel du catholicisme romain réside dans le *dogmatisme*, l'*immobilisme* et l'*intolérance*, tandis que le courant réformateur de Luther à Giscard prêche au contraire l'*ouverture* au monde, l'esprit d'*entreprise* et le *respect des croyances* de chacun ! On en arrive, page 166, à cette définition de la foi chrétienne « renouvelée », incroyable sous la plume d'un baptisé : « *La sagesse veut que l'on s'en tienne, dans la définition d'un* credo*, au plus petit commun multiple. *»
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-- La religion du Dieu fait homme, plus PETIT commun multiple entre tous les chrétiens..., j'ai rarement vu façon plus injurieuse de glorifier dans le siècle la dissolution de sa propre foi.
\*\*\*
Peyrefitte est obsédé, manifestement, par la « mentalité économique » des pays protestants, et leur faculté d'adaptation aux exigences de l'économie de marché. En un sens, il a peut-être raison : la mentalité catholique semble plus douée pour la dépense et la fureur de vivre que pour l'épargne et l'investissement ; l'individualisme et la sévérité ascétique de l'univers mental protestant aux siècles derniers ont pu susciter au contraire, dans certains pays, des conditions psychologiques et morales favorables à la naissance et au développement du grand capital. Mais il n'y a pas là nécessairement de quoi se réjouir. Si vraiment c'est l'éthique protestante qui a donné le primat dans la mentalité moderne à l'économie, contre une certaine conception catholique plus généreuse (et spirituelle) de la foi et des œuvres, si le capitalisme matérialiste et sauvage du XX^e^ siècle est sorti tout droit de la Réforme, alors l'État bureaucratique et centralisateur en provient lui aussi. Car l'esprit du capitalisme et ses exigences démesurées auront causé la perte de beaucoup plus de familles, de villages et de métiers en France, d'initiatives régionales et privées, de corps intermédiaires entre l'individu et l'État, que tous les députés de la Constituante n'en eussent pu rêver. Et si c'est la foi des catholiques romains, si c'est l'esprit de la Contre-Réforme qui a su protéger de la *dissociété* capitalo-protestante le peu qui nous reste aujourd'hui, honneur au catholicisme de la Contre-Réforme et du concile de Trente !
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Le mal français, ce sera peut-être demain qu'un Giscard ait rencontré un Peyrefitte pour célébrer l'ouverture aux esclavages du monde, -- sous la bannière de Vatican II, du matérialisme technocratique et du libéralisme protestant.
Hugues Kéraly.
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## CHRONIQUES
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### L'avenir prévisible
par Louis Salleron
L'AVENIR est imprévisible. C'est pourquoi nous nous efforçons de le prévoir. Ce n'est pas contradictoire. Nous ne faisons rien que pour l'incertain, dit Pascal. C'est que dans l'incertain il y a le probable et le possible. Nous ne pouvons prévoir l'avenir, parce que la complexité du présent nous échappe et que nous ne pouvons y déceler la totalité des causes dont les effets apparaîtront demain. Nous ne pouvons pas davantage mesurer le degré de la liberté humaine qui, dans les effets en concurrence des causes latentes d'aujourd'hui, déterminera l'effet moyen autour duquel s'ordonneront les autres. Mais l'aspect global d'une situation donnée et l'évolution dont elle procède nous permettent de savoir de quel côté penche la balance du destin. Ainsi, par exemple, pouvait-on savoir en 1938 que la guerre était probable, même si elle n'était pas fatale et que l'issue en fût incertaine.
En 1977, un fait massif caractérise la situation sociale dans le monde entier, c'est le matérialisme. Nous assistons à une véritable explosion de la matière, dont le nucléaire et l'informatique sont les manifestations les plus visibles. Les gigantesques progrès techniques qui en résultent se traduisent par d'incessants bouleversements économiques qui font craquer tous les équilibres politiques. La philosophie qui accompagne ces mutations est elle-même, implicitement ou explicitement, matérialiste, ajoutant ainsi aux dangers qui menacent l'humanité.
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La démocratie est le nom politique de cette philosophie. Qu'elle soit de coloration libérale ou de coloration totalitaire, la démocratie a le même credo. Elle croit que la vérité est immanente à la vie. La biologie sociale, le nombre, la masse est la seule source du pouvoir légitime. Les titulaires du pouvoir sont désignés par l'élection, soit selon le système de la pluralité des partis, soit selon celui du parti unique.
En France, pour ne parler que d'elle, la démocratie libérale a fonctionné vaille que vaille, oscillant entre la forme plébiscitaire et la forme parlementaire, de la Révolution jusqu'à nos jours. Mais le système est au bout du rouleau. S'il a tenu si longtemps -- quoique deux siècles ne soient qu'un instant dans la suite des millénaires --, c'est pour des raisons très simples. Tout d'abord les institutions et les mœurs avaient été forgées par quinze cents ans de chrétienté. La brusque irruption de la démocratie ne pouvait les détruire d'un seul coup. Ensuite, l'industrie naissante n'affectait pas profondément les structures de l'immense majorité de la population demeurée paysanne, artisanale et commerçante. Peu à peu cependant les activités indépendantes devinrent salariées et, sous l'influence du marxisme, les « citoyens » devinrent les « travailleurs ». L'idéal de l'égalité se substitua à celui de la liberté. La démocratie libérale devint socialiste.
Nous en sommes là, et chacun sent bien que la société est bloquée. L'après-guerre a fait illusion parce que, le pays étant à reconstruire et les progrès techniques s'étant multipliés, il en est résulté un enrichissement général dont on a cru qu'il était la loi nouvelle de l'économie. Il faut maintenant déchanter.
La comptabilité nationale est établie de telle manière que non seulement elle est indifférente aux valeurs qualitatives mais elle ignore même la réalité substantielle des valeurs quantitatives. La croissance et l'augmentation des revenus deviennent de véritables entités mythiques. Les pouvoirs parallèles du syndicalisme et de l'argent tiennent en échec le pouvoir de l'État qui ne se maintient que par le développement monstrueux de ses services.
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Sur un pays appauvri les féodalités financières et corporatives imposent leur loi à l'État, défiant toute justice sociale et développant une inégalité qui affecte de vastes secteurs de la société dépourvus de tout moyen de défense et même d'expression. Outre son impuissance à les atteindre, l'État ne veut pas toucher aux catégories sociales les mieux pourvues parce que ce sont leurs dépenses qui alimentent son budget. Chaque année donc les réveillons de Noël battent des records et, par le rail ou la route, les départs en vacances sont en toute saison toujours plus nombreux. Autant de signes d'inflation, qui rappellent ceux de l'inflation galopante dans la France des assignats ou dans l'Allemagne de 1922, mais qui donnent davantage l'illusion de la prospérité parce que les bénéficiaires en sont infiniment plus nombreux, incluant notamment les salariés des secteurs protégés. Bref si ce n'est pas l'inflation galopante, c'est la circulation galopante avec, finalement, les mêmes effets, qui sont ceux d'une gigantesque destruction de capital, invisible dans les comptes de la nation qui n'enregistrent que des signes monétaires. Si l'on songe que depuis une quinzaine d'années les actions cotées en Bourse ont perdu les trois quarts de leur valeur réelle, on mesure l'appauvrissement des Français ; car si on arguait qu'il ne s'agit là que d'un transfert et que ce qui est perdu par les uns est gagné par les autres, nous répondrons qu'un capital transformé en revenu n'est pas un enrichissement et qu'un capital qui appartient à des personnes individuelles n'enrichit pas, ou n'enrichit pas autant la nation, quand il est pris aux individus pour être transféré aux collectivités, surtout quand celle-ci est l'État. Aussi bien, tout le inonde s'en rend compte, car la frénésie de dépenses chez tous ceux qui peuvent dépenser, n'est qu'une fuite en avant pour chasser les fantômes du futur. C'est le divertissement perpétuel, la « fête » comme on dit bêtement, la drogue au sens figuré ou exact du mot. Plus encore aujourd'hui qu'hier nous sommes dans la société de consommation et on y est tellement habitué que neuf experts sur dix professent que la relance par la consommation est le seul procédé valable pour redresser l'économie chancelante. Étrange homéopathie !
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Le prix du pétrole a été quintuplé, il y aura bientôt quatre ans. Peu à peu, tous les prix des matières premières ont emboîté le pas. Seuls des investissements massifs dans la recherche scientifique, dans la production agricole et dans les industries de transformation nous permettront de restaurer les équilibres financiers nécessaires à notre indépendance économique et politique. Nous n'en prenons pas le chemin, et pourtant il nous faudra bien le prendre si nous ne voulons pas devenir les vassaux des empires. Le protectionnisme lui-même ne pourrait être qu'une solution passagère rendant plus ardue la solution finale.
L'avenir prévisible, pour notre pays, est donc celui d'un régime d'autorité. Mais lequel ? Si nous continuons de descendre la pente sur laquelle nous sommes engagés, ce ne peut être qu'un régime dictatorial et totalitaire de type socialo-communiste. Si au contraire nous voulons sauver la justice et les libertés personnelles, un régime d'autorité orienté au bien commun exige un redressement des esprits. Difficile, la tâche n'est pas impossible, car les Français redoutent le totalitarisme et sont conscients de l'impasse où les mène la démagogie des partis. Ils aspirent aussi à consolider leurs acquisitions d'après-guerre et se rendent compte que le communisme les anéantirait. Tout espoir n'est donc pas perdu ; mais tant que les mass media ne feront que refléter la démagogie socialisante, un tel espoir ne sera que le plus vain des optimismes.
Louis Salleron.
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### Instructions pour un massacre en Angola
par Hugues Kéraly
LA CONQUÊTE COMMUNISTE de l'Afrique australe s'est décidée à Lisbonne le 25 avril 1974, il n'y a personne aujourd'hui pour en douter. Les militaires du M.F.A. ont prétendu libérer leur pays du fascisme et de la dictature, mais leur premier geste fut de livrer au terrorisme, c'est-à-dire à l'exil ou au massacre, les millions de Portugais qui contribuaient dans la paix à la richesse du continent africain... Comme la France en d'autres temps, le gouvernement portugais disposait de trente-six solutions politiques pour conduire progressivement ses États coloniaux à l' « auto-détermination » et à l'indépendance nationale, avec ou sans contrat d'association ; comme la France, il a choisi de n'en retenir aucune, ordonnant la retraite immédiate de ses troupes, pour abandonner plus sûrement le terrain aux guerres civiles et à la Révolution. Les armes de Moscou, Cuba ou Pékin ont décidé du reste. En Angola, la situation est restée plus longtemps indécise, à cause de la diversité des mouvements de « libération » présents aux frontières (ou déjà à l'œuvre sur le territoire) au lendemain de la Révolution des œillets :
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l'U.N.I.T.A. ([^2]), dirigé de Zambie. par un ancien étudiant en sciences politiques de Lausanne, Jonas Savambi ; le F.N.L.A. ([^3]) de Roberto Holden, soutenu conjointement par le Zaïre et la Chine ; enfin le M.P.L.A. ([^4]) du sinistre Agostinho Neto, qui devait proclamer, le 11 novembre 1975, l'indépendance d'un pays conquis par 20.000 Cubains pour le compte de Moscou. -- « *Cette diversité d'interlocuteurs,* explique Jean-Marc Dufour, *empêchait fâcheusement d'appliquer la méthode dont Otelo Saraiva de Carvalho s'était fait l'avocat auprès de Spinola à propos du Mozambique déclarer que les thèses de l'ennemi sont seules recevables, et s'y rallier. Dans le cas de l'Angola, ce n'était pas la bonne volonté qui faisait défaut aux négociateurs portugais ; mais, entre trois thèses ennemies contradictoires, comment choisir ? *» ([^5])
Un homme cependant semble avoir choisi. Il s'appelle Rosa Coutinho. Vice-amiral de la flotte, et membre éminent du M.F.A., il est en 1974 « haut-commissaire » de la République Portugaise en Angola. Le 25 décembre 1974, d'après un document qui a connu de nombreuses éditions dans la presse portugaise, il écrit à son beau-frère Agostinho Neto, dirigeant du M.P.L.A. : cette lettre -- on la lit d'abord sans parvenir à y croire -- recommande purement et simplement aux militants communistes du M.P.L.A. le déclenchement immédiat des massacres à travers tout le pays, avec un luxe de précisions tout à fait atroce, que l'actualité depuis a hélas vérifiées.
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En voici la traduction intégrale. Nous publions ce monument sous réserve du démenti que la presse portugaise, depuis novembre 1975, attend toujours en vain.
République Portugaise\
État d'Angola\
CABINET DU GOUVERNEUR-CIVIL
Luanda, le 22 décembre 1974.
Camarade Agostinho Neto,
Le F.N.L.A. et l'U.N.I.T.A. insistent pour obtenir mon remplacement par un réactionnaire prêt à entrer dans leur jeu, ce qui aboutirait dans la pratique à l'échec de tous nos plans en vue de remettre le pouvoir au seul M.P.L.A. Ces mouvements fantoches s'appuient sur des blancs qui prétendent perpétuer en Angola le maudit colonialisme et impérialisme portugais du temps de la Foi et de l'Empire -- ce qui revient à dire : des relents de sacristie, et de l'exploitation au profit du pape et des ploutocrates.
Ces forces impérialistes veulent faire échec à nos accords secrets de Prague, signés par le camarade Cunhal au nom du P.C. portugais pour étendre le communisme, sous l'égide du glorieux P.C. d'U.R.S.S., de Tanger au Cap et de Lisbonne à Washington.
L'implantation du M.P.L.A. en Angola est vitale pour soumettre le méprisable Mobutu, valet de l'impérialisme, et prendre possession de la plate-forme du Zaïre.
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Après la dernière réunion secrète tenue avec les camarades du P.C. portugais, nous avons résolu de vous conseiller la mise en œuvre immédiate de la seconde phase du plan. Fanon n'affirmait-il pas que le complexe d'infériorité ne peut se vaincre qu'avec la mort du colonisateur ? Vous devez donc, camarade Agostinho Neto, donner en ce sens des instructions secrètes aux militants du M.P.L.A., pour qu'ils terrorisent les blancs par tous les moyens, tuant, pillant et incendiant, et provoquent ainsi leur départ d'Angola. Soyez cruels surtout avec les enfants, les femmes et les vieillards, afin de décourager les plus ardents. Ces chiens d'exploiteurs blancs sont si enracinés dans cette terre que seule la terreur les fera fuir. Ainsi le F.N.L.A. et l'U.N.I.T.A. ne pourront plus compter avec l'appui des blancs, de leurs capitaux et de leur expérience militaire. Œuvrons de telle manière que toute la structure capitaliste du pays soit ruinée avec la chute des blancs, et qu'on puisse instaurer enfin la nouvelle société socialiste, ou pour le moins rendre impossible la reconstruction de l'ancienne.
Salutations révolutionnaires.
La victoire est certaine.
signé : Antonio Alva Rosa Coutinho,\
Vice-Almirante.
La lettre qu'on vient de lire a fait le tour des publications de langue portugaise dans le monde entier. Elle paraît pour la première fois à Johannesburg le 25 novembre 1975 dans O Século, journal de la communauté portugaise en Afrique du Sud (ils sont là-bas plus d'un million aujourd'hui, rescapés des massacres du Mozambique).
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Reproduite dans *Açores* à Ponta Delgada, île de Sâo Miguel, et dans le *Jornal Açoreario* de Toronto au Canada, on peut la lire jusqu'à Macao, en Chine, dans le journal Clarim du 26 février 1976. A Lisbonne, le grand hebdomadaire A Rua, un des derniers bastions de la presse libre au Portugal, lui consacre les deux pages centrales de son numéro du 15 avril 1976. O Século la publie une deuxième fois dans son édition du 14 mars 1977. Enfin, plusieurs ouvrages portugais consacrés au drame de la décolonisation en Afrique australe font état de ce document. -- Du côté de « l'amiral rouge », des partis politiques et du gouvernement portugais, pas l'ombre d'une réaction, c'est comme si l'affaire n'avait jamais existé. Le socialisme à visage humain de Mario Suares n'a que faire aujourd'hui du sang de l'Angola. L'Angola, le Mozambique, la Guinée Bissau, livrés l'un après l'autre aux hordes des libérateurs armés par Moscou, c'était sans doute le prix à payer pour tenir le P.C. portugais à l'écart du gouvernement officiel dans le pays, et se concilier les faveurs, le silence complice de l'intelligentsia.
On dira que cette lettre, malgré ses cachets officiels, sa signature, les particularités de style que les observateurs ont reconnues ([^6]), peut fort bien être un faux. Mais cela même ne changerait rien à la nature de l'accusation. Car l'amiral Rosa Coutinho, lui -- le rédacteur d'A Rua fait bien de le rappeler -- est « horriblement vrai » : c'est lui en effet qui organise le retrait des troupes régulières du Portugal en Angola, en pleine guerre civile, alors que la tuerie des Blancs (et spécialement des prêtres) sévit déjà sur toute l'étendue du territoire ;
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lui encore qui s'oppose aux propositions d'une paix négociée entre les divers mouvements de « libération » sous le patronage du président de la Zambie, suivant en cela la ligne définie par le P.C. portugais ; lui enfin qui décide la République Portugaise à reconnaître officiellement le M.P.L.A. communiste d'Agostinho Neto comme seul gouvernement légitime en Angola, au moment où le sort du pays reste encore suspendu à l'issue des combats. -- L'amiral Rosa Coutinho, « haut-commissaire » du Portugal à Luanda, est bien l'homme qui a concrètement ourdi et orchestré le déclenchement de la guerre civile d'Angola, s'il ne l'a pas écrit. L'homme qui a voulu et organisé ce monstrueux génocide ; ouvertement, officiellement, au nom d'une nation qui, dans toute. son histoire, n'avait su exporter à travers des continents entiers que la foi, la prospérité et la paix.
Le problème n'est plus que Rosa Coutinho démente aujourd'hui le contenu d'une lettre au dirigeant du M.P.L.A., car il ne saurait démentir le reste de son action en Afrique, ni ses terribles résultats -- mais que le peuple portugais tout entier puisse démentir un jour à la face du monde les assassins qui auront livré l'Afrique en son nom.
Hugues Kéraly.
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### Pages de journal
par Alexis Curvers
LA PREMIÈRE et la meilleure preuve que votre prétendue messe nouvelle n'est plus la messe, c'est que vous avez commencé par en changer le nom. Ce nom vous écorchait les lèvres. Le changement de la chose vous entraînait à changer le mot. C'était plus fort que vous : vous nous avez parlé de *repas*, de *banquet fraternel,* de *concélébration,* de s*ynaxe*, d'*agape*, d'*eucharistie* (sans majuscule), enfin de *célébration eucharistique,* terme qui pour le moment, expérience faite de l'insuccès des autres, semble rallier vos préférences parce qu'il est à la fois plus prestigieux, plus ronflant et plus vague.
Vos explications sont toujours les mêmes : il faut, n'est-ce pas ? parler à l'homme moderne le langage de son temps, lui présenter la vérité sous une forme qui la lui rende accessible. Et c'est justement là qu'éclate votre mensonge. L'homme moderne, catholique ou non, comprenait parfaitement bien le mot *messe,* qui désignait parfaitement bien la chose.
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Un certain nombre de prêtres plus timorés que prudents, dissimulant à regret leur foi tenace et leur piété encore vive, poussent l'obéissance jusqu'à se plier publiquement aux consignes du catholicisme soi-disant réformé. Sans y croire, ils en ont pris le ton, les usages, les manières.
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Surmontant leur chagrin, leur honte, leur dégoût, ils célèbrent les pseudo-liturgies nouvelles, qu'ils savent inopérantes, avec assez de sérieux et de ferveur pour espérer d'y restituer et d'exercer à travers elles et malgré elles, en si faible mesure que ce soit, les vertus de la vrai liturgie et des rites efficaces. Ils enseignent les nouveaux catéchismes, mais en tâchant d'y insinuer clandestinement les vérités de l'ancien.
Après tout, peut-être ceux-là ont-ils raison. Héroïques sans l'avoir voulu, peut-être sont-ils le cheval de Troie que Dieu, par un juste retour, introduit dans l'Église apostate pour la renverser quand elle s'y attendra le moins.
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Il serait temps d'organiser des cours de catéchisme pour les prêtres. Le recrutement des professeurs sera difficile, car il ne s'en trouve déjà plus guère de compétents, si ce n'est parmi les laïques, et d'un certain âge. Qu'on se hâte.
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Je dois beaucoup de remerciements au diable. C'est lui qui m'a repoussé vers Dieu.
Des gens se prétendent rationalistes, qui lisent les journaux et ne croient pas au diable.
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Il y a longtemps que le monde créé par Dieu s'est laissé tomber au pouvoir de Satan. Mais il semble que de nos jours Satan lui-même a perdu la tête.
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Il n'est variété si énorme de mensonge, de folie et de crime qui ne soit aujourd'hui excusée, honorée, applaudie par ceux-là mêmes qui demain en seront à leur tour victimes, cependant que se font seuls écouter, pour comble de bouffonnerie sinistre, les augures qui dans le plus grotesque jargon nous promettent pour bientôt l'âge d'or, le paradis sur la terre, une paix, une félicité, une fête universelles...
Il est évident qu'une si désastreuse mystification n'avait chance de succès que dans une humanité entièrement abêtie. C'est pourquoi les mystificateurs ont eu pour premier soin d'ôter au genre humain l'usage de la raison, ce qu'ils ont facilement obtenu par le moyen de la pédagogie moderne.
Il leur fallait du même coup réprimer dans l'œuf les éventuelles protestations de la nature humaine, ce qu'ils ont obtenu plus simplement encore en déniant à la nature humaine jusqu'à son existence. L'homme, ont-ils décrété, n'est que ce qu'on le fait être. Et, contre toute attente, ils sont en train de réussir à le persuader ou à le forcer d'être ce qu'il n'est pas.
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Claude de Saint-Martin, le philosophe illuminé, eut de l'esprit au moins une fois dans sa vie, quand il écrivit à propos des gens du monde : « On dirait qu'ils ont peur de n'être pas assez bêtes. »
Peur assurément vaine, mais fort contagieuse. Plus encore que les gens du monde, elle habite à présent l'immense troupeau des « intellectuels ». Et comme tout un chacun se bombarde « intellectuel » à peu de frais, elle gagne de proche en proche toutes les catégories sociales.
Rassurez-vous, bonnes gens. Ne craignez plus. Beaucoup d'entre vous vivent déjà comme des animaux, sauf que les animaux sont moins bêtes.
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Ne perdons-nous pas notre temps ? Les trois quarts des gens ne valent plus la corde pour les pendre. Ils sont trop peu intelligents pour comprendre qu'ils sont bêtes, trop corrompus pour se rendre compte qu'ils sont ignobles, et l'enseignement démocratique les a trop abrutis pour qu'ils s'aperçoivent qu'ils sont en esclavage. Cette humanité avilie, à commencer par les pantins qu'elle se donne pour guides, ne relève plus que du mépris manifesté par le silence.
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On exagère. On dramatise. On voit tout en noir. Certains esprits chagrins s'étonnent du nombre et de l'atrocité des crimes qui défraient la chronique. « Il y en a chaque jour davantage », disent-ils.
Je suis pour ma part agréablement surpris qu'il y en ait si peu, et qu'ils soient si bénins. Étant donné les causes, il faut considérer comme un miracle de la bonté divine que les conséquences ne soient que ce qu'elles sont. Le simple calcul des probabilités les ferait prévoir mille fois pires.
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Dans un volume édité par la Table Ronde, le professeur Soutoul, de Tours, et dix de ses collaborateurs, gynécologues et obstétriciens, exposent les « *Conséquences d'une loi après 600 jours d'avortement légaux *»*,* et ne cachent pas que ce bilan de « l'avortement An II » est « un peu pessimiste ».
Là-dessus, le 19 janvier 77, grand débat, organisé par le *Panorama du Médecin,* entre partisans et adversaires de l'avortement. Les uns et les autres, bien entendu, restent sur leurs positions. Mais M. Noël Bayon (dans *l'Aurore* du 20) commente : « En fait, il a semblé que le législateur n'a pas su prévoir le détournement de ses intentions généreuses au profit de la licence des mœurs, de l'irresponsabilité et de l'exaltation politique qui semble aujourd'hui tout justifier. »
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Voilà qui, mieux que tout jugement moral, disqualifie les « intentions généreuses » d'un législateur assez sot pour n'avoir pas « su prévoir » les suites inévitables de l'avortement légal, et pour n'avoir pas écouté ceux qui les prévoyaient et les annonçaient telles qu'elles sont en effet. Et ceux-ci n'ont même pas besoin d'être médecins, psychologues, sociologues ni hommes d'État pour les prévoir et les annoncer désormais plus monstrueuses encore, sans aucun risque d'erreur, quoique toujours en vain.
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Théo me disait à propos d'autre chose : « Du moment qu'il y a dans n'importe quel domaine la moindre possibilité d'abus, on peut être sûr qu'abus il y aura. » Or l'abus tend par nature à devenir l'usage, puis l'usage à devenir la règle.
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« Je n'ai pas voulu cela ? » C'est l'éternelle excuse de ceux à qui l'expérience découvre leurs erreurs. Mais la bêtise n'est pas une excuse, et l'expérience vient toujours trop tard. Ils ne voient pas que la bêtise qu'ils avouent est une circonstance aggravante, qui les condamne plus sûrement encore que les malheurs dont ils se lavent les mains.
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Que tarde-t-on encore à ouvrir toutes grandes à l'Espagne les portes du Marché commun et de l'Europe unie ? Un an à peine après la mort de Franco, n'a-t-elle pas donné assez de gages de son ralliement aux principes et aux coutumes de la démocratie avancée ? N'y signale-t-on pas déjà quelques rapts d'enfants ? Il faut un commencement à tout. Certes, les femmes espagnoles n'ont pas encore droit aux bienfaits de l'avortement légal. Mais les belges non plus, après tout, sans que pour cela on fasse grise mine à la Belgique.
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Tout d'ailleurs porte à espérer que les unes et les autres n'attendront plus longtemps à obtenir ce droit que les Italiennes, après les Françaises, viennent de conquérir haut la main. On n'arrête pas le progrès. Et on pense bien que pas plus le cardinal Tarancon à Madrid que Suenens à Bruxelles n'aura la mauvaise grâce de beaucoup entraver cette liberté de tuer que Paul VI à Rome n'a pas su tenir en échec.
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Le P. Charloteaux nous disait en quatrième latine : « Notre-Seigneur n'a jamais permis que même ses pires ennemis le calomnient ou seulement le soupçonnent quant à la chasteté. »
C'était vrai à l'époque (1919-1920). Ce ne l'est plus. Ils ont osé. Nonobstant l'Église conciliaire.
Alexis Curvers.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
*Jardin des Plantes* (suite). On y voit quelques loups et j'en ai dit naguère quelques mots, en épiloguant sur le rôle et le destin de leurs frères errants. Je ne sais pas si la ménagerie est aujourd'hui en possession d'un loup cervier comme celui qui répand aujourd'hui la panique dans les environs d'Épinal. On surnomme cervier l'espèce de loup qui ne craint pas d'égorger un cerf.
Il faut croire que le sang du cerf est d'une qualité qui vaut la peine de risquer le combat. D'autre part nous apprécions le côté libéral et poétique de la science quand elle retient pour ses nomenclatures le trait de mœurs ou la coquetterie d'un pelage. Certes un loup commun peut en venir à égorger un cerf et même, s'il en prend l'habitude, nous dirons qu'il se conduit comme un loup cervier mais qu'il n'en est pas un. Il en est même fort éloigné s'il est vrai que le loup cervier ressemble au lynx, à tel point qu'on le prend parfois pour lynx et vice-versa. D'aucuns sont allés jusqu'à dire que le loup cervier n'est autre que le lynx lui-même, alors ? Quand on pense que l'un appartient aux canidés et l'autre aux félidés on se demande si la science parfois ne se laisse pas influencer par le témoignage des bergers ou les histoires de chasseurs.
Si le cerf est encore protégé par la loi, sans doute le doit-il à sa réputation d'herbivore décoratif et non violent. Mais le lynx et le loup ne sont guère plus chez nous que des images de littérature et de bons points. On les classerait pour un peu dans le bestiaire mythologique. Toujours est-il que jadis les peaux de cerviers, lynx ou loups, suffisaient largement à l'industrie des manchonniers du temps que les hivers étaient rudes et qu'on fabriquait des manchons de toute qualité, pour les hommes comme pour les dames de toute condition. Mais aucune peau disait-on ne pouvait comme celle-ci retenir en douce chaleur les mains les plus délicates et frileuses.
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On raconte aussi qu'une fille de théâtre et de haute galanterie, subitement émue par le sort des gentils loups si cruellement dépecés, injuriait au passage les porteurs de manchons ; et qu'un jour se promenant en compagnie dans les bois de Saint-Cucufa et qu'un bûcheron lui ayant montré le louveteau cervier qu'il venait de dénicher, elle prit dans ses bras le mignon bébé loup pour le bécoter, le caresser, l'arroser de ses larmes tant et si bien que la bête, fidèle à sa race, lui emporta le nez d'un coup de dent. L'affaire nous dit le chroniqueur, fut bientôt mise en chanson : ce n'était que le nez mais on en fit des gorges chaudes.
Les loups du Jardin m'ont paru plus nerveux que d'habitude. C'est qu'au dire des journaux du matin le loup des Vosges continue d'échapper à toute une population lancée à ses trousses. Quatorze moutons à son dernier tableau. Que saint François le protège sans oublier de bénir les moutons. Les saints ne sont pas apatrides. Si j'étais berger, dans un cas pareil et chauvin comme je suis, j'en appellerais plus volontiers à sainte Austreberthe. Elle n'était pas ombrienne ni mystique ni poète, mais normande comme son nom l'indique et, dotée d'un jugement rustique, pratiquait une justice à la fois économique et immanente. Si les circonstances n'exigeaient pas la mort du pécheur sur-le-champ il se voyait infliger le châtiment le plus réparateur au bénéfice du bien commun. Lavandière attitrée de l'abbaye de Jumièges elle chargeait ses ballots de linge sur le dos d'une mule qui assurait les va-et-vient de la Seine à l'abbaye. Un jour elle découvrit en même temps sa mule égorgée dans l'herbe et le loup qui était là se pourléchant le museau. La bête aussitôt détala mais sommée de faire demi-tour elle revint sur ses pas. L'appel d'un bon maître est sans doute irrésistible et quand c'est d'une lavandière la gueulante fait dresser au loin l'oreille des vaches et coucher celle des chiens. En l'occurrence on doit quand même accepter que la voix d'Austreberthe s'aggrava d'une autorité tout à fait exceptionnelle. Harangué, sermonné, confondu, le loup encaissait la tirade. Hochant la tête un filet de bave rose pendouillait à ses babines et bientôt ses yeux clignotèrent comme éblouis d'une étrange lumière.
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Dans un sursaut d'amour-propre il tenta de discuter, de sauver la face, mais tout de suite la médiocrité de ses arguments le firent tout honteux et finalement c'est d'une voix de chérubin et dans la joie du repentir qu'il accepta de remplacer la mule : il se chargerait du linge, on lui ferait un petit bât, il ne mangerait plus que soupes de chiens.
Je n'en sais pas plus long. Il est au moins permis de croire qu'il mourut de bon cœur à la tâche mais il ne faudrait pas s'enhardir à présumer d'une suite. Que par intercession de sa bienheureuse patronne la bête enfin libérée de son appétit soit admise dans les célestes pâtures à jouer au loup avec d'immangeables brebis, ce n'est là qu'un vœu pieux. Il faut bien qu'en pareille conjoncture on soit tenté de croire à quelque récompense. La littérature hagiographique nous a bien montré plus d'un miracle accompli en raison d'une bête qui en ferait la cause occasionnelle ou simplement le présentoir. Et pour peu que notre loup normand fût cervier je me plais sans malice à voir trotter de pair à compagnon dans les forêts sans lisière, le loup de sainte Austreberthe et le cerf de saint Hubert.
Si j'avais des moutons et que je les trouvasse égorgés pantelants sur ma prairie j'irais sans doute moi aussi chasser le loup, sans me départir à son égard d'une vive et raisonnable sympathie. Ce n'est pas là témoigner d'une moralité subversive ou simplement paradoxale, attitude au demeurant banalisée. On n'a pas attendu que l'écologie fût snobée, politisée, élevée à hauteur de charisme ou de couverture à combines, pour s'aviser que la nature humaine se démarquait dangereusement de l'ordre établi de la nature tout court. La peur du loup a contribué depuis toujours à l'équilibre des sociétés comme la peur de l'homme dans les sociétés de loups. S'il doit perdre toute référence dans le monde sensible et se réduire à l'innocence d'une tarasque imaginaire, nous n'avons plus qu'à trembler devant la fatalité de nos propres inventions, à n'avoir peur que de nous-même. Cela se dit en proverbe et même en exemple de datif dans les grammaires latines.
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Si le loup est encore loup, le lion et le tigre sont en voie de se faire caniche et matou, bichonnés, ronronnants et dorlotés, quêtant des guili-guili à la portière des voitures en safari pastoral dans la brousse du Kenya et les jardins d'Ile de France. Je ne demande qu'à m'attendrir mais je subodore quelque insidieuse entreprise de déculpabilisation globale. Parmi ces lions câlins et ces tigres lécheurs comment ne pas découvrir la réalité d'un paradis bel et bien terrestre et conforme à tous les documents iconographiques, miniatures et vitraux où nous sont dépeintes les délices fraternelles de ce jardin qu'on disait perdu. Déjà nous étions sollicités d'entrevoir quelque malentendu tragique à propos de la pomme. A considérer la prolifération merveilleuse des goldens prétendues originaires des Hespérides américaines et à constater la consommation impunie de leur chair doucereuse nous les soupçonnions de vouloir insinuer que telle était l'innocence d'une autre pomme plus fameuse encore et si fâcheusement calomniée. Voilà donc l'Eden enfin dégagé de son interdit et rendu à ses promeneurs légitimes, cueilleurs de pommes sans malice et caresseurs de tigres anodins. Admettons même que nous en fûmes expulsés par la grande porte, il ne tenait qu'à nous d'y rentrer par la petite. Ainsi l'accomplissement des prophéties annonciatrices de l'humanisme intégral commencent-elles par nous rapprocher tendrement des bêtes.
En attendant, notre loup qui est peut-être légion continue d'égorger cerfs veaux et moutons sur le territoire d'Épinal. On en ferait de belles images, et de toutes sortes. C'est la gloire du loup que d'être encore aujourd'hui le plus généreux fournisseur d'images, tropes et proverbes. Il peut satisfaire à tous les besoins du moraliste. J'aimerais vous le prouver en terminant ma chronique sur un morceau de fantaisie en manière de gai-savoir où je n'utiliserais que les dictons et locutions se référant au loup. Malheureusement ce n'est pas là un exercice que je sache faire au courant de la plume. En plus il devient urgent de m'acquitter de l'engagement pris d'évoquer dans ce numéro la question du jeu de dames et de ses joueurs habitués du Jardin des Plantes, au moins d'en amorcer le préambule.
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Le jeu de dames dispute au jeu de l'oie l'ancienneté de ses origines grecques. Il dispute également au jeu d'échecs les faveurs d'une allée transversale du Jardin des Plantes où nous voyons un orme égrotant disputer son feuillage à la mort. (*A suivre.*)
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*Extrait d'un topo explicatif à débiter au cours d'une visite accompagnée des studios de la télévision.*
« ...*Non, les faits divers, même sensationnels, sont instruits ailleurs. Ici les lieux sont réservés aux interrogatoires politiques, financiers, économiques et sociaux. L'aménagement a été conçu adhocque, je veux dire par là que nous ne convoquons pas n'importe qui mais rien que des personnalités et souvent ce n'est pas grand'chose. Encore un monde où les messieurs se font rares. Disons, si vous voulez, que c'est un peu comme chez les truands ; sortis de leur milieu, c'est vite impressionné, déballonné. D'ailleurs nous ne disons plus monsieur ou madame. Décorer, s'habiller, se meubler rétro, d'accord, mais parler rétro, non, y a pas moyen. Toutefois, quand il s'agit d'un président, et il y en a des bottes, nous disons monsieur le président, mais là nous comptons pour rien le monsieur. Vous aviez remarqué la toile de fond style Pompidou avancé mais on en voit partout et ici, vous voyez, le genre pédégé sec et austère, le papier-peint façon bois ça colle mieux pour l'ambiance du studio. De toute manière nous faisons en sorte que toutes nos émissions baignent dans le culturel approprié, c'est très important. Ça n'empêche pas le rationnel. Ici, quelle que soit la mesure du client nous le montons sur socle, disons sur estrade : une marche, vingt centimètres c'est la hauteur suffisante et nécessaire calculée pour satisfaire, disons au concept historique de majesté, mais nous appelons ça entre nous le niveau promotionnel.*
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*La notion de niveau chez nous c'est très important : tout individu comme toute chose a droit au niveau, c'est l'égalité. L'estrade, vous voyez, est semi-circulaire avec rampe de protection ouverte sur le public invisible et présent. Face à l'univers le client surélevé est assis sur une chaise. D'où qu'il vienne et quel qu'il soit le client est donc en situation de chef, au moins de vedette : il trône, il survole, il domine, enfin disons qu'il a bonne mine. Installé de la sorte, pour avoir l'air de quelqu'un il faut vraiment qu'on soit quelqu'un. Et j'avoue qu'à ce point de vue c'est pas mal réussi. Notez je vous prie la bizarrerie du siège. Il est fonctionnel. Assis là-dessus on hésite à croiser les jambes, on croise peut-être les bras mais beaucoup ont les mains sur les cuisses. Leur attitude en général est celle d'un détenu interrogé sur la chaise électrique. Si le personnage en vaut la peine il aura droit à deux questionneurs au pied de l'estrade. Ils ont beau s'évertuer à la désinvolture le tableau fait quelquefois penser aux apothéoses d'Homère esquissées par les candidats au prix de Rome. C'est alors que, pour détendre l'atmosphère et inspirer confiance, ils vont s'accouder avec bonhomie à la rampe mais elle est un peu haute et la pose est difficilement nonchalante. C'est pourquoi vous voyez l'un d'eux aller venir cependant que l'autre, et plus familièrement encore, va poser un pied sur la marche, le coude sur un genou et d'une main bien pendue joindre le geste évasif à l'imprudence calculée de la parole. N'oubliez pas que nous sommes tous ici par devoir et principe au niveau le plus haut de l'intelligence, du savoir, de la prudence et de l'objectivité. C'est pourquoi le client, ainsi rendu à notre merci, nous sommes tentés de le ménager. Et si parfois nous avons l'air un peu blasés, nous le devons à la monotonie de notre importance et à l'épuisante médiocrité d'une clientèle infatuée.*
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*Aux questions que nous allons poser nous savons déjà les réponses, les plats de nouilles à peine réchauffés, les poissons noyés, les parler-pour-rien-dire, les chevilles qui n'en finissent pas, les paquets gluants de mauvaise foi, les secrets de polichinelle, les objections pommadées, le coup de la petite phrase à épater les imbéciles et le sourire en coin pour ne suggérer que fadaises. Si, d'autre part et comme tout le monde, vous nous soupçonnez à tous les étages de secrète obéissance aux vœux des autorités suprêmes, c'est là un préjugé, une marotte qui a fait son temps. Je peux seulement vous dire à ce propos que nous sommes ici, comme tout un chacun, plus ou moins sensibles aux conditions atmosphériques dans le sens large du mot qui comprend toutes les sortes de facteurs et agents impliqués dans le phénomène appelé conjoncture et généralement favorable à l'hygiène de la conscience mondiale. Ce n'est pas dire loin de là que nos collaborateurs et particulièrement nos grands questionneurs nagent dans l'indifférence et l'irresponsabilité. Ils sont, au point de vue intellectuel et moral, fortement structurés, infaillibles et prompts dans la distinction du vrai et du faux. Leur vigilance à cet égard est de notoriété publique. Ainsi l'autre jour, étourderie ou fatigue, l'un d'eux ayant désigné son invité comme représentant de la droite nous frisâmes l'incident car il s'agissait d'un représentant de la majorité. Mais le fautif mit tant de hâte et de zèle à se repentir du lapsus que l'offensé voulut bien d'un sourire accepter pour galéjade l'injure du contresens. C'est vous dire à quel point nous avons tous, grâce à Dieu si j'ose m'exprimer ainsi, un sens aigu du bien et du mal. Il peut arriver toutefois qu'à seule fin de ranimer un dialogue qui tire un peu trop sur la bouillie de chat, une question soit posée, délibérément idiote ou frisant l'impertinence.*
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*Or dites-vous bien qu'en aucun cas, jamais le personnage fût-il réputé susceptible et mordant, aucun jamais n'a bronché. C'est décourageant. Pour les missions d'intérêt secondaire dans l'actualité économique, sociale et judiciaire nous avons les grouillots du reportage à la base, enquêtes foraines, cuisinage des petits témoins, et recherche du document humain. Ils ont, comme vous l'avez constaté, une façon de procéder un peu spéciale mais nous les laissons faire, même s'ils renchérissent parfois sur nos instructions. D'abord vous n'en voyez que le dos, ou même rien qu'une épaule, c'est une ombre au coin de l'écran, ou alors il n'est pas dans le champ et ce n'est plus qu'une voix. Mais une voix qui travaille dans le genre impersonnel absolu, dépouillée de toute nuance, incolore si on peut dire, sèche et sourde, inflexible au sens propre. Impertinente ou stupide mais lancée comme un trait la phrase toujours brève se refuse à moduler le sens interrogatif. Enfin c'est comme la voix de quelqu'un qui n'existe pas. Est-ce là le comportement d'un subalterne éperdu de modestie ou qui va chercher son bonheur dans les ténèbres de l'anonymat, ça ne me regarde pas. Toujours est-il que, s'adressant à des gens plus ou moins naïfs, leur façon de faire ne peut que traduire le soupçon ou l'impatience d'un aveu. Dans le genre sado-mélo-glacé on ne fait pas mieux. Saisi d'extase et de frayeur panique dès qu'il réalise qu'on le télévise, le témoin perd la tête et ne sait plus que dire ni qu'inventer. Là encore bien sûr, et à plus forte raison, pas question pour l'interpellé d'envoyer l'inquisiteur insolent se faire fiche. C'est l'équipe des anges noirs, et c'est comme ça qu'on y travaille. Notez que la justice pas plus que la sociologie ne fait grand cas de ces témoignages et informations obtenus de la sorte, mais il reste le spectacle.*
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*D'après les sondages d'écoute le public est assez friand de ces broutilles. Je vais vous lire deux extraits de deux lettres entre mille que nous avons reçues à propos d'une affaire de ce genre. La première nous dit :* « *bravo ! la voisine interrogée était sûrement coupable ou complice *»*. Et voici la deuxième :* « *salauds ! ignobles extorqueurs d'aveux imaginaires, etc*. ». *Nous sommes bien placés pour savoir qu'on ne peut pas contenter tout le monde et que les mécontents ne voudront pas se priver des objets de leurs mécontentements.*
*Ouais, il y a là quelques bonnes observations mais compromises par des inexactitudes et le ton forcé de la satire, il va trop loin dans la parodie. Le sujet, à peine effleuré d'ailleurs, n'est pas à prendre en amusette. Que l'arbre ne cache pas la forêt, la grande forêt jaseuse et grouillante. C'est là que s'élabore sous les térébinthes et les micocouliers toute l'idiotie délétère et savante où s'avachit l'occident. L'exploration ne présente pas de difficulté mais j'en suis encore à visiter le Jardin des Plantes et pas, près d'en sortir.*
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*Saint-Nicolas-du-Chardonnet.* Ça tient toujours à l'heure où j'écris. Il semble bien qu'en effet de son côté le bras séculier comme la dextre pontificale s'en tienne à l'expectative. On se refuse à imaginer le commando de loubards et Tupamaros providentiellement conduit à se défouler utilement dans ces lieux outragés par d'anachroniques dévotions. Mais si la décision ne doit être attendue que d'un sommet, Rome ou l'ONU, bulle ou casques bleus, la garnison du Chardonnet patientera bien docilement jusqu'au Jugement dernier.
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Ils ne manqueront ni de prières ni de vivres. Dans le cas où d'ici là le pouvoir temporel se risquerait à brandir les foudres qui lui sont propres au service de l'humanité en marche et des âmes libérées, il a été, je crois, averti que toutes les caméras seront là pour visionner de par le monde le spectacle de Mgr Ducaud-Bourget tiré sur le parvis par ses cheveux blancs, de l'abbé Serralda par sa barbe grise et de tout le clergé suivi d'innombrables fidèles traînés par les rues avoisinantes qui d'ailleurs en ont vu bien d'autres. Sans être obligé d'y prévoir un spectacle sanglant on doit bien savoir à la Préfecture que les massacres de septembre ont honoré cette paroisse d'un certain nombre de martyrs, vingt et un exactement dont le curé. Certes il n'est pas sage d'aspirer au martyre, il convient seulement de l'accepter dans la joie du dernier sacrifice. Dans le bas-côté sud-est une chapelle consacrée à la mémoire des victimes a été remise en état par les occupants, fleurie, éclairée en permanence et une messe y est dite chaque jour. Aussi bien toute l'église a-t-elle été dépoussiérée, lavée, nettoyée, briquée dans tous les coins, ranimée sans vergogne dans sa vocation triomphaliste. On a donc vu les plus humbles témoignages de dévotion rendus à l'attention des fidèles, et tous les ornements sacerdotaux sortis des placards où ils avaient été remisés pour satisfaire un esprit de pauvreté mal entendu sinon présomptueux.
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Tout cela n'est pas dire, Dieu m'en garde, que les offices précédemment célébrés dans cette église fussent nécessairement invalides, ils n'étaient peut-être que douteux. Aussi bien le dévouement du clergé de Saint-Séverin n'est-il pas en question, nous savons seulement qu'avec plus ou moins d'innocence il s'exerce au bénéfice d'un prince qui ne rêve depuis toujours que de régner sur les cendres confondues de saint Nicolas et saint Séverin. C'est pourquoi tant de fidèles et de paroissiens consternés ont accouru en si grand nombre dans l'église retrouvée de l'espérance et de la foi. Sur le visage des pauvres et des riches, des jeunes et des vieux le bonheur de ces retrouvailles est manifeste. Ainsi notre paroisse est-elle aujourd'hui de beaucoup la plus fréquentée de Paris, même aux heures creuses. Quoi qu'il arrive le fait est acquis, le test est positif : aux yeux de tous, croyants ou mécréants, Saint-Nicolas du Chardonnet restera grandi d'une mesure nouvelle dans ce qu'on appelle aujourd'hui la dimension historique. Puisse notre cardinal-archevêque n'en être pas honteux. Les fidèles ont déjà prié à cet effet.
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Adjugé ! *J'ai oublié, c'est dommage, le nom de l'académicien qui a prononcé le discours de réception de M. Maurice Rheims, commissaire priseur. Il en ressort qu'une fois épluchés les mérites et travaux du récipiendaire, celui-ci a emporté le morceau pour avoir battu tous les records d'enchères à l'Hôtel des Ventes. Nous constatons avec joie qu'en cette illustre compagnie la notion de mérite n'arrête pas de s'ouvrir à la notion de pluralisme.*
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*La loi de Peters.* La connaissiez-vous ? Pas moi. J'ignore encore tout de ce Peters, mais voici, à toutes fins utiles, l'énoncé de sa loi : *tout homme, par le jeu normal de l'avancement, finit par atteindre son niveau d'incompétence.*
Je vous laisse aller dans l'amertume ou la joie des commentaires. Quant à moi, débordé par l'abondance des corollaires, leçons de toutes sortes et personnages impliqués, je ne voudrais pas risquer de me sentir concerné par cette loi. Je continue tout bonnement d'enfreindre la loi, je rétrograde et j'atteins mon niveau de compétence absolue.
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*La loi de Curvers.* Vous en avez pris connaissance dans le numéro d'avril et je vous rappelle l'énoncé *Dans tous les genres de création, plus les moyens se perfectionnent plus se dégradent les fins.* C'est là, très clairement exprimée, une de ces vérités si aveuglantes que nos prophètes et visionnaires ont préféré se crever les yeux.
Je me permets de signaler que cette loi ne comporte pas de réciproque. A mon avis et dans nos sociétés, les expériences tentées ici et là ne permettent pas d'affirmer qu'un retour à l'excellence des fins soit nécessairement impliqué dans un retour à la simplicité des moyens.
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*Jardin des Plantes* (suite). Il vient de s'ouvrir au Muséum une exposition de la Sexualité dans le monde animal. Le public y est accueilli par un gigantesque spermatozoïde en matière plastique. Je me demande honnêtement si je dois continuer de promener le lecteur dans ce jardin des familles. (*A suivre*.)
Jacques Perret.
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### Lausanne 1977
par Hugues Kéraly
LE DOUZIÈME CONGRÈS de « L'Office international des œuvres de formation civique et d'action culturelle selon le droit naturel et chrétien » ([^7]) s'est tenu à Lausanne les 9, 10 et 11 avril 1977, sur le thème de la *tentation socialiste.* Il devait réunir quelques 2.500 participants, catholiques et français pour la plupart, dont de très nombreux lycéens qui venaient là pour la première fois. Chaque année en effet, depuis 1970, le taux des nouveaux inscrits au congrès de Lausanne évolue entre 35 et 40 % du nombre total des participants ([^8]) -- chiffre qui témoigne assez de la vitalité des méthodes de pénétration de l'Office dans tous les milieux ; il fait comprendre aussi qu'on serait mal inspiré aujourd'hui de s'inscrire au congrès de Lausanne dans l'espoir d'y renouer avec les amis d'autrefois : Lausanne est le « temps fort », trois jours par an, d'une certaine formule d'action politique et sociale ; les amitiés, les hommes et, jusqu'à un certain point, les convictions elles-mêmes lui restent subordonnés.
Comme chaque année, le congrès de Lausanne a su manifester la vocation internationale de l'Office : une quinzaine de nations s'y trouvaient représentées. Le thème retenu cette fois-ci devait suggérer aux organisateurs d'offrir la présidence des communications magistrales aux représentants des pays qui ont le plus à nous apprendre sur la réalité du communisme :
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le Dr Julio RETAMAL FAVEREAU, ancien prisonnier politique du régime de Salvador Allende, aujourd'hui attaché culturel de l'ambassade du Chili en France ([^9]) ; M. NGUYEN VAN HOANG, ministre du travail à Saïgon au moment de l'invasion du Vietnam libre par les armées du Nord ; le noble Arcady STOLYPINE, principal animateur en Europe du N.T.S., père et pionnier de tous les mouvements de solidarité avec les pays de l'Est ; M. Salim JAHER, président de la Cour d'appel de Beyrouth ; Amine GEMAYEL, député chrétien du Liban, vainqueur de Tall et Zaatar -- et bien d'autres personnalités du combat contre-révolutionnaire à travers le monde entier, que nous étions plutôt habitués à rencontrer couvertes de boue dans les colonnes de nos quotidiens habituels. A Lausanne, des chrétiens de France ont eu la joie de les reconnaître et saluer pour ce qu'elles sont, avec tout l'honneur qui leur est dû.
Des dispositions particulières avaient été prises à l'intention des membres de la presse, qui ont pu interroger tout à loisir les personnalités politiques présentes au congrès. On consacrerait aisément un article à chacune des conférences de presse tenues dans l'enceinte du palais, sur le Liban, la Suède, le Chili, les pays de l'Est... Par ailleurs, un dossier de 400 pages était remis aux journalistes, modeste sélection des innombrables documents d'information ou de travail présentés sur les tables du congrès. La richesse de cet arsenal civique et militant dirigé contre les séductions mortelles de la « tentation » socialiste ne devait pas échapper à l'attention de notre confrère du *Monde :* « Trois jours durant, écrit-il, le palais de Beaulieu a sans doute renfermé la documentation contre-révolutionnaire la plus riche d'Europe : de nombreux stands exposaient des centaines de lettres, de revues, de brochures, de tracts. On y trouvait en bonne place les multiples dénonciations du « Goulag », des « massacres » commis au Vietnam et au Cambodge (...), mais également de très nombreuses études réalisées par des membres de l'Office sur des sujets généralement oubliés par les auteurs officiels de la contre-révolution. » ([^10])
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#### *Parenthèse sur une anomalie*
Nous ne redirons pas ici aux lecteurs d'ITINÉRAIRES ce que la plupart d'entre eux savent déjà : que l'Office international fondé par Jean Ousset est l'œuvre à laquelle Jean Madiran devait apporter, de mars 1960 à l'automne 1969, un soutien *public, total, exclusif et sans réserve ;* que, depuis cette date, pour ceux de ses lecteurs qui aspirent à une *action politique,* la revue ITINÉRAIRES a eu encore l'occasion de recommander en priorité le congrès de Lausanne, et d'une manière générale les divers organismes patronnés par l'Office ; enfin que, toujours depuis cet automne 1969, c'est-à-dire depuis que le saint sacrifice de la messe, après l'Écriture, et le catéchisme, est universellement sabordé dans l'Église de Dieu, Jean Madiran ne participe plus au congrès de Lausanne, pour une raison qu'il a lui-même expliquée : la *situation religieuse* telle qu'il la voit lui interdit de passer sous silence ce que la *spécificité politique* de l'Office telle que ses dirigeants la comprennent leur interdit de laisser dire à la tribune du congrès.
J'invite les lecteurs et amis d'ITINÉRAIRES qui m'ont interrogé là-dessus au dernier congrès de Lausanne à se reporter au texte ([^11]). Il n'a rien perdu de son actualité, -- jusque dans certains détails annexes, dont la persistance commence à prendre des allures de signification... Ainsi, ayant rappelé ce propos tenu par Jean Ousset pour faire connaître au lecteur d'ITINÉRAIRES la « position religieuse » de l'Office :
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« *Comment serait-il possible que, même en nous taisant, nous puissions rester indifférents aux luttes de ceux qui défendent aujourd'hui le petit peuple de Dieu contre les mauvais bergers, les clercs agents de la Révolution, les exégètes falsificateurs de l'Écriture, les liturgistes sabordeurs de la messe, les commissions rédactrices de catéchismes odieux *» --*,* Jean Madiran ajoutait en note cette remarque :
« Les faits apparemment ou réellement contraires aux déclarations de Jean Ousset résultent donc des malfaçons, erreurs de transmission, accidents d'exécution, inadvertances, négligences, etc., dont aucune œuvre humaine n'est exempte à coup sûr. Un seul exemple. Si l'on recherche un *Ordinaire de la messe* et qu'on en demande la fourniture au Club du livre civique, le seul qu'on trouve au « Catalogue 1972 », sous le numéro 1.432, est un *Ordinaire de la messe latin-français,* qui reproduit le soi-disant Novus ORDO MISSAE, et qui s'en vante. Ainsi, le *seul* ordinaire de la messe que diffuse la librairie de l'Office international *n'est pas* celui de la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V. On comprend à quel point cela est déplorable et lourd de conséquences. Du moins, les nettes déclarations de Jean Ousset nous invitent à situer un tel fait dans l'ordre de l'anomalie accidentelle. Ceux qui croient pouvoir en déduire que l'Office entend prendre pratiquement position en faveur de la nouvelle messe se trompent certainement mais cette erreur est à coup sûr favorisée par l'énormité et la persistance de cette anomalie. » ([^12])
Sept ans après, il se trouve que je rentre moi-même du dernier congrès de Lausanne avec (parmi mille autres choses qu'il faudrait dire aussi) une observation exactement identique à celle de Jean Madiran... J'avais oublié mon missel à Paris.
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Samedi saint, j'arpentais donc les tables du congrès à la recherche, faute de mieux, d'un *Ordinaire de la messe* latin-français pour suivre l'office du jour de Pâques. J'ai fini par en découvrir un, édité à Saint-Céneré, en décembre 1969, sous la marque « Discours du Pape et chronique romaine ». Je suppose que cet ouvrage figure toujours, sous un numéro quelconque, au catalogue du C.L.C. ([^13]). Quoi qu'il en soit, c'était bien le texte des « liturgistes sabordeurs » stigmatisés par Jean Ousset, et on n'en trouvait aucun autre dans tout le palais de Beaulieu.
Le plus curieux est que cet ordinaire, aux offices du dernier congrès de Lausanne, *Deo gratias,* ne pouvait être d'aucune utilité : la messe y fut célébrée dans le rite dominicain, en hommage sans doute aux derniers bastions de cet Ordre qui résistent encore à l'autodémolition... Alors, comment faut-il comprendre aujourd'hui la persistance quasiment institutionnelle de l' « anomalie » ?
#### *Positions religieuses observées au congrès*
« *En matière religieuse *» *--* m'a-t-on répété vingt fois par jour à Lausanne, parfois même quand je ne demandais rien -- « *l'Office ne-prend-pas-position *»*.* Nous fûmes bien obligé de constater sur place, au niveau des troupes, une réalité différente de la théorie. La question religieuse était bel et bien présente à presque tous les stands du dernier congrès. Et ceci, pour une raison qui semble à la portée du premier venu : le rassemblement de Lausanne, nous l'avons vu, se compose à 98 ou 99 % de catholiques pratiquants, qui cherchent à enrayer dans leurs sphères d'influence propres les progrès de la Révolution ;
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comment concevoir, donc, que des catholiques pratiquants non révolutionnaires se retrouvent trois jours par an au congrès de Lausanne pour parler (entre autres choses) des écoles ou facultés à promouvoir, des mouvements de jeunes à encourager, des livres et publications à diffuser, bref de l'ensemble des initiatives à mettre en œuvre dans la Cité -- sans se heurter un seul instant à la question redoutable des mauvais bergers, qu'une Révolution sans visage envoie tout casser dans la maison de Dieu : dans les écoles, les facultés, les mouvements, les journaux sociologiquement répertoriés comme « catholiques » ?
Pour manifester avec quelque vraisemblance, au congrès de Lausanne, que l'Office « ne-prend-pas-position » en matière religieuse, il aurait fallu cette année en interdire l'accès à une bonne vingtaine de stands (au moins) : *Action familiale et scolaire, Enseignement privé, Vie et Travail* (organe du Centre d'Information, d'Étude et de Promotion Économique et Sociale), *Plaisir de lire, I.P.C.* (Faculté de Philosophie Comparée), *Lecture et Tradition, Les Chevaliers de Notre-Dame -- Magistère Information, Fondation Speiro, Guides et Scouts d'Europe, Scouts et Guides Saint Louis, Scouts et Guides Saint Georges, Una Voce, La Pensée Catholique, R.O.C.* (Réseaux d'Organismes Culturels), *L'Homme Nouveau, C.L.C., Permanences, Les Amis de Dimitri Panine, La Revue Universelle des faits et des idées, L'Association des Juristes Catholiques de Provence,* etc. -- Un examen même rapide des documents et réponses fournis dans ces divers stands atteste en effet que chacun des organismes correspondants (plus ou moins « patronnés » ou recommandés par l'Office) *prend position* sur une au moins de trois questions essentielles au catholique pratiquant, à savoir :
1°) le problème des rapprochements « œcuméniques » ;
2°) l'importance doctrinale du concile Vatican II ;
3°) l'attitude à tenir devant la nouvelle messe.
En voici trois illustrations.
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Au stand des *Amis de Dimitri Panine --* surnommé stand des « Ennemis d'Alexandre Soljénitsyne » ([^14]) -- on diffusait une luxueuse brochure périodique intitulée *Le Choix*. Dans l'éditorial du dernier numéro ([^15]), « Sauvegarder notre foi », sous la signature de Dimitri Panine, le congressiste découvrait ceci : « Les *intégristes* n'acceptent pas les décisions de Vatican II et, *par conséquent,* n'obéissent pas au pape (...) Le pape Paul VI a entériné par son nom une messe nouvelle, proposée en 1969. A notre époque troublée, cette messe, grâce à sa simplicité, sa brièveté, le fait que le chœur, l'orgue et le latin soient facultatifs, permet une large participation des paroissiens à l'office, et est irremplaçable (...) Les intégristes doivent revenir dans leurs paroisses et... *accepter la messe de Paul VI.* Le dogme fondamental de l'Église catholique romaine concernant l'obéissance au pape ne peut être discuté. » -- Mais oui, vous avez bien lu : le *dogme* de l'obéissance. Panine applique à l'Église catholique, comme allant de soi, les références disciplinaires du Parti... Et l'auteur de nous assener en note, contre la liturgie traditionnelle, cet argument massue : « *La messe de Pie V n'a pu empêcher la formation du modernisme, du néo-modernisme et du progressisme ! *» Diable, comment n'y avions-nous pas pensé ? (Quelques années encore, et c'est Panine qu'on invitera en grande pompe à la tribune du congrès de Lausanne pour condamner conjointement saint Pie V, Soljénitsyne et Mgr Lefebvre à faire amende honorable aux artisans héroïques de Vatican II.)
Au stand des *Chevaliers de Notre-Dame* -- *Magistère information,* nous avons pu réunir pour notre gouverne une abondante moisson de cahiers, lettres, bulletins, tracts et opuscules qu'on croirait tous édités par un bureau romain de propagande post-conciliaire à usage traditionaliste.
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Il n'y est question que des mille et une merveilles du dernier concile : de son « esprit évangélique », ses « documents inspirés du Saint-Esprit », ses « salvatrices orientations »... A titre d'échantillon, dont nous n'abuserons pas :
« Certains contestent ouvertement le concile Vatican II, pour le motif qu'il serait contraire à la tradition. Cette assertion prouve que les textes du concile n'ont pas été sérieusement étudiés (...) Le sens profond du concile Vatican II me semble être de préparer l'Église à la rencontre avec toutes les traditions du globe (...) Le but du concile Vatican II a été, si l'on peut dire, de *déployer la catholicité.* Cela ne peut se faire d'une façon bien tranquille, et le concile a été une foudroyante réalisation de cette prophétie du Seigneur : *les puissances des cieux seront ébranlées,* etc. » ([^16])
Au stand des *Guides et Scouts d'Europe,* dans une sorte de charte intitulée « Directoire religieux de la Fédération du Scoutisme Européen », le congressiste un peu curieux pouvait apprendre, non sans surprise : « Pour les Routiers et Guides aînées, qui vont entrer dans la vie, le Scoutisme d'Europe offre des possibilités de rencontres inter-confessionnelles dont le bienfait ne saurait être perdu. Un tel dialogue est non seulement bienfaisant mais *indispensable* (*...*) Les offices ou services communs à des groupes de confessions différentes doivent toujours être autorisés par les responsables ecclésiastiques locaux du mouvement œcuménique ou du Secrétariat de l'Unité. Aucune exploitation doctrinale du fond, qui se retrouve dans toutes les Églises chrétiennes, ne peut être faite en commun par des unités de confessions différentes sans la présence active et conjointe de prêtres et de pasteurs spécialisés dans les rapports œcuméniques. » -- Etchegaray, Elchinger, Gouyon, voici enfin des jeunes bien disposés, on va avoir besoin de vous !
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Tout ceci n'est pas pour dire que, venant d'où nous venions, nous n'aurions rencontré au dernier congrès de Lausanne aucun allié ou ami digne de ce nom : la présence de *La Pensée Catholique,* de *Lecture et Tradition,* de la *Revue Universelle,* dont les positions, le combat voisin du nôtre sont assez connus ([^17]), suffirait à démentir une telle accusation. Mais c'est un fait qu'un rédacteur d'ITINÉRAIRES ne peut plus circuler aujourd'hui parmi les stands du congrès de Lausanne sans se heurter presque à chaque pas à l'hostilité majoritaire et grandissante des partisans convaincus de l' « esprit » post-conciliaire, de l' « œcuménisme » et du nouvel *ordo.*
#### *Le point de vue officiel*
On me dira -- et d'ailleurs on m'a dit : « Les positions soutenues dans les stands *n'engagent-pas-l'Office *» ([^18])*.* Je veux bien l'admettre, mais alors qu'est-ce qui l'engagera... ? Les livres mis en vente au congrès ?
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Celui qui cherche à s'y procurer un ordinaire de la messe n'y trouve que le nouvel ordo. -- Les articles parus dans *Permanences *? Quand ils en viennent à évoquer les problèmes de l'Église, c'est pour condamner la résistance de Mgr Lefebvre et des catholiques engagés à sa suite. -- Les déclarations du nouveau directeur de l'Office ? Elles éludent si soigneusement la question qu'il y aurait comme de l'inconvenance à vouloir encore la lui poser. -- Les discours prononcés ou inspirés par Jean Ousset à la tribune du congrès de Lausanne ? Nous en avons eu trois cette fois-ci, sauf erreur ou omission, et qui disent tous exactement la même chose : que la tentation idéologisante, réactionnaire et critique des chrétiens trop attachés à la tradition constitue un danger *aussi redoutable* pour l'avenir de la Cité *que la tentation socialiste elle-même,* en ce qu'elle détourne aujourd'hui un grand nombre des amis de l'Office du combat réellement « prioritaire », qui est le combat politique.
La charge a commencé un peu en demi-teinte, mais dans un style bien reconnaissable, avec le discours d'ouverture lu par M. de Chabot-Tramecourt ([^19]) : « (...) *Ce sont les personnes qu'il faut rencontrer, questionner, pour mieux trouver le moyen d'une éventuelle collaboration... Non pour donner libre cours à une critique acide, à une lamentation sur le malheur des temps. Il y a déjà bien assez de gens qui le font... Gémir, pleurer, critiquer, n'a jamais servi à rien... Nous avons à rechercher ce qui unit, non ce qui divise... Notre première tâche n'est pas d'accentuer les erreurs des autres... Nous avons à recevoir et à donner : laissez la suffisance, l'orgueil et les querelles loin de ce palais ! *» *--* Pour mieux illustrer ce propos, l'orateur devait alors placer toutes les activités du congrès sous la protection d'un saint Vincent de Paul fédérateur, capillariste et tolérant, bref éminemment social voire « sociabilisé ».
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Nous y avons appris, quant à nous, que saint Vincent de Paul fut l'inventeur d'une formule d'apostolat préfigurant les fameuses « cellules » de l'Office ; qu'il était, surtout, le grand patron de l'ouverture dans la charité, en un (triste) siècle déjà soumis à la fureur stérile des affrontements doctrinaux : « *Il vécut dans une époque difficile,* a souligné M. de Chabot-Tramecourt, *où il sut être un homme d'action d'une incroyable efficacité... A la dureté, à l'intransigeance des Jansénistes* ([^20])*, il sut opposer la toute-puissance de la miséricorde... Il souligne ce qui est bien, avant de redresser... Prenons-en de la graine. *» (*Applaudissements.*)
#### *Le sermon de l'abbé Guérin*
Le deuxième temps fort de la charge contre la tentation « intégriste » m'a davantage surpris, pour ne pas dire choqué -- en raison surtout du lieu et de la circonstance : nous y avons eu droit le matin de Pâques, à la grand messe, au cours d'un interminable sermon ([^21]) interprété à la hussarde par un certain abbé Guérin.
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Mal préparé au choc, on le comprend, j'ai pu en relever seulement quelques passages ; mais qui suffisent parfaitement à reconstituer la violence et le sens général de l'agression. -- *Nous ne sommes pas ici pour détenir des vérités intellectuelles à contre-courant.* (C'est la phrase qui devait m'alerter : elle résonnait pour moi, absent du congrès de Lausanne depuis l'année 1970, comme une orientation tout à fait nouvelle en ces lieux.) -- *Il y a aujourd'hui parmi vous, parmi les* « *bons *» (grimace de commisération), *des manières de défendre la vérité qui sont des contre-témoignages, des manières de défendre la vérité qui rendent votre combat parfaitement vain !* (*...*) *Oui, bien sûr* (sourire), *vous aimez la grand messe* (silence inquiétant)*... parce qu'il n'y en a plus !* (Ici, l'abbé Guérin s'excite visiblement : il s'en prend, avec de grands gestes ridicules destinés à caricaturer selon lui les attitudes du chrétien traditionnel, aux routines « sécurisantes » des pratiques de la foi et de la piété.) -- *Je vais en retraite une fois l'an, à confesse dès que je puis, je récite mon chapelet, je fais mes Pâques et patati... mais la véritable dimension sociale du christianisme, la dimension d'un saint Vincent de Paul nous échappe complètement* (*...*) *Oui, nous risquons à l'heure actuelle d'enfermer le social dans le monde admirable mais borné de nos chapelles sociologiques ; de nos tours d'ivoire, incapables de communiquer entre elles !* (Le ton monte encore d'un degré : l'abbé saute littéralement sur place, martelant ses accusations.) -- *Mais l'heure des chapelles a sonné ! Gardez-vous, mes frères, de la* CONTAGION DES CHAPELLES !! *Ce risque est aussi grave, je vous le dis, que celui de la tentation socialiste !!!* (bis)
Je suis sorti de l'office de Pâques furieux et presque défait. Venir au congrès de Lausanne pour s'entendre assener une homélie cléricalo-gaucharde de vingt-sept minutes, comme on en pouvait subir aux années soixante dans les églises du quartier latin, voilà qui passe vraiment toutes les bornes de l'imaginable... Au moins, nous étions fixés sur les véritables dangers qui menacent aujourd'hui l'œuvre de Jean Ousset, expliquant une bonne part de ses nouvelles positions : tentation socialiste sur son aile gauche, contagion intégriste sur la droite, et apathie sociabiliste pour le gros des troupes... ([^22])
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Par ailleurs, en ce matin de Pâques, le curé-maison n'a pas cru devoir consacrer un seul mot à la résurrection du Seigneur. Sans doute, il ne lui en restait plus le temps. Mais peut-être aussi faut-il comprendre que ce dogme appartient désormais aux notions intransigeantes qu'il convient de garder pour soi, si l'on veut réunir les chrétiens sur l'*essentiel :* la grâce de la « dimension sociale-baptismale » ([^23]) qui est en nous ?
#### *Honneur aux garde-mites !*
Le douzième congrès de l'Office international s'est achevé comme de coutume sur les conclusions de Jean Ousset, qui devait exposer les priorités du combat «* pour une Cité catholique *».
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Chacun en pourra consulter le texte intégral dans les *Actes du congrès de Lausanne* publiés par l'Office. Nous ne donnons ici, d'après nos notes, qu'une partie de l'apothéose finale, troisième et dernier volet de la charge ouverte plus haut. La première phrase précise contre qui Ousset entend la diriger.
« (...) Bien sûr, c'est moins vous que les absents qu'il s'agirait de convaincre... Mais nous réveillerons-nous, et réveillerons-nous les autres, avant le Goulag ? Car les progrès de la gauche, il ne faut pas tant y voir la marque de leur force, que celle de notre faiblesse et de notre recul... Tout est à faire, oui, mais tout n'a pas le même prix ! Alors, vous, quelle tâche choisirez-vous ? Celle de garde-mites ([^24]), ou les avant-postes... ? » (*Applaudissements tempérés par le suspens : on attend de voir où va tomber la flèche.*) « Car, pour beaucoup des nôtres, le fait de se consacrer au débat religieux d'aujourd'hui permet de DÉSERTER un combat politique plus urgent que jamais... ! » (*Vifs applaudissements du côté des lycéens. J'émets un murmure désapprobateur qui n'est point suivi. -- Jean Ousset développe alors l'exemple de Jeanne d'Arc et de saint Vincent Ferrier qui, paraît-il, lui donnent raison.*) « (...) Tant pis pour les bons et vieux amis que nous risquons de choquer : priorité au combat politique... ! Donc, vous comprendrez que les actuels dirigeants de l'Office croient bon de ne pas dévier d'un pouce de leur orientation politique et sociale... Mais le comprendrez-vous ? Allez-vous sortir de vos routines, de vos préjugés... ?
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La plénitude du réel n'est ni dans l'essentiel, ni dans l'existentiel, mais dans leur indissoluble union... Car l'Église est tout autre chose qu'une Université du Vrai... L'Église, c'est Jésus-Christ répandu et communiqué... ! Gardez-vous donc de toute tentation idéologisante, socialiste ou non... Le temps n'est plus aux doléances. Prenez vos résolutions ! (...) Je ne vous dis pas que cela sera facile... Mais c'est là qu'est le devoir, parce que c'est là qu'est le salut ! » (*Applaudissements*.)
On remarquera que Jean Ousset ne tombe pas ici dans la tentation classique du discours de nombreux leaders, qui consiste à faire grief aux absents de ne point être là. Chacun d'ailleurs avait compris qu'il visait, en priorité, les occupants catholiques de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, grands absents du dernier congrès de Lausanne, d'après les confidences et les chiffres que j'ai pu recueillir ; or, comme le soulignait avec humour une amie congressiste : « *L'Office ne peut tout de même pas se plaindre que le Bon Dieu lui fasse une concurrence déloyale ! *» Mais Jean Ousset ne leur adresse pas moins un reproche précis, et d'une extrême gravité : ils « désertent » un « combat politique » plus « urgent » que jamais. *Déserter...* le mot n'a pas été choisi au hasard, ni l'intonation qui devait donner le signal aux applaudissements. C'est une accusation. Dans la situation actuelle, on pourrait presque dire : une agression caractérisée. Bien mauvaise querelle en tout cas celle qui, en nous, vient s'en prendre précisément à ce qui est au-dessus de nous.
Je ne sais si Notre-Seigneur déserte lorsqu'il s'en va prier quarante jours dans le silence du désert ; si saint Athanase déserte quand le triomphe de l'arianisme dans tous les États de l'Empire le réduit à poursuivre caché au fond d'un puits dans le désert d'Afrique sa méditation des mystères divins ; si saint Benoît déserte lorsqu'il tourne le dos au monde et à toutes les universités d'Europe pour sauver sa foi ; si saint Louis déserte quand il fait taire Joinville et toute la table royale pour écouter Thomas.
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Mais il faut reconnaître que l'imitation de Jésus-Christ a fait des saints fort peu soucieux en apparence de sociabilité, des saints qui déployaient même beaucoup d'efforts pour s'isoler du siècle, et que pourtant, sans eux, l'Europe aujourd'hui ne serait pas chrétienne : il n'y aurait personne au congrès de Lausanne pour applaudir Ousset, et prophétiser un avenir quelconque à la Cité catholique.
Les occupants de Saint-Nicolas-du-Chardonnet qui s'étaient inscrits au dernier congrès de Lausanne n'imaginaient pas sans doute que leur bonheur serait de fêter Pâques dans une église de Paris. Mais, là, où ils ont choisi de rester, ils ne désertent pas plus le combat « prioritaire » que saint Athanase au fond de son puits, saint Benoît dans sa cellule, ou saint Louis dans son oratoire... J'en connais parmi eux qui font volontiers le coup de poing ou le coup de feu aux avant-postes du combat politique, parfois même fort loin de la rue des Renaudes, et au péril de leur vie. Ceux-là savent bien qu'ils n'abdiquent rien de leur combat essentiel pour l'honneur de la Chrétienté, et la liberté des enfants de Dieu, en occupant aujourd'hui Saint-Nicolas du Chardonnet plutôt que les salles de conférences ou de congrès. Le bien-fondé de leur choix, si même on peut parler ici de choix, ne se discute pas. Les militants du combat catholique sont en première ligne, n'en doutons pas : en plein dans l'essentiel, le civique, le tangible ; et peut-être, déjà, dans l'histoire.
*Garde-mites* tant qu'on voudra. Si la liberté de dire son nom doit passer par l'insulte, fût-ce au congrès de Lausanne, préférons l'insulte à l'indignité. Honneur aux garde-mites !
#### *La tentation de l'impossible*
Résumons. Les communications magistrales du dernier congrès de Lausanne auront manifesté chez les dirigeants de l'Office une double préoccupation : celle d'un danger externe, dont l'imminence n'est plus discutée par personne depuis les dernières élections -- la *menace socialiste ;* et celle d'un péril interne, dont l'avènement semble déjà consommé -- la *tentation intégriste* (ou fixation du « garde-mites »).
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Sur le premier point, la personnalité ou l'expérience des orateurs permettait d'attendre beaucoup : on ne fut pas déçu. L'Office rejette avec force les fumées de la tentation socialiste. Il les rejette en pratique, au niveau du pays réel, par une formule, un « certain style » d'action, qui s'attache à sauver ce qui peut l'être du totalitarisme et de la massification : faire chacun pour soi, chacun autour de soi, le contraire de la Révolution. Il les rejette en doctrine, comme foncièrement aliénantes et négatives, au terme d'une vaste critique interne dont Louis Salleron avait livré tout l'essentiel dans sa *Réponse à Mitterrand* ([^25])*,* avec une si percutante autorité que plusieurs s'étonnaient devant moi : -- Comment avait-on pu omettre d'inviter à la tribune du congrès de Lausanne, l'année de la « tentation socialiste », l'homme qui passe pour le plus grand spécialiste français de la question (comme l'atteste une bibliographie impressionnante de livres et d'études publiés partout, et jusque dans la revue *Permanences* précisément) ?
Sur le second « péril », il faut bien reconnaître que l'Office s'engage aujourd'hui dans une voie qui menace de se transformer rapidement en impasse. Poser comme condition sine qua non d'une entente pratique de catholiques militants, en 1977, la règle de l'abstention et du silence sur ce qui est devenu la crise ouverte, centrale et décisive de leur propre communauté spirituelle, même aux yeux des observateurs incroyants : *la démolition de la messe, --* c'est ne pas être attentif aux plus élémentaires exigences du réel, principe architectonique de toute action contre-révolutionnaire.
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Outre que cette prétendue neutralité en la matière du plus grand mouvement national de catholiques français engagés dans le combat contre la Révolution paraît en soi choquante à beaucoup, elle définit une position intenable intellectuellement et pratiquement. -- La « neutralité » de la rue des Renaudes, ça fait peut-être propre, mais, objectivement, c'est la tentation de l'impossible. D'abord parce que ce silence officiel prolongé, unique en son genre dans l'histoire des mouvements catholiques français, fait injure à la justice de Dieu, qui a fixé les bornes des concessions légitimes reconnues à la politique. Ensuite parce qu'il fait violence à la nature humaine, qui ne supporte pas les solitudes trop prolongées, et préférera se tromper bruyamment dans la compagnie des voisins qu'avoir raison en silence avec le principe absent : ce qu'on a pu voir, précisément, dans la majorité des stands du dernier congrès de Lausanne.
Ce n'est pas tout de communier ensemble, trois jours par an, à de beaux offices religieux ; ni même de s'entendre rappeler à cette occasion que la vie sacramentelle, la vie de la grâce reçue par le canal des sacrements de l'Église est comme le centre et la source de notre respiration, de notre présence chrétienne dans le monde. Si le sabordement universel de l'*Écriture,* du *catéchisme* et de la *messe,* dans la réalité quotidienne des trois cent soixante-deux jours qui restent, ne peut être évoqué qu'à mi-voix au congrès de Lausanne, à distance des brassards officiels ; si cette formidable Révolution installée au centre vivant de notre Église et de toute la Cité catholique doit traverser clandestinement ou allusivement, sur la pointe des pieds, le discours tenu à la tribune par les grands aînés de l'Office ; si elle est absente en outre, et rigoureusement, du langage des chefs, -- comment s'étonner que la base n'y comprenne plus rien ? ou qu'elle comprenne, tout de travers, qu'il doit s'agir là d'un problème annexe, secondaire, dont on aurait bien tort de vouloir faire la grande question de l'heure, au risque de compromettre l'indispensable union des chrétiens de France sur « l'essentiel » ?
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Mais vouloir réunir les chrétiens de France sur « l'essentiel » aujourd'hui, fût-il spécifiquement civique et politique, si les devoirs envers Dieu n'ont pas ouvertement leur place dans la nouvelle alliance, c'est tourner le dos à toutes les leçons de l'histoire... De l'époque socialement et spirituellement décadente de l'arianisme, qu'est-ce que l'histoire aura retenu : le « politique d'abord » de l'empereur Constance, qui laisse l'arianisme envahir ses États, ou les fulminations intégristes d'Athanase exilé au désert ? Choisir le parti de Constance quand toute la foi de l'Église s'est réfugiée avec Athanase dans l'obscurité d'un misérable puits, et que cet homme a besoin pour survivre qu'on lui porte à manger, c'est le contraire du réalisme et de la charité politique.
La politique est l'art du possible, même pour le chrétien. Surtout pour lui. Elle ne demande pas tant de contorsions et de silences contre nature. Elle ne demande certainement pas d'imposer silence à ses partisans sur ce qui faisait hier encore l'essentiel de leur conviction. Ou alors il faut savoir qu'on s'expose à les perdre. Le grand José Antonio, qui fut tout d'une pièce chef politique et poète chrétien, aux plus mauvaises heures des massacres rouges en Espagne, l'avait bien vu : « *Il est des gens qui, face aux progrès de la Révolution, croient que pour réunir les volontés il convient de cacher dans la propagande tout ce qui pourrait éveiller une émotion ou trahir une attitude énergique et extrême. Quelle erreur... Les peuples n'ont jamais été mis en branle que par les poètes, et malheur à celui qui ne saura pas dresser, en face de la poésie qui tue, la poésie qui promet ! *»
Puissent nos amis de l'Office international retrouver la simplicité d'âme d'un José Antonio, « *au grand air, sous la nuit claire, l'arme au bras, et les étoiles au-dessus de nous dans le ciel. *» Ils ne sont pas si nombreux, les amis d'aujourd'hui. Avant peu, nous allons tous avoir grand besoin de nous regarder en face.
Hugues Kéraly.
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### Billets
par Gustave Thibon
**La liberté**
4 février 1977.
Le. mot de liberté correspond à l'un des besoins les plus profonds de la nature humaine. Et c'est pour cela peut-être qu'il donne lieu à tant de confusions et à tant d'abus.
Qu'est-ce que la liberté Ce n'est pas l'indépendance absolue, car nous dépendons tous de quelqu'un ou de quelque chose : de l'air que nous respirons, du métier que nous faisons, des êtres qui nous entourent et de la société humaine tout entière avec laquelle nous échangeons quotidiennement des services.
L'homme se sent libre *dans la mesure où il peut aimer les choses et les êtres dont il dépend :* par exemple quand il vit dans un milieu qui lui convient, quand il exerce un métier qui répond à sa vocation intérieure, quand il épouse la femme dont il est amoureux, etc. Inversement, il éprouve une impression de contrainte et de servitude quand il est lié, par les nécessités de l'existence, à des fonctions ou à des personnes qui lui déplaisent. Celui qui n'a pas la vocation militaire se sent esclave à la caserne, de même les liens du mariage deviennent des chaînes pour celui qui n'aime plus son épouse.
Ainsi, quand nous revendiquons notre liberté, ce n'est pas l'indépendance absolue que nous demandons, c'est *la faculté de passer d'une dépendance qui nous déplaît à une dépendance qui nous attire.*
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Les exemples de cet état d'esprit sont innombrables. L'enfant paresseux qui s'ennuie à l'école éprouve un vif sentiment de délivrance quand on lui permet de jouer ou de flâner. Mais il est l'esclave de cet instinct qui le pousse vers le jeu ou vers la flânerie.
La jeune fille « émancipée », qui se révolte contre l'autorité de ses parents ou contre les règles de la morale, ne réclame la liberté que pour obéir plus servilement aux idoles d'une certaine jeunesse : la danse, le cinéma, la mode, le flirt, etc.
Le « blouson noir » qui refuse d'obéir aux lois de la société et qui entre dans une bande de malfaiteurs, se soumet docilement aux « lois du milieu ».
De même, l'homme qui veut se libérer de sa femme afin d'épouser sa maîtresse, n'est pas libre à l'égard de cette passion pour laquelle il brise son foyer.
Ces quelques exemples suffisent à nous montrer les servitudes qui nous menacent sous le nom et sous le masque de la liberté.
Être libre, c'est pouvoir faire ce qu'on désire. Il faut donc veiller sur la qualité et sur l'orientation de nos désirs. La liberté n'est pas autre chose que la faculté de choisir entre deux obéissances : si, en nous fermant aux appels d'en haut, nous refusons d'être les serviteurs du vrai et du bien, nous tombons sous l'empire de nos passions inférieures qui font de nous les esclaves de l'erreur et du mal.
Le mot libre se dit en grec *autonomos :* qui obéit à sa propre loi. Mais la loi de l'homme, créé à l'image de Dieu, c'est d'obéir à la loi de Dieu, c'est-à-dire d'aimer, et de servir. Et c'est dans ce sens que Sénèque disait : *Parere Deo libertas est :* obéir à Dieu, c'est la liberté.
**La peine de mort en question**
11 février 1977.
On se souvient de l'atroce forfait de Patrick Henry, ce jeune homme qui, l'an dernier, étrangla froidement un petit garçon pris en otage en vue de rançonner les parents, et des remous soulevés par ce crime dans l'opinion publique.
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De hauts personnages commirent la faute -- ou plutôt l'erreur de tactique -- de faire à ce sujet des déclarations passionnées où, anticipant sur les décisions de la sereine justice, ils réclamaient la peine de mort pour le coupable. Ce qui amena la réaction inverse chez les adversaires de la dite peine et contribua à faire renvoyer le procès afin que le verdict soit rendu dans un climat d'apaisement.
Or, voici que je viens de lire la relation de deux autres crimes au moins égaux en bassesse et en horreur.
Le premier se situe en France. Une jeune fille de 19 ans est entraînée de force dans une maison isolée par un proxénète qui, après l'avoir copieusement violentée, l'avertit par surcroît qu'elle devra désormais se prostituer à son profit. Il a d'ailleurs convoqué des « clients » qui vont se charger de l'initier à son nouveau métier. La jeune fille, entendant ces derniers monter l'escalier, se jette par la fenêtre et se brise plusieurs vertèbres sur le pavé. Elle restera infirme toute sa vie...
Le second a eu lieu en Italie. La jeune Christina Mazzotti est enlevée, comme le petit garçon de Troyes, en vue d'une rançon. Pendant que traînent les pourparlers (le père, moins riche qu'on ne croyait, ne peut pas verser les dix milliards de lires initialement réclamés), la malheureuse est ensevelie dans une cache obscure de 2 mètres carrés de surface et de 1 mètre quarante de hauteur. On l'alimente par une trappe et on lui injecte des somnifères à doses toujours plus massives. Elle tombe dans le coma et ses ravisseurs l'enterrent, peut-être vivante, dans une décharge publique. Le père qui avait versé une rançon d'un milliard de lires meurt de chagrin.
Ce n'est pas le premier cas en Italie de ces « enlèvements sans retour ». On nous dit que les coupables ont pu s'offrir -- et pour cause -- les meilleurs avocats de la péninsule. Je sais que les pires criminels ont droit à un défenseur, mais eussé-je été avocat, j'aurais plaidé gratuitement, la seule idée de recevoir des honoraires puisés dans cet égout sanglant me révulsant la conscience.
Dans ces cas extrêmes quelle objection sérieuse peut-on élever contre la peine de mort ?
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Qu'on n'a pas le droit de disposer de la vie d'un être humain ? « Vous n'avez pas construit et vous osez détruire », disait Victor Hugo à l'adresse des juges prolongés par le bourreau. Mais précisément, que reste-t-il d'humain dans de tels criminels, si ce n'est un raffinement glacé dans l'horreur dont aucun animal n'est capable ? Il ne s'agit pas de vengeance, mais d'élimination d'un fléau. On n'hésite pas à abattre un chien fidèle au moindre soupçon de contamination par la rage. Un homme congénitalement enragé mérite-t-il un sort plus clément ?
Qu'on ampute un être humain de son avenir, c'est-à-dire de toute possibilité de repentir et d'amélioration ? Le même Victor Hugo criait, toujours dans la même optique : « Savez-vous le possible d'une âme ? » A quoi il est facile de répondre que les chances de reconversion morale et sociale paraissent bien minces chez des êtres capables d'actes aussi monstrueux et aussi froidement étudiés. Sans parler des victimes, -- présentes ou futures, car les récidives sont assez fréquentes chez les criminels de cette espèce, évadés ou libérés, -- qui, elles aussi, voient se fermer pour toujours l'éventail des possibles. L'avenir des coupables mérite-t-il plus de respect que l'avenir des innocents ?
Les adversaires de la peine de mort disent que la justice qui tue descend au niveau de l'assassin : meurtre pour meurtre, donc égalité dans le mal. Grossier sophisme. Se met-on au même rang que le voleur si on lui reprend ce qu'il a dérobé ? Ou si quelqu'un essaye de m'assommer dans la rue et que je sois assez fort ou assez adroit pour le mettre hors de combat, faudra-t-il blâmer l'agressé au même titre que l'agresseur sous prétexte qu'ils auront fait l'un et l'autre usage de leurs poings ? Le droit de légitime défense, accordé à l'individu, n'existerait-il pas pour la société ?
On proscrit la peine de mort au nom de l'adoucissement des mœurs. Quelles mœurs ? Pas celles des criminels à coup sûr, si l'on en juge par les sinistres exemples que je viens de donner. *Ce qui s'est adouci, ce sont les lois pénales* quant aux hors-la-loi, ils ont suivi le mouvement, mais en sens inverse, je veux dire qu'ils ont trouvé dans l'édulcoration des peines un encouragement aux crimes les plus odieux plutôt qu'une leçon de modération. Les lois trop molles achèvent d'endurcir les « durs »...
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Que la justice doive être impartiale et exempte de toute autre passion que celle du bien public, qui oserait le contester ? Je crois aussi que la peine de mort doit être très rarement appliquée et réservée aux crimes exceptionnels. Mais l'impartialité de la justice ne consiste pas à tenir la balance égale entre la vie de l'assassin et celle de la victime. Sinon il y a partialité en faveur de l'assassin : trop ménager les coupables équivaut à condamner les innocents.
**La volonté et l'entêtement**
18 février 1977
Le Bien, nous dit saint Thomas, est l'objet de la volonté comme le vrai est l'objet de l'intelligence.
Mais la volonté, comme l'intelligence, a ses maladies. Quand nous disons d'un homme, si intelligent soit-il, que c'est un « raisonneur » ou un « cérébral », ces mots expriment une critique plutôt qu'une louange. Nous entendons par là que cet homme préfère l'exercice de l'intelligence à la découverte de la vérité, que la discussion l'intéresse plus que l'enjeu de la discussion, -- autrement dit, qu'il raisonne pour le plaisir de raisonner, sans finalité.
De même l'entêtement est une volonté sans finalité. L'homme volontaire poursuit courageusement l'objet de son désir dans la mesure où cet objet lui apparaît comme un bien et où ses capacités et les circonstances lui permettent de l'atteindre.
L'homme entêté poursuit son but avec autant d'obstination, mais sans se demander si ce qu'il désire est vraiment un bien, ni s'il est capable de l'obtenir. Sa volonté désorientée s'exerce ainsi dans le vide.
Éclairons cette distinction par un exemple. Un homme qui surmonte toutes les difficultés (manque de fortune, différence de milieu social, opposition de familles, etc.) pour épouser la femme qu'il aime et dont il est aimé poursuit l'obtention d'un bien qui est réel : un mariage heureux.
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Mais celui qui, aveuglé par une passion non partagée, déploie les mêmes efforts pour obtenir la main d'une femme qui ne l'aime pas, n'est qu'un entêté. Car de deux choses l'une : ou bien cette femme le repoussera indéfiniment et il se sera obstiné en pure perte, ou bien elle finira par céder, mais cette union sans réciprocité sera fatalement malheureuse -- et, dans les deux cas, son entêtement l'aura conduit à l'échec.
L'homme volontaire tient compte des réalités qui l'entourent ; il est toujours prêt à modifier sa conduite ou à renoncer à un projet si les circonstances l'exigent ; l'homme têtu, au contraire, ne consulte que son désir ; il veut toujours avoir raison en dépit de tout et de la raison elle-même et il ne tire aucune leçon de l'expérience.
Cet égarement de la volonté aboutit aux mêmes résultats que l'absence de volonté. Le paresseux ne fait pas ce qu'il faudrait faire, l'entêté fait ce qu'il vaudrait mieux ne pas faire. Ainsi un homme faible et irrésolu se laissera dépouiller plutôt que d'affronter les tracas d'un procès juste et utile, tandis qu'un entêté poursuivra sans fin un procès inutile et ruineux.
De même que le mauvais usage de la fortune est un mal plus grave que la pauvreté, de même la volonté mal employée et mal dirigée se retourne contre elle-même et fait le malheur de celui qui la possède. Il faut donc apprendre, non seulement à vouloir, mais à bien vouloir, à vouloir le bien. Car une chose n'est pas bonne parce qu'on la désire ; il faut plutôt la désirer parce qu'elle est bonne.
**Les gros mangent-ils les petits ?**
25 février 1977.
« Les gros mangent les petits », me dit cet ouvrier qu'agitent les slogans simplistes d'une propagande révolutionnaire.
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Je réponds : sommes-nous donc dans une rivière où la seule « collaboration » qui existe entre les poissons carnivores (les brochets par exemple) et leurs chétifs congénères se réduit à la relation entre le mangeur et le mangé, -- la seule possibilité de salut pour ce dernier résidant dans sa mobilité et dans la fuite ?
Mais les hommes vivent en société et, les cas d'anthropophagie ou de massacre mis à part, *il y a toujours réciprocité de services entre les gros et les petits.* L'esclave antique travaillait pour son maître, mais le maître nourrissait l'esclave ; de même le serf protégé par l'épée du seigneur ou le prolétaire du début de l'ère industrielle à qui le patron donnait un salaire en échange de son travail. Cette collaboration a souvent comporté des abus et des injustices, -- l'un exigeant trop et ne donnant pas assez, -- mais elle n'a jamais cessé d'exister.
Qu'appelle-t-on « les gros » ? Ceux qui, soit par leurs moyens financiers soit par l'autorité dont ils sont investis, tiennent les autres sous leur dépendance et sont tentés par là d'abuser de leur puissance. Remarquons d'ailleurs que le rapport de forces peut être inversé, car les petits, en se groupant, en s'organisant, en se donnant des chefs (l'exemple du syndicalisme est typique) arrivent souvent à contrebalancer et même à prendre en mains le pouvoir des gros. Mais alors les représentants et les chefs de file des petits deviennent à leur tour des gros, avec toutes les possibilités d'oppression qu'entraîne cette mutation...
Distinguons d'abord entre « les gros ». Il en est, depuis les tyrans de l'antiquité jusqu'aux requins modernes de la politique et de la finance, qui effectivement mangent les petits dans ce sens que leurs privilèges (argent, pouvoir, prestige social, etc.) ne sont pas ou sont insuffisamment compensés par les services rendus à la communauté. Mais il en est d'autres, -- hommes d'État, chefs d'entreprise, inventeurs, artistes, etc. -- qui par leur talent, leur activité créatrice ou leur dévouement, ne mangent pas les petits, ils les aident et améliorent leur sort.
Mais distinguons aussi entre « les petits », car les inutiles et les parasites ne sont pas uniquement dans le camp des privilégiés de la fortune et du pouvoir. Je dirais même que dans une société comme la nôtre, ce sont les petits qui représentent le plus grand danger.
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Tel fonctionnaire superflu (et Dieu sait si l'espèce en est nombreuse dans nos États hypertrophiés), tel individu qui s'inscrit au chômage alors qu'on manque de bras pour certains travaux, tel assuré social qui « se met en caisse » au moindre malaise sont des petits dans ce sens qu'ils ne nagent pas dans l'opulence et n'en sont pas moins des « mangeurs » puisqu'ils vivent aux dépens de la société tout entière, c'est-à-dire de quelques gros, mais aussi de la masse des autres petits qui travaillent à leur place et qui paient les impôts et les cotisations dont ils profitent.
A la limite, -- et le nivellement actuel des fortunes et des revenus amorce déjà largement ce processus, -- nous voyons se dessiner un type de société où, les gros étant pratiquement éliminés, il ne resterait que des petits qui se dévoreraient les uns les autres. C'est vers cette société inorganique et sans unité, semblable à un tissu effiloché où les « reprises » tiennent de moins en moins et s'annulent réciproquement, que tendent les revendications permanentes des individus et des groupes de pression, tous chargeant l'État, -- un État omnipotent en droit et de plus en plus impuissant en fait, -- de remédier à leurs carences et de satisfaire tous leurs désirs.
Nous voici très près du mythe de l'État providence et vampire que, vers 1850, Bastiat définissait génialement comme «* la grande fiction par laquelle chacun veut vivre aux dépens de tout le monde *».
La solution n'est pas dans un égalitarisme dégradant pour tous et par ailleurs impossible, car la collaboration entre les hommes implique la diversité et la hiérarchie des situations et des fonctions ; elle est dans la restauration d'un ordre vivant qui encouragera chacun, grand ou petit, à servir le bien commun en proportion de sa taille, le faible s'appuyant sur le fort et celui-ci protégeant le faible, de façon à éliminer, autant que le permet l'imperfection humaine, le parasitisme et l'oppression.
En un mot, il s'agit de faire coïncider au maximum l'égoïsme et le devoir, ces deux pôles de l'être humain, opposés en apparence, mais complémentaires en réalité. « Servir ou se servir », me disait un jeune idéaliste.
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Pour la masse des hommes qui n'est faite ni de saints ni d'hommes de proie, l'alternative est beaucoup trop brutale. Dans une société harmonieuse, l'inclination à se servir tend à se mesurer à la qualité des services. Mais plus les structures de la société sont antinaturelles et malsaines, -- et le semi-collectivisme où nous vivons en offre l'exemple éclatant. -- plus chacun s'arroge le droit de se servir au détriment du devoir de servir...
**Le relatif et l'absolu**
4 mars 1977.
La condition terrestre de l'homme est inconfortable. Par le fait de notre idéal, nous sommes irrésistiblement attirés par l'absolu et la perfection, et par le fait de notre faiblesse, nous sommes sans cesse condamnés à vivre dans le relatif et l'imperfection.
Quel est l'homme qui, en embrassant une profession ou en épousant une femme, n'a pas rêvé d'une réussite éclatante dans son métier ou d'un bonheur sans mélange dans son foyer ?
Mais la vie, avec son cortège de difficultés et d'échecs, ne tarde pas à dissiper ces illusions.
Je causais récemment avec un jeune médecin qui était entré dans la carrière avec l'ardeur d'un apôtre :
« Quelle déception, me disait-il. Des malades qui demandent des miracles et qui ne sont pas même capables d'observer un régime, sans parler de la paperasserie qui fait de moi un fonctionnaire de la Sécurité Sociale. La médecine est vraiment le dernier des métiers. »
Peu de temps avant j'avais reçu les confidences d'un jeune époux qui, dans les années qui précédèrent ses fiançailles, s'était longuement nourri d'un livre de Gertrude von Le Fort, intitulé « La femme éternelle », dans lequel l'auteur trace un portrait idéal de la nature féminine. « Comme ma femme ressemble peu à ce portrait, soupirait-il. Si j'avais su cela, je ne me serais pas marié. »
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De telles déceptions conduisent en général à deux réactions contraires.
Ou bien l'homme renie son idéal primitif et s'enlise dans la médiocrité quotidienne, dans un train-train professionnel et familial sans profondeur et sans horizon ; il rentre, comme on dit vulgairement, « dans ses pantoufles ».
Ou bien il conserve son idéal, mais au lieu d'essayer de l'incarner dans l'existence, il ne s'en sert que pour dénigrer la réalité ; il adopte une attitude d'isolement et de défi. C'est le cas de certains idéalistes qui, selon Péguy, « ont les mains pures, mais n'ont pas de mains ».
Nous devons dominer cette alternative : « La perfection n'est pas de ce monde », proclame la sagesse populaire. Cette évidence ne doit nous conduire ni à renoncer à la perfection, ni à désespérer du monde. Et l'Évangile nous livre la clef de l'harmonie entre notre besoin d'absolu et notre faiblesse. Le Christ nous dit :
« Soyez parfait comme votre Père céleste est parfait », mais il nous avertit aussi que l'ivraie et le bon grain ne seront jamais ici-bas complètement séparés et qu'en voulant arracher trop vite l'ivraie, on court le risque d'arracher en même temps le bon grain...
Le double devoir de l'homme consiste donc, d'une part, à ne jamais cesser de poursuivre la perfection et, de l'autre, à se résigner à ne jamais l'atteindre. Notre idéal est l'étoile qui doit diriger notre marche, ce n'est pas une fleur qu'on puisse cueillir au bord du chemin. Et notre tâche ici-bas est de travailler sans répit à notre perfectionnement, afin de mériter la perfection absolue qui nous sera donnée dans la vie éternelle.
**Les vedettes du crime**
11 mars 1977
On a dit et redit dans toute la presse que le procès de Patrick Henry, -- ce jeune homme qui étrangla un enfant enlevé en vue d'une rançon, -- fut en réalité le procès de la peine de mort. En fait, ce monstrueux criminel a sauvé sa tête : on ne l'a pas condamné à mort, on a condamné, à travers lui, la peine de mort.
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Je ne prends pas parti sur le problème juridique et philosophique que pose l'abolition ou le maintien de la peine capitale. Je me borne à constater que le tapage démesuré fait autour de ce crime projette son auteur dans le firmament où trônent les « monstres sacrés » qui sidèrent le regard des foules, avec toutes les conséquences qu'implique cette promotion.
Deux faits à l'appui de cette thèse. Parlant de Patrick Henry, non encore jugé, une dame de la haute société parisienne m'a confié d'un air extatique : « Je lui ai écrit et il m'a répondu. » Un échange de lettres avec des célébrités mondiales comme le Président Carter ou Soljénitsyne ne l'aurait pas émue davantage. Mieux encore : Mademoiselle le juge d'instruction est venue serrer la main du coupable après le verdict, l'a appelé « mon petit Patrick » et s'est laissé généreusement embrasser par lui. Pourquoi pas une idylle entre l'assassin et le juge ? On pourrait parodier le vers célèbre de Tartuffe : « Ah, pour être dévot, on n'en est pas moins homme » dans ce sens insolite : pour être magistrat, on n'en est pas moins femme...
On répondra que tout malheur appelle la pitié et qu'il n'est pas de pire malheureux que le criminel. On m'a cité un cas analogue à la fin du Moyen-Age : Gilles de Rais, assassin d'enfants. fut embrassé et béni, après le verdict de mort, par l'évêque de Nantes qui présidait le tribunal. Mais on lui trancha la tête le lendemain. *Le pardon du prêtre n'effaçait pas la condamnation du juge.* On ne mélangeait pas la miséricorde et la justice...
Je soupçonne une autre motivation à ces accès de pitié : la fascination qu'exerce une performance exceptionnelle, même dans l'horreur, -- et surtout la gloire, n'importe quelle gloire. Car enfin il est d'autres malheureux et d'autres coupables dont personne ne s'occupe et qui n'appellent aucun échange de lettres ou de baisers. L'abjection pure et simple, -- celle des clochards ou des mini-gangsters par exemple, -- n'attire guère l'attention de la compassion. Ce sont des « minables » dit-on, et le mot est sans appel. Patrick Henry, lui, n'est pas un minable, c'est une vedette : il est comme auréolé par l'énormité de son crime et par les passions déchaînées autour de lui.
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Résultat : un homme célèbre, d'abord par une action monstrueuse, ensuite parce que son nom restera lié aux débats sur la peine de mort qui agitent l'opinion. Dans les temps incertains que nous vivons, il est douteux qu'il reste incarcéré toute sa vie. Un jour peut-être il écrira, -- ou on écrira pour lui, -- ses souvenirs, -- assaisonnés, connue il se doit, de remords, -- qui seront un best-seller, de sorte qu'il obtiendra indirectement ce qu'il avait cherché dans le crime, à savoir l'argent, -- et par-dessus le marché, la célébrité. Un bel avenir en somme. Quant à l'autre vedette du procès, -- le pauvre enfant étranglé, -- toutes les portes de l'avenir sont closes à jamais pour lui...
On a beaucoup parlé dans cette affaire du climat de sérénité et d'impartialité où doit s'exercer la justice. En fait, cette sérénité et cette impartialité n'ont jamais existé. Dans le premier moment s'est déchaînée une vague passionnelle qui, non maîtrisée par les forces de l'ordre, aurait abouti au lynch pur et simple (le coupable a même dû être protégé contre les sévices de ses compagnons de prison) dans un second temps, -- et sous l'influence non moins passionnelle des adversaires de la peine de mort, -- la vague s'est renversée et a provoqué l'indulgence imprévisible du jury.
L'indignation non contrôlée, l'instinct de vengeance qui tendent à l'application brutale de la loi du talion sont des phénomènes en grande partie viscéraux. La sentimentalité à l'égard des criminels relève, en sens inverse, des mêmes mécanismes infra-rationnels. Je ne trouve pas plus de sérénité dans Madame le Juge qui susurre : « mon petit Patrick » que dans la foule qui hurle à la mort.
La justice a pour symbole l'impartiale balance. La fausser au détriment des accusés, comme on l'a vu trop souvent, est déjà un grand mal. Mais la faire pencher en faveur des coupables, c'est verser dans la pire partialité, car cet excès de pitié qu'on accorde aux criminels se résout fatalement en indifférence cruelle pour leurs victimes réelles ou possibles, c'est-à-dire pour toute la partie saine de la société, menacée et mal défendue.
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**La part du mal**
18 mars 1977.
Nous sommes faits pour le Bien et pour le bonheur et, dès que nous nous heurtons au mal et aux souffrances qu'il provoque, nous éprouvons un sentiment d'absurdité et d'injustice.
Nous avons décidé de faire une belle promenade et voici qu'un gros orage nous empêche de partir ; nous rentrons du travail et nous trouvons notre épouse de mauvaise humeur ; nous attendons la visite d'un être aimé et nous apprenons qu'il ne pourra pas venir : notre déception se traduit aussitôt par l'irritation et la révolte, et nous pensons que la vie est bien triste et le monde mal fait.
Cela tient à ce que nous refusons de comprendre que le bien et le mal, le plaisir et la souffrance sont ici-bas mystérieusement emmêlé et solidaires l'un de l'autre.
La parabole de l'ivraie et du bon grain nous éclaire admirablement sur ce point. A ceux qui, rêvant d'un monde parfait, voulaient arracher l'ivraie mêlée au bon grain, le Christ répondit par ces paroles : « n'en faites rien, de peur que vous n'arrachiez aussi le bon grain ; laissez-les plutôt croître l'un et l'autre jusqu'au jour de la moisson ».
Quel est donc le rôle du mal en ce monde ? Celui d'éprouver et de purifier notre appétit du bien et du bonheur. C'est en luttant contre l'ivraie que le bon grain s'affirme et se fortifie. « Le bonheur n'avertit de rien », disait Victor Hugo : un homme qui n'a jamais eu à surmonter des difficultés et des échecs reste semblable toute sa vie à un enfant gâté : il ne connaît ni ses forces, ni ses limites. « Celui qui n'a pas été tenté, que sait-il ? » interroge l'Écriture sainte. Les épreuves qui nous surviennent sont des invitations à répondre au mal par un plus grand bien.
La pluie nous empêche-t-elle de faire une excursion agréable ? Profitez de ce contre-temps pour méditer ou pour lire un beau livre. -- Votre épouse est-elle de mauvaise humeur ? Au lieu de vous irriter, montrez-vous plus doux et plus tendre. -- Votre ami ne peut-il pas venir ?
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Apprenez à l'aimer de loin, pour lui-même et non pour le plaisir que nous apporte sa présence. Ainsi, toutes ces contrariétés tourneront à votre profit...
Nous ne pouvons rien sur les événements, mais l'accueil que nous faisons aux événements dépend de nous seuls. Plus nous diminuerons la part du mal en nous, plus nous saurons faire la part du mal dans le monde. Et ce mal nous choquera d'autant moins que nous posséderons davantage le secret de tirer le bien du mal.
**Optimisme ou pessimisme ?**
25 mars 1977.
La part du mal dans le monde : l'autre jour, à New York, après un exposé sur ce problème, un auditeur m'a demandé à brûle-pourpoint : « Finalement, êtes-vous optimiste ou pessimiste ? ».
J'ai répondu que cette question n'avait aucun sens et qu'il ne s'agissait pas d'être optimiste ou pessimiste a priori, mais de voir le bien ou le mal là où ils sont et tels qu'ils sont et surtout de travailler à vaincre le mal par le bien.
Car il y a un optimisme et un pessimisme, aussi vulgaires et irréfléchis l'un que l'autre, qui consistent à juger le monde d'après nos humeurs ou notre situation du moment. Tant qu'on est heureux, on voit tout en rose, et dès que surgit la moindre contrariété, on voit tout en noir. C'est dans ce sens. que Bernanos disait que l'optimiste est un imbécile gai et le pessimiste un imbécile triste
Ces deux erreurs opposées procèdent de la même absence de lucidité et du même penchant à tout rapporter à soi-même. Et c'est pour cela qu'elles se succèdent si facilement chez le même individu. J'ai connu un homme qui jouit longtemps d'une magnifique santé et dont les affaires marchaient à merveille. « La vie est belle », proclamait-il à chaque instant.
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Tous les malades lui paraissaient des gémisseurs et tous les malheureux des incapables. Mais le jour vint où il connut à son tour la maladie et les difficultés matérielles. Il sombra alors dans un pessimisme absolu, répétant sans cesse que le monde est mauvais et que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue.
Ce changement d'optique s'explique sans peine. L'homme qui, incrusté dans son bonheur personnel, reste aveugle et insensible aux maux des autres, se trouve le plus démuni à l'heure où l'épreuve s'abat sur lui : il devient tout entier la proie de ce mal qu'il n'avait su ni voir ni prévoir.
Ainsi, après avoir été aveuglé par le bonheur au point de ne plus voir le mal qui l'entoure, l'homme est aveuglé par le malheur jusqu'à ne plus voir les biens qui lui restent. Car il n'y a pas ici-bas de mal absolu quelle que soit notre épreuve, nous conservons toujours quelque chose, -- soit la santé physique, soit quelques ressources matérielles, soit l'affection de nos proches et, si nous avons tout perdu, l'espérance en Dieu et en la vie éternelle.
N'oublions pas en effet que notre paix intérieure dépend moins des événements eux-mêmes que de notre interprétation des événements. Suivant l'accueil que nous lui faisons, la pire catastrophe peut être pour nous une cause de désespoir comme un motif d'espérance. Je pense ici à deux hommes de ma région qui, pendant la dernière guerre, furent envoyés dans le même camp de concentration. L'un était croyant et l'autre athée. Le premier, découragé par l'épreuve, y perdit la foi ; le second, éclairé par la souffrance, revint à la religion. L'événement était pourtant le même, mais la réponse à l'événement était différente.
C'est dans cette ligne que se dénoue le faux problème de l'optimisme et du pessimisme. Il est également absurde de dire que tout va bien ou que tout va mal : ce qui nous est demandé, c'est de lutter sans relâche pour que tout aille mieux.
Gustave Thibon.
© Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique).
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### La conversion de Barnabooth
par Georges Laffly
EN 1913 paraît *Archibald Olson Barnabooth, ses œuvres complètes, c'est-à-dire un conte, ses poésies et son journal intime* ([^26])*.* L'auteur, Valery Larbaud, a trente ans. Deux ans avant, il a publié *Fermina Marquez.* Il se rattache au groupe naissant de la N.R.F.
Longtemps, il a cru que *Barnabooth* serait son seul livre ; dès 1908 il publiait *Poèmes par un riche amateur,* dont l'auteur supposé était le personnage de Barnabooth, milliardaire américain dont un imaginaire Tournier de Zamble présentait la biographie, excentrique à souhait.
Né en 1883, à Campamento, province d'Arequipa (également revendiquée par le Chili, le Pérou et la Bolivie), fils d'un homme aussi riche que Rockefeller ou Carnegie, A.O.B. (Archibald Olson Barnabooth) est fou de poésie. Masque commode pour le jeune Larbaud qui présente sous ce nom des poèmes où se sent à la fois l'influence de Whitman et celle des symbolistes. Ses outrances, ses fautes, il peut les mettre au compte d'une marionnette bouffonne. C'est l'époque où il dit rêver d'un poète « capable de faire du Walt Whitman à la blague ». Et dans un de ses propos, A.O.B. déclare : « C'est malheureux pour un poète français de ne pas savoir le français. Je sais bien que je ne suis pas le seul mais ça ne me console pas. »
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En même temps, c'est sa propre voix que Larbaud fait entendre, et ceux de ces poèmes qu'il a finalement retenus sont parmi les plus beaux du siècle.
Après 1908, le personnage de Barnabooth va continuer de l'obséder mais en se transformant considérablement. Le volume de 1913 apporte un copieux journal où la figure du personnage paraît tout autre. La caricature a fait place au portrait, nourri de la substance personnelle de l'auteur, de ses préoccupations, de ses expériences, de sa recherche de la vérité.
Pourtant, en 1913 comme aujourd'hui, il va de soi qu'un milliardaire est ridicule. Et l'on savait Larbaud héritier de la source Saint-Yorre, à Vichy : on l'assimilait donc à son « riche amateur », et les Verdurin feignaient de croire qu'il était obligé de payer pour se faire imprimer. Jammes, Gide, pouvaient crier au chef-d'œuvre. Les journalistes, à qui « on ne la fait pas », jugeaient le livre avec mépris.
La renommée de Larbaud s'établit malgré tout, et grandit. Mais il n'est pas sûr que l'équivoque à propos de Barnabooth ait pris fin. On admire ses pieds de nez au conformisme d'alors, son refus du « bourgeois », mais comme il est difficile d'en faire un révolté, on l'abandonne. En fait, il déconcerte toujours.
Il me semble qu'il y a au centre de ce journal, de ce roman (l'équivalent, pour nous, des *Pléiades* de Gobineau) une confidence que l'on n'a pas voulu voir. Larbaud, élevé dans une famille protestante, s'était converti au catholicisme en 1910 : voir le livre de Th. Alajouanine : *V. Larbaud sous divers visages* ([^27])*.* On a longtemps cru, et c'est ce qu'indique encore le volume de la Pléiade où sont réunies certaines de ses œuvres, que c'était en 1912. 1910 : la rédaction définitive d'A.O.B. en porte les traces, et c'est même cette conversion qui donne son sens au livre, on ne le sait pas assez. C'est elle qui fit échapper Larbaud au faux dilemme : révolte ou conformisme.
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Il me semble même qu'il voyait un peu plus loin que cette ennuyeuse querelle. En revenant à Rome, Larbaud en finissait avec toute utopie et avec l'illusion d'une perfection de l'homme en ce monde, fût-ce un monde « à venir ».
\*\*\*
Barnabooth se plaint à juste titre qu'on ne le connaît pas. On ne voit que ses attributs de milliardaire, oisif, philanthrope, excentrique, sans regarder ce qu'il est vraiment. Il s'indigne : « Moi qui consume ana vie dans la recherche de l'absolu ! C'est toi qui es un oisif, petit journaliste courbé toute la nuit sur une table. »
Réaction qui paraîtra bien vive à une génération élevée dans le culte du prolétariat. Mais c'est un jeune homme qui parle (il a 23 ans), et c'est *le roi du guano* (c'est une des ironies de Larbaud que d'avoir inventé pour son héros cette royauté du fumier d'oiseaux). Faut-il alors penser que Barnabooth est un héros ridicule, dont se moque son inventeur ? Non sans doute, et je ne crois pas que M. Robert Mallet ait raison de voir en Larbaud une sorte de socialiste humanitaire ([^28]).
La pensée qui anime le livre est un peu plus complexe, et si l'on ose dire, un peu plus *avancée.* Il s'agit de montrer que les hommes ne sont pas définis par leur statut social, et que s'il est vrai qu'il est encore plus difficile à un riche qu'à un pauvre de sauver son âme, la pauvreté ne suffit pas à donner une âme (comme nous avons tendance à le croire).
Maintenant, quelle est cette « recherche de l'absolu » ? Barnabooth dit : « J'avais tout de suite trouvé le grand principe : que tous les hommes sont égaux, ou plutôt que la chose irréductible et cachée, l'âme, est égale en tous les hommes. Et que tout ce qui pouvait s'y ajouter : le génie, le savoir, l'intelligence, les bonnes manières, n'était pas plus qu'un arbrisseau sur le flanc de cet Himalaya. »
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Cela est chrétien, et tout le livre l'est à un degré rare, mais Larbaud applique sa pudeur à ne pas faire de son personnage un modèle et encore moins un saint, évidemment. De lui, nous connaîtrons surtout ses tentations et ses échecs.
Donc Barnabooth croit aux âmes, dans un monde où personne n'y pense : d'où l'épisode de Florence Bailey, et dix autres pièges auxquels il échappe. Juger chrétiennement, au milieu du monde, c'est se faire prendre à coup sûr pour un imbécile.
On trouvera aussi dans le « journal » du milliardaire toutes les récriminations contre la vertu et l'ordre. Et cela peut être entendu comme un trait de caractère (un jeune homme faraud) mais aussi comme une révolte légitime. En fait cette vertu et cet ordre que rejette Barnabooth, ne sont qu'habitude de la soumission, ou orgueil de compter au nombre des bons, des élus. Ce sont des règles commodes pour perpétuer le monde que condamne l'Évangile, celui où les arbrisseaux paraissent plus grands que l'Himalaya.
Bien difficile d'en sortir. Barnabooth va essayer. Il ne renonce pas à sa richesse, mais à toutes les pesanteurs de la richesse : il se débarrasse de ses signes extérieurs. Il échappe à ses devoirs sociaux et au « démon de la propriété immobilière ». C'est bien instructif. Le voilà libéré, sans être pauvre pour autant.
Il va apprendre à ses dépens que sa conversion est insuffisante, que le pharisaïsme qu'il a rejeté lui colle à la peau. Et nous apprendrons, nous, quelque chose sur une libération qui consiste en la capacité d'agir sans contrainte.
« Depuis que j'ai dématérialisé ma richesse, jamais elle ne m'a mieux paru, avant tout, une puissance malfaisante. » Barnabooth comprend qu'avec son argent, il peut faire beaucoup plus facilement le mal que le bien. L'argent lui révèle que sa nature est *vile.* Vile ? Il finit par se demander s'il ne se *vante* pas :
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« Peut-être que je suis tout simplement *nul ;* plutôt mauvais que bon, mais trop faible pour nuire et c'est ma richesse seulement qui me rend nuisible. » Il précise que c'est la définition de l'esclave selon le code Justinien : *Non tam viles quam nulli sunt.*
Parallèle entre l'extrême impuissance et l'extrême puissance. La condition humaine n'est pas changée par la condition sociale.
Tel est l'homme libéré qu'est devenu Barnabooth en vendant ses biens : « un vagabond et un sans-patrie d'une espèce assez dangereuse », il s'en flatte, et considérant la fausseté du monde, il ne le regrette nullement. Mais il continue de participer à cette fausseté à laquelle il voulait échapper
Or qu'est-ce que cet homme libéré, sans propriété, sans attache, sans patrie, mais que l'argent rend capable de réaliser tous ses désirs ? C'est l'homme libéré décrit par les utopies révolutionnaires. Seule une fabuleuse richesse peut donner l'idée de la puissance promise à chacun dans la société parfaite, où nul obstacle économique ne s'opposera à la liberté. Barnabooth à ce moment en représente la seule allégorie que l'on puisse imaginer. Et c'est cet homme qui est vil, ou, au mieux, nul. Sa puissance le dévoile non pas innocent et heureux mais mauvais.
Démonstration par l'absurde de l'erreur de l'utopie. En même temps qu'il découvre l'échec, Barnabooth voit naître sa lassitude : « Ennui, découragement, dégoût de moi-même. Où est ma vie d'homme libéré ? »
Qu'on ne réponde pas que cet argent permettrait de satisfaire les goûts les plus nobles. Il s'agit de voir que l'argent (au XX^e^ siècle, en Europe) ou la puissance (dans la cité future) ne sont pas les moteurs qui feront accéder au Bien. Il est faux d'espérer que l'homme, une fois libéré de la pénurie, des besoins, trouvera *automatiquement* son épanouissement. Près de lui, Barnabooth voit ses amis Claremoris et son esthétisme ; Putouarey, ses amours, ses collections, et sa belle auto. Tentations auxquelles il pourrait se prêter, aussi vides que les siennes. Ce sont d'autres fonctionnaires, voués à la répétition sans progrès.
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Barnabooth, lui, sait qu'il est « de ceux qui sont capables de développement... » ; il désire « demander à quelqu'un l'explication et la voie ». Avantage particulier, il a conquis sa liberté intellectuelle : « J'avais surmonté la pensée contemporaine : j'en contemplais l'origine et j'en remarquais les infirmités. Je n'étais plus l'esclave de ce temps ; je ne subissais plus la vérité des gazettes. »
Et sans doute, la dernière fois qu'il l'avait subie, c'est au moment où il pensait se *libérer* par la vente de ses biens : ce qu'il fallait pour impressionner les petits journaux et les gens sérieux. C'était bien un acte fait pour le public autant que pour soi. Maintenant, Barnabooth est parvenu à une autre étape.
C'est un autre de ses amis, le prince Stéphane, qui va lui ouvrir la voie.
-- À qui donc est due mon allégeance ? demande Barnabooth. Et Stéphane répond dans une page qu'on voudrait citer tout entière :
-- « *À ce que tu aimes le plus. Mais tu ne sais pas encore ce que tu aimes le plus. Et ce n'est pas moi qui peux te le dire. Je sais ce que tu n'aimes pas, voilà tout. Tu n'aimes pas le Monde... Ce que Satan appelle Tout Cela dans la Tentation :* « *je te donnerai tout cela...* » *Et tu refuses. Tu désertes ; tu tournes mal, selon le monde... *» Et enfin, Stéphane évoque, sans le nommer, cet amour : « *Ah tu sais qui je veux dire, et je n'ai pas besoin de prononcer le nom le plus saint et le plus décrié. *» Puis *:* « *Je n'ai rien à te dire dont tu puisses profiter. Chacun des hommes a été mis à part, chacun des hommes a été réservé.* »
Barnabooth ne se rend pas tout de suite, et l'on peut même douter qu'il entende cet appel. Il commence par noter son refus de ce que dit Stéphane, puisqu'il est bien plus proche de lui qu'on ne le croirait. Pudeur de Larbaud. La voie indiquée discrètement est bien celle que montrait Stéphane. Enfin Barnabooth délaisse le vieux monde, foire aux vanités, il rejoint ce Nouveau Monde qui est sa patrie, et dont le nom peut prendre aussi un autre sens, celui d'une nouvelle chance donnée par Dieu aux hommes, comme le crurent ces premiers immigrants dont parle Faulkner.
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« *Je me dépouille comme pour mourir ; je m'en vais content et nu... *» Pour cette nouvelle naissance, Barnabooth trouve les accents de joie qu'il avait espérés en vain de sa première libération. Son échec était celui de la puissance qui reste centrée sur le moi. Sa délivrance naît de l'oubli du moi, et de son allégeance au Christ.
Georges Laffly.
#### Lectures anciennes et autres
5 avril. -- *Le Territoire,* de Robert Ardrey, a paru en français il y a dix ans, chez Stock. Grand succès. Il s'agit d'études sur le comportement des animaux. Le couple ou la horde, selon les espèces, délimite un territoire qu'il sait défendre contre les étrangers. Les faits cités sont très intéressants. L'auteur en tire des conclusions absurdes : la patrie, pour les hommes, serait l'équivalent du territoire pour le rouge-gorge ou le loup. Il y a aussi le ton américain (souvenirs personnels, air débraillé, images forcées) ; le lecteur est traité en familier, rondement, à la bonne franquette. Le plus agaçant est peut-être de voir l'auteur écrire l'*Évolution* chaque fois que son grand-père aurait écrit *Dieu,* et se croire « scientifique » à cause de cela. L'Évolution est vraiment pour lui un esprit qui tente, qui ouvre une autre voie, qui trouve. Pensée de macaque. Ces gens-là parlent toujours de la « révolution copernicienne » opérée par cette idée de l'évolution, mais en même temps, il est clair qu'à leurs yeux les formes de la vie constituent une pyramide, avec au sommet, l'homme, et plus précisément l'homme doté des lois de la science, et de machines : eux-mêmes.
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Ils risqueraient plus d'être pris au sérieux si au sommet de leur développement, ils plaçaient le papillon, par exemple.
\*\*\*
7 avril. -- *Lectures* de Jacques Bainville, recueil de notes données à la *Revue universelle* dans les années 30 (livre jusqu'ici introuvable pour moi).
A propos d'Anatole France, Bainville écrit : « On a des idées. Des principes, si l'on est capable de s'y tenir. Mais des opinions, comme au café ! Lamentable ! »
Un peu plus loin, il cite cette phrase du poète espagnol Magi Morera i Galicia : l'utopie ? « Tout ce qui n'a pas eu lieu dans l'histoire du peuple romain. »
Relisant les *Mémoires* de Marmontel il y trouve un portrait de Chamfort : « Chamfort, esprit fin, délié, plein d'un sel très piquant lorsqu'il s'égayait sur les vices et les ridicules de la société, mais d'une humeur âcre et mordante contre les supériorités de rang et de fortune qui blessaient son orgueil jaloux. De tous les envieux répandus dans le monde, Chamfort était celui qui pardonnait le moins aux riches et aux grands l'opulence de leurs maisons et les délices de leurs tables dont il était lui-même fort aise de jouir... »
J'aime beaucoup Chamfort, mais il est vrai que son ressentiment, l'envie qui l'animait, en font un personnage déplaisant. Type qui se multiplie dans les périodes prérévolutionnaires. La suite aussi est pleine d'intérêt (j'abrège un peu la citation que fait Bainville).
Marmontel et Chamfort, académiciens, se rencontraient, et plus exactement, Marmontel avoue que par prudence, il n'osait fuir son redoutable collègue. Vient l'élection des députés à la Constituante. Chamfort, badinant, demande à Marmontel pourquoi il ne s'est pas fait élire, mais il ajoute aussitôt qu'il le sait : « Excellent pour édifier, vous ne valez rien pour détruire. »
« Vous m'effrayez, lui dis-je, en parlant de détruire ; il me semblait à moi qu'on ne voulait que réparer.
-- Oui, me dit-il, mais les réparations entraînent souvent des ruines : en attaquant un vieux mur on ne peut pas répondre qu'il ne s'écroule sous le marteau et pourtant, ici, l'édifice est si délabré que je ne serais pas étonné qu'il fallût le détruire de fond en comble.
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-- De fond en comble ? m'écriais-je.
-- Pourquoi pas ? repartit Chamfort, et sur un autre plan moins gothique et moins régulier. Serait-ce par exemple un si grand mal qu'il n'y eût tant d'étages et que tout y fût de plain-pied ? Vous désoleriez-vous de ne plus entendre parler d'éminences, ni de grandeurs, ni de titres, ni d'aumôniers, ni de roture, ni du haut et du bas clergé ? »
J'observai que l'égalité avait toujours été la chimère des républiques et le leurre que l'ambition présentait à la vanité... « En voulant tout abolir, il me semble, ajoutai-je, qu'on va plus loin que la nation ne l'entend et plus loin qu'elle ne demande. »
-- Bon, reprit-il, la nation sait-elle ce qu'elle veut ? On lui fera vouloir et on lui fera dire ce qu'elle n'a jamais pensé et si elle en doute on lui répondra comme Crispin au légataire : « c'est votre léthargie. La nation est un grand troupeau qui ne songe qu'à paître, et qu'avec de bons chiens de garde les bergers mèneront à leur gré... »
En discours convenu, cela s'appellera ensuite répondre aux aspirations du peuple, mais Chamfort ne triche pas. Quant aux moyens, et à ce qu'il entend par chiens de garde, il s'explique un peu plus loin. Il y a des gens qui n'ont rien à perdre, et que rameuteront « des Démosthènes à un écu par tête » ; « l'argent surtout et l'espoir du pillage sont tout-puissants parmi ce peuple. »
(Quel mépris. Et tout cela finit par le coup de rasoir dont Chamfort se trancha la gorge, pour ne pas retourner en prison.)
\*\*\*
11 avril. -- Dans *le Point* de la semaine dernière, dialogue entre Raymond Aron et Alain Peyrefitte sur « le mal français ». Aron, excellent, ne semble pas avoir pour le nouvel homme de génie l'admiration de commande. Il lui glisse que sa thèse sur les supériorités protestantes est vieille d'un siècle, (et pas moins fausse pour autant). C'est celle de Renan en effet : un général élevé par les jésuites ne pourra jamais vaincre l'état-major prussien !
L'évolution, système rassurant comme tous les systèmes. L'homme n'est pas une énigme, on tient le fil : il vient du singe, du rat, et il vaut mieux qu'eux. La liste de ses perfections est longue, et il peut en remercier « l'évolution », en regardant avec condescendance tous ces essais qui l'ont préparé et amené au sommet.
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Le marxisme aussi, il me semble doit son succès à son aspect rassurant. Il apaise une autre angoisse. L'histoire n'est pas un chaos, une suite absurde d'efforts : elle a une voie, elle mène au triomphe du prolétariat, et finalement de tout homme *digne de ce nom ;* après, c'est le bonheur sans fin, l'Eden de la fin. Là aussi, mépris fatal pour ceux qui sont venus trop tôt, pour tout le passé : il n'a fait que nous servir de marches pour notre ascension, presque terminée.
Il y a une nouvelle science-fiction, « spéculative », qui sous le masque de mondes étrangers, ou de l'anticipation, est surtout critique de notre société. Exemple, publié dans « Le livre de poche »* : Les masques du temps* de R. Silverberg. Les extrapolations scientifiques y jouent un maigre rôle, bien qu'il soit question de la réversibilité du temps. On y trouve surtout un souci « sociologique ». Un homme venu de l'an 3000 y devient pour la Terre de 1999 un fondateur de religion, sans presque l'avoir voulu. Il y a des pages érotiques, pour montrer qu'on est libéré (le mot consacré), mais l'essentiel c'est la critique du messianisme. Là aussi, l'Évolution figure. L'origine de la vie, sur terre ? Des détritus jetés par une fusée venue d'ailleurs, et qui ont prospéré. Tout cela est bête à pleurer (« aujourd'hui, la bêtise pense » disait Cocteau) mais doit réussir à donner à un public à peine alphabétisé l'impression. d'être *avancé.*
G. L.
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### Les complies
par Jean Crété
L'OFFICE LITURGIQUE se termine par les complies. Ce mot : *completorium* signifie complément. On peut l'entendre dans le sens de complément ou achèvement de tout l'office divin ; ou dans le sens de complément des vêpres qui étaient primitivement le dernier office du soir. On peut chanter les complies immédiatement après les vêpres, c'est expressément prévu par une rubrique ; c'est la bonne solution si l'on veut faire profiter des deux offices des personnes qui pourraient difficilement se déranger deux fois. Dans les communautés, il est plus normal de placer les complies avant le coucher, car elles constituent une excellente prière du soir. A la différence des vêpres, les complies ne sont jamais solennisées. Si elles sont présidées par un prêtre, celui-ci prend simplement le surplis et reste au chœur. Les complies commencent par une leçon brève, tirée de la première épître de saint Pierre. Si elles sont présidées par un prêtre ou un diacre, le lecteur lui demande la bénédiction en disant : *Jube, domine, benedicere,* et le prêtre ou le diacre donne la bénédiction : *Noctem quietam et finem perfectum concedat nobis Dominus omnipotens.* Tous répondent *Amen.* S'il n'y a ni prêtre ni diacre, le lecteur demande la bénédiction à Dieu en disant : *Jube, Domine, benedicere,* et prononce lui-même la formule de bénédiction.
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La leçon brève nous invite à la sobriété et à la vigilance, car le diable notre adversaire tourne autour de nous, comme un lion rugissant, cherchant à nous dévorer ; il nous faut lui résister, forts dans la foi. Cette mention du diable donne tout de suite sa note spécifique à l'office de complies. On y retrouvera trois autres mentions du démon : dans le psaume 90, dans l'hymne et dans l'oraison. Cette insistance sur le démon donne aux complies la valeur d'un exorcisme valable pour toute la nuit ; le grand silence qui suit complies dans les maisons religieuses prolonge et sauvegarde l'effet de cet exorcisme.
La leçon brève est suivie du verset *Adjutorium,* d'un *Pater* à voix basse, et d'un double *Confiteor,* avec les absolutions déprécatives, comme au début de la messe. S'il n'y a ni prêtre ni diacre, on ne dit qu'un seul *Confiteor,* suivi du *Misereatur* et de l'*Indulgentiam* à la première personne du pluriel.
Vient ensuite le verset *Converte nos, Deus, satutaris noster* (avec un petit signe de croix tracé avec le pouce sur le cœur), suivi du *Deus in adjutorium* commun à toutes les heures canoniales.
Les complies comportent trois psaumes, invariables dans l'office monastique et, jusqu'en 1912, dans l'office romain. Ces psaumes ont été choisis spécialement pour cette heure. Le psaume 4 *Cum invocarem* se termine par une évocation du sommeil paisible dans l'espérance divine. Le psaume 90 *Qui habitat* est une profession de confiance absolue en Dieu. Le Seigneur nous confie à ses anges, qui nous porteront dans leurs mains pour nous préserver de toute chute : c'est le verset allégué tendancieusement par le démon lors de la tentation de Jésus au désert. Notre-Seigneur lui répond : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. » Ce serait un abus de confiance en Dieu que de s'exposer au danger, sous prétexte que les anges nous gardent. Il n'en est pas moins vrai que la protection divine s'exerce sur nous par le ministère des anges, spécialement de notre ange gardien. La vigilance et la confiance en Dieu sont des vertus qui se complètent. Le psaume 133, très court, est une invitation aux ministres du temple à louer Dieu nuit et jour : il y a là, à complies, une discrète annonce des matines.
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Au Moyen-Age, on avait inséré entre le psaume 90 et le psaume 133 les six premiers versets du psaume 30 *In te, Domine, speravi,* à cause du 6^e^ verset : *In manus tuas, Domine...* Cette addition a été supprimée par la réforme de saint Pie X. Cette réforme a, en outre, réservé aux dimanches et fêtes les psaumes 4, 90 et 133, et introduit d'autres psaumes pour les différents jours de la semaine. Les matines ayant été raccourcies, il fallait bien recaser aux petites heures et à complies les psaumes supprimés des matines. Les psaumes ainsi assignés à complies n'ont pas de rapport spécial avec cette heure liturgique. Comme, de surcroît, ils ne figurent que dans quelques livres de chant devenus introuvables, il est préférable, lorsqu'on chante complies avec des fidèles, de s'en tenir aux psaumes du dimanche
Les psaumes sont suivis de l'hymne invariable de complies. La voici, dans son texte authentique, conservé dans l'office monastique :
*Te lucis ante terminum,*
*Rerum creator, poscimus,*
*Ut solita clementia*
*Sis praesul ad custodiam.*
*Procul recedant somnia,*
*Et noctium phantasmata :*
*Hostemque nostrum comprime,*
*Ne polluantur corpora.*
*Praesta, Pater omnipotens,*
*Per Jesum Christum Dominum,*
*Qui tecum in perpetuum*
*Regnat cum sancto spiritu*.
L'hymne, comme les psaumes, implore la garde de Dieu et demande que soient écartés les songes malsains et l'influence du démon. La mélodie de l'hymne varie suivant les fêtes et les temps liturgiques.
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L'hymne est suivie d'un capitule, tiré de Jérémie. Dans l'office monastique, le verset *Custodi nos,* les prières et l'oraison suivent immédiatement. Dans l'office romain, on a intercalé ici, au Moyen-Age, deux très belles prières. D'abord le répons *In marais tuas,* qui prend place entre le capitule et le verset ; il est bien normal, à l'heure du repos, de remettre notre âme entre les mains du Seigneur ; et le repos du sommeil présage celui de la mort. Notre-Seigneur a prononcé l'*In manus tuas* sur la croix.
Après le verset, vient le cantique du vieillard Siméon au jour de la présentation de Jésus au temple : *Nunc dimittis.* Ce cantique de quatre strophes évoque l'espérance d'une sainte mort (et, en attendant, d'un repos paisible) que nous procure la rédemption accomplie par Jésus. L'antienne *Salva nos* demande les grâces dont nous avons besoin dans l'état de veille comme dans l'état de sommeil.
Aux offices semi-doubles et simples, on intercale ici des « prières »* : Kyrie eleison, Pater, Credo* et divers versets. Puis vient, dans tous les cas, l'oraison *Visita, quaesumus* qui demande à Dieu de visiter cette demeure, d'en écarter les embûches de l'ennemi, d'y envoyer ses anges et d'y répandre sa bénédiction. Après un *Benedicamus Domino,* vient la bénédiction *Benedicat et custodiat nos...,* immédiatement suivie d'une antienne à la Sainte Vierge suivant le temps liturgique : *Alma,* aux temps de l'Avent et de Noël ; *Ave Regina,* du 2 février au mercredi saint ; *Regina caeli,* au temps pascal ; *Salve Regina,* après la Pentecôte. Nous espérons consacrer un article à ces très belles antiennes. Chacune est suivie d'un verset et d'une oraison, puis du verset *Divinum auxilium maneat semper vobiscum*. Et l'on termine l'office, en récitant à voix basse *Pater, Ave, Credo.* Ce sont là les prières essentielles du chrétien ; on aurait tort de les sous-estimer sous prétexte qu'elles sont dites à voix basse. Les complies sont une excellente prière du soir. Il ne faudrait toutefois pas tomber dans le travers de leur donner plus d'importance qu'aux vêpres.
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Les vêpres sont beaucoup plus importantes que les complies. Si l'on ne dit qu'un seul office dans l'après-midi, ce sont les vêpres qu'il faut choisir ; et, si l'on dit les deux, il est anormal de psalmodier les vêpres sans chant et de chanter complies. Il faut bien mettre chaque office à la place que l'Église lui a assignée : les vêpres sont une heure majeure, qu'il faut solenniser le plus possible. Les complies sont une heure mineure, un complément. Que notre dévotion ne s'égare pas et qu'elle sache utiliser judicieusement les richesses que l'Église met à notre disposition
Jean Crété.
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### "L'aventure pastorale"
par Louis Salleron
RÉSUMÉ. -- *Est pastoral ce qui est relatif au* pasteur. *La mission de l'Église est essentiellement pastorale parce que Jésus-Christ l'a fondée pour Le continuer. Il dit de lui-même :* « *Je suis le bon Pasteur *» *et il dit à Pierre :* « *Pais mes agneaux, sois le pasteur de mes brebis. *» *Que fait le pasteur ? Il conduit son troupeau, le connaît, et donne sa vie pour lui. L'ultime sacrifice, l'obéissance au Père jusqu'à la mort et la mort de la croix, est l'acte pastoral suprême, celui qui distingue la mission propre du Christ et de ses successeurs. Mais l'Église est aussi une société humaine qui n'échappe pas aux lois de toute société humaine. Si le sacrifice de soi-même, le témoignage de la sainteté jusqu'au martyre, est l'essence du christianisme, ses pasteurs -- le pape et les évêques -- doivent aussi la gouverner. Jésus-Christ, avant de quitter ses disciples, les a instruits de leurs devoirs de pasteurs :* « *Allez, enseignez tous les peuples..., baptisez-les..., apprenez-leur à garder mes commandements. *» *Telle est l'Église, société pastorale. Or depuis l'invasion de l'humanisme, les moyens du Monde, ceux de la méthode, de l'efficacité, de la science tendent à se substituer à ceux de la charité et du sacrifice. La fin de l'évangélisation tend à se confondre avec les moyens eux-mêmes. La construction du Monde tend à primer l'attente du Royaume de Dieu. Le pastoral devient la pastorale, où la libération des hommes oblitère le salut en Jésus-Christ. Finalement la pastorale est, à la limite, l'inversion du pastoral. C'est toute la crise actuelle de l'Église.*
LE CONSEIL PERMANENT de l'épiscopat français, les présidents des commissions épiscopales et le bureau d'études doctrinales se sont réunis les 14, 15 et 16 mars 1977. Dans le compte rendu de leurs travaux on lit le passage suivant :
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« Le bureau d'études doctrinales a demandé aux facultés catholiques de théologie de s'associer à un travail sur la signification de la distinction, souvent reprise, entre « approche pastorale » et « approche doctrinale » d'une question. C'est une collaboration renouvelée entre évêques et théologiens qui s'essaie là. Les facultés de théologie ont accepté de creuser les questions soulevées au cours de la première journée de travail commun ; par exemple : les composantes culturelles qui ont donné naissance à cette distinction, le fonctionnement dialectique du doctrinal et du pastoral, etc.
« Les évêques ont demandé que des professeurs de grand séminaire soient associés, eux aussi, à ces travaux et que des contacts plus étroits soient pris avec les associations spécialisées de théologiens et biblistes (ATEM, ACFEB). » ([^29])
Voilà une étude qui, effectivement, s'impose. Espérons qu'elle ne durera pas des années et que les conclusions en seront publiées. Nous les lirons avec intérêt. Car, pour le moment, la plus parfaite confusion règne sur cette notion de « pastoral ». Un peu de clarté serait bienvenue.
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En nous appuyant sur les données les plus simples, loin des arcanes théologiques, bibliques ou autres, nous voudrions présenter quelques observations pour déblayer le terrain.
*Pastoral* est l'adjectif de pasteur. Comme adjectif donc il signifie ce qui est relatif aux pasteurs. Le substantif pasteur a le sens premier de berger et le sens dérivé de chef spirituel. Est pastoral ce qui est relatif à l'une ou l'autre catégorie de pasteurs.
L'adjectif pastoral peut se substantiver. De même qu'on dit « le capital » pour le « fonds capital », ou « une capitale » pour une « ville » ou une « lettre » capitale, de même on peut dire « le (ou un) pastoral », « la (ou une) pastorale ». Il n'y a pas de règle en la matière. C'est l'usage qui en décide.
94:214
On constate que le substantif existe ou n'existe pas, et qu'il existe, s'il existe, dans tel ou tel sens, c'est-à-dire dans telle ou telle relation au sens retenu du substantif *pasteur.* En fait, à consulter le dictionnaire, les substantifs *pastoral* et *pastorale* sont, ou étaient jusqu'à ces derniers temps, d'un emploi rare. D'après Littré, le *pastoral* est le livre où sont contenues les prières, les cérémonies, les fonctions qui tiennent à l'épiscopat. *Pastoral* est, d'autre part, le titre d'un ouvrage de saint Grégoire sur les devoirs du pape et des évêques. Une *pastorale* est une instruction pastorale. On appelle *pastorales* des œuvres littéraires ou artistiques qui ont trait à la vie des bergers (comme les bucoliques). Quelque dictionnaire parle-t-il de « la pastorale », au sens (vague) où ce mot est aujourd'hui constamment employé dans la littérature religieuse ? Nous ne le pensons pas. En tous cas, le petit Robert de 1967 l'ignore. C'est dire que l'usage en est tout récent.
Puisque nous avons fait allusion au *Pastoral* de saint Grégoire le Grand, indiquons, pour la curiosité du lecteur, ce qu'en dit le Dictionnaire de Théologie catholique : « De saint Grégoire nous possédons : 1°) un *Pastoral, Liber regulae pastoralis,* composé vers l'an 591 et dédié à Jean, archevêque de Ravenne (...) Le livre comprend quatre parties : la I^e^ pose les règles qui doivent présider à la vocation sacerdotale, *ad culmen quisque regiminis qualiter veniat *; la II^e^ dépeint la vie du vrai pasteur, ad *hoc* rite perveniens qualiter vivat ; la III^e^ qui contient, dit Bossuet, « une morale admirable et tout le fond de la doctrine de ce grand pape », trace les règles de la prédication, *bene vivens qualiter doceat ;* la IV^e^ et dernière, en un seul chapitre, invite le pasteur à rentrer en lui-même tous les jours, *recte docens infirmitatem suam quanta consideratione agnoscat*. Le succès du livre fut éclatant... » Puisque la mode est au pastoral, souhaitons la traduction du *Pastoral* de saint Grégoire le Grand.
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Revenons à l'épithète. Elle est normale, dans le christianisme, puisque l'image du berger et de son troupeau est partout dans la Bible et, d'abord, dans l'Évangile.
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« *Je suis le bon pasteur... le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis... je connais mes brebis et mes brebis me connaissent... j'ai encore d'autres brebis qui ne sont pas au bercail ; celles-là aussi je dois les mener, elles écouteront ma voix et il n'y aura plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur *» (Jn 10, 11-16).
« *Jésus dit à Simon-Pierre :* « *Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci ? *» *--* « *Oui, Seigneur, vous savez bien que je vous aime.* » *-- Il lui dit :* « *Pais mes agneaux. *» *-- De nouveau, il lui demanda :* « *Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? *» *--* « *Oui, Seigneur, vous savez bien que je vous aime. *» *-- Il lui dit :* « *Sois le pasteur de mes brebis. *» *-- Une troisième fois il lui dit :* « *Simon, fils de Jean, m'aimes-tu tendrement ? *» *-- Pierre fut attristé de cette insistance :* « *Seigneur, vous savez tout ; vous savez bien que je vous aime tendrement.* » *-- Jésus lui dit :* « *Pais mes brebis *» (Jn 21, 15-17).
Nous nous contenterons, pour l'Évangile, de ces deux citations où se manifeste de manière particulièrement claire la nature de l'autorité que Jésus revendique pour lui-même et qu'il confère à celui qui présidera à la naissance de son Église. Il est le Pasteur. Après lui Pierre et ses successeurs seront des pasteurs.
La tradition, dès l'origine, ne s'y trompe pas. Saint Paul tient ces propos aux anciens de l'Église d'Éphèse : « *Prenez garde. à vous-même et à tout le troupeau sur lequel l'Esprit, le Saint Esprit, vous a établis épiscopes pour paître l'Église de Dieu qu'il s'est acquise par son propre sang. Je sais qu'après mon départ des loups cruels s'introduiront parmi vous, qui n'épargneront pas le troupeau, et que, du milieu même de vous, se lèveront des hommes qui tiendront des discours pervers pour entraîner les disciples à leur suite. Veillez donc...* » (Act. des Ap. 20, 28-31.)
Des Épîtres nous retiendrons le texte suivant de saint Pierre : « *Quant aux anciens qui sont parmi vous, je les exhorte, moi, ancien comme eux et témoin des souffrances du Christ, qui dois participer à la gloire qui va se révéler Paissez le troupeau de Dieu qui est parmi vous, non par contrainte mais de bon gré, selon Dieu ; non pour un gain sordide, mais de grand cœur ; non dans une attitude de supérieurs à l'égard de ceux qui vous sont échus en partage, mais comme des modèles du troupeau. Et quand paraîtra le souverain Pasteur, vous recevrez la couronne de gloire qui ne flétrit pas *» (1 Pe 5, 1-4).
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Ainsi se dessine nettement, à sa naissance, l'organisation de l'Église. Elle est gouvernée par ses pasteurs, qui sont les apôtres et d'abord le premier d'entre eux, Pierre, puis les épiscopes -- c'est-à-dire le pape et les évêques. Mais le vocabulaire n'est pas rigoureusement fixé, notamment pour les épiscopes et les presbytres. Le mot *pasteur* lui-même, par le caractère spirituel qu'il évoque dans la mission de conduire le troupeau, peut garder un aspect un peu flou quant à la réalité institutionnelle qu'il recouvre. Dans l'épître aux Éphésiens, saint Paul rappelle que le Christ « *a donné aux uns d'être apôtres, à d'autres d'être prophètes ou encore évangélistes, ou bien pasteurs et docteurs... *» (Eph. 4, 11). Tous ces mots semblent difficiles à caser dans des classifications rigides. Attendons les commentaires des spécialistes qui vont s'efforcer de débrouiller la distinction entre « approche pastorale » et « approche doctrinale ». Pour nous, il suffit de constater la convergence absolue de tous les textes du Nouveau Testament qui assimilent l'Église à un troupeau conduit par des pasteurs sous l'autorité suprême du premier d'entre eux, Pierre, puis ses successeurs, -- tous institués par le « souverain Pasteur », Jésus-Christ.
Notons que dans l'Apocalypse, par une symbolique saisissante qui met en lumière l'essence de la mission pastorale, c'est l'Agneau lui-même qui est le Pasteur. Il accueille les élus de la grande tribulation, ceux qui ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans son sang. « *Car l'Agneau qui se tient au milieu du trône sera leur pasteur et les conduira aux sources des eaux de la vie. Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux *» (Apoc., 7, 17).
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Tous les textes que nous venons de citer, et tous ceux qu'on pourrait y ajouter, sont lumineux. Ils ne peuvent laisser de doute sur le sens de l'adjectif *pastoral,* en tant qu'il se réfère au *pasteur* de l'Église catholique.
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Ne faudrait-il pas dire alors que le gouvernement de l'Église est essentiellement *pastoral ?* Nous pensons qu'on peut le dire, et même qu'on doit le dire, mais à condition que le mot soit compris dans sa plénitude et qu'il ne soit pas détourné de son sens. Il couvre tous les aspects de la conduite du troupeau. Il n'est pas un aspect parmi d'autres. On ne peut opposer le *pastoral* au *doctrinal,* au *théologique,* au *légal,* au *canonique,* au *liturgique,* au *moral,* etc. Ces hommes sont ce qu'ils sont ; et la société des hommes est ce qu'elle est. Le pasteur ne peut conduire les hommes et leur société en dehors des lois de la nature individuelle et sociale de l'humanité. Nous retrouvons le mystère de l'Incarnation et les universelles antinomies de la Réalité. L'Agneau égorgé nous révèle la contradiction sans pareille de la victoire et de l'éternelle royauté de celui qui s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la croix. A la suite du Verbe incarné, les pasteurs ne sont que de simples hommes. Dans la Kénose de leur Pasteur souverain, ils ne trouvent que l'inaccessible modèle de ce qui sera pour eux, non pas la dialectique du pastoral et du doctrinal, mais celle de l'autorité de la Charité et de la multitude des pouvoirs inhérents au nécessaire exercice de la liberté humaine. Ils doivent être serviteurs, maîtres et amis -- pasteurs, en un mot.
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A condition de donner aux mots *autorité* et *pouvoir* leur sens exact, nous pouvons dire, en résumé, que le gouvernement *pastoral* de l'Église est la réalisation de l'autorité et du pouvoir.
Qu'est-ce que *l'autorité ?* C'est la pure action spirituelle de l'homme sur l'homme.
Qu'est-ce que le *pouvoir ?* C'est l'ensemble des mécanismes qui, par la contrainte (actuelle ou potentielle), prolongent l'autorité, ou la soutiennent, ou y suppléent pour conduire l'homme à son accomplissement individuel et social (quand il est bien exercé).
Jésus-Christ, parce qu'il est le Verbe incarné, est le seul homme qui, pour conduire les hommes, n'a eu besoin que de son autorité, sans recours à aucun pouvoir. Il parlait, dit l'Évangile, comme un qui a autorité. Et tous se taisaient, désarmés. Son autorité était celle du souverain Pasteur. Il la manifesta par sa vie, sa parole, sa passion, sa mort et sa résurrection.
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L'autorité du Christ, du Bon Pasteur et Pasteur souverain, est le pouvoir absolu du non-pouvoir ; manifesté dans l'obéissance au Père allant jusqu'à la mort de la croix. Ainsi avons-nous, dans le Christ, la révélation de ce qui est l'essence du christianisme et, d'abord, de son « pastorat » : le sacrifice ([^30]).
*Parenthèse.* -- Il est intéressant de voir un incroyant comme Malraux redécouvrir cette vérité. Lisons-le : « Le crucifix eût figuré à sa place dans un camp d'extermination ; dans la lutte, vieille comme les hommes contre le Mal absolu. Il appelle la secrète puissance de la fraternité, mais ce n'est pas elle qui atteint au plus profond l'infernal compagnon du temps et de la mort ; ce n'est même pas le Sermon sur la Montagne, c'est le supplice. *Le sacrifice seul est aussi profond que le Mal...* La crucifixion révèle la royauté du sacrifice... lié par conséquent à l'essence du christianisme... Et depuis lors, le sacrifice poursuit avec le Mal le plus profond et le plus vieux dialogue chrétien (...) et le Dieu du Christ ne serait pas Dieu sans la crucifixion. » ([^31])
Cependant, nous l'avons dit, les hommes ne sont pas l'Homme-Dieu. Les pasteurs de l'Église ne sont pas le souverain Pasteur. La nature humaine et le péché originel font que l'autorité des pasteurs ne peut pas ne pas s'accompagner du pouvoir. Or si l'autorité tend à se nier comme pouvoir, le pouvoir tend à supplanter l'autorité. Cette tension entre l'autorité et le pouvoir, entre l'exemple du sacrifice et le recours à la contrainte, c'est toute l'histoire de l'Église. Sa mission l'exige, mission qui lui a été tracée par le Christ dans l'Évangile et que résument les dernières paroles de saint Mathieu : « *Quant aux onze disciples, ils se rendirent en Galilée, sur la montagne où Jésus les avait convoqués. En le voltant, ils se prosternèrent, certains ayant un doute. Et Jésus, s'avançant vers eux leur parla en ces termes :*
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« *La toute-puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre. Allez, enseignez tous les peuples, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit, leur apprenant à observer tous mes commandements. Et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin des temps. *» Ces paroles sont lourdes de sens. En envoyant ses disciples à la conquête du monde pour le constituer en Église, le Bon Pasteur leur donne des instructions précises où se détachent l'enseignement, les sacrements, les commandements. Il y a les vérités à croire et les vérités à pratiquer. Il y a la grâce au secours de la nature. Il y a l'Église à construire, avec les moyens de l'autorité divine et des pouvoirs humains. Le pastoral couvre tout. Il est l'esprit du Souverain Pasteur dans la réalité sociale de la conduite du troupeau, c'est-à-dire de la convocation et de la constitution en Église de l'univers des hommes.
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Les deux millénaires de l'Histoire de l'Église, ce sont deux mille années d'un pastoral dont l'autorité suscite, anime, fait croître, avec l'Église, un pouvoir multiforme qui s'appelle magistère, ministère, hiérarchie, dans la théologie, la catéchèse, la liturgie, etc. Le pastoral est partout, car étant la sainteté dans l'Église, la charité du Christ dans son rayonnement par les âmes, il échappe aux classifications comme à l'organisation. Étant la vie profonde de l'Église, c'est-à-dire l'Église elle-même en tant que « Jésus-Christ répandu et communiqué », il est action de la prière et de la contemplation, beaucoup plus que réflexion sur soi-même. Car la vie, apportée « en abondance », se répand et se communique plutôt qu'elle ne s'interroge et n'interroge. C'est pourquoi si l'on peut dire que, d'une certaine manière, il n'est question que du pastoral dans toute l'histoire de l'Église, n'étant question que de Jésus-Christ répandu et communiqué, on peut dire aussi, d'une autre manière, qu'il n'en est jamais question, en ce sens que le pastoral n'a pas une case à part, qu'il s'agirait de mettre à sa place parmi d'autres cases. Simplement peut-on dire qu'il brille de tous ses feux dans l'histoire des saints.
100:214
*Nouvelle parenthèse.* -- Décidément nous sommes en train d'annexer Malraux aux Pères de l'Église. Il écrit : « Presque toutes les civilisations qui nous ont précédés ont vu dans l'homme l'objet d'une *formation.* Elles l'ont moins interrogé qu'elles n'ont posé ce qu'il doit être. Une civilisation capable de former l'homme l'interroge peu » ([^32]). Ce qui est vrai de la *formation* (c'est Malraux qui souligne le mot) l'est plus encore de *l'évangélisation,* formation suprême.
#### *Vatican II*
Telle fut, disons-nous, l'histoire de l'Église pendant deux mille ans.
Jusqu'au concile Vatican II
Vatican II a été un concile *pastoral.* Paul VI l'a dit et répété. Serait-ce une « déviation » ? « *Non,* répond le pape, *l'Église n'a pas dévié, mais elle s'est tournée vers l'homme. Et celui qui considère avec attention cet intérêt prépondérant porté par le Concile aux valeurs humaines et temporelles ne peut nier, d'une part, que le motif de cet intérêt se trouve dans le caractère pastoral que le Concile a voulu et dont il a fait en quelque sorte son programme et, d'autre part, il devra reconnaître que cette préoccupation elle-même n'est jamais dissociée des préoccupations religieuses les plus authentiques... *» ([^33])
En quoi le concile a-t-il un caractère *pastoral ?* Nous ne le savons pas exactement. Notons cependant que Paul VI dit : l'Église « s'est tournée vers l'homme ». De quelle manière ? Car en un sens l'Église s'est toujours tournée vers l'homme, pour l'évangéliser. Il semble ici que nous retrouvions Malraux. L'Église, à Vatican II, s'est tournée vers l'homme pour l'interroger. Elle ne lui a pas dit : « Voici ce que tu es », mais « Qui es-tu ? » C'est du moins ce que certains seraient tentés de comprendre.
101:214
L'Église interroge, et s'interroge. Elle semble dire à l'homme : « Ô homme, je te connais par la Révélation. Mais la Science te connaît d'une autre manière. Confrontons nos deux connaissances. Dialoguons. Si tu es autre que je ne croyais, je t'apporterai autrement les moyens du salut en Jésus-Christ. » Le *pastoral* est-il dans l'*autrement ?*
Une « piste » nous est fournie par la « constitution *pastorale* sur l'Église dans le monde de ce temps (*Gaudium et spes*) »*.* A lui seul, ce titre est révélateur. Il y a, on le sait, quatre constitutions conciliaires. Deux sont « dogmatiques » (*Lumen gentium,* sur l'Église et *Dei Verbum,* sur la Révélation divine). Une est sans épithète (*Sacrosanctum Concilium,* sur la sainte Liturgie). La dernière, donc, est « pastorale ». Ces quatre constitutions sont les documents les plus importants du concile, les autres n'ayant rang que de « décrets » ou de « déclarations ». (Ces diverses dénominations n'ont peut-être pas de signification rigoureuse, mais leur utilisation habituelle et leur classement dans les actes du concile leur assignent bien cette différence de rang et d'importance qu'elles suggèrent à l'esprit.)
Le *pastoral* se trouve promu au premier rang, mais comme une *catégorie* parmi d'autres. Cette promotion est donc une rétrogradation ou une mutation, puisque le pastoral si nous l'avons bien analysé, est l'âme même de l'Église, au-dessus et à l'intime de tout ce qui constitue visiblement l'Église. Une constitution, désormais, peut être *dogmatique,* ou bien *pastorale,* ou bien autre chose encore (précisé ou non par une épithète). Il y a une *catégorie spécifique,* qui est la catégorie *pastorale,* différente des autres et, par exemple (et notamment) de la catégorie *dogmatique.*
Le titre est encore révélateur en ce qu'il parle de « l'Église dans le monde de ce temps ». Or le monde de ce temps étant évolutif et contingent, le pastoral de ce monde ne peut que l'être également. Alors on comprend mal qu'une « constitution » soit appelée à en traiter. Une « déclaration » eût paru plus normale. On peut d'ailleurs rappeler à ce propos le mot du cardinal Garrone déclarant, dans une conférence publique à Saint-Louis-des-Français en janvier 1976 : la constitution *Gaudium et spes* « ne ressemble à rien » (*sic*). (Il voulait dire, bien sûr : à rien de ce qui caractérise un texte conciliaire, tel que, par exemple, *Lumen gentium.*) Et il ajoutait, pour préciser sa pensée : « C'est un essai. » Qu'un essai soit transformé en constitution ne peut être que source de confusion et de désordre, ce qui n'a pas manqué d'arriver.
102:214
Le caractère extraordinaire d'une constitution *pastorale* n'a pas échappé à ceux qui avaient la responsabilité de la publication des actes du concile. La note suivante figure au bas de l'avant-propos de *Gaudium et spes :*
La constitution pastorale « L'Église dans le monde de ce temps », si elle comprend deux parties, constitue cependant un tout.
On l'appelle constitution « pastorale » parce que, s'appuyant sur des principes doctrinaux, elle entend exprimer les rapports de l'Église et du monde, de l'Église et des hommes d'aujourd'hui. Aussi l'intention pastorale n'est pas absente de la première partie, ni l'intention doctrinale de la seconde.
Dans la première partie, l'Église expose sa doctrine sur l'homme, sur le monde dans lequel l'homme est placé et sur sa manière d'être par rapport à eux. Dans la seconde, elle envisage plus précisément certains aspects de la vie et de la société contemporaines et en particulier les questions et les problèmes qui paraissent, à cet égard, revêtir aujourd'hui une spéciale urgence. Il s'ensuit que, dans cette dernière partie, les sujets traités, régis par des principes doctrinaux, ne comprennent pas seulement des éléments permanents, mais aussi des éléments contingents.
On doit donc interpréter cette constitution d'après les normes générales de l'interprétation théologique, en tenant bien compte, surtout dans la seconde partie, des circonstances mouvantes qui, par nature, sont inséparables des thèmes développés.
Un tel charabia porte davantage à rire qu'à pleurer. Soyons justes, d'ailleurs, et saluons-en les auteurs ! Ils ne pouvaient mieux dire ce qui est indicible.
Retenons que le *pastoral* concerne essentiellement les « éléments contingents » ; mais constatons que si la constitution comporte une partie *doctrinale* et une partie *pastorale,* c'est cette dernière épithète qui qualifie la constitution -- comme c'est le « caractère *pastoral *» qui est, selon le pape, le caractère propre de tout le concile.
103:214
Des éléments « contingents » ne sont-ils pas par nature changeants ? La constitution ne l'ignore pas. Dans sa conclusion elle nous dit que « cet exposé » (la constitution elle-même) ne revêt « qu'un caractère général ». « *Bien plus,* ajoute-t-elle, *comme il s'agit assez souvent de questions sujettes à une incessante évolution, l'enseignement présenté ici -- qui est, en fait, l'enseignement déjà reçu dans l'Église -- devra encore être poursuivi et amplifié *» (§ 91).
*Évolution,* le maître mot est prononcé.
Rappelons-nous la note par laquelle, en septembre 1969, *Présence et Dialogue,* le bulletin de l'archevêché de Paris, présentait les nouveaux livres liturgiques : « Il n'est plus possible, à un moment où l'évolution du monde est rapide, de considérer les rites comme définitivement fixés. Ils sont appelés à être révisés régulièrement (...) pour mieux signifier à un peuple, en un temps, la réalité immuable du don divin... » ([^34]).
Nous commençons à comprendre...
#### *Le pastoral et la pastorale*
Si, au masculin, le substantif *pastoral* demeure assez rare, au féminin il poursuit une carrière triomphale. La *pastorale* est partout. D'ordinaire elle s'accompagne d'un complément selon les matières : la pastorale des sacrements, de l'apostolat, de la catéchèse, etc., ou selon les catégories sociales : la pastorale des immigrés, la pastorale du Tiers-Monde, la pastorale des jeunes, des étudiants, des vieux, des handicapés, etc. Toutes les catégories sociales ont droit à leur pastorale propre. D'où se dégage un sens assez précis du mot : la *pastorale* est l'évangélisation elle-même mais *adaptée* à chaque milieu, selon les temps et les lieux.
Tout le problème est de savoir ce qui peut et doit être *adapté* dans l'Évangile, et si à cet égard il y a une science du pastoral. L'adaptation peut être une question de plus ou de moins, c'est-à-dire de *degré*, et elle peut être une question de *nature*.
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Quand on regarde l'histoire de l'Église, on découvre sans peine que, quant à ses degrés, l'adaptation est quasiment sans limite. Mais la nature de l'Évangile ne change pas. La *pastorale* du Bon Pasteur est toujours celle d'un *pastoral* qui n'est que l'expression de sa personne, l'expression de son autorité divine et humaine. Scandale aux uns, folie aux autres l'Évangile est toujours le même. L' « approche pastorale » n'est pas *autre* que l' « approche doctrinale », elle la précède. Elle est l'invitation à la conversion personnelle, à la métanoia. Juifs et gentils, pharisiens, publicains et samaritains, riches et pauvres, maîtres et esclaves, justes et pécheurs entendent la même bonne nouvelle. A eux de l'accueillir ou de la refuser. La pastorale des saints sera toujours celle de l'imitation de Jésus-Christ, celle de l'essentiel pastoral. Quant à leur manière de s'adapter aux temps et aux lieux, elle variera à l'infini, selon leur tempérament et les ressources de leur nature individuelle.
Comme il n'y a pas de limite à la variété de la nature humaine, sinon la nature humaine elle-même en sa substance, on peut se tromper à certaines manifestations d'un pastoral dont le caractère singulier laisse dans le doute s'il s'inscrit à la suite ou au rebours de l'exemple du Bon Pasteur. Du moins les principes sont-ils certains et parfaitement clairs.
Avec Vatican II, tout change. Le pastoral prend une dimension nouvelle où il est difficile de ne pas voir un changement de nature. La confusion entre l'immuable et le changeant, entre l'Être et le Devenir s'introduit à tous les niveaux. L'adaptation au monde semble devenir conversion au monde.
Dans leur « Petit dictionnaire de théologie catholique », Karl Rahner et Herbert Vorgrimler écrivent :
PASTORALE, THÉOLOGIE. -- Dans le sens le plus large, la théologie pastorale (ou, mieux, la « théologie pratique » ou théologie de la pratique de l'Église) est une réflexion théologique sur l'édification de l'Église par elle-même en tant qu'œuvre de salut de Dieu à l'égard du monde, telle que cette œuvre s'accomplit et doit s'accomplir suivant la nature permanente de l'Église et suivant la situation, à chaque époque, du monde et de l'Église, situation que la théologie pastorale doit justement élucider théologiquement.
105:214
Celle-ci ne s'occupe donc pas uniquement du ministère pastoral des prêtres, mais également de toute l'activité salutaire de l'Église, et non seulement en tant que science théorique des essences, qui énonce ce qui découle de l'ecclésiologie et de la morale partout et toujours pour tel ou tel acte, mais également en tant que science pratique, existentielle, qui réfléchit sur ce qui est à faire ici et maintenant et qui ne peut être reconnu comme devoir que par une analyse théologique (mais aussi sociologique) de la situation du moment présent. Dans le cadre de cet ensemble, la doctrine du ministère pastoral (individuel et collectif) des prêtres trouve naturellement aussi sa place. Une pastorale qui étudie théologiquement et sociologiquement, en établissant les faits, en exerçant une critique et en formulant des règles, non seulement la « tactique » du ministère pratique, mais aussi la « stratégie » de l'ensemble de l'Église, constitue un objectif qui, dans mie large mesure, reste encore à réaliser.
Ces lignes datent-elles de 1961 (première édition du « petit dictionnaire ») ou de 1969 (septième édition) ? Rien n'indique que la première édition ait été modifiée. Peu importe d'ailleurs. Nous ne les citons que parce que nous avons le livre sous la main. Nous ne doutons pas que les idées qu'elles expriment se trouvent chez de nombreux théologiens, avant Vatican II comme après. Si le concile a été ce qu'il est, ce n'est pas par génération spontanée. Le Rhin a commencé de couler dans le Tibre dès le premier jour quand, au signal donné par le cardinal Liénart, tous les plans de Jean XXIII furent jetés dans la *cloaca maxima* pour laisser la place à ceux des théologiens de l'Alliance européenne, où Rahner n'était pas seul ([^35]).
Quoi qu'il en soit, dans leur densité pesante, ces lignes da « petit dictionnaire » sont tout à fait claires, la théologie pastorale devient une théologie de la pastorale qui débouche -- au niveau même de l'Église universelle -- dans une pastorale de situation aussi éloignée de la pastorale que la morale de situation l'est de la morale. Les mots « tactique » et « stratégie » employés par Rahner disent bien ce dont il s'agit. Nous sommes sur le terrain de l'*efficacité,* c'est-à-dire sur celui de la *méthode.*
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Ne faut-il pas de la méthode dans l'évangélisation ? Il faut de la méthode en tout, et même dans l'évangélisation. L'absence de méthode est le désordre. Mais la méthode doit être à sa place, qui est subalterne. D'une extrémité à l'autre de l'échelle des valeurs, on aboutit à un renversement. Toute méthode vise à l'efficacité. Dans l'évangélisation, l'efficacité à court terme doit le céder à une efficacité à plus long terme, et cela jusqu'au passage à l'infini, quand l'efficacité doit le céder à son contraire qui est le sacrifice. L'essence du pastoral étant le sacrifice, la recherche de l'efficacité y est contradictoire. Elle n'a de sens qu'aux degrés de l'organisation nécessaire, et dans le rappel permanent de sa subordination à une fin qui la contredit.
En fin de compte, c'est toute la théologie de l'Église qui est en question, et à cet égard le texte de Rahner est révélateur. Mais si la confusion est grande dès le concile, elle devient totale dans l'ère post-conciliaire. Le renversement menaçant de la notion du *pastoral* ne produit pas seulement ses effets dans l'Église-Corps mystique, mais aussi dans l'Église-Institution. Car les lois de l'Être sont universelles.
D'un mot, on peut dire que *la pastorale est la science de l'efficacité dans l'évangélisation.* Ce qui en montre le risque. Car, encore une fois, une science de l'efficacité, c'est-à-dire une *méthode* valable, n'est nullement contraire à l'évangélisation. Mais elle doit rester à sa place, subalterne. Or le mot « pastoral », employé pour la méthode, introduit à une *équivoque fondamentale.* Il tend, en effet, à invertir le pastoral, en faisant de la méthode l'essence du pastoral. La recherche de l'efficacité est contradictoire au sacrifice. C'est la promotion des moyens pour atteindre une fin qu'ils ne peuvent atteindre, car elle est d'un autre ordre. La Foi devient idéologie, et l'apostolat, propagande. A la limite, la *pastorale* est l'inverse du *pastoral.* Les moyens humains tendent à dévorer le don divin de la gratuité.
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Les lois de la physique sociale jouent dans l'Église comme dans toute société ; et elles jouent dans les époques révolutionnaires comme dans les époques calmes. La « Révolution d'Octobre » que fut le concile selon le P. Congar s'est déroulée et a développé ses effets à l'instar de toutes les révolutions. Les novateurs ont pris le pouvoir -- toutes les places et tout de suite. Dans une révolution, les novateurs prennent le pouvoir pour installer la Liberté sur les ruines du Pouvoir. Leur programme tient toujours en deux propositions : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », et « Toute licence sauf contre l'Amour ». *Mutatis mutandis,* la révolution conciliaire a fait sien ce programme sous la bannière de *la pastorale.* Elle oppose la *liberté évangélique* au *pouvoir ecclésial.* L'esprit doit débarrasser de la lettre -- la lettre de la Loi et celle du Dogme. Mais comme aucune société ne peut vivre sans loi, on remplace la loi par le diktat ; et comme la religion révélée ne peut vivre sans dogme, on remplace le dogme de la foi par celui de l'obéissance. La doctrine s'efface devant *la pastorale,* érigée en doctrine du *pastoral.*
La révolution étant une rupture radicale avec ce qui existait précédemment, le critère simple de l'orthodoxie révolutionnaire est l'opposition au passé. Contre la tradition l'innovation devient la norme de l'inerrance. Mais comme aussi les lois mystérieuses de la psychologie font que les révolutionnaires se veulent toujours, en même temps que les prophètes du plus lointain Futur, les héritiers du plus lointain Passé, les novateurs conciliaires en appellent de la tradition à l'âge d'or de la primitive Église dont le christianisme tout neuf nous invite à relativiser les excroissances de l'Histoire -- dans l'attente de la parousie.
On le vérifie dans tous les domaines mais plus particulièrement, ou du moins d'une manière plus éclatante, dans la liturgie. De la constitution conciliaire sur la liturgie, pleine de pièges et d'ambiguïtés, à la constitution apostolique « Missale Romanum », équivoque à tous les points de vue, on voit la révision du rite traditionnel de la messe devenir le *Novus ordo missae*, ce nouveau rite devenant lui-même, dans son application, tout et n'importe quoi, violant impunément non seulement les lois fondamentales de la liturgie mais les prescriptions mêmes des textes, valides ou non, dont il se réclame. L'anarchie liturgique, jusque dans la messe, proclame sa légitimité du fait qu'elle est nouveauté, innovation, créativité et adaptation, toutes choses qui, enterrant le passé et la tradition, se flattent, par leur caractère révolutionnaire, d'incarner l'esprit conciliaire.
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Contre-épreuve révélatrice : la seule messe qui soit interdite, prohibée, pourchassée, est la messe de saint Pie V, parce qu'elle incarne le passé et la tradition. Mieux encore, et symbole presque hallucinant : ce qui condamne la messe traditionnelle, c'est qu'elle met en valeur le sacrifice eucharistique. Les novateurs sacrifient le sacrifice, si l'on peut dire, pour y substituer l'assemblée célébrante. Au cœur de la liturgie, *la pastorale* se fait rivale du *pastoral.* L'Agneau de l'Apocalypse n'est plus que le souverain Pasteur des moyens de communication.
#### *L'avenir de la pastorale*
C'est au XVI^e^ siècle que l'Église subit le premier choc de l'Humanisme. Ce fut, d'un côté, le schisme de la Réforme mais, d'un autre côté, un prodigieux renouvellement de la vie catholique qui, de manière variée, se poursuivit jusqu'à la moitié du XX^e^ siècle. Il faut cependant noter le caractère spécial de la Compagnie de Jésus, née des problèmes posés par l'Humanisme. Saint Ignace de Loyola s'inscrit dans la droite ligne du christianisme en concevant la vie comme un combat, d'abord contre soi-même, ensuite contre les forces du mal. Il faut choisir entre les deux étendards, celui de Jésus-Christ et celui de Lucifer. Le chrétien est le soldat du Christ dans le monde, et contre le monde. Le nombre de saints et de martyrs qui, depuis quatre siècles, jalonnent l'histoire de la Compagnie de Jésus montre la valeur de son inspiration première. Mais c'est un fait que dès le début, ou très rapidement, la spiritualité des Jésuites intégra à un haut degré le souci de la méthode en vue de l'efficacité. Il en résulta tous les succès que l'on connaît dans la christianisation de larges fractions de la société, grâce à l'influence prise par les Jésuites les plus éminents sur les dirigeants politiques et intellectuels des différentes nations. Il en résulta, du même coup, non seulement une hostilité particulière contre eux de la part des ennemis de l'Église, ce qui était tout à leur honneur, mais aussi un vague malaise dans l'Église elle-même où la qualité exceptionnelle, voire l'héroïcité de leurs vertus personnelles paraissaient trop étroitement reliées aux résultats à en attendre. Quelque chose de la gratuité divine du sacrifice manquait dans ce stoïcisme *ad majorem Dei gloriam*. Les moyens humains du pouvoir inséraient à l'excès le christianisme dans les arcanes du Pouvoir.
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Dans cette seconde moitié du XX^e^ siècle, l'Église subit le second choc de l'Humanisme. Mais cette fois-ci il s'agit de l'Humanisme intégral, celui de la démocratie, de la maçonnerie et du communisme. Si, pendant quatre siècles, les Jésuites ont pu tenir l'équilibre entre *le pastoral* et *la pastorale,* c'est maintenant le raz de marée de la pastorale ; et celle-ci n'est plus l'apanage de la seule Compagnie de Jésus, elle est le mot d'ordre, le programme, la doctrine de l'Église entière. La conversion *du* Monde doit commencer par la conversion *au* Monde, ou même se confondre avec elle. Coïncidence troublante : c'est un Jésuite, le P. Teilhard de Chardin, qui se révèle le maître à penser de l'Église conciliaire. Faut-il, une fois de plus, rappeler quelques-unes de ses formules (parmi des milliers d'autres analogues) ? Citons donc : « *Un Christ dont les traits ne se plieraient pas aux exigences d'un Monde à structure évolutive sera de plus en plus éliminé... *» *--* « *La Foi au Monde vient de naître. C'est elle et elle seule qui peut sauver le Monde des mains d'une Humanité décidée à détruire l'Univers si elle ne peut l'adorer. *» *--* « *Le Monde appartiendra demain à ceux qui apporteront à la terre* (*même dès cette terre*) *une plus grande espérance. *» *--* « *Si nous sommes tendus vers ce Christ total, nous aurons demain la Chine et le monde ouvrier *» ([^36])*.* C'est bien là *la pastorale* dans toute sa pureté -- si l'on peut dire, car on dirait mieux dans toute son impureté, dans toute sa confusion, dans toute son essentielle équivoque. On y trouve à la fois la conversion *du* monde et la conversion *au* monde, le souci premier de la méthode et de l'efficacité, la Science primant la Révélation, l'espoir humain recouvrant l'espérance théologale, la volonté de puissance l'emportant sur l'esprit de sacrifice et, finalement, le Christ confondu avec le Monde dans une gnose fondamentalement antichrétienne où l'évangélisation se mue en politisation.
La pente de la pastorale nous mène vers cette apostasie et si l'Église ne remonte pas rapidement le courant, c'est à une explosion en mille petits schismes et autant d'hérésies que nous allons.
110:214
Le redressement n'interviendra que lorsque l'exemple du bon Pasteur et l'enseignement du souverain Pasteur seront restitués dans leur intégrité.
Pratiquement, c'est par la restauration de la Loi qu'il faut commencer pour bannir définitivement le régime de l'équivoque qui est la plaie majeure de l'Église actuelle. Il suffit de se rapporter au texte de saint Mathieu que nous avons cité au début de cet article : Allez, enseignez tous les peuples, etc. L'enseignement (la doctrine), les sacrements, le gouvernement (les commandements, les lois, le Droit canon, la discipline, la juridiction, réglés par le pape et les évêques en communion avec lui). La restauration de la liturgie, et d'abord dans le saint sacrifice de la messe, sera le signe et le moyen de la restauration générale de l'Église. Lex orandi, lex credendi.
L'aventure de la pastorale n'a que trop duré. Il est temps d'y mettre un terme.
Louis Salleron.
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### Avec Mgr Lefebvre
*suite*
par Paul Bouscaren
VOUS N'AVEZ QU'UN MAÎTRE, vous n'avez qu'un Père (Matthieu, 23/8-10) : pas de maîtres qui fassent nombre avec le Christ, pas de pères qui fassent nombre avec Celui que nous avons au Ciel ; pas de nom commun à Dieu et à ses créatures, au Sauveur et à ceux qu'il sauve.
Rien n'est l'Évangile de Jésus-Christ que Jésus-Christ lui-même. Rien de ce qu'il y a dans l'Évangile que nous lisons, rien de ce qu'il nous inspire de faire. Ni morale, ni politique ; ni sainteté, ni religion ; ni vérité, ni amour ; Jésus-Christ seul en sa Personne même est le salut du monde en quoi consiste la Bonne Nouvelle de l'Évangile. Parfait accord de la théologie de saint Paul avec l'Évangile des synoptiques ainsi entendu, saint Jean illuminant l'identification du salut avec le Sauveur par l'identification de Celui-ci avec le Verbe de Dieu qui est Dieu.
Croire en Jésus-Christ, être avec Jésus-Christ, aimer Jésus-Christ plus que tout, suivre Jésus-Christ à la vie, à la mort, obéir à Jésus-Christ en tout ce qu'il commande. Selon ses propres paroles : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie », le Chemin, la Lumière sur le Chemin, la Marche sur le chemin.
Cette vérité fondamentale du salut, nous l'avons sous les yeux, dans l'Église, et avec le pape Vicaire universel du Seigneur, et avec l'évêque son Vicaire local, et avec le prêtre offrant le saint sacrifice de la messe. Du moins en allait-il de la sorte dans l'Église de Jésus-Christ, l'Église catholique romaine, jusqu'à Paul VI ;
112:214
mais Paul VI parle souvent, et agit, de façon qui hurle avec la Tradition romaine, sans excepter les anti-papes du grand schisme ; nous avons perdu nos évêques dans le brouillard des bureaux d'une maffia de tous les diables ; et la messe de Paul VI, regardée sous cette lumière, apparaît horriblement comme « la messe à l'envers », mémorial d'un autre évangile que l'Évangile de Jésus-Christ qui est Jésus-Christ lui-même.
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Même en voyant que l'Évangile c'est Jésus-Christ, encore ne faut-il pas prendre pour Jésus-Christ l'idée que peut s'en former l'esprit de chacun, car ce n'est jamais qu'une idée, mes frères ; or pareille confusion est-elle évitable, quand la mentalité moderne fait régner l'idéologie où qu'il s'agisse d'avoir son opinion personnelle ?
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« Dieu respecte notre liberté. »
1° Respecter, c'est regarder de bas en haut, considérer comme au-dessus de soi en quelque manière ; le respect de Dieu pour quoi que ce soit est un non-sens.
2° Notre liberté, aujourd'hui, c'est aussi bien, c'est surtout d'en abuser (cas du fils prodigue, et Dieu sait comme on en parle...) ; ce qui redouble le blasphème d'un respect de Dieu pour ça.
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L'Évangile nous oblige sans aucun doute à refuser une politique d'opposition à l'Évangile, et à préférer toute autre politique méritant ce nom, de droit et de fait ; l'Évangile peut donc justifier un choix politique, au moins en pareil cas, et Dieu sait qu'il n'est pas théorique ! De principe ou d'action, qui *fait obstacle à* l'Évangile nous *fait obligation* d'Évangile de haïr cet obstacle et d'être en guerre avec lui ; on me *fait rire,* lorsqu'il s'agit de politique, à vouloir en *faire exception* à une loi qui s'applique pour chacun à tous les siens et à lui-même, la seule politique ne devant pas nous obliger à la détester, de faire, -- démocratiquement, voilà le point, -- obstacle à l'Évangile.
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113:214
Dieu existe, puisqu'il nous est bon, incomparablement, de croire en lui, de mettre en lui notre espérance, de l'aimer par-dessus tout. Raisons de toujours, raisons d'à présent, mais en butte, à présent, non plus au culte de César divinisé, -- culte d'un homme fait dieu, témoignage du besoin des hommes, -- en butte au moderne, inouï, du culte de l'homme quelconque fait dieu pour et par sa prétention démocratique et sa prétention scientifique à se suffire : « Moi, dis-je, et c'est assez ! »
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« L'Église entre Dieu et les hommes », que pourrait bien signifier, pour le chrétien, cette « belle expression » au goût de *Figaro* (29 mars, page 29) ? L'Église n'est l'Église de Jésus-Christ qu'en étant Dieu avec les hommes, l'Emmanuel, Jésus-Christ lui-même : « Il n'en faut pas faire de différence », disait Jeanne d'Arc.
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« Ne serait-ce que dans le domaine liturgique, réforme sûrement moins fondamentale que d'autres, et qui, paradoxalement, a été la plus mal acceptée. » Pour quiconque sait un peu (ou sent avec le peuple encore chrétien), de quoi parle ce journaliste avec cette assurance, autant vaudrait de lire : « Je ne sais pas ce que je dis, je n'en sais rien du tout, je n'en sais rien de rien, mais là, ce qui s'appelle rien ! » (Lu par hasard un article signé Robert Serrou dans *Paris-Match* du 25 mars.)
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Outre la diversité générale, avec l'unique Canon romain traditionnel, des neuf prières eucharistiques de Paul VI, et de la lecture à haute voix par le célébrant, il y a au moins vingt différences du texte en traduction française, depuis le début jusqu'à l'acclamation ajoutée, dont six pour la formule de la consécration.
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Professeur de l'Enseignement libre de 1933 à 1955, j'ai vu les gens d'église peu soucieux, vraiment, de donner l'exemple de la justice sociale, dans cette entreprise scolaire, aux entreprises laïques de tout ordre ; depuis Paul VI, je vois les gens d'église, passés à la démocratie dans l'Église, comme ils sont passés maîtres, à mesure, dans l'art démocratique d'assurer à chacun la liberté d'opinion, taillable et corvéable à merci moyennant son droit à l'information.
114:214
En somme, hypocritement ou cyniquement, c'est toujours l'imitation du monde au lieu de l'Imitation de Jésus-Christ ; mais hier, ce fait du prince ne se donnait pas pour le droit de l'Évangile, et si l'Évangile se prêchait mal, faute de le prêcher d'exemple, encore ne lui faisait-on pas prêcher le mal de son multiforme contraire, le monde moderne.
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Homme moderne, Paul VI parle et agit en homme moderne, et c'est-à-dire, par principe et de fait, (on le précise trop aisément), au rebours des pontifes romains ses prédécesseurs, constamment accordés, par principe et de fait, à la doctrine du *Syllabus ;* répondre à ce grief ou cette plainte des catholiques traditionnels, (ainsi appelés par un pléonasme qui en dit long à qui veut entendre), répondre par cent faits et dits de Paul VI accordés à la foi de toujours, ... est-il possible que cela ne rappelle rien, pour étrangler pareille réponse accablante ? « Ce ne sont pas ceux qui disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux, mais bien celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux. Plusieurs me diront en ce jour-là. Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas en votre nom que nous avons prophétisé, ... chassé les démons, ... fait beaucoup de miracles ? Alors, je leur dirai hautement : je ne vous ai jamais connus. Retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquité. » (Matthieu, 7/21-23). Oui ou non, faut-il voir chez Paul VI des actes iniques, c'est-à-dire inconciliables avec la doctrine dont il témoigne par d'autres faits, s'avouant lui-même, de la sorte, l'un des faux prophètes contre lesquels nous met en garde le Sauveur (ibid., 15-20) ?
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« Rétablir le pont entre les modernes qui n'ont pas la foi et les croyants qui n'ont pas l'esprit moderne » : cela se lit à la une du *Figaro* (2 avril), à l'éloge de Jean Guitton, choisi comme médiateur... pour l'évacuation de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Rétablir le pont est-il concevable ? Ou s'agit-il de se rappeler de quelle manière saint Paul coupe court à pareille entreprise :
115:214
« Quel rapport entre la justice et l'impiété ? Quelle union entre la lumière et les ténèbres ? Quelle entente entre le Christ et Bélial ? » (II Corinthiens, 6/14-15). Esprit moderne, dites-vous ; alors... Mathématisme direct de la science, les êtres réduits à leur concept opérationnel ; mathématisme inverse de l'individualisme démocratiste, l'existence chacunière comme indépendance, contre l'évidence de ses conditions de nature et de société ; voilà l'esprit moderne, fondamentalement contradictoire, doublement incompatible avec toute foi en Dieu, que l'on prétend relier par un pont avec la foi en Jésus-Christ.
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La paix du Christ a pour condition en ce monde la guerre au monde ; l'aggiornamento de l'Église consiste à fermer les yeux là-dessus, envers et contre l'Évangile des quatre évangiles et de toute la tradition. « Apocalypse, connais pas », dit l'Église de Paul VI, tandis que la vérité des « misères de la guerre » de l'Apocalypse, dans le monde actuel et dans cette Église-là, brille de son éclat le plus sinistre.
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Il est tout à fait clair que l'Évangile s'adresse à chacun de nous et lui fait obligation à lui, l'Évangile, selon que chacun dispose personnellement de lui-même pour vivre de façon à se sauver ou se perdre lui-même éternellement. N'importe que l'on soit juif ou païen, esclave ou citoyen, homme ou femme, a souligné tout de suite saint Paul ; et n'importe, en chrétienté, que l'on fût roi ou serf ou bourgeois, mais à chaque chrétien d'exercer selon son état social toutes les vertus requises par l'amour de Dieu et du prochain. Il n'en va plus de la sorte dans l'Église de Paul VI, pourquoi ? Pour la raison qu'elle s'est mise à parler dans l'hypothèse démocratiste, et c'est-à-dire que chacun des hommes, à qui s'adresse personnellement l'Évangile, en tant même qu'il est cet être humain personnel, est, dans cette hypothèse, citoyen à égalité avec quiconque de pouvoir souverain sur la société ; que s'ensuit-il dès lors, sinon ce qui s'étale sous nos yeux, la responsabilité personnelle de chacun, pour vivre selon l'Évangile, devenue identiquement responsabilité de l'entière justice sociale comme elle incombait aux rois chrétiens, saint Louis par exemple ?
116:214
Cela révolte le bon sens chez l'homme qui voit le mensonge éhonté de la démocratie, mais il doit comprendre le lecteur de l'Évangile en pareille hypothèse, Paul VI par exemple, de lire ce qu'entraîne logiquement l'absurde hypothèse. Disons bien : absurde ; car s'il est vrai que chacun des membres fait exister le corps pour sa part, c'est en serviteur à sa place, et non en souverain volontariste
\*\*\*
Si le regard de l'Évangile sur la condition humaine peut apparaître clairement, il semble que ce soit dans les sept demandes du *Pater ;* or les trois premières sont pour notre condition divine, la suivante seule pour notre condition animale, les trois dernières pour notre condition pécheresse ; et toutes à la première personne du pluriel, voilà pour notre condition sociale.
\*\*\*
Libéralement, les opinions dialoguent comme des *manières de voir,* différentes par le droit de chacun à voir de ses yeux ; réellement, ce sont aussi et d'abord des *manières de regarder,* beaucoup moins différentes, bien plutôt une parité générale de non valeur des visions obtenues sans rien, ou si peu que rien, du regard voulu par la matière, -- et d'ailleurs, c'eût été souvent pour s'en reconnaître incapable. Mais allez donc, de la sorte, vous faire juge des opinions au lieu de les respecter du respect même, on le croit, dû à l'homme en chacun ! Ainsi avons-nous affaire à la méchanceté moderne, c'est la bêtise plus méchante que la méchanceté.
Paul Bouscaren.
117:214
### Saint Thomas du Créateur
par Antoine Barrois
SAINT THOMAS DU CRÉATEUR : tel est le nom que Chesterton a donné à saint Thomas d'Aquin ; et ce nom ne pâlit pas à côté des titres, traditionnels dans l'Église, de *Docteur angélique* et de *Docteur commun.* En écrivant ces mots Chesterton a établi une invocation ; et cette invocation est digne des Grandes Litanies.
L'appellation Docteur angélique évoque pour les thomistes la qualité presque surhumaine de l'intelligence de saint Thomas ; pour les profanes elle évoque en général le très grand intérêt qu'il portait aux anges. Le titre de Docteur commun que Pie XI remit en honneur rend clair à tous que la pensée de saint Thomas est proposée à tous les hommes, partout et dans tous les temps : « La liberté de l'esprit, quand elle se tourne vers l'universel, quand elle cherche l'éternel, peut n'importe où et n'importe quand écouter le conseil du Docteur commun. » ([^37])
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Le nom que Chesterton propose est d'un autre ordre. Les titres de Docteur commun et de Docteur angélique se rapportent quasi exclusivement à l'œuvre de saint Thomas. Ce sont des titres pour ainsi dire universitaires : ils indiquent que ce professeur est un professeur suréminent. A un maître, à un savant hors du commun, on a conféré des dignités exceptionnelles. Mais ces dignités risquent d'écarter les humbles ; mais ces titres peuvent inquiéter les sans-grades.
Alors que le nom de saint Thomas du Créateur est d'une telle poésie qu'il ne peut faire peur à personne ; bien qu'il soit, en un sens, effrayant. L'homme qui mérite de porter un tel nom s'est approché très près du cœur de la création. Il a pris une vue des êtres et de l'être qui ferait chanceler des cervelles moins équilibrées que la sienne. Mais surtout, ce nom nous dit que saint Thomas s'est approché fort près du Cœur du Créateur. D'une autre façon que saint Jean, mais vraiment lui aussi, saint Thomas a posé sa tête sur la poitrine du Christ et entendu battre son cœur. Et quoi de plus effrayant pour notre bassesse que cette figure gigantesque qui a pénétré si avant dans la connaissance de Dieu et des mystères de la Création.
Et cependant depuis des siècles, cet homme est un des poètes les plus populaires de toute la chrétienté. Depuis des siècles, dans toutes les églises de la chrétienté, l'hymne au Saint-Sacrement que tous peuvent chanter c'est le *Tantum ergo*.
119:214
Jusqu'à ces dernières années les plus petits enfants en ânonnaient les syllabes au Salut ; et leurs aînés de quelques années savaient par cœur les douze vers qui achèvent le *Pange lingua* alors qu'ils n'avaient point commencé le latin scolaire. Il n'y avait guère que le *Salve regina* qui fut encore plus connu.
C'est ce même poète populaire qui a établi l'office de la fête dont la célébration publique résiste à tous les assauts. Ce qui est inattendu. On aurait imaginé que les Grandes Litanies qui sont des prières de demande très antiques seraient remises en honneur parmi les catholiques et que la Saint-Marc serait célébrée avec éclat. Or cela n'est pas. La fête de ralliement, si l'on peut dire, c'est incontestablement la « Fête de Dieu ». A entendre chanter le *Lauda Sion*, lors des processions de la Fête du Saint-Sacrement, on n'a pas l'impression que les fidèles soient intimidés par la puissance de l'œuvre qu'ils chantent. C'est que l'inépuisable profondeur des formules exactes s'allie à la grâce ferme, à la plénitude sonore, à la gaieté grave et allante de la vraie poésie populaire : populaire au sens d'avoir l'affection du peuple. Or il ne fait point de doute que le peuple chrétien aime chanter le *Lauda Sion* et le *Pange lingua*.
Populaire, saint Thomas l'a été et pourrait l'être (devrait l'être) comme prédicateur. Nous possédons en effet le texte d'une série de sermons qu'il donna en 1273, un an avant sa mort, du dimanche de la Sexagésime au dimanche de Pâques dans l'Église conventuelle de saint Dominique. Cela se passait notablement avant le deuxième concile du Vatican et pourtant frère Thomas prêcha en langue vulgaire.
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Il n'est pas interdit de penser que c'était pour se faire comprendre de ceux qui ne savaient pas le latin. Et nous en concluons hardiment que les Napolitains du treizième siècle finissant comprenaient ce qu'enseignait saint Thomas dans les sermons qu'il leur destinait. Il y a donc sept siècles, les humbles, les ignorants, les croquants de passage et d'aventure quelque savantissime docteur en théologie, pouvaient entendre neuf sermons en neuf dimanches, sur les trois connaissances nécessaires au salut, donnés par l'un des maîtres les plus célèbres du temps. Et neuf dimanches de suite quelqu'un recueillit soigneusement les paroles du prédicateur puis les traduisit dans la langue internationale du temps : le latin, de telle façon que l'on puisse les diffuser auprès du plus grand nombre de ceux qui pouvaient se nourrir de cet enseignement et éventuellement s'en inspirer. Le quelqu'un en question était un dominicain, élève de saint Thomas, qui devait devenir évêque d'Aquin : Pierre de Andria. C'est à cet évêque que l'on doit la preuve certaine que six cent quatre-vingt-dix ans avant le concile Vatican II, il y avait à Naples au moins deux personnes pour se soucier d'instruire les fidèles.
Il faut croire que saint Thomas tenait aux hommes de son temps un langage qu'ils comprenaient puisque le Père Tocco qui assistait aux prédications fut frappé de voir le peuple de Naples accourir en foule pour entendre ces sermons. Et il faut croire que ce langage demeure compréhensible puisque la dernière édition française de ces sermons n'a pas dix ans et que certains des opuscules qui la composent ont eu plusieurs tirages.
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On peut donc les lire ([^38]) et en faire son profit : on constatera que ce sont des instructions accessibles aux cervelles ordinaires et point des élévations réservées à un quarteron de grosses têtes bardées de connaissances.
« Notre maître à tous, saint Thomas du Créateur » disait le Rme Père Gillet en reprenant la formule de Chesterton. Notre maître à tous, cela s'entend évidemment de tous les théologiens et philosophes, maîtres ou apprentis. Mais cela s'applique aussi à tous ceux qui étudient, c'est-à-dire à chacun d'entre nous lorsque nous faisons l'effort de lire attentivement et de prendre des notes ; lorsque nous nous efforçons de comprendre et d'entrer plus avant dans la signification de chaque phrase ; lorsque nous nous efforçons de faire une analyse et une explication de textes un peu sérieuse.
Il ne faut pas croire ceux qui disent que saint Thomas, aujourd'hui, n'est plus accessible. Plus, il faut répondre tranquillement à ce genre de propos en prenant modèle sur saint Thomas. Lorsque saint Thomas avait exposé, en vue de la réfuter, une proposition erronée et qu'elle se trouvait être particulièrement fausse, il n'y allait pas par quatre chemins. Il disait tout carrément : « *Hoc autem est valde stultum *», c'est-à-dire : ceci est d'une extrême sottise. Ce qui se dit en langage courant : « C'est complètement idiot. » Donc, prenant modèle sur saint Thomas et tenant compte du niveau mental qu'ils manifestent, nous répondons à ceux qui disent : -- « Saint Thomas est dépassé. » -- « C'est complètement idiot ! » Ou pour manifester notre attachement au maintien du latin vivant : « *Hoc est valde stultum. *»
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Ceci dit, saint Thomas est un de ces géants dont il est sain d'avoir une crainte respectueuse. On ne doit pas aborder de tels génies et de tels saints avec la familiarité tranquille de la bonne dame dont Chesterton nous conte l'histoire : Cette brave personne s'était acheté un beau commentaire de la Somme et s'était plongée dans le chapitre : « De la simplicité de Dieu. » Il s'ensuivit qu'au bout de quelques pages elle reposa le livre et dit avec un grand soupir : « Je me demande ce que peut bien être sa complexité. »
Il est clair que la théologie de saint Thomas telle qu'elle est exposée dans les Sommes, que les commentaires de l'Écriture Sainte, que les opuscules philosophiques ne sont pas à la portée de tous les fidèles ; ni même de tous les ecclésiastiques.
Et il est clair aussi que la référence à saint Thomas ne couvre pas la multitude des erreurs comme la charité la multitude des péchés. Beaucoup de modestie sied à notre siècle finissant, car sa barbarie intellectuelle est sans rivale.
123:214
On raconte que Luther brûla en public la *Summa theologiae.* Quoi qu'il en soit, l'image au moins est juste. Et l'on peut dire que le monde moderne est né à la lumière de ce brasier : « Brûlent les formules, brûlent les arguments et brûlent les syllogismes ; les sentences et les maximes se tordent en flamme d'or, gloire ultime de l'ultime héritage de la radieuse sagesse grecque. La plus haute synthèse de l'histoire, qui avait relié le monde moderne au monde antique, achevait de s'envoler en fumée... » La lumière maudite du brasier de Luther n'a jamais éclairé personne, mais la fumée de Satan qui s'en est échappée, n'a cessé d'enténébrer le soir du monde.
*Thomas in mundi vespere*
*Fudit thesauros gratiae*...
« Au soir du monde Thomas répandit des trésors de grâce », chantent les Frères Prêcheurs dans une hymne consacrée au Docteur angélique.
124:214
Le peu que nous saurons prendre de ce trésor de grâces répandu par saint Thomas nous conduira à en savoir plus sur Dieu, sur le mystère de la Sainte Trinité, sur les merveilles qu'Il a accomplies en notre faveur, sur le mystère de la Rédemption. Et ainsi, nous nous approcherons à notre tour du Cœur de notre Créateur.
Sancte Thoma Creatoris, ora pro nobis.
Antoine Barrois.
Pour la première fois, le lecteur français peut prendre connaissance en son entier du *Saint Thomas* de Chesterton.
Une traduction de Maximilien Vox avait été publiée en 1935, mais elle amputait l'ouvrage du quart environ de sa dimension.
Afin de saluer cet événement : pour la première fois en français, la traduction intégrale de *L'homme éternel,* déjà paru, et du *Saint Thomas,* qui vient de paraître, la revue ITINÉRAIRES publiera prochainement un numéro spécial -- préparé par Georges Laffly -- sur ces deux ouvrages en particulier et sur Chesterton en général.
*J.M.*
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## NOTES CRITIQUES
### Tixier-Vignancour raconte
Jean-Louis Tixier-Vignancour : « Des républiques, des justices et des hommes. Mémoires » (Albin Michel).
*A lire ce récit de nombreux faits évoqués dans ce volume qui en est si richement pourvu, on n'est guère tenté de penser quelque bien des républiques ; la justice d'autre part propose de douloureuses interrogations ; et finalement on peut se demander si le spectacle offert par les hommes les rend dignes d'une charitable indulgence. Que de dossiers attristants ou accablants ! Nous voyons défiler les crises politiques de l'avant-guerre, l'épuration, le procès de Salan et l'exécution de Degueldre ; une remontée dans le temps nous fait revivre la venue de la guerre, le* « *suicide national *»*, la débâcle, les traquenards d'Alger, le procès de Pucheu, le terrorisme devenu institution, l'attentat contre Giraud, plus tard l'affaire des* « *fuites *»*. Ajoutons l'étude relative aux communistes et les confidences de Barbé sur l'infiltration dans l'Église :* « *Un est déjà évêque ; deux ou trois peut-être..* »* ; et pour finir, la braderie die l'Algérie Française. Encore l'avocat tenu par le secret ne peut pas tout dire à propos de quelques affaires. Il y aurait largement de quoi devenir misanthrope.*
*Mais chez Tixier-Vignancour la générosité du caractère, l'allègre vivacité béarnaise, l'idéal et l'expérience de l'avocat maintiennent un optimisme relatif mais actif, une charité foncière dans la sévérité même, une foi constante dans la véritable justice.*
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*Quant aux républiques, le parlementaire qui a toujours fait son devoir et gardé le souvenir de collègues qui n'y manquèrent pas non plus ne saurait se situer à l'égard du petit monde des assemblées dans une attitude de contestation absolue.*
*Mes propres souvenirs d'adolescence se rapportent à l'Avallonnais, qui déjà au temps de l'enfance de Marie Noël était le paisible domaine de la famille Flandin ; un royaume d'Yvetot parlementaire et dynastique, assez peu différent sans doute du Béarn dépeint par notre auteur, fidèle à la mémoire de Léon Bérard ; je puis comprendre ses sentiments, sans pour autant rêver nostalgiquement au vert paradis de l'Alliance Démocratique, au pittoresque folklore des élections du temps jadis... Sur un tout autre point, on jugera peut-être moins favorablement l'enlèvement du cercueil du Maréchal ; pour moi, un transfert à Douaumont conçu comme un* « *pardon *» *daignant oublier Vichy en considération de Verdun me trouve hostile ou au moins méfiant. Plus méchant que notre mémorialiste, je suis aussi tenté, à propos de tel ou tel épisode, de soupçonner la préméditation là où n'apparaissent que les conjonctions du hasard et de la sottise. Mais quoi ? On ne reprochera pas à l'avocat qui a rendu des services éminents et désormais historiques, de ne pas s'être adonné à la pratique exclusive du réquisitoire. Son amitié pour Madiran le situe assez près de nous pour que nous respirions sans réticences la brise vivifiante qui passe à travers ces pages, et que tant de miasmes malsains n'ont point polluée. L'affection vibrante qu'il témoigne aux hommes de bien qu'il a rencontrés dans les milieux du barreau, de l'enseignement du droit et de la politique elle-même, est propre à réveiller en nous cette confiance française, cette espérance dont nous aurons peut-être bien besoin dans les jours à venir. Ses mémoires auront ajouté des thèmes utiles de réflexion et des documents précieux à un grand exemple.*
Jean-Baptiste Morvan.
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### Le général Jouhaud témoigne
Edmond Jouhaud : « Ce que je n'ai pas dit (Fayard)
Le général Jouhaud apporte dans ce livre de nouvelles précisions sur la rébellion et la perte de l'Algérie. Une fois encore il examine les données du drame et s'interroge une autre issue était-elle possible ?
Quinze ans ont passé depuis Évian et l'indépendance algérienne et il est fort possible que ces questions paraissent lointaines et de peu d'intérêt à beaucoup de gens. Il s'agit pourtant d'une des clés du monde où nous vivons. La rébellion algérienne est à l'origine de la décolonisation africaine (Égypte, Tunisie, Maroc, pays contrôlés ou protectorats, n'étaient pas exemplaires au même titre). L'indépendance, la rupture avec l'Europe, sont généralement considérées aujourd'hui comme des fatalités inscrites « dans l'histoire ». Le fait entérinait surtout le déclin des puissances européennes : la décolonisation était voulue avec autant de force par l'U.R.S.S. et par les États-Unis. Les deux empires n'ont pas trouvé devant eux une résistance.
Une Algérie restée française (ou liée à la France dans une fédération) aurait engagé tout le continent dans une autre voie. L'Europe et l'Afrique y auraient gagné. C'est la rupture qui a prévalu. Les conséquences sont là : tyrannies locales, et mainmise américaine, russe ou chinoise. L'Algérie, elle, voulait (exactement : certains voulaient pour elle) l'accès à la démocratie, à la dignité personnelle, au bien-être. Jamais le droit de chacun n'a été aussi méprisé que sous Boumediène, le suffrage universel, conquête capitale paraît-il, n'est exercé (rarement) que sous une forme parodique, et la misère s'accroît.
L'Europe est convaincue que la décolonisation est un bien. Mais elle s'effraye du coût du pétrole, qui compromet sa vie. Demain, ce peut être le coût du cuivre, du manganèse, d'autres matières premières qui augmente brutalement, parce que les mines seront passées dans les mains d'un groupe puissant ou d'un empire. Nous avons souhaité cette dépendance.
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Pour la France, l'indépendance de l'Algérie a été politiquement très coûteuse, par la manière dont elle a été obtenue. L'armée y a perdu sa foi en elle-même, et bon nombre de ses meilleurs éléments. Elle est en position d'accusée permanente. L'État non plus n'est pas sorti intact. La politique de De Gaulle a consisté à mentir pour désamorcer les forces puissantes qui voulaient garder l'Algérie, il fallait tenir un langage exactement contraire aux actes. Cette duplicité a parfaitement réussi. Mais elle a compromis pour longtemps la confiance que peut avoir le peuple dans les affirmations les plus solennelles. On ne peut croire à la parole d'un dirigeant français (d'autant que la période honteuse du mensonge est exaltée). On ne voit donc pas comment un citoyen pourrait consentir des sacrifices à l'État, ni comment un fonctionnaire de quelque responsabilité pourrait faire autrement que de prendre le vent, chaque matin, cherchant au moindre péril à se tirer égoïstement d'affaire. Si la tromperie est louable, et sainte, chacun pour soi.
Il est impossible de lire l'ouvrage du général Jouhaud sans faire ces petites réflexions. Elles sortent directement de ce témoignage honnête, serein, œuvre d'un homme généreux, irrémédiablement blessé. Blessé dans son attachement à sa terre natale (il est Oranais), dans soli âme de soldat et de serviteur de l'État.
Georges Laffly.
### Michel Déon s'enlise
Michel Déon : « Le jeune homme vert », « Les vingt ans du jeune homme vert » (Gallimard).
*Après la lecture du premier volume consacré au* « *Jeune Homme Vert *»*, je m'étais demandé si la suite apporterait une peinture humaine plus profonde et plus authentique, telle que nous pouvions l'attendre de Michel Déon. Devra-t-on dire du Jeune Homme Vert ce que disait de l'Afrique moderne l'inénarrable professeur Dumont :* « *qu'il est mal parti *».
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*On ne saurait blâmer un écrivain de reprendre et de réadapter des procédés ou thèmes classiques, comme le héros tenu pour enfant trouvé, mais en fait bâtard d'une famille de petite noblesse provinciale : en somme, Candide ou Tom Jones. Il est également possible de recourir à* *la tradition picaresque, d'évoquer des personnages douteux se faufilant à travers un monde obscur et compliqué. Mais ces schémas ont aussi leurs inconvénients et leurs lacunes. Le héros voyageur et goguenard, l'* « *homme aux semelles de vent *»*, qui ne tient à rien véritablement, n'est pas l'intercesseur souhaitable pour faire revivre avec toute la densité voulue une époque où précisément la pesanteur tragique des grands événements accablait de manière directe les personnalités les plus modestes. Avec un personnage en marge, ;'œuvre risque de se situer en porte-à-faux. On rencontre le plus souvent notre jeune homme vert dans l'asile protecteur des maisons de tolérance ou dans les filières de trafics douteux. Ce n'est pas, quoi qu'on en puisse penser, le placer dans des situations piquantes et imprévues, bien au contraire ; et, finalement, des poncifs qui se veulent truculents et provocants sont aussi attendus que les milieux distingués hantés par les personnages de Françoise Sagan. Il est alors bien difficile de prétendre affecter un héros, glissant comme l'anguille et quasi-impondérable, d'une grande passion, même passagère ; on ne réussit guère alors à être convaincant.*
*S'agit-il d'un exercice de style ? Ou d'une vengeance littéraire dirigée contre une époque trop fertile en déceptions, en elle-même et dans ses prolongements ? Le mépris succéderait alors aux réquisitoires formulés par Déon dans des œuvres précédentes, et le Jeune Homme Vert représenterait la vanité des enfants du siècle ; mais il faudrait supposer un humour critique dépourvu de références comparatives, et trop constant pour être perceptible. Je crois plutôt à l'échec final d'une certaine attitude propre aux* « *hussards *»*, et dont on regretterait que les membres de ce groupe restassent toujours prisonniers.*
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*Avec la confiance justifiée de leur talent, ils ont cru d'abord créer une salutaire diversion, et même une opération de balayage dirigée contre la littérature existentialiste révolutionnaire. Ils ont en réalité fourni à l'idéologie subversive une raison supplémentaire : ne se donnant jamais l'air de reconnaître quelque valeur encore vivante aux idées traditionalistes, ils ont accrédité l'idée que les seules doctrines sérieuses étaient celles des gens d'en face. Un* « *tout cela est bien fini *» *ne peut que convaincre la subversion du bien-fondé de ses entreprises. Il ne servirait même à rien d'appliquer les dérisions de la fantaisie caustique à la nouvelle société permissive et subversive ; les principaux intéressés sont imperméables à ce genre de peinture et le sont plus que jamais, l'éducation intellectuelle subversive ayant fait son chemin.*
*Il eût fallu sans doute consentir à une totale modification des perspectives, qui eût permis à des tempéraments littéraires riches de possibilités de montrer du génie plutôt que du talent et d'offrir, sans amertumes prolongées ni délectations moroses, un tableau de la vie pourvu de cette force et de cette conviction sans lesquelles il n'est point de splendeur. Mais cette révolution copernicienne aurait exigé que l'on renonçât à un stendhalisme qui, graduellement, perd son énergie apparente pour aboutir à un existentialisme de la futilité. Le stendhalisme est en son fond inconsistant ; dupe de ses propres subtilités, il ne recèle qu'une conception assez neutre et fruste de l'existence ; il se croit* « *florentin *» *et finalement il n'est qu'américain. Il me semble que sa présence dans les réalités de l'Histoire a été le mieux incarnée par Napoléon III et son temps : on commence par le carbonarisme et on termine avec Offenbach. Un Barrés a transformé le culte imprécis de l'énergie en doctrine de l'énergie nationale ; mais nombre d'écrivains pourtant remarquables apparaissent comme des Barrés qui se seraient arrêtés au* « *culte du Moi *»*.*
*Pauvre génération des* « *vingt ans en Quarante *»* ! Quel visage lui donne-t-on ! Quand je revis par la pensée les souvenirs de ce temps, je ne vois pas de* « *jeune homme vert *» *parmi mes camarades. Et les Allemands à qui nous eûmes affaire étaient des oppresseurs très sérieux, nullement semblables à un esthète fantoche comme Von Rockroy. Si nous avons parfois défié le temps mauvais, ce ne fut pas avec l'insolence dansante d'une indifférence épicurienne.*
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*Qu'on le veuille ou non, il y eut une tragédie, et des personnages de resquilleurs ne peuvent y jouer des rôles de protagonistes. J'ai dans mes papiers l'histoire de mon groupe royaliste clandestin, dans une ville de la zone occupée. Je ne crois pas que j'aurai jamais l'audace, peut-être moralement discutable, d'en faire un roman. Mais il me suffit de relire ces pages pour mesurer certaines différences et sentir tout ce qui proteste en moi contre d'aimables fantaisies bien proches de la mascarade outrageante. Il est vrai que nous étions avant tout chrétiens ; il n'y a pas de chrétiens dans le* « *Jeune Homme Vert *»*... Une littérature qui a rompu avec l'esprit chrétien s'est du fait même refusé la multiplicité des perspectives d'approfondissement, ainsi que l'assouplissement de la pensée que postule le christianisme. Une telle littérature a certainement une* « *gauche *»*, elle ne peut pas avoir une* « *droite *»*, car il n'est pas de droite relativiste et sceptique ni dans la philosophie, ni dans le roman.*
Jean-Baptiste Morvan.
### Bibliographie
#### L'Évangile de Bruckberger
« L'Évangile, traduction moderne par R.-L. Bruckberger et Simone Fabien. Commentaire pour le temps présent par R.-L. Bruckberger. »
Première lecture
La traduction de l'Évangile par le P. Bruckberger et Simone Fabien a reçu un très bon accueil du public. Je m'en réjouis d'autant plus que je craignais l'échec. Il y a une telle concurrence !
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A vrai dire, ce que je craignais surtout, c'était l'échec de l'entreprise elle-même. Le P. Bruckberger a voulu faire une traduction « moderne », c'est-à-dire une traduction qui, tout en étant parfaitement fidèle, ne fût pas « une offense aux oreilles d'un Français normal, amoureux de l'harmonie de notre langue ». Il s'étonnait qu'aucun grand écrivain de chez nous n'eût songé « à traduire la Bible en français comme Luther l'a fait pour l'allemand ». Sans se lancer dans l'immensité de la Bible, il a commencé par l'Évangile.
Traduire est toujours difficile. Traduire l'Évangile est plus difficile que tout. Il faut respecter la parole de Dieu, la date de l'écriture et le caractère éternellement contemporain du message. Éviter les pièges du gnosticisme, de l'archéologisme, du modernisme. Garder le mystère et la simplicité. La tentation est grande de chercher à se signaler par l'originalité. Le P. Bruckberger n'a pas voulu faire original, il a voulu faire lisible et sapide. « J'ai voulu de toutes mes forces que la traduction que je présente ait une patrie, la langue française ; une époque, la nôtre ; un accent du terroir, un terroir de vignoble et d'air marin, le mien. » Il y a incontestablement réussi, quelles que soient les critiques ou les réserves que chacun puisse faire sur tel ou tel mot, telle ou telle phrase.
Si l'ignorant lit pour la première fois l'Évangile dans cette traduction, il sera effectivement en présence de la Bonne Nouvelle, telle que nous l'ont transmise Marc, Matthieu, Luc et Jean. Il l'accueillera ou la refusera, mais il ne sera ni rebuté ni dupé par le langage qui la lui porte en cette fin du XX^e^ siècle. Quant au chrétien, familier de l'Évangile, il le retrouvera dans l'intégrité de sa substance et de sa saveur, sans être jamais choqué par des libertés excessives.
Pour rendre le texte plus lisible, le P. Bruckberger a eu recours à trois procédés.
Il sépare largement les paragraphes, comme des séquences d'un film.
Il compose sur une « justification » plus étroite (en lignes plus courtes) tout ce qui est citation de l'Ancien Testament, prière, hymne, etc.
Enfin il présente en forme de dialogue ce qui est rapporté en style indirect dans le texte original. Par exemple :
« Il partit avec ses Disciples vers le bourg de Césarée de Philippe. Chemin faisant il les interrogeait :
« Jésus. -- Qui les gens disent-ils que je suis ?
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« Les Disciples. -- Jean, le Baptiste !
« D'autres. -- Élie !
« D'autres. -- Un des Prophètes !
« Jésus. -- Mais vous-mêmes, qui dites-vous que je suis ?
« Pierre. -- Vous êtes le Christ !
« Il leur recommanda de ne parler de lui à personne. » (Mc 8, 27-30.)
Ces procédés sont tout à fait légitimes dans le genre adopté. Ils n'altèrent en rien l'Évangile et rendent la lecture plus facile.
Mais c'est aux textes les plus connus qu'on voit le mieux la volonté du P. Bruckberger de ne pas faire du neuf et du sensationnel pour le plaisir. Voici sa traduction du Pater :
« Notre Père, qui êtes aux Cieux,
Que votre Nom soit sanctifié,
Que votre Royaume vienne,
Que votre volonté soit faite sur la terre comme au Ciel !
Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien.
Tenez-nous quittes de nos offenses envers vous.
Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.
Ne nous laissez pas succomber à la tentation,
Mais délivrez-nous du mal. » (Mt 6, 1-15).
Et voici celle du prologue de saint Jean
« A l'origine, était la Parole.
Et la Parole était en Dieu.
Et la Parole était Dieu.
A l'origine, la Parole était en Dieu,
Par Elle, tout existe,
Et rien de ce qui existe,
N'existe et n'a été fait en dehors d'Elle.
En Elle est la Vie,
Et tout ce qui a été fait
En Elle est Vie,
Et la Vie est la lumière des hommes.
La Lumière brille dans les ténèbres,
Et les ténèbres ne l'ont pas connue. » (Jn 1, 1-15).
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On voit que le P. Bruckberger qui n'a jamais, en aucun domaine, manqué d'audace, sait aussi n'innover qu'en tremblant. Dans la mesure où il touche à une traduction traditionnellement reçue c'est toujours dans le même dessein : que l'ignorant comprenne. Ce n'est pas parce que la « Parole » traduit plus exactement *logos* ou *verbum* qu'il choisit ce mot, c'est parce que tout le monde le comprend.
Chaque évangile est présenté sans aucune note. Les commentaires sont renvoyés à la fin. Je n'en dirai rien ; ce serait me lancer dans une trop longue étude. Tous ceux qui ont lu « L'Histoire de Jésus-Christ » en retrouveront les qualités, presque indéfinissables : cette présence, cette vivacité, cette vitalité. Traduit ou raconté, l'Évangile, c'est l'éternelle actualité de la vie divine dans notre vie terrestre ; c'est toujours Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, le Tout Autre totalement présent et mêlé à notre misère.
Avec les commentaires du P. Bruckberger il faut lire ceux de Simone Fabien présentés dans un livre à part *Paroles de lumière de l'Évangile* (Albin Michel). Juive, non chrétienne, elle est passionnée de l'Évangile. Ce sont des chemins mystiques et ésotériques qui la mènent au secret de l'Évangile, ce secret de la Connaissance accès ou barrière au mystère de la Charité. Le livre est intelligent et émouvant. On y sent la profondeur d'une expérience douloureuse.
Un souhait pour terminer. Que cet Évangile soit présenté rapidement en deux volumes pouvant être acquis séparément : la traduction, et les commentaires. Une édition bon marché le rendrait accessible à des millions de lecteurs.
Louis Salleron.
Seconde lecture
Les éditions Albin Michel ont publié en 1976 : « L'Évangile » : « traduction moderne, par R.-L. Bruckberger et Simone Fabien ; commentaires pour le temps présent par R.-L. Bruckberger ». C'est un volume de près de six cents pages grand format. La typographie, bien aérée et en gros caractères, en rend la lecture agréable.
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Le Père Bruckberger fait précéder sa traduction d'une introduction, de notes pratiques et d'une « note panoramique ». Il déclare s'être attelé à cette traduction de l'Évangile parce qu'il n'était absolument pas satisfait des traductions existantes. Il a voulu faire une traduction « qui ne soit pas une offense aux oreilles d'un Français normal, amoureux de l'harmonie de notre langue » ; et une traduction accessible au grand public, débarrassée des notes trop savantes qui encombrent la plupart des Bibles ; bref, une traduction populaire, au bon sens du mot. Il a donc choisi d'employer le français moderne, tel qu'on le parle en 1975. Cette option nous paraît légitime, encore que nous préférions, pour un texte sacré, un langage plus classique. Quand nous étions enfant, notre curé faisait lire les douze prophéties du samedi saint dans une Bible du XVII^e^ siècle (probablement celle de Le Maistre de Sacy). Ce français d'une pureté parfaite, qui nous enchantait, était tout à fait à la portée de l'auditoire composé en majorité d'enfants du peuple. Mais enfin, il est bien normal qu'un traducteur œuvrant en 1975 emploie le français de son époque, avec le souci d'être compris de tous. Nous ne croyons pas que ce souci justifie une expression comme : « Ne jure même pas par ta *caboche. *» Il nous semble que le mot *tête* est intelligible même pour le plus obtus des Français de notre temps. Mais les expressions par trop populaires sont exceptionnelles dans cette traduction ; quoique moderne, le français du Père Bruckberger reste presque toujours correct ; en outre, il est généralement très vivant et plein de vigueur, ce qui est appréciable.
Le Père Bruckberger a placé en premier l'Évangile selon saint Marc. Il s'en explique, en disant que cet Évangile est certainement plus ancien que le texte grec de saint Matthieu, le seul qui nous soit parvenu, puisque le texte hébreu primitif de saint Matthieu est perdu. En outre, Marc se présente comme un canevas ; un texte court, sec, réduit au minimum. Dans une édition populaire, on peut admettre cette option. Le Père Bruckberger a divisé le texte des Évangiles en péricopes numérotées, suivant le sens ; et il indique, en marge de chaque péricope, les chapitres et versets auxquels elle correspond.
En ouvrant le livre, nous avons tout de suite cherché la traduction du *Notre Père.* Heureuse surprise : c'est presque le texte traditionnel, avec le vouvoiement et le « Ne nous laissez pas succomber à la tentation. » Et le Père Bruckberger s'en explique dans son commentaire :
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« Dans la présente traduction, nous avons rétabli le vouvoiement à l'égard de Dieu. Ce vouvoiement est seul conforme au génie de la langue française, et si notre traduction a une ambition, c'est bien celle d'échapper au charabia ecclésiastique pour retrouver le sens et l'usage courants de la langue, et sa pureté aussi... La généralisation du tutoiement dans les rapports sociaux en France, particulièrement dans la jeunesse, devrait nous confirmer dans le vouvoiement à l'égard de Dieu. Faisons comme les Anglais : maintenons à tout prix l'exception à l'égard de Dieu : et s'il n'en restait plus qu'un qu'il fallût vouvoyer, ce serait Celui-là ! Nous avons toutes les raisons de penser que Jésus-Christ, dans sa langue, ne s'exprimait pas en charabia. La seule prière dont il nous ait dicté les termes, pourquoi la traduire en charabia ? Si les experts ecclésiastiques préfèrent le charabia, c'est leur affaire, pas la nôtre. Leur autorité est nulle quant à la langue, ils en prodiguent les preuves chaque jour... En dehors de cette affaire de vouvoiement, ou il nous a paru nécessaire de répudier le patois des cuistres, nous avons encore rétabli la traduction traditionnelle : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation ! » C'est encore une loyauté envers la langue française, plus analytique que le grec ou le latin. Dans ma vieille grammaire latine, il y avait un exemple fameux : « Caesar fecit pontem », qu'il fallait traduire par : « César fit faire un pont », et non pas : « César fit un pont »... Traduire en s'adressant à Dieu : « Ne nous soumettez pas à la tentation », ou même : « Ne nous introduisez pas dans la tentation », serait tout aussi absurde et même dangereux... Mais les cuistres ecclésiastiques ignorent superbement la langue française. D'où prennent-ils donc l'audace de traduire le « Notre Père » en français ? Et surtout d'imposer leur abominable traduction ? »
Certaines traductions nous paraissent trop faibles ou impropres. Ainsi, à trois reprises (Marc, XVI, 6 ; Matthieu, X, 8 ; Jean, H, 22), le verbe *ressusciter* est rendu par : *éveillé, réveillez, relevé.* Ailleurs, le Père Bruckberger emploie bien le verbe *ressusciter* et, dans son commentaire, il professe hautement sa foi en la résurrection ; pourquoi donc, dans ces trois passages, ne pas avoir employé le mot propre ? En Marc, XI, 15, le Père Bruckberger a gardé le mot grec : *Hiéron* pour désigner le temple ; ce mot risque de n'être pas compris. *Éveil* pour : *résurrection* ([^39])*, changez* pour : *convertissez-vous,* nous paraissent trop faibles. Dans son commentaire, le Père Bruckberger considère : *convertissez-vous, faites pénitence* comme inintelligibles à l'homme moderne.
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Nous convenons que ces expressions peuvent *heurter* bien des hommes de notre temps, mais... précisément parce qu'ils les comprennent fort bien et répugnent à l'effort qu'elles impliquent ! Dans le prologue de saint Jean, le mot *Logos* (*Verbum*) est rendu par : *Parole,* ce qui est textuellement exact ; mais le même mot : *Parole,* avec majuscule, est employé sur toute l'étendue du livre, pour désigner l'enseignement de Jésus, ce qui risque d'engendrer une confusion dans l'esprit du lecteur. Au chapitre XVII de saint Jean, le verset 1 est omis.
Ce sont là des imperfections, non des trahisons ; il y en a peut-être une cinquantaine sur l'étendue des quatre Évangiles ; c'est relativement peu. Dans l'ensemble, la traduction du Père Bruckberger est *bien fidèle* et intelligible à l'homme moderne. Nous avons trop souffert des traductions officielles équivoques et parfois carrément falsifiées, pour quereller sur des détails un auteur dont l'honnêteté, la compétence et le courage sont indiscutables.
\*\*\*
Chacun des quatre Évangiles est suivi d'un commentaire. Dans la typographie, on a bien distingué le commentaire de la traduction. Ce commentaire ne porte pas sur tout l'Évangile, mais seulement sur quelques péricopes choisies ; il est parfois très développé : ainsi, le commentaire des béatitudes couvre treize pages, et il est excellent. Nous avons déjà cité celui du *Pater.* A part quelques expressions comme *gadoue* et *gourous* (le sens de ce dernier mot nous échappe) et quelques allusions aux options politiques passées du Père Bruckberger, nous avons beaucoup apprécié le commentaire. Nous en citerons un, qui nous a paru particulièrement remarquable, celui du *Tu es Petrus* et de ce qui le suit :
« ...Comme je suis ici pour dire ce que je pense, je dirai que l'interprétation catholique traditionnelle de cette séquence de l'Évangile me paraît la seule possible. La « pierre » de fondation est co-extensive à la durée de l'édifice. On ne comprendrait pas que, l'édifice achevé -- et l'est-il ? -- la pierre de fondation soit retirée comme si elle était inutile. Elle continue au contraire à tout supporter. Sans elle, tout s'effondrerait. C'est le principe de la magistrature universelle de l'évêque de Rome qui maintient à travers les siècles l'investiture solennelle conférée à Pierre... Disons que c'est... difficile d'être le pape, le successeur de Pierre, la « pierre de fondation » de l'Église. C'est une situation d'humilité et de solidité, d'obscurité et de persévérance, bien peu compatible avec les penchants d'une nature humaine portée a l'efficacité active et à la vaine gloire, comme nous le verrons pour Simon-Pierre dans la suite de cette histoire.
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C'est à ce moment que Jésus commence de révéler à ses apôtres le vrai sens, le sens complet de sa mission terrestre, de « Fils de Dieu vivant » parmi les hommes : qu'il lui fallait monter à Jérusalem, qu'il aurait beaucoup à souffrir par le fait de toutes les autorités de sa nation, qu'il lui faudrait être mis à mort et ressusciter le troisième jour. L'évangéliste Luc nous dit qu'ils ne comprirent pas cette parole. Et Pierre ne le lui envoya pas dire : « A Dieu ne plaise ! cela ne vous arrivera pas ! » La réponse du Christ est d'une brutalité incroyable... « Passe derrière moi » dit Jésus à Pierre, et c'est là qu'il l'appelle Satan, après lui avoir changé son nom de Simon en celui de Pierre. Ainsi, au moment où Jésus vient de promettre à Pierre que l'enfer ne prévaudra jamais contre lui, ce même Pierre, il l'appelle Satan ! Quelle contradiction terrible, et qui fait partie aussi de l'investiture de Pierre ! C'est là qu'on voit qu'il n'est pas facile d'être catholique, encore moins d'être le pape. Que ceux des catholiques qui croient que leur obéissance inconditionnelle les dispense à tout jamais de discernement, méditent toute cette séquence de l'Évangile ! »
A propos de Luc XVII, 21, nous croyons, comme le Père Bruckberger, que le sens est : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous », et non pas : parmi vous, comme traduisent beaucoup de bibles. Et nous aimons bien l'image que le Père Bruckberger emploie dans son commentaire : Dieu se tient à la porte de notre cœur, et il frappe ; mais il ne force pas l'entrée : c'est à nous d'ouvrir, et on ouvre en tirant vers l'intérieur, non en poussant comme trop s'obstinent à le faire. Sans nier la dimension sociale du Royaume de Dieu, prenons bien conscience qu'il est pour chacun une réalité intérieure, et Dieu n'entre que si nous lui ouvrons la porte de notre cœur.
Autres commentaires magnifiques : ceux de la Passion et de la Résurrection : ils couvrent les vingt-deux dernières pages du livre ; il nous est impossible de les résumer.
Le Père Bruckberger s'est associé pour écrire ce livre une Israélite non baptisée, Simone Fabien ; nous ne pouvons discerner la part qu'elle a prise à la traduction ; son commentaire a été publié dans un livre séparé : *Paroles de Lumière de l'Évangile.* Nous n'avons pas lu ce livre et n'en pouvons donc rien dire.
En présence d'une traduction et d'un commentaire de l'Évangile, la question est de savoir s'ils peuvent faire du bien aux lecteurs. En l'occurrence, la réponse est incontestablement affirmative. Alors, nous souhaitons bon succès à « L'Évangile » du Père Bruckberger.
Jean Crété.
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#### J. H. Southoul Conséquences d'une loi Avortement an II (Table ronde)
Les gynécologues (car ils sont plusieurs) qui ont travaillé à ce livre sont, à une exception près, des gens qui pratiquent l'avortement. Ils affirment d'entrée que l'ancienne loi était périmée. Cependant la nouvelle a des résultats désastreux, ils le disent avec angoisse. Selon eux, les avortements ont augmenté de 50 % depuis l'application de la loi Veil. Cela confirme tout à fait les avertissements des adversaires de la « libéralisation ».
G. L.
#### Dominique François Un nouveau piège de la subversion « L'expression corporelle » (Éditions du Cèdre)
Nul n'ignore que « l'expression corporelle » est le fin du fin de la catéchèse et de la liturgie post-conciliaires. Mais en quoi consiste-t-elle ? Le petit livre (80 pages) de D.F., préfacé par le R.P. Lelong, vous en dira suffisamment pour que vous ne doutiez plus que le Diable a une résidence secondaire à l'archevêché de Paris, où l'auteur a acquis les documents dont il nous fait bénéficier. Dans l'impossibilité de résumer un pareil trésor, je me contenterai de vous présenter l'un des « jeux » de la religion nouvelle. Ledit jeu s'intitule Aveugles ».
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« Deux aveugles face à face sont prêts à s'aborder. *Deux animaux qui se tiennent à ras l'un de l'autre.* Une main approche lentement une chevelure. Descend le long de l'épaule. L'épaule se prolonge d'un bras, d'une main qui, à leur tour, s'engagent. Pénétration dans le territoire de l'autre. Distance. Plus de distance. Proximité des respirations. Inquiétude, recul brusque, séparation. Recommencer un peu plus loin, un peu plus tard, avec un autre. Un autre ou le même ? Peu importe. *Morceaux de corps. Chevelures. Tiède, rêche, glissante. L'aigu d'un os. Peau qui se dérobe ou retient. Textures diverses des vêtements. Le dessin d'une oreille. Odeurs, chaleurs, borborygmes... *» etc. etc.
Avouons que c'est plus intéressant que le yoga. Mais il faut tout lire. Encore que D.F., « par respect pour lecteur », ne nous nous livre pas tout.
Louis Salleron.
#### Marc Dem Le prêtre (SPL)
C'est un roman. L'abbé Samourel, fidèle pendant de longs mois à la messe de saint Pie V, finit par accepter la Nouvelle Messe. Peu à peu sa foi se trouble et devient panique intérieure. Il s'en va sur les routes, à l'aventure, essaye de la débauche, tente de se suicider. A la fin il se ressaisit et redevient le prêtre qu'il n'a jamais cessé d'être. -- La crédibilité du personnage serait difficilement acceptable si tout le récit n'était mené comme une sorte de rêve éveillé où l'hallucination du cauchemar se mêle à la netteté des situations dans une atmosphère de sur-réalité évoquant avec bonheur la profondeur d'un drame intérieur qui est aujourd'hui celui de prêtres innombrables. Fort bien écrit, ce roman a le premier mérite qu'on demande à tout roman : il se lit sans jamais lasser l'attention. On ne le quitte plus après en avoir commencé la lecture.
L. S.
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#### Richard Wurmbrand Karl Marx et Satan (Apostolat des éditions)
Le pasteur Richard Wurmbrand, qui a passé de longues années dans les geôles communistes où il fut cruellement torturé, publie ce petit livre (96 pages) sur le satanisme de Marx. Il ne fait pas allusion à sa doctrine ; il évoque une initiation du jeune Marx dans l'église de Satan, sur quoi divers ouvrages spécialisés projettent quelque lumière. Cent années d'histoire communiste suffisent à nous renseigner sur l'intrinsèque perversité de l'auteur du « Manifeste » et du « Capital » ; mais on lira avec intérêt les textes peu connus que nous révèle R. Wurmbrand, tel ce bout de poème de Marx : « Ainsi j'ai perdu le ciel -- je le sais très bien -- mon âme naguère fidèle à Dieu -- A été marquée pour l'enfer. » On ne le lui fait pas dire.
L. S.
#### André Henry Fastes d'enfance, poèmes (Éditions Plein Chant)
Nous avons toutes raisons d'être inquiets pour le portrait moral de l'homme de notre temps, tel qu'il pourra être transmis aux générations futures. Ses affections, ses émotions, ses craintes et ses rêves risquent d'être totalement défigurés par les interprétations conformes aux carcans idéologiques que nous connaissons. L'enfance en particulier est, pour les fervents et les spécialistes de ces techniques, l'objet d'une équivoque et dangereuse prédilection. N'est-ce pas à la poésie d'entreprendre la reconquête de la vérité intérieure, et précisément à partir de l'enfance ? Alors surgiront dans nos mémoires, avec toute leur puissance, les résonances accompagnant les faits apparemment banals et insignifiants qui constituent les paysages de la première mémoire.
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Ces images marqueront les dates d'une chronologie réellement vécue, elles seront les repères dans les calendriers et les annales du souvenir sacré au sens propre du mot, les « fastes ». Nous nous devons de saluer ceux qui, comme André Henry, chrétien, philosophe et poète, auront proclamé que la pierre rejetée par les prétendus bâtisseurs est bien la pierre angulaire. Une fausse histoire de la personnalité, fermée sur la seule matérialité, une histoire de tous qui n'est celle de personne, fera place à cette histoire toujours paradoxale qui s'ouvre sur le sacré : une biographie intérieure qui ressemble à la Bible. Elle a ses patriarches, la mère, le père boulanger « poudré de très vieux blé » ; le grand-père qui « avait vingt ans d'empire à l'arrière de sa mémoire, la tante, un inconnu... » Cette bible de l'enfance inclut la traversée d'un désert altier : ces êtres immobiles, mystérieux comme les montagnes, que sont pour l'enfant les portes, les fenêtres, les jardins. La vie entière en restera inspirée : nous nous défendons par l'indifférence ou la distraction contre le langage bavard des humains ; mais le langage des demeures, c'est nous-mêmes qui l'avons passionnément provoqué. Il n'est pas de mur, celui de la maison bourgeoise provinciale ou celui de l'asile des fous, « la cité des pauvres absolus » qui ne suscite le vertige mental inhérent au pressentiment des destinées solitaires et des détresses encloses. Tel est ce recueil qui tire sa double force des images et de la méditation : chacun s'y retrouvera, y lira ce qu'il aurait voulu dire.
(Adresse des ÉDITIONS PLEIN CHANT : à Bassac, 16120 Châteauneuf-sur-Charente.)
J.-B. Morvan.
#### Jacques Vier Le théâtre de Jean Anouilh (Société d'édition d'enseignement supérieur)
Pour les gens de ma génération, le théâtre d'Anouilh aura été tout à la fois irremplaçable et décevant, comme l'œuvre romanesque de Marcel Aymé.
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Ils nous ont superbement vengés de trop de sottises et de méchancetés, mais ils nous ont laissés parfois insatisfaits, anxieux : les personnages qui pour l'idéal, les opinions, les appartenances, nous semblaient proches de nous étaient bien souvent frappés de dérision, en tout cas tellement inefficaces que nous étions tentés de proférer l'éternel « A quoi bon ? ». Peut-être sommes-nous trop près de ces œuvres : il est alors nécessaire qu'un travail de rigoureuse érudition, toujours soutenu par une attention critique aux formules denses et piquantes -- sans doute les deux qualités maîtresses de J. Vier -- nous permette de prendre des perspectives plus larges et plus clairvoyantes d'un ensemble complexe et déroutant. Si terribles, si pessimistes que soient les peintures d'Anouilh, elles sont soumises à l'optique du théâtre qui les oriente vers une structure tragique elle-même tendue vers l'absolu. Dans un tel genre, l'hyperbole et l'outrance obligent le sujet à aller aussi loin que possible : jusqu'à Dieu. La famille, l'amour, les dignités sociales déploient le formidable spectacle de leurs vices, de leurs tortures morales, de leur vanité et de leur désespérance. Mais au bout de ce voyage terrible, il y a Jeanne d'Arc, « L'Alouette », Thomas Becket et l'Honneur de Dieu. « Il n'est qu'un honneur au monde, c'est l'honneur de Notre-Seigneur », dit la chanson chouanne. Anouilh irait-il jusqu'à souscrire à cette ultime affirmation ? Ses personnages en tout cas poussent le problème humain dans une direction irréversible. Ils sont engagés dans un effort de signification difficile, ils sont eux-mêmes et assument en même temps une autre existence, parce qu'ils ont essentiellement le dynamisme et l'autonomie des créations théâtrales. J. Vier remarque en ce sens que toutes les pièces d'Anouilh mériteraient le nom de « pièces costumées » appliqué par lui seulement a trois d'entre elles. Comment a-t-il été possible, en quelque cent trente pages, de renfermer tant d'exemples aux références soigneusement indiquées, tous concourant explicitement à l'interprétation d'ensemble ? Utile sujet de méditation pour les étudiants, et pour quelques autres... L'œuvre d'Anouilh n'est pas terminée : la connaissance que nous en prenons nous fait souhaiter qu'après Jeanne et Becket, le dramaturge fasse surgir un troisième intercesseur du sacré parmi tant de personnages humiliants pour la condition humaine.
J.-B. M.
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## DOCUMENTS
### L'hommage de "L'Osservatore romano" à Mgr Ducaud-Bourget
*Au mois de mars, les rumeurs de l'* « *information *» *ont plus ou moins raconté au public que* « *L'Osservatore romano *» *avait publié un article à la gloire* (*poétique*) *de Mgr Ducaud-Bourget ; et que sur interpellation le directeur-adjoint de ce journal avait oralement répondu qu'il n'avait pas compris en temps utile que le poète François Ducaud-Bourget et Mgr Ducaud-Bourget étaient un seul et même personnage.*
*Mais l'* « *information *» *ne donne jamais de textes entiers. Voici en son entier l'article en question, paru le 13 mars 1977, dans la rubrique* « *Chronique de poésie *»*, sous le titre :* « *François Ducaud-Bourget *»*.*
Ce livre, *Clairières* (éditions Nicolas Imbert), de François Ducaud-Bourget, pourrait fort bien s'intituler « Souffrance du chrétien », si ce n'était précisément le titre -- *Souffrances et bonheur du chrétien --* d'un essai polémique en prose que Mauriac écrivit en réponse à l'insinuation d'André Gide parlant d'un compromis entre Dieu et Mammon : « compromis rassurant qui permette d'aimer Dieu sans perdre de vue Mammon ».
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Mais il s'agit ici de bien autre chose : d'un très riche volume de cent trente poésies, du plus beau lyrisme français d'aujourd'hui, fondues pour la plupart en vigoureux sonnets sur le fond et le tréfonds desquels résonne sans cesse, comme une note de chant grégorien, la plainte existentielle du mystique chrétien : « La souffrance m'enlace et m'éblouit d'extase -- transmuant toute chair d'élans surnaturels -- Le corps, l'esprit, le cœur demeureront sans phrases », et l'âme torturée confie à Dieu : « enfin, deviendra Tienne » ([^40]).
Comme il est dur toutefois de s'arracher aux biens de cette terre, fussent-ils purement éphémères et fugitifs, aux « fleurs des champs », aux « brises du printemps », à « la lune seule dans un ciel vide », « la paix de midi », « les primevères et les violettes », à tous ces trésors de tendresse et d'enfance, la joue du nouveau-né, et l'azur du petit matin.
Troublé par le « seuil détestable de la vieillesse » et par la pensée de la mort (vieillesse et mort inspirent et sous-tendent presque tout le livre), le poète se tourne vers l'enfance, source de toute vie, et songe à l'éternelle enfance de la saison nouvelle qui l'attend au-delà du trépas, « pour m'installer enfin dans la neuve saison -- d'un repos vivifiant une nouvelle enfance ».
Telle est l'inspiration de *La mort adolescente,* un des sonnets du recueil qui évoque irrésistiblement la *Vita Nova* de Dante : « La mort adolescente est belle comme un songe, et laisse un souvenir d'autant plus fascinant qu'il n'y a rien d'impur, rien de laid dans la paix éternelle où la beauté elle-même se fait immortelle dans le bien-aimé. Cette blanche jeunesse aux longs regards si droits que nous apercevons comme au-delà des monts, légère, et le cœur immobile désormais, la pensée morte et le cœur froid, cette belle jeunesse était trop mûre pour la terre ; elle a fermé les yeux pour aller vivre hors du monde, dans le printemps qui n'a pas de fin, dans la seule couleur de l'amour, dans là fontaine intarissable de la splendeur où repose son Adoré, et l'éternelle Lumière, où chante le silence de l'ange et de l'onde. »
L'originalité de ce précieux recueil de poésies réside précisément dans cette « couleur de saphir oriental » qui se répand comme une douce espérance sur ce monde funeste que nous laissons derrière nous. « Rien ne reste de ce qui fuit, sauf un souvenir d'amertume. »
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Le chère « enfance » perdue et retrouvée, entrevue et espérée au-delà de « l'inéluctable porte », répond par-dessus tout à l'invitation du divin Maître : retrouver l'esprit de son enfance ; le cœur tremble « lorsque s'en meurt le chant de son enfance », mais « sans l'éternité, que sert d'être enfant ? » Ainsi le sommeil adolescent acquiert une auréole d'or. Enfin le poète rend grâce à Dieu de ce que, malgré l'épreuve et la souffrance, il lui ait conservé le don de l'adolescence : « Mais tu m'as conservé Ta claire adolescence. »
A ce motif principal fait écho toute une série d'autres motifs voisins par leurs affinités, comme pour former un tout, une polyphonie sacrée : *Saint François d'Assise parle, Libération, L'aveugle, Rose de poésie, Éternité, La tristesse, Agonie,* et bien d'autres encore, parmi lesquels ce *Paysage romain* où se détache au fond « la ville inhumaine oublieuse des âmes », et ce sonnet plus vibrant encore, *Le Poète,* où la poésie est définie comme le huitième sacrement, le huitième don du Saint-Esprit, fluide incarnation du Logos éternel, harmonieuse transfiguration de la Lumière, ardent repos venu du ciel, chant de libération, qui se permet de copier les joyaux de l'Évangile.
Poète qui figure déjà parmi les plus cotés du siècle, primé par l'Académie Française, Ducaud-Bourget peut être satisfait aujourd'hui de son long labeur de poète, romancier, essayiste (voyez son *Claudel, Mauriac*) et dramaturge (*Saint Grégoire VII*), -- vaste moisson de vingt-sept ouvrages, où la personnalité de l'auteur se détache sans confusion possible, bien qu'il se voit lui-même poète inconnu sous la tombe, et ses vers anonymes comme le sable de la mer...
Idilio Dell'Era.
(*traduit de l'italien par Hugues Kéraly.*)
============== fin du numéro 214.
[^1]: -- (1). *La Contre-Réforme Catholique,* n° 116 d'avril 1977, page 1
[^2]: -- (1). Union Nationale pour l'Indépendance Totale de l'Angola.
[^3]: -- (2). Front National de Libération de l'Angola.
[^4]: -- (3). Mouvement Populaire de Libération de l'Angola.
[^5]: -- (4). Jean-Marc Dufour : *Chronique de la révolution portugaise 1974-1976.*
[^6]: -- (1). La violence pathologique des déclarations de Rosa Coutinho est célèbre au Portugal.
[^7]: -- (1). « Office » : 49, rue des Renaudes, 75017 Paris.
[^8]: -- (2). Estimation fournie à la presse par M. de Penfentenyo, directeur de l'Office international.
[^9]: **\*** -- Cf. *erratum, in* It. 215, p. 85.
[^10]: -- (3). Philippe *Boggio, Le Monde* du 13 avril 1977, page 8.
[^11]: -- (4). *La position religieuse de l'* « *Office international *»*,* ITINÉRAIRES, numéro 158 de décembre 1971.
[^12]: -- (5). Jean Madiran, *op. cit.,* page 21, note 1.
[^13]: -- (6). *Club du livre civique* (librairie de l'Office international) : 49, rue des Renaudes, 75017 Paris.
[^14]: -- (7). Voir « Panine attaque Soljénitsyne », ITINÉRAIRES numéro 203 de mai 1976. La présence d'un stand Panine, après ce que celui-ci a écrit sur Soljénitsyne, est certainement à classer elle aussi parmi les accidents et anomalies dont, comme dit Jean Madiran, « aucune œuvre humaine n'est exempte à coup sûr ».
[^15]: -- (8). *Le Choix,* revue trimestrielle de l'association « Les Amis de Dimitri Panine », n° 3-4 d'avril-juin 1977.
[^16]: -- (9). Dom Gérard Lafond, *Chevaliers,* supplément à *Magistère Information* n° 146. Pour plus ample informé, écrire aux « Chevaliers de Notre-Dame », aux bons soins de l'Office international : 49, rue des Renaudes, 75017 Paris.
[^17]: -- (10). Il faudrait encore signaler ici la présence d'alliés partiels et... contradictoires, dans la résistance à l'autodémolition, comme ces *Scouts Saint Georges* qui diffusaient au congrès des textes de l'abbé Berto à côté de documents où Paul VI nous est présenté comme le grand défenseur du mystère eucharistique, -- ou le stand d'*Una Voce*, qui procurait le texte du nouvel « Ordo » bien visible au milieu de la table, un missel traditionnel un peu en dessous (si bien que j'ai dû attendre le dernier jour du congrès, à l'heure des rangements, pour l'apercevoir), et placardait courageusement cette supplique : « *Assurer, comme l'une des formes de la célébration eucharistique reconnues et honorées dans la liturgie universelle, le maintien de la messe romaine codifiée par saint Pie V. *» -- En somme, la position de Cardonnel et de Jean Guitton était représentée au dernier congrès de Lausanne. C'est mieux que rien.
[^18]: -- (11). Corollaire du principe énoncé plus haut : l'Office « ne prend-pas-position ».
[^19]: -- (12). Nouveau délégué général de l'Office. (Les points de suspension sont dans le texte écrit du discours, et aident à son identification.)
[^20]: -- (13). On remarquera que lorsque les dirigeants de l'Office font allusion aujourd'hui, publiquement, aux courants traditionalistes du XX^e^ siècle, ils ne s'y aventurent que par analogie avec certains mouvements hérétiques ou schismatiques des siècles passés : Jansénisme, « *Petite Église *»*,* etc. Cette habitude, outre qu'elle est fort désobligeante pour beaucoup de vieux amis, semble assez injuste. Ne doit-on pas suspecter ici quelque excessive précipitation ou « intransigeance », dans un jugement qu'on ne se fatigue guère par ailleurs à justifier ?
[^21]: -- (14). Vingt-sept minutes, autant que pour le discours d'ouverture du congrès ! Et dans les premiers rangs, de nombreux lycéens recueillaient tout cela avec avidité sur leurs magnétophones, comme si l'homélie avait été inscrite au nombre des grands discours politico-civiques attendus à Lausanne. Pour un peu, on l'aurait applaudie... Le cléricalisme est vraiment roi partout, même dans les congrès de laïcs.
[^22]: -- (15). Les mots *sociabilité, sociabilisme, sociabiliste* n'appartiennent pas au vocabulaire officiel de la rue des Renaudes. Mais on les rencontre souvent dans la bouche des amis de l'Office pour désigner un certain type d'actions nouvelles, conçues sur une base « plus large ». Notre confrère du *Monde,* qui semble avoir reçu des confidences à ce sujet, s'en est fait l'écho dans son article : « Il est apparu assez clairement pendant le congrès qu'une aile avancée souhaite désormais dépasser cette position tranchée (*l'anti-communisme*) pour tenter de rencontrer *l'homme individuel au-delà des idéologies.* Très bien accueillies par les jeunes, ces thèses favorables au dialogue devraient faciliter l'existence des *derniers réduits possibles d'un accord des esprits* (...) Il est cependant peu probable que tous les « amis » de l'Office partagent cette vision du concept de la main tendue (...) C'est la nouvelle inclinaison du mouvement qui a, selon M. Ousset, éloigné ces derniers mois beaucoup de chrétiens traditionalistes de l'Office (...) Durant ce congrès, la générosité « évangélique » a en effet côtoyé les raideurs doctrinales directement inspirées sur le plan politique par la droite traditionnelle. » (*Le Monde,* 13 avril 1977, page 8.) -- Il va sans dire que ce rédacteur du *Monde* ne lit pas les éditoriaux de *Permanences*. Et c'est pourquoi il fait sien sans difficulté le point de vue officiel, selon lequel ce sont principalement des considérations *politiques* qui auraient écarté du mouvement, ces derniers mois, beaucoup de chrétiens traditionalistes.
[^23]: -- (16). Autre expression favorite de l'abbé Guérin.
[^24]: -- (17). Ou garde-mitre, je ne jurerais pas du mot. (Mais garde-mitre fait un peu ridicule, dans la situation actuelle, qui nous laisse si peu de mitres à garder, et d'autre part le contexte semble indiquer que Jean Ousset développe en cet endroit une analogie militaire, passant des planqués de l'arrière (*garde-mites*) à la désertion pure et simple du combat. Avis aux « bons et vieux amis » qui, en effet, ont quelque droit ici à se sentir choqués.)
[^25]: -- (18). *Force et faiblesse du socialisme. Réponse à Mitterrand -- *ITINÉRAIRES, numéro 208 de décembre 1976. (Cet article existe en brochure : en vente à nos bureaux au prix de 3 F l'exemplaire.)
[^26]: -- (1). Gallimard.
[^27]: -- (2). N. R. F,
[^28]: -- (3). Dans sa préface aux « Poésies d'A.O.B. » (Poésie/Gallirnard).
[^29]: -- (1). Doc. Cath., n° 7, du 3 avril 1977.
[^30]: -- (2). Cf. notre article *Sur la notion de* « *sacrifice *» dans *La pensée catholique* (n° 156, mai-juin 1975).
[^31]: -- (3). Cité par Dom Claude Jean-Nésmy dans *La littérature et son apport chrétien : André Malraux* (*Esprit et Vie,* n° 12-13 du 24-31 mars 1977).
[^32]: -- (4). Article cité dans la note précédente.
[^33]: -- (5). Discours de clôture du concile, 7 décembre 1965 (D. C. n° 1462, 2 janvier 1966). Cité dans notre article *Doctrine conciliaire ? ou déviation post-conciliaire ?* (ITINÉRAIRES, n° 199, janvier 1976).
[^34]: -- (6). Cf. notre livre *La Nouvelle Messe,* p. 11.
[^35]: -- (7). V. l'ouvrage fondamental de Ralph Wiltgen *Le Rhin se lette dans le Tibre* (Éd. du Cèdre).
[^36]: -- (8). Cf. notre livre *Contre Teilhard de Chardin* (BergerLevrault), pp. 46-48 et *passim.*
[^37]: -- (1). Jean MADIRAN : Avertissement de la Collection « Docteur Commun », in « Les principes de la réalité naturelle », p. 2021. N.E.L., Paris, 1963.
[^38]: -- (1). Ces sermons sont publiés en trois ouvrages de la collection « Docteur commun » que dirige Jean Madiran aux N.E.L. : « Le Credo », « Le Pater et l'Ave », « Les Commandements ».
[^39]: -- Original : *pénitence.* \[note de 2007\]
[^40]: -- (1). Toutes les citations du recueil sont en français dans le texte.