# 214-06-77 1:214 ## ÉDITORIAL ### Le mal français par Hugues Kéraly DOMINANT répulsion et méfiance, j'ai lu d'un bout à l'autre, crayon en main, cet ouvrage que le chef de l'État a voulu saluer comme un événement. D'ailleurs personne ne nie que la publication du *Mal français* en soit un, spécialement pour les historiens de la V^e^ : un ministre qui se mêle de penser au destin de l'État, et qui l'écrit, voilà un genre plutôt nouveau dans la littérature politique contemporaine ; si en outre celui-ci se repent, fût-ce en battant sa coulpe sur la poitrine des voisins, il y a de quoi s'interroger sur le degré de santé morale et la nouvelle conscience du régime. Quand un homme s'est vu con­fier sept ministères importants, de 1962 à 1974, et se retire quelque temps des affaires pour confes­ser en 528 pages, preuves à l'appui, qu'il n'a pu y faire aboutir un seul de ses propres desseins, -- le témoignage est assez spectaculaire pour qu'on prenne sa bonne foi éventuelle en considération... 2:214 Mais je ne parviens pas à suivre ceux de nos amis qui, malgré quelques réserves, reçoivent les analyses et la thèse principale du *Mal français* comme « fondamentalement » justes, intelligentes et documentées. Il me semble au contraire que le propos d'Alain Peyrefitte oblige à *distinguer presque à chaque page trois niveaux de réflexion* bien différents, dont aucun ne justifie le concert d'éloges que la parution du livre a partout déclenché : 1°) la *description phénoménologique* du « mal » français (c'est-à-dire, essentiellement, du centralisme bureaucratique de l'État) ; 2°) l'*analyse historico-politique* de ses symp­tômes ou antécédents ; 3°) son *interprétation philosophique, morale.* #### I On a beaucoup souligné la richesse documentaire de l'ouvrage. Elle est réelle, et parfois déconcertante. Ainsi, pour les quatre pages consacrées à la défaite mi­litaire de 1939 (chapitre II), Peyrefitte renvoie le lecteur à « un impressionnant faisceau de preuves » : 3:214 vingt-cinq volumineux articles et dossiers, parus dans des revues spécialisées. Sa thèse est que la débâcle de notre armée en 39-40 ne peut plus s'expliquer aujour­d'hui par le déséquilibre des forces en présence, mais par les seules pesanteurs bureaucratiques de l'organi­sation et du commandement : « *De Gaulle, moins que personne, n'ignorait les causes psychiques et sociales du désastre. Simplement, il voulait éviter d'aggraver l'hu­miliation. Aujourd'hui, on a le droit et, je crois, le de­voir de dire aux Français, qui pour la plupart ne le savent toujours pas, que la débâcle n'était due en rien à une prétendue supériorité quantitative des chars et des avions allemands, mais à des causes qualitatives* (*...*) *La France disposait, avec l'aide de l'Angleterre, d'autant de chars et d'avions que l'Allemagne. *» (page 15) -- L'abbé Georges de Nantes a eu raison de trouver suspect cet appel en vrac à l'autorité de vingt-cinq ex­perts, dont Peyrefitte se contente d'aligner en note les œuvres et les noms ; peu ménager de sa peine, il s'est procuré à son tour cette impressionnante masse de documents, collationnant avec une patience « d'in­secte », l'un après l'autre, le contenu de chacun des ouvrages et articles cités. La conclusion de son enquête est sans réplique : « Ils disent, répètent, démontrent tous, hormis les plaidoyers de quelques politiciens et de leurs complices occupés à plaider leur indéfendable cause, LE CONTRAIRE de ce que prétend y voir notre ministre de la Justice et brillant académicien. » ([^1]) 4:214 Et en effet, voici les chiffres : -- LE GOASTER, *Revue d'histoire de la Seconde Guerre Mondiale,* numéro spécial 1953 : « Situation française au 3 septembre 1939, avions modernes en ligne : chasse 442, reconnaissance 52, bombardement 0 ; total : *494 avions.* Situation alle­mande au 1^er^ juillet 1939 : chasse monoplace 696, lourde 312, bombardement 1.368, en piqué 444, reconnaissance 708 ; total : 3.528 et en comptant l'aviation de transport *4.334 avions* en ligne. » (Soit : *neuf* contre *un.*) *--* WAUQUIER, *ibidem :* « Du 10 mai au 11 juin 1940, le nombre d'engins à la disposition du général comman­dant en chef s'élève à *2.262 chars...* L'adversaire engage dans la bataille la presque totalité de ses moyens éva­lués par Walter Görlitz à *3.469 chars. *» Encore faudrait-il préciser ici que bon nombre de ces « chars » français appelés à rencontrer les divisions de Panzers, les Renault F T modèle 1917 rectifié 18, n'étaient que des engins mitrailleurs améliorés, sans canon mobile sous tourelle, conçus pour soutenir les assauts de l'infanterie contre les positions et les tran­chées de l'ennemi, mais incapables de s'opposer à l'avance de blindés modernes dans une guerre de mouvements. -- Ce n'est donc pas la défaite, mais bien l'impréparation, *le désarmement politique, militaire et moral de la France en 1939* qui pose à l'historien la véritable question. Peyrefitte rejette tout le déshonneur de l'invasion du territoire sur le dogmatisme aveugle de l'état-major et les lourdeurs proverbiales du com­mandement, comme si l'armée française avait jeté, sa­crifié pour rien dans la bataille des forces comparables et même supérieures à celles de l'ennemi. 5:214 Il aurait pu au moins s'épargner le ridicule de nous fournir en note la preuve irrécusable et détaillée de ce grossier men­songe, forgé de toutes pièces pour illustrer la thèse anti-nationale du *Mal français.* « Pour insulter l'armée, écrit l'abbé de Nantes, pour salir le drapeau et con­damner la France à la face de toutes les nations, la coterie des Peyrefitte peut tout se permettre... » Heu­reusement, il est encore dans ce pays des gens qui savent lire. #### II La contre-vérité flagrante du chapitre II n'est qu'un avant-goût des multiples sollicitations de l'histoire qui sous-tendent d'un bout à l'autre l'analyse en perspec­tive du *Mal français.* On connaît la thèse. La France souffre d'une maladie politique apparemment incurable, dont les symptômes aujourd'hui sont visibles à l'œil nu : centralisation débi­litante et incurie administrative d'une part, incivisme individuel et mentalité d'assisté de l'autre. Sauf peut-être les tenants du programme commun, tout le monde ici sera d'accord. Mais s'il s'agit de guérir le mal et plus seulement de le nommer, on doit s'entendre aussi sur les racines et les causes. Peyrefitte en situe la principale dans une conception de l'État qu'il fait remonter très haut dans l'histoire de l'Occident, à l'empire d'Alexan­dre, en passant par Napoléon, Louis XIV, la monarchie capétienne, Charlemagne et la pax romana. 6:214 C'est alors que la thèse de l'auteur se fait elle-même livresque et doctrinaire : le mal, explique-t-il, depuis ses origines, n'est autre que l'esprit de hiérarchie et de système, le monopole croissant des appareils gouvernementaux dans l'Église comme dans l'État, l'extension sans limite du pouvoir central hors de sa sphère d'intervention légitime dans la vie sociale, et toute l'histoire de notre civilisation depuis les Grecs est l'histoire de cette ab­sorption progressive des provinces dans la capitale, des corps intermédiaires dans les administrations et dès individus anonymes dans l'État... Ainsi *Le mal français,* vu d'avion, pourrait-il fort bien passer pour un déterminisme historique à la ma­nière de Marx, avec un moteur dialectique différent. Et d'ailleurs, comme Marx, Peyrefitte fait bien voir dans son livre qu'il ignore à peu près tout de l'histoire pro­fonde des civilisations, hormis l'arsenal d'anecdotes soigneusement choisies qu'il accumule dans son réqui­sitoire, et dont on pourrait tirer des conclusions toutes différentes en les replaçant simplement dans le contexte de l'époque, ou d'une autre démonstration. L'auteur du *Mal français,* en bon technocrate giscardien, est sans doute incapable de comprendre que la « hiérarchie » et la séparation des pouvoirs, comme on peut l'observer chez les Grecs de la cité antique ou à travers des siècles de monarchie française, implique précisément le con­traire d'une centralisation débilitante des responsabi­lités entre les mains de l'État. 7:214 Il ne veut pas voir que cette notion même de l'État divinisé, tout-puissant, dans la conception actuelle dont nous subissons les méfaits, est une invention caractérisée du monde moderne, issue, dans sa théorie, de Hobbes et de Hegel, et dans sa pra­tique, de la Révolution française. Obnubilé par les « méfaits » de l'Ancien Régime, il ne veut connaître ni Robespierre, ni Napoléon. La République, l'Empire n'y sont pour rien : cette France-là voyez-vous n'a fait qu'entériner un processus dont Philippe-Auguste et, plus près de nous, Louis XIV avaient pensé et voulu tous les rouages essentiels... Mais, oui ou non, est-ce le gou­vernement du Roi-Soleil qui a aboli les privilèges et les particularités en effet vitales des régions, condamné le vieux principe de l'autogestion municipale sur tout le territoire français, cassé l'organisation sociale et corporative des métiers, livrant ainsi une main-d'œuvre sans défense aux nouveaux maîtres du marché ? Est-ce un Colbert qui a définitivement fermé sur elles-mêmes les frontières du pays, magnifié l'hexagone contre l'Eu­rope, créé la commune et le département, inventé l'État Civil, le Code et l'Administration ? Un d'Argenson qui a fondé l'impossible Université d'État, l'École unique obligatoire, les P.T.T., l'O.R.T.F., la S.N.C.F., la Sécurité Sociale, l'U.R.S.S.A.F., la rue de Rivoli et tous ces grands services nationaux dont les tentacules sont suspendus aujourd'hui sur la tête de chacun pour le plus grand bonheur des technocrates de l'E.N.A., et le plus grand malheur du budget national ? -- Faut-il vraiment la haïr, cette France de Louis XIV, pour attribuer la pater­nité de mai 68 et de tous les désordres dont souffrent nos contemporains à Colbert et d'Argenson, plutôt qu'aux ploutocrates capitalistes de l'Empire, ou aux doctrinaires de la Sorbonne et de l'Élysée... 8:214 #### III Quant à l'interprétation philosophique et morale du « mal français », elle m'a paru si grossière, si injurieuse pour notre foi que j'hésite à la rapporter. Les seules pages qui appelleraient peut-être en réponse la dis­cussion plutôt que l'invective sont celles où Peyrefitte reprend et élargit sans scrupule la thèse de Max Weber sur *L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme* (Plon 1964). Pour le reste, nous sommes si fort à l'hon­neur dans les origines permanentes et profondes du *Mal français,* en toute première ligne du tableau d'in­famie, qu'un rédacteur d'ITINÉRAIRES ne peut que s'in­cliner : l'insulte équivaut presque ici à une consécration. Oyez plutôt : le mal qui ronge en profondeur les men­talités françaises n'est autre, jusqu'en 1789, que le catho­licisme romain allié à la monarchie et, depuis, l'esprit toujours vivant de la Contre-Réforme et du concile de Trente. C'est écrit en toutes lettres : « *Fille aînée de l'Église, la France n'est devenue adulte qu'en brisant cette filiation *» (page 19). Et plus loin : 9:214 « *Donc, après la Contre-Réforme, les nations de­meurées catholiques s'endorment... La Contre-Réforme pousse à l'extrême l'esprit de système, l'unitarisme romain. Son ombre s'abat sur l'Europe restée fidèle à Rome. Par le climat inhibiteur qu'elle répand, elle contrarie les progrès techniques, marchands et indus­triels qui commençaient si bien à s'amorcer dans ces mêmes territoires... Elle est un mouvement réaction­naire et totalitaire, au sens précis des mots... L'esprit humain est sommé de s'endormir... Ainsi, dans tous les domaines, la Contre-Réforme serre les freins. Partout, elle crée ou protège les hiérarchies, décourage la nou­veauté, institue une société de méfiance *» (chapitre XVIII). Enfin, page 175 : « *La Contre-Réforme... c'est le sous-développe­ment ! *» Que voulez-vous répondre à cela ? Inviter Alain Peyrefitte à passer une heure dans le Catéchisme du concile de Trente, pour voir si vraiment l'esprit humain y est « sommé de s'endormir » ? Mais notre ministre, on le sait, ne lit jamais lui-même les textes auxquels il renvoie son lecteur : il risquerait d'y attraper quelque mauvaise idée, peu conciliable avec ses propres rêveries. -- Faire avec lui le compte des réalisations indus­trielles et sociales en terre catholique depuis la Contre-Réforme ? Il vous expliquera sans rire qu'elles sont le fait des minorités de protestants : l' « élite » en somme, pour cet anglomaniaque. 10:214 -- Passer en revue les écoles, les universités, les hôpitaux, les villes entières qui sont sortis de terre dans le monde entier sur l'initiative des missionnaires et des colonisateurs catholiques ? Peine perdue : Peyrefitte ignore davantage encore la géographie humaine de la planète que l'histoire des institutions politiques et sociales dans son propre pays. Il est entendu une fois pour toutes que le catholicis­me a asservi et comme pétrifié depuis trois siècles le monde romain ; que Luther, Calvin, Vaticandeux et Giscard le libèrent aujourd'hui, sur tous les plans, -- parce que l'essentiel du catholicisme romain réside dans le *dogmatisme*, l'*immobilisme* et l'*intolérance*, tandis que le courant réformateur de Luther à Giscard prêche au contraire l'*ouverture* au monde, l'esprit d'*entreprise* et le *respect des croyances* de chacun ! On en arrive, page 166, à cette définition de la foi chrétienne « renouve­lée », incroyable sous la plume d'un baptisé : « *La sagesse veut que l'on s'en tienne, dans la définition d'un* credo*, au plus petit commun multiple. *» 11:214 -- La reli­gion du Dieu fait homme, plus PETIT commun multiple entre tous les chrétiens..., j'ai rarement vu façon plus injurieuse de glorifier dans le siècle la dissolution de sa propre foi. \*\*\* Peyrefitte est obsédé, manifestement, par la « men­talité économique » des pays protestants, et leur faculté d'adaptation aux exigences de l'économie de marché. En un sens, il a peut-être raison : la mentalité catho­lique semble plus douée pour la dépense et la fureur de vivre que pour l'épargne et l'investissement ; l'indi­vidualisme et la sévérité ascétique de l'univers mental protestant aux siècles derniers ont pu susciter au con­traire, dans certains pays, des conditions psychologi­ques et morales favorables à la naissance et au déve­loppement du grand capital. Mais il n'y a pas là néces­sairement de quoi se réjouir. Si vraiment c'est l'éthique protestante qui a donné le primat dans la mentalité moderne à l'économie, contre une certaine conception catholique plus généreuse (et spirituelle) de la foi et des œuvres, si le capitalisme matérialiste et sauvage du XX^e^ siècle est sorti tout droit de la Réforme, alors l'État bureaucratique et centralisateur en provient lui aussi. Car l'esprit du capitalisme et ses exigences démesurées auront causé la perte de beaucoup plus de familles, de villages et de métiers en France, d'initiatives régionales et privées, de corps intermédiaires entre l'individu et l'État, que tous les députés de la Constituante n'en eussent pu rêver. Et si c'est la foi des catholiques ro­mains, si c'est l'esprit de la Contre-Réforme qui a su protéger de la *dissociété* capitalo-protestante le peu qui nous reste aujourd'hui, honneur au catholicisme de la Contre-Réforme et du concile de Trente ! 12:214 Le mal français, ce sera peut-être demain qu'un Giscard ait rencontré un Peyrefitte pour célébrer l'ou­verture aux esclavages du monde, -- sous la bannière de Vatican II, du matérialisme technocratique et du libéralisme protestant. Hugues Kéraly. 13:214 ## CHRONIQUES 14:214 ### L'avenir prévisible par Louis Salleron L'AVENIR est imprévisible. C'est pourquoi nous nous efforçons de le prévoir. Ce n'est pas contradictoire. Nous ne faisons rien que pour l'incertain, dit Pascal. C'est que dans l'incertain il y a le probable et le possible. Nous ne pouvons prévoir l'avenir, parce que la complexité du présent nous échappe et que nous ne pou­vons y déceler la totalité des causes dont les effets apparaî­tront demain. Nous ne pouvons pas davantage mesurer le degré de la liberté humaine qui, dans les effets en concur­rence des causes latentes d'aujourd'hui, déterminera l'effet moyen autour duquel s'ordonneront les autres. Mais l'as­pect global d'une situation donnée et l'évolution dont elle procède nous permettent de savoir de quel côté penche la balance du destin. Ainsi, par exemple, pouvait-on savoir en 1938 que la guerre était probable, même si elle n'était pas fatale et que l'issue en fût incertaine. En 1977, un fait massif caractérise la situation sociale dans le monde entier, c'est le matérialisme. Nous assistons à une véritable explosion de la matière, dont le nucléaire et l'informatique sont les manifestations les plus visibles. Les gigantesques progrès techniques qui en résultent se traduisent par d'incessants bouleversements économiques qui font craquer tous les équilibres politiques. La philo­sophie qui accompagne ces mutations est elle-même, im­plicitement ou explicitement, matérialiste, ajoutant ainsi aux dangers qui menacent l'humanité. 15:214 La démocratie est le nom politique de cette philosophie. Qu'elle soit de coloration libérale ou de coloration totali­taire, la démocratie a le même credo. Elle croit que la vérité est immanente à la vie. La biologie sociale, le nombre, la masse est la seule source du pouvoir légitime. Les titu­laires du pouvoir sont désignés par l'élection, soit selon le système de la pluralité des partis, soit selon celui du parti unique. En France, pour ne parler que d'elle, la démocratie libérale a fonctionné vaille que vaille, oscillant entre la forme plébiscitaire et la forme parlementaire, de la Révo­lution jusqu'à nos jours. Mais le système est au bout du rouleau. S'il a tenu si longtemps -- quoique deux siècles ne soient qu'un instant dans la suite des millénaires --, c'est pour des raisons très simples. Tout d'abord les institutions et les mœurs avaient été forgées par quinze cents ans de chrétienté. La brusque irruption de la démocratie ne pouvait les détruire d'un seul coup. Ensuite, l'industrie naissante n'affectait pas profondément les structures de l'immense majorité de la population demeurée paysanne, artisanale et commerçante. Peu à peu cependant les acti­vités indépendantes devinrent salariées et, sous l'influence du marxisme, les « citoyens » devinrent les « travailleurs ». L'idéal de l'égalité se substitua à celui de la liberté. La démocratie libérale devint socialiste. Nous en sommes là, et chacun sent bien que la société est bloquée. L'après-guerre a fait illusion parce que, le pays étant à reconstruire et les progrès techniques s'étant multipliés, il en est résulté un enrichissement général dont on a cru qu'il était la loi nouvelle de l'économie. Il faut maintenant déchanter. La comptabilité nationale est établie de telle manière que non seulement elle est indifférente aux valeurs quali­tatives mais elle ignore même la réalité substantielle des valeurs quantitatives. La croissance et l'augmentation des revenus deviennent de véritables entités mythiques. Les pouvoirs parallèles du syndicalisme et de l'argent tiennent en échec le pouvoir de l'État qui ne se maintient que par le développement monstrueux de ses services. 16:214 Sur un pays appauvri les féodalités financières et corporatives imposent leur loi à l'État, défiant toute justice sociale et développant une inégalité qui affecte de vastes secteurs de la société dépourvus de tout moyen de défense et même d'expression. Outre son impuissance à les atteindre, l'État ne veut pas toucher aux catégories sociales les mieux pourvues parce que ce sont leurs dépenses qui alimentent son budget. Cha­que année donc les réveillons de Noël battent des records et, par le rail ou la route, les départs en vacances sont en toute saison toujours plus nombreux. Autant de signes d'inflation, qui rappellent ceux de l'inflation galopante dans la France des assignats ou dans l'Allemagne de 1922, mais qui donnent davantage l'illusion de la prospérité parce que les bénéficiaires en sont infiniment plus nom­breux, incluant notamment les salariés des secteurs pro­tégés. Bref si ce n'est pas l'inflation galopante, c'est la circulation galopante avec, finalement, les mêmes effets, qui sont ceux d'une gigantesque destruction de capital, invisible dans les comptes de la nation qui n'enregistrent que des signes monétaires. Si l'on songe que depuis une quinzaine d'années les actions cotées en Bourse ont perdu les trois quarts de leur valeur réelle, on mesure l'appau­vrissement des Français ; car si on arguait qu'il ne s'agit là que d'un transfert et que ce qui est perdu par les uns est gagné par les autres, nous répondrons qu'un capital transformé en revenu n'est pas un enrichissement et qu'un capital qui appartient à des personnes individuelles n'enri­chit pas, ou n'enrichit pas autant la nation, quand il est pris aux individus pour être transféré aux collectivités, surtout quand celle-ci est l'État. Aussi bien, tout le inonde s'en rend compte, car la frénésie de dépenses chez tous ceux qui peuvent dépenser, n'est qu'une fuite en avant pour chasser les fantômes du futur. C'est le divertissement per­pétuel, la « fête » comme on dit bêtement, la drogue au sens figuré ou exact du mot. Plus encore aujourd'hui qu'hier nous sommes dans la société de consommation et on y est tellement habitué que neuf experts sur dix pro­fessent que la relance par la consommation est le seul procédé valable pour redresser l'économie chancelante. Étrange homéopathie ! 17:214 Le prix du pétrole a été quintuplé, il y aura bientôt quatre ans. Peu à peu, tous les prix des matières premières ont emboîté le pas. Seuls des investissements massifs dans la recherche scientifique, dans la production agricole et dans les industries de transformation nous permettront de restaurer les équilibres financiers nécessaires à notre indépendance économique et politique. Nous n'en prenons pas le chemin, et pourtant il nous faudra bien le prendre si nous ne voulons pas devenir les vassaux des empires. Le protectionnisme lui-même ne pourrait être qu'une so­lution passagère rendant plus ardue la solution finale. L'avenir prévisible, pour notre pays, est donc celui d'un régime d'autorité. Mais lequel ? Si nous continuons de descendre la pente sur laquelle nous sommes engagés, ce ne peut être qu'un régime dictatorial et totalitaire de type socialo-communiste. Si au contraire nous voulons sauver la justice et les libertés personnelles, un régime d'autorité orienté au bien commun exige un redressement des esprits. Difficile, la tâche n'est pas impossible, car les Français redoutent le totalitarisme et sont conscients de l'impasse où les mène la démagogie des partis. Ils aspirent aussi à consolider leurs acquisitions d'après-guerre et se rendent compte que le communisme les anéantirait. Tout espoir n'est donc pas perdu ; mais tant que les mass media ne feront que refléter la démagogie socialisante, un tel espoir ne sera que le plus vain des optimismes. Louis Salleron. 18:214 ### Instructions pour un massacre en Angola par Hugues Kéraly LA CONQUÊTE COMMUNISTE de l'Afrique australe s'est décidée à Lisbonne le 25 avril 1974, il n'y a personne aujourd'hui pour en douter. Les militaires du M.F.A. ont prétendu libérer leur pays du fascisme et de la dic­tature, mais leur premier geste fut de livrer au terrorisme, c'est-à-dire à l'exil ou au massacre, les millions de Portu­gais qui contribuaient dans la paix à la richesse du conti­nent africain... Comme la France en d'autres temps, le gouvernement portugais disposait de trente-six solutions politiques pour conduire progressivement ses États colo­niaux à l' « auto-détermination » et à l'indépendance nationale, avec ou sans contrat d'association ; comme la France, il a choisi de n'en retenir aucune, ordonnant la retraite immédiate de ses troupes, pour abandonner plus sûrement le terrain aux guerres civiles et à la Révolution. Les armes de Moscou, Cuba ou Pékin ont décidé du reste. En Angola, la situation est restée plus longtemps in­décise, à cause de la diversité des mouvements de « libé­ration » présents aux frontières (ou déjà à l'œuvre sur le territoire) au lendemain de la Révolution des œillets : 19:214 l'U.N.I.T.A. ([^2]), dirigé de Zambie. par un ancien étudiant en sciences politiques de Lausanne, Jonas Savambi ; le F.N.L.A. ([^3]) de Roberto Holden, soutenu conjointement par le Zaïre et la Chine ; enfin le M.P.L.A. ([^4]) du sinistre Agostinho Neto, qui devait proclamer, le 11 novembre 1975, l'indépendance d'un pays conquis par 20.000 Cubains pour le compte de Moscou. -- « *Cette diversité d'interlocuteurs,* explique Jean-Marc Dufour, *empêchait fâcheusement d'ap­pliquer la méthode dont Otelo Saraiva de Carvalho s'était fait l'avocat auprès de Spinola à propos du Mozambique déclarer que les thèses de l'ennemi sont seules recevables, et s'y rallier. Dans le cas de l'Angola, ce n'était pas la bonne volonté qui faisait défaut aux négociateurs portu­gais ; mais, entre trois thèses ennemies contradictoires, comment choisir ? *» ([^5]) Un homme cependant semble avoir choisi. Il s'appelle Rosa Coutinho. Vice-amiral de la flotte, et membre émi­nent du M.F.A., il est en 1974 « haut-commissaire » de la République Portugaise en Angola. Le 25 décembre 1974, d'après un document qui a connu de nombreuses éditions dans la presse portugaise, il écrit à son beau-frère Agos­tinho Neto, dirigeant du M.P.L.A. : cette lettre -- on la lit d'abord sans parvenir à y croire -- recommande pure­ment et simplement aux militants communistes du M.P.L.A. le déclenchement immédiat des massacres à travers tout le pays, avec un luxe de précisions tout à fait atroce, que l'actualité depuis a hélas vérifiées. 20:214 En voici la traduction intégrale. Nous publions ce monu­ment sous réserve du démenti que la presse portugaise, depuis novembre 1975, attend toujours en vain. République Portugaise\ État d'Angola\ CABINET DU GOUVERNEUR-CIVIL Luanda, le 22 décembre 1974. Camarade Agostinho Neto, Le F.N.L.A. et l'U.N.I.T.A. insistent pour obtenir mon remplacement par un réaction­naire prêt à entrer dans leur jeu, ce qui abou­tirait dans la pratique à l'échec de tous nos plans en vue de remettre le pouvoir au seul M.P.L.A. Ces mouvements fantoches s'ap­puient sur des blancs qui prétendent perpé­tuer en Angola le maudit colonialisme et impérialisme portugais du temps de la Foi et de l'Empire -- ce qui revient à dire : des relents de sacristie, et de l'exploitation au profit du pape et des ploutocrates. Ces forces impérialistes veulent faire échec à nos accords secrets de Prague, signés par le camarade Cunhal au nom du P.C. portugais pour étendre le communisme, sous l'égide du glorieux P.C. d'U.R.S.S., de Tanger au Cap et de Lisbonne à Washington. L'implantation du M.P.L.A. en Angola est vitale pour soumettre le méprisable Mobutu, valet de l'impérialisme, et prendre posses­sion de la plate-forme du Zaïre. 21:214 Après la dernière réunion secrète tenue avec les camarades du P.C. portugais, nous avons résolu de vous conseiller la mise en œuvre immédiate de la seconde phase du plan. Fanon n'affirmait-il pas que le com­plexe d'infériorité ne peut se vaincre qu'avec la mort du colonisateur ? Vous devez donc, camarade Agostinho Neto, donner en ce sens des instructions secrètes aux militants du M.P.L.A., pour qu'ils terrorisent les blancs par tous les moyens, tuant, pillant et incen­diant, et provoquent ainsi leur départ d'An­gola. Soyez cruels surtout avec les enfants, les femmes et les vieillards, afin de découra­ger les plus ardents. Ces chiens d'exploiteurs blancs sont si enracinés dans cette terre que seule la terreur les fera fuir. Ainsi le F.N.L.A. et l'U.N.I.T.A. ne pourront plus compter avec l'appui des blancs, de leurs capitaux et de leur expérience militaire. Œuvrons de telle manière que toute la structure capitaliste du pays soit ruinée avec la chute des blancs, et qu'on puisse instaurer enfin la nouvelle société socialiste, ou pour le moins rendre impossible la reconstruction de l'ancienne. Salutations révolutionnaires. La victoire est certaine. signé : Antonio Alva Rosa Coutinho,\ Vice-Almirante. La lettre qu'on vient de lire a fait le tour des publica­tions de langue portugaise dans le monde entier. Elle paraît pour la première fois à Johannesburg le 25 novembre 1975 dans O Século, journal de la communauté portugaise en Afrique du Sud (ils sont là-bas plus d'un million aujourd'hui, rescapés des massacres du Mozambique). 22:214 Reproduite dans *Açores* à Ponta Delgada, île de Sâo Miguel, et dans le *Jornal Açoreario* de Toronto au Canada, on peut la lire jusqu'à Macao, en Chine, dans le journal Clarim du 26 février 1976. A Lisbonne, le grand hebdomadaire A Rua, un des derniers bastions de la presse libre au Portugal, lui consacre les deux pages centrales de son numéro du 15 avril 1976. O Século la publie une deuxième fois dans son édition du 14 mars 1977. Enfin, plusieurs ouvrages portu­gais consacrés au drame de la décolonisation en Afrique australe font état de ce document. -- Du côté de « l'ami­ral rouge », des partis politiques et du gouvernement por­tugais, pas l'ombre d'une réaction, c'est comme si l'affaire n'avait jamais existé. Le socialisme à visage humain de Mario Suares n'a que faire aujourd'hui du sang de l'Ango­la. L'Angola, le Mozambique, la Guinée Bissau, livrés l'un après l'autre aux hordes des libérateurs armés par Mos­cou, c'était sans doute le prix à payer pour tenir le P.C. portugais à l'écart du gouvernement officiel dans le pays, et se concilier les faveurs, le silence complice de l'intelli­gentsia. On dira que cette lettre, malgré ses cachets officiels, sa signature, les particularités de style que les observateurs ont reconnues ([^6]), peut fort bien être un faux. Mais cela même ne changerait rien à la nature de l'accusation. Car l'amiral Rosa Coutinho, lui -- le rédacteur d'A Rua fait bien de le rappeler -- est « horriblement vrai » : c'est lui en effet qui organise le retrait des troupes régulières du Portugal en Angola, en pleine guerre civile, alors que la tuerie des Blancs (et spécialement des prêtres) sévit déjà sur toute l'étendue du territoire ; 23:214 lui encore qui s'oppose aux propositions d'une paix négociée entre les divers mou­vements de « libération » sous le patronage du président de la Zambie, suivant en cela la ligne définie par le P.C. portugais ; lui enfin qui décide la République Portugaise à reconnaître officiellement le M.P.L.A. communiste d'Agos­tinho Neto comme seul gouvernement légitime en Angola, au moment où le sort du pays reste encore suspendu à l'issue des combats. -- L'amiral Rosa Coutinho, « haut-commissaire » du Portugal à Luanda, est bien l'homme qui a concrètement ourdi et orchestré le déclenchement de la guerre civile d'Angola, s'il ne l'a pas écrit. L'homme qui a voulu et organisé ce monstrueux génocide ; ouverte­ment, officiellement, au nom d'une nation qui, dans toute. son histoire, n'avait su exporter à travers des continents entiers que la foi, la prospérité et la paix. Le problème n'est plus que Rosa Coutinho démente aujourd'hui le contenu d'une lettre au dirigeant du M.P.L.A., car il ne saurait démentir le reste de son action en Afrique, ni ses terribles résultats -- mais que le peuple portugais tout entier puisse démentir un jour à la face du monde les assassins qui auront livré l'Afrique en son nom. Hugues Kéraly. 24:214 ### Pages de journal par Alexis Curvers LA PREMIÈRE et la meilleure preuve que votre préten­due messe nouvelle n'est plus la messe, c'est que vous avez commencé par en changer le nom. Ce nom vous écorchait les lèvres. Le changement de la chose vous entraînait à changer le mot. C'était plus fort que vous : vous nous avez parlé de *repas*, de *banquet fraternel,* de *concélébration,* de s*ynaxe*, d'*agape*, d'*eucharistie* (sans majuscule), enfin de *célébration eucharistique,* terme qui pour le moment, expérience faite de l'insuccès des autres, semble rallier vos préférences parce qu'il est à la fois plus prestigieux, plus ronflant et plus vague. Vos explications sont toujours les mêmes : il faut, n'est-ce pas ? parler à l'homme moderne le langage de son temps, lui présenter la vérité sous une forme qui la lui rende accessible. Et c'est justement là qu'éclate votre mensonge. L'homme moderne, catholique ou non, compre­nait parfaitement bien le mot *messe,* qui désignait parfai­tement bien la chose. \*\*\* Un certain nombre de prêtres plus timorés que pru­dents, dissimulant à regret leur foi tenace et leur piété encore vive, poussent l'obéissance jusqu'à se plier publi­quement aux consignes du catholicisme soi-disant réformé. Sans y croire, ils en ont pris le ton, les usages, les ma­nières. 25:214 Surmontant leur chagrin, leur honte, leur dégoût, ils célèbrent les pseudo-liturgies nouvelles, qu'ils savent inopérantes, avec assez de sérieux et de ferveur pour es­pérer d'y restituer et d'exercer à travers elles et malgré elles, en si faible mesure que ce soit, les vertus de la vrai liturgie et des rites efficaces. Ils enseignent les nou­veaux catéchismes, mais en tâchant d'y insinuer clandes­tinement les vérités de l'ancien. Après tout, peut-être ceux-là ont-ils raison. Héroïques sans l'avoir voulu, peut-être sont-ils le cheval de Troie que Dieu, par un juste retour, introduit dans l'Église apostate pour la renverser quand elle s'y attendra le moins. \*\*\* Il serait temps d'organiser des cours de catéchisme pour les prêtres. Le recrutement des professeurs sera dif­ficile, car il ne s'en trouve déjà plus guère de compétents, si ce n'est parmi les laïques, et d'un certain âge. Qu'on se hâte. \*\*\* Je dois beaucoup de remerciements au diable. C'est lui qui m'a repoussé vers Dieu. Des gens se prétendent rationalistes, qui lisent les journaux et ne croient pas au diable. \*\*\* Il y a longtemps que le monde créé par Dieu s'est laissé tomber au pouvoir de Satan. Mais il semble que de nos jours Satan lui-même a perdu la tête. \*\*\* 26:214 Il n'est variété si énorme de mensonge, de folie et de crime qui ne soit aujourd'hui excusée, honorée, applaudie par ceux-là mêmes qui demain en seront à leur tour vic­times, cependant que se font seuls écouter, pour comble de bouffonnerie sinistre, les augures qui dans le plus grotesque jargon nous promettent pour bientôt l'âge d'or, le paradis sur la terre, une paix, une félicité, une fête universelles... Il est évident qu'une si désastreuse mystification n'avait chance de succès que dans une humanité entièrement abêtie. C'est pourquoi les mystificateurs ont eu pour pre­mier soin d'ôter au genre humain l'usage de la raison, ce qu'ils ont facilement obtenu par le moyen de la péda­gogie moderne. Il leur fallait du même coup réprimer dans l'œuf les éventuelles protestations de la nature humaine, ce qu'ils ont obtenu plus simplement encore en déniant à la nature humaine jusqu'à son existence. L'homme, ont-ils décrété, n'est que ce qu'on le fait être. Et, contre toute attente, ils sont en train de réussir à le persuader ou à le forcer d'être ce qu'il n'est pas. \*\*\* Claude de Saint-Martin, le philosophe illuminé, eut de l'esprit au moins une fois dans sa vie, quand il écrivit à propos des gens du monde : « On dirait qu'ils ont peur de n'être pas assez bêtes. » Peur assurément vaine, mais fort contagieuse. Plus en­core que les gens du monde, elle habite à présent l'immense troupeau des « intellectuels ». Et comme tout un chacun se bombarde « intellectuel » à peu de frais, elle gagne de proche en proche toutes les catégories sociales. Rassurez-vous, bonnes gens. Ne craignez plus. Beaucoup d'entre vous vivent déjà comme des animaux, sauf que les animaux sont moins bêtes. \*\*\* 27:214 Ne perdons-nous pas notre temps ? Les trois quarts des gens ne valent plus la corde pour les pendre. Ils sont trop peu intelligents pour comprendre qu'ils sont bêtes, trop corrompus pour se rendre compte qu'ils sont ignobles, et l'enseignement démocratique les a trop abrutis pour qu'ils s'aperçoivent qu'ils sont en esclavage. Cette humanité avilie, à commencer par les pantins qu'elle se donne pour guides, ne relève plus que du mépris manifesté par le silence. \*\*\* On exagère. On dramatise. On voit tout en noir. Cer­tains esprits chagrins s'étonnent du nombre et de l'atrocité des crimes qui défraient la chronique. « Il y en a chaque jour davantage », disent-ils. Je suis pour ma part agréablement surpris qu'il y en ait si peu, et qu'ils soient si bénins. Étant donné les causes, il faut considérer comme un miracle de la bonté divine que les conséquences ne soient que ce qu'elles sont. Le simple calcul des probabilités les ferait prévoir mille fois pires. \*\*\* Dans un volume édité par la Table Ronde, le professeur Soutoul, de Tours, et dix de ses collaborateurs, gynéco­logues et obstétriciens, exposent les « *Conséquences d'une loi après 600 jours d'avortement légaux *»*,* et ne cachent pas que ce bilan de « l'avortement An II » est « un peu pessimiste ». Là-dessus, le 19 janvier 77, grand débat, organisé par le *Panorama du Médecin,* entre partisans et adversaires de l'avortement. Les uns et les autres, bien entendu, restent sur leurs positions. Mais M. Noël Bayon (dans *l'Aurore* du 20) commente : « En fait, il a semblé que le législateur n'a pas su prévoir le détournement de ses intentions généreuses au profit de la licence des mœurs, de l'irres­ponsabilité et de l'exaltation politique qui semble aujour­d'hui tout justifier. » 28:214 Voilà qui, mieux que tout jugement moral, disqualifie les « intentions généreuses » d'un législateur assez sot pour n'avoir pas « su prévoir » les suites inévitables de l'avortement légal, et pour n'avoir pas écouté ceux qui les prévoyaient et les annonçaient telles qu'elles sont en effet. Et ceux-ci n'ont même pas besoin d'être médecins, psycho­logues, sociologues ni hommes d'État pour les prévoir et les annoncer désormais plus monstrueuses encore, sans aucun risque d'erreur, quoique toujours en vain. \*\*\* Théo me disait à propos d'autre chose : « Du moment qu'il y a dans n'importe quel domaine la moindre possi­bilité d'abus, on peut être sûr qu'abus il y aura. » Or l'abus tend par nature à devenir l'usage, puis l'usage à devenir la règle. \*\*\* « Je n'ai pas voulu cela ? » C'est l'éternelle excuse de ceux à qui l'expérience découvre leurs erreurs. Mais la bêtise n'est pas une excuse, et l'expérience vient toujours trop tard. Ils ne voient pas que la bêtise qu'ils avouent est une circonstance aggravante, qui les condamne plus sûrement encore que les malheurs dont ils se lavent les mains. \*\*\* Que tarde-t-on encore à ouvrir toutes grandes à l'Es­pagne les portes du Marché commun et de l'Europe unie ? Un an à peine après la mort de Franco, n'a-t-elle pas donné assez de gages de son ralliement aux principes et aux coutumes de la démocratie avancée ? N'y signale-t-on pas déjà quelques rapts d'enfants ? Il faut un commencement à tout. Certes, les femmes espagnoles n'ont pas encore droit aux bienfaits de l'avortement légal. Mais les belges non plus, après tout, sans que pour cela on fasse grise mine à la Belgique. 29:214 Tout d'ailleurs porte à espérer que les unes et les autres n'attendront plus longtemps à obtenir ce droit que les Italiennes, après les Françaises, viennent de conquérir haut la main. On n'arrête pas le progrès. Et on pense bien que pas plus le cardinal Tarancon à Madrid que Suenens à Bruxelles n'aura la mauvaise grâce de beau­coup entraver cette liberté de tuer que Paul VI à Rome n'a pas su tenir en échec. \*\*\* Le P. Charloteaux nous disait en quatrième latine : « Notre-Seigneur n'a jamais permis que même ses pires ennemis le calomnient ou seulement le soupçonnent quant à la chasteté. » C'était vrai à l'époque (1919-1920). Ce ne l'est plus. Ils ont osé. Nonobstant l'Église conciliaire. Alexis Curvers. 30:214 ### Le cours des choses par Jacques Perret *Jardin des Plantes* (suite). On y voit quelques loups et j'en ai dit naguère quelques mots, en épiloguant sur le rôle et le destin de leurs frères errants. Je ne sais pas si la ménagerie est aujour­d'hui en possession d'un loup cervier comme celui qui répand aujourd'hui la panique dans les environs d'Épinal. On surnomme cer­vier l'espèce de loup qui ne craint pas d'égorger un cerf. Il faut croire que le sang du cerf est d'une qualité qui vaut la peine de risquer le combat. D'autre part nous apprécions le côté libéral et poétique de la science quand elle retient pour ses nomenclatures le trait de mœurs ou la coquetterie d'un pelage. Certes un loup commun peut en venir à égorger un cerf et même, s'il en prend l'habitude, nous dirons qu'il se conduit comme un loup cervier mais qu'il n'en est pas un. Il en est même fort éloigné s'il est vrai que le loup cervier ressemble au lynx, à tel point qu'on le prend parfois pour lynx et vice-versa. D'aucuns sont allés jusqu'à dire que le loup cervier n'est autre que le lynx lui-même, alors ? Quand on pense que l'un appartient aux canidés et l'autre aux félidés on se demande si la science parfois ne se laisse pas influencer par le témoignage des bergers ou les histoires de chasseurs. Si le cerf est encore protégé par la loi, sans doute le doit-il à sa réputation d'herbivore décoratif et non violent. Mais le lynx et le loup ne sont guère plus chez nous que des images de littérature et de bons points. On les classe­rait pour un peu dans le bestiaire mythologique. Toujours est-il que jadis les peaux de cerviers, lynx ou loups, suffi­saient largement à l'industrie des manchonniers du temps que les hivers étaient rudes et qu'on fabriquait des man­chons de toute qualité, pour les hommes comme pour les dames de toute condition. Mais aucune peau disait-on ne pouvait comme celle-ci retenir en douce chaleur les mains les plus délicates et frileuses. 31:214 On raconte aussi qu'une fille de théâtre et de haute galanterie, subitement émue par le sort des gentils loups si cruellement dépecés, injuriait au passage les porteurs de manchons ; et qu'un jour se promenant en compagnie dans les bois de Saint-Cucufa et qu'un bûcheron lui ayant montré le louveteau cervier qu'il venait de dénicher, elle prit dans ses bras le mignon bébé loup pour le bécoter, le caresser, l'arroser de ses larmes tant et si bien que la bête, fidèle à sa race, lui emporta le nez d'un coup de dent. L'affaire nous dit le chroniqueur, fut bientôt mise en chanson : ce n'était que le nez mais on en fit des gorges chaudes. Les loups du Jardin m'ont paru plus nerveux que d'habitude. C'est qu'au dire des journaux du matin le loup des Vosges continue d'échapper à toute une population lancée à ses trousses. Quatorze moutons à son dernier tableau. Que saint François le protège sans oublier de bénir les moutons. Les saints ne sont pas apatrides. Si j'étais berger, dans un cas pareil et chauvin comme je suis, j'en appellerais plus volontiers à sainte Austreberthe. Elle n'était pas ombrienne ni mystique ni poète, mais normande comme son nom l'indique et, dotée d'un jugement rustique, pratiquait une justice à la fois économique et immanente. Si les circonstances n'exigeaient pas la mort du pécheur sur-le-champ il se voyait infliger le châtiment le plus réparateur au bénéfice du bien commun. Lavandière attitrée de l'abbaye de Jumièges elle chargeait ses ballots de linge sur le dos d'une mule qui assurait les va-et-vient de la Seine à l'abbaye. Un jour elle découvrit en même temps sa mule égorgée dans l'herbe et le loup qui était là se pourléchant le museau. La bête aussitôt détala mais som­mée de faire demi-tour elle revint sur ses pas. L'appel d'un bon maître est sans doute irrésistible et quand c'est d'une lavandière la gueulante fait dresser au loin l'oreille des vaches et coucher celle des chiens. En l'occurrence on doit quand même accepter que la voix d'Austreberthe s'aggrava d'une autorité tout à fait exceptionnelle. Haran­gué, sermonné, confondu, le loup encaissait la tirade. Ho­chant la tête un filet de bave rose pendouillait à ses babines et bientôt ses yeux clignotèrent comme éblouis d'une étrange lumière. 32:214 Dans un sursaut d'amour-propre il tenta de discuter, de sauver la face, mais tout de suite la médio­crité de ses arguments le firent tout honteux et finalement c'est d'une voix de chérubin et dans la joie du repentir qu'il accepta de remplacer la mule : il se chargerait du linge, on lui ferait un petit bât, il ne mangerait plus que soupes de chiens. Je n'en sais pas plus long. Il est au moins permis de croire qu'il mourut de bon cœur à la tâche mais il ne faudrait pas s'enhardir à présumer d'une suite. Que par intercession de sa bienheureuse patronne la bête enfin libérée de son appétit soit admise dans les célestes pâtures à jouer au loup avec d'immangeables brebis, ce n'est là qu'un vœu pieux. Il faut bien qu'en pareille conjoncture on soit tenté de croire à quelque récompense. La littérature hagiographique nous a bien montré plus d'un miracle accompli en raison d'une bête qui en ferait la cause occasionnelle ou simplement le présentoir. Et pour peu que notre loup normand fût cervier je me plais sans malice à voir trotter de pair à compagnon dans les forêts sans lisière, le loup de sainte Austreberthe et le cerf de saint Hubert. Si j'avais des moutons et que je les trouvasse égorgés pantelants sur ma prairie j'irais sans doute moi aussi chasser le loup, sans me départir à son égard d'une vive et raisonnable sympathie. Ce n'est pas là témoigner d'une moralité subversive ou simplement paradoxale, attitude au demeurant banalisée. On n'a pas attendu que l'écologie fût snobée, politisée, élevée à hauteur de charisme ou de couverture à combines, pour s'aviser que la nature humaine se démarquait dangereusement de l'ordre établi de la na­ture tout court. La peur du loup a contribué depuis toujours à l'équilibre des sociétés comme la peur de l'hom­me dans les sociétés de loups. S'il doit perdre toute réfé­rence dans le monde sensible et se réduire à l'innocence d'une tarasque imaginaire, nous n'avons plus qu'à trem­bler devant la fatalité de nos propres inventions, à n'avoir peur que de nous-même. Cela se dit en proverbe et même en exemple de datif dans les grammaires latines. 33:214 Si le loup est encore loup, le lion et le tigre sont en voie de se faire caniche et matou, bichonnés, ronronnants et dorlotés, quêtant des guili-guili à la portière des voitures en safari pastoral dans la brousse du Kenya et les jardins d'Ile de France. Je ne demande qu'à m'attendrir mais je subodore quelque insidieuse entreprise de déculpabilisation globale. Parmi ces lions câlins et ces tigres lécheurs com­ment ne pas découvrir la réalité d'un paradis bel et bien terrestre et conforme à tous les documents iconographi­ques, miniatures et vitraux où nous sont dépeintes les délices fraternelles de ce jardin qu'on disait perdu. Déjà nous étions sollicités d'entrevoir quelque malentendu tra­gique à propos de la pomme. A considérer la prolifération merveilleuse des goldens prétendues originaires des Hespé­rides américaines et à constater la consommation impunie de leur chair doucereuse nous les soupçonnions de vouloir insinuer que telle était l'innocence d'une autre pomme plus fameuse encore et si fâcheusement calomniée. Voilà donc l'Eden enfin dégagé de son interdit et rendu à ses prome­neurs légitimes, cueilleurs de pommes sans malice et caresseurs de tigres anodins. Admettons même que nous en fûmes expulsés par la grande porte, il ne tenait qu'à nous d'y rentrer par la petite. Ainsi l'accomplissement des prophéties annonciatrices de l'humanisme intégral com­mencent-elles par nous rapprocher tendrement des bêtes. En attendant, notre loup qui est peut-être légion con­tinue d'égorger cerfs veaux et moutons sur le territoire d'Épinal. On en ferait de belles images, et de toutes sortes. C'est la gloire du loup que d'être encore aujourd'hui le plus généreux fournisseur d'images, tropes et proverbes. Il peut satisfaire à tous les besoins du moraliste. J'aimerais vous le prouver en terminant ma chronique sur un morceau de fantaisie en manière de gai-savoir où je n'utiliserais que les dictons et locutions se référant au loup. Malheureu­sement ce n'est pas là un exercice que je sache faire au courant de la plume. En plus il devient urgent de m'ac­quitter de l'engagement pris d'évoquer dans ce numéro la question du jeu de dames et de ses joueurs habitués du Jardin des Plantes, au moins d'en amorcer le préambule. 34:214 Le jeu de dames dispute au jeu de l'oie l'ancienneté de ses origines grecques. Il dispute également au jeu d'échecs les faveurs d'une allée transversale du Jardin des Plantes où nous voyons un orme égrotant disputer son feuillage à la mort. (*A suivre.*) \*\*\* *Extrait d'un topo explicatif à débiter au cours d'une visite accompagnée des studios de la télévision.* « ...*Non, les faits divers, même sensationnels, sont instruits ailleurs. Ici les lieux sont réservés aux interro­gatoires politiques, financiers, économiques et sociaux. L'aménagement a été conçu adhocque, je veux dire par là que nous ne convoquons pas n'importe qui mais rien que des personnalités et souvent ce n'est pas grand'chose. En­core un monde où les messieurs se font rares. Disons, si vous voulez, que c'est un peu comme chez les truands ; sortis de leur milieu, c'est vite impressionné, déballonné. D'ailleurs nous ne disons plus monsieur ou madame. Dé­corer, s'habiller, se meubler rétro, d'accord, mais parler rétro, non, y a pas moyen. Toutefois, quand il s'agit d'un président, et il y en a des bottes, nous disons monsieur le président, mais là nous comptons pour rien le monsieur. Vous aviez remarqué la toile de fond style Pompidou avancé mais on en voit partout et ici, vous voyez, le genre pédégé sec et austère, le papier-peint façon bois ça colle mieux pour l'ambiance du studio. De toute manière nous faisons en sorte que toutes nos émissions baignent dans le culturel approprié, c'est très important. Ça n'empêche pas le rationnel. Ici, quelle que soit la mesure du client nous le montons sur socle, disons sur estrade : une marche, vingt centimètres c'est la hauteur suffisante et nécessaire calculée pour satisfaire, disons au concept historique de majesté, mais nous appelons ça entre nous le niveau promo­tionnel.* 35:214 *La notion de niveau chez nous c'est très impor­tant : tout individu comme toute chose a droit au niveau, c'est l'égalité. L'estrade, vous voyez, est semi-circulaire avec rampe de protection ouverte sur le public invisible et présent. Face à l'univers le client surélevé est assis sur une chaise. D'où qu'il vienne et quel qu'il soit le client est donc en situation de chef, au moins de vedette : il trône, il survole, il domine, enfin disons qu'il a bonne mine. Installé de la sorte, pour avoir l'air de quelqu'un il faut vraiment qu'on soit quelqu'un. Et j'avoue qu'à ce point de vue c'est pas mal réussi. Notez je vous prie la bizarrerie du siège. Il est fonctionnel. Assis là-dessus on hésite à croiser les jambes, on croise peut-être les bras mais beaucoup ont les mains sur les cuisses. Leur attitude en général est celle d'un détenu interrogé sur la chaise électrique. Si le personnage en vaut la peine il aura droit à deux ques­tionneurs au pied de l'estrade. Ils ont beau s'évertuer à la désinvolture le tableau fait quelquefois penser aux apothéoses d'Homère esquissées par les candidats au prix de Rome. C'est alors que, pour détendre l'atmosphère et inspirer confiance, ils vont s'accouder avec bonhomie à la rampe mais elle est un peu haute et la pose est diffici­lement nonchalante. C'est pourquoi vous voyez l'un d'eux aller venir cependant que l'autre, et plus familièrement encore, va poser un pied sur la marche, le coude sur un genou et d'une main bien pendue joindre le geste évasif à l'imprudence calculée de la parole. N'oubliez pas que nous sommes tous ici par devoir et principe au niveau le plus haut de l'intelligence, du savoir, de la prudence et de l'ob­jectivité. C'est pourquoi le client, ainsi rendu à notre merci, nous sommes tentés de le ménager. Et si parfois nous avons l'air un peu blasés, nous le devons à la mono­tonie de notre importance et à l'épuisante médiocrité d'une clientèle infatuée.* 36:214 *Aux questions que nous allons poser nous savons déjà les réponses, les plats de nouilles à peine réchauffés, les poissons noyés, les parler-pour-rien-dire, les chevilles qui n'en finissent pas, les paquets gluants de mauvaise foi, les secrets de polichinelle, les objections pommadées, le coup de la petite phrase à épater les im­béciles et le sourire en coin pour ne suggérer que fadaises. Si, d'autre part et comme tout le monde, vous nous soupçonnez à tous les étages de secrète obéissance aux vœux des autorités suprêmes, c'est là un préjugé, une marotte qui a fait son temps. Je peux seulement vous dire à ce propos que nous sommes ici, comme tout un chacun, plus ou moins sensibles aux conditions atmosphériques dans le sens large du mot qui comprend toutes les sortes de facteurs et agents impliqués dans le phénomène appelé conjoncture et généralement favorable à l'hygiène de la conscience mondiale. Ce n'est pas dire loin de là que nos collaborateurs et particulièrement nos grands question­neurs nagent dans l'indifférence et l'irresponsabilité. Ils sont, au point de vue intellectuel et moral, fortement struc­turés, infaillibles et prompts dans la distinction du vrai et du faux. Leur vigilance à cet égard est de notoriété publique. Ainsi l'autre jour, étourderie ou fatigue, l'un d'eux ayant désigné son invité comme représentant de la droite nous frisâmes l'incident car il s'agissait d'un repré­sentant de la majorité. Mais le fautif mit tant de hâte et de zèle à se repentir du lapsus que l'offensé voulut bien d'un sourire accepter pour galéjade l'injure du contresens. C'est vous dire à quel point nous avons tous, grâce à Dieu si j'ose m'exprimer ainsi, un sens aigu du bien et du mal. Il peut arriver toutefois qu'à seule fin de ranimer un dia­logue qui tire un peu trop sur la bouillie de chat, une question soit posée, délibérément idiote ou frisant l'im­pertinence.* 37:214 *Or dites-vous bien qu'en aucun cas, jamais le personnage fût-il réputé susceptible et mordant, aucun jamais n'a bronché. C'est décourageant. Pour les missions d'intérêt secondaire dans l'actualité économique, sociale et judiciaire nous avons les grouillots du reportage à la base, enquêtes foraines, cuisinage des petits témoins, et recherche du document humain. Ils ont, comme vous l'avez constaté, une façon de procéder un peu spéciale mais nous les laissons faire, même s'ils renchérissent parfois sur nos instructions. D'abord vous n'en voyez que le dos, ou même rien qu'une épaule, c'est une ombre au coin de l'écran, ou alors il n'est pas dans le champ et ce n'est plus qu'une voix. Mais une voix qui travaille dans le genre impersonnel absolu, dépouillée de toute nuance, incolore si on peut dire, sèche et sourde, inflexible au sens propre. Impertinente ou stupide mais lancée comme un trait la phrase toujours brève se refuse à moduler le sens interrogatif. Enfin c'est comme la voix de quelqu'un qui n'existe pas. Est-ce là le comportement d'un subalterne éperdu de modestie ou qui va chercher son bonheur dans les ténèbres de l'anonymat, ça ne me regarde pas. Toujours est-il que, s'adressant à des gens plus ou moins naïfs, leur façon de faire ne peut que traduire le soupçon ou l'impatience d'un aveu. Dans le genre sado-mélo-glacé on ne fait pas mieux. Saisi d'ex­tase et de frayeur panique dès qu'il réalise qu'on le télévise, le témoin perd la tête et ne sait plus que dire ni qu'inventer. Là encore bien sûr, et à plus forte raison, pas question pour l'interpellé d'envoyer l'inquisiteur insolent se faire fiche. C'est l'équipe des anges noirs, et c'est comme ça qu'on y travaille. Notez que la justice pas plus que la sociologie ne fait grand cas de ces témoignages et informa­tions obtenus de la sorte, mais il reste le spectacle.* 38:214 *D'après les sondages d'écoute le public est assez friand de ces broutilles. Je vais vous lire deux extraits de deux lettres entre mille que nous avons reçues à propos d'une affaire de ce genre. La première nous dit :* « *bravo ! la voisine interrogée était sûrement coupable ou complice *»*. Et voici la deuxième :* « *salauds ! ignobles extorqueurs d'aveux imaginaires, etc*. ». *Nous sommes bien placés pour savoir qu'on ne peut pas contenter tout le monde et que les mé­contents ne voudront pas se priver des objets de leurs mécontentements.* *Ouais, il y a là quelques bonnes observations mais compromises par des inexactitudes et le ton forcé de la satire, il va trop loin dans la parodie. Le sujet, à peine effleuré d'ailleurs, n'est pas à prendre en amusette. Que l'arbre ne cache pas la forêt, la grande forêt jaseuse et grouillante. C'est là que s'élabore sous les térébinthes et les micocouliers toute l'idiotie délétère et savante où s'ava­chit l'occident. L'exploration ne présente pas de difficulté mais j'en suis encore à visiter le Jardin des Plantes et pas, près d'en sortir.* \*\*\* *Saint-Nicolas-du-Chardonnet.* Ça tient toujours à l'heure où j'écris. Il semble bien qu'en effet de son côté le bras séculier comme la dextre pontificale s'en tienne à l'expectative. On se refuse à imaginer le com­mando de loubards et Tupamaros providentiellement conduit à se défouler utilement dans ces lieux outragés par d'anachroniques dévotions. Mais si la décision ne doit être attendue que d'un sommet, Rome ou l'ONU, bulle ou casques bleus, la garnison du Chardonnet patientera bien docilement jusqu'au Jugement dernier. 39:214 Ils ne manqueront ni de prières ni de vivres. Dans le cas où d'ici là le pouvoir temporel se risquerait à bran­dir les foudres qui lui sont propres au service de l'hu­manité en marche et des âmes libérées, il a été, je crois, averti que toutes les caméras seront là pour visionner de par le monde le spectacle de Mgr Ducaud-Bourget tiré sur le parvis par ses cheveux blancs, de l'abbé Serralda par sa barbe grise et de tout le clergé suivi d'innombrables fidèles traînés par les rues avoisinantes qui d'ailleurs en ont vu bien d'autres. Sans être obligé d'y prévoir un spectacle sanglant on doit bien savoir à la Préfecture que les massacres de septembre ont hono­ré cette paroisse d'un certain nombre de martyrs, vingt et un exactement dont le curé. Certes il n'est pas sage d'aspirer au martyre, il convient seulement de l'accep­ter dans la joie du dernier sacrifice. Dans le bas-côté sud-est une chapelle consacrée à la mémoire des vic­times a été remise en état par les occupants, fleurie, éclairée en permanence et une messe y est dite chaque jour. Aussi bien toute l'église a-t-elle été dépoussiérée, lavée, nettoyée, briquée dans tous les coins, ranimée sans vergogne dans sa vocation triomphaliste. On a donc vu les plus humbles témoignages de dévotion ren­dus à l'attention des fidèles, et tous les ornements sacer­dotaux sortis des placards où ils avaient été remisés pour satisfaire un esprit de pauvreté mal entendu sinon présomptueux. 40:214 Tout cela n'est pas dire, Dieu m'en garde, que les offices précédemment célébrés dans cette église fussent nécessairement invalides, ils n'étaient peut-être que douteux. Aussi bien le dévouement du clergé de Saint-Séverin n'est-il pas en question, nous savons seulement qu'avec plus ou moins d'innocence il s'exerce au béné­fice d'un prince qui ne rêve depuis toujours que de régner sur les cendres confondues de saint Nicolas et saint Séverin. C'est pourquoi tant de fidèles et de parois­siens consternés ont accouru en si grand nombre dans l'église retrouvée de l'espérance et de la foi. Sur le visage des pauvres et des riches, des jeunes et des vieux le bonheur de ces retrouvailles est manifeste. Ainsi notre paroisse est-elle aujourd'hui de beaucoup la plus fréquentée de Paris, même aux heures creuses. Quoi qu'il arrive le fait est acquis, le test est positif : aux yeux de tous, croyants ou mécréants, Saint-Nicolas du Chardonnet restera grandi d'une mesure nouvelle dans ce qu'on appelle aujourd'hui la dimension historique. Puisse notre cardinal-archevêque n'en être pas hon­teux. Les fidèles ont déjà prié à cet effet. \*\*\* Adjugé ! *J'ai oublié, c'est dommage, le nom de l'aca­démicien qui a prononcé le discours de réception de M. Maurice Rheims, commissaire priseur. Il en ressort qu'une fois épluchés les mérites et travaux du récipiendaire, celui-ci a emporté le morceau pour avoir battu tous les records d'enchères à l'Hôtel des Ventes. Nous constatons avec joie qu'en cette illustre compagnie la notion de mérite n'arrête pas de s'ouvrir à la notion de pluralisme.* \*\*\* 41:214 *La loi de Peters.* La connaissiez-vous ? Pas moi. J'ignore encore tout de ce Peters, mais voici, à toutes fins utiles, l'énoncé de sa loi : *tout homme, par le jeu normal de l'avancement, finit par atteindre son niveau d'incompétence.* Je vous laisse aller dans l'amertume ou la joie des commentaires. Quant à moi, débordé par l'abondance des corollaires, leçons de toutes sortes et personnages impliqués, je ne voudrais pas risquer de me sentir concerné par cette loi. Je continue tout bonnement d'enfreindre la loi, je rétrograde et j'atteins mon niveau de compétence absolue. \*\*\* *La loi de Curvers.* Vous en avez pris connaissance dans le numéro d'avril et je vous rappelle l'énoncé *Dans tous les genres de création, plus les moyens se perfectionnent plus se dégradent les fins.* C'est là, très clairement exprimée, une de ces vérités si aveuglantes que nos prophètes et visionnaires ont préféré se crever les yeux. Je me permets de signaler que cette loi ne comporte pas de réciproque. A mon avis et dans nos sociétés, les expériences tentées ici et là ne permettent pas d'affir­mer qu'un retour à l'excellence des fins soit nécessai­rement impliqué dans un retour à la simplicité des moyens. \*\*\* 42:214 *Jardin des Plantes* (suite). Il vient de s'ouvrir au Muséum une exposition de la Sexualité dans le monde animal. Le public y est accueilli par un gigantesque spermatozoïde en matière plastique. Je me demande honnêtement si je dois continuer de promener le lec­teur dans ce jardin des familles. (*A suivre*.) Jacques Perret. 43:214 ### Lausanne 1977 par Hugues Kéraly LE DOUZIÈME CONGRÈS de « L'Office international des œuvres de formation civique et d'action culturelle selon le droit naturel et chrétien » ([^7]) s'est tenu à Lausanne les 9, 10 et 11 avril 1977, sur le thème de la *tentation socialiste.* Il devait réunir quelques 2.500 participants, catholiques et français pour la plupart, dont de très nombreux lycéens qui venaient là pour la première fois. Chaque année en effet, depuis 1970, le taux des nou­veaux inscrits au congrès de Lausanne évolue entre 35 et 40 % du nombre total des participants ([^8]) -- chiffre qui témoigne assez de la vitalité des méthodes de pénétration de l'Office dans tous les milieux ; il fait comprendre aussi qu'on serait mal inspiré aujourd'hui de s'inscrire au con­grès de Lausanne dans l'espoir d'y renouer avec les amis d'autrefois : Lausanne est le « temps fort », trois jours par an, d'une certaine formule d'action politique et socia­le ; les amitiés, les hommes et, jusqu'à un certain point, les convictions elles-mêmes lui restent subordonnés. Comme chaque année, le congrès de Lausanne a su manifester la vocation internationale de l'Office : une quinzaine de nations s'y trouvaient représentées. Le thème retenu cette fois-ci devait suggérer aux organisateurs d'of­frir la présidence des communications magistrales aux représentants des pays qui ont le plus à nous apprendre sur la réalité du communisme : 44:214 le Dr Julio RETAMAL FAVE­REAU, ancien prisonnier politique du régime de Salvador Allende, aujourd'hui attaché culturel de l'ambassade du Chili en France ([^9]) ; M. NGUYEN VAN HOANG, ministre du tra­vail à Saïgon au moment de l'invasion du Vietnam libre par les armées du Nord ; le noble Arcady STOLYPINE, principal animateur en Europe du N.T.S., père et pionnier de tous les mouvements de solidarité avec les pays de l'Est ; M. Salim JAHER, président de la Cour d'appel de Beyrouth ; Amine GEMAYEL, député chrétien du Liban, vainqueur de Tall et Zaatar -- et bien d'autres personnalités du combat contre-révolutionnaire à travers le monde entier, que nous étions plutôt habitués à rencontrer couvertes de boue dans les colonnes de nos quotidiens habituels. A Lausanne, des chrétiens de France ont eu la joie de les reconnaître et saluer pour ce qu'elles sont, avec tout l'honneur qui leur est dû. Des dispositions particulières avaient été prises à l'in­tention des membres de la presse, qui ont pu interroger tout à loisir les personnalités politiques présentes au con­grès. On consacrerait aisément un article à chacune des conférences de presse tenues dans l'enceinte du palais, sur le Liban, la Suède, le Chili, les pays de l'Est... Par ailleurs, un dossier de 400 pages était remis aux journalistes, modes­te sélection des innombrables documents d'information ou de travail présentés sur les tables du congrès. La richesse de cet arsenal civique et militant dirigé contre les séduc­tions mortelles de la « tentation » socialiste ne devait pas échapper à l'attention de notre confrère du *Monde :* « Trois jours durant, écrit-il, le palais de Beaulieu a sans doute renfermé la documentation contre-révolutionnaire la plus riche d'Europe : de nombreux stands exposaient des cen­taines de lettres, de revues, de brochures, de tracts. On y trouvait en bonne place les multiples dénonciations du « Goulag », des « massacres » commis au Vietnam et au Cambodge (...), mais également de très nombreuses étu­des réalisées par des membres de l'Office sur des sujets généralement oubliés par les auteurs officiels de la contre-révolution. » ([^10]) 45:214 #### *Parenthèse sur une anomalie* Nous ne redirons pas ici aux lecteurs d'ITINÉRAIRES ce que la plupart d'entre eux savent déjà : que l'Office inter­national fondé par Jean Ousset est l'œuvre à laquelle Jean Madiran devait apporter, de mars 1960 à l'automne 1969, un soutien *public, total, exclusif et sans réserve ;* que, depuis cette date, pour ceux de ses lecteurs qui aspirent à une *action politique,* la revue ITINÉRAIRES a eu encore l'occasion de recommander en priorité le congrès de Lau­sanne, et d'une manière générale les divers organismes patronnés par l'Office ; enfin que, toujours depuis cet automne 1969, c'est-à-dire depuis que le saint sacrifice de la messe, après l'Écriture, et le catéchisme, est universel­lement sabordé dans l'Église de Dieu, Jean Madiran ne participe plus au congrès de Lausanne, pour une raison qu'il a lui-même expliquée : la *situation religieuse* telle qu'il la voit lui interdit de passer sous silence ce que la *spécificité politique* de l'Office telle que ses dirigeants la comprennent leur interdit de laisser dire à la tribune du congrès. J'invite les lecteurs et amis d'ITINÉRAIRES qui m'ont interrogé là-dessus au dernier congrès de Lausanne à se reporter au texte ([^11]). Il n'a rien perdu de son actualité, -- jusque dans certains détails annexes, dont la persistance commence à prendre des allures de signification... Ainsi, ayant rappelé ce propos tenu par Jean Ousset pour faire connaître au lecteur d'ITINÉRAIRES la « position religieuse » de l'Office : 46:214 « *Comment serait-il possible que, même en nous taisant, nous puissions rester indifférents aux luttes de ceux qui défendent aujourd'hui le petit peuple de Dieu contre les mauvais bergers, les clercs agents de la Révolu­tion, les exégètes falsificateurs de l'Écriture, les liturgistes sabordeurs de la messe, les commissions rédactrices de catéchismes odieux *» --*,* Jean Madiran ajoutait en note cette remarque : « Les faits apparemment ou réellement contrai­res aux déclarations de Jean Ousset résultent donc des malfaçons, erreurs de transmission, accidents d'exécution, inadvertances, négligen­ces, etc., dont aucune œuvre humaine n'est exempte à coup sûr. Un seul exemple. Si l'on recherche un *Ordinaire de la messe* et qu'on en demande la fourniture au Club du livre civique, le seul qu'on trouve au « Catalogue 1972 », sous le numéro 1.432, est un *Ordinaire de la messe latin-français,* qui reproduit le soi-disant Novus ORDO MISSAE, et qui s'en vante. Ainsi, le *seul* ordinaire de la messe que diffuse la librairie de l'Office international *n'est pas* celui de la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V. On com­prend à quel point cela est déplorable et lourd de conséquences. Du moins, les nettes déclara­tions de Jean Ousset nous invitent à situer un tel fait dans l'ordre de l'anomalie accidentelle. Ceux qui croient pouvoir en déduire que l'Office entend prendre pratiquement position en faveur de la nouvelle messe se trompent certainement mais cette erreur est à coup sûr favorisée par l'énormité et la persistance de cette anoma­lie. » ([^12]) Sept ans après, il se trouve que je rentre moi-même du dernier congrès de Lausanne avec (parmi mille autres cho­ses qu'il faudrait dire aussi) une observation exactement identique à celle de Jean Madiran... J'avais oublié mon missel à Paris. 47:214 Samedi saint, j'arpentais donc les tables du congrès à la recherche, faute de mieux, d'un *Ordinaire de la messe* latin-français pour suivre l'office du jour de Pâques. J'ai fini par en découvrir un, édité à Saint-Céneré, en décembre 1969, sous la marque « Discours du Pape et chronique romaine ». Je suppose que cet ouvrage figure toujours, sous un numéro quelconque, au catalogue du C.L.C. ([^13]). Quoi qu'il en soit, c'était bien le texte des « liturgistes sabordeurs » stigmatisés par Jean Ousset, et on n'en trouvait aucun autre dans tout le palais de Beau­lieu. Le plus curieux est que cet ordinaire, aux offices du dernier congrès de Lausanne, *Deo gratias,* ne pouvait être d'aucune utilité : la messe y fut célébrée dans le rite domi­nicain, en hommage sans doute aux derniers bastions de cet Ordre qui résistent encore à l'autodémolition... Alors, comment faut-il comprendre aujourd'hui la persistance quasiment institutionnelle de l' « anomalie » ? #### *Positions religieuses observées au congrès* « *En matière religieuse *» *--* m'a-t-on répété vingt fois par jour à Lausanne, parfois même quand je ne demandais rien -- « *l'Office ne-prend-pas-position *»*.* Nous fûmes bien obligé de constater sur place, au niveau des troupes, une réalité différente de la théorie. La question religieuse était bel et bien présente à presque tous les stands du dernier congrès. Et ceci, pour une raison qui semble à la portée du premier venu : le rassemblement de Lausanne, nous l'avons vu, se compose à 98 ou 99 % de catholiques pratiquants, qui cherchent à enrayer dans leurs sphères d'influence propres les progrès de la Révolution ; 48:214 comment concevoir, donc, que des catholiques pratiquants non révolutionnaires se retrouvent trois jours par an au congrès de Lausanne pour parler (entre autres choses) des écoles ou facultés à promouvoir, des mouvements de jeunes à encourager, des livres et publications à diffuser, bref de l'ensemble des ini­tiatives à mettre en œuvre dans la Cité -- sans se heurter un seul instant à la question redoutable des mauvais ber­gers, qu'une Révolution sans visage envoie tout casser dans la maison de Dieu : dans les écoles, les facultés, les mouve­ments, les journaux sociologiquement répertoriés comme « catholiques » ? Pour manifester avec quelque vraisemblance, au congrès de Lausanne, que l'Office « ne-prend-pas-position » en matière religieuse, il aurait fallu cette année en interdire l'accès à une bonne vingtaine de stands (au moins) : *Action familiale et scolaire, Enseignement privé, Vie et Travail* (organe du Centre d'Information, d'Étude et de Promotion Économique et Sociale), *Plaisir de lire, I.P.C.* (Faculté de Philosophie Comparée), *Lecture et Tradition, Les Cheva­liers de Notre-Dame -- Magistère Information, Fondation Speiro, Guides et Scouts d'Europe, Scouts et Guides Saint Louis, Scouts et Guides Saint Georges, Una Voce, La Pen­sée Catholique, R.O.C.* (Réseaux d'Organismes Culturels), *L'Homme Nouveau, C.L.C., Permanences, Les Amis de Dimitri Panine, La Revue Universelle des faits et des idées, L'Association des Juristes Catholiques de Provence,* etc. -- Un examen même rapide des documents et réponses fournis dans ces divers stands atteste en effet que chacun des organismes correspondants (plus ou moins « patron­nés » ou recommandés par l'Office) *prend position* sur une au moins de trois questions essentielles au catholique pra­tiquant, à savoir : 1°) le problème des rapprochements « œcuméniques » ; 2°) l'importance doctrinale du concile Vatican II ; 3°) l'attitude à tenir devant la nouvelle messe. En voici trois illustrations. 49:214 Au stand des *Amis de Dimitri Panine --* surnommé stand des « Ennemis d'Alexandre Soljénitsyne » ([^14]) -- on diffusait une luxueuse brochure périodique intitulée *Le Choix*. Dans l'éditorial du dernier numéro ([^15]), « Sauve­garder notre foi », sous la signature de Dimitri Panine, le congressiste découvrait ceci : « Les *intégristes* n'acceptent pas les décisions de Vatican II et, *par conséquent,* n'obéis­sent pas au pape (...) Le pape Paul VI a entériné par son nom une messe nouvelle, proposée en 1969. A notre époque troublée, cette messe, grâce à sa simplicité, sa brièveté, le fait que le chœur, l'orgue et le latin soient facultatifs, per­met une large participation des paroissiens à l'office, et est irremplaçable (...) Les intégristes doivent revenir dans leurs paroisses et... *accepter la messe de Paul VI.* Le dog­me fondamental de l'Église catholique romaine concernant l'obéissance au pape ne peut être discuté. » -- Mais oui, vous avez bien lu : le *dogme* de l'obéissance. Panine appli­que à l'Église catholique, comme allant de soi, les réfé­rences disciplinaires du Parti... Et l'auteur de nous asse­ner en note, contre la liturgie traditionnelle, cet argument massue : « *La messe de Pie V n'a pu empêcher la forma­tion du modernisme, du néo-modernisme et du progres­sisme ! *» Diable, comment n'y avions-nous pas pensé ? (Quelques années encore, et c'est Panine qu'on invitera en grande pompe à la tribune du congrès de Lausanne pour condamner conjointement saint Pie V, Soljénitsyne et Mgr Lefebvre à faire amende honorable aux artisans héroïques de Vatican II.) Au stand des *Chevaliers de Notre-Dame* -- *Magistère information,* nous avons pu réunir pour notre gouverne une abondante moisson de cahiers, lettres, bulletins, tracts et opuscules qu'on croirait tous édités par un bureau romain de propagande post-conciliaire à usage traditionaliste. 50:214 Il n'y est question que des mille et une merveilles du der­nier concile : de son « esprit évangélique », ses « documents inspirés du Saint-Esprit », ses « salvatrices orienta­tions »... A titre d'échantillon, dont nous n'abuserons pas : « Certains contestent ouvertement le concile Vatican II, pour le motif qu'il serait contraire à la tradition. Cette assertion prouve que les textes du concile n'ont pas été sérieusement étudiés (...) Le sens profond du concile Vatican II me semble être de préparer l'Église à la rencontre avec toutes les traditions du globe (...) Le but du concile Vatican II a été, si l'on peut dire, de *déployer la catholicité.* Cela ne peut se faire d'une façon bien tranquille, et le concile a été une foudroyante réalisation de cette prophé­tie du Seigneur : *les puissances des cieux seront ébran­lées,* etc. » ([^16]) Au stand des *Guides et Scouts d'Europe,* dans une sorte de charte intitulée « Directoire religieux de la Fédération du Scoutisme Européen », le congressiste un peu curieux pouvait apprendre, non sans surprise : « Pour les Routiers et Guides aînées, qui vont entrer dans la vie, le Scoutisme d'Europe offre des possibilités de rencontres inter-confes­sionnelles dont le bienfait ne saurait être perdu. Un tel dialogue est non seulement bienfaisant mais *indispensable* (*...*) Les offices ou services communs à des groupes de confessions différentes doivent toujours être autorisés par les responsables ecclésiastiques locaux du mouvement œcuménique ou du Secrétariat de l'Unité. Aucune exploi­tation doctrinale du fond, qui se retrouve dans toutes les Églises chrétiennes, ne peut être faite en commun par des unités de confessions différentes sans la présence active et conjointe de prêtres et de pasteurs spécialisés dans les rapports œcuméniques. » -- Etchegaray, Elchinger, Gouyon, voici enfin des jeunes bien disposés, on va avoir besoin de vous ! 51:214 Tout ceci n'est pas pour dire que, venant d'où nous venions, nous n'aurions rencontré au dernier congrès de Lausanne aucun allié ou ami digne de ce nom : la présence de *La Pensée Catholique,* de *Lecture et Tradition,* de la *Revue Universelle,* dont les positions, le combat voisin du nôtre sont assez connus ([^17]), suffirait à démentir une telle accusation. Mais c'est un fait qu'un rédacteur d'ITINÉRAIRES ne peut plus circuler aujourd'hui parmi les stands du congrès de Lausanne sans se heurter presque à chaque pas à l'hostilité majoritaire et grandissante des partisans convaincus de l' « esprit » post-conciliaire, de l' « œcu­ménisme » et du nouvel *ordo.* #### *Le point de vue officiel* On me dira -- et d'ailleurs on m'a dit : « Les positions soutenues dans les stands *n'engagent-pas-l'Office *» ([^18])*.* Je veux bien l'admettre, mais alors qu'est-ce qui l'enga­gera... ? Les livres mis en vente au congrès ? 52:214 Celui qui cherche à s'y procurer un ordinaire de la messe n'y trouve que le nouvel ordo. -- Les articles parus dans *Permanen­ces *? Quand ils en viennent à évoquer les problèmes de l'Église, c'est pour condamner la résistance de Mgr Le­febvre et des catholiques engagés à sa suite. -- Les dé­clarations du nouveau directeur de l'Office ? Elles éludent si soigneusement la question qu'il y aurait comme de l'inconvenance à vouloir encore la lui poser. -- Les discours prononcés ou inspirés par Jean Ousset à la tribune du congrès de Lausanne ? Nous en avons eu trois cette fois-ci, sauf erreur ou omission, et qui disent tous exactement la même chose : que la tentation idéologisante, réactionnaire et critique des chrétiens trop attachés à la tradition cons­titue un danger *aussi redoutable* pour l'avenir de la Cité *que la tentation socialiste elle-même,* en ce qu'elle détourne aujourd'hui un grand nombre des amis de l'Office du combat réellement « prioritaire », qui est le combat poli­tique. La charge a commencé un peu en demi-teinte, mais dans un style bien reconnaissable, avec le discours d'ou­verture lu par M. de Chabot-Tramecourt ([^19]) : « (...) *Ce sont les personnes qu'il faut rencontrer, questionner, pour mieux trouver le moyen d'une éventuelle collaboration... Non pour donner libre cours à une critique acide, à une lamentation sur le malheur des temps. Il y a déjà bien assez de gens qui le font... Gémir, pleurer, critiquer, n'a jamais servi à rien... Nous avons à rechercher ce qui unit, non ce qui divise... Notre première tâche n'est pas d'accentuer les erreurs des autres... Nous avons à recevoir et à donner : laissez la suffisance, l'orgueil et les querelles loin de ce palais ! *» *--* Pour mieux illustrer ce propos, l'orateur devait alors placer toutes les activités du congrès sous la protection d'un saint Vincent de Paul fédérateur, capil­lariste et tolérant, bref éminemment social voire « socia­bilisé ». 53:214 Nous y avons appris, quant à nous, que saint Vincent de Paul fut l'inventeur d'une formule d'apostolat préfigurant les fameuses « cellules » de l'Office ; qu'il était, surtout, le grand patron de l'ouverture dans la cha­rité, en un (triste) siècle déjà soumis à la fureur stérile des affrontements doctrinaux : « *Il vécut dans une époque difficile,* a souligné M. de Chabot-Tramecourt, *où il sut être un homme d'action d'une incroyable efficacité... A la dureté, à l'intransigeance des Jansénistes* ([^20])*, il sut opposer la toute-puissance de la miséricorde... Il souligne ce qui est bien, avant de redresser... Prenons-en de la graine. *» (*Applaudissements.*) #### *Le sermon de l'abbé Guérin* Le deuxième temps fort de la charge contre la tentation « intégriste » m'a davantage surpris, pour ne pas dire choqué -- en raison surtout du lieu et de la circonstance : nous y avons eu droit le matin de Pâques, à la grand messe, au cours d'un interminable sermon ([^21]) interprété à la hussarde par un certain abbé Guérin. 54:214 Mal préparé au choc, on le comprend, j'ai pu en relever seulement quelques passages ; mais qui suffisent parfaite­ment à reconstituer la violence et le sens général de l'agression. -- *Nous ne sommes pas ici pour détenir des vérités intellectuelles à contre-courant.* (C'est la phrase qui devait m'alerter : elle résonnait pour moi, absent du con­grès de Lausanne depuis l'année 1970, comme une orien­tation tout à fait nouvelle en ces lieux.) -- *Il y a aujour­d'hui parmi vous, parmi les* « *bons *» (grimace de commi­sération), *des manières de défendre la vérité qui sont des contre-témoignages, des manières de défendre la vérité qui rendent votre combat parfaitement vain !* (*...*) *Oui, bien sûr* (sourire), *vous aimez la grand messe* (silence inquiétant)*... parce qu'il n'y en a plus !* (Ici, l'abbé Guérin s'excite visiblement : il s'en prend, avec de grands gestes ridicules destinés à caricaturer selon lui les attitudes du chrétien traditionnel, aux routines « sécurisantes » des pratiques de la foi et de la piété.) -- *Je vais en retraite une fois l'an, à confesse dès que je puis, je récite mon chapelet, je fais mes Pâques et patati... mais la véritable dimension sociale du christianisme, la dimension d'un saint Vincent de Paul nous échappe complètement* (*...*) *Oui, nous risquons à l'heure actuelle d'enfermer le social dans le monde admirable mais borné de nos chapelles socio­logiques ; de nos tours d'ivoire, incapables de communiquer entre elles !* (Le ton monte encore d'un degré : l'abbé saute littéralement sur place, martelant ses accusations.) -- *Mais l'heure des chapelles a sonné ! Gardez-vous, mes frères, de la* CONTAGION DES CHAPELLES !! *Ce risque est aussi grave, je vous le dis, que celui de la tentation socia­liste !!!* (bis) Je suis sorti de l'office de Pâques furieux et presque défait. Venir au congrès de Lausanne pour s'entendre assener une homélie cléricalo-gaucharde de vingt-sept mi­nutes, comme on en pouvait subir aux années soixante dans les églises du quartier latin, voilà qui passe vraiment toutes les bornes de l'imaginable... Au moins, nous étions fixés sur les véritables dangers qui menacent aujourd'hui l'œuvre de Jean Ousset, expliquant une bonne part de ses nouvelles positions : tentation socialiste sur son aile gauche, contagion intégriste sur la droite, et apathie sociabiliste pour le gros des troupes... ([^22]) 55:214 Par ailleurs, en ce matin de Pâques, le curé-maison n'a pas cru devoir consacrer un seul mot à la résurrection du Seigneur. Sans doute, il ne lui en restait plus le temps. Mais peut-être aussi faut-il comprendre que ce dogme appartient désormais aux notions intransigeantes qu'il convient de garder pour soi, si l'on veut réunir les chrétiens sur l'*essentiel :* la grâce de la « dimension sociale-baptis­male » ([^23]) qui est en nous ? #### *Honneur aux garde-mites !* Le douzième congrès de l'Office international s'est ache­vé comme de coutume sur les conclusions de Jean Ousset, qui devait exposer les priorités du combat «* pour une Cité catholique *». 56:214 Chacun en pourra consulter le texte intégral dans les *Actes du congrès de Lausanne* publiés par l'Office. Nous ne donnons ici, d'après nos notes, qu'une partie de l'apothéose finale, troisième et dernier volet de la charge ouverte plus haut. La première phrase précise contre qui Ousset entend la diriger. « (...) Bien sûr, c'est moins vous que les absents qu'il s'agirait de convaincre... Mais nous réveillerons-nous, et réveillerons-nous les autres, avant le Goulag ? Car les progrès de la gauche, il ne faut pas tant y voir la marque de leur force, que celle de notre faiblesse et de notre recul... Tout est à faire, oui, mais tout n'a pas le même prix ! Alors, vous, quelle tâche choi­sirez-vous ? Celle de garde-mites ([^24]), ou les avant-postes... ? » (*Applaudissements tempérés par le suspens : on attend de voir où va tomber la flèche.*) « Car, pour beaucoup des nôtres, le fait de se consacrer au débat religieux d'aujour­d'hui permet de DÉSERTER un combat politique plus urgent que jamais... ! » (*Vifs applaudisse­ments du côté des lycéens. J'émets un murmure désapprobateur qui n'est point suivi. -- Jean Ousset développe alors l'exemple de Jeanne d'Arc et de saint Vincent Ferrier qui, paraît-il, lui donnent raison.*) « (...) Tant pis pour les bons et vieux amis que nous risquons de cho­quer : priorité au combat politique... ! Donc, vous comprendrez que les actuels dirigeants de l'Office croient bon de ne pas dévier d'un pouce de leur orientation politique et sociale... Mais le comprendrez-vous ? Allez-vous sortir de vos rou­tines, de vos préjugés... ? 57:214 La plénitude du réel n'est ni dans l'essentiel, ni dans l'existentiel, mais dans leur indissoluble union... Car l'Église est tout autre chose qu'une Université du Vrai... L'Église, c'est Jésus-Christ répandu et commu­niqué... ! Gardez-vous donc de toute tentation idéologisante, socialiste ou non... Le temps n'est plus aux doléances. Prenez vos résolutions ! (...) Je ne vous dis pas que cela sera facile... Mais c'est là qu'est le devoir, parce que c'est là qu'est le salut ! » (*Applaudissements*.) On remarquera que Jean Ousset ne tombe pas ici dans la tentation classique du discours de nombreux leaders, qui consiste à faire grief aux absents de ne point être là. Chacun d'ailleurs avait compris qu'il visait, en priorité, les occupants catholiques de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, grands absents du dernier congrès de Lausanne, d'après les confidences et les chiffres que j'ai pu recueillir ; or, comme le soulignait avec humour une amie congressiste : « *L'Of­fice ne peut tout de même pas se plaindre que le Bon Dieu lui fasse une concurrence déloyale ! *» Mais Jean Ousset ne leur adresse pas moins un reproche précis, et d'une ex­trême gravité : ils « désertent » un « combat politique » plus « urgent » que jamais. *Déserter...* le mot n'a pas été choisi au hasard, ni l'intonation qui devait donner le signal aux applaudissements. C'est une accusation. Dans la situa­tion actuelle, on pourrait presque dire : une agression caractérisée. Bien mauvaise querelle en tout cas celle qui, en nous, vient s'en prendre précisément à ce qui est au-dessus de nous. Je ne sais si Notre-Seigneur déserte lorsqu'il s'en va prier quarante jours dans le silence du désert ; si saint Athanase déserte quand le triomphe de l'arianisme dans tous les États de l'Empire le réduit à poursuivre caché au fond d'un puits dans le désert d'Afrique sa méditation des mystères divins ; si saint Benoît déserte lorsqu'il tourne le dos au monde et à toutes les universités d'Europe pour sauver sa foi ; si saint Louis déserte quand il fait taire Joinville et toute la table royale pour écouter Thomas. 58:214 Mais il faut reconnaître que l'imitation de Jésus-Christ a fait des saints fort peu soucieux en apparence de socia­bilité, des saints qui déployaient même beaucoup d'efforts pour s'isoler du siècle, et que pourtant, sans eux, l'Europe aujourd'hui ne serait pas chrétienne : il n'y aurait per­sonne au congrès de Lausanne pour applaudir Ousset, et prophétiser un avenir quelconque à la Cité catholique. Les occupants de Saint-Nicolas-du-Chardonnet qui s'étaient inscrits au dernier congrès de Lausanne n'ima­ginaient pas sans doute que leur bonheur serait de fêter Pâques dans une église de Paris. Mais, là, où ils ont choisi de rester, ils ne désertent pas plus le combat « priori­taire » que saint Athanase au fond de son puits, saint Benoît dans sa cellule, ou saint Louis dans son oratoire... J'en connais parmi eux qui font volontiers le coup de poing ou le coup de feu aux avant-postes du combat poli­tique, parfois même fort loin de la rue des Renaudes, et au péril de leur vie. Ceux-là savent bien qu'ils n'abdiquent rien de leur combat essentiel pour l'honneur de la Chré­tienté, et la liberté des enfants de Dieu, en occupant au­jourd'hui Saint-Nicolas du Chardonnet plutôt que les salles de conférences ou de congrès. Le bien-fondé de leur choix, si même on peut parler ici de choix, ne se discute pas. Les militants du combat catholique sont en première ligne, n'en doutons pas : en plein dans l'essentiel, le civique, le tangible ; et peut-être, déjà, dans l'histoire. *Garde-mites* tant qu'on voudra. Si la liberté de dire son nom doit passer par l'insulte, fût-ce au congrès de Lausanne, préférons l'insulte à l'indignité. Honneur aux garde-mites ! #### *La tentation de l'impossible* Résumons. Les communications magistrales du dernier congrès de Lausanne auront manifesté chez les dirigeants de l'Office une double préoccupation : celle d'un danger externe, dont l'imminence n'est plus discutée par personne depuis les dernières élections -- la *menace socialiste ;* et celle d'un péril interne, dont l'avènement semble déjà consommé -- la *tentation intégriste* (ou fixation du « garde-mites »). 59:214 Sur le premier point, la personnalité ou l'expérience des orateurs permettait d'attendre beaucoup : on ne fut pas déçu. L'Office rejette avec force les fumées de la tentation socialiste. Il les rejette en pratique, au niveau du pays réel, par une formule, un « certain style » d'ac­tion, qui s'attache à sauver ce qui peut l'être du totali­tarisme et de la massification : faire chacun pour soi, chacun autour de soi, le contraire de la Révolution. Il les rejette en doctrine, comme foncièrement aliénantes et néga­tives, au terme d'une vaste critique interne dont Louis Salleron avait livré tout l'essentiel dans sa *Réponse à Mitterrand* ([^25])*,* avec une si percutante autorité que plu­sieurs s'étonnaient devant moi : -- Comment avait-on pu omettre d'inviter à la tribune du congrès de Lausanne, l'année de la « tentation socialiste », l'homme qui passe pour le plus grand spécialiste français de la question (comme l'atteste une bibliographie impressionnante de livres et d'études publiés partout, et jusque dans la revue *Permanences* précisément) ? Sur le second « péril », il faut bien reconnaître que l'Office s'engage aujourd'hui dans une voie qui menace de se transformer rapidement en impasse. Poser comme condition sine qua non d'une entente pratique de catholi­ques militants, en 1977, la règle de l'abstention et du silence sur ce qui est devenu la crise ouverte, centrale et décisive de leur propre communauté spirituelle, même aux yeux des observateurs incroyants : *la démolition de la messe, --* c'est ne pas être attentif aux plus élémentaires exigences du réel, principe architectonique de toute action contre-révolutionnaire. 60:214 Outre que cette prétendue neutralité en la matière du plus grand mouvement national de catho­liques français engagés dans le combat contre la Révolution paraît en soi choquante à beaucoup, elle définit une posi­tion intenable intellectuellement et pratiquement. -- La « neutralité » de la rue des Renaudes, ça fait peut-être propre, mais, objectivement, c'est la tentation de l'impos­sible. D'abord parce que ce silence officiel prolongé, unique en son genre dans l'histoire des mouvements catholiques français, fait injure à la justice de Dieu, qui a fixé les bornes des concessions légitimes reconnues à la politique. Ensuite parce qu'il fait violence à la nature humaine, qui ne supporte pas les solitudes trop prolongées, et préférera se tromper bruyamment dans la compagnie des voisins qu'avoir raison en silence avec le principe absent : ce qu'on a pu voir, précisément, dans la majorité des stands du dernier congrès de Lausanne. Ce n'est pas tout de communier ensemble, trois jours par an, à de beaux offices religieux ; ni même de s'entendre rappeler à cette occasion que la vie sacramentelle, la vie de la grâce reçue par le canal des sacrements de l'Église est comme le centre et la source de notre respiration, de notre présence chrétienne dans le monde. Si le sabordement universel de l'*Écriture,* du *catéchisme* et de la *messe,* dans la réalité quotidienne des trois cent soixante-deux jours qui restent, ne peut être évoqué qu'à mi-voix au congrès de Lausanne, à distance des brassards officiels ; si cette formidable Révolution installée au centre vivant de notre Église et de toute la Cité catholique doit traverser clan­destinement ou allusivement, sur la pointe des pieds, le discours tenu à la tribune par les grands aînés de l'Office ; si elle est absente en outre, et rigoureusement, du langage des chefs, -- comment s'étonner que la base n'y comprenne plus rien ? ou qu'elle comprenne, tout de travers, qu'il doit s'agir là d'un problème annexe, secondaire, dont on aurait bien tort de vouloir faire la grande question de l'heure, au risque de compromettre l'indispensable union des chrétiens de France sur « l'essentiel » ? 61:214 Mais vouloir réunir les chrétiens de France sur « l'es­sentiel » aujourd'hui, fût-il spécifiquement civique et politique, si les devoirs envers Dieu n'ont pas ouvertement leur place dans la nouvelle alliance, c'est tourner le dos à toutes les leçons de l'histoire... De l'époque socialement et spirituellement décadente de l'arianisme, qu'est-ce que l'histoire aura retenu : le « politique d'abord » de l'empe­reur Constance, qui laisse l'arianisme envahir ses États, ou les fulminations intégristes d'Athanase exilé au désert ? Choisir le parti de Constance quand toute la foi de l'Église s'est réfugiée avec Athanase dans l'obscurité d'un misérable puits, et que cet homme a besoin pour survivre qu'on lui porte à manger, c'est le contraire du réalisme et de la charité politique. La politique est l'art du possible, même pour le chrétien. Surtout pour lui. Elle ne demande pas tant de contorsions et de silences contre nature. Elle ne demande certainement pas d'imposer silence à ses partisans sur ce qui faisait hier encore l'essentiel de leur conviction. Ou alors il faut savoir qu'on s'expose à les perdre. Le grand José Antonio, qui fut tout d'une pièce chef politique et poète chrétien, aux plus mauvaises heures des massacres rouges en Es­pagne, l'avait bien vu : « *Il est des gens qui, face aux progrès de la Révolution, croient que pour réunir les volontés il convient de cacher dans la propagande tout ce qui pourrait éveiller une émotion ou trahir une attitude énergique et extrême. Quelle erreur... Les peuples n'ont jamais été mis en branle que par les poètes, et malheur à celui qui ne saura pas dresser, en face de la poésie qui tue, la poésie qui promet ! *» Puissent nos amis de l'Office international retrouver la simplicité d'âme d'un José Antonio, « *au grand air, sous la nuit claire, l'arme au bras, et les étoiles au-dessus de nous dans le ciel. *» Ils ne sont pas si nombreux, les amis d'aujourd'hui. Avant peu, nous allons tous avoir grand besoin de nous regarder en face. Hugues Kéraly. 62:214 ### Billets par Gustave Thibon **La liberté** 4 février 1977. Le. mot de liberté corres­pond à l'un des besoins les plus profonds de la nature humaine. Et c'est pour cela peut-être qu'il donne lieu à tant de confusions et à tant d'abus. Qu'est-ce que la liberté Ce n'est pas l'indépendance absolue, car nous dépendons tous de quelqu'un ou de quelque chose : de l'air que nous respirons, du métier que nous faisons, des êtres qui nous entourent et de la société humaine tout entière avec laquelle nous échan­geons quotidiennement des services. L'homme se sent libre *dans la mesure où il peut aimer les choses et les êtres dont il dépend :* par exem­ple quand il vit dans un milieu qui lui convient, quand il exerce un métier qui répond à sa vocation in­térieure, quand il épouse la femme dont il est amoureux, etc. Inversement, il éprouve une impression de contrain­te et de servitude quand il est lié, par les nécessités de l'existence, à des fonctions ou à des personnes qui lui déplaisent. Celui qui n'a pas la vocation militaire se sent esclave à la caserne, de même les liens du mariage de­viennent des chaînes pour celui qui n'aime plus son épouse. Ainsi, quand nous reven­diquons notre liberté, ce n'est pas l'indépendance ab­solue que nous demandons, c'est *la faculté de passer d'une dépendance qui nous déplaît à une dépendance qui nous attire.* 63:214 Les exemples de cet état d'esprit sont innombrables. L'enfant paresseux qui s'ennuie à l'école éprouve un vif sentiment de déli­vrance quand on lui permet de jouer ou de flâner. Mais il est l'esclave de cet ins­tinct qui le pousse vers le jeu ou vers la flânerie. La jeune fille « émanci­pée », qui se révolte contre l'autorité de ses parents ou contre les règles de la mo­rale, ne réclame la liberté que pour obéir plus servi­lement aux idoles d'une cer­taine jeunesse : la danse, le cinéma, la mode, le flirt, etc. Le « blouson noir » qui refuse d'obéir aux lois de la société et qui entre dans une bande de malfaiteurs, se soumet docilement aux « lois du milieu ». De même, l'homme qui veut se libérer de sa fem­me afin d'épouser sa maî­tresse, n'est pas libre à l'égard de cette passion pour laquelle il brise son foyer. Ces quelques exemples suffisent à nous montrer les servitudes qui nous me­nacent sous le nom et sous le masque de la liberté. Être libre, c'est pouvoir faire ce qu'on désire. Il faut donc veiller sur la qualité et sur l'orientation de nos dé­sirs. La liberté n'est pas autre chose que la faculté de choisir entre deux obéis­sances : si, en nous fermant aux appels d'en haut, nous refusons d'être les servi­teurs du vrai et du bien, nous tombons sous l'empire de nos passions inférieures qui font de nous les esclaves de l'erreur et du mal. Le mot libre se dit en grec *autonomos :* qui obéit à sa propre loi. Mais la loi de l'homme, créé à l'image de Dieu, c'est d'obéir à la loi de Dieu, c'est-à-dire d'aimer, et de servir. Et c'est dans ce sens que Sénèque disait : *Parere Deo libertas est :* obéir à Dieu, c'est la liberté. **La peine de mort en question** 11 février 1977. On se souvient de l'atroce forfait de Patrick Henry, ce jeune homme qui, l'an der­nier, étrangla froidement un petit garçon pris en otage en vue de rançonner les pa­rents, et des remous soule­vés par ce crime dans l'opi­nion publique. 64:214 De hauts personnages commirent la faute -- ou plutôt l'erreur de tactique -- de faire à ce sujet des déclarations pas­sionnées où, anticipant sur les décisions de la sereine justice, ils réclamaient la peine de mort pour le cou­pable. Ce qui amena la réac­tion inverse chez les adver­saires de la dite peine et contribua à faire renvoyer le procès afin que le verdict soit rendu dans un climat d'apaisement. Or, voici que je viens de lire la relation de deux au­tres crimes au moins égaux en bassesse et en horreur. Le premier se situe en France. Une jeune fille de 19 ans est entraînée de force dans une maison isolée par un proxénète qui, après l'avoir copieusement vio­lentée, l'avertit par surcroît qu'elle devra désormais se prostituer à son profit. Il a d'ailleurs convoqué des « clients » qui vont se char­ger de l'initier à son nou­veau métier. La jeune fille, entendant ces derniers mon­ter l'escalier, se jette par la fenêtre et se brise plusieurs vertèbres sur le pavé. Elle restera infirme toute sa vie... Le second a eu lieu en Italie. La jeune Christina Mazzotti est enlevée, comme le petit garçon de Troyes, en vue d'une rançon. Pen­dant que traînent les pour­parlers (le père, moins riche qu'on ne croyait, ne peut pas verser les dix milliards de lires initialement récla­més), la malheureuse est en­sevelie dans une cache ob­scure de 2 mètres carrés de surface et de 1 mètre qua­rante de hauteur. On l'ali­mente par une trappe et on lui injecte des somnifères à doses toujours plus massi­ves. Elle tombe dans le co­ma et ses ravisseurs l'en­terrent, peut-être vivante, dans une décharge publique. Le père qui avait versé une rançon d'un milliard de lires meurt de chagrin. Ce n'est pas le premier cas en Italie de ces « enlè­vements sans retour ». On nous dit que les coupables ont pu s'offrir -- et pour cause -- les meilleurs avo­cats de la péninsule. Je sais que les pires criminels ont droit à un défenseur, mais eussé-je été avocat, j'aurais plaidé gratuitement, la seule idée de recevoir des hono­raires puisés dans cet égout sanglant me révulsant la conscience. Dans ces cas extrêmes quelle objection sérieuse peut-on élever contre la pei­ne de mort ? 65:214 Qu'on n'a pas le droit de disposer de la vie d'un être humain ? « Vous n'avez pas construit et vous osez dé­truire », disait Victor Hugo à l'adresse des juges prolon­gés par le bourreau. Mais précisément, que reste-t-il d'humain dans de tels cri­minels, si ce n'est un raf­finement glacé dans l'hor­reur dont aucun animal n'est capable ? Il ne s'agit pas de vengeance, mais d'éli­mination d'un fléau. On n'hésite pas à abattre un chien fidèle au moindre soupçon de contamination par la rage. Un homme con­génitalement enragé mérite-t-il un sort plus clément ? Qu'on ampute un être humain de son avenir, c'est-à-dire de toute possibilité de repentir et d'amélioration ? Le même Victor Hugo criait, toujours dans la même op­tique : « Savez-vous le pos­sible d'une âme ? » A quoi il est facile de répondre que les chances de recon­version morale et sociale paraissent bien minces chez des êtres capables d'actes aussi monstrueux et aussi froidement étudiés. Sans parler des victimes, -- pré­sentes ou futures, car les récidives sont assez fréquen­tes chez les criminels de cette espèce, évadés ou libé­rés, -- qui, elles aussi, voient se fermer pour tou­jours l'éventail des possi­bles. L'avenir des coupables mérite-t-il plus de respect que l'avenir des innocents ? Les adversaires de la pei­ne de mort disent que la justice qui tue descend au niveau de l'assassin : meur­tre pour meurtre, donc éga­lité dans le mal. Grossier sophisme. Se met-on au même rang que le voleur si on lui reprend ce qu'il a déro­bé ? Ou si quelqu'un essaye de m'assommer dans la rue et que je sois assez fort ou assez adroit pour le mettre hors de combat, faudra-t-il blâmer l'agressé au même ti­tre que l'agresseur sous pré­texte qu'ils auront fait l'un et l'autre usage de leurs poings ? Le droit de légi­time défense, accordé à l'in­dividu, n'existerait-il pas pour la société ? On proscrit la peine de mort au nom de l'adoucis­sement des mœurs. Quelles mœurs ? Pas celles des cri­minels à coup sûr, si l'on en juge par les sinistres exemples que je viens de donner. *Ce qui s'est adouci, ce sont les lois pénales* quant aux hors-la-loi, ils ont suivi le mouvement, mais en sens inverse, je veux dire qu'ils ont trouvé dans l'édul­coration des peines un en­couragement aux crimes les plus odieux plutôt qu'une leçon de modération. Les lois trop molles achèvent d'endurcir les « durs »... 66:214 Que la justice doive être impartiale et exempte de toute autre passion que celle du bien public, qui oserait le contester ? Je crois aussi que la peine de mort doit être très rarement appliquée et réservée aux crimes ex­ceptionnels. Mais l'impar­tialité de la justice ne con­siste pas à tenir la balance égale entre la vie de l'assas­sin et celle de la victime. Si­non il y a partialité en fa­veur de l'assassin : trop ménager les coupables équi­vaut à condamner les inno­cents. **La volonté et l'entêtement** 18 février 1977 Le Bien, nous dit saint Thomas, est l'objet de la volonté comme le vrai est l'objet de l'intelligence. Mais la volonté, comme l'intelligence, a ses maladies. Quand nous disons d'un homme, si intelligent soit-il, que c'est un « raison­neur » ou un « cérébral », ces mots expriment une cri­tique plutôt qu'une louange. Nous entendons par là que cet homme préfère l'exercice de l'intelligence à la dé­couverte de la vérité, que la discussion l'intéresse plus que l'enjeu de la discussion, -- autrement dit, qu'il rai­sonne pour le plaisir de rai­sonner, sans finalité. De même l'entêtement est une volonté sans finalité. L'homme volontaire poursuit courageusement l'objet de son désir dans la mesure où cet objet lui apparaît comme un bien et où ses capacités et les circonstan­ces lui permettent de l'at­teindre. L'homme entêté poursuit son but avec autant d'obsti­nation, mais sans se deman­der si ce qu'il désire est vraiment un bien, ni s'il est capable de l'obtenir. Sa vo­lonté désorientée s'exerce ainsi dans le vide. Éclairons cette distinction par un exemple. Un homme qui surmonte toutes les dif­ficultés (manque de fortune, différence de milieu social, opposition de familles, etc.) pour épouser la femme qu'il aime et dont il est aimé poursuit l'obtention d'un bien qui est réel : un ma­riage heureux. 67:214 Mais celui qui, aveuglé par une passion non partagée, déploie les mêmes efforts pour obtenir la main d'une femme qui ne l'aime pas, n'est qu'un entêté. Car de deux choses l'une : ou bien cette femme le repoussera indéfiniment et il se sera obstiné en pure perte, ou bien elle finira par céder, mais cette union sans réciprocité sera fatalement malheureuse -- et, dans les deux cas, son entêtement l'aura conduit à l'échec. L'homme volontaire tient compte des réalités qui l'en­tourent ; il est toujours prêt à modifier sa conduite ou à renoncer à un projet si les circonstances l'exigent ; l'homme têtu, au contraire, ne consulte que son désir ; il veut toujours avoir rai­son en dépit de tout et de la raison elle-même et il ne tire aucune leçon de l'expé­rience. Cet égarement de la vo­lonté aboutit aux mêmes ré­sultats que l'absence de vo­lonté. Le paresseux ne fait pas ce qu'il faudrait faire, l'entêté fait ce qu'il vaudrait mieux ne pas faire. Ainsi un homme faible et irrésolu se laissera dépouiller plutôt que d'affronter les tracas d'un procès juste et utile, tandis qu'un entêté pour­suivra sans fin un procès inutile et ruineux. De même que le mauvais usage de la fortune est un mal plus grave que la pau­vreté, de même la volonté mal employée et mal dirigée se retourne contre elle-même et fait le malheur de celui qui la possède. Il faut donc apprendre, non seule­ment à vouloir, mais à bien vouloir, à vouloir le bien. Car une chose n'est pas bon­ne parce qu'on la désire ; il faut plutôt la désirer par­ce qu'elle est bonne. **Les gros mangent-ils les petits ?** 25 février 1977. « Les gros mangent les petits », me dit cet ouvrier qu'agitent les slogans sim­plistes d'une propagande révolutionnaire. 68:214 Je réponds : sommes-nous donc dans une rivière où la seule « collaboration » qui existe entre les poissons car­nivores (les brochets par exemple) et leurs chétifs congénères se réduit à la relation entre le mangeur et le mangé, -- la seule possi­bilité de salut pour ce der­nier résidant dans sa mobi­lité et dans la fuite ? Mais les hommes vivent en société et, les cas d'an­thropophagie ou de massa­cre mis à part, *il y a tou­jours réciprocité de services entre les gros et les petits.* L'esclave antique travaillait pour son maître, mais le maître nourrissait l'esclave ; de même le serf protégé par l'épée du seigneur ou le pro­létaire du début de l'ère in­dustrielle à qui le patron donnait un salaire en échan­ge de son travail. Cette col­laboration a souvent com­porté des abus et des injus­tices, -- l'un exigeant trop et ne donnant pas assez, -- mais elle n'a jamais cessé d'exister. Qu'appelle-t-on « les gros » ? Ceux qui, soit par leurs moyens financiers soit par l'autorité dont ils sont investis, tiennent les autres sous leur dépendance et sont tentés par là d'abuser de leur puissance. Remarquons d'ailleurs que le rapport de forces peut être inversé, car les petits, en se groupant, en s'organisant, en se donnant des chefs (l'exemple du syn­dicalisme est typique) arri­vent souvent à contrebalan­cer et même à prendre en mains le pouvoir des gros. Mais alors les représentants et les chefs de file des petits deviennent à leur tour des gros, avec toutes les possi­bilités d'oppression qu'en­traîne cette mutation... Distinguons d'abord entre « les gros ». Il en est, depuis les tyrans de l'antiquité jusqu'aux requins modernes de la politique et de la fi­nance, qui effectivement mangent les petits dans ce sens que leurs privilèges (ar­gent, pouvoir, prestige social, etc.) ne sont pas ou sont insuffisamment com­pensés par les services rendus à la communauté. Mais il en est d'autres, -- hommes d'État, chefs d'en­treprise, inventeurs, artistes, etc. -- qui par leur talent, leur activité créatrice ou leur dévouement, ne man­gent pas les petits, ils les aident et améliorent leur sort. Mais distinguons aussi entre « les petits », car les inutiles et les parasites ne sont pas uniquement dans le camp des privilégiés de la fortune et du pouvoir. Je dirais même que dans une société comme la nôtre, ce sont les petits qui représen­tent le plus grand danger. 69:214 Tel fonctionnaire superflu (et Dieu sait si l'espèce en est nombreuse dans nos États hypertrophiés), tel in­dividu qui s'inscrit au chô­mage alors qu'on manque de bras pour certains travaux, tel assuré social qui « se met en caisse » au moindre malaise sont des petits dans ce sens qu'ils ne nagent pas dans l'opulence et n'en sont pas moins des « mangeurs » puisqu'ils vivent aux dépens de la société tout entière, c'est-à-dire de quelques gros, mais aussi de la masse des autres petits qui travaillent à leur place et qui paient les impôts et les cotisations dont ils profitent. A la limite, -- et le nivel­lement actuel des fortunes et des revenus amorce déjà largement ce processus, -- nous voyons se dessiner un type de société où, les gros étant pratiquement élimi­nés, il ne resterait que des petits qui se dévoreraient les uns les autres. C'est vers cette société inorganique et sans unité, semblable à un tissu effiloché où les « re­prises » tiennent de moins en moins et s'annulent ré­ciproquement, que tendent les revendications perma­nentes des individus et des groupes de pression, tous chargeant l'État, -- un État omnipotent en droit et de plus en plus impuissant en fait, -- de remédier à leurs carences et de satisfaire tous leurs désirs. Nous voici très près du mythe de l'État providence et vampire que, vers 1850, Bastiat définissait géniale­ment comme «* la grande fiction par laquelle chacun veut vivre aux dépens de tout le monde *». La solution n'est pas dans un égalitarisme dégradant pour tous et par ailleurs im­possible, car la collaboration entre les hommes implique la diversité et la hiérarchie des situations et des fonc­tions ; elle est dans la res­tauration d'un ordre vivant qui encouragera chacun, grand ou petit, à servir le bien commun en proportion de sa taille, le faible s'ap­puyant sur le fort et celui-ci protégeant le faible, de fa­çon à éliminer, autant que le permet l'imperfection hu­maine, le parasitisme et l'oppression. En un mot, il s'agit de faire coïncider au maximum l'égoïsme et le devoir, ces deux pôles de l'être humain, opposés en apparence, mais complémentaires en réalité. « Servir ou se servir », me disait un jeune idéaliste. 70:214 Pour la masse des hommes qui n'est faite ni de saints ni d'hommes de proie, l'al­ternative est beaucoup trop brutale. Dans une société harmonieuse, l'inclination à se servir tend à se mesu­rer à la qualité des services. Mais plus les structures de la société sont antinaturelles et malsaines, -- et le semi-collectivisme où nous vivons en offre l'exemple éclatant. -- plus chacun s'arroge le droit de se servir au détri­ment du devoir de servir... **Le relatif et l'absolu** 4 mars 1977. La condition terrestre de l'homme est inconfortable. Par le fait de notre idéal, nous sommes irrésistible­ment attirés par l'absolu et la perfection, et par le fait de notre faiblesse, nous som­mes sans cesse condamnés à vivre dans le relatif et l'imperfection. Quel est l'homme qui, en embrassant une profession ou en épousant une femme, n'a pas rêvé d'une réussite éclatante dans son métier ou d'un bonheur sans mé­lange dans son foyer ? Mais la vie, avec son cor­tège de difficultés et d'é­checs, ne tarde pas à dissi­per ces illusions. Je causais récemment avec un jeune médecin qui était entré dans la carrière avec l'ardeur d'un apôtre : « Quelle déception, me di­sait-il. Des malades qui de­mandent des miracles et qui ne sont pas même capables d'observer un régime, sans parler de la paperasserie qui fait de moi un fonctionnaire de la Sécurité Sociale. La médecine est vraiment le dernier des métiers. » Peu de temps avant j'avais reçu les confidences d'un jeune époux qui, dans les années qui précédèrent ses fiançailles, s'était lon­guement nourri d'un livre de Gertrude von Le Fort, inti­tulé « La femme éternelle », dans lequel l'auteur trace un portrait idéal de la na­ture féminine. « Comme ma femme ressemble peu à ce portrait, soupirait-il. Si j'a­vais su cela, je ne me serais pas marié. » 71:214 De telles déceptions conduisent en général à deux réactions contraires. Ou bien l'homme renie son idéal primitif et s'enlise dans la médiocrité quoti­dienne, dans un train-train professionnel et familial sans profondeur et sans ho­rizon ; il rentre, comme on dit vulgairement, « dans ses pantoufles ». Ou bien il conserve son idéal, mais au lieu d'essayer de l'incarner dans l'exis­tence, il ne s'en sert que pour dénigrer la réalité ; il adopte une attitude d'isole­ment et de défi. C'est le cas de certains idéalistes qui, se­lon Péguy, « ont les mains pures, mais n'ont pas de mains ». Nous devons dominer cet­te alternative : « La perfec­tion n'est pas de ce mon­de », proclame la sagesse populaire. Cette évidence ne doit nous conduire ni à re­noncer à la perfection, ni à désespérer du monde. Et l'Évangile nous livre la clef de l'harmonie entre notre besoin d'absolu et notre fai­blesse. Le Christ nous dit : « Soyez parfait comme votre Père céleste est parfait », mais il nous avertit aussi que l'ivraie et le bon grain ne seront jamais ici-bas complètement séparés et qu'en voulant arracher trop vite l'ivraie, on court le ris­que d'arracher en même temps le bon grain... Le double devoir de l'homme consiste donc, d'une part, à ne jamais ces­ser de poursuivre la perfec­tion et, de l'autre, à se rési­gner à ne jamais l'atteindre. Notre idéal est l'étoile qui doit diriger notre marche, ce n'est pas une fleur qu'on puisse cueillir au bord du chemin. Et notre tâche ici-bas est de travailler sans ré­pit à notre perfectionne­ment, afin de mériter la per­fection absolue qui nous sera donnée dans la vie éter­nelle. **Les vedettes du crime** 11 mars 1977 On a dit et redit dans toute la presse que le procès de Patrick Henry, -- ce jeu­ne homme qui étrangla un enfant enlevé en vue d'une rançon, -- fut en réalité le procès de la peine de mort. En fait, ce monstrueux cri­minel a sauvé sa tête : on ne l'a pas condamné à mort, on a condamné, à travers lui, la peine de mort. 72:214 Je ne prends pas parti sur le problème juridique et philosophique que pose l'a­bolition ou le maintien de la peine capitale. Je me bor­ne à constater que le tapage démesuré fait autour de ce crime projette son auteur dans le firmament où trô­nent les « monstres sacrés » qui sidèrent le regard des foules, avec toutes les consé­quences qu'implique cette promotion. Deux faits à l'appui de cette thèse. Parlant de Pa­trick Henry, non encore ju­gé, une dame de la haute société parisienne m'a confié d'un air extatique : « Je lui ai écrit et il m'a répondu. » Un échange de lettres avec des célébrités mondiales comme le Président Carter ou Soljénitsyne ne l'aurait pas émue davantage. Mieux encore : Mademoiselle le ju­ge d'instruction est venue serrer la main du coupable après le verdict, l'a appelé « mon petit Patrick » et s'est laissé généreusement embrasser par lui. Pourquoi pas une idylle entre l'assas­sin et le juge ? On pourrait parodier le vers célèbre de Tartuffe : « Ah, pour être dévot, on n'en est pas moins homme » dans ce sens inso­lite : pour être magistrat, on n'en est pas moins fem­me... On répondra que tout malheur appelle la pitié et qu'il n'est pas de pire mal­heureux que le criminel. On m'a cité un cas analogue à la fin du Moyen-Age : Gilles de Rais, assassin d'enfants. fut embrassé et béni, après le verdict de mort, par l'é­vêque de Nantes qui prési­dait le tribunal. Mais on lui trancha la tête le lendemain. *Le pardon du prêtre n'effa­çait pas la condamnation du juge.* On ne mélangeait pas la miséricorde et la justice... Je soupçonne une autre motivation à ces accès de pitié : la fascination qu'exerce une performance exceptionnelle, même dans l'horreur, -- et surtout la gloire, n'importe quelle gloi­re. Car enfin il est d'autres malheureux et d'autres cou­pables dont personne ne s'occupe et qui n'appellent aucun échange de lettres ou de baisers. L'abjection pure et simple, -- celle des clo­chards ou des mini-gang­sters par exemple, -- n'at­tire guère l'attention de la compassion. Ce sont des « minables » dit-on, et le mot est sans appel. Patrick Henry, lui, n'est pas un mi­nable, c'est une vedette : il est comme auréolé par l'é­normité de son crime et par les passions déchaînées au­tour de lui. 73:214 Résultat : un homme cé­lèbre, d'abord par une action monstrueuse, ensuite parce que son nom restera lié aux débats sur la peine de mort qui agitent l'opinion. Dans les temps incertains que nous vivons, il est douteux qu'il reste incarcéré toute sa vie. Un jour peut-être il écrira, -- ou on écrira pour lui, -- ses souvenirs, -- as­saisonnés, connue il se doit, de remords, -- qui seront un best-seller, de sorte qu'il obtiendra indirectement ce qu'il avait cherché dans le crime, à savoir l'argent, -- et par-dessus le marché, la célébrité. Un bel avenir en somme. Quant à l'autre ve­dette du procès, -- le pauvre enfant étranglé, -- toutes les portes de l'avenir sont clo­ses à jamais pour lui... On a beaucoup parlé dans cette affaire du climat de sérénité et d'impartialité où doit s'exercer la justice. En fait, cette sérénité et cette impartialité n'ont jamais existé. Dans le premier mo­ment s'est déchaînée une vague passionnelle qui, non maîtrisée par les forces de l'ordre, aurait abouti au lynch pur et simple (le cou­pable a même dû être pro­tégé contre les sévices de ses compagnons de prison) dans un second temps, -- et sous l'influence non moins passionnelle des ad­versaires de la peine de mort, -- la vague s'est ren­versée et a provoqué l'in­dulgence imprévisible du jury. L'indignation non contrô­lée, l'instinct de vengeance qui tendent à l'application brutale de la loi du talion sont des phénomènes en grande partie viscéraux. La sentimentalité à l'égard des criminels relève, en sens in­verse, des mêmes mécanis­mes infra-rationnels. Je ne trouve pas plus de sérénité dans Madame le Juge qui susurre : « mon petit Pa­trick » que dans la foule qui hurle à la mort. La justice a pour sym­bole l'impartiale balance. La fausser au détriment des accusés, comme on l'a vu trop souvent, est déjà un grand mal. Mais la faire pencher en faveur des cou­pables, c'est verser dans la pire partialité, car cet excès de pitié qu'on accorde aux criminels se résout fatale­ment en indifférence cruelle pour leurs victimes réelles ou possibles, c'est-à-dire pour toute la partie saine de la société, menacée et mal défendue. 74:214 **La part du mal** 18 mars 1977. Nous sommes faits pour le Bien et pour le bonheur et, dès que nous nous heur­tons au mal et aux souf­frances qu'il provoque, nous éprouvons un sentiment d'absurdité et d'injustice. Nous avons décidé de faire une belle promenade et voici qu'un gros orage nous empêche de partir ; nous rentrons du travail et nous trouvons notre épouse de mauvaise humeur ; nous attendons la visite d'un être aimé et nous apprenons qu'il ne pourra pas venir : notre déception se traduit aussitôt par l'irritation et la révolte, et nous pensons que la vie est bien triste et le monde mal fait. Cela tient à ce que nous refusons de comprendre que le bien et le mal, le plaisir et la souffrance sont ici-bas mystérieusement emmêlé et solidaires l'un de l'autre. La parabole de l'ivraie et du bon grain nous éclaire admirablement sur ce point. A ceux qui, rêvant d'un monde parfait, voulaient ar­racher l'ivraie mêlée au bon grain, le Christ répondit par ces paroles : « n'en faites rien, de peur que vous n'ar­rachiez aussi le bon grain ; laissez-les plutôt croître l'un et l'autre jusqu'au jour de la moisson ». Quel est donc le rôle du mal en ce monde ? Celui d'éprouver et de purifier notre appétit du bien et du bonheur. C'est en luttant contre l'ivraie que le bon grain s'affirme et se forti­fie. « Le bonheur n'avertit de rien », disait Victor Hu­go : un homme qui n'a ja­mais eu à surmonter des difficultés et des échecs res­te semblable toute sa vie à un enfant gâté : il ne con­naît ni ses forces, ni ses limites. « Celui qui n'a pas été tenté, que sait-il ? » interroge l'Écriture sainte. Les épreuves qui nous sur­viennent sont des invitations à répondre au mal par un plus grand bien. La pluie nous empêche-t-elle de faire une excursion agréable ? Profitez de ce contre-temps pour méditer ou pour lire un beau livre. -- Votre épouse est-elle de mauvaise humeur ? Au lieu de vous irriter, montrez-vous plus doux et plus tendre. -- Votre ami ne peut-il pas venir ? 75:214 Apprenez à l'aimer de loin, pour lui-même et non pour le plaisir que nous apporte sa présence. Ainsi, toutes ces contrariétés tour­neront à votre profit... Nous ne pouvons rien sur les événements, mais l'ac­cueil que nous faisons aux événements dépend de nous seuls. Plus nous diminue­rons la part du mal en nous, plus nous saurons faire la part du mal dans le monde. Et ce mal nous choquera d'autant moins que nous posséderons davantage le secret de tirer le bien du mal. **Optimisme ou pessimisme ?** 25 mars 1977. La part du mal dans le monde : l'autre jour, à New York, après un exposé sur ce problème, un auditeur m'a demandé à brûle-pour­point : « Finalement, êtes-vous optimiste ou pessimis­te ? ». J'ai répondu que cette question n'avait aucun sens et qu'il ne s'agissait pas d'être optimiste ou pessi­miste a priori, mais de voir le bien ou le mal là où ils sont et tels qu'ils sont et surtout de travailler à vain­cre le mal par le bien. Car il y a un optimisme et un pessimisme, aussi vul­gaires et irréfléchis l'un que l'autre, qui consistent à ju­ger le monde d'après nos humeurs ou notre situation du moment. Tant qu'on est heureux, on voit tout en ro­se, et dès que surgit la moindre contrariété, on voit tout en noir. C'est dans ce sens. que Bernanos disait que l'optimiste est un imbécile gai et le pessimiste un imbécile triste Ces deux erreurs oppo­sées procèdent de la même absence de lucidité et du même penchant à tout rap­porter à soi-même. Et c'est pour cela qu'elles se succè­dent si facilement chez le même individu. J'ai connu un homme qui jouit long­temps d'une magnifique san­té et dont les affaires mar­chaient à merveille. « La vie est belle », proclamait-il à chaque instant. 76:214 Tous les malades lui paraissaient des gémisseurs et tous les mal­heureux des incapables. Mais le jour vint où il con­nut à son tour la maladie et les difficultés matériel­les. Il sombra alors dans un pessimisme absolu, répé­tant sans cesse que le mon­de est mauvais et que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Ce changement d'optique s'explique sans peine. L'homme qui, incrusté dans son bonheur personnel, res­te aveugle et insensible aux maux des autres, se trouve le plus démuni à l'heure où l'épreuve s'abat sur lui : il devient tout entier la proie de ce mal qu'il n'avait su ni voir ni prévoir. Ainsi, après avoir été aveuglé par le bonheur au point de ne plus voir le mal qui l'entoure, l'homme est aveuglé par le malheur jus­qu'à ne plus voir les biens qui lui restent. Car il n'y a pas ici-bas de mal absolu quelle que soit notre épreu­ve, nous conservons tou­jours quelque chose, -- soit la santé physique, soit quel­ques ressources matérielles, soit l'affection de nos pro­ches et, si nous avons tout perdu, l'espérance en Dieu et en la vie éternelle. N'oublions pas en effet que notre paix intérieure dépend moins des événe­ments eux-mêmes que de notre interprétation des évé­nements. Suivant l'accueil que nous lui faisons, la pire catastrophe peut être pour nous une cause de désespoir comme un motif d'espéran­ce. Je pense ici à deux hom­mes de ma région qui, pen­dant la dernière guerre, fu­rent envoyés dans le même camp de concentration. L'un était croyant et l'autre athée. Le premier, découra­gé par l'épreuve, y perdit la foi ; le second, éclairé par la souffrance, revint à la religion. L'événement était pourtant le même, mais la réponse à l'événement était différente. C'est dans cette ligne que se dénoue le faux problème de l'optimisme et du pessi­misme. Il est également ab­surde de dire que tout va bien ou que tout va mal : ce qui nous est demandé, c'est de lutter sans relâche pour que tout aille mieux. Gustave Thibon. © Copyright Henri de Lovinfosse, Waasmunster (Belgique). 77:214 ### La conversion de Barnabooth par Georges Laffly EN 1913 paraît *Archibald Olson Barnabooth, ses œuvres complètes, c'est-à-dire un conte, ses poésies et son journal intime* ([^26])*.* L'auteur, Valery Larbaud, a trente ans. Deux ans avant, il a publié *Fermina Marquez.* Il se rattache au groupe naissant de la N.R.F. Longtemps, il a cru que *Barnabooth* serait son seul livre ; dès 1908 il publiait *Poèmes par un riche amateur,* dont l'auteur supposé était le personnage de Barnabooth, milliardaire américain dont un imaginaire Tournier de Zamble présentait la biographie, excentrique à souhait. Né en 1883, à Campamento, province d'Arequipa (éga­lement revendiquée par le Chili, le Pérou et la Bolivie), fils d'un homme aussi riche que Rockefeller ou Carnegie, A.O.B. (Archibald Olson Barnabooth) est fou de poésie. Masque commode pour le jeune Larbaud qui présente sous ce nom des poèmes où se sent à la fois l'influence de Whitman et celle des symbolistes. Ses outrances, ses fautes, il peut les mettre au compte d'une marionnette bouffonne. C'est l'époque où il dit rêver d'un poète « capable de faire du Walt Whitman à la blague ». Et dans un de ses propos, A.O.B. déclare : « C'est malheureux pour un poète français de ne pas savoir le français. Je sais bien que je ne suis pas le seul mais ça ne me console pas. » 78:214 En même temps, c'est sa propre voix que Larbaud fait entendre, et ceux de ces poèmes qu'il a finalement retenus sont parmi les plus beaux du siècle. Après 1908, le personnage de Barnabooth va continuer de l'obséder mais en se transformant considérablement. Le volume de 1913 apporte un copieux journal où la figure du personnage paraît tout autre. La caricature a fait place au portrait, nourri de la substance personnelle de l'auteur, de ses préoccupations, de ses expériences, de sa recherche de la vérité. Pourtant, en 1913 comme aujourd'hui, il va de soi qu'un milliardaire est ridicule. Et l'on savait Larbaud héritier de la source Saint-Yorre, à Vichy : on l'assimilait donc à son « riche amateur », et les Verdurin feignaient de croire qu'il était obligé de payer pour se faire imprimer. Jammes, Gide, pouvaient crier au chef-d'œuvre. Les journalistes, à qui « on ne la fait pas », jugeaient le livre avec mépris. La renommée de Larbaud s'établit malgré tout, et grandit. Mais il n'est pas sûr que l'équivoque à propos de Barnabooth ait pris fin. On admire ses pieds de nez au conformisme d'alors, son refus du « bourgeois », mais comme il est difficile d'en faire un révolté, on l'abandonne. En fait, il déconcerte toujours. Il me semble qu'il y a au centre de ce journal, de ce roman (l'équivalent, pour nous, des *Pléiades* de Gobineau) une confidence que l'on n'a pas voulu voir. Larbaud, élevé dans une famille protestante, s'était converti au catho­licisme en 1910 : voir le livre de Th. Alajouanine : *V. Lar­baud sous divers visages* ([^27])*.* On a longtemps cru, et c'est ce qu'indique encore le volume de la Pléiade où sont réunies certaines de ses œuvres, que c'était en 1912. 1910 : la rédaction définitive d'A.O.B. en porte les traces, et c'est même cette conversion qui donne son sens au livre, on ne le sait pas assez. C'est elle qui fit échapper Larbaud au faux dilemme : révolte ou conformisme. 79:214 Il me semble même qu'il voyait un peu plus loin que cette ennuyeuse querelle. En revenant à Rome, Larbaud en finissait avec toute utopie et avec l'illusion d'une perfection de l'homme en ce monde, fût-ce un monde « à venir ». \*\*\* Barnabooth se plaint à juste titre qu'on ne le connaît pas. On ne voit que ses attributs de milliardaire, oisif, philanthrope, excentrique, sans regarder ce qu'il est vrai­ment. Il s'indigne : « Moi qui consume ana vie dans la recherche de l'absolu ! C'est toi qui es un oisif, petit journaliste courbé toute la nuit sur une table. » Réaction qui paraîtra bien vive à une génération élevée dans le culte du prolétariat. Mais c'est un jeune homme qui parle (il a 23 ans), et c'est *le roi du guano* (c'est une des ironies de Larbaud que d'avoir inventé pour son héros cette royauté du fumier d'oiseaux). Faut-il alors penser que Barnabooth est un héros ridicule, dont se moque son inventeur ? Non sans doute, et je ne crois pas que M. Robert Mallet ait raison de voir en Larbaud une sorte de socia­liste humanitaire ([^28]). La pensée qui anime le livre est un peu plus complexe, et si l'on ose dire, un peu plus *avancée.* Il s'agit de montrer que les hommes ne sont pas définis par leur statut social, et que s'il est vrai qu'il est encore plus difficile à un riche qu'à un pauvre de sauver son âme, la pauvreté ne suffit pas à donner une âme (comme nous avons tendance à le croire). Maintenant, quelle est cette « recherche de l'absolu » ? Barnabooth dit : « J'avais tout de suite trouvé le grand principe : que tous les hommes sont égaux, ou plutôt que la chose irréductible et cachée, l'âme, est égale en tous les hommes. Et que tout ce qui pouvait s'y ajouter : le génie, le savoir, l'intelligence, les bonnes manières, n'était pas plus qu'un arbrisseau sur le flanc de cet Himalaya. » 80:214 Cela est chrétien, et tout le livre l'est à un degré rare, mais Larbaud applique sa pudeur à ne pas faire de son personnage un modèle et encore moins un saint, évidem­ment. De lui, nous connaîtrons surtout ses tentations et ses échecs. Donc Barnabooth croit aux âmes, dans un monde où personne n'y pense : d'où l'épisode de Florence Bailey, et dix autres pièges auxquels il échappe. Juger chrétienne­ment, au milieu du monde, c'est se faire prendre à coup sûr pour un imbécile. On trouvera aussi dans le « journal » du milliardaire toutes les récriminations contre la vertu et l'ordre. Et cela peut être entendu comme un trait de caractère (un jeune homme faraud) mais aussi comme une révolte légitime. En fait cette vertu et cet ordre que rejette Barnabooth, ne sont qu'habitude de la soumission, ou orgueil de compter au nombre des bons, des élus. Ce sont des règles commodes pour perpétuer le monde que condamne l'Évangile, celui où les arbrisseaux paraissent plus grands que l'Himalaya. Bien difficile d'en sortir. Barnabooth va essayer. Il ne renonce pas à sa richesse, mais à toutes les pesanteurs de la richesse : il se débarrasse de ses signes extérieurs. Il échappe à ses devoirs sociaux et au « démon de la pro­priété immobilière ». C'est bien instructif. Le voilà libéré, sans être pauvre pour autant. Il va apprendre à ses dépens que sa conversion est insuffisante, que le pharisaïsme qu'il a rejeté lui colle à la peau. Et nous apprendrons, nous, quelque chose sur une libération qui consiste en la capacité d'agir sans contrainte. « Depuis que j'ai dématérialisé ma richesse, jamais elle ne m'a mieux paru, avant tout, une puissance malfai­sante. » Barnabooth comprend qu'avec son argent, il peut faire beaucoup plus facilement le mal que le bien. L'argent lui révèle que sa nature est *vile.* Vile ? Il finit par se demander s'il ne se *vante* pas : 81:214 « Peut-être que je suis tout simplement *nul ;* plutôt mauvais que bon, mais trop faible pour nuire et c'est ma richesse seulement qui me rend nuisible. » Il précise que c'est la définition de l'esclave selon le code Justinien : *Non tam viles quam nulli sunt.* Parallèle entre l'extrême impuissance et l'extrême puissance. La condition humaine n'est pas changée par la condition sociale. Tel est l'homme libéré qu'est devenu Barnabooth en vendant ses biens : « un vagabond et un sans-patrie d'une espèce assez dangereuse », il s'en flatte, et considérant la fausseté du monde, il ne le regrette nullement. Mais il continue de participer à cette fausseté à laquelle il voulait échapper Or qu'est-ce que cet homme libéré, sans propriété, sans attache, sans patrie, mais que l'argent rend capable de réaliser tous ses désirs ? C'est l'homme libéré décrit par les utopies révolutionnaires. Seule une fabuleuse richesse peut donner l'idée de la puissance promise à chacun dans la société parfaite, où nul obstacle économique ne s'oppo­sera à la liberté. Barnabooth à ce moment en représente la seule allégorie que l'on puisse imaginer. Et c'est cet homme qui est vil, ou, au mieux, nul. Sa puissance le dévoile non pas innocent et heureux mais mauvais. Démonstration par l'absurde de l'erreur de l'utopie. En même temps qu'il découvre l'échec, Barnabooth voit naître sa lassitude : « Ennui, découragement, dégoût de moi-même. Où est ma vie d'homme libéré ? » Qu'on ne réponde pas que cet argent permettrait de satisfaire les goûts les plus nobles. Il s'agit de voir que l'argent (au XX^e^ siècle, en Europe) ou la puissance (dans la cité future) ne sont pas les moteurs qui feront accéder au Bien. Il est faux d'espérer que l'homme, une fois libéré de la pénurie, des besoins, trouvera *automatiquement* son épanouissement. Près de lui, Barnabooth voit ses amis Claremoris et son esthétisme ; Putouarey, ses amours, ses collections, et sa belle auto. Tentations auxquelles il pour­rait se prêter, aussi vides que les siennes. Ce sont d'autres fonctionnaires, voués à la répétition sans progrès. 82:214 Barnabooth, lui, sait qu'il est « de ceux qui sont capa­bles de développement... » ; il désire « demander à quel­qu'un l'explication et la voie ». Avantage particulier, il a conquis sa liberté intellectuelle : « J'avais surmonté la pensée contemporaine : j'en contemplais l'origine et j'en remarquais les infirmités. Je n'étais plus l'esclave de ce temps ; je ne subissais plus la vérité des gazettes. » Et sans doute, la dernière fois qu'il l'avait subie, c'est au moment où il pensait se *libérer* par la vente de ses biens : ce qu'il fallait pour impressionner les petits jour­naux et les gens sérieux. C'était bien un acte fait pour le public autant que pour soi. Maintenant, Barnabooth est parvenu à une autre étape. C'est un autre de ses amis, le prince Stéphane, qui va lui ouvrir la voie. -- À qui donc est due mon allégeance ? demande Barnabooth. Et Stéphane répond dans une page qu'on voudrait citer tout entière : -- « *À ce que tu aimes le plus. Mais tu ne sais pas encore ce que tu aimes le plus. Et ce n'est pas moi qui peux te le dire. Je sais ce que tu n'aimes pas, voilà tout. Tu n'ai­mes pas le Monde... Ce que Satan appelle Tout Cela dans la Tentation :* « *je te donnerai tout cela...* » *Et tu refuses. Tu désertes ; tu tournes mal, selon le monde... *» Et enfin, Sté­phane évoque, sans le nommer, cet amour : « *Ah tu sais qui je veux dire, et je n'ai pas besoin de prononcer le nom le plus saint et le plus décrié. *» Puis *:* « *Je n'ai rien à te dire dont tu puisses profiter. Chacun des hommes a été mis à part, chacun des hommes a été réservé.* » Barnabooth ne se rend pas tout de suite, et l'on peut même douter qu'il entende cet appel. Il commence par noter son refus de ce que dit Stéphane, puisqu'il est bien plus proche de lui qu'on ne le croirait. Pudeur de Lar­baud. La voie indiquée discrètement est bien celle que mon­trait Stéphane. Enfin Barnabooth délaisse le vieux monde, foire aux vanités, il rejoint ce Nouveau Monde qui est sa patrie, et dont le nom peut prendre aussi un autre sens, celui d'une nouvelle chance donnée par Dieu aux hommes, comme le crurent ces premiers immigrants dont parle Faulkner. 83:214 « *Je me dépouille comme pour mourir ; je m'en vais content et nu... *» Pour cette nouvelle naissance, Barna­booth trouve les accents de joie qu'il avait espérés en vain de sa première libération. Son échec était celui de la puis­sance qui reste centrée sur le moi. Sa délivrance naît de l'oubli du moi, et de son allégeance au Christ. Georges Laffly. #### Lectures anciennes et autres 5 avril. -- *Le Territoire,* de Robert Ardrey, a paru en français il y a dix ans, chez Stock. Grand succès. Il s'agit d'études sur le comporte­ment des animaux. Le cou­ple ou la horde, selon les espèces, délimite un terri­toire qu'il sait défendre con­tre les étrangers. Les faits cités sont très intéressants. L'auteur en tire des conclu­sions absurdes : la patrie, pour les hommes, se­rait l'équivalent du territoi­re pour le rouge-gorge ou le loup. Il y a aussi le ton amé­ricain (souvenirs personnels, air débraillé, images for­cées) ; le lecteur est traité en familier, rondement, à la bonne franquette. Le plus agaçant est peut-être de voir l'auteur écrire l'*Évolution* chaque fois que son grand-père aurait écrit *Dieu,* et se croire « scientifique » à cau­se de cela. L'Évolution est vraiment pour lui un esprit qui tente, qui ouvre une au­tre voie, qui trouve. Pensée de macaque. Ces gens-là parlent toujours de la « ré­volution copernicienne » opérée par cette idée de l'évolution, mais en même temps, il est clair qu'à leurs yeux les formes de la vie constituent une pyramide, avec au sommet, l'homme, et plus précisément l'hom­me doté des lois de la scien­ce, et de machines : eux-mêmes. 84:214 Ils risqueraient plus d'être pris au sérieux si au sommet de leur développe­ment, ils plaçaient le papil­lon, par exemple. \*\*\* 7 avril. -- *Lectures* de Jac­ques Bainville, recueil de notes données à la *Revue universelle* dans les années 30 (livre jusqu'ici introuva­ble pour moi). A propos d'Anatole Fran­ce, Bainville écrit : « On a des idées. Des principes, si l'on est capable de s'y tenir. Mais des opinions, comme au café ! Lamentable ! » Un peu plus loin, il cite cette phrase du poète espa­gnol Magi Morera i Galicia : l'utopie ? « Tout ce qui n'a pas eu lieu dans l'histoire du peuple romain. » Relisant les *Mémoires* de Marmontel il y trouve un portrait de Chamfort : « Chamfort, esprit fin, dé­lié, plein d'un sel très pi­quant lorsqu'il s'égayait sur les vices et les ridicules de la société, mais d'une hu­meur âcre et mordante con­tre les supériorités de rang et de fortune qui blessaient son orgueil jaloux. De tous les envieux répandus dans le monde, Chamfort était ce­lui qui pardonnait le moins aux riches et aux grands l'opulence de leurs maisons et les délices de leurs tables dont il était lui-même fort aise de jouir... » J'aime beaucoup Cham­fort, mais il est vrai que son ressentiment, l'envie qui l'animait, en font un per­sonnage déplaisant. Type qui se multiplie dans les pé­riodes prérévolutionnaires. La suite aussi est pleine d'intérêt (j'abrège un peu la citation que fait Bainville). Marmontel et Chamfort, académiciens, se rencontraient, et plus exactement, Marmontel avoue que par prudence, il n'osait fuir son redoutable collègue. Vient l'élection des députés à la Constituante. Chamfort, ba­dinant, demande à Marmon­tel pourquoi il ne s'est pas fait élire, mais il ajoute aus­sitôt qu'il le sait : « Excel­lent pour édifier, vous ne valez rien pour détruire. » « Vous m'effrayez, lui dis-je, en parlant de détruire ; il me semblait à moi qu'on ne voulait que réparer. -- Oui, me dit-il, mais les réparations entraînent souvent des ruines : en attaquant un vieux mur on ne peut pas ré­pondre qu'il ne s'écroule sous le marteau et pourtant, ici, l'édifice est si délabré que je ne serais pas étonné qu'il fal­lût le détruire de fond en com­ble. 85:214 -- De fond en comble ? m'écriais-je. -- Pourquoi pas ? repartit Chamfort, et sur un autre plan moins gothique et moins ré­gulier. Serait-ce par exemple un si grand mal qu'il n'y eût tant d'étages et que tout y fût de plain-pied ? Vous désole­riez-vous de ne plus entendre parler d'éminences, ni de grandeurs, ni de titres, ni d'aumôniers, ni de roture, ni du haut et du bas clergé ? » J'observai que l'égalité avait toujours été la chimère des républiques et le leurre que l'ambition présentait à la va­nité... « En voulant tout abolir, il me semble, ajoutai-je, qu'on va plus loin que la nation ne l'entend et plus loin qu'elle ne demande. » -- Bon, reprit-il, la nation sait-elle ce qu'elle veut ? On lui fera vouloir et on lui fera dire ce qu'elle n'a jamais pen­sé et si elle en doute on lui répondra comme Crispin au légataire : « c'est votre léthar­gie. La nation est un grand troupeau qui ne songe qu'à paître, et qu'avec de bons chiens de garde les bergers mèneront à leur gré... » En discours convenu, cela s'appellera ensuite répondre aux aspirations du peuple, mais Chamfort ne triche pas. Quant aux moyens, et à ce qu'il entend par chiens de garde, il s'explique un peu plus loin. Il y a des gens qui n'ont rien à perdre, et que rameuteront « des Démosthènes à un écu par tête » ; « l'argent surtout et l'espoir du pillage sont tout-puissants parmi ce peuple. » (Quel mépris. Et tout cela finit par le coup de rasoir dont Chamfort se trancha la gorge, pour ne pas retour­ner en prison.) \*\*\* 11 avril. -- Dans *le Point* de la semaine dernière, dia­logue entre Raymond Aron et Alain Peyrefitte sur « le mal français ». Aron, excel­lent, ne semble pas avoir pour le nouvel homme de génie l'admiration de com­mande. Il lui glisse que sa thèse sur les supériorités protestantes est vieille d'un siècle, (et pas moins fausse pour autant). C'est celle de Renan en effet : un général élevé par les jésuites ne pourra jamais vaincre l'état-major prussien ! L'évolution, système ras­surant comme tous les sys­tèmes. L'homme n'est pas une énigme, on tient le fil : il vient du singe, du rat, et il vaut mieux qu'eux. La lis­te de ses perfections est lon­gue, et il peut en remercier « l'évolution », en regardant avec condescendance tous ces essais qui l'ont préparé et amené au sommet. 86:214 Le marxisme aussi, il me sem­ble doit son succès à son aspect rassurant. Il apaise une autre angoisse. L'histoi­re n'est pas un chaos, une suite absurde d'efforts : elle a une voie, elle mène au triomphe du prolétariat, et finalement de tout homme *digne de ce nom ;* après, c'est le bonheur sans fin, l'Eden de la fin. Là aussi, mépris fatal pour ceux qui sont venus trop tôt, pour tout le passé : il n'a fait que nous servir de marches pour notre ascension, presque ter­minée. Il y a une nouvelle scien­ce-fiction, « spéculative », qui sous le masque de mon­des étrangers, ou de l'anticipation, est surtout critique de notre société. Exemple, publié dans « Le livre de poche »* : Les masques du temps* de R. Silverberg. Les extrapolations scientifiques y jouent un maigre rôle, bien qu'il soit question de la réversibilité du temps. On y trouve surtout un souci « sociologique ». Un homme ve­nu de l'an 3000 y devient pour la Terre de 1999 un fondateur de religion, sans presque l'avoir voulu. Il y a des pages érotiques, pour montrer qu'on est libéré (le mot consacré), mais l'es­sentiel c'est la critique du messianisme. Là aussi, l'Évolution figure. L'origine de la vie, sur terre ? Des détritus jetés par une fusée venue d'ailleurs, et qui ont prospéré. Tout cela est bête à pleurer (« aujourd'hui, la bêtise pense » disait Coc­teau) mais doit réussir à donner à un public à pei­ne alphabétisé l'impression. d'être *avancé.* G. L. 87:214 ### Les complies par Jean Crété L'OFFICE LITURGIQUE se termine par les complies. Ce mot : *completorium* signifie complément. On peut l'entendre dans le sens de complément ou achèvement de tout l'office divin ; ou dans le sens de complément des vêpres qui étaient primitivement le der­nier office du soir. On peut chanter les complies immé­diatement après les vêpres, c'est expressément prévu par une rubrique ; c'est la bonne solution si l'on veut faire profiter des deux offices des personnes qui pourraient difficilement se déranger deux fois. Dans les communautés, il est plus normal de placer les complies avant le coucher, car elles constituent une excellente prière du soir. A la différence des vêpres, les complies ne sont jamais solenni­sées. Si elles sont présidées par un prêtre, celui-ci prend simplement le surplis et reste au chœur. Les complies commencent par une leçon brève, tirée de la première épître de saint Pierre. Si elles sont présidées par un prêtre ou un diacre, le lecteur lui demande la bénédiction en disant : *Jube, domine, benedicere,* et le prêtre ou le diacre donne la bénédiction : *Noctem quietam et finem perfectum concedat nobis Dominus omnipotens.* Tous répondent *Amen.* S'il n'y a ni prêtre ni diacre, le lecteur demande la bénédiction à Dieu en disant : *Jube, Domine, benedicere,* et prononce lui-même la formule de bénédiction. 88:214 La leçon brève nous invite à la sobriété et à la vigilance, car le diable notre adversaire tourne autour de nous, com­me un lion rugissant, cherchant à nous dévorer ; il nous faut lui résister, forts dans la foi. Cette mention du diable donne tout de suite sa note spécifique à l'office de complies. On y retrouvera trois autres mentions du démon : dans le psaume 90, dans l'hymne et dans l'oraison. Cette insis­tance sur le démon donne aux complies la valeur d'un exorcisme valable pour toute la nuit ; le grand silence qui suit complies dans les maisons religieuses prolonge et sauvegarde l'effet de cet exorcisme. La leçon brève est suivie du verset *Adjutorium,* d'un *Pater* à voix basse, et d'un double *Confiteor,* avec les absolutions déprécatives, comme au début de la messe. S'il n'y a ni prêtre ni diacre, on ne dit qu'un seul *Confiteor,* suivi du *Misereatur* et de l'*Indulgentiam* à la première personne du pluriel. Vient ensuite le verset *Converte nos, Deus, satutaris noster* (avec un petit signe de croix tracé avec le pouce sur le cœur), suivi du *Deus in adjutorium* commun à toutes les heures canoniales. Les complies comportent trois psaumes, invariables dans l'office monastique et, jusqu'en 1912, dans l'office romain. Ces psaumes ont été choisis spécialement pour cette heure. Le psaume 4 *Cum invocarem* se termine par une évocation du sommeil paisible dans l'espérance divine. Le psaume 90 *Qui habitat* est une profession de confiance absolue en Dieu. Le Seigneur nous confie à ses anges, qui nous porteront dans leurs mains pour nous préserver de toute chute : c'est le verset allégué tendancieusement par le démon lors de la tentation de Jésus au désert. Notre-Seigneur lui répond : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. » Ce serait un abus de confiance en Dieu que de s'exposer au danger, sous prétexte que les anges nous gardent. Il n'en est pas moins vrai que la protection divine s'exerce sur nous par le ministère des anges, spécialement de notre ange gardien. La vigilance et la confiance en Dieu sont des vertus qui se complètent. Le psaume 133, très court, est une invitation aux ministres du temple à louer Dieu nuit et jour : il y a là, à complies, une discrète annonce des matines. 89:214 Au Moyen-Age, on avait inséré entre le psaume 90 et le psaume 133 les six premiers versets du psaume 30 *In te, Domine, speravi,* à cause du 6^e^ verset : *In manus tuas, Domine...* Cette addition a été supprimée par la ré­forme de saint Pie X. Cette réforme a, en outre, réservé aux dimanches et fêtes les psaumes 4, 90 et 133, et intro­duit d'autres psaumes pour les différents jours de la semaine. Les matines ayant été raccourcies, il fallait bien recaser aux petites heures et à complies les psaumes sup­primés des matines. Les psaumes ainsi assignés à complies n'ont pas de rapport spécial avec cette heure liturgique. Comme, de surcroît, ils ne figurent que dans quelques livres de chant devenus introuvables, il est préférable, lorsqu'on chante complies avec des fidèles, de s'en tenir aux psaumes du dimanche Les psaumes sont suivis de l'hymne invariable de complies. La voici, dans son texte authentique, conservé dans l'office monastique : *Te lucis ante terminum,* *Rerum creator, poscimus,* *Ut solita clementia* *Sis praesul ad custodiam.* *Procul recedant somnia,* *Et noctium phantasmata :* *Hostemque nostrum comprime,* *Ne polluantur corpora.* *Praesta, Pater omnipotens,* *Per Jesum Christum Dominum,* *Qui tecum in perpetuum* *Regnat cum sancto spiritu*. L'hymne, comme les psaumes, implore la garde de Dieu et demande que soient écartés les songes malsains et l'influence du démon. La mélodie de l'hymne varie suivant les fêtes et les temps liturgiques. 90:214 L'hymne est suivie d'un capitule, tiré de Jérémie. Dans l'office monastique, le verset *Custodi nos,* les prières et l'oraison suivent immédiatement. Dans l'office romain, on a intercalé ici, au Moyen-Age, deux très belles prières. D'abord le répons *In marais tuas,* qui prend place entre le capitule et le verset ; il est bien normal, à l'heure du repos, de remettre notre âme entre les mains du Seigneur ; et le repos du sommeil présage celui de la mort. Notre-Seigneur a prononcé l'*In manus tuas* sur la croix. Après le verset, vient le cantique du vieillard Siméon au jour de la présentation de Jésus au temple : *Nunc dimittis.* Ce cantique de quatre strophes évoque l'espérance d'une sainte mort (et, en attendant, d'un repos paisible) que nous procure la rédemption accomplie par Jésus. L'antienne *Salva nos* demande les grâces dont nous avons besoin dans l'état de veille comme dans l'état de sommeil. Aux offices semi-doubles et simples, on intercale ici des « prières »* : Kyrie eleison, Pater, Credo* et divers versets. Puis vient, dans tous les cas, l'oraison *Visita, quae­sumus* qui demande à Dieu de visiter cette demeure, d'en écarter les embûches de l'ennemi, d'y envoyer ses anges et d'y répandre sa bénédiction. Après un *Benedicamus Do­mino,* vient la bénédiction *Benedicat et custodiat nos...,* immédiatement suivie d'une antienne à la Sainte Vierge suivant le temps liturgique : *Alma,* aux temps de l'Avent et de Noël ; *Ave Regina,* du 2 février au mercredi saint ; *Regina caeli,* au temps pascal ; *Salve Regina,* après la Pentecôte. Nous espérons consacrer un article à ces très belles antiennes. Chacune est suivie d'un verset et d'une oraison, puis du verset *Divinum auxilium maneat semper vobiscum*. Et l'on termine l'office, en récitant à voix basse *Pater, Ave, Credo.* Ce sont là les prières essentielles du chrétien ; on aurait tort de les sous-estimer sous prétexte qu'elles sont dites à voix basse. Les complies sont une excellente prière du soir. Il ne faudrait toutefois pas tomber dans le travers de leur donner plus d'importance qu'aux vêpres. 91:214 Les vêpres sont beaucoup plus importantes que les complies. Si l'on ne dit qu'un seul office dans l'après-midi, ce sont les vêpres qu'il faut choisir ; et, si l'on dit les deux, il est anormal de psalmodier les vêpres sans chant et de chanter complies. Il faut bien mettre chaque office à la place que l'Église lui a assignée : les vêpres sont une heure majeure, qu'il faut solenniser le plus possible. Les complies sont une heure mineure, un complément. Que notre dévotion ne s'égare pas et qu'elle sache utiliser judicieusement les richesses que l'Église met à notre disposition Jean Crété. 92:214 ### "L'aventure pastorale" par Louis Salleron RÉSUMÉ. -- *Est pastoral ce qui est relatif au* pasteur. *La mission de l'Église est essentiellement pastorale parce que Jésus-Christ l'a fondée pour Le continuer. Il dit de lui-même :* « *Je suis le bon Pasteur *» *et il dit à Pierre :* « *Pais mes agneaux, sois le pasteur de mes brebis. *» *Que fait le pasteur ? Il conduit son troupeau, le connaît, et donne sa vie pour lui. L'ultime sacrifice, l'obéissance au Père jusqu'à la mort et la mort de la croix, est l'acte pastoral suprême, celui qui distingue la mis­sion propre du Christ et de ses successeurs. Mais l'Église est aussi une société humaine qui n'échappe pas aux lois de toute société humaine. Si le sacrifice de soi-même, le témoignage de la sainteté jusqu'au martyre, est l'essence du christianisme, ses pasteurs -- le pape et les évêques -- doivent aussi la gouverner. Jésus-Christ, avant de quitter ses disciples, les a instruits de leurs devoirs de pasteurs :* « *Allez, enseignez tous les peuples..., baptisez-les..., apprenez-leur à garder mes commandements. *» *Telle est l'Église, société pastorale. Or depuis l'invasion de l'humanisme, les moyens du Monde, ceux de la méthode, de l'efficacité, de la science tendent à se substituer à ceux de la charité et du sacrifice. La fin de l'évangélisation tend à se confondre avec les moyens eux-mêmes. La cons­truction du Monde tend à primer l'attente du Royaume de Dieu. Le pas­toral devient la pastorale, où la libération des hommes oblitère le salut en Jésus-Christ. Finalement la pastorale est, à la limite, l'inversion du pastoral. C'est toute la crise actuelle de l'Église.* LE CONSEIL PERMANENT de l'épiscopat français, les prési­dents des commissions épiscopales et le bureau d'études doctrinales se sont réunis les 14, 15 et 16 mars 1977. Dans le compte rendu de leurs travaux on lit le passage suivant : 93:214 « Le bureau d'études doctrinales a demandé aux facul­tés catholiques de théologie de s'associer à un travail sur la signification de la distinction, souvent reprise, entre « approche pastorale » et « approche doctrinale » d'une question. C'est une collaboration renouvelée entre évêques et théologiens qui s'essaie là. Les facultés de théologie ont accepté de creuser les questions soulevées au cours de la première journée de travail commun ; par exemple : les composantes culturelles qui ont donné naissance à cette distinction, le fonctionnement dialectique du doctrinal et du pastoral, etc. « Les évêques ont demandé que des professeurs de grand séminaire soient associés, eux aussi, à ces travaux et que des contacts plus étroits soient pris avec les associations spécialisées de théologiens et biblistes (ATEM, ACFEB). » ([^29]) Voilà une étude qui, effectivement, s'impose. Espérons qu'elle ne durera pas des années et que les conclusions en seront publiées. Nous les lirons avec intérêt. Car, pour le moment, la plus parfaite confusion règne sur cette notion de « pastoral ». Un peu de clarté serait bienvenue. \*\*\* En nous appuyant sur les données les plus simples, loin des arcanes théologiques, bibliques ou autres, nous voudrions présenter quelques observations pour déblayer le terrain. *Pastoral* est l'adjectif de pasteur. Comme adjectif donc il signifie ce qui est relatif aux pasteurs. Le substantif pasteur a le sens premier de berger et le sens dérivé de chef spirituel. Est pastoral ce qui est relatif à l'une ou l'autre catégorie de pasteurs. L'adjectif pastoral peut se substantiver. De même qu'on dit « le capital » pour le « fonds capital », ou « une capitale » pour une « ville » ou une « lettre » capitale, de même on peut dire « le (ou un) pastoral », « la (ou une) pastorale ». Il n'y a pas de règle en la matière. C'est l'usage qui en décide. 94:214 On constate que le substantif existe ou n'existe pas, et qu'il existe, s'il existe, dans tel ou tel sens, c'est-à-dire dans telle ou telle relation au sens retenu du substantif *pasteur.* En fait, à consulter le dic­tionnaire, les substantifs *pastoral* et *pastorale* sont, ou étaient jusqu'à ces derniers temps, d'un emploi rare. D'après Littré, le *pastoral* est le livre où sont contenues les prières, les cérémonies, les fonctions qui tiennent à l'épiscopat. *Pastoral* est, d'autre part, le titre d'un ouvrage de saint Grégoire sur les devoirs du pape et des évêques. Une *pastorale* est une instruction pastorale. On appelle *pastorales* des œuvres littéraires ou artistiques qui ont trait à la vie des bergers (comme les bucoliques). Quelque dictionnaire parle-t-il de « la pastorale », au sens (vague) où ce mot est aujourd'hui constamment employé dans la littérature religieuse ? Nous ne le pensons pas. En tous cas, le petit Robert de 1967 l'ignore. C'est dire que l'usage en est tout récent. Puisque nous avons fait allusion au *Pastoral* de saint Grégoire le Grand, indiquons, pour la curiosité du lecteur, ce qu'en dit le Dictionnaire de Théologie catholique : « De saint Grégoire nous possédons : 1°) un *Pastoral, Liber regulae pastoralis,* composé vers l'an 591 et dédié à Jean, archevêque de Ravenne (...) Le livre comprend quatre parties : la I^e^ pose les règles qui doivent présider à la vocation sacerdotale, *ad culmen quisque regiminis qualiter veniat *; la II^e^ dépeint la vie du vrai pasteur, ad *hoc* rite perveniens qualiter vivat ; la III^e^ qui contient, dit Bossuet, « une morale admirable et tout le fond de la doctrine de ce grand pape », trace les règles de la prédication, *bene vivens qualiter doceat ;* la IV^e^ et dernière, en un seul chapitre, invite le pasteur à rentrer en lui-même tous les jours, *recte docens infirmitatem suam quanta considera­tione agnoscat*. Le succès du livre fut éclatant... » Puisque la mode est au pastoral, souhaitons la traduction du *Pastoral* de saint Grégoire le Grand. \*\*\* Revenons à l'épithète. Elle est normale, dans le chris­tianisme, puisque l'image du berger et de son troupeau est partout dans la Bible et, d'abord, dans l'Évangile. 95:214 « *Je suis le bon pasteur... le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis... je connais mes brebis et mes brebis me connaissent... j'ai encore d'autres brebis qui ne sont pas au bercail ; celles-là aussi je dois les mener, elles écou­teront ma voix et il n'y aura plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur *» (Jn 10, 11-16). « *Jésus dit à Simon-Pierre :* « *Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci ? *» *--* « *Oui, Seigneur, vous savez bien que je vous aime.* » *-- Il lui dit :* « *Pais mes agneaux. *» *-- De nouveau, il lui demanda :* « *Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? *» *--* « *Oui, Seigneur, vous savez bien que je vous aime. *» *-- Il lui dit :* « *Sois le pasteur de mes brebis. *» *-- Une troisième fois il lui dit :* « *Simon, fils de Jean, m'aimes-tu tendrement ? *» *-- Pierre fut attris­té de cette insistance :* « *Seigneur, vous savez tout ; vous savez bien que je vous aime tendrement.* » *-- Jésus lui dit :* « *Pais mes brebis *» (Jn 21, 15-17). Nous nous contenterons, pour l'Évangile, de ces deux citations où se manifeste de manière particulièrement claire la nature de l'autorité que Jésus revendique pour lui-même et qu'il confère à celui qui présidera à la nais­sance de son Église. Il est le Pasteur. Après lui Pierre et ses successeurs seront des pasteurs. La tradition, dès l'origine, ne s'y trompe pas. Saint Paul tient ces propos aux anciens de l'Église d'Éphèse : « *Prenez garde. à vous-même et à tout le troupeau sur lequel l'Es­prit, le Saint Esprit, vous a établis épiscopes pour paître l'Église de Dieu qu'il s'est acquise par son propre sang. Je sais qu'après mon départ des loups cruels s'introduiront parmi vous, qui n'épargneront pas le troupeau, et que, du milieu même de vous, se lèveront des hommes qui tien­dront des discours pervers pour entraîner les disciples à leur suite. Veillez donc...* » (Act. des Ap. 20, 28-31.) Des Épîtres nous retiendrons le texte suivant de saint Pierre : « *Quant aux anciens qui sont parmi vous, je les exhorte, moi, ancien comme eux et témoin des souffrances du Christ, qui dois participer à la gloire qui va se révéler Paissez le troupeau de Dieu qui est parmi vous, non par contrainte mais de bon gré, selon Dieu ; non pour un gain sordide, mais de grand cœur ; non dans une attitude de supérieurs à l'égard de ceux qui vous sont échus en partage, mais comme des modèles du troupeau. Et quand paraîtra le souverain Pasteur, vous recevrez la couronne de gloire qui ne flétrit pas *» (1 Pe 5, 1-4). 96:214 Ainsi se dessine nettement, à sa naissance, l'organi­sation de l'Église. Elle est gouvernée par ses pasteurs, qui sont les apôtres et d'abord le premier d'entre eux, Pierre, puis les épiscopes -- c'est-à-dire le pape et les évêques. Mais le vocabulaire n'est pas rigoureusement fixé, notam­ment pour les épiscopes et les presbytres. Le mot *pasteur* lui-même, par le caractère spirituel qu'il évoque dans la mission de conduire le troupeau, peut garder un aspect un peu flou quant à la réalité institutionnelle qu'il re­couvre. Dans l'épître aux Éphésiens, saint Paul rappelle que le Christ « *a donné aux uns d'être apôtres, à d'autres d'être prophètes ou encore évangélistes, ou bien pasteurs et docteurs... *» (Eph. 4, 11). Tous ces mots semblent difficiles à caser dans des classifications rigides. Attendons les com­mentaires des spécialistes qui vont s'efforcer de débrouiller la distinction entre « approche pastorale » et « approche doctrinale ». Pour nous, il suffit de constater la convergence absolue de tous les textes du Nouveau Testament qui assi­milent l'Église à un troupeau conduit par des pasteurs sous l'autorité suprême du premier d'entre eux, Pierre, puis ses successeurs, -- tous institués par le « souverain Pasteur », Jésus-Christ. Notons que dans l'Apocalypse, par une symbolique saisissante qui met en lumière l'essence de la mission pas­torale, c'est l'Agneau lui-même qui est le Pasteur. Il accueille les élus de la grande tribulation, ceux qui ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans son sang. « *Car l'Agneau qui se tient au milieu du trône sera leur pasteur et les conduira aux sources des eaux de la vie. Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux *» (Apoc., 7, 17). \*\*\* Tous les textes que nous venons de citer, et tous ceux qu'on pourrait y ajouter, sont lumineux. Ils ne peuvent laisser de doute sur le sens de l'adjectif *pastoral,* en tant qu'il se réfère au *pasteur* de l'Église catholique. 97:214 Ne faudrait-il pas dire alors que le gouvernement de l'Église est essentiellement *pastoral ?* Nous pensons qu'on peut le dire, et même qu'on doit le dire, mais à condition que le mot soit compris dans sa plénitude et qu'il ne soit pas détourné de son sens. Il couvre tous les aspects de la conduite du troupeau. Il n'est pas un aspect parmi d'au­tres. On ne peut opposer le *pastoral* au *doctrinal,* au *théo­logique,* au *légal,* au *canonique,* au *liturgique,* au *moral,* etc. Ces hommes sont ce qu'ils sont ; et la société des hommes est ce qu'elle est. Le pasteur ne peut conduire les hommes et leur société en dehors des lois de la nature individuelle et sociale de l'humanité. Nous retrouvons le mystère de l'Incarnation et les universelles antinomies de la Réalité. L'Agneau égorgé nous révèle la contradiction sans pareille de la victoire et de l'éternelle royauté de celui qui s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la croix. A la suite du Verbe incarné, les pasteurs ne sont que de simples hommes. Dans la Kénose de leur Pasteur souverain, ils ne trouvent que l'inaccessible modèle de ce qui sera pour eux, non pas la dialectique du pastoral et du doctrinal, mais celle de l'autorité de la Charité et de la multitude des pouvoirs inhérents au nécessaire exercice de la liberté humaine. Ils doivent être serviteurs, maîtres et amis -- pasteurs, en un mot. \*\*\* A condition de donner aux mots *autorité* et *pouvoir* leur sens exact, nous pouvons dire, en résumé, que le gouvernement *pastoral* de l'Église est la réalisation de l'autorité et du pouvoir. Qu'est-ce que *l'autorité ?* C'est la pure action spirituelle de l'homme sur l'homme. Qu'est-ce que le *pouvoir ?* C'est l'ensemble des méca­nismes qui, par la contrainte (actuelle ou potentielle), pro­longent l'autorité, ou la soutiennent, ou y suppléent pour conduire l'homme à son accomplissement individuel et social (quand il est bien exercé). Jésus-Christ, parce qu'il est le Verbe incarné, est le seul homme qui, pour conduire les hommes, n'a eu besoin que de son autorité, sans recours à aucun pouvoir. Il parlait, dit l'Évangile, comme un qui a autorité. Et tous se taisaient, désarmés. Son autorité était celle du souverain Pasteur. Il la manifesta par sa vie, sa parole, sa passion, sa mort et sa résurrection. 98:214 L'autorité du Christ, du Bon Pasteur et Pasteur souve­rain, est le pouvoir absolu du non-pouvoir ; manifesté dans l'obéissance au Père allant jusqu'à la mort de la croix. Ainsi avons-nous, dans le Christ, la révélation de ce qui est l'essence du christianisme et, d'abord, de son « pastorat » : le sacrifice ([^30]). *Parenthèse.* -- Il est intéressant de voir un incroyant comme Malraux redécouvrir cette vérité. Lisons-le : « Le crucifix eût figuré à sa place dans un camp d'extermi­nation ; dans la lutte, vieille comme les hommes contre le Mal absolu. Il appelle la secrète puissance de la fraternité, mais ce n'est pas elle qui atteint au plus profond l'infernal compagnon du temps et de la mort ; ce n'est même pas le Sermon sur la Montagne, c'est le supplice. *Le sacrifice seul est aussi profond que le Mal...* La crucifixion révèle la royauté du sacrifice... lié par conséquent à l'essence du christianisme... Et depuis lors, le sacrifice poursuit avec le Mal le plus profond et le plus vieux dialogue chrétien (...) et le Dieu du Christ ne serait pas Dieu sans la crucifixion. » ([^31]) Cependant, nous l'avons dit, les hommes ne sont pas l'Homme-Dieu. Les pasteurs de l'Église ne sont pas le souverain Pasteur. La nature humaine et le péché originel font que l'autorité des pasteurs ne peut pas ne pas s'ac­compagner du pouvoir. Or si l'autorité tend à se nier comme pouvoir, le pouvoir tend à supplanter l'autorité. Cette tension entre l'autorité et le pouvoir, entre l'exemple du sacrifice et le recours à la contrainte, c'est toute l'his­toire de l'Église. Sa mission l'exige, mission qui lui a été tracée par le Christ dans l'Évangile et que résument les dernières paroles de saint Mathieu : « *Quant aux onze disciples, ils se rendirent en Galilée, sur la montagne où Jésus les avait convoqués. En le voltant, ils se proster­nèrent, certains ayant un doute. Et Jésus, s'avançant vers eux leur parla en ces termes :* 99:214 « *La toute-puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre. Allez, enseignez tous les peuples, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit, leur apprenant à observer tous mes comman­dements. Et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin des temps. *» Ces paroles sont lourdes de sens. En envoyant ses disciples à la conquête du monde pour le constituer en Église, le Bon Pasteur leur donne des instructions précises où se détachent l'enseignement, les sacrements, les commandements. Il y a les vérités à croire et les vérités à pratiquer. Il y a la grâce au secours de la nature. Il y a l'Église à construire, avec les moyens de l'autorité divine et des pouvoirs humains. Le pastoral couvre tout. Il est l'esprit du Souverain Pasteur dans la réalité sociale de la conduite du troupeau, c'est-à-dire de la convocation et de la constitution en Église de l'univers des hommes. \*\*\* Les deux millénaires de l'Histoire de l'Église, ce sont deux mille années d'un pastoral dont l'autorité suscite, anime, fait croître, avec l'Église, un pouvoir multiforme qui s'appelle magistère, ministère, hiérarchie, dans la théologie, la catéchèse, la liturgie, etc. Le pastoral est partout, car étant la sainteté dans l'Église, la charité du Christ dans son rayonnement par les âmes, il échappe aux classifications comme à l'organisation. Étant la vie profonde de l'Église, c'est-à-dire l'Église elle-même en tant que « Jésus-Christ répandu et communiqué », il est action de la prière et de la contemplation, beaucoup plus que réflexion sur soi-même. Car la vie, apportée « en abondance », se répand et se communique plutôt qu'elle ne s'interroge et n'interroge. C'est pourquoi si l'on peut dire que, d'une certaine manière, il n'est question que du pastoral dans toute l'histoire de l'Église, n'étant question que de Jésus-Christ répandu et communiqué, on peut dire aussi, d'une autre manière, qu'il n'en est jamais question, en ce sens que le pastoral n'a pas une case à part, qu'il s'agirait de mettre à sa place parmi d'autres cases. Sim­plement peut-on dire qu'il brille de tous ses feux dans l'his­toire des saints. 100:214 *Nouvelle parenthèse.* -- Décidément nous sommes en train d'annexer Malraux aux Pères de l'Église. Il écrit : « Presque toutes les civilisations qui nous ont précédés ont vu dans l'homme l'objet d'une *formation.* Elles l'ont moins interrogé qu'elles n'ont posé ce qu'il doit être. Une civilisation capable de former l'homme l'interroge peu » ([^32]). Ce qui est vrai de la *formation* (c'est Malraux qui souligne le mot) l'est plus encore de *l'évangélisation,* formation suprême. #### *Vatican II* Telle fut, disons-nous, l'histoire de l'Église pendant deux mille ans. Jusqu'au concile Vatican II Vatican II a été un concile *pastoral.* Paul VI l'a dit et répété. Serait-ce une « déviation » ? « *Non,* répond le pape, *l'Église n'a pas dévié, mais elle s'est tournée vers l'homme. Et celui qui considère avec attention cet intérêt prépondérant porté par le Concile aux valeurs humaines et temporelles ne peut nier, d'une part, que le motif de cet intérêt se trouve dans le caractère pastoral que le Concile a voulu et dont il a fait en quelque sorte son programme et, d'autre part, il devra reconnaître que cette préoccupation elle-même n'est jamais dissociée des préoc­cupations religieuses les plus authentiques... *» ([^33]) En quoi le concile a-t-il un caractère *pastoral ?* Nous ne le savons pas exactement. Notons cependant que Paul VI dit : l'Église « s'est tournée vers l'homme ». De quelle manière ? Car en un sens l'Église s'est toujours tournée vers l'homme, pour l'évangéliser. Il semble ici que nous retrouvions Malraux. L'Église, à Vatican II, s'est tournée vers l'homme pour l'interroger. Elle ne lui a pas dit : « Voici ce que tu es », mais « Qui es-tu ? » C'est du moins ce que certains seraient tentés de comprendre. 101:214 L'Église interroge, et s'interroge. Elle semble dire à l'homme : « Ô homme, je te connais par la Révélation. Mais la Science te connaît d'une autre manière. Confrontons nos deux con­naissances. Dialoguons. Si tu es autre que je ne croyais, je t'apporterai autrement les moyens du salut en Jésus-Christ. » Le *pastoral* est-il dans l'*autrement ?* Une « piste » nous est fournie par la « constitution *pastorale* sur l'Église dans le monde de ce temps (*Gaudium et spes*) »*.* A lui seul, ce titre est révélateur. Il y a, on le sait, quatre constitutions conciliaires. Deux sont « dogma­tiques » (*Lumen gentium,* sur l'Église et *Dei Verbum,* sur la Révélation divine). Une est sans épithète (*Sacrosanctum Concilium,* sur la sainte Liturgie). La dernière, donc, est « pastorale ». Ces quatre constitutions sont les documents les plus importants du concile, les autres n'ayant rang que de « décrets » ou de « déclarations ». (Ces diverses dénominations n'ont peut-être pas de signification rigou­reuse, mais leur utilisation habituelle et leur classement dans les actes du concile leur assignent bien cette différence de rang et d'importance qu'elles suggèrent à l'esprit.) Le *pastoral* se trouve promu au premier rang, mais comme une *catégorie* parmi d'autres. Cette promotion est donc une rétrogradation ou une mutation, puisque le pas­toral si nous l'avons bien analysé, est l'âme même de l'Église, au-dessus et à l'intime de tout ce qui constitue visiblement l'Église. Une constitution, désormais, peut être *dogmatique,* ou bien *pastorale,* ou bien autre chose encore (précisé ou non par une épithète). Il y a une *catégorie spécifique,* qui est la catégorie *pastorale,* différente des autres et, par exemple (et notamment) de la catégorie *dogmatique.* Le titre est encore révélateur en ce qu'il parle de « l'Église dans le monde de ce temps ». Or le monde de ce temps étant évolutif et contingent, le pastoral de ce monde ne peut que l'être également. Alors on comprend mal qu'une « constitution » soit appelée à en traiter. Une « déclaration » eût paru plus normale. On peut d'ailleurs rappeler à ce propos le mot du cardinal Garrone déclarant, dans une conférence publique à Saint-Louis-des-Français en janvier 1976 : la constitution *Gaudium et spes* « ne ressemble à rien » (*sic*). (Il voulait dire, bien sûr : à rien de ce qui caractérise un texte conciliaire, tel que, par exemple, *Lumen gentium.*) Et il ajoutait, pour préciser sa pensée : « C'est un essai. » Qu'un essai soit transformé en constitution ne peut être que source de confusion et de désordre, ce qui n'a pas manqué d'arriver. 102:214 Le caractère extraordinaire d'une constitution *pastorale* n'a pas échappé à ceux qui avaient la responsabilité de la publication des actes du concile. La note suivante figure au bas de l'avant-propos de *Gaudium et spes :* La constitution pastorale « L'Église dans le monde de ce temps », si elle comprend deux parties, constitue ce­pendant un tout. On l'appelle constitution « pastorale » parce que, s'ap­puyant sur des principes doctrinaux, elle entend exprimer les rapports de l'Église et du monde, de l'Église et des hommes d'aujourd'hui. Aussi l'intention pastorale n'est pas absente de la première partie, ni l'intention doctrinale de la seconde. Dans la première partie, l'Église expose sa doctrine sur l'homme, sur le monde dans lequel l'homme est placé et sur sa manière d'être par rapport à eux. Dans la secon­de, elle envisage plus précisément certains aspects de la vie et de la société contemporaines et en particulier les questions et les problèmes qui paraissent, à cet égard, revêtir aujourd'hui une spéciale urgence. Il s'ensuit que, dans cette dernière partie, les sujets traités, régis par des principes doctrinaux, ne comprennent pas seulement des éléments permanents, mais aussi des éléments contingents. On doit donc interpréter cette constitution d'après les normes générales de l'interprétation théologique, en tenant bien compte, surtout dans la seconde partie, des circons­tances mouvantes qui, par nature, sont inséparables des thèmes développés. Un tel charabia porte davantage à rire qu'à pleurer. Soyons justes, d'ailleurs, et saluons-en les auteurs ! Ils ne pouvaient mieux dire ce qui est indicible. Retenons que le *pastoral* concerne essentiellement les « éléments contingents » ; mais constatons que si la cons­titution comporte une partie *doctrinale* et une partie *pas­torale,* c'est cette dernière épithète qui qualifie la consti­tution -- comme c'est le « caractère *pastoral *» qui est, selon le pape, le caractère propre de tout le concile. 103:214 Des éléments « contingents » ne sont-ils pas par nature changeants ? La constitution ne l'ignore pas. Dans sa conclusion elle nous dit que « cet exposé » (la constitution elle-même) ne revêt « qu'un caractère général ». « *Bien plus,* ajoute-t-elle, *comme il s'agit assez souvent de ques­tions sujettes à une incessante évolution, l'enseignement présenté ici -- qui est, en fait, l'enseignement déjà reçu dans l'Église -- devra encore être poursuivi et amplifié *» (§ 91). *Évolution,* le maître mot est prononcé. Rappelons-nous la note par laquelle, en septembre 1969, *Présence et Dialogue,* le bulletin de l'archevêché de Paris, présentait les nouveaux livres liturgiques : « Il n'est plus possible, à un moment où l'évolution du monde est rapide, de considérer les rites comme définitivement fixés. Ils sont appelés à être révisés régulièrement (...) pour mieux signi­fier à un peuple, en un temps, la réalité immuable du don divin... » ([^34]). Nous commençons à comprendre... #### *Le pastoral et la pastorale* Si, au masculin, le substantif *pastoral* demeure assez rare, au féminin il poursuit une carrière triomphale. La *pastorale* est partout. D'ordinaire elle s'accompagne d'un complément selon les matières : la pastorale des sacre­ments, de l'apostolat, de la catéchèse, etc., ou selon les catégories sociales : la pastorale des immigrés, la pastorale du Tiers-Monde, la pastorale des jeunes, des étudiants, des vieux, des handicapés, etc. Toutes les catégories sociales ont droit à leur pastorale propre. D'où se dégage un sens assez précis du mot : la *pastorale* est l'évangélisation elle-même mais *adaptée* à chaque milieu, selon les temps et les lieux. Tout le problème est de savoir ce qui peut et doit être *adapté* dans l'Évangile, et si à cet égard il y a une science du pastoral. L'adaptation peut être une question de plus ou de moins, c'est-à-dire de *degré*, et elle peut être une question de *nature*. 104:214 Quand on regarde l'histoire de l'Église, on découvre sans peine que, quant à ses degrés, l'adap­tation est quasiment sans limite. Mais la nature de l'Évan­gile ne change pas. La *pastorale* du Bon Pasteur est tou­jours celle d'un *pastoral* qui n'est que l'expression de sa personne, l'expression de son autorité divine et humaine. Scandale aux uns, folie aux autres l'Évangile est toujours le même. L' « approche pastorale » n'est pas *autre* que l' « approche doctrinale », elle la précède. Elle est l'invi­tation à la conversion personnelle, à la métanoia. Juifs et gentils, pharisiens, publicains et samaritains, riches et pauvres, maîtres et esclaves, justes et pécheurs entendent la même bonne nouvelle. A eux de l'accueillir ou de la refuser. La pastorale des saints sera toujours celle de l'imitation de Jésus-Christ, celle de l'essentiel pastoral. Quant à leur manière de s'adapter aux temps et aux lieux, elle variera à l'infini, selon leur tempérament et les res­sources de leur nature individuelle. Comme il n'y a pas de limite à la variété de la nature humaine, sinon la nature humaine elle-même en sa sub­stance, on peut se tromper à certaines manifestations d'un pastoral dont le caractère singulier laisse dans le doute s'il s'inscrit à la suite ou au rebours de l'exemple du Bon Pasteur. Du moins les principes sont-ils certains et parfai­tement clairs. Avec Vatican II, tout change. Le pastoral prend une dimension nouvelle où il est difficile de ne pas voir un changement de nature. La confusion entre l'immuable et le changeant, entre l'Être et le Devenir s'introduit à tous les niveaux. L'adaptation au monde semble devenir conver­sion au monde. Dans leur « Petit dictionnaire de théologie catholique », Karl Rahner et Herbert Vorgrimler écrivent : PASTORALE, THÉOLOGIE. -- Dans le sens le plus large, la théologie pastorale (ou, mieux, la « théologie pratique » ou théologie de la pratique de l'Église) est une réflexion théologique sur l'édification de l'Église par elle-même en tant qu'œuvre de salut de Dieu à l'égard du monde, telle que cette œuvre s'accomplit et doit s'accomplir suivant la nature permanente de l'Église et suivant la situation, à chaque époque, du monde et de l'Église, situation que la théologie pastorale doit justement élucider théologique­ment. 105:214 Celle-ci ne s'occupe donc pas uniquement du mi­nistère pastoral des prêtres, mais également de toute l'activité salutaire de l'Église, et non seulement en tant que science théorique des essences, qui énonce ce qui découle de l'ecclésiologie et de la morale partout et tou­jours pour tel ou tel acte, mais également en tant que science pratique, existentielle, qui réfléchit sur ce qui est à faire ici et maintenant et qui ne peut être reconnu comme devoir que par une analyse théologique (mais aussi sociologique) de la situation du moment présent. Dans le cadre de cet ensemble, la doctrine du ministère pastoral (individuel et collectif) des prêtres trouve naturellement aussi sa place. Une pastorale qui étudie théologiquement et sociologiquement, en établissant les faits, en exerçant une critique et en formulant des règles, non seulement la « tactique » du ministère pratique, mais aussi la « straté­gie » de l'ensemble de l'Église, constitue un objectif qui, dans mie large mesure, reste encore à réaliser. Ces lignes datent-elles de 1961 (première édition du « petit dictionnaire ») ou de 1969 (septième édition) ? Rien n'indique que la première édition ait été modifiée. Peu importe d'ailleurs. Nous ne les citons que parce que nous avons le livre sous la main. Nous ne doutons pas que les idées qu'elles expriment se trouvent chez de nombreux théologiens, avant Vatican II comme après. Si le concile a été ce qu'il est, ce n'est pas par génération spontanée. Le Rhin a commencé de couler dans le Tibre dès le premier jour quand, au signal donné par le cardinal Liénart, tous les plans de Jean XXIII furent jetés dans la *cloaca maxima* pour laisser la place à ceux des théologiens de l'Alliance européenne, où Rahner n'était pas seul ([^35]). Quoi qu'il en soit, dans leur densité pesante, ces lignes da « petit dictionnaire » sont tout à fait claires, la théo­logie pastorale devient une théologie de la pastorale qui débouche -- au niveau même de l'Église universelle -- dans une pastorale de situation aussi éloignée de la pas­torale que la morale de situation l'est de la morale. Les mots « tactique » et « stratégie » employés par Rahner disent bien ce dont il s'agit. Nous sommes sur le terrain de l'*efficacité,* c'est-à-dire sur celui de la *méthode.* 106:214 Ne faut-il pas de la méthode dans l'évangélisation ? Il faut de la méthode en tout, et même dans l'évangélisa­tion. L'absence de méthode est le désordre. Mais la métho­de doit être à sa place, qui est subalterne. D'une extrémité à l'autre de l'échelle des valeurs, on aboutit à un renver­sement. Toute méthode vise à l'efficacité. Dans l'évangé­lisation, l'efficacité à court terme doit le céder à une effi­cacité à plus long terme, et cela jusqu'au passage à l'infini, quand l'efficacité doit le céder à son contraire qui est le sacrifice. L'essence du pastoral étant le sacrifice, la recher­che de l'efficacité y est contradictoire. Elle n'a de sens qu'aux degrés de l'organisation nécessaire, et dans le rap­pel permanent de sa subordination à une fin qui la contre­dit. En fin de compte, c'est toute la théologie de l'Église qui est en question, et à cet égard le texte de Rahner est révélateur. Mais si la confusion est grande dès le concile, elle devient totale dans l'ère post-conciliaire. Le renverse­ment menaçant de la notion du *pastoral* ne produit pas seulement ses effets dans l'Église-Corps mystique, mais aussi dans l'Église-Institution. Car les lois de l'Être sont universelles. D'un mot, on peut dire que *la pastorale est la science de l'efficacité dans l'évangélisation.* Ce qui en montre le risque. Car, encore une fois, une science de l'efficacité, c'est-à-dire une *méthode* valable, n'est nullement contraire à l'évangélisation. Mais elle doit rester à sa place, subal­terne. Or le mot « pastoral », employé pour la méthode, introduit à une *équivoque fondamentale.* Il tend, en effet, à invertir le pastoral, en faisant de la méthode l'essence du pastoral. La recherche de l'efficacité est contradictoire au sacrifice. C'est la promotion des moyens pour atteindre une fin qu'ils ne peuvent atteindre, car elle est d'un autre ordre. La Foi devient idéologie, et l'apostolat, propagande. A la limite, la *pastorale* est l'inverse du *pastoral.* Les moyens humains tendent à dévorer le don divin de la gratuité. 107:214 Les lois de la physique sociale jouent dans l'Église comme dans toute société ; et elles jouent dans les épo­ques révolutionnaires comme dans les époques calmes. La « Révolution d'Octobre » que fut le concile selon le P. Congar s'est déroulée et a développé ses effets à l'instar de toutes les révolutions. Les novateurs ont pris le pou­voir -- toutes les places et tout de suite. Dans une révo­lution, les novateurs prennent le pouvoir pour installer la Liberté sur les ruines du Pouvoir. Leur programme tient toujours en deux propositions : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », et « Toute licence sauf contre l'Amour ». *Mutatis mutandis,* la révolution conciliaire a fait sien ce programme sous la bannière de *la pastorale.* Elle oppose la *liberté évangélique* au *pouvoir ecclésial.* L'esprit doit débarrasser de la lettre -- la lettre de la Loi et celle du Dogme. Mais comme aucune société ne peut vivre sans loi, on remplace la loi par le diktat ; et comme la religion révélée ne peut vivre sans dogme, on remplace le dogme de la foi par celui de l'obéissance. La doctrine s'efface devant *la pastorale,* érigée en doctrine du *pastoral.* La révolution étant une rupture radicale avec ce qui existait précédemment, le critère simple de l'orthodoxie révolutionnaire est l'opposition au passé. Contre la tradi­tion l'innovation devient la norme de l'inerrance. Mais comme aussi les lois mystérieuses de la psychologie font que les révolutionnaires se veulent toujours, en même temps que les prophètes du plus lointain Futur, les héri­tiers du plus lointain Passé, les novateurs conciliaires en appellent de la tradition à l'âge d'or de la primitive Église dont le christianisme tout neuf nous invite à relativiser les excroissances de l'Histoire -- dans l'attente de la parousie. On le vérifie dans tous les domaines mais plus parti­culièrement, ou du moins d'une manière plus éclatante, dans la liturgie. De la constitution conciliaire sur la litur­gie, pleine de pièges et d'ambiguïtés, à la constitution apostolique « Missale Romanum », équivoque à tous les points de vue, on voit la révision du rite traditionnel de la messe devenir le *Novus ordo missae*, ce nouveau rite deve­nant lui-même, dans son application, tout et n'importe quoi, violant impunément non seulement les lois fonda­mentales de la liturgie mais les prescriptions mêmes des textes, valides ou non, dont il se réclame. L'anarchie litur­gique, jusque dans la messe, proclame sa légitimité du fait qu'elle est nouveauté, innovation, créativité et adapta­tion, toutes choses qui, enterrant le passé et la tradition, se flattent, par leur caractère révolutionnaire, d'incarner l'esprit conciliaire. 108:214 Contre-épreuve révélatrice : la seule messe qui soit interdite, prohibée, pourchassée, est la messe de saint Pie V, parce qu'elle incarne le passé et la tradi­tion. Mieux encore, et symbole presque hallucinant : ce qui condamne la messe traditionnelle, c'est qu'elle met en valeur le sacrifice eucharistique. Les novateurs sacrifient le sacrifice, si l'on peut dire, pour y substituer l'assemblée célébrante. Au cœur de la liturgie, *la pastorale* se fait rivale du *pastoral.* L'Agneau de l'Apocalypse n'est plus que le souverain Pasteur des moyens de communication. #### *L'avenir de la pastorale* C'est au XVI^e^ siècle que l'Église subit le premier choc de l'Humanisme. Ce fut, d'un côté, le schisme de la Réfor­me mais, d'un autre côté, un prodigieux renouvellement de la vie catholique qui, de manière variée, se poursuivit jusqu'à la moitié du XX^e^ siècle. Il faut cependant noter le caractère spécial de la Compagnie de Jésus, née des pro­blèmes posés par l'Humanisme. Saint Ignace de Loyola s'inscrit dans la droite ligne du christianisme en conce­vant la vie comme un combat, d'abord contre soi-même, ensuite contre les forces du mal. Il faut choisir entre les deux étendards, celui de Jésus-Christ et celui de Lucifer. Le chrétien est le soldat du Christ dans le monde, et contre le monde. Le nombre de saints et de martyrs qui, depuis quatre siècles, jalonnent l'histoire de la Compagnie de Jésus montre la valeur de son inspiration première. Mais c'est un fait que dès le début, ou très rapidement, la spiri­tualité des Jésuites intégra à un haut degré le souci de la méthode en vue de l'efficacité. Il en résulta tous les succès que l'on connaît dans la christianisation de larges frac­tions de la société, grâce à l'influence prise par les Jésuites les plus éminents sur les dirigeants politiques et intellec­tuels des différentes nations. Il en résulta, du même coup, non seulement une hostilité particulière contre eux de la part des ennemis de l'Église, ce qui était tout à leur hon­neur, mais aussi un vague malaise dans l'Église elle-même où la qualité exceptionnelle, voire l'héroïcité de leurs ver­tus personnelles paraissaient trop étroitement reliées aux résultats à en attendre. Quelque chose de la gratuité divine du sacrifice manquait dans ce stoïcisme *ad majorem Dei gloriam*. Les moyens humains du pouvoir inséraient à l'ex­cès le christianisme dans les arcanes du Pouvoir. 109:214 Dans cette seconde moitié du XX^e^ siècle, l'Église subit le second choc de l'Humanisme. Mais cette fois-ci il s'agit de l'Humanisme intégral, celui de la démocratie, de la maçonnerie et du communisme. Si, pendant quatre siècles, les Jésuites ont pu tenir l'équilibre entre *le pastoral* et *la pastorale,* c'est maintenant le raz de marée de la pasto­rale ; et celle-ci n'est plus l'apanage de la seule Compagnie de Jésus, elle est le mot d'ordre, le programme, la doc­trine de l'Église entière. La conversion *du* Monde doit commencer par la conversion *au* Monde, ou même se con­fondre avec elle. Coïncidence troublante : c'est un Jésuite, le P. Teilhard de Chardin, qui se révèle le maître à penser de l'Église conciliaire. Faut-il, une fois de plus, rappeler quelques-unes de ses formules (parmi des milliers d'autres analogues) ? Citons donc : « *Un Christ dont les traits ne se plieraient pas aux exigences d'un Monde à structure évo­lutive sera de plus en plus éliminé... *» *--* « *La Foi au Monde vient de naître. C'est elle et elle seule qui peut sau­ver le Monde des mains d'une Humanité décidée à détruire l'Univers si elle ne peut l'adorer. *» *--* « *Le Monde appar­tiendra demain à ceux qui apporteront à la terre* (*même dès cette terre*) *une plus grande espérance. *» *--* « *Si nous sommes tendus vers ce Christ total, nous aurons demain la Chine et le monde ouvrier *» ([^36])*.* C'est bien là *la pastorale* dans toute sa pureté -- si l'on peut dire, car on dirait mieux dans toute son impureté, dans toute sa confusion, dans toute son essentielle équivoque. On y trouve à la fois la conversion *du* monde et la conversion *au* monde, le souci premier de la méthode et de l'efficacité, la Science primant la Révélation, l'espoir humain recouvrant l'espé­rance théologale, la volonté de puissance l'emportant sur l'esprit de sacrifice et, finalement, le Christ confondu avec le Monde dans une gnose fondamentalement antichrétien­ne où l'évangélisation se mue en politisation. La pente de la pastorale nous mène vers cette apostasie et si l'Église ne remonte pas rapidement le courant, c'est à une explosion en mille petits schismes et autant d'hérésies que nous allons. 110:214 Le redressement n'interviendra que lorsque l'exemple du bon Pasteur et l'enseignement du souverain Pasteur seront restitués dans leur intégrité. Pratiquement, c'est par la restauration de la Loi qu'il faut commencer pour bannir définitivement le régime de l'équivoque qui est la plaie majeure de l'Église actuelle. Il suffit de se rapporter au texte de saint Mathieu que nous avons cité au début de cet article : Allez, enseignez tous les peuples, etc. L'enseignement (la doctrine), les sacrements, le gouvernement (les commandements, les lois, le Droit canon, la discipline, la juridiction, réglés par le pape et les évêques en communion avec lui). La restauration de la liturgie, et d'abord dans le saint sacrifice de la messe, sera le signe et le moyen de la restauration générale de l'Église. Lex orandi, lex credendi. L'aventure de la pastorale n'a que trop duré. Il est temps d'y mettre un terme. Louis Salleron. 111:214 ### Avec Mgr Lefebvre *suite* par Paul Bouscaren VOUS N'AVEZ QU'UN MAÎTRE, vous n'avez qu'un Père (Mat­thieu, 23/8-10) : pas de maîtres qui fassent nombre avec le Christ, pas de pères qui fassent nombre avec Ce­lui que nous avons au Ciel ; pas de nom commun à Dieu et à ses créatures, au Sau­veur et à ceux qu'il sauve. Rien n'est l'Évangile de Jésus-Christ que Jésus-Christ lui-même. Rien de ce qu'il y a dans l'Évangile que nous lisons, rien de ce qu'il nous inspire de faire. Ni morale, ni politique ; ni sainteté, ni religion ; ni vé­rité, ni amour ; Jésus-Christ seul en sa Personne même est le salut du monde en quoi consiste la Bonne Nou­velle de l'Évangile. Parfait accord de la théologie de saint Paul avec l'Évangile des synoptiques ainsi enten­du, saint Jean illuminant l'identification du salut avec le Sauveur par l'identifica­tion de Celui-ci avec le Ver­be de Dieu qui est Dieu. Croire en Jésus-Christ, être avec Jésus-Christ, ai­mer Jésus-Christ plus que tout, suivre Jésus-Christ à la vie, à la mort, obéir à Jésus-Christ en tout ce qu'il commande. Selon ses pro­pres paroles : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie », le Chemin, la Lumière sur le Chemin, la Marche sur le chemin. Cette vérité fondamentale du salut, nous l'avons sous les yeux, dans l'Église, et avec le pape Vicaire univer­sel du Seigneur, et avec l'évêque son Vicaire local, et avec le prêtre offrant le saint sacrifice de la messe. Du moins en allait-il de la sorte dans l'Église de Jésus-Christ, l'Église catholique romaine, jusqu'à Paul VI ; 112:214 mais Paul VI parle souvent, et agit, de façon qui hurle avec la Tradition romaine, sans excepter les anti-papes du grand schisme ; nous avons perdu nos évêques dans le brouillard des bu­reaux d'une maffia de tous les diables ; et la messe de Paul VI, regardée sous cette lumière, apparaît horrible­ment comme « la messe à l'envers », mémorial d'un autre évangile que l'Évan­gile de Jésus-Christ qui est Jésus-Christ lui-même. \*\*\* Même en voyant que l'Évangile c'est Jésus-Christ, encore ne faut-il pas prendre pour Jésus-Christ l'idée que peut s'en former l'esprit de chacun, car ce n'est jamais qu'une idée, mes frères ; or pareille confusion est-elle évitable, quand la mentalité moderne fait régner l'idéo­logie où qu'il s'agisse d'avoir son opinion personnelle ? \*\*\* « Dieu respecte notre li­berté. » 1° Respecter, c'est regar­der de bas en haut, consi­dérer comme au-dessus de soi en quelque manière ; le respect de Dieu pour quoi que ce soit est un non-sens. 2° Notre liberté, aujour­d'hui, c'est aussi bien, c'est surtout d'en abuser (cas du fils prodigue, et Dieu sait comme on en parle...) ; ce qui redouble le blasphème d'un respect de Dieu pour ça. \*\*\* L'Évangile nous oblige sans aucun doute à refuser une politique d'opposition à l'Évangile, et à préférer toute autre politique méri­tant ce nom, de droit et de fait ; l'Évangile peut donc justifier un choix politique, au moins en pareil cas, et Dieu sait qu'il n'est pas théorique ! De principe ou d'action, qui *fait obstacle à* l'Évangile nous *fait obliga­tion* d'Évangile de haïr cet obstacle et d'être en guerre avec lui ; on me *fait rire,* lorsqu'il s'agit de politique, à vouloir en *faire exception* à une loi qui s'applique pour chacun à tous les siens et à lui-même, la seule politique ne devant pas nous obliger à la détester, de faire, -- démocratiquement, voilà le point, -- obstacle à l'Évan­gile. \*\*\* 113:214 Dieu existe, puisqu'il nous est bon, incomparablement, de croire en lui, de mettre en lui notre espérance, de l'aimer par-dessus tout. Rai­sons de toujours, raisons d'à présent, mais en butte, à présent, non plus au culte de César divinisé, -- culte d'un homme fait dieu, té­moignage du besoin des hommes, -- en butte au mo­derne, inouï, du culte de l'homme quelconque fait dieu pour et par sa préten­tion démocratique et sa pré­tention scientifique à se suffire : « Moi, dis-je, et c'est assez ! » \*\*\* « L'Église entre Dieu et les hommes », que pourrait bien signifier, pour le chré­tien, cette « belle expres­sion » au goût de *Figaro* (29 mars, page 29) ? L'Église n'est l'Église de Jésus-Christ qu'en étant Dieu avec les hommes, l'Emmanuel, Jé­sus-Christ lui-même : « Il n'en faut pas faire de diffé­rence », disait Jeanne d'Arc. \*\*\* « Ne serait-ce que dans le domaine liturgique, ré­forme sûrement moins fon­damentale que d'autres, et qui, paradoxalement, a été la plus mal acceptée. » Pour quiconque sait un peu (ou sent avec le peuple encore chrétien), de quoi parle ce journaliste avec cette assu­rance, autant vaudrait de lire : « Je ne sais pas ce que je dis, je n'en sais rien du tout, je n'en sais rien de rien, mais là, ce qui s'ap­pelle rien ! » (Lu par hasard un article signé Robert Ser­rou dans *Paris-Match* du 25 mars.) \*\*\* Outre la diversité géné­rale, avec l'unique Canon romain traditionnel, des neuf prières eucharistiques de Paul VI, et de la lecture à haute voix par le célé­brant, il y a au moins vingt différences du texte en tra­duction française, depuis le début jusqu'à l'acclamation ajoutée, dont six pour la formule de la consécration. \*\*\* Professeur de l'Enseigne­ment libre de 1933 à 1955, j'ai vu les gens d'église peu soucieux, vraiment, de don­ner l'exemple de la justice sociale, dans cette entreprise scolaire, aux entreprises laï­ques de tout ordre ; depuis Paul VI, je vois les gens d'église, passés à la démo­cratie dans l'Église, comme ils sont passés maîtres, à mesure, dans l'art démocra­tique d'assurer à chacun la liberté d'opinion, taillable et corvéable à merci moyen­nant son droit à l'informa­tion. 114:214 En somme, hypocrite­ment ou cyniquement, c'est toujours l'imitation du monde au lieu de l'Imitation de Jésus-Christ ; mais hier, ce fait du prince ne se don­nait pas pour le droit de l'Évangile, et si l'Évangile se prêchait mal, faute de le prêcher d'exemple, encore ne lui faisait-on pas prêcher le mal de son multiforme contraire, le monde moder­ne. \*\*\* Homme moderne, Paul VI parle et agit en homme mo­derne, et c'est-à-dire, par principe et de fait, (on le précise trop aisément), au rebours des pontifes ro­mains ses prédécesseurs, constamment accordés, par principe et de fait, à la doc­trine du *Syllabus ;* répondre à ce grief ou cette plainte des catholiques tradition­nels, (ainsi appelés par un pléonasme qui en dit long à qui veut entendre), répondre par cent faits et dits de Paul VI accordés à la foi de toujours, ... est-il possible que cela ne rappelle rien, pour étrangler pareille ré­ponse accablante ? « Ce ne sont pas ceux qui disent : Seigneur, Seigneur, qui en­treront dans le royaume des cieux, mais bien celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux. Plu­sieurs me diront en ce jour-là. Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas en votre nom que nous avons prophétisé, ... chassé les démons, ... fait beaucoup de miracles ? Alors, je leur dirai haute­ment : je ne vous ai jamais connus. Retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquité. » (Mat­thieu, 7/21-23). Oui ou non, faut-il voir chez Paul VI des actes iniques, c'est-à-dire in­conciliables avec la doctrine dont il témoigne par d'au­tres faits, s'avouant lui-même, de la sorte, l'un des faux prophètes contre lesquels nous met en garde le Sau­veur (ibid., 15-20) ? \*\*\* « Rétablir le pont entre les modernes qui n'ont pas la foi et les croyants qui n'ont pas l'esprit moder­ne » : cela se lit à la une du *Figaro* (2 avril), à l'élo­ge de Jean Guitton, choisi comme médiateur... pour l'évacuation de Saint-Nico­las-du-Chardonnet. Rétablir le pont est-il concevable ? Ou s'agit-il de se rappeler de quelle manière saint Paul coupe court à pareille entre­prise : 115:214 « Quel rapport en­tre la justice et l'impiété ? Quelle union entre la lu­mière et les ténèbres ? Quel­le entente entre le Christ et Bélial ? » (II Corinthiens, 6/14-15). Esprit moderne, dites-vous ; alors... Mathématisme direct de la scien­ce, les êtres réduits à leur concept opérationnel ; ma­thématisme inverse de l'in­dividualisme démocratiste, l'existence chacunière com­me indépendance, contre l'évidence de ses conditions de nature et de société ; voilà l'esprit moderne, fon­damentalement contradic­toire, doublement incompa­tible avec toute foi en Dieu, que l'on prétend relier par un pont avec la foi en Jésus-Christ. \*\*\* La paix du Christ a pour condition en ce monde la guerre au monde ; l'aggior­namento de l'Église consiste à fermer les yeux là-dessus, envers et contre l'Évangile des quatre évangiles et de toute la tradition. « Apoca­lypse, connais pas », dit l'Église de Paul VI, tandis que la vérité des « misères de la guerre » de l'Apoca­lypse, dans le monde actuel et dans cette Église-là, brille de son éclat le plus sinistre. \*\*\* Il est tout à fait clair que l'Évangile s'adresse à cha­cun de nous et lui fait obli­gation à lui, l'Évangile, se­lon que chacun dispose per­sonnellement de lui-même pour vivre de façon à se sauver ou se perdre lui-même éternellement. N'importe que l'on soit juif ou païen, esclave ou citoyen, homme ou femme, a souligné tout de suite saint Paul ; et n'im­porte, en chrétienté, que l'on fût roi ou serf ou bour­geois, mais à chaque chré­tien d'exercer selon son état social toutes les vertus re­quises par l'amour de Dieu et du prochain. Il n'en va plus de la sorte dans l'Église de Paul VI, pourquoi ? Pour la raison qu'elle s'est mise à parler dans l'hypo­thèse démocratiste, et c'est-à-dire que chacun des hom­mes, à qui s'adresse person­nellement l'Évangile, en tant même qu'il est cet être hu­main personnel, est, dans cette hypothèse, citoyen à égalité avec quiconque de pouvoir souverain sur la société ; que s'ensuit-il dès lors, sinon ce qui s'étale sous nos yeux, la responsa­bilité personnelle de chacun, pour vivre selon l'Évangile, devenue identiquement res­ponsabilité de l'entière jus­tice sociale comme elle in­combait aux rois chrétiens, saint Louis par exemple ? 116:214 Cela révolte le bon sens chez l'homme qui voit le mensonge éhonté de la dé­mocratie, mais il doit com­prendre le lecteur de l'Évangile en pareille hypothèse, Paul VI par exemple, de lire ce qu'entraîne logiquement l'absurde hypothèse. Disons bien : absurde ; car s'il est vrai que chacun des mem­bres fait exister le corps pour sa part, c'est en ser­viteur à sa place, et non en souverain volontariste \*\*\* Si le regard de l'Évangile sur la condition humai­ne peut apparaître claire­ment, il semble que ce soit dans les sept demandes du *Pater ;* or les trois premiè­res sont pour notre condi­tion divine, la suivante seule pour notre condition ani­male, les trois dernières pour notre condition péche­resse ; et toutes à la première personne du pluriel, voilà pour notre condition sociale. \*\*\* Libéralement, les opinions dialoguent comme des *ma­nières de voir,* différentes par le droit de chacun à voir de ses yeux ; réellement, ce sont aussi et d'abord des *manières de regarder,* beau­coup moins différentes, bien plutôt une parité générale de non valeur des visions obtenues sans rien, ou si peu que rien, du regard voulu par la matière, -- et d'ail­leurs, c'eût été souvent pour s'en reconnaître incapable. Mais allez donc, de la sorte, vous faire juge des opinions au lieu de les respecter du respect même, on le croit, dû à l'homme en chacun ! Ainsi avons-nous affaire à la méchanceté moderne, c'est la bêtise plus méchante que la méchanceté. Paul Bouscaren. 117:214 ### Saint Thomas du Créateur par Antoine Barrois SAINT THOMAS DU CRÉATEUR : tel est le nom que Chesterton a donné à saint Thomas d'Aquin ; et ce nom ne pâlit pas à côté des titres, traditionnels dans l'Église, de *Docteur angélique* et de *Docteur com­mun.* En écrivant ces mots Chesterton a établi une invocation ; et cette invocation est digne des Grandes Litanies. L'appellation Docteur angélique évoque pour les thomistes la qualité presque surhumaine de l'intelli­gence de saint Thomas ; pour les profanes elle évoque en général le très grand intérêt qu'il portait aux anges. Le titre de Docteur commun que Pie XI remit en hon­neur rend clair à tous que la pensée de saint Thomas est proposée à tous les hommes, partout et dans tous les temps : « La liberté de l'esprit, quand elle se tourne vers l'universel, quand elle cherche l'éternel, peut n'importe où et n'importe quand écouter le conseil du Docteur commun. » ([^37]) 118:214 Le nom que Chesterton propose est d'un autre ordre. Les titres de Docteur commun et de Docteur angélique se rapportent quasi exclusivement à l'œuvre de saint Thomas. Ce sont des titres pour ainsi dire universi­taires : ils indiquent que ce professeur est un professeur suréminent. A un maître, à un savant hors du commun, on a conféré des dignités exceptionnelles. Mais ces dignités risquent d'écarter les humbles ; mais ces titres peuvent inquiéter les sans-grades. Alors que le nom de saint Thomas du Créateur est d'une telle poésie qu'il ne peut faire peur à personne ; bien qu'il soit, en un sens, effrayant. L'homme qui mé­rite de porter un tel nom s'est approché très près du cœur de la création. Il a pris une vue des êtres et de l'être qui ferait chanceler des cervelles moins équili­brées que la sienne. Mais surtout, ce nom nous dit que saint Thomas s'est approché fort près du Cœur du Créateur. D'une autre façon que saint Jean, mais vrai­ment lui aussi, saint Thomas a posé sa tête sur la poitrine du Christ et entendu battre son cœur. Et quoi de plus effrayant pour notre bassesse que cette figure gigantesque qui a pénétré si avant dans la connaissance de Dieu et des mystères de la Création. Et cependant depuis des siècles, cet homme est un des poètes les plus populaires de toute la chrétienté. Depuis des siècles, dans toutes les églises de la chré­tienté, l'hymne au Saint-Sacrement que tous peuvent chanter c'est le *Tantum ergo*. 119:214 Jusqu'à ces dernières années les plus petits enfants en ânonnaient les syllabes au Salut ; et leurs aînés de quelques années savaient par cœur les douze vers qui achèvent le *Pange lingua* alors qu'ils n'avaient point commencé le latin scolaire. Il n'y avait guère que le *Salve regina* qui fut encore plus connu. C'est ce même poète populaire qui a établi l'office de la fête dont la célébration publique résiste à tous les assauts. Ce qui est inattendu. On aurait imaginé que les Grandes Litanies qui sont des prières de demande très antiques seraient remises en honneur parmi les catholiques et que la Saint-Marc serait célébrée avec éclat. Or cela n'est pas. La fête de ralliement, si l'on peut dire, c'est incontestablement la « Fête de Dieu ». A entendre chanter le *Lauda Sion*, lors des processions de la Fête du Saint-Sacrement, on n'a pas l'impression que les fidèles soient intimidés par la puissance de l'œuvre qu'ils chantent. C'est que l'inépuisable profon­deur des formules exactes s'allie à la grâce ferme, à la plénitude sonore, à la gaieté grave et allante de la vraie poésie populaire : populaire au sens d'avoir l'af­fection du peuple. Or il ne fait point de doute que le peuple chrétien aime chanter le *Lauda Sion* et le *Pange lingua*. Populaire, saint Thomas l'a été et pourrait l'être (devrait l'être) comme prédicateur. Nous possédons en effet le texte d'une série de sermons qu'il donna en 1273, un an avant sa mort, du dimanche de la Sexa­gésime au dimanche de Pâques dans l'Église conven­tuelle de saint Dominique. Cela se passait notablement avant le deuxième concile du Vatican et pourtant frère Thomas prêcha en langue vulgaire. 120:214 Il n'est pas interdit de penser que c'était pour se faire comprendre de ceux qui ne savaient pas le latin. Et nous en con­cluons hardiment que les Napolitains du treizième siècle finissant comprenaient ce qu'enseignait saint Thomas dans les sermons qu'il leur destinait. Il y a donc sept siècles, les humbles, les ignorants, les croquants de passage et d'aventure quelque savantissime docteur en théologie, pouvaient entendre neuf sermons en neuf dimanches, sur les trois connaissances nécessaires au salut, donnés par l'un des maîtres les plus célèbres du temps. Et neuf dimanches de suite quelqu'un recueillit soigneusement les paroles du prédicateur puis les tra­duisit dans la langue internationale du temps : le latin, de telle façon que l'on puisse les diffuser auprès du plus grand nombre de ceux qui pouvaient se nourrir de cet enseignement et éventuellement s'en inspirer. Le quelqu'un en question était un dominicain, élève de saint Thomas, qui devait devenir évêque d'Aquin : Pierre de Andria. C'est à cet évêque que l'on doit la preuve certaine que six cent quatre-vingt-dix ans avant le concile Vatican II, il y avait à Naples au moins deux personnes pour se soucier d'instruire les fidèles. Il faut croire que saint Thomas tenait aux hommes de son temps un langage qu'ils comprenaient puisque le Père Tocco qui assistait aux prédications fut frappé de voir le peuple de Naples accourir en foule pour entendre ces sermons. Et il faut croire que ce langage demeure compréhensible puisque la dernière édition française de ces sermons n'a pas dix ans et que certains des opuscules qui la composent ont eu plusieurs ti­rages. 121:214 On peut donc les lire ([^38]) et en faire son profit : on constatera que ce sont des instructions accessibles aux cervelles ordinaires et point des élévations réser­vées à un quarteron de grosses têtes bardées de connais­sances. « Notre maître à tous, saint Thomas du Créateur » disait le Rme Père Gillet en reprenant la formule de Chesterton. Notre maître à tous, cela s'entend évidem­ment de tous les théologiens et philosophes, maîtres ou apprentis. Mais cela s'applique aussi à tous ceux qui étudient, c'est-à-dire à chacun d'entre nous lorsque nous faisons l'effort de lire attentivement et de prendre des notes ; lorsque nous nous efforçons de comprendre et d'entrer plus avant dans la signification de chaque phrase ; lorsque nous nous efforçons de faire une ana­lyse et une explication de textes un peu sérieuse. Il ne faut pas croire ceux qui disent que saint Tho­mas, aujourd'hui, n'est plus accessible. Plus, il faut répondre tranquillement à ce genre de propos en pre­nant modèle sur saint Thomas. Lorsque saint Thomas avait exposé, en vue de la réfuter, une proposition erronée et qu'elle se trouvait être particulièrement fausse, il n'y allait pas par quatre chemins. Il disait tout carrément : « *Hoc autem est valde stultum *», c'est-à-dire : ceci est d'une extrême sottise. Ce qui se dit en langage courant : « C'est complètement idiot. » Donc, prenant modèle sur saint Thomas et tenant compte du niveau mental qu'ils manifestent, nous répondons à ceux qui disent : -- « Saint Thomas est dépassé. » -- « C'est complètement idiot ! » Ou pour manifester notre attachement au maintien du latin vivant : « *Hoc est valde stultum. *» 122:214 Ceci dit, saint Thomas est un de ces géants dont il est sain d'avoir une crainte respectueuse. On ne doit pas aborder de tels génies et de tels saints avec la familiarité tranquille de la bonne dame dont Chesterton nous conte l'histoire : Cette brave personne s'était ache­té un beau commentaire de la Somme et s'était plongée dans le chapitre : « De la simplicité de Dieu. » Il s'en­suivit qu'au bout de quelques pages elle reposa le livre et dit avec un grand soupir : « Je me demande ce que peut bien être sa complexité. » Il est clair que la théologie de saint Thomas telle qu'elle est exposée dans les Sommes, que les commen­taires de l'Écriture Sainte, que les opuscules philoso­phiques ne sont pas à la portée de tous les fidèles ; ni même de tous les ecclésiastiques. Et il est clair aussi que la référence à saint Thomas ne couvre pas la multitude des erreurs comme la charité la multitude des péchés. Beaucoup de modestie sied à notre siècle finissant, car sa barbarie intellectuelle est sans rivale. 123:214 On raconte que Luther brûla en public la *Summa theologiae.* Quoi qu'il en soit, l'image au moins est juste. Et l'on peut dire que le monde moderne est né à la lumière de ce brasier : « Brûlent les formules, brûlent les arguments et brûlent les syllogismes ; les sentences et les maximes se tordent en flamme d'or, gloire ultime de l'ultime héritage de la radieuse sagesse grecque. La plus haute synthèse de l'histoire, qui avait relié le monde moderne au monde antique, achevait de s'en­voler en fumée... » La lumière maudite du brasier de Luther n'a jamais éclairé personne, mais la fumée de Satan qui s'en est échappée, n'a cessé d'enténébrer le soir du monde. *Thomas in mundi vespere* *Fudit thesauros gratiae*... « Au soir du monde Thomas répandit des trésors de grâce », chantent les Frères Prêcheurs dans une hymne consacrée au Docteur angélique. 124:214 Le peu que nous saurons prendre de ce trésor de grâces répandu par saint Thomas nous conduira à en savoir plus sur Dieu, sur le mystère de la Sainte Trinité, sur les merveilles qu'Il a accomplies en notre faveur, sur le mystère de la Rédemption. Et ainsi, nous nous approcherons à notre tour du Cœur de notre Créateur. Sancte Thoma Creatoris, ora pro nobis. Antoine Barrois. Pour la première fois, le lecteur français peut prendre connaissance en son entier du *Saint Thomas* de Chesterton. Une traduction de Maximilien Vox avait été publiée en 1935, mais elle amputait l'ouvrage du quart environ de sa dimension. Afin de saluer cet événement : pour la première fois en français, la traduction intégrale de *L'homme éternel,* déjà paru, et du *Saint Thomas,* qui vient de paraître, la revue ITINÉRAIRES publiera prochainement un numéro spécial -- préparé par Georges Laffly -- sur ces deux ouvrages en particulier et sur Chesterton en général. *J.M.* 125:214 ## NOTES CRITIQUES ### Tixier-Vignancour raconte Jean-Louis Tixier-Vignancour : « Des républiques, des justices et des hommes. Mémoires » (Albin Michel). *A lire ce récit de nombreux faits évoqués dans ce volume qui en est si richement pourvu, on n'est guère tenté de penser quelque bien des républiques ; la justice d'autre part propose de douloureuses interrogations ; et finalement on peut se de­mander si le spectacle offert par les hommes les rend dignes d'une charitable indulgence. Que de dossiers attristants ou accablants ! Nous voyons défiler les crises politiques de l'avant-guerre, l'épuration, le procès de Salan et l'exécution de Deguel­dre ; une remontée dans le temps nous fait revivre la venue de la guerre, le* « *suicide national *»*, la débâcle, les traquenards d'Alger, le procès de Pucheu, le terrorisme devenu institution, l'attentat contre Giraud, plus tard l'affaire des* « *fuites *»*. Ajoutons l'étude relative aux communistes et les confidences de Barbé sur l'infiltration dans l'Église :* « *Un est déjà évêque ; deux ou trois peut-être..* »* ; et pour finir, la braderie die l'Algé­rie Française. Encore l'avocat tenu par le secret ne peut pas tout dire à propos de quelques affaires. Il y aurait largement de quoi devenir misanthrope.* *Mais chez Tixier-Vignancour la générosité du caractère, l'allègre vivacité béarnaise, l'idéal et l'expérience de l'avocat maintiennent un optimisme relatif mais actif, une charité foncière dans la sévérité même, une foi constante dans la véritable justice.* 126:214 *Quant aux républiques, le parlementaire qui a toujours fait son devoir et gardé le souvenir de collègues qui n'y manquèrent pas non plus ne saurait se situer à l'égard du petit monde des assemblées dans une attitude de contestation absolue.* *Mes propres souvenirs d'adolescence se rapportent à l'Aval­lonnais, qui déjà au temps de l'enfance de Marie Noël était le paisible domaine de la famille Flandin ; un royaume d'Yvetot parlementaire et dynastique, assez peu différent sans doute du Béarn dépeint par notre auteur, fidèle à la mémoire de Léon Bérard ; je puis comprendre ses sentiments, sans pour autant rêver nostalgiquement au vert paradis de l'Alliance Démocra­tique, au pittoresque folklore des élections du temps jadis... Sur un tout autre point, on jugera peut-être moins favorable­ment l'enlèvement du cercueil du Maréchal ; pour moi, un transfert à Douaumont conçu comme un* « *pardon *» *daignant oublier Vichy en considération de Verdun me trouve hostile ou au moins méfiant. Plus méchant que notre mémorialiste, je suis aussi tenté, à propos de tel ou tel épisode, de soupçonner la préméditation là où n'apparaissent que les conjonctions du ha­sard et de la sottise. Mais quoi ? On ne reprochera pas à l'avocat qui a rendu des services éminents et désormais historiques, de ne pas s'être adonné à la pratique exclusive du réquisitoire. Son amitié pour Madiran le situe assez près de nous pour que nous respirions sans réticences la brise vivifiante qui passe à travers ces pages, et que tant de miasmes malsains n'ont point polluée. L'affection vibrante qu'il témoigne aux hommes de bien qu'il a rencontrés dans les milieux du barreau, de l'enseigne­ment du droit et de la politique elle-même, est propre à réveil­ler en nous cette confiance française, cette espérance dont nous aurons peut-être bien besoin dans les jours à venir. Ses mé­moires auront ajouté des thèmes utiles de réflexion et des documents précieux à un grand exemple.* Jean-Baptiste Morvan. 127:214 ### Le général Jouhaud témoigne Edmond Jouhaud : « Ce que je n'ai pas dit (Fayard) Le général Jouhaud apporte dans ce livre de nouvelles précisions sur la rébellion et la perte de l'Algérie. Une fois encore il examine les données du drame et s'interroge une autre issue était-elle possible ? Quinze ans ont passé depuis Évian et l'indépendance algérienne et il est fort possible que ces questions parais­sent lointaines et de peu d'intérêt à beaucoup de gens. Il s'agit pourtant d'une des clés du monde où nous vivons. La rébellion algérienne est à l'origine de la décoloni­sation africaine (Égypte, Tunisie, Maroc, pays contrôlés ou protectorats, n'étaient pas exemplaires au même titre). L'indépendance, la rupture avec l'Europe, sont générale­ment considérées aujourd'hui comme des fatalités ins­crites « dans l'histoire ». Le fait entérinait surtout le déclin des puissances européennes : la décolonisation était voulue avec autant de force par l'U.R.S.S. et par les États-Unis. Les deux empires n'ont pas trouvé devant eux une résis­tance. Une Algérie restée française (ou liée à la France dans une fédération) aurait engagé tout le continent dans une autre voie. L'Europe et l'Afrique y auraient gagné. C'est la rupture qui a prévalu. Les conséquences sont là : tyrannies locales, et mainmise américaine, russe ou chi­noise. L'Algérie, elle, voulait (exactement : certains vou­laient pour elle) l'accès à la démocratie, à la dignité per­sonnelle, au bien-être. Jamais le droit de chacun n'a été aussi méprisé que sous Boumediène, le suffrage universel, conquête capitale paraît-il, n'est exercé (rarement) que sous une forme parodique, et la misère s'accroît. L'Europe est convaincue que la décolonisation est un bien. Mais elle s'effraye du coût du pétrole, qui compro­met sa vie. Demain, ce peut être le coût du cuivre, du manganèse, d'autres matières premières qui augmente brutalement, parce que les mines seront passées dans les mains d'un groupe puissant ou d'un empire. Nous avons souhaité cette dépendance. 128:214 Pour la France, l'indépendance de l'Algérie a été poli­tiquement très coûteuse, par la manière dont elle a été obtenue. L'armée y a perdu sa foi en elle-même, et bon nombre de ses meilleurs éléments. Elle est en position d'accusée permanente. L'État non plus n'est pas sorti intact. La politique de De Gaulle a consisté à mentir pour désamorcer les forces puissantes qui voulaient garder l'Algérie, il fallait tenir un langage exactement contraire aux actes. Cette duplicité a parfaitement réussi. Mais elle a compromis pour longtemps la confiance que peut avoir le peuple dans les affirmations les plus solennelles. On ne peut croire à la parole d'un dirigeant français (d'au­tant que la période honteuse du mensonge est exaltée). On ne voit donc pas comment un citoyen pourrait consentir des sacrifices à l'État, ni comment un fonctionnaire de quelque responsabilité pourrait faire autrement que de prendre le vent, chaque matin, cherchant au moindre péril à se tirer égoïstement d'affaire. Si la tromperie est louable, et sainte, chacun pour soi. Il est impossible de lire l'ouvrage du général Jouhaud sans faire ces petites réflexions. Elles sortent directement de ce témoignage honnête, serein, œuvre d'un homme généreux, irrémédiablement blessé. Blessé dans son atta­chement à sa terre natale (il est Oranais), dans soli âme de soldat et de serviteur de l'État. Georges Laffly. ### Michel Déon s'enlise Michel Déon : « Le jeune homme vert », « Les vingt ans du jeune homme vert » (Gallimard). *Après la lecture du premier volume consacré au* « *Jeune Homme Vert *»*, je m'étais demandé si la suite apporterait une peinture humaine plus profonde et plus authentique, telle que nous pouvions l'attendre de Michel Déon. Devra-t-on dire du Jeune Homme Vert ce que disait de l'Afrique moderne l'iné­narrable professeur Dumont :* « *qu'il est mal parti *». 129:214 *On ne saurait blâmer un écrivain de reprendre et de réadap­ter des procédés ou thèmes classiques, comme le héros tenu pour enfant trouvé, mais en fait bâtard d'une famille de petite noblesse provinciale : en somme, Candide ou Tom Jones. Il est également possible de recourir à* *la tradition picaresque, d'évo­quer des personnages douteux se faufilant à travers un monde obscur et compliqué. Mais ces schémas ont aussi leurs inconvé­nients et leurs lacunes. Le héros voyageur et goguenard, l'* « *hom­me aux semelles de vent *»*, qui ne tient à rien véritablement, n'est pas l'intercesseur souhaitable pour faire revivre avec toute la densité voulue une époque où précisément la pesanteur tra­gique des grands événements accablait de manière directe les personnalités les plus modestes. Avec un personnage en marge, ;'œuvre risque de se situer en porte-à-faux. On rencontre le plus souvent notre jeune homme vert dans l'asile protecteur des maisons de tolérance ou dans les filières de trafics douteux. Ce n'est pas, quoi qu'on en puisse penser, le placer dans des situations piquantes et imprévues, bien au contraire ; et, finale­ment, des poncifs qui se veulent truculents et provocants sont aussi attendus que les milieux distingués hantés par les per­sonnages de Françoise Sagan. Il est alors bien difficile de pré­tendre affecter un héros, glissant comme l'anguille et quasi-impondérable, d'une grande passion, même passagère ; on ne réussit guère alors à être convaincant.* *S'agit-il d'un exercice de style ? Ou d'une vengeance litté­raire dirigée contre une époque trop fertile en déceptions, en elle-même et dans ses prolongements ? Le mépris succéderait alors aux réquisitoires formulés par Déon dans des œuvres précédentes, et le Jeune Homme Vert représenterait la vanité des enfants du siècle ; mais il faudrait supposer un humour critique dépourvu de références comparatives, et trop constant pour être perceptible. Je crois plutôt à l'échec final d'une cer­taine attitude propre aux* « *hussards *»*, et dont on regretterait que les membres de ce groupe restassent toujours prisonniers.* 130:214 *Avec la confiance justifiée de leur talent, ils ont cru d'abord créer une salutaire diversion, et même une opération de balayage dirigée contre la littérature existentialiste révolutionnaire. Ils ont en réalité fourni à l'idéologie subversive une raison supplé­mentaire : ne se donnant jamais l'air de reconnaître quelque valeur encore vivante aux idées traditionalistes, ils ont accrédité l'idée que les seules doctrines sérieuses étaient celles des gens d'en face. Un* « *tout cela est bien fini *» *ne peut que convaincre la subversion du bien-fondé de ses entreprises. Il ne servirait même à rien d'appliquer les dérisions de la fantaisie caustique à la nouvelle société permissive et subversive ; les principaux intéressés sont imperméables à ce genre de peinture et le sont plus que jamais, l'éducation intellectuelle subversive ayant fait son chemin.* *Il eût fallu sans doute consentir à une totale modification des perspectives, qui eût permis à des tempéraments littéraires riches de possibilités de montrer du génie plutôt que du talent et d'offrir, sans amertumes prolongées ni délectations moroses, un tableau de la vie pourvu de cette force et de cette conviction sans lesquelles il n'est point de splendeur. Mais cette révolu­tion copernicienne aurait exigé que l'on renonçât à un stendha­lisme qui, graduellement, perd son énergie apparente pour aboutir à un existentialisme de la futilité. Le stendhalisme est en son fond inconsistant ; dupe de ses propres subtilités, il ne recèle qu'une conception assez neutre et fruste de l'existence ; il se croit* « *florentin *» *et finalement il n'est qu'américain. Il me semble que sa présence dans les réalités de l'Histoire a été le mieux incarnée par Napoléon III et son temps : on com­mence par le carbonarisme et on termine avec Offenbach. Un Barrés a transformé le culte imprécis de l'énergie en doctrine de l'énergie nationale ; mais nombre d'écrivains pourtant re­marquables apparaissent comme des Barrés qui se seraient arrê­tés au* « *culte du Moi *»*.* *Pauvre génération des* « *vingt ans en Quarante *»* ! Quel visage lui donne-t-on ! Quand je revis par la pensée les souvenirs de ce temps, je ne vois pas de* « *jeune homme vert *» *parmi mes camarades. Et les Allemands à qui nous eûmes affaire étaient des oppresseurs très sérieux, nullement semblables à un esthète fantoche comme Von Rockroy. Si nous avons parfois défié le temps mauvais, ce ne fut pas avec l'insolence dansante d'une indifférence épicurienne.* 131:214 *Qu'on le veuille ou non, il y eut une tragédie, et des personnages de resquilleurs ne peuvent y jouer des rôles de protagonistes. J'ai dans mes papiers l'histoire de mon groupe royaliste clandestin, dans une ville de la zone occupée. Je ne crois pas que j'aurai jamais l'audace, peut-être moralement discutable, d'en faire un roman. Mais il me suffit de relire ces pages pour mesurer certaines différences et sentir tout ce qui proteste en moi contre d'aimables fantaisies bien proches de la mascarade outrageante. Il est vrai que nous étions avant tout chrétiens ; il n'y a pas de chrétiens dans le* « *Jeune Homme Vert *»*... Une littérature qui a rompu avec l'esprit chré­tien s'est du fait même refusé la multiplicité des perspectives d'approfondissement, ainsi que l'assouplissement de la pensée que postule le christianisme. Une telle littérature a certaine­ment une* « *gauche *»*, elle ne peut pas avoir une* « *droite *»*, car il n'est pas de droite relativiste et sceptique ni dans la philosophie, ni dans le roman.* Jean-Baptiste Morvan. ### Bibliographie #### L'Évangile de Bruckberger « L'Évangile, traduction moderne par R.-L. Bruck­berger et Simone Fabien. Commentaire pour le temps présent par R.-L. Bruckberger. » Première lecture La traduction de l'Évangile par le P. Bruckberger et Simone Fabien a reçu un très bon accueil du public. Je m'en réjouis d'autant plus que je craignais l'échec. Il y a une telle concurrence ! 132:214 A vrai dire, ce que je craignais surtout, c'était l'échec de l'entreprise elle-même. Le P. Bruckberger a voulu faire une traduction « moderne », c'est-à-dire une traduc­tion qui, tout en étant parfaitement fidèle, ne fût pas « une offense aux oreilles d'un Français normal, amoureux de l'harmonie de notre langue ». Il s'étonnait qu'aucun grand écrivain de chez nous n'eût songé « à traduire la Bible en français comme Luther l'a fait pour l'allemand ». Sans se lancer dans l'immensité de la Bible, il a commencé par l'Évangile. Traduire est toujours difficile. Traduire l'Évangile est plus difficile que tout. Il faut respecter la parole de Dieu, la date de l'écriture et le caractère éternellement contem­porain du message. Éviter les pièges du gnosticisme, de l'archéologisme, du modernisme. Garder le mystère et la simplicité. La tentation est grande de chercher à se signaler par l'originalité. Le P. Bruckberger n'a pas voulu faire original, il a voulu faire lisible et sapide. « J'ai voulu de toutes mes forces que la traduction que je présente ait une patrie, la langue française ; une époque, la nôtre ; un accent du terroir, un terroir de vignoble et d'air marin, le mien. » Il y a incontestablement réussi, quelles que soient les critiques ou les réserves que chacun puisse faire sur tel ou tel mot, telle ou telle phrase. Si l'ignorant lit pour la première fois l'Évangile dans cette traduction, il sera effectivement en présence de la Bonne Nouvelle, telle que nous l'ont transmise Marc, Mat­thieu, Luc et Jean. Il l'accueillera ou la refusera, mais il ne sera ni rebuté ni dupé par le langage qui la lui porte en cette fin du XX^e^ siècle. Quant au chrétien, familier de l'Évangile, il le retrouvera dans l'intégrité de sa substance et de sa saveur, sans être jamais choqué par des libertés excessives. Pour rendre le texte plus lisible, le P. Bruckberger a eu recours à trois procédés. Il sépare largement les paragraphes, comme des sé­quences d'un film. Il compose sur une « justification » plus étroite (en lignes plus courtes) tout ce qui est citation de l'Ancien Testament, prière, hymne, etc. Enfin il présente en forme de dialogue ce qui est rapporté en style indirect dans le texte original. Par exemple : « Il partit avec ses Disciples vers le bourg de Césarée de Philippe. Chemin faisant il les interrogeait : « Jésus. -- Qui les gens disent-ils que je suis ? 133:214 « Les Disciples. -- Jean, le Baptiste ! « D'autres. -- Élie ! « D'autres. -- Un des Prophètes ! « Jésus. -- Mais vous-mêmes, qui dites-vous que je suis ? « Pierre. -- Vous êtes le Christ ! « Il leur recommanda de ne parler de lui à personne. » (Mc 8, 27-30.) Ces procédés sont tout à fait légitimes dans le genre adopté. Ils n'altèrent en rien l'Évangile et rendent la lecture plus facile. Mais c'est aux textes les plus connus qu'on voit le mieux la volonté du P. Bruckberger de ne pas faire du neuf et du sensationnel pour le plaisir. Voici sa traduction du Pater : « Notre Père, qui êtes aux Cieux, Que votre Nom soit sanctifié, Que votre Royaume vienne, Que votre volonté soit faite sur la terre comme au Ciel ! Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. Tenez-nous quittes de nos offenses envers vous. Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Ne nous laissez pas succomber à la tentation, Mais délivrez-nous du mal. » (Mt 6, 1-15). Et voici celle du prologue de saint Jean « A l'origine, était la Parole. Et la Parole était en Dieu. Et la Parole était Dieu. A l'origine, la Parole était en Dieu, Par Elle, tout existe, Et rien de ce qui existe, N'existe et n'a été fait en dehors d'Elle. En Elle est la Vie, Et tout ce qui a été fait En Elle est Vie, Et la Vie est la lumière des hommes. La Lumière brille dans les ténèbres, Et les ténèbres ne l'ont pas connue. » (Jn 1, 1-15). 134:214 On voit que le P. Bruckberger qui n'a jamais, en aucun domaine, manqué d'audace, sait aussi n'innover qu'en tremblant. Dans la mesure où il touche à une tra­duction traditionnellement reçue c'est toujours dans le même dessein : que l'ignorant comprenne. Ce n'est pas parce que la « Parole » traduit plus exactement *logos* ou *verbum* qu'il choisit ce mot, c'est parce que tout le monde le comprend. Chaque évangile est présenté sans aucune note. Les commentaires sont renvoyés à la fin. Je n'en dirai rien ; ce serait me lancer dans une trop longue étude. Tous ceux qui ont lu « L'Histoire de Jésus-Christ » en retrouveront les qualités, presque indéfinissables : cette présence, cette vivacité, cette vitalité. Traduit ou raconté, l'Évangile, c'est l'éternelle actualité de la vie divine dans notre vie terres­tre ; c'est toujours Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, le Tout Autre totalement présent et mêlé à notre misère. Avec les commentaires du P. Bruckberger il faut lire ceux de Simone Fabien présentés dans un livre à part *Paroles de lumière de l'Évangile* (Albin Michel). Juive, non chrétienne, elle est passionnée de l'Évangile. Ce sont des chemins mystiques et ésotériques qui la mènent au secret de l'Évangile, ce secret de la Connaissance accès ou barrière au mystère de la Charité. Le livre est intelligent et émouvant. On y sent la profondeur d'une expérience douloureuse. Un souhait pour terminer. Que cet Évangile soit pré­senté rapidement en deux volumes pouvant être acquis séparément : la traduction, et les commentaires. Une édi­tion bon marché le rendrait accessible à des millions de lecteurs. Louis Salleron. Seconde lecture Les éditions Albin Michel ont publié en 1976 : « L'Évangile » : « traduction moderne, par R.-L. Bruck­berger et Simone Fabien ; commentaires pour le temps présent par R.-L. Bruckberger ». C'est un volume de près de six cents pages grand format. La typographie, bien aérée et en gros caractères, en rend la lecture agréable. 135:214 Le Père Bruckberger fait précéder sa traduction d'une introduction, de notes pratiques et d'une « note panora­mique ». Il déclare s'être attelé à cette traduction de l'Évangile parce qu'il n'était absolument pas satisfait des traductions existantes. Il a voulu faire une traduction « qui ne soit pas une offense aux oreilles d'un Français normal, amoureux de l'harmonie de notre langue » ; et une traduction accessible au grand public, débarrassée des notes trop savantes qui encombrent la plupart des Bibles ; bref, une traduction populaire, au bon sens du mot. Il a donc choisi d'employer le français moderne, tel qu'on le parle en 1975. Cette option nous paraît légitime, encore que nous préférions, pour un texte sacré, un langage plus classique. Quand nous étions enfant, notre curé faisait lire les douze prophéties du samedi saint dans une Bible du XVII^e^ siècle (probablement celle de Le Maistre de Sacy). Ce français d'une pureté parfaite, qui nous en­chantait, était tout à fait à la portée de l'auditoire composé en majorité d'enfants du peuple. Mais enfin, il est bien normal qu'un traducteur œuvrant en 1975 emploie le français de son époque, avec le souci d'être compris de tous. Nous ne croyons pas que ce souci justifie une ex­pression comme : « Ne jure même pas par ta *caboche. *» Il nous semble que le mot *tête* est intelligible même pour le plus obtus des Français de notre temps. Mais les expressions par trop populaires sont exceptionnelles dans cette traduction ; quoique moderne, le français du Père Bruckberger reste presque toujours correct ; en outre, il est généralement très vivant et plein de vigueur, ce qui est appréciable. Le Père Bruckberger a placé en premier l'Évangile selon saint Marc. Il s'en explique, en disant que cet Évangile est certainement plus ancien que le texte grec de saint Matthieu, le seul qui nous soit parvenu, puisque le texte hébreu primitif de saint Matthieu est perdu. En outre, Marc se présente comme un canevas ; un texte court, sec, réduit au minimum. Dans une édition populaire, on peut admettre cette option. Le Père Bruckberger a divisé le texte des Évangiles en péricopes numérotées, suivant le sens ; et il indique, en marge de chaque péricope, les chapitres et versets auxquels elle correspond. En ouvrant le livre, nous avons tout de suite cherché la traduction du *Notre Père.* Heureuse surprise : c'est pres­que le texte traditionnel, avec le vouvoiement et le « Ne nous laissez pas succomber à la tentation. » Et le Père Bruckberger s'en explique dans son commentaire : 136:214 « Dans la présente traduction, nous avons rétabli le vouvoiement à l'égard de Dieu. Ce vouvoiement est seul conforme au génie de la langue française, et si notre traduction a une ambition, c'est bien celle d'échapper au charabia ecclé­siastique pour retrouver le sens et l'usage courants de la langue, et sa pureté aussi... La généralisation du tutoie­ment dans les rapports sociaux en France, particulière­ment dans la jeunesse, devrait nous confirmer dans le vouvoiement à l'égard de Dieu. Faisons comme les An­glais : maintenons à tout prix l'exception à l'égard de Dieu : et s'il n'en restait plus qu'un qu'il fallût vouvoyer, ce serait Celui-là ! Nous avons toutes les raisons de penser que Jésus-Christ, dans sa langue, ne s'exprimait pas en charabia. La seule prière dont il nous ait dicté les termes, pourquoi la traduire en charabia ? Si les experts ecclésias­tiques préfèrent le charabia, c'est leur affaire, pas la nôtre. Leur autorité est nulle quant à la langue, ils en prodiguent les preuves chaque jour... En dehors de cette affaire de vouvoiement, ou il nous a paru nécessaire de répudier le patois des cuistres, nous avons encore rétabli la traduction traditionnelle : « Ne nous laissez pas suc­comber à la tentation ! » C'est encore une loyauté envers la langue française, plus analytique que le grec ou le latin. Dans ma vieille grammaire latine, il y avait un exemple fameux : « Caesar fecit pontem », qu'il fallait traduire par : « César fit faire un pont », et non pas : « César fit un pont »... Traduire en s'adressant à Dieu : « Ne nous soumettez pas à la tentation », ou même : « Ne nous introduisez pas dans la tentation », serait tout aussi ab­surde et même dangereux... Mais les cuistres ecclésiastiques ignorent superbement la langue française. D'où prennent-ils donc l'audace de traduire le « Notre Père » en fran­çais ? Et surtout d'imposer leur abominable traduction ? » Certaines traductions nous paraissent trop faibles ou impropres. Ainsi, à trois reprises (Marc, XVI, 6 ; Matthieu, X, 8 ; Jean, H, 22), le verbe *ressusciter* est rendu par : *éveillé, réveillez, relevé.* Ailleurs, le Père Bruckberger emploie bien le verbe *ressusciter* et, dans son commentaire, il professe hautement sa foi en la résurrection ; pourquoi donc, dans ces trois passages, ne pas avoir employé le mot propre ? En Marc, XI, 15, le Père Bruckberger a gardé le mot grec : *Hiéron* pour désigner le temple ; ce mot risque de n'être pas compris. *Éveil* pour : *résurrection* ([^39])*, changez* pour : *convertissez-vous,* nous paraissent trop faibles. Dans son commentaire, le Père Bruckberger considère : *conver­tissez-vous, faites pénitence* comme inintelligibles à l'hom­me moderne. 137:214 Nous convenons que ces expressions peuvent *heurter* bien des hommes de notre temps, mais... précisé­ment parce qu'ils les comprennent fort bien et répugnent à l'effort qu'elles impliquent ! Dans le prologue de saint Jean, le mot *Logos* (*Verbum*) est rendu par : *Parole,* ce qui est textuellement exact ; mais le même mot : *Parole,* avec majuscule, est employé sur toute l'étendue du livre, pour désigner l'enseignement de Jésus, ce qui risque d'en­gendrer une confusion dans l'esprit du lecteur. Au chapi­tre XVII de saint Jean, le verset 1 est omis. Ce sont là des imperfections, non des trahisons ; il y en a peut-être une cinquantaine sur l'étendue des quatre Évangiles ; c'est relativement peu. Dans l'ensemble, la tra­duction du Père Bruckberger est *bien fidèle* et intelligible à l'homme moderne. Nous avons trop souffert des traduc­tions officielles équivoques et parfois carrément falsifiées, pour quereller sur des détails un auteur dont l'honnêteté, la compétence et le courage sont indiscutables. \*\*\* Chacun des quatre Évangiles est suivi d'un commen­taire. Dans la typographie, on a bien distingué le com­mentaire de la traduction. Ce commentaire ne porte pas sur tout l'Évangile, mais seulement sur quelques péricopes choisies ; il est parfois très développé : ainsi, le commen­taire des béatitudes couvre treize pages, et il est excellent. Nous avons déjà cité celui du *Pater.* A part quelques expressions comme *gadoue* et *gourous* (le sens de ce der­nier mot nous échappe) et quelques allusions aux options politiques passées du Père Bruckberger, nous avons beau­coup apprécié le commentaire. Nous en citerons un, qui nous a paru particulièrement remarquable, celui du *Tu es Petrus* et de ce qui le suit : « ...Comme je suis ici pour dire ce que je pense, je dirai que l'interprétation catholique tra­ditionnelle de cette séquence de l'Évangile me paraît la seule possible. La « pierre » de fondation est co-extensive à la durée de l'édifice. On ne comprendrait pas que, l'édifice achevé -- et l'est-il ? -- la pierre de fondation soit retirée comme si elle était inutile. Elle continue au contraire à tout supporter. Sans elle, tout s'effondrerait. C'est le principe de la magistrature universelle de l'évêque de Rome qui maintient à travers les siècles l'investiture solennelle conférée à Pierre... Disons que c'est... difficile d'être le pape, le successeur de Pierre, la « pierre de fondation » de l'Église. C'est une situation d'humilité et de solidité, d'obscurité et de persévérance, bien peu compatible avec les penchants d'une nature humaine portée a l'efficacité active et à la vaine gloire, comme nous le verrons pour Simon-Pierre dans la suite de cette histoire. 138:214 C'est à ce moment que Jésus commence de révéler à ses apôtres le vrai sens, le sens complet de sa mission terrestre, de « Fils de Dieu vivant » parmi les hommes : qu'il lui fallait monter à Jérusalem, qu'il aurait beaucoup à souffrir par le fait de toutes les autorités de sa nation, qu'il lui faudrait être mis à mort et ressusciter le troisième jour. L'évangéliste Luc nous dit qu'ils ne comprirent pas cette parole. Et Pierre ne le lui envoya pas dire : « A Dieu ne plaise ! cela ne vous arrivera pas ! » La réponse du Christ est d'une brutalité incroyable... « Passe derrière moi » dit Jésus à Pierre, et c'est là qu'il l'appelle Satan, après lui avoir changé son nom de Simon en celui de Pierre. Ainsi, au moment où Jésus vient de promettre à Pierre que l'en­fer ne prévaudra jamais contre lui, ce même Pierre, il l'ap­pelle Satan ! Quelle contradiction terrible, et qui fait partie aussi de l'investiture de Pierre ! C'est là qu'on voit qu'il n'est pas facile d'être catholique, encore moins d'être le pape. Que ceux des catholiques qui croient que leur obéis­sance inconditionnelle les dispense à tout jamais de discer­nement, méditent toute cette séquence de l'Évangile ! » A propos de Luc XVII, 21, nous croyons, comme le Père Bruckberger, que le sens est : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous », et non pas : parmi vous, comme traduisent beaucoup de bibles. Et nous aimons bien l'ima­ge que le Père Bruckberger emploie dans son commen­taire : Dieu se tient à la porte de notre cœur, et il frappe ; mais il ne force pas l'entrée : c'est à nous d'ouvrir, et on ouvre en tirant vers l'intérieur, non en poussant comme trop s'obstinent à le faire. Sans nier la dimension sociale du Royaume de Dieu, prenons bien conscience qu'il est pour chacun une réalité intérieure, et Dieu n'entre que si nous lui ouvrons la porte de notre cœur. Autres commentaires magnifiques : ceux de la Passion et de la Résurrection : ils couvrent les vingt-deux derniè­res pages du livre ; il nous est impossible de les résumer. Le Père Bruckberger s'est associé pour écrire ce livre une Israélite non baptisée, Simone Fabien ; nous ne pou­vons discerner la part qu'elle a prise à la traduction ; son commentaire a été publié dans un livre séparé : *Paroles de Lumière de l'Évangile.* Nous n'avons pas lu ce livre et n'en pouvons donc rien dire. En présence d'une traduction et d'un commentaire de l'Évangile, la question est de savoir s'ils peuvent faire du bien aux lecteurs. En l'occurrence, la réponse est incontes­tablement affirmative. Alors, nous souhaitons bon succès à « L'Évangile » du Père Bruckberger. Jean Crété. 139:214 #### J. H. Southoul Conséquences d'une loi Avortement an II (Table ronde) Les gynécologues (car ils sont plusieurs) qui ont tra­vaillé à ce livre sont, à une exception près, des gens qui pratiquent l'avortement. Ils affirment d'entrée que l'ancienne loi était périmée. Ce­pendant la nouvelle a des résultats désastreux, ils le disent avec angoisse. Selon eux, les avortements ont augmenté de 50 % de­puis l'application de la loi Veil. Cela confirme tout à fait les avertissements des adversaires de la « libérali­sation ». G. L. #### Dominique François Un nouveau piège de la subversion « L'expression corporelle » (Éditions du Cèdre) Nul n'ignore que « l'ex­pression corporelle » est le fin du fin de la catéchè­se et de la liturgie post-conciliaires. Mais en quoi con­siste-t-elle ? Le petit livre (80 pages) de D.F., préfacé par le R.P. Lelong, vous en dira suffisamment pour que vous ne doutiez plus que le Diable a une résidence se­condaire à l'archevêché de Paris, où l'auteur a acquis les documents dont il nous fait bénéficier. Dans l'impos­sibilité de résumer un pa­reil trésor, je me contente­rai de vous présenter l'un des « jeux » de la religion nouvelle. Ledit jeu s'intitule Aveugles ». 140:214 « Deux aveugles face à face sont prêts à s'aborder. *Deux animaux qui se tien­nent à ras l'un de l'autre.* Une main approche lente­ment une chevelure. Des­cend le long de l'épaule. L'épaule se prolonge d'un bras, d'une main qui, à leur tour, s'engagent. Pénétration dans le territoire de l'autre. Distance. Plus de distance. Proximité des respirations. Inquiétude, recul brusque, séparation. Recommencer un peu plus loin, un peu plus tard, avec un autre. Un au­tre ou le même ? Peu im­porte. *Morceaux de corps. Chevelures. Tiède, rêche, glissante. L'aigu d'un os. Peau qui se dérobe ou re­tient. Textures diverses des vêtements. Le dessin d'une oreille. Odeurs, chaleurs, borborygmes... *» etc. etc. Avouons que c'est plus intéressant que le yoga. Mais il faut tout lire. Encore que D.F., « par respect pour lecteur », ne nous nous livre pas tout. Louis Salleron. #### Marc Dem Le prêtre (SPL) C'est un roman. L'abbé Samourel, fidèle pendant de longs mois à la messe de saint Pie V, finit par accep­ter la Nouvelle Messe. Peu à peu sa foi se trouble et devient panique intérieure. Il s'en va sur les routes, à l'aventure, essaye de la dé­bauche, tente de se suici­der. A la fin il se ressaisit et redevient le prêtre qu'il n'a jamais cessé d'être. -- La crédibilité du personnage se­rait difficilement acceptable si tout le récit n'était mené comme une sorte de rêve éveillé où l'hallucination du cauchemar se mêle à la net­teté des situations dans une atmosphère de sur-réalité évoquant avec bonheur la profondeur d'un drame inté­rieur qui est aujourd'hui ce­lui de prêtres innombrables. Fort bien écrit, ce roman a le premier mérite qu'on de­mande à tout roman : il se lit sans jamais lasser l'at­tention. On ne le quitte plus après en avoir commencé la lecture. L. S. 141:214 #### Richard Wurmbrand Karl Marx et Satan (Apostolat des éditions) Le pasteur Richard Wurmbrand, qui a passé de longues années dans les geô­les communistes où il fut cruellement torturé, publie ce petit livre (96 pages) sur le satanisme de Marx. Il ne fait pas allusion à sa doc­trine ; il évoque une initia­tion du jeune Marx dans l'église de Satan, sur quoi divers ouvrages spécialisés projettent quelque lumière. Cent années d'histoire com­muniste suffisent à nous renseigner sur l'intrinsèque perversité de l'auteur du « Manifeste » et du « Ca­pital » ; mais on lira avec intérêt les textes peu con­nus que nous révèle R. Wurmbrand, tel ce bout de poème de Marx : « Ainsi j'ai perdu le ciel -- je le sais très bien -- mon âme naguère fidèle à Dieu -- A été marquée pour l'enfer. » On ne le lui fait pas dire. L. S. #### André Henry Fastes d'enfance, poèmes (Éditions Plein Chant) Nous avons toutes raisons d'être inquiets pour le por­trait moral de l'homme de notre temps, tel qu'il pourra être transmis aux généra­tions futures. Ses affections, ses émotions, ses craintes et ses rêves risquent d'être totalement défigurés par les interprétations conformes aux carcans idéologiques que nous connaissons. L'en­fance en particulier est, pour les fervents et les spécialistes de ces techni­ques, l'objet d'une équivoque et dangereuse prédilection. N'est-ce pas à la poésie d'entreprendre la reconquê­te de la vérité intérieure, et précisément à partir de l'enf­ance ? Alors surgiront dans nos mémoires, avec toute leur puissance, les résonan­ces accompagnant les faits apparemment banals et in­signifiants qui constituent les paysages de la première mémoire. 142:214 Ces images mar­queront les dates d'une chronologie réellement vé­cue, elles seront les repères dans les calendriers et les annales du souvenir sacré au sens propre du mot, les « fastes ». Nous nous de­vons de saluer ceux qui, comme André Henry, chré­tien, philosophe et poète, auront proclamé que la pierre rejetée par les pré­tendus bâtisseurs est bien la pierre angulaire. Une fausse histoire de la person­nalité, fermée sur la seule matérialité, une histoire de tous qui n'est celle de per­sonne, fera place à cette histoire toujours paradoxale qui s'ouvre sur le sacré : une biographie intérieure qui ressemble à la Bible. Elle a ses patriarches, la mère, le père boulanger « poudré de très vieux blé » ; le grand-père qui « avait vingt ans d'empire à l'ar­rière de sa mémoire, la tan­te, un inconnu... » Cette bible de l'enfance inclut la traver­sée d'un désert altier : ces êtres immobiles, mystérieux comme les montagnes, que sont pour l'enfant les portes, les fenêtres, les jardins. La vie entière en restera ins­pirée : nous nous défendons par l'indifférence ou la dis­traction contre le langage bavard des humains ; mais le langage des demeures, c'est nous-mêmes qui l'a­vons passionnément provo­qué. Il n'est pas de mur, ce­lui de la maison bourgeoise provinciale ou celui de l'a­sile des fous, « la cité des pauvres absolus » qui ne suscite le vertige mental in­hérent au pressentiment des destinées solitaires et des détresses encloses. Tel est ce recueil qui tire sa double force des images et de la méditation : chacun s'y re­trouvera, y lira ce qu'il au­rait voulu dire. (Adresse des ÉDITIONS PLEIN CHANT : à Bassac, 16120 Châteauneuf-sur-Cha­rente.) J.-B. Morvan. #### Jacques Vier Le théâtre de Jean Anouilh (Société d'édition d'enseignement supérieur) Pour les gens de ma gé­nération, le théâtre d'A­nouilh aura été tout à la fois irremplaçable et décevant, comme l'œuvre romanesque de Marcel Aymé. 143:214 Ils nous ont superbement vengés de trop de sottises et de mé­chancetés, mais ils nous ont laissés parfois insatis­faits, anxieux : les person­nages qui pour l'idéal, les opinions, les appartenances, nous semblaient proches de nous étaient bien souvent frappés de dérision, en tout cas tellement inefficaces que nous étions tentés de proférer l'éternel « A quoi bon ? ». Peut-être sommes-nous trop près de ces œu­vres : il est alors nécessaire qu'un travail de rigoureuse érudition, toujours soutenu par une attention critique aux formules denses et pi­quantes -- sans doute les deux qualités maîtresses de J. Vier -- nous permette de prendre des perspectives plus larges et plus clair­voyantes d'un ensemble complexe et déroutant. Si terribles, si pessimistes que soient les peintures d'A­nouilh, elles sont soumises à l'optique du théâtre qui les oriente vers une struc­ture tragique elle-même ten­due vers l'absolu. Dans un tel genre, l'hyperbole et l'outrance obligent le sujet à aller aussi loin que pos­sible : jusqu'à Dieu. La fa­mille, l'amour, les dignités sociales déploient le formi­dable spectacle de leurs vi­ces, de leurs tortures mo­rales, de leur vanité et de leur désespérance. Mais au bout de ce voyage terrible, il y a Jeanne d'Arc, « L'Alouette », Thomas Bec­ket et l'Honneur de Dieu. « Il n'est qu'un honneur au monde, c'est l'honneur de Notre-Seigneur », dit la chanson chouanne. Anouilh irait-il jusqu'à souscrire à cette ultime affirmation ? Ses per­sonnages en tout cas pous­sent le problème humain dans une direction irréver­sible. Ils sont engagés dans un effort de signification dif­ficile, ils sont eux-mêmes et assument en même temps une autre existence, parce qu'ils ont essentiellement le dynamisme et l'autonomie des créations théâtrales. J. Vier remarque en ce sens que toutes les pièces d'A­nouilh mériteraient le nom de « pièces costumées » ap­pliqué par lui seulement a trois d'entre elles. Comment a-t-il été possible, en quel­que cent trente pages, de renfermer tant d'exemples aux références soigneuse­ment indiquées, tous con­courant explicitement à l'interprétation d'ensemble ? Utile sujet de méditation pour les étudiants, et pour quelques autres... L'œuvre d'Anouilh n'est pas termi­née : la connaissance que nous en prenons nous fait souhaiter qu'après Jeanne et Becket, le dramaturge fasse surgir un troisième intercesseur du sacré parmi tant de personnages humi­liants pour la condition hu­maine. J.-B. M. 144:214 ## DOCUMENTS ### L'hommage de "L'Osservatore romano" à Mgr Ducaud-Bourget *Au mois de mars, les rumeurs de l'* « *information *» *ont plus ou moins raconté au public que* « *L'Osservatore romano *» *avait pu­blié un article à la gloire* (*poétique*) *de Mgr Ducaud-Bourget ; et que sur interpellation le directeur-adjoint de ce journal avait ora­lement répondu qu'il n'avait pas compris en temps utile que le poète François Ducaud-Bourget et Mgr Ducaud-Bourget étaient un seul et même personnage.* *Mais l'* « *information *» *ne donne jamais de textes entiers. Voici en son entier l'article en question, paru le 13 mars 1977, dans la rubrique* « *Chronique de poésie *»*, sous le titre :* « *François Ducaud-Bourget *»*.* Ce livre, *Clairières* (éditions Nicolas Imbert), de Fran­çois Ducaud-Bourget, pourrait fort bien s'intituler « Souf­france du chrétien », si ce n'était précisément le titre -- *Souffrances et bonheur du chrétien --* d'un essai polémique en prose que Mauriac écrivit en réponse à l'insinuation d'André Gide parlant d'un compromis entre Dieu et Mam­mon : « compromis rassurant qui permette d'aimer Dieu sans perdre de vue Mammon ». 145:214 Mais il s'agit ici de bien autre chose : d'un très riche volume de cent trente poésies, du plus beau lyrisme fran­çais d'aujourd'hui, fondues pour la plupart en vigoureux sonnets sur le fond et le tréfonds desquels résonne sans cesse, comme une note de chant grégorien, la plainte existentielle du mystique chrétien : « La souffrance m'en­lace et m'éblouit d'extase -- transmuant toute chair d'élans surnaturels -- Le corps, l'esprit, le cœur demeureront sans phrases », et l'âme torturée confie à Dieu : « enfin, deviendra Tienne » ([^40]). Comme il est dur toutefois de s'arracher aux biens de cette terre, fussent-ils purement éphémères et fugitifs, aux « fleurs des champs », aux « brises du printemps », à « la lune seule dans un ciel vide », « la paix de midi », « les primevères et les violettes », à tous ces trésors de tendresse et d'enfance, la joue du nouveau-né, et l'azur du petit matin. Troublé par le « seuil détestable de la vieillesse » et par la pensée de la mort (vieillesse et mort inspirent et sous-tendent presque tout le livre), le poète se tourne vers l'enfance, source de toute vie, et songe à l'éternelle enfance de la saison nouvelle qui l'attend au-delà du trépas, « pour m'installer enfin dans la neuve saison -- d'un repos vivi­fiant une nouvelle enfance ». Telle est l'inspiration de *La mort adolescente,* un des sonnets du recueil qui évoque irrésistiblement la *Vita Nova* de Dante : « La mort adolescente est belle comme un songe, et laisse un souvenir d'autant plus fascinant qu'il n'y a rien d'impur, rien de laid dans la paix éternelle où la beauté elle-même se fait immortelle dans le bien-aimé. Cette blanche jeunesse aux longs regards si droits que nous apercevons comme au-delà des monts, légère, et le cœur immobile désormais, la pensée morte et le cœur froid, cette belle jeunesse était trop mûre pour la terre ; elle a fermé les yeux pour aller vivre hors du monde, dans le printemps qui n'a pas de fin, dans la seule couleur de l'amour, dans là fontaine intarissable de la splendeur où repose son Adoré, et l'éternelle Lumière, où chante le silence de l'ange et de l'onde. » L'originalité de ce précieux recueil de poésies réside précisément dans cette « couleur de saphir oriental » qui se répand comme une douce espérance sur ce monde fu­neste que nous laissons derrière nous. « Rien ne reste de ce qui fuit, sauf un souvenir d'amertume. » 146:214 Le chère « enfance » perdue et retrouvée, entrevue et espérée au-delà de « l'inéluctable porte », répond par-dessus tout à l'invitation du divin Maître : retrouver l'esprit de son enfance ; le cœur tremble « lorsque s'en meurt le chant de son enfance », mais « sans l'éternité, que sert d'être enfant ? » Ainsi le sommeil adolescent ac­quiert une auréole d'or. Enfin le poète rend grâce à Dieu de ce que, malgré l'épreuve et la souffrance, il lui ait conservé le don de l'adolescence : « Mais tu m'as conservé Ta claire adolescence. » A ce motif principal fait écho toute une série d'autres motifs voisins par leurs affinités, comme pour former un tout, une polyphonie sacrée : *Saint François d'Assise parle, Libération, L'aveugle, Rose de poésie, Éternité, La tris­tesse, Agonie,* et bien d'autres encore, parmi lesquels ce *Paysage romain* où se détache au fond « la ville inhumaine oublieuse des âmes », et ce sonnet plus vibrant encore, *Le Poète,* où la poésie est définie comme le huitième sacre­ment, le huitième don du Saint-Esprit, fluide incarnation du Logos éternel, harmonieuse transfiguration de la Lu­mière, ardent repos venu du ciel, chant de libération, qui se permet de copier les joyaux de l'Évangile. Poète qui figure déjà parmi les plus cotés du siècle, primé par l'Académie Française, Ducaud-Bourget peut être satisfait aujourd'hui de son long labeur de poète, roman­cier, essayiste (voyez son *Claudel, Mauriac*) et dramaturge (*Saint Grégoire VII*), -- vaste moisson de vingt-sept ou­vrages, où la personnalité de l'auteur se détache sans confusion possible, bien qu'il se voit lui-même poète in­connu sous la tombe, et ses vers anonymes comme le sable de la mer... Idilio Dell'Era. (*traduit de l'italien par Hugues Kéraly.*) ============== fin du numéro 214. [^1]:  -- (1). *La Contre-Réforme Catholique,* n° 116 d'avril 1977, pa­ge 1 [^2]:  -- (1). Union Nationale pour l'Indépendance Totale de l'Angola. [^3]:  -- (2). Front National de Libération de l'Angola. [^4]:  -- (3). Mouvement Populaire de Libération de l'Angola. [^5]:  -- (4). Jean-Marc Dufour : *Chronique de la révolution portu­gaise 1974-1976.* [^6]:  -- (1). La violence pathologique des déclarations de Rosa Cou­tinho est célèbre au Portugal. [^7]:  -- (1). « Office » : 49, rue des Renaudes, 75017 Paris. [^8]:  -- (2). Estimation fournie à la presse par M. de Penfentenyo, directeur de l'Office international. [^9]: **\*** -- Cf. *erratum, in* It. 215, p. 85. [^10]:  -- (3). Philippe *Boggio, Le Monde* du 13 avril 1977, page 8. [^11]:  -- (4). *La position religieuse de l'* « *Office international *»*,* ITI­NÉRAIRES, numéro 158 de décembre 1971. [^12]:  -- (5). Jean Madiran, *op. cit.,* page 21, note 1. [^13]:  -- (6). *Club du livre civique* (librairie de l'Office internatio­nal) : 49, rue des Renaudes, 75017 Paris. [^14]:  -- (7). Voir « Panine attaque Soljénitsyne », ITINÉRAIRES numéro 203 de mai 1976. La présence d'un stand Panine, après ce que celui-ci a écrit sur Soljénitsyne, est certainement à classer elle aussi parmi les accidents et anomalies dont, comme dit Jean Madiran, « aucune œuvre humaine n'est exempte à coup sûr ». [^15]:  -- (8). *Le Choix,* revue trimestrielle de l'association « Les Amis de Dimitri Panine », n° 3-4 d'avril-juin 1977. [^16]:  -- (9). Dom Gérard Lafond, *Chevaliers,* supplément à *Magistère Information* n° 146. Pour plus ample informé, écrire aux « Chevaliers de Notre-Dame », aux bons soins de l'Office inter­national : 49, rue des Renaudes, 75017 Paris. [^17]:  -- (10). Il faudrait encore signaler ici la présence d'alliés par­tiels et... contradictoires, dans la résistance à l'autodémolition, comme ces *Scouts Saint Georges* qui diffusaient au congrès des textes de l'abbé Berto à côté de documents où Paul VI nous est présenté comme le grand défenseur du mystère eucharistique, -- ou le stand d'*Una Voce*, qui procurait le texte du nouvel « Ordo » bien visible au milieu de la table, un missel tradition­nel un peu en dessous (si bien que j'ai dû attendre le dernier jour du congrès, à l'heure des rangements, pour l'apercevoir), et placardait courageusement cette supplique : « *Assurer, comme l'une des formes de la célébration eucharistique recon­nues et honorées dans la liturgie universelle, le maintien de la messe romaine codifiée par saint Pie V. *» -- En somme, la posi­tion de Cardonnel et de Jean Guitton était représentée au der­nier congrès de Lausanne. C'est mieux que rien. [^18]:  -- (11). Corollaire du principe énoncé plus haut : l'Office « ne prend-pas-position ». [^19]:  -- (12). Nouveau délégué général de l'Office. (Les points de suspension sont dans le texte écrit du discours, et aident à son identification.) [^20]:  -- (13). On remarquera que lorsque les dirigeants de l'Office font allusion aujourd'hui, publiquement, aux courants tradi­tionalistes du XX^e^ siècle, ils ne s'y aventurent que par analogie avec certains mouvements hérétiques ou schismatiques des siècles passés : Jansénisme, « *Petite Église *»*,* etc. Cette habi­tude, outre qu'elle est fort désobligeante pour beaucoup de vieux amis, semble assez injuste. Ne doit-on pas suspecter ici quelque excessive précipitation ou « intransigeance », dans un jugement qu'on ne se fatigue guère par ailleurs à justifier ? [^21]:  -- (14). Vingt-sept minutes, autant que pour le discours d'ou­verture du congrès ! Et dans les premiers rangs, de nombreux lycéens recueillaient tout cela avec avidité sur leurs magnéto­phones, comme si l'homélie avait été inscrite au nombre des grands discours politico-civiques attendus à Lausanne. Pour un peu, on l'aurait applaudie... Le cléricalisme est vraiment roi partout, même dans les congrès de laïcs. [^22]:  -- (15). Les mots *sociabilité, sociabilisme, sociabiliste* n'appar­tiennent pas au vocabulaire officiel de la rue des Renaudes. Mais on les rencontre souvent dans la bouche des amis de l'Office pour désigner un certain type d'actions nouvelles, con­çues sur une base « plus large ». Notre confrère du *Monde,* qui semble avoir reçu des confidences à ce sujet, s'en est fait l'écho dans son article : « Il est apparu assez clairement pendant le congrès qu'une aile avancée souhaite désormais dépasser cette position tranchée (*l'anti-communisme*) pour tenter de rencon­trer *l'homme individuel au-delà des idéologies.* Très bien ac­cueillies par les jeunes, ces thèses favorables au dialogue de­vraient faciliter l'existence des *derniers réduits possibles d'un accord des esprits* (...) Il est cependant peu probable que tous les « amis » de l'Office partagent cette vision du concept de la main tendue (...) C'est la nouvelle inclinaison du mouve­ment qui a, selon M. Ousset, éloigné ces derniers mois beaucoup de chrétiens traditionalistes de l'Office (...) Durant ce congrès, la générosité « évangélique » a en effet côtoyé les raideurs doctrinales directement inspirées sur le plan politique par la droite traditionnelle. » (*Le Monde,* 13 avril 1977, page 8.) -- Il va sans dire que ce rédacteur du *Monde* ne lit pas les édito­riaux de *Permanences*. Et c'est pourquoi il fait sien sans diffi­culté le point de vue officiel, selon lequel ce sont principale­ment des considérations *politiques* qui auraient écarté du mouvement, ces derniers mois, beaucoup de chrétiens tradi­tionalistes. [^23]:  -- (16). Autre expression favorite de l'abbé Guérin. [^24]:  -- (17). Ou garde-mitre, je ne jurerais pas du mot. (Mais garde-mitre fait un peu ridicule, dans la situation actuelle, qui nous laisse si peu de mitres à garder, et d'autre part le contexte sem­ble indiquer que Jean Ousset développe en cet endroit une analogie militaire, passant des planqués de l'arrière (*garde-mites*) à la désertion pure et simple du combat. Avis aux « bons et vieux amis » qui, en effet, ont quelque droit ici à se sentir choqués.) [^25]:  -- (18). *Force et faiblesse du socialisme. Réponse à Mitterrand -- *ITINÉRAIRES, numéro 208 de décembre 1976. (Cet article existe en brochure : en vente à nos bureaux au prix de 3 F l'exemplaire.) [^26]:  -- (1). Gallimard. [^27]:  -- (2). N. R. F, [^28]:  -- (3). Dans sa préface aux « Poésies d'A.O.B. » (Poésie/Gal­lirnard). [^29]:  -- (1). Doc. Cath., n° 7, du 3 avril 1977. [^30]:  -- (2). Cf. notre article *Sur la notion de* « *sacrifice *» dans *La pensée catholique* (n° 156, mai-juin 1975). [^31]:  -- (3). Cité par Dom Claude Jean-Nésmy dans *La littérature et son apport chrétien : André Malraux* (*Esprit et Vie,* n° 12-13 du 24-31 mars 1977). [^32]:  -- (4). Article cité dans la note précédente. [^33]:  -- (5). Discours de clôture du concile, 7 décembre 1965 (D. C. n° 1462, 2 janvier 1966). Cité dans notre article *Doctrine conci­liaire ? ou déviation post-conciliaire ?* (ITINÉRAIRES, n° 199, jan­vier 1976). [^34]:  -- (6). Cf. notre livre *La Nouvelle Messe,* p. 11. [^35]:  -- (7). V. l'ouvrage fondamental de Ralph Wiltgen *Le Rhin se lette dans le Tibre* (Éd. du Cèdre). [^36]:  -- (8). Cf. notre livre *Contre Teilhard de Chardin* (Berger­Levrault), pp. 46-48 et *passim.* [^37]:  -- (1). Jean MADIRAN : Avertissement de la Collection « Docteur Commun », in « Les principes de la réalité naturelle », p. 20­21. N.E.L., Paris, 1963. [^38]:  -- (1). Ces sermons sont publiés en trois ouvrages de la collec­tion « Docteur commun » que dirige Jean Madiran aux N.E.L. : « Le Credo », « Le Pater et l'Ave », « Les Commandements ». [^39]: -- Original : *pénitence.* \[note de 2007\] [^40]:  -- (1). Toutes les citations du recueil sont en français dans le texte.