# 216-09-77
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*Henri Charlier est passé devant nous pour nous montrer le chemin ; il a l'air d'un de ces hommes à la veillée qui savent plaisanter, mais aussi tout démêler en trois paroles. Plein de feu, plein de mordant, plein de bonne humeur, plein de choses. Industrieux et solide, solide comme celui qui se sait sur la voie, avec le manque entier de vanité, d'amertume, de doute que celui-là peut avoir.*
*Henri Pourrat.*
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### La réforme intellectuelle
par Jean Madiran
NON pas une récapitulation ; non pas un point final. Ce numéro sur Henri Charlier n'est pas un dernier adieu. C'est un premier relais entre sa vie achevée et sa vie posthume. Il y aura d'autres relais. Nous ferons d'autres numéros pour que ceux qui savent prennent le temps de se souvenir et pour que les autres aient l'occasion d'apprendre. Nous avons déjà en préparation un numéro sur « les Charlier », c'est même par celui-là que nous avons failli commencer. Mais il était juste qu'auparavant Henri Charlier personnellement eût le sien.
*Il y a tant à dire, tant à connaître, tant à méditer. Nous risquons à chaque instant de ne pas rendre pleinement justice à Henri Charlier parce que ses idées* (*pas toutes*) *sont devenues si profondément les nôtres que souvent nous voici en train d'oublier qu'elles étaient d'abord les siennes.*
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Pour cette fois je voudrais parler de la réforme intellectuelle et morale telle qu'Henri Charlier l'entendait, et nous à sa suite. On ne sait plus guère aujourd'hui que la réforme intellectuelle et morale fut à l'origine le titre d'un livre de Renan. Mais à vrai dire jamais on ne l'a bien su. Ce livre a été caché et enterré parce qu'aux yeux des amis et disciples de Renan, Renan y trahissait Renan ; il y trahissait la république, le progrès, la science. La pensée de l'ouvrage peut se résumer sans inexactitude en une phrase : -- *Nous sommes intellectuellement et moralement gouvernés par les idées de 1789, qui sont fausses et ne peuvent produire que décadence, ruine et mort, il est indispensable de nous en débarrasser.* La réforme intellectuelle et morale consiste donc à se libérer des idées de 1789. Ce Renan-là, proscrit par la pensée officielle de nos républiques, fut l'un des maîtres invoqués par l'Action française. Ce qu'Henri Charlier y ajoute, et qui lui vient de Péguy, c'est que le système intellectuel et moral qui nous gouverne n'est pas seulement erroné, mais qu'en outre (et en un sens, plus profondément) il méconnaît les méthodes normales de la pensée. Autrement dit, ce système n'est pas seulement comme un voyageur qui se serait trompé de chemin : mais comme un voyageur qui, de surcroît, avec obstination marcherait sur les mains au lieu de marcher sur les pieds.
A ce point déjà toute une catégorie de lecteurs a renoncé à poursuivre : rejeter les idées de 1789 est une anomalie incompréhensible et insupportable, qui ne mérite aucune considération et se situe bien au-dessous de la zone où peut s'établir une discussion. On ne discute pas avec les blasphémateurs et les sacrilèges. A la rigueur on pourrait tolérer que des esprits peu vigoureux soient intimidés par quelques-uns des *faits* de 1789, des violences, des massacres démocratiquement bien justifiés, mais dont la justification peut n'être pas évidente aux consciences politiquement arriérées. En revanche, les *idées* de 1789 constituent le dogme initial du monde moderne. Il n'est permis de leur reprocher que de n'être pas « allé assez loin » ; il est sans signification de les prétendre fausses, de les déclarer mauvaises.
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Le « vrai » et le « bien » sont devenus, pour la pensée moderne, des valeurs purement subjectives, des opinions de la conscience individuelle ; le domaine de la pensée objective se limite désormais aux catégories de l' « aller trop loin » et de l' « aller pas assez loin ». *Cela va trop loin* est forcément l'énoncé d'un jugement retardataire ou timoré ; toutefois supportable (à la différence d'un jugement qui prétendrait dire le vrai et le faux, le bien et le mal). *Cela ne va pas assez loin* est l'expression de la seule exigence morale ayant encore une consistance objective. Au regard de quoi, déclarer que les idées de 1789 sont intellectuellement fausses et moralement mauvaises, c'est sombrer dans un absurde, dans un scandaleux, dans un anachronique et un asocial relevant non pas de la réfutation mais de l'asile psychiatrique. (Les communistes soviétiques vont en acte jusqu'au bout de cette logique.) Nous disions donc qu'à ce point toute une catégorie de lecteurs refuse de lire plus loin nos infamies.
Parmi ceux qui poursuivent, et c'est le petit nombre, plusieurs demandent ici qu'on veuille bien leur exposer, chapitre par chapitre et point par point, en quoi consiste la réforme intellectuelle et morale dont nous parlons. Le difficile est que la seule réponse convenable paraîtra énigmatique ou peut-être insolente. Car la seule réponse appropriée est celle-ci : -- *Notre réforme intellectuelle et morale consiste d'abord à en finir avec l'idée moderne qu'une réforme juste puisse être préalablement exposée chapitre par chapitre et point par point.* Si cette énigmatique insolence, sans vous éclairer encore, du moins ne vous décourage pas, et vous fait pressentir plutôt comme l'espérance d'une lueur, alors vous pouvez vous mettre à lire Henri Charlier.
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Qu'on n'aille pourtant pas en déduire que la réforme intellectuelle serait incapable de formuler des réclamations tout à fait précises et concrètes. Si c'est cela qu'on nous demande nous ne manquons pas de réponses. En voici deux :
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Un : la *déscolarisation générale* des âges et des professions qui n'ont rien à faire sur les bancs d'une école. Une réduction sévère des crédits du ministère dit de l'éducation. Un arrêt presque complet de tout recrutement de personnel enseignant. Pourquoi ? Pour les raisons données par Henri Charlier, en détail, d'un bout à l'autre de son œuvre écrite, et surtout dans *Culture, école, métier.* Il est lamentable que la jeunesse se passe entière en milieu principalement scolaire. Au lieu d'un enseignement obligatoire imposé par le gouvernement, nous réclamons un apprentissage librement organisé en milieu professionnel par les professions
Deux : la *diminution massive des horaires de télévision.* Cette diminution autoritaire est encore possible, puisque la télévision demeure un monopole ; elle est indispensable pour arrêter un fléau social qui est maintenant universel, ravageant tous les âges. Il est violemment contraire à la nature humaine de passer toutes ses soirées au spectacle, et au spectacle gratuit. C'est le moyen certain de détourner tout un peuple, et toute une jeunesse, de l'effort de l'apprentissage et de l'apprentissage de l'effort.
Voilà donc deux revendications qui ne se situent pas dans les nuages, qui parlent un langage que tout le monde comprend et qui concernent directement tout le monde : *déscolarisation générale et diminution massive des horaires de télévision.* Si on les examine dans le secret avec des personnes n'y ayant aucun intérêt matériel, on obtient généralement quelque soupir consentant, quelque mimique approbatrice. Mais pas au-delà du chuchotement. On n'ose pas en parler à voix haute. Pour l'oser, il ne suffit pas d'être convaincu du bien-fondé de ces deux revendications. Il faut encore autre chose. Il faut avoir fait ou du moins entrepris *sa* propre réforme intellectuelle et morale, et s'être libéré de la contrainte psycho-sociologique qui paralyse les consciences et domestique les comportements.
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Par quoi l'on aperçoit que la réforme intellectuelle et morale ne consiste pas dans la liste des réclamations qu'elle présente, mais dans un préalable plus intérieur.
Elle est à l'opposé de la méthode révolutionnaire. La révolution consiste toujours à changer ou supprimer les autres. La réforme intellectuelle et morale consiste à commencer par soi.
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C'est pourquoi il n'y a pas lieu de rechercher si la réforme intellectuelle a notablement avancé depuis Péguy et Maurras ou si au contraire elle est en recul. Elle n'est pas exactement un mouvement, elle n'est certainement pas un mouvement démocratique. Nous avons maintenant tendance à juger de tout selon les critères qui servent à estimer si un mouvement démocratique est en recul ou en progrès. Les critères révolutionnaires peuvent mesurer les progrès de la révolution, ils sont impropres à mesurer ce qui n'est pas la révolution. La réforme intellectuelle n'est pas quelque chose qui pourrait grandir de la même manière que le socialisme a grandi depuis un siècle en Europe et dans le monde. Elle est une idée absolument non-révolutionnaire, anti-révolutionnaire, contre-révolutionnaire : elle ne consiste pas à faire admettre quelque chose aux autres, mais à se réformer soi-même. Elle ne consiste pas à transformer tout le monde en intellectuels, fût-ce en intellectuels réformés. Elle consiste à ce que les intellectuels changent, d'abord en cela et sur ce point, de méthode intellectuelle. Qu'est-ce que l'on demande aux gens ayant changé de méthode intellectuelle ? On leur demande d'exister ; et d'en avoir vraiment changé.
Que parmi eux il y ait un autre Charlemagne, cela peut être notre souhait, mais ce n'est véritablement pas notre affaire.
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La revue ITINÉRAIRES a été fondée en vue de cette réforme intellectuelle et morale, dans la perspective des idées d'Henri Charlier sur cette réforme, et elle y a travaillé avec la collaboration constante d'Henri Charlier lui-même pendant vingt ans. Ce travail de réforme intellectuelle et morale est une activité proprement civique et l'on doit même dire politique, si l'on appelle politique le service du bien commun temporel. Étant entendu, bien sûr, que l'éventail ordinaire des moyens utilisés par une action politique est assez divers, le terrorisme, l'insurrection, la grève, les élections, le coup d'État, les défilés et manifestations, et que notre travail ne se situe pas au niveau de ces moyens-là, mais à un autre niveau, celui de la réflexion, celui de la persuasion, par l'imprimé : la revue mensuelle et le livre. C'est-à-dire que nous ne faisons pas beaucoup de bruit. Parce que nous ne faisons pas beaucoup de bruit, nous ne faisons évidemment pas beaucoup de bruit civique et politique. Mais pas davantage de bruit littéraire ou religieux, poétique ou syndical, philosophique ou musical. De notre absence de bruit politique, c'est à tort que l'on conclut à notre inexistence politique. Ou alors, si être et agir c'est faire du bruit, assurément nous ne faisons rien et nous n'existons pas.
Comme toute action politique entreprise par des catholiques dans un pays catholique, notre réforme intellectuelle et morale s'appuyait sur la possession paisible de la doctrine et de la prière communes de l'Église. Depuis le concile, ou depuis 1958, mort de Pie XII, il a fallu de plus en plus accomplir en outre, et d'abord, une fonction vicariante, une fonction de défense de cette prière et de cette doctrine, une fonction de maintenance et de tradition, ne serait-ce que pour assurer premièrement à nous-mêmes une alimentation spirituelle, dogmatique, théologique qui commençait à faire défaut. Je dirai plutôt : à faire davantage défaut, à faire trop défaut. Ou plutôt je dirai que nous commencions à nous en apercevoir. En réalité ce n'était pas le début. Déjà Péguy disait en son temps : voici que les curés ne croient plus à rien. (Il disait : les curés, mais il voulait dire : les évêques.) Et c'est dès le premier numéro d'ITINÉRAIRES qu'il y eut Minimus pour nous transmettre la tradition du P. Emmanuel.
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Sans Minimus, qui nous l'aurait livrée ? Pas dom Grammont, en tout cas ; ni l'évêché de Troyes ; pas même, de moins en moins, le curé du Mesnil. Il y fallut le laïc qui s'était fait minimus. En s'y employant, Henri Charlier ne donnait pourtant point l'exemple de déserter ou mépriser l'action politique. L'action politique, sans doute, répétons-le, telle que peut spécifiquement y contribuer une revue de notre sorte, ce n'est pas de lancer des bombes, de faire des élections ou de tenir des congrès. Nous avons imprimé, publié, diffusé deux œuvres politiques maîtresses, absolument sans équivalent, et que sans ITINÉRAIRES Henri Charlier probablement n'aurait même jamais écrites : *Création de la France,* paru en 1971 dans la revue et en brochure, et ce *Gouvernement et administration* de 1956 que nous redonnons dans le présent numéro ([^1]) et qui était, en politique, son insistance principale. Tous deux devraient être au premier rang des ouvrages de fond et de formation utilisés dans les organismes qui déclarent s'occuper d'action politique et sociale. Notre tâche civique et politique à nous était d'obtenir d'Henri Charlier qu'il les écrivît, et de leur conférer l'existence publique de l'imprimé. Si les organismes civiques et politiques ne s'en servent pas, ou fort peu, c'est leur responsabilité et non la nôtre ; c'est leur manque de discernement. Ce n'est point l'effet d'une abstention ou d'une désertion de notre part : car ce n'est point faute que nous ayons averti les uns et les autres autant qu'il était en nous. Nous nous sommes heurtés à l'incompréhension, à l'indifférence de ceux qui croient que l'urgence est aujourd'hui ailleurs ; qu'elle est d'inciter les catholiques à ne pas se cantonner dans la seule prière liturgique, dans la seule contemplation, dans la seule imploration d'un miracle du ciel, et de les appeler aux priorités de l'action politique. Ce qui est ne pas voir qu'il y a plus urgent encore : peu à peu les catholiques ne sont plus catholiques, ils deviennent autre chose, peu à peu il n'y a plus de catholiques que de nom, ils perdent leur substance et leur identité. S'il faut donc inviter les catholiques à ne pas négliger (toutefois chacun à sa place, selon son état de vie et ses capacités) le service du bien commun temporel, il faut en même temps les avertir qu'ils sont en train de n'être plus catholiques, il faut contribuer à leur donner les moyens de le rester, ou de le redevenir.
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Quand le catéchisme romain est enseigné comme il faut dans chaque paroisse, quand chaque dimanche la messe catholique y est célébrée comme il faut, une action politique peut en quelque sorte s'adosser à cette réalité vivante ; ou plutôt s'en nourrir. Mais quand la messe et le catéchisme sont partout en décomposition, l'action politique elle-même en est gravement atteinte, elle ne pourra survivre qu'en se donnant les moyens de ne pas succomber elle aussi à l'inanition spirituelle devenue générale.
De toutes façons, ceux qui nous reprochent de ne pas faire « assez » de travail politique et civique auraient encore à expliquer pourquoi ils profitent si mal du « peu » que nous leur procurons, quand ce « peu » s'appelle *Création de la France* ou *Gouvernement et administration.*
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Nous autres militants de la réforme intellectuelle et morale, nous qui voulons depuis toujours *tout réformer* (sauf la tradition de l'Église), nous qui disons avec Henri Charlier et dans notre DÉCLARATION FONDAMENTALE : « *Il y aura toujours quelque chose à ajuster pour se conformer à la nature des choses et à la justice, car les circonstances changent chaque jour et l'on n'en a jamais fini avec le poids du péché *», *--* c'est nous que le Père (par exemple) Congar désigne comme des « conservateurs ». Nous qui avons pris au sérieux l'avertissement de Pie XII : *c'est tout un monde qu'il faut refaire depuis les fondations,* nous voyons Pie XII rangé au nombre des papes « conservateurs », et nous avec lui dans le camp du conservatisme. Vouloir *refaire tout un monde depuis les fondations,* ce n'est pas tout à fait rien, et que fallait-il donc de plus pour n'être pas réputé « conservateur » ? Que font donc de plus ceux qui ne le sont pas ?
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Ils rejettent comme nous la société présente : mais ils en conservent ce que nous en rejetons et ils en rejettent ce que nous en conservons. Le monde moderne c'est la démocratie, la révolution, le socialisme : ils prétendent changer le monde et changer la vie, mais ils gardent ce qui fait la vie et le monde d'aujourd'hui, ils gardent le socialisme, ils gardent la révolution, ils gardent la démocratie. Dans le *monde moderne,* nous voulons (pour ainsi dire) réformer le *moderne* (ce qui est fait de main d'homme) et conserver le *monde* (ce qui est de création divine). Ils veulent conserver le *moderne,* l'humain, et changer le *monde,* la nature, le créé, l'immuable image et ressemblance de Dieu dans sa création. Nous sommes à leurs yeux des conservateurs parce qu'il y a en effet une chose que nous conservons et qu'ils ne conservent pas : *la parole de Dieu sur la nature humaine.* Car il y a une nature humaine, et ils le nient. Et il y a une parole de Dieu sur la nature humaine, ils la méconnaissent, c'est (en résumé) le décalogue. Nous voulons réformer de fond en comble ce qui est de fabrication humaine dans le monde moderne, parce que ce qui est de fabrication humaine dans le monde moderne est en révolte contre la nature des choses et la nature de l'homme telles que Dieu les a créées. Les modernes veulent, du monde moderne, garder et déployer seulement ce qui est moderne, seulement ce qui est de création humaine, la démocratie, la révolution, le socialisme, et ils veulent dans ce monde moderne changer, c'est-à-dire détruire, les survivances bien défigurées mais encore tenaces de la nature physique et morale créée par Dieu. Notre conservatisme est de conserver la loi naturelle. Leur conservatisme est de conserver l'organisation (collective moderne) de la révolte contre la loi naturelle.
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La politique moderne est essentiellement une stratégie sans foi ni loi pour la prise du pouvoir et pour son exploitation ; elle est donc un despotisme non pas accidentel, mais systématique. Elle n'est plus le service du bien commun temporel. Et c'est pourquoi le mot politique et la chose politique sont déshonorés. Comme l'était le métier des armes au moment où naquit la chevalerie.
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La réforme intellectuelle ne vise en tout cas à déboucher sur aucune prise du pouvoir, pas même du pouvoir culturel. Elle débouche ailleurs : sur la restauration des apprentissages.
La vocation humaine est d'apprentissage et de perfectionnement. C'est-à-dire l'effort d'acquisition de ce qui est supérieur à soi-même : supérieur dans l'ordre du savoir, dans l'ordre du savoir-faire, dans l'ordre de la sagesse. Quand par principe on imagine qu'il n'y a rien de supérieur au moi individuel, à sa conscience et à sa libre volonté, l'apprentissage n'a plus de sens, il n'y a plus de perfectionnement, nous y sommes aujourd'hui, où tous les degrés d'enseignement sont maintenant fondés sur la croyance que l'on peut tout savoir sans avoir rien appris. Cela s'appelle respecter et cultiver la créativité de chacun. Maurras a bien caractérisé les deux attitudes mentales :
*Un jeune homme qui veut mûrir peut se dire :*
*-- A qui ressemblerai-je ? Est-ce à moi-même ? A ce qu'il y a de plus* « *mien *» *en moi ? Accentuerai-je ma personnalité, en renforçant tous les traits de mon naturel ?*
*Il peut se dire aussi :*
*-- Ressemblerai-je à quelque chose de meilleur et de plus haut que moi ?*
S'attacher à ce qui est le plus « mien », ou bien à « quelque chose de meilleur et de plus haut que moi » : ces deux attitudes mentales, nous pourrions les nommer l'une moderne, l'autre classique, ou plutôt naturelle. La réforme intellectuelle consiste à remonter de la première à la seconde. La modernité consiste à descendre de la seconde à la première : ainsi elle supprime jusqu'à l'idée même d'apprentissage, parce que pour elle il ne s'agit pas de devenir *meilleur,* il s'agit de devenir *davantage soi-même.* C'est ne pas comprendre que la vraie manière, la seule possibilité de devenir davantage soi-même est justement de devenir meilleur.
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Il y a donc au fond un quiproquo diabolique, un infernal malentendu, comme depuis le début avec l'*eritis sicut dii.* Persévérer et grandir dans l'être que l'on est ; voilà certes l'aspiration la plus légitime ; la plus naturelle à l'être. Le chemin apparemment court, le chemin trompeur refuse de reconnaître des supériorités, de s'y soumettre, de s'y instruire, de s'y conformer, comme si ces contraintes de l'ordre infligeaient une diminution à la personne. Mais l'épanouissement de la personne n'est pas la finalité suprême : il se rencontre par surcroît, nulle part ailleurs qu'au bout du chemin de l'humilité.
L'histoire de l'humanité manifeste bien un progrès général à peu près constant, à peu près continu : le progrès de la puissance de l'homme sur la matière. Ce progrès n'est pas en lui-même une illusion. Mais il fait illusion. Il fait oublier l'autre aspect de l'histoire de l'humanité, aussi constant, qui est l'inconstance de sa valeur intellectuelle et morale : inconstance d'un siècle à l'autre, d'une saison à l'autre, et même d'un âge à l'autre d'une même vie, comme le montre l'histoire du roi David et plus encore celle du roi Salomon. Mais aucune histoire ne montre plus rien quand on a faussé à la fois ce qu'elle raconte et les critères du jugement. Le recours aux leçons de l'histoire est inopérant aujourd'hui en France, l'histoire enseignée aux Français depuis un siècle a été pensée, fabriquée, écrite dans une intention passionnément hostile à leur patrie et à leur religion. Henri Charlier avait été élevé hors de la foi et du baptême, dans un esprit parfaitement maçonnique : passant pour la première fois devant Notre-Dame de Paris, il en concluait aussitôt qu'on lui avait menti, que les hommes, la société, l'époque qui l'ont construite n'étaient pas plongés dans l'obscurantisme qu'on lui avait dit. Il pouvait se formuler avec certitude une telle conclusion parce qu'il avait une véritable perception plastique ; il voyait que de l'époque des constructeurs de Notre-Dame à la nôtre il n'y avait pas progrès mais recul. Progrès, sans doute, comme toujours, du pouvoir de l'homme sur la matière ; recul intellectuel et moral. A peu près au même moment, la perception poétique ou spéculative de Péguy, de Maurras, les conduisait à des observations analogues.
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Perceptions rares, perceptions exceptionnelles. Car le regard moderne a été dressé, habitué, conditionné à rechercher dans le passé non plus l'exemple de réalisations d'un bien commun temporel, mais des précédents révolutionnaires décelant les premières révoltes de la personne individuelle en marche vers la conquête de son autonomie morale. Cela compose un autre univers mental ; l'univers culturel et politique qu'illustre, qu'installe, qu'impose la télévision de chaque jour. L'autonomie morale de la personne est un mensonge, l'homme moderne croit y trouver sa liberté, il y trouve son esclavage. Sa libération est au prix d'une réforme intellectuelle et morale, celle de Péguy, celle de Maurras, celle d'Henri Charlier.
Jean Madiran.
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### L'apprentissage chez Henri Charlier
par Bernard Bouts
*J'arrivai à Estissac un jour de printemps 1930, par le train, avec une grosse valise et mon vélo. Je reconnus tout de suite* « *Monsieur Charlier *»*, en conversation avec le Chef de gare. Il m'emmena au Mesnil-Saint-Loup, à cinq kilomètres, dans son incroyable voiture à sièges arrière surélevés, une Ballot 1913. J'avais vingt ans, lui quarante-sept.*
Il n'était pas facile d'entrer chez Charlier comme élève. « Les élèves, disait-il, ne pensent qu'à apprendre un petit minimum technique pour aller, le plus vite possible, s'installer à leur compte. » Telle n'était pas du tout mon intention. C'est l'un de mes frères qui me présenta. Tout d'abord, Charlier refusa. Il fallut insister, lui envoyer tous mes dessins. Enfin, il posa les conditions suivantes :
1° un mois à l'essai ;
2° six ans d'apprentissage, nourri et logé, non payé (mais il me donna toujours l'argent de poche qui m'était suffisant ; je n'avais qu'à demander) ;
3° arriver ponctuellement tous les matins, un peu avant huit heures ; travailler huit heures par jour ;
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4° quatre ans de compagnonnage (payé) ;
5° assister aux offices religieux des dimanches et fêtes, pour ne pas créer de scandale dans le village.
Dès le début, je l'appelai « Patron » et Madame Charlier « Tante Mimi ». Ils n'avaient pas d'enfants et Tante Mimi m'appelait son « fils puîné », parce que j'étais le deuxième élève.
J'ai passé à peu près dix ans chez Charlier ; nous avons été séparés par la guerre, puis par mon émigration en Amérique du Sud. J'y suis encore. Mais nous avons toujours correspondu.
Au Mesnil-Saint-Loup, nous faisions réellement partie de la famille. Nous prenions nos repas à leur table (ainsi que, parfois, des mendiants de passage, ce qui n'était pas sans m'agacer) et nous aidions, à tour de rôle, Cécile ([^2]) et Madame Charlier à faire la vaisselle.
Cécile fut, je crois pouvoir le dire, l'une des meilleures et des plus fidèles amies de Tante Mimi. Elles avaient toutes les deux beaucoup d'esprit. Madame Charlier était très instruite, très cultivée, mais elle prenait soin de ne mettre jamais la culture au service de son esprit : elle se trouvait donc sur le pied d'égalité avec Cécile, toutes deux pétillantes, à la manière paysanne qui leur était naturelle. On riait bien.
Au point de vue de la religion, j'allais dire qu'elles se trouvaient ou se retrouvaient aussi sur le même plan. Mais je m'arrête ; il s'agit de la foi et de la connaissance. Certainement Madame Charlier, depuis sa conversion, n'a cessé d'être un modèle, tout comme le Patron, mais Cécile, esprit supérieur également, avait une vue très élevée, très claire, très ferme, qui faisait leur admiration. Ils me l'ont dit bien souvent.
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Alors, il s'agissait d'apprendre à tailler la pierre, le bois, à dessiner. Par conséquent, apprendre à penser et à vivre dans un métier ou, si l'on préfère, sur la base d'un métier. Six ans. Vous trouvez que c'est long ? Mais c'est très peu ! Si je n'avais pas eu le Patron, il m'aurait fallu soixante ans, et d'ailleurs, on apprend tous les jours... C'est même comme si on renaissait ; lorsqu'on s'aperçoit que l'on a réellement appris, donc créé quelque chose, une forme, avec tout ce que cela suppose de technique matérielle, on a l'impression d'être « démoulé », sorti de l'œuf. Si l'on est seul, ou si l'on est élève d'une École des Beaux-Arts, ce qui revient au même, c'est au prix d'efforts et de luttes et d'essais à n'en plus finir, dans le cadre de sa propre vie. Si c'est avec un Patron, surtout un Patron comme Charlier, bien sûr, on apprend beaucoup plus vite et beaucoup mieux, non seulement par ce qu'il explique, mais par le contact journalier avec la vie et les problèmes du Patron ; les exigences du matériau ; la confrontation de tout cela avec son propre tempérament. La vie d'un apprenti, c'est donc l'immixtion d'un gars qui ne sait rien, dans la vie et le travail d'un Patron qui sait, qui a une longue pratique, et puis, peu à peu, la découverte des responsabilités, à la mesure des connaissances acquises.
Charlier m'a souvent dit que le rôle du Patron n'est pas facile : « Je ne sais quel travail vous donner à faire aujourd'hui. »
Dans les premiers temps, l'apprenti ne sert pas à grand chose. Au contraire, il fait des bêtises, il retarde le travail, il fait perdre du temps. C'est pourquoi nous cherchons à compenser en lavant la vaisselle, où la voiture -- ça n'était plus la Ballot -- en faisant des rangements...
Il ne faudrait pas croire que l'apprentissage, vu de cette manière, soit progressif comme le solfège ou le dessin dans les écoles, du plus simple au plus compliqué ; mais non. Mon premier travail chez Charlier a été de composer un socle en bois pour une statue ; la forme du socle était faite, il suffisait de dessiner, dessus, des bestioles. Et puis tailler. En taillant, je compris vite ce qui n'allait pas dans mon dessin : choses impossibles ou contradictoires. On ne fait pas, en bois, ce qui a été pensé en fer forgé, par exemple, car le bois et le fer ont des exigences et des possibilités différentes.
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Il fallut bien apprendre aussi à affûter les outils. Pour la pierre, il était nécessaire de savoir forger et tremper l'acier. Là encore il y a une « technique intellectuelle, et une technique matérielle appropriée ». Je ne l'ai vraiment compris que des années plus tard, lorsque je voulus faire un couteau. Un certain couteau destiné à un travail défini. Je demandai conseil à un vieux maître forgeron. Il me dit aussitôt : « A quoi servira ce couteau ? » -- « A écorcher le gros gibier. » Il jeta le bout d'acier que j'avais apporté : ni la forme ni la qualité ne convenaient. Il choisit un morceau de ressort de camion. « C'est en forgeant qu'on devient forgeron » ; je le forgeai, mais c'est quand même le maître qui le trempa !
Dans les corporations, le temps de l'apprentissage variait selon les métiers et même selon les régions. Je ne sais pas s'il variait aussi selon les aptitudes de l'apprenti, mais l'apprenti avait des avantages que Charlier ne pouvait me donner : caisse maladie, par exemple ; retraite, passage chez un autre Patron... Les apprentis, les valets, les compagnons, les maîtres, étaient tous protégés par les lois internes de la corporation, créées par les hommes du métier, et non directement par le roi ou par l'État. Malgré tout j'avais, chez Charlier, la garantie de l'enseignement et puis, au cas où je serais resté avec lui, la garantie de gagner ma vie car, les derniers temps, nous étions « associés ». En effet, respectant notre contrat, il me présenta pendant six ans comme « apprenti ». Puis il dit « compagnon ». Enfin, un beau dimanche, il y avait « du monde » à déjeuner, il me présenta : « Voici Bernard Bouts, mon associé. » Quand les visites furent parties, je lui demandai : « Vous n'êtes pas tombé sur la tête, par hasard ? » Il bredouilla quelque chose comme : « Pas du tout, pas du tout, je considère que, maintenant... »
Celui de mes frères qui m'avait introduit chez Charlier m'écrivit un an plus tard : « Ne crains-tu pas qu'une personnalité aussi forte que celle de ton Patron ne nuise à la tienne ? » Ah, là là ! Cette fameuse « personnalité » qui est la chose du monde à laquelle les artistes devraient le moins penser !
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Je lui répondis : « Si j'en ai, elle ressortira toujours. Et si je n'en ai pas, je ferai un bon artisan, c'est déjà beaucoup. » D'ailleurs, Charlier me dit un jour « Mon cher Bernard, je vous garde, c'est pas pour vous, c'est pour l'art ! » J'avais envie de lui répondre : « Mon cher Patron, itou ! » Mais il a toujours été avec moi d'une extrême délicatesse, même quand je faisais des bêtises un 2 novembre, je ne fus pas à la messe, malgré notre contrat. Je le rencontrai qui revenait de l'église : « Il n'y a pas de défunts dans votre famille ? » Et il me prit par le bras pour aller déjeuner. Depuis la guerre, j'avais l'habitude de lui envoyer les diapositives de mes tableaux. Du coup, je lui demandais des titres : beaucoup de mes tableaux sont des figures dont l'idée première est une idée de forme, de rythmique, de mouvement, mais pas une idée de sujet. C'est lui qui a donné les titres à un certain nombre de mes tableaux. En même temps venaient les critiques. Toujours des critiques. Jusque vers 1950 il m'écrivait « Pour la couleur, vous n'y êtes pas encore. Je vous dirais bien de peindre dans les gris, mais il est si délicat de se mêler de la pensée des autres ! »
Très rares sont mes tableaux de sujet religieux. Mais ils ont tous, dit-on, un caractère mystique. J'écrivis au Patron pour lui demander son avis. Voici sa réponse : « Le Mesnil, 18 avril 67. -- Aujourd'hui, j'entre dans ma 85^e^ année. Bien sûr que non, il ne faut pas vous forcer à peindre des sujets chrétiens que vous ne « voyez pas », mais bien en peindre quand vous en avez l'inspiration. Mais alors il faut vous rendre compte que vous ne faites plus de l'art pour vous ou pour les rares gens de goût, les rares artistes. L'art prend alors une fonction sociale, celle d'exprimer la beauté des conceptions religieuses d'une société, de *former l'imagination* d'un peuple... » A méditer.
Autre exemple de la délicatesse du Patron : sa lettre du 6 octobre 1967 contient quatre grandes pages de critiques fort utiles et quelques compliments : « ...Vous me demandez le titre du très beau personnage assis : « L'Ecclésiaste ». Je pense que vous avez une bible. Lisez. Je n'ose vous en citer. Votre bonhomme vaut même mieux que l'Ecclésiaste.
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Alors : Agur, fils de Jaké... » ; suit toute la citation et la lettre se termine ainsi : « Vous me direz si je vous déplais en vous disant tout cela. Ça pourrait arriver et je ne vous en voudrais pas... Nous vous embrassons affectueusement. » Les vrais compliments sont arrivés très tard. En juillet 1967. Il était encore temps.
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Revenons aux neiges d'antan et au Mesnil-Saint-Loup. L'enseignement était continu, soit par la pratique, « sur le tas », soit verbalement, généralement à propos du travail même. Et puis venait le déjeuner, à midi. Nous préférions dire le « dîner » pour le repas de midi et le « souper » pour le soir. Les repas étaient réservés à la « politique » : le Patron recevait une quantité de journaux. Il les parcourait rapidement et nous en faisait une synthèse qui nous semblait géniale. Entre autres talents, il avait celui de « se mettre dans la peau » d'un personnage. Un homme d'État. Il en épousait si bien les défauts et les qualités qu'il *devinait* ce que le bonhomme allait faire, en bien ou en mal. Ça ne ratait pas : quelques jours après, on apprenait que le personnage en question avait fait, justement, ce que Charlier avait prévu. Il en riait. D'ailleurs il ne faudrait pas croire qu'il se faisait beaucoup de bile : il avertissait, il jugeait des situations, il constatait, mais il ne manquait pas d'ajouter : « C'est le monde ! », comme allant de soi que « le monde » ne peut qu'être imparfait, par opposition à « l'Autre Monde », auquel il pensait sans arrêt.
Nous prenions habituellement les repas dans la cuisine mais, lorsqu'il y avait des invités, nous dressions la table dans « la salle » : nappe blanche qui venait de la grand-mère Boudard ou du grand-père Bidet, couverts d'argent, vin fin -- ce Bourguignon se devait d'avoir une bonne cave -- café et « pousse-café ».
Il y avait donc « les jours », « le dimanche » et puis, parfois, le lundi. « Faire le lundi » consistait à ne pas travailler, car si les jours de travail étaient fatigants, le dimanche l'était aussi, à cause des offices et des visites.
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Lorsque l'ouvrage ne pressait pas trop et si le temps était beau, nous prenions la camionnette pour passer la journée dans les bois. Mais le Patron n'était pas homme à rester allongé sur la mousse tout l'après-midi, même avec un livre ; il lui fallait de l'exercice : monter à un arbre pour voir un nid, descendre une falaise en courant, se lancer quelque chose, n'importe quoi, une pierre, un bidon d'essence, par-dessus la tête d'un sapin et, en été, nager dans quelque rivière.
Il était vif comme la poudre. Un jour, nous avions à retourner une statue, -- on travaille les statues couchées après avoir ébauché la face, il faut retourner pour ébaucher le dos. Cela se fait au moyen de crics, de leviers et d'un grand nombre de cales. -- Cette fois il s'agissait d'une grande et lourde statue : peut-être huit à dix tonnes. Quand la statue fut en « balan », en équilibre sur le flanc, le Patron, qui se trouvait de l'autre côté, entre la statue et le mur, allait la caler pour entreprendre peu à peu la descente ; mais il ne trouvait pas la cale voulue. Or la statue était plus qu'en balan, elle allait tomber ! Je l'ai vue qui partait ! Charlier allait être écrasé ! Mais il posa la main gauche sur la statue et sauta par-dessus, environ 1,20 m ou 1,30 m de haut. La pierre, en tombant, fit un bruit épouvantable et souleva un nuage de poussière. Elle n'était pas cassée.
Après le repas de midi, nous avions une heure de repos et nous reprenions le travail jusqu'au soir. Au souper, le Patron nous faisait souvent une lecture en rapport avec le travail ou la conversation de midi. Il lisait admirablement, d'une manière volontairement un peu monotone, et les commentaires allaient bon train. Nous ne nous faisions pas faute de les solliciter. Ensuite, nous passions à la « salle » pour faire de la musique. Il se mettait au piano, il essayait de nous faire solfier, le pauvre ! Il nous expliquait, toujours avec les exemples à l'appui : histoire de la musique, le chant grégorien, les Grecs, les chants celtes et gaulois, -- la bourrée d'Auvergne qu'il connaissait à fond, -- et puis Lulli, Rameau, Erik Satie, Claude Duboscq. Je buvais du lait parce que, depuis très jeune, je pensais les mêmes choses, confusément, mais je n'avais trouvé personne pour m'expliquer...
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Charlier n'avait pas toujours une bonne santé. D'une part, des maux d'estomac : « Mon cher Bernard, me disait-il, quand je suis comme ça, je vois tout en noir. » Et puis des maux de tête qui lui faisaient faire des grimaces. Quand il n'en pouvait réellement plus, il nous laissait nous débrouiller avec l'ouvrage et allait se coucher. Dans ce cas, nous évitions de le déranger, mais il était parfois nécessaire d'aller lui demander des directives au sujet du travail. Je le trouvais au lit, enfoui sous un énorme édredon rouge, un bonnet de coton pointu sur la tête, qui lisait. Que lisait-il ? Toujours, invariablement, la Somme de saint Thomas. C'est sûrement un bon remède contre la migraine ! Je lui disais : « Mon cher Patron, sauf votre respect, vous me faites irrésistiblement penser à Dom Quichotte. » Il riait aux éclats. Tout de suite, il se sentait mieux.
Le portrait du Patron ne serait pas complet si je ne rappelais qu'il avait fondé un petit orchestre, parmi nos amis du village ; il donna aussi, *tous les jours,* pendant trente ans, des leçons de chant aux enfants de l'école ; il dirigeait un atelier de broderie et, tardivement, un atelier de vitrail et d'émaux où j'étais maître et seigneur. Enfin nous avons fait un théâtre de plein air, avec des haies taillées. Je suis très mauvais acteur et encore plus mauvais spectateur, mais je me défendais assez bien comme figurant, quand il n'y avait rien à dire ! Et puis je dessinais des costumes et moulais des masques. C'est à propos de ce théâtre que nous avons vu au Mesnil Jacques Copeau et Louis Jouvet.
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Maintenant, je pense aux jeunes artistes qui, peut-être, liront ces notes sur l'apprentissage. Leur grave problème, c'est qu'on trouvera difficilement un deuxième Charlier. Où aller ? De toutes façons, ils auront intérêt à apprendre les techniques matérielles chez un artisan, à défaut d'un grand penseur. Celui qui a réellement quelque chose à dire, le dira toujours, coûte que coûte, à condition de ne pas du tout, du tout, suivre les modes...
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Henri Charlier a été l'un des plus puissants cerveaux du siècle. Suis-je un bon juge ? Non, si je ne comptais que sur ma culture, qui est faible, et sur mon intelligence, toute dirigée vers l'art. (Le Patron lui-même me l'a dit.) Mais si je juge par comparaison, il me semble que j'ai raison : les circonstances ont fait qu'il m'a été donné de connaître, dès avant mon séjour chez Charlier et aussi par la suite, quelques peintres et sculpteurs en vogue, des architectes, des professeurs, un grand philosophe, un grand physicien. C'étaient des hommes supérieurs dans plusieurs domaines, mais je ne peux pas ne pas voir qu'ils étaient limités. Leur pensée était profonde dans un sens, mais j'ai aperçu, chez tel ou tel, d'étranges contradictions : l'homme du monde trahir le chrétien, trahi à son tour par le scientifique ou l'artiste, et, enfin, l'édifice instable ou incomplet.
Chez Charlier, l'édifice est complet. Sa logique, en esprit et en fait, est impeccable. Sa religion, sa vie familiale et patriarcale, son art, ses idées politiques, sociales, forment un édifice sans faille, servi par beaucoup d'imagination créatrice, beaucoup de culture et de mémoire.
Il a été très peu compris : ses visiteurs partaient souvent déçus ; non pas de lui, mais d'eux-mêmes car, pour le suivre, il eût fallu faire abstraction de quelques habitudes mentales, d'une culture mal orientée, d'impulsions non contrôlées, toutes cordes sensibles, douloureuses. Il me disait : « Debussy et Rodin ont « réussi » de leur vivant à cause de leur côté romantique, qui est grand. Non pas à cause de leurs qualités profondes. » Chez lui, si sensible et facilement ému -- il lui arrivait de pleurer en nous lisant du Péguy -- il n'y avait pas de romantisme. Quand je disais ces choses, dans ma jeunesse, on me riait au nez. Chez Charlier même, j'ai souvent vu se dessiner aux lèvres des visiteurs, un sourire compatissant ou un sourire de pitié ou de mépris. Il a été peu compris parce qu'il était novateur dans tous les domaines *à la fois.*
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Je ne sais si je me fais comprendre : certaines personnes venaient le voir pour qu'il leur parle de sculpture ; mais Charlier ne *pouvait* pas parler de sculpture sans la musique, la danse, la politique, la science sociale... parce que, dans son esprit, il s'agissait, à la fois, de la philosophie et de la pratique de tout cela réuni. Imaginez qu'un peintre chinois du V^e^ siècle, avec la puissance prodigieuse de son pinceau, se mette tout à coup à faire du filigrane géométrique. C'est impensable ! Imaginez que l'on chante du grégorien dans une église « rococo », -- on le fait souvent, cela me fait toujours penser à un riche en visite chez un pauvre, le pauvre étant le « rococo », -- il y a là quelque chose qui ne « colle » pas. Pensez-y.
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On peut compter sur les doigts les personnes qui ont compris Charlier. Je ne connais pas Jean Madiran ([^3]), mais j'ai l'impression qu'il a vu clair, si j'en juge par quelques notes parues dans ITINÉRAIRES et par la place qu'il a donnée aux articles de Charlier. Et pourtant, combien de personnes les ont lus ? Dernièrement encore, l'un de nos bons amis me disait : « Deux heures de conversation avec Charlier n'ont pas pu me convaincre. » Il s'agissait de la musique. « Il fait, de la musique, une question patriotique. » Bien entendu, le contraire serait impossible, Charlier est un Franc ; tout ce qui a fait la civilisation française et chrétienne est moulé sur la Liberté. La liberté du rythme doit être, par conséquent, partie intégrante de toute la pensée française. Tout ce qui est rythmique métrique doit être rejeté. Qui donc titube, dans l'affaire ?
J'ai assisté à une conversation Charlier-Bergson. Dieu sait que le Patron admirait Bergson, et pourtant, j'ai bien senti que quelque chose clochait. En sortant il me dit « J'ai cherché une fente où mettre la main, il n'y en a pas. C'est lisse. Bergson est hermétique à la valeur des arts visuels. »
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J'étais présent aux discussions -- très amicales -- avec le R.P. Bossan, S.J., architecte. Les raisonnements du Patron sur les rapports de proportions en architecture étaient trop simples (simplets) pour le Père.
Le Père Bellot, par contre, le comprenait très bien, et vice versa. Mais les interminables discussions avec les RR. PP. Regamey et Couturier ! « Votre vénéré confrère, Beato Angelico... » disait Charlier, mais les RR. PP. penchaient vers les Matisse et les Picasso ; comment pouvait-on s'entendre ? Ils voulaient que, dans tous les domaines, il soit nécessaire de trouver des matériaux nouveaux pour renouveler la pensée de notre époque. C'est aussi bête que si l'on disait : « La langue française a dit tout ce qu'elle pouvait dire. Il est indispensable d'inventer un nouveau langage (le Volapuk ? le Ido ?) pour pouvoir exprimer des idées nouvelles. » Charlier répondait : « Je ne nie pas que le ciment permette tout, même la folie, mais je dis que le fait d'inventer un matériau nouveau n'est ni nécessaire, ni suffisant pour renouveler la pensée. Ce serait une négation de la *liberté* de l'esprit. » La dispute dura des années.
Rouart voulait « faire de l'édition », c'est-à-dire des moulages des sculptures du Patron pour vendre bon marché. « Pour atteindre le peuple. » Charlier n'accepta pas. Il était trop sensible à la qualité de la matière pour admettre un tel commerce. Aujourd'hui, souvent, des amis me disent : « Nous n'avons pas les moyens de nous payer des tableaux. Alors nous mettons des reproductions à nos murs. C'est mieux que rien ! » « Non, madame, il vaut mieux rien. Les murs blancs. Une fleur (véritable, s'il vous plaît) dans un vase. Un feuillage. Une branche aux formes superbes, trouvée dans la forêt ou sur la plage. Les reproductions sont toujours fausses, par le fait même que ce sont des reproductions. Elles ne servent que comme « aide-mémoire », qu'on appelle aussi « pense-bête », à consulter de temps en temps, mais pas comme « enjoliveurs » de vos murs. Tout ce qui vous entoure doit être vrai. » Voilà pour l'authenticité. Et pour la simplicité, voici :
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Jacques Maritain venait de temps en temps au Mesnil. Un jour, pendant le déjeuner, il crut le moment propice pour demander au Patron d'écrire « l'histoire de sa conversion ». Il voyait déjà l'influence de quelque père bénédictin, la prière dans la cathédrale, le rayon de lumière à travers le vitrail... Je me sentais rouge de la tête aux pieds, sachant bien que le problème était autre : « Ce ne sera pas difficile, dit le Patron, tenez... » Et il écrivit sur un bout de papier : « Ma conversion est une Grâce imméritée de la Toute Puissance Divine. » « Voilà. » Je crois que ce fut la dernière visite de Maritain...
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Et maintenant, si quelqu'un me dit : « A vous entendre, Charlier n'aurait pas de défauts. » Mais oui, tout être humain a des défauts. Il était, comme beaucoup de grands bonshommes, mesquin pour les petites choses. Même injuste, d'une façon parfois cuisante, mais préfèrerait-on qu'il ait été mesquin et injuste pour les grandes choses ?
Revenons à l'art. Vous dites : « Je n'aime pas la sculpture de Charlier. » Il ne s'agit pas d'un jugement, il s'agit d'une opinion. L'opinion change, l'œuvre reste la même. J'ai sué dix ans sur les sculptures du Patron, et je n'oserais pas en parler à la légère. Un bout de l'une de ses lettres, cité plus haut, donne un aperçu assez clair de sa manière de voir l'art chrétien. Il a volontairement renoncé à beaucoup de choses ; il y a là un mystère, une sorte de pari qu'il s'est fait à lui-même. Ne nous dépêchons pas de juger, surtout d'après les habitudes de notre culture visuelle.
La peinture. Là encore il y a un apparent paradoxe. La peinture de Charlier est presque inexistante : trois ou quatre fresques dans toute sa vie et quelques études de jeunesse. Lui-même m'a dit, m'a écrit, bien souvent : « Je n'ai pas eu le temps de travailler à une rénovation de la peinture. » Qu'on m'entende bien : il y a pensé toute sa vie. Il a posé les problèmes en tous sens et il les a résolus, théoriquement, à l'usage des autres. Il n'a pas eu le temps de les penser *pratiquement.*
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Le comble du paradoxe est que les techniques intellectuelles lui étaient familières, et les techniques matérielles ne lui faisaient pas défaut. Il lui a manqué le temps de pratiquer les unes avec les autres. Les personnes habituées aux spéculations purement abstraites auront du mal à comprendre. Eh bien : pensez longuement un modèle de bateau d'une palme de long. Ce n'est rien. Une bricole. Et puis, prenez un canif et commencez à tailler : tout le problème se présente sous un jour nouveau, et plus le travail avance, plus il faut repenser dans le concret. De là surgiront d'autres problèmes et les solutions logiques viendront d'elles-mêmes.
L'apprentissage ne s'est pas terminé avec la séparation. J'ai continué seul. Mais non, pas seul, j'avais le Patron, il m'écrivait, il m'envoyait ses livres, il me critiquait ou m'encourageait selon les occasions, et le plus amusant, c'est qu'il se réjouissait, quand j'avais fait un pas en avant, comme si c'était lui qui avait fait le pas, et par surcroît il m'expliquait les *raisons* du succès.
Il a toujours eu un côté enfant, « gamin » comme il disait. Je me souviens qu'il s'en fut, un jour, seul dans sa camionnette, livrer une statue de 500 kg. Je crois qu'il n'a jamais eu d'accident. C'est miracle, car il conduisait fort : il prenait ses virages très vite et changeait de vitesse à l'extrême limite. Au retour, il nous raconta qu'il avait eu une panne dans une côte.
-- Et qu'avez-vous fait ?
-- J'ai mis une cale sous la roue.
-- Et puis ?
-- J'ai prié mon Ange Gardien de retirer, s'il vous plaît, la petite paille du carburateur.
-- Et alors ?
-- Et alors quoi ? Vous êtes bon, reprit-il en souriant, l'Ange a retiré la petite paille et le moteur est reparti !...
Bernard Bouts.
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### Henri Charlier en Auvergne
par Claude Franchet
Pendant la seconde guerre mondiale, Henri Charlier était réfugié en Auvergne, non loin d'Ambert et de son ami Henri Pourrat. Le texte que voici a été écrit par Claude Franchet au mois de décembre 1942.
DANS la cuisine-salle à manger-salon-studio-atelier de son logis de fortune au Val de Laga en Auvergne, Henri Charlier travaille aux illustrations du *Temps qu'il fait* ou « Calendrier des bergers » d'Henri Pourrat. En ce livre ouvert sur les douze mois de l'année les deux amis se sont rencontrés à plein cœur comme sur les chemins de la montagne où les emmène le même goût profond ; ensemble ils savent ce que donne le pays si vrai, si plein de formes et de couleurs et pourtant empreint de tant de poésie qu'elle en paraît en fin de compte le caractère essentiel : poésie précise à leur esprit où le rêve ne prend forme en rien qui ne soit clair, puissant et pur, où la mélancolie, même, si elle était, ne serait qu'un espoir de beauté plus haute, éternelle.
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L'artiste est devant sa feuille ornée déjà d'une gravure sur bois dont il a fait le dessin, surveillé et corrigé l'exécution ; ses godets autour de lui, le pinceau à la main, il s'attache à parfaire son œuvre par la vie, l'éclat, la vérité de la couleur. C'est l'hiver ; au-delà de la fenêtre le paysage de neige s'allonge avec la petite route, s'élargit aux près, monte aux bois de sapins et de bouleaux si lourdement chargés de blanc comme le vergne ici tout proche au creux duquel un roitelet s'agite, la queue battante et les yeux inquiets. C'est le temps du grand silence et du grand espace pur ; pourtant ce n'est pas décembre que le peintre cherche à retenir sur la page, mais octobre ressuscitant tel qu'il était, merveilleux, voilà quelques semaines. Jamais plus beaux automnes nous n'avons vus ailleurs et d'autres le disent aussi : sous le soleil chaud encore la vêture éblouissante de la montagne auvergnate qui garde par aventure ses feuilles jusqu'au-delà de la Toussaint, éblouissante peut-être à cause de ce soleil et de l'air transparent, mais surtout de tant d'essences variées qui mêlent leurs couleurs à la fois dans l'harmonie et l'inattendu. Si bien que prenant le chemin montant on ne peut s'empêcher de s'écrier : « Oh, ce merisier tout seul là-haut, rouge-rose sur la fougère rousse et ce pin bleu un peu au-dessus ! -- Et celte traînée là-bas de bouleaux d'un jaune pâle en attendant leur écharpe pourpre de printemps... -- Et ces frênes violets comme un nuage à mi-pente ! Et la masse des fayards tout or sombre et vermeil, et ces genêts de leur vert vif... » Des fois c'est tout un pan de la montagne qui devient d'un rose puissant, et d'autres fois elle est couleur de l'ocre des maisons au couchant et toujours les fonds bleus y sont admirables ; on s'arrête, de longs moments, à regarder.
Tout cela nous le voyons, mais Henri Charlier avec ses yeux et son esprit en a surpris l'essentiel : la définition, on pourrait dire. Le lendemain il retourne avec son pliant et son carton, il étudie à l'aquarelle ces deux bouleaux pensifs enlevés en plein ciel qui de leurs troncs violets, de leur ramure légère et jaunissante, avec le lointain de gentiane ou de campanule et au pied cette pierre de mousse, cette touffe d'herbe ou de fougère, prennent sur la feuille blanche vie plus vivante encore, comme un air d'éternité.
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Voyez janvier à la première page du *Temps *; qu'en a vu et fait voir l'illustrateur : parmi tant d'images possibles, les trois Mages arrêtés en leur route, les yeux levés vers l'étoile... Il se fait de l'art et du métier d'artiste une idée très haute, la plus élevée peut-être qu'on eût songé à appliquer à l'un et à l'autre : pour Henri Charlier l'art est un moyen de connaissance, et déjà d'investigation, au même titre que la science et la philosophie ; même, pour certaines raisons, il est enclin à le placer au-dessus de ces deux modes. Un moyen de pénétrer l'être. L'art n'est-il pas déjà celui de faire avec de la matière de l'esprit ; et d'autre part avec des lignes, des formes, des couleurs, des sons, des mots, suggérer des pensées, des sentiments, une vue sur le monde qui peut aller jusqu'au divin, ayant franchi toutes les étapes aux différents plans de l'esprit ? La vieille demoiselle qui peint une rose sur un écran de soie ou le garçon qui dessine un bateau en marge de son cahier n'ont-ils pas déjà fait un choix et par là donné à l'objet un sens autre et au-dessus de ce qu'il était dans la nature ; puis le choix s'étend à la façon de comprendre, d'interpréter, et parce que les deux artistes auront mis un peu de pensée dans leur travail, de la pensée aussi en sortira, une signification, si simple soit-elle, en dehors de la chose même : il en va pareillement, en beaucoup plus grand, plus profond, dans l'œuvre des vrais artistes, jusqu'à pouvoir atteindre et signifier l'Esprit même.
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La couleur est joie des yeux, mais moyen aussi d'expression complétant et achevant le sens de la forme : non point vaine, mais par sa dominante et pourtant ses heureuses oppositions éveillant elle aussi en l'esprit l'image de la vie telle que l'avait vue le peintre penché sur sa toile ;
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je revois Henri Charlier au quai de Tokyo, à l'exposition de 1937, regardant l'inquiétant et magnifique et sombre paysage de l'Idole de Gauguin : quelle vue il en recevait sur les âmes de ces îles à la recherche obscure de la Vérité ! ... Son pinceau à lui doit donc « dire » comme son ciseau ; et pour bien dire il faut là comme ailleurs la vraie science du métier : il a donc beaucoup travaillé, étudié les vieilles techniques dont celles de la fresque, de la peinture à l'œuf, retrouvant le procédé des glacis anciens dont personne ne s'avise guère aujourd'hui, et que justement il applique à cette heure à l'illustration sur laquelle le trouve penché cette matinée d'hiver.
A laquelle il faut revenir : pas avant cependant d'avoir dit encore une chose essentielle sur cet artiste puissant et original qui sait où il va, un des caractères de son art enveloppant en quelque sorte les autres, en organisant la mise en œuvre et la mise en scène : c'est qu'il se dit lui-même avant tout « décorateur », en ce sens qu'il crée presque toujours pour un emplacement déterminé et que chacune de ses œuvres est uniquement conçue pour le milieu où elle doit prendre place ; milieu généralement architectural mais ce peut être aussi, s'il s'agit d'une statue ou d'un groupe, un jardin d'arbres et de pelouses. Il n'imagine donc jamais dans le vide mais se fait envoyer des plans, des photographies : mieux, va se rendre compte sur place ; heureux quand cet emplacement forme un véritable ensemble, plus heureux encore quand il a pu le composer lui-même, ce qui est parfois arrivé : vraie satisfaction plus certaine, plus complète de son esprit qu'il retrouve même en de petites choses que d'ailleurs cet esprit fait aussitôt grandes à son image, comme de ce carton de broderie qu'une dame vient au besoin timidement et audacieusement lui demander...
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Alors, ces illustrations du Calendrier de Pourrat, avec quel soin il les conçoit, les prépare, les exécute non seulement en accord avec le texte mais avec le livre tout entier qui doit paraître en caractères garamond sur beau papier d'Auvergne à la main, celui du moulin Richard-de-Bas, au filigrane d'un cœur barré : il lui a fallu en main les premières épreuves, sous les yeux la disposition typographique ; il a arrêté la place exacte de l'image de chaque mois, celle du bandeau tête de chapitre, de la lettrine, du cul-de-lampe. Et ainsi son souci de perfection rejoint celui de l'éditeur et de l'imprimeur, et la force ou la fraîcheur et la fantaisie des illustrations gagnent sans doute à ce soin touchant non seulement d'être mises comme le texte en leur vraie valeur, mais de faire sentir dans le Maître l'amoureux ouvrier de « l'ouvrage bien faite ».
Claude Franchet.
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### Henri Charlier oblat olivétain
par Jean Crété
CONVERTI EN 1913, à l'âge de trente ans, Henri Charlier fut, comme tant d'autres, mobilisé l'année suivante. Nous n'avons pas de détails sur sa vie religieuse « au front ». Ce que nous savons, c'est que le converti était avide de perfection. Après la guerre, il habita quelques années le petit village de Cheny, dans l'Yonne. Il y était au calme et put y sculpter quelques-unes de ses grandes œuvres. Mais la région était bien déchristianisée. Henri Charlier voulait vivre en chrétienté, s'incorporer à une paroisse chrétienne, d'où son installation, en 1925, à Mesnil-Saint-Loup où il devait vivre le demi-siècle qu'il lui restait à vivre.
Henri Charlier n'avait pas connu le Père Emmanuel, mort en 1903. L'œuvre du Père Emmanuel était double : une paroisse, un monastère. A sa mort, le monastère, victime des lois persécutrices, s'était dispersé. Ce fut un prêtre séculier, M. Thiriot, qui succéda au Père Emmanuel comme curé de Mesnil-Saint-Loup ; il devait, pendant quarante ans, continuer fidèlement l'œuvre du Père Emmanuel dans la paroisse. Le monastère semblait détruit pour toujours.
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Le Père Bernard Maréchaux devenait en 1905 abbé de Sainte-Marie-la-Neuve, à Rome, et Procureur de sa congrégation près le Saint-Siège. A sa sortie de charge en 1914, il recevait le titre honorifique d'abbé titulaire de Notre-Dame de la Sainte-Espérance. Il s'employa patiemment et prudemment à restaurer le monastère. Lorsque Henri Charlier s'installa à Mesnil-Saint-Loup, en 1925, la petite communauté monastique, reconstituée par le Père Bernard, menait encore une vie très discrète. Le 5 juillet 1926, le monastère célébrait le jubilé sacerdotal du Père Bernard (ordonné en juin 1876) ; et l'on commémorait en même temps, avec quelques mois d'avance, le centenaire de la naissance du Père Emmanuel (17 octobre 1826). La vie du monastère redevenait normale.
Henri Charlier ne pouvait qu'être attiré par ce foyer de vie spirituelle et liturgique. Toute sa vie, il parlera avec vénération du Père Bernard Maréchaux. Son intimité spirituelle avec le second abbé de Notre-Dame de la Sainte-Espérance ([^4]) était intense ; elle ne lui fut accordée que pendant deux ans et quelques mois. Le 24 décembre 1927, à trois heures de l'après-midi, dom Bernard Maréchaux entrait dans l'éternité. En célébrant dans les larmes ce Noël endeuillé par la mort du saint moine, Henri Charlier ne pouvait prévoir que, quarante-huit ans plus tard, lui-même retournerait à Dieu aux premières vêpres de Noël. Dans cette coïncidence, il faut voir un signe providentiel de l'union spirituelle profonde qui unissait le disciple à son maître.
La nuit de Noël à Mesnil-Saint-Loup ! Henri Charlier devait la vivre cinquante fois. Moines et paroissiens se trouvaient unis pour les matines, la messe de minuit, les laudes : quatre heures de chants sacrés qui soulèvent l'âme et lui font oublier la fatigue. Et, après quelques heures de repos, les Offices de jour, qui se retrouvent à toutes les fêtes : tierce, messe, sexte, none, vêpres, complies, salut du Saint-Sacrement. Henri Charlier devait pendant longtemps participer à cette belle liturgie, s'efforcer de former les jeunes au chant grégorien, tenir l'orgue jusqu'à la limite de ses forces.
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Mais la vie monastique a quotidiennement son long office. Nous ne savons au juste quand Henri Charlier se fit recevoir comme oblat séculier du monastère. Sans faire ici l'historique de l'oblature, rappelons brièvement ce qu'en disent les constitutions olivétaines : un chrétien vivant dans le monde peut s'agréger comme oblat à un monastère : il reçoit un petit scapulaire blanc et la médaille de saint Benoît, qu'il portera sous ses habits séculiers. Un an après, il prononce une oblation, qui ne comporte aucun vœu ni aucune obligation incompatible avec l'état séculier ; mais qui exprime le ferme propos de vivre très chrétiennement dans l'esprit de saint Benoît et de la congrégation. Aucune prière n'est imposée, bien que plusieurs soient proposées. La plus belle, c'est évidemment l'office monastique. Sa longueur ne permet pas de l'imposer ni même de le proposer sans discernement à tous les oblats. Henri Charlier choisit librement de réciter l'office monastique dans son intégrité et, comme le recommandait le Père Emmanuel, de « dire les Heures aux heures », les matines en pleine nuit. Tant que la communauté monastique assura l'office à la chapelle, Henri Charlier venait parfois s'y joindre. Hélas, le Père Bernard disparu, le monastère végéta. Une mauvaise influence se fit sentir. En 1925, le Père Bernard avait patronné, peut-être imprudemment, la fondation, à Cormeilles-en-Parisis, d'une communauté d'oblates moniales de sainte Françoise Romaine, destinée primitivement à ouvrir les portes de la vie religieuse aux veuves de guerre, alors si nombreuses, qui désiraient se consacrer à Dieu sans pouvoir être admises dans les monastères existants. L'idée était bonne, mais elle ne fut pas réalisée dans un bon esprit. La prieure fondatrice subissait l'influence de Dom Lambert Beauduin, prieur d'Amay, en Belgique, très engagé dans le réformisme liturgique et dans un œcuménisme si dangereux que Pie XI, en 1930, dut déposer l'imprudent prieur, qui se réfugia, en 1931, à Gormeilles et servit d'aumônier aux oblates moniales ([^5]). Il leur passa ses idées.
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A Mesnil, les derniers moines formés par le Père Emmanuel n'étaient plus jeunes. Le recrutement était modeste. L'élection d'un très jeune prieur, en 1938, permit à la prieure des oblates moniales de prendre sur la communauté de Mesnil-Saint-Loup une influence aussi fâcheuse que prépondérante. Elle réussit à attirer à Cormeilles les éléments jeunes du monastère. Dès 1939, les trois vieux moines restés à Mesnil-Saint-Loup n'étaient plus qu'une annexe, sans autonomie, du prieuré de la Vierge Marie, érigé à Cormeilles-en-Parisis. Les vieux moines restés à Mesnil finirent par mourir (le dernier en 1955), et la vie monastique disparut du village. Ce fut certainement une très grosse épreuve pour Henri Charlier. Restait la vie liturgique de la paroisse, qui persista jusqu'aux réformes imposées par Paul VI. Non seulement Henri Charlier participa toujours très fidèlement, jusqu'à sa mort, aux offices paroissiaux, mais il contribua grandement à les maintenir et même à les améliorer. Il réussit à élargir le répertoire grégorien en usage à son arrivée à Mesnil-Saint-Loup et à y faire observer la restauration grégorienne opérée par saint Pie X. Il eut le souci de former les jeunes au chant grégorien, s'astreignant pendant vingt ans à leur faire répéter chaque semaine la messe du dimanche suivant. Certaines susceptibilités l'obligèrent à renoncer à ce ministère, et il ne put, pour la même raison, fonder le cercle d'études dont il sentait la nécessité. Laissés sans formation suffisante, les jeunes se détachèrent de la liturgie traditionnelle. Henri Charlier nous a laissé sa pensée sur ces points dans son livre *Le chant grégorien,* écrit en collaboration avec son frère André.
Faut-il rappeler que toute l'œuvre artistique d'Henri Charlier, depuis sa conversion, est d'inspiration religieuse. A l'époque où les municipalités de France faisaient ériger des monuments aux morts de la guerre de 1914, qui sont pour la plupart d'une platitude désespérante, la municipalité d'Acy (Aisne) eut l'inspiration de demander son monument aux morts à Henri Charlier : il sculpta un « Ange de l'Apocalypse » qui est peut-être sa plus belle œuvre, et une œuvre authentiquement chrétienne.
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Toute l'œuvre artistique et littéraire d'Henri Charlier est un témoignage de foi. Il a laissé une trace discrète de son oblature bénédictine en donnant aux apôtres, peints par lui sur le mur du sanctuaire de Mesnil-Saint-Loup, les traits des « vieux saints » : c'est ainsi que Mgr Cortet, évêque de Troyes, appelait le Père Emmanuel et ses premiers compagnons ([^6]). Henri Charlier, héritier de leur esprit, leur rendait ainsi un émouvant hommage. Les réformes liturgiques, qui se succédèrent à partir de 1956 et surtout de 1965, furent une lourde épreuve pour Henri Charlier. Fidèle à la tradition dans son office monastique solitaire, il lui fallut subir les réformes dans les offices paroissiaux. Sa paisible agonie, au soir du 24 décembre 1975, fut, à sa demande, enveloppée dans le chant de l'*Ubi Caritas et Amor*. Sa volonté d'avoir, pour ses obsèques, la liturgie des défunts la plus traditionnelle fut respectée. « Les oblats séculiers peuvent être ensevelis avec la tunique monastique, s'ils en ont la dévotion », disent les constitutions olivétaines. Henri Charlier est descendu au tombeau revêtu de cette tunique qui l'identifie aux moines de Mesnil-Saint-Loup, aux « vieux saints » ses pères qu'il a imités, suivis, -- peut-être, sur certains points, dépassés, dans son authentique vie de laïc chrétien uni d'aussi près que possible à la vie monastique.
Jean Crété.
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#### Note sur la congrégation olivétaine
La congrégation bénédictine de Sainte Marie de Mont-Olivet a été fondée au XIV^e^ siècle par le bienheureux Bernard Tolomei. Né à Sienne en 1275, Jean Tolomei fut élevé chez les Dominicains et commença une carrière de professeur de philosophie et de droit. A la suite d'une brillante conférence publique, il se trouva frappé de cécité et considéra cet accident comme un appel de Dieu à l'état de vie parfaite. Guéri à l'intercession de la Sainte Vierge, il renonça à sa carrière et à tous ses biens, et se retira dans une grotte, sur la colline d'Accone, où il mena une vie érémitique très austère. Quelques compagnons s'étant joints à lui, il inaugura la vie cénobitique. Le pape Jean XXII demanda que la nouvelle communauté adopte une règle déjà approuvée. L'évêque Guy d'Arezzo vit en songe la Sainte Vierge donner aux nouveaux moines l'habit blanc, la règle de saint Benoît, le nom et les insignes du mont des Oliviers : d'où le nom de congrégation de Sainte Marie de Mont-Olivet. La colline d'Accone prit elle-même ce nom de Mont-Olivet ; le bienheureux Bernard et ses compagnons y construisirent une église et un monastère (1319). Les novices y affluèrent assez nombreux pour permettre plusieurs fondations en Italie du vivant du bienheureux. En 1348, une peste effroyable se déclara à Sienne : le bienheureux Bernard et ses compagnons se dévouèrent au service des pestiférés, et le bienheureux Bernard succomba à la contagion le 20 août 1348, le jour même de la fête de saint Bernard, son patron de religion. Aussi la fête du bienheureux Bernard se célèbre-t-elle le 21 août. Après sa mort, la congrégation continua à se développer, mais resta exclusivement italienne jusqu'au XIX^e^ siècle. L'observance, d'abord très austère, s'est considérablement adoucie au cours des siècles. Le bienheureux Bernard avait donné à sa congrégation un gouvernement très centralisé, et avait limité à un an la durée de la charge abbatiale. Ces dispositions ont été très mitigées. En 1885, l'abbatiat à vie a été établi, comme dans les autres congrégations bénédictines. A cette époque (1885), la congrégation, presque anéantie par les « incamérations », se reconstituait, non sans peine. Le restaurateur, Dom Placide Schiaffino, fut créé cardinal précisément en 1885. Ce fut en cette même année que le Père Emmanuel de Mesnil-Saint-Loup demanda et obtint le rattachement de son monastère à la congrégation olivétaine.
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Le 5 août 1886, le Père Emmanuel et le Père Bernard Maréchaux faisaient leur profession olivétaine à Settignano, près de Florence, après un noviciat abrégé. Des fondations olivétaines avaient été faites antérieurement à Saint Bertrand de Comminges et à Soulac. En 1888, le Père Bernard Maréchaux devenait curé de Soulac et supérieur du monastère, qui, dès lors, constitua avec le monastère de Mesnil-Saint-Loup une seule communauté, dont le Père Emmanuel devint abbé en 1892. Ce n'est qu'en 1899 que le Père Bernard Maréchaux put revenir à Mesnil-Saint-Loup, et le monastère de Soulac finit par disparaître. Les éléments jeunes de Mesnil-Saint-Loup, transférés à Cormeilles-en-Parisis en 1938, ont donné naissance en 1948 à l'abbaye du Bec, qui comptait en 1976 trente-cinq profès. Une fondation faite à Tourtarel (diocèse d'Agen) en 1938, transférée à Maylis (diocèse de Dax) en 1946, comptait quatorze profès. Un petit monastère fondé en Syrie par Dom Emmanuel Gallois en 1925, reconstitué au Liban en 1946, ne comptait que quatre profès et deux prêtres oblats au moment de sa dispersion en 1976. La congrégation olivétaine comptait en 1976 deux cent quatorze profès, dont cent dix-huit Italiens ; elle comporte quatorze monastères et deux collèges en Italie ; deux monastères en France ; deux au Brésil ; un en Angleterre ; des fondations au Mexique, au Guatemala et aux États-Unis.
Au XV^e^ siècle, sainte Françoise Romaine, mariée par la volonté de son père, fonda, sans l'autorité de l'abbé olivétain de Sainte Marie la Neuve, à Rome, la « pieuse maison des nobles oblates de la Tour des Miroirs », toujours existante. Comme son nom l'indique, cette maison regroupait des veuves et jeunes filles de la noblesse romaine désirant mener une vie religieuse, sans faire de vœux. Après son veuvage, sainte Françoise Romaine s'y retira, en devint « présidente » (c'est le titre de la supérieure), et y mourut le 9 mars 1440. Les monastères d'Olivétaines qui se sont fondés par la suite ont choisi, les uns le régime normal des moniales bénédictines, avec vœux solennels ou vœux simples perpétuels ; les autres le régime spécial, sans vœux, institué par sainte Françoise Romaine. La congrégation compte actuellement seize monastères de femmes en Italie, France, Suisse, Belgique, Angleterre, aux États-Unis, au Brésil et en Corée. Les Olivétaines de Poyanne (diocèse de Dax) sont des moniales, avec vœux solennels ; les oblates moniales du Bec ne font pas de vœux.
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Les Olivétains s'intitulent volontiers « les Bénédictins de la Sainte Vierge » ; leur habit blanc est le signe de leur appartenance à la Vierge des vierges ; ils récitent normalement le chapelet au chœur, en plus de l'office monastique ; un privilège leur permet de chanter la messe de la Sainte Vierge le samedi même en l'occurrence d'une fête double ou double majeure ou d'une férie majeure non privilégiée. Daigne la Sainte Vierge les garder fidèles dans la crise actuelle de l'Église et faire d'eux les modèles d'une observance monastique authentique appuyée sur une piété mariale sans défaillance.
Jean Crété.
*oblat olivétain*
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### Les derniers jours d'Henri Charlier
*Dans l'oraison funèbre d'Henri Charlier, le 27 décembre 1975* (ITINÉRAIRES, *numéro 200*)*, Dom Gérard déclarait :* « *La famille Le Panse fut, par son dévouement lucide et affectueux pendant si longtemps et jusqu'à la dernière heure, sa famille. *» *C'est principalement grâce au témoignage des Le Panse qu'a été écrit le récit des derniers jours d'Henri Charlier. Pour comprendre certains détails, il faut savoir que M. et Mme Jean-Marc Le Panse habitent ordinairement Villeneuve-l'Archevêque, à une vingtaine de kilomètres du Mesnil-Saint-Loup, et ont également au Mesnil, où ils viennent au moins le dimanche, une maison voisine de la maison d'Henri Charlier.*
*Les paroles d'Henri Charlier n'ont pas été enregistrées : elles sont rapportées de mémoire.*
8 décembre 1975. Henri Charlier se rend à l'église à 7 heures. Il assiste à la messe de l'Immaculée Conception. En sortant il va chez Mary Velut, l'ancien maire du Mesnil qu'il aime consulter pour son esprit de prudence lorsqu'il s'agit des affaires de la paroisse. Il « n'a pas eu chaud à l'église ». Dehors un vent froid souffle très fort... Et voilà que soudainement, il a grand peine à rentrer chez lui : ces deux cents mètres de montée n'en finissent pas ; sa marche est rendue difficile par une respiration très pénible, inhabituelle, qui lui suscite une vive inquiétude. Il fera cette révélation huit jours plus tard...
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Mais déjà dans le courant de la semaine, à son retour de Troyes, dans la soirée du jeudi 11 décembre, le jeune photographe qui procéda aux prises de vues des œuvres d'Henri Charlier à Notre-Dame de Lumière, s'arrêta à Villeneuve où il prenait une photo de la broderie du Calvaire :
-- Je viens de quitter Monsieur Charlier. Je lui ai porté les clichés. Il s'est montré satisfait et... soulagé ; oui, il m'a accueilli ainsi : « Ah ! vous voilà ! J'avais hâte... depuis quelques jours je sens comme un délabrement en moi. Il importe que l'album soit terminé ! »
Depuis la mort de Claude Franchet, Henri Charlier déjeunait le dimanche avec les Le Panse, venus de Villeneuve-l'Archevêque, dans leur maison du Mesnil.
A l'Angélus, il pénétrait dans la cour enveloppé dans sa grande cape noire toute râpée par l'âge, un peu penché, son visage disparaissant presque sous son vaste béret basque.
Ainsi, il était midi, le dimanche 14 décembre. Comme de coutume, la famille Le Panse l'attendait ; et voilà que se présente une voisine, Hélène Velut (la femme du menuisier qui était le premier voisin d'Henri Charlier) :
-- M. Charlier n'était pas à la grand messe ce matin. Il a été fatigué toute la semaine. Peut-être ne va-t-il pas venir déjeuner chez vous !...
Pourtant Jean Marc Le Panse fait un saut jusqu'à chez lui et l'amène par le bras.
-- Non, mais non... Ce n'est pas une imprudence. Je suis bien couvert, chez vous il fait bien chaud... et puis... je ne voulais pas vous donner tout ce mal...
Il est silencieux et soucieux ; à un moment il murmure, comme pour lui-même :
-- C'est curieux, depuis quelques jours, je sens comme un délabrement en moi...
Il refuse de s'arrêter à la pensée de demander le docteur.
Le lundi soir :
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-- J'ai demandé à Hélène Velut de téléphoner au docteur. Il viendra me voir demain matin.
Le lendemain soir. Il est debout à son évier en train de remplir sa bouillotte d'eau chaude :
-- Eh bien ! Voilà, mes enfants... Je fais de l'angine de poitrine... Je ne suis pas surpris. J'y pensais beaucoup. Je voulais savoir... mon père est mort de cela !...
-- Vous n'allez pas rester seul. Nous pouvons très bien coucher dans la « grande salle », à côté.
-- Je ne veux pas vous donner ce dérangement. Rassurez-vous, je ne sortirai pas. Hélène Lagrange (la servante de la maison des Pères) m'apporte mon repas de midi. C'est convenu ainsi.
-- Alors je vous apporterai votre potage du soir et quelques gâteries.
Ce qui fut fait le lendemain mercredi dans l'après-midi. Même Le Panse en profite pour insister :
-- Ce serait si simple pour Jean-Marc et moi de venir dormir près de vous. De refuser, vous nous peinez, croyez-moi. Vous savez bien que ce n'est pas plus de vingt minutes de trajet.
-- Mais non... mais non... Je ne veux pas que vous vous dérangiez comme cela pour moi.
Si la chambre où il travaille à son petit bureau, près de la fenêtre, est fort bien chauffée par un grand radiateur électrique, la petite cuisine est glaciale. Il est obligé d'y pénétrer pour y faire chauffer son potage ou son petit déjeuner...
Il continue à lire son office la nuit ; et le matin il se lève toujours à l'Angelus.
-- Et vos médicaments ?
-- Ah ! ça ! Je n'y touche pas ! Ils sont là. Hélène les a pris hier à Estissac. Mon pendule fait barrage : ils me sont contraires... Si j'ai fait venir le docteur, c'était pour être fixé sur mon état...
La question des médicaments était donc « classée ».
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A Hélène Velut, comme aux Le Panse, il interdisait d'alerter ses nièces. Il avait le plus grand souci de ne pas les inquiéter...
Le vendredi matin, Mme Le Panse téléphone à son docteur d'Estissac :
-- Évidemment, le grand âge est là. Je vous l'affirme il peut très bien se remettre. Il a une telle résistance. Bien sûr, il ne doit pas sortir au froid.
-- Quand le reverrez-vous ?
-- Dès qu'il aura fini ses médicaments...
De toute évidence il ne mangeait à peu près plus rien. Toute la journée, il continuait assidûment à écrire à son bureau. Il allait aussi deux fois par jour au bout de l'allée de la cour jusqu'à sa boîte à lettres ; il ouvrait et fermait ses volets de l'extérieur. Son premier sommeil était bon. Ensuite il lisait et récitait son office. Mais comment le décider à se laisser soigner...
-- Et votre belle robe d'oblat, Tonton... Vous croyez qu'il nous sera possible de vous la passer, quand vous serez raide ?
Il eut un bon sourire :
-- Bon ! Eh bien mes enfants, j'accepte. Dimanche vous m'installerez chez vous. C'est entendu !
Depuis plus de cinquante ans, aux dimanches de l'Avent et de Carême, Henri Charlier, revêtu de sa coule, prenait place dans le chœur de l'église du Mesnil après avoir suivi la procession d'entrée. Lorsque Monsieur le Curé Chambrillon adopta le nouveau canon de la messe, Henri Charlier rompit sa religieuse présence au chœur. Il ne remit plus jamais son habit d'oblat olivétain, manifestant ainsi son désaveu.
Le dimanche 21 décembre, la chambre est prête à le recevoir. Mme Le Panse se rend chez lui à 11 heures. Il a prévu deux paniers : dans le premier on entasse ses livres de chevet, son bréviaire, ses crayons et toute sa correspondance en cours ; dans l'autre le crucifix sculpté qu'il a toujours eu sur sa table de travail ;
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le portrait de Tante Mimi, son bouquet à la main, qu'elle allait offrir à saint Louis (photo prise le jour de leurs noces de diamant), un très joli buste d'une Vierge et l'enfant Jésus, œuvre de Py (ancien élève de Charlier), une Vierge que Tante Mimi aimait contempler sur la commode en face son bureau. La Vierge était toujours fleurie.
-- Alors... je vais quitter ma maison...
-- Mon Tonton ! ... On va si bien vous choyer... Vous pourrez peut-être y revenir aux beaux jours !...
-- Ah ça, non ! Je m'installe chez vous, j'y resterai. Je serai bien. Je ne peux plus être seul !
-- Et votre robe ?
-- Vous avez raison. Prenons-la. Dans le haut de l'armoire.
Elle attendait, nettoyée, soigneusement pliée dans un linge.
-- Eh bien, où est Jean-Marc ?
-- Il rentrera ce soir. Figurez-vous qu'il est parti hier soir à Écône... pour ramener notre Cécile. Il va donc arriver avec elle.
Il murmura : « Cécile ! Grande fille ! J'imagine quelle peine elle doit avoir... et pourtant... Cécile au Mesnil ! »
Il était délivré de l'angoisse inavouée de sa solitude. A quatre heures arrivèrent nos deux voyageurs. Il nous demanda sa bibliothèque indispensable restée chez lui. En trois ou quatre paniers tous ses livres en train furent déménagés et remis sur les mêmes étagères, dans le même ordre, à son chevet dans sa nouvelle chambre.
A 17 heures, un thé abondant lui suffisait et lui tenait lieu de repas du soir. Depuis sa maladie -- et c'était nouveau -- il préférait de beaucoup une nourriture sucrée.
Un bon potage ne le tentait plus du tout. A 18 heures, il aimait être au lit : là il disait ses complies et lisait encore un peu avant de s'endormir.
Le lundi matin, 22 décembre, il précisa sur une carte de visite que désormais il résidait chez les Le Panse : information pour le facteur et les visiteurs, mais il voulut lui-même planter le carton sur sa porte.
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Ce lundi, visite de Jean Madiran. Le soir, conversation au téléphone avec sa nièce Marguerite.
Le mardi 22, au petit déjeuner, il fit demander à Hélène Lagrange de venir le voir. Cette dévouée personne qui consacra toute sa vie au service du monastère et fut aussi, dans le passé, employée chez les Charlier, vint aussitôt à la maison.
Dans l'après-midi, il voulut retourner chez lui pour montrer comment brancher un radiateur électrique : il fallait assainir la pièce du fond, très humide... et puis, dehors encore, expliquer comment fermer ses volets en glissant une tuile d'ardoise entre le bois et la pierre de la fenêtre.
En prenant le thé, Henri Charlier annonça à Mme Le Panse que Monsieur le Curé viendrait le lendemain matin à 8 heures lui donner l'extrême-onction. Il avait fait faire la démarche par Hélène Lagrange.
-- Je me sens très bien...mais tout de même, on ne sait jamais. Je préfère recevoir le sacrement en toute connaissance. Je ne suis quand même pas à l'abri d'une crise brutale.
Comme la veille, il avait apporté son courrier sur le coin de la table pour être posté. En passant sur la place de l'église Mme Le Panse croisa le père Louis-Marie et lui demanda s'il venait, peut-être, confesser M. Charlier.
-- Mais pas du tout... Hélène Lagrange vient à l'instant de me rapporter les paroles de M. Charlier : « Je ferai à Monsieur le Curé l'honneur d'entendre ma confession. »
Henri Charlier espérait fermement que la mort des paroissiens du Mesnil, toute marquée du sceau de la Sainte-Espérance, contribuerait à la conversion du nouveau curé.
L'abbé Gilles Duboscq, fils de Claude Duboscq et filleul d'Henri Charlier, vint le visiter ce soir-là, après sa confession. Il repartit le soir même, pour rejoindre un camp du M.J.C.F. dont il était l'aumônier.
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Le lendemain matin mercredi, vigile de Noël, Henri Charlier était debout à six heures et demie, comme convenu, pour prendre son petit déjeuner.
Bientôt tout fut prêt pour l'extrême-onction.
-- Merci ma grande fille, merci... Tout est bien ; c'est parfait.
Henri Charlier très ému -- il avait des larmes -- se tenait à genoux au pied du lit et il y demeura, car malheureusement le sacrement ne comporte plus qu'une seule onction sur la poitrine ; puis il reçut la Sainte Hostie.
-- Je ne serais pas étonné d'avoir la visite de Sœur Marie Espérance ce matin. Il y aura sûrement un groupe d'oblates de Saint-François de Sales à l'enterrement de Jules Huguenot (sa petite fille étant novice dans la congrégation).
Il retourna à son bureau, toujours très assidu à sa correspondance.
Effectivement à 11 heures et demie arrivait Sœur Marie Espérance, toute réconfortée de savoir son oncle installé chez les Le Panse.
Dans la cuisine, en raccompagnant sa visiteuse, à midi, Henri Charlier remarque la bûche de Noël, cadeau des Oblates qu'elles font chaque année pour les vieillards.
-- Je veux saluer Sœur Économe. J'ai trop travaillé avec elle quand j'étais à Notre-Dame des Lumières pour ne pas aller la saluer.
Sœur Marie Espérance propose vivement d'aller la chercher.
-- Non, c'est moi qui irai !
Là-dessus, il fit un demi-tour quasi militaire :
-- Françoise, c'est un ordre : allez me chercher ma cape et mon béret.
Et le voilà sorti, appuyé sur sa canne qu'il prenait rarement... Pour lui gagner du temps, Sœur Marie Espérance courut devant à la recherche de Sœur Économe qu'elle ramena à la hauteur de sa maison. Il avait avancé jusque là, heureux de saluer sa compagne de travail à Notre-Dame des Lumières.
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Avant de passer à table il prit délicatement la fameuse petite bûche :
-- « Mais regardez donc, ce beau travail... Ces couleurs ! Ah ! Je vous assure qu'elles savent cuisiner ! Vous me dites que Jean-Marc sera là plus tôt ce soir... Il doit se libérer sur les cinq heures. Eh bien, nous l'attendrons. Je veux qu'il en profite. Nous la mangerons avec lui ! »
Il déjeuna de très bon appétit.
Après le déjeuner, comme de coutume, il s'est reposé. Puis à trois heures, il s'est remis à son bureau pour continuer son courrier.
Mme Henriette venue au début de l'après-midi s'absorbe dans son ménage. Elle partira à cinq heures. A trois heures et demie Mme Le Panse et sa fille Cécile quittent la maison pour Villeneuve, faire rapidement quelques emplettes.
Au retour, il est cinq heures. A cet instant même, de Villeneuve, Jean-Marc Le Panse rassurait au bout du fil Marguerite, la nièce aînée : « Je vous l'affirme, le Tonton va bien ; vous pouvez passer un bon Noël. »
Sitôt descendue de voiture, Mme Le Panse se dirige vers la fenêtre de sa chambre, pousse ses volets. Henri Charlier à demi allongé, le buste renversé sur le lit, les jambes en dehors, ses pieds touchant le sol. Son courrier est posé sur le coin de la table de la cuisine. Cécile le prend et sort pour le poster. Mme Henriette venait de partir.
-- Ah ! c'est vous ! ... Françoise !
-- Vous êtes gelé ! Je vous fais tout de suite une bouillotte.
-- Oui... c'est cela... je vais me réchauffer.
Et il explique, très bas, en respirant très péniblement :
-- Je viens d'aller poser mon courrier sur la table. Et c'est en revenant dans ma chambre... J'ai voulu aller à mon placard prendre un mouchoir. J'ai eu comme un flot de sang qui montait dans ma poitrine.
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Je ne voyais plus clair. Je me suis cramponné à la porte du placard. J'ai cherché mon lit. J'ai failli m'évanouir, et puis... me voilà. C'est sûrement très grave. Je vais peut-être mourir. Voulez-vous appeler le docteur ?
Il a bien du mal à respirer. Il se tourne légèrement :
-- Françoise... c'est dur de mourir.
-- Mon bon Tonton... Jean-Marc va arriver. (Au bout du fil, Jean-Marc ne répond pas !)
A peine un quart d'heure et le docteur se penche sur son patient. Immédiatement, il fait dans le bras droit une piqûre qui semble bien soulager la respiration. Il examine les yeux, prend la tension, puis s'arrête pour considérer attentivement son malade qui lui parle très sereinement.
-- Vous autres médecins, vous êtes là pour prolonger la vie ; je sais que vous allez déployer toute votre science pour soulager mon état... et peut-être me prolonger. Mais quelle sera la volonté de Dieu ?
Le docteur se retire dans la pièce à côté :
-- Son état est très grave. Il est mourant. Et pourtant... je craindrais d'être criminel de ne pas tenter quelque chose : une si grande intelligence, demeurée si lucide, mérite une tentative -- la tente à oxygène -- le transporter tout de suite en ambulance à Troyes.
-- Docteur, y a-t-il une seule chance ?
-- Je crains de ne pas faire tout mon devoir !
-- Eh bien docteur, puisque vous reconnaissez sa magnifique lucidité, il serait équitable que vous lui exposiez la situation, à lui-même.
Ce jeune docteur n'avait peut-être pas vingt-cinq ans. Avec la plus grande délicatesse il revint près de son malade :
-- Il serait bon que l'on vous transporte tout de suites Troyes pour vous aider à respirer sous la tente à oxygène. Henri Charlier le regarda bien et lui dit posément :
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-- Pouvez-vous m'affirmer qu'alors j'aurai une chance de guérir ? Je suis touché de votre empressement... Mais si vous ne pouvez pas me donner cet espoir, je vous le dis fermement : je veux mourir ici, dans ma famille spirituelle, entouré de leurs prières... Et puis... voyez-vous... je m'en remettrai à la décision de Jean-Marc.
Alors Mme Le Panse et sa fille Cécile, à genoux à son chevet, commencent à lire les prières des agonisants. Henri Charlier répond aux litanies. De l'autre côté du lit, le jeune docteur assis, écoute, immobile, ce concert de foi et d'espérance en la puissante intercession des habitants du ciel. Cécile se retire. Dans un ultime effort, Henri Charlier se dresse sur son séant :
-- Françoise, je bénis tous vos enfants et tout spécialement votre petite Bénédictine.
Il trace alors dans l'espace, en avant, un grand signe de croix en prononçant lentement : « Au nom du Père, et du Fils et du Saint Esprit. »
Et puis tout à coup :
Vite, Françoise, vite, trouvez-moi le lavement des pieds du Jeudi-Saint, l'*Ubi Caritas*. Il faut venir me le chanter ici.
Dans l'émotion, Mme Le Panse et Cécile ne parviennent pas à trouver les gros missels.
On entend arriver la voiture de Jean-Marc Le Panse. Le docteur, qui n'avait pas bougé, se lève pour aller à sa rencontre, et lui expose la situation. Réponse :
-- Docteur, pouvez-vous m'affirmer que je serai autorisé à demeurer près de lui ? ... Non ? Alors il n'en est pas question.
Jean-Marc vient embrasser Henri Charlier.
-- Ah ! C'est vous, Jean-Marc ! C'est dur de mourir !
Il a beaucoup de mal à respirer.
-- Mon Tonton, on vous garde. Vous restez ici avec nous !
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-- Ah ! Merci Jean-Marc ! Je suis bien soulagé ! Merci ! ... l'*Ubi Caritas !*
Jean-Marc revient tout de suite avec les gros livres. Au passage, il en donne un au Père Louis-Marie qui arrive juste à ce moment précis. Il est à peu près six heures un quart. Le Père et Jean-Marc entonnent bien haut la première antienne et enchaînent les suivantes, alors que la respiration d'Henri Charlier est devenue bien calme. Il semble ne plus souffrir. Après la septième antienne, c'est l'*Ubi Caritas* et le dernier verset.
Henri Charlier respire encore... mais à peine... Le chant a duré plus d'un quart d'heure...
Le Père Louis-Marie s'excuse à voix basse : « Les gens sont déjà arrivés à l'église pour les premières vêpres. Je vais avoir à confesser ; je reviendrai tout à l'heure. »
A peine est-il sorti que Monsieur le Curé se profile dans la chambre. Il contourne le lit et commence à réciter le nouveau Notre Père. Jean-Marc couvre sa voix avec l'ancien. Monsieur le Curé se met au diapason...
Deux ou trois « Je vous salue Marie » encore... Jean-Marc se penche plus longuement. Henri Charlier s'est éteint. Nous n'avons pas saisi son dernier souffle. Il est près de dix-neuf heures. Jean-Marc lui ferme les yeux.
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### Le roc d'un être inentamable
par Louis Salleron
QUAND JE PENSE À HENRI CHARLIER, le premier souvenir qui me vient à l'esprit remonte à une cinquantaine d'années. J'étais à Solesmes. Me promenant dans le cloître, j'aperçus une statue qui venait d'y être placée dans un angle, ou que peut-être je n'avais pas remarquée précédemment. Un moine ami me dit qu'elle était d'Henri Charlier.
Était-ce une statue de la Vierge ? ou de saint Joseph ? ou de quelque autre saint ? Je n'en ai pas gardé le souvenir. Mais le nom d'Henri Charlier me frappa. Il ne m'était pas inconnu. Aussi eus-je l'impression de faire connaissance du sculpteur lui-même, déjà célèbre à l'époque. Je le vis à travers sa statue et c'est cette image que j'ai toujours gardée de lui.
Quelle image donc ? Je ne saurais le dire exactement. Le nom de Charlier se mêlait à celui de Charlieu où j'étais passé un an ou deux plus tôt, quelque part entre Roanne et Charolles, et dont l'abbaye m'avait fasciné. Charlier, Charlieu, c'était pour moi de la vieille France, belle et chrétienne, la sève et le sang d'une civilisation qui survit incompréhensiblement dans un siècle de laideur et de barbarie.
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Je voyais donc, avec ma statue, le sculpteur de nos grandes cathédrales et de nos petites églises de campagne, un terrien, un artisan, un croyant, un personnage de « L'annonce faite à Marie », l'homme à la bêche ou l'homme à la truelle, l'homme de la glèbe ou de la glaise, le compagnon du Tour de France, le paroissien de sa paroisse et le fidèle de sa confrérie -- une sorte de Péguy de la sculpture.
Depuis Solesmes, j'ai vu bien des œuvres d'Henri Charlier. Elles m'ont toujours saisi. Cependant qu'on veuille bien ne pas me soupçonner de quelque critique insidieuse si je dis que je suis plus sensible à leur tendance, à leur élan, à leur inspiration qu'à leur réalisation. C'est un art essentiellement spirituel et volontaire. Il refuse toute concession à l'attente. Il proclame sa foi selon ses propres canons de la beauté, dont la douceur n'est qu'intérieure. Il a son style. On ne peut que l'accepter ou le refuser. Mais c'est un style, et qui s'impose, comme s'impose le style de Maurice Denis, ou celui de Rouault, qu'on aime ou qu'on n'aime pas, mais qui est parce qu'il est le style d'une personnalité extraordinairement forte.
Par ITINÉRAIRES j'ai découvert la profusion originelle de ce créateur. C'était une source perpétuellement jaillissante. Dans une immuable profession de foi il révélait une méditation continue alimentée par une immense culture. Je ne sais si j'en admire davantage l'intensité, la rigueur ou la sérénité. Cet homme de l'Évangile était un personnage biblique. Il vivait de plain pied avec la réalité. Quelle reconversion aurait-il eu à opérer pour s'apercevoir que le monde extérieur existe et qu'il reste éternellement à évangéliser ? Il en avait fait le tour dès longtemps et n'avait pas à arbitrer de la justice dans la Révolution et dans l'Église, car c'est dans l'Église qu'il avait trouvé la justice et on ne lui ferait plus découvrir la justice ni à plus forte raison l'Église dans la Révolution. Quand il faisait une incursion dans les problèmes politiques ou sociaux son ton était proudhonien, mais c'était d'un Proudhon que cent années d'expérience et de marxisme ramenaient au christianisme originel.
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Ce paroissien du Mesnil-Saint-Loup n'avait pas besoin de l'affaire Lip pour comprendre le désarroi des paroissiens de Palente, mais il eût été mieux à même que Maurice Clavel de leur indiquer la seule voie qui pouvait les mener au salut.
C'est à Mesnil-Saint-Loup précisément que j'ai fait sa connaissance en chair et en os, il y a très peu d'années. Je passais par là. On m'indiqua sa maison. Je poussai une grille et, dans un jardin plein d'herbe, vis une échelle contre un cerisier. En haut de l'échelle, parmi les feuilles, on distinguait une silhouette. « Est-ce que M. Charlier est là ? » -- « Je descends. » Je me nommai. « Ah ! Entrez donc ! » Il m'offrit des cerises et me mena dans un atelier où pendant près d'une heure nous bavardâmes. Une fois de plus, ma mémoire me trahit. De ce genre de rencontre je garde des impressions très vives que ne soutiennent plus ni les paroles ni les faits. J'admirais ce vieillard plein de verdeur qui me parlait d'un tas de choses avec une présence d'esprit, un bon sens, un réalisme où je touchais du doigt le roc d'un être inentamé et inentamable.
Parfois, depuis lors, j'ai reçu de lui un petit bulletin où il faisait le point de ses démêlés avec son évêque pour sauver l'œuvre du P. Emmanuel. J'y trouvais toujours, avec une fermeté inébranlable, cet équilibre et cette pondération dont il ne se départissait en aucune circonstance. La foi était vraiment chez lui la garantie de cette espérance invincible qui habitait son âme.
Je ne l'ai revu qu'une fois, à la vente de charité d'ITINÉRAIRES le 15 mars 1975.
Il est curieux que cet homme que je n'ai pas vu deux heures dans ma vie me paraisse un familier de ma pensée. Par son frère André, il est vrai, un lien s'établissait. Mais Henri et André, c'était, quant au tempérament, le jour et la nuit. Je n'ai d'ailleurs jamais parlé d'Henri avec André. Ils étaient très différents ; et pourtant je les voyais déjà et je les vois mieux encore aujourd'hui comme des projections complémentaires du même homme profond. Peut-être étaient-ils simplement l'un et l'autre des chrétiens comme on n'en fait plus.
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Des convertis, mais de la race des saint Paul et des saint Augustin qui deviennent les plus sûres fondations de l'Église. André, sans que rien pût ébranler sa foi, avait beaucoup souffert de la crise de l'Église et était mort après de longs mois de souffrances supportées stoïquement. Henri n'a pas dû moins souffrir mais ne le montrait pas (sauf peut-être à ses intimes). La mort l'a abattu d'un seul coup. Rien qu'à eux deux ils faisaient comprendre la communion des saints. Puissent-ils nous en faire bénéficier !
Louis Salleron.
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### « L'art et la pensée »
par Hugues Kéraly
HENRI CHARLIER a laissé sur sa vision de l'art un livre qui pulvérise résolument les manières habituelles d'aborder la question. Sous la plume d'un simple philosophe, cela pourrait sembler suspect, mais Henri Charlier sait de quoi il parle, et on peut suivre les huit « tableaux » de *L'art et la pensée* sans crainte de se retrouver à mille lieux des exigences imposées par le sujet. Le discours des philosophes a tout embrouillé, et plus encore celui de la critique. L'art ne relève pas d'un statut distinct des autres disciplines fondamentales de l'esprit, ni d'une forme spéciale de « sensibilité » ; il obéit, ou se refuse, aux mêmes lois que la pensée discursive en général, dans sa recherche de la vérité. Et ceux qui nous distillent la « psychologie » de l'art n'imaginent pas à quel point leurs meilleures découvertes restent en deçà de sa vérité. L'art est une *métaphysique,* c'est-à-dire un langage universel sur l'être et la création.
On le voit dès le premier pas de sa démarche propre, dans l'essence intellectuelle et comme divine de toute inspiration. La même idée nous est suggérée par le récit de la Genèse, où il est dit que Dieu crée l'homme « à son image », c'est-à-dire capable d'atteindre à son tour, selon diverses voies, aux lois d'un univers dans lequel il fut créé non seulement animal, mais sensible et pensant.
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L'inspiration est un donné, une vue sur l'être qui finit mystérieusement par s'imposer à l'esprit, à condition qu'on s'y prépare sans impatience de la provoquer. Quiconque s'est essayé au dessin d'imagination (et même au figuratif) comprend cela aussitôt. La réussite d'un dessin est sans commune mesure avec les déterminations dans l'espace du modèle ou du thème qui l'aura inspiré : elle vient de l'idée, du caractère essentiel qu'il exprime, par le biais de la forme, et les images, les mouvements que cette forme compose pour nos yeux de chair ne servent ici, comme les mots dans le langage, que de support au développement d'une pensée. Toute création de l'art est une parabole : « une parabole de la pensée dans un autre langage que le langage commun » (p. 19).
On peut trouver de la ressemblance et même de la vérité psychologique dans un portrait dont le modèle nous serait connu. Mais ce n'est pas cela qui en fait un « beau » portrait pour les générations à venir. Henri Charlier montre bien que ceux que nous admirons aujourd'hui dans les musées furent jugés tout à fait médiocres par leurs contemporains, et sont, de fait, remarquablement vides d'expression. L'art donc n'imite pas la nature, mais en la pénétrant, en l'ordonnant, en l'élevant dans son langage propre, qui est celui des paraboles visuelles, et selon le plan spirituel voulu par Dieu, il « achève » l'œuvre de la création (p. 90-91).
Si, frappé par quelque rencontre avec la beauté de la nature, je taille un crayon et que je réfléchis, il me viendra sans doute des éclairages ou des intuitions de détail, en rapport avec telle ou telle sensation visuelle, mais rien qui ressemble à l'éclair d'une inspiration, capable d'élever toute une somme de connaissances sensibles au mouvement et à l'unité d'une véritable découverte. On peut avoir l'idée de traiter un sujet, la volonté bien arrêtée d'y mettre un certain poids, un certain sens, et toutes les ressources techniques à sa disposition, ce n'est pas encore une inspiration au sens que l'artiste suppose à ce mot. Pour accéder à l'art, c'est-à-dire à l'état de grâce d'une sorte de communication directe avec l'ordre du monde, la chose à éviter est de penser au trait qui bientôt va surgir ;
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ou du moins d'y penser comme à la traduction photographique de quelque sensation, lorsqu'il s'agit d'offrir un tremplin aux balbutiements de l'homme en direction de l'*ens* et de sa vérité. « C'est la forme, entendue au sens de saint Thomas, qui est la réalité étudiée par l'artiste. Un peintre pense la sève, et la pesanteur, leur débat d'un pôle à l'autre, la vie luttant au moyen des forces naturelles contre ces forces mêmes et le mystère que ces causes entremêlées représentent ; il peint une branche qui file en l'air avec son feuillage retombant. La qualité du dessin dira si l'artiste a su s'exprimer » (p. 68).
Le trait premier jeté, celui dont la direction va décider l'ordonnance essentielle de l'œuvre, est le fruit de l'attente en marge du papier, de la pâle arabesque où la mine s'essaye, des harmonies secrètes qui nous travaillent au cœur et que scande le pied oublié sous la chaise. L'intuition artistique reste toujours un donné, monnayable en formes et en couleurs, mais c'est un donné qui s'impose de l'intérieur, généralement à l'improviste, et qui s'impose d'abord d'une manière informe à l'esprit : « une vue purement intellectuelle de quelque réalité », écrit Henri Charlier (p. 172) ; « un don de Dieu », dit le poète, qui dit vrai pour toutes les expressions de l'art, dès lors qu'on ne l'égare pas de sa finalité.
Il en va ainsi jusque dans le domaine de la création littéraire sans visée poétique, où l'inspiration aime à prendre son vol en marge (et parfois à côté) du sujet. Quand la plume levée, prête à saisir la ligne, attend le premier mot que la main va lancer, ce qu'il faut oublier, sacrifier un instant sur l'autel des musiques intérieures, c'est le schéma trop cru de l'œuvre, l'élan déjà choisi d'une certaine histoire ou d'un bout de démonstration. Pour être démonstratif, hélas, il ne suffit pas encore d'avoir raison : l'art est indispensable non seulement à la beauté, mais à la vérité même de tous nos raisonnements, si l'on entend en partager quelque chose avec autrui.
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« Il faut perdre l'illusion, écrit Henri Charlier, que la vérité puisse se communiquer avec fruit sans l'éclat qui lui est connaturel et qu'on appelle le beau, sans que soient affirmées tout au moins dans l'art d'écrire et d'exposer sa pensée, cette liberté et cette nouveauté des âmes à qui Dieu confie par le moyen de sa grâce la suite de son action en ce monde temporel » (p. 36).
Et ce qu'on appelle le « style » en littérature, où certains croient reconnaître le tempérament d'un auteur, voilà peut-être ce qui en lui se commandera le moins. Car une belle langue traduit toujours une belle inspiration (suivie, pour la plupart, de beaucoup de travail), et toute inspiration, comme mouvement de l'âme, reste aux antipodes de l'esprit de recette, de ce mécanisme vulgaire des mots mis ensemble pour satisfaire aux habitudes et aux limites de nos appétits. Le style de tous nos grands écrivains échappe aux classifications de la critique, parce qu'ils ne le « possèdent » jamais eux-mêmes complètement.
Le premier mot écrit doit naître de lui-même d'un au-delà des mots qui s'est imposé dans l'esprit avec suffisamment de force pour en suspendre les mécaniques et le vagabondage. L'intelligence n'a rien à faire ici de la rapidité, ni de cette forme bien française d' « esprit » où avortent dans l'œuf la plupart de nos méditations, pour se dissoudre dans la médisance et le jeu de mots ; elle consiste au contraire, par un certain nombre de disciplines mentales, à ralentir assez en soi-même l'orgueilleux tumulte ordinaire de la pensée pour donner une consistance nouvelle aux concepts et à leurs enchaînements, comme un beau tableau donne un contenu et une intensité nouvelle à n'importe quel sujet, en y arrêtant la vue.
Tel est l'étrange lien -- du moins le plus total -- qui unit le dessin à la littérature. L'un superpose un trait au trait déjà fixé, qui s'allie au mouvement du second pour jaillir en direction du troisième : cette *tension* du trait, dans le dessin, est la marque d'une inspiration authentique, parce qu'elle témoigne de l'abstraction qui s'est matérialisée dans l'œuvre, de la « parabole » conçue par l'esprit sur une donnée des sens, avec la plus grande simplicité possible de moyens. L'autre ordonne un discours qui voudrait, par delà les mots, enchaîner le regard du lecteur au mouvement, au déploiement dans l'espace d'une certaine intuition de la pensée :
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la beauté du style implique comme dans une symphonie le sentiment d'une nécessaire progression. Et tous deux sont issus d'un temps d'indétermination, d'un bruit peut-être, d'un regard, d'un accord retrouvé, pour entrevoir, dans l'objet oublié là-bas près du fauteuil, ou dans un souvenir, un éclat de la vérité à naître... Nous pouvons bien supposer que dans la vie de l'artiste, cette seconde seule lui permet de toucher au divin ; et qu'il faudra parfois des années pour en inscrire l'émerveillement au cœur d'une œuvre capable tant bien que mal de lui succéder.
Le dessin est plus beau, dans l'ordre des techniques. On voit bien que c'est lui qui le mieux dissimule la bavure initiale du jet, l'imperfection foncière de tous nos commencements d'exécution, rapidement ensevelie sous l'aspect de l'ensemble. Mais lorsque l'on écrit, est-ce que tout ne tend pas à corriger l'erreur du premier mot lâché, la formidable erreur du premier mot à l'encre sur un si beau papier ?
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« Les véritables écoles d'art sont en petit nombre. Tout au fond, elles se divisent en deux classes ; celles qui croient à la vérité et, finalement, cherchent Dieu en toute chose ; celles qui ne croient qu'à leurs sentiments sur toute chose et sur Dieu même. »
Ces lignes de *L'art et la pensée* (p. 69), comme d'ailleurs tout l'ouvrage, qui devait attendre une génération pour trouver son éditeur, furent écrites au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Il n'est pas besoin de se promener longuement au palais Beaubourg, ou dans nos musées d'art moderne, pour voir « l'école » qui prévaut aujourd'hui. L'art est entré dans une radicale impasse en se refusant au mystère de sa vocation proprement métaphysique parmi les enfants des hommes : l'amoureuse recherche de l'être et de sa vérité, dans un langage accessible aux plus humbles d'entre eux ;
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il lui a substitué une sorte de divinisation phénoménologique de l'état d'âme et du sentiment, avec priorité absolue au plus obscur et au plus bas ; mais cette impasse est exactement semblable à celle qui dénature et saborde sans retour, dans le monde moderne, la raison même de l'entreprise philosophique. Dans l'abyssale erreur de perspective introduite en Occident par Descartes et l'idéalisme kantien, qui consiste à faire du problème de la connaissance l'interrogation préalable et finalement unique de toute philosophie, vient se perdre et mourir sous nos yeux la génération d'artistes qui aura hissé le délire du moi à la dignité du tout.
Pour sortir de ce gouffre l'art et la philosophie, pour les remettre en situation de progresser vers leurs fins propres, il faudra revenir aux principes du réalisme chrétien ; autrement dit, les ramener tous deux, sinon dans la dépendance, du moins dans la lumière et l'univers mental d'une théologie moins primaire que celles qui dominent cérébralement le monde d'aujourd'hui. Seul en effet le Dieu personnel et transcendant du christianisme me garantit à la fois l'existence, la consistance de l'extramental, et la capacité de l'esprit à penser l'univers au moyen d'images et de langages qui s'en distinguent pourtant tout à fait. Sans Lui, à moins de s'appeler Aristote ou Plotin, l'intelligibilité du monde qui nous entoure se fait radicalement inintelligible, et chacun est renvoyé avec son « art » désormais inutile aux macérations douces-amères de la subjectivité. Dieu garantit en somme à l'esprit humain la constitution, la permanence et la crédibilité de toute sa création. C'est peut-être ici un acte de foi, mais il est exigé par notre Foi même, et les autres nous conduisent plus ou moins vite à la folie.
Le moins philosophe pourra s'en convaincre par une réflexion très simple sur les données premières de la Révélation. Le Seigneur, dit l'Écriture (Gen., 1, 26-27), crée l'homme « à son image et ressemblance ». Comment admettre dès lors que seule la créature physique bénéficie réellement de cette participation, et que l'intelligence -- autrement dit ce qu'il y a de plus humain en l'homme -- s'en trouve impitoyablement rejetée ?
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Ou encore que le Tout-Puissant dans ses œuvres s'emploie à nous tromper, en ne créant pas l'intelligence humaine *selon les mêmes lois* que l'univers physique dans son ensemble (hypothèse du Malin Génie, que Descartes lui-même rejette parce qu'elle aboutirait au scepticisme absolu) ?
Si donc l'univers est pour nous objet de science certaine, d'arts véritables, et terrain de productions concrètes capables de tenir debout tout en sortant de l'esprit, comme les voûtes d'une cathédrale, -- c'est que l'Intelligence suprême qui le crée constitue en même temps le Principe dont nous tirons nous-mêmes toute intelligence et toute vie : que Dieu n'a pas lésiné sur sa propre création, en la faisant solide et belle comme nous la voyons ; et qu'Il ne s'est pas non plus moqué des hommes, en les voulant ouvriers, sensibles et pensants.
Hugues Kéraly.
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### Les mains candides
par Antoine Barrois
RÉSUMÉ. -- *Charlier est le véritable héritier de Gauguin. C'est dans cette perspective que nous exposons ce qui constitue l'essentiel de sa pensée plastique : l'importance de l'art du dessin qui seul permet d'atteindre la forme. Nous avons emprunté à une image de Dom Bellot le titre du second* point (*et de l'ensemble*) *qui traite de la transfiguration chrétienne de l'art.*
*Dédiée à la mémoire de Claude Franchet, cette étude n'a pas d'autre ambition que de donner au lecteur l'envie d'en savoir plus et de s'approcher par lui-même des œuvres dont il est question ; approchant ainsi un peu plus près du cœur de la création et de son Créateur.*
#### 1. L'héritier de Gauguin
Le regard retrouvé
Gauguin avait trente-cinq ans lorsque naquit Charlier. Le petit garçon qui naît à Montmartre alors que l'on y construit la basilique du Sacré Cœur est son véritable héritier. Mais ils ne se verront jamais. Vingt ans plus tard, Henri Charlier travaille chez Jean-Paul Laurens, le portraitiste de Péguy.
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Après deux ans d'atelier il s'en va, se rendant compte qu'il n'y a là rien à apprendre. Et ce n'est qu'autour de sa vingt-cinquième année que Charlier voit quelques dessins de Paul Gauguin. Il découvre l'existence de notre plus grand peintre depuis la Pietà d'Avignon, en apprenant sa mort.
Depuis quelques années déjà, Charlier, réfléchissant sur son art, s'était rendu compte de l'importance de la réforme qui s'opérait. Il entrait de plain pied dans la pensée de Gauguin : comme méthode s'en prendre aux grandes abstractions. L'ouvrage des impressionnistes rendant à la couleur son rôle plastique, le travail acharné de Cézanne pour analyser l'espace, de Van Gogh pour retrouver un dessin ferme et libre, avaient résolu bon nombre de questions. D'un autre côté, Puvis de Chavannes, l'ancêtre, s'était attaqué à des œuvres de décoration monumentale, et devait par son chef-d'œuvre « Pauvre pêcheur » mettre Gauguin sur la bonne voie. Cependant le dessin de Puvis était souvent mou et sa pensée embarrassée d'un symbolisme littéraire et romantique. L'artisan du complet renouveau devait être Gauguin. Ce qu'il appelait synthèse -- et qu'il écrivait saintaise quand, peintre, il en avait assez des mots -- était un effort intense pour rassembler l'ensemble des moyens reconquis et les ordonner dans une juste hiérarchie. Ce penseur puissant avait rendu à l'art du trait sa place : la première. Il savait que la ligne existe et que la grande affaire c'est de trouver sa qualité. Voici comment Gauguin s'exprime : « L'essentiel dans une œuvre consiste précisément dans ce qui n'est pas exprimé : il résulte implicitement des lignes, sans couleurs ni paroles ; il n'en est pas matériellement constitué. »
Rodin, par d'autres chemins que Gauguin, atteignait au même résultat. Il interrogeait sans relâche le corps humain -- comme Gauguin qui n'aimait rien tant que peindre « les figures » -- et ne cessait d'approfondir sa connaissance de l'esprit qui meut la chair. Observateur à l'attention hors pair, il cherchait à rendre par la sensibilité de ses *profils,* la qualité exacte du mouvement profond qui animait la pose observée. Mais, en dehors de l'exercice pratique de son art, sa pensée ne s'élevait pas comme celle de Gauguin à la domination des grandes abstractions plastiques.
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Cette absence (relative) de conception lui a interdit le grand art monumental, dont Gauguin, à la suite de Puvis, a donné plusieurs exemples accomplis. Sa *Porte de l'Enfer* est un échec, parce qu'on ne peut pas faire une porte en entassant des poses vues, même organisées avec puissance. Il faut à la conception d'ensemble un autre principe d'unité, qui ne peut être, ici, qu'une forme tracée, obéissant à de justes proportions. Rodin, pourtant, était bien prêt de renouer avec l'héritage que la Renaissance avait laissé se perdre. Sa contribution de sculpteur à la réforme générale des arts entreprise de son temps, porte sur l'essentiel scruter et saisir d'un trait cette force inconnue qui fait que les choses sont. Les grands bonshommes que furent les prédécesseurs de Charlier avaient jeté un regard renouvelé sur le monde. Le regard de Van Gogh sur les branches de pommiers en fleurs, de Cézanne sur la montagne Sainte-Victoire, de Rodin sur le corps de l'homme était direct. Disons autrement que tous s'attachaient à retrouver un regard naïf. Le regard naïf par excellence c'est le regard de l'enfant qui voit ce qu'il voit, et sait que ce qu'il voit, EST.
Limites de la réforme
L'absence de docilité à l'égard du réel est la plaie du monde moderne. Le cancer du scepticisme a fait perdre cette qualité de regard que Dieu donne aux enfants et que les simples conservent. C'est aux hommes qui firent le mouvement intellectuel connu sous le nom de Renaissance que l'on doit cette perte. La Renaissance fut l'âge du regard par procuration. Les hommes qui ont inventé de voir le monde à travers l'antiquité païenne retrouvée -- qu'ils croyaient -- ont commis une lourde faute ; à double détente. En premier lieu, ils ont fait faire une grave « rechute » à l'humanité, comme Chesterton l'a montré. Le chemin qui va du Christ à Jupiter, du Paradis à l'Olympe, ne monte pas.
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Il ne descend pas non plus. Il va très exactement nulle part, d'illusions en mirages. Et secondement, Charlier y insistait beaucoup, ces hommes ont invariablement pris comme modèle ce qu'il y avait de plus faible : en art, par exemple, le romain et non le grec, en philosophie Platon et non Aristote, que saint Thomas nous avait rendu, transfiguré. Ce faisant, ils nous ont coupé du réel vivant au profit d'un passé mort et privé des vrais chefs-d'œuvre au profit des imitations ou des pensées moins sûres. Coup double, dont notre monde crève.
C'était ce monde agonisant et qui n'en finit pas de mourir que Gauguin fuyait. Quand on pense en formes il est impossible, ou quasiment, de s'abstraire de l'univers visuel dans lequel on vit : car il est le répertoire naturel de formes dans lequel on puise ; s'en affranchir en s'inspirant des autres, anciens ou modernes, c'est verser à coup sûr dans l'académisme et le pastiche. Donc ce que Gauguin fuyait, c'étaient les immeubles cossus aux décors monstrueux du Paris d'Haussmann. Nous le voyons aujourd'hui, ces édifices gardaient encore une trace de ce qu'est une maison, un théâtre, une église ; mais seulement à l'état ambigu de signe. C'étaient les vêtements que nous avons encore enlaidis, marqués déjà par l'esprit de bestialité qui triomphe à présent. La robe à crinoline, grand-mère chronologique de la mini-jupe, est aussi sa grand-mère spirituelle, si l'on peut dire. C'étaient les objets les plus humbles de la vie quotidienne, mobilier et vaisselle, envahis par les formes mécaniques et les ornements plaqués. Il fallait donc trouver un univers visuel convenable : Cézanne avait la Haute-Provence ou trois pommes, Van Gogh sa chambre ou un bouquet de tournesols. Les écrivains ont un problème analogue à résoudre : comment garder une langue vivante, fraîche et se garder du jargon des journaux qui défait quotidiennement leur langue. L'imagination fiévreuse de Gauguin ne se contenta pas de la Bretagne, il lui fallut un univers entièrement nouveau. C'est cela qui le conduisit à chercher la simplicité et la grandeur dont il désirait nourrir sa mémoire et sa méditation, dans le monde primitif et sauvage de l'Océanie.
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Et c'est là qu'il approfondira sans cesse sa réflexion sur l'énigme qu'est pour lui l'univers créé et l'aventure humaine. D'une très belle *Maternité* de Gauguin, Charlier disait qu'elle était digne de l'Antique. Le mot va loin. L'art de Gauguin se ressentait d'une absence ; il demeurait comme en attente ; il lui manquait son couronnement. Non que son art n'ait été spiritualiste : si Gauguin est le plus grand peintre des temps modernes, c'est à sa puissance de méditation qu'il le doit autant qu'à sa maîtrise de la forme. Mais il lui manquait d'avoir étendu aux autres domaines de l'esprit ce qu'il avait trouvé pour son art. Ce qui ne l'empêcha pas d'avoir, par exemple, une compréhension profonde du mystère du péché originel comme on le voit dans *Never More ;* jamais peut-être l'épaisseur de la chair sous le sceau du péché n'a trouvé d'expression si frappante. Et *Les cavaliers sur la plage* raconte magnifiquement la splendeur du paradis perdu. Gauguin concevait l'œuvre d'art en termes de parabole. Mais il lui manquait la foi et son regard en était obscurci.
L'esprit français
L'apport de Péguy, de Bergson ou de Claudel, opérant une réforme analogue à celle des plasticiens dans la pensée, le théâtre et la poésie, devait permettre à Charlier de prendre une vue beaucoup plus étendue de la réforme à faire. Nous ne parlons pas tant de sa conversion religieuse que de sa conversion intellectuelle. Bergson et Péguy y tinrent une place cardinale. Nous ne ferons que la signaler car il n'entre pas dans notre propos d'examiner ce que Charlier leur doit. Mais il est certain qu'il leur doit d'avoir élargi sa réflexion à d'autres champs de la connaissance ; de même, il doit à Satie et à Debussy une autre dimension encore. Le fait d'avoir vécu, jeune homme, ce profond renouvellement de la pensée et cet immense effort de ressourcement, permit à Charlier d'acquérir une culture considérable qui fut, chose non négligeable, contemporaine ; à l'état natif.
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Une chose est de philosopher sur et contre Descartes, une autre de voir paraître *Matière et Mémoire ;* une chose, de scruter les Primitifs, une autre de voir la première rétrospective Gauguin chez Vollard ; une chose, de se tourner vers Rameau, une autre d'être aux premières représentations de *Pelléas.* L'importance de la musique dans la pensée de Charlier est considérable. Jeune, l'essentiel de ses réflexions musicales a tourné autour de l'esprit français en musique. Car il n'arrivait pas à croire que les Français fussent musiciens seulement dans la mesure où ils préféraient à tout la musique dite allemande. Cette impiété naturelle au sens où Jean Madiran l'entend, qui consiste à piétiner Rameau et Couperin au profit de Bach et Beethoven, lui paraissait très grave. Autour de nous, ceux qui n'héritent pas de cette tradition musicale la célèbrent comme des plus grandes ; la plus grande depuis bientôt un siècle. Et nous, nous passons sans entendre la libre chanson de notre pays. C'est ainsi, par exemple, que toute une génération doit d'avoir connu les œuvres pour piano de Debussy à Walter Gieseking. Français, Yves Nat et Alfred Cortot, grands fabricants de récitals romantiques, auraient pu, peut-être, s'aviser que Debussy avait inventé une nouvelle façon de se servir d'un piano qui valait bien celles de Chopin ou de Schumann. Il est clair que Satie et Debussy ont échoué auprès des Français en ce qui leur tenait tant à cœur : débarrasser la musique, et donc la musique française, de l'influence allemande. Assez de choucroute, disait le bon Satie. Mais après tout ils n'ont pas échoué plus piteusement que les hommes qui s'étaient donné pour tâche de débarrasser la philosophie, et donc les philosophes français, de la tutelle allemande. Kant et Nietzsche règnent en maître ; Bach et Beethoven aussi. Quelques années plus tard, sa conversion se préparant, Charlier découvrira le chant grégorien, auquel il consacrera de nombreuses études et que, par la suite, il enseignera des années durant. Disons pour terminer cet aparté que, si l'on veut pénétrer la pensée d'Henri Charlier sur l'esprit français de la musique, il est nécessaire d'étudier ce qu'il dit du grégorien. Il y a, certes, d'autres raisons d'étudier ce qu'il en dit ; mais celle-là n'est pas mineure.
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Il en va de même de ses réflexions sur la poésie : ce qu'il explique du génie poétique français à propos de Claudel ou de Marie Noël n'est pas toute sa pensée sur la poésie ni sur ces poètes, mais cela permet d'approcher par une autre face cette pierre angulaire de sa pensée : son amour et sa compréhension de la tradition intellectuelle et artistique française. La fécondité de cet amour fut merveilleuse : à preuves éclatantes tant d'œuvres dignes des plus grandes. L'Ange d'Acy est digne de l'Ange de Reims et le Christ-Roi d'Anvers digne du porche de nos cathédrales. Vraiment, je le crois, on pourrait dire de lui : Voici Henri de France.
L'apport de Charlier
Donc, profitant du puissant courant de pensée philosophique, artistique et politique qui s'était fait jour à la fin du XIX^e^ siècle, Charlier était dans les meilleures conditions pour continuer l'œuvre entreprise par ses devanciers. L'ampleur de son esprit, sa puissance d'affirmation devaient lui permettre d'y ajouter, non seulement, le renouvellement des techniques de métier, mais les éléments d'un grand style décoratif
La peinture à l'huile, dit la rengaine, c'est plus difficile, mais c'est bien plus beau que la peinture à l'eau. Non ! dit Henri Charlier, c'est le contraire : la peinture à l'eau c'est beaucoup plus beau et plus difficile que la peinture à l'huile. La peinture de Puvis, comme celle de Gauguin, a un aspect sec, parfois dur et sévère. Le métier de ces peintres manque d'une certaine franchise d'allure que Piero della Francesca, par exemple, a toujours. Pourquoi ? Parce que la peinture à l'huile ne permet pas l'enregistrement direct et définitif du trait et du mouvement de la main. C'est la raison principale ; il y en a d'autres, mais nous n'entrerons pas dans les considérations techniques. Ceux que ces questions intéressent peuvent faire un pas de plus en lisant les écrits de Charlier, en étudiant attentivement ses œuvres, et, éventuellement, en s'adressant à ses élèves.
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Les tailleurs de pierre se répètent un plaisant et ancien conseil sur la façon de s'y prendre pour faire une statue « C'est bien simple, disent-ils, de faire une statue : il suffit de prendre une pierre et d'enlever tout ce qui est en trop. » C'est la méthode dite de la « taille directe » que reprendra ; seul en son temps, Henri Charlier, alors qu'elle est abandonnée depuis longtemps. Et c'est ainsi qu'il renouvellera l'art de la statuaire.
Résumons-nous, L'héritage de Gauguin et de Rodin, c'est la forme envisagée comme principe fondamental de l'œuvre d'art plastique et la restauration de l'art du trait, plus essentiel que celui de la couleur. Le premier apport de Charlier, c'est l'utilisation de techniques appropriées à cette conception : fresque et taille directe. A ne considérer que ses dessins d'arbres exécutés au pinceau, on voit que sa puissance d'observation et sa maîtrise technique sont égales à celles des maîtres orientaux. Ses dessins sont souvent ceux d'un sculpteur et montrent les plans qui permettront ensuite de tailler. Mais la hardiesse et la sûreté de sa main font de ces études mêmes une mine pour l'apprentissage de l'art du trait. D'autres dessins sont des œuvres achevées en tant que tels et révèlent sans doute possible que Charlier est le plus grand dessinateur de notre temps.
Il faudrait parler aussi de sa maîtrise de la couleur et de l'importance de ses sculptures polychromes ; et tenter de montrer l'intérêt de ses fresques. Il y a dans celle de saint Gilles à Troyes les éléments de solution à bien des questions plastiques que personne n'avait abordées depuis Gauguin. Ce qu'on ne peut pas passer sous silence, c'est l'importance de sa rencontre avec Dom Bellot. Ce moine bénédictin est tenu pour un architecte de génie par nombre de ses confrères. L'architecture est la maîtresse des arts et les hautes époques ont vu la sculpture et la peinture se soumettre à elle. Quelques-unes des plus grandes œuvres de Charlier sont dues à des commandes passées ou procurées par Dom Bellot, et conçues pour s'intégrer à une de ses œuvres.
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Et l'ultime ouvrage d'Henri Charlier, la décoration complète de la chapelle Notre-Dame de Lumière à Troyes, doit beaucoup aux conceptions de Dom Bellot. Le second apport d'Henri Charlier est d'un autre ordre. Ses œuvres, nouvelles par leur style, traditionnelles par leurs principes, témoignent de la justesse de ses choix intellectuels et techniques. Mais, naturellement belles, elles ont une autre qualité et témoignent d'autre chose. Car elles sont ordonnées directement à la manifestation de la gloire du Dieu des chrétiens.
#### 2. Les mains candides
La danse
La première fois que nous avons rendu visite à Henri Charlier, c'était avec Dominique Morin. Il s'agissait d'examiner le montage définitif du livre reproduisant le Chemin de croix de Notre-Dame de Lumière. Lorsque ce fut chose faite, Charlier sortit le fameux ratafia dont nous bûmes ensemble. La conversation continuait à notre grande joie quand, tout à coup, dans le feu d'une explication, Charlier attrapa la bouteille, la posa sur le sol et, ses sabots à peine enfilés, se mit à danser en chantant. La chanson bourguignonne allait son train, les pas se succédaient autour de la bouteille. Les bras demi-levés, la tête droite, le corps délié, Henri Charlier dansait pour nous. Plastiquement, le plus saisissant était la liberté d'allure et la force de ce corps âgé. « La carcasse est vieille, disait-il, ravi de son effet, mais elle est encore bonne. » Musicalement, le rapport avec le chant grégorien était frappant. La remarque lancée nous valut aussitôt les explications nécessaires, suivies tant bien que mal. Aujourd'hui qu'il est mort et qu'il ne reprendra son corps que glorieux, nous remercions Dieu d'avoir vu Charlier danser.
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L'état lamentable où se trouve cette expression naturelle de l'ardeur de vivre détourne souvent les âmes droites de la danse. Mais Dieu, pourtant, agréa l'hommage du roi David dansant devant l'Arche. Henri Charlier accordait une vive importance à cette « alliance de la musique et de la plastique » dans la formation de la jeunesse et l'organisation de la vie sociale. Il pensait salutaire et même nécessaire de remettre en honneur les antiques danses villageoises aux nombreuses figures, qui se dansent sexes séparés, mais non les générations. Et il accordait une place aussi grande à la danse considérée comme un art. Il estimait qu'un ballet, si l'inspiration et l'art du musicien le permettaient, pouvait être une forme d'art très élevée. Écoutons-le : « Les danses de Rameau, certes, correspondent aux situations. Par exemple dans l'acte du Turc généreux \[in *Les Indes Galantes*\], l'équipage du navire qui a naufragé dans la tempête va tomber en esclavage chez les Turcs et ce n'était pas rien en ce temps-là. Il apprend qu'il recouvre la liberté. Il danse deux tambourins d'une joie délirante, et ce qu'on pourrait appeler l'excès même de cette joie ajoute une nuance de grandeur qui transforme et élève la situation. Cette délivrance devient le rêve d'une délivrance spirituelle. » Cette considération profonde avait conduit Henri Charlier à envisager « de faire danser devant le Saint-Sacrement de jeunes garçons en aube avec un chœur très lent sur les paroles *Christum regem adoremus *»*.* Ce qui était possible au Mesnil-Saint-Loup ne l'est sans doute pas facilement ailleurs. Et lui-même d'ailleurs mesurait bien les dangers possibles. Mais il pensait que, réglé par la sagesse chrétienne, cet art devait être remis en honneur. Or sa pensée était contrôlée par l'expérience : il faisait danser et dansait. Quiconque a vu Charlier danser sait d'expérience ce qu'est une danse chrétienne.
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La Transfiguration
Notre œuvre la plus importante en cette vie est de nous conformer nous-même au Christ. Venu du monde moderne à la foi chrétienne, baptisé à trente ans, Henri Charlier, estimant qu'il pourrait là mieux qu'ailleurs travailler à cette œuvre divine, se fixa au Mesnil-Saint-Loup. C'était en somme son départ à Tahiti, mais en fait Charlier partait beaucoup plus loin que Gauguin. Le Mesnil-Saint-Loup, à cent cinquante kilomètres de Paris selon la géographie, en était à mille lieux selon l'esprit. On dirait même mieux, aux antipodes. Car le Mesnil-Saint-Loup, petit village de Champagne, sanctifié par le P. Emmanuel, était une paroisse chrétienne.
Un village qui fut une vraie paroisse chrétienne cela comportait les fleurs et les arbres et les anciens outils de paysans ou d'artisans aux formes héritées. Cela comportait les petits enfants tranquilles accrochés aux jupes longues et amples de leurs mères. Cela comportait une vie de travail dur et une vie sociale calme, aux distractions naïves. C'était la grandeur et la simplicité de formes et de gestes naturellement beaux, mais transfigurés par la chrétienté. Et c'était la vie tout entière, personnelle, familiale et villageoise, réglée et ordonnée par la prière, les offices et la sainte messe. Heureux village, heureuse paroisse dont la vie spirituelle était animée par de saints moines bénédictins.
C'est là que cinquante années durant, Henri Charlier travaillera à se sanctifier et à tailler des images conformes à son idéal d'art. Il produit sans bruit, loin du fracas du monde, et le fruit du travail et d'un cœur tout entier tournés vers Dieu, gagne les quatre coins de la planète. Son premier très grand ensemble il l'exécute pour l'Oratoire Saint-Joseph de Montréal que Dom Bellot a été chargé d'achever. C'est ainsi que naîtront les douze statues colossales des apôtres, les bas reliefs du maître-autel et le calvaire monumental qui figure le moment rapporté par l'Évangile : « Jesus emissa voce magna exspiravit. » D'autres œuvres partent en Belgique, en Hollande, en Suède, au Canada encore et jusqu'au Japon. Mais ce n'est qu'à la fin de sa vie qu'il lui sera donné de faire une décoration monumentale complète : celle de la chapelle Notre-Dame de Lumière à Troyes.
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Cette chapelle renferme les dernières œuvres de Charlier, qui comptent parmi les plus belles ; et toute la décoration mérite qu'on s'y arrête : les portes et les bancs, les tabernacles et le carrelage, les bénitiers et les serrures. Une des inventions les plus heureuses est le parti pris de graver dans la pierre, en une sorte de frise continue, un chemin de croix de grande taille. La simplicité des moyens employés exclut le réalisme pathétique et donne leur plein caractère spirituel aux différentes scènes de la Passion. Comme la chapelle n'avait guère de forme par elle-même, il était indispensable de la centrer. Appliqué au mur du fond, un arc monumental remplit cet office et dirige *le* regard vers l'essentiel : l'autel, où se renouvelle le sacrifice éternel, et le tabernacle, où Dieu se tient caché, substantiellement présent. Un grand Christ en croix, glorieux et couronné, apparaît dans cet arc triomphal ouvert sur le ciel. De chaque côté du Christ, taillés en bas relief dans l'arc lui-même, Moïse et Elie ; au sommet l'Esprit Saint ; et, en différents médaillons, les symboles traditionnels des évangélistes et d'autres tirés des Psaumes. Entendons comme Jean et Pierre, la Voix venue d'en haut : « Voici mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis toute mon affection. » Écoutons le Fils de l'Homme en gloire s'entretenir avec Moïse et Élie de sa mort prochaine sur la croix. « Nous devons comprendre que les misères d'ici-bas sont là-haut des secrets de gloire », enseigne Henri Charlier dans les propos de Minimus. Son alter ego, Henri Charlier statuaire, montre dans la Transfiguration, la manifestation de la gloire du Fils de Dieu, mort et ressuscité de toute éternité dans la pensée divine.
Depuis que son Fils lui avait confié en Jean l'humanité tout entière, la Sainte Vierge, Mère de l'Église, enfantait Dieu dans l'âme des fils de Dieu. Au jour fixé dans les conseils de la Sainte Trinité, elle fut appelée à poursuivre cet enfantement dans l'éternité. Ce fut l'Assomption ; passage à l'éternité que figure la statue de la Vierge à Notre-Dame de Lumière. Tournée vers son Fils, Marie quitte notre vallée de larmes, transportée d'amour. La colombe divine qui embrasait son cœur, enlève la Reine des Cieux jusqu'au pied du trône de la Sagesse.
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« Et maintenant, écrit Minimus, dans l'éternité bienheureuse, Marie contemple sa propre vie qui se renouvelle à chaque instant. Car, à chaque instant, le fils dont elle est la Mère naît sur les autels, y souffre et meurt. Elle contemple sa Résurrection qui s'accomplit pour nous sans cesse, sa vie cachée dans le tabernacle, sa gloire dans les âmes prédestinées et auprès d'elle-même. »
Les mains candides
« L'art, disait Dom Bellot parlant de l'art chrétien, est comme une porte ouverte sur les achèvements et les harmonies de l'éternité bienheureuse, mais que seules peuvent pousser des mains candides. » Les mains candides que Dom Bellot veut à l'artiste chrétien sont d'abord les mains dociles de l'artiste habile et savant, qui connaît et domine les techniques tant intellectuelles que matérielles de son art. Mais ces mains expertes ne peuvent pas toucher à la porte du ciel. Il y faut le don de Dieu, la foi. C'est la vertu théologale de foi qui fait les mains croyantes, les mains jointes pour la prière. Et, l'Esprit Saint aidant, les mains sages qui s'ouvrent pour contempler. Telles furent les mains d'Henri Charlier.
Nous sommes loin, on le voit, de cette ignorance impie, de cette maladresse dérisoire, dont les effets prétendent être l'art de notre temps. Sachons y reconnaître la marque du Menteur, qui ne sait que détruire. Il jongle avec tant d'artifice, qu'il peut masquer son œuvre. Mais il n'a pas de main et ne crée jamais rien. Les mains candides de l'artiste chrétien ont un divin modèle. Les mains divinement candides qui firent danser le soleil à Fatima.
Antoine Barrois.
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**Bibliographie**
### L'œuvre écrite d'Henri Charlier
*Les ouvrages d'Henri Charlier actuellement disponibles en librairie sont notamment :*
*-- Le martyre de l'art,* ou l'art livré aux bêtes, suivi d'une enquête avec six dessins de l'auteur. Nouvelles Éditions Latines 1957.
-- *Culture, école, métier.* Seconde édition revue et augmentée. Nouvelles Éditions Latines 1959. -- Le chant grégorien (en collaboration avec André Charlier). DMM 1967.
-- *L'art et la pensée.* DMM 1972.
-- *Henri Charlier statuaire et peintre.* Album avec 63 reproductions d'œuvres, une biographie d'Henri Charlier et un texte de lui sur « le langage de l'art ». DMM 1976.
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*Ces ouvrages sont à commander soit chez un libraire, s'il consent à ne pas les déclarer, comme il arrive souvent,* « *inconnus *» *ou* « *épuisés *»* ; soit chez l'éditeur :*
*-- Nouvelles Éditions Latines, 1, rue Palàtine, 75006 Paris. Téléphone :* (*1*) *033.77.42.*
*-- DMM : Dominique Martin Marin, 96, rue Michel-Ange, 75016 Paris. Téléphone :* (*1*) *288.30.94.*
*Une nomenclature complète de l'œuvre écrite d'Henri Charlier, parue et à paraître, sera établie ultérieurement.*
*Henri Charlier a institué un conseil chargé de prendre, pour l'édition et la réédition de son œuvre écrite, toutes les décisions qui relèvent de l'auteur lui-même. Il a également désigné un éditeur. Les personnes qui auraient à en traiter doivent s'adresser à Me Jean-Marc Le Panse, notaire à Villeneuve-l'Archevêque* (*Yonne*)*.*
*Les personnes qui détiennent des lettres d'Henri Charlier sont priées de les faire connaître à la même adresse.*
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Table des articles
\[Voir Table.doc, H. Charlier et Minimus.\]
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## ÉPISODE
### L'autel de Vanves
LES ŒUVRES HUMAINES sont abandonnées à l'histoire. Elles demeurent plus ou moins longtemps, elles disparaissent plus ou mains vite selon l'intelligence, la piété, la barbarie ou le vandalisme des générations qui se succèdent. Il y aura toujours des Turcs pour entreposer un arsenal dans le Parthénon ; et toujours quelque lord Elgin pour emmener une fille de l'Acropole en pénitence dans un musée de Londres.
\*\*\*
Il était une fois un monastère de bénédictines construit à Vanves par dom Bellot. C'est l'un de ses ouvrages auxquels Henri Charlier collabora ; il en avait notamment sculpté l'autel principal.
De ce monastère, qui représente parfaitement la manière de dom Bellot, on a pu dire que le moindre détail est un chef-d'œuvre. Quant à l'autel d'Henri Charlier, il était exactement en situation, fait pour cette église et pour nulle autre.
Encore faut-il être capable de comprendre ces choses. Il est vrai cependant qu'à défaut de les comprendre on peut au moins les respecter, par piété naturelle. Les Soviets eux-mêmes ont désaffecté voire détruit beaucoup d'églises en Russie, ils ont toutefois conservé intactes celles qui passaient pour les plus belles.
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Il semble qu'à Vanves s'introduise aujourd'hui, à cet égard, une barbarie plus aveugle que celle des Soviets. L'autel d'Henri Charlier a disparu.
\*\*\*
Cette disparition, on ne s'en cache pas, on s'en vante : par l'acte public qu'est une prédication adressée au peuple chrétien pendant la messe du dimanche.
Le dimanche 22 mai 1977, le Révérendissime Père dom Marie de Floris a déclaré dans son homélie :
« *La communauté de nos Sœurs bénédictines va entreprendre des travaux pour adapter leur église à sa nouvelle situation. Après les deux fondations de XXX, dans le diocèse de XXX, et de XXX, dans le diocèse de XXX, la communauté de Vanves se trouve réduite, sans le désir de retrouver sur place une extension comparable à celle qu'elle avait connue à l'époque de la construction de l'église, durant les années 30. Vous le constatez depuis déjà dix ans, le grand chœur est inhabité ; les moniales se regroupent comme elles peuvent autour de l'autel, tant bien que mal, plutôt mal que bien, il faut le reconnaître. Il fallait faire cesser cette situation provisoire qui rendait difficile pour la communauté la célébration quotidienne de l'office. Sous la direction d'architectes compétents, les travaux vont donc commencer le 1^er^* *juin.*
« *Quels seront ces travaux ? Il m'est difficile à moi qui suis incompétent de vous le préciser dans les détails. Le changement le plus spectaculaire sera la suppression de l'autel. Par ses proportions il faisait écran entre les participants à la célébration. Il est une belle œuvre en lui-même, du maître Henri Charlier qui est mort il y a environ trois ans. Henri Charlier travaillait dans la paroisse du Mesnil-Saint-Loup, dans le diocèse de Langres. Cette paroisse a toute une histoire. Elle a vu renaître L'Ordre des Olivétains, et c'est par fidélité à leur origine que les moines du Bec qui reviennent ouvrir un monastère au Mesnil ont fait l'acquisition de l'autel d'Henri Charlier. Donc ce monument, consacré par celai qui devait devenir Jean XXIII, conservera sa destination originelle ; il continuera à être l'autel d'une communauté monastique ; et c'est une consolation pour tous ceux quai regretteront son départ de Vanves.*
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« *L'autel actuel supprimé, il sera plus facile, il faut le reconnaître, de créer un rassemblement, un vrai rassemblement, autour du nouvel autel qui sera de proportions plus modestes. Les fidèles et les religieuses ne seront plus séparés par un monument qui réalisait leur unité* *sur le plan mystique, certes, mais qui, sur le plan même de la célébration ou du signe liturgique, imposait une division difficile à surmonter. Ce n'est pas probablement du côté des fidèles que l'on pouvait ressentir cette impression pénible avec le plus de gêne ; mais du côté des religieuses, elle était perçue de façon de plus en plus oppressante.*
« *Évidemment, ces changements imposeront quelques modifications dans notre liturgie dominicale ; nous ne pourrons définitivement les préciser qu'après l'achèvement des travaux... *»
On notera complémentairement que le Révérendissime prédicateur a énoncé en outre quelques généralités à la mode sur les « situations qui évoluent », sur le devoir qui s'impose chrétiennement d'être « ouverts au changement et à l'adaptation », et qu'il a tout naturellement joint aux autres son petit crachat personnel sur Mgr Lefebvre : « *En ce dimanche 22 mai 1977, un évêque vient menacer à Paris même l'unité de l'Église par son refus systématique de toute adaptation. On ne sait jamais jusqu'où peut mener une attitude systématique. L'attitude systématique ferme les portes et les fenêtres, met les verrous, relève les ponts. Plus rien ni personne ne peut entrer, pas même Dieu... *» Mgr Lefebvre empêche Dieu d'entrer, tandis que le Révérendissime Père dom de Floris n'empêche pas l'autel de Vanves de sortir. C'est sans doute que l'autel d'Henri Charlier empêchait, lui aussi, Dieu d'entrer.
\*\*\*
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Les explications et motivations énoncées par le Révérendissime pour justifier la disparition de l'autel de Vanves devaient nécessairement trouver place dans le présent numéro d'ITINÉRAIRES, consacré à la personne et à l'œuvre d'Henri Charlier. Il est utile de recueillir pour la postérité le témoignage de l'estime que lui portent les esprits les plus distingués de l'aggiornamento contemporain. Simultanément, ces explications et motivations manifestent une telle décomposition intellectuelle, et cette décomposition est tellement caractéristique des dégradations opérées par l'évolution conciliaire, que nous allons nous efforcer de n'en laisser rien perdre d'essentiel. On se trouve rarement en présence d'un tel bouquet.
Procédons par ordre, ligne à ligne, en neuf dégustations successives.
1\. -- « *Adapter leur église à sa nouvelle situation. *»
La nouvelle situation consiste en ceci que le nombre des moniales a diminué. L'adaptation à cette situation nouvelle sera dirigée par des « architectes compétents » (au pluriel). Il y aura désormais beaucoup de travail assuré aux compétences de cette catégorie, si l'on remanie les édifices religieux chaque fois que l'affluence diminue.
Mais la suite du discours révèle que le changement de situation numérique est une occasion ou un prétexte. C'est une nouvelle situation mentale qui exprimera plus loin ses impatiences.
2\. -- « *Moi qui suis incompétent.*
Quand on voit tout ce que cet incompétent tranche avec assurance, on se demande ce qui lui resterait à décider s'il était compétent.
Mais en substance il l'indique. Pour lui, la compétence consiste seulement à pouvoir « préciser dans les détails ». Les « architectes compétents » sont, en somme, des techniciens pour l'exécution matérielle.
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3\. -- «* L'autel, par ses proportions, faisait écran entre les participants à la célébration. *»
Voilà le vrai motif. Par ses proportions (il veut dire par ses dimensions), l'autel faisait écran. Les moniales étaient d'un côté de l'autel. Le peuple chrétien de l'autre. Il y avait une séparation physique. Bienheureuse séparation, séparation bénie, disait la règle avant le concile. Après le concile, séparation insupportable, dit le courant mondain, qui est devenu le courant dominant.
4\. -- «* Il est une belle œuvre en lui-même. *»
Un autel ne peut pas être une belle œuvre en lui-même, aurait répondu Henri Charlier, s'il fait écran, s'il empêche l'unité, s'il rend impossible un vrai rassemblement, s'il impose une division de plus en plus oppressante, bref, s'il manque à sa fonction.
Mais de quelle oppression, de quelle division, de quelle unité s'agit-il ?
Ce qui a changé, c'est la signification religieuse de ces mots. Tel est le réel changement de situation qui s'est produit à Vanves. Beaucoup plus que la situation matérielle, c'est la situation morale qui n'est plus la même.
5\. -- «* La paroisse du Mesnil-Saint-Loup... *»
Le Révérendissime prédicateur ne connaît pas mieux cela que le reste.
La paroisse du Mesnil *n'est pas* dans le diocèse de Langres. Elle a certes « toute une histoire ». Mais cette histoire *n'est pas* d'avoir « vu renaître l'Ordre des Olivétains ».
6\. -- «* Ce monument conserve sa destination originelle ; il continuera à être l'autel d'une communauté monastique ; et c'est une consolation... *»
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a\) Pourquoi une consolation ? Qui donc devrait être consolé, et de quoi ? On n'a pas à être consolé d'être enfin libéré d'une gêne, d'un obstacle, d'une oppression spirituelle.
b\) La destination originelle de l'autel d'Henri Charlier n'était pas simplement d'être l'autel d'une communauté monastique : mais d'être à cette place dans cette église.
c\) Il n'est pas convenable d'ostensiblement se consoler aux dépens du prochain. Les moines du Mesnil sont beaucoup moins nombreux que les moniales de Vanves. On leur fait cadeau d'un autel qui « rend difficile pour la communauté la célébration quotidienne de l'office ». Quelle méchanceté. Et on le leur aurait vendu ? N'en croyons rien. On a dû au contraire, en toute justice, leur verser un important dédommagement.
7\. -- Relisons bien le passage principal. C'est un morceau d'anthologie :
« *L'autel actuel supprimé, il sera plus facile, il faut le reconnaître, de créer un rassemblement, un vrai rassemblement, autour du nouvel autel qui sera de proportions plus modestes. Les fidèles et les religieuses ne seront plus séparés par un monument qui réalisait leur unité sur le plan mystique, certes, mais qui, sur le plan même de la célébration ou du signe liturgique, imposait une division difficile à surmonter. *»
L'autel d'Henri Charlier avait en effet pour « destination originelle » ce que le Révérendissime orateur nomme « unité sur le plan mystique, certes, mais... ».
Certes ! Mais...
*Mais* cette unité certes sur le plan mystique ne faisait pas un vrai rassemblement.
Il y avait une « division difficile à surmonter ».
L' « unité mystique certes », c'est bien beau, « mais » ça n'est pas un « vrai » rassemblement corporel.
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Ce qui est ainsi condamné, ce n'est pas la dimension d'un monument, c'est l'existence même d'une *clôture* marquant la séparation d'avec le monde.
8\. -- « *Ce n'est probablement pas du côté des fidèles que l'on pouvait ressentir cette impression pénible avec le plus de gêne, mais du côté des religieuses, elle était perçue de façon de plus en plus oppressante. *»
Si l'on en croit le Révérendissime, ce sont donc les religieuses de Vanves qui, de n'être pas physiquement mélangées avec les laïcs durant les offices, ressentaient une impression pénible, et la ressentaient de façon de plus en plus oppressante.
Ce qui était libération spirituelle est maintenant ressenti comme une oppression psycho-socialogique. Et ressenti « de plus en plus » : c'est l'évolution conciliaire, qui cavale.
Voilà donc *la nouvelle situation.* Essentiellement, elle n'est pas numérique ou géométrique. Elle est mentale, morale, religieuse ; pitoyable.
9\. *--* « *Évidemment, ces changements imposeront quelques modifications dans notre liturgie dominicale ; nous ne pourrons définitivement les préciser qu'après l'achèvement des travaux... *»
On termine par où l'on avait commencé, le prétexte d'une nécessité purement matérielle. On changera la disposition des lieux parce qu'on est moins nombreux. Puis ces changements *imposeront* des modifications *dans la liturgie dominicale !* Quelles modifications ? On ne pourrait le dire à l'avance. C'est seulement *après l'achèvement des travaux* qu'on saura quelles nouveautés liturgiques en sortiront. Autrement dit, ce ne sont plus les nécessités liturgiques qui imposent des conséquences architecturales. Ce sont de soi-disant nécessités architecturales qui imposeront comme elles le voudront des modifications de la liturgie.
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Ce serait énorme si c'était vrai. Mais ce n'est pas vrai. On n'avance point en aveugles. On ne se prépare nullement à recevoir une nouvelle liturgie dont on ne sait rien encore, et qui serait la conséquence inévitable des travaux accomplis par les architectes compétents. Non. Ce ne sont pas les circonstances matérielles qui imposent leur loi : c'est un esprit qui guide : ces changements, un esprit qui se croit de libération.
Le discours du Révérendissime Père dom de Floris comporte, comme on vient de le voir, d'assez sensibles contradictions. Mais il trouve sa cohérence propre dans une certaine perspective, dans un certain esprit de démolition, dont il n'a peut-être pas conscience, et qu'il appelle adaptation au changement.
Le Révérendissime imagine sans doute qu'il est en désaccord avec l'autel d'Henri Charlier sur des questions de dimensions, de mensuration, de numération. Nous allons lui dire une chose qui lui paraîtra probablement incompréhensible : entre les paroles de son discours et la sculpture de l'autel d'Henri Charlier, il y a un désaccord théologique ; il y a toute la différence d'une religion à une autre.
J. M.
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## TEXTES D'HENRI CHARLIER
### Lettre sur le chômage
Lettre inédite, pensons-nous. Elle a été écrite le 13 mars 1959 et envoyée à l'abbé André Richard, qui était alors le directeur du périodique *L'Homme nouveau.* A notre connaissance elle n'a pas été publiée.
Comme on va le voir, elle est aussi actuelle et aussi pertinente aujourd'hui qu'il y a dix-huit ans. Mais en même temps elle est un point de repère : avant « le concile », les évêques français étaient déjà tels qu'ils se manifestent aujourd'hui.
*VOUS avez bien fait de publier intégralement le mandement du cardinal Richaud, qui est paraît-il le plus modéré de ceux de ses confrères. Mais, hélas ! qu'il est pénible de voir raisonner si mal *: « Le chômage est donc un mal moral avant d'être un mal économique. » -- *Ce ne peut être un* MAL *moral avant d'être un* FAIT *économique, dépendant de la Providence.*
*Car :*
*Quand les pluies de printemps avaient fait couler la fleur des poiriers sauvages, Adam, dans le Paradis, chômait en fait de poires et il lui fallait trouver autre chose.*
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*Quand la sardine ne donne pas, ce n'est pas la faute des fabricants de conserves, qui en sont certainement très ennuyés et pleins de soucis.*
*Quand les blés sont échaudés et que la récolte est d'un tiers ou d'un quart inférieure à la moyenne, et que cent mille paysans se disent :* « *J'attendrai l'an prochain pour changer mon tracteur ou pour en acheter un *»*, ce n'est pas la faute du constructeur de tracteurs, et ce n'est en partie prévisible qu'à très brève échéance.*
*Qu'est donc le chômage ? Une* ÉPREUVE. *Il est vraiment dommage qu'il n'y ait pas un évêque pour le dire ; et il n'est pas étonnant que votre ouvrier ensuite* « *pousse un cri d'alarme *»*. On ne supprime pas l'épreuve de la vie chrétienne.*
*Que tout le monde s'unisse pour rendre moins pénible l'épreuve à ceux qui en souffrent le plus, tout le monde est d'accord.*
*Que des institutions soient créées pour rendre ces crises moins sensibles, nous le répétons depuis bien longtemps et l'Église, dans la personne de ses évêques, n'a pas beaucoup soutenu ceux qui le disaient* (*La Tour du Pin, etc.*)*.*
*Nos évêques se donnent là un certain lustre de* « *lutte de classe *» *et n'ont pas parlé en pères communs des employeurs et des employés.*
*Mais nous sommes habitués à voir raisonner de travers...*
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### L'inspiration
*Ce texte inédit est l'un des derniers auxquels Henri Charlier ait travaillé, et le dernier qu'il ait achevé. Il était terminé et dactylographié en cet état au moment de sa mort ; mais ce n'était qu'une partie de ce qu'il voulait écrire. Il m'en avait souvent parlé au cours des deux au trois dernières années de sa vie : à ce moment il travaillait très lentement, c'est-à-dire peu de temps chaque jour, en raison de la fatigue qui venait vite ; et sa mémoire déclinante l'obligeait à beaucoup rechercher, relire, vérifier. Son projet était celui d'un ouvrage plus étendu, avec encore d'autres exemples : Le Play devait y figurer amplement, mais il voulait retrouver sur lui une documentation biographique qu'il n'avait plus. Il voulait aussi le mettre en parallèle* (*en opposition*) *avec Marx. Retirant de nos conversations sur cette œuvre en cours l'impression qu'il ne serait peut-être pas tout à fait juste pour les philosophes et la philosophie, je lui suggérai à plusieurs reprises de* (*re*)*lire certaines parties d'Aristote ; au moins l'*Éthique à Nicomaque, *dont une ou deux* « *inspirations *»*, par exemple sur l'amitié, ne pouvaient le laisser indifférent. Il en avait d'abord accepté l'idée. Mais la dernière année il me déclara qu'il y renonçait ; qu'il était trop près de la mort pour ne pas préférer la compagnie de saint Bernard à celle d'Aristote.*
J. M.
95:216
QUI PEUT connaître Dieu ? Par la raison nous ne pouvons guère connaître que son existence, ce qu'il n'est pas et lui attribuer, sans limites, tout ce qu'il nous a fait connaître de beau et de bon. On ne connaît, en fait, que ce qu'il communique Lui-même de Lui-même, son amour. A chacun sa part. Elle est très petite. Si petite que nous sommes couverts de confusion rien qu'en y songeant. Oser en parler est bien pis encore ! Et c'est ce que j'entreprends ! Mais comment le louer de cette munificence de bonté dont il use envers nous ? Nous ne pouvons la communiquer sans en parler, et nous voudrions montrer qu'on oublie souvent le principal.
Le principal est que Dieu s'est déclaré TRINE et un. Il veut nous signifier qu'il dépasse la raison. Il nous a donné celle-ci comme un excellent outil de notre intelligence pour accomplir sur la terre la besogne qu'il nous assigna dès l'origine : *cultiver* et *garder.* Cultiver ? Oui, nous le faisons. Cela nous est bien nécessaire. Garder ? Très mal. Les hommes ont détruit et continuent à détruire des espèces entières d'animaux ; ils ont rendu désertiques les contrées qu'ils ont traitées sans égards pour leur destination naturelle. Les rats pullulent à Madagascar depuis qu'on a détruit les alligators. La prairie américaine pouvait supporter dix ans de sécheresse absolue : depuis cent siècles ses racines fouillaient la terre ; la moindre pluie faisait tout renaître. Dès qu'on eut remplacé la prairie par des cultures annuelles, le vent souleva la poussière d'un sol sans protection pour la noyer dans l'océan. Le gaspillage paraît un progrès. C'est un effet irraisonné de la concupiscence des biens de ce monde, joint à l'oubli du Créateur.
Nous gâchons donc les biens offerts. Et comment avons-nous donc gardé les commandements ?
Comme Ève.
96:216
Le Créateur s'est donc lui-même déclaré comme dépassant la raison, le Créateur de la coquille d'œuf, de l'algue des mers, de l'oxygène et de la silice est trine et un. Quand Descartes déduit le principe d'inertie *de la nature de Dieu, qui est immuable,* il ne songe nullement à la Sainte Trinité ; il n'a en vue que le Dieu des philosophes et des savants, principe commode, auteur de TOUT, mais immuable de façon à ne gêner en rien ces messieurs. Dieu est certes au-dessus de tout ce que nous pouvons exprimer ; il est très évident que notre mutabilité ne lui convient pas ; immuable veut dire cela seulement, car il est au-dessus du temps qu'il a créé. Il le voit s'écouler sans y participer. Mais ce que nous savons sûrement et par expérience, c'est qu'il est très vivant et source de vie. Nous n'en savons que ce qu'il en a révélé dans son action historique, et par son Christ qui nous l'a expliqué.
Sans la Révélation, la philosophie et la science ont toujours buté sur le problème de l'un et du divers et ont essayé de le résoudre, mais de manières diverses et contradictoires depuis Zénon d'Élée jusqu'à Héraclite. Ou bien de la manière la plus artificielle qui soit comme Pythagore car les notions les plus élevées de l'esprit disparaissent chassées par la quantité ; le musicien Rameau disait en 1760 dans son *Code de Musique :* « Le principe de tout est un ; c'est une vérité dont tous les hommes qui ont fait usage de la pensée ont eu le sentiment et dont personne n'a eu la connaissance. » Rameau essayait d'en trouver le principe dans son art. Ce n'était pas sans raison tant son expérience en était profonde (et son inspiration supérieure).
Il semble en effet que les arts ne se servant pas du langage ont davantage approché que les autres, à cette unité, l'architecture comme la musique. Pourquoi ?
Parce que la forme figée et indécise que prennent les concepts dans le langage les rend difficilement *qualifiables* et la forme de leur logique leur rend moins perceptible l'*interdépendance des causes,* or celle-ci est un phénomène constant et trop souvent inaperçu. La musique et les arts plastiques en usent constamment et beaucoup mieux que le langage (et sans avoir besoin de traduction en aucune langue).
97:216
La T.S. Trinité s'est manifestée dans sa création sous cette forme une et trine qui est le type même de l'unité et du divers qui fait s'affronter les esprits. Il serait bon de s'en apercevoir.
*Le Livre de la Sagesse* (7/14) que les savants datent d'environ deux siècles avant Jésus-Christ nous montre qu'on avait déjà quelque idée ferme de l'insondable nature de Dieu.
« Car la Sagesse est plus agile que tout mouvement ; elle pénètre, elle s'introduit partout à cause de sa pureté. **^25^** Elle est le souffle de la puissance de Dieu, une émanation de la gloire du Tout-Puissant ; aussi rien de souillé ne peut tomber sur elle. **^26^** Elle est le resplendissement de la lumière éternelle, le miroir sans tache de l'activité de Dieu et l'image de sa bonté. »
Déjà un soupçon de ce mystère apparaît dans la vie d'Abraham (Gen. 18) lorsque Yaweh lui apparut : « Aux chênes de Mambré, comme il était assis à l'entrée de sa tente pendant la chaleur du jour. Il leva les yeux et il regarda et voici que trois hommes se tenaient debout devant lui. Dès qu'il les vit, il courut à l'entrée de la tente au devant d'eux et s'étant prosterné à terre, il dit : « Mon Seigneur, si j'ai trouvé grâce à tes yeux... » S. Augustin dit à ce propos : « *Tres vidit, unum adoravit*. » Il vit trois, il (les) adora UN.
Les religions polythéistes elles-mêmes ont eu le même soupçon, mais ont déformé ce qu'elles avaient reçu ; elles ont imaginé des triades divines. Elles estimaient cela vraisemblablement beaucoup plus raisonnable.
Or la Très Sainte Trinité n'est pas seulement l'auteur du monde dit surnaturel, de la grâce et du salut de l'homme qu'elle appelle à s'unir à Elle-même, mais aussi du monde considéré comme naturel, du soleil, du vent, de la motte de terre qu'écrase mon sabot et où vivent, sans que l'homme l'ait su jusqu'en des temps très rapprochés, des myriades d'êtres infiniment petits qui transmutent ce qui s'offre à eux suivant leurs besoins, et contribuent à notre subsistance.
98:216
Le monde a pour auteur libre un Être qui nous a révélé n'être pas intelligible rationnellement et qui a créé l'homme « *à son image et selon sa ressemblance* (Genèse 1/26) ». Cet homme n'est donc pas intelligible rationnellement lui non plus.
Que les philosophes catholiques l'aient oublié depuis le XIV^e^ siècle témoigne d'un aveuglement singulier. Voici ce que dit sur cette question S. Bernard dans un sermon sur l'Annonciation : « Peut-être me demanderez-vous quelle est cette robe sans couture qui n'a point été divisée et qui a été donnée par sort ? Pour moi, je crois que c'est *l'image de Dieu,* qui n'est point attachée seulement, mais imprimée si avant *dans la nature même* qu'elle ne peut être ni divisée ni rompue. C'est pourquoi l'homme est fait à l'image et la ressemblance de Dieu ; à l'image par la liberté de son franc arbitre, et à la ressemblance par les vertus qui lui furent communiquées. Il est vrai que la ressemblance périt par les péchés, mais l'image ne passe point avec la vie de l'homme ; cette image pourra bien être brûlée dans l'enfer, mais elle ne sera jamais consumée (...). Jamais elle ne sera effacée ; cette image n'est donc point brisée, elle est donnée par sort, elle accompagnera toujours l'âme partout où elle se trouvera. »
L'homme naturel est donc lui-même l'image d'un Être inintelligible rationnellement. Et il n'y a pas que lui. S. Paul nous le dit dans l'épître aux Romains (8/18, 21) : « J'estime en effet que les souffrances du temps présent ne comptent pas en face de la gloire qui doit être manifestée en nous. Car l'attente anxieuse de la création aspire en effet à la révélation des fils de Dieu. **^20^** La création en effet a été soumise à la vanité, non de bon gré mais à cause de celui qui l'y a soumise. **^21^** avec l'espérance que la création, elle aussi, sera affranchie de l'esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. »
99:216
Un certain nombre des anciens Pères de l'Église ont voulu voir dans cette « création » uniquement l'humanité. Mais les versets suivants s'y opposent : « **^22^** Car nous savons que la création tout entière souffre ensemble les douleurs de l'enfantement jusqu'à présent. »
Cela pourrait vouloir dire que la nature a été entraînée dans la chute de l'homme par la désobéissance d'Adam. Mais les recherches des géologues et des archéologues nous prouvent que bien avant l'apparition de l'homme sur la terre, (si reculée qu'elle soit), la nature était soumise à la vanité, c'est-à-dire à la mutabilité et à la corruption. Les animaux se dévoraient et ils souffraient. Ils étaient préparés à la chute d'Adam, à toutes les misères que leur font subir les hommes.
Les philosophes, habitués à vivre en chambre ou à se promener dans un jardin (quand il fait beau) résistent d'instinct à ces paroles de S. Paul, qui appartiennent à la Révélation. Ils n'ont en général jamais vécu avec des animaux, chevaux, ânes, vaches, ils n'en ont jamais vu souffrir et mourir ; ils n'ont jamais tué, vidé, dépouillé un lapin avec l'étonnement profond de le voir si admirablement conditionné pour la vie que le sacrificateur est en train de détruire et si semblable à ce qu'ils connaissent de leur propre structure (par des images). Le philosophe ne connaît pas l'attachement d'un chien de chasse pour son maître, du cheval pour son cavalier. Il est des chiens qui ne veulent pas quitter la tombe du maître enterré. Nous avons vu, une nuit, aux flambeaux, la déploration d'un cheval sur le corps de son maître. Ce maître était un capitaine qui venait d'être tué. Il gisait à terre sur une civière. Le cheval allongeait son cou, flairait le corps, relevait la tête et recommençait, il frappait le sol de son sabot ; une étrange communauté de destin s'était établie entre l'homme et la bête. La pensée de Descartes a contre elle non seulement, au point de départ, au *Cogito,* une philosophie plus juste, mais l'expérience de tous ceux qui connaissent vraiment les animaux. Nous savons que, dans le sol, des bactéries aident à former des minéraux.
100:216
Les fleurs sont parentes du soleil vers lequel elles se tournent. Nous ne savons rien de leur sensibilité ; rien ne nous apparaît en dehors des phénomènes physiques ou chimiques, cependant, elles sont vivantes.
\*\*\*
Nous n'avons aucune méfiance de la raison, nous nous en servons aussi bien que nous le pouvons même pour exposer quelles sont ses limites et ses inaptitudes. Elle est un grand don de Dieu, un bon outil de l'intelligence, et celle-ci que presque tout le monde oublie : il est ce que tous les créateurs appellent *l'inspiration* et que les philosophes nomment *l'intuition*.
L'inspiration et l'intuition non plus ne dépendent pas du raisonnement ; ce sont des DONS. Ils changent souvent complètement l'aspect intellectuel de tout un ensemble de conceptions.
Or ce fait général et attesté par tous les créateurs est précisément la trace de l'action de la Très Sainte Trinité dans l'esprit de l'homme, action naturelle comme aussi surnaturelle, car c'est le cas de la foi. La foi est un don de Dieu. Chez le petit enfant qu'on baptise, elle est donnée par le sacrement, mais comme un germe qui doit être soigneusement cultivé, arrosé, pour qu'il ne périsse point. Il a l'avantage d'ouvrir l'intelligence enfantine aux vérités de la foi et de les lui faire désirer. Il y a donc grand avantage à ce que l'enfant innocent la reçoive de bonne heure... si les parents n'oublient pas leur devoir.
Chez les convertis de l'âge mûr, chez S. Paul par exemple, le don est subit et manifeste ; l'homme se trouve d'un coup changé et son intelligence ouverte à ce qu'elle n'avait pu concevoir. Qu'est-ce donc que la foi, sinon une inspiration divine qui a dû passer par notre intelligence dite naturelle pour être comprise ? Les philosophes, même chrétiens résistent de toutes leurs forces à ces constatations. Ils veulent étudier la nature humaine en mettant en dehors cette question de l'action divine.
101:216
Mais en tout c'est le même Dieu, trine et un qui agit conformément à sa nature ; notre raison ne peut le comprendre ; l'accord profond est dans notre intelligence, où c'est l'analogie et non l'identité qui règne.
La philosophie est un exercice rationnel sur les causes intellectuelles comme la science sur les causes matérielles. Elle a tendance à oublier que l'intelligence n'est pas seulement raison. Nous lisons dans une excellente brochure : « A propos de l'intuition : l'appel à la saisie complète des réalités métaphysiques met sur la pente d'un mysticisme où la raison risque de perdre ses droits. » Oui, mais la raison ne risque-t-elle pas de faire perdre ses droits à ce que nous connaissons de la nature divine ? à l'Évangile ? à S. Paul ? Aussi Grégoire IX en 1231, en parlant des théologiens de l'Université de Paris, écrivait : *ne philophos se ostentent*, « qu'ils ne se fassent pas philosophes » ([^7]).
Or l'irrationnel abonde dans les sciences elles-mêmes. Ce mot ne veut pas dire qu'un concept est absurde et qu'il est imbécile de l'admettre. Meyerson l'emploie fréquemment. Nous conseillons vivement à nos amis s'intéressant à ces questions de lire ses livres ([^8]). Meyerson l'explique en disant que la *déduction* à partir d'un principe est seule vraiment rationnelle. L'*induction* dont on use couramment dans les sciences naturelles (et en dehors) ne l'est pas. Quand nous cherchons à deviner les intentions de quelqu'un, d'un ennemi sur le terrain, nous raisonnons sérieusement, mais rien n'est sûr ; nous *induisons*, nous ne *déduisons* pas.
102:216
Or les fondateurs de la Science moderne, comme Descartes ou Leibniz, croyaient à la parfaite intelligibilité de la nature par le nombre, car ils étaient mathématiciens.
Et la science alors commençante s'en prenait aux faits paraissant les plus simples, comme la mécanique céleste ou l'apparente cassure d'un bâton plongé dans l'eau par un bout. La réussite pouvait paraître parfaite. Leibniz déclare que « l'effet intégral peut reproduire la cause entière ou son semblable » et que « l'effet entier est toujours équivalent à sa cause pleine ». C'est vrai en mathématique où deux équations de formes différentes peuvent être réunies par le signe = (égale) et être réversibles. Mais en physique ? Le principe de Carnot montre dans la nature une irréversibilité dans le temps car on ne peut faire passer de la chaleur d'un corps froid à un corps chaud. Voilà de l'irrationnel. Il y a donc discordance entre la physique et les mathématiques sur beaucoup de points, et cette lutte continue de nos jours plus vive que jamais. Devant la complexité des problèmes les savants sont plus modestes qu'au temps de Leibniz et Descartes.
Ce qui est curieux c'est de voir la science changer de principes pour rester rationnelle. Par exemple elle a, de nos jours, abandonné le principe d'Euclide sur les parallèles. Pour moi, ça m'est égal. Je sais qu'on ne déduira jamais d'aucun principe les trois dimensions de l'espace. Sinon de la révélation d'un Dieu trine. Cela a peut-être déjà été fait.
Les mathématiques sont une pure construction de l'esprit humain qui n'a rien à voir avec la nature. En celle-ci tout est continu ; le nombre est discontinu ; c'est pourquoi une ligne aussi simple que la diagonale d'un carré est un nombre incommensurable. Les mathématiques appliquées à la nature ne peuvent pas être exactes.
Mais y eut-il jamais un vrai carré dans la nature ? en dehors de ceux qu'ont tracés les premiers hommes pour limiter un terrain ? Et ces carrés d'arpenteurs primitifs n'étaient jamais parfaits. Et ces commencements de la géométrie sont en même temps ceux de la mathématique.
103:216
Les mathématiques sont parfaites, leurs développements entièrement rationnels, mais elles ne peuvent s'appliquer exactement à la nature. Or le savant finit par n'admettre comme réel que ce qui est mesurable. Il se trompe mais c'est là son domaine : il serait sot de nier l'intérêt de son travail.
Les discussions entre savants montrent à quel point ils peuvent ignorer les questions préalables qui sont amenées par la forme de l'esprit humain (et par l'existence d'un esprit).
Les très grands esprits, parmi eux, laissent échapper qu'ils s'en aperçoivent. Cuvier écrit : « Tout le monde sait que la production d'une perception où cette action des corps extérieurs sur le moi d'où résulte une sensation, une image, est un problème à jamais incompréhensible et qu'il existe sur ce point entre les sciences physiques et les sciences morales un intervalle que tous les efforts de notre esprit ne pourront jamais combler. »
Et Pasteur, lors de sa réception à l'Académie Française, déclara dans son discours : « La notion de l'Infini dans le monde, j'en vois partout l'inévitable expression. Par elle le surnaturel est au fond de tous les cœurs (...). L'idée de Dieu est une forme de l'idée d'Infini. Tant que le mystère de l'Infini pèsera sur la pensée humaine, des temples seront élevés à son culte, que le Dieu s'appelle Brahma, Allah, Jehovah ou Jésus. Et sur la dalle de ses temples, vous verrez des hommes agenouillés, prosternés, abîmés dans la pensée de l'Infini. »
Des pensées si justes, chez chacun de ces deux hommes, ne les ont nullement empêchés de produire de grandes œuvres dans les sciences qu'ils étaient par leurs dons appelés à exercer. Il est vrai qu'ils n'étaient pas mathématiciens. Mais un mathématicien de génie, Pascal, a écrit sur les deux infinis des pages que tout le monde connaît et qui, avec deux siècles d'avance, complètent la pensée de Pasteur.
L'oubli de ces pensées qui intéressent la forme de leur esprit enlève aux savants le pouvoir de juger sainement de la place et des capacités de la science. Elle leur donne en outre dans la société contemporaine une autorité qui aide à la détraquer.
104:216
Les études de la nature du point de vue de la quantité sont bonnes en elles-mêmes, leur méthode est bonne ; elle dépend de leur outil principal, les mathématiques, leur tendance est quasi obligatoire, car elle dépend d'un désir caché dans l'esprit humain depuis la chute, de s'expliquer matériellement le monde. Mais la nature n'est pas soumise uniquement à la quantité puisqu'il y a l'homme, et son esprit, doué d'amour, et cette conscience inexplicable qu'il a de tout ce qui l'entoure. La science ne peut étudier que des « rapports » en des ensembles limités sans jamais pouvoir connaître ni même chercher le TOUT. L'idée commune qu'on a, ou plutôt qu'on donne de nos jours de la science est fausse, comme si elle pouvait suffire à tout, à donner le bonheur (matériel), à supprimer les maux (physiques) et conduire la vie. Cette idée est désastreuse pour la société de notre temps.
Car sur cinquante millions de Français, combien y en a-t-il réellement pour s'y intéresser sérieusement ? Bien peu, même s'ils en vivent dans quelque bureau de recherche. A moins qu'il ne s'agisse d'un nouveau fil à couper le beurre. Et les doigts d'une main suffisent peut-être à compter les savants qui conduisent réellement la science qu'ils étudient.
Or tout le monde, même ces savants-là, vit sous la domination non de la quantité mais de la qualité. Le petit déjeuner est-il bien chaud et suffisant le matin ? La femme est-elle contente ? Les enfants sages et bien portants ? La maman sait-elle bien les former à obéir sans drames ? La femme espère que son mari saura rentrer à l'heure ; elle tient à ce qu'il trouve tout plaisant à son retour, les enfants aimants et respectueux, les nez mouchés, la femme dégagée des effets de son travail. Elle souhaite avoir l'outillage pratique facilitant sa tâche. Il faut que son mari le comprenne. Ce n'est pas une question de quantité mais d'amour. Le mettra-t-on jamais en équation ? Peut-il être question d'égalité entre la cause et l'effet ? La réversibilité existe, mais l'égalité jamais.
105:216
Le mari pense à s'assurer le moyen de bien faire son métier, économiquement. Des questions de quantité s'y mêleront sûrement, mais dominées par la qualité de vie morale qui redressera les désirs exagérés ou chimériques et donnera la paix.
L'état actuel de la société occidentale, qui est si proche de sa ruine si Dieu ne lui envoie quelque lumière, montre bien que la prédominance des idées scientifiques fait écran devant les vrais besoins de la nature humaine. Il est vrai que la gloire de ces idées est le résultat d'un effort convergent et décidé depuis deux siècles au moins des ennemis de la civilisation chrétienne. On voit à présent leur aboutissement : elles sont une plaie pour l'esprit humain ; toute la société en souffre en chacune de ses parties, et elle en pourrit.
Et c'est pourquoi nous croyons utile de ramener l'attention sur ce fait fréquemment inaperçu de l'inspiration car la raison cherche à le ramener à elle pour l'accaparer, pare qu'il lui échappe manifestement comme beaucoup d'autres choses dans l'ordre du monde.
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On sait que Bergson a ramené l'attention des philosophes sur cette possibilité pour notre esprit de recevoir directement des pensées qui auront à diriger la raison plutôt qu'à la subir. Il a été traité d'anti-intellectualiste alors que son œuvre témoigne d'une qualité d'intelligence bien rare et d'une méthode sévère et même étroite. M. Étienne Gilson a dit que « sous le nom d'intelligence Bergson avait simplement fait le procès de la raison et même de la raison sevrée d'intelligence » (même ouvrage, p. 187). Ce serait entièrement vrai si la réalité pouvait être découpée comme on découpe les concepts. Citons, pour le plaisir : « Car il est trop vrai qu'un certain rationalisme ennemi de l'intellect est caractérisé par une incompréhension naturelle de la vie, et celui qui s'opposait à Bergson en était un bon exemple, mais l'intelligence est autre chose.
106:216
Elle est la lumière simple de l'intellect qui pour passer entre les choses, se diffracte en raisons. Il n'y a pas aujourd'hui, en France, une seule noétique thomiste qui ne doive d'être plus authentiquement intellectualiste et thomiste à l'effort qu'elle a dû faire pour reporter sur l'intelligence les privilèges dont Bergson avait comblé l'intuition. »
Cette lumière simple de l'intellect est ce lien mystérieux entre Dieu et l'esprit de l'homme. Si on n'a pas la foi, cela reste toujours un mystère qui fera se battre jusqu'à la fin des temps tous les esprits raisonnables qui veulent commander à la vérité... Mais, le fait est là : tous les créateurs ont su devoir à une inspiration, soit la foi soit les idées qui ont commandé leur action ou leur vie. Le terme d'*intuition*, employé par les philosophes, veut dire *vue.* Il est lui-même une image prise à un sens qui, dans les représentations auxquelles il conduit, *exclut la succession *; la déduction rationnelle *implique la succession*. L'inspiration est une vue donnant l'impression d'être à peu près instantanée, bien qu'elle se prolonge et se développe. Tous ceux qui en ont reçu savent à quoi s'en tenir. Je pense que tout le monde en reçoit. Des gens très simples, pas forcément chrétiens, ont mené toute leur vie avec obstination d'une manière personnelle en vertu d'une inspiration qu'ils n'ont jamais bien su distinguer ou qu'ils n'ont jamais avouée. Beaucoup de gens, en apparence très intelligents, qui nient cette inspiration, l'ont souvent étouffée sous l'accumulation des connaissances intellectuelles *apprises*, dont ils sont incapables de se déprendre. C'est l'écueil des civilisations anciennes où il y a beaucoup de gens instruits. Elles n'ont pas plus d'esprits supérieurs que les civilisations primitives et elles les empêchent généralement d'agir. C'est ainsi que s'organisent les décadences.
Mais passons aux exemples des faits que nous avons essayé de faire remarquer. Nous verrons que cette action directe de Dieu touche à la fois des œuvres humaines et même celles d'entre elles qui sont des prémices de la Révélation.
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S. Augustin dit dans ses Rétractations (1/13) : « *La chose même qui maintenant s'appelle la religion chrétienne existait déjà autrefois et depuis le commencement du genre humain, elle n'a jamais fait défaut. *» Dieu a toujours voulu sauver tous les hommes ; il les avait créés à son image et selon sa ressemblance. S. Bernard nous dit : « L'image, c'est le libre arbitre, la ressemblance, ce sont les vertus théologales ; le péché a fait perdre les vertus théologales, la ressemblance, mais l'image est restée, le libre arbitre. » Les hommes ont toujours pu dire : OUI ou NON. Nous en avons, dans l'histoire des exemples qui ne sont pas tellement éloignés, ce sont les Tragiques grecs.
Le péché originel obsédait ces grands hommes ; ils l'appelaient la FATALITÉ. En effet, les péchés s'enchaînent l'un l'autre et personne ne peut s'en sortir seul ; la grâce de Dieu est nécessaire. Si on est dans l'ignorance de sa nécessité, la suite des péchés paraît fatale en nous et entre nous.
Or, voici l'inspiration d'Eschyle : dans sa *Trilogie,* Agamemnon a sacrifié sa fille Iphigénie pour obtenir des vents favorables afin de pouvoir atteindre la ville de Troie qu'il voulait conquérir. Dix ans plus tard, il revient vainqueur. Pendant ce temps sa femme, qui n'a pu pardonner le meurtre de sa fille, a pris un amant qui gouverne la cité. Dès son retour, Agamemnon est supprimé. Telle est la première pièce. Pendant la seconde, le fils d'Agamemnon, Oreste, devenu adulte, veut venger son père et reprendre le gouvernement de la ville. Il est encouragé par sa cœur qui, dans la maison, est traitée comme une domestique. Oreste tue l'intrus et sa mère. Tel est l'enchaînement des crimes. Oreste est poursuivi par les Furies, qu'Eschyle appelle les « *vieux dieux *» et qui exigent son sang.
Dans la troisième pièce, voici la solution. Bien souvent Eschyle, dont la jeunesse était contemporaine de la bataille de Marathon, mêle à ses drames les plus profonds, des témoignages de l'amour qu'il portait à sa patrie dont Athéna était la déesse.
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Athéna était crue fille du Père des Dieux et sortie toute armée du cerveau de Zeus, ce père de ceux qu'Eschyle appelait les *nouveaux dieux ;* elle est la pensée divine. Athéna, pour juger Oreste, ce dernier survivant d'une suite de criminels, fonde un nouveau tribunal, l'Aréopage d'Athènes où Oreste, qui était d'Argos, sera jugé. Si les boules blanches et les noires sont en même nombre, l'accusé sera acquitté. Telle était la coutume, plutôt douce, qui était en usage à Athènes. Eschyle la considère comme étant d'origine divine. Les juges votent et Athéna aussi ; elle en met une blanche puis on se met à compter... Les boules blanches sont en même nombre que les noires ! Oreste est acquitté... quoique réellement criminel, par la boule blanche de la pensée divine ! Sa faute est effacée, il échappe à la fatalité.
Or, appartenir à l'Église, c'est essentiellement croire en un salut venant de Dieu ; le « gigantesque Eschyle », comme dit Péguy, est presque un prophète.
Prenons maintenant Sophocle, qui dans *Œdipe-Roi* donne un autre aspect de la fatalité. Ce roi chargé de crimes contre la loi naturelle est en fait innocent, car il les a commis sans le savoir. Il a tué son père et épousé sa mère. Cela avait été prédit à son père, roi de Thèbes, qui avait donné le nouveau-né à un berger de la montagne pour qu'il le supprimât. Le berger, ému et effrayé d'une telle tâche, avait simplement élevé l'enfant comme un enfant de berger sans rien dire de son origine. A vingt ans, le jeune homme vigoureux, intelligent, veut voir du pays. Dans un défilé étroit, il rencontre le roi sur son char, qui lui fait brutalement signe de déguerpir. Altercation ! Un coup de bâton ! Voici le roi mort. Œdipe rencontre le monstre qui faisait la terreur de toute la contrée : il le tue. Thèbes, délivrée de ses craintes, en fait son roi ; il épouse la reine. Le drame se passe à découvrir dans une anxiété croissante qu'Œdipe est le meurtrier de son père et l'époux de sa mère ! Celle-ci se donne la mort, Œdipe se crève les yeux. Quel est ce genre de culpabilité, dû à la fatalité ?
Telle est l'inspiration qui a poussé Sophocle à choisir ce drame. Le sentiment de Sophocle n'est pas douteux, car dans la pièce suivante Œdipe aveugle, chassé par ses fils, conduit par sa fille Antigone, fuit la ville de Thèbes ;
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il arrive dans un bois sacré, à Colonne, sur le territoire d'Athènes, et il y meurt après avoir prédit que son tombeau serait une protection pour la cité qui l'accueillerait. Thésée le roi d'Athènes est le seul qui, au plus épais du bois sacré, assiste à sa mort mystérieuse. Il revient disant aux filles d'Œdipe : « *Jeunes filles, cessez vos pleurs ! On ne doit pas pleurer ceux dont la mort a été un bienfait public. *»
Le chœur chante : « *Après tant de malheurs si peu mérités, Œdipe, qu'un Dieu juste te regarde enfin d'un œil favorable. *» Et au moment même de la mort d'Œdipe, Thésée « *se prosterne ; il adore la Terre et le divin Olympe *»*.* La mort de cet homme de douleur est un bienfait pour Athènes.
Sophocle voit Œdipe comme une victime innocente expiant ce mystère de la fatalité ; la possession de son tombeau est une gloire et une protection.
Presque toujours les auteurs des grands poèmes épiques ou tragiques ont pris leurs sujets loin dans le temps, pour éviter les futilités contemporaines et les pensées à la mode qui gâteraient leur inspiration profonde ([^9]). Le désastre d'une arrière-garde de Charlemagne dans les Pyrénées qui donna naissance à la chanson de Roland eut lieu trois siècles environ avant que le poète en fît ce que vous connaissez. Les Atrides de la trilogie d'Eschyle vivaient probablement au temps de Moïse, sept cents ans avant le poète. On a trouvé leurs tombes à Mycènes. Les mœurs étaient beaucoup plus barbares et provoquaient ces événements qui restent dans la mémoire des peuples. Homère lui-même, qui a chanté la guerre de Troie, vivait plus de trois cents ans après Agamemnon ; il était contemporain de Salmanasar, roi d'Assyrie, et du prophète Amos.
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Cependant Eschyle et Sophocle ne pouvaient, au théâtre, exposer leurs pensées sans respecter les idées religieuses courantes, qu'ils pouvaient partager eux-mêmes en grande partie, car la fantaisie mythique était habituelle en Grèce. Platon et Aristote font bien plus grand effet sur nos prétendus penseurs. Pourtant les dramaturges sont allés bien plus avant dans les grands problèmes de l'humanité, guidés par leur inspiration ; ces problèmes ont été résolus définitivement quatre cents ans plus tard par la venue de Jésus-Christ. Ils avaient été posés non par les philosophes mais par des artistes inspirés qui proposaient des paraboles, comme Notre-Seigneur lui-même, et faisaient entrevoir la solution. Les philosophes ont plutôt fait abandonner la voie où s'engageaient les dramaturges.
Aristote naissait quand mourut Sophocle ; il a écrit sur la tragédie et n'y a vu qu'une imitation des conflits moraux dans le but de « purger les passions ». Corneille, dans son *Second discours sur la tragédie,* où il étudie consciencieusement et bonnement tous les conseils d'Aristote faisant alors les délices des cuistres, dit à ce sujet : « Cette pitié... nous les fait plaindre (il parle du Cid et de Chimène) mais je ne sais si elle nous donne la crainte, ni si elle le purge (leur trop d'amour) et j'ai bien peur que le raisonnement d'Aristote sur ce point ne soit qu'une belle idée, qui n'ait jamais son effet dans la vérité (...). Un des interprètes d'Aristote veut qu'il n'ait parlé de cette purgation des passions dans la tragédie que parce qu'il écrivait après Platon qui bannit les poètes tragiques de sa République parce qu'ils les remuent trop fortement. Comme il écrivait pour le contredire, et montrer qu'il n'est pas à propos de les bannir des États bien policés, il a voulu trouver cette utilité dans les agitations de l'âme, pour les rendre recommandables par la raison même sur qui l'autre se fonde pour les bannir. »
Corneille donne comme but à son art l'*admiration.* Dans *Le Cid* même, l'amour est un honneur et l'honneur est aimé d'amour. Il place ainsi l'art au niveau qui est le sien, celui de la contemplation des merveilles de la Création, de la grâce et du beau souverain. Il ajoute :
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« L'exclusion des personnes tout à fait vertueuses qui tombent dans le malheur bannit les martyrs de notre théâtre. Polyeucte y a réussi contre cette maxime. Héraclius et Nicomède y ont plu, bien qu'ils n'y inspirent que de la pitié et ne nous donnent rien à craindre, ni aucune passion à purger puisque nous les voyons opprimés et prêts de périr, sans aucune faute de leur part dont nous puissions nous corriger sur leur exemple. »
Il n'est que trop vrai que les philosophes ne comprennent généralement rien à l'art, musical ou plastique surtout, qui est pourtant compris universellement sans traduction, et ils se croient les spécialistes de l'universel. Pascal lui-même témoigne de son inaptitude à comprendre les arts plastiques lorsqu'il dit : « Quelle vanité que la peinture qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux ! » Il entrait aisément dans les paraboles de l'Écriture Sainte et ne comprenait pas celles de la peinture. Un équilibre parfait des formes, une tension interne rendue par la qualité du dessin, tension interne qui est cause de l'existence, une harmonie parfaite dans un cas concret, fût-il donné par une cruche et une botte de poireaux, tel en est le fond : toute la philosophie.
Socrate ne valait pas mieux lorsqu'il parlait d'art. Il préparait ses petits discours (voyez le troisième livre des *Mémorables*) puis disait à ses disciples : allons voir Parrhasius. Et alors, il apprenait à Parrhasius ce que c'est que la peinture ou à Cliton ce que doit faire le sculpteur, ou bien comment comprendre l'architecture. L'artiste était écrasé par sa logique et devait hausser les épaules aussitôt la porte refermée sur les visiteurs. Socrate concevait l'art comme une psychophysiologie, alors que tout grand art est une métaphysique, parabolique sans doute, par rapport au langage. Socrate en ces questions se conduisait comme un simple sophiste. Les artistes ne l'aimaient pas, ne le connaissaient que par ses propos les plus aventurés ou par l'opinion commune. Aristophane en est un exemple. Dans sa première pièce *Les Nuées,* ce jeune homme voulant combattre les idées fausses des sophistes, prit Socrate comme tête de Turc. Le portrait qu'il en fait est entièrement fantaisiste et contraire à ce qu'était Socrate, sophiste seulement lorsqu'il parlait de ce qu'il ne connaissait pas (comme l'est hélas, chacun de nous en ce qu'il ne connaît pas).
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Cette erreur d'Aristophane explique l'opinion commune grossissante qui amena finalement la condamnation du sage. Avec une faible majorité en fait : trente voix sur cinq cents juges. Il y eut très probablement des arrière-pensées politiques. Xénophon, dans les *Mémorables,* nous dit : « Mais, par Jupiter, s'écria l'accusateur, il excitait au mépris des lois établies, disant que c'est folie de choisir avec une fève les magistrats de la république, tandis que personne ne voudrait se reposer sur le hasard du choix d'un pilote, d'un architecte, d'un joueur de flûte, d'un de ces hommes enfin dont les erreurs sont bien moins nuisibles que celles de ceux qui gouvernent l'État. » Socrate avait la réputation de vanter sans cesse la constitution de Sparte et de la Crète. Les neuf archontes qui étaient censés gouverner Athènes étaient élus par tirage au sort. De même, les cinq cents membres du tribunal qui jugèrent Socrate étaient tirés au sort parmi les citoyens âgés de plus de trente ans. La pensée de Socrate n'était pas démocratique.
Dans les écoles, on nous présente Socrate comme le premier grand rationaliste. Or cela est très faux, car il finit sa vie en victime d'une inspiration divine dont tous les textes authentiques font foi. On trompe donc la jeunesse : Socrate était un homme sage, assurément, ennemi de tous les excès, et aussi un homme très pieux à la manière de son temps. Il envoyait Xénophon consulter l'oracle de Delphes lorsque le jeune homme eut envie de participer à l'expédition de Cyrus contre son frère. « Voici, dit Xénophon, comment il en usait avec ses amis : il les engageait à faire de la manière qui paraissait la meilleure les choses d'un résultat certain ; mais quant à celles dont la réussite est douteuse, il les envoyait à la divination (...). » Singulier rationalisme. Il disait : « Celui qui plante bien un verger et celui qui bâtit savamment une maison, ignorent tous deux qui habitera cette maison, qui recueillera les fruits de ce verger. Il déclarait insensés ceux qui ne voient pas dans cette connaissance une chose divine, et insensés ceux qui consultaient les Dieux sur ce qu'ils nous ont donné de connaître par nous-mêmes. »
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Socrate croyait donc à la Providence et il jouissait d'une communication divine qui, comme on va le voir, a fait sa grandeur. Voici comment Xénophon l'expose au début des *Mémorables :* « *Il disait et on répétait partout qu'un génie venait l'inspirer ; voilà sans doute pourquoi on l'accusa d'introduire de nouveaux Dieux. *» Qui ne frémit en songeant que dans la même ville, à deux pas de là, quatre siècles plus tard, S. Paul tentait d'enseigner aux Athéniens le Dieu inconnu !
Socrate parlait selon sa pensée : il se disait inspiré par un génie. Que croyez-vous que ce pût être, bonnes gens ? Eh mais ! son ange gardien, tout simplement. Tous les hommes ont le leur, l'animiste des profondes forêts de l'Équateur, le païen, le chrétien. Comme la Révélation n'était pas achevée et que « le temps n'était pas encore venu », cet ange ne pouvait guère que l'empêcher de faire ce qui pouvait nuire à sa mission. Xénophon ajoute : « *Souvent, d'après les signes que lui donnait ce génie, il avertissait ses disciples de faire une chose, de s'abstenir d'une autre ; on profitait à le croire, on se repentait de ne l'avoir pas cru. *»
Or cet ange a conduit Socrate au sacrifice de sa vie.
Socrate eût pu s'échapper facilement, et avant son procès, et pendant le mois qui s'écoula entre sa condamnation et son exécution. Les maîtres d'Athènes eux-mêmes l'eussent peut-être désiré. Il ne le voulut point.
Xénophon, dans son *Apologie,* nous apprend qu'Hermogène reprochait à Socrate de ne pas préparer sa défense devant le tribunal : « *Eh bien, répliqua Socrate, je te le jure, par deux fois déjà, j'ai essayé d'arranger un discours pour ma défense, toujours mon génie s'y est opposé. *» Et au Tribunal : « *Comment serait-ce introduire des divinités nouvelles que de dire que la voix du dieu me prescrit ce que je dois faire ?* (*...*) *A ces signes on donne le nom d'augures, de voix, de prodiges.*
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*Moi je les appelle inspirations d'un génie ou d'un esprit divin* (*...*) *Ayant souvent annoncé à mes amis ses ordres et ses volontés, je n'ai jamais vu arriver que l'événement ait démenti mes paroles. *»
Platon, qui assistait au procès, écrivit trois ou quatre ans plus tard, lui aussi, une *Apologie de Socrate* qui est le meilleur document du procès même. Socrate déclare à ses cinq cents juges : « D'où vient que donnant mes conseils, je n'ose pas parler au peuple et donner des conseils à la Ville ? Cela tient, comme vous me l'avez souvent entendu déclarer, et en maint endroit, à une certaine manifestation d'un dieu ou d'un esprit divin, qui se produit en moi (...). C'est quelque chose qui a commencé dès mon enfance, une certaine voix qui, lorsqu'elle se fait entendre, me détourne toujours de ce que j'allais faire, sans jamais me pousser à agir. Voilà ce qui s'oppose à ce que je me mêle de politique. »
Cette voix l'a donc empêché de préparer sa défense avant le procès. C'est la même qui par la bouche de Jésus disait aux soixante-douze disciples : « Je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. Lorsqu'on vous emmènera devant les magistrats et les autorités, ne cherchez pas avec inquiétude comment vous défendre ni ce qu'il faudra dire, car le Saint-Esprit vous enseignera à l'heure même ce qu'il faut dire. » (Luc XII, 11.) Dieu se méfie à bon droit de la raison des hommes ; qu'ils laissent donc le S. Esprit les inspirer.
Or Socrate affirme qu'il a une mission et qu'il possède une science, la science de l'homme :
« Tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune pour l'accroître le plus possible ainsi qu'à ta réputation et à tes honneurs, mais quant à ta raison, à la vérité, quant à ton âme qu'il s'agirait d'améliorer sans cesse, tu ne t'en soucies pas, tu n'y songes pas. »
« Mais pour moi, je l'affirme, c'est un devoir que la divinité m'a prescrit par des oracles, par des songes, par tous les moyens dont une puissance divine a jamais usé pour prescrire quelque chose à un homme. » (Apologie 33 c.)
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« Cela étant, ce n'est pas moi, comme on pourrait le croire, que je défends, car je crains qu'en me condamnant vous ne vous rendiez coupables de mésestimer ce que la divinité vous a donné.
« Songez-y ; si vous me faites mourir, vous ne trouverez pas facilement un autre homme attaché à vous par la volonté des dieux pour vous stimuler (...). Cet office est celui pour lequel le Dieu semble m'avoir attaché à votre ville, et voilà pourquoi je ne cesse de vous stimuler, de vous exhorter, de morigéner chacun de vous, en l'obsédant partout du matin jusqu'au soir. » (Apologie 33 c.)
A relire attentivement tous ces propos de Socrate rapportés par Platon on se rend compte qu'il avait une vue analogue à celle de Pascal. Il voyait comme lui la vanité des recherches scientifiques et mondaines. Voilà ce qu'en dit Xénophon (*Memor.* 1, 1)
« Il n'aimait pas, comme la plupart des philosophes, à disserter sur l'universalité des choses, à rechercher l'origine de ce que les sophistes appellent le monde, à étudier les lois des phénomènes célestes ; il prouvait la folie de ceux qui se livrent à de telles spéculations. Il examinait d'abord s'ils pensaient avoir assez approfondi les connaissances humaines pour s'occuper de pareilles matières, ou s'ils croyaient légitime de renoncer à ce qui est du domaine de l'homme pour aborder ce qui appartient aux dieux. »
Et voici Pascal :
« J'avais passé longtemps dans l'étude des sciences abstraites ; et le peu de communication qu'on en peut avoir m'en avait dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que les sciences abstraites ne sont pas propres à l'homme, et que je m'égarais plus de ma condition que les autres en l'ignorant ; j'ai pardonné aux autres d'y peu savoir. Mais j'ai cru trouver au moins bien des compagnons en l'étude de l'homme, et que c'est la vraie étude qui lui est propre. J'ai été trompé ; il y en a encore moins qui l'étudient que la géométrie. Ce n'est que manque de savoir étudier cela qu'on cherche le reste. »
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Bien qu'il y ait peu de gens pour s'en aviser, Socrate et Pascal sont très actuels, car on n'a probablement jamais vu pareil oubli de la recherche de ce qu'est l'homme véritablement. La recherche est tournée vers ce qui le relie aux bêtes et en même temps toute l'admiration est tournée vers les sciences naturelles ; l'homme s'enorgueillit de ses découvertes au point d'oublier complètement ses misères. Or ces sciences sont toujours à revoir, à perfectionner et chaque perfectionnement ouvre un nouvel abîme de mystère. Et il en sera toujours ainsi puisqu'on ne connaît pas TOUT, puisque le Créateur est TRINE et UN ; or on veut soumettre son œuvre à ce qui n'est qu'une invention de l'esprit humain, la mathématique, système logique de la quantité. Il n'y a pas de nombre dans la nature, elle échappe au nombre puisqu'il n'y a pas deux feuilles semblables sur un même arbre, puisqu'il existe en son sein une conscience d'homme inexplicable et non mesurable. On se sert du nombre en combinaisons de plus en plus raffinées pour se rapprocher le plus possible des phénomènes, afin d'agir sur la nature ; c'est très bien. Dieu a donné ce pouvoir en premier aux chrétiens pour le communiquer, et d'abord pour leur permettre de parcourir aisément l'espace et le temps et de pouvoir évangéliser le monde entier. Mais en oubliant d'étudier l'homme, celui-ci perd le moyen d'user sagement de ces inventions très ingénieuses et amusantes pour l'esprit.
En même temps que nous acquérons un pouvoir immense sur la nature, notre société redescend à la pure animalité. En témoigne à cette heure la pourriture de la jeunesse livrée à la liberté sexuelle comme les chiens, chez qui, au moins, leur instinct la limite à une seule saison, et la pourriture des adultes qui souhaitent la liberté de l'avortement. Ces crimes aboutissent à la mort des civilisations qui s'y abandonnent.
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Voilà où mène l'orgueil, l'oubli de la loi naturelle dont toutes les sociétés ont cherché par leurs meilleurs esprits à connaître l'étendue et le caractère ; la simple raison l'y fait trouver, bien que la grâce soit nécessaire pour la compléter et faire voir à l'homme quelle en est la fin dernière. Socrate ne l'a pas connue que par la raison.
Il avait des intuitions que son bon ange lui transmettait. Il est reconnu par l'Église que Dieu a fait des miracles dans le monde païen pour y maintenir la croyance en Dieu.
Cette science dont ceux qui sont incapables de la faire se montrent si glorieux (les savants sont plus humbles en général) est en grande partie illusoire. Nous allons sur la lune en nous dirigeant par les lois de Newton. Mais nous ne savons toujours pas ce qu'est la gravitation. Il faudrait pour le comprendre que notre esprit pût embrasser TOUT. Le monde est-il fini ou infini ? L'infini n'est pas une notion positive ; c'est une négation du fini. Nous ne pouvons la comprendre. Les lois de Newton sont justes comme toutes les lois scientifiques pour un monde restreint soigneusement cloisonné. Newton croyait les étoiles fixes, il avait un cadre de référence pour ses calculs ; mais on a pu se rendre compte que ces étoiles bougent ; le soleil se rapproche d'une autre étoile. Il n'y a plus de cadre de référence fixe. Un jeune savant âgé de vingt-quatre ans, Einstein, a voulu résoudre ce problème : ce fut la loi de la relativité. Si tout bouge dans le ciel, tous les mouvements sont relatifs les uns par rapport aux autres. Cherchez donc !
Mais Einstein n'est sûrement pas qu'un grand savant ; il est aussi un esprit supérieur car il a écrit (sans doute vers la fin de sa carrière) :
« Pour autant que les propositions de la mathématique se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et pour autant qu'elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité. La parfaite clarté sur ce sujet n'a pu devenir lieu commun que grâce à cette tendance qui est connue sous le nom d'axiomatique. »
C'est-à-dire, si nous en comprenons bien le sens, que les notions primitives, axiomes et postulats dont usent les mathématiques seraient des bases purement conventionnelles pour serrer de plus près qu'il se peut les phénomènes naturels.
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Ceux-ci échappent en réalité à notre science qui est un moyen très astucieux de les utiliser, mais ils ont en eux un je ne sais quoi dépassant la raison ; ils le tiennent de leur auteur, la Très Sainte Trinité. C'est pourquoi l'analogie est un aveu de l'unité dans une ressemblance qui n'est ni similitude complète, ni égalité numérique ou identité.
Les mathématiques appartiennent à ce que Pascal appelait l'esprit géométrique en l'opposant à l'esprit de finesse, qui contient la métaphysique, avec toutes ses nuances. Le nouvel enseignement des mathématiques, tel qu'on le donne aujourd'hui, est fait pour enlever à l'intelligence de notre jeunesse toute tendance à l'esprit de finesse. L'enseignement ancien de l'arithmétique primaire, la règle de trois, donnaient la formation logique en des matières où l'erreur est impossible ou très facile à déceler. Il était excellent pour amener dans l'esprit de finesse un usage rigoureux de la raison. Le nouvel enseignement ne peut qu'abrutir nos enfants. L'auteur même de cette réforme est si loin d'en envisager les conséquences pédagogiques qu'il voit tous les enfants avec un ordinateur de poche !
\*\*\*
L'antiquité nous donne donc de grands et mémorables exemples de l'inspiration des artistes et des penseurs. Le rôle de Socrate est extraordinaire ; il s'est moins approché que les auteurs tragiques de la question essentielle, à savoir : comment l'homme sera libéré du péché. Il n'a pas été chargé d'annoncer un salut. Mais il a donné sa vie même par fidélité à sa mission sur l'ordre du bon génie qui l'avait conseillé depuis son enfance. Il était au bord de la vérité en disant que le méchant était un ignorant. Mais ignorant de quoi ? De la connaissance naturelle liée à la raison seule ? Oui sans doute, mais aussi des vérités de la Révélation qu'ont entrevues les Tragiques.
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Eschyle et Sophocle étaient forcés par le lieu, le temps et leur public de présenter leurs inspirations religieuses revêtues de tous les mythes païens. Socrate, qui ne pouvait penser de ces mythes que ce que nous en pensons nous-mêmes, a donné, non une œuvre, mais sa mort en exemple.
Il ne pouvait douter qu'une influence extérieure agissait en lui puisque très généralement elle l'empêchait de faire ce qu'il voulait et se préparait à accomplir. Tous les grands esprits de ce temps l'ont admis ; ils ont admiré son sacrifice et sa grandeur d'âme. Xénophon est très sûr à consulter. Mais il était un homme d'action. Il est possible que Socrate ne lui ait pas laissé voir toute sa pensée sur la religion de leur temps. Peut-être Platon eut-il davantage de confidences. Mais ce qu'il attribue à Socrate dans les dialogues postérieurs à la mort de son maître dépasse beaucoup ce que celui-ci a pu dire ; les témoignages très précis de Xénophon le confirment et Platon y ajoute une dialectique insupportable, imitant celle de Socrate (c'était la manière de leur temps) mais bien plus sophistique ; les changements de sens des mots sont voilés, les conclusions normales sont éliminées, ce qui est bien visible dès le premier d'entre eux, *l'Eutyphron.*
Péguy disait à peu près : les Grecs n'ont pas eu les dieux qu'ils méritaient. Certes, mais il y avait là une intention divine ; l'incroyable médiocrité de leur mythologie changeante pesait à toute leur élite et les préparait à adopter la vraie foi. Ce qu'ils firent. Le nouveau Testament fut écrit en leur langue, les premiers Pères de l'Église sont grecs. En outre, les Grecs avaient délibérément séparé la religion et l'art de la magie. Il est possible qu'il y en eût dans les mystères comme ceux d'Éleusis, je l'ignore et je pense qu'on n'en sait pas grand chose. Il y eut certainement chez eux une évolution religieuse en ce sens que les dieux des populations plus anciennes (les Pélasges par exemple) auxquels ils s'étaient mêlés furent peu à peu éliminés par ceux des Grecs nouveaux venus. L'acquittement d'Oreste est présenté par Eschyle comme une victoire des nouveaux dieux sur les anciens. Ceux-ci étaient des dieux souterrains ou des dieux de la vengeance ou de la terre nourricière. L'étrange *Prométhée* d'Eschyle annonce même la chute de ces nouveaux dieux.
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Les Grecs ont de même rompu dans l'art avec la magie. Les sculpteurs égyptiens n'étaient pas inférieurs aux meilleurs de la Grèce. Nous les préférons même en beaucoup de points : ils étaient moins naturalistes. Mais leurs œuvres, aussitôt faites, étaient la proie des prêtres qui pratiquaient des rites de l'ouverture magique des oreilles, des yeux, etc. pour que l'effigie devînt la demeure du « double » de la personne représentée.
Cette magie faisait rejeter par les Hébreux toute représentation plastique. Les Grecs ont rendu possible l'art chrétien en écartant de l'art ces pratiques.
Dans les grottes de la Vézère on a les preuves que les auteurs des dessins qui s'y trouvent pratiquaient la magie. Il s'ensuivit cette curieuse aventure que les artistes avaient dans cette société une situation privilégiée par leur aptitude à figurer les objets désirés. La magie est l'innocent début de la science. C'est un essai de moyens humains pour agir sur la nature, comme faire tomber la pluie ou amener le gibier. Les mauvais esprits dont toute l'Écriture est pleine ont vite fait de sauter sur ces moyens de tromper les hommes et de détourner la prière vers la magie dont l'efficacité est présentée comme plus réelle. Et il est certain qu'elle est toujours pratiquée à Paris même.
Dans nos grottes, garnies de milliers de dessins gravés ou peints, il y a de vrais chefs-d'œuvre qui honoreraient n'importe quel grand artiste. Dans la grotte de Font-de-Gaume, il y a un rhinocéros d'environ 70 cm de long qui est une perfection d'art. Ne le voyant pas dans ce qu'on nous montrait, je demandai où il était. On tira une clef et on m'ouvrit une grille : il était à l'abri dans un diverticule étroit, il eût été effacé sans cette protection. Il est considéré comme venant des plus anciens habitants, ceux de l'époque dite aurignacienne.
Je m'aperçus que la femme qui nous introduisait dans ces étroits passages aimait ces hommes d'il y a 40 siècles qui avaient fait ces peintures. Pauvre, éprouvée par la vie, elle s'était instruite elle-même de leur temps et de leur œuvre. Comme elle était plus près de la vérité que ces archéologues qui traitent sans respect les ossements de ces anciens hommes, sans se douter qu'ils avaient une âme capable des mêmes idées qu'Eschyle ou Socrate !
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Les vrais chefs-d'œuvre sont toujours rares. L'auteur du rhinocéros de Font-de-Gaume n'était peut-être capable que le pinceau à la main. Mais Pascal et Platon n'eussent rien compris à cette peinture, ils en ont laissé la preuve. Cet antique artiste nous prouve qu'en ce temps-là existaient des esprits supérieurs... aussi limités que nous le sommes tous, soit à la manière de Socrate ou de Pascal soit à la nôtre.
Mais quelle lumière sur l'amour de Dieu pour tous les hommes de constater que Jésus a voulu naître dans une grotte en tous points semblable à ces abris primitifs de nos lointains ancêtres ! Ils s'y protégeaient avec leurs animaux du froid rigoureux de la mauvaise saison. Marié eût pu vraisemblablement s'abstenir facilement de ce voyage à Bethléem si comme on le pense le jeune ménage venait simplement de Jérusalem, ou rester à Nazareth au milieu de sa famille. Joseph n'était pas tenu d'amener sa femme pour le dénombrement. Il est probable que Marie sentit la naissance de son premier né imminente et se souvint de la prophétie de Michée sur Bethléem. Et rien de mieux au milieu d'une foule débordante que de trouver cet asile calme et retiré pour mettre au monde sans témoins de la virginité le plus bel enfant des hommes.
Mais ce n'est pas le moment de contempler ce grand événement chanté par mille et mille chansons dans toutes les nations chrétiennes (mais interdites dans les écoles françaises). Nous avons montré par des exemples précis le rôle de l'inspiration en un monde très ancien et même ce qu'on peut appeler son rôle prophétique. Elle se trouve liée en Eschyle, Sophocle et Socrate aux vues paternelles de Dieu sur l'humanité et sur la Révélation prochaine de son insondable Trinité.
Mais comment voulez-vous que Dieu communique ces révélations et même ses grâces, lorsque l'homme est conscient d'en recevoir une qui l'éclaire ? Il ne le fait que dans la nature humaine et par les moyens naturels eux-mêmes.
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Même si le sujet a bien conscience de n'avoir jamais pensé ce qui lui est subitement accordé, ou même d'avoir toujours pensé le contraire, l'inspiration passe par les facultés naturelles, bien que son objet et sa force soient bien évidemment des dons. Et cette inspiration peut être uniquement naturelle. Les Égyptiens honoraient comme un dieu l'architecte Imotep. Il fut premier ministre de l'un des pharaons dans l'ancien Empire, il construisit des pyramides et fut probablement l'auteur de ces systèmes de proportion qui furent utilisés jusqu'à ce que la soi-disant Renaissance les fit oublier ([^10]). Il avait eu des inspirations d'ordre naturel mais de nature métaphysique. Trouver un moyen de manifester dans l'architecte l'UNITÉ du divers, l'emboîtement de toutes choses dans la création, est une besogne métaphysique.
L'aventure d'Imotep est celle de Descartes lui-même, quoique Descartes ait peut-être moins bien réussi pour avoir voulu trop prouver. La Fontaine qui était un homme très faible mais un esprit supérieur a eu soin de nous dire dans une fable écrite pour le combattre :
*Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu*
*Chez les payens, et qui tient le milieu*
*Entre l'homme et l'esprit, comme entre l'huître et l'homme*
*Le tient tel de nos gens, franche bête de somme...*
Je voudrais que mes lecteurs relisent ce *Discours à Madame de la Sablière.* (Fable 188.) Ils se retrouveraient en place pour examiner les choses les plus humbles dans une lumière supérieure :
*Un esprit vit en nous, et meut tous nos efforts*
*L'impression se fait ; le moyen, je l'ignore ;*
*On ne l'apprend qu'au sein de la Divinité ;*
*Et s'il faut en parler avec sincérité,*
*Descartes l'ignorait encor.*
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Mais Descartes n'ignorait pas que le grand moyen des poètes était d'être docile à l'inspiration, et nous avons en son exemple même un moyen de continuer notre entreprise qui est de montrer que dans la nature même, par delà la raison, la Très Sainte Trinité inspire aux hommes, dans leurs métiers et suivant leurs moyens d'expression, des pensers chargés d'instruire, de servir et de guider.
On ignore généralement, et il semble qu'on ait assez souvent voulu le cacher, que la carrière de Descartes commence par une nuit de songes. Il avait alors 23 ans. Il y eut l'inspiration de l'unité de la science qu'il eut l'ambition de prouver par la véracité divine. On en trouvera un résumé intelligent et sagace dans le livre de Jacques Chevalier sur Descartes. Ces songes avaient été relatés par Descartes lui-même dans un écrit : *Olympica* (ce terme signifiant les choses divines) qui est aujourd'hui perdu, mais a été consulté et résumé par son plus ancien biographe. Il commençait par une date : 10 novembre 1619, et par ces mots : *Cum plenus forem enthousiasmo et mirabilis scientiae fundamenta reperirem,* « Comme j'étais plein d'enthousiasme à chercher les fondements d'une science admirable... ».
Il décrit ensuite le premier des trois songes qu'il eut en cette nuit et l'interprétation qu'il en donne lui-même (p. 42 de la relation rapportée par Jacques Chevalier). Puis il se rendort après avoir réfléchi deux heures sur les biens et les maux de ce monde. Il eut un deuxième songe, dans lequel il crut entendre le bruit aigu et éclatant de la foudre. L'épouvante dont il fut frappé marquait, selon lui, les remords de sa conscience touchant ses péchés, la foudre marquait l'intervention de l'Esprit de vérité.
S'étant rendormi avec cette pensée, il eut un troisième songe qui lui présenta deux livres : d'abord un *Dictionnaire* qui selon lui « ne voulait dire autre chose que toutes les sciences ramassées ensemble » ; puis un *Corpus poetarum,* qui « marquait en particulier, et d'une manière plus distincte, la philosophie et la sagesse jointes ensemble ». Ici nous avons la traduction même du texte de Descartes :
124:216
« Il ne croyait pas qu'on dût s'étonner si fort de voir que les poètes, même ceux qui ne font que niaiser, fussent pleins de sentences plus graves, plus sensées et mieux exprimées que celles qui se trouvent dans les écrits des philosophes. Il attribuait cette merveille à la divinité de l'enthousiasme et à la force de l'imagination qui fait sortir les semences de la sagesse (qui se trouvent dans l'esprit de tous les hommes comme les étincelles du feu dans les cailloux) avec beaucoup plus de facilité et beaucoup plus de brillant que ne peut faire la raison dans les philosophes. »
Et Descartes, en remerciement des lumières qu'il avait reçues, « fit le vœu d'aller en pèlerinage à pied jusqu'à Notre-Dame de Lorette ; que, si ses forces ne pouvaient pas fournir cette fatigue, il prendrait au moins l'extérieur le plus dévot et le plus humilié qu'il lui serait possible pour s'en acquitter » ([^11]).
Dans cette Anthologie des Poètes qui lui avait été montrée en songe, Descartes avait lu un poème d'Ausone où se trouvaient ces paroles :
*Quod vitae sectabor iter ?*
*Est et non.*
*Quel chemin de la vie suivrai-je ?*
*Cela est, cela n'est pas.*
C'est un encouragement à ne chercher et à ne suivre que la vérité. Nous pouvons estimer que cette inspiration fut celle de l'unité de la métaphysique et de la science. En son temps, il y avait divorce entre la philosophie et la science en train de se faire. Descartes avait une foi très profonde comme le montrent les faits précédents ; il était très doué pour les mathématiques. Son inspiration fut celle du lien de Dieu et de la science naturelle. Sut-il interpréter comme il convient son premier songe ? Nous pouvons en douter. Voici le texte des *Olympica :*
125:216
« Croyant marcher par la rue et obligé de se renverser sur le côté gauche pour maintenir son équilibre, il sentit tout à coup un vent impétueux qui le poussa violemment vers l'église du collège où il se rendait pour faire sa prière... Il se réveilla sur cette imagination, et il sentit sur l'heure même une douleur effective qui lui fit craindre que ce ne fut l'opération de quelque mauvais génie qui l'aurait voulu séduire et qui tâchait de le jeter par force dans un lieu où son dessein était d'aller lui-même. Aussitôt il se retourna sur le côté droit et adressa une prière à Dieu, qui n'avait pas permis » (pensa-t-il) « qu'il se laissât emporter, même dans un lieu saint, par un esprit qu'il n'avait pas envoyé. » (J. Chevalier, p. 42.)
Il est douteux qu'il méditât dès lors le *cogito ergo sum,* mais il avait grand besoin que la puissance de Dieu le jetât dans l'Église le plus rapidement possible pour qu'il y consultât, sur l'opportunité de ce doute général, les grands esprits qu'elle avait donnés au monde.
Mais nous ignorons exactement ce qu'il pensait alors car sur le même traité (*Olympica*) se trouvait une note marginale de Descartes datée du 11 novembre 1620, juste un an jour pour jour après ces fameux songes. Elle dit : *Coepi intelligere fundamentum inventi mirabilis.* « J'ai commencé à comprendre le fondement de cette invention admirable. »
Pendant toute cette année, il avait songé aux moyens de réaliser l'inspiration qu'il avait reçue, de trouver une méthode pour donner une certitude complète à la pensée aussi bien philosophique que scientifique. Les mathématiques la possèdent, mais parce qu'elles *déduisent* de principes entièrement formés par la raison. Et c'est cette méthode que Descartes voulut imposer à la philosophie. Mais Dieu est amour dit S. Jean. L'amour ne se mesure ni ne se déduit, ni la conscience de l'homme ni la création. Il faut partir de « l'étant », non de la pensée. Il se l'interdisait en détruisant par son doute tout lien entre la pensée et l'étendue.
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Mais il n'est pas douteux que pour Descartes cette « science admirable » était une union de la métaphysique et des sciences naturelles. On le voit à la manière dont il veut déduire le principe physique de l'inertie : « Première loi de la nature : que chaque chose demeure en l'état qu'elle est pendant que rien ne la change. » Car (dit-il) Dieu n'est point sujet à changer et agit toujours de même sorte.
Deuxième loi : que tout corps qui se meut tend à continuer son mouvement en ligne droite. « Cette règle comme la précédente dépend de ce que Dieu est immuable. »
Malheureusement, son *cogito ergo sum* dont il fit la base de sa philosophie et de sa physique, on peut dire qu'il l'analysa de travers. Comment penser : « Je pense donc je suis » sans verbe mental, sans le souvenir de mots latins ou français. Ces mots sont formés de sons. Ils sont étendus. Le monde entier est donné avec eux, en même temps que la pensée. Il n'y a pas moyen d'échapper au réalisme, pas plus que Marphurius, le philosophe sceptique de Molière, ne peut échapper au bâton de Sganarelle (*Le mariage forcé*)*.*
Et l'erreur qui s'en suivit, origine de l'idéalisme, donna naissance à la science moderne en permettant de livrer sans scrupule l'étendue à la mathématique pure sans s'occuper de l'esprit et de la conscience qui échappent manifestement à la quantité. L'image du monde donnée par la science est donc sûrement fausse, quoique pratiquement utile.
L'inspiration reconnue comme telle par Descartes serait donc fausse ? Non pas, mais Descartes s'est manifestement précipité du côté où il tendait par ses qualités de mathématicien. Et Dieu inspirait les méthodes de la science à un chrétien pour donner le monde à évangéliser aux chrétiens.
Aujourd'hui on ne croit plus aux mathématiques à la manière de Descartes. La façon dont les entend Einstein et que nous avons rapportée plus haut le prouve. Tout doit donc être pensé à nouveau mais en partant de cette assurance que la Très Sainte Trinité elle-même est l'auteur d'un monde étrange pour la raison et rebelle aux mesures quantitatives.
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Si rebelle qu'il faut inventer de nouvelles géométries, de nouvelles mathématiques pour en approcher de plus près.
Mais toujours en oubliant ce qui ne peut se mesurer. Et la raison est certes un très bon outil à la disposition de l'intelligence, mais elle ne peut fonctionner convenablement qu'en partant de principes sûrs. Seules, la Révélation les donne et l'inspiration en présente les conséquences à l'intelligence.
Descartes vivait il y a trois siècles. On peut mesurer à l'état actuel des esprits quelle influence désastreuse a eue sa pensée dans l'histoire. Certes il a ouvert les grand' portes à la science moderne, et en cela il obéissait bien à son inspiration. Mais après une fournée de philosophes dogmatiques que sa méthode avait formés, on débarqua sa métaphysique pour voir, les uns dans la science et la raison, les autres dans le doute systématique : la gloire de l'humanité ! On m'apprenait au lycée que Descartes avait renouvelé le problème philosophique de telle manière que l'ancienne philosophie ne comptait plus. Je ne puis dire que je croyais car j'avais toujours aimé l'histoire et lu de gros livres sur l'histoire du Moyen Age où était exposée avec une sorte d'impartialité indifférente la philosophie de ce temps. La recherche du sens des concepts avait beaucoup intéressé l'esprit entièrement neuf que j'étais à 13 ou 14 ans. J'apprenais là à penser par la pensée de grands esprits. Je ne pouvais mépriser le savoir de cette époque dont l'architecture, d'autre part, manifestait tant de grandeur de pensée et d'invention. Aussi, à dix-sept ans, lisant le Discours de la Méthode, j'étais donc plutôt choqué de l'espèce de légèreté avec laquelle Descartes traite des problèmes de métaphysique et ce dégoût m'est resté si bien que je n'ai jamais eu aucun souci de lire ce qu'il en pense vraiment, non plus qu'aucun de ses grands successeurs. Je trouvais qu'ils ne partaient pas du réel. Voici la trace de ces réflexions : J'avais alors un professeur de philosophie qui venait d'une faculté de province lointaine, et avait demandé à rentrer dans l'enseignement secondaire à Paris : il aimait la musique, et le phonographe n'existait pas alors. Il était sevré de musique ; pour avoir la possibilité d'en entendre, il avait demandé son changement et obtenu un poste dans un lycée de Paris.
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Il avait à faire tous les quinze jours dans le quartier où j'habitais, et il me demandait de faire route avec lui. Nous faisions route tranquillement pendant environ 3/4 d'heure, parlant de musique ou d'autre chose. Un jour je lui dis : « Monsieur, j'ai trouvé la raison des erreurs des philosophes ! » J'entends toujours cette voix légèrement amusée et condescendante : « Ah ! » (do, ré). « Eh bien, c'est parce qu'au lieu de partir des choses, ils partent de leur pensée. » Il s'arrêta subitement et vivement répondit : « Mais ils ne seraient pas philosophes s'ils ne partaient pas de leur pensée ! » Je restai abasourdi de ma sottise. Je constatais que j'étais complètement imbécile car je l'avais déjà observé dans les sciences naturelles. C'était l'époque où l'*éther* était la grande ressource, mais dans mon idée un cache-misère. Je n'avais jamais compris que les corps célestes pussent s'attirer à travers RIEN ; que des *forces* agissent à travers RIEN. Le professeur, tous mes camarades trouvaient cela tout naturel. J'étais donc un imbécile. Et voilà qu'en philosophie c'était de même. J'essayai de comprendre et je devins kantiste. Je mis près de dix ans à m'en débarrasser par la suite.
Cela montre comment une erreur peut s'emparer de l'esprit et y demeurer longtemps ; et aussi quelles difficultés tracasseront nos contemporains pour s'en débarrasser.
Car c'était moi qui avais raison ! Je raconte cette historiette pour montrer comment l'erreur d'un ou deux esprits peut s'imposer pendant plusieurs siècles à beaucoup de bonnes intelligences, non pas supérieures, mais bonnes, mais douées, n'ayant jamais eu d'inspirations ou les ayant noyées à leur naissance comme j'essayai de le faire après la réponse de mon professeur.
Et il est difficile de s'en sortir. Et toute la société se ressent de ce doute fondamental qui amène l'étrange impuissance de nos contemporains à voir les principes fondamentaux de toute société, de la nature humaine ; et à détruire même la famille.
\*\*\*
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Quel étonnement de voir des philosophes catholiques eux-mêmes soutenir qu'une intuition sensible des choses extérieures n'équivaut aucunement *à la certitude intellectuelle de la réalité de leur existence ?*
Une jeune femme va mettre bientôt un enfant au monde. Elle le sent remuer en elle. Elle et lui sont le même *sujet.* Il naît, on le sépare d'elle car jusque là c'était le même sang qui nourrissait la mère et l'enfant. Il vagit plus ou moins fort ouvrant ainsi pour la première fois à l'air du temps ses poumons tout neufs.
Eh bien ! Sa mère restant le *sujet,* il devient un objet. Va-t-elle douter que cet objet extérieur existe ? Que cet objet peut être un « simple phénomène psychique » ?
A-t-elle besoin d'un syllogisme pour croire à son existence ? Et le lait qui monte oppresse la mère ; elle saisit ce phénomène psychique et lui donne le sein. L'enfant n'est nullement décontenancé de se trouver en contact avec un nouvel objet. Il prend le sein et en redemande.
Cet enfant est-il individualiste ? Il ne semble pas. Il a pris le sein sans difficulté. Il fait normalement partie d'une société mystérieuse et nécessaire, fondée sur l'amour, dans la conception de l'enfant, sa naissance, son avenir. Il est aimé chèrement et certainement les méthodes scientifiques n'ont aucun moyen d'en tenir compte.
En tout cela, c'est la conception de l'âme qui est en cause. Si elle est, comme l'enseigne l'Église, la *forme* du corps, elle est donnée au moment même de la conception. Ce peut être une âme forte et sensible qui est donnée à un corps chargé d'obscures et lointaines tares familiales, ou une âme faible et molle à un corps sain qu'elle doit conduire. Mais c'est elle qui anime la sensibilité, la perception comme l'intelligence ; il n'y a aucun problème entre la sensibilité et l'intelligence. C'est, je pense, à quoi répond S. Thomas lorsqu'il dit : « A proprement parler, ni le sens ni l'intelligence ne connaissent, mais l'homme par l'un et par l'autre. » (*De Ver*. cité par le P. Sertillanges.)
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Bien sûr, là encore les mystères abondent. Comment les hommes peuvent-ils être assez aveugles pour ne pas se rendre compte du peu qu'ils savent ? Il faudrait TOUT savoir pour comprendre la plus petite chose ; il faut bien de l'orgueil pour ignorer que nous ne saurons jamais tout. Et dans l'autre vie, nous nous moquerons bien de ne pas tout savoir puisque nous demeurerons unis suivant nos possibilités au Créateur Lui-même.
La vie reste un mystère ; dans le corps tout à peu près se passe sans que nous en sachions rien. Nous le nourrissons consciencieusement ; notre âme gouverne encore, car les excès et les manques viennent d'elle et commandent souvent la santé. Mais la digestion, le fonctionnement harmonieux de l'ensemble, tout cela est réglé sans nous.
Il est vrai que toutes les âmes qui ont informé ces corps dans la suite des générations ont leur responsabilité dans les tares mêmes qu'ils présentent. Il n'y a qu'une ouverture sur ces mystères : elle est donnée par la doctrine du péché originel. Ce n'est pas là une doctrine isolée qui aurait passé d'un clan sémitique à la religion chrétienne. Nous lisions dans un ouvrage sur la sculpture africaine :
« Les *Balouba* sont venus du Sud-Est, probablement du Moyen Zambèze au début du XVI^e^ siècle... Balouba veut dire « Gens de Louba ». Louba est le grand fondateur d'empire des légendes africaines ; son nom signifie : malade, faute, erreur. » Voilà donc un peuple connu depuis moins de cent ans, et qui se nomme lui-même « *gens de la faute,* ou de l'erreur, ou du malade ».
En Grèce, deux cent cinquante ans avant Socrate, un contemporain de Jérémie et des derniers jours de l'Assyrie, Hésiode, contait le mythe de Pandore, la femme donnée à l'homme pour le perdre. Elle ouvrit par curiosité la jarre où Zeus avait renfermé tous les maux et la mort. Quand Pandore referma la jarre, il n'y restait plus que l'espérance. Il y a là une tradition bien ancienne et non localisée.
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Les grands païens de la Grèce ont très bien vu le problème, et se sont rendu compte que seule la divinité pouvait nous extirper de la fatalité de la faute. Socrate a jugé (par grâce) qu'il fallait donner sa vie pour confirmer sa mission ; elle était de réveiller ses concitoyens d'un songe de jouissance, d'affaires et d'argent, où sont plongés les nôtres en ce jour même, car les philosophes ont enlevé, par leurs fantaisies, tout garde-fou, toute limite, toute direction.
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Revenons à Descartes. Il n'a douté du monde extérieur qu'en se chauffant les pieds dans son « poêle » et ce faisant, il a très mal orienté la pensée moderne. Mais c'était un esprit puissant, et si en se chauffant, il a douté de son poêle, il n'a jamais douté de son inspiration, disons mieux, de l'inspiration. Ce n'est pas possible pour ceux qui en ont eu de sérieuses. Voici ce qu'il écrit au marquis de Newcastle en 1648 :
« La connaissance intuitive est une illustration de l'esprit par laquelle il voit en la lumière de Dieu les choses qu'il lui plaît lui découvrir par une impression directe de la clarté divine sur notre entendement, qui en cela n'est point considéré comme agent, mais seulement comme recevant les rayons de la Divinité... Or, que notre esprit, quand il sera détaché du corps ou que ce corps glorifié ne lui fera plus d'empêchements, ne puisse recevoir de telles illustrations et connaissances directes, en pouvez-vous douter, puisque dans ce corps même les sens lui en donnent des choses corporelles et sensibles et que notre âme en a déjà de la bénéficence de son Créateur, sans lesquelles il ne serait pas capable de raisonner ? J'avoue qu'elles sont un peu obscurcies par le mélange du corps ; mais encore nous donnent-elles une connaissance première, gratuite, certaine et que nous touchons de l'esprit avec plus de confiance que nous n'en donnons au rapport de nos yeux. Ne m'avouerez-vous pas que vous êtes moins assuré de la présence des objets que vous voyez, que de la vérité de cette proposition : *je pense donc je suis ?* Or, cette connaissance n'est pas un ouvrage de votre raisonnement, ni une instruction que vos maîtres vous aient donnée ; votre esprit la voit, la sent et la manie ; et quoique votre imagination, qui se mêle importunément dans vos pensées, en diminue la clarté, elle vous est pourtant une preuve de la capacité de nos âmes à recevoir de Dieu une connaissance intuitive. »
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Nous pensons que le marquis de Newcastle se croyait fort assuré de la présence des objets par le rapport de ses yeux (comme nous-mêmes et comme Descartes aussi), car au début de cette lettre même, il parle en réaliste. Comment interpréter autrement : « Puisque dans ce corps même, les sens lui en donnent des choses corporelles et sensibles... » Comment le pourraient-ils faire sans une âme intelligente que Descartes s'acharne à l'en séparer en revenant à son *Cogito* qui a mal tourné et qui aurait pu tourner bien. Mais Descartes était surtout préoccupé de pouvoir appliquer la méthode scientifique à toute l'étendue, et pour cela de séparer tout ce qui est étendue de ce qui ne l'est pas, la pensée, l'âme, et Dieu. Il se dévoile dès le début du Discours : « Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons, mais je ne remarquais point encore leur vrai usage et, pensant qu'elles ne servaient qu'aux arts mécaniques, je m'étonnais que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n'avait rien bâti dessus de plus relevé. »
Son inspiration fut donc la conception de la géométrie analytique et son emploi généralisé en toute science pour expliquer l'Univers. (Cela valait la peine.) Et il en donne la certitude à la fin de la deuxième partie du *Discours :* « Je me promettais de l'appliquer aussi (la méthode scientifique) utilement aux difficultés des autres sciences que j'avais fait à celles de l'algèbre (...) Mais ayant pris garde que leurs principes (des autres sciences) devaient tous être empruntés à la philosophie en laquelle je ne trouvais encore rien de certain, je pensais qu'il fallait avant tout que je tâchasse d'en établir, et que cela étant la chose du monde la plus importante et où la précipitation et la prévention étaient la plus à craindre, je ne devais point prétendre d'en venir à bout que je n'eusse atteint un âge bien plus mûr que celui de 23 ans que j'avais alors, et que je n'eusse auparavant employé beaucoup de temps à m'y préparer (...) et en m'exerçant toujours en la méthode que je m'étais prescrite afin de m'y affermir de plus en plus. »
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Il est donc certain que le *Cogito* ne fait pas partie de la fameuse inspiration. Ce fut seulement l'astuce décisive qui lui permit de déduire la métaphysique comme on déduit les propriétés d'un triangle. Mais la méthode n'est plus valable en dehors de la quantité. Un autre passage du Discours confirme cette opinion. Descartes dit : « Ces neuf années s'écoulèrent avant que j'eusse commencé à chercher les fondements d'aucune philosophie plus certaine que la vulgaire... »
Ce fut une intervention du cardinal de Bérulle qui le décida. Au cours d'une réunion chez le nonce à Paris, en novembre 1628, Descartes fut amené à réfuter des opinions philosophiques hasardeuses. Il y disait qu'il « ne croyait pas qu'il fût impossible d'établir dans la philosophie des principes plus clairs et plus certains, par lesquels il serait plus aisé de rendre raison de tous les effets de la Nature ». On voit par ces paroles mêmes, rapportées par son premier biographe, le Père Baillet, à quel point était ancrée en lui la confusion des méthodes, ou plutôt le désir de les unifier.
Bérulle se sentit en présence d'un vrai penseur ; il lui demanda de le venir voir et lui fit une obligation de conscience de travailler à son projet. Voilà comment Descartes s'est décidé à fixer ses idées philosophiques pour écrire le *Discours sur la méthode.* Il se retira en Hollande pour être tranquille et le *Discours* parut à Leyde en 1637.
La méthode scientifique de Descartes a justement conquis l'univers. Mais elle croyait l'expliquer et, comme de juste, le mystère demeure. Sa philosophie est rapidement tombée en laissant un grand vide. Les philosophes qui lui ont succédé ont essayé de le combler par des fantaisies sans bases objectives qui ont fait le malheur de l'humanité.
\*\*\*
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Nous avons un autre exemple, pris chez les savants, de l'inspiration, exemple avoué, comme par Descartes, celui de Claude Bernard, le fondateur de la physiologie moderne. Lui aussi décrit sa méthode et fait part du rôle de l'inspiration.
Son livre : *Introduction à l'étude de la médecine expérimentale* est bien connu ; le recueil de notes qu'il a réunies sous le nom de *Philosophie* l'est moins ; il est même un peu caché comme on cache le songe de Descartes.
Claude Bernard est né en 1813 dans les vignes du Beaujolais, d'une famille très modeste. Il aimait son pays et il est mort dans la maison où il était né. A 16 ans il devint commis chez un pharmacien de Lyon ; là commencèrent ses doutes sur la thérapeutique en usage et il composa un vaudeville qui fut joué. Le succès lui donna le courage d'écrire un drame en cinq actes, avec un chant : *Arthur de Bretagne.*
Il s'en fut à Paris le présenter à St-Marc-Girardin qui lui conseilla de continuer ses études et de « faire sa médecine » puisque ses goûts l'y portaient. Il le crut et ce furent les débuts de sa carrière scientifique.
Tous les jeunes hommes ayant des idées se hâtent de courir après en négligeant le reste. Claude Bernard ne manqua pas de faire de même. Il dit dans un écrit de jeunesse : « Je supporte l'ignorance, c'est ma philosophie, j'ai la tranquillité de l'ignorance et la foi de la science (...). J'attends (...). Je cherche à connaître les rapports. »
Il est clair qu'il avait perdu la foi et qu'il avait une idée très juste de la science dans laquelle il s'engageait avec une juvénile audace. A la suite de sa découverte de la fonction glycogénique du foie, il fut nommé membre de l'Académie des Sciences en 1854. Il avait 41 ans. Nous ne connaissons la formation générale de sa pensée que par des écrits postérieurs, -- quand il eut le temps d'écrire. La maladie le lui donna. Il faillit succomber à la suite d'une légère épidémie de choléra (1865) et mit dix-huit mois à revenir à un état à peu près satisfaisant. Ce fut pendant les deux années passées dans son Beaujolais natal qu'il écrivit ce livre célèbre : *Introduction à l'étude de la médecine expérimentale,* et un cahier de notes intitulé *Philosophie,* découvert et publié longtemps après sa mort par Jacques Chevalier ([^12]).
135:216
Ces notes sont nées de la lecture suivie d'une histoire de la philosophie et puis de la première leçon de philosophie positive d'Aug. Comte. Elles complètent et précisent ce qui est dit dans l' « Introduction ». Et le progrès de l'esprit y est sensible. Mais nous devons donner un aspect général de sa pensée ; ce qu'il dit de l'inspiration en sera mieux compris. Car il est toujours resté un vrai savant scrupuleux et profondément attaché aux méthodes de la science expérimentale qui est forcément déterministe. Voici sa pensée :
(fragment 9) : « La matière n'existe pas, la force n'existe pas ; c'est le *rapport* de la matière au phénomène seul qui existe en ce sens qu'il est déterminé d'une manière absolue. La science n'est que le déterminisme du rapport de la matière au phénomène, c'est-à-dire la condition d'existence du phénomène. L'idée de force n'est ensuite qu'une apparence, une personnification du phénomène. » (...) C'est dans le *rapport* que se trouve l'absolu.
Voilà qui est profondément pensé par un homme à qui n'échappent pas les limites de la science, à qui lui-même a fait faire de grands pas et dont il a décrit scrupuleusement la méthode. Il voit de même le rôle du langage dont les philosophes eux-mêmes ignorent généralement les nécessités. Car il en va de même en toute science ; les mots figurant les concepts ont tendance à personnaliser comme une force les phénomènes qu'ils décrivent et mesurent. Les corps dans leur chute nous montrent des vitesses sans cesse accrues. Nous mesurons le temps en longueurs du chemin parcouru par l'aiguille d'une montre. Nous constatons et nous mesurons des différences de vitesses en progression régulière. Et la science vous dit : « *l'accélération est une constante *»*.* Ces différences de vitesse deviennent une petite bonne femme : « l'accélération », qui heureusement est constante. Est-ce une tendance pour retrouver l'unité du divers ? La simple traduction d'une formule algébrique ?
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Je suis incompétent. Ces réflexions ont pour but de mettre en évidence la profondeur des pensées de Claude Bernard.
Voici donc sa pensée sur la méthode de la Science (I partie de l'Introduction Ch. VII) :
« De ce qui précède, il résulte que, si un phénomène se présentait dans une expérience avec une apparence tellement contradictoire, qu'il ne se rattachât pas d'une manière nécessaire à des conditions d'existence déterminées, la raison devrait *repousser le fait* comme un fait non scientifique. Il faudrait attendre ou chercher par des expériences directes quelle est la cause d'erreur qui a pu se glisser dans l'observation. Il faut en effet qu'il y ait eu erreur ou insuffisance dans l'observation ; par l'admission d'un fait sans cause, c'est-à-dire indéterminable dans ces conditions d'existence, n'est ni plus ni moins que la négation de la science. De sorte qu'en présence d'un tel fait, un savant ne doit jamais hésiter ; il doit croire à la science et douter de ses moyens d'observation et chercher par ses efforts à sortir de l'obscurité ; mais jamais il ne pourra lui venir à l'idée de nier le *déterminisme absolu* des phénomènes parce que c'est précisément le sentiment de ce déterminisme absolu qui caractérise le vrai savant. »
La précision du langage et de la pensée est telle chez Claude Bernard qu'on peut lui dire : « INDÉTERMINABLE » est très juste, mais la science pourra peut-être un jour déterminer ce qui ne l'était pas. Ainsi, il n'y a pas plus de dix ans que Kervran a pu prouver la transmutation des éléments chimiques par très faible énergie dans le corps des animaux. Il n'y a pas trace de calcaire à l'intérieur d'un œuf de poule. La coquille est intacte, un poussin en sort, et le poussin est muni de tous ses os. C'est un de ces faits *indéterminables* du temps de Claude Bernard. Cependant, le savant anglais Prout en 1812 publiait ses recherches sur les œufs mis en incubation, et constatait que le calcaire s'y trouvait en quantité quadruple qu'avant l'incubation. Or la coquille reste intacte. Le savant anglais en conclut que le calcaire était obtenu par *transmutation* d'un ou de plusieurs éléments.
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Il avait raison mais pour Claude Bernard, c'eut été *un fait sans cause et indéterminable.* Il ignorait vraisemblablement ces travaux de Prout. Et comment ne pas être déterministe dans les sciences où l'on n'étudie que des causes matérielles qu'il s'agit de mesurer ?
Mais, derrière le « déterminable » de C. Bernard, il y avait la théorie chimique de Lavoisier sur les éléments et les poids, prise pour un principe immuable. Elle était muable... Mais Claude Bernard connaissait très bien les limites de la science, car il disait : « Quand nous faisons une théorie générale dans nos sciences, la seule chose dont nous soyons certains, c'est que toutes ces théories sont fausses absolument parlant. Elles ne sont que des vérifications partielles et provisoires. »
Mais en partant des citations précédant cette dernière et d'autres semblables, on a cru ou plutôt voulu faire de Claude Bernard une lumière du scientisme de son temps. Il n'en est rien comme on va le voir. Il pensait déjà ce qu'écrivait un siècle plus tard Einstein : « Notre connaissance est maintenant plus vaste et plus profonde que celle, du physicien du XIX^e^ siècle, mais nos difficultés et nos doutes sont aussi plus grands. »
D'ailleurs dans un miracle quasi instantané comme celui qui guérit à Lourdes la jambe d'un employé de chemin de fer accidenté, tout le monde peut admettre le déterminisme des moyens naturels employés : 0,10 m d'os manquants furent reconstitués en un instant. La rapidité est le signe d'une volonté extérieure inconnue. Les cellules osseuses ont dû faire leur travail naturel : d'élaboration et de transmutation à leur manière habituelle, mais avec une rapidité inaccoutumée et pour nous vertigineuse.
Or Claude Bernard, dans un article de la *Revue des Deux-Mondes* daté du 1^er^ septembre 1864, plus d'un an avant qu'il ne tombât malade, écrit :
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« L'homme est naturellement porté à rechercher les causes *premières et finales* (*...*) mais de ce qu'on doit exclure de la science la recherche des causes premières et finales, cela ne veut pas dire qu'on exclura le sentiment et la nature humaine. C'est le côté sentimental qui est le côté fondamental de l'homme ; il ne se détruira jamais, heureusement. C'est ce qu'on appelle la foi, le cœur. Nous ne pouvons concevoir ni le *commencement ni la fin.* Nous ne pouvons saisir que le *milieu des choses,* c'est là le domaine scientifique. »
On voit que Claude Bernard lisait Pascal ; ces mots de sentiment et de cœur viennent du vocabulaire même de son grand devancier dans la science expérimentale.
Ce sujet est étudié spécialement au ch. II de son *Introduction* dont le § 1 a pour titre : *Les vérités expérimentales sont objectives et extérieures.* Il y expose leur opposition avec la mathématique qu'il qualifie de « vérités subjectives » découlant de principes dont l'esprit a « conscience et qui apportent en lui le sentiment d'une certitude absolue et nécessaire (...). Il en résulte que ces principes ou rapports une fois trouvés sont acceptés par l'esprit comme des vérités absolues c'est-à-dire indépendantes de la réalité (...) Mais quand au lieu de s'exercer sur des rapports subjectifs dont son esprit a créé les conditions, l'homme veut connaître les rapports objectifs de la nature qu'il n'a pas créés, immédiatement le critérium intérieur et conscient lui fait défaut (...) Les conditions de ces rapports lui manquent. Il faudrait qu'il eut créé ces conditions pour en posséder la connaissance et la conception absolue. »
Telle est dans l'ensemble la pensée de ce grand esprit qu'on a voulu confondre, pour s'en faire gloire, avec celle de nos nombreux scientistes. Nous abordons maintenant le paragraphe suivant dont voici le titre : *l'Intuition ou le sentiment engendre l'idée expérimentale.*
« Nous avons dit plus haut que la méthode expérimentale s'appuie successivement sur le *sentiment,* la *raison* et l'*expérience.*
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« Le sentiment engendre l'idée ou l'hypothèse expérimentale, c'est-à-dire l'interprétation anticipée des phénomènes de la nature. Toute l'initiative expérimentale est dans l'idée, car c'est elle qui provoque l'expérience. La raison et le raisonnement ne servent qu'à déduire les conséquences de cette idée et à les soumettre à l'expérience (...) L'esprit de l'homme ne peut concevoir un effet sans cause, de telle sorte que la vue d'un phénomène éveille toujours en lui une idée de causalité. (...)
« Il n'y a pas de règles à donner pour faire naître dans le cerveau, à propos d'une observation donnée, une idée juste et féconde qui soit pour l'expérimentateur une sorte d'anticipation intuitive de l'esprit vers une recherche heureuse. L'idée une fois émise, on peut seulement dire comment il faut la soumettre à des préceptes définis et à des règles logiques précises dont aucun expérimentateur ne saurait s'écarter ; mais son apparition est toute spontanée et sa nature est toute individuelle. C'est un sentiment particulier, un *quid proprium* qui constitue l'originalité ou l'invention ou le génie de chacun.
« ... Il arrive même qu'un fait ou une observation reste très longtemps devant les yeux d'un savant sans rien lui inspirer ; puis, tout à coup vient un trait de lumière et l'esprit interprète le même fait tout autrement qu'auparavant et lui trouve des rapports tout nouveaux. L'idée neuve apparaît alors avec la rapidité de l'éclair comme une sorte de révélation subite ; ce qui prouve bien que dans ce cas, la découverte réside dans un sentiment des choses qui est non seulement personnel, mais qui est même relatif à l'état actuel dans lequel se trouve l'esprit. »
« La méthode expérimentale ne donnera donc pas d'idées neuves et fécondes à ceux qui n'en ont pas... La méthode elle-même n'enfante rien et c'est une erreur de certains philosophes d'avoir accordé trop de puissance à la méthode sous ce rapport. »
Telle est la pensée de Claude Bernard sur l'inspiration. C'est exactement l'idée que s'en font les artistes (ceux qui en ont). On ne s'étonnera donc point de trouver dans son Cahier dénommé *Philosophie* les pensées suivantes :
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(fragment 44) « L'état positif ne détruira pas l'état théologique ; ils seront séparés, voilà tout. Mais toutes les fois qu'on voudra remonter aux causes premières, il faudra entrer dans l'état théologique. Or je ne pense pas qu'on puisse supprimer cette tendance de la tête de l'homme parce qu'il y aura toujours de l'inconnu. On n'amènera jamais l'humanité à renoncer à ces idées qui la mènent au fond (...)
« La Science s'arrête aux causes prochaines des phénomènes ; la recherche des causes premières n'est pas de son domaine.
« Dans un phénomène vital, il y a une cause première législative et *directrice* du phénomène vital qui est toujours, qui est de nature physico-chimique et tombe dans le domaine de l'expérience. Or le déterminisme ne s'applique qu'aux causes secondes. »
Et la preuve qu'il va au cœur de la métaphysique se trouve dans cette simple réflexion de son cahier de *Philosophie* (fragment 7) : « L'homme sent, croit et raisonne ; mais surtout il *sait* qu'il sent, croit et raisonne. »
(fragment 14) « Tout se réduit à une question de sentiment : Ceux qui doutent doutent malgré eux ; ceux qui croient croient malgré eux. Le raisonnement ne vient ensuite que pour essayer de prouver ce qu'on sent. Il faut la grâce, c'est-à-dire que l'homme n'est pas libre de changer sans cela. »
Il est vrai. S. Bernard ajouterait : son libre arbitre est de *consentir ou non.*
« Chez le savant, la science développe la tête et tue le cœur, de même qu'elle étouffe le sens théologique en faisant renoncer aux causes premières. »
(fragment 48) « En effet, l'état positif tel que le comprend Comte sera le règne du rationalisme pur ; le règne de la tête et la mort du cœur. Cela n'est pas possible. Des hommes ainsi faits par la science sont des monstres moraux. Ils ont atrophié le cœur aux dépens de la tête. »
141:216
(fragment 53) « L'erreur de Comte est de croire en quelque chose de *positif.* Il croit chasser la métaphysique en admettant des généralités scientifiques qu'il appelle *positives :* pas du tout. Toutes les théories scientifiques sont des abstractions métaphysiques. Les faits eux-mêmes sont des abstractions. (Chevreul) » ([^13])
On le voit par tous ces extraits, Claude Bernard a reconnu, tout comme Descartes, la réalité d'une inspiration involontaire ; mais il s'est rendu compte beaucoup mieux que lui de l'originalité de la méthode philosophique ; car celle-ci part de *l'étant* qui comprend l'esprit et la conscience ; l'autre part de la quantité seule dont la formulation est entièrement subjective et se manie par déduction.
Mais Claude Bernard était physiologiste et non mathématicien. On sait que Descartes, dans le *Discours,* expliquait la circulation du sang par une différence de température.
Quand nous étions en classe de philosophie, l'un de nous arrivait en récréation livre en main et nous donnions nos impressions. Cela nous amusait beaucoup que Descartes n'ait pas trouvé de trou dans le corps humain pour y mettre un thermomètre. Et l'on s'écriait : « Mais le thermomètre était-il inventé ? » Et le lendemain celui d'entre nous qui était mathématicien et le mieux disposé à défendre Descartes arrivait, l'air sérieux, nous disant : « Oui, Torricelli avait inventé le thermomètre en... », je ne sais plus la date.
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J'aurais pu finir cette enquête sur l'inspiration par les avis et les idées d'un savant aussi justement admiré que Claude Bernard, car il eut conscience du caractère de l'inspiration ; il la distingua très bien des méthodes scientifiques qu'il employait lui-même, avec un grand souci de leur exactitude. Il critiquait en même temps les *généralisateurs* dans les métiers qu'ils ne pratiquaient pas (ajoutons les sciences et aussi les arts) et ces soi-disant « *spécialistes de l'universel *» qui comblaient d'éloges la méthode de Bacon.
Il dit (première partie de son livre) : « Cependant, Bacon n'était point un savant et il n'a point compris le mécanisme de la méthode expérimentale. Il suffirait pour le prouver de citer les essais qu'il en a faits. Bacon recommande de fuir les hypothèses et les théories ; nous avons vu cependant que ce sont les auxiliaires de la méthode, indispensables comme les échafaudages sont nécessaires pour construire une maison (...) Je ne crois pas plus que J. de Maistre qu'il ait doté l'intelligence humaine d'un nouvel instrument ; et il me semble, avec M. de Rémusat, que l'induction ne diffère pas du syllogisme. D'ailleurs je crois que les grands expérimentateurs sont apparu avant les préceptes de l'expérimentation, de même que les grands orateurs ont précédé les traités de rhétorique. Par conséquent, il ne me paraît pas permis de dire, même en parlant de Bacon, qu'il a inventé la méthode expérimentale, méthode que Torricelli et Galilée ont si admirablement pratiquée et dont Bacon n'a jamais pu se servir. »
Péguy disait aussi (Bergson ; I^e^ partie de la *Note conjointe*) : « Les fameuses règles de Bacon n'ont introduit dans l'histoire du monde aucune fécondité. Nous ne leur devons rigoureusement rien. Ni une invention, ni une découverte, ni un mouvement de la pensée. Tous ceux qui depuis les premiers balbutiements de la pensée grecque avaient fait une invention, une découverte, un mouvement avaient sans y penser appliqué les règles de Bacon. Tous ceux avant Bacon. Mais, depuis Bacon, tout homme qui se lèverait de bon matin avec le ferme propos d'appliquer les règles baconiennes, et qui n'aurait que ce ferme propos, qui ne ferait jouer que ce ferme propos, ce tout homme ne ferait pour cela ni une invention, ni une découverte, ni un mouvement de la pensée.
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Et on n'a jamais vu une invention, une découverte, un mouvement de pensée sortir de la contemplation des règles de Bacon. Et voilà une belle application, et non la moins importante, des tables de présence et d'absence, et des variations concomitantes. »
Certainement, l'inventeur de la roue ne sortait pas de Polytechnique.
Je joins cependant deux exemples, dont l'un vient d'un savant que j'ai connu, René Quinton. Je l'exposerai brièvement parce que je n'avais que vingt ans et il en avait près de vingt plus que moi ; je n'avais qu'à écouter et, très discrètement, interroger. Il préparait alors son livre *l'Eau de Mer milieu organique* (Masson 1904). J'étais le camarade d'études et l'ami (comme nos pères l'avaient été) d'un proche cousin de Quinton.
Celui-ci était physiologiste par goût, n'ayant jamais recherché aucun diplôme, mais non pas amateur. Il avait un désir et une conscience scientifique tout à fait saine.
Le fait de l'élévation de la température intérieure du corps des animaux l'avait intrigué et il étudiait ce qui se rapporte à ce sujet, en particulier l'analyse du sang dans les différentes espèces et sa température. Les idées courantes sur l'évolution le poussaient à chercher quel « *progrès *» pouvait être lié à cette augmentation de la température dans les espèces animales apparaissant successivement sur la terre.
Il contemplait mélancoliquement cette échelle zoologique ascendante allant on ne sait où lorsqu'un trait de lumière vint en lui : il voyait que les herbivores, qui n'ont aucun aliment salé, ont presque autant de sel dans le sang que les carnivores. Il vit la température de la terre et de ses océans s'abaissant progressivement ; les animaux marins plus antiques que tous autres, le sang avoir une composition analogue à celle de l'eau de mer avec oligo-éléments. Il vit donc dans un éclair que l'élévation de la température des plus récentes espèces venait d'un besoin de *conserver les conditions optima des origines de la vie.*
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Il était fatal qu'en ce temps (qui dure toujours) une *évolution* pour *conserver* parut horrible aux gens férus de *progrès* indéfini. Mais il y a progrès matériel et progrès moral. Ce dernier est celui qu'on essaye d'obtenir en formant la conscience d'un enfant. Notre époque unit à un progrès matériel considérable un avilissement des mœurs qui annonce la ruine des cités. Notre aveuglement nous conduit aux catastrophes.
La pensée de Quinton déplut très fort aux personnages dirigeant l'enseignement, comme présentant un danger pour leurs thèses. Il suffisait de ne pas parler du livre, ce qui fut fait. La pensée de Quinton, prise dans la nature, est tout à fait analogue à la pratique de l'Église dès son origine : changer ce qui peut l'être, depuis la forme des autels jusqu'au droit canon, pour conserver intacte la Révélation divine.
\*\*\*
L'autre exemple par lequel nous allons terminer est celui d'un contemporain de Claude Bernard, le Père Emmanuel. Il est très significatif parce que ce saint religieux résista de toutes ses forces à l'inspiration, et que nous tenons de lui-même le récit de sa résistance.
Il avait obtenu, jeune curé de 27 ans allant à Rome pour s'agenouiller aux pieds du pape, une nouvelle fête pour sa pauvre église (qui était une ancienne chapelle des Templiers). Il l'avait obtenue aussitôt, au grand étonnement de la curie, une prière en était née : « *Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez-nous. *» L'abbé André (père Emmanuel fut par la suite son nom de religieux) estimait qu'il ne suffisait pas d'une prière dite individuellement, mais qu'il fallait que cette prière fût un lien religieux (et par conséquent social) entre tous ceux qui l'adopteraient. Le mot *Sainte* joint à celui d'Espérance caractérise nettement la vertu théologale et non les simples espérances de la terre et du monde. La grande œuvre de la foi est d'ouvrir le cœur et l'esprit à l'espérance de la vie éternelle promise par Jésus-Christ.
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Quelle forme donc donner à cette prière pour qu'elle fût en même temps un lien spirituel entre tous ceux qui lui demanderaient secours. Il vint à l'esprit du jeune curé de composer des litanies. Laissons-le parler :
« Je m'étais fait accroire qu'il fallait composer des litanies dans lesquelles, par tous les motifs imaginables, on demanderait à la Très Sainte Vierge notre conversion. J'y travaillais dans la prière ; mais tout en cherchant, il me semblait ne pouvoir trouver. Enfin, vers la fête de l'Immaculée-Conception de l'année 1852, je crus, étant à l'église, tenir ce après quoi je soupirais. J'avais les litanies devant les yeux et je les récitais à part moi. Je sortis de l'église dans le dessein bien arrêté de les écrire immédiatement. Je n'étais pas encore rentré chez moi que je n'y pensais déjà plus. Je ne pus rien écrire ce jour-là. Un peu plus tard par deux fois il m'arriva encore de tout oublier chemin-faisant ; et le chemin de l'église à chez moi n'est que de quelques pas. Rien ne fut écrit.
« Réfléchissant à la manière dont les choses s'étaient passées, je crus comprendre que le dessein de ces litanies n'était qu'un rêve de mon imagination : je renonçai à en composer. Mais je gardais toujours le désir de quelque chose.
« Ce désir demeurait en moi sans rien produire ; mais je le gardais toujours et ne me lassais pas de l'avoir. Tout resta en cet état jusqu'au 26 avril 1853 (*le jour de Notre-Dame du Bon Conseil*)*.*
« Le matin de ce jour, je faisais ma préparation à la messe, je ne pensais point à mon désir : tout à coup, et cependant si doucement que je ne m'en aperçus pas, je tins ce que j'avais désiré, la Prière Perpétuelle. Je vis d'une claire vue l'organisation de cette œuvre, tout me fut présenté en un moment, tout me fut dit sans discours ; rien cependant n'occupait mon imagination ; mon esprit était seulement le témoin attentif et calme d'une sorte de création qui se faisait en lui, mais à laquelle il était parfaitement étranger. Il était huit heures.
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« Je dis la messe ; dans la journée, je réfléchis au plan qui m'avait été présenté. Je crus y découvrir des inconvénients, des incohérences ; mais ce qui est le plus grave de tout, j'avais depuis longtemps une idée fixe, un dessein arrêté, c'était de ne pas laisser tourner en confrérie ou en quelque chose d'analogue la dévotion à Notre-Dame de la Sainte-Espérance. Je ne voulais point du tout de ce qui pourrait ressembler à une association exclusive de certains de mes paroissiens. J'aurais voulu que cette dévotion fût l'affaire de toute la paroisse et que personne ne fît plus que la paroisse entière pour honorer Notre-Dame de la Sainte-Espérance.
« Ces vues, jointes à ce que j'avais cru apercevoir d'incohérent dans le plan tel qu'il m'avait été présenté le matin, me portèrent à le travailler. Je cherchai à le refaire et à le modifier ; je ne vins à bout de rien : et le plan primitif demeurait toujours dans mon pauvre esprit sans que celui-ci pût faire autre chose que s'épuiser en cherchant à le modifier et peut-être à le détruire.
« Enfin, poussé par je ne sais quel mouvement qui venait de Dieu, je renonçai à mes vues personnelles exclusives de toute association ; je renonçai à mes projets de modification du plan primitif ; et je résolus d'instituer la Prière Perpétuelle à Notre-Dame de la Sainte-Espérance, selon le plan qui certainement n'était pas mon ouvrage. »
Voici ce plan : la prière comporte l'invocation : *Notre-Dame, de la Sainte-Espérance convertissez-nous,* suivie de la salutation angélique à la suite de laquelle l'invocation est répétée.
Douze personnes sont groupées en une série et à chacune est assignée une heure de la journée à laquelle elle doit dire la prière. A chaque heure du jour et de la nuit (si on est réveillé) se perpétue sans fin dans chaque série et en toutes les séries la prière par laquelle on demande d'entrer, de se maintenir et de grandir dans la vie surnaturelle.
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Cette prière est un réseau qui enveloppe le monde. M. le curé actuel du Mesnil-Saint-Loup reçoit toujours des séries d'associés dont beaucoup du Canada.
C'est un contrepoids caché, surnaturel, des erreurs et des folies d'un monde chrétien se ruant dans les extravagances sataniques. C'est un courant continu de présence divine au milieu du travail de chaque jour et des nécessités matérielles.
Depuis cent vingt ans cette prière s'essaye à maintenir dans l'humilité des chrétiens qui ne se croient point «* adultes *» en présence de Dieu.
Le Père Emmanuel était un esprit supérieur et très clairvoyant. Le récit de sa lutte contre l'inspiration, alors qu'il était prêtre et que cette inspiration était religieuse, montre à quel point le fait de cette inspiration est évident, et aussi comme il est facile à notre nature blessée par le péché originel d'y résister, de la négliger ou de la méconnaître. Descartes a certainement pris de travers son premier songe, conformément à ses préventions contre l'enseignement philosophique de l'Église.
Notre intention est de rendre visible l'existence de cette inspiration, non seulement dans le domaine religieux, mais dans le savoir naturel propre à l'homme, parce que c'est la Très Sainte Trinité qui est aussi l'auteur de la nature où elle a, elle-même, inclus son mystère.
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### La confusion du Gouvernement et de l'Administration
**I**
Les ennemis des capitalistes ont cru, en nationalisant les entreprises, éviter les erreurs et les excès du capitalisme, empêcher qu'il n'y eut des esclaves de l'argent, ils s'aperçoivent que leurs naïves idées les ont conduits à créer un capitalisme d'État contre lequel il n'y a point de recours d'aucune sorte, sinon la révolte et où l'administrateur dévore tous les profits sans que la dépendance de l'argent soit diminuée ; ils ont, en nationalisant, supprimé cet arbitre naturel que représente l'État entre les différents groupes de citoyens. ([^14])
D'où vient ceci ? De leur méconnaissance de l'homme et de la nature des choses, de leur ignorance de ce qu'est une entreprise, enfin, de leurs *erreurs intellectuelles*. Le capitaliste est responsable personnellement et pécuniairement ; on ne supprime pas le problème économique en enlevant à l'administrateur, comme c'est le cas dans les entreprises nationalisées, la responsabilité personnelle et pécuniaire. On accroît seulement les difficultés. L'argent, depuis un siècle tend à se subordonner toutes les puissances spirituelles et même les autres puissances matérielles ; on ne supprimera pas la domination absolue de l'argent en niant des conditions économiques naturelles qui ne peuvent être éludées. La tâche de dominer l'argent n'est pas économique, mais spirituelle.
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*L'argent ne sera mis à sa place qu'en donnant le pouvoir à des gens dans l'esprit duquel il sera à sa place* ; non qu'ils le méprisent, mais ils le placent en son lieu, après la santé morale. C'est le fait d'une aristocratie où chaque génération rassemble l'élite du pays, et qui est capable de discerner au sein des affaires où est le bien commun spirituel. Ce fut l'œuvre entreprise jadis par Charlemagne au sein de la barbarie mérovingienne, lorsqu'il créa l'école du palais ; c'est une œuvre de longue haleine et pour laquelle il est bon, au début, d'avoir un Charlemagne.
Nous ne sortons pas de la barbarie, mais nous y retournons à grande vitesse par la même confusion des idées qui l'amena au V^e^ siècle. En attendant un Charlemagne, nous pouvons essayer de redresser les erreurs intellectuelles qui enlèvent au citoyen toute initiative dans la production et atteignent même les libertés civiques. Les réformes administratives attendues, la décentralisation, n'aboutiront qu'à une plus grande puissance de gouvernement des administrations locales, non à une plus grande liberté de choix et de décision des citoyens. Et si les nationalisations s'étendent, tout le monde sera fonctionnaire. Or lorsqu'il en est ainsi, comme c'est le cas en Russie, il n'y a pour l'ancien citoyen aucune différence avec la condition de l'esclave antique, sinon que le prix de l'esclave importait à son maître qui essayait d'en éviter la perte ; elle est indifférente à l'État totalitaire.
Or nous courrons à un état semblable ; ceux même qui ont sans cesse à la bouche les mots de liberté et de démocratie nous enserrent de plus en plus en des règlements rigoureux qui détruisent d'ailleurs, avec la liberté, l'épargne, la richesse et les possibilités d'avenir. On ne saurait nier que, depuis trente ans, les lois sur les loyers n'aient arrêté la construction et créé la crise du logement avec toutes ses conséquences morales et sanitaires. Les villes, les collectivités qui voudraient y remédier s'aperçoivent qu'elles en sont moins capables que personne d'en faire les irais. Ce n'est la qu'un exemple entre mille.
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Ceux qui nous ont ainsi mis à l'arrêt dans tous les modes d'activité s'aperçoivent bien que rien ne va plus, ils réclament sans cesse devant les assemblées, inventent sans cesse de nouveaux règlements pour remédier aux erreurs des anciens, insistent personnellement auprès des ministres, agissent auprès des administrations, qu'ils trouvent injustes, arriérées, tracassières, après les avoir mises eux-mêmes dans la condition de se montrer telles. Enfin, on peut dire que, pratiquement, ils pallient par l'anarchie dans le gouvernement à la rigueur de l'administration. Le remède ne vaut guère mieux que le mal.
Car la cause leur échappe. *Leur principale erreur est la confusion existant dans leur esprit entre l'administration et le gouvernement*. Cette erreur s'insinue dans la pratique sans qu'on y pense, toute de véritables idées politiques. Elle peut exister sous tous les régimes, populaires ou aristocratiques, sous une dictature de droite ou de gauche, une fédération ou une monarchie. Elle a détruit l'empire romain ; là, une administration toute puissante a si bien supprimé le citoyen qu'il n'y en avait plus pour défendre l'empire quand les mercenaires qui remplaçaient les citoyens s'aperçurent qu'ils avaient plus de gain à piller l'empire qu'à le défendre.
Charlemagne a reçu cette erreur tout installée et accrue par la barbarie des Mérovingiens ; les remèdes qu'il essaya d'y apporter durèrent juste autant que lui, car ils s'appuyaient seulement sur le respect de sa puissance et non sur un lien naturel des institutions et sur leur équilibre. A sa mort, on se contenta de ne plus obéir et, sans révolte, il n'y eut plus d'État C'est le sort qui attend la république française ; c'est la maladie dont périra roui seul l'empire des Soviets.
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Cette erreur touche donc à une idée politique fondamentale ignorée. Les partisans des régimes divers ne peuvent la prendre en considération, aveuglés qu'ils sont, soit par leurs intérêts immédiats, soit par des idéologies sans fondement dans la nature des choses que nos écoles transmettent à toute la nation. Nous tournons sous prétexte de progrès à la barbarie politique. Dans sa « *Vie de Cobbet* » Chesterton dit très justement : « Ce monde croyait se moderniser et élargir ses horizons, mais Cobbet fut le seul à voir que ce monde devenait monomane et mesquin. » Et cette barbarie naît d'une barbarie intellectuelle : les changements évidents des conditions de la vie font perdre de vue les conditions normales et fondamentales de la vie en société, beaucoup plus importantes qua les changements et qui forment les vraies idées politiques.
La plus importante de celles-ci est de respecter les sociétés élémentaires qui se forment naturellement et même de les aider à se créer quand les changements sociaux et économiques sont propices pour le faire. Ainsi de la famille, des associations de métier ou de région. Le rôle de l'État est de coordonner des institutions libres en leur rendant justice ou en l'imposant ; non de les remplacer ou de les administrer.
C'est ce que fait entendre le Saint-Père dans son dernier message de Noël lorsqu'il dit : « Quiconque dans cette époque industrielle accuse à juste titre le communisme d'avoir privé de leur liberté les peuples qu'il domine, ne devrait pas omettra de noter que même dans l'autre partie du monde, la liberté sera une possession bien douteuse si la sécurité de l'homme ne dérive plus de structures correspondant à sa vraie nature. »
Mais le monde moderne se rue à l'esclavage. Voici les étudiants qui demandent un salaire ; comment pourront-ils empêcher un jour ou l'autre que l'État qui les paye leur dise : vous, allez ici, vous, faites cela, sans qu'ils puissent protester et quels que soient leurs goûts ?
Le collectivisme ne réussit nulle part lorsqu'on l'applique à l'agriculture car les profits en sont tout petits par rapport aux investissements en biens fonciers et en outillage ; ils ne s'obtiennent que par un grand labeur que personne n'est disposé à supporter s'il ne le fait pour lui, par un travail familial qui n'a de raison d'être que par un profit familial.
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Le « mouvement Poujade » ne peut guère qu'augmenter l'anarchie si les institutions ne sont pas changées ; c'est une révolte des derniers hommes libres, agriculteurs, artisans et commerçants, de ceux qui acceptent tous les risques d'une entreprise personnelle ; ils forment la grosse part de l'élite *volontaire* d'une nation ; ils sont destinés sans recours aucun aux servitudes militaires les plus dures ; ils sont la source des futures élites. De cette sélection naturelle naîtra la génération qui fera de ses fils l'élite pensante et agissante de la nation. Or elle est accablée d'impôts par rapport aux salariés. L'État qui devrait protéger ces hommes de métier comme la promesse même de sa prospérité à venir, laisse son administration les poursuivre et tenter de les éliminer comme celle de l'empire romain a éliminé les citoyens.
C'est au moment où les États grandissent en population, en produits, en richesse, en instruction aussi, que l'on crée des administrations universelles qui essaient de remplacer des hommes beaucoup plus avisés qu'elles. Elles sont débordées par l'ampleur et là diversité des problèmes qu'elles résolvent eu moyen de statistiques fausses s'appliquant uniformément à des cas très dissemblables, sans connaissance pratique de ce qu'elles réglementent.
Un État qui veut pouvoir gouverner doit se contenter d'être l'arbitre entre des citoyens qui s'administrent librement ; l'inextricable mélange du gouvernement et de l'administration est la plaie des États modernes. Les caractères propres de la bonne administration et du bon gouvernement sont très différents et même si contradictoires qu'il y a grand intérêt à ce qu'ils soient aussi complètement séparés que possible.
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La bonne administration consiste à établir les règles les plus simples et les plus générales ; ce sont les moins coûteuses, les plus sûres aussi pour le contrôle du fonctionnaire lui-même. S'il s'agit de tarifs, en réduire le nombre au minimum possible pour que le calcul en soit simple et la vérification aisée ; s'il s'agit d'hommes, les répartir en classes suivant leur activité en faisant le moins de classes possibles, sans toutefois assimiler ce qui est inassimilable. Il va de soi que plus une administration s'étend dans l'espace et plus elle comprend d'hommes, plus elle doit compliquer ses règlements. Il est impossible d'exploiter de même façon les forêts de chênes du Bourbonnais et les sapins des montagnes ; de donner le même statut agricole dans les Landes, le Biterrois ou la Champagne, car ni les terres, ni la propriété, ni le climat, ni les hommes ne sont les mêmes. C'est justement l'erreur qu'on fait. Mais il est clair que toute administration, de par sa nature même, résiste le plus qu'elle peut à cette diversité, et en somme pour des raisons administrativement bonnes, car la simplicité et l'uniformité des règles sont la gloire d'une administration.
Mais son caractère est aussi de ne pas connaître en elle-même la chose qu'elle administre. L'administration des finances ignore complètement comment *se créent* les richesses qu'elle exploite ; il peut lui arriver de les détruire par de mauvaises taxes. Son rôle est d'obtenir aux moindres frais et de la manière la plus simple, le plus d'argent possible. L'administration de l'agriculture à qui l'on dit : « il manque 200.000 ouvriers pour la récolte » négociera l'entrée de travailleurs étrangers, établira des règles justes, simples, pour les contrôler et les protéger, mais elle-même, par ses règlements, aura contribué à chasser les travailleurs français de la terre. En autorisant l'exploitation des coupes de bois sur neuf mois au lieu de six, elle a enlevé son travail d'hiver à l'ouvrier agricole. Celui-ci est occupé dès mars ou avril aux soins de la terre. Si l'on autorise la coupe des bois en été, l'exploitant ne peut la faire qu'avec des équipes d'ouvriers étrangers. Mais l'hiver suivant, l'ouvrier autochtone n'aura plus d'ouvrage ; comment resterait-il à la terre l'été, si on lui enlève son travail d'hiver ?
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On enlève aussi leur ouvrage, non seulement aux ouvriers sédentaires, mais même aux ouvriers de l'émigration saisonnière française, aux bûcherons d'Auvergne, par exemple, qui rentrent en avril dans leurs montagnes, dès que la culture reprend. Les exploitants forestiers ont pris l'habitude de constituer des équipes d'étrangers qui les suivent de coupe en coupe. L'administration peut ainsi gouverner sans s'en apercevoir et sans que personne de compétent ait été consulté ; on ne sait même pas qui consulter, tant nous manquons de vraies institutions représentatives. L'administration, je le sais, a cru faire son devoir : elle s'est intéressée de savoir s'il y avait quelque inconvénient pour la conservation des bois à ce qu'ils fussent coupés tard en saison ! Toutes les administrations sont ainsi, celles des entreprises privées comme celles de l'État ; cela tient à leur rôle normal. Ceux qui leur demandent ce qu'elles ne peuvent donner sont seuls dans leur tort. La production et l'usage des biens sont en dehors de l'objet propre d'une administration ; mais les administrations privées sont *gouvernées* par l'intérêt de l'entreprise. L'exemple plus haut cité montre qu'une administration discerne très mal le *bien commun*, alors qu'elle distingue très bien, professionnellement, où est la bonne administration ; elle sacrifie presque toujours le bien commun à ce qu'on appelle la routine administrative, qui est pour elle l'expérience de la bonne administration.
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Le souci d'un bon gouvernement est tout différent de celui d'une administration ; il est précisément la production et l'usage des biens. Le bien commun dont il a la charge renferme certainement celui d'une bonne administration, quand l'État fait l'erreur de s'en charger, mais il faut qu'il y ait d'abord des biens à consommer. La simplicité et l'uniformité des règles n'est nullement un but pour le gouvernement comme elle l'est pour une administration.
Ce qui importe pour lui, c'est la création des richesses, matérielles, morales, intellectuelles. Il accepte toutes les différences et les singularités si elles sont fondées en nature ; il doit même les susciter.
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Un bon gouvernement doit favoriser toutes les initiatives, individuelles, communales, provinciales. Les tourner au bien commun est sa vraie fonction ; il peut être obligé d'arrêter ou de modérer celles dont les conséquences seraient funestes pour la vie économique d'une autre province de la nation, par exemple l'initiative des marchands de bois d'exploiter les forêts en toute saison, car ils hâtent le dépeuplement des campagnes. Susciter l'initiative aboutit forcément à créer des entreprises très diverses à cause des hommes mêmes qui les créent, à cause aussi des lieux et des circonstances. L'administration de par la nature même de sa fonction a cette diversité en horreur ; quand elle gouverne, elle la supprime, mais elle empêche ainsi la création des biens : c'est ce qu'elle fait depuis la libération, sous prétexte de les répartir.
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L'ANCIEN RÉGIME se contentait de gouverner et administrait le moins qu'il pouvait. Il laissait les communes, les villes, les états provinciaux, les corporations, les collèges s'administrer eux-mêmes. Il était si soucieux de ne pas s'en mêler, qu'il confiait à une compagnie fermière la levée des impôts. Dès l'origine de la monarchie, les prévôts étaient les fermiers de l'impôt ; l'ordre du Temple en était le banquier. Et il est clair qu'un État qui n'a que très peu de fonctionnaires et où les administrateurs ne sont pas membres de l'État, mais dépendent d'un grand nombre de compagnies privées, est bien davantage libre dans sa fonction.
La ferme des impôts a excité la fureur des révolutionnaires de 1789. Lavoisier a payé de sa vie la rancune d'un employé de la ferme renvoyé pour malversations et devenu député. Cependant le prix de la levée des impôts directs était seulement de 3,8 %. Trois ans après la suppression de la ferme, malgré la dilapidation de trésors nationaux, comme les biens des universités et des corporations, les Français payaient six fois plus d'impôt que sous l'Ancien Régime. Les fermiers généraux ne pouvaient pas lever plus que ne le permettaient les ordonnances royales ; ils s'enrichissaient sur les économies dans l'administration.
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Voici ce que dit Marion dans son *Histoire financière de la France *: « Les bénéfices de la ferme dépassaient peu, et surtout plus tard, dépassèrent de moins en moins, au dire des gens impartiaux, la limite convenable dans une entreprise qui exigeait tant de capitaux et tant de soins... Le Trosne, quelque physiocrate qu'il soit, distinguera, à propos des impôts directs, entre les choses qu'il condamne et les personnes qu'il épargne, reconnaissant « que le fermier fait son métier et souvent ne le fait pas aussi strictement qu'il y est autorisé ». Un meilleur juge encore, Frédéric II, leur reconnaissait de sérieuses qualités puisqu'il n'hésite pas, se sentant volé par les employés de ses douanes et accises, à faire venir à Berlin toute une colonie de financiers français, que désigna Helvétius : M. de Crécy, de Candis, de Launay, de Lattre, Pernéty, qui pour 15.000 écus par an, eux et leurs 1.500 employés, réussirent à arrêter la fraude et se montrèrent actifs, laborieux, intègres, obligeants, excellents. » (p. 204). Et plus loin : « Il résulte des calculs de Lavoisier que le bail Laurent David discuté par le chancelier, l'abbé Terray, était calculé si juste que : « le chiffre de 152 millions ne laissait d'autre perspective aux fermiers que celle d'une perte sérieuse si le produit n'augmentait pas, ou si la régie ne s'améliorait point ; heureusement, pour eux, cette double hypothèse se réalisa... mais la raison en fut le développement de la consommation et de l'aisance publique, non une sous-estimation des droits affermés. » (p. 275).
La régie, c'est l'administration privée. Voici ce qu'en dit Marion, (T. I, p. 22) : « Au fond la complication était plus apparente que réelle. (Noms différents pour les mêmes impôts, durées variables à des taux inégaux, à des fermiers différents). De là une législation embrouillée et confuse. Pour sortir de ce désordre, il aurait suffi de faire table rase du passé et de confondre en un seul les différents droits de circulation et les différents droits de vente, en les étendant à tout le territoire, et en laissant d'ailleurs subsister les règlements très sages et très pratiques que la ferme avait imaginés pour l'exacte perception d'un impôt qui n'était ni pratique ni sage ;
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c'est ce qu'ont fait les lois de 1804, 1806, 1814, et surtout 1816, qui s'inspirèrent de l'habile réglementation de la ferme générale, car celle-ci avait enfermé dans un même réseau de prescriptions solides et efficaces les droits multiples et la taxation variable de l'impôt des Aides et derrière l'irrémédiable confusion des tarifs, elle avait su édifier une législation digne de former œuvre durable. »
A la fin de l'Ancien Régime, le désordre des finances était grand. Mais ce n'était point l'administration qui était fautive ; elle était indépendante et intéressée à l'économie. L'Ancien Régime est mort de n'avoir pas gouverné, de n' « être pas assez roi », disait Péguy, il est mort de son impuissance vis-à-vis des privilégiés Et il s'en faut que les privilégiés appartinssent tous à la noblesse : Le procureur de l'élection de Sarlat écrit : « On s'est imaginé peut-être qu'il y avait peu de privilégiés dans les communautés de campagne, mais on ignore donc que surtout dans la malheureuse province de Périgord, les campagnes en sont peuplées et qu'outre la nombreuse noblesse et la magistrature, trois villes privilégiées qu'elle a dans son enclave en fournissent une fourmilière. Les fermiers des privilégiés sont taillables, mais en fait sont toujours ménagés. » Colbert lui-même avait souhaité étendre partout le régime de la taille réelle (sur les biens, ce qui supprimait les privilèges personnels), mais il n'avait pu y réussir. Chaque roi en était à craindre quelque ligue du Bien public, quelque Fronde nouvelle qui n'était qu'une ligue des privilégiés pour s'emparer d'un pouvoir qui défendait contre eux le bien commun. La Révolution fut, dans son origine, une Fronde qui réussit.
Notre régime périt lui aussi de ses privilégiés qui sont les fonctionnaires et les parlementaires auxquels il est incapable d'imposer les économies qui sauveraient la monnaie, les habitudes qui sauveraient l'économie. Avec une épaisse stupidité, comme leurs prédécesseurs de l'Ancien Régime, ils scient soigneusement la branche sur laquelle ils sont assis.
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Comment un pays où les esprits sont si indépendants à-t-il pu en arriver là ? D'abord, toute révolution, par le désordre et l'anarchie qu'elle engendre, aboutit à un renforcement d'autorité. La Révolution n'a pas échappé à ces conséquences. Les Français n'ont jamais retrouvé les droits les plus élémentaires dont ils jouissaient auparavant, comme celui qu'avaient les communes de s'administrer elles-mêmes librement, de choisir leurs instituteurs. On oublie que si Louis XVI n'a pas envoyé un régiment pour sauver du massacre les malheureux vétérans qui gardaient la Bastille, c'est qu'il n'avait pas droit de garnison dans la Ville de Paris. Tel était ce régime, cru tyrannique, débonnaire en fait. Le roi, qui était, d'après les lois mêmes du régime, le grand justicier et l'ordonnateur des lois, n'a pas osé agir contre cette liberté des Parisiens, comme le bien commun lui en faisait un devoir.
Enfin, la Révolution ayant détruit les institutions spontanées de l'Ancienne France, il a fallu créer de toutes pièces des administrations pour les remplacer. Justice, économie, finances, enseignement, travaux publics dépendirent désormais de l'État, non seulement en ce qui est légitime et nécessaire, parce que l'État est l'arbitre entre les citoyens et le juge du bien commun, mais en dépendirent aussi pour leur administration, ce qui est tout à fait superflu.
Mais il le fallait bien ; la Révolution n'avait pas seulement détruit les institutions libres de l'Ancienne France, mais elle avait dilapidé les biens permettant à ces institutions anciennes de vivre sans rien demander à l'État. Il fallut désormais recourir au budget, et l'administration d'État naquit alors. Napoléon n'en n'était pas fâché, car il avait l'esprit de domination. D'ailleurs, avec une autorité forte, ayant des idées, avec une administration peu nombreuse, les inconvénients de la confusion entre le gouvernement et l'administration ne se font pas d'abord sentir ; il y a même une simplification momentanée de l'art de gouverner.
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Mais avec une autorité faible et changeante, il en va tout autrement. Les gouvernants ne savent pas leur métier et n'ont pas le temps de l'apprendre ; le plus clair de leur politique consiste à chercher les moyens de durer. L'administration devient indispensable ; elle assure quelque stabilité, elle est seule à avoir une tradition et devient le conseiller ordinaire du gouvernement. Et, il faut bien le dire, jusqu'à ce que l'administration fut corrompue elle-même par la politique, vers 1910, elle seule a maintenu une certaine cohésion dans l'action gouvernementale. Depuis, hélas ! les ambitieux sont entrés dans l'administration par goût de dominer, ils ont usé de cette confusion entre deux ordres aussi différents et ils l'ont accrue. Ces ambitieux ont introduit chez les administrateurs le goût du pouvoir et leur ont fait envisager l'administration comme un moyen de domination politique, sans qu'ils eussent pour cela les qualités nécessaires aux hommes de gouvernement. Aujourd'hui le mal ne peut guère s'accroître.
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Conséquences : L'ancienne administration a longtemps empêché la dissolution de l'État. Mais à quel prix ! Elle a imposé ses méthodes, contraires aux méthodes d'un bon gouvernement ; il n'est pas d'initiative à laquelle elle ne veuille dès le début imposer les règles générales et uniformes qui sont en usage dans l'administration. L'initiative est tuée dans l'œuf. Elle introduit partout l'irresponsabilité, particulièrement l'irresponsabilité financière, car elle se désintéresse complètement des richesses qu'elle gère. Une administration privée est rétribuée sur les profits de la chose qu'elle administre ; on a vu le souci des fermiers généraux de rendre leur régie économique. Le propriétaire de quatre chalands sur nos rivières est obligé aujourd'hui d'avoir un comptable. Si les affaires sont difficiles, il réduira les frais d'administration et fera de sa femme ou de sa fille le comptable de la maison.
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Une administration d'État est bien incapable, on le sait, d'un tel effort, car la vie et le développement de l'administration deviennent pour elle le but véritable qu'elle poursuit instinctivement. Tout « chef », en développant son service, se donne des droits à un grade supérieur, il cherche à le rendre plus important et plus indispensable. Le gouvernement n'ayant point de stabilité, ni d'intérêt personnel véritable à l'économie, la puissance de l'administration est sans Contrôle et sans contrepoids. Tout a baissé en France depuis quatre vingt ans, la moralité, la population, la puissance navale, financière, commerciale, militaire, la vraie culture, la perfection technique, l'esprit d'entreprise, tout, sauf l'étendue et la puissance de l'administration.
Il y a quinze ans, les indigents étaient encore à la charge des communes. Les communes rurales s'ingéniaient pour en avoir le moins possible ; elles connaissaient les vrais indigents et leur faisaient faire autant que possible de menus travaux comme de ramasser des cailloux, entretenir les chemins. Pour faire nourrir par les campagnes les indigents des villes que multiplient l'absurdité du régime économique et les complaisances politiques, les indigents sont passés à la charge du département. Aussitôt personne n'eut plus aucun intérêt dans les communes rurales à diminuer le nombre des indigents inscrits sur les listes municipales : « Nous payons quand même pour tous, fut-il dit, ne restons pas les seuls à n'en pas profiter. »
Il en fut de même pour les adductions d'eau : si l'on ne trouvait pas d'eau, la commune n'avait rien à payer, c'est le département qui ouvrait sa bourse. Le maire regardait percer un trou dans un endroit quelconque choisi au petit bonheur par un fonctionnaire et un entrepreneur désintéressés du succès. Le maire n'avait rien à dire, la commune ne paye que si on trouve de l'eau. Le génie rural touchera son mois sans un centime de réduction ; quant à l'entrepreneur, il lui suffit de faire un trou ; il risque même d'en faire deux si on ne trouve pas d'eau dans le premier.
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Telle est la méthode générale dans notre démocratie : on déplace la responsabilité, ce faisant, on la supprime. C'est ce que recherchent des hommes politiques qui ne détiennent le pouvoir que pour un temps très court, et les administrations. Les personnes directement intéressées à une gestion économique sont éliminées. En unifiant l'administration, on les remplace par d'autres qui sont dans l'incapacité de vérifier la bonne gestion. Cette irresponsabilité des administrations serait normale si elles étaient *gouvernées*, c'est-à-dire surveillées et dirigées efficacement par un gouvernement intéressé, comme dans le cas des entreprises privées. Mais il est bien impossible de contrôler d'assez près ces énormes machines ; l'impuissance de la Cour des Comptes est bien connue. Enfin la prodigalité est quelquefois imposée à l'administration par la sottise d'un pouvoir changeant. On voit, vers la fin de chaque année, certaines administrations « épuiser les crédits » sans nécessité. Si elles ne le font, on les leur diminuera et elles pourront se trouver l'année suivante sans argent devant des nécessités urgentes : elles devront alors attendre le vote de crédits supplémentaires accordés avec d'autant plus mauvaise grâce qu'il s'agira de dépenses ne donnant aucun lustre électoral à ceux qui les auront votées. Tout ce que nous appelons *réserves, provisions* est impossible à l'État et à une administration d'État.
Tout finit par s'enrayer avec de telles méthodes. Rien ne se fait plus à temps et tout est mal fait, quand bien même hommes de gouvernement et administrateurs seraient moralement irréprochables. De la meilleure foi du monde, les administrateurs pensent que les choses ne vont pas mieux parce qu'elles ne sont pas assez unies et simplifiées alors qu'il vaudrait beaucoup mieux qu'il n'y eut point les mêmes règles pour les indigents des villes et ceux des campagnes, pour les fermiers de la plaine et ceux de la montagne, alors que le mal vient de ce que le gouvernement ne peut ni se renseigner, ni agir.
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#### II -- L'administration de l'enseignement
Bien des lecteurs vont trouver étrange que nous touchions ici même aux questions d'enseignement. Ces questions tiennent à de si grands intérêts spirituels, moraux et intellectuels qu'il semble malséant d'en parler à propos d'une idée politique ou d'une conception de l'État. Pourtant, c'est là que la confusion du gouvernement et de l'administration produit les effets les plus désastreux car c'est la formation intellectuelle de toute la nation qui en pâtit. Comme les autres, l'administration de l'enseignement est routinière, elle s'aperçoit cinquante ans trop tard de ce qu'il eût fallu faire et elle ne sait pas le faire. La conséquence est que notre jeunesse ne sait plus voir les choses comme elles sont ; et cet abaissement intellectuel vient, non de ce que les hommes nous manquent, mais de ce qu'ils sont éliminés par une administration qui soutient avant tout ses hommes, et qui, hélas, voudrait gouverner la pensée comme par ailleurs elle veut gouverner la production sans écouter les producteurs.
Daniel Halévy remarque : « Voici une *Histoire contemporaine* écrite par M. Jacques Ancel, universitaire distingué, édité par Delagrave, bonne maison. Les étudiants y trouvent les faits essentiels de la période 1848-1930. C'est un travail commode mais toujours dirigé. Barrès y est mentionné dans un paragraphe intitulé : *Le dilettantisme classique*. Le voilà classé : Barrès est un dilettante ; s'il s'est occupé de politique, s'il a été nationaliste, c'est en dilettante. Quant à Péguy, Claudel, Maurras, ils sont absents, totalement ignorés. » On ne tient pas à ce que la jeunesse les lise. Ce n'est pas spécial aux Belles-lettres ; aujourd'hui nous arrive d'Angleterre, traduit en anglais, l'œuvre d'un géographe français, Y-M. Goblet, sur la *Géographie politique*, qui renouvelle cette étude ; il n'est pas universitaire et la Sorbonne honnit la géographie politique. Tel autre savant reste confiné en quelque lycée de province et ne pourra jamais publier.
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Nous avons connu un excellent fonctionnaire de l'enseignement, parfaitement honnête et instruit, sinon très intelligent. Il ne voyait de progrès possible dans l'enseignement et de remède à la crise qu'en mettant tout entre les mains de l'État. Cependant, les *usagers*, ceux qui utilisent les jeunes gens sortant des établissements de l'État, savent que c'est très faux et que si l'enseignement était réellement libre (c'est-à-dire si la collation des grades n'était entre les mains d'une administration d'État), il y a longtemps que l'initiative privée, les corporations, eussent créé des écoles exactement adaptées aux besoins des usagers. La fonction du gouvernement eût été simplement d'imposer à ces écoles, qui eussent peut-être été trop utilitaires, un certain degré de culture générale.
Notre administration de l'enseignement songe seulement aujourd'hui à organiser l'enseignement technique qui est prospère à l'étranger depuis plus de cinquante ans et fait la supériorité de son industrie. Les trois quarts des écoles de ce genre qui existent chez nous sont des écoles privées. Au lieu de les soutenir, l'État, remplacé par ses administrations, essaye de les supplanter pour étendre le pouvoir de celles-ci. Ses méthodes rendront routinier et inopérant l'enseignement qu'il donnera, car il sera fondé sur des livres et non sur l'expérience, donné dans des écoles et non dans des ateliers.
C'est une chose courante et une chose admise qu'un jeune homme sortant des grandes écoles, ingénieur, architecte, a tout à apprendre du métier qu'il a choisi. Il est manifeste qu'un jeune architecte sait manœuvrer le tire-ligne, faire un plan, mais ne sait pas construire. Ce scandale sévit dans toutes nos grandes écoles et vient de ce que l'enseignement est dominé par l'État et régi par une administration qui est dans l'ignorance profonde des besoins réels des métiers ; car ce scandale date du jour où État a voulu administrer l'enseignement.
Ici, certes, la question d'argent ne joue pas : l'enseignement doit coûter sans rapporter d'intérêt visible et immédiat. L'administration est même de celles (l'armée et la marine sont les autres), sur qui l'État a toujours fait le plus d'économies qu'il a pu.
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Mais on voit mieux en ce cas les défauts d'une administration se confondant avec l'État. D'abord, il y a mainmise d'un gouvernement temporel sur la vie intellectuelle et spirituelle d'une nation. C'est la négation de la seule liberté qui compte. Le christianisme a séparé pour toujours en droit, le pouvoir temporel du pouvoir spirituel et pour la liberté de l'homme, a rendu à jamais impossible leur confusion. Aussi tous les pouvoirs temporels de l'Univers où règne l'esprit de domination essayent d'asservir l'Église ou de la détruire. J'élimine aujourd'hui ce défaut si grave qui ne vient pas de l'administration elle-même, mais de sa dépendance du gouvernement. Partout dans le monde, les universités sont libres, élisent leurs recteurs, s'administrent elles-mêmes et possèdent des revenus dont certains, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, remontent au temps de Philippe Auguste, de saint Louis et même de Charlemagne. Ceux qui chez nous avaient la même origine ont été dilapidés à la Révolution. Les trois ordres d'enseignement sous Napoléon I^er^ furent nourris par les seuls revenus de l'ancien collège de Clermont. Maintenant, nos laboratoires, suspendus au budget de État, manquent du nécessaire. Depuis cent cinquante ans, dans une époque de prospérité générale comme l'a été le XIX^e^ siècle, des Universités libres eussent certainement, par donations, recueilli de grands biens. Mais qui se soucie de léguer à une Administration d'État ? Chacun connaît son irresponsabilité financière et sa dépendance du pouvoir. M. Étienne Gilson nous contait dernièrement ceci : « En 1945, une puissante et généreuse université des États-Unis offrait de contribuer à la restauration d'une petite ville française dévastée par la guerre en y construisant à ses frais une école d'agriculture pourvue de ses bâtiments, de ses laboratoires, de son cheptel mort ou vif. Elle proposait même d'y joindre une école de génie rural. Lorsqu'il reçut cette offre magnifique et merveilleusement adaptée à la région qui en devait bénéficier, le professeur français à qui elle était faite n'eut pas de peine à prévoir ce qui allait fatalement arriver.
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A qui la transmettre étant donnée la loi, sinon au recteur de l'académie dont la juridiction s'étend à cette ville ? Ainsi fut fait. Au câble de deux pages qu'il envoya le jour même le professeur attend encore la réponse. Et qu'en est-il advenu ? Que le ministère de l'agriculture a voulu intelligemment reprendre une proposition qui soulevait si peu d'enthousiasme chez notre ministère de l'Éducation Nationale. Malheureusement les Américains ont de curieuses idées. Un ministère de l'Agriculture, chargé d'enseigner même l'Agriculture leur semblerait aussi étrange qu'un ministère de l'Éducation chargé d'assurer le ravitaillement. Surtout, ils croyaient parler à une Université et c'était un ministère qui leur répondait. Comme il n'y avait pas d'université pour leur répondre, ils ont finalement retiré leur offre. »
M. Gilson est lui-même un fonctionnaire, il n'a pas même eu l'idée d'agir en dehors de la filière administrative. Tous ceux qui ne sont pas fonctionnaires se seraient adressés aux villes, aux communes, aux chambres d'agriculture, auraient créé un syndicat pour administrer le cadeau des Américains. Voilà les mœurs de la liberté et de l'action. Mais les maîtres, les professeurs, même en s'en plaignant, ont peur de n'être plus fonctionnaires ; il en est tant qui ne sont entrés dans l'enseignement que pour cela.
Mais en dehors de ces deux faits, l'absence de revenus propres et la mainmise de État, le caractère administratif de la direction de l'enseignement lui enlève même l'idée de l'*efficience* de l'enseignement. Et n'en ayant pas eu l'idée, toutes ses réformes sont inefficaces. Voici la plainte récente de l'un de ses directeurs : « Les enfants sont écrasés de travail ? C'est certain... La faute n'en incombe pas à nous, mais à la place que nous occupons dans l'évolution de l'humanité. Nous sommes à un stade très avancé du développement humain, nous vivons sur une masse énorme de connaissances. Que faire ? plus nous irons, plus les connaissances s'amoncelleront et l'on ne pourra cependant les négliger. »
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Sans doute, cet homme est un sot, et un sot pourvu de tous les diplômes utiles ; il conçoit l'enseignement comme une administration du savoir et voilà pourquoi on accable de jeunes esprits sous l'amas de connaissances encyclopédiques pour leur faire passer des examens uniformes. Quelle différence avec l'Angleterre ! Le candidat au diplôme de fin d'études secondaires *choisit les matières sur lesquelles il sera interrogé*. Pourquoi forcer à faire des mathématiques l'esprit qui n'y est pas disposé ? Ce peut être un esprit précis, logique et abstrait, mais qui ne s'intéresse pas à la quantité et n'a pas la forme d'abstraction qu'elle requiert. Pourquoi contraindre celui dont la mémoire s'y refuse à apprendra des langues étrangères ? Un bon esprit acquiert tout ce qui lui est utile par des méthodes qui lui sont propres. Il suffit donc de savoir si le candidat est un bon esprit qui a fait des efforts pour se former dans les voies qui sont les siennes. Le métier achèvera sa formation. Rien n'est plus contraire à la vraie formation de l'esprit qua de le contraindre à apprendre de tout. Il lui faut pénétrer l'être par ses propres moyens, il lui faut *choisir*, il lui faut apprendre à choisir par lui-même selon ses besoins et ses aptitudes. Mais c'est seulement en créant, si humblement que ce soit, qu'on apprend à choisir ; l'étude de chaque métier particulier intéresse *tout* l'esprit et forme *tout* l'esprit ; il forme à abstraire et à généraliser, à juger ; et le jugement se forme non par la logique formelle mais par *l'expérience de l'interdépendance des causes*. Or l'agriculteur, le marin, l'industriel, le commerçant, l'homme politique se trouvent chaque jour devant des situations nouvelles. Il leur faut, non pas être instruits à savoir, mais instruits à *créer*. Jamais une méthode conçue pour simplifier et généraliser le savoir acquis, n'enseignera comment s'acquiert le savoir de créer. L'enseignement officiel est fait pour former d'autres professeurs et des fonctionnaires, et non pas des créateurs. Si l'on veut des hommes aptes à suivre les transformations qu'un monde changeant impose à tous ceux qui travaillent, il faut que l'enseignement soit lié à l'expérience, donc à la vie ; il nous faut des hommes capables de *faire* l'histoire et non de la *subir* ou de l'*enseigner*.
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Les meilleurs, parmi les maîtres, le sentent bien, mais l'administration d'État s'entête à vouloir unifier, à faire entrer tous les enseignements techniques dans les cadres de ses « ordres », primaires, secondaires, supérieurs, d'ailleurs fort jaloux de leur indépendance, fort soucieux d'absorber ce qui peut se créer en dehors d'eux. Lors des essais de réforme de l'enseignement technique qui eurent lieu il y a quelques années, la commission chargée de préparer cette réforme était composée de treize membres, parmi lesquels il y avait bien sept ingénieurs des Arts et Métiers, mais six étaient des fonctionnaires ; voilà comment l'administration croit s'entourer de compétences. Sur les treize membres de la commission, il y en avait donc *un seul* travaillant dans l'industrie, un seul capable de juger de l'efficience de l'enseignement. Et pour les douze autres, c'était un gêneur. Les divisions administratives de l'enseignement sont surannées et sont un obstacle à toute réforme intelligente. La place immuable des examens en est une autre. Quand le baccalauréat se passait à dix-huit ans et qu'il était réduit à un essai de connaissance de l'homme, sa place était justifiée. Il était simplement la porte d'entrée de l'enseignement supérieur ; il faisait la preuve d'une formation commencée du jugement, et c'est tout (et c'est beaucoup). Mais aujourd'hui où il est encombré d'une foule de connaissances spéciales, cet examen se fait trop tôt ou trop tard. Trop tôt pour les futurs ingénieurs, officiers, par exemple, qui n'ont nul besoin d'un examen qui coupe leurs études en un âge difficile. Trop tard pour ceux qui doivent entrer dans la vie à seize ou dix-sept ans. Ceux-là devraient à ce moment savoir l'essentiel de ce que leur métier demande, sans être pour cela dénués des moyens de se cultiver à l'avenir, s'ils le peuvent et s'ils le désirent Georges Sorel faisait il y a quarante ans les remarques suivantes : « Depuis qu'on a voulu faire absorber aux élèves une somme énorme de connaissances, il a fallu mettre entre leurs mains des manuels appropriés à cette instruction extra-rapide ; tout a dû être exposé sous une forme si claire, si bien enchaînée et si propre à écarter le doute, que le débutant en arrive à croire que la science est chose beaucoup plus simple que ne pensaient nos pères. L'esprit se trouve meublé très richement en peu de temps, mais il n'est point pourvu d'un outillage propre à faciliter le travail personnel » (*Réflexions sur la violence*, p. 7)
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Et Péguy : « L'immense majorité des historiens se recrutent aujourd'hui dans les fonctions de l'enseignement ; et comme il n'y a rien de si contraire aux fonctions de la science que les fonctions de l'enseignement, puisque les fonctions de la science requièrent une perpétuelle inquiétude, et que les fonctions de l'enseignement au contraire exigent imperturbablement une assurance admirable, il n'est pas étonnant que tant de professeurs d'histoire n'aient point accoutumé de méditer sur les limites et sur les conditions de la science historique » (*De la Situation...*)
Le seul travail personnel qu'enseigne l'université et à quoi ses examens contraignent, c'est la compilation, or c'est la plus mauvaise de toutes les méthodes intellectuelles, inventée pour remplacer la pensée. Voilà le mal principal dont souffrent les Français ; séparés de l'expérience pendant tout le cours de leurs longues études, habitués à une méthode fausse, ils sont, pour la plupart incapables d'en changer quand ils entrent dans la vie, de profiter des expériences les plus douloureuses et les plus éclatantes. Ils ne savent que raisonner sur des idées toutes faites. Augustin Cochin écrivait : « Les jugements portés sur le bien général courent les rues ; tout le monde en émet tout le temps ; on se sert de la logique pour décider de toutes les questions sur lesquelles on manque d'expérience, ou plutôt, la logique sert à tout, est toujours à nos ordres et à notre disposition ; l'expérience et la science, presque jamais. » (*Abstraction révolutionnaire*, p. 60)
Le savoir et le zèle de nos maîtres est hors de cause. Mais ils ne sont nullement triés sur leur goût et leur aptitude à l'enseignement : ils le sont sur la quantité de savoir. Ensuite, l'esprit administratif auquel les oblige leur appartenance à l'État, les sépare pour toujours des métiers auxquels ils devraient former. Tous les efforts honnêtes de beaucoup d'excellents maîtres sont annihilés à leur insu par cette tare. La crise politique, économique, sociale, nationale, religieuse où notre pays se débat est avant tout une crise intellectuelle, car tout se passe d'abord dans l'esprit.
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Les passions, sans doute, y jouent leur rôle, mais si tant d'hommes sincères et instruits n'arrivent pas à sortir de l'ornière notre char embourbé, la faute en est aux méthodes intellectuelles. Celles-ci sont mauvaises. Elles viennent de l'enseignement : son appartenance à une administration d'État le fait évoluer en dehors de la vie et des métiers, en dehors de la vraie science et du vrai savoir, qui n'est pas compilation, mais choix et création.
L'excès d'un savoir mort stérilise l'esprit d'invention dans la pensée, les sciences et les arts. L'énorme quantité de gens qui, aujourd'hui possède ce savoir mort et sans but accable les esprits créateurs et les élimine. Il n'y a même plus de Collège de France où un pouvoir libre puisse appeler des amateurs à enseigner. Or les grands savants eux-mêmes sont généralement des amateurs. Fermat était magistrat, Descartes, officier, Pascal, rentier, Lavoisier, fermier général : c'est un scandale qui ne peut plus se produire. Il fallut que Curie eût des médailles d'or de toutes les sociétés savantes du monde pour que ce simple licencié put enseigner à la Sorbonne.
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Dans l'empire romain aussi l'enseignement était une administration d'État qui finit par *éteindre toute recherche originale*. Et l'empire romain est mort de n'avoir su faire à temps sa réforme politique, sociale, administrative. Et personne n'est sorti de ses écoles qui fût capable de l'avertir, qui fût capable de créer Ni dans la pensée, ni dans l'action. Nous sommes au même point.
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Il va de soi que les paysans, s'ils étaient informés, les industriels, les commerçants, les armateurs, les artisans, ajouteraient à ce tableau, chacun dans son métier, une multitude de précisions et des couleurs plus éclatantes.
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Je les incite à le faire. Nous sommes pratiquement gouvernés par des administrations, très capables (du moins elles l'étaient jadis) de bien administrer, mais forcément très ignorantes des conditions véritables de toute production, aussi bien intellectuelle qu'agricole ou industrielle. Les erreurs dans la direction de l'enseignement sont moins visibles et moins connues que les autres parce que, chose affreuse, les esprits informés par ces erreurs, pensant par elles, ne peuvent plus les voir. On nous fabrique des administrateurs et non des producteurs. La culture générale telle qu'elle est donnée, sans intervention précoce de l'expérience, fabrique des bavards capables de parler de tout sur des on-dit, qui se croient des « spécialistes de l'universel » et non pas des hommes de pensée ingénieux à analyser le réel. Or il n'y a pas de généralisation valable sans une connaissance approfondie des grands métiers. Claude Bernard disait : « *Il faut avoir été élevé* ou avoir vécu dans les laboratoires pour bien sentir l'importance de tous ces détails de procédés d'investigation qui sont souvent ignorés et méprisés par les faux savants qui s'intitulent généralisateurs. »
Il n'y a pas de pire malheur qu'une mauvaise formation de l'esprit, car il est très peu d'hommes capables de se défaire des mauvaises méthodes de juger et de penser acquises dans la jeunesse. Ceux qui ont pu apprendre de bonne heure un vrai métier avec un homme intelligent échappent à peu près seuls à cette misère Péguy a donné sa démission de Normale pour devenir libraire et éditeur ; on a pris cela pour la singularité d'un caractère indépendant C'était un exemple : il se mettait dans la condition normale où vivent la majorité des hommes, mais aussi dans les conditions normales de la *connaissance* et des bonnes méthodes à appliquer aux problèmes humains.
La décadence de la France est avant tout une décadence intellectuelle qui tient pour beaucoup aux conditions dans lesquelles est *administré* l'enseignement. Or il ne s'agit pas tant de connaître que de *faire l'histoire*. Nous avons eu bien des ministres qui étaient de brillants agrégés et même des agrégés d'histoire.
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Ils semblent n'avoir puisé dans leurs études, suivant le mot de Valéry, que « l'art de reconstituer les catastrophes ». Mais lui-même, Valéry, si intelligent, si universitaire, qu'a-t-il fait par son œuvre, sinon d'enlever à ses contemporains toute confiance dans le savoir et le jugement, toutes les raisons d'être intelligent ? C'est, suivant le mot de Chesterton, le suicide de la pensée. Le Solitaire de « Mon Faust » s'écrie :
« J'étais plus intelligent qu'il ne faut l'être pour adorer l'idole Esprit. Le mien (qui cependant était assez bon) ne m'offrait que la fermentation fatigante de ses activités malignes. »
Il est l'image d'une société intellectuelle si orgueilleuse de ses vaines méthodes qu'elle préfère nier l'être ou le mépriser plutôt que reconnaître le mystère où il est, plutôt que distinguer où est sa dépendance, où sa liberté. Faust de Valéry finit en disant : *Et je suis excédé d'être une créature.*
Orgueil effrayant, qui se préfère au salut et à la vie.
Le cheminement de la pensée vient de nous faire rencontrer deux poètes qui furent en même temps des esprits supérieurs, des philosophes, des moralistes. L'un d'eux, Péguy, entreprit d'abord de réviser les méthodes intellectuelles reçues de son temps, puis il nous donna les seuls poèmes épiques qui vaillent depuis la Chanson de Roland. Ses écrits, sa vie, sa mort sont une source de grandeur et de santé pour notre jeunesse : il a vécu pauvre et méprisé. L'autre, malgré ses dons et sa réussite, est un poison pour l'esprit. C'est le second qui eut des funérailles nationales.
Mais comment expliquer cet insuccès de nos plus grands hommes, penseurs, poètes, peintres, sculpteurs ? Depuis cent ans, aucun d'entre eux n'a pu enseigner et beaucoup n'ont même pas été connus de leur vivant. Sans doute il n'y a plus de « Société », c'est-à-dire d'aristocratie où l'élite de la nation se tient prête à faire entrer les hommes de valeur. Aucune société ne peut se passer d'une telle institution. Mais il faut croire que nos Universités sont incapables de la remplacer.
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La méconnaissance des hommes de valeur, que ce soit un économiste, comme La Tour du Pin, un poète et un moraliste, comme Péguy, un peintre, comme Gauguin, un musicien, comme Erik Satie, est une chose moderne. Je pourrais ajouter tous les noms aujourd'hui célèbres du XIX^e^ siècle : Delacroix, Millet, Berlioz, Puvis de Chavannes, Cézanne, Van Gogh, mais aussi Hello, Verlaine, Claudel lui-même et Maurras. Il faut croire que les études telles qu'on les comprend ne donnent pas de flair pour reconnaître la pensée, il faut croire qu'elles en donnent une idée fausse. Et c'est toujours la même : elles en font un catalogue, une compilation reliée par la logique, alors que c'est une invention. Il ne faut pas s'étonner de voir la France dans l'état où elle est, puisqu'elle a méconnu ses guides naturels. Il ne faut pas s'étonner de voir les Beaux-arts livrés à leurs parasites et exploités par des hommes d'argent. Une école administrative et officielle a écarté pendant cent ans tous les grands hommes de l'enseignement de l'art.
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Donnons encore des exemples, en des métiers qui occupent plus de gens. On sait que nos anciennes vignes de plants français sont toutes mortes, tuées par un insecte d'origine américaine, le phylloxera. Ce désastre, qui représente une perte de plus d'un milliard de francs-or toucha la Bourgogne, haute et basse, entre 1890 et 1905. Or, sauf dans les grands crûs de la Côte, les propriétaires de vignes étaient de tout petits propriétaires. Nombre d'entre eux n'avaient qu'un hectare ou un hectare et demi de vignes et vivaient honorablement. Mais la plupart furent incapables de reconstituer en plants américains et d'attendre quatre ans que ces nouvelles vignes puissent rapporter. Ils s'en allèrent. En une seule année deux cents jeunes gens quittèrent le village de Chablis, grand crû pourtant, où il n'y a que deux mille habitants. Ils firent n'importe quoi ; presque tous des prolétaires.
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Pendant ce temps, en Alsace, les Allemands avaient fondé des pépinières qui fournissaient gratuitement le plant aux petits vignerons. Pendant ce temps aussi, les vignerons du Midi, qui avaient achevé la reconstitution de leurs vignes, manquaient de main-d'œuvre et introduisaient des Espagnols, qui ont formé là-bas un affreux, un pitoyable, un dangereux prolétariat agricole.
Ainsi donc, on avait laissé des hommes libres et indépendants se changer en prolétaires, (en République, n'est-ce pas, on est bien libre), et laissé s'introduire, pour les remplacer dans leur profession, une population étrangère des plus médiocres. Beaucoup de vignes étaient devenues de simples friches, sans que personne s'en souciât. Ces petits vignerons de Bourgogne votaient comme un seul homme pour le gouvernement alors au pouvoir Celui-ci s'inquiétait-il de transférer dans le Midi ces vignerons de Bourgogne à qui l'ouvrage manquait ? Il s'inquiétait de chasser les congrégations, de séparer l'Église de l'État, de rendre intenable dans l'armée la situation des familles militaires.
Or ce désastre démographique était accru par une évolution économique sans doute impossible à empêcher : la Bourgogne avait approvisionné jusque là le marché des vins ordinaires de la région parisienne. Grâce aux moyens de transport modernes, les vins du Midi pouvaient désormais les remplacer à meilleur compte. Le devoir du gouvernement était d'atténuer les conséquences démographiques de ce fait, et d'en tirer parti pour le bien commun. Il ne s'est même pas aperçu de ce qui se passait, ni l'administration, car ces intérêts vitaux ne sont même pas représentés devant eux.
Le gouvernement eut pu créer dans le Midi pour ces vignerons de Bourgogne, des métayages honorables chez les gros propriétaires de vignes du Midi. Ceux-ci ne s'y seraient prêté qu'en rechignant, car leur égoïsme était grand alors ; c'eut été là cependant gouverner pour le bien de tous.
De ces paysans expérimentés et disponibles, race longue à former et irremplaçable, à défaut de place en France même, le gouvernement eut pu faire des colons. Ce n'est pas avec des chômeurs de l'industrie qu'on peut coloniser des terres nouvelles.
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Mais il était admis en ce temps que pour faire un colon il fallait beaucoup d'argent, 10.000 ou 20.000 francs-or. Cela voulait dire simplement que le gouvernement se désintéressait de la colonisation : colonisait qui en avait le moyen. Or toujours, en tout temps, il en coûte pour un État de coloniser. Il faut toujours soutenir les colons pauvres et il est bon de les choisir. Le bien commun qui en résulte, c'est d'avoir des clients et des fournisseurs outre-mer, c'est un accroissement de population et de puissance. Car si le Français de France n'a que deux enfants, le Français d'Algérie en a quatre. Il suffit de transplanter un Français outre-mer, pour qu'il désire famille et enfants, car les enfants y sont une richesse. Un véritable gouvernement eut dû le savoir. Le nôtre préférait des besognes plus faciles : il distribuait aux parlementaires de son bord de grandes concessions en Tunisie et ceux-ci les faisaient valoir avec l'aide d'Italiens et d'indigènes sans avoir la pensée de s'installer eux-mêmes en ces nouveaux pays. Il devrait y avoir deux millions de Français en Afrique du Nord et cent mille colons à Madagascar. La France n'en serait pas moins peuplée.
La Belgique est riche en dollars à cause du Congo. Nos colonies ont le même âge. Pourquoi ne nous rendent-elles pas des dollars ? Notre argent allait en Russie, Roumanie, Turquie, au Brésil ou ailleurs. Les grands établissements de crédit préféraient lancer de tels emprunts qui en trois mois leur rapportaient un nombre respectable de millions que prêter à des sociétés coloniales ; car il faut là de cinq à dix ans pour récolter les premiers fruits. Un gouvernement sensé eut donné à notre or la bonne direction. Aujourd'hui les nations qui nous ont emprunté ne nous payent plus ou payent en francs-papier ce qu'elles ont reçu en francs or. Et nos colonies ne sont pas outillées. Aujourd'hui, trente mille Français demandent à partir pour l'Australie ; ils seraient certainement aussi bien à Madagascar et plus utiles à la mère patrie... si notre propre gouvernement ne s'arrangeait pour rendre Madagascar inhabitable.
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Il faut de l'expérience et du savoir et de l'imagination pour gouverner. Nous n'avons pas de gouvernement digne de ce nom ; l'administration remplit l'interrègne, mais sa fonction même est contraire à l'esprit de gouvernement et les esprits aptes à créer n'ont pas coutume de se précipiter dans l'administration.
Les Français se résignent malheureusement à leur décadence, et l'Université les nourrit de philosophies qui leur font accepter l'abaissement continu de leur pays comme une fatalité dont les causes sont naturelles et économiques. Or s'il y a fatalité pour le caillou (et je n'en suis pas tellement sûr, puisque le monde est un tout dont l'homme fait partie) il n'y a point de fatalité pour l'homme. La France, depuis cent ans a eu plus d'occasions de grandeur qu'aucun pays peut-être. Elle a eu les hommes, de grands coloniaux, de grands missionnaires, et en grand nombre qui lui ont donné, malgré elle, malgré ses gouvernements, un empire colonial admirable et admirablement situé puisqu'il va d'un seul tenant de Dunkerque au Congo. Seule des nations européennes, elle a une colonie de peuplement à sa porte, son empire est le lien naturel de l'Europe et de l'Amérique latine, lien commercial, lien militaire. La France avait l'argent, elle avait les savants, elle avait les penseurs et les hommes d'action. La simple répression des crimes, une politique démographique tant soit peu intelligente lui eut aussi donné le nombre. Elle a tout gâché. Cela n'est pas sans cause et la première est dans l'esprit. Les vignerons chassés de leurs vignes par un insecte donnaient leur confiance à un gouvernement qui, au lieu de chasser l'insecte ou de remédier à ses destructions, chassait de France d'excellents Français et dilapidait la fortune du pays. Une pareille absurdité fut souvent dirigée par des membres de l'Université (ce n'était sûrement pas ceux qui aimaient le mieux leur métier), sans qu'il sorte de la bouche des milliers d'intellectuels de sérieuses protestations.
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Le corps enseignant, soumis à l'État, instrument de règne pour beaucoup, depuis plus de cent ans cultive en chambre close, loin des réalités, hybride, ressème et propage des idées fausses, non par malice, mais parce qu'il n'est pas en condition d'en avoir de justes. Telle est la vérité.
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Puis, quand l'administration est irrémédiablement confondue avec le gouvernement, quand l'enrayage est à peu près complet, comme il arrive en France de notre temps, et, qu'en plus, les frais d'administration sont devenus si écrasants qu'il n'y a plus de profit à partager pour personne, un pays est mûr pour la tyrannie. Une main de fer est alors nécessaire pour comprimer les dépenses et former les fonctionnaires à l'initiative. On fusille ou on pend l'employé qui n'a pas réussi. C'est ce que nous voyons en Russie : le communisme est la fusion complète de l'administration et de l'État.
Or, le communisme n'a pas triomphé comme Karl Marx le pensait, dans les États économiquement les plus développés (en Angleterre par exemple), en vertu d'une loi matérielle qui amène d'abord la création d'un prolétariat, la concentration des entreprises et leur nationalisation. Le communisme s'est installé d'abord dans un pays très arriéré, où l'industrie était très peu développée, et le prolétariat très peu nombreux, un pays, aussi, où les idées étaient confuses. Une mystique nationale, un orgueil national fondés sur un christianisme désorbité, avec un czar conçu comme un messie, ont été remplacés, devant l'insuccès du premier, par une mystique matérialiste chargée des mêmes fonctions. Et cette extravagance a réussi parce qu'aucune institution libre ne pouvait s'opposer à l'asservissement, parce que la Russie était le pays où *la confusion du gouvernement et de l'administration* était la plus ancienne et la plus complète.
A la Russie qui n'en voulait pas, et n'y était pas préparée, Pierre le Grand avait imposé par la force la civilisation occidentale, fruit d'un travail de huit siècles. Il l'avait imposée par le moyen d'une bureaucratie d'État qui dirigeait tout ; devenue bolchevique, cette bureaucratie, encore amplifiée, continue à gouverner en même temps qu'elle administre.
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La France est, en Occident, le pays le plus menacé par le communisme, non pas à cause de l'argent du Kominform, non pas à cause des agents de l'étranger, dont on viendrait facilement à bout, mais à cause de ses institutions. La France a détruit au moment de la Révolution toutes les institutions naturelles qui -- étaient le produit vivant de sa civilisation, et elle les a remplacées par des administrations. Les Français, pourtant si indépendants de caractère, et, à l'état naturel, à peu près ingouvernables, ont pris l'habitude de tout demander à l'État et de n'oser rien sans lui. *Désirer la sécurité absolue sur cette terre, pour le travail, pour la maladie, la vieillesse et la mort sans s'y efforcer par une application libre et personnelle, c'est vouloir se placer dans la condition des esclaves car c'est forcément abandonner à des maîtres le choix des conditions économiques, administratives et politiques qui permettront cette sécurité. C'est leur abandonner le souci, le risque et la responsabilité, c'est-à-dire, toute puissance.*
Qu'est donc le communisme russe, sinon le cas extrême d'une administration qui se confond avec le gouvernement ? Le secrétaire de la mairie devient le chef absolu de la commune ; le maître de poste est l'inquisiteur des correspondances. Le fonctionnaire est roi. La tyrannie est complète non seulement à cause de la concentration de tous les pouvoirs, mais parce que partout la confusion de l'administration et du gouvernement aboutit à un résultat désastreux. L'administration soviétique est encore plus lourde, plus routinière, plus paperassière que la nôtre. J'ai sous les yeux des extraits du rapport de Gasposchkine, chef du bureau de la planification au Commissariat du Peuple à l'armement, paru dans la Pravda du 23 novembre 1945 :
« La planification détaillée à l'excès se transforme en autant de freins qui paralysent l'initiative du directeur.
« Un autre problème qui s'impose est celui des encouragements à apporter aux directeurs et autres travailleurs responsables des usines. Il aurait fallu résoudre ce problème dans le sens suivant :
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au cas où le bénéfice obtenu dépasse celui du plan, le directeur et l'ingénieur principal devraient automatiquement être primés ; une partie du bénéfice en excédent devrait rester à la disposition du directeur pour encourager les travailleurs de l'entreprise qui se sont les mieux distingués, comme pour être consacrés aux perfectionnements... »
« Je ne peux pas, nous dit un directeur, engager des dépenses, ne fussent-elles que de quelques milliers de roubles, pour améliorer la production, si ces mesures ne sont pas prévues dans le plan. »... « Les travaux inutiles, les produits semi-fabriqués s'accumulent, non pas parce qu'on ne peut pas les vendre, mais parce que beaucoup de gens pensent seulement : Pourvu qu'il n'arrive pas d'histoires, une réserve n'est pas gênante. » « Si on donnait aux directeurs le droit de faire de la publicité et de vendre librement à d'autres entreprises les matériaux, l'outillage, les instruments, les produits semi-fabriqués superflus, l'économie nationale n'en tirerait que du profit. »... « Bien souvent, là où un employé intelligent, avec une instruction correspondante à son emploi et à qui on aurait accordé des honoraires élevés, aurait suffi, nous avons une masse de gens pris au hasard, sans instruction spécialisée. »
Ce sont les maux bien connus de toute administration d'État, mais étendus à l'activité entière d'un pays.
#### III -- La barbarie autrefois et aujourd'hui
Il ne faut pas croire, comme sembleraient le faire penser nos analyses ([^15]), que la *confusion du gouvernement et de l*'*administration* soit chose nouvelle et seulement amenée par les conditions si complexes de la vie moderne. Ce serait plutôt une ancienne barbarie ; c'est une faiblesse de l'esprit, une confusion mentale qui s'est déjà vue dans l'histoire en des temps très différents.
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C'est arrivé premièrement à l'empire romain, qui était, on le sait, une monarchie militaire, où le chef de l'armée était le chef de l'État. Il est naturel que le chef de l'État devienne le chef de l'armée et prenne la responsabilité morale du commandement pendant la guerre. La politique d'un État est trop mêlée aux opérations militaires pour qu'il n'y ait pas avantage à ce qu'il n'y ait qu'un seul chef. Mais il est généralement mauvais que le chef de l'armée, en tant que soldat, devienne par cela même chef de l'État. A Rome, pourtant, c'était devenu une habitude d'autant plus détestable que ces chefs d'armée l'étaient d'une armée de mercenaires, mercenaires eux-mêmes, souvent étrangers et même barbares.
On conçoit qu'il fallait une administration civile quasi inamovible, pour suppléer au manque d'un véritable gouvernement. Cette administration était pratiquement toute puissante, car il n'y avait pour ainsi dire plus de citoyens. Depuis le temps des Gracques, l'aristocratie romaine avait usurpé toutes les terres, réduisant les anciens citoyens au rang de colons ou de clients. L'Afrique du Nord appartenait à une dizaine de grands propriétaires, comme l'Irlande, naguère*,* à cinq lords anglais.
L'administration romaine, cependant, fit une grande œuvre : le droit romain. Mais cette entreprise ne pouvait remédier à aucun des maux de l'Empire. C'est une œuvre considérable, puisque pour la première fois dans l'histoire on s'essayait à déceler les éléments de justice naturelle que contenaient les coutumes diverses d'un immense empire. Mais elle est l'œuvre principalement des siècles de la décadence ; elle s'achève longtemps après la chute même de Rome. L'administration qui l'élaborait continuait sous Justinien à envoyer les nouveaux décrets juridiques aux fils de Clovis. Les Romains ne désespéraient pas de la civilisation.
\*\*\*
Mais il faut bien voir que lorsque cette grande œuvre fut achevée, l'empire pour lequel elle était faite n'existait plus. L'administration l'avait détruit elle-même. *Il n*'*y avait plus d*'*empire parce qu*'*il n*'*y avait plus que des administrés et pas de citoyens.*
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Toutes les institutions naturelles régionales avaient disparu : quand elles renaissaient par nécessité, l'administration les supprimait aussi vite qu'elle pouvait. Plus de citoyens indépendants, plus de soldats nationaux. Car une administration centralisée est ennemie par nature de toutes les initiatives communales, provinciales. L'administration romaine considérait comme des révoltes toute initiative de ce genre. Le Sénat essaya bien de réagir à plusieurs reprises, pour réintroduire dans le gouvernement les représentants des citoyens, très riches, trop riches, qui demeuraient. Il eut manifestement contre lui non seulement le chef militaire qui était censé gouverner l'empire, mais toute l'administration qui le gouvernait réellement. En 261 les Sénateurs furent exclus de tous les commandements militaires.
L'empire romain périt faute de citoyens et de soldats, car *l*'*administration qui remplaçait le gouvernement était par nature incapable de réagir contre de tels maux : sa nature était, au contraire, de les accroître.* Pour elle toute initiative, toute variété communale, provinciale, corporative n'est qu'une complication administrative, un désordre administratif. Or c'est là la vie et la santé : *seuls des citoyens indépendants, engagés dans les métiers qui produisent les richesses, des prêtres connaissant à fond le train du menu peuple, des contremaîtres, des ingénieurs, des hommes d*'*étude qui ne sont pas fonctionnaires, peuvent remonter ces pentes intellectuelles, morales, sociales qui mènent les nations à leur ruine.* Il leur faut alors créer des associations, introduire de nouveaux genres de contrat, bouleverser des règlements étatiques, faire enfin tout ce que rend impossible une administration.
L'enseignement lui-même était entre les mains de l'État. Les rhéteurs (comme les agrégés chez nous) y parvenaient aux plus hautes charges administratives et gouvernaient des provinces. C'est dire que la réforme intellectuelle était aussi impossible que la réforme civique et sociale. La routine d'un enseignement d'État vient de ce qu'il tient avant tout à ses cadres administratifs, il ne modifie ses programmes qu'à grand peine, comme l'ordonnance de ses diplômes. Nous le voyons de nos jours incapable de faire une réforme de l'enseignement parce qu'une administration n'est capable que d'une réforme administrative, et qu'une réforme de l'enseignement est une réforme intellectuelle.
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La vraie vie intellectuelle, qui avait brillé à Athènes puis à Alexandrie, s'éteignit peu à peu. Les chrétiens, éloignés de toutes les charges publiques par la nécessité d'y accomplir des actes d'idolâtrie, et par les persécutions, vécurent dans l'ignorance des réformes nécessaires. Il semble qu'ils ne les ont pas conçues. Les Pères de l'Église eux-mêmes avaient une formation de rhéteurs.
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Cependant, sous la nécessité, il y eut quelques essais. Pendant les invasions, les évêques devinrent « défenseurs de la cité ». Il était bien tard. Nous connaissons au moins un exemple d'un esprit clairvoyant : Synésios de Cyrène. La Cyrénaïque était une ancienne colonie de Lacédémone que Pindare célébrait comme le « Jardin de Vénus ». Autrefois riche et prospère, elle avait été ruinée par une révolte des Juifs qui avaient tout détruit. (Aujourd'hui, en Cyrénaïque, le désert avance d'un kilomètre par an sur les cultures, depuis que les Italiens en sont partis ; les Bédouins mettent leurs animaux dans les villas italiennes et plantent leur tente à côté.) Synésios fut chargé par la ville de Cyrène de porter une couronne d'or à l'empereur Arcadius ; mais il lui dit : « *Le législateur ne doit pas donner des armes à ceux qui n*'*ont pas été nourris dans la pratique de ses lois ; car il n*'*a point de gage de leur affection. Il n*'*y a qu*'*un imprudent ou un devin qui puisse voir sans effroi une jeunesse nombreuse, gardant des mœurs étrangères, s*'*exercer sur notre sol aux choses de la guerre. Ne pas préparer contre elle une force égale, et comme si ses bras étaient les nôtres, exempter de la milice les Romains, est-ce autre chose que courir à la ruine ? Plutôt que de souffrir les Scythes en armes parmi nous, il faudrait demander à l*'*agriculture indigène des hommes prêts à combattre pour sa défense, et les enrôler.*
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*N*'*est-il pas honteux qu*'*un empire puissant en hommes laisse à d*'*autres que ses citoyens l*'*émulation militaire ? *» Il conseille à l'empereur de ne pas se laisser aller à la mollesse asiatique : « C'est à cela que la philosophie t'exhorte ; l'empereur doit regarder comme usages romains, non les choses introduites hier ou avant-hier, dans l'empire affaibli, mais celles qu'il pratiquait aux jours de sa grandeur. »
Synésios, en ce temps-là, était encore païen. Lié avec tous les savants du monde grec de son temps, avec Hypathie, avec le patriarche d'Alexandrie aussi. Il finit par se convertir et le peuple de Ptolémaïs le réclama pour évêque, ce qu'il finit par accepter après d'infinis scrupules. Il écrivit des hymnes dont quelques-uns furent chantés dans tout l'Orient. Il eut un grave conflit avec le gouverneur romain, qui était un nouveau Verrès. Il l'excommunia. L'Empire interdisait aux provinciaux, sans y suppléer, le droit de s'armer et de se défendre. Pendant que le gouverneur romain se tenait en rade sur deux bateaux chargés de ses richesses, afin de pouvoir s'enfuir à coup sûr, l'évêque faisait avec les jeunes gens de la ville, la nuit, des rondes à cheval autour des murailles, pour prévenir les coups de main des Bédouins du désert. « Ô Cyrène ! s'écrie-t-il, dont les registres publics font remonter la naissance jusqu'à la race des Héraclides ! tombeaux antiques des Doriens, où je n'aurai pas de place ! Malheureuse Ptolémaïs, dont j'aurai été le dernier évêque ! » Ptolémaïs repoussa encore cette fois les barbares, mais nous ne savons rien de plus. Synésios est devenu saint Synésios, mais nous ignorons la date de sa mort, et nous savons que ces tentatives d'organisation, enrayées par l'administration impériale (qui continuait de lever les impôts) n'eurent point de suite. L'antique colonie grecque était détruite.
\*\*\*
Partout, aussi bien en Gaule qu'en Cyrénaïque, l'administration romaine avait empêché que fussent créées ces sociétés naturelles qui sont la vraie base de tous les États, parce qu'au contact des difficultés du lieu et du moment, elles sont seules capables de s'adapter aux circonstances.
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*Il est clair que la question sociale, aussi bien dans l*'*empire romain que de nos jours, aura cent solutions différentes suivant les métiers et les provinces.* On ne saurait comparer le bonnetier, qui au bout de six mois d'apprentissage peut conduire cinq à six métiers, et ne fera rien d'autre toute sa vie, avec le teinturier qui manie des produits chimiques sans cesse différents, dans des conditions très définies, à qui un soin, un jugement et une vigilance constante sont sans cesse demandés. Le premier métier ne peut être qu'une sorte de fonctionnariat. Le second suppose un travail d'équipe dont le rendement sera très différent suivant les hommes qui la composent. La solution du problème social, c'est-à-dire la justice dans la rémunération, ne peut être la même dans les deux cas. N'en vouloir qu'une et l'imposer du centre de l'empire, c'est empêcher à jamais toute justice et toute solution.
Les mêmes problèmes se posaient en Gaule. Une excellente vie de saint Sidoine Apollinaire par Paul Allard (chez Lecoffre) nous renseigne sur une époque d'un siècle environ postérieure à celle de saint Synésios Nous y voyons les efforts tardifs des Gallo-romains pour s'organiser eux-mêmes. Ils essayèrent d'avoir un empereur gaulois, Avitus, beau-père de saint Sidoine ; puis ils essayèrent de s'armer eux-mêmes. Lors de l'invasion des Wisigoths, Ecdicius, beau-frère de saint Sidoine, avec dix-huit cavaliers gaulois, traverse au galop le camp des Wisigoths qui assiégeaient Clermont, tuant plusieurs chefs s'enferme dans la ville, et force les assiégeants à quitter la place. L'Auvergne, défendue par son évêque, fut finalement vendue par l'empire, mais non conquise. Ces armées barbares n'étaient pas tellement terribles. Elles ne passaient même point pour braves. Grégoire de Tours dit d'elles : « Ut Gothorum pavere mos est. » C'est la coutume des Goths d'avoir peur. Et ailleurs : « Cumque seundum consuetudinem Gothi terga vertissent. » Selon leur habitude, les Goths tournèrent le dos.
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Mais il n'y avait rien devant eux. Clovis avait trois mille guerriers ; l'erreur séculaire qui avait amené la chute de Cyrène faisait qu'il n'y avait pas trois mille Gaulois à leur opposer.
\*\*\*
L'œuvre politique de Charlemagne, la reconstitution d'un État occidental, a péri du même mal que l'empire romain : la confusion du gouvernement et de l'administration. Seule l'œuvre intellectuelle du grand empereur a survécu. Ce grand homme s'est rendu compte qu'il ne pouvait gouverner sans une élite, et il a de tout son pouvoir essayé de former une aristocratie ; pour ce faire, il a retenu et encouragé tout ce qui pouvait subsister de la culture gréco-latine. Deux siècles plus tard, l'aristocratie française était une pépinière de troubadours et de trouvères et de savants hommes d'église. L'école du palais de Charlemagne est le point de départ de notre civilisation.
Mais son œuvre politique s'est défaite au lendemain de sa mort parce qu'il n'avait pas été maître de remédier d'un coup à la barbarie des Mérovingiens. Ceux-ci avaient laissé se dissoudre l'État et en même temps supprimé toute liberté. Sous l'empire romain, l'autorité était très forte, mais faisait effort pour que justice fut rendue. Il existait des assemblées provinciales, sans pouvoirs, mais capables d'obtenir, par leurs réclamations le changement ou la condamnation d'un gouverneur, ou bien une remise d'impôts ; les corporations s'administraient elles-mêmes, l'Église nommait ses évêques sans intervention du pouvoir civil. Il y avait un droit : telle est la civilisation.
Tout droit disparut avec les rois barbares ; les Mérovingiens ne songeaient qu'à emplir leurs coffres d'or. Ils donnaient les impôts, les douanes de telle villa ou de telle province, à un compagnon qui leur avait rendu service ou qui leur plaisait, à un évêque, sans se soucier de diminuer leur revenu : n'étaient-ils pas les maîtres ? et capables de reprendre ce qui leur plaisait ? Chaque printemps ils partaient en campagne pour piller. Grégoire de Tours raconte qu'en 531 « les Francs qui étaient fidèles au roi Thierry lui dirent : « Tes frères mènent leurs guerriers en Bourgogne ; si tu ne nous y mènes aussi, nous te quitterons et nous irons avec tes frères. »
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Thierry leur répondit : « Je ne vous mènerai point en Bourgogne, mais je vais vous mener en Auvergne, où vous trouverez en abondance de l'or, de l'argent, des troupeaux, des étoffes, des esclaves à emporter. »
La France vécut plus de trois siècles sous cet affreux régime. Le résultat en fut la destruction des classes moyennes, source des élites, la destruction des études, et aussi la confusion immédiate du gouvernement et de l'administration, avec l'arbitraire, les excès, la routine et l'impuissance que cette confusion entraîne. Le gouverneur militaire d'une ville leva les impôts lui-même, se payant sur leur produit et nommant des sous-ordres qui se payaient de même.
Il se développa aussitôt, en dehors des institutions publiques, un système de fidélité personnelle ou de vassalité. Pour se protéger, les hommes se lièrent les uns aux autres, particulièrement les faibles avec les puissants par un serment solennel. La forme de la propriété n'avait pas changé depuis l'empire romain : c'était dans l'ensemble une grande propriété, mais beaucoup d'hommes libres possédaient bien peu de choses. C'était parmi cette classe d'hommes que les Romains avaient établi le « patronage ». Les Carolingiens le transformèrent en contrat de « recommandation », par lequel l'homme libre s'engageait au service d'un personnage plus puissant qui se chargeait de le nourrir et de le protéger.
Le grand propriétaire concédait une ferme, un village, un château, un canton sur lequel l'autre vivait à condition de certaines redevances et du service militaire. Les grands fonctionnaires agirent de même avec les sous-ordres par eux choisis. Ils n'avaient aucun droit héréditaire, mais ils firent tout ce qu'ils purent pour transformer la fonction publique en droit héréditaire. Inutile de dira qu'entre des fonctionnaires de gouvernement, maîtres de l'administration des choses, et des grands propriétaires ayant une clientèle armée, les Mérovingiens devinrent de moins en moins capables de se faire obéir.
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Les Carolingiens (qui pendant plusieurs générations furent héréditairement maires du palais, gouvernèrent sous le nom de leurs rois et finirent par les remplacer) formaient la famille la plus riche de France en biens héréditaires et en hommes liés à elle par la fidélité. Elle imposa son pouvoir par cette puissance civile, et, quand elle succéda aux Mérovingiens, elle unit en elle la puissance de l'autorité publique et celle du grand seigneur riche du plus grand nombre de vassaux. Ce pouvoir fut momentanément extrêmement fort et extrêmement dur. Le service militaire y était une servitude intolérable, que l'âge ne limitait pas, auquel chaque printemps on était astreint à ses frais. Les moyens de contrôle qu'employait Charlemagne, les missi dominici, ces enquêteurs perpétuels, ne purent empêcher à la confusion du gouvernement et de l'administration de produire ses effets ; aucun corps indépendant, villes, provinces, corporations, ne pouvait limiter la puissance des fonctionnaires royaux et par là les rendre fidèles au roi. Les vassaux de la famille carolingienne, tant que celle-ci ne fut pas famille royale, avaient fait de leur fidélité un moyen de puissance dans l'État. Quand la famille carolingienne fut l'État lui-même, il y eut une ligue silencieuse des vassaux et des fonctionnaires pour garder leur place au détriment du roi. Ils n'obéirent plus. Le pouvoir royal fut renversé sans guerre, sans révolte, et passa aux fonctionnaires héréditaires pour le malheur de la nation.
Dans ce pays sans gouvernement, l'ennemi étranger fit ce qu'il voulut. Quand une nation possède des libertés, le fonctionnaire se serre autour du gouvernement ; il est obéissant. Quand elle n'en n'a point, le gouvernement devient l'esclave de ses fonctionnaires. C'est ce qui est arrivé du temps de Charles le Chauve. La vie se rassembla en chaque province, en chaque canton ; ce fut l'avènement de la féodalité.
Le chef d'un canton voyait réunis sur lui tous les pouvoirs ; chef de guerre, il rendait la justice, levait l'impôt, battait monnaie et avait droit de paix et de guerre. Bien que la séparation du pouvoir spirituel et du temporel fût beaucoup mieux observée qu'aujourd'hui, la tyrannie état fréquente, mais elle n'était pas générale.
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Cette société, née de la désagrégation de l'État et de la barbarie des idées politiques, dut s'armer sérieusement et s'organiser pour résister aux invasions des Normands ; elle y mit un siècle, et ne fut pas sans force, puisqu'au bout de ce temps, elle était capable de jeter en Orient des centaines de mille soldats.
Le communisme n'est pas sans force non plus, mais une force haïssable, parce que née d'une idée politique barbare ; la tyrannie n'y est plus le fait d'un homme mortel dans un canton (et le canton voisin jouit d'un bon maître) ; elle s'étend à tout dans un immense empire, et jamais le vrai responsable n'est connu.
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Nos gouvernements ont cru accroître leur pouvoir en accroissant le nombre de leurs créatures et en augmentant le nombre des administrations d'État. Ils se sont rendu le gouvernement impossible. Maintenant que ces administrations s'étendent aux métiers principaux d'une économie moderne, leurs fonctionnaires sont ou veulent être les maîtres de l'État sans avoir les responsabilités du pouvoir. Comme les comtes de Charlemagne ils tendent à l'inamovibilité, et le public s'en va vers la servitude. La propriété, seul fondement terrestre de la liberté, deviendra aussi précaire que lors des invasions normandes. Elle l'est déjà par les impôts successoraux ; l'aboutissement, c'est le communisme et la tyrannie.
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La Russie est probablement incapable de se libérer de sa bureaucratie, car les institutions naturelles de la civilisation n'y ont jamais existé. Elle a retrouvé, sous une forme moderne, le despotisme d'Ivan le Terrible, un despotisme oriental. C'est l'histoire d'un, peuple qui n'ayant plus, depuis mille ans, d'Église libre pour l'instruire et le protéger, pour affirmer la distinction du spirituel et du temporel, a reporté son mysticisme naturel sur la mystique matérialiste qui fait le fond du marxisme.
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Chez nous, on « nationalise » ou par malice, avec le secret désir de « prolétariser » le plus de monde possible et de grossir ainsi l'armée communiste ; ou par sottise, pour que les profits de l'entreprise aillent, dit-on, à ceux qui travaillent. Mais au bout de très peu de temps, quand une entreprise ainsi nationalisée est devenue une administration d'État, il n'y a plus de profits à partager, plus d'argent à investir. La solution simpliste est alors de tout nationaliser ; la suite en est la routine, la pauvreté et l'esclavage.
Le comte de Chambord écrivait en 1852 : « *Le régime représentatif a échoué en France : on ne saurait gouverner une nation avec des institutions faites pour l*'*administrer. *» Le régime représentatif a réussi en Angleterre parce qu'il avait un fondement dans un ordre social aristocratique très ancien et admis de tous ; enfin la mer mettait l'Angleterre à l'abri des conséquences immédiates des sottises de son Parlement. Jamais, chez nous, le Parlement n'a représenté les intérêts profonds du pays, ni les groupes sociaux véritables. Il représente, encore aujourd'hui, seulement des partis que lui seul a créés pour son propre usage ; on voit bien par les interventions des syndicats ouvriers et patronaux où se trouve la représentation véritable du pays réel. *En 1852, l*'*échec du régime représentatif avait amené le despotisme des Bonaparte. Son échec d*'*aujourd*'*hui, bien visible, je pense, nous mène à la tyrannie des Soviets.* La cause est la même, nous avons des institutions faites pour administrer, non pour gouverner.
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Le dirigisme dont on parle tant est une confusion du même genre ; on confond sous ce mot administration et gouvernement. Car l'économie est toujours dirigée, c'est-à-dire gouvernée. Bien ou mal, mais toujours. Athènes, Rome, Sully, Colbert. Méline, ont dirigé l'économie, mais ils n'ont pas voulu l'administrer. Or c'est précisément l'erreur qu'on fait aujourd'hui ; tandis que personne ne doute que le gouvernement qui a seul souci, par devoir d'état, du bien commun, n'ait le devoir de diriger le sauvetage de nos ruines.
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Pour retrouver la liberté et la prospérité possibles dans les circonstances présentes, il faut séparer à nouveau ces fonctions et créer spontanément, en dehors de l'État, les institutions utiles. Il y en a à l'étranger mille exemples.
Suivant en cela les traditions de l'ancienne France, le gouvernement anglais (depuis 1870 seulement) a créé des écoles pour subvenir aux manques de l'enseignement privé ; mais il subventionne très largement toutes les écoles privées dites « volontaires ». Les universités sont entièrement libres ; elles s'administrent elles-mêmes, assistées de représentants du personnel administratif, du corps enseignant et de l'assemblée des anciens élèves diplômés. Les subsides de l'État sont donnés sous forme de bourses d'étude ; et comme les universités anglaises jouissent toujours des anciens revenus, que chez nous la Révolution a dilapidés, et qu'il s'en ajoute toujours, les subsides de l'État ne font que le tiers du budget des universités, qui pourtant ne se plaignent pas de l'état de leurs laboratoires.
Passons à des institutions qui paraissent plus immédiatement pratiques : *le plus grand port du monde, le port de Londres, est une coopérative s*'*administrant elle-même,* personne n'ayant aucun bénéfice particulier du fait de son exploitation. Les recettes doivent simplement couvrir les dépenses. *Les représentants du gouvernement ne font qu*'*un tiers des membres du conseil.* Soixante ports anglais, dont Liverpool, et, en Australie, Sydney et Melbourne, ont les mêmes institutions. (...) ([^16])
\*\*\*
La liberté absolue n'existe pas en société ; la liberté n'est qu'une parcelle d'autorité, libre de décider dans les limites de sa responsabilité.
Dans ce sens, le gouvernement n'est libre de gouverner que s'il ne prend pas des tâches administratives au-dessus de ses moyens de contrôle et de sa compétence, et dont les méthodes sont par nature contraires à celles qui devraient être *les* siennes. L'administration n'est vraiment libre de choisir son personnel et de faire prévaloir chez elle les bonnes règles administratives que si elle ne dépend pas, en tant que telle, du gouvernement.
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*Les citoyens ne sont libres que s*'*ils s*'*administrent eux-mêmes et en font les frais *: ces frais sont toujours moins élevés que ceux d'une administration d'État. *Ces conditions,* sans doute, *ne sont pas suffisantes,* tant les causes de tout acte humain sont complexes, *mais elles sont nécessaires.*
Le problème n'est pas seulement dans l'honnêteté ou la malhonnêteté des hommes, il est dans la conception du gouvernement ; mais nul doute que les idées fausses et l'irresponsabilité n'aident à la corruption des hommes. Or l'irresponsabilité est installée, non sans intention, tant dans le gouvernement que dans l'administration. La décentralisation, telle qu'on l'entend en général, lorsqu'on veut, par exemple, créer des régions, faciliterait peut-être le commandement mais n'aurait aucun effet politique, économique et social *tant que l*'*administration et le gouvernement seront confondus.* Les séparer le plus possible est une des premières tâches à entreprendre pour réformer l'État.
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LE CALENDRIER \[...\]
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### L'année liturgique 1978
L'année liturgique 1977-1978 diffère notablement des précédentes. Tout d'abord, elle comporte cinquante-trois semaines entières, 371 jours. En effet, le 1^er^ dimanche de l'Avent tombe le 27 novembre en 1977 et le 3 décembre en 1978 : d'où une dernière semaine après la Pentecôte qui s'étend jusqu'au 2 décembre. Saint Saturnin, saint André, saint Éloi, sainte Bibiane se trouvent célébrés deux fois au cours de cette même année liturgique ; dans la première semaine d'Avent en 1977, et dans la dernière semaine après la Pentecôte en 1978 ; ce qui se produit régulièrement lorsque Noël est célébré une année le dimanche, et l'année suivante le lundi : dans le premier cas, l'Avent a sa durée maxima : quatre semaines ; dans le second cas, sa durée minima : trois semaines. C'est dans ce dernier cas seulement qu'on use de la deuxième semaine liturgique de novembre, qui est une semaine supplémentaire (supprimée dans le bréviaire de Jean XXIII) ; dans tous les autres cas, on passe de la première à la troisième semaine de novembre.
Autre particularité : la fête de Pâques qui tombait le 18 avril en 1976, le 10 avril en 1977, est célébrée le 26 mars en 1978 : ce qui donne une structure bien différente à l'année liturgique : le temps après l'Épiphanie se trouve réduit à deux semaines, la Septuagésime survenant dès le 22 janvier. En revanche, le temps après la Pentecôte atteint son maximum de longueur : vingt-huit semaines, soit 196 jours. Cette durée reste la même lorsque Pâques tombe le 25, 24, 23 ou 22 mars ; car en ces cas, le temps après la Pentecôte perd du côté de l'Avent ce qu'il gagne en son début.
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L'Église a prévu trente et une semaines liturgiques pour le temps après la Pentecôte : les onze premières semaines, utilisées seulement jusqu'à la fin de juillet, et cinq semaines pour chacun des mois d'août, septembre, octobre et novembre. Il y a donc toujours au moins trois semaines en surnombre, et il peut y en avoir jusqu'à huit. En 1978, on omettra la 11^e^ semaine après la Pentecôte (utilisée seulement lorsque Pâques tombe le 24, 23 ou 22 mars), la 5^e^ semaine de septembre et la 5^e^ d'octobre. Des six dimanches après l'Épiphanie, quatre sont renvoyés en fin du temps après la Pentecôte, mais, si les dimanches sont renvoyés, les semaines ne le sont pas ; la sixième semaine après l'Épiphanie n'est utilisée que si Pâques tombe le 22, 23, 24 ou 25 avril. Il y a un total de trente dimanches après l'Épiphanie et après la Pentecôte ; mais le dimanche qui tombe éventuellement du 2 au 6 janvier est inclus dans ce total de trente ; dans ce cas, un dimanche après l'Épiphanie est anticipé la veille de la Septuagésime ; ou, s'il n'y a que 23 dimanches après la Pentecôte, le 23, est anticipé la veille du 24°, toujours célébré. (Depuis 1956, les dimanches empêchés ne sont plus anticipés, mais omis.)
La pâque juive, on le sait, coïncide avec la pleine lune de printemps. Les chrétiens, sachant que Notre-Seigneur avait été crucifié et était ressuscité au moment de la pâque, ont célébré la passion et la résurrection à ce même moment. La date de la passion et de la résurrection selon le calendrier romain ne nous est pas connue. Tertullien indique le 25 mars comme étant la date de la mort de Jésus. Ce jour étant marqué par la fête de l'Annonciation, on disait volontiers dans l'antiquité et au Moyen Age : « *In qua enim die conceptus est, in eadem et passus est. *» (Le jour de la conception de Jésus est aussi celui de sa passion.) A notre époque, les exégètes inclinent à penser que la passion eut lieu le vendredi 7 avril 30, et la résurrection le dimanche 9 avril ; les projets de réforme du calendrier se basent sur ce calcul. Mais on ne pourra jamais arriver à une certitude sur la date de la passion ; alors que nous savons positivement que Notre-Seigneur mourut un vendredi, au moment de la pâque des Juifs, et ressuscita le dimanche.
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Après quelques fluctuations dans les premiers siècles, l'Église a donc fixé définitivement au concile de Nicée la fête de Pâques au dimanche qui suit la pleine lune de printemps. Le printemps débute à l'équinoxe, fixé au 21 mars. Dans le cas, fort rare, où la pleine lune tombe juste le 21 mars, et le 21 mars un samedi, on célèbre Pâques le 22 mars cela n'arrive qu'une fois tous les deux ou trois siècles. Si la pleine lune tombe après le 21 mars, Pâques s'en trouve retardé d'autant, et peut se trouver retardé jusqu'au 25 avril, si la pleine lune tombe le dimanche 18 (ce qui fut le cas en 1886 et 1943). Entre ces deux dates extrêmes, Pâques se trouve fixé chaque année par la rencontre de la pleine lune de printemps avec le calendrier romain, qui est un calendrier solaire ; ce qui demande un calcul assez compliqué qu'on appelle le comput pascal. Les Grecs ont un comput différent du comput romain, ce qui entraîne assez souvent un décalage de huit jours pour la date de Pâques. Le refus des Grecs d'adopter la réforme grégorienne du calendrier entraîne en outre un décalage d'une lune entière, chaque fois que la pleine lune tombe avant le 3 avril grégorien, qui correspond au 21 mars julien, ce qui est le cas en 1978. Les Grecs célèbrent alors Pâques quatre ou cinq semaines plus tard que nous. La réforme du calendrier par Grégoire XIII était pourtant bien nécessaire. En effet, la terre tourne autour du soleil en 365 jours et six heures moins quelques minutes. Les anciens Romains comptaient 365 jours juste, et leur calendrier prenait de l'avance. Pour remédier à cet inconvénient, Jules César ajouta une année sur quatre un jour supplémentaire en février, en doublant le sixième jour avant les calendes de mars ; d'où le nom d'années bissextiles donné aux années comportant ce jour supplémentaire : c'était une amélioration considérable, mais encore imparfaite, car César avait négligé les minutes : celles-ci s'accumulant entraînaient au XVI^e^ siècle un retard de dix jours qui faussait tout : le solstice d'hiver se trouvait le 11 décembre (d'où le dicton : « A la sainte Luce, les jours s'allongent du saut d'une puce ») ; l'équinoxe de printemps tombait le 11 mars, etc. Une réforme était nécessaire : Grégoire XIII l'opéra en 1582, en supprimant les dix jours qui séparent le 4 du 15 octobre ; ce fut en cette nuit du 4 au 15 octobre que mourut sainte Thérèse d'Avila.
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Le calendrier redevenait conforme aux mouvements réels des astres et à l'ordre réel des saisons. Pour éviter à l'avenir le retard auquel il venait de remédier, Grégoire XIII décida que les années séculaires ne seraient plus bissextiles qu'une fois sur quatre, lorsque les deux premiers chiffres sont divisibles par quatre : 1600 a été bissextile, 2000 le sera ; 1700, 1800, 1900 n'ont pas été bissextiles pour nous, mais elles l'ont été pour les Grecs, en sorte que le retard du calendrier julien sur le calendrier grégorien est, depuis 1900, de treize jours. L'avantage de la réforme grégorienne est si évident que les protestants, d'abord réticents, s'y sont ralliés au cours du XVII^e^ siècle. Les Orientaux eux-mêmes ont adopté, à une époque récente, le calendrier grégorien pour l'usage courant et le sanctoral, mais s'obstinent à calculer Pâques sur le calendrier julien. Faut-il pour leur complaire sacrifier la coïncidence de Pâques avec la pleine lune ? C'est ce à quoi tendraient les projets de réforme auxquels Henri Charlier avait répondu aux alentours de 1960. Jean XXIII avait alors déclaré qu'une réforme aussi grave ne pouvait être faite que par un concile œcuménique. Le deuxième concile du Vatican ne l'a pas faite. Les projets sont toujours à l'étude ([^17]). Il serait certes souhaitable que tous les chrétiens célèbrent Pâques à la même date. Nous souhaitons que nos frères orientaux comprennent que la réforme grégorienne est justifiée, puisqu'elle ne fait que conformer le calendrier à la réalité. La fixation de Pâques au 2° dimanche d'avril serait une entorse à la tradition, autrement grave que la réforme grégorienne. La mobilité de la date de Pâques, commandée par le cycle de la lune, donne à chaque année sa physionomie propre. Les années se suivent et ne se ressemblent pas.
Notons que les Grecs célèbrent toujours l'Annonciation le 25 mars, même si ce jour tombe le vendredi saint ou le dimanche de Pâques : en ce cas, ils célèbrent deux offices. Les Latins, plus réalistes, transfèrent l'Annonciation et aussi saint Joseph après l'octave de Pâques : ce qui est le cas en 1978.
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La mobilité de Pâques entraîne celle de toutes les dates liturgiques se rattachant au cycle pascal. La Septuagésime, qui inaugure le temps préparatoire à Pâques, tombe au plus tôt le 18 janvier, au plus tard le 22 février : ce n'est pas un hasard si ces deux dates sont occupées par les deux chaires de saint Pierre. La Septuagésime n'est célébrée le 22 février que lorsque Pâques tombe le 25 avril en année bissextile : ce qui n'est arrivé que deux fois depuis le concile de Nicée.
La Sexagésime tombe au plus tôt le 25 janvier, fête de la conversion de saint Paul. Or la station de la Sexagésime est à Saint-Paul-hors-les-murs ; le docteur des nations est invoqué dans l'oraison ; et l'épître est l'apologie de saint Paul : c'est à cette épître de la Sexagésime que sont empruntées les antiennes de la conversion de saint Paul : le rapport entre ce dimanche et cette fête est évident. Il y a d'autres correspondances voulues entre temporal et sanctoral : le 1^er^ dimanche de l'Avent est le plus proche de la fête de saint André ; les quatre-temps de septembre sont fixés à la semaine qui suit l'exaltation de la sainte croix ; les fêtes des apôtres saint Matthieu et saint Thomas tombent au moment des quatre-temps ; la liturgie du 4^e^ dimanche après la Pentecôte se ressent du voisinage de la fête des saints Pierre et Paul. Les dates des fêtes de saints n'ont pas été fixées au hasard ; aussi ne doit-on pas les changer à la légère.
L'occurrence de Pâques au 26 mars se produit trois fois en notre fin du XX^e^ siècle : en 1967, 1978, 1989, soit à des intervalles de onze ans ; mais elle ne s'était pas produite entre 1832 et 1967 : elle est donc relativement rare. Nous avons eu Pâques le 25 mars en 1951, le 24 mars en année bissextile en 1940, cas très rare ; le 23 mars en 1913. Au contraire, en 1943, nous avions Pâques le 25 avril, ce qui nous mettait la Fête-Dieu le 24 juin et le Sacré-Cœur le 2 juillet.
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Il serait dommage de sacrifier cette belle variété des années pour une uniformité désespérante. Il ne faut pas tout couler dans le même moule : ce ne serait conforme ni au plan divin ni aux besoins de l'homme. Dieu a mis de la diversité partout dans la création ; il est normal que le calendrier liturgique la reflète. Nous n'en célébrerons que mieux les mystères divins. Peu importent les dates exactes de la naissance, de la mort ou de la résurrection de Jésus ; il est bon qu'elles restent entourées de mystère ; car, justement, la naissance, la passion et la résurrection du Sauveur sont des mystères qu'il nous faut célébrer dans la foi, avec dévotion, en respectant les traditions que nous a léguées l'Église des martyrs.
Jean Crété.
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#### *Fêtes d'obligation*
D'après le canon 1247 du code de droit canon, il y a dans L'Église, outre les dimanches, dix fêtes d'obligation :
1\. -- L'Immaculée-Conception (8 décembre).
2\. -- *Noël* (25 décembre).
3\. -- La Circoncision (1^er^ janvier).
4\. -- L'Épiphanie (6 janvier).
5\. -- Saint Joseph (19 mars).
6\. *-- L'Ascension.*
7\. -- La Fête-Dieu.
8\. -- Saints Pierre et Paul.
9\. *-- L'Assomption de la Sainte Vierge.*
10\. *-- La Toussaint.*
On sait qu'en France et en Belgique, les fêtes d'obligation sont limitées à quatre : Noël, Ascension, Assomption et Toussaint, par un décret rendu en 1802 par le cardinal Caprara, et toujours en vigueur. En vertu du même décret, les solennités de l'Épiphanie, de la Fête-Dieu, des saints Pierre et Paul et du saint patron du lieu doivent être célébrées à la grand'messe du dimanche suivant, dans toutes les églises et oratoires publics.
208:216
#### *Fêtes d'obligation supprimées*
Les fêtes suivantes ont été autrefois d'obligation, mais ont cessé de l'être. Elles conservent toutefois une préséance liturgique sur les autres fêtes d'un rang égal. Et les curés restent, en principe, tenus de célébrer la messe pro populo à toutes les fêtes d'obligation, même supprimées. La messe pro populo est une messe célébrée par le curé à l'intention de tous ses paroissiens, vivants et décédés. En France, des indults ont réduit, généralement à un seul jour par mois, l'obligation de la messe pro populo. Si une fête se trouve transférée, l'obligation n'est pas transférée. Ainsi, en 1978, la fête de saint Joseph, empêchée le 19 mars par le dimanche des Rameaux, est transférée au 4 avril ; mais il n'y a pour les fidèles aucune obligation de chômer la journée du 4 avril ni d'assister à la messe, et les curés ne sont pas tenus à la messe pro populo.
Voici la liste des fêtes d'obligation supprimées :
-- Lundis et mardis de Pâques et de la Pentecôte.
-- Purification de la Sainte Vierge (2 février).
-- Annonciation de la Sainte Vierge (25 mars).
-- Saint Jean-Baptiste (24 juin).
-- Nativité de la Sainte Vierge (8 septembre).
-- Saint Michel (29 septembre).
-- Les neuf fêtes d'apôtres autres que celle des saints Pierre et Paul.
-- Saint Étienne (26 décembre).
-- Saint Silvestre (31 décembre).
-- Sainte Anne (26 juillet).
-- Saint Laurent (10 août).
-- La fête du patron principal de chaque lieu.
La fête du Sacré-Cœur n'a jamais été d'obligation, mais Pie XI lui a conféré en 1928 les privilèges liturgiques des fêtes d'obligation supprimées, afin de lui assurer la préséance sur les fêtes de saint Jean-Baptiste et des saints Pierre et Paul.
============== fin du numéro 216.
[^1]: **\*** -- Cf. « Se réformer ou périr », *Itinéraires* 2, 3 et 4. Création de la France : 154 et 155.
[^2]: -- (1). Qui fut jusqu'à sa mort servante chez les Charlier. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^3]: -- (1). Ce texte de Bernard Bouts a été écrit avant l'année 1975. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^4]: -- (1). Le monastère de Mesnil-Saint-Loup ne fut jamais qu'un prieuré. Les Pères Emmanuel et Bernard furent « abbés » à titre personnel, par privilège.
[^5]: -- (1). Le prieuré d'Amay, transféré par la suite à Chevetogne, n'en a pas moins continué dans la même ligne.
[^6]: -- (1). La brochure « Les vieux saints » est toujours disponible à la paroisse de Mesnil-Saint-Loup.
[^7]: -- (1). Cité par E. GILSON, *Philosophie et théologie,* p. 69.
[^8]: -- (2). Ce sont : « Identité et Réalité » ; « L'explication dans les sciences » ; « La déduction relativiste ». Ils pourraient au besoin ne lire que ce dernier : il reprend les idées exposées dans les deux premiers. L'auteur le présente ainsi : « Nous étudierons les conceptions de M. Einstein et de ses continuateurs à un point de vue strictement limité, à savoir en cherchant à dégager les procédés de pensée mis en œuvre par ces savants. » Nous lui empruntons beaucoup d'exemples scientifiques.
[^9]: -- (3). C'est le contraire pour la comédie, car ces futilités accidentelles fournissent un trésor d'images comiques qui mettent en valeur le fond d'une pensée sérieuse.
[^10]: -- (4). Ils renaissent au XX^e^ siècle grâce au génie de don Paul Bellot.
[^11]: -- (5). Il accomplit ce pèlerinage à N.-D. de Lorette cinq ans plus tard en 1624. Il venait de Venise où il avait assisté le jour de l'Ascension aux noces du Doge avec la mer Adriatique.
[^12]: -- (6). Boivin, Paris 1930.
[^13]: -- (7). Ce rappel aux idées de Chevreul éveille l'attention. Dans notre jeunesse, Chevreul était connu pour avoir atteint l'âge de cent ans, et on nous en parlait à propos des couleurs complémentaires dont la théorie a fait faire tant de sottises aux petits peintres. Elle est sûrement fausse puisqu'il y a une couleur de l'arc-en-ciel qui reste en panne. Nous l'entendons au sens où Claude Bernard entendait lui-même le caractère des hypothèses scientifiques dans le passage cité. Mais la note ci-dessus de C. Bernard devrait inciter quelque jeune historien à chercher si Chevreul n'avait pas des idées qui ont si bien déplu qu'on n'en a jamais parlé.
[^14]: **\*** -- Voir : « Se réformer ou périr »
[^15]: -- Voir *Itinéraires* d'avril et de mai (n°2 et 3).
[^16]: **\*** Voir It. n° 4, pp. 41sv.
[^17]: -- (1). Le synode panorthodoxe de 1976 a décidé de ne pas urger cette réforme, à laquelle certains chrétiens orientaux sont opposés.