# 218-12-77
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## La réédition de la Vulgate
### Appel au zèle des catholiques pour l'authentique parole de Dieu
par Mgr Marcel Lefebvre
*POUR servir de présentation à cette courageuse et très louable initiative de la réédition de la Vulgate par les Éditions Dominique Martin Morin, c'est toute l'encyclique* « *Providentissimus Deus *» *du pape Léon XIII qu'il faudrait imprimer.*
*Elle exprime mieux que quiconque peut le faire la nécessité et le bienfait de la connaissance des Saintes Écritures tant pour les fidèles que pour les clercs.*
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*Elle prouve que c'est une tradition qui a toujours été cultivée avec fruit, encouragée par l'exemple de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même,* « *Il se sert à l'occasion des Livres Saints afin de déclarer qu'Il est envoyé de Dieu et Dieu lui-même, il leur emprunte des arguments pour instruire ses disciples et pour appuyer sa doctrine. Il invoque leurs témoignages contre les calomnies de ses ennemis, il les oppose en réponse aux Sadducéens et aux Pharisiens et les retourne contre Satan lui-même qui les invoque avec imprudence ; Il les emploie encore à la fin de sa vie et une fois ressuscité les explique à ses disciples jusqu'à ce qu'Il monte dans la Gloire de son Père *»*.* (*Léon XIII, encyclique.*)
*A sa suite les Apôtres, les Pères de l'Église, les saints puiseront dans les Écritures leur nourriture spirituelle et la force de leur prédication. Car ils possèdent avec conviction cette vérité de notre foi exprimée dans le concile de Vatican I :* « *L'Église tient pour sacrés et canoniques les livres entiers de l'Ancien et du Nouveau Testament tels qu'ils sont énumérés dans le Concile de Trente et tels qu'ils sont contenus dans l'ancienne édition Vulgate en latin, non parce que, rédigés par la seule science humaine, ils ont ensuite été approuvés par l'autorité de ladite Église, non seulement parce qu'ils renferment la Vérité sans erreur, mais parce que, écrits sous l'inspiration de l'Esprit Saint, ils ont Dieu pour auteur. *»
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*Se pose donc une question importante : où trouve-t-on une version authentique et sûre de ces Livres ? L'Église, répondant pour tout le rite latin, nous assure qu'on la trouve dans la version latine appelée Vulgate. Le concile de Vatican I ne fait que redire ce qu'a affirmé solennellement le concile de Trente qui dans sa IV, session l'a déclarée comme authentique et comme devant être employée* « *dans les lectures publiques, les discussions, les prédications, les explications *»*.* « *C'est elle aussi que recommande la pratique quotidienne de l'Église *» *nous dit le pape Léon XIII.*
*C'est donc rendre un service inappréciable pour les clercs et les fidèles que de rééditer la Vulgate afin d'en diffuser la lecture, d'en faciliter la connaissance pour l'approfondissement de leur foi et de leur vie surnaturelle.*
*Nous ne pouvons que féliciter l'éditeur M. Antoine Barrois de s'attacher à cette tâche considérable et combien précieuse. Quel service rendu à l'Église que ces rééditions des livres qui sont des trésors de vie spirituelle : les catéchismes et en particulier celui de Trente et maintenant les Saintes Écritures.*
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*Tout fidèle et à plus forte raison tout clerc devraient acquérir ces ouvrages et les considérer comme indispensables à l'entretien de leur foi. Quel cadeau plus précieux et plus utile à offrir aux adolescents !*
*Quand on songe à la diffusion massive de Bibles œcuméniques, donc dénaturées, qui est faite par tous ceux qui n'ont pas la foi catholique, on ne peut que souhaiter que le zèle des catholiques pour l'authentique parole de Dieu dépasse celui des non-catholiques.*
*Que Dieu bénisse, par l'intercession de la Vierge Marie et de saint Jérôme, tous ceux qui contribuent à l'édition de cette* « *Biblia Sacra *» *ou à sa diffusion.*
Mgr Marcel Lefebvre.
*Écône, le 7 octobre 1977\
en la fête de Notre-Dame du Saint Rosaire*
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### La détestable Tob
par Antoine Barrois
RÉSUMÉ. -- Divers « savants chrétiens » ont établi une Traduction Œcuménique de la Bible, dite par abréviation : Tob. Cette Tob est détestable et son œcuménisme fort peu catholique. La constante mise au rebut de la tradition catholique est même son caractère le plus certain. Pour le montrer, nous donnons et commentons deux exemples de traduction avec notes jointes :
*1. Premier exemple :* « Lorsque Dieu commença la création du ciel et de la terre... » Ainsi commence la Tob. Ce début du premier chapitre de la Genèse, chacun le sait par cœur : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » Hé bien !, ce n'est pas ça. Foi de Tob.
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*2. Deuxième exemple :* Les principaux versets du Nouveau Testament qui constituent traditionnellement les fondements scripturaires de l'enseignement catholique sur la virginité perpétuelle de la Mère de Dieu. On verra que, dans le récit de l'Annonciation, la Tob remplace le mot « vierge » par le terme « jeune fille », parce que, explique-t-elle, il est « ici » plus exact. On en verra bien d'autres encore.
Pour combattre ces tobismes et montrer qu'ils ne sont pas catholiques, nous ferons appel à l'interprétation catholique traditionnelle. A l'interprétation certaine quand il y en a une ; à l'interprétation la plus sûre, parce que la mieux établie et la plus constante, dans les autres cas.
#### I. -- Les cent vingt-neuf
Ils s'y sont mis à cent vingt-neuf. Nous les avons comptés : cent vingt-six communs aux deux listes, et six qui ne le sont pas. Il y a les dix du « comité d'édition » qui comprend neuf membres : sept communs et deux non. Il y a les quatre « conseillers » : tous communs. Et il y a les cent quinze « collaborateurs » : cent treize communs et quatre non. En tout donc cent vingt-neuf « savants chrétiens » qui ont travaillé à produire les deux volumes, un par Testament, de la Traduction Œcuménique de la Bible. Leurs noms figurent en tête, soit des deux Testaments, soit de l'un des deux.
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De ces cent vingt-neuf noms de « savants chrétiens », comme dit la préface tobique de l'Ancien Testament, nous n'en retiendrons qu'un. Non qu'il soit nécessaire d'en retenir aucun, mais nous nous sommes promis, il y a quelques années, de travailler à assurer la pérennité de ce nom : Pierre Grelot. C'est lui, souvenez-vous en, qui, en pleine bataille du verset six ([^1]), avait fait cet aveu inoubliable « J'ai peine à garder ma patience devant les fulminations d'un Torquemada de sous-préfecture qui s'arroge les pouvoirs du Grand Inquisiteur. » Aux dires de Jean Madiran, le Torquemada de sous-préfecture, c'était Louis Salleron. Selon moi, c'était lui, Jean Madiran. Mais vous savez de quel redoutable arsenal d'argumentations Jean Madiran se munit lorsqu'il affirme quelque chose. Donc, sans doute, le Torquemada visé par M. Grelot, était bien Louis Salleron. Qui, pourtant, habite une préfecture. Mystère de l'invective !
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Les cent vingt-neuf doctes chrétiens qui ont travaillé en commun à établir la Tob sont réputés être, au choix, catholiques, orthodoxes ou protestants. Que les orthodoxes et protestants de nos amis s'arrangent comme ils le peuvent de leurs savants : nous avons assez à faire avec les nôtres. Nos savantissimes docteurs sont tous, on nous l'indique, des experts en matière d'exégèse scientifique ; ils sont tous, on nous en prévient, des spécialistes éminents reconnus par leurs pairs, qui sont tous autant de puits de science. Et d'ailleurs ils jonglent avec les massorètes et les racines syriaques. Il n'est pas un iota des textes grecs qu'ils n'aient coupé en quatre. Même, ils savent qu'il existe d'antiques versions latines dont une due à un certain Jérôme. C'est dire qu'ils savent tout ce que l'on peut savoir aujourd'hui de la lettre de l'Écriture. Nous voulons bien le croire. Mais nous craignons qu'à force de chercher ce qui concerne la lettre, ils aient perdu la boule. Autrement, il faudrait croire qu'ils ont perdu la foi. Car, en somme, dans la Tob, il ne reste rien de la tradition catholique.
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« La Tob atteste qu'il est devenu possible d'établir aujourd'hui un texte œcuméniquement traduit et annoté de la Bible » déclare la *Présentation* de l'ouvrage, en tête du Nouveau Testament. C'est peut-être vrai dans l'esprit des rédacteurs ; mais objectivement c'est le contraire qui est vrai. La Tob, « texte œcuméniquement traduit et annoté », s'écarte résolument de la version et de l'interprétation catholiques traditionnelles. Cette tentative de traduction commune, qualifiée témérairement de succès, est un affreux échec qui ne fait et ne fera qu'accroître la confusion et semer la discorde. Ce désastre, très grave en lui-même, n'aurait pas la même portée si l'ouvrage était resté une affaire de spécialistes. Il aurait fallu, cela aurait été l'affaire d'une hiérarchie attentive, constater nettement la défaite et s'inquiéter vivement d'en limiter les conséquences. Mais nous n'en sommes point là. La Tob est célébrée, recommandée, vendue partout et par tous. Elle est, par exemple, à la porterie de Solesmes, au premier rang. Bien sûr, Solesmes n'est plus Solesmes, Louis Salleron, navré, nous l'a dit : « Il y a un Solesmes, qui pour tout le monde est Solesmes, le Solesmes de Dom Guéranger. Il y a aujourd'hui un autre Solesmes qui, physiquement, est la suite du premier, mais qui doctrinalement, en est presque le contraire. » Mais il n'en reste pas moins que la caution de Solesmes pèse encore d'un grand poids sociologique.
La Tob, donc, est partout répandue. L'édition sur laquelle nous avons travaillé, dite « édition intégrale » publiée conjointement par « Les éditions du Cerf » et « Les Bergers et les Mages » porte la mention : 140^e^ mille sur le Nouveau Testament et 65^e^ mille sur l'Ancien.
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Nous l'avons dit, le travail des cent vingt-neuf s'éloigne gaillardement de la traduction et de l'interprétation catholiques traditionnelles. Nous allons maintenant confirmer nos dires et, pour ce faire, plonger hardiment dans la Tob. De l'Ancien Testament nous lirons et commenterons traductions et notes du début du premier récit de la création.
Du Nouveau Testament, nous examinerons et discuterons traductions et notes des principaux versets qui ont trait à l'enseignement de l'Église sur la virginité perpétuelle de la Mère de Dieu.
Notre propos n'est pas de faire une étude exhaustive, ni « scientifique », mais seulement d'épingler quelques points. Comme les notes de la Tob précisent le sens de la traduction et expliquent la portée de certains choix, c'est à partir des notes surtout que nous montrerons sur le vif en quoi l'œcuménisme de la Tob est un œcuménisme qui ignore la tradition catholique. Les supputations rabbiniques, les considérations protestantes, les délibérations orthodoxes, les élucubrations rationalistes ou modernistes ont leur place. Mais ce qui est spécifiquement et traditionnellement catholique, autrement dit ce qui relève de la seule tradition sûre et certaine, antique et constante, n'a point de place dans la Tob.
#### II. -- A propos du premier récit de la création Genèse I, 1-2.
*Traduction de la Tob :*
1 Lorsque Dieu commença (b) la création (c) du ciel et de la terre, 2 la terre était déserte et vide (d), et la ténèbre à la surface de l'abîme ; le souffle (e) de Dieu planait à la surface des eaux, 3 et Dieu dit : « Que la lumière soit. »
N.B. On donne le début du troisième verset pour l'intelligence de la lecture des deux premiers.
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*Notes de la Tob :*
b\) La traduction habituelle est : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, à quoi peut correspondre la conclusion (2, 4a). Mais l'hébreu a seulement : En un commencement, ce qui rend cette traduction douteuse. La traduction choisie repose sur le mot à mot suivant : En un commencement où Dieu créa le ciel et la terre... Comme dans les cosmogonies antiques, l'auteur pense plutôt à l'action créatrice de Dieu organisant le monde qu'à un commencement absolu. Toutefois, le vocabulaire qu'il choisit suggère un commencement à partir de rien (Cf. 2 M 7, 28 ; He 11, 3) car le mot hébreu signifie à la fois « début » et « principe ». Il prépare aussi la révélation d'une sagesse ou Parole créatrice (Cf. Pr. 8, 22-31 ; Jn 1, 1-3).
c\) Le terme hébreu souligne le caractère extraordinaire de l'action divine ; il désigne aussi l'intervention de Dieu dans l'histoire de son peuple (Is 43, 1-15). Cette action divine est désignée dans la Bible et dans l'Ancien Orient par d'autres termes comme « produire, procréer, modeler ».
d\) L'auteur choisit avec soin les éléments par lesquels il évoque l'état du monde avant la création : l'absence de vie (tohu-bohu, cf. Jr. 4, 23 ; Is. 34, 11), la ténèbre, l'abîme (tehom qui rappelle Tiamat), c'est-à-dire la masse informe des eaux primordiales (7,11 ; 8, 2 à propos du Déluge ; Ps. 107, 26).
e\) Le souffle (ou atmosphère) de Dieu est ce qui permet la vie de l'homme (6,3) et de tous les êtres (Ps. 104, 30) ; ici il est extérieur à la masse des eaux : la vie n'est pas encore possible. On a aussi compris ce « souffle de Dieu » comme un « vent violent » ou comme « L'Esprit de Dieu ».
##### Remarque préalable.
Dans leurs introductions à l'ensemble du Pentateuque puis à la seule Genèse, les rédacteurs de la Tob considèrent comme un fait indéniable que le récit de la Genèse est « puisé directement ou indirectement » dans diverses traditions moyen-orientales ; ces mêmes auteurs affirment également que, « les progrès de l'archéologie le révèlent », il y a des « écrivains hébreux » qui ont su y mettre du leur.
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La traduction des « savants chrétiens » et leurs notes sont à lire dans cette perspective. Mais, d'une part, ils négligent d'affirmer « la grande part et la profonde influente de Moïse comme auteur et comme législateur » (Commission biblique pontificale, 1948) ; et, d'autre part, ils ne signalent point les limites des rapprochements affirmés. Or il y en a. Il y a même une différence qu'il paraît difficile de passer sous silence. Aux dieux d'une exubérante polygamie dont les cosmogonies réputées sœurs nous content l'histoire, la Bible oppose un monothéisme massif et virginal. Il ne suffit pas de dire avec la Tob que les auteurs de la Genèse ont « souligné l'originalité de la foi yahviste ». Il faut souligner en quoi la Genèse est originale. Or c'est à elle que nous devons la révélation du Dieu unique : *Ego sum Dominus Deus tuus, --* Je suis le Seigneur ton Dieu ; qui est un Dieu jaloux : *Non habebis deos alienos coram me, --* Vous n'aurez pas en ma présence de dieux étrangers.
Ceci dit, allons-y.
##### Une traduction très différente.
Il saute aux yeux que la version tobique est très différente de toutes les « traductions habituelles » comme dit la note. Les traductions traditionnelles partent d'une construction de la phrase qui met un point à la fin du premier verset.
C'est ainsi que la Vulgate donne :
In principio creavit Deus coelum et terram. Terra autem erat inanis et vacua, et tenebrae erant super faciem abyssi ; et Spiritus Dei super aquas.
Ce que Sacy traduit ainsi :
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et nue, les ténèbres couvraient la face de l'abîme ; et l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux.
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La construction retenue par les cent-vingt-neuf est permise par la grammaire, disent les orfèvres. Elle consiste à mettre le verset 2 entre parenthèses, et à faire commencer le récit par la création de la lumière.
Cette manière de lire fut celle de Salomon Ben Isaac de Troyes, plus connu sous le nom de Rashi, et celle d'Aben Esra (Abraham Ben Meïr Ben Esra), commentateurs moyenâgeux du Talmud. Karl Budde, exégète protestant, Hermann Gunkel, professeur de théologie protestante et le moderniste Loisy sont de ses promoteurs récents.
Cette lecture n'est pas celle des Septante. C'est-à-dire qu'elle n'est pas celle de la version de l'Écriture dont se sont servis s. Matthieu, s. Marc, s. Luc et s. Jean ; s. Paul, s. Jacques, s. Pierre et s. Jude ; et les Pères grecs. Elle n'est pas non plus celle de saint Jérôme, ni celle de saint Augustin. Ni saint Albert le Grand, ni saint Thomas d'Aquin n'ont lu ainsi. Pas plus que Bossuet. Plus près de nous, ni Mangenot, ni Clamer, qui indiquent l'existence de cette construction, ne la retiennent. On le voit, cette façon de lire et de traduire n'est pas « habituelle ». Et non seulement elle n'est pas « habituelle » mais elle n'a pas de répondant catholique. Jusqu'à la Bible de Jérusalem (y compris) on n'a pas lu et traduit ainsi. Puisque nous avons affaire à un texte œcuméniquement élaboré, ajoutons que la célèbre et si belle « Authorized King James Version » des Anglais donne, comme la Vulgate, la version traditionnelle : « In the beginning, God created the heaven and the earth. »
De cette question de construction, il n'est pas dit un mot dans la Tob. Selon la note *b* tout vient de ce que : « l'hébreu a seulement : En un commencement ». C'est cela qui « rend douteuse » la traduction « habituelle ». On vous le dit tout uniment. Cette note *b,* qui n'a pas l'air si fracassante, affirme ainsi que personne n'a su lire l'hébreu jusqu'à ces temps, hormis quelques talmudistes et exégètes protestants ou modernistes. Douteuse la version des Septante, comme celle de saint Jérôme. Et aussi celle du Directeur de l'École Biblique de Jérusalem, naguère décédé -- Dieu ait son âme -- qui fut l'un des autres « conseillers » de la Tob.
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Ce dominicain héroïque n'hésite pas à se frapper lui-même. Car jusqu'à ce qu'enfin on fit la Tob, il avait traduit comme tout le monde, douteusement. Faut-il en conclure que lorsqu'il traduisait la Genèse, dans la Sainte Bible publiée sous sa direction, il ne savait pas (encore) l'hébreu ? Nous ne savons. Mais ce que nous savons, grâce à la Tob, c'est que tout le monde est suspect d'ignorance, sauf eux, les cent vingt-neuf, quand ils travaillent « œcuméniquement ».
##### La création ex nihilo.
On notera que, dans la note *b,* l'argument massue, parfois magique, des découvertes récentes de l'archéologie n'est pas employé directement. Ce ne sont pas de nouveaux manuscrits qui permettent d'asseoir la révocation de la traduction traditionnelle. Non. Ce qui donne sa force à cette mise au rebut nous est dit plus avant dans la note : c'est que « comme dans les cosmogonies antiques, l'auteur pense plutôt (admirable pénétration) à l'action créatrice de Dieu organisant le monde qu'à un commencement absolu ». En somme, si l'on comprend bien, le récit de la création dans la Genèse rappelle d'autres récits de la création dans « les cosmogonies antiques » où Dieu organise un monde qui préexiste. En conséquence de quoi, on imprimera sans faiblir que son « auteur pense plutôt » à autre chose « qu'à un commencement absolu ». « Toutefois », lisons bien, « toutefois le vocabulaire qu'il choisit suggère un commencement à partir de rien... ». Relisons. C'est bien ça. Pas de doute. Nos ingénieurs en exégèse l'ont bien écrit. Ils savent que le texte comporte la notion, au moins à titre de « suggestion », d'un commencement à partir de rien. « Toutefois » ils savent aussi que l'auteur était fort cultivé ; ils savent qu'il savait tout ce qui se racontait à Babylone concernant le Dieu local Mardouk et ses démêlés avec la fameuse Tiamat. Ils savent donc ce que l'auteur de la Genèse avait sans doute en tête. Ce qui les conduit à traduire, sans le dire, conformément à une hypothèse de lecture d'origine rabbinique et protestante relativement récente ; et, en le disant, à s'inspirer pour leur traduction, du sens général de certaines cosmogonies païennes.
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On le voit, dès le commencement, *in principio*, l'œcuménisme de la Tob n'est pas favorable à la traduction et à l'interprétation catholiques de l'Écriture. Car il ne faut pas s'y tromper. La construction grammaticalement possible, mais jamais retenue, qu'a choisie la Tob, augmentée de la tournure adoptée en vertu des ratiocinations sur le commencement, cela donne une traduction incompatible avec l'interprétation la plus généralement admise dans l'Église.
Cette interprétation s'appuie sur la tradition juive la plus ancienne, tradition dont les Septante témoignent. On traduit alors, comme saint Jérôme : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et nue, les ténèbres couvraient la face de l'abîme », ce qui, selon l'interprétation constante, donne l'ordre suivant : Création générale du monde, ciel et terre, mais pour la terre au moins, à l'état élémentaire et non organisé ; puis organisation de ce chaos. Les scolastiques appelaient le premier temps : opus creationis. On comprend que tout l'intérêt des traducteurs, interprètes et commentateurs traditionnels, se soit porté sur le verbe « créa ».
A ce propos, la note *c *de la Tob « souligne le caractère extraordinaire de l'action divine ». C'est le moins qu'on en puisse dire. Mais les rédacteurs de cette note, s'ils signalent que l'action divine est désignée par d'autres termes, ne disent point que le verbe hébreu traduit par « créa » est rigoureusement réservé à Dieu pour ses opérations propres ; qu'il n'est jamais utilisé pour désigner une action humaine ; mais qu'il ne signifie pas nécessairement « produire à partir de rien ». C'est d'abord le contexte, -- ou, si l'on veut, l'absence d'antécédent dans le récit, -- qui fait traditionnellement conclure qu'il s'agit bien de la création ex nihilo. C'est aussi l'étude du verset 2.
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##### Tohu-bohu.
Si l'on comprend avec l'Église le verset 1, il est clair que le verset 2 est la description de l'état de confusion antérieur à l'organisation du monde. Ce tohu-bohu, selon l'adaptation que nous avons faite du terme hébreu qui décrit l'état originel de la terre, nous vaut un nouveau déchaînement d'œcuménisme tobien : la note *c*. Qui déclare tout de go : « L'auteur choisit avec soin les éléments par lesquels il évoque l'état du monde *avant sa création*. » Hein ! Comme c'est dit ! Ça c'est une nouvelle ! Et quel auteur ! Capable de décrire, sans rire, l'état d'un monde qui n'est pas créé. Mais, nous objectera-t-on, les auteurs de la note ont voulu parler de l'état du monde avant son organisation. Peut-être. Encore que nous ne voyons aucune raison de le supposer. Et qu'il soit au moins plausible de penser que cent vingt-neuf cracks de l'exégèse savent ce qu'ils disent quand ils écrivent.
Le fait est qu'ils ont écrit que le verset second du premier récit de la création évoquait l'état du monde avant la création. On doit donc se poser la question : Que croient-ils ? Auraient-ils définitivement rallié Mardouk ou cédé aux attraits de la belle Tiamat ? Admettons pour l'heure que les grammairiens habiles et les archéologues avertis qui ont élaboré cette note n'en ont rien fait.
Mais que comprendra un « lecteur non-chrétien », personnage que la Tob déclare explicitement vouloir convaincre de lire l'Écriture ? Ce n'est pas l'allusion, entre parenthèses dans la même note : tehom qui rappelle Tiamat, qui l'acheminera vers l'interprétation chrétienne. Disons ici que tiamatu, la mer en assyrien, est personnifiée en « Tiamat » dans un récit babylonien qui l'oppose à Mardouk, dieu de la mise en ordre.
Il faut mettre ici une barrière infranchissable. Rien dans le texte hébreu n'autorise la personnification de l'abîme. Le fait que les mots se ressemblent, qui peut avoir de l'intérêt par ailleurs, ce dont nous ne jugeons point ici, est strictement secondaire mis en face de cette certitude qu'il y a une différence radicale entre les deux récits. Différence absolue qui tient à ce que Tiamat est l'adversaire personnifiée de Mardouk au lieu que l'abîme biblique est une créature de Dieu. Et Dieu dispose à sa guise de cet océan primordial, comme on le voit dans la suite du récit de la Genèse, confirmé par l'interprétation que donnent les autres livres de la Bible.
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##### «* *Concordiste », la Tob ?
Une image suit la description du tohu-bohu. Celle d'un vent ou d'un souffle qui se meut au-dessus du chaos tel un oiseau planant. Ce souffle ou vent a été traditionnellement interprété comme une émanation de Dieu et fort souvent considéré comme une mention implicite de la troisième personne de la sainte Trinité.
Aussi n'est-il point exact de dire, ce que fait la note *e,* que « l'on a aussi compris ce souffle de Dieu comme un vent violent ou comme l'Esprit de Dieu ». On n'a pas aussi, on a principalement traduit et compris « Esprit de Dieu » (esprit comportant ou non un E capitale). On a parfois traduit « vent violent ». Mais cette traduction n'a pas le grand nombre des Pères ni des commentateurs pour elle. Que le mot hébreu, comme le mot latin, signifie à la fois « souffle » et « esprit » n'enlève rien au fait que la plupart des traducteurs catholiques en français ont choisi de mettre « esprit de Dieu ». Et ce pour une raison qui tient aussi au verbe traduit par « planer » que la Tob ne commente pas. Ce verbe n'est pas de traduction simple aux dires des commentateurs ; d'usage rare, il peut signifier, selon les cas et les formes : s'agiter, trembler, battre des ailes, planer, couver peut-être. L'état de la question aurait donc été évoqué plus fidèlement si la remarque de la note *e* avait porté à la fois sur « planer » et sur « souffle ». Mais cela n'aurait pas suffi à expliquer le choix du mot « souffle ». Au reste fallait-il une remarque technique à propos d'une image poétique ?
Donc le choix de ce mot « souffle » n'est pas expliqué par la Tob. Les seules indications dont nous disposons sont les considérations développées dans le corps de la note *e*. Qui est curieusement floue. Qui manque non seulement de clarté mais de simplicité, de franchise si l'on préfère, dans l'affirmation. Bref, qui marche en crabe.
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En (re)voici le début : « Le souffle (ou atmosphère) de Dieu est ce qui permet la vie de l'homme (Gn 6,3) et de tous les êtres (Ps. 140,30) ; ici il est extérieur à la masse des eaux : la vie n'est pas encore possible. » Passons sur « atmosphère » qui est fâcheusement loin de « souffle », et reprenons : le souffle de Dieu est ce qui permet la vie de l'homme ; ce souffle est ici extérieur à la masse des eaux ; la vie n'est pas encore possible. Cela revient à dire que lorsque le souffle de Dieu animera (sera intérieur à) la masse des eaux, il rendra la vie possible, -- il permettra la vie de l'homme et de tous les êtres. Pareille interprétation soulève nombre de graves questions. Mais nous n'en retiendrons qu'une. Nous l'avancerons avec la plus extrême prudence car elle a trait à l'hérésie majeure, honnie, vomie entre toutes, par les interprètes et commentateurs récents de la Genèse. Tous ces érudits l'ont en horreur. Nos tobeux docteurs, qui ne sont pas toujours très patients, pourraient bien sentir la patience leur manquer en entendant notre question. Car nous osons pousser l'audace jusqu'à leur demander, à ces savants modernes, si par hasard, il n'y aurait pas dans leur note une petite, oh ! très petite, pointe de concordisme ([^2]).
Ce souffle de Dieu qui, de l'intérieur de la masse des eaux primordiales, permet ou rend possible la vie sous toutes ses formes, fait beaucoup penser à ce déclenchement initial du processus vital au sein de l'eau, qui est une des hypothèses les plus en vogue chez les biologistes et évolutionnistes de tout poil. « Concordiste », la Tob ? -- Impossible, dira-t-on, on vous accorde tout sauf cela ! Dites qu'elle camoufle la virginité perpétuelle de Marie (ce qu'elle fait effectivement), qu'elle gauchit les prophéties à ce sujet (ce qu'elle fait effectivement), dites même qu'elle dit n'importe quoi (ce qu'on ne peut pas exclure), mais ne dites pas qu'elle est « concordiste ».
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Et pourtant... la question se pose. Mais c'est assez sur ce sujet. Revenons plutôt à l'affirmation centrale du premier récit de la création telle que la tradition l'enseigne.
##### Le témoignage de la mère des Macchabées.
Antiochus Épiphane règne sur l'Empire. Rentrant de sa première campagne d'Égypte, il a profané le Temple de Jérusalem. On y adore désormais Jupiter Olympien. Et, pendant les trois années qui suivent, de 167 à 164, c'est « la grande persécution ». Les Juifs, qui refusent le nouveau culte, sont pourchassés et souvent martyrisés. C'est alors « que l'on prit aussi sept frères avec leur mère, et le roi voulut les contraindre à manger, contre la défense de la loi, de la chair de pourceau, en les faisant déchirer avec des fouets et des lanières de cuir de taureau ». (II Macch. 7,1.) A la suite de l'aîné, les garçons refusent tous d'apostasier. Vient alors le tour du plus jeune qu'Antiochus Épiphane tente de fléchir. Comme il n'y arrive point, il demande à la mère de l'enfant de l'exhorter. Ce qu'elle accepte.
26 Se moquant de ce cruel tyran, elle dit (à son fils) dans la langue du pays :
27 Mon fils, ayez pitié de moi qui vous ai porté neuf mois dans mon sein, qui vous ai nourri trois ans de mon lait, et qui vous ai élevé jusqu'à l'âge où vous êtes.
28 Je vous conjure, mon fils, de regarder le ciel et la terre, et toutes les choses qui y sont renfermées, et de bien comprendre que Dieu les a créés de rien, aussi bien que tous les hommes.
29 Ainsi, vous ne craindrez point ce cruel bourreau ; mais vous rendant digne d'avoir part aux souffrances de vos frères, vous recevrez de bon cœur la mort, afin que je vous reçoive de nouveau, avec vos frères, dans cette miséricorde que nous attendons.
« *Dieu les a créés de rien, aussi bien que tous les hommes. *» C'est à la face d'Antiochus, tenant des faux dieux, que ceci fut dit. Et probablement en vue du Temple profané où trônait Jupiter Olympien. La réplique, on le sait, ne se fit point attendre. « Enflammé de rage », dit la Bible, le roi fit mourir l'enfant, plus cruellement que tous les autres, puis sa mère.
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C'est que l'affirmation était claire. Que la mère des Macchabées ait voulu se moquer d'Antiochus, cela est certain. Et sans doute voulut-elle aussi raffermir son dernier fils. Mais ce qui domine, c'est son refus de la mythologie d'État ; c'est sa profession de foi en un Dieu unique qui a tout créé de rien.
Or cette mère de sept garçons ne nous est pas donnée pour une femme savante, ni inspirée. Son affirmation témoigne donc de la croyance juive générale interprétant la Genèse. Croyance dont témoigne aussi le Psaume XXXII qu'elle avait chanté avec ses enfants :
6 C'est par la parole du Seigneur que les cieux ont été affermis ; et c'est le souffle de sa bouche qui a produit toute leur vertu.
9 Parce qu'il a parlé, toutes choses ont été faites ; il a commandé et toutes choses ont été créées.
Ces textes parlent d'eux-mêmes. L'éclatante beauté de leur poésie, digne réplique de la splendeur solennelle du récit de la Genèse, chante la création de toutes les choses visibles et invisibles à partir de rien.
#### III. -- A propos de Marie Vierge et Mère. Luc I 26-37, 34. -- Matthieu I 23, 25. -- Isaïe 7, 14.
Les récits de l'Annonciation en saint Luc et de l'avertissement à saint Joseph en saint Matthieu constituent les fondements scripturaires de l'enseignement catholique sur la virginité perpétuelle de Marie. Dans ces passages, c'est tout l'ensemble de la traduction et des notes tobardes qui mériterait d'être commenté. Mais on n'en sortirait pas. Car, à propos de la Mère de Dieu et de son Époux les cent vingt-neuf se surpassent. Nous nous sommes donc limité à quelques points essentiels, débattus verset par verset et note par note.
20:218
Cela suffit au reste à montrer que l'œcuménisme tobéen est aussi peu catholique que possible ; et que jamais il n'a trop de considération pour les interprétations autres que celle de l'Église.
Nous prévenons que cette étude conduit à examiner et à réfuter des insinuations, questions et positions qui blessent constamment le sens catholique ; qui lui répugnent même en raison de l'impiété du regard porté sur la Vierge immaculée et son très chaste Époux.
Avant d'aborder la Tob, donnons les versets qui nous intéressent dans le texte de la Vulgate accompagné de la traduction de Sacy.
Luc I, 26-27, 34-35
Vulgate :
26 In mense autem sexto, missus est Angelus Gabriel a Deo in civitatem Galilaae, cui nomen Nazareth,
27 ad virginem desponsatam viro, cui nomen erat Joseph, de domo David, et nomen virginis Maria.
34 Dixit autem Mariam ad Angelum : Quomodo fiet istud quoniam virum non cognosco ?
35 Et respondens Angelus dixit ei : Spiritus sanctus superveniet in te, et virtus Altissimi obumbrabit tibi. Ideoque et quod nascetur ex te Sanctum, vocabitur Filias Dei.
Sacy :
26 Or, comme Élisabeth était dans son sixième mois, l'ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth,
27 à une vierge qui était fiancée à un homme de la maison de David, nommé Joseph ; et cette vierge s'appelait Marie.
34 Alors Marie dit à l'ange : Comment cela se fera-t-il ? car je ne connais point d'homme.
35 L'ange lui répondit : Le Saint Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre ; c'est pourquoi le fruit saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu.
21:218
Matthieu I, 23-25
Vulgate :
23 Ecce virgo in utero habebit, et pariet filium : et vocabunt nomen ejus Emmanuel, quod est interpretatum Nobiscum Deus.
24 Exsurgens autem Joseph a somno, fecit sicut praecepit ei Angelus Doinini, et accepit conlugem suam.
25 Et non cognoscebat eam donec peperit filium suum primogenitum : et vocavit nomen ejus Jesum.
Sacy :
23 Une vierge concevra, et elle enfantera un fils à qui on donnera le nom d'Emmanuel, c'est-à-dire Dieu avec nous.
24 Joseph, s'étant donc éveillé, fit ce que l'ange du Seigneur lui avait ordonné, et prit sa femme avec lui.
25 Et il ne l'avait point connue quand elle enfanta son fils premier-né, à qui il donna le nom de Jésus.
Isaïe 7, 14
Vulgate :
Propter hoc dabit Dominus ipse vobis signum. Ecce virgo concipiet, et pariet filium, et vocabitur nomen ejus Emmanuel.
Sacy :
C'est pourquoi le Seigneur vous donnera lui-même un signe : une vierge concevra, et elle enfantera un fils qui sera appelé Emmanuel.
22:218
Luc 1, 26-27 et note w
*Traduction de la Tob :*
26 Le sixième mois, l'ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée du nom de Nazareth 27 à une jeune fille (w) accordée en mariage à un homme nommé Joseph de la famille de David ; cette jeune fille s'appelait Marie.
*Note de la Tob :*
w\) Le mot parthenos désigne une jeune fille vierge. Il a longtemps été traduit ici par vierge, tout court. Mais ce mot est réservé aujourd'hui au vocabulaire médical ainsi qu'au langage religieux pour désigner Marie ou une catégorie de saintes ; dans l'Évangile, par contre, il désigne toute jeune fille (cf. Matt. 25, 1-13). C'est pourquoi la traduction par jeune fille paraît ici plus exacte. En signalant d'emblée la virginité de Marie, Lc veut lever toute équivoque sur son mariage (cf. note *x* ([^3])) et préparer le récit de la conception miraculeuse de Jésus (cf. 1, 34, note *j*).
(La note *w* ci-dessus n'est point la seule pour ces deux versets. Il y a aussi les notes *v* à propos de Nazareth et *x* à propos du mariage (voir explication en note **3** au sujet de cette note). Mais ces deux notes ne touchent point à notre sujet. C'est pour ne point irriter le patient Grelot que nous en mentionnons l'existence. Et l'ayant fait, nous démarrons.)
####### 1. Le mot grec parthenos désigne une jeune fille vierge.
Précisons. Le mot grec *parthenos* spécifie la virginité chez la jeune fille. C'est-à-dire qu'il ne désigne pas seulement une jeune fille non mariée.
23:218
Il est exact qu'en français, dans le langage courant, le terme jeune fille suppose la virginité. Mais il ne l'affirme pas de soi. Et si l'on opère une distinction entre le terme « jeune fille » et le mot « vierge », la distinction portera sur ce point : le mot affirme de soi ce que le terme n'affirme pas.
####### 2. Il a longtemps été traduit par vierge, tout court.
Non. Il n'a pas été longtemps traduit. Il a été toujours traduit. On a toujours mis ici dans toutes les langues, *virgo, virgen, virgin, vierge,* etc. tout court. Parce que, partout et toujours, l'Église a enseigné que Marie était la Vierge-Mère, on a, partout et toujours, pris soin de mettre le mot « vierge » ; comme saint Luc qui, en grec, avait écrit parthenos*.*
####### 3. A) Mais ce mot est réservé aujourd'hui au vocabulaire médical...
On peut comprendre au choix :
-- que le mot vierge n'est jamais employé que par des médecins et qu'il est incompréhensible à ceux qui n'ont pas une solide connaissance du vocabulaire médical ; que, de plus, il risquerait de choquer la pudeur de nos contemporains ;
-- que le mot vierge signifie exclusivement, aujourd'hui, l'intégrité physique, notamment celle de la femme ; et qu'il s'agit ici d'une virginité plus complète : non seulement celle du corps mais celle du cœur, en quoi consiste de fait la virginité selon la doctrine catholique.
Il n'y a pas lieu, pensons-nous, de s'arrêter à la première hypothèse : même les tobards professionnels n'arriveraient pas à la défendre sans rire. Mais la seconde ne vaut guère plus cher : à qui fera-t-on croire que le terme jeune fille rend mieux la notion de virginité du cœur que le mot vierge.
24:218
####### 3 B) ... ainsi qu'au langage religieux pour désigner Marie ou une catégorie de saintes...
Dans le « langage religieux » le mot vierge s'applique aussi à toutes les vierges consacrées, religieuses ou laïques, dont il serait au moins aventuré d'affirmer qu'elles ont été, sont et seront toutes des saintes. Au reste, cette virginité du « langage religieux » ne s'oppose point à celle du « vocabulaire médical ». Elle suppose habituellement l'intégrité physique (mais non obligatoirement) qu'elle complète, épanouit et transfigure.
####### 3 C) dans l'évangile, par contre, il désigne toute jeune fille (cf. Mt. 25, 1-13).
En saint Matthieu, au début du chapitre 25, il y a la parabole des vierges folles et des vierges sages. Le texte grec porte *parthenos.* Là, comme ailleurs, la tradition catholique est constante de comprendre qu'il s'agit de (jeunes filles) vierges et de traduire par *virgo, virgen, virgen, vierge.* Insistons : rien n'autorise à entendre que les jeunes personnes ici désignées sont des « jeunes filles » par distinction d'avec des « vierges ». D'ailleurs la Tob, en ce passage de s. Matthieu, ne dit rien de sa traduction du mot *parthenos* par « jeune fille » tout court. On se demande à quoi sert ce renvoi.
Sans doute est-il là pour donner du poids à l'opposition entre les deux sens de *parthenos :* le sens évangélique (« jeune fille tout court ») et le sens compris des seuls initiés au vocabulaire médical et au langage religieux (« jeune fille vierge »). Auquel cas, c'est raté. Ce renvoi ne donne aucun poids car il n'explique ni ne démontre rien. Il conduit seulement à s'interroger sur la nature de cette rage qu'ils ont, ces exacts savants modernes, de ne pas vouloir de vierges dans l'évangile. Car cette opposition si fermement marquée : « dans l'évangile, par contre », ne peut avoir qu'un sens : dans l'évangile *parthenos* veut dire : jeune fille non mariée (vierge ou non) et point jeune fille vierge.
25:218
####### 4. C'est pourquoi la traduction par jeune fille paraît ici plus exacte.
C'est clair. Les scrupuleux auteurs de la Tob traduisent un mot précis par un terme dont l'extension, précisée en note, n'implique de soi ni la virginité physique, ni la notion traditionnelle de la virginité de Marie, ni la notion traditionnelle de la virginité des vierges canonisées. Pourquoi ? Parce que, « ici », ce terme leur paraît « plus exact ».
On pourrait faire remarquer que les rédacteurs de la note ont pris la précaution de dire seulement que le terme « paraît ici plus exact ». A mauvaise précaution, remarque boomerang. Si les rédacteurs n'étaient pas absolument sûrs de l'exactitude de leur choix et qu'ils s'y sont tenus, c'est que des considérations extérieures aux seules considérations littérales ont emporté le morceau. Nous aimerions alors savoir quelles considérations extérieures ont pu les convaincre de dissimuler, ici, l'affirmation claire et traditionnelle de la virginité de Marie.
####### 5. En signalant d'emblée la virginité de Marie, Lc veut lever toute équivoque sur son mariage (cf. note x) ([^4]) et préparer le récit de la conception miraculeuse de Jésus (cf. 1, 34, note j).
Notons d'abord que la note lie le fait de la virginité au fait que Marie et Joseph n'avaient pas encore vécu ensemble quoique mariés. Nous y reviendrons.
Ensuite, rigolons un bon coup. Ah ! ils sont vraiment forts les docteurs tobards. Mais, tout de même, ici, ils poussent la tobardise un peu loin. Ils distinguent « jeune fille » de « vierge », ils choisissent le terme le moins précis qu'ils affirment plus exact et, ergo, déclarent que « Luc veut lever toute équivoque ». Le moins qu'on en puisse dire c'est qu'ils n'ont pas tout fait pour que l'on comprenne cette volonté de saint Luc.
26:218
Ajoutons qu'on se demande où ces savants interprètes ont été puiser leur connaissance de la volonté de saint Luc quand il a écrit *parthenos.* Ce qui est certain c'est qu'il l'a écrit ; ce qui est certain c'est qu'il affirmait ainsi la virginité de la Mère de Dieu, comme l'Église l'a toujours compris et enseigné.
On ne voit pas quelle équivoque il y aurait eu à lever ici puisque la suite du récit de saint Luc nous renseigne clairement sur le fait que la Vierge a conçu du Saint Esprit. Cette affirmation, sans équivoque, est contenue dans la réponse de l'Ange à la question posée par la Sainte Vierge au verset 34. Nous y apprenons, sans doute aucun, la conception virginale de notre Sauveur. Conception dite ici « miraculeuse », ce qui est moins précis et moins exact. Et ce n'est pas la note *j* du v. 34 qui lèvera ce flou, on va le voir.
Luc 1, 34 et note j
*Traduction de la Tob :*
34 Marie dit à l'ange : « Comment cela se fera-t-il puisque je suis vierge (j) ? »
*Note de la Tob :*
j\) Litt. puisque je ne connais pas d'homme. Dans ce contexte, connaître a le sens biblique d'avoir des relations conjugales (Gn. 4, 1. 17. 25 ; 19,8 ; 24, 16...). Marie, qui est mariée à Joseph, est encore vierge (v. 27). L'ange lui annonce qu'elle va être mère (v. 31). Elle comprend qu'elle doit l'être aussitôt comme en Jg 13, 5. 8. Elle objecte alors qu'elle n'a pas de relations conjugales avec Joseph, et sa question introduit la révélation de l'ange. On suppose parfois que la question de Marie signifie : je ne veux pas connaître d'homme ; on admet alors chez elle la volonté de garder sa virginité, mais le présent du verbe indique un état, non une volonté.
Courage ! Il en faut, c'est vrai.
27:218
####### 1. Litt. puisque je ne connais pas d'homme.
Cette traduction littérale est aussi la traduction constamment adoptée. Notons ici que de toute la note on ne nous dit pas un mot des raisons pour lesquelles on a choisi l'expression « je suis encore vierge » de préférence à la traduction traditionnelle (et littérale) : « je ne connais point d'homme ».
####### 2. Dans le contexte connaître a le sens biblique d'avoir des relations conjugales. Marie, qui est mariée à Joseph, est encore vierge (v. 27).
La nécessité de la première information n'échappera à personne : qui saurait, si la Tob ne le précisait point, quel est le sens biblique du verbe connaître ?
La précision de la seconde information ne saurait, non plus, échapper à personne. Bien qu'elle soit mariée, la jeune fille nommée Marie est « encore » vierge. Ceci confirme notre remarque précédente. La formulation dirige l'attention sur la limite de l'affirmation plus que sur son contenu : on lie la question de la Vierge à son état de virginité actuel.
Nous le verrons, ce n'est point là l'enseignement catholique.
####### 3. L'ange lui annonce qu'elle va être mère (v. 31). Elle comprend qu'elle doit l'être aussitôt comme en Jg 13, 5.8. Elle objecte alors qu'elle n'a pas de relations conjugales avec Joseph et sa question introduit la révélation de l'ange.
Il est contraire à la tradition catholique la plus sûre de présenter la question de la Vierge comme une question sur le fait. L'enseignement le plus constant est que la question porte sur le mode et qu'elle comporte un assentiment et non une objection. Si les savants catholiques qui ont travaillé à la Tob récitent l'Angelus, ils ont trois fois par jour l'occasion d'y penser en disant : *Ecce ancilla Domini -- Fiat mihi secundum verbum tuum.*
28:218
D'autre part l'explication tobuesque est faible. On ne voit pas du tout ce qui autorise à affirmer que la sainte Vierge comprend que l'annonce de l'Ange doit se réaliser « aussitôt ». Et ce que nous pouvons lire au Livre des Juges, chapitre 13, qui raconte la naissance de Samson, ne nous renseigne point sur ce rapprochement. En fait cette interprétation est commandée par la remarque qui suit.
####### 4. On suppose parfois que la question de Marie signifie : Je ne veux pas connaître d'homme ; on admet alors chez elle la volonté de garder sa virginité ; mais le présent du verbe indique un état, non une volonté.
« On suppose parfois », cela comprend entre autres témoins de la tradition catholique cités pêle-mêle : saint Augustin et saint Bernard, Hughes de Saint-Victor et Bossuet, Dom Calmet et Benoît XIV. Cet enseignement, communément admis depuis le XII^e^ siècle, est aussi celui que donne le Dictionnaire de théologie catholique aux articles s. Luc et Marie, et les commentaires de la Bible de Fillion et de Pirot-Clamer. De plus, ces deux commentaires contredisent à angle droit l'assertion de la Tob concernant la signification du temps du verbe.
Pour éviter d'allonger ces remarques et pour ne pas entrer dans le détail des discussions d'experts nous avons jusqu'ici résisté à la tentation de montrer nos compères la main dans le sac. Mais une fois n'est pas coutume et un exemple précis peut contribuer à donner une idée « plus exacte » de la science des tobeurs. Nous citerons du Commentaire de l'Évangile selon saint Luc par L. Marchal (diplômé ès langues sémitiques, professeur au grand séminaire de Nancy) ce qui se rapporte à cette question de la signification du temps du verbe :
29:218
« *Dans le grec comme dans la Vulgate, le verbe correspond au temps présent de l'hébreu qui peut se traduire par le présent ou le futur. Le passé : je n'ai pas connu d'homme, s'exclut de lui-même ; ce ne serait pas une difficulté opposée à la révélation de l'ange. Marie veut dire qu'elle est non seulement dans la situation de celle qui n'a pas connu d'homme, encore parfaitement vierge, mais dans un état qu'elle veut permanent, ce qui l'empêcherait d'être jamais mère. Cela suppose en elle une volonté de virginité perpétuelle. Voulant demeurer vierge, et prête en même temps à se soumettre à la volonté divine, elle demande donc quelle devra être sa conduite :* « *Que dois-je faire pour me prêter à cette action de Dieu qui me fera miraculeusement concevoir ? *»
Ceci résume clairement l'interprétation catholique traditionnelle et montre aussi clairement d'où vient le contresens général de la Tob. Le bien fondé de la note *j* était au moins douteux. On flairait le contresens dès la note *w* et la traduction du verset 27. En face de l'enseignement catholique ce contresens éclate.
La Tob fait de Marie une jeune fille (vierge) parmi d'autres, une mariée juive parmi d'autres qui attend comme les autres de vivre avec son époux.
Et qui, émue par une annonce qu'elle estime irréalisable « aussitôt », oppose une impossibilité temporaire à son exécution. Cette interprétation, pour fragile qu'elle soit, n'est pas impossible. Mais elle n'est pas l'interprétation catholique traditionnelle et elle répugne violemment au sens catholique. Parce qu'il répugne au sens catholique de ne pas croire que la Vierge désirait demeurer dans une parfaite virginité. Comme il répugne au sens catholique de lire « jeune fille » là où l'on a toujours mis « vierge ». Et qui oserait nier que le choix de ce terme affaiblit considérablement la portée du texte sacré ? Il répugne aussi au sens catholique de faire dire à une jeune fille nommée Marie « Comment cela se fera-t-il puisque je suis vierge ? ». C'est ici précisément que le mot a une résonance médicale presque insupportable. Au lieu qu'il convient à la parfaite virginité de cœur de l'Immaculée d'user du chaste langage que rapporte saint Luc : *Quomodo fiet istud, quoniam virum non cognosco ?*
30:218
A quoi l'ange répond clairement et chastement : *Spiritus Sanctus superveniet in te et virtus Altissimi obumbrabit tibi. Ideoque et quod nascetur ex te Sanctum, vocabitur Filius Dei. --* Le Saint Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre ; c'est pourquoi le *fruit* saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu.
L'interprétation catholique traditionnelle, et elle seule, éclaire parfaitement le sens de la question et de la réponse. A la Vierge qui a promis de demeurer vierge et qui demande comment (selon quelle modalité) ce qui est annoncé s'accomplira, l'Ange répond en lui garantissant la protection de l'Esprit Saint qui s'étendra à tout l'accomplissement de l'annonce et de Sa promesse, tant dans la conception que dans l'enfantement et la vie familiale. Et l'Église nous enseigne que cette protection perpétuelle de sa virginité est la plus belle prérogative de Marie après sa maternité divine.
Matthieu I, 23 et prophétie de l'Almah (Isaïe 7, 14)
*Traduction de la Tob :*
Voici que la vierge concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d'Emmanuel, ce qui se traduit : « Dieu avec nous ».
*Note de la Tob :*
1\) La citation est faite d'après le texte grec d'Isaïe 7,14, sauf pour tu lui donneras le nom, qui est traduit par Mt on lui donnera le nom, sans doute pour adapter la citation au contexte de fait Jésus n'a pas été appelé Emmanuel par Joseph. Autre explication : Mt suivrait une tradition textuelle d'Is. 7, 14 attestée à Qumrân (1 Q Is) qui présente : on l'appellera.
Nous ne dirons rien de la note hormis ce qui se rapporte à Isaïe 7, 14. Mais enregistrerons au passage que « on appellera », donné par les Septante comme par la Vulgate (et par ses traducteurs), figure dans un texte de « Qumrân ».
31:218
Un peu de patience : encore quelque temps et l'on pourra conclure scientifiquement que les Septante et la Vulgate ne sont pas uniquement constitués d'erreurs, de contresens et de sottises diverses. En attendant cet heureux temps, avançons dans notre examen.
« La citation est faite d'après le texte grec d'Isaïe 7, 14. » D'après le texte grec, c'est-à-dire d'après les Septante. Dans cette vénérable version, que saint Augustin aimait tant, on distingue, comme nous le faisons en français, *parthenos :* (jeune fille) vierge, de *neanis :* jeune fille (non mariée). Est-ce pour cela que la traduction porte ici « Voici que la Vierge... » ? On ne nous dit pas, bien que cela ne soit pas évident, pourquoi, ici, le mot *parthenos* est traduit par « vierge » alors qu'en Luc I, 27 et en Matth. 25, 1-13, il est traduit par « jeune fille », terme, on le sait, évangéliquement plus exact. Ce doit être encore un coup du contexte.
Poursuivons hardiment, car nous ne sommes pas au bout de nos peines. Au verset quatorzième du septième chapitre d'Isaïe dans la version tobée de l'Ancien Testament, nous lisons :
« Aussi bien le Seigneur vous donnera-t-il lui-même un signe : Voici que la jeune femme est enceinte et enfante un fils et elle lui donnera le nom d'Emmanuel. »
Les choses s'embrouillent franchement, si l'on peut dire. Car enfin, on se demande comment saint Matthieu, citant le prophète Isaïe, a pu écrire : Voici que la vierge concevra et enfantera un fils, si le prophète Isaïe a écrit : Voici que la jeune femme est-enceinte et enfante un fils. La fin d'une note *o*, appelée à « jeune femme », commente ainsi la divergence :
(Avant de la transcrire rappelons que la traduction de l'Ancien Testament, établie par cent vingt-neuf savants chrétiens, est faite à partir du texte massorétique dans un double souci d'exactitude scientifique et d'ouverture au judaïsme.)
32:218
*Fin de la note o *: le grec traduit ici jeune femme par vierge. Dès le II^e^ siècle av. J.-C. et peut-être déjà avant, une partie de la tradition juive a donc vu dans cette naissance exceptionnelle, encore attendue, la naissance virginale du Messie. A la suite de Mt. 1, 23, la tradition chrétienne ancienne a appliqué cet oracle à Marie, Mère de Jésus, qui est l'héritier par excellence de la dynastie davidique.
Reprenons par le commencement de la fin :
####### 1. Le grec a traduit ici jeune femme par vierge.
Décidément cet « ici » rend bien des services. Heureusement qu'il est là. Que deviendraient, sans lui, les annotateurs œcuméniques de la Tob, on se le demande. Mais, même avec lui, il ne va pas de soi que le mot hébreu « almah » veut dire « jeune femme ». Experts consultés, il paraît clair qu'il n'a point ce sens ni ici, ni ailleurs dans l'Ancien Testament. Cette traduction est d'origine protestante et juive ; et plutôt récente.
L'interprétation catholique de la « prophétie de l'almah » est constante depuis saint Matthieu. Saint Justin et saint Irénée, saint Augustin et saint Jérôme, saint Léon le Grand en sont d'antiques et illustres représentants. A la suite de Jérôme, Bossuet enseignait : « Almah signifie dans son origine : cachée, renfermée, c'est-à-dire une fille recluse et inaccessible, à la manière d'une chose sacrée dont il n'est pas permis de s'approcher. » Cette interprétation est exposée par Fillion et on la trouve aussi dans le Pirot-Clamer. Ces deux commentaires la donnent accompagnée de considérations et d'élucidations diverses sur la prophétie de l'almah, dans le contexte du chapitre 14 d'Isaïe et selon l'utilisation qu'en fait Matthieu. Voici comment le P. Buzy achève sa note sur le v. 23 de l'évangéliste : « Saint Matthieu, en rappelant la prophétie de la vierge-mère et de l'Emmanuel à propos de Marie et de Jésus, entendait faire autre chose qu'une accommodation heureuse ; il voulait montrer l'accomplissement de la première prophétie :
33:218
Jésus était vraiment le Messie, parce que, outre sa descendance davidique, il pouvait justifier d'une conception et d'une naissance virginales, conformément à l'oracle d'Isaïe. »
####### 2. Dès le II^e^ siècle av. J.-C. et peut-être déjà avant, une partie de la tradition juive a donc vu, dans cette naissance exceptionnelle, encore attendue, la naissance virginale du Messie.
Non. Il n'y a aucune raison d'opposer une tradition juive constante qui traduirait « jeune femme » à une autre, plus récente, qui traduirait « vierge ». Rien ne permet aux compagnons tobards d'affirmer qu'il faut traduire « almah » par « jeune femme », sauf ici, où, peut-être et selon certains, on pourrait traduire par « vierge ». (Et pourquoi pas par « jeune fille » ? Hein ! ça c'est une question.) La tradition la mieux établie et la plus constante est que le mot almah a toujours dans l'Ancien Testament la signification de « jeune fille non mariée » et donc supposée « vierge » (sauf indications contraires ou distinctions tobates). L'hébreu dispose, il est vrai, d'un mot autre qui comporte, de soi, l'affirmation de la virginité ; et ce n'est pas ce mot dont use le prophète. Mais, selon les explications traditionnelles, la distinction est celle que nous avons en français entre « jeune fille » et « vierge » :
-- vierge affirme l'intégrité physique et exclut ordinairement le mariage ;
-- jeune fille exclut le mariage et suppose ordinairement la virginité (sauf contre-distinction d'avec vierge).
Alors pourquoi traduire « jeune femme », terme qui exclut la virginité et affirme ordinairement le mariage ?
D'autre part, selon Drach, rapporté par Fillion, pendant des siècles la synagogue a admis « comme une croyance, antique, l'inaltérable pureté de la mère du Sauveur et lorsque des Juifs plus récents rejettent la foi de leurs pères, ils se mettent en contradiction avec leur propre tradition ».
34:218
Ainsi, ce ne sont pas les Septante qui ont innové, mais ceux auxquels la Tob emboîte gaillardement le pas. Et ceux-là sont des Juifs (et des protestants) qui rejettent l'interprétation traditionnelle selon laquelle le signe miraculeux contenu dans la prophétie est la conception et la naissance virginales du Sauveur.
La note *o* (avant le commencement de la fin que nous avons cité) affirme que le signe est « la naissance d'un garçon » né de « la jeune femme par excellence ». Ce qu'il y a de miraculeux dans « la naissance d'un garçon » et comment on reconnaît « la jeune femme par excellence », les savants traducteurs et commentateurs tobisqueux ne le disent pas.
####### 3. A la suite de Mt 1, 23, la tradition chrétienne ancienne a appliqué cet oracle à Marie mère de Jésus, qui est l'héritier par excellence de la dynastie davidique.
Nous avons vu qu'en effet la citation faite par saint Matthieu est le fondement de l'interprétation traditionnelle qui applique la prophétie d'Isaïe à la Vierge Marie, Mère du Messie, fils de David et Sauveur des hommes. Mais on ne doit pas conclure, ce que la note peut laisser à penser, que cette interprétation dépend de la seule traduction des Septante. Comment croire que saint Matthieu ait tenté de s'appuyer sur une version grecque gravement divergente de la version hébraïque, au moment même où il voulait attester la réalisation d'une prophétie faite aux ancêtres de sa race ?
D'autre part, ou la précision « tradition chrétienne ancienne » n'a pas de sens, ou bien elle signifie « ancienne » par distinction des temps moins anciens, auquel cas elle est inexacte. Jusqu'à ces tout derniers temps, la tradition catholique, unique dépositaire du texte sacré et seule garante de son interprétation, a rejeté fermement les traductions et interprétations autres que celles de saint Matthieu.
35:218
Matthieu I, 25 et note m
*Traduction de la Tob :*
*...* (Joseph) prit chez lui son épouse 25 mais il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils (m) auquel il donna le nom de Jésus.
*Note de la Tob :*
m\) Un fils. Dans le langage biblique, le verbe connaître peut désigner les relations sexuelles (Gn 4, 1. 17 ; cf. Lc 1, 34 note *j*). L'intention de Matthieu est de souligner que Marie était Vierge quand naquit Jésus. On peut penser à la manière dont Dieu dans l'Ancien Testament protégea la grossesse de Sara et celle de Rébecca jusqu'à la naissance d'Isaac et de Jacob, les pères du peuple élu (Gn 20 ; 26). Marie eut-elle par la suite avec Joseph des relations conjugales ? On ne peut rien conclure de ce texte.
####### 1. Un fils.
La note est explicitement rattachée à ce mot. Or ce n'est pas ce mot qui nécessite un commentaire dans ce verset. Et d'ailleurs la note ne l'explique pas.
####### 2. Dans le langage biblique, le verbe connaître peut désigner les relations sexuelles. L'intention de Mt est de souligner que Marie était vierge quand naquit Jésus.
Variante de la « note *j *» examinée plus haut. On pourrait faire, à propos du verbe « connaître », une étude comparée des sens bibliques reçus par les biblistes œcuméniquement rassemblés. Mais ce serait hors-sujet. Ce que nous devons faire, nous, c'est de noter que la note *m* admet que saint Matthieu affirme la conception virginale de notre Seigneur.
36:218
####### 3. On peut penser à la manière dont Dieu protégea la grossesse de Sara et celle de Rebecca jusqu'à la naissance d'Isaac et de Jacob, les pères du peuple élu (Gn 20 ; 26).
« On peut penser » : formule trop prudente pour être honnête. Le rapprochement qu'elle suggère a de sévères limites. Pour commencer, Dieu protégea Sara une première fois avant la naissance d'Isaac (Gn 12, 10-17). Secondement, la protection de Sara est due les deux fois à une intervention divine explicitement mentionnée (Gn 12, 17 ; Gn 20, 3) ; au lieu que Rebecca est reconnue pour femme d'Isaac par le roi qui la convoitait. De plus, Jacob et Ésaü sont déjà nés lorsque se place cet épisode. Mais il est vrai qu'aux yeux des feuilletonistes tobistes les trois récits (Gn 12, 10-17 ; 20 ; 26, 7-11) pourraient bien rapporter le même événement « transmis par des voies différentes dans la tradition ». Et, dans la mesure où il s'agit de « protéger » les mères en puissance, il faut encore ajouter qu'il n'est, en aucune façon, question de virginité à leur propos, mais de stérilité.
De tout ceci, il ressort que le rapprochement suggéré n'a guère de justifications, ni même de sens. Aussi peut-on penser, avec quelque apparence de raison, que sa vraie raison d'être est d'insinuer que le cas de la Vierge ne fut pas unique.
####### 4 : Marie eut-elle par la suite avec Joseph des relations conjugales ? On ne peut rien affirmer de ce texte.
Répondons, nous, à cet œcuménique refus de réponse.
L'état de la question n'est pas celui que l'on dit. Nombre de traductions catholiques rendent fort différemment ce passage, très souvent commenté en raison de la question que l'on peut soulever à son propos. Traditionnellement les commentateurs catholiques, s'appuyant sur l'ensemble des textes que nous avons examinés, montrent que ce verset compose avec eux un ensemble favorable à la perpétuité de la Virginité de Marie, enseignée par l'Église.
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Bossuet, comme Le Maistre de Sacy, traduit ainsi la Vulgate : « et il ne l'avait pas connue quand elle enfanta son fils ». Fillion reproduit Sacy sans y rien changer. La Bible de Jérusalem (traduction Benoît) comme le commentaire de Pirot-Clamer (traduction Buzy) donne d'après l'hébreu « et sans qu'il l'eût connue, elle enfanta un fils ».
Bossuet, Sacy, Fillion, Jérusalem et Pirot-Clamer, cela constitue un éventail assez large dans le temps, dans le génie et dans ce qu'on nomme « les écoles d'interprétation ». Il est remarquable que leurs traductions se ramènent à deux, que ces deux soient proches l'une de l'autre, qu'elles ne soient point la traduction dite littérale.
Ces traductions ont l'avantage d'être claires : on comprend sans doute aucun ce que saint Matthieu affirme saint Joseph n'eut aucune part à la conception de Jésus. Elles ont, d'autre part, l'avantage de nier le passé sans poser la question de l'avenir, ce qui est, dit saint Jérôme, le sens du verset. Et à propos de « jusqu'à ce que », le père de la Vulgate fit remarquer, ce qui est une façon de régler la question, que le texte sacré dit de même que le corbeau ne retourna pas à l'arche « jusqu'à l'assèchement des eaux » ; qui en conclurait qu'il y revint ensuite ?
Au reste ce passage de l'Écriture, de traduction délicate, nous montre combien nous avons besoin de notre mère l'Église pour être assuré de bien lire et de bien comprendre. Bossuet, dans ses *Élévations,* a pris la question de front et magnifiquement donné la réponse catholique. Lisons ce qu'il écrit à la troisième élévation de la Seizième semaine :
« Pourquoi, saint évangéliste, avez-vous dit ces paroles *Et non cognoscebat eam donnc peperit :* « Et il ne l'avait pas connue, quand elle enfanta son fils premier-né ? » Que ne disiez-vous plutôt qu'il ne la connut jamais, et qu'elle fut vierge perpétuelle ? Les évangélistes disent ce que Dieu leur met à la bouche. Saint Matthieu avait ordre d'expliquer précisément ce qui regardait l'enfantement virginal, et l'accomplissement de la prophétie d'Isaïe ; qui portait qu' « une vierge concevrait et enfanterait un fils ».
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« Au reste, on ne peut penser sans horreur que ce sein virginal où le Saint-Esprit avait opéré, dont Jésus-Christ avait fait son temple, ait jamais pu être souillé, ni que Joseph, ni que Marie, aient pu cesser de le respecter. Avant sa conception et son enfantement, elle avait dit en général : « Je ne connais point d'homme », saint Joseph était entré dans ce dessein, et y avoir manqué après un enfantement si miraculeux, c'eût été un sacrilège indigne d'eux et une profanation indigne de Jésus-Christ.
« Dieu a marqué aux évangélistes ce qu'ils devaient précisément écrire, et ce qu'il voulait qu'on réservât à la tradition de son Église, pour l'expliquer davantage. Apprenons de là qu'il faut penser de Marie tout ce qu'il y a de plus digne et d'elle et de Jésus-Christ, quand même l'Écriture ne l'aurait pas toujours voulu exprimer avec la dernière précision et netteté, et qu'il aurait plu à Dieu de le laisser expliquer à fond à la tradition de son Église, qui a fait un article de foi de la perpétuelle virginité de Marie. »
Arrêtons-nous là. Quand on sort de la Tob, on ne s'arrêterait plus de recopier du Bossuet.
\*\*\*
Aujourd'hui n'importe quel exégète (soi-disant) scientifique, savant chrétien, tobesque, tudesque ou moresque s'arroge le droit de raconter ce qui lui plaît au nom de la critique interne ou de l'archéologie, du contexte ou des talmudistes, des légendes babyloniennes ou des théologiens protestants. Une seule voix n'a plus voix au chapitre. Celle de notre mère l'Église. Il faut que cela change.
Antoine Barrois.
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## CHRONIQUES
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### Le devoir d'aujourd'hui
par Gustave Corçâo
LE PREMIER MINISTRE Winston Churchill, qui mena si magnifiquement la seconde guerre mondiale contre le pacte germano-soviétique, reste aussi célèbre pour son éloquence. Certaines de ses formules, inoubliables, ont davantage pesé sur les événements que plusieurs divisions blindées. L'une de celles-ci me revient maintenant en mémoire par une série d'associations : « *Même le plus sage et le plus avisé des hommes ne sait pas ce qui arrivera dans un an, ni ce qu'il faudrait faire pour s'y préparer ; mais au plus simple d'entre nous, il est donné de savoir ce qu'il doit faire aujourd'hui. *»
Churchill parlait pour un monde brutalement simplifié par les perversités du monstre nazi-communiste, et par l'obligation de résister sur mer, dans les airs, et plus encore sur le sol anglais si durement dévasté. Il parlait aux Londoniens, et aux héros de la R.A.F., qui vivaient alors un « *aujourd'hui *» d'une très rare violence.
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Aux époques plus tranquilles qu'une convention désigne sous le nom de paix, la routine du quotidien émousse les consciences et entraîne bien souvent l'esprit à inverser la sage réflexion du ministre anglais : beaucoup de gens paraissent savoir ce qu'ils devront faire l'année prochaine, les meilleurs savent même ce que devraient faire les Vietnamiens, mais ils ignorent en général comment occuper l'heure présente, où porter leurs pas, et davantage encore, ils ignorent ce qu'ils doivent faire de leurs propres âmes et des dons qu'elles ont mission de faire fructifier. Voilà pourquoi nous restons suffoqués d'admiration et d'émotion devant la nouvelle sidérante de cet homme qui sut ce qu'il devait faire quand, au jardin zoologique de Brasilia, il vit un petit enfant tomber dans la fosse des *ariranhas.*
Le sergent Silvio Hollenbach, 33 ans, se promenait paisiblement en compagnie de sa femme et de ses enfants, il respirait tranquillement, de ses poumons d'homme bien développé, peut-être songeait-il vaguement à ce qu'il ferait de retour à la maison, -- quand il aperçut soudain l'enfant qui tombait dans la fosse mortelle. Alors, loin des motivations préalables de l'état de guerre, sans bombardiers au-dessus de sa tête, sans discours du chef, sans même la moindre poussée, et dans un brusque élan qui écarta de lui son épouse, le sergent Silvio sut instantanément ce qu'il devait faire ; non pour s'acquitter de quelque loi votée par une majorité au Sénat ou à la Chambre des députés, ni même pour obéir à quelque règlement du code militaire, mais par la force d'une loi naturelle, non écrite, quoique inscrite dans le cœur des hommes, et dérivée d'une autre loi plus haute.
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Et le sergent Silvio sut qu'il devait se jeter lui-même dans la fosse pour sauver l'enfant. Il fit tout ce qu'il fallait faire en effet pour sauver cette jeune vie, sans prêter autant d'attention à la sienne propre : les féroces insectes le mordirent en quatre cents points du corps. Conduit à l'hôpital, dans des douleurs indescriptibles, il devait succomber deux jours plus tard.
Cet exemple isolé, ce fulgurant exemple d'un humble et merveilleux héroïsme suffit à nous ouvrir d'immenses perspectives, sur d'immenses espérances humaines : il existe encore -- Dieu soit loué ! -- des âmes perméables au sentiment de la loi éternelle qui, sous la dictée des lois naturelles non écrites, mais inscrites par Dieu dans nos cours, sont capables de tels héroïsmes ; il existe encore -- et combien par eux qui existeront ? -- des hommes non envenimés par ces idéologies qui cherchent à faire de nous des robots, non insensibilisés par cette vague de médiocrité qui veut éteindre dans le monde toutes les marques de la sainteté, et tous les reliefs de l'héroïsme.
Demandons à Dieu toutes ses grâces, pour la famille du sergent Silvio. Et supplions-le que nos forces armées brésiliennes, inspirées par un si bel exemple, sachent toujours quel devoir le pays attend d'elles, comme elles le surent si bien au mois de mars 1964. Espérons surtout que nos gouvernants ne suivront pas aujourd'hui le détestable exemple des dirigeants de langue anglaise lors de la seconde guerre mondiale, qui ne surent pas poursuivre dans la voie de l'élémentaire devoir auquel les obligeaient tant de sacrifices.
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Le jour où le fou qui commandait l'Allemagne s'est retourné contre son complice, pour pénétrer triomphalement dans les plaines mal défendues de l'U.R.S.S., il était donné à toute personne douée de bon sens de comprendre que les dirigeants de langue anglaise *devaient* laisser les deux ennemis s'entredévorer, et que ce déplacement des forces nazies sur le front oriental allait nécessairement faciliter le jour J sur le front occidental.
Et le jour où les trois « grands » se réunirent à Yalta, il était donné au plus simple des hommes (non contaminé par la bêtise de l'époque) de comprendre que les dirigeants de langue anglaise trahissaient alors la loi naturelle et la loi éternelle ; et de prévoir que le monde verrait triompher partout en quelques années l'impérialisme communiste, cauchemar présent de tous les hommes de bien -- et idéal historique de tous les pédants auxquels le désastre des gouvernements communistes dans le monde entier n'apprendra jamais rien, parce qu'ils restent sourds aux leçons de la loi naturelle.
Pourquoi les dirigeants de langue anglaise se trompèrent-ils si grossièrement ?Il y a ici plusieurs raisons accessoires, et une raison principale qui fut dite à l'époque avec limpidité par Hilaire Belloc, le génial compagnon de Chesterton, adversaire irréductible de la Révolution française, fidèle admirateur de Charles Maurras et lecteur assidu de *l'Action française.*
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Quand tous ses compatriotes, déboussolés par le discours des chefs et les vents de l'histoire, déclaraient lutter « pour la démocratie », Belloc protestait : « *Non, non ! nous luttons pour la Civilisation.* » Nous dirions aujourd'hui : « pour la loi naturelle », pour les droits de Dieu et pour les véritables *droits naturels* que l'Église et la pensée catholique ont toujours défendus, et toujours distingués des droits anti-naturels de la revendication anarchiste et « démocratique ». Le libéralisme maçonnique et anarchiste *sans le savoir* ([^5]) des dirigeants anglais fut comme le philtre qui les enchanta, le *vin herbé* ([^6]) qui les conduisit, dans la meilleure des hypothèses, à capituler devant l'ennemi.
Je dis « dans la meilleure des hypothèses », sachant que des opinions plus pessimistes et plus sévères vont jusqu'à soutenir que c'était bien l'intention de ces dirigeants de trahir les devoirs envers Dieu, en même temps que les intérêts supérieurs de l'humanité.
Cette page de l'histoire, pour nous autres Brésiliens, revêt hélas aujourd'hui un brûlant intérêt, une palpitante actualité. Au nom du même contresens historique, et sous la pression du même idéal à l'envers, ne voyons-nous pas les hiérarchies de l'Église post-conciliaire, en parallèle avec l'Ordre des avocats et autres entités, faire pression sur nos dirigeants dans le but d'obtenir d'eux un Yalta brésilien, au terme duquel le Brésil lui-même sera moins brésilien, et les forces armées moins conscientes de leurs devoirs envers le pays.
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Quant à moi, me rappelant ce que disait Churchill, je ne crois pas me tromper en pensant que mon *devoir d'aujourd'hui* est d'écrire cet article comme je le fais, indépendamment de ce qui pourra survenir dans un, deux ou dix ans.
Gustave Corçâo.
traduit du portugais par Hugues Kéraly)
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### La socialisation de la famille
par Louis Salleron
DANS LE NUMÉRO 212 d'ITINÉRAIRES (avril 1977) j'avais noté avec quelque étonnement les réactions optimistes de divers journalistes sur la situation actuelle de la famille française. « La malade se porte bien », disait J.-F. Held dans « Le Nouvel Observateur ». « La famille résiste », opinait plus modestement Pierre Longone dans « Population et Sociétés ». Dans « Le Monde », J.-M. Dupont intitulait un article « La famille, valeur refuge ? » et concluait sur la « pérennité de l'institution familiale ». Au mois d'août dernier, je suis tombé sur une émission radiophonique où Emmanuel Le Roy Ladurie, tout en notant la diminution considérable du nombre des exploitations agricoles, croyait pouvoir constater que du moins l'exploitation familiale, bien loin d'être atteinte, était plus vivante que jamais, du fait que la famille exploitante se réduisait de plus en plus au couple et à ses peu nombreux enfants au lieu d'être, comme jadis, un assemblage composite de générations, de collatéraux et de marmots envahissants.
Je commence à comprendre.
La famille se porte bien, et même de mieux en mieux, parce qu'elle est de plus en plus restreinte. Ce n'est pas « Papa, maman, la bonne et moi », c'est « Papa, maman et bébé ». Deux bébés à la rigueur.
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La déduction s'impose. L'amour gagne en intensité ce qu'il perd en extension. Dans une société éminemment matérialiste et quantitativiste, l'amour est considéré comme l'argent. Plus il y a d'héritiers, moins chacun reçoit. La famille se porte donc d'autant mieux qu'elle est moins nombreuse.
Études, enquêtes et sondages convergent en ce point. La famille atteint aujourd'hui à une sorte de perfection parce qu'elle se fonde sur l'amour. Sur quoi donc se fondait-elle autrefois ? Et bien, sur le devoir, sur l'intérêt, sur les convenances, sur la coutume, -- bref sur n'importe quoi qui n'était pas, ou qui n'était pas principalement et originellement l'amour, Or qui oserait prétendre que l'amour n'est pas ce qu'il y a de plus beau, de plus grand, de plus saint au monde ? Le chrétien, notamment, qui se refuserait à voir l'amour comme le lien substantiel et l'essence même de la famille, montrerait qu'il n'a aucun sens du christianisme. *Ubi caritas et amor...*
Nous parlons de la famille. Nous aurions pu commencer par parler du mariage, d'où elle sort. Mais c'est déjà du mariage que nous parlions en fait. Dans cette « civilisation de l'amour » à laquelle nous convie et que nous laisse entrevoir l'Église « conciliaire », -- avec un peu de retard, qu'elle a hâte de combler, sur l'œcuménisme onusien --, l'amour mutuel des époux l'emporte en dignité sur la procréation qui n'en est que la conséquence, d'ailleurs évitable en ses excès. Aussi bien, le mariage lui-même a je ne sais quoi de choquant par les formes rituelles qu'il implique encore traditionnellement. L'union libre exalte davantage l'amour, par sa liberté même : *Ama et fac quod vis.*
Voilà les signes auxquels on reconnaît aujourd'hui non seulement que la famille résiste, mais qu'elle triomphe. Le divorce ad libitum, la pilule au sortir de l'enfance et l'avortement pour corriger les égarements de l'instinct témoignent du saut qualitatif que nous venons de faire dans le quantitatif de l'amour en moins de trois années. Le progrès, on le sait, est devenu exponentiel. La lente évolution de deux siècles s'est faite mutation brusque.
Les conséquences, on les connaît. Nous sommes au bas de l'échelle européenne pour la natalité et la fécondité. Encore sont-ce les immigrés qui nous sauvent du désastre absolu.
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Quel rapport, dira-t-on, avec le socialisme ? Le rapport permanent de la cause à l'effet, de l'effet à la cause. A condition, bien entendu, qu'on accepte l'identité quasi absolue entre le « libéralisme socialiste » et le « socialisme libéral »*.*
Une analyse détaillée nous mènerait loin. Distinguons seulement natalité, famille nombreuse et famille. De la natalité ne parlons plus. Nous en avons dit assez en signalant qu'en recul permanent, avec de légères dents de scie, depuis une douzaine d'années, elle est au plus bas. Pourquoi ? Parce que, libéraux ou socialistes, tous les technocrates, à la remorque de l'Amérique, redoutaient une population trop nombreuse. Leur raisonnement était simple : le Tiers-Monde connaît une démographie galopante, *donc* il faut l'enrayer *chez nous*. Ajoutez-y le raisonnement, de même qualité, que le plein emploi étant le but à atteindre, moins il y aura de candidats au travail, plus le but sera certainement atteint.
On pourrait croire à une plaisanterie de ma part. Lisez donc la littérature consacrée au sujet. A part Alfred Sauvy et l'ensemble de ses collaborateurs de l'I.N.E.D. (dont certains semblent commencer à flancher), vous constaterez que je ne plaisante pas.
Mais la famille nombreuse serait-elle un remède au mal ? On pourrait répondre : oui, par définition. Ce n'est pourtant pas la bonne réponse à faire. Une moyenne de trois enfants par famille, compte tenu des coefficients normaux de mortalité, assurerait la légère croissance démographique nécessaire à un bon équilibre national. Mais cette moyenne ne doit pas être recherchée de manière *directe.* Elle doit être le résultat statistique d'un éventail de familles de 1, 2, 3, 4, 5 enfants et au-delà. Ce qui suppose une politique permettant l'existence de familles ayant plus de trois enfants.
Si la moindre notion d'*égalité* -- idée si chère, verbalement, à tous les partis politiques -- était admise, une famille de 5, 8 ou 10 enfants devrait avoir droit à l'existence. Or toutes les conditions sont réunies pour lui refuser ce droit. Les allocations familiales n'ont jamais été relevées proportionnellement aux salaires. Il n'y a pas de logements pour les familles nombreuses. Le régime scolaire et universitaire est *pratiquement* un casse-tête pour les familles nombreuses, qui en sont gravement pénalisées.
49:218
Quant aux patrimoines familiaux, tant la fiscalité que le régime foncier les font disparaître à une allure accélérée. Qu'il s'agisse d'exploitants ou de propriétaires terriens, ce n'est plus la terre qui meurt, c'est le domaine, et avec lui la famille nombreuse.
Quel était, pour la nation comme pour le groupe familial lui-même, l'avantage d'un pourcentage normal de familles nombreuses ? C'était, paradoxalement, la possibilité de l'exercice normal des métiers de célibataires. Y a-t-il donc des métiers de célibataires ? Dans une certaine mesure, oui. Les métiers de service public, quand ce service implique des risques particuliers, une discipline rigoureuse, une disponibilité permanente, sont plus normalement et plus facilement exercés par des célibataires que par des hommes ayant femme et enfants. Le genre de liberté et de servitude qu'impliquent ces métiers est inverse de celui du père de famille. Il en résulte une compréhension et une fierté réciproque qui est un puissant facteur de civilisation.
Si l'on pense aux prêtres et aux religieuses, cette vérité saute aux yeux. Elle vaut aussi pour le soldat, l'explorateur, le voyageur, et en général pour toutes les vocations où l'aventure individuelle prime la continuité de l'espèce, favorisant ainsi le progrès dans sa relation normale à la tradition.
Ce n'est pas par hasard que le prêtre marié est aujourd'hui tellement à la mode. Le droit à l'amour et la disparition des familles nombreuses se combinent pour réaliser cette sinistre entropie de l'Église catholique. Simple aspect religieux d'un phénomène universel qui est la socialisation de la famille.
Une autre civilisation en naîtra ? Espérons-le. Rappelons-nous tout de même qu'aujourd'hui sur quatre milliards d'humains il n'y a plus qu'un milliard d'occidentaux. En l'an 2000 il y aura 7 milliards d'humains et toujours 1 milliard d'occidentaux. Si la bombe atomique -- Dieu nous en préserve ! -- ne nous fait pas tous repartir à zéro, nous pourrons méditer la phrase célèbre de Paul Valéry :
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« Le monde qui baptise du nom de progrès sa tendance à une précision fatale, cherche à unir aux bienfaits de la vie les avantages de la mort. Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s'éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle d'une société animale, une parfaite et définitive fourmilière. »
Louis Salleron.
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### Le socialisme vu par un mathématicien russe
par Louis Salleron
IGOR ROSTISLAVOVITCH CHAFARÉVITCH est né en 1923. C'est un mathématicien de réputation mondiale. Membre correspondant de l'Académie des sciences. Membre d'honneur de l'Académie des sciences américaine. Lauréat du prix Lénine.
C'est du moins ce que m'apprend la couverture du livre que viennent de publier les Éditions du Seuil : « *Le phénomène socialiste *»*,* traduit du russe par Jacques Michaut.
Igor Chafarévitch vit-il présentement en U.R.S.S. ? Ou est-il réfugié quelque part dans le monde ? On ne nous le dit pas. J'ai l'impression qu'il vit encore en U.R.S.S., en « dissident » menacé, mais non pas, à ce jour, emprisonné ou exilé. Soljénitsyne, présentant le livre, écrit « Et comme il se doit précisément, dans un pays où, depuis la Révolution d'Octobre, tout ce qui porte le nom d'humanisme est systématiquement étouffé, ce livre n'est pas l'œuvre d'un littéraire mais d'un mathématicien de renommée mondiale ; les représentants des sciences exactes remplacent désormais dans le monde communiste leurs frères décimés. Cette situation a du moins le rare avantage de nous faire découvrir l'analyse théorique et pratique d'un éminent esprit mathématique depuis longtemps rompu aux exigences de la méthode scientifique (ce qui donne d'autant plus de poids, par exemple, au jugement qu'il porte sur le marxisme, dénué selon lui de tout esprit scientifique). »
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*Le phénomène socialiste* a 250 pages. Il se compose de trois parties : « Le socialisme chiliastique » (millénariste), « Les États socialistes », « Analyse du phénomène socialiste ». Les deux premières parties, historiques, occupent les deux tiers du volume. Celui qui connaît un peu l'histoire du socialisme n'y apprend pas grand chose de nouveau, mais ce qui est intéressant dans ce survol de l'histoire, c'est ce qui y frappe l'auteur. Il est russe, il a été élevé dans le dogme marxiste, ses activités ont été scientifiques pendant toute sa vie : ce qu'il découvre dans l'histoire des doctrines, des mouvements et des États socialistes lui apparaît dans toute la fraîcheur de sa découverte. Sa vision n'est pas bien différente de la nôtre, mais la nôtre en est toute rajeunie et presque renouvelée.
Comme catholiques, ce qui nous intéresse le plus est le chapitre qu'il consacre au « socialisme des hérésies » (p. 31 à 97). Après une « vue d'ensemble », consacrée aux cathares, aux frères du « libre esprit » et aux frères apostoliques, aux taborites, aux anabaptistes et aux sectes de la révolution anglaise de 1648 (avec un appendice sur Dolcino et les frères apostoliques, Thomas Münzer et Jean de Leydes), il fait le point sur « le socialisme chiliastique et l'idéologie des hérésies ». Or, qu'est-ce qui le frappe dans ce foisonnement de sectes de toutes espèces ? C'est la « haine de l'Église catholique ». Cette haine « constitue le noyau, des hérésies ». Pourquoi ? Parce que l'Église catholique, c'est l'ordre, la rigueur, la hiérarchie, bref la contrainte dogmatique, morale et disciplinaire. Le commun dénominateur des sectes c'est leur caractère révolutionnaire, où l'on retrouve toujours, dans une variété considérable voire une opposition de formes, les traits, socialistes d'abolition de la propriété, de l'amour libre et de l'égalité. Ce socialisme est « hérétique » en ce sens qu'il est ordinairement chrétien, se réclamant de l'Évangile contre l'Église. On voit qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil : Notons même, pour la petite histoire, que selon...les hérétiques « la chute de l'Église catholique date de l'époque de Constantin le grand » (p. 34). Igor Chafarévitch le note à plusieurs reprises : « Les fondements de la doctrine anabaptiste reposent sur une idée jusqu'ici maintes fois rencontrée et selon laquelle l'Église catholique, à l'époque de l'empereur Constantin, se serait détachée du véritable enseignement du Christ » (p. 48).
53:218
« Les sectes elles-mêmes affirment toutes tenir leur origine des disciples des apôtres qui refusèrent de se soumettre au pape Sylvestre et repoussèrent l'offrande de Constantin » (p. 86). Notons encore qu'à propos de l' « endura » -- pratique cathare qui consistait à inviter le malade, s'il se rétablissait après avoir reçu le « consolamentum », à se suicider, le suicide, rendu pratiquement obligatoire, aboutissant fréquemment à un véritable assassinat -- Chafarévitch écrit, citant Dôllinger : « Ceux qui ont étudié attentivement les comptes rendus des procès de l'Inquisition ont acquis la certitude que l'endura, soit volontaire, soit forcée, fit un bien plus grand nombre de victimes que les condamnations de l'Inquisition. » Cette anarchie polymorphe et perpétuellement renaissante aboutit à la Réforme qui en fit un ordre nouveau fermement pris en main par les États protestants. Il n'en resta plus que la haine de Rome, le socialisme étant devenu libéralisme sous la conduite de la Grande-Bretagne dont le capitalisme impérialiste s'accommodait fort bien d'une Église principale domestiquée et d'une prolifération de sectes où chacun trouvait sa pointure dans des activités sans danger pour les chefs politiques.
Y a-t-il un lien historique entre le socialisme révolutionnaire du Moyen-Age et celui du XIX^e^ siècle ? Selon L. Keller, auquel se réfère Chafarévitch, il y eut deux « canaux » de transmission de la tradition. « Le premier, ce sont les guildes et les ateliers, étroitement liés pendant tout le Moyen-Age aux différents courants d'hérésies auxquels ils servaient de refuges clandestins durant les périodes de persécutions. Il aboutit au mouvement maçonnique et, à travers lui, à la littérature et à la philosophie des lumières. Le second, ce sont les académies de « poètes » et de « philosophes » de la Renaissance et de la Réforme. » Quant aux causes de la rupture dans le caractère du socialisme chiliastique et du déclin des hérésies, il en voit naturellement la principale dans la victoire de la Réforme « qui eut pour conséquence la réalisation d'un certain nombre d'exigences émises par les sectes (précisément celles dont le but était de détruire l'ordre social en place) et qui, par là-même, diminua d'autant la vigueur revendicatrice du mouvement » (note, p. 98). On pourrait dire que l'écrasement de la révolte des paysans suscitée par Thomas Münzer marque le triomphe politique du nouvel ordre institué par Luther.
54:218
Dans la deuxième partie de son livre, Igor Chafarévitch passe en revue les États socialistes les plus célèbres : Empire des Incas, Paraguay des Jésuites, Mésopotamie, ancienne Égypte et ancienne Chine. Tous ces États sont caractérisés par l'étatisme despotique, la bureaucratie la plus minutieuse et le culte de la personnalité (manifesté notamment par l'embaumement des chefs d'État). Sans insister, Chafarévitch se rallie au jugement de F. Heichelcheim : « ...il ne fait aucun doute que l'économie planifiée et le collectivisme actuel ramènent inconsciemment l'humanité à l'époque de l'Orient ancien, et cela chaque fois que nous cherchons à supprimer ou à modifier les formes individuelles et libérales de la société qui ont caractérisé l'âge du fer durant les trois derniers glorieux millénaires de notre histoire (...) Les grandes puissances actuelles sont plus proches qu'elles n'en ont conscience des empires de l'âge du cuivre ou du bronze, ou des formes de gouvernement, analogues mais plus tardives, issues directement ou indirectement des modèles de l'Orient ancien. Chaque fois que nos pays cherchent à favoriser le contrôle généralisé au détriment de la liberté individuelle, ils se rapprochent des régimes de la Mésopotamie et de l'Asie mineure, de l'Égypte des pharaons et des souverains de l'Inde primitive. Les liens spirituels qui reliaient le XIX^e^ siècle au développement classique d'Israël, de la Grèce et de Rome, ont cédé la place à un retour aux sources de l'Orient ancien » (p. 219-220).
La troisième partie du livre est consacrée à l' « analyse du phénomène socialiste ». Chafarévitch commence par résumer ce que l'histoire entière de l'humanité, celle des idées et celle des faits, permet de dégager comme étant les principaux traits du socialisme. Ce sont : *l'abolition de la propriété privée, l'abolition de la famille, l'abolition de la religion,* et *l'égalité* ou *l'abolition de la hiérarchie dans la société* (p. 229-230).
Chafarévitch examine alors successivement : « quelques points de vue sur le socialisme », « l'incarnation de l'idéal socialiste », « socialisme et individualité », « le but du socialisme », pour terminer enfin par une brève conclusion. La centaine de pages consacrée à ces sujets est d'une telle densité, les idées et les citations s'y bousculent dans une telle profusion, qu'une certaine confusion en résulte. Plutôt que d'en tenter l'analyse ou le résumé, nous jugeons préférable d'en détacher quelques traits.
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On sait que, pour les marxistes, « le socialisme en tant qu'organisation de l'État représente une phase déterminée du développement historique de l'humanité qui succède inévitablement au capitalisme ». Absurdité, répond Chafarévitch. Toute l'histoire dément catégoriquement ce point de vue (p. 232).
Beaucoup de doctrines socialistes, dont le marxisme, se présentent comme des « théories scientifiques ». Prétention sans fondement. Notamment, « presque toutes les prédictions du marxisme se sont révélées fausses ». Si le succès du marxisme au XIX^e^ siècle et dans la première moitié du XX^e^ est indéniable, ce n'est nullement « une preuve de sa justesse en tant que théorie scientifique. L'Islam, qui, en son temps, connut un succès aussi grand, ne prétendit jamais être une science » (p. 237). Karl Jaspers est probablement « beaucoup plus près de la vérité lorsqu'il voit dans le marxisme, non pas une science, mais une sorte de mythe fondé sur certaines représentations magiques : c'est la croyance en la naissance d'un homme nouveau né des ruines du monde ancien » (p. 242).
Passons sur des quantités d'observations du même genre. Pour Chafarévitch. « trois composantes au moins de l'idéal socialiste : l'abolition de la propriété privée, l'abolition de la famille, et l'égalité, découlent d'un seul et même principe : L'ÉTOUFFEMENT DE L'INDIVIDUALITÉ » (p. 298). Si, à travers les utopies et les réalisations concrètes qui jalonnent l'histoire du socialisme depuis Platon, on veut reconstituer le « modèle d'une société socialiste « idéale », on trouve : « uniformités du vêtement, ressemblance des visages, vie dans des foyers-casernes, travail militarisé, repas et divertissements en commun, déplacements réglementés, relations sexuelles contrôlées par des médecins et des fonctionnaires et obéissant uniquement à deux buts : la satisfaction des besoins physiologiques et la reproduction, enfants élevés par l'État, art et philosophie politisés et répondant aux exigences du système » (p. 306).
Réfléchissant sur tous ces traits du socialisme, et notamment sur la destruction de la famille, l'éducation des enfants par l'État, la privation de la vie spirituelle et religieuse, Chafarévitch se demande si l'étouffement de la personnalité n'aboutit pas à l'étouffement de la vie elle-même.
56:218
C'est à cette thèse que finalement il se rallie. Le plein achèvement du socialisme, c'est « le dépérissement de l'humanité entière » (p. 312). Il va plus loin. Il écrit : LA MORT DE L'HUMANITÉ N'EST PAS SEULEMENT LE RÉSULTAT CONCEVABLE DU TRIOMPHE DU SOCIALISME, ELLE CONSTITUE LE BUT DU SOCIALISME » (p. 323). Un mélange de vues philosophiques et scientifiques, appuyées sur de nombreux textes, rend compte de cette idée extrême. Il tient d'ailleurs à souligner que « cette idée de mort de l'humanité est opposée à la conception de la « fin du monde » telle que la présentent certaines religions comme le christianisme. L'idée religieuse de « fin du monde » sous-entend quant au fond le passage à un autre état, une fois que l'histoire humaine aura atteint son but. L'idéologie socialiste, elle, met en avant l'idée d'anéantissement de l'humanité, un anéantissement dont la cause est extérieure, ce qui prive ainsi l'Histoire de tout son sens » (p. 319-320).
Bornons-nous, pour terminer, à reproduire les deux derniers alinéas de l'ouvrage (en conservant les petites capitales et les italiques de l'auteur) :
« Si l'on suppose maintenant que socialisme signifie acquisition d'une expérience donnée, alors celle qui a été acquise au cours de ces dernières cent années a été énorme. Surtout en Russie, où l'on commence seulement à en mesurer la portée. Aujourd'hui, la question est de savoir si CETTE expérience est suffisante ou non. Suffisante pour le monde et surtout pour l'Occident. Suffisante aussi pour la Russie. Allons-nous être capables d'en comprendre le sens ? Ou l'humanité va-t-elle devoir en endurer de plus grandes encore ?
« Même si les idéaux de l'*Utopie* doivent un jour se réaliser partout ici-bas, même si nous devons connaître le régime de la *Cité du soleil,* l'humanité SAURA trouver les forces nécessaires pour s'engager dans la voie de la liberté, pour sauver sa ressemblance à l'image divine, son individualité, et elle le saura précisément parce qu'elle aura vu l'abîme s'ouvrir devant elle. Mais CETTE expérience-LÀ suffira-t-elle à son tour ? Car la liberté de l'homme et de l'humanité est, ne l'oublions pas, ABSOLUE, elle signifie liberté de choix entre la vie et la mort » (p. 340).
On est loin des débats de la télévision française.
Louis Salleron.
57:218
### Trois cas de réaction
par Thomas Molnar
LOIN DE MOI L'IDÉE d'offrir un remède miracle aux maux actuels de notre civilisation. Ce serait pur volontarisme de se dire qu'il suffit de tourner quelques boutons, restaurer certaines valeurs, rendre leur autorité aux institutions, pour effacer le cauchemar où nous vivons et rétablir le bon vieux monde de nos « ancêtres ». Par contre, je suis chaque jour plus persuadé qu'il y aurait moyen et de résister mieux à la veulerie envahissante et de passer à la contre-offensive intellectuelle.
Au contraire des progressistes, gauchistes et de leur espèce, je pars du postulat très simple que les hommes ne sont pas déterminés par leurs conditions d'existence, encore moins par la seule économie. Il serait aujourd'hui banal de citer le cas des dissidents russes, prétendument conditionnés par le système, mais qui font preuve d'une spiritualité que la plupart des prélats de l'Église, autrement « conditionnés », devraient leur envier. S'ils ne sont guère déterminés par le milieu, les hommes réagissent néanmoins à la chimie subtile des faits et idées qu'on cherche à leur faire ingurgiter dès l'école, et, depuis la télévision, dès la plus tendre enfance. Cette capacité merveilleuse de *réaction* (dans laquelle Bernanos voyait un titre de noblesse de l'être humain) est telle qu'on se trouve à son contact rempli d'admiration, une admiration analogue à celle où Aristote décela la source de la philosophie. *Thaumadzein,* mélange d'admiration, de respect et d'étonnement, auquel les philosophes depuis Aristote attribuent la volonté de penser, de réfléchir systématiquement au pourquoi des choses.
58:218
En ce qui me concerne, j'éprouve une admiration de cette nature devant un certain nombre de jeunes gens de ma connaissance dont j'ai eu le bonheur y d'observer la *metanoia,* la conversion sinon religieuse (cela vient après), du moins intellectuelle et spirituelle.
\*\*\*
J'ai déjà eu l'occasion de porter à la connaissance des lecteurs d'ITINÉRAIRES un certain nombre de cas d'étudiants, de *background* très inégal, amenés progressivement à percevoir la vérité, d'abord du *réel* (contre leurs maîtres subjectivistes, idéalistes, freudiens, utopistes, teilhardiens, etc.), ensuite de la *lumière surnaturelle.* Ces jeunes gens réussissent de manière diverse dans le monde, selon le talent, les rencontres, le hasard, mais ils sont passés par les mêmes étapes de compréhension et de maturation. Le déterministe verrait en cela une confirmation de sa théorie : une même chimie cérébrale serait ici à l'œuvre, déclenchée par une expérience identique du milieu. Là où pèche la théorie c'est que, d'abord, il s'agit de jeunes gens de grand talent et qui, pour cette raison, avaient déjà pas mal progressé dans la direction de l'erreur, voire même qui en avaient parcouru toute la longueur ; et que justement, ils ont réalisé cet exploit, à un âge encore jeune, de se rendre compte chaque jour davantage que le chemin de l'erreur est étonnamment court -- et que c'est toujours la même erreur qui revient sous n'importe quel déguisement fantaisiste et spectaculaire. Le deuxième péché de notre théoricien est d'ignorer complètement le fait moral : les jeunes gens dont je parle étaient déjà en train de récolter le fruit de leur errance sous forme de bourse d'études, de postes universitaires, de carrière assurée dans l'univers des media, ou simplement d'un diplôme « cum laude ». Or, ils reviennent quand même de l'erreur, retraçant péniblement le chemin -- mais non sans récompense, d'un autre ordre, bien sûr : faisant machine arrière, ils ne parcourent plus le même chemin qu'à l'aller ; à chaque étape du retour ils s'arrêtent, littéralement, pour l'acte de *thaumadzein !* Ils admirent, dans le sens le plus fort du mot, ce qu'ils découvrent, ainsi que leur propre aveuglement de ne pas l'avoir précédemment découvert ! Voilà un parcours extrêmement riche en expériences intellectuelles et spirituelles, à tel point que celui qui pratique ce voyage aller-retour a vécu, indépendamment de son âge, deux existences.
59:218
Le « cas » le plus récent dont j'ai connaissance est celui de M. J., trente ans. Respectant sa pudeur, je dirai seulement qu'il naît de parents russe et franco-suisse, et qu'il est jeune professeur quelque part en Europe. Il devait être très -- et très mal -- marqué par mai 68, et glisser, sombrer à gauche, dans la contestation éperdue. Il fit un séjour d'études en Amérique qui, loin de corriger ses errements, les lui rendit plus respectables encore au contact de professeurs de grande réputation, comme Hannah Arendt. Survint le déclic. M. J., d'une très grande sensibilité, greffée sur une intelligence systématique, vit ce monde idéal et factice se désagréger. Il osa déjà reprocher à Arendt de s'arrêter trop tôt et à la mauvaise étape. Inutile de dire que ses autres professeurs, enfermés dans leurs idéologies, ne réagirent pas plus favorablement qu'Arendt. M. J. se lança dans certains livres dont les prémisses étaient entièrement différentes de ses premières lectures. Les étapes de son « retour » se succédèrent rapidement ; il regagna l'Europe, déjà solitaire, incompris des « professeurs », des maîtres-assistants, de toute la gent « habile » et désespérément ennuyeuse. Les grandes vedettes, Habermas en tête, ne l'intéressaient plus du tout : lorsqu'on est de « retour », seule l'authentique réalité est capable de déclencher le *thaumadzein,* jamais les élucubrations sorties des têtes fortes. Il m'écrit à présent : « Je lis Pareto. Il dit quelque part qu'on faisait tout, à certaines époques, pour éviter d'être accusé d'hérésie ou de manichéisme. Il me semble qu'il en va exactement de même aujourd'hui à l'égard du mot fascisme. Quel pouvoir magique a ce terme ! Et comme j'ai mis du temps à me désengager de l'horreur ou de la fascination qu'il exerçait sur moi ! J'imagine un ouvrage : *Sorcellerie et Exorcisme en sciences politiques,* avec un sous-titre : *Précis de démonologie à l'usage des intellectuels. *»
Un autre cas, également récent, celui de C.S., américain, juif orthodoxe. Un jour je reçois son coup de téléphone et sa demande de rendez-vous. Trente ans, pas plus, caftan long, chapeau en cercle, il est membre d'une communauté d'une farouche religiosité.
60:218
Cela n'a pas empêché C.S. d'acquérir une connaissance approfondie de toute la littérature conservatrice américaine et de l'histoire de l'Europe. Pendant deux heures il me pose des questions précises -- et difficiles -- sur les contradictions qu'il décèle dans la théorie conservatrice par rapport à la pratique. Esprit quelque peu littéral comme tant d'Américains, peu porté aux nuances, à la distinction entre « thèse » et « hypothèse » -- mais ce défaut est compensé par un acharnement à bien cerner le point décisif. On s'est revu encore une fois. Un jour, il m'apprend qu'il prépare un ouvrage sur le conservatisme américain. Trois théoriciens « natifs » y figureront, auxquels j'aurai l'honneur difficile de fournir en quelque sorte le contre-point sous le signe du « réalisme ». L'ouvrage est en ce moment sous presse, et ce ne sera pas le dernier de cet ambitieux jeune homme.
Troisième exemple, G. F., jeune Français allant vers la trentaine. Comme les deux déjà mentionnés, de sa part aussi je reçois une lettre, puis un coup de téléphone. Et avec lui aussi le contact immédiat, la sympathie, la compréhension à demi mot, le *thaumadzein* partagé. G. F. est extrêmement intelligent, cultivé, le type du fin érudit, et du professeur profond. Lui aussi, à l'instar de M. J., est. jeune enseignant, moins tourmenté que l'autre car depuis toujours de droite, et catholique. Mais que de nuances dans la pensée, de sûreté dans le jugement ! Davantage que C.S., il a à sa disposition la gamme entière de l'histoire, de la philosophie, et n'a pas à s'embarrasser de problèmes que l'autre rencontre pour la première fois sur son chemin. Ses lettres sont de petits essais, ses observations profondes, originales.
Certains diront peut-être que je fais trop grand cas de quelques rencontres. Cependant, tout ce que je veux montrer, dans un premier temps, c'est que le fameux esprit du siècle n'est point tout-puissant, qu'il n'obscurcit pas les cerveaux davantage que d'autres « esprits » en d'autres « siècles » ne les ont obscurcis. Bref, l'homme -- et la *thaumadzein --* n'ont pas changé, malgré le diagnostic des quatre chevaliers de l'apocalypse : Marx, Nietzsche, Freud et Teilhard. Il suffit d'un Soljénitsyne pour déclencher la *metanoia* chez les « nouveaux philosophes », et, plus important encore, il suffit de vivre et de savoir se servir de son intelligence pour démasquer les faux professeurs. Dès lors, la vérité entrevue ne fera que grandir et réchauffer l'esprit que de fausses perspectives avaient débilité.
61:218
Pourtant, nous ne sommes pas des esprits désincarnés, et la *metanoia* individuelle sombrerait dans l'égoïsme si ce qu'on a entrevu de la vérité n'exigeait impérieusement le partage avec les autres. Autrement dit, les jeunes gens en question sont appelés à en éclairer leurs semblables par l'exemple, par la parole, par l'écrit. J'en viens donc à la seconde partie de mon propos, la résistance contre la pensée de gauche. Cela demande quelque développement.
\*\*\*
Trop souvent, lorsque je tâche de « placer » ces jeunes amis et leurs récits, je me heurte à deux obstacles. L'un, sans doute plus facile à franchir, est le quasi-refus des rédacteurs et des maisons d'édition d'inviter un inconnu à collaborer, à publier, à soumettre un manuscrit. Dans le cas des revues de droite -- et c'est d'elles, évidemment, que nous parlons -- cette résistance s'explique par le doute que le *novus homo* soit suffisamment orthodoxe, qu'on puisse lui faire confiance, qu'il soit capable de vibrer devant les événements comme « nous autres ». Mais enfin, cette résistance-là est souvent surmontée, bien que ce qui reste à mes yeux inexplicable est la plainte des mêmes rédacteurs et éditeurs devant la prétendue carence des écrivains, publicistes, professeurs et philosophes de droite. Cette plainte m'accompagne de San Francisco à Munich, de Londres à Buenos Aires. Et cependant, selon ma propre expérience, forcément limitée puisque je ne suis ni rédacteur ni éditeur, la démonstration est faite que des jeunes attendent à la porte, qu'ils frappent même, et qu'il suffirait de leur fournir les occasions, de les encourager, de les rassembler.
Précisément, les occasions, parlons-en, car voici le deuxième, le gigantesque obstacle. D'un côté, nous avons donc les éditeurs-rédacteurs avec leur jérémiade au sujet de la carence de collaborateurs ; de l'autre, un nombre adéquat de candidats à la collaboration. Pouvons-nous déceler le paradoxe de cette situation ?
62:218
En effet, c'est la loi de l'offre et de la demande qu'il faut consulter, appliquer. Malgré le nombre apparemment grand de revues et de maisons d'édition de droite, celles-ci ne sont pas en nombre suffisant, loin de là. Oui, répondra-t-on, c'est qu'il manque de lecteurs. Il vaut la peine d'examiner cette objection. Le lecteur de droite -- et il est difficile d'en parler collectivement de Sao Paulo à Bruxelles, de Chicago à Rome -- veut généralement des certitudes (à l'instar de sa position religieuse), se rebiffant devant les controverses et les idées neuves ou formulées d'une façon nouvelle. Avec sa revue de droite à la main, il cherche surtout la réfutation victorieuse de la plus récente thèse de gauche, la rectification de la contre-vérité proférée la veille sur le petit écran. Il s'intéresse moins, malgré ce qu'il dit, aux véritables thèses de droite, à moins que ce ne soit une thèse déjà archiconnue de lui, auréolée de tradition, et ayant acquis le caractère d'une certitude. En somme, le lecteur de droite demande à sa (ses) revue(s) de droite d'être le miroir correctif des revues de gauche ! Et ce que je dis ici des revues vaut également pour les maisons d'édition.
La conséquence est que les revues et maisons de droite n'osent guère aller à contre-courant des appétits du lecteur -- ce que j'ai fort envie d'appeler une *attitude permissive.* Cette attitude restreint l'offre et perpétue la nature de la demande. Elle restreint l'offre, ce qui veut dire qu'il n'y a pas moyen de faire place aux jeunes écrivains et à la richesse intellectuelle qu'ils seraient capables d'apporter ; je dis plus : de cette façon, et de cette façon seule, on pourrait élargir le public de droite. (Si l'on me demande les véritables raisons du succès de l'intelligentsia de gauche, je répondrai qu'il repose sur la multitude de *leurs* media, la multiplication *des* publics, et finalement le courage (certes, mêlé d'arrogance, voire de mépris) d'imposer aux lecteurs des idées nouvelles, des styles nouveaux, des permutations inattendues.)
On m'opposera l'observation -- et j'avoue que je me l'oppose aussi à moi-même -- que les styles et les méthodes ne sont pas choisis au hasard, qu'une certaine pensée ou corps de pensée exige un certain style -- et donc que la pensée de droite ne pourrait adopter l'approche de gauche. Cette objection vaut à la condition de ne pas l'exagérer il faut apprendre même du camp d'en face, et il faut adapter ce qu'on en a appris. La preuve en est qu'il y a des revues de droite à la fois solides *et* bien faites, tellement bien que ceux d'en face pourraient venir les admirer, imiter.
63:218
Par contre, la carence des maisons d'édition de droite est un scandale ; et comme le grand attrait pour un jeune -- ou moins jeune -- écrivain est finalement de publier des livres, celui-ci se trouvera tôt ou tard obligé d'aller frapper à la porte des éditeurs de gauche. Ce qui entraîne, dans certains cas, un glissement progressif des manières de dire, et finalement des idées.
Ces quelques réflexions ne cherchent pas à « résoudre » le problème, pourtant central. Au contraire, elles invitent les commentaires. Mais surtout elles veulent attirer l'attention du lecteur sur l'existence (réconfortante) de jeunes écrivains et érudits, et aussi sur la grande vérité que le rouleau compresseur du *Zeitgeist* ne parvient point à aplatir les meilleurs de nos contemporains -- et leurs successeurs.
Thomas Molnar.
64:218
### Quatre objections au président Carter
par Julio Fleichman
CHACUN SAIT que le président Carter s'absorbe aujourd'hui dans une grande campagne mondiale en faveur des « droits de l'homme ». Cette campagne s'est déjà révélée pleine de modération et même de complaisance à l'égard de l'U.R.S.S., de la Chine et de Cuba. Mais contre nous, pays d'Amérique latine, sa rigueur n'a cessé d'augmenter. A cela, l'Amérique latine est en droit d'opposer plusieurs choses. La première part du double sens de l'expression « droits de l'homme », qui tantôt exprime une condamnation horrifiée des prétendues « tortures » infligées chez nous aux agents de la subversion, et tantôt recouvre une attitude pro-démocratique en faveur du suffrage universel, de l'abolition de la censure, la liberté de presse, etc., dans la ligne de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789 ou de l'O.N.U.
Sur le premier sens, nous avons déjà eu l'occasion de signaler qu'il a pu en effet survenir ici ou là quelques cas isolés de violence contre les agents de la subversion, de la part de policiers exaspérés par l'odieuse audace des assassins les plus pervers que le monde ait connu. Mais il faut savoir aussi que, dans nos pays d'Amérique latine, qui se défendent comme ils peuvent des communistes, la conduite du combat contre la subversion est toujours restée sous l'autorité des militaires. Et nos forces armées nous donnent toutes raisons de croire qu'elles se conduisent avec modération, mais fermeté, dans ces combats jusqu'ici victorieux.
65:218
Nous leur devons déjà de nous assurer une situation de paix sociale, une organisation hiérarchique saine, l'amélioration des mœurs politiques et de la morale publique, la stabilité des critères de gouvernement, une prospérité économique sans précédent dans notre histoire, et même la participation croissante à cette prospérité des classes les plus humbles, ouvriers, employés de commerce ou de maison, etc. Seule une extrême stupidité ou une extrême malice, dans la complicité avec la gauche, peut permettre à des gens comme M. Brady Tyson, de l'ambassade des États-Unis à l'O.N.U., de déclarer que « la torture au Chili est institutionnalisée » (8 mars 1977). Que voudrait-il donc nous faire croire ? Pensons un instant aux hommes qui gouvernent au Chili, officiers, militaires, soldats issus d'un métier dont l'essence même réside dans la pratique des vertus, oui, dont le caractère propre est essentiellement moral ; pensons, nous qui les connaissons bien en Amérique latine, à la conduite publique de nos militaires, qui ont toujours adopté comme un seul homme une attitude de parfait détachement vis-à-vis du pouvoir, en dépit des occasions que l'incompétence et l'immoralité des politiciens civils leur auront données de s'en approprier. Songeons aussi que des hommes comme les généraux Pinochet au Chili, Ongania et Videla en Argentine, Castelo Branco et Medici au Brésil, sont autant de catholiques pratiquants. Voudrait-on nous faire croire que tous ces hommes-là sont des monstres de duplicité et de sadisme ? qu'ils communient le matin à la messe, et se plongent le soir avec délice dans la lecture de rapports sur les tortures institutionnalisées de leurs polices ?
Tous ceux qui ont suivi en Amérique latine les épisodes de la guerre entre nos forces armées et les assassins communistes (« terroristes » pour les journaux) savent au contraire que les officiers supérieurs actuellement au pouvoir cherchèrent toujours à retenir leurs camarades les plus exaltés, ceux-là surtout qui avaient perdu des amis, assassinés froidement et dans le dos. Il ne faut pas oublier que ce sont les communistes qui ont pris chez nous l'initiative de l'attaque et de l'agression. Ceux qui ont déclenché cette guerre sur la surface de notre territoire, sous des prétextes qui n'abusent plus que les ignorants, portent toute la responsabilité de la haine qu'ils soulèvent aujourd'hui.
66:218
Quant à nous, sans admettre aucune forme d'abus, nous ne pouvons pas ne pas réserver notre indignation première et principale aux assassins qui déclarent « lutter » chez nous « pour les pauvres », mais ne trouvent qu'à répandre la terreur et le sang. -- Les défenseurs des prétendus « droits de l'homme », y compris hélas le pape Paul VI, pensent autrement. Jamais le moindre mot en faveur des victimes des terroristes. Toujours la condamnation, l'insinuation ou l'insulte à la bouche, contre ceux qui défendent nos pays dans cette guerre à mort que le communisme leur fait.
\*\*\*
Notre seconde objection relève d'un autre sens malicieusement véhiculé par l'expression « droits de l'homme ». Le président Carter parle comme si la discrète mais ferme limitation de certaines « libertés », de la part des gouvernements militaires d'Amérique latine, était une faute morale contre l'organisation « démocratique » de la société : l'*american way of life,* y compris le suffrage universel, voilà ce dont tous les pays du monde (dans sa tête) doivent absolument bénéficier. Carter entend nous imposer le risque, qui ne lui coûte pas cher, de perdre tous les bienfaits sociaux acquis à ce jour en Amérique latine. Les « droits de l'homme », démocratie, suffrage universel, liberté de presse, etc. sont choses si moralement indispensables qu'elles méritent de se voir sacrifier en cas de besoin la paix sociale, l'ordre public, la stabilité des gouvernements, la prospérité économique, et jusqu'à la participation des plus humbles au bénéfice de tout cela. Ce qui compte, c'est le « jeu démocratique » ; c'est d'avoir des élections, de mettre son bulletin dans l'urne pour en faire sortir quelqu'un qui, comme on dit, sera l' « élu » du peuple bien que celui-ci soit manipulé ; d'avoir des grèves, justifiées ou non, même si la fragilité économique de notre continent ne les supporte pas ; d'avoir des journaux qui puissent manipuler nos consciences sous le couvert de la « liberté d'expression », liberté dont seule l'intelligentsia jouira réellement.
67:218
En posant toutes ces exigences, Carter et les autres libéraux se donnent une attitude moralisatrice, quoiqu'ils n'aient pas proprement de morale à nous recommander. En effet, le critère libéral de « participation » du peuple à la gestion des affaires publiques -- critère qui vient des illuministes et de Rousseau -- exclut toute idée de justification morale de la forme de participation populaire au gouvernement. Saint Thomas écrit dans la *Somme* que cette participation est souhaitable pour que les hommes « aiment leur constitution et la défendent » (IIa IIae, qu. 105). Toutefois, il faut pour cela que non seulement les dirigeants du pays, mais le peuple même qui veut « participer », soient capables de sagesse et de vertu. Or les rousseauistes, comme les libéraux contemporains, fondent la participation politique sur l'idée que les hommes « naissent libres et égaux » et bénéficient par la suite d'un droit « identique » pour tous. L'élection des gouvernants reste ici indépendante de la vertu des électeurs, et de leur sens des responsabilités.
Saint Augustin a là-dessus un enseignement bien explicite : « Lorsqu'un peuple est sérieux et prudent (*moderatus*)*, --* soucieux de l'intérêt général, il est juste de promulguer une loi qui lui permette de se donner à lui-même des magistrats pour administrer les affaires communes. Mais si, se dépravant chaque jour davantage, ce peuple vend ses suffrages et confie le soin de gouverner à d'infâmes scélérats, il est juste qu'on lui retire la faculté d'élire ses chefs et qu'on revienne au système du suffrage restreint à quelques personnes compétentes. » (*Traité du libre arbitre,* livre I, chap. 6.)
Nous avons ici la véritable justification de ce que firent (et devraient continuer à faire) nos soldats, contraints par les circonstances historiques, la faillite et la corruption de toutes les autres institutions sociales, à assumer la direction du pays. C'est leur patriotisme, le dévouement et comme l'ordination de toute leur vie qui ont fait obligation aux militaires de prendre le pouvoir et, comme dit saint Augustin, de restreindre à quelques personnes compétentes ([^7]) la charge d'élire les gouvernants. Ceux qui tiennent au suffrage universel indépendamment de toute considération sur l'état des mœurs générales sont à la vérité de bien piètres moralistes.
68:218
Nous savons, nous, que ce n'est pas avec des votes, des journaux ou des grèves qu'un pays est bien gouverné. Une maison, une entreprise, un pays sont bien gouvernés quand on y trouve assez de sagesse et de vertu, -- et non quand on a le plaisir de savoir que chacun y vote et, dans le désordre, exerce le « droit » de travailler à la décomposition du pays.
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Mais le président Carter va plus loin.
Il y a quelque temps, son épouse visitait six nations d'Amérique latine, comprenant le Brésil, l'Argentine et le Chili. Or, c'est seulement en Jamaïque qu'elle trouva à complimenter franchement le premier ministre, M. Manley, l'assurant que son pays suivait avec une sympathie grandissante son action en faveur des « droits de l'homme ». Les journaux du Brésil rapportèrent que « l'ami de Fidel Castro », le socialiste Manley, qui avait connu des « difficultés » avec le gouvernement Nixon en raison de son attitude pro-cubaine, reçut ces éloges avec une évidente satisfaction. Même satisfaction lorsque l'ambassadeur des États-Unis à l'O.N.U., Andrew Young, exprima lui aussi son admiration pour le communiste du nom de Forbes qui gouverne aujourd'hui la Guinée anglaise. Young, et ensuite Carter, devaient d'ailleurs déclarer que la présence cubaine en Afrique leur semblait « positive », contribuant à la « stabilité » de ce continent.
Tout cela éclaire bien les choses. « Droits de l'homme » implique socialisme et « jeu » démocratique, comme au Portugal et en Espagne, dans la mesure où les socialistes gagnent les élections. Mais, nous le voyons, les démocrates-chrétiens et les socialistes ne savent qu'ouvrir la voie au communisme. Qu'adviendra-t-il du « jeu démocratique » le jour où les communistes commenceront à gagner les élections ? qu'adviendra-t-il quand le communisme « impie, cruel, inhumain et intrinsèquement pervers » commencera à s'emparer du pouvoir, comme au Chili ? Ceci nous conduit à la troisième objection.
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69:218
Tout le monde a pu voir ce que les moralisateurs sans morale du genre Carter, qui jugent si sévèrement la résistance des pays de l'Amérique latine, font des peuples, quand ceux-ci tombent entre les mains des communistes ils les abandonnent purement et simplement. C'est à eux que nous devons l'abandon de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie et en 1975, à travers les accords d'Helsinki, puisque les frontières russes y sont déclarées inviolables, l'abandon général de tous les pays subjugués ou annexés par l'Union Soviétique. Mais la chose va plus loin. Non contents de ne plus soutenir personne dans la résistance à l'empire soviétique, les États-Unis d'Amérique ont prouvé avec la tragique expérience vietnamienne qu'ils étaient aussi capables de *trahir.* De trahir la parole tant de fois donnée, l'engagement solennel du président des États-Unis, sans lequel le gouvernement du Vietnam-Sud n'aurait jamais signé en 1973 les accords de Paris. Les États-Unis ont conduit tout doucement le Vietnam libre sur le chemin de la capitulation, comme ils se préparent aujourd'hui à trahir Israël. Ils trahissent par leur empressement à céder aux Russes, plus cruels et déterminés que les libéraux.
Le visage baigné de larmes du paysan vietnamien abandonnant sa terre, aux jours terribles de l'exode vers le sud après la chute de Da Nang et l'abandon des plaines intérieures du Vietnam par le gouvernement Thieu, qui voyait s'effondrer l'une après l'autre toutes les solennelles promesses de 1973, ce visage tragique, pour ma part, je ne l'oublie pas. Je l'ai déjà porté aux pieds de Notre-Seigneur avec, à côté de lui, les trois paroles sanglantes que le pape Paul VI a trouvé bon de prononcer en cette occasion quand la presse de gauche elle-même évoquait « l'agonie du Vietnam », Paul VI a eu un mot de regret pour les « *conflits *» du Sud-Est asiatique ; quelques jours plus tard, il osait espérer qu'on n'exercerait pas de « *représailles *» contre les vaincus, exactement comme si le Vietnam libre avait porté la responsabilité de la guerre et de l'insurrection communiste ; pour finir, dans une autre déclaration, le pape regrettait qu'il ait fallu verser tant de sang pour que le Vietnam trouve enfin sa « *solution *» *...* Nous avons donc, aujourd'hui, un Vietnam « solutionné ».
70:218
Comme le Laos et le Cambodge. Par le massacre désormais certain de millions de personnes, qui ne suffisent pas à arracher au pape une seule parole de compassion. Et l'évêque de Saïgon, présent au synode, remet les églises du Vietnam-Sud à la disposition des communistes pour que deux millions de catholiques vietnamiens soient enfin « rééduqués » !
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Mais ce n'est pas tout. Les Américains libéraux ne se contentent pas de mentir à notre sujet quant aux prétendues « tortures » ; ils ne se contentent pas de faire pression sur nous de toutes leurs forces pour que nous ouvrions la porte aux combinaisons électorales du communisme, prenant ainsi le risque de sacrifier notre sécurité nationale par pur amour de leurs idéaux maçonniques et révolutionnaires ; ni de se préparer à nous abandonner en cas de désastre. Déjà, quand il s'agit de leurs propres intérêts, les Américains libéraux font totalement abstraction de leurs grands principes démocratiques, des exigences de la liberté, du « jeu démocratique » et des « droits de l'homme ».
Ainsi, au plan de l'économie, le « libre » échange qu'ils prêchent aux nations sous-développées du continent sud-américain, pour le plus grand profit des entreprises nord-américaines, ne les empêche pas de se réfugier à l'occasion dans un protectionnisme bien peu « libéral »... Mais c'est surtout au niveau de la politique internationale que s'illustre l'hypocrite duplicité du président Carter, moralisateur sans morale connue, protestant dont le puritanisme s'accommode fort bien d'une sorte de contrat d'exclusivité avec la revue pornographique *Playboy* pour ses principales interviews politiques et, naturellement, ses confidences les plus intimes... A Belgrade, nous l'avons vu, les représentants russes et américains jouèrent ensemble une comédie soigneusement préméditée. Ils avaient préalablement échangé leurs discours, pour « information » réciproque. Les Américains bornaient le leur à une série de déclarations « énergiques » qui ne pouvaient blesser personne, ne nommant aucun des pays où se commettent réellement des crimes contre les « droits de l'homme ».
71:218
Vis-à-vis des Russes et des Chinois, le bla-bla-bla des libéraux américains évitait avec soin tout ce qui aurait pu compromettre la détente ou capitulation progressive. Mais quand il s'agit de l'Amérique latine, l'attitude de Carter est bien différente. Moralisateur dénué de toute morale, puritain en coexistence pacifique avec la revue *Playboy,* Carter regarde vers l'Amérique latine avec la plus extrême sévérité ; ses émissaires ont pour mission principale de nous insulter publiquement à la face du monde entier ; ses ambassadeurs, de faire pression sur nos gouvernements ; ses crédits offerts aujourd'hui à tous les pays communistes, sont assortis pour nous de conditions humiliantes qui nous obligent à reconnaître comme autant de faits indiscutables des contre-vérités. On a vu des officiels uruguayens interdits de séjour aux États-Unis sous l'accusation gratuite d'avoir participé à des « tortures » au moment même où, pour la première fois depuis quarante ans, la législation américaine était amendée en vue de permettre le libre retour des leaders communistes au pays.
Tout ceci nous oblige à le constater : la quatrième guerre mondiale est aujourd'hui en cours, et c'est une guerre contre les pays anticommunistes du continent sud-américain. Je dis « quatrième » parce que la troisième, comme le remarquait Soljénitsyne, a déjà eu lieu, et l'Occident l'a perdue. Cette guerre est celle qui voit Carter, Paul VI et Kurt Waldheim rejoindre contre nous le service et le camp des communistes, lesquels n'attendent plus, patiemment, que le temps de la revanche.
La situation déplorable du monde entier quant à la spiritualité qui domine aujourd'hui ses populations nous conduit à proclamer hautement que le seul régime capable de nous aider, dans l'attente d'un miracle, est le régime d'exception que nos forces armées s'emploient à maintenir dans le continent sud-américain. A l'écart des évêques, des intellectuels et des politiciens qui n'ont pas eu assez d'intelligence ou de rectitude morale pour comprendre combien ils auraient dû les soutenir dans la préservation de ce reste de civilisation chrétienne. A l'écart surtout du suffrage universel, qui nous apporte d'une main la société moralement permissive, et de l'autre le communisme.
Julio Fleichman.
(traduit du portugais par Hugues Kéraly)
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### Pages de journal
par Alexis Curvers
ILS ME FONT BIEN RIRE, avec leurs « droits de l'homme » ! Jamais on n'en a tant parlé que depuis qu'ils sont partout battus en brèche, foulés aux pieds, tournés en dérision par ceux-là mêmes qui les revendiquent le plus impudemment chacun pour soi. Comment d'ailleurs en serait-il autrement, puisque ces fameux droits, n'ayant de fondement nulle part en dehors des hommes qui sont en mesure de les définir à leur convenance et à leur gré, se ramènent en dernière analyse au droit du plus fort ? Les droits de l'homme invoqués par le loup l'emporteront nécessairement sur les droits de l'homme invoqués par l'agneau, et ne sont ni plus ni moins justifiables intrinsèquement.
Pour que le loup reconnût et respectât les droits de l'agneau (et vice versa, car l'agneau n'attend que l'occasion d'être loup à son tour), il faudrait entre eux et au-dessus d'eux un arbitre, un législateur, un garant, un redresseur de torts, un vengeur, bref une autorité capable d'imposer à l'un et à l'autre une commune règle de droit. Cette fonction suprême n'appartient qu'à Dieu, qui seul est en état de l'exercer sans être à la fois juge et partie.
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Or, par une absurdité singulière, les promoteurs des droits de l'homme posent en principe que Dieu n'a rien à voir avec leur projet ni rien à faire dans leur entreprise, qu'ils vouent ainsi à l'échec le plus inévitable, et en effet le plus manifeste et le plus désastreux. Ils récusent les titres quand même ils ne vont pas jusqu'à nier l'existence de l'unique Pouvoir en qui les droits de l'homme aient jamais trouvé légitimation, protection et recours.
Je propose donc de former au plus tôt une ligue des droits de Dieu ou, ce qui revient au même, des devoirs de l'homme. Par son ralliement à l'ordre des choses, un tel organisme aurait chance de rétablir enfin les droits de l'homme en les ignorant comme il les rendrait inutiles en les rendant sacrés.
\*\*\*
*Où la réalité dépasse la parabole* (Luc, XVIII, 9-14).
Le pharisien content de lui sortit du Temple, suivi à distance respectueuse par le publicain tout pénétré encore du repentir de ses péchés.
A l'angle du parvis, ils s'arrêtèrent à écouter un orateur qui racontait des paraboles. Et celle qu'il racontait en ce moment était précisément, ô surprise ! leur propre histoire, cette parabole du pharisien et du publicain où tous deux se reconnurent comme dans un miroir : le pharisien à son orgueil, le publicain à ses remords. Comment ce Jésus devinait-il jusqu'à leurs plus secrètes pensées ? comment, de loin, avait-il lu dans leurs âmes les sentiments si différents que l'un et l'autre venaient d'éprouver et d'exprimer tout bas dans leurs prières ?
Ils se retirèrent sans mot dire, troublés au point que chacun dans sa maison, ne trouvant pas le sommeil, passa la nuit à méditer.
Le lendemain, de nouveau, ils montèrent au Temple pour prier.
Le pharisien, conscient maintenant de l'hypocrisie qui depuis longtemps lui tenait lieu de vertu, se prosterna dans le recoin le plus obscur et, n'osant pas même lever les yeux au ciel, se frappait la poitrine en disant : « Ô Dieu, pardonnez au pécheur que je suis ! »
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Le publicain se porta au premier rang et, la tête haute, fit en lui-même cette prière : « Ô Dieu, je vous rends grâces de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, ni comme ce misérable pharisien qui se croit juste parce qu'il observe la Loi. Qu'importe que je pèche ou non ? Moi, au moins, je suis humble ! »
Quand ils sortirent du Temple, le pharisien marchant derrière le publicain, ils aperçurent Jésus qui prêchait comme la veille. Cette fois, ils ne s'arrêtèrent plus, car le discours n'était qu'une répétition de la même parabole qu'ils n'avaient que trop bien entendue. Ils ne ralentirent qu'un instant pour s'assurer que Jésus ne changeait rien à la fin de l'histoire. Leur mémoire ne les trompait pas. Telle était bien la conclusion de la parabole : « L'un de ces deux hommes s'en alla justifié, plus que l'autre. »
Ils n'avaient plus à se demander qui était l'un, qui était l'autre. Et ils étaient déjà loin quand Jésus ajouta : « Quiconque s'élève sera abaissé, quiconque s'abaisse sera élevé. »
Cette nuit-là, ils dormirent.
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Il me semble souvent recevoir du ciel quelque inspiration sous forme d'une pensée qui naît en moi je ne sais comment, parole et musique tout ensemble, lueur de vérité qui s'éteint aussitôt que la plus petite chose en détourne mon regard. Ces idées fugitives s'oublient vite si je ne les fixe pas en hâte sur le papier ; il arrive aussi que le papier s'égare, ou que, retrouvant le papier, je n'arrive plus à seulement reconnaître l'idée que j'y ai laissé à dépérir.
Ces pertes irréparables me fâchent longtemps contre moi-même. Je tâche, quoique sans assez de ferveur, et donc sans grand succès, de les conjurer par cette invocation tirée des litanies du saint Nom de Jésus : *A neglectu inspirationum tuarum, libera nos, Jesu*. Ou de m'en consoler illusoirement par l'exemple d'Edmond Rostand qui a dit : « Les plus beaux sont les vers que l'on n'écrit jamais. »
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Mais j'ai trouvé le meilleur remède, qui serait de faire de nécessité vertu, dans une parole de saint Vincent de Paul : « De deux pensées qui me viennent en l'esprit pour parler sur quelque sujet, quand la charité ne m'obligera pas de faire autrement, je produirai la moindre au dehors afin de m'humilier, et retiendrai la plus belle pour la sacrifier à Dieu dans le secret de mon cœur. »
Hélas ! je n'ai ni l'héroïsme du saint, ni la facile résignation du poète, ni même assez de confiance pour mériter que Jésus exauçât ma prière : Seigneur qui êtes la source de toute inspiration, délivrez-moi du péché de négligence.
Et que sont encore les inspirations que l'écrivain néglige, auprès de celles que néglige le chrétien ?
\*\*\*
Jésus-Christ est-il Dieu, oui ou non ? L'homme joue son sort et le sort du monde sur la réponse qu'il fait à cette question.
Un vieil ami m'écrit de Bruxelles : « Il y a une bonne quinzaine d'années », -- soit donc vers 1960, -- « nous suivions avec plus que de l'intérêt les stations de carême à Saint-Jacques-sur-Coudenberg. C'était un régal d'écouter dom Hilaire Duesberg O.S.B., grand vieillard, qui, dans un style sobre et sans effets de manche, tenait son auditoire parfaitement attentif. Je l'entends encore dire : «* Une seule certitude : la mort. Pour le reste, nous avons une promesse. *»
Et mon ami d'ajouter : « *Pour le reste...* L'auditoire était à plat. »
Je m'explique bien cet aplatissement de l'auditoire. « Le reste » ne concerne pas seulement la vie future : il embrasse dès à présent la totalité de la vie, sa profondeur, sa qualité, son but, la justification de tout ce qui n'est pas la mort.
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Dom Hilaire posait clairement la seule question qu'il s'agisse de trancher : la promesse de vie est-elle vraie ou fausse ? Elle est vraie si le Christ est Dieu. S'il n'est qu'un homme, sa parole est vaine et la vie n'est rien.
La foi n'est pas la fille mais bien la mère de l'espérance. Et de cette filiation résulte la charité, comme le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. Sans la Trinité, point de charité au ciel ni sur la terre, et sans charité point de salut. *In Trinitate fortitudo :* c'était la devise du chanoine Kuppens, aussi bon théologien que dom Hilaire était bon historien. Tous deux sont morts. Ils nous manquent.
\*\*\*
Il est diaboliquement étrange que tant de soi-disant progressistes affectent de croire que l'homme soit perfectible et de douter que le Christ est Dieu, -- alors que la divinité du Christ est la condition première, unique et *sine qua non* de l'amélioration et du salut de l'homme.
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Pour corrompre les choses, il est nécessaire et suffisant de pervertir le langage. Tout langage impropre enfante un monde à l'envers. Rien de plus simple que d'estropier la pensée par un dérèglement de la grammaire, d'altérer le vrai et de nier l'évidence par un vocabulaire truqué. Marcher dans l'obscurité ne va pas sans risques ; mais à nommer lanterne la vessie dont on s'éclaire, on est tout à fait sûr de se casser la figure.
Voyez tous ces beaux mots qui ne sont à la mode que depuis que la mode en a falsifié le sens : dialogue, pluralisme, détente, liberté, progrès, indépendance, droits de l'homme, paix, justice, non-violence, démocratie, décolonisation, etc. Et considérez l'immensité des malheurs auxquels ils servent de prétexte et d'amorce. Mais qui donc en a lancé la mode, sans prévenir qu'ils avaient changé de contenu ?
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Nos maîtres linguistes ont si bien travaillé que tous ces mots, dans leur acception nouvelle et cachée, ont envahi le discours académique aussi bien que la conversation courante. Comme des enfants s'amusent avec des jouets bourrés d'explosifs, nos apprentis sorciers manipulent complaisamment ce jargon de pacotille, sans se douter qu'il leur est envoyé en cadeau par l'ennemi.
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Répandre, insinuer, imposer partout et par tous les moyens :
l'impiété sous le nom de religion,
la barbarie sous le nom de civilisation,
la stupidité sous le nom de science,
l'esclavage sous le nom de liberté,
la laideur sous le nom de beaux-arts,
le délire sous le nom de philosophie,
la régression sous le nom de progressisme,
la dictature impopulaire sous le nom de démocratie populaire,
la terreur sous le nom d'épanouissement,
la corruption sous le nom d'éducation,
la propagande sous le nom de pédagogie,
la bêtification sous le nom de culture,
la médiocrité sous le nom d'enseignement,
la contre nature sous le nom de technique,
la férocité sous le nom de justice,
la guerre sous le nom de paix,
le béton sous le nom d'espaces verts, le faux sous le nom de vrai,
en un mot le diable sous le nom de Dieu,
voilà le grand dessein et le grand œuvre spécifiques où le XX^e^ siècle est en train de réussir.
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A mesure que le monde se déchristianise, l'esclavagisme redevient de plus en plus florissant. C'est que le diable a besoin d'esclaves, à défaut des fidèles qu'il envie à Dieu. Abolir l'esclavage ayant été le grand projet du christianisme, le grand dessein du monde moderne est de le rétablir. La Révolution avait commencé d'y pourvoir, par le moyen de la démocratie capitaliste. Mais ce régime s'est assez relâché pour qu'il soit nécessaire de le remplacer par un autre, de même nature mais plus énergique, et c'est la dictature communiste.
\*\*\*
Le grand dessein du XX^e^ siècle, c'est de rétablir l'esclavage, et de l'établir universel. Tel est l'objet final de toutes les « recherches », de tous les calculs, de tous les efforts, de toutes les propagandes, de toutes les révolutions, de tous les événements auxquels nous assistons sans trop en comprendre le lien. Longtemps secret, maintenant devenu assez puissant pour n'avoir plus à se cacher, l'esclavagisme est le ressort commun de tous les bouleversements fort bien réglés qui dérèglent le monde moderne. Ce monde moderne, plus que l'ancien, a besoin d'esclaves. Ceux que lui avaient procurés les Révolutions, française et autres, ne suffisent plus aux nécessités du siècle.
L'esclavage antique avait partiellement disparu sous l'action conjuguée du christianisme, du progrès technique et de l'enseignement, ces deux derniers facteurs étant eux-mêmes activés par l'inspiration chrétienne qui les animait.
Afin de rétablir l'esclavage, la première chose à faire est donc de supprimer le christianisme. Il appartenait naturellement aux gens d'Église de mener à bien cette partie capitale de la besogne.
Restait à détruire l'enseignement, et les enseignants s'y emploient mieux que personne.
Quant au progrès technique, il n'y avait plus qu'à laisser les techniciens le perfectionner assez, le pousser assez loin dans le charlatanisme pour que la foule des badauds, déchristianisée par les prêtres et décervelée par les maîtres d'école, en fût éblouie et définitivement abrutie. C'est à présent chose faite.
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Il ne s'agit plus seulement de réduire en esclavage un certain nombre d'hommes infortunés. Profitant de l'expérience acquise et des immenses moyens dont ils se sont assuré l'usage, les esclavagistes modernes ont entrepris d'asservir l'humanité entière, à la seule exception d'eux-mêmes ; en quoi d'ailleurs ils se font illusion, car eux-mêmes, étant des hommes, partageront le sort de cette humanité qu'ils auront avilie jusque dans son essence et par conséquent aussi dans leurs propres personnes.
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Le diable avait inventé les machines sous prétexte de libérer l'homme. Mais comment voulez-vous que les machines tournent sans une armée d'esclaves à leur disposition ? Et à quoi servent-elles, si ce n'est à recruter plus d'esclaves encore, et à les rendre plus obéissants ?
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Renan se déclarait partisan de l'esclavage, désirant avoir des esclaves, disait-il, à seule fin de s'en faire adorer. Il n'avait pas compris que la seule façon de les garder est de s'en faire haïr.
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La supériorité du communisme sur le capitalisme, c'est que les esclaves de celui-ci gémissent et se révoltent sous son joug, mais tendent le cou avec enthousiasme au joug beaucoup plus cruel que celui-là leur prépare.
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On ne trouve plus de femmes de ménage, si ce n'est par bonheur quelque vieille, brave et pauvre personne d'ancien régime. Dans les régimes socialistes au contraire, la domesticité abonde, et parfaitement stylée. Mais elle n'entre au service que de la classe privilégiée, qui est le personnel politique. Et même dans les régimes qui ne sont pas encore officiellement socialistes, il est sans exemple qu'un homme de gauche lave lui-même sa vaisselle.
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Dans cet empire du diable qu'est le monde, le christianisme, aux quelques moments où ses prêtres ne l'ont point trahi, aura été le seul empêcheur de danser en rond.
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L'homme n'aura conçu l'espoir de la liberté et n'en aura vu briller des lueurs intermittentes que pendant quelques siècles de christianisme. Après tout, ce n'est pas si mal. Désormais obligé d'appâter ses victimes par des promesses d'émancipation, l'esclavagisme n'ose plus dire son nom. Il n'en réussit d'ailleurs que mieux dans son entreprise.
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Comme l'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu, les fausses promesses du communisme sont un hommage qu'il rend à l'espérance chrétienne.
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L'histoire du communisme international n'a guère été qu'une succession de bonnes et heureuses nouvelles : dégel et déstalinisation en Russie, Cent-Fleurs en Chine, « visage humain » du socialisme yougoslave, adoucissement du régime en Pologne avec Gomulka, en Tchécoslovaquie avec Dubcek, résurrection de la démocratie en Hongrie, victoires ouvrières en Allemagne de l'Est, droit d'émigration accordé à un certain nombre de Juifs russes, signes d'indépendance nationale en Roumanie, évolution libérale du communisme italien, détente, eurocommunisme, facilité accrue des relations économiques et culturelles, main largement tendue aux sociaux-démocrates, aux chrétiens, etc.
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A chaque fois, des gens m'ont dit avec un beau sourire : « Vous voyez, tout s'arrange. Le vrai marxisme se montre maintenant tel qu'il est, voulant et faisant le bonheur de tous. Vos chères libertés n'ont plus rien à craindre. »
Ces optimistes se félicitaient ainsi que les choses allassent mieux, non sans avoir toujours nié qu'elles allassent auparavant moins bien qu'ils ne disaient. Ils avaient exalté Staline autant qu'ils approuvèrent ensuite ses complices devenus ses détracteurs, en attendant de se rallier à ses détracteurs redevenus ses disciples. Ils avaient célébré le vandalisme maoïste autant qu'ils applaudissent le maoïsme qui nous envoie des expositions d'art chinois. Ils avaient salué le printemps de Prague aussi spontanément qu'ils pardonnèrent aux tanks russes de l'avoir écrasé. Etc., etc.
On ne peut dire qu'ils manquent de mémoire. Ils ont fort bonne mémoire des illusions tenaces dont ils ne cessent de nous leurrer, mais oublient instantanément les faits qui les ont démenties. Le bilan du communisme ne comporte pas de passif.
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L'archevêque de Paris, en mai 68, assurait aux émeutiers que « Dieu n'est pas conservateur ». Plus rien, depuis le concile, ne l'obligeait à savoir qu'une liturgie périmée décerne souvent à Dieu le titre désormais impopulaire de *Conservator,* écho des temps révolus où saint Augustin avait la naïveté de penser que Dieu est par définition, et comme tout le monde le serait à sa place, conservateur du bien dont il est l'auteur.
82:218
En 1976, faisant un pas de plus que le cardinal, M. Maurice Clavel se demande : « Et si Dieu était gauchiste ? » Au point où en sont les choses, en effet, pourquoi pas ? Mais M. Clavel déclare aussi, non sans raison « L'athéisme humaniste est une contradiction interne. » Il ne semble pas se douter que son gauchisme chrétien contient une contradiction plus forte encore, quoique précisément la même.
Alexis Curvers.
83:218
### La politique de l'Évangile
par Jean Madiran
Vient de paraître un nouveau livre de Jean Madiran : LA DROITE ET LA GAUCHE, essai politique (Nouvelles Éditions Latines). -- En voici quelques extraits, tirés du chapitre y qui est intitulé : « La politique de l'Évangile ».
LA PLUS GRANDE COQUINERIE des chrétiens est de cesser d'être chrétiens quand ils font de la politique ; de mettre leur christianisme entre parenthèses ; de parler d'autre chose, dans l'intention de se faire admettre, de se faire comprendre, et d'établir ainsi une coopération pratique avec les incroyants.
Mais il n'y a pas besoin de tellement se contorsionner et s'amputer pour coopérer. La coopération n'est pas le résultat d'un calcul, d'une méthode, elle est spontanée, elle existe d'elle-même, elle est un fait quotidien et constant, un donné, un point de départ. En faire un problème, qu'il faudrait trouver le moyen de résoudre, c'est ne pas apercevoir ce qui va de soi depuis toujours, et depuis toujours plutôt trop que pas assez. « Nous vivons avec les incroyants, nous avons la même nourriture, les mêmes vêtements, le même genre de vie. Nous ne sommes pas des brahmanes ou des gymnosophistes de l'Inde.
84:218
Nous allons sur le forum, au marché, dans les hôtelleries et les foires. Nous voyageons avec eux ; nous servons dans l'armée. » (Tertullien, an 197.) La connivence des chrétiens avec les incroyants est en tout sauf le péché ; sa tentation constante est d'être en tout, y compris le péché.
La sociabilité est spontanée et fondamentale, elle l'a toujours été, les chrétiens n'ont besoin de se fabriquer aucune méthode particulière pour en être ; pas plus que pour être efficaces. Mais il y a deux efficacités comme il y a deux sociabilités, la tentation est de passer de l'une à l'autre, dans l'illusion que l'autre est la plus grande. Il y a la sociabilité et l'efficacité dans l'innocence, il y a l'efficacité et la sociabilité par le crime, dans le péché. Les premières vivent sous la loi acceptée du décalogue, même si elles y manquent accidentellement ; les secondes vivent hors la loi, même si accidentellement elles s'y conforment. Il y a d'un côté les séductions de la charité ; d'un autre côté les beautés du diable. Parce qu'elles sont mélangées en ce monde, il faut être attentif à ne les point confondre.
Et puis, s'il fallait aux chrétiens, pour se faire comprendre, pour se faire accepter dans la vie politique et sociale, mettre leur christianisme entre parenthèses, ce ne serait plus du tout se faire comprendre et accepter ; ce serait se déguiser, faire comprendre et accepter un déguisement : comme un farceur ; ou comme un escroc ; ou comme un espion. L'espionnage, l'escroquerie, la farce, activités distinctes, et diversement honorables, supposent que l'on dissimule son identité et son appartenance. Le chrétien moderne veut être compris et admis dans la société moderne, mais il veut l'être en qualité, usurpée et mimée, d'incroyant. Cela ne rencontre aucun obstacle, sauf de crédibilité. Il ne suffira pas qu'il taise son christianisme, il faudra encore qu'il prouve, par ses actes, que ce n'est plus du tout en chrétien qu'il agit. Il y a des théoriciens, et en quantité, pour cacher l'évidence de cette sottise sous des tonnes d'enluminures de leur façon.
Il vaut toujours mieux être rejeté pour ce que l'on est qu'être accepté pour ce que l'on n'est pas.
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85:218
Les têtes à problèmes répètent à satiété que le christianisme n'apporte pas la solution des problèmes politiques. Cela paraît vrai. Cela l'est en un sens. En un sens seulement : le christianisme ne dit pas s'il est bon ou mauvais que le président de la république soit élu pour sept ans au suffrage universel ; ni s'il faut préférer, dans l'ordre des priorités, l'automatisation du téléphone ou le développement des autoroutes. Mais, par insinuations et confusions, on voudrait nous faire croire comme allant de soi, sans autre examen, que le christianisme en tant que tel n'a rien à dire, concernant leurs activités politiques, à ceux qui ont des responsabilités politiques. De fait le christianisme reste muet sur ces choses si les chrétiens, dès qu'ils entrent en politique, taisent leur christianisme.
Ils taisent la parole, ils cachent la lumière dont a précisément besoin un monde politique enfermé dans des nécessités absurdes : la compétition électorale, le jeu gauche contre droite, le mensonge comme seul moyen de gouverner qui subsiste encore, ce sont bien les nécessités de la politique moderne, elles paraissent humainement inévitables, et chacun de ceux qui s'y soumettent finit à part soi, dans le secret de son cœur, par les trouver aussi absurdes que nécessaires. Aux prisonniers de ces nécessités absurdes, il importe de révéler que le christianisme ouvre éternellement la porte des prisons les plus réelles. Il ouvre sa porte, qui certes est une porte étroite, et je ne crois pas que les puissants qui gouvernent le monde soient prêts à accepter facilement une aussi exigeante révélation : mais encore moins si elle ne leur est pas faite ; si elle n'est jamais présentée nulle part si les chrétiens ne sont pas chrétiens en politique, n'y sont pas plus chrétiens que leurs évêques, qui y sont socialistes. Pour être chrétien en politique, il faut la fermeté délibérée de ne pas capituler d'avance devant l'incompréhension et le mépris. De ne pas capituler devant l'accusation dédaigneuse d'être des surnaturalistes, des mystiques et en même temps des pharisiens ; l'accusation de n'avoir pas les pieds sur terre, de croire à la prière et au miracle, au lieu de croire à l'action ;
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bref l'accusation d'être des individus dans le genre de Clovis, de Charlemagne, de saint Louis, de Jeanne d'Arc. Vous voyez bien, dit le monde aveugle, que tout cela ensemble ne fait pas une politique...
La porte étroite du christianisme est, bien sûr, de rechercher d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste sera donné par surcroît : c'est la première règle de tout, et donc aussi de la politique. Le nombre augmente, même dans nos rangs, de ceux qui n'entendent plus la doctrine du « par surcroît », ils craignent qu'elle n'invite à se croiser les bras au lieu de se démener comme ils y appellent. Mais ils oublient que le domaine des choses qui sont obtenues par surcroît coïncide exactement avec celui des choses qui sont obtenues à la sueur de son front. Ils croient maintenant qu' « à la sueur de son front » est le contraire de « par surcroît ». Ils invitent les catholiques à une action d'abord civique, ou sociable, qui obtiendrait par surcroît la conversion des âmes. Bien entendu la pesanteur des âmes est toujours de remettre la conversion au lendemain : si l'on s'emploie à leur procurer pour ce perpétuel report des raisons méthodologiques, on peut espérer quelques succès mondains. Mais, dans une nation chrétienne, ce n'est jamais en remettant à plus tard les connaissances et les travaux nécessaires au salut éternel que l'on peut contribuer utilement au salut temporel.
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On nous caricature, ou plutôt non, on ne nous caricature même pas, on nous calomnie en prétendant que notre attitude politique consiste à demander au ciel un miracle, et en attendant le miracle, à ne rien faire d'autre que de prier. On se moque des gens en allant leur raconter que cette attitude se répand dangereusement dans les rangs catholiques, fausse mystique couvrant la paresse et l'inaction.
Allons donc !
87:218
C'est un mythe méchant et bête.
En connaissez-vous, des gens qui attendent le miracle en ne faisant rien d'autre que prier ? qui ne vont plus acheter leur pain chez le boulanger, qui n'accomplissent plus les obligations de leur métier et ne touchent même pas leur salaire, qui ne travaillent plus à procurer à leur famille le boire et le manger, le vêtement et le logement ?
Des chrétiens qui prieraient trop, la vérité est qu'on n'a jamais vu cela. Pas même chez les moines, allez avec eux à l'office, *Pater noster*, et l'on continue à voix basse jusqu'à : *et ne nos inducas in tentationem*, mais vous avez beau galoper, vous n'avez jamais le temps de réciter à voix basse, vous n'êtes qu'à mi-chemin que déjà tombe le *et ne nos inducas*... La seule exception que j'aie connue est au prieuré Sainte-Madeleine. C'est peut-être pour cela que tant d'autres couvents ont été en substance rayés de la carte, ne survivant, quand ils survivent, qu'en apparences, en apparences d'ailleurs pénibles, sans leur âme. Quand on nous dit que notre tort aujourd'hui est d'attendre le miracle dans la prière, sans rien faire d'autre, nous ne nous fâchons pas, nous en pleurons plutôt, dans le secret, parce que ceux qui viennent nous le dire, nous voyons bien à leur langage qu'ils ont perdu le sens et le goût de la prière, qu'autrefois nous leur connaissions exemplaires. Ils répandent maintenant la crainte d'avoir trop prié, d'y avoir passé et perdu trop de temps, et la timidité, et l'hésitation à demander un miracle, ou même la honte de l'avoir demandé. Ils feraient reproche à saint Benoît d'avoir renoncé à l'action politique, à Clovis d'avoir demandé la victoire au Dieu de Clotilde : et pourtant le chrétien n'est-il pas celui qui tient pour un miracle de Dieu le plus humble succès venu couronner ses plus grands efforts ? N'est-il plus le serviteur inutile ? J'entends bien qu'on veut nous exhorter à agir davantage et à agir mieux ; et que l'exhortation est un genre littéraire qui supporte une certaine marge d'approximation doctrinale. Mais on nous exhorte mal quand l'exhortation oppose ce qui compose. L'action véritable est fille de la prière, et ceux qui n'agissent pas assez, ou pas assez bien, c'est parce qu'ils ne prient pas assez et non parce qu'ils prient trop.
88:218
C'est dans la prière que chacun trouve la force et la lumière d'une action à la mesure de ses aptitudes. Cela est vrai de toute action. L'action politique ne fait pas exception.
.........
Nous sommes de ce monde bien sûr ; mais comme n'en étant pas. Nous sommes de ce monde politique, comment faire autrement ? et ceux qui s'y trouvent engagés n'ont droit à aucune lâcheté. Mais il faut être de ce monde politique comme n'en étant pas*.*
L'Évangile ne parle du pouvoir politique que pour inviter à lui rendre ce qui lui est dû ; à ne point lui rendre ce qui est dû à Dieu. Et c'est presque une parenthèse, à l'occasion d'une artificieuse interrogation. J'ajoutais il y a vingt ans : -- « Cela allait sans dire et n'appelle point qu'on s'en occupe davantage, parce que l'important, parce que l'essentiel, parce que l'unique nécessaire est ailleurs. » Un peu plus et je tombais dans l'écœurant sophisme selon lequel *il n'y a pas de politique dans l'Évangile.* Il y a au moins ce qui vient d'être dit, et qui n'est pas rien. Et puis pourquoi, dans la révélation divine, isoler « l'Évangile », pourquoi l'isoler du reste de l'Écriture sainte, et pourquoi l'isoler là où précisément il déclare lui-même qu'il ne faut point l'isoler ?
« Je suis venu non pas abolir la loi, mais l'accomplir. »
La loi naturelle révélée dans l'Ancien Testament, résumée dans le décalogue, renferme toute la politique accessible à la raison humaine, non sans risques et non sans mal ; et cependant objet de foi.
La plus sûre manière de falsifier l'Évangile est de comprendre son dépassement de la loi comme une dispense de la loi. C'est un dépassement par en haut, qui assume et qui élève, non point un dépassement par en dessous, qui se dérobe à l'obligation. L'invitation de l'Évangile est à accomplir, par amour et non plus par crainte, (la loi et) plus que la loi : toutes les obligations dues seront remplies, et au-delà.
89:218
L'Évangile n'apporte aucune dérogation, aucune permission d'en faire moins ou de s'en détourner. Il y a une politique de l'Évangile, c'est la politique du décalogue. C'est si l'on veut une politique de l'homme. Ce n'est pas exactement une politique de la *personne humaine,* comme le raconte le siècle qui l'aura le plus offensée. C'est une politique de la *nature humaine.* Et sans doute la nature de l'homme est d'être une personne (encore qu'une personne particulière et infirme, la vraie personne est la personne divine), mais justement point une personne qui n'aurait pas, sanctifiable mais non déposable, une nature.
\*\*\*
Cherchez le royaume de Dieu et sa justice, le reste vous sera donné par surcroît : souvenez-vous que ce n'est pas une dérogation au décalogue. Le royaume à chercher n'est pas en deçà ni en dehors de la loi naturelle. S'il est quelquefois au désert, il n'est jamais dans la désertion. Il est dans le travail de chaque jour ; dans le travail et la prière, dans la peine et le repos. Et « par surcroît », c'est quand même, par nature et par devoir, c'est toujours à la sueur de votre front.
Jean Madiran.
90:218
### L'Étoile du Jour
*Suite des aventures de mer... et autres*
par Bernard Bouts
#### Un tour en ville
Au moment où tout le monde parle d'ouverture, je ferme. La Machine mondiale est lancée à contre courant, à rebrousse-poil, c'est-à-dire contre la nature des choses. Contre la nature, quoi. Ou l'on échappe à la loi naturelle, ou il faut fermer la porte à la Machine, mais elle est tentaculaire et si, d'aventure, nous nous apprêtons à créer ou à savourer quelque œuvre véritable, quelque témoignage du bien, quelque événement familial heureux, notre esquisse de sourire se fige, parce que la Machine s'est aussitôt immiscée, nous a saisi dans ses griffes et tourne en ridicule notre moment de joie saine.
Lorsque nous étions au port, je m'arrangeais pour n'aller en ville que très rarement. Courses indispensables, quelques achats, une visite quelquefois, le tout noté sur un carton que je mettais dans ma poche gauche.
91:218
Le soir, en revenant, j'avais successivement trois joies : la première, de retrouver mon canot ; la deuxième, d'arriver à bord et de le hisser sur ses bossoirs comme, autrefois, les hommes de garde à la porte de la forteresse ou de la ville coupaient court aux allées et venues en remontant le pont-levis. La troisième quand, ayant fait le tour du bateau deux ou trois fois, inspecté les alentours et le ciel, humé la brise, vérifié la tenue de l'ancre, pris un pot de lait frais dans la cuisine, je descendais dans la cale, mon fanal à la main, et remontais quatre échelons pour fermer l'écoutille. Alors une joie immense m'envahissait...
Vous direz que cette joie n'était qu'égoïsme. Mais voyons, veuillez examiner la situation : j'avais quitté mon bord le matin tout rempli de l'amour du prochain et de sympathie pour cette ville qui, en somme, ne demandait qu'à m'accueillir, s'il est vrai que l'instinct pousse les humains à se grouper pour mieux vivre.
Rio de Janeiro est une ville gaie entre toutes mais, ce jour-là, la demoiselle des postes pleurait parce qu'elle n'avait pas reçu la rose qu'un admirateur lui apportait tous les matins. Entre ses larmes elle se trompa dans son compte et me demanda le double de ce que la machine devait marquer pour mes huit lettres.
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\[cf. 218-92.jpg\]
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Ah, ces machines ! ça ne marche pas toujours. J'essayai celle d'à côté, par acquit de conscience. C'était bien la moitié du prix que j'avais payé. Je voulus voir mes lettres timbrées : trop tard, elles étaient parties. Je demandai à parler au receveur, mais il était allé prendre un café. Je fus au café. Le receveur s'intéressa beaucoup à mon « cas » mais il me dit : « Vous, Cap'taine, vous donnez de l'importance à ces mesquineries ? Alors, vous ne vous trompez jamais, vous ? »
Je pris l'autobus pour aller, à l'autre bout de la ville, régler une petite affaire avec le Capitaine du Port. Pendant le voyage je remarquai que ce peuple doux devient enragé dans l'autobus. Je remarquai aussi que le conducteur n'a, semble-t-il, jamais su doser le dualisme frein-accélérateur. Mais pour un marin, habitué aux mouvements d'un pont de navire, cet exercice d'équilibre -- car j'étais debout -- avait quelque chose de nouveau.
A la capitainerie, le marin-portier me demanda ce que je voulais.
-- *Rien,* lui dis-je, *mais le capitaine veut me parler.* Je lui montrai le papier.
-- *Au fond de la cour, porte n° 3.*
La cour était déserte. Un vieux canon peint en gris montait la garde sous un flamboyant. La salle d'attente était pleine de monde : des patrons à la pêche, des matelots, des courtiers, tous assis sur des bancs, le nez piqué vers le plancher. Quand le marin-secrétaire ouvrit la porte et cria « Au suivant ! » je lui demandai : « Dois-je attendre que tout ce monde soit passé pour régler cette petite affaire ? » Je lui présentai le papier, mais il m'écarta de la main et j'attendis debout.
Sans doute en ai-je assez dit. Vous connaissez tout cela, monnaie courante, train-train journalier, direz-vous. Eh bien non. Vous ne savez pas. Je raconterai mon histoire jusqu'au bout.
94:218
Nous ne faisions pas la queue mais je pouvais deviner « à qui le tour » par certains signes comme déplier un papier pour le lire une dernière fois, se lever, se diriger vers la mystérieuse porte et je me plaçai tout à côté de celui qui semblait le premier à passer. Dès qu'il se leva, je m'assis. Mais il s'était levé trop vite, il y en avait un autre avant lui. Il voulut se rasseoir. Trop tard ! Il me lança un coup d'œil sanglant.
Mon voisin de droite était un immense monsieur roux. « Vous venez aussi pour passer votre examen de pilote de yacht ? » me demanda-t-il avec un fort accent allemand.
-- Non, je viens régulariser ma situation.
-- Moi aussi, en un certain sens. J'étais officier de marine. Cela ne prouve pas, bien entendu, que je sache manier un petit voilier. Mais il se trouve que j'ai toujours couru des régates. Actuellement je m'amuse avec un « Flying Dutchman » ; mais depuis dix ans que je suis au Brésil, je ne savais pas que l'examen de « Mestre Amateur » était obligatoire et me voilà tremblant comme un enfant au collège.
-- Vous avez étudié leur bouquin sur la question ?
-- Oui, mais figurez-vous, je ne suis pas toujours d'accord. Ce qui est possible sur un croiseur ne l'est pas toujours sur un petit voilier. Faut-il leur expliquer ?
-- Malheur à vous, dites comme eux !
Le commandant Klauss passa -- si l'on peut dire -- son examen. « Refusé, me lança-t-il en sortant, et savez-vous pourquoi ? Parce que je ne savais pas comment on dit Wharf en portugais. »
-- Bougre, et comment est-ce ?
-- C'est Wharf, mais je ne le savais pas...
C'était mon tour. L'officier bureaucrate regarda mon papier, compara avec des fiches rouges qu'il avait sur son bureau et me fit un discours dans lequel je compris que j'avais à payer 288 cruzeiros de droit de quai. Jamais de ma vie je ne suis allé à quai dans le port de Rio. Il y avait erreur de nom, évidemment, car je ne connais aucune autre « Estrela do Dia ». Il fut inflexible. J'allai à la caisse, elle était fermée à cette heure : « Revenez demain matin. » Comme bien on pense, je ne revins pas. J'envoyai Fideles. Il ne put pas payer parce que je devais signer moi-même...
95:218
Mon histoire devient idiote. Je m'arrête. Je vais m'arrêter, mais laissez-moi insinuer encore que je préfère n'importe quel mauvais temps aux démarches dans les bureaux.
Ma journée n'était pas finie : ayant encore deux ou trois insignifiances à expédier, je déambulai dans « le centre » à la recherche d'un boulon de six par quarante deux ; du fil de lin, et des aiguilles triangulaires numéros quinze et dix-sept.
Après m'être fait houspiller dans des magasins tels que le « Palais de la Toile » et « l'Empire des Vis », j'arrivai à la conclusion que j'aurais dorénavant à percer mes trous au diamètre de leurs boulons et non pas acheter leurs boulons du diamètre de mes trous. Quant au fil et aux aiguilles, le vendeur n'avait jamais entendu parler de telles choses. Il n'avait que du fil de coton ou de nylon et des aiguilles pour sacs...
Pendant que j'étais à terre et puisque j'avais perdu ma journée, je voulus pour le moins dîner confortablement d'une sole fraîche, grillée. Le restaurant le plus indiqué me parut être le « Roi du Poisson ». « Fraîche, me dit le Maître d'Hôtel, elle l'est ; elle sort du congélateur. Nous pouvons vous la griller. » Elle était sèche comme la semelle de mes bottes. Le vin, par contre, était humide. Cela ne me contrarie qu'à moitié, quand il s'agit de faux vins vieux.
Réconforté malgré tout, j'allais sortir quand un bonhomme m'aborda : « Alors, il paraît que vous devenez agressif ? » Sans lui demander les raisons de cet apophtegme je lui dis quelques mots aimables, comme si je le connaissais, pensant, malgré tout, qu'il me prenait pour un autre. Mais, dans l'espace de dix mètres, je rencontrai trois « amis » qui tous me parlèrent de mon agressivité. Finalement j'appris que, le matin même, avait paru dans un journal local (mais je ne lis pas les journaux) un article dans lequel il était dit que je suis « agressif ».
96:218
Nous n'eûmes pas de peine à trouver la piste : cet article était la traduction d'un magazine américain qui parlait de « mes jaunes agressifs ». Ce sont des choses qui méritent d'être méditées. Voici : le journaliste américain n'avait pas vu mes tableaux ; il avait vu un *album de reproductions* avec des tableaux sur fonds d'or, et il avait pris l'or pour du jaune très brillant. C'est excusable l'or, aujourd'hui, ne court pas les rues, et le brave garçon n'était peut-être, de son état, qu'expert en fleurs artificielles ? Et puis le mot « agressif » a des sens variés selon les langues : en français ce serait péjoratif ; en anglais c'est un compliment ; pour le journaliste brésilien ça ne signifie rien du tout. Enfin pour les lecteurs rapides, mes amis, l'agressivité était passée tout naturellement des tableaux à moi-même.
Ainsi va la Machine du Monde.
Elle est pressée, elle peut massacrer n'importe quoi, n'importe qui, au nom du progrès et de la communication ; personne n'y comprend rien mais tout le monde répète...
Voilà pourquoi, ce soir-là mieux que les autres, je rentrai à bord heureux d'y trouver le silence et l'accord. Avec plus de soin que d'habitude, je fermai l'écoutille.
(*A suivre.*)
Bernard Bouts.
97:218
### Le cours des choses
par Jacques Perret
DÉMOCRATIE est un substantif commun tendant au propre et résolument féminin autant qu'abstrait. Doré chez les Grecs, redoré en Occident, quel que soit l'usage qu'on en fait, en altitude ou terre-à-terre, même quand il marche on sent qu'il a des ailes. A le considérer dans son expression verbale, majestueuse ou familière, officielle ou populaire, mielleuse, rauque, angélique, dolente, susurrée, pointue ou réverbérée par les dernières inventions de l'acoustique, le mot n'arrête pas de se confirmer en tant que maître-mot de l'humanité en voie de libération et d'apogée.
Dans l'affaire du Boeing et des quatre-vingts otages, il a joué un rôle décisif et, si j'ose dire, autoritaire. Sa fréquence d'émission a crevé tous les plafonds. Nous en fûmes à toucher du doigt l'union sacrée des gauches, des droites et des milieux pour se partager équitablement les pouvoirs et les bienfaits du vocable magique. Un grand moment dans l'épopée du langage des hommes libres. La phonétique tiendrait lieu de sémantique : toutes les variétés de la diction, y compris la ventriloque, pour célébrer la victoire et suprématie du plus vertueux et mystérieux des phonèmes. Enfin le miracle d'une violence démocratique avouée.
98:218
Que l'humaniste intégral ait paru s'émouvoir de la mort et du suicide de quelques terroristes, il ne faut pas lui en vouloir. Son attitude ne pouvait que naïvement témoigner à l'avantage désuet d'une conscience démocratique naguère si attentive à distribuer ses larmes dans le respect des hommes, l'égalité de leurs droits en toutes choses et circonstances, et l'horreur de cette violence particulièrement infâme et qualifiée « doukelvienne ».
Néanmoins le CUCRU (Comité ubiquiste et central de la révolution universelle) a cru bon de rappeler ou faire savoir dans sa feuille d'avis distribuée sur paillassons, fin octobre :
1° Que le président Valéry Giscard Didestaing fut élu par la droite au nom de la Révolution française et sur déclaration publique de fidélité au génie de la Bastille.
2° Que la République française, enfant chérie de la démocratie, étant née de la Terreur et baptisée du sang d'un tyran, s'applique plus que jamais à renier ses origines par la bouche même de son président.
3° Que la dite République, étranglée naguère à Vichy par l'hydre de la Réaction et ressuscitée en gloire par les forces de la Résistance est aujourd'hui bel et bien trahie par les enfants gâtés repus issus de la Résistance et Épuration et de leurs justes violences.
4° Qu'ainsi tenu pour caduc, l'idéal de la Résistance et Épuration est non seulement et quotidiennement bafoué par le gouvernement de la République et toute la grande presse issue de la Résistance et du terrorisme épurateur, mais encore menacé d'actions répressives à l'encontre des militants et militantes de la Résistance indivisible et Épuration perpétuelle.
5° Que la République française, née de la Terreur et renée de la Résistance, forfait si bien à la mission que, réputée terre d'asile de la révolution mondiale endémique et du terrorisme épidémique, l'asile fonctionne désormais comme un piège.
6° Qu'à l'heure présente il n'est même pas assuré que l'Église elle-même en sa révolution permanente veuille encore entrouvrir ses portes au fellaga de toujours.
7° Que le CUCRU ne pouvant que réagir à la mesure des circonstances, les pompiers et ambulances de la République française et nazifiée se tiennent pour avertis.
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99:218
D'autre part et dans le même temps la Mutuelle Interraciale des Victimes de la Décolonisation (section française) remet sur le tapis quelques désordres mineurs et oubliés mais significatifs dans le contexte cahotique de la plupart des populations décolonisées. Extraits du memento :
-- Croyant deviner dans les attitudes et paroles du Président V.G. quelques signes d'impatience devant l'usage abusif des otages en tant que moyens justifiés par la fin, notre mutuelle se permet d'attirer son attention sur le cas des Français captifs du Polisario ou détenus en Alger. Dans la mesure, évidemment, où la raison d'État ne s'y opposerait pas, elle aimerait que fussent précisées les circonstances du chantage, son protocole, son enjeu ainsi que l'importance des avantages en nature ou en espèces qu'il en attend pour l'honneur et le confort de la République. En revanche, le Président voudra bien tenir pour déférence à son égard le silence douloureux observé jusqu'ici par l'opinion sur les confondantes péripéties de l'affaire Claustre, le montant de la facture, la mémoire escamotée du commandant Galopin et les félicitations dont furent publiquement gratifiés les princes nomades à qui nous devons ce pot-pourri de galanteries et traquenards dans les sables d'un désert mélangés d'uranium.
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Tout cela est à reconsidérer à l'équivoque lumière d'une cérémonie récente. Il a été procédé, quasiment à l'improviste et néanmoins en pompes et majesté, à l'inauguration d'un monument élevé sur la dépouille du soldat inconnu de la guerre d'Algérie. Quinze ans n'étaient pas de trop pour découvrir, je ne sais où d'ailleurs, ce cadavre anonyme d'un soldat présumé averti des choses de la raison d'État. Mais peu importe, c'est la gerbe qui compte et son porteur. Or le Président était là. De tous les chefs d'État le plus élégant porteur de gerbe mais surtout le plus objectif, hardi et efficace. Il était donc là, visiblement pénétré de l'importance de la gerbe et du geste, aussi grave et recueilli qu'à Moscou devant le mausolée de Lénine.
100:218
Cependant le soldat d'Algérie avait dans l'immédiat plus d'importance car l'incognito pouvait être celui du soldat fidèle comme du rebelle. Mais déposée de sa main sur le marbre funéraire d'un cadavre non seulement évocateur mais encore sujet de discorde, la gerbe aussitôt le convaincrait de se tenir tranquille et de ne plus avoir d'autre fin que symboliser la réconciliation. Qu'il soit mort pour l'Algérie française ou le triomphe de l'Islam, il est contraint désormais de signifier la paix des braves dans le respect de nos résidus gaullistes et des accords d'Evian. C'est ça la gerbe, et pas seulement la gerbe endormeuse de mensonge, éteignoir d'une méchante affaire, mais la posthume entourloupe au service de la majorité. Notez bien que j'en parle avec une certaine admiration. Fleurir le tombeau de l'Algérie française au nom d'un gouvernement qui se réclame du meurtrier, il faut, comme on dit, le faire. Pour ce qui est de la réconciliation je n'attends que ça, je suis prêt. Mais, tout chrétien qu'on soit, avouez qu'on est rarement pressé d'offrir le pardon qui n'est pas demandé. Et si par hasard on nous présentait des excuses je dirais qu'on ne s'excuse pas d'un parjure, d'une félonie et d'une chienlit sanglante comme d'une vesse lâchée en société. A la rigueur nous pourrions accepter une expression de regrets distinctement articulés, coram populo, par les grands féaux survivants du Général et devant une délégation des victimes : petits colons, orphelins de Bab-el-Oued, veuves d'égorgés, baroudeurs dupés, familles de fusillés et anciens tôlards des cours de sûreté. Après quoi, les gerbes.
Ou alors nous respectons de bon cœur le statu quo de la République éternelle et divisée, Gaulois invétérés que nous sommes.
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Changement d'air. Le Jardin des Plantes vous invite à m'y retrouver. J'ai descendu dans mon jardin pour y cueillir du romarin, gentil coquelicot mesdames, gentil coquelicot nouveau. Du romarin il y en a. On trouve aussi le coquelicot mais il est surveillé de près, il se fait rare. Depuis que nos champs sont arrosés d'herbicides, bleuets et coquelicots sont devenus objets de collection.
101:218
*Jardin des Plantes* (suite). Il m'est venu aux oreilles que je serais né dans le Jardin des Plantes. Cette opinion, que je soupçonne avancée par les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, contredit les données de mon état civil elles-mêmes attestées par la tradition familiale. Si je voulais, par complaisance aux légendes, me flatter d'un jardin natal, ce ne pourrait être que le Luxembourg. Ou alors que le nourrisson fut trouvé dans l'enclos des carnassiers tétant quelque louve pelée. Mais la fable est inconvenante. En vérité je dus attendre que mes jambes fussent en état de trotter assez vaillamment pour escalader avec mon père, la main dans la main, la montagne sainte Geneviève et de là, ayant fait station devant la châsse, dévaler jusqu'au fameux jardin où je découvrirais toutes les bêtes de la création rassemblées dans leur docilité originelle et paradisiaque selon l'image qu'en donnait mon histoire sainte. Pris à témoin mon père se crut en devoir de me mettre en garde contre une pareille interprétation, mais il n'insista pas. En dépit d'une rare sensibilité à l'égard des vilaines choses de la vie consécutives à la pomme, il s'arrangeait pour me laisser quelques panaches d'illusions enfantines dont il serait toujours temps de me détromper tout seul.
Si nous n'avons pas commencé par la ménagerie ce n'est pas tant que l'entrée fût payante mais que tout de suite les otaries du bassin me fascinèrent. Je crois avoir ici bien suffisamment parlé des phocidés et autres pinnipèdes écumeurs d'océans, tout heureux semble-t-il de barboter dans une flaque d'eau douce. Après quoi, frappé d'étonnement à la vue du Dromadaire ambulant chargé de marmaille je n'eus de cesse que de grimper sur la vivante et majusculaire expression de la lettre D. Puis, découvrant de là-haut le Yack et le Bison j'eus encore le bonheur de constater à quel point la nature se conformait aux abécédaires totémiques où l'Âne jusqu'ici suffisait à encourager mes ânonnements. Mis au fait de ma découverte mon père s'empressa de poursuivre l'expérience. Nous fûmes voir le Zébu, il assumait le terminus, l'ultime incarnation des zèdes et sa bosse râpée disait bien la tristesse de mettre fin à l'alphabet. Pourtant le zèbre était là, tout près, seul en mesure de le relayer dans son rôle de vedette américaine. Je n'osais croire à la Girafe, incroyable animal et néanmoins unique préposé à l'ordinaire illustration des gés. Or elle était là, elle-même doutant d'elle-même, quadrupède étiré au défi de l'herbivore, marchant à pas comptés sur les pavés de l'Empereur.
102:218
Elle disposait en effet, pour se dégourdir les jambes d'une petite cour attenante à la Rotonde. Je dus attendre quelques années avant d'avoir l'explication de ce bâtiment. Il fut en effet construit à l'instigation de Bonaparte. Un exemple entre mille de son génie tous azimuts.
-- Je crois même, dira mon père, qu'il en dessina les plans. C'était en 1802, la paix d'Amiens, on lui avait dit que les grands quadrupèdes réclamaient un abri décent, il se mit au travail et ce fut la Rotonde. Pour ce qui est de la girafe, pas celle-là, la première, figure-toi qu'elle fit le voyage à pied du fin fond de l'Afrique jusqu'ici, mis à part la Méditerranée qu'elle traversa non pas couchée comme l'obélisque, mais debout. Elle était plus souple et moins fragile. En revanche elle fut malade et les vomissements de girafe sont très laborieux. Ce voyage sans précédent eut lieu je crois sous Charles X. De Marseille à Paris et suivie d'innombrables badauds elle s'arrêta dans toutes les villes. On lui faisait des réceptions de souverain étranger, avec pétards, fusées, musique, bals et vins d'honneur. Sache enfin que l'époque était particulièrement joyeuse et que la girafe traversa la Bourgogne dans un grand concours de vivats et de libations.
Du tiroir qui s'ouvre à l'appel du Jardin des Plantes j'ai tiré d'abord une pincée de souvenirs enfantins. Ce faisant avouons-le, je ne voulais que surseoir à la reprise de mes considérations relatives à ses joueurs de dames. C'est un sujet difficile et le lecteur est témoin qu'il entraîne à des digressions étrangères aux intérêts des sciences naturelles. Apparemment étrangères. Il ne faudrait pas se dissimuler en effet que dans sa totalité notre monde sensible relève des sciences naturelles. C'est dire l'énormité de la tâche impartie au Muséum. Énorme à tel point que renonçant à pouvoir y jamais subvenir les finances publiques ont sagement décidé qu'une obole dûment votée en fin de séance à main levée suffirait à symboliser la respectueuse assistance de l'État. Il faut bien croire en effet que tout se tient ici-bas comme ailleurs quand on voit reverdir le jardin et du même coup se repiquer les joueurs de dames dans l'allée qui passe entre le carré botanique et le quartier écologique. Privé de subventions, ignoré du budget ce phénomène hélas n'est pas encore étudié par le Muséum.
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Moi-même, passant par là, je ne peux que ressentir au printemps la densité du climat végétal régnant dans ce couloir sans m'expliquer scientifiquement le processus d'éclosion des damiers pliants ni l'apparition consécutive des premiers signes d'une activité cérébrale intense. Je veux parler de ces vapeurs subtiles tremblotantes et légèrement irisées dont se nimbe le chapeau des joueurs, celle-là même que nous voyons s'étaler et doucement frémir au ras des parterres quand la verveine et le pélargonium s'échauffent en mystérieux échanges d'exhalaisons végétales et d'effluves atmosphériques.
Par beau temps ai-je dit. Or la saison s'avance et, chroniqueur attentif à saisir comme il passe le cours des choses, je veux rattraper dans leur déplacement les quelques joueurs de dames assez fidèles au jardin pour y satisfaire leur passion en dépit du temps maussade. Ils se sont retirés sous l'auvent qui s'appuie au mur de l'ancienne galerie d'anatomie, anatomie Régence, très simple et joli bâtiment tout en longueur avec petits retours d'équerre, le premier se voulant gardien du fantôme de Cuvier, le deuxième abritant les raisons sociales de quelques sociétés d'intérêt scientifique. Nous constaterons bientôt que là encore sous l'appentis, tout se tient. Si l'appentis lui-même offense à l'idée de façade, la question n'est pas là. Qu'en l'occurrence un appentis second empire aggrave son cas, ce n'est pas si grave. Si, dans un bâtiment historique, l'unité de style n'est qu'un préjugé d'esthète et d'antiquaire, nous serons indulgents à l'égard de nos pères quand ils sont plus attentifs aux commodités de leur prochain qu'aux lois de l'architecture. Mais si vraiment tout se tient sous l'appentis le moment est venu de dire que tout se tiendrait mieux ici comme ailleurs si la matière plastique partout où elle est ne faisait impunément fausse note. Agressive surtout en milieu urbain mais déjà bien gâcheuse en milieu champêtre la prolifération des produits de synthèse pourrait un jour forcer nos habitudes, nous amener à prévoir, et pour d'aucuns à souhaiter, l'avènement prochain d'un système de coordination et d'harmonie entièrement nouveau dans tous les paysages du monde extérieur : la solidarité universelle de synthèse, la tranquillité absolue, le tout-confort et l'immortalité dans les mirages de l'imputrescible. La couverture abolie de cet auvent, tuiles plates et culottées par un siècle d'intempéries en eût volontiers repris pour un siècle moyennant réfection de la charpente.
104:218
Je veux croire que l'indigence imposée du Muséum est seule cause du matériau léger, inarticulé, vitrifié, transparent qui fait aujourd'hui depuis peu le toit de cet abri. Là est la rupture de convenance. Sachons gré tout de même à l'économie de gestion qui nous a conservé l'appareil de soutien, colonnettes de fonte renforcées de solides et gracieuses consoles à motifs de volutes et rinceaux qui n'ont plus à soutenir hélas qu'un toit mince, uni, vitreux, sottement incorruptible. On ne s'empêchera pas d'imaginer le toit de Notre-Dame en plastique ondulé.
A part çà tout s'arrange à l'envi sous l'auvent. Il a su garder son petit côté rustique, familial et sociable où se respirent avec sympathie les effluves associées d'une zoologie bien vivante et d'un bestiaire paléo. Vienne l'averse et tout le voisinage rapplique au refuge. Les premiers arrivés sont les joueurs de cartes. Aussi longtemps que le plein-air est jouable on les voit installés juste en face, en bordure et léger surplomb d'un petit vallon Louis XVI : riante prairie sous feuillages caduques et pimpant ruisseau, cascatelles et roseaux pour créatures ornithologiques, volatiles baigneurs et volailles barboteuses, enfin le plus bel oasis de tout Paris. C'est le parc aux palmipèdes et le phoque en Ganymède, rendez-vous séculaire et choisi des amoureux brûlants ou transis. Aux chants plaintifs des oies et des canards frisés que de lapins cruels sur leur chaise posés n'ont-ils fait enrager de trop fameux dindons et trop souvent pleurer des poètes pigeons. Je n'y peux rien, c'est la facilité du crayon bille, et ma plume de fer s'est encore égarée je ne sais où, une sergent-major. Avec elle pas d'histoire, pas question qu'elle se prenne pour plume de Pégase. Enfin tant pis, roule ta bille.
Fuyant la pluie, le veston sur la tête et les cartes dessous, les joueurs n'ont que vingt pas à courir pour se mettre à l'abri dans leur coin d'habitude, à droite, sous l'écriteau mentionnant que l'endroit est réservé aux mères de famille et à leurs enfants. Mais c'est un vieil écriteau du temps de nos républiques oppressives. On dit pourtant que les joueurs sont usagers de ces lieux depuis que la manille a remplacé le pharaon mais à bien regarder ils en sont encore à la belote. L'autre coin, côté Cuvier, est celui des joueurs de dames. Ils sont rarement nombreux et leur présence est à ce point discrète qu'ils se laisseraient envahir par le commun plus facilement que les tapeurs de carton, un peu tapageurs, expansifs, c'est leur jeu qui veut ça.
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Les deux sociétés n'ont en commun que l'état de retraité, la peur de la pluie et le goût d'un jeu qui donne à réfléchir mais leur jeu n'est pas le même. Réflexions inégales en poids et qualité pour la bonne raison que d'un côté le hasard est de la partie et de l'autre en est exclu. Les éclats de voix consécutifs aux effets du hasard sont inconnus en société damiste. Certes il peut se faire qu'un débutant mal élevé en soit encore à parler de chance, de veine, de coup de pot et autres locutions aberrantes, mais son avenir est au tiercé. En revanche on écoutera d'une oreille intéressée, déférente, la discussion stratégique d'un coup gagnant ou l'analyse très poussée des alternatives de parade, mais devant la nécessité des enchaînements le ton ne peut guère s'échauffer. C'est pourquoi les deux coteries se connaissent de vue, sans plus ; à la rigueur vont-ils s'emprunter une chaise vacante, mais ils ne sont pas, comme on dit, concernés par les mêmes problèmes. Sous l'auvent l'espace libre est occupé par les passants et promeneurs également surpris par la pluie : voitures d'enfants, mères d'enfants, portugaises d'enfants et les enfants eux-mêmes activement désœuvrés, ne sachant qu'inventer pour la libération du premier âge, la péremption des précipitations atmosphériques, l'amélioration des loisirs sous préau, l'abolition des tabous relatifs aux divertissements à base de piétinements en flaques et projection de boue.
Une telle ambiance n'étant plus favorable au sérieux de mon enquête je retourne à l'allée capitale. Une embellie a réchauffé l'atmosphère. Une trentaine de joueurs sont en lice dont je ne cacherai pas plus longtemps qu'une vingtaine sont d'échecs. Je ne fais pas là que reconnaître l'existence du jeu d'échecs, je le respecte et l'admire. Uni aux dames sans jamais s'y mélanger c'est un rival imposant, le rival par excellence, mais discuter leur génie respectif c'est une grosse affaire, un de ces problèmes immémoriaux où je ne saurais dissimuler mon parti pris. Je serais bien honteux de m'y dérober mais nous verrons cela plus tard.
Allée capitale que celle-ci ne serait-ce, comme il est dit plus haut, que par la densité pédagogique des plantations qu'elle traverse. Mais sa plénitude, son couronnement culturel est assuré par le choix qu'en ont fait pour y tenir séance nos joueurs de dames et échecs, apprentis et maîtres.
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Naguère, l'été, trois grands ormes leur dispensaient encore une ombre massive. Vous savez l'irrémédiable hécatombe des ormes français rongés d'animalcules increvables. Suivant de près l'agonie de ces trois-là je vous ai tenus au courant de leur souffrance et de leur exécution charitable. Ils ont emporté leur ombre et bientôt annoncé la mort du dernier des ormes. Ultime ulmacée dirais-je si l'orme n'était pas le chef d'une famille nombreuse qui pût se flatter du nom générique d'ulmacées. Enfin les bûcherons municipaux, exécuteurs blasés des hautes œuvres botaniques, sont venus l'abattre au petit matin. La mort du père. Le bruit déchirant de leur scie à moteur a retenti dans tous les vieux cœurs du jardin. Si les baliveaux maigrichons de la fac des sciences ont cru bon de faire les malins en profitant d'un courant d'air pour frétiller de la feuille, en revanche et vingt-quatre heures durant, tous les gazouillis habitués de ses branches se sont tus au commandement de l'érable de Crète, le doyen d'âge (1704) lui-même plus cramponné que jamais au flanc du labyrinthe, vieux talus qui, lui aussi, commence à fatiguer sous le poids de ces vieillards qui n'arrêtent pas de le pomper. Ainsi le vieux Crétois, francisé jusqu'aux racines, avait-il à cœur de survivre en mémoire de son cher et estimé confrère, dernier descendant d'une très fameuse lignée gauloise.
Ce n'est pas d'hier ni sans raison que les bûcherons ricanent à l'impératif trop fameux de Ronsard. Une fois l'orme abattu ils ont dessouché, ébranché, tronçonné, ramassé les billes, ratissé la cicatrice et balayé les feuilles pourries. Imbu de sa noblesse l'orme avait trop longtemps vécu. Ils ont tout emporté même son ombre. Dès lors, au soleil d'été, nos joueurs de dames et d'échecs n'ont plus qu'à se replier à l'ombre de l'abricotier sauvage qui fait le coin. Abandonné à sa nature, voire entretenu dans sa sauvagerie, l'arbre a forcé de croissance au seul gré de ses moyens propres, sans greffe ni taille, ni émondeur ni jardinier. Heureux les sauvages qui ont crû, ils porteront des abricots secs et véreux. C'est une des béatitudes annoncées par le grand Pan libéral. Mais soyons justes : il reste à l'inculte et sauvage abricotier le petit bonheur non négligeable d'attirer dans son ombre à ses pieds toutes les élites de la pensée gratuite et de la recherche en soi, clientèle que lui disputait ce vieil orme infatué, perdu de vermine.
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A l'autre coin cependant nous reste encore le zigodia du Caucase. Un bel arbre aussi et d'autant plus touchant qu'en dépit des apparences il ressortit bel et bien de la famille des ulmacées. Malheureusement notre zigodia ne fait ombrage que pour la boutique d'amuse-gueules, passe encore, mais d'innombrables babioles et joujoux plus ou, moins articulés ou mécaniques, sauteurs ou grimpeurs parmi d'innombrables tourniquets animés de concert par le moindre vent sans que jamais la boutique ne s'envole. Tout cela bien sûr ne serait qu'attrayant si ce n'était en plastique, pendouillant à la devanture, débordant de toute part : la camelote en bichlorure de polyphène moulé, une affaire en or. C'est ainsi qu'à l'ombre du zigodia du Caucase s'agite et prolifère la promotion du bitathane de vinyl expansé pour la promotion du joujou authentique dans le bariolage acide et criard où nos gamins vont s'instruire des goûts et des couleurs dont ils auront à s'épater toute la vie jusqu'au cercueil en plastique rose.
\*\*\*
Les deux coins dont j'ai parlé à propos d'ombrage délimitent la partie de l'allée la plus intéressante. Ce n'est pas dire que pour le reste elle soit à dédaigner. Un coup d'œil sur l'axe : Au mitan de la porte qui s'ouvre dans la rue Buffon nous avons l'école maternelle dans le dos. De ce point de départ nous dirons au moins qu'il n'est pas insignifiant. Devant nous à trois cents mètres environ, entre la buvette champêtre et la fosse aux ours, l'axe enjambe les guichets de la ménagerie pour trouver son point de fuite sur la Rotonde et vous verrez que ce n'est pas rien. Informé dès l'enfance que nous devions ce bâtiment à Napoléon I^er^ j'ai su depuis qu'à sa demande impérative il fut construit en forme de légion d'honneur.
Ainsi m'avait-on caché le principal. Je parie bien que mon père le savait mais qu'il n'osa me révéler sous quel toit couchaient les chameaux. Nous voilà donc bel et bien face à face avec la légion d'honneur et l'axe est fiché en plein dans la commissure des branches inférieures de la croix des braves. Ici au niveau du sol, on ne se rend pas bien compte, la figure imposée n'est pas très lisible. Il faut se porter à vol d'oiseau, en hélicoptère, à l'aplomb de cette rotonde et constater que par elle-même elle ne fait que le médaillon central du motif par ailleurs très distinctement figuré, sans ruban, posé à plat.
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De là-haut ne nous laissons pas distraire par l'environnement de bestioles disparates, sachons distinguer tout de suite la présence du dromadaire, évoquons la campagne d'Égypte et laissons-nous quand même attendrir par l'hommage ici rendu de l'Empereur au roi des herbivores, véhicule de nos élites scientifiques, estafette du désert et valeureux combattant des Pyramides.
C'est donc bien la reproduction architecturale et fidèle de la croix des braves et même la grand'croix. Découvrant alors l'incongruité majeure de son appellation nous dénonçons le silence depuis toujours observé sur ce point. Comment n'a-t-il pas sauté aux yeux dès l'origine que cette croix n'était qu'une étoile à cinq branches refendues, absolument étrangère à la notion de croix et dans certains cas hostile. Un tel quiproquo légalisé par le décret consulaire du 29 Floréal an X tombe sous le coup de la loi qui sanctionne les faux et usages de faux. Comment le premier venu porteur de cette décoration pendante, ce qui le fait arbitrairement tenir pour honnête homme, ne serait-il pas scandalisé au moins gêné de voir ainsi proposés à l'admiration publique les symboles à la fois confondus et discordants de l'étoile et de la croix. Vu le personnage fondateur de l'ordre et la qualité de ses grand'maîtres successifs, l'innocence d'un tel impair est sans doute à rejeter. Le moins qu'on puisse dire est qu'il y a présomption de tromperie et même suspicion d'étoile maléfique. Tout en respectant les mérites de ceux qui l'ont gagnée au péril de leur vie, on en viendrait à se demander dans quelle mesure, à la longue, nos malaises, désordres et malheurs historiques ne sont pas imputables à cette fausse croix.
Ayant fréquenté jadis, dans l'illusion d'avoir le don des dames, les quelques bistrots habilités à recevoir les damistes, j'y ai connu un petit nombre de rubans rouges et même une rosette. Je ne voudrais pas offenser leur mémoire avec des insinuations. Il régnait d'ailleurs en ces lieux comme une atmosphère de droit d'asile qui n'était pas loin de conférer l'innocence. Dès le seuil il n'y avait plus de fautes que dans l'exercice du jeu, et la notion de péché n'aurait pu concerner qu'une tricherie de pionnage, éventualité inconcevable.
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D'autre part j'ai pu constater personnellement qu'on pouvait rendre trois pions à une rosette sur canapé sans la faire pâlir d'humiliation et qu'un chevalier retraité de l'Assistance publique eût donné son ruban pour figurer au palmarès du Damier de Bagnolet. Toujours est-il que, fût-il damé, jamais un pion ne fut traité de hochet. D'autre part j'ai lu dans un numéro du *Cabinet de la Jeunesse* (Kahn et Bourdin 1880) un article intitulé : *Souvenirs d'un gardien du Jardin des Plantes.* Il y est dit qu'à la tombée du jour le palefrenier-chef de la Rotonde, un ancien grognard à croix pendante avait coutume d'accueillir le chameau sur le seuil et tirer sa casquette en murmurant : « chameau de chameau, vive l'Empereur ! » sans malice paraît-il et je veux bien le croire. Mais tant d'équivoques et d'ambiguïtés me font perdre le fil, et voici d'ailleurs la pluie revenue. Je préviens le lecteur que la visite est terminée.
Nous sortirons par la porte Cuvier en passant par les ours, le toboggan, les nandous et le phoque. Je vois alors sous l'appentis une paire de damistes en situation. Il est midi et demi, à pareille heure c'est insolite. Ils sont seuls ou presque seuls. Une fois de plus la condition du damiste campé sous l'auvent par vent du sud aux heures creuses a retenu mon attention. Ces deux-là je les connais de vue. Age moyen, force moyenne, je m'approche. D'une façon générale un curieux dans le dos ne gêne pas le damiste et moins encore s'ils sont dix. Les commentaires à haute voix ne seront pas entendus, ils sont d'ailleurs très rares et le fait de béotiens ou petits joueurs écervelés. Toutefois s'il y a des connaisseurs, une analyse de la situation peut avoir lieu en fin de partie. Les deux qui sont là me sentent venir et m'arrêter, comme si je n'existais pas. Dans leur position, symétriques et affrontés, ils rappellent vaguement le tableau de Cézanne, *les joueurs de cartes,* et soit dit en passant le chef-d'œuvre est surfait. Dans celui que je présente, la scène ayant lieu dans un courant d'air et le motif étant situé sur les genoux des partenaires, la courbure, le tassement des corps et l'enfoncement des chapeaux évoquent à tort ou à raison, peu importe, une idée de concentration beaucoup plus forte. Sur leurs chaises de fer, col relevé, coudes sur les cuisses, damier sur les rotules et têtes penchées comme sur un piège tendu. Le quadrilatère exquis ne s'émeut-il pas de mouvements suspects : on dirait que blancs et noirs les pions aplatis fraternisent en tapinois pour fomenter l'imbroglio dans les combinaisons en cours.
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Ils ne font pourtant que rêver d'une secousse qui les mettrait debout sur tranche pour dévaler de concert sur d'ineffables parquets. Et tandis que les adversaires, l'un se grattant l'autre sifflotant, réfléchissent, conçoivent, anticipent et supputent, les pions immobiles ni vus ni connus roulent, virent et dérapent à l'insu des joueurs, ricochent, se dament au passage et se dédament dans les coins. C'est ça les pions, une folle envie de rouler. Mais je n'ai vraiment ni le temps ni les moyens, à peine le désir d'explorer la notion de pion, la géométrie de son volume, sa mécanique, sa dynamique, son amour contrarié des plans inclinés, ses pulsions internes et ses contradictions externes, tous les symboles enfin qu'il assume et les péripéties de son destin. Mais à l'instant je m'avise qu'à portée de bras le parapluie d'un joueur s'appuie au grillage d'un gigantesque pion que je connais pourtant bien : dressé sur sa tranche et plaqué au mur comme la roue de secours d'un chariot barbare énorme et empêché de s'enfuir. Il s'agit du tronçon de séquoia, cadeau des légionnaires américains à leurs camarades français de la Grande Guerre. L'arbre avait deux mille ans d'âge au décompte avoué des cercles concentriques. Jésus n'était pas né que déjà le sauvageon portait une ombre légère. Des plaquettes de cuivre font mémoire de quelques événements historiques survenus aux dates correspondant au cercle annuel. La première est quasiment centrale, c'est la Nativité dans le cœur. Après quoi, jusqu'au cercle périphérique, si le choix de ces dates vous paraît arbitraire il faut bien se dire que la mémoire d'un séquoia californien n'est pas celle d'un chêne gaulois mais que celui-là tout de même a eu la délicatesse de mentionner Jeanne d'Arc, entre autres, et la Marne. Mais la question n'est pas là. Nous sommes à l'instant et littéralement et grandiosement concernés par le concept pion. Le pion né pion est si rare dans la nature que pratiquement tout pion se donne pour tranche de cylindre. S'il n'est pion qui ne soit tronçon il n'est tronçon qui ne passe pour pion et j'ai vu bien des ronds de carotte se faire pions. Le cylindre est en principe ligneux mais tantôt brut et tantôt façonné. Ainsi le pion de dame se découpe à angle droit par rapport à l'axe d'orme, d'érable ou de buis préalablement rectifié dans sa rondeur. Si le tronçon de séquoia ne fait plus matériau de charronnerie mérovingienne, il fera toujours pieusement dans la diplomatie des tables rondes son numéro de pion fabuleux en mémoire des chevaliers du Saint Graal.
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Et les diplomates en rond de pions parleront finances, économie, marché commun, droits de l'homme en attendant l'adorable index qui les poussera judicieusement sur le damier de la quadrilatérale sans coins. Vous m'avez compris. Quant aux métaphores assumées par le pion je n'en vois qu'une qui est le surveillant d'études, le pion de collège. Incarnation unique des innombrables pions en jeu dans l'univers, il est en droit de s'en flatter. Le figuré ayant toujours intérêt à se reporter au propre il est arrivé plusieurs fois que deux pions se mesurassent aux dames à seule fin de se confirmer dans la règle : tous les pions se valent aussi longtemps qu'ils ne bougent pas. Règle applicable au soldat d'infanterie. *Pedes* est en effet le nom latin populaire du soldat à pied. C'est de lui que nous avons tiré le pion, ce qui m'amène à inverser l'étymologie reçue en révélant ainsi que le biffin précède non seulement le surveillant d'étude mais le pion lui-même indûment privilégié du sens propre. Un point c'est tout. Puisque tout se tient je ne m'abandonnerai pas plus longtemps à la facilité des enchaînements. (*A suivre*.)
\*\*\*
Sabotages du relais télé de Pré-en-Pail. Comment n'a-t-on pas prévu qu'un anachronisme aussi flagrant ne serait pas intrinsèquement explosif. Pas d'indignation de ma part. Il s'agit là de passion téléclaste, un genre de terrorisme byzantin qui sollicite mon attention que j'ose dire a priori bienveillante. Je vous laisse réfléchir sur la question. Nous y reviendrons.
Jacques Perret.
112:218
### La date de la solennité de sainte Jeanne d'Arc en 1978
par Jean Crété
*EN 1978, la date précoce de Pâques entraîne une difficulté, qui n'est pas insoluble, pour la date de la solennité religieuse et fête nationale de sainte Jeanne d'Arc, normalement célébrée le deuxième dimanche de mai. Ce dimanche* (*14 mai*) *est en effet occupé par la fête de la Pentecôte.*
Rappelons d'abord quelques principes et voyons ensuite quelle fut la solution adoptée en 1940, 1951 et 1967 ; en un demi-siècle en effet, la difficulté ne s'est présentée que trois fois.
L'institution d'une *fête nationale* est du ressort du pouvoir civil. La fête nationale de Jeanne d'Arc a été instituée par une loi de 1920 et fixée au deuxième dimanche de mai. Elle fut donc célébrée pour la première fois le 8 mai 1921. Coïncidence providentielle : ce jour était le dimanche dans l'octave de l'Ascension auquel était alors fixée la solennité religieuse de sainte Jeanne d'Arc. Au lendemain de la béatification, en 1909, la fête même de la bienheureuse avait été concédée aux diocèses de France à cette date liturgique. En 1913, les nouvelles règles, publiées par saint Pie X, interdisaient l'assignation perpétuelle d'une fête de saint ou de dévotion à un dimanche ;
113:218
la fête de la bienheureuse Jeanne d'Arc fut alors fixée au 30 mai, mais la solennité en resta permise le dimanche dans l'octave de l'Ascension. La magnifique coïncidence de 1921 incita les évêques de France à demander la fixation de la solennité au deuxième dimanche de mai. La faveur fut accordée par Benoît XV, avec la clause : « *afin d'assurer la coïncidence de la solennité religieuse avec la fête civique *»*.*
Ni la loi, ni l'indult n'avaient prévu l'occurrence de la Pentecôte au deuxième dimanche de mai ; elle se produisit pour la première fois en 1940. La solennité religieuse restait permise le dimanche dans l'octave de l'Ascension en vertu du décret général de 1913. La France était alors en guerre ; le gouvernement décida de célébrer la fête nationale le jour de la solennité religieuse, et l'une et l'autre furent célébrées le 5 mai 1940 : ce fut, à la veille de l'invasion, une journée de ferveur à la fois religieuse et patriotique. En 1951, on se référa au précédent de 1940 : la fête nationale fut, comme la solennité religieuse, célébrée le dimanche 6 mai. En 1967, le vent avait tourné, et même soufflé en tempête sur l'Église comme sur la société civile. La solennité de sainte Jeanne d'Arc avait disparu de la plupart des églises. Des démarches furent faites auprès des autorités civiles et religieuses en faveur de la célébration de la solennité et de la fête nationale le dimanche 7 mai. L'autorité civile se déclara incompétente ; l'autorité religieuse éluda la question. A l'échelon national, on passa la fête sous silence. On peut penser que, dans plus d'un cas, à l'échelon local, la fête nationale et la solennité religieuse furent célébrées en vertu d'un accord amiable entre un curé fidèle au culte de la sainte et une municipalité favorable.
En 1978, la situation s'est encore bien dégradée par rapport à 1967. Le missel de Paul VI aligne les six dimanches qui suivent Pâques sur le jour de Pâques lui-même ([^8]). Le dimanche qui suit l'Ascension, devenu « 7^e^ dimanche de Pâques », s'oppose à toute solennité. Seuls les prêtres fidèles à la messe de saint Pie V pourront célébrer la solennité de sainte Jeanne d'Arc le dimanche 7 mai 1978, et nous souhaitons qu'ils la célèbrent. Sans doute, la solennité est facultative.
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Mais les solennités sont concédées, non pour la dévotion personnelle du prêtre, mais pour le bien des fidèles (*in bonum fidelium*)*.* Une autre difficulté risque de surgir ici ou là : les chorales préfèrent chanter la messe du dimanche, parce qu'elle est d'un grégorien plus pur que celle de sainte Jeanne d'Arc. Cela est vrai. Mais faut-il faire passer une raison de pure esthétique avant la piété religieuse et patriotique ?
Quant à la fête nationale, on peut faire, sans illusions, des démarches auprès des autorités civiles. Si, en tel ou tel lieu, on dispose d'une municipalité bienveillante, on peut l'inciter à célébrer la fête nationale le 7 mai, même si aucune solennité religieuse n'est possible. A défaut de la municipalité, il existe des groupements patriotiques qui peuvent se charger d'organiser une cérémonie. Si, dans un même lieu, on dispose d'une messe de saint Pie V et de groupements patriotiques, alors c'est le cas de rétablir le jumelage entre la fête nationale et la solennité religieuse.
*Non fecit taliter omni nationi* (il n'a pas agi ainsi envers toutes les nations). Le curé de notre enfance répétait tous les ans cette phrase latine dans son panégyrique de sainte Jeanne d'Arc. Dans sa miséricorde, Dieu a suscité en faveur de la France une jeune fille de dix-sept ans pour redresser une situation politique et militaire désespérée ; une jeune fille qu'il avait formée, préparée à son exceptionnelle mission, en lui envoyant pendant quatre ans son archange saint Michel, chef des milices célestes, et deux vierges martyres. Ne soyons pas ingrats : célébrons chaque année la sainte à qui nous devons d'être restés catholiques et français.
Jean Crété.
Post-scriptum. -- Le nouveau calendrier, sous les espèces du « calendrier liturgique des diocèses de France, 1978 », diffusé par la Procure (ex-du clergé) ne mentionne plus aucune solennité de sainte Jeanne d'Arc.
115:218
### La Nouvelle Messe et le luthéranisme
par Louis Salleron
MICHAEL DAVIES me communique la traduction anglaise d'une conférence faite le 15 juin 1975 à l'Institut Dom Herwegen, de l'abbaye de Maria Laach sur « *La signification œcuménique des nouvelles prières eucharistiques de la liturgie romaine *». C'est une savante étude, pleine d'informations intéressantes sur les travaux liturgiques du luthéranisme, et d'une inspiration tout à fait œcuménique. L'attitude à l'égard de l'Église catholique est d'une grande ouverture, mais dans une perspective toute luthérienne, ce qui est bien normal puisque le conférencier, Ottfried Jordahn, est un pasteur luthérien.
Nous ne tenterons pas de résumer cette dense étude. Nous nous contenterons d'en citer quelques brefs passages.
On s'accorde très généralement sur le fait que les prières eucharistiques II-IV n'ont été qu'un commencement. De nouveaux développements font l'objet d'études multiples. Le fait que les nouvelles prières n'ont pas été publiées pour une période d'essai est interprété comme signifiant qu'on n'a voulu en faire qu'une solution provisoire. »
« Le développement qui a été officiellement inauguré pour les trois nouvelles prières eucharistiques -- un développement dans le progrès « est probablement presque partout maintenant irrésistible » -- fait luire des perspectives prometteuses d'ouverture œcuménique et de mutuel enrichissement. »
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(Dans des notes préparées par F. Schulz pour une conférence liturgique luthérienne du 15 mai 1972) « il est dit expressément que la révision liturgique protestante doit maintenant tenir compte de la structure de la messe romaine depuis que les nouvelles prières eucharistiques II-IV présentent « une structure qui correspond à la messe luthérienne ».
« ...Ainsi dans ma paroisse d'Hambourg, par exemple, nous utilisons régulièrement la prière eucharistique II, avec la forme luthérienne des mots de l'institution et en omettant la prière pour le Pape. »
(Dans la seconde partie de sa conférence, l'auteur montre les convergences œcuméniques qu'on peut discerner) « dans les trois nouvelles prières eucharistiques du missel romain ».
(Après avoir dit les points qui font encore difficulté -- le sacrifice, les intercessions -- l'auteur conclut) « A mon jugement, les nouvelles prières eucharistiques catholiques romaines témoignent d'une ouverture œcuménique de proportions surprenantes » et il émet le vœu « qu'au moins la prière eucharistique II -- sauf la forme des *verba testamenti* qui ne fait pas encore l'accord œcuménique -- soit partout autorisée dans l'Église luthérienne comme un signe de ce que nous tenons en commun ».
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Pourquoi faisons-nous écho à la conférence du pasteur Ottfried Jordahn ? Elle ne nous apprend rien de nouveau, sauf peut-être cet accord général qui existerait, selon lui, entre les experts, que les trois nouvelles prières eucharistiques n'ont été mises dans la Nouvelle Messe que pour donner le signal d'un renouvellement perpétuel en ce domaine. Voilà qui expliquerait pourquoi il y en a, en effet, tous les jours de nouvelles, sans parler de celles qui sont improvisées. Mais je dois dire que ce qui m'a donné l'idée de publier ces extraits c'est l'étonnement dont témoigne, ou feint de témoigner, Dom Oury quand je dis, avec tant d'autres, que l'intention des auteurs de la Nouvelle Messe en fait un rite œcuménique à dominante protestante ([^9]). Lui ne voit pas de différence, d'un point de vue catholique et face au protestantisme, entre l'ancien et le nouveau rite.
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Je ne comprends pas qu'on nie l'évidence. Nier que la Nouvelle Messe ait un but œcuménique, même si on lui en reconnaît d'autres, c'est nier l'évidence. La seule attitude admissible à ce point de vue est la suivante : « Oui, la Nouvelle Messe a un but œcuménique. Parce que sa structure et ses prières sont plus primitives que celles de la Messe de saint Pie V, les protestants peuvent l'accepter plus facilement. Ainsi, tout en restant catholique, elle aidera à la restauration de l'unité chrétienne. » Cette thèse peut se plaider. Elle constitue, avec ses connotations et ses conséquences diverses, ce que Dom Guéranger appelle « l'hérésie antiliturgique ». On s'en convaincra en relisant ses *Institutions liturgiques* dont j'ai donné de brefs extraits dans mon livre ([^10]) et dont on trouvera de bien plus longs passages dans la réédition partielle qui vient d'en être faite ([^11]). Peut-être Dom Guéranger avait-il tort, mais je ne vois pas comment on peut se réclamer de lui pour avancer des idées qui sont aux antipodes des siennes.
Cependant la thèse qu'on peut plaider en faveur de l'œcuménisme de la Nouvelle Messe est-elle solide ? Je ne le crois pas. J'ai donné les raisons de mon scepticisme dès la première édition de mon livre ([^12]), mais depuis lors les faits parlent d'eux-mêmes. Il est exact que la Nouvelle Messe s'est imposée partout, mais dans un contexte de subversion générale où la protestantisation de l'Église l'emporte largement sur la catholicisation du luthéranisme et de l'anglicanisme (pour ne parler que des deux secteurs du protestantisme les plus proches du catholicisme). L'unité espérée ne se réalise que dans de petits groupes, rares d'ailleurs, où la « célébration », se voulant plus proche encore des sources que les structures et les prières de la Nouvelle Messe ou des cènes protestantes, rompt avec toute forme qui puisse se prévaloir du nom de « liturgie ».
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En réalité, l'*unité catholique* est de plus en plus entamée par la variété des messes du nouveau rite, même quand elles ne sont nullement scandaleuses ; et l'*unité œcuménique* ne se réalise « à la base » que par la *suppression de la messe.*
Je donnerai deux exemples.
J'ai assisté à la télévision, au début du mois d'août dernier, à une messe du « Jour du Seigneur ». C'était donc la Nouvelle Messe, célébrée sans extravagance, avec un canon que j'imagine autorisé. C'était une messe chez les « Focolari ». Grande ferveur. Chants inconnus de moi, pas très beaux, mais plaisants à entendre parce que fort bien exécutés. Le spectacle était donc agréable et je ne doute pas qu'il ait été très édifiant pour les téléspectateurs. Mais enfin c'était une messe de petit groupe, une messe de « secte », qu'on ne pouvait retrouver nulle part ailleurs, sinon dans d'autres groupes de *focolari*. Sauf pour les adhérents de ce mouvement, d'ailleurs très sympathique, aucune « participation » -- puisque c'est le but visé -- n'était possible. Chaque petit groupe peut ainsi avoir « sa » messe, mais l'*unité catholique* est atteinte. Et bien sûr les *assemblées dominicales sans prêtre* n'ont qu'à recueillir ces *liturgies d'assemblée* pour que les célébrations continuent. C'est alors la messe elle-même qui disparaît, avec la disparition du sacerdoce.
Second exemple. Dans le numéro d'ITINÉRAIRES (n° 212, avril 1977) où j'ai récapitulé l'affaire des « messes œcuméniques » de Strasbourg, j'ai mentionné en note, p. 15, la « table ronde » qui eut lieu le 18 février sur le thème : « L'Eucharistie ; position des Églises... et la base ? ». La base était là, c'est-à-dire un certain nombre de catholiques et de protestants. Pour ne pas allonger mon article, je n'ai pas rendu compte de cette réunion. Mais un détail vaut la peine d'être rapporté. Quelques jeunes filles témoignèrent de l'activité de leur œcuménisme (lectures religieuses en commun, discussions, intercommunion, etc).
119:218
L'une précisa que dans son petit groupe (des infirmières, je crois), elles envisageaient (ou avaient déjà décidé ?) de se passer désormais de curés et de pasteurs, pour célébrer seules, ensemble, catholiques et protestantes, « l'eucharistie ». Retour aux sources intégral, comme on voit, -- malgré les avertissements qu'avait donnés Dom Guéranger puis, après lui, Pie XII dans son encyclique « Mediator Dei ».
Louis Salleron.
120:218
### Les martyrs de Lyon
*suite*
par Alexandre Troubnikoff
##### La persécution
Les anciens manuels d'histoire de l'Église comptent jusqu'à dix périodes distinctes de persécutions. Une étude approfondie oblige de constater que ce chiffre est trop schématique et même arbitraire. On a vu des périodes ([^13]) de poursuites systématiques (à partir du III^e^ siècle), mais aussi des périodes où le sang coulait en Orient, tandis qu'en Occident les chrétiens vivaient en paix, et à l'inverse, les chrétiens persécutés en Occident, mais non en Orient. De plus, que ce soit en Occident ou en Orient, de nombreuses persécutions sont restées très locales. Les deux premiers siècles en particulier montrent qu'il en est ainsi.
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De nombreux martyrs périrent à la suite de mouvements populaires. La puissance fabulatrice de la foule est immense et s'exerce volontiers dans le cadre de l'absurdité. L'opinion de ces masses réclame des responsables chaque fois qu'une calamité se produit -- ce qu'a bien compris Néron. Il y a aussi des accusations plus ou moins anonymes ou collectives qui conduisent les suspects « d'athéisme » devant les magistrats, dont on exige qu'ils sévissent. C'est ainsi que le préjugé populaire déborde le préjugé légal et le balaie comme un raz de marée. Tertullien, dans son Apologie, a écrit :
« Si le Tibre inonde, si le Nil n'inonde pas les campagnes, si le ciel est fermé, si la terre tremble, s'il survient une famine, une guerre, une peste, alors un cri s'élève aussitôt : *Les chrétiens aux lions. A mort les chrétiens. *»
Les juges disposent du droit de coercition qui permet de châtier immédiatement, et jusqu'à la peine de mort, les fauteurs de désordre public -- droit qu'utilisera Ponce-Pilate. Mais les chrétiens ne commettent pas de désordres. D'où l'embarras des magistrats.
122:218
C'est ainsi que Pline, gouverneur de Bithynie, envoie à Trajan (en 112) un rapport officiel ([^14]) dans lequel il demande des instructions sur ce qu'il doit faire avec les chrétiens chez lesquels il n'a rien trouvé de criminel. Et l'empereur, embarrassé, se trouve devant un dilemme : d'une part, il se méfie de l'attitude du peuple, mais d'autre part, l'ordre doit être maintenu et il ne faut pas irriter l'opinion publique.
C'est pourquoi, dans sa réponse, Trajan interdit de tenir compte des dénonciations anonymes, prescrit de laisser en paix ceux qu'on accuse d'être chrétiens mais qui assurent ne pas l'être, et de veiller à ce que les calomniateurs ne prennent pas prétexte du christianisme pour exercer leur brigandage. Quant aux chrétiens, la justice de l'empereur doit normalement les laisser en paix. Mais ceux qui seront dénoncés et maintiendront être chrétiens, qu'on les punisse.
Sous Hadrien, qui régna après Trajan, un autre gouverneur de province, Serenius Grananus, représenta à l'empereur ([^15]) que « c'était une chose injuste de faire mourir les chrétiens lorsque aucun crime ne pouvait leur être reproché, et uniquement pour complaire à une populace furieuse dont les cris menaçants intimidaient et entraînaient les juges ». Hadrien répondit par un rescrit « qu'à l'avenir il ne serait rendu aucun jugement contre eux, s'ils n'étaient convaincus des crimes dont ils auraient été accusés ».
Cet aspect juridique est important, car l'Empire romain se voulait géré par un Droit, une Justice sereine et impartiale. C'est ainsi que, par exemple, un juge interrogeant un chrétien lui donne un délai de trente jours pour réfléchir sur la réponse qu'il devra faire : s'affirmer chrétien ou apostasier. Le Droit romain, pas plus que les autorités chargées de l'appliquer, n'était imbu de fanatisme et l'habeas corpus, si bafoué de nos jours, était scrupuleusement garanti aux citoyens.
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Malgré cela, la haine des masses populaires ainsi que les intrigues des Juifs furent à l'origine de raz de marée qui, au cours des deux premiers siècles, firent couler beaucoup de sang chrétien.
Dès le début de son existence, l'Église a été victime de persécutions qui consistaient en arrestations ou en mises à mort. Les *Actes* nous en donnent de nombreux témoignages : devant le fait que chaque jour s'ajoutaient au groupe des chrétiens de nouveaux adeptes (*Actes,* II, 47), les prêtres juifs, excédés de ce développement, arrêtèrent, pour les relâcher ensuite, Pierre et Jean (*Actes,* IV et V, 17) et lapidèrent le diacre Étienne (*Actes,* VII, 54-60). Saul ravagea l'Église : « Allant de maison en maison et traînant hommes et femmes, il les livrait à la prison. » (*Actes,* VIII, 3.) Hérode Agrippa, « aventurier sans scrupules et politicien avisé... pour plaire aux pharisiens, leur donna des gages en maltraitant les chrétiens et en faisant exécuter saint Jacques, frère de Jean ». Et « voyant que cela plaisait aux Juifs », il fit encore prendre Pierre (*Actes, *XII, 1-3). C'est encore des Juifs qui, « ayant aperçu saint Paul dans le temple, jetèrent la confusion dans toute la foule et portèrent les mains sur lui en criant : Le voilà, l'homme qui enseigne à tous et partout contre le Peuple, contre la Loi et ce Lieu-ci » (*Actes, *XXI, 27-28).
A Rome, Suétone, dans les pages consacrées à Claude, relève que : « Il chassa de la ville les Juifs qui excitaient des troubles à l'instigation d'un certain Chrestos ([^16]). » Mais la première grande persécution sanglante eut lieu sous Néron au mois d'août 64. Suétone n'en dit que quelques mots : « Il sévit contre les chrétiens, espèces d'hommes livrés aux superstitions et aux sortilèges » (chap. XVI). Mais nous en avons d'autres témoignages. Dans la nuit du 15 août 64 débuta à Rome un gigantesque incendie qui dura cent cinquante heures, soit six jours et six nuits. Des quatorze régions (nous dirions aujourd'hui arrondissements) de la ville, quatre furent consumées entièrement, et des sept autres il ne restait que des pans de murs des maisons inhabitables.
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Une partie de ces régions était occupée par les marchands d'huile et d'étoffes, matières particulièrement combustibles. La cause de cet incendie est probablement accidentelle (Daniel-Rops), mais on ne peut exclure l'hypothèse d'une opération d'urbanisme. Ne lit-on pas chez Suétone : « Il traça un nouveau plan pour la structure des maisons de Rome, et fit bâtir à ses frais des portiques au-devant de chaque maison, afin que du haut de leurs plates-formes on put écarter les incendies » (Néron, XVI). L'incendie provoqua la colère du peuple. Cette colère « tordit les entrailles de Néron : il lui fallut trouver d'urgence une diversion. Les chrétiens la fournirent » ([^17]). Ce fait démontre l'évolution de l'opinion qui s'est développée de Claude à Néron : les chrétiens sont nettement distingués des Juifs. « Dès lors, il était tentant pour le pouvoir de prendre, comme bouc émissaire, le petit troupeau de chrétiens méprisés, calomniés par la voix du peuple, et dont, au surplus, il n'y avait rien à craindre. » On procéda à des rafles. On tortura afin d'obtenir, pour la forme, des dénonciations ou des faux témoignages. D'après Tacite, les prisons se remplissaient d'une vaste multitude. Pour Néron, peu importait le prétexte juridique. Il agit moins pour châtier que pour apaiser la foule irritée en lui désignant des coupables et en lui livrant les victimes. Des scènes atroces se déroulèrent dans le cirque et les jardins de Néron -- actuellement place Saint-Pierre. La persécution s'étendit à des communautés d'Asie, du Pont, de la Galatie, du Cappadoce et de la Bithynie. Saint Vital fut martyrisé à Ravenne ; saints Gervais et Protais, Celse et Nazaire, à Milan. Le martyrologe romain comporte trente prénoms de martyrs dans divers lieux de l'Empire, quarante-sept baptisés par saint Pierre dans la prison de Mamertine et, naturellement, « les innombrables martyrs accusés de l'incendie de Rome » ([^18]). C'est probablement sous Néron que périrent aussi les saints apôtres Pierre et Paul.
De 68, date de la mort de Néron, à 81, les empereurs se succèdent : Galba, Othon, Vitellius, Vespasien. Ils ne règnent que quelques années, voire quelques mois chacun. Nous n'avons pas de traces de persécutions massives. Néanmoins, c'est durant cette période que périssent saints Lin et Anaclet, premiers évêques de Rome.
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La révolte des Juifs en Palestine se place à cette époque. Cette révolte grondait depuis longtemps ; elle éclata en mai 66, lorsque le procurateur romain Florus préleva 17 talents dans le trésor du Temple. Les discordes intestines entre les chefs du mouvement révolutionnaire juif facilitèrent les représailles de Vespasien, puis de Titus. Celui-ci prit Jérusalem en septembre 70. Un grand nombre Juifs furent mis à mort et cent mille vendus comme esclaves. Les survivants se dispersèrent dans la diaspora, vers Rome en particulier, où rapidement ils parvinrent à se faire des situations en vue, jusque dans l'entourage de Vespasien.
En 81, Domitien accède au pouvoir qu'il conservera quinze ans. C'est un parvenu, âgé de trente ans. « Son enfance et sa première jeunesse furent exposées à la pauvreté et à l'infamie » (Suétone). De nature très soupçonneuse, il eut à faire face à une rébellion militaire de Saturnius sur le Rhin et à une autre de l'aristocratie (en 88). Ainsi, la noblesse, les Juifs et les chrétiens sont-ils pour lui autant de comploteurs.
Les chrétiens sont dangereux : n'attendent-ils pas le règne du Christ ? C'est ce qui pousse Domitien à faire rechercher en Palestine les parents du Christ, descendants du roi David. Cette recherche conduira à l'arrestation de deux paysans, petits-fils de l'apôtre Jude, cousin de Notre-Seigneur, qui devaient être ensuite relâchés.
« Épuisé d'argent par ses continuelles dépenses en bâtiments et en spectacles, et par l'augmentation des soldes des militaires..., il se mit à piller les morts et les vivants sans aucune retenue » (Suétone). La nécessité de trouver de l'argent l'amena à encaisser pour Jupiter l'impôt rituel des Juifs destiné au Temple. De plus, il étendit cette taxe à tous ceux qui menaient une vie judaïque. Les chrétiens refusèrent de payer cette taxe, car ils n'étaient pas juifs. Ainsi, n'exerçant pas un culte reconnu et refusant de payer un des impôts, ils sont considérés comme athées et de mœurs juives. D'où les persécutions qui devaient atteindre le consul Flavius Clément, Acilius Glabio et Flavie Domitille, personnages, très en vue à Rome. Saint Jean, malgré son âge, subit l'épreuve de l'huile bouillante. Beaucoup de chrétiens furent exilés.
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Des relations certaines -- procès-verbaux d'interrogatoires, entre autres -- nous sont parvenues sur de nombreux martyrs. Elles montrent toutes qu'au cours des II^e^ et III^e^ siècles, les persécutions étaient spasmodiques et inégalement suivies dans les divers pays de l'Empire romain. Ces persécutions faisaient suite soit à des dénonciations, soit à des mouvements populaires.
Sous Trajan périrent saint Ignace d'Antioche et ses compagnons Zosime et Rufus, saint Clément, saint Siméon de Jérusalem, sainte Eudoxie (à Héliopolis en Phénicie).
Sous Hadrien, à Rome, vers l'an 120, sainte Symphorose, veuve d'un tribun mort pour sa foi au Christ et ses sept fils. Sous Antonin le Pieux, saint Polycarpe à Smyrne (en 155) et douze chrétiens. A Rome, saint Janvier et ses compagnons ([^19]), saints Ptolomée et Lucius. Le cas de ces deux derniers martyrs est typique : un certain Ptolomée avait instruit dans la foi chrétienne la femme d'un Romain débauché auquel elle avait signifié le divorce. Le mari dénonce Ptolomée que le préfet Urbicus condamne au supplice. Lucius, assistant au jugement, proteste et s'étant révélé chrétien est aussi condamné. Ils sont fêtés le 19 octobre. Sous Marc Aurèle, à Rome en 163 ([^20]) ; le préfet Rusticus, saint Justin, apologiste chrétien, ainsi que Chariton, Evelpiste, esclave de César et originaire de Cappadoce, Hiérax, Péon, Libérien. Leur fête est le 1^er^ et le 14 juin. A Lyon, en 177 : les martyrs lyonnais ; à Rome encore : sainte Cécile, d'une des plus nobles et anciennes familles de Rome (la gens Caecilia). Sous Commode, à Carthage en 180, les douze martyrs seilitains, fêtés le 17 juillet (Speratus, Nortzalus, Cittinus, Verturius, Felix, Aquillinus, Loetantius, Januaria, Generosa, Vastia, Donata, Secunda).
Cette liste non exhaustive n'a pour but que d'évoquer des cas typiques de persécutions au cours des premiers siècles. On est poursuivi pour le seul fait d'être chrétien. Mais le « crime » d'être chrétien est un crime, bien particulier, puisque le pouvoir n'a pas à rechercher des chrétiens, et ces derniers, s'ils se rétractent, ne sont pas punissables.
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Ces poursuites et persécutions des chrétiens sont déroutantes : saint Paul, en résidence surveillée à Rome, est en contact continuel avec des chrétiens et aucun n'est poursuivi, n'est arrêté. Saint Ignace, enchaîné à « dix léopards » (ses gardes) a, à chaque étape de son voyage d'Antioche à Rome, des rencontres avec les chrétiens locaux. Il prêche, enseigne, écrit ouvertement des lettres, et là aussi, aucune poursuite n'est exercée envers ces chrétiens. Aucun n'est arrêté ni interrogé.
Avec Septime Sévère, la persécution devient systématique en vertu d'un édit de 202 qui interdit les conversions à cause de l'opposition des Juifs ou des chrétiens au culte divin rendu à l'empereur. Les convertis et ceux qui les ont convertis doivent être poursuivis. Le christianisme devient une affaire d'État, il sera pourchassé avec méthode et rigueur, il ne s'agit plus comme avant d'une affaire de superstition ou de « mauvaises mœurs ».
On peut souligner à ce propos une analogie avec la persécution religieuse en URSS de 1917 à nos jours. Lors des premières années de la prise du pouvoir par les communistes, l'Église fut persécutée parce qu'elle représentait une certaine morale et un certain ordre social. Actuellement, tous ceux qui font du prosélytisme sont punissables et l'Église est asservie, car son enseignement est opposé au culte officiel, le marxisme-léninisme.
Pour terminer ce chapitre, indiquons à titre de curiosité qu'en 1885 paraissait un ouvrage de P. Hochart : *Études au sujet de la persécution des chrétiens sous Néron* (aux édit. E. Leroux, Paris), dans lequel l'auteur réfute la présence des Juifs à Rome (qu'allaient-ils y faire et comment y sont-ils arrivés puisqu'ils n'avaient pas de flotte ?), la présence et l'importance des chrétiens à Rome et le fait même de leur persécution.
##### La Gaule romaine et chrétienne
La résistance gauloise à la conquête romaine s'était soldée par « au moins un million de victimes, morts, mutilés, captifs ou proscrits » ([^21]). Les hauts lieux de cette résistance avaient été Alésia et Uxellodunum (dans le département du Lot, près de la ville de Martel).
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Mais après s'être montrée cruelle au cours de la guerre, Rome s'appliqua à gagner à elle les vaincus, se présentant non comme un pouvoir oppresseur mais comme garant de libertés quotidiennes. La « paix romaine » signifiait la fin des guerres entre les cités, et des révolutions perpétuelles. Les Gaulois acceptèrent facilement le triomphe et la domination des Romains vainqueurs. Pour eux, devenir romains n'était pas obéir à un maître étranger, mais accéder à une vie supérieure ; c'était, selon l'expression actuelle, une promotion sociale.
Sous les Antonins au II^e^ siècle, la Gaule est pleinement romaine, surtout la Gaule Narbonnaise. En effet, nous ne connaissons qu'une tentative de révolte, en 21 avant J.-C., et une autre en 68 après J.-C. ; encore cette dernière ne visait-elle pas à l'indépendance, mais au renversement de Néron en faveur de Sulpicius Galba, légat de l'Espagne extérieure. Par contre, dès l'époque de la guerre civile romaine, la Gaule donnait à César des archers, des cavaliers et des fantassins. Une légion gauloise « des alouettes » fut formée, dont les quatre ou cinq mille soldats reçurent la citoyenneté romaine.
Les territoires conquis par l'Empire romain se divisaient soit en protectorats, soit en provinces. La Gaule comptait au II^e^ siècle quatre provinces. La plus anciennement occupée, la Gaule Narbonnaise ou Cisalpine (ou encore simplement la Provinca), s'étendait du sud-est de la Garonne aux Alpes et de la Méditerranée à Lyon. Elle avait un Sénat et était administrée par un proconsul. Province privilégiée des colons italiens, la Narbonnaise était à tel point romanisée que Pline l'Ancien (I^er^ siècle) put écrire à son sujet : « ...pour tout dire d'un mot, ce n'est pas une province, mais l'Italie ».
La Lyonnaise en était un prolongement. Hospitalière aux latins et aux orientaux, la ville de Lyon comptait de nombreux monuments publics et une garnison de douze mille hommes.
L'Aquitaine s'étendait des Pyrénées à la Loire, et la Belgique regroupait les petits États d'entre le Rhin et la Loire, la Marne, la Saône et le Rhône.
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Ces trois provinces étaient administrées par des légats. L'Aquitaine et la Belgique, moins romanisées, s'entendaient nommer Gaule « chevelue ».
Venons-en à la Gaule chrétienne ([^22]). On s'est posé la question de savoir si saint Paul était allé en Espagne et avait abordé la Gaule. Dans son *Épître aux Romains* rédigée vers 59, lors de son séjour à Corinthe, il écrit :
« ...Maintenant, n'ayant plus rien qui me retienne dans ces contrées, et ayant depuis plusieurs années le désir d'aller vers vous, j'espère vous voir en passant, quand je me rendrai en Espagne (...). Dès que j'aurai terminé..., je partirai pour l'Espagne et je passerai chez vous. » (XV, 23-28.)
A-t-il accompli ce voyage ? Nous n'en avons aucun témoignage. Mais il est certain que dans le cas où ce voyage aurait eu lieu, qu'il se fit par terre ou par mer, Marseille et Narbonne en eussent été des escales obligatoires. Saint Clément, pape vers 96, écrit dans sa *Lettre aux Corinthiens* ([^23]) que « Paul... après avoir enseigné la justice au monde entier et atteint les bornes de l'Occident... » Or les « bornes de l'Occident », c'est Gibraltar. Le fragment de Murutori (vers 180) confirme le voyage. Les « Actes (dits) de Pierre », rédigés vers 190, y font allusion. Quoi qu'il en soit, si lui-même n'est pas venu ou passé par la Gaule, on peut se demander si son disciple Crescens n'y est pas venu.
Dans la II^e^ épître à Timothée, saint Paul écrit, avec une pointe de regret et de désappointement, qu'il a été abandonné par son entourage (II *Tim.,* IV, 9-10)
« Démas m'a abandonné, par amour pour ce siècle... Crescens en Galatie ; Tite en Dalmatie » ([^24]). Le mot de « Galatie » a provoqué de nombreuses discussions qui portaient sur le fait de savoir comment lire exactement le pays où s'est rendu Crescens.
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Le codex Sinaiticus (en grec) comporte Gallia, c'est-à-dire Gaule. Pour saint Épiphane, archevêque de Salamine en Chypre (310-403), Eusèbe, évêque de Césarée en Palestine (fin III^e^ -- milieu IV^e^ siècle) et Théodore, évêque de Cyr en Syrie (387-458), il s'agit de la Gaule. Par contre, les éditions actuelles des Bibles entendent par « Galatiam » la Galatie en Asie Mineure. Il nous semblé que la Gaule est très plausible surtout si l'on pense à quel point elle est proche de Rome et si l'on considère que le christianisme était présent en Gaule dès le II^e^ siècle. Enfin, indiquons que la « Traduction œcuménique de la Bible » (Édit. Cerf et Bergers et Mages, Paris 1975) comporte la note suivante concernant Crescens parti pour la Galatie :
« Sans doute la Gaule. Au temps de Paul et jusqu'au II^e^ siècle, les écrivains de langue grecque désignaient la Gaule par le terme de Galatie. Lorsqu'ils parlaient de la Galatie proprement dite, ils précisaient : la Galatie qui est en Asie. »
Tout en n'acceptant pas toute cette traduction « œcuménique », il nous semble que dans ce cas précis la note concernant la Galatie peut être prise en considération.
J. Colson, dans son ouvrage sur *Lyon, baptistère des Gaules,* écrit :
« S'il faut faire la part de l'anachronisme et de la légende, cependant, ces vieilles traditions locales ne sont pas forcément sans aucun fondement. C'est, selon le mot de Victor Hugo, « *l'histoire écoutée aux portes de la légende *» ([^25]). »
Par saint Paul ou par Crescens, la semence chrétienne fut déposée en Gaule dès le I^er^ siècle. Le terrain était propice car déjà « les ancêtres des Gaulois étaient des hommes religieux et ils ont transmis cette religiosité à nos ancêtres les Gaulois » ([^26]) (G. Goyau). A l'époque de la conquête romaine, les Gaulois avaient un clergé organisé, hiérarchisé et une notion philosophique de l'au-delà, toutes choses qui les préparaient peut-être à recevoir la foi chrétienne.
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Si le premier document authentique et indiscutable concernant le christianisme en Gaule est la lettre des Lyonnais à leurs frères dans la foi en Asie, on doit tenir compte aussi des traditions que parfois d'ailleurs des découvertes archéologiques viennent appuyer.
Au milieu du I^er^ siècle, la foi des chrétiens romains était connue dans le monde entier, comme l'affirmait saint Paul dans son *Épître aux Romains.* Sachant les rapports étroits qui existaient entre Rome et la Gaule Narbonnaise, on peut penser que Marseille a eu un noyau chrétien dès le I^er^ siècle ([^27]). En 1837, lors des travaux exécutés dans le bassin de carénage, on a trouvé une plaque mutilée comportant l'épitaphe de deux martyrs chrétiens, Volusien et Fortunat, qui ont subi le supplice du feu, épitaphe que le professeur P. Kovalevsky date de 120. A La Gayole (canton de Brignoles-Var), parmi d'autres sarcophages qui y furent découverts, Edmond Le Blant a remarqué celui d'un préfet du prétoire des Gaules, Ennodius Felix, sarcophage chrétien reconnaissable aux emblèmes sculptés sur une de ses faces et qu'il a daté du II^e^ siècle.
Le professeur P. Kovalevsky s'est livré entre les deux guerres à des investigations personnelles en Provence pour retrouver les traces du christianisme en Gaule dès le I^er^ siècle ([^28]). Nous faisons nôtres ses conclusions, en les complétant par endroits des résultats de nos propres recherches.
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« La Gaule Narbonnaise et surtout la région de Marseille ont été toujours en rapports très suivis avec l'Orient. Colonies grecques dès le VI^e^ siècle avant J.-C., Marseille, Antibes, Fréjus, Nice et Narbonne ont été également en relations avec la côte phénicienne, l'Égypte et le sud de l'Italie. »
En 1933 ([^29]), à la suite de photographies prises d'avion par le Dr Beaucaire, un oppidum hellénique du VII^e^ siècle avant J.-C. fut découvert à Saint-Blaise (commune de Saint-Mitre près d'Istres, Bouches-du-Rhône). Il est probable que le christianisme avait atteint les côtes méditerranéennes de la Gaule à la même époque que l'Italie, c'est-à-dire vers le milieu du I^er^ siècle. D'autre part, les persécutions des chrétiens par les Juifs dans les années qui suivirent la Pentecôte ont été assez violentes et dirigées surtout contre ceux qui avaient été les témoins de la mort et de la résurrection du Seigneur. Or nous savons que les Saintes Femmes Myrophores portaient partout le témoignage de la foi dans le Sauveur Ressuscité. Il est donc probable que celles qui furent les plus proches du Sauveur ont dû quitter la Palestine et chercher refuge là où il n'y avait pas de communautés juives de la dispersion. La tradition de l'Église parle d'un voyage de sainte Marie-Madeleine en Occident, de sa visite en Italie et de sa présence à Rome au temps de Tibère.
Il est à remarquer que les documents écrits sur l'activité des douze apôtres nous manquent presque entièrement, mais personne ne nie qu'ils aient visité plusieurs pays éloignés et porté la Bonne Nouvelle jusqu'aux limites de l'Empire. En dehors des voyages de saint Paul, nous ne pouvons que nous fonder sur la tradition de l'Église pour parler de l'œuvre missionnaire des disciples du Sauveur. Or la tradition française dit que vers la fin des années 40 du I^er^ siècle (selon certains en 46 et même 43), un des soixante-dix disciples du Seigneur, saint Trophime, originaire d'Éphèse ([^30]), parent de saint Paul et élève de saint Pierre, évangélisa la partie méridionale de la Provence et s'établit dans la ville d'Arelatum (Arles).
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Il apporta avec lui des reliques de saint Étienne, premier martyr. La communauté chrétienne qu'il avait fondée se réunissait dans une maison mise à leur disposition par le préfet de la ville. Sur l'emplacement de cette maison fut construite l'église Saint-Étienne qui devint, par la suite, basilique Saint-Trophime. Il y a eu une deuxième église autour de laquelle se forma bientôt un cimetière chrétien important. La renommée de ce cimetière béni de Dieu fut si grande que des chrétiens de toute la Gaule voulaient y être enterrés. Cette nécropole unique au monde par le nombre de ses chapelles et monuments funéraires resta presque intacte jusqu'au commencement du XIX^e^ siècle où l'on s'y intéressa pour des raisons d'urbanisme. Les sarcophages furent pillés, le chemin de fer PLM ([^31]) acheva la ruine du cimetière. Pour faire place au remblai et aux rails, on détruisit une vingtaine de chapelles et des centaines de sarcophages.
Saint Trophime resta durant quarante années à la tête des chrétiens d'Arles et s'éteignit paisiblement en 86 au village de Montmajour. La tradition dit qu'il reçut chez lui sainte Marthe quand elle vint à Tarascon pour évangéliser le pays...
Si nous quittons Arles par le faubourg de Trinquetaille de l'autre côté du Rhône et que nous traversons la Camargue, nous arrivons au village des Saintes-Maries-de-la-Mer, où, selon la tradition, auraient accosté sainte Marie-Salomé et saintes Marie et Marthe, sœurs de Lazare. Sainte Marthe s'en alla plus au nord pour se fixer à Tarascon, tandis que les deux Maries et leur servante Sara, une bohémienne, passèrent les dernières années de leur vie aux Saintes-Maries. La basilique, qui renferme les reliquaires en bois des saintes, ressemble extérieurement à une maison fortifiée. Elle est à trois étages. La crypte comporte la tombe de Sara.
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C'est vers cette tombe que se dirigent tous les ans les bohémiens des différents pays et des pèlerins -- Arlésiennes et gardians. Le pèlerinage de 1948 rassembla autour de Mgr Roncalli, nonce apostolique, de quarante à cinquante mille fidèles. (*Époque,* quotidien de Paris, 26-5-1948.)
A l'étage du milieu se trouve un puits miraculeux ; c'est là que sont exposés deux fois par an les reliquaires des saintes femmes, en bois polychrome, qui sont conservés à l'étage supérieur dans une toute petite chapelle. Les documents les plus anciens concernant le culte des Saintes-Maries remontent au VI^e^ siècle, quand le grand évêque d'Arles, saint Césaire, légua une partie de ses terres pour l'entretien de la basilique. D'autre part, on a trouvé dans les documents anciens des traces d'exemptions d'impôts pour les habitants du lieu. Enfin, l'importance des Saintes était telle que les juges de Tarascon étaient obligés de s'y déplacer pour y rendre la justice, et les comtes de Provence entretenaient une garde pour défendre le pays contre les pirates.
Un peintre russe de renom, Prianichnikoff, qui passa de nombreuses années aux Saintes, y ramassa un nombre important d'objets et de monnaies romaines du I^er^ et du II^e^ siècle, qui témoignent que la localité attirait dès cette époque beaucoup de monde. Nous pouvons donc estimer que la tradition d'après laquelle le sol de la France a reçu la Bonne Nouvelle dès le temps apostolique repose sur des bases solides.
On peut encore évoquer le cas, très discuté, de saint Martial. Certes, Griffe le cite comme évêque de Limoges au III^e^ siècle ([^32]). Mais « à en croire les vieilles chroniques, saint Martial né à Rama près de Bethléem serait venu à Rome où il fonda un oratoire souterrain à Sainte-Marie de Latran. Compagnon de saint Pierre, il fut désigné par celui-ci pour répandre la lumière chrétienne, et après être passé en Toscane... il se rendit à Ravenne, puis dans les Gaules... » ([^33]).
A Marseille même, la crypte de l'église Saint-Victor comporte aussi une chapelle taillée dans le roc et des catacombes.
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Une chose est certaine : les légendes ou les dits présentés comme des légendes ont tous un fondement historique. De nombreux travaux de terrassement qui se font de nos jours (constructions d'immeubles ou parkings souterrains) ouvrent d'ailleurs de nouveaux horizons en dégageant des vestiges archéologiques. De sorte qu'il est absurde de rejeter catégoriquement l'existence du christianisme aux I^er^ et II^e^ siècles en Gaule. Dans le contexte de l'époque, considérant l'ardeur missionnaire des premiers chrétiens, le nombre d'orientaux se trouvant dans les Gaules Narbonnaise et Lyonnaise à la fin du I^er^ et au début du II^e^ siècle, les liaisons étroites existant entre Rome et les Gaules, les nombreux vestiges archéologiques, l'existence de communautés chrétiennes dans la Gaule des temps apostoliques est plus que probable et quasiment certaine.
##### L'amphithéâtre des trois Gaules
C'est à Lyon que s'est manifestée ouvertement et historiquement d'une façon indiscutable, en 177, la chrétienté gauloise.
La ville de Lyon a plus de deux mille ans d'existence ([^34]). Des fouilles entreprises en 1974 sur les flancs de la colline de Fourvière (le long de la rue des Farges) ont révélé l'existence d'un quartier d'habitation créé à la fin du I^er^ siècle avant J.-C. Ces fouilles ont mis à jour de grandes maisons et des habitations modestes, les unes comme les autres aux murs peints, des boutiques et entrepôts, des caves dans lesquelles les chercheurs ont trouvé de nombreux objets : céramiques (près d'une tonne), lampes, monnaies, médaillons, objets en or. Les monnaies s'échelonnent de la fin du II^e^ siècle avant J.-C. à la fin du II^e^ siècle de notre ère. Ainsi, grâce à la découverte du théâtre de l'Odéon, des vestiges de monuments publics ainsi que du quartier d'habitation, nous avons la preuve de l'importance de la ville appelée Lugdunum.
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Ce quartier fut abandonné à la fin du II^e^ siècle après J.-C., on ignore pourquoi, et les archéologues sont frappés en constatant que l'abandon semble avoir été organisé, que tout ce qui était récupérable a été effectivement récupéré. Mais au-dessus de ce quartier, les fouilles ont dégagé de nombreux monuments démontrant l'importance de la ville ; « centre de la Gaule » (Strabon), « ombilic éternel de la Gaule entière » (C. Jullian), « carrefour de routes des trois grands axes naturels » (sud, nord et est), Lyon « permet la liaison avec la Méditerranée au sud, le Rhin et la Seine vers le nord, le Danube vers l'est. La Loire est toute proche qui conduit à l'Atlantique, et les cols des Alpes ouvrent les routes vers l'Italie et Rome » ([^35]).
En face de Fourvière, sur l'autre colline, celle qui domine le Rhône, appelée Candate (actuellement la Croix-Rousse), un grand autel en l'honneur de Rome et Auguste est érigé en l'an 12 avant notre ère par les chefs des tribus gauloises. C'est près de cet autel que fut découverte une plaque de bronze, hélas brisée, dite « Tables Claudiennes » (d'où le nom de la rue actuelle), comportant le texte du discours de l'empereur Claude prononcé en 43 après J.-C. Et c'est là qu'en l'an 19 de notre ère fut construit l'amphithéâtre lyonnais dédié à l'empereur Tibère.
Dans les années qui précédaient 1958, lorsque les cachets postaux qui oblitèrent les lettres venant de Lyon comportaient la mention « Lyon a 2000 ans », bien peu de chrétiens de France étaient capables de se souvenir que c'est à Lyon que s'est levée « l'aurore sanglante du christianisme en Gaule », et personne n'aurait su dire où s'était déroulée la geste des martyrs lyonnais ([^36]).
Dès 1947, encouragé par S. E. Mgr Nathanaël, à cette époque évêque d'Europe occidentale de l'Église orthodoxe russe hors frontières, nous nous sommes attaché à nous documenter sur ces martyrs et, naturellement, sur le haut lieu où ils avaient souffert. L'ouvrage de M. Chagny, inspecteur de la Société française d'archéologie, s'achève sur des suppositions :
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« Si ce n'est point sur le versant de la Croix-Rousse... des fouilles plus étendues nous renseigneront sur le problématique amphithéâtre... ([^37]) » M. Audin, conservateur du Musée archéologique de Lyon, tenait, quant à lui, pour la Croix-Rousse et pour le square appelé Jardin des Plantes.
Grégoire de Tours affirme que « le lieu où ils ont souffert s'appelle Ainay, c'est pourquoi quelques-uns (les martyrs de 177) ont été appelés les martyrs d'Ainay ». Cette affirmation devait donner lieu à la naissance d'une fête « des Merveilles » : descente nautique de la Saône et processions religieuses qui se terminaient à l'église Saint-Martin d'Ainay ([^38]).
Pourtant, un voyageur polygraphe, Siméoni, dessina en 1559 les ruines d'un grand édifice de pourtour elliptique, sur la Croix-Rousse. Cette tradition existait sous Louis XIV. Au début du XIX^e^ siècle, l'archéologue Millin « confirmait de visu l'existence de ruines dans un clos de la Croix-Rousse, devenu par la suite pépinière départementale, propriété privée et enfin citernes, recouvertes par le Jardin des Plantes ». En 1818, des sondages en cet endroit mirent à jour des inscriptions de places réservées à certains peuples des Gaules. Les travaux d'érection de citernes exécutés entre 1854 et 1860 confirmèrent l'opinion de ceux pour qui l'amphithéâtre devait se trouver à cet endroit.
Renan, en 1881, adhéra à cette opinion. Mais en 1936, A. Chagny estimait que « tant que les fouilles ou, tout au moins, des sondages méthodiques ne nous auront pas convaincus, il est permis de refuser -- provisoirement -- de souscrire à l'avis de Renan ».
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Vers 1887, des fouilles sommaires dans un terrain des Minimes (sur les flancs de Fourvière) permirent d'affirmer que l'amphithéâtre était découvert ([^39]). La thèse eut des adeptes, quoique la présence de l'amphithéâtre en ce lieu fut en contradiction avec les Actes des martyrs de Lyon, d'après lesquels « les cadavres des martyrs furent exposés à toutes sortes d'outrages... pendant six jours ; après quoi on les brûla et réduisit en cendres... que les impies jetèrent au *Rhône,* le *fleuve qui coule près de là *»*.* Or *la colline de Fourvière est baignée par la Saône.*
Ces fouilles, à l'époque, ne furent pas poursuivies. Reprises en 1933, elles dégagèrent un théâtre et un odéon. Ni l'un ni l'autre ne se prêtaient à un combat de bêtes et aux « jeux » qui se déroulaient à l'amphithéâtre des trois Gaules. Il fallait chercher ailleurs.
Le ciel daigna participer à la commémoration du bimillénaire de Lyon en lui donnant « le plus beau cadeau que les temps passés pouvaient offrir ».
En effet, au début de l'année 1957, des sondages sur les flancs de la Croix-Rousse dégagèrent les vestiges d'un podium, et, le 11 janvier 1958, un ouvrier découvrit la dalle d'authentification. Cette dalle portait l'inscription « Amphitheatrum Caesaris Augusti. Sacerdos Rom. et Aug. » (*L'Écho-Liberté,* quotidien lyonnais, n° du 18/19 janvier 1958).
Si la coïncidence de la découverte de la dalle avec les fêtes du bimillénaire était un effet du hasard, les fouilles de la Croix-Rousse résultaient d'un long et méticuleux travail d'érudits et d'archéologues. L'honneur en revient au professeur Quet de l'École des Hautes Études à Paris, ancien professeur à la Faculté des Lettres de Lyon, à M. Pradel, alors chargé des Beaux-Arts et à M. Amable Audin, directeur des chantiers archéologiques de Lyon. Ils avaient remarqué que les plans et notes des savants du XIX^e^ siècle signalaient des vestiges antiques à l'endroit occupé par l'actuel Jardin des Plantes, et délimité par la rue des Tables Claudiennes, la rue Burdeau et le funiculaire de la Croix-Rousse. Ce jardin recouvrait le vaste réservoir d'eau édifié en 1854 et inutilisé depuis 1862, à cause des crevasses qui s'y étaient formées. C'est là, d'après eux, qu'il fallait chercher.
L'État et la ville de Lyon accordant, chacun pour moitié, leur participation aux frais des fouilles, une équipe fut détachée du chantier de Fourvière et, le jeudi 13 décembre 1956, les travaux commencèrent sur une pelouse, à l'extérieur du réservoir.
139:218
Le 18 du même mois, on découvrit un vestige de maçonnerie qui fut identifié comme la paroi du canal s'étendant en avant du podium. On suivit ce canal sur quelques mètres, pour pratiquer ensuite trois autres sondages, cette fois à l'intérieur du réservoir. Il fallut percer au marteau-piqueur une épaisse couche de béton et s'enfoncer profondément dans la terre. Le deuxième sondage révéla à 4 m 50 sous le sol du réservoir la suite du canal bordant l'arène, puis extérieurement à l'arène, les vestiges du podium. Les troisième et quatrième sondages mirent à jour le podium lui-même et la maçonnerie de la cavea. Ces quatre sondages permettent d'ores et déjà de tracer le plan de l'amphithéâtre. Ce plan tracé en surimpression du plan actuel de la ville montre que près de la moitié de l'amphithéâtre et presque toute l'arène se trouvent être sous le réservoir, inutilisable depuis un siècle, et sous le jardin.
Des infiltrations d'eau firent cesser les fouilles à plusieurs reprises. Toutes les fois, le service de voirie de la ville se fit un devoir d'assécher les lieux fouillés, afin de permettre la poursuite des travaux de recherche. Et c'est ainsi que furent retrouvées les énormes dalles portant, en lettres de 25 cm, l'inscription authentifiant l'amphithéâtre.
(*A suivre.*)
Alexandre Troubnikoff.
140:218
### Aberration de la justice humanitariste
par Paul Bouscaren
ON SAIT notre existence corporelle soumise à la nécessité physique, on ne prétend pas à la liberté de sortir aussi bien par une fenêtre au sixième étage que par la porte au rez-de-chaussée ; il faut savoir que notre vie humaine, elle aussi, a ses conditions nécessaires, que la liberté ne méconnaîtra pas sans une folie réellement comparable, encore que moins évidente. Que nous dit-on volontariste, sinon de prétendre commander au réel sans lui obéir ?
La société des hommes est une condition nécessaire de la vie humaine, il n'y a de vie humaine possible à aucun des hommes que dans et par son existence sociale, l'homme n'existe que dans et par l'ensemble réel des hommes qu'est la société ; les droits de l'homme en tant qu'homme ne peuvent définir qu'un ensemble axiomatique des hommes.
La vie des hommes en société a elle-même ses conditions nécessaires, en premier une autorité souveraine donnant au corps social la tête sans laquelle impossible aux individus de se comporter comme les membres de ce corps. Ce que peut être et ce que doit être le rapport de la liberté chacunière avec la réalité sociale, il faut en juger par ce qu'il en est, trop manifestement, de la même liberté quant à la langue : comme elle est capable de mettre mal en point ce qu'elle a dû recevoir pour l'avoir, incapable de se le donner.
141:218
Respecter la liberté de l'homme est le respect de l'homme lui-même dans la mesure où l'homme use de sa liberté en homme qui se respecte, ou non ; et ce non est aisé, au contraire de ce oui. En usant de sa liberté, l'homme se respecte lui-même ? Oui, en ce sens que l'humaine action doit être libre ; mais l'action libre peut être, inhumainement, contraire au respect de soi-même et des autres ; il y a donc équivoque, et voilà dans quelle équivoque la démocratie respecte les hommes en respectant la liberté de l'homme selon le droit, sans égard au fait que les hommes en abusent (péchés) au point de s'en rendre plus ou moins incapables (vices), à l'exception d'une incurable minorité (saints).
Même à supposer les hommes égaux de tout point, leur besoin social exigerait d'inventer l'inégalité sociale sans quoi pas d'organisme social et pas de vie sociale.
Donc, dualité de l'homme et du citoyen, et l'on ne peut dire, pour celui-ci, « liberté, égalité, fraternité », qu'en dépendance de *nécessite, société, autorité,* sous peine de voir, et nous le voyons, l'humanité se détruire avec une liberté niant la nécessité, une égalité niant la société, une prétendue fraternité niant l'autorité.
*N.B. contre l'ouverture de l'Église à l'aberration du libéralisme.* Le droit à la liberté n'est comparable à aucun autre, étant pour chacun le droit d'être soi, ce qui s'entend absolument. Le malheur veut que l'absolu n'échappe pas à l'équivoque : absolu de Dieu et du droit de Dieu sur l'appartenance personnelle de chacun à Dieu ; absolu de la liberté humaine comme le droit de propriété de son être humain par tout individu humain. L'absolu du droit de Dieu est celui de la liberté chrétienne dans sa vérité qui est la Vérité ; l'absolu de la liberté humaine, -- non seulement est anti-chrétien, mais, aveugle aux réalités de l'humaine condition, il ne peut aboutir qu'à l'anarchie et à l'absolutisme totalitaire. L'Évangile est absolument personnel selon que c'est à chacun d'avoir la foi et de vouloir être avec Jésus-Christ (Matthieu, 10 % 32-39) ; mais Jésus-Christ est l'unique et le même salut pour tous (Jean, 3/16), vouloir être avec Jésus-Christ veut être avec tous pour le salut de tous, ensemble et non isolément ; l'Évangile est donc social comme il est Jésus-Christ, et il est Jésus-Christ en son Église.
**Quelle justice chrétienne ?**
Il y a certainement une justice évangélique : Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés.
142:218
Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux.
Car je vous le dis : si votre justice ne surpasse celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez point dans le Royaume des cieux.
Gardez-vous bien de pratiquer votre justice aux regards des hommes pour en être remarqués ; autrement, point de récompense pour vous auprès de votre Père du ciel.
Cherchez d'abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. (Matthieu, 5/6,10, 20. 6/1,33. Etc.)
Comment pratiquer la justice, Notre-Seigneur le dit sur exemples, lesquels ? L'aumône, la prière, le jeûne (Matthieu, 6/1-18). Ajoutons à cela une parabole bien connue, et mal connue, (Luc, 18), celle du pharisien assuré d'être un juste, et du publicain (justifié en s'abaissant, on y regarde beaucoup moins). Bref, il s'agit de s'acquitter envers Dieu selon Dieu, en esprit et en vérité ; il s'agit de pouvoir dire avec Jésus-Christ : je fais toujours ce qui plaît à mon Père du ciel (Jean, 8/29).
Nous voilà loin de la justice du lecteur actuel de l'Évangile ; mais, remarquons-le, cette justice-là se trouve dans la Bible, c'est la justice de Dieu envers les hommes, selon que les hommes, eux, pratiquent ou non la justice religieuse qu'ils doivent à Dieu. Ainsi, la justice évangélique est tout autre chose que la justice au sens courant de ce mot ; vient alors le problème des relations à reconnaître entre les deux justices, dans la vie des chrétiens, disons plus précisément : dans la vie des hommes pour qu'elle soit chrétienne, et c'est-à-dire à la suite de Jésus-Christ ; qu'en est-il donc des deux justices dans la vie du Sauveur ?
Se conduire avec les autres comme l'on désire qu'ils se conduisent avec nous (Matth. 7/12 ; Luc, 6/31), cette règle d'or n'a rien d'évangélique sans les raisons de l'Évangile d'en faire une règle ; aucune règle n'est l'Évangile, et pas davantage l'ensemble des règles qui s'y trouvent, que par les raisons de l'Évangile d'agir de la sorte. Quelles raisons de l'Évangile, sinon celles qui font premièrement la prière du Seigneur, et qui font du Seigneur lui-même, selon saint Vincent de Paul, « le religieux de son Père » ? Dieu est notre Père céleste, que son Nom soit sanctifié, que son Règne arrive, que sa Volonté soit faite sur terre comme au ciel... Raisons pas, du tout modernes, omises à mesure par la subversion d'un amour des hommes en tant qu'hommes, ce n'est pas l'Évangile, d'un culte de l'homme, c'est moins encore l'Évangile.
143:218
Un culte de l'homme suppose l'homme en gloire divine ; l'Évangile de Jésus-Christ, c'est le Fils de l'homme qui doit, pour entrer dans sa glaire, souffrir et mourir sur la croix (Luc, 24/26), aimant les siens jusqu'à la fin (Jean, 13/1), mais les siens ne l'ont pas reçu (Jean, 1/11).
Il y a une théologie chrétienne, une philosophie chrétienne, un art chrétien, il n'y a pas de théologie, de philosophie, d'art, qui soit le christianisme même, au contraire de la justice chrétienne qui est le christianisme même, à ne pas confondre misérablement avec une justice chrétienne à l'instar de la théologie chrétienne, de la philosophie chrétienne, de l'art chrétien ; justice chrétienne tout autre, celle-là, qui existe aussi, et qu'il faut aussi, mais en conséquence et non par l'essence du christianisme.
La justice au sens humain du mot emporte, et de *faire droit* à chacun, et, par une suite indispensable, de *faire justice* des actions et des personnes injustes ; pour le bon sens et pour l'Évangile, cela ne se peut qu'au point de vue social, supposant la loi sociale, non le point de vue personnel de l'Évangile. Le regard de l'Évangile sur les hommes, c'est le regard concret qui est le nôtre sur les personnes avec qui nous vivons, avec qui nous sommes en relations personnelles ; auquel cas, dire tel ou tel caractère des gens ne parle pas, du coup, de telle ou telle classe ou catégorie ; non, il s'agit d'un tel, en qui se trouve tel aspect, telle conduite, tel acte a tel moment... Ainsi, la première Béatitude, c'est : « heureux ceux-là qui sont pauvres en leur esprit, ceux-là ont à eux le Royaume des cieux », à l'opposé de : « malheur à vous qui êtes riches, car vous avez, vous, avec votre richesse, votre consolation » (autant dire, bibliquement votre messie sauveur).
Au point de vue de l'Évangile, suffit, pour la charité divine, d'avoir affaire à une personne humaine, fille de Dieu : avec Jésus-Christ pour le salut qu'il apporte, non pas faire droit ni faire justice, mais *faire miséricorde.* Jésus-Christ n'est pas venu pour juger le monde mais pour le sauver (Jean, 12/47), il n'est pas venu pour appeler des justes, mais des pécheurs (Matthieu, 9/13), pour chercher et sauver ce qui était perdu (Luc, 19/10). Jésus-Christ est venu pour nous faire miséricorde, pour nous être miséricorde ; l'Évangile consiste à faire miséricorde, c'est en faisant miséricorde que nous sommes chrétiens. Miséricorde de Dieu à soi-même et aux autres ; dans une église catholique, mes frères, rien n'est plus chrétien qu'un confessionnal !
144:218
Mais, ici encore, attention aux pièces sur l'échiquier ! Ne rêvons pas que faire miséricorde étant l'Évangile, doive, au dire de l'Évangile, suffire au besoin social de faire droit et de faire justice. De nos jours hallucinatoires, l'Évangile doit parler d'une justice révolutionnaire faisant table rase de la loi mosaïque ; la vérité du Nouveau Testament est un accomplissement de l'Ancien que saint Thomas compare à l'âge adulte après l'enfance (I.II. 91,5 et q. 107) ; l'Évangile s'adresse à chacun des humains, à commencer par les Juifs, non comme à des personnes abstraites, mais dans la réalité concrète de leur appartenance sociale, reconnue par eux dans les commandements de la Loi ; Jésus maintient l'obligation de ceux-ci, -- en particulier avec la prescription de rendre à César et de rendre à Dieu, qui justifie Bossuet en sa *Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte.* « Qui m'a établi pour être votre juge et faire vos partages ? » (Luc, 12/14.) Ce que Jésus-Christ refuse pour lui-même en ces termes, il ne nous l'interdit pas, il en oppose le caractère social au caractère personnel de son Évangile. Dieu seul juge les personnes, les hommes en société ont à se juger les uns les autres quant à leur bien commun de société. Voyons et disons, par suite, que si l'on est chrétien en faisant miséricorde, même faire justice doit faire miséricorde pour que l'homme fasse justice en chrétien. Vivre en société impose de faire justice des crimes et des criminels, ça ne peut pas être chrétien sans faire miséricorde au malheur de ces malheureux ; oui, tout criminel est *aussi* un malheureux, il n'est pas plus chrétien d'y être aveugle qu'il n'est humain de ne pas voir le criminel dont il faut faire justice. Où le mal compose avec le mal, nous devons répondre par le bien (divin) composant avec le bien (social) pour une réponse chrétienne à ce double mal ; Dieu seul peut nous le rendre possible, n'est-ce pas vrai de tout le christianisme ?
La Concordance de la Vulgate donne pour le mot jus (droit) cinq références, toutes de l'Ancien Testament ; pour le mot *justitia* (justice) plus de deux cents références, dont plus de quarante pour le Nouveau Testament. D'autre part, si l'on se reporte, dans les Évangiles, aux textes où il s'agit, selon notre langage, d'avoir droit, on trouve le verbe *licet :* il est permis, la loi permet de... Demandons alors s'il faut, en effet, voir dans le droit de chacun ce que l'on tient de la loi, comme la règle de la vie en société selon ses exigences réelles ; ou si la loi peut être humaine comme une règle de respect de la liberté chacunière ?
145:218
L'Évangile sait, le démocratisme ignore toutes les raisons des hommes pour que leur intelligence soit bête et leur liberté un esclavage, -- depuis que le péché a fait un sol maudit du jardin que l'homme devait cultiver et garder en lui-même, et non pas rêver follement de « se rendre maître et possesseur de la nature », à l'instar du Créateur ; l'Église ouverte au monde passe de la parabole, claire entre toutes, du semeur jetant la semence (Matthieu, 13/1-23), à la fable grotesque de l'égalité des chances pour les enfants des hommes traités comme tels, ... selon leur ensemble axiomatique.
Jésus-Christ n'est pas venu pour juger le monde mais pour le sauver ; non plus interpréter le monde mais le transformer, ce démarquage marxiste caricatural eut prendre des chrétiens.
Un triangle est isocèle ou rectangle sans être rien de plus qu'un triangle, un animal est oiseau ou mammifère sans être rien de plus qu'un animal ; ce n'est pas de la sorte que l'homme est un animal doué de raison, mais, en cela, tout autre chose qu'un animal ; et pas davantage ne faut-il dire le chrétien un homme tel ou tel parmi les hommes, (« un homme à qui Dieu confie le monde entier »), être chrétien emporte divinement autre chose que la nature humaine, Jésus-Christ étant lui-même infiniment autre chose qu'un homme, puisqu'il est Dieu. Le chrétien est un homme avec Dieu, par la grâce de l'Homme-Dieu Jésus-Christ.
Il y a eu un concordisme de la Bible avec la science (?), sur les réelles origines de l'homme ; il y a aujourd'hui un concordisme infiniment pire de l'Évangile avec la religion de l'homme (?), sur l'utopie de ses lendemains qui chantent. Tout homme est citoyen, le citoyen n'est pas tout l'homme ; c'est la part divine de l'homme qui doit être chrétienne, la part citoyenne christianisée autant que possible ; brebis au milieu des loups, prudents comme les serpents, simples comme les colombes, les chrétiens sont de drôles de citoyens qui ont à se méfier des hommes (Matthieu, 10/ 16-17) ; il faut prendre notre parti de ce monde contre Jésus-Christ, n'étant pas avec lui (Matthieu, 12/30), la Miséricorde crucifiée, Voie, Vérité, Vie de toute justice chrétienne, amen.
Paul Bouscaren.
146:218
### Méditations pour l'Avent
*O Jesu vivens in Maria*
JEAN-JACQUES OLIER, fondateur du Séminaire de Saint Sulpice, est une des figures les plus attachantes de cette pléiade d'écrivains spirituels et de saints que, plus tard, il fut convenu d'appeler l'école française de spiritualité.
Fils d'un riche conseiller au parlement, il mena tout d'abord une vie dissipée, mêlant les plaisirs du monde aux honneurs d'une carrière ecclésiastique naissante.
A l'âge de vingt-deus ans, comme il revenait de la foire Saint Germain en compagnie de jeunes abbés, une femme du peuple nommée Marie Rousseau, marchande de vin de son état, les aborda dans la rue et leur dit : « Hélas, messieurs, que vous me donnez de la peine ! Il y a longtemps que je prie pour votre conversion. J'espère qu'un jour, Dieu m'exaucera. » Les prières de cette simple femme ne furent pas inutiles.
147:218
« Dieu permit, dit M. Olier, que nombre d'abbés (nous étions cinq ou six dont je suis le pire) qui étaient considérables dans le monde ont, depuis, tout quitté pour suivre Jésus-Christ et faire profession de ses maximes. Pour moi, je reconnais être redevable de ma première conversion à cette sainte âme. » ([^40])
Il entreprit dès lors de se convertir et s'adonna aux études et aux exercices de son état avec un zèle exemplaire. Mais ce qui contribua le plus à le faire avancer dans les voies intérieures, fut la retraite qu'il suivit en 1636 dans une maison à la campagne, près de Paris, sous la direction du père Charles de Condren, alors supérieur général de l'Oratoire. Il reçut pendant cette retraite une grâce insigne qui lui fit goûter la présence d'inhabitation de Jésus-Christ dans l'âme, et le père de Condren lui enseigna à réduire toute la pratique de la vie spirituelle dans l'union intérieure à Jésus-Christ. Puis il lui laissa une formule de prière dont les premiers mots étaient « Venez, Seigneur Jésus, et vivez en votre serviteur. »
Mû par une inspiration de la grâce, M. Olier voulut ajouter à cette prière quelque chose qui exprimât sa dévotion pour ce qu'il appelait l' « intérieur de Marie ». Lui-même écrivit ces lignes révélatrices :
« Le ciel et la terre n'ont rien qui approche de cette vie, de cet intérieur admirable où l'on trouve toutes les adorations, toutes les louanges, tous les amours de l'Église, des hommes et des anges. » ([^41])
M. Olier modifia donc la prière du père de Condren, et à la formule « venez, Seigneur Jésus, et vivez en votre serviteur », il substitua celle-ci : « Ô Jésus *vivant en Marie,* venez et vivez en *vos* serviteurs. » Ainsi naquit la fameuse prière O JESU VIVENS IN MARIA, en usage dans tous les séminaires sulpiciens, et qui marqua si profondément la piété du clergé français.
148:218
La voici dans sa teneur exacte :
« O Jesu vivens in Maria, veni et vive in famulis tuis, in spiritu sanctitatis tuæ, in plenitudine virtutis tuæ, in perfections viarum tuarum, in veritate virtutum tuarum, in communione mysteriorum tuorum, dominare omni adversæ potestati in Spiritu tuo ad gloriam Patris. Amen.
Traduisons : « Ô Jésus vivant en Marie, venez et vivez en vos serviteurs, dans l'esprit de votre sainteté, dans la plénitude de votre force, dans la perfection de vos voies, dans la vérité de vos vertus, dans la communion à vos mystères, exercez votre domination sur toute puissance ennemie dans votre Esprit à la gloire du Père. Ainsi soit-il.
Arrêtons-nous sur les premiers mots de cette prière : « Ô Jésus vivant en Marie. » Le plus beau commentaire nous en est donné par saint Louis-Marie Grignion de Montfort en son Traité de la vraie dévotion à la très sainte Vierge :
« Je le dis avec les saints : la divine Marie est le paradis terrestre du nouvel Adam, où il s'est incarné par l'opération du Saint Esprit pour y opérer des merveilles incompréhensibles. C'est le grand et divin monde de Dieu, où il y a des beautés et des trésors ineffables. C'est la magnificence du Très Haut, où il a caché, comme en son sein, son Fils unique, et en lui tout ce qu'il y a de plus excellent et de plus précieux. Oh ! Oh ! Que de choses grandes et cachées ce Dieu puissant a faites en cette créature admirable, comme elle est elle-même obligée de le dire malgré son humilité profonde : Fecit mihi magna qui potens est. Le monde ne les connaît pas, parce que il en est incapable et indigne. » ([^42])
Cette vie de Jésus en Marie, c'est d'abord la présence terrestre et charnelle de l'Incarnation. Le Verbe de Dieu, enclos dans le sein virginal de sa mère, plongé dans la nuit de ce monde pendant les neuf mois de la gestation, consent à être nourri et revêtu de chair, attendant humblement son jour comme tous les enfants des hommes.
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Et la cour céleste regarde avec effroi ce nouvel état de la transcendance divine : « Non horruisti virginis uterum ! » Lorsque pendant l'office nocturne, moines et moniales prononcent ce verset du Te Deum, ils s'inclinent profondément en signe de révérence envers ce Dieu « qui n'a pas eu horreur du sein d'une vierge ».
Cette présence charnelle de Jésus en Marie est un mystère dont il ne faudrait parler qu'avec une extrême délicatesse. Les pères y ont vu la phase initiale de l'Église (jamais elle n'aura été aussi sainte) et l'annonce d'une nouvelle économie du salut : Dieu, par son Verbe, touche sa créature et la pénètre plus profondément que dans l'état d'innocence.
Ils ont comparé le sein très pur de Marie tantôt à un *palais* suggérant ainsi la dignité incomparable de ce lieu exempt de souillure, tantôt à une *chambre nuptiale* signifiant alors le mystère ineffable dans lequel le Verbe divin daigna surélever l'âme de Marie et la tirer à soi, lui donnant part à sa lumière en des effusions et des épanchements dont il n'existe aucun analogue dans l'ordre créé. Mystère profond qui élève Marie à *l'ordre hypostatique,* un ordre à part qui n'appartient qu'à elle et qui la situe aux confins de la vie trinitaire.
Mais cette présence de Jésus en sa mère ne l'éloigne pas de nous. En devenant le ciel de Dieu, Marie devient du même coup le modèle et l'archétype de l'âme-ciel auquel toute créature doit se conformer pour vivre à son tour le mystère de l'inhabitation divine : « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, mon Père l'aimera, nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure. » (Jean 14, 23.)
La prière du Père de Condren, sous la retouche de son jeune disciple, s'éclaire d'une lumière neuve et acquiert une plénitude dont devra s'inspirer la doctrine mariale aux siècles suivants.
\*\*\*
150:218
*O Jesu vivens in Maria !* « Ô Jésus vivant en Marie, venez et vivez en vos serviteurs ! »
Les éléments qui suivent la douce invocation nous instruisent brièvement sur les différents modes de la présence divine et suggèrent une attitude spirituelle.
*Dans l'esprit de votre sainteté.*
De prime abord est requis hardiment du Souverain Maître qu'Il se manifeste dans un esprit de sainteté parce que l'attitude fondamentale de toute âme intérieure doit être l'*adoration.*
Adorer c'est reconnaître l'infinie grandeur et sainteté de Dieu.
La sainteté est l'attribut divin par excellence. Quelque chose d'ordonné et de hiérarchique règle les anciennes formules de prières.
La première demande du Pater réclame, elle aussi, que soit reconnu saint, c'est-à-dire transcendant, adorable, imprononçable le mystère du Nom divin.
L'adoration, au seuil de la prière chrétienne, écarte loin de nous une vieille tentation religieuse : réduire Dieu, se servir de Dieu.
Traiter Dieu en Dieu est la première condition pour traiter avec Dieu.
On ne peut demander à Dieu qu'il se manifeste autrement que dans la vérité de son essence.
*Dans la plénitude de votre force.*
La cinquième antienne des Laudes de Noël chante « Un petit enfant nous est né. On l'appellera Dieu, Fort. » Il est écrit de l'énergie divine qui émanait du Verbe Incarné : « Une vertu sortait de Lui qui les guérissait tous. » Une vertu, c'est-à-dire une force médicinale. En Marie, Jésus n'avait rien à guérir ; Il surélevait seulement et parachevait un univers de grâce d'une beauté déjà incomparable.
151:218
En nous hélas le Dieu fort trouve bien des obstacles. Venez, Dieu fort, soyez plus fort que moi ; faites que je plie : *flecte quod est rigidum* ([^43])*.* Forcez le barrage de nos volontés même rebelles : « etiam ad te nostras etiam rebelles compelle propitius voluntates » ([^44]). Il est remarquable que lorsque la Liturgie chante l'âme d'une Vierge elle la décrit inébranlable parce que Dieu s'est établi en son centre : « Deus in medio ejus non commovebitur » ([^45]). Ainsi de Jésus en l'âme de sa Mère et dans la nôtre si nous le voulons.
*Dans la perfection de vos voies.*
Les voies de Dieu sont les desseins de sa Providence. Les voies de la Sagesse sont immuables dit l'Écriture : « Mes pensées ne sont pas vos pensées, et mes voies ne sont pas vos voies, dit le Seigneur. » La soumission douce, joyeuse, résolue, au gouvernement de Dieu, c'est la sagesse humaine accordée à la Sagesse divine. Ô Jésus, maître intérieur, conduisez-nous dans la voie étroite qui conduit à la vie.
*Dans la vérité de vos vertus.*
Sous peine de tomber dans l'erreur du stoïcisme disons hautement qu'il n'y a de vertus que celles de Jésus-Christ reproduites en nos âmes. Nous ne demandons pas une quelconque vigueur mais la vertu du Fils. La seule vraie. Venez, Seigneur Jésus ; imprimez en nous les traits de votre ressemblance. Nous avons soif de revêtir l'homme nouveau et de présenter aux yeux du Père le visage de son Fils bien aimé.
*Dans la communion de vos mystères.*
On aura garde d'imiter Jésus-Christ du dehors comme on copie un modèle extérieur. L'imitation de Jésus-Christ c'est la reproduction de sa vie en nous par la communion, l'adhérence, l'application de notre âme à ce que le cardinal de Bérulle appelait les *mystères* de la vie du Christ ou les *états du Verbe Incarné.*
152:218
Voici ce que dit le cardinal de Bérulle de la permanence des *mystères :* « Ils sont passés quant à l'exécution mais ils sont présents quant à la vertu... L'Esprit de Dieu par lequel ce mystère a été opéré, l'état intérieur du mystère extérieur, l'efficace et la vertu qui rend ce mystère vif et opérant en nous... même le goût actuel, la disposition vive par laquelle Jésus a opéré ce mystère est toujours vif, actuel, et présent à Jésus... Cela nous oblige à traiter les choses et les mystères de Jésus non comme choses passées et éteintes, mais comme choses vives et présentes et même éternelles et dont nous avons à recueillir aussi un fruit présent et éternel. »
*Exercez votre domination.*
Les derniers mots de la prière de M. Olier ont la vigueur d'une consigne militaire, ils invitent au combat, à la pratique des vertus, à l'action menée contre toute puissance adverse, dans l'Esprit, à la gloire du Père.
\*\*\*
A quoi reconnaît-on les grandes prières catholiques ? Rigueur, concision, équilibre, richesse doctrinale, en assurent l'excellence. Mais le point le plus haut est la *saveur contemplative* de l'invocation initiale. Tout est suspendu à la qualité de ce premier regard : *O Jesu vivens in Maria ! :* « Ô Jésus vivant en Marie, venez et vivez en vos serviteurs. » Bienheureuse requête qui s'appuie sur la contemplation de l'âme de Marie inondée de la présence du Verbe : la vie de Jésus en sa Mère devient non seulement l'objet d'une contemplation admirative mais un foyer lumineux sur lequel l'âme chrétienne règlera ses propres mouvements intérieurs.
\*\*\*
153:218
Bossuet, plus tard, avec ses *Élévations sur les Mystères* auxquels il donnera une forme éblouissante et le Père de Montfort surtout, seront redevables à M. Olier qui sut parler de *l'intérieur de Marie* avec des accents d'une suavité incomparable.
« On ne peut connaître ni l'étendue de la dilection de Jésus envers Marie, ni la force et la pureté de l'amour de Marie envers Jésus : c'est une œuvre de foi, et plus elle est de foi, plus elle est sainte et divine, et donne plus à goûter dans l'intérieur de l'âme. Ô séjour adorable que celui de Jésus en Marie ! Ô secret digne du silence ! Ô mystère profond digne d'adoration ! Ô commerce incompréhensible ! Ô société de Jésus et de Marie inaccessible aux yeux de toute créature ! » ([^46])
Il y a grand profit pour l'âme à fréquenter de tels auteurs. Leur enthousiasme communicatif, leur piété admirative mais discrète et leur goût intérieur pour les choses divines en font les dignes représentants de ce XVIII^e^ siècle, classique aussi en spiritualité.
Benedictus.
154:218
## NOTES CRITIQUES
### Un livre de Salleron : « Libéralisme et socialisme » (C. L. C.)
L'économie politique tient autant de place, dans les propos du jour, que chez les paysans le temps qu'il fait, ou dans le Paris du XVII^e^ siècle les controverses sur la grâce. Si ignorant qu'on soit, on est amené à en parler.
Ignorant, on le sera un peu moins quand on aura lu l'excellent livre de Louis Salleron, si intelligent, si clair, si nourri de faits et d'idées qu'il est difficile de rêver mieux. Il s'agit de cours faits à des étudiants, et qui traitent des grands courants de pensée et des philosophies qu'ils impliquent.
L'acte de naissance des deux principales doctrines, la libérale et la socialiste, date du XVIII^e^ siècle, grand moment de présomption rationaliste : on va découvrir les lois de l'économie comme celles de la société ; elles sont simples, et la félicité est pour demain. Autre point commun : si opposées qu'elles soient, ces doctrines sont liées comme les deux faces d'une même monnaie. C'est qu'elles partent de la même idée mutilée de l'homme, conçu comme producteur et consommateur. Ce n'est pas pour rien que Marx sort de Ricardo autant que de Hegel, que le libéralisme tend vers l'étatisme de même que le socialisme prétend être protecteur de l'individu.
Salleron commence par étudier l'école française du libéralisme : Quesnay, Turgot, Condorcet, J.-B. Say ; puis l'école anglaise : A. Smith, Malthus, Ricardo, Stuart Mill.
Mais avec celui-ci, on débouche sur une sorte de socialisme à la suédoise. Enfin, on arrive au néo-libéralisme du XX^e^ siècle, avec Keynes, et à l'intervention de plus en plus grande de l'État.
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Pour le socialisme, on part de Rousseau, de Babeuf et d'Owen, avant de traiter du socialisme français (Saint-Simon, Proudhon, Fourier) puis de Marx. Et l'on arrive à notre siècle, où le socialisme se renforce et se dilue à la fois, mot passe-partout, mais aussi, comme disait Blum, « morale, et presque religion, autant que doctrine ».
Ce tableau immense est un tour de force de précision et de richesse. Il illustre cette idée que le libéralisme, soucieux d'une liberté indispensable, oublie la justice (le faible est pesé dans la même balance que le fort), tandis que le socialisme, par souci de justice, tue toute liberté et conduit à l'esclavage. La supériorité du socialisme, c'est qu'il est *introuvable,* toujours à venir. Il ne cesse donc de nourrir l'espérance naïve : « C'est le régime idéal, où l'on ne trouvera plus tous les défauts des régimes existants. »
Peu avant sa mort, Schumpeter se demandait si le capitalisme allait mourir, et si le socialisme pourrait fonctionner. Or, les innovations techniques continuent de relancer le capitalisme, que la bureaucratie et la critique sociale permanente n'arrivent pas à étouffer. Et le socialisme, même s'il est bureaucratie, étatisme et dictature, fonctionne, comme nous le voyons. A vrai dire, dans les deux cas, ni la liberté ni la justice ne sont satisfaites. L'échec, et l'effondrement, peuvent venir d'une critique généralisée qui deviendrait refus de toute vie sociale, même dans ses exigences les plus justifiées. Telle peut être la conséquence de cette vision mutilée de l'homme, dont Salleron note qu'elle est commune aux deux esprits. Citons-le, pour finir :
« Comment en sortir ? D'abord cela va de soi, par une juste doctrine de l'homme et de la société. Cette doctrine, nous la trouvons dans la théologie et la philosophie du catholicisme. A son point d'application au concret politique, elle constitue la doctrine sociale de l'Église. Ensuite par la mise au point des règles juridiques correspondant à cette doctrine. Ces règles sont connues depuis toujours. C'est par la *propriété,* le *contrat* et la *responsabilité --* triple base du principe de subsidiarité -- que s'organisent : et se protègent les libertés personnelles... »
Mais la « mise au point », évidemment, suppose que l'on ne commence pas par oublier ou renier ces règles.
Georges Laffly.
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### Deux lectures des « maîtres penseurs » d'André Glucksmann
*Tardives découvertes et vieux préjugés*
Après s'être signalé, au lendemain de mai 68, par un ouvrage maoïste particulièrement abject et sanguinaire écrit en collaboration avec Geismar, André Glucksmann se retrouve aujourd'hui sur le banc des accusés pour avoir fustigé les tours de passe-passe de la dialectique communiste. Parmi les derniers procureurs en date, on citera l'éminence grise de François Mitterrand, Jacques Attali, qui lors d'une émission télévisée dénonça en André Glucksmann un « intellectuel de gauche à la praxis de droite ». L'ouvrage analysé ici s'intitule *Les Maîtres Penseurs* (Grasset, 1977).
#### *Première*
Pour tous ceux qui s'intéressent de près au mouvement des idées, et qui pensent notamment que c'est dans l'espace métapolitique que se joue aujourd'hui l'avenir de notre civilisation, le nom d'André Glucksmann n'est certainement pas inconnu. Il y aura en effet bientôt près de deux ans, ce philosophe donnait un pamphlet rageur, au titre énigmatique ([^47]), dans lequel se trouvaient pulvérisés les mécanismes pervers de la sophistique marxiste. A en juger par le hourvari d'injures et de calomnies qui l'accueillit alors, sans parler de la prompte et féroce riposte qui s'organisa sous la houlette des gardiens du Dogme ([^48]), on comprit sans peine qu'il venait de toucher en plein cœur le sphinx matérialiste qui veille aux portes de nos cités apeurées et qu'une faille venait de s'ouvrir dans le front, jusqu'alors monolithique, de notre intelligentsia progressiste.
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Puis, notre jeune « gourou » se tut, ne consentant à rompre son silence qu'en de très rares occasions, plus symboliques les unes que les autres. C'est ainsi qu'il se permit, au cours d'un été 1975 demeuré vivant en nos mémoires par les risques de « communisation » qui pesaient alors sur toute une partie de l'Europe du Sud, d'exalter le combat exemplaire des paysans portugais contre « la crapule stalinienne » Cunhal ; puis dans une tribune libre donnée au *Monde,* il administrait une sévère correction à Mandouze, fustigeant au passage, avec une férocité très remarquée, le terrorisme intellectuel de notre « bourgeoisie rouge » ; enfin, suprême blasphème, il mit tout son cœur à procéder à un déboulonnage en règle de l'idole Mao, au lendemain d'une mort qui provoqua dans notre Occident libéral, permissif et décadent, une obscène logorrhée.
Aujourd'hui il nous revient, plus sémillant que jamais, avec une somme déchirante et provocante qui entend marquer une date. En deux ans d'un vagabondage philosophique qui l'a mené des aurores de la sagesse grecque au crépuscule du nihilisme nietzschéen, le propos de Glucksmann s'est singulièrement élargi, affiné, approfondi, à la dimension d'une recherche fouillée et passionnée des mystérieuses noces d'idées qui sont à l'origine de ce discours de la « volonté de puissance », de ces « politisme » réducteur et ravageur que nous voyons à l'œuvre quasiment dans le monde entier. Il ne s'agit donc plus seulement pour lui, comme il le fit dans un passé tout proche, de déposer, avec cette fureur iconoclaste qui le caractérise, de multiples petits pains de plastic au bas des concepts marxiens, mais bien plutôt de découvrir, ou de redécouvrir, la généalogie secrète, occultée par la bonne conscience contemporaine, de cette pensée européenne moderne, conquérante, formalisée à l'extrême, qui a engendré, légitimé Auschwitz et l'Archipel du Goulag, de cette pensée diabolique (comment trouver d'autres mots ?) qui imprime, au moment même où nous écrivons, son sceau de pourriture et de sang sur le corps martyrisé d'un Cambodge retourné à l'état de barbarie. C'est donc à un véritable safari philosophico-policier que nous sommes conviés tout au long de trois cent vingt pages bien tassées, tour à tour frémissantes d'une colère retenue et gonflées d'une tendresse narquoise, nourries par une dialectique acérée qui débusque les détournements de vocabulaire, les pirateries sémantiques auxquels se livrent régulièrement nos penseurs dans le vent, traversées parfois par ces éclairs qui nous font embrasser d'un seul regard -- un regard qui hésite entre les pleurs et la révolte -- l'hérédité monstrueuse de notre philosophie actuelle.
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Ici, disons-le tout net, pour ne plus avoir a y revenir ensuite, cette hérédité monstrueuse, Glucksmann ne nous la dissèque pas toujours avec toute la clarté requise ; son speculum s'égare parfois, chemin faisant, dans des cavernes de traverse d'un intérêt contestable ; quant à son style, il pèche, trop souvent à notre goût, par un mélange chaotique de notations incisives et d'accents romantiques, par un accouplement baroque entre un discours ultra-savant et un ton « peuple » un peu affecté. Il reste que, nonobstant ces faiblesses, son exposé obéit à une progression dramatique habile, qui nous permet de discerner, par-delà l'écheveau bien embrouillé des doctrines et des systèmes, des manifestes et des contre-manifestes, du flux et du reflux des mouvements de l'histoire, les différentes étapes de la naissance, puis de la croissance, enfin de l'affirmation débridée de cet esprit faustien, prométhéen, dont le monument théorique le plus achevé et le plus pernicieux reste l'œuvre de Marx.
Très logiquement donc, et dans la mesure même où la Renaissance constitue la césure ontologique radicale entre un monde qui vivait littéralement de la Parole de Dieu et une humanité « émancipée », créatrice de ses propres valeurs, l'ouvrage s'ouvre sur une tentative de décryptage -- pas toujours très réussie d'ailleurs -- d'un des textes les plus célèbres, et aussi les plus sibyllins, de la littérature française de cette époque ([^49]), dans lequel notre apprenti-Maigret croit discerner, au-delà d'injonctions « libertaires » évidentes, les premiers balbutiements du discours moderne de la « domination », discours dont toute la subtilité consiste à faire intérioriser par le dominé les catégories mentales du dominant. Puis nous avons droit à une exécution caracolante de « ce cavalier parti d'un si bon pas » -- René Descartes -- accusé tout uniment d'être le géniteur direct de cet activisme orgueilleux et prédateur qui prétend, de nos jours encore, façonner l'univers à sa guise, le réduire à une sorte de « mathématique » oublieuse des réalités spirituelles qui l'innervent.
Comment ne pas faire ici le rapprochement avec les lignes si judicieuses d'Henri Massis dans *Visages des Idées :* « La Révolution accomplie par René Descartes a été un des tournants, un des âges de la pensée humaine, un des âges de l'humanité. Elle se situe, comme la Croix de la Révélation nouvelle, au carrefour de ce Monde issu de la Renaissance, de cette Renaissance dont Chesterton a pu dire, au sens biblique, qu'elle ouvrait l'ère de la Re-Chute. La foi, la grande doctrine de vérité à laquelle les sociétés chrétiennes ont alimenté pendant des siècles leur énergie, leur activité, leur puissance créatrice, a reçu son premier « coup d'arrêt » d'un savoir qui prétendit « changer le monde », et qui, effectivement l'a changé.
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Ce n'est pas par hasard que Descartes appelait sa philosophie son Monde. A dater de Descartes, nous n'assistons à rien de moins qu'à une transformation du monde, et l'on peut dire que le « monde moderne » a eu René Descartes pour démiurge et pour créateur. C'est lui qui a semé presque tous les germes dont l'Homme faustien n'a cessé, depuis trois siècles, de récolter les fruits. »
Enfin, au terme d'une analyse spectrale parfois entachée d'une certaine confusion, notre fringant détective nous détaille la géographie intellectuelle des liens qui unissent dialectiquement la philosophie des Lumières, la Révolution française et l'idéalisme allemand, des connexions, peu connues de nos contemporains, qui expliquent le mouvement ascendant -- depuis bientôt près de deux siècles -- de la subversion rationaliste. Cela nous vaut les portraits au vitriol des « trois mousquetaires » de la pensée allemande du XIX^e^ siècle (Fichte, Hegel, Marx, Nietzsche) dont le mérite le plus clair, selon Glucksmann, aura été de rationaliser, de porter à leur plus haute incandescence conceptuelle, de couler en un granit idéologique immarcescible (ou du moins voulu comme tel), la volonté de puissance, le désir de domination, l'aspiration à la maîtrise éhontée de la nature et de la société, qui sous-tendaient, épars, informulés, comme presque honteux d'eux-mêmes, le mouvement de la philosophie occidentale, et ce depuis déjà plusieurs siècles. Avec les *Maîtres Penseurs* tout change donc, du jour au lendemain. Là où ne régnaient que l'à peu près, le bricolage, l'amateurisme d'une raison n'ayant pas encore conquis, tout à fait, sa majorité laïque, là où le « mythe impérial du grand savoir théorique » n'avait pas encore étouffé une pensée consciente de ses limites, soucieuse de préserver l'homme des vertiges de l'orgueil, de lui mesurer un espace de liberté où il pût -- éventuellement -- dialoguer avec le Créateur, ils imposent brusquement par un coup de main intellectuel sans équivalent dans l'histoire, par un putsch théorique ne laissant rien au hasard, mûri longtemps au soleil du jacobinisme français, le corpus sans faille d'une idéologie totalisante, sacrée reine du monde. Dès lors, les nouveaux prophètes d'un néant paré aux couleurs fraîches et joyeuses de la « libération humaine » vont pouvoir procéder, en toute tranquillité et légitimité, à ce curetage des âmes, préalable nécessaire à l'édification de « l'homme nouveau » ; dès lors, l'éradication de toutes les différences qui nient « en puissance » cette « révolution copernicienne » va être poursuivie avec une violence implacable ; dès lors, le train du « monde moderne » est sur ses rails, des rails qui vont conduire inéluctablement, malgré les avertissements répétés de quelques individualités vite noyées dans la mer déchaînée du conformisme ambiant, aux sinistres fumées des struthof nazis et aux génocides marxistes.
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Comme ce survol le montre clairement, ce livre est certainement l'une des plus brutales dénonciations des mythologies « majusculaires » qui nous empoisonnent (le Progrès, l'Histoire, la Raison...), du cancer anthropocentriste qui ronge la conscience occidentale, qu'il nous ait été donné de lire depuis bien longtemps. Cependant, réduire cet ouvrage à une thèse, une thèse seule, omniprésente, tout à la fois chair et squelette de tous les propos tenus, serait en trahir toute la richesse. Au-delà de la brutale mise en accusation du fait totalitaire, de l'apostasie véhémente du Prince de ce monde qui en constituent incontestablement la trame dominante, affleurent, çà et là, contrepoint positif à une besogne de démolition au marteau-piqueur, les linéaments d'un autre discours, sauvage et naïf celui-là, dont l'ambition -- c'est du moins ce que nous avons cru comprendre -- est, ni plus ni moins, de poser les jalons d'une sorte d' « éthique provisoire et positive », nous permettant de survivre aux « solutions finales » que programment les Maîtres Penseurs aux quatre points cardinaux de la planète, et même -- pourquoi pas ? -- d'en repousser, pour un temps plus ou moins long, les sinistres perspectives. Nous ne cèlerons point que c'est à ce niveau que le livre d'André Glucksmann, par ailleurs d'un ton si juste, révèle nombre de lacunes, pèche par certaines facilités étonnantes, voire consternantes. Car, après nous avoir dévoilé le portrait terrifiant d'un Pouvoir omnipotent, d'un Léviathan boulimique, qui va jusqu'à tenter d'éteindre l'angoisse « existentielle » qui travaille chacun de nous, comment peut-il prétendre nous rendre quelque espérance en nous conviant à nous réfugier dans une sorte de « jemenfoutisme » fatigué, d'abstentionnisme dérisoire, en nous appelant à déserter notre propre histoire, en nous prônant les vertus d'un individualisme décontracté, certes sympathique à bien des égards, mais inopérant par sa nature même à briser les rets qui nous emprisonnent, à dénouer le bâillon qui nous étouffe. De même, ce n'est pas en donnant sans retenue dans un anarcho-populisme lyrique, dont l'histoire politique récente nous a révélé, preuves à l'appui, toutes les incohérences doctrinales et, au plan de l'action, les impasses tragiques, que nous pourrons interrompre « la grande lessive des cervelles » qu'il dénonçait fort justement dans *La Cuisinière et le Mangeur d'hommes.* S'il n'y a que des Maîtres -- et quels Maîtres ! -- dans ce monde déboussolé ayant refoulé le Verbe Divin -- celui-là même qui, en des temps anciens, bornait le pouvoir, le tenait sous sa douce et ferme emprise et, par là même, l'empêchait d'exploiter « les pauvres, les petits, les simples », -- il est de notre devoir de nous donner, au temporel, le moins mauvais des maîtres, c'est-à-dire celui qui nous laissera certaine latitude pour respirer, engranger les munitions intellectuelles capables de confondre les fausses doctrines qui nous font tant de mal ;
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bref, pour édifier cette force du grand refus qui, demain, peut-être, nous permettra de jeter les fondations d'une politique à visage humain. Hors de ce pragmatisme douloureux, il ne saurait y avoir que lâcheté, aventure, politique du pire et, en définitive, victoire finale de la barbarie, alors même que se profilent à l'horizon les prémisses d'une possible contre-révolution culturelle.
Philippe Lamiel.
#### *Seconde*
Le dernier ouvrage de Glucksmann, *Les Maîtres Penseurs,* est consacré a quatre représentants éminents de la pensée allemande au XIX^e^ siècle : Fichte (1762-1814), Hegel (1770-1831), Marx (1818-1883) et Nietzsche (1844-1900). Ces auteurs ont fortement marqué notre époque et leur influence s'est fait sentir dans les cinq parties du monde. Faut-il voir dans les doctrines qu'ils proposent le dernier mot de la philosophie occidentale, quelque chose d'indépassable, à l'aide de quoi il ne s'agirait plus désormais que de remodeler la société ? On serait tenté de le croire en constatant, non sans étonnement que l'intelligentsia de certaines congrégations religieuses se montre parfois, comme le remarque Clavel, plus soucieux de sauver l'héritage de Hegel ou de Marx que de défendre le message du Christ. Quoi qu'il en soit, le choix de Glucksmann se justifie ; et l'interrogation qu'il pose à propos de ses « quatre as », comme il dit, a de quoi faire frémir leurs partisans : « Cette pensée allemande devenue mondiale », peut-elle vraiment être considérée comme le plus beau et le dernier fleuron « de la métaphysique occidentale » ? Ne débouche-t-elle pas plutôt sur le vide ou, ce qui est bien pis, ne nous entraîne-t-elle pas inexorablement, vers les archipels du Goulag ? -- Personne ne restera indifférent devant une question aussi explosive. Elle a évidemment des implications politiques ; ce ne sont pas elles qui retiendront notre attention. Nous demeurerons, autant que possible, sur le plan philosophique et examinerons de ce point de vue quelques-unes des thèses avancées par l'auteur.
I. *--* « *L'interruption *»*. --* Les trois premiers chapitres sont groupés sous un titre un peu énigmatique : *Au commencement était l'interruption.* Ne nous laissons pas désorienter par cette terminologie ; elle désigne simplement le pouvoir qu'a l'individu de prendre ses distances par rapport à tout ce qui lui est proposé ou imposé ; de critiquer, de contester ; pouvoir susceptible « d'interrompre » le cours des événements, d'en infléchir la direction. N'est-ce point de ce pouvoir qu'a usé Socrate dans l'antiquité ? N'est-ce point lui qu'utilisent aussi, à notre époque, les « dissidents » des deux côtés du rideau de fer ?
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Mais affirmer l'existence de ce pouvoir et son éventuelle efficacité suppose qu'on admet au préalable ce que nous appellerions volontiers la consistance ontologique de la personne et sa liberté foncière, imperdable. Or ces conditions ne sont point à notre avis suffisamment explicitées par l'auteur et on peut se demander sur quoi finalement il fonde la valeur de l'individu et de sa liberté. Les structuralistes (Glucksmann cite fréquemment Foucault et dit son fait à Althusser) ont proclamé « la mort de l'homme ». Glucksmann se rend compte que si l'homme n'est rien, si on en arrive au point de ne plus savoir ce qu'est le sujet, le *Je* (p. 11), il deviendra malaisé, non seulement de définir la liberté, mais de lui trouver une assise susceptible de légitimer sa valeur. Que suis-je donc au juste ? Qu'est-ce qui, pour Glucksmann, constitue l'individualité d'un chacun ? Ne suis-je, comme tout animal, que le représentant éphémère d'une espèce biologique ? Cette interprétation ne le satisferait certainement pas. Suis-je alors un centre, à nul autre pareil, où s'entrecroisent les multiples relations qui m'unissent aux autres et à la nature et me situent à un moment déterminé de l'histoire ? Un centre qui disparaît dans le néant quand ces relations sont rompues, comme les sciences humaines tendraient à le faire croire ? Mais pourquoi ce point d'intersection mériterait-il le respect qu'on nous recommande d'avoir pour chaque être humain ? -- On dira peut-être que ce centre est habité par la raison et la liberté, comme la philosophie l'a toujours affirmé et que là se trouve le fondement de notre grandeur. Nous n'en disconvenons pas. Encore faut-il que la raison dont je jouis (au moins virtuellement) ne soit pas qu'un reflet passager d'une Raison universelle impersonnelle, un simple rayon du « Soleil des esprits », venant éclairer momentanément ma réalité charnelle pour être finalement réabsorbé dans sa source. Il faut encore que cette raison (et la liberté qui en est indissociable) soit mienne, qu'elle ait en moi une assise permanente et que, de cette assise, elle constitue une manifestation essentielle. Bref, il doit y avoir en moi un principe où mes activités raisonnables et libres prennent leur origine et qui soit de même nature qu'elles, peu importe le nom qu'on donne à ce principe, qu'on l'appelle âme ou autrement ([^50]). Alors seulement je commencerais à comprendre en quoi consiste la dignité de chaque individu.
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Il faudrait peut-être toutefois pousser l'explication plus avant. On pourrait en effet insister et demander pourquoi, en fin de compte, on doit respecter la raison et la liberté présentes en chaque individu, d'autant que l'usage que fait l'homme de l'une et de l'autre ne plaide pas toujours en leur faveur, tant, s'en faut ! Glucksmann n'a pas de peine à montrer que de ces titres de noblesse, il vaudrait mieux parfois ne point parler (pp. 72 ss). La raison et la liberté n'en sont pas moins cependant d'authentiques titres de noblesse, mais à certaines conditions. Kant a bien vu le problème ; comment le résout-il finalement ? Il professe, certes, que la raison autonome d'un chacun est à la base de notre valeur ; elle nous octroie la responsabilité de nos actes ; grâce à elle nous sommes des sujets susceptibles de moralité. Mais être capable de vie morale, c'est par là même être apte, d'après lui, à entrer en relation avec le Sujet moral par excellence, le Dieu de toute sainteté, de sorte que ma raison et ma liberté, ontologiquement miennes, me révèlent que le suis constitué à l'image et à la ressemblance de l'Être parfait, et elles m'introduisent dans ce que Kant appelle le « corpus mysticum des êtres raisonnables », le « royaume de Dieu », le « règne de la grâce ». Formules chrétiennes que Kant estime tout à fait valables pour désigner le fondement dernier de la dignité de la personne humaine et du respect qu'on doit avoir pour elle. Sans doute Kant proclame-t-il à l'occasion que même si Dieu n'existait pas, la morale n'en garderait pas moins sa valeur (ce que nie Dostoïevski) ; mais il veut dire par là que si notre relation à Dieu n'est pas indispensable *pour fonder* la morale, elle est par contre exigée *par* la morale elle-même. De ce point de vue, la noblesse de l'individu est finalement affirmée dans un acte de foi (foi de la raison) en notre parenté avec Dieu, lequel considère chacun de nous comme « sacré », « fin en soi » digne de respect et non comme un objet qu'Il manipulerait à sa guise, Dieu lui-même s'interdisant de violenter notre liberté ([^51]).
\*\*\*
Glucksmann ne s'embarrasse évidemment pas de telles considérations. Si on lui demandait ce qui fait, en fin de compte, la valeur de l'individu, il se contenterait sans doute de répondre que c'est la liberté, cette liberté qui permet de critiquer, de contester et ainsi « d'interrompre » le cours des événements, cette liberté que tous les gouvernants prétendent assurer au maximum à leurs sujets. Quel est, en effet, le chef d'État qui oserait proclamer tout de go qu'il n'a cure de la liberté d'un chacun ?
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-- Mais Glucksmann reconnaît que la liberté, malaisée à définir, prête à de nombreux tours de passe-passe, contre lesquels Rabelais, selon lui, nous met en garde lorsqu'il décrit la vie à l'Abbaye de Thélème. -- Admettons que la liberté implique essentiellement le pouvoir de dire : non, comme l'ont souligné Hegel et Marx, « qu'elle est la négativité de l'homme, cette possibilité de dépasser tout donné, y compris soi-même, dans toutes les formes concrètes que l'homme se donne dans son histoire » ([^52]). Cette capacité de refus et de révolte épuise-t-elle l'essence de la liberté ? Une négation ne suppose-t-elle pas à l'arrière-plan une affirmation ? Si je rejette une situation dans laquelle on m'a mis, n'est-ce point parce que j'en conçois une meilleure ? Nier pour nier, détruire pour détruire, est un comportement difficile à justifier et qui porte peut-être en lui-même une contradiction ; les anarchistes s'en rendent parfois compte. Si l'homme manifeste sa liberté quand il se révolte, ne peut-il l'actualiser tout autant par la soumission et le don de soi, et en adhérant à des valeurs positives ? -- D'autre part, quand je me révolte, mon refus est inévitablement conditionné par de multiples circonstances plus on moins faciles à déceler. Qui dira dans quelle mesure la contestation de la jeunesse américaine a forcé les États-Unis à cesser la guerre au Vietnam ? Mais même à supposer qu'elle ait joué un rôle déterminant, il faudrait encore se demander qui a manipulé cette jeunesse, quelles influences elle a subies, etc. L'acte libre n'est pas une création *ex nihilo,* ni une sorte de commencement absolu ; il surgit dans un contexte complexe au sein duquel il lui faut, parfois péniblement, se frayer son chemin. La liberté humaine, la seule dont nous ayons quelque peu l'expérience, ne s'exerce jamais à l'état pur, si on peut ainsi s'exprimer, ni sans obstacles ; ses racines descendent jusqu'au fond de notre être charnel et de notre insertion dans la société. Tel est son statut. Glucksmann ne l'oublie certainement pas et il ne croit pas non plus à la toute-puissance de la contestation, loin de là ! Il serait sans doute le premier à avouer qu'elle « n'interrompt » pas toujours le cours des événements.
II\. *-- Philosophie allemande et Révolution française. --* On peut se demander pour quelles raisons l'auteur fait entrer dans une même famille Fichte, Hegel, Marx et Nietzsche. Le motif principal est que ce quatuor professe, en dernière analyse, une même conception du pouvoir politique ; d'un pouvoir politique qui, tout en proclamant : Vous allez devenir libres, constitue en fait pour notre liberté le danger suprême. Et cette conception, les philosophes en question la puisent, chacun d'ailleurs à sa manière, dans la Révolution de 89, laquelle joue ainsi, dans l'élaboration de leurs doctrines, un rôle considérable.
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Cette Révolution, qui s'est faite au nom de la liberté, et plus particulièrement de la liberté dans le domaine politique, n'a pas eu son analogue en Allemagne ; mais les penseurs allemands ont compensé cette « infériorité », en élaborant, si on peut ainsi s'exprimer, la révolution dans leurs cerveaux. En d'autres termes, considérant la Révolution de 89 comme « exemplaire », comme un « modèle universel », de toutes les révolutions passées et à venir, ces philosophes ont consacré le meilleur de leurs efforts à en faire la *théorie,* à construire une « *science de la révolution *»*,* grâce à laquelle désormais on aurait prise sur l'évolution des sociétés. Ce rapport entre la Révolution française et les philosophes allemands avait déjà été perçu par H. Heine, dont Glucksmann rappelle une remarque ironique : « Notre philosophie allemande n'est rien que la révolution française..., mais en rêve » (p. 43). Les premiers révolutionnaires russes ne s'y étaient pas non plus trompés et Herzen proclamait que la philosophie de Hegel était *l'algèbre de la révolution,* formule que Lénine reprendra à son compte quatre-vingts ans plus tard -- Dans une perspective évidemment différente de celle des « nouveaux philosophes », Joachim Ritter écrivait en 1959, à propos de Hegel, « qu'aucune autre philosophie n'a été autant et aussi intimement philosophie de la Révolution » ; et il insistait : « sa philosophie demeure philosophie de la Révolution, en ce sens précis qu'elle en part et qu'elle s'en nourrit jusqu'au bout. Dans le développement intellectuel de Hegel rien n'est plus caractéristique que cette attitude positive en face de la Révolution : elle marque sa fin comme son commencement » ([^53]). On pourrait faire des remarques analogues à propos de Fichte, Marx et Nietzsche. Glucksmann avait donc le droit de constituer son quatuor comme il l'a fait.
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On peut toutefois se demander pourquoi il n'a pas examiné la façon dont Kant a réagi devant la Révolution. Sans doute de bonnes raisons autorisaient Glucksmann à ne pas entreprendre cette analyse. Kant (1724-1804) a constitué son système avant les événements de 89 et indépendamment d'eux ; et d'autre part, l'ouvrage où il parle de ces événements, le dernier qu'il ait lui-même publié : *Le Conflit des Facultés* (1798), se ressent de la vieillesse de l'auteur. En outre, si Kant n'a jamais pris parti contre la Révolution française, il a déclaré formellement qu'il n'est point licite de recourir à une révolution, qui est toujours injuste » ([^54]).
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Malgré tout cela, il n'en demeure pas moins que dans *Le Conflit des Facultés,* il propose des événements de 89 une interprétation qui, bien que s'inspirant de sa philosophie morale, rejoint incontestablement, en des points importants, les vues développées par les « quatre as », auxquels s'intéresse Glucksmann. Non seulement il approuve l'enthousiasme que la Révolution a suscité, mais il considère celle-ci comme une étape de l'histoire de l'humanité *qu'on ne peut plus désormais oublier,* une étape qui nous éclaire sur le passé et le futur et nous autorise à croire que « le genre humain a toujours progressé vers le mieux et progressera ainsi à l'avenir » ; comme un événement exemplaire, un modèle qu'il faudra mettre chaque fois devant les yeux des peuples, quand des circonstances favorables les inciteront à « reprendre de nouveaux essais en ce genre » ([^55]). Ces prises de position auraient mérité qu'on les confronte avec le point de vue de Hegel, par exemple, ; et, sans méconnaître les différences qui les séparent, on aurait peut-être été amené à se demander si « le père de l'idéalisme allemand » n'est point pour, quelque chose dans le rôle qu'a joué la Révolution française chez les penseurs d'Outre-Rhin au XIX^e^ siècle. Et sans doute qu'une réflexion sur Kant aurait permis également de poser avec plus de clarté des questions inévitables que nous évoquerons en guise de conclusion.
III\. -- « *Interruption *» *et espérance.* -- Nous ne méconnaissons pas l'importance du pouvoir que possède l'individu de contester ce qu'on lui impose ; encore faut-il qu'il puisse exercer ce pouvoir, qu'on lui en laisse la liberté, « la plus innocente de tout ce qui peut s'appeler liberté, à savoir celle de faire *un usage public* de sa raison dans tous les domaines » ([^56]). Les faits, malheureusement, prouvent que la liberté de critiquer est bien souvent refusée ; et là même où elle est concédée, les moyens ne manquent pas pour la « récupérer » ou en atténuer les effets. Mais supposons que la contestation puisse se manifester sans obstacle, à quoi aboutira-t-elle ? Les plus optimistes diront sans doute qu'elle finira par mettre un peu plus de raison et de liberté dans le monde, par assainir les rapports entre les humains. Ils ajouteront qu'il ne faut pas nourrir des espoirs démesurés ni prétendre faire beaucoup plus que de diminuer un peu autour de soi le mal qui, sous des formes diverses, se rencontre dans l'univers ; ils concluront qu'en tous cas nous devons y travailler quel que soit le résultat final qu'on est en droit d'escompter.
167:218
En tout ceci il s'agit évidemment du progrès de la raison et de la liberté dans l'espèce humaine, au cours de l'histoire. Comme individu je suis contraint d'y travailler, nous dit-on, mais pourquoi ? Le but que je poursuis ainsi, -- outre qu'il faudrait en préciser la nature, ce qui est plutôt malaisé -- est reporté dans un lointain avenir qui ne me concerne pas personnellement, et dont on se garde bien, et pour cause ! de décrire la nature. Et alors la question surgit -- et elle deviendra de plus en plus lancinante -- : Qu'advient-il de moi, dont l'existence ici-bas est confinée dans d'étroites limites ? Faut-il que je me perde de vue moi-même pour ne plus penser qu'à l'espèce ? Ne dois-je pas plutôt croire que, lorsqu'il s'agit de l'humanité, l'individu vaut plus que l'espèce, quoi qu'en disent toutes les philosophies « historico-mondiales », pour parler comme Kierkegaard ? Et si l'individu compte plus que l'espèce, n'est-ce point parce qu'il est le terme d'une relation personnelle avec Dieu, comme le rappelle Kant en écho au christianisme ? -- Tant qu'ils ne prendront pas position sur cette question, il manquera quelque chose d'essentiel aux doctrines des « nouveaux philosophes ». Même s'ils démontrent que les théories de Hegel, Marx et consorts sécrètent inévitablement les archipels Goulag (Pie XI disait en un autre langage que le communisme est intrinsèquement mauvais), leur réflexion paraîtra toujours souffrir d'une lacune : l'absence d'une dimension morale et religieuse.
Chanoine Raymond Vancourt.
### L'héraldique de Pinoteau
- Hervé Pinoteau *:* L'héraldique capétienne en 1976 (Nouvelles Éditions Latines).
La noble science du blason, aujourd'hui millénaire, survit à l'ignorance générale par la ferveur d'une poignée d'historiens qui savent encore la richesse de ses images pour la compréhension du passé. Notre ami Hervé Pinoteau est de ceux-là. Sur le champ des écus royaux, nous le voyons très capable de lire toutes les grandes pages, et les avatars, de notre belle chrétienté.
168:218
Il faut dire que les lois simples de l'héraldique française, depuis Philippe le Bel, ont quelque peu dégénéré : de nos jours, sur les armes de certaines lignées, se bousculent jusqu'à seize ou trente-deux quartiers -- sans parler des timbres, couronnes, grades, insignes, dignités, supports, tenants, cris, devises et autres ornements. Pour l'initié c'est presque de l'histoire (dynastique) en bandes dessinées.
L'étude publiée aux Nouvelles Éditions Latines développe, par ce truchement des armoiries, un panorama complet des princes de *l'auguste maison de Bourbon* en 1976, avec toutes ses *branches* et ses *lignes,* légitimes ou non, classées par ordre de primogéniture mâle selon les sages principes du droit français. Anjou, Cadix, Parme, Busset, Orléans, Bragance... voilà tout de même un beau portrait de famille, si l'on a un peu la piété des grandeurs perdues. Hervé Pinoteau a veillé à ce que chacun s'y présente sous son meilleur profil, tout en restant intraitable pour ceux que l'ambition aura poussé trop avant. Cela nous vaut quelques pointes d'une charmante ironie, comme celle-ci (page 49) : « On sait qu'il a été titré comte de P... par son père, et qu'il porte abusivement les armes *de France,* l'écu timbré de la couronne royale et tenu par deux anges : le style assez moderne est bon et même original, mais dans les deux dessins vus, les anges se détournent de l'écu, positivement dégoûtés d'avoir à faire pareille besogne pour un cadet usurpateur d'armes pleines ! »
L'ouvrage s'enrichit de douze illustrations, et de cent vingt-trois notes du genre considérable, qui constituent une véritable mine de renseignements sur la vie des Altesses du sang depuis la fin de la première guerre mondiale. Cette chronique, parfois émouvante, est d'autant plus instructive qu'elle se développe parallèlement à la lecture des armes, où tant de jeunes princes avaient appris l'honneur de servir un sol, une foi, une tradition qui les dépasse.
Hugues Kéraly.
### Bibliographie
#### Thomas Molnar Dieu et la connaissance du réel (Presses Universitaires de France)
Le livre de Thomas Molnar dont Marcel De Corte avait souhaité la traduction dans le grand article qu'il lui consacrait, *God and the Knowledge of Reality* (New York, 1973), existe maintenant en français. Cette étude est une contribution originale et importante à la critique de la connaissance dans la perspective du réalisme ontologique. Elle paraît aux Presses Universitaires de France, dans la collection « Philosophie d'aujourd'hui », où elle ne devrait pas trouver beaucoup de concurrents.
Dans son article, Marcel De Corte écrivait :
« Comme tous les autres livres de l'auteur consacrés à l'aberrante psychologie des « intellectuels », à l'utopie, à l'analyse de l'animal constructeur de cités, il s'agit d'une critique aiguë et térébrante de la pensée et de la *praxis* modernes. Le thème qui la parcourt d'un bout à autre est condensé dans le titre : *le problème central de la philosophie est celui de Dieu.* En dépit de leur intention délibérée d'échapper à son attraction orbitale, les philosophes modernes ne laissent pas de graviter autour de lui, mais c'est autour d'un axe mort, projecteur de ténèbres de plus en plus épaisses, qu'elles tournent désespérément depuis la Renaissance. Dieu reste le principe de toute réalité et de la connaissance de la réalité. Seulement le Dieu de la philosophie moderne n'a rien à voir avec le vrai Dieu. Il est tout simplement l'Homme qui connaît le réel en le créant. Tirons-en pour notre compte la conséquence que Molnar nous incite à en déduire. (...)
« Exactement comme les « élus du peuple » sont constamment manœuvrés par les groupes de pression dont ils procèdent en fait, nos bons apôtres sont commandés par cette part d'eux-mêmes imbibée de l'immanentisme moderniste diffus dans l'Église depuis un siècle. Leurs directives sont commandées tout uniment par ce slogan impie et absurde : « On ne peut plus croire aujourd'hui comme avant. » Traduisons : « la foi est un phénomène subjectif, variable selon les temps ». Toutes les philosophies modernes de l'immanence se sont donné rendez-vous aujourd'hui dans l'Église, *par leur faute :*
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*Ils ont reçeu vaine philosophye*
*Qui tellement les hommes magnifye*
*Que tout l'honneur de Dieu est obscurcy...*
*En mesprisant celle qui, tout en somme,*
*Donne louange à Dieu, et non à l'homme.*
Remercions Thomas Molnar d'avoir sauvé, après Clément Marot, l'honneur de Dieu, et celui de l'homme fidèle à sa condition humaine. »
(Marcel De Corte, ITINÉRAIRES numéro 187 de novembre 1974.)
#### Antoine Blondin Certificats d'études (La Table ronde)
Ces pages sont dédiées autant à l'amitié qu'à la littérature, si aimer des livres, c'est se lier avec des « copains de génie », comme dit Michaux. Sans doute y a-t-il une part de hasard dans le rassemblement opéré ici. « J'ai cru remarquer, dit l'auteur, qu'il était très rare qu'on fît appel à moi pour parler de Bernardin de Saint-Pierre ou de Joseph de Maistre. » Il aurait aimé tirer aussi d'autres portraits.
N'empêche. Aucun de ceux qu'on trouve dans « Certificats » ne lui est vraiment étranger. On peut les grouper en deux catégories. Les grands frères, d'abord, Dumas, Perret ou Dickens, ceux dont la solidité réconforte, et les cadets, Baudelaire ou O'Henry, les blessés, les enfants prodigues couverts de cicatrices.
Un tel livre, il convient de le laisser parler. Voici un portrait de J. Perret, « Athos exemplaire », est-il dit ailleurs :
« Fermant les yeux, j'aperçois la silhouette de Jacques Perret, qui posséda pour le moins deux bateaux, dont l'un, le « Matam », n'a pas fini de croiser dans le souvenir des lecteurs de *Rôle de plaisance*. Elle s'inscrit comme une allégorie de la dignité, au côté de celle de son « matelot » Collot, le superbe graveur au burin affectueux. Par tous les temps, je ne lui ai jamais connu de manteau et, par là, de replis, mais elle offre fréquemment le miracle assez espiègle d'un petit chapeau crânement adapté à une tête, comme en présentaient autrefois les patrons des cargos où voyagea Conrad. Une pipe de maïs, un couteau de poche, un verre de rhum, ou la bonne aubaine d'un cigare pour ce qu'il porte d'exotisme, ces accessoires complémentaires sont les agents des fluides prestigieux qui favorisent l'évocation hauturière. Cependant cette silhouette, comme celles des personnages que notre auteur, à travers ses romans, livre aux trente-deux pétales de la Rose des vents, demeure immuablement habitée par l'âme d'un piéton. Piéton maritime, si l'on veut, ou mieux : biffin d'une infanterie de marine qui postulerait à naviguer avec un enthousiasme candide, comme qui s'essayerait à marcher sur les flots. »
Georges Laffly.
171:218
#### Jean Brune Les Miroirs de sable (Grasset)
Quand il est mort, il y a quatre ans, Jean Brune laissait ce gros roman presque achevé. Un de ses amis fut chargé de couper les redites et excroissances. Pourquoi l'éditeur ne le signale-t-il pas ? L'œuvre que nous avons ici (malgré tous les soins apportés à la peigner) garde des traces de cette situation. Elle est à la fois luxuriante et comme incomplète.
On peut la considérer sous deux aspects, comme chronique et comme roman. Brune était un conteur né, nourrissant les curiosités les plus diverses et merveilleusement habile à communiquer son enthousiasme. Il aimait la peinture, les chatoyantes apparences du monde, et les surprises qu'il réserve au regard sans préjugé, les êtres quand ils sont généreux ou étranges. Ici, sur Séville ou les paysages d'Asie, sur les courses de taureaux, le dessin, on trouvera des pages pleines de feu, et d'un trait sûr.
Le roman est moins attachant, il faut l'avouer. Son dessein général reste flou. Le personnage central est Jaime (malgré ce nom, ce n'est pas un Espagnol), grand voyageur pour le compte d'un journal parisien, amoureux de diverses femmes, allant de l'une à l'autre comme on va de bouée en bouée, pour parler à peu près comme Montherlant. Mais ces bouées se ressemblent un peu. Jaime est en même temps au centre d'une intrigue qui oppose Bourikhine, patron de la revue *Dossiers,* et Orellana, homme d'affaires assez mystérieux qui ne recherche la puissance que pour fonder, sur les débris du siècle, un nouvel ordre. Si l'on comprend à la rigueur pourquoi Bourikhine combat Orellana, on voit mal les moyens qu'il emploie pour l'abattre, et même l'issue réelle de la lutte. Orellana est-il vraiment mis en échec, lui dont la puissance s'étendait partout ? Tout cela reste un peu confus. Sans doute, aux yeux de Brune, l'échec est-il fatal, comme la mort. Toute œuvre est vaincue par le temps, n'est qu'une empreinte éphémère dans le sable. Rien n'est vain, pourtant.
172:218
Il y a eu l'instant où l'homme s'accomplissait dans son œuvre, dans son acte, comme le torero, ou dans l'amour. Un nihilisme assez hautain, allant de pair avec l'appétit de la vie et de ses fêtes, cela pourrait résumer ce livre, et il me semble, toute l'œuvre de Jean Brune.
Il était journaliste. Cela me donne envie de citer ce passage de son livre :
« -- C'est une belle machine ! dit Giano Accarellini.
-- Oui, c'est une belle machine !
-- Comment l'appelles-tu ?
-- On dit que c'est une rotative.
Giano plissait son visage.
-- Pure illusion !... C'est un filtre !
-- Ah ! dis-je, intéressant. Et que filtre-t-on ?
-- Les idées. Tu viens de voir la machine à filtrer les idées.
Il gesticulait :
-- On parle de la liberté d'expression... foutaise !... Elle est morte avec les machines à imprimer qui valent quelques millions de dollars, parce que ceux qui peuvent les payer ne pensent pas. Ils calculent. »
G. L.
#### Guy Lagorce La vitesse du vent (Julliard)
Le monde tel qu'il est, tel que nous pouvons le voir tous les jours, il est assez rare que les romans nous le montrent. En général, ils font comme les journaux, ils l'alourdissent de thèses explicatives et de justifications d'ailleurs insensées.
Des personnages qui se tiennent debout, au lieu de se vautrer dans leur vomissure, des personnages qui ont de la fierté, c'est assez rare aussi.
Tels sont les deux originalités des romans de Guy Lagorce (avant celui-ci, voir « Ne pleure pas » éd. Grasset). « La vitesse du vent » est l'histoire d'une prise d'otages. On voit, le tour que cela aurait pris avec la plupart de nos romanciers : considérations historiques et politiques sur notre culpabilité à l'égard des Palestiniens (les bandits se réclament de la Palestine) -- et des Israéliens, portraits fignolés du terroriste à haut degré d'idéal, ou au contraire, baignant dans la sauvagerie la plus « pure » etc. Rien de tel ici. Quant aux otages, le personnage central est Jean Loubignac, ancien champion de course à pied, ingénieur. On nous le dit déçu dans ses ambitions, enfermé dans un cocon assez douillet. La surprise est qu'il va se mettre en colère. Il n'admet pas l'humiliation. Refus exceptionnel.
173:218
Il en mourra, et plus seul que jamais. Loubignac ne se résume pas dans cette rébellion. Les terroristes ayant besoin d'un médecin et lui confiant le soin de le trouver, il choisit un ancien ami, Guillaume Epstein, qu'il a toujours envié, et qui est devenu l'amant de sa femme. Autre trait à noter : l'évocation de la guerre d'Algérie, dans ses aspects les plus cruels.
C'est un roman dur, et même impitoyable, malgré quelques épisodes d'une tendresse secrète (l'histoire de Kassem, par exemple). Guy Lagorce aime un peu trop frapper son lecteur et il abuse des mots crus. Défauts du moment. Son style est assez fort pour se passer de ces artifices. Il est ferme, rapide, et montre un coup d'œil sûr. Voilà de grandes qualités.
G. L.
#### Histoire de la France rurale tome IV (Seuil)
Tout essai d'histoire contemporaine pâtit nécessairement d'un manque de recul et de la difficulté d'échapper aux influences idéologiques présentes : il en résulte immanquablement des complaisances excessives et des « fausses fenêtres pour la symétrie ». Nous ne nous étonnerons donc pas outre mesure de l'abondance des documents, en particulier dans l'illustration, concernant les mouvements et organismes de gauche, marxistes ou démo-chrétiens, ni d'un conformisme assez distant envers tout ce qui est réputé « de droite ». Mais l'importance gratuitement conférée au M.O.D.E.F. communiste ou à des groupes séparatistes, naïvement étudiés les uns et les autres dans le seul cadre agricole, ne nous empêche pas de trouver dans ce quatrième tome un certain nombre de remarques salutaires. Ainsi, un peu timidement peut-être, y fait-on observer que la critique de la situation paysanne d'avant 1914 est trop souvent menée d'après des concepts d'industrialisation, des notions relatives aux revenus et salaires qui sont sans rapport avec le fond humain, la psychologie et les mœurs, le point de vue des gens d'alors sur les manières de vivre. On est forcé d'admettre qu'il y avait une réussite, relative sans doute mais certaine, dans cet univers de labeur familial. Comment alors reprocher aux notables de ce milieu d'avoir travaillé à la conservation d'un état de choses qui finalement ne semble pas avoir été remplacé par un autre offrant aux intéressés de la « base » un coefficient voisin de satisfaction ?
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Une étude des origines sociales de certains réformateurs, prêtres démocrates en particulier, les montrerait issus d'une petite bourgeoisie commerçante locale peut-être un peu plus étrangère au milieu rural... Même pour la période consécutive à la guerre de 1914 on nous dit : « Cette obstination financière ne nous paraît pas provoquée par le manque d'intelligence des hommes politiques de droite. Elle est l'ultime tentative de sauvegarde d'un type de développement qui a fait ses preuves. » De cette phrase et de bien d'autres, on est tenté de tirer un résumé de l'inspiration générale, et il pourrait être ainsi formulé : « il y eut un état social et moral assez bien pourvu d'équilibre humain ; les guerres et les révolutions l'ont détruit, et il est impossible d'y revenir ». Dans une telle perspective, les nouveaux projets, les nouveaux maîtres à penser, les nouveaux mouvements plus ou moins représentatifs ne peuvent s'inscrire que dans un tumulte inefficace propre à nous suggérer qu'après tout, nous n'aurions rien à perdre à essayer de retrouver un équilibre des structures en revenant à des principes qui peuvent être approfondis et repensés, puisqu'ils ont à un certain moment présidé à un ordre souhaitable. Nous prenons notre bien où nous le trouvons : même si nous sommes amenés à refuser certaines fausses fatalités génératrices de faciles et mauvaises excuses, et à modifier le schéma général en ramenant certains faits à leurs très modestes proportions, cet ouvrage nous fait encore bénéficier d'une documentation intéressante à repenser. Dans l'ordre intellectuel, retenons les pages consacrées aux écrivains et aux artistes inspirés durant l'entre-deux-guerres par le traditionalisme agraire Pourrat n'y est pas oublié. Quel esprit sensé irait prétendre que le seul mouvement d'idées relatif à la paysannerie qui ait été capable d'enrichir la culture intellectuelle doive être, par le fait même, tenu pour rétrograde, irréaliste et visionnaire ? Aucun courant d'idées ne se résoudra jamais à se laisser enfermer dans la seule économie, surtout si les études économiques aboutissent en fait à un acte de décès du groupe social envisagé. Il y a plus : toutes les fois que les intellectuels révolutionnaires ou progressistes se sont proposé de tirer un profit esthétique et littéraire de la description d'un milieu, ils n'ont fait que revenir à l'imitation maladroite et à peine déguisée de l'œuvre des traditionalistes ; aussi se le reprochent-ils assez fréquemment, et se traitent-ils volontiers de réactionnaires. Le grief n'est pas mal fondé, même s'il est comique, on regrette seulement qu'il ne soit pas complètement justifié ! Nous en récoltons la leçon réconfortante d'un devoir d'indépendance, et nous ne ressentons pas le moindre besoin de nous Incliner devant des élucubrations continuellement tourmentées par la conscience de leur faillite essentielle.
Jean-Baptiste Morvan.
175:218
## DOCUMENTS
### L'épiscopat contre l'Œuvre de saint François de Sales
*L'épiscopat français a publié un communiqué bête et méchant -- un de plus -- cette fois contre l'Œuvre de saint François de Sales* (*21, rue du Cherche-Midi à Paris VI^e^*)*. L'Œuvre méritait, malgré sa discrétion, une telle consécration publique. C'est un honneur que d'être réprouvé par un épiscopat indigne, l'épiscopat de l'autodémolition, qui a détruit les séminaires, le catéchisme et le reste.*
*On trouvera ci-dessous le texte intégral de la lettre du conseil d'administration de l'Œuvre à ses adhérents. Elle contient le communiqué épiscopal ; et elle dit tout. L'ayant lue, nos lecteurs tiendront à manifester à l'Œuvre leur solidarité, leur approbation et leur estime. L'épiscopat n'a en l'occurrence qu'une préoccupation, l'argent, il ne demande qu'une chose : qu'on ne verse plus d'argent à l'Œuvre. La réponse sera ; tout naturellement, de lui en verser davantage.*
*J. M.*
176:218
Chers adhérents,
Nous avons lu avec une grande tristesse, depuis le mois de mars, dans divers bulletins diocésains le communiqué suivant, qui émane du secrétariat général de l'épiscopat français.
« L'Œuvre de Saint-François de Sales, qui édite un *Bulletin* et fait appel à la générosité des fidèles, n'a pas de lien officiel avec l'épiscopat. A plusieurs reprises, elle a pris, directement ou indirectement, des positions contraires aux orientations données par les évêques, notamment en soutenant le séminaire d'Écône et Mgr Lefebvre. On voudra bien ne plus lui verser de l'argent. »
Nous pensons que beaucoup d'entre vous ont lu ce texte ou en ont été informés et ont pu en éprouver un trouble. Nous estimons donc nécessaire de vous éclairer pleinement sur l'Œuvre que vous soutenez de vos dons et sur les positions du Conseil qui l'administre en votre nom.
Pour cela, nous allons reprendre, phrase par phrase, le communiqué ci-dessus.
\*\*\*
*L'Œuvre de Saint-François de Sales qui édite un* « *Bulletin *» *et fait appel à la générosité des fidèles, n'a pas de lien officiel avec l'Épiscopat.*
Notre Œuvre fut fondée en 1857 par Mgr de Ségur -- le prélat aveugle, fils de la célèbre comtesse de Ségur -- à la demande de Pie IX. Le saint pape avait fixé lui-même les buts de l'Œuvre en lui imposant de combattre auprès de la jeunesse les méfaits de l'esprit libéral et maçonnique issu des principes philosophiques de 1789.
Notre fondateur, se mettant immédiatement à l'ouvrage, réunit des fonds provenant de sa propre famille et de quelques amis fortunés, puis il créa l'Œuvre qui fut reconnue comme œuvre pontificale, au même titre que la Sainte-Enfance ou l'Œuvre d'Orient. Nous sommes donc bien une œuvre catholique et nous avons toujours eu un cardinal protecteur ; le dernier fut le cardinal Tisserant.
177:218
Désormais les cardinaux protecteurs ont été supprimés par le Saint-Siège et nous avons donc subi le droit commun, sans qu'il s'agisse d'une sanction à notre égard.
Ceci dit, il est bien vrai que nous sommes une œuvre catholique administrée par des laïcs et déjà, en 1937, notre président de l'époque écrivait : « Le Conseil a le devoir strict de s'opposer, par tous les moyens en son pouvoir, à toute prétention d'ingérence. En effet, votre œuvre est autonome... »
Cependant, si nous n'avons jamais eu de lien *officiel* de dépendance à l'égard de l'épiscopat, ainsi que le dit le récent communiqué, il est quelque peu étrange et abusif de l'évoquer comme une critique, alors que nous avons, depuis 125 ans, distribué la totalité de nos ressources et des fruits de vos cotisations à l'enseignement catholique en lui versant d'importantes subventions ; nous n'avons pas, non plus, ménagé notre aide aux œuvres de jeunesse.
Nous ne prétendons pas résumer ici plus d'un siècle de généreuse activité au service de l'Église catholique. Disons seulement que pour ces dix dernières années, c'est-à-dire depuis le 1^er^ janvier 1967 jusqu'au 31 décembre 1976, nous avons envoyé aux écoles chrétiennes diocésaines un total de 686 700 francs, auquel il faut ajouter 398 000 francs remis à diverses œuvres de jeunesse, ce qui représente une moyenne annuelle de 108 470 francs, soit presque 11 millions anciens par an.
Nous citons ici les chiffres tels qu'ils figurent dans les bilans lus à nos assemblées générales depuis 1967, mais leur juste évaluation nécessiterait qu'il soit tenu compte de la perte de la valeur du franc depuis 10 ans, ce qui augmenterait dans une proportion importante l'aide réelle que nous avons fournie.
Pour la seule année 1976, notre bilan prouve que 48 % de nos ressources vont aux écoles diocésaines et œuvres de jeunesse ; 25 % est employé à composer, éditer et distribuer le bulletin ; le reste, soit 27 %, subvient aux frais du Siège, du personnel et du secrétariat (timbres, téléphone, papier...) et ceci prouve que l'Œuvre est gérée avec sérieux et avec sagesse.
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Alors, s'il est vrai que par nos statuts, par la forme de notre Œuvre et les conditions de notre création, nous n'avons pas de « lien officiel avec l'épiscopat », est-il, en contrepartie, logique de sembler nous en faire grief ?
N'aurait-il pas été, à tout le moins, juste et équitable de reconnaître la réalité et de rappeler les faits ?
Nous avons distribué ce que vous donniez. En tant que membres du Conseil de l'Œuvre, nous n'avons eu que le petit mérite de consacrer un peu de notre temps à son administration. Nous pensons, au surplus, que la charité est un devoir primordial pour les chrétiens. Mais nous croyons aussi que celui qui reçoit s'honore en manifestant sa gratitude.
C'est aussi faire preuve de charité chrétienne que de savoir remercier et nous regrettons que le secrétariat général de l'épiscopat ne s'en soit pas souvenu.
\*\*\*
*A plusieurs reprises elle* (*l'Œuvre*) *a pris, directement ou indirectement, des positions contraires aux orientations données par les évêques, notamment en soutenant le séminaire d'Écône et Mgr Lefebvre.*
Il y a dans cette phrase deux reproches distincts, mais, en y regardant de plus près, on peut se demander si la fin de la phrase n'évoque pas notre « faute » principale aux yeux des rédacteurs.
Quoi qu'il en soit, nous allons tenter de répondre en éclairant pour vous, chers adhérents, notre position. Oui, nous avons été parfois étonnés ou heurtés par certaines réformes de ces dernières années, par l'impression générale de bouleversement qui ressortait des perpétuels changements introduits dans l'Église, dans la liturgie, dans les prières, dans les lois religieuses, dans les coutumes ; nous avons été heurtés plus encore -- et parfois scandalisés -- par les libertés que prenaient certains membres de l'Église, toujours préoccupés d'aller de l'avant et d'innover sans même respecter les lois en vigueur et les besoins des âmes.
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Oui, nous avons été choqués de lire, sous la plume d'un évêque français une nouvelle remise en cause du célibat ecclésiastique (journal *Le Monde* du 16 février 1977) alors que le pape en a maintenu l'obligation dans une encyclique récente et dans de multiples interventions, insistant à plusieurs reprises sur la nécessité de mettre un terme aux discussions sur ce point.
Oui, nous avons été scandalisés des cérémonies profanatoires qui ont lieu dans tant d'églises depuis quelques années. A Royan, la cathédrale a été mise à la disposition de Lamas Tibétains pour une cérémonie païenne ([^57]) ; à Rennes, la cathédrale a servi à une cérémonie bouddhiste. A Reims, il y eut une horrible réunion de jeunes au cours de laquelle on a bu, fumé et forniqué dans la cathédrale. A Lille, une église a été définitivement donnée aux Musulmans et à Marseille on songeait à transformer la crypte de Notre-Dame de la Garde en centre inter-religions. Et nous ne citons ici que quelques cas particulièrement exorbitants !
Dans le bulletin *Église de Chartres* du 2 avril 1977, celui-là même qui publie le communiqué à notre sujet, on peut lire page 98, que Mgr Kemp évêque anglican de Chichester, célébrera le 13 avril, à la cathédrale, une « messe anglicane » et le commentaire dit « les chrétiens du diocèse *se réjouissent* de la venue à Chartres... ». On croit rêver, on se frotte les yeux à l'idée que l'un des principaux sanctuaires français de la Très Sainte Mère de Dieu, Marie toujours vierge, va servir à une cérémonie hérétique, annoncée comme une messe alors que ce prétendu évêque, en tant que protestant, n'est ni évêque, ni prêtre et ne peut, en aucun cas, consacrer le pain et le vin ainsi que l'a solennellement défini le pape Léon XIII.
Alors nous posons la question : Faut-il approuver ces faits que nous venons de signaler pour avoir une « position » conforme aux « orientations données par les évêques » ?
Faut-il, pour être en conformité avec ces mêmes orientations, considérer Mgr Lefebvre comme plus loin de l'Église qu'un évêque hérétique ? Faut-il considérer les prêtres qu'il forme dans le respect de la doctrine et de la morale traditionnelle, comme plus étrangers au vrai Dieu que des Lamas Tibétains ?
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Nous serions en droit de le penser puisque, à eux, on refuse le droit de célébrer dans une église, puisqu'ils sont frappés de sanctions. Mais alors, si c'est cela, être en conformité avec les orientations données par les évêques, eh bien il faut dire que nous ne sentons pas et nous ne voulons pas cette conformité-là.
Nous ne pouvons pas comprendre qu'il y ait deux poids et deux mesures ; nous ne pouvons pas comprendre que tout soit permis sauf de garder son respect à un pieux évêque et à de saints jeunes gens qui veulent se consacrer à Dieu sous une forme traditionnelle.
Nous ne pouvons pas comprendre que toutes les innovations liturgiques les plus extravagantes soient permises, que tous les cultes païens soient tolérés dans les églises, sauf la messe qui a permis au Curé d'Ars de devenir un Saint et à tant de générations chrétiennes de gagner le ciel. Depuis des années, nous avons été, dans ce bulletin, le plus modéré possible ; nous avons mesuré nos critiques parce que ce n'était pas ici le lieu de certains combats et également par le souci de ne choquer personne. Mais, puisqu'aujourd'hui l'on nous accuse, nous croyons devoir vous dire simplement et clairement ce que nous pensons, ce que nous savons et ce que, d'ailleurs, nous disent beaucoup de vos lettres.
\*\*\*
*On voudra bien ne plus lui verser* (*à l'Œuvre*) *d'argent.*
Notre intention n'est pas de poursuivre une polémique avec qui que ce soit. Nous voulons seulement vous dire que l'Œuvre continue ; qu'elle demeure une œuvre catholique, respectueuse de la doctrine dans sa totalité et de la morale dans son intégrité.
Demain, comme hier, en fidélité aux objectifs de notre fondation, qui demeurent plus que jamais d'actualité, nous lutterons par tous les moyens dont nous disposerons pour sauver et éduquer la jeunesse.
181:218
Nos ressources seront, demain autant qu'hier, distribuées à des écoles chrétiennes capables de former une jeunesse chrétienne et de la prémunir contre les dangers de la subversion idéologique et morale.
Nous avons conscience de remplir ainsi un grand devoir catholique, patriotique et humain. C'est pourquoi nous n'hésitons pas à vous proposer de vous y associer en nous gardant votre confiance et en nous continuant votre générosité.
Grâce à vous, des enfants échapperont aux périls du matérialisme athée ; grâce à vous, ils échapperont à la barbarie ; grâce à vous, ils auront la joie de « connaître Dieu, de l'aimer et de le servir comme un père pour obtenir ainsi le bonheur du Ciel » selon que nous l'enseigne le catéchisme.
Que Jésus et la Vierge Marie daignent bénir notre Œuvre.
Saint François de Sales, priez pour nous.
*Le Conseil d'Administration.*
\[Fin de la reproduction intégrale de la lettre du conseil de l'Œuvre saint François de Sales à ses adhérents.\]
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## INFORMATIONS ET COMMENTAIRES
### Petite chronique
par Jean Madiran
Vient de paraître aux Éditions de Chiré : *Face à face. Correspondance 1968-1977 entre Mgr Ducaud-Bourget et le cardinal Marty,* un volume de 130 pages. Nous en reparlerons à loisir. Mais nous voulons tout de suite signaler que c'est un volume passionnant. Les convictions, résolutions, réclamations, espoirs de ceux que l'on appelle les « traditionalistes » trouvent leur expression exacte, raisonnable et belle dans l'ensemble des lettres de Mgr Ducaud-Bourget au cardinal Marty. Quant aux lettres et notifications de l'archevêque de Paris, elles sont, une fois de plus, pitoyables et torves.
#### « Entrer en religion »
Au début de novembre, le président du noyau dirigeant de l'épiscopat français, Mgr Etchegaray, a ouvert l'assemblée épiscopale de Lourdes par un discours qui proclamait : «* On n'entre pas en politique comme on entre en religion. *» C'était une attaque directe (mais tardive) contre Charles Maurras, le seul homme qui ait jamais explicitement prétendu *être entré en politique comme on entre en religion*. On protestera peut-être que Mgr Etchegaray n'avait pas cette « intention » : et que, d'une culture modeste, il ignorait quel est l'auteur, pourtant illustre, de cette formule, pourtant célèbre. De toutes façons Mgr Etchegaray ignore (sur ce point) la langue religieuse française, et il a fait un contresens manifeste sur le sens de l'expression : « entrer en religion ».
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D'après le contexte, on voit qu'il l'entend comme si elle signifiait : *se convertir à une croyance religieuse*. En français elle n'a point cette signification ; elle veut dire seulement : *entrer au couvent*. Et c'est bien le sens qu'elle avait dans le texte fameux de Maurras : « Je suis entré en politique comme on entre en religion. »
**Le « ferment » évangélique**
Dans le même discours, Mgr Etchegaray a défini le rôle politique de l'Église comme consistant à « imprégner la société du ferment évangélique » (ou, selon d'autres journaux : « de tout le ferment évangélique »). Le ferment évangélique, c'est le mot latin *fermentum*, dans la Vulgate, traduisant le terme ZYME grec (que l'on retrouve en français seulement sous sa forme négative : *azyme*, c'est-à-dire sans « zyme »). On le lit en Mat. XIII, 33 et Luc XIII, 21 : « Le royaume des cieux est semblable au *levain* qu'une femme prend et qu'elle mêle dans trois mesures de farine, jusqu'à ce que la pâte soit toute levée. » Il y a aussi, en sens contraire, le « *levain* des pharisiens », par ex. en Mat. XVI, 6 : « Ayez soin de vous garder du *levain* des pharisiens et des sadducéens. » Tout l'usage français a toujours été, même dans les formules et traductions issues de l'évolution conciliaire, de traduire *fermentum* par *levain* et non point par *ferment*, bien que les deux mots aient en l'occurrence une signification équivalente. Preuve : même dans la Concordance française du Nouveau Testament parue en 1970 au Cerf, on ne trouve pas le mot *ferment*, on trouve seulement le mot *levain*. Confirmation : même dans la Tob parue en 1972, c'est *levain*, ce n'est pas *ferment*. Telle est donc bien la tradition religieuse française, tel est donc bien l'usage religieux français pour parler du *fermentum* évangélique.
Mais il existe aussi un usage politique, qui parle non pas du « levain », mais du « ferment », c'est pour parler du *ferment révolutionnaire de l'Évangile *; c'est la tradition « démocrate-chrétienne » de Marc Sangnier, celle qui consiste à « faire entre l'Évangile et la Révolution des rapprochements blasphématoires » (saint Pie X, Lettre sur le Sillon).
De cette seule remarque (mais n'en est-il pas bien d'autres qui vont dans le même sens ?), ne tirons pour le moment aucune conclusion. Observons simplement que lorsque Mgr Etchegaray veut parler de la ZYME évangélique, le mot qui lui vient à l'esprit et aux lèvres n'est pas le *levain* du langage proprement religieux, mais le *ferment* de la terminologie silloniste.
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#### La mosquée de Clermont
Nous ne tenons pas le compte des églises catholiques transformées en mosquées par l'épiscopat. Il nous suffit de savoir qu'il y en a chaque jour davantage, et de noter de temps en temps les expressions de la doctrine épiscopale à ce sujet.
Les évêques recyclés par la nouvelle religion conciliaire estiment qu'une église catholique transformée en mosquée est moins dénaturée que si elle était attribuée à la célébration de la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V.
*La Vie du diocèse de Clermont,* bulletin officiel de ce diocèse, numéro du 3 novembre 1977, nous apporte ce mot réconfortant de l'évêque Jean Dardel (page 248) :
La presse et la télévision vous ont informé ces dernières semaines d'une chapelle désaffectée mise à la disposition de la communauté musulmane de Clermont pour lui servir de lieu de culte.
Cette décision a été préparée par une longue et patiente étude, qui a envisagé tous les aspects du problème et s'est inspirée des mesures analogues prises à Lyon et à Saint-Étienne.
Pour nous aider à accueillir dans la foi cet événement de notre Église de Clermont, sachons nous laisser interpeller par le texte ci-dessous, élaboré par la délégation diocésaine de l'immigration, conduite jusqu'à présent par le Père Bourachot. Les récentes mesures sur l'immigration n'en font qu'accentuer l'actualité et nous pressent encore davantage de réaliser les attitudes proposées.
Il faut donc *accueillir dans la foi* la transformation d'une église en mosquée ; c'est un *événement d'Église.*
On demandera : de quelle Église ? dans quelle foi ? Voici maintenant quelques extraits du texte annoncé, par lequel nous devons « savoir nous laisser interpeller » :
Nous devons nous réjouir à la pensée que nos frères musulmans, très nombreux dans notre département, aient désormais un lieu de prière où ils pourront dire leur foi au Dieu unique et l'invoquer. Ils sont en effet près de 10 000 dans notre département, soit plus de 6 000 hommes et moins de 1 000 femmes : on est loin d'une possibilité de vie familiale pour tous ces étrangers.
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Jusque là, ils n'avaient à leur disposition que des pièces exiguës, insuffisantes pour célébrer un culte dignement. Pourtant, ils sont organisés communautairement et, avec des moyens très faibles, ils ont essayé de répondre aux besoins religieux de leur communauté.
\[*Les catholiques dits* «* traditionalistes *» *peuvent bien, eux, être des dizaines de milliers, et* «* n'avoir à leur disposition que des pièces exiguës, insuffisantes pour célébrer un culte dignement *» *: la raison invoquée ne joue pas pour eux. C'est sans doute que la raison invoquée n'est pas la vraie raison, n'est pas la raison décisive*.\]
Il faut nous réjouir aussi de la contribution de notre Église à cet événement : ce sont en effet les Sœurs de Saint-Joseph qui ont mis à la disposition de la communauté musulmane leur chapelle de la rue Sainte-Claire, fermée depuis plusieurs années.
Cette décision n'a pas été prise à la légère. Depuis longtemps, le diocèse, de diverses façons, avait été sollicité par des responsables musulmans pour les aider à trouver un lieu de culte, mais jusque là, les recherches avaient été vaines. Raison de plus de nous réjouir qu'elles aient pu aboutir à une solution satisfaisante pour nos frères musulmans.
D'ailleurs, dans bien des départements français, une solution a été trouvée depuis plusieurs années, en particulier tout près de nous, à Lyon et à Saint-Étienne.
Puissions-nous mieux accueillir ces frères musulmans que nous côtoyons chaque jour. Nous les voyons dans les chantiers, en particulier dans nos rues, astreints aux travaux les plus pénibles. Nous les rencontrons dans nos quartiers, en particulier dans le Centre-Ville. Que connaissons-nous de leurs conditions de vie et de travail ? Savons-nous ce que leur présence parmi nous apporte à notre bien-être ? Exigeons-nous pour ces travailleurs et leurs familles des droits égaux aux nôtres ?
Puisque nous partageons la même foi au même Dieu, demandons-lui qu'il nous rende chaque jour plus proches, pour qu'ensemble, suivant nos moyens, nous collaborions à plus de vérité, de justice et de paix dans le monde, etc., etc.
Ainsi va l'évolution conciliaire.
186:218
#### Mgr Elchinger parle de tromperie
L'évêque de Strasbourg, qui est le persécuteur de notre ami l'abbé Jean Siegel, curé de Berg et de Thal (67320 Drulingen), a selon *La Croix* du 12 octobre *rappelé* aux fidèles, à cette occasion, *que les traditionalistes les trompent et que l'Église d'aujourd'hui n'est pas en contradiction avec l'Église d'hier.*
Il faut beaucoup d'aplomb à l'évêque de Strasbourg pour oser parler de *tromperie* dans la maison de Mgr Elchinger. Mgr Elchinger est en effet un évêque qui NE FAIT PAS CE QU'IL DIT ET NE DIT PAS CE QU'IL FAIT. Cette duplicité a été démasquée par notre brochure : *L'affaire Elchinger* (52 pages, 9 F).
Cette brochure et sa diffusion constituent notre contribution à la défense de l'abbé Siegel. Le véritable visage de Mgr Elchinger doit être dénoncé au public. C'est une clarification nécessaire.
#### Les obsèques d'André Garnier
Notre ami André Garnier, catholique pratiquant et militant, tertiaire de saint François, était bien connu des fidèles de l'église de Jouy-Mauvoisin (sise tout près de Mantes-la-Jolie) : il avait beaucoup contribué à rouvrir cette église au culte catholique et à faire vivre cette paroisse qui est en pleine expansion. (Chaque dimanche et jour de fête, la messe traditionnelle y est célébrée à 10 h 30 ; la « participation » est fervente et exemplaire ; le sermon est toujours substantiel et juste.)
Le vendredi 7 octobre 1977, les obsèques d'André Garnier devaient avoir lieu à Pouvrai, près de Bellême et de La Ferté-Bernard, dans l'Orne, diocèse de Sées. Dès le décès, les enfants d'André Garnier avaient rencontré l'abbé Detoc, desservant de Pouvrai, résidant à Igé. Il leur avait, selon sa propre expression, laissé « carte blanche » pour l'organisation des funérailles conformément aux volontés du défunt. Un ami de la famille, l'abbé Le Perderel, prêtre de la région parisienne, était venu pour célébrer.
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Au dernier, moment, alors que le cercueil arrivait devant l'église, le célébrant en vêtements sacerdotaux, le cortège de la famille et des amis, parmi lesquels une belle représentation de l'école Saint-Louis de Mantes, -- l'abbé Detoc surgit en chemisette verte, sans aucun signe ou insigne indiquant sa fonction, pour interdire l'entrée si l'on devait utiliser le rite « de Pie V ».
Le cercueil, le célébrant et le convoi repartirent vers le domicile du défunt. La messe fut célébrée dans un petit chemin creux.
Telle est la persécution présente.
Un communiqué du *Comité pour la justice dans l'Église* (15, rue Jean Mermoz, 78440 Gargenville) déclare notamment qu'il « *proteste contre l'intolérance du clergé qui nous chasse des églises alors qu'il en autorise l'occupation par deus bouddhistes comme à Royan et à Rennes, par des protestants comme à Strasbourg, par des anglicans comme à Chartres, par des musulmans comme à Marseille et à Paris, par des prostituées comme à Lyon, et par les jeunes voyous qui ont transformé la cathédrale de Reims en salle de beuverie, d'ébats érotiques et de tabagie *».
#### Pour refaire un scoutisme catholique
L'Association des *Scouts et Guides Notre-Dame de France* a été fondée le 17 avril 1977 au Prieuré Notre-Dame du Pointet. Nous l'avons annoncé précédemment (ITINÉRAIRES, numéro 215 de juillet-août, p. 200-202).
Mgr Lefebvre a envoyé ses encouragements en ces termes :
*Aux Scouts et Guides Notre-Dame de France.*
*Le Scoutisme a été une source remarquable de générosité chrétienne. Il a formé de nombreux parents animés d'une foi vive et suscité de nombreuses vocations.*
*Mais c'est à la condition qu'il demeure catholique qu'il produira toujours ces mêmes fruits.*
*Et comment peut-il le demeurer sans la Messe vraiment catholique, source et expression de la foi de l'Église.*
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*C'est pourquoi je ne puis qu'encourager les Scouts et Guides Notre-Dame de France qui mettent au centre de leur formation de scouts et guides catholiques la Sainte Messe selon le rite canonisé pour toujours par le Concile de Trente.*
*Ce rite qui remonte au temps des Apôtres et qui a formé tant de générations chrétiennes et suscité tant de saints et de saintes, ne peut que demeurer une source abondante de sanctification.*
*Que Notre-Dame de France protège et bénisse ses enfants et leur insuffle la foi des croisés.*
*En la fête de*
saint Louis, Roi de France\
25 août 1977.
*Marcel Lefebvre.*
Les Scouts et Guides Notre-Dame de France diffusent un prospectus qui exprime leur volonté :
1\. Création de l'Ordre Scout.
Le scoutisme Notre-Dame de France n'a qu'un seul but, celui de faire de tout scout un scout catholique.
La méthode d'éducation du scoutisme ne sera qu'un moyen pour atteindre cette fin unique qui est le salut de chacun. Les quatre autres buts de cette méthode, prévus par Baden Powell, ne sont que subordonnés à celui-ci.
Le scoutisme Notre-Dame de France considère que la nature ne peut être séparée de la grâce qui transforme l'éducation scoute proposée par Baden Powell en une éducation catholique.
2\. L'essentiel
2-1. Le scoutisme Notre-Dame de France est intégralement et officiellement fidèle à la messe de toujours dite de saint Pie V.
2-2. Le scoutisme Notre-Dame de France est fidèle à la Foi enseignée depuis toujours dans l'Église Catholique, Apostolique et Romaine et se déclare rattachée à Elle.
2-3. Le scoutisme Notre-Dame de France s'appuie, pour la formation religieuse des jeunes qui lui sont confiés, sur le catéchisme du Concile de Trente et sur la doctrine sociale de l'Église Traditionnelle.
2-4. Le scoutisme Notre-Dame de France veut combattre les hérésies contemporaines : libéralisme, modernisme, naturalisme et échapper aux diverses formes de matérialisme et de totalitarisme.
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2-5. Le scoutisme Notre-Dame de France se considère comme complémentaire de la famille à qui l'enfant appartient en propre. Mais les familles qui lui confient leurs enfants doivent accepter entièrement cette charte et son application pratique. Ils doivent accepter que dans toutes les activités scoutes leur enfant assiste à la messe traditionnelle dite de saint Pie V et qu'un enseignement correspondant à ce choix soit donné aux jeunes.
3\. Règlement des Scouts et Guides Notre-Dame de France (Extraits).
3-1. Pour éviter toute difficulté, les parents des scouts, guides, louveteaux, jeannettes déclareront dans la demande d'inscription de leurs enfants accepter entièrement la charte des scouts Notre-Dame de France.
3-2. Les chefs n'oublieront pas que l'enfant appartient à sa famille mais les parents en inscrivant leurs enfants dans une unité délègueront leur autorité aux chefs dirigeant cette unité, pour toutes les activités propres à ces unités.
3-3. Le scoutisme Notre-Dame de France est encadré par des chefs laïcs qui devront être formés au préalable sur le plan doctrinal et scout dans un sens catholique par :
-- des Retraites selon les Exercices Spirituels de saint Ignace,
-- une formation doctrinale solide,
-- une formation scoute appropriée,
-- des camps de formation.
3-4. Ne pourra être chef dans cette association que celui qui, ayant été dûment formé et présentant les qualités requises, aura accepté pleinement la charte des scouts et guides Notre-Dame de France avec l'intention de la respecter.
Il devra avoir suivi les Exercices spirituels de saint Ignace dans une Retraite d'au moins cinq jours, et affirmé sur l'honneur qu'il est exclusivement fidèle à la messe de toujours dite de saint Pie V, faire par écrit, en double exemplaire, le serment anti-moderniste.
En contrepartie de cet engagement libre, il sera officiellement investi par les responsables en titre de l'Association Notre-Dame de France de la Direction d'une unité ou d'une charge.
3-5. Les responsables de l'Association à l'échelle nationale détiennent seuls l'autorité pour agréer ou dissoudre les unités et accepter les aumôniers.
3-6. Les aumôniers des unités devront obligatoirement être des prêtres fidèles à la messe de saint Pie V et donner des conseils conformes à ce choix.
3-7. Bien que le scoutisme Notre-Dame de France soif spécialement destiné à former les jeunes appartenant à des familles vraiment traditionnelles et qui fréquentent par conséquent les prieurés de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, les centres Saint-Pie V, les écoles traditionalistes, d'autres enfants pourront appartenir à ces unités à condition que leurs parents acceptent entièrement les principes et le règlement du scoutisme Notre-Dame de France, en particulier la messe et le catéchisme.
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4\. Organisation interne.
Le scoutisme Notre-Dame de France a déjà créé et a l'intention de créer :
1\. Des troupes de scouts ou éclaireurs garçons de 12 à 16 ans.
2\. Des compagnies de guides filles de 12 à 16 ans.
3\. Des meutes de louveteaux garçons de 8 à 12 ans.
4\. Des rondes de jeannettes filles de 8-12 ans.
5\. Administration.
L'administration a pour adresse : Association du Scoutisme N.-D. de France 4, rue Alfred-Couturier, 78160 Marly-le-Roi.
Organisation générale : M. Michel LACHAMP, 13, avenue Carnot, 63000 Clermont-Ferrand.
-- Branche Scoute : Jean-Marie BEDRY, 62, boulevard Carnot, 31000 Toulouse.
-- Branche Guide : Berthilde LUCAS, rue Chaussée-Saint-Pierre. 49000 Angers.
-- Branche Louvetisme : Berthilde LUCAS, rue Chaussée-Saint-Pierre, 49000 Angers.
6\. « Les Amis des Scouts-Guides N.-D. de France ».
L'association des Scouts-Guides N.-D. de France a besoin d'amis qui lui apportent :
-- leur appui : celui de leurs prières, de leur sympathie...
-- leur collaboration : la faisant connaître, participant à ses activités ;
-- leur aide financière : l'aidant, par leurs dons, à faire face aux dépenses d'organisation.
Vous pouvez -- provisoirement -- adresser vos dons au R.P. Georges VINSON, 8, rue Élie Le Gallais, 92340 Bourg la Reine (C.C.P. 16.80.54 Y Paris ou chèque bancaire).
Pour renseignements complémentaires, adressez-vous directement à : Association Scouts-Guides N.-D. de France, 4, rue Alfred-Couturier, 78160 Marly le Roi.
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On aura sans doute remarqué au passage, dans ce sympathique exposé, quelques rigueurs ou rigidités inhabituelles. Que la messe catholique traditionnelle soit obligatoire, certes. Toutefois l'expression : « *exclusivement* fidèle à la messe de toujours dite *de saint Pie V *»*,* prise au pied de la lettre, ferait rejeter par exemple le rite dominicain et le rite lyonnais, et ce serait dommage ; ce serait même arbitraire. Ce n'est point ainsi que l'entendent les Scouts et Guides Notre-Dame de France. Mais il s'agit ici d'un règlement officiel et d'un engagement sur l'honneur : ce qui requiert une formulation plus exacte.
Il y a également quelque arbitraire à rendre obligatoires, quasiment au même titre que la messe, les exercices spirituels de saint Ignace et le serment anti-moderniste. Ce serment, avant son abolition par Paul VI, n'était pas proposé par l'Église à l'ensemble des fidèles, mais seulement à ceux qui avaient poursuivi suffisamment d'études ecclésiastiques pour en comprendre pleinement la portée, dans l'ensemble et dans le détail : il est peu probable que ce sera toujours le cas, pour tous les 16-20 ans, même avec une « formation doctrinale solide ». -- Quant à la spiritualité ignacienne, elle est permise, elle est recommandée, elle n'est pas exclusive. Selon les circonstances, les vocations, les tempéraments spirituels, il est licite de préférer la spiritualité dominicaine ; ou bénédictine ; ou franciscaine ; etc. Pour prendre un seul exemple, le P. Calmel prêchait des retraites fermées, il n'y prêchait certes pas les exercices de saint Ignace. Sans doute il n'est point interdit de lancer un scoutisme à spiritualité strictement et obligatoirement ignacienne. Mais on peut se demander si cette spécification, qui est aussi une limitation, était véritablement nécessaire. On peut souhaiter au jeune mouvement de ne pas s'y enchaîner.
A quoi l'on répondra peut-être que nos temps de guerre religieuse totale réclament des résolutions et des rigueurs inhabituelles, qui paraîtraient excessives en des époques plus paisibles. (Mais y a-t-il jamais des époques religieusement paisibles ?) On répondra peut-être aussi que les fondateurs d'une œuvre y apportent inévitablement leurs préférences personnelles, plus ou moins élevées à la dignité de règles obligatoires. Quoi qu'il en soit, cette entreprise de restauration d'un scoutisme catholique mérite une entière sympathie et un actif soutien. Les familles, les écoles, les divers responsables peuvent écrire aux adresses données ci-dessus pour prendre contact et pour se renseigner.
J. M.
============== fin du numéro 218.
[^1]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES numéros 153, 154, 155, 157, 158, -- et en particulier ce dernier numéro aux pages 184-194.
[^2]: -- (1). On sait que le *concordisme* fut*,* au siècle dernier principalement, une école d'interprétation -- certes souvent ruineuse -- qui voulait accorder les hypothèses scientifiques sur la création de l'univers et le récit de la Genèse. Quitte à tordre le sens des mots dans tous les sens.
[^3]: -- (1). La note x (dont nous ne traitons pas) explique qu'il faut savoir que Marie et Joseph étaient mariés légalement mais que selon la coutume juive, ils ne devaient vivre ensemble qu'après un délai d'un an. Tous les traducteurs et commentateurs en sont d'accord à notre connaissance. Ce qui justifie, aux yeux de chacun de leurs auteurs, les traductions différentes : fiancés, unis, mariés, etc., c'est la convenance et le contexte. A noter que Bossuet traduisait dans les Élévations (XII^e^ semaine, I^e^ élévation) : « L'ange Gabriel fut envoyé (...) à une Vierge qu'un homme appelé Joseph (...) avait épousée. »
[^4]: -- (1). Note x : voir note précédente.
[^5]: -- (1). En français dans le texte.
[^6]: -- (2). En corçâonien dans le texte.
[^7]: -- (1). Les membres du Haut Commandement militaire ayant prouvé, par plus de dix ans de service irréprochable, qu'ils sauraient s'acquitter de cette tâche dans l'intérêt du bien commun.
[^8]: -- (1). Voir dans ITINÉRAIRES, numéro 147 de novembre 1970, l'article du P. Calmel sur ce sujet.
[^9]: -- (1). Cf. *La Nouvelle Messe,* p. 238.
[^10]: -- (2). Id., pp. 241-243.
[^11]: -- (3). *Institutions liturgiques* par Dom Guéranger. Extraits établis par Jean Vaquié. Préface de Dom Gérard. (Éditions de Chiré.)
[^12]: -- (4). *Op. cit.,* pp. 178 et *s.*
[^13]: -- (34). Pour l'étude détaillée des persécutions, voir : DUFOURQ *op. cit.,* vol. III, p. 232 et suiv. ; -- ALLARD : *Le christianisme et l'Empire Romain,* Lecoffe, Paris, 1898 ; -- DANIEL-ROPS *L'Église des Apôtres et des Martyrs,* La Palatine, Genève, Fayard, Paris, 1948.
[^14]: -- (35). Les textes de la lettre de Pline à Trajan et la réponse de l'empereur sont reproduits en annexe à la fin de la présente étude.
[^15]: -- (36). *Les fleurs des saints,* Actes des saints martyrs traduits sur les pièces originales par J.-B. de Saint-Victor, Paris, Vermot Éditeur, 1847.
[^16]: -- (37). SUÉTONE : *Les douze Césars,* Flammarion, Paris, 1926. (Collection : « Les meilleurs auteurs classiques français et étrangers », chap. XXV.) La phrase latine se lit comme suit : *Judaeos impulsore Chresto assidue tumultuantes Roma expulit*. »
[^17]: -- (38). DANIEL-ROPS : *op. cit.,* p. 177.
[^18]: -- (39). *Les fleurs des* saints, *op. cit.,* p. 501.
[^19]: -- (40). *Cf. Ictys,* vol. 2, *op. cit.,* pp. 169-170.
[^20]: -- (41). *ibid.,* vol. 2, p. 173.
[^21]: -- (42). P. GAXOTTE : « Les années heureuses de la Gaule Romaine », *Historama*, n° 283, pages 110 à 112.
[^22]: -- (43). *La Gaule chrétienne à l'époque romaine,* par Élie GRIFFE.
[^23]: -- (44). Clément de Rome : *Épître aux Corinthiens,* édition critique avec introduction, texte, traduction, notes et index par Annie Jaubert, maître de recherche au CNRS, Collection Sources chrétiennes, n° 167. Édit. du Cerf, Paris, 1971. (V. p. 109 et note 6.)
[^24]: -- (45). Ce passage est commenté par le chanoine Fillion dans sa Bible. Texte latin et traduction commentée d'après la Vulgate, Édit. Letouzey, Paris, 1920.
[^25]: -- (46). *Lyon, baptistère des Gaules,* par Jean COLSON. Collection « Hauts lieux de spiritualité », Édit. SOS, Paris, *1975.*
[^26]: -- (47). *Histoire de la nation française,* par Gabriel HANOTAUX, tome IV. *Histoire religieuse,* par Georges GOYAU, Édit, Sté l'Histoire Nationale et Plon-Nourrit, et Cie, Paris, 1932.
[^27]: -- (48). *La Gaule chrétienne à l'époque romaine,* par E. GRIFFE, vol. 1 : *Des origines chrétiennes à la fin du IV^e^ siècle,* Édit. Picard (Paris), Institut catholique (Toulouse), 1947.
[^28]: -- (49). Note dactylographiée de trois pages intitulée : *Les saints du Midi de la France,* par le professeur P. Kovalevsky, archives de l'auteur. D'autre part, des articles du professeur sur ce sujet ont été publiés dans *Le Messager de l'Église* (en russe) en 1928-29. Complétés par la documentation de cet auteur, des articles de l'archiprêtre A. Troubnikoff ont paru dans les *Recueils du Diocèse de l'Europe occidentale* (en russe) en 1947-48, et dans le supplément mensuel de l'hebdomadaire *La pensée russe* en 1949-50. D'autres articles ont été publiés en français dans la revue orthodoxe *Dans l'Esprit et la Vérité* de 1952 à 1954.
[^29]: -- (50). Voir *La Croix* du 19-7-1951. Nous avons visité Saint-Blaise à cette époque et constaté l'existence d'une église chrétienne probablement du IV^e^-V^e^ siècle. Cette église comportait une iconostase avec sa porte royale et deux portes latérales dont les traces sont nettement visibles.
[^30]: -- (51). Nous en avons parlé au cours d'une émission radiophonique de M. G. Stephanesco sur le thème « Les saints orientaux en France », enregistrée en compagnie du professeur Gouillard, directeur des Hautes Études byzantines.
[^31]: -- (52). Avant la nationalisation du réseau ferroviaire français, la compagnie qui desservait le sud-est de la France s'appelait : Paris-Lyon-Méditerranée (PLM).
[^32]: -- (53). GRIFFE : *La Gaule chrétienne, op. cit.,* p. 72-73.
[^33]: -- (54). *L'ermitage de Mortagne sur Gironde,* par L.M. PARIAS, article dans *La France catholique,* n° 663 d'août 1959.
[^34]: -- (55). *Archeologia,* mensuel, n° 92 de mars 1976, pages 8 à 19.
[^35]: -- (56). Jean COLSON dans *Lyon, baptistère des Gaules, op. cit.* Les premiers chapitres de cet ouvrage donnent de nombreux détails sur l'origine et le développement de la ville de Lyon du I^er^ siècle avant J.-C. au II^e^ siècle de notre ère.
[^36]: -- (57). Les pages suivantes ont fait l'objet de plusieurs articles (en russe et en français) et d'émissions sur les ondes de l'ORTF au cours des années 1974 et 1975.
[^37]: -- (58). *Les martyrs de Lyon de 177. -- L'aurore sanglante du christianisme en Gaule,* par A. CHAGNY, Édit. E. Vitte, Lyon-Paris, 1936, 102 pages.
[^38]: -- (59). A. CHAGNY, *op. cit.,* et A. RUDIN dans son article *Légende et histoire des martyrs de Lyon* paru dans le Bulletin de la Société littéraire de Lyon, décrivent en détail, les localisations et recherches de l'amphithéâtre des trois Gaules.
[^39]: -- (60). Sur les fouilles de Fourvière ; voir la brochure détaillée et illustrée de Willemier, Lyon, 1947.
[^40]: -- (1). Mémoires autobiographiques, t. II, p. 306.
[^41]: -- (2). La vie intérieure de la très sainte Vierge, ch. XXIII.
[^42]: -- (3). Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge (Introduction).
[^43]: -- (4). Séquence de la Pentecôte.
[^44]: -- (5). Secrète de la Messe du IV, dimanche après la Pentecôte.
[^45]: -- (6). Verset de Sexte (Commun des vierges).
[^46]: -- (7). Vie intérieure de la Très Sainte Vierge, ch. XXIII.
[^47]: -- (1). *La Cuisinière et le Mangeur d'hommes. Essai sur l'État, le marxisme et les camps de concentr*a*tion,* Seuil, Paris, 1975.
[^48]: -- (2). On remarquera, ce qui laisse rêveur sur les capacités de résistance -- intellectuelle ou autre -- de la gauche dite « modérée » face au rouleau compresseur du PCF., que les chevaux-légers de la social-démocratie française (et plus particulièrement les têtes pensantes du Parti Socialiste) se montrèrent parmi les plus acharnés dans la chasse idéologique à l'insolent qui osait s'interroger sur les textes sacrés.
[^49]: -- (1). « Fais ce que tu voudras », ordonne Gargantua, chef modèle, à ses sujets modèles au seuil de cette modernité modèle que Rabelais imagina en l'abbaye de Thélème » (p. 12).
[^50]: -- (1). KANT, *Critique de la raison pure,* trad. Tremesaygues, p. 545.
[^51]: -- (2). Kant serait-il un authentique « philosophe chrétien » ?
[^52]: -- (3). *Éric WEIL, Marx et la liberté,* dans *Critique,* 8-9, janvier-février 1947 ; p. 73.
[^53]: -- (4). Joachim RITTER, *Hegel et la Révolution française,* Westdeutscher Verlag, Cologne, 1959 ; trad. française, Paris Beauchesne, 1970, p. 19 et p. 39. -- Même thèse, encore renforcée chez Jürgen HABERMAS, dans *Théorie et pratique.*
[^54]: -- (5). *Le Conflit des Facultés,* trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1935, p. 103, note.
[^55]: -- (6). *Op. cit.,* p. 105.
[^56]: -- (7). Kant, *Qu'est-ce que les Lumières ?* (Dans *Kant, Opuscules,* trad. Probetta, Paris, Aubier, 1947, p. 85.)
[^57]: -- (1). Les Lamas Tibétains sont des ministres d'une des branches du bouddhisme.